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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Au temps de l'innocence - -Author: Edith Wharton - -Translator: Madeleine Saint-René Taillandier - -Release Date: May 16, 2020 [EBook #62147] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TEMPS DE L'INNOCENCE *** - - - - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Wikisource.) - - - - - -EDITH WHARTON - -AU TEMPS DE L’INNOCENCE - -TRADUCTION PAR MADELEINE SAINT-RENÉ TAILLANDIER - -REVUE -DES -DEUX MONDES - -XCe ANNÉE--SIXIÈME PERIODE - -TOME SOIXANTIÈME - -BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES - -RUE DE L'UNIVERSITÉ, 15 - -1920 - - - - -TABLE -CHAPITRE I -CHAPITRE II -CHAPITRE III -CHAPITRE IV -CHAPITRE V -CHAPITRE VI -CHAPITRE VII -CHAPITRE VIII -CHAPITRE IX -CHAPITRE X -CHAPITRE XI -CHAPITRE XII -CHAPITRE XIII -CHAPITRE XIV -CHAPITRE XV -CHAPITRE XVI -CHAPITRE XVII -CHAPITRE XVIII -CHAPITRE XIX -CHAPITRE XX -CHAPITRE XXI -CHAPITRE XXII -CHAPITRE XXIII -CHAPITRE XXIV -CHAPITRE XXV -CHAPITRE XXVI -CHAPITRE XXVII -CHAPITRE XXVIII -CHAPITRE XXIX -CHAPITRE XXX -CHAPITRE XXXI -CHAPITRE XXXII -CHAPITRE XXXIII -CHAPITRE XXXIV - - - - -I - - -Un soir de janvier 187..., Christine Nilsson chantait la Marguerite de -_Faust_ à l'Académie de Musique de New-York. - -Il était déjà question de construire,--bien au loin dans la ville, -plus haut même que la Quarantième rue,--un nouvel Opéra, rival en -richesses et en splendeur de ceux des grandes capitales européennes. -Cependant, le monde élégant se plaisait encore à se rassembler, -chaque hiver, dans les loges rouges et or quelque peu défraichies de -l'accueillante et vieille Académie. Les sentimentaux y restaient -attachés à cause des souvenirs du passé, les musiciens à cause de -son excellente acoustique,--une réussite toujours hasardeuse,--et les -traditionalistes y tenaient parce que, petite et incommode, elle -éloignait, de ce fait même, les nouveaux riches dont New-York -commençait à sentir à la fois l'attraction et le danger. - -La rentrée de Mme Nilsson avait réuni ce que la presse quotidienne -désignait déjà comme un brillant auditoire. Par les rues glissantes -de verglas, les uns gagnaient l'Opéra dans leur coupé, les autres dans -le spacieux landau familial, d'autres enfin dans des coupés «Brown,» -plus modestes, mais plus commodes. Venir à l'Opéra dans un coupé -«Brown» était presque aussi honorable que d'y arriver dans sa voiture -privée; et au départ on y gagnait de pouvoir grimper dans le premier -«Brown» de la file,--avec une plaisante allusion à ses principes -démocratiques,--sans attendre de voir luire sous le portique le nez -rougi de froid de son cocher. Ç'avait été le coup de génie de Brown, -le fameux loueur de voitures, d'avoir compris que les Américains sont -encore plus pressés de quitter leurs divertissements que de s'y rendre. - -Quand Newland Archer ouvrit la porte de la loge réservée à son -cercle, le rideau venait de se lever sur la scène du jardin. Le jeune -homme aurait pu arriver plus tôt, car il avait dîné à sept heures, -seul avec sa mère et sa sœur, et avait lentement fumé son cigare dans -la bibliothèque aux meubles gothiques, la seule pièce où Mrs Archer -permettait qu'on fumât. Il s'était attardé, d'abord, parce que -New-York n'était pas une de ces villes de second rang où l'on arrive -à l'heure à l'Opéra,--et ce «qui se fait» ou «ne se fait pas» -jouait un rôle aussi important dans la vie de Newland Archer que les -terreurs superstitieuses dans les destinées de ses aïeux, des milliers -d'années auparavant. - -Le second motif de son retard était tout personnel. Il avait flâné en -fumant parce qu'étant au fond un dilettante, savourer d'avance un -plaisir lui donnait souvent une satisfaction plus subtile que le plaisir -même. Cela était vrai surtout quand il s'agissait d'un plaisir -délicat,--comme l'étaient du reste la plupart des siens,--et, dans -cette occasion, le moment qu'il escomptait était d'une qualité si rare -et si exquise que, s'il avait pu fixer avec le régisseur la minute -précise de son arrivée, il n'aurait pu choisir un moment plus propice -que celui où la prima-donna chantait: «Il m'aime,--il ne m'aime -pas,--il m'aime,» en laissant tomber avec les pétales d'une marguerite -des notes limpides comme des gouttes de rosée. - -Naturellement, elle chantait «M'ama,» et non «il m'aime,» puisque -une loi immuable et incontestée du monde musical voulait que le texte -allemand d'un opéra français, chanté par des artistes suédois, fut -traduit en italien, afin d'être plus facilement compris d'un public de -langue anglaise. Ceci semblait aussi naturel à Newland Archer que -toutes les autres conventions sur lesquelles sa vie était fondée: -telles que le devoir de se servir de deux brosses à dos d'argent, -chiffrées d'émail bleu, pour faire sa raie, et de ne jamais paraître -dans le monde sans une fleur à la boutonnière, de préférence un -gardénia. - -«M'ama,--non m'ama,» chantait la prima-donna, et «_M'ama!_» dans une -explosion finale d'amour triomphant. Pressant sur ses lèvres la -marguerite effeuillée, elle levait ses grands yeux sur le visage -astucieux du petit ténor, Faust-Capoul, qui, sanglé dans un pourpoint -de velours violet, coiffé d'une toque emplumée, essayait vainement de -paraître aussi sincère que sa candide victime. - -Newland Archer détourna les yeux de la scène pour les plonger dans la -loge d'en face. C'était celle de la vieille Mrs Manson Mingott, qu'une -monstrueuse obésité empêchait depuis longtemps de se rendre à -l'opéra, mais qui s'y faisait toujours représenter, les jours de -première, par quelques personnes de sa famille. Ce soir-là, le devant -de la loge était occupé par sa belle-fille, Mrs Lovell Mingott, et par -sa nièce, Mrs Welland; et un peu en arrière des matrones embrocardées -était assise une jeune fille en toilette blanche, dont les yeux -extasiés ne quittaient pas les amants sur la scène. - -Comme le «m'ama» de Mme Nilsson vibrait dans la salle -silencieuse,--les loges se taisaient toujours pendant l'air de la -marguerite,--un incarnat plus vif monta aux joues de la jeune fille, -embrasant son front jusqu'aux racines de ses tresses cendrées et -envahissant le contour de sa jeune poitrine, où une modeste guimpe de -tulle était attachée par un seul gardénia. Elle abaissa les yeux sur -l'énorme bouquet de muguets posé sur ses genoux, et Newland Archer la -vit caresser doucement les fleurs du bout de ses doigts gantés de -blanc. Il poussa un soupir satisfait, et se retourna vers la scène. - -Aucune dépense n'avait été épargnée pour les décors, dont la -beauté satisfaisait même les familiers des opéras de Paris et de -Vienne. Le devant de la scène, jusqu'à la rampe, était recouvert d'un -drap vert émeraude. Au second plan, dans des parterres symétriques, en -laine verte moussue, et bordés d'arceaux de croquet, étaient plantés -des arbustes en forme d'orangers, mais fleuris de roses variées. Sous -ces rosiers, dans la mousse, poussaient des pensées gigantesques, -toutes pareilles à ces essuie-plumes que les vieilles filles brodent -pour leurs pasteurs. Çà et là une marguerite s'épanouissait sur une -branche de rosier, présageant déjà les futurs prodiges du célèbre -horticulteur Luther Burbank. - -Au centre de ce jardin enchanté, Mme Nilsson écoutait les -déclarations passionnées de M. Capoul. Elle était vêtue d'une robe -de cachemire blanc, ornée de crevés de satin bleu de ciel. Une -aumônière pendait de sa ceinture bleue, et ses épaisses nattes jaunes -étaient soigneusement disposées de chaque côté de sa chemisette de -mousseline. Elle affectait une ignorance ingénue lorsque, de la parole -et du regard, l'amoureux lui indiquait la fenêtre du rez-de-chaussée -du pimpant chalet de briques qui sortait de biais de la coulisse droite. - -«L'adorable enfant,» pensa Newland Archer, son regard revenant vers la -jeune fille aux muguets, «elle ne se doute même pas de ce que cela -veut dire.» Et il contempla le joli visage pensif avec un frémissement -où l'orgueil de son initiation masculine se mêlait à un tendre -respect pour la pureté profonde de la jeune fille. «Nous lirons -_Faust_ ensemble au bord des lacs italiens,» se dit-il, les scènes de -sa future lune de miel se confondant vaguement dans sa pensée avec les -chefs-d'œuvre de la littérature que son privilège d'époux lui -réservait de révéler à sa jeune femme. C'était seulement dans ce -même après-midi que May Welland lui avait permis de deviner ses -sentiments, et déjà les rêves du jeune homme, allant plus loin que la -bague de fiançailles, le premier baiser et la _Marche Nuptiale de -Lohengrin_, la lui représentaient à ses côtés dans quelque paysage -magique de la vieille Europe. - -Loin de vouloir que la future Mrs Newland Archer fit preuve de naïveté -et d'ignorance, il désirait qu'elle acquît à la lumière de sa propre -influence un tact mondain et une vivacité d'esprit la mettant à même -de rivaliser avec les plus admirées des jeunes femmes de son entourage: -car dans ce milieu c'était un usage consacré d'attirer les hommages -masculins, tout en les décourageant. Si Archer avait pu sonder le fond -même de sa propre vanité,--ce qui lui arrivait parfois,--il y aurait -trouvé le souci que sa femme fût aussi avertie, aussi désireuse de -plaire que cette autre femme dont les charmes avaient retenu son caprice -pendant deux années. Cependant, chez la compagne de sa vie, il -n'admettrait, naturellement, aucune faiblesse semblable à celle qui -avait failli gâcher l'avenir de cette malheureuse, et qui avait -dérangé ses projets à lui pendant tout un hiver. - -Comment créer un tel miracle de feu et de glace, et comment le -maintenir en équilibre, Newland Archer ne s'en inquiétait guère. Il -se contentait de ce point de vue sans l'analyser, le sachant partagé -par tous ces messieurs, giletés de blanc, aux boutonnières fleuries, -qui se succédaient dans la loge du cercle, échangeant avec lui de -légers propos, et lorgnant en amateur les femmes qui étaient les -produits de ce système. Par sa culture intellectuelle et artistique, le -jeune homme se sentait nettement supérieur à ces spécimens choisis -dans le gratin du vieux New-York. Il avait plus lu, plus pensé, et plus -voyagé que la plupart des hommes de son clan. Isolément, ceux-ci -trahissaient leur médiocrité intellectuelle; mais en bloc ils -représentaient «New-York,» et, par une habitude de solidarité -masculine, Newland Archer acceptait leur code en fait de morale. Il -sentait instinctivement que sur ce terrain il serait à la fois -incommode et de mauvais goût de faire cavalier seul. - ---Bon Dieu! s'exclama tout à coup Lawrence Lefferts, détournant sa -lorgnette de la scène. Lawrence Lefferts était, somme toute, le -premier arbitre de New-York en matière de «bon ton.» Non seulement -avait-il probablement consacré plus de temps qu'aucun autre à cette -étude compliquée et captivante, mais il y avait un sens inné et -particulier du «bon goût» chez cet homme qui savait porter avec tant -d'aisance des vêtements impeccables et tirer parti de sa grande taille -avec tant de grâce nonchalante. Pour en être convaincu, on n'avait -qu'à voir le modelage fuyant de son front chauve, le pli de sa -magnifique moustache blonde, les longs escarpins vernis qui terminaient -sa mince et élégante personne. Un de ses jeunes admirateurs avait dit: -«Si quelqu'un peut décider quand on peut mettre ou non la cravate -noire avec l'habit, c'est Larry Lefferts.» De même, sur l'alternative -des escarpins ou des souliers «Oxford,» son autorité n'était jamais -discutée. - ---Bon Dieu! répéta-t-il, et silencieusement il tendit sa lorgnette au -vieux Sillerton Jackson. - -Newland Archer suivit le regard de Lefferts et vit, avec surprise, que -son exclamation avait été occasionnée par l'entrée d'une jeune femme -dans la loge de Mrs Mingott. Cette jeune femme était svelte, un peu -moins grande que May Welland, et ses cheveux bruns, coiffés en boucles -serrées contre ses tempes, étaient encerclés d'une étroite bande de -diamants. Le style de cette coiffure, lui donnant ce qu'on appelait -alors une «allure Joséphine,» était souligné par la coupe un peu -théâtrale de sa robe de velours bleu corbeau, serrée sous la poitrine -par une ceinture que retenait une grande agrafe ancienne. La jeune -femme, qui semblait inconsciente de l'attention qu'attirait sa toilette -originale, s'arrêta un moment, refusant du geste la place que Mrs -Welland voulait lui céder à droite de la loge; puis, avec un léger -sourire, elle se soumit et s'y installa à côté de Mrs Lovell Mingott. - -Mr Sillerton Jackson avait rendu la jumelle à Lawrence Lefferts. Tous -les messieurs de la loge se retournèrent pour écouter ce qu'allait -dire Mr Jackson, car son autorité sur le chapitre «famille» était -aussi incontestée que celle de Lawrence Lefferts sur le chapitre «bon -ton.» Il connaissait toutes les ramifications des cousinages de -New-York, et pouvait non seulement élucider les parentés compliquées -des Mingott (par les Thorley) avec les Dallas de la Caroline du Sud, et -celles des Thorley de Philadelphie,--branche aînée,--avec les Chivers -d'Albany (dans aucun cas ne confondre avec les Chivers de University -Place), mais il pouvait aussi énumérer les caractéristiques de chaque -famille: comme, par exemple, la fabuleuse avarice de la branche cadette -des Lefferts,--ceux de Long Island,--ou encore, la propension des -Rushworth à faire des mariages insensés, ou encore la folie -périodique de chaque seconde génération chez les Chivers d'Albany, -avec lesquels leurs cousins de New-York avaient toujours refusé de -s'entre-allier, à la désastreuse exception de la pauvre Medora Manson, ---mais aussi, sa, mère était une Rushworth! - -Outre cette forêt d'arbres généalogiques, Mr Sillerton Jackson -portait, entre ses tempes étroites et creuses, et sous le chaume de ses -cheveux argentés, un registre de la plupart des scandales et mystères -qui avaient couvé sous la surface paisible de New-York depuis un -demi-siècle. Ses informations s'étendaient, en effet, si loin, et sa -mémoire était si fidèle qu'on le croyait seul à pouvoir dire qui -était réellement Julius Beaufort, le banquier, et quel avait été le -sort de l'élégant Bob Spicer, le père de la vieille Mrs Mingott. -Celui-ci, quelques mois après son mariage, avait disparu -mystérieusement, emportant une grosse somme d'argent qui lui avait -été confiée, justement le même jour où une séduisante danseuse -espagnole, qui faisait les délices de New-York, s'était embarquée -pour Cuba. Mais ces secrets, et beaucoup d'autres, étaient -soigneusement gardés sous clef dans le for intérieur de Mr Jackson. -Non seulement son sévère sentiment de l'honneur lui imposait de ne pas -répéter ce qui lui avait été confié, mais il se rendait compte que -sa réputation de discrétion augmenterait encore les occasions -d'apprendre ce qu'il voulait savoir. - -Ces messieurs attendaient donc avec un visible intérêt l'oracle -qu'allait rendre Mr Sillerton Jackson. De ses yeux bleus troubles, -ombragés de vieilles paupières sillonnées de veines, il scruta en -silence la loge de Mrs Mingott; puis, relevant sa moustache d'un air -songeur, il dit simplement:--Je n'aurais jamais cru que les Mingott -oseraient cela. - - - - -II - - -Newland Archer, pendant ce bref incident, s'était senti dans un -étrange embarras. - -Il lui était désagréable que la loge où sa fiancée se trouvait -assise entre sa mère et sa tante devînt le point de mire de toute la -curiosité masculine de New-York. Il ne put d'abord identifier la dame -en robe Empire, ni comprendre pourquoi sa présence suscitait un tel -émoi parmi les initiés. Puis, subitement, il comprit; et il eut un -sursaut d'indignation. Non, vraiment, personne n'aurait pu supposer que -les Mingott oseraient cela. Ils l'avaient osé cependant: ce n'était -que trop évident. Les propos échangés, à voix basse, dans la loge -derrière lui, ne laissaient subsister aucun doute: la jeune femme -était la cousine de May, cette cousine dont on parlait toujours dans la -famille comme de la «pauvre Ellen Olenska.» Archer savait qu'elle -venait d'arriver inopinément d'Europe: même, Miss Welland lui avait -dit (et il ne l'en avait pas blâmée) qu'elle était allée voir «la -pauvre Ellen,» qui était descendue chez la vieille Mrs Mingott. Archer -approuvait entièrement la solidarité de famille, et admirait, chez les -Mingott, le courage qu'ils montraient à défendre les quelques brebis -galeuses que leur souche irréprochable avait produites. Dans le cœur -du jeune homme il n'y avait place pour aucun sentiment mesquin ou -malveillant, et il lui plaisait que sa future compagne ne fût pas -empêchée par une fausse pruderie de témoigner de la sympathie, dans -l'intimité, à sa cousine malheureuse. Mais recevoir la comtesse -Olenska en famille était bien autre chose que de la produire en public, -et surtout à l'Opéra, à côté de la jeune fille qu'il devait -épouser, comme tout New-York l'apprendrait le lendemain.--Non, il -partageait l'avis du vieux Sillerton Jackson: il n'aurait pas cru que -les Mingott oseraient cela. - -Archer n'ignorait pourtant pas que Mrs Manson Mingott, la matriarche de -la famille, avait l'habitude de pousser son audace jusqu'aux dernières -limites. Il avait toujours admiré cette vieille dame hautaine et -autoritaire, «qui avait su s'allier au chef de la riche lignée des -Mingott, marier ses filles à des étrangers,»--un marquis italien et -un banquier anglais,--et, pour comble de témérité, avait fait -construire, dans le quartier lointain du Central Park, une grande maison -en pierres de taille blanches, alors que la pierre brune n'était pas -moins de rigueur que la redingote l'après-midi. Et cependant, elle -n'était que Catherine Spicer, sans fortune, ni position sociale -suffisante pour faire oublier que son père s'était publiquement -déshonoré. - -Ses filles mariées à l'étranger avaient passé dans la légende. -Elles ne revenaient jamais voir leur mère, et celle-ci, devenue, comme -beaucoup de personnes d'esprit actif et de volonté impérieuse, -corpulente et sédentaire, restait philosophiquement chez elle. Mais la -maison en pierres blanches qui prétendait imiter les hôtels de -l'aristocratie parisienne était là, signe visible de son courage. Elle -y trônait, entourée de meubles du XVIIIe siècle, et de souvenirs de -Louis-Napoléon,--car elle avait brillé aux Tuileries dans son -été,--elle y trônait avec une placidité complète, comme s'il n'y -avait rien d'extraordinaire à vivre au delà de la Trente-quatrième -rue et dans une maison où les fenêtres n'étaient pas à guillotine, -mais ouvraient comme des portes à la française. - -Tout le monde, y compris Mr Silleton Jackson, était d'accord pour -reconnaître que la vieille Catherine n'avait jamais eu de beauté: un -don qui, aux yeux de New-York, justifiait tous les succès, et excusait -un certain nombre de faiblesses. Des esprits malveillants disaient que, -comme son impérial homonyme, elle avait réussi par la force de sa -volonté, sa dureté de cœur, et une sorte de hauteur audacieuse qui -semblait se justifier par la décence et la dignité parfaite de sa vie. -Le vieux Manson Mingott, mort au moment où elle atteignait ses -vingt-huit ans, avait lié sa veuve par des dispositions testamentaires -dictées par sa défiance à l'égard des Spicer; mais l'audacieuse -Catherine poursuivit son chemin sans crainte, se mêla à la société -étrangère, maria ses filles dans Dieu sait quels milieux mondains et -corrompus, fréquenta des ducs et des ambassadeurs, fraya familièrement -avec des catholiques ultramontains, reçut des artistes de l'Opéra, fut -l'intime amie de Mme Jenny Lind,--sans que jamais (comme Mr Sillerton -Jackson était le premier à la proclamer) aucun souffle eût terni sa -réputation,--le seul point, ajoutait-il, sur lequel elle se distinguât -de l'autre Catherine. - -Mrs Manson Mingott avait réussi, depuis longtemps, à libérer la -fortune de son mari, et elle vivait dans l'abondance depuis un -demi-siècle. Mais le souvenir de ses embarras financiers l'avait rendue -parcimonieuse, et, bien qu'elle montrât un goût luxueux quand elle -achetait un vêtement ou un meuble, elle ne pouvait se résoudre à -dépenser pour les plaisirs passagers de la table. Sa famille -considérait que cette mesquinerie discréditait le nom des Mingott, -toujours associé à la conception d'une vie large; mais on continuait -à venir chez la vieille dame, en dépit des plats de chez le -restaurateur et du champagne de pacotille. Elle répondait en riant aux -observations de son fils, qui essayait de remonter le crédit de la -famille en ayant le meilleur cuisinier de New-York:--À quoi bon deux -chefs dans la famille, maintenant que j'ai marié mes filles et que le -beurre me fait mal au foie? - -Newland Archer, tout en rêvassant sur ces choses, avait de nouveau -porté le regard vers la loge des Mingott. Il vit que Mrs Welland et sa -belle-sœur faisaient face aux critiques de la salle avec l'aplomb que -la vieille Catherine avait inculqué à toute sa tribu. May Welland, -seule,--, peut-être parce qu'elle se sentait regardée par son -fiancé,--semblait se rendre compte de la gravité de l'incident. Quant -à la cause de cette émotion, elle restait gracieusement assise dans -son coin de loge, les yeux fixés sur la scène. Se penchant en avant, -elle révélait un peu plus de poitrine et d'épaule que New-York -n'avait accoutumé d'en voir, au moins chez les personnes qui avaient -des raisons pour vouloir passer inaperçues. - -Peu de choses semblaient à Newland Archer plus pénibles qu'une offense -au «bon goût,» cette lointaine divinité dont le «bon ton» était -comme la représentation visible. Le visage pâle et sérieux de la -comtesse Olenska lui semblait convenir à la fois à la circonstance et -à son malheur. Par là, elle lui plaisait; mais la manière dont le -velours libre du corsage glissait de ses fines épaules le choquait et -le troublait. La pensée de May Welland exposée à l'influence d'une -jeune femme si insouciante des principes du bon goût lui était -insupportable. - ---Après tout, entendit-il dire à un tout jeune homme derrière lui (il -était entendu que les loges pouvaient causer pendant la scène de -Méphistophélès et de Marthe), après tout, qu'est-il arrivé au -juste? - ---Mais elle l'a planté là tout simplement. Personne ne le nie. - ---C'est une affreuse brute, n'est-ce pas? continua le jeune homme, qui, -évidemment, se préparait à prendre la défense de la dame. - ---La pire des brutes. Je l'ai connu à Nice, dit Lawrence Lefferts avec -autorité. Un individu à moitié paralysé, couleur de cire, cynique, -méchant. Une tête plutôt distinguée, du reste. Tenez, quand il -n'était pas avec les femmes, il collectionnait des porcelaines; voilà -le type, et, dans les deux cas, il payait le prix fort. - -Il y eut un éclat de rire, et le jeune champion insista: - ---Et après? - ---Eh bien! elle a décampé avec le secrétaire de son mari. - ---Ah! - -La figure du champion s'assombrit. - ---Ça n'a pas duré longtemps. J'ai entendu dire que, quelques mois plus -tard, elle vivait seule à Venise, où j'imagine que Lovell Mingott est -allé la chercher. La famille prétend qu'elle était horriblement -malheureuse. C'est possible, mais tout de même je ne vois pas la -nécessité de la faire parader à l'Opéra. - ---Peut-être, hasarda le tout jeune homme, est-elle trop malheureuse -pour qu'on la laisse seule à la maison? - -Il y eut un nouveau rire, et le jeune homme rougit violemment et fit -semblant d'avoir voulu risquer une insinuation malveillante. - ---Eh bien! c'est trouvé d'avoir amené Miss Welland le même soir, dit -quelqu'un à demi-voix, en jetant un regard de côté sur Newland Archer. - ---Oh! cela fait partie du plan de campagne; les ordres de la grand'mère, -sûrement, répondit Lafferts en riant. Quand la vieille dame a un but à -atteindre, elle n'y va pas par quatre chemins. - -L'acte finissait, et il y eut un remue-ménage général dans la loge. -Tout à coup, Newland Archer se sentit amené à une action décisive. -Son désir d'être le premier à entrer dans la loge de Mrs Welland, de -proclamer publiquement ses fiançailles avec May, et de la soutenir au -milieu des difficultés, quelles qu'elles fussent, où la situation -compromise de sa cousine pouvait la jeter, mit fin d'un seul coup à ses -scrupules et à ses hésitations. Il se leva, et par le corridor -circulaire gagna l'autre côté de la salle. - -En entrant dans la loge de Mrs Mingott, il rencontra le regard de Miss -Welland, et vit qu'elle avait immédiatement deviné pourquoi il était -venu. La réserve que tous deux considéraient comme une si haute vertu -ne permit pas à la jeune fille de formuler sa pensée; mais le fait -même qu'ils se comprenaient sans mot dire, elle et Archer, les -rapprocha plus qu'aucune explication n'aurait pu le faire. Le jeune -homme lisait dans ses yeux clairs: «Vous voyez pourquoi maman m'a -amenée ce soir,» et elle devinait dans les siens la réponse: «Pour -rien au monde, je n'aurais voulu que vous ne fussiez pas venue.» - ---Je crois que vous connaissez ma nièce, la comtesse Olenska, dit -Mrs Welland, en serrant la main de son futur gendre. - -Archer salua; Ellen Olenska inclina légèrement la tête, sans lui -tendre la main gantée de clair, dans laquelle elle tenait son éventail -de plumes d'aigle. - -Ayant adressé ses hommages à Mrs Lovell Mingott, une dame épanouie -harnachée de satin craquant, Archer s'assit près de May, et lui dit à -voix basse: - ---J'espère que vous avez dit à Mme Olenska que nous sommes fiancés. -Je veux que tout le monde le sache. Voulez-vous m'autoriser à -l'annoncer au bal ce soir? - -Miss Welland rougit de plaisir, et lui jeta un coup d'œil radieux. - ---Sans doute, si maman consent; mais pourquoi changerions-nous ce qui -est déjà arrangé? - -Il ne répondit que des yeux, et elle ajouta, souriante, à voix basse: - ---Annoncez-le vous-même à ma cousine, je vous le permets. Elle m'a -dit que vous étiez des camarades d'enfance. - -Miss Welland repoussa un peu sa chaise, pour permettre au jeune homme de -s'approcher de sa cousine; et immédiatement, et avec un peu -d'ostentation, dans l'espoir que toute la salle verrait ce qu'il -faisait, Archer s'assit auprès de la comtesse Olenska. - ---Nous avons joué ensemble, n'est-ce pas? demanda-t-elle, en tournant -vers lui ses yeux graves. Vous étiez un mauvais sujet et m'avez -embrassée une fois derrière la porte; mais c'était de votre cousin, -Reggie Newland, qui ne s'occupait jamais de moi, que j'étais amoureuse. - -Elle promena son regard sur la courbe étincelante des loges. - ---Ah! comme tout ici me rend le passé! Je revois tous les hommes en -costumes de gosses, et les femmes en petits pantalons brodés, -dépassant leurs jupes courtes, dit-elle de son accent étrange, -légèrement traînant, et ses yeux cherchèrent de nouveau ceux du -jeune homme. Si agréable que fût leur expression, Archer fut choqué -qu'ils reflétassent, de l'auguste tribunal qui à l'heure même la -mettait en jugement, une image si peu respectueuse. Rien n'était de -plus mauvais goût qu'une impertinence mal placée, et il répondit avec -une certaine raideur: - ---En effet, vous avez été absente très longtemps. - ---Oh! des siècles et des siècles! Si longtemps, dit-elle, que je -m'imagine déjà être morte et enterrée, et que cette chère vieille -Académie me semble être le Paradis. - -Ce qui, pour des raisons qu'il ne put définir, parut à Newland Archer -une manière encore plus irrespectueuse de décrire la société de New-York. - - - - -III - - -Cela se passait invariablement de la même manière: jamais Mrs Julius -Beaufort ne manquait de se montrer à l'Opéra le soir de son bal -annuel. Pour donner ce bal, elle choisissait avec intention un jour de -représentation, marquant ainsi qu'elle dominait de haut les soucis -d'une maîtresse de maison, et se reposait sur un état-major de -serviteurs stylés pour l'organisation de chaque détail de la -réception. - -La maison des Beaufort était une des rares habitations de New-York qui -possédassent une salle de bal. À une époque où il devenait -«province» d'étendre une toile à danser sur le tapis du salon, et de -transporter le mobilier à l'étage supérieur, une salle de bal, -réservée à ce seul usage, fermée pendant trois cent soixante-quatre -jours de l'année, avec ses chaises dorées rangées contre les murs et -son lustre emprisonné dans une housse de tarlatane, constituait une -incontestable supériorité et rachetait ce que le passé des Beaufort -pouvait avoir eu de regrettable. - -Mrs Archer, qui aimait à mettre en axiomes sa philosophie sociale, -disait: «Nous avons tous quelques chéris dans la racaille.» Encore -qu'elle fût osée, la phrase était juste, et plus d'un membre de cette -société exclusive en avouait secrètement la vérité. Mrs Beaufort -appartenait, il est vrai, à une des plus honorables familles -américaines: elle avait été la ravissante Régina Dallas, de la -branche de la Caroline du Sud, une beauté sans fortune, lancée dans la -société de New-York par sa cousine la folle Medora Manson, qui faisait -toujours par bonne intention ce qui n'était pas à faire. Être -apparenté aux Manson ou aux Rushworth, c'était avoir «droit de -cité» (comme disait Mr Sillerton Jackson) dans la société de -New-York; mais ne le perdait-on pas en épousant un Julius Beaufort? En -effet, qui était Beaufort? Il passait pour Anglais, il était -agréable, bel homme, colère, hospitalier et spirituel. Arrivé en -Amérique muni de lettres de recommandation du gendre de Mrs Manson -Mingott, le banquier anglais, il s'était créé rapidement une -importante situation dans le monde des affaires. Il avait des habitudes -de dissipation, une langue mordante, des ascendants inconnus, et lorsque -Medora Manson annonça que sa jeune cousine lui était fiancée, on -estima que la pauvre Medora ne faisait qu'ajouter une nouvelle folie à -la longue liste de ses imprudences. - -Néanmoins, deux ans après le mariage de la jeune Mrs Beaufort, sa -maison était devenue la plus recherchée de New-York. Personne ne -savait exactement comment le miracle s'était accompli. Mrs Beaufort -était indolente, passive, les malveillants la disaient même ennuyeuse; -mais, parée comme une châsse, couverte de perles, devenant plus jeune, -plus blonde, et plus belle d'année en année, elle vivait en souveraine -dans son opulent palais et y attirait la société entière, sans même -lever son petit doigt chargé de pierreries. Les gens bien informés -prétendaient que c'était Beaufort lui-même qui dressait les -domestiques, apprenait au chef de nouveaux plats, indiquait aux -jardiniers les plantes de serre à cultiver pour les salons, et pour la -table, faisait les listes d'invités, préparait le punch de -l'après-dîner. En tout cas, son activité domestique s'exerçait dans -l'ombre, et on ne le connaissait que sous l'aspect d'un maître de -maison hospitalier et nonchalant, qui errait dans ses salons avec le -détachement d'un invité, en disant: «N'est-ce pas que les gloxinias -de ma femme sont des merveilles? Je crois qu'elle les fait venir de -Kew.» - -Le succès de Beaufort (tout le monde en convenait) tenait à une -certaine manière de s'imposer. Le bruit courait bien qu'il avait dû -quitter l'Angleterre, avec la connivence secrète de la banque dont il -faisait partie; mais cette rumeur passait avec le reste, quoique -l'honneur de New-York fût aussi chatouilleux sur les affaires d'argent -que sur les questions de mœurs. Tout pliait devant Beaufort: tout -New-York délitait dans ses salons. Il y avait vingt ans qu'on disait: -«Je vais chez les Beaufort,» sur le même ton de sécurité qu'on -aurait eu pour dire: «Je vais chez Mrs Manson Mingott;» et on avait de -plus l'agréable perspective d'y être traité avec des plats et des -vins de choix au lieu d'un insipide champagne de l'année, et de -croquettes réchauffées. - -Mrs Beaufort avait donc, selon l'usage, fait son apparition dans sa loge -juste avant «l'Air des Bijoux;» selon l'usage, elle s'était levée à -la fin du troisième acte; et, ramenant sa sortie de bal sur ses -nonchalantes épaules, elle avait disparu. Ceci voulait dire qu'une -demi-heure plus tard le bal commencerait. - -La maison des Beaufort était de celles que les New-Yorkais montraient -avec fierté aux étrangers, surtout, un soir de bal. Les Beaufort -avaient été des premiers qui, au lieu de louer le matériel du bal, -avaient à eux un tapis rouge dont leurs domestiques couvraient les -marches du perron les jours de réception, et une tente pour abriter les -invités à leur descente de voiture. C'étaient eux aussi qui avaient -inauguré la coutume d'installer le vestiaire des dames dans le hall au -lieu de les faire monter dans la chambre à coucher de la maîtresse de -la maison, où elles refrisaient leurs cheveux à l'aide d'un bec de -gaz. Beaufort passait pour avoir dit, de son air méprisant, que toutes -les amies de sa femme avaient certainement des caméristes capables de -veiller à ce qu'elles fussent correctement coiffées avant de sortir. - -De plus, la salle de bal formait partie de la maison. Au lieu d'y -accéder en s'écrasant dans un étroit couloir,--comme chez les -Chivers,--on y arrivait par une pompeuse enfilade de salons, le «vert -d'eau,» le «cramoisi» et le «bouton d'or,» d'où l'on voyait déjà -scintiller sur le parquet les nombreuses bougies de la salle de bal, et -tout au fond, dans les profondeurs verdoyantes d'un jardin d'hiver, des -camélias et des fougères arborescentes entremêlant leur feuillage -au-dessus des sièges de bambou doré. - -Newland Archer, comme il convenait à un jeune homme de son monde, -arriva assez tard. Après avoir laissé sa pelisse entre les mains des -valets de pied en bas de soie,--les bas de soie étaient une des rares -fatuités de Beaufort,--il avait flâné quelques instants dans la -bibliothèque tendue de cuir de Cordoue, meublée de Boule et ornée de -bibelots en malachite, où quelques messieurs causaient en se gantant: -puis il avait rejoint la file des invités que Mrs Beaufort recevait à -la porte du salon «cramoisi.» - -Archer était décidément nerveux. Il n'était pas allé à son cercle -après l'Opéra,--selon la coutume des jeunes élégants,--mais, la nuit -étant belle, il avait remonté une partie de la Cinquième avenue avant -de prendre la direction de la maison des Beaufort. Il appréhendait -nettement que les Mingott n'allassent trop loin, et que, par ordre de la -grand'mère, ils n'amenassent au bal la comtesse Olenska. - -Le ton des propos échangés dans la loge du cercle lui avait fait -comprendre qu'une telle erreur serait grave. Bien qu'il fût plus que -jamais décidé à ne pas abandonner la position, son ardeur -chevaleresque s'était légèrement refroidie depuis le bref entretien -qu'il avait eu avec la comtesse Olenska. - -Se dirigeant vers le salon «bouton d'or,» où Beaufort avait eu -l'audace d'accrocher _l'Amour victorieux_ (le nu si discuté de -Bouguereau), Archer trouva Mrs Welland et sa fille près de la porte de -la salle de bal. Quelques couples glissaient déjà sur le parquet -luisant, et la lumière des bougies éclairait de tournoyantes jupes de -tulle, des têtes virginales enguirlandées de modestes fleurs, les -aigrettes audacieuses, les ornements étincelants des jeunes femmes, les -plastrons raides et les gants glacés des danseurs. - -Prête à se joindre à eux, Miss Welland, ses muguets à la main (elle -ne portait pas d'autre bouquet), se tenait à l'entrée de la salle de -bal, le visage un peu pâle, les yeux brûlant d'une profonde animation. -Un groupe de jeunes gens et de jeunes filles l'entourait. Ils -échangeaient, avec force poignées de mains, des rires et des -plaisanteries, auxquels Mrs Welland, qui se tenait d'un pas en arrière, -accordait un regard d'approbation tempérée. Il était clair que Miss -Welland annonçait ses fiançailles, tandis que sa mère adoptait l'air -de condescendance et de regret qui convenait en la circonstance. - -Archer s'arrêta un moment. C'était sur son désir formel que la -nouvelle était annoncée, et cependant ce n'était pas ainsi qu'il eût -voulu faire connaître son bonheur. Le proclamer dans la cohue d'une -salle de bal, c'était lui ravir le charme de l'intimité qui convient -aux sentiments profonds. La joie du jeune homme était si sincère que -cette superficielle profanation en laissait l'essence intacte, mais il -aurait voulu que la surface même demeurât sans ombre. Ce lui fut une -satisfaction de s'apercevoir que sa fiancée sentait comme lui. Elle lui -jeta un regard suppliant qui disait: «Souvenez-vous que nous faisons -cela parce que c'est bien.» Aucun appel n'aurait pu trouver dans son -cœur un écho plus immédiat, mais il eût désiré que la nécessité -d'annoncer si vite leurs fiançailles fût venue d'un motif autre que la -défense de la pauvre Ellen Olenska. - -Dans le groupe qui entourait Miss Welland, on accueillit le jeune homme -avec des sourires bienveillants, puis, ayant pris sa part des -félicitations, il entraîna sa fiancée au milieu de la salle. - ---Maintenant, nous n'avons plus besoin de parler, dit-il en souriant de -tout près aux yeux candides de la jeune fille, tandis qu'il -s'élançait avec elle sur les flots rythmiques du _Danube bleu._ - -Elle ne répondit pas: un sourire tremblait sur ses lèvres, mais ses -yeux restèrent lointains et sérieux, comme fixés sur quelque douce -vision. - ---Ma chérie, murmura Archer en la pressant dans ses bras. - -Pour lui, les premières heures des fiançailles, même passées dans -une salle de bal, avaient quelque chose de grave et de sacramentel. -Quelle vie nouvelle il envisageait, avec cette blancheur, ce -rayonnement, cette bonté, à ses côtés! - -La danse terminée, tous deux ils se dirigèrent, comme il convenait à -des fiancés, vers le jardin d'hiver, et s'assirent derrière un grand -écran d'arbustes exotiques. Newland porta à ses lèvres la main -gantée de la jeune fille. - ---Vous voyez, j'ai fait ce que vous m'avez demandé, dit-elle. - ---Oui, je ne pouvais pas attendre, répondit-il en souriant. Puis, -après un moment, il ajouta: - ---Seulement, j'aurais désiré que ce ne fût pas dans tout ce bruit. - ---Oui, je sais.--Ils échangèrent un regard de compréhension -mutuelle.--Mais, après tout, même ici, nous sommes seuls ensemble, -n'est-ce pas? continua-t-elle. - ---Oh! bien-aimée, oui, toujours! s'écria Archer. - -Évidemment, elle comprendrait toujours: elle dirait toujours ce qu'il -faudrait. Cette découverte fit déborder la coupe de sa félicité, et le -jeune homme continua gaiement: - ---Mais je voudrais vous embrasser et je n'ose pas! - -Tout en parlant, il jeta un regard rapide autour de la serre, s'assura -d'une solitude momentanée, et, attirant la jeune fille, il posa un -léger baiser sur ses lèvres. Pour atténuer l'effet de cette audace, -il la mena vers un endroit moins retiré du jardin d'hiver et, -s'asseyant auprès d'elle, il prit une fleur de son bouquet. Ils -restèrent silencieux, et l'avenir s'étendit à leurs pieds comme une -vallée ensoleillée. - ---Avez-vous annoncé nos fiançailles à Ellen? demanda-t-elle un -moment après, parlant d'une voix de rêve. - -Se ressaisissant, Archer se rappela qu'il ne l'avait pas fait. Une -invincible répugnance à parler d'un tel sujet avec l'étrangère avait -arrêté les mots sur ses lèvres. - ---Non, après tout, je n'en ai pas eu l'occasion, dit-il, improvisant -une excuse. - -May parut déçue, mais doucement résolue à obtenir gain de cause. - ---Hâtez-vous, alors, dit-elle, car je ne l'ai pas avertie. - ---Bien sûr. Mais n'est-ce pas plutôt à vous de lui parler? - -Elle réfléchit: - ---Oui, si je l'avais fait au bon moment. Mais maintenant, je crois que -vous devriez lui expliquer que je vous avais prié de lui annoncer la -nouvelle avant que nous ne la disions à tout le monde. Elle pourrait -croire que je l'ai oubliée. Vous comprenez, elle est de la famille, et -comme elle a été si longtemps absente, il est naturel qu'elle soit un -peu susceptible. - -Archer regarda la jeune fille avec enthousiasme. - ---Oui, cher ange, je le lui dirai sûrement.--Il jeta un regard du -côté de la salle de bal.--Mais je ne l'ai pas encore vue; est-ce -qu'elle est là? - -Miss Welland secoua la tête. - ---Non. Au dernier moment elle a renoncé à venir. - ---Au dernier moment? releva-t-il, trahissant sa surprise que la -comtesse Olenska eût envisagé un instant de paraître au bal. - ---Oui, elle adore danser, dit simplement la jeune fille, mais tout à -coup, elle s'est avisée que sa robe n'était pas assez habillée, bien -que nous la trouvions ravissante,--et ma tante a dû la remmener. - ---Tant pis! dit Archer, avec une insouciance joyeuse. - -Rien ne lui était plus agréable chez sa fiancée que la volonté de -porter à la dernière limite ce principe fondamental de leur éducation -à tous deux: l'obligation rituelle d'ignorer ce qui est déplaisant. -«Elle sait aussi bien que moi, pensa-t-il, la vraie raison de l'absence -de sa cousine; mais je ne lui laisserai jamais deviner que je sache -qu'il y ait l'ombre d'une ombre sur la réputation de la pauvre Ellen.» - - - - -IV - - -Le jour suivant fut consacré au cérémonial des fiançailles. Le rite -était précis et inflexible: Newland Archer, accompagné de sa mère et -de sa sœur, fit visite à Mrs Welland; puis, avec sa fiancée et sa -future belle-mère, il se rendit chez Mrs Manson Mingott pour recevoir -la bénédiction de l'aïeule. - -Pour le jeune homme, c'était toujours un incident amusant, qu'une -visite chez Mrs Manson Mingott. L'habitation, en elle-même, était -déjà un document historique, quoiqu'elle n'eût pas l'ancienneté de -certaines vieilles maisons de famille de University Place ou du bas de -la Cinquième Avenue. Celles-ci étaient du plus pur 1820, avec un -mobilier d'une harmonie sévère, tapis aux guirlandes de grosses roses, -meubles de palissandre, cheminées cintrées en marbre noir, grandes -bibliothèques vitrées. Au contraire, la vieille Mrs Manson Mingott, -dans sa maison de construction plus récente, avait hardiment rejeté le -lourd mobilier de sa jeunesse, mariant aux anciens meubles du XVIIIe -siècle qui lui venaient des Mingott la frivole décoration du second -Empire. Elle se tenait habituellement dans son petit salon du -rez-de-chaussée, installée près de la fenêtre, comme pour attendre -tranquillement que le flot de la vie mondaine, gagnant son quartier, -déferlât jusqu'à ses portes. Sa patience égalait la certitude où -elle était que bientôt les terrains à bâtir, les carrières, les -bistros, les misérables potagers avec leurs serres délabrées, et les -rochers d'où quelques chèvres mélancoliques considéraient ce triste -tableau, disparaîtraient dans le surgissement de résidences aussi -somptueuses que la sienne, et que les gros pavés sur lesquels les -omnibus cahotaient avec fracas seraient remplacés par un asphalte uni -comme celui dont se revêtaient, disait-on, les rues de Paris. En -attendant, elle ne souffrait pas de son isolement. Tous ceux qu'elle -désirait voir allaient à elle et, sans corser le maigre menu de ses -dîners, elle attirait dans ses salons autant de monde que les Beaufort. - -L'avalanche de graisse qui l'avait envahie dans son âge mûr, comme un -flot de lave submergeant une ville, avait changé la petite femme -potelée, au pied fin, à la cheville cambrée, en quelque chose d'aussi -vaste et majestueux qu'un phénomène de la nature. Elle avait accepté -cette submersion avec philosophie, comme toutes ses autres épreuves, et -maintenant, dans l'extrême vieillesse, son miroir lui offrait -l'agréable image d'une masse blanche et rose sans rides, d'où -émergeaient les traits d'un visage mignon qui semblait attendre d'être -dégagé de ce bloc de chair. Une succession lisse de doubles mentons -conduisait jusqu'aux profondeurs d'une poitrine encore nacrée, voilée -de neigeuses mousselines sur lesquelles reposait la miniature de feu Mr -Mingott; tandis qu'autour d'elle, et jusqu'à ses pieds, débordant des -bras d'un spacieux fauteuil, s'écroulaient des vagues et des vagues de -gros grain noir, sur la crête desquelles deux petites mains blanches se -balançaient comme des mouettes. - -Depuis longtemps, le fardeau de son embonpoint avait rendu impossible à -Mrs Mingott l'usage des escaliers et, avec son esprit d'indépendance, -elle avait mis ses appartements de réception à l'étage supérieur et -s'était établie,--violant toutes les habitudes de New-York,--au -rez-de-chaussée de sa maison. Ainsi, quand on se trouvait près d'elle, -devant la fenêtre de son boudoir, on avait, dans l'ouverture d'une -portière de damas jaune, la perspective inattendue d'une chambre à -coucher avec un immense lit tapissé comme un divan, et une table de -toilette enguirlandée de dentelles. Les visiteurs étaient étonnés et -quelque peu scandalisés par cet arrangement. Ne rappelait-il pas à de -pudiques Américains certaines scènes de romans français où la -galanterie est presque suggérée par le décor? C'était donc ainsi que -s'installaient, dans les vieilles sociétés libertines, les femmes du -monde qui avaient des amants! - -Newland Archer, dont l'imagination situait les scènes d'amour de -_Monsieur de Camors_, dans la chambre à coucher de Mrs Mingott, -s'amusait du contraste entre un tel souvenir et la vie irréprochable de -la vieille dame; mais il se disait, non sans admiration, que, s'il avait -plu à cette femme intrépide d'avoir un amant, elle se le serait offert -sans l'ombre d'hésitation. - -À la satisfaction générale, la comtesse Olenska n'avait pas assisté -à la visite des fiancés. Mrs Mingott expliqua qu'elle était sortie: -ce qui, par un soleil resplendissant et à l'heure mondaine, sembla un -peu osé de la part d'une femme compromise. En tout cas, elle épargnait -aux jeunes gens l'embarras de sa présence, et l'ombre légère que son -malheureux passé aurait pu projeter sur leur radieux avenir. Comme on -pouvait s'y attendre, la visite se passa sans nuage. La vieille Mrs -Mingott se montrait enchantée des fiançailles, qui, depuis longtemps -prévues par des parents avertis, avaient été discutées en conseil de -famille; et la bague de fiançailles, un gros saphir monté sur -d'invisibles griffes, eut toute son approbation. - ---C'est la nouvelle monture, qui laisse à la pierre toute sa beauté, -mais qui paraît un peu nue à des yeux accoutumés à la vieille mode, -expliqua Mrs Welland, avec un coup d'œil conciliant du côté de son -futur gendre. - ---Des yeux accoutumés à la vieille mode?... J'espère que vous -n'entendez pas parler des miens, ma chère. J'aime toutes les -nouveautés, dit l'aïeule, en levant la pierre vers ses petits yeux -brillants qui n'avaient jamais connu de lunettes.--Très distinguée! -dit-elle, c'est un beau bijou! De mon temps, on se serait contenté d'un -camée entouré de perles. Mais c'est la main qui fait valoir la bague, -n'est-ce pas, mon cher Mr Archer?--Elle balança une de ses petites -mains aux doigts effilés, dont des plis de vieille graisse encerclaient -les poignets comme des bracelets d'ivoire.--La mienne a été modelée -à Rome par le célèbre Ferrigiani. Vous devriez faire faire celle de -May. Il n'y manquera pas, ma petite. Elle a la main grande, mais -blanche; les sports modernes épaississent les jointures. Et à quand le -mariage? s'interrompit-elle, en regardant Archer. - ---Oh! murmura Mrs Welland, pendant que le jeune homme, souriant à sa -fiancée, répondait: Le plus tôt possible, si vous voulez bien -m'appuyer, chère Madame. - ---Nous devons leur donner le temps de se connaître un peu mieux, -tante Catherine, interposa Mrs Welland, affectant une hésitation de -convenance. - -L'aïeule répondit vivement: - ---Se connaître? Quelle plaisanterie! Tout le monde à New-York a -toujours connu tout le monde. Laissez-le faire, ma chère; n'attendez -pas que le vin ait perdu sa mousse. Chaque hiver maintenant, je risque -une pneumonie, et je veux donner le repas de noces. - -Ces déclarations successives furent accueillies avec les sourires et -les protestations qui convenaient, et la visite se terminait sur un ton -de douce plaisanterie quand la porte s'ouvrit devant la comtesse -Olenska. Elle entra en chapeau et en costume de ville, suivie,--à -l'étonnement de tout le monde,--par Julius Beaufort. - -Les dames s'exprimèrent mutuellement leur plaisir, et Mrs Mingott -tendit au banquier la main modelée par Ferrigiani. - ---Ah! Beaufort! voilà une rare faveur! - -Elle avait l'habitude exotique d'appeler les gens par leur nom de -famille. - ---Merci. C'est une faveur que je voudrais vous faire plus souvent, dit -le banquier de son ton d'arrogance habituelle. Je suis généralement -très pris à cette heure-ci; mais j'ai rencontré la comtesse Ellen -dans Madison Square, et elle a été assez aimable pour me permettre de -l'accompagner. - ---J'espère que la maison sera plus gaie, maintenant qu'Ellen est ici, -s'écria Mrs Mingott avec une superbe audace. Asseyez-vous, -asseyez-vous, Beaufort. Approchez le fauteuil. À présent, je vous -tiens, et nous pouvons potiner à notre aise. J'ai su que votre bal -était magnifique, et j'ai très bien compris que vous ayez invité Mrs -Lemuel Struthers. Ma foi, je serais curieuse de la connaître. - -Elle avait oublié ses parents, qui se dirigeaient vers l'antichambre -sous la conduite d'Ellen Olenska. La vieille Mrs Mingott avait toujours -professé une grande admiration pour Julius Beaufort; ils se -ressemblaient par une certaine similitude dans leurs manières -dominatrices et par les raccourcis qu'ils faisaient à travers les -grands chemins des conventions. En ce moment, elle désirait vivement -savoir ce qui avait décidé les Beaufort à inviter pour la première -fois Mrs Lemuel Struthers, la veuve du richissime fabricant de cirage. -Celle-ci était revenue l'année précédente d'un long séjour -initiateur en Europe, décidée à faire le siège de la petite -citadelle fermée qu'était la société de New-York. - ---Naturellement, si vous et Regina l'invitez, la question ne se pose -plus. C'est vrai, nous avons besoin de sang et d'argent nouveaux; et on -dit qu'elle est encore très bien, dit la vieille dame carnivore. - -Dans le hall, pendant que Mrs Welland et May s'enveloppaient dans leurs -fourrures, Archer s'aperçut que la comtesse Olenska le regardait avec -un sourire où se lisait une interrogation discrète. - ---Sûrement, vous savez déjà la nouvelle, dit-il, répondant à ce -regard en riant d'un air confus. May m'a reproché de ne pas vous -l'avoir apprise hier à l'Opéra. Elle m'avait recommandé de vous -annoncer nos fiançailles; mais je n'ai pas pu, dans cette foule. - -Le sourire de la comtesse Olenska, de ses yeux descendit à ses lèvres. -Elle parut plus jeune, plus pareille à cette Ellen Mingott, brune et -hardie, sa camarade d'autrefois. - ---Naturellement je sais... je vous félicite et je vous excuse. On -n'annonce pas ces choses-là dans une foule. - -Les dames étaient sur le seuil de la porte et la Comtesse leur tendit -la main.--Adieu. Venez me voir un jour, dit-elle en s'adressant -brusquement à Archer. - -Dans la voiture, en descendant la Cinquième Avenue, ils parlèrent de -Mrs Mingott, de son âge, de son esprit, de toutes ses étonnantes -originalités, mais personne ne fit allusion à Ellen Olenska. Archer -savait cependant que Mrs Welland pensait: «C'est une erreur qu'Ellen -commet de se promener, le lendemain de son arrivée, avec Julius -Beaufort dans la Cinquième Avenue à l'heure de la foule élégante.» -Et le jeune homme lui-même ajoutait mentalement: «Elle devrait savoir -qu'un fiancé ne passe pas son temps chez les dames; mais c'est -probablement comme ça que ça se passe dans le monde où elle a vécu, -et où on n'a pas autre chose à faire.» Et, en dépit des goûts -cosmopolites dont il se piquait, Newland remercia le ciel d'être un -citoyen de New-York, et sur le point de s'allier à une jeune fille de -son espèce. - - - - -V - - -Le lendemain soir, le vieux Sillerton Jackson vint dîner chez les -Archer. - -Mrs Archer, personne timide et retirée du monde, aimait néanmoins à, -être bien informée de ce qui s'y passait. Mr Sillerton Jackson -appliquait à l'investigation des affaires d'autrui une passion de -collectionneur et une science de naturaliste. Il vivait avec sa sœur, -Miss Sophy Jackson, qu'on invitait, à défaut de son frère, quand on -ne pouvait pas mettre la main sur lui, et qui lui rapportait ainsi des -bribes de menus racontars qui remplissaient quelquefois utilement les -vides de ses informations. - -Quand Mrs Archer désirait un renseignement, elle demandait à Mr -Jackson de venir dîner; et, comme elle honorait peu de personnes de ses -invitations, et qu'elle et Janey formaient un excellent auditoire, Mr -Jackson acceptait presque toujours, au lieu d'envoyer sa sœur. S'il -avait pu dicter ses conditions, il aurait choisi un soir où Newland -était sorti... non par manque de sympathie pour le jeune homme, (ils -s'entendaient merveilleusement à leur cercle), mais parce que le vieux -conteur sentait quelquefois, chez Newland, une tendance à peser ses -témoignages que les dames de la famille n'accusaient jamais. - -Si la perfection pouvait exister sur la terre, Mr Jackson aurait -demandé aussi que la chère fût un peu meilleure chez Mrs Archer. Mais -de mémoire d'homme, New-York était divisé en deux grands groupes -fondamentaux: celui des Mingott, des Manson, et tout leur clan, qui -appréciait l'élégance, la bonne table et le luxe, et la tribu des -Archer, Newland, Van der Luyden, qui, eux, s'intéressaient aux voyages, -à l'horticulture, à la lecture des romans sérieux, et affectaient de -mépriser les jouissances matérielles. - -On ne pouvait pas tout avoir. Quand on dînait chez les Lovell Mingott, -on dégustait du canard sauvage apprêté à la Maryland, du terrapin et -des vins de crû: chez Adeline Archer on parlait de voyages en Suisse et -des romans de Hawthorne. Aussi, quand un amical appel venait de Mrs -Archer, Mr Jackson disait-il à sa sœur: «J'ai ressenti un peu de -goutte depuis mon dernier dîner chez les Lovell Mingott, il sera bon -pour moi de me mettre à la diète chez Adeline. «Heureusement, du -reste, le vin de Madère des Archer avait «fait le tour du Cap.» - -Mrs Archer, veuve depuis longtemps, habitait avec son fils et sa fille -dans la Vingt-huitième rue. Le deuxième étage de sa maison était -consacré à Newland, et les deux femmes s'étaient resserrées dans les -pièces du premier. En parfaite harmonie de goûts et d'intérêts, -elles cultivaient dans des petites serres sur le rebord de leurs -fenêtres des fougères rapportées de leurs voyages, faisaient «du -macramé» et de la tapisserie, collectionnaient la faïence lustrée -«coloniale,» et lisaient les romans de Ouida, dont elles goûtaient -l'atmosphère italienne et la description des paysans, quoiqu'en -général elles préférassent les romans mondains où il s'agissait de -«gens comme il faut.» Elles parlaient sévèrement de Dickens, qui -n'avait jamais su peindre un «gentleman,» et considéraient Thackeray -moins à l'aise dans le grand monde que Bulwer,--qui cependant, -commençait à se démoder. - -Au cours de leurs voyages à l'étranger, Mrs et Miss Archer -recherchaient et admiraient surtout les paysages: elles considéraient -l'architecture et la peinture comme des sujets réservés aux hommes, -aux lettrés qui lisaient Ruskin. Mrs Archer était née Newland, et la -mère et la fille, qui se ressemblaient comme deux sœurs, étaient, -disait-on, de vraies Newland, toutes deux pâles, légèrement -voûtées, avec de longs nez, d'aimables sourires, et la distinction, la -langueur de certains portraits de Reynolds. Leur ressemblance eût été -complète, si l'embonpoint de l'âge mûr n'avait tendu le corsage de -satin broché noir de Mrs Archer, tandis que les popelines brunes et -violettes de Miss Archer pendaient, à mesure que s'écoulaient les -années, plus mollement sur ses formes virginales. Newland se rendait -bien compte, pourtant, qu'au point de vue de leur mentalité, la -ressemblance était moins complète que ne le faisaient croire leurs -manières si exactement semblables. L'habitude de vivre ensemble dans -une étroite intimité leur avait donné le même vocabulaire, -l'habitude de commencer leurs phrases par: «Maman trouve,» ou: «Janey -est d'avis,» selon que l'une ou l'autre désirait émettre une opinion -personnelle. Mais, tandis que la sereine quiétude de Mrs Archer se -reposait facilement dans ce qui était accepté et familier, Janey -était sujette à des envolées inattendues qui montaient de sources -romanesques depuis toujours comprimées. - -La mère et la fille s'adoraient et vénéraient leur fils et frère. -Archer les aimait avec tendresse, et l'admiration qu'elles lui -prodiguaient, et dont il jouissait, désarmait en lui toute critique. -Après tout, se disait-il, c'était une bonne chose pour un homme que -d'exercer chez lui une autorité incontestée, même si, dans son for -intérieur, il lui arrivait de la discuter lui-même. - -Dans cette occasion, le jeune homme savait parfaitement que Mr Jackson -aurait préféré le voir dîner dehors; mais il avait ses raisons -personnelles pour rester. - -Mr Jackson voulait sans doute parler d'Ellen Olenska, et naturellement, -Mrs Archer et Janey brûlaient de savoir ce qu'il avait à en dire. Tous -les trois seraient gênés par la présence de Newland, maintenant que -ses projets d'alliance avec le clan Mingott étaient connus, et de voir -comment ils se tireraient de la difficulté intriguait et amusait le -jeune homme. - -D'abord, ils tournèrent autour de la question, en parlant de Mrs Lemuel -Struthers. - ---Il est regrettable que les Beaufort l'aient invitée, commença -doucement Mrs Archer, mais Regina subit toujours l'influence de son -mari, et Beaufort... - ---Certaines nuances échappent à Beaufort, dit Mr Jackson, en -inspectant l'alose et se demandant pour la millième fois pourquoi la -cuisinière de Mrs Archer calcinait toujours ses grillades. - -Newland, qui se faisait depuis longtemps la même question, connaissait -bien chez son vieil ami cette expression mélancolique. - ---Oh! bien entendu, Beaufort est un homme vulgaire, reprit Mrs Archer; -mon grand-père Newland disait souvent à ma mère: «Quoi que vous -fassiez, ne permettez jamais que ce Beaufort soit présenté à vos -filles.» Mais, en tout cas, il a le mérite d'être lié avec des gens -du monde, en Angleterre aussi, dit-on. Tout cela est incompréhensible. - -Elle s'arrêta, jetant un coup d'œil à Janey. Elle et Janey -connaissaient tous les détails du mystère Beaufort, mais en public Mrs -Archer persistait à prétendre que le sujet n'était pas convenable -pour les jeunes filles. - ---Mais cette Mrs Struthers, qui dites-vous qu'elle est, Sillerton? - ---Elle sort d'une mine, ou plutôt d'une buvette de mineurs. Puis, elle -a fait une tournée de «tableaux vivants» en Nouvelle-Angleterre, et -lorsque la police s'en est mêlée, elle s'est mise avec... - -Mr Jackson, à son tour, regarda Janey, dont les larges paupières -commencèrent à battre. Tout cela était nouveau pour elle. - ---Et puis, poursuivait Mr Jackson (pourquoi permettait-on au maître -d'hôtel de couper les concombres avec un couteau d'acier?), et puis, -vint Lemuel Struthers. Il paraît que son agent de publicité s'est -servi de la tête de la jeune femme pour ses affiches de cirage. Vous -savez qu'elle a des cheveux très noirs, genre égyptien. En tout cas, -Struthers a fini par l'épouser. - -La manière dont Mr Jackson faisait valoir chaque syllabe de cette -phrase contenait un monde d'insinuations. - ---Oh! au point où nous en sommes aujourd'hui, cela n'a pas d'importance! -dit Mrs Archer avec indifférence. - -En ce moment, pour les dames, l'intérêt n'était pas là: le sujet -d'Ellen Olenska était trop nouveau, trop passionnant pour ne pas les -absorber toutes. En réalité, le nom de Mrs Struthers avait été -lancé dans la conversation uniquement pour permettre à Mrs Archer -d'ajouter:--Et la nouvelle cousine de Newland était au bal? - -Il y avait une petite pointe d'ironie dans l'allusion à son fils. -Archer le comprenait et s'y attendait. Mrs Archer, qui donnait rarement -une entière approbation aux événements de ce bas monde, trouvait les -fiançailles de son fils parfaitement satisfaisantes. Elle en était -particulièrement heureuse «à cause de cette affaire absurde avec Mrs -Rushworth,» avait-elle confié à Janey, faisant allusion à ce qui -semblait encore à Newland une affreuse tragédie, dont son âme -garderait toujours le souvenir et la blessure. Il n'y avait à aucun -point de vue de meilleur parti à New-York que May Welland. Bien -entendu, un tel mariage n'apportait à Newland que ce qu'il était en -droit d'espérer; mais les jeunes gens sont si sots et si -déconcertants, et certaines femmes tellement séduisantes et dénuées -de scrupules, que c'était un miracle de voir son fils doubler -victorieusement le Cap des Sirènes pour entrer dans le port d'un -mariage irréprochable. - -Tout cela, Mrs Archer le sentait, et son fils savait qu'elle le sentait, -mais il comprenait aussi qu'elle avait été troublée par l'annonce -prématurée des fiançailles, ou plutôt par la raison qui l'avait -dictée; c'est pourquoi, étant après tout un maître tendre et -indulgent, il était resté à la maison ce soir-là. - ---Ce n'est pas que je critique l'esprit de corps des Mingott; mais je ne -vois pas pourquoi les fiançailles de Newland seraient mêlées aux -faits et gestes de «cette Olenska,» se plaignait Mrs Archer à Janey, -seul témoin des légers écarts qui se produisaient dans la parfaite -urbanité de sa mère. - -Chez Mrs Welland, son attitude avait été parfaite (en fait de belle -tenue, personne ne la surpassait), mais Newland savait,--et sa fiancée -l'avait sûrement deviné,--que tout le temps de la visite la mère et -la fille étaient sur le «qui-vive,» dans l'attente d'une intrusion -possible de Mme Olenska, et quand ils eurent pris congé, Mrs Archer -s'était permis de dire à son fils: J'ai été contente qu'Augusta fût -seule à nous recevoir. - -Ces manifestations de trouble intérieur trouvaient Newland d'autant -plus sensible qu'il était lui-même d'avis que les Mingott étaient -allés un peu loin. Cependant, comme les règles de leur code -s'opposaient à ce que la mère et le fils fissent allusion au sujet qui -les préoccupait, Archer avait simplement répondu: «il faut passer par -la période des réunions de famille quand on va se marier. Le mieux est -de s'en débarrasser le plus vite possible.» Et sa mère s'était -contentée de serrer un peu les lèvres sous le voile en dentelle qui -tombait de sa capote en velours gris, garnie de raisins givrés. - -Sa revanche, Archer le savait, sa revanche légitime, serait, ce -soir-là, de faire jaser Mr Jackson sur la comtesse Olenska, et lui, -Archer, ayant fait son devoir en public comme futur parent des Mingott, -ne voyait aucun inconvénient à entendre discuter sur la dame dans -l'intimité, encore que le sujet commençât de l'ennuyer. - -Mr Jackson avait pris une tranche de filet tiède que le maître-d'hôtel -lui avait servi d'un air morose et sceptique, et avait refusé -la sauce aux champignons après l'avoir flairée imperceptiblement. -Il paraissait découragé, affamé, et Archer fit la réflexion que, -probablement, il finirait son repas sur Ellen Olenska. Mr Jackson se -renversa sur sa chaise et regarda les portraits des Archer, Newland -et Van der Luyden, dans leurs cadres sombres sur les murs sombres. - ---Comme votre grand-père Archer prenait plaisir à un bon dîner, mon -cher Newland! dit-il, les yeux sur le portrait d'un jeune homme dodu, à -poitrine bombée, cravate haute et habit bleu, qui se détachait entre -les colonnes blanches d'une maison de campagne. Eh bien! Eh bien! -continua-t-il, je voudrais savoir ce qu'il aurait dit de tous ces -mariages étrangers. - -Mrs Archer ne releva pas cette allusion à la cuisine ancestrale, -et Mr Jackson ajouta délibérément: «Non, elle n'était pas au bal.» - ---Ah! murmura Mrs Archer d'un ton qui voulait dire: «Elle a eu cette -décence.» - ---Peut-être les Beaufort ne la connaissent-ils pas, suggéra Janey -avec une malice naïve. - -Mr Jackson fît claquer sa langue, comme s'il goûtait un invisible -madère. - ---Mrs Beaufort, peut-être; mais Beaufort la connaît certainement, -car tout New-York a pu la voir cet après-midi, remontant avec lui -la Cinquième Avenue. - ---Miséricorde! murmura Mrs Archer, s'apercevant évidemment qu'il -était vain d'expliquer par de la délicatesse les faits et gestes -des étrangers. - ---Porte-t-elle un chapeau rond ou une capote dans l'après-midi? -hasarda Janey. Je sais qu'à l'Opéra elle avait une robe de velours -foncé sans garnitures, et tout à fait plate, comme une chemise de nuit. - ---Janey! dit sa mère, et Miss Archer rougit en essayant de prendre -un air assuré. - ---En tout cas, c'était de meilleur goût de ne pas aller au bal, -continua Mrs Archer. - -Un esprit pervers poussa son fils à expliquer: - ---Je ne crois pas que ce soit pour elle une question de tact; May -m'avait dit qu'elle devait y aller, mais que la robe en question -n'était pas assez brillante pour le bal. - -Mrs Archer sourit, voyant sa pensée confirmée. - ---Pauvre Ellen! fit-elle, ajoutant avec compassion:--Il faut tenir -compte de l'éducation excentrique que lui a donnée Medora Manson. -Qu'attendre d'une jeune fille à qui on a permis de porter une robe de -satin noir le soir de son premier bal? - ---Ah! je me la rappelle bien dans cette robe! dit Mr Jackson, et il -ajouta:--Pauvre fille! du ton d'un homme qui, tout en se plaisant au -souvenir de cette vision, comprenait ce qu'il en fallait augurer. - ---C'est étrange, remarqua Janey, qu'elle ait gardé un vilain nom -comme Ellen. Je l'aurais changé pour Élaine. - -Elle promena son regard autour de la table pour juger l'effet de -ses paroles. - -Son frère se mit à rire: - ---Pourquoi Élaine? - ---Je ne sais pas: c'est plus polonais, plus frappant... - ---Plus frappant? Ce ne doit pas être précisément ce qu'elle désire! -dit Mrs Archer d'un ton un peu hautain. - ---Pourquoi pas? demanda son fils, soudain discuteur. Pourquoi ne se -ferait-elle pas remarquer si c'est son bon plaisir? Pourquoi se -dissimulerait-elle comme une femme déshonorée? Elle est «la pauvre -Ellen,» parce qu'elle a eu la mauvaise chance de faire un détestable -mariage; mais je ne vois pas que ce soit une raison pour se couvrir la -tête de cendres, comme si c'était elle qui fût coupable. - ---Je suppose, dit posément Mr Jackson, que c'est le point de vue -qu'adoptent les Mingott. - -Le jeune homme rougit. - ---Mon avis ne dépend pas du leur, si c'est cela que vous voulez dire, -monsieur. Mme Olenska a mené une existence malheureuse, cela ne la met -pas hors la loi. - ---Il y a certaines histoires, commença Mr Jackson, jetant un coup -d'œil du côté de Janey. - ---Oh! je sais, le secrétaire! releva le jeune homme. (Ne soyez pas -absurde, mère, Janey n'est pas une enfant.) On dit, n'est-ce pas? -continua-t-il, que le secrétaire l'a aidée à quitter son butor de -mari, qui la tenait, pour ainsi dire, prisonnière? Eh bien! après? -J'espère qu'il n'y a pas un homme parmi nous qui n'en ferait autant. - -Mr Jackson jeta par-dessus son épaule un coup d'œil au morose -maître d'hôtel, pour demander: - ---Peut-être, cette sauce, après tout..., seulement un petit peu. - -Puis, s'étant servi, il remarqua: - ---On m'a dit qu'elle cherchait une maison. Elle a l'intention de -s'établir ici. - ---Il paraît qu'elle a demandé le divorce, dit Janey, audacieuse. - ---J'espère qu'elle l'obtiendra! fît Archer. - -Le mot était tombé comme une bombe dans la paisible salle à manger. -Mrs Archer arqua ses sourcils délicats, d'une manière qui signifiait: -«Le maître-d'hôtel!» et le jeune homme, comprenant, se mit à -raconter sa visite à la vieille Mrs Mingott. - -Après le dîner, selon la coutume de la maison, Mrs Archer et Janey -montèrent, en traînant derrière elles leurs longues draperies de -soie, jusqu'au salon d'en haut, tandis que les messieurs restaient en -bas pour fumer. Sous la lampe coiffée d'un globe gravé, se faisant -face, de part et d'autre d'une table à ouvrage en bois de rose, elles -se mirent à travailler chacune à un bout d'une bande de tapisserie -destinée au futur salon de la jeune Mrs Newland Archer. - -Pendant que ce rite s'accomplissait, Newland installait Mr Jackson dans -un fauteuil près du feu, dans la bibliothèque gothique, et lui tendait -un cigare. Mr Jackson s'enfonça dans le fauteuil avec satisfaction. Il -alluma le cigare sans défiance; c'était Newland qui les pourvoyait de -cigares. Étendant devant le feu ses maigres chevilles, il dit: - ---Vous prétendez que le secrétaire l'a simplement aidée à s'enfuir? -Mon cher, c'est entendu; mais il l'y aidait encore un an plus tard, car -quelqu'un les a rencontrés vivant ensemble à Lausanne. - ---Vivant ensemble? Eh bien! pourquoi pas? Qui a le droit de refaire sa -vie, si ce n'est elle? Je suis écœuré de l'hypocrisie qui veut -enterrer vivante une jeune femme parce que son mari lui préfère des -cocottes. - -Il se retourna avec colère, allumant son cigare. - ---Les femmes devraient être libres, aussi libres que nous le sommes, -déclara-t-il, faisant une découverte dont il ne pouvait, dans son -irritation, mesurer les redoutables conséquences. - -Mr Sillerton Jackson se rapprocha encore du feu et fît entendre un -sifflotement sardonique. - ---Mon Dieu! dit-il après une pause, Olenski partage évidemment votre -manière de voir, car je n'ai jamais entendu dire qu'il ait fait le -moindre effort pour ravoir sa femme. - - - - -VI - - -Après que Mr Jackson eut pris congé, et que les dames furent montées -se coucher, Newland Archer regagna son cabinet au deuxième étage. Une -main vigilante avait, comme de coutume, entretenu le feu, préparé la -lampe. La chambre, avec ses rangées de livres, ses murs où pendaient -des reproductions de tableaux célèbres, sa cheminée drapée de -velours rouge et garnie de statuettes d'escrimeurs, était accueillante -et intime. - -Comme il se laissait choir dans son fauteuil près du feu, son regard -tomba sur une grande photographie de May Welland, que la jeune fille lui -avait donnée aux premiers jours de leur idylle, et qui remplaçait -maintenant sur son bureau tous les autres portraits féminins dont il -avait jadis été orné. Avec une sorte de terreur respectueuse il -contempla le front pur, les yeux sérieux, la bouche innocente et gaie -de la jeune créature qui allait lui confier son âme. Ce produit -redoutable du système social dont il faisait partie, et auquel il -croyait, la jeune fille qui, ignorant tout, espérait tout, lui -apparaissait maintenant comme une étrangère. Encore une fois, il se -rendit compte que le mariage n'était pas le séjour dans un port -tranquille, mais un voyage hasardeux sur de grandes mers. - -Le cas de la comtesse Olenska avait troublé en lui de vieilles -convictions traditionnelles. Son exclamation: «Les femmes doivent être -libres, aussi libres que nous,» avait touché à la racine d'un -problème considéré dans son monde comme inexistant. Il savait que les -femmes «bien élevées,» si lésées qu'elles fussent dans tous leurs -droits, ne revendiqueraient jamais le genre de liberté auquel il -faisait allusion; et les hommes se trouvaient, dans la chaleur de -l'argumentation, d'autant plus disposés à la leur accorder. De telles -générosités verbales n'étaient qu'un plaisant déguisement des -inexorables conventions qui réglementaient le milieu où il vivait. -Néanmoins, il serait tenu à défendre, chez la cousine de sa fiancée, -une liberté que jamais il n'accorderait à sa femme, si un jour elle -venait à la revendiquer. Le dilemme ne se présenterait évidemment -jamais, puisqu'il n'était pas un grand seigneur débauché, ni May une -sotte comme la pauvre Gertrude Lefferts. Mais Newland Archer se -représentait aisément que le lien entre lui et May pourrait se -relâcher pour des raisons plus subtiles, mais non moins profondes. Que -savaient-ils vraiment l'un de l'autre, puisqu'il était de son devoir, -à lui, en galant homme, de cacher son passé à sa fiancée, et à -celle-ci de n'en pas avoir? Qu'arriverait-il si un jour, pour des causes -imprévues, ils en venaient à ne plus se comprendre, à se lasser, à -s'irriter mutuellement? Passant en revue, parmi les ménages de ses -amis, ceux qu'on disait heureux, il n'en trouva pas un qui réalisât -même de loin la camaraderie tendre et passionnée qu'il imaginait dans -une intimité permanente avec May Welland. Il comprit que cet idéal de -bonheur supposerait de sa part, à elle, une expérience, une -adaptabilité d'esprit, une liberté de jugement, que son éducation lui -avait soigneusement refusées; et il frissonna en songeant qu'un jour -leur union, comme tant d'autres, pourrait se réduire à une morne -association d'intérêts matériels, soutenue par l'ignorance d'un -côté et l'hypocrisie de l'autre. Lawrence Lefferts se présentait à -son esprit comme étant le mari qui avait le mieux réussi à tirer de -ce genre d'association tous les bénéfices qu'il comportait. Devenu le -grand-prêtre du bon ton, il avait si bien façonné sa femme à sa -convenance que, malgré ses liaisons affichées, elle se plaignait en -souriant du «puritanisme de Lawrence,» et baissait pudiquement les -yeux quand on faisait allusion devant elle aux deux ménages de Julius -Beaufort. - -Archer se dit qu'il n'était pas un grand imbécile comme Larry -Lefferts, ni May une oie blanche comme la pauvre Gertrude; mais s'ils -étaient plus intelligents, ils avaient pourtant les mêmes principes. -En réalité, ils vivaient tous dans un monde fictif, où personne -n'osait envisager la réalité, ni même y penser. Ainsi, Mrs Welland, -qui savait parfaitement pourquoi Archer la pressait d'annoncer ses -fiançailles chez les Beaufort, et qui n'attendait rien moins du jeune -homme, avait fait semblant de s'y opposer, et de n'agir que contrainte -et forcée. - -La jeune fille, centre de ce système de mystification soigneusement -élaboré, se trouvait être, par sa franchise et sa hardiesse même, -une énigme encore plus indéchiffrable. Elle était franche, la pauvre -chérie, parce qu'elle n'avait rien à cacher: confiante, parce qu'elle -n'imaginait pas avoir à se garder; et sans autre préparation, elle -devait être plongée, en une nuit, dans ce qu'on appelait «les -réalités de la vie.» - -Newland était sincèrement, mais paisiblement, épris. Il se délectait -dans la beauté radieuse de sa fiancée, sa santé exubérante, son -adresse au tennis et à cheval. Sous sa direction, elle s'était même -essayée à la lecture, et déjà elle était assez avancée pour se -moquer avec lui de la fade sentimentalité des _Idylles_ de Tennyson, -mais non pour goûter la beauté d'_Ulysse_ et des _Lotophages._ Elle -était droite, fidèle et vaillante, et Archer s'imaginait même qu'elle -possédait le sens de l'ironie, puisqu'elle ne manquait jamais de rire -à ses plaisanteries. Enfin, il croyait deviner, dans cette nature -innocente et fraîche, une ardeur qu'il aurait la joie d'éveiller. - -Néanmoins, ayant fait pour la centième fois le tour de cette âme -succincte, il revint découragé à la pensée que cette pureté -factice, si adroitement fabriquée par la conspiration des mères, des -tantes, des grand'mères, jusqu'aux lointaines aïeules puritaines, -n'existât que pour satisfaire ses goûts personnels, pour qu'il pût -exercer sur elle son droit de seigneur, et la briser comme une image de -neige. Cette idée lui oppressait le cœur. - -De telles réflexions étaient sans doute habituelles aux jeunes gens à -l'approche de leur mariage; mais Newland Archer ne ressentait ni la -componction ni l'humilité dont elles s'accompagnent souvent. Il -n'arrivait pas à déplorer,--comme si souvent les héros de Thackeray -(et cela l'exaspérait),--de n'avoir pas un passé sans tache à offrir -à sa fiancée. S'il avait eu la même éducation qu'elle, ils n'eussent -pas été plus préparés à affronter les épreuves et les vicissitudes -de la vie que deux nouveaux-nés. En réalité, hors son plaisir et la -satisfaction de sa vanité, il ne pouvait trouver aucune raison valable -pour refuser à sa fiancée une liberté d'expérience égale à la -sienne. - -De telles pensées, à un tel moment, devaient nécessairement lui -traverser l'esprit; mais il se rendait compte que leur persistance et -leur précision étaient dues à l'arrivée inopportune de la comtesse -Olenska. Au moment de ses fiançailles, au moment des pensées pures et -des espérances sans nuages, il était pris dans les répercussions d'un -scandale, et ce scandale soulevait des problèmes sociaux qu'il aurait -préféré laisser dormir. «Au diable cette Ellen Olenska!» -grogna-t-il, recouvrant son feu et se préparant à se coucher. Pourquoi -sa destinée serait-elle mêlée à celle de la pauvre Ellen? Mais il -sentait vaguement qu'il commençait seulement à mesurer les risques du -championnage que ses fiançailles lui imposaient. - -Peu de jours après, l'orage éclata. - -Les Lovell Mingott devaient donner un dîner de cérémonie pour la -nouvelle arrivée: ce qui impliquait régulièrement trois domestiques -d'extra, deux plats pour chaque service, et un sorbet avant le rôti. -Les invitations portaient en tête: «Pour rencontrer la comtesse -Olenska,» selon la coutume américaine qui traite les étrangers comme -des princes, ou tout au moins comme leurs ambassadeurs. - -Les convives avaient été triés avec un discernement où les initiés -pouvaient reconnaître la main résolue de Catherine la Grande. Avec les -Selfridge Merry, qui étaient de toutes les fêtes, les Beaufort, avec -lesquels il y avait un lien de cousinage, Mr Jackson et sa sœur -Sophy,--qui se rendait toujours là où son frère le désirait,--Mrs -Lovell avait invité quelques jeunes ménages des plus élégants et des -plus corrects, tels que les Lawrence Lefferts, Mrs Rushworth -Lefferts,--la jolie veuve,--les Harry Thorley, les Reggie Chivers et le -jeune Morris Dagonet et sa femme, née van der Luyden. Les invités -étaient parfaitement assortis: tous faisant partie de la même bande -qui, pendant la longue saison d'hiver, dînait et dansait ensemble -inlassablement. - -Quarante-huit heures après que les invitations furent lancées, on sut -que tout le monde avait refusé. Seuls, les Beaufort, le vieux Sillerton -Jackson et sa sœur acceptaient. L'affront s'aggravait du fait que les -Reggie Chivers, eux-mêmes apparentés aux Mingott, y participaient; et -aussi, de la forme identique des réponses, qui exprimaient les regrets -des invités sans alléguer d'engagement antérieur. - -La société de New-York était alors trop restreinte pour que tout le -monde,--y compris les cochers, les maîtres-d'hôtel et les -cuisiniers,--ne sût pas exactement quels soirs chacun était libre. Les -invités de Mrs Mingott pouvaient donc rendre cruellement nette leur -volonté de ne pas rencontrer la comtesse Olenska. - -Le coup était inattendu; mais les Mingott, selon leur habitude, le -reçurent sans broncher. Mrs Lovell Mingott en dit un mot à Mrs -Welland, qui en parla à Newland Archer, lequel, furieux, s'adressa -immédiatement à sa mère. Celle-ci, après un mouvement de résistance -secrète, céda, comme toujours, aux instances de son fils,--et -embrassant aussitôt sa cause avec d'autant plus d'énergie qu'elle -avait d'abord hésité, mit son chapeau à brides de velours gris, et -déclara: - ---Je vais aller voir Louisa van der Luyden. - -Dans la jeunesse de Newland Archer, la société de New-York pouvait être -comparée à une petite pyramide solide et glissante où aucune fissure -apparente ne s'était encore produite. - -La base, formée par ce que Mrs Archer appelait «des gens modestes,» -se composait d'une majorité de familles honorables, telles que les -Spicer, les Lefferts, les Jackson, qui s'étaient élevées au-dessus de -leur milieu par des alliances avec les clans dirigeants. Mrs Archer -l'affirmait souvent: on n'était plus aussi difficile qu'autrefois et, -avec la vieille Catherine tenant un bout de la Cinquième Avenue, et -Julius Beaufort l'autre, on avait perdu le respect des anciennes -traditions. - -Sur ces fondements solides, mais sans éclat, la pyramide s'élevait en -diminuant vers le sommet, composée d'un bloc compact et brillant -représenté par le groupe des Newland, Mingott, Chivers et Manson. -Beaucoup de gens croyaient que ces familles atteignaient le sommet de la -pyramide, mais elles-mêmes, au moins les personnes de la génération -de Mrs Archer, savaient qu'aux yeux d'un généalogiste sévère, un -petit nombre de privilégiés pouvaient seuls prétendre à cette -éminence. - ---Ne me parlez pas, disait Mrs Archer à ses enfants, de ce que disent -les journalistes sur l'aristocratie de New-York. S'il en est une, ni les -Manson, ni les Mingott n'en sont, pas plus que les Newland et les -Chivers. Nos grands-pères et nos arrière-grands-pères n'étaient que -de respectables commerçants anglais et hollandais, venus aux colonies -pour faire fortune, et qui réussirent au delà de leurs espérances. Il -est vrai qu'un de vos arrière-grands-pères a signé la Déclaration de -l'Indépendance et qu'un autre, général dans l'état-major de -Washington, a reçu l'épée du général Burgoyne après la bataille de -Saratoga. Ce sont là des distinctions dont on peut être fier, mais qui -n'ont rien à voir avec le rang et la classe. New-York a toujours été -une communauté commerciale, où trois familles à peine peuvent se -réclamer d'une origine aristocratique dans le sens réel du mot. - -Tout le monde savait quels étaient ces privilégiés: les Dagonet de -Washington Square, qui descendaient d'une vieille famille anglaise -alliée aux Fox; les Lanning, qui s'étaient entre-alliés avec les -descendants du comte de Grasse, et les van der Luyden, descendants -directs du premier gouverneur hollandais de New-York, et apparentés -depuis plusieurs générations aux aristocraties française et anglaise. - -Les Lanning n'étaient plus représentés que par deux vieilles -demoiselles: heureuses parmi leurs souvenirs du passé, elles vivaient -entourées de portraits de famille et de solides meubles en acajou du -XVIIIe siècle. Les Dagonet formaient un clan considérable, allié aux -familles les plus honorables de Baltimore et de Philadelphie; mais les -van der Luyden, qui étaient au-dessus d'eux tous, disparaissaient dans -une sorte de pénombre ultra-terrestre, d'où seules émergeaient les -deux figures de Mr et de Mrs Henry van der Luyden. - -Mrs Henry van der Luyden était née Louisa Dagonet. Sa mère avait -été la petite-fille du colonel du Lac, d'une ancienne famille de -l'île de Jersey. Après s'être battu sous Cornwallis, il s'était -fixé, la guerre finie, dans le Maryland, avec sa jeune femme, lady -Angelica Trevenna, cinquième fille du Earl de Saint-Austrey. Les liens -de famille entre les Dagonet et les du Lac, et leurs aristocratiques -parents gallois, étaient toujours restés étroits et cordiaux. Mr et -Mrs van der Luyden avaient séjourné plus d'une fois chez le duc de -Saint-Austrey, chef de la famille, dans sa propriété du pays de -Galles, et le duc avait souvent manifesté l'intention de leur rendre -leur visite,--sans la duchesse, qui redoutait la traversée. - -Mr et Mrs van der Luyden partageaient leur temps entre Trevenna, leur -terre dans le Maryland, et Skuytercliff, leur grand domaine sur -l'Hudson. Ce domaine avait été accordé par le gouvernement hollandais -au premier Gouverneur de la colonie, en récompense de ses services, et -Mr van der Luyden portait encore le titre de «Patroon,» titre -comprenant des droits seigneuriaux et qui avait été conféré par la -compagnie de colonisation néerlandaise, vers le milieu du XVIIe -siècle, aux premiers propriétaires sur l'Hudson. Le pompeux hôtel des -van der Luyden dans Madison Avenue n'était que rarement habité, et ne -s'ouvrait qu'aux intimes pendant leurs brèves apparitions à New-York. - ---Je voudrais que tu m'accompagnes, Newland, lui dit tout à coup sa -mère, au moment de monter dans le coupé «Brown.» Louisa a beaucoup -d'affection pour toi: et puis, c'est à cause de May que je fais cette -démarche. Si nous ne nous tenons pas entre nous, c'est l'effondrement -de la société. - - - - -VII - - -Mrs Henry van der Luyden écouta en silence le récit de sa cousine. - -Mrs van der Luyden était toujours silencieuse: mais on savait que, peu -confiante par nature et par éducation, elle était néanmoins très -bonne pour ceux auxquels elle était vraiment attachée. On avait beau -être de ceux-là, on n'en sentait pas moins un froid descendre des -hauts lambris blancs du salon de Madison Avenue, où les fauteuils de -brocart n'étaient débarrassés de leurs housses que pour le passage -des maîtres, tandis que le trumeau doré de la cheminée, et le -magnifique cadre du portrait de Lady Angelica du Lac, par Gainsborough, -restaient toujours voilés de gaze. - -Le portrait de Mrs van der Luyden, en robe de velours noir garnie de -point de Venise, faisait face à celui de la belle aïeule. Ce tableau, -peint par Huntington, le peintre attitré de l'aristocratie -new-yorkaise, passait pour «aussi beau qu'un Cabanel,» et, malgré -vingt ans écoulés, il était toujours d'une ressemblance parfaite. -Assise sous sa propre effigie, Mrs van der Luyden aurait pu passer pour -la sœur jumelle de la jeune femme blonde légèrement appuyée sur un -fauteuil doré devant un rideau de reps vert. Mrs van der Luyden -continuait à porter du velours noir, garni de point de Venise, quand -elle allait dans le monde, ou plutôt,--car elle ne dînait jamais en -ville,--quand elle ouvrait ses salons. Ses cheveux blonds, qui formaient -sur son front étroit une série de pointes lisses à moitié -superposées, s'étaient décolorés sans grisonner, et le nez droit -séparant ses pâles yeux trop rapprochés était seulement un peu plus -pincé qu'au temps du portrait. Elle rappelait toujours à Newland -Archer un de ces corps pris dans les glaciers, qui gardent -miraculeusement les couleurs de la vie. - -Comme toute sa famille, le jeune homme estimait beaucoup Mrs van der -Luyden, mais il était plus intimidé par sa douceur glaciale que par la -mine renfrognée de certaines vieilles tantes de sa mère, vieilles -filles acariâtres qui disaient toujours «non» par principe, avant de -savoir de quoi il s'agissait. - -L'attitude de Mrs van der Luyden ne révélait jamais rien sur sa -manière de penser; elle écoutait toujours avec bienveillance; puis, -ses lèvres minces esquissant un vague sourire, elle laissait tomber la -phrase pour ainsi dire invariable: «Il faut que j'en parle avec mon -mari.» - -Le mari et la femme étaient si parfaitement semblables qu'Archer se -demandait comment, après quarante ans d'intimité conjugale, ces deux -êtres pouvaient se dissocier suffisamment pour être jamais d'un avis -différent. Mais comme aucun d'eux ne prenait une décision sans la -faire précéder de ce mystérieux conclave, Mrs Archer et son fils, -ayant soumis leur cas, attendaient avec résignation l'énoncé de la -phrase habituelle. - -Cependant, contrairement à toutes les règles établies, Mrs van der -Luyden les surprit en étendant sa longue main vers le cordon de -sonnette. - ---Je voudrais qu'Henry fût mis au courant de ce que vous venez de me -dire, dit-elle. Puis elle ajouta gravement, s'adressant au valet de -pied:--Si Mr van der Luyden a fini de lire son journal, priez-le de bien -vouloir venir. - -Elle prononça la phrase «lire son journal» sur le ton qu'aurait pris -la femme d'un ministre pour dire que son mari présidait le Conseil. Ce -n'était pas par arrogance qu'elle parlait ainsi, mais parce que dans -son entourage on avait toujours attribué une importance rituelle au -moindre geste de Mr van der Luyden. - -Il était évident qu'elle considérait l'incident comme aussi grave que -Mrs Archer. Cependant, craignant de s'être trop avancée, elle ajouta -en souriant:--Henry est toujours heureux de vous voir, ma chère -Adeline; et il tiendra à féliciter Newland. - -Les portes à deux vantaux se rouvrirent pour laisser paraître Mr van -der Luyden. Grand, maigre, cinglé dans sa redingote gris fer, il avait -le même nez droit que sa femme, les mêmes cheveux décolorés, la -même expression d'amabilité glacée: seuls les yeux étaient gris -pâles, au lieu d'être d'un bleu effacé. - -Mr van der Luyden salua sa cousine avec affabilité, et félicita -Newland dans des termes calqués sur ceux dont sa femme s'était servie. -Puis, il s'installa dans un des fauteuils de brocart avec la simplicité -d'un souverain régnant. - ---Je venais de finir le _Times_, dit-il, en joignant ensemble -l'extrémité de ses longs doigts. Lorsque je suis à New-York, mes -matinées sont si chargées que je trouve plus commode de lire le -journal après le déjeuner. - ---C'est certainement une bonne habitude, approuva Mrs Archer. Mon oncle -Egmont disait même qu'il trouvait moins excitant de ne lire les -journaux du matin qu'après le dîner. - ---Oui, mon cher père avait horreur de se presser. Mais nous vivons -maintenant dans un mouvement vertigineux, dit Mr van der Luyden sur un -ton mesuré, parcourant d'un regard satisfait le salon enlinceullé qui -paraissait à Newland Archer une si parfaite image de l'existence de ses -propriétaires. - ---J'espère que vous aviez fini la lecture du journal, Henry? demanda -si femme avec une tendre sollicitude. - ---Oui, oui, assura-t-il en souriant. - ---Alors, je voudrais qu'Adeline vous dise... - ---Oh! c'est une affaire qui concerne surtout Newland, dit Mrs Archer. -Et elle recommença le récit de l'affront infligé à Mrs Mingott. - ---Aussi, termina-t-elle, Augusta Mingott et Mary Welland ont jugé -nécessaire, à cause surtout des fiançailles de Newland, que vous et -Henry soyez informés. - ---Ah! dit Mr van der Luyden. - -Il y eut un long silence, pendant lequel le tic-tac de la pendule -monumentale en bronze doré, placée sur la cheminée, résonna comme -des coups de canon. Archer contemplait, avec le sentiment de leur -majesté, ces deux silhouettes effacées, assises côte à côte dans -une sorte de dignité royale, reste d'une autorité héréditaire. Le -sort les obligeait à rester les arbitres sociaux de leur petit monde, -la dernière cour d'appel du protocole mondain, alors qu'ils eussent -préféré vivre dans la simplicité et la réclusion, entretenant leurs -beaux jardins de Skuytercliff et faisant le soir des patiences. - -Ce fut Mr van der Luyden qui rompit le silence. - ---Vous croyez vraiment que toute cette histoire vient d'une -intervention de Lawrence Lefferts? demanda-t-il, en s'adressant -à Archer. - ---J'en suis certain. Larry Lefferts s'est compromis encore un peu plus -que d'habitude dernièrement... ma cousine Louisa permettra que je -m'explique. Il a eu une intrigue assez raide avec la femme du facteur de -son village, et vous savez que chaque fois que la pauvre Gertrude -commence à avoir des soupçons, et qu'il a peur d'un scandale, il -suscite une histoire comme celle de la comtesse Olenska, pour affirmer -qu'il a des principes. Il crie sur les toits que c'est une impertinence -d'inviter sa femme à rencontrer une personne compromise: il se sert de -la comtesse comme d'un paratonnerre. Je vous assure que ce n'est pas la -première fois. - ---Mon Dieu, les Lefferts! dit Mr van der Luyden avec un doux mépris. - ---Les Lefferts! répéta, en écho, Mrs Archer. Que dirait mon oncle -Egmont, s'il pouvait savoir que Lawrence Lefferts se permet de formuler -une opinion sur la situation sociale de quelqu'un? Ça nous montre où -nous allons! - ---Espérons que nous n'y sommes pas encore! dit Mr van der Luyden -d'une voix ferme. - ---Ah! si seulement vous alliez plus souvent dans le monde, Louisa et -vous! soupira Mrs Archer. - -Instantanément elle eut conscience de sa bévue. Les van der Luyden -étaient très sensibles à toute critique au sujet de leur existence -retirée. Par nature timides et réservés, ayant peu de goût pour le -rôle d'arbitres suprêmes du bon ton que la destinée leur avait -dévolu, ils ne demandaient qu'à se cacher dans la sylvestre solitude -de Skuytercliff, et c'était seulement par acquit de conscience qu'ils -venaient parfois à New-York. - -Newland Archer vint au secours de sa mère: - ---Tout le monde sait ce que vous représentez, vous et ma cousine -Louisa. C'est pourquoi Mrs Mingott a jugé qu'elle ne devait pas -permettre qu'un tel affront fût infligé à la comtesse Olenska sans -que vous en soyez avisés. - -Mr et Mrs van der Luyden se concertèrent du regard. - ---C'est le principe que je n'admets pas, dit Mr van der Luyden. -Tant qu'une famille de notre milieu soutient un de ses membres, on -doit considérer la question comme résolue. - ---C'est mon avis, dit sa femme, comme si elle apportait une idée -nouvelle. - ---Je n'aurais jamais cru, continua Mr van der Luyden, que les choses en -seraient arrivées là.--Il s'arrêta, regardant de nouveau sa -femme.--Il me revient que la comtesse Olenska est presque des nôtres, -par le premier mariage de Medora Manson; en tout cas, elle le deviendra -par le mariage de Newland.--Il se retourna vers le jeune -homme:--Avez-vous lu le _Times_ de ce matin, Newland? - ---Mais oui, mon cousin, répondit Newland, qui parcourait tous les -matins une demi-douzaine de journaux en prenant son café. - -Le mari et la femme se regardèrent encore. Leurs yeux pâles -s'interrogèrent dans une consultation prolongée; puis le visage de Mrs -van der Luyden s'éclaira d'un léger sourire. Elle avait compris, et -elle approuvait. - -Mr van der Luyden se retourna vers Mrs Archer. - ---Voulez-vous, chère Adeline, avoir la bonté de dire à Mrs Mingott -que si la santé de Louisa lui permettait de dîner en ville, nous -eussions été heureux de remplacer les Lefferts à son dîner?--Il -s'arrêta pour laisser à cette ironie toute sa portée: - ---Comme vous le savez, cela est impossible. (Mrs Archer fit entendre un -assentiment sympathique.) Mais Newland me dit qu'il a lu le _Times_ de -ce matin; il sait donc, probablement, que le parent de Louisa, le duc de -Saint-Austrey, arrive la semaine prochaine à New-York. Il vient pour -engager son _sloop_ dans les courses pour la Coupe Internationale -l'été prochain, et aussi pour prendre part à une petite chasse aux -canards à Trevenna.--Mr van der Luyden s'arrêta encore, puis continua -avec une bienveillance croissante:--Avant de l'emmener à Trevenna, nous -invitons quelques amis pour le rencontrer: un petit dîner suivi d'une -réception. Je suis sûr que Louisa sera aussi heureuse que moi, si la -comtesse Olenska veut bien venir dîner ce soir-là. - -Il se leva, s'inclina devant sa cousine avec une affabilité -cérémonieuse, et ajouta: - ---Je crois que Louisa m'autorise à dire qu'elle ira porter elle-même -l'invitation en sortant tout à l'heure,--avec nos cartes, bien entendu, -avec nos cartes. - -À ces mots, Mrs Archer sut comprendre que les grands chevaux bai-bruns -qui ne devaient jamais attendre étaient déjà à la porte. Elle se -leva, murmurant de hâtifs remerciements. Le regard de Mrs van der -Luyden était celui d'Esther triomphante aux pieds d'Assuérus. Mais son -mari leva la main avec un sourire. - ---Vous n'avez pas de remerciements à m'adresser, chère Adeline. De -pareilles choses ne doivent pas se passer à New-York, et ne se -passeront pas tant que je pourrai les empêcher, prononça-t-il avec une -mansuétude souveraine, en dirigeant ses cousins vers la porte. - -Deux heures après, tout le monde savait que la grande barouche à huit -ressorts dans laquelle Mrs van der Luyden prenait l'air en toutes -saisons avait été vue à la porte de la vieille Mrs Mingott, chez -laquelle des cartes et une lettre avaient été déposées. Et ce même -soir, à l'Opéra, Mr Sillerton Jackson put certifier que la lettre -contenait une invitation pour la comtesse Olenska au dîner que -donnaient les van der Luyden, la semaine suivante, en l'honneur du duc -de Saint-Austrey. - -Dans la loge du cercle, quelques jeunes gens échangèrent un sourire à -cette nouvelle, et jetèrent un coup d'œil malicieux du côté de -Lawrence Lefferts, qui, nonchalamment assis sur le devant de la loge, -tirait sa longue moustache blonde et dit avec autorité, quand la diva -s'arrêta: - ---Aucune autre que la Patti ne devrait se risquer dans _la -Sonnambula._ - - - - -VIII - - -On fut généralement d'accord à New-York pour trouver que la comtesse -Olenska avait perdu sa beauté. - -Newland Archer n'était qu'un collégien quand elle était venue à -New-York pour la première fois, petite fille de neuf à dix ans, jolie, -primesautière. Ses parents, qui avaient toujours mené une vie errante, -étaient morts quand elle était tout enfant. Elle avait alors été -recueillie par sa tante Medora Manson, une voyageuse aussi, qui revenait -à New-York pour s'y fixer. - -La pauvre Medora, après ses déplacements répétés, revenait toujours -à New-York pour s'y fixer, chaque fois dans une habitation plus -modeste, et amenant toujours avec elle soit un nouvel époux, soit un -enfant d'adoption. Puis, après un certain temps, elle se séparait -toujours de son mari ou se querellait avec sa pupille; après quoi, se -défaisant à perte de sa maison, elle recommençait à courir le monde. -Comme sa mère était une Rushworth, et comme son dernier et malheureux -mariage l'avait enchaînée à un des «Olivers fous,» New-York se -montrait plutôt indulgent pour elle. Cependant on déplorait de voir -confiée à cette extravagante la petite Ellen, dont les parents, en -dépit de leur goût pour la vie vagabonde, avaient été très aimés -à New-York. - -On se montrait bien disposé en faveur de la petite, quoique son teint -éclatant et ses boucles indociles lui donnassent un air de gaieté un -peu choquant chez une enfant qui aurait dû porter encore le deuil de -ses parents. C'était une des aberrations de Medora que d'en prendre à -son aise avec les rites du deuil américain, si strictes à cette -époque, et quand elle débarqua du paquebot après la mort des parents -d'Ellen, sa famille fut scandalisée de voir que le voile de crêpe -qu'elle portait pour le deuil de son frère était de plusieurs -centimètres plus court que celui de ses belles-sœurs. Quant à Ellen, -sa robe de mérinos rouge et son collier d'ambre lui donnaient l'air -d'une petite bohémienne. - -Mais New-York s'était résigné depuis si longtemps aux singularités -de Medora que quelques vieilles dames seulement hochaient la tête -devant les couleurs éclatantes qu'on faisait porter à Ellen. La -plupart de ses parents subissaient le charme de ce visage animé, de -cette nature vive. C'était une petite créature familière et hardie. -Amusante avec ses questions imprévues et ses réflexions précoces, -elle déployait quelques menus talents, dansant la danse du châle, et -chantant des chansons populaires de Naples. La folle Medora s'appelait, -de son vrai nom, Mrs Thorley Chivers; mais, ayant reçu un titre papal, -elle avait abandonné le nom de son premier mari pour celui de marquise -Manson: ainsi, en Italie, expliquait-elle, elle devenait la Marchesa -Manzoni. Sous sa direction, la petite fille reçut une éducation peu -banale. Elle dessina (chose inouïe) d'après le modèle, et apprit à -tenir la partie de piano dans des quatuors avec des artistes de -profession. Tout cela ne menait à rien de bon, et lorsque, quelques -années plus tard, le pauvre Chivers finit par mourir dans une maison -d'aliénés, sa veuve, affublée d'étranges voiles, replia sa tente et -partit avec Ellen, devenue une grande fille maigre avec des yeux -éblouissants. Pendant quelque temps, on n'entendit plus parler des deux -femmes; puis arriva la nouvelle du mariage d'Ellen avec un noble -Polonais, portant un nom historique, puissamment riche, qu'elle avait -rencontré à un bal des Tuileries et qu'on disait avoir des -établissements princiers à Paris, à Nice et à Florence, un yacht à -Cowes et des chasses en Transylvanie. Elle disparut dans une sorte -d'apothéose; et lorsque, peu d'années après, la pauvre Medora revint -encore à New-York, désemparée, désargentée, en deuil d'un -troisième mari, et en quête d'une installation encore plus modeste, on -se demanda pourquoi sa nièce, si riche, n'avait rien pu faire pour -elle. On apprit bientôt que le mariage d'Ellen se terminait en -désastre et qu'elle-même rentrait dans sa patrie pour chercher parmi -les siens le repos et l'oubli. - -Archer repassait ces événements dans sa mémoire en voyant la comtesse -Olenska faire son entrée dans le salon des van der Luyden, le soir du -fameux dîner. L'épreuve était solennelle et il se demandait, avec un -peu d'inquiétude, comment elle la soutiendrait. Arrivée assez tard, -une main encore dégantée et rattachant un bracelet à son poignet, -elle entra sans hâte ni embarras dans ce salon où la compagnie la plus -choisie de New-York se trouvait assemblée en aréopage. - -Elle s'arrêta au milieu de la pièce et promena ses regards autour -d'elle, le sourire des yeux en contraste avec le pli des lèvres. -Intérieurement Newland Archer contesta le verdict général porté -contre la beauté de la jeune femme. À la vérité, sa radieuse -jeunesse s'était évanouie, ses joues animées avaient pâli, sa taille -s'était amincie, elle paraissait un peu plus âgée que les trente ans -qu'elle devait avoir. Mais il y avait en elle ce je ne sais quoi de -dominateur que donne la beauté, le port de tête était assuré, et -dans la liberté du regard se lisait la conscience de son pouvoir. Avec -cela, la comtesse Olenska avait plus de vraie simplicité que la plupart -des femmes présentes; aussi, comme le dit plus tard Janey, on fut -déçu de ne pas lui trouver ce dernier cri d'élégance que New-York -appréciait par-dessus tout. New-York s'attendait à quelque chose de -beaucoup plus sensationnel de la part d'une personne qui avait traversé -un drame. - -Le dîner fut une cérémonie impressionnante. Ce n'était déjà pas -une petite affaire que de dîner chez les van der Luyden; mais y dîner -avec un duc qui était leur cousin devenait presqu'une solennité -religieuse. Archer aimait à penser que seul un vieux New-Yorkais -pouvait apprécier la nuance qu'il y avait pour New-York entre un simple -duc et un duc parent des van der Luyden. Excepté dans le monde des -Struthers, New-York accueillait avec indifférence, quand ce n'était -pas avec une hauteur ombrageuse, les nobles de passage; mais, lorsqu'ils -se présentaient sous de tels auspices, ils étaient reçus avec la -dernière cordialité: on voyait en eux, non le personnage du Gotha, -mais de nobles parents dont on suivait encore les traditions. - -Si Archer chérissait son vieux New-York, c'est qu'il était sensible -à toutes ces nuances, même quand il en souriait avec quelque ironie. - -Les van der Luyden avaient fait de leur mieux pour entourer la -circonstance de solennité. Ils avaient sorti les Sèvres des du Lac, -l'argenterie George II des Trevenna, le service de la Compagnie des -Indes, et les magnifiques assiettes «Crown Derby.» Mrs van der Luyden -ressemblait plus que jamais à un Cabanel, et Mrs Archer avait au cou -les émeraudes de sa grand'mère enchâssées dans des marguerites de -perles; elle évoquait ainsi pour son fils les miniatures d'Isabey. -Toutes les dames étaient parées de leurs plus beaux bijoux dont les -montures, pour la plupart un peu lourdes et démodées, s'harmonisaient -à l'atmosphère générale. La vieille Miss Lanning portait les camées -de sa mère et un grand châle de blonde espagnole. - -La comtesse Olenska était la seule jeune femme. Cependant, en examinant -les visages des dames mûres avec leurs colliers de perles et leurs -panaches de plumes, Archer fut frappé de les voir si enfantins, -comparés à celui d'Ellen Olenska. Il pensait avec un frisson à ce -qu'elle avait dû traverser pour en revenir avec ces yeux-là! - -Le duc de Saint-Austrey, assis à la droite de la maîtresse de maison, -était naturellement le personnage important du dîner. Si d'ailleurs la -comtesse Olenska était moins brillante qu'on ne l'avait espéré, le -duc, lui, avait l'air totalement insignifiant. Il n'était pas venu -comme un précédent visiteur ducal en veste de chasse; mais son habit -était si défraîchi, si déformé, il le portait avec si peu -d'élégance, courbé sur sa chaise, sa vaste barbe couvrant le plastron -de sa chemise, qu'il n'avait pas l'air en tenue de soirée. Court, -hâlé, le dos rond, les yeux petits, le sourire aimable, il parlait peu -et d'une voix si basse qu'en dépit des silences attentifs, ce qu'il -disait n'était entendu que de ses plus proches voisins. - -Quand les hommes rejoignirent les dames après le dîner, le Duc piqua -droit sur la comtesse Olenska, s'installa près d'elle, et tous deux se -plongèrent dans une conversation amicale. Ni l'un ni l'autre ne sembla -se douter que le duc aurait dû, d'abord, présenter ses hommages à Mrs -Lovell Mingott et à Mrs Headley Chivers, et la comtesse entretenir cet -aimable hypocondriaque, M. Urban Dagonet de Washington Square, qui -faisait fléchir pour elle sa règle immuable de refuser toute -invitation à dîner entre les mois de janvier et d'avril. Le duc et la -comtesse bavardèrent pendant près de vingt minutes; puis, la comtesse -se leva, et traversant seule la vaste pièce, elle alla s'asseoir près -de Newland. L'étiquette à New-York voulait qu'une dame attendît, -immobile comme une idole; c'était aux hommes à se succéder à ses -côtés. Sans doute elle ignorait cette règle. Elle s'assit, avec une -aisance parfaite, dans le coin du canapé près d'Archer et posa sur lui -son chaud regard. - ---Parlez-moi de May, dit-elle. - -Au lieu de lui répondre, il demanda: - ---Vous connaissiez déjà le duc? - ---Oui, nous le voyions tous les hivers à Nice. Il aime beaucoup le jeu. -Il venait souvent à la maison.--Elle dit cela le plus naturellement du -monde, comme elle eût dit: «Il aime beaucoup la pêche à la ligne.» -Et, non moins naturellement, elle ajouta: C'est, je crois bien, l'homme -le plus ennuyeux que j'aie jamais rencontré. - -Cette réflexion plut tellement au jeune homme qu'elle dissipa sa -légère contrariété: c'était amusant de rencontrer une femme qui -trouvait ennuyeux le duc et qui osait le dire! Il aurait voulu -questionner la jeune femme, plonger dans sa vie passée, que des paroles -prononcées négligemment avaient éclairée de lueurs furtives. Mais il -eut peur de toucher à des souvenirs troublants, et déjà, elle était -revenue à son premier sujet. - ---May est adorable! Je n'ai pas vu à New-York une jeune fille aussi -jolie et intelligente. Je pense que vous en êtes très amoureux... - -Newland rougit et se mit à rire: - ---Naturellement. - -Elle le regarda, songeuse: - ---Croyez-vous, dit-elle, qu'il y ait une limite à l'amour? - ---À l'amour? S'il en est une, je ne l'ai pas trouvée. - -Elle rayonna de sympathie: - ---Alors, c'est réellement et sincèrement un roman? - ---Le plus romanesque des romans. - ---Voilà qui est délicieux! Et vous avez trouvé cela vous deux tout -seuls? Ce n'est pas un arrangement qu'on a fait pour vous? - -Archer la regarda avec stupeur: - ---Avez-vous oublié, dit-il, qu'en Amérique nous arrangeons nos -mariages nous-mêmes? - -Elle rougit violemment et Newland regretta ses paroles. - ---Oui, répondit-elle, j'avais oublié. Il faut m'excuser. Je ne me -rappelle pas toujours que les mariages, si affreux là d'où je viens, -sont beaux et purs ici. - -Ses yeux s'abaissèrent sur son éventail en plumes d'aigle, et Newland -vit trembler ses lèvres. - ---Pardonnez-moi! dit-il impétueusement; mais, ici, vous êtes au -milieu d'amis, vous le savez. - ---Oui, je le sais, je le sens, partout où je vais. C'est pourquoi je -suis revenue. Je veux tout oublier, redevenir une parfaite Américaine, -comme les Mingott, les Welland, vous et votre charmante mère... et -toutes ces personnes si aimables qui sont ici ce soir. Ah! voilà May -qui arrive. Vous devez être pressé d'aller la rejoindre, -ajouta-t-elle, mais sans bouger, les yeux de nouveau fixés sur le jeune -homme. - -Les invités de la soirée commençaient à remplir les salons. Archer -suivit le regard de la comtesse Olenska: il vit May qui entrait avec sa -mère. Grande, élancée, dans sa robe blanche ceinturée d'argent, avec -ses cheveux couronnés de fleurs d'argent, c'était Diane en personne. - ---J'ai tant de rivaux, dit Archer. Voyez comme elle est déjà -entourée! Voilà le duc qui se fait présenter. - ---Restez encore un peu avec moi, dit la comtesse Olenska à voix basse, -et de son éventail elle effleura le genou du jeune homme. Ce n'était -qu'un léger frôlement, mais qui le fit tressaillir. - ---Vous permettez que je reste? répondit-il sur le même ton, sachant -à peine ce qu'il disait. - -Mais le maître de la maison s'avançait, suivi du vieux Mr Urban -Dagonet. La comtesse les accueillit avec un sourire grave, et Archer, -sous le regard de M. van der Luyden, se leva. - -Mme Olenska lui tendit la main: - ---C'est entendu. Demain, après cinq heures. Je vous attendrai, -dit-elle; puis, elle fit place à Mr Dagonet auprès d'elle. - -Archer répéta: Demain. Pourtant, ils n'avaient pas pris rendez-vous -et, durant leur conversation, la comtesse n'avait pas témoigné qu'elle -désirât le revoir. - -En s'éloignant, il vit Lawrence Lefferts qui s'approchait pour -présenter sa femme. Gertrude Lefferts, très empressée, disait avec -son large sourire insipide: - ---Je crois me rappeler que nous allions ensemble au cours de danse -quand nous étions petites. - -Derrière elle, attendant leur tour de se nommer à la comtesse, Archer -reconnut nombre de couples récalcitrants qui avaient refusé de la -rencontrer chez Mrs Lovell Mingott. Comme le disait Mrs Archer: «Quand -les van der Luyden veulent donner une leçon, ils savent s'y prendre. Ce -qui est dommage, c'est qu'ils le fassent si rarement.» - -Newland sentit une main sur son bras et vit Mrs van der Luyden, qui -le regardait du haut de sa splendeur, dans l'éclat de sa robe de -velours et de ses diamants de famille. - ---Comme vous avez-été bon, Newland, de vous occuper ainsi de -Mme Olenska! J'ai dit à votre oncle Henry qu'il était temps d'aller -vous relever. - -Archer répondit par un vague sourire; elle ajouta, aimable: - ---Je n'ai jamais vu May plus en beauté. Le duc est d'avis que nous -n'avons pas de plus ravissante jeune fille. - - - - -IX - - -«Après cinq heures,» avait dit la comtesse Olenska. À cinq heures et -demie, Archer sonnait à la porte d'une maison d'aspect modeste, dont la -façade lézardée se dissimulait sous une glycine géante enroulée -autour d'un étroit balcon. Mme Olenska avait loué cette maison, tout -au bas de la Vingt-troisième rue, à la vagabonde Medora. - -C'était choisir un bizarre quartier. Des petites couturières, des -empailleurs d'oiseaux exotiques, des «gens qui écrivaient,» étaient -les plus proches voisins de la comtesse Olenska. Plus loin, Archer -reconnut, au fond d'une allée pavée, une maison délabrée en bois que -Winsett, un journaliste qu'il rencontrait quelquefois, lui avait dit -habiter. Winsett n'invitait personne chez lui, mais il avait indiqué sa -demeure à Archer au cours d'une promenade nocturne, et ce dernier -s'était demandé, avec un petit frisson, si, dans les autres capitales, -les hommes de lettres étaient aussi pauvrement logés. - -La maison devant laquelle Archer s'était arrêté ne se distinguait des -autres que par son badigeon un peu plus frais; et le jeune homme se dit -que le comte Olenski avait dû dépouiller sa femme de sa fortune aussi -bien que de ses illusions. - -Archer avait passé une journée maussade. Après le déjeuner chez les -Welland, il avait espéré emmener May faire une promenade dans le -Central Parc, l'avoir à lui, lui dire combien elle avait été -ravissante la veille, au bal, combien il était fier d'elle, et la -presser de faire hâter leur mariage. Mais Mrs Welland lui avait -doucement rappelé que la tournée des visites de famille n'était pas -à moitié faite; et, quand il manifesta son désir d'écourter les -fiançailles, elle fronça les sourcils et soupira: - ---Songez donc, mon ami, douze douzaines de tout,--et brodées à -la main! - -Dans le grand landau de famille, ils roulèrent d'une porte à l'autre. -Archer, la tournée accomplie, se sépara de sa fiancée avec le -sentiment d'avoir été montré comme un captif dans un «triomphe.» À -la pensée que son mariage ne serait célébré qu'à l'automne, et -qu'il continuerait d'ici là à mener le même genre de vie, il se -sentit de plus en plus déprimé. - ---Demain, lui rappela Mrs Welland comme il partait, nous ferons -les Chivers et les Dallas. - -Évidemment, on rendait visite aux deux familles dans l'ordre -alphabétique, et on n'en était encore qu'au premier quart de -l'alphabet. - -Archer s'était proposé de dire à May que la comtesse Olenska l'avait -prié d'aller la voir ce jour-là; mais, dans les courts moments où il -se trouva seul avec sa fiancée, il eut des sujets de conversation plus -pressants. Et puis, il trouva un peu ridicule de faire allusion à -l'invitation de Mme Olenska. Il savait que May désirait qu'il fut -aimable pour sa cousine; n'était-ce pas pour déférer à ce désir -qu'on avait avancé l'annonce de leurs fiançailles? - -Au moment d'entrer chez Mme Olenska, sa curiosité était vivement -éveillée. La façon imprévue dont elle l'avait invité à venir la -voir l'intriguait. Il fut reçu par une servante au teint doré, dont la -poitrine bombée était recouverte d'un fichu à couleurs vives; une -Sicilienne, pensa Archer. Elle l'accueillit en souriant et ne répondit -à ses questions que par un signe de tête; puis elle le fit entrer dans -un salon au plafond bas, où pétillait un feu de bois. La pièce était -vide, et Archer se demanda si la servante était allée à la recherche -de sa maîtresse, ou si, n'ayant pas compris ce qu'il était venu faire, -elle l'avait peut-être pris pour l'horloger: il vit, en effet, que -l'unique pendule ne marchait pas. Il savait que les races méridionales -communiquent entre elles par gestes, et fut mortifié de n'avoir rien -compris aux signes et aux sourires de la femme de chambre. Enfin, elle -revint avec une lampe, et Archer, étant parvenu à combiner une phrase -tirée de Dante et de Pétrarque, provoqua cette réponse: _La signora -è fuori, ma verra subito._ - -Cependant, à la clarté de la lampe, se révélait à lui le charme -enveloppant et discret de ce salon, si différent de ceux auxquels il -était habitué! On lui avait dit que la comtesse Olenska avait -rapporté avec elle quelques meubles, «débris du naufrage,» -disait-elle. C'étaient, sans doute, ces tables légères en -marqueterie, ce petit bronze grec sur la cheminée, et les deux bandes -de damas rouge clouées sur le papier décoloré du mur, et faisant fond -à des tableaux vaguement italiens, dans de vieux cadres dédorés. - -Newland Archer se piquait d'être connaisseur en art italien. Son -adolescence avait été saturée de Ruskin, et il avait lu les derniers -ouvrages de John Addington Symonds, _l'Euphorion_ de Vernon Lee, les -essais de P.-G. Hamerton, et un nouveau volume dont on parlait beaucoup, -_la Renaissance_, de Walter Pater. Il parlait avec aisance de -Botticelli, avec une légère condescendance de Fra Angelico; mais les -tableaux de Mme Olenska le déconcertaient, car ils ne ressemblaient à -rien de ce qu'il avait accoutumé de voir, et par conséquent, de -comprendre, quand il voyageait en Italie. Peut-être ses dons -d'observation étaient-ils diminués du fait qu'il se trouvait seul dans -cette mystérieuse maison où, apparemment, personne ne l'attendait. Il -regrettait de n'avoir pas parlé à May de l'invitation de la comtesse -Olenska, et était un peu troublé par la pensée que sa fiancée -pouvait arriver inopinément, et le trouver installé seul au coin du -feu à cette heure intime du crépuscule d'hiver. - -Mais, puisqu'il s'était rendu à l'invitation, il n'avait plus qu'à -attendre, les pieds au feu. L'atmosphère de ce salon était si -particulière! Certes, il avait déjà vu des pièces tendues de damas -rouge et de tableaux de l'école italienne: ce qui le frappait, c'était -la façon dont Mme Olenska, à l'aide de deux ou trois vieux bibelots, -et de quelques mètres de damas rouge, avait su donner un accent -personnel à cette pauvre pièce misérablement meublée. Il essaya d'en -analyser le mystère. Était-ce le savant agencement des tables et des -chaises, ou le fait de n'avoir mis que deux roses rouges dans le -vase,--où toute autre main en eût fourré une douzaine?