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-The Project Gutenberg EBook of Au temps de l'innocence, by Edith Wharton
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Au temps de l'innocence
-
-Author: Edith Wharton
-
-Translator: Madeleine Saint-René Taillandier
-
-Release Date: May 16, 2020 [EBook #62147]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TEMPS DE L'INNOCENCE ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Wikisource.)
-
-
-
-
-
-EDITH WHARTON
-
-AU TEMPS DE L’INNOCENCE
-
-TRADUCTION PAR MADELEINE SAINT-RENÉ TAILLANDIER
-
-REVUE
-DES
-DEUX MONDES
-
-XCe ANNÉE--SIXIÈME PERIODE
-
-TOME SOIXANTIÈME
-
-BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
-
-RUE DE L'UNIVERSITÉ, 15
-
-1920
-
-
-
-
-TABLE
-CHAPITRE I
-CHAPITRE II
-CHAPITRE III
-CHAPITRE IV
-CHAPITRE V
-CHAPITRE VI
-CHAPITRE VII
-CHAPITRE VIII
-CHAPITRE IX
-CHAPITRE X
-CHAPITRE XI
-CHAPITRE XII
-CHAPITRE XIII
-CHAPITRE XIV
-CHAPITRE XV
-CHAPITRE XVI
-CHAPITRE XVII
-CHAPITRE XVIII
-CHAPITRE XIX
-CHAPITRE XX
-CHAPITRE XXI
-CHAPITRE XXII
-CHAPITRE XXIII
-CHAPITRE XXIV
-CHAPITRE XXV
-CHAPITRE XXVI
-CHAPITRE XXVII
-CHAPITRE XXVIII
-CHAPITRE XXIX
-CHAPITRE XXX
-CHAPITRE XXXI
-CHAPITRE XXXII
-CHAPITRE XXXIII
-CHAPITRE XXXIV
-
-
-
-
-I
-
-
-Un soir de janvier 187..., Christine Nilsson chantait la Marguerite de
-_Faust_ à l'Académie de Musique de New-York.
-
-Il était déjà question de construire,--bien au loin dans la ville,
-plus haut même que la Quarantième rue,--un nouvel Opéra, rival en
-richesses et en splendeur de ceux des grandes capitales européennes.
-Cependant, le monde élégant se plaisait encore à se rassembler,
-chaque hiver, dans les loges rouges et or quelque peu défraichies de
-l'accueillante et vieille Académie. Les sentimentaux y restaient
-attachés à cause des souvenirs du passé, les musiciens à cause de
-son excellente acoustique,--une réussite toujours hasardeuse,--et les
-traditionalistes y tenaient parce que, petite et incommode, elle
-éloignait, de ce fait même, les nouveaux riches dont New-York
-commençait à sentir à la fois l'attraction et le danger.
-
-La rentrée de Mme Nilsson avait réuni ce que la presse quotidienne
-désignait déjà comme un brillant auditoire. Par les rues glissantes
-de verglas, les uns gagnaient l'Opéra dans leur coupé, les autres dans
-le spacieux landau familial, d'autres enfin dans des coupés «Brown,»
-plus modestes, mais plus commodes. Venir à l'Opéra dans un coupé
-«Brown» était presque aussi honorable que d'y arriver dans sa voiture
-privée; et au départ on y gagnait de pouvoir grimper dans le premier
-«Brown» de la file,--avec une plaisante allusion à ses principes
-démocratiques,--sans attendre de voir luire sous le portique le nez
-rougi de froid de son cocher. Ç'avait été le coup de génie de Brown,
-le fameux loueur de voitures, d'avoir compris que les Américains sont
-encore plus pressés de quitter leurs divertissements que de s'y rendre.
-
-Quand Newland Archer ouvrit la porte de la loge réservée à son
-cercle, le rideau venait de se lever sur la scène du jardin. Le jeune
-homme aurait pu arriver plus tôt, car il avait dîné à sept heures,
-seul avec sa mère et sa sœur, et avait lentement fumé son cigare dans
-la bibliothèque aux meubles gothiques, la seule pièce où Mrs Archer
-permettait qu'on fumât. Il s'était attardé, d'abord, parce que
-New-York n'était pas une de ces villes de second rang où l'on arrive
-à l'heure à l'Opéra,--et ce «qui se fait» ou «ne se fait pas»
-jouait un rôle aussi important dans la vie de Newland Archer que les
-terreurs superstitieuses dans les destinées de ses aïeux, des milliers
-d'années auparavant.
-
-Le second motif de son retard était tout personnel. Il avait flâné en
-fumant parce qu'étant au fond un dilettante, savourer d'avance un
-plaisir lui donnait souvent une satisfaction plus subtile que le plaisir
-même. Cela était vrai surtout quand il s'agissait d'un plaisir
-délicat,--comme l'étaient du reste la plupart des siens,--et, dans
-cette occasion, le moment qu'il escomptait était d'une qualité si rare
-et si exquise que, s'il avait pu fixer avec le régisseur la minute
-précise de son arrivée, il n'aurait pu choisir un moment plus propice
-que celui où la prima-donna chantait: «Il m'aime,--il ne m'aime
-pas,--il m'aime,» en laissant tomber avec les pétales d'une marguerite
-des notes limpides comme des gouttes de rosée.
-
-Naturellement, elle chantait «M'ama,» et non «il m'aime,» puisque
-une loi immuable et incontestée du monde musical voulait que le texte
-allemand d'un opéra français, chanté par des artistes suédois, fut
-traduit en italien, afin d'être plus facilement compris d'un public de
-langue anglaise. Ceci semblait aussi naturel à Newland Archer que
-toutes les autres conventions sur lesquelles sa vie était fondée:
-telles que le devoir de se servir de deux brosses à dos d'argent,
-chiffrées d'émail bleu, pour faire sa raie, et de ne jamais paraître
-dans le monde sans une fleur à la boutonnière, de préférence un
-gardénia.
-
-«M'ama,--non m'ama,» chantait la prima-donna, et «_M'ama!_» dans une
-explosion finale d'amour triomphant. Pressant sur ses lèvres la
-marguerite effeuillée, elle levait ses grands yeux sur le visage
-astucieux du petit ténor, Faust-Capoul, qui, sanglé dans un pourpoint
-de velours violet, coiffé d'une toque emplumée, essayait vainement de
-paraître aussi sincère que sa candide victime.
-
-Newland Archer détourna les yeux de la scène pour les plonger dans la
-loge d'en face. C'était celle de la vieille Mrs Manson Mingott, qu'une
-monstrueuse obésité empêchait depuis longtemps de se rendre à
-l'opéra, mais qui s'y faisait toujours représenter, les jours de
-première, par quelques personnes de sa famille. Ce soir-là, le devant
-de la loge était occupé par sa belle-fille, Mrs Lovell Mingott, et par
-sa nièce, Mrs Welland; et un peu en arrière des matrones embrocardées
-était assise une jeune fille en toilette blanche, dont les yeux
-extasiés ne quittaient pas les amants sur la scène.
-
-Comme le «m'ama» de Mme Nilsson vibrait dans la salle
-silencieuse,--les loges se taisaient toujours pendant l'air de la
-marguerite,--un incarnat plus vif monta aux joues de la jeune fille,
-embrasant son front jusqu'aux racines de ses tresses cendrées et
-envahissant le contour de sa jeune poitrine, où une modeste guimpe de
-tulle était attachée par un seul gardénia. Elle abaissa les yeux sur
-l'énorme bouquet de muguets posé sur ses genoux, et Newland Archer la
-vit caresser doucement les fleurs du bout de ses doigts gantés de
-blanc. Il poussa un soupir satisfait, et se retourna vers la scène.
-
-Aucune dépense n'avait été épargnée pour les décors, dont la
-beauté satisfaisait même les familiers des opéras de Paris et de
-Vienne. Le devant de la scène, jusqu'à la rampe, était recouvert d'un
-drap vert émeraude. Au second plan, dans des parterres symétriques, en
-laine verte moussue, et bordés d'arceaux de croquet, étaient plantés
-des arbustes en forme d'orangers, mais fleuris de roses variées. Sous
-ces rosiers, dans la mousse, poussaient des pensées gigantesques,
-toutes pareilles à ces essuie-plumes que les vieilles filles brodent
-pour leurs pasteurs. Çà et là une marguerite s'épanouissait sur une
-branche de rosier, présageant déjà les futurs prodiges du célèbre
-horticulteur Luther Burbank.
-
-Au centre de ce jardin enchanté, Mme Nilsson écoutait les
-déclarations passionnées de M. Capoul. Elle était vêtue d'une robe
-de cachemire blanc, ornée de crevés de satin bleu de ciel. Une
-aumônière pendait de sa ceinture bleue, et ses épaisses nattes jaunes
-étaient soigneusement disposées de chaque côté de sa chemisette de
-mousseline. Elle affectait une ignorance ingénue lorsque, de la parole
-et du regard, l'amoureux lui indiquait la fenêtre du rez-de-chaussée
-du pimpant chalet de briques qui sortait de biais de la coulisse droite.
-
-«L'adorable enfant,» pensa Newland Archer, son regard revenant vers la
-jeune fille aux muguets, «elle ne se doute même pas de ce que cela
-veut dire.» Et il contempla le joli visage pensif avec un frémissement
-où l'orgueil de son initiation masculine se mêlait à un tendre
-respect pour la pureté profonde de la jeune fille. «Nous lirons
-_Faust_ ensemble au bord des lacs italiens,» se dit-il, les scènes de
-sa future lune de miel se confondant vaguement dans sa pensée avec les
-chefs-d'œuvre de la littérature que son privilège d'époux lui
-réservait de révéler à sa jeune femme. C'était seulement dans ce
-même après-midi que May Welland lui avait permis de deviner ses
-sentiments, et déjà les rêves du jeune homme, allant plus loin que la
-bague de fiançailles, le premier baiser et la _Marche Nuptiale de
-Lohengrin_, la lui représentaient à ses côtés dans quelque paysage
-magique de la vieille Europe.
-
-Loin de vouloir que la future Mrs Newland Archer fit preuve de naïveté
-et d'ignorance, il désirait qu'elle acquît à la lumière de sa propre
-influence un tact mondain et une vivacité d'esprit la mettant à même
-de rivaliser avec les plus admirées des jeunes femmes de son entourage:
-car dans ce milieu c'était un usage consacré d'attirer les hommages
-masculins, tout en les décourageant. Si Archer avait pu sonder le fond
-même de sa propre vanité,--ce qui lui arrivait parfois,--il y aurait
-trouvé le souci que sa femme fût aussi avertie, aussi désireuse de
-plaire que cette autre femme dont les charmes avaient retenu son caprice
-pendant deux années. Cependant, chez la compagne de sa vie, il
-n'admettrait, naturellement, aucune faiblesse semblable à celle qui
-avait failli gâcher l'avenir de cette malheureuse, et qui avait
-dérangé ses projets à lui pendant tout un hiver.
-
-Comment créer un tel miracle de feu et de glace, et comment le
-maintenir en équilibre, Newland Archer ne s'en inquiétait guère. Il
-se contentait de ce point de vue sans l'analyser, le sachant partagé
-par tous ces messieurs, giletés de blanc, aux boutonnières fleuries,
-qui se succédaient dans la loge du cercle, échangeant avec lui de
-légers propos, et lorgnant en amateur les femmes qui étaient les
-produits de ce système. Par sa culture intellectuelle et artistique, le
-jeune homme se sentait nettement supérieur à ces spécimens choisis
-dans le gratin du vieux New-York. Il avait plus lu, plus pensé, et plus
-voyagé que la plupart des hommes de son clan. Isolément, ceux-ci
-trahissaient leur médiocrité intellectuelle; mais en bloc ils
-représentaient «New-York,» et, par une habitude de solidarité
-masculine, Newland Archer acceptait leur code en fait de morale. Il
-sentait instinctivement que sur ce terrain il serait à la fois
-incommode et de mauvais goût de faire cavalier seul.
-
---Bon Dieu! s'exclama tout à coup Lawrence Lefferts, détournant sa
-lorgnette de la scène. Lawrence Lefferts était, somme toute, le
-premier arbitre de New-York en matière de «bon ton.» Non seulement
-avait-il probablement consacré plus de temps qu'aucun autre à cette
-étude compliquée et captivante, mais il y avait un sens inné et
-particulier du «bon goût» chez cet homme qui savait porter avec tant
-d'aisance des vêtements impeccables et tirer parti de sa grande taille
-avec tant de grâce nonchalante. Pour en être convaincu, on n'avait
-qu'à voir le modelage fuyant de son front chauve, le pli de sa
-magnifique moustache blonde, les longs escarpins vernis qui terminaient
-sa mince et élégante personne. Un de ses jeunes admirateurs avait dit:
-«Si quelqu'un peut décider quand on peut mettre ou non la cravate
-noire avec l'habit, c'est Larry Lefferts.» De même, sur l'alternative
-des escarpins ou des souliers «Oxford,» son autorité n'était jamais
-discutée.
-
---Bon Dieu! répéta-t-il, et silencieusement il tendit sa lorgnette au
-vieux Sillerton Jackson.
-
-Newland Archer suivit le regard de Lefferts et vit, avec surprise, que
-son exclamation avait été occasionnée par l'entrée d'une jeune femme
-dans la loge de Mrs Mingott. Cette jeune femme était svelte, un peu
-moins grande que May Welland, et ses cheveux bruns, coiffés en boucles
-serrées contre ses tempes, étaient encerclés d'une étroite bande de
-diamants. Le style de cette coiffure, lui donnant ce qu'on appelait
-alors une «allure Joséphine,» était souligné par la coupe un peu
-théâtrale de sa robe de velours bleu corbeau, serrée sous la poitrine
-par une ceinture que retenait une grande agrafe ancienne. La jeune
-femme, qui semblait inconsciente de l'attention qu'attirait sa toilette
-originale, s'arrêta un moment, refusant du geste la place que Mrs
-Welland voulait lui céder à droite de la loge; puis, avec un léger
-sourire, elle se soumit et s'y installa à côté de Mrs Lovell Mingott.
-
-Mr Sillerton Jackson avait rendu la jumelle à Lawrence Lefferts. Tous
-les messieurs de la loge se retournèrent pour écouter ce qu'allait
-dire Mr Jackson, car son autorité sur le chapitre «famille» était
-aussi incontestée que celle de Lawrence Lefferts sur le chapitre «bon
-ton.» Il connaissait toutes les ramifications des cousinages de
-New-York, et pouvait non seulement élucider les parentés compliquées
-des Mingott (par les Thorley) avec les Dallas de la Caroline du Sud, et
-celles des Thorley de Philadelphie,--branche aînée,--avec les Chivers
-d'Albany (dans aucun cas ne confondre avec les Chivers de University
-Place), mais il pouvait aussi énumérer les caractéristiques de chaque
-famille: comme, par exemple, la fabuleuse avarice de la branche cadette
-des Lefferts,--ceux de Long Island,--ou encore, la propension des
-Rushworth à faire des mariages insensés, ou encore la folie
-périodique de chaque seconde génération chez les Chivers d'Albany,
-avec lesquels leurs cousins de New-York avaient toujours refusé de
-s'entre-allier, à la désastreuse exception de la pauvre Medora Manson,
---mais aussi, sa, mère était une Rushworth!
-
-Outre cette forêt d'arbres généalogiques, Mr Sillerton Jackson
-portait, entre ses tempes étroites et creuses, et sous le chaume de ses
-cheveux argentés, un registre de la plupart des scandales et mystères
-qui avaient couvé sous la surface paisible de New-York depuis un
-demi-siècle. Ses informations s'étendaient, en effet, si loin, et sa
-mémoire était si fidèle qu'on le croyait seul à pouvoir dire qui
-était réellement Julius Beaufort, le banquier, et quel avait été le
-sort de l'élégant Bob Spicer, le père de la vieille Mrs Mingott.
-Celui-ci, quelques mois après son mariage, avait disparu
-mystérieusement, emportant une grosse somme d'argent qui lui avait
-été confiée, justement le même jour où une séduisante danseuse
-espagnole, qui faisait les délices de New-York, s'était embarquée
-pour Cuba. Mais ces secrets, et beaucoup d'autres, étaient
-soigneusement gardés sous clef dans le for intérieur de Mr Jackson.
-Non seulement son sévère sentiment de l'honneur lui imposait de ne pas
-répéter ce qui lui avait été confié, mais il se rendait compte que
-sa réputation de discrétion augmenterait encore les occasions
-d'apprendre ce qu'il voulait savoir.
-
-Ces messieurs attendaient donc avec un visible intérêt l'oracle
-qu'allait rendre Mr Sillerton Jackson. De ses yeux bleus troubles,
-ombragés de vieilles paupières sillonnées de veines, il scruta en
-silence la loge de Mrs Mingott; puis, relevant sa moustache d'un air
-songeur, il dit simplement:--Je n'aurais jamais cru que les Mingott
-oseraient cela.
-
-
-
-
-II
-
-
-Newland Archer, pendant ce bref incident, s'était senti dans un
-étrange embarras.
-
-Il lui était désagréable que la loge où sa fiancée se trouvait
-assise entre sa mère et sa tante devînt le point de mire de toute la
-curiosité masculine de New-York. Il ne put d'abord identifier la dame
-en robe Empire, ni comprendre pourquoi sa présence suscitait un tel
-émoi parmi les initiés. Puis, subitement, il comprit; et il eut un
-sursaut d'indignation. Non, vraiment, personne n'aurait pu supposer que
-les Mingott oseraient cela. Ils l'avaient osé cependant: ce n'était
-que trop évident. Les propos échangés, à voix basse, dans la loge
-derrière lui, ne laissaient subsister aucun doute: la jeune femme
-était la cousine de May, cette cousine dont on parlait toujours dans la
-famille comme de la «pauvre Ellen Olenska.» Archer savait qu'elle
-venait d'arriver inopinément d'Europe: même, Miss Welland lui avait
-dit (et il ne l'en avait pas blâmée) qu'elle était allée voir «la
-pauvre Ellen,» qui était descendue chez la vieille Mrs Mingott. Archer
-approuvait entièrement la solidarité de famille, et admirait, chez les
-Mingott, le courage qu'ils montraient à défendre les quelques brebis
-galeuses que leur souche irréprochable avait produites. Dans le cœur
-du jeune homme il n'y avait place pour aucun sentiment mesquin ou
-malveillant, et il lui plaisait que sa future compagne ne fût pas
-empêchée par une fausse pruderie de témoigner de la sympathie, dans
-l'intimité, à sa cousine malheureuse. Mais recevoir la comtesse
-Olenska en famille était bien autre chose que de la produire en public,
-et surtout à l'Opéra, à côté de la jeune fille qu'il devait
-épouser, comme tout New-York l'apprendrait le lendemain.--Non, il
-partageait l'avis du vieux Sillerton Jackson: il n'aurait pas cru que
-les Mingott oseraient cela.
-
-Archer n'ignorait pourtant pas que Mrs Manson Mingott, la matriarche de
-la famille, avait l'habitude de pousser son audace jusqu'aux dernières
-limites. Il avait toujours admiré cette vieille dame hautaine et
-autoritaire, «qui avait su s'allier au chef de la riche lignée des
-Mingott, marier ses filles à des étrangers,»--un marquis italien et
-un banquier anglais,--et, pour comble de témérité, avait fait
-construire, dans le quartier lointain du Central Park, une grande maison
-en pierres de taille blanches, alors que la pierre brune n'était pas
-moins de rigueur que la redingote l'après-midi. Et cependant, elle
-n'était que Catherine Spicer, sans fortune, ni position sociale
-suffisante pour faire oublier que son père s'était publiquement
-déshonoré.
-
-Ses filles mariées à l'étranger avaient passé dans la légende.
-Elles ne revenaient jamais voir leur mère, et celle-ci, devenue, comme
-beaucoup de personnes d'esprit actif et de volonté impérieuse,
-corpulente et sédentaire, restait philosophiquement chez elle. Mais la
-maison en pierres blanches qui prétendait imiter les hôtels de
-l'aristocratie parisienne était là, signe visible de son courage. Elle
-y trônait, entourée de meubles du XVIIIe siècle, et de souvenirs de
-Louis-Napoléon,--car elle avait brillé aux Tuileries dans son
-été,--elle y trônait avec une placidité complète, comme s'il n'y
-avait rien d'extraordinaire à vivre au delà de la Trente-quatrième
-rue et dans une maison où les fenêtres n'étaient pas à guillotine,
-mais ouvraient comme des portes à la française.
-
-Tout le monde, y compris Mr Silleton Jackson, était d'accord pour
-reconnaître que la vieille Catherine n'avait jamais eu de beauté: un
-don qui, aux yeux de New-York, justifiait tous les succès, et excusait
-un certain nombre de faiblesses. Des esprits malveillants disaient que,
-comme son impérial homonyme, elle avait réussi par la force de sa
-volonté, sa dureté de cœur, et une sorte de hauteur audacieuse qui
-semblait se justifier par la décence et la dignité parfaite de sa vie.
-Le vieux Manson Mingott, mort au moment où elle atteignait ses
-vingt-huit ans, avait lié sa veuve par des dispositions testamentaires
-dictées par sa défiance à l'égard des Spicer; mais l'audacieuse
-Catherine poursuivit son chemin sans crainte, se mêla à la société
-étrangère, maria ses filles dans Dieu sait quels milieux mondains et
-corrompus, fréquenta des ducs et des ambassadeurs, fraya familièrement
-avec des catholiques ultramontains, reçut des artistes de l'Opéra, fut
-l'intime amie de Mme Jenny Lind,--sans que jamais (comme Mr Sillerton
-Jackson était le premier à la proclamer) aucun souffle eût terni sa
-réputation,--le seul point, ajoutait-il, sur lequel elle se distinguât
-de l'autre Catherine.
-
-Mrs Manson Mingott avait réussi, depuis longtemps, à libérer la
-fortune de son mari, et elle vivait dans l'abondance depuis un
-demi-siècle. Mais le souvenir de ses embarras financiers l'avait rendue
-parcimonieuse, et, bien qu'elle montrât un goût luxueux quand elle
-achetait un vêtement ou un meuble, elle ne pouvait se résoudre à
-dépenser pour les plaisirs passagers de la table. Sa famille
-considérait que cette mesquinerie discréditait le nom des Mingott,
-toujours associé à la conception d'une vie large; mais on continuait
-à venir chez la vieille dame, en dépit des plats de chez le
-restaurateur et du champagne de pacotille. Elle répondait en riant aux
-observations de son fils, qui essayait de remonter le crédit de la
-famille en ayant le meilleur cuisinier de New-York:--À quoi bon deux
-chefs dans la famille, maintenant que j'ai marié mes filles et que le
-beurre me fait mal au foie?
-
-Newland Archer, tout en rêvassant sur ces choses, avait de nouveau
-porté le regard vers la loge des Mingott. Il vit que Mrs Welland et sa
-belle-sœur faisaient face aux critiques de la salle avec l'aplomb que
-la vieille Catherine avait inculqué à toute sa tribu. May Welland,
-seule,--, peut-être parce qu'elle se sentait regardée par son
-fiancé,--semblait se rendre compte de la gravité de l'incident. Quant
-à la cause de cette émotion, elle restait gracieusement assise dans
-son coin de loge, les yeux fixés sur la scène. Se penchant en avant,
-elle révélait un peu plus de poitrine et d'épaule que New-York
-n'avait accoutumé d'en voir, au moins chez les personnes qui avaient
-des raisons pour vouloir passer inaperçues.
-
-Peu de choses semblaient à Newland Archer plus pénibles qu'une offense
-au «bon goût,» cette lointaine divinité dont le «bon ton» était
-comme la représentation visible. Le visage pâle et sérieux de la
-comtesse Olenska lui semblait convenir à la fois à la circonstance et
-à son malheur. Par là, elle lui plaisait; mais la manière dont le
-velours libre du corsage glissait de ses fines épaules le choquait et
-le troublait. La pensée de May Welland exposée à l'influence d'une
-jeune femme si insouciante des principes du bon goût lui était
-insupportable.
-
---Après tout, entendit-il dire à un tout jeune homme derrière lui (il
-était entendu que les loges pouvaient causer pendant la scène de
-Méphistophélès et de Marthe), après tout, qu'est-il arrivé au
-juste?
-
---Mais elle l'a planté là tout simplement. Personne ne le nie.
-
---C'est une affreuse brute, n'est-ce pas? continua le jeune homme, qui,
-évidemment, se préparait à prendre la défense de la dame.
-
---La pire des brutes. Je l'ai connu à Nice, dit Lawrence Lefferts avec
-autorité. Un individu à moitié paralysé, couleur de cire, cynique,
-méchant. Une tête plutôt distinguée, du reste. Tenez, quand il
-n'était pas avec les femmes, il collectionnait des porcelaines; voilà
-le type, et, dans les deux cas, il payait le prix fort.
-
-Il y eut un éclat de rire, et le jeune champion insista:
-
---Et après?
-
---Eh bien! elle a décampé avec le secrétaire de son mari.
-
---Ah!
-
-La figure du champion s'assombrit.
-
---Ça n'a pas duré longtemps. J'ai entendu dire que, quelques mois plus
-tard, elle vivait seule à Venise, où j'imagine que Lovell Mingott est
-allé la chercher. La famille prétend qu'elle était horriblement
-malheureuse. C'est possible, mais tout de même je ne vois pas la
-nécessité de la faire parader à l'Opéra.
-
---Peut-être, hasarda le tout jeune homme, est-elle trop malheureuse
-pour qu'on la laisse seule à la maison?
-
-Il y eut un nouveau rire, et le jeune homme rougit violemment et fit
-semblant d'avoir voulu risquer une insinuation malveillante.
-
---Eh bien! c'est trouvé d'avoir amené Miss Welland le même soir, dit
-quelqu'un à demi-voix, en jetant un regard de côté sur Newland Archer.
-
---Oh! cela fait partie du plan de campagne; les ordres de la grand'mère,
-sûrement, répondit Lafferts en riant. Quand la vieille dame a un but à
-atteindre, elle n'y va pas par quatre chemins.
-
-L'acte finissait, et il y eut un remue-ménage général dans la loge.
-Tout à coup, Newland Archer se sentit amené à une action décisive.
-Son désir d'être le premier à entrer dans la loge de Mrs Welland, de
-proclamer publiquement ses fiançailles avec May, et de la soutenir au
-milieu des difficultés, quelles qu'elles fussent, où la situation
-compromise de sa cousine pouvait la jeter, mit fin d'un seul coup à ses
-scrupules et à ses hésitations. Il se leva, et par le corridor
-circulaire gagna l'autre côté de la salle.
-
-En entrant dans la loge de Mrs Mingott, il rencontra le regard de Miss
-Welland, et vit qu'elle avait immédiatement deviné pourquoi il était
-venu. La réserve que tous deux considéraient comme une si haute vertu
-ne permit pas à la jeune fille de formuler sa pensée; mais le fait
-même qu'ils se comprenaient sans mot dire, elle et Archer, les
-rapprocha plus qu'aucune explication n'aurait pu le faire. Le jeune
-homme lisait dans ses yeux clairs: «Vous voyez pourquoi maman m'a
-amenée ce soir,» et elle devinait dans les siens la réponse: «Pour
-rien au monde, je n'aurais voulu que vous ne fussiez pas venue.»
-
---Je crois que vous connaissez ma nièce, la comtesse Olenska, dit
-Mrs Welland, en serrant la main de son futur gendre.
-
-Archer salua; Ellen Olenska inclina légèrement la tête, sans lui
-tendre la main gantée de clair, dans laquelle elle tenait son éventail
-de plumes d'aigle.
-
-Ayant adressé ses hommages à Mrs Lovell Mingott, une dame épanouie
-harnachée de satin craquant, Archer s'assit près de May, et lui dit à
-voix basse:
-
---J'espère que vous avez dit à Mme Olenska que nous sommes fiancés.
-Je veux que tout le monde le sache. Voulez-vous m'autoriser à
-l'annoncer au bal ce soir?
-
-Miss Welland rougit de plaisir, et lui jeta un coup d'œil radieux.
-
---Sans doute, si maman consent; mais pourquoi changerions-nous ce qui
-est déjà arrangé?
-
-Il ne répondit que des yeux, et elle ajouta, souriante, à voix basse:
-
---Annoncez-le vous-même à ma cousine, je vous le permets. Elle m'a
-dit que vous étiez des camarades d'enfance.
-
-Miss Welland repoussa un peu sa chaise, pour permettre au jeune homme de
-s'approcher de sa cousine; et immédiatement, et avec un peu
-d'ostentation, dans l'espoir que toute la salle verrait ce qu'il
-faisait, Archer s'assit auprès de la comtesse Olenska.
-
---Nous avons joué ensemble, n'est-ce pas? demanda-t-elle, en tournant
-vers lui ses yeux graves. Vous étiez un mauvais sujet et m'avez
-embrassée une fois derrière la porte; mais c'était de votre cousin,
-Reggie Newland, qui ne s'occupait jamais de moi, que j'étais amoureuse.
-
-Elle promena son regard sur la courbe étincelante des loges.
-
---Ah! comme tout ici me rend le passé! Je revois tous les hommes en
-costumes de gosses, et les femmes en petits pantalons brodés,
-dépassant leurs jupes courtes, dit-elle de son accent étrange,
-légèrement traînant, et ses yeux cherchèrent de nouveau ceux du
-jeune homme. Si agréable que fût leur expression, Archer fut choqué
-qu'ils reflétassent, de l'auguste tribunal qui à l'heure même la
-mettait en jugement, une image si peu respectueuse. Rien n'était de
-plus mauvais goût qu'une impertinence mal placée, et il répondit avec
-une certaine raideur:
-
---En effet, vous avez été absente très longtemps.
-
---Oh! des siècles et des siècles! Si longtemps, dit-elle, que je
-m'imagine déjà être morte et enterrée, et que cette chère vieille
-Académie me semble être le Paradis.
-
-Ce qui, pour des raisons qu'il ne put définir, parut à Newland Archer
-une manière encore plus irrespectueuse de décrire la société de New-York.
-
-
-
-
-III
-
-
-Cela se passait invariablement de la même manière: jamais Mrs Julius
-Beaufort ne manquait de se montrer à l'Opéra le soir de son bal
-annuel. Pour donner ce bal, elle choisissait avec intention un jour de
-représentation, marquant ainsi qu'elle dominait de haut les soucis
-d'une maîtresse de maison, et se reposait sur un état-major de
-serviteurs stylés pour l'organisation de chaque détail de la
-réception.
-
-La maison des Beaufort était une des rares habitations de New-York qui
-possédassent une salle de bal. À une époque où il devenait
-«province» d'étendre une toile à danser sur le tapis du salon, et de
-transporter le mobilier à l'étage supérieur, une salle de bal,
-réservée à ce seul usage, fermée pendant trois cent soixante-quatre
-jours de l'année, avec ses chaises dorées rangées contre les murs et
-son lustre emprisonné dans une housse de tarlatane, constituait une
-incontestable supériorité et rachetait ce que le passé des Beaufort
-pouvait avoir eu de regrettable.
-
-Mrs Archer, qui aimait à mettre en axiomes sa philosophie sociale,
-disait: «Nous avons tous quelques chéris dans la racaille.» Encore
-qu'elle fût osée, la phrase était juste, et plus d'un membre de cette
-société exclusive en avouait secrètement la vérité. Mrs Beaufort
-appartenait, il est vrai, à une des plus honorables familles
-américaines: elle avait été la ravissante Régina Dallas, de la
-branche de la Caroline du Sud, une beauté sans fortune, lancée dans la
-société de New-York par sa cousine la folle Medora Manson, qui faisait
-toujours par bonne intention ce qui n'était pas à faire. Être
-apparenté aux Manson ou aux Rushworth, c'était avoir «droit de
-cité» (comme disait Mr Sillerton Jackson) dans la société de
-New-York; mais ne le perdait-on pas en épousant un Julius Beaufort? En
-effet, qui était Beaufort? Il passait pour Anglais, il était
-agréable, bel homme, colère, hospitalier et spirituel. Arrivé en
-Amérique muni de lettres de recommandation du gendre de Mrs Manson
-Mingott, le banquier anglais, il s'était créé rapidement une
-importante situation dans le monde des affaires. Il avait des habitudes
-de dissipation, une langue mordante, des ascendants inconnus, et lorsque
-Medora Manson annonça que sa jeune cousine lui était fiancée, on
-estima que la pauvre Medora ne faisait qu'ajouter une nouvelle folie à
-la longue liste de ses imprudences.
-
-Néanmoins, deux ans après le mariage de la jeune Mrs Beaufort, sa
-maison était devenue la plus recherchée de New-York. Personne ne
-savait exactement comment le miracle s'était accompli. Mrs Beaufort
-était indolente, passive, les malveillants la disaient même ennuyeuse;
-mais, parée comme une châsse, couverte de perles, devenant plus jeune,
-plus blonde, et plus belle d'année en année, elle vivait en souveraine
-dans son opulent palais et y attirait la société entière, sans même
-lever son petit doigt chargé de pierreries. Les gens bien informés
-prétendaient que c'était Beaufort lui-même qui dressait les
-domestiques, apprenait au chef de nouveaux plats, indiquait aux
-jardiniers les plantes de serre à cultiver pour les salons, et pour la
-table, faisait les listes d'invités, préparait le punch de
-l'après-dîner. En tout cas, son activité domestique s'exerçait dans
-l'ombre, et on ne le connaissait que sous l'aspect d'un maître de
-maison hospitalier et nonchalant, qui errait dans ses salons avec le
-détachement d'un invité, en disant: «N'est-ce pas que les gloxinias
-de ma femme sont des merveilles? Je crois qu'elle les fait venir de
-Kew.»
-
-Le succès de Beaufort (tout le monde en convenait) tenait à une
-certaine manière de s'imposer. Le bruit courait bien qu'il avait dû
-quitter l'Angleterre, avec la connivence secrète de la banque dont il
-faisait partie; mais cette rumeur passait avec le reste, quoique
-l'honneur de New-York fût aussi chatouilleux sur les affaires d'argent
-que sur les questions de mœurs. Tout pliait devant Beaufort: tout
-New-York délitait dans ses salons. Il y avait vingt ans qu'on disait:
-«Je vais chez les Beaufort,» sur le même ton de sécurité qu'on
-aurait eu pour dire: «Je vais chez Mrs Manson Mingott;» et on avait de
-plus l'agréable perspective d'y être traité avec des plats et des
-vins de choix au lieu d'un insipide champagne de l'année, et de
-croquettes réchauffées.
-
-Mrs Beaufort avait donc, selon l'usage, fait son apparition dans sa loge
-juste avant «l'Air des Bijoux;» selon l'usage, elle s'était levée à
-la fin du troisième acte; et, ramenant sa sortie de bal sur ses
-nonchalantes épaules, elle avait disparu. Ceci voulait dire qu'une
-demi-heure plus tard le bal commencerait.
-
-La maison des Beaufort était de celles que les New-Yorkais montraient
-avec fierté aux étrangers, surtout, un soir de bal. Les Beaufort
-avaient été des premiers qui, au lieu de louer le matériel du bal,
-avaient à eux un tapis rouge dont leurs domestiques couvraient les
-marches du perron les jours de réception, et une tente pour abriter les
-invités à leur descente de voiture. C'étaient eux aussi qui avaient
-inauguré la coutume d'installer le vestiaire des dames dans le hall au
-lieu de les faire monter dans la chambre à coucher de la maîtresse de
-la maison, où elles refrisaient leurs cheveux à l'aide d'un bec de
-gaz. Beaufort passait pour avoir dit, de son air méprisant, que toutes
-les amies de sa femme avaient certainement des caméristes capables de
-veiller à ce qu'elles fussent correctement coiffées avant de sortir.
-
-De plus, la salle de bal formait partie de la maison. Au lieu d'y
-accéder en s'écrasant dans un étroit couloir,--comme chez les
-Chivers,--on y arrivait par une pompeuse enfilade de salons, le «vert
-d'eau,» le «cramoisi» et le «bouton d'or,» d'où l'on voyait déjà
-scintiller sur le parquet les nombreuses bougies de la salle de bal, et
-tout au fond, dans les profondeurs verdoyantes d'un jardin d'hiver, des
-camélias et des fougères arborescentes entremêlant leur feuillage
-au-dessus des sièges de bambou doré.
-
-Newland Archer, comme il convenait à un jeune homme de son monde,
-arriva assez tard. Après avoir laissé sa pelisse entre les mains des
-valets de pied en bas de soie,--les bas de soie étaient une des rares
-fatuités de Beaufort,--il avait flâné quelques instants dans la
-bibliothèque tendue de cuir de Cordoue, meublée de Boule et ornée de
-bibelots en malachite, où quelques messieurs causaient en se gantant:
-puis il avait rejoint la file des invités que Mrs Beaufort recevait à
-la porte du salon «cramoisi.»
-
-Archer était décidément nerveux. Il n'était pas allé à son cercle
-après l'Opéra,--selon la coutume des jeunes élégants,--mais, la nuit
-étant belle, il avait remonté une partie de la Cinquième avenue avant
-de prendre la direction de la maison des Beaufort. Il appréhendait
-nettement que les Mingott n'allassent trop loin, et que, par ordre de la
-grand'mère, ils n'amenassent au bal la comtesse Olenska.
-
-Le ton des propos échangés dans la loge du cercle lui avait fait
-comprendre qu'une telle erreur serait grave. Bien qu'il fût plus que
-jamais décidé à ne pas abandonner la position, son ardeur
-chevaleresque s'était légèrement refroidie depuis le bref entretien
-qu'il avait eu avec la comtesse Olenska.
-
-Se dirigeant vers le salon «bouton d'or,» où Beaufort avait eu
-l'audace d'accrocher _l'Amour victorieux_ (le nu si discuté de
-Bouguereau), Archer trouva Mrs Welland et sa fille près de la porte de
-la salle de bal. Quelques couples glissaient déjà sur le parquet
-luisant, et la lumière des bougies éclairait de tournoyantes jupes de
-tulle, des têtes virginales enguirlandées de modestes fleurs, les
-aigrettes audacieuses, les ornements étincelants des jeunes femmes, les
-plastrons raides et les gants glacés des danseurs.
-
-Prête à se joindre à eux, Miss Welland, ses muguets à la main (elle
-ne portait pas d'autre bouquet), se tenait à l'entrée de la salle de
-bal, le visage un peu pâle, les yeux brûlant d'une profonde animation.
-Un groupe de jeunes gens et de jeunes filles l'entourait. Ils
-échangeaient, avec force poignées de mains, des rires et des
-plaisanteries, auxquels Mrs Welland, qui se tenait d'un pas en arrière,
-accordait un regard d'approbation tempérée. Il était clair que Miss
-Welland annonçait ses fiançailles, tandis que sa mère adoptait l'air
-de condescendance et de regret qui convenait en la circonstance.
-
-Archer s'arrêta un moment. C'était sur son désir formel que la
-nouvelle était annoncée, et cependant ce n'était pas ainsi qu'il eût
-voulu faire connaître son bonheur. Le proclamer dans la cohue d'une
-salle de bal, c'était lui ravir le charme de l'intimité qui convient
-aux sentiments profonds. La joie du jeune homme était si sincère que
-cette superficielle profanation en laissait l'essence intacte, mais il
-aurait voulu que la surface même demeurât sans ombre. Ce lui fut une
-satisfaction de s'apercevoir que sa fiancée sentait comme lui. Elle lui
-jeta un regard suppliant qui disait: «Souvenez-vous que nous faisons
-cela parce que c'est bien.» Aucun appel n'aurait pu trouver dans son
-cœur un écho plus immédiat, mais il eût désiré que la nécessité
-d'annoncer si vite leurs fiançailles fût venue d'un motif autre que la
-défense de la pauvre Ellen Olenska.
-
-Dans le groupe qui entourait Miss Welland, on accueillit le jeune homme
-avec des sourires bienveillants, puis, ayant pris sa part des
-félicitations, il entraîna sa fiancée au milieu de la salle.
-
---Maintenant, nous n'avons plus besoin de parler, dit-il en souriant de
-tout près aux yeux candides de la jeune fille, tandis qu'il
-s'élançait avec elle sur les flots rythmiques du _Danube bleu._
-
-Elle ne répondit pas: un sourire tremblait sur ses lèvres, mais ses
-yeux restèrent lointains et sérieux, comme fixés sur quelque douce
-vision.
-
---Ma chérie, murmura Archer en la pressant dans ses bras.
-
-Pour lui, les premières heures des fiançailles, même passées dans
-une salle de bal, avaient quelque chose de grave et de sacramentel.
-Quelle vie nouvelle il envisageait, avec cette blancheur, ce
-rayonnement, cette bonté, à ses côtés!
-
-La danse terminée, tous deux ils se dirigèrent, comme il convenait à
-des fiancés, vers le jardin d'hiver, et s'assirent derrière un grand
-écran d'arbustes exotiques. Newland porta à ses lèvres la main
-gantée de la jeune fille.
-
---Vous voyez, j'ai fait ce que vous m'avez demandé, dit-elle.
-
---Oui, je ne pouvais pas attendre, répondit-il en souriant. Puis,
-après un moment, il ajouta:
-
---Seulement, j'aurais désiré que ce ne fût pas dans tout ce bruit.
-
---Oui, je sais.--Ils échangèrent un regard de compréhension
-mutuelle.--Mais, après tout, même ici, nous sommes seuls ensemble,
-n'est-ce pas? continua-t-elle.
-
---Oh! bien-aimée, oui, toujours! s'écria Archer.
-
-Évidemment, elle comprendrait toujours: elle dirait toujours ce qu'il
-faudrait. Cette découverte fit déborder la coupe de sa félicité, et le
-jeune homme continua gaiement:
-
---Mais je voudrais vous embrasser et je n'ose pas!
-
-Tout en parlant, il jeta un regard rapide autour de la serre, s'assura
-d'une solitude momentanée, et, attirant la jeune fille, il posa un
-léger baiser sur ses lèvres. Pour atténuer l'effet de cette audace,
-il la mena vers un endroit moins retiré du jardin d'hiver et,
-s'asseyant auprès d'elle, il prit une fleur de son bouquet. Ils
-restèrent silencieux, et l'avenir s'étendit à leurs pieds comme une
-vallée ensoleillée.
-
---Avez-vous annoncé nos fiançailles à Ellen? demanda-t-elle un
-moment après, parlant d'une voix de rêve.
-
-Se ressaisissant, Archer se rappela qu'il ne l'avait pas fait. Une
-invincible répugnance à parler d'un tel sujet avec l'étrangère avait
-arrêté les mots sur ses lèvres.
-
---Non, après tout, je n'en ai pas eu l'occasion, dit-il, improvisant
-une excuse.
-
-May parut déçue, mais doucement résolue à obtenir gain de cause.
-
---Hâtez-vous, alors, dit-elle, car je ne l'ai pas avertie.
-
---Bien sûr. Mais n'est-ce pas plutôt à vous de lui parler?
-
-Elle réfléchit:
-
---Oui, si je l'avais fait au bon moment. Mais maintenant, je crois que
-vous devriez lui expliquer que je vous avais prié de lui annoncer la
-nouvelle avant que nous ne la disions à tout le monde. Elle pourrait
-croire que je l'ai oubliée. Vous comprenez, elle est de la famille, et
-comme elle a été si longtemps absente, il est naturel qu'elle soit un
-peu susceptible.
-
-Archer regarda la jeune fille avec enthousiasme.
-
---Oui, cher ange, je le lui dirai sûrement.--Il jeta un regard du
-côté de la salle de bal.--Mais je ne l'ai pas encore vue; est-ce
-qu'elle est là?
-
-Miss Welland secoua la tête.
-
---Non. Au dernier moment elle a renoncé à venir.
-
---Au dernier moment? releva-t-il, trahissant sa surprise que la
-comtesse Olenska eût envisagé un instant de paraître au bal.
-
---Oui, elle adore danser, dit simplement la jeune fille, mais tout à
-coup, elle s'est avisée que sa robe n'était pas assez habillée, bien
-que nous la trouvions ravissante,--et ma tante a dû la remmener.
-
---Tant pis! dit Archer, avec une insouciance joyeuse.
-
-Rien ne lui était plus agréable chez sa fiancée que la volonté de
-porter à la dernière limite ce principe fondamental de leur éducation
-à tous deux: l'obligation rituelle d'ignorer ce qui est déplaisant.
-«Elle sait aussi bien que moi, pensa-t-il, la vraie raison de l'absence
-de sa cousine; mais je ne lui laisserai jamais deviner que je sache
-qu'il y ait l'ombre d'une ombre sur la réputation de la pauvre Ellen.»
-
-
-
-
-IV
-
-
-Le jour suivant fut consacré au cérémonial des fiançailles. Le rite
-était précis et inflexible: Newland Archer, accompagné de sa mère et
-de sa sœur, fit visite à Mrs Welland; puis, avec sa fiancée et sa
-future belle-mère, il se rendit chez Mrs Manson Mingott pour recevoir
-la bénédiction de l'aïeule.
-
-Pour le jeune homme, c'était toujours un incident amusant, qu'une
-visite chez Mrs Manson Mingott. L'habitation, en elle-même, était
-déjà un document historique, quoiqu'elle n'eût pas l'ancienneté de
-certaines vieilles maisons de famille de University Place ou du bas de
-la Cinquième Avenue. Celles-ci étaient du plus pur 1820, avec un
-mobilier d'une harmonie sévère, tapis aux guirlandes de grosses roses,
-meubles de palissandre, cheminées cintrées en marbre noir, grandes
-bibliothèques vitrées. Au contraire, la vieille Mrs Manson Mingott,
-dans sa maison de construction plus récente, avait hardiment rejeté le
-lourd mobilier de sa jeunesse, mariant aux anciens meubles du XVIIIe
-siècle qui lui venaient des Mingott la frivole décoration du second
-Empire. Elle se tenait habituellement dans son petit salon du
-rez-de-chaussée, installée près de la fenêtre, comme pour attendre
-tranquillement que le flot de la vie mondaine, gagnant son quartier,
-déferlât jusqu'à ses portes. Sa patience égalait la certitude où
-elle était que bientôt les terrains à bâtir, les carrières, les
-bistros, les misérables potagers avec leurs serres délabrées, et les
-rochers d'où quelques chèvres mélancoliques considéraient ce triste
-tableau, disparaîtraient dans le surgissement de résidences aussi
-somptueuses que la sienne, et que les gros pavés sur lesquels les
-omnibus cahotaient avec fracas seraient remplacés par un asphalte uni
-comme celui dont se revêtaient, disait-on, les rues de Paris. En
-attendant, elle ne souffrait pas de son isolement. Tous ceux qu'elle
-désirait voir allaient à elle et, sans corser le maigre menu de ses
-dîners, elle attirait dans ses salons autant de monde que les Beaufort.
-
-L'avalanche de graisse qui l'avait envahie dans son âge mûr, comme un
-flot de lave submergeant une ville, avait changé la petite femme
-potelée, au pied fin, à la cheville cambrée, en quelque chose d'aussi
-vaste et majestueux qu'un phénomène de la nature. Elle avait accepté
-cette submersion avec philosophie, comme toutes ses autres épreuves, et
-maintenant, dans l'extrême vieillesse, son miroir lui offrait
-l'agréable image d'une masse blanche et rose sans rides, d'où
-émergeaient les traits d'un visage mignon qui semblait attendre d'être
-dégagé de ce bloc de chair. Une succession lisse de doubles mentons
-conduisait jusqu'aux profondeurs d'une poitrine encore nacrée, voilée
-de neigeuses mousselines sur lesquelles reposait la miniature de feu Mr
-Mingott; tandis qu'autour d'elle, et jusqu'à ses pieds, débordant des
-bras d'un spacieux fauteuil, s'écroulaient des vagues et des vagues de
-gros grain noir, sur la crête desquelles deux petites mains blanches se
-balançaient comme des mouettes.
-
-Depuis longtemps, le fardeau de son embonpoint avait rendu impossible à
-Mrs Mingott l'usage des escaliers et, avec son esprit d'indépendance,
-elle avait mis ses appartements de réception à l'étage supérieur et
-s'était établie,--violant toutes les habitudes de New-York,--au
-rez-de-chaussée de sa maison. Ainsi, quand on se trouvait près d'elle,
-devant la fenêtre de son boudoir, on avait, dans l'ouverture d'une
-portière de damas jaune, la perspective inattendue d'une chambre à
-coucher avec un immense lit tapissé comme un divan, et une table de
-toilette enguirlandée de dentelles. Les visiteurs étaient étonnés et
-quelque peu scandalisés par cet arrangement. Ne rappelait-il pas à de
-pudiques Américains certaines scènes de romans français où la
-galanterie est presque suggérée par le décor? C'était donc ainsi que
-s'installaient, dans les vieilles sociétés libertines, les femmes du
-monde qui avaient des amants!
-
-Newland Archer, dont l'imagination situait les scènes d'amour de
-_Monsieur de Camors_, dans la chambre à coucher de Mrs Mingott,
-s'amusait du contraste entre un tel souvenir et la vie irréprochable de
-la vieille dame; mais il se disait, non sans admiration, que, s'il avait
-plu à cette femme intrépide d'avoir un amant, elle se le serait offert
-sans l'ombre d'hésitation.
-
-À la satisfaction générale, la comtesse Olenska n'avait pas assisté
-à la visite des fiancés. Mrs Mingott expliqua qu'elle était sortie:
-ce qui, par un soleil resplendissant et à l'heure mondaine, sembla un
-peu osé de la part d'une femme compromise. En tout cas, elle épargnait
-aux jeunes gens l'embarras de sa présence, et l'ombre légère que son
-malheureux passé aurait pu projeter sur leur radieux avenir. Comme on
-pouvait s'y attendre, la visite se passa sans nuage. La vieille Mrs
-Mingott se montrait enchantée des fiançailles, qui, depuis longtemps
-prévues par des parents avertis, avaient été discutées en conseil de
-famille; et la bague de fiançailles, un gros saphir monté sur
-d'invisibles griffes, eut toute son approbation.
-
---C'est la nouvelle monture, qui laisse à la pierre toute sa beauté,
-mais qui paraît un peu nue à des yeux accoutumés à la vieille mode,
-expliqua Mrs Welland, avec un coup d'œil conciliant du côté de son
-futur gendre.
-
---Des yeux accoutumés à la vieille mode?... J'espère que vous
-n'entendez pas parler des miens, ma chère. J'aime toutes les
-nouveautés, dit l'aïeule, en levant la pierre vers ses petits yeux
-brillants qui n'avaient jamais connu de lunettes.--Très distinguée!
-dit-elle, c'est un beau bijou! De mon temps, on se serait contenté d'un
-camée entouré de perles. Mais c'est la main qui fait valoir la bague,
-n'est-ce pas, mon cher Mr Archer?--Elle balança une de ses petites
-mains aux doigts effilés, dont des plis de vieille graisse encerclaient
-les poignets comme des bracelets d'ivoire.--La mienne a été modelée
-à Rome par le célèbre Ferrigiani. Vous devriez faire faire celle de
-May. Il n'y manquera pas, ma petite. Elle a la main grande, mais
-blanche; les sports modernes épaississent les jointures. Et à quand le
-mariage? s'interrompit-elle, en regardant Archer.
-
---Oh! murmura Mrs Welland, pendant que le jeune homme, souriant à sa
-fiancée, répondait: Le plus tôt possible, si vous voulez bien
-m'appuyer, chère Madame.
-
---Nous devons leur donner le temps de se connaître un peu mieux,
-tante Catherine, interposa Mrs Welland, affectant une hésitation de
-convenance.
-
-L'aïeule répondit vivement:
-
---Se connaître? Quelle plaisanterie! Tout le monde à New-York a
-toujours connu tout le monde. Laissez-le faire, ma chère; n'attendez
-pas que le vin ait perdu sa mousse. Chaque hiver maintenant, je risque
-une pneumonie, et je veux donner le repas de noces.
-
-Ces déclarations successives furent accueillies avec les sourires et
-les protestations qui convenaient, et la visite se terminait sur un ton
-de douce plaisanterie quand la porte s'ouvrit devant la comtesse
-Olenska. Elle entra en chapeau et en costume de ville, suivie,--à
-l'étonnement de tout le monde,--par Julius Beaufort.
-
-Les dames s'exprimèrent mutuellement leur plaisir, et Mrs Mingott
-tendit au banquier la main modelée par Ferrigiani.
-
---Ah! Beaufort! voilà une rare faveur!
-
-Elle avait l'habitude exotique d'appeler les gens par leur nom de
-famille.
-
---Merci. C'est une faveur que je voudrais vous faire plus souvent, dit
-le banquier de son ton d'arrogance habituelle. Je suis généralement
-très pris à cette heure-ci; mais j'ai rencontré la comtesse Ellen
-dans Madison Square, et elle a été assez aimable pour me permettre de
-l'accompagner.
-
---J'espère que la maison sera plus gaie, maintenant qu'Ellen est ici,
-s'écria Mrs Mingott avec une superbe audace. Asseyez-vous,
-asseyez-vous, Beaufort. Approchez le fauteuil. À présent, je vous
-tiens, et nous pouvons potiner à notre aise. J'ai su que votre bal
-était magnifique, et j'ai très bien compris que vous ayez invité Mrs
-Lemuel Struthers. Ma foi, je serais curieuse de la connaître.
-
-Elle avait oublié ses parents, qui se dirigeaient vers l'antichambre
-sous la conduite d'Ellen Olenska. La vieille Mrs Mingott avait toujours
-professé une grande admiration pour Julius Beaufort; ils se
-ressemblaient par une certaine similitude dans leurs manières
-dominatrices et par les raccourcis qu'ils faisaient à travers les
-grands chemins des conventions. En ce moment, elle désirait vivement
-savoir ce qui avait décidé les Beaufort à inviter pour la première
-fois Mrs Lemuel Struthers, la veuve du richissime fabricant de cirage.
-Celle-ci était revenue l'année précédente d'un long séjour
-initiateur en Europe, décidée à faire le siège de la petite
-citadelle fermée qu'était la société de New-York.
-
---Naturellement, si vous et Regina l'invitez, la question ne se pose
-plus. C'est vrai, nous avons besoin de sang et d'argent nouveaux; et on
-dit qu'elle est encore très bien, dit la vieille dame carnivore.
-
-Dans le hall, pendant que Mrs Welland et May s'enveloppaient dans leurs
-fourrures, Archer s'aperçut que la comtesse Olenska le regardait avec
-un sourire où se lisait une interrogation discrète.
-
---Sûrement, vous savez déjà la nouvelle, dit-il, répondant à ce
-regard en riant d'un air confus. May m'a reproché de ne pas vous
-l'avoir apprise hier à l'Opéra. Elle m'avait recommandé de vous
-annoncer nos fiançailles; mais je n'ai pas pu, dans cette foule.
-
-Le sourire de la comtesse Olenska, de ses yeux descendit à ses lèvres.
-Elle parut plus jeune, plus pareille à cette Ellen Mingott, brune et
-hardie, sa camarade d'autrefois.
-
---Naturellement je sais... je vous félicite et je vous excuse. On
-n'annonce pas ces choses-là dans une foule.
-
-Les dames étaient sur le seuil de la porte et la Comtesse leur tendit
-la main.--Adieu. Venez me voir un jour, dit-elle en s'adressant
-brusquement à Archer.
-
-Dans la voiture, en descendant la Cinquième Avenue, ils parlèrent de
-Mrs Mingott, de son âge, de son esprit, de toutes ses étonnantes
-originalités, mais personne ne fit allusion à Ellen Olenska. Archer
-savait cependant que Mrs Welland pensait: «C'est une erreur qu'Ellen
-commet de se promener, le lendemain de son arrivée, avec Julius
-Beaufort dans la Cinquième Avenue à l'heure de la foule élégante.»
-Et le jeune homme lui-même ajoutait mentalement: «Elle devrait savoir
-qu'un fiancé ne passe pas son temps chez les dames; mais c'est
-probablement comme ça que ça se passe dans le monde où elle a vécu,
-et où on n'a pas autre chose à faire.» Et, en dépit des goûts
-cosmopolites dont il se piquait, Newland remercia le ciel d'être un
-citoyen de New-York, et sur le point de s'allier à une jeune fille de
-son espèce.
-
-
-
-
-V
-
-
-Le lendemain soir, le vieux Sillerton Jackson vint dîner chez les
-Archer.
-
-Mrs Archer, personne timide et retirée du monde, aimait néanmoins à,
-être bien informée de ce qui s'y passait. Mr Sillerton Jackson
-appliquait à l'investigation des affaires d'autrui une passion de
-collectionneur et une science de naturaliste. Il vivait avec sa sœur,
-Miss Sophy Jackson, qu'on invitait, à défaut de son frère, quand on
-ne pouvait pas mettre la main sur lui, et qui lui rapportait ainsi des
-bribes de menus racontars qui remplissaient quelquefois utilement les
-vides de ses informations.
-
-Quand Mrs Archer désirait un renseignement, elle demandait à Mr
-Jackson de venir dîner; et, comme elle honorait peu de personnes de ses
-invitations, et qu'elle et Janey formaient un excellent auditoire, Mr
-Jackson acceptait presque toujours, au lieu d'envoyer sa sœur. S'il
-avait pu dicter ses conditions, il aurait choisi un soir où Newland
-était sorti... non par manque de sympathie pour le jeune homme, (ils
-s'entendaient merveilleusement à leur cercle), mais parce que le vieux
-conteur sentait quelquefois, chez Newland, une tendance à peser ses
-témoignages que les dames de la famille n'accusaient jamais.
-
-Si la perfection pouvait exister sur la terre, Mr Jackson aurait
-demandé aussi que la chère fût un peu meilleure chez Mrs Archer. Mais
-de mémoire d'homme, New-York était divisé en deux grands groupes
-fondamentaux: celui des Mingott, des Manson, et tout leur clan, qui
-appréciait l'élégance, la bonne table et le luxe, et la tribu des
-Archer, Newland, Van der Luyden, qui, eux, s'intéressaient aux voyages,
-à l'horticulture, à la lecture des romans sérieux, et affectaient de
-mépriser les jouissances matérielles.
-
-On ne pouvait pas tout avoir. Quand on dînait chez les Lovell Mingott,
-on dégustait du canard sauvage apprêté à la Maryland, du terrapin et
-des vins de crû: chez Adeline Archer on parlait de voyages en Suisse et
-des romans de Hawthorne. Aussi, quand un amical appel venait de Mrs
-Archer, Mr Jackson disait-il à sa sœur: «J'ai ressenti un peu de
-goutte depuis mon dernier dîner chez les Lovell Mingott, il sera bon
-pour moi de me mettre à la diète chez Adeline. «Heureusement, du
-reste, le vin de Madère des Archer avait «fait le tour du Cap.»
-
-Mrs Archer, veuve depuis longtemps, habitait avec son fils et sa fille
-dans la Vingt-huitième rue. Le deuxième étage de sa maison était
-consacré à Newland, et les deux femmes s'étaient resserrées dans les
-pièces du premier. En parfaite harmonie de goûts et d'intérêts,
-elles cultivaient dans des petites serres sur le rebord de leurs
-fenêtres des fougères rapportées de leurs voyages, faisaient «du
-macramé» et de la tapisserie, collectionnaient la faïence lustrée
-«coloniale,» et lisaient les romans de Ouida, dont elles goûtaient
-l'atmosphère italienne et la description des paysans, quoiqu'en
-général elles préférassent les romans mondains où il s'agissait de
-«gens comme il faut.» Elles parlaient sévèrement de Dickens, qui
-n'avait jamais su peindre un «gentleman,» et considéraient Thackeray
-moins à l'aise dans le grand monde que Bulwer,--qui cependant,
-commençait à se démoder.
-
-Au cours de leurs voyages à l'étranger, Mrs et Miss Archer
-recherchaient et admiraient surtout les paysages: elles considéraient
-l'architecture et la peinture comme des sujets réservés aux hommes,
-aux lettrés qui lisaient Ruskin. Mrs Archer était née Newland, et la
-mère et la fille, qui se ressemblaient comme deux sœurs, étaient,
-disait-on, de vraies Newland, toutes deux pâles, légèrement
-voûtées, avec de longs nez, d'aimables sourires, et la distinction, la
-langueur de certains portraits de Reynolds. Leur ressemblance eût été
-complète, si l'embonpoint de l'âge mûr n'avait tendu le corsage de
-satin broché noir de Mrs Archer, tandis que les popelines brunes et
-violettes de Miss Archer pendaient, à mesure que s'écoulaient les
-années, plus mollement sur ses formes virginales. Newland se rendait
-bien compte, pourtant, qu'au point de vue de leur mentalité, la
-ressemblance était moins complète que ne le faisaient croire leurs
-manières si exactement semblables. L'habitude de vivre ensemble dans
-une étroite intimité leur avait donné le même vocabulaire,
-l'habitude de commencer leurs phrases par: «Maman trouve,» ou: «Janey
-est d'avis,» selon que l'une ou l'autre désirait émettre une opinion
-personnelle. Mais, tandis que la sereine quiétude de Mrs Archer se
-reposait facilement dans ce qui était accepté et familier, Janey
-était sujette à des envolées inattendues qui montaient de sources
-romanesques depuis toujours comprimées.
-
-La mère et la fille s'adoraient et vénéraient leur fils et frère.
-Archer les aimait avec tendresse, et l'admiration qu'elles lui
-prodiguaient, et dont il jouissait, désarmait en lui toute critique.
-Après tout, se disait-il, c'était une bonne chose pour un homme que
-d'exercer chez lui une autorité incontestée, même si, dans son for
-intérieur, il lui arrivait de la discuter lui-même.
-
-Dans cette occasion, le jeune homme savait parfaitement que Mr Jackson
-aurait préféré le voir dîner dehors; mais il avait ses raisons
-personnelles pour rester.
-
-Mr Jackson voulait sans doute parler d'Ellen Olenska, et naturellement,
-Mrs Archer et Janey brûlaient de savoir ce qu'il avait à en dire. Tous
-les trois seraient gênés par la présence de Newland, maintenant que
-ses projets d'alliance avec le clan Mingott étaient connus, et de voir
-comment ils se tireraient de la difficulté intriguait et amusait le
-jeune homme.
-
-D'abord, ils tournèrent autour de la question, en parlant de Mrs Lemuel
-Struthers.
-
---Il est regrettable que les Beaufort l'aient invitée, commença
-doucement Mrs Archer, mais Regina subit toujours l'influence de son
-mari, et Beaufort...
-
---Certaines nuances échappent à Beaufort, dit Mr Jackson, en
-inspectant l'alose et se demandant pour la millième fois pourquoi la
-cuisinière de Mrs Archer calcinait toujours ses grillades.
-
-Newland, qui se faisait depuis longtemps la même question, connaissait
-bien chez son vieil ami cette expression mélancolique.
-
---Oh! bien entendu, Beaufort est un homme vulgaire, reprit Mrs Archer;
-mon grand-père Newland disait souvent à ma mère: «Quoi que vous
-fassiez, ne permettez jamais que ce Beaufort soit présenté à vos
-filles.» Mais, en tout cas, il a le mérite d'être lié avec des gens
-du monde, en Angleterre aussi, dit-on. Tout cela est incompréhensible.
-
-Elle s'arrêta, jetant un coup d'œil à Janey. Elle et Janey
-connaissaient tous les détails du mystère Beaufort, mais en public Mrs
-Archer persistait à prétendre que le sujet n'était pas convenable
-pour les jeunes filles.
-
---Mais cette Mrs Struthers, qui dites-vous qu'elle est, Sillerton?
-
---Elle sort d'une mine, ou plutôt d'une buvette de mineurs. Puis, elle
-a fait une tournée de «tableaux vivants» en Nouvelle-Angleterre, et
-lorsque la police s'en est mêlée, elle s'est mise avec...
-
-Mr Jackson, à son tour, regarda Janey, dont les larges paupières
-commencèrent à battre. Tout cela était nouveau pour elle.
-
---Et puis, poursuivait Mr Jackson (pourquoi permettait-on au maître
-d'hôtel de couper les concombres avec un couteau d'acier?), et puis,
-vint Lemuel Struthers. Il paraît que son agent de publicité s'est
-servi de la tête de la jeune femme pour ses affiches de cirage. Vous
-savez qu'elle a des cheveux très noirs, genre égyptien. En tout cas,
-Struthers a fini par l'épouser.
-
-La manière dont Mr Jackson faisait valoir chaque syllabe de cette
-phrase contenait un monde d'insinuations.
-
---Oh! au point où nous en sommes aujourd'hui, cela n'a pas d'importance!
-dit Mrs Archer avec indifférence.
-
-En ce moment, pour les dames, l'intérêt n'était pas là: le sujet
-d'Ellen Olenska était trop nouveau, trop passionnant pour ne pas les
-absorber toutes. En réalité, le nom de Mrs Struthers avait été
-lancé dans la conversation uniquement pour permettre à Mrs Archer
-d'ajouter:--Et la nouvelle cousine de Newland était au bal?
-
-Il y avait une petite pointe d'ironie dans l'allusion à son fils.
-Archer le comprenait et s'y attendait. Mrs Archer, qui donnait rarement
-une entière approbation aux événements de ce bas monde, trouvait les
-fiançailles de son fils parfaitement satisfaisantes. Elle en était
-particulièrement heureuse «à cause de cette affaire absurde avec Mrs
-Rushworth,» avait-elle confié à Janey, faisant allusion à ce qui
-semblait encore à Newland une affreuse tragédie, dont son âme
-garderait toujours le souvenir et la blessure. Il n'y avait à aucun
-point de vue de meilleur parti à New-York que May Welland. Bien
-entendu, un tel mariage n'apportait à Newland que ce qu'il était en
-droit d'espérer; mais les jeunes gens sont si sots et si
-déconcertants, et certaines femmes tellement séduisantes et dénuées
-de scrupules, que c'était un miracle de voir son fils doubler
-victorieusement le Cap des Sirènes pour entrer dans le port d'un
-mariage irréprochable.
-
-Tout cela, Mrs Archer le sentait, et son fils savait qu'elle le sentait,
-mais il comprenait aussi qu'elle avait été troublée par l'annonce
-prématurée des fiançailles, ou plutôt par la raison qui l'avait
-dictée; c'est pourquoi, étant après tout un maître tendre et
-indulgent, il était resté à la maison ce soir-là.
-
---Ce n'est pas que je critique l'esprit de corps des Mingott; mais je ne
-vois pas pourquoi les fiançailles de Newland seraient mêlées aux
-faits et gestes de «cette Olenska,» se plaignait Mrs Archer à Janey,
-seul témoin des légers écarts qui se produisaient dans la parfaite
-urbanité de sa mère.
-
-Chez Mrs Welland, son attitude avait été parfaite (en fait de belle
-tenue, personne ne la surpassait), mais Newland savait,--et sa fiancée
-l'avait sûrement deviné,--que tout le temps de la visite la mère et
-la fille étaient sur le «qui-vive,» dans l'attente d'une intrusion
-possible de Mme Olenska, et quand ils eurent pris congé, Mrs Archer
-s'était permis de dire à son fils: J'ai été contente qu'Augusta fût
-seule à nous recevoir.
-
-Ces manifestations de trouble intérieur trouvaient Newland d'autant
-plus sensible qu'il était lui-même d'avis que les Mingott étaient
-allés un peu loin. Cependant, comme les règles de leur code
-s'opposaient à ce que la mère et le fils fissent allusion au sujet qui
-les préoccupait, Archer avait simplement répondu: «il faut passer par
-la période des réunions de famille quand on va se marier. Le mieux est
-de s'en débarrasser le plus vite possible.» Et sa mère s'était
-contentée de serrer un peu les lèvres sous le voile en dentelle qui
-tombait de sa capote en velours gris, garnie de raisins givrés.
-
-Sa revanche, Archer le savait, sa revanche légitime, serait, ce
-soir-là, de faire jaser Mr Jackson sur la comtesse Olenska, et lui,
-Archer, ayant fait son devoir en public comme futur parent des Mingott,
-ne voyait aucun inconvénient à entendre discuter sur la dame dans
-l'intimité, encore que le sujet commençât de l'ennuyer.
-
-Mr Jackson avait pris une tranche de filet tiède que le maître-d'hôtel
-lui avait servi d'un air morose et sceptique, et avait refusé
-la sauce aux champignons après l'avoir flairée imperceptiblement.
-Il paraissait découragé, affamé, et Archer fit la réflexion que,
-probablement, il finirait son repas sur Ellen Olenska. Mr Jackson se
-renversa sur sa chaise et regarda les portraits des Archer, Newland
-et Van der Luyden, dans leurs cadres sombres sur les murs sombres.
-
---Comme votre grand-père Archer prenait plaisir à un bon dîner, mon
-cher Newland! dit-il, les yeux sur le portrait d'un jeune homme dodu, à
-poitrine bombée, cravate haute et habit bleu, qui se détachait entre
-les colonnes blanches d'une maison de campagne. Eh bien! Eh bien!
-continua-t-il, je voudrais savoir ce qu'il aurait dit de tous ces
-mariages étrangers.
-
-Mrs Archer ne releva pas cette allusion à la cuisine ancestrale,
-et Mr Jackson ajouta délibérément: «Non, elle n'était pas au bal.»
-
---Ah! murmura Mrs Archer d'un ton qui voulait dire: «Elle a eu cette
-décence.»
-
---Peut-être les Beaufort ne la connaissent-ils pas, suggéra Janey
-avec une malice naïve.
-
-Mr Jackson fît claquer sa langue, comme s'il goûtait un invisible
-madère.
-
---Mrs Beaufort, peut-être; mais Beaufort la connaît certainement,
-car tout New-York a pu la voir cet après-midi, remontant avec lui
-la Cinquième Avenue.
-
---Miséricorde! murmura Mrs Archer, s'apercevant évidemment qu'il
-était vain d'expliquer par de la délicatesse les faits et gestes
-des étrangers.
-
---Porte-t-elle un chapeau rond ou une capote dans l'après-midi?
-hasarda Janey. Je sais qu'à l'Opéra elle avait une robe de velours
-foncé sans garnitures, et tout à fait plate, comme une chemise de nuit.
-
---Janey! dit sa mère, et Miss Archer rougit en essayant de prendre
-un air assuré.
-
---En tout cas, c'était de meilleur goût de ne pas aller au bal,
-continua Mrs Archer.
-
-Un esprit pervers poussa son fils à expliquer:
-
---Je ne crois pas que ce soit pour elle une question de tact; May
-m'avait dit qu'elle devait y aller, mais que la robe en question
-n'était pas assez brillante pour le bal.
-
-Mrs Archer sourit, voyant sa pensée confirmée.
-
---Pauvre Ellen! fit-elle, ajoutant avec compassion:--Il faut tenir
-compte de l'éducation excentrique que lui a donnée Medora Manson.
-Qu'attendre d'une jeune fille à qui on a permis de porter une robe de
-satin noir le soir de son premier bal?
-
---Ah! je me la rappelle bien dans cette robe! dit Mr Jackson, et il
-ajouta:--Pauvre fille! du ton d'un homme qui, tout en se plaisant au
-souvenir de cette vision, comprenait ce qu'il en fallait augurer.
-
---C'est étrange, remarqua Janey, qu'elle ait gardé un vilain nom
-comme Ellen. Je l'aurais changé pour Élaine.
-
-Elle promena son regard autour de la table pour juger l'effet de
-ses paroles.
-
-Son frère se mit à rire:
-
---Pourquoi Élaine?
-
---Je ne sais pas: c'est plus polonais, plus frappant...
-
---Plus frappant? Ce ne doit pas être précisément ce qu'elle désire!
-dit Mrs Archer d'un ton un peu hautain.
-
---Pourquoi pas? demanda son fils, soudain discuteur. Pourquoi ne se
-ferait-elle pas remarquer si c'est son bon plaisir? Pourquoi se
-dissimulerait-elle comme une femme déshonorée? Elle est «la pauvre
-Ellen,» parce qu'elle a eu la mauvaise chance de faire un détestable
-mariage; mais je ne vois pas que ce soit une raison pour se couvrir la
-tête de cendres, comme si c'était elle qui fût coupable.
-
---Je suppose, dit posément Mr Jackson, que c'est le point de vue
-qu'adoptent les Mingott.
-
-Le jeune homme rougit.
-
---Mon avis ne dépend pas du leur, si c'est cela que vous voulez dire,
-monsieur. Mme Olenska a mené une existence malheureuse, cela ne la met
-pas hors la loi.
-
---Il y a certaines histoires, commença Mr Jackson, jetant un coup
-d'œil du côté de Janey.
-
---Oh! je sais, le secrétaire! releva le jeune homme. (Ne soyez pas
-absurde, mère, Janey n'est pas une enfant.) On dit, n'est-ce pas?
-continua-t-il, que le secrétaire l'a aidée à quitter son butor de
-mari, qui la tenait, pour ainsi dire, prisonnière? Eh bien! après?
-J'espère qu'il n'y a pas un homme parmi nous qui n'en ferait autant.
-
-Mr Jackson jeta par-dessus son épaule un coup d'œil au morose
-maître d'hôtel, pour demander:
-
---Peut-être, cette sauce, après tout..., seulement un petit peu.
-
-Puis, s'étant servi, il remarqua:
-
---On m'a dit qu'elle cherchait une maison. Elle a l'intention de
-s'établir ici.
-
---Il paraît qu'elle a demandé le divorce, dit Janey, audacieuse.
-
---J'espère qu'elle l'obtiendra! fît Archer.
-
-Le mot était tombé comme une bombe dans la paisible salle à manger.
-Mrs Archer arqua ses sourcils délicats, d'une manière qui signifiait:
-«Le maître-d'hôtel!» et le jeune homme, comprenant, se mit à
-raconter sa visite à la vieille Mrs Mingott.
-
-Après le dîner, selon la coutume de la maison, Mrs Archer et Janey
-montèrent, en traînant derrière elles leurs longues draperies de
-soie, jusqu'au salon d'en haut, tandis que les messieurs restaient en
-bas pour fumer. Sous la lampe coiffée d'un globe gravé, se faisant
-face, de part et d'autre d'une table à ouvrage en bois de rose, elles
-se mirent à travailler chacune à un bout d'une bande de tapisserie
-destinée au futur salon de la jeune Mrs Newland Archer.
-
-Pendant que ce rite s'accomplissait, Newland installait Mr Jackson dans
-un fauteuil près du feu, dans la bibliothèque gothique, et lui tendait
-un cigare. Mr Jackson s'enfonça dans le fauteuil avec satisfaction. Il
-alluma le cigare sans défiance; c'était Newland qui les pourvoyait de
-cigares. Étendant devant le feu ses maigres chevilles, il dit:
-
---Vous prétendez que le secrétaire l'a simplement aidée à s'enfuir?
-Mon cher, c'est entendu; mais il l'y aidait encore un an plus tard, car
-quelqu'un les a rencontrés vivant ensemble à Lausanne.
-
---Vivant ensemble? Eh bien! pourquoi pas? Qui a le droit de refaire sa
-vie, si ce n'est elle? Je suis écœuré de l'hypocrisie qui veut
-enterrer vivante une jeune femme parce que son mari lui préfère des
-cocottes.
-
-Il se retourna avec colère, allumant son cigare.
-
---Les femmes devraient être libres, aussi libres que nous le sommes,
-déclara-t-il, faisant une découverte dont il ne pouvait, dans son
-irritation, mesurer les redoutables conséquences.
-
-Mr Sillerton Jackson se rapprocha encore du feu et fît entendre un
-sifflotement sardonique.
-
---Mon Dieu! dit-il après une pause, Olenski partage évidemment votre
-manière de voir, car je n'ai jamais entendu dire qu'il ait fait le
-moindre effort pour ravoir sa femme.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Après que Mr Jackson eut pris congé, et que les dames furent montées
-se coucher, Newland Archer regagna son cabinet au deuxième étage. Une
-main vigilante avait, comme de coutume, entretenu le feu, préparé la
-lampe. La chambre, avec ses rangées de livres, ses murs où pendaient
-des reproductions de tableaux célèbres, sa cheminée drapée de
-velours rouge et garnie de statuettes d'escrimeurs, était accueillante
-et intime.
-
-Comme il se laissait choir dans son fauteuil près du feu, son regard
-tomba sur une grande photographie de May Welland, que la jeune fille lui
-avait donnée aux premiers jours de leur idylle, et qui remplaçait
-maintenant sur son bureau tous les autres portraits féminins dont il
-avait jadis été orné. Avec une sorte de terreur respectueuse il
-contempla le front pur, les yeux sérieux, la bouche innocente et gaie
-de la jeune créature qui allait lui confier son âme. Ce produit
-redoutable du système social dont il faisait partie, et auquel il
-croyait, la jeune fille qui, ignorant tout, espérait tout, lui
-apparaissait maintenant comme une étrangère. Encore une fois, il se
-rendit compte que le mariage n'était pas le séjour dans un port
-tranquille, mais un voyage hasardeux sur de grandes mers.
-
-Le cas de la comtesse Olenska avait troublé en lui de vieilles
-convictions traditionnelles. Son exclamation: «Les femmes doivent être
-libres, aussi libres que nous,» avait touché à la racine d'un
-problème considéré dans son monde comme inexistant. Il savait que les
-femmes «bien élevées,» si lésées qu'elles fussent dans tous leurs
-droits, ne revendiqueraient jamais le genre de liberté auquel il
-faisait allusion; et les hommes se trouvaient, dans la chaleur de
-l'argumentation, d'autant plus disposés à la leur accorder. De telles
-générosités verbales n'étaient qu'un plaisant déguisement des
-inexorables conventions qui réglementaient le milieu où il vivait.
-Néanmoins, il serait tenu à défendre, chez la cousine de sa fiancée,
-une liberté que jamais il n'accorderait à sa femme, si un jour elle
-venait à la revendiquer. Le dilemme ne se présenterait évidemment
-jamais, puisqu'il n'était pas un grand seigneur débauché, ni May une
-sotte comme la pauvre Gertrude Lefferts. Mais Newland Archer se
-représentait aisément que le lien entre lui et May pourrait se
-relâcher pour des raisons plus subtiles, mais non moins profondes. Que
-savaient-ils vraiment l'un de l'autre, puisqu'il était de son devoir,
-à lui, en galant homme, de cacher son passé à sa fiancée, et à
-celle-ci de n'en pas avoir? Qu'arriverait-il si un jour, pour des causes
-imprévues, ils en venaient à ne plus se comprendre, à se lasser, à
-s'irriter mutuellement? Passant en revue, parmi les ménages de ses
-amis, ceux qu'on disait heureux, il n'en trouva pas un qui réalisât
-même de loin la camaraderie tendre et passionnée qu'il imaginait dans
-une intimité permanente avec May Welland. Il comprit que cet idéal de
-bonheur supposerait de sa part, à elle, une expérience, une
-adaptabilité d'esprit, une liberté de jugement, que son éducation lui
-avait soigneusement refusées; et il frissonna en songeant qu'un jour
-leur union, comme tant d'autres, pourrait se réduire à une morne
-association d'intérêts matériels, soutenue par l'ignorance d'un
-côté et l'hypocrisie de l'autre. Lawrence Lefferts se présentait à
-son esprit comme étant le mari qui avait le mieux réussi à tirer de
-ce genre d'association tous les bénéfices qu'il comportait. Devenu le
-grand-prêtre du bon ton, il avait si bien façonné sa femme à sa
-convenance que, malgré ses liaisons affichées, elle se plaignait en
-souriant du «puritanisme de Lawrence,» et baissait pudiquement les
-yeux quand on faisait allusion devant elle aux deux ménages de Julius
-Beaufort.
-
-Archer se dit qu'il n'était pas un grand imbécile comme Larry
-Lefferts, ni May une oie blanche comme la pauvre Gertrude; mais s'ils
-étaient plus intelligents, ils avaient pourtant les mêmes principes.
-En réalité, ils vivaient tous dans un monde fictif, où personne
-n'osait envisager la réalité, ni même y penser. Ainsi, Mrs Welland,
-qui savait parfaitement pourquoi Archer la pressait d'annoncer ses
-fiançailles chez les Beaufort, et qui n'attendait rien moins du jeune
-homme, avait fait semblant de s'y opposer, et de n'agir que contrainte
-et forcée.
-
-La jeune fille, centre de ce système de mystification soigneusement
-élaboré, se trouvait être, par sa franchise et sa hardiesse même,
-une énigme encore plus indéchiffrable. Elle était franche, la pauvre
-chérie, parce qu'elle n'avait rien à cacher: confiante, parce qu'elle
-n'imaginait pas avoir à se garder; et sans autre préparation, elle
-devait être plongée, en une nuit, dans ce qu'on appelait «les
-réalités de la vie.»
-
-Newland était sincèrement, mais paisiblement, épris. Il se délectait
-dans la beauté radieuse de sa fiancée, sa santé exubérante, son
-adresse au tennis et à cheval. Sous sa direction, elle s'était même
-essayée à la lecture, et déjà elle était assez avancée pour se
-moquer avec lui de la fade sentimentalité des _Idylles_ de Tennyson,
-mais non pour goûter la beauté d'_Ulysse_ et des _Lotophages._ Elle
-était droite, fidèle et vaillante, et Archer s'imaginait même qu'elle
-possédait le sens de l'ironie, puisqu'elle ne manquait jamais de rire
-à ses plaisanteries. Enfin, il croyait deviner, dans cette nature
-innocente et fraîche, une ardeur qu'il aurait la joie d'éveiller.
-
-Néanmoins, ayant fait pour la centième fois le tour de cette âme
-succincte, il revint découragé à la pensée que cette pureté
-factice, si adroitement fabriquée par la conspiration des mères, des
-tantes, des grand'mères, jusqu'aux lointaines aïeules puritaines,
-n'existât que pour satisfaire ses goûts personnels, pour qu'il pût
-exercer sur elle son droit de seigneur, et la briser comme une image de
-neige. Cette idée lui oppressait le cœur.
-
-De telles réflexions étaient sans doute habituelles aux jeunes gens à
-l'approche de leur mariage; mais Newland Archer ne ressentait ni la
-componction ni l'humilité dont elles s'accompagnent souvent. Il
-n'arrivait pas à déplorer,--comme si souvent les héros de Thackeray
-(et cela l'exaspérait),--de n'avoir pas un passé sans tache à offrir
-à sa fiancée. S'il avait eu la même éducation qu'elle, ils n'eussent
-pas été plus préparés à affronter les épreuves et les vicissitudes
-de la vie que deux nouveaux-nés. En réalité, hors son plaisir et la
-satisfaction de sa vanité, il ne pouvait trouver aucune raison valable
-pour refuser à sa fiancée une liberté d'expérience égale à la
-sienne.
-
-De telles pensées, à un tel moment, devaient nécessairement lui
-traverser l'esprit; mais il se rendait compte que leur persistance et
-leur précision étaient dues à l'arrivée inopportune de la comtesse
-Olenska. Au moment de ses fiançailles, au moment des pensées pures et
-des espérances sans nuages, il était pris dans les répercussions d'un
-scandale, et ce scandale soulevait des problèmes sociaux qu'il aurait
-préféré laisser dormir. «Au diable cette Ellen Olenska!»
-grogna-t-il, recouvrant son feu et se préparant à se coucher. Pourquoi
-sa destinée serait-elle mêlée à celle de la pauvre Ellen? Mais il
-sentait vaguement qu'il commençait seulement à mesurer les risques du
-championnage que ses fiançailles lui imposaient.
-
-Peu de jours après, l'orage éclata.
-
-Les Lovell Mingott devaient donner un dîner de cérémonie pour la
-nouvelle arrivée: ce qui impliquait régulièrement trois domestiques
-d'extra, deux plats pour chaque service, et un sorbet avant le rôti.
-Les invitations portaient en tête: «Pour rencontrer la comtesse
-Olenska,» selon la coutume américaine qui traite les étrangers comme
-des princes, ou tout au moins comme leurs ambassadeurs.
-
-Les convives avaient été triés avec un discernement où les initiés
-pouvaient reconnaître la main résolue de Catherine la Grande. Avec les
-Selfridge Merry, qui étaient de toutes les fêtes, les Beaufort, avec
-lesquels il y avait un lien de cousinage, Mr Jackson et sa sœur
-Sophy,--qui se rendait toujours là où son frère le désirait,--Mrs
-Lovell avait invité quelques jeunes ménages des plus élégants et des
-plus corrects, tels que les Lawrence Lefferts, Mrs Rushworth
-Lefferts,--la jolie veuve,--les Harry Thorley, les Reggie Chivers et le
-jeune Morris Dagonet et sa femme, née van der Luyden. Les invités
-étaient parfaitement assortis: tous faisant partie de la même bande
-qui, pendant la longue saison d'hiver, dînait et dansait ensemble
-inlassablement.
-
-Quarante-huit heures après que les invitations furent lancées, on sut
-que tout le monde avait refusé. Seuls, les Beaufort, le vieux Sillerton
-Jackson et sa sœur acceptaient. L'affront s'aggravait du fait que les
-Reggie Chivers, eux-mêmes apparentés aux Mingott, y participaient; et
-aussi, de la forme identique des réponses, qui exprimaient les regrets
-des invités sans alléguer d'engagement antérieur.
-
-La société de New-York était alors trop restreinte pour que tout le
-monde,--y compris les cochers, les maîtres-d'hôtel et les
-cuisiniers,--ne sût pas exactement quels soirs chacun était libre. Les
-invités de Mrs Mingott pouvaient donc rendre cruellement nette leur
-volonté de ne pas rencontrer la comtesse Olenska.
-
-Le coup était inattendu; mais les Mingott, selon leur habitude, le
-reçurent sans broncher. Mrs Lovell Mingott en dit un mot à Mrs
-Welland, qui en parla à Newland Archer, lequel, furieux, s'adressa
-immédiatement à sa mère. Celle-ci, après un mouvement de résistance
-secrète, céda, comme toujours, aux instances de son fils,--et
-embrassant aussitôt sa cause avec d'autant plus d'énergie qu'elle
-avait d'abord hésité, mit son chapeau à brides de velours gris, et
-déclara:
-
---Je vais aller voir Louisa van der Luyden.
-
-Dans la jeunesse de Newland Archer, la société de New-York pouvait être
-comparée à une petite pyramide solide et glissante où aucune fissure
-apparente ne s'était encore produite.
-
-La base, formée par ce que Mrs Archer appelait «des gens modestes,»
-se composait d'une majorité de familles honorables, telles que les
-Spicer, les Lefferts, les Jackson, qui s'étaient élevées au-dessus de
-leur milieu par des alliances avec les clans dirigeants. Mrs Archer
-l'affirmait souvent: on n'était plus aussi difficile qu'autrefois et,
-avec la vieille Catherine tenant un bout de la Cinquième Avenue, et
-Julius Beaufort l'autre, on avait perdu le respect des anciennes
-traditions.
-
-Sur ces fondements solides, mais sans éclat, la pyramide s'élevait en
-diminuant vers le sommet, composée d'un bloc compact et brillant
-représenté par le groupe des Newland, Mingott, Chivers et Manson.
-Beaucoup de gens croyaient que ces familles atteignaient le sommet de la
-pyramide, mais elles-mêmes, au moins les personnes de la génération
-de Mrs Archer, savaient qu'aux yeux d'un généalogiste sévère, un
-petit nombre de privilégiés pouvaient seuls prétendre à cette
-éminence.
-
---Ne me parlez pas, disait Mrs Archer à ses enfants, de ce que disent
-les journalistes sur l'aristocratie de New-York. S'il en est une, ni les
-Manson, ni les Mingott n'en sont, pas plus que les Newland et les
-Chivers. Nos grands-pères et nos arrière-grands-pères n'étaient que
-de respectables commerçants anglais et hollandais, venus aux colonies
-pour faire fortune, et qui réussirent au delà de leurs espérances. Il
-est vrai qu'un de vos arrière-grands-pères a signé la Déclaration de
-l'Indépendance et qu'un autre, général dans l'état-major de
-Washington, a reçu l'épée du général Burgoyne après la bataille de
-Saratoga. Ce sont là des distinctions dont on peut être fier, mais qui
-n'ont rien à voir avec le rang et la classe. New-York a toujours été
-une communauté commerciale, où trois familles à peine peuvent se
-réclamer d'une origine aristocratique dans le sens réel du mot.
-
-Tout le monde savait quels étaient ces privilégiés: les Dagonet de
-Washington Square, qui descendaient d'une vieille famille anglaise
-alliée aux Fox; les Lanning, qui s'étaient entre-alliés avec les
-descendants du comte de Grasse, et les van der Luyden, descendants
-directs du premier gouverneur hollandais de New-York, et apparentés
-depuis plusieurs générations aux aristocraties française et anglaise.
-
-Les Lanning n'étaient plus représentés que par deux vieilles
-demoiselles: heureuses parmi leurs souvenirs du passé, elles vivaient
-entourées de portraits de famille et de solides meubles en acajou du
-XVIIIe siècle. Les Dagonet formaient un clan considérable, allié aux
-familles les plus honorables de Baltimore et de Philadelphie; mais les
-van der Luyden, qui étaient au-dessus d'eux tous, disparaissaient dans
-une sorte de pénombre ultra-terrestre, d'où seules émergeaient les
-deux figures de Mr et de Mrs Henry van der Luyden.
-
-Mrs Henry van der Luyden était née Louisa Dagonet. Sa mère avait
-été la petite-fille du colonel du Lac, d'une ancienne famille de
-l'île de Jersey. Après s'être battu sous Cornwallis, il s'était
-fixé, la guerre finie, dans le Maryland, avec sa jeune femme, lady
-Angelica Trevenna, cinquième fille du Earl de Saint-Austrey. Les liens
-de famille entre les Dagonet et les du Lac, et leurs aristocratiques
-parents gallois, étaient toujours restés étroits et cordiaux. Mr et
-Mrs van der Luyden avaient séjourné plus d'une fois chez le duc de
-Saint-Austrey, chef de la famille, dans sa propriété du pays de
-Galles, et le duc avait souvent manifesté l'intention de leur rendre
-leur visite,--sans la duchesse, qui redoutait la traversée.
-
-Mr et Mrs van der Luyden partageaient leur temps entre Trevenna, leur
-terre dans le Maryland, et Skuytercliff, leur grand domaine sur
-l'Hudson. Ce domaine avait été accordé par le gouvernement hollandais
-au premier Gouverneur de la colonie, en récompense de ses services, et
-Mr van der Luyden portait encore le titre de «Patroon,» titre
-comprenant des droits seigneuriaux et qui avait été conféré par la
-compagnie de colonisation néerlandaise, vers le milieu du XVIIe
-siècle, aux premiers propriétaires sur l'Hudson. Le pompeux hôtel des
-van der Luyden dans Madison Avenue n'était que rarement habité, et ne
-s'ouvrait qu'aux intimes pendant leurs brèves apparitions à New-York.
-
---Je voudrais que tu m'accompagnes, Newland, lui dit tout à coup sa
-mère, au moment de monter dans le coupé «Brown.» Louisa a beaucoup
-d'affection pour toi: et puis, c'est à cause de May que je fais cette
-démarche. Si nous ne nous tenons pas entre nous, c'est l'effondrement
-de la société.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Mrs Henry van der Luyden écouta en silence le récit de sa cousine.
-
-Mrs van der Luyden était toujours silencieuse: mais on savait que, peu
-confiante par nature et par éducation, elle était néanmoins très
-bonne pour ceux auxquels elle était vraiment attachée. On avait beau
-être de ceux-là, on n'en sentait pas moins un froid descendre des
-hauts lambris blancs du salon de Madison Avenue, où les fauteuils de
-brocart n'étaient débarrassés de leurs housses que pour le passage
-des maîtres, tandis que le trumeau doré de la cheminée, et le
-magnifique cadre du portrait de Lady Angelica du Lac, par Gainsborough,
-restaient toujours voilés de gaze.
-
-Le portrait de Mrs van der Luyden, en robe de velours noir garnie de
-point de Venise, faisait face à celui de la belle aïeule. Ce tableau,
-peint par Huntington, le peintre attitré de l'aristocratie
-new-yorkaise, passait pour «aussi beau qu'un Cabanel,» et, malgré
-vingt ans écoulés, il était toujours d'une ressemblance parfaite.
-Assise sous sa propre effigie, Mrs van der Luyden aurait pu passer pour
-la sœur jumelle de la jeune femme blonde légèrement appuyée sur un
-fauteuil doré devant un rideau de reps vert. Mrs van der Luyden
-continuait à porter du velours noir, garni de point de Venise, quand
-elle allait dans le monde, ou plutôt,--car elle ne dînait jamais en
-ville,--quand elle ouvrait ses salons. Ses cheveux blonds, qui formaient
-sur son front étroit une série de pointes lisses à moitié
-superposées, s'étaient décolorés sans grisonner, et le nez droit
-séparant ses pâles yeux trop rapprochés était seulement un peu plus
-pincé qu'au temps du portrait. Elle rappelait toujours à Newland
-Archer un de ces corps pris dans les glaciers, qui gardent
-miraculeusement les couleurs de la vie.
-
-Comme toute sa famille, le jeune homme estimait beaucoup Mrs van der
-Luyden, mais il était plus intimidé par sa douceur glaciale que par la
-mine renfrognée de certaines vieilles tantes de sa mère, vieilles
-filles acariâtres qui disaient toujours «non» par principe, avant de
-savoir de quoi il s'agissait.
-
-L'attitude de Mrs van der Luyden ne révélait jamais rien sur sa
-manière de penser; elle écoutait toujours avec bienveillance; puis,
-ses lèvres minces esquissant un vague sourire, elle laissait tomber la
-phrase pour ainsi dire invariable: «Il faut que j'en parle avec mon
-mari.»
-
-Le mari et la femme étaient si parfaitement semblables qu'Archer se
-demandait comment, après quarante ans d'intimité conjugale, ces deux
-êtres pouvaient se dissocier suffisamment pour être jamais d'un avis
-différent. Mais comme aucun d'eux ne prenait une décision sans la
-faire précéder de ce mystérieux conclave, Mrs Archer et son fils,
-ayant soumis leur cas, attendaient avec résignation l'énoncé de la
-phrase habituelle.
-
-Cependant, contrairement à toutes les règles établies, Mrs van der
-Luyden les surprit en étendant sa longue main vers le cordon de
-sonnette.
-
---Je voudrais qu'Henry fût mis au courant de ce que vous venez de me
-dire, dit-elle. Puis elle ajouta gravement, s'adressant au valet de
-pied:--Si Mr van der Luyden a fini de lire son journal, priez-le de bien
-vouloir venir.
-
-Elle prononça la phrase «lire son journal» sur le ton qu'aurait pris
-la femme d'un ministre pour dire que son mari présidait le Conseil. Ce
-n'était pas par arrogance qu'elle parlait ainsi, mais parce que dans
-son entourage on avait toujours attribué une importance rituelle au
-moindre geste de Mr van der Luyden.
-
-Il était évident qu'elle considérait l'incident comme aussi grave que
-Mrs Archer. Cependant, craignant de s'être trop avancée, elle ajouta
-en souriant:--Henry est toujours heureux de vous voir, ma chère
-Adeline; et il tiendra à féliciter Newland.
-
-Les portes à deux vantaux se rouvrirent pour laisser paraître Mr van
-der Luyden. Grand, maigre, cinglé dans sa redingote gris fer, il avait
-le même nez droit que sa femme, les mêmes cheveux décolorés, la
-même expression d'amabilité glacée: seuls les yeux étaient gris
-pâles, au lieu d'être d'un bleu effacé.
-
-Mr van der Luyden salua sa cousine avec affabilité, et félicita
-Newland dans des termes calqués sur ceux dont sa femme s'était servie.
-Puis, il s'installa dans un des fauteuils de brocart avec la simplicité
-d'un souverain régnant.
-
---Je venais de finir le _Times_, dit-il, en joignant ensemble
-l'extrémité de ses longs doigts. Lorsque je suis à New-York, mes
-matinées sont si chargées que je trouve plus commode de lire le
-journal après le déjeuner.
-
---C'est certainement une bonne habitude, approuva Mrs Archer. Mon oncle
-Egmont disait même qu'il trouvait moins excitant de ne lire les
-journaux du matin qu'après le dîner.
-
---Oui, mon cher père avait horreur de se presser. Mais nous vivons
-maintenant dans un mouvement vertigineux, dit Mr van der Luyden sur un
-ton mesuré, parcourant d'un regard satisfait le salon enlinceullé qui
-paraissait à Newland Archer une si parfaite image de l'existence de ses
-propriétaires.
-
---J'espère que vous aviez fini la lecture du journal, Henry? demanda
-si femme avec une tendre sollicitude.
-
---Oui, oui, assura-t-il en souriant.
-
---Alors, je voudrais qu'Adeline vous dise...
-
---Oh! c'est une affaire qui concerne surtout Newland, dit Mrs Archer.
-Et elle recommença le récit de l'affront infligé à Mrs Mingott.
-
---Aussi, termina-t-elle, Augusta Mingott et Mary Welland ont jugé
-nécessaire, à cause surtout des fiançailles de Newland, que vous et
-Henry soyez informés.
-
---Ah! dit Mr van der Luyden.
-
-Il y eut un long silence, pendant lequel le tic-tac de la pendule
-monumentale en bronze doré, placée sur la cheminée, résonna comme
-des coups de canon. Archer contemplait, avec le sentiment de leur
-majesté, ces deux silhouettes effacées, assises côte à côte dans
-une sorte de dignité royale, reste d'une autorité héréditaire. Le
-sort les obligeait à rester les arbitres sociaux de leur petit monde,
-la dernière cour d'appel du protocole mondain, alors qu'ils eussent
-préféré vivre dans la simplicité et la réclusion, entretenant leurs
-beaux jardins de Skuytercliff et faisant le soir des patiences.
-
-Ce fut Mr van der Luyden qui rompit le silence.
-
---Vous croyez vraiment que toute cette histoire vient d'une
-intervention de Lawrence Lefferts? demanda-t-il, en s'adressant
-à Archer.
-
---J'en suis certain. Larry Lefferts s'est compromis encore un peu plus
-que d'habitude dernièrement... ma cousine Louisa permettra que je
-m'explique. Il a eu une intrigue assez raide avec la femme du facteur de
-son village, et vous savez que chaque fois que la pauvre Gertrude
-commence à avoir des soupçons, et qu'il a peur d'un scandale, il
-suscite une histoire comme celle de la comtesse Olenska, pour affirmer
-qu'il a des principes. Il crie sur les toits que c'est une impertinence
-d'inviter sa femme à rencontrer une personne compromise: il se sert de
-la comtesse comme d'un paratonnerre. Je vous assure que ce n'est pas la
-première fois.
-
---Mon Dieu, les Lefferts! dit Mr van der Luyden avec un doux mépris.
-
---Les Lefferts! répéta, en écho, Mrs Archer. Que dirait mon oncle
-Egmont, s'il pouvait savoir que Lawrence Lefferts se permet de formuler
-une opinion sur la situation sociale de quelqu'un? Ça nous montre où
-nous allons!
-
---Espérons que nous n'y sommes pas encore! dit Mr van der Luyden
-d'une voix ferme.
-
---Ah! si seulement vous alliez plus souvent dans le monde, Louisa et
-vous! soupira Mrs Archer.
-
-Instantanément elle eut conscience de sa bévue. Les van der Luyden
-étaient très sensibles à toute critique au sujet de leur existence
-retirée. Par nature timides et réservés, ayant peu de goût pour le
-rôle d'arbitres suprêmes du bon ton que la destinée leur avait
-dévolu, ils ne demandaient qu'à se cacher dans la sylvestre solitude
-de Skuytercliff, et c'était seulement par acquit de conscience qu'ils
-venaient parfois à New-York.
-
-Newland Archer vint au secours de sa mère:
-
---Tout le monde sait ce que vous représentez, vous et ma cousine
-Louisa. C'est pourquoi Mrs Mingott a jugé qu'elle ne devait pas
-permettre qu'un tel affront fût infligé à la comtesse Olenska sans
-que vous en soyez avisés.
-
-Mr et Mrs van der Luyden se concertèrent du regard.
-
---C'est le principe que je n'admets pas, dit Mr van der Luyden.
-Tant qu'une famille de notre milieu soutient un de ses membres, on
-doit considérer la question comme résolue.
-
---C'est mon avis, dit sa femme, comme si elle apportait une idée
-nouvelle.
-
---Je n'aurais jamais cru, continua Mr van der Luyden, que les choses en
-seraient arrivées là.--Il s'arrêta, regardant de nouveau sa
-femme.--Il me revient que la comtesse Olenska est presque des nôtres,
-par le premier mariage de Medora Manson; en tout cas, elle le deviendra
-par le mariage de Newland.--Il se retourna vers le jeune
-homme:--Avez-vous lu le _Times_ de ce matin, Newland?
-
---Mais oui, mon cousin, répondit Newland, qui parcourait tous les
-matins une demi-douzaine de journaux en prenant son café.
-
-Le mari et la femme se regardèrent encore. Leurs yeux pâles
-s'interrogèrent dans une consultation prolongée; puis le visage de Mrs
-van der Luyden s'éclaira d'un léger sourire. Elle avait compris, et
-elle approuvait.
-
-Mr van der Luyden se retourna vers Mrs Archer.
-
---Voulez-vous, chère Adeline, avoir la bonté de dire à Mrs Mingott
-que si la santé de Louisa lui permettait de dîner en ville, nous
-eussions été heureux de remplacer les Lefferts à son dîner?--Il
-s'arrêta pour laisser à cette ironie toute sa portée:
-
---Comme vous le savez, cela est impossible. (Mrs Archer fit entendre un
-assentiment sympathique.) Mais Newland me dit qu'il a lu le _Times_ de
-ce matin; il sait donc, probablement, que le parent de Louisa, le duc de
-Saint-Austrey, arrive la semaine prochaine à New-York. Il vient pour
-engager son _sloop_ dans les courses pour la Coupe Internationale
-l'été prochain, et aussi pour prendre part à une petite chasse aux
-canards à Trevenna.--Mr van der Luyden s'arrêta encore, puis continua
-avec une bienveillance croissante:--Avant de l'emmener à Trevenna, nous
-invitons quelques amis pour le rencontrer: un petit dîner suivi d'une
-réception. Je suis sûr que Louisa sera aussi heureuse que moi, si la
-comtesse Olenska veut bien venir dîner ce soir-là.
-
-Il se leva, s'inclina devant sa cousine avec une affabilité
-cérémonieuse, et ajouta:
-
---Je crois que Louisa m'autorise à dire qu'elle ira porter elle-même
-l'invitation en sortant tout à l'heure,--avec nos cartes, bien entendu,
-avec nos cartes.
-
-À ces mots, Mrs Archer sut comprendre que les grands chevaux bai-bruns
-qui ne devaient jamais attendre étaient déjà à la porte. Elle se
-leva, murmurant de hâtifs remerciements. Le regard de Mrs van der
-Luyden était celui d'Esther triomphante aux pieds d'Assuérus. Mais son
-mari leva la main avec un sourire.
-
---Vous n'avez pas de remerciements à m'adresser, chère Adeline. De
-pareilles choses ne doivent pas se passer à New-York, et ne se
-passeront pas tant que je pourrai les empêcher, prononça-t-il avec une
-mansuétude souveraine, en dirigeant ses cousins vers la porte.
-
-Deux heures après, tout le monde savait que la grande barouche à huit
-ressorts dans laquelle Mrs van der Luyden prenait l'air en toutes
-saisons avait été vue à la porte de la vieille Mrs Mingott, chez
-laquelle des cartes et une lettre avaient été déposées. Et ce même
-soir, à l'Opéra, Mr Sillerton Jackson put certifier que la lettre
-contenait une invitation pour la comtesse Olenska au dîner que
-donnaient les van der Luyden, la semaine suivante, en l'honneur du duc
-de Saint-Austrey.
-
-Dans la loge du cercle, quelques jeunes gens échangèrent un sourire à
-cette nouvelle, et jetèrent un coup d'œil malicieux du côté de
-Lawrence Lefferts, qui, nonchalamment assis sur le devant de la loge,
-tirait sa longue moustache blonde et dit avec autorité, quand la diva
-s'arrêta:
-
---Aucune autre que la Patti ne devrait se risquer dans _la
-Sonnambula._
-
-
-
-
-VIII
-
-
-On fut généralement d'accord à New-York pour trouver que la comtesse
-Olenska avait perdu sa beauté.
-
-Newland Archer n'était qu'un collégien quand elle était venue à
-New-York pour la première fois, petite fille de neuf à dix ans, jolie,
-primesautière. Ses parents, qui avaient toujours mené une vie errante,
-étaient morts quand elle était tout enfant. Elle avait alors été
-recueillie par sa tante Medora Manson, une voyageuse aussi, qui revenait
-à New-York pour s'y fixer.
-
-La pauvre Medora, après ses déplacements répétés, revenait toujours
-à New-York pour s'y fixer, chaque fois dans une habitation plus
-modeste, et amenant toujours avec elle soit un nouvel époux, soit un
-enfant d'adoption. Puis, après un certain temps, elle se séparait
-toujours de son mari ou se querellait avec sa pupille; après quoi, se
-défaisant à perte de sa maison, elle recommençait à courir le monde.
-Comme sa mère était une Rushworth, et comme son dernier et malheureux
-mariage l'avait enchaînée à un des «Olivers fous,» New-York se
-montrait plutôt indulgent pour elle. Cependant on déplorait de voir
-confiée à cette extravagante la petite Ellen, dont les parents, en
-dépit de leur goût pour la vie vagabonde, avaient été très aimés
-à New-York.
-
-On se montrait bien disposé en faveur de la petite, quoique son teint
-éclatant et ses boucles indociles lui donnassent un air de gaieté un
-peu choquant chez une enfant qui aurait dû porter encore le deuil de
-ses parents. C'était une des aberrations de Medora que d'en prendre à
-son aise avec les rites du deuil américain, si strictes à cette
-époque, et quand elle débarqua du paquebot après la mort des parents
-d'Ellen, sa famille fut scandalisée de voir que le voile de crêpe
-qu'elle portait pour le deuil de son frère était de plusieurs
-centimètres plus court que celui de ses belles-sœurs. Quant à Ellen,
-sa robe de mérinos rouge et son collier d'ambre lui donnaient l'air
-d'une petite bohémienne.
-
-Mais New-York s'était résigné depuis si longtemps aux singularités
-de Medora que quelques vieilles dames seulement hochaient la tête
-devant les couleurs éclatantes qu'on faisait porter à Ellen. La
-plupart de ses parents subissaient le charme de ce visage animé, de
-cette nature vive. C'était une petite créature familière et hardie.
-Amusante avec ses questions imprévues et ses réflexions précoces,
-elle déployait quelques menus talents, dansant la danse du châle, et
-chantant des chansons populaires de Naples. La folle Medora s'appelait,
-de son vrai nom, Mrs Thorley Chivers; mais, ayant reçu un titre papal,
-elle avait abandonné le nom de son premier mari pour celui de marquise
-Manson: ainsi, en Italie, expliquait-elle, elle devenait la Marchesa
-Manzoni. Sous sa direction, la petite fille reçut une éducation peu
-banale. Elle dessina (chose inouïe) d'après le modèle, et apprit à
-tenir la partie de piano dans des quatuors avec des artistes de
-profession. Tout cela ne menait à rien de bon, et lorsque, quelques
-années plus tard, le pauvre Chivers finit par mourir dans une maison
-d'aliénés, sa veuve, affublée d'étranges voiles, replia sa tente et
-partit avec Ellen, devenue une grande fille maigre avec des yeux
-éblouissants. Pendant quelque temps, on n'entendit plus parler des deux
-femmes; puis arriva la nouvelle du mariage d'Ellen avec un noble
-Polonais, portant un nom historique, puissamment riche, qu'elle avait
-rencontré à un bal des Tuileries et qu'on disait avoir des
-établissements princiers à Paris, à Nice et à Florence, un yacht à
-Cowes et des chasses en Transylvanie. Elle disparut dans une sorte
-d'apothéose; et lorsque, peu d'années après, la pauvre Medora revint
-encore à New-York, désemparée, désargentée, en deuil d'un
-troisième mari, et en quête d'une installation encore plus modeste, on
-se demanda pourquoi sa nièce, si riche, n'avait rien pu faire pour
-elle. On apprit bientôt que le mariage d'Ellen se terminait en
-désastre et qu'elle-même rentrait dans sa patrie pour chercher parmi
-les siens le repos et l'oubli.
-
-Archer repassait ces événements dans sa mémoire en voyant la comtesse
-Olenska faire son entrée dans le salon des van der Luyden, le soir du
-fameux dîner. L'épreuve était solennelle et il se demandait, avec un
-peu d'inquiétude, comment elle la soutiendrait. Arrivée assez tard,
-une main encore dégantée et rattachant un bracelet à son poignet,
-elle entra sans hâte ni embarras dans ce salon où la compagnie la plus
-choisie de New-York se trouvait assemblée en aréopage.
-
-Elle s'arrêta au milieu de la pièce et promena ses regards autour
-d'elle, le sourire des yeux en contraste avec le pli des lèvres.
-Intérieurement Newland Archer contesta le verdict général porté
-contre la beauté de la jeune femme. À la vérité, sa radieuse
-jeunesse s'était évanouie, ses joues animées avaient pâli, sa taille
-s'était amincie, elle paraissait un peu plus âgée que les trente ans
-qu'elle devait avoir. Mais il y avait en elle ce je ne sais quoi de
-dominateur que donne la beauté, le port de tête était assuré, et
-dans la liberté du regard se lisait la conscience de son pouvoir. Avec
-cela, la comtesse Olenska avait plus de vraie simplicité que la plupart
-des femmes présentes; aussi, comme le dit plus tard Janey, on fut
-déçu de ne pas lui trouver ce dernier cri d'élégance que New-York
-appréciait par-dessus tout. New-York s'attendait à quelque chose de
-beaucoup plus sensationnel de la part d'une personne qui avait traversé
-un drame.
-
-Le dîner fut une cérémonie impressionnante. Ce n'était déjà pas
-une petite affaire que de dîner chez les van der Luyden; mais y dîner
-avec un duc qui était leur cousin devenait presqu'une solennité
-religieuse. Archer aimait à penser que seul un vieux New-Yorkais
-pouvait apprécier la nuance qu'il y avait pour New-York entre un simple
-duc et un duc parent des van der Luyden. Excepté dans le monde des
-Struthers, New-York accueillait avec indifférence, quand ce n'était
-pas avec une hauteur ombrageuse, les nobles de passage; mais, lorsqu'ils
-se présentaient sous de tels auspices, ils étaient reçus avec la
-dernière cordialité: on voyait en eux, non le personnage du Gotha,
-mais de nobles parents dont on suivait encore les traditions.
-
-Si Archer chérissait son vieux New-York, c'est qu'il était sensible
-à toutes ces nuances, même quand il en souriait avec quelque ironie.
-
-Les van der Luyden avaient fait de leur mieux pour entourer la
-circonstance de solennité. Ils avaient sorti les Sèvres des du Lac,
-l'argenterie George II des Trevenna, le service de la Compagnie des
-Indes, et les magnifiques assiettes «Crown Derby.» Mrs van der Luyden
-ressemblait plus que jamais à un Cabanel, et Mrs Archer avait au cou
-les émeraudes de sa grand'mère enchâssées dans des marguerites de
-perles; elle évoquait ainsi pour son fils les miniatures d'Isabey.
-Toutes les dames étaient parées de leurs plus beaux bijoux dont les
-montures, pour la plupart un peu lourdes et démodées, s'harmonisaient
-à l'atmosphère générale. La vieille Miss Lanning portait les camées
-de sa mère et un grand châle de blonde espagnole.
-
-La comtesse Olenska était la seule jeune femme. Cependant, en examinant
-les visages des dames mûres avec leurs colliers de perles et leurs
-panaches de plumes, Archer fut frappé de les voir si enfantins,
-comparés à celui d'Ellen Olenska. Il pensait avec un frisson à ce
-qu'elle avait dû traverser pour en revenir avec ces yeux-là!
-
-Le duc de Saint-Austrey, assis à la droite de la maîtresse de maison,
-était naturellement le personnage important du dîner. Si d'ailleurs la
-comtesse Olenska était moins brillante qu'on ne l'avait espéré, le
-duc, lui, avait l'air totalement insignifiant. Il n'était pas venu
-comme un précédent visiteur ducal en veste de chasse; mais son habit
-était si défraîchi, si déformé, il le portait avec si peu
-d'élégance, courbé sur sa chaise, sa vaste barbe couvrant le plastron
-de sa chemise, qu'il n'avait pas l'air en tenue de soirée. Court,
-hâlé, le dos rond, les yeux petits, le sourire aimable, il parlait peu
-et d'une voix si basse qu'en dépit des silences attentifs, ce qu'il
-disait n'était entendu que de ses plus proches voisins.
-
-Quand les hommes rejoignirent les dames après le dîner, le Duc piqua
-droit sur la comtesse Olenska, s'installa près d'elle, et tous deux se
-plongèrent dans une conversation amicale. Ni l'un ni l'autre ne sembla
-se douter que le duc aurait dû, d'abord, présenter ses hommages à Mrs
-Lovell Mingott et à Mrs Headley Chivers, et la comtesse entretenir cet
-aimable hypocondriaque, M. Urban Dagonet de Washington Square, qui
-faisait fléchir pour elle sa règle immuable de refuser toute
-invitation à dîner entre les mois de janvier et d'avril. Le duc et la
-comtesse bavardèrent pendant près de vingt minutes; puis, la comtesse
-se leva, et traversant seule la vaste pièce, elle alla s'asseoir près
-de Newland. L'étiquette à New-York voulait qu'une dame attendît,
-immobile comme une idole; c'était aux hommes à se succéder à ses
-côtés. Sans doute elle ignorait cette règle. Elle s'assit, avec une
-aisance parfaite, dans le coin du canapé près d'Archer et posa sur lui
-son chaud regard.
-
---Parlez-moi de May, dit-elle.
-
-Au lieu de lui répondre, il demanda:
-
---Vous connaissiez déjà le duc?
-
---Oui, nous le voyions tous les hivers à Nice. Il aime beaucoup le jeu.
-Il venait souvent à la maison.--Elle dit cela le plus naturellement du
-monde, comme elle eût dit: «Il aime beaucoup la pêche à la ligne.»
-Et, non moins naturellement, elle ajouta: C'est, je crois bien, l'homme
-le plus ennuyeux que j'aie jamais rencontré.
-
-Cette réflexion plut tellement au jeune homme qu'elle dissipa sa
-légère contrariété: c'était amusant de rencontrer une femme qui
-trouvait ennuyeux le duc et qui osait le dire! Il aurait voulu
-questionner la jeune femme, plonger dans sa vie passée, que des paroles
-prononcées négligemment avaient éclairée de lueurs furtives. Mais il
-eut peur de toucher à des souvenirs troublants, et déjà, elle était
-revenue à son premier sujet.
-
---May est adorable! Je n'ai pas vu à New-York une jeune fille aussi
-jolie et intelligente. Je pense que vous en êtes très amoureux...
-
-Newland rougit et se mit à rire:
-
---Naturellement.
-
-Elle le regarda, songeuse:
-
---Croyez-vous, dit-elle, qu'il y ait une limite à l'amour?
-
---À l'amour? S'il en est une, je ne l'ai pas trouvée.
-
-Elle rayonna de sympathie:
-
---Alors, c'est réellement et sincèrement un roman?
-
---Le plus romanesque des romans.
-
---Voilà qui est délicieux! Et vous avez trouvé cela vous deux tout
-seuls? Ce n'est pas un arrangement qu'on a fait pour vous?
-
-Archer la regarda avec stupeur:
-
---Avez-vous oublié, dit-il, qu'en Amérique nous arrangeons nos
-mariages nous-mêmes?
-
-Elle rougit violemment et Newland regretta ses paroles.
-
---Oui, répondit-elle, j'avais oublié. Il faut m'excuser. Je ne me
-rappelle pas toujours que les mariages, si affreux là d'où je viens,
-sont beaux et purs ici.
-
-Ses yeux s'abaissèrent sur son éventail en plumes d'aigle, et Newland
-vit trembler ses lèvres.
-
---Pardonnez-moi! dit-il impétueusement; mais, ici, vous êtes au
-milieu d'amis, vous le savez.
-
---Oui, je le sais, je le sens, partout où je vais. C'est pourquoi je
-suis revenue. Je veux tout oublier, redevenir une parfaite Américaine,
-comme les Mingott, les Welland, vous et votre charmante mère... et
-toutes ces personnes si aimables qui sont ici ce soir. Ah! voilà May
-qui arrive. Vous devez être pressé d'aller la rejoindre,
-ajouta-t-elle, mais sans bouger, les yeux de nouveau fixés sur le jeune
-homme.
-
-Les invités de la soirée commençaient à remplir les salons. Archer
-suivit le regard de la comtesse Olenska: il vit May qui entrait avec sa
-mère. Grande, élancée, dans sa robe blanche ceinturée d'argent, avec
-ses cheveux couronnés de fleurs d'argent, c'était Diane en personne.
-
---J'ai tant de rivaux, dit Archer. Voyez comme elle est déjà
-entourée! Voilà le duc qui se fait présenter.
-
---Restez encore un peu avec moi, dit la comtesse Olenska à voix basse,
-et de son éventail elle effleura le genou du jeune homme. Ce n'était
-qu'un léger frôlement, mais qui le fit tressaillir.
-
---Vous permettez que je reste? répondit-il sur le même ton, sachant
-à peine ce qu'il disait.
-
-Mais le maître de la maison s'avançait, suivi du vieux Mr Urban
-Dagonet. La comtesse les accueillit avec un sourire grave, et Archer,
-sous le regard de M. van der Luyden, se leva.
-
-Mme Olenska lui tendit la main:
-
---C'est entendu. Demain, après cinq heures. Je vous attendrai,
-dit-elle; puis, elle fit place à Mr Dagonet auprès d'elle.
-
-Archer répéta: Demain. Pourtant, ils n'avaient pas pris rendez-vous
-et, durant leur conversation, la comtesse n'avait pas témoigné qu'elle
-désirât le revoir.
-
-En s'éloignant, il vit Lawrence Lefferts qui s'approchait pour
-présenter sa femme. Gertrude Lefferts, très empressée, disait avec
-son large sourire insipide:
-
---Je crois me rappeler que nous allions ensemble au cours de danse
-quand nous étions petites.
-
-Derrière elle, attendant leur tour de se nommer à la comtesse, Archer
-reconnut nombre de couples récalcitrants qui avaient refusé de la
-rencontrer chez Mrs Lovell Mingott. Comme le disait Mrs Archer: «Quand
-les van der Luyden veulent donner une leçon, ils savent s'y prendre. Ce
-qui est dommage, c'est qu'ils le fassent si rarement.»
-
-Newland sentit une main sur son bras et vit Mrs van der Luyden, qui
-le regardait du haut de sa splendeur, dans l'éclat de sa robe de
-velours et de ses diamants de famille.
-
---Comme vous avez-été bon, Newland, de vous occuper ainsi de
-Mme Olenska! J'ai dit à votre oncle Henry qu'il était temps d'aller
-vous relever.
-
-Archer répondit par un vague sourire; elle ajouta, aimable:
-
---Je n'ai jamais vu May plus en beauté. Le duc est d'avis que nous
-n'avons pas de plus ravissante jeune fille.
-
-
-
-
-IX
-
-
-«Après cinq heures,» avait dit la comtesse Olenska. À cinq heures et
-demie, Archer sonnait à la porte d'une maison d'aspect modeste, dont la
-façade lézardée se dissimulait sous une glycine géante enroulée
-autour d'un étroit balcon. Mme Olenska avait loué cette maison, tout
-au bas de la Vingt-troisième rue, à la vagabonde Medora.
-
-C'était choisir un bizarre quartier. Des petites couturières, des
-empailleurs d'oiseaux exotiques, des «gens qui écrivaient,» étaient
-les plus proches voisins de la comtesse Olenska. Plus loin, Archer
-reconnut, au fond d'une allée pavée, une maison délabrée en bois que
-Winsett, un journaliste qu'il rencontrait quelquefois, lui avait dit
-habiter. Winsett n'invitait personne chez lui, mais il avait indiqué sa
-demeure à Archer au cours d'une promenade nocturne, et ce dernier
-s'était demandé, avec un petit frisson, si, dans les autres capitales,
-les hommes de lettres étaient aussi pauvrement logés.
-
-La maison devant laquelle Archer s'était arrêté ne se distinguait des
-autres que par son badigeon un peu plus frais; et le jeune homme se dit
-que le comte Olenski avait dû dépouiller sa femme de sa fortune aussi
-bien que de ses illusions.
-
-Archer avait passé une journée maussade. Après le déjeuner chez les
-Welland, il avait espéré emmener May faire une promenade dans le
-Central Parc, l'avoir à lui, lui dire combien elle avait été
-ravissante la veille, au bal, combien il était fier d'elle, et la
-presser de faire hâter leur mariage. Mais Mrs Welland lui avait
-doucement rappelé que la tournée des visites de famille n'était pas
-à moitié faite; et, quand il manifesta son désir d'écourter les
-fiançailles, elle fronça les sourcils et soupira:
-
---Songez donc, mon ami, douze douzaines de tout,--et brodées à
-la main!
-
-Dans le grand landau de famille, ils roulèrent d'une porte à l'autre.
-Archer, la tournée accomplie, se sépara de sa fiancée avec le
-sentiment d'avoir été montré comme un captif dans un «triomphe.» À
-la pensée que son mariage ne serait célébré qu'à l'automne, et
-qu'il continuerait d'ici là à mener le même genre de vie, il se
-sentit de plus en plus déprimé.
-
---Demain, lui rappela Mrs Welland comme il partait, nous ferons
-les Chivers et les Dallas.
-
-Évidemment, on rendait visite aux deux familles dans l'ordre
-alphabétique, et on n'en était encore qu'au premier quart de
-l'alphabet.
-
-Archer s'était proposé de dire à May que la comtesse Olenska l'avait
-prié d'aller la voir ce jour-là; mais, dans les courts moments où il
-se trouva seul avec sa fiancée, il eut des sujets de conversation plus
-pressants. Et puis, il trouva un peu ridicule de faire allusion à
-l'invitation de Mme Olenska. Il savait que May désirait qu'il fut
-aimable pour sa cousine; n'était-ce pas pour déférer à ce désir
-qu'on avait avancé l'annonce de leurs fiançailles?
-
-Au moment d'entrer chez Mme Olenska, sa curiosité était vivement
-éveillée. La façon imprévue dont elle l'avait invité à venir la
-voir l'intriguait. Il fut reçu par une servante au teint doré, dont la
-poitrine bombée était recouverte d'un fichu à couleurs vives; une
-Sicilienne, pensa Archer. Elle l'accueillit en souriant et ne répondit
-à ses questions que par un signe de tête; puis elle le fit entrer dans
-un salon au plafond bas, où pétillait un feu de bois. La pièce était
-vide, et Archer se demanda si la servante était allée à la recherche
-de sa maîtresse, ou si, n'ayant pas compris ce qu'il était venu faire,
-elle l'avait peut-être pris pour l'horloger: il vit, en effet, que
-l'unique pendule ne marchait pas. Il savait que les races méridionales
-communiquent entre elles par gestes, et fut mortifié de n'avoir rien
-compris aux signes et aux sourires de la femme de chambre. Enfin, elle
-revint avec une lampe, et Archer, étant parvenu à combiner une phrase
-tirée de Dante et de Pétrarque, provoqua cette réponse: _La signora
-è fuori, ma verra subito._
-
-Cependant, à la clarté de la lampe, se révélait à lui le charme
-enveloppant et discret de ce salon, si différent de ceux auxquels il
-était habitué! On lui avait dit que la comtesse Olenska avait
-rapporté avec elle quelques meubles, «débris du naufrage,»
-disait-elle. C'étaient, sans doute, ces tables légères en
-marqueterie, ce petit bronze grec sur la cheminée, et les deux bandes
-de damas rouge clouées sur le papier décoloré du mur, et faisant fond
-à des tableaux vaguement italiens, dans de vieux cadres dédorés.
-
-Newland Archer se piquait d'être connaisseur en art italien. Son
-adolescence avait été saturée de Ruskin, et il avait lu les derniers
-ouvrages de John Addington Symonds, _l'Euphorion_ de Vernon Lee, les
-essais de P.-G. Hamerton, et un nouveau volume dont on parlait beaucoup,
-_la Renaissance_, de Walter Pater. Il parlait avec aisance de
-Botticelli, avec une légère condescendance de Fra Angelico; mais les
-tableaux de Mme Olenska le déconcertaient, car ils ne ressemblaient à
-rien de ce qu'il avait accoutumé de voir, et par conséquent, de
-comprendre, quand il voyageait en Italie. Peut-être ses dons
-d'observation étaient-ils diminués du fait qu'il se trouvait seul dans
-cette mystérieuse maison où, apparemment, personne ne l'attendait. Il
-regrettait de n'avoir pas parlé à May de l'invitation de la comtesse
-Olenska, et était un peu troublé par la pensée que sa fiancée
-pouvait arriver inopinément, et le trouver installé seul au coin du
-feu à cette heure intime du crépuscule d'hiver.
-
-Mais, puisqu'il s'était rendu à l'invitation, il n'avait plus qu'à
-attendre, les pieds au feu. L'atmosphère de ce salon était si
-particulière! Certes, il avait déjà vu des pièces tendues de damas
-rouge et de tableaux de l'école italienne: ce qui le frappait, c'était
-la façon dont Mme Olenska, à l'aide de deux ou trois vieux bibelots,
-et de quelques mètres de damas rouge, avait su donner un accent
-personnel à cette pauvre pièce misérablement meublée. Il essaya d'en
-analyser le mystère. Était-ce le savant agencement des tables et des
-chaises, ou le fait de n'avoir mis que deux roses rouges dans le
-vase,--où toute autre main en eût fourré une douzaine?--Était-ce
-enfin le vague parfum flottant dans l'air, qui donnait à cette pièce
-une atmosphère si exotique à la fois et si intime? Le parfum surtout
-l'intriguait, car ce n'était ni du «White Rose,» ni de la «Violette
-de Parme,» mais une odeur qui faisait rêver à des bazars lointains,
-à l'ambre gris, au café turc, et aux pétales de roses desséchées.
-
-Il essaya de se figurer ce que serait le salon de May. Très généreux,
-Mr Welland avait déjà en vue une maison de la Trente-neuvième rue. On
-jugeait le quartier un peu éloigné, mais la maison, toute neuve,
-était construite en pierres d'un jaune verdâtre que les jeunes
-architectes commençaient à employer pour réagir contre les pierres
-brunes dont le ton uniforme faisait de New-York une vaste glace au
-chocolat. Et la plomberie était parfaite. Archer aurait préféré
-remettre à plus tard le choix de l'installation; mais les Welland, tout
-en approuvant que la lune de miel se passât en Europe,--et se
-prolongeât même par un hiver en Égypte,--insistaient sur la
-nécessité, pour le jeune ménage, de trouver une maison prête au
-retour. Archer sentait que son sort était fixé. Pour le reste de ses
-jours, il monterait les marches en pierres jaunes verdâtres, et
-traverserait le «vestibule pompéien,» pour arriver à l'antichambre
-lambrissée de bois clair; mais son imagination s'arrêtait là. Il
-savait que le salon, à l'étage supérieur, avait une grande baie
-vitrée; mais il ne pouvait se figurer quel parti May en tirerait. Elle
-supportait sans difficulté les capitonnages violets et jaunes du salon
-de ses parents, ses tables en imitation de Boule, ses vitrines dorées
-remplies de Saxe moderne: pourquoi supposer qu'elle désirât chez elle
-autre chose? Le jeune homme se consola à l'idée d'arranger lui-même
-son cabinet de travail, qu'il meublerait de ces nouveaux meubles anglais
-genre «pré-raphaélite,» avec de solides bibliothèques sans portes
-vitrées.
-
-La servante revint, ferma les rideaux, tisonna le feu, répéta en
-souriant: _Verrà, verrà._ Quand elle fut partie, Archer se leva et
-commença à marcher à travers la pièce. Attendrait-il plus longtemps?
-Sa position devenait assez ridicule. Peut-être avait-il mal compris Mme
-Olenska; peut-être n'avait-elle pas eu l'intention de l'inviter...
-
-De la rue silencieuse monta le bruit sec des sabots d'un steppeur. Une
-voiture s'arrêta et Archer entendit une portière qui s'ouvrait. En
-écartant les rideaux, il vit, à la lueur du réverbère, Julius
-Beaufort qui aidait Mme Olenska à descendre de son petit coupé
-anglais.
-
-Beaufort, le chapeau à la main, disait quelque chose à la jeune femme,
-qui parut répondre négativement. Ils se serrèrent la main; le
-banquier sauta dans la voiture, et Mme Olenska monta lentement les
-marches du perron.
-
-Elle entra dans le salon sans paraître surprise d'y trouver Archer. La
-surprise était un sentiment auquel elle semblait rarement s'abandonner.
-
---Ma petite cabane vous plaît-elle? demanda-t-elle en souriant. Pour
-moi, c'est le Paradis!
-
-Tout en parlant, elle dénouait son chapeau à brides et l'envoyait
-rejoindre sur une chaise son long manteau.
-
---Vous l'avez arrangé avec un goût exquis, répondit Archer,
-rougissant de la banalité du propos. Il se sentait comme emprisonné
-dans le convenu par son désir même de dire quelque chose de frappant.
-
---C'est bien insignifiant! Ma famille méprise mon petit coin. En
-tout cas, c'est moins triste que chez les van der Luyden.
-
-Archer fut ébloui de tant d'audace: on aurait trouvé peu d'esprits
-assez subversifs pour traiter de triste l'imposante demeure des van der
-Luyden. Les privilégiés qui y pénétraient, avec un léger frisson,
-étaient d'accord pour louer l'élégance des salons. Archer était ravi
-que la comtesse Olenska eût traduit l'impression générale.
-
---Ce que vous avez fait ici est délicieux, répéta-t-il.
-
---Je l'avoue, j'aime cette petite maison; mais c'est surtout, je
-crois, parce qu'elle est dans mon pays, à New-York, et... et que j'y
-suis seule.
-
-Elle parlait si bas qu'il entendit à peine la fin de la phrase.
-Embarrassé, il répondit:
-
---Vous aimez tant que ça être seule?
-
---Oui, puisque mes amis m'empêchent de sentir ma solitude...--Elle
-s'assit près du feu et ajouta: Nastasia nous apportera le thé.--Puis,
-faisant signe à Archer de reprendre sa place: Je vois que vous avez
-déjà choisi votre coin.
-
-Renversée dans un fauteuil, elle croisa ses bras derrière sa tête,
-et regarda le feu, les yeux mi-clos.
-
---C'est l'heure que je préfère, dit-elle; et vous?
-
-Archer crut devoir au sentiment de sa dignité de demander:
-
---Je craignais que vous n'eussiez oublié l'heure. Beaufort vous a
-sans doute retardée.
-
-Elle prit un air amusé.
-
---Que voulez-vous dire? Avez-vous attendu longtemps? Mr Beaufort m'a
-menée voir un tas de maisons, puisqu'on a décidé que je ne devais pas
-rester dans celle-ci.--Elle avait l'air de se désintéresser et de
-Beaufort et de son visiteur, et continua:--Je n'ai jamais vu une ville
-où l'on ait plus de répugnance à habiter les quartiers excentriques.
-Quelle importance cela a-t-il? On m'a dit que cette rue est très
-convenablement habitée.
-
---Elle n'est pas à la mode.
-
---À la mode? Attachez-vous tant d'importance à la mode? Pourquoi ne
-pas se faire sa mode à soi? Peut-être ai-je toujours vécu avec trop
-d'indépendance. En tout cas, je veux faire ce que vous faites tous: je
-veux sentir de l'affection et de la sécurité autour de moi.
-
-Il fut ému, comme la veille quand elle lui avait parlé de son
-désir d'être guidée.
-
---Voilà justement ce que souhaitent vos amis. Il n'y a rien à
-craindre à New-York, ajouta-t-il avec une pointe de sarcasme.
-
---Oui, n'est-ce pas? On en a l'impression, s'écria-t-elle, sans saisir
-l'ironie. C'est comme d'entrer en vacances, quand on a été une bonne
-petite fille qui a bien fait tous ses devoirs.
-
-La comparaison ne plut pas à Newland. Il voulait bien parler de
-New-York sur un ton cavalier, mais il n'aimait pas que d'autres prissent
-la même liberté. Il se demandait si Ellen ne commençait pas à
-comprendre que la société de New-York était une redoutable machine
-qui avait été bien près de la broyer. Le dîner des Lovell Mingott,
-retapé in extremis, fait de pièces et morceaux pris à différents
-milieux sociaux, aurait dû lui apprendre le péril auquel elle avait
-échappé. Elle n'avait jamais compris le danger, ou elle l'avait perdu
-de vue dans le triomphe de la soirée des van der Luyden. Archer
-inclinait à la première supposition, et l'idée que, pour la jeune
-femme, les distinctions sociales de New-York n'existaient pas encore,
-l'agaçait vaguement.
-
---Hier soir, dit-il, tout New-York se pressait pour vous faire
-honneur. Les van der Luyden ne font pas les choses à moitié.
-
---Les aimables gens! Leur réunion était si charmante! Tout le
-monde paraît avoir pour eux tant d'estime!
-
-Les termes semblaient peu appropriés: les mêmes eussent convenu
-pour un goûter chez la chère vieille miss Lanning.
-
---Les van der Luyden, dit pompeusement Archer, disposent d'une grande
-influence sur la société de New-York. Malheureusement, à cause de la
-santé de Mrs van der Luyden, ils reçoivent très rarement.
-
-Elle dégagea ses mains de dessus sa tête et attacha sur Archer
-des yeux pensifs.
-
---N'est-ce pas là, la raison?...
-
---La raison?...
-
---De leur grande influence... qu'ils se fassent si rares!
-
-Il rougit un peu, la regarda fixement, puis soudain il comprit la
-portée de cette remarque. D'un seul coup elle avait frappé les van der
-Luyden, et ils s'écroulaient! Il rit et les sacrifia.
-
-Nastasia apporta le thé avec des tasses japonaises sans anses, et des
-assiettes couvertes. Elle plaça le plateau sur une table basse auprès
-de la comtesse Olenska.
-
---Vous m'expliquerez tout: vous me direz tout ce que je dois savoir,
-continua-t-elle, en s'approchant pour lui offrir une tasse de thé.
-
---C'est vous qui m'expliquez, vous qui ouvrez mes yeux à des choses
-que je regarde depuis si longtemps que je finis par ne plus les voir!
-
-Elle détacha de son bracelet un petit porte-cigarettes en or, le
-lui tendit, et prit elle-même une cigarette.
-
---Alors, nous pouvons nous aider mutuellement. Mais c'est surtout moi
-qui ai besoin de secours. Dites-moi exactement ce que je dois faire.
-
-Il fut sur le point de lui dire: «Ne vous montrez pas en voiture avec
-Beaufort;» mais il était trop pénétré par l'atmosphère de la
-chambre, qui était son atmosphère à elle, pour risquer cet avis.
-C'eût été comme de dire à quelqu'un, au moment où il achète des
-parfums à Samarkande, qu'il est nécessaire de s'approvisionner de
-vêtements chauds pour passer l'hiver à New-York. New-York semblait
-beaucoup plus loin que Samarkande, et si vraiment ils devaient
-s'entraider, elle lui rendait le premier de leurs services mutuels en
-lui faisant voir sa ville natale objectivement. Vu ainsi, comme par le
-gros bout d'un télescope, New-York semblait singulièrement petit et
-distant: c'est ainsi qu'on l'aurait vu de Samarkande.
-
-Une flamme jaillit des bûches, et la comtesse Olenska, se penchant en
-avant, tendit ses mains fines si près du feu qu'une fine auréole
-entoura l'ovale de ses ongles. La lumière soudaine fit rougir les
-boucles échappées des nattes sombres de la jeune femme et rendit plus
-pâle encore la pâleur de son visage.
-
---Il y a assez de monde pour vous dire ce que vous devez faire,
-reprit Archer avec une secrète envie.
-
---Mes tantes? Et ma chère vieille grand'mère?... Elles m'en veulent un
-peu de m'être émancipée, ma pauvre grand-mère surtout. Elle aurait
-voulu me garder avec elle; mais j'avais besoin d'être libre.
-
-Archer fut abasourdi par cette façon légère de s'exprimer sur la
-formidable Catherine, et ému à la pensée de ce qui avait pu donner à
-Mme Olenska cette soif d'une liberté qui comportait tant de solitude.
-Mais l'image de Beaufort l'irritait.
-
---Je crois comprendre ce que vous éprouvez, dit-il. Votre famille vous
-conseillera, vous expliquera les différences, vous montrera la voie.
-
-Elle releva ses fins sourcils.
-
---New-York est-il un tel labyrinthe? Je le croyais tout droit d'un bout
-à l'autre, comme la Cinquième avenue, et avec toutes ses rues
-numérotées.--Elle sembla deviner, chez le jeune homme, une légère
-désapprobation, et ajouta, avec ce sourire qui illuminait tout son
-visage:--Si vous saviez comme je l'aime, précisément à cause de cela:
-toutes ces lignes droites, dans tous les sens, avec toutes ces grandes
-étiquettes honnêtes sur chaque chose!
-
-Il saisit la balle au bond.
-
---On peut mettre des étiquettes sur les choses, pas sur les
-personnes.
-
---Peut-être. Sans doute je simplifie trop: mais vous m'avertirez quand
-je me tromperai.--Elle se tourna vers lui.--Il n'y a que deux personnes
-ici qui puissent me renseigner: vous et Mr Beaufort.
-
-Archer fut un peu saisi d'entendre accoler son nom à celui de Beaufort.
-Mais il songea à l'atmosphère malsaine où Ellen avait vécu; il pensa
-qu'il devait profiter de la confiance qu'elle lui témoignait pour lui
-montrer Beaufort et tout ce qu'il représentait sous son jour
-véritable, et lui en inspirer le dégoût.
-
-Il répondit doucement:
-
---Je comprends: mais tout d'abord, gardez l'appui de vos vieux amis,
-des femmes comme votre grand'mère Mingott, Mrs Welland, Mrs van der
-Luyden. Elles vous aiment, vous admirent, désirent vous aider.
-
-Elle hocha la tête et soupira:
-
---Oh! je sais, je sais. Elles veulent m'aider, mais à la condition de
-ne rien entendre qui leur déplaise. Ma tante Welland me l'a dit en
-propres termes. On ne désire donc pas savoir la vérité ici? La
-solitude, c'est de vivre parmi tous ces gens aimables qui ne vous
-demandent que de dissimuler vos pensées.
-
-Elle cacha sa figure dans ses mains et Archer vit ses minces épaules
-secouées par un sanglot.
-
---Madame Olenska! Je vous en prie... Ellen, supplia-t-il, en se
-levant et se penchant sur elle.
-
-Il prit une de ses mains, la serra, la caressa comme celle d'un enfant,
-pendant qu'il murmurait des mots de réconfort. Mais elle se libéra, et
-leva sur lui des yeux encore pleins de larmes.
-
---Ici, on ne pleure pas; au Paradis, il n'y a pas de raison de
-pleurer, dit-elle, en rajustant ses tresses, et se penchant, déjà
-souriante, au dessus de la bouilloire.
-
-Archer se disait en tremblant que deux fois il l'avait appelée «Ellen»
-et qu'elle ne l'avait pas remarqué. Bien loin, comme par le petit bout
-de la lorgnette, il aperçut la blanche image, estompée, de May Welland,
-à New-York.
-
-Tout à coup, Nastasia passa la tête, dit quelques mots à voix basse.