--Était-ce -enfin le vague parfum flottant dans l'air, qui donnait à cette pièce -une atmosphère si exotique à la fois et si intime? Le parfum surtout -l'intriguait, car ce n'était ni du «White Rose,» ni de la «Violette -de Parme,» mais une odeur qui faisait rêver à des bazars lointains, -à l'ambre gris, au café turc, et aux pétales de roses desséchées. - -Il essaya de se figurer ce que serait le salon de May. Très généreux, -Mr Welland avait déjà en vue une maison de la Trente-neuvième rue. On -jugeait le quartier un peu éloigné, mais la maison, toute neuve, -était construite en pierres d'un jaune verdâtre que les jeunes -architectes commençaient à employer pour réagir contre les pierres -brunes dont le ton uniforme faisait de New-York une vaste glace au -chocolat. Et la plomberie était parfaite. Archer aurait préféré -remettre à plus tard le choix de l'installation; mais les Welland, tout -en approuvant que la lune de miel se passât en Europe,--et se -prolongeât même par un hiver en Égypte,--insistaient sur la -nécessité, pour le jeune ménage, de trouver une maison prête au -retour. Archer sentait que son sort était fixé. Pour le reste de ses -jours, il monterait les marches en pierres jaunes verdâtres, et -traverserait le «vestibule pompéien,» pour arriver à l'antichambre -lambrissée de bois clair; mais son imagination s'arrêtait là. Il -savait que le salon, à l'étage supérieur, avait une grande baie -vitrée; mais il ne pouvait se figurer quel parti May en tirerait. Elle -supportait sans difficulté les capitonnages violets et jaunes du salon -de ses parents, ses tables en imitation de Boule, ses vitrines dorées -remplies de Saxe moderne: pourquoi supposer qu'elle désirât chez elle -autre chose? Le jeune homme se consola à l'idée d'arranger lui-même -son cabinet de travail, qu'il meublerait de ces nouveaux meubles anglais -genre «pré-raphaélite,» avec de solides bibliothèques sans portes -vitrées. - -La servante revint, ferma les rideaux, tisonna le feu, répéta en -souriant: _Verrà, verrà._ Quand elle fut partie, Archer se leva et -commença à marcher à travers la pièce. Attendrait-il plus longtemps? -Sa position devenait assez ridicule. Peut-être avait-il mal compris Mme -Olenska; peut-être n'avait-elle pas eu l'intention de l'inviter... - -De la rue silencieuse monta le bruit sec des sabots d'un steppeur. Une -voiture s'arrêta et Archer entendit une portière qui s'ouvrait. En -écartant les rideaux, il vit, à la lueur du réverbère, Julius -Beaufort qui aidait Mme Olenska à descendre de son petit coupé -anglais. - -Beaufort, le chapeau à la main, disait quelque chose à la jeune femme, -qui parut répondre négativement. Ils se serrèrent la main; le -banquier sauta dans la voiture, et Mme Olenska monta lentement les -marches du perron. - -Elle entra dans le salon sans paraître surprise d'y trouver Archer. La -surprise était un sentiment auquel elle semblait rarement s'abandonner. - ---Ma petite cabane vous plaît-elle? demanda-t-elle en souriant. Pour -moi, c'est le Paradis! - -Tout en parlant, elle dénouait son chapeau à brides et l'envoyait -rejoindre sur une chaise son long manteau. - ---Vous l'avez arrangé avec un goût exquis, répondit Archer, -rougissant de la banalité du propos. Il se sentait comme emprisonné -dans le convenu par son désir même de dire quelque chose de frappant. - ---C'est bien insignifiant! Ma famille méprise mon petit coin. En -tout cas, c'est moins triste que chez les van der Luyden. - -Archer fut ébloui de tant d'audace: on aurait trouvé peu d'esprits -assez subversifs pour traiter de triste l'imposante demeure des van der -Luyden. Les privilégiés qui y pénétraient, avec un léger frisson, -étaient d'accord pour louer l'élégance des salons. Archer était ravi -que la comtesse Olenska eût traduit l'impression générale. - ---Ce que vous avez fait ici est délicieux, répéta-t-il. - ---Je l'avoue, j'aime cette petite maison; mais c'est surtout, je -crois, parce qu'elle est dans mon pays, à New-York, et... et que j'y -suis seule. - -Elle parlait si bas qu'il entendit à peine la fin de la phrase. -Embarrassé, il répondit: - ---Vous aimez tant que ça être seule? - ---Oui, puisque mes amis m'empêchent de sentir ma solitude...--Elle -s'assit près du feu et ajouta: Nastasia nous apportera le thé.--Puis, -faisant signe à Archer de reprendre sa place: Je vois que vous avez -déjà choisi votre coin. - -Renversée dans un fauteuil, elle croisa ses bras derrière sa tête, -et regarda le feu, les yeux mi-clos. - ---C'est l'heure que je préfère, dit-elle; et vous? - -Archer crut devoir au sentiment de sa dignité de demander: - ---Je craignais que vous n'eussiez oublié l'heure. Beaufort vous a -sans doute retardée. - -Elle prit un air amusé. - ---Que voulez-vous dire? Avez-vous attendu longtemps? Mr Beaufort m'a -menée voir un tas de maisons, puisqu'on a décidé que je ne devais pas -rester dans celle-ci.--Elle avait l'air de se désintéresser et de -Beaufort et de son visiteur, et continua:--Je n'ai jamais vu une ville -où l'on ait plus de répugnance à habiter les quartiers excentriques. -Quelle importance cela a-t-il? On m'a dit que cette rue est très -convenablement habitée. - ---Elle n'est pas à la mode. - ---À la mode? Attachez-vous tant d'importance à la mode? Pourquoi ne -pas se faire sa mode à soi? Peut-être ai-je toujours vécu avec trop -d'indépendance. En tout cas, je veux faire ce que vous faites tous: je -veux sentir de l'affection et de la sécurité autour de moi. - -Il fut ému, comme la veille quand elle lui avait parlé de son -désir d'être guidée. - ---Voilà justement ce que souhaitent vos amis. Il n'y a rien à -craindre à New-York, ajouta-t-il avec une pointe de sarcasme. - ---Oui, n'est-ce pas? On en a l'impression, s'écria-t-elle, sans saisir -l'ironie. C'est comme d'entrer en vacances, quand on a été une bonne -petite fille qui a bien fait tous ses devoirs. - -La comparaison ne plut pas à Newland. Il voulait bien parler de -New-York sur un ton cavalier, mais il n'aimait pas que d'autres prissent -la même liberté. Il se demandait si Ellen ne commençait pas à -comprendre que la société de New-York était une redoutable machine -qui avait été bien près de la broyer. Le dîner des Lovell Mingott, -retapé in extremis, fait de pièces et morceaux pris à différents -milieux sociaux, aurait dû lui apprendre le péril auquel elle avait -échappé. Elle n'avait jamais compris le danger, ou elle l'avait perdu -de vue dans le triomphe de la soirée des van der Luyden. Archer -inclinait à la première supposition, et l'idée que, pour la jeune -femme, les distinctions sociales de New-York n'existaient pas encore, -l'agaçait vaguement. - ---Hier soir, dit-il, tout New-York se pressait pour vous faire -honneur. Les van der Luyden ne font pas les choses à moitié. - ---Les aimables gens! Leur réunion était si charmante! Tout le -monde paraît avoir pour eux tant d'estime! - -Les termes semblaient peu appropriés: les mêmes eussent convenu -pour un goûter chez la chère vieille miss Lanning. - ---Les van der Luyden, dit pompeusement Archer, disposent d'une grande -influence sur la société de New-York. Malheureusement, à cause de la -santé de Mrs van der Luyden, ils reçoivent très rarement. - -Elle dégagea ses mains de dessus sa tête et attacha sur Archer -des yeux pensifs. - ---N'est-ce pas là, la raison?... - ---La raison?... - ---De leur grande influence... qu'ils se fassent si rares! - -Il rougit un peu, la regarda fixement, puis soudain il comprit la -portée de cette remarque. D'un seul coup elle avait frappé les van der -Luyden, et ils s'écroulaient! Il rit et les sacrifia. - -Nastasia apporta le thé avec des tasses japonaises sans anses, et des -assiettes couvertes. Elle plaça le plateau sur une table basse auprès -de la comtesse Olenska. - ---Vous m'expliquerez tout: vous me direz tout ce que je dois savoir, -continua-t-elle, en s'approchant pour lui offrir une tasse de thé. - ---C'est vous qui m'expliquez, vous qui ouvrez mes yeux à des choses -que je regarde depuis si longtemps que je finis par ne plus les voir! - -Elle détacha de son bracelet un petit porte-cigarettes en or, le -lui tendit, et prit elle-même une cigarette. - ---Alors, nous pouvons nous aider mutuellement. Mais c'est surtout moi -qui ai besoin de secours. Dites-moi exactement ce que je dois faire. - -Il fut sur le point de lui dire: «Ne vous montrez pas en voiture avec -Beaufort;» mais il était trop pénétré par l'atmosphère de la -chambre, qui était son atmosphère à elle, pour risquer cet avis. -C'eût été comme de dire à quelqu'un, au moment où il achète des -parfums à Samarkande, qu'il est nécessaire de s'approvisionner de -vêtements chauds pour passer l'hiver à New-York. New-York semblait -beaucoup plus loin que Samarkande, et si vraiment ils devaient -s'entraider, elle lui rendait le premier de leurs services mutuels en -lui faisant voir sa ville natale objectivement. Vu ainsi, comme par le -gros bout d'un télescope, New-York semblait singulièrement petit et -distant: c'est ainsi qu'on l'aurait vu de Samarkande. - -Une flamme jaillit des bûches, et la comtesse Olenska, se penchant en -avant, tendit ses mains fines si près du feu qu'une fine auréole -entoura l'ovale de ses ongles. La lumière soudaine fit rougir les -boucles échappées des nattes sombres de la jeune femme et rendit plus -pâle encore la pâleur de son visage. - ---Il y a assez de monde pour vous dire ce que vous devez faire, -reprit Archer avec une secrète envie. - ---Mes tantes? Et ma chère vieille grand'mère?... Elles m'en veulent un -peu de m'être émancipée, ma pauvre grand-mère surtout. Elle aurait -voulu me garder avec elle; mais j'avais besoin d'être libre. - -Archer fut abasourdi par cette façon légère de s'exprimer sur la -formidable Catherine, et ému à la pensée de ce qui avait pu donner à -Mme Olenska cette soif d'une liberté qui comportait tant de solitude. -Mais l'image de Beaufort l'irritait. - ---Je crois comprendre ce que vous éprouvez, dit-il. Votre famille vous -conseillera, vous expliquera les différences, vous montrera la voie. - -Elle releva ses fins sourcils. - ---New-York est-il un tel labyrinthe? Je le croyais tout droit d'un bout -à l'autre, comme la Cinquième avenue, et avec toutes ses rues -numérotées.--Elle sembla deviner, chez le jeune homme, une légère -désapprobation, et ajouta, avec ce sourire qui illuminait tout son -visage:--Si vous saviez comme je l'aime, précisément à cause de cela: -toutes ces lignes droites, dans tous les sens, avec toutes ces grandes -étiquettes honnêtes sur chaque chose! - -Il saisit la balle au bond. - ---On peut mettre des étiquettes sur les choses, pas sur les -personnes. - ---Peut-être. Sans doute je simplifie trop: mais vous m'avertirez quand -je me tromperai.--Elle se tourna vers lui.--Il n'y a que deux personnes -ici qui puissent me renseigner: vous et Mr Beaufort. - -Archer fut un peu saisi d'entendre accoler son nom à celui de Beaufort. -Mais il songea à l'atmosphère malsaine où Ellen avait vécu; il pensa -qu'il devait profiter de la confiance qu'elle lui témoignait pour lui -montrer Beaufort et tout ce qu'il représentait sous son jour -véritable, et lui en inspirer le dégoût. - -Il répondit doucement: - ---Je comprends: mais tout d'abord, gardez l'appui de vos vieux amis, -des femmes comme votre grand'mère Mingott, Mrs Welland, Mrs van der -Luyden. Elles vous aiment, vous admirent, désirent vous aider. - -Elle hocha la tête et soupira: - ---Oh! je sais, je sais. Elles veulent m'aider, mais à la condition de -ne rien entendre qui leur déplaise. Ma tante Welland me l'a dit en -propres termes. On ne désire donc pas savoir la vérité ici? La -solitude, c'est de vivre parmi tous ces gens aimables qui ne vous -demandent que de dissimuler vos pensées. - -Elle cacha sa figure dans ses mains et Archer vit ses minces épaules -secouées par un sanglot. - ---Madame Olenska! Je vous en prie... Ellen, supplia-t-il, en se -levant et se penchant sur elle. - -Il prit une de ses mains, la serra, la caressa comme celle d'un enfant, -pendant qu'il murmurait des mots de réconfort. Mais elle se libéra, et -leva sur lui des yeux encore pleins de larmes. - ---Ici, on ne pleure pas; au Paradis, il n'y a pas de raison de -pleurer, dit-elle, en rajustant ses tresses, et se penchant, déjà -souriante, au dessus de la bouilloire. - -Archer se disait en tremblant que deux fois il l'avait appelée «Ellen» -et qu'elle ne l'avait pas remarqué. Bien loin, comme par le petit bout -de la lorgnette, il aperçut la blanche image, estompée, de May Welland, -à New-York. - -Tout à coup, Nastasia passa la tête, dit quelques mots à voix basse. -Mme Olenska, la main encore dans ses cheveux, poussa une exclamation, un -vif «_già! già!_» et le duc de St-Austrey entra, pilotant une grosse -dame, coiffée d'une perruque noire surmontée de plumes rouges: -d'abondantes fourrures l'emmitouflaient. - ---Ma chère comtesse, je vous ai amené une de mes vieilles amies, Mrs -Struthers. On ne l'avait pas invitée à la soirée d'hier, et elle -désire vous connaître. - -Mme Olenska s'avança, avec des paroles de bienvenue, vers le singulier -couple. Elle ne sembla pas trouver insolite la liberté que prenait le -duc en lui amenant ainsi une étrangère. Le duc lui-même semblait -trouver cela parfaitement naturel. - ---J'ai tant désiré faire votre connaissance, ma chère! s'écria Mrs -Struthers, d'une voix sonore qui s'accordait avec ses plumes éclatantes -et avec sa perruque aux reflets métalliques. - -Je veux connaître tous ceux qui sont jeunes, intéressants et -charmants. Le duc me dit que vous aimez la musique. N'est-ce pas, mon -cher duc? Vous êtes pianiste, vous-même, je crois. Alors voulez-vous -venir demain entendre Joachim? Je reçois tous les dimanches. C'est le -jour où New-York ne sait que faire; alors je lui dis: «Venez, -amusez-vous!» Le duc a pensé que vous seriez attirée par Joachim. -Vous retrouverez beaucoup d'amis. - -Le visage de Mme Olenska s'illumina de plaisir. - ---Comme c'est aimable! Comme le duc est bon d'avoir pensé à moi! -Je serai trop heureuse de venir. - -Elle avança un fauteuil près de la table à thé et Mrs Struthers s'y -installa béatement. - ---Voilà qui est convenu, ma chère; et amenez ce jeune homme avec vous. - -Mrs Struthers tendit à Archer une main cordiale. - ---Excusez-moi, je ne peux pas retrouver votre nom; mais je suis sûre de -vous avoir déjà rencontré. J'ai rencontré tout le monde, ici, à -Paris, ou à Londres. Êtes-vous dans la diplomatie? Tous les diplomates -viennent chez moi. Vous aussi, vous aimez la musique? Mon cher duc, ne -manquez pas de l'amener. - -Archer remercia et prit congé; il se sentait gêné comme un écolier. -Au surplus, il ne regrettait pas que sa visite eût été interrompue -par cette entrée inopinée: si seulement elle s'était produite un peu -plus tôt, elle lui aurait épargné une dépense d'émotion bien -inutile. - -Dehors, il se rappela qu'il était à New-York et il eut l'impression -que May Welland se rapprochait de lui. Il se dirigea vers sa fleuriste -habituelle, pour envoyer à la jeune fille la corbeille de muguets qu'à -sa grande confusion il avait oublié de commander le matin. Après avoir -écrit un mot sur une carte, comme il attendait une enveloppe, il -parcourut des yeux la boutique fleurie, et son regard fut attiré par un -bouquet de roses jaunes. Il n'en avait jamais vues d'un jaune aussi -doré, aussi lumineux. Son premier mouvement fut de les envoyer à May -au lieu des muguets. Mais ces fleurs ne seyaient pas à la jeune fille: -elles avaient quelque chose de trop riche, de trop fort, dans leur chaud -éclat. Presque sans savoir ce qu'il faisait, dans une brusque saute -d'humeur, Newland fit signe à la fleuriste de mettre les roses dans un -long carton, et glissa une carte dans une seconde enveloppe, sur -laquelle il inscrivit le nom de la comtesse Olenska. Puis, au moment de -s'en aller, il retira la carte, laissa l'enveloppe vide sur la boîte. - ---Portez-les tout de suite, fit-il, en désignant les roses. - - - - -X - - -Le lendemain, après le déjeuner, Archer put obtenir de May qu'elle -vînt avec lui faire une promenade au Central Park. C'était un dimanche -et, selon la vieille coutume de New-York, elle devait accompagner ses -parents à l'église matin et après-midi; mais Mrs Welland ferma les -yeux sur cette infraction aux usages, car, le matin même, elle avait -obtenu de sa fille de se plier aux longues fiançailles qui -permettraient de constituer un trousseau brodé à la main, et comptant -le nombre de douzaines nécessaires. - -Le temps était exquis. Le long du Mail, la voûte des branches -dépouillées se dessinait sur un fond de lapis, au-dessus d'une couche -de neige étincelante. Les couleurs de May s'avivaient dans le froid, -comme celles d'un jeune érable à la première gelée. Archer, fier des -regards qu'elle attirait, oubliait ses perplexités secrètes dans la -joie de la regarder. - ---C'est une sensation délicieuse de s'éveiller le matin en -respirant l'odeur des muguets! dit-elle en souriant. - ---Pardonnez-moi, si, hier, votre bouquet est arrivé en retard; je -n'avais pas eu le temps de passer chez la fleuriste le matin, -répondit-il. - ---C'est la preuve que vous les choisissez vous-même chaque jour. Pour -rien au monde je ne voudrais que votre bouquet arrivât toujours à la -même heure, comme un professeur de piano, car je saurais alors que vous -l'avez commandé d'avance une fois pour toutes. Ainsi avait fait -Lawrence Lefferts, lorsqu'il s'est fiancé avec la pauvre Gertrude. - ---Ça leur ressemble, dit Archer, enchanté de cette fine remarque. - -Et il se sentit assez sûr de lui-même pour ajouter: - ---Quand je vous ai envoyé des muguets hier, j'ai vu quelques belles -roses jaunes, et je les ai fait porter à la comtesse Olenska. Ai-je -bien fait? - ---Comme c'est gentil! Cela lui fait tant de plaisir quand on pense à -elle! Ce qui m'étonne, c'est qu'elle n'ait pas parlé de vos roses. -Elle a déjeuné avec nous ce matin, et nous a dit que Mr Beaufort lui -avait envoyé de magnifiques orchidées et que Mr van der Luyden avait -fait venir pour elle de Skuytercliff toute une corbeille d'œillets. Il -semble que ce soit nouveau pour elle de recevoir des fleurs. N'en -envoie-t-on pas en Europe? Elle trouve que c'est une coutume charmante. - ---Mes fleurs auront été éclipsées par celles de Beaufort! songea -Archer, légèrement piqué. Puis il se souvint qu'il n'avait pas joint -sa carte à l'envoi des roses, et regretta d'en avoir parlé. Il était -sur le point de dire: «J'ai été voir votre cousine hier,» mais il -hésita. Si Mme Olenska avait passé sa visite sous silence, mieux -valait faire comme elle. Tout cela prenait un air de mystère qu'Archer -n'aimait qu'à moitié. Pour changer de sujet, il se mit à parler de -leur mariage, de leur avenir, et de l'obstination de Mrs Welland à -prolonger le temps des fiançailles. - ---Rappelez-vous qu'Isabelle et Reggie Chivers ont été fiancés deux -ans, Grace et Thorley près d'un an et demi! Et puis, est-ce que nous ne -sommes pas très bien comme nous sommes? - -C'était la réponse classique de toute jeune fiancée. Archer s'en -voulait de la trouver un peu puérile dans la bouche de May, qui avait -près de vingt-deux ans. Et il se demandait à quel âge les femmes -«bien élevées» commençaient à penser par elles-mêmes. - ---Nous pourrions faire beaucoup mieux que d'attendre: être ensemble -tout à fait, voyager. - -La figure de la jeune fille s'illumina: elle avoua qu'elle adorait -les voyages. Mais sa mère ne comprendrait pas qu'on pût désirer ne -pas faire comme tout le monde. - ---Mais ne pas faire comme tout le monde, c'est justement ce que je -veux! insista l'amoureux. - ---Vous êtes si original! dit-elle, avec un regard d'admiration. - -Une sorte de découragement s'empara du jeune homme. Il sentait qu'il -prononçait exactement toutes les paroles que l'on attend d'un fiancé, -et qu'elle faisait toutes les réponses qu'une sorte d'instinct -traditionnel lui dictait,--jusqu'à lui dire qu'il était original. - ---Original? Nous sommes tous aussi pareils les uns aux autres que ces -poupées découpées dans une feuille de papier plié. Ne pourrions-nous -pas être un peu nous-mêmes, May? - -Ils s'étaient arrêtés l'un en face de l'autre, excités par la -discussion. May le regardait, les yeux brillant d'admiration. - ---Mon Dieu! Vous voulez donc m'enlever? - ---Je ne demande pas mieux! - ---Comme vous m'aimez, Newland! Je suis si heureuse! Nous ne pouvons -pourtant pas agir comme des amoureux de roman, dit-elle en riant. - ---Pourquoi pas? Pourquoi pas? - -Elle parut un peu contrariée de son insistance. Elle sentait très -bien que ce qu'il voulait était impossible, mais visiblement elle -ne trouvait pas de raison à lui opposer. - ---Je ne suis pas assez forte pour discuter avec vous; mais ne -serait-ce pas--comment dire?--«mauvais genre?» suggéra-t-elle doucement. - -Elle avait conscience d'avoir énoncé l'argument sans réplique. - ---Avez-vous si peur de paraître «mauvais genre?» - ---Mais oui, j'en serais fâchée. Et vous aussi, ajouta-t-elle, -légèrement piquée. - -Il restait silencieux, frappant nerveusement le bout de sa bottine -avec sa canne. Il sentait qu'après tout elle avait trouvé le vrai -moyen de clore l'incident. Elle reprit, rassurée: - ---Vous ai-je dit que j'avais montré ma bague à Ellen? Elle assure -qu'elle n'a jamais vu une aussi jolie monture. Il n'y a rien de -pareil rue de la Paix. Vous êtes tellement artiste, Newland!... - -Le jour suivant, pendant qu'Archer, avant le dîner, fumait un cigare -dans la bibliothèque, Janey vint le trouver. Archer, comme presque tous -les jeunes gens de son monde, avait fait son droit, et avait maintenant -un emploi dans l'étude d'un avocat distingué[1]. Il était revenu de -l'étude ce jour-là d'assez mauvaise humeur, vaguement déprimé, et -obsédé par l'idée que jusqu'à la fin de sa vie il ferait -vraisemblablement toujours la même chose à la même heure, et dans le -même cadre. - -«Monotonie!... monotonie!...» soupira-t-il. Ce mot l'obsédait. En -rentrant, ce soir-là, il ne s'était pas arrêté au cercle comme -d'habitude. À la vue des grandes fenêtres derrière lesquelles les -mêmes figures connues, coiffées des mêmes chapeaux haut-de-forme, se -montraient toujours à la même heure, le courage lui avait manqué. Il -devinait non seulement ce dont on parlait, mais comment chacun en -parlait. Le duc de Saint-Austrey était naturellement le thème -principal des conversations; et sans doute on ne manquerait pas -d'épiloguer sur l'apparition, dans la Cinquième avenue, d'une -demoiselle aux cheveux teints, dans un petit coupé jaune canari attelé -de deux cobs noirs--et Beaufort en porterait la responsabilité. En -effet, «ces personnes,» comme on les appelait dans le milieu de Mrs -Archer, étaient rares à New-York, et aucune d'elles, jusqu'à -présent, n'avait osé se montrer dans sa propre voiture. Aussi, la -veille, le coupé jaune ayant croisé l'attelage de Mrs Lovell Mingott, -celle-ci avait à l'instant même donné l'ordre à son cocher de -rentrer. Dire que cela aurait aussi bien pu arriver à Mrs van der -Luyden! se disaient les douairières en frissonnant d'horreur. Archer -croyait entendre Lawrence Lefferts prophétisant la débâcle de la -société... - -Il leva brusquement la tête à l'entrée de sa sœur, puis, sans faire -attention à elle, se replongea dans sa lecture. C'était le _Chastelard_ -de Swinburne, qu'on venait de lui envoyer de Londres. - -Janey s'approcha du bureau chargé de livres, ouvrit un volume des -_Contes Drolatiques_, fit la moue sur le vieux français et soupira: - ---Quelles choses sérieuses tu lis! - -Elle continuait à rôder autour de lui avec une mine mystérieuse; énervé -par son mutisme, il finit par lui demander: - ---Tu as quelque chose à me dire? - ---Oui. Maman est très fâchée. - ---Fâchée? Contre qui? À propos de quoi? - ---Miss Sophie Jackson sort d'ici. Elle a dit que son frère viendrait -après le dîner. Elle n'a pas voulu raconter grand'chose, son frère le -lui a défendu; il veut nous donner tous les détails lui-même. Il est -maintenant chez notre cousine van der Luyden. - ---Pour l'amour du ciel, ma chère, de quoi s'agit-il? Il faudrait -être le bon Dieu pour comprendre tes énigmes. - ---Allons, Newland, ne plaisante pas; maman a déjà assez de chagrin -que tu n'ailles pas à l'église. - -Avec un geste agacé il se replongea dans son livre. - ---Newland! Écoute donc. Ton amie Mme Olenska était à la soirée de -Mrs Lemuel Struthers hier soir; elle y est allée avec le duc et Mr -Beaufort. - -À ce nom, une colère irraisonnée s'empara du jeune homme. Il affecta -de rire: - ---Et bien? Après? Je savais qu'elle comptait y aller. - -Les yeux de Janey sortaient de leurs orbites. - ---Comment? Tu le savais, et tu n'as pas essayé de l'empêcher, de -l'avertir? - ---L'empêcher? L'avertir?--Il rit de nouveau.--Et de quel droit? Ce -n'est pas avec la comtesse Olenska que je suis fiancé! - -Ces paroles lui sonnèrent étrangement aux oreilles. - ---Tu te maries dans sa famille. - ---Oh! la famille! la famille! railla-t-il. - ---Newland! Est-ce que tu ne te soucies pas de la famille? - ---Pas pour un hard! - ---Ni de ce que pensera notre cousine van der Luyden? - ---Pas pour un centime... si elle a des idées saugrenues de vieille -fille. - ---Mais, maman n'a pas des idées de vieille fille, dit sa sœur d'un -air pincé. - -Il aurait voulu crier: «Si! elle en a, et aussi les van der Luyden, et -nous tous, dès que la réalité nous effleure.» Mais il vit le long et -doux visage de Janey s'assombrir et il regretta la peine inutile qu'il -venait de lui infliger. - ---Tant pis pour la comtesse Olenska! Ne fais pas la sotte, ma -petite Janey! Je ne suis pas le tuteur de la belle Ellen! - ---Non; mais tu as demandé aux Welland d'avancer l'annonce de tes -fiançailles, afin que nous puissions la soutenir, et c'est seulement -pour faire plaisir à maman que la cousine Louisa l'a invitée à -dîner. - ---Eh bien! Quel mal y avait-il à l'inviter? C'était la plus jolie -femme du salon; grâce à elle, le dîner a été un peu moins morne que -ne le sont en général les banquets van der Luyden. - ---Tu sais que cousin Henry l'a invitée pour te faire plaisir, que c'est -lui qui a obtenu de notre cousine de la recevoir; et maintenant les -voilà si bouleversés en apprenant qu'elle est allée chez Mrs -Struthers, qu'ils retournent à Skuytercliff dès demain. Je crois, -Newland, que tu feras bien de descendre au salon. Tu sembles ne pas -comprendre ce que maman éprouve. - -Newland trouva sa mère dans le salon, penchée sur son métier. Elle -leva sur lui un regard troublé, et demanda: - ---Janey t'a dit? - ---Oui.--Il sourit.--Mais je ne trouve pas que ce soit très sérieux. - ---Le fait d'avoir froissé nos cousins? - ---Le fait qu'ils puissent se sentir froissés parce que la comtesse -Olenska a été chez une femme qu'ils trouvent commune! - ---Ils ne sont pas seuls de cet avis. - ---Eh bien! oui, d'accord, elle est commune; mais on fait chez elle de la -bonne musique, et ses réceptions du dimanche apportent une distraction -à des gens qui meurent d'ennui. - ---De la bonne musique? Tout ce que je sais, c'est qu'il y avait chez -elle, dimanche dernier, une créature qui est montée sur la table, et -qui a chanté des choses comme celles qu'on chante dans les endroits où -tu vas à Paris. On a fumé, et bu du champagne. - ---Eh bien, après? Tout cela est arrivé, et le monde continue à -tourner. - ---Je ne suppose pas, mon enfant, que tu défendes sérieusement la -manière française de passer le dimanche? - ---Je vous ai souvent entendu, maman, vous plaindre de la tristesse -maussade des dimanches à Londres, quand nous y étions! - ---New-York n'est ni Paris, ni Londres. - ---Ah, fichtre non! soupira Archer. - ---Tu veux dire sans doute que notre société est moins amusante que -celle des villes d'Europe? Peut-être as-tu raison; mais nous sommes -d'ici, et, quand on vient parmi nous, on doit respecter nos habitudes. -Ellen Olenska surtout, puisqu'elle est revenue dans son pays pour -échapper à la vie dissipée des sociétés plus brillantes. - -Newland ne répondant pas, sa mère s'aventura à dire, après un -moment de silence: - ---Je vais mettre mon chapeau, et te demanderai de m'accompagner -chez Louisa. Je veux la voir un instant avant le dîner. - -Archer fronça le sourcil, mais elle insista, conciliante: - ---J'ai pensé que tu pourrais lui expliquer ce que tu viens de me dire: -que la société à l'étranger est différente, qu'on y est moins -collet-monté, que la comtesse Olenska n'a peut-être pas cru froisser -mes sentiments. Ce serait, tu sais, mon chéri, ajouta-t-elle avec une -inconsciente habileté, dans l'intérêt même de Mme Olenska. - ---Chère maman, je ne vois vraiment pas en quoi cette affaire nous -regarde. Le duc a mené Mme Olenska chez Mrs Struthers? Le fait est -qu'il était venu voir Mme Olenska avec Mrs Struthers. J'étais là. Si -les van der Luyden veulent se disputer avec quelqu'un, le véritable -coupable est sous leur toit. - ---Se disputer?... Newland! Quelle expression! Notre cousin, se disputer? -Et puis, le duc est un étranger, et leur hôte. Les étrangers ne -connaissent pas nos habitudes. Comment les connaîtraient-ils? Tandis -que la comtesse Olenska est une New-Yorkaise, et devrait avoir égard -aux sentiments de New-York. - ---Eh bien, puisqu'il leur faut une victime, je vous permets de leur -livrer la comtesse Olenska, s'écria Archer. Je ne me soucie pas du tout -de m'offrir en holocauste pour expier les crimes de Mme Olenska. - ---Naturellement tu es tout entier du côté Mingott, répondit la -mère d'un ton qui trahissait son irritation intérieure. - -Le maître d'hôtel ouvrit les portières du salon et annonça: «Monsieur -Henry van der Luyden.» - -Mrs Archer piqua son aiguille et repoussa sa chaise d'un geste -nerveux. - ---Une autre lampe, ordonna-t-elle au domestique, pendant que Janey -se penchait sur sa mère pour lui rajuster son bonnet de dentelle. - -Mr van der Luyden apparut sur le pas de la porte, et Newland Archer -s'avança pour le recevoir. - ---Nous parlions justement de vous, mon cousin, dit-il. - -Mr van der Luyden sembla déconcerté par ces paroles. Il retira son -gant pour serrer la main des dames, et lissa son haut-de-forme avec un -peu d'embarras, pendant que Janey avançait un fauteuil. - -Archer continua en souriant: - ---Et de la comtesse Olenska... - -Mrs Archer pâlit. - ---Une femme charmante! Je sors de chez elle, dit Mr van der Luyden, -rasséréné. - -Il s'assit, déposa ses gants et son chapeau à côté de son fauteuil, -selon le vieil usage, et continua: - ---Elle a un véritable don pour arranger les fleurs. Je lui avais -envoyé quelques œillets de Skuytercliff, et j'ai été émerveillé de -la façon dont elle les a groupés. Au lieu de les masser en gros -bouquets comme notre jardinier-chef, elle les avait dispersés, je ne -saurais pas dire comment. Le duc m'avait prévenu; il m'avait dit: -«Allez voir avec quel goût elle a meublé son salon!» Et c'est vrai. -J'aurais bien voulu lui mener Louisa, si le quartier n'était pas si -bohème. - -À vrai dire, poursuivit Mr van der Luyden, appuyant sur son pantalon -gris sa main décolorée, alourdie par la grande bague du Patroon, à -vrai dire, j'étais allé la remercier du mot charmant qu'elle m'avait -écrit à propos de mes fleurs, et aussi,--mais ceci entre nous,--pour -lui donner un avertissement amical sur l'inconvénient de se faire mener -dans le monde par le duc. Je ne sais pas si vous en avez entendu parler. - -Mrs Archer prit un air naïf: - ---Le duc l'a-t-il menée dans le monde? - ---Eh, oui! Vous savez ce que sont ces grands seigneurs anglais; tous les -mêmes. Louisa et moi aimons beaucoup notre cousin, mais on ne peut -s'attendre à ce que des gens habitués à la vie des cours tiennent -compte de nos petites distinctions républicaines. Le duc va où il -s'amuse. - -Mr van der Luyden fit une pause, mais personne ne prit la parole.--Il -l'a menée, paraît-il, hier soir chez Mrs Lemuel Struthers. Sillerton -Jackson est venu tout à l'heure nous raconter cette sotte histoire, et -Louisa en a été un peu troublée. J'ai pensé que le plus court serait -d'aller tout droit chez Mme Olenska et de lui expliquer, très -amicalement, ce que nous pensons à New-York. Il m'a semblé que je le -pouvais sans indiscrétion, car le soir où elle a dîné chez nous, -elle m'avait laissé entendre qu'elle accepterait mes conseils avec -quelque gratitude. Et c'est ce qu'elle a fait. - -Mr van der Luyden regarda autour de lui. À défaut d'un air de -satisfaction que ne pouvait revêtir un visage aussi distingué, il eut -un sourire de sereine bienveillance, que le visage de Mrs Archer se fit -un devoir de refléter. - ---Comme vous êtes bons tous les deux, mon cher Henry! Newland sera -particulièrement touché de ce que vous avez fait là pour lui et la -chère May. - -Elle jeta un regard à son fils, qui dit aussitôt: - ---Je vous suis très reconnaissant, mon cousin; mais j'étais sûr -que Mme Olenska vous plairait. - -Mr van der Luyden le regarda avec une extrême affabilité. - ---Je n'invite jamais chez moi, mon cher Newland, les gens qui ne me -plaisent pas. Je viens de le dire à Sillerton Jackson.--Puis, ayant -jeté un coup d'œil à la pendule, il se leva et ajouta:--Mais Louisa -m'attend. Nous dînons de bonne heure pour mener le duc à l'Opéra. - -Quand les portières se furent refermées sur leur cousin, le silence -tomba sur la famille Archer. - ---Bonté du ciel! Que tout cela est romanesque! finit par s'écrier -Janey. - -Personne n'avait jamais su ce que voulaient dire ses brusques sorties, -et sa famille avait depuis longtemps renoncé à y rien comprendre. Mrs -Archer secoua la tête en soupirant. - ---Espérons que tout tournera pour le mieux, dit-elle, d'un ton qui -signifiait visiblement le contraire.--Newland, il faut que tu restes à -la maison pour voir Sillerton Jackson quand il viendra ce soir. Je ne -saurais vraiment que lui dire. - ---Ma pauvre maman! Mais il ne viendra pas, dit son fils en riant, -et en se penchant pour poser un baiser sur le front inquiet de sa mère. - - -[Note 1: Aux États-Unis, les avocats s'associent, et cumulent les -rôles d'avocats et d'avoués.] - - - - -XI - - -Environ quinze jours plus tard, Archer, assis, inoccupé et distrait, -devant son bureau du cabinet «Letterblair, Lamson et Low,» avocats à -la cour, fut demandé par Mr Letterblair. - -Le vieux Mr Letterblair, le conseil accrédité de la haute société de -New-York depuis trois générations, trônait derrière son bureau -d'acajou en proie à une évidente perplexité. Le voyant caresser ses -favoris blancs, passer ses doigts dans ses cheveux en broussaille -au-dessus de ses gros sourcils froncés, son jeune associé le -comparait, peu respectueusement, au médecin de famille auprès d'un -malade dont les symptômes se refusent à tout diagnostic. - ---Cher monsieur,--Mr Letterblair, très cérémonieux, disait toujours -«monsieur» à son jeune associé,--je vous ai fait demander à propos -d'une petite affaire, une affaire dont, pour le moment, je préfère ne -pas parler à Mr Lamson ni à Mr Low. Il se renversa sur sa chaise, le -front ridé.--Pour des raisons de famille, continua-t-il. Archer leva la -tête.--La famille Mingott, dit Mr Letterblair, avec un sourire -significatif et en s'inclinant. Mrs Manson Mingott m'a fait demander -hier. Sa petite-fille, la comtesse Olenska, désire plaider en divorce -contre son mari. Certains documents m'ont été remis.--Il s'arrêta et -tapota sur son bureau.--En raison de vos projets d'alliance avec la -famille, je voudrais vous consulter, étudier le cas avec vous, avant -d'aller plus loin. - -Archer sentit le sang lui monter au visage. Depuis sa visite à la -comtesse Olenska, il ne l'avait vue qu'une fois, à l'Opéra, dans la -loge des Mingott. Et, dans cet intervalle, l'image de la jeune femme -s'était atténuée dans son esprit, tandis que May Welland y reprenait -légitimement le premier plan. Il n'avait pas entendu parler du divorce -de Mme Olenska depuis l'allusion faite en passant par Janey, et dont il -n'avait tenu aucun compte. Théoriquement, il était presque aussi -hostile que sa mère à l'idée du divorce et il en voulait à Mr -Letterblair (sans doute poussé par la vieille Catherine Mingott) de se -montrer ainsi disposé à le mêler à l'affaire. Les hommes de la -famille étaient assez nombreux, et lui-même n'était pas encore un -Mingott. - -Il attendit que son chef continuât. Mr Letterblair ouvrit un tiroir -et en tira une liasse de papiers. - ---Si vous voulez parcourir ces documents?... - -Archer s'en défendit: - ---Excusez-moi, monsieur, mais précisément à cause de mes projets -d'alliance, je préfère que vous consultiez Mr Low ou Mr Lamson. - -Mr Letterblair parut surpris et légèrement froissé. Généralement -un jeune associé ne rejetait par de telles ouvertures. Il s'inclina. - ---Je respecte votre scrupule, monsieur; mais, dans le cas présent, je -crois que la vraie délicatesse vous oblige à faire ce que je vous -demande. La proposition, du reste, ne vient pas de moi, mais de Mrs -Manson Mingott et de son fils. J'ai vu Lovell Mingott, et aussi Mr -Welland; ils vous ont tous désigné. - -Archer eut un mouvement d'irritation. Depuis quinze jours il s'était -laissé porter par les événements. La beauté, le charme de May lui -avaient fait oublier la pression des chaînes Mingott. Le commandement -de la vieille Mrs Mingott lui rappela tout ce que le clan se croyait en -droit d'exiger d'un futur gendre: il se rebiffa. - ---C'est l'affaire de ses oncles. - ---Ses oncles s'en sont occupés: la question a été examinée par la -famille. Tous sont opposés au désir de la comtesse, mais elle tient -ferme, et insiste pour avoir un avis juridique. - -Le jeune homme gardait le silence. Il n'avait pas ouvert le paquet -qu'il tenait toujours à la main. - ---Est-ce qu'elle veut se remarier? - ---On le suppose; mais elle le nie. - ---Alors? - ---Vous m'obligerez, Mr Archer, en parcourant d'abord ces papiers. -Ensuite, quand nous aurons examiné la question ensemble, je vous -dirai mon opinion. - -Archer sortit, emportant à contre-cœur les documents. Depuis leur -dernière rencontre, les circonstances l'avaient aidé à se libérer de -la pensée de Mme Olenska. Les instants passés au coin de la cheminée -les avaient amenés à une intimité momentanée, que l'arrivée du duc -de Saint-Austrey, pilotant Mrs Lemuel Struthers, et si bien accueilli -par la comtesse, avait interrompue assez à propos. Deux jours plus -tard, Archer avait assisté à la comédie de la rentrée en grâce de -la jeune femme auprès des van der Luyden. Il s'était dit, avec une -pointe d'aigreur, qu'une femme, qui, par ses remerciements à propos -d'un bouquet de fleurs, avait su toucher le vieux et important -personnage qu'était Mr van der Luyden, n'avait nul besoin, ni des -consolations, ni de l'appui moral d'un jeune homme d'aussi petite -envergure que lui, Newland Archer. - -Ces considérations ironiques rendaient quelque lustre aux ternes vertus -domestiques. Impossible d'imaginer May Welland étalant ses affaires -privées et répandant ses confidences parmi des étrangers! Jamais elle -ne lui sembla plus fine et plus charmante que dans la semaine qui -suivit. Il s'était même résigné aux longues fiançailles, depuis -qu'elle avait trouvé à lui opposer un argument qui l'avait désarmé. -«Vous savez que vos parents vous ont toujours cédé depuis votre -enfance,» avait-il dit. Elle, avec son clair regard, lui avait -répondu: «C'est bien pour cela qu'il me serait dur de leur refuser la -dernière chose qu'ils aient à me demander, avant que je ne les -quitte.» C'était la note du vieux New-York: c'était celle qu'il -aimerait toujours à retrouver chez sa femme. - -Les documents dont il prit connaissance ne lui apprirent pas -grand'chose, mais le plongèrent dans un courant d'idées pénibles. -C'était un échange de lettres entre l'avocat du comte Olenski et -l'étude parisienne à laquelle la comtesse avait confié la défense de -ses intérêts financiers. Il y avait aussi une courte lettre du comte -à sa femme. Après l'avoir lue, Archer se leva, serra les papiers dans -leur enveloppe et rentra dans le bureau de Mr Letterblair. - ---Voici les lettres, monsieur. C'est entendu, je verrai la comtesse -Olenska, dit-il, d'une voix nerveuse. - ---Je vous remercie, Mr Archer. Êtes-vous libre ce soir? Venez dîner; -nous causerons ensuite, pour le cas où vous voudriez voir notre -cliente dès demain. - -Newland Archer rentra directement chez lui. C'était une soirée d'une -lumineuse transparence: une lune jeune et candide montait au-dessus des -toits. Archer voulait imprégner son âme de cette pure splendeur, et ne -parler à personne jusqu'au moment de son rendez-vous avec Mr -Letterblair. Depuis la lecture des lettres, il avait compris qu'il -fallait qu'il vît lui-même Mme Olenska, afin d'éviter que les secrets -de la jeune femme ne fussent exposés devant d'autres. Une grande vague -de compassion avait eu raison de son indifférence. Ellen Olenska se -présentait à lui comme une créature malheureuse et sans défense, -qu'il fallait, à tout prix, empêcher d'entreprendre une lutte dont -elle ne sortirait que plus meurtrie. - -Elle avait dit que Mrs Welland désirait qu'elle passât sous silence -tout ce qu'il pouvait y avoir de «pénible» dans son passé. - -L'innocence de New-York n'était-elle donc qu'une simple attitude? -Sommes-nous des pharisiens? se demanda Archer. Pour la première fois, -il fut amené à réfléchir sur les principes qui l'avaient jusque-là -dirigé. Il passait pour un jeune homme qui ne craignait pas de se -compromettre: son flirt avec cette pauvre petite Mrs Thorley Rushworth -lui avait donné quelque prestige romanesque. Mais Mrs Rushworth était -de la catégorie des femmes un peu sottes, frivoles, éprises de -mystère: le secret et le danger d'une intrigue l'avaient plus -intéressée que les mérites de celui qui avait été son amant. -Newland avait beaucoup souffert de cette constatation: il y trouvait, -maintenant, presque un soulagement. L'aventure, en somme, ressemblait à -celles que les jeunes gens de son âge avaient tous traversées, et dont -ils étaient sortis la conscience calme, convaincus qu'il y a un abîme -entre les femmes qu'on aime d'un amour respectueux et les autres. Ils -étaient encouragés dans cette manière de voir par leurs mères, leurs -tantes et autres parentes: toutes pensaient comme Mrs Archer que, dans -ces affaires-là, les hommes apportent sans doute de la légèreté, -mais qu'en somme la vraie faute vient toujours de la femme. - -Archer commença à soupçonner que, dans la vie compliquée des -vieilles sociétés européennes, riches, oisives, faciles, les -problèmes d'amour étaient moins simples, moins nettement catalogués. -Il n'était sans doute pas impossible d'imaginer, dans ces milieux -indulgents, des cas où une femme, sensible et délaissée se laisserait -entraîner par la force des circonstances à nouer un de ces liens que -la morale réprouve. - -Arrivé chez lui, il écrivit un mot à la comtesse Olenska pour lui -demander à quelle heure elle pourrait le recevoir le lendemain. Elle -répondit que, partant le lendemain matin pour Skuytercliff, jusqu'au -dimanche soir, elle ne pourrait l'attendre que le jour même; il la -trouverait seule après-dîner. Archer sourit en pensant qu'elle -finirait la semaine dans la majestueuse solitude de Skuytercliff, mais -aussitôt après, il se dit que, là plus qu'ailleurs, elle souffrirait -de se trouver parmi des gens résolument fermés à tout ce qui est -«pénible.» - -Il arriva à sept heures chez Mr Letterblair, heureux d'avoir un -prétexte pour se rendre libre aussitôt après le dîner. Il s'était -fait une opinion personnelle d'après les documents qui lui avaient -été confiés, et il ne tenait pas spécialement à la communiquer à -son chef. Mr Letterblair était veuf: ils dînèrent seuls dans une -pièce sombre, sur les murs de laquelle on voyait des gravures jaunies -représentant «La mort de Chatham» et «Le Couronnement de -Napoléon.» Sur le buffet, entre de beaux coffrets cannelés du XVIIIe -siècle, se trouvait une carafe de Haut-Brion et une autre du vieux -porto des Lanning (don d'un client). Le prodigue Torn Lanning avait -déconsidéré sa famille en vendant sa cave un an ou deux avant sa mort -mystérieuse et suspecte à San Francisco. Ce dernier incident avait -été moins humiliant pour les siens que la vente de sa cave. - -Après un potage velouté aux huîtres, on servit une alose aux -concombres, suivie d'un dindonneau entouré de beignets de maïs, auquel -succéda un canard sauvage avec une mayonnaise de céleris et de la -gelée de groseille. Mr Letterblair, qui déjeunait de thé et d'une -sandwich, dînait copieusement et sans hâte; il insista pour que son -hôte fît de même. La nappe enlevée, les cigares s'allumèrent, et Mr -Letterblair, se renversant sur sa chaise, poussa le porto vers Archer. -Chauffant son dos au feu, il dit: - ---Toute la famille est contre le divorce, et je crois qu'elle a -raison. - -Archer se sentit immédiatement d'un avis opposé. - ---Pourtant, si jamais un cas s'est présenté... - ---Qu'y gagnerait-elle?... _Elle_ est ici, _il_ est là; l'Atlantique est -entre eux. Elle ne retrouvera pas un dollar de plus que ce qu'il lui a -rendu volontairement. Les clauses de cet abominable contrat français y -ont mis bon ordre. À tout prendre, Olenski a agi généreusement. Il -pouvait la renvoyer sans un sou. - -Le jeune homme le savait: il resta silencieux. - ---Il paraît, cependant, continua Mr Letterblair qu'elle n'attache pas -d'importance à l'argent; alors, comme le dit la famille, pourquoi ne -pas laisser les choses comme elles sont? - -Quand Archer était arrivé chez Mr Letterblair il était en parfait -accord de vues avec lui; mais, dans la manière dont ce vieillard -égoïste, bien nourri, suprêmement indifférent, exposait la question, -il croyait entendre la voix pharisaïque de la société, ne songeant -qu'à se barricader contre tout ce qui pouvait être «pénible.» - ---Il me semble que c'est à la comtesse Olenska de décider, dit-il -sèchement. - ---Hum!... Avez-vous pensé aux conséquences, si elle se décidait -pour le divorce? - ---Vous voulez dire la menace de son mari?... De quel poids peut-elle -être?... Simple vengeance d'un mauvais drôle. - ---S'il se défendait sérieusement, il pourrait sortir des choses -pénibles. - ---_Pénibles!_... dit Archer avec ironie. - -Mr Letterblair le regarda d'un air étonné et le jeune homme, -renonçant à faire comprendre sa pensée, acquiesça par un signe de -tête, pendant que son chef continuait: - ---Un divorce est toujours une chose pénible. Vous en convenez? - ---En effet... dit Archer. - ---Alors, je compte sur vous, les Mingott comptent sur vous, pour -user de votre influence sur Mme Olenska et la détourner de ce projet. - -Archer hésita. - ---Je ne puis m'engager avant d'avoir vu la comtesse Olenska. - ---Mr Archer, je ne vous comprends pas. Voulez-vous vous marier -dans une famille qui est sous le coup d'un scandale? - ---Je ne vois pas que mon mariage ait rien à faire là-dedans. - -Mr Letterblair déposa son verre de porto et regarda son jeune associé -d'un air inquiet. Archer comprit que Mr Letterblair allait peut-être -lui retirer l'affaire. Mais maintenant que la cause lui avait été -confiée, il prétendait la garder; et il s'appliqua à rassurer le -méthodique vieillard qui représentait la conscience légale des -Mingott. - ---Vous pouvez être sûr, monsieur, que je ne m'avancerai pas avant de -vous en avoir référé. Je voulais seulement dire que je préférerais -réserver mon jugement jusqu'à ce que j'aie entendue Mme Olenska. - -Mr Letterblair approuva de la tête une discrétion digne de la -meilleure tradition de New-York, et le jeune homme, prétextant un -engagement, prit congé. - - - - -XII - - -La coutume de faire des visites le soir, après le dîner, prévalait -encore à New-York, malgré la jeune coterie de gens chic qui la -trouvait ridicule. Comme il descendait lentement la Cinquième Avenue, -Archer remarqua, dans la grande voie déserte, une file de voitures qui -stationnaient devant la maison des Reggie Chivers; il se souvint qu'ils -donnaient ce soir-là un dîner en l'honneur du Duc. Traversant -Washington Square il vit un monsieur âgé, en pardessus et cache-nez, -monter un perron et disparaître dans un vestibule éclairé: c'était -le vieux Mr du Lac qui allait voir ses cousins Dagonet. Ensuite il -aperçut, au tournant de la Dixième Rue, Mr Samson, de son étude, qui -allait rendre visite aux vieilles Misses Lanning. Un peu plus loin, dans -la Cinquième Avenue, Beaufort se montra sur le pas de sa porte, -vivement silhouetté par la lumière de l'antichambre. Il monta dans son -coupé et partit dans une direction mystérieuse. Ce n'était pas un -soir d'Opéra, personne ne recevait: donc la sortie de Beaufort devait -être clandestine. Archer évoqua aussitôt une petite maison située au -delà de Lexington Avenue, qui s'était récemment ornée de rideaux -enrubannés et de caisses fleuries. Devant la porte nouvellement -repeinte, on voyait souvent stationner le coupé jaune serin de Miss -Fanny Ring. - -Au delà de la glissante pyramide qui composait le monde de Mrs Archer -s'étendait la région hétéroclite où vivaient des artistes, des -musiciens et des «gens qui écrivent.»--Ces échantillons épars de -l'humanité n'avaient jamais essayé de s'amalgamer avec la société. -En dépit de leurs originalités on les disait pour la plupart dignes -d'estime; mais ils préféraient rester entre eux. Medora Manson, dans -ses jours de prospérité, avait fondé un «salon littéraire;» mais -il s'était éteint de lui-même, faute de gens de lettres pour le -fréquenter. - -D'autres avaient fait la même tentative. Chez Mrs Blenker, femme -bouillonnante et bavarde, et mère de trois filles à sa ressemblance, -on rencontrait le grand acteur tragique Edwin Booth, Adelina Patti, -William Winter le critique dramatique, l'acteur anglais George Rignold, -des éditeurs, des critiques littéraires et musicaux. Mrs Archer et son -groupe éprouvaient une certaine timidité vis à vis de ces personnes. -Elles étaient d'espèce particulière, difficiles à classer; on ne -connaissait pas l'arrière-plan de leurs vies et de leurs esprits. La -littérature et les arts étaient hautement appréciés dans l'entourage -des Archer; et Mrs Archer s'évertuait toujours à expliquer à ses -enfants combien la société était plus agréable à l'époque où elle -comprenait des gens de lettres comme Washington Irving, Fitz Greene -Halleck et l'auteur de _The Culprit Fay._ Les plus célèbres auteurs de -cette génération avaient été des «gentlemen.» Peut-être les -inconnus qui leur avaient succédé étaient-ils d'aussi honnêtes gens; -mais leur origine, leur tenue, leurs tignasses incultes, leurs relations -avec les acteurs et les chanteurs, empêchaient de les classifier -d'après le critérium du vieux New-York. - ---Quand j'étais jeune fille, disait Mrs Archer, nous connaissions tous -les gens qui habitaient entre la Batterie et Canal Street. Les gens -qu'on connaissait étaient seuls à avoir leur voiture: rien n'était -plus facile que de situer quelqu'un. Maintenant, on ne sait plus,--et on -aime autant ne pas savoir. - -Peu embarrassée de préjugés, indifférente aux fines distinctions -sociales, la vieille Mrs Mingott aurait pu relier les deux milieux; mais -elle n'ouvrait jamais un livre, ne regardait jamais un tableau; et la -musique lui rappelait seulement les soirées de gala aux Italiens, à -l'époque de ses triomphes aux Tuileries. Beaufort aussi, qui la valait -en audace, aurait pu essayer de combler le fossé; mais ses salons -somptueux, ses laquais en culottes, intimidaient la race artistique. De -plus, aussi peu cultivé que Mrs Mingott, il considérait les écrivains -comme des pourvoyeurs salariés, préposés au plaisir des riches, et -son opinion n'avait jamais été mise en question par quelqu'un d'assez -riche pour l'influencer. - -Newland Archer avait toujours accepté cet état de choses comme faisant -partie de la structure de son univers. Il savait qu'il y avait, dans la -vieille société européenne, des milieux où les peintres, les -poètes, les romanciers, les hommes de science, et même les grands -acteurs, étaient aussi recherchés que des princes. Il aimait à se -figurer quel avait dû être le plaisir de vivre dans des salons où -l'on s'entretenait avec ses auteurs favoris: Thackeray, Browning, -William Morris, Mérimée (dont les _Lettres à une Inconnue_ étaient -un de ses livres préférés). Mais, à New-York, quel rêve -irréalisable! Archer connaissait personnellement la plupart des -écrivains, musiciens et peintres de sa ville natale. Il les rencontrait -au Century Club, ou dans les petits cercles littéraires et musicaux qui -commençaient à naître. S'il les voyait avec plaisir dans ces -milieux-là, il n'en était pas de même chez les Blenker, où ils se -trouvaient mêlés à des femmes du monde aussi ferventes que mal -fagotées, qui les exhibaient comme des curiosités. Même après ses -conversations les plus intéressantes avec Ned Winsett, Archer gardait -l'impression que, si son monde à lui était bien restreint, le leur -l'était encore davantage, et que le seul moyen de les élargir l'un et -l'autre serait d'arriver à les fondre. - -Tout en réfléchissant ainsi, il essayait de se figurer le milieu où -la comtesse Olenska avait vécu, avait souffert, avait aussi, -peut-être, goûté de mystérieuses joies. Comme elle avait ri en lui -racontant que sa grand'mère Mingott et les Welland s'opposaient à son -installation dans un quartier bohème abandonné aux «gens qui -écrivent!» En réalité, ce que sa famille désapprouvait, c'était -l'originalité d'aller habiter un quartier si peu élégant; mais cette -nuance lui échappait, et elle pensait que la littérature était -considérée comme compromettante. - -Elle, au contraire, n'en avait pas peur, à en juger par les livres -qu'on voyait épars dans son salon (à New-York, on ne laissait pas -traîner de livres dans un salon). La plupart de ces livres étaient des -romans, mais qui avaient cependant éveillé l'attention d'Archer par -des noms nouveaux: Paul Bourget, Huysmans, les frères de Goncourt. Il -pensait à tout cela en approchant de la porte de Mme Olenska. Il -sentait qu'elle était femme à changer en lui toute l'échelle des -valeurs, et comprit qu'il serait forcé de se mettre à des points de -vue incroyablement nouveaux s'il voulait lui être utile dans ses -difficultés présentes. - -Nastasia ouvrit la porte en souriant d'un air mystérieux. Sur le banc -de l'antichambre étaient posés une pelisse de zibeline, un claque -marqué aux initiales «J. B.» et un foulard de soie blanche. Ces -élégants articles appartenaient indiscutablement à Julius Beaufort. - -Archer était furieux, si furieux qu'il fut sur le point de griffonner -un mot sur sa carte et de s'en aller; mais il se rappela qu'en écrivant -à Mme Olenska il avait, par excès de discrétion, omis de lui dire -qu'il désirait la voir seule. Il ne devait donc s'en prendre qu'à lui -si elle avait du monde. Il entra dans le salon, résolu à faire sentir -à Julius Beaufort que sa présence était inopportune, et à rester le -dernier. - -Le banquier se tenait debout devant le feu. Derrière lui, deux -candélabres de cuivre, garnis de cierges en cire jaunâtre, retenaient -la broderie ancienne dont s'ornait la cheminée. Beaufort plastronnait, -les épaules effacées, le poids du corps portant sur un de ses grands -pieds, et regardait, en souriant, leur hôtesse assise sur un canapé -près de la cheminée. Une table couverte de fleurs formait paravent -derrière le canapé; et sur le fond d'orchidées et d'azalées, que -Newland reconnut pour venir des serres de Beaufort, Mme Olenska se -tenait à demi étendue, la tête appuyée sur sa main, laissant voir, -par une large manche ouverte, un bras nu jusqu'au coude. - -L'usage voulait que les dames qui recevaient le soir portassent de -«simples robes de dîner,» c'est-à-dire une armure de soie baleinée, -légèrement décolletée, avec des ruches de dentelles remplissant -l'échancrure du corsage et des manches étroites découvrant tout juste -assez de poignet pour laisser voir un bracelet en or étrusque ou un -lien de velours noir. Mais Mme Olenska, insoucieuse de la tradition, -était vêtue d'un long fourreau de velours rouge, bordé autour du cou -d'une haute fourrure noire. Archer se rappela avoir vu, lors de son -dernier séjour à Paris, un portrait du nouveau peintre Carolus Duran -(dont les tableaux faisaient sensation au Salon), qui représentait une -dame audacieusement habillée d'une robe fourreau, le cou niché dans la -fourrure. Il y avait quelque chose de pervers et de provocant dans -l'idée de porter des fourrures en plein salon surchauffé, et dans la -combinaison d'un cou emmitouflé avec des bras nus; mais, sans conteste, -l'effet était agréable. - ---Seigneur!... Trois jours entiers à Skuytercliff!... disait Beaufort -de sa forte voix sarcastique, comme Archer entrait. Vous ferez bien -d'emporter vos fourrures, et votre boule d'eau chaude aussi. - ---Comment! la maison est si froide?... demanda-t-elle, tendant -sa main gauche à Archer, qui eut l'impression qu'elle s'attendait à -ce qu'il la baisât. - ---Non, mais la bonne dame l'est! dit Beaufort en saluant négligemment -le jeune homme par un signe de tête. - ---Moi, je la trouve si aimable! Elle est venue m'inviter elle-même. -Grand'mère dit que je ne dois pas manquer d'y aller. - ---Grand'mère le dit, c'est tout naturel. Mais moi je dis que c'est une -honte que vous manquiez le petit souper que j'ai arrangé pour vous chez -Delmonico, dimanche prochain, avec Campanini, Scalchi, et un tas de gens -amusants. - ---Ah!... Je suis bien tentée!... À part la dernière soirée de -Mrs Struthers, je n'ai pas rencontré un seul artiste depuis que -je suis ici. - ---Quel genre d'artistes voulez-vous dire?... Je connais un ou deux -peintres, de charmants garçons que je peux vous amener si vous le -permettez, dit vivement Archer. - ---Des peintres?... Y a-t-il des peintres à New-York?... demanda -Beaufort, d'un ton qui impliquait que, puisqu'il n'achetait pas leurs -peintures, les peintres n'existaient pas. - -Mme Olenska répondit à Archer avec son sourire grave: - ---Ce serait charmant; mais je pensais à des artistes dramatiques, à -des chanteurs, des acteurs, des musiciens. La maison de mon mari en -était toujours pleine. - -Elle prononça les mots «mon mari» comme s'ils ne rappelaient aucun -souvenir douloureux, et d'une voix qui paraissait presque soupirer sur -les délices perdues de sa vie conjugale. Archer se demandait si -c'était la légèreté ou la dissimulation qui lui permettait de faire -si aisément allusion à un passé dont elle cherchait, au moment même, -à s'émanciper au risque de perdre sa réputation. - ---Je trouve, continua-t-elle, que l'imprévu ajoute au plaisir. -C'est peut-être une erreur que de voir les mêmes personnes tous -les jours. - ---C'est bien ennuyeux en tout cas!... New-York meurt d'ennui! bougonna -Beaufort. Et quand j'essaie de l'animer pour vous, vous me lâchez!... -Écoutez! Pensez-y!... Nous ne pouvons rien arranger après dimanche, -car Campanini part la semaine prochaine pour chanter à Baltimore et -Philadelphie. J'ai un salon particulier, et un piano Steinway, et ils -feront de la musique toute la nuit. - ---Comme ce serait délicieux!... Puis-je réfléchir, et vous écrire -demain? - -Elle parlait en souriant, mais il y avait dans le ton de ses paroles une -imperceptible invite à prendre congé. Beaufort s'en rendit compte; -mais, n'étant pas habitué à être éconduit, il resta devant elle, un -pli obstiné entre les yeux. - ---Pourquoi pas maintenant? - ---C'est trop grave pour se décider comme cela, à cette heure -tardive. - ---Vous trouvez qu'il est tard? - -Elle répondit froidement: - ---Oui, parce que j'ai encore à parler affaires avec Mr Archer. - ---Ah! dit Beaufort d'un ton cassant. - -Il eut un léger mouvement d'épaules, prit la main de la jeune femme, -qu'il baisa avec aisance, et, s'adressant à Archer du pas de la porte: - ---Newland, si vous pouvez persuader à la comtesse de rester en -ville, vous êtes du souper, c'est entendu. - -Puis il partit de son pas lourd et arrogant. - -Archer se figura que Mr Letterblair avait prévenu Mme Olenska de sa -visite; la première question que lui adressa la jeune femme le -détrompa: - ---Vous connaissez des peintres, alors?... Vous vivez dans leur milieu? - ---Pas précisément. Les arts ici ne sont pas un milieu. On les tient -plutôt en marge. - ---Vous aimez beaucoup les arts? - ---Beaucoup... Quand je vais à Paris ou à Londres, je ne manque pas -une exposition... J'essaie de me tenir au courant. - -Elle regarda le bout de la petite bottine de satin qui sortait de -ses longues draperies. - ---Je les aimais beaucoup aussi... Ils remplissaient ma vie... Mais je -veux essayer de ne plus y penser... Je veux rompre tout à fait avec ma -vie passée; devenir comme tout le monde ici. - -Archer rougit. - ---Vous ne serez jamais comme tout le monde. - ---Ne dites pas cela!... Si vous saviez combien j'ai horreur -d'être différente! - -Penchée en avant, le masque tragique, elle sembla perdue dans quelque -rêverie lointaine. - ---Je veux tout oublier, répéta-t-elle. - ---Je sais; Mr Low me l'a dit. - ---Ah? - ---C'est pour cela que je suis venu... - -Elle parut un peu surprise, mais sa figure s'éclaira: - ---Ainsi, je puis vous parler de mon affaire, au lieu d'en parler -à Mr Low?... Ce sera tellement plus facile! - -L'intonation de la jeune femme le toucha et il prit confiance. Il -comprit qu'elle n'avait prétexté une conversation d'affaires que pour -congédier Beaufort, et d'avoir fait congédier Beaufort était pour lui -presqu'un triomphe. - ---Je suis venu pour que nous en parlions, reprit-il. - -La comtesse Olenska restait silencieuse, la tête appuyée sur un bras, -le visage pâle, comme éteint par le rouge éclatant de sa robe. Archer -fut touché de son expression pathétique, d'autant plus touchante que -la jeune femme avait complètement perdu son air d'aisance et de -domination. - -«Maintenant, nous arrivons aux dures réalités,» pensa-t-il, -éprouvant le même recul instinctif qu'il avait si souvent critiqué -chez sa mère et chez ses contemporaines. Qu'il avait peu l'expérience -de ces situations anormales! Leur vocabulaire même était inusité pour -lui et semblait n'appartenir qu'au roman ou au théâtre. Devant ce qui -se préparait, il se sentait aussi gauche et embarrassé qu'un petit -garçon. - -Après un silence Mme Olenska s'écria brusquement: - ---Je veux être libre!... Je veux que tout le passé soit effacé! - ---Je comprends votre désir. - -Le visage de la jeune femme s'anima: - ---Alors vous m'aiderez? - ---D'abord, hésita-t-il... peut-être aurais-je besoin d'en savoir -un peu plus. - -Elle sembla surprise. - ---Vous savez ce qu'était mon mari... ce qu'était ma vie avec lui? - -Il fit un signe d'assentiment. - ---Eh bien, alors... que faut-il de plus?... De telles choses sont-elles -tolérées ici?... Je suis protestante; notre église ne défend pas le -divorce dans un cas comme le mien... - ---Non, certainement. - -Tous deux retombèrent dans le silence. La lettre du comte Olenski -était entre eux comme un spectre. Cette lettre n'avait qu'une -demi-page, et n'était, comme Archer l'avait dit à Mr Low, qu'une vague -accusation de coquin exaspéré. Mais quelle part de vérité -enfermait-elle? Seule la femme du comte Olenski aurait pu le lui dire. - ---J'ai parcouru les documents que vous avez remis à Mr Letterblair, -dit-il enfin. - ---Eh bien... peut-on rien voir de plus abominable? - ---Non, certes. - -Elle changea légèrement de position, abritant ses yeux avec sa main. - ---Vous savez sans doute, continua Archer, que si votre mari veut -se défendre comme il vous en menace... - ---Eh bien?... - ---Il peut dire des choses--des choses qui pourraient être -désagréables pour vous, les dire publiquement. Elles risqueraient de -courir le monde, de vous blesser, si... - ---Si? dit-elle dans un souffle. - ---Je veux dire: si peu fondées qu'elles soient. - -Elle garda longtemps le silence, si longtemps que ne voulant pas fixer -les yeux sur son visage, qu'elle abritait toujours, Archer eut le temps -d'imprimer dans son esprit la forme exacte de son autre main, celle qui -reposait sur son genou, et tous les détails des trois bagues qu'elle -portait. Parmi ces bagues, il remarqua qu'il n'y avait pas d'alliance. - ---Mais ses accusations, même publiques, quel mal pourraient-elles -me faire ici? - -Il fut près de s'écrier: «Ma pauvre enfant! plus de mal ici -qu'ailleurs!» Mais il répondit, d'un ton qui résonna à ses oreilles -comme la voix de Mr Letterblair: - ---La société de New-York est un monde bien petit auprès de celui où -vous avez vécu... et il est mené, ce petit monde, par quelques -personnes qui ont... des idées un peu arriérées... Nos idées sur le -mariage et le divorce tout particulièrement... Notre législation -favorise le divorce... nos habitudes sociales ne l'admettent pas. - ---En aucun cas? - ---Elles ne l'admettent pas, si une femme, même calomniée, même -irréprochable, à la moindre apparence contre elle, si elle s'est -exposée à la critique en prenant une attitude qui ne rentre pas dans -les conventions habituelles, si sa conduite prête à des -insinuations... - -La comtesse Olenska baissait la tête: Archer attendit, espérant un -éclair d'indignation, tout au moins une brève parole de -dénégation... Rien ne vint. Une petite pendule de voyage ronronnait; -une bûche se brisa, faisant jaillir une gerbe d'étincelles; toute la -chambre, calme et immobile, semblait attendre en silence avec Archer. - ---Oui, murmura-t-elle enfin, c'est ce que ma famille me dit. - ---Il tressaillit légèrement.--«Notre» famille, corrigea-t-elle, -et Archer rougit. - ---Car vous serez bientôt mon cousin. - ---Je l'espère. - ---Et vous partagez leur point de vue? - -Archer se leva, marcha dans la chambre, fixa un regard vague sur les -tableaux accrochés sur le vieux damas rouge, et revint près d'elle -d'un pas indécis. Comment pouvait-il dire: «Oui... Si ce que votre -mari avance est vrai ou si vous n'avez pas un moyen de le réfuter.» - ---Vous le partagez? insista-t-elle, comme il hésitait encore. - -Il regarda le feu:--Franchement, que gagneriez-vous qui pût -compenser la possibilité, la certitude d'être mal vue de tout le -monde? - ---Mais... ma liberté: n'est-ce rien? - -Au même instant, une pensée traversa l'esprit d'Archer comme un jet de -lumière. L'accusation de la lettre était-elle fondée, Ellen -espérait-elle épouser le complice de sa faute? Comment lui dire, si -elle caressait ce projet, que les lois de l'État s'y opposaient -formellement? Le simple soupçon qu'elle pût avoir cette pensée lui -durcissait le cœur. - ---N'êtes-vous pas libre?... Que peut-on contre vous? Mr Letterblair -m'a dit que la question financière était réglée. - ---Oui, dit-elle avec indifférence. - ---Alors, est-ce que cela vaut la peine de risquer des choses infiniment -désagréables et douloureuses?... Pensez aux journaux, à leurs -vilenies... C'est stupide, c'est injuste; mais comment changer la -société? - ---En effet, acquiesça-t-elle, mais d'une voix si faible et si -désolée qu'il sentit soudain le remords de ses mauvaises pensées. - ---L'individu, dans ces cas-là, est presque toujours sacrifié à -l'intérêt collectif; on s'accroche à toute convention qui maintient -l'intégrité de la famille, protège les enfants, s'il y en a, -divaguait-il, déversant le stock de phrases qui lui venait aux lèvres -dans son intense désir de couvrir l'affreuse réalité que le silence -de la jeune femme semblait avoir mise à nu. Puisqu'elle ne voulait pas, -ou ne _pouvait_ pas, dire le seul mot qui aurait éclairci l'horizon, le -désir d'Archer était de ne pas lui laisser deviner qu'il avait -pénétré son secret. Mieux valait se tenir à la surface, à la -manière prudente du vieux New-York, que de risquer de découvrir une -blessure qu'il ne pouvait guérir. - ---C'est mon devoir, continua-t-il, de vous aider à voir la situation -comme les personnes qui vous aiment le plus: les Mingott, les Welland, -les van der Luyden, tous vos amis et vos parents... Si je ne vous disais -pas comment ils la jugent, ce ne serait pas loyal de ma part.--Il -parlait avec insistance, dans son ardeur à remplir ce silence béant. - -Elle répondit lentement: - ---Non, ce ne serait pas loyal. - -Le feu s'était réduit en cendres, et une des lampes se mit à baisser. -Mme Olenska se leva, la remonta, et revint près de la cheminée, mais -sans se rasseoir. En restant debout, elle semblait signifier qu'ils -n'avaient plus rien à se dire; Archer se leva aussi. - ---Je ferai ce que vous désirez, dit-elle brusquement. - -Le sang monta au front d'Archer. Déconcerté par la soudaineté de -son triomphe, il s'empara maladroitement des deux mains de la jeune -femme: - ---Je... Je voudrais tant vous aider!... - ---Mais c'est bien ce que vous faites... Bonsoir, mon cousin. - -Il posa ses lèvres sur les mains glacées de la jeune femme. Mais elle -les retira. Archer endossa son pardessus et se plongea dans la nuit -d'hiver, la tête bouillonnante de toute l'éloquence qu'il n'avait pas -dépensée. - - - - -XIII - - -La salle était bondée au théâtre Wallack. - -On jouait _The Shaughraun_, avec Dion Boucicault dans le premier rôle, -Harry Montague et Ada Dyas dans les rôles des amoureux. La réputation -de l'admirable troupe anglaise était à son apogée, et _The -Shaughraun_ faisait toujours salle comble. Au paradis, l'enthousiasme -était sans borne; dans les fauteuils et dans les loges, on souriait un -peu des sentiments rebattus et des situations sensationnelles, mais on -ne s'en amusait pas moins. - -Un épisode, surtout, ravissait la salle: c'était celui où Harry -Montague, après une scène douloureuse et presque muette, disait adieu -à Ada Dyas. L'actrice se tenait près de la cheminée, regardant le -feu. Elle était vêtue d'une robe de cachemire gris, qui moulait sa -taille et tombait en longs plis jusqu'à ses pieds. Autour du cou, elle -portait un ruban de velours noir, dont les bouts pendaient en arrière. -Lorsque le jeune homme la quittait, elle restait, les bras appuyés sur -la cheminée, la tête dans les mains. Arrivé sur le pas de la porte, -Harry Montague s'arrêtait pour la regarder encore; puis il revenait, -prenait un des bouts du ruban de velours, le portait à ses lèvres et -quittait la pièce sans que la jeune femme eût fait un mouvement. Le -rideau tombait sur cet adieu muet. - -C'était pour cette scène que Newland Archer aimait revoir _The -Shaughraun._ Il trouvait admirables les adieux de Montague et d'Ada -Dyas; cela lui rappelait ses meilleurs souvenirs de Bressant et de -Croisette à Paris, ou de Madge Robertson et Kendall à Londres. Dans -leur douleur inexprimée, ces adieux le remuaient autrement que les -accents les plus pathétiques des comédiens en renom. - -Ce soir-là, cette petite scène lui parut spécialement poignante; elle -évoquait le congé qu'il avait pris de Mme Olenska après leur -entretien confidentiel, quelque dix jours auparavant. - -Et pourtant, il y avait aussi peu de ressemblance entre les situations -qu'entre les personnes. Newland ne prétendait guère à la beauté -romantique du jeune acteur anglais, et Miss Dyas était une grande femme -aux cheveux roux, dont la haute stature et la figure plutôt laide ne -rappelaient en rien la grâce plaintive d'Ellen Olenska. Archer et Mme -Olenska n'étaient pas davantage deux amoureux désolés qui se -séparent en silence, mais un avocat et sa cliente se disant au revoir -après une conversation d'où celui-ci remportait sur le cas de -celle-là l'impression la plus douteuse. Où donc était l'analogie qui -faisait battre le cœur du jeune homme? Était-il au pouvoir de Mme -Olenska de suggérer des possibilités tragiques et troublantes? La -jeune femme, avec son passé mystérieux et exotique, semblait née pour -le drame et la passion. Archer avait toujours pensé que le hasard et -les circonstances ne jouent qu'une faible part dans la destinée de -chacun de nous; les êtres sont menés par leur nature: chez Mme Olenska -la nature allait au dramatique, Archer le sentait. La tranquille, -presque passive jeune femme, était comme vouée à une vie hasardeuse, -quelque peine qu'elle prît pour l'éviter ou s'en éloigner. C'était -précisément son calme résigné qui permettait de deviner l'orage -devant lequel elle avait fui. Les choses qu'elle acceptait comme -naturelles donnaient la mesure de celles contre lesquelles elle se -révoltait. - -Archer l'avait quittée avec la conviction que l'accusation du comte -Olenski n'était pas sans fondement. Le personnage mystérieux qui -figurait dans le passé de Mme Olenska, le «secrétaire du comte» -disait le document, avait sans doute reçu sa récompense après l'avoir -aidée dans sa fuite. La vie à laquelle elle avait voulu échapper -était intolérable. Elle était jeune, elle avait peur, elle était -désespérée. Avait-elle été reconnaissante à son sauveur? Cette -gratitude la mettait, aux yeux de la loi et du monde, de pair avec son -abominable mari. Archer le lui avait expliqué, comme son devoir le -voulait, ajoutant qu'à New-York, si les cœurs étaient simples et -bons, elle ne devait cependant pas sur ce chapitre escompter leur -indulgence. - -Il avait trouvé infiniment pénible de constater la facilité avec -laquelle elle avait accepté sa décision. La faiblesse qu'elle avait -tacitement avouée la mettait à la merci de Newland; il se sentait -attiré vers elle par d'obscurs sentiments de jalousie et de pitié. Il -était heureux que ce fût à lui qu'elle eût révélé son secret, -plutôt que de le confier à la froide enquête de Mr Letterblair, ou à -la curiosité embarrassée des siens. Il se chargea du soin de faire -savoir à la famille, qu'ayant reconnu l'inutilité de ses démarches, -elle avait renoncé au divorce; et tous s'empressèrent de ne plus -penser aux choses «pénibles» dont ils avaient été menacés. - ---J'étais sûre que Newland arrangerait cela, disait Mrs Welland en -parlant de son futur gendre: et la vieille Mrs Mingott, qui avait -convoqué Archer pour un entretien confidentiel, lui avait fait ses -compliments, en ajoutant: - ---La petite sotte! Je lui avais bien dit que c'était une bêtise: -vouloir se faire passer pour Ellen Mingott, devenir une sorte de vieille -fille, quand elle a la chance d'être mariée et comtesse! - -La scène d'amour entre les acteurs avait rappelé, avec une telle -acuité, au jeune homme, sa dernière conversation avec Mme Olenska que, -lorsque le rideau tomba sur la séparation des deux amants, il sentit -les larmes lui monter à la gorge et il se leva pour quitter le -théâtre. - -En se retournant, il aperçut la jeune femme dont il avait l'esprit -rempli, assise dans une loge avec les Beaufort et d'autres invités. -Depuis leur dernière entrevue, il avait évité de la rencontrer; mais -comme Mrs Beaufort, le reconnaissant, lui faisait un petit signe -d'invitation, il fut obligé de se rendre dans la loge. - -Les hommes lui firent place, et après quelques mots échangés avec Mrs -Beaufort, qui tenait à montrer sa beauté, mais non à causer, Archer -alla s'asseoir derrière Mme Olenska. Mr Jackson, installé près de Mrs -Beaufort, lui faisait, à demi-voix, le récit de la soirée du dimanche -précédent chez Mrs Lemuel Struthers (quelques personnes disaient qu'on -y avait dansé). Mrs Beaufort écoutait ce minutieux récit avec son -impeccable sourire, la tête tournée de façon à être vue de profil -par les fauteuils d'orchestre. Mme Olenska se retourna vers Archer et -lui dit à voix basse: - ---Croyez-vous qu'il lui enverra un bouquet de roses jaunes demain -matin? - -Archer rougit et son cœur battit violemment. Il n'était allé que deux -fois chez Mme Olenska et chaque fois il lui avait envoyé un bouquet de -roses jaunes, mais sans y joindre de carte. Elle n'avait jusqu'alors -fait aucune allusion aux fleurs, et ne semblait pas soupçonner leur -provenance. Maintenant, non seulement elle y faisait une allusion, mais -elle l'associait à la tendre séparation des amants de la scène: -Newland en fut ému et troublé. - ---Je m'en allais pour emporter le souvenir de cette scène, dit-il. - -À sa grande surprise, il vit pâlir la jeune femme. Elle porta les yeux -sur la jumelle de nacre que tenaient ses mains finement gantées, et dit -après un silence: - ---Que faites-vous pendant l'absence de May? - ---Je m'absorbe dans mon travail, répondit-il, un peu froissé de -la question. - -Selon une habitude prise depuis longtemps, les Welland étaient partis -la semaine précédente pour Saint-Augustin, dans la Floride, où ils -passaient la fin d'hiver. Mr Welland était convaincu qu'il avait les -bronches délicates. C'était un homme de nature douce et silencieuse: -il n'avait pas d'opinions personnelles, mais, en revanche, il avait des -habitudes. Nul ne devait y contrevenir: sa femme et sa fille étaient -donc obligées de l'accompagner dans le midi. Il fallait que partout où -il allait, il retrouvât son milieu habituel: sans Mrs Welland, il -n'aurait su ni trouver ses brosses ni se procurer des timbres. - -Tous les membres de cette famille s'adoraient entre eux. Jamais Mrs -Welland ni sa fille n'auraient admis l'idée que Mr Welland pût aller -seul à Saint-Augustin, et les fils, ne pouvant à cause de leurs -occupations s'absenter pendant l'hiver, allaient le rejoindre à Pâques -pour revenir avec lui. - -Archer ne pouvait discuter la nécessité où May se trouvait -d'accompagner son père. Le médecin de famille des Mingott avait -attaché sa réputation à une pneumonie que Mr Welland n'avait jamais -eue, et il exigeait le séjour à Saint-Augustin. Les fiançailles de -May n'avaient dû être annoncées qu'après le retour de la Floride et -le fait qu'on avait été amené à les annoncer plus tôt ne changeait -en rien les plans de Mr Welland. Archer aurait aimé se joindre aux -voyageurs, vivre pour quelques semaines au soleil, canoter et se -promener avec sa fiancée; mais lui aussi était tenu par les usages et -les conventions. Ses devoirs professionnels n'étaient guère -accablants, mais tout le clan Mingott se fût étonné, s'il avait -demandé un congé au milieu de l'hiver; et il avait accepté le départ -de May avec la résignation qui allait certainement devenir un des -principaux éléments de sa vie d'homme marié. - -Il sentait que, sous ses paupières baissées, Mme Olenska le -regardait. - ---J'ai fait ce que vous désirez,--ce que vous m'avez conseillé, -dit-elle sans préambule. - ---Ah!... J'en suis heureux, répondit-il, embarrassé qu'elle abordât -ce sujet à un pareil moment. - ---Je me suis rendu compte que vous aviez raison, continua-t-elle, -un peu haletante. Mais la vie est parfois difficile... troublante... - ---Je sais! - ---Je voulais vous dire que j'ai reconnu que vous aviez raison, et -que je vous en ai de la gratitude, acheva-t-elle, en portant vivement -sa lorgnette à ses yeux. - -La porte de la loge s'ouvrit et laissa passer les éclats de voix -de Beaufort. - -Archer se leva, et sortit du théâtre. - -La veille, il avait reçu une lettre de May Welland dans laquelle, avec -une candeur caractéristique, elle lui demandait d'être «bon pour -Ellen» en son absence... «Elle vous aime et vous admire beaucoup. Elle -dissimule sa tristesse, mais elle est isolée et malheureuse. Je ne -crois pas que grand'mère la comprenne, ni mon oncle Lovell Mingott. Ils -la croient beaucoup plus mondaine qu'elle ne l'est réellement. Je -comprends bien, quoi qu'en dise la famille, que New-York doit lui -sembler triste. Je crois qu'elle est habituée à beaucoup de plaisirs -que nous n'avons pas: à entendre de belle musique, à voir des -expositions, à rencontrer les célébrités, les artistes et les -auteurs, tous les gens intelligents que vous admirez. Grand'mère ne -peut pas se mettre dans la tête qu'elle a besoin d'autre chose que de -dîner en ville et d'être bien habillée. Pour moi, je ne vois à -New-York que vous qui puissiez l'entretenir des choses qui -l'intéressent vraiment.» - -Sa May si sage! Comme il l'aimait pour cette lettre! Mais il n'avait pas -eu l'intention de suivre ses avis. D'abord il était trop occupé, -ensuite il ne tenait pas à jouer trop ostensiblement le rôle de -champion de Mme Olenska. Elle savait se garder toute seule beaucoup -mieux que ne le croyait la candide May. Elle avait Beaufort à ses -pieds, Mr van der Luyden planait au-dessus d'elle comme une divinité -protectrice, et de nombreux candidats attendaient leur tour de se -déclarer ses défenseurs. Néanmoins, il ne voyait jamais la jeune -femme, n'échangeait jamais un mot avec elle, sans se rendre compte que, -dans sa naïveté, May avait deviné bien des choses: Ellen Olenska -sentait sa solitude, elle souffrait. - - - - -XIV - - -Dans le vestibule du théâtre, Archer tomba sur son ami, Ned Winsett; -le seul, parmi ceux que Janey appelait ses «amis intellectuels,» avec -lequel il aimât, parfois, vraiment s'entretenir. - -Il avait aperçu dans la salle le dos voûté et râpé de l'écrivain, -et avait surpris un moment son regard plongeant dans la loge des -Beaufort. Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Winsett -proposa d'aller prendre un bock dans une petite brasserie allemande au -coin de la rue. Archer, qui n'était pas en veine d'épanchement, -déclina l'invitation: il avait à travailler. - ---Vous avez raison, dit Winsett, allons travailler. - -Ils déambulèrent ensemble. - ---En réalité, reprit Winsett, ce que je voulais savoir c'est le -nom de cette dame brune dans votre loge. Elle était avec les Beaufort, -n'est-ce pas? - -Archer eut un mouvement d'inquiétude. Pourquoi diable Ned Winsett -voulait-il savoir le nom d'Ellen Olenska? Cela ne lui ressemblait pas de -faire ainsi le curieux; mais Archer se souvint que Winsett était -journaliste. - ---Vous n'allez pas l'interviewer, j'espère? dit-il en riant. - ---Pas pour mon journal, mais peut-être pour moi-même. Figurez-vous -qu'elle est ma voisine: drôle de quartier pour une femme élégante! Et -elle a été si bonne pour mon petit garçon! L'enfant avait -dégringolé du perron dans la cour, et s'était fait une mauvaise -écorchure. Elle s'est précipitée pour le relever, et, tête nue, elle -nous l'a rapporté dans ses bras après lui avoir fait un beau -pansement. Elle était si belle et si touchante que ma femme en a -oublié de lui demander son nom. - -Le cœur d'Archer s'émut. C'était bien d'Ellen de s'être ainsi -précipitée, tête nue, portant l'enfant dans ses bras. - ---Votre voisine s'appelle la comtesse Olenska: c'est une petite-fille -de la vieille Mrs Mingott. - ---Fichtre! Une comtesse! fit Winsett. Je ne les aurais pas crues -aussi aimables. Les Mingott ne le sont pas. - ---Ils le seraient, si vous les y encouragiez. - -Allons! C'était là leur vieille controverse: la mauvaise volonté -obstinée des «intellectuels» à fréquenter le monde élégant. -Archer renonça à poursuivre cette éternelle discussion. - ---Je me demande, dit Winsett, comment une comtesse a pu s'installer -dans notre affreux quartier. - ---Parce qu'elle se moque bien du quartier: elle passe devant nos -petites catégories sociales sans même s'en apercevoir. - ---Hum!... Elle a sans doute fréquenté une société moins fermée, -commenta Winsett... Je vous quitte... À bientôt. - -Archer le suivit des yeux, ruminant ses dernières paroles, Ce Winsett, -il avait ainsi ses éclairs... il voyait... il était intéressant. -Archer se demandait comment, à un âge qui pour la plupart des hommes -est celui de la lutte, il se résignait à une vie si médiocre. Winsett -avait une femme et un enfant, mais Archer ne les connaissait pas. Les -deux hommes se rencontraient, soit au «Century Club,» soit au -restaurant avec d'autres journalistes ou à la brasserie allemande. Il -avait laissé entendre à Archer que sa femme était confinée à la -maison: cela pouvait aussi bien vouloir dire qu'elle était souffrante, -ou qu'elle n'avait pas l'habitude du monde, ou, peut-être, qu'elle -n'avait pas de robe pour y aller. Winsett lui-même témoignait d'une -horreur farouche pour les usages «du monde.» Archer, qui trouvait plus -propre et plus confortable de se mettre en habit tous les soirs, ne -s'était jamais rendu compte que la propreté et le confortable sont les -deux choses les plus coûteuses d'un médiocre budget. L'attitude de -Winsett lui semblait faire partie de l'insupportable pose des -«bohèmes.» - -Mais Winsett lui offrait un stimulant intellectuel, et, dès qu'il -apercevait sa figure maigre et barbue, aux yeux mélancoliques, il -engageait avec lui la conversation. Ce n'était pas par goût que -Winsett était journaliste: né malencontreusement dans un monde fermé -aux lettres, il avait une vraie vocation d'écrivain. Après avoir -publié un petit livre exquis de critique littéraire, dont cent vingt -exemplaires seulement avaient été vendus et trente donnés, il avait -abandonné sa véritable voie et pris une situation de petit rédacteur -dans un magazine féminin où les réclames se mêlaient aux patrons de -robes, aux romans d'amour et aux affiches de boissons antialcooliques. - -Sur le sujet des «Hearth-Fires» (c'était le titre du magazine) -l'ironie de Winsett était inépuisable; mais derrière cette gaîté se -cachait l'amertume d'un homme, jeune encore, qui avait lutté et se -déclarait vaincu. En causant avec Winsett, Archer constatait le vide, -l'inutilité de sa propre vie; mais celle de Winsett était plus vide et -plus inutile encore. - -Je suis fini, c'est entendu, avait dit un jour Winsett, je ne tiens -qu'un article, et il n'a pas cours ici... Mais vous, vous êtes libre, -vous êtes riche. Pourquoi renoncer? Il n'y a qu'un avenir: la -politique! - -Archer se mit à rire. Cette parole lui avait permis de mesurer encore -une fois la distance qui séparait sa classe à lui de celle de Winsett. -En Amérique, un «gentleman» n'entre pas dans la politique. Ne pouvant -expliquer cela à Winsett, Archer répondit évasivement: - ---Est-ce que vous voyez un homme propre dans la politique? Ils -n'ont pas besoin de nous. - ---Qui cela, ils? Pourquoi n'êtes-vous pas, vous, les gentlemen, -tous ensemble à leur place? - -Archer eut un sourire de condescendance. Inutile de prolonger la -discussion! On ne connaissait que trop la triste fin des rares gentlemen -qui avaient sali leurs manchettes dans les affaires municipales ou dans -la politique d'État. Ce n'était plus possible. Le pays appartenait aux -nouveaux riches et aux émigrants: les gens comme il faut devaient s'en -tenir aux sports ou à la culture intellectuelle. - ---La culture?... Oui... Si nous en avions une! Mais la vie -intellectuelle ici meurt d'inanition. Elle ne se nourrit que des restes -de la tradition européenne qu'ont apportée vos arrière-grands'pères. -Vous n'êtes qu'une pauvre petite minorité; vous n'avez pas de centre, -pas de concurrence, pas de clientèle. Vous êtes comme, dans une maison -abandonnée, un portrait resté accroché au mur. Vous n'aboutirez -jamais à rien, tant que vous ne vous mettrez pas en bras de chemise et -que vous ne descendrez pas dans la rue. Ça ou émigrer. Ah Dieu! Si je -pouvais émigrer! - -Archer n'insista pas et ramena la conversation sur les livres: là, -Winsett, éclectique, était toujours intéressant. Émigrer! Comme si -un «gentleman» pouvait abandonner son pays! C'était aussi impossible -que de se mêler à la politique. Un «gentleman» restait chez lui tout -simplement et s'abstenait. Mais on ne ferait pas comprendre cela à -Winsett. - -Le lendemain matin, Archer parcourut en vain la ville à la recherche de -roses jaunes, et arriva en retard à son étude. Il se rendit compte que -son absence avait passé inaperçue. Quel inutile assujettissement! -Pourquoi n'était-il pas en ce moment sur les sables de Saint-Augustin -avec May Welland? Dans les vieilles études, comme celle qui avait à sa -tête Mr Letterblair, il y avait toujours deux ou trois jeunes gens -riches, sans ambition professionnelle, qui s'asseyaient quelques heures -chaque jour devant un bureau. Ainsi pour le monde, pour leur famille, -ils étaient «occupés.» Aucun de ces jeunes gens n'avait la -prétention de gagner de l'argent, ni même le désir d'avancer dans sa -profession, et il leur suffisait de savoir que dans les nobles travaux -du droit ils ne dérogeaient pas. - -Archer frissonnait à la pensée que lui-même pourrait en être là. Il -résistait à la stagnation, il passait ses vacances à voyager, il -cultivait les «intellectuels,» il essayait de se «tenir au courant,» -comme il l'avait dit un jour à Mme Olenska. Mais une fois marié, que -deviendrait cette étroite marge que se réservait sa personnalité? -Combien d'autres avant lui avaient rêvé son rêve, qui graduellement -s'étaient enfoncés dans les eaux dormantes de la vie fortunée! - -Du cabinet de Mr Letterblair, il envoya un mot à Mme Olenska, lui -demandant si elle pouvait le recevoir dans l'après-midi. Au cercle, il -ne trouva pas de réponse, et n'en reçut pas le jour suivant. Ce -silence l'humilia: le lendemain matin, il vit un superbe bouquet de -roses jaunes à la devanture d'un fleuriste, mais s'abstint de -l'envoyer. Le troisième jour enfin, il reçut par la poste quelques -lignes de Mme Olenska. À son grand étonnement, elles étaient datées -de Skuytercliff, où les van der Luyden s'étaient retirés aussitôt -après avoir embarqué le Duc. «Je me suis évadée, écrivait-elle -brusquement et sans préambule, le lendemain du jour où je vous ai -rencontré au théâtre. Je voulais être tranquille, réfléchir. Vous -aviez raison de me dire toute la bonté de mes hôtes. Je me sens en -sécurité ici. Je voudrais que vous y fussiez avec nous.» Elle -terminait par une formule banale, sans allusion à la date de son -retour. - -Le ton de la lettre surprit le jeune homme. De quoi Mme Olenska -s'évadait-elle, et pourquoi avait-elle besoin de se sentir en -sécurité? Il pensa d'abord que quelque nouveau danger venu d'Europe -pouvait planer sur elle; puis il réfléchit qu'elle avait peut-être -dans sa manière d'écrire quelque exagération pittoresque. Du reste, -elle devait être capricieuse et se fatiguer facilement de ce qui la -divertissait un moment. - -Il souriait à la pensée des van der Luyden l'amenant une seconde fois -à Skuytercliff, et cette fois pour un temps indéfini. Les portes de -Skuytercliff s'ouvraient rarement, et un cérémonieux week-end était -tout ce que pouvaient espérer les privilégiés. Mais Archer avait vu -à Paris la délicieuse pièce du Labiche: _le Voyage de M. Perrichon_, -et se rappelait l'attachement tenace et profond de M. Perrichon pour le -jeune homme qu'il avait retiré du glacier. Les van der Luyden avaient -retiré Mme Olenska de la crevasse où la société de New-York avait -failli la précipiter, et outre la sympathie qu'elle leur inspirait, ils -sentaient couver en eux le désir d'assurer son sauvetage. - -Archer, en apprenant le départ de la jeune femme, se rappela aussitôt -qu'il venait de refuser une invitation à aller passer le dimanche chez -les Reggie Chivers dans leur propriété à quelques kilomètres de -Skuytercliff. - -Il en avait assez, depuis longtemps, des parties bruyantes de Highbank, -des courses de luge, des promenades en traîneau, des longues marches -dans la neige, des flirts innocents et des plaisanteries aussi -innocentes, mais plus insipides encore. Il venait de recevoir une caisse -de livres nouveaux de son libraire à Londres, et aurait une tranquille -journée chez lui avec ses auteurs préférés. Pourtant, tout en -froissant entre ses doigts la lettre de Mme Olenska, il alla dans le -salon de lecture du cercle, rédigea un télégramme et le fit partir -immédiatement. Il savait que Mrs Reggie avait toujours de la place pour -un invité de la dernière heure, et qu'il pouvait compter sur son -accueil. - - - - -XV - - -Newland Archer arriva chez les Chivers le vendredi soir et exécuta, -consciencieusement, le lendemain, tous les rites d'un week-end à -Highbank. - -Le matin, il fît du toboggan avec la maîtresse de la maison et les -plus allants des invités. Dans la journée, il fit le tour du -propriétaire. Après le thé, il causa dans un coin avec une jeune -fille avec laquelle il avait flirté autrefois et qui venait de se -fiancer. Vers minuit, il aida à mettre des poissons rouges dans le lit -d'un des invités et à fabriquer un cambrioleur-mannequin dans le -cabinet de toilette d'une tante timide. Enfin, il participa à la -bataille d'oreillers qui, jusqu'après minuit, bouleversa la maison -depuis les chambres d'enfants jusqu'à la cave. Mais le dimanche, il -emprunta un traîneau pour aller à Skuytercliff. - -La maison de Skuytercliff avait la prétention d'être une villa -italienne. Construite par Mr van der Luyden en vue de son prochain -mariage avec Miss Louisa Dagonet, c'était une grande bâtisse carrée, -peinte en blanc et vert pâle, avec un portique corinthien et d'étroits -pilastres entre les fenêtres. De la hauteur où elle était placée, -une série de terrasses, que bordaient des balustrades surmontées -d'urnes, descendait jusqu'à un petit lac à bord d'asphalte, ombragé -de conifères pleureurs. À droite et à gauche des terrasses, -s'étendaient les fameuses pelouses, parsemées d'arbres de choix, -chacun d'une variété différente, et au delà, de longues rangées de -serres. Plus bas, dans un vallonnement, se voyait la petite maison en -pierres que le premier «Patroon» avait fait construire sur le terrain -qui lui avait été concédé en 1605. - -Contre la blanche étendue de neige et le ciel gris d'hiver, la villa -italienne avait un aspect assez lugubre. Même en été, elle gardait sa -dignité et les plus téméraires corbeilles de cannas ne s'aventuraient -jamais à moins de trente pieds de sa façade. Quand Archer sonna, le -long tintement sembla se prolonger comme dans un mausolée, et -lorsqu'enfin le maître d'hôtel se présenta, il parut aussi étonné -que s'il eût été réveillé de son dernier sommeil. Mais Archer -était de la famille: le maître d'hôtel crut pouvoir lui dire que la -comtesse Olenska était sortie pour se rendre, avec Mrs van der Luyden, -aux offices du soir. - ---Mr van der Luyden, continua le maître d'hôtel, est à la maison; -mais je crois qu'il finit sa sieste ou qu'il lit l'_Evening Post_ -d'hier. Je l'ai entendu dire ce matin, à son retour de l'église, qu'il -lirait l'_Evening Post_ après le déjeuner. Si vous le désirez, -monsieur, je puis aller voir... - -Archer répondit qu'il irait au-devant des dames, et le maître -d'hôtel, visiblement soulagé, referma majestueusement la porte. - -Un groom mena le traîneau aux écuries et Archer traversa le parc pour -gagner la grande route. Le village de Skuytercliff n'était distant que -d'un kilomètre, mais il savait que Mrs van der Luyden ne marchait -jamais, et qu'il rencontrerait la voiture en chemin. Un instant après, -venant d'un sentier qui traversait la route, il aperçut un grand chien -devançant une mince silhouette en manteau rouge. Il pressa le pas et -Mme Olenska s'arrêta court, avec un sourire de bienvenue. - ---Ah! vous voilà! - -Le manteau rouge lui rendait l'éclat de l'Ellen Mingott d'autrefois. -Il rit, lui prenant la main, et répondit: - ---Je suis venu pour savoir ce que vous avez voulu fuir... - -La figure de la jeune femme s'assombrit: - ---Vous le comprendrez tout à l'heure... - -La réponse intrigua Archer: - ---Qu'avez-vous donc? Que se passe-t-il? - -D'un petit mouvement qui rappelait celui de Nastasia, Ellen haussa -les épaules et dit d'un ton plus léger: - ---Marchons! Le sermon m'a glacée. Et puis, maintenant vous êtes là, -je n'ai plus peur. - -Le sang monta aux tempes du jeune homme; il saisit un des plis -du manteau rouge. - ---Ellen! Qu'y a-t-il? Dites-le moi! - ---Tout à l'heure. Courons d'abord; j'ai les pieds gelés, cria-t-elle; -et, ramassant son manteau, elle s'élança sur la neige, suivie du chien -qui gambadait autour d'elle. - -Archer s'arrêta un moment, ravi de ce bondissement rouge sur la neige; -puis il s'élança à la poursuite de la jeune femme. Ils se -rejoignirent, riant et hors d'haleine, devant le portillon qui ouvrait -sur le parc. - -Elle fixa sur lui son regard: - ---Je savais que vous viendriez! - ---Cela prouve que vous le désiriez, répondit-il avec une joie -secrète. - -Le scintillement des arbres givrés remplissait l'air d'une lumière -mystérieuse et, comme ils marchaient, la neige durcie semblait chanter -sous leurs pas. - ---D'où venez-vous? demanda Mme Olenska. - -Il le lui expliqua et ajouta: - ---J'ai demandé aux Olivers de me recevoir lorsque j'ai reçu -votre lettre. - -Après un silence, elle dit, avec un imperceptible tremblement -dans la voix: - ---May vous a demandé de vous occuper de moi? - ---Je n'avais pas besoin qu'on me le demandât... - ---Vous me trouvez donc bien visiblement sans défense! Quelle pauvre -créature vous me croyez tous! Mais les femmes d'ici n'ont donc jamais -besoin de secours, pas plus que les bienheureux dans le ciel? - -Il baissa la voix: - ---Quelle sorte de secours? - ---Ne me le demandez pas. Je ne parle pas votre langue, répliqua-t-elle -avec vivacité. - -La réponse le blessa; il s'arrêta dans le sentier. - ---Pourquoi suis-je venu, si vous ne parlez pas ma langue? - ---Oh! mon ami!--Elle posa légèrement sa main sur le bras du jeune -homme. Il la pressa.--Ellen! Pourquoi ne pas me dire ce qui est -arrivé?... - -Elle haussa de nouveau les épaules: - ---Que peut-il arriver dans le paradis? - -Ils marchèrent quelques instants en silence. Enfin elle dit: - ---Je vous l'expliquerai, mais où? On ne peut pas être seul une minute -dans cette maison aux portes toujours ouvertes, où toujours quelque -domestique vous apporte le thé, une bûche ou un journal! Ne peut-on -jamais, dans une maison américaine, être un peu seule? Vous qui êtes -si réservés, si discrets, comment se fait-il que vous ayez si peu le -sens de l'intimité? - ---Ah! vous ne nous aimez pas! s'écria Archer. - -Ils passaient devant la maison du vieux «Patroon.» Sa façade basse, -percée de petites fenêtres, était dominée, à la mode hollandaise, -par une seule cheminée centrale. Les volets étaient ouverts, et, à -travers les vitres, Archer aperçut la lueur d'un feu. - ---Tiens! la maison est ouverte? dit-il. - -Elle s'arrêta: - ---Pour aujourd'hui, tout au moins. Je désirais la visiter, et Mr van -der Luyden a fait allumer du feu, afin que nous puissions y passer en -revenant de l'église, ce matin. - -Elle monta les marches en courant et tourna la poignée de la -porte. - ---Elle est encore ouverte. Quelle chance! Entrez et nous pourrons causer -tranquillement. Mrs van der Luyden est allée jusqu'à Rhinebeck voir -les vieilles tantes, et on ne s'apercevra pas de notre absence. - -Il la suivit dans l'étroit couloir. La dépression que lui avaient -causée les dernières paroles de la comtesse Olenska fit place à un -mouvement de joie. La petite maison intime, avec ses boiseries peintes, -ses cuivres où se reflétait le feu, s'ouvrait là pour eux comme par -enchantement. Un grand lit de braises luisait encore dans la cheminée -de la cuisine, sous un chaudron suspendu à une vieille crémaillère. -Des chaises cannées se faisaient face des deux côtés du foyer revêtu -de vieilles faïences bleues, et des rangées d'assiettes de Delft -ornaient les murs. Archer jeta un fagot dans la cheminée. Mme Olenska, -ôtant son manteau, prit une des chaises, et Archer, appuyé à la -cheminée, l'interrogea du regard. - ---Vous riez maintenant; mais quand vous m'avez écrit, vous étiez -malheureuse, dit-il. - ---Oui. - -Elle ajouta: - ---Je ne peux pas me sentir malheureuse quand vous êtes là... - ---Je ne serai pas ici longtemps, observa-t-il sèchement. - ---Sans doute. Mais je ne sais pas prévoir! Je vis dans le moment -où je suis heureuse. - -Ces mots glissèrent en lui comme une tentation; pour s'y dérober, il -s'éloigna de la cheminée et se mit à regarder les troncs noirs des -arbres qui se détachaient sur la neige. Mais il voyait encore, entre -lui et les arbres, la jeune femme penchée sur le feu, avec son sourire -indolent. Le cœur d'Archer battait en désordre. Était-ce lui qu'elle -avait fui? Avait-elle attendu pour le lui dire qu'ils fussent ensemble -seuls dans cette chambre? - ---Ellen, si vraiment je puis vous aider, si réellement vous -désiriez ma venue ici, dites-moi ce qu'il y a, dites-moi à qui -vous voulez échapper! - -Il parlait sans changer de position, sans se retourner pour la regarder. -Si le destin devait parler, ce serait ainsi, avec toute l'étendue de -cette chambre entre eux, tandis qu'il continuait, par la fenêtre, à -regarder la neige. - -Longtemps elle resta silencieuse. Un moment, Archer s'imagina presque -entendre qu'elle s'approchait de lui, prête à lui jeter ses bras -légers autour du cou. Tout son être palpitait dans l'attente... -Soudain il vit un homme vêtu d'un épais pardessus, son col de fourrure -relevé, qui s'avançait par le sentier vers la maison. Archer reconnut -Julius Beaufort. - ---Ah! cria-t-il, éclatant d'un rire sonore. - -Mme Olenska s'était élancée de sa chaise et était venue près de -lui, glissant sa main dans la sienne; mais, après avoir jeté un coup -d'œil par la fenêtre, elle pâlit et recula. - ---Enfin, je comprends!... dit Archer avec une ironie amère. - ---Je ne savais pas qu'il fut ici, murmura-t-elle. - -Sa main serrait encore celle d'Archer; mais il s'éloigna d'elle -brusquement, et, traversant le vestibule, il ouvrit la porte de -la maison. - ---Bonjour, Beaufort! Par ici! Mme Olenska vous attendait, dit-il. - -Beaufort, visiblement contrarié de le trouver avec Mme Olenska, gardait -quand même tout son aplomb. Il savait donner aux gens qui le gênaient -l'impression qu'ils ne comptaient pas, qu'ils existaient à peine. Mais, -malgré son air d'assurance habituelle, il ne pouvait effacer le pli qui -s'était creusé entre ses yeux. Il semblait bien que Mme Olenska -ignorât qu'il dût venir, et pourtant elle avait paru indiquer que cela -était possible. La raison qu'il donna de son arrivée fut qu'il avait -découvert, la veille au soir, une petite maison délicieuse, qui -faisait absolument l'affaire de la jeune femme, mais qui pouvait lui -être soufflée d'un moment à l'autre. Il se répandit en reproches -agréables: quelle peine elle lui avait donnée en s'enfuyant juste au -moment où il avait fait cette trouvaille! - ---Si seulement cette nouveauté du téléphone était un peu plus -perfectionnée, j'aurais pu vous avertir de loin, et je serais en train -de me chauffer les pieds au feu du cercle, au lieu de courir après vous -dans la neige, bougonna-t-il, déguisant sous une irritation feinte son -réel déplaisir. - -Mme Olenska détourna vivement la conversation sur le miracle de -pouvoir un jour converser d'une rue à l'autre, ou même,--rêve -insensé!--d'une ville à l'autre. Ceci amena des souvenirs d'Edgar Poë -et de Jules Verne; et la question du téléphone les conduisit sans -encombre jusqu'à la grande maison. - -Mrs van der Luyden n'étant pas encore revenue, Archer prit congé et -remonta dans son traîneau, pendant que Beaufort entrait dans la maison -avec Mme Olenska. Malgré l'habitude des van der Luyden de ne pas -encourager les visites imprévues, il pouvait espérer être retenu à -dîner, et reconduit à la gare pour le train de neuf heures. Mais -c'était tout. Jamais ses hôtes n'auraient pensé à demander à un -visiteur venu sans bagages de passer la nuit chez eux; dans les termes -assez froids où ils se trouvaient avec Beaufort, la question ne se -posait même pas. - -Beaufort le savait et ne devait pas s'en étonner, mais qu'il eût -entrepris le long trajet pour une si petite récompense, voilà qui -pouvait donner la mesure de son zèle. Il était clair qu'il poursuivait -Mme Olenska, et quand il poursuivait une jolie femme, Beaufort n'avait -qu'un but. Son intérieur morose l'excédait depuis longtemps: et les -consolations permanentes qu'il s'était octroyées ne l'empêchaient pas -de se mettre en quête d'aventures amoureuses dans son monde. Tel était -l'homme que Mme Olenska avait fui. Était-elle obsédée par ses -importunités? Doutait-elle d'elle-même, ou encore cette fuite -n'était-elle qu'une feinte et son départ de New-York une simple -manœuvre? Archer ne le pensait pas. Si peu qu'il eût vu Mme Olenska, -il croyait commencer à lire sur son visage, et il avait été témoin -de son désarroi à l'apparition soudaine de Beaufort. Mais qu'elle eût -fui Beaufort, n'était-ce pas là le danger pour Archer? - -Jugeant Beaufort, et sans doute le méprisant, il était possible -néanmoins qu'elle fût attirée vers lui, par tout ce qui composait son -prestige: ses relations à New-York et à Londres, son commerce familier -avec des artistes et des acteurs, son dédain des préjugés locaux. -Beaufort était un parvenu sans éducation, mais les circonstances de sa -vie et une certaine vivacité d'esprit naturelle, rendaient sa -conversation plus intéressante que celle d'hommes plus distingués, -mais dont l'horizon n'avait jamais débordé New-York. Comment une jeune -femme revenue d'un monde plus vaste ne serait-elle pas sensible à ce -contraste? - -Mme Olenska avait dit à Archer qu'elle et lui ne parlaient pas la même -langue, et il sentait que jusqu'à un certain point c'était vrai. Mais -cette langue d'Ellen Olenska, Beaufort en connaissait toutes les -nuances; il pouvait lui donner la réplique. Il y avait dans toute sa -mentalité une certaine ressemblance avec ce que laissait entrevoir la -courte lettre du comte Olenski. Cela aurait pu être un désavantage -pour lui; mais Archer ne croyait pas qu'Ellen Olenska dût se dérober -nécessairement à tout ce qui lui rappellerait le passé. Elle pouvait, -tout en se croyant révoltée contre ce passé, en subir encore le -charme. - -C'est ainsi que le jeune homme s'efforçait d'analyser, avec une -triste impartialité, la situation de Beaufort et de sa victime. - -En arrivant chez lui, Archer déballa les livres qui étaient arrivés -de Londres. L'envoi contenait de nombreux ouvrages qu'il attendait -impatiemment: un nouveau volume d'Herbert Spencer, le dernier livre -d'Edmond de Goncourt, un roman intitulé _Middlemarch_, dont parlaient -les revues. Le jeune homme avait refusé trois invitations à dîner -pour jouir de ce régal; mais tout en tournant les pages, il ne savait -pas ce qu'il lisait, et les livres, l'un après l'autre, lui tombèrent -des mains. Tout à coup, parmi eux, il avisa un petit volume de vers -qu'il avait demandé sur la foi du titre: _The House of Life._ Il -l'ouvrit et se trouva plongé dans une atmosphère qu'il n'avait jamais -connue dans ses lectures, atmosphère chaude, voluptueuse et, cependant, -d'une si ineffable tendresse qu'elle donnait à la passion une nouvelle -beauté pathétique et obsédante. Toute la nuit, il poursuivit à -travers ces pages enchantées la vision d'une femme qui avait le visage -de Mme Olenska; mais, quand il s'éveilla le lendemain et qu'il vit les -maisons en face de ses fenêtres et pensa au cabinet de Mr Letterblair, -au banc de famille dans Grace Church, l'heure passée dans le parc de -Skuytercliff devint aussi irréelle que ses rêves de la nuit... - ---Mon Dieu, que tu es pâle, Newland! observa Janey, en le dévisageant -lorsqu'il descendit pour le petit déjeuner; et sa mère ajouta:--Newland, -mon chéri, j'ai remarqué que tu toussais ces jours-ci. J'espère -que tu ne te laisses pas surmener. - -Les deux femmes étaient convaincues que, sous le despotisme de Mr -Leterblair, le jeune homme s'épuisait au travail, et Archer n'avait -jamais cru nécessaire de les détromper. - -Les jours suivants se traînèrent péniblement. La monotonie de sa vie -lui mettait dans la bouche comme un goût de cendres; par moment, il -avait le sentiment d'être enterré vivant. Il ne savait plus rien de -Mme Olenska ni de la petite maison. Quand il rencontrait Beaufort au -cercle, ils échangeaient un signe de tête silencieux à travers les -tables de whist. - -Le quatrième jour, il trouva, en rentrant chez lui, un billet ainsi -conçu: «Venez tard demain, il faut que je vous explique. Ellen.» Le -jeune homme, qui dînait en ville, mit le petit mot dans sa poche. -Après le dîner, il se rendit au théâtre, et ce ne fut qu'après -minuit, de retour chez lui, qu'il relut lentement cette missive. Il y -avait plusieurs manières d'y répondre. Il les étudia toutes, en un -examen approfondi, au cours d'une nuit sans sommeil. Celle qu'il choisit -fut de faire rapidement sa valise, et de sauter dans le bateau qui -partait le lendemain pour Saint-Augustin. - - - - -XVI - - -Quand Archer descendit la grande rue sablonneuse de Saint-Augustin, se -dirigeant vers la maison qui lui avait été indiquée comme la demeure -de Mr Welland, il aperçut May debout sous un magnolia. Les rayons du -soleil doraient ses cheveux, et le jeune homme se demanda pourquoi il -avait tant tardé à venir. - -La vérité, la réalité, la vraie vie se trouvaient là! Comment, lui, -l'indépendant Archer, s'était-il cru obligé de rester cloué à son -bureau par crainte des critiques? - ---Newland, est-il arrivé quelque chose? s'écria la jeune fille. - -Ainsi elle ne devinait pas, elle ne lisait pas dans ses yeux la raison -de sa venue! Mais lorsqu'il répondit: «J'ai voulu vous revoir,» elle -rougit délicieusement, et cette rougeur effaça la légère déception -du jeune homme. - -Malgré l'heure matinale, la grand'rue se prêtait mal à un entretien -intime, et Archer souhaitait vivement de se trouver seul avec May. Les -Welland déjeunaient tard: la jeune fille lui proposa une promenade -jusqu'au bois d'orangers au delà de la ville. Elle venait de ramer sur -la rivière et le soleil semblait l'avoir prise dans le filet d'or qu'il -jetait sur les petites vagues. Sur le brun chaud de sa joue, ses cheveux -fous brillaient comme des fils de métal; ses yeux semblaient plus -clairs, presque pâles dans leur transparence. Elle marchait à côté -d'Archer de son long pas rythmé, et son visage était empreint de la -sérénité vide de pensées que l'on voit aux jeunes athlètes des -frises grecques. - -Pour les nerfs tendus d'Archer, cette vision était aussi apaisante que -le ciel bleu et la rivière paresseuse. Ils s'assirent sous les -orangers. Il mit son bras autour d'elle et l'embrassa. C'était boire à -une source fraîche sous le soleil. Mais la pression de ses lèvres -avait peut-être été plus vive qu'il ne l'avait voulu, car le sang -monta à la figure de la jeune fille, et elle recula. - ---Qu'y a-t-il? demanda Newland en souriant. - -Elle le regarda surprise. - ---Rien, répondit-elle. - -Un léger embarras pesa sur eux; leurs mains se séparèrent. Newland ne -l'avait pas embrassée sur les lèvres depuis leur fugitif baiser dans -le jardin d'hiver des Beaufort, et il vit qu'elle était troublée dans -son calme d'enfant. - ---Racontez-moi ce que vous faites toute la journée, demanda-t-il, -croisant ses bras derrière sa tête et rabattant son chapeau sur ses -yeux pour les garantir du soleil. - -En la faisant parler des choses simples et familières, il allait -pouvoir suivre ses propres pensées. Il écouta la simple chronique: -baignades, promenades à voile, courses à cheval, réunions dansantes -organisées au petit hôtel en l'honneur d'un bateau de guerre. Il y -avait quelques personnes agréables de Philadelphie et de Baltimore de -passage à l'hôtel et aussi les Selfridge Merry, venus à cause de la -bronchite de Kate Merry. On voulait faire un tennis sur le sable; mais -Kate et May seules avaient des raquettes, et presque personne ne savait -le jeu. Très occupée, May avait à peine eu le temps d'ouvrir un petit -livre que Newland lui avait envoyé la semaine précédente: _Sonnets -from the Portuguese_; mais elle apprenait par cœur le _Last Ride_ de -Browning, parce que c'était une des premières poésies que son fiancé -lui avait lues. Elle lui dit en souriant que Kate Merry n'avait jamais -entendu parler de Browning. - -Tout à coup elle se leva: - ---On va nous attendre pour le déjeuner! - -Ils se hâtèrent de rentrer. - -Les Welland campaient, pour l'hiver, dans une petite maison délabrée. -Une haie de géraniums et de plumbagos entourait la propriété. Mr -Welland s'effarait du manque de confort à l'hôtel, et, à prix d'or, -Mrs Welland se voyait obligée, d'année en année, d'improviser une -installation, amenant de New-York des domestiques récalcitrants -qu'aidaient les nègres de la localité. - ---Les médecins exigent que mon mari soit absolument chez lui, autrement -il serait si malheureux que le climat ne lui ferait aucun bien, -expliquait-elle chaque hiver. - -Mr Welland, en toute sérénité, devant sa table chargée des friandises -les plus variées, disait à Archer: - ---Vous voyez, mon cher ami, nous campons... nous campons! Je dis -à ma femme et à May qu'il faut s'accommoder de tout... - -Mr et Mrs Welland avaient été surpris de l'arrivée de leur futur -gendre; mais celui-ci eut la bonne inspiration de parler d'un mauvais -rhume, ce qui sembla à Mr Welland une raison plus que suffisante pour -abandonner tout travail. - ---Vous ne serez jamais assez prudent, surtout aux approches du -printemps, dit-il en versant du _sirop d'érable_ sur son assiettée de -crêpes. Si j'avais été aussi prudent à votre âge, May danserait à -New-York maintenant, au lieu de passer ses hivers dans un désert avec -un malade. - ---Mais j'adore être ici, papa. Si Newland pouvait rester, j'aimerais -mille fois mieux être ici qu'à New-York... - ---Newland doit soigner son rhume avant tout, observa Mrs Welland avec -indulgence; sur quoi le jeune homme se mit à rire, en disant qu'en -effet les devoirs professionnels n'avaient aucune importance. - -Archer arriva néanmoins, après un échange de télégrammes avec Mr -Letterblair, à faire durer son rhume pendant une semaine. L'indulgence -de Mr Letterblair était due en partie à la solution satisfaisante que -son jeune associé avait obtenue dans l'affaire du divorce Olenski. Mr -Letterblair avait fait connaître à Mrs Welland le service rendu par Mr -Archer à toute la famille, service dont la vieille Mrs Manson Mingott -s'était déclarée particulièrement satisfaite. Et un jour que May -était allée faire une promenade avec son père dans l'unique voiture -de la localité, Mrs Welland saisit l'occasion pour aborder un sujet -qu'elle évitait toujours en présence de sa fille. - ---Je crains que les idées d'Ellen ne soient pas du tout les nôtres; -elle avait à peine dix-huit ans quand Médora Manson l'a emmenée en -Europe. Vous vous rappelez qu'elle est apparue en noir le jour de son -entrée dans le monde? Encore une des excentricités de Médora, mais -cette fois presque prophétique! Il y a douze ans de cela, et, depuis, -Ellen n'était jamais revenue en Amérique. Rien d'étonnant à ce -qu'elle soit si complètement européanisée. - ---Mais le divorce n'est pas admis en Europe... La comtesse Olenska -a cru se conformer aux usages américains en demandant sa liberté. - -C'était la première fois que le jeune homme prononçait le nom de Mme -Olenska depuis son retour de Skuytercliff: il se sentit rougir. - -Mrs Welland prit un air irrité: - ---Encore un exemple des usages extraordinaires que nous attribuent les -étrangers... Ils pensent que nous dînons à deux heures, et que nous -favorisons le divorce... C'est pourquoi je trouve ridicule de les -recevoir quand ils viennent à New-York... Ils acceptent notre -hospitalité, retournent chez eux et racontent toujours sur nous les -mêmes sottes histoires. - -Archer ne répondit pas, et Mrs Welland continua: - ---Nous vous sommes très reconnaissants d'avoir obtenu d'Ellen qu'elle -renonce à son projet... Sa grand'mère et son oncle n'avaient pu l'en -faire démordre. Tous deux ont écrit que son revirement n'est dû qu'à -votre influence... Elle a pour vous une admiration sans bornes... Pauvre -Ellen!... Je me demande quel sort l'attend. - ---Celui que nous aurons tous travaillé à lui faire, eut-il envie de -répondre. Si vous préférez qu'elle soit la maîtresse de Beaufort -plutôt que la femme d'un honnête homme..., vous faites tout ce qu'il -faut pour cela. - -Il songea à ce que Mrs Welland aurait dit, s'il avait tenu ce propos. -Il imaginait la soudaine altération de ce visage placide et ferme, -qu'une longue maîtrise des détails de la vie matérielle avait marqué -d'une apparence d'autorité. Elle gardait une certaine beauté saine qui -rappelait celle de May; et Archer se demandait si sa fiancée n'était -pas destinée à cette maturité à la fois lourde et innocente. Oh non! -il ne voulait pas que May eût l'innocence qui se refuse à la fois à -l'expérience et à l'imagination. - ---Je crois vraiment, continua Mrs Welland, que si on avait parlé de -cette triste histoire dans les journaux, c'eût été le coup de grâce -pour mon mari... Je ne sais pas les détails... je n'ai pas voulu les -connaître... J'ai refusé à la pauvre Ellen de l'écouter sur ce -chapitre... Ayant un malade à soigner, je dois garder mon entrain et ma -gaîté... Mais mon mari a été bouleversé: il a fait un peu de -fièvre tous les matins, tant que la décision est restée en suspens... -C'était sa terreur que sa fille ne vînt à apprendre l'existence de -choses pareilles... Vous avez eu naturellement la même préoccupation -que nous, cher Newland... nous savions tous que vous pensiez à May! - ---Je pense toujours à May, dit le jeune homme, en se levant -pour couper court à la conversation. - -Il aurait voulu profiter de son entretien avec Mrs Welland pour la -presser d'avancer la date du mariage, mais ne trouvant pas d'arguments -capables de la convaincre, il fut soulagé de voir rentrer May et son -père. - -Son seul espoir était d'user de son influence sur sa fiancée, et, la -veille de son départ, il alla visiter le jardin délabré de la vieille -mission espagnole. L'endroit rappelait des sites européens, et May, -jolie à ravir sous un chapeau dont les larges bords ombrageaient ses -yeux trop pâles, souriait aux descriptions que faisait Newland de -Grenade et de l'Alhambra. - ---Nous pourrions voir tout cela au printemps et même passer les fêtes -de Pâques à Séville, proposa-t-il, exagérant sa demande pour obtenir -une plus large concession. - ---Les fêtes de Pâques à Séville! Mais le carême commence dans -un mois! - ---Enfin, bientôt après Pâques, afin que nous puissions nous -embarquer à la fin d'avril... - -Elle sourit à ce rêve, l'assimilant aux aventures merveilleuses -décrites dans les poèmes que son fiancé lui lisait à haute voix. - ---Continuez Newland, j'adore vos descriptions! - ---Mais pourquoi vous contenter de mes descriptions?... Pourquoi -ne pas voir les lieux mêmes? - ---Nous irons, sûrement, l'année prochaine. - ---Pourquoi pas plus tôt?... insista-t-il. - -Elle baissa la tête, se dérobant au regard de son fiancé. - ---Pourquoi rêver encore un an?... Regardez-moi, chérie... -Comprenez-vous que je veux que vous soyez ma femme? - -Elle leva sur lui des yeux d'une franchise si limpide qu'il laissa -tomber le bras dont il lui enserrait la taille. Mais soudain le regard -de May changea, devint profond et indéchiffrable... - ---Je ne sais pas si je vous comprends, dit-elle. Pourquoi êtes-vous -si pressé? Est-ce parce que vous n'êtes pas sûr de continuer à -m'aimer? - -Archer se leva brusquement: - ---Mon Dieu! peut-être... je ne sais pas, répondit-il avec colère. - -May se leva aussi et ils se trouvèrent face à face. Elle semblait -grandie, plus femme par la stature et la dignité. Tous deux se turent -comme troublés par le cours imprévu que prenaient leurs paroles. Enfin -elle dit à voix basse: - ---Y a-t-il quelqu'un entre vous et moi? - ---Quelqu'un entre vous et moi?--Il redisait les mots lentement, comme -s'ils n'étaient qu'à moitié intelligibles, et qu'il eût besoin, pour -les comprendre, de les répéter. May parut frappée par cette -hésitation, car elle ajouta, d'une voix plus grave: - ---Parlons franchement, Newland... J'ai eu le sentiment quelquefois que -vous aviez changé envers moi, particulièrement depuis que nos -fiançailles sont officielles. - ---Ma chérie! Quelle folie! s'écria-t-il, en se ressaisissant. - ---Si c'est une folie, cela ne nous fera aucun mal d'en parler.--Elle -s'arrêta, puis ajouta, en relevant la tête avec un de ces gestes -empreints de noblesse qui la caractérisaient:--Et même si c'était -vrai, pourquoi n'en parlerions-nous pas?... Vous pouvez si bien vous -être trompé! - -Il baissa la tête, regardant l'ombre des feuilles sur le chemin -ensoleillé: - ---Si je m'étais trompé, pourquoi vous supplierais-je de hâter -notre mariage? - -Elle abaissa son regard, suivant du bout de son ombrelle le dessin -des feuilles sur le chemin, et cherchant visiblement ses paroles. - ---Vous pourriez désirer, une fois pour toutes, trancher la situation... -C'est un moyen. - -Sa calme lucidité étonna Archer; mais sous les grands bords du -chapeau, il vit la pâleur du visage, et remarqua un léger -frémissement des narines au-dessus des lèvres immobiles et résolues. - ---Expliquons-nous, ma chérie, dit-il, se rasseyant. - -Elle s'assit à côté de lui et continua: - ---Ne croyez pas que les jeunes filles soient aussi ignorantes que -l'imaginent leurs parents... On écoute, on observe; on a ses sentiments -et ses idées... Longtemps avant que vous vous soyez déclaré, j'ai su -que vous étiez occupé de quelqu'un... Tout le monde en parlait à -Newport il y a deux ans... Je vous ai vus une fois ensemble sous la -véranda, vous et elle, à un bal... Quand elle est rentrée au salon, -elle était triste et m'a fait de la peine... Je m'en suis souvenue -après, quand nous avons été fiancés. - -Sa voix s'éteignait dans un murmure, elle serrait et desserrait ses -mains sur le manche de son ombrelle. Le jeune homme les prit, les -pressant légèrement; son cœur se dilatait dans un soulagement -ineffable. - ---Chère enfant! Est-ce là ce qui vous troublait! Si seulement -vous saviez la vérité! - -Elle releva vivement la tête: - ---Il y a donc, à propos de vous, une vérité que j'ignore? je ne -sais pas? - -Il continuait à tenir ses mains. - ---La vérité, veux-je dire, à propos de cette vieille histoire -dont vous parlez. - ---Mais c'est ce que je veux savoir, Newland, ce que j'ai le droit de -savoir... Je ne voudrais pas devoir mon bonheur à un tort, à une -déloyauté envers une autre, et je veux croire que vous partagez mon -sentiment... Comment pourrions-nous commencer la vie ainsi? - -Le visage de la jeune fille avait revêtu un air de si tragique -résolution qu'il se sentit près de se prosterner à ses pieds. - ---Je voulais vous le dire depuis longtemps, continua-t-elle. Je voulais -vous dire que, quand deux êtres s'aiment véritablement, je comprends -qu'il puisse y avoir des situations qui donnent le droit d'agir contre -l'opinion publique... Et si vous vous sentez le moins du monde -engagé,--engagé envers la personne dont nous avons parlé... et s'il y -a un moyen,--un moyen de remplir vos engagements--même au prix de son -divorce... Newland, n'essayez pas de vous soustraire à votre parole à -cause de moi. - -Archer fut étonné de découvrir que les craintes de la jeune fille -visaient à un épisode aussi complètement entré dans le passé que sa -liaison avec Mrs Thorley Rushworth; mais son étonnement fit bientôt -place à une vive admiration pour la générosité de sa fiancée. Il -était trop préoccupé pour s'émerveiller du prodige de cette -hérésie chez la fille des Welland: lui conseiller d'épouser son -ancienne maîtresse! Il était encore tout ému du coup d'œil jeté sur -le précipice que tous deux venaient de côtoyer, et plein d'épouvante -devant le mystère d'une âme de jeune fille. - -Il put enfin articuler: - ---Je n'ai pas d'engagement, pas d'obligation du genre que vous -imaginez... Tout n'est pas aussi simple que... mais ça ne fait rien... -J'adore votre générosité, car je juge ces choses comme vous-même... -Chaque cas doit être considéré individuellement, selon sa valeur -réelle,--sans tenir compte de l'opinion... Toute femme a droit à sa -liberté.--Il se redressa, gêné par la tournure que ses paroles -avaient prise et continua en souriant:--Puisque vous comprenez tant de -choses, ma chérie, ne pouvez-vous pas admettre que nous puissions nous -soustraire à une autre forme de ces mêmes banales conventions?... Si -personne et si rien ne nous sépare, n'est-ce pas une raison pour nous -marier bientôt? - -Elle leva son visage vers lui, et Newland, se penchant sur elle, vit -dans ses yeux des larmes de bonheur. Mais un moment après, elle sembla -descendre des hauteurs où elle s'était tenue et retrouver ses -timidités de jeune fille. Il comprit qu'elle n'avait de courage et -d'initiative que pour les autres, mais non pour elle-même. Évidemment, -l'effort qu'elle avait fait pour parler était beaucoup plus grand que -ne le révélait son attitude; au premier mot rassurant de son fiancé, -elle reculait comme un enfant trop aventureux qui se jette dans les bras -de sa mère. - -Archer n'insista pas: il était trop découragé d'avoir vu s'évanouir -la femme nouvelle qui l'avait regardé du fond de ses yeux clairs. May -semblait se rendre compte de sa déception, sans trouver un moyen de la -dissiper. Ils se levèrent et rentrèrent silencieusement. - - - - -XVII - - ---Ta cousine, la comtesse Olenska, est venue voir maman pendant -ton absence. - -Ce fut Janey qui annonça la nouvelle à Newland, le soir de son retour, -pendant le dîner. Surpris, le jeune homme regarda sa mère, qui avait -les yeux baissés sur son assiette. Mrs Archer ne considérait pas son -éloignement du monde comme une raison d'en être oubliée, et Newland -comprit qu'il l'avait légèrement froissée en s'étonnant de la visite -de Mme Olenska. - ---Elle portait une polonaise en velours noir, avec des boutons de jais -et un petit manchon en singe; je ne l'ai jamais vue plus élégante, -continua Janey... Elle est venue seule, dimanche, de bonne heure; -heureusement, le feu était allumé dans le salon. Elle avait un de ces -nouveaux porte-cartes. Elle a dit vouloir nous connaître, parce que tu -avais été si bon pour elle!... - -Archer se mit à rire. - ---Mme Olenska parle toujours ainsi de ses amis... Elle est très -heureuse d'être revenue parmi les siens... - ---Oui, elle nous l'a dit, observa Mrs Archer. Je dois avouer -qu'elle paraît reconnaissante de notre accueil... - ---J'espère qu'elle vous a plu, maman... - -Mrs Archer serra les lèvres. - ---Elle fait certainement tout ce qu'elle peut pour être aimable -et se rendre agréable, même quand elle vient voir une vieille dame... - ---Maman trouve qu'elle manque de simplicité, ajouta Janey, cherchant -à lire sur le visage de son frère. - ---C'est que je suis une personne d'autrefois... La chère May -est mon idéal, dit Mrs Archer. - ---Assurément, elles ne se ressemblent pas, répondit son fils. - -Archer avait quitté Saint-Augustin, chargé de nombreux messages pour -la vieille Mrs Mingott: un ou deux jours après son retour, il alla la -voir. La vieille dame le reçut avec empressement, et lui témoigna sa -reconnaissance qu'il eût obtenu de la comtesse Olenska de renoncer au -divorce. Quand le jeune homme lui apprit qu'il s'était évadé de -New-York dans le seul dessein de voir May, Mrs Mingott fit entendre un -petit rire gras et lui frappa doucement le genou de sa main potelée. - ---Ah! ah! c'est ainsi que vous lâchez le travail! Augusta et Welland -ont du faire grise mine; ils ont dû croire que le monde tournait à -l'envers... Mais la petite May?... Ça n'a pas été son avis, bien -sûr?... - ---Je l'espère; cependant, elle ne m'a pas accordé ce que j'étais -allé lui demander... - ---Vraiment... Et qu'était-ce donc?... - ---La promesse que nous serions mariés en avril. Pourquoi perdre -encore un an?... - -Mrs Manson Mingott prit un petit air de pruderie ironique. - ---«Demandez à maman!» La formule habituelle! Oh! ces Mingott! Tous -les mêmes! Nés dans une ornière d'où rien ne peut les tirer. Quand -j'ai bâti cette maison, on aurait cru que je partais pour la -Californie. Personne ne s'était aventuré plus loin que la Quarantième -Rue, et moi, je dis: Personne, non plus, n'habitait New-York, avant que -Christophe Colomb eût découvert l'Amérique. Non, non, ils sont tous -pareils: ils veulent tous faire ce que tous les autres auraient fait. Je -rends grâce au ciel de n'être qu'une humble Spicer; il n'y a, parmi -tous les miens, que ma petite Ellen qui tienne de moi. - -Elle s'interrompit, le regardant toujours de ses yeux clignotants, -puis demanda: - ---Pourquoi n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen? - -Archer rit. - ---D'abord parce qu'elle n'était pas là... - ---Ça, c'est vrai. C'est bien dommage. Maintenant il est trop -tard: sa vie est finie. - -Elle parlait avec la froide indifférence des vieillards jetant de -la terre sur la tombe de jeunes espérances. Archer eut froid au -cœur et s'empressa de dire: - ---Oserais-je vous demander d'employer votre influence auprès des -Welland? Je ne suis pas fait pour les longues fiançailles. - -La vieille Catherine le regarda, épanouie: - ---Je vois cela. Vous avez la mine éveillée. Quand vous étiez petit, -je suis sûre que vous aimiez à être servi le premier. - -Elle renversa la tête d'un mouvement qui fit onduler les petites -vagues de son double menton. - ---Ah! tiens!... Voici ma petite Ellen! s'écria-t-elle, en voyant -s'ouvrir les portières. - -Mme Olenska s'avança souriante. Elle tendit gaîment sa main à Archer, -tout en se penchant pour recevoir le baiser de sa grand'mère. - ---Ma chérie, j'étais justement en train de lui dire: Pourquoi -n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen?... - -Mme Olenska regarda Archer en souriant toujours: - ---Et qu'a-t-il répondu?... - ---Oh! mon amour, je te le laisse à deviner. Il est allé en Floride, -voir sa fiancée. - ---Oui, je sais.--La comtesse Olenska continuait à regarder Archer.--Je -suis allée chez votre mère, pour lui demander où vous étiez. Je vous -avais envoyé un mot auquel vous n'avez pas répondu, et je craignais -que vous ne fussiez malade... - -Il murmura quelque chose sur un départ imprévu, précipité, et -sur l'intention qu'il avait eue de lui écrire de Saint-Augustin. - ---Et naturellement, une fois là, vous n'avez plus pensé à moi? - -Elle gardait encore cet air heureux, qui pouvait n'être que le -masque étudié de l'indifférence. - -«Si elle a encore besoin de moi, elle est décidée à ne pas me le -laisser voir,» pensa-t-il, piqué de l'attitude de la jeune femme. Il -voulait la remercier d'être allée voir sa mère; mais sous les yeux -malicieux de l'aïeule, il se sentait gêné. - ---Regarde-le. Il est si pressé de se marier, qu'il a filé à la -française, pour aller implorer à genoux cette petite sotte. Voilà un -amoureux! C'est ainsi que le beau Bob Spicer a persuadé ma pauvre -mère, et ensuite s'est fatigué d'elle avant que je fusse sevrée!... -Cependant je ne me suis fait attendre que huit mois. Mais voilà! vous -n'êtes pas un Spicer, jeune homme; heureusement pour vous et pour May. -Il n'y a que ma pauvre Ellen qui tienne d'eux: tous les autres sont des -modèles de Mingott, s'écria la vieille dame dédaigneusement. - -Archer s'aperçut que Mme Olenska, qui s'était assise auprès de sa -grand'mère, continuait, songeuse, à l'observer. La gaîté avait -disparu de ses yeux et elle disait très doucement: - ---Sûrement, grand'mère, à nous deux, nous pourrons obtenir ce -que Mr Archer désire. - -Archer se leva pour s'en aller. Quand sa main toucha celle de Mme -Olenska, il comprit qu'elle attendait qu'il fît une allusion quelconque -à la lettre restée sans réponse. - ---Quand pourrai-je vous rencontrer? demanda-t-il. - ---Quand vous voudrez; mais il faudra que ce soit bientôt, si -vous désirez revoir la petite maison. Je déménage la semaine -prochaine... - -Une angoisse étreignit Archer au souvenir des heures passées dans le -petit salon au plafond bas. Si brèves qu'elles eussent été, elles -étaient pourtant lourdes d'émotions. - ---Demain soir? fit-il... - ---Oui, demain. Mais de bonne heure, car je dois sortir... - -Le lendemain était un dimanche: si Ellen sortait, ce ne pouvait être -que pour se rendre chez Mrs Lemuel Struthers. Il en éprouva une -légère contrariété, parce que c'était une maison où elle était -sûre de rencontrer Beaufort. Elle ne pouvait l'ignorer: peut-être, -même, est-ce pour cela qu'elle y allait. - -Le lendemain, dès huit heures et demie, il sonnait à la porte -encadrée de glycine. Il fut surpris de trouver des chapeaux et des -pardessus dans le vestibule de Mme Olenska. Pourquoi l'avoir invité à -venir de bonne heure, si elle avait du monde à dîner? Un examen plus -attentif des vêtements éveilla sa curiosité. Les pardessus étaient -des plus étranges; d'un coup d'œil, il vit qu'il n'y en avait aucun -qui pût appartenir à Julius Beaufort. À côté d'un ulster jaune, se -trouvait un vieux manteau à pèlerine, tout râpé. Ce dernier -paraissait appartenir à une personne de taille exceptionnelle, et avait -évidemment vu des temps très durs, car de ses plis verdâtres, -s'exhalait une odeur de poussière humide. Au-dessus étaient posés un -foulard défraîchi et un vieux chapeau, de forme vaguement cléricale. -Archer questionna des yeux Nastasia, qui lui répondit par sa mimique -ordinaire, en prononçant son fataliste _Gia_, tandis qu'elle ouvrait la -porte du salon. - -Le jeune homme vit tout de suite que Mme Olenska n'y était pas; puis il -eut la surprise de découvrir une autre dame installée auprès du feu. -Cette dame longue, maigre, dégingandée, était enveloppée de -draperies compliquées: ses cheveux, décolorés, étaient surmontés -d'un peigne espagnol et d'une mantille de dentelle noire. Des mitaines -de soie, reprisées, couvraient ses mains déformées par les -rhumatismes. - -À côté d'elle, derrière un nuage de fumée, se tenaient les -propriétaires des deux pardessus. Ils étaient encore en vestons du -matin. L'un d'eux était Ned Winsett; l'autre, plus âgé, très grand, -était évidemment le possesseur du «macfarlane.» Il avait une tête -de lion bonasse à crinière grise; et il remuait ses bras avec de -grands gestes bénins, comme s'il distribuait des bénédictions sur une -foule agenouillée. - -Ces trois personnes considéraient un magnifique bouquet de roses rouges -dont les longues tiges disparaissaient sous une immense touffe de -pensées. Le bouquet était placé sur le sofa où se tenait -habituellement Mme Olenska. - ---Ce qu'elles ont dû coûter dans cette saison!... Mais il n'y a -que l'intention qui compte! disait la dame sur un ton de staccato -quand Archer entra. - -Tous trois se retournèrent, et la dame, s'avançant, tendit la main -à Archer. - ---Cher Mr Archer! Presque mon cousin Newland! dit-elle. Je suis -la marquise Manson. - -Archer salua. Elle continua: - ---Mon Ellen me garde pour quelques jours. J'arrive de Cuba, où j'ai -passé l'hiver avec des amis Espagnols: des gens très distingués, de -la plus vieille noblesse de Castille. J'ai été appelée ici par notre -cher grand ami, le docteur Carver. Vous ne connaissez pas le docteur -Agathon Carver, fondateur de la communauté de «La vallée de -l'amour?» - -Le docteur Carver inclina sa tête léonine, et la marquise continua: - ---Ah! New-York, New-York, combien peu tu marches dans la voie de -l'Esprit! Mr Archer, je vois que vous connaissez Mr Winsett? - ---Oui, je suis arrivé jusqu'à lui, il y a quelque temps, mais pas -par la voie de l'Esprit, répliqua Winsett avec un sourire caustique. - -La marquise secoua la tête avec réprobation... - ---Qu'en savez-vous, Mr Winsett?... L'esprit souffle où il veut... - ---Où il veut, répéta le docteur Carver d'une voix vibrante. - ---Mais asseyez-vous donc, Mr Archer. Nous avons eu un délicieux petit -dîner, tous les quatre, et ma chère enfant est montée s'habiller. -Elle vous attend. Elle sera ici dans un moment. Nous admirions ces -fleurs merveilleuses, qui la surprendront quand elle entrera. - -Winsett resta debout. - ---Il faut que je me sauve. Veuillez dire à Mme Olenska que nous -sommes bien attristés de son départ. Cette maison a été une oasis... - ---Elle ne vous abandonnera pas. La poésie et l'art font partie de -sa vie. Vous êtes poète, Mr Winsett?... - ---Pas précisément. Mais je lis quelquefois des vers, dit Winsett, -saluant le groupe du seuil de la porte. - ---Il est si spirituel!... Ne trouvez-vous pas qu'il est spirituel, -docteur Carver?... - ---Je ne m'occupe jamais de ce qui est spirituel, répondit sévèrement -le docteur Carver. - ---C'est qu'il est sans pitié pour nos faiblesses, Mr Archer: il ne vit -que de la vie de l'âme; ce soir il prépare mentalement une conférence -qu'il doit faire tout à l'heure chez les Blenker. Docteur Carver, -auriez-vous le temps, avant de partir chez les Blenker, d'expliquer à -Mr Archer votre lumineuse découverte sur le «Contact Direct?» Mais -non, je vois qu'il est près de neuf heures, et nous n'avons pas le -droit de vous retenir quand tant de gens aspirent à vous entendre... - -Le docteur Carver parut légèrement désappointé de cette conclusion, -mais ayant comparé l'heure de sa massive montre avec celle de la petite -pendule de Mme Olenska, il se prépara à partir. - ---Je vous verrai plus tard, chère amie? dit-il à la marquise, qui -répondit avec un sourire:--Dès que la voiture d'Ellen arrivera, j'irai -vous rejoindre. J'espère que la conférence ne sera pas commencée. - -Le docteur Carver disparut dans un salut. Mrs Manson, avec un soupir qui -pouvait être de regret ou de soulagement, invita de nouveau Archer à -s'asseoir. - ---Ellen va descendre dans un instant; mais auparavant, je serai très -heureuse de causer un peu avec vous... Cher Mr Archer, mon enfant m'a -dit tout ce que vous aviez fait pour elle, vos avis éclairés, votre -courageuse fermeté. Remercions le ciel qu'il n'ait pas été trop -tard!... - -Newland Archer écoutait ces déclarations avec un extrême embarras, se -demandant s'il était une personne au monde à laquelle Mme Olenska se -fut abstenue de raconter la part qu'il avait prise dans ses affaires -privées. - ---Mme Olenska exagère. Je lui ai simplement donné l'avis juridique -qu'elle m'a demandé... - ---Mais en la conseillant ainsi, vous avez été l'inconscient instrument -de... Nous modernes, quel nom avons-nous pour «la Providence,» Mr -Archer?... Vous ignoriez qu'à ce même moment on s'adressait à moi, on -me demandait mon concours de l'autre côté de l'Atlantique... - -Elle regarda par-dessus son épaule comme si elle craignait d'être -entendue et, rapprochant sa chaise, portant à ses lèvres un petit -éventail d'ivoire, elle dit dans un souffle: - ---C'est le comte lui-même, mon pauvre fou d'Olenski, qui ne -demande qu'à la reprendre sans conditions!... - ---Grand Dieu! s'écria Archer, en se levant d'un bond. - ---Vous êtes épouvanté! Oui, je comprends. Je ne défends pas le -pauvre Stanislas, quoiqu'il m'appelle sa meilleure amie. Il ne se -défend pas lui-même. Il se jette aux pieds d'Ellen en ma -personne.--Elle frappa sur sa maigre poitrine.--J'ai sa lettre là... - ---Une lettre? Mme Olenska le sait-elle? balbutia Archer, sentant -la tête lui tourner. - -La marquise fit un geste négatif. - ---Du temps, du temps... il me faut du temps... Je connais mon -Ellen, hautaine, intraitable, dirais-je presque implacable, -pardonnant difficilement... - ---Mais pardonner est une chose... retourner dans cet enfer, en -est une autre. - ---Hélas! dit la marquise. C'est ainsi qu'elle décrit la maison de son -mari! Mais du côté matériel, savez-vous ce qu'elle sacrifie? Ces -roses-là sur le canapé; mais il en a des kilomètres, sous verre et à -l'air libre, dans ses merveilleux jardins de Nice! Et les bijoux, les -perles historiques, les émeraudes de Sobieski, les zibelines! Bah! elle -ne se soucie pas de tout cela. L'art et la beauté, voilà ce qui -l'attire... des tableaux, un mobilier sans prix, de la musique, une -conversation brillante... et ça, ce sont des choses, cher monsieur, -dont on n'a aucune idée ici. Elle possédait tout cela, et recevait les -hommages des plus grands personnages... Elle me dit qu'on ne la trouve -pas jolie à New-York. Est-ce possible? Mais son portrait a été peint -neuf fois! Les plus grands artistes d'Europe ont sollicité le -privilège de la faire poser. Tout cela, n'est-ce rien? Et le remords -d'un mari qui l'adore?... - -Le visage de la marquise Manson prit une telle expression d'extase -rétrospective qu'il aurait excité la gaîté d'Archer, si Archer eût -été en humeur de rire. La marquise lui semblait venir en droite ligne -de l'enfer qu'avait fui la comtesse Olenska. - ---Elle ne sait rien de tout cela? demanda-t-il vivement. - -Mrs Manson porta son doigt sur ses lèvres. - ---Elle ne sait rien positivement. Mais qui peut dire ce qu'elle -soupçonne? Mr Archer, je désirais beaucoup vous voir, car, dès -l'instant où j'ai su la ferme attitude que vous aviez prise et votre -influence sur ma nièce, j'ai espéré obtenir votre appui, vous -convaincre... - ---Qu'elle doit retourner chez son mari? J'aimerais mieux la -voir morte! s'écria le jeune homme avec violence. - ---Ah! murmura la marquise, sans paraître offensée. - -Elle resta assise, ouvrant et refermant son ridicule petit éventail -d'ivoire de ses doigts gantés de mitaines; puis, tout à coup, elle -leva la tête. - ---La voilà! chuchota-t-elle. - -Et brusquement, indiquant le bouquet: - ---Dois-je conclure que vous préférez ce que signifient ces fleurs, -Mr Archer? Après tout, le mariage est le mariage; et ma nièce est -une femme mariée... - - - - -XVIII - - ---Que complotez-vous tous les deux, tante Medora? s'écria Mme -Olenska en entrant dans le salon. - -Elle était parée comme pour un bal, et portait haut la tête en -jolie femme sûre de triompher de ses rivales. - ---Nous disions, ma chérie, qu'une magnifique surprise vous attendait, -reprit Mrs Manson en désignant les fleurs. - -Mme Olenska s'arrêta court. Elle ne changea pas de couleur, mais un -pâle éclair de colère sembla jaillir d'elle; ses yeux brillaient -comme un ciel d'orage. - ---Ah! s'écria-t-elle, d'une voix que le jeune homme ne lui connaissait -pas, qui ose m'envoyer un bouquet? Pourquoi un bouquet? Et surtout ce -soir! Je ne vais pas au bal! Je ne suis pas une fiancée! Il y a des -gens qui ne manquent jamais une occasion d'être ridicules!... - -Elle se retourna vers la porte, l'ouvrit et appela: - ---Nastasia!... - -La servante apparut, et Archer entendit Mme Olenska lui dire -en italien: - ---Tenez! jetez cela à la boîte aux ordures! - -Et comme Nastasia, saisie, paraissait protester, elle ajouta: - ---Après tout, ce n'est pas la faute de ces pauvres fleurs. Dites au -groom de les porter dans la maison de ce monsieur qui a dîné ici ce -soir. Sa femme est malade. Elles lui feront peut-être plaisir... Le -petit est sorti? Alors, ma chère, courez-y vous-même. Tenez, mettez -mon manteau et filez! Je veux que ces fleurs sortent de la maison -immédiatement! Et sur votre âme, ne dites pas que c'est moi qui les -envoie. - -Elle jeta son manteau de velours sur les épaules de la servante et -rentra dans le salon, fermant la porte avec brusquerie. Sa poitrine se -soulevait sous les dentelles... Archer crut un moment qu'elle allait -pleurer; mais elle éclata de rire, regarda tour à tour la marquise et -Archer, et demanda: - ---Et vous deux? J'espère que vous faites une paire d'amis?... - ---C'est à Mr Archer de répondre, mon trésor; il a attendu patiemment -pendant que tu t'habillais... - ---Oui, je vous en ai donné tout le temps. Je ne pouvais pas arriver à -me coiffer, dit Mme Olenska, en portant la main aux boucles de son -chignon. Mais je vois que le docteur Carver est parti, et vous serez en -retard chez les Blenker. Mr Archer, voulez-vous mettre ma tante en -voiture?... - -Elle suivit Mrs Manson dans le vestibule, l'enveloppa dans divers -châles et palatines, la chaussa de galoches, et cria de la porte: - ---Rappelez-vous que la voiture doit revenir me prendre. - -Après avoir accompagné la marquise jusqu'à la voiture, Archer -retrouva Mme Olenska dans le salon. Une femme du monde, à New-York, -n'aurait pas appelé sa servante «ma chère,» et ne l'aurait pas -envoyée faire une course en lui prêtant sa sortie de bal: Archer -goûtait un plaisir d'une qualité rare à se trouver dans un monde où -l'action jaillissait de l'émotion. - -Mme Olenska, qui se tenait debout devant la glace, ne bougea pas quand -il s'approcha d'elle; leurs yeux se rencontrèrent dans le miroir. Se -détournant vivement, elle se rassit sur le canapé et dit: - ---Nous avons encore le temps de fumer une cigarette. - -Il lui tendit la boîte, alluma pour elle une allumette de papier. -La flamme illumina son visage. Les yeux rieurs, elle demanda: - ---Que pensez-vous de moi, quand je suis en colère?... - ---Cela me fait comprendre ce que votre tante m'a dit de vous... - ---J'étais sûre qu'elle vous avait parlé de moi. Alors?... - ---Elle a dit que vous étiez habituée à une existence brillante, -à des choses que nous ne pouvons pas vous offrir ici... - -Mme Olenska sourit. - ---Medora est incorrigiblement romanesque. Cela l'a consolée de -tant de choses! Archer hésita, puis il risqua: - ---Est-ce que le romanesque de votre tante comporte toujours -l'exactitude? - ---Vous voudriez savoir si elle dit toujours la vérité? Eh bien! -voilà. Dans presque tout ce qu'elle dit, il y a quelque chose qui est -vrai et quelque chose qui n'est pas vrai... Mais pourquoi cette -question? Qu'est-ce qu'elle a bien pu vous raconter? - -Le regard d'Archer quitta le feu pour se porter vers la jeune femme. Son -cœur se serra. C'était leur dernière soirée au coin de cette -cheminée, et, dans un moment, la voiture arriverait pour l'emporter! - ---Elle prétend que le comte Olenski l'a chargée d'effectuer -une réconciliation... - -Mme Olenska ne répondit pas. Immobile, sa cigarette dans sa -main à demi levée, elle le regardait sans surprise. - ---Vous le saviez déjà? demanda-t-il. - -Elle garda si longtemps le silence que la cendre de la cigarette -tomba; elle la secoua de sa robe. - ---Ma tante a fait allusion à une lettre... - ---Est-ce à la prière de votre mari qu'elle est venue ici?... - ---Je n'en sais rien. Elle m'a dit avoir eu un appel du docteur Carver. -J'ai peur qu'elle n'épouse le docteur Carver. Pauvre Medora, elle a -toujours envie d'épouser quelqu'un! - ---Croyez-vous vraiment qu'elle ait reçu une lettre de votre mari? - -Mme Olenska réfléchit un instant. - ---Après tout, je n'en serais pas surprise. - -Le jeune homme se leva et alla s'appuyer contre la cheminée. Une -agitation violente s'empara de lui. Il sentait que les minutes étaient -comptées, et que d'un moment à l'autre il entendrait les roues de la -voiture qui venait chercher Ellen. - ---Vous savez que votre tante est persuadée que vous retournerez -auprès de votre mari? finit-il par dire. - -Mme Olenska releva vivement la tête. Une soudaine rougeur colora -son visage, gagnant son cou et ses épaules. - ---On a cru sur moi de bien vilaines choses, dit-elle. - ---Ellen, pardonnez-moi! Je suis un imbécile et une brute! - -Elle sourit doucement. - ---Vous êtes horriblement nerveux: vous aussi, vous avez vos ennuis. Je -sais que vous voudriez hâter votre mariage, et que les Welland s'y -opposent. En Europe, on ne connaît pas nos longues fiançailles -américaines. Sans doute les Européens sont moins calmes que nous. - -Elle avait prononcé le «nous» avec une légère emphase qui donnait -au mot un sens ironique. Archer comprit l'ironie, mais n'osa pas la -relever. Après tout, c'était peut-être exprès qu'elle avait -détourné la conversation. Après l'avoir si évidemment blessée, il -sentait qu'il n'avait plus qu'à la suivre sur le terrain qu'elle avait -choisi. Il s'affolait de sentir couler les minutes, et ne pouvait -supporter l'idée qu'une barrière de mots allait retomber entre eux. - ---Oui, dit-il enfin, je suis allé dans le Midi pour demander -à May de fixer notre mariage après Pâques... - ---Et vous n'avez pu l'obtenir... Pourtant May vous adore. Et je -la croyais trop intelligente pour être à ce point l'esclave des -conventions. - ---La cause du refus de May n'est pas celle que vous croyez. - -Mme Olenska le regarda, étonnée. Archer rougit et brusquement -se décida. - ---Nous avons eu une explication franche,... presque la première. -May croit voir dans mon impatience un mauvais signe... - ---Je comprends de moins en moins. - ---May craint que mon impatience ne signifie que je ne suis pas sûr de -lui rester fidèle. Elle s'imagine que je veux l'épouser pour -m'éloigner d'une personne que j'aime davantage... - ---Alors, comment se fait-il qu'elle ne soit pas aussi pressée -que vous? - ---Elle a une délicatesse de sentiments que je n'ai pas. Elle -exige de longues fiançailles, pour me donner le temps de... - ---Le temps de la sacrifier à une autre femme? - ---Si j'en ai le désir... - -Mme Olenska se pencha vers le feu, le regard fixe. De la rue -silencieuse, Archer entendit le trot des chevaux qui approchaient. - ---C'est très noble, en effet, dit-elle d'une voix émue. - ---Très noble, oui, mais absurde... - ---Pourquoi? Parce que vous n'en aimez pas une autre? - ---Parce que je n'ai pas l'intention d'en épouser une autre... - ---Ah! - -Il y eut encore un long intervalle de silence. Enfin, elle leva -les yeux sur lui et demanda: - ---Cette autre femme vous aime-t-elle? - ---Il n'y a pas d'autre femme. Je veux dire que la personne à -laquelle May pensait n'a jamais... - ---D'où vient alors cette hâte de conclure votre union? - ---Votre voiture est arrivée, dit Archer. - -Ellen Olenska se redressa à moitié, et jeta autour d'elle un regard -distrait. Ses gants et son éventail étaient près d'elle sur le -canapé: elle les prit machinalement. - ---Il faut que je m'en aille... - ---Vous allez chez Mrs Struthers? - ---Oui. - -Elle sourit et ajouta: - ---Il faut bien que j'aille où l'on m'invite; autrement, je serais -trop seule. Ne voulez-vous pas m'accompagner? - -Archer ne répondit pas. Il sentit qu'à tout prix il devait la retenir, -la forcer à lui consacrer la fin de sa soirée. Il s'appuya contre la -cheminée, les yeux fixés sur les mains de la jeune femme, comme si son -regard avait le pouvoir de leur faire lâcher les gants et l'éventail. - ---May a deviné la vérité, dit-il. Il y a une autre femme, mais -ce n'est pas celle qu'elle soupçonne... - -Mme Olenska ne répondit pas, ne bougea pas. Un moment après, Newland -s'approcha, d'elle et, prenant sa main, la desserra doucement; les gants -et l'éventail tombèrent. - -Elle se leva vivement et, se dégageant, alla de l'autre côté -de la cheminée. - ---Ah! non, pas cela! Ne me faites pas la cour! On me l'a faite -trop souvent, dit-elle en fronçant les sourcils. - -Archer pâlit et se leva aussi: c'était la plus cruelle rebuffade -qu'elle eût pu lui infliger. - ---Il ne s'agit pas de vous faire la cour... La femme que j'aurais -voulu épouser, si cela avait été possible, c'est vous!... Voilà. - -Elle le regarda avec un étonnement profond. - ---Et c'est vous qui dites cela, vous qui avez rendu la chose -impossible! s'écria-t-elle. - -À son tour, il la regardait avec stupeur. - ---Moi? balbutia-t-il. - ---Vous! Vous! Vous! cria-t-elle, ses lèvres tremblantes comme celles -d'un enfant prêt à fondre en larmes. N'est-ce pas vous qui m'avez fait -renoncer à ce divorce? C'est vous qui m'avez fait comprendre qu'on doit -se sacrifier pour préserver la dignité du mariage, pour épargner à -sa famille un scandale. Et parce que ma famille allait devenir la -vôtre, pour May et pour vous j'ai fait ce que vous m'avez demandé, ce -que vous m'avez affirmé que je devais faire! - -Elle eut un éclat de rire convulsif. - ---Ce n'est un secret pour personne que j'ai fait cela pour vous! - -Elle retomba sur le canapé, abîmée dans les ondes étincelantes -de sa robe. Le jeune homme continuait à la regarder. - ---Grand Dieu, murmura-t-il, quand j'ai cru... - ---Vous avez cru?... - ---Ah! ne me demandez pas ce que j'ai cru!... - -La contemplant toujours, il vit la même rougeur brûlante de nouveau -envahir son cou et son visage. Elle se tenait droite, lui faisant -face avec une dignité grave. - ---Je vous le demande... - ---Eh bien, donc, il y avait des choses dans la lettre que vous -m'avez demandé de lire... - ---La lettre de mon mari?... - ---Oui... - ---Je n'ai rien à craindre de cette lettre, absolument rien. Mon unique -idée, en me sacrifiant, a été d'empêcher la répercussion de ce -scandale sur la famille, sur May, sur vous! - ---Mon Dieu! murmura-t-il, cachant sa figure dans ses mains. - -Dans le silence qui suivit, Archer sentit sur lui le poids de -l'irrévocable. Dans toute sa vie à venir, il n'imaginait rien -qui dût jamais le délivrer de ce poids. Il demeurait immobile, -la tête dans ses mains. - ---Je vous aime, murmura-t-il. - -Du canapé où elle était toujours blottie, il entendit s'élever un -léger gémissement, comme celui d'un enfant qui se plaint. Il -tressaillit et s'approcha d'elle. - ---Ellen! Quelle folie! Pourquoi pleurez-vous? Rien n'est fait -qui ne puisse se défaire. Je suis encore libre et vous allez l'être. - -Il l'avait prise dans ses bras, le visage de la jeune femme était sous -ses lèvres, pareil à une fleur mouillée; toutes leurs vaines terreurs -s'évanouissaient comme des fantômes à l'aurore. Ce qui étonnait -Archer maintenant, c'était d'avoir pu discuter, séparé d'elle par la -largeur de la chambre, quand tout devenait si simple, dès qu'il la -tenait dans ses bras! - -Elle lui rendit son baiser; mais, un moment après, il sentit -qu'elle se raidissait dans son étreinte. Puis elle le repoussa -et se redressa. - ---Ah! mon pauvre Newland; cela devait arriver; mais cela ne change -absolument rien. - ---Cela change toute la vie pour moi. - ---Non, non, il ne faut pas, ce n'est pas possible! Vous êtes -fiancé à May, et moi, je suis mariée... - ---Il est trop tard pour reculer! Nous n'avons pas le droit de -mentir aux autres ni à nous-mêmes. Me voyez-vous maintenant -épousant May? - -Elle resta silencieuse, accoudée à la cheminée, son profil reflété -par la glace. Une des boucles de son chignon s'était détachée et -tombait sur son cou; subitement elle apparaissait presque vieille. - ---Je ne vous vois pas, dit-elle enfin douloureusement, lui posant -la question que vous venez de me poser. - ---Il est trop tard pour agir autrement... - ---Il est trop tard pour changer ce que nous avions décidé tous -les deux... - ---Je ne vous comprends pas! s'écria-t-il. - -Elle s'efforça de sourire, mais son sourire était plus triste -que ses larmes. - ---Vous ne comprenez pas, parce que vous ne savez pas encore -combien j'ai changé depuis que je vous ai connu. - ---Ellen! - ---Oui. Je ne m'apercevais pas tout d'abord qu'on ne m'accueillait -qu'avec réserve, qu'on me trouvait compromettante. Il paraît qu'on a -refusé de dîner avec moi chez les Lovell Mingott! Je l'ai su plus -tard, et j'ai appris aussi que vous aviez tout raconté aux van der -Luyden et que vous aviez voulu que vos fiançailles fussent annoncées -au bal des Beaufort, afin que j'aie deux familles pour me soutenir, au -lieu d'une... Vous voyez combien j'étais sotte et étourdie: jusqu'à -ce que grand'mère m'ait tout raconté, je ne me rendais compte de rien. -New-York me représentait simplement la paix et la liberté: je rentrais -chez moi. J'étais si contente de m'y retrouver! J'avais l'impression, -en arrivant ici, que tout le monde était pour moi plein de -bienveillance, heureux de me voir. Cependant, personne ne semblait me -comprendre comme vous; personne ne me donnait d'aussi bonnes raisons -pour faire ce qui, au premier abord, me révoltait comme inutile et -difficile. Les gens trop sages ne me persuadent pas: ils n'ont jamais -été tentés... Mais vous, vous compreniez! Vous saviez comment la vie -vous tire à elle avec ses mains tentatrices; et pourtant vous haïssiez -les concessions qu'elle suggère, vous haïssiez la jouissance achetée -au prix du mensonge, de la cruauté, de l'indifférence! Jamais je -n'avais connu personne qui vous ressemblât, qui fût aussi loyal, aussi -généreux. - -Elle parlait d'une voix basse et égale, sans larmes ni agitation, et -chaque mot tombait comme du plomb brûlant dans le cœur du jeune homme. -Il se tenait courbé en avant, la tête dans les mains, les yeux fixés -sur la pointe du soulier de satin qui dépassait la robe scintillante. -Tout à coup il s'agenouilla et baisa le soulier. - -Elle se pencha et plongea dans ses yeux un regard si profond -qu'il en fut comme fasciné. - ---Ne détruisons pas ce qui est votre œuvre! s'écria-t-elle. Je ne -peux pas revenir aux manières de penser que j'avais avant vous. Je ne -peux vous aimer, que si je renonce à vous... - -Les bras de Newland se levaient, suppliants, mais elle s'éloigna -doucement et ils se trouvèrent face à face, séparés par la distance -que les paroles de la jeune femme avaient mise entre eux. Puis -subitement la colère envahit Archer. - ---Et Beaufort? C'est sans doute lui qui va me remplacer auprès -de vous? - -À peine avait-il prononcé ces paroles qu'il en eut honte. Mais son -cœur était gonflé d'amertume, et il souhaita presque une réponse -violente. Mme Olenska devint seulement un peu plus pâle et resta -immobile, les bras pendants, la tête légèrement inclinée. - ---Il vous attend maintenant chez Mrs Struthers. Pourquoi n'allez-vous -pas le retrouver? ricana Archer. - -Elle alla tirer le cordon de la sonnette. - ---Je ne sortirai pas ce soir. Dites à la voiture d'aller chercher -la signora marchesa, dit-elle, quand la servante se présenta. - -Quand la porte fut refermée, Archer continua à regarder Mme Olenska -avec des yeux mauvais. - ---Pourquoi ce sacrifice, puisque l'isolement vous pèse? Je n'ai -aucun droit de vous retenir loin de vos amis... - -Elle sourit sous ses paupières humides. - ---Je ne serai pas seule maintenant. J'étais seule; j'avais peur; mais -le vide et l'obscurité se sont dissipés. Désormais, quand je -rentrerai en moi-même, je serai comme un enfant qui revient la nuit -dans une chambre où il y a toujours une lumière. - -Archer répéta, impatient: - ---May est prête à me rendre ma liberté... - ---Quoi! trois jours après que vous êtes allé la supplier à genoux -de hâter votre mariage? - ---Elle a refusé, ce qui me donne le droit... - ---Le droit? Vous m'avez appris combien ce mot-là est un vilain -mot, dit-elle. - -Archer éprouvait une fatigue indicible. C'était comme s'il eût, -pendant des heures, fait des efforts surhumains pour remonter la paroi -d'un précipice, et qu'au moment d'en atteindre le bord, son étreinte -se relâchant, il retombât dans les ténèbres. - -S'il avait pu reprendre la jeune femme dans ses bras, il aurait réfuté -ses arguments. Mais toute la personne d'Ellen Olenska semblait -enveloppée d'une douceur qui la rendait inaccessible: elle le tenait à -distance, lui inspirant, par sa sincérité, un sentiment mêlé de -crainte et de respect. - -Il insista de nouveau: - ---Si nous nous sacrifions, ce sera pire pour tout le monde. - ---Non, non, non! cria-t-elle, comme s'il lui faisait peur. - -Au même moment, la sonnette de la porte tinta. Ils n'entendirent -pas de voiture s'arrêter, et restèrent sans mouvement, les yeux -égarés. - -Au dehors, le pas rapide de Nastasia traversait le vestibule: la porte -d'entrée s'ouvrit, se referma, et, un instant après, la servante -parut, portant un télégramme qu'elle remit à la comtesse Olenska. - ---La dame a été très heureuse des fleurs, dit Nastasia. Elle a cru -que c'était son mari qui les envoyait; elle a pleuré un peu, disant -que c'était une folie. - -Sa maîtresse sourit et prit l'enveloppe jaune. Puis, quand Nastasia fut -partie, et la porte refermée, elle tendit le télégramme à Archer. -Daté de Saint-Augustin, à l'adresse de la comtesse Olenska, il -annonçait: - - -«Télégramme de grand'mère plein succès. Parents acceptent mariage -après Pâques. Je télégraphie à Newland. Suis bien heureuse. Vous -aime tendrement. Votre reconnaissante - -May.» - - -Une demi-heure plus tard, Archer, rentrant chez lui, trouva sur la -table du vestibule une autre enveloppe jaune. C'était aussi une -dépêche de May Welland. - - -«Parents consentent mariage mardi de Pâques à midi. Grace church, -huit demoiselles d'honneur. Veuillez voir pasteur. Si heureuse! -Tendrement - -May.» - - -Archer chiffonna dans le creux de sa main la feuille de papier jaune, -comme si, par ce geste, il eût pu annihiler les nouvelles qu'elle -annonçait. Puis il tira un petit agenda de sa poche, en tourna les -pages avec des doigts tremblants. Il ne trouva pas ce qu'il cherchait, -et serrant le télégramme dans sa poche, il monta l'escalier. - -Une lumière brillait sous la porte de la petite chambre qui servait à -Janey de cabinet de toilette et de boudoir. Newland frappa impatiemment -à la porte, et Janey parut dans sa robe de chambre de flanelle -violette, ses cheveux roulés sur des épingles à friser. Son visage -était pâle et inquiet. - ---Newland! J'espère que ce télégramme ne contient pas de mauvaises -nouvelles? J'ai attendu exprès. - -Sans répondre, il interrogea: - ---Dis-moi! Pâques tombe à quelle date cette année? - -Elle parut choquée d'une si païenne ignorance. - ---Pâques? Mais, la première semaine d'avril! Pourquoi me demandes-tu -cela, Newland? - -Il tourna encore quelques pages de son agenda, faisant un calcul -rapide à voix basse. - ---Tu dis: la première semaine? - ---Newland! Qu'est-ce que tu as? - ---Je n'ai rien... sinon que je me marie dans six semaines. - -Janey se jeta sur lui et le pressant contre elle: - ---Oh! Newland! Quelle bonne nouvelle! Je suis si heureuse! Mais, -mon chéri, pourquoi ris-tu comme ça? Tais-toi. Tu vas réveiller -maman. - - - - -XIX - - -La journée de printemps était fraîche et le vent soufflait, chargé -d'une poussière pénétrante. - -Les vieilles dames des deux familles avaient exhumé leurs zibelines -décolorées et leurs hermines jaunies; une odeur de camphre s'élevait -des premiers bancs de l'assistance, étouffant le doux parfum de -printemps qui montait des lys autour de l'autel. - -Newland Archer, sur un signal du suisse, était sorti de la sacristie, -et avait pris place, avec son premier garçon d'honneur, le jeune van -der Luyden Newland, sur les marches du chœur: le coupé de la mariée -était en vue. Mais il fallait s'attendre encore à d'assez longs -préliminaires sous le portail, où les huit demoiselles d'honneur se -groupaient déjà en un bouquet d'avril. - -C'était la règle: le fiancé devait témoigner de son empressement, en -s'exposant ainsi seul aux regards de l'assemblée. Archer se résignait -à cette formalité, comme à toutes les autres exigences d'un rite qui -semblait venir de la nuit des temps. Il obéissait scrupuleusement aux -injonctions agitées de son garçon d'honneur, comme autrefois les -mariés qu'il avait dirigés à travers le même labyrinthe, lui avaient -obéi à lui-même. - -Rien n'était oublié, ni les huit bouquets de lilas blanc et de muguet -des demoiselles d'honneur, ni les boutons de manchettes (saphirs à -montures d'or) des garçons d'honneur, ni l'épingle de cravate (un œil -de chat) choisie pour le jeune van der Luyden Newland. Les offrandes -destinées à l'évêque et au pasteur étaient en sécurité dans la -poche du premier garçon d'honneur. Le déjeuner devait avoir lieu chez -Mrs Manson Mingott. Les bagages d'Archer y avaient été envoyés, ainsi -que ses vêtements de voyage, et un compartiment avait été réservé -dans le train qui devait emmener les jeunes mariés vers une destination -inconnue. Le mystère sur le lieu où devait s'écouler la nuit nuptiale -était l'élément le plus sacré du rite immémorial. - ---Vous avez la bague? chuchota van der Luyden Newland tout neuf dans -son rôle, et qui semblait écrasé sous le poids de sa responsabilité. - -Archer fit le même geste que tous les mariés avaient fait avant lui: -de sa main droite dégantée, il s'assura qu'il avait bien dans la poche -de son gilet le petit anneau d'or gravé de leurs deux noms: «Newland -à May, avril 187...» Puis il se remit en position, son chapeau haut de -forme et ses gants gris-perle, soutachés de noir, serrés dans sa main -gauche; et il recommença de surveiller la porte de l'église. - -La marche nuptiale de Haendel roulait pompeusement sous les voûtes de -stuc, évoquant la vision de tous les mariages auxquels Archer avait -assisté avec une sereine indifférence, tandis que d'autres mariés -s'avançaient vers l'autel. - ---On dirait une première à l'Opéra, pensa-t-il. - -Reconnaissant les mêmes figures dans les mêmes loges... (non! -c'étaient des bancs)... il se demandait si, lorsque retentirait la -trompette du jugement dernier, Mrs Selfridge Merry aurait son même -panache de marabout, Mrs Beaufort ses mêmes diamants aux oreilles, son -même sourire aux lèvres; et si des avant-scènes étaient déjà -réservées pour ces dames dans l'autre monde. - -Ensuite, il eut le temps de passer la revue des visages familiers: les -femmes curieuses, intéressées; les hommes, maussades d'avoir eu à -endosser leur redingote dès le matin, et ennuyés de la perspective -d'avoir à jouer des coudes pour s'approcher du buffet après la -cérémonie. - -Il croyait entendre dire à Reggie Chivers: «C'est malheureux que le -lunch soit chez la vieille Catherine; mais on dit que Lovell Mingott l'a -fait préparer par son chef: cela sera donc mangeable, si l'on peut s'en -approcher.» Et sans doute Sillerton Jackson répondait avec autorité: -«Ne vous a-t-on pas dit, mon cher ami, que le lunch sera servi par -petites tables, à la nouvelle mode anglaise?» - -Les yeux d'Archer s'arrêtèrent un moment sur le banc de gauche, où sa -mère, entrée au bras de Mr Henry van der Luyden, était assise. Elle -pleurait doucement sous son voile de Chantilly, les mains dans le -manchon d'hermine de sa grand'mère. - ---Pauvre Janey, songea-t-il en regardant sa sœur, elle a beau se -disloquer le cou, elle ne peut voir que les premiers rangs des Newland -et des Dagonet, cossus, mais poncifs. - -En avant du ruban blanc tendu entre les bancs des deux familles et ceux -des invités, il vit Beaufort, grand, haut en couleur, qui dévisageait -les femmes de son air arrogant. À côté de lui se trouvait Mrs -Beaufort, couronnée de violettes et tout argentée de chinchilla. De -l'autre côté du ruban, la tête bien lissée de Lawrence Lefferts -semblait monter la garde pour préserver de toute offense l'implacable -divinité du «Bon-Ton.» Archer lui-même, en son temps, avait servi ce -même dieu; mais tout ce qui l'avait préoccupé alors lui paraissait, -maintenant, une parodie enfantine de la vie. - -Une discussion s'était élevée sur la question de savoir si les -cadeaux de noces seraient exposés: les dernières heures avant le -mariage en avaient été assombries. La question avait été résolue -par la négative, Mrs Welland ayant dit, des larmes de colère aux yeux: -«J'aimerais autant lâcher les reporters dans ma maison!» Archer, -autrefois, aurait partagé cette opinion; alors tout ce qui concernait -les coutumes de son petit monde lui semblait revêtir le caractère de -l'absolu. Il trouvait aujourd'hui inconcevable que l'on s'agitât ainsi -pour ces enfantillages. «Et pendant ce temps, pensait-il, il y a dans -le monde des êtres réels, qui se débattent dans la vérité de la -vie!... - -Les voilà! souffla le premier garçon d'honneur;... mais le marié ne -s'émut pas. Il savait que la porte de l'église ne s'ouvrait encore que -pour le suisse, qui jetait un coup d'œil sur la scène avant de -mobiliser ses forces. La porte fut doucement refermée, puis rouverte à -deux battants; un murmure courut dans l'assemblée: c'était la famille -de la mariée. - -Mrs Welland marchait en tête, au bras de son fils aîné. L'expression -de sa large figure rose avait la solennité voulue; sa robe prune aux -panneaux bleu pâle, sa petite capote de satin ornée de plumes -turquoises, éveillèrent l'approbation générale. Mais avant que -l'imposant frou-frou des jupes de soie se fût apaisé, les spectateurs -se retournaient pour apercevoir la suite du cortège. De vagues rumeurs -avaient circulé la veille; on disait que Mrs Manson Mingott, dans son -obésité impotente, prétendait assister à la cérémonie. Comment -pourrait-elle traverser la nef? Quel siège serait assez vaste pour la -contenir? On savait qu'elle avait envoyé son menuisier examiner la -possibilité d'élargir le premier banc; mais le résultat avait été -négatif. Sa famille avait passé une journée d'angoisse, pendant -qu'elle délibérait sur le projet de se faire rouler dans son énorme -chaise et de trôner devant le chœur. - -L'exhibition de sa monstrueuse personne était apparue si fâcheuse à -ses parents, qu'ils auraient volontiers couvert d'or le génie qui avait -découvert que la chaise de Mrs Mingott était trop large pour passer -entre les supports de la tente dressée à la porte de l'église. -L'idée de renoncer à cette tente, d'exposer la mariée à la -curiosité des couturières et des journalistes, eut raison du courage -de la vieille Catherine. «Comment! on pourrait photographier ma fille -et la mettre dans les journaux!» s'était écriée Mrs Welland. Le clan -tout entier avait reculé devant une pareille inconvenance. L'ancêtre -avait dû céder, mais contre la promesse que le repas de noces aurait -lieu sous son toit. Les amis de la famille qui habitaient autour de -Washington Square, trouvaient que la maison des Welland aurait été -d'accès plus facile, et qu'il était dur d'avoir à débattre avec -Brown le prix de la voiture qui les mènerait à l'autre bout de la -ville. - -Tout le monde connaissait ces négociations par les Jackson; mais une -minorité d'esprits hardis croyait encore que Mrs Mingott assisterait à -la cérémonie, et un léger refroidissement se manifesta dans -l'allégresse générale quand on vit que Mrs Lovell Mingott remplaçait -sa belle-mère. Mrs Lovell Mingott avait ce teint échauffé et ce -regard vide des femmes d'âge et d'embonpoint engoncées dans des robes -neuves; mais quand on fut revenu du désappointement causé par -l'absence de Mrs Manson Mingott, on convint que la robe de satin lilas -voilée de Chantilly et le chapeau en violettes de Parme de sa -belle-fille s'harmonisaient heureusement à la toilette prune et bleue -de Mrs Welland. Toute différente était l'impression produite par la -grande femme maigre et minaudante qui, dans une étrange confusion de -rayures, de franges, d'écharpes flottantes, défilait au bras de Mr -Mingott. À cette dernière apparition, le cœur d'Archer se contracta. - -Il avait cru que la marquise Manson était depuis six semaines à -Washington avec Ellen Olenska. On attribuait leur brusque départ au -désir qu'avait eu la nièce de soustraire sa tante à la funeste -éloquence du docteur Agathon Carver. N'était-il pas sur le point de -faire d'elle une recrue pour la «Vallée de l'Amour?» Archer se -demandait qui allait paraître derrière cette fantastique Medora. Mais -le cortège finissait là: les parents plus éloignés avaient déjà -pris leurs places. Les huit garçons d'honneur se réunissaient pour -aller rejoindre au bas de la nef les huit demoiselles d'honneur. - ---Newland! La voilà! chuchota son jeune cousin. - -Archer sursauta. - -Il avait dû perdre conscience de ce qui se passait autour de lui. La -procession blanche et rose était déjà parvenue à la moitié de la -nef: l'évêque et le pasteur, accompagnés de deux assistants en -surplis blancs, se tenaient devant l'autel fleuri, et les premiers -accords de la Symphonie de Spohr tombaient sous les pas de la mariée -comme des bouquets de roses. - -Archer ouvrit les yeux (les avait-il vraiment fermés, comme il le -croyait?) et son cœur se desserra. La musique, la senteur printanière -des lys, la vision de May, qui flottait vers lui dans un nuage de tulle, -le visage de sa mère, baigné d'heureuses larmes, le murmure des -paroles du pasteur, les évolutions symétriques du cortège d'honneur, -tous ces mouvements, tous ces bruits bien connus, lui semblaient -maintenant étranges et dépourvus de sens. - ---Mon Dieu! pensa-t-il, ai-je bien la bague? et il refit le geste -nerveux de tous les mariés. Un instant après, May se trouvait à -côté de lui, et le cœur figé du jeune homme se ranima au contact de -cette pureté rayonnante. - -«Réunis ici sous le regard de Dieu...» L'office commençait. La bague -avait été passée au doigt de May; les mariés avaient reçu la -bénédiction de l'évêque; les demoiselles d'honneur se préparaient -à reprendre leurs places dans la procession, et la marche nuptiale de -Mendelssohn roulait sous la voûte de la nef. - ---Votre bras, donnez-lui votre bras! dit, entre ses dents, van -der Luyden Newland. - -Archer eut de nouveau la sensation de revenir de très loin... Comment -son imagination s'égarait-elle ainsi? Était-ce pour avoir aperçu dans -la foule anonyme cette masse de cheveux sombres, sous le bord d'un -chapeau? Mais, un instant après, ce n'était qu'une dame inconnue au -long nez. Il aurait pu rire de s'y être presque trompé, et se demander -s'il devenait le jouet d'hallucinations. - -Lentement il descendit la nef avec May: les ondes rythmées de la marche -les accompagnèrent jusqu'aux portes grandes ouvertes, au travers -desquelles la belle journée de printemps semblait les accueillir. Les -alezans de Mrs Welland, de gros nœuds de ruban blanc au frontail, -piaffaient devant la tente. - -Le valet de pied, décoré aussi d'une cocarde blanche, enveloppa May -d'un manteau neigeux, et Archer sauta dans le coupé à côté d'elle. -Elle se retourna vers lui avec un sourire triomphant et leurs mains -s'unirent sous les voiles de tulle. - ---Chérie! dit Archer,--et de nouveau l'abîme s'ouvrait devant lui, -pendant que sa voix articulait tendrement et gaiement:--J'ai cru avoir -perdu la bague. Ce frisson-là fait partie de la cérémonie! C'est un -peu votre faute, vous m'avez bien fait attendre! J'ai eu le temps -d'imaginer mille catastrophes. - -En pleine Cinquième Avenue, May l'étonna en lui jetant les bras -autour du cou: - ---Mais rien ne peut nous arriver maintenant, dit-elle, puisque -nous sommes ensemble! - -Tous les détails de la journée avaient été si soigneusement -réglés, qu'après le déjeuner, les jeunes mariés eurent tout le -temps nécessaire pour se préparer au départ. En tenue de voyage, ils -descendirent le large escalier de Mrs Mingott, escortés de la bande -rieuse des demoiselles d'honneur; ils embrassèrent leurs parents et -montèrent dans la voiture qui les attendait, tandis qu'on jetait -derrière eux la traditionnelle averse de riz et la pantoufle de satin. -Ils purent choisir, sans se presser, à la bibliothèque de la gare, les -magazines de la semaine, avec l'air détaché de voyageurs ordinaires, -et enfin s'installer dans le compartiment réservé, où la femme de -chambre de May avait déjà placé le manteau gris-palombe et le sac de -voyage, tout battant neuf, et qui venait de Londres. - -Les vieilles tantes de Rhinebeck avaient mis leur maison à la -disposition des jeunes mariés, avec un empressement peut-être dû à -la perspective séduisante d'un séjour chez Mrs Archer. Newland, -heureux d'échapper aux hôtels de Baltimore ou de Philadelphie, où il -était d'usage de passer les premiers jours de la lune de miel, avait -accepté la proposition de grand cœur. - -May, enchantée d'aller à la campagne, s'était amusée comme une -enfant des vains efforts des huit demoiselles d'honneur pour arriver à -savoir le lieu de la mystérieuse retraite. - -Quand les mariés furent installés dans leur compartiment, que le train -eut dépassé les faubourgs et fut entré dans la campagne printanière, -la conversation devint plus aisée qu'Archer ne l'avait espéré. May -était encore la naïve jeune fille de la veille: elle discutait avec -une impartialité de simple témoin tous les incidents de la journée. - -Archer avait pensé d'abord que ce détachement provenait d'un trouble -secret; mais les yeux clairs de la jeune mariée ne révélaient qu'une -tranquille ignorance. Elle était seule, pour la première fois, avec -son mari; mais, de toute évidence, elle ne voyait encore en lui que le -charmant camarade de la veille. Elle le préférait à tous, avait la -plus grande confiance en lui, et pour elle le point culminant de la -belle aventure des fiançailles et du mariage était de voyager seule -avec lui comme une grande personne--mieux encore, comme une femme -mariée! C'était étonnant que cette profondeur de sentiment qu'elle -avait révélée dans le jardin de la mission espagnole pût s'allier à -une telle absence d'imagination. Mais Archer se rappelait avec quelle -promptitude, sitôt sa conscience délivrée du poids qui l'oppressait, -elle était revenue, ce jour-là, à sa candeur innocente, et il comprit -que, dans la vie, elle s'adapterait aux circonstances sans jamais les -devancer. Cette faculté de ne pas savoir, de ne pas prévoir, donnait -peut-être à ses yeux leur limpidité. Son visage semblait appartenir -à un type plutôt qu'à une personne: elle aurait pu poser pour une -Vertu civique ou pour une Divinité grecque. Le sang qui coulait si -près de sa peau blanche semblait plutôt un fluide préservateur qu'un -élément de combustion. Cependant, sa jeunesse n'était pas insensible: -elle n'était que primitive et pure. - -Comme il on était là de ses réflexions, Archer se rendit compte qu'il -posait sur sa femme le regard d'un étranger, et vite il se mit à -repasser avec elle les souvenirs du repas de noces, au-dessus desquels -planait la personnalité de la grand'mère Mingott, énorme et ravie. - -May, toute joyeuse, répondit avec une franche gaieté: - ---J'ai été bien étonnée que ma tante Medora se soit décidée à -venir. Et vous? Ellen avait écrit qu'elles étaient encore trop -fatiguées toutes deux pour faire le voyage. C'est Ellen que j'aurais -voulu avoir! Avez-vous vu quelle magnifique dentelle ancienne elle m'a -envoyée? - -Archer savait qu'une allusion à Ellen devait se produire tôt ou -tard, mais il croyait qu'à force de volonté il pourrait la retarder. - ---Oui... je... non..., magnifique, bégaya-t-il. - -Il regardait May avec des yeux d'aveugle, et se demandait si, chaque -fois qu'il entendrait ces deux syllabes, il ne sentirait pas s'écrouler -le fragile château de cartes de sa vie. Le train s'arrêta à la gare -de Rhinebeck: dans le crépuscule printanier, ils traversèrent le quai -pour gagner la voiture qui les attendait. - ---Ces bons van der Luyden! Ils ont envoyé leur domestique au-devant de -nous! s'écria Archer, en voyant un personnage à la mine grave, qui -s'approchait et prenait les petits bagages des mains de la femme de -chambre. - ---Mille excuses, monsieur, dit le domestique; un petit accident est -arrivé chez ces demoiselles du Lac; une fuite dans le réservoir. -L'accident est arrivé hier: Mr van der Luyden, prévenu, a aussitôt -fait partir une femme de chambre pour préparer la maison du Patroon. -J'espère que vous la trouverez suffisamment confortable. Ces -demoiselles ont envoyé leur cuisinière, et vous serez aussi bien qu'à -Rhinebeck. - -Archer regarda le domestique avec une sorte de stupeur: - ---Ce sera tout à fait la même chose, monsieur, répétait celui-ci. - -Ce fut May qui lança d'une voix allègre: - ---La même chose que Rhinebeck... la maison du Patroon? Mais ce sera -mille fois mieux, n'est-ce pas, Newland? Quelle charmante pensée ont -eue ces van der Luyden! - -Pendant que la voiture roulait, la femme de chambre à côté du cocher -et les reluisants sacs de voyage sur le strapontin, la jeune femme -continua, très animée: - ---Croiriez-vous que je n'y suis jamais entrée! Et vous? Les van der -Luyden la montrent si peu! Ils l'ont ouverte pour Ellen: c'est elle qui -m'a dit que c'était un bijou, la seule maison d'Amérique où elle -pourrait être parfaitement heureuse. - -Et elle ajouta, avec son sourire juvénile: - ---C'est notre chance qui commence: la chance merveilleuse que -nous aurons toujours ensemble. - - - - -XX - - ---Naturellement, ma chérie, nous acceptons le dîner chez les -Carfry, disait Archer. - -Les nouveaux mariés prenaient leur petit déjeuner dans le salon -meublé de cretonne luisante de leur lodging de Londres. Un brouillard -opaque assombrissait les vitres, et un feu d'anthracite rougeoyait -derrière la grille en acier poli. - -May, le front anxieux, regarda son mari par-dessus la lourde théière -en métal anglais derrière laquelle elle trônait. - -Dans ce pluvieux désert du Londres d'automne, les Newland Archer ne -connaissaient exactement que deux personnes, et encore les avaient-ils -évitées avec soin. C'était une des traditions de dignité du vieux -New-York: on ne s'imposait pas aux relations que l'on pouvait avoir en -pays étranger. - -Mrs Archer et Janey, au cours de leurs nombreux voyages en Europe, -avaient rigoureusement observé cette règle, et opposé une si -impénétrable réserve aux avances de leurs compagnons de voyage -qu'elles avaient presque réussi à ne jamais échanger un mot avec des -«étrangers» autres que des employés d'hôtel et de chemin de fer. -Envers ceux de leurs compatriotes qui ne leur étaient pas -personnellement connus, leur attitude était plus réservée encore. -Ainsi, à moins qu'elles ne rencontrassent un Chivers, un Dagonet ou un -Mingott, les périodes de voyage se passaient pour elles dans un -tête-à-tête ininterrompu. Pourtant, une nuit à Botzen, une des dames -anglaises qui occupaient la chambre vis à vis celle de Mrs Archer et de -sa fille (Janey connaissait, dans tout leur détail, le nom, les -toilettes et la position sociale de ses voisines), vint frapper à la -porte de Mrs Archer et lui demanda du secours. Mrs Carfry venait d'être -prise d'une bronchite aiguë. Elle fut gravement malade. Elle voyageait -seule avec sa sœur, Miss Harle, et toutes deux furent profondément -reconnaissantes aux dames Archer des soins attentifs dont celles-ci les -entourèrent. - -Les Archer quittèrent Botzen sans penser revoir jamais Mrs Carfry et -Miss Harle. Mrs Archer n'aurait pas songé à s'imposer à l'attention -d'une étrangère pour un service qu'elle avait eu occasion de lui -rendre. Mrs Carfry et sa sœur, au contraire, ne connaissaient d'autre -code que celui d'une éternelle reconnaissance. Avec une fidélité -touchante, elles étaient aux aguets, ne manquant pas une occasion de -revoir Mrs Archer et Janey, quand celles-ci venaient en Europe. Les -relations devinrent de plus en plus étroites: quand Mrs Archer et Janey -descendaient à l'hôtel Brown, à Londres, elles y étaient attendues -par de sympathiques amies. Ces dames avaient les mêmes goûts: elles -faisaient du macramé, lisaient des mémoires édifiants, et -échangeaient leurs appréciations sur les prédicateurs en renom. Comme -le disait Mrs Archer, Londres était tout autre depuis qu'elles -connaissaient Mrs Carfry et Miss Harle. Aussi, au moment du mariage de -Newland, ne manqua-t-on pas d'envoyer un faire-part aux deux dames -anglaises. Celles-ci répondirent par l'envoi d'un joli bouquet de -fleurs alpines séchées, sous verre. Sur le quai, au moment des adieux, -la dernière recommandation de Mrs Archer fut: «N'oublie pas d'aller -présenter May à Mrs Carfry.» - -Archer et sa femme se disposaient à oublier; mais Mrs Carfry, avec son -habituelle sagacité, les avait découverts et invités à dîner. -C'était sur cette invitation que May fronçait les sourcils en -savourant son thé et ses muffins. - ---Vous, Newland, vous les connaissez. Mais moi, je serais affreusement -intimidée chez des personnes que je n'ai jamais vues... Et puis, je ne -sais pas comment m'habiller... - -Newland se renversa sur sa chaise; il sourit à sa jeune femme: jamais -elle n'avait été plus belle, plus Diane. Était-ce l'humidité de -l'air anglais qui avait avivé son teint, adouci le contour de ses -traits; ou bien, était-ce le rayonnement de son bonheur qui éclairait -son visage? - ---Comment vous habiller, ma chérie? N'avez-vous pas reçu de Paris, -la semaine dernière, toute une caisse de robes neuves? - ---Certes, mais... laquelle mettre? Je n'ai jamais dîné en ville -à Londres, et je ne voudrais pas être ridicule... - -Il essaya de comprendre sa perplexité: - ---Les Anglaises ne s'habillent donc pas comme tout le monde le -soir? - ---Newland! Vous savez bien qu'elles vont au théâtre sans chapeaux, -dans leurs robes du soir défraîchies. - ---Alors, c'est sans doute chez elles qu'elles portent leurs robes du -soir neuves... Mais, pour Mrs Carfry et miss Harle, elles auront des -bonnets comme maman, et des châles... de jolis châles souples. - ---Certainement; mais les autres dames, comment seront-elles? - -Archer se demanda ce qui avait pu développer subitement chez May cette -préoccupation nerveuse de la toilette qu'il avait aussi bien observée -chez Janey. Il eut une inspiration: - ---Pourquoi ne pas mettre la robe de votre mariage?... - ---Si je l'avais seulement! Mais elle est à Paris, chez Worth, -qui doit la transformer pour l'hiver prochain. - ---Alors, je ne vois pas...--Il se leva.--Tenez! Le brouillard -se lève. Si nous allions jusqu'à la National Gallery essayer de -voir les tableaux? - -Les Newland Archer étaient de passage à Londres, au retour du voyage -de noces que May, dans ses lettres à ses amies, décrivait brièvement -en le qualifiant d'«enchanteur.» Après un mois passé à Paris à -courir les couturières en vogue, May avait manifesté le désir de -faire de l'alpinisme pendant le mois de juillet, et de la natation en -août. Ce programme avait été ponctuellement exécuté. Ils avaient -passé le mois de juillet à Interlaken et à Grindenwald, et le mois -d'août dans un petit coin appelé Étretat, sur la côte normande, -recommandé comme tranquille et pittoresque. Une ou deux fois, dans la -montagne, Archer avait montré la direction du Midi: «L'Italie!» -avait-il dit, et May, les pieds dans un fouillis de gentiane, avait -répondu, avec son gai sourire: «Oui, l'hiver prochain, si vous -n'étiez pas retenu à New-York, ce serait charmant d'aller à Rome.» -En réalité, les voyages la laissaient encore plus indifférente -qu'Archer ne l'avait imaginé. Elle n'y cherchait, une fois ses -toilettes choisies, que des occasions de faire du «sport,» marcher, -monter à cheval, nager, et aussi s'entraîner au nouveau jeu -passionnant du lawn-tennis; et quand, enfin, ils s'arrêtèrent à -Londres pour une quinzaine, afin qu'Archer à son tour passât aux mains -de son tailleur, elle ne cacha plus son impatience de se rembarquer. À -Londres, rien ne l'intéressait que les théâtres et les magasins. -Encore trouvait-elle les théâtres moins amusants que les -cafés-chantants de Paris, où, sous les marronniers en fleurs des -Champs-Élysées, elle avait entendu des chansons dont son mari lui -traduisait les quelques couplets présentables aux oreilles d'une jeune -mariée. - -Archer en revenait à sa conception héréditaire du mariage. Se -conformer à la tradition, ne demander à May que ce qu'il avait vu ses -amis demander à leurs femmes, c'était plus aisé que de faire -l'expérience dont, jeune homme, il avait rêvé. Pourquoi émanciper -une femme qui ne se doutait pas qu'elle fût sous un joug? Le seul usage -qu'elle ferait de son indépendance serait d'en offrir le sacrifice à -l'autel conjugal. Tout tendait donc à ramener Archer aux vieilles -idées. S'il y avait eu de la mesquinerie dans la simplicité de May, il -se serait irrité, révolté. Mais le caractère de la jeune femme -était d'un dessin aussi noble que celui de son visage, et elle semblait -être la divinité tutélaire de toutes les traditions qu'il avait -révérées. - -Ces belles qualités faisaient d'elle la plus aimable compagne mais -n'animaient guère le voyage. Archer comprenait pourtant que, dans le -milieu qui les attendait, elles reprendraient leur valeur. Ses goûts à -lui, littéraires et artistiques, trouveraient leur aliment, comme par -le passé, au dehors; mais son intérieur n'aurait rien d'étouffant, et -quand les enfants viendraient, rien ne manquerait à la douceur de leur -vie commune. - -Ainsi méditait Archer pendant le long trajet de Mayfair à South -Kensington, où habitait Mrs Carfry. Lui aussi aurait préféré se -soustraire à l'invitation de leurs amies. - ---Il n'y aura probablement personne chez Mrs Carfry; Londres est désert -en ce moment, et vous serez trop habillée, disait-il à May, assise -près de lui dans le hansom, si belle et immaculée dans son manteau -bleu-de-ciel bordé de cygne, que cela semblait presque coupable de -l'exposer à la suie de Londres. - ---Je ne veux pas laisser croire qu'une Américaine ne sait pas -s'habiller, répliqua-t-elle; et Archer fut frappé de nouveau par le -respect religieux que la moins mondaine de ses compatriotes portait au -prestige de la toilette. - -«C'est leur armure, leur défense contre l'inconnu,» pensa-t-il. Et il -comprit pourquoi May, qui n'aurait pas pensé à nouer un ruban dans ses -cheveux pour lui plaire, avait pu apporter tant de sérieux et de -solennité à choisir et à commander ses nombreuses robes. - -Chez Mrs Carfry, il n'y avait en effet que très peu de monde: la -maîtresse de maison et sa sœur, un aimable pasteur avec sa femme, un -jeune neveu de Mrs Carfry, et son précepteur français, un petit brun, -nerveux, à l'œil vif. Sur ce groupe un peu terne, dans ce salon -faiblement éclairé, May se détachait comme un cygne voguant dans la -gloire d'un soleil couchant; elle semblait à son mari plus grande, plus -belle, dans le bruissement de son élégance; et cependant il devina que -son animation, sa rougeur, cachaient une timidité presque enfantine. - -Le dîner fut languissant. May ne parlait guère que de son pays, de -choses locales. Archer remarqua que si elle provoquait l'admiration par -sa beauté, elle décourageait la conversation. Le pasteur abandonna -bientôt la partie; mais le précepteur poursuivit galamment -l'entretien. - -Quand les dames se furent levées pour retourner au salon, le pasteur -prit congé, se rendant à un meeting; le neveu, jeune homme timide et -de santé délicate, se retira également. Archer resta seul à boire du -porto, dans la salle à manger, en compagnie du précepteur; et il se -trouva soudain lancé dans une conversation comme il n'en avait pas eu -depuis sa dernière discussion philosophique avec Ned Winsett. Le neveu -de Mrs Carfry, menacé de tuberculose, avait dû passer deux ans dans le -doux climat du Léman. Il avait été confié à M. Rivière, qui venait -de le ramener en Angleterre, et devait rester avec lui jusqu'à -l'entrée de son élève à Oxford. M. Rivière ajouta qu'à cette -époque il serait obligé de chercher une nouvelle situation. - -«Il la trouvera facilement,» pensa Archer, très impressionné par les -connaissances variées et les dons naturels du jeune Français. M. -Rivière était un homme de trente ans environ, maigre, de visage -plutôt laid et que May aurait qualifié de «commun,» avec des traits -d'une extrême mobilité. Fils d'un diplomate, il aurait dû suivre la -carrière de son père; mais il avait le démon de la littérature et il -s'était lancé dans le journalisme. À Paris, il avait connu Flaubert, -fréquenté le grenier des Goncourt et causé avec Mérimée. Mais le -succès n'avait pas couronné ses rêves d'écrivain: une mère et une -sœur à sa charge, et, comme tant d'autres, il avait succombé sous le -poids des soucis matériels. Sa situation pécuniaire ne semblait guère -meilleure que celle de Ned Winsett: il lui restait d'avoir vécu dans un -monde unique pour ceux qui ont le goût des idées. C'était justement -parce que ce pauvre Winsett avait le goût des idées qu'il -dépérissait à New-York: Archer enviait pour son ami le sort du jeune -précepteur, qui, si pauvre d'argent, s'était par ailleurs si richement -alimenté. - ---Garder intactes sa liberté intellectuelle, ses facultés critiques, -c'est cela, monsieur, qui prime tout. C'est pour cette indépendance que -j'ai abandonné le journalisme, et que j'ai accepté de devenir -précepteur. Le métier est quelquefois bien aride; mais on a la -liberté de son esprit. On peut écouter et réfléchir, on peut causer. -Ah! la conversation! Il n'y a rien de tel, n'est-ce pas? L'air qui -circule autour des idées est le seul air respirable. Je n'ai jamais -regretté d'avoir abandonné la diplomatie et le journalisme, ces deux -formes différentes d'abdication. - -Tout en parlant, il fixait sur Archer des yeux ardents; il continua: - ---Voyez-vous, monsieur, pouvoir regarder la vie en face, être maître -de sa pensée, cela vaut bien la peine de vivre dans une mansarde. Il -est vrai qu'il faut encore gagner de quoi payer la mansarde, et j'avoue -que la perspective de vieillir dans la peau d'un précepteur ou d'un -obscur secrétaire est presque aussi réfrigérante que celle de finir -chargé d'affaires à Bucarest... Je me dis quelquefois que je devrais -faire un grand plongeon. Croyez-vous, par exemple, qu'il y aurait une -place pour moi à New-York? - -Archer le regarda, étonné. New-York! Pour un jeune homme qui -avait fréquenté Mérimée et les Concourt, et qui ne s'intéressait -qu'à la vie intellectuelle!... - ---Vous tenez particulièrement à New-York? bégaya-t-il, se demandant -ce que sa ville natale pouvait offrir à un jeune homme pour qui -l'échange des idées paraissait une condition indispensable. - -Une rougeur subite envahit le visage bistré de M. Rivière. - ---N'est-ce pas, chez vous, le centre de la vie intellectuelle? -répondit-il.--Puis, comme s'il craignait d'avoir été indiscret, il -s'empressa d'ajouter:--On fait comme cela des projets... Du reste, pour -le moment, il ne peut être question de rien... - -Dans le _hansom_, pendant le trajet du retour, Archer était encore sous -l'impression de cette causerie avec M. Rivière; il avait senti passer -un air nouveau. Son premier mouvement avait été d'inviter le jeune -homme à dîner. Il hasarda: - ---Ce précepteur est intéressant; nous avons causé, après dîner, -de livres et d'un tas de choses... - -May sortit d'un de ses silences rêveurs, auxquels Archer avait prêté -une signification mystérieuse avant que six mois d'intimité conjugale -ne lui en eussent démontré le vide. - ---Ce petit Français? Il est bien commun, répondit-elle froidement. - -Archer comprit qu'elle était humiliée d'avoir été invitée pour -rencontrer un pasteur et un précepteur français. Non que ce fût chez -elle affaire de snobisme; mais l'orgueil du vieux New-York exigeait les -plus grands égards à l'étranger. Si les parents de May avaient reçu -les Carfry dans la Cinquième Avenue, ils leur auraient offert des -convives présentables. - -Il demanda, non sans un peu de mauvaise humeur: - ---En quoi l'avez-vous trouvé commun? - ---Les gens de cette sorte manquent toujours d'usage. Mais, bien -entendu, ajouta-t-elle avec humilité, je ne suis pas juge de ses -mérites intellectuels. - -Archer détestait sa manière de prononcer: «intellectuel» et -«commun.» Il se surprenait à souligner de plus en plus à ses propres -yeux certaines façons de May qui le choquaient. En somme, elle avait -toujours eu le même point de vue: celui du monde qui les entourait, -celui qu'Archer lui-même avait accepté jusque-là, le seul que pût -avoir une femme «bien.» Et il fallait pourtant, si l'on se mariait, -épouser une femme «bien!» - ---Tant pis; je ne l'inviterai pas à dîner, conclut-il en riant. - -May reprit, scandalisée: - ---Quoi! Vous pensiez à inviter le précepteur des Carfry? - ---Ma foi, oui: j'aurais assez aimé le revoir. Il voudrait trouver -une situation à New-York. - -La surprise de May allait grandissant. - ---Une situation à New-York? Je ne vois pas laquelle. On n'a pas -de précepteurs français chez nous... Qu'est-ce qu'il viendrait -faire à New-York? - ---Il cherche un milieu où il pourrait satisfaire son goût de la -conversation, dit Archer avec une pointe d'ironie. - -May se mit à rire: - ---Comme c'est drôle, Archer! Comme c'est français! - -À tout prendre, il n'était pas fâché du refus de May: une seconde -rencontre avec M. Rivière aurait ramené cette question d'une situation -à trouver; et, plus il y réfléchissait, moins Archer voyait le moyen -de trouver un emploi pour un jeune intellectuel français dans le -New-York qu'il connaissait. - - - - -XXI - - -La pelouse ensoleillée, bordée de géraniums rouges et de coléus, -étendait jusqu'à la falaise son gazon d'émeraude. Au delà, on voyait -la grande mer étincelante. - -Le long du chemin serpentant jusqu'à la falaise, des vases de fonte -d'un brun chocolat laissaient tomber leurs gerbes de géranium lierre et -de pétunias sur le gravier fraîchement ratissé. La maison, construite -en bois et de forme carrée, était peinte en brun comme les vases. Le -toit de la véranda, avec ses bandes brunes et jaunes, simulait un grand -store. Au milieu de la pelouse deux cibles se détachaient en blanc sur -un fond de verdure. En face, était plantée une tente autour de -laquelle étaient disposés des sièges d'osier. Des femmes en toilettes -d'été, des hommes en redingote grise et chapeau haut de forme, -causaient en groupes animés. À un signal, une svelte jeune fille en -robe de mousseline empesée sortait de la tente, un arc à la main, et -décochait sa flèche. Alors, il se faisait un grand silence et tous les -yeux se braquaient sur la cible. - -Archer, debout sous la véranda, regardait curieusement cette scène. -Des aloès dans des grands pots de faïence turquoise, placés sur des -socles jaunes, flanquaient les marches du perron: et en contre-bas de la -véranda s'épanouissait une bordure d'hortensias bleus et de géraniums -rouges. Derrière le jeune homme, les portes-fenêtres à la française, -garnies de rideaux de dentelle ondoyants, laissaient entrevoir, sur le -parquet du salon, des poufs de cretonne, des fauteuils crapauds, et de -petites tables recouvertes de velours, chargées de minuscules bibelots -d'argent. - -La réunion annuelle du Tir-à-l'Arc de Newport avait toujours lieu chez -les Beaufort. Ce sport n'avait connu jusqu'alors d'autre rival que le -croquet: mais il allait bientôt abdiquer devant le _lawn-tennis_, -quoique ce dernier jeu fut encore considéré comme trop violent, trop -inélégant, et convenant mal aux réunions mondaines: pour faire valoir -de fraîches toilettes et de gracieuses attitudes, rien ne valait le tir -à l'arc. - -Archer assistait en étranger à ce spectacle familier. Comment la vie -pouvait-elle continuer aussi pareille, quand lui-même était devenu si -différent? C'était à Newport qu'il avait, pour la première fois, -compris l'étendue du changement qui s'était fait en lui. À New-York, -l'hiver précédent, après s'être installé avec May dans leur maison -neuve, la reprise de ses habitudes, de son activité professionnelle, -l'avait aidé à renouer avec le passé. Puis, il s'était intéressé -au choix d'un brillant steppeur gris, destiné au coupé de May; bravant -la désapprobation de la famille, il avait arrangé sa bibliothèque -selon les idées nouvelles: sur les murs un papier sombre, imitant le -cuir, qui s'harmonisait aux bibliothèques _Eastlake._ Et il avait voulu -de grands fauteuils lourds, bas et trapus, dans le style nouveau des -«meubles sincères.» Au _Century Club_ il avait retrouvé Ned Winsett, -et au _Knickerbocker Club_ les jeunes élégants de son milieu. Ainsi, -entre ses heures de bureau, les dîners en ville du jeune ménage et -ceux qu'ils donnaient eux-mêmes, les soirées à l'Opéra ou à la -comédie, ce premier hiver lui avait paru la continuation des hivers -précédents. - -Mais à Newport, il n'était relevé des obligations professionnelles -que pour subir celle des amusements. En vain avait-il proposé à May de -passer l'été sur la côte du Maine, dans une île éloignée où -quelques Bostoniens hardis campaient au milieu de magnifiques paysages. -Les Welland allaient toujours à Newport, où ils possédaient une villa -carrée sur la falaise. Mrs Welland fit comprendre à son gendre qu'il -était inutile que May se fût fatiguée à essayer des toilettes -d'été à Paris, si elle ne devait pas les porter. May, elle-même, ne -pouvait comprendre la répugnance d'Archer à passer un été mondain à -Newport. L'endroit lui avait toujours plu autrefois: pourquoi ne lui -plairait-il plus maintenant qu'il s'y trouvait avec sa femme? Il n'y -avait rien à répondre à cela. - -Certes, il n'était pas insensible au bonheur d'être le mari d'une des -plus belles femmes de New-York, surtout quand cette femme était en -même temps parfaitement gracieuse et raisonnable. Si le souvenir de la -tempête qui l'avait secoué à la veille de son mariage le hantait -encore, il était décidé à n'y voir que le dernier épisode du roman -de sa jeunesse. L'idée que, de sang-froid, il avait pu penser un -instant à épouser la comtesse Olenska, lui semblait parfaitement -absurde. Ellen n'était plus pour lui qu'une image émouvante parmi les -fantômes du passé... Et pourtant ce passé n'avait pas cessé de -l'obséder: et ce beau monde de Newport, affairé à son puéril -plaisir, le choquait comme s'il avait vu des enfants jouer sur une -tombe. - -Il entendit un bruissement de jupes, et la marquise Manson parut -derrière lui. Comme à son ordinaire, elle avait un de ces -accoutrements bizarres dont elle avait le secret. Elle portait une -capeline de paille d'Italie retenue par des enroulements de gaze fanée; -sur son épaule se balançait une petite ombrelle de velours noir à -manche d'ivoire ciselé. - ---Mon cher Newland! J'ignorais que vous fussiez ici avec May... Vous -n'êtes arrivé qu'hier, dites-vous?... Le devoir professionnel! Je -comprends... Beaucoup de maris, je le sais, ne peuvent rejoindre leurs -femmes que pour la fin de semaine.--Elle pencha la tête de côté et -regarda Archer d'un air langoureux.--Mais le mariage est un long -sacrifice: je l'ai souvent dit à mon Ellen. - -Archer se sentit comme un arrêt au cœur. Une fois déjà, il avait -éprouvé cette sensation d'être séparé du monde extérieur. Puis il -entendit Medora répondre à une question qu'il avait dû lui poser sans -s'en rendre compte: - ---Non, disait-elle, je ne suis ici qu'en passant: je viens de Portsmouth -où je suis chez les Blenker. Beaufort a été assez aimable pour -envoyer ses fameux trotteurs me chercher ce matin, afin que je puisse -entrevoir le garden-party de Regina. Ce soir, je retourne chez mes amis. -Ces chers originaux ont loué une vieille ferme où ils réunissent des -gens intéressants.--Elle baissa ses paupières et ajouta, rougissant -légèrement:--Cette semaine, le docteur Agathon Carver doit organiser -une série de réunions pour parler de la «Pensée intérieure.» Quel -contraste avec ce joli spectacle! fît-elle, minaudant. Mais j'ai -toujours vécu de contrastes! Pour moi, la monotonie, c'est la mort. -J'ai toujours dit à mon Ellen: «Méfie-toi de la monotonie: elle est -mère de tous les péchés mortels.» Mais ma pauvre enfant traverse une -phase d'exaltation, d'horreur du monde. Vous savez, sans doute, qu'elle -a refusé de venir à Newport, même chez sa grand'mère Mingott. Et -quel mal j'ai eu pour l'amener avec moi chez les Blenker! Ah! si -seulement elle m'avait écoutée, quand il était encore temps! Son mari -lui rouvrait la porte... Mais si nous descendions sur la pelouse? Je -sais que votre May concourt pour le prix. - -Ils virent venir à eux Beaufort, une orchidée à la boutonnière. -Archer, qui ne l'avait pas revu depuis quelques mois, le trouva changé. -Haut en couleurs et trop serré dans sa redingote anglaise, il -apparaissait lourd et bouffi dans la lumière crue de ce jour d'été. -Toutes sortes de rumeurs circulaient à son propos. Il venait de faire -sur son yacht une longue croisière aux Antilles, et on disait qu'à -chaque escale on l'avait vu en compagnie d'une dame qui ressemblait -beaucoup à Miss Fanny Ring. Le yacht luxueux, avec ses salles de bains -et ses cabines tendues de soie, passait pour avoir coûté un million de -dollars; et le collier de perles que Julius Beaufort, à son retour, -avait offert à sa femme avait la magnificence d'un don expiatoire. La -fortune du banquier était de taille à supporter ce train; pourtant -d'inquiétantes rumeurs persistaient à courir dans Wall Street. Pour -les uns, il avait fait des spéculations malheureuses sur les chemins de -fer; d'après d'autres, il se serait laissé dévorer par une -demi-mondaine rapace. À chacun de ces mauvais bruits Beaufort -répondait par une nouvelle prodigalité: il agrandissait ses serres, -achetait un nouveau cheval de courses, ajoutait à sa galerie un -Meissonier ou un Cabanel. - -Ce fut de son air moqueur accoutumé qu'il aborda la marquise -et Newland. - ---Eh bien, Medora! Vous voilà! Les trotteurs ont-ils bien marché? - -Il serra la main d'Archer et, se plaçant de l'autre côté de -Mrs Manson, lui murmura quelques mots à l'oreille. - ---Que voulez-vous? dit la marquise en français, avec un de ses -gestes dramatiques. - -Beaufort fronça le sourcil, mais il fut assez maître de lui pour -sourire à Archer en le félicitant: - ---Mes compliments: c'est May qui va remporter le premier prix. - ---Il restera ainsi dans la famille, dit Medora. - -Cependant, Mrs Beaufort, jeune et vaporeuse dans une toilette de -mousseline mauve, venait à leur rencontre. Au même moment, May Archer -sortait de la tente. Svelte et fière, sa robe blanche ceinturée de -vert pâle et son chapeau couronné de lierre faisaient d'elle, comme au -bal Beaufort, une Diane chasseresse. On eût juré que, depuis lors, -aucune pensée nouvelle n'avait passé dans ses yeux clairs, qu'aucune -émotion n'avait troublé son cœur. - -Elle tenait son arc à la main. S'arrêtant à la ligne blanche tracée -sur le champ du tir, elle épaula et visa. La pose était d'une grâce -si classique qu'un murmure d'approbation courut dans l'assemblée: -Archer, en songeant que cette belle créature était à lui, ne résista -pas à un mouvement d'orgueil. - -Mrs Reggie Chivers, les jeunes Merry, et diverses Thorley, Dagonet et -Mingott, tout ce bouquet de roses formait derrière la jeune femme un -groupe vraiment délicieux. Des têtes brunes et blondes se penchaient -pour compter les points; les mousselines claires, les chapeaux -enguirlandés de fleurs, se mêlaient dans une harmonie d'arc-en-ciel. -Toutes jeunes, toutes jolies, la lumière estivale dont elles étaient -inondées ajoutait à l'éclat de leur beauté; seule pourtant, les -muscles tendus et la figure attentive, appliquée à ce jeu qui lui -plaisait, May y apportait cette grâce souveraine. - -Archer entendit que Lawrence Lefferts disait: - ---Personne ne tire plus juste qu'elle. - ---Oui, riposta Beaufort, mais ses flèches n'atteindront jamais -d'autre cible! - -Ce mot piqua Newland au vif. Il en fut irrité plus que de raison. -N'était-ce pas un hommage rendu à la jolie pureté de May qu'un vieux -viveur ne lui trouvât pas de séduction? Pourtant, il en éprouva un -serrement de cœur. Si cette suprême distinction morale n'était qu'une -qualité négative, un rideau baissé sur du vide?... May, le teint -animé, le pas tranquille, remontait la pelouse, ayant mis dans la cible -sa dernière flèche: il eut la sensation de n'avoir pas encore -pénétré jusqu'à l'âme de la jeune femme. - -Ce fut avec son habituelle bonne grâce qu'elle reçut les -félicitations de ses rivales et des invités. Nul ne pouvait être -jaloux de son succès; car on devinait que, dans la défaite, elle -aurait eu la même sérénité. Cependant, son visage s'illumina quand -elle rencontra le regard heureux de son mari. - -Leur petit phaéton, cadeau de mariage de Mrs Welland, les attendait. -May prit les rênes et Archer s'assit auprès d'elle. Dans Bellevue -Avenue, une double file de voitures, victorias, dog-carts, landaus et -vis-à-vis emportaient vers leurs demeures, ou vers la promenade le long -de la mer, les élégants invités des Beaufort. - ---Si nous allions voir grand'mère? proposa May. Je voudrais -lui apprendre moi-même que j'ai remporté le prix... - -Elle fit tourner l'attelage et le dirigea vers la propriété de Mrs -Mingott. La vieille Catherine, sans souci des précédents, et toujours -parcimonieuse, avait fait construire, dans sa jeunesse, sur un terrain -bon marché au-dessus de la baie, un «cottage orné» hérissé de -tourelles et enguirlandé de balcons. Entre des bouquets de chênes -rabougris, ses vérandahs s'étendaient, dominant les eaux du golfe -parsemées d'îles. L'allée serpentait entre des pelouses où se -dressaient des cerfs de fonte et des corbeilles de géraniums, d'où -émergeaient des boules de verre bleu. La porte d'entrée, abritée sous -un auvent imitant un store, s'ouvrait sur un vestibule dont le parquet -figurait des étoiles noires sur fond jaune. Quatre salons étroits, -tous tapissés de papiers imitant le velours frappé, entouraient ce -vestibule: sur leurs plafonds voguaient les divinités de l'Olympe au -grand complet. Une de ces pièces avait été arrangée en chambre à -coucher par Mrs Mingott, quand le fléau de l'obésité était descendu -sur elle. Elle passait ses journées dans la pièce attenante, -enchâssée dans un vaste fauteuil placé entre la fenêtre et la porte. -Elle agitait sans cesse un petit éventail; mais la protubérance de sa -vaste poitrine faisait écran, et l'air mis en mouvement n'atteignait -que les franges de guipure qui couvraient les bras de son fauteuil. - -Elle examina et évalua la flèche à pointe de diamant que May, à -l'issue du concours, s'était vu attacher au corsage. De son temps, on -se serait contenté d'une broche en filigrane! Mais on ne pouvait nier -que Beaufort fît royalement les choses. - ---Un vrai bijou de famille, dit la vieille dame. Il faudra le garder -pour ta fille aînée, ma chérie.--Elle pinça le bras blanc de May et -ajouta, la voyant rougir:--Eh bien! qu'ai-je donc dit qu'il ne fallait -pas dire? Est-ce qu'il n'y aura pas de filles? Seulement des garçons? -Mais voyez, elle rougit de plus belle! Quoi! je ne peux pas dire ça non -plus? Miséricorde! Quand mes enfants me demandent de faire enlever tous -ces dieux et déesses qui sont là-haut, je leur réponds qu'au moins -ceux-là on peut tout dire devant eux sans les scandaliser. - -Archer rit à cette boutade; et May l'imita, toujours rougissante. - ---Maintenant, racontez-moi la fête, mes enfants, car je ne tirerai -rien de cette sotte de Medora, continua la vieille femme. - -Et comme May s'écriait: «Ma cousine Medora? Mais je croyais qu'elle -repartait pour Portsmouth?» Tu as raison, dit-elle; mais il faut -d'abord qu'elle passe ici pour prendre Ellen. Ah! vous ne saviez pas -qu'Ellen était venue passer la journée avec moi? Quelle absurdité de -ne pas être venue pour tout l'été! Mais voilà bientôt cinquante ans -que j'ai renoncé à discuter avec la jeunesse... Ellen! Ellen! -appela-t-elle de sa voix fêlée, en essayant de se pencher pour -apercevoir la pelouse qui s'étendait devant la véranda. - -Personne ne répondit, et Mrs Mingott frappa impatiemment de sa canne le -parquet poli. À cet appel se montra une mulâtresse, la tête serrée -dans un turban multicolore: elle avait vu «Miss Ellen» descendre vers -la plage. Mrs Mingott se tourna vers Archer. - ---Sois gentil, Newland, cours la chercher pendant que cette -jolie personne me raconte la fête. - -Archer obéit machinalement. - -Depuis un an et demi, il n'avait pas revu la comtesse Olenska, mais il -avait souvent entendu parler d'elle. Il l'avait suivie de loin. Il -savait qu'elle avait passé l'été précédent à Newport où elle -avait été très mondaine, mais qu'à l'automne, elle avait décidé -subitement de sous-louer «la maison idéale» que Beaufort avait eu -tant de peine à lui trouver, pour aller s'établir à Washington, où -elle avait fait partie de ce qu'on appelait alors «la brillante -société diplomatique,» par contraste avec le ton «province» du -milieu gouvernemental. En écoutant ces appréciations variées et -souvent contradictoires sur la beauté de Mme Olenska, sa conversation, -ses opinions, ses amis, il semblait à Newland qu'il s'agissait d'une -personne morte depuis longtemps. Il n'avait eu la sensation de la -retrouver vivante et présente, que depuis le moment où Medora avait -parlé d'elle. Les paroles zézayées par la marquise avaient évoqué -le petit salon éclairé par la lueur du foyer, un bruit de roues dans -la rue généralement déserte. Ainsi, dans ces cavernes de Toscane, un -feu de paille allumé par de petits paysans fait soudain apparaître -l'image des morts étrusques peinte sur les parois. - -De la hauteur où la maison était perchée, un sentier descendait à -une étroite jetée de bois, aboutissant à un kiosque qui figurait une -pagode chinoise. À la balustrade de la pagode, une jeune femme se -tenait accoudée. Archer s'arrêta comme s'il eût été le jouet d'un -rêve. Non! cette vision du passé ne pouvait être autre chose qu'une -hallucination. La réalité, c'était la maison là-haut; c'étaient les -poneys de Mrs Welland, tournant autour du grand ovale sablé de la cour; -c'était May, assise sous les effrontés dieux Olympiens, radieuse -d'espérances secrètes; c'était la villa Welland au bout de Bellevue -Avenue, où Mr Welland, déjà habillé pour le dîner, arpentait le -salon avec sa nervosité de dyspeptique.--«Que suis-je désormais?... -pensa Archer, je suis un gendre, rien de plus.» - -La jeune femme au bout de la jetée ne bougeait pas. Elle semblait -absorbée dans la contemplation de la baie sillonnée de bateaux à -voiles, de yachts de plaisance, de bateaux de pêche, de bacs de charbon -tirés par de bruyants remorqueurs. Au delà des bastions gris de Fort -Adams, éclatait la longue traînée du soleil couchant. La voile d'une -barque se prenait dans la lumière en passant dans le chenal, entre le -Lime Rock et le rivage... - -«Elle ne sait pas que je suis ici. Elle ne soupçonne pas ma présence. -Si c'était elle qui vînt ainsi derrière moi, est-ce que je ne le -sentirais pas?» se demanda-t-il; et soudain il se dit: «Si elle ne se -retourne pas avant que cette voile-là ait dépassé le Lime Rock, je -m'en irai.» - -Le petit bateau sortait, glissant avec la marée. Il passa devant le -Lime Rock, se détacha en noir sur la maison du gardien, dépassa la -tourelle du phare. Archer attendit qu'un grand espace se fût creusé -entre l'île et l'arrière du bateau; la jeune femme, dans la pagode, ne -bougeait toujours pas. - -Il revint sur ses pas, remonta la côte, rejoignit ces dames. - ---Je regrette que vous n'ayez pas trouvé Ellen: j'aurais aimé la -revoir, dit May, en revenant avec son mari à la nuit tombante. Mais -peut-être n'y tenait-elle pas. Elle a tellement changé! - ---Qu'entendez-vous par là? fit Archer, d'une voix sans expression. - ---Je veux dire: elle est devenue si indifférente à ses amis, -abandonnant New-York et sa maison pour frayer avec des gens si bizarres! -À quel point elle doit être mal chez les Blenker! Elle prétend que -c'est pour empêcher cousine Medora de faire une sottise, d'épouser -quelque aventurier; je croirais plutôt qu'elle s'est toujours ennuyée -avec nous. - -Archer ne répondit pas. May continuait avec une nuance de dureté -qu'il ne lui connaissait pas: - ---Après tout, je me demande si elle ne serait pas plus heureuse -avec son mari. Newland eut un rire nerveux. - ---_Sancta simplicitas!_ s'écria-t-il. - -Il ajouta: - ---C'est la première fois que je vous entends dire une chose -cruelle. - ---Ai-je dit quelque chose de cruel? - ---Sans doute... On assure que les anges prennent plaisir à regarder les -contorsions des damnés: du moins ne vont-ils pas jusqu'à prétendre -qu'on est plus heureux en enfer. - -Le phaéton approchait de la villa des Welland. Aux fenêtres brillaient -déjà des lumières. Archer trouva son beau-père, exactement comme il -se l'était figuré, arpentant le salon, montre en main, avec cette mine -de martyr qu'il avait quand on le faisait attendre, et qu'il jugeait -plus efficace que la colère. - -Le luxe de la maison des Welland, cette atmosphère chargée du poids de -tant de détails jugés indispensables, agissait sur Archer comme un -narcotique. L'épaisseur des tapis, l'empressement des serviteurs, le -tic-tac sonore des pendules qui rythmaient les rites compliquées de la -richesse, le renouvellement perpétuel des invitations et des cartes de -visites sur la table du hall, toutes les frivolités tyranniques qui -unissaient les heures les unes aux autres et chaque membre de la famille -à tous les autres, avaient agi sur Archer. D'habitude, une vie -affranchie de cette lourde opulence lui eût paru étrangement -précaire. Mais, en cet instant, c'était la maison des Welland et la -vie qu'il devait y mener, qui lui semblaient irréelles. La scène -rapide qu'il venait de vivre, sur la plage où il s'était arrêté à -mi-chemin, faisait battre son cœur comme si la présence même d'Ellen -eût passé dans le sang de ses veines. - -Toute la nuit, aux côtés de May, dans la grande chambre tendue de -perse où un rayon de lune se jouait sur le tapis, il chercha vainement -le sommeil: sa pensée ne pouvait se détacher d'Ellen Olenska -traversant les grèves lumineuses derrière les trotteurs de Beaufort. - - - - -XXII - - ---Une réception en l'honneur des Blenker.--Les Blenker? - -On déjeunait en famille; Mr Welland déposa sa fourchette et jeta un -regard inquiet du côté de sa femme. Celle-ci, ajustant son lorgnon -d'or, lut avec une emphase ironique: - - -«Le professeur et Mrs Emerson Sillerton prient Mr et Mrs Welland de -leur faire le plaisir de venir, le 25 août à 3 heures précises, à la -réunion du Cercle des mercredis. Pour rencontrer Mrs et les Misses -Blenker.» - - ---Mon Dieu! soupira Mr Welland, comme si une seconde lecture eût -été nécessaire pour lui faire admettre une idée aussi grotesque. - ---Pauvre Amy Sillerton! On ne sait jamais ce que son mari va -inventer, ajouta Mrs Welland. Peut-être qu'il vient de découvrir -les Blenker. - -Le professeur Emerson Sillerton était une épine au flanc de la -société de Newport, une épine dont on ne pouvait se débarrasser -parce qu'elle sortait d'une souche vénérable et vénérée. Son père -était oncle de Sillerton Jackson; sa mère une Pennilow de Boston. Des -deux côtés, la fortune et la situation sociale étaient excellentes. -Rien n'avait obligé Emerson Sillerton à se faire archéologue, ni -même professeur, ni à habiter Newport l'hiver au lieu d'avoir une -maison à New-York. Et, s'il voulait briser avec la tradition, pourquoi -épouser la pauvre Amy Dagonet, qui était en droit d'espérer mieux, et -qui avait assez de fortune personnelle pour s'offrir une voiture? - -Personne dans le milieu des Mingott ne pouvait comprendre pourquoi Amy -Sillerton s'était si patiemment soumise aux excentricités d'un mari -qui remplissait la maison d'hommes aux cheveux longs et de femmes aux -cheveux courts, et qui emmenait sa femme faire des fouilles dans le -Yucatan au lieu d'aller à Paris ou en Italie. - -Mais ils s'étaient, tous deux, entêtés dans leur insolite manière de -vivre. Et quand, chaque année, ils donnaient leur morne garden party, -il fallait bien que l'élégante colonie des «Falaises» y fît acte de -présence. - ---C'est étonnant, remarqua Mrs Welland, qu'ils n'aient pas choisi le -jour des régates! Vous rappelez-vous qu'il y a deux ans, ils ont eu une -réception en l'honneur d'un noir, le jour du thé dansant des Mingott? -Heureusement, cette fois, il n'y a pas le même jour d'autre réunion; -car il faut bien que nous allions chez eux, les uns ou les autres. - -Mr Welland eut un soupir. - ---Trois heures, c'est une heure impossible! Je dois être ici à trois -heures et demie pour prendre mes gouttes. Inutile d'essayer le nouveau -traitement de Bencomb si je ne le suis pas strictement. Et, si je vous -rejoins plus tard, je manquerai ma promenade. Il déposa de nouveau sa -fourchette, et une ombre d'anxiété assombrit ses joues plissées de -petites rides. - ---Il n'y a aucune raison pour que vous y alliez, mon ami, répondit sa -femme. J'ai des cartes à mettre à l'autre bout de Bellevue Avenue, et -j'irai chez cette pauvre Amy; j'y resterai le temps nécessaire pour lui -montrer que nous ne la négligeons pas.--Elle regarda, en hésitant, du -côté de sa fille.--Et si Newland est pris, May pourrait sortir en -voiture avec vous et essayer le nouveau harnais des _cobs._ - -C'était un principe dans la famille Welland que tous les jours et -toutes les heures devaient être «occupées.» La mélancolique pensée -qu'il fallait bien tuer le temps hantait Mrs Welland comme le problème -des chômeurs angoisse le philanthrope. - ---Je sortirai certainement avec papa; je suis sûre que Newland trouvera -à s'occuper, dit May. C'était une constante souffrance pour Mrs -Welland que la répugnance d'Archer à faire d'avance le programme de -ses journées. - -Quand le jour de la réception des Sillerton approcha, May ne fut -rassurée que lorsqu'Archer parla de louer un buggy pour aller à un -haras près de Portsmouth, choisir un second cheval pour le coupé. -Cette idée était née dans son esprit, le jour même où on avait -parlé de l'invitation des Emerson Sillerton, mais il s'était gardé -d'en rien dire. Il avait poussé la précaution jusqu'à louer par -avance une paire de vieux trotteurs qui pouvaient encore faire leurs -dix-huit milles, et, se levant de table avant les autres, il monta dans -la légère voiture et partit. - -La journée était délicieuse. Au-dessus de la mer miroitante, un -léger vent du Nord faisait courir de petits nuages blancs dans un ciel -outremer. Les rues étaient désertes; Archer traversa rapidement la -ville et longea la plage qui s'étend au delà. Même en menant -doucement ses chevaux, il arriverait au haras avant trois heures. Il -aurait le temps d'examiner le cheval, de l'essayer même, et il jouirait -ensuite de quatre heures de liberté. - -Il ne s'avouait pas qu'il désirait revoir Mme Olenska: il croyait -qu'elle profiterait probablement de l'occasion pour venir à Newport -avec les Blenker voir sa grand'mère. Mais depuis qu'il l'avait aperçue -dans le parc de Mrs Mingott, il était tourmenté du désir de -connaître l'endroit où elle vivait. Ce désir le poursuivait, jour et -nuit, indéfinissable, obsédant, comme l'idée fixe d'un malade qui -veut manger d'une chose goûtée autrefois et depuis longtemps oubliée. -Au delà de cette idée, il ne voyait rien, ne savait où elle le -mènerait. Il ne sentait aucun désir de parler à Mme Olenska, ni même -d'entendre sa voix. Il voulait simplement emporter en lui la vision du -ciel et de la mer qui l'encadraient: alors le reste du monde lui -paraîtrait peut-être moins vide. - -Arrivé au haras, il vit tout de suite que le cheval ne lui convenait -pas. À trois heures, il remonta dans le buggy et prit le chemin de -traverse, qui conduisait à Portsmouth. - -Le vent était tombé et une vapeur légère, suspendue au-dessus de -l'horizon, attendait le retour de la marée pour s'étendre sur -l'estuaire. Tout autour de lui, une lumière d'or inondait les champs et -les bois. Il passa devant ces maisons de bois entourées de vergers, -devant des prés et des bouquets de chênes rabougris, prit une route -qui s'allongeait entre des haies bordées de ronces et de verges d'or, -au bout de laquelle scintillait le bleu. À gauche se détachait sur un -groupe de chênes et d'érables une longue maison délabrée qui portait -encore des traces de peinture blanche. - -En face de la barrière, se trouvait un de ces hangars de la -Nouvelle-Angleterre destinés à abriter les machines agricoles du -fermier et les attelages des visiteurs. Archer y attacha ses chevaux et -se dirigea vers la maison. Il vit la petite pelouse négligée, le -jardin de buis inculte, les dahlias et les buissons de roses roussis -foisonnant autour d'un petit pavillon en treillage blanc. Un Cupidon de -bois, privé de son arc et de ses flèches, surmontait le pavillon, et -continuait, désarmé, à viser l'entrée du jardin. - -Archer s'appuya contre la barrière. Il ne voyait personne,--aucun son -ne venait des fenêtres ouvertes de la maison. Seul un vieux terre-neuve -sommeillait devant la porte, gardien aussi inoffensif que le Cupidon -désarmé. - -Longtemps Archer resta là, imprégnant ses yeux de cette maison, de ce -jardin, dont il subissait le charme somnolent. Enfin, il prit conscience -de l'heure qui s'avançait. Allait-il déjà s'en retourner? Il restait -là, indécis. Tout à coup, il éprouva le désir de voir l'intérieur -de la maison, les chambres où vivait Ellen. Si elle était absente, -comme il le croyait, rien ne l'empêchait d'aller sonner à la porte; il -pouvait se nommer, et demander la permission d'écrire un mot dans le -salon. Puis il se ravisa et, traversant la pelouse, gagna le jardin. -Dans le kiosque, il aperçut une ombrelle rose. Cette ombrelle l'attira -comme un aimant. Ce ne pouvait être que celle d'Ellen! Il entra dans le -kiosque, ramassa l'ombrelle, et, assis sur le banc boiteux, il porta à -ses lèvres le joli manche sculpté. Tout à coup il entendit un -froufrou de jupes: quelqu'un venait vers lui. - ---Mr Archer! s'écria une voix jeune et gaie. Levant les yeux, il vit -devant lui la plus jeune et la plus plantureuse des demoiselles Blenker, -les cheveux blonds en désordre, la robe chiffonnée. - ---Mon Dieu, d'où sortez-vous? s'écria-t-elle. Je devais être -profondément endormie dans le hamac. Ils sont tous à Newport. -Avez-vous sonné? - -La confusion d'Archer égalait celle de la jeune fille. - ---Je... non... c'est-à-dire, j'allais sonner. J'ai poussé jusqu'ici -dans l'espoir de trouver madame votre mère. Mais la maison m'a paru -abandonnée, et je me suis assis pour attendre. - -Miss Blenker, secouant les vapeurs du sommeil, le regarda avec -un intérêt croissant. - ---Oui; la maison est abandonnée. Maman n'est pas là, ni la marquise, -ni personne autre que moi. Vous ne saviez donc pas que le Professeur et -Mrs Sillerton donnent une réception pour maman et pour nous toutes -aujourd'hui? J'ai la malchance de n'avoir pu y aller: j'ai mal à la -gorge. Est-ce assez ennuyeux? Naturellement, ajouta-t-elle gaiement, -j'aurais été moins contrariée si j'avais su que vous deviez venir. - -Les symptômes d'une coquetterie gauche se manifestaient en elle, -et Archer dit brusquement: - ---Et Madame Olenska, est-elle allée à Newport aussi? - -Miss Blenker le regarda avec surprise. - ---Madame Olenska? Elle est partie ce matin, appelée par dépêche.--Et, -avisant l'ombrelle rose: - ---Oh! mon ombrelle! Je l'ai prêtée à cette sotte de Katie, qui l'aura -laissée ici.--Reprenant son ombrelle, elle ouvrit le dôme rose -au-dessus de sa tête.--Oui, Ellen a été appelée hier. Elle veut que -nous l'appelions Ellen. Elle a reçu un télégramme de Boston. Son -absence doit durer deux jours... J'adore la façon dont elle se coiffe. -Et vous? jabota Miss Blenker. - -Archer la regardait sans la voir,--sans rien voir que l'ombrelle -ridicule ouverte sur cette grosse tête agitée. Après un moment, il -hasarda:--Vous ne savez pas pourquoi Madame Olenska est allée à -Boston? J'espère qu'elle n'a pas reçu de mauvaises nouvelles. - ---Je ne crois pas. Elle ne nous a pas dit ce que contenait la -dépêche... Ravissante, cette Ellen, ne trouvez-vous pas? - -Archer songeait. Il songeait à la platitude de l'avenir qui l'attendait -et, au bout de cette perspective monotone, il apercevait sa propre -image, l'image d'un homme à qui il n'arriverait jamais rien. Il regarda -le jardin inculte, la maison délabrée, le bois de chênes qui -s'emplissait d'ombre. C'était bien l'endroit où il aurait dû trouver -la comtesse Olenska, mais elle était loin! L'ombrelle rose même -n'était pas la sienne. - -Il dit en hésitant: - ---Vous ne savez pas à quel hôtel votre cousine est descendue?... -Je dois aller à Boston demain. Peut-être pourrai-je la voir... - ---Ce sera très aimable à vous. Elle est descendue à l'hôtel -Parker. Ce doit être terrible par cette chaleur. - -Archer n'eut plus qu'une conscience vague des propos qu'ils -échangèrent encore. Il se rappela seulement avoir résisté aux -instances de la jeune fille, qui le priait d'attendre le retour de sa -famille et de rester à souper avec eux. Enfin, toujours accompagné de -Miss Blenker, il quitta le domaine du Cupidon de bois, détacha ses -chevaux et s'en alla. Au détour de la route, il vit Miss Blenker debout -près de la grille, qui agitait l'ombrelle rose. - - - - -XXIII - - -Le lendemain matin, Archer, au sortir du train, se trouva dans la -bouilloire d'un Boston caniculaire. Les rues aux alentours de la gare -exhalaient une odeur de fruits pourris, de bière et de café. La -populace, dans le débraillement d'été, y circulait avec l'abandon de -citadins vaincus par la chaleur. - -Archer se fit conduire au Somerset Club pour y prendre son petit -déjeuner. Même les quartiers élégants avaient la négligence -accablée d'une grande ville qui cuve ses 40° de chaleur; le jardin du -Common, sous ses lourds ombrages, ressemblait à un jardin public au -lendemain d'une fête populaire. Si Archer s'était efforcé d'évoquer -autour d'Ellen Olenska le cadre le plus improbable, il n'en aurait pas -trouvé de plus contraire à son image que ce Boston poussiéreux et -désert. - -Il déjeuna avec appétit et méthode, en parcourant le journal du -matin. Un renouveau d'énergie l'animait depuis que, la veille au soir, -il avait prévenu May que des affaires l'appelaient à Boston, et que le -lendemain soir il regagnerait New-York. - -Après le déjeuner, il écrivit un mot et le fit porter à l'hôtel -Parker. Il lui fut répondu que cette dame était sortie. - -Archer répéta: «Sortie?» comme si c'était un mot d'une langue -inconnue. Il se leva et alla dans le hall. Ce devait être une erreur: -elle ne pouvait pas être sortie à cette heure matinale. - -La ville lui était devenue soudain étrangère et dépeuplée. Il -décida de se rendre lui-même à l'hôtel Parker. Au moment de -traverser le Common, quelle ne fut pas sa surprise de l'apercevoir, -assise sur le premier banc, la tête ombragée sous une ombrelle grise. -Comment avait-il jamais pu se la représenter avec une ombrelle rose? À -mesure qu'il approchait, il fut frappé de son attitude lasse, -indifférente. Il vit son profil incliné, les cheveux noués bas sur la -nuque, sous le chapeau noir, et le long gant ridé sur le bras qui -tenait l'ombrelle. Il était à deux pas d'elle quand elle se retourna, -levant les yeux vers lui. - ---Vous! dit-elle, et Archer lui vit une expression de saisissement -qui, lentement, se changea en sourire. - -Sans se lever, elle lui fit place sur le banc. - ---Je suis ici pour affaires. Je viens d'arriver, expliqua-t-il. -Mais vous? Comment vous trouvez-vous dans ce désert? - -Il ne savait vraiment ce qu'il disait, il avait le sentiment de -lui parler à travers des distances infinies, et qu'elle lui -échapperait avant qu'il eût pu la rejoindre. - ---Moi? Je suis venue aussi pour affaires, répondit-elle, se retournant -vers lui: leurs deux visages étaient proches. - -Les mots lui parvenaient à peine, il n'entendait que la voix, dont il -avait peine à retrouver le timbre. Il ne se rappelait même pas que -cette voix fût si profonde, et voilée par instants. - ---Vous avez changé votre coiffure, dit-il brusquement, et son -cœur battait comme s'il venait de prononcer des paroles définitives. - ---Mais non. C'est seulement que j'arrange mes cheveux moi-même -en l'absence de Nastasia. - ---Nastasia? Elle n'est pas avec vous? - ---Non, je suis seule. Pour deux jours, ce n'était pas la peine -de l'amener. - ---Vous êtes seule à l'hôtel? - -Elle le regarda avec son sourire malicieux d'autrefois: - ---Cela vous paraît compromettant?... Je comprends: c'est quelque chose -qui ne se fait pas... Je n'y avais pas pensé... Car je viens de faire -une chose qui se fait encore moins.