-Mme Olenska, la main encore dans ses cheveux, poussa une exclamation, un
-vif «_già! già!_» et le duc de St-Austrey entra, pilotant une grosse
-dame, coiffée d'une perruque noire surmontée de plumes rouges:
-d'abondantes fourrures l'emmitouflaient.
-
---Ma chère comtesse, je vous ai amené une de mes vieilles amies, Mrs
-Struthers. On ne l'avait pas invitée à la soirée d'hier, et elle
-désire vous connaître.
-
-Mme Olenska s'avança, avec des paroles de bienvenue, vers le singulier
-couple. Elle ne sembla pas trouver insolite la liberté que prenait le
-duc en lui amenant ainsi une étrangère. Le duc lui-même semblait
-trouver cela parfaitement naturel.
-
---J'ai tant désiré faire votre connaissance, ma chère! s'écria Mrs
-Struthers, d'une voix sonore qui s'accordait avec ses plumes éclatantes
-et avec sa perruque aux reflets métalliques.
-
-Je veux connaître tous ceux qui sont jeunes, intéressants et
-charmants. Le duc me dit que vous aimez la musique. N'est-ce pas, mon
-cher duc? Vous êtes pianiste, vous-même, je crois. Alors voulez-vous
-venir demain entendre Joachim? Je reçois tous les dimanches. C'est le
-jour où New-York ne sait que faire; alors je lui dis: «Venez,
-amusez-vous!» Le duc a pensé que vous seriez attirée par Joachim.
-Vous retrouverez beaucoup d'amis.
-
-Le visage de Mme Olenska s'illumina de plaisir.
-
---Comme c'est aimable! Comme le duc est bon d'avoir pensé à moi!
-Je serai trop heureuse de venir.
-
-Elle avança un fauteuil près de la table à thé et Mrs Struthers s'y
-installa béatement.
-
---Voilà qui est convenu, ma chère; et amenez ce jeune homme avec vous.
-
-Mrs Struthers tendit à Archer une main cordiale.
-
---Excusez-moi, je ne peux pas retrouver votre nom; mais je suis sûre de
-vous avoir déjà rencontré. J'ai rencontré tout le monde, ici, à
-Paris, ou à Londres. Êtes-vous dans la diplomatie? Tous les diplomates
-viennent chez moi. Vous aussi, vous aimez la musique? Mon cher duc, ne
-manquez pas de l'amener.
-
-Archer remercia et prit congé; il se sentait gêné comme un écolier.
-Au surplus, il ne regrettait pas que sa visite eût été interrompue
-par cette entrée inopinée: si seulement elle s'était produite un peu
-plus tôt, elle lui aurait épargné une dépense d'émotion bien
-inutile.
-
-Dehors, il se rappela qu'il était à New-York et il eut l'impression
-que May Welland se rapprochait de lui. Il se dirigea vers sa fleuriste
-habituelle, pour envoyer à la jeune fille la corbeille de muguets qu'à
-sa grande confusion il avait oublié de commander le matin. Après avoir
-écrit un mot sur une carte, comme il attendait une enveloppe, il
-parcourut des yeux la boutique fleurie, et son regard fut attiré par un
-bouquet de roses jaunes. Il n'en avait jamais vues d'un jaune aussi
-doré, aussi lumineux. Son premier mouvement fut de les envoyer à May
-au lieu des muguets. Mais ces fleurs ne seyaient pas à la jeune fille:
-elles avaient quelque chose de trop riche, de trop fort, dans leur chaud
-éclat. Presque sans savoir ce qu'il faisait, dans une brusque saute
-d'humeur, Newland fit signe à la fleuriste de mettre les roses dans un
-long carton, et glissa une carte dans une seconde enveloppe, sur
-laquelle il inscrivit le nom de la comtesse Olenska. Puis, au moment de
-s'en aller, il retira la carte, laissa l'enveloppe vide sur la boîte.
-
---Portez-les tout de suite, fit-il, en désignant les roses.
-
-
-
-
-X
-
-
-Le lendemain, après le déjeuner, Archer put obtenir de May qu'elle
-vînt avec lui faire une promenade au Central Park. C'était un dimanche
-et, selon la vieille coutume de New-York, elle devait accompagner ses
-parents à l'église matin et après-midi; mais Mrs Welland ferma les
-yeux sur cette infraction aux usages, car, le matin même, elle avait
-obtenu de sa fille de se plier aux longues fiançailles qui
-permettraient de constituer un trousseau brodé à la main, et comptant
-le nombre de douzaines nécessaires.
-
-Le temps était exquis. Le long du Mail, la voûte des branches
-dépouillées se dessinait sur un fond de lapis, au-dessus d'une couche
-de neige étincelante. Les couleurs de May s'avivaient dans le froid,
-comme celles d'un jeune érable à la première gelée. Archer, fier des
-regards qu'elle attirait, oubliait ses perplexités secrètes dans la
-joie de la regarder.
-
---C'est une sensation délicieuse de s'éveiller le matin en
-respirant l'odeur des muguets! dit-elle en souriant.
-
---Pardonnez-moi, si, hier, votre bouquet est arrivé en retard; je
-n'avais pas eu le temps de passer chez la fleuriste le matin,
-répondit-il.
-
---C'est la preuve que vous les choisissez vous-même chaque jour. Pour
-rien au monde je ne voudrais que votre bouquet arrivât toujours à la
-même heure, comme un professeur de piano, car je saurais alors que vous
-l'avez commandé d'avance une fois pour toutes. Ainsi avait fait
-Lawrence Lefferts, lorsqu'il s'est fiancé avec la pauvre Gertrude.
-
---Ça leur ressemble, dit Archer, enchanté de cette fine remarque.
-
-Et il se sentit assez sûr de lui-même pour ajouter:
-
---Quand je vous ai envoyé des muguets hier, j'ai vu quelques belles
-roses jaunes, et je les ai fait porter à la comtesse Olenska. Ai-je
-bien fait?
-
---Comme c'est gentil! Cela lui fait tant de plaisir quand on pense à
-elle! Ce qui m'étonne, c'est qu'elle n'ait pas parlé de vos roses.
-Elle a déjeuné avec nous ce matin, et nous a dit que Mr Beaufort lui
-avait envoyé de magnifiques orchidées et que Mr van der Luyden avait
-fait venir pour elle de Skuytercliff toute une corbeille d'œillets. Il
-semble que ce soit nouveau pour elle de recevoir des fleurs. N'en
-envoie-t-on pas en Europe? Elle trouve que c'est une coutume charmante.
-
---Mes fleurs auront été éclipsées par celles de Beaufort! songea
-Archer, légèrement piqué. Puis il se souvint qu'il n'avait pas joint
-sa carte à l'envoi des roses, et regretta d'en avoir parlé. Il était
-sur le point de dire: «J'ai été voir votre cousine hier,» mais il
-hésita. Si Mme Olenska avait passé sa visite sous silence, mieux
-valait faire comme elle. Tout cela prenait un air de mystère qu'Archer
-n'aimait qu'à moitié. Pour changer de sujet, il se mit à parler de
-leur mariage, de leur avenir, et de l'obstination de Mrs Welland à
-prolonger le temps des fiançailles.
-
---Rappelez-vous qu'Isabelle et Reggie Chivers ont été fiancés deux
-ans, Grace et Thorley près d'un an et demi! Et puis, est-ce que nous ne
-sommes pas très bien comme nous sommes?
-
-C'était la réponse classique de toute jeune fiancée. Archer s'en
-voulait de la trouver un peu puérile dans la bouche de May, qui avait
-près de vingt-deux ans. Et il se demandait à quel âge les femmes
-«bien élevées» commençaient à penser par elles-mêmes.
-
---Nous pourrions faire beaucoup mieux que d'attendre: être ensemble
-tout à fait, voyager.
-
-La figure de la jeune fille s'illumina: elle avoua qu'elle adorait
-les voyages. Mais sa mère ne comprendrait pas qu'on pût désirer ne
-pas faire comme tout le monde.
-
---Mais ne pas faire comme tout le monde, c'est justement ce que je
-veux! insista l'amoureux.
-
---Vous êtes si original! dit-elle, avec un regard d'admiration.
-
-Une sorte de découragement s'empara du jeune homme. Il sentait qu'il
-prononçait exactement toutes les paroles que l'on attend d'un fiancé,
-et qu'elle faisait toutes les réponses qu'une sorte d'instinct
-traditionnel lui dictait,--jusqu'à lui dire qu'il était original.
-
---Original? Nous sommes tous aussi pareils les uns aux autres que ces
-poupées découpées dans une feuille de papier plié. Ne pourrions-nous
-pas être un peu nous-mêmes, May?
-
-Ils s'étaient arrêtés l'un en face de l'autre, excités par la
-discussion. May le regardait, les yeux brillant d'admiration.
-
---Mon Dieu! Vous voulez donc m'enlever?
-
---Je ne demande pas mieux!
-
---Comme vous m'aimez, Newland! Je suis si heureuse! Nous ne pouvons
-pourtant pas agir comme des amoureux de roman, dit-elle en riant.
-
---Pourquoi pas? Pourquoi pas?
-
-Elle parut un peu contrariée de son insistance. Elle sentait très
-bien que ce qu'il voulait était impossible, mais visiblement elle
-ne trouvait pas de raison à lui opposer.
-
---Je ne suis pas assez forte pour discuter avec vous; mais ne
-serait-ce pas--comment dire?--«mauvais genre?» suggéra-t-elle doucement.
-
-Elle avait conscience d'avoir énoncé l'argument sans réplique.
-
---Avez-vous si peur de paraître «mauvais genre?»
-
---Mais oui, j'en serais fâchée. Et vous aussi, ajouta-t-elle,
-légèrement piquée.
-
-Il restait silencieux, frappant nerveusement le bout de sa bottine
-avec sa canne. Il sentait qu'après tout elle avait trouvé le vrai
-moyen de clore l'incident. Elle reprit, rassurée:
-
---Vous ai-je dit que j'avais montré ma bague à Ellen? Elle assure
-qu'elle n'a jamais vu une aussi jolie monture. Il n'y a rien de
-pareil rue de la Paix. Vous êtes tellement artiste, Newland!...
-
-Le jour suivant, pendant qu'Archer, avant le dîner, fumait un cigare
-dans la bibliothèque, Janey vint le trouver. Archer, comme presque tous
-les jeunes gens de son monde, avait fait son droit, et avait maintenant
-un emploi dans l'étude d'un avocat distingué[1]. Il était revenu de
-l'étude ce jour-là d'assez mauvaise humeur, vaguement déprimé, et
-obsédé par l'idée que jusqu'à la fin de sa vie il ferait
-vraisemblablement toujours la même chose à la même heure, et dans le
-même cadre.
-
-«Monotonie!... monotonie!...» soupira-t-il. Ce mot l'obsédait. En
-rentrant, ce soir-là, il ne s'était pas arrêté au cercle comme
-d'habitude. À la vue des grandes fenêtres derrière lesquelles les
-mêmes figures connues, coiffées des mêmes chapeaux haut-de-forme, se
-montraient toujours à la même heure, le courage lui avait manqué. Il
-devinait non seulement ce dont on parlait, mais comment chacun en
-parlait. Le duc de Saint-Austrey était naturellement le thème
-principal des conversations; et sans doute on ne manquerait pas
-d'épiloguer sur l'apparition, dans la Cinquième avenue, d'une
-demoiselle aux cheveux teints, dans un petit coupé jaune canari attelé
-de deux cobs noirs--et Beaufort en porterait la responsabilité. En
-effet, «ces personnes,» comme on les appelait dans le milieu de Mrs
-Archer, étaient rares à New-York, et aucune d'elles, jusqu'à
-présent, n'avait osé se montrer dans sa propre voiture. Aussi, la
-veille, le coupé jaune ayant croisé l'attelage de Mrs Lovell Mingott,
-celle-ci avait à l'instant même donné l'ordre à son cocher de
-rentrer. Dire que cela aurait aussi bien pu arriver à Mrs van der
-Luyden! se disaient les douairières en frissonnant d'horreur. Archer
-croyait entendre Lawrence Lefferts prophétisant la débâcle de la
-société...
-
-Il leva brusquement la tête à l'entrée de sa sœur, puis, sans faire
-attention à elle, se replongea dans sa lecture. C'était le _Chastelard_
-de Swinburne, qu'on venait de lui envoyer de Londres.
-
-Janey s'approcha du bureau chargé de livres, ouvrit un volume des
-_Contes Drolatiques_, fit la moue sur le vieux français et soupira:
-
---Quelles choses sérieuses tu lis!
-
-Elle continuait à rôder autour de lui avec une mine mystérieuse; énervé
-par son mutisme, il finit par lui demander:
-
---Tu as quelque chose à me dire?
-
---Oui. Maman est très fâchée.
-
---Fâchée? Contre qui? À propos de quoi?
-
---Miss Sophie Jackson sort d'ici. Elle a dit que son frère viendrait
-après le dîner. Elle n'a pas voulu raconter grand'chose, son frère le
-lui a défendu; il veut nous donner tous les détails lui-même. Il est
-maintenant chez notre cousine van der Luyden.
-
---Pour l'amour du ciel, ma chère, de quoi s'agit-il? Il faudrait
-être le bon Dieu pour comprendre tes énigmes.
-
---Allons, Newland, ne plaisante pas; maman a déjà assez de chagrin
-que tu n'ailles pas à l'église.
-
-Avec un geste agacé il se replongea dans son livre.
-
---Newland! Écoute donc. Ton amie Mme Olenska était à la soirée de
-Mrs Lemuel Struthers hier soir; elle y est allée avec le duc et Mr
-Beaufort.
-
-À ce nom, une colère irraisonnée s'empara du jeune homme. Il affecta
-de rire:
-
---Et bien? Après? Je savais qu'elle comptait y aller.
-
-Les yeux de Janey sortaient de leurs orbites.
-
---Comment? Tu le savais, et tu n'as pas essayé de l'empêcher, de
-l'avertir?
-
---L'empêcher? L'avertir?--Il rit de nouveau.--Et de quel droit? Ce
-n'est pas avec la comtesse Olenska que je suis fiancé!
-
-Ces paroles lui sonnèrent étrangement aux oreilles.
-
---Tu te maries dans sa famille.
-
---Oh! la famille! la famille! railla-t-il.
-
---Newland! Est-ce que tu ne te soucies pas de la famille?
-
---Pas pour un hard!
-
---Ni de ce que pensera notre cousine van der Luyden?
-
---Pas pour un centime... si elle a des idées saugrenues de vieille
-fille.
-
---Mais, maman n'a pas des idées de vieille fille, dit sa sœur d'un
-air pincé.
-
-Il aurait voulu crier: «Si! elle en a, et aussi les van der Luyden, et
-nous tous, dès que la réalité nous effleure.» Mais il vit le long et
-doux visage de Janey s'assombrir et il regretta la peine inutile qu'il
-venait de lui infliger.
-
---Tant pis pour la comtesse Olenska! Ne fais pas la sotte, ma
-petite Janey! Je ne suis pas le tuteur de la belle Ellen!
-
---Non; mais tu as demandé aux Welland d'avancer l'annonce de tes
-fiançailles, afin que nous puissions la soutenir, et c'est seulement
-pour faire plaisir à maman que la cousine Louisa l'a invitée à
-dîner.
-
---Eh bien! Quel mal y avait-il à l'inviter? C'était la plus jolie
-femme du salon; grâce à elle, le dîner a été un peu moins morne que
-ne le sont en général les banquets van der Luyden.
-
---Tu sais que cousin Henry l'a invitée pour te faire plaisir, que c'est
-lui qui a obtenu de notre cousine de la recevoir; et maintenant les
-voilà si bouleversés en apprenant qu'elle est allée chez Mrs
-Struthers, qu'ils retournent à Skuytercliff dès demain. Je crois,
-Newland, que tu feras bien de descendre au salon. Tu sembles ne pas
-comprendre ce que maman éprouve.
-
-Newland trouva sa mère dans le salon, penchée sur son métier. Elle
-leva sur lui un regard troublé, et demanda:
-
---Janey t'a dit?
-
---Oui.--Il sourit.--Mais je ne trouve pas que ce soit très sérieux.
-
---Le fait d'avoir froissé nos cousins?
-
---Le fait qu'ils puissent se sentir froissés parce que la comtesse
-Olenska a été chez une femme qu'ils trouvent commune!
-
---Ils ne sont pas seuls de cet avis.
-
---Eh bien! oui, d'accord, elle est commune; mais on fait chez elle de la
-bonne musique, et ses réceptions du dimanche apportent une distraction
-à des gens qui meurent d'ennui.
-
---De la bonne musique? Tout ce que je sais, c'est qu'il y avait chez
-elle, dimanche dernier, une créature qui est montée sur la table, et
-qui a chanté des choses comme celles qu'on chante dans les endroits où
-tu vas à Paris. On a fumé, et bu du champagne.
-
---Eh bien, après? Tout cela est arrivé, et le monde continue à
-tourner.
-
---Je ne suppose pas, mon enfant, que tu défendes sérieusement la
-manière française de passer le dimanche?
-
---Je vous ai souvent entendu, maman, vous plaindre de la tristesse
-maussade des dimanches à Londres, quand nous y étions!
-
---New-York n'est ni Paris, ni Londres.
-
---Ah, fichtre non! soupira Archer.
-
---Tu veux dire sans doute que notre société est moins amusante que
-celle des villes d'Europe? Peut-être as-tu raison; mais nous sommes
-d'ici, et, quand on vient parmi nous, on doit respecter nos habitudes.
-Ellen Olenska surtout, puisqu'elle est revenue dans son pays pour
-échapper à la vie dissipée des sociétés plus brillantes.
-
-Newland ne répondant pas, sa mère s'aventura à dire, après un
-moment de silence:
-
---Je vais mettre mon chapeau, et te demanderai de m'accompagner
-chez Louisa. Je veux la voir un instant avant le dîner.
-
-Archer fronça le sourcil, mais elle insista, conciliante:
-
---J'ai pensé que tu pourrais lui expliquer ce que tu viens de me dire:
-que la société à l'étranger est différente, qu'on y est moins
-collet-monté, que la comtesse Olenska n'a peut-être pas cru froisser
-mes sentiments. Ce serait, tu sais, mon chéri, ajouta-t-elle avec une
-inconsciente habileté, dans l'intérêt même de Mme Olenska.
-
---Chère maman, je ne vois vraiment pas en quoi cette affaire nous
-regarde. Le duc a mené Mme Olenska chez Mrs Struthers? Le fait est
-qu'il était venu voir Mme Olenska avec Mrs Struthers. J'étais là. Si
-les van der Luyden veulent se disputer avec quelqu'un, le véritable
-coupable est sous leur toit.
-
---Se disputer?... Newland! Quelle expression! Notre cousin, se disputer?
-Et puis, le duc est un étranger, et leur hôte. Les étrangers ne
-connaissent pas nos habitudes. Comment les connaîtraient-ils? Tandis
-que la comtesse Olenska est une New-Yorkaise, et devrait avoir égard
-aux sentiments de New-York.
-
---Eh bien, puisqu'il leur faut une victime, je vous permets de leur
-livrer la comtesse Olenska, s'écria Archer. Je ne me soucie pas du tout
-de m'offrir en holocauste pour expier les crimes de Mme Olenska.
-
---Naturellement tu es tout entier du côté Mingott, répondit la
-mère d'un ton qui trahissait son irritation intérieure.
-
-Le maître d'hôtel ouvrit les portières du salon et annonça: «Monsieur
-Henry van der Luyden.»
-
-Mrs Archer piqua son aiguille et repoussa sa chaise d'un geste
-nerveux.
-
---Une autre lampe, ordonna-t-elle au domestique, pendant que Janey
-se penchait sur sa mère pour lui rajuster son bonnet de dentelle.
-
-Mr van der Luyden apparut sur le pas de la porte, et Newland Archer
-s'avança pour le recevoir.
-
---Nous parlions justement de vous, mon cousin, dit-il.
-
-Mr van der Luyden sembla déconcerté par ces paroles. Il retira son
-gant pour serrer la main des dames, et lissa son haut-de-forme avec un
-peu d'embarras, pendant que Janey avançait un fauteuil.
-
-Archer continua en souriant:
-
---Et de la comtesse Olenska...
-
-Mrs Archer pâlit.
-
---Une femme charmante! Je sors de chez elle, dit Mr van der Luyden,
-rasséréné.
-
-Il s'assit, déposa ses gants et son chapeau à côté de son fauteuil,
-selon le vieil usage, et continua:
-
---Elle a un véritable don pour arranger les fleurs. Je lui avais
-envoyé quelques œillets de Skuytercliff, et j'ai été émerveillé de
-la façon dont elle les a groupés. Au lieu de les masser en gros
-bouquets comme notre jardinier-chef, elle les avait dispersés, je ne
-saurais pas dire comment. Le duc m'avait prévenu; il m'avait dit:
-«Allez voir avec quel goût elle a meublé son salon!» Et c'est vrai.
-J'aurais bien voulu lui mener Louisa, si le quartier n'était pas si
-bohème.
-
-À vrai dire, poursuivit Mr van der Luyden, appuyant sur son pantalon
-gris sa main décolorée, alourdie par la grande bague du Patroon, à
-vrai dire, j'étais allé la remercier du mot charmant qu'elle m'avait
-écrit à propos de mes fleurs, et aussi,--mais ceci entre nous,--pour
-lui donner un avertissement amical sur l'inconvénient de se faire mener
-dans le monde par le duc. Je ne sais pas si vous en avez entendu parler.
-
-Mrs Archer prit un air naïf:
-
---Le duc l'a-t-il menée dans le monde?
-
---Eh, oui! Vous savez ce que sont ces grands seigneurs anglais; tous les
-mêmes. Louisa et moi aimons beaucoup notre cousin, mais on ne peut
-s'attendre à ce que des gens habitués à la vie des cours tiennent
-compte de nos petites distinctions républicaines. Le duc va où il
-s'amuse.
-
-Mr van der Luyden fit une pause, mais personne ne prit la parole.--Il
-l'a menée, paraît-il, hier soir chez Mrs Lemuel Struthers. Sillerton
-Jackson est venu tout à l'heure nous raconter cette sotte histoire, et
-Louisa en a été un peu troublée. J'ai pensé que le plus court serait
-d'aller tout droit chez Mme Olenska et de lui expliquer, très
-amicalement, ce que nous pensons à New-York. Il m'a semblé que je le
-pouvais sans indiscrétion, car le soir où elle a dîné chez nous,
-elle m'avait laissé entendre qu'elle accepterait mes conseils avec
-quelque gratitude. Et c'est ce qu'elle a fait.
-
-Mr van der Luyden regarda autour de lui. À défaut d'un air de
-satisfaction que ne pouvait revêtir un visage aussi distingué, il eut
-un sourire de sereine bienveillance, que le visage de Mrs Archer se fit
-un devoir de refléter.
-
---Comme vous êtes bons tous les deux, mon cher Henry! Newland sera
-particulièrement touché de ce que vous avez fait là pour lui et la
-chère May.
-
-Elle jeta un regard à son fils, qui dit aussitôt:
-
---Je vous suis très reconnaissant, mon cousin; mais j'étais sûr
-que Mme Olenska vous plairait.
-
-Mr van der Luyden le regarda avec une extrême affabilité.
-
---Je n'invite jamais chez moi, mon cher Newland, les gens qui ne me
-plaisent pas. Je viens de le dire à Sillerton Jackson.--Puis, ayant
-jeté un coup d'œil à la pendule, il se leva et ajouta:--Mais Louisa
-m'attend. Nous dînons de bonne heure pour mener le duc à l'Opéra.
-
-Quand les portières se furent refermées sur leur cousin, le silence
-tomba sur la famille Archer.
-
---Bonté du ciel! Que tout cela est romanesque! finit par s'écrier
-Janey.
-
-Personne n'avait jamais su ce que voulaient dire ses brusques sorties,
-et sa famille avait depuis longtemps renoncé à y rien comprendre. Mrs
-Archer secoua la tête en soupirant.
-
---Espérons que tout tournera pour le mieux, dit-elle, d'un ton qui
-signifiait visiblement le contraire.--Newland, il faut que tu restes à
-la maison pour voir Sillerton Jackson quand il viendra ce soir. Je ne
-saurais vraiment que lui dire.
-
---Ma pauvre maman! Mais il ne viendra pas, dit son fils en riant,
-et en se penchant pour poser un baiser sur le front inquiet de sa mère.
-
-
-[Note 1: Aux États-Unis, les avocats s'associent, et cumulent les
-rôles d'avocats et d'avoués.]
-
-
-
-
-XI
-
-
-Environ quinze jours plus tard, Archer, assis, inoccupé et distrait,
-devant son bureau du cabinet «Letterblair, Lamson et Low,» avocats à
-la cour, fut demandé par Mr Letterblair.
-
-Le vieux Mr Letterblair, le conseil accrédité de la haute société de
-New-York depuis trois générations, trônait derrière son bureau
-d'acajou en proie à une évidente perplexité. Le voyant caresser ses
-favoris blancs, passer ses doigts dans ses cheveux en broussaille
-au-dessus de ses gros sourcils froncés, son jeune associé le
-comparait, peu respectueusement, au médecin de famille auprès d'un
-malade dont les symptômes se refusent à tout diagnostic.
-
---Cher monsieur,--Mr Letterblair, très cérémonieux, disait toujours
-«monsieur» à son jeune associé,--je vous ai fait demander à propos
-d'une petite affaire, une affaire dont, pour le moment, je préfère ne
-pas parler à Mr Lamson ni à Mr Low. Il se renversa sur sa chaise, le
-front ridé.--Pour des raisons de famille, continua-t-il. Archer leva la
-tête.--La famille Mingott, dit Mr Letterblair, avec un sourire
-significatif et en s'inclinant. Mrs Manson Mingott m'a fait demander
-hier. Sa petite-fille, la comtesse Olenska, désire plaider en divorce
-contre son mari. Certains documents m'ont été remis.--Il s'arrêta et
-tapota sur son bureau.--En raison de vos projets d'alliance avec la
-famille, je voudrais vous consulter, étudier le cas avec vous, avant
-d'aller plus loin.
-
-Archer sentit le sang lui monter au visage. Depuis sa visite à la
-comtesse Olenska, il ne l'avait vue qu'une fois, à l'Opéra, dans la
-loge des Mingott. Et, dans cet intervalle, l'image de la jeune femme
-s'était atténuée dans son esprit, tandis que May Welland y reprenait
-légitimement le premier plan. Il n'avait pas entendu parler du divorce
-de Mme Olenska depuis l'allusion faite en passant par Janey, et dont il
-n'avait tenu aucun compte. Théoriquement, il était presque aussi
-hostile que sa mère à l'idée du divorce et il en voulait à Mr
-Letterblair (sans doute poussé par la vieille Catherine Mingott) de se
-montrer ainsi disposé à le mêler à l'affaire. Les hommes de la
-famille étaient assez nombreux, et lui-même n'était pas encore un
-Mingott.
-
-Il attendit que son chef continuât. Mr Letterblair ouvrit un tiroir
-et en tira une liasse de papiers.
-
---Si vous voulez parcourir ces documents?...
-
-Archer s'en défendit:
-
---Excusez-moi, monsieur, mais précisément à cause de mes projets
-d'alliance, je préfère que vous consultiez Mr Low ou Mr Lamson.
-
-Mr Letterblair parut surpris et légèrement froissé. Généralement
-un jeune associé ne rejetait par de telles ouvertures. Il s'inclina.
-
---Je respecte votre scrupule, monsieur; mais, dans le cas présent, je
-crois que la vraie délicatesse vous oblige à faire ce que je vous
-demande. La proposition, du reste, ne vient pas de moi, mais de Mrs
-Manson Mingott et de son fils. J'ai vu Lovell Mingott, et aussi Mr
-Welland; ils vous ont tous désigné.
-
-Archer eut un mouvement d'irritation. Depuis quinze jours il s'était
-laissé porter par les événements. La beauté, le charme de May lui
-avaient fait oublier la pression des chaînes Mingott. Le commandement
-de la vieille Mrs Mingott lui rappela tout ce que le clan se croyait en
-droit d'exiger d'un futur gendre: il se rebiffa.
-
---C'est l'affaire de ses oncles.
-
---Ses oncles s'en sont occupés: la question a été examinée par la
-famille. Tous sont opposés au désir de la comtesse, mais elle tient
-ferme, et insiste pour avoir un avis juridique.
-
-Le jeune homme gardait le silence. Il n'avait pas ouvert le paquet
-qu'il tenait toujours à la main.
-
---Est-ce qu'elle veut se remarier?
-
---On le suppose; mais elle le nie.
-
---Alors?
-
---Vous m'obligerez, Mr Archer, en parcourant d'abord ces papiers.
-Ensuite, quand nous aurons examiné la question ensemble, je vous
-dirai mon opinion.
-
-Archer sortit, emportant à contre-cœur les documents. Depuis leur
-dernière rencontre, les circonstances l'avaient aidé à se libérer de
-la pensée de Mme Olenska. Les instants passés au coin de la cheminée
-les avaient amenés à une intimité momentanée, que l'arrivée du duc
-de Saint-Austrey, pilotant Mrs Lemuel Struthers, et si bien accueilli
-par la comtesse, avait interrompue assez à propos. Deux jours plus
-tard, Archer avait assisté à la comédie de la rentrée en grâce de
-la jeune femme auprès des van der Luyden. Il s'était dit, avec une
-pointe d'aigreur, qu'une femme, qui, par ses remerciements à propos
-d'un bouquet de fleurs, avait su toucher le vieux et important
-personnage qu'était Mr van der Luyden, n'avait nul besoin, ni des
-consolations, ni de l'appui moral d'un jeune homme d'aussi petite
-envergure que lui, Newland Archer.
-
-Ces considérations ironiques rendaient quelque lustre aux ternes vertus
-domestiques. Impossible d'imaginer May Welland étalant ses affaires
-privées et répandant ses confidences parmi des étrangers! Jamais elle
-ne lui sembla plus fine et plus charmante que dans la semaine qui
-suivit. Il s'était même résigné aux longues fiançailles, depuis
-qu'elle avait trouvé à lui opposer un argument qui l'avait désarmé.
-«Vous savez que vos parents vous ont toujours cédé depuis votre
-enfance,» avait-il dit. Elle, avec son clair regard, lui avait
-répondu: «C'est bien pour cela qu'il me serait dur de leur refuser la
-dernière chose qu'ils aient à me demander, avant que je ne les
-quitte.» C'était la note du vieux New-York: c'était celle qu'il
-aimerait toujours à retrouver chez sa femme.
-
-Les documents dont il prit connaissance ne lui apprirent pas
-grand'chose, mais le plongèrent dans un courant d'idées pénibles.
-C'était un échange de lettres entre l'avocat du comte Olenski et
-l'étude parisienne à laquelle la comtesse avait confié la défense de
-ses intérêts financiers. Il y avait aussi une courte lettre du comte
-à sa femme. Après l'avoir lue, Archer se leva, serra les papiers dans
-leur enveloppe et rentra dans le bureau de Mr Letterblair.
-
---Voici les lettres, monsieur. C'est entendu, je verrai la comtesse
-Olenska, dit-il, d'une voix nerveuse.
-
---Je vous remercie, Mr Archer. Êtes-vous libre ce soir? Venez dîner;
-nous causerons ensuite, pour le cas où vous voudriez voir notre
-cliente dès demain.
-
-Newland Archer rentra directement chez lui. C'était une soirée d'une
-lumineuse transparence: une lune jeune et candide montait au-dessus des
-toits. Archer voulait imprégner son âme de cette pure splendeur, et ne
-parler à personne jusqu'au moment de son rendez-vous avec Mr
-Letterblair. Depuis la lecture des lettres, il avait compris qu'il
-fallait qu'il vît lui-même Mme Olenska, afin d'éviter que les secrets
-de la jeune femme ne fussent exposés devant d'autres. Une grande vague
-de compassion avait eu raison de son indifférence. Ellen Olenska se
-présentait à lui comme une créature malheureuse et sans défense,
-qu'il fallait, à tout prix, empêcher d'entreprendre une lutte dont
-elle ne sortirait que plus meurtrie.
-
-Elle avait dit que Mrs Welland désirait qu'elle passât sous silence
-tout ce qu'il pouvait y avoir de «pénible» dans son passé.
-
-L'innocence de New-York n'était-elle donc qu'une simple attitude?
-Sommes-nous des pharisiens? se demanda Archer. Pour la première fois,
-il fut amené à réfléchir sur les principes qui l'avaient jusque-là
-dirigé. Il passait pour un jeune homme qui ne craignait pas de se
-compromettre: son flirt avec cette pauvre petite Mrs Thorley Rushworth
-lui avait donné quelque prestige romanesque. Mais Mrs Rushworth était
-de la catégorie des femmes un peu sottes, frivoles, éprises de
-mystère: le secret et le danger d'une intrigue l'avaient plus
-intéressée que les mérites de celui qui avait été son amant.
-Newland avait beaucoup souffert de cette constatation: il y trouvait,
-maintenant, presque un soulagement. L'aventure, en somme, ressemblait à
-celles que les jeunes gens de son âge avaient tous traversées, et dont
-ils étaient sortis la conscience calme, convaincus qu'il y a un abîme
-entre les femmes qu'on aime d'un amour respectueux et les autres. Ils
-étaient encouragés dans cette manière de voir par leurs mères, leurs
-tantes et autres parentes: toutes pensaient comme Mrs Archer que, dans
-ces affaires-là, les hommes apportent sans doute de la légèreté,
-mais qu'en somme la vraie faute vient toujours de la femme.
-
-Archer commença à soupçonner que, dans la vie compliquée des
-vieilles sociétés européennes, riches, oisives, faciles, les
-problèmes d'amour étaient moins simples, moins nettement catalogués.
-Il n'était sans doute pas impossible d'imaginer, dans ces milieux
-indulgents, des cas où une femme, sensible et délaissée se laisserait
-entraîner par la force des circonstances à nouer un de ces liens que
-la morale réprouve.
-
-Arrivé chez lui, il écrivit un mot à la comtesse Olenska pour lui
-demander à quelle heure elle pourrait le recevoir le lendemain. Elle
-répondit que, partant le lendemain matin pour Skuytercliff, jusqu'au
-dimanche soir, elle ne pourrait l'attendre que le jour même; il la
-trouverait seule après-dîner. Archer sourit en pensant qu'elle
-finirait la semaine dans la majestueuse solitude de Skuytercliff, mais
-aussitôt après, il se dit que, là plus qu'ailleurs, elle souffrirait
-de se trouver parmi des gens résolument fermés à tout ce qui est
-«pénible.»
-
-Il arriva à sept heures chez Mr Letterblair, heureux d'avoir un
-prétexte pour se rendre libre aussitôt après le dîner. Il s'était
-fait une opinion personnelle d'après les documents qui lui avaient
-été confiés, et il ne tenait pas spécialement à la communiquer à
-son chef. Mr Letterblair était veuf: ils dînèrent seuls dans une
-pièce sombre, sur les murs de laquelle on voyait des gravures jaunies
-représentant «La mort de Chatham» et «Le Couronnement de
-Napoléon.» Sur le buffet, entre de beaux coffrets cannelés du XVIIIe
-siècle, se trouvait une carafe de Haut-Brion et une autre du vieux
-porto des Lanning (don d'un client). Le prodigue Torn Lanning avait
-déconsidéré sa famille en vendant sa cave un an ou deux avant sa mort
-mystérieuse et suspecte à San Francisco. Ce dernier incident avait
-été moins humiliant pour les siens que la vente de sa cave.
-
-Après un potage velouté aux huîtres, on servit une alose aux
-concombres, suivie d'un dindonneau entouré de beignets de maïs, auquel
-succéda un canard sauvage avec une mayonnaise de céleris et de la
-gelée de groseille. Mr Letterblair, qui déjeunait de thé et d'une
-sandwich, dînait copieusement et sans hâte; il insista pour que son
-hôte fît de même. La nappe enlevée, les cigares s'allumèrent, et Mr
-Letterblair, se renversant sur sa chaise, poussa le porto vers Archer.
-Chauffant son dos au feu, il dit:
-
---Toute la famille est contre le divorce, et je crois qu'elle a
-raison.
-
-Archer se sentit immédiatement d'un avis opposé.
-
---Pourtant, si jamais un cas s'est présenté...
-
---Qu'y gagnerait-elle?... _Elle_ est ici, _il_ est là; l'Atlantique est
-entre eux. Elle ne retrouvera pas un dollar de plus que ce qu'il lui a
-rendu volontairement. Les clauses de cet abominable contrat français y
-ont mis bon ordre. À tout prendre, Olenski a agi généreusement. Il
-pouvait la renvoyer sans un sou.
-
-Le jeune homme le savait: il resta silencieux.
-
---Il paraît, cependant, continua Mr Letterblair qu'elle n'attache pas
-d'importance à l'argent; alors, comme le dit la famille, pourquoi ne
-pas laisser les choses comme elles sont?
-
-Quand Archer était arrivé chez Mr Letterblair il était en parfait
-accord de vues avec lui; mais, dans la manière dont ce vieillard
-égoïste, bien nourri, suprêmement indifférent, exposait la question,
-il croyait entendre la voix pharisaïque de la société, ne songeant
-qu'à se barricader contre tout ce qui pouvait être «pénible.»
-
---Il me semble que c'est à la comtesse Olenska de décider, dit-il
-sèchement.
-
---Hum!... Avez-vous pensé aux conséquences, si elle se décidait
-pour le divorce?
-
---Vous voulez dire la menace de son mari?... De quel poids peut-elle
-être?... Simple vengeance d'un mauvais drôle.
-
---S'il se défendait sérieusement, il pourrait sortir des choses
-pénibles.
-
---_Pénibles!_... dit Archer avec ironie.
-
-Mr Letterblair le regarda d'un air étonné et le jeune homme,
-renonçant à faire comprendre sa pensée, acquiesça par un signe de
-tête, pendant que son chef continuait:
-
---Un divorce est toujours une chose pénible. Vous en convenez?
-
---En effet... dit Archer.
-
---Alors, je compte sur vous, les Mingott comptent sur vous, pour
-user de votre influence sur Mme Olenska et la détourner de ce projet.
-
-Archer hésita.
-
---Je ne puis m'engager avant d'avoir vu la comtesse Olenska.
-
---Mr Archer, je ne vous comprends pas. Voulez-vous vous marier
-dans une famille qui est sous le coup d'un scandale?
-
---Je ne vois pas que mon mariage ait rien à faire là-dedans.
-
-Mr Letterblair déposa son verre de porto et regarda son jeune associé
-d'un air inquiet. Archer comprit que Mr Letterblair allait peut-être
-lui retirer l'affaire. Mais maintenant que la cause lui avait été
-confiée, il prétendait la garder; et il s'appliqua à rassurer le
-méthodique vieillard qui représentait la conscience légale des
-Mingott.
-
---Vous pouvez être sûr, monsieur, que je ne m'avancerai pas avant de
-vous en avoir référé. Je voulais seulement dire que je préférerais
-réserver mon jugement jusqu'à ce que j'aie entendue Mme Olenska.
-
-Mr Letterblair approuva de la tête une discrétion digne de la
-meilleure tradition de New-York, et le jeune homme, prétextant un
-engagement, prit congé.
-
-
-
-
-XII
-
-
-La coutume de faire des visites le soir, après le dîner, prévalait
-encore à New-York, malgré la jeune coterie de gens chic qui la
-trouvait ridicule. Comme il descendait lentement la Cinquième Avenue,
-Archer remarqua, dans la grande voie déserte, une file de voitures qui
-stationnaient devant la maison des Reggie Chivers; il se souvint qu'ils
-donnaient ce soir-là un dîner en l'honneur du Duc. Traversant
-Washington Square il vit un monsieur âgé, en pardessus et cache-nez,
-monter un perron et disparaître dans un vestibule éclairé: c'était
-le vieux Mr du Lac qui allait voir ses cousins Dagonet. Ensuite il
-aperçut, au tournant de la Dixième Rue, Mr Samson, de son étude, qui
-allait rendre visite aux vieilles Misses Lanning. Un peu plus loin, dans
-la Cinquième Avenue, Beaufort se montra sur le pas de sa porte,
-vivement silhouetté par la lumière de l'antichambre. Il monta dans son
-coupé et partit dans une direction mystérieuse. Ce n'était pas un
-soir d'Opéra, personne ne recevait: donc la sortie de Beaufort devait
-être clandestine. Archer évoqua aussitôt une petite maison située au
-delà de Lexington Avenue, qui s'était récemment ornée de rideaux
-enrubannés et de caisses fleuries. Devant la porte nouvellement
-repeinte, on voyait souvent stationner le coupé jaune serin de Miss
-Fanny Ring.
-
-Au delà de la glissante pyramide qui composait le monde de Mrs Archer
-s'étendait la région hétéroclite où vivaient des artistes, des
-musiciens et des «gens qui écrivent.»--Ces échantillons épars de
-l'humanité n'avaient jamais essayé de s'amalgamer avec la société.
-En dépit de leurs originalités on les disait pour la plupart dignes
-d'estime; mais ils préféraient rester entre eux. Medora Manson, dans
-ses jours de prospérité, avait fondé un «salon littéraire;» mais
-il s'était éteint de lui-même, faute de gens de lettres pour le
-fréquenter.
-
-D'autres avaient fait la même tentative. Chez Mrs Blenker, femme
-bouillonnante et bavarde, et mère de trois filles à sa ressemblance,
-on rencontrait le grand acteur tragique Edwin Booth, Adelina Patti,
-William Winter le critique dramatique, l'acteur anglais George Rignold,
-des éditeurs, des critiques littéraires et musicaux. Mrs Archer et son
-groupe éprouvaient une certaine timidité vis à vis de ces personnes.
-Elles étaient d'espèce particulière, difficiles à classer; on ne
-connaissait pas l'arrière-plan de leurs vies et de leurs esprits. La
-littérature et les arts étaient hautement appréciés dans l'entourage
-des Archer; et Mrs Archer s'évertuait toujours à expliquer à ses
-enfants combien la société était plus agréable à l'époque où elle
-comprenait des gens de lettres comme Washington Irving, Fitz Greene
-Halleck et l'auteur de _The Culprit Fay._ Les plus célèbres auteurs de
-cette génération avaient été des «gentlemen.» Peut-être les
-inconnus qui leur avaient succédé étaient-ils d'aussi honnêtes gens;
-mais leur origine, leur tenue, leurs tignasses incultes, leurs relations
-avec les acteurs et les chanteurs, empêchaient de les classifier
-d'après le critérium du vieux New-York.
-
---Quand j'étais jeune fille, disait Mrs Archer, nous connaissions tous
-les gens qui habitaient entre la Batterie et Canal Street. Les gens
-qu'on connaissait étaient seuls à avoir leur voiture: rien n'était
-plus facile que de situer quelqu'un. Maintenant, on ne sait plus,--et on
-aime autant ne pas savoir.
-
-Peu embarrassée de préjugés, indifférente aux fines distinctions
-sociales, la vieille Mrs Mingott aurait pu relier les deux milieux; mais
-elle n'ouvrait jamais un livre, ne regardait jamais un tableau; et la
-musique lui rappelait seulement les soirées de gala aux Italiens, à
-l'époque de ses triomphes aux Tuileries. Beaufort aussi, qui la valait
-en audace, aurait pu essayer de combler le fossé; mais ses salons
-somptueux, ses laquais en culottes, intimidaient la race artistique. De
-plus, aussi peu cultivé que Mrs Mingott, il considérait les écrivains
-comme des pourvoyeurs salariés, préposés au plaisir des riches, et
-son opinion n'avait jamais été mise en question par quelqu'un d'assez
-riche pour l'influencer.
-
-Newland Archer avait toujours accepté cet état de choses comme faisant
-partie de la structure de son univers. Il savait qu'il y avait, dans la
-vieille société européenne, des milieux où les peintres, les
-poètes, les romanciers, les hommes de science, et même les grands
-acteurs, étaient aussi recherchés que des princes. Il aimait à se
-figurer quel avait dû être le plaisir de vivre dans des salons où
-l'on s'entretenait avec ses auteurs favoris: Thackeray, Browning,
-William Morris, Mérimée (dont les _Lettres à une Inconnue_ étaient
-un de ses livres préférés). Mais, à New-York, quel rêve
-irréalisable! Archer connaissait personnellement la plupart des
-écrivains, musiciens et peintres de sa ville natale. Il les rencontrait
-au Century Club, ou dans les petits cercles littéraires et musicaux qui
-commençaient à naître. S'il les voyait avec plaisir dans ces
-milieux-là, il n'en était pas de même chez les Blenker, où ils se
-trouvaient mêlés à des femmes du monde aussi ferventes que mal
-fagotées, qui les exhibaient comme des curiosités. Même après ses
-conversations les plus intéressantes avec Ned Winsett, Archer gardait
-l'impression que, si son monde à lui était bien restreint, le leur
-l'était encore davantage, et que le seul moyen de les élargir l'un et
-l'autre serait d'arriver à les fondre.
-
-Tout en réfléchissant ainsi, il essayait de se figurer le milieu où
-la comtesse Olenska avait vécu, avait souffert, avait aussi,
-peut-être, goûté de mystérieuses joies. Comme elle avait ri en lui
-racontant que sa grand'mère Mingott et les Welland s'opposaient à son
-installation dans un quartier bohème abandonné aux «gens qui
-écrivent!» En réalité, ce que sa famille désapprouvait, c'était
-l'originalité d'aller habiter un quartier si peu élégant; mais cette
-nuance lui échappait, et elle pensait que la littérature était
-considérée comme compromettante.
-
-Elle, au contraire, n'en avait pas peur, à en juger par les livres
-qu'on voyait épars dans son salon (à New-York, on ne laissait pas
-traîner de livres dans un salon). La plupart de ces livres étaient des
-romans, mais qui avaient cependant éveillé l'attention d'Archer par
-des noms nouveaux: Paul Bourget, Huysmans, les frères de Goncourt. Il
-pensait à tout cela en approchant de la porte de Mme Olenska. Il
-sentait qu'elle était femme à changer en lui toute l'échelle des
-valeurs, et comprit qu'il serait forcé de se mettre à des points de
-vue incroyablement nouveaux s'il voulait lui être utile dans ses
-difficultés présentes.
-
-Nastasia ouvrit la porte en souriant d'un air mystérieux. Sur le banc
-de l'antichambre étaient posés une pelisse de zibeline, un claque
-marqué aux initiales «J. B.» et un foulard de soie blanche. Ces
-élégants articles appartenaient indiscutablement à Julius Beaufort.
-
-Archer était furieux, si furieux qu'il fut sur le point de griffonner
-un mot sur sa carte et de s'en aller; mais il se rappela qu'en écrivant
-à Mme Olenska il avait, par excès de discrétion, omis de lui dire
-qu'il désirait la voir seule. Il ne devait donc s'en prendre qu'à lui
-si elle avait du monde. Il entra dans le salon, résolu à faire sentir
-à Julius Beaufort que sa présence était inopportune, et à rester le
-dernier.
-
-Le banquier se tenait debout devant le feu. Derrière lui, deux
-candélabres de cuivre, garnis de cierges en cire jaunâtre, retenaient
-la broderie ancienne dont s'ornait la cheminée. Beaufort plastronnait,
-les épaules effacées, le poids du corps portant sur un de ses grands
-pieds, et regardait, en souriant, leur hôtesse assise sur un canapé
-près de la cheminée. Une table couverte de fleurs formait paravent
-derrière le canapé; et sur le fond d'orchidées et d'azalées, que
-Newland reconnut pour venir des serres de Beaufort, Mme Olenska se
-tenait à demi étendue, la tête appuyée sur sa main, laissant voir,
-par une large manche ouverte, un bras nu jusqu'au coude.
-
-L'usage voulait que les dames qui recevaient le soir portassent de
-«simples robes de dîner,» c'est-à-dire une armure de soie baleinée,
-légèrement décolletée, avec des ruches de dentelles remplissant
-l'échancrure du corsage et des manches étroites découvrant tout juste
-assez de poignet pour laisser voir un bracelet en or étrusque ou un
-lien de velours noir. Mais Mme Olenska, insoucieuse de la tradition,
-était vêtue d'un long fourreau de velours rouge, bordé autour du cou
-d'une haute fourrure noire. Archer se rappela avoir vu, lors de son
-dernier séjour à Paris, un portrait du nouveau peintre Carolus Duran
-(dont les tableaux faisaient sensation au Salon), qui représentait une
-dame audacieusement habillée d'une robe fourreau, le cou niché dans la
-fourrure. Il y avait quelque chose de pervers et de provocant dans
-l'idée de porter des fourrures en plein salon surchauffé, et dans la
-combinaison d'un cou emmitouflé avec des bras nus; mais, sans conteste,
-l'effet était agréable.
-
---Seigneur!... Trois jours entiers à Skuytercliff!... disait Beaufort
-de sa forte voix sarcastique, comme Archer entrait. Vous ferez bien
-d'emporter vos fourrures, et votre boule d'eau chaude aussi.
-
---Comment! la maison est si froide?... demanda-t-elle, tendant
-sa main gauche à Archer, qui eut l'impression qu'elle s'attendait à
-ce qu'il la baisât.
-
---Non, mais la bonne dame l'est! dit Beaufort en saluant négligemment
-le jeune homme par un signe de tête.
-
---Moi, je la trouve si aimable! Elle est venue m'inviter elle-même.
-Grand'mère dit que je ne dois pas manquer d'y aller.
-
---Grand'mère le dit, c'est tout naturel. Mais moi je dis que c'est une
-honte que vous manquiez le petit souper que j'ai arrangé pour vous chez
-Delmonico, dimanche prochain, avec Campanini, Scalchi, et un tas de gens
-amusants.
-
---Ah!... Je suis bien tentée!... À part la dernière soirée de
-Mrs Struthers, je n'ai pas rencontré un seul artiste depuis que
-je suis ici.
-
---Quel genre d'artistes voulez-vous dire?... Je connais un ou deux
-peintres, de charmants garçons que je peux vous amener si vous le
-permettez, dit vivement Archer.
-
---Des peintres?... Y a-t-il des peintres à New-York?... demanda
-Beaufort, d'un ton qui impliquait que, puisqu'il n'achetait pas leurs
-peintures, les peintres n'existaient pas.
-
-Mme Olenska répondit à Archer avec son sourire grave:
-
---Ce serait charmant; mais je pensais à des artistes dramatiques, à
-des chanteurs, des acteurs, des musiciens. La maison de mon mari en
-était toujours pleine.
-
-Elle prononça les mots «mon mari» comme s'ils ne rappelaient aucun
-souvenir douloureux, et d'une voix qui paraissait presque soupirer sur
-les délices perdues de sa vie conjugale. Archer se demandait si
-c'était la légèreté ou la dissimulation qui lui permettait de faire
-si aisément allusion à un passé dont elle cherchait, au moment même,
-à s'émanciper au risque de perdre sa réputation.
-
---Je trouve, continua-t-elle, que l'imprévu ajoute au plaisir.
-C'est peut-être une erreur que de voir les mêmes personnes tous
-les jours.
-
---C'est bien ennuyeux en tout cas!... New-York meurt d'ennui! bougonna
-Beaufort. Et quand j'essaie de l'animer pour vous, vous me lâchez!...
-Écoutez! Pensez-y!... Nous ne pouvons rien arranger après dimanche,
-car Campanini part la semaine prochaine pour chanter à Baltimore et
-Philadelphie. J'ai un salon particulier, et un piano Steinway, et ils
-feront de la musique toute la nuit.
-
---Comme ce serait délicieux!... Puis-je réfléchir, et vous écrire
-demain?
-
-Elle parlait en souriant, mais il y avait dans le ton de ses paroles une
-imperceptible invite à prendre congé. Beaufort s'en rendit compte;
-mais, n'étant pas habitué à être éconduit, il resta devant elle, un
-pli obstiné entre les yeux.
-
---Pourquoi pas maintenant?
-
---C'est trop grave pour se décider comme cela, à cette heure
-tardive.
-
---Vous trouvez qu'il est tard?
-
-Elle répondit froidement:
-
---Oui, parce que j'ai encore à parler affaires avec Mr Archer.
-
---Ah! dit Beaufort d'un ton cassant.
-
-Il eut un léger mouvement d'épaules, prit la main de la jeune femme,
-qu'il baisa avec aisance, et, s'adressant à Archer du pas de la porte:
-
---Newland, si vous pouvez persuader à la comtesse de rester en
-ville, vous êtes du souper, c'est entendu.
-
-Puis il partit de son pas lourd et arrogant.
-
-Archer se figura que Mr Letterblair avait prévenu Mme Olenska de sa
-visite; la première question que lui adressa la jeune femme le
-détrompa:
-
---Vous connaissez des peintres, alors?... Vous vivez dans leur milieu?
-
---Pas précisément. Les arts ici ne sont pas un milieu. On les tient
-plutôt en marge.
-
---Vous aimez beaucoup les arts?
-
---Beaucoup... Quand je vais à Paris ou à Londres, je ne manque pas
-une exposition... J'essaie de me tenir au courant.
-
-Elle regarda le bout de la petite bottine de satin qui sortait de
-ses longues draperies.
-
---Je les aimais beaucoup aussi... Ils remplissaient ma vie... Mais je
-veux essayer de ne plus y penser... Je veux rompre tout à fait avec ma
-vie passée; devenir comme tout le monde ici.
-
-Archer rougit.
-
---Vous ne serez jamais comme tout le monde.
-
---Ne dites pas cela!... Si vous saviez combien j'ai horreur
-d'être différente!
-
-Penchée en avant, le masque tragique, elle sembla perdue dans quelque
-rêverie lointaine.
-
---Je veux tout oublier, répéta-t-elle.
-
---Je sais; Mr Low me l'a dit.
-
---Ah?
-
---C'est pour cela que je suis venu...
-
-Elle parut un peu surprise, mais sa figure s'éclaira:
-
---Ainsi, je puis vous parler de mon affaire, au lieu d'en parler
-à Mr Low?... Ce sera tellement plus facile!
-
-L'intonation de la jeune femme le toucha et il prit confiance. Il
-comprit qu'elle n'avait prétexté une conversation d'affaires que pour
-congédier Beaufort, et d'avoir fait congédier Beaufort était pour lui
-presqu'un triomphe.
-
---Je suis venu pour que nous en parlions, reprit-il.
-
-La comtesse Olenska restait silencieuse, la tête appuyée sur un bras,
-le visage pâle, comme éteint par le rouge éclatant de sa robe. Archer
-fut touché de son expression pathétique, d'autant plus touchante que
-la jeune femme avait complètement perdu son air d'aisance et de
-domination.
-
-«Maintenant, nous arrivons aux dures réalités,» pensa-t-il,
-éprouvant le même recul instinctif qu'il avait si souvent critiqué
-chez sa mère et chez ses contemporaines. Qu'il avait peu l'expérience
-de ces situations anormales! Leur vocabulaire même était inusité pour
-lui et semblait n'appartenir qu'au roman ou au théâtre. Devant ce qui
-se préparait, il se sentait aussi gauche et embarrassé qu'un petit
-garçon.
-
-Après un silence Mme Olenska s'écria brusquement:
-
---Je veux être libre!... Je veux que tout le passé soit effacé!
-
---Je comprends votre désir.
-
-Le visage de la jeune femme s'anima:
-
---Alors vous m'aiderez?
-
---D'abord, hésita-t-il... peut-être aurais-je besoin d'en savoir
-un peu plus.
-
-Elle sembla surprise.
-
---Vous savez ce qu'était mon mari... ce qu'était ma vie avec lui?
-
-Il fit un signe d'assentiment.
-
---Eh bien, alors... que faut-il de plus?... De telles choses sont-elles
-tolérées ici?... Je suis protestante; notre église ne défend pas le
-divorce dans un cas comme le mien...
-
---Non, certainement.
-
-Tous deux retombèrent dans le silence. La lettre du comte Olenski
-était entre eux comme un spectre. Cette lettre n'avait qu'une
-demi-page, et n'était, comme Archer l'avait dit à Mr Low, qu'une vague
-accusation de coquin exaspéré. Mais quelle part de vérité
-enfermait-elle? Seule la femme du comte Olenski aurait pu le lui dire.
-
---J'ai parcouru les documents que vous avez remis à Mr Letterblair,
-dit-il enfin.
-
---Eh bien... peut-on rien voir de plus abominable?
-
---Non, certes.
-
-Elle changea légèrement de position, abritant ses yeux avec sa main.
-
---Vous savez sans doute, continua Archer, que si votre mari veut
-se défendre comme il vous en menace...
-
---Eh bien?...
-
---Il peut dire des choses--des choses qui pourraient être
-désagréables pour vous, les dire publiquement. Elles risqueraient de
-courir le monde, de vous blesser, si...
-
---Si? dit-elle dans un souffle.
-
---Je veux dire: si peu fondées qu'elles soient.
-
-Elle garda longtemps le silence, si longtemps que ne voulant pas fixer
-les yeux sur son visage, qu'elle abritait toujours, Archer eut le temps
-d'imprimer dans son esprit la forme exacte de son autre main, celle qui
-reposait sur son genou, et tous les détails des trois bagues qu'elle
-portait. Parmi ces bagues, il remarqua qu'il n'y avait pas d'alliance.
-
---Mais ses accusations, même publiques, quel mal pourraient-elles
-me faire ici?
-
-Il fut près de s'écrier: «Ma pauvre enfant! plus de mal ici
-qu'ailleurs!» Mais il répondit, d'un ton qui résonna à ses oreilles
-comme la voix de Mr Letterblair:
-
---La société de New-York est un monde bien petit auprès de celui où
-vous avez vécu... et il est mené, ce petit monde, par quelques
-personnes qui ont... des idées un peu arriérées... Nos idées sur le
-mariage et le divorce tout particulièrement... Notre législation
-favorise le divorce... nos habitudes sociales ne l'admettent pas.
-
---En aucun cas?
-
---Elles ne l'admettent pas, si une femme, même calomniée, même
-irréprochable, à la moindre apparence contre elle, si elle s'est
-exposée à la critique en prenant une attitude qui ne rentre pas dans
-les conventions habituelles, si sa conduite prête à des
-insinuations...
-
-La comtesse Olenska baissait la tête: Archer attendit, espérant un
-éclair d'indignation, tout au moins une brève parole de
-dénégation... Rien ne vint. Une petite pendule de voyage ronronnait;
-une bûche se brisa, faisant jaillir une gerbe d'étincelles; toute la
-chambre, calme et immobile, semblait attendre en silence avec Archer.
-
---Oui, murmura-t-elle enfin, c'est ce que ma famille me dit.
-
---Il tressaillit légèrement.--«Notre» famille, corrigea-t-elle,
-et Archer rougit.
-
---Car vous serez bientôt mon cousin.
-
---Je l'espère.
-
---Et vous partagez leur point de vue?
-
-Archer se leva, marcha dans la chambre, fixa un regard vague sur les
-tableaux accrochés sur le vieux damas rouge, et revint près d'elle
-d'un pas indécis. Comment pouvait-il dire: «Oui... Si ce que votre
-mari avance est vrai ou si vous n'avez pas un moyen de le réfuter.»
-
---Vous le partagez? insista-t-elle, comme il hésitait encore.
-
-Il regarda le feu:--Franchement, que gagneriez-vous qui pût
-compenser la possibilité, la certitude d'être mal vue de tout le
-monde?
-
---Mais... ma liberté: n'est-ce rien?
-
-Au même instant, une pensée traversa l'esprit d'Archer comme un jet de
-lumière. L'accusation de la lettre était-elle fondée, Ellen
-espérait-elle épouser le complice de sa faute? Comment lui dire, si
-elle caressait ce projet, que les lois de l'État s'y opposaient
-formellement? Le simple soupçon qu'elle pût avoir cette pensée lui
-durcissait le cœur.
-
---N'êtes-vous pas libre?... Que peut-on contre vous? Mr Letterblair
-m'a dit que la question financière était réglée.
-
---Oui, dit-elle avec indifférence.
-
---Alors, est-ce que cela vaut la peine de risquer des choses infiniment
-désagréables et douloureuses?... Pensez aux journaux, à leurs
-vilenies... C'est stupide, c'est injuste; mais comment changer la
-société?
-
---En effet, acquiesça-t-elle, mais d'une voix si faible et si
-désolée qu'il sentit soudain le remords de ses mauvaises pensées.
-
---L'individu, dans ces cas-là, est presque toujours sacrifié à
-l'intérêt collectif; on s'accroche à toute convention qui maintient
-l'intégrité de la famille, protège les enfants, s'il y en a,
-divaguait-il, déversant le stock de phrases qui lui venait aux lèvres
-dans son intense désir de couvrir l'affreuse réalité que le silence
-de la jeune femme semblait avoir mise à nu. Puisqu'elle ne voulait pas,
-ou ne _pouvait_ pas, dire le seul mot qui aurait éclairci l'horizon, le
-désir d'Archer était de ne pas lui laisser deviner qu'il avait
-pénétré son secret. Mieux valait se tenir à la surface, à la
-manière prudente du vieux New-York, que de risquer de découvrir une
-blessure qu'il ne pouvait guérir.
-
---C'est mon devoir, continua-t-il, de vous aider à voir la situation
-comme les personnes qui vous aiment le plus: les Mingott, les Welland,
-les van der Luyden, tous vos amis et vos parents... Si je ne vous disais
-pas comment ils la jugent, ce ne serait pas loyal de ma part.--Il
-parlait avec insistance, dans son ardeur à remplir ce silence béant.
-
-Elle répondit lentement:
-
---Non, ce ne serait pas loyal.
-
-Le feu s'était réduit en cendres, et une des lampes se mit à baisser.
-Mme Olenska se leva, la remonta, et revint près de la cheminée, mais
-sans se rasseoir. En restant debout, elle semblait signifier qu'ils
-n'avaient plus rien à se dire; Archer se leva aussi.
-
---Je ferai ce que vous désirez, dit-elle brusquement.
-
-Le sang monta au front d'Archer. Déconcerté par la soudaineté de
-son triomphe, il s'empara maladroitement des deux mains de la jeune
-femme:
-
---Je... Je voudrais tant vous aider!...
-
---Mais c'est bien ce que vous faites... Bonsoir, mon cousin.
-
-Il posa ses lèvres sur les mains glacées de la jeune femme. Mais elle
-les retira. Archer endossa son pardessus et se plongea dans la nuit
-d'hiver, la tête bouillonnante de toute l'éloquence qu'il n'avait pas
-dépensée.
-
-
-
-
-XIII
-
-
-La salle était bondée au théâtre Wallack.
-
-On jouait _The Shaughraun_, avec Dion Boucicault dans le premier rôle,
-Harry Montague et Ada Dyas dans les rôles des amoureux. La réputation
-de l'admirable troupe anglaise était à son apogée, et _The
-Shaughraun_ faisait toujours salle comble. Au paradis, l'enthousiasme
-était sans borne; dans les fauteuils et dans les loges, on souriait un
-peu des sentiments rebattus et des situations sensationnelles, mais on
-ne s'en amusait pas moins.
-
-Un épisode, surtout, ravissait la salle: c'était celui où Harry
-Montague, après une scène douloureuse et presque muette, disait adieu
-à Ada Dyas. L'actrice se tenait près de la cheminée, regardant le
-feu. Elle était vêtue d'une robe de cachemire gris, qui moulait sa
-taille et tombait en longs plis jusqu'à ses pieds. Autour du cou, elle
-portait un ruban de velours noir, dont les bouts pendaient en arrière.
-Lorsque le jeune homme la quittait, elle restait, les bras appuyés sur
-la cheminée, la tête dans les mains. Arrivé sur le pas de la porte,
-Harry Montague s'arrêtait pour la regarder encore; puis il revenait,
-prenait un des bouts du ruban de velours, le portait à ses lèvres et
-quittait la pièce sans que la jeune femme eût fait un mouvement. Le
-rideau tombait sur cet adieu muet.
-
-C'était pour cette scène que Newland Archer aimait revoir _The
-Shaughraun._ Il trouvait admirables les adieux de Montague et d'Ada
-Dyas; cela lui rappelait ses meilleurs souvenirs de Bressant et de
-Croisette à Paris, ou de Madge Robertson et Kendall à Londres. Dans
-leur douleur inexprimée, ces adieux le remuaient autrement que les
-accents les plus pathétiques des comédiens en renom.
-
-Ce soir-là, cette petite scène lui parut spécialement poignante; elle
-évoquait le congé qu'il avait pris de Mme Olenska après leur
-entretien confidentiel, quelque dix jours auparavant.
-
-Et pourtant, il y avait aussi peu de ressemblance entre les situations
-qu'entre les personnes. Newland ne prétendait guère à la beauté
-romantique du jeune acteur anglais, et Miss Dyas était une grande femme
-aux cheveux roux, dont la haute stature et la figure plutôt laide ne
-rappelaient en rien la grâce plaintive d'Ellen Olenska. Archer et Mme
-Olenska n'étaient pas davantage deux amoureux désolés qui se
-séparent en silence, mais un avocat et sa cliente se disant au revoir
-après une conversation d'où celui-ci remportait sur le cas de
-celle-là l'impression la plus douteuse. Où donc était l'analogie qui
-faisait battre le cœur du jeune homme? Était-il au pouvoir de Mme
-Olenska de suggérer des possibilités tragiques et troublantes? La
-jeune femme, avec son passé mystérieux et exotique, semblait née pour
-le drame et la passion. Archer avait toujours pensé que le hasard et
-les circonstances ne jouent qu'une faible part dans la destinée de
-chacun de nous; les êtres sont menés par leur nature: chez Mme Olenska
-la nature allait au dramatique, Archer le sentait. La tranquille,
-presque passive jeune femme, était comme vouée à une vie hasardeuse,
-quelque peine qu'elle prît pour l'éviter ou s'en éloigner. C'était
-précisément son calme résigné qui permettait de deviner l'orage
-devant lequel elle avait fui. Les choses qu'elle acceptait comme
-naturelles donnaient la mesure de celles contre lesquelles elle se
-révoltait.
-
-Archer l'avait quittée avec la conviction que l'accusation du comte
-Olenski n'était pas sans fondement. Le personnage mystérieux qui
-figurait dans le passé de Mme Olenska, le «secrétaire du comte»
-disait le document, avait sans doute reçu sa récompense après l'avoir
-aidée dans sa fuite. La vie à laquelle elle avait voulu échapper
-était intolérable. Elle était jeune, elle avait peur, elle était
-désespérée. Avait-elle été reconnaissante à son sauveur? Cette
-gratitude la mettait, aux yeux de la loi et du monde, de pair avec son
-abominable mari. Archer le lui avait expliqué, comme son devoir le
-voulait, ajoutant qu'à New-York, si les cœurs étaient simples et
-bons, elle ne devait cependant pas sur ce chapitre escompter leur
-indulgence.
-
-Il avait trouvé infiniment pénible de constater la facilité avec
-laquelle elle avait accepté sa décision. La faiblesse qu'elle avait
-tacitement avouée la mettait à la merci de Newland; il se sentait
-attiré vers elle par d'obscurs sentiments de jalousie et de pitié. Il
-était heureux que ce fût à lui qu'elle eût révélé son secret,
-plutôt que de le confier à la froide enquête de Mr Letterblair, ou à
-la curiosité embarrassée des siens. Il se chargea du soin de faire
-savoir à la famille, qu'ayant reconnu l'inutilité de ses démarches,
-elle avait renoncé au divorce; et tous s'empressèrent de ne plus
-penser aux choses «pénibles» dont ils avaient été menacés.
-
---J'étais sûre que Newland arrangerait cela, disait Mrs Welland en
-parlant de son futur gendre: et la vieille Mrs Mingott, qui avait
-convoqué Archer pour un entretien confidentiel, lui avait fait ses
-compliments, en ajoutant:
-
---La petite sotte! Je lui avais bien dit que c'était une bêtise:
-vouloir se faire passer pour Ellen Mingott, devenir une sorte de vieille
-fille, quand elle a la chance d'être mariée et comtesse!
-
-La scène d'amour entre les acteurs avait rappelé, avec une telle
-acuité, au jeune homme, sa dernière conversation avec Mme Olenska que,
-lorsque le rideau tomba sur la séparation des deux amants, il sentit
-les larmes lui monter à la gorge et il se leva pour quitter le
-théâtre.
-
-En se retournant, il aperçut la jeune femme dont il avait l'esprit
-rempli, assise dans une loge avec les Beaufort et d'autres invités.
-Depuis leur dernière entrevue, il avait évité de la rencontrer; mais
-comme Mrs Beaufort, le reconnaissant, lui faisait un petit signe
-d'invitation, il fut obligé de se rendre dans la loge.
-
-Les hommes lui firent place, et après quelques mots échangés avec Mrs
-Beaufort, qui tenait à montrer sa beauté, mais non à causer, Archer
-alla s'asseoir derrière Mme Olenska. Mr Jackson, installé près de Mrs
-Beaufort, lui faisait, à demi-voix, le récit de la soirée du dimanche
-précédent chez Mrs Lemuel Struthers (quelques personnes disaient qu'on
-y avait dansé). Mrs Beaufort écoutait ce minutieux récit avec son
-impeccable sourire, la tête tournée de façon à être vue de profil
-par les fauteuils d'orchestre. Mme Olenska se retourna vers Archer et
-lui dit à voix basse:
-
---Croyez-vous qu'il lui enverra un bouquet de roses jaunes demain
-matin?
-
-Archer rougit et son cœur battit violemment. Il n'était allé que deux
-fois chez Mme Olenska et chaque fois il lui avait envoyé un bouquet de
-roses jaunes, mais sans y joindre de carte. Elle n'avait jusqu'alors
-fait aucune allusion aux fleurs, et ne semblait pas soupçonner leur
-provenance. Maintenant, non seulement elle y faisait une allusion, mais
-elle l'associait à la tendre séparation des amants de la scène:
-Newland en fut ému et troublé.
-
---Je m'en allais pour emporter le souvenir de cette scène, dit-il.
-
-À sa grande surprise, il vit pâlir la jeune femme. Elle porta les yeux
-sur la jumelle de nacre que tenaient ses mains finement gantées, et dit
-après un silence:
-
---Que faites-vous pendant l'absence de May?
-
---Je m'absorbe dans mon travail, répondit-il, un peu froissé de
-la question.
-
-Selon une habitude prise depuis longtemps, les Welland étaient partis
-la semaine précédente pour Saint-Augustin, dans la Floride, où ils
-passaient la fin d'hiver. Mr Welland était convaincu qu'il avait les
-bronches délicates. C'était un homme de nature douce et silencieuse:
-il n'avait pas d'opinions personnelles, mais, en revanche, il avait des
-habitudes. Nul ne devait y contrevenir: sa femme et sa fille étaient
-donc obligées de l'accompagner dans le midi. Il fallait que partout où
-il allait, il retrouvât son milieu habituel: sans Mrs Welland, il
-n'aurait su ni trouver ses brosses ni se procurer des timbres.
-
-Tous les membres de cette famille s'adoraient entre eux. Jamais Mrs
-Welland ni sa fille n'auraient admis l'idée que Mr Welland pût aller
-seul à Saint-Augustin, et les fils, ne pouvant à cause de leurs
-occupations s'absenter pendant l'hiver, allaient le rejoindre à Pâques
-pour revenir avec lui.
-
-Archer ne pouvait discuter la nécessité où May se trouvait
-d'accompagner son père. Le médecin de famille des Mingott avait
-attaché sa réputation à une pneumonie que Mr Welland n'avait jamais
-eue, et il exigeait le séjour à Saint-Augustin. Les fiançailles de
-May n'avaient dû être annoncées qu'après le retour de la Floride et
-le fait qu'on avait été amené à les annoncer plus tôt ne changeait
-en rien les plans de Mr Welland. Archer aurait aimé se joindre aux
-voyageurs, vivre pour quelques semaines au soleil, canoter et se
-promener avec sa fiancée; mais lui aussi était tenu par les usages et
-les conventions. Ses devoirs professionnels n'étaient guère
-accablants, mais tout le clan Mingott se fût étonné, s'il avait
-demandé un congé au milieu de l'hiver; et il avait accepté le départ
-de May avec la résignation qui allait certainement devenir un des
-principaux éléments de sa vie d'homme marié.
-
-Il sentait que, sous ses paupières baissées, Mme Olenska le
-regardait.
-
---J'ai fait ce que vous désirez,--ce que vous m'avez conseillé,
-dit-elle sans préambule.
-
---Ah!... J'en suis heureux, répondit-il, embarrassé qu'elle abordât
-ce sujet à un pareil moment.
-
---Je me suis rendu compte que vous aviez raison, continua-t-elle,
-un peu haletante. Mais la vie est parfois difficile... troublante...
-
---Je sais!
-
---Je voulais vous dire que j'ai reconnu que vous aviez raison, et
-que je vous en ai de la gratitude, acheva-t-elle, en portant vivement
-sa lorgnette à ses yeux.
-
-La porte de la loge s'ouvrit et laissa passer les éclats de voix
-de Beaufort.
-
-Archer se leva, et sortit du théâtre.
-
-La veille, il avait reçu une lettre de May Welland dans laquelle, avec
-une candeur caractéristique, elle lui demandait d'être «bon pour
-Ellen» en son absence... «Elle vous aime et vous admire beaucoup. Elle
-dissimule sa tristesse, mais elle est isolée et malheureuse. Je ne
-crois pas que grand'mère la comprenne, ni mon oncle Lovell Mingott. Ils
-la croient beaucoup plus mondaine qu'elle ne l'est réellement. Je
-comprends bien, quoi qu'en dise la famille, que New-York doit lui
-sembler triste. Je crois qu'elle est habituée à beaucoup de plaisirs
-que nous n'avons pas: à entendre de belle musique, à voir des
-expositions, à rencontrer les célébrités, les artistes et les
-auteurs, tous les gens intelligents que vous admirez. Grand'mère ne
-peut pas se mettre dans la tête qu'elle a besoin d'autre chose que de
-dîner en ville et d'être bien habillée. Pour moi, je ne vois à
-New-York que vous qui puissiez l'entretenir des choses qui
-l'intéressent vraiment.»
-
-Sa May si sage! Comme il l'aimait pour cette lettre! Mais il n'avait pas
-eu l'intention de suivre ses avis. D'abord il était trop occupé,
-ensuite il ne tenait pas à jouer trop ostensiblement le rôle de
-champion de Mme Olenska. Elle savait se garder toute seule beaucoup
-mieux que ne le croyait la candide May. Elle avait Beaufort à ses
-pieds, Mr van der Luyden planait au-dessus d'elle comme une divinité
-protectrice, et de nombreux candidats attendaient leur tour de se
-déclarer ses défenseurs. Néanmoins, il ne voyait jamais la jeune
-femme, n'échangeait jamais un mot avec elle, sans se rendre compte que,
-dans sa naïveté, May avait deviné bien des choses: Ellen Olenska
-sentait sa solitude, elle souffrait.
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Dans le vestibule du théâtre, Archer tomba sur son ami, Ned Winsett;
-le seul, parmi ceux que Janey appelait ses «amis intellectuels,» avec
-lequel il aimât, parfois, vraiment s'entretenir.
-
-Il avait aperçu dans la salle le dos voûté et râpé de l'écrivain,
-et avait surpris un moment son regard plongeant dans la loge des
-Beaufort. Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Winsett
-proposa d'aller prendre un bock dans une petite brasserie allemande au
-coin de la rue. Archer, qui n'était pas en veine d'épanchement,
-déclina l'invitation: il avait à travailler.
-
---Vous avez raison, dit Winsett, allons travailler.
-
-Ils déambulèrent ensemble.
-
---En réalité, reprit Winsett, ce que je voulais savoir c'est le
-nom de cette dame brune dans votre loge. Elle était avec les Beaufort,
-n'est-ce pas?
-
-Archer eut un mouvement d'inquiétude. Pourquoi diable Ned Winsett
-voulait-il savoir le nom d'Ellen Olenska? Cela ne lui ressemblait pas de
-faire ainsi le curieux; mais Archer se souvint que Winsett était
-journaliste.
-
---Vous n'allez pas l'interviewer, j'espère? dit-il en riant.
-
---Pas pour mon journal, mais peut-être pour moi-même. Figurez-vous
-qu'elle est ma voisine: drôle de quartier pour une femme élégante! Et
-elle a été si bonne pour mon petit garçon! L'enfant avait
-dégringolé du perron dans la cour, et s'était fait une mauvaise
-écorchure. Elle s'est précipitée pour le relever, et, tête nue, elle
-nous l'a rapporté dans ses bras après lui avoir fait un beau
-pansement. Elle était si belle et si touchante que ma femme en a
-oublié de lui demander son nom.
-
-Le cœur d'Archer s'émut. C'était bien d'Ellen de s'être ainsi
-précipitée, tête nue, portant l'enfant dans ses bras.
-
---Votre voisine s'appelle la comtesse Olenska: c'est une petite-fille
-de la vieille Mrs Mingott.
-
---Fichtre! Une comtesse! fit Winsett. Je ne les aurais pas crues
-aussi aimables. Les Mingott ne le sont pas.
-
---Ils le seraient, si vous les y encouragiez.
-
-Allons! C'était là leur vieille controverse: la mauvaise volonté
-obstinée des «intellectuels» à fréquenter le monde élégant.
-Archer renonça à poursuivre cette éternelle discussion.
-
---Je me demande, dit Winsett, comment une comtesse a pu s'installer
-dans notre affreux quartier.
-
---Parce qu'elle se moque bien du quartier: elle passe devant nos
-petites catégories sociales sans même s'en apercevoir.
-
---Hum!... Elle a sans doute fréquenté une société moins fermée,
-commenta Winsett... Je vous quitte... À bientôt.
-
-Archer le suivit des yeux, ruminant ses dernières paroles, Ce Winsett,
-il avait ainsi ses éclairs... il voyait... il était intéressant.
-Archer se demandait comment, à un âge qui pour la plupart des hommes
-est celui de la lutte, il se résignait à une vie si médiocre. Winsett
-avait une femme et un enfant, mais Archer ne les connaissait pas. Les
-deux hommes se rencontraient, soit au «Century Club,» soit au
-restaurant avec d'autres journalistes ou à la brasserie allemande. Il
-avait laissé entendre à Archer que sa femme était confinée à la
-maison: cela pouvait aussi bien vouloir dire qu'elle était souffrante,
-ou qu'elle n'avait pas l'habitude du monde, ou, peut-être, qu'elle
-n'avait pas de robe pour y aller. Winsett lui-même témoignait d'une
-horreur farouche pour les usages «du monde.» Archer, qui trouvait plus
-propre et plus confortable de se mettre en habit tous les soirs, ne
-s'était jamais rendu compte que la propreté et le confortable sont les
-deux choses les plus coûteuses d'un médiocre budget. L'attitude de
-Winsett lui semblait faire partie de l'insupportable pose des
-«bohèmes.»
-
-Mais Winsett lui offrait un stimulant intellectuel, et, dès qu'il
-apercevait sa figure maigre et barbue, aux yeux mélancoliques, il
-engageait avec lui la conversation. Ce n'était pas par goût que
-Winsett était journaliste: né malencontreusement dans un monde fermé
-aux lettres, il avait une vraie vocation d'écrivain. Après avoir
-publié un petit livre exquis de critique littéraire, dont cent vingt
-exemplaires seulement avaient été vendus et trente donnés, il avait
-abandonné sa véritable voie et pris une situation de petit rédacteur
-dans un magazine féminin où les réclames se mêlaient aux patrons de
-robes, aux romans d'amour et aux affiches de boissons antialcooliques.
-
-Sur le sujet des «Hearth-Fires» (c'était le titre du magazine)
-l'ironie de Winsett était inépuisable; mais derrière cette gaîté se
-cachait l'amertume d'un homme, jeune encore, qui avait lutté et se
-déclarait vaincu. En causant avec Winsett, Archer constatait le vide,
-l'inutilité de sa propre vie; mais celle de Winsett était plus vide et
-plus inutile encore.
-
-Je suis fini, c'est entendu, avait dit un jour Winsett, je ne tiens
-qu'un article, et il n'a pas cours ici... Mais vous, vous êtes libre,
-vous êtes riche. Pourquoi renoncer? Il n'y a qu'un avenir: la
-politique!
-
-Archer se mit à rire. Cette parole lui avait permis de mesurer encore
-une fois la distance qui séparait sa classe à lui de celle de Winsett.
-En Amérique, un «gentleman» n'entre pas dans la politique. Ne pouvant
-expliquer cela à Winsett, Archer répondit évasivement:
-
---Est-ce que vous voyez un homme propre dans la politique? Ils
-n'ont pas besoin de nous.
-
---Qui cela, ils? Pourquoi n'êtes-vous pas, vous, les gentlemen,
-tous ensemble à leur place?
-
-Archer eut un sourire de condescendance. Inutile de prolonger la
-discussion! On ne connaissait que trop la triste fin des rares gentlemen
-qui avaient sali leurs manchettes dans les affaires municipales ou dans
-la politique d'État. Ce n'était plus possible. Le pays appartenait aux
-nouveaux riches et aux émigrants: les gens comme il faut devaient s'en
-tenir aux sports ou à la culture intellectuelle.
-
---La culture?... Oui... Si nous en avions une! Mais la vie
-intellectuelle ici meurt d'inanition. Elle ne se nourrit que des restes
-de la tradition européenne qu'ont apportée vos arrière-grands'pères.
-Vous n'êtes qu'une pauvre petite minorité; vous n'avez pas de centre,
-pas de concurrence, pas de clientèle. Vous êtes comme, dans une maison
-abandonnée, un portrait resté accroché au mur. Vous n'aboutirez
-jamais à rien, tant que vous ne vous mettrez pas en bras de chemise et
-que vous ne descendrez pas dans la rue. Ça ou émigrer. Ah Dieu! Si je
-pouvais émigrer!
-
-Archer n'insista pas et ramena la conversation sur les livres: là,
-Winsett, éclectique, était toujours intéressant. Émigrer! Comme si
-un «gentleman» pouvait abandonner son pays! C'était aussi impossible
-que de se mêler à la politique. Un «gentleman» restait chez lui tout
-simplement et s'abstenait. Mais on ne ferait pas comprendre cela à
-Winsett.
-
-Le lendemain matin, Archer parcourut en vain la ville à la recherche de
-roses jaunes, et arriva en retard à son étude. Il se rendit compte que
-son absence avait passé inaperçue. Quel inutile assujettissement!
-Pourquoi n'était-il pas en ce moment sur les sables de Saint-Augustin
-avec May Welland? Dans les vieilles études, comme celle qui avait à sa
-tête Mr Letterblair, il y avait toujours deux ou trois jeunes gens
-riches, sans ambition professionnelle, qui s'asseyaient quelques heures
-chaque jour devant un bureau. Ainsi pour le monde, pour leur famille,
-ils étaient «occupés.» Aucun de ces jeunes gens n'avait la
-prétention de gagner de l'argent, ni même le désir d'avancer dans sa
-profession, et il leur suffisait de savoir que dans les nobles travaux
-du droit ils ne dérogeaient pas.
-
-Archer frissonnait à la pensée que lui-même pourrait en être là. Il
-résistait à la stagnation, il passait ses vacances à voyager, il
-cultivait les «intellectuels,» il essayait de se «tenir au courant,»
-comme il l'avait dit un jour à Mme Olenska. Mais une fois marié, que
-deviendrait cette étroite marge que se réservait sa personnalité?
-Combien d'autres avant lui avaient rêvé son rêve, qui graduellement
-s'étaient enfoncés dans les eaux dormantes de la vie fortunée!
-
-Du cabinet de Mr Letterblair, il envoya un mot à Mme Olenska, lui
-demandant si elle pouvait le recevoir dans l'après-midi. Au cercle, il
-ne trouva pas de réponse, et n'en reçut pas le jour suivant. Ce
-silence l'humilia: le lendemain matin, il vit un superbe bouquet de
-roses jaunes à la devanture d'un fleuriste, mais s'abstint de
-l'envoyer. Le troisième jour enfin, il reçut par la poste quelques
-lignes de Mme Olenska. À son grand étonnement, elles étaient datées
-de Skuytercliff, où les van der Luyden s'étaient retirés aussitôt
-après avoir embarqué le Duc. «Je me suis évadée, écrivait-elle
-brusquement et sans préambule, le lendemain du jour où je vous ai
-rencontré au théâtre. Je voulais être tranquille, réfléchir. Vous
-aviez raison de me dire toute la bonté de mes hôtes. Je me sens en
-sécurité ici. Je voudrais que vous y fussiez avec nous.» Elle
-terminait par une formule banale, sans allusion à la date de son
-retour.
-
-Le ton de la lettre surprit le jeune homme. De quoi Mme Olenska
-s'évadait-elle, et pourquoi avait-elle besoin de se sentir en
-sécurité? Il pensa d'abord que quelque nouveau danger venu d'Europe
-pouvait planer sur elle; puis il réfléchit qu'elle avait peut-être
-dans sa manière d'écrire quelque exagération pittoresque. Du reste,
-elle devait être capricieuse et se fatiguer facilement de ce qui la
-divertissait un moment.
-
-Il souriait à la pensée des van der Luyden l'amenant une seconde fois
-à Skuytercliff, et cette fois pour un temps indéfini. Les portes de
-Skuytercliff s'ouvraient rarement, et un cérémonieux week-end était
-tout ce que pouvaient espérer les privilégiés. Mais Archer avait vu
-à Paris la délicieuse pièce du Labiche: _le Voyage de M. Perrichon_,
-et se rappelait l'attachement tenace et profond de M. Perrichon pour le
-jeune homme qu'il avait retiré du glacier. Les van der Luyden avaient
-retiré Mme Olenska de la crevasse où la société de New-York avait
-failli la précipiter, et outre la sympathie qu'elle leur inspirait, ils
-sentaient couver en eux le désir d'assurer son sauvetage.
-
-Archer, en apprenant le départ de la jeune femme, se rappela aussitôt
-qu'il venait de refuser une invitation à aller passer le dimanche chez
-les Reggie Chivers dans leur propriété à quelques kilomètres de
-Skuytercliff.
-
-Il en avait assez, depuis longtemps, des parties bruyantes de Highbank,
-des courses de luge, des promenades en traîneau, des longues marches
-dans la neige, des flirts innocents et des plaisanteries aussi
-innocentes, mais plus insipides encore. Il venait de recevoir une caisse
-de livres nouveaux de son libraire à Londres, et aurait une tranquille
-journée chez lui avec ses auteurs préférés. Pourtant, tout en
-froissant entre ses doigts la lettre de Mme Olenska, il alla dans le
-salon de lecture du cercle, rédigea un télégramme et le fit partir
-immédiatement. Il savait que Mrs Reggie avait toujours de la place pour
-un invité de la dernière heure, et qu'il pouvait compter sur son
-accueil.
-
-
-
-
-XV
-
-
-Newland Archer arriva chez les Chivers le vendredi soir et exécuta,
-consciencieusement, le lendemain, tous les rites d'un week-end à
-Highbank.
-
-Le matin, il fît du toboggan avec la maîtresse de la maison et les
-plus allants des invités. Dans la journée, il fit le tour du
-propriétaire. Après le thé, il causa dans un coin avec une jeune
-fille avec laquelle il avait flirté autrefois et qui venait de se
-fiancer. Vers minuit, il aida à mettre des poissons rouges dans le lit
-d'un des invités et à fabriquer un cambrioleur-mannequin dans le
-cabinet de toilette d'une tante timide. Enfin, il participa à la
-bataille d'oreillers qui, jusqu'après minuit, bouleversa la maison
-depuis les chambres d'enfants jusqu'à la cave. Mais le dimanche, il
-emprunta un traîneau pour aller à Skuytercliff.
-
-La maison de Skuytercliff avait la prétention d'être une villa
-italienne. Construite par Mr van der Luyden en vue de son prochain
-mariage avec Miss Louisa Dagonet, c'était une grande bâtisse carrée,
-peinte en blanc et vert pâle, avec un portique corinthien et d'étroits
-pilastres entre les fenêtres. De la hauteur où elle était placée,
-une série de terrasses, que bordaient des balustrades surmontées
-d'urnes, descendait jusqu'à un petit lac à bord d'asphalte, ombragé
-de conifères pleureurs. À droite et à gauche des terrasses,
-s'étendaient les fameuses pelouses, parsemées d'arbres de choix,
-chacun d'une variété différente, et au delà, de longues rangées de
-serres. Plus bas, dans un vallonnement, se voyait la petite maison en
-pierres que le premier «Patroon» avait fait construire sur le terrain
-qui lui avait été concédé en 1605.
-
-Contre la blanche étendue de neige et le ciel gris d'hiver, la villa
-italienne avait un aspect assez lugubre. Même en été, elle gardait sa
-dignité et les plus téméraires corbeilles de cannas ne s'aventuraient
-jamais à moins de trente pieds de sa façade. Quand Archer sonna, le
-long tintement sembla se prolonger comme dans un mausolée, et
-lorsqu'enfin le maître d'hôtel se présenta, il parut aussi étonné
-que s'il eût été réveillé de son dernier sommeil. Mais Archer
-était de la famille: le maître d'hôtel crut pouvoir lui dire que la
-comtesse Olenska était sortie pour se rendre, avec Mrs van der Luyden,
-aux offices du soir.
-
---Mr van der Luyden, continua le maître d'hôtel, est à la maison;
-mais je crois qu'il finit sa sieste ou qu'il lit l'_Evening Post_
-d'hier. Je l'ai entendu dire ce matin, à son retour de l'église, qu'il
-lirait l'_Evening Post_ après le déjeuner. Si vous le désirez,
-monsieur, je puis aller voir...
-
-Archer répondit qu'il irait au-devant des dames, et le maître
-d'hôtel, visiblement soulagé, referma majestueusement la porte.
-
-Un groom mena le traîneau aux écuries et Archer traversa le parc pour
-gagner la grande route. Le village de Skuytercliff n'était distant que
-d'un kilomètre, mais il savait que Mrs van der Luyden ne marchait
-jamais, et qu'il rencontrerait la voiture en chemin. Un instant après,
-venant d'un sentier qui traversait la route, il aperçut un grand chien
-devançant une mince silhouette en manteau rouge. Il pressa le pas et
-Mme Olenska s'arrêta court, avec un sourire de bienvenue.
-
---Ah! vous voilà!
-
-Le manteau rouge lui rendait l'éclat de l'Ellen Mingott d'autrefois.
-Il rit, lui prenant la main, et répondit:
-
---Je suis venu pour savoir ce que vous avez voulu fuir...
-
-La figure de la jeune femme s'assombrit:
-
---Vous le comprendrez tout à l'heure...
-
-La réponse intrigua Archer:
-
---Qu'avez-vous donc? Que se passe-t-il?
-
-D'un petit mouvement qui rappelait celui de Nastasia, Ellen haussa
-les épaules et dit d'un ton plus léger:
-
---Marchons! Le sermon m'a glacée. Et puis, maintenant vous êtes là,
-je n'ai plus peur.
-
-Le sang monta aux tempes du jeune homme; il saisit un des plis
-du manteau rouge.
-
---Ellen! Qu'y a-t-il? Dites-le moi!
-
---Tout à l'heure. Courons d'abord; j'ai les pieds gelés, cria-t-elle;
-et, ramassant son manteau, elle s'élança sur la neige, suivie du chien
-qui gambadait autour d'elle.
-
-Archer s'arrêta un moment, ravi de ce bondissement rouge sur la neige;
-puis il s'élança à la poursuite de la jeune femme. Ils se
-rejoignirent, riant et hors d'haleine, devant le portillon qui ouvrait
-sur le parc.
-
-Elle fixa sur lui son regard:
-
---Je savais que vous viendriez!
-
---Cela prouve que vous le désiriez, répondit-il avec une joie
-secrète.
-
-Le scintillement des arbres givrés remplissait l'air d'une lumière
-mystérieuse et, comme ils marchaient, la neige durcie semblait chanter
-sous leurs pas.
-
---D'où venez-vous? demanda Mme Olenska.
-
-Il le lui expliqua et ajouta:
-
---J'ai demandé aux Olivers de me recevoir lorsque j'ai reçu
-votre lettre.
-
-Après un silence, elle dit, avec un imperceptible tremblement
-dans la voix:
-
---May vous a demandé de vous occuper de moi?
-
---Je n'avais pas besoin qu'on me le demandât...
-
---Vous me trouvez donc bien visiblement sans défense! Quelle pauvre
-créature vous me croyez tous! Mais les femmes d'ici n'ont donc jamais
-besoin de secours, pas plus que les bienheureux dans le ciel?
-
-Il baissa la voix:
-
---Quelle sorte de secours?
-
---Ne me le demandez pas. Je ne parle pas votre langue, répliqua-t-elle
-avec vivacité.
-
-La réponse le blessa; il s'arrêta dans le sentier.
-
---Pourquoi suis-je venu, si vous ne parlez pas ma langue?
-
---Oh! mon ami!--Elle posa légèrement sa main sur le bras du jeune
-homme. Il la pressa.--Ellen! Pourquoi ne pas me dire ce qui est
-arrivé?...
-
-Elle haussa de nouveau les épaules:
-
---Que peut-il arriver dans le paradis?
-
-Ils marchèrent quelques instants en silence. Enfin elle dit:
-
---Je vous l'expliquerai, mais où? On ne peut pas être seul une minute
-dans cette maison aux portes toujours ouvertes, où toujours quelque
-domestique vous apporte le thé, une bûche ou un journal! Ne peut-on
-jamais, dans une maison américaine, être un peu seule? Vous qui êtes
-si réservés, si discrets, comment se fait-il que vous ayez si peu le
-sens de l'intimité?
-
---Ah! vous ne nous aimez pas! s'écria Archer.
-
-Ils passaient devant la maison du vieux «Patroon.» Sa façade basse,
-percée de petites fenêtres, était dominée, à la mode hollandaise,
-par une seule cheminée centrale. Les volets étaient ouverts, et, à
-travers les vitres, Archer aperçut la lueur d'un feu.
-
---Tiens! la maison est ouverte? dit-il.
-
-Elle s'arrêta:
-
---Pour aujourd'hui, tout au moins. Je désirais la visiter, et Mr van
-der Luyden a fait allumer du feu, afin que nous puissions y passer en
-revenant de l'église, ce matin.
-
-Elle monta les marches en courant et tourna la poignée de la
-porte.
-
---Elle est encore ouverte. Quelle chance! Entrez et nous pourrons causer
-tranquillement. Mrs van der Luyden est allée jusqu'à Rhinebeck voir
-les vieilles tantes, et on ne s'apercevra pas de notre absence.
-
-Il la suivit dans l'étroit couloir. La dépression que lui avaient
-causée les dernières paroles de la comtesse Olenska fit place à un
-mouvement de joie. La petite maison intime, avec ses boiseries peintes,
-ses cuivres où se reflétait le feu, s'ouvrait là pour eux comme par
-enchantement. Un grand lit de braises luisait encore dans la cheminée
-de la cuisine, sous un chaudron suspendu à une vieille crémaillère.
-Des chaises cannées se faisaient face des deux côtés du foyer revêtu
-de vieilles faïences bleues, et des rangées d'assiettes de Delft
-ornaient les murs. Archer jeta un fagot dans la cheminée. Mme Olenska,
-ôtant son manteau, prit une des chaises, et Archer, appuyé à la
-cheminée, l'interrogea du regard.
-
---Vous riez maintenant; mais quand vous m'avez écrit, vous étiez
-malheureuse, dit-il.
-
---Oui.
-
-Elle ajouta:
-
---Je ne peux pas me sentir malheureuse quand vous êtes là...
-
---Je ne serai pas ici longtemps, observa-t-il sèchement.
-
---Sans doute. Mais je ne sais pas prévoir! Je vis dans le moment
-où je suis heureuse.
-
-Ces mots glissèrent en lui comme une tentation; pour s'y dérober, il
-s'éloigna de la cheminée et se mit à regarder les troncs noirs des
-arbres qui se détachaient sur la neige. Mais il voyait encore, entre
-lui et les arbres, la jeune femme penchée sur le feu, avec son sourire
-indolent. Le cœur d'Archer battait en désordre. Était-ce lui qu'elle
-avait fui? Avait-elle attendu pour le lui dire qu'ils fussent ensemble
-seuls dans cette chambre?
-
---Ellen, si vraiment je puis vous aider, si réellement vous
-désiriez ma venue ici, dites-moi ce qu'il y a, dites-moi à qui
-vous voulez échapper!
-
-Il parlait sans changer de position, sans se retourner pour la regarder.
-Si le destin devait parler, ce serait ainsi, avec toute l'étendue de
-cette chambre entre eux, tandis qu'il continuait, par la fenêtre, à
-regarder la neige.
-
-Longtemps elle resta silencieuse. Un moment, Archer s'imagina presque
-entendre qu'elle s'approchait de lui, prête à lui jeter ses bras
-légers autour du cou. Tout son être palpitait dans l'attente...
-Soudain il vit un homme vêtu d'un épais pardessus, son col de fourrure
-relevé, qui s'avançait par le sentier vers la maison. Archer reconnut
-Julius Beaufort.
-
---Ah! cria-t-il, éclatant d'un rire sonore.
-
-Mme Olenska s'était élancée de sa chaise et était venue près de
-lui, glissant sa main dans la sienne; mais, après avoir jeté un coup
-d'œil par la fenêtre, elle pâlit et recula.
-
---Enfin, je comprends!... dit Archer avec une ironie amère.
-
---Je ne savais pas qu'il fut ici, murmura-t-elle.
-
-Sa main serrait encore celle d'Archer; mais il s'éloigna d'elle
-brusquement, et, traversant le vestibule, il ouvrit la porte de
-la maison.
-
---Bonjour, Beaufort! Par ici! Mme Olenska vous attendait, dit-il.
-
-Beaufort, visiblement contrarié de le trouver avec Mme Olenska, gardait
-quand même tout son aplomb. Il savait donner aux gens qui le gênaient
-l'impression qu'ils ne comptaient pas, qu'ils existaient à peine. Mais,
-malgré son air d'assurance habituelle, il ne pouvait effacer le pli qui
-s'était creusé entre ses yeux. Il semblait bien que Mme Olenska
-ignorât qu'il dût venir, et pourtant elle avait paru indiquer que cela
-était possible. La raison qu'il donna de son arrivée fut qu'il avait
-découvert, la veille au soir, une petite maison délicieuse, qui
-faisait absolument l'affaire de la jeune femme, mais qui pouvait lui
-être soufflée d'un moment à l'autre. Il se répandit en reproches
-agréables: quelle peine elle lui avait donnée en s'enfuyant juste au
-moment où il avait fait cette trouvaille!
-
---Si seulement cette nouveauté du téléphone était un peu plus
-perfectionnée, j'aurais pu vous avertir de loin, et je serais en train
-de me chauffer les pieds au feu du cercle, au lieu de courir après vous
-dans la neige, bougonna-t-il, déguisant sous une irritation feinte son
-réel déplaisir.
-
-Mme Olenska détourna vivement la conversation sur le miracle de
-pouvoir un jour converser d'une rue à l'autre, ou même,--rêve
-insensé!--d'une ville à l'autre. Ceci amena des souvenirs d'Edgar Poë
-et de Jules Verne; et la question du téléphone les conduisit sans
-encombre jusqu'à la grande maison.
-
-Mrs van der Luyden n'étant pas encore revenue, Archer prit congé et
-remonta dans son traîneau, pendant que Beaufort entrait dans la maison
-avec Mme Olenska. Malgré l'habitude des van der Luyden de ne pas
-encourager les visites imprévues, il pouvait espérer être retenu à
-dîner, et reconduit à la gare pour le train de neuf heures. Mais
-c'était tout. Jamais ses hôtes n'auraient pensé à demander à un
-visiteur venu sans bagages de passer la nuit chez eux; dans les termes
-assez froids où ils se trouvaient avec Beaufort, la question ne se
-posait même pas.
-
-Beaufort le savait et ne devait pas s'en étonner, mais qu'il eût
-entrepris le long trajet pour une si petite récompense, voilà qui
-pouvait donner la mesure de son zèle. Il était clair qu'il poursuivait
-Mme Olenska, et quand il poursuivait une jolie femme, Beaufort n'avait
-qu'un but. Son intérieur morose l'excédait depuis longtemps: et les
-consolations permanentes qu'il s'était octroyées ne l'empêchaient pas
-de se mettre en quête d'aventures amoureuses dans son monde. Tel était
-l'homme que Mme Olenska avait fui. Était-elle obsédée par ses
-importunités? Doutait-elle d'elle-même, ou encore cette fuite
-n'était-elle qu'une feinte et son départ de New-York une simple
-manœuvre? Archer ne le pensait pas. Si peu qu'il eût vu Mme Olenska,
-il croyait commencer à lire sur son visage, et il avait été témoin
-de son désarroi à l'apparition soudaine de Beaufort. Mais qu'elle eût
-fui Beaufort, n'était-ce pas là le danger pour Archer?
-
-Jugeant Beaufort, et sans doute le méprisant, il était possible
-néanmoins qu'elle fût attirée vers lui, par tout ce qui composait son
-prestige: ses relations à New-York et à Londres, son commerce familier
-avec des artistes et des acteurs, son dédain des préjugés locaux.
-Beaufort était un parvenu sans éducation, mais les circonstances de sa
-vie et une certaine vivacité d'esprit naturelle, rendaient sa
-conversation plus intéressante que celle d'hommes plus distingués,
-mais dont l'horizon n'avait jamais débordé New-York. Comment une jeune
-femme revenue d'un monde plus vaste ne serait-elle pas sensible à ce
-contraste?
-
-Mme Olenska avait dit à Archer qu'elle et lui ne parlaient pas la même
-langue, et il sentait que jusqu'à un certain point c'était vrai. Mais
-cette langue d'Ellen Olenska, Beaufort en connaissait toutes les
-nuances; il pouvait lui donner la réplique. Il y avait dans toute sa
-mentalité une certaine ressemblance avec ce que laissait entrevoir la
-courte lettre du comte Olenski. Cela aurait pu être un désavantage
-pour lui; mais Archer ne croyait pas qu'Ellen Olenska dût se dérober
-nécessairement à tout ce qui lui rappellerait le passé. Elle pouvait,
-tout en se croyant révoltée contre ce passé, en subir encore le
-charme.
-
-C'est ainsi que le jeune homme s'efforçait d'analyser, avec une
-triste impartialité, la situation de Beaufort et de sa victime.
-
-En arrivant chez lui, Archer déballa les livres qui étaient arrivés
-de Londres. L'envoi contenait de nombreux ouvrages qu'il attendait
-impatiemment: un nouveau volume d'Herbert Spencer, le dernier livre
-d'Edmond de Goncourt, un roman intitulé _Middlemarch_, dont parlaient
-les revues. Le jeune homme avait refusé trois invitations à dîner
-pour jouir de ce régal; mais tout en tournant les pages, il ne savait
-pas ce qu'il lisait, et les livres, l'un après l'autre, lui tombèrent
-des mains. Tout à coup, parmi eux, il avisa un petit volume de vers
-qu'il avait demandé sur la foi du titre: _The House of Life._ Il
-l'ouvrit et se trouva plongé dans une atmosphère qu'il n'avait jamais
-connue dans ses lectures, atmosphère chaude, voluptueuse et, cependant,
-d'une si ineffable tendresse qu'elle donnait à la passion une nouvelle
-beauté pathétique et obsédante. Toute la nuit, il poursuivit à
-travers ces pages enchantées la vision d'une femme qui avait le visage
-de Mme Olenska; mais, quand il s'éveilla le lendemain et qu'il vit les
-maisons en face de ses fenêtres et pensa au cabinet de Mr Letterblair,
-au banc de famille dans Grace Church, l'heure passée dans le parc de
-Skuytercliff devint aussi irréelle que ses rêves de la nuit...
-
---Mon Dieu, que tu es pâle, Newland! observa Janey, en le dévisageant
-lorsqu'il descendit pour le petit déjeuner; et sa mère ajouta:--Newland,
-mon chéri, j'ai remarqué que tu toussais ces jours-ci. J'espère
-que tu ne te laisses pas surmener.
-
-Les deux femmes étaient convaincues que, sous le despotisme de Mr
-Leterblair, le jeune homme s'épuisait au travail, et Archer n'avait
-jamais cru nécessaire de les détromper.
-
-Les jours suivants se traînèrent péniblement. La monotonie de sa vie
-lui mettait dans la bouche comme un goût de cendres; par moment, il
-avait le sentiment d'être enterré vivant. Il ne savait plus rien de
-Mme Olenska ni de la petite maison. Quand il rencontrait Beaufort au
-cercle, ils échangeaient un signe de tête silencieux à travers les
-tables de whist.
-
-Le quatrième jour, il trouva, en rentrant chez lui, un billet ainsi
-conçu: «Venez tard demain, il faut que je vous explique. Ellen.» Le
-jeune homme, qui dînait en ville, mit le petit mot dans sa poche.
-Après le dîner, il se rendit au théâtre, et ce ne fut qu'après
-minuit, de retour chez lui, qu'il relut lentement cette missive. Il y
-avait plusieurs manières d'y répondre. Il les étudia toutes, en un
-examen approfondi, au cours d'une nuit sans sommeil. Celle qu'il choisit
-fut de faire rapidement sa valise, et de sauter dans le bateau qui
-partait le lendemain pour Saint-Augustin.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Quand Archer descendit la grande rue sablonneuse de Saint-Augustin, se
-dirigeant vers la maison qui lui avait été indiquée comme la demeure
-de Mr Welland, il aperçut May debout sous un magnolia. Les rayons du
-soleil doraient ses cheveux, et le jeune homme se demanda pourquoi il
-avait tant tardé à venir.
-
-La vérité, la réalité, la vraie vie se trouvaient là! Comment, lui,
-l'indépendant Archer, s'était-il cru obligé de rester cloué à son
-bureau par crainte des critiques?
-
---Newland, est-il arrivé quelque chose? s'écria la jeune fille.
-
-Ainsi elle ne devinait pas, elle ne lisait pas dans ses yeux la raison
-de sa venue! Mais lorsqu'il répondit: «J'ai voulu vous revoir,» elle
-rougit délicieusement, et cette rougeur effaça la légère déception
-du jeune homme.
-
-Malgré l'heure matinale, la grand'rue se prêtait mal à un entretien
-intime, et Archer souhaitait vivement de se trouver seul avec May. Les
-Welland déjeunaient tard: la jeune fille lui proposa une promenade
-jusqu'au bois d'orangers au delà de la ville. Elle venait de ramer sur
-la rivière et le soleil semblait l'avoir prise dans le filet d'or qu'il
-jetait sur les petites vagues. Sur le brun chaud de sa joue, ses cheveux
-fous brillaient comme des fils de métal; ses yeux semblaient plus
-clairs, presque pâles dans leur transparence. Elle marchait à côté
-d'Archer de son long pas rythmé, et son visage était empreint de la
-sérénité vide de pensées que l'on voit aux jeunes athlètes des
-frises grecques.
-
-Pour les nerfs tendus d'Archer, cette vision était aussi apaisante que
-le ciel bleu et la rivière paresseuse. Ils s'assirent sous les
-orangers. Il mit son bras autour d'elle et l'embrassa. C'était boire à
-une source fraîche sous le soleil. Mais la pression de ses lèvres
-avait peut-être été plus vive qu'il ne l'avait voulu, car le sang
-monta à la figure de la jeune fille, et elle recula.
-
---Qu'y a-t-il? demanda Newland en souriant.
-
-Elle le regarda surprise.
-
---Rien, répondit-elle.
-
-Un léger embarras pesa sur eux; leurs mains se séparèrent. Newland ne
-l'avait pas embrassée sur les lèvres depuis leur fugitif baiser dans
-le jardin d'hiver des Beaufort, et il vit qu'elle était troublée dans
-son calme d'enfant.
-
---Racontez-moi ce que vous faites toute la journée, demanda-t-il,
-croisant ses bras derrière sa tête et rabattant son chapeau sur ses
-yeux pour les garantir du soleil.
-
-En la faisant parler des choses simples et familières, il allait
-pouvoir suivre ses propres pensées. Il écouta la simple chronique:
-baignades, promenades à voile, courses à cheval, réunions dansantes
-organisées au petit hôtel en l'honneur d'un bateau de guerre. Il y
-avait quelques personnes agréables de Philadelphie et de Baltimore de
-passage à l'hôtel et aussi les Selfridge Merry, venus à cause de la
-bronchite de Kate Merry. On voulait faire un tennis sur le sable; mais
-Kate et May seules avaient des raquettes, et presque personne ne savait
-le jeu. Très occupée, May avait à peine eu le temps d'ouvrir un petit
-livre que Newland lui avait envoyé la semaine précédente: _Sonnets
-from the Portuguese_; mais elle apprenait par cœur le _Last Ride_ de
-Browning, parce que c'était une des premières poésies que son fiancé
-lui avait lues. Elle lui dit en souriant que Kate Merry n'avait jamais
-entendu parler de Browning.
-
-Tout à coup elle se leva:
-
---On va nous attendre pour le déjeuner!
-
-Ils se hâtèrent de rentrer.
-
-Les Welland campaient, pour l'hiver, dans une petite maison délabrée.
-Une haie de géraniums et de plumbagos entourait la propriété. Mr
-Welland s'effarait du manque de confort à l'hôtel, et, à prix d'or,
-Mrs Welland se voyait obligée, d'année en année, d'improviser une
-installation, amenant de New-York des domestiques récalcitrants
-qu'aidaient les nègres de la localité.
-
---Les médecins exigent que mon mari soit absolument chez lui, autrement
-il serait si malheureux que le climat ne lui ferait aucun bien,
-expliquait-elle chaque hiver.
-
-Mr Welland, en toute sérénité, devant sa table chargée des friandises
-les plus variées, disait à Archer:
-
---Vous voyez, mon cher ami, nous campons... nous campons! Je dis
-à ma femme et à May qu'il faut s'accommoder de tout...
-
-Mr et Mrs Welland avaient été surpris de l'arrivée de leur futur
-gendre; mais celui-ci eut la bonne inspiration de parler d'un mauvais
-rhume, ce qui sembla à Mr Welland une raison plus que suffisante pour
-abandonner tout travail.
-
---Vous ne serez jamais assez prudent, surtout aux approches du
-printemps, dit-il en versant du _sirop d'érable_ sur son assiettée de
-crêpes. Si j'avais été aussi prudent à votre âge, May danserait à
-New-York maintenant, au lieu de passer ses hivers dans un désert avec
-un malade.
-
---Mais j'adore être ici, papa. Si Newland pouvait rester, j'aimerais
-mille fois mieux être ici qu'à New-York...
-
---Newland doit soigner son rhume avant tout, observa Mrs Welland avec
-indulgence; sur quoi le jeune homme se mit à rire, en disant qu'en
-effet les devoirs professionnels n'avaient aucune importance.
-
-Archer arriva néanmoins, après un échange de télégrammes avec Mr
-Letterblair, à faire durer son rhume pendant une semaine. L'indulgence
-de Mr Letterblair était due en partie à la solution satisfaisante que
-son jeune associé avait obtenue dans l'affaire du divorce Olenski. Mr
-Letterblair avait fait connaître à Mrs Welland le service rendu par Mr
-Archer à toute la famille, service dont la vieille Mrs Manson Mingott
-s'était déclarée particulièrement satisfaite. Et un jour que May
-était allée faire une promenade avec son père dans l'unique voiture
-de la localité, Mrs Welland saisit l'occasion pour aborder un sujet
-qu'elle évitait toujours en présence de sa fille.
-
---Je crains que les idées d'Ellen ne soient pas du tout les nôtres;
-elle avait à peine dix-huit ans quand Médora Manson l'a emmenée en
-Europe. Vous vous rappelez qu'elle est apparue en noir le jour de son
-entrée dans le monde? Encore une des excentricités de Médora, mais
-cette fois presque prophétique! Il y a douze ans de cela, et, depuis,
-Ellen n'était jamais revenue en Amérique. Rien d'étonnant à ce
-qu'elle soit si complètement européanisée.
-
---Mais le divorce n'est pas admis en Europe... La comtesse Olenska
-a cru se conformer aux usages américains en demandant sa liberté.
-
-C'était la première fois que le jeune homme prononçait le nom de Mme
-Olenska depuis son retour de Skuytercliff: il se sentit rougir.
-
-Mrs Welland prit un air irrité:
-
---Encore un exemple des usages extraordinaires que nous attribuent les
-étrangers... Ils pensent que nous dînons à deux heures, et que nous
-favorisons le divorce... C'est pourquoi je trouve ridicule de les
-recevoir quand ils viennent à New-York... Ils acceptent notre
-hospitalité, retournent chez eux et racontent toujours sur nous les
-mêmes sottes histoires.
-
-Archer ne répondit pas, et Mrs Welland continua:
-
---Nous vous sommes très reconnaissants d'avoir obtenu d'Ellen qu'elle
-renonce à son projet... Sa grand'mère et son oncle n'avaient pu l'en
-faire démordre. Tous deux ont écrit que son revirement n'est dû qu'à
-votre influence... Elle a pour vous une admiration sans bornes... Pauvre
-Ellen!... Je me demande quel sort l'attend.
-
---Celui que nous aurons tous travaillé à lui faire, eut-il envie de
-répondre. Si vous préférez qu'elle soit la maîtresse de Beaufort
-plutôt que la femme d'un honnête homme..., vous faites tout ce qu'il
-faut pour cela.
-
-Il songea à ce que Mrs Welland aurait dit, s'il avait tenu ce propos.
-Il imaginait la soudaine altération de ce visage placide et ferme,
-qu'une longue maîtrise des détails de la vie matérielle avait marqué
-d'une apparence d'autorité. Elle gardait une certaine beauté saine qui
-rappelait celle de May; et Archer se demandait si sa fiancée n'était
-pas destinée à cette maturité à la fois lourde et innocente. Oh non!
-il ne voulait pas que May eût l'innocence qui se refuse à la fois à
-l'expérience et à l'imagination.
-
---Je crois vraiment, continua Mrs Welland, que si on avait parlé de
-cette triste histoire dans les journaux, c'eût été le coup de grâce
-pour mon mari... Je ne sais pas les détails... je n'ai pas voulu les
-connaître... J'ai refusé à la pauvre Ellen de l'écouter sur ce
-chapitre... Ayant un malade à soigner, je dois garder mon entrain et ma
-gaîté... Mais mon mari a été bouleversé: il a fait un peu de
-fièvre tous les matins, tant que la décision est restée en suspens...
-C'était sa terreur que sa fille ne vînt à apprendre l'existence de
-choses pareilles... Vous avez eu naturellement la même préoccupation
-que nous, cher Newland... nous savions tous que vous pensiez à May!
-
---Je pense toujours à May, dit le jeune homme, en se levant
-pour couper court à la conversation.
-
-Il aurait voulu profiter de son entretien avec Mrs Welland pour la
-presser d'avancer la date du mariage, mais ne trouvant pas d'arguments
-capables de la convaincre, il fut soulagé de voir rentrer May et son
-père.
-
-Son seul espoir était d'user de son influence sur sa fiancée, et, la
-veille de son départ, il alla visiter le jardin délabré de la vieille
-mission espagnole. L'endroit rappelait des sites européens, et May,
-jolie à ravir sous un chapeau dont les larges bords ombrageaient ses
-yeux trop pâles, souriait aux descriptions que faisait Newland de
-Grenade et de l'Alhambra.
-
---Nous pourrions voir tout cela au printemps et même passer les fêtes
-de Pâques à Séville, proposa-t-il, exagérant sa demande pour obtenir
-une plus large concession.
-
---Les fêtes de Pâques à Séville! Mais le carême commence dans
-un mois!
-
---Enfin, bientôt après Pâques, afin que nous puissions nous
-embarquer à la fin d'avril...
-
-Elle sourit à ce rêve, l'assimilant aux aventures merveilleuses
-décrites dans les poèmes que son fiancé lui lisait à haute voix.
-
---Continuez Newland, j'adore vos descriptions!
-
---Mais pourquoi vous contenter de mes descriptions?... Pourquoi
-ne pas voir les lieux mêmes?
-
---Nous irons, sûrement, l'année prochaine.
-
---Pourquoi pas plus tôt?... insista-t-il.
-
-Elle baissa la tête, se dérobant au regard de son fiancé.
-
---Pourquoi rêver encore un an?... Regardez-moi, chérie...
-Comprenez-vous que je veux que vous soyez ma femme?
-
-Elle leva sur lui des yeux d'une franchise si limpide qu'il laissa
-tomber le bras dont il lui enserrait la taille. Mais soudain le regard
-de May changea, devint profond et indéchiffrable...
-
---Je ne sais pas si je vous comprends, dit-elle. Pourquoi êtes-vous
-si pressé? Est-ce parce que vous n'êtes pas sûr de continuer à
-m'aimer?
-
-Archer se leva brusquement:
-
---Mon Dieu! peut-être... je ne sais pas, répondit-il avec colère.
-
-May se leva aussi et ils se trouvèrent face à face. Elle semblait
-grandie, plus femme par la stature et la dignité. Tous deux se turent
-comme troublés par le cours imprévu que prenaient leurs paroles. Enfin
-elle dit à voix basse:
-
---Y a-t-il quelqu'un entre vous et moi?
-
---Quelqu'un entre vous et moi?--Il redisait les mots lentement, comme
-s'ils n'étaient qu'à moitié intelligibles, et qu'il eût besoin, pour
-les comprendre, de les répéter. May parut frappée par cette
-hésitation, car elle ajouta, d'une voix plus grave:
-
---Parlons franchement, Newland... J'ai eu le sentiment quelquefois que
-vous aviez changé envers moi, particulièrement depuis que nos
-fiançailles sont officielles.
-
---Ma chérie! Quelle folie! s'écria-t-il, en se ressaisissant.
-
---Si c'est une folie, cela ne nous fera aucun mal d'en parler.--Elle
-s'arrêta, puis ajouta, en relevant la tête avec un de ces gestes
-empreints de noblesse qui la caractérisaient:--Et même si c'était
-vrai, pourquoi n'en parlerions-nous pas?... Vous pouvez si bien vous
-être trompé!
-
-Il baissa la tête, regardant l'ombre des feuilles sur le chemin
-ensoleillé:
-
---Si je m'étais trompé, pourquoi vous supplierais-je de hâter
-notre mariage?
-
-Elle abaissa son regard, suivant du bout de son ombrelle le dessin
-des feuilles sur le chemin, et cherchant visiblement ses paroles.
-
---Vous pourriez désirer, une fois pour toutes, trancher la situation...
-C'est un moyen.
-
-Sa calme lucidité étonna Archer; mais sous les grands bords du
-chapeau, il vit la pâleur du visage, et remarqua un léger
-frémissement des narines au-dessus des lèvres immobiles et résolues.
-
---Expliquons-nous, ma chérie, dit-il, se rasseyant.
-
-Elle s'assit à côté de lui et continua:
-
---Ne croyez pas que les jeunes filles soient aussi ignorantes que
-l'imaginent leurs parents... On écoute, on observe; on a ses sentiments
-et ses idées... Longtemps avant que vous vous soyez déclaré, j'ai su
-que vous étiez occupé de quelqu'un... Tout le monde en parlait à
-Newport il y a deux ans... Je vous ai vus une fois ensemble sous la
-véranda, vous et elle, à un bal... Quand elle est rentrée au salon,
-elle était triste et m'a fait de la peine... Je m'en suis souvenue
-après, quand nous avons été fiancés.
-
-Sa voix s'éteignait dans un murmure, elle serrait et desserrait ses
-mains sur le manche de son ombrelle. Le jeune homme les prit, les
-pressant légèrement; son cœur se dilatait dans un soulagement
-ineffable.
-
---Chère enfant! Est-ce là ce qui vous troublait! Si seulement
-vous saviez la vérité!
-
-Elle releva vivement la tête:
-
---Il y a donc, à propos de vous, une vérité que j'ignore? je ne
-sais pas?
-
-Il continuait à tenir ses mains.
-
---La vérité, veux-je dire, à propos de cette vieille histoire
-dont vous parlez.
-
---Mais c'est ce que je veux savoir, Newland, ce que j'ai le droit de
-savoir... Je ne voudrais pas devoir mon bonheur à un tort, à une
-déloyauté envers une autre, et je veux croire que vous partagez mon
-sentiment... Comment pourrions-nous commencer la vie ainsi?
-
-Le visage de la jeune fille avait revêtu un air de si tragique
-résolution qu'il se sentit près de se prosterner à ses pieds.
-
---Je voulais vous le dire depuis longtemps, continua-t-elle. Je voulais
-vous dire que, quand deux êtres s'aiment véritablement, je comprends
-qu'il puisse y avoir des situations qui donnent le droit d'agir contre
-l'opinion publique... Et si vous vous sentez le moins du monde
-engagé,--engagé envers la personne dont nous avons parlé... et s'il y
-a un moyen,--un moyen de remplir vos engagements--même au prix de son
-divorce... Newland, n'essayez pas de vous soustraire à votre parole à
-cause de moi.
-
-Archer fut étonné de découvrir que les craintes de la jeune fille
-visaient à un épisode aussi complètement entré dans le passé que sa
-liaison avec Mrs Thorley Rushworth; mais son étonnement fit bientôt
-place à une vive admiration pour la générosité de sa fiancée. Il
-était trop préoccupé pour s'émerveiller du prodige de cette
-hérésie chez la fille des Welland: lui conseiller d'épouser son
-ancienne maîtresse! Il était encore tout ému du coup d'œil jeté sur
-le précipice que tous deux venaient de côtoyer, et plein d'épouvante
-devant le mystère d'une âme de jeune fille.
-
-Il put enfin articuler:
-
---Je n'ai pas d'engagement, pas d'obligation du genre que vous
-imaginez... Tout n'est pas aussi simple que... mais ça ne fait rien...
-J'adore votre générosité, car je juge ces choses comme vous-même...
-Chaque cas doit être considéré individuellement, selon sa valeur
-réelle,--sans tenir compte de l'opinion... Toute femme a droit à sa
-liberté.--Il se redressa, gêné par la tournure que ses paroles
-avaient prise et continua en souriant:--Puisque vous comprenez tant de
-choses, ma chérie, ne pouvez-vous pas admettre que nous puissions nous
-soustraire à une autre forme de ces mêmes banales conventions?... Si
-personne et si rien ne nous sépare, n'est-ce pas une raison pour nous
-marier bientôt?
-
-Elle leva son visage vers lui, et Newland, se penchant sur elle, vit
-dans ses yeux des larmes de bonheur. Mais un moment après, elle sembla
-descendre des hauteurs où elle s'était tenue et retrouver ses
-timidités de jeune fille. Il comprit qu'elle n'avait de courage et
-d'initiative que pour les autres, mais non pour elle-même. Évidemment,
-l'effort qu'elle avait fait pour parler était beaucoup plus grand que
-ne le révélait son attitude; au premier mot rassurant de son fiancé,
-elle reculait comme un enfant trop aventureux qui se jette dans les bras
-de sa mère.
-
-Archer n'insista pas: il était trop découragé d'avoir vu s'évanouir
-la femme nouvelle qui l'avait regardé du fond de ses yeux clairs. May
-semblait se rendre compte de sa déception, sans trouver un moyen de la
-dissiper. Ils se levèrent et rentrèrent silencieusement.
-
-
-
-
-XVII
-
-
---Ta cousine, la comtesse Olenska, est venue voir maman pendant
-ton absence.
-
-Ce fut Janey qui annonça la nouvelle à Newland, le soir de son retour,
-pendant le dîner. Surpris, le jeune homme regarda sa mère, qui avait
-les yeux baissés sur son assiette. Mrs Archer ne considérait pas son
-éloignement du monde comme une raison d'en être oubliée, et Newland
-comprit qu'il l'avait légèrement froissée en s'étonnant de la visite
-de Mme Olenska.
-
---Elle portait une polonaise en velours noir, avec des boutons de jais
-et un petit manchon en singe; je ne l'ai jamais vue plus élégante,
-continua Janey... Elle est venue seule, dimanche, de bonne heure;
-heureusement, le feu était allumé dans le salon. Elle avait un de ces
-nouveaux porte-cartes. Elle a dit vouloir nous connaître, parce que tu
-avais été si bon pour elle!...
-
-Archer se mit à rire.
-
---Mme Olenska parle toujours ainsi de ses amis... Elle est très
-heureuse d'être revenue parmi les siens...
-
---Oui, elle nous l'a dit, observa Mrs Archer. Je dois avouer
-qu'elle paraît reconnaissante de notre accueil...
-
---J'espère qu'elle vous a plu, maman...
-
-Mrs Archer serra les lèvres.
-
---Elle fait certainement tout ce qu'elle peut pour être aimable
-et se rendre agréable, même quand elle vient voir une vieille dame...
-
---Maman trouve qu'elle manque de simplicité, ajouta Janey, cherchant
-à lire sur le visage de son frère.
-
---C'est que je suis une personne d'autrefois... La chère May
-est mon idéal, dit Mrs Archer.
-
---Assurément, elles ne se ressemblent pas, répondit son fils.
-
-Archer avait quitté Saint-Augustin, chargé de nombreux messages pour
-la vieille Mrs Mingott: un ou deux jours après son retour, il alla la
-voir. La vieille dame le reçut avec empressement, et lui témoigna sa
-reconnaissance qu'il eût obtenu de la comtesse Olenska de renoncer au
-divorce. Quand le jeune homme lui apprit qu'il s'était évadé de
-New-York dans le seul dessein de voir May, Mrs Mingott fit entendre un
-petit rire gras et lui frappa doucement le genou de sa main potelée.
-
---Ah! ah! c'est ainsi que vous lâchez le travail! Augusta et Welland
-ont du faire grise mine; ils ont dû croire que le monde tournait à
-l'envers... Mais la petite May?... Ça n'a pas été son avis, bien
-sûr?...
-
---Je l'espère; cependant, elle ne m'a pas accordé ce que j'étais
-allé lui demander...
-
---Vraiment... Et qu'était-ce donc?...
-
---La promesse que nous serions mariés en avril. Pourquoi perdre
-encore un an?...
-
-Mrs Manson Mingott prit un petit air de pruderie ironique.
-
---«Demandez à maman!» La formule habituelle! Oh! ces Mingott! Tous
-les mêmes! Nés dans une ornière d'où rien ne peut les tirer. Quand
-j'ai bâti cette maison, on aurait cru que je partais pour la
-Californie. Personne ne s'était aventuré plus loin que la Quarantième
-Rue, et moi, je dis: Personne, non plus, n'habitait New-York, avant que
-Christophe Colomb eût découvert l'Amérique. Non, non, ils sont tous
-pareils: ils veulent tous faire ce que tous les autres auraient fait. Je
-rends grâce au ciel de n'être qu'une humble Spicer; il n'y a, parmi
-tous les miens, que ma petite Ellen qui tienne de moi.
-
-Elle s'interrompit, le regardant toujours de ses yeux clignotants,
-puis demanda:
-
---Pourquoi n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen?
-
-Archer rit.
-
---D'abord parce qu'elle n'était pas là...
-
---Ça, c'est vrai. C'est bien dommage. Maintenant il est trop
-tard: sa vie est finie.
-
-Elle parlait avec la froide indifférence des vieillards jetant de
-la terre sur la tombe de jeunes espérances. Archer eut froid au
-cœur et s'empressa de dire:
-
---Oserais-je vous demander d'employer votre influence auprès des
-Welland? Je ne suis pas fait pour les longues fiançailles.
-
-La vieille Catherine le regarda, épanouie:
-
---Je vois cela. Vous avez la mine éveillée. Quand vous étiez petit,
-je suis sûre que vous aimiez à être servi le premier.
-
-Elle renversa la tête d'un mouvement qui fit onduler les petites
-vagues de son double menton.
-
---Ah! tiens!... Voici ma petite Ellen! s'écria-t-elle, en voyant
-s'ouvrir les portières.
-
-Mme Olenska s'avança souriante. Elle tendit gaîment sa main à Archer,
-tout en se penchant pour recevoir le baiser de sa grand'mère.
-
---Ma chérie, j'étais justement en train de lui dire: Pourquoi
-n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen?...
-
-Mme Olenska regarda Archer en souriant toujours:
-
---Et qu'a-t-il répondu?...
-
---Oh! mon amour, je te le laisse à deviner. Il est allé en Floride,
-voir sa fiancée.
-
---Oui, je sais.--La comtesse Olenska continuait à regarder Archer.--Je
-suis allée chez votre mère, pour lui demander où vous étiez. Je vous
-avais envoyé un mot auquel vous n'avez pas répondu, et je craignais
-que vous ne fussiez malade...
-
-Il murmura quelque chose sur un départ imprévu, précipité, et
-sur l'intention qu'il avait eue de lui écrire de Saint-Augustin.
-
---Et naturellement, une fois là, vous n'avez plus pensé à moi?
-
-Elle gardait encore cet air heureux, qui pouvait n'être que le
-masque étudié de l'indifférence.
-
-«Si elle a encore besoin de moi, elle est décidée à ne pas me le
-laisser voir,» pensa-t-il, piqué de l'attitude de la jeune femme. Il
-voulait la remercier d'être allée voir sa mère; mais sous les yeux
-malicieux de l'aïeule, il se sentait gêné.
-
---Regarde-le. Il est si pressé de se marier, qu'il a filé à la
-française, pour aller implorer à genoux cette petite sotte. Voilà un
-amoureux! C'est ainsi que le beau Bob Spicer a persuadé ma pauvre
-mère, et ensuite s'est fatigué d'elle avant que je fusse sevrée!...
-Cependant je ne me suis fait attendre que huit mois. Mais voilà! vous
-n'êtes pas un Spicer, jeune homme; heureusement pour vous et pour May.
-Il n'y a que ma pauvre Ellen qui tienne d'eux: tous les autres sont des
-modèles de Mingott, s'écria la vieille dame dédaigneusement.
-
-Archer s'aperçut que Mme Olenska, qui s'était assise auprès de sa
-grand'mère, continuait, songeuse, à l'observer. La gaîté avait
-disparu de ses yeux et elle disait très doucement:
-
---Sûrement, grand'mère, à nous deux, nous pourrons obtenir ce
-que Mr Archer désire.
-
-Archer se leva pour s'en aller. Quand sa main toucha celle de Mme
-Olenska, il comprit qu'elle attendait qu'il fît une allusion quelconque
-à la lettre restée sans réponse.
-
---Quand pourrai-je vous rencontrer? demanda-t-il.
-
---Quand vous voudrez; mais il faudra que ce soit bientôt, si
-vous désirez revoir la petite maison. Je déménage la semaine
-prochaine...
-
-Une angoisse étreignit Archer au souvenir des heures passées dans le
-petit salon au plafond bas. Si brèves qu'elles eussent été, elles
-étaient pourtant lourdes d'émotions.
-
---Demain soir? fit-il...
-
---Oui, demain. Mais de bonne heure, car je dois sortir...
-
-Le lendemain était un dimanche: si Ellen sortait, ce ne pouvait être
-que pour se rendre chez Mrs Lemuel Struthers. Il en éprouva une
-légère contrariété, parce que c'était une maison où elle était
-sûre de rencontrer Beaufort. Elle ne pouvait l'ignorer: peut-être,
-même, est-ce pour cela qu'elle y allait.
-
-Le lendemain, dès huit heures et demie, il sonnait à la porte
-encadrée de glycine. Il fut surpris de trouver des chapeaux et des
-pardessus dans le vestibule de Mme Olenska. Pourquoi l'avoir invité à
-venir de bonne heure, si elle avait du monde à dîner? Un examen plus
-attentif des vêtements éveilla sa curiosité. Les pardessus étaient
-des plus étranges; d'un coup d'œil, il vit qu'il n'y en avait aucun
-qui pût appartenir à Julius Beaufort. À côté d'un ulster jaune, se
-trouvait un vieux manteau à pèlerine, tout râpé. Ce dernier
-paraissait appartenir à une personne de taille exceptionnelle, et avait
-évidemment vu des temps très durs, car de ses plis verdâtres,
-s'exhalait une odeur de poussière humide. Au-dessus étaient posés un
-foulard défraîchi et un vieux chapeau, de forme vaguement cléricale.
-Archer questionna des yeux Nastasia, qui lui répondit par sa mimique
-ordinaire, en prononçant son fataliste _Gia_, tandis qu'elle ouvrait la
-porte du salon.
-
-Le jeune homme vit tout de suite que Mme Olenska n'y était pas; puis il
-eut la surprise de découvrir une autre dame installée auprès du feu.
-Cette dame longue, maigre, dégingandée, était enveloppée de
-draperies compliquées: ses cheveux, décolorés, étaient surmontés
-d'un peigne espagnol et d'une mantille de dentelle noire. Des mitaines
-de soie, reprisées, couvraient ses mains déformées par les
-rhumatismes.
-
-À côté d'elle, derrière un nuage de fumée, se tenaient les
-propriétaires des deux pardessus. Ils étaient encore en vestons du
-matin. L'un d'eux était Ned Winsett; l'autre, plus âgé, très grand,
-était évidemment le possesseur du «macfarlane.» Il avait une tête
-de lion bonasse à crinière grise; et il remuait ses bras avec de
-grands gestes bénins, comme s'il distribuait des bénédictions sur une
-foule agenouillée.
-
-Ces trois personnes considéraient un magnifique bouquet de roses rouges
-dont les longues tiges disparaissaient sous une immense touffe de
-pensées. Le bouquet était placé sur le sofa où se tenait
-habituellement Mme Olenska.
-
---Ce qu'elles ont dû coûter dans cette saison!... Mais il n'y a
-que l'intention qui compte! disait la dame sur un ton de staccato
-quand Archer entra.
-
-Tous trois se retournèrent, et la dame, s'avançant, tendit la main
-à Archer.
-
---Cher Mr Archer! Presque mon cousin Newland! dit-elle. Je suis
-la marquise Manson.
-
-Archer salua. Elle continua:
-
---Mon Ellen me garde pour quelques jours. J'arrive de Cuba, où j'ai
-passé l'hiver avec des amis Espagnols: des gens très distingués, de
-la plus vieille noblesse de Castille. J'ai été appelée ici par notre
-cher grand ami, le docteur Carver. Vous ne connaissez pas le docteur
-Agathon Carver, fondateur de la communauté de «La vallée de
-l'amour?»
-
-Le docteur Carver inclina sa tête léonine, et la marquise continua:
-
---Ah! New-York, New-York, combien peu tu marches dans la voie de
-l'Esprit! Mr Archer, je vois que vous connaissez Mr Winsett?
-
---Oui, je suis arrivé jusqu'à lui, il y a quelque temps, mais pas
-par la voie de l'Esprit, répliqua Winsett avec un sourire caustique.
-
-La marquise secoua la tête avec réprobation...
-
---Qu'en savez-vous, Mr Winsett?... L'esprit souffle où il veut...
-
---Où il veut, répéta le docteur Carver d'une voix vibrante.
-
---Mais asseyez-vous donc, Mr Archer. Nous avons eu un délicieux petit
-dîner, tous les quatre, et ma chère enfant est montée s'habiller.
-Elle vous attend. Elle sera ici dans un moment. Nous admirions ces
-fleurs merveilleuses, qui la surprendront quand elle entrera.
-
-Winsett resta debout.
-
---Il faut que je me sauve. Veuillez dire à Mme Olenska que nous
-sommes bien attristés de son départ. Cette maison a été une oasis...
-
---Elle ne vous abandonnera pas. La poésie et l'art font partie de
-sa vie. Vous êtes poète, Mr Winsett?...
-
---Pas précisément. Mais je lis quelquefois des vers, dit Winsett,
-saluant le groupe du seuil de la porte.
-
---Il est si spirituel!... Ne trouvez-vous pas qu'il est spirituel,
-docteur Carver?...
-
---Je ne m'occupe jamais de ce qui est spirituel, répondit sévèrement
-le docteur Carver.
-
---C'est qu'il est sans pitié pour nos faiblesses, Mr Archer: il ne vit
-que de la vie de l'âme; ce soir il prépare mentalement une conférence
-qu'il doit faire tout à l'heure chez les Blenker. Docteur Carver,
-auriez-vous le temps, avant de partir chez les Blenker, d'expliquer à
-Mr Archer votre lumineuse découverte sur le «Contact Direct?» Mais
-non, je vois qu'il est près de neuf heures, et nous n'avons pas le
-droit de vous retenir quand tant de gens aspirent à vous entendre...
-
-Le docteur Carver parut légèrement désappointé de cette conclusion,
-mais ayant comparé l'heure de sa massive montre avec celle de la petite
-pendule de Mme Olenska, il se prépara à partir.
-
---Je vous verrai plus tard, chère amie? dit-il à la marquise, qui
-répondit avec un sourire:--Dès que la voiture d'Ellen arrivera, j'irai
-vous rejoindre. J'espère que la conférence ne sera pas commencée.
-
-Le docteur Carver disparut dans un salut. Mrs Manson, avec un soupir qui
-pouvait être de regret ou de soulagement, invita de nouveau Archer à
-s'asseoir.
-
---Ellen va descendre dans un instant; mais auparavant, je serai très
-heureuse de causer un peu avec vous... Cher Mr Archer, mon enfant m'a
-dit tout ce que vous aviez fait pour elle, vos avis éclairés, votre
-courageuse fermeté. Remercions le ciel qu'il n'ait pas été trop
-tard!...
-
-Newland Archer écoutait ces déclarations avec un extrême embarras, se
-demandant s'il était une personne au monde à laquelle Mme Olenska se
-fut abstenue de raconter la part qu'il avait prise dans ses affaires
-privées.
-
---Mme Olenska exagère. Je lui ai simplement donné l'avis juridique
-qu'elle m'a demandé...
-
---Mais en la conseillant ainsi, vous avez été l'inconscient instrument
-de... Nous modernes, quel nom avons-nous pour «la Providence,» Mr
-Archer?... Vous ignoriez qu'à ce même moment on s'adressait à moi, on
-me demandait mon concours de l'autre côté de l'Atlantique...
-
-Elle regarda par-dessus son épaule comme si elle craignait d'être
-entendue et, rapprochant sa chaise, portant à ses lèvres un petit
-éventail d'ivoire, elle dit dans un souffle:
-
---C'est le comte lui-même, mon pauvre fou d'Olenski, qui ne
-demande qu'à la reprendre sans conditions!...
-
---Grand Dieu! s'écria Archer, en se levant d'un bond.
-
---Vous êtes épouvanté! Oui, je comprends. Je ne défends pas le
-pauvre Stanislas, quoiqu'il m'appelle sa meilleure amie. Il ne se
-défend pas lui-même. Il se jette aux pieds d'Ellen en ma
-personne.--Elle frappa sur sa maigre poitrine.--J'ai sa lettre là...
-
---Une lettre? Mme Olenska le sait-elle? balbutia Archer, sentant
-la tête lui tourner.
-
-La marquise fit un geste négatif.
-
---Du temps, du temps... il me faut du temps... Je connais mon
-Ellen, hautaine, intraitable, dirais-je presque implacable,
-pardonnant difficilement...
-
---Mais pardonner est une chose... retourner dans cet enfer, en
-est une autre.
-
---Hélas! dit la marquise. C'est ainsi qu'elle décrit la maison de son
-mari! Mais du côté matériel, savez-vous ce qu'elle sacrifie? Ces
-roses-là sur le canapé; mais il en a des kilomètres, sous verre et à
-l'air libre, dans ses merveilleux jardins de Nice! Et les bijoux, les
-perles historiques, les émeraudes de Sobieski, les zibelines! Bah! elle
-ne se soucie pas de tout cela. L'art et la beauté, voilà ce qui
-l'attire... des tableaux, un mobilier sans prix, de la musique, une
-conversation brillante... et ça, ce sont des choses, cher monsieur,
-dont on n'a aucune idée ici. Elle possédait tout cela, et recevait les
-hommages des plus grands personnages... Elle me dit qu'on ne la trouve
-pas jolie à New-York. Est-ce possible? Mais son portrait a été peint
-neuf fois! Les plus grands artistes d'Europe ont sollicité le
-privilège de la faire poser. Tout cela, n'est-ce rien? Et le remords
-d'un mari qui l'adore?...