--La légère nuance d'ironie -persistait dans son regard.--Je viens de refuser une somme d'argent qui -pourtant m'appartenait. - -De la pointe de son ombrelle, qu'elle avait fermée, elle traçait -songeuse des dessins sur le sable. Archer se leva, et, debout -devant elle: - ---Quelqu'un est venu à Boston pour vous rencontrer? - ---Oui. - ---Avec cette offre? - ---Oui. - ---Et vous avez refusé à cause des conditions? - ---J'ai refusé. - -Il se rassit à côté d'elle: - ---Quelles étaient les conditions? - ---Elles n'étaient pas bien onéreuses: m'asseoir en face de lui -à table, de temps à autre. - -Il y eut un silence. Archer se sentit subitement muré dans le noir, -dans l'impossibilité de trouver une parole. - ---Il veut vous ravoir à n'importe quel prix? dit-il enfin. - ---À un prix considérable... Du moins, pour moi la somme est -considérable. - ---Vous êtes venue ici pour le rencontrer? - ---Le rencontrer? Lui, mon mari? Dans cette saison, il est toujours -à Cowes ou à Bade. - ---Il a envoyé quelqu'un? - ---Oui. - ---Avec une lettre? - ---Chargé d'un message... Il n'écrit jamais; hors une lettre que -j'ai reçue de lui, je ne me souviens pas qu'il m'en ait écrit -aucune autre. - -Cette allusion fit monter le sang à ses joues, pendant qu'Archer, -de son côté, rougissait aussi. - ---Pourquoi n'écrit-il jamais? - ---Pourquoi écrirait-il? À quoi servent les secrétaires? - -Elle avait prononcé le mot comme n'ayant pas plus d'importance -qu'un autre. - -La question montait aux lèvres d'Archer: «Est-ce son secrétaire qu'il -a envoyé?» mais le souvenir de la seule lettre du comte Olenski à sa -femme lui était trop présent. Il hasarda: - ---Et le messager... - ---Le messager, reprit Mme Olenska, toujours souriante, aurait pu déjà -repartir; mais il a voulu rester jusqu'à ce soir, afin de me donner le -temps de réfléchir... - ---Et vous étiez en train de réfléchir? - ---Non, car mon parti est pris. Je suis sortie pour respirer. On -étouffe à l'hôtel. Je repars cet après-midi pour Portsmouth. - -Archer se leva, jeta un regard sur ce parc où l'été suffocant -mettait comme une souillure. - ---Cet endroit est horrible! Pourquoi n'allons-nous pas sur la baie? La -brise s'est levée, nous aurons moins chaud. Nous pourrions prendre le -bateau jusqu'à Point-Arley. - -Elle hésitait; il continua: - ---Le lundi, il n'y aura pour ainsi dire personne sur le bateau. Mon -train ne part pas avant le soir: je retourne à New-York. Qui nous -empêche? insista-t-il; et debout, il la regardait. Brusquement, ces -mots lui échappèrent:--N'avons-nous pas fait tout ce que nous avons -pu? - ---Ne dites pas cela! - ---Je dirai ce que vous voudrez. Je ne dirai rien, si vous l'ordonnez. -Quel mal y aurait-il à cette promenade? Tout ce que je veux, c'est vous -entendre, dit-il d'une voix mal assurée. - -Elle tira une petite montre d'or attachée à une chaîne émaillée. - ---Ne mesurez pas les minutes, s'écria-t-il, soyez généreuse, -donnez-moi une journée. Je veux vous arracher à cet homme... À quelle -heure doit-il venir? - ---À onze heures. - ---Alors, venez tout de suite. - ---Vous n'avez rien à craindre, même si je ne viens pas. - ---Ni vous non plus... si vous venez. Je vous jure que je veux -seulement vous écouter, savoir ce que vous avez fait depuis que -je vous ai vue. - -Une anxiété dans le regard, elle hésitait encore. - ---Pourquoi n'êtes-vous pas venu jusqu'à la plage me chercher, -le jour où j'étais chez ma grand'mère? demanda-t-elle: - ---Parce que vous ne vous êtes pas retournée. Parce que vous n'avez pas -senti que j'étais là. Je m'étais juré de ne vous parler, que si vous -vous retourniez. - ---Mais c'est exprès que je ne me suis pas retournée. - ---Vous saviez que j'étais là? - ---Je le savais. J'avais reconnu la voiture de May. Et je suis -descendue sur la plage. - ---Pour vous éloigner de moi le plus possible? - -Elle répéta à voix basse: - ---Pour m'éloigner de vous le plus possible. - -Il répondit, avec un rire jeune et joyeux cette fois. - ---Eh bien! vous voyez que c'était inutile! J'aime mieux vous dire tout -de suite que, si je suis venu à Boston, c'est uniquement pour vous -voir. Mais partons, ne manquons pas notre bateau. - ---Notre bateau?--Un pli barra le front de la jeune femme:--Il -faut que je rentre à l'hôtel pour laisser un mot. - ---Tous les mots que vous voudrez. Vous pouvez écrire ici. Il tira de sa -poche un portefeuille et une des nouvelles plumes dites -«stylographes.» J'ai même une enveloppe... vous voyez que le destin -s'en mêle. Tenez, vous pourrez écrire sur vos genoux; je vais mettre -la plume en marche en une seconde... - -Elle rit, et penchée, commença d'écrire. Archer s'éloigna. Radieux, -il regardait les passants sans les voir. Ceux-ci se retournaient à la -vue insolite d'une dame élégante qui écrivait sur ses genoux, sur un -banc du Common. - -Mme Olenska glissa la feuille de papier dans l'enveloppe, puis elle se -leva. Ils se dirigèrent vers Beacon Street, firent signe à un fiacre, -se firent conduire à l'hôtel. Devant la porte, Archer tendit la main -comme pour prendre la lettre: - -«Dois-je la porter?» dit-il. Mais Mme Olenska secoua la tête, -s'élança hors de la voiture et disparut. Il n'était que dix heures et -demie; mais le messager, impatient et désœuvré, ne pouvait-il déjà -être là, parmi tous ceux qu'Archer entrevoyait dans le hall, attablés -devant des boissons rafraîchissantes? - -Il attendit, faisant les cent pas. Un jeune Sicilien dont les yeux -ressemblaient à ceux de Nastasia voulut cirer ses chaussures, et une -Irlandaise lui vendre des pêches. À tout moment, les portes -s'ouvraient, des malheureux fondant en eau, le chapeau rejeté en -arrière sur les fronts ruisselants, sortaient ou s'engouffraient, lui -jetant un regard au passage. Et lui les regardait avec une sorte de -stupeur, tous pareils, et pareils aussi à tant d'autres hommes -ruisselants qui, à la même heure, sur tout le territoire, passaient -aux portes battantes des hôtels. - -Soudain un nouveau visage fit sursauter Archer. Il ne fit que -l'entrevoir. C'était un jeune homme pâle, lui aussi abattu par la -chaleur, mais avec quelque chose de plus vif, de plus personnel, de plus -sensible que les autres? Un brusque souvenir s'éveilla dans l'esprit -d'Archer, mais s'effaça et disparut. Sans doute, c'était un étranger, -égaré ici dans le flot bostonien. Mme Olenska ne revenait pas; il -s'inquiétait. «Si elle ne vient pas bientôt, j'irai la chercher,» se -dit-il. Les portes s'ouvrirent de nouveau et elle se trouva à ses -côtés. Ils montèrent en voiture; Archer regarda sa montre: elle avait -été absente trois minutes. - -Assis côte à côte sur le banc d'un bateau qui ne transportait que de -rares voyageurs, ils ne trouvèrent rien à se dire; ou plutôt, ce -qu'ils avaient à se dire se communiquait mieux dans le silence. - -Quand les roues du vapeur commencèrent à tourner, que les quais et les -entrepôts reculèrent dans le brouillard d'été, il sembla à Archer -que tout le vieux monde familier reculait aussi. Il aurait voulu -demander à Mme Olenska si elle partageait cette impression, -l'impression qu'ils partaient pour un long voyage, dont peut-être ils -ne reviendraient jamais. Mais il craignait en parlant de troubler l'eau -dormante de sa confiance. À la vérité, il ne voulait pas trahir cette -confiance... Pendant des jours et des nuits, la mémoire de leur unique -baiser avait brûlé ses lèvres, et la veille encore, quand il se -dirigeait vers Portsmouth, le souvenir d'Ellen le traversait comme une -flamme; mais, maintenant qu'elle était là et que tous deux se -laissaient ainsi porter au courant de l'inconnu, ils semblaient avoir -atteint cette mystérieuse et intime communication que la moindre parole -peut rompre. - -Quand le bateau tourna vers la mer, ils sentirent le souffle de la -brise. De molles ondulations ridèrent la baie, puis l'écume parut à -la crête des vagues. De lourdes vapeurs couvraient encore la ville, -mais au delà s'étendait un monde nouveau d'eaux remuantes, de -promontoires dressant leurs phares sous le soleil. Mme Olenska, appuyée -au rebord du bateau, buvait la fraîcheur par ses lèvres entr'ouvertes. -Elle avait roulé un grand voile autour de son chapeau, mais le visage -restait découvert, et Archer fut frappé par son expression de -tranquille gaieté. - -Dans la salle à manger du petit hôtel, ils trouvèrent une bande en -innocente partie de plaisir: des instituteurs et maîtresses d'école en -congé, leur dit l'hôtelier. - ---Impossible de causer dans tout ce bruit, dit Archer. Je vais -demander une petite salle où nous serons seuls. - -Mme Olenska ne fit pas d'objection. La pièce où ils entrèrent -s'ouvrait sur une longue véranda de bois, que venait battre la mer: ils -s'assirent à une table couverte d'une grosse nappe à carreaux rouges -sur laquelle étaient posés un flacon de pickles et une tarte aux -myrtilles. Jamais cabinet particulier moins équivoque n'avait abrité -une promenade clandestine. Archer crut saisir cette impression dans le -sourire légèrement amusé de Mme Olenska. - - - - -XXIV - - -Ils déjeunèrent lentement, avec des alternances de mutisme et de -causerie fiévreuse. L'enchantement qui les avait tenus éloignés se -brisait enfin: ils avaient beaucoup à se dire, et pourtant les paroles -qu'ils prononçaient n'étaient souvent que l'accompagnement d'un -merveilleux solo de silence. Penchée sur la table, le menton appuyé -sur ses mains jointes, Ellen contait sa vie depuis qu'ils ne s'étaient -pas vus. - -Elle s'était fatiguée de la société de New-York, très aimable, -d'une hospitalité presque gênante. Elle n'oublierait jamais l'accueil -qu'elle avait reçu à son retour d'Europe; mais l'attrait de la -nouveauté passé, elle s'était reconnue, disait-elle, trop «autre.» -Aussi, elle s'était décidée à essayer de Washington, où elle -trouvait une plus grande diversité de monde et d'idées. Elle était -sur le point de s'y installer; elle y ferait un intérieur à la pauvre -Medora, qui avait lassé la patience de toute sa famille. - ---Mais le Docteur Carver? Vous n'avez pas peur de lui? - ---Le danger Carver est passé. Le Docteur Carver est un homme très -fort: c'est une femme riche qu'il lui faut. Mais Medora, comme adepte, -est pour lui une bonne réclame. - ---Adepte de quoi? - ---De toutes sortes d'idées sociales, aussi nouvelles que folles. Et -pourtant, au fond, ces chimères m'intéressent plus que l'aveugle -obéissance à la tradition qui sévit dans notre milieu. Et quelle -tradition? Celle des autres. C'est un peu bête d'avoir découvert -l'Amérique pour en faire la copie des autres pays! - -Le front du jeune homme s'assombrit. - ---Et Beaufort? Est-ce que vous dites ces choses-là à Beaufort? -demanda-t-il brusquement. - ---Certes, et il les comprend très bien. Mais je ne l'ai pas vu -depuis longtemps. - ---C'est ce que je vous ai toujours dit: vous ne nous aimez pas. -Beaufort vous plaît parce qu'il nous ressemble si peu. - -Il parcourut des yeux la chambre nue, dont les fenêtres ouvraient sur -la plage nue, et les maisonnettes d'un blanc de chaux qui s'alignaient -sur la côte. - ---Chez nous il n'y a ni personnalité, ni caractère, ni variété. Nous -sommes ennuyeux à mourir. Je ne sais pas, fit-il subitement, pourquoi -vous ne retournez pas là-bas. - -Il s'attendait à une riposte indignée; mais la jeune femme garda -le silence et parut réfléchir. - ---Pourquoi? prononça-t-elle enfin. Je crois que c'est à cause -de vous. - -Elle n'aurait pu faire cet aveu avec moins de passion, d'un ton moins -propre à flatter une vanité d'homme. Archer rougit jusqu'aux tempes, -ne fit pas un mouvement et n'osa pas répondre. - ---Du moins, continua-t-elle, c'est vous qui m'avez fait comprendre que, -sous l'ennui et l'uniformité de cette vie, se cachent des choses si -belles, si nuancées, si délicates, que même celles à quoi je tenais -le plus dans mon ancienne vie semblent médiocres en comparaison. -Comment dire?... Je n'avais jamais compris jusqu'alors que les plaisirs -les plus raffinés s'achètent souvent au prix de la cruauté, de la -bassesse... Je veux, continua-t-elle, être parfaitement loyale avec -vous et avec moi-même. Longtemps j'ai espéré l'occasion de vous dire -quelle sorte de secours vous m'avez apporté, ce que vous avez fait de -moi. - -Archer l'interrompit avec un rire amer.--Et vous? Qu'est-ce que vous -croyez avoir fait de moi?... Oui, de moi, car je suis votre œuvre bien -plus que vous n'avez jamais été la mienne. Je suis l'homme qui a -épousé une certaine femme parce qu'une autre lui a ordonné de le -faire. - -À la pâleur d'Ellen succéda une rougeur fugitive. - ---Je croyais... vous aviez promis... vous ne deviez pas me dire -aujourd'hui de ces choses. - ---Ah! que cela est bien d'une femme! Aucune de vous ne veut -regarder jusqu'au fond d'une mauvaise affaire. - -Elle baissa la voix. - ---Est-ce que votre mariage est une mauvaise affaire... pour May? - -Debout contre la fenêtre, il tapotait la vitre. Il sentait dans -toutes ses fibres la tendresse anxieuse qu'elle avait mise dans -ce nom de May. - ---Car c'est cela qui importe. N'est-ce pas vous qui m'en avez -convaincue? insista-t-elle doucement. - ---Moi? répéta-t-il, ses yeux fixés sur la mer. - ---Mais oui,--et, suivant sa pensée avec effort:--Si notre sacrifice est -inutile, si cela ne sert à rien, tout ce que je suis revenue chercher -chez nous, tout ce qui m'avait fait paraître, par contraste, mon passé -si vide, si misérable, tout cela ne serait qu'un rêve... - ---Et dans ce cas, il n'y a aucune raison pour que vous ne repartiez -pas?... - -Les yeux d'Ellen s'attachèrent sur lui avec angoisse: - ---Est-ce que vraiment il n'y a aucune raison? - ---Aucune, si vous avez joué votre va-tout sur le succès de mon -mariage. Car mon mariage est manqué. - -Elle ne répondit pas, et il continua: - ---Vous m'avez, la première, fait entrevoir ce que serait une vraie vie, -et en même temps vous me demandiez d'en continuer une qui n'est qu'un -mensonge. Cela passe l'endurance humaine. - ---Ne dites pas cela, puisque cette vie, je l'endure! s'écria-t-elle. - -Ses bras étaient retombés sur la table; elle restait là, le visage -exposé au regard du jeune homme, comme dans l'abandon d'un péril -désespéré. Ce visage, à ce moment, semblait révéler toute son -âme. Archer restait muet, confondu de ce qu'il comprenait tout à coup. - ---Vous aussi? Oh! vous aussi? balbutia-t-il. - -Les larmes débordèrent des paupières d'Ellen et roulèrent lentement -le long de ses joues. - -Ni l'un ni l'autre ne fit un mouvement. Archer se sentait étrangement -indifférent à la présence physique de la jeune femme: il n'en aurait -presque pas eu conscience, si une de ses mains n'avait attiré son -regard, la même main sur laquelle, un soir, pour les détourner du -visage d'Ellen, il avait fixé ses yeux dans la petite maison de la -Vingt-troisième rue. Il avait connu l'amour qui se nourrit de caresses; -mais cette passion grandie au plus intime de lui-même, l'élevait -au-dessus du désir. Sa seule terreur était de faire un geste qui -dispersât le son des paroles d'Ellen... Mais bientôt une sorte de -désespoir l'envahit: ainsi ils étaient là, ensemble, tout près l'un -de l'autre, et pourtant chacun d'eux restait rivé à sa destinée -propre; ils auraient aussi bien pu avoir entre eux la moitié du monde. - ---Tout est inutile, puisque vous repartirez, s'écria-t-il. - -Elle restait immobile, les paupières baissées: - ---Je ne partirai pas maintenant, murmura-t-elle. - ---Pas maintenant, mais un jour... Un jour que vous prévoyez déjà? - -Elle leva sur lui des yeux clairs. - ---Je vous le promets, je ne partirai pas tant que vous aurez -du courage, tant que nous pourrons nous regarder en face loyalement, -comme aujourd'hui. - -Il retomba sur sa chaise. - ---Quelle vie pour vous! gémit-il. - ---Faudra qu'elle fasse partie de la vôtre?... - ---Et la mienne aussi fera partie de la vôtre... - -Elle fît signe que oui. - ---Et ce doit être tout...--pour l'un et pour l'autre? - ---Ce sera tout, n'est-ce pas? - -Maintenant ils avaient tout dit. Il se dressa, oubliant son angoisse, ne -voyant plus que la douceur infinie de ce visage. Elle se leva aussi, non -pour aller au-devant de lui ni pour le fuir, mais tranquille, calme -comme si le plus dur de sa tâche était accompli, et qu'elle n'eût -plus qu'à attendre: si tranquille, que tandis qu'il s'avançait vers -elle, ses mains ouvertes semblaient le guider au lieu de l'écarter. -Leurs mains se joignirent, et les bras tendus d'Ellen le tinrent assez -éloigné pour qu'il pût lire tout ce qu'exprimait ce visage. - -Se tinrent-ils ainsi longtemps? Le temps pour Ellen de communiquer tout -ce qu'elle avait à dire, et pour lui de sentir qu'une seule chose -importait: ne rien hasarder qui pût faire de cette rencontre la -dernière. Il devait confier leur avenir à Ellen, sans rien lui -demander d'autre que de le garder serré dans ses mains closes. - ---Je ne veux pas, je ne veux pas que vous souffriez, dit-elle -avec un sanglot dans la voix en retirant ses mains. - -Et lui suppliait: - ---Vous ne partirez pas? Vous ne partirez pas? - ---Je ne partirai pas, dit-elle. - -Cependant la bande des jeunes professeurs quittait la table, prenait ses -chapeaux, se mettait en branle pour le quai. Le vapeur blanc attendait -devant l'embarcadère, et, au-dessus des eaux lumineuses, Boston -émergeait dans la brume. - - - - -XXV - - -Quand il se trouva sur le bateau, parmi les autres touristes, Archer se -sentit pénétré d'un calme qui lui apportait à la fois de -l'étonnement et de la force. Et pourtant, il n'avait pas même frôlé -de ses lèvres la main de Mme Olenska, ni obtenu d'elle un mot de -promesse. C'était le résultat de l'équilibre parfait que Mme Olenska -avait su établir entre ce qu'ils devaient de loyauté aux autres et de -franchise à eux-mêmes. Cet équilibre, elle l'avait trouvé non dans -un adroit calcul mais dans la sincérité invincible qu'avaient -révélée ses larmes et ses hésitations. Maintenant que le danger -était passé, Archer se sentait rempli d'une sorte de crainte -rétrospective, et remerciait le sort que nulle vanité masculine, nul -désir de jouer un rôle, ne l'eût induit dans la tentation de la -tenter elle-même. Après le serrement de mains avec lequel ils -s'étaient séparés à la gare, Archer s'était éloigné seul, avec le -sentiment qu'il venait de sauver plus d'amour qu'il n'en avait -sacrifié. - -Il rentra au cercle, s'assit seul dans le salon de lecture, revivant -chaque seconde de ces heures passées avec elle. Il voyait de plus en -plus clairement que si elle se décidait à rejoindre son mari, ce ne -serait pas pour retrouver les avantages de sa vie passée, même aux -nouvelles conditions qui lui étaient offertes. Non; elle ne repartirait -que si elle se sentait devenir une tentation pour Archer, la tentation -de tomber de cette altitude que tous deux avaient voulu atteindre. Elle -resterait près de lui aussi longtemps qu'il ne la presserait pas sur la -voie du danger, et il dépendrait de lui de la garder ainsi sauve, mais -intangible. - -Dans le train, ces pensées l'occupaient encore, l'enveloppaient dans -une sorte de nuage. Il était toujours dans cet état d'absorption quand -il s'éveilla le lendemain matin du sommeil agité du sleeping, dans la -suffocation d'une journée de septembre à New-York. Tandis que passait -sur le quai le flot des visages flétris de chaleur, tout à coup une -figure lui apparut distincte, s'approcha, s'imposa. C'était, il le -reconnut, ce même visage de jeune homme qu'il avait vu la veille, -sortant de l'hôtel Parker, et dont il avait remarqué le type -particulier. - -La même impression le saisit à nouveau, s'accompagnant d'un obscur -réveil d'anciens souvenirs, lorsque le jeune homme, s'avançant vers -Archer, leva son chapeau et dit en anglais: - ---Il me semble que nous nous sommes rencontrés à Londres, Monsieur? - ---Mais oui, je me souviens, répondit Archer, en lui serrant -cordialement la main. Alors, vous êtes venu malgré tout, -continua-t-il, en reconnaissant avec curiosité le visage intelligent du -petit précepteur avec qui il avait dîné chez Mrs Carfry. - ---Je suis venu, dit M. Rivière, avec un sourire nerveux, mais pas -pour longtemps. Je repars après-demain. - -Comme Archer le priait à déjeuner, il lui demanda seulement à Archer -la permission d'aller le voir dans la journée. Archer fixa une heure, -et griffonna son adresse. - -M. Rivière fut exact au rendez-vous. Ce fut lui qui, avant même -d'accepter un siège, ouvrit brusquement l'entretien: - ---Je crois vous avoir vu, monsieur, hier à Boston. - -Archer allait formuler un mot d'assentiment quand les paroles furent -arrêtées sur ses lèvres par quelque chose de mystérieux et cependant -de significatif dans le regard insistant de son visiteur. - ---C'est étrange, continua M. Rivière, que nous nous soyons rencontrés -dans les circonstances où je me trouve. - ---Quelles circonstances? interrogea Archer, en se demandant si -le précepteur avait besoin d'argent. - -M. Rivière persistait à scruter Archer de ses yeux interrogateurs. - ---Je suis venu, non pour chercher un emploi, comme je l'avais envisagé -lors de notre conversation à Londres, mais pour une mission -particulière. - ---Ah! s'écria Archer. En un éclair, les deux rencontres, celle de -Boston devant l'hôtel, celle de ce matin à la gare, s'étaient liées -dans son esprit; il s'arrêta pour considérer la situation qui se -révélait soudain. M. Rivière, lui aussi, restait silencieux. - ---Une mission particulière, répéta enfin Archer. Sa voix résonnait -sèchement; il se sentit maîtrisé par un mouvement de jalousie et de -défiance. Tous les doutes suggérés par le dossier de la comtesse -Olenska, et toujours refoulés, s'éveillaient en lui. Il fit un effort -pour prier M. Rivière de s'asseoir. - ---C'est à propos de cette mission que vous vouliez me consulter? -demanda Archer. - -M. Rivière baissa la tête: - ---Je voudrais, si vous le permettez, vous parler de la comtesse -Olenska. - -Archer savait depuis quelques instants que ce nom allait venir, mais -quand il vint, le sang lui monta aux tempes comme s'il avait été -frappé par une branche rebondissant dans un fourré. - ---Et dans l'intérêt de qui faites-vous cette démarche? - -M. Rivière répondit hardiment: - ---Je pourrais dire dans son intérêt à elle, si ce n'était manquer -aux convenances. Disons plutôt: dans l'intérêt de la simple justice. - -Archer le regarda d'un air ironique. - ---En d'autres termes, c'est vous qui êtes le messager du comte -Olenski? - -Le visage bistré de M. Rivière se colora à son tour. - ---Pas vis à vis de vous, monsieur. Si je viens vous voir, c'est -en me plaçant sur un tout autre terrain. - ---Je ne vous comprends pas. Êtes-vous, oui ou non, un mandataire? - -Le jeune homme réfléchit. - ---Ma mission est terminée. En ce qui concerne Mme Olenska, elle -a échoué. - ---Je n'y peux rien, reprit Archer, sur le même ton d'ironie. - ---Non, mais vous pouvez... - -M. Rivière s'arrêta, examina la doublure de son chapeau, qu'il -tournait dans ses mains gantées; puis, levant les yeux vers Archer, il -reprit:--Vous pouvez, monsieur, j'en suis convaincu, user de votre -influence pour qu'elle échoue, de même auprès de la famille de Mme -Olenska. - -Archer repoussa sa chaise, se leva d'un bond. - ---C'est bien ce que j'ai l'intention de faire! s'écria-t-il. Il -regardait de haut en bas, avec courroux, le petit Français qui -s'était levé aussi. - -M. Rivière pâlit. - ---Comment, éclata Archer, avez-vous pu croire, puisque vous paraissez -vous adresser à moi comme parent de Mme Olenska, que je me placerais à -un autre point de vue que celui de sa famille? - -M. Rivière le regarda avec angoisse: - ---Seriez-vous donc d'accord avec la famille pour penser, qu'en face des -nouvelles propositions qui lui sont faites, il est presque impossible à -Mme Olenska de ne pas retourner chez son mari? - ---Que voulez-vous dire? s'écria Archer. - ---Avant de voir Mme Olenska, avant d'aller à Boston, j'ai eu,--sur la -demande du comte Olenski,--plusieurs entretiens avec Mr Lovell Mingott. -Je crois comprendre qu'il représente l'opinion de sa mère, et que Mrs -Manson Mingott exerce une grande influence sur sa famille. - -Archer se taisait, dans la stupeur de découvrir que de telles -négociations avaient eu lieu sans qu'il en eût seulement été averti. -Il comprit que la famille avait cessé de le consulter, avertie par -quelque profond instinct de clan qu'il ne la suivrait plus. Il se -rappela la remarque de May, le soir de la fête du tir à l'arc: -«Peut-être, après tout, Ellen serait-elle plus heureuse avec son -mari.» Il se souvint de sa riposte indignée. Il se rendit compte aussi -que, depuis lors, sa femme n'avait plus prononcé devant lui le nom de -Mme Olenska. L'allusion de May n'avait été sans doute que le brin de -paille levé pour voir d'où vient le vent. Le résultat avait été -communiqué à la famille, et Archer tacitement exclu de leurs conseils. -Il admirait la discipline de tribu qui soumettait May à cette -décision. Elle trouvait probablement, avec sa famille, que Mme Olenska -aurait une meilleure situation comme femme malheureuse que comme femme -séparée, et qu'il était inutile de discuter le cas avec Newland, qui -mettait parfois en doute les vérités les plus évidentes. - ---Est-il possible, reprit M. Rivière, que vous ne sachiez pas que la -famille se demande si elle a le droit de conseiller à la comtesse -Olenska le refus des dernières propositions de son mari? - ---Celles que vous avez apportées? - ---Celles que j'ai apportées. - -Archer fut sur le point de répondre que ce qu'il pouvait savoir ou ne -pas savoir ne regardait en rien M. Rivière; mais l'attitude du jeune -homme lui en imposait, et il répondit à la question par une autre. - ---Quel est votre but en venant me parler de tout ceci? - -La réponse ne se fit pas attendre. - ---Je viens vous prier, monsieur, vous prier avec toute la force dont je -suis capable, de ne pas laisser la comtesse Olenska retourner auprès de -son mari. - -Archer le regarda avec un étonnement croissant. - ---Puis-je vous demander, dit-il enfin, si c'est dans ce sens -que vous avez parlé à Mme Olenska? - -M. Rivière rougit, mais ses yeux ne se baissèrent point. - ---J'ai accepté ma mission de bonne foi. Je croyais vraiment, pour des -raisons dont il est inutile que je vous importune, qu'il valait mieux -pour Mme Olenska retrouver la situation, la fortune et les conditions -sociales que la position de son mari lui assure. - ---Évidemment; sinon, vous auriez difficilement accepté une pareille -mission. - ---Je ne l'aurais pas acceptée. - ---Alors? - -Durant un silence, leurs regards se croisèrent, cherchant à -se pénétrer. - ---Ah! monsieur, après l'avoir vue, après l'avoir écoutée, j'ai -compris qu'elle était mieux ici. J'ai rempli ma mission loyalement. -J'ai développé les arguments du comte. J'ai communiqué ses offres, -sans y ajouter aucun commentaire personnel. La comtesse a bien voulu -m'écouter patiemment; elle a poussé la bonté jusqu'à me recevoir -deux fois; elle a étudié impartialement tout ce que j'étais venu lui -dire. Et c'est au cours de ces deux conversations que j'ai changé -d'avis, et que les choses me sont apparues sous un autre jour. - ---Puis-je vous demander à quoi est dû ce revirement? - ---Au changement que j'ai constaté en elle. - ---Vous connaissiez donc déjà la comtesse? - -Le visage du jeune homme se colora à nouveau. - ---Je la voyais chez son mari. Je connais le comte Olenski depuis -plusieurs années. Vous comprenez qu'il n'aurait pu charger un étranger -d'une pareille mission. - ---Et de quel genre est ce changement que vous avez constaté? - ---Cela est difficile à expliquer... Après tout, ce n'est peut-être -pas elle qui a changé, c'est moi qui me suis rendu compte pour la -première fois, en la voyant dans son pays, qu'elle est une Américaine, -et que certaines choses acceptées dans d'autres, sociétés, ou au -moins tolérées, pour une Américaine de son espèce sont impossibles. -Si les parents de Mme Olenska connaissaient mieux le milieu où il -s'agit pour elle de rentrer, ils la soutiendraient dans son refus; mais -ils ont l'air de prendre la démarche du comte pour un élan de -tendresse conjugale... - -Pendant quelques secondes, Archer ne se sentit pas assez maître de lui -pour prononcer une parole. Il entendit M. Rivière reculer sa chaise, -comprit que celui-ci s'était levé, et, ayant tourné les yeux vers -lui, il le vit aussi ému qu'il l'était lui-même. - ---Merci, dit-il, simplement. - ---Vous n'avez pas à me remercier, monsieur, c'est moi qui... -plutôt... - -M. Rivière s'arrêta comme s'il éprouvait, lui aussi, une difficulté -à parler. Puis il continua d'une voix plus ferme: - ---Je voudrais cependant ajouter une chose, vous m'avez demandé si -j'étais au service du comte Olenski. Je suis revenu chez lui, il y a -quelques mois, en raison de difficultés personnelles comme il s'en -présente quand on a la charge de parents malades ou âgés; mais, -depuis que j'ai fait la démarche de venir vous voir pour vous faire -certaines confidences, je considère que je ne puis continuer mes -fonctions auprès du comte. Je le lui dirai en arrivant. - -M. Rivière salua, prêt à se retirer. Archer lui tendit les mains -et les deux hommes s'étreignirent. - - - - -XXVI - - -Tous les ans, le quinze octobre, la Cinquième Avenue rouvrait ses -persiennes, déroulait ses tapis et raccrochait ses triples rideaux. -Vers le premier novembre, ces préparatifs étaient terminés, et la vie -mondaine recommençait. Vers le quinze, la saison battait son plein: -l'opéra et les théâtres affichaient leurs nouveaux programmes, les -invitations pleuvaient; on fixait les dates des bals. Et, -invariablement, à cette époque, Mrs Archer disait que New-York était -bien changé. - -Mrs Archer vivait retirée du monde et l'observait du haut de sa -solitude. Secondée par Mr Jackson et Miss Sophy, elle notait chaque -craquement nouveau à la surface de la société, chaque plante intruse -qui cherchait à pousser entre les carrés réguliers des gros légumes -mondains. Toute sa jeunesse durant, Archer s'était amusé de cet oracle -annuel, et d'entendre énumérer de menus signes de désagrégation qui -avaient échappé à son insouciance de jeune homme. Selon Mrs Archer, -New-York ne changeait que pour empirer, et Miss Sophy Jackson, -là-dessus, renchérissait. - -Mr Sillerton Jackson, en homme du monde, prêtait l'oreille aux -lamentations des dames, et suspendait son jugement. Cependant, il ne -pouvait nier que la société changeât. Même Newland Archer, le second -hiver après son mariage, fut obligé d'avouer que, si le changement -n'était pas encore accompli, certainement il était en cours. - -Ce sujet fut abordé comme d'habitude au dîner du Thanksgiving Day[2] -que donnait Mrs Archer. À la date où elle était officiellement -invitée à rendre grâces pour les bénédictions de l'année, elle -avait coutume de faire, avec tristesse, quoique sans amertume, le bilan -de son petit univers, et de se demander quel objet donner à sa -gratitude. Ce n'était certes pas l'état de la société. La -société,--si toutefois elle existait encore!--offrait plutôt un -spectacle digne des malédictions bibliques et, du reste, chacun savait -quelles étaient les intentions du révérend Dr Ashmore quand il avait -choisi comme texte un passage de Jérémie pour son sermon d'action de -grâces. - ---Il n'y a pas de doute, le docteur Ashmore a raison, disait-elle -en secouant la tête. - ---C'est égal, c'est un singulier texte pour un jour d'actions de -grâces, observa Miss Jackson, et son hôtesse reprit sèchement:--Il -nous engage à remercier le ciel pour le peu qui nous reste. - ---La folie de la toilette d'abord, commença Miss Jackson. Sillerton m'a -menée à la première de l'Opéra, et je vous affirme que Jane Merry -était la seule qui portât une robe de l'année dernière, une robe -venue de chez Worth il y a deux ans; je le sais parce que c'est ma -couturière qui rectifie à l'arrivée ses robes de Paris. - ---Ah! Jane Merry est des nôtres, dit Mrs Archer en soupirant. - ---Oui, reprit Miss Jackson, elle est du petit nombre de celles qui -gardent les traditions. Dans ma jeunesse, il était de mauvais goût de -porter les dernières modes; Amy Sillerton m'a toujours dit qu'à Boston -il fallait mettre en réserve pendant deux ans les robes de Paris. La -vieille Mrs Baxter Pennilow, qui faisait très bien les choses, faisait -venir douze robes par an: deux de satin, deux de soie et six autres de -popeline ou de cachemire fin. C'était une commande à date fixe, et -comme elle a été alitée pendant deux ans avant sa mort, ses filles -ont trouvé quarante-huit robes de Worth qui étaient toujours restées -dans leur papier de soie. - ---Boston est plus conservateur que New-York; mais je trouve plus comme -il faut de ne porter ses robes françaises qu'après une saison, dit Mrs -Archer. - ---C'est Beaufort qui a lancé le nouveau genre, en faisant arborer à sa -femme ses toilettes parisiennes dès leur arrivée. Quelquefois il faut -toute la distinction de Regina pour ne pas ressembler à... à... - -Miss Jackson jeta un regard autour de la table, surprit les yeux -ronds de Janey, et finit sa phrase dans un murmure inintelligible. - ---À ses rivales, dit Mr Sillerton Jackson, comme pour lancer -une épigramme. - ---Oh! firent les dames, et Mrs Archer ajouta:--La pauvre Regina, son -jour de Thanksgiving n'a pas été bien gai. Avez-vous entendu parler, -Sillerton, des bruits qui courent sur les spéculations de Beaufort? - -Mr. Jackson fit un oui nonchalant. Tout le monde était au courant: -il dédaignait de confirmer une histoire passée déjà dans le domaine -public. - -Il se fit un lourd silence. Personne n'aimait véritablement Beaufort, -et on n'eût pas été fâché d'apprendre les pires choses sur sa vie -privée. Cependant, qu'il pût entacher d'un déshonneur financier la -famille de sa femme, c'était là un scandale dont ses ennemis -eux-mêmes ne pouvaient se réjouir. Le vieux New-York d'Archer -tolérait l'hypocrisie dans les relations privées, mais en affaires il -exigeait une honnêteté complète et inattaquable. Il n'était personne -qui ne se rappelât comment, après la dernière faillite de Wall -Street, les chefs de la maison qui croulait avaient été frappés -d'anéantissement social. Il en serait de même pour les Beaufort, en -dépit du pouvoir du banquier et de la vogue mondaine de sa femme. Toute -la force liguée de ses parents ne pourrait sauver la pauvre Regina, si -les bruits qu'on faisait courir sur les spéculations illicites de son -mari se confirmaient. - -La conversation aborda des sujets moins sombres, mais qui semblaient -tous renforcer chez Mrs Archer le sentiment que la société était en -train de s'effondrer. - ---Je sais, Newland, que tu autorises la chère May à aller aux -dimanches de Mrs Struthers, commença-t-elle. - -May l'interrompit en riant: - ---Oh! vous savez, tout le monde va maintenant chez Mrs Struthers. -Elle a été invitée à la dernière réception de grand'mère. - ---Je sais, je sais, ma chérie, soupira Mrs Archer, mais que -voulez-vous, quand on ne va dans le monde que pour s'amuser! J'en veux -encore un peu à votre cousine Mme Olenska d'avoir été la première à -patronner Mrs Struthers. - -Une rougeur subite colora le visage de la jeune Mrs Archer. - ---Oh! Ellen, murmura-t-elle, du même ton de désapprobation dont -ses parents auraient dit: «Oh! les Blenker!» - -C'était la note adoptée par la famille quand il s'agissait de Mme -Olenska, depuis que celle-ci, contre l'avis de ses parents, s'était -dérobée aux avances de son mari. Pourtant, chez May, cette attitude -surprenait; Archer la regardait, gêné, et la sentant étrangère à -lui, comme cela lui arrivait chaque fois qu'elle subissait l'ambiance -familiale. Elle ajouta: - ---Je ne crois pas qu'Ellen se soucie beaucoup de l'opinion du -monde. - -Chacun savait que la comtesse Olenska n'était plus dans les bonnes -grâces de sa famille. La vieille Mrs Manson Mingott elle-même, son -champion, avait dû renoncer à la défendre quand elle avait refusé de -rejoindre son mari. Les Mingott n'avaient pas formulé tout haut leur -opinion: la solidarité chez eux était trop forte. Comme le disait Mrs -Welland, ils s'étaient contentés de laisser la pauvre Ellen chercher -un milieu à son niveau, et elle l'avait trouvé dans les obscures -régions où régnaient les Blenker, et où les «gens de lettres» -célébraient leurs rites sans prestiges. C'était incroyable, mais -c'était un fait: Ellen tournant le dos à son destin de privilégiée -se déclassait. La conclusion n'en était que plus évidente; elle avait -commis une lourde faute en ne retournant pas chez Olenski. Après tout, -la place d'une jeune femme était sous le toit de son mari, surtout -quand elle l'avait quitté dans des circonstances que--hum!--si on -voulait y regarder de près... - ---Mme Olenska est très appréciée par les messieurs, observa -miss Sophy avec un faux air de conciliation. - ---Ah! c'est là le danger pour une jeune femme comme Mme Olenska, opina -tristement Mrs Archer; et là-dessus les dames ramassèrent leurs -traînes pour se rendre dans le salon pendant que les hommes gagnaient -la bibliothèque gothique. - - -Installé devant le feu, consolé de l'insuffisance du dîner par -la perfection de son cigare, Mr Jackson devint communicatif et -important: - ---Si le krach Beaufort se produit, il y aura des révélations, -annonça-t-il. - -Archer leva vivement la tête. Ce nom suscitait toujours en lui une -vision précise: la lourde personne de Beaufort, dans son opulente -pelisse, s'avançant sur la neige à Skuytercliff. - ---C'est inévitable, continua Mr Jackson. Ce sera la plus vilaine -des lessives. Car ce n'est pas pour Regina qu'il a dépensé son argent. - ---Espérons qu'il s'en tirera, dit Archer, désireux de changer -de sujet. - -Une pensée l'obsédait. Pourquoi May avait-elle rougi au nom d'Ellen? -Quatre mois s'étaient écoulés depuis la journée d'été qu'il avait -passée avec Mme Olenska. Depuis, il ne l'avait pas revue. Sachant -qu'elle était retournée à Washington dans la petite maison qu'elle -habitait avec Medora Manson, il lui avait écrit une fois pour lui -demander quand il pourrait la revoir; elle avait répondu: «Pas -encore.» Depuis, plus rien; mais il lui avait érigé dans son cœur un -sanctuaire qui bientôt était devenu le seul théâtre de sa vie -réelle; là aboutissaient toutes ses idées, tous ses sentiments. Hors -de là, sa vie ordinaire lui semblait de plus en plus irréelle. Il se -heurtait contre les préjugés et les points de vue traditionnels comme -un homme absorbé se heurte contre le mobilier de sa chambre. Il était -absent. Il s'étonnait parfois que les personnes qui l'entouraient -pussent s'imaginer qu'il fût encore là. - -Mr Jackson reprit: - ---Je ne sais pas jusqu'à quel point la famille de votre femme -se rend compte combien ce refus de Mme Olenska est regrettable. - ---Et pourquoi regrettable? - -Le regard de Mr Jackson coula le long de sa jambe, jusqu'à la -chaussette lisse bordée de l'escarpin verni. - ---Eh bien! sans chercher plus loin, de quoi vivra-t-elle maintenant? - ---Maintenant? - ---Oui: si Beaufort est ruiné... - -Archer se leva d'un bond, frappant du poing le bureau de noyer: -les couvercles du double encrier de cuivre sursautèrent. - ---Que voulez-vous dire par là? - -Mr Jackson, se redressant un peu, regarda avec sang-froid la -figure bouleversée du jeune homme. - ---Mon Dieu, je tiens de bonne source,--en fait, de la vieille Catherine -elle-même,--que la famille a considérablement réduit la rente de la -comtesse Olenska depuis qu'elle a refusé de retourner chez son mari. -Par ce refus, la comtesse a aussi renoncé aux sommes qui lui avaient -été reconnues par contrat. - -Archer, appuyé contre la cheminée, secoua sur le foyer les cendres -de son cigare. - ---Je ne sais rien des affaires de Mme Olenska; mais je n'ai pas -besoin de les connaître pour être certain que ce que vous insinuez... - ---Oh! ce n'est pas moi, c'est Lefferts, interrompit Mr Jackson. - ---Lefferts! qui lui a fait la cour, et qui a été remis à sa -place, dit Archer avec mépris. - ---Ah! il lui a fait la cour? rétorqua l'autre, comme si c'était -là ce qu'il avait cherché à savoir. - -Archer s'était laissé prendre au piège. - ---Allons, allons! reprit Mr Jackson, c'est fâcheux qu'elle ne soit pas -partie avant la faillite Beaufort. Si elle part maintenant et que -celui-ci croule, l'impression, qui, entre nous, n'est pas particulière -à Lefferts, sera confirmée. - ---Elle ne partira certainement pas! à présent moins que jamais!... - -Archer n'eut pas plus tôt prononcé ces mots qu'il se rendit -compte qu'il était de nouveau tombé dans un piège. - -Le vieillard le fixa du regard. - ---C'est votre avis? Vous avez vos raisons, sans doute. Mais tout le -monde vous dira que les quelques sous qui appartiennent à Medora Manson -sont entre les mains de Beaufort. Et comment les deux femmes -pourront-elles surnager s'il vient à sombrer? Mme Olenska peut encore -amadouer la vieille Catherine, qui avait pourtant violemment pris parti -pour le retour chez le mari. La vieille Catherine pourrait lui faire une -belle rente; mais nous savons tous qu'elle n'aime pas à se séparer de -son argent. Et le reste de la famille a tout intérêt à ne pas voir -rester ici Mme Olenska. - -Archer brûlait d'une colère impuissante. Tout l'avertissait d'être -prudent, mais les insinuations à propos de Beaufort l'exaspéraient. -Pourtant Mr Jackson, sous le toit de sa mère, était son hôte. Le -vieux New-York observait scrupuleusement l'étiquette de l'hospitalité: -un désaccord avec un invité ne devait pas dégénérer en dispute. - ---Allons-nous rejoindre ma mère? proposa Archer sèchement, quand Mr -Jackson eut laissé tomber dans le cendrier de cuivre son dernier cône -de cendres. - - -Pendant le retour, May garda un silence singulier; Archer se souvint de -sa brusque rougeur à dîner, et sentit une menace. Laquelle? Il ne le -devinait pas; mais il lui suffisait de se souvenir que c'était le nom -de Mme Olenska qui avait si visiblement troublé sa femme. - -Ils montèrent l'escalier. Archer se dirigea vers la bibliothèque, où -May le suivait ordinairement; mais il l'entendit prendre le couloir qui -conduisait à sa chambre. - ---May, appela-t-il brusquement. - -Elle revint sur ses pas. - ---Cette lampe file encore. Les domestiques pourraient faire -attention à la mèche, grommela-t-il, nerveux. - ---Je regrette. Cela n'arrivera plus, dit-elle, de ce ton ferme et -dégagé qu'elle avait appris de sa mère. Elle se pencha pour baisser -la mèche. La façon qu'elle avait déjà de se plier à son humeur, -comme s'il était un Mr Welland plus jeune, énervait Archer. - ---May, dit-il tout à coup, je peux être obligé d'aller à Washington -pour quelques jours,--bientôt,--la semaine prochaine peut-être. - -La main de la jeune femme resta appuyée sur la clef de la lampe pendant -qu'il parlait. La chaleur de la flamme avait donné de l'éclat à son -visage, mais elle pâlit en regardant son mari. - ---Pour affaires? demanda-t-elle, d'un ton qui impliquait qu'il ne -pouvait y avoir d'autre raison, et qu'elle avait posé la question -automatiquement, pour achever la phrase. - ---Naturellement. Il y a une question de brevet qui vient devant -la Cour Suprême. - -Il donna le nom de l'inventeur, et continua, fournissant des -détails avec un luxe de fausse précision. - ---Le changement vous fera du bien, dit-elle simplement quand il eut -fini; et elle ajouta, du ton qu'elle aurait pris pour lui rappeler -quelque devoir ennuyeux, en le regardant dans les yeux avec un sourire -franc et candide: - ---Et surtout, n'oubliez pas d'aller voir Ellen. - -Ce fut le seul mot prononcé entre eux sur ce sujet, mais dans leur code -cela signifiait: «Vous comprenez, bien entendu, que je sais tout ce qui -a été dit sur Ellen, et que je suis de tout cœur avec ma famille dans -l'effort tenté pour l'engager à retourner chez son mari. Je sais aussi -que, pour des raisons que vous n'avez pas cru devoir me dire, vous -l'avez dissuadée de suivre ce conseil unanime. Je sais que c'est avec -votre appui qu'Ellen nous brave tous, et s'expose aux critiques -auxquelles Mr Jackson a probablement fait allusion ce soir. C'est du -reste ce qui vous a rendu si nerveux. Puisque rien jusqu'ici n'a pu vous -faire changer d'attitude, j'interviens à mon tour, sous la seule forme -admise entre gens bien élevés quand ils ont quelque chose de pénible -à se communiquer. Comprenez bien que je sais votre intention bien -arrêtée de voir Ellen quand vous serez à Washington, et que vous n'y -allez peut-être que pour cela; et puisque vous la verrez sûrement, je -veux que ce soit avec mon entière et absolue approbation.» - -Sa main était encore sur la clef de la lampe quand le dernier mot de ce -message muet parvint à Archer. Elle baissa la mèche, leva le globe et -souffla sur la flamme. - ---Elles sentent moins quand on les éteint en soufflant, -expliqua-t-elle, avec son ton assuré de maîtresse de maison. Sur le -pas de la porte, elle se retourna et attendit le baiser de son mari. - - -[Note 2: Le Thanksgiving Day est une fête nationale des États-Unis -qui a lieu le dernier jeudi de novembre. Une proclamation du Président -invite tous les citoyens à rendre grâces au ciel pour les bienfaits -reçus pendant l'année.] - - - - -XXVII - - -Le lendemain, dans Wall Street, les nouvelles de la situation de -Beaufort étaient plus rassurantes. On savait qu'en cas d'urgence, le -banquier trouverait de puissants appuis. Et, ce soir-là, quand Mrs -Beaufort parut à l'Opéra parée de son même sourire et d'un nouveau -collier d'émeraudes, la société poussa un soupir de soulagement. - -Archer s'était décidé au voyage à Washington. Il attendait seulement -l'ouverture du procès dont il avait parlé à May, pour en faire -coïncider la date avec son absence. Mais le mardi suivant, ayant appris -par Mr Letterblair que la cause était remise de plusieurs semaines, il -rentra chez lui résolu à partir malgré tout le lendemain. Il y avait -toute chance que May, qui ne savait rien de sa vie professionnelle, et -n'y portait aucun intérêt, n'apprît pas ce renvoi de l'affaire, et ne -se rappelât pas les noms des plaideurs, s'ils étaient prononcés -devant elle. Quoi qu'il dût arriver, il avait besoin de revoir Mme -Olenska. Il avait trop de choses à lui dire... - -Le lendemain, quand il arriva au bureau, il trouva Mr Letterblair -extrêmement troublé. En fait, Beaufort n'avait pas réussi à «s'en -tirer,» mais, en répandant des rumeurs favorables, il avait rassuré -ses déposants, et de fortes sommes avaient été versées à la banque -jusqu'à la veille au soir. Puis les bruits fâcheux avaient repris leur -vol. En conséquence, une foule de déposants avaient déjà envahi la -banque et très probablement elle fermerait ses portes, avant la nuit. -Cette manœuvre de la dernière heure, tentée par Beaufort, était -qualifiée de la façon la plus dure, et sa faillite s'annonçait comme -une des plus déshonorantes dans l'histoire de Wall Street. - -L'étendue du désastre laissait Mr Letterblair atterré. - ---J'ai vu de vilaines choses de mon temps, mais rien de pareil. Tout le -monde est atteint, d'une manière ou d'une autre. Et que fera-t-on pour -Mrs Beaufort? Que peut-on faire pour elle? Je plains Mrs Manson Mingott -plus que n'importe qui; à son âge, on ne sait jamais l'effet que peut -produire une pareille catastrophe. Elle a toujours eu confiance en -Beaufort. Elle en avait fait un ami! Puis il y a toute la famille -Dallas. La pauvre Mrs Beaufort est alliée à chacun de vous. Sa seule -ressource serait de quitter son mari. Mais qui peut le lui conseiller? -Son devoir est auprès de lui, et elle n'a jamais eu l'air de -s'apercevoir qu'il la trompait. - -On frappa à la porte. Un clerc remit une lettre à Archer. Le jeune -homme, reconnaissant l'écriture de sa femme, ouvrit l'enveloppe et lut: -«Voulez-vous rentrer le plus tôt possible? Grand'mère a eu une -légère attaque la nuit dernière. Elle a appris, on ne sait comment, -avant nous tous, les affreuses nouvelles de la banque. Mon oncle Lovell -est absent de New-York, et le scandale a tellement bouleversé mon -pauvre papa qu'il ne peut pas quitter sa chambre. Maman a le plus grand -besoin de vous. Je vous en prie, venez tout droit chez grand'mère.» - -Quelques minutes plus tard, Archer était chez Mrs Mingott. Le vestibule -avait l'aspect insolite que prend une maison bien tenue devant -l'invasion soudaine de la maladie. Des manteaux et des fourrures -s'entassaient sur les chaises; une trousse et un pardessus de médecin -se trouvaient sur la table, où lettres et cartes déjà s'accumulaient. - -May mena Archer dans le boudoir de la vieille dame. Ce fut là que Mrs -Welland communiqua à son gendre, d'une voix basse, épouvantée, les -détails de l'accident. La veille au soir, il s'était passé quelque -chose de terrible et de mystérieux. Juste au moment où Mrs Mingott -venait de finir sa patience, la sonnette de la porte avait retenti, et -une dame soigneusement voilée, que les domestiques ne reconnurent pas -tout d'abord, avait demandé à être introduite. - -Le maître d'hôtel, au son d'une voix familière, avait ouvert les -portes du boudoir en annonçant: «Mrs Julius Beaufort.» Les deux dames -avaient dû rester ensemble, estimait-il une heure à peu près. Quand -Mrs Mingott sonna, Mrs Beaufort s'était déjà esquivée, et la vieille -dame était seule, assise dans son grand fauteuil, toute blanche et -effrayante à voir. Elle fit signe au maître d'hôtel de l'aider à -regagner sa chambre. Sa femme de chambre la mit au lit et se retira. -Mais à trois heures du matin, la sonnette retentit encore, et les deux -domestiques accoururent à cet appel insolite (la vieille Catherine -dormait ordinairement comme un enfant). C'est alors qu'ils avaient -trouvé leur maîtresse appuyée contré les oreillers, les lèvres -grimaçantes, tandis qu'une de ses petites mains pendait inerte au bout -de l'énorme bras. - -L'attaque était légère; mais l'alarme avait été grande, et plus -grande encore fut l'indignation quand on apprit, par les fragments de -phrases que balbutia la malade, que Regina Beaufort était venue lui -demander de soutenir son mari, de ne pas les «lâcher,» comme elle -disait, en somme, d'engager toute la famille à couvrir et à patronner -l'abominable scandale! - ---Je lui ai dit: «L'honneur a toujours été l'honneur, et -l'honnêteté l'honnêteté, dans la maison de Manson Mingott; et il en -sera ainsi tant qu'on ne m'emmènera pas les pieds devant,» avait -bégayé la vieille dame, avec la voix épaisse de l'hémiplégie. Et -quand Regina Beaufort avait dit: «Mais mon nom, ma tante, mon nom est -Regina Dallas,» j'ai dit: «Ton nom était Beaufort quand il t'a -couverte de bijoux, et doit rester Beaufort maintenant qu'il t'a -couverte de honte.» - -Mrs Lovell Mingott, qui écrivait dans une pièce voisine, vint se -mêler à l'entretien. De leur temps, disaient les deux belles-sœurs, -une femme dans le cas de Regina n'avait qu'une idée: s'effacer et -disparaître avec son mari. - ---On dit que le collier d'émeraudes qu'elle portait à l'opéra -vendredi dernier, ajouta Mrs Lovell Mingott, avait été envoyé par le -bijoutier, à condition, dans la journée. Je me demande s'il le reverra -jamais. - -Archer écoutait l'inexorable chœur. Lui aussi était trop -profondément imbu du code de l'honnêteté financière pour céder à -la pitié: une probité sans tache était le «noblesse oblige» du -vieux New-York des affaires. Pour Mrs Beaufort, Archer éprouvait -certainement plus de compassion que n'en témoignaient ses parents -indignés; mais-il lui semblait que le lien entre mari et femme, même -s'il pouvait se briser dans la prospérité, devenait indissoluble dans -l'infortune. Comme le disait Mr Letterblair, la place d'une femme était -à côté de son mari dans l'adversité. Quant à la société, il y a -des malheurs dont elle s'éloigne; et la prétention inouïe de Mrs -Beaufort d'y trouver un appui semblait faire d'elle presque la complice -du banquier. Couvrir un déshonneur, c'était la seule chose à quoi la -famille en tant qu'institution dût se refuser. - -La femme de chambre mulâtre pria Mrs Lovell Mingott de passer dans le -vestibule, et peu après, cette dernière revint, fronçant les -sourcils. - ---Ma belle-mère veut que je télégraphie à Ellen Olenska. J'avais -écrit à Ellen, bien entendu, ainsi qu'à Medora; mais il paraît que -cela ne suffit pas. Je dois envoyer une dépêche immédiatement, et lui -dire qu'elle vienne seule. - -May proposa: - ---Voulez-vous que j'écrive le télégramme, ma tante? S'il part -tout de suite, Ellen pourra prendre le train de demain matin. - -Elle prononça les deux syllabes «Ellen» d'une voix claire, comme -si elle tapait sur deux clochettes d'argent. - ---Comment faire? dit Mrs Lovell Mingott. Jasper et le valet de -pied sont tous les deux sortis pour porter des lettres et des -télégrammes. - -May se retourna vers son mari avec un sourire: - ---Newland s'en chargera. Voulez-vous porter le télégramme, Newland? - -Archer acquiesça, et elle s'assit devant le bonheur-du-jour en -palissandre pour écrire la dépêche. Elle la sécha soigneusement et -la tendit à Archer. - ---Quel dommage que vous, deviez justement vous croiser avec -Ellen!--Newland, ajouta-t-elle, en se tournant vers sa mère, est -obligé d'aller à Washington pour une affaire de brevet qui vient -devant la Cour Suprême. - -Sur le point de sortir, Archer entendit sa belle-mère qui disait, -s'adressant probablement à Mrs. Lovell Mingott: - ---Pourquoi vous fait-elle appeler Ellen Olenska? et la voix cristalline -de May reprit: Peut-être veut-elle insister encore une fois pour -qu'Ellen retourne auprès de son mari. - -La porte de la maison se referma, et Archer se dirigea d'un pas -pressé vers le bureau télégraphique. - - - - -XXVIII - - ---O--ol--ol--Comment ça s'écrit-il? demanda la voix aigre de la -jeune télégraphiste à qui Archer tendait la dépêche. - ---Olenska--O--len--ska, répéta-t-il, reprenant le télégramme pour -inscrire le nom en caractères plus lisibles au-dessus de la large -écriture enfantine de May. - ---C'est un nom bien exotique pour notre quartier, fit une voix -inattendue, et Archer, se retournant, vit auprès de lui Lawrence -Lefferts. Imperturbable, celui-ci tirait sa belle moustache, en -affectant de ne pas regarder la dépêche. - ---Je pensais bien vous rencontrer ici, Newland. En apprenant l'attaque -de la vieille Mrs Mingott, je suis parti pour demander des nouvelles, et -je vous ai aperçu tournant le coin. Vous en venez, je suppose? - -Archer fit signe que oui, et poussa le télégramme sous le guichet. - ---Ça va mal, hein? continua Lefferts. On avertit la famille? Ça -doit être grave, si vous y comprenez la comtesse Olenska! - -Les lèvres d'Archer se serrèrent et il eut une furieuse envie -de gifler ce long, élégant et vaniteux visage. - ---Qu'entendez-vous par là? questionna-t-il sèchement. - -Lefferts, qui d'ordinaire évitait les discussions, leva les sourcils, -comme pour rappeler à son compagnon que derrière le grillage se tenait -une oreille attentive. Rien n'était de plus mauvais ton (Lefferts le -faisait comprendre par ce geste) que de se quereller dans un lieu -public. - -Archer était exaspéré; mais il fallait éviter un incident sur le nom -de Mme Olenska. Il paya le télégramme, et les deux jeunes gens -sortirent ensemble. Dans la rue, Archer, ayant retrouvé son sang-froid, -déclara que Mrs Mingott allait beaucoup mieux. Lefferts se déclara -heureux et soulagé et s'empressa de passer à la faillite de Beaufort -qui était annoncée par tous les journaux, reléguant au second plan la -nouvelle de l'attaque de Mrs Mingott. - -Tout New-York était contristé par l'histoire du déshonneur de -Beaufort. Quant à Mrs Beaufort, depuis sa démarche nocturne auprès de -Mrs Manson Mingott, on la trouvait plus cynique encore que lui. Pourtant -elle n'avait pas l'excuse d'une origine étrangère. Il y avait un -certain plaisir à se rappeler que Beaufort était un étranger; mais si -une Dallas de la Caroline du Sud prenait parti pour lui, et disait avec -désinvolture qu'il rétablirait bientôt sa situation, l'argument -perdait de sa valeur. Il n'y avait plus qu'à plaindre les malheureuses -victimes, telles que Medora Manson, les pauvres vieilles Miss Lanning, -et d'autres dames de bonnes familles, mal conseillées, qui, si elles -avaient seulement écouté Mr Henry van der Luyden... - ---Ce que les Beaufort ont de mieux à faire,--disait Mrs Archer, se -résumant comme pour un diagnostic,--c'est d'aller vivre dans la petite -propriété de Regina dans la Caroline du Nord. Beaufort a toujours eu -une écurie de courses: il pourrait faire l'élevage de trotteurs. Je -croirais volontiers qu'il a toutes les qualités d'un excellent -maquignon. - -Le lendemain, Mrs Manson Mingott allait beaucoup mieux; elle avait -retrouvé assez de voix pour ordonner que le nom des Beaufort ne fut -plus prononcé devant elle. Quand vint le Dr Bencomb, elle demanda -quelle mouche piquait sa famille de faire tant d'embarras autour de sa -santé. - ---Voilà ce qui arrive aux gens de mon âge quand ils s'obstinent à -manger du poulet en mayonnaise le soir, observa-t-elle; et, le médecin -ayant changé fort à propos son régime, l'attaque prit le nom -d'indigestion. - -Cependant, malgré la fermeté de son attitude, la vieille Catherine ne -se remit pas tout à fait d'aplomb. Cette indifférence qui est un effet -de l'âge n'avait pas diminué sa curiosité pour les affaires des -autres, mais lui avait enlevé toute pitié pour leurs chagrins. Elle -parut n'éprouver aucune difficulté à chasser le désastre Beaufort de -sa pensée. Mais, pour la première fois, elle commença de -s'intéresser à certains membres de sa famille auxquels jusqu'alors -elle n'avait témoigné aucun intérêt. - -Mr Welland, en particulier, eut ce privilège d'attirer son attention. -C'était celui de ses gendres qu'elle avait le plus constamment ignoré, -et tous les efforts de sa femme pour le représenter comme un esprit -rare (si seulement il avait voulu se faire valoir) n'avaient provoqué -chez elle qu'un gloussement de dérision. Mais comme valétudinaire il -méritait la considération; Mrs Mingott l'invita à venir la voir, afin -de comparer leurs régimes, dès que sa température le permettrait. - -Vingt-quatre heures après l'envoi de la dépêche à Mme Olenska, un -télégramme annonça qu'elle arriverait de Washington le lendemain -soir. Qui prendrait le bac pour aller la chercher au terminus de Jersey -City? Chez les Welland, où les Newland Archer se trouvaient à -déjeuner, la difficulté semblait aussi insurmontable que si le Hudson -avait été l'Atlantique, et la discussion devint très animée. Mrs -Welland ne pouvait aller à la rencontre de sa nièce puisqu'elle devait -accompagner son mari chez Mrs Mingott, et qu'il fallait garder le coupé -pour ramener Mr Welland, s'il se trouvait trop impressionné par cette -première visite à sa belle-mère après l'attaque. Les fils Welland -seraient à leurs affaires. La voiture de Mrs Mingott devait aller -chercher Mr Lovell Mingott, qui arrivait à cette même heure à une -autre gare, et on ne pouvait demander à May, par un soir d'hiver, -d'aller seule jusqu'à Jersey City, même dans sa voiture. Pourtant, ce -serait peu aimable, et contraire au désir de Mrs Mingott, de laisser -arriver Mme Olenska sans qu'un membre de la famille l'attendît à la -gare. Archer proposa: - ---Voulez-vous que j'aille la chercher? Je peux facilement quitter mon -bureau assez tôt pour retrouver le coupé au bac, si May veut l'y -envoyer. - -Pendant qu'il parlait, il sentait son cœur battre follement. - -Mrs Welland poussa un soupir de soulagement, et May enveloppa -son mari d'un sourire approbateur. - ---Vous voyez, maman, tout s'arrange, dit-elle, se penchant pour -déposer un baiser d'adieu sur le front inquiet de sa mère. - -Le coupé de May l'attendait à la porte. En s'installant, elle dit -à son mari: - ---Expliquez-moi comment vous pourrez aller demain au-devant -d'Ellen, et la ramener, si vous partez pour Washington? - ---Je ne vais plus à Washington. Le procès est ajourné. - ---C'est singulier. J'ai vu ce matin un mot de Mr Letterblair, adressé -à maman, disant qu'il allait demain à Washington pour une grosse -affaire de brevets qu'il doit plaider devant la Cour Suprême. Vous -m'avez bien dit que c'était une affaire de brevets, n'est-ce pas? - ---Justement; nous ne pouvons pas tous y aller et Letterblair -a décidé ce matin qu'il irait. - ---Alors l'affaire n'est pas ajournée? continua-t-elle, avec une -insistance qui lui ressemblait si peu qu'Archer sentit le sang lui -monter au visage. - ---L'affaire, non, mais mon départ, répondit-il, maudissant toutes les -explications inutiles qu'il avait données pour préparer son voyage. -Où avait-il lu que les menteurs adroits donnent des explications, mais -que les plus adroits n'en donnent pas? Ce qui lui était odieux, -c'était moins encore de faire un accroc à la vérité, que de voir May -s'appliquer à faire semblant qu'elle ne remarquait pas son mensonge. - ---Je n'irai que plus tard, et cela se trouve bien, puisque cela arrange -votre famille, continua-t-il, dissimulant son irritation sous un accent -ironique. - -À cet instant, leurs regards se croisèrent, et peut-être leurs -pensées se pénétrèrent plus avant que l'un et l'autre ne l'auraient -désiré. - ---Oui, acquiesça May avec un sourire voulu, cela tombe très -bien que vous puissiez aller au-devant d'Ellen. Cela fait plaisir -à maman. - ---J'en suis enchanté. - -La voiture s'arrêta à la station de tramway où Newland devait -descendre pour regagner Wall Street. May posa sa main sur celle -de son mari: - ---Adieu, mon chéri, dit-elle. - -Ses yeux étaient si bleus qu'il se demanda plus tard s'il ne -les avait pas vus briller à travers des larmes. - -Il traversa rapidement le square, se répétant, comme dans une -sorte de chant intérieur: - ---Il faut deux bonnes heures pour aller de Jersey City chez -la vieille Catherine; deux bonnes heures, et peut-être plus... - - - - -XXIX - - -L'élégant coupé bleu de May, cadeau de noces des Welland, et dont le -vernis était encore neuf, attendait Archer au bac. Il y monta et y fut -transporté confortablement à Jersey City. - -C'était un après-midi sombre et neigeux, et les becs de gaz -éclairaient faiblement la grande gare bruyante. Pendant qu'il arpentait -le quai, Archer pensait à ces prophètes qui annonçaient qu'un tunnel -passerait un jour sous l'Hudson, et amènerait directement à New-York -les trains de Pennsylvanie. C'était la confrérie des visionnaires, de -ceux qui prédisaient également des machines volantes, des bateaux -traversant l'Atlantique en cinq jours, l'électricité remplaçant le -gaz, la télégraphie sans fil, et autres merveilles des Mille et une -nuits. - ---Tout cela m'est bien égal, songeait-il, puisqu'il n'y a pas -aujourd'hui un tunnel sous l'Hudson. - -Avec une joie d'écolier, il se figurait Mme Olenska descendant du -train; il l'apercevrait de très loin, parmi les visages indifférents. -Elle s'appuierait à son bras; il la guiderait vers la voiture; ils -s'approcheraient lentement du bac, patinant sur le quai encombré de -chevaux, de lourdes charrettes qui s'ébranlaient sous les -vociférations des conducteurs. Et puis viendrait le silence soudain du -départ, quand, sur le bac, ils seraient assis côte à côte, dans la -voiture, sous la neige, tandis que la rive semblerait les fuir. - -La lointaine clameur du train s'approcha; puis la locomotive s'engouffra -sous le hall. Archer se poussa à travers la foule, fouillant -fiévreusement du regard chaque fenêtre des voitures haut perchées. -Tout à coup, à deux pas de lui, il aperçut Mme Olenska. Elle était -très pâle: la surprise se lisait dans ses yeux. Leurs mains s'unirent, -Archer sentit le bras d'Ellen glisser sous le sien. Il lui fraya un -passage dans la foule; puis, tout se passa comme il l'avait rêvé. Il -l'installa dans le coupé avec ses bagages, et eut plus tard le vague -souvenir de l'avoir dûment rassurée sur la santé de sa grand'mère, -et de lui avoir résumé la situation de Beaufort. Il fut frappé du ton -qu'elle eut pour dire: «Pauvre Regina!» Pendant ce temps la voiture -sortait de la gare et descendait la pente qui conduisait au quai, entre -les chevaux effarés, les fourgons en attente. Tout à coup, ils -croisèrent un corbillard vide. Oh! ce corbillard! Ellen ferma les yeux -et saisit la main d'Archer. - ---Pourvu que ce ne soit pas un avertissement. Pauvre grand'mère! - ---Mais non! Elle va beaucoup mieux; elle va très bien, vraiment. Là, -nous l'avons dépassé! s'écria-t-il, comme si on avait conjuré le -mauvais sort. - -Quand la voiture s'engagea sur le bac, il se pencha, défit le bouton -qui fermait l'étroit gant brun de la main qu'il tenait encore, et en -baisa la paume. Elle se dégagea doucement. Il dit: - ---Vous ne comptiez pas me voir aujourd'hui? - ---Certes non. - ---J'ai failli vous manquer. J'avais tout arrangé pour aller -vous retrouver à Washington. Nous nous serions croisés. - -Elle poussa un petit oui, comme effrayée qu'ils eussent été si -près de se manquer. - ---Savez-vous que je me rappelais à peine comment vous êtes? - ---Comment je suis? - ---Je veux dire... Comment vous expliquer? C'est toujours la même chose: -à chaque rencontre, c'est comme si je vous voyais pour la première -fois, comme si vous m'arriviez... de l'inconnu. - ---Oui... je comprends. - ---Est-ce que?... Moi aussi, pour vous? - -Elle se tourna du côté de la vitre. Il l'appela: - ---Ellen! Ellen! Ellen! - -Elle ne répondit pas; et, sans plus rien dire, il regarda son profil -s'effacer peu à peu dans le crépuscule rayé de neige. Qu'avait-elle -fait pendant ces quatre longs mois? Combien peu ils se connaissaient, -après tout! Les minutes passaient; mais il avait oublié tout ce qu'il -voulait lui dire; il ne savait que méditer sur le mystère par lequel -ils se trouvaient à la fois unis et si séparés. Être assis l'un -contre l'autre sans même se voir, n'était-ce pas l'image de leur -destin? - ---Quelle jolie voiture! Est-ce celle de May? demanda-t-elle -tout à coup. - ---Oui. - ---Alors, c'est elle qui vous a envoyé pour me chercher? Comme -c'est aimable! - -Un moment de silence; puis il dit d'une voix changée: - ---Le secrétaire de votre mari est venu me voir le lendemain du -jour où nous nous sommes rencontrés à Boston. - -Dans sa courte lettre à Mme Olenska, Archer s'était gardé de -mentionner la visite de M. Rivière. Mais aussi, pourquoi lui -rappelait-elle qu'ils étaient dans la voiture de May? Il allait voir, -à son tour, si une allusion à M. Rivière lui serait agréable! Comme -en d'autres occasions où il avait cru la troubler, la jeune femme ne -trahit aucune surprise. Elle s'informa: - ---M. Rivière est allé vous voir? - ---Ne le saviez-vous pas? - ---Nullement. - ---Et cela ne vous étonne pas? - -Elle hésita. - ---Qu'y a-t-il à cela d'étonnant? M. Rivière m'a dit à Boston -qu'il vous connaissait, qu'il vous avait rencontré, je crois, -en Angleterre. - ---Ellen, je veux vous demander une chose. - ---Laquelle? - ---C'est M. Rivière qui vous a aidée à partir quand vous avez -quitté votre mari? - -Le cœur du jeune homme battait à se rompre. À cette question, -garderait-elle son calme? - ---C'est lui. Je lui ai beaucoup d'obligation, ajouta-t-elle sans -que sa voix tranquille fût en rien altérée. - -L'accent était si naturel qu'Archer se tranquillisa. Encore une fois, -elle était parvenue par sa seule simplicité à lui faire sentir qu'il -agissait avec la banalité la plus risible, au moment même où il -croyait jeter les conventions par-dessus bord. - ---Je crois que vous êtes la femme la plus sincère que j'aie -jamais connue! - ---Une des plus vraies... répondit-elle, avec une voix caressante -comme un sourire. - ---Le mot importe peu... Vous regardez les choses en face. - ---Ah! il l'a bien fallu. J'ai dû fixer mes yeux sur la Gorgone. - ---Eh bien! elle ne vous a pas aveuglée. - ---Elle n'aveugle pas, elle brûle les larmes. - -La réponse semblait monter d'une profondeur d'expérience qu'il ne -pouvait atteindre. La lente avance du bac avait cessé; sa proue se -heurta contre les pilotis du quai avec une violence qui fit chanceler le -coupé, et jeta Archer et Mme Olenska l'un contre l'autre. Le jeune -homme, frémissant, sentit sur lui la pression de l'épaule d'Ellen. Il -lui passa le bras autour de la taille. - ---Ellen, fit-il brusquement, comprenez-moi: ceci ne peut pas -durer. - ---Qu'est-ce qui ne peut pas durer? - ---Que nous soyons ainsi, ensemble et séparés. - ---Vous n'auriez pas dû venir, dit-elle, la gorge serrée. - -Tout à coup elle se retourna, l'entoura de ses bras et mit un baiser -sur ses lèvres. La voiture s'ébranla et s'emplit de lumière, en -passant sous un réverbère. Ellen recula, et tous deux restèrent -silencieux et immobiles pendant que le coupé se dégageait des abords -de l'embarcadère. Quand ils eurent gagné la rue, Archer se mit à -parler avec volubilité. - ---Ne craignez rien. Vous n'avez pas besoin de vous renfoncer ainsi dans -votre coin: un baiser volé n'est pas ce que je veux. Je devine ce qui -se passe en vous; vous estimez que le sentiment qui nous unit ne doit -pas s'amoindrir dans une intrigue. Je n'aurais pas pu vous parler ainsi -hier, parce que, quand nous sommes séparés et que j'aspire à vous -revoir, tout mon être s'enflamme et chacune de mes pensées me brûle. -Mais vous arrivez, et votre présence dépasse tellement mes souvenirs! -Ce que je veux de vous, c'est tellement plus qu'une heure ou deux de -temps en temps, avec des siècles d'attente et de soif dans -l'intervalle! Et si je puis rester ainsi tranquille à côté de vous, -c'est que j'ai dans ma tête une autre vision, et aussi la confiance -qu'elle se réalisera. - -Elle ne répondit pas tout de suite; puis très bas: - ---De quelle vision voulez-vous parler? - ---Vous le savez. Et aussi qu'elle se réalisera. - ---Vous et moi réunis? - -Elle éclata d'un rire soudain et dur. - ---Pour me proposer une telle vision, vous choisissez bien l'endroit! - ---Le coupé de ma femme? Descendons et marchons, alors. Un peu -de neige ne vous fait pas peur. - -Elle rit encore, mais plus doucement. - ---Non, je ne descendrai pas. J'ai hâte d'arriver chez grand-mère. Vous -allez rester assis à côté de moi, et nous envisagerons ensemble non -des rêves, mais des réalités. - ---Je ne sais pas ce que vous entendez par des réalités. Pour -moi, il n'y en a qu'une. - -Elle ne répondit que par un long silence, pendant lequel la voiture -descendait une obscure rue transversale pour déboucher dans la lumière -éclatante de la Cinquième Avenue. - ---Vous voudriez donc faire de moi votre maîtresse, puisque je -ne peux pas être votre femme? demanda-t-elle. - -Cette question directe le déconcerta. Maîtresse, c'était là un -mot que les femmes de son monde évitaient de prononcer. - -Décontenancé, il balbutia: - ---Ce que je veux, c'est partir avec vous pour un monde où des mots -comme celui-là,--des catégories comme celles-là,--n'existent pas: où -nous serons simplement deux êtres qui s'aiment, qui sont tout l'un pour -l'autre, pour lesquels le monde ne compte pas... - -Elle poussa un long soupir, qui s'acheva en un rire amer. - ---Oh! mon ami! Où est-il, ce pays? Y êtes-vous jamais allé? - -Archer restait silencieux. Elle continua: - ---J'en connais tant qui ont essayé de le trouver; et, croyez-moi, ils -sont tous descendus par erreur aux stations d'à côté, à Boulogne, à -Pise, à Monte-Carlo, et ils y retrouvaient toujours le même vieux -monde qu'ils voulaient abandonner, seulement plus petit, plus mesquin, -plus laid. - -Archer ne lui connaissait pas cette âpreté de langage. - ---Je vois, dit-il enfin: la Gorgone a brûlé vos larmes. - ---Et elle m'a ouvert les yeux. Ce n'est pas vrai de dire qu'elle rend -les gens aveugles. Au contraire, elle leur ouvre les yeux tout grands, -elle leur coupe les paupières. Et l'on ne connaît plus jamais -l'obscurité bienfaisante. Parmi les supplices qu'ont inventés les -Chinois, n'en est-il pas un de ce genre? - -La voiture avait traversé la Quarante-deuxième Rue au trot rapide d'un -cheval vigoureux. Archer était oppressé par le sentiment des minutes -perdues, des paroles vaines. - ---Maintenant, dit-il, qu'allons-nous faire? - ---Nous? Il n'y a pas de nous dans ce sens-là! Nous ne sommes l'un près -de l'autre qu'à condition de rester séparés. Alors seulement nous -pouvons être nous-mêmes. Autrement, nous serons Newland Archer, le -mari de la cousine d'Ellen Olenska, et Ellen Olenska, la cousine de la -femme de Newland Archer, volant un bonheur qui ne leur appartient pas. - ---Ah! je n'en suis plus là! gémit Archer. - ---Vous ne savez pas ce que vous me demandez, dit-elle; et moi -je le sais, ajouta-t-elle d'une voix singulière. - -Il resta silencieux, abîmé dans sa douleur. Puis, dans l'obscurité de -la voiture, il chercha le porte-voix et donna l'ordre au cocher -d'arrêter. - ---Pourquoi nous arrêtons-nous? Nous ne sommes pas arrivés, s'écria -Mme Olenska. - ---Je descends ici, bégaya-t-il, et il sauta sur le pavé. - -À la lueur d'un réverbère, il vit le visage bouleversé de la jeune -femme, le mouvement instinctif qu'elle fit pour le retenir. Il ferma la -portière et s'y appuya un moment. - ---Vous avez raison, je n'aurais pas dû venir aujourd'hui, dit-il, -en baissant la voix pour ne pas être entendu du cocher. - -Elle se pencha en avant et sembla prête à parler, mais déjà il avait -donné l'ordre de repartir. La voiture s'éloignait. Archer resta cloué -sur place. La neige avait cessé, et un vent cinglant le frappait au -visage. Tout à coup il sentit quelque chose de raide et de froid sur -ses cils: il pleurait, et le vent avait gelé ses larmes. - -Il mit ses mains dans ses poches et descendit la Cinquième Avenue, -pour rentrer chez lui. - - - - -XXX - - -Ce soir-là, quand Archer descendit, il ne trouva personne au salon. Il -devait dîner seul avec sa femme; toutes les sorties du soir avaient -été suspendues depuis la maladie de Mrs Manson Mingott, et il fut -surpris que May, si exacte, ne l'eût pas devancé. - -Elle apparut enfin, en robe décolletée étroitement lacée: le -protocole de leur monde exigeait la grande toilette, même en famille. -Pas une coque ne manquait aux rouleaux compliqués de ses cheveux -blonds. Mais Archer lui trouva le teint pâle et les traits tirés. - ---Qu'êtes-vous devenu? demanda-t-elle. Je vous ai attendu chez -grand'mère. Ellen est arrivée seule, disant qu'elle vous avait laissé -en route, que vous aviez dû courir à vos affaires. Rien de fâcheux? - ---Non; quelques lettres à expédier. - ---Je regrette bien que vous ne soyez pas venu chez grand'mère; -sans doute ces lettres étaient urgentes? - ---Oui, fit-il, gêné par cette insistance. - -C'est vrai qu'il avait promis, le matin, d'aller retrouver May chez sa -grand'mère. Cela l'irritait qu'un si léger manquement fût relevé -contre lui après deux ans de mariage. Il était las de vivre dans la -fiction d'une lune de miel qui avait les exigences de la passion sans en -avoir la chaleur. - -Pendant le dîner, May lui apprit la nouvelle qui courait New-York. On -disait que les Beaufort ne quittaient pas la ville, que Beaufort allait -entrer dans une affaire d'assurances. Un tel aplomb passait toute -imagination. Puis la conversation tourna dans l'étroit cercle habituel; -mais Archer remarqua que sa femme ne fit aucune allusion à Mme Olenska, -ni à l'accueil qu'avait fait à celle-ci la vieille Catherine. Ce -silence ne laissait pas d'avoir quelque chose d'inquiétant. - -Dans la bibliothèque, Archer alluma une cigarette et ouvrit un livre, -tandis que May prenait son panier à ouvrage, et, approchant un fauteuil -de la lampe voilée de vert, découvrait un coussin qu'elle brodait pour -Newland. Elle n'était pas trop habile ouvrière: ses grandes mains -fortes étaient faites pour tenir les guides ou la rame. Mais toutes les -femmes brodant des coussins pour leurs maris, elle n'aurait pas manqué -à cet acte de dévotion conjugale. - -Archer, quand il levait les yeux, la voyait penchée sur son métier. -Ses manches courtes, bordées de ruches, découvraient ses bras ronds et -fermes; le saphir de ses fiançailles brillait à sa main gauche, -au-dessus de sa large alliance d'or, et l'autre main perçait lentement -et laborieusement le canevas. En la voyant assise ainsi, sous la lampe, -Archer se disait avec une sorte de découragement qu'il saurait toujours -toutes les pensées que recelait ce front pur; que jamais, au cours des -années à venir, elle ne le surprendrait par une fantaisie, une idée -nouvelle, une faiblesse, une violence ou une émotion. Pendant leurs -courtes fiançailles, elle avait épuisé tout ce qu'il y avait en elle -de poétique et de romanesque. Maintenant, May mûrissait -tranquillement, en une exacte reproduction de sa mère; et -mystérieusement, et par suite du même développement, elle tendait à -faire de lui un second Mr Welland. Il posa son livre et se leva. Elle -redressa la tête. - ---Qu'y a-t-il? - ---On étouffe ici. J'ai besoin d'air. - -Il ouvrit les rideaux, releva le châssis à guillotine, et se pencha -sur la nuit glacée. Ne plus voir May, assise près de la table, sous la -lampe; apercevoir d'autres existences en dehors de la sienne, d'autres -villes au delà de New-York, et tout un monde au delà de son monde, -cela le soulageait; l'air en devenait plus respirable. Il resta quelques -minutes ainsi, accoudé dans l'obscurité. Puis il entendit May qui -appelait. - ---Newland! Fermez la fenêtre; vous allez mourir de froid. - -Il baissa le carreau et se retourna. - -«Mourir de froid? pensa-t-il; mais ne suis-je pas déjà mort? -n'y a-t-il pas des mois et des mois que ma vie est pareille à -la mort?» - - -Une semaine se passa. Archer n'entendait plus parler de Mme Olenska, et -il se rendait compte que le nom de la jeune femme ne serait prononcé -devant lui par aucun membre de la famille. Il ne faisait rien pour -essayer de la voir. Une résolution germait en lui depuis qu'il s'était -penché à la fenêtre de sa bibliothèque dans la nuit glacée. La -force grandissante de cette résolution lui donnait du calme pour -supporter l'attente. - -Enfin, Mrs Manson Mingott lui fit dire qu'elle souhaitait le voir. Son -cœur battait violemment quand il sonna chez la vieille Mrs Mingott. Il -était là, sur les marches du seuil: derrière la porte, derrière les -rideaux du boudoir de damas jaune, la comtesse Olenska l'attendait -sûrement. Dans un moment, il la verrait; il pourrait lui parler, avant -d'être introduit dans la chambre de la malade. Il voulait seulement lui -poser une question; après, il savait ce qu'il aurait à faire... Quelle -ne fut pas sa déception, quand il ne trouva que la mulâtresse qui -l'introduisit auprès de la vieille Catherine! - -L'aïeule était assise dans un vaste fauteuil près de son lit; à -côté d'elle, un guéridon d'acajou portait une lampe de bronze au -globe gravé, voilé sous un papier vert. Archer ne remarqua sur son -visage aucune trace de la récente attaque. Elle était seulement plus -pâle, avec des ombres plus noires dans les plis de son visage trop -gras. Dans son bonnet tuyauté, attaché par un nœud empesé entre ses -deux premiers mentons, le fichu de mousseline croisé sur les vagues de -sa robe de chambre violette, on aurait pu la prendre pour le portrait de -quelque aïeule bienveillante et avisée, gonflée outre mesure par les -plaisirs gastronomiques. - -Elle tendit à Archer une des petites mains qui étaient nichées -sur ses larges genoux comme des souris blanches. - ---Sapho, dit-elle à la femme de chambre, ne laissez entrer personne. -Si mes filles me demandent, dites que je dors. - -La mulâtresse disparut et la vieille dame se retourna vers son -petit-fils. - ---Mon cher, suis-je tout à fait affreuse à voir? demanda-t-elle -gaîment, en ramenant sur le promontoire de sa poitrine les plis de -batiste. Mes filles disent que ça n'a pas d'importance à mon âge, -comme si la laideur n'était pas pire à mesure qu'elle devient plus -difficile à cacher! - ---Ma chère grand'mère, vous êtes mieux que jamais, répondit -Archer sur le même ton d'empressement, mieux que personne... - -La vieille dame renversa la tête en riant. - ---Excepté Ellen! s'amusa-t-elle à dire, en clignant des yeux -malicieusement; et avant qu'il pût répondre, elle ajouta: - ---Elle était donc bien belle, le jour où tu as été la chercher à la -gare? Est-ce parce que tu le lui as dit qu'elle a dû te déposer en -route? De mon temps, les jeunes gens ne quittaient ainsi les jolies -femmes que si elles les y obligeaient... Quel malheur qu'elle ne se soit -pas mariée avec toi! Je le lui ai répété cent fois... - -Archer se demanda si la maladie avait affaibli les facultés de -la vieille dame; mais déjà elle continuait: - ---Eh! bien, j'ai tout arrangé: Ellen va rester avec moi: la famille -dira ce qu'elle voudra. Tu as su comme ils étaient tous après moi, -Lovell et Letterblair et Augusta Welland: ils voulaient que je lui coupe -les vivres: histoire de lui dicter sa conduite. Ils ont cru m'avoir -décidée quand je ne sais quel secrétaire est arrivé avec les -dernières propositions du mari. Le gaillard se montrait généreux. Et -après tout, le mariage est le mariage, l'argent est l'argent: je ne -savais que répondre. - -Elle s'arrêta court, respirant longuement, comme si de parler -lui était devenu un effort. - ---Mais aussitôt que j'ai revu Ellen, j'ai dit: «Toi, mon joli oiseau, -t'enfermer encore dans cette cage conjugale? Jamais!» Et maintenant, -c'est arrangé; elle va rester ici pour soigner sa grand'mère tant -qu'il y aura une grand'mère à soigner. - -Le jeune homme écoutait, les veines brûlantes. Dans la confusion de -son esprit, il savait à peine si la nouvelle lui causait de la joie ou -du chagrin. Il s'était si bien résolu à un autre parti, qu'il ne -pouvait ajuster ses pensées à celui-ci. Mais peu à peu, un repos -délicieux l'envahit. Les difficultés s'éloignaient, miraculeusement. -Ellen avait consenti à venir vivre avec sa grand'mère; c'était donc -qu'elle s'avouait ne pouvoir renoncer à lui. C'était sa réponse à -l'appel suprême de l'autre jour. Si elle ne voulait pas faire le -dernier pas, elle cédait pourtant à demi. Il s'abandonnait à cette -pensée avec le soulagement d'un homme qui a été prêt à tout -risquer, et goûte soudain la dangereuse douceur de la sécurité... - ---Elle n'aurait pas pu retourner auprès de son mari, c'était -impossible! s'écria-t-il. - ---Ah! mon cher, j'ai toujours su que tu étais pour elle, et c'est -pourquoi je t'ai fait venir. Car tu vois,--elle redressa la tête autant -que le lui permettaient ses doubles mentons, et le regarda en plein dans -les yeux,--tu vois, nous aurons encore à combattre. À moi toute seule, -je ne suis pas de force, il faut que tu viennes à mon aide. - ---Moi? balbutia-t-il. - ---Pourquoi pas?--Elle fixa sur lui des regards devenus soudain coupants -comme des lames de couteau. Sa main quitta le bras de son fauteuil pour -aller se poser sur celle du jeune homme, qu'elle agrippa de ses petits -ongles pareils à des griffes d'oiseau.--Pourquoi pas? répéta-t-elle. - -Archer, sous ce regard, reprit possession de lui-même. - ---Chère grand'mère, vous pouvez très bien tenir contre eux tous, à -vous toute seule; mais, si vous avez besoin de moi, je serai derrière -vous. - ---Alors nous voilà sauvés! soupira-t-elle; et, lui souriant avec toute -son ancienne finesse, elle ajouta, calant sa tête sur ses oreillers: -J'ai toujours pensé que tu serais avec nous; sais-tu pourquoi? C'est -qu'ils ne prononcent jamais ton nom quand ils ressassent leur antienne -au sujet du retour d'Ellen chez Olenski. - -Il eut un sursaut: cette perspicacité l'effrayait. Il demanda: - ---Quand pourrai-je voir Mme Olenska? - -La vieille dame joua toute la pantomime de l'espièglerie. - ---Pas aujourd'hui. Une de nous à la fois, s'il te plaît! Mme -Olenska est sortie. - -Il rougit. La déconvenue était cruelle. Mrs Mingott continua: - ---Elle est sortie, mon enfant, sortie dans ma voiture, pour -aller voir Regina Beaufort! - -Elle s'arrêta, laissant cette déclaration produire tout son effet. - ---Voilà où nous en sommes déjà! Le lendemain de son arrivée, elle a -mis son plus beau chapeau, et m'a dit avec un parfait sang-froid qu'elle -allait voir Regina Beaufort. J'ai répondu: «Je ne la connais -plus!--C'est votre petite nièce, une femme malheureuse!--La femme d'un -misérable!--Et moi donc? Cependant toute ma famille veut que je -retourne chez mon mari.» Eh! bien, à cela je n'ai rien trouvé à -répondre et je lui ai permis d'y aller. Aujourd'hui je lui ai même -permis d'y aller dans ma voiture!... Après tout, Regina est une femme -courageuse, et Ellen aussi: et j'aime le courage par-dessus tout. - -Archer se pencha et appuya ses lèvres sur la petite main qui -tenait encore la sienne. - ---Eh! Eh! Eh! Quelle main imagines-tu embrasser, jeune amoureux? Celle -de ta femme, j'espère..., fît la vieille dame avec un gloussement -moqueur; et comme il se levait pour partir, elle lui cria: - ---Dis-lui les tendresses de sa grand'mère. Mais il vaut mieux -ne pas lui parler de notre conversation. - - - - -XXXI - - -Archer était abasourdi de ce que lui avait appris la vieille -Catherine. - -Que Mme Olenska fût accourue à l'appel de sa grand'mère, c'était -tout naturel,--mais qu'elle se décidât ainsi à rester chez Mrs -Mingott, maintenant que celle-ci était presque remise, cela -s'expliquait moins facilement. - -Archer était sûr que les considérations matérielles n'étaient pour -rien dans cette nouvelle résolution. Elle avait eu d'autres raisons. -Ces raisons, il n'avait pas à les chercher bien loin. En revenant de la -gare, Mme Olenska lui avait dit qu'ils devaient vivre séparés l'un de -l'autre; mais elle le lui avait dit la tête sur sa poitrine. Il la -savait incapable d'un calcul de coquetterie. Elle luttait contre son -sort, comme il avait lutté contre le sien: elle s'attachait de toutes -ses forces à la résolution de ne pas trahir la confiance de May, de -toute la famille. Mais dix jours s'étaient écoulés depuis son retour -à New-York, et il n'avait fait aucune tentative pour la revoir. -Avait-elle peut-être deviné qu'il méditait quelque projet -désespéré? Redoutant sa propre faiblesse, n'avait-elle pas trouvé -préférable d'accepter un compromis, et de rester à New-York? - -Quant à Archer, à l'instant où il était arrivé chez Mrs Mingott, il -était non seulement prêt à l'irrévocable, mais impatient de s'y -jeter. Le cours nouveau des choses lui avait procuré un premier instant -de détente; mais peu à peu il retrouvait toute sa répugnance pour la -voie qui s'ouvrait devant lui. Cette voie, il la connaissait, pour -l'avoir déjà parcourue; mais alors il était libre, il ne devait -compte de ses actions à personne; il pouvait se prêter avec un -détachement amusé au jeu clandestin de l'adultère. Maintenant, il -apercevait sous un nouveau jour le rôle qui l'attendait. C'était le -rôle de l'éternel mensonge: mensonge des sourires, des badinages, des -gentillesses, mensonge de jour, mensonge de nuit, mensonge du regard, -mensonge dans les caresses et mensonge même dans les querelles, -mensonge de chaque parole et de chaque silence. Il y avait un temps pour -la vie de garçon; la saison passée, il n'y fallait pas revenir. Bien -sûr, Ellen Olenska n'était pas comme les autres femmes, ni lui comme -les autres hommes: ils ne relevaient que de leur propre jugement. Oui, -mais dans dix minutes il rentrerait chez lui, et là il retrouverait -May, l'habitude de la vie conjugale, l'honneur du foyer, toutes les -convenances que lui et les siens avaient toujours respectées. - -Au coin de sa rue, il hésita, puis continua à descendre la Cinquième -Avenue. - -Devant lui, dans la nuit d'hiver, se dressait une grande maison sombre. -Que de fois l'avait-il vue flamboyante de lumières, la tente des galas -s'avançant sur le perron, une double file de voitures alignée dans la -rue! Là, dans le jardin d'hiver qui étendait sa masse noire sur la rue -transversale, il avait pris à May son premier baiser: c'était là, -sous les lustres de la salle de bal, qu'il l'avait vue apparaître, -svelte et gracieuse comme une jeune Diane. - -Maintenant, la maison était noire comme la tombe, sauf la petite lueur -de gaz qui montait des cuisines, et la lumière qui brillait à une des -fenêtres de l'étage supérieur, dont les volets n'avaient pas été -fermés. En arrivant au coin de la rue, Archer vit que la voiture -arrêtée devant la porte était bien celle de Mrs Manson Mingott. -Quelle aubaine pour Mr Sillerton Jackson, s'il était venu à passer! -Archer avait été touché d'apprendre, par le récit de la vieille -Catherine, l'attitude de Mme Olenska envers Mrs Beaufort; mais il savait -assez quelle interprétation les salons et les cercles prêteraient aux -visites de Mme Olenska chez sa cousine. Il s'arrêta et regarda la -fenêtre éclairée. Sans doute les deux femmes étaient assises -ensemble dans cette chambre... - -Archer se trouvait presque seul dans la perspective nocturne de la -Cinquième Avenue. À l'heure où tout le monde était rentré -s'habiller pour le dîner, la sortie d'Ellen passerait probablement -inaperçue: tant mieux, se disait-il. Comme cette pensée lui traversait -l'esprit, la porte s'ouvrit pour laisser passer la jeune femme. -Derrière elle, une faible lueur vacillait, portée par quelqu'un qui -avait dû l'éclairer. Mme Olenska se retourna pour faire un geste -d'adieu, puis descendit le perron. - ---Ellen! appela Archer à voix basse. - -Elle tressaillit: et, juste au même moment, il vit deux jeunes gens -d'allure élégante qui s'approchaient. Il y avait pour Archer, dans -leurs pardessus, dans la manière dont leurs foulards de soie se -croisaient sur leurs cravates blanches, quelque chose de familier. Ce -n'était pas encore l'heure d'aller dîner en ville,--mais Archer se -rappela que les Reggie Chivers, à quelques pas de là, allaient en -bande ce soir même au théâtre et donnaient à dîner de bonne heure. -À la lumière du réverbère, Archer reconnut Lawrence Lefferts et un -des jeunes Chivers. - -Le désir un peu puéril qu'on ne reconnût pas Mme Olenska devant la -porte des Beaufort, s'évanouit dès qu'il sentit la chaleur -pénétrante de la main d'Ellen dans la sienne. - ---Je vous verrai donc: nous serons ensemble! s'écria-t-il, sachant -à peine ce qu'il disait. - ---Ah! répondit-elle, grand'mère vous a dit? - -Sans la quitter des yeux, Archer vit que Lefferts et Chivers avaient -discrètement traversé. Lui-même avait souvent pratiqué ce genre de -solidarité masculine. Non, il ne pourrait se résigner à cette vie de -mensonge et de complicités. - ---Dès demain, dit-il, j'ai besoin de vous voir quelque part -où nous soyons seuls. - ---Seuls, à New-York? Mais il n'y a ni églises ni monuments. - ---Il y a le Musée, répliqua-t-il. À deux heures et demie, je -vous attendrai à l'entrée principale. - -Sans répondre, elle monta rapidement dans la voiture. En s'éloignant, -elle se pencha à la portière: Archer devina un signe d'adieu dans -l'obscurité. Il resta les yeux fixés dans la direction où elle -disparaissait, en proie à un tumulte de sentiments contradictoires. Il -lui semblait, non pas avoir parlé à la femme qu'il aimait, mais -à une autre, à une femme envers laquelle il avait contracté la -dette du plaisir, mais dont il était déjà fatigué. Écœuré de ce -vocabulaire de rendez-vous, qui avait trop servi, «elle viendra,» se -dit-il avec une sorte d'amertume. - -Le lendemain, Archer et Ellen se retrouvèrent sur le seuil du Musée. -Leurs pas retentirent dans le vide des longues galeries sonores: ils -s'arrêtèrent dans la salle où la collection Cesnola moisit dans une -solitude inviolée et firent mine de regarder les mouvements souples du -corps si jeune sous les épaisses fourrures; l'aile de héron bien -plantée dans la toque de loutre; la petite boucle de cheveux sombres -aplatie sur chaque joue comme une vrille de vigne. Comme toujours, il -s'absorbait dans la contemplation des ravissants détails qui faisaient -que la jeune femme était elle et non pas une autre. - -Ce fut elle qui demanda: - ---Qu'aviez-vous à me dire qui fût si grave et si pressé? - ---Ce que j'avais à vous dire? C'est qu'à mon avis, si vous êtes -venue à New-York, c'est que vous aviez peur. - ---Peur de quoi? - ---Vous craigniez que je ne vinsse vous rejoindre à Washington. - -Elle regarda son manchon, le retournant dans ses mains nerveuses. - ---C'est vrai, dit-elle à demi-voix. - ---Alors? - ---Alors... ceci vaut mieux, n'est-ce pas? reprit-elle avec un long -soupir. Nous ferons moins de mal aux autres. Après tout, n'est-ce pas -ce que vous avez toujours voulu? - ---Nous rencontrer ainsi, en nous cachant?... Mais c'est juste -le contraire de ce que je veux! Cela me fait horreur. - ---À moi aussi! s'écria-t-elle, avec un profond soupir de soulagement. - ---Eh bien! alors, c'est à mon tour de demander: N'imaginez-vous -pas pour nous un meilleur avenir? - -Elle pencha la tête. Ses mains, dans le manchon, s'agitaient toujours. -On s'approchait; un gardien à casquette galonnée traversa la salle -avec le pas errant d'un fantôme dans une nécropole. Simultanément, -Archer et Mme Olenska se mirent à examiner la vitrine qui leur faisait -face. Quand le personnage eut disparu dans une perspective de momies et -de sarcophages, Archer renouvela sa question. - -Au lieu de répondre, Ellen murmura: - ---J'ai promis à grand'mère de rester avec elle parce qu'il m'a -semblé que j'étais ici moins en danger. - ---Moins en danger de m'aimer? demanda-t-il. - -Le profil de la jeune femme resta immobile, mais Archer vit -une larme glisser de sa paupière et se prendre aux mailles de -son voile. - ---Moins en danger de faire un mal irréparable. Ne soyons pas -comme tous les autres! protesta-t-elle. - ---Les autres? Pourquoi serais-je différent des autres? N'ai-je -pas les mêmes désirs? Ne suis-je pas brûlé des mêmes ardeurs? - -Elle le regarda avec une sorte de terreur, et Archer vit une -faible rougeur colorer son visage. - ---Eh bien! j'irai chez vous une fois, et puis nous nous dirons -adieu: je partirai, hasarda-t-elle tout à coup, d'une voix basse, -mais nette. - -Le sang monta au front du jeune homme. Il lui semblait tenir dans ses -mains son propre cœur, comme une coupe trop pleine que le moindre geste -ferait déborder. - ---Vous partirez? Que voulez-vous dire? - ---Je retournerai chez mon mari. - ---Et vous croyez que jamais j'y consentirai? - -Elle leva sur lui des yeux troublés. - ---Qu'y a-t-il d'autre à faire? Je ne veux pas rester ici et -mentir aux gens qui ont eu pitié de moi. - ---Mais c'est justement pourquoi je demande que nous partions -ensemble! - ---Et que nous brisions leurs existences, quand ils m'ont aidée -à refaire la mienne? - -Archer se leva brusquement et la regarda avec un désespoir muet. - ---Quand viendrez-vous? dit-il enfin. - -Elle hésita: - ---Après-demain. - ---Je vous attendrai. - -Ils restèrent les yeux dans les yeux, Archer sur le pâle visage -d'Ellen lisait l'intense rayonnement intérieur. Alors, il comprit que -jamais auparavant il n'avait de ses yeux vu l'amour. - -Archer rentra seul à pied. La nuit tombait quand il arriva chez lui. Il -regarda les objets familiers du hall comme de l'autre côté de la -tombe. May était sortie en voiture après le déjeuner et n'était pas -encore rentrée. Content d'être seul, il entra dans la bibliothèque et -se laissa tomber dans son fauteuil. Il n'avait plus conscience du temps -qui passait. Une sorte de stupeur l'envahissait. «Cela devait être... -Cela devait être...,» se répétait-il. Ce qu'il avait rêvé était -si différent! - -La porte s'ouvrit et May entra. - ---Je suis horriblement en retard. Vous n'étiez pas inquiet? -demanda-t-elle. - -Il la regarda surpris: - ---Est-ce qu'il est tard? - ---Sept heures passées. Je vous soupçonne d'avoir dormi. - -Elle rit. Ayant retiré les épingles de son chapeau de velours, elle le -jeta sur le canapé. Elle avait le visage à la fois plus pâle et plus -animé que de coutume. - ---Je suis allée voir grand'mère, et comme je partais, Ellen est -rentrée. Alors je suis restée, et nous avons causé longuement. Il y -avait des siècles que nous n'avions vraiment causé!... Elle a été -délicieuse, tout à fait comme l'ancienne Ellen. Je crains de ne pas -avoir été juste pour elle dernièrement. J'ai cru quelquefois... - -Archer se leva et alla s'appuyer contre la cheminée hors du -cercle lumineux de la lampe. - ---Qu'est-ce que vous avez cru?... - ---Peut-être ne l'ai-je pas toujours comprise. Elle est trop -différente. Elle fréquente des gens si bizarres. On dirait qu'elle -prend plaisir à se singulariser. Cela tient sans doute à la vie -agitée qu'elle a menée dans cette société d'Europe; nous devons lui -paraître bien ennuyeux! Mais je ne veux plus être injuste pour elle. - -Elle s'arrêta un peu haletante d'avoir, contre son habitude, parlé si -longtemps. Elle avait les lèvres entr'ouvertes, une sombre rougeur aux -joues. Archer, en la regardant, se rappela le mystérieux éclat qui -avait inondé son visage dans le jardin de la mission à Saint-Augustin. -Il devina en elle le même effort secret pour atteindre quelque chose au -delà de la portée habituelle de sa vision. «Elle déteste Ellen, -pensa-t-il elle essaie de dominer ce sentiment.» Cette pensée l'émut. -May continua: - ---Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour Ellen; mais elle n'a -jamais paru comprendre. Et maintenant, cette idée d'aller voir Mrs -Beaufort, et surtout dans la voiture de grand'mère! J'ai peur qu'elle -se soit aliéné les van der Luyden. - ---Ah! dit Archer avec un rire énervé. - -La barrière qui les séparait s'était de nouveau dressée entre eux. - ---Il est temps de nous habiller: nous dînons en ville, n'est-ce -pas? demanda-t-il. - -Elle se leva, mais ce fut pour jeter les bras autour du cou de -son mari et presser sa joue contre la sienne. - ---Vous ne m'avez pas embrassée aujourd'hui, dit-elle tendrement. - -Et il la sentit trembler dans ses bras. - - - - -XXXII - - ---À la cour des Tuileries, disait Mr Sillerton Jackson, avec le sourire -de ses réminiscences parisiennes, ces choses-là étaient assez -ouvertement tolérées. - -C'était le lendemain de la visite d'Archer au musée; on dînait dans -la salle à manger lambrissée de noyer des van der Luyden. Ceux-ci, -incapables de supporter les émotions d'un scandale, s'étaient -réfugiés à Skuytercliff après la faillite de Beaufort. Mais on leur -avait fait observer que leur présence à New-York était indispensable: -n'étaient-ils pas les piliers de cette société ébranlée par la -faillite? - ---Vous devez à vos amis, leur disait Mrs Archer, de vous montrer à -l'Opéra et même d'ouvrir vos salons. Il ne faut surtout pas, ma chère -Louisa, laisser des gens comme Mrs Lemuel Struthers chausser les -souliers de Regina; ce sont les occasions que saisissent les parvenus -pour se pousser et prendre pied dans le monde. C'est grâce à -l'épidémie de varicelle de l'hiver dernier que les hommes mariés ont -pu s'échapper pour aller chez Mrs Struthers pendant que les femmes -soignaient leurs enfants. Vous, Louisa, et ce cher Henri, devez garder -la place, comme vous l'avez toujours fait. - -Mr et Mrs van der Luyden ne pouvaient rester sourds à cet appel. À -contre-cœur, mais toujours héroïquement soumis au devoir, ils -étaient rentrés en ville, avaient ôté leurs housses, envoyé leurs -invitations pour deux dîners et une soirée. - -Ce soir-là, Mr Sillerton Jackson, Mrs Archer, Newland et sa femme -devaient aller avec eux à l'Opéra. On chantait _Faust_ pour la -première fois de l'hiver. Et comme rien ne se faisait sans cérémonie -sous le toit des van der Luyden, malgré le petit nombre des invités, -le repas avait commencé à sept heures pour que le nombre convenable de -services pût se dérouler avec majesté avant le moment des cigares. - -Archer était parti de bonne heure pour son bureau, où il avait été -retenu. De l'autre côté de la table couverte d'œillets de -Skuytercliff et d'argenterie massive, May lui sembla pâle et -languissante. Mais ses yeux brillaient, et elle parlait avec une -vivacité factice. - -Le sujet qui avait provoqué le souvenir des Tuileries cher à Mr -Sillerton Jackson avait été soulevé (non sans intention, pensa -Archer) par Mrs van der Luyden. La faillite, ou plutôt l'attitude de -Beaufort depuis la faillite, était un thème fructueux pour le -moraliste de salon. Après avoir analysé et condamné cette attitude, -Mrs van der Luyden tourna son regard hésitant vers May Archer. - ---Est-il possible, ma chère, que ce qu'on m'a dit soit vrai? On -prétend que la voiture de votre grand'mère Mingott a été vue devant -la porte de Mrs Beaufort. Déjà Mrs van der Luyden n'appelait plus par -son nom de baptême la complice du scandale. - -May rougit. - ---Je crains, dit Mr van der Luyden, que le bon cœur de Mme Olenska ne -l'ait entraînée à commettre l'imprudence d'aller chez Mrs Beaufort. - ---Ou son goût pour les gens tarés, ajouta sèchement Mrs Archer. - ---Aux Tuileries, reprit Mr Sillerton (et tous les regards attentifs se -tournèrent vers lui), les principes étaient souvent des plus -élastiques. Si vous demandiez d'où venait la fortune de Morny, ou qui -payait les dettes de certaines beautés de la cour... - ---Vous ne prétendez pas, j'espère, mon cher Sillerton, que nous -prenions exemple! dit Mrs Archer. - ---Je ne prétends rien, répliqua Mr Jackson. Mais l'éducation -étrangère qu'a reçue Mme Olenska peut l'avoir rendue moins -scrupuleuse. - ---En effet! soupirèrent les deux dames d'âge. - ---Tout de même! faire stationner la voiture de sa grand'mère à la -porte d'un banqueroutier, protesta Mr van der Luyden. Archer devina que -celui-ci se reprochait les bottes d'œillets qu'il avait envoyées à -Mme Olenska. - -Mrs van der Luyden ajouta: - ---Si seulement elle avait demandé conseil... - ---Ah! voilà ce qu'elle n'a jamais fait! reprit Mrs Archer. - - -À l'Opéra, comme le premier acte finissait, Archer quitta sa famille -pour aller dans la loge du cercle. De là, par-dessus les épaules de -divers Chivers, Mingott et Rushworth, il voyait la salle telle que deux -ans auparavant, le soir de sa première rencontre avec Ellen Olenska. Il -croyait qu'elle allait peut-être apparaître dans la loge des Mingott; -il l'attendait, les yeux fixés sur la loge, qui demeura vide. Tout à -coup éclata le pur soprano de Mme Nilsson:--«M'ama, non m'ama.» -Archer se tourna vers la scène où, dans le décor accoutumé de roses -géantes et de pensées-essuie-plumes, la même opulente et blonde -victime succombait aux artifices du même petit séducteur basané. -Quittant la scène, les yeux d'Archer vinrent se poser sur la loge où -May était assise entre deux dames plus âgées, exactement comme entre -Mrs Lovell Mingott et la nouvelle arrivée, sa cousine étrangère, deux -ans auparavant. Elle était, de même, tout en blanc et Archer reconnut -le satin à reflets bleutés de sa robe de mariée. - -C'était l'usage, dans le vieux New-York, que les jeunes femmes -revêtissent ce somptueux ajustement pendant un an ou deux après leur -mariage. Sa mère, Archer le savait, conservait sa robe de noces -enveloppée de papier de soie, avec l'espoir que Janey la porterait -peut-être un jour; mais la pauvre Janey approchait d'un âge où il -convient de se marier en popeline gris perle, et sans demoiselles -d'honneur. Archer fit la réflexion que May ne portait pas souvent cette -toilette nuptiale,--et il se rappela la jeune fille qu'il avait -contemplée deux ans auparavant avec un tel élan d'espérance. - -La silhouette de May s'était un peu alourdie; mais l'élégance de son -port et son expression pure et candide restaient les mêmes. Elle était -toujours celle qui jouait avec le bouquet de muguets le soir de ses -fiançailles. Cette innocence, aussi touchante que l'étreinte confiante -d'un enfant, n'était-elle pas un muet appel à la pitié? Il se rappela -la générosité passionnée qui couvait sous ce calme incurieux. Il -entendait la voix dont elle lui avait dit naguère, dans le jardin de la -Mission: «Je ne veux pas fonder mon bonheur sur un tort envers -quelqu'un.» Un désir irrésistible saisit Archer de lui dire la -vérité, de demander à sa générosité la liberté que, l'autre fois, -il avait refusé de prendre. - -Newland Archer était un homme d'habitudes correctes et disciplinées. -Il lui aurait profondément déplu de rien faire que Mr van der Luyden -eût désapprouvé, ou qui eût été mal jugé au cercle. Mais -maintenant il sentait craquer le moule des contraintes sociales: il ne -se souciait plus de l'opinion. Quittant la loge du cercle, il gagna -celle de Mr van der Luyden. «M'ama!» lançait la voix vibrante de -Marguerite. À l'entrée d'Archer, les occupants de la loge se -redressèrent, étonnés. Déjà, il violait une de leurs règles: on -n'entrait jamais dans une loge pendant un solo. Passant devant Mr van -der Luyden et Mr Sillerton Jackson, il se pencha vers sa femme: - ---J'ai une mauvaise migraine. Rentrons, voulez-vous? - -May lui jeta un coup d'œil d'assentiment. Il la vit parler à voix -basse à sa mère, puis murmurer des excuses à Mrs van der Luyden et se -lever juste au moment où Marguerite tombait dans les bras de Faust. -Comme il tendait à May son manteau, Archer remarqua que les deux autres -dames échangeaient un sourire d'intelligence. - -Dans la voiture, May posa timidement sa main sur celle de son mari. - ---Que je suis ennuyée que vous soyez souffrant! On vous aura -encore accablé d'ouvrage au bureau. - ---Mais non, je vous assure... Puis-je ouvrir un peu la fenêtre? -répondit-il, gêné, tout en baissant la glace. Il fixait sur la rue -des yeux vagues, sentant près de lui la muette interrogation de sa -femme. En descendant de voiture, May prit sa robe dans le marchepied et -tomba contre lui. - ---Vous êtes-vous fait mal? demanda-t-il en la soutenant de son -bras. - ---Non, mais ma pauvre robe,--voyez comme je l'ai déchirée! Elle -se courba pour ramasser la traîne souillée et le suivit dans le -vestibule. - -Quand ils furent dans la bibliothèque: - ---May, dit Archer, j'ai quelque chose à vous dire, quelque chose -d'important... - -Il se tenait à quelques pas d'elle, la regardant comme si la légère -distance qui les séparait était un abîme infranchissable. Sa voix -résonnait d'un accent étrange dans le silence de cette pièce intime. -Il répétait: - ---J'ai quelque chose à vous dire... - -May s'était laissée tomber dans un fauteuil. Elle restait muette, -immobile, sans un battement de paupières. Quoique extrêmement pâle, -son visage avait une tranquillité d'expression qui semblait venir d'une -source secrète. - -Archer refoula les formules banales qui lui venaient aux lèvres -pour s'accuser lui-même. Il était résolu à une confession totale -et brève. - ---Mme Olenska..., dit-il. - -Mais à ce nom, sa femme leva la main comme pour lui imposer -silence. - ---Pourquoi parler d'Ellen ce soir? demanda-t-elle avec une légère -moue d'impatience. - ---Parce que j'aurais dû déjà vous parler d'elle. - -La figure de May conserva son calme. - ---Est-ce vraiment utile? Je sais que j'ai été quelquefois injuste -envers elle; peut-être l'avons-nous tous été. Vous l'avez comprise -sans doute mieux que nous. Vous avez toujours été bon pour elle. -Mais puisque tout cela est fini... - -Archer la regarda, stupéfait. - ---Qu'est-ce qui est fini? Qu'entendez-vous par là? - -May continuait à le fixer de son clair regard. - ---Ne savez-vous pas qu'elle repart dans quelques jours pour l'Europe! -Grand'mère consent et a tout arrangé pour la rendre indépendante de -son mari! Je croyais que vous aviez été retenu à l'étude ce soir -pour le règlement de ses affaires. Il paraît que tout a été arrêté -ce matin. - -Archer s'appuya à la cheminée, le visage caché dans ses mains. -Était-ce son cœur qui lui résonnait aux oreilles, ou le déclic -bruyant de la pendule? Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? Enfin, -il se retourna: - ---C'est impossible! s'écria-t-il. - ---Impossible? - ---Comment savez-vous ce que vous venez de me dire? - ---J'ai reçu un mot d'Ellen aujourd'hui. Lisez-le. Je croyais -que vous étiez au courant. - -La lettre disait: «May chérie, j'ai enfin fait comprendre à -grand'mère que ma visite chez elle ne pouvait être qu'une visite, et -elle a été bonne et généreuse comme toujours. Elle comprend -maintenant que, si je retourne en Europe, je dois y vivre seule, ou -plutôt avec ma pauvre tante Medora, qui m'accompagne. Je pars en hâte -pour Washington, où j'ai à faire mes préparatifs, et m'embarquerai -la semaine prochaine. Soyez très bonne pour grand'mère quand -je serai partie, aussi bonne que vous l'avez toujours été pour -moi.--Ellen.--_P.-S._ Si j'avais des amis qui voulussent modifier ma -décision, dites-leur, je vous prie, que c'est absolument inutile.» - -Archer relut la lettre deux ou trois fois, puis la jeta sur la table en -éclatant de rire. Le son de ce rire le frappa. Il se rappela la frayeur -de Janey quand elle l'avait surpris à minuit, secoué d'une gaîté -extravagante, devant le télégramme qui annonçait que la date du -mariage avait été avancée. - ---Pourquoi vous écrit-elle cela? demanda-t-il, se reprenant -dans un suprême effort. - -May répondit avec son regard de candeur: - ---Je crois que c'est parce que nous avons si bien causé hier. - ---Causé de quoi? - ---Je lui ai dit que je craignais de n'avoir pas été juste pour elle, -de n'avoir pas compris ses difficultés ici, au milieu de nous, de ces -parents qui étaient comme des étrangers, qui s'arrogeaient le droit de -critiquer sans être toujours à même de comprendre... - -Elle hésita, puis reprit: - ---Je savais que vous étiez le seul ami sur qui elle pût toujours -compter, et je voulais qu'elle sût que, vous et moi, dans tous nos -sentiments, nous ne faisons qu'un. - -Elle ajouta d'une voix grave et lente: - ---Elle a compris pourquoi j'avais voulu lui dire cela... Je -crois qu'elle comprend tout... - -May se leva, prit la main glacée de son mari, la pressa contre -sa joue. - ---Moi aussi, dit-elle, la tête me fait mal. J'ai besoin de repos. -Bonsoir, mon chéri. - -Et elle se dirigea vers la porte, relevant la traîne salie et -déchirée de sa robe de noces. - - - - -XXXIII - - -Comme Mrs Archer le disait en souriant à Mrs Welland, c'était un -événement pour un jeune ménage de donner son premier grand dîner. - -Les Newland Archer, depuis qu'ils s'étaient installés chez eux, -recevaient souvent dans l'intimité. Mais un grand dîner avec un chef -d'extra, deux valets de pied prêtés pour la circonstance, un sorbet à -la romaine, des roses de chez Henderson, des menus dorés sur tranches, -était une bien autre affaire. «C'était le sorbet, disait Mrs Archer, -qui faisait toute la différence;» du moment qu'il y avait un sorbet, -il fallait qu'il y eût aussi deux services, des canards canvas-back ou -du terrapin, deux plats sucrés, un froid et un chaud, le grand -décolleté, et des invités de marque. - -C'était toujours intéressant de voir un jeune ménage lancer pour la -première fois ses invitations à la troisième personne: même les gens -les plus blasés et les plus recherchés refusaient rarement. On -admettait pourtant que c'était un triomphe que les van der Luyden, à -la requête de May, eussent retardé leur départ pour assister au -dîner d'adieu donné à la comtesse Olenska. - -L'après-midi du grand jour, Archer, revenu tard de son bureau, trouva -les deux belles-mères assises dans le salon de May. Mrs Archer avait -fini d'écrire les menus, et commençait à préparer des cartes portant -les noms des invités. Mrs Welland présidait à la disposition des -palmiers et des grandes lampes à pied. Sur le piano se dressait un -grand panier d'orchidées que Mr van der Luyden avait envoyées de -Skuytercliff; tout était à la hauteur d'un événement aussi -considérable. - -Mrs Archer parcourait attentivement la liste des invités, rayant -chaque nom de sa fine plume. - ---Henry van der Luyden, Louisa, les Lovell Mingott, les Reggie Chivers, -Lawrence Lefferts et Gertrude,--oui, May a eu raison de les -inviter,--les Selfridge Merry, Sillerton Jackson, Vandie Newland et sa -femme. Comme le temps passe! Il me semble que c'était hier qu'il était -ton garçon d'honneur, Newland. Et la comtesse Olenska... Voilà, je -crois que c'est tout. - -Mrs Welland s'adressa à son gendre. - ---On ne pourra pas dire, Newland, que vous et May, ne faites -pas à Ellen un beau départ! - ---Mon Dieu, dit Mrs Archer, May veut que sa cousine dise en -Europe que nous ne sommes pas tout à fait des barbares. Elle a raison. - ---Je suis sûre qu'Ellen vous en saura gré. Elle restera sur une -impression charmante... Les veilles de départ sont généralement si -tristes, continua gaiement Mrs Welland. - -Dix jours s'étaient écoulés depuis que Mme Olenska avait quitté -New-York. Pendant ces dix jours, Archer n'avait eu d'elle d'autre signe -de vie que le renvoi d'une clef, adressée à son bureau sous enveloppe -cachetée. Cette réponse à son suprême appel pouvait être -interprétée comme un suprême refus; mais le jeune homme y vit un sens -différent. Ellen luttait encore contre son sort. Elle partait, il est -vrai, pour l'Europe, mais elle ne retournait pas chez son mari! Donc, il -pouvait la suivre; rien ne saurait l'en empêcher. Quand il aurait fait -le pas irrévocable, et qu'elle aurait compris que c'était sans retour, -il était persuadé qu'elle ne le renverrait pas. - -Cette confiance dans l'avenir l'aidait à jouer son rôle dans le -présent, et l'avait empêché d'écrire à Mme Olenska, de trahir par -aucun signe sa misère et son humiliation. Dans le jeu silencieux et -désespéré qu'ils jouaient l'un contre l'autre, il croyait n'avoir pas -encore perdu toutes ses chances, et il attendait. - -Quand il entra dans le salon avant le dîner, les grandes lampes -étaient allumées et les orchidées de Mr van der Luyden placées en -évidence dans des corbeilles de porcelaine moderne ou d'argent -repoussé. Le salon de Mrs Newland Archer avait une réputation -d'élégance. Une jardinière de bambou doré dont les primulas et les -cinéraires étaient régulièrement renouvelées bloquait le bow-window -(où l'ancienne mode aurait préféré une réduction en bronze de la -Vénus de Milo). Les canapés et les fauteuils de brocart clair étaient -savamment groupés autour de petites tables de peluche surchargées de -bibelots en argent, d'animaux en porcelaine, et de photographies -richement encadrées. Les minuscules lampes aux abat-jours rosés -s'élançaient parmi les palmiers comme des fleurs tropicales. - -Le salon était presque plein quand Archer eut conscience que -Mme Olenska s'approchait de lui. - -Elle était excessivement pâle; d'une pâleur que faisait ressortir la -masse sombre de ses cheveux bruns. Jamais Archer ne l'avait aimée -autant qu'à cette minute. Leurs mains se rencontrèrent et il -l'entendit dire: «Oui, nous nous embarquerons demain sur la Russie.» -Puis il y eut un bruit de portes qui s'ouvraient, et il entendit la voix -de May: - ---Newland, voulez-vous donner le bras à Ellen? - -Mme Olenska mit sa main sur le bras d'Archer. Il remarqua que cette main -était dégantée et il se rappela comme il l'avait tenue sous son -regard, certain soir, dans le petit salon de la Vingt-troisième rue. -Les yeux fixés sur ces longs doigts pâles, sur le modelé si doux des -jointures, il se disait: - ---Quand ce ne serait que pour cette main, cela vaut bien que -je la suive. - -Ce n'était qu'à un dîner ostensiblement offert à quelque étrangère -de distinction que Mrs van der Luyden pouvait accepter la gauche du -maître de maison. Mme Olenska avait la place d'honneur; pouvait-on -souligner avec plus de finesse qu'on ne la tenait plus tout à fait pour -une parente? Il y avait des choses qu'il fallait faire sans marchander -et, parmi celles-ci, dans le vieux code de New-York, était le dernier -ralliement du clan autour du membre qui allait en être retranché. -Maintenant qu'elle partait, les Welland et les Mingott tenaient à -proclamer leur inaltérable affection envers la comtesse Olenska. - -Archer assistait à cette scène avec un étrange sentiment de -détachement. Son regard errait de l'une à l'autre de ces figures -placides et bien nourries et dans tous ces convives, occupés à -savourer les canards canvas-back, il voyait comme une file de -conspirateurs muets, engagés dans le même complot contre lui-même et -la pâle jeune femme assise à sa droite. Alors, dans un éclair, il eut -l'intuition que pour tout ce monde Mme Olenska et lui étaient amants. -Il comprit qu'elle et lui avaient été, depuis des mois, le point de -mire de regards vigilants et d'oreilles attentives; il comprit que, par -des moyens qu'il ignorait encore, la séparation entre lui et sa -complice avait été préparée et obtenue. Maintenant, toute la tribu -se ralliait autour de May, et il était entendu que personne ne savait -rien, n'avait jamais rien soupçonné. Aux yeux de tous, cette -réception ne devait avoir d'autre motif que le désir naturel de May de -se séparer affectueusement de sa cousine. - -C'était ainsi dans ce vieux New-York, où l'on donnait la mort sans -effusion de sang; le scandale y était plus à craindre que la maladie, -la décence était la forme suprême du courage, tout éclat dénotait -un manque d'éducation. - -Après le dîner, quand les fumeurs eurent rejoint les dames au salon, -Archer rencontra les yeux triomphants de May. Il y lut la conviction que -tout s'était parfaitement bien passé. Elle se leva de la place qu'elle -occupait auprès de Mme Olenska, et aussitôt Mrs van der Luyden invita -celle-ci à venir s'asseoir auprès d'elle. Mrs Selfridge Merry traversa -la pièce pour les rejoindre: Archer comprit que là aussi le complot de -réhabilitation et de pardon se poursuivait. On était censé n'avoir -jamais douté de la parfaite correction de Mme Olenska ni de la -félicité sans nuages du ménage Archer. Et, en apercevant une lueur de -victoire dans les yeux de sa femme, pour la première fois, il comprit -qu'elle aussi le croyait l'amant de Mme Olenska... - -Enfin, il vit que Mme Olenska s'était levée et prenait congé. - -Elle se dirigea vers May; les autres invités s'étaient rangés en -cercle. Les deux jeunes femmes se prirent par la main, et May, se -penchant, embrassa sa cousine. - -Archer entendit Reggie Chivers dire à voix basse à la jeune -Mrs Newland: - ---La maîtresse de maison est certainement la plus jolie des -deux. - -Il se rappela l'insolente plaisanterie de Beaufort sur l'inutile -beauté de May. - -Dans le hall, il tendit à Mme Olenska son manteau de velours. Si -troublé qu'il fut, il se cramponnait à la résolution de ne rien dire -qui pût la surprendre ou l'effrayer. Convaincu qu'aucun pouvoir ne -l'empêcherait désormais de poursuivre son projet, il avait trouvé la -force de laisser les événements se dérouler d'eux-mêmes; mais, -tandis qu'il tenait le manteau de Mme Olenska, il fut pris du fiévreux -désir de se trouver un moment seul avec elle quand elle monterait en -voiture. - ---Votre voiture est-elle là? demanda-t-il. - -Mais Mrs van der Luyden, qui entrait avec majesté dans ses zibelines, -intervint: - ---Nous allons reconduire la chère Ellen. - -Archer se tut, accablé. Mme Olenska lui tendit la main. - ---Adieu, dit-elle. - ---Adieu, répondit-il. À bientôt... à Paris. - ---Que ce serait aimable, murmura-t-elle, si vous pouviez y venir -avec May! - -Mr van der Luyden offrit son bras à Mme Olenska et Archer le suivit -avec Mrs van der Luyden. Un moment, dans la vague obscurité du grand -landau, il entrevit le pâle ovale d'un visage, le rayonnement d'un -regard... - -Elle avait disparu. - -Archer entendit May qui lui disait: - ---N'est-ce pas que tout s'est passé à merveille? - -Il tressaillit. Aussitôt après le départ de la dernière voiture, il -monta dans la bibliothèque, fermant la porte derrière lui avec -l'espoir que sa femme, qui s'attardait en bas, se rendrait directement -à sa chambre. Mais il la vit bientôt arriver, le visage creusé par la -fatigue et l'émotion, avec une excitation un peu fébrile dans le -regard. - ---Puis-je entrer? demanda-t-elle. - ---Sans doute; mais vous devez tomber de sommeil. - ---Non, je voudrais rester un peu avec vous, causer avec vous. - -Il lui avança un fauteuil près du feu. - ---Puisque vous voulez causer, commença-t-il, soit!... Moi aussi, j'ai -quelque chose à vous dire... J'ai essayé l'autre soir... Je ne puis -continuer à vivre ainsi. J'ai besoin d'un changement. Je veux m'en -aller, et tout de suite... partir pour un long voyage... aussi loin que -possible... loin de tout! - ---Si loin que cela? Où, par exemple? - ---Que sais-je? Aux Indes, ou au Japon. - -Elle se leva. Comme il restait courbé, le menton dans les mains, -il la sentit se pencher sur lui. - ---Je vous accompagnerais au bout du monde, mon aimé, car bien entendu, -nous irions ensemble... Mais je crains que ce soit impossible, dit-elle -d'une voix qui tremblait... J'ai peur que les médecins ne me le -permettent pas... Oui, Newland, j'ai la certitude depuis ce matin du -bonheur que j'attendais et que j'ai tant souhaité. - -Elle s'agenouilla, et blottit son visage contre les genoux de -son mari. - ---Ma chérie! dit-il, la pressant contre lui, tout en caressant -ses cheveux d'une main glacée. Ma chérie! - -Il y eut un long silence. Puis May se dégagea de ses bras et -se leva. - ---Vous n'aviez pas deviné? - ---Oui... je... non... c'est-à-dire... Ils se turent; leurs regards -se croisèrent un moment. Puis, détournant les yeux, Archer demanda -tout à coup: - ---Avez-vous annoncé la nouvelle à quelqu'un d'autre? - ---Seulement à maman et à votre mère.