-
-Le visage de la marquise Manson prit une telle expression d'extase
-rétrospective qu'il aurait excité la gaîté d'Archer, si Archer eût
-été en humeur de rire. La marquise lui semblait venir en droite ligne
-de l'enfer qu'avait fui la comtesse Olenska.
-
---Elle ne sait rien de tout cela? demanda-t-il vivement.
-
-Mrs Manson porta son doigt sur ses lèvres.
-
---Elle ne sait rien positivement. Mais qui peut dire ce qu'elle
-soupçonne? Mr Archer, je désirais beaucoup vous voir, car, dès
-l'instant où j'ai su la ferme attitude que vous aviez prise et votre
-influence sur ma nièce, j'ai espéré obtenir votre appui, vous
-convaincre...
-
---Qu'elle doit retourner chez son mari? J'aimerais mieux la
-voir morte! s'écria le jeune homme avec violence.
-
---Ah! murmura la marquise, sans paraître offensée.
-
-Elle resta assise, ouvrant et refermant son ridicule petit éventail
-d'ivoire de ses doigts gantés de mitaines; puis, tout à coup, elle
-leva la tête.
-
---La voilà! chuchota-t-elle.
-
-Et brusquement, indiquant le bouquet:
-
---Dois-je conclure que vous préférez ce que signifient ces fleurs,
-Mr Archer? Après tout, le mariage est le mariage; et ma nièce est
-une femme mariée...
-
-
-
-
-XVIII
-
-
---Que complotez-vous tous les deux, tante Medora? s'écria Mme
-Olenska en entrant dans le salon.
-
-Elle était parée comme pour un bal, et portait haut la tête en
-jolie femme sûre de triompher de ses rivales.
-
---Nous disions, ma chérie, qu'une magnifique surprise vous attendait,
-reprit Mrs Manson en désignant les fleurs.
-
-Mme Olenska s'arrêta court. Elle ne changea pas de couleur, mais un
-pâle éclair de colère sembla jaillir d'elle; ses yeux brillaient
-comme un ciel d'orage.
-
---Ah! s'écria-t-elle, d'une voix que le jeune homme ne lui connaissait
-pas, qui ose m'envoyer un bouquet? Pourquoi un bouquet? Et surtout ce
-soir! Je ne vais pas au bal! Je ne suis pas une fiancée! Il y a des
-gens qui ne manquent jamais une occasion d'être ridicules!...
-
-Elle se retourna vers la porte, l'ouvrit et appela:
-
---Nastasia!...
-
-La servante apparut, et Archer entendit Mme Olenska lui dire
-en italien:
-
---Tenez! jetez cela à la boîte aux ordures!
-
-Et comme Nastasia, saisie, paraissait protester, elle ajouta:
-
---Après tout, ce n'est pas la faute de ces pauvres fleurs. Dites au
-groom de les porter dans la maison de ce monsieur qui a dîné ici ce
-soir. Sa femme est malade. Elles lui feront peut-être plaisir... Le
-petit est sorti? Alors, ma chère, courez-y vous-même. Tenez, mettez
-mon manteau et filez! Je veux que ces fleurs sortent de la maison
-immédiatement! Et sur votre âme, ne dites pas que c'est moi qui les
-envoie.
-
-Elle jeta son manteau de velours sur les épaules de la servante et
-rentra dans le salon, fermant la porte avec brusquerie. Sa poitrine se
-soulevait sous les dentelles... Archer crut un moment qu'elle allait
-pleurer; mais elle éclata de rire, regarda tour à tour la marquise et
-Archer, et demanda:
-
---Et vous deux? J'espère que vous faites une paire d'amis?...
-
---C'est à Mr Archer de répondre, mon trésor; il a attendu patiemment
-pendant que tu t'habillais...
-
---Oui, je vous en ai donné tout le temps. Je ne pouvais pas arriver à
-me coiffer, dit Mme Olenska, en portant la main aux boucles de son
-chignon. Mais je vois que le docteur Carver est parti, et vous serez en
-retard chez les Blenker. Mr Archer, voulez-vous mettre ma tante en
-voiture?...
-
-Elle suivit Mrs Manson dans le vestibule, l'enveloppa dans divers
-châles et palatines, la chaussa de galoches, et cria de la porte:
-
---Rappelez-vous que la voiture doit revenir me prendre.
-
-Après avoir accompagné la marquise jusqu'à la voiture, Archer
-retrouva Mme Olenska dans le salon. Une femme du monde, à New-York,
-n'aurait pas appelé sa servante «ma chère,» et ne l'aurait pas
-envoyée faire une course en lui prêtant sa sortie de bal: Archer
-goûtait un plaisir d'une qualité rare à se trouver dans un monde où
-l'action jaillissait de l'émotion.
-
-Mme Olenska, qui se tenait debout devant la glace, ne bougea pas quand
-il s'approcha d'elle; leurs yeux se rencontrèrent dans le miroir. Se
-détournant vivement, elle se rassit sur le canapé et dit:
-
---Nous avons encore le temps de fumer une cigarette.
-
-Il lui tendit la boîte, alluma pour elle une allumette de papier.
-La flamme illumina son visage. Les yeux rieurs, elle demanda:
-
---Que pensez-vous de moi, quand je suis en colère?...
-
---Cela me fait comprendre ce que votre tante m'a dit de vous...
-
---J'étais sûre qu'elle vous avait parlé de moi. Alors?...
-
---Elle a dit que vous étiez habituée à une existence brillante,
-à des choses que nous ne pouvons pas vous offrir ici...
-
-Mme Olenska sourit.
-
---Medora est incorrigiblement romanesque. Cela l'a consolée de
-tant de choses! Archer hésita, puis il risqua:
-
---Est-ce que le romanesque de votre tante comporte toujours
-l'exactitude?
-
---Vous voudriez savoir si elle dit toujours la vérité? Eh bien!
-voilà. Dans presque tout ce qu'elle dit, il y a quelque chose qui est
-vrai et quelque chose qui n'est pas vrai... Mais pourquoi cette
-question? Qu'est-ce qu'elle a bien pu vous raconter?
-
-Le regard d'Archer quitta le feu pour se porter vers la jeune femme. Son
-cœur se serra. C'était leur dernière soirée au coin de cette
-cheminée, et, dans un moment, la voiture arriverait pour l'emporter!
-
---Elle prétend que le comte Olenski l'a chargée d'effectuer
-une réconciliation...
-
-Mme Olenska ne répondit pas. Immobile, sa cigarette dans sa
-main à demi levée, elle le regardait sans surprise.
-
---Vous le saviez déjà? demanda-t-il.
-
-Elle garda si longtemps le silence que la cendre de la cigarette
-tomba; elle la secoua de sa robe.
-
---Ma tante a fait allusion à une lettre...
-
---Est-ce à la prière de votre mari qu'elle est venue ici?...
-
---Je n'en sais rien. Elle m'a dit avoir eu un appel du docteur Carver.
-J'ai peur qu'elle n'épouse le docteur Carver. Pauvre Medora, elle a
-toujours envie d'épouser quelqu'un!
-
---Croyez-vous vraiment qu'elle ait reçu une lettre de votre mari?
-
-Mme Olenska réfléchit un instant.
-
---Après tout, je n'en serais pas surprise.
-
-Le jeune homme se leva et alla s'appuyer contre la cheminée. Une
-agitation violente s'empara de lui. Il sentait que les minutes étaient
-comptées, et que d'un moment à l'autre il entendrait les roues de la
-voiture qui venait chercher Ellen.
-
---Vous savez que votre tante est persuadée que vous retournerez
-auprès de votre mari? finit-il par dire.
-
-Mme Olenska releva vivement la tête. Une soudaine rougeur colora
-son visage, gagnant son cou et ses épaules.
-
---On a cru sur moi de bien vilaines choses, dit-elle.
-
---Ellen, pardonnez-moi! Je suis un imbécile et une brute!
-
-Elle sourit doucement.
-
---Vous êtes horriblement nerveux: vous aussi, vous avez vos ennuis. Je
-sais que vous voudriez hâter votre mariage, et que les Welland s'y
-opposent. En Europe, on ne connaît pas nos longues fiançailles
-américaines. Sans doute les Européens sont moins calmes que nous.
-
-Elle avait prononcé le «nous» avec une légère emphase qui donnait
-au mot un sens ironique. Archer comprit l'ironie, mais n'osa pas la
-relever. Après tout, c'était peut-être exprès qu'elle avait
-détourné la conversation. Après l'avoir si évidemment blessée, il
-sentait qu'il n'avait plus qu'à la suivre sur le terrain qu'elle avait
-choisi. Il s'affolait de sentir couler les minutes, et ne pouvait
-supporter l'idée qu'une barrière de mots allait retomber entre eux.
-
---Oui, dit-il enfin, je suis allé dans le Midi pour demander
-à May de fixer notre mariage après Pâques...
-
---Et vous n'avez pu l'obtenir... Pourtant May vous adore. Et je
-la croyais trop intelligente pour être à ce point l'esclave des
-conventions.
-
---La cause du refus de May n'est pas celle que vous croyez.
-
-Mme Olenska le regarda, étonnée. Archer rougit et brusquement
-se décida.
-
---Nous avons eu une explication franche,... presque la première.
-May croit voir dans mon impatience un mauvais signe...
-
---Je comprends de moins en moins.
-
---May craint que mon impatience ne signifie que je ne suis pas sûr de
-lui rester fidèle. Elle s'imagine que je veux l'épouser pour
-m'éloigner d'une personne que j'aime davantage...
-
---Alors, comment se fait-il qu'elle ne soit pas aussi pressée
-que vous?
-
---Elle a une délicatesse de sentiments que je n'ai pas. Elle
-exige de longues fiançailles, pour me donner le temps de...
-
---Le temps de la sacrifier à une autre femme?
-
---Si j'en ai le désir...
-
-Mme Olenska se pencha vers le feu, le regard fixe. De la rue
-silencieuse, Archer entendit le trot des chevaux qui approchaient.
-
---C'est très noble, en effet, dit-elle d'une voix émue.
-
---Très noble, oui, mais absurde...
-
---Pourquoi? Parce que vous n'en aimez pas une autre?
-
---Parce que je n'ai pas l'intention d'en épouser une autre...
-
---Ah!
-
-Il y eut encore un long intervalle de silence. Enfin, elle leva
-les yeux sur lui et demanda:
-
---Cette autre femme vous aime-t-elle?
-
---Il n'y a pas d'autre femme. Je veux dire que la personne à
-laquelle May pensait n'a jamais...
-
---D'où vient alors cette hâte de conclure votre union?
-
---Votre voiture est arrivée, dit Archer.
-
-Ellen Olenska se redressa à moitié, et jeta autour d'elle un regard
-distrait. Ses gants et son éventail étaient près d'elle sur le
-canapé: elle les prit machinalement.
-
---Il faut que je m'en aille...
-
---Vous allez chez Mrs Struthers?
-
---Oui.
-
-Elle sourit et ajouta:
-
---Il faut bien que j'aille où l'on m'invite; autrement, je serais
-trop seule. Ne voulez-vous pas m'accompagner?
-
-Archer ne répondit pas. Il sentit qu'à tout prix il devait la retenir,
-la forcer à lui consacrer la fin de sa soirée. Il s'appuya contre la
-cheminée, les yeux fixés sur les mains de la jeune femme, comme si son
-regard avait le pouvoir de leur faire lâcher les gants et l'éventail.
-
---May a deviné la vérité, dit-il. Il y a une autre femme, mais
-ce n'est pas celle qu'elle soupçonne...
-
-Mme Olenska ne répondit pas, ne bougea pas. Un moment après, Newland
-s'approcha, d'elle et, prenant sa main, la desserra doucement; les gants
-et l'éventail tombèrent.
-
-Elle se leva vivement et, se dégageant, alla de l'autre côté
-de la cheminée.
-
---Ah! non, pas cela! Ne me faites pas la cour! On me l'a faite
-trop souvent, dit-elle en fronçant les sourcils.
-
-Archer pâlit et se leva aussi: c'était la plus cruelle rebuffade
-qu'elle eût pu lui infliger.
-
---Il ne s'agit pas de vous faire la cour... La femme que j'aurais
-voulu épouser, si cela avait été possible, c'est vous!... Voilà.
-
-Elle le regarda avec un étonnement profond.
-
---Et c'est vous qui dites cela, vous qui avez rendu la chose
-impossible! s'écria-t-elle.
-
-À son tour, il la regardait avec stupeur.
-
---Moi? balbutia-t-il.
-
---Vous! Vous! Vous! cria-t-elle, ses lèvres tremblantes comme celles
-d'un enfant prêt à fondre en larmes. N'est-ce pas vous qui m'avez fait
-renoncer à ce divorce? C'est vous qui m'avez fait comprendre qu'on doit
-se sacrifier pour préserver la dignité du mariage, pour épargner à
-sa famille un scandale. Et parce que ma famille allait devenir la
-vôtre, pour May et pour vous j'ai fait ce que vous m'avez demandé, ce
-que vous m'avez affirmé que je devais faire!
-
-Elle eut un éclat de rire convulsif.
-
---Ce n'est un secret pour personne que j'ai fait cela pour vous!
-
-Elle retomba sur le canapé, abîmée dans les ondes étincelantes
-de sa robe. Le jeune homme continuait à la regarder.
-
---Grand Dieu, murmura-t-il, quand j'ai cru...
-
---Vous avez cru?...
-
---Ah! ne me demandez pas ce que j'ai cru!...
-
-La contemplant toujours, il vit la même rougeur brûlante de nouveau
-envahir son cou et son visage. Elle se tenait droite, lui faisant
-face avec une dignité grave.
-
---Je vous le demande...
-
---Eh bien, donc, il y avait des choses dans la lettre que vous
-m'avez demandé de lire...
-
---La lettre de mon mari?...
-
---Oui...
-
---Je n'ai rien à craindre de cette lettre, absolument rien. Mon unique
-idée, en me sacrifiant, a été d'empêcher la répercussion de ce
-scandale sur la famille, sur May, sur vous!
-
---Mon Dieu! murmura-t-il, cachant sa figure dans ses mains.
-
-Dans le silence qui suivit, Archer sentit sur lui le poids de
-l'irrévocable. Dans toute sa vie à venir, il n'imaginait rien
-qui dût jamais le délivrer de ce poids. Il demeurait immobile,
-la tête dans ses mains.
-
---Je vous aime, murmura-t-il.
-
-Du canapé où elle était toujours blottie, il entendit s'élever un
-léger gémissement, comme celui d'un enfant qui se plaint. Il
-tressaillit et s'approcha d'elle.
-
---Ellen! Quelle folie! Pourquoi pleurez-vous? Rien n'est fait
-qui ne puisse se défaire. Je suis encore libre et vous allez l'être.
-
-Il l'avait prise dans ses bras, le visage de la jeune femme était sous
-ses lèvres, pareil à une fleur mouillée; toutes leurs vaines terreurs
-s'évanouissaient comme des fantômes à l'aurore. Ce qui étonnait
-Archer maintenant, c'était d'avoir pu discuter, séparé d'elle par la
-largeur de la chambre, quand tout devenait si simple, dès qu'il la
-tenait dans ses bras!
-
-Elle lui rendit son baiser; mais, un moment après, il sentit
-qu'elle se raidissait dans son étreinte. Puis elle le repoussa
-et se redressa.
-
---Ah! mon pauvre Newland; cela devait arriver; mais cela ne change
-absolument rien.
-
---Cela change toute la vie pour moi.
-
---Non, non, il ne faut pas, ce n'est pas possible! Vous êtes
-fiancé à May, et moi, je suis mariée...
-
---Il est trop tard pour reculer! Nous n'avons pas le droit de
-mentir aux autres ni à nous-mêmes. Me voyez-vous maintenant
-épousant May?
-
-Elle resta silencieuse, accoudée à la cheminée, son profil reflété
-par la glace. Une des boucles de son chignon s'était détachée et
-tombait sur son cou; subitement elle apparaissait presque vieille.
-
---Je ne vous vois pas, dit-elle enfin douloureusement, lui posant
-la question que vous venez de me poser.
-
---Il est trop tard pour agir autrement...
-
---Il est trop tard pour changer ce que nous avions décidé tous
-les deux...
-
---Je ne vous comprends pas! s'écria-t-il.
-
-Elle s'efforça de sourire, mais son sourire était plus triste
-que ses larmes.
-
---Vous ne comprenez pas, parce que vous ne savez pas encore
-combien j'ai changé depuis que je vous ai connu.
-
---Ellen!
-
---Oui. Je ne m'apercevais pas tout d'abord qu'on ne m'accueillait
-qu'avec réserve, qu'on me trouvait compromettante. Il paraît qu'on a
-refusé de dîner avec moi chez les Lovell Mingott! Je l'ai su plus
-tard, et j'ai appris aussi que vous aviez tout raconté aux van der
-Luyden et que vous aviez voulu que vos fiançailles fussent annoncées
-au bal des Beaufort, afin que j'aie deux familles pour me soutenir, au
-lieu d'une... Vous voyez combien j'étais sotte et étourdie: jusqu'à
-ce que grand'mère m'ait tout raconté, je ne me rendais compte de rien.
-New-York me représentait simplement la paix et la liberté: je rentrais
-chez moi. J'étais si contente de m'y retrouver! J'avais l'impression,
-en arrivant ici, que tout le monde était pour moi plein de
-bienveillance, heureux de me voir. Cependant, personne ne semblait me
-comprendre comme vous; personne ne me donnait d'aussi bonnes raisons
-pour faire ce qui, au premier abord, me révoltait comme inutile et
-difficile. Les gens trop sages ne me persuadent pas: ils n'ont jamais
-été tentés... Mais vous, vous compreniez! Vous saviez comment la vie
-vous tire à elle avec ses mains tentatrices; et pourtant vous haïssiez
-les concessions qu'elle suggère, vous haïssiez la jouissance achetée
-au prix du mensonge, de la cruauté, de l'indifférence! Jamais je
-n'avais connu personne qui vous ressemblât, qui fût aussi loyal, aussi
-généreux.
-
-Elle parlait d'une voix basse et égale, sans larmes ni agitation, et
-chaque mot tombait comme du plomb brûlant dans le cœur du jeune homme.
-Il se tenait courbé en avant, la tête dans les mains, les yeux fixés
-sur la pointe du soulier de satin qui dépassait la robe scintillante.
-Tout à coup il s'agenouilla et baisa le soulier.
-
-Elle se pencha et plongea dans ses yeux un regard si profond
-qu'il en fut comme fasciné.
-
---Ne détruisons pas ce qui est votre œuvre! s'écria-t-elle. Je ne
-peux pas revenir aux manières de penser que j'avais avant vous. Je ne
-peux vous aimer, que si je renonce à vous...
-
-Les bras de Newland se levaient, suppliants, mais elle s'éloigna
-doucement et ils se trouvèrent face à face, séparés par la distance
-que les paroles de la jeune femme avaient mise entre eux. Puis
-subitement la colère envahit Archer.
-
---Et Beaufort? C'est sans doute lui qui va me remplacer auprès
-de vous?
-
-À peine avait-il prononcé ces paroles qu'il en eut honte. Mais son
-cœur était gonflé d'amertume, et il souhaita presque une réponse
-violente. Mme Olenska devint seulement un peu plus pâle et resta
-immobile, les bras pendants, la tête légèrement inclinée.
-
---Il vous attend maintenant chez Mrs Struthers. Pourquoi n'allez-vous
-pas le retrouver? ricana Archer.
-
-Elle alla tirer le cordon de la sonnette.
-
---Je ne sortirai pas ce soir. Dites à la voiture d'aller chercher
-la signora marchesa, dit-elle, quand la servante se présenta.
-
-Quand la porte fut refermée, Archer continua à regarder Mme Olenska
-avec des yeux mauvais.
-
---Pourquoi ce sacrifice, puisque l'isolement vous pèse? Je n'ai
-aucun droit de vous retenir loin de vos amis...
-
-Elle sourit sous ses paupières humides.
-
---Je ne serai pas seule maintenant. J'étais seule; j'avais peur; mais
-le vide et l'obscurité se sont dissipés. Désormais, quand je
-rentrerai en moi-même, je serai comme un enfant qui revient la nuit
-dans une chambre où il y a toujours une lumière.
-
-Archer répéta, impatient:
-
---May est prête à me rendre ma liberté...
-
---Quoi! trois jours après que vous êtes allé la supplier à genoux
-de hâter votre mariage?
-
---Elle a refusé, ce qui me donne le droit...
-
---Le droit? Vous m'avez appris combien ce mot-là est un vilain
-mot, dit-elle.
-
-Archer éprouvait une fatigue indicible. C'était comme s'il eût,
-pendant des heures, fait des efforts surhumains pour remonter la paroi
-d'un précipice, et qu'au moment d'en atteindre le bord, son étreinte
-se relâchant, il retombât dans les ténèbres.
-
-S'il avait pu reprendre la jeune femme dans ses bras, il aurait réfuté
-ses arguments. Mais toute la personne d'Ellen Olenska semblait
-enveloppée d'une douceur qui la rendait inaccessible: elle le tenait à
-distance, lui inspirant, par sa sincérité, un sentiment mêlé de
-crainte et de respect.
-
-Il insista de nouveau:
-
---Si nous nous sacrifions, ce sera pire pour tout le monde.
-
---Non, non, non! cria-t-elle, comme s'il lui faisait peur.
-
-Au même moment, la sonnette de la porte tinta. Ils n'entendirent
-pas de voiture s'arrêter, et restèrent sans mouvement, les yeux
-égarés.
-
-Au dehors, le pas rapide de Nastasia traversait le vestibule: la porte
-d'entrée s'ouvrit, se referma, et, un instant après, la servante
-parut, portant un télégramme qu'elle remit à la comtesse Olenska.
-
---La dame a été très heureuse des fleurs, dit Nastasia. Elle a cru
-que c'était son mari qui les envoyait; elle a pleuré un peu, disant
-que c'était une folie.
-
-Sa maîtresse sourit et prit l'enveloppe jaune. Puis, quand Nastasia fut
-partie, et la porte refermée, elle tendit le télégramme à Archer.
-Daté de Saint-Augustin, à l'adresse de la comtesse Olenska, il
-annonçait:
-
-
-«Télégramme de grand'mère plein succès. Parents acceptent mariage
-après Pâques. Je télégraphie à Newland. Suis bien heureuse. Vous
-aime tendrement. Votre reconnaissante
-
-May.»
-
-
-Une demi-heure plus tard, Archer, rentrant chez lui, trouva sur la
-table du vestibule une autre enveloppe jaune. C'était aussi une
-dépêche de May Welland.
-
-
-«Parents consentent mariage mardi de Pâques à midi. Grace church,
-huit demoiselles d'honneur. Veuillez voir pasteur. Si heureuse!
-Tendrement
-
-May.»
-
-
-Archer chiffonna dans le creux de sa main la feuille de papier jaune,
-comme si, par ce geste, il eût pu annihiler les nouvelles qu'elle
-annonçait. Puis il tira un petit agenda de sa poche, en tourna les
-pages avec des doigts tremblants. Il ne trouva pas ce qu'il cherchait,
-et serrant le télégramme dans sa poche, il monta l'escalier.
-
-Une lumière brillait sous la porte de la petite chambre qui servait à
-Janey de cabinet de toilette et de boudoir. Newland frappa impatiemment
-à la porte, et Janey parut dans sa robe de chambre de flanelle
-violette, ses cheveux roulés sur des épingles à friser. Son visage
-était pâle et inquiet.
-
---Newland! J'espère que ce télégramme ne contient pas de mauvaises
-nouvelles? J'ai attendu exprès.
-
-Sans répondre, il interrogea:
-
---Dis-moi! Pâques tombe à quelle date cette année?
-
-Elle parut choquée d'une si païenne ignorance.
-
---Pâques? Mais, la première semaine d'avril! Pourquoi me demandes-tu
-cela, Newland?
-
-Il tourna encore quelques pages de son agenda, faisant un calcul
-rapide à voix basse.
-
---Tu dis: la première semaine?
-
---Newland! Qu'est-ce que tu as?
-
---Je n'ai rien... sinon que je me marie dans six semaines.
-
-Janey se jeta sur lui et le pressant contre elle:
-
---Oh! Newland! Quelle bonne nouvelle! Je suis si heureuse! Mais,
-mon chéri, pourquoi ris-tu comme ça? Tais-toi. Tu vas réveiller
-maman.
-
-
-
-
-XIX
-
-
-La journée de printemps était fraîche et le vent soufflait, chargé
-d'une poussière pénétrante.
-
-Les vieilles dames des deux familles avaient exhumé leurs zibelines
-décolorées et leurs hermines jaunies; une odeur de camphre s'élevait
-des premiers bancs de l'assistance, étouffant le doux parfum de
-printemps qui montait des lys autour de l'autel.
-
-Newland Archer, sur un signal du suisse, était sorti de la sacristie,
-et avait pris place, avec son premier garçon d'honneur, le jeune van
-der Luyden Newland, sur les marches du chœur: le coupé de la mariée
-était en vue. Mais il fallait s'attendre encore à d'assez longs
-préliminaires sous le portail, où les huit demoiselles d'honneur se
-groupaient déjà en un bouquet d'avril.
-
-C'était la règle: le fiancé devait témoigner de son empressement, en
-s'exposant ainsi seul aux regards de l'assemblée. Archer se résignait
-à cette formalité, comme à toutes les autres exigences d'un rite qui
-semblait venir de la nuit des temps. Il obéissait scrupuleusement aux
-injonctions agitées de son garçon d'honneur, comme autrefois les
-mariés qu'il avait dirigés à travers le même labyrinthe, lui avaient
-obéi à lui-même.
-
-Rien n'était oublié, ni les huit bouquets de lilas blanc et de muguet
-des demoiselles d'honneur, ni les boutons de manchettes (saphirs à
-montures d'or) des garçons d'honneur, ni l'épingle de cravate (un œil
-de chat) choisie pour le jeune van der Luyden Newland. Les offrandes
-destinées à l'évêque et au pasteur étaient en sécurité dans la
-poche du premier garçon d'honneur. Le déjeuner devait avoir lieu chez
-Mrs Manson Mingott. Les bagages d'Archer y avaient été envoyés, ainsi
-que ses vêtements de voyage, et un compartiment avait été réservé
-dans le train qui devait emmener les jeunes mariés vers une destination
-inconnue. Le mystère sur le lieu où devait s'écouler la nuit nuptiale
-était l'élément le plus sacré du rite immémorial.
-
---Vous avez la bague? chuchota van der Luyden Newland tout neuf dans
-son rôle, et qui semblait écrasé sous le poids de sa responsabilité.
-
-Archer fit le même geste que tous les mariés avaient fait avant lui:
-de sa main droite dégantée, il s'assura qu'il avait bien dans la poche
-de son gilet le petit anneau d'or gravé de leurs deux noms: «Newland
-à May, avril 187...» Puis il se remit en position, son chapeau haut de
-forme et ses gants gris-perle, soutachés de noir, serrés dans sa main
-gauche; et il recommença de surveiller la porte de l'église.
-
-La marche nuptiale de Haendel roulait pompeusement sous les voûtes de
-stuc, évoquant la vision de tous les mariages auxquels Archer avait
-assisté avec une sereine indifférence, tandis que d'autres mariés
-s'avançaient vers l'autel.
-
---On dirait une première à l'Opéra, pensa-t-il.
-
-Reconnaissant les mêmes figures dans les mêmes loges... (non!
-c'étaient des bancs)... il se demandait si, lorsque retentirait la
-trompette du jugement dernier, Mrs Selfridge Merry aurait son même
-panache de marabout, Mrs Beaufort ses mêmes diamants aux oreilles, son
-même sourire aux lèvres; et si des avant-scènes étaient déjà
-réservées pour ces dames dans l'autre monde.
-
-Ensuite, il eut le temps de passer la revue des visages familiers: les
-femmes curieuses, intéressées; les hommes, maussades d'avoir eu à
-endosser leur redingote dès le matin, et ennuyés de la perspective
-d'avoir à jouer des coudes pour s'approcher du buffet après la
-cérémonie.
-
-Il croyait entendre dire à Reggie Chivers: «C'est malheureux que le
-lunch soit chez la vieille Catherine; mais on dit que Lovell Mingott l'a
-fait préparer par son chef: cela sera donc mangeable, si l'on peut s'en
-approcher.» Et sans doute Sillerton Jackson répondait avec autorité:
-«Ne vous a-t-on pas dit, mon cher ami, que le lunch sera servi par
-petites tables, à la nouvelle mode anglaise?»
-
-Les yeux d'Archer s'arrêtèrent un moment sur le banc de gauche, où sa
-mère, entrée au bras de Mr Henry van der Luyden, était assise. Elle
-pleurait doucement sous son voile de Chantilly, les mains dans le
-manchon d'hermine de sa grand'mère.
-
---Pauvre Janey, songea-t-il en regardant sa sœur, elle a beau se
-disloquer le cou, elle ne peut voir que les premiers rangs des Newland
-et des Dagonet, cossus, mais poncifs.
-
-En avant du ruban blanc tendu entre les bancs des deux familles et ceux
-des invités, il vit Beaufort, grand, haut en couleur, qui dévisageait
-les femmes de son air arrogant. À côté de lui se trouvait Mrs
-Beaufort, couronnée de violettes et tout argentée de chinchilla. De
-l'autre côté du ruban, la tête bien lissée de Lawrence Lefferts
-semblait monter la garde pour préserver de toute offense l'implacable
-divinité du «Bon-Ton.» Archer lui-même, en son temps, avait servi ce
-même dieu; mais tout ce qui l'avait préoccupé alors lui paraissait,
-maintenant, une parodie enfantine de la vie.
-
-Une discussion s'était élevée sur la question de savoir si les
-cadeaux de noces seraient exposés: les dernières heures avant le
-mariage en avaient été assombries. La question avait été résolue
-par la négative, Mrs Welland ayant dit, des larmes de colère aux yeux:
-«J'aimerais autant lâcher les reporters dans ma maison!» Archer,
-autrefois, aurait partagé cette opinion; alors tout ce qui concernait
-les coutumes de son petit monde lui semblait revêtir le caractère de
-l'absolu. Il trouvait aujourd'hui inconcevable que l'on s'agitât ainsi
-pour ces enfantillages. «Et pendant ce temps, pensait-il, il y a dans
-le monde des êtres réels, qui se débattent dans la vérité de la
-vie!...
-
-Les voilà! souffla le premier garçon d'honneur;... mais le marié ne
-s'émut pas. Il savait que la porte de l'église ne s'ouvrait encore que
-pour le suisse, qui jetait un coup d'œil sur la scène avant de
-mobiliser ses forces. La porte fut doucement refermée, puis rouverte à
-deux battants; un murmure courut dans l'assemblée: c'était la famille
-de la mariée.
-
-Mrs Welland marchait en tête, au bras de son fils aîné. L'expression
-de sa large figure rose avait la solennité voulue; sa robe prune aux
-panneaux bleu pâle, sa petite capote de satin ornée de plumes
-turquoises, éveillèrent l'approbation générale. Mais avant que
-l'imposant frou-frou des jupes de soie se fût apaisé, les spectateurs
-se retournaient pour apercevoir la suite du cortège. De vagues rumeurs
-avaient circulé la veille; on disait que Mrs Manson Mingott, dans son
-obésité impotente, prétendait assister à la cérémonie. Comment
-pourrait-elle traverser la nef? Quel siège serait assez vaste pour la
-contenir? On savait qu'elle avait envoyé son menuisier examiner la
-possibilité d'élargir le premier banc; mais le résultat avait été
-négatif. Sa famille avait passé une journée d'angoisse, pendant
-qu'elle délibérait sur le projet de se faire rouler dans son énorme
-chaise et de trôner devant le chœur.
-
-L'exhibition de sa monstrueuse personne était apparue si fâcheuse à
-ses parents, qu'ils auraient volontiers couvert d'or le génie qui avait
-découvert que la chaise de Mrs Mingott était trop large pour passer
-entre les supports de la tente dressée à la porte de l'église.
-L'idée de renoncer à cette tente, d'exposer la mariée à la
-curiosité des couturières et des journalistes, eut raison du courage
-de la vieille Catherine. «Comment! on pourrait photographier ma fille
-et la mettre dans les journaux!» s'était écriée Mrs Welland. Le clan
-tout entier avait reculé devant une pareille inconvenance. L'ancêtre
-avait dû céder, mais contre la promesse que le repas de noces aurait
-lieu sous son toit. Les amis de la famille qui habitaient autour de
-Washington Square, trouvaient que la maison des Welland aurait été
-d'accès plus facile, et qu'il était dur d'avoir à débattre avec
-Brown le prix de la voiture qui les mènerait à l'autre bout de la
-ville.
-
-Tout le monde connaissait ces négociations par les Jackson; mais une
-minorité d'esprits hardis croyait encore que Mrs Mingott assisterait à
-la cérémonie, et un léger refroidissement se manifesta dans
-l'allégresse générale quand on vit que Mrs Lovell Mingott remplaçait
-sa belle-mère. Mrs Lovell Mingott avait ce teint échauffé et ce
-regard vide des femmes d'âge et d'embonpoint engoncées dans des robes
-neuves; mais quand on fut revenu du désappointement causé par
-l'absence de Mrs Manson Mingott, on convint que la robe de satin lilas
-voilée de Chantilly et le chapeau en violettes de Parme de sa
-belle-fille s'harmonisaient heureusement à la toilette prune et bleue
-de Mrs Welland. Toute différente était l'impression produite par la
-grande femme maigre et minaudante qui, dans une étrange confusion de
-rayures, de franges, d'écharpes flottantes, défilait au bras de Mr
-Mingott. À cette dernière apparition, le cœur d'Archer se contracta.
-
-Il avait cru que la marquise Manson était depuis six semaines à
-Washington avec Ellen Olenska. On attribuait leur brusque départ au
-désir qu'avait eu la nièce de soustraire sa tante à la funeste
-éloquence du docteur Agathon Carver. N'était-il pas sur le point de
-faire d'elle une recrue pour la «Vallée de l'Amour?» Archer se
-demandait qui allait paraître derrière cette fantastique Medora. Mais
-le cortège finissait là: les parents plus éloignés avaient déjà
-pris leurs places. Les huit garçons d'honneur se réunissaient pour
-aller rejoindre au bas de la nef les huit demoiselles d'honneur.
-
---Newland! La voilà! chuchota son jeune cousin.
-
-Archer sursauta.
-
-Il avait dû perdre conscience de ce qui se passait autour de lui. La
-procession blanche et rose était déjà parvenue à la moitié de la
-nef: l'évêque et le pasteur, accompagnés de deux assistants en
-surplis blancs, se tenaient devant l'autel fleuri, et les premiers
-accords de la Symphonie de Spohr tombaient sous les pas de la mariée
-comme des bouquets de roses.
-
-Archer ouvrit les yeux (les avait-il vraiment fermés, comme il le
-croyait?) et son cœur se desserra. La musique, la senteur printanière
-des lys, la vision de May, qui flottait vers lui dans un nuage de tulle,
-le visage de sa mère, baigné d'heureuses larmes, le murmure des
-paroles du pasteur, les évolutions symétriques du cortège d'honneur,
-tous ces mouvements, tous ces bruits bien connus, lui semblaient
-maintenant étranges et dépourvus de sens.
-
---Mon Dieu! pensa-t-il, ai-je bien la bague? et il refit le geste
-nerveux de tous les mariés. Un instant après, May se trouvait à
-côté de lui, et le cœur figé du jeune homme se ranima au contact de
-cette pureté rayonnante.
-
-«Réunis ici sous le regard de Dieu...» L'office commençait. La bague
-avait été passée au doigt de May; les mariés avaient reçu la
-bénédiction de l'évêque; les demoiselles d'honneur se préparaient
-à reprendre leurs places dans la procession, et la marche nuptiale de
-Mendelssohn roulait sous la voûte de la nef.
-
---Votre bras, donnez-lui votre bras! dit, entre ses dents, van
-der Luyden Newland.
-
-Archer eut de nouveau la sensation de revenir de très loin... Comment
-son imagination s'égarait-elle ainsi? Était-ce pour avoir aperçu dans
-la foule anonyme cette masse de cheveux sombres, sous le bord d'un
-chapeau? Mais, un instant après, ce n'était qu'une dame inconnue au
-long nez. Il aurait pu rire de s'y être presque trompé, et se demander
-s'il devenait le jouet d'hallucinations.
-
-Lentement il descendit la nef avec May: les ondes rythmées de la marche
-les accompagnèrent jusqu'aux portes grandes ouvertes, au travers
-desquelles la belle journée de printemps semblait les accueillir. Les
-alezans de Mrs Welland, de gros nœuds de ruban blanc au frontail,
-piaffaient devant la tente.
-
-Le valet de pied, décoré aussi d'une cocarde blanche, enveloppa May
-d'un manteau neigeux, et Archer sauta dans le coupé à côté d'elle.
-Elle se retourna vers lui avec un sourire triomphant et leurs mains
-s'unirent sous les voiles de tulle.
-
---Chérie! dit Archer,--et de nouveau l'abîme s'ouvrait devant lui,
-pendant que sa voix articulait tendrement et gaiement:--J'ai cru avoir
-perdu la bague. Ce frisson-là fait partie de la cérémonie! C'est un
-peu votre faute, vous m'avez bien fait attendre! J'ai eu le temps
-d'imaginer mille catastrophes.
-
-En pleine Cinquième Avenue, May l'étonna en lui jetant les bras
-autour du cou:
-
---Mais rien ne peut nous arriver maintenant, dit-elle, puisque
-nous sommes ensemble!
-
-Tous les détails de la journée avaient été si soigneusement
-réglés, qu'après le déjeuner, les jeunes mariés eurent tout le
-temps nécessaire pour se préparer au départ. En tenue de voyage, ils
-descendirent le large escalier de Mrs Mingott, escortés de la bande
-rieuse des demoiselles d'honneur; ils embrassèrent leurs parents et
-montèrent dans la voiture qui les attendait, tandis qu'on jetait
-derrière eux la traditionnelle averse de riz et la pantoufle de satin.
-Ils purent choisir, sans se presser, à la bibliothèque de la gare, les
-magazines de la semaine, avec l'air détaché de voyageurs ordinaires,
-et enfin s'installer dans le compartiment réservé, où la femme de
-chambre de May avait déjà placé le manteau gris-palombe et le sac de
-voyage, tout battant neuf, et qui venait de Londres.
-
-Les vieilles tantes de Rhinebeck avaient mis leur maison à la
-disposition des jeunes mariés, avec un empressement peut-être dû à
-la perspective séduisante d'un séjour chez Mrs Archer. Newland,
-heureux d'échapper aux hôtels de Baltimore ou de Philadelphie, où il
-était d'usage de passer les premiers jours de la lune de miel, avait
-accepté la proposition de grand cœur.
-
-May, enchantée d'aller à la campagne, s'était amusée comme une
-enfant des vains efforts des huit demoiselles d'honneur pour arriver à
-savoir le lieu de la mystérieuse retraite.
-
-Quand les mariés furent installés dans leur compartiment, que le train
-eut dépassé les faubourgs et fut entré dans la campagne printanière,
-la conversation devint plus aisée qu'Archer ne l'avait espéré. May
-était encore la naïve jeune fille de la veille: elle discutait avec
-une impartialité de simple témoin tous les incidents de la journée.
-
-Archer avait pensé d'abord que ce détachement provenait d'un trouble
-secret; mais les yeux clairs de la jeune mariée ne révélaient qu'une
-tranquille ignorance. Elle était seule, pour la première fois, avec
-son mari; mais, de toute évidence, elle ne voyait encore en lui que le
-charmant camarade de la veille. Elle le préférait à tous, avait la
-plus grande confiance en lui, et pour elle le point culminant de la
-belle aventure des fiançailles et du mariage était de voyager seule
-avec lui comme une grande personne--mieux encore, comme une femme
-mariée! C'était étonnant que cette profondeur de sentiment qu'elle
-avait révélée dans le jardin de la mission espagnole pût s'allier à
-une telle absence d'imagination. Mais Archer se rappelait avec quelle
-promptitude, sitôt sa conscience délivrée du poids qui l'oppressait,
-elle était revenue, ce jour-là, à sa candeur innocente, et il comprit
-que, dans la vie, elle s'adapterait aux circonstances sans jamais les
-devancer. Cette faculté de ne pas savoir, de ne pas prévoir, donnait
-peut-être à ses yeux leur limpidité. Son visage semblait appartenir
-à un type plutôt qu'à une personne: elle aurait pu poser pour une
-Vertu civique ou pour une Divinité grecque. Le sang qui coulait si
-près de sa peau blanche semblait plutôt un fluide préservateur qu'un
-élément de combustion. Cependant, sa jeunesse n'était pas insensible:
-elle n'était que primitive et pure.
-
-Comme il on était là de ses réflexions, Archer se rendit compte qu'il
-posait sur sa femme le regard d'un étranger, et vite il se mit à
-repasser avec elle les souvenirs du repas de noces, au-dessus desquels
-planait la personnalité de la grand'mère Mingott, énorme et ravie.
-
-May, toute joyeuse, répondit avec une franche gaieté:
-
---J'ai été bien étonnée que ma tante Medora se soit décidée à
-venir. Et vous? Ellen avait écrit qu'elles étaient encore trop
-fatiguées toutes deux pour faire le voyage. C'est Ellen que j'aurais
-voulu avoir! Avez-vous vu quelle magnifique dentelle ancienne elle m'a
-envoyée?
-
-Archer savait qu'une allusion à Ellen devait se produire tôt ou
-tard, mais il croyait qu'à force de volonté il pourrait la retarder.
-
---Oui... je... non..., magnifique, bégaya-t-il.
-
-Il regardait May avec des yeux d'aveugle, et se demandait si, chaque
-fois qu'il entendrait ces deux syllabes, il ne sentirait pas s'écrouler
-le fragile château de cartes de sa vie. Le train s'arrêta à la gare
-de Rhinebeck: dans le crépuscule printanier, ils traversèrent le quai
-pour gagner la voiture qui les attendait.
-
---Ces bons van der Luyden! Ils ont envoyé leur domestique au-devant de
-nous! s'écria Archer, en voyant un personnage à la mine grave, qui
-s'approchait et prenait les petits bagages des mains de la femme de
-chambre.
-
---Mille excuses, monsieur, dit le domestique; un petit accident est
-arrivé chez ces demoiselles du Lac; une fuite dans le réservoir.
-L'accident est arrivé hier: Mr van der Luyden, prévenu, a aussitôt
-fait partir une femme de chambre pour préparer la maison du Patroon.
-J'espère que vous la trouverez suffisamment confortable. Ces
-demoiselles ont envoyé leur cuisinière, et vous serez aussi bien qu'à
-Rhinebeck.
-
-Archer regarda le domestique avec une sorte de stupeur:
-
---Ce sera tout à fait la même chose, monsieur, répétait celui-ci.
-
-Ce fut May qui lança d'une voix allègre:
-
---La même chose que Rhinebeck... la maison du Patroon? Mais ce sera
-mille fois mieux, n'est-ce pas, Newland? Quelle charmante pensée ont
-eue ces van der Luyden!
-
-Pendant que la voiture roulait, la femme de chambre à côté du cocher
-et les reluisants sacs de voyage sur le strapontin, la jeune femme
-continua, très animée:
-
---Croiriez-vous que je n'y suis jamais entrée! Et vous? Les van der
-Luyden la montrent si peu! Ils l'ont ouverte pour Ellen: c'est elle qui
-m'a dit que c'était un bijou, la seule maison d'Amérique où elle
-pourrait être parfaitement heureuse.
-
-Et elle ajouta, avec son sourire juvénile:
-
---C'est notre chance qui commence: la chance merveilleuse que
-nous aurons toujours ensemble.
-
-
-
-
-XX
-
-
---Naturellement, ma chérie, nous acceptons le dîner chez les
-Carfry, disait Archer.
-
-Les nouveaux mariés prenaient leur petit déjeuner dans le salon
-meublé de cretonne luisante de leur lodging de Londres. Un brouillard
-opaque assombrissait les vitres, et un feu d'anthracite rougeoyait
-derrière la grille en acier poli.
-
-May, le front anxieux, regarda son mari par-dessus la lourde théière
-en métal anglais derrière laquelle elle trônait.
-
-Dans ce pluvieux désert du Londres d'automne, les Newland Archer ne
-connaissaient exactement que deux personnes, et encore les avaient-ils
-évitées avec soin. C'était une des traditions de dignité du vieux
-New-York: on ne s'imposait pas aux relations que l'on pouvait avoir en
-pays étranger.
-
-Mrs Archer et Janey, au cours de leurs nombreux voyages en Europe,
-avaient rigoureusement observé cette règle, et opposé une si
-impénétrable réserve aux avances de leurs compagnons de voyage
-qu'elles avaient presque réussi à ne jamais échanger un mot avec des
-«étrangers» autres que des employés d'hôtel et de chemin de fer.
-Envers ceux de leurs compatriotes qui ne leur étaient pas
-personnellement connus, leur attitude était plus réservée encore.
-Ainsi, à moins qu'elles ne rencontrassent un Chivers, un Dagonet ou un
-Mingott, les périodes de voyage se passaient pour elles dans un
-tête-à-tête ininterrompu. Pourtant, une nuit à Botzen, une des dames
-anglaises qui occupaient la chambre vis à vis celle de Mrs Archer et de
-sa fille (Janey connaissait, dans tout leur détail, le nom, les
-toilettes et la position sociale de ses voisines), vint frapper à la
-porte de Mrs Archer et lui demanda du secours. Mrs Carfry venait d'être
-prise d'une bronchite aiguë. Elle fut gravement malade. Elle voyageait
-seule avec sa sœur, Miss Harle, et toutes deux furent profondément
-reconnaissantes aux dames Archer des soins attentifs dont celles-ci les
-entourèrent.
-
-Les Archer quittèrent Botzen sans penser revoir jamais Mrs Carfry et
-Miss Harle. Mrs Archer n'aurait pas songé à s'imposer à l'attention
-d'une étrangère pour un service qu'elle avait eu occasion de lui
-rendre. Mrs Carfry et sa sœur, au contraire, ne connaissaient d'autre
-code que celui d'une éternelle reconnaissance. Avec une fidélité
-touchante, elles étaient aux aguets, ne manquant pas une occasion de
-revoir Mrs Archer et Janey, quand celles-ci venaient en Europe. Les
-relations devinrent de plus en plus étroites: quand Mrs Archer et Janey
-descendaient à l'hôtel Brown, à Londres, elles y étaient attendues
-par de sympathiques amies. Ces dames avaient les mêmes goûts: elles
-faisaient du macramé, lisaient des mémoires édifiants, et
-échangeaient leurs appréciations sur les prédicateurs en renom. Comme
-le disait Mrs Archer, Londres était tout autre depuis qu'elles
-connaissaient Mrs Carfry et Miss Harle. Aussi, au moment du mariage de
-Newland, ne manqua-t-on pas d'envoyer un faire-part aux deux dames
-anglaises. Celles-ci répondirent par l'envoi d'un joli bouquet de
-fleurs alpines séchées, sous verre. Sur le quai, au moment des adieux,
-la dernière recommandation de Mrs Archer fut: «N'oublie pas d'aller
-présenter May à Mrs Carfry.»
-
-Archer et sa femme se disposaient à oublier; mais Mrs Carfry, avec son
-habituelle sagacité, les avait découverts et invités à dîner.
-C'était sur cette invitation que May fronçait les sourcils en
-savourant son thé et ses muffins.
-
---Vous, Newland, vous les connaissez. Mais moi, je serais affreusement
-intimidée chez des personnes que je n'ai jamais vues... Et puis, je ne
-sais pas comment m'habiller...
-
-Newland se renversa sur sa chaise; il sourit à sa jeune femme: jamais
-elle n'avait été plus belle, plus Diane. Était-ce l'humidité de
-l'air anglais qui avait avivé son teint, adouci le contour de ses
-traits; ou bien, était-ce le rayonnement de son bonheur qui éclairait
-son visage?
-
---Comment vous habiller, ma chérie? N'avez-vous pas reçu de Paris,
-la semaine dernière, toute une caisse de robes neuves?
-
---Certes, mais... laquelle mettre? Je n'ai jamais dîné en ville
-à Londres, et je ne voudrais pas être ridicule...
-
-Il essaya de comprendre sa perplexité:
-
---Les Anglaises ne s'habillent donc pas comme tout le monde le
-soir?
-
---Newland! Vous savez bien qu'elles vont au théâtre sans chapeaux,
-dans leurs robes du soir défraîchies.
-
---Alors, c'est sans doute chez elles qu'elles portent leurs robes du
-soir neuves... Mais, pour Mrs Carfry et miss Harle, elles auront des
-bonnets comme maman, et des châles... de jolis châles souples.
-
---Certainement; mais les autres dames, comment seront-elles?
-
-Archer se demanda ce qui avait pu développer subitement chez May cette
-préoccupation nerveuse de la toilette qu'il avait aussi bien observée
-chez Janey. Il eut une inspiration:
-
---Pourquoi ne pas mettre la robe de votre mariage?...
-
---Si je l'avais seulement! Mais elle est à Paris, chez Worth,
-qui doit la transformer pour l'hiver prochain.
-
---Alors, je ne vois pas...--Il se leva.--Tenez! Le brouillard
-se lève. Si nous allions jusqu'à la National Gallery essayer de
-voir les tableaux?
-
-Les Newland Archer étaient de passage à Londres, au retour du voyage
-de noces que May, dans ses lettres à ses amies, décrivait brièvement
-en le qualifiant d'«enchanteur.» Après un mois passé à Paris à
-courir les couturières en vogue, May avait manifesté le désir de
-faire de l'alpinisme pendant le mois de juillet, et de la natation en
-août. Ce programme avait été ponctuellement exécuté. Ils avaient
-passé le mois de juillet à Interlaken et à Grindenwald, et le mois
-d'août dans un petit coin appelé Étretat, sur la côte normande,
-recommandé comme tranquille et pittoresque. Une ou deux fois, dans la
-montagne, Archer avait montré la direction du Midi: «L'Italie!»
-avait-il dit, et May, les pieds dans un fouillis de gentiane, avait
-répondu, avec son gai sourire: «Oui, l'hiver prochain, si vous
-n'étiez pas retenu à New-York, ce serait charmant d'aller à Rome.»
-En réalité, les voyages la laissaient encore plus indifférente
-qu'Archer ne l'avait imaginé. Elle n'y cherchait, une fois ses
-toilettes choisies, que des occasions de faire du «sport,» marcher,
-monter à cheval, nager, et aussi s'entraîner au nouveau jeu
-passionnant du lawn-tennis; et quand, enfin, ils s'arrêtèrent à
-Londres pour une quinzaine, afin qu'Archer à son tour passât aux mains
-de son tailleur, elle ne cacha plus son impatience de se rembarquer. À
-Londres, rien ne l'intéressait que les théâtres et les magasins.
-Encore trouvait-elle les théâtres moins amusants que les
-cafés-chantants de Paris, où, sous les marronniers en fleurs des
-Champs-Élysées, elle avait entendu des chansons dont son mari lui
-traduisait les quelques couplets présentables aux oreilles d'une jeune
-mariée.
-
-Archer en revenait à sa conception héréditaire du mariage. Se
-conformer à la tradition, ne demander à May que ce qu'il avait vu ses
-amis demander à leurs femmes, c'était plus aisé que de faire
-l'expérience dont, jeune homme, il avait rêvé. Pourquoi émanciper
-une femme qui ne se doutait pas qu'elle fût sous un joug? Le seul usage
-qu'elle ferait de son indépendance serait d'en offrir le sacrifice à
-l'autel conjugal. Tout tendait donc à ramener Archer aux vieilles
-idées. S'il y avait eu de la mesquinerie dans la simplicité de May, il
-se serait irrité, révolté. Mais le caractère de la jeune femme
-était d'un dessin aussi noble que celui de son visage, et elle semblait
-être la divinité tutélaire de toutes les traditions qu'il avait
-révérées.
-
-Ces belles qualités faisaient d'elle la plus aimable compagne mais
-n'animaient guère le voyage. Archer comprenait pourtant que, dans le
-milieu qui les attendait, elles reprendraient leur valeur. Ses goûts à
-lui, littéraires et artistiques, trouveraient leur aliment, comme par
-le passé, au dehors; mais son intérieur n'aurait rien d'étouffant, et
-quand les enfants viendraient, rien ne manquerait à la douceur de leur
-vie commune.
-
-Ainsi méditait Archer pendant le long trajet de Mayfair à South
-Kensington, où habitait Mrs Carfry. Lui aussi aurait préféré se
-soustraire à l'invitation de leurs amies.
-
---Il n'y aura probablement personne chez Mrs Carfry; Londres est désert
-en ce moment, et vous serez trop habillée, disait-il à May, assise
-près de lui dans le hansom, si belle et immaculée dans son manteau
-bleu-de-ciel bordé de cygne, que cela semblait presque coupable de
-l'exposer à la suie de Londres.
-
---Je ne veux pas laisser croire qu'une Américaine ne sait pas
-s'habiller, répliqua-t-elle; et Archer fut frappé de nouveau par le
-respect religieux que la moins mondaine de ses compatriotes portait au
-prestige de la toilette.
-
-«C'est leur armure, leur défense contre l'inconnu,» pensa-t-il. Et il
-comprit pourquoi May, qui n'aurait pas pensé à nouer un ruban dans ses
-cheveux pour lui plaire, avait pu apporter tant de sérieux et de
-solennité à choisir et à commander ses nombreuses robes.
-
-Chez Mrs Carfry, il n'y avait en effet que très peu de monde: la
-maîtresse de maison et sa sœur, un aimable pasteur avec sa femme, un
-jeune neveu de Mrs Carfry, et son précepteur français, un petit brun,
-nerveux, à l'œil vif. Sur ce groupe un peu terne, dans ce salon
-faiblement éclairé, May se détachait comme un cygne voguant dans la
-gloire d'un soleil couchant; elle semblait à son mari plus grande, plus
-belle, dans le bruissement de son élégance; et cependant il devina que
-son animation, sa rougeur, cachaient une timidité presque enfantine.
-
-Le dîner fut languissant. May ne parlait guère que de son pays, de
-choses locales. Archer remarqua que si elle provoquait l'admiration par
-sa beauté, elle décourageait la conversation. Le pasteur abandonna
-bientôt la partie; mais le précepteur poursuivit galamment
-l'entretien.
-
-Quand les dames se furent levées pour retourner au salon, le pasteur
-prit congé, se rendant à un meeting; le neveu, jeune homme timide et
-de santé délicate, se retira également. Archer resta seul à boire du
-porto, dans la salle à manger, en compagnie du précepteur; et il se
-trouva soudain lancé dans une conversation comme il n'en avait pas eu
-depuis sa dernière discussion philosophique avec Ned Winsett. Le neveu
-de Mrs Carfry, menacé de tuberculose, avait dû passer deux ans dans le
-doux climat du Léman. Il avait été confié à M. Rivière, qui venait
-de le ramener en Angleterre, et devait rester avec lui jusqu'à
-l'entrée de son élève à Oxford. M. Rivière ajouta qu'à cette
-époque il serait obligé de chercher une nouvelle situation.
-
-«Il la trouvera facilement,» pensa Archer, très impressionné par les
-connaissances variées et les dons naturels du jeune Français. M.
-Rivière était un homme de trente ans environ, maigre, de visage
-plutôt laid et que May aurait qualifié de «commun,» avec des traits
-d'une extrême mobilité. Fils d'un diplomate, il aurait dû suivre la
-carrière de son père; mais il avait le démon de la littérature et il
-s'était lancé dans le journalisme. À Paris, il avait connu Flaubert,
-fréquenté le grenier des Goncourt et causé avec Mérimée. Mais le
-succès n'avait pas couronné ses rêves d'écrivain: une mère et une
-sœur à sa charge, et, comme tant d'autres, il avait succombé sous le
-poids des soucis matériels. Sa situation pécuniaire ne semblait guère
-meilleure que celle de Ned Winsett: il lui restait d'avoir vécu dans un
-monde unique pour ceux qui ont le goût des idées. C'était justement
-parce que ce pauvre Winsett avait le goût des idées qu'il
-dépérissait à New-York: Archer enviait pour son ami le sort du jeune
-précepteur, qui, si pauvre d'argent, s'était par ailleurs si richement
-alimenté.
-
---Garder intactes sa liberté intellectuelle, ses facultés critiques,
-c'est cela, monsieur, qui prime tout. C'est pour cette indépendance que
-j'ai abandonné le journalisme, et que j'ai accepté de devenir
-précepteur. Le métier est quelquefois bien aride; mais on a la
-liberté de son esprit. On peut écouter et réfléchir, on peut causer.
-Ah! la conversation! Il n'y a rien de tel, n'est-ce pas? L'air qui
-circule autour des idées est le seul air respirable. Je n'ai jamais
-regretté d'avoir abandonné la diplomatie et le journalisme, ces deux
-formes différentes d'abdication.
-
-Tout en parlant, il fixait sur Archer des yeux ardents; il continua:
-
---Voyez-vous, monsieur, pouvoir regarder la vie en face, être maître
-de sa pensée, cela vaut bien la peine de vivre dans une mansarde. Il
-est vrai qu'il faut encore gagner de quoi payer la mansarde, et j'avoue
-que la perspective de vieillir dans la peau d'un précepteur ou d'un
-obscur secrétaire est presque aussi réfrigérante que celle de finir
-chargé d'affaires à Bucarest... Je me dis quelquefois que je devrais
-faire un grand plongeon. Croyez-vous, par exemple, qu'il y aurait une
-place pour moi à New-York?
-
-Archer le regarda, étonné. New-York! Pour un jeune homme qui
-avait fréquenté Mérimée et les Concourt, et qui ne s'intéressait
-qu'à la vie intellectuelle!...
-
---Vous tenez particulièrement à New-York? bégaya-t-il, se demandant
-ce que sa ville natale pouvait offrir à un jeune homme pour qui
-l'échange des idées paraissait une condition indispensable.
-
-Une rougeur subite envahit le visage bistré de M. Rivière.
-
---N'est-ce pas, chez vous, le centre de la vie intellectuelle?
-répondit-il.--Puis, comme s'il craignait d'avoir été indiscret, il
-s'empressa d'ajouter:--On fait comme cela des projets... Du reste, pour
-le moment, il ne peut être question de rien...
-
-Dans le _hansom_, pendant le trajet du retour, Archer était encore sous
-l'impression de cette causerie avec M. Rivière; il avait senti passer
-un air nouveau. Son premier mouvement avait été d'inviter le jeune
-homme à dîner. Il hasarda:
-
---Ce précepteur est intéressant; nous avons causé, après dîner,
-de livres et d'un tas de choses...
-
-May sortit d'un de ses silences rêveurs, auxquels Archer avait prêté
-une signification mystérieuse avant que six mois d'intimité conjugale
-ne lui en eussent démontré le vide.
-
---Ce petit Français? Il est bien commun, répondit-elle froidement.
-
-Archer comprit qu'elle était humiliée d'avoir été invitée pour
-rencontrer un pasteur et un précepteur français. Non que ce fût chez
-elle affaire de snobisme; mais l'orgueil du vieux New-York exigeait les
-plus grands égards à l'étranger. Si les parents de May avaient reçu
-les Carfry dans la Cinquième Avenue, ils leur auraient offert des
-convives présentables.
-
-Il demanda, non sans un peu de mauvaise humeur:
-
---En quoi l'avez-vous trouvé commun?
-
---Les gens de cette sorte manquent toujours d'usage. Mais, bien
-entendu, ajouta-t-elle avec humilité, je ne suis pas juge de ses
-mérites intellectuels.
-
-Archer détestait sa manière de prononcer: «intellectuel» et
-«commun.» Il se surprenait à souligner de plus en plus à ses propres
-yeux certaines façons de May qui le choquaient. En somme, elle avait
-toujours eu le même point de vue: celui du monde qui les entourait,
-celui qu'Archer lui-même avait accepté jusque-là, le seul que pût
-avoir une femme «bien.» Et il fallait pourtant, si l'on se mariait,
-épouser une femme «bien!»
-
---Tant pis; je ne l'inviterai pas à dîner, conclut-il en riant.
-
-May reprit, scandalisée:
-
---Quoi! Vous pensiez à inviter le précepteur des Carfry?
-
---Ma foi, oui: j'aurais assez aimé le revoir. Il voudrait trouver
-une situation à New-York.
-
-La surprise de May allait grandissant.
-
---Une situation à New-York? Je ne vois pas laquelle. On n'a pas
-de précepteurs français chez nous... Qu'est-ce qu'il viendrait
-faire à New-York?
-
---Il cherche un milieu où il pourrait satisfaire son goût de la
-conversation, dit Archer avec une pointe d'ironie.
-
-May se mit à rire:
-
---Comme c'est drôle, Archer! Comme c'est français!
-
-À tout prendre, il n'était pas fâché du refus de May: une seconde
-rencontre avec M. Rivière aurait ramené cette question d'une situation
-à trouver; et, plus il y réfléchissait, moins Archer voyait le moyen
-de trouver un emploi pour un jeune intellectuel français dans le
-New-York qu'il connaissait.
-
-
-
-
-XXI
-
-
-La pelouse ensoleillée, bordée de géraniums rouges et de coléus,
-étendait jusqu'à la falaise son gazon d'émeraude. Au delà, on voyait
-la grande mer étincelante.
-
-Le long du chemin serpentant jusqu'à la falaise, des vases de fonte
-d'un brun chocolat laissaient tomber leurs gerbes de géranium lierre et
-de pétunias sur le gravier fraîchement ratissé. La maison, construite
-en bois et de forme carrée, était peinte en brun comme les vases. Le
-toit de la véranda, avec ses bandes brunes et jaunes, simulait un grand
-store. Au milieu de la pelouse deux cibles se détachaient en blanc sur
-un fond de verdure. En face, était plantée une tente autour de
-laquelle étaient disposés des sièges d'osier. Des femmes en toilettes
-d'été, des hommes en redingote grise et chapeau haut de forme,
-causaient en groupes animés. À un signal, une svelte jeune fille en
-robe de mousseline empesée sortait de la tente, un arc à la main, et
-décochait sa flèche. Alors, il se faisait un grand silence et tous les
-yeux se braquaient sur la cible.
-
-Archer, debout sous la véranda, regardait curieusement cette scène.
-Des aloès dans des grands pots de faïence turquoise, placés sur des
-socles jaunes, flanquaient les marches du perron: et en contre-bas de la
-véranda s'épanouissait une bordure d'hortensias bleus et de géraniums
-rouges. Derrière le jeune homme, les portes-fenêtres à la française,
-garnies de rideaux de dentelle ondoyants, laissaient entrevoir, sur le
-parquet du salon, des poufs de cretonne, des fauteuils crapauds, et de
-petites tables recouvertes de velours, chargées de minuscules bibelots
-d'argent.
-
-La réunion annuelle du Tir-à-l'Arc de Newport avait toujours lieu chez
-les Beaufort. Ce sport n'avait connu jusqu'alors d'autre rival que le
-croquet: mais il allait bientôt abdiquer devant le _lawn-tennis_,
-quoique ce dernier jeu fut encore considéré comme trop violent, trop
-inélégant, et convenant mal aux réunions mondaines: pour faire valoir
-de fraîches toilettes et de gracieuses attitudes, rien ne valait le tir
-à l'arc.
-
-Archer assistait en étranger à ce spectacle familier. Comment la vie
-pouvait-elle continuer aussi pareille, quand lui-même était devenu si
-différent? C'était à Newport qu'il avait, pour la première fois,
-compris l'étendue du changement qui s'était fait en lui. À New-York,
-l'hiver précédent, après s'être installé avec May dans leur maison
-neuve, la reprise de ses habitudes, de son activité professionnelle,
-l'avait aidé à renouer avec le passé. Puis, il s'était intéressé
-au choix d'un brillant steppeur gris, destiné au coupé de May; bravant
-la désapprobation de la famille, il avait arrangé sa bibliothèque
-selon les idées nouvelles: sur les murs un papier sombre, imitant le
-cuir, qui s'harmonisait aux bibliothèques _Eastlake._ Et il avait voulu
-de grands fauteuils lourds, bas et trapus, dans le style nouveau des
-«meubles sincères.» Au _Century Club_ il avait retrouvé Ned Winsett,
-et au _Knickerbocker Club_ les jeunes élégants de son milieu. Ainsi,
-entre ses heures de bureau, les dîners en ville du jeune ménage et
-ceux qu'ils donnaient eux-mêmes, les soirées à l'Opéra ou à la
-comédie, ce premier hiver lui avait paru la continuation des hivers
-précédents.
-
-Mais à Newport, il n'était relevé des obligations professionnelles
-que pour subir celle des amusements. En vain avait-il proposé à May de
-passer l'été sur la côte du Maine, dans une île éloignée où
-quelques Bostoniens hardis campaient au milieu de magnifiques paysages.
-Les Welland allaient toujours à Newport, où ils possédaient une villa
-carrée sur la falaise. Mrs Welland fit comprendre à son gendre qu'il
-était inutile que May se fût fatiguée à essayer des toilettes
-d'été à Paris, si elle ne devait pas les porter. May, elle-même, ne
-pouvait comprendre la répugnance d'Archer à passer un été mondain à
-Newport. L'endroit lui avait toujours plu autrefois: pourquoi ne lui
-plairait-il plus maintenant qu'il s'y trouvait avec sa femme? Il n'y
-avait rien à répondre à cela.
-
-Certes, il n'était pas insensible au bonheur d'être le mari d'une des
-plus belles femmes de New-York, surtout quand cette femme était en
-même temps parfaitement gracieuse et raisonnable. Si le souvenir de la
-tempête qui l'avait secoué à la veille de son mariage le hantait
-encore, il était décidé à n'y voir que le dernier épisode du roman
-de sa jeunesse. L'idée que, de sang-froid, il avait pu penser un
-instant à épouser la comtesse Olenska, lui semblait parfaitement
-absurde. Ellen n'était plus pour lui qu'une image émouvante parmi les
-fantômes du passé... Et pourtant ce passé n'avait pas cessé de
-l'obséder: et ce beau monde de Newport, affairé à son puéril
-plaisir, le choquait comme s'il avait vu des enfants jouer sur une
-tombe.
-
-Il entendit un bruissement de jupes, et la marquise Manson parut
-derrière lui. Comme à son ordinaire, elle avait un de ces
-accoutrements bizarres dont elle avait le secret. Elle portait une
-capeline de paille d'Italie retenue par des enroulements de gaze fanée;
-sur son épaule se balançait une petite ombrelle de velours noir à
-manche d'ivoire ciselé.
-
---Mon cher Newland! J'ignorais que vous fussiez ici avec May... Vous
-n'êtes arrivé qu'hier, dites-vous?... Le devoir professionnel! Je
-comprends... Beaucoup de maris, je le sais, ne peuvent rejoindre leurs
-femmes que pour la fin de semaine.--Elle pencha la tête de côté et
-regarda Archer d'un air langoureux.--Mais le mariage est un long
-sacrifice: je l'ai souvent dit à mon Ellen.
-
-Archer se sentit comme un arrêt au cœur. Une fois déjà, il avait
-éprouvé cette sensation d'être séparé du monde extérieur. Puis il
-entendit Medora répondre à une question qu'il avait dû lui poser sans
-s'en rendre compte:
-
---Non, disait-elle, je ne suis ici qu'en passant: je viens de Portsmouth
-où je suis chez les Blenker. Beaufort a été assez aimable pour
-envoyer ses fameux trotteurs me chercher ce matin, afin que je puisse
-entrevoir le garden-party de Regina. Ce soir, je retourne chez mes amis.
-Ces chers originaux ont loué une vieille ferme où ils réunissent des
-gens intéressants.--Elle baissa ses paupières et ajouta, rougissant
-légèrement:--Cette semaine, le docteur Agathon Carver doit organiser
-une série de réunions pour parler de la «Pensée intérieure.» Quel
-contraste avec ce joli spectacle! fît-elle, minaudant. Mais j'ai
-toujours vécu de contrastes! Pour moi, la monotonie, c'est la mort.
-J'ai toujours dit à mon Ellen: «Méfie-toi de la monotonie: elle est
-mère de tous les péchés mortels.» Mais ma pauvre enfant traverse une
-phase d'exaltation, d'horreur du monde. Vous savez, sans doute, qu'elle
-a refusé de venir à Newport, même chez sa grand'mère Mingott. Et
-quel mal j'ai eu pour l'amener avec moi chez les Blenker! Ah! si
-seulement elle m'avait écoutée, quand il était encore temps! Son mari
-lui rouvrait la porte... Mais si nous descendions sur la pelouse? Je
-sais que votre May concourt pour le prix.
-
-Ils virent venir à eux Beaufort, une orchidée à la boutonnière.
-Archer, qui ne l'avait pas revu depuis quelques mois, le trouva changé.
-Haut en couleurs et trop serré dans sa redingote anglaise, il
-apparaissait lourd et bouffi dans la lumière crue de ce jour d'été.
-Toutes sortes de rumeurs circulaient à son propos. Il venait de faire
-sur son yacht une longue croisière aux Antilles, et on disait qu'à
-chaque escale on l'avait vu en compagnie d'une dame qui ressemblait
-beaucoup à Miss Fanny Ring. Le yacht luxueux, avec ses salles de bains
-et ses cabines tendues de soie, passait pour avoir coûté un million de
-dollars; et le collier de perles que Julius Beaufort, à son retour,
-avait offert à sa femme avait la magnificence d'un don expiatoire. La
-fortune du banquier était de taille à supporter ce train; pourtant
-d'inquiétantes rumeurs persistaient à courir dans Wall Street. Pour
-les uns, il avait fait des spéculations malheureuses sur les chemins de
-fer; d'après d'autres, il se serait laissé dévorer par une
-demi-mondaine rapace. À chacun de ces mauvais bruits Beaufort
-répondait par une nouvelle prodigalité: il agrandissait ses serres,
-achetait un nouveau cheval de courses, ajoutait à sa galerie un
-Meissonier ou un Cabanel.
-
-Ce fut de son air moqueur accoutumé qu'il aborda la marquise
-et Newland.
-
---Eh bien, Medora! Vous voilà! Les trotteurs ont-ils bien marché?
-
-Il serra la main d'Archer et, se plaçant de l'autre côté de
-Mrs Manson, lui murmura quelques mots à l'oreille.
-
---Que voulez-vous? dit la marquise en français, avec un de ses
-gestes dramatiques.
-
-Beaufort fronça le sourcil, mais il fut assez maître de lui pour
-sourire à Archer en le félicitant:
-
---Mes compliments: c'est May qui va remporter le premier prix.
-
---Il restera ainsi dans la famille, dit Medora.
-
-Cependant, Mrs Beaufort, jeune et vaporeuse dans une toilette de
-mousseline mauve, venait à leur rencontre. Au même moment, May Archer
-sortait de la tente. Svelte et fière, sa robe blanche ceinturée de
-vert pâle et son chapeau couronné de lierre faisaient d'elle, comme au
-bal Beaufort, une Diane chasseresse. On eût juré que, depuis lors,
-aucune pensée nouvelle n'avait passé dans ses yeux clairs, qu'aucune
-émotion n'avait troublé son cœur.
-
-Elle tenait son arc à la main. S'arrêtant à la ligne blanche tracée
-sur le champ du tir, elle épaula et visa. La pose était d'une grâce
-si classique qu'un murmure d'approbation courut dans l'assemblée:
-Archer, en songeant que cette belle créature était à lui, ne résista
-pas à un mouvement d'orgueil.
-
-Mrs Reggie Chivers, les jeunes Merry, et diverses Thorley, Dagonet et
-Mingott, tout ce bouquet de roses formait derrière la jeune femme un
-groupe vraiment délicieux. Des têtes brunes et blondes se penchaient
-pour compter les points; les mousselines claires, les chapeaux
-enguirlandés de fleurs, se mêlaient dans une harmonie d'arc-en-ciel.
-Toutes jeunes, toutes jolies, la lumière estivale dont elles étaient
-inondées ajoutait à l'éclat de leur beauté; seule pourtant, les
-muscles tendus et la figure attentive, appliquée à ce jeu qui lui
-plaisait, May y apportait cette grâce souveraine.
-
-Archer entendit que Lawrence Lefferts disait:
-
---Personne ne tire plus juste qu'elle.
-
---Oui, riposta Beaufort, mais ses flèches n'atteindront jamais
-d'autre cible!
-
-Ce mot piqua Newland au vif. Il en fut irrité plus que de raison.
-N'était-ce pas un hommage rendu à la jolie pureté de May qu'un vieux
-viveur ne lui trouvât pas de séduction? Pourtant, il en éprouva un
-serrement de cœur. Si cette suprême distinction morale n'était qu'une
-qualité négative, un rideau baissé sur du vide?... May, le teint
-animé, le pas tranquille, remontait la pelouse, ayant mis dans la cible
-sa dernière flèche: il eut la sensation de n'avoir pas encore
-pénétré jusqu'à l'âme de la jeune femme.
-
-Ce fut avec son habituelle bonne grâce qu'elle reçut les
-félicitations de ses rivales et des invités. Nul ne pouvait être
-jaloux de son succès; car on devinait que, dans la défaite, elle
-aurait eu la même sérénité. Cependant, son visage s'illumina quand
-elle rencontra le regard heureux de son mari.
-
-Leur petit phaéton, cadeau de mariage de Mrs Welland, les attendait.
-May prit les rênes et Archer s'assit auprès d'elle. Dans Bellevue
-Avenue, une double file de voitures, victorias, dog-carts, landaus et
-vis-à-vis emportaient vers leurs demeures, ou vers la promenade le long
-de la mer, les élégants invités des Beaufort.
-
---Si nous allions voir grand'mère? proposa May. Je voudrais
-lui apprendre moi-même que j'ai remporté le prix...
-
-Elle fit tourner l'attelage et le dirigea vers la propriété de Mrs
-Mingott. La vieille Catherine, sans souci des précédents, et toujours
-parcimonieuse, avait fait construire, dans sa jeunesse, sur un terrain
-bon marché au-dessus de la baie, un «cottage orné» hérissé de
-tourelles et enguirlandé de balcons. Entre des bouquets de chênes
-rabougris, ses vérandahs s'étendaient, dominant les eaux du golfe
-parsemées d'îles. L'allée serpentait entre des pelouses où se
-dressaient des cerfs de fonte et des corbeilles de géraniums, d'où
-émergeaient des boules de verre bleu. La porte d'entrée, abritée sous
-un auvent imitant un store, s'ouvrait sur un vestibule dont le parquet
-figurait des étoiles noires sur fond jaune. Quatre salons étroits,
-tous tapissés de papiers imitant le velours frappé, entouraient ce
-vestibule: sur leurs plafonds voguaient les divinités de l'Olympe au
-grand complet. Une de ces pièces avait été arrangée en chambre à
-coucher par Mrs Mingott, quand le fléau de l'obésité était descendu
-sur elle. Elle passait ses journées dans la pièce attenante,
-enchâssée dans un vaste fauteuil placé entre la fenêtre et la porte.
-Elle agitait sans cesse un petit éventail; mais la protubérance de sa
-vaste poitrine faisait écran, et l'air mis en mouvement n'atteignait
-que les franges de guipure qui couvraient les bras de son fauteuil.
-
-Elle examina et évalua la flèche à pointe de diamant que May, à
-l'issue du concours, s'était vu attacher au corsage. De son temps, on
-se serait contenté d'une broche en filigrane! Mais on ne pouvait nier
-que Beaufort fît royalement les choses.
-
---Un vrai bijou de famille, dit la vieille dame. Il faudra le garder
-pour ta fille aînée, ma chérie.--Elle pinça le bras blanc de May et
-ajouta, la voyant rougir:--Eh bien! qu'ai-je donc dit qu'il ne fallait
-pas dire? Est-ce qu'il n'y aura pas de filles? Seulement des garçons?
-Mais voyez, elle rougit de plus belle! Quoi! je ne peux pas dire ça non
-plus? Miséricorde! Quand mes enfants me demandent de faire enlever tous
-ces dieux et déesses qui sont là-haut, je leur réponds qu'au moins
-ceux-là on peut tout dire devant eux sans les scandaliser.
-
-Archer rit à cette boutade; et May l'imita, toujours rougissante.
-
---Maintenant, racontez-moi la fête, mes enfants, car je ne tirerai
-rien de cette sotte de Medora, continua la vieille femme.
-
-Et comme May s'écriait: «Ma cousine Medora? Mais je croyais qu'elle
-repartait pour Portsmouth?» Tu as raison, dit-elle; mais il faut
-d'abord qu'elle passe ici pour prendre Ellen. Ah! vous ne saviez pas
-qu'Ellen était venue passer la journée avec moi? Quelle absurdité de
-ne pas être venue pour tout l'été! Mais voilà bientôt cinquante ans
-que j'ai renoncé à discuter avec la jeunesse... Ellen! Ellen!
-appela-t-elle de sa voix fêlée, en essayant de se pencher pour
-apercevoir la pelouse qui s'étendait devant la véranda.
-
-Personne ne répondit, et Mrs Mingott frappa impatiemment de sa canne le
-parquet poli. À cet appel se montra une mulâtresse, la tête serrée
-dans un turban multicolore: elle avait vu «Miss Ellen» descendre vers
-la plage. Mrs Mingott se tourna vers Archer.
-
---Sois gentil, Newland, cours la chercher pendant que cette
-jolie personne me raconte la fête.
-
-Archer obéit machinalement.
-
-Depuis un an et demi, il n'avait pas revu la comtesse Olenska, mais il
-avait souvent entendu parler d'elle. Il l'avait suivie de loin. Il
-savait qu'elle avait passé l'été précédent à Newport où elle
-avait été très mondaine, mais qu'à l'automne, elle avait décidé
-subitement de sous-louer «la maison idéale» que Beaufort avait eu
-tant de peine à lui trouver, pour aller s'établir à Washington, où
-elle avait fait partie de ce qu'on appelait alors «la brillante
-société diplomatique,» par contraste avec le ton «province» du
-milieu gouvernemental. En écoutant ces appréciations variées et
-souvent contradictoires sur la beauté de Mme Olenska, sa conversation,
-ses opinions, ses amis, il semblait à Newland qu'il s'agissait d'une
-personne morte depuis longtemps. Il n'avait eu la sensation de la
-retrouver vivante et présente, que depuis le moment où Medora avait
-parlé d'elle. Les paroles zézayées par la marquise avaient évoqué
-le petit salon éclairé par la lueur du foyer, un bruit de roues dans
-la rue généralement déserte. Ainsi, dans ces cavernes de Toscane, un
-feu de paille allumé par de petits paysans fait soudain apparaître
-l'image des morts étrusques peinte sur les parois.
-
-De la hauteur où la maison était perchée, un sentier descendait à
-une étroite jetée de bois, aboutissant à un kiosque qui figurait une
-pagode chinoise. À la balustrade de la pagode, une jeune femme se
-tenait accoudée. Archer s'arrêta comme s'il eût été le jouet d'un
-rêve. Non! cette vision du passé ne pouvait être autre chose qu'une
-hallucination. La réalité, c'était la maison là-haut; c'étaient les
-poneys de Mrs Welland, tournant autour du grand ovale sablé de la cour;
-c'était May, assise sous les effrontés dieux Olympiens, radieuse
-d'espérances secrètes; c'était la villa Welland au bout de Bellevue
-Avenue, où Mr Welland, déjà habillé pour le dîner, arpentait le
-salon avec sa nervosité de dyspeptique.--«Que suis-je désormais?...
-pensa Archer, je suis un gendre, rien de plus.»
-
-La jeune femme au bout de la jetée ne bougeait pas. Elle semblait
-absorbée dans la contemplation de la baie sillonnée de bateaux à
-voiles, de yachts de plaisance, de bateaux de pêche, de bacs de charbon
-tirés par de bruyants remorqueurs. Au delà des bastions gris de Fort
-Adams, éclatait la longue traînée du soleil couchant. La voile d'une
-barque se prenait dans la lumière en passant dans le chenal, entre le
-Lime Rock et le rivage...
-
-«Elle ne sait pas que je suis ici. Elle ne soupçonne pas ma présence.
-Si c'était elle qui vînt ainsi derrière moi, est-ce que je ne le
-sentirais pas?» se demanda-t-il; et soudain il se dit: «Si elle ne se
-retourne pas avant que cette voile-là ait dépassé le Lime Rock, je
-m'en irai.»
-
-Le petit bateau sortait, glissant avec la marée. Il passa devant le
-Lime Rock, se détacha en noir sur la maison du gardien, dépassa la
-tourelle du phare. Archer attendit qu'un grand espace se fût creusé
-entre l'île et l'arrière du bateau; la jeune femme, dans la pagode, ne
-bougeait toujours pas.
-
-Il revint sur ses pas, remonta la côte, rejoignit ces dames.
-
---Je regrette que vous n'ayez pas trouvé Ellen: j'aurais aimé la
-revoir, dit May, en revenant avec son mari à la nuit tombante. Mais
-peut-être n'y tenait-elle pas. Elle a tellement changé!
-
---Qu'entendez-vous par là? fit Archer, d'une voix sans expression.
-
---Je veux dire: elle est devenue si indifférente à ses amis,
-abandonnant New-York et sa maison pour frayer avec des gens si bizarres!
-À quel point elle doit être mal chez les Blenker! Elle prétend que
-c'est pour empêcher cousine Medora de faire une sottise, d'épouser
-quelque aventurier; je croirais plutôt qu'elle s'est toujours ennuyée
-avec nous.
-
-Archer ne répondit pas. May continuait avec une nuance de dureté
-qu'il ne lui connaissait pas:
-
---Après tout, je me demande si elle ne serait pas plus heureuse
-avec son mari. Newland eut un rire nerveux.
-
---_Sancta simplicitas!_ s'écria-t-il.
-
-Il ajouta:
-
---C'est la première fois que je vous entends dire une chose
-cruelle.
-
---Ai-je dit quelque chose de cruel?
-
---Sans doute... On assure que les anges prennent plaisir à regarder les
-contorsions des damnés: du moins ne vont-ils pas jusqu'à prétendre
-qu'on est plus heureux en enfer.
-
-Le phaéton approchait de la villa des Welland. Aux fenêtres brillaient
-déjà des lumières. Archer trouva son beau-père, exactement comme il
-se l'était figuré, arpentant le salon, montre en main, avec cette mine
-de martyr qu'il avait quand on le faisait attendre, et qu'il jugeait
-plus efficace que la colère.
-
-Le luxe de la maison des Welland, cette atmosphère chargée du poids de
-tant de détails jugés indispensables, agissait sur Archer comme un
-narcotique. L'épaisseur des tapis, l'empressement des serviteurs, le
-tic-tac sonore des pendules qui rythmaient les rites compliquées de la
-richesse, le renouvellement perpétuel des invitations et des cartes de
-visites sur la table du hall, toutes les frivolités tyranniques qui
-unissaient les heures les unes aux autres et chaque membre de la famille
-à tous les autres, avaient agi sur Archer. D'habitude, une vie
-affranchie de cette lourde opulence lui eût paru étrangement
-précaire. Mais, en cet instant, c'était la maison des Welland et la
-vie qu'il devait y mener, qui lui semblaient irréelles. La scène
-rapide qu'il venait de vivre, sur la plage où il s'était arrêté à
-mi-chemin, faisait battre son cœur comme si la présence même d'Ellen
-eût passé dans le sang de ses veines.
-
-Toute la nuit, aux côtés de May, dans la grande chambre tendue de
-perse où un rayon de lune se jouait sur le tapis, il chercha vainement
-le sommeil: sa pensée ne pouvait se détacher d'Ellen Olenska
-traversant les grèves lumineuses derrière les trotteurs de Beaufort.
-
-
-
-
-XXII
-
-
---Une réception en l'honneur des Blenker.--Les Blenker?
-
-On déjeunait en famille; Mr Welland déposa sa fourchette et jeta un
-regard inquiet du côté de sa femme. Celle-ci, ajustant son lorgnon
-d'or, lut avec une emphase ironique:
-
-
-«Le professeur et Mrs Emerson Sillerton prient Mr et Mrs Welland de
-leur faire le plaisir de venir, le 25 août à 3 heures précises, à la
-réunion du Cercle des mercredis. Pour rencontrer Mrs et les Misses
-Blenker.»
-
-
---Mon Dieu! soupira Mr Welland, comme si une seconde lecture eût
-été nécessaire pour lui faire admettre une idée aussi grotesque.
-
---Pauvre Amy Sillerton! On ne sait jamais ce que son mari va
-inventer, ajouta Mrs Welland. Peut-être qu'il vient de découvrir
-les Blenker.
-
-Le professeur Emerson Sillerton était une épine au flanc de la
-société de Newport, une épine dont on ne pouvait se débarrasser
-parce qu'elle sortait d'une souche vénérable et vénérée. Son père
-était oncle de Sillerton Jackson; sa mère une Pennilow de Boston. Des
-deux côtés, la fortune et la situation sociale étaient excellentes.
-Rien n'avait obligé Emerson Sillerton à se faire archéologue, ni
-même professeur, ni à habiter Newport l'hiver au lieu d'avoir une
-maison à New-York. Et, s'il voulait briser avec la tradition, pourquoi
-épouser la pauvre Amy Dagonet, qui était en droit d'espérer mieux, et
-qui avait assez de fortune personnelle pour s'offrir une voiture?
-
-Personne dans le milieu des Mingott ne pouvait comprendre pourquoi Amy
-Sillerton s'était si patiemment soumise aux excentricités d'un mari
-qui remplissait la maison d'hommes aux cheveux longs et de femmes aux
-cheveux courts, et qui emmenait sa femme faire des fouilles dans le
-Yucatan au lieu d'aller à Paris ou en Italie.
-
-Mais ils s'étaient, tous deux, entêtés dans leur insolite manière de
-vivre. Et quand, chaque année, ils donnaient leur morne garden party,
-il fallait bien que l'élégante colonie des «Falaises» y fît acte de
-présence.
-
---C'est étonnant, remarqua Mrs Welland, qu'ils n'aient pas choisi le
-jour des régates! Vous rappelez-vous qu'il y a deux ans, ils ont eu une
-réception en l'honneur d'un noir, le jour du thé dansant des Mingott?
-Heureusement, cette fois, il n'y a pas le même jour d'autre réunion;
-car il faut bien que nous allions chez eux, les uns ou les autres.
-
-Mr Welland eut un soupir.
-
---Trois heures, c'est une heure impossible! Je dois être ici à trois
-heures et demie pour prendre mes gouttes. Inutile d'essayer le nouveau
-traitement de Bencomb si je ne le suis pas strictement. Et, si je vous
-rejoins plus tard, je manquerai ma promenade. Il déposa de nouveau sa
-fourchette, et une ombre d'anxiété assombrit ses joues plissées de
-petites rides.
-
---Il n'y a aucune raison pour que vous y alliez, mon ami, répondit sa
-femme. J'ai des cartes à mettre à l'autre bout de Bellevue Avenue, et
-j'irai chez cette pauvre Amy; j'y resterai le temps nécessaire pour lui
-montrer que nous ne la négligeons pas.--Elle regarda, en hésitant, du
-côté de sa fille.--Et si Newland est pris, May pourrait sortir en
-voiture avec vous et essayer le nouveau harnais des _cobs._
-
-C'était un principe dans la famille Welland que tous les jours et
-toutes les heures devaient être «occupées.» La mélancolique pensée
-qu'il fallait bien tuer le temps hantait Mrs Welland comme le problème
-des chômeurs angoisse le philanthrope.
-
---Je sortirai certainement avec papa; je suis sûre que Newland trouvera
-à s'occuper, dit May. C'était une constante souffrance pour Mrs
-Welland que la répugnance d'Archer à faire d'avance le programme de
-ses journées.
-
-Quand le jour de la réception des Sillerton approcha, May ne fut
-rassurée que lorsqu'Archer parla de louer un buggy pour aller à un
-haras près de Portsmouth, choisir un second cheval pour le coupé.
-Cette idée était née dans son esprit, le jour même où on avait
-parlé de l'invitation des Emerson Sillerton, mais il s'était gardé
-d'en rien dire. Il avait poussé la précaution jusqu'à louer par
-avance une paire de vieux trotteurs qui pouvaient encore faire leurs
-dix-huit milles, et, se levant de table avant les autres, il monta dans
-la légère voiture et partit.
-
-La journée était délicieuse. Au-dessus de la mer miroitante, un
-léger vent du Nord faisait courir de petits nuages blancs dans un ciel
-outremer. Les rues étaient désertes; Archer traversa rapidement la
-ville et longea la plage qui s'étend au delà. Même en menant
-doucement ses chevaux, il arriverait au haras avant trois heures. Il
-aurait le temps d'examiner le cheval, de l'essayer même, et il jouirait
-ensuite de quatre heures de liberté.
-
-Il ne s'avouait pas qu'il désirait revoir Mme Olenska: il croyait
-qu'elle profiterait probablement de l'occasion pour venir à Newport
-avec les Blenker voir sa grand'mère. Mais depuis qu'il l'avait aperçue
-dans le parc de Mrs Mingott, il était tourmenté du désir de
-connaître l'endroit où elle vivait. Ce désir le poursuivait, jour et
-nuit, indéfinissable, obsédant, comme l'idée fixe d'un malade qui
-veut manger d'une chose goûtée autrefois et depuis longtemps oubliée.
-Au delà de cette idée, il ne voyait rien, ne savait où elle le
-mènerait. Il ne sentait aucun désir de parler à Mme Olenska, ni même
-d'entendre sa voix. Il voulait simplement emporter en lui la vision du
-ciel et de la mer qui l'encadraient: alors le reste du monde lui
-paraîtrait peut-être moins vide.
-
-Arrivé au haras, il vit tout de suite que le cheval ne lui convenait
-pas. À trois heures, il remonta dans le buggy et prit le chemin de
-traverse, qui conduisait à Portsmouth.
-
-Le vent était tombé et une vapeur légère, suspendue au-dessus de
-l'horizon, attendait le retour de la marée pour s'étendre sur
-l'estuaire. Tout autour de lui, une lumière d'or inondait les champs et
-les bois. Il passa devant ces maisons de bois entourées de vergers,
-devant des prés et des bouquets de chênes rabougris, prit une route
-qui s'allongeait entre des haies bordées de ronces et de verges d'or,
-au bout de laquelle scintillait le bleu. À gauche se détachait sur un
-groupe de chênes et d'érables une longue maison délabrée qui portait
-encore des traces de peinture blanche.
-
-En face de la barrière, se trouvait un de ces hangars de la
-Nouvelle-Angleterre destinés à abriter les machines agricoles du
-fermier et les attelages des visiteurs. Archer y attacha ses chevaux et
-se dirigea vers la maison. Il vit la petite pelouse négligée, le
-jardin de buis inculte, les dahlias et les buissons de roses roussis
-foisonnant autour d'un petit pavillon en treillage blanc. Un Cupidon de
-bois, privé de son arc et de ses flèches, surmontait le pavillon, et
-continuait, désarmé, à viser l'entrée du jardin.
-
-Archer s'appuya contre la barrière. Il ne voyait personne,--aucun son
-ne venait des fenêtres ouvertes de la maison. Seul un vieux terre-neuve
-sommeillait devant la porte, gardien aussi inoffensif que le Cupidon
-désarmé.
-
-Longtemps Archer resta là, imprégnant ses yeux de cette maison, de ce
-jardin, dont il subissait le charme somnolent. Enfin, il prit conscience
-de l'heure qui s'avançait. Allait-il déjà s'en retourner? Il restait
-là, indécis. Tout à coup, il éprouva le désir de voir l'intérieur
-de la maison, les chambres où vivait Ellen. Si elle était absente,
-comme il le croyait, rien ne l'empêchait d'aller sonner à la porte; il
-pouvait se nommer, et demander la permission d'écrire un mot dans le
-salon. Puis il se ravisa et, traversant la pelouse, gagna le jardin.
-Dans le kiosque, il aperçut une ombrelle rose. Cette ombrelle l'attira
-comme un aimant. Ce ne pouvait être que celle d'Ellen! Il entra dans le
-kiosque, ramassa l'ombrelle, et, assis sur le banc boiteux, il porta à
-ses lèvres le joli manche sculpté. Tout à coup il entendit un
-froufrou de jupes: quelqu'un venait vers lui.
-
---Mr Archer! s'écria une voix jeune et gaie. Levant les yeux, il vit
-devant lui la plus jeune et la plus plantureuse des demoiselles Blenker,
-les cheveux blonds en désordre, la robe chiffonnée.
-
---Mon Dieu, d'où sortez-vous? s'écria-t-elle. Je devais être
-profondément endormie dans le hamac. Ils sont tous à Newport.
-Avez-vous sonné?
-
-La confusion d'Archer égalait celle de la jeune fille.
-
---Je... non... c'est-à-dire, j'allais sonner. J'ai poussé jusqu'ici
-dans l'espoir de trouver madame votre mère. Mais la maison m'a paru
-abandonnée, et je me suis assis pour attendre.
-
-Miss Blenker, secouant les vapeurs du sommeil, le regarda avec
-un intérêt croissant.
-
---Oui; la maison est abandonnée. Maman n'est pas là, ni la marquise,
-ni personne autre que moi. Vous ne saviez donc pas que le Professeur et
-Mrs Sillerton donnent une réception pour maman et pour nous toutes
-aujourd'hui? J'ai la malchance de n'avoir pu y aller: j'ai mal à la
-gorge. Est-ce assez ennuyeux? Naturellement, ajouta-t-elle gaiement,
-j'aurais été moins contrariée si j'avais su que vous deviez venir.
-
-Les symptômes d'une coquetterie gauche se manifestaient en elle,
-et Archer dit brusquement:
-
---Et Madame Olenska, est-elle allée à Newport aussi?
-
-Miss Blenker le regarda avec surprise.
-
---Madame Olenska? Elle est partie ce matin, appelée par dépêche.--Et,
-avisant l'ombrelle rose:
-
---Oh! mon ombrelle! Je l'ai prêtée à cette sotte de Katie, qui l'aura
-laissée ici.--Reprenant son ombrelle, elle ouvrit le dôme rose
-au-dessus de sa tête.--Oui, Ellen a été appelée hier. Elle veut que
-nous l'appelions Ellen. Elle a reçu un télégramme de Boston. Son
-absence doit durer deux jours... J'adore la façon dont elle se coiffe.
-Et vous? jabota Miss Blenker.
-
-Archer la regardait sans la voir,--sans rien voir que l'ombrelle
-ridicule ouverte sur cette grosse tête agitée. Après un moment, il
-hasarda:--Vous ne savez pas pourquoi Madame Olenska est allée à
-Boston? J'espère qu'elle n'a pas reçu de mauvaises nouvelles.
-
---Je ne crois pas. Elle ne nous a pas dit ce que contenait la
-dépêche... Ravissante, cette Ellen, ne trouvez-vous pas?
-
-Archer songeait. Il songeait à la platitude de l'avenir qui l'attendait
-et, au bout de cette perspective monotone, il apercevait sa propre
-image, l'image d'un homme à qui il n'arriverait jamais rien. Il regarda
-le jardin inculte, la maison délabrée, le bois de chênes qui
-s'emplissait d'ombre. C'était bien l'endroit où il aurait dû trouver
-la comtesse Olenska, mais elle était loin! L'ombrelle rose même
-n'était pas la sienne.
-
-Il dit en hésitant:
-
---Vous ne savez pas à quel hôtel votre cousine est descendue?...
-Je dois aller à Boston demain. Peut-être pourrai-je la voir...
-
---Ce sera très aimable à vous. Elle est descendue à l'hôtel
-Parker. Ce doit être terrible par cette chaleur.
-
-Archer n'eut plus qu'une conscience vague des propos qu'ils
-échangèrent encore. Il se rappela seulement avoir résisté aux
-instances de la jeune fille, qui le priait d'attendre le retour de sa
-famille et de rester à souper avec eux. Enfin, toujours accompagné de
-Miss Blenker, il quitta le domaine du Cupidon de bois, détacha ses
-chevaux et s'en alla. Au détour de la route, il vit Miss Blenker debout
-près de la grille, qui agitait l'ombrelle rose.
-
-
-
-
-XXIII
-
-
-Le lendemain matin, Archer, au sortir du train, se trouva dans la
-bouilloire d'un Boston caniculaire. Les rues aux alentours de la gare
-exhalaient une odeur de fruits pourris, de bière et de café. La
-populace, dans le débraillement d'été, y circulait avec l'abandon de
-citadins vaincus par la chaleur.
-
-Archer se fit conduire au Somerset Club pour y prendre son petit
-déjeuner. Même les quartiers élégants avaient la négligence
-accablée d'une grande ville qui cuve ses 40° de chaleur; le jardin du
-Common, sous ses lourds ombrages, ressemblait à un jardin public au
-lendemain d'une fête populaire. Si Archer s'était efforcé d'évoquer
-autour d'Ellen Olenska le cadre le plus improbable, il n'en aurait pas
-trouvé de plus contraire à son image que ce Boston poussiéreux et
-désert.
-
-Il déjeuna avec appétit et méthode, en parcourant le journal du
-matin. Un renouveau d'énergie l'animait depuis que, la veille au soir,
-il avait prévenu May que des affaires l'appelaient à Boston, et que le
-lendemain soir il regagnerait New-York.
-
-Après le déjeuner, il écrivit un mot et le fit porter à l'hôtel
-Parker. Il lui fut répondu que cette dame était sortie.
-
-Archer répéta: «Sortie?» comme si c'était un mot d'une langue
-inconnue. Il se leva et alla dans le hall. Ce devait être une erreur:
-elle ne pouvait pas être sortie à cette heure matinale.
-
-La ville lui était devenue soudain étrangère et dépeuplée. Il
-décida de se rendre lui-même à l'hôtel Parker. Au moment de
-traverser le Common, quelle ne fut pas sa surprise de l'apercevoir,
-assise sur le premier banc, la tête ombragée sous une ombrelle grise.
-Comment avait-il jamais pu se la représenter avec une ombrelle rose? À
-mesure qu'il approchait, il fut frappé de son attitude lasse,
-indifférente. Il vit son profil incliné, les cheveux noués bas sur la
-nuque, sous le chapeau noir, et le long gant ridé sur le bras qui
-tenait l'ombrelle. Il était à deux pas d'elle quand elle se retourna,
-levant les yeux vers lui.
-
---Vous! dit-elle, et Archer lui vit une expression de saisissement
-qui, lentement, se changea en sourire.
-
-Sans se lever, elle lui fit place sur le banc.
-
---Je suis ici pour affaires. Je viens d'arriver, expliqua-t-il.
-Mais vous? Comment vous trouvez-vous dans ce désert?
-
-Il ne savait vraiment ce qu'il disait, il avait le sentiment de
-lui parler à travers des distances infinies, et qu'elle lui
-échapperait avant qu'il eût pu la rejoindre.
-
---Moi? Je suis venue aussi pour affaires, répondit-elle, se retournant
-vers lui: leurs deux visages étaient proches.
-
-Les mots lui parvenaient à peine, il n'entendait que la voix, dont il
-avait peine à retrouver le timbre. Il ne se rappelait même pas que
-cette voix fût si profonde, et voilée par instants.
-
---Vous avez changé votre coiffure, dit-il brusquement, et son
-cœur battait comme s'il venait de prononcer des paroles définitives.
-
---Mais non. C'est seulement que j'arrange mes cheveux moi-même
-en l'absence de Nastasia.
-
---Nastasia? Elle n'est pas avec vous?
-
---Non, je suis seule. Pour deux jours, ce n'était pas la peine
-de l'amener.
-
---Vous êtes seule à l'hôtel?
-
-Elle le regarda avec son sourire malicieux d'autrefois:
-
---Cela vous paraît compromettant?... Je comprends: c'est quelque chose
-qui ne se fait pas... Je n'y avais pas pensé... Car je viens de faire
-une chose qui se fait encore moins.--La légère nuance d'ironie
-persistait dans son regard.--Je viens de refuser une somme d'argent qui
-pourtant m'appartenait.
-
-De la pointe de son ombrelle, qu'elle avait fermée, elle traçait
-songeuse des dessins sur le sable. Archer se leva, et, debout
-devant elle:
-
---Quelqu'un est venu à Boston pour vous rencontrer?
-
---Oui.
-
---Avec cette offre?
-
---Oui.
-
---Et vous avez refusé à cause des conditions?
-
---J'ai refusé.
-
-Il se rassit à côté d'elle:
-
---Quelles étaient les conditions?
-
---Elles n'étaient pas bien onéreuses: m'asseoir en face de lui
-à table, de temps à autre.
-
-Il y eut un silence. Archer se sentit subitement muré dans le noir,
-dans l'impossibilité de trouver une parole.
-
---Il veut vous ravoir à n'importe quel prix? dit-il enfin.
-
---À un prix considérable... Du moins, pour moi la somme est
-considérable.
-
---Vous êtes venue ici pour le rencontrer?
-
---Le rencontrer? Lui, mon mari? Dans cette saison, il est toujours
-à Cowes ou à Bade.
-
---Il a envoyé quelqu'un?
-
---Oui.
-
---Avec une lettre?
-
---Chargé d'un message... Il n'écrit jamais; hors une lettre que
-j'ai reçue de lui, je ne me souviens pas qu'il m'en ait écrit
-aucune autre.
-
-Cette allusion fit monter le sang à ses joues, pendant qu'Archer,
-de son côté, rougissait aussi.
-
---Pourquoi n'écrit-il jamais?
-
---Pourquoi écrirait-il? À quoi servent les secrétaires?
-
-Elle avait prononcé le mot comme n'ayant pas plus d'importance
-qu'un autre.
-
-La question montait aux lèvres d'Archer: «Est-ce son secrétaire qu'il
-a envoyé?» mais le souvenir de la seule lettre du comte Olenski à sa
-femme lui était trop présent. Il hasarda:
-
---Et le messager...
-
---Le messager, reprit Mme Olenska, toujours souriante, aurait pu déjà
-repartir; mais il a voulu rester jusqu'à ce soir, afin de me donner le
-temps de réfléchir...
-
---Et vous étiez en train de réfléchir?
-
---Non, car mon parti est pris. Je suis sortie pour respirer. On
-étouffe à l'hôtel. Je repars cet après-midi pour Portsmouth.
-
-Archer se leva, jeta un regard sur ce parc où l'été suffocant
-mettait comme une souillure.
-
---Cet endroit est horrible! Pourquoi n'allons-nous pas sur la baie? La
-brise s'est levée, nous aurons moins chaud. Nous pourrions prendre le
-bateau jusqu'à Point-Arley.
-
-Elle hésitait; il continua:
-
---Le lundi, il n'y aura pour ainsi dire personne sur le bateau. Mon
-train ne part pas avant le soir: je retourne à New-York. Qui nous
-empêche? insista-t-il; et debout, il la regardait. Brusquement, ces
-mots lui échappèrent:--N'avons-nous pas fait tout ce que nous avons
-pu?
-
---Ne dites pas cela!
-
---Je dirai ce que vous voudrez. Je ne dirai rien, si vous l'ordonnez.
-Quel mal y aurait-il à cette promenade? Tout ce que je veux, c'est vous
-entendre, dit-il d'une voix mal assurée.
-
-Elle tira une petite montre d'or attachée à une chaîne émaillée.
-
---Ne mesurez pas les minutes, s'écria-t-il, soyez généreuse,
-donnez-moi une journée. Je veux vous arracher à cet homme... À quelle
-heure doit-il venir?
-
---À onze heures.
-
---Alors, venez tout de suite.
-
---Vous n'avez rien à craindre, même si je ne viens pas.
-
---Ni vous non plus... si vous venez. Je vous jure que je veux
-seulement vous écouter, savoir ce que vous avez fait depuis que
-je vous ai vue.
-
-Une anxiété dans le regard, elle hésitait encore.
-
---Pourquoi n'êtes-vous pas venu jusqu'à la plage me chercher,
-le jour où j'étais chez ma grand'mère? demanda-t-elle:
-
---Parce que vous ne vous êtes pas retournée. Parce que vous n'avez pas
-senti que j'étais là. Je m'étais juré de ne vous parler, que si vous
-vous retourniez.
-
---Mais c'est exprès que je ne me suis pas retournée.
-
---Vous saviez que j'étais là?
-
---Je le savais. J'avais reconnu la voiture de May. Et je suis
-descendue sur la plage.
-
---Pour vous éloigner de moi le plus possible?
-
-Elle répéta à voix basse:
-
---Pour m'éloigner de vous le plus possible.
-
-Il répondit, avec un rire jeune et joyeux cette fois.
-
---Eh bien! vous voyez que c'était inutile! J'aime mieux vous dire tout
-de suite que, si je suis venu à Boston, c'est uniquement pour vous
-voir. Mais partons, ne manquons pas notre bateau.
-
---Notre bateau?--Un pli barra le front de la jeune femme:--Il
-faut que je rentre à l'hôtel pour laisser un mot.
-
---Tous les mots que vous voudrez. Vous pouvez écrire ici. Il tira de sa
-poche un portefeuille et une des nouvelles plumes dites
-«stylographes.» J'ai même une enveloppe... vous voyez que le destin
-s'en mêle. Tenez, vous pourrez écrire sur vos genoux; je vais mettre
-la plume en marche en une seconde...
-
-Elle rit, et penchée, commença d'écrire. Archer s'éloigna. Radieux,
-il regardait les passants sans les voir. Ceux-ci se retournaient à la
-vue insolite d'une dame élégante qui écrivait sur ses genoux, sur un
-banc du Common.
-
-Mme Olenska glissa la feuille de papier dans l'enveloppe, puis elle se
-leva. Ils se dirigèrent vers Beacon Street, firent signe à un fiacre,
-se firent conduire à l'hôtel. Devant la porte, Archer tendit la main
-comme pour prendre la lettre:
-
-«Dois-je la porter?» dit-il. Mais Mme Olenska secoua la tête,
-s'élança hors de la voiture et disparut. Il n'était que dix heures et
-demie; mais le messager, impatient et désœuvré, ne pouvait-il déjà
-être là, parmi tous ceux qu'Archer entrevoyait dans le hall, attablés
-devant des boissons rafraîchissantes?
-
-Il attendit, faisant les cent pas. Un jeune Sicilien dont les yeux
-ressemblaient à ceux de Nastasia voulut cirer ses chaussures, et une
-Irlandaise lui vendre des pêches. À tout moment, les portes
-s'ouvraient, des malheureux fondant en eau, le chapeau rejeté en
-arrière sur les fronts ruisselants, sortaient ou s'engouffraient, lui
-jetant un regard au passage. Et lui les regardait avec une sorte de
-stupeur, tous pareils, et pareils aussi à tant d'autres hommes
-ruisselants qui, à la même heure, sur tout le territoire, passaient
-aux portes battantes des hôtels.
-
-Soudain un nouveau visage fit sursauter Archer. Il ne fit que
-l'entrevoir. C'était un jeune homme pâle, lui aussi abattu par la
-chaleur, mais avec quelque chose de plus vif, de plus personnel, de plus
-sensible que les autres? Un brusque souvenir s'éveilla dans l'esprit
-d'Archer, mais s'effaça et disparut. Sans doute, c'était un étranger,
-égaré ici dans le flot bostonien. Mme Olenska ne revenait pas; il
-s'inquiétait. «Si elle ne vient pas bientôt, j'irai la chercher,» se
-dit-il. Les portes s'ouvrirent de nouveau et elle se trouva à ses
-côtés. Ils montèrent en voiture; Archer regarda sa montre: elle avait
-été absente trois minutes.
-
-Assis côte à côte sur le banc d'un bateau qui ne transportait que de
-rares voyageurs, ils ne trouvèrent rien à se dire; ou plutôt, ce
-qu'ils avaient à se dire se communiquait mieux dans le silence.
-
-Quand les roues du vapeur commencèrent à tourner, que les quais et les
-entrepôts reculèrent dans le brouillard d'été, il sembla à Archer
-que tout le vieux monde familier reculait aussi. Il aurait voulu
-demander à Mme Olenska si elle partageait cette impression,
-l'impression qu'ils partaient pour un long voyage, dont peut-être ils
-ne reviendraient jamais. Mais il craignait en parlant de troubler l'eau
-dormante de sa confiance. À la vérité, il ne voulait pas trahir cette
-confiance... Pendant des jours et des nuits, la mémoire de leur unique
-baiser avait brûlé ses lèvres, et la veille encore, quand il se
-dirigeait vers Portsmouth, le souvenir d'Ellen le traversait comme une
-flamme; mais, maintenant qu'elle était là et que tous deux se
-laissaient ainsi porter au courant de l'inconnu, ils semblaient avoir
-atteint cette mystérieuse et intime communication que la moindre parole
-peut rompre.
-
-Quand le bateau tourna vers la mer, ils sentirent le souffle de la
-brise. De molles ondulations ridèrent la baie, puis l'écume parut à
-la crête des vagues. De lourdes vapeurs couvraient encore la ville,
-mais au delà s'étendait un monde nouveau d'eaux remuantes, de
-promontoires dressant leurs phares sous le soleil. Mme Olenska, appuyée
-au rebord du bateau, buvait la fraîcheur par ses lèvres entr'ouvertes.
-Elle avait roulé un grand voile autour de son chapeau, mais le visage
-restait découvert, et Archer fut frappé par son expression de
-tranquille gaieté.
-
-Dans la salle à manger du petit hôtel, ils trouvèrent une bande en
-innocente partie de plaisir: des instituteurs et maîtresses d'école en
-congé, leur dit l'hôtelier.
-
---Impossible de causer dans tout ce bruit, dit Archer. Je vais
-demander une petite salle où nous serons seuls.
-
-Mme Olenska ne fit pas d'objection. La pièce où ils entrèrent
-s'ouvrait sur une longue véranda de bois, que venait battre la mer: ils
-s'assirent à une table couverte d'une grosse nappe à carreaux rouges
-sur laquelle étaient posés un flacon de pickles et une tarte aux
-myrtilles. Jamais cabinet particulier moins équivoque n'avait abrité
-une promenade clandestine. Archer crut saisir cette impression dans le
-sourire légèrement amusé de Mme Olenska.
-
-
-
-
-XXIV
-
-
-Ils déjeunèrent lentement, avec des alternances de mutisme et de
-causerie fiévreuse. L'enchantement qui les avait tenus éloignés se
-brisait enfin: ils avaient beaucoup à se dire, et pourtant les paroles
-qu'ils prononçaient n'étaient souvent que l'accompagnement d'un
-merveilleux solo de silence. Penchée sur la table, le menton appuyé
-sur ses mains jointes, Ellen contait sa vie depuis qu'ils ne s'étaient
-pas vus.
-
-Elle s'était fatiguée de la société de New-York, très aimable,
-d'une hospitalité presque gênante. Elle n'oublierait jamais l'accueil
-qu'elle avait reçu à son retour d'Europe; mais l'attrait de la
-nouveauté passé, elle s'était reconnue, disait-elle, trop «autre.»
-Aussi, elle s'était décidée à essayer de Washington, où elle
-trouvait une plus grande diversité de monde et d'idées. Elle était
-sur le point de s'y installer; elle y ferait un intérieur à la pauvre
-Medora, qui avait lassé la patience de toute sa famille.
-
---Mais le Docteur Carver? Vous n'avez pas peur de lui?
-
---Le danger Carver est passé. Le Docteur Carver est un homme très
-fort: c'est une femme riche qu'il lui faut. Mais Medora, comme adepte,
-est pour lui une bonne réclame.
-
---Adepte de quoi?
-
---De toutes sortes d'idées sociales, aussi nouvelles que folles. Et
-pourtant, au fond, ces chimères m'intéressent plus que l'aveugle
-obéissance à la tradition qui sévit dans notre milieu. Et quelle
-tradition? Celle des autres. C'est un peu bête d'avoir découvert
-l'Amérique pour en faire la copie des autres pays!
-
-Le front du jeune homme s'assombrit.
-
---Et Beaufort? Est-ce que vous dites ces choses-là à Beaufort?
-demanda-t-il brusquement.
-
---Certes, et il les comprend très bien. Mais je ne l'ai pas vu
-depuis longtemps.
-
---C'est ce que je vous ai toujours dit: vous ne nous aimez pas.
-Beaufort vous plaît parce qu'il nous ressemble si peu.
-
-Il parcourut des yeux la chambre nue, dont les fenêtres ouvraient sur
-la plage nue, et les maisonnettes d'un blanc de chaux qui s'alignaient
-sur la côte.
-
---Chez nous il n'y a ni personnalité, ni caractère, ni variété. Nous
-sommes ennuyeux à mourir. Je ne sais pas, fit-il subitement, pourquoi
-vous ne retournez pas là-bas.
-
-Il s'attendait à une riposte indignée; mais la jeune femme garda
-le silence et parut réfléchir.
-
---Pourquoi? prononça-t-elle enfin. Je crois que c'est à cause
-de vous.
-
-Elle n'aurait pu faire cet aveu avec moins de passion, d'un ton moins
-propre à flatter une vanité d'homme. Archer rougit jusqu'aux tempes,
-ne fit pas un mouvement et n'osa pas répondre.
-
---Du moins, continua-t-elle, c'est vous qui m'avez fait comprendre que,
-sous l'ennui et l'uniformité de cette vie, se cachent des choses si
-belles, si nuancées, si délicates, que même celles à quoi je tenais
-le plus dans mon ancienne vie semblent médiocres en comparaison.
-Comment dire?... Je n'avais jamais compris jusqu'alors que les plaisirs
-les plus raffinés s'achètent souvent au prix de la cruauté, de la
-bassesse... Je veux, continua-t-elle, être parfaitement loyale avec
-vous et avec moi-même. Longtemps j'ai espéré l'occasion de vous dire
-quelle sorte de secours vous m'avez apporté, ce que vous avez fait de
-moi.
-
-Archer l'interrompit avec un rire amer.--Et vous? Qu'est-ce que vous
-croyez avoir fait de moi?... Oui, de moi, car je suis votre œuvre bien
-plus que vous n'avez jamais été la mienne. Je suis l'homme qui a
-épousé une certaine femme parce qu'une autre lui a ordonné de le
-faire.
-
-À la pâleur d'Ellen succéda une rougeur fugitive.
-
---Je croyais... vous aviez promis... vous ne deviez pas me dire
-aujourd'hui de ces choses.
-
---Ah! que cela est bien d'une femme! Aucune de vous ne veut
-regarder jusqu'au fond d'une mauvaise affaire.
-
-Elle baissa la voix.
-
---Est-ce que votre mariage est une mauvaise affaire... pour May?
-
-Debout contre la fenêtre, il tapotait la vitre. Il sentait dans
-toutes ses fibres la tendresse anxieuse qu'elle avait mise dans
-ce nom de May.
-
---Car c'est cela qui importe. N'est-ce pas vous qui m'en avez
-convaincue? insista-t-elle doucement.
-
---Moi? répéta-t-il, ses yeux fixés sur la mer.
-
---Mais oui,--et, suivant sa pensée avec effort:--Si notre sacrifice est
-inutile, si cela ne sert à rien, tout ce que je suis revenue chercher
-chez nous, tout ce qui m'avait fait paraître, par contraste, mon passé
-si vide, si misérable, tout cela ne serait qu'un rêve...
-
---Et dans ce cas, il n'y a aucune raison pour que vous ne repartiez
-pas?...
-
-Les yeux d'Ellen s'attachèrent sur lui avec angoisse:
-
---Est-ce que vraiment il n'y a aucune raison?
-
---Aucune, si vous avez joué votre va-tout sur le succès de mon
-mariage. Car mon mariage est manqué.
-
-Elle ne répondit pas, et il continua:
-
---Vous m'avez, la première, fait entrevoir ce que serait une vraie vie,
-et en même temps vous me demandiez d'en continuer une qui n'est qu'un
-mensonge. Cela passe l'endurance humaine.
-
---Ne dites pas cela, puisque cette vie, je l'endure! s'écria-t-elle.
-
-Ses bras étaient retombés sur la table; elle restait là, le visage
-exposé au regard du jeune homme, comme dans l'abandon d'un péril
-désespéré. Ce visage, à ce moment, semblait révéler toute son
-âme. Archer restait muet, confondu de ce qu'il comprenait tout à coup.
-
---Vous aussi? Oh! vous aussi? balbutia-t-il.
-
-Les larmes débordèrent des paupières d'Ellen et roulèrent lentement
-le long de ses joues.
-
-Ni l'un ni l'autre ne fit un mouvement. Archer se sentait étrangement
-indifférent à la présence physique de la jeune femme: il n'en aurait
-presque pas eu conscience, si une de ses mains n'avait attiré son
-regard, la même main sur laquelle, un soir, pour les détourner du
-visage d'Ellen, il avait fixé ses yeux dans la petite maison de la
-Vingt-troisième rue. Il avait connu l'amour qui se nourrit de caresses;
-mais cette passion grandie au plus intime de lui-même, l'élevait
-au-dessus du désir. Sa seule terreur était de faire un geste qui
-dispersât le son des paroles d'Ellen... Mais bientôt une sorte de
-désespoir l'envahit: ainsi ils étaient là, ensemble, tout près l'un
-de l'autre, et pourtant chacun d'eux restait rivé à sa destinée
-propre; ils auraient aussi bien pu avoir entre eux la moitié du monde.
-
---Tout est inutile, puisque vous repartirez, s'écria-t-il.
-
-Elle restait immobile, les paupières baissées:
-
---Je ne partirai pas maintenant, murmura-t-elle.
-
---Pas maintenant, mais un jour... Un jour que vous prévoyez déjà?
-
-Elle leva sur lui des yeux clairs.
-
---Je vous le promets, je ne partirai pas tant que vous aurez
-du courage, tant que nous pourrons nous regarder en face loyalement,
-comme aujourd'hui.
-
-Il retomba sur sa chaise.
-
---Quelle vie pour vous! gémit-il.
-
---Faudra qu'elle fasse partie de la vôtre?...
-
---Et la mienne aussi fera partie de la vôtre...
-
-Elle fît signe que oui.
-
---Et ce doit être tout...--pour l'un et pour l'autre?
-
---Ce sera tout, n'est-ce pas?
-
-Maintenant ils avaient tout dit. Il se dressa, oubliant son angoisse, ne
-voyant plus que la douceur infinie de ce visage. Elle se leva aussi, non
-pour aller au-devant de lui ni pour le fuir, mais tranquille, calme
-comme si le plus dur de sa tâche était accompli, et qu'elle n'eût
-plus qu'à attendre: si tranquille, que tandis qu'il s'avançait vers
-elle, ses mains ouvertes semblaient le guider au lieu de l'écarter.
-Leurs mains se joignirent, et les bras tendus d'Ellen le tinrent assez
-éloigné pour qu'il pût lire tout ce qu'exprimait ce visage.
-
-Se tinrent-ils ainsi longtemps? Le temps pour Ellen de communiquer tout
-ce qu'elle avait à dire, et pour lui de sentir qu'une seule chose
-importait: ne rien hasarder qui pût faire de cette rencontre la
-dernière. Il devait confier leur avenir à Ellen, sans rien lui
-demander d'autre que de le garder serré dans ses mains closes.
-
---Je ne veux pas, je ne veux pas que vous souffriez, dit-elle
-avec un sanglot dans la voix en retirant ses mains.
-
-Et lui suppliait:
-
---Vous ne partirez pas? Vous ne partirez pas?
-
---Je ne partirai pas, dit-elle.
-
-Cependant la bande des jeunes professeurs quittait la table, prenait ses
-chapeaux, se mettait en branle pour le quai. Le vapeur blanc attendait
-devant l'embarcadère, et, au-dessus des eaux lumineuses, Boston
-émergeait dans la brume.
-
-
-
-
-XXV
-
-
-Quand il se trouva sur le bateau, parmi les autres touristes, Archer se
-sentit pénétré d'un calme qui lui apportait à la fois de
-l'étonnement et de la force. Et pourtant, il n'avait pas même frôlé
-de ses lèvres la main de Mme Olenska, ni obtenu d'elle un mot de
-promesse. C'était le résultat de l'équilibre parfait que Mme Olenska
-avait su établir entre ce qu'ils devaient de loyauté aux autres et de
-franchise à eux-mêmes. Cet équilibre, elle l'avait trouvé non dans
-un adroit calcul mais dans la sincérité invincible qu'avaient
-révélée ses larmes et ses hésitations. Maintenant que le danger
-était passé, Archer se sentait rempli d'une sorte de crainte
-rétrospective, et remerciait le sort que nulle vanité masculine, nul
-désir de jouer un rôle, ne l'eût induit dans la tentation de la
-tenter elle-même. Après le serrement de mains avec lequel ils
-s'étaient séparés à la gare, Archer s'était éloigné seul, avec le
-sentiment qu'il venait de sauver plus d'amour qu'il n'en avait
-sacrifié.
-
-Il rentra au cercle, s'assit seul dans le salon de lecture, revivant
-chaque seconde de ces heures passées avec elle. Il voyait de plus en
-plus clairement que si elle se décidait à rejoindre son mari, ce ne
-serait pas pour retrouver les avantages de sa vie passée, même aux
-nouvelles conditions qui lui étaient offertes. Non; elle ne repartirait
-que si elle se sentait devenir une tentation pour Archer, la tentation
-de tomber de cette altitude que tous deux avaient voulu atteindre. Elle
-resterait près de lui aussi longtemps qu'il ne la presserait pas sur la
-voie du danger, et il dépendrait de lui de la garder ainsi sauve, mais
-intangible.
-
-Dans le train, ces pensées l'occupaient encore, l'enveloppaient dans
-une sorte de nuage. Il était toujours dans cet état d'absorption quand
-il s'éveilla le lendemain matin du sommeil agité du sleeping, dans la
-suffocation d'une journée de septembre à New-York. Tandis que passait
-sur le quai le flot des visages flétris de chaleur, tout à coup une
-figure lui apparut distincte, s'approcha, s'imposa. C'était, il le
-reconnut, ce même visage de jeune homme qu'il avait vu la veille,
-sortant de l'hôtel Parker, et dont il avait remarqué le type
-particulier.
-
-La même impression le saisit à nouveau, s'accompagnant d'un obscur
-réveil d'anciens souvenirs, lorsque le jeune homme, s'avançant vers
-Archer, leva son chapeau et dit en anglais:
-
---Il me semble que nous nous sommes rencontrés à Londres, Monsieur?
-
---Mais oui, je me souviens, répondit Archer, en lui serrant
-cordialement la main. Alors, vous êtes venu malgré tout,
-continua-t-il, en reconnaissant avec curiosité le visage intelligent du
-petit précepteur avec qui il avait dîné chez Mrs Carfry.
-
---Je suis venu, dit M. Rivière, avec un sourire nerveux, mais pas
-pour longtemps. Je repars après-demain.
-
-Comme Archer le priait à déjeuner, il lui demanda seulement à Archer
-la permission d'aller le voir dans la journée. Archer fixa une heure,
-et griffonna son adresse.
-
-M. Rivière fut exact au rendez-vous. Ce fut lui qui, avant même
-d'accepter un siège, ouvrit brusquement l'entretien:
-
---Je crois vous avoir vu, monsieur, hier à Boston.
-
-Archer allait formuler un mot d'assentiment quand les paroles furent
-arrêtées sur ses lèvres par quelque chose de mystérieux et cependant
-de significatif dans le regard insistant de son visiteur.
-
---C'est étrange, continua M. Rivière, que nous nous soyons rencontrés
-dans les circonstances où je me trouve.
-
---Quelles circonstances? interrogea Archer, en se demandant si
-le précepteur avait besoin d'argent.
-
-M. Rivière persistait à scruter Archer de ses yeux interrogateurs.
-
---Je suis venu, non pour chercher un emploi, comme je l'avais envisagé
-lors de notre conversation à Londres, mais pour une mission
-particulière.
-
---Ah! s'écria Archer. En un éclair, les deux rencontres, celle de
-Boston devant l'hôtel, celle de ce matin à la gare, s'étaient liées
-dans son esprit; il s'arrêta pour considérer la situation qui se
-révélait soudain. M. Rivière, lui aussi, restait silencieux.
-
---Une mission particulière, répéta enfin Archer. Sa voix résonnait
-sèchement; il se sentit maîtrisé par un mouvement de jalousie et de
-défiance. Tous les doutes suggérés par le dossier de la comtesse
-Olenska, et toujours refoulés, s'éveillaient en lui. Il fit un effort
-pour prier M. Rivière de s'asseoir.
-
---C'est à propos de cette mission que vous vouliez me consulter?
-demanda Archer.
-
-M. Rivière baissa la tête:
-
---Je voudrais, si vous le permettez, vous parler de la comtesse
-Olenska.
-
-Archer savait depuis quelques instants que ce nom allait venir, mais
-quand il vint, le sang lui monta aux tempes comme s'il avait été
-frappé par une branche rebondissant dans un fourré.
-
---Et dans l'intérêt de qui faites-vous cette démarche?
-
-M. Rivière répondit hardiment:
-
---Je pourrais dire dans son intérêt à elle, si ce n'était manquer
-aux convenances. Disons plutôt: dans l'intérêt de la simple justice.
-
-Archer le regarda d'un air ironique.
-
---En d'autres termes, c'est vous qui êtes le messager du comte
-Olenski?
-
-Le visage bistré de M. Rivière se colora à son tour.
-
---Pas vis à vis de vous, monsieur. Si je viens vous voir, c'est
-en me plaçant sur un tout autre terrain.
-
---Je ne vous comprends pas. Êtes-vous, oui ou non, un mandataire?
-
-Le jeune homme réfléchit.
-
---Ma mission est terminée. En ce qui concerne Mme Olenska, elle
-a échoué.
-
---Je n'y peux rien, reprit Archer, sur le même ton d'ironie.
-
---Non, mais vous pouvez...
-
-M. Rivière s'arrêta, examina la doublure de son chapeau, qu'il
-tournait dans ses mains gantées; puis, levant les yeux vers Archer, il
-reprit:--Vous pouvez, monsieur, j'en suis convaincu, user de votre
-influence pour qu'elle échoue, de même auprès de la famille de Mme
-Olenska.
-
-Archer repoussa sa chaise, se leva d'un bond.
-
---C'est bien ce que j'ai l'intention de faire! s'écria-t-il. Il
-regardait de haut en bas, avec courroux, le petit Français qui
-s'était levé aussi.
-
-M. Rivière pâlit.
-
---Comment, éclata Archer, avez-vous pu croire, puisque vous paraissez
-vous adresser à moi comme parent de Mme Olenska, que je me placerais à
-un autre point de vue que celui de sa famille?
-
-M. Rivière le regarda avec angoisse:
-
---Seriez-vous donc d'accord avec la famille pour penser, qu'en face des
-nouvelles propositions qui lui sont faites, il est presque impossible à
-Mme Olenska de ne pas retourner chez son mari?
-
---Que voulez-vous dire? s'écria Archer.
-
---Avant de voir Mme Olenska, avant d'aller à Boston, j'ai eu,--sur la
-demande du comte Olenski,--plusieurs entretiens avec Mr Lovell Mingott.
-Je crois comprendre qu'il représente l'opinion de sa mère, et que Mrs
-Manson Mingott exerce une grande influence sur sa famille.
-
-Archer se taisait, dans la stupeur de découvrir que de telles
-négociations avaient eu lieu sans qu'il en eût seulement été averti.
-Il comprit que la famille avait cessé de le consulter, avertie par
-quelque profond instinct de clan qu'il ne la suivrait plus. Il se
-rappela la remarque de May, le soir de la fête du tir à l'arc:
-«Peut-être, après tout, Ellen serait-elle plus heureuse avec son
-mari.» Il se souvint de sa riposte indignée. Il se rendit compte aussi
-que, depuis lors, sa femme n'avait plus prononcé devant lui le nom de
-Mme Olenska. L'allusion de May n'avait été sans doute que le brin de
-paille levé pour voir d'où vient le vent. Le résultat avait été
-communiqué à la famille, et Archer tacitement exclu de leurs conseils.
-Il admirait la discipline de tribu qui soumettait May à cette
-décision. Elle trouvait probablement, avec sa famille, que Mme Olenska
-aurait une meilleure situation comme femme malheureuse que comme femme
-séparée, et qu'il était inutile de discuter le cas avec Newland, qui
-mettait parfois en doute les vérités les plus évidentes.
-
---Est-il possible, reprit M. Rivière, que vous ne sachiez pas que la
-famille se demande si elle a le droit de conseiller à la comtesse
-Olenska le refus des dernières propositions de son mari?
-
---Celles que vous avez apportées?
-
---Celles que j'ai apportées.
-
-Archer fut sur le point de répondre que ce qu'il pouvait savoir ou ne
-pas savoir ne regardait en rien M. Rivière; mais l'attitude du jeune
-homme lui en imposait, et il répondit à la question par une autre.
-
---Quel est votre but en venant me parler de tout ceci?
-
-La réponse ne se fit pas attendre.
-
---Je viens vous prier, monsieur, vous prier avec toute la force dont je
-suis capable, de ne pas laisser la comtesse Olenska retourner auprès de
-son mari.
-
-Archer le regarda avec un étonnement croissant.
-
---Puis-je vous demander, dit-il enfin, si c'est dans ce sens
-que vous avez parlé à Mme Olenska?
-
-M. Rivière rougit, mais ses yeux ne se baissèrent point.
-
---J'ai accepté ma mission de bonne foi. Je croyais vraiment, pour des
-raisons dont il est inutile que je vous importune, qu'il valait mieux
-pour Mme Olenska retrouver la situation, la fortune et les conditions
-sociales que la position de son mari lui assure.
-
---Évidemment; sinon, vous auriez difficilement accepté une pareille
-mission.
-
---Je ne l'aurais pas acceptée.
-
---Alors?
-
-Durant un silence, leurs regards se croisèrent, cherchant à
-se pénétrer.
-
---Ah! monsieur, après l'avoir vue, après l'avoir écoutée, j'ai
-compris qu'elle était mieux ici. J'ai rempli ma mission loyalement.
-J'ai développé les arguments du comte. J'ai communiqué ses offres,
-sans y ajouter aucun commentaire personnel. La comtesse a bien voulu
-m'écouter patiemment; elle a poussé la bonté jusqu'à me recevoir
-deux fois; elle a étudié impartialement tout ce que j'étais venu lui
-dire. Et c'est au cours de ces deux conversations que j'ai changé
-d'avis, et que les choses me sont apparues sous un autre jour.
-
---Puis-je vous demander à quoi est dû ce revirement?
-
---Au changement que j'ai constaté en elle.
-
---Vous connaissiez donc déjà la comtesse?
-
-Le visage du jeune homme se colora à nouveau.
-
---Je la voyais chez son mari. Je connais le comte Olenski depuis
-plusieurs années. Vous comprenez qu'il n'aurait pu charger un étranger
-d'une pareille mission.
-
---Et de quel genre est ce changement que vous avez constaté?
-
---Cela est difficile à expliquer... Après tout, ce n'est peut-être
-pas elle qui a changé, c'est moi qui me suis rendu compte pour la
-première fois, en la voyant dans son pays, qu'elle est une Américaine,
-et que certaines choses acceptées dans d'autres, sociétés, ou au
-moins tolérées, pour une Américaine de son espèce sont impossibles.
-Si les parents de Mme Olenska connaissaient mieux le milieu où il
-s'agit pour elle de rentrer, ils la soutiendraient dans son refus; mais
-ils ont l'air de prendre la démarche du comte pour un élan de
-tendresse conjugale...
-
-Pendant quelques secondes, Archer ne se sentit pas assez maître de lui
-pour prononcer une parole. Il entendit M. Rivière reculer sa chaise,
-comprit que celui-ci s'était levé, et, ayant tourné les yeux vers
-lui, il le vit aussi ému qu'il l'était lui-même.
-
---Merci, dit-il, simplement.
-
---Vous n'avez pas à me remercier, monsieur, c'est moi qui...
-plutôt...
-
-M. Rivière s'arrêta comme s'il éprouvait, lui aussi, une difficulté
-à parler. Puis il continua d'une voix plus ferme:
-
---Je voudrais cependant ajouter une chose, vous m'avez demandé si
-j'étais au service du comte Olenski. Je suis revenu chez lui, il y a
-quelques mois, en raison de difficultés personnelles comme il s'en
-présente quand on a la charge de parents malades ou âgés; mais,
-depuis que j'ai fait la démarche de venir vous voir pour vous faire
-certaines confidences, je considère que je ne puis continuer mes
-fonctions auprès du comte. Je le lui dirai en arrivant.
-
-M. Rivière salua, prêt à se retirer. Archer lui tendit les mains
-et les deux hommes s'étreignirent.
-
-
-
-
-XXVI
-
-
-Tous les ans, le quinze octobre, la Cinquième Avenue rouvrait ses
-persiennes, déroulait ses tapis et raccrochait ses triples rideaux.
-Vers le premier novembre, ces préparatifs étaient terminés, et la vie
-mondaine recommençait. Vers le quinze, la saison battait son plein:
-l'opéra et les théâtres affichaient leurs nouveaux programmes, les
-invitations pleuvaient; on fixait les dates des bals. Et,
-invariablement, à cette époque, Mrs Archer disait que New-York était
-bien changé.
-
-Mrs Archer vivait retirée du monde et l'observait du haut de sa
-solitude. Secondée par Mr Jackson et Miss Sophy, elle notait chaque
-craquement nouveau à la surface de la société, chaque plante intruse
-qui cherchait à pousser entre les carrés réguliers des gros légumes
-mondains. Toute sa jeunesse durant, Archer s'était amusé de cet oracle
-annuel, et d'entendre énumérer de menus signes de désagrégation qui
-avaient échappé à son insouciance de jeune homme. Selon Mrs Archer,
-New-York ne changeait que pour empirer, et Miss Sophy Jackson,
-là-dessus, renchérissait.
-
-Mr Sillerton Jackson, en homme du monde, prêtait l'oreille aux
-lamentations des dames, et suspendait son jugement. Cependant, il ne
-pouvait nier que la société changeât. Même Newland Archer, le second
-hiver après son mariage, fut obligé d'avouer que, si le changement
-n'était pas encore accompli, certainement il était en cours.
-
-Ce sujet fut abordé comme d'habitude au dîner du Thanksgiving Day[2]
-que donnait Mrs Archer. À la date où elle était officiellement
-invitée à rendre grâces pour les bénédictions de l'année, elle
-avait coutume de faire, avec tristesse, quoique sans amertume, le bilan
-de son petit univers, et de se demander quel objet donner à sa
-gratitude. Ce n'était certes pas l'état de la société. La
-société,--si toutefois elle existait encore!--offrait plutôt un
-spectacle digne des malédictions bibliques et, du reste, chacun savait
-quelles étaient les intentions du révérend Dr Ashmore quand il avait
-choisi comme texte un passage de Jérémie pour son sermon d'action de
-grâces.
-
---Il n'y a pas de doute, le docteur Ashmore a raison, disait-elle
-en secouant la tête.
-
---C'est égal, c'est un singulier texte pour un jour d'actions de
-grâces, observa Miss Jackson, et son hôtesse reprit sèchement:--Il
-nous engage à remercier le ciel pour le peu qui nous reste.
-
---La folie de la toilette d'abord, commença Miss Jackson. Sillerton m'a
-menée à la première de l'Opéra, et je vous affirme que Jane Merry
-était la seule qui portât une robe de l'année dernière, une robe
-venue de chez Worth il y a deux ans; je le sais parce que c'est ma
-couturière qui rectifie à l'arrivée ses robes de Paris.
-
---Ah! Jane Merry est des nôtres, dit Mrs Archer en soupirant.
-
---Oui, reprit Miss Jackson, elle est du petit nombre de celles qui
-gardent les traditions. Dans ma jeunesse, il était de mauvais goût de
-porter les dernières modes; Amy Sillerton m'a toujours dit qu'à Boston
-il fallait mettre en réserve pendant deux ans les robes de Paris. La
-vieille Mrs Baxter Pennilow, qui faisait très bien les choses, faisait
-venir douze robes par an: deux de satin, deux de soie et six autres de
-popeline ou de cachemire fin. C'était une commande à date fixe, et
-comme elle a été alitée pendant deux ans avant sa mort, ses filles
-ont trouvé quarante-huit robes de Worth qui étaient toujours restées
-dans leur papier de soie.
-
---Boston est plus conservateur que New-York; mais je trouve plus comme
-il faut de ne porter ses robes françaises qu'après une saison, dit Mrs
-Archer.
-
---C'est Beaufort qui a lancé le nouveau genre, en faisant arborer à sa
-femme ses toilettes parisiennes dès leur arrivée. Quelquefois il faut
-toute la distinction de Regina pour ne pas ressembler à... à...
-
-Miss Jackson jeta un regard autour de la table, surprit les yeux
-ronds de Janey, et finit sa phrase dans un murmure inintelligible.
-
---À ses rivales, dit Mr Sillerton Jackson, comme pour lancer
-une épigramme.
-
---Oh! firent les dames, et Mrs Archer ajouta:--La pauvre Regina, son
-jour de Thanksgiving n'a pas été bien gai. Avez-vous entendu parler,
-Sillerton, des bruits qui courent sur les spéculations de Beaufort?
-
-Mr. Jackson fit un oui nonchalant. Tout le monde était au courant:
-il dédaignait de confirmer une histoire passée déjà dans le domaine
-public.
-
-Il se fit un lourd silence. Personne n'aimait véritablement Beaufort,
-et on n'eût pas été fâché d'apprendre les pires choses sur sa vie
-privée. Cependant, qu'il pût entacher d'un déshonneur financier la
-famille de sa femme, c'était là un scandale dont ses ennemis
-eux-mêmes ne pouvaient se réjouir. Le vieux New-York d'Archer
-tolérait l'hypocrisie dans les relations privées, mais en affaires il
-exigeait une honnêteté complète et inattaquable. Il n'était personne
-qui ne se rappelât comment, après la dernière faillite de Wall
-Street, les chefs de la maison qui croulait avaient été frappés
-d'anéantissement social. Il en serait de même pour les Beaufort, en
-dépit du pouvoir du banquier et de la vogue mondaine de sa femme. Toute
-la force liguée de ses parents ne pourrait sauver la pauvre Regina, si
-les bruits qu'on faisait courir sur les spéculations illicites de son
-mari se confirmaient.
-
-La conversation aborda des sujets moins sombres, mais qui semblaient
-tous renforcer chez Mrs Archer le sentiment que la société était en
-train de s'effondrer.
-
---Je sais, Newland, que tu autorises la chère May à aller aux
-dimanches de Mrs Struthers, commença-t-elle.
-
-May l'interrompit en riant:
-
---Oh! vous savez, tout le monde va maintenant chez Mrs Struthers.
-Elle a été invitée à la dernière réception de grand'mère.
-
---Je sais, je sais, ma chérie, soupira Mrs Archer, mais que
-voulez-vous, quand on ne va dans le monde que pour s'amuser! J'en veux
-encore un peu à votre cousine Mme Olenska d'avoir été la première à
-patronner Mrs Struthers.
-
-Une rougeur subite colora le visage de la jeune Mrs Archer.
-
---Oh! Ellen, murmura-t-elle, du même ton de désapprobation dont
-ses parents auraient dit: «Oh! les Blenker!»