--Elle s'arrêta, puis ajouta -hâtivement, le sang au visage:--Je l'ai dit aussi à Ellen. Vous vous -rappelez que nous avons eu ensemble une longue conversation, et combien -elle a été délicieuse pour moi. - ---Ah! dit Archer. - -Son cœur s'arrêtait de battre. Sa femme l'observait attentivement. - ---Est-ce que cela vous déplaît, Newland, que je l'aie dit à -elle la première? - ---Pourquoi cela me déplairait-il?--Il fit un dernier effort pour se -ressaisir:--Mais il y a quinze jours que vous avez causé avec Ellen: ne -disiez-vous pas que la certitude ne vous est venue qu'aujourd'hui? - -May rougit plus violemment encore, mais elle soutint le regard -d'Archer. - ---Je n'étais pas sûre, en effet; mais j'ai fait comme si je l'étais. -Et, vous voyez, je ne me suis pas trompée! s'écria-t-elle, ses yeux -bleus humides de pleurs triomphants. - - - - -XXXIV - - -Dans sa maison de la Trente-neuvième rue, Newland Archer était -assis devant la table à écrire de sa bibliothèque. - -Il revenait d'une réception officielle pour l'inauguration des -nouvelles galeries du Musée Métropolitain. La vue des vastes salles -remplies de la dépouille des siècles, où la foule élégante -circulait parmi des trésors scientifiquement catalogués, avait -éveillé de vieux souvenirs dans la mémoire d'Archer. - ---«Il me semble que cette salle était consacrée autrefois à la -collection Cesnola,» avait-il entendu dire; et aussitôt tout ce qu'il -voyait autour de lui s'était évanoui. Il se revoyait seul dans une -salle déserte, assis sur un divan de cuir, pendant qu'une svelte -silhouette en manteau de loutre s'éloignait dans la perspective des -galeries encore si pauvres du vieux musée. - -Cette vision en avait appelé une légion d'autres. Cette bibliothèque -avait été, pendant plus de trente ans, le centre de sa vie de famille. -Il y avait vingt-neuf ans que là, May rougissante et avec des -circonlocutions qui feraient sourire les jeunes femmes de la nouvelle -génération, lui avait annoncé qu'il allait être père. Là, leur -fils aîné, Dallas, trop frêle pour être porté à l'église au cœur -de l'hiver, avait été baptisé par leur vieil ami, l'évêque de -New-York. Là, leur fille, Mary, qui ressemblait tant à sa mère, avait -annoncé ses fiançailles avec le plus nul et le plus sage des nombreux -fils Chivers; et là, Archer l'avait embrassée à travers son voile de -mariée avant d'entrer dans l'auto qui les menait à Grace Church. Car -dans un monde où tout chancelait, la tradition de la cérémonie -nuptiale à Grace Church restait immuable. - -C'était dans la bibliothèque qu'il causait toujours avec May de -l'avenir de leurs enfants: des études de Dallas et de son jeune frère -Bill; de l'indifférence invincible de Mary pour les arts d'agrément, -de sa passion pour le sport et la bienfaisance; et des goûts -artistiques bien modernes, qui avaient conduit l'inquiet et curieux -Dallas dans le bureau d'un architecte de New-York. Car, maintenant les -jeunes gens désertaient le barreau et les affaires pour s'adonner à -l'archéologie ou à l'architecture. - -Et c'était dans cette bibliothèque que le grand Théodore Roosevelt, -alors Gouverneur de l'État de New-York, venu d'Albany pour dîner et -passer la nuit, s'était retourné vers son hôte et lui avait dit, avec -sa violence accoutumée: «Au diable les politiciens! Ce sont des hommes -comme vous qu'il faut au pays, Archer. Si jamais l'écurie d'Augias peut -être nettoyée, il faut que vous y mettiez les mains.» - -«Des hommes comme vous!» Archer avait été soulevé d'enthousiasme. -Toutefois, il n'était pas bien sûr que les hommes comme lui fussent -vraiment ceux dont le pays avait besoin. En effet, après avoir siégé -pendant un an à l'Assemblée départementale de New-York, il n'avait -pas été réélu, et c'est avec soulagement qu'il s'était retranché -dans les modestes, mais utiles travaux de la vie municipale. Il -écrivait aussi des articles dans des revues qui essayaient de secouer -l'apathie du pays. Tout cela était assez peu de chose; il n'était pas -fait pour la vie publique; il serait toujours par nature un contemplatif -et un dilettante. Du moins s'était-il passionné pour de belles causes, -et l'amitié d'un grand homme avait été sa force et son orgueil. - -Il avait été, somme toute, ce qu'on commençait à appeler à New-York -«un bon citoyen.» Depuis bien des années, tout nouveau mouvement, -philanthropique, municipal ou artistique, avait compté avec son -opinion, avait demandé son appui. Qu'il fût question de fonder une -école d'infirmières, de réorganiser le Musée, de fonder un cercle de -bibliophiles, d'inaugurer une nouvelle bibliothèque, ou de former une -société de musique de chambre, on disait toujours: «Il faut demander -l'avis d'Archer.» Ses jours étaient remplis, et remplis avec honneur. -N'était-ce pas tout ce qu'un homme de bien pouvait demander? - -Il savait pourtant ce qui lui avait manqué: la fleur de la vie. Mais il -y pensait maintenant comme à une chose hors d'atteinte. Lorsqu'il se -souvenait de Mme Olenska, c'était d'une façon irréelle, avec -sérénité, comme on penserait à une bien-aimée imaginaire -découverte dans un livre ou un tableau. Elle était devenue l'image de -tout ce dont il avait été privé. Mais si légère et ténue qu'eût -été la vision, elle l'avait empêché de penser à d'autres femmes. Il -avait été ce qu'on appelle un mari fidèle, et quand May était morte, -emportée par une pneumonie infectieuse prise au chevet de son plus -jeune fils, il l'avait sincèrement pleurée. Les longues années qu'ils -avaient passées ensemble lui avaient enseigné que le mariage le plus -ennuyeux n'est pas une faillite, tant qu'il garde la dignité d'un -devoir. Archer honorait ce passé dont il portait le deuil: après tout, -il y avait du bon dans les anciennes traditions. - -Il embrassa du regard sa bibliothèque transformée par Dallas, qui y -avait mis des gravures anglaises, des cabinets Chippendale, des -porcelaines de Chine, et sur les lampes électriques avait substitué -aux globes de verre gravé la douceur lunaire des abat-jour. Puis ses -yeux revinrent au vieux bureau de noyer qu'il n'avait jamais voulu -bannir, et à la première photographie de May qu'il avait gardée -toujours à la même place. - -Elle était là, devant lui, grande, cambrée, la poitrine ronde -soulevant sa robe d'organdi, le visage ombragé sous les bords -onduleux d'une paille d'Italie, telle qu'il l'avait vue sous -les orangers de Saint-Augustin. Elle était restée jusqu'à la fin -la May de ce jour-là: généreuse, fidèle, constante, mais si dénuée -d'imagination, si peu ouverte aux idées, que le monde de sa jeunesse -avait pu tomber en miettes et se reconstruire sous ses yeux, sans -qu'elle eût pris conscience du changement. Cette incapacité de -s'adapter au mouvement du temps avait amené ses enfants à lui cacher -leurs pensées, comme Archer lui avait toujours caché les siennes. -Père et enfants s'étaient inconsciemment entendus pour maintenir -autour d'elle l'illusion de l'uniformité. Et May avait quitté ce -monde, convaincue qu'il était plein de ménages aimants et harmonieux -comme le sien, résignée à partir parce qu'elle était certaine que -Newland continuerait à inculquer à Dallas les mêmes principes et les -mêmes préjugés qui avaient façonné la vie de ses parents, et que -Dallas à son tour, quand Newland la suivrait, transmettrait le dépôt -sacré au petit Bill. De Mary, elle était sûre comme d'elle-même. - -Aussi, après avoir arraché le petit Bill à la mort et payé cet -effort de sa vie, elle était partie avec sérénité prendre sa place -dans le caveau des Archer à Saint-Marc, où sa belle-mère reposait -déjà. - -En face du portrait de May se trouvait celui de sa fille. Mary Chivers -aussi était grande et blonde, mais elle avait la taille large, la -poitrine à peine indiquée, et cette nonchalance d'attitude que -permettait la nouvelle mode. Mary Chivers n'aurait pas pu accomplir ses -hauts faits d'athlétisme avec les cinquante centimètres de tour de -taille que mesurait la ceinture bleu de ciel de May Archer. La -différence était symbolique: l'âme de la mère avait été -pareillement enfermée dans une armature aussi rigide que sa fine -taille. Il y avait du bon aussi dans le nouvel ordre des choses. - -L'appel du téléphone se fit entendre. Comme on était loin du temps -où toute communication rapide à New-York se faisait par les jambes des -petits _messenger boys_ à livrée bleue! «Chicago vous demande.» Ah! -ce devait être un message de Dallas. Il avait été envoyé à Chicago -pour étudier le plan d'un palais que sa maison construisait pour un -jeune millionnaire à idées. Les missions de ce genre étaient toujours -confiées à Dallas. - ---Allô! père. Voulez-vous vous embarquer avec moi mercredi sur le -_Mauretania?_ Notre client veut que je visite quelques jardins italiens -avant de rien décider; et vous savez, je dois être rentré le 1er -juin. - -Il éclata d'un rire joyeux. «Quoi qu'il arrive, semblait dire ce rire, -je dois être de retour le premier, puisque Fanny Beaufort et moi devons -nous marier le cinq.» - -La voix reprit: - ---Réfléchir? Pas une minute! Dites tout de suite!... Avez-vous une -raison de refuser? Non. J'en étais sûr. Alors, ça va? Dites, père, -ce sera la dernière fois que nous voyagerons tous les deux, comme -autrefois. Allons! bien! J'étais sûr que vous viendriez. - -Chicago coupa. Archer se leva et arpenta la chambre. - -La dernière fois qu'ils seraient ensemble tous les deux comme -autrefois!... L'enfant avait raison. Sans doute, ils seraient ensemble -bien souvent après le mariage de Dallas. Ils avaient toujours été -camarades, et Fanny Beaufort, quoi qu'on pût dire d'elle, ne paraissait -pas disposée à gêner leur intimité. Cependant,--il fallait se -l'avouer,--et, malgré sa sympathie pour sa future belle-fille, c'était -tentant pour Archer de saisir cette dernière occasion de se trouver -seul avec son fils. Rien ne le retenait. Seulement il avait perdu -l'habitude de voyager. May ne s'était jamais déplacée que pour des -raisons sérieuses: mener les enfants dans la montagne ou au bord de la -mer. Depuis deux ans que May était morte, Archer n'avait aucune raison -de continuer sa vie sédentaire; mais il s'était trouvé retenu par -l'habitude, les souvenirs, et par une certaine appréhension de ce qui -était nouveau. - -Maintenant, revoyant son passé, il sentait qu'il s'était, lui -aussi, enlisé, alors que tout changeait autour de lui. - -Que restait-il du petit monde où il avait grandi, des principes qui -l'avaient dominé et enchaîné? Il se rappelait une railleuse -prophétie du pauvre Lawrence Lafferts, émise dans cette même pièce -tant d'années auparavant: «Si les choses vont de ce train, nos enfants -épouseront les bâtards de Beaufort:» C'était justement ce que le -fils aîné d'Archer, l'orgueil de sa vie, allait faire, sans que -personne l'en blâmât ou s'étonnât seulement. Tante Janey, restée si -exactement la même qu'aux jours de sa jeunesse fanée, avait retiré de -leur coton rose les émeraudes serties de perles de sa mère, et les -avait portées elle-même, de ses mains tremblantes, à la fiancée. Et -Fanny Beaufort, loin de paraître déçue de ne pas recevoir une parure -d'un joaillier de Paris, avait admiré le style ancien de ces bijoux, et -déclaré qu'en les portant elle se sentirait digne d'être peinte par -Isabey. - -Fanny Beaufort, qui avait fait son apparition à New-York à l'âge de -dix-huit ans, après la mort de ses parents, avait conquis les cœurs un -peu comme Mme Olenska trente ans auparavant. Seulement, au lieu de la -regarder avec une sorte de méfiance, la société l'avait joyeusement -acceptée. Elle était jolie, amusante et douée: que pouvait-on -demander de plus? Personne n'avait l'esprit assez étroit pour lui faire -un grief du passé de son père, ni de son origine à elle. Les -personnes âgées, seules, se souvenaient d'un incident perdu dans le -mouvement des affaires à New-York: le krach Beaufort. Du reste, après -la mort de sa femme, Beaufort, ayant épousé sans bruit la trop -célèbre Fanny Ring, avait quitté le pays avec sa nouvelle femme et -une petite fille qui héritait de la beauté de sa mère. On avait -ensuite appris qu'il était à Constantinople, puis en Russie, et, une -douzaine d'années plus tard, des voyageurs américains furent -brillamment reçus chez lui à Buenos-Ayres, où il représentait une -grande Compagnie d'assurances. Il était mort là, ainsi que sa femme; -et, un jour, leur fille, riche et orpheline, était arrivée à -New-York, sous la conduite de la belle-sœur de May, Mrs Jack Welland, -dont le mari était le tuteur de l'enfant. Elle se trouvait ainsi dans -des relations presque de cousinage avec les enfants de Newland Archer, -et personne ne s'était étonné quand Dallas avait annoncé ses -fiançailles. - -Rien ne pouvait donner plus exactement la mesure du chemin que le monde -avait parcouru. On était trop absorbé par les réformes et les -mouvements sociaux, par les engouements et les modes du jour, pour -s'inquiéter beaucoup du passé de ses voisins. Qu'importait le passé -dans le grand kaléidoscope où tous les atomes sociaux roulaient sur le -même plan? - - -Le lendemain de leur arrivée à Paris, Archer, de la fenêtre de son -hôtel, contemplait le beau décor de la place Vendôme. Une des choses -qu'il avait stipulées, presque la seule, quand il avait accepté -d'accompagner Dallas, était qu'il ne serait pas obligé de descendre à -Paris dans un des nouveaux palaces à la mode. - ---Entendu, avait acquiescé Dallas bon prince. Je vous mènerai -dans un bon vieil hôtel: le Bristol. - -Combien de fois Archer n'avait-il pas pensé à Paris comme au cadre où -vivait Mme Olenska! Seul, tard le soir, dans sa bibliothèque, quand -toute la maison reposait, il avait évoqué le retour radieux du -printemps le long des avenues de marronniers, les fleurs et les statues -des jardins publics, les bouffées des lilas entassés dans les -charrettes, le cours majestueux du fleuve sous les arches des ponts, et -la vie d'art, d'étude et de plaisir qui roulait impétueusement dans -les artères de la grande ville. Maintenant, le spectacle était devant -lui et, en le considérant, Archer se sentait timide et suranné: un -pauvre être insignifiant comparé à l'homme d'énergie qu'il avait -rêvé d'être... - -La main de Dallas se posa gaiement sur son épaule. - ---Eh bien! père! ça vaut la peine, hein? - -Ils restèrent un moment, regardant devant eux; puis le jeune -homme continua: - ---Au fait, j'ai une commission pour vous: la comtesse Olenska -nous attend à cinq heures et demie. - -Il disait cela avec insouciance comme s'il s'agissait de l'heure du -départ pour Florence le lendemain soir. Archer le regarda, et crut voir -dans les yeux gais de son fils un éclair de la malice de son -arrière-grand'mère Mingott. - ---Est-ce que je ne vous l'avais pas dit? poursuivit Dallas. J'ai juré -à Fanny de faire trois choses pendant mon séjour à Paris: lui acheter -le recueil des dernières mélodies de Debussy; aller au Grand Guignol; -et voir Mme Olenska. Vous savez que celle-ci a été la bonté même -pour Fanny, quand Mr Beaufort l'a envoyée de Buenos-Ayres au couvent de -l'Assomption. Fanny ne connaissait personne à Paris: Mme Olenska s'est -occupée d'elle, l'a promenée les jours de congé. Je crois que Mme -Olenska a été très liée avec la première Mrs Beaufort,--et puis -elle est notre cousine. Aussi, je l'ai appelée au téléphone ce matin -avant de sortir, et lui ai dit que nous étions ici pour deux jours, et -désirions la voir. - ---Tu lui as dit que j'étais ici? balbutia Archer. - ---Bien sûr: pourquoi pas? - -Dallas eut un sourire innocent. Puis, ne recevant pas de réponse, -il glissa son bras sous celui de son père. - ---Dites, père, comment était-elle? - -Archer se sentit rougir sous le clair regard de son fils. - ---Allons, avouez, vous avez été très emballé pour elle, est-ce -vrai? N'était-elle pas ravissante? - ---Ravissante? Je ne sais pas. Elle était différente des autres. - ---Ah! nous y voilà! Toute la question est là, n'est-ce pas? Quand on -la trouve, la femme qu'on attend, elle est toujours différente,--et on -ne sait pas pourquoi. C'est exactement ce que j'éprouve avec Fanny. - -Son père recula d'un pas, dégageant son bras: - ---Avec Fanny? Mais, mon ami, je l'espère bien; seulement, je -ne vois pas... - ---Voyons, père, ne soyez pas cachottier! N'a-t-elle pas été, -autrefois, votre Fanny? - -Dallas appartenait de tout son être à la nouvelle génération. À ce -premier né de Newland et de May Archer, il avait été impossible -d'inculquer les plus élémentaires notions de réserve. «Pourquoi -faire des mystères? Les gens flairent toujours ce qu'on veut leur -cacher,» objectait-il quand on lui recommandait la discrétion. Mais -Archer, rencontrant les yeux de son fils, sentit la lueur filiale sous -la malice. - ---Ma «Fanny»...? - ---Eh bien! la femme pour laquelle vous auriez tout envoyé promener. -Seulement, vous ne l'avez pas fait. - ---Non, je ne l'ai pas fait, répéta Archer avec une sorte de -solennité. - ---Vous datez, voyez-vous, mon pauvre papa! Ma mère m'a dit... - ---Ta mère? - ---Oui, la veille de sa mort. Quand elle a voulu me voir seul. Vous vous -rappelez? Elle m'a dit qu'elle était tranquille en nous quittant parce -qu'une fois, quand elle vous en avait fait la demande, vous lui aviez -sacrifié la chose à laquelle vous teniez le plus. - -Archer reçut en silence cette singulière communication. Son regard -perdu embrassa la place ensoleillée où s'écoulaient les passants. -Enfin, il dit à voix basse: - ---Elle ne me l'a jamais demandé. - ---Non, naturellement. Vous ne vous êtes jamais rien demandé l'un à -l'autre, n'est-ce pas? Et vous ne vous êtes jamais rien dit. Vous êtes -restés l'un devant l'autre, à observer, à deviner ce qui se passait -en dedans,--un duo de sourds-muets, pas vrai? Avec cela, je parie que -chacun de vous en savait plus long sur ce que pensait l'autre que nous -ne savons, nous, sur ce que nous pensons nous-mêmes. Nous n'avons pas -le temps... Dites... père, fit Dallas, vous n'êtes pas fâché, -j'espère? Si vous l'êtes, nous allons faire la paix et déjeuner chez -Henri... Après, il faut que je coure à Versailles. - - -Archer n'accompagna pas son fils à Versailles. Il préféra vaguer seul -à travers la lumineuse solitude de Paris. Les regrets accumulés, les -souvenirs étouffés d'une vie muette, pesaient lourdement sur son -âme... - -À la réflexion, il ne regretta pas l'indiscrétion de Dallas. Il -sentit son cœur allégé d'un lourd fardeau. Quelqu'un avait donc -deviné, avait eu pitié; et que ce quelqu'un eût été May, il en -ressentait une émotion indicible. Dallas, avec toute sa perspicacité -affectueuse, n'aurait pas compris cela. Pour l'enfant, sans doute, -l'épisode n'était que l'exemple pathétique d'une vie gâchée. -N'était-ce vraiment que cela? Longtemps, Archer, assis sur un banc aux -Champs-Élysées, resta perdu dans ses pensées. Autour de lui, la -vie... la vie des autres... passait comme un fleuve. - -Là, tout près, cette même fin d'après-midi, Ellen Olenska -l'attendait. Elle n'était jamais retournée chez son mari, et depuis la -mort d'Olenski, elle n'avait rien changé à sa manière de vivre. Il -n'y avait plus rien pour la séparer d'Archer: tout à l'heure, il -allait la voir. - -Il se leva et traversa le jardin des Tuileries. Mme Olenska lui avait -dit une fois qu'elle allait souvent au Louvre, et il eut la fantaisie de -passer les heures de l'attente dans un endroit où peut-être elle avait -été récemment. Pendant plus d'une heure, il erra de salle en salle -dans l'éblouissement d'une journée de printemps. L'un après l'autre, -des tableaux se révélaient à lui dans leur splendeur à moitié -oubliée, et il se laissait peu à peu envahir par les émotions -qu'inspire la beauté. La beauté, il en avait eu faim toute sa vie... - -Soudain, devant un triomphal Titien, il se prit à dire: «Mais je n'ai -que cinquante-sept ans!» Puis, il se détourna. Pour les rêves du -chaud été, c'était trop tard; mais non pour un tranquille automne -auprès d'Ellen, dans la paix bénie de sa présence. - -Il revint à l'hôtel où il devait retrouver Dallas. Tous deux -traversèrent la place de la Concorde et la Seine, s'engagèrent sur -l'Esplanade des Invalides. Le dôme de Mansart rayonnant, sur la masse -grise du monument, absorbait et renvoyait les ors du soleil couchant. -Dans l'éther lumineux il semblait le symbole visible de la gloire d'une -race. - -Archer savait que Mme Olenska demeurait près d'une des avenues qui -aboutissent aux Invalides: pourquoi s'était-il figuré un quartier -paisible et modeste, oubliant la brillante coupole qui règne sur lui. - -Par un singulier enchaînement d'idées, cette lumière dorée devint -pour lui la lumière même où Ellen vivait. Pendant près de trente -ans, la vie de Mme Olenska,--cette vie dont il était si étrangement -ignorant,--s'était déroulée dans cette riche atmosphère. Il pensa à -tous les beaux spectacles auxquels elle avait dû assister, aux tableaux -qu'elle avait dû regarder, aux sobres et magnifiques demeures où elle -avait dû entrer. Il pensa aux gens avec qui elle avait dû causer, aux -idées, aux curiosités, aux images et aux comparaisons que remue sans -trêve une race d'une intense sociabilité, dans le charme d'une -politesse traditionnelle. - -Tout à coup, Archer se rappela le jeune Français qui lui avait dit une -fois: «Une conversation intéressante, il n'y a rien de tel, n'est-ce -pas?» Il n'avait jamais revu M. Rivière, ni entendu parler de lui -depuis trente ans. Tout ce qui avait rapport à Mme Olenska était pour -lui si lointain! Il était resté séparé d'elle pendant la moitié de -sa vie. Elle avait passé ce long intervalle de temps parmi des gens -qu'il ne connaissait pas, entourée d'une société dont il pouvait à -peine se faire une idée. Lui, il avait vécu avec son souvenir; mais -autour d'elle il y avait eu toute une société, toute une vie... - -Ils traversèrent la Place des Invalides et suivirent une des avenues -qui longent le monument. Archer s'étonnait de ces grandes voies un peu -désertes dans ce paysage de splendeur et d'histoire. Paris, en -vérité, avait donc beaucoup de ces glorieux trésors, pour qu'autour -de celui-ci il y eût le calme et le vide. Le jour s'évanouissait dans -un léger brouillard, illuminé par de rares rayons de soleil, et piqué -çà et là par les points jaunes des lampes électriques. Les passants -étaient rares dans la petite place vers laquelle Archer et son fils -s'étaient dirigés. - -Brusquement, Dallas s'arrêta et leva la tête. - ---Ce doit être ici, dit-il, en glissant son bras sous celui -de son père. - -Ils restèrent l'un près de l'autre à regarder la maison. - -C'était une construction moderne sans caractère, avec de nombreuses -fenêtres, et des balcons qui se détachaient avec élégance sur une -haute façade blanche. Sur un des balcons supérieurs, qui s'avançaient -au-dessus des dômes arrondis des marronniers, les stores étaient -encore baissés; le soleil venait de les quitter. - ---Je me demande... à quel étage? dit Dallas.--Il passa la tête dans -la loge du concierge, et revint en disant:--Au cinquième! ce doit être -l'étage aux stores. - -Archer restait immobile, les yeux fixés sur les hautes fenêtres, -comme si le but de son pèlerinage eût été atteint. - ---Vous savez, père, il est près de six heures, lui rappela enfin -son fils. - -Le père jeta un coup d'œil sur un banc vide sous les arbres. - ---Je vais m'asseoir un moment, dit-il. - ---Qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que vous n'êtes pas bien? - ---Si, très bien. Mais j'aime mieux que tu montes sans moi. - -Dallas le regarda, déconcerté. - ---Voyons, père, est-ce que vous vous ne viendrez pas? - ---J'hésite, répondit lentement Archer. - ---Si vous ne venez pas, elle ne comprendra pas. - ---Va, mon garçon. Je te suivrai peut-être. - ---Mais que voulez-vous que je lui dise? - ---Mon cher enfant, ne sais-tu pas toujours ce qu'il faut dire? -répliqua son père en souriant. - ---Je dirai que vous êtes vieux jeu, et que vous préférez monter -les cinq étages à pied, parce que vous n'aimez pas les ascenseurs. - ---Dis que je suis vieux jeu, ça suffira... - -Dallas le regarda encore: puis, avec un geste d'incrédulité, il -disparut sous la voûte. - -Archer s'assit sur le banc, et continua à regarder le balcon aux -stores. Il calcula le temps que mettrait son fils à monter dans -l'ascenseur jusqu'au cinquième, à sonner à la porte, à être admis -dans l'antichambre, puis introduit dans le salon. Il imagina Dallas -entrant dans la pièce de son pas vif, assuré, avec son charmant -sourire. Avait-on raison de dire que son fils tenait de lui? - -Ensuite, il essaya de se figurer les personnes qui étaient déjà dans -le salon; car, à la fin de l'après-midi, il devait y avoir quelques -personnes. Mais il ne voyait qu'une dame au pâle visage, avec une masse -de cheveux sombres, qui redresserait la tête vivement, se levant à -demi pour tendre à Dallas sa longue main fine, ornée de trois bagues. -Archer imagina qu'elle serait assise sur un canapé au coin du feu, et -qu'il y aurait des azalées en fleurs derrière elle sur une table. - ---Je la retrouve mieux que si j'étais là-haut à côté d'elle, -se dit-il à haute voix. - -Et la crainte de sentir s'évanouir cette dernière illusion le -tenait immobile sur le banc pendant que les minutes s'écoulaient. - -Longtemps, il demeura ainsi dans l'envahissement du crépuscule, -sans quitter des yeux le balcon. À la fin, une lumière perça les -fenêtres. Un moment après, un domestique vint relever les stores -et fermer les persiennes. - -Comme si c'était le signal qu'il attendait, Newland Archer se -leva lentement et revint seul à son hôtel. - - - - - - -End of Project Gutenberg's Au temps de l'innocence, by Edith Wharton - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TEMPS DE L'INNOCENCE *** - -***** This file should be named 62147-0.txt or 62147-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/2/1/4/62147/ - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Wikisource.) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Au temps de l'innocence - -Author: Edith Wharton - -Translator: Madeleine Saint-René Taillandier - -Release Date: May 16, 2020 [EBook #62147] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TEMPS DE L'INNOCENCE *** - - - - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Wikisource.) - - - - - - -</pre> - -<div class="fig" style="width:100%;"> -<img src="images/cover.jpg" width="500" height="790" alt="[Illustration]" /> -</div> - -<h2>EDITH WHARTON</h2> - -<h1>AU TEMPS DE L’INNOCENCE</h1> - -<h4>TRADUCTION PAR MADELEINE SAINT-RENÉ TAILLANDIER</h4> - -<h4>REVUE<br /> -DES<br /> -DEUX MONDES</h4> - -<h4>XC<sup>e</sup> ANNÉE—SIXIÈME PERIODE</h4> - -<h4>TOME SOIXANTIÈME </h4> - -<h4>BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES</h4> - -<h5>RUE DE L'UNIVERSITÉ, 15</h5> - -<h5>1920</h5> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<p>TABLE DES MATIÈRES</p> - -<p><a href="#I">CHAPITRE I</a><br /> -<a href="#II">CHAPITRE II</a><br /> -<a href="#II">CHAPITRE III</a><br /> -<a href="#IV">CHAPITRE IV</a><br /> -<a href="#V">CHAPITRE V</a><br /> -<a href="#VI">CHAPITRE VI</a><br /> -<a href="#VII">CHAPITRE VII</a><br /> -<a href="#VIII">CHAPITRE VIII</a><br /> -<a href="#IX">CHAPITRE IX</a><br /> -<a href="#X">CHAPITRE X</a><br /> -<a href="#XI">CHAPITRE XI</a><br /> -<a href="#XII">CHAPITRE XII</a><br /> -<a href="#XIII">CHAPITRE XIII</a><br /> -<a href="#XIV">CHAPITRE XIV</a><br /> -<a href="#XV">CHAPITRE XV</a><br /> -<a href="#XVI">CHAPITRE XVI</a><br /> -<a href="#XVII">CHAPITRE XVII</a><br /> -<a href="#XVIII">CHAPITRE XVIII</a><br /> -<a href="#XIX">CHAPITRE XIX</a><br /> -<a href="#XX">CHAPITRE XX</a><br /> -<a href="#XXI">CHAPITRE XXI</a><br /> -<a href="#XXII">CHAPITRE XXII</a><br /> -<a href="#XXIII">CHAPITRE XXIII</a><br /> -<a href="#XXIV">CHAPITRE XXIV</a><br /> -<a href="#XXV">CHAPITRE XXV</a><br /> -<a href="#XXVI">CHAPITRE XXVI</a><br /> -<a href="#XXVII">CHAPITRE XXVII</a><br /> -<a href="#XXVIII">CHAPITRE XXVIII</a><br /> -<a href="#XXIX">CHAPITRE XXIX</a><br /> -<a href="#XXX">CHAPITRE XXX</a><br /> -<a href="#XXXI">CHAPITRE XXXI</a><br /> -<a href="#XXXII">CHAPITRE XXXII</a><br /> -<a href="#XXXIII">CHAPITRE XXXIII</a><br /> -<a href="#XXXIV">CHAPITRE XXXIV</a></p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="I">I</a></h4> - - -<p>Un soir de janvier 187..., Christine Nilsson chantait la Marguerite de -<i>Faust</i> à l'Académie de Musique de New-York.</p> - -<p>Il était déjà question de construire,—bien au loin dans la ville, -plus haut même que la Quarantième rue,—un nouvel Opéra, rival en -richesses et en splendeur de ceux des grandes capitales européennes. -Cependant, le monde élégant se plaisait encore à se rassembler, -chaque hiver, dans les loges rouges et or quelque peu défraichies de -l'accueillante et vieille Académie. Les sentimentaux y restaient -attachés à cause des souvenirs du passé, les musiciens à cause de -son excellente acoustique,—une réussite toujours hasardeuse,—et -les traditionalistes y tenaient parce que, petite et incommode, elle -éloignait, de ce fait même, les nouveaux riches dont New-York -commençait à sentir à la fois l'attraction et le danger.</p> - -<p>La rentrée de M<sup>me</sup> Nilsson avait réuni ce que la presse -quotidienne désignait déjà comme un brillant auditoire. Par les rues -glissantes de verglas, les uns gagnaient l'Opéra dans leur coupé, les -autres dans le spacieux landau familial, d'autres enfin dans des coupés -«Brown,» plus modestes, mais plus commodes. Venir à l'Opéra dans un coupé -«Brown» était presque aussi honorable que d'y arriver dans sa voiture -privée; et au départ on y gagnait de pouvoir grimper dans le premier -«Brown» de la file,—avec une plaisante allusion à ses principes -démocratiques,—sans attendre de voir luire sous le portique le nez -rougi de froid de son cocher. Ç'avait été le coup de génie de Brown, -le fameux loueur de voitures, d'avoir compris que les Américains sont -encore plus pressés de quitter leurs divertissements que de s'y rendre.</p> - -<p>Quand Newland Archer ouvrit la porte de la loge réservée à son -cercle, le rideau venait de se lever sur la scène du jardin. Le jeune -homme aurait pu arriver plus tôt, car il avait dîné à sept heures, -seul avec sa mère et sa sœur, et avait lentement fumé son cigare dans -la bibliothèque aux meubles gothiques, la seule pièce où Mrs Archer -permettait qu'on fumât. Il s'était attardé, d'abord, parce que -New-York n'était pas une de ces villes de second rang où l'on arrive -à l'heure à l'Opéra,—et ce «qui se fait» ou «ne se fait pas» -jouait un rôle aussi important dans la vie de Newland Archer que les -terreurs superstitieuses dans les destinées de ses aïeux, des milliers -d'années auparavant.</p> - -<p>Le second motif de son retard était tout personnel. Il avait flâné en -fumant parce qu'étant au fond un dilettante, savourer d'avance un -plaisir lui donnait souvent une satisfaction plus subtile que le plaisir -même. Cela était vrai surtout quand il s'agissait d'un plaisir -délicat,—comme l'étaient du reste la plupart des siens,—et, -dans cette occasion, le moment qu'il escomptait était d'une qualité si rare -et si exquise que, s'il avait pu fixer avec le régisseur la minute -précise de son arrivée, il n'aurait pu choisir un moment plus propice -que celui où la prima-donna chantait: «Il m'aime,—il ne m'aime -pas,—il m'aime,» en laissant tomber avec les pétales d'une marguerite -des notes limpides comme des gouttes de rosée.</p> - -<p>Naturellement, elle chantait «M'ama,» et non «il m'aime,» puisque -une loi immuable et incontestée du monde musical voulait que le texte -allemand d'un opéra français, chanté par des artistes suédois, fut -traduit en italien, afin d'être plus facilement compris d'un public de -langue anglaise. Ceci semblait aussi naturel à Newland Archer que -toutes les autres conventions sur lesquelles sa vie était fondée: -telles que le devoir de se servir de deux brosses à dos d'argent, -chiffrées d'émail bleu, pour faire sa raie, et de ne jamais paraître -dans le monde sans une fleur à la boutonnière, de préférence un -gardénia.</p> - -<p>«M'ama,—non m'ama,» chantait la prima-donna, et «<i>M'ama!</i>» -dans une explosion finale d'amour triomphant. Pressant sur ses lèvres la -marguerite effeuillée, elle levait ses grands yeux sur le visage -astucieux du petit ténor, Faust-Capoul, qui, sanglé dans un pourpoint -de velours violet, coiffé d'une toque emplumée, essayait vainement de -paraître aussi sincère que sa candide victime.</p> - -<p>Newland Archer détourna les yeux de la scène pour les plonger dans la -loge d'en face. C'était celle de la vieille Mrs Manson Mingott, qu'une -monstrueuse obésité empêchait depuis longtemps de se rendre à -l'opéra, mais qui s'y faisait toujours représenter, les jours de -première, par quelques personnes de sa famille. Ce soir-là, le devant -de la loge était occupé par sa belle-fille, Mrs Lovell Mingott, et par -sa nièce, Mrs Welland; et un peu en arrière des matrones embrocardées -était assise une jeune fille en toilette blanche, dont les yeux -extasiés ne quittaient pas les amants sur la scène.</p> - -<p>Comme le «m'ama» de M<sup>me</sup> Nilsson vibrait dans la salle -silencieuse,—les loges se taisaient toujours pendant l'air de la -marguerite,—un incarnat plus vif monta aux joues de la jeune fille, -embrasant son front jusqu'aux racines de ses tresses cendrées et -envahissant le contour de sa jeune poitrine, où une modeste guimpe de -tulle était attachée par un seul gardénia. Elle abaissa les yeux sur -l'énorme bouquet de muguets posé sur ses genoux, et Newland Archer la -vit caresser doucement les fleurs du bout de ses doigts gantés de -blanc. Il poussa un soupir satisfait, et se retourna vers la scène.</p> - -<p>Aucune dépense n'avait été épargnée pour les décors, dont la -beauté satisfaisait même les familiers des opéras de Paris et de -Vienne. Le devant de la scène, jusqu'à la rampe, était recouvert d'un -drap vert émeraude. Au second plan, dans des parterres symétriques, en -laine verte moussue, et bordés d'arceaux de croquet, étaient plantés -des arbustes en forme d'orangers, mais fleuris de roses variées. Sous -ces rosiers, dans la mousse, poussaient des pensées gigantesques, -toutes pareilles à ces essuie-plumes que les vieilles filles brodent -pour leurs pasteurs. Çà et là une marguerite s'épanouissait sur une -branche de rosier, présageant déjà les futurs prodiges du célèbre -horticulteur Luther Burbank.</p> - -<p>Au centre de ce jardin enchanté, M<sup>me</sup> Nilsson écoutait les -déclarations passionnées de M. Capoul. Elle était vêtue d'une robe -de cachemire blanc, ornée de crevés de satin bleu de ciel. Une -aumônière pendait de sa ceinture bleue, et ses épaisses nattes jaunes -étaient soigneusement disposées de chaque côté de sa chemisette de -mousseline. Elle affectait une ignorance ingénue lorsque, de la parole -et du regard, l'amoureux lui indiquait la fenêtre du rez-de-chaussée -du pimpant chalet de briques qui sortait de biais de la coulisse droite.</p> - -<p>«L'adorable enfant,» pensa Newland Archer, son regard revenant vers la -jeune fille aux muguets, «elle ne se doute même pas de ce que cela -veut dire.» Et il contempla le joli visage pensif avec un frémissement -où l'orgueil de son initiation masculine se mêlait à un tendre -respect pour la pureté profonde de la jeune fille. «Nous lirons -<i>Faust</i> ensemble au bord des lacs italiens,» se dit-il, les scènes de -sa future lune de miel se confondant vaguement dans sa pensée avec les -chefs-d'œuvre de la littérature que son privilège d'époux lui -réservait de révéler à sa jeune femme. C'était seulement dans ce -même après-midi que May Welland lui avait permis de deviner ses -sentiments, et déjà les rêves du jeune homme, allant plus loin que la -bague de fiançailles, le premier baiser et la <i>Marche Nuptiale de -Lohengrin</i>, la lui représentaient à ses côtés dans quelque paysage -magique de la vieille Europe.</p> - -<p>Loin de vouloir que la future Mrs Newland Archer fit preuve de naïveté -et d'ignorance, il désirait qu'elle acquît à la lumière de sa propre -influence un tact mondain et une vivacité d'esprit la mettant à même -de rivaliser avec les plus admirées des jeunes femmes de son entourage: -car dans ce milieu c'était un usage consacré d'attirer les hommages -masculins, tout en les décourageant. Si Archer avait pu sonder le fond -même de sa propre vanité,—ce qui lui arrivait parfois,—il y -aurait trouvé le souci que sa femme fût aussi avertie, aussi désireuse de -plaire que cette autre femme dont les charmes avaient retenu son caprice -pendant deux années. Cependant, chez la compagne de sa vie, il -n'admettrait, naturellement, aucune faiblesse semblable à celle qui -avait failli gâcher l'avenir de cette malheureuse, et qui avait -dérangé ses projets à lui pendant tout un hiver.</p> - -<p>Comment créer un tel miracle de feu et de glace, et comment le -maintenir en équilibre, Newland Archer ne s'en inquiétait guère. Il -se contentait de ce point de vue sans l'analyser, le sachant partagé -par tous ces messieurs, giletés de blanc, aux boutonnières fleuries, -qui se succédaient dans la loge du cercle, échangeant avec lui de -légers propos, et lorgnant en amateur les femmes qui étaient les -produits de ce système. Par sa culture intellectuelle et artistique, le -jeune homme se sentait nettement supérieur à ces spécimens choisis -dans le gratin du vieux New-York. Il avait plus lu, plus pensé, et plus -voyagé que la plupart des hommes de son clan. Isolément, ceux-ci -trahissaient leur médiocrité intellectuelle; mais en bloc ils -représentaient «New-York,» et, par une habitude de solidarité -masculine, Newland Archer acceptait leur code en fait de morale. Il -sentait instinctivement que sur ce terrain il serait à la fois -incommode et de mauvais goût de faire cavalier seul.</p> - -<p>—Bon Dieu! s'exclama tout à coup Lawrence Lefferts, détournant sa -lorgnette de la scène. Lawrence Lefferts était, somme toute, le -premier arbitre de New-York en matière de «bon ton.» Non seulement -avait-il probablement consacré plus de temps qu'aucun autre à cette -étude compliquée et captivante, mais il y avait un sens inné et -particulier du «bon goût» chez cet homme qui savait porter avec tant -d'aisance des vêtements impeccables et tirer parti de sa grande taille -avec tant de grâce nonchalante. Pour en être convaincu, on n'avait -qu'à voir le modelage fuyant de son front chauve, le pli de sa -magnifique moustache blonde, les longs escarpins vernis qui terminaient -sa mince et élégante personne. Un de ses jeunes admirateurs avait dit: -«Si quelqu'un peut décider quand on peut mettre ou non la cravate -noire avec l'habit, c'est Larry Lefferts.» De même, sur l'alternative -des escarpins ou des souliers «Oxford,» son autorité n'était jamais -discutée.</p> - -<p>—Bon Dieu! répéta-t-il, et silencieusement il tendit sa lorgnette -au vieux Sillerton Jackson.</p> - -<p>Newland Archer suivit le regard de Lefferts et vit, avec surprise, que -son exclamation avait été occasionnée par l'entrée d'une jeune femme -dans la loge de Mrs Mingott. Cette jeune femme était svelte, un peu -moins grande que May Welland, et ses cheveux bruns, coiffés en boucles -serrées contre ses tempes, étaient encerclés d'une étroite bande de -diamants. Le style de cette coiffure, lui donnant ce qu'on appelait -alors une «allure Joséphine,» était souligné par la coupe un peu -théâtrale de sa robe de velours bleu corbeau, serrée sous la poitrine -par une ceinture que retenait une grande agrafe ancienne. La jeune -femme, qui semblait inconsciente de l'attention qu'attirait sa toilette -originale, s'arrêta un moment, refusant du geste la place que Mrs -Welland voulait lui céder à droite de la loge; puis, avec un léger -sourire, elle se soumit et s'y installa à côté de Mrs Lovell Mingott.</p> - -<p>Mr Sillerton Jackson avait rendu la jumelle à Lawrence Lefferts. Tous -les messieurs de la loge se retournèrent pour écouter ce qu'allait -dire Mr Jackson, car son autorité sur le chapitre «famille» était -aussi incontestée que celle de Lawrence Lefferts sur le chapitre «bon -ton.» Il connaissait toutes les ramifications des cousinages de -New-York, et pouvait non seulement élucider les parentés compliquées -des Mingott (par les Thorley) avec les Dallas de la Caroline du Sud, et -celles des Thorley de Philadelphie,—branche aînée,—avec les -Chivers d'Albany (dans aucun cas ne confondre avec les Chivers de -University Place), mais il pouvait aussi énumérer les caractéristiques de -chaque famille: comme, par exemple, la fabuleuse avarice de la branche -cadette des Lefferts,—ceux de Long Island,—ou encore, la -propension des Rushworth à faire des mariages insensés, ou encore la folie -périodique de chaque seconde génération chez les Chivers d'Albany, -avec lesquels leurs cousins de New-York avaient toujours refusé de -s'entre-allier, à la désastreuse exception de la pauvre Medora Manson, -—mais aussi, sa, mère était une Rushworth!</p> - -<p>Outre cette forêt d'arbres généalogiques, Mr Sillerton Jackson -portait, entre ses tempes étroites et creuses, et sous le chaume de ses -cheveux argentés, un registre de la plupart des scandales et mystères -qui avaient couvé sous la surface paisible de New-York depuis un -demi-siècle. Ses informations s'étendaient, en effet, si loin, et sa -mémoire était si fidèle qu'on le croyait seul à pouvoir dire qui -était réellement Julius Beaufort, le banquier, et quel avait été le -sort de l'élégant Bob Spicer, le père de la vieille Mrs Mingott. -Celui-ci, quelques mois après son mariage, avait disparu -mystérieusement, emportant une grosse somme d'argent qui lui avait -été confiée, justement le même jour où une séduisante danseuse -espagnole, qui faisait les délices de New-York, s'était embarquée -pour Cuba. Mais ces secrets, et beaucoup d'autres, étaient -soigneusement gardés sous clef dans le for intérieur de Mr Jackson. -Non seulement son sévère sentiment de l'honneur lui imposait de ne pas -répéter ce qui lui avait été confié, mais il se rendait compte que -sa réputation de discrétion augmenterait encore les occasions -d'apprendre ce qu'il voulait savoir.</p> - -<p>Ces messieurs attendaient donc avec un visible intérêt l'oracle -qu'allait rendre Mr Sillerton Jackson. De ses yeux bleus troubles, -ombragés de vieilles paupières sillonnées de veines, il scruta en -silence la loge de Mrs Mingott; puis, relevant sa moustache d'un air -songeur, il dit simplement:—Je n'aurais jamais cru que les Mingott -oseraient cela.</p> - - - - -<h4><a id="II">II</a></h4> - - -<p>Newland Archer, pendant ce bref incident, s'était senti dans un -étrange embarras.</p> - -<p>Il lui était désagréable que la loge où sa fiancée se trouvait -assise entre sa mère et sa tante devînt le point de mire de toute la -curiosité masculine de New-York. Il ne put d'abord identifier la dame -en robe Empire, ni comprendre pourquoi sa présence suscitait un tel -émoi parmi les initiés. Puis, subitement, il comprit; et il eut un -sursaut d'indignation. Non, vraiment, personne n'aurait pu supposer que -les Mingott oseraient cela. Ils l'avaient osé cependant: ce n'était -que trop évident. Les propos échangés, à voix basse, dans la loge -derrière lui, ne laissaient subsister aucun doute: la jeune femme -était la cousine de May, cette cousine dont on parlait toujours dans la -famille comme de la «pauvre Ellen Olenska.» Archer savait qu'elle -venait d'arriver inopinément d'Europe: même, Miss Welland lui avait -dit (et il ne l'en avait pas blâmée) qu'elle était allée voir «la -pauvre Ellen,» qui était descendue chez la vieille Mrs Mingott. Archer -approuvait entièrement la solidarité de famille, et admirait, chez les -Mingott, le courage qu'ils montraient à défendre les quelques brebis -galeuses que leur souche irréprochable avait produites. Dans le cœur -du jeune homme il n'y avait place pour aucun sentiment mesquin ou -malveillant, et il lui plaisait que sa future compagne ne fût pas -empêchée par une fausse pruderie de témoigner de la sympathie, dans -l'intimité, à sa cousine malheureuse. Mais recevoir la comtesse -Olenska en famille était bien autre chose que de la produire en public, -et surtout à l'Opéra, à côté de la jeune fille qu'il devait -épouser, comme tout New-York l'apprendrait le lendemain.—Non, il -partageait l'avis du vieux Sillerton Jackson: il n'aurait pas cru que -les Mingott oseraient cela.</p> - -<p>Archer n'ignorait pourtant pas que Mrs Manson Mingott, la matriarche de -la famille, avait l'habitude de pousser son audace jusqu'aux dernières -limites. Il avait toujours admiré cette vieille dame hautaine et -autoritaire, «qui avait su s'allier au chef de la riche lignée des -Mingott, marier ses filles à des étrangers,»—un marquis italien et -un banquier anglais,—et, pour comble de témérité, avait fait -construire, dans le quartier lointain du Central Park, une grande maison -en pierres de taille blanches, alors que la pierre brune n'était pas -moins de rigueur que la redingote l'après-midi. Et cependant, elle -n'était que Catherine Spicer, sans fortune, ni position sociale -suffisante pour faire oublier que son père s'était publiquement -déshonoré.</p> - -<p>Ses filles mariées à l'étranger avaient passé dans la légende. -Elles ne revenaient jamais voir leur mère, et celle-ci, devenue, comme -beaucoup de personnes d'esprit actif et de volonté impérieuse, -corpulente et sédentaire, restait philosophiquement chez elle. Mais la -maison en pierres blanches qui prétendait imiter les hôtels de -l'aristocratie parisienne était là, signe visible de son courage. Elle -y trônait, entourée de meubles du XVIII<sup>e</sup> siècle, et de souvenirs -de Louis-Napoléon,—car elle avait brillé aux Tuileries dans son -été,—elle y trônait avec une placidité complète, comme s'il n'y -avait rien d'extraordinaire à vivre au delà de la Trente-quatrième -rue et dans une maison où les fenêtres n'étaient pas à guillotine, -mais ouvraient comme des portes à la française.</p> - -<p>Tout le monde, y compris Mr Silleton Jackson, était d'accord pour -reconnaître que la vieille Catherine n'avait jamais eu de beauté: un -don qui, aux yeux de New-York, justifiait tous les succès, et excusait -un certain nombre de faiblesses. Des esprits malveillants disaient que, -comme son impérial homonyme, elle avait réussi par la force de sa -volonté, sa dureté de cœur, et une sorte de hauteur audacieuse qui -semblait se justifier par la décence et la dignité parfaite de sa vie. -Le vieux Manson Mingott, mort au moment où elle atteignait ses -vingt-huit ans, avait lié sa veuve par des dispositions testamentaires -dictées par sa défiance à l'égard des Spicer; mais l'audacieuse -Catherine poursuivit son chemin sans crainte, se mêla à la société -étrangère, maria ses filles dans Dieu sait quels milieux mondains et -corrompus, fréquenta des ducs et des ambassadeurs, fraya familièrement -avec des catholiques ultramontains, reçut des artistes de l'Opéra, fut -l'intime amie de M<sup>me</sup> Jenny Lind,—sans que jamais (comme Mr -Sillerton Jackson était le premier à la proclamer) aucun souffle eût terni -sa réputation,—le seul point, ajoutait-il, sur lequel elle se -distinguât de l'autre Catherine.</p> - -<p>Mrs Manson Mingott avait réussi, depuis longtemps, à libérer la -fortune de son mari, et elle vivait dans l'abondance depuis un -demi-siècle. Mais le souvenir de ses embarras financiers l'avait rendue -parcimonieuse, et, bien qu'elle montrât un goût luxueux quand elle -achetait un vêtement ou un meuble, elle ne pouvait se résoudre à -dépenser pour les plaisirs passagers de la table. Sa famille -considérait que cette mesquinerie discréditait le nom des Mingott, -toujours associé à la conception d'une vie large; mais on continuait -à venir chez la vieille dame, en dépit des plats de chez le -restaurateur et du champagne de pacotille. Elle répondait en riant aux -observations de son fils, qui essayait de remonter le crédit de la -famille en ayant le meilleur cuisinier de New-York:—À quoi bon deux -chefs dans la famille, maintenant que j'ai marié mes filles et que le -beurre me fait mal au foie?</p> - -<p>Newland Archer, tout en rêvassant sur ces choses, avait de nouveau -porté le regard vers la loge des Mingott. Il vit que Mrs Welland et sa -belle-sœur faisaient face aux critiques de la salle avec l'aplomb que -la vieille Catherine avait inculqué à toute sa tribu. May Welland, -seule,—, peut-être parce qu'elle se sentait regardée par son -fiancé,—semblait se rendre compte de la gravité de l'incident. Quant -à la cause de cette émotion, elle restait gracieusement assise dans -son coin de loge, les yeux fixés sur la scène. Se penchant en avant, -elle révélait un peu plus de poitrine et d'épaule que New-York -n'avait accoutumé d'en voir, au moins chez les personnes qui avaient -des raisons pour vouloir passer inaperçues.</p> - -<p>Peu de choses semblaient à Newland Archer plus pénibles qu'une offense -au «bon goût,» cette lointaine divinité dont le «bon ton» était -comme la représentation visible. Le visage pâle et sérieux de la -comtesse Olenska lui semblait convenir à la fois à la circonstance et -à son malheur. Par là, elle lui plaisait; mais la manière dont le -velours libre du corsage glissait de ses fines épaules le choquait et -le troublait. La pensée de May Welland exposée à l'influence d'une -jeune femme si insouciante des principes du bon goût lui était -insupportable.</p> - -<p>—Après tout, entendit-il dire à un tout jeune homme derrière lui -(il était entendu que les loges pouvaient causer pendant la scène de -Méphistophélès et de Marthe), après tout, qu'est-il arrivé au -juste?</p> - -<p>—Mais elle l'a planté là tout simplement. Personne ne le nie.</p> - -<p>—C'est une affreuse brute, n'est-ce pas? continua le jeune homme, -qui, évidemment, se préparait à prendre la défense de la dame.</p> - -<p>—La pire des brutes. Je l'ai connu à Nice, dit Lawrence Lefferts -avec autorité. Un individu à moitié paralysé, couleur de cire, cynique, -méchant. Une tête plutôt distinguée, du reste. Tenez, quand il -n'était pas avec les femmes, il collectionnait des porcelaines; voilà -le type, et, dans les deux cas, il payait le prix fort.</p> - -<p>Il y eut un éclat de rire, et le jeune champion insista:</p> - -<p>—Et après?</p> - -<p>—Eh bien! elle a décampé avec le secrétaire de son mari.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>La figure du champion s'assombrit.</p> - -<p>—Ça n'a pas duré longtemps. J'ai entendu dire que, quelques mois -plus tard, elle vivait seule à Venise, où j'imagine que Lovell Mingott est -allé la chercher. La famille prétend qu'elle était horriblement -malheureuse. C'est possible, mais tout de même je ne vois pas la -nécessité de la faire parader à l'Opéra.</p> - -<p>—Peut-être, hasarda le tout jeune homme, est-elle trop malheureuse -pour qu'on la laisse seule à la maison?</p> - -<p>Il y eut un nouveau rire, et le jeune homme rougit violemment et fit -semblant d'avoir voulu risquer une insinuation malveillante.</p> - -<p>—Eh bien! c'est trouvé d'avoir amené Miss Welland le même soir, -dit quelqu'un à demi-voix, en jetant un regard de côté sur Newland -Archer.</p> - -<p>—Oh! cela fait partie du plan de campagne; les ordres de la -grand'mère, sûrement, répondit Lafferts en riant. Quand la vieille dame a -un but à atteindre, elle n'y va pas par quatre chemins.</p> - -<p>L'acte finissait, et il y eut un remue-ménage général dans la loge. -Tout à coup, Newland Archer se sentit amené à une action décisive. -Son désir d'être le premier à entrer dans la loge de Mrs Welland, de -proclamer publiquement ses fiançailles avec May, et de la soutenir au -milieu des difficultés, quelles qu'elles fussent, où la situation -compromise de sa cousine pouvait la jeter, mit fin d'un seul coup à ses -scrupules et à ses hésitations. Il se leva, et par le corridor -circulaire gagna l'autre côté de la salle.</p> - -<p>En entrant dans la loge de Mrs Mingott, il rencontra le regard de Miss -Welland, et vit qu'elle avait immédiatement deviné pourquoi il était -venu. La réserve que tous deux considéraient comme une si haute vertu -ne permit pas à la jeune fille de formuler sa pensée; mais le fait -même qu'ils se comprenaient sans mot dire, elle et Archer, les -rapprocha plus qu'aucune explication n'aurait pu le faire. Le jeune -homme lisait dans ses yeux clairs: «Vous voyez pourquoi maman m'a -amenée ce soir,» et elle devinait dans les siens la réponse: «Pour -rien au monde, je n'aurais voulu que vous ne fussiez pas venue.»</p> - -<p>—Je crois que vous connaissez ma nièce, la comtesse Olenska, dit -Mrs Welland, en serrant la main de son futur gendre.</p> - -<p>Archer salua; Ellen Olenska inclina légèrement la tête, sans lui -tendre la main gantée de clair, dans laquelle elle tenait son éventail -de plumes d'aigle.</p> - -<p>Ayant adressé ses hommages à Mrs Lovell Mingott, une dame épanouie -harnachée de satin craquant, Archer s'assit près de May, et lui dit à -voix basse:</p> - -<p>—J'espère que vous avez dit à M<sup>me</sup> Olenska que nous -sommes fiancés. Je veux que tout le monde le sache. Voulez-vous m'autoriser -à l'annoncer au bal ce soir?</p> - -<p>Miss Welland rougit de plaisir, et lui jeta un coup d'œil radieux.</p> - -<p>—Sans doute, si maman consent; mais pourquoi changerions-nous ce -qui est déjà arrangé?</p> - -<p>Il ne répondit que des yeux, et elle ajouta, souriante, à voix basse:</p> - -<p>—Annoncez-le vous-même à ma cousine, je vous le permets. Elle m'a -dit que vous étiez des camarades d'enfance.</p> - -<p>Miss Welland repoussa un peu sa chaise, pour permettre au jeune homme de -s'approcher de sa cousine; et immédiatement, et avec un peu -d'ostentation, dans l'espoir que toute la salle verrait ce qu'il -faisait, Archer s'assit auprès de la comtesse Olenska.</p> - -<p>—Nous avons joué ensemble, n'est-ce pas? demanda-t-elle, en -tournant vers lui ses yeux graves. Vous étiez un mauvais sujet et m'avez -embrassée une fois derrière la porte; mais c'était de votre cousin, -Reggie Newland, qui ne s'occupait jamais de moi, que j'étais amoureuse.</p> - -<p>Elle promena son regard sur la courbe étincelante des loges.</p> - -<p>—Ah! comme tout ici me rend le passé! Je revois tous les hommes en -costumes de gosses, et les femmes en petits pantalons brodés, -dépassant leurs jupes courtes, dit-elle de son accent étrange, -légèrement traînant, et ses yeux cherchèrent de nouveau ceux du -jeune homme. Si agréable que fût leur expression, Archer fut choqué -qu'ils reflétassent, de l'auguste tribunal qui à l'heure même la -mettait en jugement, une image si peu respectueuse. Rien n'était de -plus mauvais goût qu'une impertinence mal placée, et il répondit avec -une certaine raideur:</p> - -<p>—En effet, vous avez été absente très longtemps.</p> - -<p>—Oh! des siècles et des siècles! Si longtemps, dit-elle, que je -m'imagine déjà être morte et enterrée, et que cette chère vieille -Académie me semble être le Paradis.</p> - -<p>Ce qui, pour des raisons qu'il ne put définir, parut à Newland Archer -une manière encore plus irrespectueuse de décrire la société de -New-York.</p> - - - - -<h4><a id="III">III</a></h4> - - -<p>Cela se passait invariablement de la même manière: jamais Mrs Julius -Beaufort ne manquait de se montrer à l'Opéra le soir de son bal -annuel. Pour donner ce bal, elle choisissait avec intention un jour de -représentation, marquant ainsi qu'elle dominait de haut les soucis -d'une maîtresse de maison, et se reposait sur un état-major de -serviteurs stylés pour l'organisation de chaque détail de la -réception.</p> - -<p>La maison des Beaufort était une des rares habitations de New-York qui -possédassent une salle de bal. À une époque où il devenait -«province» d'étendre une toile à danser sur le tapis du salon, et de -transporter le mobilier à l'étage supérieur, une salle de bal, -réservée à ce seul usage, fermée pendant trois cent soixante-quatre -jours de l'année, avec ses chaises dorées rangées contre les murs et -son lustre emprisonné dans une housse de tarlatane, constituait une -incontestable supériorité et rachetait ce que le passé des Beaufort -pouvait avoir eu de regrettable.</p> - -<p>Mrs Archer, qui aimait à mettre en axiomes sa philosophie sociale, -disait: «Nous avons tous quelques chéris dans la racaille.» Encore -qu'elle fût osée, la phrase était juste, et plus d'un membre de cette -société exclusive en avouait secrètement la vérité. Mrs Beaufort -appartenait, il est vrai, à une des plus honorables familles -américaines: elle avait été la ravissante Régina Dallas, de la -branche de la Caroline du Sud, une beauté sans fortune, lancée dans la -société de New-York par sa cousine la folle Medora Manson, qui faisait -toujours par bonne intention ce qui n'était pas à faire. Être -apparenté aux Manson ou aux Rushworth, c'était avoir «droit de -cité» (comme disait Mr Sillerton Jackson) dans la société de -New-York; mais ne le perdait-on pas en épousant un Julius Beaufort? En -effet, qui était Beaufort? Il passait pour Anglais, il était -agréable, bel homme, colère, hospitalier et spirituel. Arrivé en -Amérique muni de lettres de recommandation du gendre de Mrs Manson -Mingott, le banquier anglais, il s'était créé rapidement une -importante situation dans le monde des affaires. Il avait des habitudes -de dissipation, une langue mordante, des ascendants inconnus, et lorsque -Medora Manson annonça que sa jeune cousine lui était fiancée, on -estima que la pauvre Medora ne faisait qu'ajouter une nouvelle folie à -la longue liste de ses imprudences.</p> - -<p>Néanmoins, deux ans après le mariage de la jeune Mrs Beaufort, sa -maison était devenue la plus recherchée de New-York. Personne ne -savait exactement comment le miracle s'était accompli. Mrs Beaufort -était indolente, passive, les malveillants la disaient même ennuyeuse; -mais, parée comme une châsse, couverte de perles, devenant plus jeune, -plus blonde, et plus belle d'année en année, elle vivait en souveraine -dans son opulent palais et y attirait la société entière, sans même -lever son petit doigt chargé de pierreries. Les gens bien informés -prétendaient que c'était Beaufort lui-même qui dressait les -domestiques, apprenait au chef de nouveaux plats, indiquait aux -jardiniers les plantes de serre à cultiver pour les salons, et pour la -table, faisait les listes d'invités, préparait le punch de -l'après-dîner. En tout cas, son activité domestique s'exerçait dans -l'ombre, et on ne le connaissait que sous l'aspect d'un maître de -maison hospitalier et nonchalant, qui errait dans ses salons avec le -détachement d'un invité, en disant: «N'est-ce pas que les gloxinias -de ma femme sont des merveilles? Je crois qu'elle les fait venir de -Kew.»</p> - -<p>Le succès de Beaufort (tout le monde en convenait) tenait à une -certaine manière de s'imposer. Le bruit courait bien qu'il avait dû -quitter l'Angleterre, avec la connivence secrète de la banque dont il -faisait partie; mais cette rumeur passait avec le reste, quoique -l'honneur de New-York fût aussi chatouilleux sur les affaires d'argent -que sur les questions de mœurs. Tout pliait devant Beaufort: tout -New-York délitait dans ses salons. Il y avait vingt ans qu'on disait: -«Je vais chez les Beaufort,» sur le même ton de sécurité qu'on -aurait eu pour dire: «Je vais chez Mrs Manson Mingott;» et on avait de -plus l'agréable perspective d'y être traité avec des plats et des -vins de choix au lieu d'un insipide champagne de l'année, et de -croquettes réchauffées.</p> - -<p>Mrs Beaufort avait donc, selon l'usage, fait son apparition dans sa loge -juste avant «l'Air des Bijoux;» selon l'usage, elle s'était levée à -la fin du troisième acte; et, ramenant sa sortie de bal sur ses -nonchalantes épaules, elle avait disparu. Ceci voulait dire qu'une -demi-heure plus tard le bal commencerait.</p> - -<p>La maison des Beaufort était de celles que les New-Yorkais montraient -avec fierté aux étrangers, surtout, un soir de bal. Les Beaufort -avaient été des premiers qui, au lieu de louer le matériel du bal, -avaient à eux un tapis rouge dont leurs domestiques couvraient les -marches du perron les jours de réception, et une tente pour abriter les -invités à leur descente de voiture. C'étaient eux aussi qui avaient -inauguré la coutume d'installer le vestiaire des dames dans le hall au -lieu de les faire monter dans la chambre à coucher de la maîtresse de -la maison, où elles refrisaient leurs cheveux à l'aide d'un bec de -gaz. Beaufort passait pour avoir dit, de son air méprisant, que toutes -les amies de sa femme avaient certainement des caméristes capables de -veiller à ce qu'elles fussent correctement coiffées avant de sortir.</p> - -<p>De plus, la salle de bal formait partie de la maison. Au lieu d'y -accéder en s'écrasant dans un étroit couloir,—comme chez les -Chivers,—on y arrivait par une pompeuse enfilade de salons, le «vert -d'eau,» le «cramoisi» et le «bouton d'or,» d'où l'on voyait déjà -scintiller sur le parquet les nombreuses bougies de la salle de bal, et -tout au fond, dans les profondeurs verdoyantes d'un jardin d'hiver, des -camélias et des fougères arborescentes entremêlant leur feuillage -au-dessus des sièges de bambou doré.</p> - -<p>Newland Archer, comme il convenait à un jeune homme de son monde, -arriva assez tard. Après avoir laissé sa pelisse entre les mains des -valets de pied en bas de soie,—les bas de soie étaient une des rares -fatuités de Beaufort,—il avait flâné quelques instants dans la -bibliothèque tendue de cuir de Cordoue, meublée de Boule et ornée de -bibelots en malachite, où quelques messieurs causaient en se gantant: -puis il avait rejoint la file des invités que Mrs Beaufort recevait à -la porte du salon «cramoisi.»</p> - -<p>Archer était décidément nerveux. Il n'était pas allé à son cercle -après l'Opéra,—selon la coutume des jeunes élégants,—mais, la -nuit étant belle, il avait remonté une partie de la Cinquième avenue avant -de prendre la direction de la maison des Beaufort. Il appréhendait -nettement que les Mingott n'allassent trop loin, et que, par ordre de la -grand'mère, ils n'amenassent au bal la comtesse Olenska.</p> - -<p>Le ton des propos échangés dans la loge du cercle lui avait fait -comprendre qu'une telle erreur serait grave. Bien qu'il fût plus que -jamais décidé à ne pas abandonner la position, son ardeur -chevaleresque s'était légèrement refroidie depuis le bref entretien -qu'il avait eu avec la comtesse Olenska.</p> - -<p>Se dirigeant vers le salon «bouton d'or,» où Beaufort avait eu -l'audace d'accrocher <i>l'Amour victorieux</i> (le nu si discuté de -Bouguereau), Archer trouva Mrs Welland et sa fille près de la porte de -la salle de bal. Quelques couples glissaient déjà sur le parquet -luisant, et la lumière des bougies éclairait de tournoyantes jupes de -tulle, des têtes virginales enguirlandées de modestes fleurs, les -aigrettes audacieuses, les ornements étincelants des jeunes femmes, les -plastrons raides et les gants glacés des danseurs.</p> - -<p>Prête à se joindre à eux, Miss Welland, ses muguets à la main (elle -ne portait pas d'autre bouquet), se tenait à l'entrée de la salle de -bal, le visage un peu pâle, les yeux brûlant d'une profonde animation. -Un groupe de jeunes gens et de jeunes filles l'entourait. Ils -échangeaient, avec force poignées de mains, des rires et des -plaisanteries, auxquels Mrs Welland, qui se tenait d'un pas en arrière, -accordait un regard d'approbation tempérée. Il était clair que Miss -Welland annonçait ses fiançailles, tandis que sa mère adoptait l'air -de condescendance et de regret qui convenait en la circonstance.</p> - -<p>Archer s'arrêta un moment. C'était sur son désir formel que la -nouvelle était annoncée, et cependant ce n'était pas ainsi qu'il eût -voulu faire connaître son bonheur. Le proclamer dans la cohue d'une -salle de bal, c'était lui ravir le charme de l'intimité qui convient -aux sentiments profonds. La joie du jeune homme était si sincère que -cette superficielle profanation en laissait l'essence intacte, mais il -aurait voulu que la surface même demeurât sans ombre. Ce lui fut une -satisfaction de s'apercevoir que sa fiancée sentait comme lui. Elle lui -jeta un regard suppliant qui disait: «Souvenez-vous que nous faisons -cela parce que c'est bien.» Aucun appel n'aurait pu trouver dans son -cœur un écho plus immédiat, mais il eût désiré que la nécessité -d'annoncer si vite leurs fiançailles fût venue d'un motif autre que la -défense de la pauvre Ellen Olenska.</p> - -<p>Dans le groupe qui entourait Miss Welland, on accueillit le jeune homme -avec des sourires bienveillants, puis, ayant pris sa part des -félicitations, il entraîna sa fiancée au milieu de la salle.</p> - -<p>—Maintenant, nous n'avons plus besoin de parler, dit-il en -souriant de tout près aux yeux candides de la jeune fille, tandis qu'il -s'élançait avec elle sur les flots rythmiques du <i>Danube bleu.</i></p> - -<p>Elle ne répondit pas: un sourire tremblait sur ses lèvres, mais ses -yeux restèrent lointains et sérieux, comme fixés sur quelque douce -vision.</p> - -<p>—Ma chérie, murmura Archer en la pressant dans ses bras.</p> - -<p>Pour lui, les premières heures des fiançailles, même passées dans -une salle de bal, avaient quelque chose de grave et de sacramentel. -Quelle vie nouvelle il envisageait, avec cette blancheur, ce -rayonnement, cette bonté, à ses côtés!</p> - -<p>La danse terminée, tous deux ils se dirigèrent, comme il convenait à -des fiancés, vers le jardin d'hiver, et s'assirent derrière un grand -écran d'arbustes exotiques. Newland porta à ses lèvres la main -gantée de la jeune fille.</p> - -<p>—Vous voyez, j'ai fait ce que vous m'avez demandé, dit-elle.</p> - -<p>—Oui, je ne pouvais pas attendre, répondit-il en souriant. Puis, -après un moment, il ajouta:</p> - -<p>—Seulement, j'aurais désiré que ce ne fût pas dans tout ce -bruit.</p> - -<p>—Oui, je sais.—Ils échangèrent un regard de compréhension -mutuelle.—Mais, après tout, même ici, nous sommes seuls ensemble, -n'est-ce pas? continua-t-elle.</p> - -<p>—Oh! bien-aimée, oui, toujours! s'écria Archer.</p> - -<p>Évidemment, elle comprendrait toujours: elle dirait toujours ce qu'il -faudrait. Cette découverte fit déborder la coupe de sa félicité, et le -jeune homme continua gaiement:</p> - -<p>—Mais je voudrais vous embrasser et je n'ose pas!</p> - -<p>Tout en parlant, il jeta un regard rapide autour de la serre, s'assura -d'une solitude momentanée, et, attirant la jeune fille, il posa un -léger baiser sur ses lèvres. Pour atténuer l'effet de cette audace, -il la mena vers un endroit moins retiré du jardin d'hiver et, -s'asseyant auprès d'elle, il prit une fleur de son bouquet. Ils -restèrent silencieux, et l'avenir s'étendit à leurs pieds comme une -vallée ensoleillée.</p> - -<p>—Avez-vous annoncé nos fiançailles à Ellen? demanda-t-elle un -moment après, parlant d'une voix de rêve.</p> - -<p>Se ressaisissant, Archer se rappela qu'il ne l'avait pas fait. Une -invincible répugnance à parler d'un tel sujet avec l'étrangère avait -arrêté les mots sur ses lèvres.</p> - -<p>—Non, après tout, je n'en ai pas eu l'occasion, dit-il, -improvisant une excuse.</p> - -<p>May parut déçue, mais doucement résolue à obtenir gain de cause.</p> - -<p>—Hâtez-vous, alors, dit-elle, car je ne l'ai pas avertie.</p> - -<p>—Bien sûr. Mais n'est-ce pas plutôt à vous de lui parler?</p> - -<p>Elle réfléchit:</p> - -<p>—Oui, si je l'avais fait au bon moment. Mais maintenant, je crois -que vous devriez lui expliquer que je vous avais prié de lui annoncer la -nouvelle avant que nous ne la disions à tout le monde. Elle pourrait -croire que je l'ai oubliée. Vous comprenez, elle est de la famille, et -comme elle a été si longtemps absente, il est naturel qu'elle soit un -peu susceptible.</p> - -<p>Archer regarda la jeune fille avec enthousiasme.</p> - -<p>—Oui, cher ange, je le lui dirai sûrement.—Il jeta un regard -du côté de la salle de bal.—Mais je ne l'ai pas encore vue; est-ce -qu'elle est là?</p> - -<p>Miss Welland secoua la tête.</p> - -<p>—Non. Au dernier moment elle a renoncé à venir.</p> - -<p>—Au dernier moment? releva-t-il, trahissant sa surprise que la -comtesse Olenska eût envisagé un instant de paraître au bal.</p> - -<p>—Oui, elle adore danser, dit simplement la jeune fille, mais tout -à coup, elle s'est avisée que sa robe n'était pas assez habillée, bien -que nous la trouvions ravissante,—et ma tante a dû la remmener.</p> - -<p>—Tant pis! dit Archer, avec une insouciance joyeuse.</p> - -<p>Rien ne lui était plus agréable chez sa fiancée que la volonté de -porter à la dernière limite ce principe fondamental de leur éducation -à tous deux: l'obligation rituelle d'ignorer ce qui est déplaisant. -«Elle sait aussi bien que moi, pensa-t-il, la vraie raison de l'absence -de sa cousine; mais je ne lui laisserai jamais deviner que je sache -qu'il y ait l'ombre d'une ombre sur la réputation de la pauvre Ellen.»</p> - - - - -<h4><a id="IV">IV</a></h4> - - -<p>Le jour suivant fut consacré au cérémonial des fiançailles. Le rite -était précis et inflexible: Newland Archer, accompagné de sa mère et -de sa sœur, fit visite à Mrs Welland; puis, avec sa fiancée et sa -future belle-mère, il se rendit chez Mrs Manson Mingott pour recevoir -la bénédiction de l'aïeule.</p> - -<p>Pour le jeune homme, c'était toujours un incident amusant, qu'une -visite chez Mrs Manson Mingott. L'habitation, en elle-même, était -déjà un document historique, quoiqu'elle n'eût pas l'ancienneté de -certaines vieilles maisons de famille de University Place ou du bas de -la Cinquième Avenue. Celles-ci étaient du plus pur 1820, avec un -mobilier d'une harmonie sévère, tapis aux guirlandes de grosses roses, -meubles de palissandre, cheminées cintrées en marbre noir, grandes -bibliothèques vitrées. Au contraire, la vieille Mrs Manson Mingott, -dans sa maison de construction plus récente, avait hardiment rejeté le -lourd mobilier de sa jeunesse, mariant aux anciens meubles du -XVIII<sup>e</sup> siècle qui lui venaient des Mingott la frivole décoration -du second Empire. Elle se tenait habituellement dans son petit salon du -rez-de-chaussée, installée près de la fenêtre, comme pour attendre -tranquillement que le flot de la vie mondaine, gagnant son quartier, -déferlât jusqu'à ses portes. Sa patience égalait la certitude où -elle était que bientôt les terrains à bâtir, les carrières, les -bistros, les misérables potagers avec leurs serres délabrées, et les -rochers d'où quelques chèvres mélancoliques considéraient ce triste -tableau, disparaîtraient dans le surgissement de résidences aussi -somptueuses que la sienne, et que les gros pavés sur lesquels les -omnibus cahotaient avec fracas seraient remplacés par un asphalte uni -comme celui dont se revêtaient, disait-on, les rues de Paris. En -attendant, elle ne souffrait pas de son isolement. Tous ceux qu'elle -désirait voir allaient à elle et, sans corser le maigre menu de ses -dîners, elle attirait dans ses salons autant de monde que les Beaufort.</p> - -<p>L'avalanche de graisse qui l'avait envahie dans son âge mûr, comme un -flot de lave submergeant une ville, avait changé la petite femme -potelée, au pied fin, à la cheville cambrée, en quelque chose d'aussi -vaste et majestueux qu'un phénomène de la nature. Elle avait accepté -cette submersion avec philosophie, comme toutes ses autres épreuves, et -maintenant, dans l'extrême vieillesse, son miroir lui offrait -l'agréable image d'une masse blanche et rose sans rides, d'où -émergeaient les traits d'un visage mignon qui semblait attendre d'être -dégagé de ce bloc de chair. Une succession lisse de doubles mentons -conduisait jusqu'aux profondeurs d'une poitrine encore nacrée, voilée -de neigeuses mousselines sur lesquelles reposait la miniature de feu Mr -Mingott; tandis qu'autour d'elle, et jusqu'à ses pieds, débordant des -bras d'un spacieux fauteuil, s'écroulaient des vagues et des vagues de -gros grain noir, sur la crête desquelles deux petites mains blanches se -balançaient comme des mouettes.</p> - -<p>Depuis longtemps, le fardeau de son embonpoint avait rendu impossible à -Mrs Mingott l'usage des escaliers et, avec son esprit d'indépendance, -elle avait mis ses appartements de réception à l'étage supérieur et -s'était établie,—violant toutes les habitudes de New-York,—au -rez-de-chaussée de sa maison. Ainsi, quand on se trouvait près d'elle, -devant la fenêtre de son boudoir, on avait, dans l'ouverture d'une -portière de damas jaune, la perspective inattendue d'une chambre à -coucher avec un immense lit tapissé comme un divan, et une table de -toilette enguirlandée de dentelles. Les visiteurs étaient étonnés et -quelque peu scandalisés par cet arrangement. Ne rappelait-il pas à de -pudiques Américains certaines scènes de romans français où la -galanterie est presque suggérée par le décor? C'était donc ainsi que -s'installaient, dans les vieilles sociétés libertines, les femmes du -monde qui avaient des amants!</p> - -<p>Newland Archer, dont l'imagination situait les scènes d'amour de -<i>Monsieur de Camors</i>, dans la chambre à coucher de Mrs Mingott, -s'amusait du contraste entre un tel souvenir et la vie irréprochable de -la vieille dame; mais il se disait, non sans admiration, que, s'il avait -plu à cette femme intrépide d'avoir un amant, elle se le serait offert -sans l'ombre d'hésitation.</p> - -<p>À la satisfaction générale, la comtesse Olenska n'avait pas assisté -à la visite des fiancés. Mrs Mingott expliqua qu'elle était sortie: -ce qui, par un soleil resplendissant et à l'heure mondaine, sembla un -peu osé de la part d'une femme compromise. En tout cas, elle épargnait -aux jeunes gens l'embarras de sa présence, et l'ombre légère que son -malheureux passé aurait pu projeter sur leur radieux avenir. Comme on -pouvait s'y attendre, la visite se passa sans nuage. La vieille Mrs -Mingott se montrait enchantée des fiançailles, qui, depuis longtemps -prévues par des parents avertis, avaient été discutées en conseil de -famille; et la bague de fiançailles, un gros saphir monté sur -d'invisibles griffes, eut toute son approbation.</p> - -<p>—C'est la nouvelle monture, qui laisse à la pierre toute sa -beauté, mais qui paraît un peu nue à des yeux accoutumés à la vieille mode, -expliqua Mrs Welland, avec un coup d'œil conciliant du côté de son -futur gendre.</p> - -<p>—Des yeux accoutumés à la vieille mode?... J'espère que vous -n'entendez pas parler des miens, ma chère. J'aime toutes les -nouveautés, dit l'aïeule, en levant la pierre vers ses petits yeux -brillants qui n'avaient jamais connu de lunettes.—Très distinguée! -dit-elle, c'est un beau bijou! De mon temps, on se serait contenté d'un -camée entouré de perles. Mais c'est la main qui fait valoir la bague, -n'est-ce pas, mon cher Mr Archer?—Elle balança une de ses petites -mains aux doigts effilés, dont des plis de vieille graisse encerclaient -les poignets comme des bracelets d'ivoire.—La mienne a été modelée -à Rome par le célèbre Ferrigiani. Vous devriez faire faire celle de -May. Il n'y manquera pas, ma petite. Elle a la main grande, mais -blanche; les sports modernes épaississent les jointures. Et à quand le -mariage? s'interrompit-elle, en regardant Archer.</p> - -<p>—Oh! murmura Mrs Welland, pendant que le jeune homme, souriant à -sa fiancée, répondait: Le plus tôt possible, si vous voulez bien -m'appuyer, chère Madame.</p> - -<p>—Nous devons leur donner le temps de se connaître un peu mieux, -tante Catherine, interposa Mrs Welland, affectant une hésitation de -convenance.</p> - -<p>L'aïeule répondit vivement:</p> - -<p>—Se connaître? Quelle plaisanterie! Tout le monde à New-York a -toujours connu tout le monde. Laissez-le faire, ma chère; n'attendez -pas que le vin ait perdu sa mousse. Chaque hiver maintenant, je risque -une pneumonie, et je veux donner le repas de noces.</p> - -<p>Ces déclarations successives furent accueillies avec les sourires et -les protestations qui convenaient, et la visite se terminait sur un ton -de douce plaisanterie quand la porte s'ouvrit devant la comtesse -Olenska. Elle entra en chapeau et en costume de ville, suivie,—à -l'étonnement de tout le monde,—par Julius Beaufort.</p> - -<p>Les dames s'exprimèrent mutuellement leur plaisir, et Mrs Mingott -tendit au banquier la main modelée par Ferrigiani.</p> - -<p>—Ah! Beaufort! voilà une rare faveur!</p> - -<p>Elle avait l'habitude exotique d'appeler les gens par leur nom de -famille.</p> - -<p>—Merci. C'est une faveur que je voudrais vous faire plus souvent, -dit le banquier de son ton d'arrogance habituelle. Je suis généralement -très pris à cette heure-ci; mais j'ai rencontré la comtesse Ellen -dans Madison Square, et elle a été assez aimable pour me permettre de -l'accompagner.</p> - -<p>—J'espère que la maison sera plus gaie, maintenant qu'Ellen est -ici, s'écria Mrs Mingott avec une superbe audace. Asseyez-vous, -asseyez-vous, Beaufort. Approchez le fauteuil. À présent, je vous -tiens, et nous pouvons potiner à notre aise. J'ai su que votre bal -était magnifique, et j'ai très bien compris que vous ayez invité Mrs -Lemuel Struthers. Ma foi, je serais curieuse de la connaître.</p> - -<p>Elle avait oublié ses parents, qui se dirigeaient vers l'antichambre -sous la conduite d'Ellen Olenska. La vieille Mrs Mingott avait toujours -professé une grande admiration pour Julius Beaufort; ils se -ressemblaient par une certaine similitude dans leurs manières -dominatrices et par les raccourcis qu'ils faisaient à travers les -grands chemins des conventions. En ce moment, elle désirait vivement -savoir ce qui avait décidé les Beaufort à inviter pour la première -fois Mrs Lemuel Struthers, la veuve du richissime fabricant de cirage. -Celle-ci était revenue l'année précédente d'un long séjour -initiateur en Europe, décidée à faire le siège de la petite -citadelle fermée qu'était la société de New-York.</p> - -<p>—Naturellement, si vous et Regina l'invitez, la question ne se -pose plus. C'est vrai, nous avons besoin de sang et d'argent nouveaux; et -on dit qu'elle est encore très bien, dit la vieille dame carnivore.</p> - -<p>Dans le hall, pendant que Mrs Welland et May s'enveloppaient dans leurs -fourrures, Archer s'aperçut que la comtesse Olenska le regardait avec -un sourire où se lisait une interrogation discrète.</p> - -<p>—Sûrement, vous savez déjà la nouvelle, dit-il, répondant à ce -regard en riant d'un air confus. May m'a reproché de ne pas vous -l'avoir apprise hier à l'Opéra. Elle m'avait recommandé de vous -annoncer nos fiançailles; mais je n'ai pas pu, dans cette foule.</p> - -<p>Le sourire de la comtesse Olenska, de ses yeux descendit à ses lèvres. -Elle parut plus jeune, plus pareille à cette Ellen Mingott, brune et -hardie, sa camarade d'autrefois.</p> - -<p>—Naturellement je sais... je vous félicite et je vous excuse. On -n'annonce pas ces choses-là dans une foule.</p> - -<p>Les dames étaient sur le seuil de la porte et la Comtesse leur tendit -la main.—Adieu. Venez me voir un jour, dit-elle en s'adressant -brusquement à Archer.</p> - -<p>Dans la voiture, en descendant la Cinquième Avenue, ils parlèrent de -Mrs Mingott, de son âge, de son esprit, de toutes ses étonnantes -originalités, mais personne ne fit allusion à Ellen Olenska. Archer -savait cependant que Mrs Welland pensait: «C'est une erreur qu'Ellen -commet de se promener, le lendemain de son arrivée, avec Julius -Beaufort dans la Cinquième Avenue à l'heure de la foule élégante.» -Et le jeune homme lui-même ajoutait mentalement: «Elle devrait savoir -qu'un fiancé ne passe pas son temps chez les dames; mais c'est -probablement comme ça que ça se passe dans le monde où elle a vécu, -et où on n'a pas autre chose à faire.» Et, en dépit des goûts -cosmopolites dont il se piquait, Newland remercia le ciel d'être un -citoyen de New-York, et sur le point de s'allier à une jeune fille de -son espèce.</p> - - - - -<h4><a id="V">V</a></h4> - - -<p>Le lendemain soir, le vieux Sillerton Jackson vint dîner chez les -Archer.</p> - -<p>Mrs Archer, personne timide et retirée du monde, aimait néanmoins à, -être bien informée de ce qui s'y passait. Mr Sillerton Jackson -appliquait à l'investigation des affaires d'autrui une passion de -collectionneur et une science de naturaliste. Il vivait avec sa sœur, -Miss Sophy Jackson, qu'on invitait, à défaut de son frère, quand on -ne pouvait pas mettre la main sur lui, et qui lui rapportait ainsi des -bribes de menus racontars qui remplissaient quelquefois utilement les -vides de ses informations.</p> - -<p>Quand Mrs Archer désirait un renseignement, elle demandait à Mr -Jackson de venir dîner; et, comme elle honorait peu de personnes de ses -invitations, et qu'elle et Janey formaient un excellent auditoire, Mr -Jackson acceptait presque toujours, au lieu d'envoyer sa sœur. S'il -avait pu dicter ses conditions, il aurait choisi un soir où Newland -était sorti... non par manque de sympathie pour le jeune homme, (ils -s'entendaient merveilleusement à leur cercle), mais parce que le vieux -conteur sentait quelquefois, chez Newland, une tendance à peser ses -témoignages que les dames de la famille n'accusaient jamais.</p> - -<p>Si la perfection pouvait exister sur la terre, Mr Jackson aurait -demandé aussi que la chère fût un peu meilleure chez Mrs Archer. Mais -de mémoire d'homme, New-York était divisé en deux grands groupes -fondamentaux: celui des Mingott, des Manson, et tout leur clan, qui -appréciait l'élégance, la bonne table et le luxe, et la tribu des -Archer, Newland, Van der Luyden, qui, eux, s'intéressaient aux voyages, -à l'horticulture, à la lecture des romans sérieux, et affectaient de -mépriser les jouissances matérielles.</p> - -<p>On ne pouvait pas tout avoir. Quand on dînait chez les Lovell Mingott, -on dégustait du canard sauvage apprêté à la Maryland, du terrapin et -des vins de crû: chez Adeline Archer on parlait de voyages en Suisse et -des romans de Hawthorne. Aussi, quand un amical appel venait de Mrs -Archer, Mr Jackson disait-il à sa sœur: «J'ai ressenti un peu de -goutte depuis mon dernier dîner chez les Lovell Mingott, il sera bon -pour moi de me mettre à la diète chez Adeline. «Heureusement, du -reste, le vin de Madère des Archer avait «fait le tour du Cap.»</p> - -<p>Mrs Archer, veuve depuis longtemps, habitait avec son fils et sa fille -dans la Vingt-huitième rue. Le deuxième étage de sa maison était -consacré à Newland, et les deux femmes s'étaient resserrées dans les -pièces du premier. En parfaite harmonie de goûts et d'intérêts, -elles cultivaient dans des petites serres sur le rebord de leurs -fenêtres des fougères rapportées de leurs voyages, faisaient «du -macramé» et de la tapisserie, collectionnaient la faïence lustrée -«coloniale,» et lisaient les romans de Ouida, dont elles goûtaient -l'atmosphère italienne et la description des paysans, quoiqu'en -général elles préférassent les romans mondains où il s'agissait de -«gens comme il faut.» Elles parlaient sévèrement de Dickens, qui -n'avait jamais su peindre un «gentleman,» et considéraient Thackeray -moins à l'aise dans le grand monde que Bulwer,—qui cependant, -commençait à se démoder.</p> - -<p>Au cours de leurs voyages à l'étranger, Mrs et Miss Archer -recherchaient et admiraient surtout les paysages: elles considéraient -l'architecture et la peinture comme des sujets réservés aux hommes, -aux lettrés qui lisaient Ruskin. Mrs Archer était née Newland, et la -mère et la fille, qui se ressemblaient comme deux sœurs, étaient, -disait-on, de vraies Newland, toutes deux pâles, légèrement -voûtées, avec de longs nez, d'aimables sourires, et la distinction, la -langueur de certains portraits de Reynolds. Leur ressemblance eût été -complète, si l'embonpoint de l'âge mûr n'avait tendu le corsage de -satin broché noir de Mrs Archer, tandis que les popelines brunes et -violettes de Miss Archer pendaient, à mesure que s'écoulaient les -années, plus mollement sur ses formes virginales. Newland se rendait -bien compte, pourtant, qu'au point de vue de leur mentalité, la -ressemblance était moins complète que ne le faisaient croire leurs -manières si exactement semblables. L'habitude de vivre ensemble dans -une étroite intimité leur avait donné le même vocabulaire, -l'habitude de commencer leurs phrases par: «Maman trouve,» ou: «Janey -est d'avis,» selon que l'une ou l'autre désirait émettre une opinion -personnelle. Mais, tandis que la sereine quiétude de Mrs Archer se -reposait facilement dans ce qui était accepté et familier, Janey -était sujette à des envolées inattendues qui montaient de sources -romanesques depuis toujours comprimées.</p> - -<p>La mère et la fille s'adoraient et vénéraient leur fils et frère. -Archer les aimait avec tendresse, et l'admiration qu'elles lui -prodiguaient, et dont il jouissait, désarmait en lui toute critique. -Après tout, se disait-il, c'était une bonne chose pour un homme que -d'exercer chez lui une autorité incontestée, même si, dans son for -intérieur, il lui arrivait de la discuter lui-même.</p> - -<p>Dans cette occasion, le jeune homme savait parfaitement que Mr Jackson -aurait préféré le voir dîner dehors; mais il avait ses raisons -personnelles pour rester.</p> - -<p>Mr Jackson voulait sans doute parler d'Ellen Olenska, et naturellement, -Mrs Archer et Janey brûlaient de savoir ce qu'il avait à en dire. Tous -les trois seraient gênés par la présence de Newland, maintenant que -ses projets d'alliance avec le clan Mingott étaient connus, et de voir -comment ils se tireraient de la difficulté intriguait et amusait le -jeune homme.</p> - -<p>D'abord, ils tournèrent autour de la question, en parlant de Mrs Lemuel -Struthers.</p> - -<p>—Il est regrettable que les Beaufort l'aient invitée, commença -doucement Mrs Archer, mais Regina subit toujours l'influence de son -mari, et Beaufort...</p> - -<p>—Certaines nuances échappent à Beaufort, dit Mr Jackson, en -inspectant l'alose et se demandant pour la millième fois pourquoi la -cuisinière de Mrs Archer calcinait toujours ses grillades.</p> - -<p>Newland, qui se faisait depuis longtemps la même question, connaissait -bien chez son vieil ami cette expression mélancolique.</p> - -<p>—Oh! bien entendu, Beaufort est un homme vulgaire, reprit Mrs -Archer; mon grand-père Newland disait souvent à ma mère: «Quoi que vous -fassiez, ne permettez jamais que ce Beaufort soit présenté à vos -filles.» Mais, en tout cas, il a le mérite d'être lié avec des gens -du monde, en Angleterre aussi, dit-on. Tout cela est incompréhensible.</p> - -<p>Elle s'arrêta, jetant un coup d'œil à Janey. Elle et Janey -connaissaient tous les détails du mystère Beaufort, mais en public Mrs -Archer persistait à prétendre que le sujet n'était pas convenable -pour les jeunes filles.</p> - -<p>—Mais cette Mrs Struthers, qui dites-vous qu'elle est, -Sillerton?</p> - -<p>—Elle sort d'une mine, ou plutôt d'une buvette de mineurs. Puis, -elle a fait une tournée de «tableaux vivants» en Nouvelle-Angleterre, et -lorsque la police s'en est mêlée, elle s'est mise avec...</p> - -<p>Mr Jackson, à son tour, regarda Janey, dont les larges paupières -commencèrent à battre. Tout cela était nouveau pour elle.</p> - -<p>—Et puis, poursuivait Mr Jackson (pourquoi permettait-on au maître -d'hôtel de couper les concombres avec un couteau d'acier?), et puis, -vint Lemuel Struthers. Il paraît que son agent de publicité s'est -servi de la tête de la jeune femme pour ses affiches de cirage. Vous -savez qu'elle a des cheveux très noirs, genre égyptien. En tout cas, -Struthers a fini par l'épouser.</p> - -<p>La manière dont Mr Jackson faisait valoir chaque syllabe de cette -phrase contenait un monde d'insinuations.</p> - -<p>—Oh! au point où nous en sommes aujourd'hui, cela n'a pas -d'importance! dit Mrs Archer avec indifférence.</p> - -<p>En ce moment, pour les dames, l'intérêt n'était pas là: le sujet -d'Ellen Olenska était trop nouveau, trop passionnant pour ne pas les -absorber toutes. En réalité, le nom de Mrs Struthers avait été -lancé dans la conversation uniquement pour permettre à Mrs Archer -d'ajouter:—Et la nouvelle cousine de Newland était au bal?</p> - -<p>Il y avait une petite pointe d'ironie dans l'allusion à son fils. -Archer le comprenait et s'y attendait. Mrs Archer, qui donnait rarement -une entière approbation aux événements de ce bas monde, trouvait les -fiançailles de son fils parfaitement satisfaisantes. Elle en était -particulièrement heureuse «à cause de cette affaire absurde avec Mrs -Rushworth,» avait-elle confié à Janey, faisant allusion à ce qui -semblait encore à Newland une affreuse tragédie, dont son âme -garderait toujours le souvenir et la blessure. Il n'y avait à aucun -point de vue de meilleur parti à New-York que May Welland. Bien -entendu, un tel mariage n'apportait à Newland que ce qu'il était en -droit d'espérer; mais les jeunes gens sont si sots et si -déconcertants, et certaines femmes tellement séduisantes et dénuées -de scrupules, que c'était un miracle de voir son fils doubler -victorieusement le Cap des Sirènes pour entrer dans le port d'un -mariage irréprochable.</p> - -<p>Tout cela, Mrs Archer le sentait, et son fils savait qu'elle le sentait, -mais il comprenait aussi qu'elle avait été troublée par l'annonce -prématurée des fiançailles, ou plutôt par la raison qui l'avait -dictée; c'est pourquoi, étant après tout un maître tendre et -indulgent, il était resté à la maison ce soir-là.</p> - -<p>—Ce n'est pas que je critique l'esprit de corps des Mingott; mais -je ne vois pas pourquoi les fiançailles de Newland seraient mêlées aux -faits et gestes de «cette Olenska,» se plaignait Mrs Archer à Janey, -seul témoin des légers écarts qui se produisaient dans la parfaite -urbanité de sa mère.</p> - -<p>Chez Mrs Welland, son attitude avait été parfaite (en fait de belle -tenue, personne ne la surpassait), mais Newland savait,—et sa fiancée -l'avait sûrement deviné,—que tout le temps de la visite la mère et -la fille étaient sur le «qui-vive,» dans l'attente d'une intrusion -possible de M<sup>me</sup> Olenska, et quand ils eurent pris congé, Mrs -Archer s'était permis de dire à son fils: J'ai été contente qu'Augusta fût -seule à nous recevoir.</p> - -<p>Ces manifestations de trouble intérieur trouvaient Newland d'autant -plus sensible qu'il était lui-même d'avis que les Mingott étaient -allés un peu loin. Cependant, comme les règles de leur code -s'opposaient à ce que la mère et le fils fissent allusion au sujet qui -les préoccupait, Archer avait simplement répondu: «il faut passer par -la période des réunions de famille quand on va se marier. Le mieux est -de s'en débarrasser le plus vite possible.» Et sa mère s'était -contentée de serrer un peu les lèvres sous le voile en dentelle qui -tombait de sa capote en velours gris, garnie de raisins givrés.</p> - -<p>Sa revanche, Archer le savait, sa revanche légitime, serait, ce -soir-là, de faire jaser Mr Jackson sur la comtesse Olenska, et lui, -Archer, ayant fait son devoir en public comme futur parent des Mingott, -ne voyait aucun inconvénient à entendre discuter sur la dame dans -l'intimité, encore que le sujet commençât de l'ennuyer.</p> - -<p>Mr Jackson avait pris une tranche de filet tiède que le maître-d'hôtel -lui avait servi d'un air morose et sceptique, et avait refusé -la sauce aux champignons après l'avoir flairée imperceptiblement. -Il paraissait découragé, affamé, et Archer fit la réflexion que, -probablement, il finirait son repas sur Ellen Olenska. Mr Jackson se -renversa sur sa chaise et regarda les portraits des Archer, Newland -et Van der Luyden, dans leurs cadres sombres sur les murs sombres.</p> - -<p>—Comme votre grand-père Archer prenait plaisir à un bon dîner, mon -cher Newland! dit-il, les yeux sur le portrait d'un jeune homme dodu, à -poitrine bombée, cravate haute et habit bleu, qui se détachait entre -les colonnes blanches d'une maison de campagne. Eh bien! Eh bien! -continua-t-il, je voudrais savoir ce qu'il aurait dit de tous ces -mariages étrangers.</p> - -<p>Mrs Archer ne releva pas cette allusion à la cuisine ancestrale, -et Mr Jackson ajouta délibérément: «Non, elle n'était pas au bal.»</p> - -<p>—Ah! murmura Mrs Archer d'un ton qui voulait dire: «Elle a eu cette -décence.»</p> - -<p>—Peut-être les Beaufort ne la connaissent-ils pas, suggéra Janey -avec une malice naïve.</p> - -<p>Mr Jackson fît claquer sa langue, comme s'il goûtait un invisible -madère.</p> - -<p>—Mrs Beaufort, peut-être; mais Beaufort la connaît certainement, -car tout New-York a pu la voir cet après-midi, remontant avec lui -la Cinquième Avenue.</p> - -<p>—Miséricorde! murmura Mrs Archer, s'apercevant évidemment qu'il -était vain d'expliquer par de la délicatesse les faits et gestes -des étrangers.</p> - -<p>—Porte-t-elle un chapeau rond ou une capote dans l'après-midi? -hasarda Janey. Je sais qu'à l'Opéra elle avait une robe de velours -foncé sans garnitures, et tout à fait plate, comme une chemise de nuit.</p> - -<p>—Janey! dit sa mère, et Miss Archer rougit en essayant de prendre -un air assuré.</p> - -<p>—En tout cas, c'était de meilleur goût de ne pas aller au bal, -continua Mrs Archer.</p> - -<p>Un esprit pervers poussa son fils à expliquer:</p> - -<p>—Je ne crois pas que ce soit pour elle une question de tact; May -m'avait dit qu'elle devait y aller, mais que la robe en question -n'était pas assez brillante pour le bal.</p> - -<p>Mrs Archer sourit, voyant sa pensée confirmée.</p> - -<p>—Pauvre Ellen! fit-elle, ajoutant avec compassion:—Il faut -tenir compte de l'éducation excentrique que lui a donnée Medora Manson. -Qu'attendre d'une jeune fille à qui on a permis de porter une robe de -satin noir le soir de son premier bal?</p> - -<p>—Ah! je me la rappelle bien dans cette robe! dit Mr Jackson, et il -ajouta:—Pauvre fille! du ton d'un homme qui, tout en se plaisant au -souvenir de cette vision, comprenait ce qu'il en fallait augurer.</p> - -<p>—C'est étrange, remarqua Janey, qu'elle ait gardé un vilain nom -comme Ellen. Je l'aurais changé pour Élaine.</p> - -<p>Elle promena son regard autour de la table pour juger l'effet de -ses paroles.</p> - -<p>Son frère se mit à rire:</p> - -<p>—Pourquoi Élaine?</p> - -<p>—Je ne sais pas: c'est plus polonais, plus frappant...</p> - -<p>—Plus frappant? Ce ne doit pas être précisément ce qu'elle désire! -dit Mrs Archer d'un ton un peu hautain.</p> - -<p>—Pourquoi pas? demanda son fils, soudain discuteur. Pourquoi ne se -ferait-elle pas remarquer si c'est son bon plaisir? Pourquoi se -dissimulerait-elle comme une femme déshonorée? Elle est «la pauvre -Ellen,» parce qu'elle a eu la mauvaise chance de faire un détestable -mariage; mais je ne vois pas que ce soit une raison pour se couvrir la -tête de cendres, comme si c'était elle qui fût coupable.</p> - -<p>—Je suppose, dit posément Mr Jackson, que c'est le point de vue -qu'adoptent les Mingott.</p> - -<p>Le jeune homme rougit.</p> - -<p>—Mon avis ne dépend pas du leur, si c'est cela que vous voulez -dire, monsieur. M<sup>me</sup> Olenska a mené une existence malheureuse, -cela ne la met pas hors la loi.</p> - -<p>—Il y a certaines histoires, commença Mr Jackson, jetant un coup -d'œil du côté de Janey.</p> - -<p>—Oh! je sais, le secrétaire! releva le jeune homme. (Ne soyez pas -absurde, mère, Janey n'est pas une enfant.) On dit, n'est-ce pas? -continua-t-il, que le secrétaire l'a aidée à quitter son butor de -mari, qui la tenait, pour ainsi dire, prisonnière? Eh bien! après? -J'espère qu'il n'y a pas un homme parmi nous qui n'en ferait autant.</p> - -<p>Mr Jackson jeta par-dessus son épaule un coup d'œil au morose -maître d'hôtel, pour demander:</p> - -<p>—Peut-être, cette sauce, après tout..., seulement un petit -peu.</p> - -<p>Puis, s'étant servi, il remarqua:</p> - -<p>—On m'a dit qu'elle cherchait une maison. Elle a l'intention de -s'établir ici.</p> - -<p>—Il paraît qu'elle a demandé le divorce, dit Janey, -audacieuse.</p> - -<p>—J'espère qu'elle l'obtiendra! fît Archer.</p> - -<p>Le mot était tombé comme une bombe dans la paisible salle à manger. -Mrs Archer arqua ses sourcils délicats, d'une manière qui signifiait: -«Le maître-d'hôtel!» et le jeune homme, comprenant, se mit à -raconter sa visite à la vieille Mrs Mingott.</p> - -<p>Après le dîner, selon la coutume de la maison, Mrs Archer et Janey -montèrent, en traînant derrière elles leurs longues draperies de -soie, jusqu'au salon d'en haut, tandis que les messieurs restaient en -bas pour fumer. Sous la lampe coiffée d'un globe gravé, se faisant -face, de part et d'autre d'une table à ouvrage en bois de rose, elles -se mirent à travailler chacune à un bout d'une bande de tapisserie -destinée au futur salon de la jeune Mrs Newland Archer.</p> - -<p>Pendant que ce rite s'accomplissait, Newland installait Mr Jackson dans -un fauteuil près du feu, dans la bibliothèque gothique, et lui tendait -un cigare. Mr Jackson s'enfonça dans le fauteuil avec satisfaction. Il -alluma le cigare sans défiance; c'était Newland qui les pourvoyait de -cigares. Étendant devant le feu ses maigres chevilles, il dit:</p> - -<p>—Vous prétendez que le secrétaire l'a simplement aidée à s'enfuir? -Mon cher, c'est entendu; mais il l'y aidait encore un an plus tard, car -quelqu'un les a rencontrés vivant ensemble à Lausanne.</p> - -<p>—Vivant ensemble? Eh bien! pourquoi pas? Qui a le droit de refaire -sa vie, si ce n'est elle? Je suis écœuré de l'hypocrisie qui veut -enterrer vivante une jeune femme parce que son mari lui préfère des -cocottes.</p> - -<p>Il se retourna avec colère, allumant son cigare.</p> - -<p>—Les femmes devraient être libres, aussi libres que nous le -sommes, déclara-t-il, faisant une découverte dont il ne pouvait, dans son -irritation, mesurer les redoutables conséquences.</p> - -<p>Mr Sillerton Jackson se rapprocha encore du feu et fît entendre un -sifflotement sardonique.</p> - -<p>—Mon Dieu! dit-il après une pause, Olenski partage évidemment -votre manière de voir, car je n'ai jamais entendu dire qu'il ait fait le -moindre effort pour ravoir sa femme.</p> - - - - -<h4><a id="VI">VI</a></h4> - - -<p>Après que Mr Jackson eut pris congé, et que les dames furent montées -se coucher, Newland Archer regagna son cabinet au deuxième étage. Une -main vigilante avait, comme de coutume, entretenu le feu, préparé la -lampe. La chambre, avec ses rangées de livres, ses murs où pendaient -des reproductions de tableaux célèbres, sa cheminée drapée de -velours rouge et garnie de statuettes d'escrimeurs, était accueillante -et intime.</p> - -<p>Comme il se laissait choir dans son fauteuil près du feu, son regard -tomba sur une grande photographie de May Welland, que la jeune fille lui -avait donnée aux premiers jours de leur idylle, et qui remplaçait -maintenant sur son bureau tous les autres portraits féminins dont il -avait jadis été orné. Avec une sorte de terreur respectueuse il -contempla le front pur, les yeux sérieux, la bouche innocente et gaie -de la jeune créature qui allait lui confier son âme. Ce produit -redoutable du système social dont il faisait partie, et auquel il -croyait, la jeune fille qui, ignorant tout, espérait tout, lui -apparaissait maintenant comme une étrangère. Encore une fois, il se -rendit compte que le mariage n'était pas le séjour dans un port -tranquille, mais un voyage hasardeux sur de grandes mers.</p> - -<p>Le cas de la comtesse Olenska avait troublé en lui de vieilles -convictions traditionnelles. Son exclamation: «Les femmes doivent être -libres, aussi libres que nous,» avait touché à la racine d'un -problème considéré dans son monde comme inexistant. Il savait que les -femmes «bien élevées,» si lésées qu'elles fussent dans tous leurs -droits, ne revendiqueraient jamais le genre de liberté auquel il -faisait allusion; et les hommes se trouvaient, dans la chaleur de -l'argumentation, d'autant plus disposés à la leur accorder. De telles -générosités verbales n'étaient qu'un plaisant déguisement des -inexorables conventions qui réglementaient le milieu où il vivait. -Néanmoins, il serait tenu à défendre, chez la cousine de sa fiancée, -une liberté que jamais il n'accorderait à sa femme, si un jour elle -venait à la revendiquer. Le dilemme ne se présenterait évidemment -jamais, puisqu'il n'était pas un grand seigneur débauché, ni May une -sotte comme la pauvre Gertrude Lefferts. Mais Newland Archer se -représentait aisément que le lien entre lui et May pourrait se -relâcher pour des raisons plus subtiles, mais non moins profondes. Que -savaient-ils vraiment l'un de l'autre, puisqu'il était de son devoir, -à lui, en galant homme, de cacher son passé à sa fiancée, et à -celle-ci de n'en pas avoir? Qu'arriverait-il si un jour, pour des causes -imprévues, ils en venaient à ne plus se comprendre, à se lasser, à -s'irriter mutuellement? Passant en revue, parmi les ménages de ses -amis, ceux qu'on disait heureux, il n'en trouva pas un qui réalisât -même de loin la camaraderie tendre et passionnée qu'il imaginait dans -une intimité permanente avec May Welland. Il comprit que cet idéal de -bonheur supposerait de sa part, à elle, une expérience, une -adaptabilité d'esprit, une liberté de jugement, que son éducation lui -avait soigneusement refusées; et il frissonna en songeant qu'un jour -leur union, comme tant d'autres, pourrait se réduire à une morne -association d'intérêts matériels, soutenue par l'ignorance d'un -côté et l'hypocrisie de l'autre. Lawrence Lefferts se présentait à -son esprit comme étant le mari qui avait le mieux réussi à tirer de -ce genre d'association tous les bénéfices qu'il comportait. Devenu le -grand-prêtre du bon ton, il avait si bien façonné sa femme à sa -convenance que, malgré ses liaisons affichées, elle se plaignait en -souriant du «puritanisme de Lawrence,» et baissait pudiquement les -yeux quand on faisait allusion devant elle aux deux ménages de Julius -Beaufort.</p> - -<p>Archer se dit qu'il n'était pas un grand imbécile comme Larry -Lefferts, ni May une oie blanche comme la pauvre Gertrude; mais s'ils -étaient plus intelligents, ils avaient pourtant les mêmes principes. -En réalité, ils vivaient tous dans un monde fictif, où personne -n'osait envisager la réalité, ni même y penser. Ainsi, Mrs Welland, -qui savait parfaitement pourquoi Archer la pressait d'annoncer ses -fiançailles chez les Beaufort, et qui n'attendait rien moins du jeune -homme, avait fait semblant de s'y opposer, et de n'agir que contrainte -et forcée.</p> - -<p>La jeune fille, centre de ce système de mystification soigneusement -élaboré, se trouvait être, par sa franchise et sa hardiesse même, -une énigme encore plus indéchiffrable. Elle était franche, la pauvre -chérie, parce qu'elle n'avait rien à cacher: confiante, parce qu'elle -n'imaginait pas avoir à se garder; et sans autre préparation, elle -devait être plongée, en une nuit, dans ce qu'on appelait «les -réalités de la vie.»</p> - -<p>Newland était sincèrement, mais paisiblement, épris. Il se délectait -dans la beauté radieuse de sa fiancée, sa santé exubérante, son -adresse au tennis et à cheval. Sous sa direction, elle s'était même -essayée à la lecture, et déjà elle était assez avancée pour se -moquer avec lui de la fade sentimentalité des <i>Idylles</i> de Tennyson, -mais non pour goûter la beauté d'<i>Ulysse</i> et des <i>Lotophages.</i> -Elle était droite, fidèle et vaillante, et Archer s'imaginait même qu'elle -possédait le sens de l'ironie, puisqu'elle ne manquait jamais de rire -à ses plaisanteries. Enfin, il croyait deviner, dans cette nature -innocente et fraîche, une ardeur qu'il aurait la joie d'éveiller.</p> - -<p>Néanmoins, ayant fait pour la centième fois le tour de cette âme -succincte, il revint découragé à la pensée que cette pureté -factice, si adroitement fabriquée par la conspiration des mères, des -tantes, des grand'mères, jusqu'aux lointaines aïeules puritaines, -n'existât que pour satisfaire ses goûts personnels, pour qu'il pût -exercer sur elle son droit de seigneur, et la briser comme une image de -neige. Cette idée lui oppressait le cœur.</p> - -<p>De telles réflexions étaient sans doute habituelles aux jeunes gens à -l'approche de leur mariage; mais Newland Archer ne ressentait ni la -componction ni l'humilité dont elles s'accompagnent souvent. Il -n'arrivait pas à déplorer,—comme si souvent les héros de Thackeray -(et cela l'exaspérait),—de n'avoir pas un passé sans tache à offrir -à sa fiancée. S'il avait eu la même éducation qu'elle, ils n'eussent -pas été plus préparés à affronter les épreuves et les vicissitudes -de la vie que deux nouveaux-nés. En réalité, hors son plaisir et la -satisfaction de sa vanité, il ne pouvait trouver aucune raison valable -pour refuser à sa fiancée une liberté d'expérience égale à la -sienne.</p> - -<p>De telles pensées, à un tel moment, devaient nécessairement lui -traverser l'esprit; mais il se rendait compte que leur persistance et -leur précision étaient dues à l'arrivée inopportune de la comtesse -Olenska. Au moment de ses fiançailles, au moment des pensées pures et -des espérances sans nuages, il était pris dans les répercussions d'un -scandale, et ce scandale soulevait des problèmes sociaux qu'il aurait -préféré laisser dormir. «Au diable cette Ellen Olenska!» -grogna-t-il, recouvrant son feu et se préparant à se coucher. Pourquoi -sa destinée serait-elle mêlée à celle de la pauvre Ellen? Mais il -sentait vaguement qu'il commençait seulement à mesurer les risques du -championnage que ses fiançailles lui imposaient.</p> - -<p>Peu de jours après, l'orage éclata.</p> - -<p>Les Lovell Mingott devaient donner un dîner de cérémonie pour la -nouvelle arrivée: ce qui impliquait régulièrement trois domestiques -d'extra, deux plats pour chaque service, et un sorbet avant le rôti. -Les invitations portaient en tête: «Pour rencontrer la comtesse -Olenska,» selon la coutume américaine qui traite les étrangers comme -des princes, ou tout au moins comme leurs ambassadeurs.</p> - -<p>Les convives avaient été triés avec un discernement où les initiés -pouvaient reconnaître la main résolue de Catherine la Grande. Avec les -Selfridge Merry, qui étaient de toutes les fêtes, les Beaufort, avec -lesquels il y avait un lien de cousinage, Mr Jackson et sa sœur -Sophy,—qui se rendait toujours là où son frère le désirait,—Mrs -Lovell avait invité quelques jeunes ménages des plus élégants et des -plus corrects, tels que les Lawrence Lefferts, Mrs Rushworth -Lefferts,—la jolie veuve,—les Harry Thorley, les Reggie Chivers -et le jeune Morris Dagonet et sa femme, née van der Luyden. Les invités -étaient parfaitement assortis: tous faisant partie de la même bande -qui, pendant la longue saison d'hiver, dînait et dansait ensemble -inlassablement.</p> - -<p>Quarante-huit heures après que les invitations furent lancées, on sut -que tout le monde avait refusé. Seuls, les Beaufort, le vieux Sillerton -Jackson et sa sœur acceptaient. L'affront s'aggravait du fait que les -Reggie Chivers, eux-mêmes apparentés aux Mingott, y participaient; et -aussi, de la forme identique des réponses, qui exprimaient les regrets -des invités sans alléguer d'engagement antérieur.</p> - -<p>La société de New-York était alors trop restreinte pour que tout le -monde,—y compris les cochers, les maîtres-d'hôtel et les -cuisiniers,—ne sût pas exactement quels soirs chacun était libre. Les -invités de Mrs Mingott pouvaient donc rendre cruellement nette leur -volonté de ne pas rencontrer la comtesse Olenska.</p> - -<p>Le coup était inattendu; mais les Mingott, selon leur habitude, le -reçurent sans broncher. Mrs Lovell Mingott en dit un mot à Mrs -Welland, qui en parla à Newland Archer, lequel, furieux, s'adressa -immédiatement à sa mère. Celle-ci, après un mouvement de résistance -secrète, céda, comme toujours, aux instances de son fils,—et -embrassant aussitôt sa cause avec d'autant plus d'énergie qu'elle -avait d'abord hésité, mit son chapeau à brides de velours gris, et -déclara:</p> - -<p>—Je vais aller voir Louisa van der Luyden.</p> - -<p>Dans la jeunesse de Newland Archer, la société de New-York pouvait être -comparée à une petite pyramide solide et glissante où aucune fissure -apparente ne s'était encore produite.</p> - -<p>La base, formée par ce que Mrs Archer appelait «des gens modestes,» -se composait d'une majorité de familles honorables, telles que les -Spicer, les Lefferts, les Jackson, qui s'étaient élevées au-dessus de -leur milieu par des alliances avec les clans dirigeants. Mrs Archer -l'affirmait souvent: on n'était plus aussi difficile qu'autrefois et, -avec la vieille Catherine tenant un bout de la Cinquième Avenue, et -Julius Beaufort l'autre, on avait perdu le respect des anciennes -traditions.</p> - -<p>Sur ces fondements solides, mais sans éclat, la pyramide s'élevait en -diminuant vers le sommet, composée d'un bloc compact et brillant -représenté par le groupe des Newland, Mingott, Chivers et Manson. -Beaucoup de gens croyaient que ces familles atteignaient le sommet de la -pyramide, mais elles-mêmes, au moins les personnes de la génération -de Mrs Archer, savaient qu'aux yeux d'un généalogiste sévère, un -petit nombre de privilégiés pouvaient seuls prétendre à cette -éminence.