-
-C'était la note adoptée par la famille quand il s'agissait de Mme
-Olenska, depuis que celle-ci, contre l'avis de ses parents, s'était
-dérobée aux avances de son mari. Pourtant, chez May, cette attitude
-surprenait; Archer la regardait, gêné, et la sentant étrangère à
-lui, comme cela lui arrivait chaque fois qu'elle subissait l'ambiance
-familiale. Elle ajouta:
-
---Je ne crois pas qu'Ellen se soucie beaucoup de l'opinion du
-monde.
-
-Chacun savait que la comtesse Olenska n'était plus dans les bonnes
-grâces de sa famille. La vieille Mrs Manson Mingott elle-même, son
-champion, avait dû renoncer à la défendre quand elle avait refusé de
-rejoindre son mari. Les Mingott n'avaient pas formulé tout haut leur
-opinion: la solidarité chez eux était trop forte. Comme le disait Mrs
-Welland, ils s'étaient contentés de laisser la pauvre Ellen chercher
-un milieu à son niveau, et elle l'avait trouvé dans les obscures
-régions où régnaient les Blenker, et où les «gens de lettres»
-célébraient leurs rites sans prestiges. C'était incroyable, mais
-c'était un fait: Ellen tournant le dos à son destin de privilégiée
-se déclassait. La conclusion n'en était que plus évidente; elle avait
-commis une lourde faute en ne retournant pas chez Olenski. Après tout,
-la place d'une jeune femme était sous le toit de son mari, surtout
-quand elle l'avait quitté dans des circonstances que--hum!--si on
-voulait y regarder de près...
-
---Mme Olenska est très appréciée par les messieurs, observa
-miss Sophy avec un faux air de conciliation.
-
---Ah! c'est là le danger pour une jeune femme comme Mme Olenska, opina
-tristement Mrs Archer; et là-dessus les dames ramassèrent leurs
-traînes pour se rendre dans le salon pendant que les hommes gagnaient
-la bibliothèque gothique.
-
-
-Installé devant le feu, consolé de l'insuffisance du dîner par
-la perfection de son cigare, Mr Jackson devint communicatif et
-important:
-
---Si le krach Beaufort se produit, il y aura des révélations,
-annonça-t-il.
-
-Archer leva vivement la tête. Ce nom suscitait toujours en lui une
-vision précise: la lourde personne de Beaufort, dans son opulente
-pelisse, s'avançant sur la neige à Skuytercliff.
-
---C'est inévitable, continua Mr Jackson. Ce sera la plus vilaine
-des lessives. Car ce n'est pas pour Regina qu'il a dépensé son argent.
-
---Espérons qu'il s'en tirera, dit Archer, désireux de changer
-de sujet.
-
-Une pensée l'obsédait. Pourquoi May avait-elle rougi au nom d'Ellen?
-Quatre mois s'étaient écoulés depuis la journée d'été qu'il avait
-passée avec Mme Olenska. Depuis, il ne l'avait pas revue. Sachant
-qu'elle était retournée à Washington dans la petite maison qu'elle
-habitait avec Medora Manson, il lui avait écrit une fois pour lui
-demander quand il pourrait la revoir; elle avait répondu: «Pas
-encore.» Depuis, plus rien; mais il lui avait érigé dans son cœur un
-sanctuaire qui bientôt était devenu le seul théâtre de sa vie
-réelle; là aboutissaient toutes ses idées, tous ses sentiments. Hors
-de là, sa vie ordinaire lui semblait de plus en plus irréelle. Il se
-heurtait contre les préjugés et les points de vue traditionnels comme
-un homme absorbé se heurte contre le mobilier de sa chambre. Il était
-absent. Il s'étonnait parfois que les personnes qui l'entouraient
-pussent s'imaginer qu'il fût encore là.
-
-Mr Jackson reprit:
-
---Je ne sais pas jusqu'à quel point la famille de votre femme
-se rend compte combien ce refus de Mme Olenska est regrettable.
-
---Et pourquoi regrettable?
-
-Le regard de Mr Jackson coula le long de sa jambe, jusqu'à la
-chaussette lisse bordée de l'escarpin verni.
-
---Eh bien! sans chercher plus loin, de quoi vivra-t-elle maintenant?
-
---Maintenant?
-
---Oui: si Beaufort est ruiné...
-
-Archer se leva d'un bond, frappant du poing le bureau de noyer:
-les couvercles du double encrier de cuivre sursautèrent.
-
---Que voulez-vous dire par là?
-
-Mr Jackson, se redressant un peu, regarda avec sang-froid la
-figure bouleversée du jeune homme.
-
---Mon Dieu, je tiens de bonne source,--en fait, de la vieille Catherine
-elle-même,--que la famille a considérablement réduit la rente de la
-comtesse Olenska depuis qu'elle a refusé de retourner chez son mari.
-Par ce refus, la comtesse a aussi renoncé aux sommes qui lui avaient
-été reconnues par contrat.
-
-Archer, appuyé contre la cheminée, secoua sur le foyer les cendres
-de son cigare.
-
---Je ne sais rien des affaires de Mme Olenska; mais je n'ai pas
-besoin de les connaître pour être certain que ce que vous insinuez...
-
---Oh! ce n'est pas moi, c'est Lefferts, interrompit Mr Jackson.
-
---Lefferts! qui lui a fait la cour, et qui a été remis à sa
-place, dit Archer avec mépris.
-
---Ah! il lui a fait la cour? rétorqua l'autre, comme si c'était
-là ce qu'il avait cherché à savoir.
-
-Archer s'était laissé prendre au piège.
-
---Allons, allons! reprit Mr Jackson, c'est fâcheux qu'elle ne soit pas
-partie avant la faillite Beaufort. Si elle part maintenant et que
-celui-ci croule, l'impression, qui, entre nous, n'est pas particulière
-à Lefferts, sera confirmée.
-
---Elle ne partira certainement pas! à présent moins que jamais!...
-
-Archer n'eut pas plus tôt prononcé ces mots qu'il se rendit
-compte qu'il était de nouveau tombé dans un piège.
-
-Le vieillard le fixa du regard.
-
---C'est votre avis? Vous avez vos raisons, sans doute. Mais tout le
-monde vous dira que les quelques sous qui appartiennent à Medora Manson
-sont entre les mains de Beaufort. Et comment les deux femmes
-pourront-elles surnager s'il vient à sombrer? Mme Olenska peut encore
-amadouer la vieille Catherine, qui avait pourtant violemment pris parti
-pour le retour chez le mari. La vieille Catherine pourrait lui faire une
-belle rente; mais nous savons tous qu'elle n'aime pas à se séparer de
-son argent. Et le reste de la famille a tout intérêt à ne pas voir
-rester ici Mme Olenska.
-
-Archer brûlait d'une colère impuissante. Tout l'avertissait d'être
-prudent, mais les insinuations à propos de Beaufort l'exaspéraient.
-Pourtant Mr Jackson, sous le toit de sa mère, était son hôte. Le
-vieux New-York observait scrupuleusement l'étiquette de l'hospitalité:
-un désaccord avec un invité ne devait pas dégénérer en dispute.
-
---Allons-nous rejoindre ma mère? proposa Archer sèchement, quand Mr
-Jackson eut laissé tomber dans le cendrier de cuivre son dernier cône
-de cendres.
-
-
-Pendant le retour, May garda un silence singulier; Archer se souvint de
-sa brusque rougeur à dîner, et sentit une menace. Laquelle? Il ne le
-devinait pas; mais il lui suffisait de se souvenir que c'était le nom
-de Mme Olenska qui avait si visiblement troublé sa femme.
-
-Ils montèrent l'escalier. Archer se dirigea vers la bibliothèque, où
-May le suivait ordinairement; mais il l'entendit prendre le couloir qui
-conduisait à sa chambre.
-
---May, appela-t-il brusquement.
-
-Elle revint sur ses pas.
-
---Cette lampe file encore. Les domestiques pourraient faire
-attention à la mèche, grommela-t-il, nerveux.
-
---Je regrette. Cela n'arrivera plus, dit-elle, de ce ton ferme et
-dégagé qu'elle avait appris de sa mère. Elle se pencha pour baisser
-la mèche. La façon qu'elle avait déjà de se plier à son humeur,
-comme s'il était un Mr Welland plus jeune, énervait Archer.
-
---May, dit-il tout à coup, je peux être obligé d'aller à Washington
-pour quelques jours,--bientôt,--la semaine prochaine peut-être.
-
-La main de la jeune femme resta appuyée sur la clef de la lampe pendant
-qu'il parlait. La chaleur de la flamme avait donné de l'éclat à son
-visage, mais elle pâlit en regardant son mari.
-
---Pour affaires? demanda-t-elle, d'un ton qui impliquait qu'il ne
-pouvait y avoir d'autre raison, et qu'elle avait posé la question
-automatiquement, pour achever la phrase.
-
---Naturellement. Il y a une question de brevet qui vient devant
-la Cour Suprême.
-
-Il donna le nom de l'inventeur, et continua, fournissant des
-détails avec un luxe de fausse précision.
-
---Le changement vous fera du bien, dit-elle simplement quand il eut
-fini; et elle ajouta, du ton qu'elle aurait pris pour lui rappeler
-quelque devoir ennuyeux, en le regardant dans les yeux avec un sourire
-franc et candide:
-
---Et surtout, n'oubliez pas d'aller voir Ellen.
-
-Ce fut le seul mot prononcé entre eux sur ce sujet, mais dans leur code
-cela signifiait: «Vous comprenez, bien entendu, que je sais tout ce qui
-a été dit sur Ellen, et que je suis de tout cœur avec ma famille dans
-l'effort tenté pour l'engager à retourner chez son mari. Je sais aussi
-que, pour des raisons que vous n'avez pas cru devoir me dire, vous
-l'avez dissuadée de suivre ce conseil unanime. Je sais que c'est avec
-votre appui qu'Ellen nous brave tous, et s'expose aux critiques
-auxquelles Mr Jackson a probablement fait allusion ce soir. C'est du
-reste ce qui vous a rendu si nerveux. Puisque rien jusqu'ici n'a pu vous
-faire changer d'attitude, j'interviens à mon tour, sous la seule forme
-admise entre gens bien élevés quand ils ont quelque chose de pénible
-à se communiquer. Comprenez bien que je sais votre intention bien
-arrêtée de voir Ellen quand vous serez à Washington, et que vous n'y
-allez peut-être que pour cela; et puisque vous la verrez sûrement, je
-veux que ce soit avec mon entière et absolue approbation.»
-
-Sa main était encore sur la clef de la lampe quand le dernier mot de ce
-message muet parvint à Archer. Elle baissa la mèche, leva le globe et
-souffla sur la flamme.
-
---Elles sentent moins quand on les éteint en soufflant,
-expliqua-t-elle, avec son ton assuré de maîtresse de maison. Sur le
-pas de la porte, elle se retourna et attendit le baiser de son mari.
-
-
-[Note 2: Le Thanksgiving Day est une fête nationale des États-Unis
-qui a lieu le dernier jeudi de novembre. Une proclamation du Président
-invite tous les citoyens à rendre grâces au ciel pour les bienfaits
-reçus pendant l'année.]
-
-
-
-
-XXVII
-
-
-Le lendemain, dans Wall Street, les nouvelles de la situation de
-Beaufort étaient plus rassurantes. On savait qu'en cas d'urgence, le
-banquier trouverait de puissants appuis. Et, ce soir-là, quand Mrs
-Beaufort parut à l'Opéra parée de son même sourire et d'un nouveau
-collier d'émeraudes, la société poussa un soupir de soulagement.
-
-Archer s'était décidé au voyage à Washington. Il attendait seulement
-l'ouverture du procès dont il avait parlé à May, pour en faire
-coïncider la date avec son absence. Mais le mardi suivant, ayant appris
-par Mr Letterblair que la cause était remise de plusieurs semaines, il
-rentra chez lui résolu à partir malgré tout le lendemain. Il y avait
-toute chance que May, qui ne savait rien de sa vie professionnelle, et
-n'y portait aucun intérêt, n'apprît pas ce renvoi de l'affaire, et ne
-se rappelât pas les noms des plaideurs, s'ils étaient prononcés
-devant elle. Quoi qu'il dût arriver, il avait besoin de revoir Mme
-Olenska. Il avait trop de choses à lui dire...
-
-Le lendemain, quand il arriva au bureau, il trouva Mr Letterblair
-extrêmement troublé. En fait, Beaufort n'avait pas réussi à «s'en
-tirer,» mais, en répandant des rumeurs favorables, il avait rassuré
-ses déposants, et de fortes sommes avaient été versées à la banque
-jusqu'à la veille au soir. Puis les bruits fâcheux avaient repris leur
-vol. En conséquence, une foule de déposants avaient déjà envahi la
-banque et très probablement elle fermerait ses portes, avant la nuit.
-Cette manœuvre de la dernière heure, tentée par Beaufort, était
-qualifiée de la façon la plus dure, et sa faillite s'annonçait comme
-une des plus déshonorantes dans l'histoire de Wall Street.
-
-L'étendue du désastre laissait Mr Letterblair atterré.
-
---J'ai vu de vilaines choses de mon temps, mais rien de pareil. Tout le
-monde est atteint, d'une manière ou d'une autre. Et que fera-t-on pour
-Mrs Beaufort? Que peut-on faire pour elle? Je plains Mrs Manson Mingott
-plus que n'importe qui; à son âge, on ne sait jamais l'effet que peut
-produire une pareille catastrophe. Elle a toujours eu confiance en
-Beaufort. Elle en avait fait un ami! Puis il y a toute la famille
-Dallas. La pauvre Mrs Beaufort est alliée à chacun de vous. Sa seule
-ressource serait de quitter son mari. Mais qui peut le lui conseiller?
-Son devoir est auprès de lui, et elle n'a jamais eu l'air de
-s'apercevoir qu'il la trompait.
-
-On frappa à la porte. Un clerc remit une lettre à Archer. Le jeune
-homme, reconnaissant l'écriture de sa femme, ouvrit l'enveloppe et lut:
-«Voulez-vous rentrer le plus tôt possible? Grand'mère a eu une
-légère attaque la nuit dernière. Elle a appris, on ne sait comment,
-avant nous tous, les affreuses nouvelles de la banque. Mon oncle Lovell
-est absent de New-York, et le scandale a tellement bouleversé mon
-pauvre papa qu'il ne peut pas quitter sa chambre. Maman a le plus grand
-besoin de vous. Je vous en prie, venez tout droit chez grand'mère.»
-
-Quelques minutes plus tard, Archer était chez Mrs Mingott. Le vestibule
-avait l'aspect insolite que prend une maison bien tenue devant
-l'invasion soudaine de la maladie. Des manteaux et des fourrures
-s'entassaient sur les chaises; une trousse et un pardessus de médecin
-se trouvaient sur la table, où lettres et cartes déjà s'accumulaient.
-
-May mena Archer dans le boudoir de la vieille dame. Ce fut là que Mrs
-Welland communiqua à son gendre, d'une voix basse, épouvantée, les
-détails de l'accident. La veille au soir, il s'était passé quelque
-chose de terrible et de mystérieux. Juste au moment où Mrs Mingott
-venait de finir sa patience, la sonnette de la porte avait retenti, et
-une dame soigneusement voilée, que les domestiques ne reconnurent pas
-tout d'abord, avait demandé à être introduite.
-
-Le maître d'hôtel, au son d'une voix familière, avait ouvert les
-portes du boudoir en annonçant: «Mrs Julius Beaufort.» Les deux dames
-avaient dû rester ensemble, estimait-il une heure à peu près. Quand
-Mrs Mingott sonna, Mrs Beaufort s'était déjà esquivée, et la vieille
-dame était seule, assise dans son grand fauteuil, toute blanche et
-effrayante à voir. Elle fit signe au maître d'hôtel de l'aider à
-regagner sa chambre. Sa femme de chambre la mit au lit et se retira.
-Mais à trois heures du matin, la sonnette retentit encore, et les deux
-domestiques accoururent à cet appel insolite (la vieille Catherine
-dormait ordinairement comme un enfant). C'est alors qu'ils avaient
-trouvé leur maîtresse appuyée contré les oreillers, les lèvres
-grimaçantes, tandis qu'une de ses petites mains pendait inerte au bout
-de l'énorme bras.
-
-L'attaque était légère; mais l'alarme avait été grande, et plus
-grande encore fut l'indignation quand on apprit, par les fragments de
-phrases que balbutia la malade, que Regina Beaufort était venue lui
-demander de soutenir son mari, de ne pas les «lâcher,» comme elle
-disait, en somme, d'engager toute la famille à couvrir et à patronner
-l'abominable scandale!
-
---Je lui ai dit: «L'honneur a toujours été l'honneur, et
-l'honnêteté l'honnêteté, dans la maison de Manson Mingott; et il en
-sera ainsi tant qu'on ne m'emmènera pas les pieds devant,» avait
-bégayé la vieille dame, avec la voix épaisse de l'hémiplégie. Et
-quand Regina Beaufort avait dit: «Mais mon nom, ma tante, mon nom est
-Regina Dallas,» j'ai dit: «Ton nom était Beaufort quand il t'a
-couverte de bijoux, et doit rester Beaufort maintenant qu'il t'a
-couverte de honte.»
-
-Mrs Lovell Mingott, qui écrivait dans une pièce voisine, vint se
-mêler à l'entretien. De leur temps, disaient les deux belles-sœurs,
-une femme dans le cas de Regina n'avait qu'une idée: s'effacer et
-disparaître avec son mari.
-
---On dit que le collier d'émeraudes qu'elle portait à l'opéra
-vendredi dernier, ajouta Mrs Lovell Mingott, avait été envoyé par le
-bijoutier, à condition, dans la journée. Je me demande s'il le reverra
-jamais.
-
-Archer écoutait l'inexorable chœur. Lui aussi était trop
-profondément imbu du code de l'honnêteté financière pour céder à
-la pitié: une probité sans tache était le «noblesse oblige» du
-vieux New-York des affaires. Pour Mrs Beaufort, Archer éprouvait
-certainement plus de compassion que n'en témoignaient ses parents
-indignés; mais-il lui semblait que le lien entre mari et femme, même
-s'il pouvait se briser dans la prospérité, devenait indissoluble dans
-l'infortune. Comme le disait Mr Letterblair, la place d'une femme était
-à côté de son mari dans l'adversité. Quant à la société, il y a
-des malheurs dont elle s'éloigne; et la prétention inouïe de Mrs
-Beaufort d'y trouver un appui semblait faire d'elle presque la complice
-du banquier. Couvrir un déshonneur, c'était la seule chose à quoi la
-famille en tant qu'institution dût se refuser.
-
-La femme de chambre mulâtre pria Mrs Lovell Mingott de passer dans le
-vestibule, et peu après, cette dernière revint, fronçant les
-sourcils.
-
---Ma belle-mère veut que je télégraphie à Ellen Olenska. J'avais
-écrit à Ellen, bien entendu, ainsi qu'à Medora; mais il paraît que
-cela ne suffit pas. Je dois envoyer une dépêche immédiatement, et lui
-dire qu'elle vienne seule.
-
-May proposa:
-
---Voulez-vous que j'écrive le télégramme, ma tante? S'il part
-tout de suite, Ellen pourra prendre le train de demain matin.
-
-Elle prononça les deux syllabes «Ellen» d'une voix claire, comme
-si elle tapait sur deux clochettes d'argent.
-
---Comment faire? dit Mrs Lovell Mingott. Jasper et le valet de
-pied sont tous les deux sortis pour porter des lettres et des
-télégrammes.
-
-May se retourna vers son mari avec un sourire:
-
---Newland s'en chargera. Voulez-vous porter le télégramme, Newland?
-
-Archer acquiesça, et elle s'assit devant le bonheur-du-jour en
-palissandre pour écrire la dépêche. Elle la sécha soigneusement et
-la tendit à Archer.
-
---Quel dommage que vous, deviez justement vous croiser avec
-Ellen!--Newland, ajouta-t-elle, en se tournant vers sa mère, est
-obligé d'aller à Washington pour une affaire de brevet qui vient
-devant la Cour Suprême.
-
-Sur le point de sortir, Archer entendit sa belle-mère qui disait,
-s'adressant probablement à Mrs. Lovell Mingott:
-
---Pourquoi vous fait-elle appeler Ellen Olenska? et la voix cristalline
-de May reprit: Peut-être veut-elle insister encore une fois pour
-qu'Ellen retourne auprès de son mari.
-
-La porte de la maison se referma, et Archer se dirigea d'un pas
-pressé vers le bureau télégraphique.
-
-
-
-
-XXVIII
-
-
---O--ol--ol--Comment ça s'écrit-il? demanda la voix aigre de la
-jeune télégraphiste à qui Archer tendait la dépêche.
-
---Olenska--O--len--ska, répéta-t-il, reprenant le télégramme pour
-inscrire le nom en caractères plus lisibles au-dessus de la large
-écriture enfantine de May.
-
---C'est un nom bien exotique pour notre quartier, fit une voix
-inattendue, et Archer, se retournant, vit auprès de lui Lawrence
-Lefferts. Imperturbable, celui-ci tirait sa belle moustache, en
-affectant de ne pas regarder la dépêche.
-
---Je pensais bien vous rencontrer ici, Newland. En apprenant l'attaque
-de la vieille Mrs Mingott, je suis parti pour demander des nouvelles, et
-je vous ai aperçu tournant le coin. Vous en venez, je suppose?
-
-Archer fit signe que oui, et poussa le télégramme sous le guichet.
-
---Ça va mal, hein? continua Lefferts. On avertit la famille? Ça
-doit être grave, si vous y comprenez la comtesse Olenska!
-
-Les lèvres d'Archer se serrèrent et il eut une furieuse envie
-de gifler ce long, élégant et vaniteux visage.
-
---Qu'entendez-vous par là? questionna-t-il sèchement.
-
-Lefferts, qui d'ordinaire évitait les discussions, leva les sourcils,
-comme pour rappeler à son compagnon que derrière le grillage se tenait
-une oreille attentive. Rien n'était de plus mauvais ton (Lefferts le
-faisait comprendre par ce geste) que de se quereller dans un lieu
-public.
-
-Archer était exaspéré; mais il fallait éviter un incident sur le nom
-de Mme Olenska. Il paya le télégramme, et les deux jeunes gens
-sortirent ensemble. Dans la rue, Archer, ayant retrouvé son sang-froid,
-déclara que Mrs Mingott allait beaucoup mieux. Lefferts se déclara
-heureux et soulagé et s'empressa de passer à la faillite de Beaufort
-qui était annoncée par tous les journaux, reléguant au second plan la
-nouvelle de l'attaque de Mrs Mingott.
-
-Tout New-York était contristé par l'histoire du déshonneur de
-Beaufort. Quant à Mrs Beaufort, depuis sa démarche nocturne auprès de
-Mrs Manson Mingott, on la trouvait plus cynique encore que lui. Pourtant
-elle n'avait pas l'excuse d'une origine étrangère. Il y avait un
-certain plaisir à se rappeler que Beaufort était un étranger; mais si
-une Dallas de la Caroline du Sud prenait parti pour lui, et disait avec
-désinvolture qu'il rétablirait bientôt sa situation, l'argument
-perdait de sa valeur. Il n'y avait plus qu'à plaindre les malheureuses
-victimes, telles que Medora Manson, les pauvres vieilles Miss Lanning,
-et d'autres dames de bonnes familles, mal conseillées, qui, si elles
-avaient seulement écouté Mr Henry van der Luyden...
-
---Ce que les Beaufort ont de mieux à faire,--disait Mrs Archer, se
-résumant comme pour un diagnostic,--c'est d'aller vivre dans la petite
-propriété de Regina dans la Caroline du Nord. Beaufort a toujours eu
-une écurie de courses: il pourrait faire l'élevage de trotteurs. Je
-croirais volontiers qu'il a toutes les qualités d'un excellent
-maquignon.
-
-Le lendemain, Mrs Manson Mingott allait beaucoup mieux; elle avait
-retrouvé assez de voix pour ordonner que le nom des Beaufort ne fut
-plus prononcé devant elle. Quand vint le Dr Bencomb, elle demanda
-quelle mouche piquait sa famille de faire tant d'embarras autour de sa
-santé.
-
---Voilà ce qui arrive aux gens de mon âge quand ils s'obstinent à
-manger du poulet en mayonnaise le soir, observa-t-elle; et, le médecin
-ayant changé fort à propos son régime, l'attaque prit le nom
-d'indigestion.
-
-Cependant, malgré la fermeté de son attitude, la vieille Catherine ne
-se remit pas tout à fait d'aplomb. Cette indifférence qui est un effet
-de l'âge n'avait pas diminué sa curiosité pour les affaires des
-autres, mais lui avait enlevé toute pitié pour leurs chagrins. Elle
-parut n'éprouver aucune difficulté à chasser le désastre Beaufort de
-sa pensée. Mais, pour la première fois, elle commença de
-s'intéresser à certains membres de sa famille auxquels jusqu'alors
-elle n'avait témoigné aucun intérêt.
-
-Mr Welland, en particulier, eut ce privilège d'attirer son attention.
-C'était celui de ses gendres qu'elle avait le plus constamment ignoré,
-et tous les efforts de sa femme pour le représenter comme un esprit
-rare (si seulement il avait voulu se faire valoir) n'avaient provoqué
-chez elle qu'un gloussement de dérision. Mais comme valétudinaire il
-méritait la considération; Mrs Mingott l'invita à venir la voir, afin
-de comparer leurs régimes, dès que sa température le permettrait.
-
-Vingt-quatre heures après l'envoi de la dépêche à Mme Olenska, un
-télégramme annonça qu'elle arriverait de Washington le lendemain
-soir. Qui prendrait le bac pour aller la chercher au terminus de Jersey
-City? Chez les Welland, où les Newland Archer se trouvaient à
-déjeuner, la difficulté semblait aussi insurmontable que si le Hudson
-avait été l'Atlantique, et la discussion devint très animée. Mrs
-Welland ne pouvait aller à la rencontre de sa nièce puisqu'elle devait
-accompagner son mari chez Mrs Mingott, et qu'il fallait garder le coupé
-pour ramener Mr Welland, s'il se trouvait trop impressionné par cette
-première visite à sa belle-mère après l'attaque. Les fils Welland
-seraient à leurs affaires. La voiture de Mrs Mingott devait aller
-chercher Mr Lovell Mingott, qui arrivait à cette même heure à une
-autre gare, et on ne pouvait demander à May, par un soir d'hiver,
-d'aller seule jusqu'à Jersey City, même dans sa voiture. Pourtant, ce
-serait peu aimable, et contraire au désir de Mrs Mingott, de laisser
-arriver Mme Olenska sans qu'un membre de la famille l'attendît à la
-gare. Archer proposa:
-
---Voulez-vous que j'aille la chercher? Je peux facilement quitter mon
-bureau assez tôt pour retrouver le coupé au bac, si May veut l'y
-envoyer.
-
-Pendant qu'il parlait, il sentait son cœur battre follement.
-
-Mrs Welland poussa un soupir de soulagement, et May enveloppa
-son mari d'un sourire approbateur.
-
---Vous voyez, maman, tout s'arrange, dit-elle, se penchant pour
-déposer un baiser d'adieu sur le front inquiet de sa mère.
-
-Le coupé de May l'attendait à la porte. En s'installant, elle dit
-à son mari:
-
---Expliquez-moi comment vous pourrez aller demain au-devant
-d'Ellen, et la ramener, si vous partez pour Washington?
-
---Je ne vais plus à Washington. Le procès est ajourné.
-
---C'est singulier. J'ai vu ce matin un mot de Mr Letterblair, adressé
-à maman, disant qu'il allait demain à Washington pour une grosse
-affaire de brevets qu'il doit plaider devant la Cour Suprême. Vous
-m'avez bien dit que c'était une affaire de brevets, n'est-ce pas?
-
---Justement; nous ne pouvons pas tous y aller et Letterblair
-a décidé ce matin qu'il irait.
-
---Alors l'affaire n'est pas ajournée? continua-t-elle, avec une
-insistance qui lui ressemblait si peu qu'Archer sentit le sang lui
-monter au visage.
-
---L'affaire, non, mais mon départ, répondit-il, maudissant toutes les
-explications inutiles qu'il avait données pour préparer son voyage.
-Où avait-il lu que les menteurs adroits donnent des explications, mais
-que les plus adroits n'en donnent pas? Ce qui lui était odieux,
-c'était moins encore de faire un accroc à la vérité, que de voir May
-s'appliquer à faire semblant qu'elle ne remarquait pas son mensonge.
-
---Je n'irai que plus tard, et cela se trouve bien, puisque cela arrange
-votre famille, continua-t-il, dissimulant son irritation sous un accent
-ironique.
-
-À cet instant, leurs regards se croisèrent, et peut-être leurs
-pensées se pénétrèrent plus avant que l'un et l'autre ne l'auraient
-désiré.
-
---Oui, acquiesça May avec un sourire voulu, cela tombe très
-bien que vous puissiez aller au-devant d'Ellen. Cela fait plaisir
-à maman.
-
---J'en suis enchanté.
-
-La voiture s'arrêta à la station de tramway où Newland devait
-descendre pour regagner Wall Street. May posa sa main sur celle
-de son mari:
-
---Adieu, mon chéri, dit-elle.
-
-Ses yeux étaient si bleus qu'il se demanda plus tard s'il ne
-les avait pas vus briller à travers des larmes.
-
-Il traversa rapidement le square, se répétant, comme dans une
-sorte de chant intérieur:
-
---Il faut deux bonnes heures pour aller de Jersey City chez
-la vieille Catherine; deux bonnes heures, et peut-être plus...
-
-
-
-
-XXIX
-
-
-L'élégant coupé bleu de May, cadeau de noces des Welland, et dont le
-vernis était encore neuf, attendait Archer au bac. Il y monta et y fut
-transporté confortablement à Jersey City.
-
-C'était un après-midi sombre et neigeux, et les becs de gaz
-éclairaient faiblement la grande gare bruyante. Pendant qu'il arpentait
-le quai, Archer pensait à ces prophètes qui annonçaient qu'un tunnel
-passerait un jour sous l'Hudson, et amènerait directement à New-York
-les trains de Pennsylvanie. C'était la confrérie des visionnaires, de
-ceux qui prédisaient également des machines volantes, des bateaux
-traversant l'Atlantique en cinq jours, l'électricité remplaçant le
-gaz, la télégraphie sans fil, et autres merveilles des Mille et une
-nuits.
-
---Tout cela m'est bien égal, songeait-il, puisqu'il n'y a pas
-aujourd'hui un tunnel sous l'Hudson.
-
-Avec une joie d'écolier, il se figurait Mme Olenska descendant du
-train; il l'apercevrait de très loin, parmi les visages indifférents.
-Elle s'appuierait à son bras; il la guiderait vers la voiture; ils
-s'approcheraient lentement du bac, patinant sur le quai encombré de
-chevaux, de lourdes charrettes qui s'ébranlaient sous les
-vociférations des conducteurs. Et puis viendrait le silence soudain du
-départ, quand, sur le bac, ils seraient assis côte à côte, dans la
-voiture, sous la neige, tandis que la rive semblerait les fuir.
-
-La lointaine clameur du train s'approcha; puis la locomotive s'engouffra
-sous le hall. Archer se poussa à travers la foule, fouillant
-fiévreusement du regard chaque fenêtre des voitures haut perchées.
-Tout à coup, à deux pas de lui, il aperçut Mme Olenska. Elle était
-très pâle: la surprise se lisait dans ses yeux. Leurs mains s'unirent,
-Archer sentit le bras d'Ellen glisser sous le sien. Il lui fraya un
-passage dans la foule; puis, tout se passa comme il l'avait rêvé. Il
-l'installa dans le coupé avec ses bagages, et eut plus tard le vague
-souvenir de l'avoir dûment rassurée sur la santé de sa grand'mère,
-et de lui avoir résumé la situation de Beaufort. Il fut frappé du ton
-qu'elle eut pour dire: «Pauvre Regina!» Pendant ce temps la voiture
-sortait de la gare et descendait la pente qui conduisait au quai, entre
-les chevaux effarés, les fourgons en attente. Tout à coup, ils
-croisèrent un corbillard vide. Oh! ce corbillard! Ellen ferma les yeux
-et saisit la main d'Archer.
-
---Pourvu que ce ne soit pas un avertissement. Pauvre grand'mère!
-
---Mais non! Elle va beaucoup mieux; elle va très bien, vraiment. Là,
-nous l'avons dépassé! s'écria-t-il, comme si on avait conjuré le
-mauvais sort.
-
-Quand la voiture s'engagea sur le bac, il se pencha, défit le bouton
-qui fermait l'étroit gant brun de la main qu'il tenait encore, et en
-baisa la paume. Elle se dégagea doucement. Il dit:
-
---Vous ne comptiez pas me voir aujourd'hui?
-
---Certes non.
-
---J'ai failli vous manquer. J'avais tout arrangé pour aller
-vous retrouver à Washington. Nous nous serions croisés.
-
-Elle poussa un petit oui, comme effrayée qu'ils eussent été si
-près de se manquer.
-
---Savez-vous que je me rappelais à peine comment vous êtes?
-
---Comment je suis?
-
---Je veux dire... Comment vous expliquer? C'est toujours la même chose:
-à chaque rencontre, c'est comme si je vous voyais pour la première
-fois, comme si vous m'arriviez... de l'inconnu.
-
---Oui... je comprends.
-
---Est-ce que?... Moi aussi, pour vous?
-
-Elle se tourna du côté de la vitre. Il l'appela:
-
---Ellen! Ellen! Ellen!
-
-Elle ne répondit pas; et, sans plus rien dire, il regarda son profil
-s'effacer peu à peu dans le crépuscule rayé de neige. Qu'avait-elle
-fait pendant ces quatre longs mois? Combien peu ils se connaissaient,
-après tout! Les minutes passaient; mais il avait oublié tout ce qu'il
-voulait lui dire; il ne savait que méditer sur le mystère par lequel
-ils se trouvaient à la fois unis et si séparés. Être assis l'un
-contre l'autre sans même se voir, n'était-ce pas l'image de leur
-destin?
-
---Quelle jolie voiture! Est-ce celle de May? demanda-t-elle
-tout à coup.
-
---Oui.
-
---Alors, c'est elle qui vous a envoyé pour me chercher? Comme
-c'est aimable!
-
-Un moment de silence; puis il dit d'une voix changée:
-
---Le secrétaire de votre mari est venu me voir le lendemain du
-jour où nous nous sommes rencontrés à Boston.
-
-Dans sa courte lettre à Mme Olenska, Archer s'était gardé de
-mentionner la visite de M. Rivière. Mais aussi, pourquoi lui
-rappelait-elle qu'ils étaient dans la voiture de May? Il allait voir,
-à son tour, si une allusion à M. Rivière lui serait agréable! Comme
-en d'autres occasions où il avait cru la troubler, la jeune femme ne
-trahit aucune surprise. Elle s'informa:
-
---M. Rivière est allé vous voir?
-
---Ne le saviez-vous pas?
-
---Nullement.
-
---Et cela ne vous étonne pas?
-
-Elle hésita.
-
---Qu'y a-t-il à cela d'étonnant? M. Rivière m'a dit à Boston
-qu'il vous connaissait, qu'il vous avait rencontré, je crois,
-en Angleterre.
-
---Ellen, je veux vous demander une chose.
-
---Laquelle?
-
---C'est M. Rivière qui vous a aidée à partir quand vous avez
-quitté votre mari?
-
-Le cœur du jeune homme battait à se rompre. À cette question,
-garderait-elle son calme?
-
---C'est lui. Je lui ai beaucoup d'obligation, ajouta-t-elle sans
-que sa voix tranquille fût en rien altérée.
-
-L'accent était si naturel qu'Archer se tranquillisa. Encore une fois,
-elle était parvenue par sa seule simplicité à lui faire sentir qu'il
-agissait avec la banalité la plus risible, au moment même où il
-croyait jeter les conventions par-dessus bord.
-
---Je crois que vous êtes la femme la plus sincère que j'aie
-jamais connue!
-
---Une des plus vraies... répondit-elle, avec une voix caressante
-comme un sourire.
-
---Le mot importe peu... Vous regardez les choses en face.
-
---Ah! il l'a bien fallu. J'ai dû fixer mes yeux sur la Gorgone.
-
---Eh bien! elle ne vous a pas aveuglée.
-
---Elle n'aveugle pas, elle brûle les larmes.
-
-La réponse semblait monter d'une profondeur d'expérience qu'il ne
-pouvait atteindre. La lente avance du bac avait cessé; sa proue se
-heurta contre les pilotis du quai avec une violence qui fit chanceler le
-coupé, et jeta Archer et Mme Olenska l'un contre l'autre. Le jeune
-homme, frémissant, sentit sur lui la pression de l'épaule d'Ellen. Il
-lui passa le bras autour de la taille.
-
---Ellen, fit-il brusquement, comprenez-moi: ceci ne peut pas
-durer.
-
---Qu'est-ce qui ne peut pas durer?
-
---Que nous soyons ainsi, ensemble et séparés.
-
---Vous n'auriez pas dû venir, dit-elle, la gorge serrée.
-
-Tout à coup elle se retourna, l'entoura de ses bras et mit un baiser
-sur ses lèvres. La voiture s'ébranla et s'emplit de lumière, en
-passant sous un réverbère. Ellen recula, et tous deux restèrent
-silencieux et immobiles pendant que le coupé se dégageait des abords
-de l'embarcadère. Quand ils eurent gagné la rue, Archer se mit à
-parler avec volubilité.
-
---Ne craignez rien. Vous n'avez pas besoin de vous renfoncer ainsi dans
-votre coin: un baiser volé n'est pas ce que je veux. Je devine ce qui
-se passe en vous; vous estimez que le sentiment qui nous unit ne doit
-pas s'amoindrir dans une intrigue. Je n'aurais pas pu vous parler ainsi
-hier, parce que, quand nous sommes séparés et que j'aspire à vous
-revoir, tout mon être s'enflamme et chacune de mes pensées me brûle.
-Mais vous arrivez, et votre présence dépasse tellement mes souvenirs!
-Ce que je veux de vous, c'est tellement plus qu'une heure ou deux de
-temps en temps, avec des siècles d'attente et de soif dans
-l'intervalle! Et si je puis rester ainsi tranquille à côté de vous,
-c'est que j'ai dans ma tête une autre vision, et aussi la confiance
-qu'elle se réalisera.
-
-Elle ne répondit pas tout de suite; puis très bas:
-
---De quelle vision voulez-vous parler?
-
---Vous le savez. Et aussi qu'elle se réalisera.
-
---Vous et moi réunis?
-
-Elle éclata d'un rire soudain et dur.
-
---Pour me proposer une telle vision, vous choisissez bien l'endroit!
-
---Le coupé de ma femme? Descendons et marchons, alors. Un peu
-de neige ne vous fait pas peur.
-
-Elle rit encore, mais plus doucement.
-
---Non, je ne descendrai pas. J'ai hâte d'arriver chez grand-mère. Vous
-allez rester assis à côté de moi, et nous envisagerons ensemble non
-des rêves, mais des réalités.
-
---Je ne sais pas ce que vous entendez par des réalités. Pour
-moi, il n'y en a qu'une.
-
-Elle ne répondit que par un long silence, pendant lequel la voiture
-descendait une obscure rue transversale pour déboucher dans la lumière
-éclatante de la Cinquième Avenue.
-
---Vous voudriez donc faire de moi votre maîtresse, puisque je
-ne peux pas être votre femme? demanda-t-elle.
-
-Cette question directe le déconcerta. Maîtresse, c'était là un
-mot que les femmes de son monde évitaient de prononcer.
-
-Décontenancé, il balbutia:
-
---Ce que je veux, c'est partir avec vous pour un monde où des mots
-comme celui-là,--des catégories comme celles-là,--n'existent pas: où
-nous serons simplement deux êtres qui s'aiment, qui sont tout l'un pour
-l'autre, pour lesquels le monde ne compte pas...
-
-Elle poussa un long soupir, qui s'acheva en un rire amer.
-
---Oh! mon ami! Où est-il, ce pays? Y êtes-vous jamais allé?
-
-Archer restait silencieux. Elle continua:
-
---J'en connais tant qui ont essayé de le trouver; et, croyez-moi, ils
-sont tous descendus par erreur aux stations d'à côté, à Boulogne, à
-Pise, à Monte-Carlo, et ils y retrouvaient toujours le même vieux
-monde qu'ils voulaient abandonner, seulement plus petit, plus mesquin,
-plus laid.
-
-Archer ne lui connaissait pas cette âpreté de langage.
-
---Je vois, dit-il enfin: la Gorgone a brûlé vos larmes.
-
---Et elle m'a ouvert les yeux. Ce n'est pas vrai de dire qu'elle rend
-les gens aveugles. Au contraire, elle leur ouvre les yeux tout grands,
-elle leur coupe les paupières. Et l'on ne connaît plus jamais
-l'obscurité bienfaisante. Parmi les supplices qu'ont inventés les
-Chinois, n'en est-il pas un de ce genre?
-
-La voiture avait traversé la Quarante-deuxième Rue au trot rapide d'un
-cheval vigoureux. Archer était oppressé par le sentiment des minutes
-perdues, des paroles vaines.
-
---Maintenant, dit-il, qu'allons-nous faire?
-
---Nous? Il n'y a pas de nous dans ce sens-là! Nous ne sommes l'un près
-de l'autre qu'à condition de rester séparés. Alors seulement nous
-pouvons être nous-mêmes. Autrement, nous serons Newland Archer, le
-mari de la cousine d'Ellen Olenska, et Ellen Olenska, la cousine de la
-femme de Newland Archer, volant un bonheur qui ne leur appartient pas.
-
---Ah! je n'en suis plus là! gémit Archer.
-
---Vous ne savez pas ce que vous me demandez, dit-elle; et moi
-je le sais, ajouta-t-elle d'une voix singulière.
-
-Il resta silencieux, abîmé dans sa douleur. Puis, dans l'obscurité de
-la voiture, il chercha le porte-voix et donna l'ordre au cocher
-d'arrêter.
-
---Pourquoi nous arrêtons-nous? Nous ne sommes pas arrivés, s'écria
-Mme Olenska.
-
---Je descends ici, bégaya-t-il, et il sauta sur le pavé.
-
-À la lueur d'un réverbère, il vit le visage bouleversé de la jeune
-femme, le mouvement instinctif qu'elle fit pour le retenir. Il ferma la
-portière et s'y appuya un moment.
-
---Vous avez raison, je n'aurais pas dû venir aujourd'hui, dit-il,
-en baissant la voix pour ne pas être entendu du cocher.
-
-Elle se pencha en avant et sembla prête à parler, mais déjà il avait
-donné l'ordre de repartir. La voiture s'éloignait. Archer resta cloué
-sur place. La neige avait cessé, et un vent cinglant le frappait au
-visage. Tout à coup il sentit quelque chose de raide et de froid sur
-ses cils: il pleurait, et le vent avait gelé ses larmes.
-
-Il mit ses mains dans ses poches et descendit la Cinquième Avenue,
-pour rentrer chez lui.
-
-
-
-
-XXX
-
-
-Ce soir-là, quand Archer descendit, il ne trouva personne au salon. Il
-devait dîner seul avec sa femme; toutes les sorties du soir avaient
-été suspendues depuis la maladie de Mrs Manson Mingott, et il fut
-surpris que May, si exacte, ne l'eût pas devancé.
-
-Elle apparut enfin, en robe décolletée étroitement lacée: le
-protocole de leur monde exigeait la grande toilette, même en famille.
-Pas une coque ne manquait aux rouleaux compliqués de ses cheveux
-blonds. Mais Archer lui trouva le teint pâle et les traits tirés.
-
---Qu'êtes-vous devenu? demanda-t-elle. Je vous ai attendu chez
-grand'mère. Ellen est arrivée seule, disant qu'elle vous avait laissé
-en route, que vous aviez dû courir à vos affaires. Rien de fâcheux?
-
---Non; quelques lettres à expédier.
-
---Je regrette bien que vous ne soyez pas venu chez grand'mère;
-sans doute ces lettres étaient urgentes?
-
---Oui, fit-il, gêné par cette insistance.
-
-C'est vrai qu'il avait promis, le matin, d'aller retrouver May chez sa
-grand'mère. Cela l'irritait qu'un si léger manquement fût relevé
-contre lui après deux ans de mariage. Il était las de vivre dans la
-fiction d'une lune de miel qui avait les exigences de la passion sans en
-avoir la chaleur.
-
-Pendant le dîner, May lui apprit la nouvelle qui courait New-York. On
-disait que les Beaufort ne quittaient pas la ville, que Beaufort allait
-entrer dans une affaire d'assurances. Un tel aplomb passait toute
-imagination. Puis la conversation tourna dans l'étroit cercle habituel;
-mais Archer remarqua que sa femme ne fit aucune allusion à Mme Olenska,
-ni à l'accueil qu'avait fait à celle-ci la vieille Catherine. Ce
-silence ne laissait pas d'avoir quelque chose d'inquiétant.
-
-Dans la bibliothèque, Archer alluma une cigarette et ouvrit un livre,
-tandis que May prenait son panier à ouvrage, et, approchant un fauteuil
-de la lampe voilée de vert, découvrait un coussin qu'elle brodait pour
-Newland. Elle n'était pas trop habile ouvrière: ses grandes mains
-fortes étaient faites pour tenir les guides ou la rame. Mais toutes les
-femmes brodant des coussins pour leurs maris, elle n'aurait pas manqué
-à cet acte de dévotion conjugale.
-
-Archer, quand il levait les yeux, la voyait penchée sur son métier.
-Ses manches courtes, bordées de ruches, découvraient ses bras ronds et
-fermes; le saphir de ses fiançailles brillait à sa main gauche,
-au-dessus de sa large alliance d'or, et l'autre main perçait lentement
-et laborieusement le canevas. En la voyant assise ainsi, sous la lampe,
-Archer se disait avec une sorte de découragement qu'il saurait toujours
-toutes les pensées que recelait ce front pur; que jamais, au cours des
-années à venir, elle ne le surprendrait par une fantaisie, une idée
-nouvelle, une faiblesse, une violence ou une émotion. Pendant leurs
-courtes fiançailles, elle avait épuisé tout ce qu'il y avait en elle
-de poétique et de romanesque. Maintenant, May mûrissait
-tranquillement, en une exacte reproduction de sa mère; et
-mystérieusement, et par suite du même développement, elle tendait à
-faire de lui un second Mr Welland. Il posa son livre et se leva. Elle
-redressa la tête.
-
---Qu'y a-t-il?
-
---On étouffe ici. J'ai besoin d'air.
-
-Il ouvrit les rideaux, releva le châssis à guillotine, et se pencha
-sur la nuit glacée. Ne plus voir May, assise près de la table, sous la
-lampe; apercevoir d'autres existences en dehors de la sienne, d'autres
-villes au delà de New-York, et tout un monde au delà de son monde,
-cela le soulageait; l'air en devenait plus respirable. Il resta quelques
-minutes ainsi, accoudé dans l'obscurité. Puis il entendit May qui
-appelait.
-
---Newland! Fermez la fenêtre; vous allez mourir de froid.
-
-Il baissa le carreau et se retourna.
-
-«Mourir de froid? pensa-t-il; mais ne suis-je pas déjà mort?
-n'y a-t-il pas des mois et des mois que ma vie est pareille à
-la mort?»
-
-
-Une semaine se passa. Archer n'entendait plus parler de Mme Olenska, et
-il se rendait compte que le nom de la jeune femme ne serait prononcé
-devant lui par aucun membre de la famille. Il ne faisait rien pour
-essayer de la voir. Une résolution germait en lui depuis qu'il s'était
-penché à la fenêtre de sa bibliothèque dans la nuit glacée. La
-force grandissante de cette résolution lui donnait du calme pour
-supporter l'attente.
-
-Enfin, Mrs Manson Mingott lui fit dire qu'elle souhaitait le voir. Son
-cœur battait violemment quand il sonna chez la vieille Mrs Mingott. Il
-était là, sur les marches du seuil: derrière la porte, derrière les
-rideaux du boudoir de damas jaune, la comtesse Olenska l'attendait
-sûrement. Dans un moment, il la verrait; il pourrait lui parler, avant
-d'être introduit dans la chambre de la malade. Il voulait seulement lui
-poser une question; après, il savait ce qu'il aurait à faire... Quelle
-ne fut pas sa déception, quand il ne trouva que la mulâtresse qui
-l'introduisit auprès de la vieille Catherine!
-
-L'aïeule était assise dans un vaste fauteuil près de son lit; à
-côté d'elle, un guéridon d'acajou portait une lampe de bronze au
-globe gravé, voilé sous un papier vert. Archer ne remarqua sur son
-visage aucune trace de la récente attaque. Elle était seulement plus
-pâle, avec des ombres plus noires dans les plis de son visage trop
-gras. Dans son bonnet tuyauté, attaché par un nœud empesé entre ses
-deux premiers mentons, le fichu de mousseline croisé sur les vagues de
-sa robe de chambre violette, on aurait pu la prendre pour le portrait de
-quelque aïeule bienveillante et avisée, gonflée outre mesure par les
-plaisirs gastronomiques.
-
-Elle tendit à Archer une des petites mains qui étaient nichées
-sur ses larges genoux comme des souris blanches.
-
---Sapho, dit-elle à la femme de chambre, ne laissez entrer personne.
-Si mes filles me demandent, dites que je dors.
-
-La mulâtresse disparut et la vieille dame se retourna vers son
-petit-fils.
-
---Mon cher, suis-je tout à fait affreuse à voir? demanda-t-elle
-gaîment, en ramenant sur le promontoire de sa poitrine les plis de
-batiste. Mes filles disent que ça n'a pas d'importance à mon âge,
-comme si la laideur n'était pas pire à mesure qu'elle devient plus
-difficile à cacher!
-
---Ma chère grand'mère, vous êtes mieux que jamais, répondit
-Archer sur le même ton d'empressement, mieux que personne...
-
-La vieille dame renversa la tête en riant.
-
---Excepté Ellen! s'amusa-t-elle à dire, en clignant des yeux
-malicieusement; et avant qu'il pût répondre, elle ajouta:
-
---Elle était donc bien belle, le jour où tu as été la chercher à la
-gare? Est-ce parce que tu le lui as dit qu'elle a dû te déposer en
-route? De mon temps, les jeunes gens ne quittaient ainsi les jolies
-femmes que si elles les y obligeaient... Quel malheur qu'elle ne se soit
-pas mariée avec toi! Je le lui ai répété cent fois...
-
-Archer se demanda si la maladie avait affaibli les facultés de
-la vieille dame; mais déjà elle continuait:
-
---Eh! bien, j'ai tout arrangé: Ellen va rester avec moi: la famille
-dira ce qu'elle voudra. Tu as su comme ils étaient tous après moi,
-Lovell et Letterblair et Augusta Welland: ils voulaient que je lui coupe
-les vivres: histoire de lui dicter sa conduite. Ils ont cru m'avoir
-décidée quand je ne sais quel secrétaire est arrivé avec les
-dernières propositions du mari. Le gaillard se montrait généreux. Et
-après tout, le mariage est le mariage, l'argent est l'argent: je ne
-savais que répondre.
-
-Elle s'arrêta court, respirant longuement, comme si de parler
-lui était devenu un effort.
-
---Mais aussitôt que j'ai revu Ellen, j'ai dit: «Toi, mon joli oiseau,
-t'enfermer encore dans cette cage conjugale? Jamais!» Et maintenant,
-c'est arrangé; elle va rester ici pour soigner sa grand'mère tant
-qu'il y aura une grand'mère à soigner.
-
-Le jeune homme écoutait, les veines brûlantes. Dans la confusion de
-son esprit, il savait à peine si la nouvelle lui causait de la joie ou
-du chagrin. Il s'était si bien résolu à un autre parti, qu'il ne
-pouvait ajuster ses pensées à celui-ci. Mais peu à peu, un repos
-délicieux l'envahit. Les difficultés s'éloignaient, miraculeusement.
-Ellen avait consenti à venir vivre avec sa grand'mère; c'était donc
-qu'elle s'avouait ne pouvoir renoncer à lui. C'était sa réponse à
-l'appel suprême de l'autre jour. Si elle ne voulait pas faire le
-dernier pas, elle cédait pourtant à demi. Il s'abandonnait à cette
-pensée avec le soulagement d'un homme qui a été prêt à tout
-risquer, et goûte soudain la dangereuse douceur de la sécurité...
-
---Elle n'aurait pas pu retourner auprès de son mari, c'était
-impossible! s'écria-t-il.
-
---Ah! mon cher, j'ai toujours su que tu étais pour elle, et c'est
-pourquoi je t'ai fait venir. Car tu vois,--elle redressa la tête autant
-que le lui permettaient ses doubles mentons, et le regarda en plein dans
-les yeux,--tu vois, nous aurons encore à combattre. À moi toute seule,
-je ne suis pas de force, il faut que tu viennes à mon aide.
-
---Moi? balbutia-t-il.
-
---Pourquoi pas?--Elle fixa sur lui des regards devenus soudain coupants
-comme des lames de couteau. Sa main quitta le bras de son fauteuil pour
-aller se poser sur celle du jeune homme, qu'elle agrippa de ses petits
-ongles pareils à des griffes d'oiseau.--Pourquoi pas? répéta-t-elle.
-
-Archer, sous ce regard, reprit possession de lui-même.
-
---Chère grand'mère, vous pouvez très bien tenir contre eux tous, à
-vous toute seule; mais, si vous avez besoin de moi, je serai derrière
-vous.
-
---Alors nous voilà sauvés! soupira-t-elle; et, lui souriant avec toute
-son ancienne finesse, elle ajouta, calant sa tête sur ses oreillers:
-J'ai toujours pensé que tu serais avec nous; sais-tu pourquoi? C'est
-qu'ils ne prononcent jamais ton nom quand ils ressassent leur antienne
-au sujet du retour d'Ellen chez Olenski.
-
-Il eut un sursaut: cette perspicacité l'effrayait. Il demanda:
-
---Quand pourrai-je voir Mme Olenska?
-
-La vieille dame joua toute la pantomime de l'espièglerie.
-
---Pas aujourd'hui. Une de nous à la fois, s'il te plaît! Mme
-Olenska est sortie.
-
-Il rougit. La déconvenue était cruelle. Mrs Mingott continua:
-
---Elle est sortie, mon enfant, sortie dans ma voiture, pour
-aller voir Regina Beaufort!
-
-Elle s'arrêta, laissant cette déclaration produire tout son effet.
-
---Voilà où nous en sommes déjà! Le lendemain de son arrivée, elle a
-mis son plus beau chapeau, et m'a dit avec un parfait sang-froid qu'elle
-allait voir Regina Beaufort. J'ai répondu: «Je ne la connais
-plus!--C'est votre petite nièce, une femme malheureuse!--La femme d'un
-misérable!--Et moi donc? Cependant toute ma famille veut que je
-retourne chez mon mari.» Eh! bien, à cela je n'ai rien trouvé à
-répondre et je lui ai permis d'y aller. Aujourd'hui je lui ai même
-permis d'y aller dans ma voiture!... Après tout, Regina est une femme
-courageuse, et Ellen aussi: et j'aime le courage par-dessus tout.
-
-Archer se pencha et appuya ses lèvres sur la petite main qui
-tenait encore la sienne.
-
---Eh! Eh! Eh! Quelle main imagines-tu embrasser, jeune amoureux? Celle
-de ta femme, j'espère..., fît la vieille dame avec un gloussement
-moqueur; et comme il se levait pour partir, elle lui cria:
-
---Dis-lui les tendresses de sa grand'mère. Mais il vaut mieux
-ne pas lui parler de notre conversation.
-
-
-
-
-XXXI
-
-
-Archer était abasourdi de ce que lui avait appris la vieille
-Catherine.
-
-Que Mme Olenska fût accourue à l'appel de sa grand'mère, c'était
-tout naturel,--mais qu'elle se décidât ainsi à rester chez Mrs
-Mingott, maintenant que celle-ci était presque remise, cela
-s'expliquait moins facilement.
-
-Archer était sûr que les considérations matérielles n'étaient pour
-rien dans cette nouvelle résolution. Elle avait eu d'autres raisons.
-Ces raisons, il n'avait pas à les chercher bien loin. En revenant de la
-gare, Mme Olenska lui avait dit qu'ils devaient vivre séparés l'un de
-l'autre; mais elle le lui avait dit la tête sur sa poitrine. Il la
-savait incapable d'un calcul de coquetterie. Elle luttait contre son
-sort, comme il avait lutté contre le sien: elle s'attachait de toutes
-ses forces à la résolution de ne pas trahir la confiance de May, de
-toute la famille. Mais dix jours s'étaient écoulés depuis son retour
-à New-York, et il n'avait fait aucune tentative pour la revoir.
-Avait-elle peut-être deviné qu'il méditait quelque projet
-désespéré? Redoutant sa propre faiblesse, n'avait-elle pas trouvé
-préférable d'accepter un compromis, et de rester à New-York?
-
-Quant à Archer, à l'instant où il était arrivé chez Mrs Mingott, il
-était non seulement prêt à l'irrévocable, mais impatient de s'y
-jeter. Le cours nouveau des choses lui avait procuré un premier instant
-de détente; mais peu à peu il retrouvait toute sa répugnance pour la
-voie qui s'ouvrait devant lui. Cette voie, il la connaissait, pour
-l'avoir déjà parcourue; mais alors il était libre, il ne devait
-compte de ses actions à personne; il pouvait se prêter avec un
-détachement amusé au jeu clandestin de l'adultère. Maintenant, il
-apercevait sous un nouveau jour le rôle qui l'attendait. C'était le
-rôle de l'éternel mensonge: mensonge des sourires, des badinages, des
-gentillesses, mensonge de jour, mensonge de nuit, mensonge du regard,
-mensonge dans les caresses et mensonge même dans les querelles,
-mensonge de chaque parole et de chaque silence. Il y avait un temps pour
-la vie de garçon; la saison passée, il n'y fallait pas revenir. Bien
-sûr, Ellen Olenska n'était pas comme les autres femmes, ni lui comme
-les autres hommes: ils ne relevaient que de leur propre jugement. Oui,
-mais dans dix minutes il rentrerait chez lui, et là il retrouverait
-May, l'habitude de la vie conjugale, l'honneur du foyer, toutes les
-convenances que lui et les siens avaient toujours respectées.
-
-Au coin de sa rue, il hésita, puis continua à descendre la Cinquième
-Avenue.
-
-Devant lui, dans la nuit d'hiver, se dressait une grande maison sombre.
-Que de fois l'avait-il vue flamboyante de lumières, la tente des galas
-s'avançant sur le perron, une double file de voitures alignée dans la
-rue! Là, dans le jardin d'hiver qui étendait sa masse noire sur la rue
-transversale, il avait pris à May son premier baiser: c'était là,
-sous les lustres de la salle de bal, qu'il l'avait vue apparaître,
-svelte et gracieuse comme une jeune Diane.
-
-Maintenant, la maison était noire comme la tombe, sauf la petite lueur
-de gaz qui montait des cuisines, et la lumière qui brillait à une des
-fenêtres de l'étage supérieur, dont les volets n'avaient pas été
-fermés. En arrivant au coin de la rue, Archer vit que la voiture
-arrêtée devant la porte était bien celle de Mrs Manson Mingott.
-Quelle aubaine pour Mr Sillerton Jackson, s'il était venu à passer!
-Archer avait été touché d'apprendre, par le récit de la vieille
-Catherine, l'attitude de Mme Olenska envers Mrs Beaufort; mais il savait
-assez quelle interprétation les salons et les cercles prêteraient aux
-visites de Mme Olenska chez sa cousine. Il s'arrêta et regarda la
-fenêtre éclairée. Sans doute les deux femmes étaient assises
-ensemble dans cette chambre...
-
-Archer se trouvait presque seul dans la perspective nocturne de la
-Cinquième Avenue. À l'heure où tout le monde était rentré
-s'habiller pour le dîner, la sortie d'Ellen passerait probablement
-inaperçue: tant mieux, se disait-il. Comme cette pensée lui traversait
-l'esprit, la porte s'ouvrit pour laisser passer la jeune femme.
-Derrière elle, une faible lueur vacillait, portée par quelqu'un qui
-avait dû l'éclairer. Mme Olenska se retourna pour faire un geste
-d'adieu, puis descendit le perron.
-
---Ellen! appela Archer à voix basse.
-
-Elle tressaillit: et, juste au même moment, il vit deux jeunes gens
-d'allure élégante qui s'approchaient. Il y avait pour Archer, dans
-leurs pardessus, dans la manière dont leurs foulards de soie se
-croisaient sur leurs cravates blanches, quelque chose de familier. Ce
-n'était pas encore l'heure d'aller dîner en ville,--mais Archer se
-rappela que les Reggie Chivers, à quelques pas de là, allaient en
-bande ce soir même au théâtre et donnaient à dîner de bonne heure.
-À la lumière du réverbère, Archer reconnut Lawrence Lefferts et un
-des jeunes Chivers.
-
-Le désir un peu puéril qu'on ne reconnût pas Mme Olenska devant la
-porte des Beaufort, s'évanouit dès qu'il sentit la chaleur
-pénétrante de la main d'Ellen dans la sienne.
-
---Je vous verrai donc: nous serons ensemble! s'écria-t-il, sachant
-à peine ce qu'il disait.
-
---Ah! répondit-elle, grand'mère vous a dit?
-
-Sans la quitter des yeux, Archer vit que Lefferts et Chivers avaient
-discrètement traversé. Lui-même avait souvent pratiqué ce genre de
-solidarité masculine. Non, il ne pourrait se résigner à cette vie de
-mensonge et de complicités.
-
---Dès demain, dit-il, j'ai besoin de vous voir quelque part
-où nous soyons seuls.
-
---Seuls, à New-York? Mais il n'y a ni églises ni monuments.
-
---Il y a le Musée, répliqua-t-il. À deux heures et demie, je
-vous attendrai à l'entrée principale.
-
-Sans répondre, elle monta rapidement dans la voiture. En s'éloignant,
-elle se pencha à la portière: Archer devina un signe d'adieu dans
-l'obscurité. Il resta les yeux fixés dans la direction où elle
-disparaissait, en proie à un tumulte de sentiments contradictoires. Il
-lui semblait, non pas avoir parlé à la femme qu'il aimait, mais
-à une autre, à une femme envers laquelle il avait contracté la
-dette du plaisir, mais dont il était déjà fatigué. Écœuré de ce
-vocabulaire de rendez-vous, qui avait trop servi, «elle viendra,» se
-dit-il avec une sorte d'amertume.
-
-Le lendemain, Archer et Ellen se retrouvèrent sur le seuil du Musée.
-Leurs pas retentirent dans le vide des longues galeries sonores: ils
-s'arrêtèrent dans la salle où la collection Cesnola moisit dans une
-solitude inviolée et firent mine de regarder les mouvements souples du
-corps si jeune sous les épaisses fourrures; l'aile de héron bien
-plantée dans la toque de loutre; la petite boucle de cheveux sombres
-aplatie sur chaque joue comme une vrille de vigne. Comme toujours, il
-s'absorbait dans la contemplation des ravissants détails qui faisaient
-que la jeune femme était elle et non pas une autre.
-
-Ce fut elle qui demanda:
-
---Qu'aviez-vous à me dire qui fût si grave et si pressé?
-
---Ce que j'avais à vous dire? C'est qu'à mon avis, si vous êtes
-venue à New-York, c'est que vous aviez peur.
-
---Peur de quoi?
-
---Vous craigniez que je ne vinsse vous rejoindre à Washington.
-
-Elle regarda son manchon, le retournant dans ses mains nerveuses.
-
---C'est vrai, dit-elle à demi-voix.
-
---Alors?
-
---Alors... ceci vaut mieux, n'est-ce pas? reprit-elle avec un long
-soupir. Nous ferons moins de mal aux autres. Après tout, n'est-ce pas
-ce que vous avez toujours voulu?
-
---Nous rencontrer ainsi, en nous cachant?... Mais c'est juste
-le contraire de ce que je veux! Cela me fait horreur.
-
---À moi aussi! s'écria-t-elle, avec un profond soupir de soulagement.
-
---Eh bien! alors, c'est à mon tour de demander: N'imaginez-vous
-pas pour nous un meilleur avenir?
-
-Elle pencha la tête. Ses mains, dans le manchon, s'agitaient toujours.
-On s'approchait; un gardien à casquette galonnée traversa la salle
-avec le pas errant d'un fantôme dans une nécropole. Simultanément,
-Archer et Mme Olenska se mirent à examiner la vitrine qui leur faisait
-face. Quand le personnage eut disparu dans une perspective de momies et
-de sarcophages, Archer renouvela sa question.
-
-Au lieu de répondre, Ellen murmura:
-
---J'ai promis à grand'mère de rester avec elle parce qu'il m'a
-semblé que j'étais ici moins en danger.
-
---Moins en danger de m'aimer? demanda-t-il.
-
-Le profil de la jeune femme resta immobile, mais Archer vit
-une larme glisser de sa paupière et se prendre aux mailles de
-son voile.
-
---Moins en danger de faire un mal irréparable. Ne soyons pas
-comme tous les autres! protesta-t-elle.
-
---Les autres? Pourquoi serais-je différent des autres? N'ai-je
-pas les mêmes désirs? Ne suis-je pas brûlé des mêmes ardeurs?
-
-Elle le regarda avec une sorte de terreur, et Archer vit une
-faible rougeur colorer son visage.
-
---Eh bien! j'irai chez vous une fois, et puis nous nous dirons
-adieu: je partirai, hasarda-t-elle tout à coup, d'une voix basse,
-mais nette.
-
-Le sang monta au front du jeune homme. Il lui semblait tenir dans ses
-mains son propre cœur, comme une coupe trop pleine que le moindre geste
-ferait déborder.
-
---Vous partirez? Que voulez-vous dire?
-
---Je retournerai chez mon mari.
-
---Et vous croyez que jamais j'y consentirai?
-
-Elle leva sur lui des yeux troublés.
-
---Qu'y a-t-il d'autre à faire? Je ne veux pas rester ici et
-mentir aux gens qui ont eu pitié de moi.
-
---Mais c'est justement pourquoi je demande que nous partions
-ensemble!
-
---Et que nous brisions leurs existences, quand ils m'ont aidée
-à refaire la mienne?
-
-Archer se leva brusquement et la regarda avec un désespoir muet.
-
---Quand viendrez-vous? dit-il enfin.
-
-Elle hésita:
-
---Après-demain.
-
---Je vous attendrai.
-
-Ils restèrent les yeux dans les yeux, Archer sur le pâle visage
-d'Ellen lisait l'intense rayonnement intérieur. Alors, il comprit que
-jamais auparavant il n'avait de ses yeux vu l'amour.
-
-Archer rentra seul à pied. La nuit tombait quand il arriva chez lui. Il
-regarda les objets familiers du hall comme de l'autre côté de la
-tombe. May était sortie en voiture après le déjeuner et n'était pas
-encore rentrée. Content d'être seul, il entra dans la bibliothèque et
-se laissa tomber dans son fauteuil. Il n'avait plus conscience du temps
-qui passait. Une sorte de stupeur l'envahissait. «Cela devait être...
-Cela devait être...,» se répétait-il. Ce qu'il avait rêvé était
-si différent!
-
-La porte s'ouvrit et May entra.
-
---Je suis horriblement en retard. Vous n'étiez pas inquiet?
-demanda-t-elle.
-
-Il la regarda surpris:
-
---Est-ce qu'il est tard?
-
---Sept heures passées. Je vous soupçonne d'avoir dormi.
-
-Elle rit. Ayant retiré les épingles de son chapeau de velours, elle le
-jeta sur le canapé. Elle avait le visage à la fois plus pâle et plus
-animé que de coutume.
-
---Je suis allée voir grand'mère, et comme je partais, Ellen est
-rentrée. Alors je suis restée, et nous avons causé longuement. Il y
-avait des siècles que nous n'avions vraiment causé!... Elle a été
-délicieuse, tout à fait comme l'ancienne Ellen. Je crains de ne pas
-avoir été juste pour elle dernièrement. J'ai cru quelquefois...
-
-Archer se leva et alla s'appuyer contre la cheminée hors du
-cercle lumineux de la lampe.
-
---Qu'est-ce que vous avez cru?...
-
---Peut-être ne l'ai-je pas toujours comprise. Elle est trop
-différente. Elle fréquente des gens si bizarres. On dirait qu'elle
-prend plaisir à se singulariser. Cela tient sans doute à la vie
-agitée qu'elle a menée dans cette société d'Europe; nous devons lui
-paraître bien ennuyeux! Mais je ne veux plus être injuste pour elle.
-
-Elle s'arrêta un peu haletante d'avoir, contre son habitude, parlé si
-longtemps. Elle avait les lèvres entr'ouvertes, une sombre rougeur aux
-joues. Archer, en la regardant, se rappela le mystérieux éclat qui
-avait inondé son visage dans le jardin de la mission à Saint-Augustin.
-Il devina en elle le même effort secret pour atteindre quelque chose au
-delà de la portée habituelle de sa vision. «Elle déteste Ellen,
-pensa-t-il elle essaie de dominer ce sentiment.» Cette pensée l'émut.
-May continua:
-
---Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour Ellen; mais elle n'a
-jamais paru comprendre. Et maintenant, cette idée d'aller voir Mrs
-Beaufort, et surtout dans la voiture de grand'mère! J'ai peur qu'elle
-se soit aliéné les van der Luyden.
-
---Ah! dit Archer avec un rire énervé.
-
-La barrière qui les séparait s'était de nouveau dressée entre eux.
-
---Il est temps de nous habiller: nous dînons en ville, n'est-ce
-pas? demanda-t-il.
-
-Elle se leva, mais ce fut pour jeter les bras autour du cou de
-son mari et presser sa joue contre la sienne.
-
---Vous ne m'avez pas embrassée aujourd'hui, dit-elle tendrement.
-
-Et il la sentit trembler dans ses bras.
-
-
-
-
-XXXII
-
-
---À la cour des Tuileries, disait Mr Sillerton Jackson, avec le sourire
-de ses réminiscences parisiennes, ces choses-là étaient assez
-ouvertement tolérées.
-
-C'était le lendemain de la visite d'Archer au musée; on dînait dans
-la salle à manger lambrissée de noyer des van der Luyden. Ceux-ci,
-incapables de supporter les émotions d'un scandale, s'étaient
-réfugiés à Skuytercliff après la faillite de Beaufort. Mais on leur
-avait fait observer que leur présence à New-York était indispensable:
-n'étaient-ils pas les piliers de cette société ébranlée par la
-faillite?
-
---Vous devez à vos amis, leur disait Mrs Archer, de vous montrer à
-l'Opéra et même d'ouvrir vos salons. Il ne faut surtout pas, ma chère
-Louisa, laisser des gens comme Mrs Lemuel Struthers chausser les
-souliers de Regina; ce sont les occasions que saisissent les parvenus
-pour se pousser et prendre pied dans le monde. C'est grâce à
-l'épidémie de varicelle de l'hiver dernier que les hommes mariés ont
-pu s'échapper pour aller chez Mrs Struthers pendant que les femmes
-soignaient leurs enfants. Vous, Louisa, et ce cher Henri, devez garder
-la place, comme vous l'avez toujours fait.
-
-Mr et Mrs van der Luyden ne pouvaient rester sourds à cet appel. À
-contre-cœur, mais toujours héroïquement soumis au devoir, ils
-étaient rentrés en ville, avaient ôté leurs housses, envoyé leurs
-invitations pour deux dîners et une soirée.
-
-Ce soir-là, Mr Sillerton Jackson, Mrs Archer, Newland et sa femme
-devaient aller avec eux à l'Opéra. On chantait _Faust_ pour la
-première fois de l'hiver. Et comme rien ne se faisait sans cérémonie
-sous le toit des van der Luyden, malgré le petit nombre des invités,
-le repas avait commencé à sept heures pour que le nombre convenable de
-services pût se dérouler avec majesté avant le moment des cigares.
-
-Archer était parti de bonne heure pour son bureau, où il avait été
-retenu. De l'autre côté de la table couverte d'œillets de
-Skuytercliff et d'argenterie massive, May lui sembla pâle et
-languissante. Mais ses yeux brillaient, et elle parlait avec une
-vivacité factice.
-
-Le sujet qui avait provoqué le souvenir des Tuileries cher à Mr
-Sillerton Jackson avait été soulevé (non sans intention, pensa
-Archer) par Mrs van der Luyden. La faillite, ou plutôt l'attitude de
-Beaufort depuis la faillite, était un thème fructueux pour le
-moraliste de salon. Après avoir analysé et condamné cette attitude,
-Mrs van der Luyden tourna son regard hésitant vers May Archer.
-
---Est-il possible, ma chère, que ce qu'on m'a dit soit vrai? On
-prétend que la voiture de votre grand'mère Mingott a été vue devant
-la porte de Mrs Beaufort. Déjà Mrs van der Luyden n'appelait plus par
-son nom de baptême la complice du scandale.
-
-May rougit.
-
---Je crains, dit Mr van der Luyden, que le bon cœur de Mme Olenska ne
-l'ait entraînée à commettre l'imprudence d'aller chez Mrs Beaufort.
-
---Ou son goût pour les gens tarés, ajouta sèchement Mrs Archer.
-
---Aux Tuileries, reprit Mr Sillerton (et tous les regards attentifs se
-tournèrent vers lui), les principes étaient souvent des plus
-élastiques. Si vous demandiez d'où venait la fortune de Morny, ou qui
-payait les dettes de certaines beautés de la cour...
-
---Vous ne prétendez pas, j'espère, mon cher Sillerton, que nous
-prenions exemple! dit Mrs Archer.
-
---Je ne prétends rien, répliqua Mr Jackson. Mais l'éducation
-étrangère qu'a reçue Mme Olenska peut l'avoir rendue moins
-scrupuleuse.
-
---En effet! soupirèrent les deux dames d'âge.
-
---Tout de même! faire stationner la voiture de sa grand'mère à la
-porte d'un banqueroutier, protesta Mr van der Luyden. Archer devina que
-celui-ci se reprochait les bottes d'œillets qu'il avait envoyées à
-Mme Olenska.
-
-Mrs van der Luyden ajouta:
-
---Si seulement elle avait demandé conseil...
-
---Ah! voilà ce qu'elle n'a jamais fait! reprit Mrs Archer.
-
-
-À l'Opéra, comme le premier acte finissait, Archer quitta sa famille
-pour aller dans la loge du cercle. De là, par-dessus les épaules de
-divers Chivers, Mingott et Rushworth, il voyait la salle telle que deux
-ans auparavant, le soir de sa première rencontre avec Ellen Olenska. Il
-croyait qu'elle allait peut-être apparaître dans la loge des Mingott;
-il l'attendait, les yeux fixés sur la loge, qui demeura vide. Tout à
-coup éclata le pur soprano de Mme Nilsson:--«M'ama, non m'ama.»
-Archer se tourna vers la scène où, dans le décor accoutumé de roses
-géantes et de pensées-essuie-plumes, la même opulente et blonde
-victime succombait aux artifices du même petit séducteur basané.
-Quittant la scène, les yeux d'Archer vinrent se poser sur la loge où
-May était assise entre deux dames plus âgées, exactement comme entre
-Mrs Lovell Mingott et la nouvelle arrivée, sa cousine étrangère, deux
-ans auparavant. Elle était, de même, tout en blanc et Archer reconnut
-le satin à reflets bleutés de sa robe de mariée.
-
-C'était l'usage, dans le vieux New-York, que les jeunes femmes
-revêtissent ce somptueux ajustement pendant un an ou deux après leur
-mariage. Sa mère, Archer le savait, conservait sa robe de noces
-enveloppée de papier de soie, avec l'espoir que Janey la porterait
-peut-être un jour; mais la pauvre Janey approchait d'un âge où il
-convient de se marier en popeline gris perle, et sans demoiselles
-d'honneur. Archer fit la réflexion que May ne portait pas souvent cette
-toilette nuptiale,--et il se rappela la jeune fille qu'il avait
-contemplée deux ans auparavant avec un tel élan d'espérance.
-
-La silhouette de May s'était un peu alourdie; mais l'élégance de son
-port et son expression pure et candide restaient les mêmes. Elle était
-toujours celle qui jouait avec le bouquet de muguets le soir de ses
-fiançailles. Cette innocence, aussi touchante que l'étreinte confiante
-d'un enfant, n'était-elle pas un muet appel à la pitié? Il se rappela
-la générosité passionnée qui couvait sous ce calme incurieux. Il
-entendait la voix dont elle lui avait dit naguère, dans le jardin de la
-Mission: «Je ne veux pas fonder mon bonheur sur un tort envers
-quelqu'un.» Un désir irrésistible saisit Archer de lui dire la
-vérité, de demander à sa générosité la liberté que, l'autre fois,
-il avait refusé de prendre.
-
-Newland Archer était un homme d'habitudes correctes et disciplinées.
-Il lui aurait profondément déplu de rien faire que Mr van der Luyden
-eût désapprouvé, ou qui eût été mal jugé au cercle. Mais
-maintenant il sentait craquer le moule des contraintes sociales: il ne
-se souciait plus de l'opinion. Quittant la loge du cercle, il gagna
-celle de Mr van der Luyden. «M'ama!» lançait la voix vibrante de
-Marguerite. À l'entrée d'Archer, les occupants de la loge se
-redressèrent, étonnés. Déjà, il violait une de leurs règles: on
-n'entrait jamais dans une loge pendant un solo. Passant devant Mr van
-der Luyden et Mr Sillerton Jackson, il se pencha vers sa femme:
-
---J'ai une mauvaise migraine. Rentrons, voulez-vous?
-
-May lui jeta un coup d'œil d'assentiment. Il la vit parler à voix
-basse à sa mère, puis murmurer des excuses à Mrs van der Luyden et se
-lever juste au moment où Marguerite tombait dans les bras de Faust.
-Comme il tendait à May son manteau, Archer remarqua que les deux autres
-dames échangeaient un sourire d'intelligence.
-
-Dans la voiture, May posa timidement sa main sur celle de son mari.
-
---Que je suis ennuyée que vous soyez souffrant! On vous aura
-encore accablé d'ouvrage au bureau.
-
---Mais non, je vous assure... Puis-je ouvrir un peu la fenêtre?
-répondit-il, gêné, tout en baissant la glace. Il fixait sur la rue
-des yeux vagues, sentant près de lui la muette interrogation de sa
-femme. En descendant de voiture, May prit sa robe dans le marchepied et
-tomba contre lui.
-
---Vous êtes-vous fait mal? demanda-t-il en la soutenant de son
-bras.
-
---Non, mais ma pauvre robe,--voyez comme je l'ai déchirée! Elle
-se courba pour ramasser la traîne souillée et le suivit dans le
-vestibule.
-
-Quand ils furent dans la bibliothèque:
-
---May, dit Archer, j'ai quelque chose à vous dire, quelque chose
-d'important...
-
-Il se tenait à quelques pas d'elle, la regardant comme si la légère
-distance qui les séparait était un abîme infranchissable. Sa voix
-résonnait d'un accent étrange dans le silence de cette pièce intime.
-Il répétait:
-
---J'ai quelque chose à vous dire...
-
-May s'était laissée tomber dans un fauteuil. Elle restait muette,
-immobile, sans un battement de paupières. Quoique extrêmement pâle,
-son visage avait une tranquillité d'expression qui semblait venir d'une
-source secrète.
-
-Archer refoula les formules banales qui lui venaient aux lèvres
-pour s'accuser lui-même. Il était résolu à une confession totale
-et brève.
-
---Mme Olenska..., dit-il.
-
-Mais à ce nom, sa femme leva la main comme pour lui imposer
-silence.
-
---Pourquoi parler d'Ellen ce soir? demanda-t-elle avec une légère
-moue d'impatience.
-
---Parce que j'aurais dû déjà vous parler d'elle.
-
-La figure de May conserva son calme.
-
---Est-ce vraiment utile? Je sais que j'ai été quelquefois injuste
-envers elle; peut-être l'avons-nous tous été. Vous l'avez comprise
-sans doute mieux que nous. Vous avez toujours été bon pour elle.
-Mais puisque tout cela est fini...
-
-Archer la regarda, stupéfait.
-
---Qu'est-ce qui est fini? Qu'entendez-vous par là?
-
-May continuait à le fixer de son clair regard.
-
---Ne savez-vous pas qu'elle repart dans quelques jours pour l'Europe!
-Grand'mère consent et a tout arrangé pour la rendre indépendante de
-son mari! Je croyais que vous aviez été retenu à l'étude ce soir
-pour le règlement de ses affaires. Il paraît que tout a été arrêté
-ce matin.
-
-Archer s'appuya à la cheminée, le visage caché dans ses mains.
-Était-ce son cœur qui lui résonnait aux oreilles, ou le déclic
-bruyant de la pendule? Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? Enfin,
-il se retourna:
-
---C'est impossible! s'écria-t-il.
-
---Impossible?
-
---Comment savez-vous ce que vous venez de me dire?
-
---J'ai reçu un mot d'Ellen aujourd'hui. Lisez-le. Je croyais
-que vous étiez au courant.
-
-La lettre disait: «May chérie, j'ai enfin fait comprendre à
-grand'mère que ma visite chez elle ne pouvait être qu'une visite, et
-elle a été bonne et généreuse comme toujours. Elle comprend
-maintenant que, si je retourne en Europe, je dois y vivre seule, ou
-plutôt avec ma pauvre tante Medora, qui m'accompagne. Je pars en hâte
-pour Washington, où j'ai à faire mes préparatifs, et m'embarquerai
-la semaine prochaine. Soyez très bonne pour grand'mère quand
-je serai partie, aussi bonne que vous l'avez toujours été pour
-moi.--Ellen.--_P.-S._ Si j'avais des amis qui voulussent modifier ma
-décision, dites-leur, je vous prie, que c'est absolument inutile.»
-
-Archer relut la lettre deux ou trois fois, puis la jeta sur la table en
-éclatant de rire. Le son de ce rire le frappa. Il se rappela la frayeur
-de Janey quand elle l'avait surpris à minuit, secoué d'une gaîté
-extravagante, devant le télégramme qui annonçait que la date du
-mariage avait été avancée.
-
---Pourquoi vous écrit-elle cela? demanda-t-il, se reprenant
-dans un suprême effort.
-
-May répondit avec son regard de candeur:
-
---Je crois que c'est parce que nous avons si bien causé hier.
-
---Causé de quoi?
-
---Je lui ai dit que je craignais de n'avoir pas été juste pour elle,
-de n'avoir pas compris ses difficultés ici, au milieu de nous, de ces
-parents qui étaient comme des étrangers, qui s'arrogeaient le droit de
-critiquer sans être toujours à même de comprendre...
-
-Elle hésita, puis reprit:
-
---Je savais que vous étiez le seul ami sur qui elle pût toujours
-compter, et je voulais qu'elle sût que, vous et moi, dans tous nos
-sentiments, nous ne faisons qu'un.
-
-Elle ajouta d'une voix grave et lente:
-
---Elle a compris pourquoi j'avais voulu lui dire cela... Je
-crois qu'elle comprend tout...
-
-May se leva, prit la main glacée de son mari, la pressa contre
-sa joue.
-
---Moi aussi, dit-elle, la tête me fait mal. J'ai besoin de repos.
-Bonsoir, mon chéri.
-
-Et elle se dirigea vers la porte, relevant la traîne salie et
-déchirée de sa robe de noces.
-
-
-
-
-XXXIII
-
-
-Comme Mrs Archer le disait en souriant à Mrs Welland, c'était un
-événement pour un jeune ménage de donner son premier grand dîner.
-
-Les Newland Archer, depuis qu'ils s'étaient installés chez eux,
-recevaient souvent dans l'intimité. Mais un grand dîner avec un chef
-d'extra, deux valets de pied prêtés pour la circonstance, un sorbet à
-la romaine, des roses de chez Henderson, des menus dorés sur tranches,
-était une bien autre affaire. «C'était le sorbet, disait Mrs Archer,
-qui faisait toute la différence;» du moment qu'il y avait un sorbet,
-il fallait qu'il y eût aussi deux services, des canards canvas-back ou
-du terrapin, deux plats sucrés, un froid et un chaud, le grand
-décolleté, et des invités de marque.
-
-C'était toujours intéressant de voir un jeune ménage lancer pour la
-première fois ses invitations à la troisième personne: même les gens
-les plus blasés et les plus recherchés refusaient rarement. On
-admettait pourtant que c'était un triomphe que les van der Luyden, à
-la requête de May, eussent retardé leur départ pour assister au
-dîner d'adieu donné à la comtesse Olenska.
-
-L'après-midi du grand jour, Archer, revenu tard de son bureau, trouva
-les deux belles-mères assises dans le salon de May. Mrs Archer avait
-fini d'écrire les menus, et commençait à préparer des cartes portant
-les noms des invités. Mrs Welland présidait à la disposition des
-palmiers et des grandes lampes à pied. Sur le piano se dressait un
-grand panier d'orchidées que Mr van der Luyden avait envoyées de
-Skuytercliff; tout était à la hauteur d'un événement aussi
-considérable.
-
-Mrs Archer parcourait attentivement la liste des invités, rayant
-chaque nom de sa fine plume.
-
---Henry van der Luyden, Louisa, les Lovell Mingott, les Reggie Chivers,
-Lawrence Lefferts et Gertrude,--oui, May a eu raison de les
-inviter,--les Selfridge Merry, Sillerton Jackson, Vandie Newland et sa
-femme. Comme le temps passe! Il me semble que c'était hier qu'il était
-ton garçon d'honneur, Newland. Et la comtesse Olenska... Voilà, je
-crois que c'est tout.
-
-Mrs Welland s'adressa à son gendre.
-
---On ne pourra pas dire, Newland, que vous et May, ne faites
-pas à Ellen un beau départ!
-
---Mon Dieu, dit Mrs Archer, May veut que sa cousine dise en
-Europe que nous ne sommes pas tout à fait des barbares. Elle a raison.
-
---Je suis sûre qu'Ellen vous en saura gré. Elle restera sur une
-impression charmante... Les veilles de départ sont généralement si
-tristes, continua gaiement Mrs Welland.
-
-Dix jours s'étaient écoulés depuis que Mme Olenska avait quitté
-New-York. Pendant ces dix jours, Archer n'avait eu d'elle d'autre signe
-de vie que le renvoi d'une clef, adressée à son bureau sous enveloppe
-cachetée. Cette réponse à son suprême appel pouvait être
-interprétée comme un suprême refus; mais le jeune homme y vit un sens
-différent. Ellen luttait encore contre son sort. Elle partait, il est
-vrai, pour l'Europe, mais elle ne retournait pas chez son mari! Donc, il
-pouvait la suivre; rien ne saurait l'en empêcher. Quand il aurait fait
-le pas irrévocable, et qu'elle aurait compris que c'était sans retour,
-il était persuadé qu'elle ne le renverrait pas.
-
-Cette confiance dans l'avenir l'aidait à jouer son rôle dans le
-présent, et l'avait empêché d'écrire à Mme Olenska, de trahir par
-aucun signe sa misère et son humiliation. Dans le jeu silencieux et
-désespéré qu'ils jouaient l'un contre l'autre, il croyait n'avoir pas
-encore perdu toutes ses chances, et il attendait.
-
-Quand il entra dans le salon avant le dîner, les grandes lampes
-étaient allumées et les orchidées de Mr van der Luyden placées en
-évidence dans des corbeilles de porcelaine moderne ou d'argent
-repoussé. Le salon de Mrs Newland Archer avait une réputation
-d'élégance. Une jardinière de bambou doré dont les primulas et les
-cinéraires étaient régulièrement renouvelées bloquait le bow-window
-(où l'ancienne mode aurait préféré une réduction en bronze de la
-Vénus de Milo). Les canapés et les fauteuils de brocart clair étaient
-savamment groupés autour de petites tables de peluche surchargées de
-bibelots en argent, d'animaux en porcelaine, et de photographies
-richement encadrées. Les minuscules lampes aux abat-jours rosés
-s'élançaient parmi les palmiers comme des fleurs tropicales.
-
-Le salon était presque plein quand Archer eut conscience que
-Mme Olenska s'approchait de lui.
-
-Elle était excessivement pâle; d'une pâleur que faisait ressortir la
-masse sombre de ses cheveux bruns. Jamais Archer ne l'avait aimée
-autant qu'à cette minute. Leurs mains se rencontrèrent et il
-l'entendit dire: «Oui, nous nous embarquerons demain sur la Russie.»
-Puis il y eut un bruit de portes qui s'ouvraient, et il entendit la voix
-de May:
-
---Newland, voulez-vous donner le bras à Ellen?
-
-Mme Olenska mit sa main sur le bras d'Archer. Il remarqua que cette main
-était dégantée et il se rappela comme il l'avait tenue sous son
-regard, certain soir, dans le petit salon de la Vingt-troisième rue.
-Les yeux fixés sur ces longs doigts pâles, sur le modelé si doux des
-jointures, il se disait:
-
---Quand ce ne serait que pour cette main, cela vaut bien que
-je la suive.
-
-Ce n'était qu'à un dîner ostensiblement offert à quelque étrangère
-de distinction que Mrs van der Luyden pouvait accepter la gauche du
-maître de maison. Mme Olenska avait la place d'honneur; pouvait-on
-souligner avec plus de finesse qu'on ne la tenait plus tout à fait pour
-une parente? Il y avait des choses qu'il fallait faire sans marchander
-et, parmi celles-ci, dans le vieux code de New-York, était le dernier
-ralliement du clan autour du membre qui allait en être retranché.
-Maintenant qu'elle partait, les Welland et les Mingott tenaient à
-proclamer leur inaltérable affection envers la comtesse Olenska.
-
-Archer assistait à cette scène avec un étrange sentiment de
-détachement. Son regard errait de l'une à l'autre de ces figures
-placides et bien nourries et dans tous ces convives, occupés à
-savourer les canards canvas-back, il voyait comme une file de
-conspirateurs muets, engagés dans le même complot contre lui-même et
-la pâle jeune femme assise à sa droite. Alors, dans un éclair, il eut
-l'intuition que pour tout ce monde Mme Olenska et lui étaient amants.
-Il comprit qu'elle et lui avaient été, depuis des mois, le point de
-mire de regards vigilants et d'oreilles attentives; il comprit que, par
-des moyens qu'il ignorait encore, la séparation entre lui et sa
-complice avait été préparée et obtenue. Maintenant, toute la tribu
-se ralliait autour de May, et il était entendu que personne ne savait
-rien, n'avait jamais rien soupçonné. Aux yeux de tous, cette
-réception ne devait avoir d'autre motif que le désir naturel de May de
-se séparer affectueusement de sa cousine.
-
-C'était ainsi dans ce vieux New-York, où l'on donnait la mort sans
-effusion de sang; le scandale y était plus à craindre que la maladie,
-la décence était la forme suprême du courage, tout éclat dénotait
-un manque d'éducation.
-
-Après le dîner, quand les fumeurs eurent rejoint les dames au salon,
-Archer rencontra les yeux triomphants de May. Il y lut la conviction que
-tout s'était parfaitement bien passé. Elle se leva de la place qu'elle
-occupait auprès de Mme Olenska, et aussitôt Mrs van der Luyden invita
-celle-ci à venir s'asseoir auprès d'elle. Mrs Selfridge Merry traversa
-la pièce pour les rejoindre: Archer comprit que là aussi le complot de
-réhabilitation et de pardon se poursuivait. On était censé n'avoir
-jamais douté de la parfaite correction de Mme Olenska ni de la
-félicité sans nuages du ménage Archer. Et, en apercevant une lueur de
-victoire dans les yeux de sa femme, pour la première fois, il comprit
-qu'elle aussi le croyait l'amant de Mme Olenska...
-
-Enfin, il vit que Mme Olenska s'était levée et prenait congé.
-
-Elle se dirigea vers May; les autres invités s'étaient rangés en
-cercle. Les deux jeunes femmes se prirent par la main, et May, se
-penchant, embrassa sa cousine.
-
-Archer entendit Reggie Chivers dire à voix basse à la jeune
-Mrs Newland:
-
---La maîtresse de maison est certainement la plus jolie des
-deux.
-
-Il se rappela l'insolente plaisanterie de Beaufort sur l'inutile
-beauté de May.
-
-Dans le hall, il tendit à Mme Olenska son manteau de velours. Si
-troublé qu'il fut, il se cramponnait à la résolution de ne rien dire
-qui pût la surprendre ou l'effrayer. Convaincu qu'aucun pouvoir ne
-l'empêcherait désormais de poursuivre son projet, il avait trouvé la
-force de laisser les événements se dérouler d'eux-mêmes; mais,
-tandis qu'il tenait le manteau de Mme Olenska, il fut pris du fiévreux
-désir de se trouver un moment seul avec elle quand elle monterait en
-voiture.
-
---Votre voiture est-elle là? demanda-t-il.
-
-Mais Mrs van der Luyden, qui entrait avec majesté dans ses zibelines,
-intervint:
-
---Nous allons reconduire la chère Ellen.
-
-Archer se tut, accablé. Mme Olenska lui tendit la main.
-
---Adieu, dit-elle.
-
---Adieu, répondit-il. À bientôt... à Paris.
-
---Que ce serait aimable, murmura-t-elle, si vous pouviez y venir
-avec May!
-
-Mr van der Luyden offrit son bras à Mme Olenska et Archer le suivit
-avec Mrs van der Luyden. Un moment, dans la vague obscurité du grand
-landau, il entrevit le pâle ovale d'un visage, le rayonnement d'un
-regard...
-
-Elle avait disparu.
-
-Archer entendit May qui lui disait:
-
---N'est-ce pas que tout s'est passé à merveille?
-
-Il tressaillit. Aussitôt après le départ de la dernière voiture, il
-monta dans la bibliothèque, fermant la porte derrière lui avec
-l'espoir que sa femme, qui s'attardait en bas, se rendrait directement
-à sa chambre. Mais il la vit bientôt arriver, le visage creusé par la
-fatigue et l'émotion, avec une excitation un peu fébrile dans le
-regard.
-
---Puis-je entrer? demanda-t-elle.
-
---Sans doute; mais vous devez tomber de sommeil.
-
---Non, je voudrais rester un peu avec vous, causer avec vous.
-
-Il lui avança un fauteuil près du feu.
-
---Puisque vous voulez causer, commença-t-il, soit!... Moi aussi, j'ai
-quelque chose à vous dire... J'ai essayé l'autre soir... Je ne puis
-continuer à vivre ainsi. J'ai besoin d'un changement. Je veux m'en
-aller, et tout de suite... partir pour un long voyage... aussi loin que
-possible... loin de tout!
-
---Si loin que cela? Où, par exemple?
-
---Que sais-je? Aux Indes, ou au Japon.
-
-Elle se leva. Comme il restait courbé, le menton dans les mains,
-il la sentit se pencher sur lui.
-
---Je vous accompagnerais au bout du monde, mon aimé, car bien entendu,
-nous irions ensemble... Mais je crains que ce soit impossible, dit-elle
-d'une voix qui tremblait... J'ai peur que les médecins ne me le
-permettent pas... Oui, Newland, j'ai la certitude depuis ce matin du
-bonheur que j'attendais et que j'ai tant souhaité.
-
-Elle s'agenouilla, et blottit son visage contre les genoux de
-son mari.
-
---Ma chérie! dit-il, la pressant contre lui, tout en caressant
-ses cheveux d'une main glacée. Ma chérie!
-
-Il y eut un long silence. Puis May se dégagea de ses bras et
-se leva.
-
---Vous n'aviez pas deviné?
-
---Oui... je... non... c'est-à-dire... Ils se turent; leurs regards
-se croisèrent un moment. Puis, détournant les yeux, Archer demanda
-tout à coup:
-
---Avez-vous annoncé la nouvelle à quelqu'un d'autre?
-
---Seulement à maman et à votre mère.--Elle s'arrêta, puis ajouta
-hâtivement, le sang au visage:--Je l'ai dit aussi à Ellen. Vous vous
-rappelez que nous avons eu ensemble une longue conversation, et combien
-elle a été délicieuse pour moi.
-
---Ah! dit Archer.
-
-Son cœur s'arrêtait de battre. Sa femme l'observait attentivement.
-
---Est-ce que cela vous déplaît, Newland, que je l'aie dit à
-elle la première?
-
---Pourquoi cela me déplairait-il?--Il fit un dernier effort pour se
-ressaisir:--Mais il y a quinze jours que vous avez causé avec Ellen: ne
-disiez-vous pas que la certitude ne vous est venue qu'aujourd'hui?
-
-May rougit plus violemment encore, mais elle soutint le regard
-d'Archer.
-
---Je n'étais pas sûre, en effet; mais j'ai fait comme si je l'étais.
-Et, vous voyez, je ne me suis pas trompée! s'écria-t-elle, ses yeux
-bleus humides de pleurs triomphants.
-
-
-
-
-XXXIV
-
-
-Dans sa maison de la Trente-neuvième rue, Newland Archer était
-assis devant la table à écrire de sa bibliothèque.
-
-Il revenait d'une réception officielle pour l'inauguration des
-nouvelles galeries du Musée Métropolitain. La vue des vastes salles
-remplies de la dépouille des siècles, où la foule élégante
-circulait parmi des trésors scientifiquement catalogués, avait
-éveillé de vieux souvenirs dans la mémoire d'Archer.
-
---«Il me semble que cette salle était consacrée autrefois à la
-collection Cesnola,» avait-il entendu dire; et aussitôt tout ce qu'il
-voyait autour de lui s'était évanoui. Il se revoyait seul dans une
-salle déserte, assis sur un divan de cuir, pendant qu'une svelte
-silhouette en manteau de loutre s'éloignait dans la perspective des
-galeries encore si pauvres du vieux musée.
-
-Cette vision en avait appelé une légion d'autres. Cette bibliothèque
-avait été, pendant plus de trente ans, le centre de sa vie de famille.
-Il y avait vingt-neuf ans que là, May rougissante et avec des
-circonlocutions qui feraient sourire les jeunes femmes de la nouvelle
-génération, lui avait annoncé qu'il allait être père. Là, leur
-fils aîné, Dallas, trop frêle pour être porté à l'église au cœur
-de l'hiver, avait été baptisé par leur vieil ami, l'évêque de
-New-York. Là, leur fille, Mary, qui ressemblait tant à sa mère, avait
-annoncé ses fiançailles avec le plus nul et le plus sage des nombreux
-fils Chivers; et là, Archer l'avait embrassée à travers son voile de
-mariée avant d'entrer dans l'auto qui les menait à Grace Church. Car
-dans un monde où tout chancelait, la tradition de la cérémonie
-nuptiale à Grace Church restait immuable.
-
-C'était dans la bibliothèque qu'il causait toujours avec May de
-l'avenir de leurs enfants: des études de Dallas et de son jeune frère
-Bill; de l'indifférence invincible de Mary pour les arts d'agrément,
-de sa passion pour le sport et la bienfaisance; et des goûts
-artistiques bien modernes, qui avaient conduit l'inquiet et curieux
-Dallas dans le bureau d'un architecte de New-York. Car, maintenant les
-jeunes gens désertaient le barreau et les affaires pour s'adonner à
-l'archéologie ou à l'architecture.
-
-Et c'était dans cette bibliothèque que le grand Théodore Roosevelt,
-alors Gouverneur de l'État de New-York, venu d'Albany pour dîner et
-passer la nuit, s'était retourné vers son hôte et lui avait dit, avec
-sa violence accoutumée: «Au diable les politiciens! Ce sont des hommes
-comme vous qu'il faut au pays, Archer. Si jamais l'écurie d'Augias peut
-être nettoyée, il faut que vous y mettiez les mains.»
-
-«Des hommes comme vous!» Archer avait été soulevé d'enthousiasme.
-Toutefois, il n'était pas bien sûr que les hommes comme lui fussent
-vraiment ceux dont le pays avait besoin. En effet, après avoir siégé
-pendant un an à l'Assemblée départementale de New-York, il n'avait
-pas été réélu, et c'est avec soulagement qu'il s'était retranché
-dans les modestes, mais utiles travaux de la vie municipale. Il
-écrivait aussi des articles dans des revues qui essayaient de secouer
-l'apathie du pays. Tout cela était assez peu de chose; il n'était pas
-fait pour la vie publique; il serait toujours par nature un contemplatif
-et un dilettante. Du moins s'était-il passionné pour de belles causes,
-et l'amitié d'un grand homme avait été sa force et son orgueil.
-
-Il avait été, somme toute, ce qu'on commençait à appeler à New-York
-«un bon citoyen.» Depuis bien des années, tout nouveau mouvement,
-philanthropique, municipal ou artistique, avait compté avec son
-opinion, avait demandé son appui. Qu'il fût question de fonder une
-école d'infirmières, de réorganiser le Musée, de fonder un cercle de
-bibliophiles, d'inaugurer une nouvelle bibliothèque, ou de former une
-société de musique de chambre, on disait toujours: «Il faut demander
-l'avis d'Archer.» Ses jours étaient remplis, et remplis avec honneur.
-N'était-ce pas tout ce qu'un homme de bien pouvait demander?
-
-Il savait pourtant ce qui lui avait manqué: la fleur de la vie. Mais il
-y pensait maintenant comme à une chose hors d'atteinte. Lorsqu'il se
-souvenait de Mme Olenska, c'était d'une façon irréelle, avec
-sérénité, comme on penserait à une bien-aimée imaginaire
-découverte dans un livre ou un tableau. Elle était devenue l'image de
-tout ce dont il avait été privé. Mais si légère et ténue qu'eût
-été la vision, elle l'avait empêché de penser à d'autres femmes. Il
-avait été ce qu'on appelle un mari fidèle, et quand May était morte,
-emportée par une pneumonie infectieuse prise au chevet de son plus
-jeune fils, il l'avait sincèrement pleurée. Les longues années qu'ils
-avaient passées ensemble lui avaient enseigné que le mariage le plus
-ennuyeux n'est pas une faillite, tant qu'il garde la dignité d'un
-devoir. Archer honorait ce passé dont il portait le deuil: après tout,
-il y avait du bon dans les anciennes traditions.
-
-Il embrassa du regard sa bibliothèque transformée par Dallas, qui y
-avait mis des gravures anglaises, des cabinets Chippendale, des
-porcelaines de Chine, et sur les lampes électriques avait substitué
-aux globes de verre gravé la douceur lunaire des abat-jour. Puis ses
-yeux revinrent au vieux bureau de noyer qu'il n'avait jamais voulu
-bannir, et à la première photographie de May qu'il avait gardée
-toujours à la même place.
-
-Elle était là, devant lui, grande, cambrée, la poitrine ronde
-soulevant sa robe d'organdi, le visage ombragé sous les bords
-onduleux d'une paille d'Italie, telle qu'il l'avait vue sous
-les orangers de Saint-Augustin. Elle était restée jusqu'à la fin
-la May de ce jour-là: généreuse, fidèle, constante, mais si dénuée
-d'imagination, si peu ouverte aux idées, que le monde de sa jeunesse
-avait pu tomber en miettes et se reconstruire sous ses yeux, sans
-qu'elle eût pris conscience du changement. Cette incapacité de
-s'adapter au mouvement du temps avait amené ses enfants à lui cacher
-leurs pensées, comme Archer lui avait toujours caché les siennes.
-Père et enfants s'étaient inconsciemment entendus pour maintenir
-autour d'elle l'illusion de l'uniformité. Et May avait quitté ce
-monde, convaincue qu'il était plein de ménages aimants et harmonieux
-comme le sien, résignée à partir parce qu'elle était certaine que
-Newland continuerait à inculquer à Dallas les mêmes principes et les
-mêmes préjugés qui avaient façonné la vie de ses parents, et que
-Dallas à son tour, quand Newland la suivrait, transmettrait le dépôt
-sacré au petit Bill. De Mary, elle était sûre comme d'elle-même.
-
-Aussi, après avoir arraché le petit Bill à la mort et payé cet
-effort de sa vie, elle était partie avec sérénité prendre sa place
-dans le caveau des Archer à Saint-Marc, où sa belle-mère reposait
-déjà.
-
-En face du portrait de May se trouvait celui de sa fille. Mary Chivers
-aussi était grande et blonde, mais elle avait la taille large, la
-poitrine à peine indiquée, et cette nonchalance d'attitude que
-permettait la nouvelle mode. Mary Chivers n'aurait pas pu accomplir ses
-hauts faits d'athlétisme avec les cinquante centimètres de tour de
-taille que mesurait la ceinture bleu de ciel de May Archer. La
-différence était symbolique: l'âme de la mère avait été
-pareillement enfermée dans une armature aussi rigide que sa fine
-taille. Il y avait du bon aussi dans le nouvel ordre des choses.
-
-L'appel du téléphone se fit entendre. Comme on était loin du temps
-où toute communication rapide à New-York se faisait par les jambes des
-petits _messenger boys_ à livrée bleue! «Chicago vous demande.» Ah!
-ce devait être un message de Dallas. Il avait été envoyé à Chicago
-pour étudier le plan d'un palais que sa maison construisait pour un
-jeune millionnaire à idées. Les missions de ce genre étaient toujours
-confiées à Dallas.
-
---Allô! père. Voulez-vous vous embarquer avec moi mercredi sur le
-_Mauretania?_ Notre client veut que je visite quelques jardins italiens
-avant de rien décider; et vous savez, je dois être rentré le 1er
-juin.
-
-Il éclata d'un rire joyeux. «Quoi qu'il arrive, semblait dire ce rire,
-je dois être de retour le premier, puisque Fanny Beaufort et moi devons
-nous marier le cinq.»
-
-La voix reprit:
-
---Réfléchir? Pas une minute! Dites tout de suite!... Avez-vous une
-raison de refuser? Non. J'en étais sûr. Alors, ça va? Dites, père,
-ce sera la dernière fois que nous voyagerons tous les deux, comme
-autrefois. Allons! bien! J'étais sûr que vous viendriez.
-
-Chicago coupa. Archer se leva et arpenta la chambre.
-
-La dernière fois qu'ils seraient ensemble tous les deux comme
-autrefois!... L'enfant avait raison. Sans doute, ils seraient ensemble
-bien souvent après le mariage de Dallas. Ils avaient toujours été
-camarades, et Fanny Beaufort, quoi qu'on pût dire d'elle, ne paraissait
-pas disposée à gêner leur intimité. Cependant,--il fallait se
-l'avouer,--et, malgré sa sympathie pour sa future belle-fille, c'était
-tentant pour Archer de saisir cette dernière occasion de se trouver
-seul avec son fils. Rien ne le retenait. Seulement il avait perdu
-l'habitude de voyager. May ne s'était jamais déplacée que pour des
-raisons sérieuses: mener les enfants dans la montagne ou au bord de la
-mer. Depuis deux ans que May était morte, Archer n'avait aucune raison
-de continuer sa vie sédentaire; mais il s'était trouvé retenu par
-l'habitude, les souvenirs, et par une certaine appréhension de ce qui
-était nouveau.
-
-Maintenant, revoyant son passé, il sentait qu'il s'était, lui
-aussi, enlisé, alors que tout changeait autour de lui.
-
-Que restait-il du petit monde où il avait grandi, des principes qui
-l'avaient dominé et enchaîné? Il se rappelait une railleuse
-prophétie du pauvre Lawrence Lafferts, émise dans cette même pièce
-tant d'années auparavant: «Si les choses vont de ce train, nos enfants
-épouseront les bâtards de Beaufort:» C'était justement ce que le
-fils aîné d'Archer, l'orgueil de sa vie, allait faire, sans que
-personne l'en blâmât ou s'étonnât seulement. Tante Janey, restée si
-exactement la même qu'aux jours de sa jeunesse fanée, avait retiré de
-leur coton rose les émeraudes serties de perles de sa mère, et les
-avait portées elle-même, de ses mains tremblantes, à la fiancée. Et
-Fanny Beaufort, loin de paraître déçue de ne pas recevoir une parure
-d'un joaillier de Paris, avait admiré le style ancien de ces bijoux, et
-déclaré qu'en les portant elle se sentirait digne d'être peinte par
-Isabey.
-
-Fanny Beaufort, qui avait fait son apparition à New-York à l'âge de
-dix-huit ans, après la mort de ses parents, avait conquis les cœurs un
-peu comme Mme Olenska trente ans auparavant. Seulement, au lieu de la
-regarder avec une sorte de méfiance, la société l'avait joyeusement
-acceptée. Elle était jolie, amusante et douée: que pouvait-on
-demander de plus? Personne n'avait l'esprit assez étroit pour lui faire
-un grief du passé de son père, ni de son origine à elle. Les
-personnes âgées, seules, se souvenaient d'un incident perdu dans le
-mouvement des affaires à New-York: le krach Beaufort. Du reste, après
-la mort de sa femme, Beaufort, ayant épousé sans bruit la trop
-célèbre Fanny Ring, avait quitté le pays avec sa nouvelle femme et
-une petite fille qui héritait de la beauté de sa mère. On avait
-ensuite appris qu'il était à Constantinople, puis en Russie, et, une
-douzaine d'années plus tard, des voyageurs américains furent
-brillamment reçus chez lui à Buenos-Ayres, où il représentait une
-grande Compagnie d'assurances. Il était mort là, ainsi que sa femme;
-et, un jour, leur fille, riche et orpheline, était arrivée à
-New-York, sous la conduite de la belle-sœur de May, Mrs Jack Welland,
-dont le mari était le tuteur de l'enfant. Elle se trouvait ainsi dans
-des relations presque de cousinage avec les enfants de Newland Archer,
-et personne ne s'était étonné quand Dallas avait annoncé ses
-fiançailles.
-
-Rien ne pouvait donner plus exactement la mesure du chemin que le monde
-avait parcouru. On était trop absorbé par les réformes et les
-mouvements sociaux, par les engouements et les modes du jour, pour
-s'inquiéter beaucoup du passé de ses voisins. Qu'importait le passé
-dans le grand kaléidoscope où tous les atomes sociaux roulaient sur le
-même plan?
-
-
-Le lendemain de leur arrivée à Paris, Archer, de la fenêtre de son
-hôtel, contemplait le beau décor de la place Vendôme. Une des choses
-qu'il avait stipulées, presque la seule, quand il avait accepté
-d'accompagner Dallas, était qu'il ne serait pas obligé de descendre à
-Paris dans un des nouveaux palaces à la mode.
-
---Entendu, avait acquiescé Dallas bon prince. Je vous mènerai
-dans un bon vieil hôtel: le Bristol.
-
-Combien de fois Archer n'avait-il pas pensé à Paris comme au cadre où
-vivait Mme Olenska! Seul, tard le soir, dans sa bibliothèque, quand
-toute la maison reposait, il avait évoqué le retour radieux du
-printemps le long des avenues de marronniers, les fleurs et les statues
-des jardins publics, les bouffées des lilas entassés dans les
-charrettes, le cours majestueux du fleuve sous les arches des ponts, et
-la vie d'art, d'étude et de plaisir qui roulait impétueusement dans
-les artères de la grande ville. Maintenant, le spectacle était devant
-lui et, en le considérant, Archer se sentait timide et suranné: un
-pauvre être insignifiant comparé à l'homme d'énergie qu'il avait
-rêvé d'être...
-
-La main de Dallas se posa gaiement sur son épaule.
-
---Eh bien! père! ça vaut la peine, hein?
-
-Ils restèrent un moment, regardant devant eux; puis le jeune
-homme continua:
-
---Au fait, j'ai une commission pour vous: la comtesse Olenska
-nous attend à cinq heures et demie.
-
-Il disait cela avec insouciance comme s'il s'agissait de l'heure du
-départ pour Florence le lendemain soir. Archer le regarda, et crut voir
-dans les yeux gais de son fils un éclair de la malice de son
-arrière-grand'mère Mingott.
-
---Est-ce que je ne vous l'avais pas dit? poursuivit Dallas. J'ai juré
-à Fanny de faire trois choses pendant mon séjour à Paris: lui acheter
-le recueil des dernières mélodies de Debussy; aller au Grand Guignol;
-et voir Mme Olenska. Vous savez que celle-ci a été la bonté même
-pour Fanny, quand Mr Beaufort l'a envoyée de Buenos-Ayres au couvent de
-l'Assomption. Fanny ne connaissait personne à Paris: Mme Olenska s'est
-occupée d'elle, l'a promenée les jours de congé. Je crois que Mme
-Olenska a été très liée avec la première Mrs Beaufort,--et puis
-elle est notre cousine. Aussi, je l'ai appelée au téléphone ce matin
-avant de sortir, et lui ai dit que nous étions ici pour deux jours, et
-désirions la voir.
-
---Tu lui as dit que j'étais ici? balbutia Archer.
-
---Bien sûr: pourquoi pas?
-
-Dallas eut un sourire innocent. Puis, ne recevant pas de réponse,
-il glissa son bras sous celui de son père.
-
---Dites, père, comment était-elle?
-
-Archer se sentit rougir sous le clair regard de son fils.
-
---Allons, avouez, vous avez été très emballé pour elle, est-ce
-vrai? N'était-elle pas ravissante?
-
---Ravissante? Je ne sais pas. Elle était différente des autres.
-
---Ah! nous y voilà! Toute la question est là, n'est-ce pas? Quand on
-la trouve, la femme qu'on attend, elle est toujours différente,--et on
-ne sait pas pourquoi. C'est exactement ce que j'éprouve avec Fanny.
-
-Son père recula d'un pas, dégageant son bras:
-
---Avec Fanny? Mais, mon ami, je l'espère bien; seulement, je
-ne vois pas...
-
---Voyons, père, ne soyez pas cachottier! N'a-t-elle pas été,
-autrefois, votre Fanny?
-
-Dallas appartenait de tout son être à la nouvelle génération. À ce
-premier né de Newland et de May Archer, il avait été impossible
-d'inculquer les plus élémentaires notions de réserve. «Pourquoi
-faire des mystères? Les gens flairent toujours ce qu'on veut leur
-cacher,» objectait-il quand on lui recommandait la discrétion. Mais
-Archer, rencontrant les yeux de son fils, sentit la lueur filiale sous
-la malice.
-
---Ma «Fanny»...?
-
---Eh bien! la femme pour laquelle vous auriez tout envoyé promener.
-Seulement, vous ne l'avez pas fait.
-
---Non, je ne l'ai pas fait, répéta Archer avec une sorte de
-solennité.
-
---Vous datez, voyez-vous, mon pauvre papa! Ma mère m'a dit...
-
---Ta mère?
-
---Oui, la veille de sa mort. Quand elle a voulu me voir seul. Vous vous
-rappelez? Elle m'a dit qu'elle était tranquille en nous quittant parce
-qu'une fois, quand elle vous en avait fait la demande, vous lui aviez
-sacrifié la chose à laquelle vous teniez le plus.
-
-Archer reçut en silence cette singulière communication. Son regard
-perdu embrassa la place ensoleillée où s'écoulaient les passants.
-Enfin, il dit à voix basse:
-
---Elle ne me l'a jamais demandé.
-
---Non, naturellement. Vous ne vous êtes jamais rien demandé l'un à
-l'autre, n'est-ce pas? Et vous ne vous êtes jamais rien dit. Vous êtes
-restés l'un devant l'autre, à observer, à deviner ce qui se passait
-en dedans,--un duo de sourds-muets, pas vrai? Avec cela, je parie que
-chacun de vous en savait plus long sur ce que pensait l'autre que nous
-ne savons, nous, sur ce que nous pensons nous-mêmes. Nous n'avons pas
-le temps... Dites... père, fit Dallas, vous n'êtes pas fâché,
-j'espère? Si vous l'êtes, nous allons faire la paix et déjeuner chez
-Henri... Après, il faut que je coure à Versailles.
-
-
-Archer n'accompagna pas son fils à Versailles. Il préféra vaguer seul
-à travers la lumineuse solitude de Paris. Les regrets accumulés, les
-souvenirs étouffés d'une vie muette, pesaient lourdement sur son
-âme...
-
-À la réflexion, il ne regretta pas l'indiscrétion de Dallas. Il
-sentit son cœur allégé d'un lourd fardeau. Quelqu'un avait donc
-deviné, avait eu pitié; et que ce quelqu'un eût été May, il en
-ressentait une émotion indicible. Dallas, avec toute sa perspicacité
-affectueuse, n'aurait pas compris cela. Pour l'enfant, sans doute,
-l'épisode n'était que l'exemple pathétique d'une vie gâchée.
-N'était-ce vraiment que cela? Longtemps, Archer, assis sur un banc aux
-Champs-Élysées, resta perdu dans ses pensées. Autour de lui, la
-vie... la vie des autres... passait comme un fleuve.
-
-Là, tout près, cette même fin d'après-midi, Ellen Olenska
-l'attendait. Elle n'était jamais retournée chez son mari, et depuis la
-mort d'Olenski, elle n'avait rien changé à sa manière de vivre. Il
-n'y avait plus rien pour la séparer d'Archer: tout à l'heure, il
-allait la voir.
-
-Il se leva et traversa le jardin des Tuileries. Mme Olenska lui avait
-dit une fois qu'elle allait souvent au Louvre, et il eut la fantaisie de
-passer les heures de l'attente dans un endroit où peut-être elle avait
-été récemment. Pendant plus d'une heure, il erra de salle en salle
-dans l'éblouissement d'une journée de printemps. L'un après l'autre,
-des tableaux se révélaient à lui dans leur splendeur à moitié
-oubliée, et il se laissait peu à peu envahir par les émotions
-qu'inspire la beauté. La beauté, il en avait eu faim toute sa vie...
-
-Soudain, devant un triomphal Titien, il se prit à dire: «Mais je n'ai
-que cinquante-sept ans!» Puis, il se détourna. Pour les rêves du
-chaud été, c'était trop tard; mais non pour un tranquille automne
-auprès d'Ellen, dans la paix bénie de sa présence.
-
-Il revint à l'hôtel où il devait retrouver Dallas. Tous deux
-traversèrent la place de la Concorde et la Seine, s'engagèrent sur
-l'Esplanade des Invalides. Le dôme de Mansart rayonnant, sur la masse
-grise du monument, absorbait et renvoyait les ors du soleil couchant.
-Dans l'éther lumineux il semblait le symbole visible de la gloire d'une
-race.
-
-Archer savait que Mme Olenska demeurait près d'une des avenues qui
-aboutissent aux Invalides: pourquoi s'était-il figuré un quartier
-paisible et modeste, oubliant la brillante coupole qui règne sur lui.
-
-Par un singulier enchaînement d'idées, cette lumière dorée devint
-pour lui la lumière même où Ellen vivait. Pendant près de trente
-ans, la vie de Mme Olenska,--cette vie dont il était si étrangement
-ignorant,--s'était déroulée dans cette riche atmosphère. Il pensa à
-tous les beaux spectacles auxquels elle avait dû assister, aux tableaux
-qu'elle avait dû regarder, aux sobres et magnifiques demeures où elle
-avait dû entrer. Il pensa aux gens avec qui elle avait dû causer, aux
-idées, aux curiosités, aux images et aux comparaisons que remue sans
-trêve une race d'une intense sociabilité, dans le charme d'une
-politesse traditionnelle.
-
-Tout à coup, Archer se rappela le jeune Français qui lui avait dit une
-fois: «Une conversation intéressante, il n'y a rien de tel, n'est-ce
-pas?» Il n'avait jamais revu M. Rivière, ni entendu parler de lui
-depuis trente ans. Tout ce qui avait rapport à Mme Olenska était pour
-lui si lointain! Il était resté séparé d'elle pendant la moitié de
-sa vie. Elle avait passé ce long intervalle de temps parmi des gens
-qu'il ne connaissait pas, entourée d'une société dont il pouvait à
-peine se faire une idée. Lui, il avait vécu avec son souvenir; mais
-autour d'elle il y avait eu toute une société, toute une vie...
-
-Ils traversèrent la Place des Invalides et suivirent une des avenues
-qui longent le monument. Archer s'étonnait de ces grandes voies un peu
-désertes dans ce paysage de splendeur et d'histoire. Paris, en
-vérité, avait donc beaucoup de ces glorieux trésors, pour qu'autour
-de celui-ci il y eût le calme et le vide. Le jour s'évanouissait dans
-un léger brouillard, illuminé par de rares rayons de soleil, et piqué
-çà et là par les points jaunes des lampes électriques. Les passants
-étaient rares dans la petite place vers laquelle Archer et son fils
-s'étaient dirigés.
-
-Brusquement, Dallas s'arrêta et leva la tête.
-
---Ce doit être ici, dit-il, en glissant son bras sous celui
-de son père.
-
-Ils restèrent l'un près de l'autre à regarder la maison.
-
-C'était une construction moderne sans caractère, avec de nombreuses
-fenêtres, et des balcons qui se détachaient avec élégance sur une
-haute façade blanche. Sur un des balcons supérieurs, qui s'avançaient
-au-dessus des dômes arrondis des marronniers, les stores étaient
-encore baissés; le soleil venait de les quitter.
-
---Je me demande... à quel étage? dit Dallas.--Il passa la tête dans
-la loge du concierge, et revint en disant:--Au cinquième! ce doit être
-l'étage aux stores.
-
-Archer restait immobile, les yeux fixés sur les hautes fenêtres,
-comme si le but de son pèlerinage eût été atteint.
-
---Vous savez, père, il est près de six heures, lui rappela enfin
-son fils.
-
-Le père jeta un coup d'œil sur un banc vide sous les arbres.
-
---Je vais m'asseoir un moment, dit-il.
-
---Qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que vous n'êtes pas bien?
-
---Si, très bien. Mais j'aime mieux que tu montes sans moi.
-
-Dallas le regarda, déconcerté.
-
---Voyons, père, est-ce que vous vous ne viendrez pas?
-
---J'hésite, répondit lentement Archer.
-
---Si vous ne venez pas, elle ne comprendra pas.
-
---Va, mon garçon. Je te suivrai peut-être.
-
---Mais que voulez-vous que je lui dise?
-
---Mon cher enfant, ne sais-tu pas toujours ce qu'il faut dire?
-répliqua son père en souriant.
-
---Je dirai que vous êtes vieux jeu, et que vous préférez monter
-les cinq étages à pied, parce que vous n'aimez pas les ascenseurs.
-
---Dis que je suis vieux jeu, ça suffira...
-
-Dallas le regarda encore: puis, avec un geste d'incrédulité, il
-disparut sous la voûte.
-
-Archer s'assit sur le banc, et continua à regarder le balcon aux
-stores. Il calcula le temps que mettrait son fils à monter dans
-l'ascenseur jusqu'au cinquième, à sonner à la porte, à être admis
-dans l'antichambre, puis introduit dans le salon. Il imagina Dallas
-entrant dans la pièce de son pas vif, assuré, avec son charmant
-sourire. Avait-on raison de dire que son fils tenait de lui?
-
-Ensuite, il essaya de se figurer les personnes qui étaient déjà dans
-le salon; car, à la fin de l'après-midi, il devait y avoir quelques
-personnes. Mais il ne voyait qu'une dame au pâle visage, avec une masse
-de cheveux sombres, qui redresserait la tête vivement, se levant à
-demi pour tendre à Dallas sa longue main fine, ornée de trois bagues.
-Archer imagina qu'elle serait assise sur un canapé au coin du feu, et
-qu'il y aurait des azalées en fleurs derrière elle sur une table.
-
---Je la retrouve mieux que si j'étais là-haut à côté d'elle,
-se dit-il à haute voix.
-
-Et la crainte de sentir s'évanouir cette dernière illusion le
-tenait immobile sur le banc pendant que les minutes s'écoulaient.
-
-Longtemps, il demeura ainsi dans l'envahissement du crépuscule,
-sans quitter des yeux le balcon. À la fin, une lumière perça les
-fenêtres. Un moment après, un domestique vint relever les stores
-et fermer les persiennes.
-
-Comme si c'était le signal qu'il attendait, Newland Archer se
-leva lentement et revint seul à son hôtel.
-
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Au temps de l'innocence, by Edith Wharton
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TEMPS DE L'INNOCENCE ***
-
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-redistribution.
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-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
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-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
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-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
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-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
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-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
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-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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-works.
-
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-concept of a library of electronic works that could be freely shared
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-
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-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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- The Project Gutenberg eBook of Au temps de l'innocence, by Edith Wharton.
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-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Au temps de l'innocence, by Edith Wharton
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Au temps de l'innocence
-
-Author: Edith Wharton
-
-Translator: Madeleine Saint-René Taillandier
-
-Release Date: May 16, 2020 [EBook #62147]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TEMPS DE L'INNOCENCE ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Wikisource.)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="fig" style="width:100%;">
-<img src="images/cover.jpg" width="500" height="790" alt="[Illustration]" />
-</div>
-
-<h2>EDITH WHARTON</h2>
-
-<h1>AU TEMPS DE L&rsquo;INNOCENCE</h1>
-
-<h4>TRADUCTION PAR MADELEINE SAINT-RENÉ TAILLANDIER</h4>
-
-<h4>REVUE<br />
-DES<br />
-DEUX MONDES</h4>
-
-<h4>XC<sup>e</sup> ANNÉE&mdash;SIXIÈME PERIODE</h4>
-
-<h4>TOME SOIXANTIÈME </h4>
-
-<h4>BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES</h4>
-
-<h5>RUE DE L'UNIVERSITÉ, 15</h5>
-
-<h5>1920</h5>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<p>TABLE DES MATIÈRES</p>
-
-<p><a href="#I">CHAPITRE I</a><br />
-<a href="#II">CHAPITRE II</a><br />
-<a href="#II">CHAPITRE III</a><br />
-<a href="#IV">CHAPITRE IV</a><br />
-<a href="#V">CHAPITRE V</a><br />
-<a href="#VI">CHAPITRE VI</a><br />
-<a href="#VII">CHAPITRE VII</a><br />
-<a href="#VIII">CHAPITRE VIII</a><br />
-<a href="#IX">CHAPITRE IX</a><br />
-<a href="#X">CHAPITRE X</a><br />
-<a href="#XI">CHAPITRE XI</a><br />
-<a href="#XII">CHAPITRE XII</a><br />
-<a href="#XIII">CHAPITRE XIII</a><br />
-<a href="#XIV">CHAPITRE XIV</a><br />
-<a href="#XV">CHAPITRE XV</a><br />
-<a href="#XVI">CHAPITRE XVI</a><br />
-<a href="#XVII">CHAPITRE XVII</a><br />
-<a href="#XVIII">CHAPITRE XVIII</a><br />
-<a href="#XIX">CHAPITRE XIX</a><br />
-<a href="#XX">CHAPITRE XX</a><br />
-<a href="#XXI">CHAPITRE XXI</a><br />
-<a href="#XXII">CHAPITRE XXII</a><br />
-<a href="#XXIII">CHAPITRE XXIII</a><br />
-<a href="#XXIV">CHAPITRE XXIV</a><br />
-<a href="#XXV">CHAPITRE XXV</a><br />
-<a href="#XXVI">CHAPITRE XXVI</a><br />
-<a href="#XXVII">CHAPITRE XXVII</a><br />
-<a href="#XXVIII">CHAPITRE XXVIII</a><br />
-<a href="#XXIX">CHAPITRE XXIX</a><br />
-<a href="#XXX">CHAPITRE XXX</a><br />
-<a href="#XXXI">CHAPITRE XXXI</a><br />
-<a href="#XXXII">CHAPITRE XXXII</a><br />
-<a href="#XXXIII">CHAPITRE XXXIII</a><br />
-<a href="#XXXIV">CHAPITRE XXXIV</a></p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="I">I</a></h4>
-
-
-<p>Un soir de janvier 187..., Christine Nilsson chantait la Marguerite de
-<i>Faust</i> à l'Académie de Musique de New-York.</p>
-
-<p>Il était déjà question de construire,&mdash;bien au loin dans la ville,
-plus haut même que la Quarantième rue,&mdash;un nouvel Opéra, rival en
-richesses et en splendeur de ceux des grandes capitales européennes.
-Cependant, le monde élégant se plaisait encore à se rassembler,
-chaque hiver, dans les loges rouges et or quelque peu défraichies de
-l'accueillante et vieille Académie. Les sentimentaux y restaient
-attachés à cause des souvenirs du passé, les musiciens à cause de
-son excellente acoustique,&mdash;une réussite toujours hasardeuse,&mdash;et
-les traditionalistes y tenaient parce que, petite et incommode, elle
-éloignait, de ce fait même, les nouveaux riches dont New-York
-commençait à sentir à la fois l'attraction et le danger.</p>
-
-<p>La rentrée de M<sup>me</sup> Nilsson avait réuni ce que la presse
-quotidienne désignait déjà comme un brillant auditoire. Par les rues
-glissantes de verglas, les uns gagnaient l'Opéra dans leur coupé, les
-autres dans le spacieux landau familial, d'autres enfin dans des coupés
-«Brown,» plus modestes, mais plus commodes. Venir à l'Opéra dans un coupé
-«Brown» était presque aussi honorable que d'y arriver dans sa voiture
-privée; et au départ on y gagnait de pouvoir grimper dans le premier
-«Brown» de la file,&mdash;avec une plaisante allusion à ses principes
-démocratiques,&mdash;sans attendre de voir luire sous le portique le nez
-rougi de froid de son cocher. Ç'avait été le coup de génie de Brown,
-le fameux loueur de voitures, d'avoir compris que les Américains sont
-encore plus pressés de quitter leurs divertissements que de s'y rendre.</p>
-
-<p>Quand Newland Archer ouvrit la porte de la loge réservée à son
-cercle, le rideau venait de se lever sur la scène du jardin. Le jeune
-homme aurait pu arriver plus tôt, car il avait dîné à sept heures,
-seul avec sa mère et sa sœur, et avait lentement fumé son cigare dans
-la bibliothèque aux meubles gothiques, la seule pièce où Mrs Archer
-permettait qu'on fumât. Il s'était attardé, d'abord, parce que
-New-York n'était pas une de ces villes de second rang où l'on arrive
-à l'heure à l'Opéra,&mdash;et ce «qui se fait» ou «ne se fait pas»
-jouait un rôle aussi important dans la vie de Newland Archer que les
-terreurs superstitieuses dans les destinées de ses aïeux, des milliers
-d'années auparavant.</p>
-
-<p>Le second motif de son retard était tout personnel. Il avait flâné en
-fumant parce qu'étant au fond un dilettante, savourer d'avance un
-plaisir lui donnait souvent une satisfaction plus subtile que le plaisir
-même. Cela était vrai surtout quand il s'agissait d'un plaisir
-délicat,&mdash;comme l'étaient du reste la plupart des siens,&mdash;et,
-dans cette occasion, le moment qu'il escomptait était d'une qualité si rare
-et si exquise que, s'il avait pu fixer avec le régisseur la minute
-précise de son arrivée, il n'aurait pu choisir un moment plus propice
-que celui où la prima-donna chantait: «Il m'aime,&mdash;il ne m'aime
-pas,&mdash;il m'aime,» en laissant tomber avec les pétales d'une marguerite
-des notes limpides comme des gouttes de rosée.</p>
-
-<p>Naturellement, elle chantait «M'ama,» et non «il m'aime,» puisque
-une loi immuable et incontestée du monde musical voulait que le texte
-allemand d'un opéra français, chanté par des artistes suédois, fut
-traduit en italien, afin d'être plus facilement compris d'un public de
-langue anglaise. Ceci semblait aussi naturel à Newland Archer que
-toutes les autres conventions sur lesquelles sa vie était fondée:
-telles que le devoir de se servir de deux brosses à dos d'argent,
-chiffrées d'émail bleu, pour faire sa raie, et de ne jamais paraître
-dans le monde sans une fleur à la boutonnière, de préférence un
-gardénia.</p>
-
-<p>«M'ama,&mdash;non m'ama,» chantait la prima-donna, et «<i>M'ama!</i>»
-dans une explosion finale d'amour triomphant. Pressant sur ses lèvres la
-marguerite effeuillée, elle levait ses grands yeux sur le visage
-astucieux du petit ténor, Faust-Capoul, qui, sanglé dans un pourpoint
-de velours violet, coiffé d'une toque emplumée, essayait vainement de
-paraître aussi sincère que sa candide victime.</p>
-
-<p>Newland Archer détourna les yeux de la scène pour les plonger dans la
-loge d'en face. C'était celle de la vieille Mrs Manson Mingott, qu'une
-monstrueuse obésité empêchait depuis longtemps de se rendre à
-l'opéra, mais qui s'y faisait toujours représenter, les jours de
-première, par quelques personnes de sa famille. Ce soir-là, le devant
-de la loge était occupé par sa belle-fille, Mrs Lovell Mingott, et par
-sa nièce, Mrs Welland; et un peu en arrière des matrones embrocardées
-était assise une jeune fille en toilette blanche, dont les yeux
-extasiés ne quittaient pas les amants sur la scène.</p>
-
-<p>Comme le «m'ama» de M<sup>me</sup> Nilsson vibrait dans la salle
-silencieuse,&mdash;les loges se taisaient toujours pendant l'air de la
-marguerite,&mdash;un incarnat plus vif monta aux joues de la jeune fille,
-embrasant son front jusqu'aux racines de ses tresses cendrées et
-envahissant le contour de sa jeune poitrine, où une modeste guimpe de
-tulle était attachée par un seul gardénia. Elle abaissa les yeux sur
-l'énorme bouquet de muguets posé sur ses genoux, et Newland Archer la
-vit caresser doucement les fleurs du bout de ses doigts gantés de
-blanc. Il poussa un soupir satisfait, et se retourna vers la scène.</p>
-
-<p>Aucune dépense n'avait été épargnée pour les décors, dont la
-beauté satisfaisait même les familiers des opéras de Paris et de
-Vienne. Le devant de la scène, jusqu'à la rampe, était recouvert d'un
-drap vert émeraude. Au second plan, dans des parterres symétriques, en
-laine verte moussue, et bordés d'arceaux de croquet, étaient plantés
-des arbustes en forme d'orangers, mais fleuris de roses variées. Sous
-ces rosiers, dans la mousse, poussaient des pensées gigantesques,
-toutes pareilles à ces essuie-plumes que les vieilles filles brodent
-pour leurs pasteurs. Çà et là une marguerite s'épanouissait sur une
-branche de rosier, présageant déjà les futurs prodiges du célèbre
-horticulteur Luther Burbank.</p>
-
-<p>Au centre de ce jardin enchanté, M<sup>me</sup> Nilsson écoutait les
-déclarations passionnées de M. Capoul. Elle était vêtue d'une robe
-de cachemire blanc, ornée de crevés de satin bleu de ciel. Une
-aumônière pendait de sa ceinture bleue, et ses épaisses nattes jaunes
-étaient soigneusement disposées de chaque côté de sa chemisette de
-mousseline. Elle affectait une ignorance ingénue lorsque, de la parole
-et du regard, l'amoureux lui indiquait la fenêtre du rez-de-chaussée
-du pimpant chalet de briques qui sortait de biais de la coulisse droite.</p>
-
-<p>«L'adorable enfant,» pensa Newland Archer, son regard revenant vers la
-jeune fille aux muguets, «elle ne se doute même pas de ce que cela
-veut dire.» Et il contempla le joli visage pensif avec un frémissement
-où l'orgueil de son initiation masculine se mêlait à un tendre
-respect pour la pureté profonde de la jeune fille. «Nous lirons
-<i>Faust</i> ensemble au bord des lacs italiens,» se dit-il, les scènes de
-sa future lune de miel se confondant vaguement dans sa pensée avec les
-chefs-d'œuvre de la littérature que son privilège d'époux lui
-réservait de révéler à sa jeune femme. C'était seulement dans ce
-même après-midi que May Welland lui avait permis de deviner ses
-sentiments, et déjà les rêves du jeune homme, allant plus loin que la
-bague de fiançailles, le premier baiser et la <i>Marche Nuptiale de
-Lohengrin</i>, la lui représentaient à ses côtés dans quelque paysage
-magique de la vieille Europe.</p>
-
-<p>Loin de vouloir que la future Mrs Newland Archer fit preuve de naïveté
-et d'ignorance, il désirait qu'elle acquît à la lumière de sa propre
-influence un tact mondain et une vivacité d'esprit la mettant à même
-de rivaliser avec les plus admirées des jeunes femmes de son entourage:
-car dans ce milieu c'était un usage consacré d'attirer les hommages
-masculins, tout en les décourageant. Si Archer avait pu sonder le fond
-même de sa propre vanité,&mdash;ce qui lui arrivait parfois,&mdash;il y
-aurait trouvé le souci que sa femme fût aussi avertie, aussi désireuse de
-plaire que cette autre femme dont les charmes avaient retenu son caprice
-pendant deux années. Cependant, chez la compagne de sa vie, il
-n'admettrait, naturellement, aucune faiblesse semblable à celle qui
-avait failli gâcher l'avenir de cette malheureuse, et qui avait
-dérangé ses projets à lui pendant tout un hiver.</p>
-
-<p>Comment créer un tel miracle de feu et de glace, et comment le
-maintenir en équilibre, Newland Archer ne s'en inquiétait guère. Il
-se contentait de ce point de vue sans l'analyser, le sachant partagé
-par tous ces messieurs, giletés de blanc, aux boutonnières fleuries,
-qui se succédaient dans la loge du cercle, échangeant avec lui de
-légers propos, et lorgnant en amateur les femmes qui étaient les
-produits de ce système. Par sa culture intellectuelle et artistique, le
-jeune homme se sentait nettement supérieur à ces spécimens choisis
-dans le gratin du vieux New-York. Il avait plus lu, plus pensé, et plus
-voyagé que la plupart des hommes de son clan. Isolément, ceux-ci
-trahissaient leur médiocrité intellectuelle; mais en bloc ils
-représentaient «New-York,» et, par une habitude de solidarité
-masculine, Newland Archer acceptait leur code en fait de morale. Il
-sentait instinctivement que sur ce terrain il serait à la fois
-incommode et de mauvais goût de faire cavalier seul.</p>
-
-<p>&mdash;Bon Dieu! s'exclama tout à coup Lawrence Lefferts, détournant sa
-lorgnette de la scène. Lawrence Lefferts était, somme toute, le
-premier arbitre de New-York en matière de «bon ton.» Non seulement
-avait-il probablement consacré plus de temps qu'aucun autre à cette
-étude compliquée et captivante, mais il y avait un sens inné et
-particulier du «bon goût» chez cet homme qui savait porter avec tant
-d'aisance des vêtements impeccables et tirer parti de sa grande taille
-avec tant de grâce nonchalante. Pour en être convaincu, on n'avait
-qu'à voir le modelage fuyant de son front chauve, le pli de sa
-magnifique moustache blonde, les longs escarpins vernis qui terminaient
-sa mince et élégante personne. Un de ses jeunes admirateurs avait dit:
-«Si quelqu'un peut décider quand on peut mettre ou non la cravate
-noire avec l'habit, c'est Larry Lefferts.» De même, sur l'alternative
-des escarpins ou des souliers «Oxford,» son autorité n'était jamais
-discutée.</p>
-
-<p>&mdash;Bon Dieu! répéta-t-il, et silencieusement il tendit sa lorgnette
-au vieux Sillerton Jackson.</p>
-
-<p>Newland Archer suivit le regard de Lefferts et vit, avec surprise, que
-son exclamation avait été occasionnée par l'entrée d'une jeune femme
-dans la loge de Mrs Mingott. Cette jeune femme était svelte, un peu
-moins grande que May Welland, et ses cheveux bruns, coiffés en boucles
-serrées contre ses tempes, étaient encerclés d'une étroite bande de
-diamants. Le style de cette coiffure, lui donnant ce qu'on appelait
-alors une «allure Joséphine,» était souligné par la coupe un peu
-théâtrale de sa robe de velours bleu corbeau, serrée sous la poitrine
-par une ceinture que retenait une grande agrafe ancienne. La jeune
-femme, qui semblait inconsciente de l'attention qu'attirait sa toilette
-originale, s'arrêta un moment, refusant du geste la place que Mrs
-Welland voulait lui céder à droite de la loge; puis, avec un léger
-sourire, elle se soumit et s'y installa à côté de Mrs Lovell Mingott.</p>
-
-<p>Mr Sillerton Jackson avait rendu la jumelle à Lawrence Lefferts. Tous
-les messieurs de la loge se retournèrent pour écouter ce qu'allait
-dire Mr Jackson, car son autorité sur le chapitre «famille» était
-aussi incontestée que celle de Lawrence Lefferts sur le chapitre «bon
-ton.» Il connaissait toutes les ramifications des cousinages de
-New-York, et pouvait non seulement élucider les parentés compliquées
-des Mingott (par les Thorley) avec les Dallas de la Caroline du Sud, et
-celles des Thorley de Philadelphie,&mdash;branche aînée,&mdash;avec les
-Chivers d'Albany (dans aucun cas ne confondre avec les Chivers de
-University Place), mais il pouvait aussi énumérer les caractéristiques de
-chaque famille: comme, par exemple, la fabuleuse avarice de la branche
-cadette des Lefferts,&mdash;ceux de Long Island,&mdash;ou encore, la
-propension des Rushworth à faire des mariages insensés, ou encore la folie
-périodique de chaque seconde génération chez les Chivers d'Albany,
-avec lesquels leurs cousins de New-York avaient toujours refusé de
-s'entre-allier, à la désastreuse exception de la pauvre Medora Manson,
-&mdash;mais aussi, sa, mère était une Rushworth!</p>
-
-<p>Outre cette forêt d'arbres généalogiques, Mr Sillerton Jackson
-portait, entre ses tempes étroites et creuses, et sous le chaume de ses
-cheveux argentés, un registre de la plupart des scandales et mystères
-qui avaient couvé sous la surface paisible de New-York depuis un
-demi-siècle. Ses informations s'étendaient, en effet, si loin, et sa
-mémoire était si fidèle qu'on le croyait seul à pouvoir dire qui
-était réellement Julius Beaufort, le banquier, et quel avait été le
-sort de l'élégant Bob Spicer, le père de la vieille Mrs Mingott.
-Celui-ci, quelques mois après son mariage, avait disparu
-mystérieusement, emportant une grosse somme d'argent qui lui avait
-été confiée, justement le même jour où une séduisante danseuse
-espagnole, qui faisait les délices de New-York, s'était embarquée
-pour Cuba. Mais ces secrets, et beaucoup d'autres, étaient
-soigneusement gardés sous clef dans le for intérieur de Mr Jackson.
-Non seulement son sévère sentiment de l'honneur lui imposait de ne pas
-répéter ce qui lui avait été confié, mais il se rendait compte que
-sa réputation de discrétion augmenterait encore les occasions
-d'apprendre ce qu'il voulait savoir.</p>
-
-<p>Ces messieurs attendaient donc avec un visible intérêt l'oracle
-qu'allait rendre Mr Sillerton Jackson. De ses yeux bleus troubles,
-ombragés de vieilles paupières sillonnées de veines, il scruta en
-silence la loge de Mrs Mingott; puis, relevant sa moustache d'un air
-songeur, il dit simplement:&mdash;Je n'aurais jamais cru que les Mingott
-oseraient cela.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="II">II</a></h4>
-
-
-<p>Newland Archer, pendant ce bref incident, s'était senti dans un
-étrange embarras.</p>
-
-<p>Il lui était désagréable que la loge où sa fiancée se trouvait
-assise entre sa mère et sa tante devînt le point de mire de toute la
-curiosité masculine de New-York. Il ne put d'abord identifier la dame
-en robe Empire, ni comprendre pourquoi sa présence suscitait un tel
-émoi parmi les initiés. Puis, subitement, il comprit; et il eut un
-sursaut d'indignation. Non, vraiment, personne n'aurait pu supposer que
-les Mingott oseraient cela. Ils l'avaient osé cependant: ce n'était
-que trop évident. Les propos échangés, à voix basse, dans la loge
-derrière lui, ne laissaient subsister aucun doute: la jeune femme
-était la cousine de May, cette cousine dont on parlait toujours dans la
-famille comme de la «pauvre Ellen Olenska.» Archer savait qu'elle
-venait d'arriver inopinément d'Europe: même, Miss Welland lui avait
-dit (et il ne l'en avait pas blâmée) qu'elle était allée voir «la
-pauvre Ellen,» qui était descendue chez la vieille Mrs Mingott. Archer
-approuvait entièrement la solidarité de famille, et admirait, chez les
-Mingott, le courage qu'ils montraient à défendre les quelques brebis
-galeuses que leur souche irréprochable avait produites. Dans le cœur
-du jeune homme il n'y avait place pour aucun sentiment mesquin ou
-malveillant, et il lui plaisait que sa future compagne ne fût pas
-empêchée par une fausse pruderie de témoigner de la sympathie, dans
-l'intimité, à sa cousine malheureuse. Mais recevoir la comtesse
-Olenska en famille était bien autre chose que de la produire en public,
-et surtout à l'Opéra, à côté de la jeune fille qu'il devait
-épouser, comme tout New-York l'apprendrait le lendemain.&mdash;Non, il
-partageait l'avis du vieux Sillerton Jackson: il n'aurait pas cru que
-les Mingott oseraient cela.</p>
-
-<p>Archer n'ignorait pourtant pas que Mrs Manson Mingott, la matriarche de
-la famille, avait l'habitude de pousser son audace jusqu'aux dernières
-limites. Il avait toujours admiré cette vieille dame hautaine et
-autoritaire, «qui avait su s'allier au chef de la riche lignée des
-Mingott, marier ses filles à des étrangers,»&mdash;un marquis italien et
-un banquier anglais,&mdash;et, pour comble de témérité, avait fait
-construire, dans le quartier lointain du Central Park, une grande maison
-en pierres de taille blanches, alors que la pierre brune n'était pas
-moins de rigueur que la redingote l'après-midi. Et cependant, elle
-n'était que Catherine Spicer, sans fortune, ni position sociale
-suffisante pour faire oublier que son père s'était publiquement
-déshonoré.</p>
-
-<p>Ses filles mariées à l'étranger avaient passé dans la légende.
-Elles ne revenaient jamais voir leur mère, et celle-ci, devenue, comme
-beaucoup de personnes d'esprit actif et de volonté impérieuse,
-corpulente et sédentaire, restait philosophiquement chez elle. Mais la
-maison en pierres blanches qui prétendait imiter les hôtels de
-l'aristocratie parisienne était là, signe visible de son courage. Elle
-y trônait, entourée de meubles du XVIII<sup>e</sup> siècle, et de souvenirs
-de Louis-Napoléon,&mdash;car elle avait brillé aux Tuileries dans son
-été,&mdash;elle y trônait avec une placidité complète, comme s'il n'y
-avait rien d'extraordinaire à vivre au delà de la Trente-quatrième
-rue et dans une maison où les fenêtres n'étaient pas à guillotine,
-mais ouvraient comme des portes à la française.</p>
-
-<p>Tout le monde, y compris Mr Silleton Jackson, était d'accord pour
-reconnaître que la vieille Catherine n'avait jamais eu de beauté: un
-don qui, aux yeux de New-York, justifiait tous les succès, et excusait
-un certain nombre de faiblesses. Des esprits malveillants disaient que,
-comme son impérial homonyme, elle avait réussi par la force de sa
-volonté, sa dureté de cœur, et une sorte de hauteur audacieuse qui
-semblait se justifier par la décence et la dignité parfaite de sa vie.
-Le vieux Manson Mingott, mort au moment où elle atteignait ses
-vingt-huit ans, avait lié sa veuve par des dispositions testamentaires
-dictées par sa défiance à l'égard des Spicer; mais l'audacieuse
-Catherine poursuivit son chemin sans crainte, se mêla à la société
-étrangère, maria ses filles dans Dieu sait quels milieux mondains et
-corrompus, fréquenta des ducs et des ambassadeurs, fraya familièrement
-avec des catholiques ultramontains, reçut des artistes de l'Opéra, fut
-l'intime amie de M<sup>me</sup> Jenny Lind,&mdash;sans que jamais (comme Mr
-Sillerton Jackson était le premier à la proclamer) aucun souffle eût terni
-sa réputation,&mdash;le seul point, ajoutait-il, sur lequel elle se
-distinguât de l'autre Catherine.</p>
-
-<p>Mrs Manson Mingott avait réussi, depuis longtemps, à libérer la
-fortune de son mari, et elle vivait dans l'abondance depuis un
-demi-siècle. Mais le souvenir de ses embarras financiers l'avait rendue
-parcimonieuse, et, bien qu'elle montrât un goût luxueux quand elle
-achetait un vêtement ou un meuble, elle ne pouvait se résoudre à
-dépenser pour les plaisirs passagers de la table. Sa famille
-considérait que cette mesquinerie discréditait le nom des Mingott,
-toujours associé à la conception d'une vie large; mais on continuait
-à venir chez la vieille dame, en dépit des plats de chez le
-restaurateur et du champagne de pacotille. Elle répondait en riant aux
-observations de son fils, qui essayait de remonter le crédit de la
-famille en ayant le meilleur cuisinier de New-York:&mdash;À quoi bon deux
-chefs dans la famille, maintenant que j'ai marié mes filles et que le
-beurre me fait mal au foie?</p>
-
-<p>Newland Archer, tout en rêvassant sur ces choses, avait de nouveau
-porté le regard vers la loge des Mingott. Il vit que Mrs Welland et sa
-belle-sœur faisaient face aux critiques de la salle avec l'aplomb que
-la vieille Catherine avait inculqué à toute sa tribu. May Welland,
-seule,&mdash;, peut-être parce qu'elle se sentait regardée par son
-fiancé,&mdash;semblait se rendre compte de la gravité de l'incident. Quant
-à la cause de cette émotion, elle restait gracieusement assise dans
-son coin de loge, les yeux fixés sur la scène. Se penchant en avant,
-elle révélait un peu plus de poitrine et d'épaule que New-York
-n'avait accoutumé d'en voir, au moins chez les personnes qui avaient
-des raisons pour vouloir passer inaperçues.</p>
-
-<p>Peu de choses semblaient à Newland Archer plus pénibles qu'une offense
-au «bon goût,» cette lointaine divinité dont le «bon ton» était
-comme la représentation visible. Le visage pâle et sérieux de la
-comtesse Olenska lui semblait convenir à la fois à la circonstance et
-à son malheur. Par là, elle lui plaisait; mais la manière dont le
-velours libre du corsage glissait de ses fines épaules le choquait et
-le troublait. La pensée de May Welland exposée à l'influence d'une
-jeune femme si insouciante des principes du bon goût lui était
-insupportable.</p>
-
-<p>&mdash;Après tout, entendit-il dire à un tout jeune homme derrière lui
-(il était entendu que les loges pouvaient causer pendant la scène de
-Méphistophélès et de Marthe), après tout, qu'est-il arrivé au
-juste?</p>
-
-<p>&mdash;Mais elle l'a planté là tout simplement. Personne ne le nie.</p>
-
-<p>&mdash;C'est une affreuse brute, n'est-ce pas? continua le jeune homme,
-qui, évidemment, se préparait à prendre la défense de la dame.</p>
-
-<p>&mdash;La pire des brutes. Je l'ai connu à Nice, dit Lawrence Lefferts
-avec autorité. Un individu à moitié paralysé, couleur de cire, cynique,
-méchant. Une tête plutôt distinguée, du reste. Tenez, quand il
-n'était pas avec les femmes, il collectionnait des porcelaines; voilà
-le type, et, dans les deux cas, il payait le prix fort.</p>
-
-<p>Il y eut un éclat de rire, et le jeune champion insista:</p>
-
-<p>&mdash;Et après?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! elle a décampé avec le secrétaire de son mari.</p>
-
-<p>&mdash;Ah!</p>
-
-<p>La figure du champion s'assombrit.</p>
-
-<p>&mdash;Ça n'a pas duré longtemps. J'ai entendu dire que, quelques mois
-plus tard, elle vivait seule à Venise, où j'imagine que Lovell Mingott est
-allé la chercher. La famille prétend qu'elle était horriblement
-malheureuse. C'est possible, mais tout de même je ne vois pas la
-nécessité de la faire parader à l'Opéra.</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être, hasarda le tout jeune homme, est-elle trop malheureuse
-pour qu'on la laisse seule à la maison?</p>
-
-<p>Il y eut un nouveau rire, et le jeune homme rougit violemment et fit
-semblant d'avoir voulu risquer une insinuation malveillante.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! c'est trouvé d'avoir amené Miss Welland le même soir,
-dit quelqu'un à demi-voix, en jetant un regard de côté sur Newland
-Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! cela fait partie du plan de campagne; les ordres de la
-grand'mère, sûrement, répondit Lafferts en riant. Quand la vieille dame a
-un but à atteindre, elle n'y va pas par quatre chemins.</p>
-
-<p>L'acte finissait, et il y eut un remue-ménage général dans la loge.
-Tout à coup, Newland Archer se sentit amené à une action décisive.
-Son désir d'être le premier à entrer dans la loge de Mrs Welland, de
-proclamer publiquement ses fiançailles avec May, et de la soutenir au
-milieu des difficultés, quelles qu'elles fussent, où la situation
-compromise de sa cousine pouvait la jeter, mit fin d'un seul coup à ses
-scrupules et à ses hésitations. Il se leva, et par le corridor
-circulaire gagna l'autre côté de la salle.</p>
-
-<p>En entrant dans la loge de Mrs Mingott, il rencontra le regard de Miss
-Welland, et vit qu'elle avait immédiatement deviné pourquoi il était
-venu. La réserve que tous deux considéraient comme une si haute vertu
-ne permit pas à la jeune fille de formuler sa pensée; mais le fait
-même qu'ils se comprenaient sans mot dire, elle et Archer, les
-rapprocha plus qu'aucune explication n'aurait pu le faire. Le jeune
-homme lisait dans ses yeux clairs: «Vous voyez pourquoi maman m'a
-amenée ce soir,» et elle devinait dans les siens la réponse: «Pour
-rien au monde, je n'aurais voulu que vous ne fussiez pas venue.»</p>
-
-<p>&mdash;Je crois que vous connaissez ma nièce, la comtesse Olenska, dit
-Mrs Welland, en serrant la main de son futur gendre.</p>
-
-<p>Archer salua; Ellen Olenska inclina légèrement la tête, sans lui
-tendre la main gantée de clair, dans laquelle elle tenait son éventail
-de plumes d'aigle.</p>
-
-<p>Ayant adressé ses hommages à Mrs Lovell Mingott, une dame épanouie
-harnachée de satin craquant, Archer s'assit près de May, et lui dit à
-voix basse:</p>
-
-<p>&mdash;J'espère que vous avez dit à M<sup>me</sup> Olenska que nous
-sommes fiancés. Je veux que tout le monde le sache. Voulez-vous m'autoriser
-à l'annoncer au bal ce soir?</p>
-
-<p>Miss Welland rougit de plaisir, et lui jeta un coup d'œil radieux.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute, si maman consent; mais pourquoi changerions-nous ce
-qui est déjà arrangé?</p>
-
-<p>Il ne répondit que des yeux, et elle ajouta, souriante, à voix basse:</p>
-
-<p>&mdash;Annoncez-le vous-même à ma cousine, je vous le permets. Elle m'a
-dit que vous étiez des camarades d'enfance.</p>
-
-<p>Miss Welland repoussa un peu sa chaise, pour permettre au jeune homme de
-s'approcher de sa cousine; et immédiatement, et avec un peu
-d'ostentation, dans l'espoir que toute la salle verrait ce qu'il
-faisait, Archer s'assit auprès de la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons joué ensemble, n'est-ce pas? demanda-t-elle, en
-tournant vers lui ses yeux graves. Vous étiez un mauvais sujet et m'avez
-embrassée une fois derrière la porte; mais c'était de votre cousin,
-Reggie Newland, qui ne s'occupait jamais de moi, que j'étais amoureuse.</p>
-
-<p>Elle promena son regard sur la courbe étincelante des loges.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! comme tout ici me rend le passé! Je revois tous les hommes en
-costumes de gosses, et les femmes en petits pantalons brodés,
-dépassant leurs jupes courtes, dit-elle de son accent étrange,
-légèrement traînant, et ses yeux cherchèrent de nouveau ceux du
-jeune homme. Si agréable que fût leur expression, Archer fut choqué
-qu'ils reflétassent, de l'auguste tribunal qui à l'heure même la
-mettait en jugement, une image si peu respectueuse. Rien n'était de
-plus mauvais goût qu'une impertinence mal placée, et il répondit avec
-une certaine raideur:</p>
-
-<p>&mdash;En effet, vous avez été absente très longtemps.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! des siècles et des siècles! Si longtemps, dit-elle, que je
-m'imagine déjà être morte et enterrée, et que cette chère vieille
-Académie me semble être le Paradis.</p>
-
-<p>Ce qui, pour des raisons qu'il ne put définir, parut à Newland Archer
-une manière encore plus irrespectueuse de décrire la société de
-New-York.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="III">III</a></h4>
-
-
-<p>Cela se passait invariablement de la même manière: jamais Mrs Julius
-Beaufort ne manquait de se montrer à l'Opéra le soir de son bal
-annuel. Pour donner ce bal, elle choisissait avec intention un jour de
-représentation, marquant ainsi qu'elle dominait de haut les soucis
-d'une maîtresse de maison, et se reposait sur un état-major de
-serviteurs stylés pour l'organisation de chaque détail de la
-réception.</p>
-
-<p>La maison des Beaufort était une des rares habitations de New-York qui
-possédassent une salle de bal. À une époque où il devenait
-«province» d'étendre une toile à danser sur le tapis du salon, et de
-transporter le mobilier à l'étage supérieur, une salle de bal,
-réservée à ce seul usage, fermée pendant trois cent soixante-quatre
-jours de l'année, avec ses chaises dorées rangées contre les murs et
-son lustre emprisonné dans une housse de tarlatane, constituait une
-incontestable supériorité et rachetait ce que le passé des Beaufort
-pouvait avoir eu de regrettable.</p>
-
-<p>Mrs Archer, qui aimait à mettre en axiomes sa philosophie sociale,
-disait: «Nous avons tous quelques chéris dans la racaille.» Encore
-qu'elle fût osée, la phrase était juste, et plus d'un membre de cette
-société exclusive en avouait secrètement la vérité. Mrs Beaufort
-appartenait, il est vrai, à une des plus honorables familles
-américaines: elle avait été la ravissante Régina Dallas, de la
-branche de la Caroline du Sud, une beauté sans fortune, lancée dans la
-société de New-York par sa cousine la folle Medora Manson, qui faisait
-toujours par bonne intention ce qui n'était pas à faire. Être
-apparenté aux Manson ou aux Rushworth, c'était avoir «droit de
-cité» (comme disait Mr Sillerton Jackson) dans la société de
-New-York; mais ne le perdait-on pas en épousant un Julius Beaufort? En
-effet, qui était Beaufort? Il passait pour Anglais, il était
-agréable, bel homme, colère, hospitalier et spirituel. Arrivé en
-Amérique muni de lettres de recommandation du gendre de Mrs Manson
-Mingott, le banquier anglais, il s'était créé rapidement une
-importante situation dans le monde des affaires. Il avait des habitudes
-de dissipation, une langue mordante, des ascendants inconnus, et lorsque
-Medora Manson annonça que sa jeune cousine lui était fiancée, on
-estima que la pauvre Medora ne faisait qu'ajouter une nouvelle folie à
-la longue liste de ses imprudences.</p>
-
-<p>Néanmoins, deux ans après le mariage de la jeune Mrs Beaufort, sa
-maison était devenue la plus recherchée de New-York. Personne ne
-savait exactement comment le miracle s'était accompli. Mrs Beaufort
-était indolente, passive, les malveillants la disaient même ennuyeuse;
-mais, parée comme une châsse, couverte de perles, devenant plus jeune,
-plus blonde, et plus belle d'année en année, elle vivait en souveraine
-dans son opulent palais et y attirait la société entière, sans même
-lever son petit doigt chargé de pierreries. Les gens bien informés
-prétendaient que c'était Beaufort lui-même qui dressait les
-domestiques, apprenait au chef de nouveaux plats, indiquait aux
-jardiniers les plantes de serre à cultiver pour les salons, et pour la
-table, faisait les listes d'invités, préparait le punch de
-l'après-dîner. En tout cas, son activité domestique s'exerçait dans
-l'ombre, et on ne le connaissait que sous l'aspect d'un maître de
-maison hospitalier et nonchalant, qui errait dans ses salons avec le
-détachement d'un invité, en disant: «N'est-ce pas que les gloxinias
-de ma femme sont des merveilles? Je crois qu'elle les fait venir de
-Kew.»</p>
-
-<p>Le succès de Beaufort (tout le monde en convenait) tenait à une
-certaine manière de s'imposer. Le bruit courait bien qu'il avait dû
-quitter l'Angleterre, avec la connivence secrète de la banque dont il
-faisait partie; mais cette rumeur passait avec le reste, quoique
-l'honneur de New-York fût aussi chatouilleux sur les affaires d'argent
-que sur les questions de mœurs. Tout pliait devant Beaufort: tout
-New-York délitait dans ses salons. Il y avait vingt ans qu'on disait:
-«Je vais chez les Beaufort,» sur le même ton de sécurité qu'on
-aurait eu pour dire: «Je vais chez Mrs Manson Mingott;» et on avait de
-plus l'agréable perspective d'y être traité avec des plats et des
-vins de choix au lieu d'un insipide champagne de l'année, et de
-croquettes réchauffées.</p>
-
-<p>Mrs Beaufort avait donc, selon l'usage, fait son apparition dans sa loge
-juste avant «l'Air des Bijoux;» selon l'usage, elle s'était levée à
-la fin du troisième acte; et, ramenant sa sortie de bal sur ses
-nonchalantes épaules, elle avait disparu. Ceci voulait dire qu'une
-demi-heure plus tard le bal commencerait.</p>
-
-<p>La maison des Beaufort était de celles que les New-Yorkais montraient
-avec fierté aux étrangers, surtout, un soir de bal. Les Beaufort
-avaient été des premiers qui, au lieu de louer le matériel du bal,
-avaient à eux un tapis rouge dont leurs domestiques couvraient les
-marches du perron les jours de réception, et une tente pour abriter les
-invités à leur descente de voiture. C'étaient eux aussi qui avaient
-inauguré la coutume d'installer le vestiaire des dames dans le hall au
-lieu de les faire monter dans la chambre à coucher de la maîtresse de
-la maison, où elles refrisaient leurs cheveux à l'aide d'un bec de
-gaz. Beaufort passait pour avoir dit, de son air méprisant, que toutes
-les amies de sa femme avaient certainement des caméristes capables de
-veiller à ce qu'elles fussent correctement coiffées avant de sortir.</p>
-
-<p>De plus, la salle de bal formait partie de la maison. Au lieu d'y
-accéder en s'écrasant dans un étroit couloir,&mdash;comme chez les
-Chivers,&mdash;on y arrivait par une pompeuse enfilade de salons, le «vert
-d'eau,» le «cramoisi» et le «bouton d'or,» d'où l'on voyait déjà
-scintiller sur le parquet les nombreuses bougies de la salle de bal, et
-tout au fond, dans les profondeurs verdoyantes d'un jardin d'hiver, des
-camélias et des fougères arborescentes entremêlant leur feuillage
-au-dessus des sièges de bambou doré.</p>
-
-<p>Newland Archer, comme il convenait à un jeune homme de son monde,
-arriva assez tard. Après avoir laissé sa pelisse entre les mains des
-valets de pied en bas de soie,&mdash;les bas de soie étaient une des rares
-fatuités de Beaufort,&mdash;il avait flâné quelques instants dans la
-bibliothèque tendue de cuir de Cordoue, meublée de Boule et ornée de
-bibelots en malachite, où quelques messieurs causaient en se gantant:
-puis il avait rejoint la file des invités que Mrs Beaufort recevait à
-la porte du salon «cramoisi.»</p>
-
-<p>Archer était décidément nerveux. Il n'était pas allé à son cercle
-après l'Opéra,&mdash;selon la coutume des jeunes élégants,&mdash;mais, la
-nuit étant belle, il avait remonté une partie de la Cinquième avenue avant
-de prendre la direction de la maison des Beaufort. Il appréhendait
-nettement que les Mingott n'allassent trop loin, et que, par ordre de la
-grand'mère, ils n'amenassent au bal la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>Le ton des propos échangés dans la loge du cercle lui avait fait
-comprendre qu'une telle erreur serait grave. Bien qu'il fût plus que
-jamais décidé à ne pas abandonner la position, son ardeur
-chevaleresque s'était légèrement refroidie depuis le bref entretien
-qu'il avait eu avec la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>Se dirigeant vers le salon «bouton d'or,» où Beaufort avait eu
-l'audace d'accrocher <i>l'Amour victorieux</i> (le nu si discuté de
-Bouguereau), Archer trouva Mrs Welland et sa fille près de la porte de
-la salle de bal. Quelques couples glissaient déjà sur le parquet
-luisant, et la lumière des bougies éclairait de tournoyantes jupes de
-tulle, des têtes virginales enguirlandées de modestes fleurs, les
-aigrettes audacieuses, les ornements étincelants des jeunes femmes, les
-plastrons raides et les gants glacés des danseurs.</p>
-
-<p>Prête à se joindre à eux, Miss Welland, ses muguets à la main (elle
-ne portait pas d'autre bouquet), se tenait à l'entrée de la salle de
-bal, le visage un peu pâle, les yeux brûlant d'une profonde animation.
-Un groupe de jeunes gens et de jeunes filles l'entourait. Ils
-échangeaient, avec force poignées de mains, des rires et des
-plaisanteries, auxquels Mrs Welland, qui se tenait d'un pas en arrière,
-accordait un regard d'approbation tempérée. Il était clair que Miss
-Welland annonçait ses fiançailles, tandis que sa mère adoptait l'air
-de condescendance et de regret qui convenait en la circonstance.</p>
-
-<p>Archer s'arrêta un moment. C'était sur son désir formel que la
-nouvelle était annoncée, et cependant ce n'était pas ainsi qu'il eût
-voulu faire connaître son bonheur. Le proclamer dans la cohue d'une
-salle de bal, c'était lui ravir le charme de l'intimité qui convient
-aux sentiments profonds. La joie du jeune homme était si sincère que
-cette superficielle profanation en laissait l'essence intacte, mais il
-aurait voulu que la surface même demeurât sans ombre. Ce lui fut une
-satisfaction de s'apercevoir que sa fiancée sentait comme lui. Elle lui
-jeta un regard suppliant qui disait: «Souvenez-vous que nous faisons
-cela parce que c'est bien.» Aucun appel n'aurait pu trouver dans son
-cœur un écho plus immédiat, mais il eût désiré que la nécessité
-d'annoncer si vite leurs fiançailles fût venue d'un motif autre que la
-défense de la pauvre Ellen Olenska.</p>
-
-<p>Dans le groupe qui entourait Miss Welland, on accueillit le jeune homme
-avec des sourires bienveillants, puis, ayant pris sa part des
-félicitations, il entraîna sa fiancée au milieu de la salle.</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, nous n'avons plus besoin de parler, dit-il en
-souriant de tout près aux yeux candides de la jeune fille, tandis qu'il
-s'élançait avec elle sur les flots rythmiques du <i>Danube bleu.</i></p>
-
-<p>Elle ne répondit pas: un sourire tremblait sur ses lèvres, mais ses
-yeux restèrent lointains et sérieux, comme fixés sur quelque douce
-vision.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chérie, murmura Archer en la pressant dans ses bras.</p>
-
-<p>Pour lui, les premières heures des fiançailles, même passées dans
-une salle de bal, avaient quelque chose de grave et de sacramentel.
-Quelle vie nouvelle il envisageait, avec cette blancheur, ce
-rayonnement, cette bonté, à ses côtés!</p>
-
-<p>La danse terminée, tous deux ils se dirigèrent, comme il convenait à
-des fiancés, vers le jardin d'hiver, et s'assirent derrière un grand
-écran d'arbustes exotiques. Newland porta à ses lèvres la main
-gantée de la jeune fille.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez, j'ai fait ce que vous m'avez demandé, dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je ne pouvais pas attendre, répondit-il en souriant. Puis,
-après un moment, il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Seulement, j'aurais désiré que ce ne fût pas dans tout ce
-bruit.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je sais.&mdash;Ils échangèrent un regard de compréhension
-mutuelle.&mdash;Mais, après tout, même ici, nous sommes seuls ensemble,
-n'est-ce pas? continua-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! bien-aimée, oui, toujours! s'écria Archer.</p>
-
-<p>Évidemment, elle comprendrait toujours: elle dirait toujours ce qu'il
-faudrait. Cette découverte fit déborder la coupe de sa félicité, et le
-jeune homme continua gaiement:</p>
-
-<p>&mdash;Mais je voudrais vous embrasser et je n'ose pas!</p>
-
-<p>Tout en parlant, il jeta un regard rapide autour de la serre, s'assura
-d'une solitude momentanée, et, attirant la jeune fille, il posa un
-léger baiser sur ses lèvres. Pour atténuer l'effet de cette audace,
-il la mena vers un endroit moins retiré du jardin d'hiver et,
-s'asseyant auprès d'elle, il prit une fleur de son bouquet. Ils
-restèrent silencieux, et l'avenir s'étendit à leurs pieds comme une
-vallée ensoleillée.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous annoncé nos fiançailles à Ellen? demanda-t-elle un
-moment après, parlant d'une voix de rêve.</p>
-
-<p>Se ressaisissant, Archer se rappela qu'il ne l'avait pas fait. Une
-invincible répugnance à parler d'un tel sujet avec l'étrangère avait
-arrêté les mots sur ses lèvres.</p>
-
-<p>&mdash;Non, après tout, je n'en ai pas eu l'occasion, dit-il,
-improvisant une excuse.</p>
-
-<p>May parut déçue, mais doucement résolue à obtenir gain de cause.</p>
-
-<p>&mdash;Hâtez-vous, alors, dit-elle, car je ne l'ai pas avertie.</p>
-
-<p>&mdash;Bien sûr. Mais n'est-ce pas plutôt à vous de lui parler?</p>
-
-<p>Elle réfléchit:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, si je l'avais fait au bon moment. Mais maintenant, je crois
-que vous devriez lui expliquer que je vous avais prié de lui annoncer la
-nouvelle avant que nous ne la disions à tout le monde. Elle pourrait
-croire que je l'ai oubliée. Vous comprenez, elle est de la famille, et
-comme elle a été si longtemps absente, il est naturel qu'elle soit un
-peu susceptible.</p>
-
-<p>Archer regarda la jeune fille avec enthousiasme.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, cher ange, je le lui dirai sûrement.&mdash;Il jeta un regard
-du côté de la salle de bal.&mdash;Mais je ne l'ai pas encore vue; est-ce
-qu'elle est là?</p>
-
-<p>Miss Welland secoua la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Non. Au dernier moment elle a renoncé à venir.</p>
-
-<p>&mdash;Au dernier moment? releva-t-il, trahissant sa surprise que la
-comtesse Olenska eût envisagé un instant de paraître au bal.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, elle adore danser, dit simplement la jeune fille, mais tout
-à coup, elle s'est avisée que sa robe n'était pas assez habillée, bien
-que nous la trouvions ravissante,&mdash;et ma tante a dû la remmener.</p>
-
-<p>&mdash;Tant pis! dit Archer, avec une insouciance joyeuse.</p>
-
-<p>Rien ne lui était plus agréable chez sa fiancée que la volonté de
-porter à la dernière limite ce principe fondamental de leur éducation
-à tous deux: l'obligation rituelle d'ignorer ce qui est déplaisant.
-«Elle sait aussi bien que moi, pensa-t-il, la vraie raison de l'absence
-de sa cousine; mais je ne lui laisserai jamais deviner que je sache
-qu'il y ait l'ombre d'une ombre sur la réputation de la pauvre Ellen.»</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="IV">IV</a></h4>
-
-
-<p>Le jour suivant fut consacré au cérémonial des fiançailles. Le rite
-était précis et inflexible: Newland Archer, accompagné de sa mère et
-de sa sœur, fit visite à Mrs Welland; puis, avec sa fiancée et sa
-future belle-mère, il se rendit chez Mrs Manson Mingott pour recevoir
-la bénédiction de l'aïeule.</p>
-
-<p>Pour le jeune homme, c'était toujours un incident amusant, qu'une
-visite chez Mrs Manson Mingott. L'habitation, en elle-même, était
-déjà un document historique, quoiqu'elle n'eût pas l'ancienneté de
-certaines vieilles maisons de famille de University Place ou du bas de
-la Cinquième Avenue. Celles-ci étaient du plus pur 1820, avec un
-mobilier d'une harmonie sévère, tapis aux guirlandes de grosses roses,
-meubles de palissandre, cheminées cintrées en marbre noir, grandes
-bibliothèques vitrées. Au contraire, la vieille Mrs Manson Mingott,
-dans sa maison de construction plus récente, avait hardiment rejeté le
-lourd mobilier de sa jeunesse, mariant aux anciens meubles du
-XVIII<sup>e</sup> siècle qui lui venaient des Mingott la frivole décoration
-du second Empire. Elle se tenait habituellement dans son petit salon du
-rez-de-chaussée, installée près de la fenêtre, comme pour attendre
-tranquillement que le flot de la vie mondaine, gagnant son quartier,
-déferlât jusqu'à ses portes. Sa patience égalait la certitude où
-elle était que bientôt les terrains à bâtir, les carrières, les
-bistros, les misérables potagers avec leurs serres délabrées, et les
-rochers d'où quelques chèvres mélancoliques considéraient ce triste
-tableau, disparaîtraient dans le surgissement de résidences aussi
-somptueuses que la sienne, et que les gros pavés sur lesquels les
-omnibus cahotaient avec fracas seraient remplacés par un asphalte uni
-comme celui dont se revêtaient, disait-on, les rues de Paris. En
-attendant, elle ne souffrait pas de son isolement. Tous ceux qu'elle
-désirait voir allaient à elle et, sans corser le maigre menu de ses
-dîners, elle attirait dans ses salons autant de monde que les Beaufort.</p>
-
-<p>L'avalanche de graisse qui l'avait envahie dans son âge mûr, comme un
-flot de lave submergeant une ville, avait changé la petite femme
-potelée, au pied fin, à la cheville cambrée, en quelque chose d'aussi
-vaste et majestueux qu'un phénomène de la nature. Elle avait accepté
-cette submersion avec philosophie, comme toutes ses autres épreuves, et
-maintenant, dans l'extrême vieillesse, son miroir lui offrait
-l'agréable image d'une masse blanche et rose sans rides, d'où
-émergeaient les traits d'un visage mignon qui semblait attendre d'être
-dégagé de ce bloc de chair. Une succession lisse de doubles mentons
-conduisait jusqu'aux profondeurs d'une poitrine encore nacrée, voilée
-de neigeuses mousselines sur lesquelles reposait la miniature de feu Mr
-Mingott; tandis qu'autour d'elle, et jusqu'à ses pieds, débordant des
-bras d'un spacieux fauteuil, s'écroulaient des vagues et des vagues de
-gros grain noir, sur la crête desquelles deux petites mains blanches se
-balançaient comme des mouettes.</p>
-
-<p>Depuis longtemps, le fardeau de son embonpoint avait rendu impossible à
-Mrs Mingott l'usage des escaliers et, avec son esprit d'indépendance,
-elle avait mis ses appartements de réception à l'étage supérieur et
-s'était établie,&mdash;violant toutes les habitudes de New-York,&mdash;au
-rez-de-chaussée de sa maison. Ainsi, quand on se trouvait près d'elle,
-devant la fenêtre de son boudoir, on avait, dans l'ouverture d'une
-portière de damas jaune, la perspective inattendue d'une chambre à
-coucher avec un immense lit tapissé comme un divan, et une table de
-toilette enguirlandée de dentelles. Les visiteurs étaient étonnés et
-quelque peu scandalisés par cet arrangement. Ne rappelait-il pas à de
-pudiques Américains certaines scènes de romans français où la
-galanterie est presque suggérée par le décor? C'était donc ainsi que
-s'installaient, dans les vieilles sociétés libertines, les femmes du
-monde qui avaient des amants!</p>
-
-<p>Newland Archer, dont l'imagination situait les scènes d'amour de
-<i>Monsieur de Camors</i>, dans la chambre à coucher de Mrs Mingott,
-s'amusait du contraste entre un tel souvenir et la vie irréprochable de
-la vieille dame; mais il se disait, non sans admiration, que, s'il avait
-plu à cette femme intrépide d'avoir un amant, elle se le serait offert
-sans l'ombre d'hésitation.</p>
-
-<p>À la satisfaction générale, la comtesse Olenska n'avait pas assisté
-à la visite des fiancés. Mrs Mingott expliqua qu'elle était sortie:
-ce qui, par un soleil resplendissant et à l'heure mondaine, sembla un
-peu osé de la part d'une femme compromise. En tout cas, elle épargnait
-aux jeunes gens l'embarras de sa présence, et l'ombre légère que son
-malheureux passé aurait pu projeter sur leur radieux avenir. Comme on
-pouvait s'y attendre, la visite se passa sans nuage. La vieille Mrs
-Mingott se montrait enchantée des fiançailles, qui, depuis longtemps
-prévues par des parents avertis, avaient été discutées en conseil de
-famille; et la bague de fiançailles, un gros saphir monté sur
-d'invisibles griffes, eut toute son approbation.</p>
-
-<p>&mdash;C'est la nouvelle monture, qui laisse à la pierre toute sa
-beauté, mais qui paraît un peu nue à des yeux accoutumés à la vieille mode,
-expliqua Mrs Welland, avec un coup d'œil conciliant du côté de son
-futur gendre.</p>
-
-<p>&mdash;Des yeux accoutumés à la vieille mode?... J'espère que vous
-n'entendez pas parler des miens, ma chère. J'aime toutes les
-nouveautés, dit l'aïeule, en levant la pierre vers ses petits yeux
-brillants qui n'avaient jamais connu de lunettes.&mdash;Très distinguée!
-dit-elle, c'est un beau bijou! De mon temps, on se serait contenté d'un
-camée entouré de perles. Mais c'est la main qui fait valoir la bague,
-n'est-ce pas, mon cher Mr Archer?&mdash;Elle balança une de ses petites
-mains aux doigts effilés, dont des plis de vieille graisse encerclaient
-les poignets comme des bracelets d'ivoire.&mdash;La mienne a été modelée
-à Rome par le célèbre Ferrigiani. Vous devriez faire faire celle de
-May. Il n'y manquera pas, ma petite. Elle a la main grande, mais
-blanche; les sports modernes épaississent les jointures. Et à quand le
-mariage? s'interrompit-elle, en regardant Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! murmura Mrs Welland, pendant que le jeune homme, souriant à
-sa fiancée, répondait: Le plus tôt possible, si vous voulez bien
-m'appuyer, chère Madame.</p>
-
-<p>&mdash;Nous devons leur donner le temps de se connaître un peu mieux,
-tante Catherine, interposa Mrs Welland, affectant une hésitation de
-convenance.</p>
-
-<p>L'aïeule répondit vivement:</p>
-
-<p>&mdash;Se connaître? Quelle plaisanterie! Tout le monde à New-York a
-toujours connu tout le monde. Laissez-le faire, ma chère; n'attendez
-pas que le vin ait perdu sa mousse. Chaque hiver maintenant, je risque
-une pneumonie, et je veux donner le repas de noces.</p>
-
-<p>Ces déclarations successives furent accueillies avec les sourires et
-les protestations qui convenaient, et la visite se terminait sur un ton
-de douce plaisanterie quand la porte s'ouvrit devant la comtesse
-Olenska. Elle entra en chapeau et en costume de ville, suivie,&mdash;à
-l'étonnement de tout le monde,&mdash;par Julius Beaufort.</p>
-
-<p>Les dames s'exprimèrent mutuellement leur plaisir, et Mrs Mingott
-tendit au banquier la main modelée par Ferrigiani.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Beaufort! voilà une rare faveur!</p>
-
-<p>Elle avait l'habitude exotique d'appeler les gens par leur nom de
-famille.</p>
-
-<p>&mdash;Merci. C'est une faveur que je voudrais vous faire plus souvent,
-dit le banquier de son ton d'arrogance habituelle. Je suis généralement
-très pris à cette heure-ci; mais j'ai rencontré la comtesse Ellen
-dans Madison Square, et elle a été assez aimable pour me permettre de
-l'accompagner.</p>
-
-<p>&mdash;J'espère que la maison sera plus gaie, maintenant qu'Ellen est
-ici, s'écria Mrs Mingott avec une superbe audace. Asseyez-vous,
-asseyez-vous, Beaufort. Approchez le fauteuil. À présent, je vous
-tiens, et nous pouvons potiner à notre aise. J'ai su que votre bal
-était magnifique, et j'ai très bien compris que vous ayez invité Mrs
-Lemuel Struthers. Ma foi, je serais curieuse de la connaître.</p>
-
-<p>Elle avait oublié ses parents, qui se dirigeaient vers l'antichambre
-sous la conduite d'Ellen Olenska. La vieille Mrs Mingott avait toujours
-professé une grande admiration pour Julius Beaufort; ils se
-ressemblaient par une certaine similitude dans leurs manières
-dominatrices et par les raccourcis qu'ils faisaient à travers les
-grands chemins des conventions. En ce moment, elle désirait vivement
-savoir ce qui avait décidé les Beaufort à inviter pour la première
-fois Mrs Lemuel Struthers, la veuve du richissime fabricant de cirage.
-Celle-ci était revenue l'année précédente d'un long séjour
-initiateur en Europe, décidée à faire le siège de la petite
-citadelle fermée qu'était la société de New-York.</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement, si vous et Regina l'invitez, la question ne se
-pose plus. C'est vrai, nous avons besoin de sang et d'argent nouveaux; et
-on dit qu'elle est encore très bien, dit la vieille dame carnivore.</p>
-
-<p>Dans le hall, pendant que Mrs Welland et May s'enveloppaient dans leurs
-fourrures, Archer s'aperçut que la comtesse Olenska le regardait avec
-un sourire où se lisait une interrogation discrète.</p>
-
-<p>&mdash;Sûrement, vous savez déjà la nouvelle, dit-il, répondant à ce
-regard en riant d'un air confus. May m'a reproché de ne pas vous
-l'avoir apprise hier à l'Opéra. Elle m'avait recommandé de vous
-annoncer nos fiançailles; mais je n'ai pas pu, dans cette foule.</p>
-
-<p>Le sourire de la comtesse Olenska, de ses yeux descendit à ses lèvres.
-Elle parut plus jeune, plus pareille à cette Ellen Mingott, brune et
-hardie, sa camarade d'autrefois.</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement je sais... je vous félicite et je vous excuse. On
-n'annonce pas ces choses-là dans une foule.</p>
-
-<p>Les dames étaient sur le seuil de la porte et la Comtesse leur tendit
-la main.&mdash;Adieu. Venez me voir un jour, dit-elle en s'adressant
-brusquement à Archer.</p>
-
-<p>Dans la voiture, en descendant la Cinquième Avenue, ils parlèrent de
-Mrs Mingott, de son âge, de son esprit, de toutes ses étonnantes
-originalités, mais personne ne fit allusion à Ellen Olenska. Archer
-savait cependant que Mrs Welland pensait: «C'est une erreur qu'Ellen
-commet de se promener, le lendemain de son arrivée, avec Julius
-Beaufort dans la Cinquième Avenue à l'heure de la foule élégante.»
-Et le jeune homme lui-même ajoutait mentalement: «Elle devrait savoir
-qu'un fiancé ne passe pas son temps chez les dames; mais c'est
-probablement comme ça que ça se passe dans le monde où elle a vécu,
-et où on n'a pas autre chose à faire.» Et, en dépit des goûts
-cosmopolites dont il se piquait, Newland remercia le ciel d'être un
-citoyen de New-York, et sur le point de s'allier à une jeune fille de
-son espèce.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="V">V</a></h4>
-
-
-<p>Le lendemain soir, le vieux Sillerton Jackson vint dîner chez les
-Archer.</p>
-
-<p>Mrs Archer, personne timide et retirée du monde, aimait néanmoins à,
-être bien informée de ce qui s'y passait. Mr Sillerton Jackson
-appliquait à l'investigation des affaires d'autrui une passion de
-collectionneur et une science de naturaliste. Il vivait avec sa sœur,
-Miss Sophy Jackson, qu'on invitait, à défaut de son frère, quand on
-ne pouvait pas mettre la main sur lui, et qui lui rapportait ainsi des
-bribes de menus racontars qui remplissaient quelquefois utilement les
-vides de ses informations.</p>
-
-<p>Quand Mrs Archer désirait un renseignement, elle demandait à Mr
-Jackson de venir dîner; et, comme elle honorait peu de personnes de ses
-invitations, et qu'elle et Janey formaient un excellent auditoire, Mr
-Jackson acceptait presque toujours, au lieu d'envoyer sa sœur. S'il
-avait pu dicter ses conditions, il aurait choisi un soir où Newland
-était sorti... non par manque de sympathie pour le jeune homme, (ils
-s'entendaient merveilleusement à leur cercle), mais parce que le vieux
-conteur sentait quelquefois, chez Newland, une tendance à peser ses
-témoignages que les dames de la famille n'accusaient jamais.</p>
-
-<p>Si la perfection pouvait exister sur la terre, Mr Jackson aurait
-demandé aussi que la chère fût un peu meilleure chez Mrs Archer. Mais
-de mémoire d'homme, New-York était divisé en deux grands groupes
-fondamentaux: celui des Mingott, des Manson, et tout leur clan, qui
-appréciait l'élégance, la bonne table et le luxe, et la tribu des
-Archer, Newland, Van der Luyden, qui, eux, s'intéressaient aux voyages,
-à l'horticulture, à la lecture des romans sérieux, et affectaient de
-mépriser les jouissances matérielles.</p>
-
-<p>On ne pouvait pas tout avoir. Quand on dînait chez les Lovell Mingott,
-on dégustait du canard sauvage apprêté à la Maryland, du terrapin et
-des vins de crû: chez Adeline Archer on parlait de voyages en Suisse et
-des romans de Hawthorne. Aussi, quand un amical appel venait de Mrs
-Archer, Mr Jackson disait-il à sa sœur: «J'ai ressenti un peu de
-goutte depuis mon dernier dîner chez les Lovell Mingott, il sera bon
-pour moi de me mettre à la diète chez Adeline. «Heureusement, du
-reste, le vin de Madère des Archer avait «fait le tour du Cap.»</p>
-
-<p>Mrs Archer, veuve depuis longtemps, habitait avec son fils et sa fille
-dans la Vingt-huitième rue. Le deuxième étage de sa maison était
-consacré à Newland, et les deux femmes s'étaient resserrées dans les
-pièces du premier. En parfaite harmonie de goûts et d'intérêts,
-elles cultivaient dans des petites serres sur le rebord de leurs
-fenêtres des fougères rapportées de leurs voyages, faisaient «du
-macramé» et de la tapisserie, collectionnaient la faïence lustrée
-«coloniale,» et lisaient les romans de Ouida, dont elles goûtaient
-l'atmosphère italienne et la description des paysans, quoiqu'en
-général elles préférassent les romans mondains où il s'agissait de
-«gens comme il faut.» Elles parlaient sévèrement de Dickens, qui
-n'avait jamais su peindre un «gentleman,» et considéraient Thackeray
-moins à l'aise dans le grand monde que Bulwer,&mdash;qui cependant,
-commençait à se démoder.</p>
-
-<p>Au cours de leurs voyages à l'étranger, Mrs et Miss Archer
-recherchaient et admiraient surtout les paysages: elles considéraient
-l'architecture et la peinture comme des sujets réservés aux hommes,
-aux lettrés qui lisaient Ruskin. Mrs Archer était née Newland, et la
-mère et la fille, qui se ressemblaient comme deux sœurs, étaient,
-disait-on, de vraies Newland, toutes deux pâles, légèrement
-voûtées, avec de longs nez, d'aimables sourires, et la distinction, la
-langueur de certains portraits de Reynolds. Leur ressemblance eût été
-complète, si l'embonpoint de l'âge mûr n'avait tendu le corsage de
-satin broché noir de Mrs Archer, tandis que les popelines brunes et
-violettes de Miss Archer pendaient, à mesure que s'écoulaient les
-années, plus mollement sur ses formes virginales. Newland se rendait
-bien compte, pourtant, qu'au point de vue de leur mentalité, la
-ressemblance était moins complète que ne le faisaient croire leurs
-manières si exactement semblables. L'habitude de vivre ensemble dans
-une étroite intimité leur avait donné le même vocabulaire,
-l'habitude de commencer leurs phrases par: «Maman trouve,» ou: «Janey
-est d'avis,» selon que l'une ou l'autre désirait émettre une opinion
-personnelle. Mais, tandis que la sereine quiétude de Mrs Archer se
-reposait facilement dans ce qui était accepté et familier, Janey
-était sujette à des envolées inattendues qui montaient de sources
-romanesques depuis toujours comprimées.</p>
-
-<p>La mère et la fille s'adoraient et vénéraient leur fils et frère.
-Archer les aimait avec tendresse, et l'admiration qu'elles lui
-prodiguaient, et dont il jouissait, désarmait en lui toute critique.
-Après tout, se disait-il, c'était une bonne chose pour un homme que
-d'exercer chez lui une autorité incontestée, même si, dans son for
-intérieur, il lui arrivait de la discuter lui-même.</p>
-
-<p>Dans cette occasion, le jeune homme savait parfaitement que Mr Jackson
-aurait préféré le voir dîner dehors; mais il avait ses raisons
-personnelles pour rester.</p>
-
-<p>Mr Jackson voulait sans doute parler d'Ellen Olenska, et naturellement,
-Mrs Archer et Janey brûlaient de savoir ce qu'il avait à en dire. Tous
-les trois seraient gênés par la présence de Newland, maintenant que
-ses projets d'alliance avec le clan Mingott étaient connus, et de voir
-comment ils se tireraient de la difficulté intriguait et amusait le
-jeune homme.</p>
-
-<p>D'abord, ils tournèrent autour de la question, en parlant de Mrs Lemuel
-Struthers.</p>
-
-<p>&mdash;Il est regrettable que les Beaufort l'aient invitée, commença
-doucement Mrs Archer, mais Regina subit toujours l'influence de son
-mari, et Beaufort...</p>
-
-<p>&mdash;Certaines nuances échappent à Beaufort, dit Mr Jackson, en
-inspectant l'alose et se demandant pour la millième fois pourquoi la
-cuisinière de Mrs Archer calcinait toujours ses grillades.</p>
-
-<p>Newland, qui se faisait depuis longtemps la même question, connaissait
-bien chez son vieil ami cette expression mélancolique.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! bien entendu, Beaufort est un homme vulgaire, reprit Mrs
-Archer; mon grand-père Newland disait souvent à ma mère: «Quoi que vous
-fassiez, ne permettez jamais que ce Beaufort soit présenté à vos
-filles.» Mais, en tout cas, il a le mérite d'être lié avec des gens
-du monde, en Angleterre aussi, dit-on. Tout cela est incompréhensible.</p>
-
-<p>Elle s'arrêta, jetant un coup d'œil à Janey. Elle et Janey
-connaissaient tous les détails du mystère Beaufort, mais en public Mrs
-Archer persistait à prétendre que le sujet n'était pas convenable
-pour les jeunes filles.</p>
-
-<p>&mdash;Mais cette Mrs Struthers, qui dites-vous qu'elle est,
-Sillerton?</p>
-
-<p>&mdash;Elle sort d'une mine, ou plutôt d'une buvette de mineurs. Puis,
-elle a fait une tournée de «tableaux vivants» en Nouvelle-Angleterre, et
-lorsque la police s'en est mêlée, elle s'est mise avec...</p>
-
-<p>Mr Jackson, à son tour, regarda Janey, dont les larges paupières
-commencèrent à battre. Tout cela était nouveau pour elle.</p>
-
-<p>&mdash;Et puis, poursuivait Mr Jackson (pourquoi permettait-on au maître
-d'hôtel de couper les concombres avec un couteau d'acier?), et puis,
-vint Lemuel Struthers. Il paraît que son agent de publicité s'est
-servi de la tête de la jeune femme pour ses affiches de cirage. Vous
-savez qu'elle a des cheveux très noirs, genre égyptien. En tout cas,
-Struthers a fini par l'épouser.</p>
-
-<p>La manière dont Mr Jackson faisait valoir chaque syllabe de cette
-phrase contenait un monde d'insinuations.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! au point où nous en sommes aujourd'hui, cela n'a pas
-d'importance! dit Mrs Archer avec indifférence.</p>
-
-<p>En ce moment, pour les dames, l'intérêt n'était pas là: le sujet
-d'Ellen Olenska était trop nouveau, trop passionnant pour ne pas les
-absorber toutes. En réalité, le nom de Mrs Struthers avait été
-lancé dans la conversation uniquement pour permettre à Mrs Archer
-d'ajouter:&mdash;Et la nouvelle cousine de Newland était au bal?</p>
-
-<p>Il y avait une petite pointe d'ironie dans l'allusion à son fils.
-Archer le comprenait et s'y attendait. Mrs Archer, qui donnait rarement
-une entière approbation aux événements de ce bas monde, trouvait les
-fiançailles de son fils parfaitement satisfaisantes. Elle en était
-particulièrement heureuse «à cause de cette affaire absurde avec Mrs
-Rushworth,» avait-elle confié à Janey, faisant allusion à ce qui
-semblait encore à Newland une affreuse tragédie, dont son âme
-garderait toujours le souvenir et la blessure. Il n'y avait à aucun
-point de vue de meilleur parti à New-York que May Welland. Bien
-entendu, un tel mariage n'apportait à Newland que ce qu'il était en
-droit d'espérer; mais les jeunes gens sont si sots et si
-déconcertants, et certaines femmes tellement séduisantes et dénuées
-de scrupules, que c'était un miracle de voir son fils doubler
-victorieusement le Cap des Sirènes pour entrer dans le port d'un
-mariage irréprochable.</p>
-
-<p>Tout cela, Mrs Archer le sentait, et son fils savait qu'elle le sentait,
-mais il comprenait aussi qu'elle avait été troublée par l'annonce
-prématurée des fiançailles, ou plutôt par la raison qui l'avait
-dictée; c'est pourquoi, étant après tout un maître tendre et
-indulgent, il était resté à la maison ce soir-là.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas que je critique l'esprit de corps des Mingott; mais
-je ne vois pas pourquoi les fiançailles de Newland seraient mêlées aux
-faits et gestes de «cette Olenska,» se plaignait Mrs Archer à Janey,
-seul témoin des légers écarts qui se produisaient dans la parfaite
-urbanité de sa mère.</p>
-
-<p>Chez Mrs Welland, son attitude avait été parfaite (en fait de belle
-tenue, personne ne la surpassait), mais Newland savait,&mdash;et sa fiancée
-l'avait sûrement deviné,&mdash;que tout le temps de la visite la mère et
-la fille étaient sur le «qui-vive,» dans l'attente d'une intrusion
-possible de M<sup>me</sup> Olenska, et quand ils eurent pris congé, Mrs
-Archer s'était permis de dire à son fils: J'ai été contente qu'Augusta fût
-seule à nous recevoir.</p>
-
-<p>Ces manifestations de trouble intérieur trouvaient Newland d'autant
-plus sensible qu'il était lui-même d'avis que les Mingott étaient
-allés un peu loin. Cependant, comme les règles de leur code
-s'opposaient à ce que la mère et le fils fissent allusion au sujet qui
-les préoccupait, Archer avait simplement répondu: «il faut passer par
-la période des réunions de famille quand on va se marier. Le mieux est
-de s'en débarrasser le plus vite possible.» Et sa mère s'était
-contentée de serrer un peu les lèvres sous le voile en dentelle qui
-tombait de sa capote en velours gris, garnie de raisins givrés.</p>
-
-<p>Sa revanche, Archer le savait, sa revanche légitime, serait, ce
-soir-là, de faire jaser Mr Jackson sur la comtesse Olenska, et lui,
-Archer, ayant fait son devoir en public comme futur parent des Mingott,
-ne voyait aucun inconvénient à entendre discuter sur la dame dans
-l'intimité, encore que le sujet commençât de l'ennuyer.</p>
-
-<p>Mr Jackson avait pris une tranche de filet tiède que le maître-d'hôtel
-lui avait servi d'un air morose et sceptique, et avait refusé
-la sauce aux champignons après l'avoir flairée imperceptiblement.
-Il paraissait découragé, affamé, et Archer fit la réflexion que,
-probablement, il finirait son repas sur Ellen Olenska. Mr Jackson se
-renversa sur sa chaise et regarda les portraits des Archer, Newland
-et Van der Luyden, dans leurs cadres sombres sur les murs sombres.</p>
-
-<p>&mdash;Comme votre grand-père Archer prenait plaisir à un bon dîner, mon
-cher Newland! dit-il, les yeux sur le portrait d'un jeune homme dodu, à
-poitrine bombée, cravate haute et habit bleu, qui se détachait entre
-les colonnes blanches d'une maison de campagne. Eh bien! Eh bien!
-continua-t-il, je voudrais savoir ce qu'il aurait dit de tous ces
-mariages étrangers.</p>
-
-<p>Mrs Archer ne releva pas cette allusion à la cuisine ancestrale,
-et Mr Jackson ajouta délibérément: «Non, elle n'était pas au bal.»</p>
-
-<p>&mdash;Ah! murmura Mrs Archer d'un ton qui voulait dire: «Elle a eu cette
-décence.»</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être les Beaufort ne la connaissent-ils pas, suggéra Janey
-avec une malice naïve.</p>
-
-<p>Mr Jackson fît claquer sa langue, comme s'il goûtait un invisible
-madère.</p>
-
-<p>&mdash;Mrs Beaufort, peut-être; mais Beaufort la connaît certainement,
-car tout New-York a pu la voir cet après-midi, remontant avec lui
-la Cinquième Avenue.</p>
-
-<p>&mdash;Miséricorde! murmura Mrs Archer, s'apercevant évidemment qu'il
-était vain d'expliquer par de la délicatesse les faits et gestes
-des étrangers.</p>
-
-<p>&mdash;Porte-t-elle un chapeau rond ou une capote dans l'après-midi?
-hasarda Janey. Je sais qu'à l'Opéra elle avait une robe de velours
-foncé sans garnitures, et tout à fait plate, comme une chemise de nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Janey! dit sa mère, et Miss Archer rougit en essayant de prendre
-un air assuré.</p>
-
-<p>&mdash;En tout cas, c'était de meilleur goût de ne pas aller au bal,
-continua Mrs Archer.</p>
-
-<p>Un esprit pervers poussa son fils à expliquer:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne crois pas que ce soit pour elle une question de tact; May
-m'avait dit qu'elle devait y aller, mais que la robe en question
-n'était pas assez brillante pour le bal.</p>
-
-<p>Mrs Archer sourit, voyant sa pensée confirmée.</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre Ellen! fit-elle, ajoutant avec compassion:&mdash;Il faut
-tenir compte de l'éducation excentrique que lui a donnée Medora Manson.
-Qu'attendre d'une jeune fille à qui on a permis de porter une robe de
-satin noir le soir de son premier bal?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! je me la rappelle bien dans cette robe! dit Mr Jackson, et il
-ajouta:&mdash;Pauvre fille! du ton d'un homme qui, tout en se plaisant au
-souvenir de cette vision, comprenait ce qu'il en fallait augurer.</p>
-
-<p>&mdash;C'est étrange, remarqua Janey, qu'elle ait gardé un vilain nom
-comme Ellen. Je l'aurais changé pour Élaine.</p>
-
-<p>Elle promena son regard autour de la table pour juger l'effet de
-ses paroles.</p>
-
-<p>Son frère se mit à rire:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi Élaine?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas: c'est plus polonais, plus frappant...</p>
-
-<p>&mdash;Plus frappant? Ce ne doit pas être précisément ce qu'elle désire!
-dit Mrs Archer d'un ton un peu hautain.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pas? demanda son fils, soudain discuteur. Pourquoi ne se
-ferait-elle pas remarquer si c'est son bon plaisir? Pourquoi se
-dissimulerait-elle comme une femme déshonorée? Elle est «la pauvre
-Ellen,» parce qu'elle a eu la mauvaise chance de faire un détestable
-mariage; mais je ne vois pas que ce soit une raison pour se couvrir la
-tête de cendres, comme si c'était elle qui fût coupable.</p>
-
-<p>&mdash;Je suppose, dit posément Mr Jackson, que c'est le point de vue
-qu'adoptent les Mingott.</p>
-
-<p>Le jeune homme rougit.</p>
-
-<p>&mdash;Mon avis ne dépend pas du leur, si c'est cela que vous voulez
-dire, monsieur. M<sup>me</sup> Olenska a mené une existence malheureuse,
-cela ne la met pas hors la loi.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a certaines histoires, commença Mr Jackson, jetant un coup
-d'œil du côté de Janey.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je sais, le secrétaire! releva le jeune homme. (Ne soyez pas
-absurde, mère, Janey n'est pas une enfant.) On dit, n'est-ce pas?
-continua-t-il, que le secrétaire l'a aidée à quitter son butor de
-mari, qui la tenait, pour ainsi dire, prisonnière? Eh bien! après?
-J'espère qu'il n'y a pas un homme parmi nous qui n'en ferait autant.</p>
-
-<p>Mr Jackson jeta par-dessus son épaule un coup d'œil au morose
-maître d'hôtel, pour demander:</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être, cette sauce, après tout..., seulement un petit
-peu.</p>
-
-<p>Puis, s'étant servi, il remarqua:</p>
-
-<p>&mdash;On m'a dit qu'elle cherchait une maison. Elle a l'intention de
-s'établir ici.</p>
-
-<p>&mdash;Il paraît qu'elle a demandé le divorce, dit Janey,
-audacieuse.</p>
-
-<p>&mdash;J'espère qu'elle l'obtiendra! fît Archer.</p>
-
-<p>Le mot était tombé comme une bombe dans la paisible salle à manger.
-Mrs Archer arqua ses sourcils délicats, d'une manière qui signifiait:
-«Le maître-d'hôtel!» et le jeune homme, comprenant, se mit à
-raconter sa visite à la vieille Mrs Mingott.</p>
-
-<p>Après le dîner, selon la coutume de la maison, Mrs Archer et Janey
-montèrent, en traînant derrière elles leurs longues draperies de
-soie, jusqu'au salon d'en haut, tandis que les messieurs restaient en
-bas pour fumer. Sous la lampe coiffée d'un globe gravé, se faisant
-face, de part et d'autre d'une table à ouvrage en bois de rose, elles
-se mirent à travailler chacune à un bout d'une bande de tapisserie
-destinée au futur salon de la jeune Mrs Newland Archer.</p>
-
-<p>Pendant que ce rite s'accomplissait, Newland installait Mr Jackson dans
-un fauteuil près du feu, dans la bibliothèque gothique, et lui tendait
-un cigare. Mr Jackson s'enfonça dans le fauteuil avec satisfaction. Il
-alluma le cigare sans défiance; c'était Newland qui les pourvoyait de
-cigares. Étendant devant le feu ses maigres chevilles, il dit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous prétendez que le secrétaire l'a simplement aidée à s'enfuir?
-Mon cher, c'est entendu; mais il l'y aidait encore un an plus tard, car
-quelqu'un les a rencontrés vivant ensemble à Lausanne.</p>
-
-<p>&mdash;Vivant ensemble? Eh bien! pourquoi pas? Qui a le droit de refaire
-sa vie, si ce n'est elle? Je suis écœuré de l'hypocrisie qui veut
-enterrer vivante une jeune femme parce que son mari lui préfère des
-cocottes.</p>
-
-<p>Il se retourna avec colère, allumant son cigare.</p>
-
-<p>&mdash;Les femmes devraient être libres, aussi libres que nous le
-sommes, déclara-t-il, faisant une découverte dont il ne pouvait, dans son
-irritation, mesurer les redoutables conséquences.</p>
-
-<p>Mr Sillerton Jackson se rapprocha encore du feu et fît entendre un
-sifflotement sardonique.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! dit-il après une pause, Olenski partage évidemment
-votre manière de voir, car je n'ai jamais entendu dire qu'il ait fait le
-moindre effort pour ravoir sa femme.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="VI">VI</a></h4>
-
-
-<p>Après que Mr Jackson eut pris congé, et que les dames furent montées
-se coucher, Newland Archer regagna son cabinet au deuxième étage. Une
-main vigilante avait, comme de coutume, entretenu le feu, préparé la
-lampe. La chambre, avec ses rangées de livres, ses murs où pendaient
-des reproductions de tableaux célèbres, sa cheminée drapée de
-velours rouge et garnie de statuettes d'escrimeurs, était accueillante
-et intime.</p>
-
-<p>Comme il se laissait choir dans son fauteuil près du feu, son regard
-tomba sur une grande photographie de May Welland, que la jeune fille lui
-avait donnée aux premiers jours de leur idylle, et qui remplaçait
-maintenant sur son bureau tous les autres portraits féminins dont il
-avait jadis été orné. Avec une sorte de terreur respectueuse il
-contempla le front pur, les yeux sérieux, la bouche innocente et gaie
-de la jeune créature qui allait lui confier son âme. Ce produit
-redoutable du système social dont il faisait partie, et auquel il
-croyait, la jeune fille qui, ignorant tout, espérait tout, lui
-apparaissait maintenant comme une étrangère. Encore une fois, il se
-rendit compte que le mariage n'était pas le séjour dans un port
-tranquille, mais un voyage hasardeux sur de grandes mers.</p>
-
-<p>Le cas de la comtesse Olenska avait troublé en lui de vieilles
-convictions traditionnelles. Son exclamation: «Les femmes doivent être
-libres, aussi libres que nous,» avait touché à la racine d'un
-problème considéré dans son monde comme inexistant. Il savait que les
-femmes «bien élevées,» si lésées qu'elles fussent dans tous leurs
-droits, ne revendiqueraient jamais le genre de liberté auquel il
-faisait allusion; et les hommes se trouvaient, dans la chaleur de
-l'argumentation, d'autant plus disposés à la leur accorder. De telles
-générosités verbales n'étaient qu'un plaisant déguisement des
-inexorables conventions qui réglementaient le milieu où il vivait.
-Néanmoins, il serait tenu à défendre, chez la cousine de sa fiancée,
-une liberté que jamais il n'accorderait à sa femme, si un jour elle
-venait à la revendiquer. Le dilemme ne se présenterait évidemment
-jamais, puisqu'il n'était pas un grand seigneur débauché, ni May une
-sotte comme la pauvre Gertrude Lefferts. Mais Newland Archer se
-représentait aisément que le lien entre lui et May pourrait se
-relâcher pour des raisons plus subtiles, mais non moins profondes. Que
-savaient-ils vraiment l'un de l'autre, puisqu'il était de son devoir,
-à lui, en galant homme, de cacher son passé à sa fiancée, et à
-celle-ci de n'en pas avoir? Qu'arriverait-il si un jour, pour des causes
-imprévues, ils en venaient à ne plus se comprendre, à se lasser, à
-s'irriter mutuellement? Passant en revue, parmi les ménages de ses
-amis, ceux qu'on disait heureux, il n'en trouva pas un qui réalisât
-même de loin la camaraderie tendre et passionnée qu'il imaginait dans
-une intimité permanente avec May Welland. Il comprit que cet idéal de
-bonheur supposerait de sa part, à elle, une expérience, une
-adaptabilité d'esprit, une liberté de jugement, que son éducation lui
-avait soigneusement refusées; et il frissonna en songeant qu'un jour
-leur union, comme tant d'autres, pourrait se réduire à une morne
-association d'intérêts matériels, soutenue par l'ignorance d'un
-côté et l'hypocrisie de l'autre. Lawrence Lefferts se présentait à
-son esprit comme étant le mari qui avait le mieux réussi à tirer de
-ce genre d'association tous les bénéfices qu'il comportait. Devenu le
-grand-prêtre du bon ton, il avait si bien façonné sa femme à sa
-convenance que, malgré ses liaisons affichées, elle se plaignait en
-souriant du «puritanisme de Lawrence,» et baissait pudiquement les
-yeux quand on faisait allusion devant elle aux deux ménages de Julius
-Beaufort.</p>
-
-<p>Archer se dit qu'il n'était pas un grand imbécile comme Larry
-Lefferts, ni May une oie blanche comme la pauvre Gertrude; mais s'ils
-étaient plus intelligents, ils avaient pourtant les mêmes principes.
-En réalité, ils vivaient tous dans un monde fictif, où personne
-n'osait envisager la réalité, ni même y penser. Ainsi, Mrs Welland,
-qui savait parfaitement pourquoi Archer la pressait d'annoncer ses
-fiançailles chez les Beaufort, et qui n'attendait rien moins du jeune
-homme, avait fait semblant de s'y opposer, et de n'agir que contrainte
-et forcée.</p>
-
-<p>La jeune fille, centre de ce système de mystification soigneusement
-élaboré, se trouvait être, par sa franchise et sa hardiesse même,
-une énigme encore plus indéchiffrable. Elle était franche, la pauvre
-chérie, parce qu'elle n'avait rien à cacher: confiante, parce qu'elle
-n'imaginait pas avoir à se garder; et sans autre préparation, elle
-devait être plongée, en une nuit, dans ce qu'on appelait «les
-réalités de la vie.»</p>
-
-<p>Newland était sincèrement, mais paisiblement, épris. Il se délectait
-dans la beauté radieuse de sa fiancée, sa santé exubérante, son
-adresse au tennis et à cheval. Sous sa direction, elle s'était même
-essayée à la lecture, et déjà elle était assez avancée pour se
-moquer avec lui de la fade sentimentalité des <i>Idylles</i> de Tennyson,
-mais non pour goûter la beauté d'<i>Ulysse</i> et des <i>Lotophages.</i>
-Elle était droite, fidèle et vaillante, et Archer s'imaginait même qu'elle
-possédait le sens de l'ironie, puisqu'elle ne manquait jamais de rire
-à ses plaisanteries. Enfin, il croyait deviner, dans cette nature
-innocente et fraîche, une ardeur qu'il aurait la joie d'éveiller.</p>
-
-<p>Néanmoins, ayant fait pour la centième fois le tour de cette âme
-succincte, il revint découragé à la pensée que cette pureté
-factice, si adroitement fabriquée par la conspiration des mères, des
-tantes, des grand'mères, jusqu'aux lointaines aïeules puritaines,
-n'existât que pour satisfaire ses goûts personnels, pour qu'il pût
-exercer sur elle son droit de seigneur, et la briser comme une image de
-neige. Cette idée lui oppressait le cœur.</p>
-
-<p>De telles réflexions étaient sans doute habituelles aux jeunes gens à
-l'approche de leur mariage; mais Newland Archer ne ressentait ni la
-componction ni l'humilité dont elles s'accompagnent souvent. Il
-n'arrivait pas à déplorer,&mdash;comme si souvent les héros de Thackeray
-(et cela l'exaspérait),&mdash;de n'avoir pas un passé sans tache à offrir
-à sa fiancée. S'il avait eu la même éducation qu'elle, ils n'eussent
-pas été plus préparés à affronter les épreuves et les vicissitudes
-de la vie que deux nouveaux-nés. En réalité, hors son plaisir et la
-satisfaction de sa vanité, il ne pouvait trouver aucune raison valable
-pour refuser à sa fiancée une liberté d'expérience égale à la
-sienne.</p>
-
-<p>De telles pensées, à un tel moment, devaient nécessairement lui
-traverser l'esprit; mais il se rendait compte que leur persistance et
-leur précision étaient dues à l'arrivée inopportune de la comtesse
-Olenska. Au moment de ses fiançailles, au moment des pensées pures et
-des espérances sans nuages, il était pris dans les répercussions d'un
-scandale, et ce scandale soulevait des problèmes sociaux qu'il aurait
-préféré laisser dormir. «Au diable cette Ellen Olenska!»
-grogna-t-il, recouvrant son feu et se préparant à se coucher. Pourquoi
-sa destinée serait-elle mêlée à celle de la pauvre Ellen? Mais il
-sentait vaguement qu'il commençait seulement à mesurer les risques du
-championnage que ses fiançailles lui imposaient.</p>
-
-<p>Peu de jours après, l'orage éclata.</p>
-
-<p>Les Lovell Mingott devaient donner un dîner de cérémonie pour la
-nouvelle arrivée: ce qui impliquait régulièrement trois domestiques
-d'extra, deux plats pour chaque service, et un sorbet avant le rôti.
-Les invitations portaient en tête: «Pour rencontrer la comtesse
-Olenska,» selon la coutume américaine qui traite les étrangers comme
-des princes, ou tout au moins comme leurs ambassadeurs.</p>
-
-<p>Les convives avaient été triés avec un discernement où les initiés
-pouvaient reconnaître la main résolue de Catherine la Grande. Avec les
-Selfridge Merry, qui étaient de toutes les fêtes, les Beaufort, avec
-lesquels il y avait un lien de cousinage, Mr Jackson et sa sœur
-Sophy,&mdash;qui se rendait toujours là où son frère le désirait,&mdash;Mrs
-Lovell avait invité quelques jeunes ménages des plus élégants et des
-plus corrects, tels que les Lawrence Lefferts, Mrs Rushworth
-Lefferts,&mdash;la jolie veuve,&mdash;les Harry Thorley, les Reggie Chivers
-et le jeune Morris Dagonet et sa femme, née van der Luyden. Les invités
-étaient parfaitement assortis: tous faisant partie de la même bande
-qui, pendant la longue saison d'hiver, dînait et dansait ensemble
-inlassablement.</p>
-
-<p>Quarante-huit heures après que les invitations furent lancées, on sut
-que tout le monde avait refusé. Seuls, les Beaufort, le vieux Sillerton
-Jackson et sa sœur acceptaient. L'affront s'aggravait du fait que les
-Reggie Chivers, eux-mêmes apparentés aux Mingott, y participaient; et
-aussi, de la forme identique des réponses, qui exprimaient les regrets
-des invités sans alléguer d'engagement antérieur.</p>
-
-<p>La société de New-York était alors trop restreinte pour que tout le
-monde,&mdash;y compris les cochers, les maîtres-d'hôtel et les
-cuisiniers,&mdash;ne sût pas exactement quels soirs chacun était libre. Les
-invités de Mrs Mingott pouvaient donc rendre cruellement nette leur
-volonté de ne pas rencontrer la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>Le coup était inattendu; mais les Mingott, selon leur habitude, le
-reçurent sans broncher. Mrs Lovell Mingott en dit un mot à Mrs
-Welland, qui en parla à Newland Archer, lequel, furieux, s'adressa
-immédiatement à sa mère. Celle-ci, après un mouvement de résistance
-secrète, céda, comme toujours, aux instances de son fils,&mdash;et
-embrassant aussitôt sa cause avec d'autant plus d'énergie qu'elle
-avait d'abord hésité, mit son chapeau à brides de velours gris, et
-déclara:</p>
-
-<p>&mdash;Je vais aller voir Louisa van der Luyden.</p>
-
-<p>Dans la jeunesse de Newland Archer, la société de New-York pouvait être
-comparée à une petite pyramide solide et glissante où aucune fissure
-apparente ne s'était encore produite.</p>
-
-<p>La base, formée par ce que Mrs Archer appelait «des gens modestes,»
-se composait d'une majorité de familles honorables, telles que les
-Spicer, les Lefferts, les Jackson, qui s'étaient élevées au-dessus de
-leur milieu par des alliances avec les clans dirigeants. Mrs Archer
-l'affirmait souvent: on n'était plus aussi difficile qu'autrefois et,
-avec la vieille Catherine tenant un bout de la Cinquième Avenue, et
-Julius Beaufort l'autre, on avait perdu le respect des anciennes
-traditions.</p>
-
-<p>Sur ces fondements solides, mais sans éclat, la pyramide s'élevait en
-diminuant vers le sommet, composée d'un bloc compact et brillant
-représenté par le groupe des Newland, Mingott, Chivers et Manson.
-Beaucoup de gens croyaient que ces familles atteignaient le sommet de la
-pyramide, mais elles-mêmes, au moins les personnes de la génération
-de Mrs Archer, savaient qu'aux yeux d'un généalogiste sévère, un
-petit nombre de privilégiés pouvaient seuls prétendre à cette
-éminence.</p>
-
-<p>&mdash;Ne me parlez pas, disait Mrs Archer à ses enfants, de ce que
-disent les journalistes sur l'aristocratie de New-York. S'il en est une, ni
-les Manson, ni les Mingott n'en sont, pas plus que les Newland et les
-Chivers. Nos grands-pères et nos arrière-grands-pères n'étaient que
-de respectables commerçants anglais et hollandais, venus aux colonies
-pour faire fortune, et qui réussirent au delà de leurs espérances. Il
-est vrai qu'un de vos arrière-grands-pères a signé la Déclaration de
-l'Indépendance et qu'un autre, général dans l'état-major de
-Washington, a reçu l'épée du général Burgoyne après la bataille de
-Saratoga. Ce sont là des distinctions dont on peut être fier, mais qui
-n'ont rien à voir avec le rang et la classe. New-York a toujours été
-une communauté commerciale, où trois familles à peine peuvent se
-réclamer d'une origine aristocratique dans le sens réel du mot.</p>
-
-<p>Tout le monde savait quels étaient ces privilégiés: les Dagonet de
-Washington Square, qui descendaient d'une vieille famille anglaise
-alliée aux Fox; les Lanning, qui s'étaient entre-alliés avec les
-descendants du comte de Grasse, et les van der Luyden, descendants
-directs du premier gouverneur hollandais de New-York, et apparentés
-depuis plusieurs générations aux aristocraties française et anglaise.</p>
-
-<p>Les Lanning n'étaient plus représentés que par deux vieilles
-demoiselles: heureuses parmi leurs souvenirs du passé, elles vivaient
-entourées de portraits de famille et de solides meubles en acajou du
-XVIII<sup>e</sup> siècle. Les Dagonet formaient un clan considérable, allié
-aux familles les plus honorables de Baltimore et de Philadelphie; mais les
-van der Luyden, qui étaient au-dessus d'eux tous, disparaissaient dans
-une sorte de pénombre ultra-terrestre, d'où seules émergeaient les
-deux figures de Mr et de Mrs Henry van der Luyden.</p>
-
-<p>Mrs Henry van der Luyden était née Louisa Dagonet. Sa mère avait
-été la petite-fille du colonel du Lac, d'une ancienne famille de
-l'île de Jersey. Après s'être battu sous Cornwallis, il s'était
-fixé, la guerre finie, dans le Maryland, avec sa jeune femme, lady
-Angelica Trevenna, cinquième fille du Earl de Saint-Austrey. Les liens
-de famille entre les Dagonet et les du Lac, et leurs aristocratiques
-parents gallois, étaient toujours restés étroits et cordiaux. Mr et
-Mrs van der Luyden avaient séjourné plus d'une fois chez le duc de
-Saint-Austrey, chef de la famille, dans sa propriété du pays de
-Galles, et le duc avait souvent manifesté l'intention de leur rendre
-leur visite,&mdash;sans la duchesse, qui redoutait la traversée.</p>
-
-<p>Mr et Mrs van der Luyden partageaient leur temps entre Trevenna, leur
-terre dans le Maryland, et Skuytercliff, leur grand domaine sur
-l'Hudson. Ce domaine avait été accordé par le gouvernement hollandais
-au premier Gouverneur de la colonie, en récompense de ses services, et
-Mr van der Luyden portait encore le titre de «Patroon,» titre
-comprenant des droits seigneuriaux et qui avait été conféré par la
-compagnie de colonisation néerlandaise, vers le milieu du XVIIe
-siècle, aux premiers propriétaires sur l'Hudson. Le pompeux hôtel des
-van der Luyden dans Madison Avenue n'était que rarement habité, et ne
-s'ouvrait qu'aux intimes pendant leurs brèves apparitions à New-York.</p>
-
-<p>&mdash;Je voudrais que tu m'accompagnes, Newland, lui dit tout à coup sa
-mère, au moment de monter dans le coupé «Brown.» Louisa a beaucoup
-d'affection pour toi: et puis, c'est à cause de May que je fais cette
-démarche. Si nous ne nous tenons pas entre nous, c'est l'effondrement
-de la société.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="VII">VII</a></h4>
-
-
-<p>Mrs Henry van der Luyden écouta en silence le récit de sa cousine.</p>
-
-<p>Mrs van der Luyden était toujours silencieuse: mais on savait que, peu
-confiante par nature et par éducation, elle était néanmoins très
-bonne pour ceux auxquels elle était vraiment attachée. On avait beau
-être de ceux-là, on n'en sentait pas moins un froid descendre des
-hauts lambris blancs du salon de Madison Avenue, où les fauteuils de
-brocart n'étaient débarrassés de leurs housses que pour le passage
-des maîtres, tandis que le trumeau doré de la cheminée, et le
-magnifique cadre du portrait de Lady Angelica du Lac, par Gainsborough,
-restaient toujours voilés de gaze.</p>
-
-<p>Le portrait de Mrs van der Luyden, en robe de velours noir garnie de
-point de Venise, faisait face à celui de la belle aïeule. Ce tableau,
-peint par Huntington, le peintre attitré de l'aristocratie
-new-yorkaise, passait pour «aussi beau qu'un Cabanel,» et, malgré
-vingt ans écoulés, il était toujours d'une ressemblance parfaite.
-Assise sous sa propre effigie, Mrs van der Luyden aurait pu passer pour
-la sœur jumelle de la jeune femme blonde légèrement appuyée sur un
-fauteuil doré devant un rideau de reps vert. Mrs van der Luyden
-continuait à porter du velours noir, garni de point de Venise, quand
-elle allait dans le monde, ou plutôt,&mdash;car elle ne dînait jamais en
-ville,&mdash;quand elle ouvrait ses salons. Ses cheveux blonds, qui
-formaient sur son front étroit une série de pointes lisses à moitié
-superposées, s'étaient décolorés sans grisonner, et le nez droit
-séparant ses pâles yeux trop rapprochés était seulement un peu plus
-pincé qu'au temps du portrait. Elle rappelait toujours à Newland
-Archer un de ces corps pris dans les glaciers, qui gardent
-miraculeusement les couleurs de la vie.</p>
-
-<p>Comme toute sa famille, le jeune homme estimait beaucoup Mrs van der
-Luyden, mais il était plus intimidé par sa douceur glaciale que par la
-mine renfrognée de certaines vieilles tantes de sa mère, vieilles
-filles acariâtres qui disaient toujours «non» par principe, avant de
-savoir de quoi il s'agissait.</p>
-
-<p>L'attitude de Mrs van der Luyden ne révélait jamais rien sur sa
-manière de penser; elle écoutait toujours avec bienveillance; puis,
-ses lèvres minces esquissant un vague sourire, elle laissait tomber la
-phrase pour ainsi dire invariable: «Il faut que j'en parle avec mon
-mari.»</p>
-
-<p>Le mari et la femme étaient si parfaitement semblables qu'Archer se
-demandait comment, après quarante ans d'intimité conjugale, ces deux
-êtres pouvaient se dissocier suffisamment pour être jamais d'un avis
-différent. Mais comme aucun d'eux ne prenait une décision sans la
-faire précéder de ce mystérieux conclave, Mrs Archer et son fils,
-ayant soumis leur cas, attendaient avec résignation l'énoncé de la
-phrase habituelle.</p>
-
-<p>Cependant, contrairement à toutes les règles établies, Mrs van der
-Luyden les surprit en étendant sa longue main vers le cordon de
-sonnette.</p>
-
-<p>&mdash;Je voudrais qu'Henry fût mis au courant de ce que vous venez de
-me dire, dit-elle. Puis elle ajouta gravement, s'adressant au valet de
-pied:&mdash;Si Mr van der Luyden a fini de lire son journal, priez-le de
-bien vouloir venir.</p>
-
-<p>Elle prononça la phrase «lire son journal» sur le ton qu'aurait pris
-la femme d'un ministre pour dire que son mari présidait le Conseil. Ce
-n'était pas par arrogance qu'elle parlait ainsi, mais parce que dans
-son entourage on avait toujours attribué une importance rituelle au
-moindre geste de Mr van der Luyden.</p>
-
-<p>Il était évident qu'elle considérait l'incident comme aussi grave que
-Mrs Archer. Cependant, craignant de s'être trop avancée, elle ajouta
-en souriant:&mdash;Henry est toujours heureux de vous voir, ma chère
-Adeline; et il tiendra à féliciter Newland.</p>
-
-<p>Les portes à deux vantaux se rouvrirent pour laisser paraître Mr van
-der Luyden. Grand, maigre, cinglé dans sa redingote gris fer, il avait
-le même nez droit que sa femme, les mêmes cheveux décolorés, la
-même expression d'amabilité glacée: seuls les yeux étaient gris
-pâles, au lieu d'être d'un bleu effacé.</p>
-
-<p>Mr van der Luyden salua sa cousine avec affabilité, et félicita
-Newland dans des termes calqués sur ceux dont sa femme s'était servie.
-Puis, il s'installa dans un des fauteuils de brocart avec la simplicité
-d'un souverain régnant.</p>
-
-<p>&mdash;Je venais de finir le <i>Times</i>, dit-il, en joignant ensemble
-l'extrémité de ses longs doigts. Lorsque je suis à New-York, mes
-matinées sont si chargées que je trouve plus commode de lire le
-journal après le déjeuner.</p>
-
-<p>&mdash;C'est certainement une bonne habitude, approuva Mrs Archer. Mon
-oncle Egmont disait même qu'il trouvait moins excitant de ne lire les
-journaux du matin qu'après le dîner.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon cher père avait horreur de se presser. Mais nous vivons
-maintenant dans un mouvement vertigineux, dit Mr van der Luyden sur un
-ton mesuré, parcourant d'un regard satisfait le salon enlinceullé qui
-paraissait à Newland Archer une si parfaite image de l'existence de ses
-propriétaires.</p>
-
-<p>&mdash;J'espère que vous aviez fini la lecture du journal, Henry?
-demanda si femme avec une tendre sollicitude.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, assura-t-il en souriant.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, je voudrais qu'Adeline vous dise...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! c'est une affaire qui concerne surtout Newland, dit Mrs
-Archer. Et elle recommença le récit de l'affront infligé à Mrs Mingott.</p>
-
-<p>&mdash;Aussi, termina-t-elle, Augusta Mingott et Mary Welland ont jugé
-nécessaire, à cause surtout des fiançailles de Newland, que vous et
-Henry soyez informés.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! dit Mr van der Luyden.</p>
-
-<p>Il y eut un long silence, pendant lequel le tic-tac de la pendule
-monumentale en bronze doré, placée sur la cheminée, résonna comme
-des coups de canon. Archer contemplait, avec le sentiment de leur
-majesté, ces deux silhouettes effacées, assises côte à côte dans
-une sorte de dignité royale, reste d'une autorité héréditaire. Le
-sort les obligeait à rester les arbitres sociaux de leur petit monde,
-la dernière cour d'appel du protocole mondain, alors qu'ils eussent
-préféré vivre dans la simplicité et la réclusion, entretenant leurs
-beaux jardins de Skuytercliff et faisant le soir des patiences.</p>
-
-<p>Ce fut Mr van der Luyden qui rompit le silence.</p>
-
-<p>&mdash;Vous croyez vraiment que toute cette histoire vient d'une
-intervention de Lawrence Lefferts? demanda-t-il, en s'adressant
-à Archer.</p>
-
-<p>&mdash;J'en suis certain. Larry Lefferts s'est compromis encore un peu
-plus que d'habitude dernièrement... ma cousine Louisa permettra que je
-m'explique. Il a eu une intrigue assez raide avec la femme du facteur de
-son village, et vous savez que chaque fois que la pauvre Gertrude
-commence à avoir des soupçons, et qu'il a peur d'un scandale, il
-suscite une histoire comme celle de la comtesse Olenska, pour affirmer
-qu'il a des principes. Il crie sur les toits que c'est une impertinence
-d'inviter sa femme à rencontrer une personne compromise: il se sert de
-la comtesse comme d'un paratonnerre. Je vous assure que ce n'est pas la
-première fois.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, les Lefferts! dit Mr van der Luyden avec un doux
-mépris.</p>
-
-<p>&mdash;Les Lefferts! répéta, en écho, Mrs Archer. Que dirait mon oncle
-Egmont, s'il pouvait savoir que Lawrence Lefferts se permet de formuler
-une opinion sur la situation sociale de quelqu'un? Ça nous montre où
-nous allons!</p>
-
-<p>&mdash;Espérons que nous n'y sommes pas encore! dit Mr van der Luyden
-d'une voix ferme.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! si seulement vous alliez plus souvent dans le monde, Louisa
-et vous! soupira Mrs Archer.</p>
-
-<p>Instantanément elle eut conscience de sa bévue. Les van der Luyden
-étaient très sensibles à toute critique au sujet de leur existence
-retirée. Par nature timides et réservés, ayant peu de goût pour le
-rôle d'arbitres suprêmes du bon ton que la destinée leur avait
-dévolu, ils ne demandaient qu'à se cacher dans la sylvestre solitude
-de Skuytercliff, et c'était seulement par acquit de conscience qu'ils
-venaient parfois à New-York.</p>
-
-<p>Newland Archer vint au secours de sa mère:</p>
-
-<p>&mdash;Tout le monde sait ce que vous représentez, vous et ma cousine
-Louisa. C'est pourquoi Mrs Mingott a jugé qu'elle ne devait pas
-permettre qu'un tel affront fût infligé à la comtesse Olenska sans
-que vous en soyez avisés.</p>
-
-<p>Mr et Mrs van der Luyden se concertèrent du regard.</p>
-
-<p>&mdash;C'est le principe que je n'admets pas, dit Mr van der Luyden.
-Tant qu'une famille de notre milieu soutient un de ses membres, on
-doit considérer la question comme résolue.</p>
-
-<p>&mdash;C'est mon avis, dit sa femme, comme si elle apportait une idée
-nouvelle.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'aurais jamais cru, continua Mr van der Luyden, que les
-choses en seraient arrivées là.&mdash;Il s'arrêta, regardant de nouveau sa
-femme.&mdash;Il me revient que la comtesse Olenska est presque des nôtres,
-par le premier mariage de Medora Manson; en tout cas, elle le
-deviendra par le mariage de Newland.&mdash;Il se retourna vers le jeune
-homme:&mdash;Avez-vous lu le <i>Times</i> de ce matin, Newland?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, mon cousin, répondit Newland, qui parcourait tous les
-matins une demi-douzaine de journaux en prenant son café.</p>
-
-<p>Le mari et la femme se regardèrent encore. Leurs yeux pâles
-s'interrogèrent dans une consultation prolongée; puis le visage de Mrs
-van der Luyden s'éclaira d'un léger sourire. Elle avait compris, et
-elle approuvait.</p>
-
-<p>Mr van der Luyden se retourna vers Mrs Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous, chère Adeline, avoir la bonté de dire à Mrs Mingott
-que si la santé de Louisa lui permettait de dîner en ville, nous
-eussions été heureux de remplacer les Lefferts à son dîner?&mdash;Il
-s'arrêta pour laisser à cette ironie toute sa portée:</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous le savez, cela est impossible. (Mrs Archer fit
-entendre un assentiment sympathique.) Mais Newland me dit qu'il a lu le
-<i>Times</i> de ce matin; il sait donc, probablement, que le parent de
-Louisa, le duc de Saint-Austrey, arrive la semaine prochaine à New-York. Il
-vient pour engager son <i>sloop</i> dans les courses pour la Coupe
-Internationale l'été prochain, et aussi pour prendre part à une petite
-chasse aux canards à Trevenna.&mdash;Mr van der Luyden s'arrêta encore,
-puis continua avec une bienveillance croissante:&mdash;Avant de l'emmener à
-Trevenna, nous invitons quelques amis pour le rencontrer: un petit dîner
-suivi d'une réception. Je suis sûr que Louisa sera aussi heureuse que moi,
-si la comtesse Olenska veut bien venir dîner ce soir-là.</p>
-
-<p>Il se leva, s'inclina devant sa cousine avec une affabilité
-cérémonieuse, et ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Je crois que Louisa m'autorise à dire qu'elle ira porter
-elle-même l'invitation en sortant tout à l'heure,&mdash;avec nos cartes,
-bien entendu, avec nos cartes.</p>
-
-<p>À ces mots, Mrs Archer sut comprendre que les grands chevaux bai-bruns
-qui ne devaient jamais attendre étaient déjà à la porte. Elle se
-leva, murmurant de hâtifs remerciements. Le regard de Mrs van der
-Luyden était celui d'Esther triomphante aux pieds d'Assuérus. Mais son
-mari leva la main avec un sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez pas de remerciements à m'adresser, chère Adeline. De
-pareilles choses ne doivent pas se passer à New-York, et ne se
-passeront pas tant que je pourrai les empêcher, prononça-t-il avec une
-mansuétude souveraine, en dirigeant ses cousins vers la porte.</p>
-
-<p>Deux heures après, tout le monde savait que la grande barouche à huit
-ressorts dans laquelle Mrs van der Luyden prenait l'air en toutes
-saisons avait été vue à la porte de la vieille Mrs Mingott, chez
-laquelle des cartes et une lettre avaient été déposées. Et ce même
-soir, à l'Opéra, Mr Sillerton Jackson put certifier que la lettre
-contenait une invitation pour la comtesse Olenska au dîner que
-donnaient les van der Luyden, la semaine suivante, en l'honneur du duc
-de Saint-Austrey.</p>
-
-<p>Dans la loge du cercle, quelques jeunes gens échangèrent un sourire à
-cette nouvelle, et jetèrent un coup d'œil malicieux du côté de
-Lawrence Lefferts, qui, nonchalamment assis sur le devant de la loge,
-tirait sa longue moustache blonde et dit avec autorité, quand la diva
-s'arrêta:</p>
-
-<p>&mdash;Aucune autre que la Patti ne devrait se risquer dans <i>la
-Sonnambula.</i></p>
-
-
-
-
-<h4><a id="VIII">VIII</a></h4>
-
-
-<p>On fut généralement d'accord à New-York pour trouver que la comtesse
-Olenska avait perdu sa beauté.</p>
-
-<p>Newland Archer n'était qu'un collégien quand elle était venue à
-New-York pour la première fois, petite fille de neuf à dix ans, jolie,
-primesautière. Ses parents, qui avaient toujours mené une vie errante,
-étaient morts quand elle était tout enfant. Elle avait alors été
-recueillie par sa tante Medora Manson, une voyageuse aussi, qui revenait
-à New-York pour s'y fixer.</p>
-
-<p>La pauvre Medora, après ses déplacements répétés, revenait toujours
-à New-York pour s'y fixer, chaque fois dans une habitation plus
-modeste, et amenant toujours avec elle soit un nouvel époux, soit un
-enfant d'adoption. Puis, après un certain temps, elle se séparait
-toujours de son mari ou se querellait avec sa pupille; après quoi, se
-défaisant à perte de sa maison, elle recommençait à courir le monde.
-Comme sa mère était une Rushworth, et comme son dernier et malheureux
-mariage l'avait enchaînée à un des «Olivers fous,» New-York se
-montrait plutôt indulgent pour elle. Cependant on déplorait de voir
-confiée à cette extravagante la petite Ellen, dont les parents, en
-dépit de leur goût pour la vie vagabonde, avaient été très aimés
-à New-York.</p>
-
-<p>On se montrait bien disposé en faveur de la petite, quoique son teint
-éclatant et ses boucles indociles lui donnassent un air de gaieté un
-peu choquant chez une enfant qui aurait dû porter encore le deuil de
-ses parents. C'était une des aberrations de Medora que d'en prendre à
-son aise avec les rites du deuil américain, si strictes à cette
-époque, et quand elle débarqua du paquebot après la mort des parents
-d'Ellen, sa famille fut scandalisée de voir que le voile de crêpe
-qu'elle portait pour le deuil de son frère était de plusieurs
-centimètres plus court que celui de ses belles-sœurs. Quant à Ellen,
-sa robe de mérinos rouge et son collier d'ambre lui donnaient l'air
-d'une petite bohémienne.</p>
-
-<p>Mais New-York s'était résigné depuis si longtemps aux singularités
-de Medora que quelques vieilles dames seulement hochaient la tête
-devant les couleurs éclatantes qu'on faisait porter à Ellen. La
-plupart de ses parents subissaient le charme de ce visage animé, de
-cette nature vive. C'était une petite créature familière et hardie.
-Amusante avec ses questions imprévues et ses réflexions précoces,
-elle déployait quelques menus talents, dansant la danse du châle, et
-chantant des chansons populaires de Naples. La folle Medora s'appelait,
-de son vrai nom, Mrs Thorley Chivers; mais, ayant reçu un titre papal,
-elle avait abandonné le nom de son premier mari pour celui de marquise
-Manson: ainsi, en Italie, expliquait-elle, elle devenait la Marchesa
-Manzoni. Sous sa direction, la petite fille reçut une éducation peu
-banale. Elle dessina (chose inouïe) d'après le modèle, et apprit à
-tenir la partie de piano dans des quatuors avec des artistes de
-profession. Tout cela ne menait à rien de bon, et lorsque, quelques
-années plus tard, le pauvre Chivers finit par mourir dans une maison
-d'aliénés, sa veuve, affublée d'étranges voiles, replia sa tente et
-partit avec Ellen, devenue une grande fille maigre avec des yeux
-éblouissants. Pendant quelque temps, on n'entendit plus parler des deux
-femmes; puis arriva la nouvelle du mariage d'Ellen avec un noble
-Polonais, portant un nom historique, puissamment riche, qu'elle avait
-rencontré à un bal des Tuileries et qu'on disait avoir des
-établissements princiers à Paris, à Nice et à Florence, un yacht à
-Cowes et des chasses en Transylvanie. Elle disparut dans une sorte
-d'apothéose; et lorsque, peu d'années après, la pauvre Medora revint
-encore à New-York, désemparée, désargentée, en deuil d'un
-troisième mari, et en quête d'une installation encore plus modeste, on
-se demanda pourquoi sa nièce, si riche, n'avait rien pu faire pour
-elle. On apprit bientôt que le mariage d'Ellen se terminait en
-désastre et qu'elle-même rentrait dans sa patrie pour chercher parmi
-les siens le repos et l'oubli.</p>
-
-<p>Archer repassait ces événements dans sa mémoire en voyant la comtesse
-Olenska faire son entrée dans le salon des van der Luyden, le soir du
-fameux dîner. L'épreuve était solennelle et il se demandait, avec un
-peu d'inquiétude, comment elle la soutiendrait. Arrivée assez tard,
-une main encore dégantée et rattachant un bracelet à son poignet,
-elle entra sans hâte ni embarras dans ce salon où la compagnie la plus
-choisie de New-York se trouvait assemblée en aréopage.</p>
-
-<p>Elle s'arrêta au milieu de la pièce et promena ses regards autour
-d'elle, le sourire des yeux en contraste avec le pli des lèvres.
-Intérieurement Newland Archer contesta le verdict général porté
-contre la beauté de la jeune femme. À la vérité, sa radieuse
-jeunesse s'était évanouie, ses joues animées avaient pâli, sa taille
-s'était amincie, elle paraissait un peu plus âgée que les trente ans
-qu'elle devait avoir. Mais il y avait en elle ce je ne sais quoi de
-dominateur que donne la beauté, le port de tête était assuré, et
-dans la liberté du regard se lisait la conscience de son pouvoir. Avec
-cela, la comtesse Olenska avait plus de vraie simplicité que la plupart
-des femmes présentes; aussi, comme le dit plus tard Janey, on fut
-déçu de ne pas lui trouver ce dernier cri d'élégance que New-York
-appréciait par-dessus tout. New-York s'attendait à quelque chose de
-beaucoup plus sensationnel de la part d'une personne qui avait traversé
-un drame.</p>
-
-<p>Le dîner fut une cérémonie impressionnante. Ce n'était déjà pas
-une petite affaire que de dîner chez les van der Luyden; mais y dîner
-avec un duc qui était leur cousin devenait presqu'une solennité
-religieuse. Archer aimait à penser que seul un vieux New-Yorkais
-pouvait apprécier la nuance qu'il y avait pour New-York entre un simple
-duc et un duc parent des van der Luyden. Excepté dans le monde des
-Struthers, New-York accueillait avec indifférence, quand ce n'était
-pas avec une hauteur ombrageuse, les nobles de passage; mais, lorsqu'ils
-se présentaient sous de tels auspices, ils étaient reçus avec la
-dernière cordialité: on voyait en eux, non le personnage du Gotha,
-mais de nobles parents dont on suivait encore les traditions.</p>
-
-<p>Si Archer chérissait son vieux New-York, c'est qu'il était sensible
-à toutes ces nuances, même quand il en souriait avec quelque ironie.</p>
-
-<p>Les van der Luyden avaient fait de leur mieux pour entourer la
-circonstance de solennité. Ils avaient sorti les Sèvres des du Lac,
-l'argenterie George II des Trevenna, le service de la Compagnie des
-Indes, et les magnifiques assiettes «Crown Derby.» Mrs van der Luyden
-ressemblait plus que jamais à un Cabanel, et Mrs Archer avait au cou
-les émeraudes de sa grand'mère enchâssées dans des marguerites de
-perles; elle évoquait ainsi pour son fils les miniatures d'Isabey.
-Toutes les dames étaient parées de leurs plus beaux bijoux dont les
-montures, pour la plupart un peu lourdes et démodées, s'harmonisaient
-à l'atmosphère générale. La vieille Miss Lanning portait les camées
-de sa mère et un grand châle de blonde espagnole.</p>
-
-<p>La comtesse Olenska était la seule jeune femme. Cependant, en examinant
-les visages des dames mûres avec leurs colliers de perles et leurs
-panaches de plumes, Archer fut frappé de les voir si enfantins,
-comparés à celui d'Ellen Olenska. Il pensait avec un frisson à ce
-qu'elle avait dû traverser pour en revenir avec ces yeux-là!</p>
-
-<p>Le duc de Saint-Austrey, assis à la droite de la maîtresse de maison,
-était naturellement le personnage important du dîner. Si d'ailleurs la
-comtesse Olenska était moins brillante qu'on ne l'avait espéré, le
-duc, lui, avait l'air totalement insignifiant. Il n'était pas venu
-comme un précédent visiteur ducal en veste de chasse; mais son
-habit était si défraîchi, si déformé, il le portait avec si peu
-d'élégance, courbé sur sa chaise, sa vaste barbe couvrant le plastron
-de sa chemise, qu'il n'avait pas l'air en tenue de soirée. Court,
-hâlé, le dos rond, les yeux petits, le sourire aimable, il parlait peu
-et d'une voix si basse qu'en dépit des silences attentifs, ce qu'il
-disait n'était entendu que de ses plus proches voisins.</p>
-
-<p>Quand les hommes rejoignirent les dames après le dîner, le Duc piqua
-droit sur la comtesse Olenska, s'installa près d'elle, et tous deux se
-plongèrent dans une conversation amicale. Ni l'un ni l'autre ne sembla
-se douter que le duc aurait dû, d'abord, présenter ses hommages à Mrs
-Lovell Mingott et à Mrs Headley Chivers, et la comtesse entretenir cet
-aimable hypocondriaque, M. Urban Dagonet de Washington Square, qui
-faisait fléchir pour elle sa règle immuable de refuser toute
-invitation à dîner entre les mois de janvier et d'avril. Le duc et la
-comtesse bavardèrent pendant près de vingt minutes; puis, la comtesse
-se leva, et traversant seule la vaste pièce, elle alla s'asseoir près
-de Newland. L'étiquette à New-York voulait qu'une dame attendît,
-immobile comme une idole; c'était aux hommes à se succéder à ses
-côtés. Sans doute elle ignorait cette règle. Elle s'assit, avec une
-aisance parfaite, dans le coin du canapé près d'Archer et posa sur lui
-son chaud regard.</p>
-
-<p>&mdash;Parlez-moi de May, dit-elle.</p>
-
-<p>Au lieu de lui répondre, il demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Vous connaissiez déjà le duc?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, nous le voyions tous les hivers à Nice. Il aime beaucoup le
-jeu. Il venait souvent à la maison.&mdash;Elle dit cela le plus
-naturellement du monde, comme elle eût dit: «Il aime beaucoup la pêche à
-la ligne.» Et, non moins naturellement, elle ajouta: C'est, je crois bien,
-l'homme le plus ennuyeux que j'aie jamais rencontré.</p>
-
-<p>Cette réflexion plut tellement au jeune homme qu'elle dissipa sa
-légère contrariété: c'était amusant de rencontrer une femme qui
-trouvait ennuyeux le duc et qui osait le dire! Il aurait voulu
-questionner la jeune femme, plonger dans sa vie passée, que des paroles
-prononcées négligemment avaient éclairée de lueurs furtives. Mais il
-eut peur de toucher à des souvenirs troublants, et déjà, elle était
-revenue à son premier sujet.</p>
-
-<p>&mdash;May est adorable! Je n'ai pas vu à New-York une jeune fille aussi
-jolie et intelligente. Je pense que vous en êtes très amoureux...</p>
-
-<p>Newland rougit et se mit à rire:</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement.</p>
-
-<p>Elle le regarda, songeuse:</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-vous, dit-elle, qu'il y ait une limite à l'amour?</p>
-
-<p>&mdash;À l'amour? S'il en est une, je ne l'ai pas trouvée.</p>
-
-<p>Elle rayonna de sympathie:</p>
-
-<p>&mdash;Alors, c'est réellement et sincèrement un roman?</p>
-
-<p>&mdash;Le plus romanesque des romans.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà qui est délicieux! Et vous avez trouvé cela vous deux tout
-seuls? Ce n'est pas un arrangement qu'on a fait pour vous?</p>
-
-<p>Archer la regarda avec stupeur:</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous oublié, dit-il, qu'en Amérique nous arrangeons nos
-mariages nous-mêmes?</p>
-
-<p>Elle rougit violemment et Newland regretta ses paroles.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, répondit-elle, j'avais oublié. Il faut m'excuser. Je ne me
-rappelle pas toujours que les mariages, si affreux là d'où je viens,
-sont beaux et purs ici.</p>
-
-<p>Ses yeux s'abaissèrent sur son éventail en plumes d'aigle, et Newland
-vit trembler ses lèvres.</p>
-
-<p>&mdash;Pardonnez-moi! dit-il impétueusement; mais, ici, vous êtes au
-milieu d'amis, vous le savez.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je le sais, je le sens, partout où je vais. C'est pourquoi
-je suis revenue. Je veux tout oublier, redevenir une parfaite Américaine,
-comme les Mingott, les Welland, vous et votre charmante mère... et
-toutes ces personnes si aimables qui sont ici ce soir. Ah! voilà
-May qui arrive. Vous devez être pressé d'aller la rejoindre,
-ajouta-t-elle, mais sans bouger, les yeux de nouveau fixés sur le jeune
-homme.</p>
-
-<p>Les invités de la soirée commençaient à remplir les salons. Archer
-suivit le regard de la comtesse Olenska: il vit May qui entrait avec sa
-mère. Grande, élancée, dans sa robe blanche ceinturée d'argent, avec
-ses cheveux couronnés de fleurs d'argent, c'était Diane en personne.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai tant de rivaux, dit Archer. Voyez comme elle est déjà
-entourée! Voilà le duc qui se fait présenter.</p>
-
-<p>&mdash;Restez encore un peu avec moi, dit la comtesse Olenska à voix
-basse, et de son éventail elle effleura le genou du jeune homme. Ce n'était
-qu'un léger frôlement, mais qui le fit tressaillir.</p>
-
-<p>&mdash;Vous permettez que je reste? répondit-il sur le même ton, sachant
-à peine ce qu'il disait.</p>
-
-<p>Mais le maître de la maison s'avançait, suivi du vieux Mr Urban
-Dagonet. La comtesse les accueillit avec un sourire grave, et Archer,
-sous le regard de M. van der Luyden, se leva.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska lui tendit la main:</p>
-
-<p>&mdash;C'est entendu. Demain, après cinq heures. Je vous attendrai,
-dit-elle; puis, elle fit place à Mr Dagonet auprès d'elle.</p>
-
-<p>Archer répéta: Demain. Pourtant, ils n'avaient pas pris rendez-vous
-et, durant leur conversation, la comtesse n'avait pas témoigné qu'elle
-désirât le revoir.</p>
-
-<p>En s'éloignant, il vit Lawrence Lefferts qui s'approchait pour
-présenter sa femme. Gertrude Lefferts, très empressée, disait avec
-son large sourire insipide:</p>
-
-<p>&mdash;Je crois me rappeler que nous allions ensemble au cours de danse
-quand nous étions petites.</p>
-
-<p>Derrière elle, attendant leur tour de se nommer à la comtesse, Archer
-reconnut nombre de couples récalcitrants qui avaient refusé de la
-rencontrer chez Mrs Lovell Mingott. Comme le disait Mrs Archer: «Quand
-les van der Luyden veulent donner une leçon, ils savent s'y prendre. Ce
-qui est dommage, c'est qu'ils le fassent si rarement.»</p>
-
-<p>Newland sentit une main sur son bras et vit Mrs van der Luyden, qui
-le regardait du haut de sa splendeur, dans l'éclat de sa robe de
-velours et de ses diamants de famille.</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous avez-été bon, Newland, de vous occuper ainsi de
-M<sup>me</sup> Olenska! J'ai dit à votre oncle Henry qu'il était temps
-d'aller vous relever.</p>
-
-<p>Archer répondit par un vague sourire; elle ajouta, aimable:</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai jamais vu May plus en beauté. Le duc est d'avis que nous
-n'avons pas de plus ravissante jeune fille.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="IX">IX</a></h4>
-
-
-<p>«Après cinq heures,» avait dit la comtesse Olenska. À cinq heures et
-demie, Archer sonnait à la porte d'une maison d'aspect modeste, dont la
-façade lézardée se dissimulait sous une glycine géante enroulée
-autour d'un étroit balcon. M<sup>me</sup> Olenska avait loué cette maison,
-tout au bas de la Vingt-troisième rue, à la vagabonde Medora.</p>
-
-<p>C'était choisir un bizarre quartier. Des petites couturières, des
-empailleurs d'oiseaux exotiques, des «gens qui écrivaient,» étaient
-les plus proches voisins de la comtesse Olenska. Plus loin, Archer
-reconnut, au fond d'une allée pavée, une maison délabrée en bois que
-Winsett, un journaliste qu'il rencontrait quelquefois, lui avait dit
-habiter. Winsett n'invitait personne chez lui, mais il avait indiqué sa
-demeure à Archer au cours d'une promenade nocturne, et ce dernier
-s'était demandé, avec un petit frisson, si, dans les autres capitales,
-les hommes de lettres étaient aussi pauvrement logés.</p>
-
-<p>La maison devant laquelle Archer s'était arrêté ne se distinguait des
-autres que par son badigeon un peu plus frais; et le jeune homme se dit
-que le comte Olenski avait dû dépouiller sa femme de sa fortune aussi
-bien que de ses illusions.</p>
-
-<p>Archer avait passé une journée maussade. Après le déjeuner chez les
-Welland, il avait espéré emmener May faire une promenade dans le
-Central Parc, l'avoir à lui, lui dire combien elle avait été
-ravissante la veille, au bal, combien il était fier d'elle, et la
-presser de faire hâter leur mariage. Mais Mrs Welland lui avait
-doucement rappelé que la tournée des visites de famille n'était pas
-à moitié faite; et, quand il manifesta son désir d'écourter les
-fiançailles, elle fronça les sourcils et soupira:</p>
-
-<p>&mdash;Songez donc, mon ami, douze douzaines de tout,&mdash;et brodées
-à la main!</p>
-
-<p>Dans le grand landau de famille, ils roulèrent d'une porte à l'autre.
-Archer, la tournée accomplie, se sépara de sa fiancée avec le
-sentiment d'avoir été montré comme un captif dans un «triomphe.» À
-la pensée que son mariage ne serait célébré qu'à l'automne, et
-qu'il continuerait d'ici là à mener le même genre de vie, il se
-sentit de plus en plus déprimé.</p>
-
-<p>&mdash;Demain, lui rappela Mrs Welland comme il partait, nous ferons
-les Chivers et les Dallas.</p>
-
-<p>Évidemment, on rendait visite aux deux familles dans l'ordre
-alphabétique, et on n'en était encore qu'au premier quart de
-l'alphabet.</p>
-
-<p>Archer s'était proposé de dire à May que la comtesse Olenska l'avait
-prié d'aller la voir ce jour-là; mais, dans les courts moments où il
-se trouva seul avec sa fiancée, il eut des sujets de conversation plus
-pressants. Et puis, il trouva un peu ridicule de faire allusion à
-l'invitation de M<sup>me</sup> Olenska. Il savait que May désirait qu'il
-fut aimable pour sa cousine; n'était-ce pas pour déférer à ce désir
-qu'on avait avancé l'annonce de leurs fiançailles?</p>
-
-<p>Au moment d'entrer chez M<sup>me</sup> Olenska, sa curiosité était
-vivement éveillée. La façon imprévue dont elle l'avait invité à venir la
-voir l'intriguait. Il fut reçu par une servante au teint doré, dont la
-poitrine bombée était recouverte d'un fichu à couleurs vives; une
-Sicilienne, pensa Archer. Elle l'accueillit en souriant et ne répondit
-à ses questions que par un signe de tête; puis elle le fit entrer dans
-un salon au plafond bas, où pétillait un feu de bois. La pièce était
-vide, et Archer se demanda si la servante était allée à la recherche
-de sa maîtresse, ou si, n'ayant pas compris ce qu'il était venu faire,
-elle l'avait peut-être pris pour l'horloger: il vit, en effet, que
-l'unique pendule ne marchait pas. Il savait que les races méridionales
-communiquent entre elles par gestes, et fut mortifié de n'avoir rien
-compris aux signes et aux sourires de la femme de chambre. Enfin, elle
-revint avec une lampe, et Archer, étant parvenu à combiner une phrase
-tirée de Dante et de Pétrarque, provoqua cette réponse: <i>La signora
-è fuori, ma verra subito.</i></p>
-
-<p>Cependant, à la clarté de la lampe, se révélait à lui le charme
-enveloppant et discret de ce salon, si différent de ceux auxquels il
-était habitué! On lui avait dit que la comtesse Olenska avait
-rapporté avec elle quelques meubles, «débris du naufrage,»
-disait-elle. C'étaient, sans doute, ces tables légères en
-marqueterie, ce petit bronze grec sur la cheminée, et les deux bandes
-de damas rouge clouées sur le papier décoloré du mur, et faisant fond
-à des tableaux vaguement italiens, dans de vieux cadres dédorés.</p>
-
-<p>Newland Archer se piquait d'être connaisseur en art italien. Son
-adolescence avait été saturée de Ruskin, et il avait lu les derniers
-ouvrages de John Addington Symonds, <i>l'Euphorion</i> de Vernon Lee, les
-essais de P.-G. Hamerton, et un nouveau volume dont on parlait beaucoup,
-<i>la Renaissance</i>, de Walter Pater. Il parlait avec aisance de
-Botticelli, avec une légère condescendance de Fra Angelico; mais
-les tableaux de M<sup>me</sup> Olenska le déconcertaient, car ils ne
-ressemblaient à rien de ce qu'il avait accoutumé de voir, et par
-conséquent, de comprendre, quand il voyageait en Italie. Peut-être ses dons
-d'observation étaient-ils diminués du fait qu'il se trouvait seul dans
-cette mystérieuse maison où, apparemment, personne ne l'attendait. Il
-regrettait de n'avoir pas parlé à May de l'invitation de la comtesse
-Olenska, et était un peu troublé par la pensée que sa fiancée
-pouvait arriver inopinément, et le trouver installé seul au coin du
-feu à cette heure intime du crépuscule d'hiver.</p>
-
-<p>Mais, puisqu'il s'était rendu à l'invitation, il n'avait plus qu'à
-attendre, les pieds au feu. L'atmosphère de ce salon était si
-particulière! Certes, il avait déjà vu des pièces tendues de damas
-rouge et de tableaux de l'école italienne: ce qui le frappait, c'était
-la façon dont M<sup>me</sup> Olenska, à l'aide de deux ou trois vieux
-bibelots, et de quelques mètres de damas rouge, avait su donner un accent
-personnel à cette pauvre pièce misérablement meublée. Il essaya d'en
-analyser le mystère. Était-ce le savant agencement des tables et des
-chaises, ou le fait de n'avoir mis que deux roses rouges dans le
-vase,&mdash;où toute autre main en eût fourré une douzaine?&mdash;Était-ce
-enfin le vague parfum flottant dans l'air, qui donnait à cette pièce
-une atmosphère si exotique à la fois et si intime? Le parfum surtout
-l'intriguait, car ce n'était ni du «White Rose,» ni de la «Violette
-de Parme,» mais une odeur qui faisait rêver à des bazars lointains,
-à l'ambre gris, au café turc, et aux pétales de roses desséchées.</p>
-
-<p>Il essaya de se figurer ce que serait le salon de May. Très généreux,
-Mr Welland avait déjà en vue une maison de la Trente-neuvième rue. On
-jugeait le quartier un peu éloigné, mais la maison, toute neuve,
-était construite en pierres d'un jaune verdâtre que les jeunes
-architectes commençaient à employer pour réagir contre les pierres
-brunes dont le ton uniforme faisait de New-York une vaste glace au
-chocolat. Et la plomberie était parfaite. Archer aurait préféré
-remettre à plus tard le choix de l'installation; mais les Welland, tout
-en approuvant que la lune de miel se passât en Europe,&mdash;et se
-prolongeât même par un hiver en Égypte,&mdash;insistaient sur la
-nécessité, pour le jeune ménage, de trouver une maison prête au
-retour. Archer sentait que son sort était fixé. Pour le reste de ses
-jours, il monterait les marches en pierres jaunes verdâtres, et
-traverserait le «vestibule pompéien,» pour arriver à l'antichambre
-lambrissée de bois clair; mais son imagination s'arrêtait là. Il
-savait que le salon, à l'étage supérieur, avait une grande baie
-vitrée; mais il ne pouvait se figurer quel parti May en tirerait. Elle
-supportait sans difficulté les capitonnages violets et jaunes du salon
-de ses parents, ses tables en imitation de Boule, ses vitrines dorées
-remplies de Saxe moderne: pourquoi supposer qu'elle désirât chez elle
-autre chose? Le jeune homme se consola à l'idée d'arranger lui-même
-son cabinet de travail, qu'il meublerait de ces nouveaux meubles anglais
-genre «pré-raphaélite,» avec de solides bibliothèques sans portes
-vitrées.</p>
-
-<p>La servante revint, ferma les rideaux, tisonna le feu, répéta en
-souriant: <i>Verrà, verrà.</i> Quand elle fut partie, Archer se leva et
-commença à marcher à travers la pièce. Attendrait-il plus longtemps?
-Sa position devenait assez ridicule. Peut-être avait-il mal compris
-M<sup>me</sup> Olenska; peut-être n'avait-elle pas eu l'intention de
-l'inviter...</p>
-
-<p>De la rue silencieuse monta le bruit sec des sabots d'un steppeur. Une
-voiture s'arrêta et Archer entendit une portière qui s'ouvrait. En
-écartant les rideaux, il vit, à la lueur du réverbère, Julius
-Beaufort qui aidait M<sup>me</sup> Olenska à descendre de son petit coupé
-anglais.</p>
-
-<p>Beaufort, le chapeau à la main, disait quelque chose à la jeune femme,
-qui parut répondre négativement. Ils se serrèrent la main; le
-banquier sauta dans la voiture, et M<sup>me</sup> Olenska monta lentement
-les marches du perron.</p>
-
-<p>Elle entra dans le salon sans paraître surprise d'y trouver Archer. La
-surprise était un sentiment auquel elle semblait rarement s'abandonner.</p>
-
-<p>&mdash;Ma petite cabane vous plaît-elle? demanda-t-elle en souriant.
-Pour moi, c'est le Paradis!</p>
-
-<p>Tout en parlant, elle dénouait son chapeau à brides et l'envoyait
-rejoindre sur une chaise son long manteau.</p>
-
-<p>&mdash;Vous l'avez arrangé avec un goût exquis, répondit Archer,
-rougissant de la banalité du propos. Il se sentait comme emprisonné
-dans le convenu par son désir même de dire quelque chose de frappant.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien insignifiant! Ma famille méprise mon petit coin. En
-tout cas, c'est moins triste que chez les van der Luyden.</p>
-
-<p>Archer fut ébloui de tant d'audace: on aurait trouvé peu d'esprits
-assez subversifs pour traiter de triste l'imposante demeure des van der
-Luyden. Les privilégiés qui y pénétraient, avec un léger frisson,
-étaient d'accord pour louer l'élégance des salons. Archer était ravi
-que la comtesse Olenska eût traduit l'impression générale.</p>
-
-<p>&mdash;Ce que vous avez fait ici est délicieux, répéta-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Je l'avoue, j'aime cette petite maison; mais c'est surtout, je
-crois, parce qu'elle est dans mon pays, à New-York, et... et que j'y
-suis seule.</p>
-
-<p>Elle parlait si bas qu'il entendit à peine la fin de la phrase.
-Embarrassé, il répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous aimez tant que ça être seule?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, puisque mes amis m'empêchent de sentir ma
-solitude...&mdash;Elle s'assit près du feu et ajouta: Nastasia nous
-apportera le thé.&mdash;Puis, faisant signe à Archer de reprendre sa place:
-Je vois que vous avez déjà choisi votre coin.</p>
-
-<p>Renversée dans un fauteuil, elle croisa ses bras derrière sa tête,
-et regarda le feu, les yeux mi-clos.</p>
-
-<p>&mdash;C'est l'heure que je préfère, dit-elle; et vous?</p>
-
-<p>Archer crut devoir au sentiment de sa dignité de demander:</p>
-
-<p>&mdash;Je craignais que vous n'eussiez oublié l'heure. Beaufort vous a
-sans doute retardée.</p>
-
-<p>Elle prit un air amusé.</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous dire? Avez-vous attendu longtemps? Mr Beaufort
-m'a menée voir un tas de maisons, puisqu'on a décidé que je ne devais pas
-rester dans celle-ci.&mdash;Elle avait l'air de se désintéresser et de
-Beaufort et de son visiteur, et continua:&mdash;Je n'ai jamais vu une ville
-où l'on ait plus de répugnance à habiter les quartiers excentriques.
-Quelle importance cela a-t-il? On m'a dit que cette rue est très
-convenablement habitée.</p>
-
-<p>&mdash;Elle n'est pas à la mode.</p>
-
-<p>&mdash;À la mode? Attachez-vous tant d'importance à la mode? Pourquoi ne
-pas se faire sa mode à soi? Peut-être ai-je toujours vécu avec trop
-d'indépendance. En tout cas, je veux faire ce que vous faites tous: je
-veux sentir de l'affection et de la sécurité autour de moi.</p>
-
-<p>Il fut ému, comme la veille quand elle lui avait parlé de son
-désir d'être guidée.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà justement ce que souhaitent vos amis. Il n'y a rien à
-craindre à New-York, ajouta-t-il avec une pointe de sarcasme.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, n'est-ce pas? On en a l'impression, s'écria-t-elle, sans
-saisir l'ironie. C'est comme d'entrer en vacances, quand on a été une bonne
-petite fille qui a bien fait tous ses devoirs.</p>
-
-<p>La comparaison ne plut pas à Newland. Il voulait bien parler de
-New-York sur un ton cavalier, mais il n'aimait pas que d'autres prissent
-la même liberté. Il se demandait si Ellen ne commençait pas à
-comprendre que la société de New-York était une redoutable machine
-qui avait été bien près de la broyer. Le dîner des Lovell Mingott,
-retapé in extremis, fait de pièces et morceaux pris à différents
-milieux sociaux, aurait dû lui apprendre le péril auquel elle avait
-échappé. Elle n'avait jamais compris le danger, ou elle l'avait perdu
-de vue dans le triomphe de la soirée des van der Luyden. Archer
-inclinait à la première supposition, et l'idée que, pour la jeune
-femme, les distinctions sociales de New-York n'existaient pas encore,
-l'agaçait vaguement.</p>
-
-<p>&mdash;Hier soir, dit-il, tout New-York se pressait pour vous faire
-honneur. Les van der Luyden ne font pas les choses à moitié.</p>
-
-<p>&mdash;Les aimables gens! Leur réunion était si charmante! Tout le
-monde paraît avoir pour eux tant d'estime!</p>
-
-<p>Les termes semblaient peu appropriés: les mêmes eussent convenu
-pour un goûter chez la chère vieille miss Lanning.</p>
-
-<p>&mdash;Les van der Luyden, dit pompeusement Archer, disposent d'une
-grande influence sur la société de New-York. Malheureusement, à cause de la
-santé de Mrs van der Luyden, ils reçoivent très rarement.</p>
-
-<p>Elle dégagea ses mains de dessus sa tête et attacha sur Archer
-des yeux pensifs.</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce pas là, la raison?...</p>
-
-<p>&mdash;La raison?...</p>
-
-<p>&mdash;De leur grande influence... qu'ils se fassent si rares!</p>
-
-<p>Il rougit un peu, la regarda fixement, puis soudain il comprit la
-portée de cette remarque. D'un seul coup elle avait frappé les van der
-Luyden, et ils s'écroulaient! Il rit et les sacrifia.</p>
-
-<p>Nastasia apporta le thé avec des tasses japonaises sans anses, et des
-assiettes couvertes. Elle plaça le plateau sur une table basse auprès
-de la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'expliquerez tout: vous me direz tout ce que je dois
-savoir, continua-t-elle, en s'approchant pour lui offrir une tasse de
-thé.</p>
-
-<p>&mdash;C'est vous qui m'expliquez, vous qui ouvrez mes yeux à des choses
-que je regarde depuis si longtemps que je finis par ne plus les voir!</p>
-
-<p>Elle détacha de son bracelet un petit porte-cigarettes en or, le
-lui tendit, et prit elle-même une cigarette.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, nous pouvons nous aider mutuellement. Mais c'est surtout
-moi qui ai besoin de secours. Dites-moi exactement ce que je dois faire.</p>
-
-<p>Il fut sur le point de lui dire: «Ne vous montrez pas en voiture avec
-Beaufort;» mais il était trop pénétré par l'atmosphère de la
-chambre, qui était son atmosphère à elle, pour risquer cet avis.
-C'eût été comme de dire à quelqu'un, au moment où il achète des
-parfums à Samarkande, qu'il est nécessaire de s'approvisionner de
-vêtements chauds pour passer l'hiver à New-York. New-York semblait
-beaucoup plus loin que Samarkande, et si vraiment ils devaient
-s'entraider, elle lui rendait le premier de leurs services mutuels en
-lui faisant voir sa ville natale objectivement. Vu ainsi, comme par le
-gros bout d'un télescope, New-York semblait singulièrement petit et
-distant: c'est ainsi qu'on l'aurait vu de Samarkande.</p>
-
-<p>Une flamme jaillit des bûches, et la comtesse Olenska, se penchant en
-avant, tendit ses mains fines si près du feu qu'une fine auréole
-entoura l'ovale de ses ongles. La lumière soudaine fit rougir les
-boucles échappées des nattes sombres de la jeune femme et rendit plus
-pâle encore la pâleur de son visage.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a assez de monde pour vous dire ce que vous devez faire,
-reprit Archer avec une secrète envie.</p>
-
-<p>&mdash;Mes tantes? Et ma chère vieille grand'mère?... Elles m'en veulent
-un peu de m'être émancipée, ma pauvre grand-mère surtout. Elle aurait
-voulu me garder avec elle; mais j'avais besoin d'être libre.</p>
-
-<p>Archer fut abasourdi par cette façon légère de s'exprimer sur la
-formidable Catherine, et ému à la pensée de ce qui avait pu donner à
-M<sup>me</sup> Olenska cette soif d'une liberté qui comportait tant de
-solitude. Mais l'image de Beaufort l'irritait.</p>
-
-<p>&mdash;Je crois comprendre ce que vous éprouvez, dit-il. Votre famille
-vous conseillera, vous expliquera les différences, vous montrera la
-voie.</p>
-
-<p>Elle releva ses fins sourcils.</p>
-
-<p>&mdash;New-York est-il un tel labyrinthe? Je le croyais tout droit d'un
-bout à l'autre, comme la Cinquième avenue, et avec toutes ses rues
-numérotées.&mdash;Elle sembla deviner, chez le jeune homme, une légère
-désapprobation, et ajouta, avec ce sourire qui illuminait tout son
-visage:&mdash;Si vous saviez comme je l'aime, précisément à cause de cela:
-toutes ces lignes droites, dans tous les sens, avec toutes ces grandes
-étiquettes honnêtes sur chaque chose!</p>
-
-<p>Il saisit la balle au bond.</p>
-
-<p>&mdash;On peut mettre des étiquettes sur les choses, pas sur les
-personnes.</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être. Sans doute je simplifie trop: mais vous m'avertirez
-quand je me tromperai.&mdash;Elle se tourna vers lui.&mdash;Il n'y a que
-deux personnes ici qui puissent me renseigner: vous et Mr Beaufort.</p>
-
-<p>Archer fut un peu saisi d'entendre accoler son nom à celui de Beaufort.
-Mais il songea à l'atmosphère malsaine où Ellen avait vécu; il pensa
-qu'il devait profiter de la confiance qu'elle lui témoignait pour lui
-montrer Beaufort et tout ce qu'il représentait sous son jour
-véritable, et lui en inspirer le dégoût.</p>
-
-<p>Il répondit doucement:</p>
-
-<p>&mdash;Je comprends: mais tout d'abord, gardez l'appui de vos vieux
-amis, des femmes comme votre grand'mère Mingott, Mrs Welland, Mrs van der
-Luyden. Elles vous aiment, vous admirent, désirent vous aider.</p>
-
-<p>Elle hocha la tête et soupira:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je sais, je sais. Elles veulent m'aider, mais à la condition
-de ne rien entendre qui leur déplaise. Ma tante Welland me l'a dit en
-propres termes. On ne désire donc pas savoir la vérité ici? La
-solitude, c'est de vivre parmi tous ces gens aimables qui ne vous
-demandent que de dissimuler vos pensées.</p>
-
-<p>Elle cacha sa figure dans ses mains et Archer vit ses minces épaules
-secouées par un sanglot.</p>
-
-<p>&mdash;Madame Olenska! Je vous en prie... Ellen, supplia-t-il, en se
-levant et se penchant sur elle.</p>
-
-<p>Il prit une de ses mains, la serra, la caressa comme celle d'un enfant,
-pendant qu'il murmurait des mots de réconfort. Mais elle se libéra, et
-leva sur lui des yeux encore pleins de larmes.</p>
-
-<p>&mdash;Ici, on ne pleure pas; au Paradis, il n'y a pas de raison de
-pleurer, dit-elle, en rajustant ses tresses, et se penchant, déjà
-souriante, au dessus de la bouilloire.</p>
-
-<p>Archer se disait en tremblant que deux fois il l'avait appelée «Ellen»
-et qu'elle ne l'avait pas remarqué. Bien loin, comme par le petit bout
-de la lorgnette, il aperçut la blanche image, estompée, de May Welland,
-à New-York.</p>
-
-<p>Tout à coup, Nastasia passa la tête, dit quelques mots à voix basse.
-M<sup>me</sup> Olenska, la main encore dans ses cheveux, poussa une
-exclamation, un vif «<i>già! già!</i>» et le duc de St-Austrey entra,
-pilotant une grosse dame, coiffée d'une perruque noire surmontée de plumes
-rouges: d'abondantes fourrures l'emmitouflaient.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère comtesse, je vous ai amené une de mes vieilles amies,
-Mrs Struthers. On ne l'avait pas invitée à la soirée d'hier, et elle
-désire vous connaître.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska s'avança, avec des paroles de bienvenue, vers le
-singulier couple. Elle ne sembla pas trouver insolite la liberté que
-prenait le duc en lui amenant ainsi une étrangère. Le duc lui-même semblait
-trouver cela parfaitement naturel.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai tant désiré faire votre connaissance, ma chère! s'écria Mrs
-Struthers, d'une voix sonore qui s'accordait avec ses plumes éclatantes
-et avec sa perruque aux reflets métalliques.</p>
-
-<p>Je veux connaître tous ceux qui sont jeunes, intéressants et
-charmants. Le duc me dit que vous aimez la musique. N'est-ce pas, mon
-cher duc? Vous êtes pianiste, vous-même, je crois. Alors voulez-vous
-venir demain entendre Joachim? Je reçois tous les dimanches. C'est le
-jour où New-York ne sait que faire; alors je lui dis: «Venez,
-amusez-vous!» Le duc a pensé que vous seriez attirée par Joachim.
-Vous retrouverez beaucoup d'amis.</p>
-
-<p>Le visage de M<sup>me</sup> Olenska s'illumina de plaisir.</p>
-
-<p>&mdash;Comme c'est aimable! Comme le duc est bon d'avoir pensé à moi!
-Je serai trop heureuse de venir.</p>
-
-<p>Elle avança un fauteuil près de la table à thé et Mrs Struthers s'y
-installa béatement.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà qui est convenu, ma chère; et amenez ce jeune homme
-avec vous.</p>
-
-<p>Mrs Struthers tendit à Archer une main cordiale.</p>
-
-<p>&mdash;Excusez-moi, je ne peux pas retrouver votre nom; mais je suis
-sûre de vous avoir déjà rencontré. J'ai rencontré tout le monde, ici, à
-Paris, ou à Londres. Êtes-vous dans la diplomatie? Tous les diplomates
-viennent chez moi. Vous aussi, vous aimez la musique? Mon cher duc, ne
-manquez pas de l'amener.</p>
-
-<p>Archer remercia et prit congé; il se sentait gêné comme un écolier.
-Au surplus, il ne regrettait pas que sa visite eût été interrompue
-par cette entrée inopinée: si seulement elle s'était produite un peu
-plus tôt, elle lui aurait épargné une dépense d'émotion bien
-inutile.</p>
-
-<p>Dehors, il se rappela qu'il était à New-York et il eut l'impression
-que May Welland se rapprochait de lui. Il se dirigea vers sa fleuriste
-habituelle, pour envoyer à la jeune fille la corbeille de muguets qu'à
-sa grande confusion il avait oublié de commander le matin. Après avoir
-écrit un mot sur une carte, comme il attendait une enveloppe, il
-parcourut des yeux la boutique fleurie, et son regard fut attiré par un
-bouquet de roses jaunes. Il n'en avait jamais vues d'un jaune aussi
-doré, aussi lumineux. Son premier mouvement fut de les envoyer à May
-au lieu des muguets. Mais ces fleurs ne seyaient pas à la jeune fille:
-elles avaient quelque chose de trop riche, de trop fort, dans leur chaud
-éclat. Presque sans savoir ce qu'il faisait, dans une brusque saute
-d'humeur, Newland fit signe à la fleuriste de mettre les roses dans un
-long carton, et glissa une carte dans une seconde enveloppe, sur
-laquelle il inscrivit le nom de la comtesse Olenska. Puis, au moment de
-s'en aller, il retira la carte, laissa l'enveloppe vide sur la boîte.</p>
-
-<p>&mdash;Portez-les tout de suite, fit-il, en désignant les roses.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="X">X</a></h4>
-
-
-<p>Le lendemain, après le déjeuner, Archer put obtenir de May qu'elle
-vînt avec lui faire une promenade au Central Park. C'était un dimanche
-et, selon la vieille coutume de New-York, elle devait accompagner ses
-parents à l'église matin et après-midi; mais Mrs Welland ferma les
-yeux sur cette infraction aux usages, car, le matin même, elle avait
-obtenu de sa fille de se plier aux longues fiançailles qui
-permettraient de constituer un trousseau brodé à la main, et comptant
-le nombre de douzaines nécessaires.</p>
-
-<p>Le temps était exquis. Le long du Mail, la voûte des branches
-dépouillées se dessinait sur un fond de lapis, au-dessus d'une couche
-de neige étincelante. Les couleurs de May s'avivaient dans le froid,
-comme celles d'un jeune érable à la première gelée. Archer, fier des
-regards qu'elle attirait, oubliait ses perplexités secrètes dans la
-joie de la regarder.</p>
-
-<p>&mdash;C'est une sensation délicieuse de s'éveiller le matin en
-respirant l'odeur des muguets! dit-elle en souriant.</p>
-
-<p>&mdash;Pardonnez-moi, si, hier, votre bouquet est arrivé en retard; je
-n'avais pas eu le temps de passer chez la fleuriste le matin,
-répondit-il.</p>
-
-<p>&mdash;C'est la preuve que vous les choisissez vous-même chaque jour.
-Pour rien au monde je ne voudrais que votre bouquet arrivât toujours à la
-même heure, comme un professeur de piano, car je saurais alors que vous
-l'avez commandé d'avance une fois pour toutes. Ainsi avait fait
-Lawrence Lefferts, lorsqu'il s'est fiancé avec la pauvre Gertrude.</p>
-
-<p>&mdash;Ça leur ressemble, dit Archer, enchanté de cette fine
-remarque.</p>
-
-<p>Et il se sentit assez sûr de lui-même pour ajouter:</p>
-
-<p>&mdash;Quand je vous ai envoyé des muguets hier, j'ai vu quelques belles
-roses jaunes, et je les ai fait porter à la comtesse Olenska. Ai-je
-bien fait?</p>
-
-<p>&mdash;Comme c'est gentil! Cela lui fait tant de plaisir quand on pense
-à elle! Ce qui m'étonne, c'est qu'elle n'ait pas parlé de vos roses.