</p> - -<p>—Ne me parlez pas, disait Mrs Archer à ses enfants, de ce que -disent les journalistes sur l'aristocratie de New-York. S'il en est une, ni -les Manson, ni les Mingott n'en sont, pas plus que les Newland et les -Chivers. Nos grands-pères et nos arrière-grands-pères n'étaient que -de respectables commerçants anglais et hollandais, venus aux colonies -pour faire fortune, et qui réussirent au delà de leurs espérances. Il -est vrai qu'un de vos arrière-grands-pères a signé la Déclaration de -l'Indépendance et qu'un autre, général dans l'état-major de -Washington, a reçu l'épée du général Burgoyne après la bataille de -Saratoga. Ce sont là des distinctions dont on peut être fier, mais qui -n'ont rien à voir avec le rang et la classe. New-York a toujours été -une communauté commerciale, où trois familles à peine peuvent se -réclamer d'une origine aristocratique dans le sens réel du mot.</p> - -<p>Tout le monde savait quels étaient ces privilégiés: les Dagonet de -Washington Square, qui descendaient d'une vieille famille anglaise -alliée aux Fox; les Lanning, qui s'étaient entre-alliés avec les -descendants du comte de Grasse, et les van der Luyden, descendants -directs du premier gouverneur hollandais de New-York, et apparentés -depuis plusieurs générations aux aristocraties française et anglaise.</p> - -<p>Les Lanning n'étaient plus représentés que par deux vieilles -demoiselles: heureuses parmi leurs souvenirs du passé, elles vivaient -entourées de portraits de famille et de solides meubles en acajou du -XVIII<sup>e</sup> siècle. Les Dagonet formaient un clan considérable, allié -aux familles les plus honorables de Baltimore et de Philadelphie; mais les -van der Luyden, qui étaient au-dessus d'eux tous, disparaissaient dans -une sorte de pénombre ultra-terrestre, d'où seules émergeaient les -deux figures de Mr et de Mrs Henry van der Luyden.</p> - -<p>Mrs Henry van der Luyden était née Louisa Dagonet. Sa mère avait -été la petite-fille du colonel du Lac, d'une ancienne famille de -l'île de Jersey. Après s'être battu sous Cornwallis, il s'était -fixé, la guerre finie, dans le Maryland, avec sa jeune femme, lady -Angelica Trevenna, cinquième fille du Earl de Saint-Austrey. Les liens -de famille entre les Dagonet et les du Lac, et leurs aristocratiques -parents gallois, étaient toujours restés étroits et cordiaux. Mr et -Mrs van der Luyden avaient séjourné plus d'une fois chez le duc de -Saint-Austrey, chef de la famille, dans sa propriété du pays de -Galles, et le duc avait souvent manifesté l'intention de leur rendre -leur visite,—sans la duchesse, qui redoutait la traversée.</p> - -<p>Mr et Mrs van der Luyden partageaient leur temps entre Trevenna, leur -terre dans le Maryland, et Skuytercliff, leur grand domaine sur -l'Hudson. Ce domaine avait été accordé par le gouvernement hollandais -au premier Gouverneur de la colonie, en récompense de ses services, et -Mr van der Luyden portait encore le titre de «Patroon,» titre -comprenant des droits seigneuriaux et qui avait été conféré par la -compagnie de colonisation néerlandaise, vers le milieu du XVIIe -siècle, aux premiers propriétaires sur l'Hudson. Le pompeux hôtel des -van der Luyden dans Madison Avenue n'était que rarement habité, et ne -s'ouvrait qu'aux intimes pendant leurs brèves apparitions à New-York.</p> - -<p>—Je voudrais que tu m'accompagnes, Newland, lui dit tout à coup sa -mère, au moment de monter dans le coupé «Brown.» Louisa a beaucoup -d'affection pour toi: et puis, c'est à cause de May que je fais cette -démarche. Si nous ne nous tenons pas entre nous, c'est l'effondrement -de la société.</p> - - - - -<h4><a id="VII">VII</a></h4> - - -<p>Mrs Henry van der Luyden écouta en silence le récit de sa cousine.</p> - -<p>Mrs van der Luyden était toujours silencieuse: mais on savait que, peu -confiante par nature et par éducation, elle était néanmoins très -bonne pour ceux auxquels elle était vraiment attachée. On avait beau -être de ceux-là, on n'en sentait pas moins un froid descendre des -hauts lambris blancs du salon de Madison Avenue, où les fauteuils de -brocart n'étaient débarrassés de leurs housses que pour le passage -des maîtres, tandis que le trumeau doré de la cheminée, et le -magnifique cadre du portrait de Lady Angelica du Lac, par Gainsborough, -restaient toujours voilés de gaze.</p> - -<p>Le portrait de Mrs van der Luyden, en robe de velours noir garnie de -point de Venise, faisait face à celui de la belle aïeule. Ce tableau, -peint par Huntington, le peintre attitré de l'aristocratie -new-yorkaise, passait pour «aussi beau qu'un Cabanel,» et, malgré -vingt ans écoulés, il était toujours d'une ressemblance parfaite. -Assise sous sa propre effigie, Mrs van der Luyden aurait pu passer pour -la sœur jumelle de la jeune femme blonde légèrement appuyée sur un -fauteuil doré devant un rideau de reps vert. Mrs van der Luyden -continuait à porter du velours noir, garni de point de Venise, quand -elle allait dans le monde, ou plutôt,—car elle ne dînait jamais en -ville,—quand elle ouvrait ses salons. Ses cheveux blonds, qui -formaient sur son front étroit une série de pointes lisses à moitié -superposées, s'étaient décolorés sans grisonner, et le nez droit -séparant ses pâles yeux trop rapprochés était seulement un peu plus -pincé qu'au temps du portrait. Elle rappelait toujours à Newland -Archer un de ces corps pris dans les glaciers, qui gardent -miraculeusement les couleurs de la vie.</p> - -<p>Comme toute sa famille, le jeune homme estimait beaucoup Mrs van der -Luyden, mais il était plus intimidé par sa douceur glaciale que par la -mine renfrognée de certaines vieilles tantes de sa mère, vieilles -filles acariâtres qui disaient toujours «non» par principe, avant de -savoir de quoi il s'agissait.</p> - -<p>L'attitude de Mrs van der Luyden ne révélait jamais rien sur sa -manière de penser; elle écoutait toujours avec bienveillance; puis, -ses lèvres minces esquissant un vague sourire, elle laissait tomber la -phrase pour ainsi dire invariable: «Il faut que j'en parle avec mon -mari.»</p> - -<p>Le mari et la femme étaient si parfaitement semblables qu'Archer se -demandait comment, après quarante ans d'intimité conjugale, ces deux -êtres pouvaient se dissocier suffisamment pour être jamais d'un avis -différent. Mais comme aucun d'eux ne prenait une décision sans la -faire précéder de ce mystérieux conclave, Mrs Archer et son fils, -ayant soumis leur cas, attendaient avec résignation l'énoncé de la -phrase habituelle.</p> - -<p>Cependant, contrairement à toutes les règles établies, Mrs van der -Luyden les surprit en étendant sa longue main vers le cordon de -sonnette.</p> - -<p>—Je voudrais qu'Henry fût mis au courant de ce que vous venez de -me dire, dit-elle. Puis elle ajouta gravement, s'adressant au valet de -pied:—Si Mr van der Luyden a fini de lire son journal, priez-le de -bien vouloir venir.</p> - -<p>Elle prononça la phrase «lire son journal» sur le ton qu'aurait pris -la femme d'un ministre pour dire que son mari présidait le Conseil. Ce -n'était pas par arrogance qu'elle parlait ainsi, mais parce que dans -son entourage on avait toujours attribué une importance rituelle au -moindre geste de Mr van der Luyden.</p> - -<p>Il était évident qu'elle considérait l'incident comme aussi grave que -Mrs Archer. Cependant, craignant de s'être trop avancée, elle ajouta -en souriant:—Henry est toujours heureux de vous voir, ma chère -Adeline; et il tiendra à féliciter Newland.</p> - -<p>Les portes à deux vantaux se rouvrirent pour laisser paraître Mr van -der Luyden. Grand, maigre, cinglé dans sa redingote gris fer, il avait -le même nez droit que sa femme, les mêmes cheveux décolorés, la -même expression d'amabilité glacée: seuls les yeux étaient gris -pâles, au lieu d'être d'un bleu effacé.</p> - -<p>Mr van der Luyden salua sa cousine avec affabilité, et félicita -Newland dans des termes calqués sur ceux dont sa femme s'était servie. -Puis, il s'installa dans un des fauteuils de brocart avec la simplicité -d'un souverain régnant.</p> - -<p>—Je venais de finir le <i>Times</i>, dit-il, en joignant ensemble -l'extrémité de ses longs doigts. Lorsque je suis à New-York, mes -matinées sont si chargées que je trouve plus commode de lire le -journal après le déjeuner.</p> - -<p>—C'est certainement une bonne habitude, approuva Mrs Archer. Mon -oncle Egmont disait même qu'il trouvait moins excitant de ne lire les -journaux du matin qu'après le dîner.</p> - -<p>—Oui, mon cher père avait horreur de se presser. Mais nous vivons -maintenant dans un mouvement vertigineux, dit Mr van der Luyden sur un -ton mesuré, parcourant d'un regard satisfait le salon enlinceullé qui -paraissait à Newland Archer une si parfaite image de l'existence de ses -propriétaires.</p> - -<p>—J'espère que vous aviez fini la lecture du journal, Henry? -demanda si femme avec une tendre sollicitude.</p> - -<p>—Oui, oui, assura-t-il en souriant.</p> - -<p>—Alors, je voudrais qu'Adeline vous dise...</p> - -<p>—Oh! c'est une affaire qui concerne surtout Newland, dit Mrs -Archer. Et elle recommença le récit de l'affront infligé à Mrs Mingott.</p> - -<p>—Aussi, termina-t-elle, Augusta Mingott et Mary Welland ont jugé -nécessaire, à cause surtout des fiançailles de Newland, que vous et -Henry soyez informés.</p> - -<p>—Ah! dit Mr van der Luyden.</p> - -<p>Il y eut un long silence, pendant lequel le tic-tac de la pendule -monumentale en bronze doré, placée sur la cheminée, résonna comme -des coups de canon. Archer contemplait, avec le sentiment de leur -majesté, ces deux silhouettes effacées, assises côte à côte dans -une sorte de dignité royale, reste d'une autorité héréditaire. Le -sort les obligeait à rester les arbitres sociaux de leur petit monde, -la dernière cour d'appel du protocole mondain, alors qu'ils eussent -préféré vivre dans la simplicité et la réclusion, entretenant leurs -beaux jardins de Skuytercliff et faisant le soir des patiences.</p> - -<p>Ce fut Mr van der Luyden qui rompit le silence.</p> - -<p>—Vous croyez vraiment que toute cette histoire vient d'une -intervention de Lawrence Lefferts? demanda-t-il, en s'adressant -à Archer.</p> - -<p>—J'en suis certain. Larry Lefferts s'est compromis encore un peu -plus que d'habitude dernièrement... ma cousine Louisa permettra que je -m'explique. Il a eu une intrigue assez raide avec la femme du facteur de -son village, et vous savez que chaque fois que la pauvre Gertrude -commence à avoir des soupçons, et qu'il a peur d'un scandale, il -suscite une histoire comme celle de la comtesse Olenska, pour affirmer -qu'il a des principes. Il crie sur les toits que c'est une impertinence -d'inviter sa femme à rencontrer une personne compromise: il se sert de -la comtesse comme d'un paratonnerre. Je vous assure que ce n'est pas la -première fois.</p> - -<p>—Mon Dieu, les Lefferts! dit Mr van der Luyden avec un doux -mépris.</p> - -<p>—Les Lefferts! répéta, en écho, Mrs Archer. Que dirait mon oncle -Egmont, s'il pouvait savoir que Lawrence Lefferts se permet de formuler -une opinion sur la situation sociale de quelqu'un? Ça nous montre où -nous allons!</p> - -<p>—Espérons que nous n'y sommes pas encore! dit Mr van der Luyden -d'une voix ferme.</p> - -<p>—Ah! si seulement vous alliez plus souvent dans le monde, Louisa -et vous! soupira Mrs Archer.</p> - -<p>Instantanément elle eut conscience de sa bévue. Les van der Luyden -étaient très sensibles à toute critique au sujet de leur existence -retirée. Par nature timides et réservés, ayant peu de goût pour le -rôle d'arbitres suprêmes du bon ton que la destinée leur avait -dévolu, ils ne demandaient qu'à se cacher dans la sylvestre solitude -de Skuytercliff, et c'était seulement par acquit de conscience qu'ils -venaient parfois à New-York.</p> - -<p>Newland Archer vint au secours de sa mère:</p> - -<p>—Tout le monde sait ce que vous représentez, vous et ma cousine -Louisa. C'est pourquoi Mrs Mingott a jugé qu'elle ne devait pas -permettre qu'un tel affront fût infligé à la comtesse Olenska sans -que vous en soyez avisés.</p> - -<p>Mr et Mrs van der Luyden se concertèrent du regard.</p> - -<p>—C'est le principe que je n'admets pas, dit Mr van der Luyden. -Tant qu'une famille de notre milieu soutient un de ses membres, on -doit considérer la question comme résolue.</p> - -<p>—C'est mon avis, dit sa femme, comme si elle apportait une idée -nouvelle.</p> - -<p>—Je n'aurais jamais cru, continua Mr van der Luyden, que les -choses en seraient arrivées là.—Il s'arrêta, regardant de nouveau sa -femme.—Il me revient que la comtesse Olenska est presque des nôtres, -par le premier mariage de Medora Manson; en tout cas, elle le -deviendra par le mariage de Newland.—Il se retourna vers le jeune -homme:—Avez-vous lu le <i>Times</i> de ce matin, Newland?</p> - -<p>—Mais oui, mon cousin, répondit Newland, qui parcourait tous les -matins une demi-douzaine de journaux en prenant son café.</p> - -<p>Le mari et la femme se regardèrent encore. Leurs yeux pâles -s'interrogèrent dans une consultation prolongée; puis le visage de Mrs -van der Luyden s'éclaira d'un léger sourire. Elle avait compris, et -elle approuvait.</p> - -<p>Mr van der Luyden se retourna vers Mrs Archer.</p> - -<p>—Voulez-vous, chère Adeline, avoir la bonté de dire à Mrs Mingott -que si la santé de Louisa lui permettait de dîner en ville, nous -eussions été heureux de remplacer les Lefferts à son dîner?—Il -s'arrêta pour laisser à cette ironie toute sa portée:</p> - -<p>—Comme vous le savez, cela est impossible. (Mrs Archer fit -entendre un assentiment sympathique.) Mais Newland me dit qu'il a lu le -<i>Times</i> de ce matin; il sait donc, probablement, que le parent de -Louisa, le duc de Saint-Austrey, arrive la semaine prochaine à New-York. Il -vient pour engager son <i>sloop</i> dans les courses pour la Coupe -Internationale l'été prochain, et aussi pour prendre part à une petite -chasse aux canards à Trevenna.—Mr van der Luyden s'arrêta encore, -puis continua avec une bienveillance croissante:—Avant de l'emmener à -Trevenna, nous invitons quelques amis pour le rencontrer: un petit dîner -suivi d'une réception. Je suis sûr que Louisa sera aussi heureuse que moi, -si la comtesse Olenska veut bien venir dîner ce soir-là.</p> - -<p>Il se leva, s'inclina devant sa cousine avec une affabilité -cérémonieuse, et ajouta:</p> - -<p>—Je crois que Louisa m'autorise à dire qu'elle ira porter -elle-même l'invitation en sortant tout à l'heure,—avec nos cartes, -bien entendu, avec nos cartes.</p> - -<p>À ces mots, Mrs Archer sut comprendre que les grands chevaux bai-bruns -qui ne devaient jamais attendre étaient déjà à la porte. Elle se -leva, murmurant de hâtifs remerciements. Le regard de Mrs van der -Luyden était celui d'Esther triomphante aux pieds d'Assuérus. Mais son -mari leva la main avec un sourire.</p> - -<p>—Vous n'avez pas de remerciements à m'adresser, chère Adeline. De -pareilles choses ne doivent pas se passer à New-York, et ne se -passeront pas tant que je pourrai les empêcher, prononça-t-il avec une -mansuétude souveraine, en dirigeant ses cousins vers la porte.</p> - -<p>Deux heures après, tout le monde savait que la grande barouche à huit -ressorts dans laquelle Mrs van der Luyden prenait l'air en toutes -saisons avait été vue à la porte de la vieille Mrs Mingott, chez -laquelle des cartes et une lettre avaient été déposées. Et ce même -soir, à l'Opéra, Mr Sillerton Jackson put certifier que la lettre -contenait une invitation pour la comtesse Olenska au dîner que -donnaient les van der Luyden, la semaine suivante, en l'honneur du duc -de Saint-Austrey.</p> - -<p>Dans la loge du cercle, quelques jeunes gens échangèrent un sourire à -cette nouvelle, et jetèrent un coup d'œil malicieux du côté de -Lawrence Lefferts, qui, nonchalamment assis sur le devant de la loge, -tirait sa longue moustache blonde et dit avec autorité, quand la diva -s'arrêta:</p> - -<p>—Aucune autre que la Patti ne devrait se risquer dans <i>la -Sonnambula.</i></p> - - - - -<h4><a id="VIII">VIII</a></h4> - - -<p>On fut généralement d'accord à New-York pour trouver que la comtesse -Olenska avait perdu sa beauté.</p> - -<p>Newland Archer n'était qu'un collégien quand elle était venue à -New-York pour la première fois, petite fille de neuf à dix ans, jolie, -primesautière. Ses parents, qui avaient toujours mené une vie errante, -étaient morts quand elle était tout enfant. Elle avait alors été -recueillie par sa tante Medora Manson, une voyageuse aussi, qui revenait -à New-York pour s'y fixer.</p> - -<p>La pauvre Medora, après ses déplacements répétés, revenait toujours -à New-York pour s'y fixer, chaque fois dans une habitation plus -modeste, et amenant toujours avec elle soit un nouvel époux, soit un -enfant d'adoption. Puis, après un certain temps, elle se séparait -toujours de son mari ou se querellait avec sa pupille; après quoi, se -défaisant à perte de sa maison, elle recommençait à courir le monde. -Comme sa mère était une Rushworth, et comme son dernier et malheureux -mariage l'avait enchaînée à un des «Olivers fous,» New-York se -montrait plutôt indulgent pour elle. Cependant on déplorait de voir -confiée à cette extravagante la petite Ellen, dont les parents, en -dépit de leur goût pour la vie vagabonde, avaient été très aimés -à New-York.</p> - -<p>On se montrait bien disposé en faveur de la petite, quoique son teint -éclatant et ses boucles indociles lui donnassent un air de gaieté un -peu choquant chez une enfant qui aurait dû porter encore le deuil de -ses parents. C'était une des aberrations de Medora que d'en prendre à -son aise avec les rites du deuil américain, si strictes à cette -époque, et quand elle débarqua du paquebot après la mort des parents -d'Ellen, sa famille fut scandalisée de voir que le voile de crêpe -qu'elle portait pour le deuil de son frère était de plusieurs -centimètres plus court que celui de ses belles-sœurs. Quant à Ellen, -sa robe de mérinos rouge et son collier d'ambre lui donnaient l'air -d'une petite bohémienne.</p> - -<p>Mais New-York s'était résigné depuis si longtemps aux singularités -de Medora que quelques vieilles dames seulement hochaient la tête -devant les couleurs éclatantes qu'on faisait porter à Ellen. La -plupart de ses parents subissaient le charme de ce visage animé, de -cette nature vive. C'était une petite créature familière et hardie. -Amusante avec ses questions imprévues et ses réflexions précoces, -elle déployait quelques menus talents, dansant la danse du châle, et -chantant des chansons populaires de Naples. La folle Medora s'appelait, -de son vrai nom, Mrs Thorley Chivers; mais, ayant reçu un titre papal, -elle avait abandonné le nom de son premier mari pour celui de marquise -Manson: ainsi, en Italie, expliquait-elle, elle devenait la Marchesa -Manzoni. Sous sa direction, la petite fille reçut une éducation peu -banale. Elle dessina (chose inouïe) d'après le modèle, et apprit à -tenir la partie de piano dans des quatuors avec des artistes de -profession. Tout cela ne menait à rien de bon, et lorsque, quelques -années plus tard, le pauvre Chivers finit par mourir dans une maison -d'aliénés, sa veuve, affublée d'étranges voiles, replia sa tente et -partit avec Ellen, devenue une grande fille maigre avec des yeux -éblouissants. Pendant quelque temps, on n'entendit plus parler des deux -femmes; puis arriva la nouvelle du mariage d'Ellen avec un noble -Polonais, portant un nom historique, puissamment riche, qu'elle avait -rencontré à un bal des Tuileries et qu'on disait avoir des -établissements princiers à Paris, à Nice et à Florence, un yacht à -Cowes et des chasses en Transylvanie. Elle disparut dans une sorte -d'apothéose; et lorsque, peu d'années après, la pauvre Medora revint -encore à New-York, désemparée, désargentée, en deuil d'un -troisième mari, et en quête d'une installation encore plus modeste, on -se demanda pourquoi sa nièce, si riche, n'avait rien pu faire pour -elle. On apprit bientôt que le mariage d'Ellen se terminait en -désastre et qu'elle-même rentrait dans sa patrie pour chercher parmi -les siens le repos et l'oubli.</p> - -<p>Archer repassait ces événements dans sa mémoire en voyant la comtesse -Olenska faire son entrée dans le salon des van der Luyden, le soir du -fameux dîner. L'épreuve était solennelle et il se demandait, avec un -peu d'inquiétude, comment elle la soutiendrait. Arrivée assez tard, -une main encore dégantée et rattachant un bracelet à son poignet, -elle entra sans hâte ni embarras dans ce salon où la compagnie la plus -choisie de New-York se trouvait assemblée en aréopage.</p> - -<p>Elle s'arrêta au milieu de la pièce et promena ses regards autour -d'elle, le sourire des yeux en contraste avec le pli des lèvres. -Intérieurement Newland Archer contesta le verdict général porté -contre la beauté de la jeune femme. À la vérité, sa radieuse -jeunesse s'était évanouie, ses joues animées avaient pâli, sa taille -s'était amincie, elle paraissait un peu plus âgée que les trente ans -qu'elle devait avoir. Mais il y avait en elle ce je ne sais quoi de -dominateur que donne la beauté, le port de tête était assuré, et -dans la liberté du regard se lisait la conscience de son pouvoir. Avec -cela, la comtesse Olenska avait plus de vraie simplicité que la plupart -des femmes présentes; aussi, comme le dit plus tard Janey, on fut -déçu de ne pas lui trouver ce dernier cri d'élégance que New-York -appréciait par-dessus tout. New-York s'attendait à quelque chose de -beaucoup plus sensationnel de la part d'une personne qui avait traversé -un drame.</p> - -<p>Le dîner fut une cérémonie impressionnante. Ce n'était déjà pas -une petite affaire que de dîner chez les van der Luyden; mais y dîner -avec un duc qui était leur cousin devenait presqu'une solennité -religieuse. Archer aimait à penser que seul un vieux New-Yorkais -pouvait apprécier la nuance qu'il y avait pour New-York entre un simple -duc et un duc parent des van der Luyden. Excepté dans le monde des -Struthers, New-York accueillait avec indifférence, quand ce n'était -pas avec une hauteur ombrageuse, les nobles de passage; mais, lorsqu'ils -se présentaient sous de tels auspices, ils étaient reçus avec la -dernière cordialité: on voyait en eux, non le personnage du Gotha, -mais de nobles parents dont on suivait encore les traditions.</p> - -<p>Si Archer chérissait son vieux New-York, c'est qu'il était sensible -à toutes ces nuances, même quand il en souriait avec quelque ironie.</p> - -<p>Les van der Luyden avaient fait de leur mieux pour entourer la -circonstance de solennité. Ils avaient sorti les Sèvres des du Lac, -l'argenterie George II des Trevenna, le service de la Compagnie des -Indes, et les magnifiques assiettes «Crown Derby.» Mrs van der Luyden -ressemblait plus que jamais à un Cabanel, et Mrs Archer avait au cou -les émeraudes de sa grand'mère enchâssées dans des marguerites de -perles; elle évoquait ainsi pour son fils les miniatures d'Isabey. -Toutes les dames étaient parées de leurs plus beaux bijoux dont les -montures, pour la plupart un peu lourdes et démodées, s'harmonisaient -à l'atmosphère générale. La vieille Miss Lanning portait les camées -de sa mère et un grand châle de blonde espagnole.</p> - -<p>La comtesse Olenska était la seule jeune femme. Cependant, en examinant -les visages des dames mûres avec leurs colliers de perles et leurs -panaches de plumes, Archer fut frappé de les voir si enfantins, -comparés à celui d'Ellen Olenska. Il pensait avec un frisson à ce -qu'elle avait dû traverser pour en revenir avec ces yeux-là!</p> - -<p>Le duc de Saint-Austrey, assis à la droite de la maîtresse de maison, -était naturellement le personnage important du dîner. Si d'ailleurs la -comtesse Olenska était moins brillante qu'on ne l'avait espéré, le -duc, lui, avait l'air totalement insignifiant. Il n'était pas venu -comme un précédent visiteur ducal en veste de chasse; mais son -habit était si défraîchi, si déformé, il le portait avec si peu -d'élégance, courbé sur sa chaise, sa vaste barbe couvrant le plastron -de sa chemise, qu'il n'avait pas l'air en tenue de soirée. Court, -hâlé, le dos rond, les yeux petits, le sourire aimable, il parlait peu -et d'une voix si basse qu'en dépit des silences attentifs, ce qu'il -disait n'était entendu que de ses plus proches voisins.</p> - -<p>Quand les hommes rejoignirent les dames après le dîner, le Duc piqua -droit sur la comtesse Olenska, s'installa près d'elle, et tous deux se -plongèrent dans une conversation amicale. Ni l'un ni l'autre ne sembla -se douter que le duc aurait dû, d'abord, présenter ses hommages à Mrs -Lovell Mingott et à Mrs Headley Chivers, et la comtesse entretenir cet -aimable hypocondriaque, M. Urban Dagonet de Washington Square, qui -faisait fléchir pour elle sa règle immuable de refuser toute -invitation à dîner entre les mois de janvier et d'avril. Le duc et la -comtesse bavardèrent pendant près de vingt minutes; puis, la comtesse -se leva, et traversant seule la vaste pièce, elle alla s'asseoir près -de Newland. L'étiquette à New-York voulait qu'une dame attendît, -immobile comme une idole; c'était aux hommes à se succéder à ses -côtés. Sans doute elle ignorait cette règle. Elle s'assit, avec une -aisance parfaite, dans le coin du canapé près d'Archer et posa sur lui -son chaud regard.</p> - -<p>—Parlez-moi de May, dit-elle.</p> - -<p>Au lieu de lui répondre, il demanda:</p> - -<p>—Vous connaissiez déjà le duc?</p> - -<p>—Oui, nous le voyions tous les hivers à Nice. Il aime beaucoup le -jeu. Il venait souvent à la maison.—Elle dit cela le plus -naturellement du monde, comme elle eût dit: «Il aime beaucoup la pêche à -la ligne.» Et, non moins naturellement, elle ajouta: C'est, je crois bien, -l'homme le plus ennuyeux que j'aie jamais rencontré.</p> - -<p>Cette réflexion plut tellement au jeune homme qu'elle dissipa sa -légère contrariété: c'était amusant de rencontrer une femme qui -trouvait ennuyeux le duc et qui osait le dire! Il aurait voulu -questionner la jeune femme, plonger dans sa vie passée, que des paroles -prononcées négligemment avaient éclairée de lueurs furtives. Mais il -eut peur de toucher à des souvenirs troublants, et déjà, elle était -revenue à son premier sujet.</p> - -<p>—May est adorable! Je n'ai pas vu à New-York une jeune fille aussi -jolie et intelligente. Je pense que vous en êtes très amoureux...</p> - -<p>Newland rougit et se mit à rire:</p> - -<p>—Naturellement.</p> - -<p>Elle le regarda, songeuse:</p> - -<p>—Croyez-vous, dit-elle, qu'il y ait une limite à l'amour?</p> - -<p>—À l'amour? S'il en est une, je ne l'ai pas trouvée.</p> - -<p>Elle rayonna de sympathie:</p> - -<p>—Alors, c'est réellement et sincèrement un roman?</p> - -<p>—Le plus romanesque des romans.</p> - -<p>—Voilà qui est délicieux! Et vous avez trouvé cela vous deux tout -seuls? Ce n'est pas un arrangement qu'on a fait pour vous?</p> - -<p>Archer la regarda avec stupeur:</p> - -<p>—Avez-vous oublié, dit-il, qu'en Amérique nous arrangeons nos -mariages nous-mêmes?</p> - -<p>Elle rougit violemment et Newland regretta ses paroles.</p> - -<p>—Oui, répondit-elle, j'avais oublié. Il faut m'excuser. Je ne me -rappelle pas toujours que les mariages, si affreux là d'où je viens, -sont beaux et purs ici.</p> - -<p>Ses yeux s'abaissèrent sur son éventail en plumes d'aigle, et Newland -vit trembler ses lèvres.</p> - -<p>—Pardonnez-moi! dit-il impétueusement; mais, ici, vous êtes au -milieu d'amis, vous le savez.</p> - -<p>—Oui, je le sais, je le sens, partout où je vais. C'est pourquoi -je suis revenue. Je veux tout oublier, redevenir une parfaite Américaine, -comme les Mingott, les Welland, vous et votre charmante mère... et -toutes ces personnes si aimables qui sont ici ce soir. Ah! voilà -May qui arrive. Vous devez être pressé d'aller la rejoindre, -ajouta-t-elle, mais sans bouger, les yeux de nouveau fixés sur le jeune -homme.</p> - -<p>Les invités de la soirée commençaient à remplir les salons. Archer -suivit le regard de la comtesse Olenska: il vit May qui entrait avec sa -mère. Grande, élancée, dans sa robe blanche ceinturée d'argent, avec -ses cheveux couronnés de fleurs d'argent, c'était Diane en personne.</p> - -<p>—J'ai tant de rivaux, dit Archer. Voyez comme elle est déjà -entourée! Voilà le duc qui se fait présenter.</p> - -<p>—Restez encore un peu avec moi, dit la comtesse Olenska à voix -basse, et de son éventail elle effleura le genou du jeune homme. Ce n'était -qu'un léger frôlement, mais qui le fit tressaillir.</p> - -<p>—Vous permettez que je reste? répondit-il sur le même ton, sachant -à peine ce qu'il disait.</p> - -<p>Mais le maître de la maison s'avançait, suivi du vieux Mr Urban -Dagonet. La comtesse les accueillit avec un sourire grave, et Archer, -sous le regard de M. van der Luyden, se leva.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska lui tendit la main:</p> - -<p>—C'est entendu. Demain, après cinq heures. Je vous attendrai, -dit-elle; puis, elle fit place à Mr Dagonet auprès d'elle.</p> - -<p>Archer répéta: Demain. Pourtant, ils n'avaient pas pris rendez-vous -et, durant leur conversation, la comtesse n'avait pas témoigné qu'elle -désirât le revoir.</p> - -<p>En s'éloignant, il vit Lawrence Lefferts qui s'approchait pour -présenter sa femme. Gertrude Lefferts, très empressée, disait avec -son large sourire insipide:</p> - -<p>—Je crois me rappeler que nous allions ensemble au cours de danse -quand nous étions petites.</p> - -<p>Derrière elle, attendant leur tour de se nommer à la comtesse, Archer -reconnut nombre de couples récalcitrants qui avaient refusé de la -rencontrer chez Mrs Lovell Mingott. Comme le disait Mrs Archer: «Quand -les van der Luyden veulent donner une leçon, ils savent s'y prendre. Ce -qui est dommage, c'est qu'ils le fassent si rarement.»</p> - -<p>Newland sentit une main sur son bras et vit Mrs van der Luyden, qui -le regardait du haut de sa splendeur, dans l'éclat de sa robe de -velours et de ses diamants de famille.</p> - -<p>—Comme vous avez-été bon, Newland, de vous occuper ainsi de -M<sup>me</sup> Olenska! J'ai dit à votre oncle Henry qu'il était temps -d'aller vous relever.</p> - -<p>Archer répondit par un vague sourire; elle ajouta, aimable:</p> - -<p>—Je n'ai jamais vu May plus en beauté. Le duc est d'avis que nous -n'avons pas de plus ravissante jeune fille.</p> - - - - -<h4><a id="IX">IX</a></h4> - - -<p>«Après cinq heures,» avait dit la comtesse Olenska. À cinq heures et -demie, Archer sonnait à la porte d'une maison d'aspect modeste, dont la -façade lézardée se dissimulait sous une glycine géante enroulée -autour d'un étroit balcon. M<sup>me</sup> Olenska avait loué cette maison, -tout au bas de la Vingt-troisième rue, à la vagabonde Medora.</p> - -<p>C'était choisir un bizarre quartier. Des petites couturières, des -empailleurs d'oiseaux exotiques, des «gens qui écrivaient,» étaient -les plus proches voisins de la comtesse Olenska. Plus loin, Archer -reconnut, au fond d'une allée pavée, une maison délabrée en bois que -Winsett, un journaliste qu'il rencontrait quelquefois, lui avait dit -habiter. Winsett n'invitait personne chez lui, mais il avait indiqué sa -demeure à Archer au cours d'une promenade nocturne, et ce dernier -s'était demandé, avec un petit frisson, si, dans les autres capitales, -les hommes de lettres étaient aussi pauvrement logés.</p> - -<p>La maison devant laquelle Archer s'était arrêté ne se distinguait des -autres que par son badigeon un peu plus frais; et le jeune homme se dit -que le comte Olenski avait dû dépouiller sa femme de sa fortune aussi -bien que de ses illusions.</p> - -<p>Archer avait passé une journée maussade. Après le déjeuner chez les -Welland, il avait espéré emmener May faire une promenade dans le -Central Parc, l'avoir à lui, lui dire combien elle avait été -ravissante la veille, au bal, combien il était fier d'elle, et la -presser de faire hâter leur mariage. Mais Mrs Welland lui avait -doucement rappelé que la tournée des visites de famille n'était pas -à moitié faite; et, quand il manifesta son désir d'écourter les -fiançailles, elle fronça les sourcils et soupira:</p> - -<p>—Songez donc, mon ami, douze douzaines de tout,—et brodées -à la main!</p> - -<p>Dans le grand landau de famille, ils roulèrent d'une porte à l'autre. -Archer, la tournée accomplie, se sépara de sa fiancée avec le -sentiment d'avoir été montré comme un captif dans un «triomphe.» À -la pensée que son mariage ne serait célébré qu'à l'automne, et -qu'il continuerait d'ici là à mener le même genre de vie, il se -sentit de plus en plus déprimé.</p> - -<p>—Demain, lui rappela Mrs Welland comme il partait, nous ferons -les Chivers et les Dallas.</p> - -<p>Évidemment, on rendait visite aux deux familles dans l'ordre -alphabétique, et on n'en était encore qu'au premier quart de -l'alphabet.</p> - -<p>Archer s'était proposé de dire à May que la comtesse Olenska l'avait -prié d'aller la voir ce jour-là; mais, dans les courts moments où il -se trouva seul avec sa fiancée, il eut des sujets de conversation plus -pressants. Et puis, il trouva un peu ridicule de faire allusion à -l'invitation de M<sup>me</sup> Olenska. Il savait que May désirait qu'il -fut aimable pour sa cousine; n'était-ce pas pour déférer à ce désir -qu'on avait avancé l'annonce de leurs fiançailles?</p> - -<p>Au moment d'entrer chez M<sup>me</sup> Olenska, sa curiosité était -vivement éveillée. La façon imprévue dont elle l'avait invité à venir la -voir l'intriguait. Il fut reçu par une servante au teint doré, dont la -poitrine bombée était recouverte d'un fichu à couleurs vives; une -Sicilienne, pensa Archer. Elle l'accueillit en souriant et ne répondit -à ses questions que par un signe de tête; puis elle le fit entrer dans -un salon au plafond bas, où pétillait un feu de bois. La pièce était -vide, et Archer se demanda si la servante était allée à la recherche -de sa maîtresse, ou si, n'ayant pas compris ce qu'il était venu faire, -elle l'avait peut-être pris pour l'horloger: il vit, en effet, que -l'unique pendule ne marchait pas. Il savait que les races méridionales -communiquent entre elles par gestes, et fut mortifié de n'avoir rien -compris aux signes et aux sourires de la femme de chambre. Enfin, elle -revint avec une lampe, et Archer, étant parvenu à combiner une phrase -tirée de Dante et de Pétrarque, provoqua cette réponse: <i>La signora -è fuori, ma verra subito.</i></p> - -<p>Cependant, à la clarté de la lampe, se révélait à lui le charme -enveloppant et discret de ce salon, si différent de ceux auxquels il -était habitué! On lui avait dit que la comtesse Olenska avait -rapporté avec elle quelques meubles, «débris du naufrage,» -disait-elle. C'étaient, sans doute, ces tables légères en -marqueterie, ce petit bronze grec sur la cheminée, et les deux bandes -de damas rouge clouées sur le papier décoloré du mur, et faisant fond -à des tableaux vaguement italiens, dans de vieux cadres dédorés.</p> - -<p>Newland Archer se piquait d'être connaisseur en art italien. Son -adolescence avait été saturée de Ruskin, et il avait lu les derniers -ouvrages de John Addington Symonds, <i>l'Euphorion</i> de Vernon Lee, les -essais de P.-G. Hamerton, et un nouveau volume dont on parlait beaucoup, -<i>la Renaissance</i>, de Walter Pater. Il parlait avec aisance de -Botticelli, avec une légère condescendance de Fra Angelico; mais -les tableaux de M<sup>me</sup> Olenska le déconcertaient, car ils ne -ressemblaient à rien de ce qu'il avait accoutumé de voir, et par -conséquent, de comprendre, quand il voyageait en Italie. Peut-être ses dons -d'observation étaient-ils diminués du fait qu'il se trouvait seul dans -cette mystérieuse maison où, apparemment, personne ne l'attendait. Il -regrettait de n'avoir pas parlé à May de l'invitation de la comtesse -Olenska, et était un peu troublé par la pensée que sa fiancée -pouvait arriver inopinément, et le trouver installé seul au coin du -feu à cette heure intime du crépuscule d'hiver.</p> - -<p>Mais, puisqu'il s'était rendu à l'invitation, il n'avait plus qu'à -attendre, les pieds au feu. L'atmosphère de ce salon était si -particulière! Certes, il avait déjà vu des pièces tendues de damas -rouge et de tableaux de l'école italienne: ce qui le frappait, c'était -la façon dont M<sup>me</sup> Olenska, à l'aide de deux ou trois vieux -bibelots, et de quelques mètres de damas rouge, avait su donner un accent -personnel à cette pauvre pièce misérablement meublée. Il essaya d'en -analyser le mystère. Était-ce le savant agencement des tables et des -chaises, ou le fait de n'avoir mis que deux roses rouges dans le -vase,—où toute autre main en eût fourré une douzaine?—Était-ce -enfin le vague parfum flottant dans l'air, qui donnait à cette pièce -une atmosphère si exotique à la fois et si intime? Le parfum surtout -l'intriguait, car ce n'était ni du «White Rose,» ni de la «Violette -de Parme,» mais une odeur qui faisait rêver à des bazars lointains, -à l'ambre gris, au café turc, et aux pétales de roses desséchées.</p> - -<p>Il essaya de se figurer ce que serait le salon de May. Très généreux, -Mr Welland avait déjà en vue une maison de la Trente-neuvième rue. On -jugeait le quartier un peu éloigné, mais la maison, toute neuve, -était construite en pierres d'un jaune verdâtre que les jeunes -architectes commençaient à employer pour réagir contre les pierres -brunes dont le ton uniforme faisait de New-York une vaste glace au -chocolat. Et la plomberie était parfaite. Archer aurait préféré -remettre à plus tard le choix de l'installation; mais les Welland, tout -en approuvant que la lune de miel se passât en Europe,—et se -prolongeât même par un hiver en Égypte,—insistaient sur la -nécessité, pour le jeune ménage, de trouver une maison prête au -retour. Archer sentait que son sort était fixé. Pour le reste de ses -jours, il monterait les marches en pierres jaunes verdâtres, et -traverserait le «vestibule pompéien,» pour arriver à l'antichambre -lambrissée de bois clair; mais son imagination s'arrêtait là. Il -savait que le salon, à l'étage supérieur, avait une grande baie -vitrée; mais il ne pouvait se figurer quel parti May en tirerait. Elle -supportait sans difficulté les capitonnages violets et jaunes du salon -de ses parents, ses tables en imitation de Boule, ses vitrines dorées -remplies de Saxe moderne: pourquoi supposer qu'elle désirât chez elle -autre chose? Le jeune homme se consola à l'idée d'arranger lui-même -son cabinet de travail, qu'il meublerait de ces nouveaux meubles anglais -genre «pré-raphaélite,» avec de solides bibliothèques sans portes -vitrées.</p> - -<p>La servante revint, ferma les rideaux, tisonna le feu, répéta en -souriant: <i>Verrà, verrà.</i> Quand elle fut partie, Archer se leva et -commença à marcher à travers la pièce. Attendrait-il plus longtemps? -Sa position devenait assez ridicule. Peut-être avait-il mal compris -M<sup>me</sup> Olenska; peut-être n'avait-elle pas eu l'intention de -l'inviter...</p> - -<p>De la rue silencieuse monta le bruit sec des sabots d'un steppeur. Une -voiture s'arrêta et Archer entendit une portière qui s'ouvrait. En -écartant les rideaux, il vit, à la lueur du réverbère, Julius -Beaufort qui aidait M<sup>me</sup> Olenska à descendre de son petit coupé -anglais.</p> - -<p>Beaufort, le chapeau à la main, disait quelque chose à la jeune femme, -qui parut répondre négativement. Ils se serrèrent la main; le -banquier sauta dans la voiture, et M<sup>me</sup> Olenska monta lentement -les marches du perron.</p> - -<p>Elle entra dans le salon sans paraître surprise d'y trouver Archer. La -surprise était un sentiment auquel elle semblait rarement s'abandonner.</p> - -<p>—Ma petite cabane vous plaît-elle? demanda-t-elle en souriant. -Pour moi, c'est le Paradis!</p> - -<p>Tout en parlant, elle dénouait son chapeau à brides et l'envoyait -rejoindre sur une chaise son long manteau.</p> - -<p>—Vous l'avez arrangé avec un goût exquis, répondit Archer, -rougissant de la banalité du propos. Il se sentait comme emprisonné -dans le convenu par son désir même de dire quelque chose de frappant.</p> - -<p>—C'est bien insignifiant! Ma famille méprise mon petit coin. En -tout cas, c'est moins triste que chez les van der Luyden.</p> - -<p>Archer fut ébloui de tant d'audace: on aurait trouvé peu d'esprits -assez subversifs pour traiter de triste l'imposante demeure des van der -Luyden. Les privilégiés qui y pénétraient, avec un léger frisson, -étaient d'accord pour louer l'élégance des salons. Archer était ravi -que la comtesse Olenska eût traduit l'impression générale.</p> - -<p>—Ce que vous avez fait ici est délicieux, répéta-t-il.</p> - -<p>—Je l'avoue, j'aime cette petite maison; mais c'est surtout, je -crois, parce qu'elle est dans mon pays, à New-York, et... et que j'y -suis seule.</p> - -<p>Elle parlait si bas qu'il entendit à peine la fin de la phrase. -Embarrassé, il répondit:</p> - -<p>—Vous aimez tant que ça être seule?</p> - -<p>—Oui, puisque mes amis m'empêchent de sentir ma -solitude...—Elle s'assit près du feu et ajouta: Nastasia nous -apportera le thé.—Puis, faisant signe à Archer de reprendre sa place: -Je vois que vous avez déjà choisi votre coin.</p> - -<p>Renversée dans un fauteuil, elle croisa ses bras derrière sa tête, -et regarda le feu, les yeux mi-clos.</p> - -<p>—C'est l'heure que je préfère, dit-elle; et vous?</p> - -<p>Archer crut devoir au sentiment de sa dignité de demander:</p> - -<p>—Je craignais que vous n'eussiez oublié l'heure. Beaufort vous a -sans doute retardée.</p> - -<p>Elle prit un air amusé.</p> - -<p>—Que voulez-vous dire? Avez-vous attendu longtemps? Mr Beaufort -m'a menée voir un tas de maisons, puisqu'on a décidé que je ne devais pas -rester dans celle-ci.—Elle avait l'air de se désintéresser et de -Beaufort et de son visiteur, et continua:—Je n'ai jamais vu une ville -où l'on ait plus de répugnance à habiter les quartiers excentriques. -Quelle importance cela a-t-il? On m'a dit que cette rue est très -convenablement habitée.</p> - -<p>—Elle n'est pas à la mode.</p> - -<p>—À la mode? Attachez-vous tant d'importance à la mode? Pourquoi ne -pas se faire sa mode à soi? Peut-être ai-je toujours vécu avec trop -d'indépendance. En tout cas, je veux faire ce que vous faites tous: je -veux sentir de l'affection et de la sécurité autour de moi.</p> - -<p>Il fut ému, comme la veille quand elle lui avait parlé de son -désir d'être guidée.</p> - -<p>—Voilà justement ce que souhaitent vos amis. Il n'y a rien à -craindre à New-York, ajouta-t-il avec une pointe de sarcasme.</p> - -<p>—Oui, n'est-ce pas? On en a l'impression, s'écria-t-elle, sans -saisir l'ironie. C'est comme d'entrer en vacances, quand on a été une bonne -petite fille qui a bien fait tous ses devoirs.</p> - -<p>La comparaison ne plut pas à Newland. Il voulait bien parler de -New-York sur un ton cavalier, mais il n'aimait pas que d'autres prissent -la même liberté. Il se demandait si Ellen ne commençait pas à -comprendre que la société de New-York était une redoutable machine -qui avait été bien près de la broyer. Le dîner des Lovell Mingott, -retapé in extremis, fait de pièces et morceaux pris à différents -milieux sociaux, aurait dû lui apprendre le péril auquel elle avait -échappé. Elle n'avait jamais compris le danger, ou elle l'avait perdu -de vue dans le triomphe de la soirée des van der Luyden. Archer -inclinait à la première supposition, et l'idée que, pour la jeune -femme, les distinctions sociales de New-York n'existaient pas encore, -l'agaçait vaguement.</p> - -<p>—Hier soir, dit-il, tout New-York se pressait pour vous faire -honneur. Les van der Luyden ne font pas les choses à moitié.</p> - -<p>—Les aimables gens! Leur réunion était si charmante! Tout le -monde paraît avoir pour eux tant d'estime!</p> - -<p>Les termes semblaient peu appropriés: les mêmes eussent convenu -pour un goûter chez la chère vieille miss Lanning.</p> - -<p>—Les van der Luyden, dit pompeusement Archer, disposent d'une -grande influence sur la société de New-York. Malheureusement, à cause de la -santé de Mrs van der Luyden, ils reçoivent très rarement.</p> - -<p>Elle dégagea ses mains de dessus sa tête et attacha sur Archer -des yeux pensifs.</p> - -<p>—N'est-ce pas là, la raison?...</p> - -<p>—La raison?...</p> - -<p>—De leur grande influence... qu'ils se fassent si rares!</p> - -<p>Il rougit un peu, la regarda fixement, puis soudain il comprit la -portée de cette remarque. D'un seul coup elle avait frappé les van der -Luyden, et ils s'écroulaient! Il rit et les sacrifia.</p> - -<p>Nastasia apporta le thé avec des tasses japonaises sans anses, et des -assiettes couvertes. Elle plaça le plateau sur une table basse auprès -de la comtesse Olenska.</p> - -<p>—Vous m'expliquerez tout: vous me direz tout ce que je dois -savoir, continua-t-elle, en s'approchant pour lui offrir une tasse de -thé.</p> - -<p>—C'est vous qui m'expliquez, vous qui ouvrez mes yeux à des choses -que je regarde depuis si longtemps que je finis par ne plus les voir!</p> - -<p>Elle détacha de son bracelet un petit porte-cigarettes en or, le -lui tendit, et prit elle-même une cigarette.</p> - -<p>—Alors, nous pouvons nous aider mutuellement. Mais c'est surtout -moi qui ai besoin de secours. Dites-moi exactement ce que je dois faire.</p> - -<p>Il fut sur le point de lui dire: «Ne vous montrez pas en voiture avec -Beaufort;» mais il était trop pénétré par l'atmosphère de la -chambre, qui était son atmosphère à elle, pour risquer cet avis. -C'eût été comme de dire à quelqu'un, au moment où il achète des -parfums à Samarkande, qu'il est nécessaire de s'approvisionner de -vêtements chauds pour passer l'hiver à New-York. New-York semblait -beaucoup plus loin que Samarkande, et si vraiment ils devaient -s'entraider, elle lui rendait le premier de leurs services mutuels en -lui faisant voir sa ville natale objectivement. Vu ainsi, comme par le -gros bout d'un télescope, New-York semblait singulièrement petit et -distant: c'est ainsi qu'on l'aurait vu de Samarkande.</p> - -<p>Une flamme jaillit des bûches, et la comtesse Olenska, se penchant en -avant, tendit ses mains fines si près du feu qu'une fine auréole -entoura l'ovale de ses ongles. La lumière soudaine fit rougir les -boucles échappées des nattes sombres de la jeune femme et rendit plus -pâle encore la pâleur de son visage.</p> - -<p>—Il y a assez de monde pour vous dire ce que vous devez faire, -reprit Archer avec une secrète envie.</p> - -<p>—Mes tantes? Et ma chère vieille grand'mère?... Elles m'en veulent -un peu de m'être émancipée, ma pauvre grand-mère surtout. Elle aurait -voulu me garder avec elle; mais j'avais besoin d'être libre.</p> - -<p>Archer fut abasourdi par cette façon légère de s'exprimer sur la -formidable Catherine, et ému à la pensée de ce qui avait pu donner à -M<sup>me</sup> Olenska cette soif d'une liberté qui comportait tant de -solitude. Mais l'image de Beaufort l'irritait.</p> - -<p>—Je crois comprendre ce que vous éprouvez, dit-il. Votre famille -vous conseillera, vous expliquera les différences, vous montrera la -voie.</p> - -<p>Elle releva ses fins sourcils.</p> - -<p>—New-York est-il un tel labyrinthe? Je le croyais tout droit d'un -bout à l'autre, comme la Cinquième avenue, et avec toutes ses rues -numérotées.—Elle sembla deviner, chez le jeune homme, une légère -désapprobation, et ajouta, avec ce sourire qui illuminait tout son -visage:—Si vous saviez comme je l'aime, précisément à cause de cela: -toutes ces lignes droites, dans tous les sens, avec toutes ces grandes -étiquettes honnêtes sur chaque chose!</p> - -<p>Il saisit la balle au bond.</p> - -<p>—On peut mettre des étiquettes sur les choses, pas sur les -personnes.</p> - -<p>—Peut-être. Sans doute je simplifie trop: mais vous m'avertirez -quand je me tromperai.—Elle se tourna vers lui.—Il n'y a que -deux personnes ici qui puissent me renseigner: vous et Mr Beaufort.</p> - -<p>Archer fut un peu saisi d'entendre accoler son nom à celui de Beaufort. -Mais il songea à l'atmosphère malsaine où Ellen avait vécu; il pensa -qu'il devait profiter de la confiance qu'elle lui témoignait pour lui -montrer Beaufort et tout ce qu'il représentait sous son jour -véritable, et lui en inspirer le dégoût.</p> - -<p>Il répondit doucement:</p> - -<p>—Je comprends: mais tout d'abord, gardez l'appui de vos vieux -amis, des femmes comme votre grand'mère Mingott, Mrs Welland, Mrs van der -Luyden. Elles vous aiment, vous admirent, désirent vous aider.</p> - -<p>Elle hocha la tête et soupira:</p> - -<p>—Oh! je sais, je sais. Elles veulent m'aider, mais à la condition -de ne rien entendre qui leur déplaise. Ma tante Welland me l'a dit en -propres termes. On ne désire donc pas savoir la vérité ici? La -solitude, c'est de vivre parmi tous ces gens aimables qui ne vous -demandent que de dissimuler vos pensées.</p> - -<p>Elle cacha sa figure dans ses mains et Archer vit ses minces épaules -secouées par un sanglot.</p> - -<p>—Madame Olenska! Je vous en prie... Ellen, supplia-t-il, en se -levant et se penchant sur elle.</p> - -<p>Il prit une de ses mains, la serra, la caressa comme celle d'un enfant, -pendant qu'il murmurait des mots de réconfort. Mais elle se libéra, et -leva sur lui des yeux encore pleins de larmes.</p> - -<p>—Ici, on ne pleure pas; au Paradis, il n'y a pas de raison de -pleurer, dit-elle, en rajustant ses tresses, et se penchant, déjà -souriante, au dessus de la bouilloire.</p> - -<p>Archer se disait en tremblant que deux fois il l'avait appelée «Ellen» -et qu'elle ne l'avait pas remarqué. Bien loin, comme par le petit bout -de la lorgnette, il aperçut la blanche image, estompée, de May Welland, -à New-York.</p> - -<p>Tout à coup, Nastasia passa la tête, dit quelques mots à voix basse. -M<sup>me</sup> Olenska, la main encore dans ses cheveux, poussa une -exclamation, un vif «<i>già! già!</i>» et le duc de St-Austrey entra, -pilotant une grosse dame, coiffée d'une perruque noire surmontée de plumes -rouges: d'abondantes fourrures l'emmitouflaient.</p> - -<p>—Ma chère comtesse, je vous ai amené une de mes vieilles amies, -Mrs Struthers. On ne l'avait pas invitée à la soirée d'hier, et elle -désire vous connaître.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska s'avança, avec des paroles de bienvenue, vers le -singulier couple. Elle ne sembla pas trouver insolite la liberté que -prenait le duc en lui amenant ainsi une étrangère. Le duc lui-même semblait -trouver cela parfaitement naturel.</p> - -<p>—J'ai tant désiré faire votre connaissance, ma chère! s'écria Mrs -Struthers, d'une voix sonore qui s'accordait avec ses plumes éclatantes -et avec sa perruque aux reflets métalliques.</p> - -<p>Je veux connaître tous ceux qui sont jeunes, intéressants et -charmants. Le duc me dit que vous aimez la musique. N'est-ce pas, mon -cher duc? Vous êtes pianiste, vous-même, je crois. Alors voulez-vous -venir demain entendre Joachim? Je reçois tous les dimanches. C'est le -jour où New-York ne sait que faire; alors je lui dis: «Venez, -amusez-vous!» Le duc a pensé que vous seriez attirée par Joachim. -Vous retrouverez beaucoup d'amis.</p> - -<p>Le visage de M<sup>me</sup> Olenska s'illumina de plaisir.</p> - -<p>—Comme c'est aimable! Comme le duc est bon d'avoir pensé à moi! -Je serai trop heureuse de venir.</p> - -<p>Elle avança un fauteuil près de la table à thé et Mrs Struthers s'y -installa béatement.</p> - -<p>—Voilà qui est convenu, ma chère; et amenez ce jeune homme -avec vous.</p> - -<p>Mrs Struthers tendit à Archer une main cordiale.</p> - -<p>—Excusez-moi, je ne peux pas retrouver votre nom; mais je suis -sûre de vous avoir déjà rencontré. J'ai rencontré tout le monde, ici, à -Paris, ou à Londres. Êtes-vous dans la diplomatie? Tous les diplomates -viennent chez moi. Vous aussi, vous aimez la musique? Mon cher duc, ne -manquez pas de l'amener.</p> - -<p>Archer remercia et prit congé; il se sentait gêné comme un écolier. -Au surplus, il ne regrettait pas que sa visite eût été interrompue -par cette entrée inopinée: si seulement elle s'était produite un peu -plus tôt, elle lui aurait épargné une dépense d'émotion bien -inutile.</p> - -<p>Dehors, il se rappela qu'il était à New-York et il eut l'impression -que May Welland se rapprochait de lui. Il se dirigea vers sa fleuriste -habituelle, pour envoyer à la jeune fille la corbeille de muguets qu'à -sa grande confusion il avait oublié de commander le matin. Après avoir -écrit un mot sur une carte, comme il attendait une enveloppe, il -parcourut des yeux la boutique fleurie, et son regard fut attiré par un -bouquet de roses jaunes. Il n'en avait jamais vues d'un jaune aussi -doré, aussi lumineux. Son premier mouvement fut de les envoyer à May -au lieu des muguets. Mais ces fleurs ne seyaient pas à la jeune fille: -elles avaient quelque chose de trop riche, de trop fort, dans leur chaud -éclat. Presque sans savoir ce qu'il faisait, dans une brusque saute -d'humeur, Newland fit signe à la fleuriste de mettre les roses dans un -long carton, et glissa une carte dans une seconde enveloppe, sur -laquelle il inscrivit le nom de la comtesse Olenska. Puis, au moment de -s'en aller, il retira la carte, laissa l'enveloppe vide sur la boîte.</p> - -<p>—Portez-les tout de suite, fit-il, en désignant les roses.</p> - - - - -<h4><a id="X">X</a></h4> - - -<p>Le lendemain, après le déjeuner, Archer put obtenir de May qu'elle -vînt avec lui faire une promenade au Central Park. C'était un dimanche -et, selon la vieille coutume de New-York, elle devait accompagner ses -parents à l'église matin et après-midi; mais Mrs Welland ferma les -yeux sur cette infraction aux usages, car, le matin même, elle avait -obtenu de sa fille de se plier aux longues fiançailles qui -permettraient de constituer un trousseau brodé à la main, et comptant -le nombre de douzaines nécessaires.</p> - -<p>Le temps était exquis. Le long du Mail, la voûte des branches -dépouillées se dessinait sur un fond de lapis, au-dessus d'une couche -de neige étincelante. Les couleurs de May s'avivaient dans le froid, -comme celles d'un jeune érable à la première gelée. Archer, fier des -regards qu'elle attirait, oubliait ses perplexités secrètes dans la -joie de la regarder.</p> - -<p>—C'est une sensation délicieuse de s'éveiller le matin en -respirant l'odeur des muguets! dit-elle en souriant.</p> - -<p>—Pardonnez-moi, si, hier, votre bouquet est arrivé en retard; je -n'avais pas eu le temps de passer chez la fleuriste le matin, -répondit-il.</p> - -<p>—C'est la preuve que vous les choisissez vous-même chaque jour. -Pour rien au monde je ne voudrais que votre bouquet arrivât toujours à la -même heure, comme un professeur de piano, car je saurais alors que vous -l'avez commandé d'avance une fois pour toutes. Ainsi avait fait -Lawrence Lefferts, lorsqu'il s'est fiancé avec la pauvre Gertrude.</p> - -<p>—Ça leur ressemble, dit Archer, enchanté de cette fine -remarque.</p> - -<p>Et il se sentit assez sûr de lui-même pour ajouter:</p> - -<p>—Quand je vous ai envoyé des muguets hier, j'ai vu quelques belles -roses jaunes, et je les ai fait porter à la comtesse Olenska. Ai-je -bien fait?</p> - -<p>—Comme c'est gentil! Cela lui fait tant de plaisir quand on pense -à elle! Ce qui m'étonne, c'est qu'elle n'ait pas parlé de vos roses. -Elle a déjeuné avec nous ce matin, et nous a dit que Mr Beaufort lui -avait envoyé de magnifiques orchidées et que Mr van der Luyden avait -fait venir pour elle de Skuytercliff toute une corbeille d'œillets. Il -semble que ce soit nouveau pour elle de recevoir des fleurs. N'en -envoie-t-on pas en Europe? Elle trouve que c'est une coutume charmante.</p> - -<p>—Mes fleurs auront été éclipsées par celles de Beaufort! songea -Archer, légèrement piqué. Puis il se souvint qu'il n'avait pas joint -sa carte à l'envoi des roses, et regretta d'en avoir parlé. Il était -sur le point de dire: «J'ai été voir votre cousine hier,» mais il -hésita. Si M<sup>me</sup> Olenska avait passé sa visite sous silence, mieux -valait faire comme elle. Tout cela prenait un air de mystère qu'Archer -n'aimait qu'à moitié. Pour changer de sujet, il se mit à parler de -leur mariage, de leur avenir, et de l'obstination de Mrs Welland à -prolonger le temps des fiançailles.</p> - -<p>—Rappelez-vous qu'Isabelle et Reggie Chivers ont été fiancés deux -ans, Grace et Thorley près d'un an et demi! Et puis, est-ce que nous ne -sommes pas très bien comme nous sommes?</p> - -<p>C'était la réponse classique de toute jeune fiancée. Archer s'en -voulait de la trouver un peu puérile dans la bouche de May, qui avait -près de vingt-deux ans. Et il se demandait à quel âge les femmes -«bien élevées» commençaient à penser par elles-mêmes.</p> - -<p>—Nous pourrions faire beaucoup mieux que d'attendre: être -ensemble tout à fait, voyager.</p> - -<p>La figure de la jeune fille s'illumina: elle avoua qu'elle adorait -les voyages. Mais sa mère ne comprendrait pas qu'on pût désirer ne -pas faire comme tout le monde.</p> - -<p>—Mais ne pas faire comme tout le monde, c'est justement ce que je -veux! insista l'amoureux.</p> - -<p>—Vous êtes si original! dit-elle, avec un regard d'admiration.</p> - -<p>Une sorte de découragement s'empara du jeune homme. Il sentait qu'il -prononçait exactement toutes les paroles que l'on attend d'un fiancé, -et qu'elle faisait toutes les réponses qu'une sorte d'instinct -traditionnel lui dictait,—jusqu'à lui dire qu'il était original.</p> - -<p>—Original? Nous sommes tous aussi pareils les uns aux autres que -ces poupées découpées dans une feuille de papier plié. Ne pourrions-nous -pas être un peu nous-mêmes, May?</p> - -<p>Ils s'étaient arrêtés l'un en face de l'autre, excités par la -discussion. May le regardait, les yeux brillant d'admiration.</p> - -<p>—Mon Dieu! Vous voulez donc m'enlever?</p> - -<p>—Je ne demande pas mieux!</p> - -<p>—Comme vous m'aimez, Newland! Je suis si heureuse! Nous ne -pouvons pourtant pas agir comme des amoureux de roman, dit-elle en riant.</p> - -<p>—Pourquoi pas? Pourquoi pas?</p> - -<p>Elle parut un peu contrariée de son insistance. Elle sentait très -bien que ce qu'il voulait était impossible, mais visiblement elle -ne trouvait pas de raison à lui opposer.</p> - -<p>—Je ne suis pas assez forte pour discuter avec vous; mais ne -serait-ce pas—comment dire?—«mauvais genre?» suggéra-t-elle -doucement.</p> - -<p>Elle avait conscience d'avoir énoncé l'argument sans réplique.</p> - -<p>—Avez-vous si peur de paraître «mauvais genre?»</p> - -<p>—Mais oui, j'en serais fâchée. Et vous aussi, ajouta-t-elle, -légèrement piquée.</p> - -<p>Il restait silencieux, frappant nerveusement le bout de sa bottine -avec sa canne. Il sentait qu'après tout elle avait trouvé le vrai -moyen de clore l'incident. Elle reprit, rassurée:</p> - -<p>—Vous ai-je dit que j'avais montré ma bague à Ellen? Elle assure -qu'elle n'a jamais vu une aussi jolie monture. Il n'y a rien de -pareil rue de la Paix. Vous êtes tellement artiste, Newland!...</p> - -<p>Le jour suivant, pendant qu'Archer, avant le dîner, fumait un cigare -dans la bibliothèque, Janey vint le trouver. Archer, comme presque tous -les jeunes gens de son monde, avait fait son droit, et avait maintenant -un emploi dans l'étude d'un avocat distingué<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Il était revenu de -l'étude ce jour-là d'assez mauvaise humeur, vaguement déprimé, -et obsédé par l'idée que jusqu'à la fin de sa vie il ferait -vraisemblablement toujours la même chose à la même heure, et dans le -même cadre.</p> - -<p>«Monotonie!... monotonie!...» soupira-t-il. Ce mot l'obsédait. En -rentrant, ce soir-là, il ne s'était pas arrêté au cercle comme -d'habitude. À la vue des grandes fenêtres derrière lesquelles les -mêmes figures connues, coiffées des mêmes chapeaux haut-de-forme, se -montraient toujours à la même heure, le courage lui avait manqué. Il -devinait non seulement ce dont on parlait, mais comment chacun en -parlait. Le duc de Saint-Austrey était naturellement le thème -principal des conversations; et sans doute on ne manquerait pas -d'épiloguer sur l'apparition, dans la Cinquième avenue, d'une -demoiselle aux cheveux teints, dans un petit coupé jaune canari attelé -de deux cobs noirs—et Beaufort en porterait la responsabilité. En -effet, «ces personnes,» comme on les appelait dans le milieu de Mrs -Archer, étaient rares à New-York, et aucune d'elles, jusqu'à -présent, n'avait osé se montrer dans sa propre voiture. Aussi, la -veille, le coupé jaune ayant croisé l'attelage de Mrs Lovell Mingott, -celle-ci avait à l'instant même donné l'ordre à son cocher de -rentrer. Dire que cela aurait aussi bien pu arriver à Mrs van der -Luyden! se disaient les douairières en frissonnant d'horreur. Archer -croyait entendre Lawrence Lefferts prophétisant la débâcle de la -société...</p> - -<p>Il leva brusquement la tête à l'entrée de sa sœur, puis, sans faire -attention à elle, se replongea dans sa lecture. C'était le <i>Chastelard</i> -de Swinburne, qu'on venait de lui envoyer de Londres.</p> - -<p>Janey s'approcha du bureau chargé de livres, ouvrit un volume des -<i>Contes Drolatiques</i>, fit la moue sur le vieux français et -soupira:</p> - -<p>—Quelles choses sérieuses tu lis!</p> - -<p>Elle continuait à rôder autour de lui avec une mine mystérieuse; énervé -par son mutisme, il finit par lui demander:</p> - -<p>—Tu as quelque chose à me dire?</p> - -<p>—Oui. Maman est très fâchée.</p> - -<p>—Fâchée? Contre qui? À propos de quoi?</p> - -<p>—Miss Sophie Jackson sort d'ici. Elle a dit que son frère -viendrait après le dîner. Elle n'a pas voulu raconter grand'chose, son -frère le lui a défendu; il veut nous donner tous les détails lui-même. Il -est maintenant chez notre cousine van der Luyden.</p> - -<p>—Pour l'amour du ciel, ma chère, de quoi s'agit-il? Il faudrait -être le bon Dieu pour comprendre tes énigmes.</p> - -<p>—Allons, Newland, ne plaisante pas; maman a déjà assez de chagrin -que tu n'ailles pas à l'église.</p> - -<p>Avec un geste agacé il se replongea dans son livre.</p> - -<p>—Newland! Écoute donc. Ton amie M<sup>me</sup> Olenska était à la -soirée de Mrs Lemuel Struthers hier soir; elle y est allée avec le duc et -Mr Beaufort.</p> - -<p>À ce nom, une colère irraisonnée s'empara du jeune homme. Il affecta -de rire:</p> - -<p>—Et bien? Après? Je savais qu'elle comptait y aller.</p> - -<p>Les yeux de Janey sortaient de leurs orbites.</p> - -<p>—Comment? Tu le savais, et tu n'as pas essayé de l'empêcher, de -l'avertir?</p> - -<p>—L'empêcher? L'avertir?—Il rit de nouveau.—Et de quel -droit? Ce n'est pas avec la comtesse Olenska que je suis fiancé!</p> - -<p>Ces paroles lui sonnèrent étrangement aux oreilles.</p> - -<p>—Tu te maries dans sa famille.</p> - -<p>—Oh! la famille! la famille! railla-t-il.</p> - -<p>—Newland! Est-ce que tu ne te soucies pas de la famille?</p> - -<p>—Pas pour un hard!</p> - -<p>—Ni de ce que pensera notre cousine van der Luyden?</p> - -<p>—Pas pour un centime... si elle a des idées saugrenues de vieille -fille.</p> - -<p>—Mais, maman n'a pas des idées de vieille fille, dit sa sœur d'un -air pincé.</p> - -<p>Il aurait voulu crier: «Si! elle en a, et aussi les van der Luyden, et -nous tous, dès que la réalité nous effleure.» Mais il vit le long et -doux visage de Janey s'assombrir et il regretta la peine inutile qu'il -venait de lui infliger.</p> - -<p>—Tant pis pour la comtesse Olenska! Ne fais pas la sotte, ma -petite Janey! Je ne suis pas le tuteur de la belle Ellen!</p> - -<p>—Non; mais tu as demandé aux Welland d'avancer l'annonce de tes -fiançailles, afin que nous puissions la soutenir, et c'est seulement -pour faire plaisir à maman que la cousine Louisa l'a invitée à -dîner.</p> - -<p>—Eh bien! Quel mal y avait-il à l'inviter? C'était la plus jolie -femme du salon; grâce à elle, le dîner a été un peu moins morne que -ne le sont en général les banquets van der Luyden.</p> - -<p>—Tu sais que cousin Henry l'a invitée pour te faire plaisir, que -c'est lui qui a obtenu de notre cousine de la recevoir; et maintenant les -voilà si bouleversés en apprenant qu'elle est allée chez Mrs -Struthers, qu'ils retournent à Skuytercliff dès demain. Je crois, -Newland, que tu feras bien de descendre au salon. Tu sembles ne pas -comprendre ce que maman éprouve.</p> - -<p>Newland trouva sa mère dans le salon, penchée sur son métier. Elle -leva sur lui un regard troublé, et demanda:</p> - -<p>—Janey t'a dit?</p> - -<p>—Oui.—Il sourit.—Mais je ne trouve pas que ce soit -très sérieux.</p> - -<p>—Le fait d'avoir froissé nos cousins?</p> - -<p>—Le fait qu'ils puissent se sentir froissés parce que la comtesse -Olenska a été chez une femme qu'ils trouvent commune!</p> - -<p>—Ils ne sont pas seuls de cet avis.</p> - -<p>—Eh bien! oui, d'accord, elle est commune; mais on fait chez elle -de la bonne musique, et ses réceptions du dimanche apportent une -distraction à des gens qui meurent d'ennui.</p> - -<p>—De la bonne musique? Tout ce que je sais, c'est qu'il y avait -chez elle, dimanche dernier, une créature qui est montée sur la table, et -qui a chanté des choses comme celles qu'on chante dans les endroits où -tu vas à Paris. On a fumé, et bu du champagne.</p> - -<p>—Eh bien, après? Tout cela est arrivé, et le monde continue à -tourner.</p> - -<p>—Je ne suppose pas, mon enfant, que tu défendes sérieusement la -manière française de passer le dimanche?</p> - -<p>—Je vous ai souvent entendu, maman, vous plaindre de la tristesse -maussade des dimanches à Londres, quand nous y étions!</p> - -<p>—New-York n'est ni Paris, ni Londres.</p> - -<p>—Ah, fichtre non! soupira Archer.</p> - -<p>—Tu veux dire sans doute que notre société est moins amusante que -celle des villes d'Europe? Peut-être as-tu raison; mais nous sommes -d'ici, et, quand on vient parmi nous, on doit respecter nos habitudes. -Ellen Olenska surtout, puisqu'elle est revenue dans son pays pour -échapper à la vie dissipée des sociétés plus brillantes.</p> - -<p>Newland ne répondant pas, sa mère s'aventura à dire, après un -moment de silence:</p> - -<p>—Je vais mettre mon chapeau, et te demanderai de m'accompagner -chez Louisa. Je veux la voir un instant avant le dîner.</p> - -<p>Archer fronça le sourcil, mais elle insista, conciliante:</p> - -<p>—J'ai pensé que tu pourrais lui expliquer ce que tu viens de me -dire: que la société à l'étranger est différente, qu'on y est moins -collet-monté, que la comtesse Olenska n'a peut-être pas cru froisser -mes sentiments. Ce serait, tu sais, mon chéri, ajouta-t-elle avec une -inconsciente habileté, dans l'intérêt même de M<sup>me</sup> Olenska.</p> - -<p>—Chère maman, je ne vois vraiment pas en quoi cette affaire nous -regarde. Le duc a mené M<sup>me</sup> Olenska chez Mrs Struthers? Le fait -est qu'il était venu voir M<sup>me</sup> Olenska avec Mrs Struthers. -J'étais là. Si les van der Luyden veulent se disputer avec quelqu'un, le -véritable coupable est sous leur toit.</p> - -<p>—Se disputer?... Newland! Quelle expression! Notre cousin, se -disputer? Et puis, le duc est un étranger, et leur hôte. Les étrangers ne -connaissent pas nos habitudes. Comment les connaîtraient-ils? Tandis -que la comtesse Olenska est une New-Yorkaise, et devrait avoir égard -aux sentiments de New-York.</p> - -<p>—Eh bien, puisqu'il leur faut une victime, je vous permets de leur -livrer la comtesse Olenska, s'écria Archer. Je ne me soucie pas du tout -de m'offrir en holocauste pour expier les crimes de M<sup>me</sup> -Olenska.</p> - -<p>—Naturellement tu es tout entier du côté Mingott, répondit la -mère d'un ton qui trahissait son irritation intérieure.</p> - -<p>Le maître d'hôtel ouvrit les portières du salon et annonça: «Monsieur -Henry van der Luyden.»</p> - -<p>Mrs Archer piqua son aiguille et repoussa sa chaise d'un geste -nerveux.</p> - -<p>—Une autre lampe, ordonna-t-elle au domestique, pendant que Janey -se penchait sur sa mère pour lui rajuster son bonnet de dentelle.</p> - -<p>Mr van der Luyden apparut sur le pas de la porte, et Newland Archer -s'avança pour le recevoir.</p> - -<p>—Nous parlions justement de vous, mon cousin, dit-il.</p> - -<p>Mr van der Luyden sembla déconcerté par ces paroles. Il retira son -gant pour serrer la main des dames, et lissa son haut-de-forme avec un -peu d'embarras, pendant que Janey avançait un fauteuil.</p> - -<p>Archer continua en souriant:</p> - -<p>—Et de la comtesse Olenska...</p> - -<p>Mrs Archer pâlit.</p> - -<p>—Une femme charmante! Je sors de chez elle, dit Mr van der Luyden, -rasséréné.</p> - -<p>Il s'assit, déposa ses gants et son chapeau à côté de son fauteuil, -selon le vieil usage, et continua:</p> - -<p>—Elle a un véritable don pour arranger les fleurs. Je lui avais -envoyé quelques œillets de Skuytercliff, et j'ai été émerveillé de -la façon dont elle les a groupés. Au lieu de les masser en gros -bouquets comme notre jardinier-chef, elle les avait dispersés, je ne -saurais pas dire comment. Le duc m'avait prévenu; il m'avait dit: -«Allez voir avec quel goût elle a meublé son salon!» Et c'est vrai. -J'aurais bien voulu lui mener Louisa, si le quartier n'était pas si -bohème.</p> - -<p>À vrai dire, poursuivit Mr van der Luyden, appuyant sur son pantalon -gris sa main décolorée, alourdie par la grande bague du Patroon, à -vrai dire, j'étais allé la remercier du mot charmant qu'elle -m'avait écrit à propos de mes fleurs, et aussi,—mais ceci entre -nous,—pour lui donner un avertissement amical sur l'inconvénient de -se faire mener dans le monde par le duc. Je ne sais pas si vous en avez -entendu parler.</p> - -<p>Mrs Archer prit un air naïf:</p> - -<p>—Le duc l'a-t-il menée dans le monde?</p> - -<p>—Eh, oui! Vous savez ce que sont ces grands seigneurs anglais; -tous les mêmes. Louisa et moi aimons beaucoup notre cousin, mais on ne peut -s'attendre à ce que des gens habitués à la vie des cours tiennent -compte de nos petites distinctions républicaines. Le duc va où il -s'amuse.</p> - -<p>Mr van der Luyden fit une pause, mais personne ne prit la -parole.—Il l'a menée, paraît-il, hier soir chez Mrs Lemuel Struthers. -Sillerton Jackson est venu tout à l'heure nous raconter cette sotte -histoire, et Louisa en a été un peu troublée. J'ai pensé que le plus court -serait d'aller tout droit chez M<sup>me</sup> Olenska et de lui expliquer, -très amicalement, ce que nous pensons à New-York. Il m'a semblé que je le -pouvais sans indiscrétion, car le soir où elle a dîné chez nous, -elle m'avait laissé entendre qu'elle accepterait mes conseils avec -quelque gratitude. Et c'est ce qu'elle a fait.</p> - -<p>Mr van der Luyden regarda autour de lui. À défaut d'un air de -satisfaction que ne pouvait revêtir un visage aussi distingué, il eut -un sourire de sereine bienveillance, que le visage de Mrs Archer se fit -un devoir de refléter.</p> - -<p>—Comme vous êtes bons tous les deux, mon cher Henry! Newland sera -particulièrement touché de ce que vous avez fait là pour lui et la -chère May.</p> - -<p>Elle jeta un regard à son fils, qui dit aussitôt:</p> - -<p>—Je vous suis très reconnaissant, mon cousin; mais j'étais sûr -que M<sup>me</sup> Olenska vous plairait.</p> - -<p>Mr van der Luyden le regarda avec une extrême affabilité.</p> - -<p>—Je n'invite jamais chez moi, mon cher Newland, les gens qui ne me -plaisent pas. Je viens de le dire à Sillerton Jackson.—Puis, ayant -jeté un coup d'œil à la pendule, il se leva et ajouta:—Mais Louisa -m'attend. Nous dînons de bonne heure pour mener le duc à l'Opéra.</p> - -<p>Quand les portières se furent refermées sur leur cousin, le silence -tomba sur la famille Archer.</p> - -<p>—Bonté du ciel! Que tout cela est romanesque! finit par s'écrier -Janey.</p> - -<p>Personne n'avait jamais su ce que voulaient dire ses brusques sorties, -et sa famille avait depuis longtemps renoncé à y rien comprendre. Mrs -Archer secoua la tête en soupirant.</p> - -<p>—Espérons que tout tournera pour le mieux, dit-elle, d'un ton qui -signifiait visiblement le contraire.—Newland, il faut que tu restes à -la maison pour voir Sillerton Jackson quand il viendra ce soir. Je ne -saurais vraiment que lui dire.</p> - -<p>—Ma pauvre maman! Mais il ne viendra pas, dit son fils en riant, -et en se penchant pour poser un baiser sur le front inquiet de sa mère.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>Aux États-Unis, les avocats s'associent, et cumulent les -rôles d'avocats et d'avoués.</p></div> - - - - -<h4><a id="XI">XI</a></h4> - - -<p>Environ quinze jours plus tard, Archer, assis, inoccupé et distrait, -devant son bureau du cabinet «Letterblair, Lamson et Low,» avocats à -la cour, fut demandé par Mr Letterblair.</p> - -<p>Le vieux Mr Letterblair, le conseil accrédité de la haute société de -New-York depuis trois générations, trônait derrière son bureau -d'acajou en proie à une évidente perplexité. Le voyant caresser ses -favoris blancs, passer ses doigts dans ses cheveux en broussaille -au-dessus de ses gros sourcils froncés, son jeune associé le -comparait, peu respectueusement, au médecin de famille auprès d'un -malade dont les symptômes se refusent à tout diagnostic.</p> - -<p>—Cher monsieur,—Mr Letterblair, très cérémonieux, disait -toujours «monsieur» à son jeune associé,—je vous ai fait demander à -propos d'une petite affaire, une affaire dont, pour le moment, je préfère -ne pas parler à Mr Lamson ni à Mr Low. Il se renversa sur sa chaise, le -front ridé.—Pour des raisons de famille, continua-t-il. Archer leva -la tête.—La famille Mingott, dit Mr Letterblair, avec un sourire -significatif et en s'inclinant. Mrs Manson Mingott m'a fait demander -hier. Sa petite-fille, la comtesse Olenska, désire plaider en divorce -contre son mari. Certains documents m'ont été remis.—Il s'arrêta et -tapota sur son bureau.—En raison de vos projets d'alliance avec la -famille, je voudrais vous consulter, étudier le cas avec vous, avant -d'aller plus loin.</p> - -<p>Archer sentit le sang lui monter au visage. Depuis sa visite à la -comtesse Olenska, il ne l'avait vue qu'une fois, à l'Opéra, dans la -loge des Mingott. Et, dans cet intervalle, l'image de la jeune femme -s'était atténuée dans son esprit, tandis que May Welland y reprenait -légitimement le premier plan. Il n'avait pas entendu parler du divorce -de M<sup>me</sup> Olenska depuis l'allusion faite en passant par Janey, et -dont il n'avait tenu aucun compte. Théoriquement, il était presque aussi -hostile que sa mère à l'idée du divorce et il en voulait à Mr -Letterblair (sans doute poussé par la vieille Catherine Mingott) de se -montrer ainsi disposé à le mêler à l'affaire. Les hommes de la -famille étaient assez nombreux, et lui-même n'était pas encore un -Mingott.</p> - -<p>Il attendit que son chef continuât. Mr Letterblair ouvrit un tiroir -et en tira une liasse de papiers.</p> - -<p>—Si vous voulez parcourir ces documents?...</p> - -<p>Archer s'en défendit:</p> - -<p>—Excusez-moi, monsieur, mais précisément à cause de mes projets -d'alliance, je préfère que vous consultiez Mr Low ou Mr Lamson.</p> - -<p>Mr Letterblair parut surpris et légèrement froissé. Généralement -un jeune associé ne rejetait par de telles ouvertures. Il s'inclina.</p> - -<p>—Je respecte votre scrupule, monsieur; mais, dans le cas présent, -je crois que la vraie délicatesse vous oblige à faire ce que je vous -demande. La proposition, du reste, ne vient pas de moi, mais de Mrs -Manson Mingott et de son fils. J'ai vu Lovell Mingott, et aussi Mr -Welland; ils vous ont tous désigné.</p> - -<p>Archer eut un mouvement d'irritation. Depuis quinze jours il s'était -laissé porter par les événements. La beauté, le charme de May lui -avaient fait oublier la pression des chaînes Mingott. Le commandement -de la vieille Mrs Mingott lui rappela tout ce que le clan se croyait en -droit d'exiger d'un futur gendre: il se rebiffa.</p> - -<p>—C'est l'affaire de ses oncles.</p> - -<p>—Ses oncles s'en sont occupés: la question a été examinée par la -famille. Tous sont opposés au désir de la comtesse, mais elle tient -ferme, et insiste pour avoir un avis juridique.</p> - -<p>Le jeune homme gardait le silence. Il n'avait pas ouvert le paquet -qu'il tenait toujours à la main.</p> - -<p>—Est-ce qu'elle veut se remarier?</p> - -<p>—On le suppose; mais elle le nie.</p> - -<p>—Alors?</p> - -<p>—Vous m'obligerez, Mr Archer, en parcourant d'abord ces papiers. -Ensuite, quand nous aurons examiné la question ensemble, je vous -dirai mon opinion.</p> - -<p>Archer sortit, emportant à contre-cœur les documents. Depuis leur -dernière rencontre, les circonstances l'avaient aidé à se libérer de la -pensée de M<sup>me</sup> Olenska. Les instants passés au coin de la -cheminée les avaient amenés à une intimité momentanée, que l'arrivée du duc -de Saint-Austrey, pilotant Mrs Lemuel Struthers, et si bien accueilli -par la comtesse, avait interrompue assez à propos. Deux jours plus -tard, Archer avait assisté à la comédie de la rentrée en grâce de -la jeune femme auprès des van der Luyden. Il s'était dit, avec une -pointe d'aigreur, qu'une femme, qui, par ses remerciements à propos -d'un bouquet de fleurs, avait su toucher le vieux et important -personnage qu'était Mr van der Luyden, n'avait nul besoin, ni des -consolations, ni de l'appui moral d'un jeune homme d'aussi petite -envergure que lui, Newland Archer.</p> - -<p>Ces considérations ironiques rendaient quelque lustre aux ternes vertus -domestiques. Impossible d'imaginer May Welland étalant ses affaires -privées et répandant ses confidences parmi des étrangers! Jamais elle -ne lui sembla plus fine et plus charmante que dans la semaine qui -suivit. Il s'était même résigné aux longues fiançailles, depuis -qu'elle avait trouvé à lui opposer un argument qui l'avait désarmé. -«Vous savez que vos parents vous ont toujours cédé depuis votre -enfance,» avait-il dit. Elle, avec son clair regard, lui avait -répondu: «C'est bien pour cela qu'il me serait dur de leur refuser la -dernière chose qu'ils aient à me demander, avant que je ne les -quitte.» C'était la note du vieux New-York: c'était celle qu'il -aimerait toujours à retrouver chez sa femme.</p> - -<p>Les documents dont il prit connaissance ne lui apprirent pas -grand'chose, mais le plongèrent dans un courant d'idées pénibles. -C'était un échange de lettres entre l'avocat du comte Olenski et -l'étude parisienne à laquelle la comtesse avait confié la défense de -ses intérêts financiers. Il y avait aussi une courte lettre du comte -à sa femme. Après l'avoir lue, Archer se leva, serra les papiers dans -leur enveloppe et rentra dans le bureau de Mr Letterblair.</p> - -<p>—Voici les lettres, monsieur. C'est entendu, je verrai la comtesse -Olenska, dit-il, d'une voix nerveuse.</p> - -<p>—Je vous remercie, Mr Archer. Êtes-vous libre ce soir? Venez -dîner; nous causerons ensuite, pour le cas où vous voudriez voir notre -cliente dès demain.</p> - -<p>Newland Archer rentra directement chez lui. C'était une soirée d'une -lumineuse transparence: une lune jeune et candide montait au-dessus des -toits. Archer voulait imprégner son âme de cette pure splendeur, et ne -parler à personne jusqu'au moment de son rendez-vous avec Mr -Letterblair. Depuis la lecture des lettres, il avait compris qu'il fallait -qu'il vît lui-même M<sup>me</sup> Olenska, afin d'éviter que les secrets -de la jeune femme ne fussent exposés devant d'autres. Une grande vague -de compassion avait eu raison de son indifférence. Ellen Olenska se -présentait à lui comme une créature malheureuse et sans défense, -qu'il fallait, à tout prix, empêcher d'entreprendre une lutte dont -elle ne sortirait que plus meurtrie.</p> - -<p>Elle avait dit que Mrs Welland désirait qu'elle passât sous silence -tout ce qu'il pouvait y avoir de «pénible» dans son passé.</p> - -<p>L'innocence de New-York n'était-elle donc qu'une simple attitude? -Sommes-nous des pharisiens? se demanda Archer. Pour la première fois, -il fut amené à réfléchir sur les principes qui l'avaient jusque-là -dirigé. Il passait pour un jeune homme qui ne craignait pas de se -compromettre: son flirt avec cette pauvre petite Mrs Thorley Rushworth -lui avait donné quelque prestige romanesque. Mais Mrs Rushworth était -de la catégorie des femmes un peu sottes, frivoles, éprises de -mystère: le secret et le danger d'une intrigue l'avaient plus -intéressée que les mérites de celui qui avait été son amant. -Newland avait beaucoup souffert de cette constatation: il y trouvait, -maintenant, presque un soulagement. L'aventure, en somme, ressemblait à -celles que les jeunes gens de son âge avaient tous traversées, et dont -ils étaient sortis la conscience calme, convaincus qu'il y a un abîme -entre les femmes qu'on aime d'un amour respectueux et les autres. Ils -étaient encouragés dans cette manière de voir par leurs mères, leurs -tantes et autres parentes: toutes pensaient comme Mrs Archer que, dans -ces affaires-là, les hommes apportent sans doute de la légèreté, -mais qu'en somme la vraie faute vient toujours de la femme.</p> - -<p>Archer commença à soupçonner que, dans la vie compliquée des -vieilles sociétés européennes, riches, oisives, faciles, les -problèmes d'amour étaient moins simples, moins nettement catalogués. -Il n'était sans doute pas impossible d'imaginer, dans ces milieux -indulgents, des cas où une femme, sensible et délaissée se laisserait -entraîner par la force des circonstances à nouer un de ces liens que -la morale réprouve.</p> - -<p>Arrivé chez lui, il écrivit un mot à la comtesse Olenska pour lui -demander à quelle heure elle pourrait le recevoir le lendemain. Elle -répondit que, partant le lendemain matin pour Skuytercliff, jusqu'au -dimanche soir, elle ne pourrait l'attendre que le jour même; il la -trouverait seule après-dîner. Archer sourit en pensant qu'elle -finirait la semaine dans la majestueuse solitude de Skuytercliff, mais -aussitôt après, il se dit que, là plus qu'ailleurs, elle souffrirait -de se trouver parmi des gens résolument fermés à tout ce qui est -«pénible.»</p> - -<p>Il arriva à sept heures chez Mr Letterblair, heureux d'avoir un -prétexte pour se rendre libre aussitôt après le dîner. Il s'était -fait une opinion personnelle d'après les documents qui lui avaient -été confiés, et il ne tenait pas spécialement à la communiquer à -son chef. Mr Letterblair était veuf: ils dînèrent seuls dans une -pièce sombre, sur les murs de laquelle on voyait des gravures jaunies -représentant «La mort de Chatham» et «Le Couronnement de -Napoléon.» Sur le buffet, entre de beaux coffrets cannelés du -XVIII<sup>e</sup> siècle, se trouvait une carafe de Haut-Brion et une -autre du vieux porto des Lanning (don d'un client). Le prodigue Torn -Lanning avait déconsidéré sa famille en vendant sa cave un an ou deux avant -sa mort mystérieuse et suspecte à San Francisco. Ce dernier incident avait -été moins humiliant pour les siens que la vente de sa cave.</p> - -<p>Après un potage velouté aux huîtres, on servit une alose aux -concombres, suivie d'un dindonneau entouré de beignets de maïs, auquel -succéda un canard sauvage avec une mayonnaise de céleris et de la -gelée de groseille. Mr Letterblair, qui déjeunait de thé et d'une -sandwich, dînait copieusement et sans hâte; il insista pour que son -hôte fît de même. La nappe enlevée, les cigares s'allumèrent, et Mr -Letterblair, se renversant sur sa chaise, poussa le porto vers Archer. -Chauffant son dos au feu, il dit:</p> - -<p>—Toute la famille est contre le divorce, et je crois qu'elle a -raison.</p> - -<p>Archer se sentit immédiatement d'un avis opposé.</p> - -<p>—Pourtant, si jamais un cas s'est présenté...</p> - -<p>—Qu'y gagnerait-elle?... <i>Elle</i> est ici, <i>il</i> est là; -l'Atlantique est entre eux. Elle ne retrouvera pas un dollar de plus que ce -qu'il lui a rendu volontairement. Les clauses de cet abominable contrat -français y ont mis bon ordre. À tout prendre, Olenski a agi généreusement. -Il pouvait la renvoyer sans un sou.</p> - -<p>Le jeune homme le savait: il resta silencieux.</p> - -<p>—Il paraît, cependant, continua Mr Letterblair qu'elle n'attache -pas d'importance à l'argent; alors, comme le dit la famille, pourquoi ne -pas laisser les choses comme elles sont?</p> - -<p>Quand Archer était arrivé chez Mr Letterblair il était en parfait -accord de vues avec lui; mais, dans la manière dont ce vieillard -égoïste, bien nourri, suprêmement indifférent, exposait la question, -il croyait entendre la voix pharisaïque de la société, ne songeant -qu'à se barricader contre tout ce qui pouvait être «pénible.»</p> - -<p>—Il me semble que c'est à la comtesse Olenska de décider, dit-il -sèchement.</p> - -<p>—Hum!... Avez-vous pensé aux conséquences, si elle se décidait -pour le divorce?</p> - -<p>—Vous voulez dire la menace de son mari?... De quel poids -peut-elle être?... Simple vengeance d'un mauvais drôle.</p> - -<p>—S'il se défendait sérieusement, il pourrait sortir des choses -pénibles.</p> - -<p>—<i>Pénibles!</i>... dit Archer avec ironie.</p> - -<p>Mr Letterblair le regarda d'un air étonné et le jeune homme, -renonçant à faire comprendre sa pensée, acquiesça par un signe de -tête, pendant que son chef continuait:</p> - -<p>—Un divorce est toujours une chose pénible. Vous en convenez?</p> - -<p>—En effet... dit Archer.</p> - -<p>—Alors, je compte sur vous, les Mingott comptent sur vous, pour -user de votre influence sur M<sup>me</sup> Olenska et la détourner de -ce projet.</p> - -<p>Archer hésita.</p> - -<p>—Je ne puis m'engager avant d'avoir vu la comtesse Olenska.</p> - -<p>—Mr Archer, je ne vous comprends pas. Voulez-vous vous marier -dans une famille qui est sous le coup d'un scandale?</p> - -<p>—Je ne vois pas que mon mariage ait rien à faire là-dedans.</p> - -<p>Mr Letterblair déposa son verre de porto et regarda son jeune associé -d'un air inquiet. Archer comprit que Mr Letterblair allait peut-être -lui retirer l'affaire. Mais maintenant que la cause lui avait été -confiée, il prétendait la garder; et il s'appliqua à rassurer le -méthodique vieillard qui représentait la conscience légale des -Mingott.</p> - -<p>—Vous pouvez être sûr, monsieur, que je ne m'avancerai pas avant -de vous en avoir référé. Je voulais seulement dire que je préférerais -réserver mon jugement jusqu'à ce que j'aie entendue M<sup>me</sup> -Olenska.</p> - -<p>Mr Letterblair approuva de la tête une discrétion digne de la -meilleure tradition de New-York, et le jeune homme, prétextant un -engagement, prit congé.</p> - - - - -<h4><a id="XII">XII</a></h4> - - -<p>La coutume de faire des visites le soir, après le dîner, prévalait -encore à New-York, malgré la jeune coterie de gens chic qui la -trouvait ridicule. Comme il descendait lentement la Cinquième Avenue, -Archer remarqua, dans la grande voie déserte, une file de voitures qui -stationnaient devant la maison des Reggie Chivers; il se souvint qu'ils -donnaient ce soir-là un dîner en l'honneur du Duc. Traversant -Washington Square il vit un monsieur âgé, en pardessus et cache-nez, -monter un perron et disparaître dans un vestibule éclairé: c'était -le vieux Mr du Lac qui allait voir ses cousins Dagonet. Ensuite il -aperçut, au tournant de la Dixième Rue, Mr Samson, de son étude, qui -allait rendre visite aux vieilles Misses Lanning. Un peu plus loin, dans -la Cinquième Avenue, Beaufort se montra sur le pas de sa porte, -vivement silhouetté par la lumière de l'antichambre. Il monta dans son -coupé et partit dans une direction mystérieuse. Ce n'était pas un -soir d'Opéra, personne ne recevait: donc la sortie de Beaufort devait -être clandestine. Archer évoqua aussitôt une petite maison située au -delà de Lexington Avenue, qui s'était récemment ornée de rideaux -enrubannés et de caisses fleuries. Devant la porte nouvellement -repeinte, on voyait souvent stationner le coupé jaune serin de Miss -Fanny Ring.</p> - -<p>Au delà de la glissante pyramide qui composait le monde de Mrs Archer -s'étendait la région hétéroclite où vivaient des artistes, des -musiciens et des «gens qui écrivent.»—Ces échantillons épars de -l'humanité n'avaient jamais essayé de s'amalgamer avec la société. -En dépit de leurs originalités on les disait pour la plupart dignes -d'estime; mais ils préféraient rester entre eux. Medora Manson, dans -ses jours de prospérité, avait fondé un «salon littéraire;» mais -il s'était éteint de lui-même, faute de gens de lettres pour le -fréquenter.</p> - -<p>D'autres avaient fait la même tentative. Chez Mrs Blenker, femme -bouillonnante et bavarde, et mère de trois filles à sa ressemblance, -on rencontrait le grand acteur tragique Edwin Booth, Adelina Patti, -William Winter le critique dramatique, l'acteur anglais George Rignold, -des éditeurs, des critiques littéraires et musicaux. Mrs Archer et son -groupe éprouvaient une certaine timidité vis à vis de ces personnes. -Elles étaient d'espèce particulière, difficiles à classer; on ne -connaissait pas l'arrière-plan de leurs vies et de leurs esprits. La -littérature et les arts étaient hautement appréciés dans l'entourage -des Archer; et Mrs Archer s'évertuait toujours à expliquer à ses -enfants combien la société était plus agréable à l'époque où elle -comprenait des gens de lettres comme Washington Irving, Fitz Greene -Halleck et l'auteur de <i>The Culprit Fay.</i> Les plus célèbres auteurs de -cette génération avaient été des «gentlemen.» Peut-être les -inconnus qui leur avaient succédé étaient-ils d'aussi honnêtes gens; -mais leur origine, leur tenue, leurs tignasses incultes, leurs relations -avec les acteurs et les chanteurs, empêchaient de les classifier -d'après le critérium du vieux New-York.</p> - -<p>—Quand j'étais jeune fille, disait Mrs Archer, nous connaissions -tous les gens qui habitaient entre la Batterie et Canal Street. Les gens -qu'on connaissait étaient seuls à avoir leur voiture: rien n'était -plus facile que de situer quelqu'un. Maintenant, on ne sait plus,—et -on aime autant ne pas savoir.</p> - -<p>Peu embarrassée de préjugés, indifférente aux fines distinctions -sociales, la vieille Mrs Mingott aurait pu relier les deux milieux; mais -elle n'ouvrait jamais un livre, ne regardait jamais un tableau; et la -musique lui rappelait seulement les soirées de gala aux Italiens, à -l'époque de ses triomphes aux Tuileries. Beaufort aussi, qui la valait -en audace, aurait pu essayer de combler le fossé; mais ses salons -somptueux, ses laquais en culottes, intimidaient la race artistique. De -plus, aussi peu cultivé que Mrs Mingott, il considérait les écrivains -comme des pourvoyeurs salariés, préposés au plaisir des riches, et -son opinion n'avait jamais été mise en question par quelqu'un d'assez -riche pour l'influencer.</p> - -<p>Newland Archer avait toujours accepté cet état de choses comme faisant -partie de la structure de son univers. Il savait qu'il y avait, dans la -vieille société européenne, des milieux où les peintres, les -poètes, les romanciers, les hommes de science, et même les grands -acteurs, étaient aussi recherchés que des princes. Il aimait à se -figurer quel avait dû être le plaisir de vivre dans des salons où -l'on s'entretenait avec ses auteurs favoris: Thackeray, Browning, -William Morris, Mérimée (dont les <i>Lettres à une Inconnue</i> étaient -un de ses livres préférés). Mais, à New-York, quel rêve -irréalisable! Archer connaissait personnellement la plupart des -écrivains, musiciens et peintres de sa ville natale. Il les rencontrait -au Century Club, ou dans les petits cercles littéraires et musicaux qui -commençaient à naître. S'il les voyait avec plaisir dans ces -milieux-là, il n'en était pas de même chez les Blenker, où ils se -trouvaient mêlés à des femmes du monde aussi ferventes que mal -fagotées, qui les exhibaient comme des curiosités. Même après ses -conversations les plus intéressantes avec Ned Winsett, Archer gardait -l'impression que, si son monde à lui était bien restreint, le leur -l'était encore davantage, et que le seul moyen de les élargir l'un et -l'autre serait d'arriver à les fondre.</p> - -<p>Tout en réfléchissant ainsi, il essayait de se figurer le milieu où -la comtesse Olenska avait vécu, avait souffert, avait aussi, -peut-être, goûté de mystérieuses joies. Comme elle avait ri en lui -racontant que sa grand'mère Mingott et les Welland s'opposaient à son -installation dans un quartier bohème abandonné aux «gens qui -écrivent!» En réalité, ce que sa famille désapprouvait, c'était -l'originalité d'aller habiter un quartier si peu élégant; mais cette -nuance lui échappait, et elle pensait que la littérature était -considérée comme compromettante.</p> - -<p>Elle, au contraire, n'en avait pas peur, à en juger par les livres -qu'on voyait épars dans son salon (à New-York, on ne laissait pas -traîner de livres dans un salon). La plupart de ces livres étaient des -romans, mais qui avaient cependant éveillé l'attention d'Archer par -des noms nouveaux: Paul Bourget, Huysmans, les frères de Goncourt. Il -pensait à tout cela en approchant de la porte de M<sup>me</sup> Olenska. Il -sentait qu'elle était femme à changer en lui toute l'échelle des -valeurs, et comprit qu'il serait forcé de se mettre à des points de -vue incroyablement nouveaux s'il voulait lui être utile dans ses -difficultés présentes.</p> - -<p>Nastasia ouvrit la porte en souriant d'un air mystérieux. Sur le banc -de l'antichambre étaient posés une pelisse de zibeline, un claque -marqué aux initiales «J. B.» et un foulard de soie blanche. Ces -élégants articles appartenaient indiscutablement à Julius Beaufort.</p> - -<p>Archer était furieux, si furieux qu'il fut sur le point de griffonner -un mot sur sa carte et de s'en aller; mais il se rappela qu'en écrivant -à M<sup>me</sup> Olenska il avait, par excès de discrétion, omis de lui -dire qu'il désirait la voir seule. Il ne devait donc s'en prendre qu'à lui -si elle avait du monde. Il entra dans le salon, résolu à faire sentir -à Julius Beaufort que sa présence était inopportune, et à rester le -dernier.</p> - -<p>Le banquier se tenait debout devant le feu. Derrière lui, deux -candélabres de cuivre, garnis de cierges en cire jaunâtre, retenaient -la broderie ancienne dont s'ornait la cheminée. Beaufort plastronnait, -les épaules effacées, le poids du corps portant sur un de ses grands -pieds, et regardait, en souriant, leur hôtesse assise sur un canapé -près de la cheminée. Une table couverte de fleurs formait paravent -derrière le canapé; et sur le fond d'orchidées et d'azalées, que -Newland reconnut pour venir des serres de Beaufort, M<sup>me</sup> Olenska -se tenait à demi étendue, la tête appuyée sur sa main, laissant voir, -par une large manche ouverte, un bras nu jusqu'au coude.</p> - -<p>L'usage voulait que les dames qui recevaient le soir portassent de -«simples robes de dîner,» c'est-à-dire une armure de soie baleinée, -légèrement décolletée, avec des ruches de dentelles remplissant -l'échancrure du corsage et des manches étroites découvrant tout juste -assez de poignet pour laisser voir un bracelet en or étrusque ou un -lien de velours noir. Mais M<sup>me</sup> Olenska, insoucieuse de la -tradition, était vêtue d'un long fourreau de velours rouge, bordé autour -du cou d'une haute fourrure noire. Archer se rappela avoir vu, lors de son -dernier séjour à Paris, un portrait du nouveau peintre Carolus Duran -(dont les tableaux faisaient sensation au Salon), qui représentait une -dame audacieusement habillée d'une robe fourreau, le cou niché dans la -fourrure. Il y avait quelque chose de pervers et de provocant dans -l'idée de porter des fourrures en plein salon surchauffé, et dans la -combinaison d'un cou emmitouflé avec des bras nus; mais, sans conteste, -l'effet était agréable.</p> - -<p>—Seigneur!... Trois jours entiers à Skuytercliff!... disait -Beaufort de sa forte voix sarcastique, comme Archer entrait. Vous ferez -bien d'emporter vos fourrures, et votre boule d'eau chaude aussi.</p> - -<p>—Comment! la maison est si froide?... demanda-t-elle, tendant -sa main gauche à Archer, qui eut l'impression qu'elle s'attendait à -ce qu'il la baisât.</p> - -<p>—Non, mais la bonne dame l'est! dit Beaufort en saluant -négligemment le jeune homme par un signe de tête.</p> - -<p>—Moi, je la trouve si aimable! Elle est venue m'inviter elle-même. -Grand'mère dit que je ne dois pas manquer d'y aller.</p> - -<p>—Grand'mère le dit, c'est tout naturel. Mais moi je dis que c'est une -honte que vous manquiez le petit souper que j'ai arrangé pour vous chez -Delmonico, dimanche prochain, avec Campanini, Scalchi, et un tas de gens -amusants.</p> - -<p>—Ah!... Je suis bien tentée!... À part la dernière soirée de -Mrs Struthers, je n'ai pas rencontré un seul artiste depuis que -je suis ici.</p> - -<p>—Quel genre d'artistes voulez-vous dire?... Je connais un ou deux -peintres, de charmants garçons que je peux vous amener si vous le -permettez, dit vivement Archer.</p> - -<p>—Des peintres?... Y a-t-il des peintres à New-York?... demanda -Beaufort, d'un ton qui impliquait que, puisqu'il n'achetait pas leurs -peintures, les peintres n'existaient pas.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska répondit à Archer avec son sourire grave:</p> - -<p>—Ce serait charmant; mais je pensais à des artistes dramatiques, à -des chanteurs, des acteurs, des musiciens. La maison de mon mari en -était toujours pleine.</p> - -<p>Elle prononça les mots «mon mari» comme s'ils ne rappelaient aucun -souvenir douloureux, et d'une voix qui paraissait presque soupirer sur -les délices perdues de sa vie conjugale. Archer se demandait si -c'était la légèreté ou la dissimulation qui lui permettait de faire -si aisément allusion à un passé dont elle cherchait, au moment même, -à s'émanciper au risque de perdre sa réputation.</p> - -<p>—Je trouve, continua-t-elle, que l'imprévu ajoute au plaisir. -C'est peut-être une erreur que de voir les mêmes personnes tous -les jours.</p> - -<p>—C'est bien ennuyeux en tout cas!... New-York meurt d'ennui! -bougonna Beaufort. Et quand j'essaie de l'animer pour vous, vous me -lâchez!... Écoutez! Pensez-y!... Nous ne pouvons rien arranger après -dimanche, car Campanini part la semaine prochaine pour chanter à Baltimore -et Philadelphie. J'ai un salon particulier, et un piano Steinway, et ils -feront de la musique toute la nuit.</p> - -<p>—Comme ce serait délicieux!... Puis-je réfléchir, et vous écrire -demain?</p> - -<p>Elle parlait en souriant, mais il y avait dans le ton de ses paroles une -imperceptible invite à prendre congé. Beaufort s'en rendit compte; -mais, n'étant pas habitué à être éconduit, il resta devant elle, un -pli obstiné entre les yeux.</p> - -<p>—Pourquoi pas maintenant?</p> - -<p>—C'est trop grave pour se décider comme cela, à cette heure -tardive.</p> - -<p>—Vous trouvez qu'il est tard?</p> - -<p>Elle répondit froidement:</p> - -<p>—Oui, parce que j'ai encore à parler affaires avec Mr Archer.</p> - -<p>—Ah! dit Beaufort d'un ton cassant.</p> - -<p>Il eut un léger mouvement d'épaules, prit la main de la jeune femme, -qu'il baisa avec aisance, et, s'adressant à Archer du pas de la porte:</p> - -<p>—Newland, si vous pouvez persuader à la comtesse de rester en -ville, vous êtes du souper, c'est entendu.</p> - -<p>Puis il partit de son pas lourd et arrogant.</p> - -<p>Archer se figura que Mr Letterblair avait prévenu M<sup>me</sup> Olenska -de sa visite; la première question que lui adressa la jeune femme le -détrompa:</p> - -<p>—Vous connaissez des peintres, alors?... Vous vivez dans leur -milieu?</p> - -<p>—Pas précisément. Les arts ici ne sont pas un milieu. On les tient -plutôt en marge.</p> - -<p>—Vous aimez beaucoup les arts?</p> - -<p>—Beaucoup... Quand je vais à Paris ou à Londres, je ne manque pas -une exposition... J'essaie de me tenir au courant.</p> - -<p>Elle regarda le bout de la petite bottine de satin qui sortait de -ses longues draperies.</p> - -<p>—Je les aimais beaucoup aussi... Ils remplissaient ma vie... Mais -je veux essayer de ne plus y penser... Je veux rompre tout à fait avec ma -vie passée; devenir comme tout le monde ici.</p> - -<p>Archer rougit.</p> - -<p>—Vous ne serez jamais comme tout le monde.</p> - -<p>—Ne dites pas cela!... Si vous saviez combien j'ai horreur -d'être différente!</p> - -<p>Penchée en avant, le masque tragique, elle sembla perdue dans quelque -rêverie lointaine.</p> - -<p>—Je veux tout oublier, répéta-t-elle.</p> - -<p>—Je sais; Mr Low me l'a dit.</p> - -<p>—Ah?</p> - -<p>—C'est pour cela que je suis venu...</p> - -<p>Elle parut un peu surprise, mais sa figure s'éclaira:</p> - -<p>—Ainsi, je puis vous parler de mon affaire, au lieu d'en parler -à Mr Low?... Ce sera tellement plus facile!</p> - -<p>L'intonation de la jeune femme le toucha et il prit confiance. Il -comprit qu'elle n'avait prétexté une conversation d'affaires que pour -congédier Beaufort, et d'avoir fait congédier Beaufort était pour lui -presqu'un triomphe.</p> - -<p>—Je suis venu pour que nous en parlions, reprit-il.</p> - -<p>La comtesse Olenska restait silencieuse, la tête appuyée sur un bras, -le visage pâle, comme éteint par le rouge éclatant de sa robe. Archer -fut touché de son expression pathétique, d'autant plus touchante que -la jeune femme avait complètement perdu son air d'aisance et de -domination.</p> - -<p>«Maintenant, nous arrivons aux dures réalités,» pensa-t-il, -éprouvant le même recul instinctif qu'il avait si souvent critiqué -chez sa mère et chez ses contemporaines. Qu'il avait peu l'expérience -de ces situations anormales! Leur vocabulaire même était inusité pour -lui et semblait n'appartenir qu'au roman ou au théâtre. Devant ce qui -se préparait, il se sentait aussi gauche et embarrassé qu'un petit -garçon.</p> - -<p>Après un silence M<sup>me</sup> Olenska s'écria brusquement:</p> - -<p>—Je veux être libre!... Je veux que tout le passé soit effacé!</p> - -<p>—Je comprends votre désir.</p> - -<p>Le visage de la jeune femme s'anima:</p> - -<p>—Alors vous m'aiderez?</p> - -<p>—D'abord, hésita-t-il... peut-être aurais-je besoin d'en savoir -un peu plus.</p> - -<p>Elle sembla surprise.</p> - -<p>—Vous savez ce qu'était mon mari... ce qu'était ma vie avec -lui?</p> - -<p>Il fit un signe d'assentiment.</p> - -<p>—Eh bien, alors... que faut-il de plus?... De telles choses -sont-elles tolérées ici?... Je suis protestante; notre église ne défend -pas le divorce dans un cas comme le mien...</p> - -<p>—Non, certainement.</p> - -<p>Tous deux retombèrent dans le silence. La lettre du comte Olenski -était entre eux comme un spectre. Cette lettre n'avait qu'une -demi-page, et n'était, comme Archer l'avait dit à Mr Low, qu'une vague -accusation de coquin exaspéré. Mais quelle part de vérité -enfermait-elle? Seule la femme du comte Olenski aurait pu le lui dire.</p> - -<p>—J'ai parcouru les documents que vous avez remis à Mr Letterblair, -dit-il enfin.</p> - -<p>—Eh bien... peut-on rien voir de plus abominable?</p> - -<p>—Non, certes.</p> - -<p>Elle changea légèrement de position, abritant ses yeux avec sa main.</p> - -<p>—Vous savez sans doute, continua Archer, que si votre mari veut -se défendre comme il vous en menace...</p> - -<p>—Eh bien?...</p> - -<p>—Il peut dire des choses—des choses qui pourraient être -désagréables pour vous, les dire publiquement. Elles risqueraient de -courir le monde, de vous blesser, si...</p> - -<p>—Si? dit-elle dans un souffle.</p> - -<p>—Je veux dire: si peu fondées qu'elles soient.</p> - -<p>Elle garda longtemps le silence, si longtemps que ne voulant pas fixer -les yeux sur son visage, qu'elle abritait toujours, Archer eut le temps -d'imprimer dans son esprit la forme exacte de son autre main, celle qui -reposait sur son genou, et tous les détails des trois bagues qu'elle -portait. Parmi ces bagues, il remarqua qu'il n'y avait pas d'alliance.</p> - -<p>—Mais ses accusations, même publiques, quel mal pourraient-elles -me faire ici?</p> - -<p>Il fut près de s'écrier: «Ma pauvre enfant! plus de mal ici -qu'ailleurs!» Mais il répondit, d'un ton qui résonna à ses oreilles -comme la voix de Mr Letterblair:</p> - -<p>—La société de New-York est un monde bien petit auprès de celui où -vous avez vécu... et il est mené, ce petit monde, par quelques -personnes qui ont... des idées un peu arriérées... Nos idées sur le -mariage et le divorce tout particulièrement... Notre législation -favorise le divorce... nos habitudes sociales ne l'admettent pas.</p> - -<p>—En aucun cas?</p> - -<p>—Elles ne l'admettent pas, si une femme, même calomniée, même -irréprochable, à la moindre apparence contre elle, si elle s'est -exposée à la critique en prenant une attitude qui ne rentre pas dans -les conventions habituelles, si sa conduite prête à des -insinuations...</p> - -<p>La comtesse Olenska baissait la tête: Archer attendit, espérant un -éclair d'indignation, tout au moins une brève parole de -dénégation... Rien ne vint. Une petite pendule de voyage ronronnait; -une bûche se brisa, faisant jaillir une gerbe d'étincelles; toute la -chambre, calme et immobile, semblait attendre en silence avec Archer.</p> - -<p>—Oui, murmura-t-elle enfin, c'est ce que ma famille me dit.</p> - -<p>—Il tressaillit légèrement.—«Notre» famille, corrigea-t-elle, -et Archer rougit.</p> - -<p>—Car vous serez bientôt mon cousin.</p> - -<p>—Je l'espère.</p> - -<p>—Et vous partagez leur point de vue?</p> - -<p>Archer se leva, marcha dans la chambre, fixa un regard vague sur les -tableaux accrochés sur le vieux damas rouge, et revint près d'elle -d'un pas indécis. Comment pouvait-il dire: «Oui... Si ce que votre -mari avance est vrai ou si vous n'avez pas un moyen de le réfuter.»</p> - -<p>—Vous le partagez? insista-t-elle, comme il hésitait encore.</p> - -<p>Il regarda le feu:—Franchement, que gagneriez-vous qui pût -compenser la possibilité, la certitude d'être mal vue de tout le -monde?</p> - -<p>—Mais... ma liberté: n'est-ce rien?</p> - -<p>Au même instant, une pensée traversa l'esprit d'Archer comme un jet de -lumière. L'accusation de la lettre était-elle fondée, Ellen -espérait-elle épouser le complice de sa faute? Comment lui dire, si -elle caressait ce projet, que les lois de l'État s'y opposaient -formellement? Le simple soupçon qu'elle pût avoir cette pensée lui -durcissait le cœur.</p> - -<p>—N'êtes-vous pas libre?... Que peut-on contre vous? Mr Letterblair -m'a dit que la question financière était réglée.</p> - -<p>—Oui, dit-elle avec indifférence.</p> - -<p>—Alors, est-ce que cela vaut la peine de risquer des choses -infiniment désagréables et douloureuses?... Pensez aux journaux, à leurs -vilenies... C'est stupide, c'est injuste; mais comment changer la -société?</p> - -<p>—En effet, acquiesça-t-elle, mais d'une voix si faible et si -désolée qu'il sentit soudain le remords de ses mauvaises pensées.</p> - -<p>—L'individu, dans ces cas-là, est presque toujours sacrifié à -l'intérêt collectif; on s'accroche à toute convention qui maintient -l'intégrité de la famille, protège les enfants, s'il y en a, -divaguait-il, déversant le stock de phrases qui lui venait aux lèvres -dans son intense désir de couvrir l'affreuse réalité que le silence -de la jeune femme semblait avoir mise à nu. Puisqu'elle ne voulait pas, -ou ne <i>pouvait</i> pas, dire le seul mot qui aurait éclairci l'horizon, le -désir d'Archer était de ne pas lui laisser deviner qu'il avait -pénétré son secret. Mieux valait se tenir à la surface, à la -manière prudente du vieux New-York, que de risquer de découvrir une -blessure qu'il ne pouvait guérir.</p> - -<p>—C'est mon devoir, continua-t-il, de vous aider à voir la -situation comme les personnes qui vous aiment le plus: les Mingott, les -Welland, les van der Luyden, tous vos amis et vos parents... Si je ne vous -disais pas comment ils la jugent, ce ne serait pas loyal de ma -part.—Il parlait avec insistance, dans son ardeur à remplir ce -silence béant.</p> - -<p>Elle répondit lentement:</p> - -<p>—Non, ce ne serait pas loyal.</p> - -<p>Le feu s'était réduit en cendres, et une des lampes se mit à baisser. -M<sup>me</sup> Olenska se leva, la remonta, et revint près de la cheminée, -mais sans se rasseoir. En restant debout, elle semblait signifier qu'ils -n'avaient plus rien à se dire; Archer se leva aussi.</p> - -<p>—Je ferai ce que vous désirez, dit-elle brusquement.</p> - -<p>Le sang monta au front d'Archer. Déconcerté par la soudaineté de -son triomphe, il s'empara maladroitement des deux mains de la jeune -femme:</p> - -<p>—Je... Je voudrais tant vous aider!...</p> - -<p>—Mais c'est bien ce que vous faites... Bonsoir, mon cousin.</p> - -<p>Il posa ses lèvres sur les mains glacées de la jeune femme. Mais elle -les retira. Archer endossa son pardessus et se plongea dans la nuit -d'hiver, la tête bouillonnante de toute l'éloquence qu'il n'avait pas -dépensée.</p> - - - - -<h4><a id="XIII">XIII</a></h4> - - -<p>La salle était bondée au théâtre Wallack.</p> - -<p>On jouait <i>The Shaughraun</i>, avec Dion Boucicault dans le premier -rôle, Harry Montague et Ada Dyas dans les rôles des amoureux. La réputation -de l'admirable troupe anglaise était à son apogée, et <i>The -Shaughraun</i> faisait toujours salle comble. Au paradis, l'enthousiasme -était sans borne; dans les fauteuils et dans les loges, on souriait un -peu des sentiments rebattus et des situations sensationnelles, mais on -ne s'en amusait pas moins.</p> - -<p>Un épisode, surtout, ravissait la salle: c'était celui où Harry -Montague, après une scène douloureuse et presque muette, disait adieu -à Ada Dyas. L'actrice se tenait près de la cheminée, regardant le -feu. Elle était vêtue d'une robe de cachemire gris, qui moulait sa -taille et tombait en longs plis jusqu'à ses pieds. Autour du cou, elle -portait un ruban de velours noir, dont les bouts pendaient en arrière. -Lorsque le jeune homme la quittait, elle restait, les bras appuyés sur -la cheminée, la tête dans les mains. Arrivé sur le pas de la porte, -Harry Montague s'arrêtait pour la regarder encore; puis il revenait, -prenait un des bouts du ruban de velours, le portait à ses lèvres et -quittait la pièce sans que la jeune femme eût fait un mouvement. Le -rideau tombait sur cet adieu muet.</p> - -<p>C'était pour cette scène que Newland Archer aimait revoir <i>The -Shaughraun.</i> Il trouvait admirables les adieux de Montague et d'Ada -Dyas; cela lui rappelait ses meilleurs souvenirs de Bressant et de -Croisette à Paris, ou de Madge Robertson et Kendall à Londres. Dans -leur douleur inexprimée, ces adieux le remuaient autrement que les -accents les plus pathétiques des comédiens en renom.</p> - -<p>Ce soir-là, cette petite scène lui parut spécialement poignante; elle -évoquait le congé qu'il avait pris de M<sup>me</sup> Olenska après leur -entretien confidentiel, quelque dix jours auparavant.</p> - -<p>Et pourtant, il y avait aussi peu de ressemblance entre les situations -qu'entre les personnes. Newland ne prétendait guère à la beauté -romantique du jeune acteur anglais, et Miss Dyas était une grande femme -aux cheveux roux, dont la haute stature et la figure plutôt laide ne -rappelaient en rien la grâce plaintive d'Ellen Olenska. Archer et -M<sup>me</sup> Olenska n'étaient pas davantage deux amoureux désolés qui -se séparent en silence, mais un avocat et sa cliente se disant au revoir -après une conversation d'où celui-ci remportait sur le cas de -celle-là l'impression la plus douteuse. Où donc était l'analogie -qui faisait battre le cœur du jeune homme? Était-il au pouvoir -de M<sup>me</sup> Olenska de suggérer des possibilités tragiques et -troublantes? La jeune femme, avec son passé mystérieux et exotique, -semblait née pour le drame et la passion. Archer avait toujours pensé que -le hasard et les circonstances ne jouent qu'une faible part dans la -destinée de chacun de nous; les êtres sont menés par leur nature: chez -M<sup>me</sup> Olenska la nature allait au dramatique, Archer le sentait. -La tranquille, presque passive jeune femme, était comme vouée à une vie -hasardeuse, quelque peine qu'elle prît pour l'éviter ou s'en éloigner. -C'était précisément son calme résigné qui permettait de deviner l'orage -devant lequel elle avait fui. Les choses qu'elle acceptait comme -naturelles donnaient la mesure de celles contre lesquelles elle se -révoltait.</p> - -<p>Archer l'avait quittée avec la conviction que l'accusation du comte -Olenski n'était pas sans fondement. Le personnage mystérieux qui -figurait dans le passé de M<sup>me</sup> Olenska, le «secrétaire du comte» -disait le document, avait sans doute reçu sa récompense après l'avoir -aidée dans sa fuite. La vie à laquelle elle avait voulu échapper -était intolérable. Elle était jeune, elle avait peur, elle était -désespérée. Avait-elle été reconnaissante à son sauveur? Cette -gratitude la mettait, aux yeux de la loi et du monde, de pair avec son -abominable mari. Archer le lui avait expliqué, comme son devoir le -voulait, ajoutant qu'à New-York, si les cœurs étaient simples et -bons, elle ne devait cependant pas sur ce chapitre escompter leur -indulgence.</p> - -<p>Il avait trouvé infiniment pénible de constater la facilité avec -laquelle elle avait accepté sa décision. La faiblesse qu'elle avait -tacitement avouée la mettait à la merci de Newland; il se sentait -attiré vers elle par d'obscurs sentiments de jalousie et de pitié. Il -était heureux que ce fût à lui qu'elle eût révélé son secret, -plutôt que de le confier à la froide enquête de Mr Letterblair, ou à -la curiosité embarrassée des siens. Il se chargea du soin de faire -savoir à la famille, qu'ayant reconnu l'inutilité de ses démarches, -elle avait renoncé au divorce; et tous s'empressèrent de ne plus -penser aux choses «pénibles» dont ils avaient été menacés.</p> - -<p>—J'étais sûre que Newland arrangerait cela, disait Mrs Welland en -parlant de son futur gendre: et la vieille Mrs Mingott, qui avait -convoqué Archer pour un entretien confidentiel, lui avait fait ses -compliments, en ajoutant:</p> - -<p>—La petite sotte! Je lui avais bien dit que c'était une bêtise: -vouloir se faire passer pour Ellen Mingott, devenir une sorte de vieille -fille, quand elle a la chance d'être mariée et comtesse!</p> - -<p>La scène d'amour entre les acteurs avait rappelé, avec une telle -acuité, au jeune homme, sa dernière conversation avec M<sup>me</sup> -Olenska que, lorsque le rideau tomba sur la séparation des deux amants, -il sentit les larmes lui monter à la gorge et il se leva pour quitter le -théâtre.</p> - -<p>En se retournant, il aperçut la jeune femme dont il avait l'esprit -rempli, assise dans une loge avec les Beaufort et d'autres invités. -Depuis leur dernière entrevue, il avait évité de la rencontrer; mais -comme Mrs Beaufort, le reconnaissant, lui faisait un petit signe -d'invitation, il fut obligé de se rendre dans la loge.</p> - -<p>Les hommes lui firent place, et après quelques mots échangés avec Mrs -Beaufort, qui tenait à montrer sa beauté, mais non à causer, Archer -alla s'asseoir derrière M<sup>me</sup> Olenska. Mr Jackson, installé près -de Mrs Beaufort, lui faisait, à demi-voix, le récit de la soirée du -dimanche précédent chez Mrs Lemuel Struthers (quelques personnes disaient -qu'on y avait dansé). Mrs Beaufort écoutait ce minutieux récit avec son -impeccable sourire, la tête tournée de façon à être vue de profil -par les fauteuils d'orchestre. M<sup>me</sup> Olenska se retourna vers -Archer et lui dit à voix basse:</p> - -<p>—Croyez-vous qu'il lui enverra un bouquet de roses jaunes demain -matin?</p> - -<p>Archer rougit et son cœur battit violemment. Il n'était allé que deux -fois chez M<sup>me</sup> Olenska et chaque fois il lui avait envoyé un -bouquet de roses jaunes, mais sans y joindre de carte. Elle n'avait -jusqu'alors fait aucune allusion aux fleurs, et ne semblait pas soupçonner -leur provenance. Maintenant, non seulement elle y faisait une allusion, -mais elle l'associait à la tendre séparation des amants de la scène: -Newland en fut ému et troublé.</p> - -<p>—Je m'en allais pour emporter le souvenir de cette scène, -dit-il.</p> - -<p>À sa grande surprise, il vit pâlir la jeune femme. Elle porta les yeux -sur la jumelle de nacre que tenaient ses mains finement gantées, et dit -après un silence:</p> - -<p>—Que faites-vous pendant l'absence de May?</p> - -<p>—Je m'absorbe dans mon travail, répondit-il, un peu froissé de -la question.</p> - -<p>Selon une habitude prise depuis longtemps, les Welland étaient partis -la semaine précédente pour Saint-Augustin, dans la Floride, où ils -passaient la fin d'hiver. Mr Welland était convaincu qu'il avait les -bronches délicates. C'était un homme de nature douce et silencieuse: -il n'avait pas d'opinions personnelles, mais, en revanche, il avait des -habitudes. Nul ne devait y contrevenir: sa femme et sa fille étaient -donc obligées de l'accompagner dans le midi. Il fallait que partout où -il allait, il retrouvât son milieu habituel: sans Mrs Welland, il -n'aurait su ni trouver ses brosses ni se procurer des timbres.</p> - -<p>Tous les membres de cette famille s'adoraient entre eux. Jamais Mrs -Welland ni sa fille n'auraient admis l'idée que Mr Welland pût aller -seul à Saint-Augustin, et les fils, ne pouvant à cause de leurs -occupations s'absenter pendant l'hiver, allaient le rejoindre à Pâques -pour revenir avec lui.</p> - -<p>Archer ne pouvait discuter la nécessité où May se trouvait -d'accompagner son père. Le médecin de famille des Mingott avait -attaché sa réputation à une pneumonie que Mr Welland n'avait jamais -eue, et il exigeait le séjour à Saint-Augustin. Les fiançailles de -May n'avaient dû être annoncées qu'après le retour de la Floride et -le fait qu'on avait été amené à les annoncer plus tôt ne changeait -en rien les plans de Mr Welland. Archer aurait aimé se joindre aux -voyageurs, vivre pour quelques semaines au soleil, canoter et se -promener avec sa fiancée; mais lui aussi était tenu par les usages et -les conventions. Ses devoirs professionnels n'étaient guère -accablants, mais tout le clan Mingott se fût étonné, s'il avait -demandé un congé au milieu de l'hiver; et il avait accepté le départ -de May avec la résignation qui allait certainement devenir un des -principaux éléments de sa vie d'homme marié.</p> - -<p>Il sentait que, sous ses paupières baissées, M<sup>me</sup> Olenska le -regardait.</p> - -<p>—J'ai fait ce que vous désirez,—ce que vous m'avez -conseillé, dit-elle sans préambule.</p> - -<p>—Ah!... J'en suis heureux, répondit-il, embarrassé qu'elle abordât -ce sujet à un pareil moment.</p> - -<p>—Je me suis rendu compte que vous aviez raison, continua-t-elle, -un peu haletante. Mais la vie est parfois difficile... troublante...</p> - -<p>—Je sais!</p> - -<p>—Je voulais vous dire que j'ai reconnu que vous aviez raison, et -que je vous en ai de la gratitude, acheva-t-elle, en portant vivement -sa lorgnette à ses yeux.</p> - -<p>La porte de la loge s'ouvrit et laissa passer les éclats de voix -de Beaufort.</p> - -<p>Archer se leva, et sortit du théâtre.</p> - -<p>La veille, il avait reçu une lettre de May Welland dans laquelle, avec -une candeur caractéristique, elle lui demandait d'être «bon pour -Ellen» en son absence... «Elle vous aime et vous admire beaucoup. Elle -dissimule sa tristesse, mais elle est isolée et malheureuse. Je ne -crois pas que grand'mère la comprenne, ni mon oncle Lovell Mingott. Ils -la croient beaucoup plus mondaine qu'elle ne l'est réellement. Je -comprends bien, quoi qu'en dise la famille, que New-York doit lui -sembler triste. Je crois qu'elle est habituée à beaucoup de plaisirs -que nous n'avons pas: à entendre de belle musique, à voir des -expositions, à rencontrer les célébrités, les artistes et les -auteurs, tous les gens intelligents que vous admirez. Grand'mère ne -peut pas se mettre dans la tête qu'elle a besoin d'autre chose que de -dîner en ville et d'être bien habillée. Pour moi, je ne vois à -New-York que vous qui puissiez l'entretenir des choses qui -l'intéressent vraiment.»</p> - -<p>Sa May si sage! Comme il l'aimait pour cette lettre! Mais il n'avait pas -eu l'intention de suivre ses avis. D'abord il était trop occupé, -ensuite il ne tenait pas à jouer trop ostensiblement le rôle de champion -de M<sup>me</sup> Olenska. Elle savait se garder toute seule beaucoup -mieux que ne le croyait la candide May. Elle avait Beaufort à ses -pieds, Mr van der Luyden planait au-dessus d'elle comme une divinité -protectrice, et de nombreux candidats attendaient leur tour de se -déclarer ses défenseurs. Néanmoins, il ne voyait jamais la jeune -femme, n'échangeait jamais un mot avec elle, sans se rendre compte que, -dans sa naïveté, May avait deviné bien des choses: Ellen Olenska -sentait sa solitude, elle souffrait.</p> - - - - -<h4><a id="XIV">XIV</a></h4> - - -<p>Dans le vestibule du théâtre, Archer tomba sur son ami, Ned Winsett; -le seul, parmi ceux que Janey appelait ses «amis intellectuels,» avec -lequel il aimât, parfois, vraiment s'entretenir.</p> - -<p>Il avait aperçu dans la salle le dos voûté et râpé de l'écrivain, -et avait surpris un moment son regard plongeant dans la loge des -Beaufort. Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Winsett -proposa d'aller prendre un bock dans une petite brasserie allemande au -coin de la rue. Archer, qui n'était pas en veine d'épanchement, -déclina l'invitation: il avait à travailler.</p> - -<p>—Vous avez raison, dit Winsett, allons travailler.</p> - -<p>Ils déambulèrent ensemble.</p> - -<p>—En réalité, reprit Winsett, ce que je voulais savoir c'est le -nom de cette dame brune dans votre loge. Elle était avec les Beaufort, -n'est-ce pas?</p> - -<p>Archer eut un mouvement d'inquiétude. Pourquoi diable Ned Winsett -voulait-il savoir le nom d'Ellen Olenska? Cela ne lui ressemblait pas de -faire ainsi le curieux; mais Archer se souvint que Winsett était -journaliste.</p> - -<p>—Vous n'allez pas l'interviewer, j'espère? dit-il en riant.</p> - -<p>—Pas pour mon journal, mais peut-être pour moi-même. Figurez-vous -qu'elle est ma voisine: drôle de quartier pour une femme élégante! Et -elle a été si bonne pour mon petit garçon! L'enfant avait -dégringolé du perron dans la cour, et s'était fait une mauvaise -écorchure. Elle s'est précipitée pour le relever, et, tête nue, elle -nous l'a rapporté dans ses bras après lui avoir fait un beau -pansement. Elle était si belle et si touchante que ma femme en a -oublié de lui demander son nom.</p> - -<p>Le cœur d'Archer s'émut. C'était bien d'Ellen de s'être ainsi -précipitée, tête nue, portant l'enfant dans ses bras.</p> - -<p>—Votre voisine s'appelle la comtesse Olenska: c'est une -petite-fille de la vieille Mrs Mingott.</p> - -<p>—Fichtre! Une comtesse! fit Winsett. Je ne les aurais pas crues -aussi aimables. Les Mingott ne le sont pas.</p> - -<p>—Ils le seraient, si vous les y encouragiez.</p> - -<p>Allons! C'était là leur vieille controverse: la mauvaise volonté -obstinée des «intellectuels» à fréquenter le monde élégant. -Archer renonça à poursuivre cette éternelle discussion.</p> - -<p>—Je me demande, dit Winsett, comment une comtesse a pu s'installer -dans notre affreux quartier.</p> - -<p>—Parce qu'elle se moque bien du quartier: elle passe devant nos -petites catégories sociales sans même s'en apercevoir.</p> - -<p>—Hum!... Elle a sans doute fréquenté une société moins fermée, -commenta Winsett... Je vous quitte... À bientôt.</p> - -<p>Archer le suivit des yeux, ruminant ses dernières paroles, Ce Winsett, -il avait ainsi ses éclairs... il voyait... il était intéressant. -Archer se demandait comment, à un âge qui pour la plupart des hommes -est celui de la lutte, il se résignait à une vie si médiocre. Winsett -avait une femme et un enfant, mais Archer ne les connaissait pas. Les -deux hommes se rencontraient, soit au «Century Club,» soit au -restaurant avec d'autres journalistes ou à la brasserie allemande. Il -avait laissé entendre à Archer que sa femme était confinée à la -maison: cela pouvait aussi bien vouloir dire qu'elle était souffrante, -ou qu'elle n'avait pas l'habitude du monde, ou, peut-être, qu'elle -n'avait pas de robe pour y aller. Winsett lui-même témoignait d'une -horreur farouche pour les usages «du monde.» Archer, qui trouvait plus -propre et plus confortable de se mettre en habit tous les soirs, ne -s'était jamais rendu compte que la propreté et le confortable sont les -deux choses les plus coûteuses d'un médiocre budget. L'attitude de -Winsett lui semblait faire partie de l'insupportable pose des -«bohèmes.»</p> - -<p>Mais Winsett lui offrait un stimulant intellectuel, et, dès qu'il -apercevait sa figure maigre et barbue, aux yeux mélancoliques, il -engageait avec lui la conversation. Ce n'était pas par goût que -Winsett était journaliste: né malencontreusement dans un monde fermé -aux lettres, il avait une vraie vocation d'écrivain. Après avoir -publié un petit livre exquis de critique littéraire, dont cent vingt -exemplaires seulement avaient été vendus et trente donnés, il avait -abandonné sa véritable voie et pris une situation de petit rédacteur -dans un magazine féminin où les réclames se mêlaient aux patrons de -robes, aux romans d'amour et aux affiches de boissons antialcooliques.</p> - -<p>Sur le sujet des «Hearth-Fires» (c'était le titre du magazine) -l'ironie de Winsett était inépuisable; mais derrière cette gaîté se -cachait l'amertume d'un homme, jeune encore, qui avait lutté et se -déclarait vaincu. En causant avec Winsett, Archer constatait le vide, -l'inutilité de sa propre vie; mais celle de Winsett était plus vide et -plus inutile encore.</p> - -<p>Je suis fini, c'est entendu, avait dit un jour Winsett, je ne tiens -qu'un article, et il n'a pas cours ici... Mais vous, vous êtes libre, -vous êtes riche. Pourquoi renoncer? Il n'y a qu'un avenir: la -politique!</p> - -<p>Archer se mit à rire. Cette parole lui avait permis de mesurer encore -une fois la distance qui séparait sa classe à lui de celle de Winsett. -En Amérique, un «gentleman» n'entre pas dans la politique. Ne pouvant -expliquer cela à Winsett, Archer répondit évasivement:</p> - -<p>—Est-ce que vous voyez un homme propre dans la politique? Ils -n'ont pas besoin de nous.</p> - -<p>—Qui cela, ils? Pourquoi n'êtes-vous pas, vous, les gentlemen, -tous ensemble à leur place?</p> - -<p>Archer eut un sourire de condescendance. Inutile de prolonger la -discussion! On ne connaissait que trop la triste fin des rares gentlemen -qui avaient sali leurs manchettes dans les affaires municipales ou dans -la politique d'État. Ce n'était plus possible. Le pays appartenait aux -nouveaux riches et aux émigrants: les gens comme il faut devaient s'en -tenir aux sports ou à la culture intellectuelle.</p> - -<p>—La culture?... Oui... Si nous en avions une! Mais la vie -intellectuelle ici meurt d'inanition. Elle ne se nourrit que des restes -de la tradition européenne qu'ont apportée vos arrière-grands'pères. -Vous n'êtes qu'une pauvre petite minorité; vous n'avez pas de centre, -pas de concurrence, pas de clientèle. Vous êtes comme, dans une maison -abandonnée, un portrait resté accroché au mur. Vous n'aboutirez -jamais à rien, tant que vous ne vous mettrez pas en bras de chemise et -que vous ne descendrez pas dans la rue. Ça ou émigrer. Ah Dieu! Si je -pouvais émigrer!</p> - -<p>Archer n'insista pas et ramena la conversation sur les livres: là, -Winsett, éclectique, était toujours intéressant. Émigrer! Comme si -un «gentleman» pouvait abandonner son pays! C'était aussi impossible -que de se mêler à la politique. Un «gentleman» restait chez lui tout -simplement et s'abstenait. Mais on ne ferait pas comprendre cela à -Winsett.</p> - -<p>Le lendemain matin, Archer parcourut en vain la ville à la recherche de -roses jaunes, et arriva en retard à son étude. Il se rendit compte que -son absence avait passé inaperçue. Quel inutile assujettissement! -Pourquoi n'était-il pas en ce moment sur les sables de Saint-Augustin -avec May Welland? Dans les vieilles études, comme celle qui avait à sa -tête Mr Letterblair, il y avait toujours deux ou trois jeunes gens -riches, sans ambition professionnelle, qui s'asseyaient quelques heures -chaque jour devant un bureau. Ainsi pour le monde, pour leur famille, -ils étaient «occupés.» Aucun de ces jeunes gens n'avait la -prétention de gagner de l'argent, ni même le désir d'avancer dans sa -profession, et il leur suffisait de savoir que dans les nobles travaux -du droit ils ne dérogeaient pas.</p> - -<p>Archer frissonnait à la pensée que lui-même pourrait en être là. Il -résistait à la stagnation, il passait ses vacances à voyager, il -cultivait les «intellectuels,» il essayait de se «tenir au courant,» -comme il l'avait dit un jour à M<sup>me</sup> Olenska. Mais une fois marié, -que deviendrait cette étroite marge que se réservait sa personnalité? -Combien d'autres avant lui avaient rêvé son rêve, qui graduellement -s'étaient enfoncés dans les eaux dormantes de la vie fortunée!</p> - -<p>Du cabinet de Mr Letterblair, il envoya un mot à M<sup>me</sup> -Olenska, lui demandant si elle pouvait le recevoir dans l'après-midi. Au -cercle, il ne trouva pas de réponse, et n'en reçut pas le jour suivant. Ce -silence l'humilia: le lendemain matin, il vit un superbe bouquet de -roses jaunes à la devanture d'un fleuriste, mais s'abstint de -l'envoyer. Le troisième jour enfin, il reçut par la poste quelques lignes -de M<sup>me</sup> Olenska. À son grand étonnement, elles étaient datées -de Skuytercliff, où les van der Luyden s'étaient retirés aussitôt -après avoir embarqué le Duc. «Je me suis évadée, écrivait-elle -brusquement et sans préambule, le lendemain du jour où je vous ai -rencontré au théâtre. Je voulais être tranquille, réfléchir. Vous -aviez raison de me dire toute la bonté de mes hôtes. Je me sens en -sécurité ici. Je voudrais que vous y fussiez avec nous.» Elle -terminait par une formule banale, sans allusion à la date de son -retour.</p> - -<p>Le ton de la lettre surprit le jeune homme. De quoi M<sup>me</sup> -Olenska s'évadait-elle, et pourquoi avait-elle besoin de se sentir en -sécurité? Il pensa d'abord que quelque nouveau danger venu d'Europe -pouvait planer sur elle; puis il réfléchit qu'elle avait peut-être -dans sa manière d'écrire quelque exagération pittoresque. Du reste, -elle devait être capricieuse et se fatiguer facilement de ce qui la -divertissait un moment.</p> - -<p>Il souriait à la pensée des van der Luyden l'amenant une seconde fois -à Skuytercliff, et cette fois pour un temps indéfini. Les portes de -Skuytercliff s'ouvraient rarement, et un cérémonieux week-end était -tout ce que pouvaient espérer les privilégiés. Mais Archer avait vu -à Paris la délicieuse pièce du Labiche: <i>le Voyage de M. Perrichon</i>, -et se rappelait l'attachement tenace et profond de M. Perrichon pour le -jeune homme qu'il avait retiré du glacier. Les van der Luyden avaient -retiré M<sup>me</sup> Olenska de la crevasse où la société de New-York -avait failli la précipiter, et outre la sympathie qu'elle leur inspirait, -ils sentaient couver en eux le désir d'assurer son sauvetage.</p> - -<p>Archer, en apprenant le départ de la jeune femme, se rappela aussitôt -qu'il venait de refuser une invitation à aller passer le dimanche chez -les Reggie Chivers dans leur propriété à quelques kilomètres de -Skuytercliff.</p> - -<p>Il en avait assez, depuis longtemps, des parties bruyantes de Highbank, -des courses de luge, des promenades en traîneau, des longues marches -dans la neige, des flirts innocents et des plaisanteries aussi -innocentes, mais plus insipides encore. Il venait de recevoir une caisse -de livres nouveaux de son libraire à Londres, et aurait une tranquille -journée chez lui avec ses auteurs préférés. Pourtant, tout en froissant -entre ses doigts la lettre de M<sup>me</sup> Olenska, il alla dans le -salon de lecture du cercle, rédigea un télégramme et le fit partir -immédiatement. Il savait que Mrs Reggie avait toujours de la place pour -un invité de la dernière heure, et qu'il pouvait compter sur son -accueil.</p> - - - - -<h4><a id="XV">XV</a></h4> - - -<p>Newland Archer arriva chez les Chivers le vendredi soir et exécuta, -consciencieusement, le lendemain, tous les rites d'un week-end à -Highbank.</p> - -<p>Le matin, il fît du toboggan avec la maîtresse de la maison et les -plus allants des invités. Dans la journée, il fit le tour du -propriétaire. Après le thé, il causa dans un coin avec une jeune -fille avec laquelle il avait flirté autrefois et qui venait de se -fiancer. Vers minuit, il aida à mettre des poissons rouges dans le lit -d'un des invités et à fabriquer un cambrioleur-mannequin dans le -cabinet de toilette d'une tante timide. Enfin, il participa à la -bataille d'oreillers qui, jusqu'après minuit, bouleversa la maison -depuis les chambres d'enfants jusqu'à la cave. Mais le dimanche, il -emprunta un traîneau pour aller à Skuytercliff.</p> - -<p>La maison de Skuytercliff avait la prétention d'être une villa -italienne. Construite par Mr van der Luyden en vue de son prochain -mariage avec Miss Louisa Dagonet, c'était une grande bâtisse carrée, -peinte en blanc et vert pâle, avec un portique corinthien et d'étroits -pilastres entre les fenêtres. De la hauteur où elle était placée, -une série de terrasses, que bordaient des balustrades surmontées -d'urnes, descendait jusqu'à un petit lac à bord d'asphalte, ombragé -de conifères pleureurs. À droite et à gauche des terrasses, -s'étendaient les fameuses pelouses, parsemées d'arbres de choix, -chacun d'une variété différente, et au delà, de longues rangées de -serres. Plus bas, dans un vallonnement, se voyait la petite maison en -pierres que le premier «Patroon» avait fait construire sur le terrain -qui lui avait été concédé en 1605.</p> - -<p>Contre la blanche étendue de neige et le ciel gris d'hiver, la villa -italienne avait un aspect assez lugubre. Même en été, elle gardait sa -dignité et les plus téméraires corbeilles de cannas ne s'aventuraient -jamais à moins de trente pieds de sa façade. Quand Archer sonna, le -long tintement sembla se prolonger comme dans un mausolée, et -lorsqu'enfin le maître d'hôtel se présenta, il parut aussi étonné -que s'il eût été réveillé de son dernier sommeil. Mais Archer -était de la famille: le maître d'hôtel crut pouvoir lui dire que la -comtesse Olenska était sortie pour se rendre, avec Mrs van der Luyden, -aux offices du soir.</p> - -<p>—Mr van der Luyden, continua le maître d'hôtel, est à la maison; -mais je crois qu'il finit sa sieste ou qu'il lit l'<i>Evening Post</i> -d'hier. Je l'ai entendu dire ce matin, à son retour de l'église, qu'il -lirait l'<i>Evening Post</i> après le déjeuner. Si vous le désirez, -monsieur, je puis aller voir...</p> - -<p>Archer répondit qu'il irait au-devant des dames, et le maître -d'hôtel, visiblement soulagé, referma majestueusement la porte.</p> - -<p>Un groom mena le traîneau aux écuries et Archer traversa le parc pour -gagner la grande route. Le village de Skuytercliff n'était distant que -d'un kilomètre, mais il savait que Mrs van der Luyden ne marchait -jamais, et qu'il rencontrerait la voiture en chemin. Un instant après, -venant d'un sentier qui traversait la route, il aperçut un grand chien -devançant une mince silhouette en manteau rouge. Il pressa le pas et -M<sup>me</sup> Olenska s'arrêta court, avec un sourire de bienvenue.</p> - -<p>—Ah! vous voilà!</p> - -<p>Le manteau rouge lui rendait l'éclat de l'Ellen Mingott d'autrefois. -Il rit, lui prenant la main, et répondit:</p> - -<p>—Je suis venu pour savoir ce que vous avez voulu fuir...</p> - -<p>La figure de la jeune femme s'assombrit:</p> - -<p>—Vous le comprendrez tout à l'heure...</p> - -<p>La réponse intrigua Archer:</p> - -<p>—Qu'avez-vous donc? Que se passe-t-il?</p> - -<p>D'un petit mouvement qui rappelait celui de Nastasia, Ellen haussa -les épaules et dit d'un ton plus léger:</p> - -<p>—Marchons! Le sermon m'a glacée. Et puis, maintenant vous êtes là, -je n'ai plus peur.</p> - -<p>Le sang monta aux tempes du jeune homme; il saisit un des plis -du manteau rouge.</p> - -<p>—Ellen! Qu'y a-t-il? Dites-le moi!</p> - -<p>—Tout à l'heure. Courons d'abord; j'ai les pieds gelés, -cria-t-elle; et, ramassant son manteau, elle s'élança sur la neige, suivie -du chien qui gambadait autour d'elle.</p> - -<p>Archer s'arrêta un moment, ravi de ce bondissement rouge sur la neige; -puis il s'élança à la poursuite de la jeune femme. Ils se -rejoignirent, riant et hors d'haleine, devant le portillon qui ouvrait -sur le parc.</p> - -<p>Elle fixa sur lui son regard:</p> - -<p>—Je savais que vous viendriez!</p> - -<p>—Cela prouve que vous le désiriez, répondit-il avec une joie -secrète.</p> - -<p>Le scintillement des arbres givrés remplissait l'air d'une lumière -mystérieuse et, comme ils marchaient, la neige durcie semblait chanter -sous leurs pas.</p> - -<p>—D'où venez-vous? demanda M<sup>me</sup> Olenska.</p> - -<p>Il le lui expliqua et ajouta:</p> - -<p>—J'ai demandé aux Olivers de me recevoir lorsque j'ai reçu -votre lettre.</p> - -<p>Après un silence, elle dit, avec un imperceptible tremblement -dans la voix:</p> - -<p>—May vous a demandé de vous occuper de moi?</p> - -<p>—Je n'avais pas besoin qu'on me le demandât...</p> - -<p>—Vous me trouvez donc bien visiblement sans défense! Quelle pauvre -créature vous me croyez tous! Mais les femmes d'ici n'ont donc jamais -besoin de secours, pas plus que les bienheureux dans le ciel?</p> - -<p>Il baissa la voix:</p> - -<p>—Quelle sorte de secours?</p> - -<p>—Ne me le demandez pas. Je ne parle pas votre langue, -répliqua-t-elle avec vivacité.</p> - -<p>La réponse le blessa; il s'arrêta dans le sentier.</p> - -<p>—Pourquoi suis-je venu, si vous ne parlez pas ma langue?</p> - -<p>—Oh! mon ami!—Elle posa légèrement sa main sur le bras du -jeune homme. Il la pressa.—Ellen! Pourquoi ne pas me dire ce qui est -arrivé?...</p> - -<p>Elle haussa de nouveau les épaules:</p> - -<p>—Que peut-il arriver dans le paradis?</p> - -<p>Ils marchèrent quelques instants en silence. Enfin elle dit:</p> - -<p>—Je vous l'expliquerai, mais où? On ne peut pas être seul une -minute dans cette maison aux portes toujours ouvertes, où toujours quelque -domestique vous apporte le thé, une bûche ou un journal! Ne peut-on -jamais, dans une maison américaine, être un peu seule? Vous qui êtes -si réservés, si discrets, comment se fait-il que vous ayez si peu le -sens de l'intimité?</p> - -<p>—Ah! vous ne nous aimez pas! s'écria Archer.</p> - -<p>Ils passaient devant la maison du vieux «Patroon.» Sa façade basse, -percée de petites fenêtres, était dominée, à la mode hollandaise, -par une seule cheminée centrale. Les volets étaient ouverts, et, à -travers les vitres, Archer aperçut la lueur d'un feu.</p> - -<p>—Tiens! la maison est ouverte? dit-il.</p> - -<p>Elle s'arrêta:</p> - -<p>—Pour aujourd'hui, tout au moins. Je désirais la visiter, et Mr -van der Luyden a fait allumer du feu, afin que nous puissions y passer en -revenant de l'église, ce matin.</p> - -<p>Elle monta les marches en courant et tourna la poignée de la -porte.</p> - -<p>—Elle est encore ouverte. Quelle chance! Entrez et nous pourrons -causer tranquillement. Mrs van der Luyden est allée jusqu'à Rhinebeck voir -les vieilles tantes, et on ne s'apercevra pas de notre absence.</p> - -<p>Il la suivit dans l'étroit couloir. La dépression que lui avaient -causée les dernières paroles de la comtesse Olenska fit place à un -mouvement de joie. La petite maison intime, avec ses boiseries peintes, -ses cuivres où se reflétait le feu, s'ouvrait là pour eux comme par -enchantement. Un grand lit de braises luisait encore dans la cheminée -de la cuisine, sous un chaudron suspendu à une vieille crémaillère. -Des chaises cannées se faisaient face des deux côtés du foyer revêtu -de vieilles faïences bleues, et des rangées d'assiettes de Delft ornaient -les murs. Archer jeta un fagot dans la cheminée. M<sup>me</sup> Olenska, -ôtant son manteau, prit une des chaises, et Archer, appuyé à la -cheminée, l'interrogea du regard.</p> - -<p>—Vous riez maintenant; mais quand vous m'avez écrit, vous étiez -malheureuse, dit-il.</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>Elle ajouta:</p> - -<p>—Je ne peux pas me sentir malheureuse quand vous êtes là...</p> - -<p>—Je ne serai pas ici longtemps, observa-t-il sèchement.</p> - -<p>—Sans doute. Mais je ne sais pas prévoir! Je vis dans le moment -où je suis heureuse.</p> - -<p>Ces mots glissèrent en lui comme une tentation; pour s'y dérober, il -s'éloigna de la cheminée et se mit à regarder les troncs noirs des -arbres qui se détachaient sur la neige. Mais il voyait encore, entre -lui et les arbres, la jeune femme penchée sur le feu, avec son sourire -indolent. Le cœur d'Archer battait en désordre. Était-ce lui qu'elle -avait fui? Avait-elle attendu pour le lui dire qu'ils fussent ensemble -seuls dans cette chambre?</p> - -<p>—Ellen, si vraiment je puis vous aider, si réellement vous -désiriez ma venue ici, dites-moi ce qu'il y a, dites-moi à qui -vous voulez échapper!</p> - -<p>Il parlait sans changer de position, sans se retourner pour la regarder. -Si le destin devait parler, ce serait ainsi, avec toute l'étendue de -cette chambre entre eux, tandis qu'il continuait, par la fenêtre, à -regarder la neige.</p> - -<p>Longtemps elle resta silencieuse. Un moment, Archer s'imagina presque -entendre qu'elle s'approchait de lui, prête à lui jeter ses bras -légers autour du cou. Tout son être palpitait dans l'attente... -Soudain il vit un homme vêtu d'un épais pardessus, son col de fourrure -relevé, qui s'avançait par le sentier vers la maison. Archer reconnut -Julius Beaufort.</p> - -<p>—Ah! cria-t-il, éclatant d'un rire sonore.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska s'était élancée de sa chaise et était venue près -de lui, glissant sa main dans la sienne; mais, après avoir jeté un coup -d'œil par la fenêtre, elle pâlit et recula.</p> - -<p>—Enfin, je comprends!... dit Archer avec une ironie amère.</p> - -<p>—Je ne savais pas qu'il fut ici, murmura-t-elle.</p> - -<p>Sa main serrait encore celle d'Archer; mais il s'éloigna d'elle -brusquement, et, traversant le vestibule, il ouvrit la porte de -la maison.</p> - -<p>—Bonjour, Beaufort! Par ici! M<sup>me</sup> Olenska vous -attendait, dit-il.</p> - -<p>Beaufort, visiblement contrarié de le trouver avec M<sup>me</sup> -Olenska, gardait quand même tout son aplomb. Il savait donner aux gens qui -le gênaient l'impression qu'ils ne comptaient pas, qu'ils existaient à -peine. Mais, malgré son air d'assurance habituelle, il ne pouvait effacer -le pli qui s'était creusé entre ses yeux. Il semblait bien que -M<sup>me</sup> Olenska ignorât qu'il dût venir, et pourtant elle avait -paru indiquer que cela était possible. La raison qu'il donna de son arrivée -fut qu'il avait découvert, la veille au soir, une petite maison délicieuse, -qui faisait absolument l'affaire de la jeune femme, mais qui pouvait lui -être soufflée d'un moment à l'autre. Il se répandit en reproches -agréables: quelle peine elle lui avait donnée en s'enfuyant juste au -moment où il avait fait cette trouvaille!</p> - -<p>—Si seulement cette nouveauté du téléphone était un peu plus -perfectionnée, j'aurais pu vous avertir de loin, et je serais en train -de me chauffer les pieds au feu du cercle, au lieu de courir après vous -dans la neige, bougonna-t-il, déguisant sous une irritation feinte son -réel déplaisir.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska détourna vivement la conversation sur le -miracle de pouvoir un jour converser d'une rue à l'autre, ou -même,—rêve insensé!—d'une ville à l'autre. Ceci amena des -souvenirs d'Edgar Poë et de Jules Verne; et la question du téléphone les -conduisit sans encombre jusqu'à la grande maison.</p> - -<p>Mrs van der Luyden n'étant pas encore revenue, Archer prit congé et -remonta dans son traîneau, pendant que Beaufort entrait dans la maison -avec M<sup>me</sup> Olenska. Malgré l'habitude des van der Luyden de ne pas -encourager les visites imprévues, il pouvait espérer être retenu à -dîner, et reconduit à la gare pour le train de neuf heures. Mais -c'était tout. Jamais ses hôtes n'auraient pensé à demander à un -visiteur venu sans bagages de passer la nuit chez eux; dans les termes -assez froids où ils se trouvaient avec Beaufort, la question ne se -posait même pas.</p> - -<p>Beaufort le savait et ne devait pas s'en étonner, mais qu'il eût -entrepris le long trajet pour une si petite récompense, voilà qui -pouvait donner la mesure de son zèle. Il était clair qu'il poursuivait -M<sup>me</sup> Olenska, et quand il poursuivait une jolie femme, Beaufort -n'avait qu'un but. Son intérieur morose l'excédait depuis longtemps: et les -consolations permanentes qu'il s'était octroyées ne l'empêchaient pas -de se mettre en quête d'aventures amoureuses dans son monde. Tel était -l'homme que M<sup>me</sup> Olenska avait fui. Était-elle obsédée par ses -importunités? Doutait-elle d'elle-même, ou encore cette fuite -n'était-elle qu'une feinte et son départ de New-York une simple -manœuvre? Archer ne le pensait pas. Si peu qu'il eût vu M<sup>me</sup> -Olenska, il croyait commencer à lire sur son visage, et il avait été témoin -de son désarroi à l'apparition soudaine de Beaufort. Mais qu'elle eût -fui Beaufort, n'était-ce pas là le danger pour Archer?</p> - -<p>Jugeant Beaufort, et sans doute le méprisant, il était possible -néanmoins qu'elle fût attirée vers lui, par tout ce qui composait son -prestige: ses relations à New-York et à Londres, son commerce familier -avec des artistes et des acteurs, son dédain des préjugés locaux. -Beaufort était un parvenu sans éducation, mais les circonstances de sa -vie et une certaine vivacité d'esprit naturelle, rendaient sa -conversation plus intéressante que celle d'hommes plus distingués, -mais dont l'horizon n'avait jamais débordé New-York. Comment une jeune -femme revenue d'un monde plus vaste ne serait-elle pas sensible à ce -contraste?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska avait dit à Archer qu'elle et lui ne parlaient -pas la même langue, et il sentait que jusqu'à un certain point c'était -vrai. Mais cette langue d'Ellen Olenska, Beaufort en connaissait toutes les -nuances; il pouvait lui donner la réplique. Il y avait dans toute sa -mentalité une certaine ressemblance avec ce que laissait entrevoir la -courte lettre du comte Olenski. Cela aurait pu être un désavantage -pour lui; mais Archer ne croyait pas qu'Ellen Olenska dût se dérober -nécessairement à tout ce qui lui rappellerait le passé. Elle pouvait, -tout en se croyant révoltée contre ce passé, en subir encore le -charme.</p> - -<p>C'est ainsi que le jeune homme s'efforçait d'analyser, avec une -triste impartialité, la situation de Beaufort et de sa victime.</p> - -<p>En arrivant chez lui, Archer déballa les livres qui étaient arrivés -de Londres. L'envoi contenait de nombreux ouvrages qu'il attendait -impatiemment: un nouveau volume d'Herbert Spencer, le dernier livre -d'Edmond de Goncourt, un roman intitulé <i>Middlemarch</i>, dont parlaient -les revues. Le jeune homme avait refusé trois invitations à dîner -pour jouir de ce régal; mais tout en tournant les pages, il ne savait -pas ce qu'il lisait, et les livres, l'un après l'autre, lui tombèrent -des mains. Tout à coup, parmi eux, il avisa un petit volume de vers -qu'il avait demandé sur la foi du titre: <i>The House of Life.</i> Il -l'ouvrit et se trouva plongé dans une atmosphère qu'il n'avait jamais -connue dans ses lectures, atmosphère chaude, voluptueuse et, cependant, -d'une si ineffable tendresse qu'elle donnait à la passion une nouvelle -beauté pathétique et obsédante. Toute la nuit, il poursuivit à -travers ces pages enchantées la vision d'une femme qui avait le visage -de M<sup>me</sup> Olenska; mais, quand il s'éveilla le lendemain et qu'il -vit les maisons en face de ses fenêtres et pensa au cabinet de Mr -Letterblair, au banc de famille dans Grace Church, l'heure passée dans le -parc de Skuytercliff devint aussi irréelle que ses rêves de la nuit...</p> - -<p>—Mon Dieu, que tu es pâle, Newland! observa Janey, en le -dévisageant lorsqu'il descendit pour le petit déjeuner; et sa mère -ajouta:—Newland, mon chéri, j'ai remarqué que tu toussais ces -jours-ci. J'espère que tu ne te laisses pas surmener.</p> - -<p>Les deux femmes étaient convaincues que, sous le despotisme de Mr -Leterblair, le jeune homme s'épuisait au travail, et Archer n'avait -jamais cru nécessaire de les détromper.</p> - -<p>Les jours suivants se traînèrent péniblement. La monotonie de sa vie -lui mettait dans la bouche comme un goût de cendres; par moment, il -avait le sentiment d'être enterré vivant. Il ne savait plus rien de -M<sup>me</sup> Olenska ni de la petite maison. Quand il rencontrait -Beaufort au cercle, ils échangeaient un signe de tête silencieux à travers -les tables de whist.</p> - -<p>Le quatrième jour, il trouva, en rentrant chez lui, un billet ainsi -conçu: «Venez tard demain, il faut que je vous explique. Ellen.» Le -jeune homme, qui dînait en ville, mit le petit mot dans sa poche. -Après le dîner, il se rendit au théâtre, et ce ne fut qu'après -minuit, de retour chez lui, qu'il relut lentement cette missive. Il y -avait plusieurs manières d'y répondre. Il les étudia toutes, en un -examen approfondi, au cours d'une nuit sans sommeil. Celle qu'il choisit -fut de faire rapidement sa valise, et de sauter dans le bateau qui -partait le lendemain pour Saint-Augustin.</p> - - - - -<h4><a id="XVI">XVI</a></h4> - - -<p>Quand Archer descendit la grande rue sablonneuse de Saint-Augustin, se -dirigeant vers la maison qui lui avait été indiquée comme la demeure -de Mr Welland, il aperçut May debout sous un magnolia. Les rayons du -soleil doraient ses cheveux, et le jeune homme se demanda pourquoi il -avait tant tardé à venir.</p> - -<p>La vérité, la réalité, la vraie vie se trouvaient là! Comment, lui, -l'indépendant Archer, s'était-il cru obligé de rester cloué à son -bureau par crainte des critiques?</p> - -<p>—Newland, est-il arrivé quelque chose? s'écria la jeune -fille.</p> - -<p>Ainsi elle ne devinait pas, elle ne lisait pas dans ses yeux la raison -de sa venue! Mais lorsqu'il répondit: «J'ai voulu vous revoir,» elle -rougit délicieusement, et cette rougeur effaça la légère déception -du jeune homme.</p> - -<p>Malgré l'heure matinale, la grand'rue se prêtait mal à un entretien -intime, et Archer souhaitait vivement de se trouver seul avec May. Les -Welland déjeunaient tard: la jeune fille lui proposa une promenade -jusqu'au bois d'orangers au delà de la ville. Elle venait de ramer sur -la rivière et le soleil semblait l'avoir prise dans le filet d'or qu'il -jetait sur les petites vagues. Sur le brun chaud de sa joue, ses cheveux -fous brillaient comme des fils de métal; ses yeux semblaient plus -clairs, presque pâles dans leur transparence. Elle marchait à côté -d'Archer de son long pas rythmé, et son visage était empreint de la -sérénité vide de pensées que l'on voit aux jeunes athlètes des -frises grecques.</p> - -<p>Pour les nerfs tendus d'Archer, cette vision était aussi apaisante que -le ciel bleu et la rivière paresseuse. Ils s'assirent sous les -orangers. Il mit son bras autour d'elle et l'embrassa. C'était boire à -une source fraîche sous le soleil. Mais la pression de ses lèvres -avait peut-être été plus vive qu'il ne l'avait voulu, car le sang -monta à la figure de la jeune fille, et elle recula.</p> - -<p>—Qu'y a-t-il? demanda Newland en souriant.</p> - -<p>Elle le regarda surprise.</p> - -<p>—Rien, répondit-elle.</p> - -<p>Un léger embarras pesa sur eux; leurs mains se séparèrent. Newland ne -l'avait pas embrassée sur les lèvres depuis leur fugitif baiser dans -le jardin d'hiver des Beaufort, et il vit qu'elle était troublée dans -son calme d'enfant.</p> - -<p>—Racontez-moi ce que vous faites toute la journée, demanda-t-il, -croisant ses bras derrière sa tête et rabattant son chapeau sur ses -yeux pour les garantir du soleil.</p> - -<p>En la faisant parler des choses simples et familières, il allait -pouvoir suivre ses propres pensées. Il écouta la simple chronique: -baignades, promenades à voile, courses à cheval, réunions dansantes -organisées au petit hôtel en l'honneur d'un bateau de guerre. Il y -avait quelques personnes agréables de Philadelphie et de Baltimore de -passage à l'hôtel et aussi les Selfridge Merry, venus à cause de la -bronchite de Kate Merry. On voulait faire un tennis sur le sable; mais -Kate et May seules avaient des raquettes, et presque personne ne savait -le jeu. Très occupée, May avait à peine eu le temps d'ouvrir un petit -livre que Newland lui avait envoyé la semaine précédente: <i>Sonnets -from the Portuguese</i>; mais elle apprenait par cœur le <i>Last Ride</i> -de Browning, parce que c'était une des premières poésies que son fiancé -lui avait lues. Elle lui dit en souriant que Kate Merry n'avait jamais -entendu parler de Browning.</p> - -<p>Tout à coup elle se leva:</p> - -<p>—On va nous attendre pour le déjeuner!</p> - -<p>Ils se hâtèrent de rentrer.</p> - -<p>Les Welland campaient, pour l'hiver, dans une petite maison délabrée. -Une haie de géraniums et de plumbagos entourait la propriété. Mr -Welland s'effarait du manque de confort à l'hôtel, et, à prix d'or, -Mrs Welland se voyait obligée, d'année en année, d'improviser une -installation, amenant de New-York des domestiques récalcitrants -qu'aidaient les nègres de la localité.</p> - -<p>—Les médecins exigent que mon mari soit absolument chez lui, -autrement il serait si malheureux que le climat ne lui ferait aucun bien, -expliquait-elle chaque hiver.</p> - -<p>Mr Welland, en toute sérénité, devant sa table chargée des friandises -les plus variées, disait à Archer:</p> - -<p>—Vous voyez, mon cher ami, nous campons... nous campons! Je dis -à ma femme et à May qu'il faut s'accommoder de tout...</p> - -<p>Mr et Mrs Welland avaient été surpris de l'arrivée de leur futur -gendre; mais celui-ci eut la bonne inspiration de parler d'un mauvais -rhume, ce qui sembla à Mr Welland une raison plus que suffisante pour -abandonner tout travail.</p> - -<p>—Vous ne serez jamais assez prudent, surtout aux approches du -printemps, dit-il en versant du <i>sirop d'érable</i> sur son assiettée de -crêpes. Si j'avais été aussi prudent à votre âge, May danserait à -New-York maintenant, au lieu de passer ses hivers dans un désert avec -un malade.</p> - -<p>—Mais j'adore être ici, papa. Si Newland pouvait rester, -j'aimerais mille fois mieux être ici qu'à New-York...</p> - -<p>—Newland doit soigner son rhume avant tout, observa Mrs Welland -avec indulgence; sur quoi le jeune homme se mit à rire, en disant qu'en -effet les devoirs professionnels n'avaient aucune importance.</p> - -<p>Archer arriva néanmoins, après un échange de télégrammes avec Mr -Letterblair, à faire durer son rhume pendant une semaine. L'indulgence -de Mr Letterblair était due en partie à la solution satisfaisante que -son jeune associé avait obtenue dans l'affaire du divorce Olenski. Mr -Letterblair avait fait connaître à Mrs Welland le service rendu par Mr -Archer à toute la famille, service dont la vieille Mrs Manson Mingott -s'était déclarée particulièrement satisfaite. Et un jour que May -était allée faire une promenade avec son père dans l'unique voiture -de la localité, Mrs Welland saisit l'occasion pour aborder un sujet -qu'elle évitait toujours en présence de sa fille.</p> - -<p>—Je crains que les idées d'Ellen ne soient pas du tout les nôtres; -elle avait à peine dix-huit ans quand Médora Manson l'a emmenée en -Europe. Vous vous rappelez qu'elle est apparue en noir le jour de son -entrée dans le monde? Encore une des excentricités de Médora, mais -cette fois presque prophétique! Il y a douze ans de cela, et, depuis, -Ellen n'était jamais revenue en Amérique. Rien d'étonnant à ce -qu'elle soit si complètement européanisée.</p> - -<p>—Mais le divorce n'est pas admis en Europe... La comtesse Olenska -a cru se conformer aux usages américains en demandant sa liberté.</p> - -<p>C'était la première fois que le jeune homme prononçait le nom de -M<sup>me</sup> Olenska depuis son retour de Skuytercliff: il se sentit -rougir.</p> - -<p>Mrs Welland prit un air irrité:</p> - -<p>—Encore un exemple des usages extraordinaires que nous attribuent -les étrangers... Ils pensent que nous dînons à deux heures, et que nous -favorisons le divorce... C'est pourquoi je trouve ridicule de les -recevoir quand ils viennent à New-York... Ils acceptent notre -hospitalité, retournent chez eux et racontent toujours sur nous les -mêmes sottes histoires.</p> - -<p>Archer ne répondit pas, et Mrs Welland continua:</p> - -<p>—Nous vous sommes très reconnaissants d'avoir obtenu d'Ellen -qu'elle renonce à son projet... Sa grand'mère et son oncle n'avaient pu -l'en faire démordre. Tous deux ont écrit que son revirement n'est dû qu'à -votre influence... Elle a pour vous une admiration sans bornes... Pauvre -Ellen!... Je me demande quel sort l'attend.</p> - -<p>—Celui que nous aurons tous travaillé à lui faire, eut-il envie de -répondre. Si vous préférez qu'elle soit la maîtresse de Beaufort -plutôt que la femme d'un honnête homme..., vous faites tout ce qu'il -faut pour cela.</p> - -<p>Il songea à ce que Mrs Welland aurait dit, s'il avait tenu ce propos. -Il imaginait la soudaine altération de ce visage placide et ferme, -qu'une longue maîtrise des détails de la vie matérielle avait marqué -d'une apparence d'autorité. Elle gardait une certaine beauté saine qui -rappelait celle de May; et Archer se demandait si sa fiancée n'était -pas destinée à cette maturité à la fois lourde et innocente. Oh non! -il ne voulait pas que May eût l'innocence qui se refuse à la fois à -l'expérience et à l'imagination.</p> - -<p>—Je crois vraiment, continua Mrs Welland, que si on avait parlé de -cette triste histoire dans les journaux, c'eût été le coup de grâce -pour mon mari... Je ne sais pas les détails... je n'ai pas voulu les -connaître... J'ai refusé à la pauvre Ellen de l'écouter sur ce -chapitre... Ayant un malade à soigner, je dois garder mon entrain et ma -gaîté... Mais mon mari a été bouleversé: il a fait un peu de -fièvre tous les matins, tant que la décision est restée en suspens... -C'était sa terreur que sa fille ne vînt à apprendre l'existence de -choses pareilles... Vous avez eu naturellement la même préoccupation -que nous, cher Newland... nous savions tous que vous pensiez à May!</p> - -<p>—Je pense toujours à May, dit le jeune homme, en se levant -pour couper court à la conversation.</p> - -<p>Il aurait voulu profiter de son entretien avec Mrs Welland pour la -presser d'avancer la date du mariage, mais ne trouvant pas d'arguments -capables de la convaincre, il fut soulagé de voir rentrer May et son -père.</p> - -<p>Son seul espoir était d'user de son influence sur sa fiancée, et, la -veille de son départ, il alla visiter le jardin délabré de la vieille -mission espagnole. L'endroit rappelait des sites européens, et May, -jolie à ravir sous un chapeau dont les larges bords ombrageaient ses -yeux trop pâles, souriait aux descriptions que faisait Newland de -Grenade et de l'Alhambra.</p> - -<p>—Nous pourrions voir tout cela au printemps et même passer les -fêtes de Pâques à Séville, proposa-t-il, exagérant sa demande pour obtenir -une plus large concession.</p> - -<p>—Les fêtes de Pâques à Séville! Mais le carême commence dans -un mois!</p> - -<p>—Enfin, bientôt après Pâques, afin que nous puissions nous -embarquer à la fin d'avril...</p> - -<p>Elle sourit à ce rêve, l'assimilant aux aventures merveilleuses -décrites dans les poèmes que son fiancé lui lisait à haute voix.</p> - -<p>—Continuez Newland, j'adore vos descriptions!</p> - -<p>—Mais pourquoi vous contenter de mes descriptions?... Pourquoi -ne pas voir les lieux mêmes?</p> - -<p>—Nous irons, sûrement, l'année prochaine.</p> - -<p>—Pourquoi pas plus tôt?... insista-t-il.</p> - -<p>Elle baissa la tête, se dérobant au regard de son fiancé.</p> - -<p>—Pourquoi rêver encore un an?... Regardez-moi, chérie... -Comprenez-vous que je veux que vous soyez ma femme?</p> - -<p>Elle leva sur lui des yeux d'une franchise si limpide qu'il laissa -tomber le bras dont il lui enserrait la taille. Mais soudain le regard -de May changea, devint profond et indéchiffrable...</p> - -<p>—Je ne sais pas si je vous comprends, dit-elle. Pourquoi êtes-vous -si pressé? Est-ce parce que vous n'êtes pas sûr de continuer à -m'aimer?</p> - -<p>Archer se leva brusquement:</p> - -<p>—Mon Dieu! peut-être... je ne sais pas, répondit-il avec -colère.</p> - -<p>May se leva aussi et ils se trouvèrent face à face. Elle semblait -grandie, plus femme par la stature et la dignité. Tous deux se turent -comme troublés par le cours imprévu que prenaient leurs paroles. Enfin -elle dit à voix basse:</p> - -<p>—Y a-t-il quelqu'un entre vous et moi?</p> - -<p>—Quelqu'un entre vous et moi?—Il redisait les mots -lentement, comme s'ils n'étaient qu'à moitié intelligibles, et qu'il eût -besoin, pour les comprendre, de les répéter. May parut frappée par cette -hésitation, car elle ajouta, d'une voix plus grave:</p> - -<p>—Parlons franchement, Newland... J'ai eu le sentiment quelquefois -que vous aviez changé envers moi, particulièrement depuis que nos -fiançailles sont officielles.</p> - -<p>—Ma chérie! Quelle folie! s'écria-t-il, en se ressaisissant.</p> - -<p>—Si c'est une folie, cela ne nous fera aucun mal d'en -parler.—Elle s'arrêta, puis ajouta, en relevant la tête avec un de -ces gestes empreints de noblesse qui la caractérisaient:—Et même si -c'était vrai, pourquoi n'en parlerions-nous pas?... Vous pouvez si bien -vous être trompé!</p> - -<p>Il baissa la tête, regardant l'ombre des feuilles sur le chemin -ensoleillé:</p> - -<p>—Si je m'étais trompé, pourquoi vous supplierais-je de hâter -notre mariage?</p> - -<p>Elle abaissa son regard, suivant du bout de son ombrelle le dessin -des feuilles sur le chemin, et cherchant visiblement ses paroles.</p> - -<p>—Vous pourriez désirer, une fois pour toutes, trancher la -situation... C'est un moyen.</p> - -<p>Sa calme lucidité étonna Archer; mais sous les grands bords du -chapeau, il vit la pâleur du visage, et remarqua un léger -frémissement des narines au-dessus des lèvres immobiles et résolues.</p> - -<p>—Expliquons-nous, ma chérie, dit-il, se rasseyant.</p> - -<p>Elle s'assit à côté de lui et continua:</p> - -<p>—Ne croyez pas que les jeunes filles soient aussi ignorantes que -l'imaginent leurs parents... On écoute, on observe; on a ses sentiments -et ses idées... Longtemps avant que vous vous soyez déclaré, j'ai su -que vous étiez occupé de quelqu'un... Tout le monde en parlait à -Newport il y a deux ans... Je vous ai vus une fois ensemble sous la -véranda, vous et elle, à un bal... Quand elle est rentrée au salon, -elle était triste et m'a fait de la peine... Je m'en suis souvenue -après, quand nous avons été fiancés.</p> - -<p>Sa voix s'éteignait dans un murmure, elle serrait et desserrait ses -mains sur le manche de son ombrelle. Le jeune homme les prit, les -pressant légèrement; son cœur se dilatait dans un soulagement -ineffable.</p> - -<p>—Chère enfant! Est-ce là ce qui vous troublait! Si seulement -vous saviez la vérité!</p> - -<p>Elle releva vivement la tête:</p> - -<p>—Il y a donc, à propos de vous, une vérité que j'ignore? je ne -sais pas?</p> - -<p>Il continuait à tenir ses mains.</p> - -<p>—La vérité, veux-je dire, à propos de cette vieille histoire -dont vous parlez.</p> - -<p>—Mais c'est ce que je veux savoir, Newland, ce que j'ai le droit -de savoir... Je ne voudrais pas devoir mon bonheur à un tort, à une -déloyauté envers une autre, et je veux croire que vous partagez mon -sentiment... Comment pourrions-nous commencer la vie ainsi?</p> - -<p>Le visage de la jeune fille avait revêtu un air de si tragique -résolution qu'il se sentit près de se prosterner à ses pieds.</p> - -<p>—Je voulais vous le dire depuis longtemps, continua-t-elle. Je -voulais vous dire que, quand deux êtres s'aiment véritablement, je -comprends qu'il puisse y avoir des situations qui donnent le droit d'agir -contre l'opinion publique... Et si vous vous sentez le moins du monde -engagé,—engagé envers la personne dont nous avons parlé... et s'il y -a un moyen,—un moyen de remplir vos engagements—même au prix -de son divorce... Newland, n'essayez pas de vous soustraire à votre parole -à cause de moi.</p> - -<p>Archer fut étonné de découvrir que les craintes de la jeune fille -visaient à un épisode aussi complètement entré dans le passé que sa -liaison avec Mrs Thorley Rushworth; mais son étonnement fit bientôt -place à une vive admiration pour la générosité de sa fiancée. Il -était trop préoccupé pour s'émerveiller du prodige de cette -hérésie chez la fille des Welland: lui conseiller d'épouser son -ancienne maîtresse! Il était encore tout ému du coup d'œil jeté sur -le précipice que tous deux venaient de côtoyer, et plein d'épouvante -devant le mystère d'une âme de jeune fille.</p> - -<p>Il put enfin articuler:</p> - -<p>—Je n'ai pas d'engagement, pas d'obligation du genre que vous -imaginez... Tout n'est pas aussi simple que... mais ça ne fait rien... -J'adore votre générosité, car je juge ces choses comme vous-même... -Chaque cas doit être considéré individuellement, selon sa valeur -réelle,—sans tenir compte de l'opinion... Toute femme a droit à sa -liberté.—Il se redressa, gêné par la tournure que ses paroles -avaient prise et continua en souriant:—Puisque vous comprenez tant de -choses, ma chérie, ne pouvez-vous pas admettre que nous puissions nous -soustraire à une autre forme de ces mêmes banales conventions?... Si -personne et si rien ne nous sépare, n'est-ce pas une raison pour nous -marier bientôt?</p> - -<p>Elle leva son visage vers lui, et Newland, se penchant sur elle, vit -dans ses yeux des larmes de bonheur. Mais un moment après, elle sembla -descendre des hauteurs où elle s'était tenue et retrouver ses -timidités de jeune fille. Il comprit qu'elle n'avait de courage et -d'initiative que pour les autres, mais non pour elle-même. Évidemment, -l'effort qu'elle avait fait pour parler était beaucoup plus grand que -ne le révélait son attitude; au premier mot rassurant de son fiancé, -elle reculait comme un enfant trop aventureux qui se jette dans les bras -de sa mère.</p> - -<p>Archer n'insista pas: il était trop découragé d'avoir vu s'évanouir -la femme nouvelle qui l'avait regardé du fond de ses yeux clairs. May -semblait se rendre compte de sa déception, sans trouver un moyen de la -dissiper. Ils se levèrent et rentrèrent silencieusement.</p> - - - - -<h4><a id="XVII">XVII</a></h4> - - -<p>—Ta cousine, la comtesse Olenska, est venue voir maman pendant -ton absence.</p> - -<p>Ce fut Janey qui annonça la nouvelle à Newland, le soir de son retour, -pendant le dîner. Surpris, le jeune homme regarda sa mère, qui avait -les yeux baissés sur son assiette. Mrs Archer ne considérait pas son -éloignement du monde comme une raison d'en être oubliée, et Newland -comprit qu'il l'avait légèrement froissée en s'étonnant de la visite -de M<sup>me</sup> Olenska.</p> - -<p>—Elle portait une polonaise en velours noir, avec des boutons de -jais et un petit manchon en singe; je ne l'ai jamais vue plus élégante, -continua Janey... Elle est venue seule, dimanche, de bonne heure; -heureusement, le feu était allumé dans le salon. Elle avait un de ces -nouveaux porte-cartes. Elle a dit vouloir nous connaître, parce que tu -avais été si bon pour elle!...</p> - -<p>Archer se mit à rire.</p> - -<p>—M<sup>me</sup> Olenska parle toujours ainsi de ses amis... -Elle est très heureuse d'être revenue parmi les siens...</p> - -<p>—Oui, elle nous l'a dit, observa Mrs Archer. Je dois avouer -qu'elle paraît reconnaissante de notre accueil...</p> - -<p>—J'espère qu'elle vous a plu, maman...</p> - -<p>Mrs Archer serra les lèvres.</p> - -<p>—Elle fait certainement tout ce qu'elle peut pour être aimable -et se rendre agréable, même quand elle vient voir une vieille dame...</p> - -<p>—Maman trouve qu'elle manque de simplicité, ajouta Janey, -cherchant à lire sur le visage de son frère.</p> - -<p>—C'est que je suis une personne d'autrefois... La chère May -est mon idéal, dit Mrs Archer.</p> - -<p>—Assurément, elles ne se ressemblent pas, répondit son fils.</p> - -<p>Archer avait quitté Saint-Augustin, chargé de nombreux messages pour -la vieille Mrs Mingott: un ou deux jours après son retour, il alla la -voir. La vieille dame le reçut avec empressement, et lui témoigna sa -reconnaissance qu'il eût obtenu de la comtesse Olenska de renoncer au -divorce. Quand le jeune homme lui apprit qu'il s'était évadé de -New-York dans le seul dessein de voir May, Mrs Mingott fit entendre un -petit rire gras et lui frappa doucement le genou de sa main potelée.</p> - -<p>—Ah! ah! c'est ainsi que vous lâchez le travail! Augusta et -Welland ont du faire grise mine; ils ont dû croire que le monde tournait à -l'envers... Mais la petite May?... Ça n'a pas été son avis, bien -sûr?...</p> - -<p>—Je l'espère; cependant, elle ne m'a pas accordé ce que j'étais -allé lui demander...</p> - -<p>—Vraiment... Et qu'était-ce donc?...</p> - -<p>—La promesse que nous serions mariés en avril. Pourquoi perdre -encore un an?...</p> - -<p>Mrs Manson Mingott prit un petit air de pruderie ironique.</p> - -<p>—«Demandez à maman!» La formule habituelle! Oh! ces Mingott! Tous -les mêmes! Nés dans une ornière d'où rien ne peut les tirer. Quand -j'ai bâti cette maison, on aurait cru que je partais pour la -Californie. Personne ne s'était aventuré plus loin que la Quarantième -Rue, et moi, je dis: Personne, non plus, n'habitait New-York, avant que -Christophe Colomb eût découvert l'Amérique. Non, non, ils sont tous -pareils: ils veulent tous faire ce que tous les autres auraient fait. Je -rends grâce au ciel de n'être qu'une humble Spicer; il n'y a, parmi -tous les miens, que ma petite Ellen qui tienne de moi.</p> - -<p>Elle s'interrompit, le regardant toujours de ses yeux clignotants, -puis demanda:</p> - -<p>—Pourquoi n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen?</p> - -<p>Archer rit.</p> - -<p>—D'abord parce qu'elle n'était pas là...</p> - -<p>—Ça, c'est vrai. C'est bien dommage. Maintenant il est trop -tard: sa vie est finie.</p> - -<p>Elle parlait avec la froide indifférence des vieillards jetant de -la terre sur la tombe de jeunes espérances. Archer eut froid au -cœur et s'empressa de dire:</p> - -<p>—Oserais-je vous demander d'employer votre influence auprès des -Welland? Je ne suis pas fait pour les longues fiançailles.</p> - -<p>La vieille Catherine le regarda, épanouie:</p> - -<p>—Je vois cela. Vous avez la mine éveillée. Quand vous étiez petit, -je suis sûre que vous aimiez à être servi le premier.</p> - -<p>Elle renversa la tête d'un mouvement qui fit onduler les petites -vagues de son double menton.</p> - -<p>—Ah! tiens!... Voici ma petite Ellen! s'écria-t-elle, en voyant -s'ouvrir les portières.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska s'avança souriante. Elle tendit gaîment sa main -à Archer, tout en se penchant pour recevoir le baiser de sa grand'mère.</p> - -<p>—Ma chérie, j'étais justement en train de lui dire: Pourquoi -n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen?...</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska regarda Archer en souriant toujours:</p> - -<p>—Et qu'a-t-il répondu?...</p> - -<p>—Oh! mon amour, je te le laisse à deviner. Il est allé en Floride, -voir sa fiancée.</p> - -<p>—Oui, je sais.—La comtesse Olenska continuait à regarder -Archer.—Je suis allée chez votre mère, pour lui demander où vous -étiez. Je vous avais envoyé un mot auquel vous n'avez pas répondu, et je -craignais que vous ne fussiez malade...</p> - -<p>Il murmura quelque chose sur un départ imprévu, précipité, et -sur l'intention qu'il avait eue de lui écrire de Saint-Augustin.</p> - -<p>—Et naturellement, une fois là, vous n'avez plus pensé à moi?</p> - -<p>Elle gardait encore cet air heureux, qui pouvait n'être que le -masque étudié de l'indifférence.</p> - -<p>«Si elle a encore besoin de moi, elle est décidée à ne pas me le -laisser voir,» pensa-t-il, piqué de l'attitude de la jeune femme. Il -voulait la remercier d'être allée voir sa mère; mais sous les yeux -malicieux de l'aïeule, il se sentait gêné.</p> - -<p>—Regarde-le. Il est si pressé de se marier, qu'il a filé à la -française, pour aller implorer à genoux cette petite sotte. Voilà un -amoureux! C'est ainsi que le beau Bob Spicer a persuadé ma pauvre -mère, et ensuite s'est fatigué d'elle avant que je fusse sevrée!... -Cependant je ne me suis fait attendre que huit mois. Mais voilà! vous -n'êtes pas un Spicer, jeune homme; heureusement pour vous et pour May. -Il n'y a que ma pauvre Ellen qui tienne d'eux: tous les autres sont des -modèles de Mingott, s'écria la vieille dame dédaigneusement.</p> - -<p>Archer s'aperçut que M<sup>me</sup> Olenska, qui s'était assise auprès -de sa grand'mère, continuait, songeuse, à l'observer. La gaîté avait -disparu de ses yeux et elle disait très doucement:</p> - -<p>—Sûrement, grand'mère, à nous deux, nous pourrons obtenir ce -que Mr Archer désire.</p> - -<p>Archer se leva pour s'en aller. Quand sa main toucha celle de -M<sup>me</sup> Olenska, il comprit qu'elle attendait qu'il fît une allusion -quelconque à la lettre restée sans réponse.</p> - -<p>—Quand pourrai-je vous rencontrer? demanda-t-il.</p> - -<p>—Quand vous voudrez; mais il faudra que ce soit bientôt, si -vous désirez revoir la petite maison. Je déménage la semaine -prochaine...</p> - -<p>Une angoisse étreignit Archer au souvenir des heures passées dans le -petit salon au plafond bas. Si brèves qu'elles eussent été, elles -étaient pourtant lourdes d'émotions.</p> - -<p>—Demain soir? fit-il...</p> - -<p>—Oui, demain. Mais de bonne heure, car je dois sortir...</p> - -<p>Le lendemain était un dimanche: si Ellen sortait, ce ne pouvait être -que pour se rendre chez Mrs Lemuel Struthers. Il en éprouva une -légère contrariété, parce que c'était une maison où elle était -sûre de rencontrer Beaufort. Elle ne pouvait l'ignorer: peut-être, -même, est-ce pour cela qu'elle y allait.</p> - -<p>Le lendemain, dès huit heures et demie, il sonnait à la porte -encadrée de glycine. Il fut surpris de trouver des chapeaux et des -pardessus dans le vestibule de M<sup>me</sup> Olenska. Pourquoi l'avoir -invité à venir de bonne heure, si elle avait du monde à dîner? Un examen -plus attentif des vêtements éveilla sa curiosité. Les pardessus étaient -des plus étranges; d'un coup d'œil, il vit qu'il n'y en avait aucun -qui pût appartenir à Julius Beaufort. À côté d'un ulster jaune, se -trouvait un vieux manteau à pèlerine, tout râpé. Ce dernier -paraissait appartenir à une personne de taille exceptionnelle, et avait -évidemment vu des temps très durs, car de ses plis verdâtres, -s'exhalait une odeur de poussière humide. Au-dessus étaient posés un -foulard défraîchi et un vieux chapeau, de forme vaguement cléricale. -Archer questionna des yeux Nastasia, qui lui répondit par sa mimique -ordinaire, en prononçant son fataliste <i>Gia</i>, tandis qu'elle ouvrait -la porte du salon.</p> - -<p>Le jeune homme vit tout de suite que M<sup>me</sup> Olenska n'y était -pas; puis il eut la surprise de découvrir une autre dame installée auprès -du feu. Cette dame longue, maigre, dégingandée, était enveloppée de -draperies compliquées: ses cheveux, décolorés, étaient surmontés -d'un peigne espagnol et d'une mantille de dentelle noire. Des mitaines -de soie, reprisées, couvraient ses mains déformées par les -rhumatismes.</p> - -<p>À côté d'elle, derrière un nuage de fumée, se tenaient les -propriétaires des deux pardessus. Ils étaient encore en vestons du -matin. L'un d'eux était Ned Winsett; l'autre, plus âgé, très grand, -était évidemment le possesseur du «macfarlane.» Il avait une tête -de lion bonasse à crinière grise; et il remuait ses bras avec de -grands gestes bénins, comme s'il distribuait des bénédictions sur une -foule agenouillée.</p> - -<p>Ces trois personnes considéraient un magnifique bouquet de roses rouges -dont les longues tiges disparaissaient sous une immense touffe de -pensées. Le bouquet était placé sur le sofa où se tenait -habituellement M<sup>me</sup> Olenska.</p> - -<p>—Ce qu'elles ont dû coûter dans cette saison!... Mais il n'y a -que l'intention qui compte! disait la dame sur un ton de staccato -quand Archer entra.</p> - -<p>Tous trois se retournèrent, et la dame, s'avançant, tendit la main -à Archer.</p> - -<p>—Cher Mr Archer! Presque mon cousin Newland! dit-elle. Je suis -la marquise Manson.</p> - -<p>Archer salua. Elle continua:</p> - -<p>—Mon Ellen me garde pour quelques jours. J'arrive de Cuba, où j'ai -passé l'hiver avec des amis Espagnols: des gens très distingués, de -la plus vieille noblesse de Castille. J'ai été appelée ici par notre -cher grand ami, le docteur Carver. Vous ne connaissez pas le docteur -Agathon Carver, fondateur de la communauté de «La vallée de -l'amour?»</p> - -<p>Le docteur Carver inclina sa tête léonine, et la marquise continua:</p> - -<p>—Ah! New-York, New-York, combien peu tu marches dans la voie de -l'Esprit! Mr Archer, je vois que vous connaissez Mr Winsett?</p> - -<p>—Oui, je suis arrivé jusqu'à lui, il y a quelque temps, mais pas -par la voie de l'Esprit, répliqua Winsett avec un sourire caustique.</p> - -<p>La marquise secoua la tête avec réprobation...</p> - -<p>—Qu'en savez-vous, Mr Winsett?... L'esprit souffle où il -veut...</p> - -<p>—Où il veut, répéta le docteur Carver d'une voix vibrante.</p> - -<p>—Mais asseyez-vous donc, Mr Archer. Nous avons eu un délicieux -petit dîner, tous les quatre, et ma chère enfant est montée s'habiller. -Elle vous attend. Elle sera ici dans un moment. Nous admirions ces -fleurs merveilleuses, qui la surprendront quand elle entrera.</p> - -<p>Winsett resta debout.</p> - -<p>—Il faut que je me sauve. Veuillez dire à M<sup>me</sup> Olenska -que nous sommes bien attristés de son départ. Cette maison a été une -oasis...</p> - -<p>—Elle ne vous abandonnera pas. La poésie et l'art font partie de -sa vie. Vous êtes poète, Mr Winsett?...</p> - -<p>—Pas précisément. Mais je lis quelquefois des vers, dit Winsett, -saluant le groupe du seuil de la porte.</p> - -<p>—Il est si spirituel!... Ne trouvez-vous pas qu'il est spirituel, -docteur Carver?...</p> - -<p>—Je ne m'occupe jamais de ce qui est spirituel, répondit -sévèrement le docteur Carver.</p> - -<p>—C'est qu'il est sans pitié pour nos faiblesses, Mr Archer: il ne -vit que de la vie de l'âme; ce soir il prépare mentalement une conférence -qu'il doit faire tout à l'heure chez les Blenker. Docteur Carver, -auriez-vous le temps, avant de partir chez les Blenker, d'expliquer à -Mr Archer votre lumineuse découverte sur le «Contact Direct?» Mais -non, je vois qu'il est près de neuf heures, et nous n'avons pas le -droit de vous retenir quand tant de gens aspirent à vous entendre...</p> - -<p>Le docteur Carver parut légèrement désappointé de cette conclusion, -mais ayant comparé l'heure de sa massive montre avec celle de la petite -pendule de M<sup>me</sup> Olenska, il se prépara à partir.</p> - -<p>—Je vous verrai plus tard, chère amie? dit-il à la marquise, qui -répondit avec un sourire:—Dès que la voiture d'Ellen arrivera, j'irai -vous rejoindre. J'espère que la conférence ne sera pas commencée.</p> - -<p>Le docteur Carver disparut dans un salut. Mrs Manson, avec un soupir qui -pouvait être de regret ou de soulagement, invita de nouveau Archer à -s'asseoir.</p> - -<p>—Ellen va descendre dans un instant; mais auparavant, je serai -très heureuse de causer un peu avec vous... Cher Mr Archer, mon enfant m'a -dit tout ce que vous aviez fait pour elle, vos avis éclairés, votre -courageuse fermeté. Remercions le ciel qu'il n'ait pas été trop -tard!...</p> - -<p>Newland Archer écoutait ces déclarations avec un extrême embarras, se -demandant s'il était une personne au monde à laquelle M<sup>me</sup> -Olenska se fut abstenue de raconter la part qu'il avait prise dans ses -affaires privées.</p> - -<p>—M<sup>me</sup> Olenska exagère. Je lui ai simplement donné l'avis -juridique qu'elle m'a demandé...</p> - -<p>—Mais en la conseillant ainsi, vous avez été l'inconscient -instrument de... Nous modernes, quel nom avons-nous pour «la Providence,» -Mr Archer?... Vous ignoriez qu'à ce même moment on s'adressait à moi, on -me demandait mon concours de l'autre côté de l'Atlantique...</p> - -<p>Elle regarda par-dessus son épaule comme si elle craignait d'être -entendue et, rapprochant sa chaise, portant à ses lèvres un petit -éventail d'ivoire, elle dit dans un souffle:</p> - -<p>—C'est le comte lui-même, mon pauvre fou d'Olenski, qui ne -demande qu'à la reprendre sans conditions!...</p> - -<p>—Grand Dieu! s'écria Archer, en se levant d'un bond.</p> - -<p>—Vous êtes épouvanté! Oui, je comprends. Je ne défends pas le -pauvre Stanislas, quoiqu'il m'appelle sa meilleure amie. Il ne -se défend pas lui-même. Il se jette aux pieds d'Ellen en ma -personne.—Elle frappa sur sa maigre poitrine.—J'ai sa -lettre là...</p> - -<p>—Une lettre? M<sup>me</sup> Olenska le sait-elle? balbutia -Archer, sentant la tête lui tourner.</p> - -<p>La marquise fit un geste négatif.</p> - -<p>—Du temps, du temps... il me faut du temps... Je connais mon -Ellen, hautaine, intraitable, dirais-je presque implacable, -pardonnant difficilement...</p> - -<p>—Mais pardonner est une chose... retourner dans cet enfer, en -est une autre.</p> - -<p>—Hélas! dit la marquise. C'est ainsi qu'elle décrit la maison de -son mari! Mais du côté matériel, savez-vous ce qu'elle sacrifie? Ces -roses-là sur le canapé; mais il en a des kilomètres, sous verre et à -l'air libre, dans ses merveilleux jardins de Nice! Et les bijoux, les -perles historiques, les émeraudes de Sobieski, les zibelines! Bah! elle -ne se soucie pas de tout cela. L'art et la beauté, voilà ce qui -l'attire... des tableaux, un mobilier sans prix, de la musique, une -conversation brillante... et ça, ce sont des choses, cher monsieur, -dont on n'a aucune idée ici. Elle possédait tout cela, et recevait les -hommages des plus grands personnages... Elle me dit qu'on ne la trouve -pas jolie à New-York. Est-ce possible? Mais son portrait a été peint -neuf fois! Les plus grands artistes d'Europe ont sollicité le -privilège de la faire poser. Tout cela, n'est-ce rien? Et le remords -d'un mari qui l'adore?...</p> - -<p>Le visage de la marquise Manson prit une telle expression d'extase -rétrospective qu'il aurait excité la gaîté d'Archer, si Archer eût -été en humeur de rire. La marquise lui semblait venir en droite ligne -de l'enfer qu'avait fui la comtesse Olenska.</p> - -<p>—Elle ne sait rien de tout cela? demanda-t-il vivement.</p> - -<p>Mrs Manson porta son doigt sur ses lèvres.</p> - -<p>—Elle ne sait rien positivement. Mais qui peut dire ce qu'elle -soupçonne? Mr Archer, je désirais beaucoup vous voir, car, dès -l'instant où j'ai su la ferme attitude que vous aviez prise et votre -influence sur ma nièce, j'ai espéré obtenir votre appui, vous -convaincre...</p> - -<p>—Qu'elle doit retourner chez son mari? J'aimerais mieux la -voir morte! s'écria le jeune homme avec violence.</p> - -<p>—Ah! murmura la marquise, sans paraître offensée.</p> - -<p>Elle resta assise, ouvrant et refermant son ridicule petit éventail -d'ivoire de ses doigts gantés de mitaines; puis, tout à coup, elle -leva la tête.</p> - -<p>—La voilà! chuchota-t-elle.</p> - -<p>Et brusquement, indiquant le bouquet:</p> - -<p>—Dois-je conclure que vous préférez ce que signifient ces fleurs, -Mr Archer? Après tout, le mariage est le mariage; et ma nièce est -une femme mariée...</p> - - - - -<h4><a id="XVIII">XVIII</a></h4> - - -<p>—Que complotez-vous tous les deux, tante Medora? s'écria -M<sup>me</sup> Olenska en entrant dans le salon.</p> - -<p>Elle était parée comme pour un bal, et portait haut la tête en -jolie femme sûre de triompher de ses rivales.</p> - -<p>—Nous disions, ma chérie, qu'une magnifique surprise vous -attendait, reprit Mrs Manson en désignant les fleurs.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska s'arrêta court. Elle ne changea pas de couleur, -mais un pâle éclair de colère sembla jaillir d'elle; ses yeux brillaient -comme un ciel d'orage.</p> - -<p>—Ah! s'écria-t-elle, d'une voix que le jeune homme ne lui -connaissait pas, qui ose m'envoyer un bouquet? Pourquoi un bouquet? Et -surtout ce soir! Je ne vais pas au bal! Je ne suis pas une fiancée! Il y a -des gens qui ne manquent jamais une occasion d'être ridicules!...</p> - -<p>Elle se retourna vers la porte, l'ouvrit et appela:</p> - -<p>—Nastasia!...</p> - -<p>La servante apparut, et Archer entendit M<sup>me</sup> Olenska lui dire -en italien:</p> - -<p>—Tenez! jetez cela à la boîte aux ordures!</p> - -<p>Et comme Nastasia, saisie, paraissait protester, elle ajouta:</p> - -<p>—Après tout, ce n'est pas la faute de ces pauvres fleurs. Dites au -groom de les porter dans la maison de ce monsieur qui a dîné ici ce -soir. Sa femme est malade. Elles lui feront peut-être plaisir... Le -petit est sorti? Alors, ma chère, courez-y vous-même. Tenez, mettez -mon manteau et filez! Je veux que ces fleurs sortent de la maison -immédiatement! Et sur votre âme, ne dites pas que c'est moi qui les -envoie.</p> - -<p>Elle jeta son manteau de velours sur les épaules de la servante et -rentra dans le salon, fermant la porte avec brusquerie. Sa poitrine se -soulevait sous les dentelles... Archer crut un moment qu'elle allait -pleurer; mais elle éclata de rire, regarda tour à tour la marquise et -Archer, et demanda:</p> - -<p>—Et vous deux? J'espère que vous faites une paire d'amis?...</p> - -<p>—C'est à Mr Archer de répondre, mon trésor; il a attendu -patiemment pendant que tu t'habillais...</p> - -<p>—Oui, je vous en ai donné tout le temps. Je ne pouvais pas arriver -à me coiffer, dit M<sup>me</sup> Olenska, en portant la main aux boucles -de son chignon. Mais je vois que le docteur Carver est parti, et vous serez -en retard chez les Blenker. Mr Archer, voulez-vous mettre ma tante en -voiture?...</p> - -<p>Elle suivit Mrs Manson dans le vestibule, l'enveloppa dans divers -châles et palatines, la chaussa de galoches, et cria de la porte:</p> - -<p>—Rappelez-vous que la voiture doit revenir me prendre.</p> - -<p>Après avoir accompagné la marquise jusqu'à la voiture, Archer -retrouva M<sup>me</sup> Olenska dans le salon. Une femme du monde, à -New-York, n'aurait pas appelé sa servante «ma chère,» et ne l'aurait pas -envoyée faire une course en lui prêtant sa sortie de bal: Archer -goûtait un plaisir d'une qualité rare à se trouver dans un monde où -l'action jaillissait de l'émotion.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska, qui se tenait debout devant la glace, ne bougea -pas quand il s'approcha d'elle; leurs yeux se rencontrèrent dans le miroir. -Se détournant vivement, elle se rassit sur le canapé et dit:</p> - -<p>—Nous avons encore le temps de fumer une cigarette.</p> - -<p>Il lui tendit la boîte, alluma pour elle une allumette de papier. -La flamme illumina son visage. Les yeux rieurs, elle demanda:</p> - -<p>—Que pensez-vous de moi, quand je suis en colère?...</p> - -<p>—Cela me fait comprendre ce que votre tante m'a dit de -vous...</p> - -<p>—J'étais sûre qu'elle vous avait parlé de moi. Alors?...</p> - -<p>—Elle a dit que vous étiez habituée à une existence brillante, -à des choses que nous ne pouvons pas vous offrir ici...</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska sourit.</p> - -<p>—Medora est incorrigiblement romanesque. Cela l'a consolée de -tant de choses! Archer hésita, puis il risqua:</p> - -<p>—Est-ce que le romanesque de votre tante comporte toujours -l'exactitude?</p> - -<p>—Vous voudriez savoir si elle dit toujours la vérité? Eh bien! -voilà. Dans presque tout ce qu'elle dit, il y a quelque chose qui est -vrai et quelque chose qui n'est pas vrai... Mais pourquoi cette -question? Qu'est-ce qu'elle a bien pu vous raconter?</p> - -<p>Le regard d'Archer quitta le feu pour se porter vers la jeune femme. Son -cœur se serra. C'était leur dernière soirée au coin de cette -cheminée, et, dans un moment, la voiture arriverait pour l'emporter!</p> - -<p>—Elle prétend que le comte Olenski l'a chargée d'effectuer -une réconciliation...</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska ne répondit pas. Immobile, sa cigarette dans sa -main à demi levée, elle le regardait sans surprise.</p> - -<p>—Vous le saviez déjà? demanda-t-il.</p> - -<p>Elle garda si longtemps le silence que la cendre de la cigarette -tomba; elle la secoua de sa robe.</p> - -<p>—Ma tante a fait allusion à une lettre...</p> - -<p>—Est-ce à la prière de votre mari qu'elle est venue ici?...</p> - -<p>—Je n'en sais rien. Elle m'a dit avoir eu un appel du docteur -Carver. J'ai peur qu'elle n'épouse le docteur Carver. Pauvre Medora, elle a -toujours envie d'épouser quelqu'un!</p> - -<p>—Croyez-vous vraiment qu'elle ait reçu une lettre de votre -mari?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska réfléchit un instant.</p> - -<p>—Après tout, je n'en serais pas surprise.</p> - -<p>Le jeune homme se leva et alla s'appuyer contre la cheminée. Une -agitation violente s'empara de lui. Il sentait que les minutes étaient -comptées, et que d'un moment à l'autre il entendrait les roues de la -voiture qui venait chercher Ellen.</p> - -<p>—Vous savez que votre tante est persuadée que vous retournerez -auprès de votre mari? finit-il par dire.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska releva vivement la tête. Une soudaine rougeur -colora son visage, gagnant son cou et ses épaules.</p> - -<p>—On a cru sur moi de bien vilaines choses, dit-elle.</p> - -<p>—Ellen, pardonnez-moi! Je suis un imbécile et une brute!</p> - -<p>Elle sourit doucement.</p> - -<p>—Vous êtes horriblement nerveux: vous aussi, vous avez vos ennuis. -Je sais que vous voudriez hâter votre mariage, et que les Welland s'y -opposent. En Europe, on ne connaît pas nos longues fiançailles -américaines. Sans doute les Européens sont moins calmes que nous.</p> - -<p>Elle avait prononcé le «nous» avec une légère emphase qui donnait -au mot un sens ironique. Archer comprit l'ironie, mais n'osa pas la -relever. Après tout, c'était peut-être exprès qu'elle avait -détourné la conversation. Après l'avoir si évidemment blessée, il -sentait qu'il n'avait plus qu'à la suivre sur le terrain qu'elle avait -choisi. Il s'affolait de sentir couler les minutes, et ne pouvait -supporter l'idée qu'une barrière de mots allait retomber entre eux.</p> - -<p>—Oui, dit-il enfin, je suis allé dans le Midi pour demander -à May de fixer notre mariage après Pâques...</p> - -<p>—Et vous n'avez pu l'obtenir... Pourtant May vous adore. Et je -la croyais trop intelligente pour être à ce point l'esclave des -conventions.</p> - -<p>—La cause du refus de May n'est pas celle que vous croyez.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska le regarda, étonnée. Archer rougit et brusquement -se décida.</p> - -<p>—Nous avons eu une explication franche,... presque la première. -May croit voir dans mon impatience un mauvais signe...</p> - -<p>—Je comprends de moins en moins.</p> - -<p>—May craint que mon impatience ne signifie que je ne suis pas sûr -de lui rester fidèle. Elle s'imagine que je veux l'épouser pour -m'éloigner d'une personne que j'aime davantage...</p> - -<p>—Alors, comment se fait-il qu'elle ne soit pas aussi pressée -que vous?</p> - -<p>—Elle a une délicatesse de sentiments que je n'ai pas. Elle -exige de longues fiançailles, pour me donner le temps de...</p> - -<p>—Le temps de la sacrifier à une autre femme?</p> - -<p>—Si j'en ai le désir...</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska se pencha vers le feu, le regard fixe. De la rue -silencieuse, Archer entendit le trot des chevaux qui approchaient.</p> - -<p>—C'est très noble, en effet, dit-elle d'une voix émue.</p> - -<p>—Très noble, oui, mais absurde...</p> - -<p>—Pourquoi? Parce que vous n'en aimez pas une autre?</p> - -<p>—Parce que je n'ai pas l'intention d'en épouser une autre...</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>Il y eut encore un long intervalle de silence. Enfin, elle leva -les yeux sur lui et demanda:</p> - -<p>—Cette autre femme vous aime-t-elle?</p> - -<p>—Il n'y a pas d'autre femme. Je veux dire que la personne à -laquelle May pensait n'a jamais...</p> - -<p>—D'où vient alors cette hâte de conclure votre union?</p> - -<p>—Votre voiture est arrivée, dit Archer.</p> - -<p>Ellen Olenska se redressa à moitié, et jeta autour d'elle un regard -distrait. Ses gants et son éventail étaient près d'elle sur le -canapé: elle les prit machinalement.</p> - -<p>—Il faut que je m'en aille...</p> - -<p>—Vous allez chez Mrs Struthers?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>Elle sourit et ajouta:</p> - -<p>—Il faut bien que j'aille où l'on m'invite; autrement, je serais -trop seule. Ne voulez-vous pas m'accompagner?</p> - -<p>Archer ne répondit pas. Il sentit qu'à tout prix il devait la retenir, -la forcer à lui consacrer la fin de sa soirée. Il s'appuya contre la -cheminée, les yeux fixés sur les mains de la jeune femme, comme si son -regard avait le pouvoir de leur faire lâcher les gants et l'éventail.</p> - -<p>—May a deviné la vérité, dit-il. Il y a une autre femme, mais -ce n'est pas celle qu'elle soupçonne...</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska ne répondit pas, ne bougea pas. Un moment après, -Newland s'approcha, d'elle et, prenant sa main, la desserra doucement; les -gants et l'éventail tombèrent.</p> - -<p>Elle se leva vivement et, se dégageant, alla de l'autre côté -de la cheminée.</p> - -<p>—Ah! non, pas cela! Ne me faites pas la cour! On me l'a faite -trop souvent, dit-elle en fronçant les sourcils.</p> - -<p>Archer pâlit et se leva aussi: c'était la plus cruelle rebuffade -qu'elle eût pu lui infliger.</p> - -<p>—Il ne s'agit pas de vous faire la cour... La femme que j'aurais -voulu épouser, si cela avait été possible, c'est vous!... Voilà.</p> - -<p>Elle le regarda avec un étonnement profond.</p> - -<p>—Et c'est vous qui dites cela, vous qui avez rendu la chose -impossible! s'écria-t-elle.</p> - -<p>À son tour, il la regardait avec stupeur.</p> - -<p>—Moi? balbutia-t-il.</p> - -<p>—Vous! Vous! Vous! cria-t-elle, ses lèvres tremblantes comme -celles d'un enfant prêt à fondre en larmes. N'est-ce pas vous qui m'avez -fait renoncer à ce divorce? C'est vous qui m'avez fait comprendre qu'on -doit se sacrifier pour préserver la dignité du mariage, pour épargner à -sa famille un scandale. Et parce que ma famille allait devenir la -vôtre, pour May et pour vous j'ai fait ce que vous m'avez demandé, ce -que vous m'avez affirmé que je devais faire!</p> - -<p>Elle eut un éclat de rire convulsif.</p> - -<p>—Ce n'est un secret pour personne que j'ai fait cela pour -vous!</p> - -<p>Elle retomba sur le canapé, abîmée dans les ondes étincelantes -de sa robe. Le jeune homme continuait à la regarder.</p> - -<p>—Grand Dieu, murmura-t-il, quand j'ai cru...</p> - -<p>—Vous avez cru?...</p> - -<p>—Ah! ne me demandez pas ce que j'ai cru!...</p> - -<p>La contemplant toujours, il vit la même rougeur brûlante de nouveau -envahir son cou et son visage. Elle se tenait droite, lui faisant -face avec une dignité grave.</p> - -<p>—Je vous le demande...</p> - -<p>—Eh bien, donc, il y avait des choses dans la lettre que vous -m'avez demandé de lire...</p> - -<p>—La lettre de mon mari?...</p> - -<p>—Oui...</p> - -<p>—Je n'ai rien à craindre de cette lettre, absolument rien. Mon -unique idée, en me sacrifiant, a été d'empêcher la répercussion de ce -scandale sur la famille, sur May, sur vous!</p> - -<p>—Mon Dieu! murmura-t-il, cachant sa figure dans ses mains.</p> - -<p>Dans le silence qui suivit, Archer sentit sur lui le poids de -l'irrévocable. Dans toute sa vie à venir, il n'imaginait rien -qui dût jamais le délivrer de ce poids. Il demeurait immobile, -la tête dans ses mains.</p> - -<p>—Je vous aime, murmura-t-il.</p> - -<p>Du canapé où elle était toujours blottie, il entendit s'élever un -léger gémissement, comme celui d'un enfant qui se plaint. Il -tressaillit et s'approcha d'elle.</p> - -<p>—Ellen! Quelle folie! Pourquoi pleurez-vous? Rien n'est fait -qui ne puisse se défaire. Je suis encore libre et vous allez l'être.</p> - -<p>Il l'avait prise dans ses bras, le visage de la jeune femme était sous -ses lèvres, pareil à une fleur mouillée; toutes leurs vaines terreurs -s'évanouissaient comme des fantômes à l'aurore. Ce qui étonnait -Archer maintenant, c'était d'avoir pu discuter, séparé d'elle par la -largeur de la chambre, quand tout devenait si simple, dès qu'il la -tenait dans ses bras!</p> - -<p>Elle lui rendit son baiser; mais, un moment après, il sentit -qu'elle se raidissait dans son étreinte. Puis elle le repoussa -et se redressa.</p> - -<p>—Ah! mon pauvre Newland; cela devait arriver; mais cela ne change -absolument rien.</p> - -<p>—Cela change toute la vie pour moi.</p> - -<p>—Non, non, il ne faut pas, ce n'est pas possible! Vous êtes -fiancé à May, et moi, je suis mariée...</p> - -<p>—Il est trop tard pour reculer! Nous n'avons pas le droit de -mentir aux autres ni à nous-mêmes. Me voyez-vous maintenant -épousant May?</p> - -<p>Elle resta silencieuse, accoudée à la cheminée, son profil reflété -par la glace. Une des boucles de son chignon s'était détachée et -tombait sur son cou; subitement elle apparaissait presque vieille.</p> - -<p>—Je ne vous vois pas, dit-elle enfin douloureusement, lui posant -la question que vous venez de me poser.</p> - -<p>—Il est trop tard pour agir autrement...</p> - -<p>—Il est trop tard pour changer ce que nous avions décidé tous -les deux...</p> - -<p>—Je ne vous comprends pas! s'écria-t-il.</p> - -<p>Elle s'efforça de sourire, mais son sourire était plus triste -que ses larmes.</p> - -<p>—Vous ne comprenez pas, parce que vous ne savez pas encore -combien j'ai changé depuis que je vous ai connu.</p> - -<p>—Ellen!</p> - -<p>—Oui. Je ne m'apercevais pas tout d'abord qu'on ne m'accueillait -qu'avec réserve, qu'on me trouvait compromettante. Il paraît qu'on a -refusé de dîner avec moi chez les Lovell Mingott! Je l'ai su plus -tard, et j'ai appris aussi que vous aviez tout raconté aux van der -Luyden et que vous aviez voulu que vos fiançailles fussent annoncées -au bal des Beaufort, afin que j'aie deux familles pour me soutenir, au -lieu d'une... Vous voyez combien j'étais sotte et étourdie: jusqu'à -ce que grand'mère m'ait tout raconté, je ne me rendais compte de rien. -New-York me représentait simplement la paix et la liberté: je rentrais -chez moi. J'étais si contente de m'y retrouver! J'avais l'impression, -en arrivant ici, que tout le monde était pour moi plein de -bienveillance, heureux de me voir. Cependant, personne ne semblait me -comprendre comme vous; personne ne me donnait d'aussi bonnes raisons -pour faire ce qui, au premier abord, me révoltait comme inutile et -difficile. Les gens trop sages ne me persuadent pas: ils n'ont jamais -été tentés... Mais vous, vous compreniez! Vous saviez comment la vie -vous tire à elle avec ses mains tentatrices; et pourtant vous haïssiez -les concessions qu'elle suggère, vous haïssiez la jouissance achetée -au prix du mensonge, de la cruauté, de l'indifférence! Jamais je -n'avais connu personne qui vous ressemblât, qui fût aussi loyal, aussi -généreux.</p> - -<p>Elle parlait d'une voix basse et égale, sans larmes ni agitation, et -chaque mot tombait comme du plomb brûlant dans le cœur du jeune homme. -Il se tenait courbé en avant, la tête dans les mains, les yeux fixés -sur la pointe du soulier de satin qui dépassait la robe scintillante. -Tout à coup il s'agenouilla et baisa le soulier.</p> - -<p>Elle se pencha et plongea dans ses yeux un regard si profond -qu'il en fut comme fasciné.</p> - -<p>—Ne détruisons pas ce qui est votre œuvre! s'écria-t-elle. Je ne -peux pas revenir aux manières de penser que j'avais avant vous. Je ne -peux vous aimer, que si je renonce à vous...</p> - -<p>Les bras de Newland se levaient, suppliants, mais elle s'éloigna -doucement et ils se trouvèrent face à face, séparés par la distance -que les paroles de la jeune femme avaient mise entre eux. Puis -subitement la colère envahit Archer.</p> - -<p>—Et Beaufort? C'est sans doute lui qui va me remplacer auprès -de vous?</p> - -<p>À peine avait-il prononcé ces paroles qu'il en eut honte. Mais son -cœur était gonflé d'amertume, et il souhaita presque une réponse -violente. M<sup>me</sup> Olenska devint seulement un peu plus pâle et resta -immobile, les bras pendants, la tête légèrement inclinée.</p> - -<p>—Il vous attend maintenant chez Mrs Struthers. Pourquoi -n'allez-vous pas le retrouver? ricana Archer.</p> - -<p>Elle alla tirer le cordon de la sonnette.</p> - -<p>—Je ne sortirai pas ce soir. Dites à la voiture d'aller chercher -la signora marchesa, dit-elle, quand la servante se présenta.</p> - -<p>Quand la porte fut refermée, Archer continua à regarder M<sup>me</sup> -Olenska avec des yeux mauvais.</p> - -<p>—Pourquoi ce sacrifice, puisque l'isolement vous pèse? Je n'ai -aucun droit de vous retenir loin de vos amis...</p> - -<p>Elle sourit sous ses paupières humides.</p> - -<p>—Je ne serai pas seule maintenant. J'étais seule; j'avais peur; -mais le vide et l'obscurité se sont dissipés. Désormais, quand je -rentrerai en moi-même, je serai comme un enfant qui revient la nuit -dans une chambre où il y a toujours une lumière.</p> - -<p>Archer répéta, impatient:</p> - -<p>—May est prête à me rendre ma liberté...</p> - -<p>—Quoi! trois jours après que vous êtes allé la supplier à genoux -de hâter votre mariage?</p> - -<p>—Elle a refusé, ce qui me donne le droit...</p> - -<p>—Le droit? Vous m'avez appris combien ce mot-là est un vilain -mot, dit-elle.</p> - -<p>Archer éprouvait une fatigue indicible. C'était comme s'il eût, -pendant des heures, fait des efforts surhumains pour remonter la paroi -d'un précipice, et qu'au moment d'en atteindre le bord, son étreinte -se relâchant, il retombât dans les ténèbres.</p> - -<p>S'il avait pu reprendre la jeune femme dans ses bras, il aurait réfuté -ses arguments. Mais toute la personne d'Ellen Olenska semblait -enveloppée d'une douceur qui la rendait inaccessible: elle le tenait à -distance, lui inspirant, par sa sincérité, un sentiment mêlé de -crainte et de respect.</p> - -<p>Il insista de nouveau:</p> - -<p>—Si nous nous sacrifions, ce sera pire pour tout le monde.</p> - -<p>—Non, non, non! cria-t-elle, comme s'il lui faisait peur.</p> - -<p>Au même moment, la sonnette de la porte tinta. Ils n'entendirent -pas de voiture s'arrêter, et restèrent sans mouvement, les yeux -égarés.</p> - -<p>Au dehors, le pas rapide de Nastasia traversait le vestibule: la porte -d'entrée s'ouvrit, se referma, et, un instant après, la servante -parut, portant un télégramme qu'elle remit à la comtesse Olenska.</p> - -<p>—La dame a été très heureuse des fleurs, dit Nastasia. Elle a cru -que c'était son mari qui les envoyait; elle a pleuré un peu, disant -que c'était une folie.</p> - -<p>Sa maîtresse sourit et prit l'enveloppe jaune. Puis, quand Nastasia fut -partie, et la porte refermée, elle tendit le télégramme à Archer. -Daté de Saint-Augustin, à l'adresse de la comtesse Olenska, il -annonçait:</p> - -<blockquote> -<p>«Télégramme de grand'mère plein succès. Parents acceptent mariage -après Pâques. Je télégraphie à Newland. Suis bien heureuse. Vous -aime tendrement. Votre reconnaissante</p> - -<p>May.»</p></blockquote> - - -<p>Une demi-heure plus tard, Archer, rentrant chez lui, trouva sur la -table du vestibule une autre enveloppe jaune. C'était aussi une -dépêche de May Welland.</p> - - -<blockquote> -<p>«Parents consentent mariage mardi de Pâques à midi. Grace church, -huit demoiselles d'honneur. Veuillez voir pasteur. Si heureuse! -Tendrement</p> - -<p>May.»</p></blockquote> - - -<p>Archer chiffonna dans le creux de sa main la feuille de papier jaune, -comme si, par ce geste, il eût pu annihiler les nouvelles qu'elle -annonçait. Puis il tira un petit agenda de sa poche, en tourna les -pages avec des doigts tremblants. Il ne trouva pas ce qu'il cherchait, -et serrant le télégramme dans sa poche, il monta l'escalier.</p> - -<p>Une lumière brillait sous la porte de la petite chambre qui servait à -Janey de cabinet de toilette et de boudoir. Newland frappa impatiemment -à la porte, et Janey parut dans sa robe de chambre de flanelle -violette, ses cheveux roulés sur des épingles à friser. Son visage -était pâle et inquiet.</p> - -<p>—Newland! J'espère que ce télégramme ne contient pas de mauvaises -nouvelles? J'ai attendu exprès.</p> - -<p>Sans répondre, il interrogea:</p> - -<p>—Dis-moi! Pâques tombe à quelle date cette année?</p> - -<p>Elle parut choquée d'une si païenne ignorance.</p> - -<p>—Pâques? Mais, la première semaine d'avril! Pourquoi me -demandes-tu cela, Newland?</p> - -<p>Il tourna encore quelques pages de son agenda, faisant un calcul -rapide à voix basse.</p> - -<p>—Tu dis: la première semaine?</p> - -<p>—Newland! Qu'est-ce que tu as?</p> - -<p>—Je n'ai rien... sinon que je me marie dans six semaines.</p> - -<p>Janey se jeta sur lui et le pressant contre elle:</p> - -<p>—Oh! Newland! Quelle bonne nouvelle! Je suis si heureuse! Mais, -mon chéri, pourquoi ris-tu comme ça? Tais-toi. Tu vas réveiller -maman.</p> - - - - -<h4><a id="XIX">XIX</a></h4> - - -<p>La journée de printemps était fraîche et le vent soufflait, chargé -d'une poussière pénétrante.</p> - -<p>Les vieilles dames des deux familles avaient exhumé leurs zibelines -décolorées et leurs hermines jaunies; une odeur de camphre s'élevait -des premiers bancs de l'assistance, étouffant le doux parfum de -printemps qui montait des lys autour de l'autel.</p> - -<p>Newland Archer, sur un signal du suisse, était sorti de la sacristie, -et avait pris place, avec son premier garçon d'honneur, le jeune van -der Luyden Newland, sur les marches du chœur: le coupé de la mariée -était en vue. Mais il fallait s'attendre encore à d'assez longs -préliminaires sous le portail, où les huit demoiselles d'honneur se -groupaient déjà en un bouquet d'avril.</p> - -<p>C'était la règle: le fiancé devait témoigner de son empressement, en -s'exposant ainsi seul aux regards de l'assemblée. Archer se résignait -à cette formalité, comme à toutes les autres exigences d'un rite qui -semblait venir de la nuit des temps. Il obéissait scrupuleusement aux -injonctions agitées de son garçon d'honneur, comme autrefois les -mariés qu'il avait dirigés à travers le même labyrinthe, lui avaient -obéi à lui-même.</p> - -<p>Rien n'était oublié, ni les huit bouquets de lilas blanc et de muguet -des demoiselles d'honneur, ni les boutons de manchettes (saphirs à -montures d'or) des garçons d'honneur, ni l'épingle de cravate (un œil -de chat) choisie pour le jeune van der Luyden Newland. Les offrandes -destinées à l'évêque et au pasteur étaient en sécurité dans la -poche du premier garçon d'honneur. Le déjeuner devait avoir lieu chez -Mrs Manson Mingott. Les bagages d'Archer y avaient été envoyés, ainsi -que ses vêtements de voyage, et un compartiment avait été réservé -dans le train qui devait emmener les jeunes mariés vers une destination -inconnue. Le mystère sur le lieu où devait s'écouler la nuit nuptiale -était l'élément le plus sacré du rite immémorial.</p> - -<p>—Vous avez la bague? chuchota van der Luyden Newland tout -neuf dans son rôle, et qui semblait écrasé sous le poids de sa - responsabilité.</p> - -<p>Archer fit le même geste que tous les mariés avaient fait avant lui: -de sa main droite dégantée, il s'assura qu'il avait bien dans la poche -de son gilet le petit anneau d'or gravé de leurs deux noms: «Newland -à May, avril 187...» Puis il se remit en position, son chapeau haut de -forme et ses gants gris-perle, soutachés de noir, serrés dans sa main -gauche; et il recommença de surveiller la porte de l'église.</p> - -<p>La marche nuptiale de Haendel roulait pompeusement sous les voûtes de -stuc, évoquant la vision de tous les mariages auxquels Archer avait -assisté avec une sereine indifférence, tandis que d'autres mariés -s'avançaient vers l'autel.</p> - -<p>—On dirait une première à l'Opéra, pensa-t-il.</p> - -<p>Reconnaissant les mêmes figures dans les mêmes loges... (non! -c'étaient des bancs)... il se demandait si, lorsque retentirait la -trompette du jugement dernier, Mrs Selfridge Merry aurait son même -panache de marabout, Mrs Beaufort ses mêmes diamants aux oreilles, son -même sourire aux lèvres; et si des avant-scènes étaient déjà -réservées pour ces dames dans l'autre monde.</p> - -<p>Ensuite, il eut le temps de passer la revue des visages familiers: les -femmes curieuses, intéressées; les hommes, maussades d'avoir eu à -endosser leur redingote dès le matin, et ennuyés de la perspective -d'avoir à jouer des coudes pour s'approcher du buffet après la -cérémonie.</p> - -<p>Il croyait entendre dire à Reggie Chivers: «C'est malheureux que le -lunch soit chez la vieille Catherine; mais on dit que Lovell Mingott l'a -fait préparer par son chef: cela sera donc mangeable, si l'on peut s'en -approcher.» Et sans doute Sillerton Jackson répondait avec autorité: -«Ne vous a-t-on pas dit, mon cher ami, que le lunch sera servi par -petites tables, à la nouvelle mode anglaise?»</p> - -<p>Les yeux d'Archer s'arrêtèrent un moment sur le banc de gauche, où sa -mère, entrée au bras de Mr Henry van der Luyden, était assise. Elle -pleurait doucement sous son voile de Chantilly, les mains dans le -manchon d'hermine de sa grand'mère.</p> - -<p>—Pauvre Janey, songea-t-il en regardant sa sœur, elle a beau se -disloquer le cou, elle ne peut voir que les premiers rangs des Newland -et des Dagonet, cossus, mais poncifs.</p> - -<p>En avant du ruban blanc tendu entre les bancs des deux familles et ceux -des invités, il vit Beaufort, grand, haut en couleur, qui dévisageait -les femmes de son air arrogant. À côté de lui se trouvait Mrs -Beaufort, couronnée de violettes et tout argentée de chinchilla. De -l'autre côté du ruban, la tête bien lissée de Lawrence Lefferts -semblait monter la garde pour préserver de toute offense l'implacable -divinité du «Bon-Ton.» Archer lui-même, en son temps, avait servi ce -même dieu; mais tout ce qui l'avait préoccupé alors lui paraissait, -maintenant, une parodie enfantine de la vie.</p> - -<p>Une discussion s'était élevée sur la question de savoir si les -cadeaux de noces seraient exposés: les dernières heures avant le -mariage en avaient été assombries. La question avait été résolue -par la négative, Mrs Welland ayant dit, des larmes de colère aux yeux: -«J'aimerais autant lâcher les reporters dans ma maison!» Archer, -autrefois, aurait partagé cette opinion; alors tout ce qui concernait -les coutumes de son petit monde lui semblait revêtir le caractère de -l'absolu. Il trouvait aujourd'hui inconcevable que l'on s'agitât ainsi -pour ces enfantillages. «Et pendant ce temps, pensait-il, il y a dans -le monde des êtres réels, qui se débattent dans la vérité de la -vie!...</p> - -<p>Les voilà! souffla le premier garçon d'honneur;... mais le marié ne -s'émut pas. Il savait que la porte de l'église ne s'ouvrait encore que -pour le suisse, qui jetait un coup d'œil sur la scène avant de -mobiliser ses forces. La porte fut doucement refermée, puis rouverte à -deux battants; un murmure courut dans l'assemblée: c'était la famille -de la mariée.</p> - -<p>Mrs Welland marchait en tête, au bras de son fils aîné. L'expression -de sa large figure rose avait la solennité voulue; sa robe prune aux -panneaux bleu pâle, sa petite capote de satin ornée de plumes -turquoises, éveillèrent l'approbation générale. Mais avant que -l'imposant frou-frou des jupes de soie se fût apaisé, les spectateurs -se retournaient pour apercevoir la suite du cortège. De vagues rumeurs -avaient circulé la veille; on disait que Mrs Manson Mingott, dans son -obésité impotente, prétendait assister à la cérémonie. Comment -pourrait-elle traverser la nef? Quel siège serait assez vaste pour la -contenir? On savait qu'elle avait envoyé son menuisier examiner la -possibilité d'élargir le premier banc; mais le résultat avait été -négatif. Sa famille avait passé une journée d'angoisse, pendant -qu'elle délibérait sur le projet de se faire rouler dans son énorme -chaise et de trôner devant le chœur.</p> - -<p>L'exhibition de sa monstrueuse personne était apparue si fâcheuse à -ses parents, qu'ils auraient volontiers couvert d'or le génie qui avait -découvert que la chaise de Mrs Mingott était trop large pour passer -entre les supports de la tente dressée à la porte de l'église. -L'idée de renoncer à cette tente, d'exposer la mariée à la -curiosité des couturières et des journalistes, eut raison du courage -de la vieille Catherine. «Comment! on pourrait photographier ma fille -et la mettre dans les journaux!» s'était écriée Mrs Welland. Le clan -tout entier avait reculé devant une pareille inconvenance. L'ancêtre -avait dû céder, mais contre la promesse que le repas de noces aurait -lieu sous son toit. Les amis de la famille qui habitaient autour de -Washington Square, trouvaient que la maison des Welland aurait été -d'accès plus facile, et qu'il était dur d'avoir à débattre avec -Brown le prix de la voiture qui les mènerait à l'autre bout de la -ville.</p> - -<p>Tout le monde connaissait ces négociations par les Jackson; mais une -minorité d'esprits hardis croyait encore que Mrs Mingott assisterait à -la cérémonie, et un léger refroidissement se manifesta dans -l'allégresse générale quand on vit que Mrs Lovell Mingott remplaçait -sa belle-mère. Mrs Lovell Mingott avait ce teint échauffé et ce -regard vide des femmes d'âge et d'embonpoint engoncées dans des robes -neuves; mais quand on fut revenu du désappointement causé par -l'absence de Mrs Manson Mingott, on convint que la robe de satin lilas -voilée de Chantilly et le chapeau en violettes de Parme de sa -belle-fille s'harmonisaient heureusement à la toilette prune et bleue -de Mrs Welland. Toute différente était l'impression produite par la -grande femme maigre et minaudante qui, dans une étrange confusion de -rayures, de franges, d'écharpes flottantes, défilait au bras de Mr -Mingott. À cette dernière apparition, le cœur d'Archer se contracta.</p> - -<p>Il avait cru que la marquise Manson était depuis six semaines à -Washington avec Ellen Olenska. On attribuait leur brusque départ au -désir qu'avait eu la nièce de soustraire sa tante à la funeste -éloquence du docteur Agathon Carver. N'était-il pas sur le point de -faire d'elle une recrue pour la «Vallée de l'Amour?» Archer se -demandait qui allait paraître derrière cette fantastique Medora. Mais -le cortège finissait là: les parents plus éloignés avaient déjà -pris leurs places. Les huit garçons d'honneur se réunissaient pour -aller rejoindre au bas de la nef les huit demoiselles d'honneur.</p> - -<p>—Newland! La voilà! chuchota son jeune cousin.</p> - -<p>Archer sursauta.</p> - -<p>Il avait dû perdre conscience de ce qui se passait autour de lui. La -procession blanche et rose était déjà parvenue à la moitié de la -nef: l'évêque et le pasteur, accompagnés de deux assistants en -surplis blancs, se tenaient devant l'autel fleuri, et les premiers -accords de la Symphonie de Spohr tombaient sous les pas de la mariée -comme des bouquets de roses.</p> - -<p>Archer ouvrit les yeux (les avait-il vraiment fermés, comme il le -croyait?) et son cœur se desserra. La musique, la senteur printanière -des lys, la vision de May, qui flottait vers lui dans un nuage de tulle, -le visage de sa mère, baigné d'heureuses larmes, le murmure des -paroles du pasteur, les évolutions symétriques du cortège d'honneur, -tous ces mouvements, tous ces bruits bien connus, lui semblaient -maintenant étranges et dépourvus de sens.</p> - -<p>—Mon Dieu! pensa-t-il, ai-je bien la bague? et il refit le geste -nerveux de tous les mariés. Un instant après, May se trouvait à -côté de lui, et le cœur figé du jeune homme se ranima au contact de -cette pureté rayonnante.</p> - -<p>«Réunis ici sous le regard de Dieu...» L'office commençait. La bague -avait été passée au doigt de May; les mariés avaient reçu la -bénédiction de l'évêque; les demoiselles d'honneur se préparaient -à reprendre leurs places dans la procession, et la marche nuptiale de -Mendelssohn roulait sous la voûte de la nef.</p> - -<p>—Votre bras, donnez-lui votre bras! dit, entre ses dents, van -der Luyden Newland.</p> - -<p>Archer eut de nouveau la sensation de revenir de très loin... Comment -son imagination s'égarait-elle ainsi? Était-ce pour avoir aperçu dans -la foule anonyme cette masse de cheveux sombres, sous le bord d'un -chapeau? Mais, un instant après, ce n'était qu'une dame inconnue au -long nez. Il aurait pu rire de s'y être presque trompé, et se demander -s'il devenait le jouet d'hallucinations.</p> - -<p>Lentement il descendit la nef avec May: les ondes rythmées de la marche -les accompagnèrent jusqu'aux portes grandes ouvertes, au travers -desquelles la belle journée de printemps semblait les accueillir. Les -alezans de Mrs Welland, de gros nœuds de ruban blanc au frontail, -piaffaient devant la tente.</p> - -<p>Le valet de pied, décoré aussi d'une cocarde blanche, enveloppa May -d'un manteau neigeux, et Archer sauta dans le coupé à côté d'elle. -Elle se retourna vers lui avec un sourire triomphant et leurs mains -s'unirent sous les voiles de tulle.</p> - -<p>—Chérie! dit Archer,—et de nouveau l'abîme s'ouvrait devant -lui, pendant que sa voix articulait tendrement et gaiement:—J'ai cru -avoir perdu la bague. Ce frisson-là fait partie de la cérémonie! C'est un -peu votre faute, vous m'avez bien fait attendre! J'ai eu le temps -d'imaginer mille catastrophes.</p> - -<p>En pleine Cinquième Avenue, May l'étonna en lui jetant les bras -autour du cou:</p> - -<p>—Mais rien ne peut nous arriver maintenant, dit-elle, puisque -nous sommes ensemble!</p> - -<p>Tous les détails de la journée avaient été si soigneusement -réglés, qu'après le déjeuner, les jeunes mariés eurent tout le -temps nécessaire pour se préparer au départ. En tenue de voyage, ils -descendirent le large escalier de Mrs Mingott, escortés de la bande -rieuse des demoiselles d'honneur; ils embrassèrent leurs parents et -montèrent dans la voiture qui les attendait, tandis qu'on jetait -derrière eux la traditionnelle averse de riz et la pantoufle de satin. -Ils purent choisir, sans se presser, à la bibliothèque de la gare, les -magazines de la semaine, avec l'air détaché de voyageurs ordinaires, -et enfin s'installer dans le compartiment réservé, où la femme de -chambre de May avait déjà placé le manteau gris-palombe et le sac de -voyage, tout battant neuf, et qui venait de Londres.</p> - -<p>Les vieilles tantes de Rhinebeck avaient mis leur maison à la -disposition des jeunes mariés, avec un empressement peut-être dû à -la perspective séduisante d'un séjour chez Mrs Archer. Newland, -heureux d'échapper aux hôtels de Baltimore ou de Philadelphie, où il -était d'usage de passer les premiers jours de la lune de miel, avait -accepté la proposition de grand cœur.</p> - -<p>May, enchantée d'aller à la campagne, s'était amusée comme une -enfant des vains efforts des huit demoiselles d'honneur pour arriver à -savoir le lieu de la mystérieuse retraite.</p> - -<p>Quand les mariés furent installés dans leur compartiment, que le train -eut dépassé les faubourgs et fut entré dans la campagne printanière, -la conversation devint plus aisée qu'Archer ne l'avait espéré. May -était encore la naïve jeune fille de la veille: elle discutait avec -une impartialité de simple témoin tous les incidents de la journée.</p> - -<p>Archer avait pensé d'abord que ce détachement provenait d'un trouble -secret; mais les yeux clairs de la jeune mariée ne révélaient qu'une -tranquille ignorance. Elle était seule, pour la première fois, avec -son mari; mais, de toute évidence, elle ne voyait encore en lui que le -charmant camarade de la veille. Elle le préférait à tous, avait la -plus grande confiance en lui, et pour elle le point culminant de la -belle aventure des fiançailles et du mariage était de voyager seule -avec lui comme une grande personne—mieux encore, comme une femme -mariée! C'était étonnant que cette profondeur de sentiment qu'elle -avait révélée dans le jardin de la mission espagnole pût s'allier à -une telle absence d'imagination. Mais Archer se rappelait avec quelle -promptitude, sitôt sa conscience délivrée du poids qui l'oppressait, -elle était revenue, ce jour-là, à sa candeur innocente, et il comprit -que, dans la vie, elle s'adapterait aux circonstances sans jamais les -devancer. Cette faculté de ne pas savoir, de ne pas prévoir, donnait -peut-être à ses yeux leur limpidité. Son visage semblait appartenir -à un type plutôt qu'à une personne: elle aurait pu poser pour une -Vertu civique ou pour une Divinité grecque. Le sang qui coulait si -près de sa peau blanche semblait plutôt un fluide préservateur qu'un -élément de combustion. Cependant, sa jeunesse n'était pas insensible: -elle n'était que primitive et pure.</p> - -<p>Comme il on était là de ses réflexions, Archer se rendit compte qu'il -posait sur sa femme le regard d'un étranger, et vite il se mit à -repasser avec elle les souvenirs du repas de noces, au-dessus desquels -planait la personnalité de la grand'mère Mingott, énorme et ravie.</p> - -<p>May, toute joyeuse, répondit avec une franche gaieté:</p> - -<p>—J'ai été bien étonnée que ma tante Medora se soit décidée à -venir. Et vous? Ellen avait écrit qu'elles étaient encore trop -fatiguées toutes deux pour faire le voyage. C'est Ellen que j'aurais -voulu avoir! Avez-vous vu quelle magnifique dentelle ancienne elle m'a -envoyée?</p> - -<p>Archer savait qu'une allusion à Ellen devait se produire tôt ou -tard, mais il croyait qu'à force de volonté il pourrait la retarder.</p> - -<p>—Oui... je... non..., magnifique, bégaya-t-il.</p> - -<p>Il regardait May avec des yeux d'aveugle, et se demandait si, chaque -fois qu'il entendrait ces deux syllabes, il ne sentirait pas s'écrouler -le fragile château de cartes de sa vie. Le train s'arrêta à la gare -de Rhinebeck: dans le crépuscule printanier, ils traversèrent le quai -pour gagner la voiture qui les attendait.</p> - -<p>—Ces bons van der Luyden! Ils ont envoyé leur domestique au-devant -de nous! s'écria Archer, en voyant un personnage à la mine grave, qui -s'approchait et prenait les petits bagages des mains de la femme de -chambre.</p> - -<p>—Mille excuses, monsieur, dit le domestique; un petit accident est -arrivé chez ces demoiselles du Lac; une fuite dans le réservoir. -L'accident est arrivé hier: Mr van der Luyden, prévenu, a aussitôt -fait partir une femme de chambre pour préparer la maison du Patroon. -J'espère que vous la trouverez suffisamment confortable. Ces -demoiselles ont envoyé leur cuisinière, et vous serez aussi bien qu'à -Rhinebeck.</p> - -<p>Archer regarda le domestique avec une sorte de stupeur:</p> - -<p>—Ce sera tout à fait la même chose, monsieur, répétait -celui-ci.</p> - -<p>Ce fut May qui lança d'une voix allègre:</p> - -<p>—La même chose que Rhinebeck... la maison du Patroon? Mais ce sera -mille fois mieux, n'est-ce pas, Newland? Quelle charmante pensée ont -eue ces van der Luyden!</p> - -<p>Pendant que la voiture roulait, la femme de chambre à côté du cocher -et les reluisants sacs de voyage sur le strapontin, la jeune femme -continua, très animée:</p> - -<p>—Croiriez-vous que je n'y suis jamais entrée! Et vous? Les van der -Luyden la montrent si peu! Ils l'ont ouverte pour Ellen: c'est elle qui -m'a dit que c'était un bijou, la seule maison d'Amérique où elle -pourrait être parfaitement heureuse.</p> - -<p>Et elle ajouta, avec son sourire juvénile:</p> - -<p>—C'est notre chance qui commence: la chance merveilleuse que -nous aurons toujours ensemble.</p> - - - - -<h4><a id="XX">XX</a></h4> - - -<p>—Naturellement, ma chérie, nous acceptons le dîner chez les -Carfry, disait Archer.</p> - -<p>Les nouveaux mariés prenaient leur petit déjeuner dans le salon -meublé de cretonne luisante de leur lodging de Londres. Un brouillard -opaque assombrissait les vitres, et un feu d'anthracite rougeoyait -derrière la grille en acier poli.</p> - -<p>May, le front anxieux, regarda son mari par-dessus la lourde théière -en métal anglais derrière laquelle elle trônait.</p> - -<p>Dans ce pluvieux désert du Londres d'automne, les Newland Archer ne -connaissaient exactement que deux personnes, et encore les avaient-ils -évitées avec soin. C'était une des traditions de dignité du vieux -New-York: on ne s'imposait pas aux relations que l'on pouvait avoir en -pays étranger.</p> - -<p>Mrs Archer et Janey, au cours de leurs nombreux voyages en Europe, -avaient rigoureusement observé cette règle, et opposé une si -impénétrable réserve aux avances de leurs compagnons de voyage -qu'elles avaient presque réussi à ne jamais échanger un mot avec des -«étrangers» autres que des employés d'hôtel et de chemin de fer. -Envers ceux de leurs compatriotes qui ne leur étaient pas -personnellement connus, leur attitude était plus réservée encore. -Ainsi, à moins qu'elles ne rencontrassent un Chivers, un Dagonet ou un -Mingott, les périodes de voyage se passaient pour elles dans un -tête-à-tête ininterrompu. Pourtant, une nuit à Botzen, une des dames -anglaises qui occupaient la chambre vis à vis celle de Mrs Archer et de -sa fille (Janey connaissait, dans tout leur détail, le nom, les -toilettes et la position sociale de ses voisines), vint frapper à la -porte de Mrs Archer et lui demanda du secours. Mrs Carfry venait d'être -prise d'une bronchite aiguë. Elle fut gravement malade. Elle voyageait -seule avec sa sœur, Miss Harle, et toutes deux furent profondément -reconnaissantes aux dames Archer des soins attentifs dont celles-ci les -entourèrent.</p> - -<p>Les Archer quittèrent Botzen sans penser revoir jamais Mrs Carfry et -Miss Harle. Mrs Archer n'aurait pas songé à s'imposer à l'attention -d'une étrangère pour un service qu'elle avait eu occasion de lui -rendre. Mrs Carfry et sa sœur, au contraire, ne connaissaient d'autre -code que celui d'une éternelle reconnaissance. Avec une fidélité -touchante, elles étaient aux aguets, ne manquant pas une occasion de -revoir Mrs Archer et Janey, quand celles-ci venaient en Europe. Les -relations devinrent de plus en plus étroites: quand Mrs Archer et Janey -descendaient à l'hôtel Brown, à Londres, elles y étaient attendues -par de sympathiques amies. Ces dames avaient les mêmes goûts: elles -faisaient du macramé, lisaient des mémoires édifiants, et -échangeaient leurs appréciations sur les prédicateurs en renom. Comme -le disait Mrs Archer, Londres était tout autre depuis qu'elles -connaissaient Mrs Carfry et Miss Harle. Aussi, au moment du mariage de -Newland, ne manqua-t-on pas d'envoyer un faire-part aux deux dames -anglaises. Celles-ci répondirent par l'envoi d'un joli bouquet de -fleurs alpines séchées, sous verre. Sur le quai, au moment des adieux, -la dernière recommandation de Mrs Archer fut: «N'oublie pas d'aller -présenter May à Mrs Carfry.»</p> - -<p>Archer et sa femme se disposaient à oublier; mais Mrs Carfry, avec son -habituelle sagacité, les avait découverts et invités à dîner. -C'était sur cette invitation que May fronçait les sourcils en -savourant son thé et ses muffins.</p> - -<p>—Vous, Newland, vous les connaissez. Mais moi, je serais -affreusement intimidée chez des personnes que je n'ai jamais vues... Et -puis, je ne sais pas comment m'habiller...</p> - -<p>Newland se renversa sur sa chaise; il sourit à sa jeune femme: jamais -elle n'avait été plus belle, plus Diane. Était-ce l'humidité de -l'air anglais qui avait avivé son teint, adouci le contour de ses -traits; ou bien, était-ce le rayonnement de son bonheur qui éclairait -son visage?</p> - -<p>—Comment vous habiller, ma chérie? N'avez-vous pas reçu de Paris, -la semaine dernière, toute une caisse de robes neuves?</p> - -<p>—Certes, mais... laquelle mettre? Je n'ai jamais dîné en ville -à Londres, et je ne voudrais pas être ridicule...</p> - -<p>Il essaya de comprendre sa perplexité:</p> - -<p>—Les Anglaises ne s'habillent donc pas comme tout le monde le -soir?</p> - -<p>—Newland! Vous savez bien qu'elles vont au théâtre sans chapeaux, -dans leurs robes du soir défraîchies.</p> - -<p>—Alors, c'est sans doute chez elles qu'elles portent leurs robes du -soir neuves... Mais, pour Mrs Carfry et miss Harle, elles auront des -bonnets comme maman, et des châles... de jolis châles souples.</p> - -<p>—Certainement; mais les autres dames, comment seront-elles?</p> - -<p>Archer se demanda ce qui avait pu développer subitement chez May cette -préoccupation nerveuse de la toilette qu'il avait aussi bien observée -chez Janey. Il eut une inspiration:</p> - -<p>—Pourquoi ne pas mettre la robe de votre mariage?...</p> - -<p>—Si je l'avais seulement! Mais elle est à Paris, chez Worth, -qui doit la transformer pour l'hiver prochain.</p> - -<p>—Alors, je ne vois pas...—Il se leva.—Tenez! Le -brouillard se lève. Si nous allions jusqu'à la National Gallery essayer de -voir les tableaux?</p> - -<p>Les Newland Archer étaient de passage à Londres, au retour du voyage -de noces que May, dans ses lettres à ses amies, décrivait brièvement -en le qualifiant d'«enchanteur.» Après un mois passé à Paris à -courir les couturières en vogue, May avait manifesté le désir de -faire de l'alpinisme pendant le mois de juillet, et de la natation en -août. Ce programme avait été ponctuellement exécuté. Ils avaient -passé le mois de juillet à Interlaken et à Grindenwald, et le mois -d'août dans un petit coin appelé Étretat, sur la côte normande, -recommandé comme tranquille et pittoresque. Une ou deux fois, dans la -montagne, Archer avait montré la direction du Midi: «L'Italie!» -avait-il dit, et May, les pieds dans un fouillis de gentiane, avait -répondu, avec son gai sourire: «Oui, l'hiver prochain, si vous -n'étiez pas retenu à New-York, ce serait charmant d'aller à Rome.» -En réalité, les voyages la laissaient encore plus indifférente -qu'Archer ne l'avait imaginé. Elle n'y cherchait, une fois ses -toilettes choisies, que des occasions de faire du «sport,» marcher, -monter à cheval, nager, et aussi s'entraîner au nouveau jeu -passionnant du lawn-tennis; et quand, enfin, ils s'arrêtèrent à -Londres pour une quinzaine, afin qu'Archer à son tour passât aux mains -de son tailleur, elle ne cacha plus son impatience de se rembarquer. À -Londres, rien ne l'intéressait que les théâtres et les magasins. -Encore trouvait-elle les théâtres moins amusants que les -cafés-chantants de Paris, où, sous les marronniers en fleurs des -Champs-Élysées, elle avait entendu des chansons dont son mari lui -traduisait les quelques couplets présentables aux oreilles d'une jeune -mariée.</p> - -<p>Archer en revenait à sa conception héréditaire du mariage. Se -conformer à la tradition, ne demander à May que ce qu'il avait vu ses -amis demander à leurs femmes, c'était plus aisé que de faire -l'expérience dont, jeune homme, il avait rêvé. Pourquoi émanciper -une femme qui ne se doutait pas qu'elle fût sous un joug? Le seul usage -qu'elle ferait de son indépendance serait d'en offrir le sacrifice à -l'autel conjugal. Tout tendait donc à ramener Archer aux vieilles -idées. S'il y avait eu de la mesquinerie dans la simplicité de May, il -se serait irrité, révolté. Mais le caractère de la jeune femme -était d'un dessin aussi noble que celui de son visage, et elle semblait -être la divinité tutélaire de toutes les traditions qu'il avait -révérées.