-Elle a déjeuné avec nous ce matin, et nous a dit que Mr Beaufort lui
-avait envoyé de magnifiques orchidées et que Mr van der Luyden avait
-fait venir pour elle de Skuytercliff toute une corbeille d'œillets. Il
-semble que ce soit nouveau pour elle de recevoir des fleurs. N'en
-envoie-t-on pas en Europe? Elle trouve que c'est une coutume charmante.</p>
-
-<p>&mdash;Mes fleurs auront été éclipsées par celles de Beaufort! songea
-Archer, légèrement piqué. Puis il se souvint qu'il n'avait pas joint
-sa carte à l'envoi des roses, et regretta d'en avoir parlé. Il était
-sur le point de dire: «J'ai été voir votre cousine hier,» mais il
-hésita. Si M<sup>me</sup> Olenska avait passé sa visite sous silence, mieux
-valait faire comme elle. Tout cela prenait un air de mystère qu'Archer
-n'aimait qu'à moitié. Pour changer de sujet, il se mit à parler de
-leur mariage, de leur avenir, et de l'obstination de Mrs Welland à
-prolonger le temps des fiançailles.</p>
-
-<p>&mdash;Rappelez-vous qu'Isabelle et Reggie Chivers ont été fiancés deux
-ans, Grace et Thorley près d'un an et demi! Et puis, est-ce que nous ne
-sommes pas très bien comme nous sommes?</p>
-
-<p>C'était la réponse classique de toute jeune fiancée. Archer s'en
-voulait de la trouver un peu puérile dans la bouche de May, qui avait
-près de vingt-deux ans. Et il se demandait à quel âge les femmes
-«bien élevées» commençaient à penser par elles-mêmes.</p>
-
-<p>&mdash;Nous pourrions faire beaucoup mieux que d'attendre: être
-ensemble tout à fait, voyager.</p>
-
-<p>La figure de la jeune fille s'illumina: elle avoua qu'elle adorait
-les voyages. Mais sa mère ne comprendrait pas qu'on pût désirer ne
-pas faire comme tout le monde.</p>
-
-<p>&mdash;Mais ne pas faire comme tout le monde, c'est justement ce que je
-veux! insista l'amoureux.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes si original! dit-elle, avec un regard d'admiration.</p>
-
-<p>Une sorte de découragement s'empara du jeune homme. Il sentait qu'il
-prononçait exactement toutes les paroles que l'on attend d'un fiancé,
-et qu'elle faisait toutes les réponses qu'une sorte d'instinct
-traditionnel lui dictait,&mdash;jusqu'à lui dire qu'il était original.</p>
-
-<p>&mdash;Original? Nous sommes tous aussi pareils les uns aux autres que
-ces poupées découpées dans une feuille de papier plié. Ne pourrions-nous
-pas être un peu nous-mêmes, May?</p>
-
-<p>Ils s'étaient arrêtés l'un en face de l'autre, excités par la
-discussion. May le regardait, les yeux brillant d'admiration.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! Vous voulez donc m'enlever?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne demande pas mieux!</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous m'aimez, Newland! Je suis si heureuse! Nous ne
-pouvons pourtant pas agir comme des amoureux de roman, dit-elle en riant.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pas? Pourquoi pas?</p>
-
-<p>Elle parut un peu contrariée de son insistance. Elle sentait très
-bien que ce qu'il voulait était impossible, mais visiblement elle
-ne trouvait pas de raison à lui opposer.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas assez forte pour discuter avec vous; mais ne
-serait-ce pas&mdash;comment dire?&mdash;«mauvais genre?» suggéra-t-elle
-doucement.</p>
-
-<p>Elle avait conscience d'avoir énoncé l'argument sans réplique.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous si peur de paraître «mauvais genre?»</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, j'en serais fâchée. Et vous aussi, ajouta-t-elle,
-légèrement piquée.</p>
-
-<p>Il restait silencieux, frappant nerveusement le bout de sa bottine
-avec sa canne. Il sentait qu'après tout elle avait trouvé le vrai
-moyen de clore l'incident. Elle reprit, rassurée:</p>
-
-<p>&mdash;Vous ai-je dit que j'avais montré ma bague à Ellen? Elle assure
-qu'elle n'a jamais vu une aussi jolie monture. Il n'y a rien de
-pareil rue de la Paix. Vous êtes tellement artiste, Newland!...</p>
-
-<p>Le jour suivant, pendant qu'Archer, avant le dîner, fumait un cigare
-dans la bibliothèque, Janey vint le trouver. Archer, comme presque tous
-les jeunes gens de son monde, avait fait son droit, et avait maintenant
-un emploi dans l'étude d'un avocat distingué<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Il était revenu de
-l'étude ce jour-là d'assez mauvaise humeur, vaguement déprimé,
-et obsédé par l'idée que jusqu'à la fin de sa vie il ferait
-vraisemblablement toujours la même chose à la même heure, et dans le
-même cadre.</p>
-
-<p>«Monotonie!... monotonie!...» soupira-t-il. Ce mot l'obsédait. En
-rentrant, ce soir-là, il ne s'était pas arrêté au cercle comme
-d'habitude. À la vue des grandes fenêtres derrière lesquelles les
-mêmes figures connues, coiffées des mêmes chapeaux haut-de-forme, se
-montraient toujours à la même heure, le courage lui avait manqué. Il
-devinait non seulement ce dont on parlait, mais comment chacun en
-parlait. Le duc de Saint-Austrey était naturellement le thème
-principal des conversations; et sans doute on ne manquerait pas
-d'épiloguer sur l'apparition, dans la Cinquième avenue, d'une
-demoiselle aux cheveux teints, dans un petit coupé jaune canari attelé
-de deux cobs noirs&mdash;et Beaufort en porterait la responsabilité. En
-effet, «ces personnes,» comme on les appelait dans le milieu de Mrs
-Archer, étaient rares à New-York, et aucune d'elles, jusqu'à
-présent, n'avait osé se montrer dans sa propre voiture. Aussi, la
-veille, le coupé jaune ayant croisé l'attelage de Mrs Lovell Mingott,
-celle-ci avait à l'instant même donné l'ordre à son cocher de
-rentrer. Dire que cela aurait aussi bien pu arriver à Mrs van der
-Luyden! se disaient les douairières en frissonnant d'horreur. Archer
-croyait entendre Lawrence Lefferts prophétisant la débâcle de la
-société...</p>
-
-<p>Il leva brusquement la tête à l'entrée de sa sœur, puis, sans faire
-attention à elle, se replongea dans sa lecture. C'était le <i>Chastelard</i>
-de Swinburne, qu'on venait de lui envoyer de Londres.</p>
-
-<p>Janey s'approcha du bureau chargé de livres, ouvrit un volume des
-<i>Contes Drolatiques</i>, fit la moue sur le vieux français et
-soupira:</p>
-
-<p>&mdash;Quelles choses sérieuses tu lis!</p>
-
-<p>Elle continuait à rôder autour de lui avec une mine mystérieuse; énervé
-par son mutisme, il finit par lui demander:</p>
-
-<p>&mdash;Tu as quelque chose à me dire?</p>
-
-<p>&mdash;Oui. Maman est très fâchée.</p>
-
-<p>&mdash;Fâchée? Contre qui? À propos de quoi?</p>
-
-<p>&mdash;Miss Sophie Jackson sort d'ici. Elle a dit que son frère
-viendrait après le dîner. Elle n'a pas voulu raconter grand'chose, son
-frère le lui a défendu; il veut nous donner tous les détails lui-même. Il
-est maintenant chez notre cousine van der Luyden.</p>
-
-<p>&mdash;Pour l'amour du ciel, ma chère, de quoi s'agit-il? Il faudrait
-être le bon Dieu pour comprendre tes énigmes.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, Newland, ne plaisante pas; maman a déjà assez de chagrin
-que tu n'ailles pas à l'église.</p>
-
-<p>Avec un geste agacé il se replongea dans son livre.</p>
-
-<p>&mdash;Newland! Écoute donc. Ton amie M<sup>me</sup> Olenska était à la
-soirée de Mrs Lemuel Struthers hier soir; elle y est allée avec le duc et
-Mr Beaufort.</p>
-
-<p>À ce nom, une colère irraisonnée s'empara du jeune homme. Il affecta
-de rire:</p>
-
-<p>&mdash;Et bien? Après? Je savais qu'elle comptait y aller.</p>
-
-<p>Les yeux de Janey sortaient de leurs orbites.</p>
-
-<p>&mdash;Comment? Tu le savais, et tu n'as pas essayé de l'empêcher, de
-l'avertir?</p>
-
-<p>&mdash;L'empêcher? L'avertir?&mdash;Il rit de nouveau.&mdash;Et de quel
-droit? Ce n'est pas avec la comtesse Olenska que je suis fiancé!</p>
-
-<p>Ces paroles lui sonnèrent étrangement aux oreilles.</p>
-
-<p>&mdash;Tu te maries dans sa famille.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! la famille! la famille! railla-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Newland! Est-ce que tu ne te soucies pas de la famille?</p>
-
-<p>&mdash;Pas pour un hard!</p>
-
-<p>&mdash;Ni de ce que pensera notre cousine van der Luyden?</p>
-
-<p>&mdash;Pas pour un centime... si elle a des idées saugrenues de vieille
-fille.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, maman n'a pas des idées de vieille fille, dit sa sœur d'un
-air pincé.</p>
-
-<p>Il aurait voulu crier: «Si! elle en a, et aussi les van der Luyden, et
-nous tous, dès que la réalité nous effleure.» Mais il vit le long et
-doux visage de Janey s'assombrir et il regretta la peine inutile qu'il
-venait de lui infliger.</p>
-
-<p>&mdash;Tant pis pour la comtesse Olenska! Ne fais pas la sotte, ma
-petite Janey! Je ne suis pas le tuteur de la belle Ellen!</p>
-
-<p>&mdash;Non; mais tu as demandé aux Welland d'avancer l'annonce de tes
-fiançailles, afin que nous puissions la soutenir, et c'est seulement
-pour faire plaisir à maman que la cousine Louisa l'a invitée à
-dîner.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! Quel mal y avait-il à l'inviter? C'était la plus jolie
-femme du salon; grâce à elle, le dîner a été un peu moins morne que
-ne le sont en général les banquets van der Luyden.</p>
-
-<p>&mdash;Tu sais que cousin Henry l'a invitée pour te faire plaisir, que
-c'est lui qui a obtenu de notre cousine de la recevoir; et maintenant les
-voilà si bouleversés en apprenant qu'elle est allée chez Mrs
-Struthers, qu'ils retournent à Skuytercliff dès demain. Je crois,
-Newland, que tu feras bien de descendre au salon. Tu sembles ne pas
-comprendre ce que maman éprouve.</p>
-
-<p>Newland trouva sa mère dans le salon, penchée sur son métier. Elle
-leva sur lui un regard troublé, et demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Janey t'a dit?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.&mdash;Il sourit.&mdash;Mais je ne trouve pas que ce soit
-très sérieux.</p>
-
-<p>&mdash;Le fait d'avoir froissé nos cousins?</p>
-
-<p>&mdash;Le fait qu'ils puissent se sentir froissés parce que la comtesse
-Olenska a été chez une femme qu'ils trouvent commune!</p>
-
-<p>&mdash;Ils ne sont pas seuls de cet avis.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! oui, d'accord, elle est commune; mais on fait chez elle
-de la bonne musique, et ses réceptions du dimanche apportent une
-distraction à des gens qui meurent d'ennui.</p>
-
-<p>&mdash;De la bonne musique? Tout ce que je sais, c'est qu'il y avait
-chez elle, dimanche dernier, une créature qui est montée sur la table, et
-qui a chanté des choses comme celles qu'on chante dans les endroits où
-tu vas à Paris. On a fumé, et bu du champagne.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, après? Tout cela est arrivé, et le monde continue à
-tourner.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suppose pas, mon enfant, que tu défendes sérieusement la
-manière française de passer le dimanche?</p>
-
-<p>&mdash;Je vous ai souvent entendu, maman, vous plaindre de la tristesse
-maussade des dimanches à Londres, quand nous y étions!</p>
-
-<p>&mdash;New-York n'est ni Paris, ni Londres.</p>
-
-<p>&mdash;Ah, fichtre non! soupira Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Tu veux dire sans doute que notre société est moins amusante que
-celle des villes d'Europe? Peut-être as-tu raison; mais nous sommes
-d'ici, et, quand on vient parmi nous, on doit respecter nos habitudes.
-Ellen Olenska surtout, puisqu'elle est revenue dans son pays pour
-échapper à la vie dissipée des sociétés plus brillantes.</p>
-
-<p>Newland ne répondant pas, sa mère s'aventura à dire, après un
-moment de silence:</p>
-
-<p>&mdash;Je vais mettre mon chapeau, et te demanderai de m'accompagner
-chez Louisa. Je veux la voir un instant avant le dîner.</p>
-
-<p>Archer fronça le sourcil, mais elle insista, conciliante:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai pensé que tu pourrais lui expliquer ce que tu viens de me
-dire: que la société à l'étranger est différente, qu'on y est moins
-collet-monté, que la comtesse Olenska n'a peut-être pas cru froisser
-mes sentiments. Ce serait, tu sais, mon chéri, ajouta-t-elle avec une
-inconsciente habileté, dans l'intérêt même de M<sup>me</sup> Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;Chère maman, je ne vois vraiment pas en quoi cette affaire nous
-regarde. Le duc a mené M<sup>me</sup> Olenska chez Mrs Struthers? Le fait
-est qu'il était venu voir M<sup>me</sup> Olenska avec Mrs Struthers.
-J'étais là. Si les van der Luyden veulent se disputer avec quelqu'un, le
-véritable coupable est sous leur toit.</p>
-
-<p>&mdash;Se disputer?... Newland! Quelle expression! Notre cousin, se
-disputer? Et puis, le duc est un étranger, et leur hôte. Les étrangers ne
-connaissent pas nos habitudes. Comment les connaîtraient-ils? Tandis
-que la comtesse Olenska est une New-Yorkaise, et devrait avoir égard
-aux sentiments de New-York.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, puisqu'il leur faut une victime, je vous permets de leur
-livrer la comtesse Olenska, s'écria Archer. Je ne me soucie pas du tout
-de m'offrir en holocauste pour expier les crimes de M<sup>me</sup>
-Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement tu es tout entier du côté Mingott, répondit la
-mère d'un ton qui trahissait son irritation intérieure.</p>
-
-<p>Le maître d'hôtel ouvrit les portières du salon et annonça: «Monsieur
-Henry van der Luyden.»</p>
-
-<p>Mrs Archer piqua son aiguille et repoussa sa chaise d'un geste
-nerveux.</p>
-
-<p>&mdash;Une autre lampe, ordonna-t-elle au domestique, pendant que Janey
-se penchait sur sa mère pour lui rajuster son bonnet de dentelle.</p>
-
-<p>Mr van der Luyden apparut sur le pas de la porte, et Newland Archer
-s'avança pour le recevoir.</p>
-
-<p>&mdash;Nous parlions justement de vous, mon cousin, dit-il.</p>
-
-<p>Mr van der Luyden sembla déconcerté par ces paroles. Il retira son
-gant pour serrer la main des dames, et lissa son haut-de-forme avec un
-peu d'embarras, pendant que Janey avançait un fauteuil.</p>
-
-<p>Archer continua en souriant:</p>
-
-<p>&mdash;Et de la comtesse Olenska...</p>
-
-<p>Mrs Archer pâlit.</p>
-
-<p>&mdash;Une femme charmante! Je sors de chez elle, dit Mr van der Luyden,
-rasséréné.</p>
-
-<p>Il s'assit, déposa ses gants et son chapeau à côté de son fauteuil,
-selon le vieil usage, et continua:</p>
-
-<p>&mdash;Elle a un véritable don pour arranger les fleurs. Je lui avais
-envoyé quelques œillets de Skuytercliff, et j'ai été émerveillé de
-la façon dont elle les a groupés. Au lieu de les masser en gros
-bouquets comme notre jardinier-chef, elle les avait dispersés, je ne
-saurais pas dire comment. Le duc m'avait prévenu; il m'avait dit:
-«Allez voir avec quel goût elle a meublé son salon!» Et c'est vrai.
-J'aurais bien voulu lui mener Louisa, si le quartier n'était pas si
-bohème.</p>
-
-<p>À vrai dire, poursuivit Mr van der Luyden, appuyant sur son pantalon
-gris sa main décolorée, alourdie par la grande bague du Patroon, à
-vrai dire, j'étais allé la remercier du mot charmant qu'elle
-m'avait écrit à propos de mes fleurs, et aussi,&mdash;mais ceci entre
-nous,&mdash;pour lui donner un avertissement amical sur l'inconvénient de
-se faire mener dans le monde par le duc. Je ne sais pas si vous en avez
-entendu parler.</p>
-
-<p>Mrs Archer prit un air naïf:</p>
-
-<p>&mdash;Le duc l'a-t-il menée dans le monde?</p>
-
-<p>&mdash;Eh, oui! Vous savez ce que sont ces grands seigneurs anglais;
-tous les mêmes. Louisa et moi aimons beaucoup notre cousin, mais on ne peut
-s'attendre à ce que des gens habitués à la vie des cours tiennent
-compte de nos petites distinctions républicaines. Le duc va où il
-s'amuse.</p>
-
-<p>Mr van der Luyden fit une pause, mais personne ne prit la
-parole.&mdash;Il l'a menée, paraît-il, hier soir chez Mrs Lemuel Struthers.
-Sillerton Jackson est venu tout à l'heure nous raconter cette sotte
-histoire, et Louisa en a été un peu troublée. J'ai pensé que le plus court
-serait d'aller tout droit chez M<sup>me</sup> Olenska et de lui expliquer,
-très amicalement, ce que nous pensons à New-York. Il m'a semblé que je le
-pouvais sans indiscrétion, car le soir où elle a dîné chez nous,
-elle m'avait laissé entendre qu'elle accepterait mes conseils avec
-quelque gratitude. Et c'est ce qu'elle a fait.</p>
-
-<p>Mr van der Luyden regarda autour de lui. À défaut d'un air de
-satisfaction que ne pouvait revêtir un visage aussi distingué, il eut
-un sourire de sereine bienveillance, que le visage de Mrs Archer se fit
-un devoir de refléter.</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous êtes bons tous les deux, mon cher Henry! Newland sera
-particulièrement touché de ce que vous avez fait là pour lui et la
-chère May.</p>
-
-<p>Elle jeta un regard à son fils, qui dit aussitôt:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous suis très reconnaissant, mon cousin; mais j'étais sûr
-que M<sup>me</sup> Olenska vous plairait.</p>
-
-<p>Mr van der Luyden le regarda avec une extrême affabilité.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'invite jamais chez moi, mon cher Newland, les gens qui ne me
-plaisent pas. Je viens de le dire à Sillerton Jackson.&mdash;Puis, ayant
-jeté un coup d'œil à la pendule, il se leva et ajouta:&mdash;Mais Louisa
-m'attend. Nous dînons de bonne heure pour mener le duc à l'Opéra.</p>
-
-<p>Quand les portières se furent refermées sur leur cousin, le silence
-tomba sur la famille Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Bonté du ciel! Que tout cela est romanesque! finit par s'écrier
-Janey.</p>
-
-<p>Personne n'avait jamais su ce que voulaient dire ses brusques sorties,
-et sa famille avait depuis longtemps renoncé à y rien comprendre. Mrs
-Archer secoua la tête en soupirant.</p>
-
-<p>&mdash;Espérons que tout tournera pour le mieux, dit-elle, d'un ton qui
-signifiait visiblement le contraire.&mdash;Newland, il faut que tu restes à
-la maison pour voir Sillerton Jackson quand il viendra ce soir. Je ne
-saurais vraiment que lui dire.</p>
-
-<p>&mdash;Ma pauvre maman! Mais il ne viendra pas, dit son fils en riant,
-et en se penchant pour poser un baiser sur le front inquiet de sa mère.</p>
-
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>Aux États-Unis, les avocats s'associent, et cumulent les
-rôles d'avocats et d'avoués.</p></div>
-
-
-
-
-<h4><a id="XI">XI</a></h4>
-
-
-<p>Environ quinze jours plus tard, Archer, assis, inoccupé et distrait,
-devant son bureau du cabinet «Letterblair, Lamson et Low,» avocats à
-la cour, fut demandé par Mr Letterblair.</p>
-
-<p>Le vieux Mr Letterblair, le conseil accrédité de la haute société de
-New-York depuis trois générations, trônait derrière son bureau
-d'acajou en proie à une évidente perplexité. Le voyant caresser ses
-favoris blancs, passer ses doigts dans ses cheveux en broussaille
-au-dessus de ses gros sourcils froncés, son jeune associé le
-comparait, peu respectueusement, au médecin de famille auprès d'un
-malade dont les symptômes se refusent à tout diagnostic.</p>
-
-<p>&mdash;Cher monsieur,&mdash;Mr Letterblair, très cérémonieux, disait
-toujours «monsieur» à son jeune associé,&mdash;je vous ai fait demander à
-propos d'une petite affaire, une affaire dont, pour le moment, je préfère
-ne pas parler à Mr Lamson ni à Mr Low. Il se renversa sur sa chaise, le
-front ridé.&mdash;Pour des raisons de famille, continua-t-il. Archer leva
-la tête.&mdash;La famille Mingott, dit Mr Letterblair, avec un sourire
-significatif et en s'inclinant. Mrs Manson Mingott m'a fait demander
-hier. Sa petite-fille, la comtesse Olenska, désire plaider en divorce
-contre son mari. Certains documents m'ont été remis.&mdash;Il s'arrêta et
-tapota sur son bureau.&mdash;En raison de vos projets d'alliance avec la
-famille, je voudrais vous consulter, étudier le cas avec vous, avant
-d'aller plus loin.</p>
-
-<p>Archer sentit le sang lui monter au visage. Depuis sa visite à la
-comtesse Olenska, il ne l'avait vue qu'une fois, à l'Opéra, dans la
-loge des Mingott. Et, dans cet intervalle, l'image de la jeune femme
-s'était atténuée dans son esprit, tandis que May Welland y reprenait
-légitimement le premier plan. Il n'avait pas entendu parler du divorce
-de M<sup>me</sup> Olenska depuis l'allusion faite en passant par Janey, et
-dont il n'avait tenu aucun compte. Théoriquement, il était presque aussi
-hostile que sa mère à l'idée du divorce et il en voulait à Mr
-Letterblair (sans doute poussé par la vieille Catherine Mingott) de se
-montrer ainsi disposé à le mêler à l'affaire. Les hommes de la
-famille étaient assez nombreux, et lui-même n'était pas encore un
-Mingott.</p>
-
-<p>Il attendit que son chef continuât. Mr Letterblair ouvrit un tiroir
-et en tira une liasse de papiers.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous voulez parcourir ces documents?...</p>
-
-<p>Archer s'en défendit:</p>
-
-<p>&mdash;Excusez-moi, monsieur, mais précisément à cause de mes projets
-d'alliance, je préfère que vous consultiez Mr Low ou Mr Lamson.</p>
-
-<p>Mr Letterblair parut surpris et légèrement froissé. Généralement
-un jeune associé ne rejetait par de telles ouvertures. Il s'inclina.</p>
-
-<p>&mdash;Je respecte votre scrupule, monsieur; mais, dans le cas présent,
-je crois que la vraie délicatesse vous oblige à faire ce que je vous
-demande. La proposition, du reste, ne vient pas de moi, mais de Mrs
-Manson Mingott et de son fils. J'ai vu Lovell Mingott, et aussi Mr
-Welland; ils vous ont tous désigné.</p>
-
-<p>Archer eut un mouvement d'irritation. Depuis quinze jours il s'était
-laissé porter par les événements. La beauté, le charme de May lui
-avaient fait oublier la pression des chaînes Mingott. Le commandement
-de la vieille Mrs Mingott lui rappela tout ce que le clan se croyait en
-droit d'exiger d'un futur gendre: il se rebiffa.</p>
-
-<p>&mdash;C'est l'affaire de ses oncles.</p>
-
-<p>&mdash;Ses oncles s'en sont occupés: la question a été examinée par la
-famille. Tous sont opposés au désir de la comtesse, mais elle tient
-ferme, et insiste pour avoir un avis juridique.</p>
-
-<p>Le jeune homme gardait le silence. Il n'avait pas ouvert le paquet
-qu'il tenait toujours à la main.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce qu'elle veut se remarier?</p>
-
-<p>&mdash;On le suppose; mais elle le nie.</p>
-
-<p>&mdash;Alors?</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'obligerez, Mr Archer, en parcourant d'abord ces papiers.
-Ensuite, quand nous aurons examiné la question ensemble, je vous
-dirai mon opinion.</p>
-
-<p>Archer sortit, emportant à contre-cœur les documents. Depuis leur
-dernière rencontre, les circonstances l'avaient aidé à se libérer de la
-pensée de M<sup>me</sup> Olenska. Les instants passés au coin de la
-cheminée les avaient amenés à une intimité momentanée, que l'arrivée du duc
-de Saint-Austrey, pilotant Mrs Lemuel Struthers, et si bien accueilli
-par la comtesse, avait interrompue assez à propos. Deux jours plus
-tard, Archer avait assisté à la comédie de la rentrée en grâce de
-la jeune femme auprès des van der Luyden. Il s'était dit, avec une
-pointe d'aigreur, qu'une femme, qui, par ses remerciements à propos
-d'un bouquet de fleurs, avait su toucher le vieux et important
-personnage qu'était Mr van der Luyden, n'avait nul besoin, ni des
-consolations, ni de l'appui moral d'un jeune homme d'aussi petite
-envergure que lui, Newland Archer.</p>
-
-<p>Ces considérations ironiques rendaient quelque lustre aux ternes vertus
-domestiques. Impossible d'imaginer May Welland étalant ses affaires
-privées et répandant ses confidences parmi des étrangers! Jamais elle
-ne lui sembla plus fine et plus charmante que dans la semaine qui
-suivit. Il s'était même résigné aux longues fiançailles, depuis
-qu'elle avait trouvé à lui opposer un argument qui l'avait désarmé.
-«Vous savez que vos parents vous ont toujours cédé depuis votre
-enfance,» avait-il dit. Elle, avec son clair regard, lui avait
-répondu: «C'est bien pour cela qu'il me serait dur de leur refuser la
-dernière chose qu'ils aient à me demander, avant que je ne les
-quitte.» C'était la note du vieux New-York: c'était celle qu'il
-aimerait toujours à retrouver chez sa femme.</p>
-
-<p>Les documents dont il prit connaissance ne lui apprirent pas
-grand'chose, mais le plongèrent dans un courant d'idées pénibles.
-C'était un échange de lettres entre l'avocat du comte Olenski et
-l'étude parisienne à laquelle la comtesse avait confié la défense de
-ses intérêts financiers. Il y avait aussi une courte lettre du comte
-à sa femme. Après l'avoir lue, Archer se leva, serra les papiers dans
-leur enveloppe et rentra dans le bureau de Mr Letterblair.</p>
-
-<p>&mdash;Voici les lettres, monsieur. C'est entendu, je verrai la comtesse
-Olenska, dit-il, d'une voix nerveuse.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous remercie, Mr Archer. Êtes-vous libre ce soir? Venez
-dîner; nous causerons ensuite, pour le cas où vous voudriez voir notre
-cliente dès demain.</p>
-
-<p>Newland Archer rentra directement chez lui. C'était une soirée d'une
-lumineuse transparence: une lune jeune et candide montait au-dessus des
-toits. Archer voulait imprégner son âme de cette pure splendeur, et ne
-parler à personne jusqu'au moment de son rendez-vous avec Mr
-Letterblair. Depuis la lecture des lettres, il avait compris qu'il fallait
-qu'il vît lui-même M<sup>me</sup> Olenska, afin d'éviter que les secrets
-de la jeune femme ne fussent exposés devant d'autres. Une grande vague
-de compassion avait eu raison de son indifférence. Ellen Olenska se
-présentait à lui comme une créature malheureuse et sans défense,
-qu'il fallait, à tout prix, empêcher d'entreprendre une lutte dont
-elle ne sortirait que plus meurtrie.</p>
-
-<p>Elle avait dit que Mrs Welland désirait qu'elle passât sous silence
-tout ce qu'il pouvait y avoir de «pénible» dans son passé.</p>
-
-<p>L'innocence de New-York n'était-elle donc qu'une simple attitude?
-Sommes-nous des pharisiens? se demanda Archer. Pour la première fois,
-il fut amené à réfléchir sur les principes qui l'avaient jusque-là
-dirigé. Il passait pour un jeune homme qui ne craignait pas de se
-compromettre: son flirt avec cette pauvre petite Mrs Thorley Rushworth
-lui avait donné quelque prestige romanesque. Mais Mrs Rushworth était
-de la catégorie des femmes un peu sottes, frivoles, éprises de
-mystère: le secret et le danger d'une intrigue l'avaient plus
-intéressée que les mérites de celui qui avait été son amant.
-Newland avait beaucoup souffert de cette constatation: il y trouvait,
-maintenant, presque un soulagement. L'aventure, en somme, ressemblait à
-celles que les jeunes gens de son âge avaient tous traversées, et dont
-ils étaient sortis la conscience calme, convaincus qu'il y a un abîme
-entre les femmes qu'on aime d'un amour respectueux et les autres. Ils
-étaient encouragés dans cette manière de voir par leurs mères, leurs
-tantes et autres parentes: toutes pensaient comme Mrs Archer que, dans
-ces affaires-là, les hommes apportent sans doute de la légèreté,
-mais qu'en somme la vraie faute vient toujours de la femme.</p>
-
-<p>Archer commença à soupçonner que, dans la vie compliquée des
-vieilles sociétés européennes, riches, oisives, faciles, les
-problèmes d'amour étaient moins simples, moins nettement catalogués.
-Il n'était sans doute pas impossible d'imaginer, dans ces milieux
-indulgents, des cas où une femme, sensible et délaissée se laisserait
-entraîner par la force des circonstances à nouer un de ces liens que
-la morale réprouve.</p>
-
-<p>Arrivé chez lui, il écrivit un mot à la comtesse Olenska pour lui
-demander à quelle heure elle pourrait le recevoir le lendemain. Elle
-répondit que, partant le lendemain matin pour Skuytercliff, jusqu'au
-dimanche soir, elle ne pourrait l'attendre que le jour même; il la
-trouverait seule après-dîner. Archer sourit en pensant qu'elle
-finirait la semaine dans la majestueuse solitude de Skuytercliff, mais
-aussitôt après, il se dit que, là plus qu'ailleurs, elle souffrirait
-de se trouver parmi des gens résolument fermés à tout ce qui est
-«pénible.»</p>
-
-<p>Il arriva à sept heures chez Mr Letterblair, heureux d'avoir un
-prétexte pour se rendre libre aussitôt après le dîner. Il s'était
-fait une opinion personnelle d'après les documents qui lui avaient
-été confiés, et il ne tenait pas spécialement à la communiquer à
-son chef. Mr Letterblair était veuf: ils dînèrent seuls dans une
-pièce sombre, sur les murs de laquelle on voyait des gravures jaunies
-représentant «La mort de Chatham» et «Le Couronnement de
-Napoléon.» Sur le buffet, entre de beaux coffrets cannelés du
-XVIII<sup>e</sup> siècle, se trouvait une carafe de Haut-Brion et une
-autre du vieux porto des Lanning (don d'un client). Le prodigue Torn
-Lanning avait déconsidéré sa famille en vendant sa cave un an ou deux avant
-sa mort mystérieuse et suspecte à San Francisco. Ce dernier incident avait
-été moins humiliant pour les siens que la vente de sa cave.</p>
-
-<p>Après un potage velouté aux huîtres, on servit une alose aux
-concombres, suivie d'un dindonneau entouré de beignets de maïs, auquel
-succéda un canard sauvage avec une mayonnaise de céleris et de la
-gelée de groseille. Mr Letterblair, qui déjeunait de thé et d'une
-sandwich, dînait copieusement et sans hâte; il insista pour que son
-hôte fît de même. La nappe enlevée, les cigares s'allumèrent, et Mr
-Letterblair, se renversant sur sa chaise, poussa le porto vers Archer.
-Chauffant son dos au feu, il dit:</p>
-
-<p>&mdash;Toute la famille est contre le divorce, et je crois qu'elle a
-raison.</p>
-
-<p>Archer se sentit immédiatement d'un avis opposé.</p>
-
-<p>&mdash;Pourtant, si jamais un cas s'est présenté...</p>
-
-<p>&mdash;Qu'y gagnerait-elle?... <i>Elle</i> est ici, <i>il</i> est là;
-l'Atlantique est entre eux. Elle ne retrouvera pas un dollar de plus que ce
-qu'il lui a rendu volontairement. Les clauses de cet abominable contrat
-français y ont mis bon ordre. À tout prendre, Olenski a agi généreusement.
-Il pouvait la renvoyer sans un sou.</p>
-
-<p>Le jeune homme le savait: il resta silencieux.</p>
-
-<p>&mdash;Il paraît, cependant, continua Mr Letterblair qu'elle n'attache
-pas d'importance à l'argent; alors, comme le dit la famille, pourquoi ne
-pas laisser les choses comme elles sont?</p>
-
-<p>Quand Archer était arrivé chez Mr Letterblair il était en parfait
-accord de vues avec lui; mais, dans la manière dont ce vieillard
-égoïste, bien nourri, suprêmement indifférent, exposait la question,
-il croyait entendre la voix pharisaïque de la société, ne songeant
-qu'à se barricader contre tout ce qui pouvait être «pénible.»</p>
-
-<p>&mdash;Il me semble que c'est à la comtesse Olenska de décider, dit-il
-sèchement.</p>
-
-<p>&mdash;Hum!... Avez-vous pensé aux conséquences, si elle se décidait
-pour le divorce?</p>
-
-<p>&mdash;Vous voulez dire la menace de son mari?... De quel poids
-peut-elle être?... Simple vengeance d'un mauvais drôle.</p>
-
-<p>&mdash;S'il se défendait sérieusement, il pourrait sortir des choses
-pénibles.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Pénibles!</i>... dit Archer avec ironie.</p>
-
-<p>Mr Letterblair le regarda d'un air étonné et le jeune homme,
-renonçant à faire comprendre sa pensée, acquiesça par un signe de
-tête, pendant que son chef continuait:</p>
-
-<p>&mdash;Un divorce est toujours une chose pénible. Vous en convenez?</p>
-
-<p>&mdash;En effet... dit Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, je compte sur vous, les Mingott comptent sur vous, pour
-user de votre influence sur M<sup>me</sup> Olenska et la détourner de
-ce projet.</p>
-
-<p>Archer hésita.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne puis m'engager avant d'avoir vu la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;Mr Archer, je ne vous comprends pas. Voulez-vous vous marier
-dans une famille qui est sous le coup d'un scandale?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vois pas que mon mariage ait rien à faire là-dedans.</p>
-
-<p>Mr Letterblair déposa son verre de porto et regarda son jeune associé
-d'un air inquiet. Archer comprit que Mr Letterblair allait peut-être
-lui retirer l'affaire. Mais maintenant que la cause lui avait été
-confiée, il prétendait la garder; et il s'appliqua à rassurer le
-méthodique vieillard qui représentait la conscience légale des
-Mingott.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pouvez être sûr, monsieur, que je ne m'avancerai pas avant
-de vous en avoir référé. Je voulais seulement dire que je préférerais
-réserver mon jugement jusqu'à ce que j'aie entendue M<sup>me</sup>
-Olenska.</p>
-
-<p>Mr Letterblair approuva de la tête une discrétion digne de la
-meilleure tradition de New-York, et le jeune homme, prétextant un
-engagement, prit congé.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XII">XII</a></h4>
-
-
-<p>La coutume de faire des visites le soir, après le dîner, prévalait
-encore à New-York, malgré la jeune coterie de gens chic qui la
-trouvait ridicule. Comme il descendait lentement la Cinquième Avenue,
-Archer remarqua, dans la grande voie déserte, une file de voitures qui
-stationnaient devant la maison des Reggie Chivers; il se souvint qu'ils
-donnaient ce soir-là un dîner en l'honneur du Duc. Traversant
-Washington Square il vit un monsieur âgé, en pardessus et cache-nez,
-monter un perron et disparaître dans un vestibule éclairé: c'était
-le vieux Mr du Lac qui allait voir ses cousins Dagonet. Ensuite il
-aperçut, au tournant de la Dixième Rue, Mr Samson, de son étude, qui
-allait rendre visite aux vieilles Misses Lanning. Un peu plus loin, dans
-la Cinquième Avenue, Beaufort se montra sur le pas de sa porte,
-vivement silhouetté par la lumière de l'antichambre. Il monta dans son
-coupé et partit dans une direction mystérieuse. Ce n'était pas un
-soir d'Opéra, personne ne recevait: donc la sortie de Beaufort devait
-être clandestine. Archer évoqua aussitôt une petite maison située au
-delà de Lexington Avenue, qui s'était récemment ornée de rideaux
-enrubannés et de caisses fleuries. Devant la porte nouvellement
-repeinte, on voyait souvent stationner le coupé jaune serin de Miss
-Fanny Ring.</p>
-
-<p>Au delà de la glissante pyramide qui composait le monde de Mrs Archer
-s'étendait la région hétéroclite où vivaient des artistes, des
-musiciens et des «gens qui écrivent.»&mdash;Ces échantillons épars de
-l'humanité n'avaient jamais essayé de s'amalgamer avec la société.
-En dépit de leurs originalités on les disait pour la plupart dignes
-d'estime; mais ils préféraient rester entre eux. Medora Manson, dans
-ses jours de prospérité, avait fondé un «salon littéraire;» mais
-il s'était éteint de lui-même, faute de gens de lettres pour le
-fréquenter.</p>
-
-<p>D'autres avaient fait la même tentative. Chez Mrs Blenker, femme
-bouillonnante et bavarde, et mère de trois filles à sa ressemblance,
-on rencontrait le grand acteur tragique Edwin Booth, Adelina Patti,
-William Winter le critique dramatique, l'acteur anglais George Rignold,
-des éditeurs, des critiques littéraires et musicaux. Mrs Archer et son
-groupe éprouvaient une certaine timidité vis à vis de ces personnes.
-Elles étaient d'espèce particulière, difficiles à classer; on ne
-connaissait pas l'arrière-plan de leurs vies et de leurs esprits. La
-littérature et les arts étaient hautement appréciés dans l'entourage
-des Archer; et Mrs Archer s'évertuait toujours à expliquer à ses
-enfants combien la société était plus agréable à l'époque où elle
-comprenait des gens de lettres comme Washington Irving, Fitz Greene
-Halleck et l'auteur de <i>The Culprit Fay.</i> Les plus célèbres auteurs de
-cette génération avaient été des «gentlemen.» Peut-être les
-inconnus qui leur avaient succédé étaient-ils d'aussi honnêtes gens;
-mais leur origine, leur tenue, leurs tignasses incultes, leurs relations
-avec les acteurs et les chanteurs, empêchaient de les classifier
-d'après le critérium du vieux New-York.</p>
-
-<p>&mdash;Quand j'étais jeune fille, disait Mrs Archer, nous connaissions
-tous les gens qui habitaient entre la Batterie et Canal Street. Les gens
-qu'on connaissait étaient seuls à avoir leur voiture: rien n'était
-plus facile que de situer quelqu'un. Maintenant, on ne sait plus,&mdash;et
-on aime autant ne pas savoir.</p>
-
-<p>Peu embarrassée de préjugés, indifférente aux fines distinctions
-sociales, la vieille Mrs Mingott aurait pu relier les deux milieux; mais
-elle n'ouvrait jamais un livre, ne regardait jamais un tableau; et la
-musique lui rappelait seulement les soirées de gala aux Italiens, à
-l'époque de ses triomphes aux Tuileries. Beaufort aussi, qui la valait
-en audace, aurait pu essayer de combler le fossé; mais ses salons
-somptueux, ses laquais en culottes, intimidaient la race artistique. De
-plus, aussi peu cultivé que Mrs Mingott, il considérait les écrivains
-comme des pourvoyeurs salariés, préposés au plaisir des riches, et
-son opinion n'avait jamais été mise en question par quelqu'un d'assez
-riche pour l'influencer.</p>
-
-<p>Newland Archer avait toujours accepté cet état de choses comme faisant
-partie de la structure de son univers. Il savait qu'il y avait, dans la
-vieille société européenne, des milieux où les peintres, les
-poètes, les romanciers, les hommes de science, et même les grands
-acteurs, étaient aussi recherchés que des princes. Il aimait à se
-figurer quel avait dû être le plaisir de vivre dans des salons où
-l'on s'entretenait avec ses auteurs favoris: Thackeray, Browning,
-William Morris, Mérimée (dont les <i>Lettres à une Inconnue</i> étaient
-un de ses livres préférés). Mais, à New-York, quel rêve
-irréalisable! Archer connaissait personnellement la plupart des
-écrivains, musiciens et peintres de sa ville natale. Il les rencontrait
-au Century Club, ou dans les petits cercles littéraires et musicaux qui
-commençaient à naître. S'il les voyait avec plaisir dans ces
-milieux-là, il n'en était pas de même chez les Blenker, où ils se
-trouvaient mêlés à des femmes du monde aussi ferventes que mal
-fagotées, qui les exhibaient comme des curiosités. Même après ses
-conversations les plus intéressantes avec Ned Winsett, Archer gardait
-l'impression que, si son monde à lui était bien restreint, le leur
-l'était encore davantage, et que le seul moyen de les élargir l'un et
-l'autre serait d'arriver à les fondre.</p>
-
-<p>Tout en réfléchissant ainsi, il essayait de se figurer le milieu où
-la comtesse Olenska avait vécu, avait souffert, avait aussi,
-peut-être, goûté de mystérieuses joies. Comme elle avait ri en lui
-racontant que sa grand'mère Mingott et les Welland s'opposaient à son
-installation dans un quartier bohème abandonné aux «gens qui
-écrivent!» En réalité, ce que sa famille désapprouvait, c'était
-l'originalité d'aller habiter un quartier si peu élégant; mais cette
-nuance lui échappait, et elle pensait que la littérature était
-considérée comme compromettante.</p>
-
-<p>Elle, au contraire, n'en avait pas peur, à en juger par les livres
-qu'on voyait épars dans son salon (à New-York, on ne laissait pas
-traîner de livres dans un salon). La plupart de ces livres étaient des
-romans, mais qui avaient cependant éveillé l'attention d'Archer par
-des noms nouveaux: Paul Bourget, Huysmans, les frères de Goncourt. Il
-pensait à tout cela en approchant de la porte de M<sup>me</sup> Olenska. Il
-sentait qu'elle était femme à changer en lui toute l'échelle des
-valeurs, et comprit qu'il serait forcé de se mettre à des points de
-vue incroyablement nouveaux s'il voulait lui être utile dans ses
-difficultés présentes.</p>
-
-<p>Nastasia ouvrit la porte en souriant d'un air mystérieux. Sur le banc
-de l'antichambre étaient posés une pelisse de zibeline, un claque
-marqué aux initiales «J. B.» et un foulard de soie blanche. Ces
-élégants articles appartenaient indiscutablement à Julius Beaufort.</p>
-
-<p>Archer était furieux, si furieux qu'il fut sur le point de griffonner
-un mot sur sa carte et de s'en aller; mais il se rappela qu'en écrivant
-à M<sup>me</sup> Olenska il avait, par excès de discrétion, omis de lui
-dire qu'il désirait la voir seule. Il ne devait donc s'en prendre qu'à lui
-si elle avait du monde. Il entra dans le salon, résolu à faire sentir
-à Julius Beaufort que sa présence était inopportune, et à rester le
-dernier.</p>
-
-<p>Le banquier se tenait debout devant le feu. Derrière lui, deux
-candélabres de cuivre, garnis de cierges en cire jaunâtre, retenaient
-la broderie ancienne dont s'ornait la cheminée. Beaufort plastronnait,
-les épaules effacées, le poids du corps portant sur un de ses grands
-pieds, et regardait, en souriant, leur hôtesse assise sur un canapé
-près de la cheminée. Une table couverte de fleurs formait paravent
-derrière le canapé; et sur le fond d'orchidées et d'azalées, que
-Newland reconnut pour venir des serres de Beaufort, M<sup>me</sup> Olenska
-se tenait à demi étendue, la tête appuyée sur sa main, laissant voir,
-par une large manche ouverte, un bras nu jusqu'au coude.</p>
-
-<p>L'usage voulait que les dames qui recevaient le soir portassent de
-«simples robes de dîner,» c'est-à-dire une armure de soie baleinée,
-légèrement décolletée, avec des ruches de dentelles remplissant
-l'échancrure du corsage et des manches étroites découvrant tout juste
-assez de poignet pour laisser voir un bracelet en or étrusque ou un
-lien de velours noir. Mais M<sup>me</sup> Olenska, insoucieuse de la
-tradition, était vêtue d'un long fourreau de velours rouge, bordé autour
-du cou d'une haute fourrure noire. Archer se rappela avoir vu, lors de son
-dernier séjour à Paris, un portrait du nouveau peintre Carolus Duran
-(dont les tableaux faisaient sensation au Salon), qui représentait une
-dame audacieusement habillée d'une robe fourreau, le cou niché dans la
-fourrure. Il y avait quelque chose de pervers et de provocant dans
-l'idée de porter des fourrures en plein salon surchauffé, et dans la
-combinaison d'un cou emmitouflé avec des bras nus; mais, sans conteste,
-l'effet était agréable.</p>
-
-<p>&mdash;Seigneur!... Trois jours entiers à Skuytercliff!... disait
-Beaufort de sa forte voix sarcastique, comme Archer entrait. Vous ferez
-bien d'emporter vos fourrures, et votre boule d'eau chaude aussi.</p>
-
-<p>&mdash;Comment! la maison est si froide?... demanda-t-elle, tendant
-sa main gauche à Archer, qui eut l'impression qu'elle s'attendait à
-ce qu'il la baisât.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mais la bonne dame l'est! dit Beaufort en saluant
-négligemment le jeune homme par un signe de tête.</p>
-
-<p>&mdash;Moi, je la trouve si aimable! Elle est venue m'inviter elle-même.
-Grand'mère dit que je ne dois pas manquer d'y aller.</p>
-
-<p>&mdash;Grand'mère le dit, c'est tout naturel. Mais moi je dis que c'est une
-honte que vous manquiez le petit souper que j'ai arrangé pour vous chez
-Delmonico, dimanche prochain, avec Campanini, Scalchi, et un tas de gens
-amusants.</p>
-
-<p>&mdash;Ah!... Je suis bien tentée!... À part la dernière soirée de
-Mrs Struthers, je n'ai pas rencontré un seul artiste depuis que
-je suis ici.</p>
-
-<p>&mdash;Quel genre d'artistes voulez-vous dire?... Je connais un ou deux
-peintres, de charmants garçons que je peux vous amener si vous le
-permettez, dit vivement Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Des peintres?... Y a-t-il des peintres à New-York?... demanda
-Beaufort, d'un ton qui impliquait que, puisqu'il n'achetait pas leurs
-peintures, les peintres n'existaient pas.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska répondit à Archer avec son sourire grave:</p>
-
-<p>&mdash;Ce serait charmant; mais je pensais à des artistes dramatiques, à
-des chanteurs, des acteurs, des musiciens. La maison de mon mari en
-était toujours pleine.</p>
-
-<p>Elle prononça les mots «mon mari» comme s'ils ne rappelaient aucun
-souvenir douloureux, et d'une voix qui paraissait presque soupirer sur
-les délices perdues de sa vie conjugale. Archer se demandait si
-c'était la légèreté ou la dissimulation qui lui permettait de faire
-si aisément allusion à un passé dont elle cherchait, au moment même,
-à s'émanciper au risque de perdre sa réputation.</p>
-
-<p>&mdash;Je trouve, continua-t-elle, que l'imprévu ajoute au plaisir.
-C'est peut-être une erreur que de voir les mêmes personnes tous
-les jours.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien ennuyeux en tout cas!... New-York meurt d'ennui!
-bougonna Beaufort. Et quand j'essaie de l'animer pour vous, vous me
-lâchez!... Écoutez! Pensez-y!... Nous ne pouvons rien arranger après
-dimanche, car Campanini part la semaine prochaine pour chanter à Baltimore
-et Philadelphie. J'ai un salon particulier, et un piano Steinway, et ils
-feront de la musique toute la nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Comme ce serait délicieux!... Puis-je réfléchir, et vous écrire
-demain?</p>
-
-<p>Elle parlait en souriant, mais il y avait dans le ton de ses paroles une
-imperceptible invite à prendre congé. Beaufort s'en rendit compte;
-mais, n'étant pas habitué à être éconduit, il resta devant elle, un
-pli obstiné entre les yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pas maintenant?</p>
-
-<p>&mdash;C'est trop grave pour se décider comme cela, à cette heure
-tardive.</p>
-
-<p>&mdash;Vous trouvez qu'il est tard?</p>
-
-<p>Elle répondit froidement:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, parce que j'ai encore à parler affaires avec Mr Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! dit Beaufort d'un ton cassant.</p>
-
-<p>Il eut un léger mouvement d'épaules, prit la main de la jeune femme,
-qu'il baisa avec aisance, et, s'adressant à Archer du pas de la porte:</p>
-
-<p>&mdash;Newland, si vous pouvez persuader à la comtesse de rester en
-ville, vous êtes du souper, c'est entendu.</p>
-
-<p>Puis il partit de son pas lourd et arrogant.</p>
-
-<p>Archer se figura que Mr Letterblair avait prévenu M<sup>me</sup> Olenska
-de sa visite; la première question que lui adressa la jeune femme le
-détrompa:</p>
-
-<p>&mdash;Vous connaissez des peintres, alors?... Vous vivez dans leur
-milieu?</p>
-
-<p>&mdash;Pas précisément. Les arts ici ne sont pas un milieu. On les tient
-plutôt en marge.</p>
-
-<p>&mdash;Vous aimez beaucoup les arts?</p>
-
-<p>&mdash;Beaucoup... Quand je vais à Paris ou à Londres, je ne manque pas
-une exposition... J'essaie de me tenir au courant.</p>
-
-<p>Elle regarda le bout de la petite bottine de satin qui sortait de
-ses longues draperies.</p>
-
-<p>&mdash;Je les aimais beaucoup aussi... Ils remplissaient ma vie... Mais
-je veux essayer de ne plus y penser... Je veux rompre tout à fait avec ma
-vie passée; devenir comme tout le monde ici.</p>
-
-<p>Archer rougit.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne serez jamais comme tout le monde.</p>
-
-<p>&mdash;Ne dites pas cela!... Si vous saviez combien j'ai horreur
-d'être différente!</p>
-
-<p>Penchée en avant, le masque tragique, elle sembla perdue dans quelque
-rêverie lointaine.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux tout oublier, répéta-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais; Mr Low me l'a dit.</p>
-
-<p>&mdash;Ah?</p>
-
-<p>&mdash;C'est pour cela que je suis venu...</p>
-
-<p>Elle parut un peu surprise, mais sa figure s'éclaira:</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, je puis vous parler de mon affaire, au lieu d'en parler
-à Mr Low?... Ce sera tellement plus facile!</p>
-
-<p>L'intonation de la jeune femme le toucha et il prit confiance. Il
-comprit qu'elle n'avait prétexté une conversation d'affaires que pour
-congédier Beaufort, et d'avoir fait congédier Beaufort était pour lui
-presqu'un triomphe.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis venu pour que nous en parlions, reprit-il.</p>
-
-<p>La comtesse Olenska restait silencieuse, la tête appuyée sur un bras,
-le visage pâle, comme éteint par le rouge éclatant de sa robe. Archer
-fut touché de son expression pathétique, d'autant plus touchante que
-la jeune femme avait complètement perdu son air d'aisance et de
-domination.</p>
-
-<p>«Maintenant, nous arrivons aux dures réalités,» pensa-t-il,
-éprouvant le même recul instinctif qu'il avait si souvent critiqué
-chez sa mère et chez ses contemporaines. Qu'il avait peu l'expérience
-de ces situations anormales! Leur vocabulaire même était inusité pour
-lui et semblait n'appartenir qu'au roman ou au théâtre. Devant ce qui
-se préparait, il se sentait aussi gauche et embarrassé qu'un petit
-garçon.</p>
-
-<p>Après un silence M<sup>me</sup> Olenska s'écria brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;Je veux être libre!... Je veux que tout le passé soit effacé!</p>
-
-<p>&mdash;Je comprends votre désir.</p>
-
-<p>Le visage de la jeune femme s'anima:</p>
-
-<p>&mdash;Alors vous m'aiderez?</p>
-
-<p>&mdash;D'abord, hésita-t-il... peut-être aurais-je besoin d'en savoir
-un peu plus.</p>
-
-<p>Elle sembla surprise.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez ce qu'était mon mari... ce qu'était ma vie avec
-lui?</p>
-
-<p>Il fit un signe d'assentiment.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, alors... que faut-il de plus?... De telles choses
-sont-elles tolérées ici?... Je suis protestante; notre église ne défend
-pas le divorce dans un cas comme le mien...</p>
-
-<p>&mdash;Non, certainement.</p>
-
-<p>Tous deux retombèrent dans le silence. La lettre du comte Olenski
-était entre eux comme un spectre. Cette lettre n'avait qu'une
-demi-page, et n'était, comme Archer l'avait dit à Mr Low, qu'une vague
-accusation de coquin exaspéré. Mais quelle part de vérité
-enfermait-elle? Seule la femme du comte Olenski aurait pu le lui dire.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai parcouru les documents que vous avez remis à Mr Letterblair,
-dit-il enfin.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien... peut-on rien voir de plus abominable?</p>
-
-<p>&mdash;Non, certes.</p>
-
-<p>Elle changea légèrement de position, abritant ses yeux avec sa main.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez sans doute, continua Archer, que si votre mari veut
-se défendre comme il vous en menace...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien?...</p>
-
-<p>&mdash;Il peut dire des choses&mdash;des choses qui pourraient être
-désagréables pour vous, les dire publiquement. Elles risqueraient de
-courir le monde, de vous blesser, si...</p>
-
-<p>&mdash;Si? dit-elle dans un souffle.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux dire: si peu fondées qu'elles soient.</p>
-
-<p>Elle garda longtemps le silence, si longtemps que ne voulant pas fixer
-les yeux sur son visage, qu'elle abritait toujours, Archer eut le temps
-d'imprimer dans son esprit la forme exacte de son autre main, celle qui
-reposait sur son genou, et tous les détails des trois bagues qu'elle
-portait. Parmi ces bagues, il remarqua qu'il n'y avait pas d'alliance.</p>
-
-<p>&mdash;Mais ses accusations, même publiques, quel mal pourraient-elles
-me faire ici?</p>
-
-<p>Il fut près de s'écrier: «Ma pauvre enfant! plus de mal ici
-qu'ailleurs!» Mais il répondit, d'un ton qui résonna à ses oreilles
-comme la voix de Mr Letterblair:</p>
-
-<p>&mdash;La société de New-York est un monde bien petit auprès de celui où
-vous avez vécu... et il est mené, ce petit monde, par quelques
-personnes qui ont... des idées un peu arriérées... Nos idées sur le
-mariage et le divorce tout particulièrement... Notre législation
-favorise le divorce... nos habitudes sociales ne l'admettent pas.</p>
-
-<p>&mdash;En aucun cas?</p>
-
-<p>&mdash;Elles ne l'admettent pas, si une femme, même calomniée, même
-irréprochable, à la moindre apparence contre elle, si elle s'est
-exposée à la critique en prenant une attitude qui ne rentre pas dans
-les conventions habituelles, si sa conduite prête à des
-insinuations...</p>
-
-<p>La comtesse Olenska baissait la tête: Archer attendit, espérant un
-éclair d'indignation, tout au moins une brève parole de
-dénégation... Rien ne vint. Une petite pendule de voyage ronronnait;
-une bûche se brisa, faisant jaillir une gerbe d'étincelles; toute la
-chambre, calme et immobile, semblait attendre en silence avec Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, murmura-t-elle enfin, c'est ce que ma famille me dit.</p>
-
-<p>&mdash;Il tressaillit légèrement.&mdash;«Notre» famille, corrigea-t-elle,
-et Archer rougit.</p>
-
-<p>&mdash;Car vous serez bientôt mon cousin.</p>
-
-<p>&mdash;Je l'espère.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous partagez leur point de vue?</p>
-
-<p>Archer se leva, marcha dans la chambre, fixa un regard vague sur les
-tableaux accrochés sur le vieux damas rouge, et revint près d'elle
-d'un pas indécis. Comment pouvait-il dire: «Oui... Si ce que votre
-mari avance est vrai ou si vous n'avez pas un moyen de le réfuter.»</p>
-
-<p>&mdash;Vous le partagez? insista-t-elle, comme il hésitait encore.</p>
-
-<p>Il regarda le feu:&mdash;Franchement, que gagneriez-vous qui pût
-compenser la possibilité, la certitude d'être mal vue de tout le
-monde?</p>
-
-<p>&mdash;Mais... ma liberté: n'est-ce rien?</p>
-
-<p>Au même instant, une pensée traversa l'esprit d'Archer comme un jet de
-lumière. L'accusation de la lettre était-elle fondée, Ellen
-espérait-elle épouser le complice de sa faute? Comment lui dire, si
-elle caressait ce projet, que les lois de l'État s'y opposaient
-formellement? Le simple soupçon qu'elle pût avoir cette pensée lui
-durcissait le cœur.</p>
-
-<p>&mdash;N'êtes-vous pas libre?... Que peut-on contre vous? Mr Letterblair
-m'a dit que la question financière était réglée.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit-elle avec indifférence.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, est-ce que cela vaut la peine de risquer des choses
-infiniment désagréables et douloureuses?... Pensez aux journaux, à leurs
-vilenies... C'est stupide, c'est injuste; mais comment changer la
-société?</p>
-
-<p>&mdash;En effet, acquiesça-t-elle, mais d'une voix si faible et si
-désolée qu'il sentit soudain le remords de ses mauvaises pensées.</p>
-
-<p>&mdash;L'individu, dans ces cas-là, est presque toujours sacrifié à
-l'intérêt collectif; on s'accroche à toute convention qui maintient
-l'intégrité de la famille, protège les enfants, s'il y en a,
-divaguait-il, déversant le stock de phrases qui lui venait aux lèvres
-dans son intense désir de couvrir l'affreuse réalité que le silence
-de la jeune femme semblait avoir mise à nu. Puisqu'elle ne voulait pas,
-ou ne <i>pouvait</i> pas, dire le seul mot qui aurait éclairci l'horizon, le
-désir d'Archer était de ne pas lui laisser deviner qu'il avait
-pénétré son secret. Mieux valait se tenir à la surface, à la
-manière prudente du vieux New-York, que de risquer de découvrir une
-blessure qu'il ne pouvait guérir.</p>
-
-<p>&mdash;C'est mon devoir, continua-t-il, de vous aider à voir la
-situation comme les personnes qui vous aiment le plus: les Mingott, les
-Welland, les van der Luyden, tous vos amis et vos parents... Si je ne vous
-disais pas comment ils la jugent, ce ne serait pas loyal de ma
-part.&mdash;Il parlait avec insistance, dans son ardeur à remplir ce
-silence béant.</p>
-
-<p>Elle répondit lentement:</p>
-
-<p>&mdash;Non, ce ne serait pas loyal.</p>
-
-<p>Le feu s'était réduit en cendres, et une des lampes se mit à baisser.
-M<sup>me</sup> Olenska se leva, la remonta, et revint près de la cheminée,
-mais sans se rasseoir. En restant debout, elle semblait signifier qu'ils
-n'avaient plus rien à se dire; Archer se leva aussi.</p>
-
-<p>&mdash;Je ferai ce que vous désirez, dit-elle brusquement.</p>
-
-<p>Le sang monta au front d'Archer. Déconcerté par la soudaineté de
-son triomphe, il s'empara maladroitement des deux mains de la jeune
-femme:</p>
-
-<p>&mdash;Je... Je voudrais tant vous aider!...</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est bien ce que vous faites... Bonsoir, mon cousin.</p>
-
-<p>Il posa ses lèvres sur les mains glacées de la jeune femme. Mais elle
-les retira. Archer endossa son pardessus et se plongea dans la nuit
-d'hiver, la tête bouillonnante de toute l'éloquence qu'il n'avait pas
-dépensée.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XIII">XIII</a></h4>
-
-
-<p>La salle était bondée au théâtre Wallack.</p>
-
-<p>On jouait <i>The Shaughraun</i>, avec Dion Boucicault dans le premier
-rôle, Harry Montague et Ada Dyas dans les rôles des amoureux. La réputation
-de l'admirable troupe anglaise était à son apogée, et <i>The
-Shaughraun</i> faisait toujours salle comble. Au paradis, l'enthousiasme
-était sans borne; dans les fauteuils et dans les loges, on souriait un
-peu des sentiments rebattus et des situations sensationnelles, mais on
-ne s'en amusait pas moins.</p>
-
-<p>Un épisode, surtout, ravissait la salle: c'était celui où Harry
-Montague, après une scène douloureuse et presque muette, disait adieu
-à Ada Dyas. L'actrice se tenait près de la cheminée, regardant le
-feu. Elle était vêtue d'une robe de cachemire gris, qui moulait sa
-taille et tombait en longs plis jusqu'à ses pieds. Autour du cou, elle
-portait un ruban de velours noir, dont les bouts pendaient en arrière.
-Lorsque le jeune homme la quittait, elle restait, les bras appuyés sur
-la cheminée, la tête dans les mains. Arrivé sur le pas de la porte,
-Harry Montague s'arrêtait pour la regarder encore; puis il revenait,
-prenait un des bouts du ruban de velours, le portait à ses lèvres et
-quittait la pièce sans que la jeune femme eût fait un mouvement. Le
-rideau tombait sur cet adieu muet.</p>
-
-<p>C'était pour cette scène que Newland Archer aimait revoir <i>The
-Shaughraun.</i> Il trouvait admirables les adieux de Montague et d'Ada
-Dyas; cela lui rappelait ses meilleurs souvenirs de Bressant et de
-Croisette à Paris, ou de Madge Robertson et Kendall à Londres. Dans
-leur douleur inexprimée, ces adieux le remuaient autrement que les
-accents les plus pathétiques des comédiens en renom.</p>
-
-<p>Ce soir-là, cette petite scène lui parut spécialement poignante; elle
-évoquait le congé qu'il avait pris de M<sup>me</sup> Olenska après leur
-entretien confidentiel, quelque dix jours auparavant.</p>
-
-<p>Et pourtant, il y avait aussi peu de ressemblance entre les situations
-qu'entre les personnes. Newland ne prétendait guère à la beauté
-romantique du jeune acteur anglais, et Miss Dyas était une grande femme
-aux cheveux roux, dont la haute stature et la figure plutôt laide ne
-rappelaient en rien la grâce plaintive d'Ellen Olenska. Archer et
-M<sup>me</sup> Olenska n'étaient pas davantage deux amoureux désolés qui
-se séparent en silence, mais un avocat et sa cliente se disant au revoir
-après une conversation d'où celui-ci remportait sur le cas de
-celle-là l'impression la plus douteuse. Où donc était l'analogie
-qui faisait battre le cœur du jeune homme? Était-il au pouvoir
-de M<sup>me</sup> Olenska de suggérer des possibilités tragiques et
-troublantes? La jeune femme, avec son passé mystérieux et exotique,
-semblait née pour le drame et la passion. Archer avait toujours pensé que
-le hasard et les circonstances ne jouent qu'une faible part dans la
-destinée de chacun de nous; les êtres sont menés par leur nature: chez
-M<sup>me</sup> Olenska la nature allait au dramatique, Archer le sentait.
-La tranquille, presque passive jeune femme, était comme vouée à une vie
-hasardeuse, quelque peine qu'elle prît pour l'éviter ou s'en éloigner.
-C'était précisément son calme résigné qui permettait de deviner l'orage
-devant lequel elle avait fui. Les choses qu'elle acceptait comme
-naturelles donnaient la mesure de celles contre lesquelles elle se
-révoltait.</p>
-
-<p>Archer l'avait quittée avec la conviction que l'accusation du comte
-Olenski n'était pas sans fondement. Le personnage mystérieux qui
-figurait dans le passé de M<sup>me</sup> Olenska, le «secrétaire du comte»
-disait le document, avait sans doute reçu sa récompense après l'avoir
-aidée dans sa fuite. La vie à laquelle elle avait voulu échapper
-était intolérable. Elle était jeune, elle avait peur, elle était
-désespérée. Avait-elle été reconnaissante à son sauveur? Cette
-gratitude la mettait, aux yeux de la loi et du monde, de pair avec son
-abominable mari. Archer le lui avait expliqué, comme son devoir le
-voulait, ajoutant qu'à New-York, si les cœurs étaient simples et
-bons, elle ne devait cependant pas sur ce chapitre escompter leur
-indulgence.</p>
-
-<p>Il avait trouvé infiniment pénible de constater la facilité avec
-laquelle elle avait accepté sa décision. La faiblesse qu'elle avait
-tacitement avouée la mettait à la merci de Newland; il se sentait
-attiré vers elle par d'obscurs sentiments de jalousie et de pitié. Il
-était heureux que ce fût à lui qu'elle eût révélé son secret,
-plutôt que de le confier à la froide enquête de Mr Letterblair, ou à
-la curiosité embarrassée des siens. Il se chargea du soin de faire
-savoir à la famille, qu'ayant reconnu l'inutilité de ses démarches,
-elle avait renoncé au divorce; et tous s'empressèrent de ne plus
-penser aux choses «pénibles» dont ils avaient été menacés.</p>
-
-<p>&mdash;J'étais sûre que Newland arrangerait cela, disait Mrs Welland en
-parlant de son futur gendre: et la vieille Mrs Mingott, qui avait
-convoqué Archer pour un entretien confidentiel, lui avait fait ses
-compliments, en ajoutant:</p>
-
-<p>&mdash;La petite sotte! Je lui avais bien dit que c'était une bêtise:
-vouloir se faire passer pour Ellen Mingott, devenir une sorte de vieille
-fille, quand elle a la chance d'être mariée et comtesse!</p>
-
-<p>La scène d'amour entre les acteurs avait rappelé, avec une telle
-acuité, au jeune homme, sa dernière conversation avec M<sup>me</sup>
-Olenska que, lorsque le rideau tomba sur la séparation des deux amants,
-il sentit les larmes lui monter à la gorge et il se leva pour quitter le
-théâtre.</p>
-
-<p>En se retournant, il aperçut la jeune femme dont il avait l'esprit
-rempli, assise dans une loge avec les Beaufort et d'autres invités.
-Depuis leur dernière entrevue, il avait évité de la rencontrer; mais
-comme Mrs Beaufort, le reconnaissant, lui faisait un petit signe
-d'invitation, il fut obligé de se rendre dans la loge.</p>
-
-<p>Les hommes lui firent place, et après quelques mots échangés avec Mrs
-Beaufort, qui tenait à montrer sa beauté, mais non à causer, Archer
-alla s'asseoir derrière M<sup>me</sup> Olenska. Mr Jackson, installé près
-de Mrs Beaufort, lui faisait, à demi-voix, le récit de la soirée du
-dimanche précédent chez Mrs Lemuel Struthers (quelques personnes disaient
-qu'on y avait dansé). Mrs Beaufort écoutait ce minutieux récit avec son
-impeccable sourire, la tête tournée de façon à être vue de profil
-par les fauteuils d'orchestre. M<sup>me</sup> Olenska se retourna vers
-Archer et lui dit à voix basse:</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-vous qu'il lui enverra un bouquet de roses jaunes demain
-matin?</p>
-
-<p>Archer rougit et son cœur battit violemment. Il n'était allé que deux
-fois chez M<sup>me</sup> Olenska et chaque fois il lui avait envoyé un
-bouquet de roses jaunes, mais sans y joindre de carte. Elle n'avait
-jusqu'alors fait aucune allusion aux fleurs, et ne semblait pas soupçonner
-leur provenance. Maintenant, non seulement elle y faisait une allusion,
-mais elle l'associait à la tendre séparation des amants de la scène:
-Newland en fut ému et troublé.</p>
-
-<p>&mdash;Je m'en allais pour emporter le souvenir de cette scène,
-dit-il.</p>
-
-<p>À sa grande surprise, il vit pâlir la jeune femme. Elle porta les yeux
-sur la jumelle de nacre que tenaient ses mains finement gantées, et dit
-après un silence:</p>
-
-<p>&mdash;Que faites-vous pendant l'absence de May?</p>
-
-<p>&mdash;Je m'absorbe dans mon travail, répondit-il, un peu froissé de
-la question.</p>
-
-<p>Selon une habitude prise depuis longtemps, les Welland étaient partis
-la semaine précédente pour Saint-Augustin, dans la Floride, où ils
-passaient la fin d'hiver. Mr Welland était convaincu qu'il avait les
-bronches délicates. C'était un homme de nature douce et silencieuse:
-il n'avait pas d'opinions personnelles, mais, en revanche, il avait des
-habitudes. Nul ne devait y contrevenir: sa femme et sa fille étaient
-donc obligées de l'accompagner dans le midi. Il fallait que partout où
-il allait, il retrouvât son milieu habituel: sans Mrs Welland, il
-n'aurait su ni trouver ses brosses ni se procurer des timbres.</p>
-
-<p>Tous les membres de cette famille s'adoraient entre eux. Jamais Mrs
-Welland ni sa fille n'auraient admis l'idée que Mr Welland pût aller
-seul à Saint-Augustin, et les fils, ne pouvant à cause de leurs
-occupations s'absenter pendant l'hiver, allaient le rejoindre à Pâques
-pour revenir avec lui.</p>
-
-<p>Archer ne pouvait discuter la nécessité où May se trouvait
-d'accompagner son père. Le médecin de famille des Mingott avait
-attaché sa réputation à une pneumonie que Mr Welland n'avait jamais
-eue, et il exigeait le séjour à Saint-Augustin. Les fiançailles de
-May n'avaient dû être annoncées qu'après le retour de la Floride et
-le fait qu'on avait été amené à les annoncer plus tôt ne changeait
-en rien les plans de Mr Welland. Archer aurait aimé se joindre aux
-voyageurs, vivre pour quelques semaines au soleil, canoter et se
-promener avec sa fiancée; mais lui aussi était tenu par les usages et
-les conventions. Ses devoirs professionnels n'étaient guère
-accablants, mais tout le clan Mingott se fût étonné, s'il avait
-demandé un congé au milieu de l'hiver; et il avait accepté le départ
-de May avec la résignation qui allait certainement devenir un des
-principaux éléments de sa vie d'homme marié.</p>
-
-<p>Il sentait que, sous ses paupières baissées, M<sup>me</sup> Olenska le
-regardait.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai fait ce que vous désirez,&mdash;ce que vous m'avez
-conseillé, dit-elle sans préambule.</p>
-
-<p>&mdash;Ah!... J'en suis heureux, répondit-il, embarrassé qu'elle abordât
-ce sujet à un pareil moment.</p>
-
-<p>&mdash;Je me suis rendu compte que vous aviez raison, continua-t-elle,
-un peu haletante. Mais la vie est parfois difficile... troublante...</p>
-
-<p>&mdash;Je sais!</p>
-
-<p>&mdash;Je voulais vous dire que j'ai reconnu que vous aviez raison, et
-que je vous en ai de la gratitude, acheva-t-elle, en portant vivement
-sa lorgnette à ses yeux.</p>
-
-<p>La porte de la loge s'ouvrit et laissa passer les éclats de voix
-de Beaufort.</p>
-
-<p>Archer se leva, et sortit du théâtre.</p>
-
-<p>La veille, il avait reçu une lettre de May Welland dans laquelle, avec
-une candeur caractéristique, elle lui demandait d'être «bon pour
-Ellen» en son absence... «Elle vous aime et vous admire beaucoup. Elle
-dissimule sa tristesse, mais elle est isolée et malheureuse. Je ne
-crois pas que grand'mère la comprenne, ni mon oncle Lovell Mingott. Ils
-la croient beaucoup plus mondaine qu'elle ne l'est réellement. Je
-comprends bien, quoi qu'en dise la famille, que New-York doit lui
-sembler triste. Je crois qu'elle est habituée à beaucoup de plaisirs
-que nous n'avons pas: à entendre de belle musique, à voir des
-expositions, à rencontrer les célébrités, les artistes et les
-auteurs, tous les gens intelligents que vous admirez. Grand'mère ne
-peut pas se mettre dans la tête qu'elle a besoin d'autre chose que de
-dîner en ville et d'être bien habillée. Pour moi, je ne vois à
-New-York que vous qui puissiez l'entretenir des choses qui
-l'intéressent vraiment.»</p>
-
-<p>Sa May si sage! Comme il l'aimait pour cette lettre! Mais il n'avait pas
-eu l'intention de suivre ses avis. D'abord il était trop occupé,
-ensuite il ne tenait pas à jouer trop ostensiblement le rôle de champion
-de M<sup>me</sup> Olenska. Elle savait se garder toute seule beaucoup
-mieux que ne le croyait la candide May. Elle avait Beaufort à ses
-pieds, Mr van der Luyden planait au-dessus d'elle comme une divinité
-protectrice, et de nombreux candidats attendaient leur tour de se
-déclarer ses défenseurs. Néanmoins, il ne voyait jamais la jeune
-femme, n'échangeait jamais un mot avec elle, sans se rendre compte que,
-dans sa naïveté, May avait deviné bien des choses: Ellen Olenska
-sentait sa solitude, elle souffrait.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XIV">XIV</a></h4>
-
-
-<p>Dans le vestibule du théâtre, Archer tomba sur son ami, Ned Winsett;
-le seul, parmi ceux que Janey appelait ses «amis intellectuels,» avec
-lequel il aimât, parfois, vraiment s'entretenir.</p>
-
-<p>Il avait aperçu dans la salle le dos voûté et râpé de l'écrivain,
-et avait surpris un moment son regard plongeant dans la loge des
-Beaufort. Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Winsett
-proposa d'aller prendre un bock dans une petite brasserie allemande au
-coin de la rue. Archer, qui n'était pas en veine d'épanchement,
-déclina l'invitation: il avait à travailler.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez raison, dit Winsett, allons travailler.</p>
-
-<p>Ils déambulèrent ensemble.</p>
-
-<p>&mdash;En réalité, reprit Winsett, ce que je voulais savoir c'est le
-nom de cette dame brune dans votre loge. Elle était avec les Beaufort,
-n'est-ce pas?</p>
-
-<p>Archer eut un mouvement d'inquiétude. Pourquoi diable Ned Winsett
-voulait-il savoir le nom d'Ellen Olenska? Cela ne lui ressemblait pas de
-faire ainsi le curieux; mais Archer se souvint que Winsett était
-journaliste.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'allez pas l'interviewer, j'espère? dit-il en riant.</p>
-
-<p>&mdash;Pas pour mon journal, mais peut-être pour moi-même. Figurez-vous
-qu'elle est ma voisine: drôle de quartier pour une femme élégante! Et
-elle a été si bonne pour mon petit garçon! L'enfant avait
-dégringolé du perron dans la cour, et s'était fait une mauvaise
-écorchure. Elle s'est précipitée pour le relever, et, tête nue, elle
-nous l'a rapporté dans ses bras après lui avoir fait un beau
-pansement. Elle était si belle et si touchante que ma femme en a
-oublié de lui demander son nom.</p>
-
-<p>Le cœur d'Archer s'émut. C'était bien d'Ellen de s'être ainsi
-précipitée, tête nue, portant l'enfant dans ses bras.</p>
-
-<p>&mdash;Votre voisine s'appelle la comtesse Olenska: c'est une
-petite-fille de la vieille Mrs Mingott.</p>
-
-<p>&mdash;Fichtre! Une comtesse! fit Winsett. Je ne les aurais pas crues
-aussi aimables. Les Mingott ne le sont pas.</p>
-
-<p>&mdash;Ils le seraient, si vous les y encouragiez.</p>
-
-<p>Allons! C'était là leur vieille controverse: la mauvaise volonté
-obstinée des «intellectuels» à fréquenter le monde élégant.
-Archer renonça à poursuivre cette éternelle discussion.</p>
-
-<p>&mdash;Je me demande, dit Winsett, comment une comtesse a pu s'installer
-dans notre affreux quartier.</p>
-
-<p>&mdash;Parce qu'elle se moque bien du quartier: elle passe devant nos
-petites catégories sociales sans même s'en apercevoir.</p>
-
-<p>&mdash;Hum!... Elle a sans doute fréquenté une société moins fermée,
-commenta Winsett... Je vous quitte... À bientôt.</p>
-
-<p>Archer le suivit des yeux, ruminant ses dernières paroles, Ce Winsett,
-il avait ainsi ses éclairs... il voyait... il était intéressant.
-Archer se demandait comment, à un âge qui pour la plupart des hommes
-est celui de la lutte, il se résignait à une vie si médiocre. Winsett
-avait une femme et un enfant, mais Archer ne les connaissait pas. Les
-deux hommes se rencontraient, soit au «Century Club,» soit au
-restaurant avec d'autres journalistes ou à la brasserie allemande. Il
-avait laissé entendre à Archer que sa femme était confinée à la
-maison: cela pouvait aussi bien vouloir dire qu'elle était souffrante,
-ou qu'elle n'avait pas l'habitude du monde, ou, peut-être, qu'elle
-n'avait pas de robe pour y aller. Winsett lui-même témoignait d'une
-horreur farouche pour les usages «du monde.» Archer, qui trouvait plus
-propre et plus confortable de se mettre en habit tous les soirs, ne
-s'était jamais rendu compte que la propreté et le confortable sont les
-deux choses les plus coûteuses d'un médiocre budget. L'attitude de
-Winsett lui semblait faire partie de l'insupportable pose des
-«bohèmes.»</p>
-
-<p>Mais Winsett lui offrait un stimulant intellectuel, et, dès qu'il
-apercevait sa figure maigre et barbue, aux yeux mélancoliques, il
-engageait avec lui la conversation. Ce n'était pas par goût que
-Winsett était journaliste: né malencontreusement dans un monde fermé
-aux lettres, il avait une vraie vocation d'écrivain. Après avoir
-publié un petit livre exquis de critique littéraire, dont cent vingt
-exemplaires seulement avaient été vendus et trente donnés, il avait
-abandonné sa véritable voie et pris une situation de petit rédacteur
-dans un magazine féminin où les réclames se mêlaient aux patrons de
-robes, aux romans d'amour et aux affiches de boissons antialcooliques.</p>
-
-<p>Sur le sujet des «Hearth-Fires» (c'était le titre du magazine)
-l'ironie de Winsett était inépuisable; mais derrière cette gaîté se
-cachait l'amertume d'un homme, jeune encore, qui avait lutté et se
-déclarait vaincu. En causant avec Winsett, Archer constatait le vide,
-l'inutilité de sa propre vie; mais celle de Winsett était plus vide et
-plus inutile encore.</p>
-
-<p>Je suis fini, c'est entendu, avait dit un jour Winsett, je ne tiens
-qu'un article, et il n'a pas cours ici... Mais vous, vous êtes libre,
-vous êtes riche. Pourquoi renoncer? Il n'y a qu'un avenir: la
-politique!</p>
-
-<p>Archer se mit à rire. Cette parole lui avait permis de mesurer encore
-une fois la distance qui séparait sa classe à lui de celle de Winsett.
-En Amérique, un «gentleman» n'entre pas dans la politique. Ne pouvant
-expliquer cela à Winsett, Archer répondit évasivement:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que vous voyez un homme propre dans la politique? Ils
-n'ont pas besoin de nous.</p>
-
-<p>&mdash;Qui cela, ils? Pourquoi n'êtes-vous pas, vous, les gentlemen,
-tous ensemble à leur place?</p>
-
-<p>Archer eut un sourire de condescendance. Inutile de prolonger la
-discussion! On ne connaissait que trop la triste fin des rares gentlemen
-qui avaient sali leurs manchettes dans les affaires municipales ou dans
-la politique d'État. Ce n'était plus possible. Le pays appartenait aux
-nouveaux riches et aux émigrants: les gens comme il faut devaient s'en
-tenir aux sports ou à la culture intellectuelle.</p>
-
-<p>&mdash;La culture?... Oui... Si nous en avions une! Mais la vie
-intellectuelle ici meurt d'inanition. Elle ne se nourrit que des restes
-de la tradition européenne qu'ont apportée vos arrière-grands'pères.
-Vous n'êtes qu'une pauvre petite minorité; vous n'avez pas de centre,
-pas de concurrence, pas de clientèle. Vous êtes comme, dans une maison
-abandonnée, un portrait resté accroché au mur. Vous n'aboutirez
-jamais à rien, tant que vous ne vous mettrez pas en bras de chemise et
-que vous ne descendrez pas dans la rue. Ça ou émigrer. Ah Dieu! Si je
-pouvais émigrer!</p>
-
-<p>Archer n'insista pas et ramena la conversation sur les livres: là,
-Winsett, éclectique, était toujours intéressant. Émigrer! Comme si
-un «gentleman» pouvait abandonner son pays! C'était aussi impossible
-que de se mêler à la politique. Un «gentleman» restait chez lui tout
-simplement et s'abstenait. Mais on ne ferait pas comprendre cela à
-Winsett.</p>
-
-<p>Le lendemain matin, Archer parcourut en vain la ville à la recherche de
-roses jaunes, et arriva en retard à son étude. Il se rendit compte que
-son absence avait passé inaperçue. Quel inutile assujettissement!
-Pourquoi n'était-il pas en ce moment sur les sables de Saint-Augustin
-avec May Welland? Dans les vieilles études, comme celle qui avait à sa
-tête Mr Letterblair, il y avait toujours deux ou trois jeunes gens
-riches, sans ambition professionnelle, qui s'asseyaient quelques heures
-chaque jour devant un bureau. Ainsi pour le monde, pour leur famille,
-ils étaient «occupés.» Aucun de ces jeunes gens n'avait la
-prétention de gagner de l'argent, ni même le désir d'avancer dans sa
-profession, et il leur suffisait de savoir que dans les nobles travaux
-du droit ils ne dérogeaient pas.</p>
-
-<p>Archer frissonnait à la pensée que lui-même pourrait en être là. Il
-résistait à la stagnation, il passait ses vacances à voyager, il
-cultivait les «intellectuels,» il essayait de se «tenir au courant,»
-comme il l'avait dit un jour à M<sup>me</sup> Olenska. Mais une fois marié,
-que deviendrait cette étroite marge que se réservait sa personnalité?
-Combien d'autres avant lui avaient rêvé son rêve, qui graduellement
-s'étaient enfoncés dans les eaux dormantes de la vie fortunée!</p>
-
-<p>Du cabinet de Mr Letterblair, il envoya un mot à M<sup>me</sup>
-Olenska, lui demandant si elle pouvait le recevoir dans l'après-midi. Au
-cercle, il ne trouva pas de réponse, et n'en reçut pas le jour suivant. Ce
-silence l'humilia: le lendemain matin, il vit un superbe bouquet de
-roses jaunes à la devanture d'un fleuriste, mais s'abstint de
-l'envoyer. Le troisième jour enfin, il reçut par la poste quelques lignes
-de M<sup>me</sup> Olenska. À son grand étonnement, elles étaient datées
-de Skuytercliff, où les van der Luyden s'étaient retirés aussitôt
-après avoir embarqué le Duc. «Je me suis évadée, écrivait-elle
-brusquement et sans préambule, le lendemain du jour où je vous ai
-rencontré au théâtre. Je voulais être tranquille, réfléchir. Vous
-aviez raison de me dire toute la bonté de mes hôtes. Je me sens en
-sécurité ici. Je voudrais que vous y fussiez avec nous.» Elle
-terminait par une formule banale, sans allusion à la date de son
-retour.</p>
-
-<p>Le ton de la lettre surprit le jeune homme. De quoi M<sup>me</sup>
-Olenska s'évadait-elle, et pourquoi avait-elle besoin de se sentir en
-sécurité? Il pensa d'abord que quelque nouveau danger venu d'Europe
-pouvait planer sur elle; puis il réfléchit qu'elle avait peut-être
-dans sa manière d'écrire quelque exagération pittoresque. Du reste,
-elle devait être capricieuse et se fatiguer facilement de ce qui la
-divertissait un moment.</p>
-
-<p>Il souriait à la pensée des van der Luyden l'amenant une seconde fois
-à Skuytercliff, et cette fois pour un temps indéfini. Les portes de
-Skuytercliff s'ouvraient rarement, et un cérémonieux week-end était
-tout ce que pouvaient espérer les privilégiés. Mais Archer avait vu
-à Paris la délicieuse pièce du Labiche: <i>le Voyage de M. Perrichon</i>,
-et se rappelait l'attachement tenace et profond de M. Perrichon pour le
-jeune homme qu'il avait retiré du glacier. Les van der Luyden avaient
-retiré M<sup>me</sup> Olenska de la crevasse où la société de New-York
-avait failli la précipiter, et outre la sympathie qu'elle leur inspirait,
-ils sentaient couver en eux le désir d'assurer son sauvetage.</p>
-
-<p>Archer, en apprenant le départ de la jeune femme, se rappela aussitôt
-qu'il venait de refuser une invitation à aller passer le dimanche chez
-les Reggie Chivers dans leur propriété à quelques kilomètres de
-Skuytercliff.</p>
-
-<p>Il en avait assez, depuis longtemps, des parties bruyantes de Highbank,
-des courses de luge, des promenades en traîneau, des longues marches
-dans la neige, des flirts innocents et des plaisanteries aussi
-innocentes, mais plus insipides encore. Il venait de recevoir une caisse
-de livres nouveaux de son libraire à Londres, et aurait une tranquille
-journée chez lui avec ses auteurs préférés. Pourtant, tout en froissant
-entre ses doigts la lettre de M<sup>me</sup> Olenska, il alla dans le
-salon de lecture du cercle, rédigea un télégramme et le fit partir
-immédiatement. Il savait que Mrs Reggie avait toujours de la place pour
-un invité de la dernière heure, et qu'il pouvait compter sur son
-accueil.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XV">XV</a></h4>
-
-
-<p>Newland Archer arriva chez les Chivers le vendredi soir et exécuta,
-consciencieusement, le lendemain, tous les rites d'un week-end à
-Highbank.</p>
-
-<p>Le matin, il fît du toboggan avec la maîtresse de la maison et les
-plus allants des invités. Dans la journée, il fit le tour du
-propriétaire. Après le thé, il causa dans un coin avec une jeune
-fille avec laquelle il avait flirté autrefois et qui venait de se
-fiancer. Vers minuit, il aida à mettre des poissons rouges dans le lit
-d'un des invités et à fabriquer un cambrioleur-mannequin dans le
-cabinet de toilette d'une tante timide. Enfin, il participa à la
-bataille d'oreillers qui, jusqu'après minuit, bouleversa la maison
-depuis les chambres d'enfants jusqu'à la cave. Mais le dimanche, il
-emprunta un traîneau pour aller à Skuytercliff.</p>
-
-<p>La maison de Skuytercliff avait la prétention d'être une villa
-italienne. Construite par Mr van der Luyden en vue de son prochain
-mariage avec Miss Louisa Dagonet, c'était une grande bâtisse carrée,
-peinte en blanc et vert pâle, avec un portique corinthien et d'étroits
-pilastres entre les fenêtres. De la hauteur où elle était placée,
-une série de terrasses, que bordaient des balustrades surmontées
-d'urnes, descendait jusqu'à un petit lac à bord d'asphalte, ombragé
-de conifères pleureurs. À droite et à gauche des terrasses,
-s'étendaient les fameuses pelouses, parsemées d'arbres de choix,
-chacun d'une variété différente, et au delà, de longues rangées de
-serres. Plus bas, dans un vallonnement, se voyait la petite maison en
-pierres que le premier «Patroon» avait fait construire sur le terrain
-qui lui avait été concédé en 1605.</p>
-
-<p>Contre la blanche étendue de neige et le ciel gris d'hiver, la villa
-italienne avait un aspect assez lugubre. Même en été, elle gardait sa
-dignité et les plus téméraires corbeilles de cannas ne s'aventuraient
-jamais à moins de trente pieds de sa façade. Quand Archer sonna, le
-long tintement sembla se prolonger comme dans un mausolée, et
-lorsqu'enfin le maître d'hôtel se présenta, il parut aussi étonné
-que s'il eût été réveillé de son dernier sommeil. Mais Archer
-était de la famille: le maître d'hôtel crut pouvoir lui dire que la
-comtesse Olenska était sortie pour se rendre, avec Mrs van der Luyden,
-aux offices du soir.</p>
-
-<p>&mdash;Mr van der Luyden, continua le maître d'hôtel, est à la maison;
-mais je crois qu'il finit sa sieste ou qu'il lit l'<i>Evening Post</i>
-d'hier. Je l'ai entendu dire ce matin, à son retour de l'église, qu'il
-lirait l'<i>Evening Post</i> après le déjeuner. Si vous le désirez,
-monsieur, je puis aller voir...</p>
-
-<p>Archer répondit qu'il irait au-devant des dames, et le maître
-d'hôtel, visiblement soulagé, referma majestueusement la porte.</p>
-
-<p>Un groom mena le traîneau aux écuries et Archer traversa le parc pour
-gagner la grande route. Le village de Skuytercliff n'était distant que
-d'un kilomètre, mais il savait que Mrs van der Luyden ne marchait
-jamais, et qu'il rencontrerait la voiture en chemin. Un instant après,
-venant d'un sentier qui traversait la route, il aperçut un grand chien
-devançant une mince silhouette en manteau rouge. Il pressa le pas et
-M<sup>me</sup> Olenska s'arrêta court, avec un sourire de bienvenue.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vous voilà!</p>
-
-<p>Le manteau rouge lui rendait l'éclat de l'Ellen Mingott d'autrefois.
-Il rit, lui prenant la main, et répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Je suis venu pour savoir ce que vous avez voulu fuir...</p>
-
-<p>La figure de la jeune femme s'assombrit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous le comprendrez tout à l'heure...</p>
-
-<p>La réponse intrigua Archer:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'avez-vous donc? Que se passe-t-il?</p>
-
-<p>D'un petit mouvement qui rappelait celui de Nastasia, Ellen haussa
-les épaules et dit d'un ton plus léger:</p>
-
-<p>&mdash;Marchons! Le sermon m'a glacée. Et puis, maintenant vous êtes là,
-je n'ai plus peur.</p>
-
-<p>Le sang monta aux tempes du jeune homme; il saisit un des plis
-du manteau rouge.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen! Qu'y a-t-il? Dites-le moi!</p>
-
-<p>&mdash;Tout à l'heure. Courons d'abord; j'ai les pieds gelés,
-cria-t-elle; et, ramassant son manteau, elle s'élança sur la neige, suivie
-du chien qui gambadait autour d'elle.</p>
-
-<p>Archer s'arrêta un moment, ravi de ce bondissement rouge sur la neige;
-puis il s'élança à la poursuite de la jeune femme. Ils se
-rejoignirent, riant et hors d'haleine, devant le portillon qui ouvrait
-sur le parc.</p>
-
-<p>Elle fixa sur lui son regard:</p>
-
-<p>&mdash;Je savais que vous viendriez!</p>
-
-<p>&mdash;Cela prouve que vous le désiriez, répondit-il avec une joie
-secrète.</p>
-
-<p>Le scintillement des arbres givrés remplissait l'air d'une lumière
-mystérieuse et, comme ils marchaient, la neige durcie semblait chanter
-sous leurs pas.</p>
-
-<p>&mdash;D'où venez-vous? demanda M<sup>me</sup> Olenska.</p>
-
-<p>Il le lui expliqua et ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai demandé aux Olivers de me recevoir lorsque j'ai reçu
-votre lettre.</p>
-
-<p>Après un silence, elle dit, avec un imperceptible tremblement
-dans la voix:</p>
-
-<p>&mdash;May vous a demandé de vous occuper de moi?</p>
-
-<p>&mdash;Je n'avais pas besoin qu'on me le demandât...</p>
-
-<p>&mdash;Vous me trouvez donc bien visiblement sans défense! Quelle pauvre
-créature vous me croyez tous! Mais les femmes d'ici n'ont donc jamais
-besoin de secours, pas plus que les bienheureux dans le ciel?</p>
-
-<p>Il baissa la voix:</p>
-
-<p>&mdash;Quelle sorte de secours?</p>
-
-<p>&mdash;Ne me le demandez pas. Je ne parle pas votre langue,
-répliqua-t-elle avec vivacité.</p>
-
-<p>La réponse le blessa; il s'arrêta dans le sentier.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi suis-je venu, si vous ne parlez pas ma langue?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon ami!&mdash;Elle posa légèrement sa main sur le bras du
-jeune homme. Il la pressa.&mdash;Ellen! Pourquoi ne pas me dire ce qui est
-arrivé?...</p>
-
-<p>Elle haussa de nouveau les épaules:</p>
-
-<p>&mdash;Que peut-il arriver dans le paradis?</p>
-
-<p>Ils marchèrent quelques instants en silence. Enfin elle dit:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous l'expliquerai, mais où? On ne peut pas être seul une
-minute dans cette maison aux portes toujours ouvertes, où toujours quelque
-domestique vous apporte le thé, une bûche ou un journal! Ne peut-on
-jamais, dans une maison américaine, être un peu seule? Vous qui êtes
-si réservés, si discrets, comment se fait-il que vous ayez si peu le
-sens de l'intimité?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vous ne nous aimez pas! s'écria Archer.</p>
-
-<p>Ils passaient devant la maison du vieux «Patroon.» Sa façade basse,
-percée de petites fenêtres, était dominée, à la mode hollandaise,
-par une seule cheminée centrale. Les volets étaient ouverts, et, à
-travers les vitres, Archer aperçut la lueur d'un feu.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! la maison est ouverte? dit-il.</p>
-
-<p>Elle s'arrêta:</p>
-
-<p>&mdash;Pour aujourd'hui, tout au moins. Je désirais la visiter, et Mr
-van der Luyden a fait allumer du feu, afin que nous puissions y passer en
-revenant de l'église, ce matin.</p>
-
-<p>Elle monta les marches en courant et tourna la poignée de la
-porte.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est encore ouverte. Quelle chance! Entrez et nous pourrons
-causer tranquillement. Mrs van der Luyden est allée jusqu'à Rhinebeck voir
-les vieilles tantes, et on ne s'apercevra pas de notre absence.</p>
-
-<p>Il la suivit dans l'étroit couloir. La dépression que lui avaient
-causée les dernières paroles de la comtesse Olenska fit place à un
-mouvement de joie. La petite maison intime, avec ses boiseries peintes,
-ses cuivres où se reflétait le feu, s'ouvrait là pour eux comme par
-enchantement. Un grand lit de braises luisait encore dans la cheminée
-de la cuisine, sous un chaudron suspendu à une vieille crémaillère.
-Des chaises cannées se faisaient face des deux côtés du foyer revêtu
-de vieilles faïences bleues, et des rangées d'assiettes de Delft ornaient
-les murs. Archer jeta un fagot dans la cheminée. M<sup>me</sup> Olenska,
-ôtant son manteau, prit une des chaises, et Archer, appuyé à la
-cheminée, l'interrogea du regard.</p>
-
-<p>&mdash;Vous riez maintenant; mais quand vous m'avez écrit, vous étiez
-malheureuse, dit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>Elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux pas me sentir malheureuse quand vous êtes là...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne serai pas ici longtemps, observa-t-il sèchement.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute. Mais je ne sais pas prévoir! Je vis dans le moment
-où je suis heureuse.</p>
-
-<p>Ces mots glissèrent en lui comme une tentation; pour s'y dérober, il
-s'éloigna de la cheminée et se mit à regarder les troncs noirs des
-arbres qui se détachaient sur la neige. Mais il voyait encore, entre
-lui et les arbres, la jeune femme penchée sur le feu, avec son sourire
-indolent. Le cœur d'Archer battait en désordre. Était-ce lui qu'elle
-avait fui? Avait-elle attendu pour le lui dire qu'ils fussent ensemble
-seuls dans cette chambre?</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, si vraiment je puis vous aider, si réellement vous
-désiriez ma venue ici, dites-moi ce qu'il y a, dites-moi à qui
-vous voulez échapper!</p>
-
-<p>Il parlait sans changer de position, sans se retourner pour la regarder.
-Si le destin devait parler, ce serait ainsi, avec toute l'étendue de
-cette chambre entre eux, tandis qu'il continuait, par la fenêtre, à
-regarder la neige.</p>
-
-<p>Longtemps elle resta silencieuse. Un moment, Archer s'imagina presque
-entendre qu'elle s'approchait de lui, prête à lui jeter ses bras
-légers autour du cou. Tout son être palpitait dans l'attente...
-Soudain il vit un homme vêtu d'un épais pardessus, son col de fourrure
-relevé, qui s'avançait par le sentier vers la maison. Archer reconnut
-Julius Beaufort.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! cria-t-il, éclatant d'un rire sonore.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska s'était élancée de sa chaise et était venue près
-de lui, glissant sa main dans la sienne; mais, après avoir jeté un coup
-d'œil par la fenêtre, elle pâlit et recula.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, je comprends!... dit Archer avec une ironie amère.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne savais pas qu'il fut ici, murmura-t-elle.</p>
-
-<p>Sa main serrait encore celle d'Archer; mais il s'éloigna d'elle
-brusquement, et, traversant le vestibule, il ouvrit la porte de
-la maison.</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, Beaufort! Par ici! M<sup>me</sup> Olenska vous
-attendait, dit-il.</p>
-
-<p>Beaufort, visiblement contrarié de le trouver avec M<sup>me</sup>
-Olenska, gardait quand même tout son aplomb. Il savait donner aux gens qui
-le gênaient l'impression qu'ils ne comptaient pas, qu'ils existaient à
-peine. Mais, malgré son air d'assurance habituelle, il ne pouvait effacer
-le pli qui s'était creusé entre ses yeux. Il semblait bien que
-M<sup>me</sup> Olenska ignorât qu'il dût venir, et pourtant elle avait
-paru indiquer que cela était possible. La raison qu'il donna de son arrivée
-fut qu'il avait découvert, la veille au soir, une petite maison délicieuse,
-qui faisait absolument l'affaire de la jeune femme, mais qui pouvait lui
-être soufflée d'un moment à l'autre. Il se répandit en reproches
-agréables: quelle peine elle lui avait donnée en s'enfuyant juste au
-moment où il avait fait cette trouvaille!</p>
-
-<p>&mdash;Si seulement cette nouveauté du téléphone était un peu plus
-perfectionnée, j'aurais pu vous avertir de loin, et je serais en train
-de me chauffer les pieds au feu du cercle, au lieu de courir après vous
-dans la neige, bougonna-t-il, déguisant sous une irritation feinte son
-réel déplaisir.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska détourna vivement la conversation sur le
-miracle de pouvoir un jour converser d'une rue à l'autre, ou
-même,&mdash;rêve insensé!&mdash;d'une ville à l'autre. Ceci amena des
-souvenirs d'Edgar Poë et de Jules Verne; et la question du téléphone les
-conduisit sans encombre jusqu'à la grande maison.</p>
-
-<p>Mrs van der Luyden n'étant pas encore revenue, Archer prit congé et
-remonta dans son traîneau, pendant que Beaufort entrait dans la maison
-avec M<sup>me</sup> Olenska. Malgré l'habitude des van der Luyden de ne pas
-encourager les visites imprévues, il pouvait espérer être retenu à
-dîner, et reconduit à la gare pour le train de neuf heures. Mais
-c'était tout. Jamais ses hôtes n'auraient pensé à demander à un
-visiteur venu sans bagages de passer la nuit chez eux; dans les termes
-assez froids où ils se trouvaient avec Beaufort, la question ne se
-posait même pas.</p>
-
-<p>Beaufort le savait et ne devait pas s'en étonner, mais qu'il eût
-entrepris le long trajet pour une si petite récompense, voilà qui
-pouvait donner la mesure de son zèle. Il était clair qu'il poursuivait
-M<sup>me</sup> Olenska, et quand il poursuivait une jolie femme, Beaufort
-n'avait qu'un but. Son intérieur morose l'excédait depuis longtemps: et les
-consolations permanentes qu'il s'était octroyées ne l'empêchaient pas
-de se mettre en quête d'aventures amoureuses dans son monde. Tel était
-l'homme que M<sup>me</sup> Olenska avait fui. Était-elle obsédée par ses
-importunités? Doutait-elle d'elle-même, ou encore cette fuite
-n'était-elle qu'une feinte et son départ de New-York une simple
-manœuvre? Archer ne le pensait pas. Si peu qu'il eût vu M<sup>me</sup>
-Olenska, il croyait commencer à lire sur son visage, et il avait été témoin
-de son désarroi à l'apparition soudaine de Beaufort. Mais qu'elle eût
-fui Beaufort, n'était-ce pas là le danger pour Archer?</p>
-
-<p>Jugeant Beaufort, et sans doute le méprisant, il était possible
-néanmoins qu'elle fût attirée vers lui, par tout ce qui composait son
-prestige: ses relations à New-York et à Londres, son commerce familier
-avec des artistes et des acteurs, son dédain des préjugés locaux.
-Beaufort était un parvenu sans éducation, mais les circonstances de sa
-vie et une certaine vivacité d'esprit naturelle, rendaient sa
-conversation plus intéressante que celle d'hommes plus distingués,
-mais dont l'horizon n'avait jamais débordé New-York. Comment une jeune
-femme revenue d'un monde plus vaste ne serait-elle pas sensible à ce
-contraste?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska avait dit à Archer qu'elle et lui ne parlaient
-pas la même langue, et il sentait que jusqu'à un certain point c'était
-vrai. Mais cette langue d'Ellen Olenska, Beaufort en connaissait toutes les
-nuances; il pouvait lui donner la réplique. Il y avait dans toute sa
-mentalité une certaine ressemblance avec ce que laissait entrevoir la
-courte lettre du comte Olenski. Cela aurait pu être un désavantage
-pour lui; mais Archer ne croyait pas qu'Ellen Olenska dût se dérober
-nécessairement à tout ce qui lui rappellerait le passé. Elle pouvait,
-tout en se croyant révoltée contre ce passé, en subir encore le
-charme.</p>
-
-<p>C'est ainsi que le jeune homme s'efforçait d'analyser, avec une
-triste impartialité, la situation de Beaufort et de sa victime.</p>
-
-<p>En arrivant chez lui, Archer déballa les livres qui étaient arrivés
-de Londres. L'envoi contenait de nombreux ouvrages qu'il attendait
-impatiemment: un nouveau volume d'Herbert Spencer, le dernier livre
-d'Edmond de Goncourt, un roman intitulé <i>Middlemarch</i>, dont parlaient
-les revues. Le jeune homme avait refusé trois invitations à dîner
-pour jouir de ce régal; mais tout en tournant les pages, il ne savait
-pas ce qu'il lisait, et les livres, l'un après l'autre, lui tombèrent
-des mains. Tout à coup, parmi eux, il avisa un petit volume de vers
-qu'il avait demandé sur la foi du titre: <i>The House of Life.</i> Il
-l'ouvrit et se trouva plongé dans une atmosphère qu'il n'avait jamais
-connue dans ses lectures, atmosphère chaude, voluptueuse et, cependant,
-d'une si ineffable tendresse qu'elle donnait à la passion une nouvelle
-beauté pathétique et obsédante. Toute la nuit, il poursuivit à
-travers ces pages enchantées la vision d'une femme qui avait le visage
-de M<sup>me</sup> Olenska; mais, quand il s'éveilla le lendemain et qu'il
-vit les maisons en face de ses fenêtres et pensa au cabinet de Mr
-Letterblair, au banc de famille dans Grace Church, l'heure passée dans le
-parc de Skuytercliff devint aussi irréelle que ses rêves de la nuit...</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, que tu es pâle, Newland! observa Janey, en le
-dévisageant lorsqu'il descendit pour le petit déjeuner; et sa mère
-ajouta:&mdash;Newland, mon chéri, j'ai remarqué que tu toussais ces
-jours-ci. J'espère que tu ne te laisses pas surmener.</p>
-
-<p>Les deux femmes étaient convaincues que, sous le despotisme de Mr
-Leterblair, le jeune homme s'épuisait au travail, et Archer n'avait
-jamais cru nécessaire de les détromper.</p>
-
-<p>Les jours suivants se traînèrent péniblement. La monotonie de sa vie
-lui mettait dans la bouche comme un goût de cendres; par moment, il
-avait le sentiment d'être enterré vivant. Il ne savait plus rien de
-M<sup>me</sup> Olenska ni de la petite maison. Quand il rencontrait
-Beaufort au cercle, ils échangeaient un signe de tête silencieux à travers
-les tables de whist.</p>
-
-<p>Le quatrième jour, il trouva, en rentrant chez lui, un billet ainsi
-conçu: «Venez tard demain, il faut que je vous explique. Ellen.» Le
-jeune homme, qui dînait en ville, mit le petit mot dans sa poche.
-Après le dîner, il se rendit au théâtre, et ce ne fut qu'après
-minuit, de retour chez lui, qu'il relut lentement cette missive. Il y
-avait plusieurs manières d'y répondre. Il les étudia toutes, en un
-examen approfondi, au cours d'une nuit sans sommeil. Celle qu'il choisit
-fut de faire rapidement sa valise, et de sauter dans le bateau qui
-partait le lendemain pour Saint-Augustin.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XVI">XVI</a></h4>
-
-
-<p>Quand Archer descendit la grande rue sablonneuse de Saint-Augustin, se
-dirigeant vers la maison qui lui avait été indiquée comme la demeure
-de Mr Welland, il aperçut May debout sous un magnolia. Les rayons du
-soleil doraient ses cheveux, et le jeune homme se demanda pourquoi il
-avait tant tardé à venir.</p>
-
-<p>La vérité, la réalité, la vraie vie se trouvaient là! Comment, lui,
-l'indépendant Archer, s'était-il cru obligé de rester cloué à son
-bureau par crainte des critiques?</p>
-
-<p>&mdash;Newland, est-il arrivé quelque chose? s'écria la jeune
-fille.</p>
-
-<p>Ainsi elle ne devinait pas, elle ne lisait pas dans ses yeux la raison
-de sa venue! Mais lorsqu'il répondit: «J'ai voulu vous revoir,» elle
-rougit délicieusement, et cette rougeur effaça la légère déception
-du jeune homme.</p>
-
-<p>Malgré l'heure matinale, la grand'rue se prêtait mal à un entretien
-intime, et Archer souhaitait vivement de se trouver seul avec May. Les
-Welland déjeunaient tard: la jeune fille lui proposa une promenade
-jusqu'au bois d'orangers au delà de la ville. Elle venait de ramer sur
-la rivière et le soleil semblait l'avoir prise dans le filet d'or qu'il
-jetait sur les petites vagues. Sur le brun chaud de sa joue, ses cheveux
-fous brillaient comme des fils de métal; ses yeux semblaient plus
-clairs, presque pâles dans leur transparence. Elle marchait à côté
-d'Archer de son long pas rythmé, et son visage était empreint de la
-sérénité vide de pensées que l'on voit aux jeunes athlètes des
-frises grecques.</p>
-
-<p>Pour les nerfs tendus d'Archer, cette vision était aussi apaisante que
-le ciel bleu et la rivière paresseuse. Ils s'assirent sous les
-orangers. Il mit son bras autour d'elle et l'embrassa. C'était boire à
-une source fraîche sous le soleil. Mais la pression de ses lèvres
-avait peut-être été plus vive qu'il ne l'avait voulu, car le sang
-monta à la figure de la jeune fille, et elle recula.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda Newland en souriant.</p>
-
-<p>Elle le regarda surprise.</p>
-
-<p>&mdash;Rien, répondit-elle.</p>
-
-<p>Un léger embarras pesa sur eux; leurs mains se séparèrent. Newland ne
-l'avait pas embrassée sur les lèvres depuis leur fugitif baiser dans
-le jardin d'hiver des Beaufort, et il vit qu'elle était troublée dans
-son calme d'enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Racontez-moi ce que vous faites toute la journée, demanda-t-il,
-croisant ses bras derrière sa tête et rabattant son chapeau sur ses
-yeux pour les garantir du soleil.</p>
-
-<p>En la faisant parler des choses simples et familières, il allait
-pouvoir suivre ses propres pensées. Il écouta la simple chronique:
-baignades, promenades à voile, courses à cheval, réunions dansantes
-organisées au petit hôtel en l'honneur d'un bateau de guerre. Il y
-avait quelques personnes agréables de Philadelphie et de Baltimore de
-passage à l'hôtel et aussi les Selfridge Merry, venus à cause de la
-bronchite de Kate Merry. On voulait faire un tennis sur le sable; mais
-Kate et May seules avaient des raquettes, et presque personne ne savait
-le jeu. Très occupée, May avait à peine eu le temps d'ouvrir un petit
-livre que Newland lui avait envoyé la semaine précédente: <i>Sonnets
-from the Portuguese</i>; mais elle apprenait par cœur le <i>Last Ride</i>
-de Browning, parce que c'était une des premières poésies que son fiancé
-lui avait lues. Elle lui dit en souriant que Kate Merry n'avait jamais
-entendu parler de Browning.</p>
-
-<p>Tout à coup elle se leva:</p>
-
-<p>&mdash;On va nous attendre pour le déjeuner!</p>
-
-<p>Ils se hâtèrent de rentrer.</p>
-
-<p>Les Welland campaient, pour l'hiver, dans une petite maison délabrée.
-Une haie de géraniums et de plumbagos entourait la propriété. Mr
-Welland s'effarait du manque de confort à l'hôtel, et, à prix d'or,
-Mrs Welland se voyait obligée, d'année en année, d'improviser une
-installation, amenant de New-York des domestiques récalcitrants
-qu'aidaient les nègres de la localité.</p>
-
-<p>&mdash;Les médecins exigent que mon mari soit absolument chez lui,
-autrement il serait si malheureux que le climat ne lui ferait aucun bien,
-expliquait-elle chaque hiver.</p>
-
-<p>Mr Welland, en toute sérénité, devant sa table chargée des friandises
-les plus variées, disait à Archer:</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez, mon cher ami, nous campons... nous campons! Je dis
-à ma femme et à May qu'il faut s'accommoder de tout...</p>
-
-<p>Mr et Mrs Welland avaient été surpris de l'arrivée de leur futur
-gendre; mais celui-ci eut la bonne inspiration de parler d'un mauvais
-rhume, ce qui sembla à Mr Welland une raison plus que suffisante pour
-abandonner tout travail.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne serez jamais assez prudent, surtout aux approches du
-printemps, dit-il en versant du <i>sirop d'érable</i> sur son assiettée de
-crêpes. Si j'avais été aussi prudent à votre âge, May danserait à
-New-York maintenant, au lieu de passer ses hivers dans un désert avec
-un malade.</p>
-
-<p>&mdash;Mais j'adore être ici, papa. Si Newland pouvait rester,
-j'aimerais mille fois mieux être ici qu'à New-York...</p>
-
-<p>&mdash;Newland doit soigner son rhume avant tout, observa Mrs Welland
-avec indulgence; sur quoi le jeune homme se mit à rire, en disant qu'en
-effet les devoirs professionnels n'avaient aucune importance.</p>
-
-<p>Archer arriva néanmoins, après un échange de télégrammes avec Mr
-Letterblair, à faire durer son rhume pendant une semaine. L'indulgence
-de Mr Letterblair était due en partie à la solution satisfaisante que
-son jeune associé avait obtenue dans l'affaire du divorce Olenski. Mr
-Letterblair avait fait connaître à Mrs Welland le service rendu par Mr
-Archer à toute la famille, service dont la vieille Mrs Manson Mingott
-s'était déclarée particulièrement satisfaite. Et un jour que May
-était allée faire une promenade avec son père dans l'unique voiture
-de la localité, Mrs Welland saisit l'occasion pour aborder un sujet
-qu'elle évitait toujours en présence de sa fille.</p>
-
-<p>&mdash;Je crains que les idées d'Ellen ne soient pas du tout les nôtres;
-elle avait à peine dix-huit ans quand Médora Manson l'a emmenée en
-Europe. Vous vous rappelez qu'elle est apparue en noir le jour de son
-entrée dans le monde? Encore une des excentricités de Médora, mais
-cette fois presque prophétique! Il y a douze ans de cela, et, depuis,
-Ellen n'était jamais revenue en Amérique. Rien d'étonnant à ce
-qu'elle soit si complètement européanisée.</p>
-
-<p>&mdash;Mais le divorce n'est pas admis en Europe... La comtesse Olenska
-a cru se conformer aux usages américains en demandant sa liberté.</p>
-
-<p>C'était la première fois que le jeune homme prononçait le nom de
-M<sup>me</sup> Olenska depuis son retour de Skuytercliff: il se sentit
-rougir.</p>
-
-<p>Mrs Welland prit un air irrité:</p>
-
-<p>&mdash;Encore un exemple des usages extraordinaires que nous attribuent
-les étrangers... Ils pensent que nous dînons à deux heures, et que nous
-favorisons le divorce... C'est pourquoi je trouve ridicule de les
-recevoir quand ils viennent à New-York... Ils acceptent notre
-hospitalité, retournent chez eux et racontent toujours sur nous les
-mêmes sottes histoires.</p>
-
-<p>Archer ne répondit pas, et Mrs Welland continua:</p>
-
-<p>&mdash;Nous vous sommes très reconnaissants d'avoir obtenu d'Ellen
-qu'elle renonce à son projet... Sa grand'mère et son oncle n'avaient pu
-l'en faire démordre. Tous deux ont écrit que son revirement n'est dû qu'à
-votre influence... Elle a pour vous une admiration sans bornes... Pauvre
-Ellen!... Je me demande quel sort l'attend.</p>
-
-<p>&mdash;Celui que nous aurons tous travaillé à lui faire, eut-il envie de
-répondre. Si vous préférez qu'elle soit la maîtresse de Beaufort
-plutôt que la femme d'un honnête homme..., vous faites tout ce qu'il
-faut pour cela.</p>
-
-<p>Il songea à ce que Mrs Welland aurait dit, s'il avait tenu ce propos.
-Il imaginait la soudaine altération de ce visage placide et ferme,
-qu'une longue maîtrise des détails de la vie matérielle avait marqué
-d'une apparence d'autorité. Elle gardait une certaine beauté saine qui
-rappelait celle de May; et Archer se demandait si sa fiancée n'était
-pas destinée à cette maturité à la fois lourde et innocente. Oh non!
-il ne voulait pas que May eût l'innocence qui se refuse à la fois à
-l'expérience et à l'imagination.</p>
-
-<p>&mdash;Je crois vraiment, continua Mrs Welland, que si on avait parlé de
-cette triste histoire dans les journaux, c'eût été le coup de grâce
-pour mon mari... Je ne sais pas les détails... je n'ai pas voulu les
-connaître... J'ai refusé à la pauvre Ellen de l'écouter sur ce
-chapitre... Ayant un malade à soigner, je dois garder mon entrain et ma
-gaîté... Mais mon mari a été bouleversé: il a fait un peu de
-fièvre tous les matins, tant que la décision est restée en suspens...
-C'était sa terreur que sa fille ne vînt à apprendre l'existence de
-choses pareilles... Vous avez eu naturellement la même préoccupation
-que nous, cher Newland... nous savions tous que vous pensiez à May!</p>
-
-<p>&mdash;Je pense toujours à May, dit le jeune homme, en se levant
-pour couper court à la conversation.</p>
-
-<p>Il aurait voulu profiter de son entretien avec Mrs Welland pour la
-presser d'avancer la date du mariage, mais ne trouvant pas d'arguments
-capables de la convaincre, il fut soulagé de voir rentrer May et son
-père.</p>
-
-<p>Son seul espoir était d'user de son influence sur sa fiancée, et, la
-veille de son départ, il alla visiter le jardin délabré de la vieille
-mission espagnole. L'endroit rappelait des sites européens, et May,
-jolie à ravir sous un chapeau dont les larges bords ombrageaient ses
-yeux trop pâles, souriait aux descriptions que faisait Newland de
-Grenade et de l'Alhambra.</p>
-
-<p>&mdash;Nous pourrions voir tout cela au printemps et même passer les
-fêtes de Pâques à Séville, proposa-t-il, exagérant sa demande pour obtenir
-une plus large concession.</p>
-
-<p>&mdash;Les fêtes de Pâques à Séville! Mais le carême commence dans
-un mois!</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, bientôt après Pâques, afin que nous puissions nous
-embarquer à la fin d'avril...</p>
-
-<p>Elle sourit à ce rêve, l'assimilant aux aventures merveilleuses
-décrites dans les poèmes que son fiancé lui lisait à haute voix.</p>
-
-<p>&mdash;Continuez Newland, j'adore vos descriptions!</p>
-
-<p>&mdash;Mais pourquoi vous contenter de mes descriptions?... Pourquoi
-ne pas voir les lieux mêmes?</p>
-
-<p>&mdash;Nous irons, sûrement, l'année prochaine.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pas plus tôt?... insista-t-il.</p>
-
-<p>Elle baissa la tête, se dérobant au regard de son fiancé.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi rêver encore un an?... Regardez-moi, chérie...
-Comprenez-vous que je veux que vous soyez ma femme?</p>
-
-<p>Elle leva sur lui des yeux d'une franchise si limpide qu'il laissa
-tomber le bras dont il lui enserrait la taille. Mais soudain le regard
-de May changea, devint profond et indéchiffrable...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas si je vous comprends, dit-elle. Pourquoi êtes-vous
-si pressé? Est-ce parce que vous n'êtes pas sûr de continuer à
-m'aimer?</p>
-
-<p>Archer se leva brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! peut-être... je ne sais pas, répondit-il avec
-colère.</p>
-
-<p>May se leva aussi et ils se trouvèrent face à face. Elle semblait
-grandie, plus femme par la stature et la dignité. Tous deux se turent
-comme troublés par le cours imprévu que prenaient leurs paroles. Enfin
-elle dit à voix basse:</p>
-
-<p>&mdash;Y a-t-il quelqu'un entre vous et moi?</p>
-
-<p>&mdash;Quelqu'un entre vous et moi?&mdash;Il redisait les mots
-lentement, comme s'ils n'étaient qu'à moitié intelligibles, et qu'il eût
-besoin, pour les comprendre, de les répéter. May parut frappée par cette
-hésitation, car elle ajouta, d'une voix plus grave:</p>
-
-<p>&mdash;Parlons franchement, Newland... J'ai eu le sentiment quelquefois
-que vous aviez changé envers moi, particulièrement depuis que nos
-fiançailles sont officielles.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chérie! Quelle folie! s'écria-t-il, en se ressaisissant.</p>
-
-<p>&mdash;Si c'est une folie, cela ne nous fera aucun mal d'en
-parler.&mdash;Elle s'arrêta, puis ajouta, en relevant la tête avec un de
-ces gestes empreints de noblesse qui la caractérisaient:&mdash;Et même si
-c'était vrai, pourquoi n'en parlerions-nous pas?... Vous pouvez si bien
-vous être trompé!</p>
-
-<p>Il baissa la tête, regardant l'ombre des feuilles sur le chemin
-ensoleillé:</p>
-
-<p>&mdash;Si je m'étais trompé, pourquoi vous supplierais-je de hâter
-notre mariage?</p>
-
-<p>Elle abaissa son regard, suivant du bout de son ombrelle le dessin
-des feuilles sur le chemin, et cherchant visiblement ses paroles.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pourriez désirer, une fois pour toutes, trancher la
-situation... C'est un moyen.</p>
-
-<p>Sa calme lucidité étonna Archer; mais sous les grands bords du
-chapeau, il vit la pâleur du visage, et remarqua un léger
-frémissement des narines au-dessus des lèvres immobiles et résolues.</p>
-
-<p>&mdash;Expliquons-nous, ma chérie, dit-il, se rasseyant.</p>
-
-<p>Elle s'assit à côté de lui et continua:</p>
-
-<p>&mdash;Ne croyez pas que les jeunes filles soient aussi ignorantes que
-l'imaginent leurs parents... On écoute, on observe; on a ses sentiments
-et ses idées... Longtemps avant que vous vous soyez déclaré, j'ai su
-que vous étiez occupé de quelqu'un... Tout le monde en parlait à
-Newport il y a deux ans... Je vous ai vus une fois ensemble sous la
-véranda, vous et elle, à un bal... Quand elle est rentrée au salon,
-elle était triste et m'a fait de la peine... Je m'en suis souvenue
-après, quand nous avons été fiancés.</p>
-
-<p>Sa voix s'éteignait dans un murmure, elle serrait et desserrait ses
-mains sur le manche de son ombrelle. Le jeune homme les prit, les
-pressant légèrement; son cœur se dilatait dans un soulagement
-ineffable.</p>
-
-<p>&mdash;Chère enfant! Est-ce là ce qui vous troublait! Si seulement
-vous saviez la vérité!</p>
-
-<p>Elle releva vivement la tête:</p>
-
-<p>&mdash;Il y a donc, à propos de vous, une vérité que j'ignore? je ne
-sais pas?</p>
-
-<p>Il continuait à tenir ses mains.</p>
-
-<p>&mdash;La vérité, veux-je dire, à propos de cette vieille histoire
-dont vous parlez.</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est ce que je veux savoir, Newland, ce que j'ai le droit
-de savoir... Je ne voudrais pas devoir mon bonheur à un tort, à une
-déloyauté envers une autre, et je veux croire que vous partagez mon
-sentiment... Comment pourrions-nous commencer la vie ainsi?</p>
-
-<p>Le visage de la jeune fille avait revêtu un air de si tragique
-résolution qu'il se sentit près de se prosterner à ses pieds.</p>
-
-<p>&mdash;Je voulais vous le dire depuis longtemps, continua-t-elle. Je
-voulais vous dire que, quand deux êtres s'aiment véritablement, je
-comprends qu'il puisse y avoir des situations qui donnent le droit d'agir
-contre l'opinion publique... Et si vous vous sentez le moins du monde
-engagé,&mdash;engagé envers la personne dont nous avons parlé... et s'il y
-a un moyen,&mdash;un moyen de remplir vos engagements&mdash;même au prix
-de son divorce... Newland, n'essayez pas de vous soustraire à votre parole
-à cause de moi.</p>
-
-<p>Archer fut étonné de découvrir que les craintes de la jeune fille
-visaient à un épisode aussi complètement entré dans le passé que sa
-liaison avec Mrs Thorley Rushworth; mais son étonnement fit bientôt
-place à une vive admiration pour la générosité de sa fiancée. Il
-était trop préoccupé pour s'émerveiller du prodige de cette
-hérésie chez la fille des Welland: lui conseiller d'épouser son
-ancienne maîtresse! Il était encore tout ému du coup d'œil jeté sur
-le précipice que tous deux venaient de côtoyer, et plein d'épouvante
-devant le mystère d'une âme de jeune fille.</p>
-
-<p>Il put enfin articuler:</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas d'engagement, pas d'obligation du genre que vous
-imaginez... Tout n'est pas aussi simple que... mais ça ne fait rien...
-J'adore votre générosité, car je juge ces choses comme vous-même...
-Chaque cas doit être considéré individuellement, selon sa valeur
-réelle,&mdash;sans tenir compte de l'opinion... Toute femme a droit à sa
-liberté.&mdash;Il se redressa, gêné par la tournure que ses paroles
-avaient prise et continua en souriant:&mdash;Puisque vous comprenez tant de
-choses, ma chérie, ne pouvez-vous pas admettre que nous puissions nous
-soustraire à une autre forme de ces mêmes banales conventions?... Si
-personne et si rien ne nous sépare, n'est-ce pas une raison pour nous
-marier bientôt?</p>
-
-<p>Elle leva son visage vers lui, et Newland, se penchant sur elle, vit
-dans ses yeux des larmes de bonheur. Mais un moment après, elle sembla
-descendre des hauteurs où elle s'était tenue et retrouver ses
-timidités de jeune fille. Il comprit qu'elle n'avait de courage et
-d'initiative que pour les autres, mais non pour elle-même. Évidemment,
-l'effort qu'elle avait fait pour parler était beaucoup plus grand que
-ne le révélait son attitude; au premier mot rassurant de son fiancé,
-elle reculait comme un enfant trop aventureux qui se jette dans les bras
-de sa mère.</p>
-
-<p>Archer n'insista pas: il était trop découragé d'avoir vu s'évanouir
-la femme nouvelle qui l'avait regardé du fond de ses yeux clairs. May
-semblait se rendre compte de sa déception, sans trouver un moyen de la
-dissiper. Ils se levèrent et rentrèrent silencieusement.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XVII">XVII</a></h4>
-
-
-<p>&mdash;Ta cousine, la comtesse Olenska, est venue voir maman pendant
-ton absence.</p>
-
-<p>Ce fut Janey qui annonça la nouvelle à Newland, le soir de son retour,
-pendant le dîner. Surpris, le jeune homme regarda sa mère, qui avait
-les yeux baissés sur son assiette. Mrs Archer ne considérait pas son
-éloignement du monde comme une raison d'en être oubliée, et Newland
-comprit qu'il l'avait légèrement froissée en s'étonnant de la visite
-de M<sup>me</sup> Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;Elle portait une polonaise en velours noir, avec des boutons de
-jais et un petit manchon en singe; je ne l'ai jamais vue plus élégante,
-continua Janey... Elle est venue seule, dimanche, de bonne heure;
-heureusement, le feu était allumé dans le salon. Elle avait un de ces
-nouveaux porte-cartes. Elle a dit vouloir nous connaître, parce que tu
-avais été si bon pour elle!...</p>
-
-<p>Archer se mit à rire.</p>
-
-<p>&mdash;M<sup>me</sup> Olenska parle toujours ainsi de ses amis...
-Elle est très heureuse d'être revenue parmi les siens...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, elle nous l'a dit, observa Mrs Archer. Je dois avouer
-qu'elle paraît reconnaissante de notre accueil...</p>
-
-<p>&mdash;J'espère qu'elle vous a plu, maman...</p>
-
-<p>Mrs Archer serra les lèvres.</p>
-
-<p>&mdash;Elle fait certainement tout ce qu'elle peut pour être aimable
-et se rendre agréable, même quand elle vient voir une vieille dame...</p>
-
-<p>&mdash;Maman trouve qu'elle manque de simplicité, ajouta Janey,
-cherchant à lire sur le visage de son frère.</p>
-
-<p>&mdash;C'est que je suis une personne d'autrefois... La chère May
-est mon idéal, dit Mrs Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Assurément, elles ne se ressemblent pas, répondit son fils.</p>
-
-<p>Archer avait quitté Saint-Augustin, chargé de nombreux messages pour
-la vieille Mrs Mingott: un ou deux jours après son retour, il alla la
-voir. La vieille dame le reçut avec empressement, et lui témoigna sa
-reconnaissance qu'il eût obtenu de la comtesse Olenska de renoncer au
-divorce. Quand le jeune homme lui apprit qu'il s'était évadé de
-New-York dans le seul dessein de voir May, Mrs Mingott fit entendre un
-petit rire gras et lui frappa doucement le genou de sa main potelée.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ah! c'est ainsi que vous lâchez le travail! Augusta et
-Welland ont du faire grise mine; ils ont dû croire que le monde tournait à
-l'envers... Mais la petite May?... Ça n'a pas été son avis, bien
-sûr?...</p>
-
-<p>&mdash;Je l'espère; cependant, elle ne m'a pas accordé ce que j'étais
-allé lui demander...</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment... Et qu'était-ce donc?...</p>
-
-<p>&mdash;La promesse que nous serions mariés en avril. Pourquoi perdre
-encore un an?...</p>
-
-<p>Mrs Manson Mingott prit un petit air de pruderie ironique.</p>
-
-<p>&mdash;«Demandez à maman!» La formule habituelle! Oh! ces Mingott! Tous
-les mêmes! Nés dans une ornière d'où rien ne peut les tirer. Quand
-j'ai bâti cette maison, on aurait cru que je partais pour la
-Californie. Personne ne s'était aventuré plus loin que la Quarantième
-Rue, et moi, je dis: Personne, non plus, n'habitait New-York, avant que
-Christophe Colomb eût découvert l'Amérique. Non, non, ils sont tous
-pareils: ils veulent tous faire ce que tous les autres auraient fait. Je
-rends grâce au ciel de n'être qu'une humble Spicer; il n'y a, parmi
-tous les miens, que ma petite Ellen qui tienne de moi.</p>
-
-<p>Elle s'interrompit, le regardant toujours de ses yeux clignotants,
-puis demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen?</p>
-
-<p>Archer rit.</p>
-
-<p>&mdash;D'abord parce qu'elle n'était pas là...</p>
-
-<p>&mdash;Ça, c'est vrai. C'est bien dommage. Maintenant il est trop
-tard: sa vie est finie.</p>
-
-<p>Elle parlait avec la froide indifférence des vieillards jetant de
-la terre sur la tombe de jeunes espérances. Archer eut froid au
-cœur et s'empressa de dire:</p>
-
-<p>&mdash;Oserais-je vous demander d'employer votre influence auprès des
-Welland? Je ne suis pas fait pour les longues fiançailles.</p>
-
-<p>La vieille Catherine le regarda, épanouie:</p>
-
-<p>&mdash;Je vois cela. Vous avez la mine éveillée. Quand vous étiez petit,
-je suis sûre que vous aimiez à être servi le premier.</p>
-
-<p>Elle renversa la tête d'un mouvement qui fit onduler les petites
-vagues de son double menton.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tiens!... Voici ma petite Ellen! s'écria-t-elle, en voyant
-s'ouvrir les portières.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska s'avança souriante. Elle tendit gaîment sa main
-à Archer, tout en se penchant pour recevoir le baiser de sa grand'mère.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chérie, j'étais justement en train de lui dire: Pourquoi
-n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen?...</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska regarda Archer en souriant toujours:</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'a-t-il répondu?...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon amour, je te le laisse à deviner. Il est allé en Floride,
-voir sa fiancée.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je sais.&mdash;La comtesse Olenska continuait à regarder
-Archer.&mdash;Je suis allée chez votre mère, pour lui demander où vous
-étiez. Je vous avais envoyé un mot auquel vous n'avez pas répondu, et je
-craignais que vous ne fussiez malade...</p>
-
-<p>Il murmura quelque chose sur un départ imprévu, précipité, et
-sur l'intention qu'il avait eue de lui écrire de Saint-Augustin.</p>
-
-<p>&mdash;Et naturellement, une fois là, vous n'avez plus pensé à moi?</p>
-
-<p>Elle gardait encore cet air heureux, qui pouvait n'être que le
-masque étudié de l'indifférence.</p>
-
-<p>«Si elle a encore besoin de moi, elle est décidée à ne pas me le
-laisser voir,» pensa-t-il, piqué de l'attitude de la jeune femme. Il
-voulait la remercier d'être allée voir sa mère; mais sous les yeux
-malicieux de l'aïeule, il se sentait gêné.</p>
-
-<p>&mdash;Regarde-le. Il est si pressé de se marier, qu'il a filé à la
-française, pour aller implorer à genoux cette petite sotte. Voilà un
-amoureux! C'est ainsi que le beau Bob Spicer a persuadé ma pauvre
-mère, et ensuite s'est fatigué d'elle avant que je fusse sevrée!...
-Cependant je ne me suis fait attendre que huit mois. Mais voilà! vous
-n'êtes pas un Spicer, jeune homme; heureusement pour vous et pour May.
-Il n'y a que ma pauvre Ellen qui tienne d'eux: tous les autres sont des
-modèles de Mingott, s'écria la vieille dame dédaigneusement.</p>
-
-<p>Archer s'aperçut que M<sup>me</sup> Olenska, qui s'était assise auprès
-de sa grand'mère, continuait, songeuse, à l'observer. La gaîté avait
-disparu de ses yeux et elle disait très doucement:</p>
-
-<p>&mdash;Sûrement, grand'mère, à nous deux, nous pourrons obtenir ce
-que Mr Archer désire.</p>
-
-<p>Archer se leva pour s'en aller. Quand sa main toucha celle de
-M<sup>me</sup> Olenska, il comprit qu'elle attendait qu'il fît une allusion
-quelconque à la lettre restée sans réponse.</p>
-
-<p>&mdash;Quand pourrai-je vous rencontrer? demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Quand vous voudrez; mais il faudra que ce soit bientôt, si
-vous désirez revoir la petite maison. Je déménage la semaine
-prochaine...</p>
-
-<p>Une angoisse étreignit Archer au souvenir des heures passées dans le
-petit salon au plafond bas. Si brèves qu'elles eussent été, elles
-étaient pourtant lourdes d'émotions.</p>
-
-<p>&mdash;Demain soir? fit-il...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, demain. Mais de bonne heure, car je dois sortir...</p>
-
-<p>Le lendemain était un dimanche: si Ellen sortait, ce ne pouvait être
-que pour se rendre chez Mrs Lemuel Struthers. Il en éprouva une
-légère contrariété, parce que c'était une maison où elle était
-sûre de rencontrer Beaufort. Elle ne pouvait l'ignorer: peut-être,
-même, est-ce pour cela qu'elle y allait.</p>
-
-<p>Le lendemain, dès huit heures et demie, il sonnait à la porte
-encadrée de glycine. Il fut surpris de trouver des chapeaux et des
-pardessus dans le vestibule de M<sup>me</sup> Olenska. Pourquoi l'avoir
-invité à venir de bonne heure, si elle avait du monde à dîner? Un examen
-plus attentif des vêtements éveilla sa curiosité. Les pardessus étaient
-des plus étranges; d'un coup d'œil, il vit qu'il n'y en avait aucun
-qui pût appartenir à Julius Beaufort. À côté d'un ulster jaune, se
-trouvait un vieux manteau à pèlerine, tout râpé. Ce dernier
-paraissait appartenir à une personne de taille exceptionnelle, et avait
-évidemment vu des temps très durs, car de ses plis verdâtres,
-s'exhalait une odeur de poussière humide. Au-dessus étaient posés un
-foulard défraîchi et un vieux chapeau, de forme vaguement cléricale.
-Archer questionna des yeux Nastasia, qui lui répondit par sa mimique
-ordinaire, en prononçant son fataliste <i>Gia</i>, tandis qu'elle ouvrait
-la porte du salon.</p>
-
-<p>Le jeune homme vit tout de suite que M<sup>me</sup> Olenska n'y était
-pas; puis il eut la surprise de découvrir une autre dame installée auprès
-du feu. Cette dame longue, maigre, dégingandée, était enveloppée de
-draperies compliquées: ses cheveux, décolorés, étaient surmontés
-d'un peigne espagnol et d'une mantille de dentelle noire. Des mitaines
-de soie, reprisées, couvraient ses mains déformées par les
-rhumatismes.</p>
-
-<p>À côté d'elle, derrière un nuage de fumée, se tenaient les
-propriétaires des deux pardessus. Ils étaient encore en vestons du
-matin. L'un d'eux était Ned Winsett; l'autre, plus âgé, très grand,
-était évidemment le possesseur du «macfarlane.» Il avait une tête
-de lion bonasse à crinière grise; et il remuait ses bras avec de
-grands gestes bénins, comme s'il distribuait des bénédictions sur une
-foule agenouillée.</p>
-
-<p>Ces trois personnes considéraient un magnifique bouquet de roses rouges
-dont les longues tiges disparaissaient sous une immense touffe de
-pensées. Le bouquet était placé sur le sofa où se tenait
-habituellement M<sup>me</sup> Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;Ce qu'elles ont dû coûter dans cette saison!... Mais il n'y a
-que l'intention qui compte! disait la dame sur un ton de staccato
-quand Archer entra.</p>
-
-<p>Tous trois se retournèrent, et la dame, s'avançant, tendit la main
-à Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Cher Mr Archer! Presque mon cousin Newland! dit-elle. Je suis
-la marquise Manson.</p>
-
-<p>Archer salua. Elle continua:</p>
-
-<p>&mdash;Mon Ellen me garde pour quelques jours. J'arrive de Cuba, où j'ai
-passé l'hiver avec des amis Espagnols: des gens très distingués, de
-la plus vieille noblesse de Castille. J'ai été appelée ici par notre
-cher grand ami, le docteur Carver. Vous ne connaissez pas le docteur
-Agathon Carver, fondateur de la communauté de «La vallée de
-l'amour?»</p>
-
-<p>Le docteur Carver inclina sa tête léonine, et la marquise continua:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! New-York, New-York, combien peu tu marches dans la voie de
-l'Esprit! Mr Archer, je vois que vous connaissez Mr Winsett?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je suis arrivé jusqu'à lui, il y a quelque temps, mais pas
-par la voie de l'Esprit, répliqua Winsett avec un sourire caustique.</p>
-
-<p>La marquise secoua la tête avec réprobation...</p>
-
-<p>&mdash;Qu'en savez-vous, Mr Winsett?... L'esprit souffle où il
-veut...</p>
-
-<p>&mdash;Où il veut, répéta le docteur Carver d'une voix vibrante.</p>
-
-<p>&mdash;Mais asseyez-vous donc, Mr Archer. Nous avons eu un délicieux
-petit dîner, tous les quatre, et ma chère enfant est montée s'habiller.
-Elle vous attend. Elle sera ici dans un moment. Nous admirions ces
-fleurs merveilleuses, qui la surprendront quand elle entrera.</p>
-
-<p>Winsett resta debout.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que je me sauve. Veuillez dire à M<sup>me</sup> Olenska
-que nous sommes bien attristés de son départ. Cette maison a été une
-oasis...</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne vous abandonnera pas. La poésie et l'art font partie de
-sa vie. Vous êtes poète, Mr Winsett?...</p>
-
-<p>&mdash;Pas précisément. Mais je lis quelquefois des vers, dit Winsett,
-saluant le groupe du seuil de la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Il est si spirituel!... Ne trouvez-vous pas qu'il est spirituel,
-docteur Carver?...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne m'occupe jamais de ce qui est spirituel, répondit
-sévèrement le docteur Carver.</p>
-
-<p>&mdash;C'est qu'il est sans pitié pour nos faiblesses, Mr Archer: il ne
-vit que de la vie de l'âme; ce soir il prépare mentalement une conférence
-qu'il doit faire tout à l'heure chez les Blenker. Docteur Carver,
-auriez-vous le temps, avant de partir chez les Blenker, d'expliquer à
-Mr Archer votre lumineuse découverte sur le «Contact Direct?» Mais
-non, je vois qu'il est près de neuf heures, et nous n'avons pas le
-droit de vous retenir quand tant de gens aspirent à vous entendre...</p>
-
-<p>Le docteur Carver parut légèrement désappointé de cette conclusion,
-mais ayant comparé l'heure de sa massive montre avec celle de la petite
-pendule de M<sup>me</sup> Olenska, il se prépara à partir.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous verrai plus tard, chère amie? dit-il à la marquise, qui
-répondit avec un sourire:&mdash;Dès que la voiture d'Ellen arrivera, j'irai
-vous rejoindre. J'espère que la conférence ne sera pas commencée.</p>
-
-<p>Le docteur Carver disparut dans un salut. Mrs Manson, avec un soupir qui
-pouvait être de regret ou de soulagement, invita de nouveau Archer à
-s'asseoir.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen va descendre dans un instant; mais auparavant, je serai
-très heureuse de causer un peu avec vous... Cher Mr Archer, mon enfant m'a
-dit tout ce que vous aviez fait pour elle, vos avis éclairés, votre
-courageuse fermeté. Remercions le ciel qu'il n'ait pas été trop
-tard!...</p>
-
-<p>Newland Archer écoutait ces déclarations avec un extrême embarras, se
-demandant s'il était une personne au monde à laquelle M<sup>me</sup>
-Olenska se fut abstenue de raconter la part qu'il avait prise dans ses
-affaires privées.</p>
-
-<p>&mdash;M<sup>me</sup> Olenska exagère. Je lui ai simplement donné l'avis
-juridique qu'elle m'a demandé...</p>
-
-<p>&mdash;Mais en la conseillant ainsi, vous avez été l'inconscient
-instrument de... Nous modernes, quel nom avons-nous pour «la Providence,»
-Mr Archer?... Vous ignoriez qu'à ce même moment on s'adressait à moi, on
-me demandait mon concours de l'autre côté de l'Atlantique...</p>
-
-<p>Elle regarda par-dessus son épaule comme si elle craignait d'être
-entendue et, rapprochant sa chaise, portant à ses lèvres un petit
-éventail d'ivoire, elle dit dans un souffle:</p>
-
-<p>&mdash;C'est le comte lui-même, mon pauvre fou d'Olenski, qui ne
-demande qu'à la reprendre sans conditions!...</p>
-
-<p>&mdash;Grand Dieu! s'écria Archer, en se levant d'un bond.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes épouvanté! Oui, je comprends. Je ne défends pas le
-pauvre Stanislas, quoiqu'il m'appelle sa meilleure amie. Il ne
-se défend pas lui-même. Il se jette aux pieds d'Ellen en ma
-personne.&mdash;Elle frappa sur sa maigre poitrine.&mdash;J'ai sa
-lettre là...</p>
-
-<p>&mdash;Une lettre? M<sup>me</sup> Olenska le sait-elle? balbutia
-Archer, sentant la tête lui tourner.</p>
-
-<p>La marquise fit un geste négatif.</p>
-
-<p>&mdash;Du temps, du temps... il me faut du temps... Je connais mon
-Ellen, hautaine, intraitable, dirais-je presque implacable,
-pardonnant difficilement...</p>
-
-<p>&mdash;Mais pardonner est une chose... retourner dans cet enfer, en
-est une autre.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! dit la marquise. C'est ainsi qu'elle décrit la maison de
-son mari! Mais du côté matériel, savez-vous ce qu'elle sacrifie? Ces
-roses-là sur le canapé; mais il en a des kilomètres, sous verre et à
-l'air libre, dans ses merveilleux jardins de Nice! Et les bijoux, les
-perles historiques, les émeraudes de Sobieski, les zibelines! Bah! elle
-ne se soucie pas de tout cela. L'art et la beauté, voilà ce qui
-l'attire... des tableaux, un mobilier sans prix, de la musique, une
-conversation brillante... et ça, ce sont des choses, cher monsieur,
-dont on n'a aucune idée ici. Elle possédait tout cela, et recevait les
-hommages des plus grands personnages... Elle me dit qu'on ne la trouve
-pas jolie à New-York. Est-ce possible? Mais son portrait a été peint
-neuf fois! Les plus grands artistes d'Europe ont sollicité le
-privilège de la faire poser. Tout cela, n'est-ce rien? Et le remords
-d'un mari qui l'adore?...</p>
-
-<p>Le visage de la marquise Manson prit une telle expression d'extase
-rétrospective qu'il aurait excité la gaîté d'Archer, si Archer eût
-été en humeur de rire. La marquise lui semblait venir en droite ligne
-de l'enfer qu'avait fui la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne sait rien de tout cela? demanda-t-il vivement.</p>
-
-<p>Mrs Manson porta son doigt sur ses lèvres.</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne sait rien positivement. Mais qui peut dire ce qu'elle
-soupçonne? Mr Archer, je désirais beaucoup vous voir, car, dès
-l'instant où j'ai su la ferme attitude que vous aviez prise et votre
-influence sur ma nièce, j'ai espéré obtenir votre appui, vous
-convaincre...</p>
-
-<p>&mdash;Qu'elle doit retourner chez son mari? J'aimerais mieux la
-voir morte! s'écria le jeune homme avec violence.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! murmura la marquise, sans paraître offensée.</p>
-
-<p>Elle resta assise, ouvrant et refermant son ridicule petit éventail
-d'ivoire de ses doigts gantés de mitaines; puis, tout à coup, elle
-leva la tête.</p>
-
-<p>&mdash;La voilà! chuchota-t-elle.</p>
-
-<p>Et brusquement, indiquant le bouquet:</p>
-
-<p>&mdash;Dois-je conclure que vous préférez ce que signifient ces fleurs,
-Mr Archer? Après tout, le mariage est le mariage; et ma nièce est
-une femme mariée...</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XVIII">XVIII</a></h4>
-
-
-<p>&mdash;Que complotez-vous tous les deux, tante Medora? s'écria
-M<sup>me</sup> Olenska en entrant dans le salon.</p>
-
-<p>Elle était parée comme pour un bal, et portait haut la tête en
-jolie femme sûre de triompher de ses rivales.</p>
-
-<p>&mdash;Nous disions, ma chérie, qu'une magnifique surprise vous
-attendait, reprit Mrs Manson en désignant les fleurs.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska s'arrêta court. Elle ne changea pas de couleur,
-mais un pâle éclair de colère sembla jaillir d'elle; ses yeux brillaient
-comme un ciel d'orage.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! s'écria-t-elle, d'une voix que le jeune homme ne lui
-connaissait pas, qui ose m'envoyer un bouquet? Pourquoi un bouquet? Et
-surtout ce soir! Je ne vais pas au bal! Je ne suis pas une fiancée! Il y a
-des gens qui ne manquent jamais une occasion d'être ridicules!...</p>
-
-<p>Elle se retourna vers la porte, l'ouvrit et appela:</p>
-
-<p>&mdash;Nastasia!...</p>
-
-<p>La servante apparut, et Archer entendit M<sup>me</sup> Olenska lui dire
-en italien:</p>
-
-<p>&mdash;Tenez! jetez cela à la boîte aux ordures!</p>
-
-<p>Et comme Nastasia, saisie, paraissait protester, elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Après tout, ce n'est pas la faute de ces pauvres fleurs. Dites au
-groom de les porter dans la maison de ce monsieur qui a dîné ici ce
-soir. Sa femme est malade. Elles lui feront peut-être plaisir... Le
-petit est sorti? Alors, ma chère, courez-y vous-même. Tenez, mettez
-mon manteau et filez! Je veux que ces fleurs sortent de la maison
-immédiatement! Et sur votre âme, ne dites pas que c'est moi qui les
-envoie.</p>
-
-<p>Elle jeta son manteau de velours sur les épaules de la servante et
-rentra dans le salon, fermant la porte avec brusquerie. Sa poitrine se
-soulevait sous les dentelles... Archer crut un moment qu'elle allait
-pleurer; mais elle éclata de rire, regarda tour à tour la marquise et
-Archer, et demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Et vous deux? J'espère que vous faites une paire d'amis?...</p>
-
-<p>&mdash;C'est à Mr Archer de répondre, mon trésor; il a attendu
-patiemment pendant que tu t'habillais...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je vous en ai donné tout le temps. Je ne pouvais pas arriver
-à me coiffer, dit M<sup>me</sup> Olenska, en portant la main aux boucles
-de son chignon. Mais je vois que le docteur Carver est parti, et vous serez
-en retard chez les Blenker. Mr Archer, voulez-vous mettre ma tante en
-voiture?...</p>
-
-<p>Elle suivit Mrs Manson dans le vestibule, l'enveloppa dans divers
-châles et palatines, la chaussa de galoches, et cria de la porte:</p>
-
-<p>&mdash;Rappelez-vous que la voiture doit revenir me prendre.</p>
-
-<p>Après avoir accompagné la marquise jusqu'à la voiture, Archer
-retrouva M<sup>me</sup> Olenska dans le salon. Une femme du monde, à
-New-York, n'aurait pas appelé sa servante «ma chère,» et ne l'aurait pas
-envoyée faire une course en lui prêtant sa sortie de bal: Archer
-goûtait un plaisir d'une qualité rare à se trouver dans un monde où
-l'action jaillissait de l'émotion.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska, qui se tenait debout devant la glace, ne bougea
-pas quand il s'approcha d'elle; leurs yeux se rencontrèrent dans le miroir.
-Se détournant vivement, elle se rassit sur le canapé et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons encore le temps de fumer une cigarette.</p>
-
-<p>Il lui tendit la boîte, alluma pour elle une allumette de papier.
-La flamme illumina son visage. Les yeux rieurs, elle demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Que pensez-vous de moi, quand je suis en colère?...</p>
-
-<p>&mdash;Cela me fait comprendre ce que votre tante m'a dit de
-vous...</p>
-
-<p>&mdash;J'étais sûre qu'elle vous avait parlé de moi. Alors?...</p>
-
-<p>&mdash;Elle a dit que vous étiez habituée à une existence brillante,
-à des choses que nous ne pouvons pas vous offrir ici...</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska sourit.</p>
-
-<p>&mdash;Medora est incorrigiblement romanesque. Cela l'a consolée de
-tant de choses! Archer hésita, puis il risqua:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que le romanesque de votre tante comporte toujours
-l'exactitude?</p>
-
-<p>&mdash;Vous voudriez savoir si elle dit toujours la vérité? Eh bien!
-voilà. Dans presque tout ce qu'elle dit, il y a quelque chose qui est
-vrai et quelque chose qui n'est pas vrai... Mais pourquoi cette
-question? Qu'est-ce qu'elle a bien pu vous raconter?</p>
-
-<p>Le regard d'Archer quitta le feu pour se porter vers la jeune femme. Son
-cœur se serra. C'était leur dernière soirée au coin de cette
-cheminée, et, dans un moment, la voiture arriverait pour l'emporter!</p>
-
-<p>&mdash;Elle prétend que le comte Olenski l'a chargée d'effectuer
-une réconciliation...</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska ne répondit pas. Immobile, sa cigarette dans sa
-main à demi levée, elle le regardait sans surprise.</p>
-
-<p>&mdash;Vous le saviez déjà? demanda-t-il.</p>
-
-<p>Elle garda si longtemps le silence que la cendre de la cigarette
-tomba; elle la secoua de sa robe.</p>
-
-<p>&mdash;Ma tante a fait allusion à une lettre...</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce à la prière de votre mari qu'elle est venue ici?...</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en sais rien. Elle m'a dit avoir eu un appel du docteur
-Carver. J'ai peur qu'elle n'épouse le docteur Carver. Pauvre Medora, elle a
-toujours envie d'épouser quelqu'un!</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-vous vraiment qu'elle ait reçu une lettre de votre
-mari?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska réfléchit un instant.</p>
-
-<p>&mdash;Après tout, je n'en serais pas surprise.</p>
-
-<p>Le jeune homme se leva et alla s'appuyer contre la cheminée. Une
-agitation violente s'empara de lui. Il sentait que les minutes étaient
-comptées, et que d'un moment à l'autre il entendrait les roues de la
-voiture qui venait chercher Ellen.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez que votre tante est persuadée que vous retournerez
-auprès de votre mari? finit-il par dire.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska releva vivement la tête. Une soudaine rougeur
-colora son visage, gagnant son cou et ses épaules.</p>
-
-<p>&mdash;On a cru sur moi de bien vilaines choses, dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, pardonnez-moi! Je suis un imbécile et une brute!</p>
-
-<p>Elle sourit doucement.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes horriblement nerveux: vous aussi, vous avez vos ennuis.
-Je sais que vous voudriez hâter votre mariage, et que les Welland s'y
-opposent. En Europe, on ne connaît pas nos longues fiançailles
-américaines. Sans doute les Européens sont moins calmes que nous.</p>
-
-<p>Elle avait prononcé le «nous» avec une légère emphase qui donnait
-au mot un sens ironique. Archer comprit l'ironie, mais n'osa pas la
-relever. Après tout, c'était peut-être exprès qu'elle avait
-détourné la conversation. Après l'avoir si évidemment blessée, il
-sentait qu'il n'avait plus qu'à la suivre sur le terrain qu'elle avait
-choisi. Il s'affolait de sentir couler les minutes, et ne pouvait
-supporter l'idée qu'une barrière de mots allait retomber entre eux.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit-il enfin, je suis allé dans le Midi pour demander
-à May de fixer notre mariage après Pâques...</p>
-
-<p>&mdash;Et vous n'avez pu l'obtenir... Pourtant May vous adore. Et je
-la croyais trop intelligente pour être à ce point l'esclave des
-conventions.</p>
-
-<p>&mdash;La cause du refus de May n'est pas celle que vous croyez.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska le regarda, étonnée. Archer rougit et brusquement
-se décida.</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons eu une explication franche,... presque la première.
-May croit voir dans mon impatience un mauvais signe...</p>
-
-<p>&mdash;Je comprends de moins en moins.</p>
-
-<p>&mdash;May craint que mon impatience ne signifie que je ne suis pas sûr
-de lui rester fidèle. Elle s'imagine que je veux l'épouser pour
-m'éloigner d'une personne que j'aime davantage...</p>
-
-<p>&mdash;Alors, comment se fait-il qu'elle ne soit pas aussi pressée
-que vous?</p>
-
-<p>&mdash;Elle a une délicatesse de sentiments que je n'ai pas. Elle
-exige de longues fiançailles, pour me donner le temps de...</p>
-
-<p>&mdash;Le temps de la sacrifier à une autre femme?</p>
-
-<p>&mdash;Si j'en ai le désir...</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska se pencha vers le feu, le regard fixe. De la rue
-silencieuse, Archer entendit le trot des chevaux qui approchaient.</p>
-
-<p>&mdash;C'est très noble, en effet, dit-elle d'une voix émue.</p>
-
-<p>&mdash;Très noble, oui, mais absurde...</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi? Parce que vous n'en aimez pas une autre?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que je n'ai pas l'intention d'en épouser une autre...</p>
-
-<p>&mdash;Ah!</p>
-
-<p>Il y eut encore un long intervalle de silence. Enfin, elle leva
-les yeux sur lui et demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Cette autre femme vous aime-t-elle?</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas d'autre femme. Je veux dire que la personne à
-laquelle May pensait n'a jamais...</p>
-
-<p>&mdash;D'où vient alors cette hâte de conclure votre union?</p>
-
-<p>&mdash;Votre voiture est arrivée, dit Archer.</p>
-
-<p>Ellen Olenska se redressa à moitié, et jeta autour d'elle un regard
-distrait. Ses gants et son éventail étaient près d'elle sur le
-canapé: elle les prit machinalement.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que je m'en aille...</p>
-
-<p>&mdash;Vous allez chez Mrs Struthers?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>Elle sourit et ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut bien que j'aille où l'on m'invite; autrement, je serais
-trop seule. Ne voulez-vous pas m'accompagner?</p>
-
-<p>Archer ne répondit pas. Il sentit qu'à tout prix il devait la retenir,
-la forcer à lui consacrer la fin de sa soirée. Il s'appuya contre la
-cheminée, les yeux fixés sur les mains de la jeune femme, comme si son
-regard avait le pouvoir de leur faire lâcher les gants et l'éventail.</p>
-
-<p>&mdash;May a deviné la vérité, dit-il. Il y a une autre femme, mais
-ce n'est pas celle qu'elle soupçonne...</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska ne répondit pas, ne bougea pas. Un moment après,
-Newland s'approcha, d'elle et, prenant sa main, la desserra doucement; les
-gants et l'éventail tombèrent.</p>
-
-<p>Elle se leva vivement et, se dégageant, alla de l'autre côté
-de la cheminée.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! non, pas cela! Ne me faites pas la cour! On me l'a faite
-trop souvent, dit-elle en fronçant les sourcils.</p>
-
-<p>Archer pâlit et se leva aussi: c'était la plus cruelle rebuffade
-qu'elle eût pu lui infliger.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne s'agit pas de vous faire la cour... La femme que j'aurais
-voulu épouser, si cela avait été possible, c'est vous!... Voilà.</p>
-
-<p>Elle le regarda avec un étonnement profond.</p>
-
-<p>&mdash;Et c'est vous qui dites cela, vous qui avez rendu la chose
-impossible! s'écria-t-elle.</p>
-
-<p>À son tour, il la regardait avec stupeur.</p>
-
-<p>&mdash;Moi? balbutia-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Vous! Vous! Vous! cria-t-elle, ses lèvres tremblantes comme
-celles d'un enfant prêt à fondre en larmes. N'est-ce pas vous qui m'avez
-fait renoncer à ce divorce? C'est vous qui m'avez fait comprendre qu'on
-doit se sacrifier pour préserver la dignité du mariage, pour épargner à
-sa famille un scandale. Et parce que ma famille allait devenir la
-vôtre, pour May et pour vous j'ai fait ce que vous m'avez demandé, ce
-que vous m'avez affirmé que je devais faire!</p>
-
-<p>Elle eut un éclat de rire convulsif.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est un secret pour personne que j'ai fait cela pour
-vous!</p>
-
-<p>Elle retomba sur le canapé, abîmée dans les ondes étincelantes
-de sa robe. Le jeune homme continuait à la regarder.</p>
-
-<p>&mdash;Grand Dieu, murmura-t-il, quand j'ai cru...</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez cru?...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ne me demandez pas ce que j'ai cru!...</p>
-
-<p>La contemplant toujours, il vit la même rougeur brûlante de nouveau
-envahir son cou et son visage. Elle se tenait droite, lui faisant
-face avec une dignité grave.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous le demande...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, donc, il y avait des choses dans la lettre que vous
-m'avez demandé de lire...</p>
-
-<p>&mdash;La lettre de mon mari?...</p>
-
-<p>&mdash;Oui...</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai rien à craindre de cette lettre, absolument rien. Mon
-unique idée, en me sacrifiant, a été d'empêcher la répercussion de ce
-scandale sur la famille, sur May, sur vous!</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! murmura-t-il, cachant sa figure dans ses mains.</p>
-
-<p>Dans le silence qui suivit, Archer sentit sur lui le poids de
-l'irrévocable. Dans toute sa vie à venir, il n'imaginait rien
-qui dût jamais le délivrer de ce poids. Il demeurait immobile,
-la tête dans ses mains.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous aime, murmura-t-il.</p>
-
-<p>Du canapé où elle était toujours blottie, il entendit s'élever un
-léger gémissement, comme celui d'un enfant qui se plaint. Il
-tressaillit et s'approcha d'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen! Quelle folie! Pourquoi pleurez-vous? Rien n'est fait
-qui ne puisse se défaire. Je suis encore libre et vous allez l'être.</p>
-
-<p>Il l'avait prise dans ses bras, le visage de la jeune femme était sous
-ses lèvres, pareil à une fleur mouillée; toutes leurs vaines terreurs
-s'évanouissaient comme des fantômes à l'aurore. Ce qui étonnait
-Archer maintenant, c'était d'avoir pu discuter, séparé d'elle par la
-largeur de la chambre, quand tout devenait si simple, dès qu'il la
-tenait dans ses bras!</p>
-
-<p>Elle lui rendit son baiser; mais, un moment après, il sentit
-qu'elle se raidissait dans son étreinte. Puis elle le repoussa
-et se redressa.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon pauvre Newland; cela devait arriver; mais cela ne change
-absolument rien.</p>
-
-<p>&mdash;Cela change toute la vie pour moi.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, il ne faut pas, ce n'est pas possible! Vous êtes
-fiancé à May, et moi, je suis mariée...</p>
-
-<p>&mdash;Il est trop tard pour reculer! Nous n'avons pas le droit de
-mentir aux autres ni à nous-mêmes. Me voyez-vous maintenant
-épousant May?</p>
-
-<p>Elle resta silencieuse, accoudée à la cheminée, son profil reflété
-par la glace. Une des boucles de son chignon s'était détachée et
-tombait sur son cou; subitement elle apparaissait presque vieille.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous vois pas, dit-elle enfin douloureusement, lui posant
-la question que vous venez de me poser.</p>
-
-<p>&mdash;Il est trop tard pour agir autrement...</p>
-
-<p>&mdash;Il est trop tard pour changer ce que nous avions décidé tous
-les deux...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous comprends pas! s'écria-t-il.</p>
-
-<p>Elle s'efforça de sourire, mais son sourire était plus triste
-que ses larmes.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne comprenez pas, parce que vous ne savez pas encore
-combien j'ai changé depuis que je vous ai connu.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen!</p>
-
-<p>&mdash;Oui. Je ne m'apercevais pas tout d'abord qu'on ne m'accueillait
-qu'avec réserve, qu'on me trouvait compromettante. Il paraît qu'on a
-refusé de dîner avec moi chez les Lovell Mingott! Je l'ai su plus
-tard, et j'ai appris aussi que vous aviez tout raconté aux van der
-Luyden et que vous aviez voulu que vos fiançailles fussent annoncées
-au bal des Beaufort, afin que j'aie deux familles pour me soutenir, au
-lieu d'une... Vous voyez combien j'étais sotte et étourdie: jusqu'à
-ce que grand'mère m'ait tout raconté, je ne me rendais compte de rien.
-New-York me représentait simplement la paix et la liberté: je rentrais
-chez moi. J'étais si contente de m'y retrouver! J'avais l'impression,
-en arrivant ici, que tout le monde était pour moi plein de
-bienveillance, heureux de me voir. Cependant, personne ne semblait me
-comprendre comme vous; personne ne me donnait d'aussi bonnes raisons
-pour faire ce qui, au premier abord, me révoltait comme inutile et
-difficile. Les gens trop sages ne me persuadent pas: ils n'ont jamais
-été tentés... Mais vous, vous compreniez! Vous saviez comment la vie
-vous tire à elle avec ses mains tentatrices; et pourtant vous haïssiez
-les concessions qu'elle suggère, vous haïssiez la jouissance achetée
-au prix du mensonge, de la cruauté, de l'indifférence! Jamais je
-n'avais connu personne qui vous ressemblât, qui fût aussi loyal, aussi
-généreux.</p>
-
-<p>Elle parlait d'une voix basse et égale, sans larmes ni agitation, et
-chaque mot tombait comme du plomb brûlant dans le cœur du jeune homme.
-Il se tenait courbé en avant, la tête dans les mains, les yeux fixés
-sur la pointe du soulier de satin qui dépassait la robe scintillante.
-Tout à coup il s'agenouilla et baisa le soulier.</p>
-
-<p>Elle se pencha et plongea dans ses yeux un regard si profond
-qu'il en fut comme fasciné.</p>
-
-<p>&mdash;Ne détruisons pas ce qui est votre œuvre! s'écria-t-elle. Je ne
-peux pas revenir aux manières de penser que j'avais avant vous. Je ne
-peux vous aimer, que si je renonce à vous...</p>
-
-<p>Les bras de Newland se levaient, suppliants, mais elle s'éloigna
-doucement et ils se trouvèrent face à face, séparés par la distance
-que les paroles de la jeune femme avaient mise entre eux. Puis
-subitement la colère envahit Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Et Beaufort? C'est sans doute lui qui va me remplacer auprès
-de vous?</p>
-
-<p>À peine avait-il prononcé ces paroles qu'il en eut honte. Mais son
-cœur était gonflé d'amertume, et il souhaita presque une réponse
-violente. M<sup>me</sup> Olenska devint seulement un peu plus pâle et resta
-immobile, les bras pendants, la tête légèrement inclinée.</p>
-
-<p>&mdash;Il vous attend maintenant chez Mrs Struthers. Pourquoi
-n'allez-vous pas le retrouver? ricana Archer.</p>
-
-<p>Elle alla tirer le cordon de la sonnette.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sortirai pas ce soir. Dites à la voiture d'aller chercher
-la signora marchesa, dit-elle, quand la servante se présenta.</p>
-
-<p>Quand la porte fut refermée, Archer continua à regarder M<sup>me</sup>
-Olenska avec des yeux mauvais.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi ce sacrifice, puisque l'isolement vous pèse? Je n'ai
-aucun droit de vous retenir loin de vos amis...</p>
-
-<p>Elle sourit sous ses paupières humides.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne serai pas seule maintenant. J'étais seule; j'avais peur;
-mais le vide et l'obscurité se sont dissipés. Désormais, quand je
-rentrerai en moi-même, je serai comme un enfant qui revient la nuit
-dans une chambre où il y a toujours une lumière.</p>
-
-<p>Archer répéta, impatient:</p>
-
-<p>&mdash;May est prête à me rendre ma liberté...</p>
-
-<p>&mdash;Quoi! trois jours après que vous êtes allé la supplier à genoux
-de hâter votre mariage?</p>
-
-<p>&mdash;Elle a refusé, ce qui me donne le droit...</p>
-
-<p>&mdash;Le droit? Vous m'avez appris combien ce mot-là est un vilain
-mot, dit-elle.</p>
-
-<p>Archer éprouvait une fatigue indicible. C'était comme s'il eût,
-pendant des heures, fait des efforts surhumains pour remonter la paroi
-d'un précipice, et qu'au moment d'en atteindre le bord, son étreinte
-se relâchant, il retombât dans les ténèbres.</p>
-
-<p>S'il avait pu reprendre la jeune femme dans ses bras, il aurait réfuté
-ses arguments. Mais toute la personne d'Ellen Olenska semblait
-enveloppée d'une douceur qui la rendait inaccessible: elle le tenait à
-distance, lui inspirant, par sa sincérité, un sentiment mêlé de
-crainte et de respect.</p>
-
-<p>Il insista de nouveau:</p>
-
-<p>&mdash;Si nous nous sacrifions, ce sera pire pour tout le monde.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, non! cria-t-elle, comme s'il lui faisait peur.</p>
-
-<p>Au même moment, la sonnette de la porte tinta. Ils n'entendirent
-pas de voiture s'arrêter, et restèrent sans mouvement, les yeux
-égarés.</p>
-
-<p>Au dehors, le pas rapide de Nastasia traversait le vestibule: la porte
-d'entrée s'ouvrit, se referma, et, un instant après, la servante
-parut, portant un télégramme qu'elle remit à la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;La dame a été très heureuse des fleurs, dit Nastasia. Elle a cru
-que c'était son mari qui les envoyait; elle a pleuré un peu, disant
-que c'était une folie.</p>
-
-<p>Sa maîtresse sourit et prit l'enveloppe jaune. Puis, quand Nastasia fut
-partie, et la porte refermée, elle tendit le télégramme à Archer.
-Daté de Saint-Augustin, à l'adresse de la comtesse Olenska, il
-annonçait:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Télégramme de grand'mère plein succès. Parents acceptent mariage
-après Pâques. Je télégraphie à Newland. Suis bien heureuse. Vous
-aime tendrement. Votre reconnaissante</p>
-
-<p>May.»</p></blockquote>
-
-
-<p>Une demi-heure plus tard, Archer, rentrant chez lui, trouva sur la
-table du vestibule une autre enveloppe jaune. C'était aussi une
-dépêche de May Welland.</p>
-
-
-<blockquote>
-<p>«Parents consentent mariage mardi de Pâques à midi. Grace church,
-huit demoiselles d'honneur. Veuillez voir pasteur. Si heureuse!
-Tendrement</p>
-
-<p>May.»</p></blockquote>
-
-
-<p>Archer chiffonna dans le creux de sa main la feuille de papier jaune,
-comme si, par ce geste, il eût pu annihiler les nouvelles qu'elle
-annonçait. Puis il tira un petit agenda de sa poche, en tourna les
-pages avec des doigts tremblants. Il ne trouva pas ce qu'il cherchait,
-et serrant le télégramme dans sa poche, il monta l'escalier.</p>
-
-<p>Une lumière brillait sous la porte de la petite chambre qui servait à
-Janey de cabinet de toilette et de boudoir. Newland frappa impatiemment
-à la porte, et Janey parut dans sa robe de chambre de flanelle
-violette, ses cheveux roulés sur des épingles à friser. Son visage
-était pâle et inquiet.</p>
-
-<p>&mdash;Newland! J'espère que ce télégramme ne contient pas de mauvaises
-nouvelles? J'ai attendu exprès.</p>
-
-<p>Sans répondre, il interrogea:</p>
-
-<p>&mdash;Dis-moi! Pâques tombe à quelle date cette année?</p>
-
-<p>Elle parut choquée d'une si païenne ignorance.</p>
-
-<p>&mdash;Pâques? Mais, la première semaine d'avril! Pourquoi me
-demandes-tu cela, Newland?</p>
-
-<p>Il tourna encore quelques pages de son agenda, faisant un calcul
-rapide à voix basse.</p>
-
-<p>&mdash;Tu dis: la première semaine?</p>
-
-<p>&mdash;Newland! Qu'est-ce que tu as?</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai rien... sinon que je me marie dans six semaines.</p>
-
-<p>Janey se jeta sur lui et le pressant contre elle:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Newland! Quelle bonne nouvelle! Je suis si heureuse! Mais,
-mon chéri, pourquoi ris-tu comme ça? Tais-toi. Tu vas réveiller
-maman.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XIX">XIX</a></h4>
-
-
-<p>La journée de printemps était fraîche et le vent soufflait, chargé
-d'une poussière pénétrante.</p>
-
-<p>Les vieilles dames des deux familles avaient exhumé leurs zibelines
-décolorées et leurs hermines jaunies; une odeur de camphre s'élevait
-des premiers bancs de l'assistance, étouffant le doux parfum de
-printemps qui montait des lys autour de l'autel.</p>
-
-<p>Newland Archer, sur un signal du suisse, était sorti de la sacristie,
-et avait pris place, avec son premier garçon d'honneur, le jeune van
-der Luyden Newland, sur les marches du chœur: le coupé de la mariée
-était en vue. Mais il fallait s'attendre encore à d'assez longs
-préliminaires sous le portail, où les huit demoiselles d'honneur se
-groupaient déjà en un bouquet d'avril.</p>
-
-<p>C'était la règle: le fiancé devait témoigner de son empressement, en
-s'exposant ainsi seul aux regards de l'assemblée. Archer se résignait
-à cette formalité, comme à toutes les autres exigences d'un rite qui
-semblait venir de la nuit des temps. Il obéissait scrupuleusement aux
-injonctions agitées de son garçon d'honneur, comme autrefois les
-mariés qu'il avait dirigés à travers le même labyrinthe, lui avaient
-obéi à lui-même.</p>
-
-<p>Rien n'était oublié, ni les huit bouquets de lilas blanc et de muguet
-des demoiselles d'honneur, ni les boutons de manchettes (saphirs à
-montures d'or) des garçons d'honneur, ni l'épingle de cravate (un œil
-de chat) choisie pour le jeune van der Luyden Newland. Les offrandes
-destinées à l'évêque et au pasteur étaient en sécurité dans la
-poche du premier garçon d'honneur. Le déjeuner devait avoir lieu chez
-Mrs Manson Mingott. Les bagages d'Archer y avaient été envoyés, ainsi
-que ses vêtements de voyage, et un compartiment avait été réservé
-dans le train qui devait emmener les jeunes mariés vers une destination
-inconnue. Le mystère sur le lieu où devait s'écouler la nuit nuptiale
-était l'élément le plus sacré du rite immémorial.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez la bague? chuchota van der Luyden Newland tout
-neuf dans son rôle, et qui semblait écrasé sous le poids de sa
- responsabilité.</p>
-
-<p>Archer fit le même geste que tous les mariés avaient fait avant lui:
-de sa main droite dégantée, il s'assura qu'il avait bien dans la poche
-de son gilet le petit anneau d'or gravé de leurs deux noms: «Newland
-à May, avril 187...» Puis il se remit en position, son chapeau haut de
-forme et ses gants gris-perle, soutachés de noir, serrés dans sa main
-gauche; et il recommença de surveiller la porte de l'église.</p>
-
-<p>La marche nuptiale de Haendel roulait pompeusement sous les voûtes de
-stuc, évoquant la vision de tous les mariages auxquels Archer avait
-assisté avec une sereine indifférence, tandis que d'autres mariés
-s'avançaient vers l'autel.</p>
-
-<p>&mdash;On dirait une première à l'Opéra, pensa-t-il.</p>
-
-<p>Reconnaissant les mêmes figures dans les mêmes loges... (non!
-c'étaient des bancs)... il se demandait si, lorsque retentirait la
-trompette du jugement dernier, Mrs Selfridge Merry aurait son même
-panache de marabout, Mrs Beaufort ses mêmes diamants aux oreilles, son
-même sourire aux lèvres; et si des avant-scènes étaient déjà
-réservées pour ces dames dans l'autre monde.</p>
-
-<p>Ensuite, il eut le temps de passer la revue des visages familiers: les
-femmes curieuses, intéressées; les hommes, maussades d'avoir eu à
-endosser leur redingote dès le matin, et ennuyés de la perspective
-d'avoir à jouer des coudes pour s'approcher du buffet après la
-cérémonie.</p>
-
-<p>Il croyait entendre dire à Reggie Chivers: «C'est malheureux que le
-lunch soit chez la vieille Catherine; mais on dit que Lovell Mingott l'a
-fait préparer par son chef: cela sera donc mangeable, si l'on peut s'en
-approcher.» Et sans doute Sillerton Jackson répondait avec autorité:
-«Ne vous a-t-on pas dit, mon cher ami, que le lunch sera servi par
-petites tables, à la nouvelle mode anglaise?»</p>
-
-<p>Les yeux d'Archer s'arrêtèrent un moment sur le banc de gauche, où sa
-mère, entrée au bras de Mr Henry van der Luyden, était assise. Elle
-pleurait doucement sous son voile de Chantilly, les mains dans le
-manchon d'hermine de sa grand'mère.</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre Janey, songea-t-il en regardant sa sœur, elle a beau se
-disloquer le cou, elle ne peut voir que les premiers rangs des Newland
-et des Dagonet, cossus, mais poncifs.</p>
-
-<p>En avant du ruban blanc tendu entre les bancs des deux familles et ceux
-des invités, il vit Beaufort, grand, haut en couleur, qui dévisageait
-les femmes de son air arrogant. À côté de lui se trouvait Mrs
-Beaufort, couronnée de violettes et tout argentée de chinchilla. De
-l'autre côté du ruban, la tête bien lissée de Lawrence Lefferts
-semblait monter la garde pour préserver de toute offense l'implacable
-divinité du «Bon-Ton.» Archer lui-même, en son temps, avait servi ce
-même dieu; mais tout ce qui l'avait préoccupé alors lui paraissait,
-maintenant, une parodie enfantine de la vie.</p>
-
-<p>Une discussion s'était élevée sur la question de savoir si les
-cadeaux de noces seraient exposés: les dernières heures avant le
-mariage en avaient été assombries. La question avait été résolue
-par la négative, Mrs Welland ayant dit, des larmes de colère aux yeux:
-«J'aimerais autant lâcher les reporters dans ma maison!» Archer,
-autrefois, aurait partagé cette opinion; alors tout ce qui concernait
-les coutumes de son petit monde lui semblait revêtir le caractère de
-l'absolu. Il trouvait aujourd'hui inconcevable que l'on s'agitât ainsi
-pour ces enfantillages. «Et pendant ce temps, pensait-il, il y a dans
-le monde des êtres réels, qui se débattent dans la vérité de la
-vie!...</p>
-
-<p>Les voilà! souffla le premier garçon d'honneur;... mais le marié ne
-s'émut pas. Il savait que la porte de l'église ne s'ouvrait encore que
-pour le suisse, qui jetait un coup d'œil sur la scène avant de
-mobiliser ses forces. La porte fut doucement refermée, puis rouverte à
-deux battants; un murmure courut dans l'assemblée: c'était la famille
-de la mariée.</p>
-
-<p>Mrs Welland marchait en tête, au bras de son fils aîné. L'expression
-de sa large figure rose avait la solennité voulue; sa robe prune aux
-panneaux bleu pâle, sa petite capote de satin ornée de plumes
-turquoises, éveillèrent l'approbation générale. Mais avant que
-l'imposant frou-frou des jupes de soie se fût apaisé, les spectateurs
-se retournaient pour apercevoir la suite du cortège. De vagues rumeurs
-avaient circulé la veille; on disait que Mrs Manson Mingott, dans son
-obésité impotente, prétendait assister à la cérémonie. Comment
-pourrait-elle traverser la nef? Quel siège serait assez vaste pour la
-contenir? On savait qu'elle avait envoyé son menuisier examiner la
-possibilité d'élargir le premier banc; mais le résultat avait été
-négatif. Sa famille avait passé une journée d'angoisse, pendant
-qu'elle délibérait sur le projet de se faire rouler dans son énorme
-chaise et de trôner devant le chœur.</p>
-
-<p>L'exhibition de sa monstrueuse personne était apparue si fâcheuse à
-ses parents, qu'ils auraient volontiers couvert d'or le génie qui avait
-découvert que la chaise de Mrs Mingott était trop large pour passer
-entre les supports de la tente dressée à la porte de l'église.
-L'idée de renoncer à cette tente, d'exposer la mariée à la
-curiosité des couturières et des journalistes, eut raison du courage
-de la vieille Catherine. «Comment! on pourrait photographier ma fille
-et la mettre dans les journaux!» s'était écriée Mrs Welland. Le clan
-tout entier avait reculé devant une pareille inconvenance. L'ancêtre
-avait dû céder, mais contre la promesse que le repas de noces aurait
-lieu sous son toit. Les amis de la famille qui habitaient autour de
-Washington Square, trouvaient que la maison des Welland aurait été
-d'accès plus facile, et qu'il était dur d'avoir à débattre avec
-Brown le prix de la voiture qui les mènerait à l'autre bout de la
-ville.</p>
-
-<p>Tout le monde connaissait ces négociations par les Jackson; mais une
-minorité d'esprits hardis croyait encore que Mrs Mingott assisterait à
-la cérémonie, et un léger refroidissement se manifesta dans
-l'allégresse générale quand on vit que Mrs Lovell Mingott remplaçait
-sa belle-mère. Mrs Lovell Mingott avait ce teint échauffé et ce
-regard vide des femmes d'âge et d'embonpoint engoncées dans des robes
-neuves; mais quand on fut revenu du désappointement causé par
-l'absence de Mrs Manson Mingott, on convint que la robe de satin lilas
-voilée de Chantilly et le chapeau en violettes de Parme de sa
-belle-fille s'harmonisaient heureusement à la toilette prune et bleue
-de Mrs Welland. Toute différente était l'impression produite par la
-grande femme maigre et minaudante qui, dans une étrange confusion de
-rayures, de franges, d'écharpes flottantes, défilait au bras de Mr
-Mingott. À cette dernière apparition, le cœur d'Archer se contracta.</p>
-
-<p>Il avait cru que la marquise Manson était depuis six semaines à
-Washington avec Ellen Olenska. On attribuait leur brusque départ au
-désir qu'avait eu la nièce de soustraire sa tante à la funeste
-éloquence du docteur Agathon Carver. N'était-il pas sur le point de
-faire d'elle une recrue pour la «Vallée de l'Amour?» Archer se
-demandait qui allait paraître derrière cette fantastique Medora. Mais
-le cortège finissait là: les parents plus éloignés avaient déjà
-pris leurs places. Les huit garçons d'honneur se réunissaient pour
-aller rejoindre au bas de la nef les huit demoiselles d'honneur.</p>
-
-<p>&mdash;Newland! La voilà! chuchota son jeune cousin.</p>
-
-<p>Archer sursauta.</p>
-
-<p>Il avait dû perdre conscience de ce qui se passait autour de lui. La
-procession blanche et rose était déjà parvenue à la moitié de la
-nef: l'évêque et le pasteur, accompagnés de deux assistants en
-surplis blancs, se tenaient devant l'autel fleuri, et les premiers
-accords de la Symphonie de Spohr tombaient sous les pas de la mariée
-comme des bouquets de roses.</p>
-
-<p>Archer ouvrit les yeux (les avait-il vraiment fermés, comme il le
-croyait?) et son cœur se desserra. La musique, la senteur printanière
-des lys, la vision de May, qui flottait vers lui dans un nuage de tulle,
-le visage de sa mère, baigné d'heureuses larmes, le murmure des
-paroles du pasteur, les évolutions symétriques du cortège d'honneur,
-tous ces mouvements, tous ces bruits bien connus, lui semblaient
-maintenant étranges et dépourvus de sens.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! pensa-t-il, ai-je bien la bague? et il refit le geste
-nerveux de tous les mariés. Un instant après, May se trouvait à
-côté de lui, et le cœur figé du jeune homme se ranima au contact de
-cette pureté rayonnante.</p>
-
-<p>«Réunis ici sous le regard de Dieu...» L'office commençait. La bague
-avait été passée au doigt de May; les mariés avaient reçu la
-bénédiction de l'évêque; les demoiselles d'honneur se préparaient
-à reprendre leurs places dans la procession, et la marche nuptiale de
-Mendelssohn roulait sous la voûte de la nef.</p>
-
-<p>&mdash;Votre bras, donnez-lui votre bras! dit, entre ses dents, van
-der Luyden Newland.</p>
-
-<p>Archer eut de nouveau la sensation de revenir de très loin... Comment
-son imagination s'égarait-elle ainsi? Était-ce pour avoir aperçu dans
-la foule anonyme cette masse de cheveux sombres, sous le bord d'un
-chapeau? Mais, un instant après, ce n'était qu'une dame inconnue au
-long nez. Il aurait pu rire de s'y être presque trompé, et se demander
-s'il devenait le jouet d'hallucinations.</p>
-
-<p>Lentement il descendit la nef avec May: les ondes rythmées de la marche
-les accompagnèrent jusqu'aux portes grandes ouvertes, au travers
-desquelles la belle journée de printemps semblait les accueillir. Les
-alezans de Mrs Welland, de gros nœuds de ruban blanc au frontail,
-piaffaient devant la tente.</p>
-
-<p>Le valet de pied, décoré aussi d'une cocarde blanche, enveloppa May
-d'un manteau neigeux, et Archer sauta dans le coupé à côté d'elle.
-Elle se retourna vers lui avec un sourire triomphant et leurs mains
-s'unirent sous les voiles de tulle.</p>
-
-<p>&mdash;Chérie! dit Archer,&mdash;et de nouveau l'abîme s'ouvrait devant
-lui, pendant que sa voix articulait tendrement et gaiement:&mdash;J'ai cru
-avoir perdu la bague. Ce frisson-là fait partie de la cérémonie! C'est un
-peu votre faute, vous m'avez bien fait attendre! J'ai eu le temps
-d'imaginer mille catastrophes.</p>
-
-<p>En pleine Cinquième Avenue, May l'étonna en lui jetant les bras
-autour du cou:</p>
-
-<p>&mdash;Mais rien ne peut nous arriver maintenant, dit-elle, puisque
-nous sommes ensemble!</p>
-
-<p>Tous les détails de la journée avaient été si soigneusement
-réglés, qu'après le déjeuner, les jeunes mariés eurent tout le
-temps nécessaire pour se préparer au départ. En tenue de voyage, ils
-descendirent le large escalier de Mrs Mingott, escortés de la bande
-rieuse des demoiselles d'honneur; ils embrassèrent leurs parents et
-montèrent dans la voiture qui les attendait, tandis qu'on jetait
-derrière eux la traditionnelle averse de riz et la pantoufle de satin.
-Ils purent choisir, sans se presser, à la bibliothèque de la gare, les
-magazines de la semaine, avec l'air détaché de voyageurs ordinaires,
-et enfin s'installer dans le compartiment réservé, où la femme de
-chambre de May avait déjà placé le manteau gris-palombe et le sac de
-voyage, tout battant neuf, et qui venait de Londres.</p>
-
-<p>Les vieilles tantes de Rhinebeck avaient mis leur maison à la
-disposition des jeunes mariés, avec un empressement peut-être dû à
-la perspective séduisante d'un séjour chez Mrs Archer. Newland,
-heureux d'échapper aux hôtels de Baltimore ou de Philadelphie, où il
-était d'usage de passer les premiers jours de la lune de miel, avait
-accepté la proposition de grand cœur.</p>
-
-<p>May, enchantée d'aller à la campagne, s'était amusée comme une
-enfant des vains efforts des huit demoiselles d'honneur pour arriver à
-savoir le lieu de la mystérieuse retraite.</p>
-
-<p>Quand les mariés furent installés dans leur compartiment, que le train
-eut dépassé les faubourgs et fut entré dans la campagne printanière,
-la conversation devint plus aisée qu'Archer ne l'avait espéré. May
-était encore la naïve jeune fille de la veille: elle discutait avec
-une impartialité de simple témoin tous les incidents de la journée.</p>
-
-<p>Archer avait pensé d'abord que ce détachement provenait d'un trouble
-secret; mais les yeux clairs de la jeune mariée ne révélaient qu'une
-tranquille ignorance. Elle était seule, pour la première fois, avec
-son mari; mais, de toute évidence, elle ne voyait encore en lui que le
-charmant camarade de la veille. Elle le préférait à tous, avait la
-plus grande confiance en lui, et pour elle le point culminant de la
-belle aventure des fiançailles et du mariage était de voyager seule
-avec lui comme une grande personne&mdash;mieux encore, comme une femme
-mariée! C'était étonnant que cette profondeur de sentiment qu'elle
-avait révélée dans le jardin de la mission espagnole pût s'allier à
-une telle absence d'imagination. Mais Archer se rappelait avec quelle
-promptitude, sitôt sa conscience délivrée du poids qui l'oppressait,
-elle était revenue, ce jour-là, à sa candeur innocente, et il comprit
-que, dans la vie, elle s'adapterait aux circonstances sans jamais les
-devancer. Cette faculté de ne pas savoir, de ne pas prévoir, donnait
-peut-être à ses yeux leur limpidité. Son visage semblait appartenir
-à un type plutôt qu'à une personne: elle aurait pu poser pour une
-Vertu civique ou pour une Divinité grecque. Le sang qui coulait si
-près de sa peau blanche semblait plutôt un fluide préservateur qu'un
-élément de combustion. Cependant, sa jeunesse n'était pas insensible:
-elle n'était que primitive et pure.</p>
-
-<p>Comme il on était là de ses réflexions, Archer se rendit compte qu'il
-posait sur sa femme le regard d'un étranger, et vite il se mit à
-repasser avec elle les souvenirs du repas de noces, au-dessus desquels
-planait la personnalité de la grand'mère Mingott, énorme et ravie.</p>
-
-<p>May, toute joyeuse, répondit avec une franche gaieté:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai été bien étonnée que ma tante Medora se soit décidée à
-venir. Et vous? Ellen avait écrit qu'elles étaient encore trop
-fatiguées toutes deux pour faire le voyage. C'est Ellen que j'aurais
-voulu avoir! Avez-vous vu quelle magnifique dentelle ancienne elle m'a
-envoyée?</p>
-
-<p>Archer savait qu'une allusion à Ellen devait se produire tôt ou
-tard, mais il croyait qu'à force de volonté il pourrait la retarder.</p>
-
-<p>&mdash;Oui... je... non..., magnifique, bégaya-t-il.</p>
-
-<p>Il regardait May avec des yeux d'aveugle, et se demandait si, chaque
-fois qu'il entendrait ces deux syllabes, il ne sentirait pas s'écrouler
-le fragile château de cartes de sa vie. Le train s'arrêta à la gare
-de Rhinebeck: dans le crépuscule printanier, ils traversèrent le quai
-pour gagner la voiture qui les attendait.</p>
-
-<p>&mdash;Ces bons van der Luyden! Ils ont envoyé leur domestique au-devant
-de nous! s'écria Archer, en voyant un personnage à la mine grave, qui
-s'approchait et prenait les petits bagages des mains de la femme de
-chambre.</p>
-
-<p>&mdash;Mille excuses, monsieur, dit le domestique; un petit accident est
-arrivé chez ces demoiselles du Lac; une fuite dans le réservoir.
-L'accident est arrivé hier: Mr van der Luyden, prévenu, a aussitôt
-fait partir une femme de chambre pour préparer la maison du Patroon.
-J'espère que vous la trouverez suffisamment confortable. Ces
-demoiselles ont envoyé leur cuisinière, et vous serez aussi bien qu'à
-Rhinebeck.</p>
-
-<p>Archer regarda le domestique avec une sorte de stupeur:</p>
-
-<p>&mdash;Ce sera tout à fait la même chose, monsieur, répétait
-celui-ci.</p>
-
-<p>Ce fut May qui lança d'une voix allègre:</p>
-
-<p>&mdash;La même chose que Rhinebeck... la maison du Patroon? Mais ce sera
-mille fois mieux, n'est-ce pas, Newland? Quelle charmante pensée ont
-eue ces van der Luyden!</p>
-
-<p>Pendant que la voiture roulait, la femme de chambre à côté du cocher
-et les reluisants sacs de voyage sur le strapontin, la jeune femme
-continua, très animée:</p>
-
-<p>&mdash;Croiriez-vous que je n'y suis jamais entrée! Et vous? Les van der
-Luyden la montrent si peu! Ils l'ont ouverte pour Ellen: c'est elle qui
-m'a dit que c'était un bijou, la seule maison d'Amérique où elle
-pourrait être parfaitement heureuse.</p>
-
-<p>Et elle ajouta, avec son sourire juvénile:</p>
-
-<p>&mdash;C'est notre chance qui commence: la chance merveilleuse que
-nous aurons toujours ensemble.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XX">XX</a></h4>
-
-
-<p>&mdash;Naturellement, ma chérie, nous acceptons le dîner chez les
-Carfry, disait Archer.</p>
-
-<p>Les nouveaux mariés prenaient leur petit déjeuner dans le salon
-meublé de cretonne luisante de leur lodging de Londres. Un brouillard
-opaque assombrissait les vitres, et un feu d'anthracite rougeoyait
-derrière la grille en acier poli.</p>
-
-<p>May, le front anxieux, regarda son mari par-dessus la lourde théière
-en métal anglais derrière laquelle elle trônait.</p>
-
-<p>Dans ce pluvieux désert du Londres d'automne, les Newland Archer ne
-connaissaient exactement que deux personnes, et encore les avaient-ils
-évitées avec soin. C'était une des traditions de dignité du vieux
-New-York: on ne s'imposait pas aux relations que l'on pouvait avoir en
-pays étranger.</p>
-
-<p>Mrs Archer et Janey, au cours de leurs nombreux voyages en Europe,
-avaient rigoureusement observé cette règle, et opposé une si
-impénétrable réserve aux avances de leurs compagnons de voyage
-qu'elles avaient presque réussi à ne jamais échanger un mot avec des
-«étrangers» autres que des employés d'hôtel et de chemin de fer.
-Envers ceux de leurs compatriotes qui ne leur étaient pas
-personnellement connus, leur attitude était plus réservée encore.
-Ainsi, à moins qu'elles ne rencontrassent un Chivers, un Dagonet ou un
-Mingott, les périodes de voyage se passaient pour elles dans un
-tête-à-tête ininterrompu. Pourtant, une nuit à Botzen, une des dames
-anglaises qui occupaient la chambre vis à vis celle de Mrs Archer et de
-sa fille (Janey connaissait, dans tout leur détail, le nom, les
-toilettes et la position sociale de ses voisines), vint frapper à la
-porte de Mrs Archer et lui demanda du secours. Mrs Carfry venait d'être
-prise d'une bronchite aiguë. Elle fut gravement malade. Elle voyageait
-seule avec sa sœur, Miss Harle, et toutes deux furent profondément
-reconnaissantes aux dames Archer des soins attentifs dont celles-ci les
-entourèrent.</p>
-
-<p>Les Archer quittèrent Botzen sans penser revoir jamais Mrs Carfry et
-Miss Harle. Mrs Archer n'aurait pas songé à s'imposer à l'attention
-d'une étrangère pour un service qu'elle avait eu occasion de lui
-rendre. Mrs Carfry et sa sœur, au contraire, ne connaissaient d'autre
-code que celui d'une éternelle reconnaissance. Avec une fidélité
-touchante, elles étaient aux aguets, ne manquant pas une occasion de
-revoir Mrs Archer et Janey, quand celles-ci venaient en Europe. Les
-relations devinrent de plus en plus étroites: quand Mrs Archer et Janey
-descendaient à l'hôtel Brown, à Londres, elles y étaient attendues
-par de sympathiques amies. Ces dames avaient les mêmes goûts: elles
-faisaient du macramé, lisaient des mémoires édifiants, et
-échangeaient leurs appréciations sur les prédicateurs en renom. Comme
-le disait Mrs Archer, Londres était tout autre depuis qu'elles
-connaissaient Mrs Carfry et Miss Harle. Aussi, au moment du mariage de
-Newland, ne manqua-t-on pas d'envoyer un faire-part aux deux dames
-anglaises. Celles-ci répondirent par l'envoi d'un joli bouquet de
-fleurs alpines séchées, sous verre. Sur le quai, au moment des adieux,
-la dernière recommandation de Mrs Archer fut: «N'oublie pas d'aller
-présenter May à Mrs Carfry.»</p>
-
-<p>Archer et sa femme se disposaient à oublier; mais Mrs Carfry, avec son
-habituelle sagacité, les avait découverts et invités à dîner.
-C'était sur cette invitation que May fronçait les sourcils en
-savourant son thé et ses muffins.</p>
-
-<p>&mdash;Vous, Newland, vous les connaissez. Mais moi, je serais
-affreusement intimidée chez des personnes que je n'ai jamais vues... Et
-puis, je ne sais pas comment m'habiller...</p>
-
-<p>Newland se renversa sur sa chaise; il sourit à sa jeune femme: jamais
-elle n'avait été plus belle, plus Diane. Était-ce l'humidité de
-l'air anglais qui avait avivé son teint, adouci le contour de ses
-traits; ou bien, était-ce le rayonnement de son bonheur qui éclairait
-son visage?</p>
-
-<p>&mdash;Comment vous habiller, ma chérie? N'avez-vous pas reçu de Paris,
-la semaine dernière, toute une caisse de robes neuves?</p>
-
-<p>&mdash;Certes, mais... laquelle mettre? Je n'ai jamais dîné en ville
-à Londres, et je ne voudrais pas être ridicule...</p>
-
-<p>Il essaya de comprendre sa perplexité:</p>
-
-<p>&mdash;Les Anglaises ne s'habillent donc pas comme tout le monde le
-soir?</p>
-
-<p>&mdash;Newland! Vous savez bien qu'elles vont au théâtre sans chapeaux,
-dans leurs robes du soir défraîchies.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, c'est sans doute chez elles qu'elles portent leurs robes du
-soir neuves... Mais, pour Mrs Carfry et miss Harle, elles auront des
-bonnets comme maman, et des châles... de jolis châles souples.</p>
-
-<p>&mdash;Certainement; mais les autres dames, comment seront-elles?</p>
-
-<p>Archer se demanda ce qui avait pu développer subitement chez May cette
-préoccupation nerveuse de la toilette qu'il avait aussi bien observée
-chez Janey. Il eut une inspiration:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi ne pas mettre la robe de votre mariage?...</p>
-
-<p>&mdash;Si je l'avais seulement! Mais elle est à Paris, chez Worth,
-qui doit la transformer pour l'hiver prochain.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, je ne vois pas...&mdash;Il se leva.&mdash;Tenez! Le
-brouillard se lève. Si nous allions jusqu'à la National Gallery essayer de
-voir les tableaux?</p>
-
-<p>Les Newland Archer étaient de passage à Londres, au retour du voyage
-de noces que May, dans ses lettres à ses amies, décrivait brièvement
-en le qualifiant d'«enchanteur.» Après un mois passé à Paris à
-courir les couturières en vogue, May avait manifesté le désir de
-faire de l'alpinisme pendant le mois de juillet, et de la natation en
-août. Ce programme avait été ponctuellement exécuté. Ils avaient
-passé le mois de juillet à Interlaken et à Grindenwald, et le mois
-d'août dans un petit coin appelé Étretat, sur la côte normande,
-recommandé comme tranquille et pittoresque. Une ou deux fois, dans la
-montagne, Archer avait montré la direction du Midi: «L'Italie!»
-avait-il dit, et May, les pieds dans un fouillis de gentiane, avait
-répondu, avec son gai sourire: «Oui, l'hiver prochain, si vous
-n'étiez pas retenu à New-York, ce serait charmant d'aller à Rome.»
-En réalité, les voyages la laissaient encore plus indifférente
-qu'Archer ne l'avait imaginé. Elle n'y cherchait, une fois ses
-toilettes choisies, que des occasions de faire du «sport,» marcher,
-monter à cheval, nager, et aussi s'entraîner au nouveau jeu
-passionnant du lawn-tennis; et quand, enfin, ils s'arrêtèrent à
-Londres pour une quinzaine, afin qu'Archer à son tour passât aux mains
-de son tailleur, elle ne cacha plus son impatience de se rembarquer. À
-Londres, rien ne l'intéressait que les théâtres et les magasins.
-Encore trouvait-elle les théâtres moins amusants que les
-cafés-chantants de Paris, où, sous les marronniers en fleurs des
-Champs-Élysées, elle avait entendu des chansons dont son mari lui
-traduisait les quelques couplets présentables aux oreilles d'une jeune
-mariée.</p>
-
-<p>Archer en revenait à sa conception héréditaire du mariage. Se
-conformer à la tradition, ne demander à May que ce qu'il avait vu ses
-amis demander à leurs femmes, c'était plus aisé que de faire
-l'expérience dont, jeune homme, il avait rêvé. Pourquoi émanciper
-une femme qui ne se doutait pas qu'elle fût sous un joug? Le seul usage
-qu'elle ferait de son indépendance serait d'en offrir le sacrifice à
-l'autel conjugal. Tout tendait donc à ramener Archer aux vieilles
-idées. S'il y avait eu de la mesquinerie dans la simplicité de May, il
-se serait irrité, révolté. Mais le caractère de la jeune femme
-était d'un dessin aussi noble que celui de son visage, et elle semblait
-être la divinité tutélaire de toutes les traditions qu'il avait
-révérées.</p>
-
-<p>Ces belles qualités faisaient d'elle la plus aimable compagne mais
-n'animaient guère le voyage. Archer comprenait pourtant que, dans le
-milieu qui les attendait, elles reprendraient leur valeur. Ses goûts à
-lui, littéraires et artistiques, trouveraient leur aliment, comme par
-le passé, au dehors; mais son intérieur n'aurait rien d'étouffant, et
-quand les enfants viendraient, rien ne manquerait à la douceur de leur
-vie commune.</p>
-
-<p>Ainsi méditait Archer pendant le long trajet de Mayfair à South
-Kensington, où habitait Mrs Carfry. Lui aussi aurait préféré se
-soustraire à l'invitation de leurs amies.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y aura probablement personne chez Mrs Carfry; Londres est
-désert en ce moment, et vous serez trop habillée, disait-il à May, assise
-près de lui dans le hansom, si belle et immaculée dans son manteau
-bleu-de-ciel bordé de cygne, que cela semblait presque coupable de
-l'exposer à la suie de Londres.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas laisser croire qu'une Américaine ne sait pas
-s'habiller, répliqua-t-elle; et Archer fut frappé de nouveau par le
-respect religieux que la moins mondaine de ses compatriotes portait au
-prestige de la toilette.</p>
-
-<p>«C'est leur armure, leur défense contre l'inconnu,» pensa-t-il. Et il
-comprit pourquoi May, qui n'aurait pas pensé à nouer un ruban dans ses
-cheveux pour lui plaire, avait pu apporter tant de sérieux et de
-solennité à choisir et à commander ses nombreuses robes.</p>
-
-<p>Chez Mrs Carfry, il n'y avait en effet que très peu de monde: la
-maîtresse de maison et sa sœur, un aimable pasteur avec sa femme, un
-jeune neveu de Mrs Carfry, et son précepteur français, un petit brun,
-nerveux, à l'œil vif. Sur ce groupe un peu terne, dans ce salon
-faiblement éclairé, May se détachait comme un cygne voguant dans la
-gloire d'un soleil couchant; elle semblait à son mari plus grande, plus
-belle, dans le bruissement de son élégance; et cependant il devina que
-son animation, sa rougeur, cachaient une timidité presque enfantine.</p>
-
-<p>Le dîner fut languissant. May ne parlait guère que de son pays, de
-choses locales. Archer remarqua que si elle provoquait l'admiration par
-sa beauté, elle décourageait la conversation. Le pasteur abandonna
-bientôt la partie; mais le précepteur poursuivit galamment
-l'entretien.</p>
-
-<p>Quand les dames se furent levées pour retourner au salon, le pasteur
-prit congé, se rendant à un meeting; le neveu, jeune homme timide et
-de santé délicate, se retira également. Archer resta seul à boire du
-porto, dans la salle à manger, en compagnie du précepteur; et il se
-trouva soudain lancé dans une conversation comme il n'en avait pas eu
-depuis sa dernière discussion philosophique avec Ned Winsett. Le neveu
-de Mrs Carfry, menacé de tuberculose, avait dû passer deux ans dans le
-doux climat du Léman. Il avait été confié à M. Rivière, qui venait
-de le ramener en Angleterre, et devait rester avec lui jusqu'à
-l'entrée de son élève à Oxford. M. Rivière ajouta qu'à cette
-époque il serait obligé de chercher une nouvelle situation.</p>
-
-<p>«Il la trouvera facilement,» pensa Archer, très impressionné par les
-connaissances variées et les dons naturels du jeune Français. M.
-Rivière était un homme de trente ans environ, maigre, de visage
-plutôt laid et que May aurait qualifié de «commun,» avec des traits
-d'une extrême mobilité. Fils d'un diplomate, il aurait dû suivre la
-carrière de son père; mais il avait le démon de la littérature et il
-s'était lancé dans le journalisme. À Paris, il avait connu Flaubert,
-fréquenté le grenier des Goncourt et causé avec Mérimée. Mais le
-succès n'avait pas couronné ses rêves d'écrivain: une mère et une
-sœur à sa charge, et, comme tant d'autres, il avait succombé sous le
-poids des soucis matériels. Sa situation pécuniaire ne semblait guère
-meilleure que celle de Ned Winsett: il lui restait d'avoir vécu dans un
-monde unique pour ceux qui ont le goût des idées. C'était justement
-parce que ce pauvre Winsett avait le goût des idées qu'il
-dépérissait à New-York: Archer enviait pour son ami le sort du jeune
-précepteur, qui, si pauvre d'argent, s'était par ailleurs si richement
-alimenté.</p>
-
-<p>&mdash;Garder intactes sa liberté intellectuelle, ses facultés critiques,
-c'est cela, monsieur, qui prime tout. C'est pour cette indépendance que
-j'ai abandonné le journalisme, et que j'ai accepté de devenir
-précepteur. Le métier est quelquefois bien aride; mais on a la
-liberté de son esprit. On peut écouter et réfléchir, on peut causer.
-Ah! la conversation! Il n'y a rien de tel, n'est-ce pas? L'air qui
-circule autour des idées est le seul air respirable. Je n'ai jamais
-regretté d'avoir abandonné la diplomatie et le journalisme, ces deux
-formes différentes d'abdication.</p>
-
-<p>Tout en parlant, il fixait sur Archer des yeux ardents; il continua:</p>
-
-<p>&mdash;Voyez-vous, monsieur, pouvoir regarder la vie en face, être
-maître de sa pensée, cela vaut bien la peine de vivre dans une mansarde. Il
-est vrai qu'il faut encore gagner de quoi payer la mansarde, et j'avoue
-que la perspective de vieillir dans la peau d'un précepteur ou d'un
-obscur secrétaire est presque aussi réfrigérante que celle de finir
-chargé d'affaires à Bucarest... Je me dis quelquefois que je devrais
-faire un grand plongeon. Croyez-vous, par exemple, qu'il y aurait une
-place pour moi à New-York?</p>
-
-<p>Archer le regarda, étonné. New-York! Pour un jeune homme qui
-avait fréquenté Mérimée et les Concourt, et qui ne s'intéressait
-qu'à la vie intellectuelle!...</p>
-
-<p>&mdash;Vous tenez particulièrement à New-York? bégaya-t-il, se demandant
-ce que sa ville natale pouvait offrir à un jeune homme pour qui
-l'échange des idées paraissait une condition indispensable.</p>
-
-<p>Une rougeur subite envahit le visage bistré de M. Rivière.</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce pas, chez vous, le centre de la vie intellectuelle?
-répondit-il.&mdash;Puis, comme s'il craignait d'avoir été indiscret, il
-s'empressa d'ajouter:&mdash;On fait comme cela des projets... Du reste,
-pour le moment, il ne peut être question de rien...</p>
-
-<p>Dans le <i>hansom</i>, pendant le trajet du retour, Archer était encore
-sous l'impression de cette causerie avec M. Rivière; il avait senti passer
-un air nouveau. Son premier mouvement avait été d'inviter le jeune
-homme à dîner. Il hasarda:</p>
-
-<p>&mdash;Ce précepteur est intéressant; nous avons causé, après dîner,
-de livres et d'un tas de choses...</p>
-
-<p>May sortit d'un de ses silences rêveurs, auxquels Archer avait prêté
-une signification mystérieuse avant que six mois d'intimité conjugale
-ne lui en eussent démontré le vide.</p>
-
-<p>&mdash;Ce petit Français? Il est bien commun, répondit-elle
-froidement.</p>
-
-<p>Archer comprit qu'elle était humiliée d'avoir été invitée pour
-rencontrer un pasteur et un précepteur français. Non que ce fût chez
-elle affaire de snobisme; mais l'orgueil du vieux New-York exigeait les
-plus grands égards à l'étranger. Si les parents de May avaient reçu
-les Carfry dans la Cinquième Avenue, ils leur auraient offert des
-convives présentables.</p>
-
-<p>Il demanda, non sans un peu de mauvaise humeur:</p>
-
-<p>&mdash;En quoi l'avez-vous trouvé commun?</p>
-
-<p>&mdash;Les gens de cette sorte manquent toujours d'usage. Mais, bien
-entendu, ajouta-t-elle avec humilité, je ne suis pas juge de ses
-mérites intellectuels.</p>
-
-<p>Archer détestait sa manière de prononcer: «intellectuel» et
-«commun.» Il se surprenait à souligner de plus en plus à ses propres
-yeux certaines façons de May qui le choquaient. En somme, elle avait
-toujours eu le même point de vue: celui du monde qui les entourait,
-celui qu'Archer lui-même avait accepté jusque-là, le seul que pût
-avoir une femme «bien.» Et il fallait pourtant, si l'on se mariait,
-épouser une femme «bien!»</p>
-
-<p>&mdash;Tant pis; je ne l'inviterai pas à dîner, conclut-il en
-riant.</p>
-
-<p>May reprit, scandalisée:</p>
-
-<p>&mdash;Quoi! Vous pensiez à inviter le précepteur des Carfry?</p>
-
-<p>&mdash;Ma foi, oui: j'aurais assez aimé le revoir. Il voudrait trouver
-une situation à New-York.</p>
-
-<p>La surprise de May allait grandissant.</p>
-
-<p>&mdash;Une situation à New-York? Je ne vois pas laquelle. On n'a pas
-de précepteurs français chez nous... Qu'est-ce qu'il viendrait
-faire à New-York?</p>
-
-<p>&mdash;Il cherche un milieu où il pourrait satisfaire son goût de la
-conversation, dit Archer avec une pointe d'ironie.</p>
-
-<p>May se mit à rire:</p>
-
-<p>&mdash;Comme c'est drôle, Archer! Comme c'est français!</p>
-
-<p>À tout prendre, il n'était pas fâché du refus de May: une seconde
-rencontre avec M. Rivière aurait ramené cette question d'une situation
-à trouver; et, plus il y réfléchissait, moins Archer voyait le moyen
-de trouver un emploi pour un jeune intellectuel français dans le
-New-York qu'il connaissait.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXI">XXI</a></h4>
-
-
-<p>La pelouse ensoleillée, bordée de géraniums rouges et de coléus,
-étendait jusqu'à la falaise son gazon d'émeraude. Au delà, on voyait
-la grande mer étincelante.</p>
-
-<p>Le long du chemin serpentant jusqu'à la falaise, des vases de fonte
-d'un brun chocolat laissaient tomber leurs gerbes de géranium lierre et
-de pétunias sur le gravier fraîchement ratissé. La maison, construite
-en bois et de forme carrée, était peinte en brun comme les vases. Le
-toit de la véranda, avec ses bandes brunes et jaunes, simulait un grand
-store. Au milieu de la pelouse deux cibles se détachaient en blanc sur
-un fond de verdure. En face, était plantée une tente autour de
-laquelle étaient disposés des sièges d'osier. Des femmes en toilettes
-d'été, des hommes en redingote grise et chapeau haut de forme,
-causaient en groupes animés. À un signal, une svelte jeune fille en
-robe de mousseline empesée sortait de la tente, un arc à la main, et
-décochait sa flèche. Alors, il se faisait un grand silence et tous les
-yeux se braquaient sur la cible.</p>
-
-<p>Archer, debout sous la véranda, regardait curieusement cette scène.
-Des aloès dans des grands pots de faïence turquoise, placés sur des
-socles jaunes, flanquaient les marches du perron: et en contre-bas de la
-véranda s'épanouissait une bordure d'hortensias bleus et de géraniums
-rouges. Derrière le jeune homme, les portes-fenêtres à la française,
-garnies de rideaux de dentelle ondoyants, laissaient entrevoir, sur le
-parquet du salon, des poufs de cretonne, des fauteuils crapauds, et de
-petites tables recouvertes de velours, chargées de minuscules bibelots
-d'argent.</p>
-
-<p>La réunion annuelle du Tir-à-l'Arc de Newport avait toujours lieu chez
-les Beaufort. Ce sport n'avait connu jusqu'alors d'autre rival que le
-croquet: mais il allait bientôt abdiquer devant le <i>lawn-tennis</i>,
-quoique ce dernier jeu fut encore considéré comme trop violent, trop
-inélégant, et convenant mal aux réunions mondaines: pour faire valoir
-de fraîches toilettes et de gracieuses attitudes, rien ne valait le tir
-à l'arc.</p>
-
-<p>Archer assistait en étranger à ce spectacle familier. Comment la vie
-pouvait-elle continuer aussi pareille, quand lui-même était devenu si
-différent? C'était à Newport qu'il avait, pour la première fois,
-compris l'étendue du changement qui s'était fait en lui. À New-York,
-l'hiver précédent, après s'être installé avec May dans leur maison
-neuve, la reprise de ses habitudes, de son activité professionnelle,
-l'avait aidé à renouer avec le passé. Puis, il s'était intéressé
-au choix d'un brillant steppeur gris, destiné au coupé de May; bravant
-la désapprobation de la famille, il avait arrangé sa bibliothèque
-selon les idées nouvelles: sur les murs un papier sombre, imitant le cuir,
-qui s'harmonisait aux bibliothèques <i>Eastlake.</i> Et il avait voulu
-de grands fauteuils lourds, bas et trapus, dans le style nouveau des
-«meubles sincères.» Au <i>Century Club</i> il avait retrouvé Ned Winsett,
-et au <i>Knickerbocker Club</i> les jeunes élégants de son milieu. Ainsi,
-entre ses heures de bureau, les dîners en ville du jeune ménage et
-ceux qu'ils donnaient eux-mêmes, les soirées à l'Opéra ou à la
-comédie, ce premier hiver lui avait paru la continuation des hivers
-précédents.</p>
-
-<p>Mais à Newport, il n'était relevé des obligations professionnelles
-que pour subir celle des amusements. En vain avait-il proposé à May de
-passer l'été sur la côte du Maine, dans une île éloignée où
-quelques Bostoniens hardis campaient au milieu de magnifiques paysages.
-Les Welland allaient toujours à Newport, où ils possédaient une villa
-carrée sur la falaise. Mrs Welland fit comprendre à son gendre qu'il
-était inutile que May se fût fatiguée à essayer des toilettes
-d'été à Paris, si elle ne devait pas les porter. May, elle-même, ne
-pouvait comprendre la répugnance d'Archer à passer un été mondain à
-Newport. L'endroit lui avait toujours plu autrefois: pourquoi ne lui
-plairait-il plus maintenant qu'il s'y trouvait avec sa femme? Il n'y
-avait rien à répondre à cela.</p>
-
-<p>Certes, il n'était pas insensible au bonheur d'être le mari d'une des
-plus belles femmes de New-York, surtout quand cette femme était en
-même temps parfaitement gracieuse et raisonnable. Si le souvenir de la
-tempête qui l'avait secoué à la veille de son mariage le hantait
-encore, il était décidé à n'y voir que le dernier épisode du roman
-de sa jeunesse. L'idée que, de sang-froid, il avait pu penser un
-instant à épouser la comtesse Olenska, lui semblait parfaitement
-absurde. Ellen n'était plus pour lui qu'une image émouvante parmi les
-fantômes du passé... Et pourtant ce passé n'avait pas cessé de
-l'obséder: et ce beau monde de Newport, affairé à son puéril
-plaisir, le choquait comme s'il avait vu des enfants jouer sur une
-tombe.
-</p>
-<p>Il entendit un bruissement de jupes, et la marquise Manson parut
-derrière lui. Comme à son ordinaire, elle avait un de ces
-accoutrements bizarres dont elle avait le secret. Elle portait une
-capeline de paille d'Italie retenue par des enroulements de gaze fanée;
-sur son épaule se balançait une petite ombrelle de velours noir à
-manche d'ivoire ciselé.</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher Newland! J'ignorais que vous fussiez ici avec May...
-Vous n'êtes arrivé qu'hier, dites-vous?... Le devoir professionnel! Je
-comprends... Beaucoup de maris, je le sais, ne peuvent rejoindre leurs
-femmes que pour la fin de semaine.&mdash;Elle pencha la tête de côté et
-regarda Archer d'un air langoureux.&mdash;Mais le mariage est un long
-sacrifice: je l'ai souvent dit à mon Ellen.</p>
-
-<p>Archer se sentit comme un arrêt au cœur. Une fois déjà, il avait
-éprouvé cette sensation d'être séparé du monde extérieur. Puis il
-entendit Medora répondre à une question qu'il avait dû lui poser sans
-s'en rendre compte:</p>
-
-<p>&mdash;Non, disait-elle, je ne suis ici qu'en passant: je viens de
-Portsmouth où je suis chez les Blenker. Beaufort a été assez aimable pour
-envoyer ses fameux trotteurs me chercher ce matin, afin que je puisse
-entrevoir le garden-party de Regina. Ce soir, je retourne chez mes amis.
-Ces chers originaux ont loué une vieille ferme où ils réunissent des
-gens intéressants.&mdash;Elle baissa ses paupières et ajouta, rougissant
-légèrement:&mdash;Cette semaine, le docteur Agathon Carver doit organiser
-une série de réunions pour parler de la «Pensée intérieure.» Quel
-contraste avec ce joli spectacle! fît-elle, minaudant. Mais j'ai
-toujours vécu de contrastes! Pour moi, la monotonie, c'est la mort.
-J'ai toujours dit à mon Ellen: «Méfie-toi de la monotonie: elle est
-mère de tous les péchés mortels.» Mais ma pauvre enfant traverse une
-phase d'exaltation, d'horreur du monde. Vous savez, sans doute, qu'elle
-a refusé de venir à Newport, même chez sa grand'mère Mingott. Et
-quel mal j'ai eu pour l'amener avec moi chez les Blenker! Ah! si
-seulement elle m'avait écoutée, quand il était encore temps! Son mari
-lui rouvrait la porte... Mais si nous descendions sur la pelouse? Je
-sais que votre May concourt pour le prix.</p>
-
-<p>Ils virent venir à eux Beaufort, une orchidée à la boutonnière.
-Archer, qui ne l'avait pas revu depuis quelques mois, le trouva changé.
-Haut en couleurs et trop serré dans sa redingote anglaise, il
-apparaissait lourd et bouffi dans la lumière crue de ce jour d'été.
-Toutes sortes de rumeurs circulaient à son propos. Il venait de faire
-sur son yacht une longue croisière aux Antilles, et on disait qu'à
-chaque escale on l'avait vu en compagnie d'une dame qui ressemblait
-beaucoup à Miss Fanny Ring. Le yacht luxueux, avec ses salles de bains
-et ses cabines tendues de soie, passait pour avoir coûté un million de
-dollars; et le collier de perles que Julius Beaufort, à son retour,
-avait offert à sa femme avait la magnificence d'un don expiatoire. La
-fortune du banquier était de taille à supporter ce train; pourtant
-d'inquiétantes rumeurs persistaient à courir dans Wall Street. Pour
-les uns, il avait fait des spéculations malheureuses sur les chemins de
-fer; d'après d'autres, il se serait laissé dévorer par une
-demi-mondaine rapace. À chacun de ces mauvais bruits Beaufort
-répondait par une nouvelle prodigalité: il agrandissait ses serres,
-achetait un nouveau cheval de courses, ajoutait à sa galerie un
-Meissonier ou un Cabanel.</p>
-
-<p>Ce fut de son air moqueur accoutumé qu'il aborda la marquise
-et Newland.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, Medora! Vous voilà! Les trotteurs ont-ils bien
-marché?</p>
-
-<p>Il serra la main d'Archer et, se plaçant de l'autre côté de
-Mrs Manson, lui murmura quelques mots à l'oreille.</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous? dit la marquise en français, avec un de ses
-gestes dramatiques.</p>
-
-<p>Beaufort fronça le sourcil, mais il fut assez maître de lui pour
-sourire à Archer en le félicitant:</p>
-
-<p>&mdash;Mes compliments: c'est May qui va remporter le premier prix.</p>
-
-<p>&mdash;Il restera ainsi dans la famille, dit Medora.</p>
-
-<p>Cependant, Mrs Beaufort, jeune et vaporeuse dans une toilette de
-mousseline mauve, venait à leur rencontre. Au même moment, May Archer
-sortait de la tente. Svelte et fière, sa robe blanche ceinturée de
-vert pâle et son chapeau couronné de lierre faisaient d'elle, comme au
-bal Beaufort, une Diane chasseresse. On eût juré que, depuis lors,
-aucune pensée nouvelle n'avait passé dans ses yeux clairs, qu'aucune
-émotion n'avait troublé son cœur.</p>
-
-<p>Elle tenait son arc à la main. S'arrêtant à la ligne blanche tracée
-sur le champ du tir, elle épaula et visa. La pose était d'une grâce
-si classique qu'un murmure d'approbation courut dans l'assemblée:
-Archer, en songeant que cette belle créature était à lui, ne résista
-pas à un mouvement d'orgueil.</p>
-
-<p>Mrs Reggie Chivers, les jeunes Merry, et diverses Thorley, Dagonet et
-Mingott, tout ce bouquet de roses formait derrière la jeune femme un
-groupe vraiment délicieux. Des têtes brunes et blondes se penchaient
-pour compter les points; les mousselines claires, les chapeaux
-enguirlandés de fleurs, se mêlaient dans une harmonie d'arc-en-ciel.
-Toutes jeunes, toutes jolies, la lumière estivale dont elles étaient
-inondées ajoutait à l'éclat de leur beauté; seule pourtant, les
-muscles tendus et la figure attentive, appliquée à ce jeu qui lui
-plaisait, May y apportait cette grâce souveraine.</p>
-
-<p>Archer entendit que Lawrence Lefferts disait:</p>
-
-<p>&mdash;Personne ne tire plus juste qu'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, riposta Beaufort, mais ses flèches n'atteindront jamais
-d'autre cible!</p>
-
-<p>Ce mot piqua Newland au vif. Il en fut irrité plus que de raison.
-N'était-ce pas un hommage rendu à la jolie pureté de May qu'un vieux
-viveur ne lui trouvât pas de séduction? Pourtant, il en éprouva un
-serrement de cœur. Si cette suprême distinction morale n'était qu'une
-qualité négative, un rideau baissé sur du vide?... May, le teint
-animé, le pas tranquille, remontait la pelouse, ayant mis dans la cible
-sa dernière flèche: il eut la sensation de n'avoir pas encore
-pénétré jusqu'à l'âme de la jeune femme.</p>
-
-<p>Ce fut avec son habituelle bonne grâce qu'elle reçut les
-félicitations de ses rivales et des invités. Nul ne pouvait être
-jaloux de son succès; car on devinait que, dans la défaite, elle
-aurait eu la même sérénité. Cependant, son visage s'illumina quand
-elle rencontra le regard heureux de son mari.</p>
-
-<p>Leur petit phaéton, cadeau de mariage de Mrs Welland, les attendait.
-May prit les rênes et Archer s'assit auprès d'elle. Dans Bellevue
-Avenue, une double file de voitures, victorias, dog-carts, landaus et
-vis-à-vis emportaient vers leurs demeures, ou vers la promenade le long
-de la mer, les élégants invités des Beaufort.</p>
-
-<p>&mdash;Si nous allions voir grand'mère? proposa May. Je voudrais
-lui apprendre moi-même que j'ai remporté le prix...</p>
-
-<p>Elle fit tourner l'attelage et le dirigea vers la propriété de Mrs
-Mingott. La vieille Catherine, sans souci des précédents, et toujours
-parcimonieuse, avait fait construire, dans sa jeunesse, sur un terrain
-bon marché au-dessus de la baie, un «cottage orné» hérissé de
-tourelles et enguirlandé de balcons. Entre des bouquets de chênes
-rabougris, ses vérandahs s'étendaient, dominant les eaux du golfe
-parsemées d'îles. L'allée serpentait entre des pelouses où se
-dressaient des cerfs de fonte et des corbeilles de géraniums, d'où
-émergeaient des boules de verre bleu. La porte d'entrée, abritée sous
-un auvent imitant un store, s'ouvrait sur un vestibule dont le parquet
-figurait des étoiles noires sur fond jaune. Quatre salons étroits,
-tous tapissés de papiers imitant le velours frappé, entouraient ce
-vestibule: sur leurs plafonds voguaient les divinités de l'Olympe au
-grand complet. Une de ces pièces avait été arrangée en chambre à
-coucher par Mrs Mingott, quand le fléau de l'obésité était descendu
-sur elle. Elle passait ses journées dans la pièce attenante,
-enchâssée dans un vaste fauteuil placé entre la fenêtre et la porte.
-Elle agitait sans cesse un petit éventail; mais la protubérance de sa
-vaste poitrine faisait écran, et l'air mis en mouvement n'atteignait
-que les franges de guipure qui couvraient les bras de son fauteuil.</p>
-
-<p>Elle examina et évalua la flèche à pointe de diamant que May, à
-l'issue du concours, s'était vu attacher au corsage. De son temps, on
-se serait contenté d'une broche en filigrane! Mais on ne pouvait nier
-que Beaufort fît royalement les choses.</p>
-
-<p>&mdash;Un vrai bijou de famille, dit la vieille dame. Il faudra le
-garder pour ta fille aînée, ma chérie.&mdash;Elle pinça le bras blanc de
-May et ajouta, la voyant rougir:&mdash;Eh bien! qu'ai-je donc dit qu'il
-ne fallait pas dire? Est-ce qu'il n'y aura pas de filles? Seulement des
-garçons? Mais voyez, elle rougit de plus belle! Quoi! je ne peux pas dire
-ça non plus? Miséricorde! Quand mes enfants me demandent de faire enlever
-tous ces dieux et déesses qui sont là-haut, je leur réponds qu'au moins
-ceux-là on peut tout dire devant eux sans les scandaliser.</p>
-
-<p>Archer rit à cette boutade; et May l'imita, toujours rougissante.</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, racontez-moi la fête, mes enfants, car je ne tirerai
-rien de cette sotte de Medora, continua la vieille femme.</p>
-
-<p>Et comme May s'écriait: «Ma cousine Medora? Mais je croyais qu'elle
-repartait pour Portsmouth?» Tu as raison, dit-elle; mais il faut
-d'abord qu'elle passe ici pour prendre Ellen. Ah! vous ne saviez pas
-qu'Ellen était venue passer la journée avec moi? Quelle absurdité de
-ne pas être venue pour tout l'été! Mais voilà bientôt cinquante ans
-que j'ai renoncé à discuter avec la jeunesse... Ellen! Ellen!
-appela-t-elle de sa voix fêlée, en essayant de se pencher pour
-apercevoir la pelouse qui s'étendait devant la véranda.</p>
-
-<p>Personne ne répondit, et Mrs Mingott frappa impatiemment de sa canne le
-parquet poli. À cet appel se montra une mulâtresse, la tête serrée
-dans un turban multicolore: elle avait vu «Miss Ellen» descendre vers
-la plage. Mrs Mingott se tourna vers Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Sois gentil, Newland, cours la chercher pendant que cette
-jolie personne me raconte la fête.</p>
-
-<p>Archer obéit machinalement.</p>
-
-<p>Depuis un an et demi, il n'avait pas revu la comtesse Olenska, mais il
-avait souvent entendu parler d'elle. Il l'avait suivie de loin. Il
-savait qu'elle avait passé l'été précédent à Newport où elle
-avait été très mondaine, mais qu'à l'automne, elle avait décidé
-subitement de sous-louer «la maison idéale» que Beaufort avait eu
-tant de peine à lui trouver, pour aller s'établir à Washington, où
-elle avait fait partie de ce qu'on appelait alors «la brillante
-société diplomatique,» par contraste avec le ton «province» du
-milieu gouvernemental. En écoutant ces appréciations variées et souvent
-contradictoires sur la beauté de M<sup>me</sup> Olenska, sa conversation,
-ses opinions, ses amis, il semblait à Newland qu'il s'agissait d'une
-personne morte depuis longtemps. Il n'avait eu la sensation de la
-retrouver vivante et présente, que depuis le moment où Medora avait
-parlé d'elle. Les paroles zézayées par la marquise avaient évoqué
-le petit salon éclairé par la lueur du foyer, un bruit de roues dans
-la rue généralement déserte. Ainsi, dans ces cavernes de Toscane, un
-feu de paille allumé par de petits paysans fait soudain apparaître
-l'image des morts étrusques peinte sur les parois.</p>
-
-<p>De la hauteur où la maison était perchée, un sentier descendait à
-une étroite jetée de bois, aboutissant à un kiosque qui figurait une
-pagode chinoise. À la balustrade de la pagode, une jeune femme se
-tenait accoudée. Archer s'arrêta comme s'il eût été le jouet d'un
-rêve. Non! cette vision du passé ne pouvait être autre chose qu'une
-hallucination. La réalité, c'était la maison là-haut; c'étaient les
-poneys de Mrs Welland, tournant autour du grand ovale sablé de la cour;
-c'était May, assise sous les effrontés dieux Olympiens, radieuse
-d'espérances secrètes; c'était la villa Welland au bout de Bellevue
-Avenue, où Mr Welland, déjà habillé pour le dîner, arpentait le
-salon avec sa nervosité de dyspeptique.&mdash;«Que suis-je désormais?...
-pensa Archer, je suis un gendre, rien de plus.»</p>
-
-<p>La jeune femme au bout de la jetée ne bougeait pas. Elle semblait
-absorbée dans la contemplation de la baie sillonnée de bateaux à
-voiles, de yachts de plaisance, de bateaux de pêche, de bacs de charbon
-tirés par de bruyants remorqueurs. Au delà des bastions gris de Fort
-Adams, éclatait la longue traînée du soleil couchant. La voile d'une
-barque se prenait dans la lumière en passant dans le chenal, entre le
-Lime Rock et le rivage...</p>
-
-<p>«Elle ne sait pas que je suis ici. Elle ne soupçonne pas ma présence.
-Si c'était elle qui vînt ainsi derrière moi, est-ce que je ne le
-sentirais pas?» se demanda-t-il; et soudain il se dit: «Si elle ne se
-retourne pas avant que cette voile-là ait dépassé le Lime Rock, je
-m'en irai.»</p>
-
-<p>Le petit bateau sortait, glissant avec la marée. Il passa devant le
-Lime Rock, se détacha en noir sur la maison du gardien, dépassa la
-tourelle du phare. Archer attendit qu'un grand espace se fût creusé
-entre l'île et l'arrière du bateau; la jeune femme, dans la pagode, ne
-bougeait toujours pas.</p>
-
-<p>Il revint sur ses pas, remonta la côte, rejoignit ces dames.</p>
-
-<p>&mdash;Je regrette que vous n'ayez pas trouvé Ellen: j'aurais aimé la
-revoir, dit May, en revenant avec son mari à la nuit tombante. Mais
-peut-être n'y tenait-elle pas. Elle a tellement changé!</p>
-
-<p>&mdash;Qu'entendez-vous par là? fit Archer, d'une voix sans
-expression.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux dire: elle est devenue si indifférente à ses amis,
-abandonnant New-York et sa maison pour frayer avec des gens si bizarres!
-À quel point elle doit être mal chez les Blenker! Elle prétend que
-c'est pour empêcher cousine Medora de faire une sottise, d'épouser
-quelque aventurier; je croirais plutôt qu'elle s'est toujours ennuyée
-avec nous.</p>
-
-<p>Archer ne répondit pas. May continuait avec une nuance de dureté
-qu'il ne lui connaissait pas:</p>
-
-<p>&mdash;Après tout, je me demande si elle ne serait pas plus heureuse
-avec son mari. Newland eut un rire nerveux.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Sancta simplicitas!</i> s'écria-t-il.</p>
-
-<p>Il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;C'est la première fois que je vous entends dire une chose
-cruelle.</p>
-
-<p>&mdash;Ai-je dit quelque chose de cruel?</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute... On assure que les anges prennent plaisir à regarder
-les contorsions des damnés: du moins ne vont-ils pas jusqu'à prétendre
-qu'on est plus heureux en enfer.</p>
-
-<p>Le phaéton approchait de la villa des Welland. Aux fenêtres brillaient
-déjà des lumières. Archer trouva son beau-père, exactement comme il
-se l'était figuré, arpentant le salon, montre en main, avec cette mine
-de martyr qu'il avait quand on le faisait attendre, et qu'il jugeait
-plus efficace que la colère.</p>
-
-<p>Le luxe de la maison des Welland, cette atmosphère chargée du poids de
-tant de détails jugés indispensables, agissait sur Archer comme un
-narcotique. L'épaisseur des tapis, l'empressement des serviteurs, le
-tic-tac sonore des pendules qui rythmaient les rites compliquées de la
-richesse, le renouvellement perpétuel des invitations et des cartes de
-visites sur la table du hall, toutes les frivolités tyranniques qui
-unissaient les heures les unes aux autres et chaque membre de la famille
-à tous les autres, avaient agi sur Archer. D'habitude, une vie
-affranchie de cette lourde opulence lui eût paru étrangement
-précaire. Mais, en cet instant, c'était la maison des Welland et la
-vie qu'il devait y mener, qui lui semblaient irréelles. La scène
-rapide qu'il venait de vivre, sur la plage où il s'était arrêté à
-mi-chemin, faisait battre son cœur comme si la présence même d'Ellen
-eût passé dans le sang de ses veines.</p>
-
-<p>Toute la nuit, aux côtés de May, dans la grande chambre tendue de
-perse où un rayon de lune se jouait sur le tapis, il chercha vainement
-le sommeil: sa pensée ne pouvait se détacher d'Ellen Olenska
-traversant les grèves lumineuses derrière les trotteurs de Beaufort.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXII">XXII</a></h4>
-
-
-<p>&mdash;Une réception en l'honneur des Blenker.&mdash;Les Blenker?</p>
-
-<p>On déjeunait en famille; Mr Welland déposa sa fourchette et jeta un
-regard inquiet du côté de sa femme. Celle-ci, ajustant son lorgnon
-d'or, lut avec une emphase ironique:</p>
-
-
-<p>«Le professeur et Mrs Emerson Sillerton prient Mr et Mrs Welland de
-leur faire le plaisir de venir, le 25 août à 3 heures précises, à la
-réunion du Cercle des mercredis. Pour rencontrer Mrs et les Misses
-Blenker.»</p>
-
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! soupira Mr Welland, comme si une seconde lecture eût
-été nécessaire pour lui faire admettre une idée aussi grotesque.</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre Amy Sillerton! On ne sait jamais ce que son mari va
-inventer, ajouta Mrs Welland. Peut-être qu'il vient de découvrir
-les Blenker.</p>
-
-<p>Le professeur Emerson Sillerton était une épine au flanc de la
-société de Newport, une épine dont on ne pouvait se débarrasser
-parce qu'elle sortait d'une souche vénérable et vénérée. Son père
-était oncle de Sillerton Jackson; sa mère une Pennilow de Boston. Des
-deux côtés, la fortune et la situation sociale étaient excellentes.
-Rien n'avait obligé Emerson Sillerton à se faire archéologue, ni
-même professeur, ni à habiter Newport l'hiver au lieu d'avoir une
-maison à New-York. Et, s'il voulait briser avec la tradition, pourquoi
-épouser la pauvre Amy Dagonet, qui était en droit d'espérer mieux, et
-qui avait assez de fortune personnelle pour s'offrir une voiture?</p>
-
-<p>Personne dans le milieu des Mingott ne pouvait comprendre pourquoi Amy
-Sillerton s'était si patiemment soumise aux excentricités d'un mari
-qui remplissait la maison d'hommes aux cheveux longs et de femmes aux
-cheveux courts, et qui emmenait sa femme faire des fouilles dans le
-Yucatan au lieu d'aller à Paris ou en Italie.</p>
-
-<p>Mais ils s'étaient, tous deux, entêtés dans leur insolite manière de
-vivre. Et quand, chaque année, ils donnaient leur morne garden party,
-il fallait bien que l'élégante colonie des «Falaises» y fît acte de
-présence.</p>
-
-<p>&mdash;C'est étonnant, remarqua Mrs Welland, qu'ils n'aient pas choisi
-le jour des régates! Vous rappelez-vous qu'il y a deux ans, ils ont eu une
-réception en l'honneur d'un noir, le jour du thé dansant des Mingott?
-Heureusement, cette fois, il n'y a pas le même jour d'autre réunion;
-car il faut bien que nous allions chez eux, les uns ou les autres.</p>
-
-<p>Mr Welland eut un soupir.</p>
-
-<p>&mdash;Trois heures, c'est une heure impossible! Je dois être ici à
-trois heures et demie pour prendre mes gouttes. Inutile d'essayer le
-nouveau traitement de Bencomb si je ne le suis pas strictement. Et, si je
-vous rejoins plus tard, je manquerai ma promenade. Il déposa de nouveau sa
-fourchette, et une ombre d'anxiété assombrit ses joues plissées de
-petites rides.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a aucune raison pour que vous y alliez, mon ami, répondit
-sa femme. J'ai des cartes à mettre à l'autre bout de Bellevue Avenue, et
-j'irai chez cette pauvre Amy; j'y resterai le temps nécessaire pour lui
-montrer que nous ne la négligeons pas.&mdash;Elle regarda, en hésitant, du
-côté de sa fille.&mdash;Et si Newland est pris, May pourrait sortir en
-voiture avec vous et essayer le nouveau harnais des <i>cobs.</i></p>
-
-<p>C'était un principe dans la famille Welland que tous les jours et
-toutes les heures devaient être «occupées.» La mélancolique pensée
-qu'il fallait bien tuer le temps hantait Mrs Welland comme le problème
-des chômeurs angoisse le philanthrope.</p>
-
-<p>&mdash;Je sortirai certainement avec papa; je suis sûre que Newland
-trouvera à s'occuper, dit May. C'était une constante souffrance pour Mrs
-Welland que la répugnance d'Archer à faire d'avance le programme de
-ses journées.</p>
-
-<p>Quand le jour de la réception des Sillerton approcha, May ne fut
-rassurée que lorsqu'Archer parla de louer un buggy pour aller à un
-haras près de Portsmouth, choisir un second cheval pour le coupé.
-Cette idée était née dans son esprit, le jour même où on avait
-parlé de l'invitation des Emerson Sillerton, mais il s'était gardé
-d'en rien dire. Il avait poussé la précaution jusqu'à louer par
-avance une paire de vieux trotteurs qui pouvaient encore faire leurs
-dix-huit milles, et, se levant de table avant les autres, il monta dans
-la légère voiture et partit.</p>
-
-<p>La journée était délicieuse. Au-dessus de la mer miroitante, un
-léger vent du Nord faisait courir de petits nuages blancs dans un ciel
-outremer. Les rues étaient désertes; Archer traversa rapidement la
-ville et longea la plage qui s'étend au delà. Même en menant
-doucement ses chevaux, il arriverait au haras avant trois heures. Il
-aurait le temps d'examiner le cheval, de l'essayer même, et il jouirait
-ensuite de quatre heures de liberté.</p>
-
-<p>Il ne s'avouait pas qu'il désirait revoir M<sup>me</sup> Olenska: il
-croyait qu'elle profiterait probablement de l'occasion pour venir à Newport
-avec les Blenker voir sa grand'mère. Mais depuis qu'il l'avait aperçue
-dans le parc de Mrs Mingott, il était tourmenté du désir de
-connaître l'endroit où elle vivait. Ce désir le poursuivait, jour et
-nuit, indéfinissable, obsédant, comme l'idée fixe d'un malade qui
-veut manger d'une chose goûtée autrefois et depuis longtemps oubliée.
-Au delà de cette idée, il ne voyait rien, ne savait où elle le mènerait.
-Il ne sentait aucun désir de parler à M<sup>me</sup> Olenska, ni même
-d'entendre sa voix. Il voulait simplement emporter en lui la vision du
-ciel et de la mer qui l'encadraient: alors le reste du monde lui
-paraîtrait peut-être moins vide.</p>
-
-<p>Arrivé au haras, il vit tout de suite que le cheval ne lui convenait
-pas. À trois heures, il remonta dans le buggy et prit le chemin de
-traverse, qui conduisait à Portsmouth.</p>
-
-<p>Le vent était tombé et une vapeur légère, suspendue au-dessus de
-l'horizon, attendait le retour de la marée pour s'étendre sur
-l'estuaire. Tout autour de lui, une lumière d'or inondait les champs et
-les bois. Il passa devant ces maisons de bois entourées de vergers,
-devant des prés et des bouquets de chênes rabougris, prit une route
-qui s'allongeait entre des haies bordées de ronces et de verges d'or,
-au bout de laquelle scintillait le bleu. À gauche se détachait sur un
-groupe de chênes et d'érables une longue maison délabrée qui portait
-encore des traces de peinture blanche.</p>
-
-<p>En face de la barrière, se trouvait un de ces hangars de la
-Nouvelle-Angleterre destinés à abriter les machines agricoles du
-fermier et les attelages des visiteurs. Archer y attacha ses chevaux et
-se dirigea vers la maison. Il vit la petite pelouse négligée, le
-jardin de buis inculte, les dahlias et les buissons de roses roussis
-foisonnant autour d'un petit pavillon en treillage blanc. Un Cupidon de
-bois, privé de son arc et de ses flèches, surmontait le pavillon, et
-continuait, désarmé, à viser l'entrée du jardin.</p>
-
-<p>Archer s'appuya contre la barrière. Il ne voyait personne,&mdash;aucun
-son ne venait des fenêtres ouvertes de la maison. Seul un vieux terre-neuve
-sommeillait devant la porte, gardien aussi inoffensif que le Cupidon
-désarmé.</p>
-
-<p>Longtemps Archer resta là, imprégnant ses yeux de cette maison, de ce
-jardin, dont il subissait le charme somnolent. Enfin, il prit conscience
-de l'heure qui s'avançait. Allait-il déjà s'en retourner? Il restait
-là, indécis. Tout à coup, il éprouva le désir de voir l'intérieur
-de la maison, les chambres où vivait Ellen. Si elle était absente,
-comme il le croyait, rien ne l'empêchait d'aller sonner à la porte; il
-pouvait se nommer, et demander la permission d'écrire un mot dans le
-salon. Puis il se ravisa et, traversant la pelouse, gagna le jardin.
-Dans le kiosque, il aperçut une ombrelle rose. Cette ombrelle l'attira
-comme un aimant. Ce ne pouvait être que celle d'Ellen! Il entra dans le
-kiosque, ramassa l'ombrelle, et, assis sur le banc boiteux, il porta à
-ses lèvres le joli manche sculpté. Tout à coup il entendit un
-froufrou de jupes: quelqu'un venait vers lui.</p>
-
-<p>&mdash;Mr Archer! s'écria une voix jeune et gaie. Levant les yeux, il vit
-devant lui la plus jeune et la plus plantureuse des demoiselles Blenker,
-les cheveux blonds en désordre, la robe chiffonnée.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, d'où sortez-vous? s'écria-t-elle. Je devais être
-profondément endormie dans le hamac. Ils sont tous à Newport.
-Avez-vous sonné?</p>
-
-<p>La confusion d'Archer égalait celle de la jeune fille.</p>
-
-<p>&mdash;Je... non... c'est-à-dire, j'allais sonner. J'ai poussé jusqu'ici
-dans l'espoir de trouver madame votre mère. Mais la maison m'a paru
-abandonnée, et je me suis assis pour attendre.</p>
-
-<p>Miss Blenker, secouant les vapeurs du sommeil, le regarda avec
-un intérêt croissant.</p>
-
-<p>&mdash;Oui; la maison est abandonnée. Maman n'est pas là, ni la
-marquise, ni personne autre que moi. Vous ne saviez donc pas que le
-Professeur et Mrs Sillerton donnent une réception pour maman et pour nous
-toutes aujourd'hui? J'ai la malchance de n'avoir pu y aller: j'ai mal à la
-gorge. Est-ce assez ennuyeux? Naturellement, ajouta-t-elle gaiement,
-j'aurais été moins contrariée si j'avais su que vous deviez venir.</p>
-
-<p>Les symptômes d'une coquetterie gauche se manifestaient en elle,
-et Archer dit brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;Et Madame Olenska, est-elle allée à Newport aussi?</p>
-
-<p>Miss Blenker le regarda avec surprise.</p>
-
-<p>&mdash;Madame Olenska? Elle est partie ce matin, appelée par
-dépêche.&mdash;Et, avisant l'ombrelle rose:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon ombrelle! Je l'ai prêtée à cette sotte de Katie, qui
-l'aura laissée ici.&mdash;Reprenant son ombrelle, elle ouvrit le dôme rose
-au-dessus de sa tête.&mdash;Oui, Ellen a été appelée hier. Elle veut que
-nous l'appelions Ellen. Elle a reçu un télégramme de Boston. Son
-absence doit durer deux jours... J'adore la façon dont elle se coiffe.
-Et vous? jabota Miss Blenker.</p>
-
-<p>Archer la regardait sans la voir,&mdash;sans rien voir que l'ombrelle
-ridicule ouverte sur cette grosse tête agitée. Après un moment, il
-hasarda:&mdash;Vous ne savez pas pourquoi Madame Olenska est allée à
-Boston? J'espère qu'elle n'a pas reçu de mauvaises nouvelles.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne crois pas. Elle ne nous a pas dit ce que contenait la
-dépêche... Ravissante, cette Ellen, ne trouvez-vous pas?</p>
-
-<p>Archer songeait. Il songeait à la platitude de l'avenir qui l'attendait
-et, au bout de cette perspective monotone, il apercevait sa propre
-image, l'image d'un homme à qui il n'arriverait jamais rien. Il regarda
-le jardin inculte, la maison délabrée, le bois de chênes qui
-s'emplissait d'ombre. C'était bien l'endroit où il aurait dû trouver
-la comtesse Olenska, mais elle était loin! L'ombrelle rose même
-n'était pas la sienne.</p>
-
-<p>Il dit en hésitant:</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne savez pas à quel hôtel votre cousine est descendue?...
-Je dois aller à Boston demain. Peut-être pourrai-je la voir...</p>
-
-<p>&mdash;Ce sera très aimable à vous. Elle est descendue à l'hôtel
-Parker. Ce doit être terrible par cette chaleur.</p>
-
-<p>Archer n'eut plus qu'une conscience vague des propos qu'ils
-échangèrent encore. Il se rappela seulement avoir résisté aux
-instances de la jeune fille, qui le priait d'attendre le retour de sa
-famille et de rester à souper avec eux. Enfin, toujours accompagné de
-Miss Blenker, il quitta le domaine du Cupidon de bois, détacha ses
-chevaux et s'en alla. Au détour de la route, il vit Miss Blenker debout
-près de la grille, qui agitait l'ombrelle rose.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXIII">XXIII</a></h4>
-
-
-<p>Le lendemain matin, Archer, au sortir du train, se trouva dans la
-bouilloire d'un Boston caniculaire. Les rues aux alentours de la gare
-exhalaient une odeur de fruits pourris, de bière et de café. La
-populace, dans le débraillement d'été, y circulait avec l'abandon de
-citadins vaincus par la chaleur.</p>
-
-<p>Archer se fit conduire au Somerset Club pour y prendre son petit
-déjeuner. Même les quartiers élégants avaient la négligence
-accablée d'une grande ville qui cuve ses 40° de chaleur; le jardin du
-Common, sous ses lourds ombrages, ressemblait à un jardin public au
-lendemain d'une fête populaire. Si Archer s'était efforcé d'évoquer
-autour d'Ellen Olenska le cadre le plus improbable, il n'en aurait pas
-trouvé de plus contraire à son image que ce Boston poussiéreux et
-désert.</p>
-
-<p>Il déjeuna avec appétit et méthode, en parcourant le journal du
-matin. Un renouveau d'énergie l'animait depuis que, la veille au soir,
-il avait prévenu May que des affaires l'appelaient à Boston, et que le
-lendemain soir il regagnerait New-York.</p>
-
-<p>Après le déjeuner, il écrivit un mot et le fit porter à l'hôtel
-Parker. Il lui fut répondu que cette dame était sortie.</p>
-
-<p>Archer répéta: «Sortie?» comme si c'était un mot d'une langue
-inconnue. Il se leva et alla dans le hall. Ce devait être une erreur:
-elle ne pouvait pas être sortie à cette heure matinale.</p>
-
-<p>La ville lui était devenue soudain étrangère et dépeuplée. Il
-décida de se rendre lui-même à l'hôtel Parker. Au moment de
-traverser le Common, quelle ne fut pas sa surprise de l'apercevoir,
-assise sur le premier banc, la tête ombragée sous une ombrelle grise.
-Comment avait-il jamais pu se la représenter avec une ombrelle rose? À
-mesure qu'il approchait, il fut frappé de son attitude lasse,
-indifférente. Il vit son profil incliné, les cheveux noués bas sur la
-nuque, sous le chapeau noir, et le long gant ridé sur le bras qui
-tenait l'ombrelle. Il était à deux pas d'elle quand elle se retourna,
-levant les yeux vers lui.</p>
-
-<p>&mdash;Vous! dit-elle, et Archer lui vit une expression de saisissement
-qui, lentement, se changea en sourire.</p>
-
-<p>Sans se lever, elle lui fit place sur le banc.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis ici pour affaires. Je viens d'arriver, expliqua-t-il.
-Mais vous? Comment vous trouvez-vous dans ce désert?</p>
-
-<p>Il ne savait vraiment ce qu'il disait, il avait le sentiment de
-lui parler à travers des distances infinies, et qu'elle lui
-échapperait avant qu'il eût pu la rejoindre.</p>
-
-<p>&mdash;Moi? Je suis venue aussi pour affaires, répondit-elle, se
-retournant vers lui: leurs deux visages étaient proches.</p>
-
-<p>Les mots lui parvenaient à peine, il n'entendait que la voix, dont il
-avait peine à retrouver le timbre. Il ne se rappelait même pas que
-cette voix fût si profonde, et voilée par instants.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez changé votre coiffure, dit-il brusquement, et son
-cœur battait comme s'il venait de prononcer des paroles définitives.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non. C'est seulement que j'arrange mes cheveux moi-même
-en l'absence de Nastasia.</p>
-
-<p>&mdash;Nastasia? Elle n'est pas avec vous?</p>
-
-<p>&mdash;Non, je suis seule. Pour deux jours, ce n'était pas la peine
-de l'amener.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes seule à l'hôtel?</p>
-
-<p>Elle le regarda avec son sourire malicieux d'autrefois:</p>
-
-<p>&mdash;Cela vous paraît compromettant?... Je comprends: c'est quelque
-chose qui ne se fait pas... Je n'y avais pas pensé... Car je viens de faire
-une chose qui se fait encore moins.&mdash;La légère nuance d'ironie
-persistait dans son regard.&mdash;Je viens de refuser une somme d'argent
-qui pourtant m'appartenait.</p>
-
-<p>De la pointe de son ombrelle, qu'elle avait fermée, elle traçait
-songeuse des dessins sur le sable. Archer se leva, et, debout
-devant elle:</p>
-
-<p>&mdash;Quelqu'un est venu à Boston pour vous rencontrer?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Avec cette offre?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous avez refusé à cause des conditions?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai refusé.</p>
-
-<p>Il se rassit à côté d'elle:</p>
-
-<p>&mdash;Quelles étaient les conditions?</p>
-
-<p>&mdash;Elles n'étaient pas bien onéreuses: m'asseoir en face de lui
-à table, de temps à autre.</p>
-
-<p>Il y eut un silence. Archer se sentit subitement muré dans le noir,
-dans l'impossibilité de trouver une parole.</p>
-
-<p>&mdash;Il veut vous ravoir à n'importe quel prix? dit-il enfin.</p>
-
-<p>&mdash;À un prix considérable... Du moins, pour moi la somme est
-considérable.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes venue ici pour le rencontrer?</p>
-
-<p>&mdash;Le rencontrer? Lui, mon mari? Dans cette saison, il est toujours
-à Cowes ou à Bade.</p>
-
-<p>&mdash;Il a envoyé quelqu'un?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Avec une lettre?</p>
-
-<p>&mdash;Chargé d'un message... Il n'écrit jamais; hors une lettre que
-j'ai reçue de lui, je ne me souviens pas qu'il m'en ait écrit
-aucune autre.</p>
-
-<p>Cette allusion fit monter le sang à ses joues, pendant qu'Archer,
-de son côté, rougissait aussi.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi n'écrit-il jamais?</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi écrirait-il? À quoi servent les secrétaires?</p>
-
-<p>Elle avait prononcé le mot comme n'ayant pas plus d'importance
-qu'un autre.</p>
-
-<p>La question montait aux lèvres d'Archer: «Est-ce son secrétaire qu'il
-a envoyé?» mais le souvenir de la seule lettre du comte Olenski à sa
-femme lui était trop présent. Il hasarda:</p>
-
-<p>&mdash;Et le messager...</p>
-
-<p>&mdash;Le messager, reprit M<sup>me</sup> Olenska, toujours souriante,
-aurait pu déjà repartir; mais il a voulu rester jusqu'à ce soir, afin de me
-donner le temps de réfléchir...</p>
-
-<p>&mdash;Et vous étiez en train de réfléchir?</p>
-
-<p>&mdash;Non, car mon parti est pris. Je suis sortie pour respirer. On
-étouffe à l'hôtel. Je repars cet après-midi pour Portsmouth.</p>
-
-<p>Archer se leva, jeta un regard sur ce parc où l'été suffocant
-mettait comme une souillure.</p>
-
-<p>&mdash;Cet endroit est horrible! Pourquoi n'allons-nous pas sur la baie?
-La brise s'est levée, nous aurons moins chaud. Nous pourrions prendre le
-bateau jusqu'à Point-Arley.</p>
-
-<p>Elle hésitait; il continua:</p>
-
-<p>&mdash;Le lundi, il n'y aura pour ainsi dire personne sur le bateau. Mon
-train ne part pas avant le soir: je retourne à New-York. Qui nous
-empêche? insista-t-il; et debout, il la regardait. Brusquement, ces
-mots lui échappèrent:&mdash;N'avons-nous pas fait tout ce que nous avons
-pu?</p>
-
-<p>&mdash;Ne dites pas cela!</p>
-
-<p>&mdash;Je dirai ce que vous voudrez. Je ne dirai rien, si vous l'ordonnez.
-Quel mal y aurait-il à cette promenade? Tout ce que je veux, c'est vous
-entendre, dit-il d'une voix mal assurée.</p>
-
-<p>Elle tira une petite montre d'or attachée à une chaîne émaillée.</p>
-
-<p>&mdash;Ne mesurez pas les minutes, s'écria-t-il, soyez généreuse,
-donnez-moi une journée. Je veux vous arracher à cet homme... À quelle
-heure doit-il venir?</p>
-
-<p>&mdash;À onze heures.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, venez tout de suite.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez rien à craindre, même si je ne viens pas.</p>
-
-<p>&mdash;Ni vous non plus... si vous venez. Je vous jure que je veux
-seulement vous écouter, savoir ce que vous avez fait depuis que
-je vous ai vue.</p>
-
-<p>Une anxiété dans le regard, elle hésitait encore.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi n'êtes-vous pas venu jusqu'à la plage me chercher,
-le jour où j'étais chez ma grand'mère? demanda-t-elle:</p>
-
-<p>&mdash;Parce que vous ne vous êtes pas retournée. Parce que vous n'avez
-pas senti que j'étais là. Je m'étais juré de ne vous parler, que si vous
-vous retourniez.</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est exprès que je ne me suis pas retournée.</p>
-
-<p>&mdash;Vous saviez que j'étais là?</p>
-
-<p>&mdash;Je le savais. J'avais reconnu la voiture de May. Et je suis
-descendue sur la plage.</p>
-
-<p>&mdash;Pour vous éloigner de moi le plus possible?</p>
-
-<p>Elle répéta à voix basse:</p>
-
-<p>&mdash;Pour m'éloigner de vous le plus possible.</p>
-
-<p>Il répondit, avec un rire jeune et joyeux cette fois.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! vous voyez que c'était inutile! J'aime mieux vous dire
-tout de suite que, si je suis venu à Boston, c'est uniquement pour vous
-voir. Mais partons, ne manquons pas notre bateau.</p>
-
-<p>&mdash;Notre bateau?&mdash;Un pli barra le front de la jeune
-femme:&mdash;Il faut que je rentre à l'hôtel pour laisser un mot.</p>
-
-<p>&mdash;Tous les mots que vous voudrez. Vous pouvez écrire ici. Il tira
-de sa poche un portefeuille et une des nouvelles plumes dites
-«stylographes.» J'ai même une enveloppe... vous voyez que le destin
-s'en mêle. Tenez, vous pourrez écrire sur vos genoux; je vais mettre
-la plume en marche en une seconde...</p>
-
-<p>Elle rit, et penchée, commença d'écrire. Archer s'éloigna. Radieux,
-il regardait les passants sans les voir. Ceux-ci se retournaient à la
-vue insolite d'une dame élégante qui écrivait sur ses genoux, sur un
-banc du Common.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska glissa la feuille de papier dans l'enveloppe,
-puis elle se leva. Ils se dirigèrent vers Beacon Street, firent signe à un
-fiacre, se firent conduire à l'hôtel. Devant la porte, Archer tendit la
-main comme pour prendre la lettre:</p>
-
-<p>«Dois-je la porter?» dit-il. Mais M<sup>me</sup> Olenska secoua la tête,
-s'élança hors de la voiture et disparut. Il n'était que dix heures et
-demie; mais le messager, impatient et désœuvré, ne pouvait-il déjà
-être là, parmi tous ceux qu'Archer entrevoyait dans le hall, attablés
-devant des boissons rafraîchissantes?</p>
-
-<p>Il attendit, faisant les cent pas. Un jeune Sicilien dont les yeux
-ressemblaient à ceux de Nastasia voulut cirer ses chaussures, et une
-Irlandaise lui vendre des pêches. À tout moment, les portes
-s'ouvraient, des malheureux fondant en eau, le chapeau rejeté en
-arrière sur les fronts ruisselants, sortaient ou s'engouffraient, lui
-jetant un regard au passage. Et lui les regardait avec une sorte de
-stupeur, tous pareils, et pareils aussi à tant d'autres hommes
-ruisselants qui, à la même heure, sur tout le territoire, passaient
-aux portes battantes des hôtels.</p>
-
-<p>Soudain un nouveau visage fit sursauter Archer. Il ne fit que
-l'entrevoir. C'était un jeune homme pâle, lui aussi abattu par la
-chaleur, mais avec quelque chose de plus vif, de plus personnel, de plus
-sensible que les autres? Un brusque souvenir s'éveilla dans l'esprit
-d'Archer, mais s'effaça et disparut. Sans doute, c'était un étranger,
-égaré ici dans le flot bostonien. M<sup>me</sup> Olenska ne revenait pas;
-il s'inquiétait. «Si elle ne vient pas bientôt, j'irai la chercher,» se
-dit-il. Les portes s'ouvrirent de nouveau et elle se trouva à ses
-côtés. Ils montèrent en voiture; Archer regarda sa montre: elle avait
-été absente trois minutes.</p>
-
-<p>Assis côte à côte sur le banc d'un bateau qui ne transportait que de
-rares voyageurs, ils ne trouvèrent rien à se dire; ou plutôt, ce
-qu'ils avaient à se dire se communiquait mieux dans le silence.</p>
-
-<p>Quand les roues du vapeur commencèrent à tourner, que les quais et les
-entrepôts reculèrent dans le brouillard d'été, il sembla à Archer
-que tout le vieux monde familier reculait aussi. Il aurait voulu
-demander à M<sup>me</sup> Olenska si elle partageait cette impression,
-l'impression qu'ils partaient pour un long voyage, dont peut-être ils
-ne reviendraient jamais. Mais il craignait en parlant de troubler l'eau
-dormante de sa confiance. À la vérité, il ne voulait pas trahir cette
-confiance... Pendant des jours et des nuits, la mémoire de leur unique
-baiser avait brûlé ses lèvres, et la veille encore, quand il se
-dirigeait vers Portsmouth, le souvenir d'Ellen le traversait comme une
-flamme; mais, maintenant qu'elle était là et que tous deux se
-laissaient ainsi porter au courant de l'inconnu, ils semblaient avoir
-atteint cette mystérieuse et intime communication que la moindre parole
-peut rompre.</p>
-
-<p>Quand le bateau tourna vers la mer, ils sentirent le souffle de la
-brise. De molles ondulations ridèrent la baie, puis l'écume parut à
-la crête des vagues. De lourdes vapeurs couvraient encore la ville,
-mais au delà s'étendait un monde nouveau d'eaux remuantes, de
-promontoires dressant leurs phares sous le soleil. M<sup>me</sup> Olenska,
-appuyée au rebord du bateau, buvait la fraîcheur par ses lèvres
-entr'ouvertes. Elle avait roulé un grand voile autour de son chapeau, mais
-le visage restait découvert, et Archer fut frappé par son expression de
-tranquille gaieté.</p>
-
-<p>Dans la salle à manger du petit hôtel, ils trouvèrent une bande en
-innocente partie de plaisir: des instituteurs et maîtresses d'école en
-congé, leur dit l'hôtelier.</p>
-
-<p>&mdash;Impossible de causer dans tout ce bruit, dit Archer. Je vais
-demander une petite salle où nous serons seuls.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska ne fit pas d'objection. La pièce où ils entrèrent
-s'ouvrait sur une longue véranda de bois, que venait battre la mer: ils
-s'assirent à une table couverte d'une grosse nappe à carreaux rouges
-sur laquelle étaient posés un flacon de pickles et une tarte aux
-myrtilles. Jamais cabinet particulier moins équivoque n'avait abrité
-une promenade clandestine. Archer crut saisir cette impression dans le
-sourire légèrement amusé de M<sup>me</sup> Olenska.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXIV">XXIV</a></h4>
-
-
-<p>Ils déjeunèrent lentement, avec des alternances de mutisme et de
-causerie fiévreuse. L'enchantement qui les avait tenus éloignés se
-brisait enfin: ils avaient beaucoup à se dire, et pourtant les paroles
-qu'ils prononçaient n'étaient souvent que l'accompagnement d'un
-merveilleux solo de silence. Penchée sur la table, le menton appuyé
-sur ses mains jointes, Ellen contait sa vie depuis qu'ils ne s'étaient
-pas vus.</p>
-
-<p>Elle s'était fatiguée de la société de New-York, très aimable,
-d'une hospitalité presque gênante. Elle n'oublierait jamais l'accueil
-qu'elle avait reçu à son retour d'Europe; mais l'attrait de la
-nouveauté passé, elle s'était reconnue, disait-elle, trop «autre.»
-Aussi, elle s'était décidée à essayer de Washington, où elle
-trouvait une plus grande diversité de monde et d'idées. Elle était
-sur le point de s'y installer; elle y ferait un intérieur à la pauvre
-Medora, qui avait lassé la patience de toute sa famille.</p>
-
-<p>&mdash;Mais le Docteur Carver? Vous n'avez pas peur de lui?</p>
-
-<p>&mdash;Le danger Carver est passé. Le Docteur Carver est un homme très
-fort: c'est une femme riche qu'il lui faut. Mais Medora, comme adepte,
-est pour lui une bonne réclame.</p>
-
-<p>&mdash;Adepte de quoi?</p>
-
-<p>&mdash;De toutes sortes d'idées sociales, aussi nouvelles que folles. Et
-pourtant, au fond, ces chimères m'intéressent plus que l'aveugle
-obéissance à la tradition qui sévit dans notre milieu. Et quelle
-tradition? Celle des autres. C'est un peu bête d'avoir découvert
-l'Amérique pour en faire la copie des autres pays!</p>
-
-<p>Le front du jeune homme s'assombrit.</p>
-
-<p>&mdash;Et Beaufort? Est-ce que vous dites ces choses-là à Beaufort?
-demanda-t-il brusquement.</p>
-
-<p>&mdash;Certes, et il les comprend très bien. Mais je ne l'ai pas vu
-depuis longtemps.</p>
-
-<p>&mdash;C'est ce que je vous ai toujours dit: vous ne nous aimez pas.
-Beaufort vous plaît parce qu'il nous ressemble si peu.</p>
-
-<p>Il parcourut des yeux la chambre nue, dont les fenêtres ouvraient sur
-la plage nue, et les maisonnettes d'un blanc de chaux qui s'alignaient
-sur la côte.</p>
-
-<p>&mdash;Chez nous il n'y a ni personnalité, ni caractère, ni variété. Nous
-sommes ennuyeux à mourir. Je ne sais pas, fit-il subitement, pourquoi
-vous ne retournez pas là-bas.</p>
-
-<p>Il s'attendait à une riposte indignée; mais la jeune femme garda
-le silence et parut réfléchir.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi? prononça-t-elle enfin. Je crois que c'est à cause
-de vous.</p>
-
-<p>Elle n'aurait pu faire cet aveu avec moins de passion, d'un ton moins
-propre à flatter une vanité d'homme. Archer rougit jusqu'aux tempes,
-ne fit pas un mouvement et n'osa pas répondre.</p>
-
-<p>&mdash;Du moins, continua-t-elle, c'est vous qui m'avez fait comprendre
-que, sous l'ennui et l'uniformité de cette vie, se cachent des choses si
-belles, si nuancées, si délicates, que même celles à quoi je tenais
-le plus dans mon ancienne vie semblent médiocres en comparaison.
-Comment dire?... Je n'avais jamais compris jusqu'alors que les plaisirs
-les plus raffinés s'achètent souvent au prix de la cruauté, de la
-bassesse... Je veux, continua-t-elle, être parfaitement loyale avec
-vous et avec moi-même. Longtemps j'ai espéré l'occasion de vous dire
-quelle sorte de secours vous m'avez apporté, ce que vous avez fait de
-moi.</p>
-
-<p>Archer l'interrompit avec un rire amer.&mdash;Et vous? Qu'est-ce que
-vous croyez avoir fait de moi?... Oui, de moi, car je suis votre œuvre bien
-plus que vous n'avez jamais été la mienne. Je suis l'homme qui a
-épousé une certaine femme parce qu'une autre lui a ordonné de le
-faire.</p>
-
-<p>À la pâleur d'Ellen succéda une rougeur fugitive.</p>
-
-<p>&mdash;Je croyais... vous aviez promis... vous ne deviez pas me dire
-aujourd'hui de ces choses.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! que cela est bien d'une femme! Aucune de vous ne veut
-regarder jusqu'au fond d'une mauvaise affaire.</p>
-
-<p>Elle baissa la voix.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que votre mariage est une mauvaise affaire... pour
-May?</p>
-
-<p>Debout contre la fenêtre, il tapotait la vitre. Il sentait dans
-toutes ses fibres la tendresse anxieuse qu'elle avait mise dans
-ce nom de May.</p>
-
-<p>&mdash;Car c'est cela qui importe. N'est-ce pas vous qui m'en avez
-convaincue? insista-t-elle doucement.</p>
-
-<p>&mdash;Moi? répéta-t-il, ses yeux fixés sur la mer.</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui,&mdash;et, suivant sa pensée avec effort:&mdash;Si notre
-sacrifice est inutile, si cela ne sert à rien, tout ce que je suis revenue
-chercher chez nous, tout ce qui m'avait fait paraître, par contraste, mon
-passé si vide, si misérable, tout cela ne serait qu'un rêve...</p>
-
-<p>&mdash;Et dans ce cas, il n'y a aucune raison pour que vous ne repartiez
-pas?...</p>
-
-<p>Les yeux d'Ellen s'attachèrent sur lui avec angoisse:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que vraiment il n'y a aucune raison?</p>
-
-<p>&mdash;Aucune, si vous avez joué votre va-tout sur le succès de mon
-mariage. Car mon mariage est manqué.</p>
-
-<p>Elle ne répondit pas, et il continua:</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'avez, la première, fait entrevoir ce que serait une vraie
-vie, et en même temps vous me demandiez d'en continuer une qui n'est qu'un
-mensonge. Cela passe l'endurance humaine.</p>
-
-<p>&mdash;Ne dites pas cela, puisque cette vie, je l'endure!
-s'écria-t-elle.</p>
-
-<p>Ses bras étaient retombés sur la table; elle restait là, le visage
-exposé au regard du jeune homme, comme dans l'abandon d'un péril
-désespéré. Ce visage, à ce moment, semblait révéler toute son
-âme. Archer restait muet, confondu de ce qu'il comprenait tout à coup.</p>
-
-<p>&mdash;Vous aussi? Oh! vous aussi? balbutia-t-il.</p>
-
-<p>Les larmes débordèrent des paupières d'Ellen et roulèrent lentement
-le long de ses joues.</p>
-
-<p>Ni l'un ni l'autre ne fit un mouvement. Archer se sentait étrangement
-indifférent à la présence physique de la jeune femme: il n'en aurait
-presque pas eu conscience, si une de ses mains n'avait attiré son
-regard, la même main sur laquelle, un soir, pour les détourner du
-visage d'Ellen, il avait fixé ses yeux dans la petite maison de la
-Vingt-troisième rue. Il avait connu l'amour qui se nourrit de caresses;
-mais cette passion grandie au plus intime de lui-même, l'élevait
-au-dessus du désir. Sa seule terreur était de faire un geste qui
-dispersât le son des paroles d'Ellen... Mais bientôt une sorte de
-désespoir l'envahit: ainsi ils étaient là, ensemble, tout près l'un
-de l'autre, et pourtant chacun d'eux restait rivé à sa destinée
-propre; ils auraient aussi bien pu avoir entre eux la moitié du monde.</p>
-
-<p>&mdash;Tout est inutile, puisque vous repartirez, s'écria-t-il.</p>
-
-<p>Elle restait immobile, les paupières baissées:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne partirai pas maintenant, murmura-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Pas maintenant, mais un jour... Un jour que vous prévoyez
-déjà?</p>
-
-<p>Elle leva sur lui des yeux clairs.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous le promets, je ne partirai pas tant que vous aurez
-du courage, tant que nous pourrons nous regarder en face loyalement,
-comme aujourd'hui.</p>
-
-<p>Il retomba sur sa chaise.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle vie pour vous! gémit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Faudra qu'elle fasse partie de la vôtre?...</p>
-
-<p>&mdash;Et la mienne aussi fera partie de la vôtre...</p>
-
-<p>Elle fît signe que oui.</p>
-
-<p>&mdash;Et ce doit être tout...&mdash;pour l'un et pour l'autre?</p>
-
-<p>&mdash;Ce sera tout, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>Maintenant ils avaient tout dit. Il se dressa, oubliant son angoisse, ne
-voyant plus que la douceur infinie de ce visage. Elle se leva aussi, non
-pour aller au-devant de lui ni pour le fuir, mais tranquille, calme
-comme si le plus dur de sa tâche était accompli, et qu'elle n'eût
-plus qu'à attendre: si tranquille, que tandis qu'il s'avançait vers
-elle, ses mains ouvertes semblaient le guider au lieu de l'écarter.
-Leurs mains se joignirent, et les bras tendus d'Ellen le tinrent assez
-éloigné pour qu'il pût lire tout ce qu'exprimait ce visage.</p>
-
-<p>Se tinrent-ils ainsi longtemps? Le temps pour Ellen de communiquer tout
-ce qu'elle avait à dire, et pour lui de sentir qu'une seule chose
-importait: ne rien hasarder qui pût faire de cette rencontre la
-dernière. Il devait confier leur avenir à Ellen, sans rien lui
-demander d'autre que de le garder serré dans ses mains closes.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas, je ne veux pas que vous souffriez, dit-elle
-avec un sanglot dans la voix en retirant ses mains.</p>
-
-<p>Et lui suppliait:</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne partirez pas? Vous ne partirez pas?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne partirai pas, dit-elle.</p>
-
-<p>Cependant la bande des jeunes professeurs quittait la table, prenait ses
-chapeaux, se mettait en branle pour le quai. Le vapeur blanc attendait
-devant l'embarcadère, et, au-dessus des eaux lumineuses, Boston
-émergeait dans la brume.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXV">XXV</a></h4>
-
-
-<p>Quand il se trouva sur le bateau, parmi les autres touristes, Archer
-se sentit pénétré d'un calme qui lui apportait à la fois de l'étonnement
-et de la force. Et pourtant, il n'avait pas même frôlé de ses
-lèvres la main de M<sup>me</sup> Olenska, ni obtenu d'elle un mot de
-promesse. C'était le résultat de l'équilibre parfait que M<sup>me</sup>
-Olenska avait su établir entre ce qu'ils devaient de loyauté aux autres et
-de franchise à eux-mêmes. Cet équilibre, elle l'avait trouvé non dans
-un adroit calcul mais dans la sincérité invincible qu'avaient
-révélée ses larmes et ses hésitations. Maintenant que le danger
-était passé, Archer se sentait rempli d'une sorte de crainte
-rétrospective, et remerciait le sort que nulle vanité masculine, nul
-désir de jouer un rôle, ne l'eût induit dans la tentation de la
-tenter elle-même. Après le serrement de mains avec lequel ils
-s'étaient séparés à la gare, Archer s'était éloigné seul, avec le
-sentiment qu'il venait de sauver plus d'amour qu'il n'en avait
-sacrifié.</p>
-
-<p>Il rentra au cercle, s'assit seul dans le salon de lecture, revivant
-chaque seconde de ces heures passées avec elle. Il voyait de plus en
-plus clairement que si elle se décidait à rejoindre son mari, ce ne
-serait pas pour retrouver les avantages de sa vie passée, même aux
-nouvelles conditions qui lui étaient offertes. Non; elle ne repartirait
-que si elle se sentait devenir une tentation pour Archer, la tentation
-de tomber de cette altitude que tous deux avaient voulu atteindre. Elle
-resterait près de lui aussi longtemps qu'il ne la presserait pas sur la
-voie du danger, et il dépendrait de lui de la garder ainsi sauve, mais
-intangible.</p>
-
-<p>Dans le train, ces pensées l'occupaient encore, l'enveloppaient dans
-une sorte de nuage. Il était toujours dans cet état d'absorption quand
-il s'éveilla le lendemain matin du sommeil agité du sleeping, dans la
-suffocation d'une journée de septembre à New-York. Tandis que passait
-sur le quai le flot des visages flétris de chaleur, tout à coup une
-figure lui apparut distincte, s'approcha, s'imposa. C'était, il le
-reconnut, ce même visage de jeune homme qu'il avait vu la veille,
-sortant de l'hôtel Parker, et dont il avait remarqué le type
-particulier.</p>
-
-<p>La même impression le saisit à nouveau, s'accompagnant d'un obscur
-réveil d'anciens souvenirs, lorsque le jeune homme, s'avançant vers
-Archer, leva son chapeau et dit en anglais:</p>
-
-<p>&mdash;Il me semble que nous nous sommes rencontrés à Londres,
-Monsieur?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, je me souviens, répondit Archer, en lui serrant
-cordialement la main. Alors, vous êtes venu malgré tout,
-continua-t-il, en reconnaissant avec curiosité le visage intelligent du
-petit précepteur avec qui il avait dîné chez Mrs Carfry.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis venu, dit M. Rivière, avec un sourire nerveux, mais pas
-pour longtemps. Je repars après-demain.</p>
-
-<p>Comme Archer le priait à déjeuner, il lui demanda seulement à Archer
-la permission d'aller le voir dans la journée. Archer fixa une heure,
-et griffonna son adresse.</p>
-
-<p>M. Rivière fut exact au rendez-vous. Ce fut lui qui, avant même
-d'accepter un siège, ouvrit brusquement l'entretien:</p>
-
-<p>&mdash;Je crois vous avoir vu, monsieur, hier à Boston.</p>
-
-<p>Archer allait formuler un mot d'assentiment quand les paroles furent
-arrêtées sur ses lèvres par quelque chose de mystérieux et cependant
-de significatif dans le regard insistant de son visiteur.</p>
-
-<p>&mdash;C'est étrange, continua M. Rivière, que nous nous soyons
-rencontrés dans les circonstances où je me trouve.</p>
-
-<p>&mdash;Quelles circonstances? interrogea Archer, en se demandant si
-le précepteur avait besoin d'argent.</p>
-
-<p>M. Rivière persistait à scruter Archer de ses yeux interrogateurs.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis venu, non pour chercher un emploi, comme je l'avais
-envisagé lors de notre conversation à Londres, mais pour une mission
-particulière.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! s'écria Archer. En un éclair, les deux rencontres, celle de
-Boston devant l'hôtel, celle de ce matin à la gare, s'étaient liées
-dans son esprit; il s'arrêta pour considérer la situation qui se
-révélait soudain. M. Rivière, lui aussi, restait silencieux.</p>
-
-<p>&mdash;Une mission particulière, répéta enfin Archer. Sa voix résonnait
-sèchement; il se sentit maîtrisé par un mouvement de jalousie et de
-défiance. Tous les doutes suggérés par le dossier de la comtesse
-Olenska, et toujours refoulés, s'éveillaient en lui. Il fit un effort
-pour prier M. Rivière de s'asseoir.</p>
-
-<p>&mdash;C'est à propos de cette mission que vous vouliez me consulter?
-demanda Archer.</p>
-
-<p>M. Rivière baissa la tête:</p>
-
-<p>&mdash;Je voudrais, si vous le permettez, vous parler de la comtesse
-Olenska.</p>
-
-<p>Archer savait depuis quelques instants que ce nom allait venir, mais
-quand il vint, le sang lui monta aux tempes comme s'il avait été
-frappé par une branche rebondissant dans un fourré.</p>
-
-<p>&mdash;Et dans l'intérêt de qui faites-vous cette démarche?</p>
-
-<p>M. Rivière répondit hardiment:</p>
-
-<p>&mdash;Je pourrais dire dans son intérêt à elle, si ce n'était manquer
-aux convenances. Disons plutôt: dans l'intérêt de la simple justice.</p>
-
-<p>Archer le regarda d'un air ironique.</p>
-
-<p>&mdash;En d'autres termes, c'est vous qui êtes le messager du comte
-Olenski?</p>
-
-<p>Le visage bistré de M. Rivière se colora à son tour.</p>
-
-<p>&mdash;Pas vis à vis de vous, monsieur. Si je viens vous voir, c'est
-en me plaçant sur un tout autre terrain.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous comprends pas. Êtes-vous, oui ou non, un
-mandataire?</p>
-
-<p>Le jeune homme réfléchit.</p>
-
-<p>&mdash;Ma mission est terminée. En ce qui concerne M<sup>me</sup>
-Olenska, elle a échoué.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'y peux rien, reprit Archer, sur le même ton d'ironie.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mais vous pouvez...</p>
-
-<p>M. Rivière s'arrêta, examina la doublure de son chapeau, qu'il
-tournait dans ses mains gantées; puis, levant les yeux vers Archer, il
-reprit:&mdash;Vous pouvez, monsieur, j'en suis convaincu, user de votre
-influence pour qu'elle échoue, de même auprès de la famille de
-M<sup>me</sup> Olenska.</p>
-
-<p>Archer repoussa sa chaise, se leva d'un bond.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien ce que j'ai l'intention de faire! s'écria-t-il. Il
-regardait de haut en bas, avec courroux, le petit Français qui
-s'était levé aussi.</p>
-
-<p>M. Rivière pâlit.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, éclata Archer, avez-vous pu croire, puisque vous
-paraissez vous adresser à moi comme parent de M<sup>me</sup> Olenska, que
-je me placerais à un autre point de vue que celui de sa famille?</p>
-
-<p>M. Rivière le regarda avec angoisse:</p>
-
-<p>&mdash;Seriez-vous donc d'accord avec la famille pour penser, qu'en face
-des nouvelles propositions qui lui sont faites, il est presque impossible à
-M<sup>me</sup> Olenska de ne pas retourner chez son mari?</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous dire? s'écria Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Avant de voir M<sup>me</sup> Olenska, avant d'aller à Boston,
-j'ai eu,&mdash;sur la demande du comte Olenski,&mdash;plusieurs entretiens
-avec Mr Lovell Mingott. Je crois comprendre qu'il représente l'opinion de
-sa mère, et que Mrs Manson Mingott exerce une grande influence sur sa
-famille.</p>
-
-<p>Archer se taisait, dans la stupeur de découvrir que de telles
-négociations avaient eu lieu sans qu'il en eût seulement été averti.
-Il comprit que la famille avait cessé de le consulter, avertie par
-quelque profond instinct de clan qu'il ne la suivrait plus. Il se
-rappela la remarque de May, le soir de la fête du tir à l'arc:
-«Peut-être, après tout, Ellen serait-elle plus heureuse avec son
-mari.» Il se souvint de sa riposte indignée. Il se rendit compte aussi
-que, depuis lors, sa femme n'avait plus prononcé devant lui le nom de
-M<sup>me</sup> Olenska. L'allusion de May n'avait été sans doute que le
-brin de paille levé pour voir d'où vient le vent. Le résultat avait été
-communiqué à la famille, et Archer tacitement exclu de leurs conseils.
-Il admirait la discipline de tribu qui soumettait May à cette décision.
-Elle trouvait probablement, avec sa famille, que M<sup>me</sup> Olenska
-aurait une meilleure situation comme femme malheureuse que comme femme
-séparée, et qu'il était inutile de discuter le cas avec Newland, qui
-mettait parfois en doute les vérités les plus évidentes.</p>
-
-<p>&mdash;Est-il possible, reprit M. Rivière, que vous ne sachiez pas que
-la famille se demande si elle a le droit de conseiller à la comtesse
-Olenska le refus des dernières propositions de son mari?</p>
-
-<p>&mdash;Celles que vous avez apportées?</p>
-
-<p>&mdash;Celles que j'ai apportées.</p>
-
-<p>Archer fut sur le point de répondre que ce qu'il pouvait savoir ou ne
-pas savoir ne regardait en rien M. Rivière; mais l'attitude du jeune
-homme lui en imposait, et il répondit à la question par une autre.</p>
-
-<p>&mdash;Quel est votre but en venant me parler de tout ceci?</p>
-
-<p>La réponse ne se fit pas attendre.</p>
-
-<p>&mdash;Je viens vous prier, monsieur, vous prier avec toute la force
-dont je suis capable, de ne pas laisser la comtesse Olenska retourner
-auprès de son mari.</p>
-
-<p>Archer le regarda avec un étonnement croissant.</p>
-
-<p>&mdash;Puis-je vous demander, dit-il enfin, si c'est dans ce sens
-que vous avez parlé à M<sup>me</sup> Olenska?</p>
-
-<p>M. Rivière rougit, mais ses yeux ne se baissèrent point.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai accepté ma mission de bonne foi. Je croyais vraiment, pour
-des raisons dont il est inutile que je vous importune, qu'il valait mieux
-pour M<sup>me</sup> Olenska retrouver la situation, la fortune et les
-conditions sociales que la position de son mari lui assure.</p>
-
-<p>&mdash;Évidemment; sinon, vous auriez difficilement accepté une pareille
-mission.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne l'aurais pas acceptée.</p>
-
-<p>&mdash;Alors?</p>
-
-<p>Durant un silence, leurs regards se croisèrent, cherchant à
-se pénétrer.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! monsieur, après l'avoir vue, après l'avoir écoutée, j'ai
-compris qu'elle était mieux ici. J'ai rempli ma mission loyalement.
-J'ai développé les arguments du comte. J'ai communiqué ses offres,
-sans y ajouter aucun commentaire personnel. La comtesse a bien voulu
-m'écouter patiemment; elle a poussé la bonté jusqu'à me recevoir
-deux fois; elle a étudié impartialement tout ce que j'étais venu lui
-dire. Et c'est au cours de ces deux conversations que j'ai changé
-d'avis, et que les choses me sont apparues sous un autre jour.</p>
-
-<p>&mdash;Puis-je vous demander à quoi est dû ce revirement?</p>
-
-<p>&mdash;Au changement que j'ai constaté en elle.</p>
-
-<p>&mdash;Vous connaissiez donc déjà la comtesse?</p>
-
-<p>Le visage du jeune homme se colora à nouveau.</p>
-
-<p>&mdash;Je la voyais chez son mari. Je connais le comte Olenski depuis
-plusieurs années. Vous comprenez qu'il n'aurait pu charger un étranger
-d'une pareille mission.</p>
-
-<p>&mdash;Et de quel genre est ce changement que vous avez constaté?</p>
-
-<p>&mdash;Cela est difficile à expliquer... Après tout, ce n'est peut-être
-pas elle qui a changé, c'est moi qui me suis rendu compte pour la
-première fois, en la voyant dans son pays, qu'elle est une Américaine,
-et que certaines choses acceptées dans d'autres, sociétés, ou au
-moins tolérées, pour une Américaine de son espèce sont impossibles. Si
-les parents de M<sup>me</sup> Olenska connaissaient mieux le milieu où il
-s'agit pour elle de rentrer, ils la soutiendraient dans son refus; mais
-ils ont l'air de prendre la démarche du comte pour un élan de
-tendresse conjugale...</p>
-
-<p>Pendant quelques secondes, Archer ne se sentit pas assez maître de lui
-pour prononcer une parole. Il entendit M. Rivière reculer sa chaise,
-comprit que celui-ci s'était levé, et, ayant tourné les yeux vers
-lui, il le vit aussi ému qu'il l'était lui-même.</p>
-
-<p>&mdash;Merci, dit-il, simplement.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez pas à me remercier, monsieur, c'est moi qui...
-plutôt...</p>
-
-<p>M. Rivière s'arrêta comme s'il éprouvait, lui aussi, une difficulté
-à parler. Puis il continua d'une voix plus ferme:</p>
-
-<p>&mdash;Je voudrais cependant ajouter une chose, vous m'avez demandé si
-j'étais au service du comte Olenski. Je suis revenu chez lui, il y a
-quelques mois, en raison de difficultés personnelles comme il s'en
-présente quand on a la charge de parents malades ou âgés; mais,
-depuis que j'ai fait la démarche de venir vous voir pour vous faire
-certaines confidences, je considère que je ne puis continuer mes
-fonctions auprès du comte. Je le lui dirai en arrivant.</p>
-
-<p>M. Rivière salua, prêt à se retirer. Archer lui tendit les mains
-et les deux hommes s'étreignirent.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXVI">XXVI</a></h4>
-
-
-<p>Tous les ans, le quinze octobre, la Cinquième Avenue rouvrait ses
-persiennes, déroulait ses tapis et raccrochait ses triples rideaux.
-Vers le premier novembre, ces préparatifs étaient terminés, et la vie
-mondaine recommençait. Vers le quinze, la saison battait son plein:
-l'opéra et les théâtres affichaient leurs nouveaux programmes, les
-invitations pleuvaient; on fixait les dates des bals. Et,
-invariablement, à cette époque, Mrs Archer disait que New-York était
-bien changé.</p>
-
-<p>Mrs Archer vivait retirée du monde et l'observait du haut de sa
-solitude. Secondée par Mr Jackson et Miss Sophy, elle notait chaque
-craquement nouveau à la surface de la société, chaque plante intruse
-qui cherchait à pousser entre les carrés réguliers des gros légumes
-mondains. Toute sa jeunesse durant, Archer s'était amusé de cet oracle
-annuel, et d'entendre énumérer de menus signes de désagrégation qui
-avaient échappé à son insouciance de jeune homme. Selon Mrs Archer,
-New-York ne changeait que pour empirer, et Miss Sophy Jackson,
-là-dessus, renchérissait.</p>
-
-<p>Mr Sillerton Jackson, en homme du monde, prêtait l'oreille aux
-lamentations des dames, et suspendait son jugement. Cependant, il ne
-pouvait nier que la société changeât. Même Newland Archer, le second
-hiver après son mariage, fut obligé d'avouer que, si le changement
-n'était pas encore accompli, certainement il était en cours.</p>
-
-<p>Ce sujet fut abordé comme d'habitude au dîner du Thanksgiving Day<a name="FNanchor_2_1" id="FNanchor_2_1"></a><a href="#Footnote_2_1" class="fnanchor">[2]</a>
-que donnait Mrs Archer. À la date où elle était officiellement
-invitée à rendre grâces pour les bénédictions de l'année, elle
-avait coutume de faire, avec tristesse, quoique sans amertume, le bilan
-de son petit univers, et de se demander quel objet donner à sa
-gratitude. Ce n'était certes pas l'état de la société. La
-société,&mdash;si toutefois elle existait encore!&mdash;offrait plutôt un
-spectacle digne des malédictions bibliques et, du reste, chacun savait
-quelles étaient les intentions du révérend Dr Ashmore quand il avait
-choisi comme texte un passage de Jérémie pour son sermon d'action de
-grâces.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas de doute, le docteur Ashmore a raison, disait-elle
-en secouant la tête.</p>
-
-<p>&mdash;C'est égal, c'est un singulier texte pour un jour d'actions de
-grâces, observa Miss Jackson, et son hôtesse reprit sèchement:&mdash;Il
-nous engage à remercier le ciel pour le peu qui nous reste.</p>
-
-<p>&mdash;La folie de la toilette d'abord, commença Miss Jackson. Sillerton
-m'a menée à la première de l'Opéra, et je vous affirme que Jane Merry
-était la seule qui portât une robe de l'année dernière, une robe
-venue de chez Worth il y a deux ans; je le sais parce que c'est ma
-couturière qui rectifie à l'arrivée ses robes de Paris.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Jane Merry est des nôtres, dit Mrs Archer en soupirant.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, reprit Miss Jackson, elle est du petit nombre de celles qui
-gardent les traditions. Dans ma jeunesse, il était de mauvais goût de
-porter les dernières modes; Amy Sillerton m'a toujours dit qu'à Boston
-il fallait mettre en réserve pendant deux ans les robes de Paris. La
-vieille Mrs Baxter Pennilow, qui faisait très bien les choses, faisait
-venir douze robes par an: deux de satin, deux de soie et six autres de
-popeline ou de cachemire fin. C'était une commande à date fixe, et
-comme elle a été alitée pendant deux ans avant sa mort, ses filles
-ont trouvé quarante-huit robes de Worth qui étaient toujours restées
-dans leur papier de soie.</p>
-
-<p>&mdash;Boston est plus conservateur que New-York; mais je trouve plus
-comme il faut de ne porter ses robes françaises qu'après une saison, dit
-Mrs Archer.</p>
-
-<p>&mdash;C'est Beaufort qui a lancé le nouveau genre, en faisant arborer à
-sa femme ses toilettes parisiennes dès leur arrivée. Quelquefois il faut
-toute la distinction de Regina pour ne pas ressembler à... à...</p>
-
-<p>Miss Jackson jeta un regard autour de la table, surprit les yeux
-ronds de Janey, et finit sa phrase dans un murmure inintelligible.</p>
-
-<p>&mdash;À ses rivales, dit Mr Sillerton Jackson, comme pour lancer
-une épigramme.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! firent les dames, et Mrs Archer ajouta:&mdash;La pauvre
-Regina, son jour de Thanksgiving n'a pas été bien gai. Avez-vous entendu
-parler, Sillerton, des bruits qui courent sur les spéculations de
-Beaufort?</p>
-
-<p>Mr. Jackson fit un oui nonchalant. Tout le monde était au courant:
-il dédaignait de confirmer une histoire passée déjà dans le domaine
-public.</p>
-
-<p>Il se fit un lourd silence. Personne n'aimait véritablement Beaufort,
-et on n'eût pas été fâché d'apprendre les pires choses sur sa vie
-privée. Cependant, qu'il pût entacher d'un déshonneur financier la
-famille de sa femme, c'était là un scandale dont ses ennemis
-eux-mêmes ne pouvaient se réjouir. Le vieux New-York d'Archer
-tolérait l'hypocrisie dans les relations privées, mais en affaires il
-exigeait une honnêteté complète et inattaquable. Il n'était personne
-qui ne se rappelât comment, après la dernière faillite de Wall
-Street, les chefs de la maison qui croulait avaient été frappés
-d'anéantissement social. Il en serait de même pour les Beaufort, en
-dépit du pouvoir du banquier et de la vogue mondaine de sa femme. Toute
-la force liguée de ses parents ne pourrait sauver la pauvre Regina, si
-les bruits qu'on faisait courir sur les spéculations illicites de son
-mari se confirmaient.</p>
-
-<p>La conversation aborda des sujets moins sombres, mais qui semblaient
-tous renforcer chez Mrs Archer le sentiment que la société était en
-train de s'effondrer.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais, Newland, que tu autorises la chère May à aller aux
-dimanches de Mrs Struthers, commença-t-elle.</p>
-
-<p>May l'interrompit en riant:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! vous savez, tout le monde va maintenant chez Mrs Struthers.
-Elle a été invitée à la dernière réception de grand'mère.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais, je sais, ma chérie, soupira Mrs Archer, mais que
-voulez-vous, quand on ne va dans le monde que pour s'amuser! J'en veux
-encore un peu à votre cousine M<sup>me</sup> Olenska d'avoir été la
-première à patronner Mrs Struthers.</p>
-
-<p>Une rougeur subite colora le visage de la jeune Mrs Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Ellen, murmura-t-elle, du même ton de désapprobation dont
-ses parents auraient dit: «Oh! les Blenker!»</p>
-
-<p>C'était la note adoptée par la famille quand il s'agissait de
-M<sup>me</sup> Olenska, depuis que celle-ci, contre l'avis de ses parents,
-s'était dérobée aux avances de son mari. Pourtant, chez May, cette attitude
-surprenait; Archer la regardait, gêné, et la sentant étrangère à
-lui, comme cela lui arrivait chaque fois qu'elle subissait l'ambiance
-familiale. Elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne crois pas qu'Ellen se soucie beaucoup de l'opinion du
-monde.</p>
-
-<p>Chacun savait que la comtesse Olenska n'était plus dans les bonnes
-grâces de sa famille. La vieille Mrs Manson Mingott elle-même, son
-champion, avait dû renoncer à la défendre quand elle avait refusé de
-rejoindre son mari. Les Mingott n'avaient pas formulé tout haut leur
-opinion: la solidarité chez eux était trop forte. Comme le disait Mrs
-Welland, ils s'étaient contentés de laisser la pauvre Ellen chercher
-un milieu à son niveau, et elle l'avait trouvé dans les obscures
-régions où régnaient les Blenker, et où les «gens de lettres»
-célébraient leurs rites sans prestiges. C'était incroyable, mais
-c'était un fait: Ellen tournant le dos à son destin de privilégiée
-se déclassait. La conclusion n'en était que plus évidente; elle avait
-commis une lourde faute en ne retournant pas chez Olenski. Après tout,
-la place d'une jeune femme était sous le toit de son mari, surtout
-quand elle l'avait quitté dans des circonstances que&mdash;hum!&mdash;si on
-voulait y regarder de près...</p>
-
-<p>&mdash;M<sup>me</sup> Olenska est très appréciée par les messieurs,
-observa miss Sophy avec un faux air de conciliation.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est là le danger pour une jeune femme comme M<sup>me</sup>
-Olenska, opina tristement Mrs Archer; et là-dessus les dames ramassèrent
-leurs traînes pour se rendre dans le salon pendant que les hommes gagnaient
-la bibliothèque gothique.</p>
-
-
-<p>Installé devant le feu, consolé de l'insuffisance du dîner par
-la perfection de son cigare, Mr Jackson devint communicatif et
-important:</p>
-
-<p>&mdash;Si le krach Beaufort se produit, il y aura des révélations,
-annonça-t-il.</p>
-
-<p>Archer leva vivement la tête. Ce nom suscitait toujours en lui une
-vision précise: la lourde personne de Beaufort, dans son opulente
-pelisse, s'avançant sur la neige à Skuytercliff.</p>
-
-<p>&mdash;C'est inévitable, continua Mr Jackson. Ce sera la plus vilaine
-des lessives. Car ce n'est pas pour Regina qu'il a dépensé son argent.</p>
-
-<p>&mdash;Espérons qu'il s'en tirera, dit Archer, désireux de changer
-de sujet.</p>
-
-<p>Une pensée l'obsédait. Pourquoi May avait-elle rougi au nom d'Ellen?
-Quatre mois s'étaient écoulés depuis la journée d'été qu'il avait passée
-avec M<sup>me</sup> Olenska. Depuis, il ne l'avait pas revue. Sachant
-qu'elle était retournée à Washington dans la petite maison qu'elle
-habitait avec Medora Manson, il lui avait écrit une fois pour lui
-demander quand il pourrait la revoir; elle avait répondu: «Pas
-encore.» Depuis, plus rien; mais il lui avait érigé dans son cœur un
-sanctuaire qui bientôt était devenu le seul théâtre de sa vie
-réelle; là aboutissaient toutes ses idées, tous ses sentiments. Hors
-de là, sa vie ordinaire lui semblait de plus en plus irréelle. Il se
-heurtait contre les préjugés et les points de vue traditionnels comme
-un homme absorbé se heurte contre le mobilier de sa chambre. Il était
-absent. Il s'étonnait parfois que les personnes qui l'entouraient
-pussent s'imaginer qu'il fût encore là.</p>
-
-<p>Mr Jackson reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas jusqu'à quel point la famille de votre femme
-se rend compte combien ce refus de M<sup>me</sup> Olenska est regrettable.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi regrettable?</p>
-
-<p>Le regard de Mr Jackson coula le long de sa jambe, jusqu'à la
-chaussette lisse bordée de l'escarpin verni.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! sans chercher plus loin, de quoi vivra-t-elle
-maintenant?</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant?</p>
-
-<p>&mdash;Oui: si Beaufort est ruiné...</p>
-
-<p>Archer se leva d'un bond, frappant du poing le bureau de noyer:
-les couvercles du double encrier de cuivre sursautèrent.</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous dire par là?</p>
-
-<p>Mr Jackson, se redressant un peu, regarda avec sang-froid la
-figure bouleversée du jeune homme.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, je tiens de bonne source,&mdash;en fait, de la vieille
-Catherine elle-même,&mdash;que la famille a considérablement réduit la
-rente de la comtesse Olenska depuis qu'elle a refusé de retourner chez son
-mari. Par ce refus, la comtesse a aussi renoncé aux sommes qui lui avaient
-été reconnues par contrat.</p>
-
-<p>Archer, appuyé contre la cheminée, secoua sur le foyer les cendres
-de son cigare.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais rien des affaires de M<sup>me</sup> Olenska; mais je
-n'ai pas besoin de les connaître pour être certain que ce que vous
-insinuez...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ce n'est pas moi, c'est Lefferts, interrompit Mr Jackson.</p>
-
-<p>&mdash;Lefferts! qui lui a fait la cour, et qui a été remis à sa
-place, dit Archer avec mépris.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! il lui a fait la cour? rétorqua l'autre, comme si c'était
-là ce qu'il avait cherché à savoir.</p>
-
-<p>Archer s'était laissé prendre au piège.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, allons! reprit Mr Jackson, c'est fâcheux qu'elle ne soit
-pas partie avant la faillite Beaufort. Si elle part maintenant et que
-celui-ci croule, l'impression, qui, entre nous, n'est pas particulière
-à Lefferts, sera confirmée.</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne partira certainement pas! à présent moins que
-jamais!...</p>
-
-<p>Archer n'eut pas plus tôt prononcé ces mots qu'il se rendit
-compte qu'il était de nouveau tombé dans un piège.</p>
-
-<p>Le vieillard le fixa du regard.</p>
-
-<p>&mdash;C'est votre avis? Vous avez vos raisons, sans doute. Mais tout le
-monde vous dira que les quelques sous qui appartiennent à Medora Manson
-sont entre les mains de Beaufort. Et comment les deux femmes
-pourront-elles surnager s'il vient à sombrer? M<sup>me</sup> Olenska peut
-encore amadouer la vieille Catherine, qui avait pourtant violemment pris
-parti pour le retour chez le mari. La vieille Catherine pourrait lui faire
-une belle rente; mais nous savons tous qu'elle n'aime pas à se séparer de
-son argent. Et le reste de la famille a tout intérêt à ne pas voir
-rester ici M<sup>me</sup> Olenska.</p>
-
-<p>Archer brûlait d'une colère impuissante. Tout l'avertissait d'être
-prudent, mais les insinuations à propos de Beaufort l'exaspéraient.
-Pourtant Mr Jackson, sous le toit de sa mère, était son hôte. Le
-vieux New-York observait scrupuleusement l'étiquette de l'hospitalité:
-un désaccord avec un invité ne devait pas dégénérer en dispute.</p>
-
-<p>&mdash;Allons-nous rejoindre ma mère? proposa Archer sèchement, quand Mr
-Jackson eut laissé tomber dans le cendrier de cuivre son dernier cône
-de cendres.</p>
-
-
-<p>Pendant le retour, May garda un silence singulier; Archer se souvint de
-sa brusque rougeur à dîner, et sentit une menace. Laquelle? Il ne le
-devinait pas; mais il lui suffisait de se souvenir que c'était le nom
-de M<sup>me</sup> Olenska qui avait si visiblement troublé sa femme.</p>
-
-<p>Ils montèrent l'escalier. Archer se dirigea vers la bibliothèque, où
-May le suivait ordinairement; mais il l'entendit prendre le couloir qui
-conduisait à sa chambre.</p>
-
-<p>&mdash;May, appela-t-il brusquement.</p>
-
-<p>Elle revint sur ses pas.</p>
-
-<p>&mdash;Cette lampe file encore. Les domestiques pourraient faire
-attention à la mèche, grommela-t-il, nerveux.</p>
-
-<p>&mdash;Je regrette. Cela n'arrivera plus, dit-elle, de ce ton ferme et
-dégagé qu'elle avait appris de sa mère. Elle se pencha pour baisser
-la mèche. La façon qu'elle avait déjà de se plier à son humeur,
-comme s'il était un Mr Welland plus jeune, énervait Archer.</p>
-
-<p>&mdash;May, dit-il tout à coup, je peux être obligé d'aller à Washington
-pour quelques jours,&mdash;bientôt,&mdash;la semaine prochaine peut-être.</p>
-
-<p>La main de la jeune femme resta appuyée sur la clef de la lampe pendant
-qu'il parlait. La chaleur de la flamme avait donné de l'éclat à son
-visage, mais elle pâlit en regardant son mari.</p>
-
-<p>&mdash;Pour affaires? demanda-t-elle, d'un ton qui impliquait qu'il ne
-pouvait y avoir d'autre raison, et qu'elle avait posé la question
-automatiquement, pour achever la phrase.</p>
-
-<p>&mdash;Naturellement. Il y a une question de brevet qui vient devant
-la Cour Suprême.</p>
-
-<p>Il donna le nom de l'inventeur, et continua, fournissant des
-détails avec un luxe de fausse précision.</p>
-
-<p>&mdash;Le changement vous fera du bien, dit-elle simplement quand il eut
-fini; et elle ajouta, du ton qu'elle aurait pris pour lui rappeler
-quelque devoir ennuyeux, en le regardant dans les yeux avec un sourire
-franc et candide:</p>
-
-<p>&mdash;Et surtout, n'oubliez pas d'aller voir Ellen.</p>
-
-<p>Ce fut le seul mot prononcé entre eux sur ce sujet, mais dans leur code
-cela signifiait: «Vous comprenez, bien entendu, que je sais tout ce qui
-a été dit sur Ellen, et que je suis de tout cœur avec ma famille dans
-l'effort tenté pour l'engager à retourner chez son mari. Je sais aussi
-que, pour des raisons que vous n'avez pas cru devoir me dire, vous
-l'avez dissuadée de suivre ce conseil unanime. Je sais que c'est avec
-votre appui qu'Ellen nous brave tous, et s'expose aux critiques
-auxquelles Mr Jackson a probablement fait allusion ce soir. C'est du
-reste ce qui vous a rendu si nerveux. Puisque rien jusqu'ici n'a pu vous
-faire changer d'attitude, j'interviens à mon tour, sous la seule forme
-admise entre gens bien élevés quand ils ont quelque chose de pénible
-à se communiquer. Comprenez bien que je sais votre intention bien
-arrêtée de voir Ellen quand vous serez à Washington, et que vous n'y
-allez peut-être que pour cela; et puisque vous la verrez sûrement, je
-veux que ce soit avec mon entière et absolue approbation.»</p>
-
-<p>Sa main était encore sur la clef de la lampe quand le dernier mot de ce
-message muet parvint à Archer. Elle baissa la mèche, leva le globe et
-souffla sur la flamme.</p>
-
-<p>&mdash;Elles sentent moins quand on les éteint en soufflant,
-expliqua-t-elle, avec son ton assuré de maîtresse de maison. Sur le
-pas de la porte, elle se retourna et attendit le baiser de son mari.</p>
-
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_1" id="Footnote_2_1"></a><a href="#FNanchor_2_1"><span class="label">[2]</span></a>Le Thanksgiving Day est une fête nationale des États-Unis
-qui a lieu le dernier jeudi de novembre. Une proclamation du Président
-invite tous les citoyens à rendre grâces au ciel pour les bienfaits
-reçus pendant l'année.</p></div>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXVII">XXVII</a></h4>
-
-
-<p>Le lendemain, dans Wall Street, les nouvelles de la situation de
-Beaufort étaient plus rassurantes. On savait qu'en cas d'urgence, le
-banquier trouverait de puissants appuis. Et, ce soir-là, quand Mrs
-Beaufort parut à l'Opéra parée de son même sourire et d'un nouveau
-collier d'émeraudes, la société poussa un soupir de soulagement.</p>
-
-<p>Archer s'était décidé au voyage à Washington. Il attendait seulement
-l'ouverture du procès dont il avait parlé à May, pour en faire
-coïncider la date avec son absence. Mais le mardi suivant, ayant appris
-par Mr Letterblair que la cause était remise de plusieurs semaines, il
-rentra chez lui résolu à partir malgré tout le lendemain. Il y avait
-toute chance que May, qui ne savait rien de sa vie professionnelle, et
-n'y portait aucun intérêt, n'apprît pas ce renvoi de l'affaire, et ne
-se rappelât pas les noms des plaideurs, s'ils étaient prononcés
-devant elle. Quoi qu'il dût arriver, il avait besoin de revoir
-M<sup>me</sup> Olenska. Il avait trop de choses à lui dire...</p>
-
-<p>Le lendemain, quand il arriva au bureau, il trouva Mr Letterblair
-extrêmement troublé. En fait, Beaufort n'avait pas réussi à «s'en
-tirer,» mais, en répandant des rumeurs favorables, il avait rassuré
-ses déposants, et de fortes sommes avaient été versées à la banque
-jusqu'à la veille au soir. Puis les bruits fâcheux avaient repris leur
-vol. En conséquence, une foule de déposants avaient déjà envahi la
-banque et très probablement elle fermerait ses portes, avant la nuit.
-Cette manœuvre de la dernière heure, tentée par Beaufort, était
-qualifiée de la façon la plus dure, et sa faillite s'annonçait comme
-une des plus déshonorantes dans l'histoire de Wall Street.</p>
-
-<p>L'étendue du désastre laissait Mr Letterblair atterré.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai vu de vilaines choses de mon temps, mais rien de pareil.
-Tout le monde est atteint, d'une manière ou d'une autre. Et que fera-t-on
-pour Mrs Beaufort? Que peut-on faire pour elle? Je plains Mrs Manson
-Mingott plus que n'importe qui; à son âge, on ne sait jamais l'effet que
-peut produire une pareille catastrophe. Elle a toujours eu confiance en
-Beaufort. Elle en avait fait un ami! Puis il y a toute la famille
-Dallas. La pauvre Mrs Beaufort est alliée à chacun de vous. Sa seule
-ressource serait de quitter son mari. Mais qui peut le lui conseiller?
-Son devoir est auprès de lui, et elle n'a jamais eu l'air de
-s'apercevoir qu'il la trompait.</p>
-
-<p>On frappa à la porte. Un clerc remit une lettre à Archer. Le jeune
-homme, reconnaissant l'écriture de sa femme, ouvrit l'enveloppe et lut:
-«Voulez-vous rentrer le plus tôt possible? Grand'mère a eu une
-légère attaque la nuit dernière. Elle a appris, on ne sait comment,
-avant nous tous, les affreuses nouvelles de la banque. Mon oncle Lovell
-est absent de New-York, et le scandale a tellement bouleversé mon
-pauvre papa qu'il ne peut pas quitter sa chambre. Maman a le plus grand
-besoin de vous. Je vous en prie, venez tout droit chez grand'mère.»</p>
-
-<p>Quelques minutes plus tard, Archer était chez Mrs Mingott. Le vestibule
-avait l'aspect insolite que prend une maison bien tenue devant
-l'invasion soudaine de la maladie. Des manteaux et des fourrures
-s'entassaient sur les chaises; une trousse et un pardessus de médecin
-se trouvaient sur la table, où lettres et cartes déjà s'accumulaient.</p>
-
-<p>May mena Archer dans le boudoir de la vieille dame. Ce fut là que Mrs
-Welland communiqua à son gendre, d'une voix basse, épouvantée, les
-détails de l'accident. La veille au soir, il s'était passé quelque
-chose de terrible et de mystérieux. Juste au moment où Mrs Mingott
-venait de finir sa patience, la sonnette de la porte avait retenti, et
-une dame soigneusement voilée, que les domestiques ne reconnurent pas
-tout d'abord, avait demandé à être introduite.</p>
-
-<p>Le maître d'hôtel, au son d'une voix familière, avait ouvert les
-portes du boudoir en annonçant: «Mrs Julius Beaufort.» Les deux dames
-avaient dû rester ensemble, estimait-il une heure à peu près. Quand
-Mrs Mingott sonna, Mrs Beaufort s'était déjà esquivée, et la vieille
-dame était seule, assise dans son grand fauteuil, toute blanche et
-effrayante à voir. Elle fit signe au maître d'hôtel de l'aider à
-regagner sa chambre. Sa femme de chambre la mit au lit et se retira.
-Mais à trois heures du matin, la sonnette retentit encore, et les deux
-domestiques accoururent à cet appel insolite (la vieille Catherine
-dormait ordinairement comme un enfant). C'est alors qu'ils avaient
-trouvé leur maîtresse appuyée contré les oreillers, les lèvres
-grimaçantes, tandis qu'une de ses petites mains pendait inerte au bout
-de l'énorme bras.</p>
-
-<p>L'attaque était légère; mais l'alarme avait été grande, et plus
-grande encore fut l'indignation quand on apprit, par les fragments de
-phrases que balbutia la malade, que Regina Beaufort était venue lui
-demander de soutenir son mari, de ne pas les «lâcher,» comme elle
-disait, en somme, d'engager toute la famille à couvrir et à patronner
-l'abominable scandale!</p>
-
-<p>&mdash;Je lui ai dit: «L'honneur a toujours été l'honneur, et
-l'honnêteté l'honnêteté, dans la maison de Manson Mingott; et il en
-sera ainsi tant qu'on ne m'emmènera pas les pieds devant,» avait
-bégayé la vieille dame, avec la voix épaisse de l'hémiplégie. Et
-quand Regina Beaufort avait dit: «Mais mon nom, ma tante, mon nom est
-Regina Dallas,» j'ai dit: «Ton nom était Beaufort quand il t'a
-couverte de bijoux, et doit rester Beaufort maintenant qu'il t'a
-couverte de honte.»</p>
-
-<p>Mrs Lovell Mingott, qui écrivait dans une pièce voisine, vint se
-mêler à l'entretien. De leur temps, disaient les deux belles-sœurs,
-une femme dans le cas de Regina n'avait qu'une idée: s'effacer et
-disparaître avec son mari.</p>
-
-<p>&mdash;On dit que le collier d'émeraudes qu'elle portait à l'opéra
-vendredi dernier, ajouta Mrs Lovell Mingott, avait été envoyé par le
-bijoutier, à condition, dans la journée. Je me demande s'il le reverra
-jamais.</p>
-
-<p>Archer écoutait l'inexorable chœur. Lui aussi était trop
-profondément imbu du code de l'honnêteté financière pour céder à
-la pitié: une probité sans tache était le «noblesse oblige» du
-vieux New-York des affaires. Pour Mrs Beaufort, Archer éprouvait
-certainement plus de compassion que n'en témoignaient ses parents
-indignés; mais-il lui semblait que le lien entre mari et femme, même
-s'il pouvait se briser dans la prospérité, devenait indissoluble dans
-l'infortune. Comme le disait Mr Letterblair, la place d'une femme était
-à côté de son mari dans l'adversité. Quant à la société, il y a
-des malheurs dont elle s'éloigne; et la prétention inouïe de Mrs
-Beaufort d'y trouver un appui semblait faire d'elle presque la complice
-du banquier. Couvrir un déshonneur, c'était la seule chose à quoi la
-famille en tant qu'institution dût se refuser.</p>
-
-<p>La femme de chambre mulâtre pria Mrs Lovell Mingott de passer dans le
-vestibule, et peu après, cette dernière revint, fronçant les
-sourcils.</p>
-
-<p>&mdash;Ma belle-mère veut que je télégraphie à Ellen Olenska. J'avais
-écrit à Ellen, bien entendu, ainsi qu'à Medora; mais il paraît que
-cela ne suffit pas. Je dois envoyer une dépêche immédiatement, et lui
-dire qu'elle vienne seule.</p>
-
-<p>May proposa:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous que j'écrive le télégramme, ma tante? S'il part
-tout de suite, Ellen pourra prendre le train de demain matin.</p>
-
-<p>Elle prononça les deux syllabes «Ellen» d'une voix claire, comme
-si elle tapait sur deux clochettes d'argent.</p>
-
-<p>&mdash;Comment faire? dit Mrs Lovell Mingott. Jasper et le valet de
-pied sont tous les deux sortis pour porter des lettres et des
-télégrammes.</p>
-
-<p>May se retourna vers son mari avec un sourire:</p>
-
-<p>&mdash;Newland s'en chargera. Voulez-vous porter le télégramme,
-Newland?</p>
-
-<p>Archer acquiesça, et elle s'assit devant le bonheur-du-jour en
-palissandre pour écrire la dépêche. Elle la sécha soigneusement et
-la tendit à Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Quel dommage que vous, deviez justement vous croiser avec
-Ellen!&mdash;Newland, ajouta-t-elle, en se tournant vers sa mère, est
-obligé d'aller à Washington pour une affaire de brevet qui vient
-devant la Cour Suprême.</p>
-
-<p>Sur le point de sortir, Archer entendit sa belle-mère qui disait,
-s'adressant probablement à Mrs. Lovell Mingott:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi vous fait-elle appeler Ellen Olenska? et la voix
-cristalline de May reprit: Peut-être veut-elle insister encore une fois
-pour qu'Ellen retourne auprès de son mari.</p>
-
-<p>La porte de la maison se referma, et Archer se dirigea d'un pas
-pressé vers le bureau télégraphique.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXVIII">XXVIII</a></h4>
-
-
-<p>&mdash;O&mdash;ol&mdash;ol&mdash;Comment ça s'écrit-il? demanda la voix
-aigre de la jeune télégraphiste à qui Archer tendait la dépêche.</p>
-
-<p>&mdash;Olenska&mdash;O&mdash;len&mdash;ska, répéta-t-il, reprenant le
-télégramme pour inscrire le nom en caractères plus lisibles au-dessus de la
-large écriture enfantine de May.</p>
-
-<p>&mdash;C'est un nom bien exotique pour notre quartier, fit une voix
-inattendue, et Archer, se retournant, vit auprès de lui Lawrence
-Lefferts. Imperturbable, celui-ci tirait sa belle moustache, en
-affectant de ne pas regarder la dépêche.</p>
-
-<p>&mdash;Je pensais bien vous rencontrer ici, Newland. En apprenant
-l'attaque de la vieille Mrs Mingott, je suis parti pour demander des
-nouvelles, et je vous ai aperçu tournant le coin. Vous en venez, je
-suppose?</p>
-
-<p>Archer fit signe que oui, et poussa le télégramme sous le guichet.</p>
-
-<p>&mdash;Ça va mal, hein? continua Lefferts. On avertit la famille? Ça
-doit être grave, si vous y comprenez la comtesse Olenska!</p>
-
-<p>Les lèvres d'Archer se serrèrent et il eut une furieuse envie
-de gifler ce long, élégant et vaniteux visage.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'entendez-vous par là? questionna-t-il sèchement.</p>
-
-<p>Lefferts, qui d'ordinaire évitait les discussions, leva les sourcils,
-comme pour rappeler à son compagnon que derrière le grillage se tenait
-une oreille attentive. Rien n'était de plus mauvais ton (Lefferts le
-faisait comprendre par ce geste) que de se quereller dans un lieu
-public.</p>
-
-<p>Archer était exaspéré; mais il fallait éviter un incident sur le nom
-de M<sup>me</sup> Olenska. Il paya le télégramme, et les deux jeunes gens
-sortirent ensemble. Dans la rue, Archer, ayant retrouvé son sang-froid,
-déclara que Mrs Mingott allait beaucoup mieux. Lefferts se déclara
-heureux et soulagé et s'empressa de passer à la faillite de Beaufort
-qui était annoncée par tous les journaux, reléguant au second plan la
-nouvelle de l'attaque de Mrs Mingott.</p>
-
-<p>Tout New-York était contristé par l'histoire du déshonneur de
-Beaufort. Quant à Mrs Beaufort, depuis sa démarche nocturne auprès de
-Mrs Manson Mingott, on la trouvait plus cynique encore que lui. Pourtant
-elle n'avait pas l'excuse d'une origine étrangère. Il y avait un
-certain plaisir à se rappeler que Beaufort était un étranger; mais si
-une Dallas de la Caroline du Sud prenait parti pour lui, et disait avec
-désinvolture qu'il rétablirait bientôt sa situation, l'argument
-perdait de sa valeur. Il n'y avait plus qu'à plaindre les malheureuses
-victimes, telles que Medora Manson, les pauvres vieilles Miss Lanning,
-et d'autres dames de bonnes familles, mal conseillées, qui, si elles
-avaient seulement écouté Mr Henry van der Luyden...</p>
-
-<p>&mdash;Ce que les Beaufort ont de mieux à faire,&mdash;disait Mrs
-Archer, se résumant comme pour un diagnostic,&mdash;c'est d'aller vivre
-dans la petite propriété de Regina dans la Caroline du Nord. Beaufort a
-toujours eu une écurie de courses: il pourrait faire l'élevage de
-trotteurs. Je croirais volontiers qu'il a toutes les qualités d'un
-excellent maquignon.</p>
-
-<p>Le lendemain, Mrs Manson Mingott allait beaucoup mieux; elle avait
-retrouvé assez de voix pour ordonner que le nom des Beaufort ne fut
-plus prononcé devant elle. Quand vint le Dr Bencomb, elle demanda
-quelle mouche piquait sa famille de faire tant d'embarras autour de sa
-santé.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà ce qui arrive aux gens de mon âge quand ils s'obstinent à
-manger du poulet en mayonnaise le soir, observa-t-elle; et, le médecin
-ayant changé fort à propos son régime, l'attaque prit le nom
-d'indigestion.</p>
-
-<p>Cependant, malgré la fermeté de son attitude, la vieille Catherine ne
-se remit pas tout à fait d'aplomb. Cette indifférence qui est un effet
-de l'âge n'avait pas diminué sa curiosité pour les affaires des
-autres, mais lui avait enlevé toute pitié pour leurs chagrins. Elle
-parut n'éprouver aucune difficulté à chasser le désastre Beaufort de
-sa pensée. Mais, pour la première fois, elle commença de
-s'intéresser à certains membres de sa famille auxquels jusqu'alors
-elle n'avait témoigné aucun intérêt.</p>
-
-<p>Mr Welland, en particulier, eut ce privilège d'attirer son attention.
-C'était celui de ses gendres qu'elle avait le plus constamment ignoré,
-et tous les efforts de sa femme pour le représenter comme un esprit
-rare (si seulement il avait voulu se faire valoir) n'avaient provoqué
-chez elle qu'un gloussement de dérision. Mais comme valétudinaire il
-méritait la considération; Mrs Mingott l'invita à venir la voir, afin
-de comparer leurs régimes, dès que sa température le permettrait.</p>
-
-<p>Vingt-quatre heures après l'envoi de la dépêche à M<sup>me</sup>
-Olenska, un télégramme annonça qu'elle arriverait de Washington le
-lendemain soir. Qui prendrait le bac pour aller la chercher au terminus de
-Jersey City? Chez les Welland, où les Newland Archer se trouvaient à
-déjeuner, la difficulté semblait aussi insurmontable que si le Hudson
-avait été l'Atlantique, et la discussion devint très animée. Mrs
-Welland ne pouvait aller à la rencontre de sa nièce puisqu'elle devait
-accompagner son mari chez Mrs Mingott, et qu'il fallait garder le coupé
-pour ramener Mr Welland, s'il se trouvait trop impressionné par cette
-première visite à sa belle-mère après l'attaque. Les fils Welland
-seraient à leurs affaires. La voiture de Mrs Mingott devait aller
-chercher Mr Lovell Mingott, qui arrivait à cette même heure à une
-autre gare, et on ne pouvait demander à May, par un soir d'hiver,
-d'aller seule jusqu'à Jersey City, même dans sa voiture. Pourtant, ce
-serait peu aimable, et contraire au désir de Mrs Mingott, de laisser
-arriver M<sup>me</sup> Olenska sans qu'un membre de la famille l'attendît
-à la gare. Archer proposa:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous que j'aille la chercher? Je peux facilement quitter
-mon bureau assez tôt pour retrouver le coupé au bac, si May veut l'y
-envoyer.</p>
-
-<p>Pendant qu'il parlait, il sentait son cœur battre follement.</p>
-
-<p>Mrs Welland poussa un soupir de soulagement, et May enveloppa
-son mari d'un sourire approbateur.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez, maman, tout s'arrange, dit-elle, se penchant pour
-déposer un baiser d'adieu sur le front inquiet de sa mère.</p>
-
-<p>Le coupé de May l'attendait à la porte. En s'installant, elle dit
-à son mari:</p>
-
-<p>&mdash;Expliquez-moi comment vous pourrez aller demain au-devant
-d'Ellen, et la ramener, si vous partez pour Washington?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vais plus à Washington. Le procès est ajourné.</p>
-
-<p>&mdash;C'est singulier. J'ai vu ce matin un mot de Mr Letterblair,
-adressé à maman, disant qu'il allait demain à Washington pour une grosse
-affaire de brevets qu'il doit plaider devant la Cour Suprême. Vous
-m'avez bien dit que c'était une affaire de brevets, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Justement; nous ne pouvons pas tous y aller et Letterblair
-a décidé ce matin qu'il irait.</p>
-
-<p>&mdash;Alors l'affaire n'est pas ajournée? continua-t-elle, avec une
-insistance qui lui ressemblait si peu qu'Archer sentit le sang lui
-monter au visage.</p>
-
-<p>&mdash;L'affaire, non, mais mon départ, répondit-il, maudissant toutes
-les explications inutiles qu'il avait données pour préparer son voyage.
-Où avait-il lu que les menteurs adroits donnent des explications, mais
-que les plus adroits n'en donnent pas? Ce qui lui était odieux,
-c'était moins encore de faire un accroc à la vérité, que de voir May
-s'appliquer à faire semblant qu'elle ne remarquait pas son mensonge.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'irai que plus tard, et cela se trouve bien, puisque cela
-arrange votre famille, continua-t-il, dissimulant son irritation sous un
-accent ironique.</p>
-
-<p>À cet instant, leurs regards se croisèrent, et peut-être leurs
-pensées se pénétrèrent plus avant que l'un et l'autre ne l'auraient
-désiré.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, acquiesça May avec un sourire voulu, cela tombe très
-bien que vous puissiez aller au-devant d'Ellen. Cela fait plaisir
-à maman.</p>
-
-<p>&mdash;J'en suis enchanté.</p>
-
-<p>La voiture s'arrêta à la station de tramway où Newland devait
-descendre pour regagner Wall Street. May posa sa main sur celle
-de son mari:</p>
-
-<p>&mdash;Adieu, mon chéri, dit-elle.</p>
-
-<p>Ses yeux étaient si bleus qu'il se demanda plus tard s'il ne
-les avait pas vus briller à travers des larmes.</p>
-
-<p>Il traversa rapidement le square, se répétant, comme dans une
-sorte de chant intérieur:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut deux bonnes heures pour aller de Jersey City chez
-la vieille Catherine; deux bonnes heures, et peut-être plus...</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXIX">XXIX</a></h4>
-
-
-<p>L'élégant coupé bleu de May, cadeau de noces des Welland, et dont le
-vernis était encore neuf, attendait Archer au bac. Il y monta et y fut
-transporté confortablement à Jersey City.</p>
-
-<p>C'était un après-midi sombre et neigeux, et les becs de gaz
-éclairaient faiblement la grande gare bruyante. Pendant qu'il arpentait
-le quai, Archer pensait à ces prophètes qui annonçaient qu'un tunnel
-passerait un jour sous l'Hudson, et amènerait directement à New-York
-les trains de Pennsylvanie. C'était la confrérie des visionnaires, de
-ceux qui prédisaient également des machines volantes, des bateaux
-traversant l'Atlantique en cinq jours, l'électricité remplaçant le
-gaz, la télégraphie sans fil, et autres merveilles des Mille et une
-nuits.</p>
-
-<p>&mdash;Tout cela m'est bien égal, songeait-il, puisqu'il n'y a pas
-aujourd'hui un tunnel sous l'Hudson.</p>
-
-<p>Avec une joie d'écolier, il se figurait M<sup>me</sup> Olenska
-descendant du train; il l'apercevrait de très loin, parmi les visages
-indifférents. Elle s'appuierait à son bras; il la guiderait vers la
-voiture; ils s'approcheraient lentement du bac, patinant sur le quai
-encombré de chevaux, de lourdes charrettes qui s'ébranlaient sous les
-vociférations des conducteurs. Et puis viendrait le silence soudain du
-départ, quand, sur le bac, ils seraient assis côte à côte, dans la
-voiture, sous la neige, tandis que la rive semblerait les fuir.</p>
-
-<p>La lointaine clameur du train s'approcha; puis la locomotive s'engouffra
-sous le hall. Archer se poussa à travers la foule, fouillant
-fiévreusement du regard chaque fenêtre des voitures haut perchées.
-Tout à coup, à deux pas de lui, il aperçut M<sup>me</sup> Olenska.
-Elle était très pâle: la surprise se lisait dans ses yeux. Leurs mains
-s'unirent, Archer sentit le bras d'Ellen glisser sous le sien. Il lui fraya
-un passage dans la foule; puis, tout se passa comme il l'avait rêvé. Il
-l'installa dans le coupé avec ses bagages, et eut plus tard le vague
-souvenir de l'avoir dûment rassurée sur la santé de sa grand'mère,
-et de lui avoir résumé la situation de Beaufort. Il fut frappé du ton
-qu'elle eut pour dire: «Pauvre Regina!» Pendant ce temps la voiture
-sortait de la gare et descendait la pente qui conduisait au quai, entre
-les chevaux effarés, les fourgons en attente. Tout à coup, ils
-croisèrent un corbillard vide. Oh! ce corbillard! Ellen ferma les yeux
-et saisit la main d'Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Pourvu que ce ne soit pas un avertissement. Pauvre
-grand'mère!</p>
-
-<p>&mdash;Mais non! Elle va beaucoup mieux; elle va très bien, vraiment.
-Là, nous l'avons dépassé! s'écria-t-il, comme si on avait conjuré le
-mauvais sort.</p>
-
-<p>Quand la voiture s'engagea sur le bac, il se pencha, défit le bouton
-qui fermait l'étroit gant brun de la main qu'il tenait encore, et en
-baisa la paume. Elle se dégagea doucement. Il dit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne comptiez pas me voir aujourd'hui?</p>
-
-<p>&mdash;Certes non.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai failli vous manquer. J'avais tout arrangé pour aller
-vous retrouver à Washington. Nous nous serions croisés.</p>
-
-<p>Elle poussa un petit oui, comme effrayée qu'ils eussent été si
-près de se manquer.</p>
-
-<p>&mdash;Savez-vous que je me rappelais à peine comment vous êtes?</p>
-
-<p>&mdash;Comment je suis?</p>
-
-<p>&mdash;Je veux dire... Comment vous expliquer? C'est toujours la même
-chose: à chaque rencontre, c'est comme si je vous voyais pour la première
-fois, comme si vous m'arriviez... de l'inconnu.</p>
-
-<p>&mdash;Oui... je comprends.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que?... Moi aussi, pour vous?</p>
-
-<p>Elle se tourna du côté de la vitre. Il l'appela:</p>
-
-<p>&mdash;Ellen! Ellen! Ellen!</p>
-
-<p>Elle ne répondit pas; et, sans plus rien dire, il regarda son profil
-s'effacer peu à peu dans le crépuscule rayé de neige. Qu'avait-elle
-fait pendant ces quatre longs mois? Combien peu ils se connaissaient,
-après tout! Les minutes passaient; mais il avait oublié tout ce qu'il
-voulait lui dire; il ne savait que méditer sur le mystère par lequel
-ils se trouvaient à la fois unis et si séparés. Être assis l'un
-contre l'autre sans même se voir, n'était-ce pas l'image de leur
-destin?</p>
-
-<p>&mdash;Quelle jolie voiture! Est-ce celle de May? demanda-t-elle
-tout à coup.</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, c'est elle qui vous a envoyé pour me chercher? Comme
-c'est aimable!</p>
-
-<p>Un moment de silence; puis il dit d'une voix changée:</p>
-
-<p>&mdash;Le secrétaire de votre mari est venu me voir le lendemain du
-jour où nous nous sommes rencontrés à Boston.</p>
-
-<p>Dans sa courte lettre à M<sup>me</sup> Olenska, Archer s'était gardé de
-mentionner la visite de M. Rivière. Mais aussi, pourquoi lui
-rappelait-elle qu'ils étaient dans la voiture de May? Il allait voir,
-à son tour, si une allusion à M. Rivière lui serait agréable! Comme
-en d'autres occasions où il avait cru la troubler, la jeune femme ne
-trahit aucune surprise. Elle s'informa:</p>
-
-<p>&mdash;M. Rivière est allé vous voir?</p>
-
-<p>&mdash;Ne le saviez-vous pas?</p>
-
-<p>&mdash;Nullement.</p>
-
-<p>&mdash;Et cela ne vous étonne pas?</p>
-
-<p>Elle hésita.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'y a-t-il à cela d'étonnant? M. Rivière m'a dit à Boston
-qu'il vous connaissait, qu'il vous avait rencontré, je crois,
-en Angleterre.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, je veux vous demander une chose.</p>
-
-<p>&mdash;Laquelle?</p>
-
-<p>&mdash;C'est M. Rivière qui vous a aidée à partir quand vous avez
-quitté votre mari?</p>
-
-<p>Le cœur du jeune homme battait à se rompre. À cette question,
-garderait-elle son calme?</p>
-
-<p>&mdash;C'est lui. Je lui ai beaucoup d'obligation, ajouta-t-elle sans
-que sa voix tranquille fût en rien altérée.</p>
-
-<p>L'accent était si naturel qu'Archer se tranquillisa. Encore une fois,
-elle était parvenue par sa seule simplicité à lui faire sentir qu'il
-agissait avec la banalité la plus risible, au moment même où il
-croyait jeter les conventions par-dessus bord.</p>
-
-<p>&mdash;Je crois que vous êtes la femme la plus sincère que j'aie
-jamais connue!</p>
-
-<p>&mdash;Une des plus vraies... répondit-elle, avec une voix caressante
-comme un sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Le mot importe peu... Vous regardez les choses en face.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! il l'a bien fallu. J'ai dû fixer mes yeux sur la Gorgone.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! elle ne vous a pas aveuglée.</p>
-
-<p>&mdash;Elle n'aveugle pas, elle brûle les larmes.</p>
-
-<p>La réponse semblait monter d'une profondeur d'expérience qu'il ne
-pouvait atteindre. La lente avance du bac avait cessé; sa proue se
-heurta contre les pilotis du quai avec une violence qui fit chanceler le
-coupé, et jeta Archer et M<sup>me</sup> Olenska l'un contre l'autre. Le
-jeune homme, frémissant, sentit sur lui la pression de l'épaule d'Ellen. Il
-lui passa le bras autour de la taille.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen, fit-il brusquement, comprenez-moi: ceci ne peut pas
-durer.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qui ne peut pas durer?</p>
-
-<p>&mdash;Que nous soyons ainsi, ensemble et séparés.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'auriez pas dû venir, dit-elle, la gorge serrée.</p>
-
-<p>Tout à coup elle se retourna, l'entoura de ses bras et mit un baiser
-sur ses lèvres. La voiture s'ébranla et s'emplit de lumière, en
-passant sous un réverbère. Ellen recula, et tous deux restèrent
-silencieux et immobiles pendant que le coupé se dégageait des abords
-de l'embarcadère. Quand ils eurent gagné la rue, Archer se mit à
-parler avec volubilité.</p>
-
-<p>&mdash;Ne craignez rien. Vous n'avez pas besoin de vous renfoncer ainsi
-dans votre coin: un baiser volé n'est pas ce que je veux. Je devine ce qui
-se passe en vous; vous estimez que le sentiment qui nous unit ne doit
-pas s'amoindrir dans une intrigue. Je n'aurais pas pu vous parler ainsi
-hier, parce que, quand nous sommes séparés et que j'aspire à vous
-revoir, tout mon être s'enflamme et chacune de mes pensées me brûle.
-Mais vous arrivez, et votre présence dépasse tellement mes souvenirs!
-Ce que je veux de vous, c'est tellement plus qu'une heure ou deux de
-temps en temps, avec des siècles d'attente et de soif dans
-l'intervalle! Et si je puis rester ainsi tranquille à côté de vous,
-c'est que j'ai dans ma tête une autre vision, et aussi la confiance
-qu'elle se réalisera.</p>
-
-<p>Elle ne répondit pas tout de suite; puis très bas:</p>
-
-<p>&mdash;De quelle vision voulez-vous parler?</p>
-
-<p>&mdash;Vous le savez. Et aussi qu'elle se réalisera.</p>
-
-<p>&mdash;Vous et moi réunis?</p>
-
-<p>Elle éclata d'un rire soudain et dur.</p>
-
-<p>&mdash;Pour me proposer une telle vision, vous choisissez bien
-l'endroit!</p>
-
-<p>&mdash;Le coupé de ma femme? Descendons et marchons, alors. Un peu
-de neige ne vous fait pas peur.</p>
-
-<p>Elle rit encore, mais plus doucement.</p>
-
-<p>&mdash;Non, je ne descendrai pas. J'ai hâte d'arriver chez grand-mère.
-Vous allez rester assis à côté de moi, et nous envisagerons ensemble non
-des rêves, mais des réalités.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas ce que vous entendez par des réalités. Pour
-moi, il n'y en a qu'une.</p>
-
-<p>Elle ne répondit que par un long silence, pendant lequel la voiture
-descendait une obscure rue transversale pour déboucher dans la lumière
-éclatante de la Cinquième Avenue.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voudriez donc faire de moi votre maîtresse, puisque je
-ne peux pas être votre femme? demanda-t-elle.</p>
-
-<p>Cette question directe le déconcerta. Maîtresse, c'était là un
-mot que les femmes de son monde évitaient de prononcer.</p>
-
-<p>Décontenancé, il balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Ce que je veux, c'est partir avec vous pour un monde où des mots
-comme celui-là,&mdash;des catégories comme celles-là,&mdash;n'existent pas:
-où nous serons simplement deux êtres qui s'aiment, qui sont tout l'un pour
-l'autre, pour lesquels le monde ne compte pas...</p>
-
-<p>Elle poussa un long soupir, qui s'acheva en un rire amer.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon ami! Où est-il, ce pays? Y êtes-vous jamais allé?</p>
-
-<p>Archer restait silencieux. Elle continua:</p>
-
-<p>&mdash;J'en connais tant qui ont essayé de le trouver; et, croyez-moi,
-ils sont tous descendus par erreur aux stations d'à côté, à Boulogne, à
-Pise, à Monte-Carlo, et ils y retrouvaient toujours le même vieux
-monde qu'ils voulaient abandonner, seulement plus petit, plus mesquin,
-plus laid.</p>
-
-<p>Archer ne lui connaissait pas cette âpreté de langage.</p>
-
-<p>&mdash;Je vois, dit-il enfin: la Gorgone a brûlé vos larmes.</p>
-
-<p>&mdash;Et elle m'a ouvert les yeux. Ce n'est pas vrai de dire qu'elle
-rend les gens aveugles. Au contraire, elle leur ouvre les yeux tout grands,
-elle leur coupe les paupières. Et l'on ne connaît plus jamais
-l'obscurité bienfaisante. Parmi les supplices qu'ont inventés les
-Chinois, n'en est-il pas un de ce genre?</p>
-
-<p>La voiture avait traversé la Quarante-deuxième Rue au trot rapide d'un
-cheval vigoureux. Archer était oppressé par le sentiment des minutes
-perdues, des paroles vaines.</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, dit-il, qu'allons-nous faire?</p>
-
-<p>&mdash;Nous? Il n'y a pas de nous dans ce sens-là! Nous ne sommes l'un
-près de l'autre qu'à condition de rester séparés. Alors seulement nous
-pouvons être nous-mêmes. Autrement, nous serons Newland Archer, le
-mari de la cousine d'Ellen Olenska, et Ellen Olenska, la cousine de la
-femme de Newland Archer, volant un bonheur qui ne leur appartient pas.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! je n'en suis plus là! gémit Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne savez pas ce que vous me demandez, dit-elle; et moi
-je le sais, ajouta-t-elle d'une voix singulière.</p>
-
-<p>Il resta silencieux, abîmé dans sa douleur. Puis, dans l'obscurité de
-la voiture, il chercha le porte-voix et donna l'ordre au cocher
-d'arrêter.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi nous arrêtons-nous? Nous ne sommes pas arrivés, s'écria
-M<sup>me</sup> Olenska.</p>
-
-<p>&mdash;Je descends ici, bégaya-t-il, et il sauta sur le pavé.</p>
-
-<p>À la lueur d'un réverbère, il vit le visage bouleversé de la jeune
-femme, le mouvement instinctif qu'elle fit pour le retenir. Il ferma la
-portière et s'y appuya un moment.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez raison, je n'aurais pas dû venir aujourd'hui, dit-il,
-en baissant la voix pour ne pas être entendu du cocher.</p>
-
-<p>Elle se pencha en avant et sembla prête à parler, mais déjà il avait
-donné l'ordre de repartir. La voiture s'éloignait. Archer resta cloué
-sur place. La neige avait cessé, et un vent cinglant le frappait au
-visage. Tout à coup il sentit quelque chose de raide et de froid sur
-ses cils: il pleurait, et le vent avait gelé ses larmes.</p>
-
-<p>Il mit ses mains dans ses poches et descendit la Cinquième Avenue,
-pour rentrer chez lui.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXX">XXX</a></h4>
-
-
-<p>Ce soir-là, quand Archer descendit, il ne trouva personne au salon. Il
-devait dîner seul avec sa femme; toutes les sorties du soir avaient
-été suspendues depuis la maladie de Mrs Manson Mingott, et il fut
-surpris que May, si exacte, ne l'eût pas devancé.</p>
-
-<p>Elle apparut enfin, en robe décolletée étroitement lacée: le
-protocole de leur monde exigeait la grande toilette, même en famille.
-Pas une coque ne manquait aux rouleaux compliqués de ses cheveux
-blonds. Mais Archer lui trouva le teint pâle et les traits tirés.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'êtes-vous devenu? demanda-t-elle. Je vous ai attendu chez
-grand'mère. Ellen est arrivée seule, disant qu'elle vous avait laissé
-en route, que vous aviez dû courir à vos affaires. Rien de fâcheux?</p>
-
-<p>&mdash;Non; quelques lettres à expédier.</p>
-
-<p>&mdash;Je regrette bien que vous ne soyez pas venu chez grand'mère;
-sans doute ces lettres étaient urgentes?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, fit-il, gêné par cette insistance.</p>
-
-<p>C'est vrai qu'il avait promis, le matin, d'aller retrouver May chez sa
-grand'mère. Cela l'irritait qu'un si léger manquement fût relevé
-contre lui après deux ans de mariage. Il était las de vivre dans la
-fiction d'une lune de miel qui avait les exigences de la passion sans en
-avoir la chaleur.</p>
-
-<p>Pendant le dîner, May lui apprit la nouvelle qui courait New-York. On
-disait que les Beaufort ne quittaient pas la ville, que Beaufort allait
-entrer dans une affaire d'assurances. Un tel aplomb passait toute
-imagination. Puis la conversation tourna dans l'étroit cercle habituel;
-mais Archer remarqua que sa femme ne fit aucune allusion à M<sup>me</sup>
-Olenska, ni à l'accueil qu'avait fait à celle-ci la vieille Catherine. Ce
-silence ne laissait pas d'avoir quelque chose d'inquiétant.</p>
-
-<p>Dans la bibliothèque, Archer alluma une cigarette et ouvrit un livre,
-tandis que May prenait son panier à ouvrage, et, approchant un fauteuil
-de la lampe voilée de vert, découvrait un coussin qu'elle brodait pour
-Newland. Elle n'était pas trop habile ouvrière: ses grandes mains
-fortes étaient faites pour tenir les guides ou la rame. Mais toutes les
-femmes brodant des coussins pour leurs maris, elle n'aurait pas manqué
-à cet acte de dévotion conjugale.</p>
-
-<p>Archer, quand il levait les yeux, la voyait penchée sur son métier.
-Ses manches courtes, bordées de ruches, découvraient ses bras ronds et
-fermes; le saphir de ses fiançailles brillait à sa main gauche,
-au-dessus de sa large alliance d'or, et l'autre main perçait lentement
-et laborieusement le canevas. En la voyant assise ainsi, sous la lampe,
-Archer se disait avec une sorte de découragement qu'il saurait toujours
-toutes les pensées que recelait ce front pur; que jamais, au cours des
-années à venir, elle ne le surprendrait par une fantaisie, une idée
-nouvelle, une faiblesse, une violence ou une émotion. Pendant leurs
-courtes fiançailles, elle avait épuisé tout ce qu'il y avait en elle
-de poétique et de romanesque. Maintenant, May mûrissait
-tranquillement, en une exacte reproduction de sa mère; et
-mystérieusement, et par suite du même développement, elle tendait à
-faire de lui un second Mr Welland. Il posa son livre et se leva. Elle
-redressa la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'y a-t-il?</p>
-
-<p>&mdash;On étouffe ici. J'ai besoin d'air.</p>
-
-<p>Il ouvrit les rideaux, releva le châssis à guillotine, et se pencha
-sur la nuit glacée. Ne plus voir May, assise près de la table, sous la
-lampe; apercevoir d'autres existences en dehors de la sienne, d'autres
-villes au delà de New-York, et tout un monde au delà de son monde,
-cela le soulageait; l'air en devenait plus respirable. Il resta quelques
-minutes ainsi, accoudé dans l'obscurité. Puis il entendit May qui
-appelait.</p>
-
-<p>&mdash;Newland! Fermez la fenêtre; vous allez mourir de froid.</p>
-
-<p>Il baissa le carreau et se retourna.</p>
-
-<p>«Mourir de froid? pensa-t-il; mais ne suis-je pas déjà mort?
-n'y a-t-il pas des mois et des mois que ma vie est pareille à
-la mort?»</p>
-
-
-<p>Une semaine se passa. Archer n'entendait plus parler de M<sup>me</sup>
-Olenska, et il se rendait compte que le nom de la jeune femme ne serait
-prononcé devant lui par aucun membre de la famille. Il ne faisait rien pour
-essayer de la voir. Une résolution germait en lui depuis qu'il s'était
-penché à la fenêtre de sa bibliothèque dans la nuit glacée. La
-force grandissante de cette résolution lui donnait du calme pour
-supporter l'attente.</p>
-
-<p>Enfin, Mrs Manson Mingott lui fit dire qu'elle souhaitait le voir. Son
-cœur battait violemment quand il sonna chez la vieille Mrs Mingott. Il
-était là, sur les marches du seuil: derrière la porte, derrière les
-rideaux du boudoir de damas jaune, la comtesse Olenska l'attendait
-sûrement. Dans un moment, il la verrait; il pourrait lui parler, avant
-d'être introduit dans la chambre de la malade. Il voulait seulement lui
-poser une question; après, il savait ce qu'il aurait à faire... Quelle
-ne fut pas sa déception, quand il ne trouva que la mulâtresse qui
-l'introduisit auprès de la vieille Catherine!</p>
-
-<p>L'aïeule était assise dans un vaste fauteuil près de son lit; à
-côté d'elle, un guéridon d'acajou portait une lampe de bronze au
-globe gravé, voilé sous un papier vert. Archer ne remarqua sur son
-visage aucune trace de la récente attaque. Elle était seulement plus
-pâle, avec des ombres plus noires dans les plis de son visage trop
-gras. Dans son bonnet tuyauté, attaché par un nœud empesé entre ses
-deux premiers mentons, le fichu de mousseline croisé sur les vagues de
-sa robe de chambre violette, on aurait pu la prendre pour le portrait de
-quelque aïeule bienveillante et avisée, gonflée outre mesure par les
-plaisirs gastronomiques.</p>
-
-<p>Elle tendit à Archer une des petites mains qui étaient nichées
-sur ses larges genoux comme des souris blanches.</p>
-
-<p>&mdash;Sapho, dit-elle à la femme de chambre, ne laissez entrer
-personne. Si mes filles me demandent, dites que je dors.</p>
-
-<p>La mulâtresse disparut et la vieille dame se retourna vers son
-petit-fils.</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher, suis-je tout à fait affreuse à voir? demanda-t-elle
-gaîment, en ramenant sur le promontoire de sa poitrine les plis de
-batiste. Mes filles disent que ça n'a pas d'importance à mon âge,
-comme si la laideur n'était pas pire à mesure qu'elle devient plus
-difficile à cacher!</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère grand'mère, vous êtes mieux que jamais, répondit
-Archer sur le même ton d'empressement, mieux que personne...</p>
-
-<p>La vieille dame renversa la tête en riant.</p>
-
-<p>&mdash;Excepté Ellen! s'amusa-t-elle à dire, en clignant des yeux
-malicieusement; et avant qu'il pût répondre, elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Elle était donc bien belle, le jour où tu as été la chercher à la
-gare? Est-ce parce que tu le lui as dit qu'elle a dû te déposer en
-route? De mon temps, les jeunes gens ne quittaient ainsi les jolies
-femmes que si elles les y obligeaient... Quel malheur qu'elle ne se soit
-pas mariée avec toi! Je le lui ai répété cent fois...</p>
-
-<p>Archer se demanda si la maladie avait affaibli les facultés de
-la vieille dame; mais déjà elle continuait:</p>
-
-<p>&mdash;Eh! bien, j'ai tout arrangé: Ellen va rester avec moi: la famille
-dira ce qu'elle voudra. Tu as su comme ils étaient tous après moi,
-Lovell et Letterblair et Augusta Welland: ils voulaient que je lui coupe
-les vivres: histoire de lui dicter sa conduite. Ils ont cru m'avoir
-décidée quand je ne sais quel secrétaire est arrivé avec les
-dernières propositions du mari. Le gaillard se montrait généreux. Et
-après tout, le mariage est le mariage, l'argent est l'argent: je ne
-savais que répondre.</p>
-
-<p>Elle s'arrêta court, respirant longuement, comme si de parler
-lui était devenu un effort.</p>
-
-<p>&mdash;Mais aussitôt que j'ai revu Ellen, j'ai dit: «Toi, mon joli
-oiseau, t'enfermer encore dans cette cage conjugale? Jamais!» Et
-maintenant, c'est arrangé; elle va rester ici pour soigner sa grand'mère
-tant qu'il y aura une grand'mère à soigner.</p>
-
-<p>Le jeune homme écoutait, les veines brûlantes. Dans la confusion de
-son esprit, il savait à peine si la nouvelle lui causait de la joie ou
-du chagrin. Il s'était si bien résolu à un autre parti, qu'il ne
-pouvait ajuster ses pensées à celui-ci. Mais peu à peu, un repos
-délicieux l'envahit. Les difficultés s'éloignaient, miraculeusement.
-Ellen avait consenti à venir vivre avec sa grand'mère; c'était donc
-qu'elle s'avouait ne pouvoir renoncer à lui. C'était sa réponse à
-l'appel suprême de l'autre jour. Si elle ne voulait pas faire le
-dernier pas, elle cédait pourtant à demi. Il s'abandonnait à cette
-pensée avec le soulagement d'un homme qui a été prêt à tout
-risquer, et goûte soudain la dangereuse douceur de la sécurité...</p>
-
-<p>&mdash;Elle n'aurait pas pu retourner auprès de son mari, c'était
-impossible! s'écria-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon cher, j'ai toujours su que tu étais pour elle, et c'est
-pourquoi je t'ai fait venir. Car tu vois,&mdash;elle redressa la tête autant
-que le lui permettaient ses doubles mentons, et le regarda en plein dans
-les yeux,&mdash;tu vois, nous aurons encore à combattre. À moi toute seule,
-je ne suis pas de force, il faut que tu viennes à mon aide.</p>
-
-<p>&mdash;Moi? balbutia-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pas?&mdash;Elle fixa sur lui des regards devenus soudain
-coupants comme des lames de couteau. Sa main quitta le bras de son fauteuil
-pour aller se poser sur celle du jeune homme, qu'elle agrippa de ses
-petits ongles pareils à des griffes d'oiseau.&mdash;Pourquoi pas?
-répéta-t-elle.</p>
-
-<p>Archer, sous ce regard, reprit possession de lui-même.</p>
-
-<p>&mdash;Chère grand'mère, vous pouvez très bien tenir contre eux tous, à
-vous toute seule; mais, si vous avez besoin de moi, je serai derrière
-vous.</p>
-
-<p>&mdash;Alors nous voilà sauvés! soupira-t-elle; et, lui souriant avec
-toute son ancienne finesse, elle ajouta, calant sa tête sur ses oreillers:
-J'ai toujours pensé que tu serais avec nous; sais-tu pourquoi? C'est
-qu'ils ne prononcent jamais ton nom quand ils ressassent leur antienne
-au sujet du retour d'Ellen chez Olenski.</p>
-
-<p>Il eut un sursaut: cette perspicacité l'effrayait. Il demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Quand pourrai-je voir M<sup>me</sup> Olenska?</p>
-
-<p>La vieille dame joua toute la pantomime de l'espièglerie.</p>
-
-<p>&mdash;Pas aujourd'hui. Une de nous à la fois, s'il te plaît!
-M<sup>me</sup> Olenska est sortie.</p>
-
-<p>Il rougit. La déconvenue était cruelle. Mrs Mingott continua:</p>
-
-<p>&mdash;Elle est sortie, mon enfant, sortie dans ma voiture, pour
-aller voir Regina Beaufort!</p>
-
-<p>Elle s'arrêta, laissant cette déclaration produire tout son effet.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà où nous en sommes déjà! Le lendemain de son arrivée, elle a
-mis son plus beau chapeau, et m'a dit avec un parfait sang-froid qu'elle
-allait voir Regina Beaufort. J'ai répondu: «Je ne la connais
-plus!&mdash;C'est votre petite nièce, une femme malheureuse!&mdash;La femme
-d'un misérable!&mdash;Et moi donc? Cependant toute ma famille veut
-que je retourne chez mon mari.» Eh! bien, à cela je n'ai rien trouvé à
-répondre et je lui ai permis d'y aller. Aujourd'hui je lui ai même
-permis d'y aller dans ma voiture!... Après tout, Regina est une femme
-courageuse, et Ellen aussi: et j'aime le courage par-dessus tout.</p>
-
-<p>Archer se pencha et appuya ses lèvres sur la petite main qui
-tenait encore la sienne.</p>
-
-<p>&mdash;Eh! Eh! Eh! Quelle main imagines-tu embrasser, jeune amoureux?
-Celle de ta femme, j'espère..., fît la vieille dame avec un gloussement
-moqueur; et comme il se levait pour partir, elle lui cria:</p>
-
-<p>&mdash;Dis-lui les tendresses de sa grand'mère. Mais il vaut mieux
-ne pas lui parler de notre conversation.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXXI">XXXI</a></h4>
-
-
-<p>Archer était abasourdi de ce que lui avait appris la vieille
-Catherine.</p>
-
-<p>Que M<sup>me</sup> Olenska fût accourue à l'appel de sa grand'mère,
-c'était tout naturel,&mdash;mais qu'elle se décidât ainsi à rester chez
-Mrs Mingott, maintenant que celle-ci était presque remise, cela
-s'expliquait moins facilement.</p>
-
-<p>Archer était sûr que les considérations matérielles n'étaient pour
-rien dans cette nouvelle résolution. Elle avait eu d'autres raisons.
-Ces raisons, il n'avait pas à les chercher bien loin. En revenant de la
-gare, M<sup>me</sup> Olenska lui avait dit qu'ils devaient vivre séparés
-l'un de l'autre; mais elle le lui avait dit la tête sur sa poitrine. Il la
-savait incapable d'un calcul de coquetterie. Elle luttait contre son
-sort, comme il avait lutté contre le sien: elle s'attachait de toutes
-ses forces à la résolution de ne pas trahir la confiance de May, de
-toute la famille. Mais dix jours s'étaient écoulés depuis son retour
-à New-York, et il n'avait fait aucune tentative pour la revoir.
-Avait-elle peut-être deviné qu'il méditait quelque projet
-désespéré? Redoutant sa propre faiblesse, n'avait-elle pas trouvé
-préférable d'accepter un compromis, et de rester à New-York?</p>
-
-<p>Quant à Archer, à l'instant où il était arrivé chez Mrs Mingott, il
-était non seulement prêt à l'irrévocable, mais impatient de s'y
-jeter. Le cours nouveau des choses lui avait procuré un premier instant
-de détente; mais peu à peu il retrouvait toute sa répugnance pour la
-voie qui s'ouvrait devant lui. Cette voie, il la connaissait, pour
-l'avoir déjà parcourue; mais alors il était libre, il ne devait
-compte de ses actions à personne; il pouvait se prêter avec un
-détachement amusé au jeu clandestin de l'adultère. Maintenant, il
-apercevait sous un nouveau jour le rôle qui l'attendait. C'était le
-rôle de l'éternel mensonge: mensonge des sourires, des badinages, des
-gentillesses, mensonge de jour, mensonge de nuit, mensonge du regard,
-mensonge dans les caresses et mensonge même dans les querelles,
-mensonge de chaque parole et de chaque silence. Il y avait un temps pour
-la vie de garçon; la saison passée, il n'y fallait pas revenir. Bien
-sûr, Ellen Olenska n'était pas comme les autres femmes, ni lui comme
-les autres hommes: ils ne relevaient que de leur propre jugement. Oui,
-mais dans dix minutes il rentrerait chez lui, et là il retrouverait
-May, l'habitude de la vie conjugale, l'honneur du foyer, toutes les
-convenances que lui et les siens avaient toujours respectées.</p>
-
-<p>Au coin de sa rue, il hésita, puis continua à descendre la Cinquième
-Avenue.</p>
-
-<p>Devant lui, dans la nuit d'hiver, se dressait une grande maison sombre.
-Que de fois l'avait-il vue flamboyante de lumières, la tente des galas
-s'avançant sur le perron, une double file de voitures alignée dans la
-rue! Là, dans le jardin d'hiver qui étendait sa masse noire sur la rue
-transversale, il avait pris à May son premier baiser: c'était là,
-sous les lustres de la salle de bal, qu'il l'avait vue apparaître,
-svelte et gracieuse comme une jeune Diane.</p>
-
-<p>Maintenant, la maison était noire comme la tombe, sauf la petite lueur
-de gaz qui montait des cuisines, et la lumière qui brillait à une des
-fenêtres de l'étage supérieur, dont les volets n'avaient pas été
-fermés. En arrivant au coin de la rue, Archer vit que la voiture
-arrêtée devant la porte était bien celle de Mrs Manson Mingott.
-Quelle aubaine pour Mr Sillerton Jackson, s'il était venu à passer!
-Archer avait été touché d'apprendre, par le récit de la vieille
-Catherine, l'attitude de M<sup>me</sup> Olenska envers Mrs Beaufort; mais
-il savait assez quelle interprétation les salons et les cercles prêteraient
-aux visites de M<sup>me</sup> Olenska chez sa cousine. Il s'arrêta et
-regarda la fenêtre éclairée. Sans doute les deux femmes étaient assises
-ensemble dans cette chambre...</p>
-
-<p>Archer se trouvait presque seul dans la perspective nocturne de la
-Cinquième Avenue. À l'heure où tout le monde était rentré
-s'habiller pour le dîner, la sortie d'Ellen passerait probablement
-inaperçue: tant mieux, se disait-il. Comme cette pensée lui traversait
-l'esprit, la porte s'ouvrit pour laisser passer la jeune femme.
-Derrière elle, une faible lueur vacillait, portée par quelqu'un qui
-avait dû l'éclairer. M<sup>me</sup> Olenska se retourna pour faire un
-geste d'adieu, puis descendit le perron.</p>
-
-<p>&mdash;Ellen! appela Archer à voix basse.</p>
-
-<p>Elle tressaillit: et, juste au même moment, il vit deux jeunes gens
-d'allure élégante qui s'approchaient. Il y avait pour Archer, dans
-leurs pardessus, dans la manière dont leurs foulards de soie se
-croisaient sur leurs cravates blanches, quelque chose de familier. Ce
-n'était pas encore l'heure d'aller dîner en ville,&mdash;mais Archer se
-rappela que les Reggie Chivers, à quelques pas de là, allaient en
-bande ce soir même au théâtre et donnaient à dîner de bonne heure.
-À la lumière du réverbère, Archer reconnut Lawrence Lefferts et un
-des jeunes Chivers.</p>
-
-<p>Le désir un peu puéril qu'on ne reconnût pas M<sup>me</sup> Olenska
-devant la porte des Beaufort, s'évanouit dès qu'il sentit la chaleur
-pénétrante de la main d'Ellen dans la sienne.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous verrai donc: nous serons ensemble! s'écria-t-il, sachant
-à peine ce qu'il disait.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! répondit-elle, grand'mère vous a dit?</p>
-
-<p>Sans la quitter des yeux, Archer vit que Lefferts et Chivers avaient
-discrètement traversé. Lui-même avait souvent pratiqué ce genre de
-solidarité masculine. Non, il ne pourrait se résigner à cette vie de
-mensonge et de complicités.</p>
-
-<p>&mdash;Dès demain, dit-il, j'ai besoin de vous voir quelque part
-où nous soyons seuls.</p>
-
-<p>&mdash;Seuls, à New-York? Mais il n'y a ni églises ni monuments.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a le Musée, répliqua-t-il. À deux heures et demie, je
-vous attendrai à l'entrée principale.</p>
-
-<p>Sans répondre, elle monta rapidement dans la voiture. En s'éloignant,
-elle se pencha à la portière: Archer devina un signe d'adieu dans
-l'obscurité. Il resta les yeux fixés dans la direction où elle
-disparaissait, en proie à un tumulte de sentiments contradictoires. Il
-lui semblait, non pas avoir parlé à la femme qu'il aimait, mais
-à une autre, à une femme envers laquelle il avait contracté la
-dette du plaisir, mais dont il était déjà fatigué. Écœuré de ce
-vocabulaire de rendez-vous, qui avait trop servi, «elle viendra,» se
-dit-il avec une sorte d'amertume.</p>
-
-<p>Le lendemain, Archer et Ellen se retrouvèrent sur le seuil du Musée.
-Leurs pas retentirent dans le vide des longues galeries sonores: ils
-s'arrêtèrent dans la salle où la collection Cesnola moisit dans une
-solitude inviolée et firent mine de regarder les mouvements souples du
-corps si jeune sous les épaisses fourrures; l'aile de héron bien
-plantée dans la toque de loutre; la petite boucle de cheveux sombres
-aplatie sur chaque joue comme une vrille de vigne. Comme toujours, il
-s'absorbait dans la contemplation des ravissants détails qui faisaient
-que la jeune femme était elle et non pas une autre.</p>
-
-<p>Ce fut elle qui demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'aviez-vous à me dire qui fût si grave et si pressé?</p>
-
-<p>&mdash;Ce que j'avais à vous dire? C'est qu'à mon avis, si vous êtes
-venue à New-York, c'est que vous aviez peur.</p>
-
-<p>&mdash;Peur de quoi?</p>
-
-<p>&mdash;Vous craigniez que je ne vinsse vous rejoindre à Washington.</p>
-
-<p>Elle regarda son manchon, le retournant dans ses mains nerveuses.</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai, dit-elle à demi-voix.</p>
-
-<p>&mdash;Alors?</p>
-
-<p>&mdash;Alors... ceci vaut mieux, n'est-ce pas? reprit-elle avec un long
-soupir. Nous ferons moins de mal aux autres. Après tout, n'est-ce pas
-ce que vous avez toujours voulu?</p>
-
-<p>&mdash;Nous rencontrer ainsi, en nous cachant?... Mais c'est juste
-le contraire de ce que je veux! Cela me fait horreur.</p>
-
-<p>&mdash;À moi aussi! s'écria-t-elle, avec un profond soupir de
-soulagement.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! alors, c'est à mon tour de demander: N'imaginez-vous
-pas pour nous un meilleur avenir?</p>
-
-<p>Elle pencha la tête. Ses mains, dans le manchon, s'agitaient toujours.
-On s'approchait; un gardien à casquette galonnée traversa la salle
-avec le pas errant d'un fantôme dans une nécropole. Simultanément,
-Archer et M<sup>me</sup> Olenska se mirent à examiner la vitrine qui leur
-faisait face. Quand le personnage eut disparu dans une perspective de
-momies et de sarcophages, Archer renouvela sa question.</p>
-
-<p>Au lieu de répondre, Ellen murmura:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai promis à grand'mère de rester avec elle parce qu'il m'a
-semblé que j'étais ici moins en danger.</p>
-
-<p>&mdash;Moins en danger de m'aimer? demanda-t-il.</p>
-
-<p>Le profil de la jeune femme resta immobile, mais Archer vit
-une larme glisser de sa paupière et se prendre aux mailles de
-son voile.</p>
-
-<p>&mdash;Moins en danger de faire un mal irréparable. Ne soyons pas
-comme tous les autres! protesta-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Les autres? Pourquoi serais-je différent des autres? N'ai-je
-pas les mêmes désirs? Ne suis-je pas brûlé des mêmes ardeurs?</p>
-
-<p>Elle le regarda avec une sorte de terreur, et Archer vit une
-faible rougeur colorer son visage.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! j'irai chez vous une fois, et puis nous nous dirons
-adieu: je partirai, hasarda-t-elle tout à coup, d'une voix basse,
-mais nette.</p>
-
-<p>Le sang monta au front du jeune homme. Il lui semblait tenir dans ses
-mains son propre cœur, comme une coupe trop pleine que le moindre geste
-ferait déborder.</p>
-
-<p>&mdash;Vous partirez? Que voulez-vous dire?</p>
-
-<p>&mdash;Je retournerai chez mon mari.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous croyez que jamais j'y consentirai?</p>
-
-<p>Elle leva sur lui des yeux troublés.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'y a-t-il d'autre à faire? Je ne veux pas rester ici et
-mentir aux gens qui ont eu pitié de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est justement pourquoi je demande que nous partions
-ensemble!</p>
-
-<p>&mdash;Et que nous brisions leurs existences, quand ils m'ont aidée
-à refaire la mienne?</p>
-
-<p>Archer se leva brusquement et la regarda avec un désespoir muet.</p>
-
-<p>&mdash;Quand viendrez-vous? dit-il enfin.</p>
-
-<p>Elle hésita:</p>
-
-<p>&mdash;Après-demain.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous attendrai.</p>
-
-<p>Ils restèrent les yeux dans les yeux, Archer sur le pâle visage
-d'Ellen lisait l'intense rayonnement intérieur. Alors, il comprit que
-jamais auparavant il n'avait de ses yeux vu l'amour.</p>
-
-<p>Archer rentra seul à pied. La nuit tombait quand il arriva chez lui. Il
-regarda les objets familiers du hall comme de l'autre côté de la
-tombe. May était sortie en voiture après le déjeuner et n'était pas
-encore rentrée. Content d'être seul, il entra dans la bibliothèque et
-se laissa tomber dans son fauteuil. Il n'avait plus conscience du temps
-qui passait. Une sorte de stupeur l'envahissait. «Cela devait être...
-Cela devait être...,» se répétait-il. Ce qu'il avait rêvé était
-si différent!</p>
-
-<p>La porte s'ouvrit et May entra.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis horriblement en retard. Vous n'étiez pas inquiet?
-demanda-t-elle.</p>
-
-<p>Il la regarda surpris:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce qu'il est tard?</p>
-
-<p>&mdash;Sept heures passées. Je vous soupçonne d'avoir dormi.</p>
-
-<p>Elle rit. Ayant retiré les épingles de son chapeau de velours, elle le
-jeta sur le canapé. Elle avait le visage à la fois plus pâle et plus
-animé que de coutume.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis allée voir grand'mère, et comme je partais, Ellen est
-rentrée. Alors je suis restée, et nous avons causé longuement. Il y
-avait des siècles que nous n'avions vraiment causé!... Elle a été
-délicieuse, tout à fait comme l'ancienne Ellen. Je crains de ne pas
-avoir été juste pour elle dernièrement. J'ai cru quelquefois...</p>
-
-<p>Archer se leva et alla s'appuyer contre la cheminée hors du
-cercle lumineux de la lampe.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que vous avez cru?...</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être ne l'ai-je pas toujours comprise. Elle est trop
-différente. Elle fréquente des gens si bizarres. On dirait qu'elle
-prend plaisir à se singulariser. Cela tient sans doute à la vie
-agitée qu'elle a menée dans cette société d'Europe; nous devons lui
-paraître bien ennuyeux! Mais je ne veux plus être injuste pour elle.</p>
-
-<p>Elle s'arrêta un peu haletante d'avoir, contre son habitude, parlé si
-longtemps. Elle avait les lèvres entr'ouvertes, une sombre rougeur aux
-joues. Archer, en la regardant, se rappela le mystérieux éclat qui
-avait inondé son visage dans le jardin de la mission à Saint-Augustin.
-Il devina en elle le même effort secret pour atteindre quelque chose au
-delà de la portée habituelle de sa vision. «Elle déteste Ellen,
-pensa-t-il elle essaie de dominer ce sentiment.» Cette pensée l'émut.
-May continua:</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour Ellen; mais elle
-n'a jamais paru comprendre. Et maintenant, cette idée d'aller voir Mrs
-Beaufort, et surtout dans la voiture de grand'mère! J'ai peur qu'elle
-se soit aliéné les van der Luyden.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! dit Archer avec un rire énervé.</p>
-
-<p>La barrière qui les séparait s'était de nouveau dressée entre eux.</p>
-
-<p>&mdash;Il est temps de nous habiller: nous dînons en ville, n'est-ce
-pas? demanda-t-il.</p>
-
-<p>Elle se leva, mais ce fut pour jeter les bras autour du cou de
-son mari et presser sa joue contre la sienne.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne m'avez pas embrassée aujourd'hui, dit-elle
-tendrement.</p>
-
-<p>Et il la sentit trembler dans ses bras.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXXII">XXXII</a></h4>
-
-
-<p>&mdash;À la cour des Tuileries, disait Mr Sillerton Jackson, avec le
-sourire de ses réminiscences parisiennes, ces choses-là étaient assez
-ouvertement tolérées.</p>
-
-<p>C'était le lendemain de la visite d'Archer au musée; on dînait dans
-la salle à manger lambrissée de noyer des van der Luyden. Ceux-ci,
-incapables de supporter les émotions d'un scandale, s'étaient
-réfugiés à Skuytercliff après la faillite de Beaufort. Mais on leur
-avait fait observer que leur présence à New-York était indispensable:
-n'étaient-ils pas les piliers de cette société ébranlée par la
-faillite?</p>
-
-<p>&mdash;Vous devez à vos amis, leur disait Mrs Archer, de vous montrer à
-l'Opéra et même d'ouvrir vos salons. Il ne faut surtout pas, ma chère
-Louisa, laisser des gens comme Mrs Lemuel Struthers chausser les
-souliers de Regina; ce sont les occasions que saisissent les parvenus
-pour se pousser et prendre pied dans le monde. C'est grâce à
-l'épidémie de varicelle de l'hiver dernier que les hommes mariés ont
-pu s'échapper pour aller chez Mrs Struthers pendant que les femmes
-soignaient leurs enfants. Vous, Louisa, et ce cher Henri, devez garder
-la place, comme vous l'avez toujours fait.</p>
-
-<p>Mr et Mrs van der Luyden ne pouvaient rester sourds à cet appel. À
-contre-cœur, mais toujours héroïquement soumis au devoir, ils
-étaient rentrés en ville, avaient ôté leurs housses, envoyé leurs
-invitations pour deux dîners et une soirée.</p>
-
-<p>Ce soir-là, Mr Sillerton Jackson, Mrs Archer, Newland et sa femme
-devaient aller avec eux à l'Opéra. On chantait <i>Faust</i> pour la
-première fois de l'hiver. Et comme rien ne se faisait sans cérémonie
-sous le toit des van der Luyden, malgré le petit nombre des invités,
-le repas avait commencé à sept heures pour que le nombre convenable de
-services pût se dérouler avec majesté avant le moment des cigares.</p>
-
-<p>Archer était parti de bonne heure pour son bureau, où il avait été
-retenu. De l'autre côté de la table couverte d'œillets de
-Skuytercliff et d'argenterie massive, May lui sembla pâle et
-languissante. Mais ses yeux brillaient, et elle parlait avec une
-vivacité factice.</p>
-
-<p>Le sujet qui avait provoqué le souvenir des Tuileries cher à Mr
-Sillerton Jackson avait été soulevé (non sans intention, pensa
-Archer) par Mrs van der Luyden. La faillite, ou plutôt l'attitude de
-Beaufort depuis la faillite, était un thème fructueux pour le
-moraliste de salon. Après avoir analysé et condamné cette attitude,
-Mrs van der Luyden tourna son regard hésitant vers May Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Est-il possible, ma chère, que ce qu'on m'a dit soit vrai? On
-prétend que la voiture de votre grand'mère Mingott a été vue devant
-la porte de Mrs Beaufort. Déjà Mrs van der Luyden n'appelait plus par
-son nom de baptême la complice du scandale.</p>
-
-<p>May rougit.</p>
-
-<p>&mdash;Je crains, dit Mr van der Luyden, que le bon cœur de
-M<sup>me</sup> Olenska ne l'ait entraînée à commettre l'imprudence
-d'aller chez Mrs Beaufort.</p>
-
-<p>&mdash;Ou son goût pour les gens tarés, ajouta sèchement Mrs
-Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Aux Tuileries, reprit Mr Sillerton (et tous les regards attentifs
-se tournèrent vers lui), les principes étaient souvent des plus
-élastiques. Si vous demandiez d'où venait la fortune de Morny, ou qui
-payait les dettes de certaines beautés de la cour...</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne prétendez pas, j'espère, mon cher Sillerton, que nous
-prenions exemple! dit Mrs Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne prétends rien, répliqua Mr Jackson. Mais l'éducation
-étrangère qu'a reçue M<sup>me</sup> Olenska peut l'avoir rendue moins
-scrupuleuse.</p>
-
-<p>&mdash;En effet! soupirèrent les deux dames d'âge.</p>
-
-<p>&mdash;Tout de même! faire stationner la voiture de sa grand'mère à la
-porte d'un banqueroutier, protesta Mr van der Luyden. Archer devina que
-celui-ci se reprochait les bottes d'œillets qu'il avait envoyées à
-M<sup>me</sup> Olenska.</p>
-
-<p>Mrs van der Luyden ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Si seulement elle avait demandé conseil...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! voilà ce qu'elle n'a jamais fait! reprit Mrs Archer.</p>
-
-
-<p>À l'Opéra, comme le premier acte finissait, Archer quitta sa famille
-pour aller dans la loge du cercle. De là, par-dessus les épaules de
-divers Chivers, Mingott et Rushworth, il voyait la salle telle que deux
-ans auparavant, le soir de sa première rencontre avec Ellen Olenska. Il
-croyait qu'elle allait peut-être apparaître dans la loge des Mingott;
-il l'attendait, les yeux fixés sur la loge, qui demeura vide. Tout
-à coup éclata le pur soprano de M<sup>me</sup> Nilsson:&mdash;«M'ama, non
-m'ama.» Archer se tourna vers la scène où, dans le décor accoutumé de roses
-géantes et de pensées-essuie-plumes, la même opulente et blonde
-victime succombait aux artifices du même petit séducteur basané.
-Quittant la scène, les yeux d'Archer vinrent se poser sur la loge où
-May était assise entre deux dames plus âgées, exactement comme entre
-Mrs Lovell Mingott et la nouvelle arrivée, sa cousine étrangère, deux
-ans auparavant. Elle était, de même, tout en blanc et Archer reconnut
-le satin à reflets bleutés de sa robe de mariée.</p>
-
-<p>C'était l'usage, dans le vieux New-York, que les jeunes femmes
-revêtissent ce somptueux ajustement pendant un an ou deux après leur
-mariage. Sa mère, Archer le savait, conservait sa robe de noces
-enveloppée de papier de soie, avec l'espoir que Janey la porterait
-peut-être un jour; mais la pauvre Janey approchait d'un âge où il
-convient de se marier en popeline gris perle, et sans demoiselles
-d'honneur. Archer fit la réflexion que May ne portait pas souvent cette
-toilette nuptiale,&mdash;et il se rappela la jeune fille qu'il avait
-contemplée deux ans auparavant avec un tel élan d'espérance.</p>
-
-<p>La silhouette de May s'était un peu alourdie; mais l'élégance de son
-port et son expression pure et candide restaient les mêmes. Elle était
-toujours celle qui jouait avec le bouquet de muguets le soir de ses
-fiançailles. Cette innocence, aussi touchante que l'étreinte confiante
-d'un enfant, n'était-elle pas un muet appel à la pitié? Il se rappela
-la générosité passionnée qui couvait sous ce calme incurieux. Il
-entendait la voix dont elle lui avait dit naguère, dans le jardin de la
-Mission: «Je ne veux pas fonder mon bonheur sur un tort envers
-quelqu'un.» Un désir irrésistible saisit Archer de lui dire la
-vérité, de demander à sa générosité la liberté que, l'autre fois,
-il avait refusé de prendre.</p>
-
-<p>Newland Archer était un homme d'habitudes correctes et disciplinées.
-Il lui aurait profondément déplu de rien faire que Mr van der Luyden
-eût désapprouvé, ou qui eût été mal jugé au cercle. Mais
-maintenant il sentait craquer le moule des contraintes sociales: il ne
-se souciait plus de l'opinion. Quittant la loge du cercle, il gagna
-celle de Mr van der Luyden. «M'ama!» lançait la voix vibrante de
-Marguerite. À l'entrée d'Archer, les occupants de la loge se
-redressèrent, étonnés. Déjà, il violait une de leurs règles: on
-n'entrait jamais dans une loge pendant un solo. Passant devant Mr van
-der Luyden et Mr Sillerton Jackson, il se pencha vers sa femme:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai une mauvaise migraine. Rentrons, voulez-vous?</p>
-
-<p>May lui jeta un coup d'œil d'assentiment. Il la vit parler à voix
-basse à sa mère, puis murmurer des excuses à Mrs van der Luyden et se
-lever juste au moment où Marguerite tombait dans les bras de Faust.
-Comme il tendait à May son manteau, Archer remarqua que les deux autres
-dames échangeaient un sourire d'intelligence.</p>
-
-<p>Dans la voiture, May posa timidement sa main sur celle de son mari.</p>
-
-<p>&mdash;Que je suis ennuyée que vous soyez souffrant! On vous aura
-encore accablé d'ouvrage au bureau.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, je vous assure... Puis-je ouvrir un peu la fenêtre?
-répondit-il, gêné, tout en baissant la glace. Il fixait sur la rue
-des yeux vagues, sentant près de lui la muette interrogation de sa
-femme. En descendant de voiture, May prit sa robe dans le marchepied et
-tomba contre lui.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes-vous fait mal? demanda-t-il en la soutenant de son
-bras.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mais ma pauvre robe,&mdash;voyez comme je l'ai déchirée!
-Elle se courba pour ramasser la traîne souillée et le suivit dans le
-vestibule.</p>
-
-<p>Quand ils furent dans la bibliothèque:</p>
-
-<p>&mdash;May, dit Archer, j'ai quelque chose à vous dire, quelque chose
-d'important...</p>
-
-<p>Il se tenait à quelques pas d'elle, la regardant comme si la légère
-distance qui les séparait était un abîme infranchissable. Sa voix
-résonnait d'un accent étrange dans le silence de cette pièce intime.
-Il répétait:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai quelque chose à vous dire...</p>
-
-<p>May s'était laissée tomber dans un fauteuil. Elle restait muette,
-immobile, sans un battement de paupières. Quoique extrêmement pâle,
-son visage avait une tranquillité d'expression qui semblait venir d'une
-source secrète.</p>
-
-<p>Archer refoula les formules banales qui lui venaient aux lèvres
-pour s'accuser lui-même. Il était résolu à une confession totale
-et brève.</p>
-
-<p>&mdash;M<sup>me</sup> Olenska..., dit-il.</p>
-
-<p>Mais à ce nom, sa femme leva la main comme pour lui imposer
-silence.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi parler d'Ellen ce soir? demanda-t-elle avec une légère
-moue d'impatience.</p>
-
-<p>&mdash;Parce que j'aurais dû déjà vous parler d'elle.</p>
-
-<p>La figure de May conserva son calme.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce vraiment utile? Je sais que j'ai été quelquefois injuste
-envers elle; peut-être l'avons-nous tous été. Vous l'avez comprise
-sans doute mieux que nous. Vous avez toujours été bon pour elle.
-Mais puisque tout cela est fini...</p>
-
-<p>Archer la regarda, stupéfait.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qui est fini? Qu'entendez-vous par là?</p>
-
-<p>May continuait à le fixer de son clair regard.</p>
-
-<p>&mdash;Ne savez-vous pas qu'elle repart dans quelques jours pour
-l'Europe! Grand'mère consent et a tout arrangé pour la rendre indépendante
-de son mari! Je croyais que vous aviez été retenu à l'étude ce soir
-pour le règlement de ses affaires. Il paraît que tout a été arrêté
-ce matin.</p>
-
-<p>Archer s'appuya à la cheminée, le visage caché dans ses mains.
-Était-ce son cœur qui lui résonnait aux oreilles, ou le déclic
-bruyant de la pendule? Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? Enfin,
-il se retourna:</p>
-
-<p>&mdash;C'est impossible! s'écria-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Impossible?</p>
-
-<p>&mdash;Comment savez-vous ce que vous venez de me dire?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai reçu un mot d'Ellen aujourd'hui. Lisez-le. Je croyais
-que vous étiez au courant.</p>
-
-<p>La lettre disait: «May chérie, j'ai enfin fait comprendre à
-grand'mère que ma visite chez elle ne pouvait être qu'une visite, et
-elle a été bonne et généreuse comme toujours. Elle comprend
-maintenant que, si je retourne en Europe, je dois y vivre seule, ou
-plutôt avec ma pauvre tante Medora, qui m'accompagne. Je pars
-en hâte pour Washington, où j'ai à faire mes préparatifs, et
-m'embarquerai la semaine prochaine. Soyez très bonne pour grand'mère
-quand je serai partie, aussi bonne que vous l'avez toujours été
-pour moi.&mdash;Ellen.&mdash;<i>P.-S.</i> Si j'avais des amis qui
-voulussent modifier ma décision, dites-leur, je vous prie, que c'est
-absolument inutile.»</p>
-
-<p>Archer relut la lettre deux ou trois fois, puis la jeta sur la table en
-éclatant de rire. Le son de ce rire le frappa. Il se rappela la frayeur
-de Janey quand elle l'avait surpris à minuit, secoué d'une gaîté
-extravagante, devant le télégramme qui annonçait que la date du
-mariage avait été avancée.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi vous écrit-elle cela? demanda-t-il, se reprenant
-dans un suprême effort.</p>
-
-<p>May répondit avec son regard de candeur:</p>
-
-<p>&mdash;Je crois que c'est parce que nous avons si bien causé hier.</p>
-
-<p>&mdash;Causé de quoi?</p>
-
-<p>&mdash;Je lui ai dit que je craignais de n'avoir pas été juste pour elle,
-de n'avoir pas compris ses difficultés ici, au milieu de nous, de ces
-parents qui étaient comme des étrangers, qui s'arrogeaient le droit de
-critiquer sans être toujours à même de comprendre...</p>
-
-<p>Elle hésita, puis reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Je savais que vous étiez le seul ami sur qui elle pût toujours
-compter, et je voulais qu'elle sût que, vous et moi, dans tous nos
-sentiments, nous ne faisons qu'un.</p>
-
-<p>Elle ajouta d'une voix grave et lente:</p>
-
-<p>&mdash;Elle a compris pourquoi j'avais voulu lui dire cela... Je
-crois qu'elle comprend tout...</p>
-
-<p>May se leva, prit la main glacée de son mari, la pressa contre
-sa joue.</p>
-
-<p>&mdash;Moi aussi, dit-elle, la tête me fait mal. J'ai besoin de repos.
-Bonsoir, mon chéri.</p>
-
-<p>Et elle se dirigea vers la porte, relevant la traîne salie et
-déchirée de sa robe de noces.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXXIII">XXXIII</a></h4>
-
-
-<p>Comme Mrs Archer le disait en souriant à Mrs Welland, c'était un
-événement pour un jeune ménage de donner son premier grand dîner.</p>
-
-<p>Les Newland Archer, depuis qu'ils s'étaient installés chez eux,
-recevaient souvent dans l'intimité. Mais un grand dîner avec un chef
-d'extra, deux valets de pied prêtés pour la circonstance, un sorbet à
-la romaine, des roses de chez Henderson, des menus dorés sur tranches,
-était une bien autre affaire. «C'était le sorbet, disait Mrs Archer,
-qui faisait toute la différence;» du moment qu'il y avait un sorbet,
-il fallait qu'il y eût aussi deux services, des canards canvas-back ou
-du terrapin, deux plats sucrés, un froid et un chaud, le grand
-décolleté, et des invités de marque.</p>
-
-<p>C'était toujours intéressant de voir un jeune ménage lancer pour la
-première fois ses invitations à la troisième personne: même les gens
-les plus blasés et les plus recherchés refusaient rarement. On
-admettait pourtant que c'était un triomphe que les van der Luyden, à
-la requête de May, eussent retardé leur départ pour assister au
-dîner d'adieu donné à la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>L'après-midi du grand jour, Archer, revenu tard de son bureau, trouva
-les deux belles-mères assises dans le salon de May. Mrs Archer avait
-fini d'écrire les menus, et commençait à préparer des cartes portant
-les noms des invités. Mrs Welland présidait à la disposition des
-palmiers et des grandes lampes à pied. Sur le piano se dressait un
-grand panier d'orchidées que Mr van der Luyden avait envoyées de
-Skuytercliff; tout était à la hauteur d'un événement aussi
-considérable.</p>
-
-<p>Mrs Archer parcourait attentivement la liste des invités, rayant
-chaque nom de sa fine plume.</p>
-
-<p>&mdash;Henry van der Luyden, Louisa, les Lovell Mingott, les Reggie
-Chivers, Lawrence Lefferts et Gertrude,&mdash;oui, May a eu raison de les
-inviter,&mdash;les Selfridge Merry, Sillerton Jackson, Vandie Newland et sa
-femme. Comme le temps passe! Il me semble que c'était hier qu'il était
-ton garçon d'honneur, Newland. Et la comtesse Olenska... Voilà, je
-crois que c'est tout.</p>
-
-<p>Mrs Welland s'adressa à son gendre.</p>
-
-<p>&mdash;On ne pourra pas dire, Newland, que vous et May, ne faites
-pas à Ellen un beau départ!</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, dit Mrs Archer, May veut que sa cousine dise en
-Europe que nous ne sommes pas tout à fait des barbares. Elle a raison.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis sûre qu'Ellen vous en saura gré. Elle restera sur une
-impression charmante... Les veilles de départ sont généralement si
-tristes, continua gaiement Mrs Welland.</p>
-
-<p>Dix jours s'étaient écoulés depuis que M<sup>me</sup> Olenska avait
-quitté New-York. Pendant ces dix jours, Archer n'avait eu d'elle d'autre
-signe de vie que le renvoi d'une clef, adressée à son bureau sous enveloppe
-cachetée. Cette réponse à son suprême appel pouvait être
-interprétée comme un suprême refus; mais le jeune homme y vit un sens
-différent. Ellen luttait encore contre son sort. Elle partait, il est
-vrai, pour l'Europe, mais elle ne retournait pas chez son mari! Donc, il
-pouvait la suivre; rien ne saurait l'en empêcher. Quand il aurait fait
-le pas irrévocable, et qu'elle aurait compris que c'était sans retour,
-il était persuadé qu'elle ne le renverrait pas.</p>
-
-<p>Cette confiance dans l'avenir l'aidait à jouer son rôle dans le
-présent, et l'avait empêché d'écrire à M<sup>me</sup> Olenska, de trahir
-par aucun signe sa misère et son humiliation. Dans le jeu silencieux et
-désespéré qu'ils jouaient l'un contre l'autre, il croyait n'avoir pas
-encore perdu toutes ses chances, et il attendait.</p>
-
-<p>Quand il entra dans le salon avant le dîner, les grandes lampes
-étaient allumées et les orchidées de Mr van der Luyden placées en
-évidence dans des corbeilles de porcelaine moderne ou d'argent
-repoussé. Le salon de Mrs Newland Archer avait une réputation
-d'élégance. Une jardinière de bambou doré dont les primulas et les
-cinéraires étaient régulièrement renouvelées bloquait le bow-window
-(où l'ancienne mode aurait préféré une réduction en bronze de la
-Vénus de Milo). Les canapés et les fauteuils de brocart clair étaient
-savamment groupés autour de petites tables de peluche surchargées de
-bibelots en argent, d'animaux en porcelaine, et de photographies
-richement encadrées. Les minuscules lampes aux abat-jours rosés
-s'élançaient parmi les palmiers comme des fleurs tropicales.</p>
-
-<p>Le salon était presque plein quand Archer eut conscience que
-M<sup>me</sup> Olenska s'approchait de lui.</p>
-
-<p>Elle était excessivement pâle; d'une pâleur que faisait ressortir la
-masse sombre de ses cheveux bruns. Jamais Archer ne l'avait aimée
-autant qu'à cette minute. Leurs mains se rencontrèrent et il
-l'entendit dire: «Oui, nous nous embarquerons demain sur la Russie.»
-Puis il y eut un bruit de portes qui s'ouvraient, et il entendit la voix
-de May:</p>
-
-<p>&mdash;Newland, voulez-vous donner le bras à Ellen?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Olenska mit sa main sur le bras d'Archer. Il remarqua que
-cette main était dégantée et il se rappela comme il l'avait tenue sous son
-regard, certain soir, dans le petit salon de la Vingt-troisième rue.
-Les yeux fixés sur ces longs doigts pâles, sur le modelé si doux des
-jointures, il se disait:</p>
-
-<p>&mdash;Quand ce ne serait que pour cette main, cela vaut bien que
-je la suive.</p>
-
-<p>Ce n'était qu'à un dîner ostensiblement offert à quelque étrangère
-de distinction que Mrs van der Luyden pouvait accepter la gauche du
-maître de maison. M<sup>me</sup> Olenska avait la place d'honneur;
-pouvait-on souligner avec plus de finesse qu'on ne la tenait plus tout à
-fait pour une parente? Il y avait des choses qu'il fallait faire sans
-marchander et, parmi celles-ci, dans le vieux code de New-York, était le
-dernier ralliement du clan autour du membre qui allait en être retranché.
-Maintenant qu'elle partait, les Welland et les Mingott tenaient à
-proclamer leur inaltérable affection envers la comtesse Olenska.</p>
-
-<p>Archer assistait à cette scène avec un étrange sentiment de
-détachement. Son regard errait de l'une à l'autre de ces figures
-placides et bien nourries et dans tous ces convives, occupés à
-savourer les canards canvas-back, il voyait comme une file de
-conspirateurs muets, engagés dans le même complot contre lui-même et
-la pâle jeune femme assise à sa droite. Alors, dans un éclair, il eut
-l'intuition que pour tout ce monde M<sup>me</sup> Olenska et lui étaient
-amants. Il comprit qu'elle et lui avaient été, depuis des mois, le point de
-mire de regards vigilants et d'oreilles attentives; il comprit que, par
-des moyens qu'il ignorait encore, la séparation entre lui et sa
-complice avait été préparée et obtenue. Maintenant, toute la tribu
-se ralliait autour de May, et il était entendu que personne ne savait
-rien, n'avait jamais rien soupçonné. Aux yeux de tous, cette
-réception ne devait avoir d'autre motif que le désir naturel de May de
-se séparer affectueusement de sa cousine.</p>
-
-<p>C'était ainsi dans ce vieux New-York, où l'on donnait la mort sans
-effusion de sang; le scandale y était plus à craindre que la maladie,
-la décence était la forme suprême du courage, tout éclat dénotait
-un manque d'éducation.</p>
-
-<p>Après le dîner, quand les fumeurs eurent rejoint les dames au salon,
-Archer rencontra les yeux triomphants de May. Il y lut la conviction que
-tout s'était parfaitement bien passé. Elle se leva de la place qu'elle
-occupait auprès de M<sup>me</sup> Olenska, et aussitôt Mrs van der Luyden
-invita celle-ci à venir s'asseoir auprès d'elle. Mrs Selfridge Merry
-traversa la pièce pour les rejoindre: Archer comprit que là aussi le
-complot de réhabilitation et de pardon se poursuivait. On était censé
-n'avoir jamais douté de la parfaite correction de M<sup>me</sup> Olenska
-ni de la félicité sans nuages du ménage Archer. Et, en apercevant une lueur
-de victoire dans les yeux de sa femme, pour la première fois, il comprit
-qu'elle aussi le croyait l'amant de M<sup>me</sup> Olenska...</p>
-
-<p>Enfin, il vit que M<sup>me</sup> Olenska s'était levée et prenait
-congé.</p>
-
-<p>Elle se dirigea vers May; les autres invités s'étaient rangés en
-cercle. Les deux jeunes femmes se prirent par la main, et May, se
-penchant, embrassa sa cousine.</p>
-
-<p>Archer entendit Reggie Chivers dire à voix basse à la jeune
-Mrs Newland:</p>
-
-<p>&mdash;La maîtresse de maison est certainement la plus jolie des
-deux.</p>
-
-<p>Il se rappela l'insolente plaisanterie de Beaufort sur l'inutile
-beauté de May.</p>
-
-<p>Dans le hall, il tendit à M<sup>me</sup> Olenska son manteau de velours.
-Si troublé qu'il fut, il se cramponnait à la résolution de ne rien dire
-qui pût la surprendre ou l'effrayer. Convaincu qu'aucun pouvoir ne
-l'empêcherait désormais de poursuivre son projet, il avait trouvé la
-force de laisser les événements se dérouler d'eux-mêmes; mais,
-tandis qu'il tenait le manteau de M<sup>me</sup> Olenska, il fut pris du
-fiévreux désir de se trouver un moment seul avec elle quand elle monterait
-en voiture.</p>
-
-<p>&mdash;Votre voiture est-elle là? demanda-t-il.</p>
-
-<p>Mais Mrs van der Luyden, qui entrait avec majesté dans ses zibelines,
-intervint:</p>
-
-<p>&mdash;Nous allons reconduire la chère Ellen.</p>
-
-<p>Archer se tut, accablé. M<sup>me</sup> Olenska lui tendit la main.</p>
-
-<p>&mdash;Adieu, dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Adieu, répondit-il. À bientôt... à Paris.</p>
-
-<p>&mdash;Que ce serait aimable, murmura-t-elle, si vous pouviez y venir
-avec May!</p>
-
-<p>Mr van der Luyden offrit son bras à M<sup>me</sup> Olenska et Archer le
-suivit avec Mrs van der Luyden. Un moment, dans la vague obscurité du grand
-landau, il entrevit le pâle ovale d'un visage, le rayonnement d'un
-regard...</p>
-
-<p>Elle avait disparu.</p>
-
-<p>Archer entendit May qui lui disait:</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce pas que tout s'est passé à merveille?</p>
-
-<p>Il tressaillit. Aussitôt après le départ de la dernière voiture, il
-monta dans la bibliothèque, fermant la porte derrière lui avec
-l'espoir que sa femme, qui s'attardait en bas, se rendrait directement
-à sa chambre. Mais il la vit bientôt arriver, le visage creusé par la
-fatigue et l'émotion, avec une excitation un peu fébrile dans le
-regard.</p>
-
-<p>&mdash;Puis-je entrer? demanda-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute; mais vous devez tomber de sommeil.</p>
-
-<p>&mdash;Non, je voudrais rester un peu avec vous, causer avec vous.</p>
-
-<p>Il lui avança un fauteuil près du feu.</p>
-
-<p>&mdash;Puisque vous voulez causer, commença-t-il, soit!... Moi aussi,
-j'ai quelque chose à vous dire... J'ai essayé l'autre soir... Je ne puis
-continuer à vivre ainsi. J'ai besoin d'un changement. Je veux m'en
-aller, et tout de suite... partir pour un long voyage... aussi loin que
-possible... loin de tout!</p>
-
-<p>&mdash;Si loin que cela? Où, par exemple?</p>
-
-<p>&mdash;Que sais-je? Aux Indes, ou au Japon.</p>
-
-<p>Elle se leva. Comme il restait courbé, le menton dans les mains,
-il la sentit se pencher sur lui.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous accompagnerais au bout du monde, mon aimé, car bien
-entendu, nous irions ensemble... Mais je crains que ce soit impossible,
-dit-elle d'une voix qui tremblait... J'ai peur que les médecins ne me le
-permettent pas... Oui, Newland, j'ai la certitude depuis ce matin du
-bonheur que j'attendais et que j'ai tant souhaité.</p>
-
-<p>Elle s'agenouilla, et blottit son visage contre les genoux de
-son mari.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chérie! dit-il, la pressant contre lui, tout en caressant
-ses cheveux d'une main glacée. Ma chérie!</p>
-
-<p>Il y eut un long silence. Puis May se dégagea de ses bras et
-se leva.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'aviez pas deviné?</p>
-
-<p>&mdash;Oui... je... non... c'est-à-dire... Ils se turent; leurs regards
-se croisèrent un moment. Puis, détournant les yeux, Archer demanda
-tout à coup:</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous annoncé la nouvelle à quelqu'un d'autre?</p>
-
-<p>&mdash;Seulement à maman et à votre mère.&mdash;Elle s'arrêta, puis
-ajouta hâtivement, le sang au visage:&mdash;Je l'ai dit aussi à Ellen. Vous
-vous rappelez que nous avons eu ensemble une longue conversation, et
-combien elle a été délicieuse pour moi.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! dit Archer.</p>
-
-<p>Son cœur s'arrêtait de battre. Sa femme l'observait attentivement.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que cela vous déplaît, Newland, que je l'aie dit à
-elle la première?</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi cela me déplairait-il?&mdash;Il fit un dernier effort
-pour se ressaisir:&mdash;Mais il y a quinze jours que vous avez causé avec
-Ellen: ne disiez-vous pas que la certitude ne vous est venue
-qu'aujourd'hui?</p>
-
-<p>May rougit plus violemment encore, mais elle soutint le regard
-d'Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'étais pas sûre, en effet; mais j'ai fait comme si je
-l'étais. Et, vous voyez, je ne me suis pas trompée! s'écria-t-elle, ses
-yeux bleus humides de pleurs triomphants.</p>
-
-
-
-
-<h4><a id="XXXIV">XXXIV</a></h4>
-
-
-<p>Dans sa maison de la Trente-neuvième rue, Newland Archer était
-assis devant la table à écrire de sa bibliothèque.</p>
-
-<p>Il revenait d'une réception officielle pour l'inauguration des
-nouvelles galeries du Musée Métropolitain. La vue des vastes salles
-remplies de la dépouille des siècles, où la foule élégante
-circulait parmi des trésors scientifiquement catalogués, avait
-éveillé de vieux souvenirs dans la mémoire d'Archer.</p>
-
-<p>&mdash;«Il me semble que cette salle était consacrée autrefois à la
-collection Cesnola,» avait-il entendu dire; et aussitôt tout ce qu'il
-voyait autour de lui s'était évanoui. Il se revoyait seul dans une
-salle déserte, assis sur un divan de cuir, pendant qu'une svelte
-silhouette en manteau de loutre s'éloignait dans la perspective des
-galeries encore si pauvres du vieux musée.</p>
-
-<p>Cette vision en avait appelé une légion d'autres. Cette bibliothèque
-avait été, pendant plus de trente ans, le centre de sa vie de famille.
-Il y avait vingt-neuf ans que là, May rougissante et avec des
-circonlocutions qui feraient sourire les jeunes femmes de la nouvelle
-génération, lui avait annoncé qu'il allait être père. Là, leur
-fils aîné, Dallas, trop frêle pour être porté à l'église au cœur
-de l'hiver, avait été baptisé par leur vieil ami, l'évêque de
-New-York. Là, leur fille, Mary, qui ressemblait tant à sa mère, avait
-annoncé ses fiançailles avec le plus nul et le plus sage des nombreux
-fils Chivers; et là, Archer l'avait embrassée à travers son voile de
-mariée avant d'entrer dans l'auto qui les menait à Grace Church. Car
-dans un monde où tout chancelait, la tradition de la cérémonie
-nuptiale à Grace Church restait immuable.</p>
-
-<p>C'était dans la bibliothèque qu'il causait toujours avec May de
-l'avenir de leurs enfants: des études de Dallas et de son jeune frère
-Bill; de l'indifférence invincible de Mary pour les arts d'agrément,
-de sa passion pour le sport et la bienfaisance; et des goûts
-artistiques bien modernes, qui avaient conduit l'inquiet et curieux
-Dallas dans le bureau d'un architecte de New-York. Car, maintenant les
-jeunes gens désertaient le barreau et les affaires pour s'adonner à
-l'archéologie ou à l'architecture.</p>
-
-<p>Et c'était dans cette bibliothèque que le grand Théodore Roosevelt,
-alors Gouverneur de l'État de New-York, venu d'Albany pour dîner et
-passer la nuit, s'était retourné vers son hôte et lui avait dit, avec
-sa violence accoutumée: «Au diable les politiciens! Ce sont des hommes
-comme vous qu'il faut au pays, Archer. Si jamais l'écurie d'Augias peut
-être nettoyée, il faut que vous y mettiez les mains.»</p>
-
-<p>«Des hommes comme vous!» Archer avait été soulevé d'enthousiasme.
-Toutefois, il n'était pas bien sûr que les hommes comme lui fussent
-vraiment ceux dont le pays avait besoin. En effet, après avoir siégé
-pendant un an à l'Assemblée départementale de New-York, il n'avait
-pas été réélu, et c'est avec soulagement qu'il s'était retranché
-dans les modestes, mais utiles travaux de la vie municipale. Il
-écrivait aussi des articles dans des revues qui essayaient de secouer
-l'apathie du pays. Tout cela était assez peu de chose; il n'était pas
-fait pour la vie publique; il serait toujours par nature un contemplatif
-et un dilettante. Du moins s'était-il passionné pour de belles causes,
-et l'amitié d'un grand homme avait été sa force et son orgueil.</p>
-
-<p>Il avait été, somme toute, ce qu'on commençait à appeler à New-York
-«un bon citoyen.» Depuis bien des années, tout nouveau mouvement,
-philanthropique, municipal ou artistique, avait compté avec son
-opinion, avait demandé son appui. Qu'il fût question de fonder une
-école d'infirmières, de réorganiser le Musée, de fonder un cercle de
-bibliophiles, d'inaugurer une nouvelle bibliothèque, ou de former une
-société de musique de chambre, on disait toujours: «Il faut demander
-l'avis d'Archer.» Ses jours étaient remplis, et remplis avec honneur.
-N'était-ce pas tout ce qu'un homme de bien pouvait demander?</p>
-
-<p>Il savait pourtant ce qui lui avait manqué: la fleur de la vie. Mais il
-y pensait maintenant comme à une chose hors d'atteinte. Lorsqu'il se
-souvenait de M<sup>me</sup> Olenska, c'était d'une façon irréelle, avec
-sérénité, comme on penserait à une bien-aimée imaginaire
-découverte dans un livre ou un tableau. Elle était devenue l'image de
-tout ce dont il avait été privé. Mais si légère et ténue qu'eût
-été la vision, elle l'avait empêché de penser à d'autres femmes. Il
-avait été ce qu'on appelle un mari fidèle, et quand May était morte,
-emportée par une pneumonie infectieuse prise au chevet de son plus
-jeune fils, il l'avait sincèrement pleurée. Les longues années qu'ils
-avaient passées ensemble lui avaient enseigné que le mariage le plus
-ennuyeux n'est pas une faillite, tant qu'il garde la dignité d'un
-devoir. Archer honorait ce passé dont il portait le deuil: après tout,
-il y avait du bon dans les anciennes traditions.</p>
-
-<p>Il embrassa du regard sa bibliothèque transformée par Dallas, qui y
-avait mis des gravures anglaises, des cabinets Chippendale, des
-porcelaines de Chine, et sur les lampes électriques avait substitué
-aux globes de verre gravé la douceur lunaire des abat-jour. Puis ses
-yeux revinrent au vieux bureau de noyer qu'il n'avait jamais voulu
-bannir, et à la première photographie de May qu'il avait gardée
-toujours à la même place.</p>
-
-<p>Elle était là, devant lui, grande, cambrée, la poitrine ronde
-soulevant sa robe d'organdi, le visage ombragé sous les bords
-onduleux d'une paille d'Italie, telle qu'il l'avait vue sous
-les orangers de Saint-Augustin. Elle était restée jusqu'à la fin
-la May de ce jour-là: généreuse, fidèle, constante, mais si dénuée
-d'imagination, si peu ouverte aux idées, que le monde de sa jeunesse
-avait pu tomber en miettes et se reconstruire sous ses yeux, sans
-qu'elle eût pris conscience du changement. Cette incapacité de
-s'adapter au mouvement du temps avait amené ses enfants à lui cacher
-leurs pensées, comme Archer lui avait toujours caché les siennes.
-Père et enfants s'étaient inconsciemment entendus pour maintenir
-autour d'elle l'illusion de l'uniformité. Et May avait quitté ce
-monde, convaincue qu'il était plein de ménages aimants et harmonieux
-comme le sien, résignée à partir parce qu'elle était certaine que
-Newland continuerait à inculquer à Dallas les mêmes principes et les
-mêmes préjugés qui avaient façonné la vie de ses parents, et que
-Dallas à son tour, quand Newland la suivrait, transmettrait le dépôt
-sacré au petit Bill. De Mary, elle était sûre comme d'elle-même.</p>
-
-<p>Aussi, après avoir arraché le petit Bill à la mort et payé cet
-effort de sa vie, elle était partie avec sérénité prendre sa place
-dans le caveau des Archer à Saint-Marc, où sa belle-mère reposait
-déjà.</p>
-
-<p>En face du portrait de May se trouvait celui de sa fille. Mary Chivers
-aussi était grande et blonde, mais elle avait la taille large, la
-poitrine à peine indiquée, et cette nonchalance d'attitude que
-permettait la nouvelle mode. Mary Chivers n'aurait pas pu accomplir ses
-hauts faits d'athlétisme avec les cinquante centimètres de tour de
-taille que mesurait la ceinture bleu de ciel de May Archer. La
-différence était symbolique: l'âme de la mère avait été
-pareillement enfermée dans une armature aussi rigide que sa fine
-taille. Il y avait du bon aussi dans le nouvel ordre des choses.</p>
-
-<p>L'appel du téléphone se fit entendre. Comme on était loin du temps
-où toute communication rapide à New-York se faisait par les jambes des
-petits <i>messenger boys</i> à livrée bleue! «Chicago vous demande.» Ah!
-ce devait être un message de Dallas. Il avait été envoyé à Chicago
-pour étudier le plan d'un palais que sa maison construisait pour un
-jeune millionnaire à idées. Les missions de ce genre étaient toujours
-confiées à Dallas.</p>
-
-<p>&mdash;Allô! père. Voulez-vous vous embarquer avec moi mercredi sur le
-<i>Mauretania?</i> Notre client veut que je visite quelques jardins italiens
-avant de rien décider; et vous savez, je dois être rentré le 1<sup>er</sup>
-juin.</p>
-
-<p>Il éclata d'un rire joyeux. «Quoi qu'il arrive, semblait dire ce rire,
-je dois être de retour le premier, puisque Fanny Beaufort et moi devons
-nous marier le cinq.»</p>
-
-<p>La voix reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Réfléchir? Pas une minute! Dites tout de suite!... Avez-vous une
-raison de refuser? Non. J'en étais sûr. Alors, ça va? Dites, père,
-ce sera la dernière fois que nous voyagerons tous les deux, comme
-autrefois. Allons! bien! J'étais sûr que vous viendriez.</p>
-
-<p>Chicago coupa. Archer se leva et arpenta la chambre.</p>
-
-<p>La dernière fois qu'ils seraient ensemble tous les deux comme
-autrefois!... L'enfant avait raison. Sans doute, ils seraient ensemble
-bien souvent après le mariage de Dallas. Ils avaient toujours été
-camarades, et Fanny Beaufort, quoi qu'on pût dire d'elle, ne paraissait
-pas disposée à gêner leur intimité. Cependant,&mdash;il fallait se
-l'avouer,&mdash;et, malgré sa sympathie pour sa future belle-fille, c'était
-tentant pour Archer de saisir cette dernière occasion de se trouver
-seul avec son fils. Rien ne le retenait. Seulement il avait perdu
-l'habitude de voyager. May ne s'était jamais déplacée que pour des
-raisons sérieuses: mener les enfants dans la montagne ou au bord de la
-mer. Depuis deux ans que May était morte, Archer n'avait aucune raison
-de continuer sa vie sédentaire; mais il s'était trouvé retenu par
-l'habitude, les souvenirs, et par une certaine appréhension de ce qui
-était nouveau.</p>
-
-<p>Maintenant, revoyant son passé, il sentait qu'il s'était, lui
-aussi, enlisé, alors que tout changeait autour de lui.</p>
-
-<p>Que restait-il du petit monde où il avait grandi, des principes qui
-l'avaient dominé et enchaîné? Il se rappelait une railleuse
-prophétie du pauvre Lawrence Lafferts, émise dans cette même pièce
-tant d'années auparavant: «Si les choses vont de ce train, nos enfants
-épouseront les bâtards de Beaufort:» C'était justement ce que le
-fils aîné d'Archer, l'orgueil de sa vie, allait faire, sans que
-personne l'en blâmât ou s'étonnât seulement. Tante Janey, restée si
-exactement la même qu'aux jours de sa jeunesse fanée, avait retiré de
-leur coton rose les émeraudes serties de perles de sa mère, et les
-avait portées elle-même, de ses mains tremblantes, à la fiancée. Et
-Fanny Beaufort, loin de paraître déçue de ne pas recevoir une parure
-d'un joaillier de Paris, avait admiré le style ancien de ces bijoux, et
-déclaré qu'en les portant elle se sentirait digne d'être peinte par
-Isabey.</p>
-
-<p>Fanny Beaufort, qui avait fait son apparition à New-York à l'âge de
-dix-huit ans, après la mort de ses parents, avait conquis les cœurs un
-peu comme M<sup>me</sup> Olenska trente ans auparavant. Seulement, au lieu
-de la regarder avec une sorte de méfiance, la société l'avait joyeusement
-acceptée. Elle était jolie, amusante et douée: que pouvait-on
-demander de plus? Personne n'avait l'esprit assez étroit pour lui faire
-un grief du passé de son père, ni de son origine à elle. Les
-personnes âgées, seules, se souvenaient d'un incident perdu dans le
-mouvement des affaires à New-York: le krach Beaufort. Du reste, après
-la mort de sa femme, Beaufort, ayant épousé sans bruit la trop
-célèbre Fanny Ring, avait quitté le pays avec sa nouvelle femme et
-une petite fille qui héritait de la beauté de sa mère. On avait
-ensuite appris qu'il était à Constantinople, puis en Russie, et, une
-douzaine d'années plus tard, des voyageurs américains furent
-brillamment reçus chez lui à Buenos-Ayres, où il représentait une
-grande Compagnie d'assurances. Il était mort là, ainsi que sa femme;
-et, un jour, leur fille, riche et orpheline, était arrivée à
-New-York, sous la conduite de la belle-sœur de May, Mrs Jack Welland,
-dont le mari était le tuteur de l'enfant. Elle se trouvait ainsi dans
-des relations presque de cousinage avec les enfants de Newland Archer,
-et personne ne s'était étonné quand Dallas avait annoncé ses
-fiançailles.</p>
-
-<p>Rien ne pouvait donner plus exactement la mesure du chemin que le monde
-avait parcouru. On était trop absorbé par les réformes et les
-mouvements sociaux, par les engouements et les modes du jour, pour
-s'inquiéter beaucoup du passé de ses voisins. Qu'importait le passé
-dans le grand kaléidoscope où tous les atomes sociaux roulaient sur le
-même plan?</p>
-
-
-<p>Le lendemain de leur arrivée à Paris, Archer, de la fenêtre de son
-hôtel, contemplait le beau décor de la place Vendôme. Une des choses
-qu'il avait stipulées, presque la seule, quand il avait accepté
-d'accompagner Dallas, était qu'il ne serait pas obligé de descendre à
-Paris dans un des nouveaux palaces à la mode.</p>
-
-<p>&mdash;Entendu, avait acquiescé Dallas bon prince. Je vous mènerai
-dans un bon vieil hôtel: le Bristol.</p>
-
-<p>Combien de fois Archer n'avait-il pas pensé à Paris comme au cadre où
-vivait M<sup>me</sup> Olenska! Seul, tard le soir, dans sa bibliothèque,
-quand toute la maison reposait, il avait évoqué le retour radieux du
-printemps le long des avenues de marronniers, les fleurs et les statues
-des jardins publics, les bouffées des lilas entassés dans les
-charrettes, le cours majestueux du fleuve sous les arches des ponts, et
-la vie d'art, d'étude et de plaisir qui roulait impétueusement dans
-les artères de la grande ville. Maintenant, le spectacle était devant
-lui et, en le considérant, Archer se sentait timide et suranné: un
-pauvre être insignifiant comparé à l'homme d'énergie qu'il avait
-rêvé d'être...</p>
-
-<p>La main de Dallas se posa gaiement sur son épaule.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! père! ça vaut la peine, hein?</p>
-
-<p>Ils restèrent un moment, regardant devant eux; puis le jeune
-homme continua:</p>
-
-<p>&mdash;Au fait, j'ai une commission pour vous: la comtesse Olenska
-nous attend à cinq heures et demie.</p>
-
-<p>Il disait cela avec insouciance comme s'il s'agissait de l'heure du
-départ pour Florence le lendemain soir. Archer le regarda, et crut voir
-dans les yeux gais de son fils un éclair de la malice de son
-arrière-grand'mère Mingott.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que je ne vous l'avais pas dit? poursuivit Dallas. J'ai juré
-à Fanny de faire trois choses pendant mon séjour à Paris: lui acheter
-le recueil des dernières mélodies de Debussy; aller au Grand Guignol;
-et voir M<sup>me</sup> Olenska. Vous savez que celle-ci a été la bonté même
-pour Fanny, quand Mr Beaufort l'a envoyée de Buenos-Ayres au couvent de
-l'Assomption. Fanny ne connaissait personne à Paris: M<sup>me</sup> Olenska
-s'est occupée d'elle, l'a promenée les jours de congé. Je crois
-que M<sup>me</sup> Olenska a été très liée avec la première Mrs
-Beaufort,&mdash;et puis elle est notre cousine. Aussi, je l'ai appelée au
-téléphone ce matin avant de sortir, et lui ai dit que nous étions ici pour
-deux jours, et désirions la voir.</p>
-
-<p>&mdash;Tu lui as dit que j'étais ici? balbutia Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Bien sûr: pourquoi pas?</p>
-
-<p>Dallas eut un sourire innocent. Puis, ne recevant pas de réponse,
-il glissa son bras sous celui de son père.</p>
-
-<p>&mdash;Dites, père, comment était-elle?</p>
-
-<p>Archer se sentit rougir sous le clair regard de son fils.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, avouez, vous avez été très emballé pour elle, est-ce
-vrai? N'était-elle pas ravissante?</p>
-
-<p>&mdash;Ravissante? Je ne sais pas. Elle était différente des autres.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! nous y voilà! Toute la question est là, n'est-ce pas? Quand
-on la trouve, la femme qu'on attend, elle est toujours différente,&mdash;et
-on ne sait pas pourquoi. C'est exactement ce que j'éprouve avec Fanny.</p>
-
-<p>Son père recula d'un pas, dégageant son bras:</p>
-
-<p>&mdash;Avec Fanny? Mais, mon ami, je l'espère bien; seulement, je
-ne vois pas...</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, père, ne soyez pas cachottier! N'a-t-elle pas été,
-autrefois, votre Fanny?</p>
-
-<p>Dallas appartenait de tout son être à la nouvelle génération. À ce
-premier né de Newland et de May Archer, il avait été impossible
-d'inculquer les plus élémentaires notions de réserve. «Pourquoi
-faire des mystères? Les gens flairent toujours ce qu'on veut leur
-cacher,» objectait-il quand on lui recommandait la discrétion. Mais
-Archer, rencontrant les yeux de son fils, sentit la lueur filiale sous
-la malice.</p>
-
-<p>&mdash;Ma «Fanny»...?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! la femme pour laquelle vous auriez tout envoyé promener.
-Seulement, vous ne l'avez pas fait.</p>
-
-<p>&mdash;Non, je ne l'ai pas fait, répéta Archer avec une sorte de
-solennité.</p>
-
-<p>&mdash;Vous datez, voyez-vous, mon pauvre papa! Ma mère m'a dit...</p>
-
-<p>&mdash;Ta mère?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, la veille de sa mort. Quand elle a voulu me voir seul. Vous
-vous rappelez? Elle m'a dit qu'elle était tranquille en nous quittant parce
-qu'une fois, quand elle vous en avait fait la demande, vous lui aviez
-sacrifié la chose à laquelle vous teniez le plus.</p>
-
-<p>Archer reçut en silence cette singulière communication. Son regard
-perdu embrassa la place ensoleillée où s'écoulaient les passants.
-Enfin, il dit à voix basse:</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne me l'a jamais demandé.</p>
-
-<p>&mdash;Non, naturellement. Vous ne vous êtes jamais rien demandé l'un à
-l'autre, n'est-ce pas? Et vous ne vous êtes jamais rien dit. Vous êtes
-restés l'un devant l'autre, à observer, à deviner ce qui se passait
-en dedans,&mdash;un duo de sourds-muets, pas vrai? Avec cela, je parie que
-chacun de vous en savait plus long sur ce que pensait l'autre que nous
-ne savons, nous, sur ce que nous pensons nous-mêmes. Nous n'avons pas
-le temps... Dites... père, fit Dallas, vous n'êtes pas fâché,
-j'espère? Si vous l'êtes, nous allons faire la paix et déjeuner chez
-Henri... Après, il faut que je coure à Versailles.</p>
-
-
-<p>Archer n'accompagna pas son fils à Versailles. Il préféra vaguer seul
-à travers la lumineuse solitude de Paris. Les regrets accumulés, les
-souvenirs étouffés d'une vie muette, pesaient lourdement sur son
-âme...</p>
-
-<p>À la réflexion, il ne regretta pas l'indiscrétion de Dallas. Il
-sentit son cœur allégé d'un lourd fardeau. Quelqu'un avait donc
-deviné, avait eu pitié; et que ce quelqu'un eût été May, il en
-ressentait une émotion indicible. Dallas, avec toute sa perspicacité
-affectueuse, n'aurait pas compris cela. Pour l'enfant, sans doute,
-l'épisode n'était que l'exemple pathétique d'une vie gâchée.
-N'était-ce vraiment que cela? Longtemps, Archer, assis sur un banc aux
-Champs-Élysées, resta perdu dans ses pensées. Autour de lui, la
-vie... la vie des autres... passait comme un fleuve.</p>
-
-<p>Là, tout près, cette même fin d'après-midi, Ellen Olenska
-l'attendait. Elle n'était jamais retournée chez son mari, et depuis la
-mort d'Olenski, elle n'avait rien changé à sa manière de vivre. Il
-n'y avait plus rien pour la séparer d'Archer: tout à l'heure, il
-allait la voir.</p>
-
-<p>Il se leva et traversa le jardin des Tuileries. M<sup>me</sup> Olenska
-lui avait dit une fois qu'elle allait souvent au Louvre, et il eut la
-fantaisie de passer les heures de l'attente dans un endroit où peut-être
-elle avait été récemment. Pendant plus d'une heure, il erra de salle en
-salle dans l'éblouissement d'une journée de printemps. L'un après l'autre,
-des tableaux se révélaient à lui dans leur splendeur à moitié
-oubliée, et il se laissait peu à peu envahir par les émotions
-qu'inspire la beauté. La beauté, il en avait eu faim toute sa vie...</p>
-
-<p>Soudain, devant un triomphal Titien, il se prit à dire: «Mais je n'ai
-que cinquante-sept ans!» Puis, il se détourna. Pour les rêves du
-chaud été, c'était trop tard; mais non pour un tranquille automne
-auprès d'Ellen, dans la paix bénie de sa présence.</p>
-
-<p>Il revint à l'hôtel où il devait retrouver Dallas. Tous deux
-traversèrent la place de la Concorde et la Seine, s'engagèrent sur
-l'Esplanade des Invalides. Le dôme de Mansart rayonnant, sur la masse
-grise du monument, absorbait et renvoyait les ors du soleil couchant.
-Dans l'éther lumineux il semblait le symbole visible de la gloire d'une
-race.</p>
-
-<p>Archer savait que M<sup>me</sup> Olenska demeurait près d'une des
-avenues qui aboutissent aux Invalides: pourquoi s'était-il figuré un
-quartier paisible et modeste, oubliant la brillante coupole qui règne sur
-lui.</p>
-
-<p>Par un singulier enchaînement d'idées, cette lumière dorée devint
-pour lui la lumière même où Ellen vivait. Pendant près de trente ans, la
-vie de M<sup>me</sup> Olenska,&mdash;cette vie dont il était si étrangement
-ignorant,&mdash;s'était déroulée dans cette riche atmosphère. Il pensa à
-tous les beaux spectacles auxquels elle avait dû assister, aux tableaux
-qu'elle avait dû regarder, aux sobres et magnifiques demeures où elle
-avait dû entrer. Il pensa aux gens avec qui elle avait dû causer, aux
-idées, aux curiosités, aux images et aux comparaisons que remue sans
-trêve une race d'une intense sociabilité, dans le charme d'une
-politesse traditionnelle.</p>
-
-<p>Tout à coup, Archer se rappela le jeune Français qui lui avait dit une
-fois: «Une conversation intéressante, il n'y a rien de tel, n'est-ce
-pas?» Il n'avait jamais revu M. Rivière, ni entendu parler de lui depuis
-trente ans. Tout ce qui avait rapport à M<sup>me</sup> Olenska était pour
-lui si lointain! Il était resté séparé d'elle pendant la moitié de
-sa vie. Elle avait passé ce long intervalle de temps parmi des gens
-qu'il ne connaissait pas, entourée d'une société dont il pouvait à
-peine se faire une idée. Lui, il avait vécu avec son souvenir; mais
-autour d'elle il y avait eu toute une société, toute une vie...</p>
-
-<p>Ils traversèrent la Place des Invalides et suivirent une des avenues
-qui longent le monument. Archer s'étonnait de ces grandes voies un peu
-désertes dans ce paysage de splendeur et d'histoire. Paris, en
-vérité, avait donc beaucoup de ces glorieux trésors, pour qu'autour
-de celui-ci il y eût le calme et le vide. Le jour s'évanouissait dans
-un léger brouillard, illuminé par de rares rayons de soleil, et piqué
-çà et là par les points jaunes des lampes électriques. Les passants
-étaient rares dans la petite place vers laquelle Archer et son fils
-s'étaient dirigés.</p>
-
-<p>Brusquement, Dallas s'arrêta et leva la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Ce doit être ici, dit-il, en glissant son bras sous celui
-de son père.</p>
-
-<p>Ils restèrent l'un près de l'autre à regarder la maison.</p>
-
-<p>C'était une construction moderne sans caractère, avec de nombreuses
-fenêtres, et des balcons qui se détachaient avec élégance sur une
-haute façade blanche. Sur un des balcons supérieurs, qui s'avançaient
-au-dessus des dômes arrondis des marronniers, les stores étaient
-encore baissés; le soleil venait de les quitter.</p>
-
-<p>&mdash;Je me demande... à quel étage? dit Dallas.&mdash;Il passa la tête
-dans la loge du concierge, et revint en disant:&mdash;Au cinquième! ce doit
-être l'étage aux stores.</p>
-
-<p>Archer restait immobile, les yeux fixés sur les hautes fenêtres,
-comme si le but de son pèlerinage eût été atteint.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez, père, il est près de six heures, lui rappela enfin
-son fils.</p>
-
-<p>Le père jeta un coup d'œil sur un banc vide sous les arbres.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais m'asseoir un moment, dit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que vous n'êtes pas bien?</p>
-
-<p>&mdash;Si, très bien. Mais j'aime mieux que tu montes sans moi.</p>
-
-<p>Dallas le regarda, déconcerté.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, père, est-ce que vous vous ne viendrez pas?</p>
-
-<p>&mdash;J'hésite, répondit lentement Archer.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous ne venez pas, elle ne comprendra pas.</p>
-
-<p>&mdash;Va, mon garçon. Je te suivrai peut-être.</p>
-
-<p>&mdash;Mais que voulez-vous que je lui dise?</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher enfant, ne sais-tu pas toujours ce qu'il faut dire?
-répliqua son père en souriant.</p>
-
-<p>&mdash;Je dirai que vous êtes vieux jeu, et que vous préférez monter
-les cinq étages à pied, parce que vous n'aimez pas les ascenseurs.</p>
-
-<p>&mdash;Dis que je suis vieux jeu, ça suffira...</p>
-
-<p>Dallas le regarda encore: puis, avec un geste d'incrédulité, il
-disparut sous la voûte.</p>
-
-<p>Archer s'assit sur le banc, et continua à regarder le balcon aux
-stores. Il calcula le temps que mettrait son fils à monter dans
-l'ascenseur jusqu'au cinquième, à sonner à la porte, à être admis
-dans l'antichambre, puis introduit dans le salon. Il imagina Dallas
-entrant dans la pièce de son pas vif, assuré, avec son charmant
-sourire. Avait-on raison de dire que son fils tenait de lui?</p>
-
-<p>Ensuite, il essaya de se figurer les personnes qui étaient déjà dans
-le salon; car, à la fin de l'après-midi, il devait y avoir quelques
-personnes. Mais il ne voyait qu'une dame au pâle visage, avec une masse
-de cheveux sombres, qui redresserait la tête vivement, se levant à
-demi pour tendre à Dallas sa longue main fine, ornée de trois bagues.
-Archer imagina qu'elle serait assise sur un canapé au coin du feu, et
-qu'il y aurait des azalées en fleurs derrière elle sur une table.</p>
-
-<p>&mdash;Je la retrouve mieux que si j'étais là-haut à côté d'elle,
-se dit-il à haute voix.</p>
-
-<p>Et la crainte de sentir s'évanouir cette dernière illusion le
-tenait immobile sur le banc pendant que les minutes s'écoulaient.</p>
-
-<p>Longtemps, il demeura ainsi dans l'envahissement du crépuscule,
-sans quitter des yeux le balcon. À la fin, une lumière perça les
-fenêtres. Un moment après, un domestique vint relever les stores
-et fermer les persiennes.</p>
-
-<p>Comme si c'était le signal qu'il attendait, Newland Archer se
-leva lentement et revint seul à son hôtel.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Au temps de l'innocence, by Edith Wharton
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TEMPS DE L'INNOCENCE ***
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
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-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
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-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
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- gbnewby@pglaf.org
-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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-
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-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
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-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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