</p> - -<p>Ces belles qualités faisaient d'elle la plus aimable compagne mais -n'animaient guère le voyage. Archer comprenait pourtant que, dans le -milieu qui les attendait, elles reprendraient leur valeur. Ses goûts à -lui, littéraires et artistiques, trouveraient leur aliment, comme par -le passé, au dehors; mais son intérieur n'aurait rien d'étouffant, et -quand les enfants viendraient, rien ne manquerait à la douceur de leur -vie commune.</p> - -<p>Ainsi méditait Archer pendant le long trajet de Mayfair à South -Kensington, où habitait Mrs Carfry. Lui aussi aurait préféré se -soustraire à l'invitation de leurs amies.</p> - -<p>—Il n'y aura probablement personne chez Mrs Carfry; Londres est -désert en ce moment, et vous serez trop habillée, disait-il à May, assise -près de lui dans le hansom, si belle et immaculée dans son manteau -bleu-de-ciel bordé de cygne, que cela semblait presque coupable de -l'exposer à la suie de Londres.</p> - -<p>—Je ne veux pas laisser croire qu'une Américaine ne sait pas -s'habiller, répliqua-t-elle; et Archer fut frappé de nouveau par le -respect religieux que la moins mondaine de ses compatriotes portait au -prestige de la toilette.</p> - -<p>«C'est leur armure, leur défense contre l'inconnu,» pensa-t-il. Et il -comprit pourquoi May, qui n'aurait pas pensé à nouer un ruban dans ses -cheveux pour lui plaire, avait pu apporter tant de sérieux et de -solennité à choisir et à commander ses nombreuses robes.</p> - -<p>Chez Mrs Carfry, il n'y avait en effet que très peu de monde: la -maîtresse de maison et sa sœur, un aimable pasteur avec sa femme, un -jeune neveu de Mrs Carfry, et son précepteur français, un petit brun, -nerveux, à l'œil vif. Sur ce groupe un peu terne, dans ce salon -faiblement éclairé, May se détachait comme un cygne voguant dans la -gloire d'un soleil couchant; elle semblait à son mari plus grande, plus -belle, dans le bruissement de son élégance; et cependant il devina que -son animation, sa rougeur, cachaient une timidité presque enfantine.</p> - -<p>Le dîner fut languissant. May ne parlait guère que de son pays, de -choses locales. Archer remarqua que si elle provoquait l'admiration par -sa beauté, elle décourageait la conversation. Le pasteur abandonna -bientôt la partie; mais le précepteur poursuivit galamment -l'entretien.</p> - -<p>Quand les dames se furent levées pour retourner au salon, le pasteur -prit congé, se rendant à un meeting; le neveu, jeune homme timide et -de santé délicate, se retira également. Archer resta seul à boire du -porto, dans la salle à manger, en compagnie du précepteur; et il se -trouva soudain lancé dans une conversation comme il n'en avait pas eu -depuis sa dernière discussion philosophique avec Ned Winsett. Le neveu -de Mrs Carfry, menacé de tuberculose, avait dû passer deux ans dans le -doux climat du Léman. Il avait été confié à M. Rivière, qui venait -de le ramener en Angleterre, et devait rester avec lui jusqu'à -l'entrée de son élève à Oxford. M. Rivière ajouta qu'à cette -époque il serait obligé de chercher une nouvelle situation.</p> - -<p>«Il la trouvera facilement,» pensa Archer, très impressionné par les -connaissances variées et les dons naturels du jeune Français. M. -Rivière était un homme de trente ans environ, maigre, de visage -plutôt laid et que May aurait qualifié de «commun,» avec des traits -d'une extrême mobilité. Fils d'un diplomate, il aurait dû suivre la -carrière de son père; mais il avait le démon de la littérature et il -s'était lancé dans le journalisme. À Paris, il avait connu Flaubert, -fréquenté le grenier des Goncourt et causé avec Mérimée. Mais le -succès n'avait pas couronné ses rêves d'écrivain: une mère et une -sœur à sa charge, et, comme tant d'autres, il avait succombé sous le -poids des soucis matériels. Sa situation pécuniaire ne semblait guère -meilleure que celle de Ned Winsett: il lui restait d'avoir vécu dans un -monde unique pour ceux qui ont le goût des idées. C'était justement -parce que ce pauvre Winsett avait le goût des idées qu'il -dépérissait à New-York: Archer enviait pour son ami le sort du jeune -précepteur, qui, si pauvre d'argent, s'était par ailleurs si richement -alimenté.</p> - -<p>—Garder intactes sa liberté intellectuelle, ses facultés critiques, -c'est cela, monsieur, qui prime tout. C'est pour cette indépendance que -j'ai abandonné le journalisme, et que j'ai accepté de devenir -précepteur. Le métier est quelquefois bien aride; mais on a la -liberté de son esprit. On peut écouter et réfléchir, on peut causer. -Ah! la conversation! Il n'y a rien de tel, n'est-ce pas? L'air qui -circule autour des idées est le seul air respirable. Je n'ai jamais -regretté d'avoir abandonné la diplomatie et le journalisme, ces deux -formes différentes d'abdication.</p> - -<p>Tout en parlant, il fixait sur Archer des yeux ardents; il continua:</p> - -<p>—Voyez-vous, monsieur, pouvoir regarder la vie en face, être -maître de sa pensée, cela vaut bien la peine de vivre dans une mansarde. Il -est vrai qu'il faut encore gagner de quoi payer la mansarde, et j'avoue -que la perspective de vieillir dans la peau d'un précepteur ou d'un -obscur secrétaire est presque aussi réfrigérante que celle de finir -chargé d'affaires à Bucarest... Je me dis quelquefois que je devrais -faire un grand plongeon. Croyez-vous, par exemple, qu'il y aurait une -place pour moi à New-York?</p> - -<p>Archer le regarda, étonné. New-York! Pour un jeune homme qui -avait fréquenté Mérimée et les Concourt, et qui ne s'intéressait -qu'à la vie intellectuelle!...</p> - -<p>—Vous tenez particulièrement à New-York? bégaya-t-il, se demandant -ce que sa ville natale pouvait offrir à un jeune homme pour qui -l'échange des idées paraissait une condition indispensable.</p> - -<p>Une rougeur subite envahit le visage bistré de M. Rivière.</p> - -<p>—N'est-ce pas, chez vous, le centre de la vie intellectuelle? -répondit-il.—Puis, comme s'il craignait d'avoir été indiscret, il -s'empressa d'ajouter:—On fait comme cela des projets... Du reste, -pour le moment, il ne peut être question de rien...</p> - -<p>Dans le <i>hansom</i>, pendant le trajet du retour, Archer était encore -sous l'impression de cette causerie avec M. Rivière; il avait senti passer -un air nouveau. Son premier mouvement avait été d'inviter le jeune -homme à dîner. Il hasarda:</p> - -<p>—Ce précepteur est intéressant; nous avons causé, après dîner, -de livres et d'un tas de choses...</p> - -<p>May sortit d'un de ses silences rêveurs, auxquels Archer avait prêté -une signification mystérieuse avant que six mois d'intimité conjugale -ne lui en eussent démontré le vide.</p> - -<p>—Ce petit Français? Il est bien commun, répondit-elle -froidement.</p> - -<p>Archer comprit qu'elle était humiliée d'avoir été invitée pour -rencontrer un pasteur et un précepteur français. Non que ce fût chez -elle affaire de snobisme; mais l'orgueil du vieux New-York exigeait les -plus grands égards à l'étranger. Si les parents de May avaient reçu -les Carfry dans la Cinquième Avenue, ils leur auraient offert des -convives présentables.</p> - -<p>Il demanda, non sans un peu de mauvaise humeur:</p> - -<p>—En quoi l'avez-vous trouvé commun?</p> - -<p>—Les gens de cette sorte manquent toujours d'usage. Mais, bien -entendu, ajouta-t-elle avec humilité, je ne suis pas juge de ses -mérites intellectuels.</p> - -<p>Archer détestait sa manière de prononcer: «intellectuel» et -«commun.» Il se surprenait à souligner de plus en plus à ses propres -yeux certaines façons de May qui le choquaient. En somme, elle avait -toujours eu le même point de vue: celui du monde qui les entourait, -celui qu'Archer lui-même avait accepté jusque-là, le seul que pût -avoir une femme «bien.» Et il fallait pourtant, si l'on se mariait, -épouser une femme «bien!»</p> - -<p>—Tant pis; je ne l'inviterai pas à dîner, conclut-il en -riant.</p> - -<p>May reprit, scandalisée:</p> - -<p>—Quoi! Vous pensiez à inviter le précepteur des Carfry?</p> - -<p>—Ma foi, oui: j'aurais assez aimé le revoir. Il voudrait trouver -une situation à New-York.</p> - -<p>La surprise de May allait grandissant.</p> - -<p>—Une situation à New-York? Je ne vois pas laquelle. On n'a pas -de précepteurs français chez nous... Qu'est-ce qu'il viendrait -faire à New-York?</p> - -<p>—Il cherche un milieu où il pourrait satisfaire son goût de la -conversation, dit Archer avec une pointe d'ironie.</p> - -<p>May se mit à rire:</p> - -<p>—Comme c'est drôle, Archer! Comme c'est français!</p> - -<p>À tout prendre, il n'était pas fâché du refus de May: une seconde -rencontre avec M. Rivière aurait ramené cette question d'une situation -à trouver; et, plus il y réfléchissait, moins Archer voyait le moyen -de trouver un emploi pour un jeune intellectuel français dans le -New-York qu'il connaissait.</p> - - - - -<h4><a id="XXI">XXI</a></h4> - - -<p>La pelouse ensoleillée, bordée de géraniums rouges et de coléus, -étendait jusqu'à la falaise son gazon d'émeraude. Au delà, on voyait -la grande mer étincelante.</p> - -<p>Le long du chemin serpentant jusqu'à la falaise, des vases de fonte -d'un brun chocolat laissaient tomber leurs gerbes de géranium lierre et -de pétunias sur le gravier fraîchement ratissé. La maison, construite -en bois et de forme carrée, était peinte en brun comme les vases. Le -toit de la véranda, avec ses bandes brunes et jaunes, simulait un grand -store. Au milieu de la pelouse deux cibles se détachaient en blanc sur -un fond de verdure. En face, était plantée une tente autour de -laquelle étaient disposés des sièges d'osier. Des femmes en toilettes -d'été, des hommes en redingote grise et chapeau haut de forme, -causaient en groupes animés. À un signal, une svelte jeune fille en -robe de mousseline empesée sortait de la tente, un arc à la main, et -décochait sa flèche. Alors, il se faisait un grand silence et tous les -yeux se braquaient sur la cible.</p> - -<p>Archer, debout sous la véranda, regardait curieusement cette scène. -Des aloès dans des grands pots de faïence turquoise, placés sur des -socles jaunes, flanquaient les marches du perron: et en contre-bas de la -véranda s'épanouissait une bordure d'hortensias bleus et de géraniums -rouges. Derrière le jeune homme, les portes-fenêtres à la française, -garnies de rideaux de dentelle ondoyants, laissaient entrevoir, sur le -parquet du salon, des poufs de cretonne, des fauteuils crapauds, et de -petites tables recouvertes de velours, chargées de minuscules bibelots -d'argent.</p> - -<p>La réunion annuelle du Tir-à-l'Arc de Newport avait toujours lieu chez -les Beaufort. Ce sport n'avait connu jusqu'alors d'autre rival que le -croquet: mais il allait bientôt abdiquer devant le <i>lawn-tennis</i>, -quoique ce dernier jeu fut encore considéré comme trop violent, trop -inélégant, et convenant mal aux réunions mondaines: pour faire valoir -de fraîches toilettes et de gracieuses attitudes, rien ne valait le tir -à l'arc.</p> - -<p>Archer assistait en étranger à ce spectacle familier. Comment la vie -pouvait-elle continuer aussi pareille, quand lui-même était devenu si -différent? C'était à Newport qu'il avait, pour la première fois, -compris l'étendue du changement qui s'était fait en lui. À New-York, -l'hiver précédent, après s'être installé avec May dans leur maison -neuve, la reprise de ses habitudes, de son activité professionnelle, -l'avait aidé à renouer avec le passé. Puis, il s'était intéressé -au choix d'un brillant steppeur gris, destiné au coupé de May; bravant -la désapprobation de la famille, il avait arrangé sa bibliothèque -selon les idées nouvelles: sur les murs un papier sombre, imitant le cuir, -qui s'harmonisait aux bibliothèques <i>Eastlake.</i> Et il avait voulu -de grands fauteuils lourds, bas et trapus, dans le style nouveau des -«meubles sincères.» Au <i>Century Club</i> il avait retrouvé Ned Winsett, -et au <i>Knickerbocker Club</i> les jeunes élégants de son milieu. Ainsi, -entre ses heures de bureau, les dîners en ville du jeune ménage et -ceux qu'ils donnaient eux-mêmes, les soirées à l'Opéra ou à la -comédie, ce premier hiver lui avait paru la continuation des hivers -précédents.</p> - -<p>Mais à Newport, il n'était relevé des obligations professionnelles -que pour subir celle des amusements. En vain avait-il proposé à May de -passer l'été sur la côte du Maine, dans une île éloignée où -quelques Bostoniens hardis campaient au milieu de magnifiques paysages. -Les Welland allaient toujours à Newport, où ils possédaient une villa -carrée sur la falaise. Mrs Welland fit comprendre à son gendre qu'il -était inutile que May se fût fatiguée à essayer des toilettes -d'été à Paris, si elle ne devait pas les porter. May, elle-même, ne -pouvait comprendre la répugnance d'Archer à passer un été mondain à -Newport. L'endroit lui avait toujours plu autrefois: pourquoi ne lui -plairait-il plus maintenant qu'il s'y trouvait avec sa femme? Il n'y -avait rien à répondre à cela.</p> - -<p>Certes, il n'était pas insensible au bonheur d'être le mari d'une des -plus belles femmes de New-York, surtout quand cette femme était en -même temps parfaitement gracieuse et raisonnable. Si le souvenir de la -tempête qui l'avait secoué à la veille de son mariage le hantait -encore, il était décidé à n'y voir que le dernier épisode du roman -de sa jeunesse. L'idée que, de sang-froid, il avait pu penser un -instant à épouser la comtesse Olenska, lui semblait parfaitement -absurde. Ellen n'était plus pour lui qu'une image émouvante parmi les -fantômes du passé... Et pourtant ce passé n'avait pas cessé de -l'obséder: et ce beau monde de Newport, affairé à son puéril -plaisir, le choquait comme s'il avait vu des enfants jouer sur une -tombe. -</p> -<p>Il entendit un bruissement de jupes, et la marquise Manson parut -derrière lui. Comme à son ordinaire, elle avait un de ces -accoutrements bizarres dont elle avait le secret. Elle portait une -capeline de paille d'Italie retenue par des enroulements de gaze fanée; -sur son épaule se balançait une petite ombrelle de velours noir à -manche d'ivoire ciselé.</p> - -<p>—Mon cher Newland! J'ignorais que vous fussiez ici avec May... -Vous n'êtes arrivé qu'hier, dites-vous?... Le devoir professionnel! Je -comprends... Beaucoup de maris, je le sais, ne peuvent rejoindre leurs -femmes que pour la fin de semaine.—Elle pencha la tête de côté et -regarda Archer d'un air langoureux.—Mais le mariage est un long -sacrifice: je l'ai souvent dit à mon Ellen.</p> - -<p>Archer se sentit comme un arrêt au cœur. Une fois déjà, il avait -éprouvé cette sensation d'être séparé du monde extérieur. Puis il -entendit Medora répondre à une question qu'il avait dû lui poser sans -s'en rendre compte:</p> - -<p>—Non, disait-elle, je ne suis ici qu'en passant: je viens de -Portsmouth où je suis chez les Blenker. Beaufort a été assez aimable pour -envoyer ses fameux trotteurs me chercher ce matin, afin que je puisse -entrevoir le garden-party de Regina. Ce soir, je retourne chez mes amis. -Ces chers originaux ont loué une vieille ferme où ils réunissent des -gens intéressants.—Elle baissa ses paupières et ajouta, rougissant -légèrement:—Cette semaine, le docteur Agathon Carver doit organiser -une série de réunions pour parler de la «Pensée intérieure.» Quel -contraste avec ce joli spectacle! fît-elle, minaudant. Mais j'ai -toujours vécu de contrastes! Pour moi, la monotonie, c'est la mort. -J'ai toujours dit à mon Ellen: «Méfie-toi de la monotonie: elle est -mère de tous les péchés mortels.» Mais ma pauvre enfant traverse une -phase d'exaltation, d'horreur du monde. Vous savez, sans doute, qu'elle -a refusé de venir à Newport, même chez sa grand'mère Mingott. Et -quel mal j'ai eu pour l'amener avec moi chez les Blenker! Ah! si -seulement elle m'avait écoutée, quand il était encore temps! Son mari -lui rouvrait la porte... Mais si nous descendions sur la pelouse? Je -sais que votre May concourt pour le prix.</p> - -<p>Ils virent venir à eux Beaufort, une orchidée à la boutonnière. -Archer, qui ne l'avait pas revu depuis quelques mois, le trouva changé. -Haut en couleurs et trop serré dans sa redingote anglaise, il -apparaissait lourd et bouffi dans la lumière crue de ce jour d'été. -Toutes sortes de rumeurs circulaient à son propos. Il venait de faire -sur son yacht une longue croisière aux Antilles, et on disait qu'à -chaque escale on l'avait vu en compagnie d'une dame qui ressemblait -beaucoup à Miss Fanny Ring. Le yacht luxueux, avec ses salles de bains -et ses cabines tendues de soie, passait pour avoir coûté un million de -dollars; et le collier de perles que Julius Beaufort, à son retour, -avait offert à sa femme avait la magnificence d'un don expiatoire. La -fortune du banquier était de taille à supporter ce train; pourtant -d'inquiétantes rumeurs persistaient à courir dans Wall Street. Pour -les uns, il avait fait des spéculations malheureuses sur les chemins de -fer; d'après d'autres, il se serait laissé dévorer par une -demi-mondaine rapace. À chacun de ces mauvais bruits Beaufort -répondait par une nouvelle prodigalité: il agrandissait ses serres, -achetait un nouveau cheval de courses, ajoutait à sa galerie un -Meissonier ou un Cabanel.</p> - -<p>Ce fut de son air moqueur accoutumé qu'il aborda la marquise -et Newland.</p> - -<p>—Eh bien, Medora! Vous voilà! Les trotteurs ont-ils bien -marché?</p> - -<p>Il serra la main d'Archer et, se plaçant de l'autre côté de -Mrs Manson, lui murmura quelques mots à l'oreille.</p> - -<p>—Que voulez-vous? dit la marquise en français, avec un de ses -gestes dramatiques.</p> - -<p>Beaufort fronça le sourcil, mais il fut assez maître de lui pour -sourire à Archer en le félicitant:</p> - -<p>—Mes compliments: c'est May qui va remporter le premier prix.</p> - -<p>—Il restera ainsi dans la famille, dit Medora.</p> - -<p>Cependant, Mrs Beaufort, jeune et vaporeuse dans une toilette de -mousseline mauve, venait à leur rencontre. Au même moment, May Archer -sortait de la tente. Svelte et fière, sa robe blanche ceinturée de -vert pâle et son chapeau couronné de lierre faisaient d'elle, comme au -bal Beaufort, une Diane chasseresse. On eût juré que, depuis lors, -aucune pensée nouvelle n'avait passé dans ses yeux clairs, qu'aucune -émotion n'avait troublé son cœur.</p> - -<p>Elle tenait son arc à la main. S'arrêtant à la ligne blanche tracée -sur le champ du tir, elle épaula et visa. La pose était d'une grâce -si classique qu'un murmure d'approbation courut dans l'assemblée: -Archer, en songeant que cette belle créature était à lui, ne résista -pas à un mouvement d'orgueil.</p> - -<p>Mrs Reggie Chivers, les jeunes Merry, et diverses Thorley, Dagonet et -Mingott, tout ce bouquet de roses formait derrière la jeune femme un -groupe vraiment délicieux. Des têtes brunes et blondes se penchaient -pour compter les points; les mousselines claires, les chapeaux -enguirlandés de fleurs, se mêlaient dans une harmonie d'arc-en-ciel. -Toutes jeunes, toutes jolies, la lumière estivale dont elles étaient -inondées ajoutait à l'éclat de leur beauté; seule pourtant, les -muscles tendus et la figure attentive, appliquée à ce jeu qui lui -plaisait, May y apportait cette grâce souveraine.</p> - -<p>Archer entendit que Lawrence Lefferts disait:</p> - -<p>—Personne ne tire plus juste qu'elle.</p> - -<p>—Oui, riposta Beaufort, mais ses flèches n'atteindront jamais -d'autre cible!</p> - -<p>Ce mot piqua Newland au vif. Il en fut irrité plus que de raison. -N'était-ce pas un hommage rendu à la jolie pureté de May qu'un vieux -viveur ne lui trouvât pas de séduction? Pourtant, il en éprouva un -serrement de cœur. Si cette suprême distinction morale n'était qu'une -qualité négative, un rideau baissé sur du vide?... May, le teint -animé, le pas tranquille, remontait la pelouse, ayant mis dans la cible -sa dernière flèche: il eut la sensation de n'avoir pas encore -pénétré jusqu'à l'âme de la jeune femme.</p> - -<p>Ce fut avec son habituelle bonne grâce qu'elle reçut les -félicitations de ses rivales et des invités. Nul ne pouvait être -jaloux de son succès; car on devinait que, dans la défaite, elle -aurait eu la même sérénité. Cependant, son visage s'illumina quand -elle rencontra le regard heureux de son mari.</p> - -<p>Leur petit phaéton, cadeau de mariage de Mrs Welland, les attendait. -May prit les rênes et Archer s'assit auprès d'elle. Dans Bellevue -Avenue, une double file de voitures, victorias, dog-carts, landaus et -vis-à-vis emportaient vers leurs demeures, ou vers la promenade le long -de la mer, les élégants invités des Beaufort.</p> - -<p>—Si nous allions voir grand'mère? proposa May. Je voudrais -lui apprendre moi-même que j'ai remporté le prix...</p> - -<p>Elle fit tourner l'attelage et le dirigea vers la propriété de Mrs -Mingott. La vieille Catherine, sans souci des précédents, et toujours -parcimonieuse, avait fait construire, dans sa jeunesse, sur un terrain -bon marché au-dessus de la baie, un «cottage orné» hérissé de -tourelles et enguirlandé de balcons. Entre des bouquets de chênes -rabougris, ses vérandahs s'étendaient, dominant les eaux du golfe -parsemées d'îles. L'allée serpentait entre des pelouses où se -dressaient des cerfs de fonte et des corbeilles de géraniums, d'où -émergeaient des boules de verre bleu. La porte d'entrée, abritée sous -un auvent imitant un store, s'ouvrait sur un vestibule dont le parquet -figurait des étoiles noires sur fond jaune. Quatre salons étroits, -tous tapissés de papiers imitant le velours frappé, entouraient ce -vestibule: sur leurs plafonds voguaient les divinités de l'Olympe au -grand complet. Une de ces pièces avait été arrangée en chambre à -coucher par Mrs Mingott, quand le fléau de l'obésité était descendu -sur elle. Elle passait ses journées dans la pièce attenante, -enchâssée dans un vaste fauteuil placé entre la fenêtre et la porte. -Elle agitait sans cesse un petit éventail; mais la protubérance de sa -vaste poitrine faisait écran, et l'air mis en mouvement n'atteignait -que les franges de guipure qui couvraient les bras de son fauteuil.</p> - -<p>Elle examina et évalua la flèche à pointe de diamant que May, à -l'issue du concours, s'était vu attacher au corsage. De son temps, on -se serait contenté d'une broche en filigrane! Mais on ne pouvait nier -que Beaufort fît royalement les choses.</p> - -<p>—Un vrai bijou de famille, dit la vieille dame. Il faudra le -garder pour ta fille aînée, ma chérie.—Elle pinça le bras blanc de -May et ajouta, la voyant rougir:—Eh bien! qu'ai-je donc dit qu'il -ne fallait pas dire? Est-ce qu'il n'y aura pas de filles? Seulement des -garçons? Mais voyez, elle rougit de plus belle! Quoi! je ne peux pas dire -ça non plus? Miséricorde! Quand mes enfants me demandent de faire enlever -tous ces dieux et déesses qui sont là-haut, je leur réponds qu'au moins -ceux-là on peut tout dire devant eux sans les scandaliser.</p> - -<p>Archer rit à cette boutade; et May l'imita, toujours rougissante.</p> - -<p>—Maintenant, racontez-moi la fête, mes enfants, car je ne tirerai -rien de cette sotte de Medora, continua la vieille femme.</p> - -<p>Et comme May s'écriait: «Ma cousine Medora? Mais je croyais qu'elle -repartait pour Portsmouth?» Tu as raison, dit-elle; mais il faut -d'abord qu'elle passe ici pour prendre Ellen. Ah! vous ne saviez pas -qu'Ellen était venue passer la journée avec moi? Quelle absurdité de -ne pas être venue pour tout l'été! Mais voilà bientôt cinquante ans -que j'ai renoncé à discuter avec la jeunesse... Ellen! Ellen! -appela-t-elle de sa voix fêlée, en essayant de se pencher pour -apercevoir la pelouse qui s'étendait devant la véranda.</p> - -<p>Personne ne répondit, et Mrs Mingott frappa impatiemment de sa canne le -parquet poli. À cet appel se montra une mulâtresse, la tête serrée -dans un turban multicolore: elle avait vu «Miss Ellen» descendre vers -la plage. Mrs Mingott se tourna vers Archer.</p> - -<p>—Sois gentil, Newland, cours la chercher pendant que cette -jolie personne me raconte la fête.</p> - -<p>Archer obéit machinalement.</p> - -<p>Depuis un an et demi, il n'avait pas revu la comtesse Olenska, mais il -avait souvent entendu parler d'elle. Il l'avait suivie de loin. Il -savait qu'elle avait passé l'été précédent à Newport où elle -avait été très mondaine, mais qu'à l'automne, elle avait décidé -subitement de sous-louer «la maison idéale» que Beaufort avait eu -tant de peine à lui trouver, pour aller s'établir à Washington, où -elle avait fait partie de ce qu'on appelait alors «la brillante -société diplomatique,» par contraste avec le ton «province» du -milieu gouvernemental. En écoutant ces appréciations variées et souvent -contradictoires sur la beauté de M<sup>me</sup> Olenska, sa conversation, -ses opinions, ses amis, il semblait à Newland qu'il s'agissait d'une -personne morte depuis longtemps. Il n'avait eu la sensation de la -retrouver vivante et présente, que depuis le moment où Medora avait -parlé d'elle. Les paroles zézayées par la marquise avaient évoqué -le petit salon éclairé par la lueur du foyer, un bruit de roues dans -la rue généralement déserte. Ainsi, dans ces cavernes de Toscane, un -feu de paille allumé par de petits paysans fait soudain apparaître -l'image des morts étrusques peinte sur les parois.</p> - -<p>De la hauteur où la maison était perchée, un sentier descendait à -une étroite jetée de bois, aboutissant à un kiosque qui figurait une -pagode chinoise. À la balustrade de la pagode, une jeune femme se -tenait accoudée. Archer s'arrêta comme s'il eût été le jouet d'un -rêve. Non! cette vision du passé ne pouvait être autre chose qu'une -hallucination. La réalité, c'était la maison là-haut; c'étaient les -poneys de Mrs Welland, tournant autour du grand ovale sablé de la cour; -c'était May, assise sous les effrontés dieux Olympiens, radieuse -d'espérances secrètes; c'était la villa Welland au bout de Bellevue -Avenue, où Mr Welland, déjà habillé pour le dîner, arpentait le -salon avec sa nervosité de dyspeptique.—«Que suis-je désormais?... -pensa Archer, je suis un gendre, rien de plus.»</p> - -<p>La jeune femme au bout de la jetée ne bougeait pas. Elle semblait -absorbée dans la contemplation de la baie sillonnée de bateaux à -voiles, de yachts de plaisance, de bateaux de pêche, de bacs de charbon -tirés par de bruyants remorqueurs. Au delà des bastions gris de Fort -Adams, éclatait la longue traînée du soleil couchant. La voile d'une -barque se prenait dans la lumière en passant dans le chenal, entre le -Lime Rock et le rivage...</p> - -<p>«Elle ne sait pas que je suis ici. Elle ne soupçonne pas ma présence. -Si c'était elle qui vînt ainsi derrière moi, est-ce que je ne le -sentirais pas?» se demanda-t-il; et soudain il se dit: «Si elle ne se -retourne pas avant que cette voile-là ait dépassé le Lime Rock, je -m'en irai.»</p> - -<p>Le petit bateau sortait, glissant avec la marée. Il passa devant le -Lime Rock, se détacha en noir sur la maison du gardien, dépassa la -tourelle du phare. Archer attendit qu'un grand espace se fût creusé -entre l'île et l'arrière du bateau; la jeune femme, dans la pagode, ne -bougeait toujours pas.</p> - -<p>Il revint sur ses pas, remonta la côte, rejoignit ces dames.</p> - -<p>—Je regrette que vous n'ayez pas trouvé Ellen: j'aurais aimé la -revoir, dit May, en revenant avec son mari à la nuit tombante. Mais -peut-être n'y tenait-elle pas. Elle a tellement changé!</p> - -<p>—Qu'entendez-vous par là? fit Archer, d'une voix sans -expression.</p> - -<p>—Je veux dire: elle est devenue si indifférente à ses amis, -abandonnant New-York et sa maison pour frayer avec des gens si bizarres! -À quel point elle doit être mal chez les Blenker! Elle prétend que -c'est pour empêcher cousine Medora de faire une sottise, d'épouser -quelque aventurier; je croirais plutôt qu'elle s'est toujours ennuyée -avec nous.</p> - -<p>Archer ne répondit pas. May continuait avec une nuance de dureté -qu'il ne lui connaissait pas:</p> - -<p>—Après tout, je me demande si elle ne serait pas plus heureuse -avec son mari. Newland eut un rire nerveux.</p> - -<p>—<i>Sancta simplicitas!</i> s'écria-t-il.</p> - -<p>Il ajouta:</p> - -<p>—C'est la première fois que je vous entends dire une chose -cruelle.</p> - -<p>—Ai-je dit quelque chose de cruel?</p> - -<p>—Sans doute... On assure que les anges prennent plaisir à regarder -les contorsions des damnés: du moins ne vont-ils pas jusqu'à prétendre -qu'on est plus heureux en enfer.</p> - -<p>Le phaéton approchait de la villa des Welland. Aux fenêtres brillaient -déjà des lumières. Archer trouva son beau-père, exactement comme il -se l'était figuré, arpentant le salon, montre en main, avec cette mine -de martyr qu'il avait quand on le faisait attendre, et qu'il jugeait -plus efficace que la colère.</p> - -<p>Le luxe de la maison des Welland, cette atmosphère chargée du poids de -tant de détails jugés indispensables, agissait sur Archer comme un -narcotique. L'épaisseur des tapis, l'empressement des serviteurs, le -tic-tac sonore des pendules qui rythmaient les rites compliquées de la -richesse, le renouvellement perpétuel des invitations et des cartes de -visites sur la table du hall, toutes les frivolités tyranniques qui -unissaient les heures les unes aux autres et chaque membre de la famille -à tous les autres, avaient agi sur Archer. D'habitude, une vie -affranchie de cette lourde opulence lui eût paru étrangement -précaire. Mais, en cet instant, c'était la maison des Welland et la -vie qu'il devait y mener, qui lui semblaient irréelles. La scène -rapide qu'il venait de vivre, sur la plage où il s'était arrêté à -mi-chemin, faisait battre son cœur comme si la présence même d'Ellen -eût passé dans le sang de ses veines.</p> - -<p>Toute la nuit, aux côtés de May, dans la grande chambre tendue de -perse où un rayon de lune se jouait sur le tapis, il chercha vainement -le sommeil: sa pensée ne pouvait se détacher d'Ellen Olenska -traversant les grèves lumineuses derrière les trotteurs de Beaufort.</p> - - - - -<h4><a id="XXII">XXII</a></h4> - - -<p>—Une réception en l'honneur des Blenker.—Les Blenker?</p> - -<p>On déjeunait en famille; Mr Welland déposa sa fourchette et jeta un -regard inquiet du côté de sa femme. Celle-ci, ajustant son lorgnon -d'or, lut avec une emphase ironique:</p> - - -<p>«Le professeur et Mrs Emerson Sillerton prient Mr et Mrs Welland de -leur faire le plaisir de venir, le 25 août à 3 heures précises, à la -réunion du Cercle des mercredis. Pour rencontrer Mrs et les Misses -Blenker.»</p> - - -<p>—Mon Dieu! soupira Mr Welland, comme si une seconde lecture eût -été nécessaire pour lui faire admettre une idée aussi grotesque.</p> - -<p>—Pauvre Amy Sillerton! On ne sait jamais ce que son mari va -inventer, ajouta Mrs Welland. Peut-être qu'il vient de découvrir -les Blenker.</p> - -<p>Le professeur Emerson Sillerton était une épine au flanc de la -société de Newport, une épine dont on ne pouvait se débarrasser -parce qu'elle sortait d'une souche vénérable et vénérée. Son père -était oncle de Sillerton Jackson; sa mère une Pennilow de Boston. Des -deux côtés, la fortune et la situation sociale étaient excellentes. -Rien n'avait obligé Emerson Sillerton à se faire archéologue, ni -même professeur, ni à habiter Newport l'hiver au lieu d'avoir une -maison à New-York. Et, s'il voulait briser avec la tradition, pourquoi -épouser la pauvre Amy Dagonet, qui était en droit d'espérer mieux, et -qui avait assez de fortune personnelle pour s'offrir une voiture?</p> - -<p>Personne dans le milieu des Mingott ne pouvait comprendre pourquoi Amy -Sillerton s'était si patiemment soumise aux excentricités d'un mari -qui remplissait la maison d'hommes aux cheveux longs et de femmes aux -cheveux courts, et qui emmenait sa femme faire des fouilles dans le -Yucatan au lieu d'aller à Paris ou en Italie.</p> - -<p>Mais ils s'étaient, tous deux, entêtés dans leur insolite manière de -vivre. Et quand, chaque année, ils donnaient leur morne garden party, -il fallait bien que l'élégante colonie des «Falaises» y fît acte de -présence.</p> - -<p>—C'est étonnant, remarqua Mrs Welland, qu'ils n'aient pas choisi -le jour des régates! Vous rappelez-vous qu'il y a deux ans, ils ont eu une -réception en l'honneur d'un noir, le jour du thé dansant des Mingott? -Heureusement, cette fois, il n'y a pas le même jour d'autre réunion; -car il faut bien que nous allions chez eux, les uns ou les autres.</p> - -<p>Mr Welland eut un soupir.</p> - -<p>—Trois heures, c'est une heure impossible! Je dois être ici à -trois heures et demie pour prendre mes gouttes. Inutile d'essayer le -nouveau traitement de Bencomb si je ne le suis pas strictement. Et, si je -vous rejoins plus tard, je manquerai ma promenade. Il déposa de nouveau sa -fourchette, et une ombre d'anxiété assombrit ses joues plissées de -petites rides.</p> - -<p>—Il n'y a aucune raison pour que vous y alliez, mon ami, répondit -sa femme. J'ai des cartes à mettre à l'autre bout de Bellevue Avenue, et -j'irai chez cette pauvre Amy; j'y resterai le temps nécessaire pour lui -montrer que nous ne la négligeons pas.—Elle regarda, en hésitant, du -côté de sa fille.—Et si Newland est pris, May pourrait sortir en -voiture avec vous et essayer le nouveau harnais des <i>cobs.</i></p> - -<p>C'était un principe dans la famille Welland que tous les jours et -toutes les heures devaient être «occupées.» La mélancolique pensée -qu'il fallait bien tuer le temps hantait Mrs Welland comme le problème -des chômeurs angoisse le philanthrope.</p> - -<p>—Je sortirai certainement avec papa; je suis sûre que Newland -trouvera à s'occuper, dit May. C'était une constante souffrance pour Mrs -Welland que la répugnance d'Archer à faire d'avance le programme de -ses journées.</p> - -<p>Quand le jour de la réception des Sillerton approcha, May ne fut -rassurée que lorsqu'Archer parla de louer un buggy pour aller à un -haras près de Portsmouth, choisir un second cheval pour le coupé. -Cette idée était née dans son esprit, le jour même où on avait -parlé de l'invitation des Emerson Sillerton, mais il s'était gardé -d'en rien dire. Il avait poussé la précaution jusqu'à louer par -avance une paire de vieux trotteurs qui pouvaient encore faire leurs -dix-huit milles, et, se levant de table avant les autres, il monta dans -la légère voiture et partit.</p> - -<p>La journée était délicieuse. Au-dessus de la mer miroitante, un -léger vent du Nord faisait courir de petits nuages blancs dans un ciel -outremer. Les rues étaient désertes; Archer traversa rapidement la -ville et longea la plage qui s'étend au delà. Même en menant -doucement ses chevaux, il arriverait au haras avant trois heures. Il -aurait le temps d'examiner le cheval, de l'essayer même, et il jouirait -ensuite de quatre heures de liberté.</p> - -<p>Il ne s'avouait pas qu'il désirait revoir M<sup>me</sup> Olenska: il -croyait qu'elle profiterait probablement de l'occasion pour venir à Newport -avec les Blenker voir sa grand'mère. Mais depuis qu'il l'avait aperçue -dans le parc de Mrs Mingott, il était tourmenté du désir de -connaître l'endroit où elle vivait. Ce désir le poursuivait, jour et -nuit, indéfinissable, obsédant, comme l'idée fixe d'un malade qui -veut manger d'une chose goûtée autrefois et depuis longtemps oubliée. -Au delà de cette idée, il ne voyait rien, ne savait où elle le mènerait. -Il ne sentait aucun désir de parler à M<sup>me</sup> Olenska, ni même -d'entendre sa voix. Il voulait simplement emporter en lui la vision du -ciel et de la mer qui l'encadraient: alors le reste du monde lui -paraîtrait peut-être moins vide.</p> - -<p>Arrivé au haras, il vit tout de suite que le cheval ne lui convenait -pas. À trois heures, il remonta dans le buggy et prit le chemin de -traverse, qui conduisait à Portsmouth.</p> - -<p>Le vent était tombé et une vapeur légère, suspendue au-dessus de -l'horizon, attendait le retour de la marée pour s'étendre sur -l'estuaire. Tout autour de lui, une lumière d'or inondait les champs et -les bois. Il passa devant ces maisons de bois entourées de vergers, -devant des prés et des bouquets de chênes rabougris, prit une route -qui s'allongeait entre des haies bordées de ronces et de verges d'or, -au bout de laquelle scintillait le bleu. À gauche se détachait sur un -groupe de chênes et d'érables une longue maison délabrée qui portait -encore des traces de peinture blanche.</p> - -<p>En face de la barrière, se trouvait un de ces hangars de la -Nouvelle-Angleterre destinés à abriter les machines agricoles du -fermier et les attelages des visiteurs. Archer y attacha ses chevaux et -se dirigea vers la maison. Il vit la petite pelouse négligée, le -jardin de buis inculte, les dahlias et les buissons de roses roussis -foisonnant autour d'un petit pavillon en treillage blanc. Un Cupidon de -bois, privé de son arc et de ses flèches, surmontait le pavillon, et -continuait, désarmé, à viser l'entrée du jardin.</p> - -<p>Archer s'appuya contre la barrière. Il ne voyait personne,—aucun -son ne venait des fenêtres ouvertes de la maison. Seul un vieux terre-neuve -sommeillait devant la porte, gardien aussi inoffensif que le Cupidon -désarmé.</p> - -<p>Longtemps Archer resta là, imprégnant ses yeux de cette maison, de ce -jardin, dont il subissait le charme somnolent. Enfin, il prit conscience -de l'heure qui s'avançait. Allait-il déjà s'en retourner? Il restait -là, indécis. Tout à coup, il éprouva le désir de voir l'intérieur -de la maison, les chambres où vivait Ellen. Si elle était absente, -comme il le croyait, rien ne l'empêchait d'aller sonner à la porte; il -pouvait se nommer, et demander la permission d'écrire un mot dans le -salon. Puis il se ravisa et, traversant la pelouse, gagna le jardin. -Dans le kiosque, il aperçut une ombrelle rose. Cette ombrelle l'attira -comme un aimant. Ce ne pouvait être que celle d'Ellen! Il entra dans le -kiosque, ramassa l'ombrelle, et, assis sur le banc boiteux, il porta à -ses lèvres le joli manche sculpté. Tout à coup il entendit un -froufrou de jupes: quelqu'un venait vers lui.</p> - -<p>—Mr Archer! s'écria une voix jeune et gaie. Levant les yeux, il vit -devant lui la plus jeune et la plus plantureuse des demoiselles Blenker, -les cheveux blonds en désordre, la robe chiffonnée.</p> - -<p>—Mon Dieu, d'où sortez-vous? s'écria-t-elle. Je devais être -profondément endormie dans le hamac. Ils sont tous à Newport. -Avez-vous sonné?</p> - -<p>La confusion d'Archer égalait celle de la jeune fille.</p> - -<p>—Je... non... c'est-à-dire, j'allais sonner. J'ai poussé jusqu'ici -dans l'espoir de trouver madame votre mère. Mais la maison m'a paru -abandonnée, et je me suis assis pour attendre.</p> - -<p>Miss Blenker, secouant les vapeurs du sommeil, le regarda avec -un intérêt croissant.</p> - -<p>—Oui; la maison est abandonnée. Maman n'est pas là, ni la -marquise, ni personne autre que moi. Vous ne saviez donc pas que le -Professeur et Mrs Sillerton donnent une réception pour maman et pour nous -toutes aujourd'hui? J'ai la malchance de n'avoir pu y aller: j'ai mal à la -gorge. Est-ce assez ennuyeux? Naturellement, ajouta-t-elle gaiement, -j'aurais été moins contrariée si j'avais su que vous deviez venir.</p> - -<p>Les symptômes d'une coquetterie gauche se manifestaient en elle, -et Archer dit brusquement:</p> - -<p>—Et Madame Olenska, est-elle allée à Newport aussi?</p> - -<p>Miss Blenker le regarda avec surprise.</p> - -<p>—Madame Olenska? Elle est partie ce matin, appelée par -dépêche.—Et, avisant l'ombrelle rose:</p> - -<p>—Oh! mon ombrelle! Je l'ai prêtée à cette sotte de Katie, qui -l'aura laissée ici.—Reprenant son ombrelle, elle ouvrit le dôme rose -au-dessus de sa tête.—Oui, Ellen a été appelée hier. Elle veut que -nous l'appelions Ellen. Elle a reçu un télégramme de Boston. Son -absence doit durer deux jours... J'adore la façon dont elle se coiffe. -Et vous? jabota Miss Blenker.</p> - -<p>Archer la regardait sans la voir,—sans rien voir que l'ombrelle -ridicule ouverte sur cette grosse tête agitée. Après un moment, il -hasarda:—Vous ne savez pas pourquoi Madame Olenska est allée à -Boston? J'espère qu'elle n'a pas reçu de mauvaises nouvelles.</p> - -<p>—Je ne crois pas. Elle ne nous a pas dit ce que contenait la -dépêche... Ravissante, cette Ellen, ne trouvez-vous pas?</p> - -<p>Archer songeait. Il songeait à la platitude de l'avenir qui l'attendait -et, au bout de cette perspective monotone, il apercevait sa propre -image, l'image d'un homme à qui il n'arriverait jamais rien. Il regarda -le jardin inculte, la maison délabrée, le bois de chênes qui -s'emplissait d'ombre. C'était bien l'endroit où il aurait dû trouver -la comtesse Olenska, mais elle était loin! L'ombrelle rose même -n'était pas la sienne.</p> - -<p>Il dit en hésitant:</p> - -<p>—Vous ne savez pas à quel hôtel votre cousine est descendue?... -Je dois aller à Boston demain. Peut-être pourrai-je la voir...</p> - -<p>—Ce sera très aimable à vous. Elle est descendue à l'hôtel -Parker. Ce doit être terrible par cette chaleur.</p> - -<p>Archer n'eut plus qu'une conscience vague des propos qu'ils -échangèrent encore. Il se rappela seulement avoir résisté aux -instances de la jeune fille, qui le priait d'attendre le retour de sa -famille et de rester à souper avec eux. Enfin, toujours accompagné de -Miss Blenker, il quitta le domaine du Cupidon de bois, détacha ses -chevaux et s'en alla. Au détour de la route, il vit Miss Blenker debout -près de la grille, qui agitait l'ombrelle rose.</p> - - - - -<h4><a id="XXIII">XXIII</a></h4> - - -<p>Le lendemain matin, Archer, au sortir du train, se trouva dans la -bouilloire d'un Boston caniculaire. Les rues aux alentours de la gare -exhalaient une odeur de fruits pourris, de bière et de café. La -populace, dans le débraillement d'été, y circulait avec l'abandon de -citadins vaincus par la chaleur.</p> - -<p>Archer se fit conduire au Somerset Club pour y prendre son petit -déjeuner. Même les quartiers élégants avaient la négligence -accablée d'une grande ville qui cuve ses 40° de chaleur; le jardin du -Common, sous ses lourds ombrages, ressemblait à un jardin public au -lendemain d'une fête populaire. Si Archer s'était efforcé d'évoquer -autour d'Ellen Olenska le cadre le plus improbable, il n'en aurait pas -trouvé de plus contraire à son image que ce Boston poussiéreux et -désert.</p> - -<p>Il déjeuna avec appétit et méthode, en parcourant le journal du -matin. Un renouveau d'énergie l'animait depuis que, la veille au soir, -il avait prévenu May que des affaires l'appelaient à Boston, et que le -lendemain soir il regagnerait New-York.</p> - -<p>Après le déjeuner, il écrivit un mot et le fit porter à l'hôtel -Parker. Il lui fut répondu que cette dame était sortie.</p> - -<p>Archer répéta: «Sortie?» comme si c'était un mot d'une langue -inconnue. Il se leva et alla dans le hall. Ce devait être une erreur: -elle ne pouvait pas être sortie à cette heure matinale.</p> - -<p>La ville lui était devenue soudain étrangère et dépeuplée. Il -décida de se rendre lui-même à l'hôtel Parker. Au moment de -traverser le Common, quelle ne fut pas sa surprise de l'apercevoir, -assise sur le premier banc, la tête ombragée sous une ombrelle grise. -Comment avait-il jamais pu se la représenter avec une ombrelle rose? À -mesure qu'il approchait, il fut frappé de son attitude lasse, -indifférente. Il vit son profil incliné, les cheveux noués bas sur la -nuque, sous le chapeau noir, et le long gant ridé sur le bras qui -tenait l'ombrelle. Il était à deux pas d'elle quand elle se retourna, -levant les yeux vers lui.</p> - -<p>—Vous! dit-elle, et Archer lui vit une expression de saisissement -qui, lentement, se changea en sourire.</p> - -<p>Sans se lever, elle lui fit place sur le banc.</p> - -<p>—Je suis ici pour affaires. Je viens d'arriver, expliqua-t-il. -Mais vous? Comment vous trouvez-vous dans ce désert?</p> - -<p>Il ne savait vraiment ce qu'il disait, il avait le sentiment de -lui parler à travers des distances infinies, et qu'elle lui -échapperait avant qu'il eût pu la rejoindre.</p> - -<p>—Moi? Je suis venue aussi pour affaires, répondit-elle, se -retournant vers lui: leurs deux visages étaient proches.</p> - -<p>Les mots lui parvenaient à peine, il n'entendait que la voix, dont il -avait peine à retrouver le timbre. Il ne se rappelait même pas que -cette voix fût si profonde, et voilée par instants.</p> - -<p>—Vous avez changé votre coiffure, dit-il brusquement, et son -cœur battait comme s'il venait de prononcer des paroles définitives.</p> - -<p>—Mais non. C'est seulement que j'arrange mes cheveux moi-même -en l'absence de Nastasia.</p> - -<p>—Nastasia? Elle n'est pas avec vous?</p> - -<p>—Non, je suis seule. Pour deux jours, ce n'était pas la peine -de l'amener.</p> - -<p>—Vous êtes seule à l'hôtel?</p> - -<p>Elle le regarda avec son sourire malicieux d'autrefois:</p> - -<p>—Cela vous paraît compromettant?... Je comprends: c'est quelque -chose qui ne se fait pas... Je n'y avais pas pensé... Car je viens de faire -une chose qui se fait encore moins.—La légère nuance d'ironie -persistait dans son regard.—Je viens de refuser une somme d'argent -qui pourtant m'appartenait.</p> - -<p>De la pointe de son ombrelle, qu'elle avait fermée, elle traçait -songeuse des dessins sur le sable. Archer se leva, et, debout -devant elle:</p> - -<p>—Quelqu'un est venu à Boston pour vous rencontrer?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Avec cette offre?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Et vous avez refusé à cause des conditions?</p> - -<p>—J'ai refusé.</p> - -<p>Il se rassit à côté d'elle:</p> - -<p>—Quelles étaient les conditions?</p> - -<p>—Elles n'étaient pas bien onéreuses: m'asseoir en face de lui -à table, de temps à autre.</p> - -<p>Il y eut un silence. Archer se sentit subitement muré dans le noir, -dans l'impossibilité de trouver une parole.</p> - -<p>—Il veut vous ravoir à n'importe quel prix? dit-il enfin.</p> - -<p>—À un prix considérable... Du moins, pour moi la somme est -considérable.</p> - -<p>—Vous êtes venue ici pour le rencontrer?</p> - -<p>—Le rencontrer? Lui, mon mari? Dans cette saison, il est toujours -à Cowes ou à Bade.</p> - -<p>—Il a envoyé quelqu'un?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Avec une lettre?</p> - -<p>—Chargé d'un message... Il n'écrit jamais; hors une lettre que -j'ai reçue de lui, je ne me souviens pas qu'il m'en ait écrit -aucune autre.</p> - -<p>Cette allusion fit monter le sang à ses joues, pendant qu'Archer, -de son côté, rougissait aussi.</p> - -<p>—Pourquoi n'écrit-il jamais?</p> - -<p>—Pourquoi écrirait-il? À quoi servent les secrétaires?</p> - -<p>Elle avait prononcé le mot comme n'ayant pas plus d'importance -qu'un autre.</p> - -<p>La question montait aux lèvres d'Archer: «Est-ce son secrétaire qu'il -a envoyé?» mais le souvenir de la seule lettre du comte Olenski à sa -femme lui était trop présent. Il hasarda:</p> - -<p>—Et le messager...</p> - -<p>—Le messager, reprit M<sup>me</sup> Olenska, toujours souriante, -aurait pu déjà repartir; mais il a voulu rester jusqu'à ce soir, afin de me -donner le temps de réfléchir...</p> - -<p>—Et vous étiez en train de réfléchir?</p> - -<p>—Non, car mon parti est pris. Je suis sortie pour respirer. On -étouffe à l'hôtel. Je repars cet après-midi pour Portsmouth.</p> - -<p>Archer se leva, jeta un regard sur ce parc où l'été suffocant -mettait comme une souillure.</p> - -<p>—Cet endroit est horrible! Pourquoi n'allons-nous pas sur la baie? -La brise s'est levée, nous aurons moins chaud. Nous pourrions prendre le -bateau jusqu'à Point-Arley.</p> - -<p>Elle hésitait; il continua:</p> - -<p>—Le lundi, il n'y aura pour ainsi dire personne sur le bateau. Mon -train ne part pas avant le soir: je retourne à New-York. Qui nous -empêche? insista-t-il; et debout, il la regardait. Brusquement, ces -mots lui échappèrent:—N'avons-nous pas fait tout ce que nous avons -pu?</p> - -<p>—Ne dites pas cela!</p> - -<p>—Je dirai ce que vous voudrez. Je ne dirai rien, si vous l'ordonnez. -Quel mal y aurait-il à cette promenade? Tout ce que je veux, c'est vous -entendre, dit-il d'une voix mal assurée.</p> - -<p>Elle tira une petite montre d'or attachée à une chaîne émaillée.</p> - -<p>—Ne mesurez pas les minutes, s'écria-t-il, soyez généreuse, -donnez-moi une journée. Je veux vous arracher à cet homme... À quelle -heure doit-il venir?</p> - -<p>—À onze heures.</p> - -<p>—Alors, venez tout de suite.</p> - -<p>—Vous n'avez rien à craindre, même si je ne viens pas.</p> - -<p>—Ni vous non plus... si vous venez. Je vous jure que je veux -seulement vous écouter, savoir ce que vous avez fait depuis que -je vous ai vue.</p> - -<p>Une anxiété dans le regard, elle hésitait encore.</p> - -<p>—Pourquoi n'êtes-vous pas venu jusqu'à la plage me chercher, -le jour où j'étais chez ma grand'mère? demanda-t-elle:</p> - -<p>—Parce que vous ne vous êtes pas retournée. Parce que vous n'avez -pas senti que j'étais là. Je m'étais juré de ne vous parler, que si vous -vous retourniez.</p> - -<p>—Mais c'est exprès que je ne me suis pas retournée.</p> - -<p>—Vous saviez que j'étais là?</p> - -<p>—Je le savais. J'avais reconnu la voiture de May. Et je suis -descendue sur la plage.</p> - -<p>—Pour vous éloigner de moi le plus possible?</p> - -<p>Elle répéta à voix basse:</p> - -<p>—Pour m'éloigner de vous le plus possible.</p> - -<p>Il répondit, avec un rire jeune et joyeux cette fois.</p> - -<p>—Eh bien! vous voyez que c'était inutile! J'aime mieux vous dire -tout de suite que, si je suis venu à Boston, c'est uniquement pour vous -voir. Mais partons, ne manquons pas notre bateau.</p> - -<p>—Notre bateau?—Un pli barra le front de la jeune -femme:—Il faut que je rentre à l'hôtel pour laisser un mot.</p> - -<p>—Tous les mots que vous voudrez. Vous pouvez écrire ici. Il tira -de sa poche un portefeuille et une des nouvelles plumes dites -«stylographes.» J'ai même une enveloppe... vous voyez que le destin -s'en mêle. Tenez, vous pourrez écrire sur vos genoux; je vais mettre -la plume en marche en une seconde...</p> - -<p>Elle rit, et penchée, commença d'écrire. Archer s'éloigna. Radieux, -il regardait les passants sans les voir. Ceux-ci se retournaient à la -vue insolite d'une dame élégante qui écrivait sur ses genoux, sur un -banc du Common.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska glissa la feuille de papier dans l'enveloppe, -puis elle se leva. Ils se dirigèrent vers Beacon Street, firent signe à un -fiacre, se firent conduire à l'hôtel. Devant la porte, Archer tendit la -main comme pour prendre la lettre:</p> - -<p>«Dois-je la porter?» dit-il. Mais M<sup>me</sup> Olenska secoua la tête, -s'élança hors de la voiture et disparut. Il n'était que dix heures et -demie; mais le messager, impatient et désœuvré, ne pouvait-il déjà -être là, parmi tous ceux qu'Archer entrevoyait dans le hall, attablés -devant des boissons rafraîchissantes?</p> - -<p>Il attendit, faisant les cent pas. Un jeune Sicilien dont les yeux -ressemblaient à ceux de Nastasia voulut cirer ses chaussures, et une -Irlandaise lui vendre des pêches. À tout moment, les portes -s'ouvraient, des malheureux fondant en eau, le chapeau rejeté en -arrière sur les fronts ruisselants, sortaient ou s'engouffraient, lui -jetant un regard au passage. Et lui les regardait avec une sorte de -stupeur, tous pareils, et pareils aussi à tant d'autres hommes -ruisselants qui, à la même heure, sur tout le territoire, passaient -aux portes battantes des hôtels.</p> - -<p>Soudain un nouveau visage fit sursauter Archer. Il ne fit que -l'entrevoir. C'était un jeune homme pâle, lui aussi abattu par la -chaleur, mais avec quelque chose de plus vif, de plus personnel, de plus -sensible que les autres? Un brusque souvenir s'éveilla dans l'esprit -d'Archer, mais s'effaça et disparut. Sans doute, c'était un étranger, -égaré ici dans le flot bostonien. M<sup>me</sup> Olenska ne revenait pas; -il s'inquiétait. «Si elle ne vient pas bientôt, j'irai la chercher,» se -dit-il. Les portes s'ouvrirent de nouveau et elle se trouva à ses -côtés. Ils montèrent en voiture; Archer regarda sa montre: elle avait -été absente trois minutes.</p> - -<p>Assis côte à côte sur le banc d'un bateau qui ne transportait que de -rares voyageurs, ils ne trouvèrent rien à se dire; ou plutôt, ce -qu'ils avaient à se dire se communiquait mieux dans le silence.</p> - -<p>Quand les roues du vapeur commencèrent à tourner, que les quais et les -entrepôts reculèrent dans le brouillard d'été, il sembla à Archer -que tout le vieux monde familier reculait aussi. Il aurait voulu -demander à M<sup>me</sup> Olenska si elle partageait cette impression, -l'impression qu'ils partaient pour un long voyage, dont peut-être ils -ne reviendraient jamais. Mais il craignait en parlant de troubler l'eau -dormante de sa confiance. À la vérité, il ne voulait pas trahir cette -confiance... Pendant des jours et des nuits, la mémoire de leur unique -baiser avait brûlé ses lèvres, et la veille encore, quand il se -dirigeait vers Portsmouth, le souvenir d'Ellen le traversait comme une -flamme; mais, maintenant qu'elle était là et que tous deux se -laissaient ainsi porter au courant de l'inconnu, ils semblaient avoir -atteint cette mystérieuse et intime communication que la moindre parole -peut rompre.</p> - -<p>Quand le bateau tourna vers la mer, ils sentirent le souffle de la -brise. De molles ondulations ridèrent la baie, puis l'écume parut à -la crête des vagues. De lourdes vapeurs couvraient encore la ville, -mais au delà s'étendait un monde nouveau d'eaux remuantes, de -promontoires dressant leurs phares sous le soleil. M<sup>me</sup> Olenska, -appuyée au rebord du bateau, buvait la fraîcheur par ses lèvres -entr'ouvertes. Elle avait roulé un grand voile autour de son chapeau, mais -le visage restait découvert, et Archer fut frappé par son expression de -tranquille gaieté.</p> - -<p>Dans la salle à manger du petit hôtel, ils trouvèrent une bande en -innocente partie de plaisir: des instituteurs et maîtresses d'école en -congé, leur dit l'hôtelier.</p> - -<p>—Impossible de causer dans tout ce bruit, dit Archer. Je vais -demander une petite salle où nous serons seuls.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska ne fit pas d'objection. La pièce où ils entrèrent -s'ouvrait sur une longue véranda de bois, que venait battre la mer: ils -s'assirent à une table couverte d'une grosse nappe à carreaux rouges -sur laquelle étaient posés un flacon de pickles et une tarte aux -myrtilles. Jamais cabinet particulier moins équivoque n'avait abrité -une promenade clandestine. Archer crut saisir cette impression dans le -sourire légèrement amusé de M<sup>me</sup> Olenska.</p> - - - - -<h4><a id="XXIV">XXIV</a></h4> - - -<p>Ils déjeunèrent lentement, avec des alternances de mutisme et de -causerie fiévreuse. L'enchantement qui les avait tenus éloignés se -brisait enfin: ils avaient beaucoup à se dire, et pourtant les paroles -qu'ils prononçaient n'étaient souvent que l'accompagnement d'un -merveilleux solo de silence. Penchée sur la table, le menton appuyé -sur ses mains jointes, Ellen contait sa vie depuis qu'ils ne s'étaient -pas vus.</p> - -<p>Elle s'était fatiguée de la société de New-York, très aimable, -d'une hospitalité presque gênante. Elle n'oublierait jamais l'accueil -qu'elle avait reçu à son retour d'Europe; mais l'attrait de la -nouveauté passé, elle s'était reconnue, disait-elle, trop «autre.» -Aussi, elle s'était décidée à essayer de Washington, où elle -trouvait une plus grande diversité de monde et d'idées. Elle était -sur le point de s'y installer; elle y ferait un intérieur à la pauvre -Medora, qui avait lassé la patience de toute sa famille.</p> - -<p>—Mais le Docteur Carver? Vous n'avez pas peur de lui?</p> - -<p>—Le danger Carver est passé. Le Docteur Carver est un homme très -fort: c'est une femme riche qu'il lui faut. Mais Medora, comme adepte, -est pour lui une bonne réclame.</p> - -<p>—Adepte de quoi?</p> - -<p>—De toutes sortes d'idées sociales, aussi nouvelles que folles. Et -pourtant, au fond, ces chimères m'intéressent plus que l'aveugle -obéissance à la tradition qui sévit dans notre milieu. Et quelle -tradition? Celle des autres. C'est un peu bête d'avoir découvert -l'Amérique pour en faire la copie des autres pays!</p> - -<p>Le front du jeune homme s'assombrit.</p> - -<p>—Et Beaufort? Est-ce que vous dites ces choses-là à Beaufort? -demanda-t-il brusquement.</p> - -<p>—Certes, et il les comprend très bien. Mais je ne l'ai pas vu -depuis longtemps.</p> - -<p>—C'est ce que je vous ai toujours dit: vous ne nous aimez pas. -Beaufort vous plaît parce qu'il nous ressemble si peu.</p> - -<p>Il parcourut des yeux la chambre nue, dont les fenêtres ouvraient sur -la plage nue, et les maisonnettes d'un blanc de chaux qui s'alignaient -sur la côte.</p> - -<p>—Chez nous il n'y a ni personnalité, ni caractère, ni variété. Nous -sommes ennuyeux à mourir. Je ne sais pas, fit-il subitement, pourquoi -vous ne retournez pas là-bas.</p> - -<p>Il s'attendait à une riposte indignée; mais la jeune femme garda -le silence et parut réfléchir.</p> - -<p>—Pourquoi? prononça-t-elle enfin. Je crois que c'est à cause -de vous.</p> - -<p>Elle n'aurait pu faire cet aveu avec moins de passion, d'un ton moins -propre à flatter une vanité d'homme. Archer rougit jusqu'aux tempes, -ne fit pas un mouvement et n'osa pas répondre.</p> - -<p>—Du moins, continua-t-elle, c'est vous qui m'avez fait comprendre -que, sous l'ennui et l'uniformité de cette vie, se cachent des choses si -belles, si nuancées, si délicates, que même celles à quoi je tenais -le plus dans mon ancienne vie semblent médiocres en comparaison. -Comment dire?... Je n'avais jamais compris jusqu'alors que les plaisirs -les plus raffinés s'achètent souvent au prix de la cruauté, de la -bassesse... Je veux, continua-t-elle, être parfaitement loyale avec -vous et avec moi-même. Longtemps j'ai espéré l'occasion de vous dire -quelle sorte de secours vous m'avez apporté, ce que vous avez fait de -moi.</p> - -<p>Archer l'interrompit avec un rire amer.—Et vous? Qu'est-ce que -vous croyez avoir fait de moi?... Oui, de moi, car je suis votre œuvre bien -plus que vous n'avez jamais été la mienne. Je suis l'homme qui a -épousé une certaine femme parce qu'une autre lui a ordonné de le -faire.</p> - -<p>À la pâleur d'Ellen succéda une rougeur fugitive.</p> - -<p>—Je croyais... vous aviez promis... vous ne deviez pas me dire -aujourd'hui de ces choses.</p> - -<p>—Ah! que cela est bien d'une femme! Aucune de vous ne veut -regarder jusqu'au fond d'une mauvaise affaire.</p> - -<p>Elle baissa la voix.</p> - -<p>—Est-ce que votre mariage est une mauvaise affaire... pour -May?</p> - -<p>Debout contre la fenêtre, il tapotait la vitre. Il sentait dans -toutes ses fibres la tendresse anxieuse qu'elle avait mise dans -ce nom de May.</p> - -<p>—Car c'est cela qui importe. N'est-ce pas vous qui m'en avez -convaincue? insista-t-elle doucement.</p> - -<p>—Moi? répéta-t-il, ses yeux fixés sur la mer.</p> - -<p>—Mais oui,—et, suivant sa pensée avec effort:—Si notre -sacrifice est inutile, si cela ne sert à rien, tout ce que je suis revenue -chercher chez nous, tout ce qui m'avait fait paraître, par contraste, mon -passé si vide, si misérable, tout cela ne serait qu'un rêve...</p> - -<p>—Et dans ce cas, il n'y a aucune raison pour que vous ne repartiez -pas?...</p> - -<p>Les yeux d'Ellen s'attachèrent sur lui avec angoisse:</p> - -<p>—Est-ce que vraiment il n'y a aucune raison?</p> - -<p>—Aucune, si vous avez joué votre va-tout sur le succès de mon -mariage. Car mon mariage est manqué.</p> - -<p>Elle ne répondit pas, et il continua:</p> - -<p>—Vous m'avez, la première, fait entrevoir ce que serait une vraie -vie, et en même temps vous me demandiez d'en continuer une qui n'est qu'un -mensonge. Cela passe l'endurance humaine.</p> - -<p>—Ne dites pas cela, puisque cette vie, je l'endure! -s'écria-t-elle.</p> - -<p>Ses bras étaient retombés sur la table; elle restait là, le visage -exposé au regard du jeune homme, comme dans l'abandon d'un péril -désespéré. Ce visage, à ce moment, semblait révéler toute son -âme. Archer restait muet, confondu de ce qu'il comprenait tout à coup.</p> - -<p>—Vous aussi? Oh! vous aussi? balbutia-t-il.</p> - -<p>Les larmes débordèrent des paupières d'Ellen et roulèrent lentement -le long de ses joues.</p> - -<p>Ni l'un ni l'autre ne fit un mouvement. Archer se sentait étrangement -indifférent à la présence physique de la jeune femme: il n'en aurait -presque pas eu conscience, si une de ses mains n'avait attiré son -regard, la même main sur laquelle, un soir, pour les détourner du -visage d'Ellen, il avait fixé ses yeux dans la petite maison de la -Vingt-troisième rue. Il avait connu l'amour qui se nourrit de caresses; -mais cette passion grandie au plus intime de lui-même, l'élevait -au-dessus du désir. Sa seule terreur était de faire un geste qui -dispersât le son des paroles d'Ellen... Mais bientôt une sorte de -désespoir l'envahit: ainsi ils étaient là, ensemble, tout près l'un -de l'autre, et pourtant chacun d'eux restait rivé à sa destinée -propre; ils auraient aussi bien pu avoir entre eux la moitié du monde.</p> - -<p>—Tout est inutile, puisque vous repartirez, s'écria-t-il.</p> - -<p>Elle restait immobile, les paupières baissées:</p> - -<p>—Je ne partirai pas maintenant, murmura-t-elle.</p> - -<p>—Pas maintenant, mais un jour... Un jour que vous prévoyez -déjà?</p> - -<p>Elle leva sur lui des yeux clairs.</p> - -<p>—Je vous le promets, je ne partirai pas tant que vous aurez -du courage, tant que nous pourrons nous regarder en face loyalement, -comme aujourd'hui.</p> - -<p>Il retomba sur sa chaise.</p> - -<p>—Quelle vie pour vous! gémit-il.</p> - -<p>—Faudra qu'elle fasse partie de la vôtre?...</p> - -<p>—Et la mienne aussi fera partie de la vôtre...</p> - -<p>Elle fît signe que oui.</p> - -<p>—Et ce doit être tout...—pour l'un et pour l'autre?</p> - -<p>—Ce sera tout, n'est-ce pas?</p> - -<p>Maintenant ils avaient tout dit. Il se dressa, oubliant son angoisse, ne -voyant plus que la douceur infinie de ce visage. Elle se leva aussi, non -pour aller au-devant de lui ni pour le fuir, mais tranquille, calme -comme si le plus dur de sa tâche était accompli, et qu'elle n'eût -plus qu'à attendre: si tranquille, que tandis qu'il s'avançait vers -elle, ses mains ouvertes semblaient le guider au lieu de l'écarter. -Leurs mains se joignirent, et les bras tendus d'Ellen le tinrent assez -éloigné pour qu'il pût lire tout ce qu'exprimait ce visage.</p> - -<p>Se tinrent-ils ainsi longtemps? Le temps pour Ellen de communiquer tout -ce qu'elle avait à dire, et pour lui de sentir qu'une seule chose -importait: ne rien hasarder qui pût faire de cette rencontre la -dernière. Il devait confier leur avenir à Ellen, sans rien lui -demander d'autre que de le garder serré dans ses mains closes.</p> - -<p>—Je ne veux pas, je ne veux pas que vous souffriez, dit-elle -avec un sanglot dans la voix en retirant ses mains.</p> - -<p>Et lui suppliait:</p> - -<p>—Vous ne partirez pas? Vous ne partirez pas?</p> - -<p>—Je ne partirai pas, dit-elle.</p> - -<p>Cependant la bande des jeunes professeurs quittait la table, prenait ses -chapeaux, se mettait en branle pour le quai. Le vapeur blanc attendait -devant l'embarcadère, et, au-dessus des eaux lumineuses, Boston -émergeait dans la brume.</p> - - - - -<h4><a id="XXV">XXV</a></h4> - - -<p>Quand il se trouva sur le bateau, parmi les autres touristes, Archer -se sentit pénétré d'un calme qui lui apportait à la fois de l'étonnement -et de la force. Et pourtant, il n'avait pas même frôlé de ses -lèvres la main de M<sup>me</sup> Olenska, ni obtenu d'elle un mot de -promesse. C'était le résultat de l'équilibre parfait que M<sup>me</sup> -Olenska avait su établir entre ce qu'ils devaient de loyauté aux autres et -de franchise à eux-mêmes. Cet équilibre, elle l'avait trouvé non dans -un adroit calcul mais dans la sincérité invincible qu'avaient -révélée ses larmes et ses hésitations. Maintenant que le danger -était passé, Archer se sentait rempli d'une sorte de crainte -rétrospective, et remerciait le sort que nulle vanité masculine, nul -désir de jouer un rôle, ne l'eût induit dans la tentation de la -tenter elle-même. Après le serrement de mains avec lequel ils -s'étaient séparés à la gare, Archer s'était éloigné seul, avec le -sentiment qu'il venait de sauver plus d'amour qu'il n'en avait -sacrifié.</p> - -<p>Il rentra au cercle, s'assit seul dans le salon de lecture, revivant -chaque seconde de ces heures passées avec elle. Il voyait de plus en -plus clairement que si elle se décidait à rejoindre son mari, ce ne -serait pas pour retrouver les avantages de sa vie passée, même aux -nouvelles conditions qui lui étaient offertes. Non; elle ne repartirait -que si elle se sentait devenir une tentation pour Archer, la tentation -de tomber de cette altitude que tous deux avaient voulu atteindre. Elle -resterait près de lui aussi longtemps qu'il ne la presserait pas sur la -voie du danger, et il dépendrait de lui de la garder ainsi sauve, mais -intangible.</p> - -<p>Dans le train, ces pensées l'occupaient encore, l'enveloppaient dans -une sorte de nuage. Il était toujours dans cet état d'absorption quand -il s'éveilla le lendemain matin du sommeil agité du sleeping, dans la -suffocation d'une journée de septembre à New-York. Tandis que passait -sur le quai le flot des visages flétris de chaleur, tout à coup une -figure lui apparut distincte, s'approcha, s'imposa. C'était, il le -reconnut, ce même visage de jeune homme qu'il avait vu la veille, -sortant de l'hôtel Parker, et dont il avait remarqué le type -particulier.</p> - -<p>La même impression le saisit à nouveau, s'accompagnant d'un obscur -réveil d'anciens souvenirs, lorsque le jeune homme, s'avançant vers -Archer, leva son chapeau et dit en anglais:</p> - -<p>—Il me semble que nous nous sommes rencontrés à Londres, -Monsieur?</p> - -<p>—Mais oui, je me souviens, répondit Archer, en lui serrant -cordialement la main. Alors, vous êtes venu malgré tout, -continua-t-il, en reconnaissant avec curiosité le visage intelligent du -petit précepteur avec qui il avait dîné chez Mrs Carfry.</p> - -<p>—Je suis venu, dit M. Rivière, avec un sourire nerveux, mais pas -pour longtemps. Je repars après-demain.</p> - -<p>Comme Archer le priait à déjeuner, il lui demanda seulement à Archer -la permission d'aller le voir dans la journée. Archer fixa une heure, -et griffonna son adresse.</p> - -<p>M. Rivière fut exact au rendez-vous. Ce fut lui qui, avant même -d'accepter un siège, ouvrit brusquement l'entretien:</p> - -<p>—Je crois vous avoir vu, monsieur, hier à Boston.</p> - -<p>Archer allait formuler un mot d'assentiment quand les paroles furent -arrêtées sur ses lèvres par quelque chose de mystérieux et cependant -de significatif dans le regard insistant de son visiteur.</p> - -<p>—C'est étrange, continua M. Rivière, que nous nous soyons -rencontrés dans les circonstances où je me trouve.</p> - -<p>—Quelles circonstances? interrogea Archer, en se demandant si -le précepteur avait besoin d'argent.</p> - -<p>M. Rivière persistait à scruter Archer de ses yeux interrogateurs.</p> - -<p>—Je suis venu, non pour chercher un emploi, comme je l'avais -envisagé lors de notre conversation à Londres, mais pour une mission -particulière.</p> - -<p>—Ah! s'écria Archer. En un éclair, les deux rencontres, celle de -Boston devant l'hôtel, celle de ce matin à la gare, s'étaient liées -dans son esprit; il s'arrêta pour considérer la situation qui se -révélait soudain. M. Rivière, lui aussi, restait silencieux.</p> - -<p>—Une mission particulière, répéta enfin Archer. Sa voix résonnait -sèchement; il se sentit maîtrisé par un mouvement de jalousie et de -défiance. Tous les doutes suggérés par le dossier de la comtesse -Olenska, et toujours refoulés, s'éveillaient en lui. Il fit un effort -pour prier M. Rivière de s'asseoir.</p> - -<p>—C'est à propos de cette mission que vous vouliez me consulter? -demanda Archer.</p> - -<p>M. Rivière baissa la tête:</p> - -<p>—Je voudrais, si vous le permettez, vous parler de la comtesse -Olenska.</p> - -<p>Archer savait depuis quelques instants que ce nom allait venir, mais -quand il vint, le sang lui monta aux tempes comme s'il avait été -frappé par une branche rebondissant dans un fourré.</p> - -<p>—Et dans l'intérêt de qui faites-vous cette démarche?</p> - -<p>M. Rivière répondit hardiment:</p> - -<p>—Je pourrais dire dans son intérêt à elle, si ce n'était manquer -aux convenances. Disons plutôt: dans l'intérêt de la simple justice.</p> - -<p>Archer le regarda d'un air ironique.</p> - -<p>—En d'autres termes, c'est vous qui êtes le messager du comte -Olenski?</p> - -<p>Le visage bistré de M. Rivière se colora à son tour.</p> - -<p>—Pas vis à vis de vous, monsieur. Si je viens vous voir, c'est -en me plaçant sur un tout autre terrain.</p> - -<p>—Je ne vous comprends pas. Êtes-vous, oui ou non, un -mandataire?</p> - -<p>Le jeune homme réfléchit.</p> - -<p>—Ma mission est terminée. En ce qui concerne M<sup>me</sup> -Olenska, elle a échoué.</p> - -<p>—Je n'y peux rien, reprit Archer, sur le même ton d'ironie.</p> - -<p>—Non, mais vous pouvez...</p> - -<p>M. Rivière s'arrêta, examina la doublure de son chapeau, qu'il -tournait dans ses mains gantées; puis, levant les yeux vers Archer, il -reprit:—Vous pouvez, monsieur, j'en suis convaincu, user de votre -influence pour qu'elle échoue, de même auprès de la famille de -M<sup>me</sup> Olenska.</p> - -<p>Archer repoussa sa chaise, se leva d'un bond.</p> - -<p>—C'est bien ce que j'ai l'intention de faire! s'écria-t-il. Il -regardait de haut en bas, avec courroux, le petit Français qui -s'était levé aussi.</p> - -<p>M. Rivière pâlit.</p> - -<p>—Comment, éclata Archer, avez-vous pu croire, puisque vous -paraissez vous adresser à moi comme parent de M<sup>me</sup> Olenska, que -je me placerais à un autre point de vue que celui de sa famille?</p> - -<p>M. Rivière le regarda avec angoisse:</p> - -<p>—Seriez-vous donc d'accord avec la famille pour penser, qu'en face -des nouvelles propositions qui lui sont faites, il est presque impossible à -M<sup>me</sup> Olenska de ne pas retourner chez son mari?</p> - -<p>—Que voulez-vous dire? s'écria Archer.</p> - -<p>—Avant de voir M<sup>me</sup> Olenska, avant d'aller à Boston, -j'ai eu,—sur la demande du comte Olenski,—plusieurs entretiens -avec Mr Lovell Mingott. Je crois comprendre qu'il représente l'opinion de -sa mère, et que Mrs Manson Mingott exerce une grande influence sur sa -famille.</p> - -<p>Archer se taisait, dans la stupeur de découvrir que de telles -négociations avaient eu lieu sans qu'il en eût seulement été averti. -Il comprit que la famille avait cessé de le consulter, avertie par -quelque profond instinct de clan qu'il ne la suivrait plus. Il se -rappela la remarque de May, le soir de la fête du tir à l'arc: -«Peut-être, après tout, Ellen serait-elle plus heureuse avec son -mari.» Il se souvint de sa riposte indignée. Il se rendit compte aussi -que, depuis lors, sa femme n'avait plus prononcé devant lui le nom de -M<sup>me</sup> Olenska. L'allusion de May n'avait été sans doute que le -brin de paille levé pour voir d'où vient le vent. Le résultat avait été -communiqué à la famille, et Archer tacitement exclu de leurs conseils. -Il admirait la discipline de tribu qui soumettait May à cette décision. -Elle trouvait probablement, avec sa famille, que M<sup>me</sup> Olenska -aurait une meilleure situation comme femme malheureuse que comme femme -séparée, et qu'il était inutile de discuter le cas avec Newland, qui -mettait parfois en doute les vérités les plus évidentes.</p> - -<p>—Est-il possible, reprit M. Rivière, que vous ne sachiez pas que -la famille se demande si elle a le droit de conseiller à la comtesse -Olenska le refus des dernières propositions de son mari?</p> - -<p>—Celles que vous avez apportées?</p> - -<p>—Celles que j'ai apportées.</p> - -<p>Archer fut sur le point de répondre que ce qu'il pouvait savoir ou ne -pas savoir ne regardait en rien M. Rivière; mais l'attitude du jeune -homme lui en imposait, et il répondit à la question par une autre.</p> - -<p>—Quel est votre but en venant me parler de tout ceci?</p> - -<p>La réponse ne se fit pas attendre.</p> - -<p>—Je viens vous prier, monsieur, vous prier avec toute la force -dont je suis capable, de ne pas laisser la comtesse Olenska retourner -auprès de son mari.</p> - -<p>Archer le regarda avec un étonnement croissant.</p> - -<p>—Puis-je vous demander, dit-il enfin, si c'est dans ce sens -que vous avez parlé à M<sup>me</sup> Olenska?</p> - -<p>M. Rivière rougit, mais ses yeux ne se baissèrent point.</p> - -<p>—J'ai accepté ma mission de bonne foi. Je croyais vraiment, pour -des raisons dont il est inutile que je vous importune, qu'il valait mieux -pour M<sup>me</sup> Olenska retrouver la situation, la fortune et les -conditions sociales que la position de son mari lui assure.</p> - -<p>—Évidemment; sinon, vous auriez difficilement accepté une pareille -mission.</p> - -<p>—Je ne l'aurais pas acceptée.</p> - -<p>—Alors?</p> - -<p>Durant un silence, leurs regards se croisèrent, cherchant à -se pénétrer.</p> - -<p>—Ah! monsieur, après l'avoir vue, après l'avoir écoutée, j'ai -compris qu'elle était mieux ici. J'ai rempli ma mission loyalement. -J'ai développé les arguments du comte. J'ai communiqué ses offres, -sans y ajouter aucun commentaire personnel. La comtesse a bien voulu -m'écouter patiemment; elle a poussé la bonté jusqu'à me recevoir -deux fois; elle a étudié impartialement tout ce que j'étais venu lui -dire. Et c'est au cours de ces deux conversations que j'ai changé -d'avis, et que les choses me sont apparues sous un autre jour.</p> - -<p>—Puis-je vous demander à quoi est dû ce revirement?</p> - -<p>—Au changement que j'ai constaté en elle.</p> - -<p>—Vous connaissiez donc déjà la comtesse?</p> - -<p>Le visage du jeune homme se colora à nouveau.</p> - -<p>—Je la voyais chez son mari. Je connais le comte Olenski depuis -plusieurs années. Vous comprenez qu'il n'aurait pu charger un étranger -d'une pareille mission.</p> - -<p>—Et de quel genre est ce changement que vous avez constaté?</p> - -<p>—Cela est difficile à expliquer... Après tout, ce n'est peut-être -pas elle qui a changé, c'est moi qui me suis rendu compte pour la -première fois, en la voyant dans son pays, qu'elle est une Américaine, -et que certaines choses acceptées dans d'autres, sociétés, ou au -moins tolérées, pour une Américaine de son espèce sont impossibles. Si -les parents de M<sup>me</sup> Olenska connaissaient mieux le milieu où il -s'agit pour elle de rentrer, ils la soutiendraient dans son refus; mais -ils ont l'air de prendre la démarche du comte pour un élan de -tendresse conjugale...</p> - -<p>Pendant quelques secondes, Archer ne se sentit pas assez maître de lui -pour prononcer une parole. Il entendit M. Rivière reculer sa chaise, -comprit que celui-ci s'était levé, et, ayant tourné les yeux vers -lui, il le vit aussi ému qu'il l'était lui-même.</p> - -<p>—Merci, dit-il, simplement.</p> - -<p>—Vous n'avez pas à me remercier, monsieur, c'est moi qui... -plutôt...</p> - -<p>M. Rivière s'arrêta comme s'il éprouvait, lui aussi, une difficulté -à parler. Puis il continua d'une voix plus ferme:</p> - -<p>—Je voudrais cependant ajouter une chose, vous m'avez demandé si -j'étais au service du comte Olenski. Je suis revenu chez lui, il y a -quelques mois, en raison de difficultés personnelles comme il s'en -présente quand on a la charge de parents malades ou âgés; mais, -depuis que j'ai fait la démarche de venir vous voir pour vous faire -certaines confidences, je considère que je ne puis continuer mes -fonctions auprès du comte. Je le lui dirai en arrivant.</p> - -<p>M. Rivière salua, prêt à se retirer. Archer lui tendit les mains -et les deux hommes s'étreignirent.</p> - - - - -<h4><a id="XXVI">XXVI</a></h4> - - -<p>Tous les ans, le quinze octobre, la Cinquième Avenue rouvrait ses -persiennes, déroulait ses tapis et raccrochait ses triples rideaux. -Vers le premier novembre, ces préparatifs étaient terminés, et la vie -mondaine recommençait. Vers le quinze, la saison battait son plein: -l'opéra et les théâtres affichaient leurs nouveaux programmes, les -invitations pleuvaient; on fixait les dates des bals. Et, -invariablement, à cette époque, Mrs Archer disait que New-York était -bien changé.</p> - -<p>Mrs Archer vivait retirée du monde et l'observait du haut de sa -solitude. Secondée par Mr Jackson et Miss Sophy, elle notait chaque -craquement nouveau à la surface de la société, chaque plante intruse -qui cherchait à pousser entre les carrés réguliers des gros légumes -mondains. Toute sa jeunesse durant, Archer s'était amusé de cet oracle -annuel, et d'entendre énumérer de menus signes de désagrégation qui -avaient échappé à son insouciance de jeune homme. Selon Mrs Archer, -New-York ne changeait que pour empirer, et Miss Sophy Jackson, -là-dessus, renchérissait.</p> - -<p>Mr Sillerton Jackson, en homme du monde, prêtait l'oreille aux -lamentations des dames, et suspendait son jugement. Cependant, il ne -pouvait nier que la société changeât. Même Newland Archer, le second -hiver après son mariage, fut obligé d'avouer que, si le changement -n'était pas encore accompli, certainement il était en cours.</p> - -<p>Ce sujet fut abordé comme d'habitude au dîner du Thanksgiving Day<a name="FNanchor_2_1" id="FNanchor_2_1"></a><a href="#Footnote_2_1" class="fnanchor">[2]</a> -que donnait Mrs Archer. À la date où elle était officiellement -invitée à rendre grâces pour les bénédictions de l'année, elle -avait coutume de faire, avec tristesse, quoique sans amertume, le bilan -de son petit univers, et de se demander quel objet donner à sa -gratitude. Ce n'était certes pas l'état de la société. La -société,—si toutefois elle existait encore!—offrait plutôt un -spectacle digne des malédictions bibliques et, du reste, chacun savait -quelles étaient les intentions du révérend Dr Ashmore quand il avait -choisi comme texte un passage de Jérémie pour son sermon d'action de -grâces.</p> - -<p>—Il n'y a pas de doute, le docteur Ashmore a raison, disait-elle -en secouant la tête.</p> - -<p>—C'est égal, c'est un singulier texte pour un jour d'actions de -grâces, observa Miss Jackson, et son hôtesse reprit sèchement:—Il -nous engage à remercier le ciel pour le peu qui nous reste.</p> - -<p>—La folie de la toilette d'abord, commença Miss Jackson. Sillerton -m'a menée à la première de l'Opéra, et je vous affirme que Jane Merry -était la seule qui portât une robe de l'année dernière, une robe -venue de chez Worth il y a deux ans; je le sais parce que c'est ma -couturière qui rectifie à l'arrivée ses robes de Paris.</p> - -<p>—Ah! Jane Merry est des nôtres, dit Mrs Archer en soupirant.</p> - -<p>—Oui, reprit Miss Jackson, elle est du petit nombre de celles qui -gardent les traditions. Dans ma jeunesse, il était de mauvais goût de -porter les dernières modes; Amy Sillerton m'a toujours dit qu'à Boston -il fallait mettre en réserve pendant deux ans les robes de Paris. La -vieille Mrs Baxter Pennilow, qui faisait très bien les choses, faisait -venir douze robes par an: deux de satin, deux de soie et six autres de -popeline ou de cachemire fin. C'était une commande à date fixe, et -comme elle a été alitée pendant deux ans avant sa mort, ses filles -ont trouvé quarante-huit robes de Worth qui étaient toujours restées -dans leur papier de soie.</p> - -<p>—Boston est plus conservateur que New-York; mais je trouve plus -comme il faut de ne porter ses robes françaises qu'après une saison, dit -Mrs Archer.</p> - -<p>—C'est Beaufort qui a lancé le nouveau genre, en faisant arborer à -sa femme ses toilettes parisiennes dès leur arrivée. Quelquefois il faut -toute la distinction de Regina pour ne pas ressembler à... à...</p> - -<p>Miss Jackson jeta un regard autour de la table, surprit les yeux -ronds de Janey, et finit sa phrase dans un murmure inintelligible.</p> - -<p>—À ses rivales, dit Mr Sillerton Jackson, comme pour lancer -une épigramme.</p> - -<p>—Oh! firent les dames, et Mrs Archer ajouta:—La pauvre -Regina, son jour de Thanksgiving n'a pas été bien gai. Avez-vous entendu -parler, Sillerton, des bruits qui courent sur les spéculations de -Beaufort?</p> - -<p>Mr. Jackson fit un oui nonchalant. Tout le monde était au courant: -il dédaignait de confirmer une histoire passée déjà dans le domaine -public.</p> - -<p>Il se fit un lourd silence. Personne n'aimait véritablement Beaufort, -et on n'eût pas été fâché d'apprendre les pires choses sur sa vie -privée. Cependant, qu'il pût entacher d'un déshonneur financier la -famille de sa femme, c'était là un scandale dont ses ennemis -eux-mêmes ne pouvaient se réjouir. Le vieux New-York d'Archer -tolérait l'hypocrisie dans les relations privées, mais en affaires il -exigeait une honnêteté complète et inattaquable. Il n'était personne -qui ne se rappelât comment, après la dernière faillite de Wall -Street, les chefs de la maison qui croulait avaient été frappés -d'anéantissement social. Il en serait de même pour les Beaufort, en -dépit du pouvoir du banquier et de la vogue mondaine de sa femme. Toute -la force liguée de ses parents ne pourrait sauver la pauvre Regina, si -les bruits qu'on faisait courir sur les spéculations illicites de son -mari se confirmaient.</p> - -<p>La conversation aborda des sujets moins sombres, mais qui semblaient -tous renforcer chez Mrs Archer le sentiment que la société était en -train de s'effondrer.</p> - -<p>—Je sais, Newland, que tu autorises la chère May à aller aux -dimanches de Mrs Struthers, commença-t-elle.</p> - -<p>May l'interrompit en riant:</p> - -<p>—Oh! vous savez, tout le monde va maintenant chez Mrs Struthers. -Elle a été invitée à la dernière réception de grand'mère.</p> - -<p>—Je sais, je sais, ma chérie, soupira Mrs Archer, mais que -voulez-vous, quand on ne va dans le monde que pour s'amuser! J'en veux -encore un peu à votre cousine M<sup>me</sup> Olenska d'avoir été la -première à patronner Mrs Struthers.</p> - -<p>Une rougeur subite colora le visage de la jeune Mrs Archer.</p> - -<p>—Oh! Ellen, murmura-t-elle, du même ton de désapprobation dont -ses parents auraient dit: «Oh! les Blenker!»</p> - -<p>C'était la note adoptée par la famille quand il s'agissait de -M<sup>me</sup> Olenska, depuis que celle-ci, contre l'avis de ses parents, -s'était dérobée aux avances de son mari. Pourtant, chez May, cette attitude -surprenait; Archer la regardait, gêné, et la sentant étrangère à -lui, comme cela lui arrivait chaque fois qu'elle subissait l'ambiance -familiale. Elle ajouta:</p> - -<p>—Je ne crois pas qu'Ellen se soucie beaucoup de l'opinion du -monde.</p> - -<p>Chacun savait que la comtesse Olenska n'était plus dans les bonnes -grâces de sa famille. La vieille Mrs Manson Mingott elle-même, son -champion, avait dû renoncer à la défendre quand elle avait refusé de -rejoindre son mari. Les Mingott n'avaient pas formulé tout haut leur -opinion: la solidarité chez eux était trop forte. Comme le disait Mrs -Welland, ils s'étaient contentés de laisser la pauvre Ellen chercher -un milieu à son niveau, et elle l'avait trouvé dans les obscures -régions où régnaient les Blenker, et où les «gens de lettres» -célébraient leurs rites sans prestiges. C'était incroyable, mais -c'était un fait: Ellen tournant le dos à son destin de privilégiée -se déclassait. La conclusion n'en était que plus évidente; elle avait -commis une lourde faute en ne retournant pas chez Olenski. Après tout, -la place d'une jeune femme était sous le toit de son mari, surtout -quand elle l'avait quitté dans des circonstances que—hum!—si on -voulait y regarder de près...</p> - -<p>—M<sup>me</sup> Olenska est très appréciée par les messieurs, -observa miss Sophy avec un faux air de conciliation.</p> - -<p>—Ah! c'est là le danger pour une jeune femme comme M<sup>me</sup> -Olenska, opina tristement Mrs Archer; et là-dessus les dames ramassèrent -leurs traînes pour se rendre dans le salon pendant que les hommes gagnaient -la bibliothèque gothique.</p> - - -<p>Installé devant le feu, consolé de l'insuffisance du dîner par -la perfection de son cigare, Mr Jackson devint communicatif et -important:</p> - -<p>—Si le krach Beaufort se produit, il y aura des révélations, -annonça-t-il.</p> - -<p>Archer leva vivement la tête. Ce nom suscitait toujours en lui une -vision précise: la lourde personne de Beaufort, dans son opulente -pelisse, s'avançant sur la neige à Skuytercliff.</p> - -<p>—C'est inévitable, continua Mr Jackson. Ce sera la plus vilaine -des lessives. Car ce n'est pas pour Regina qu'il a dépensé son argent.</p> - -<p>—Espérons qu'il s'en tirera, dit Archer, désireux de changer -de sujet.</p> - -<p>Une pensée l'obsédait. Pourquoi May avait-elle rougi au nom d'Ellen? -Quatre mois s'étaient écoulés depuis la journée d'été qu'il avait passée -avec M<sup>me</sup> Olenska. Depuis, il ne l'avait pas revue. Sachant -qu'elle était retournée à Washington dans la petite maison qu'elle -habitait avec Medora Manson, il lui avait écrit une fois pour lui -demander quand il pourrait la revoir; elle avait répondu: «Pas -encore.» Depuis, plus rien; mais il lui avait érigé dans son cœur un -sanctuaire qui bientôt était devenu le seul théâtre de sa vie -réelle; là aboutissaient toutes ses idées, tous ses sentiments. Hors -de là, sa vie ordinaire lui semblait de plus en plus irréelle. Il se -heurtait contre les préjugés et les points de vue traditionnels comme -un homme absorbé se heurte contre le mobilier de sa chambre. Il était -absent. Il s'étonnait parfois que les personnes qui l'entouraient -pussent s'imaginer qu'il fût encore là.</p> - -<p>Mr Jackson reprit:</p> - -<p>—Je ne sais pas jusqu'à quel point la famille de votre femme -se rend compte combien ce refus de M<sup>me</sup> Olenska est regrettable.</p> - -<p>—Et pourquoi regrettable?</p> - -<p>Le regard de Mr Jackson coula le long de sa jambe, jusqu'à la -chaussette lisse bordée de l'escarpin verni.</p> - -<p>—Eh bien! sans chercher plus loin, de quoi vivra-t-elle -maintenant?</p> - -<p>—Maintenant?</p> - -<p>—Oui: si Beaufort est ruiné...</p> - -<p>Archer se leva d'un bond, frappant du poing le bureau de noyer: -les couvercles du double encrier de cuivre sursautèrent.</p> - -<p>—Que voulez-vous dire par là?</p> - -<p>Mr Jackson, se redressant un peu, regarda avec sang-froid la -figure bouleversée du jeune homme.</p> - -<p>—Mon Dieu, je tiens de bonne source,—en fait, de la vieille -Catherine elle-même,—que la famille a considérablement réduit la -rente de la comtesse Olenska depuis qu'elle a refusé de retourner chez son -mari. Par ce refus, la comtesse a aussi renoncé aux sommes qui lui avaient -été reconnues par contrat.</p> - -<p>Archer, appuyé contre la cheminée, secoua sur le foyer les cendres -de son cigare.</p> - -<p>—Je ne sais rien des affaires de M<sup>me</sup> Olenska; mais je -n'ai pas besoin de les connaître pour être certain que ce que vous -insinuez...</p> - -<p>—Oh! ce n'est pas moi, c'est Lefferts, interrompit Mr Jackson.</p> - -<p>—Lefferts! qui lui a fait la cour, et qui a été remis à sa -place, dit Archer avec mépris.</p> - -<p>—Ah! il lui a fait la cour? rétorqua l'autre, comme si c'était -là ce qu'il avait cherché à savoir.</p> - -<p>Archer s'était laissé prendre au piège.</p> - -<p>—Allons, allons! reprit Mr Jackson, c'est fâcheux qu'elle ne soit -pas partie avant la faillite Beaufort. Si elle part maintenant et que -celui-ci croule, l'impression, qui, entre nous, n'est pas particulière -à Lefferts, sera confirmée.</p> - -<p>—Elle ne partira certainement pas! à présent moins que -jamais!...</p> - -<p>Archer n'eut pas plus tôt prononcé ces mots qu'il se rendit -compte qu'il était de nouveau tombé dans un piège.</p> - -<p>Le vieillard le fixa du regard.</p> - -<p>—C'est votre avis? Vous avez vos raisons, sans doute. Mais tout le -monde vous dira que les quelques sous qui appartiennent à Medora Manson -sont entre les mains de Beaufort. Et comment les deux femmes -pourront-elles surnager s'il vient à sombrer? M<sup>me</sup> Olenska peut -encore amadouer la vieille Catherine, qui avait pourtant violemment pris -parti pour le retour chez le mari. La vieille Catherine pourrait lui faire -une belle rente; mais nous savons tous qu'elle n'aime pas à se séparer de -son argent. Et le reste de la famille a tout intérêt à ne pas voir -rester ici M<sup>me</sup> Olenska.</p> - -<p>Archer brûlait d'une colère impuissante. Tout l'avertissait d'être -prudent, mais les insinuations à propos de Beaufort l'exaspéraient. -Pourtant Mr Jackson, sous le toit de sa mère, était son hôte. Le -vieux New-York observait scrupuleusement l'étiquette de l'hospitalité: -un désaccord avec un invité ne devait pas dégénérer en dispute.</p> - -<p>—Allons-nous rejoindre ma mère? proposa Archer sèchement, quand Mr -Jackson eut laissé tomber dans le cendrier de cuivre son dernier cône -de cendres.</p> - - -<p>Pendant le retour, May garda un silence singulier; Archer se souvint de -sa brusque rougeur à dîner, et sentit une menace. Laquelle? Il ne le -devinait pas; mais il lui suffisait de se souvenir que c'était le nom -de M<sup>me</sup> Olenska qui avait si visiblement troublé sa femme.</p> - -<p>Ils montèrent l'escalier. Archer se dirigea vers la bibliothèque, où -May le suivait ordinairement; mais il l'entendit prendre le couloir qui -conduisait à sa chambre.</p> - -<p>—May, appela-t-il brusquement.</p> - -<p>Elle revint sur ses pas.</p> - -<p>—Cette lampe file encore. Les domestiques pourraient faire -attention à la mèche, grommela-t-il, nerveux.</p> - -<p>—Je regrette. Cela n'arrivera plus, dit-elle, de ce ton ferme et -dégagé qu'elle avait appris de sa mère. Elle se pencha pour baisser -la mèche. La façon qu'elle avait déjà de se plier à son humeur, -comme s'il était un Mr Welland plus jeune, énervait Archer.</p> - -<p>—May, dit-il tout à coup, je peux être obligé d'aller à Washington -pour quelques jours,—bientôt,—la semaine prochaine peut-être.</p> - -<p>La main de la jeune femme resta appuyée sur la clef de la lampe pendant -qu'il parlait. La chaleur de la flamme avait donné de l'éclat à son -visage, mais elle pâlit en regardant son mari.</p> - -<p>—Pour affaires? demanda-t-elle, d'un ton qui impliquait qu'il ne -pouvait y avoir d'autre raison, et qu'elle avait posé la question -automatiquement, pour achever la phrase.</p> - -<p>—Naturellement. Il y a une question de brevet qui vient devant -la Cour Suprême.</p> - -<p>Il donna le nom de l'inventeur, et continua, fournissant des -détails avec un luxe de fausse précision.</p> - -<p>—Le changement vous fera du bien, dit-elle simplement quand il eut -fini; et elle ajouta, du ton qu'elle aurait pris pour lui rappeler -quelque devoir ennuyeux, en le regardant dans les yeux avec un sourire -franc et candide:</p> - -<p>—Et surtout, n'oubliez pas d'aller voir Ellen.</p> - -<p>Ce fut le seul mot prononcé entre eux sur ce sujet, mais dans leur code -cela signifiait: «Vous comprenez, bien entendu, que je sais tout ce qui -a été dit sur Ellen, et que je suis de tout cœur avec ma famille dans -l'effort tenté pour l'engager à retourner chez son mari. Je sais aussi -que, pour des raisons que vous n'avez pas cru devoir me dire, vous -l'avez dissuadée de suivre ce conseil unanime. Je sais que c'est avec -votre appui qu'Ellen nous brave tous, et s'expose aux critiques -auxquelles Mr Jackson a probablement fait allusion ce soir. C'est du -reste ce qui vous a rendu si nerveux. Puisque rien jusqu'ici n'a pu vous -faire changer d'attitude, j'interviens à mon tour, sous la seule forme -admise entre gens bien élevés quand ils ont quelque chose de pénible -à se communiquer. Comprenez bien que je sais votre intention bien -arrêtée de voir Ellen quand vous serez à Washington, et que vous n'y -allez peut-être que pour cela; et puisque vous la verrez sûrement, je -veux que ce soit avec mon entière et absolue approbation.»</p> - -<p>Sa main était encore sur la clef de la lampe quand le dernier mot de ce -message muet parvint à Archer. Elle baissa la mèche, leva le globe et -souffla sur la flamme.</p> - -<p>—Elles sentent moins quand on les éteint en soufflant, -expliqua-t-elle, avec son ton assuré de maîtresse de maison. Sur le -pas de la porte, elle se retourna et attendit le baiser de son mari.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_1" id="Footnote_2_1"></a><a href="#FNanchor_2_1"><span class="label">[2]</span></a>Le Thanksgiving Day est une fête nationale des États-Unis -qui a lieu le dernier jeudi de novembre. Une proclamation du Président -invite tous les citoyens à rendre grâces au ciel pour les bienfaits -reçus pendant l'année.</p></div> - - - - -<h4><a id="XXVII">XXVII</a></h4> - - -<p>Le lendemain, dans Wall Street, les nouvelles de la situation de -Beaufort étaient plus rassurantes. On savait qu'en cas d'urgence, le -banquier trouverait de puissants appuis. Et, ce soir-là, quand Mrs -Beaufort parut à l'Opéra parée de son même sourire et d'un nouveau -collier d'émeraudes, la société poussa un soupir de soulagement.</p> - -<p>Archer s'était décidé au voyage à Washington. Il attendait seulement -l'ouverture du procès dont il avait parlé à May, pour en faire -coïncider la date avec son absence. Mais le mardi suivant, ayant appris -par Mr Letterblair que la cause était remise de plusieurs semaines, il -rentra chez lui résolu à partir malgré tout le lendemain. Il y avait -toute chance que May, qui ne savait rien de sa vie professionnelle, et -n'y portait aucun intérêt, n'apprît pas ce renvoi de l'affaire, et ne -se rappelât pas les noms des plaideurs, s'ils étaient prononcés -devant elle. Quoi qu'il dût arriver, il avait besoin de revoir -M<sup>me</sup> Olenska. Il avait trop de choses à lui dire...</p> - -<p>Le lendemain, quand il arriva au bureau, il trouva Mr Letterblair -extrêmement troublé. En fait, Beaufort n'avait pas réussi à «s'en -tirer,» mais, en répandant des rumeurs favorables, il avait rassuré -ses déposants, et de fortes sommes avaient été versées à la banque -jusqu'à la veille au soir. Puis les bruits fâcheux avaient repris leur -vol. En conséquence, une foule de déposants avaient déjà envahi la -banque et très probablement elle fermerait ses portes, avant la nuit. -Cette manœuvre de la dernière heure, tentée par Beaufort, était -qualifiée de la façon la plus dure, et sa faillite s'annonçait comme -une des plus déshonorantes dans l'histoire de Wall Street.</p> - -<p>L'étendue du désastre laissait Mr Letterblair atterré.</p> - -<p>—J'ai vu de vilaines choses de mon temps, mais rien de pareil. -Tout le monde est atteint, d'une manière ou d'une autre. Et que fera-t-on -pour Mrs Beaufort? Que peut-on faire pour elle? Je plains Mrs Manson -Mingott plus que n'importe qui; à son âge, on ne sait jamais l'effet que -peut produire une pareille catastrophe. Elle a toujours eu confiance en -Beaufort. Elle en avait fait un ami! Puis il y a toute la famille -Dallas. La pauvre Mrs Beaufort est alliée à chacun de vous. Sa seule -ressource serait de quitter son mari. Mais qui peut le lui conseiller? -Son devoir est auprès de lui, et elle n'a jamais eu l'air de -s'apercevoir qu'il la trompait.</p> - -<p>On frappa à la porte. Un clerc remit une lettre à Archer. Le jeune -homme, reconnaissant l'écriture de sa femme, ouvrit l'enveloppe et lut: -«Voulez-vous rentrer le plus tôt possible? Grand'mère a eu une -légère attaque la nuit dernière. Elle a appris, on ne sait comment, -avant nous tous, les affreuses nouvelles de la banque. Mon oncle Lovell -est absent de New-York, et le scandale a tellement bouleversé mon -pauvre papa qu'il ne peut pas quitter sa chambre. Maman a le plus grand -besoin de vous. Je vous en prie, venez tout droit chez grand'mère.»</p> - -<p>Quelques minutes plus tard, Archer était chez Mrs Mingott. Le vestibule -avait l'aspect insolite que prend une maison bien tenue devant -l'invasion soudaine de la maladie. Des manteaux et des fourrures -s'entassaient sur les chaises; une trousse et un pardessus de médecin -se trouvaient sur la table, où lettres et cartes déjà s'accumulaient.</p> - -<p>May mena Archer dans le boudoir de la vieille dame. Ce fut là que Mrs -Welland communiqua à son gendre, d'une voix basse, épouvantée, les -détails de l'accident. La veille au soir, il s'était passé quelque -chose de terrible et de mystérieux. Juste au moment où Mrs Mingott -venait de finir sa patience, la sonnette de la porte avait retenti, et -une dame soigneusement voilée, que les domestiques ne reconnurent pas -tout d'abord, avait demandé à être introduite.</p> - -<p>Le maître d'hôtel, au son d'une voix familière, avait ouvert les -portes du boudoir en annonçant: «Mrs Julius Beaufort.» Les deux dames -avaient dû rester ensemble, estimait-il une heure à peu près. Quand -Mrs Mingott sonna, Mrs Beaufort s'était déjà esquivée, et la vieille -dame était seule, assise dans son grand fauteuil, toute blanche et -effrayante à voir. Elle fit signe au maître d'hôtel de l'aider à -regagner sa chambre. Sa femme de chambre la mit au lit et se retira. -Mais à trois heures du matin, la sonnette retentit encore, et les deux -domestiques accoururent à cet appel insolite (la vieille Catherine -dormait ordinairement comme un enfant). C'est alors qu'ils avaient -trouvé leur maîtresse appuyée contré les oreillers, les lèvres -grimaçantes, tandis qu'une de ses petites mains pendait inerte au bout -de l'énorme bras.</p> - -<p>L'attaque était légère; mais l'alarme avait été grande, et plus -grande encore fut l'indignation quand on apprit, par les fragments de -phrases que balbutia la malade, que Regina Beaufort était venue lui -demander de soutenir son mari, de ne pas les «lâcher,» comme elle -disait, en somme, d'engager toute la famille à couvrir et à patronner -l'abominable scandale!</p> - -<p>—Je lui ai dit: «L'honneur a toujours été l'honneur, et -l'honnêteté l'honnêteté, dans la maison de Manson Mingott; et il en -sera ainsi tant qu'on ne m'emmènera pas les pieds devant,» avait -bégayé la vieille dame, avec la voix épaisse de l'hémiplégie. Et -quand Regina Beaufort avait dit: «Mais mon nom, ma tante, mon nom est -Regina Dallas,» j'ai dit: «Ton nom était Beaufort quand il t'a -couverte de bijoux, et doit rester Beaufort maintenant qu'il t'a -couverte de honte.»</p> - -<p>Mrs Lovell Mingott, qui écrivait dans une pièce voisine, vint se -mêler à l'entretien. De leur temps, disaient les deux belles-sœurs, -une femme dans le cas de Regina n'avait qu'une idée: s'effacer et -disparaître avec son mari.</p> - -<p>—On dit que le collier d'émeraudes qu'elle portait à l'opéra -vendredi dernier, ajouta Mrs Lovell Mingott, avait été envoyé par le -bijoutier, à condition, dans la journée. Je me demande s'il le reverra -jamais.</p> - -<p>Archer écoutait l'inexorable chœur. Lui aussi était trop -profondément imbu du code de l'honnêteté financière pour céder à -la pitié: une probité sans tache était le «noblesse oblige» du -vieux New-York des affaires. Pour Mrs Beaufort, Archer éprouvait -certainement plus de compassion que n'en témoignaient ses parents -indignés; mais-il lui semblait que le lien entre mari et femme, même -s'il pouvait se briser dans la prospérité, devenait indissoluble dans -l'infortune. Comme le disait Mr Letterblair, la place d'une femme était -à côté de son mari dans l'adversité. Quant à la société, il y a -des malheurs dont elle s'éloigne; et la prétention inouïe de Mrs -Beaufort d'y trouver un appui semblait faire d'elle presque la complice -du banquier. Couvrir un déshonneur, c'était la seule chose à quoi la -famille en tant qu'institution dût se refuser.</p> - -<p>La femme de chambre mulâtre pria Mrs Lovell Mingott de passer dans le -vestibule, et peu après, cette dernière revint, fronçant les -sourcils.</p> - -<p>—Ma belle-mère veut que je télégraphie à Ellen Olenska. J'avais -écrit à Ellen, bien entendu, ainsi qu'à Medora; mais il paraît que -cela ne suffit pas. Je dois envoyer une dépêche immédiatement, et lui -dire qu'elle vienne seule.</p> - -<p>May proposa:</p> - -<p>—Voulez-vous que j'écrive le télégramme, ma tante? S'il part -tout de suite, Ellen pourra prendre le train de demain matin.</p> - -<p>Elle prononça les deux syllabes «Ellen» d'une voix claire, comme -si elle tapait sur deux clochettes d'argent.</p> - -<p>—Comment faire? dit Mrs Lovell Mingott. Jasper et le valet de -pied sont tous les deux sortis pour porter des lettres et des -télégrammes.</p> - -<p>May se retourna vers son mari avec un sourire:</p> - -<p>—Newland s'en chargera. Voulez-vous porter le télégramme, -Newland?</p> - -<p>Archer acquiesça, et elle s'assit devant le bonheur-du-jour en -palissandre pour écrire la dépêche. Elle la sécha soigneusement et -la tendit à Archer.</p> - -<p>—Quel dommage que vous, deviez justement vous croiser avec -Ellen!—Newland, ajouta-t-elle, en se tournant vers sa mère, est -obligé d'aller à Washington pour une affaire de brevet qui vient -devant la Cour Suprême.</p> - -<p>Sur le point de sortir, Archer entendit sa belle-mère qui disait, -s'adressant probablement à Mrs. Lovell Mingott:</p> - -<p>—Pourquoi vous fait-elle appeler Ellen Olenska? et la voix -cristalline de May reprit: Peut-être veut-elle insister encore une fois -pour qu'Ellen retourne auprès de son mari.</p> - -<p>La porte de la maison se referma, et Archer se dirigea d'un pas -pressé vers le bureau télégraphique.</p> - - - - -<h4><a id="XXVIII">XXVIII</a></h4> - - -<p>—O—ol—ol—Comment ça s'écrit-il? demanda la voix -aigre de la jeune télégraphiste à qui Archer tendait la dépêche.</p> - -<p>—Olenska—O—len—ska, répéta-t-il, reprenant le -télégramme pour inscrire le nom en caractères plus lisibles au-dessus de la -large écriture enfantine de May.</p> - -<p>—C'est un nom bien exotique pour notre quartier, fit une voix -inattendue, et Archer, se retournant, vit auprès de lui Lawrence -Lefferts. Imperturbable, celui-ci tirait sa belle moustache, en -affectant de ne pas regarder la dépêche.</p> - -<p>—Je pensais bien vous rencontrer ici, Newland. En apprenant -l'attaque de la vieille Mrs Mingott, je suis parti pour demander des -nouvelles, et je vous ai aperçu tournant le coin. Vous en venez, je -suppose?</p> - -<p>Archer fit signe que oui, et poussa le télégramme sous le guichet.</p> - -<p>—Ça va mal, hein? continua Lefferts. On avertit la famille? Ça -doit être grave, si vous y comprenez la comtesse Olenska!</p> - -<p>Les lèvres d'Archer se serrèrent et il eut une furieuse envie -de gifler ce long, élégant et vaniteux visage.</p> - -<p>—Qu'entendez-vous par là? questionna-t-il sèchement.</p> - -<p>Lefferts, qui d'ordinaire évitait les discussions, leva les sourcils, -comme pour rappeler à son compagnon que derrière le grillage se tenait -une oreille attentive. Rien n'était de plus mauvais ton (Lefferts le -faisait comprendre par ce geste) que de se quereller dans un lieu -public.</p> - -<p>Archer était exaspéré; mais il fallait éviter un incident sur le nom -de M<sup>me</sup> Olenska. Il paya le télégramme, et les deux jeunes gens -sortirent ensemble. Dans la rue, Archer, ayant retrouvé son sang-froid, -déclara que Mrs Mingott allait beaucoup mieux. Lefferts se déclara -heureux et soulagé et s'empressa de passer à la faillite de Beaufort -qui était annoncée par tous les journaux, reléguant au second plan la -nouvelle de l'attaque de Mrs Mingott.</p> - -<p>Tout New-York était contristé par l'histoire du déshonneur de -Beaufort. Quant à Mrs Beaufort, depuis sa démarche nocturne auprès de -Mrs Manson Mingott, on la trouvait plus cynique encore que lui. Pourtant -elle n'avait pas l'excuse d'une origine étrangère. Il y avait un -certain plaisir à se rappeler que Beaufort était un étranger; mais si -une Dallas de la Caroline du Sud prenait parti pour lui, et disait avec -désinvolture qu'il rétablirait bientôt sa situation, l'argument -perdait de sa valeur. Il n'y avait plus qu'à plaindre les malheureuses -victimes, telles que Medora Manson, les pauvres vieilles Miss Lanning, -et d'autres dames de bonnes familles, mal conseillées, qui, si elles -avaient seulement écouté Mr Henry van der Luyden...</p> - -<p>—Ce que les Beaufort ont de mieux à faire,—disait Mrs -Archer, se résumant comme pour un diagnostic,—c'est d'aller vivre -dans la petite propriété de Regina dans la Caroline du Nord. Beaufort a -toujours eu une écurie de courses: il pourrait faire l'élevage de -trotteurs. Je croirais volontiers qu'il a toutes les qualités d'un -excellent maquignon.</p> - -<p>Le lendemain, Mrs Manson Mingott allait beaucoup mieux; elle avait -retrouvé assez de voix pour ordonner que le nom des Beaufort ne fut -plus prononcé devant elle. Quand vint le Dr Bencomb, elle demanda -quelle mouche piquait sa famille de faire tant d'embarras autour de sa -santé.</p> - -<p>—Voilà ce qui arrive aux gens de mon âge quand ils s'obstinent à -manger du poulet en mayonnaise le soir, observa-t-elle; et, le médecin -ayant changé fort à propos son régime, l'attaque prit le nom -d'indigestion.</p> - -<p>Cependant, malgré la fermeté de son attitude, la vieille Catherine ne -se remit pas tout à fait d'aplomb. Cette indifférence qui est un effet -de l'âge n'avait pas diminué sa curiosité pour les affaires des -autres, mais lui avait enlevé toute pitié pour leurs chagrins. Elle -parut n'éprouver aucune difficulté à chasser le désastre Beaufort de -sa pensée. Mais, pour la première fois, elle commença de -s'intéresser à certains membres de sa famille auxquels jusqu'alors -elle n'avait témoigné aucun intérêt.</p> - -<p>Mr Welland, en particulier, eut ce privilège d'attirer son attention. -C'était celui de ses gendres qu'elle avait le plus constamment ignoré, -et tous les efforts de sa femme pour le représenter comme un esprit -rare (si seulement il avait voulu se faire valoir) n'avaient provoqué -chez elle qu'un gloussement de dérision. Mais comme valétudinaire il -méritait la considération; Mrs Mingott l'invita à venir la voir, afin -de comparer leurs régimes, dès que sa température le permettrait.</p> - -<p>Vingt-quatre heures après l'envoi de la dépêche à M<sup>me</sup> -Olenska, un télégramme annonça qu'elle arriverait de Washington le -lendemain soir. Qui prendrait le bac pour aller la chercher au terminus de -Jersey City? Chez les Welland, où les Newland Archer se trouvaient à -déjeuner, la difficulté semblait aussi insurmontable que si le Hudson -avait été l'Atlantique, et la discussion devint très animée. Mrs -Welland ne pouvait aller à la rencontre de sa nièce puisqu'elle devait -accompagner son mari chez Mrs Mingott, et qu'il fallait garder le coupé -pour ramener Mr Welland, s'il se trouvait trop impressionné par cette -première visite à sa belle-mère après l'attaque. Les fils Welland -seraient à leurs affaires. La voiture de Mrs Mingott devait aller -chercher Mr Lovell Mingott, qui arrivait à cette même heure à une -autre gare, et on ne pouvait demander à May, par un soir d'hiver, -d'aller seule jusqu'à Jersey City, même dans sa voiture. Pourtant, ce -serait peu aimable, et contraire au désir de Mrs Mingott, de laisser -arriver M<sup>me</sup> Olenska sans qu'un membre de la famille l'attendît -à la gare. Archer proposa:</p> - -<p>—Voulez-vous que j'aille la chercher? Je peux facilement quitter -mon bureau assez tôt pour retrouver le coupé au bac, si May veut l'y -envoyer.</p> - -<p>Pendant qu'il parlait, il sentait son cœur battre follement.</p> - -<p>Mrs Welland poussa un soupir de soulagement, et May enveloppa -son mari d'un sourire approbateur.</p> - -<p>—Vous voyez, maman, tout s'arrange, dit-elle, se penchant pour -déposer un baiser d'adieu sur le front inquiet de sa mère.</p> - -<p>Le coupé de May l'attendait à la porte. En s'installant, elle dit -à son mari:</p> - -<p>—Expliquez-moi comment vous pourrez aller demain au-devant -d'Ellen, et la ramener, si vous partez pour Washington?</p> - -<p>—Je ne vais plus à Washington. Le procès est ajourné.</p> - -<p>—C'est singulier. J'ai vu ce matin un mot de Mr Letterblair, -adressé à maman, disant qu'il allait demain à Washington pour une grosse -affaire de brevets qu'il doit plaider devant la Cour Suprême. Vous -m'avez bien dit que c'était une affaire de brevets, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Justement; nous ne pouvons pas tous y aller et Letterblair -a décidé ce matin qu'il irait.</p> - -<p>—Alors l'affaire n'est pas ajournée? continua-t-elle, avec une -insistance qui lui ressemblait si peu qu'Archer sentit le sang lui -monter au visage.</p> - -<p>—L'affaire, non, mais mon départ, répondit-il, maudissant toutes -les explications inutiles qu'il avait données pour préparer son voyage. -Où avait-il lu que les menteurs adroits donnent des explications, mais -que les plus adroits n'en donnent pas? Ce qui lui était odieux, -c'était moins encore de faire un accroc à la vérité, que de voir May -s'appliquer à faire semblant qu'elle ne remarquait pas son mensonge.</p> - -<p>—Je n'irai que plus tard, et cela se trouve bien, puisque cela -arrange votre famille, continua-t-il, dissimulant son irritation sous un -accent ironique.</p> - -<p>À cet instant, leurs regards se croisèrent, et peut-être leurs -pensées se pénétrèrent plus avant que l'un et l'autre ne l'auraient -désiré.</p> - -<p>—Oui, acquiesça May avec un sourire voulu, cela tombe très -bien que vous puissiez aller au-devant d'Ellen. Cela fait plaisir -à maman.</p> - -<p>—J'en suis enchanté.</p> - -<p>La voiture s'arrêta à la station de tramway où Newland devait -descendre pour regagner Wall Street. May posa sa main sur celle -de son mari:</p> - -<p>—Adieu, mon chéri, dit-elle.</p> - -<p>Ses yeux étaient si bleus qu'il se demanda plus tard s'il ne -les avait pas vus briller à travers des larmes.</p> - -<p>Il traversa rapidement le square, se répétant, comme dans une -sorte de chant intérieur:</p> - -<p>—Il faut deux bonnes heures pour aller de Jersey City chez -la vieille Catherine; deux bonnes heures, et peut-être plus...</p> - - - - -<h4><a id="XXIX">XXIX</a></h4> - - -<p>L'élégant coupé bleu de May, cadeau de noces des Welland, et dont le -vernis était encore neuf, attendait Archer au bac. Il y monta et y fut -transporté confortablement à Jersey City.</p> - -<p>C'était un après-midi sombre et neigeux, et les becs de gaz -éclairaient faiblement la grande gare bruyante. Pendant qu'il arpentait -le quai, Archer pensait à ces prophètes qui annonçaient qu'un tunnel -passerait un jour sous l'Hudson, et amènerait directement à New-York -les trains de Pennsylvanie. C'était la confrérie des visionnaires, de -ceux qui prédisaient également des machines volantes, des bateaux -traversant l'Atlantique en cinq jours, l'électricité remplaçant le -gaz, la télégraphie sans fil, et autres merveilles des Mille et une -nuits.</p> - -<p>—Tout cela m'est bien égal, songeait-il, puisqu'il n'y a pas -aujourd'hui un tunnel sous l'Hudson.</p> - -<p>Avec une joie d'écolier, il se figurait M<sup>me</sup> Olenska -descendant du train; il l'apercevrait de très loin, parmi les visages -indifférents. Elle s'appuierait à son bras; il la guiderait vers la -voiture; ils s'approcheraient lentement du bac, patinant sur le quai -encombré de chevaux, de lourdes charrettes qui s'ébranlaient sous les -vociférations des conducteurs. Et puis viendrait le silence soudain du -départ, quand, sur le bac, ils seraient assis côte à côte, dans la -voiture, sous la neige, tandis que la rive semblerait les fuir.</p> - -<p>La lointaine clameur du train s'approcha; puis la locomotive s'engouffra -sous le hall. Archer se poussa à travers la foule, fouillant -fiévreusement du regard chaque fenêtre des voitures haut perchées. -Tout à coup, à deux pas de lui, il aperçut M<sup>me</sup> Olenska. -Elle était très pâle: la surprise se lisait dans ses yeux. Leurs mains -s'unirent, Archer sentit le bras d'Ellen glisser sous le sien. Il lui fraya -un passage dans la foule; puis, tout se passa comme il l'avait rêvé. Il -l'installa dans le coupé avec ses bagages, et eut plus tard le vague -souvenir de l'avoir dûment rassurée sur la santé de sa grand'mère, -et de lui avoir résumé la situation de Beaufort. Il fut frappé du ton -qu'elle eut pour dire: «Pauvre Regina!» Pendant ce temps la voiture -sortait de la gare et descendait la pente qui conduisait au quai, entre -les chevaux effarés, les fourgons en attente. Tout à coup, ils -croisèrent un corbillard vide. Oh! ce corbillard! Ellen ferma les yeux -et saisit la main d'Archer.</p> - -<p>—Pourvu que ce ne soit pas un avertissement. Pauvre -grand'mère!</p> - -<p>—Mais non! Elle va beaucoup mieux; elle va très bien, vraiment. -Là, nous l'avons dépassé! s'écria-t-il, comme si on avait conjuré le -mauvais sort.</p> - -<p>Quand la voiture s'engagea sur le bac, il se pencha, défit le bouton -qui fermait l'étroit gant brun de la main qu'il tenait encore, et en -baisa la paume. Elle se dégagea doucement. Il dit:</p> - -<p>—Vous ne comptiez pas me voir aujourd'hui?</p> - -<p>—Certes non.</p> - -<p>—J'ai failli vous manquer. J'avais tout arrangé pour aller -vous retrouver à Washington. Nous nous serions croisés.</p> - -<p>Elle poussa un petit oui, comme effrayée qu'ils eussent été si -près de se manquer.</p> - -<p>—Savez-vous que je me rappelais à peine comment vous êtes?</p> - -<p>—Comment je suis?</p> - -<p>—Je veux dire... Comment vous expliquer? C'est toujours la même -chose: à chaque rencontre, c'est comme si je vous voyais pour la première -fois, comme si vous m'arriviez... de l'inconnu.</p> - -<p>—Oui... je comprends.</p> - -<p>—Est-ce que?... Moi aussi, pour vous?</p> - -<p>Elle se tourna du côté de la vitre. Il l'appela:</p> - -<p>—Ellen! Ellen! Ellen!</p> - -<p>Elle ne répondit pas; et, sans plus rien dire, il regarda son profil -s'effacer peu à peu dans le crépuscule rayé de neige. Qu'avait-elle -fait pendant ces quatre longs mois? Combien peu ils se connaissaient, -après tout! Les minutes passaient; mais il avait oublié tout ce qu'il -voulait lui dire; il ne savait que méditer sur le mystère par lequel -ils se trouvaient à la fois unis et si séparés. Être assis l'un -contre l'autre sans même se voir, n'était-ce pas l'image de leur -destin?</p> - -<p>—Quelle jolie voiture! Est-ce celle de May? demanda-t-elle -tout à coup.</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Alors, c'est elle qui vous a envoyé pour me chercher? Comme -c'est aimable!</p> - -<p>Un moment de silence; puis il dit d'une voix changée:</p> - -<p>—Le secrétaire de votre mari est venu me voir le lendemain du -jour où nous nous sommes rencontrés à Boston.</p> - -<p>Dans sa courte lettre à M<sup>me</sup> Olenska, Archer s'était gardé de -mentionner la visite de M. Rivière. Mais aussi, pourquoi lui -rappelait-elle qu'ils étaient dans la voiture de May? Il allait voir, -à son tour, si une allusion à M. Rivière lui serait agréable! Comme -en d'autres occasions où il avait cru la troubler, la jeune femme ne -trahit aucune surprise. Elle s'informa:</p> - -<p>—M. Rivière est allé vous voir?</p> - -<p>—Ne le saviez-vous pas?</p> - -<p>—Nullement.</p> - -<p>—Et cela ne vous étonne pas?</p> - -<p>Elle hésita.</p> - -<p>—Qu'y a-t-il à cela d'étonnant? M. Rivière m'a dit à Boston -qu'il vous connaissait, qu'il vous avait rencontré, je crois, -en Angleterre.</p> - -<p>—Ellen, je veux vous demander une chose.</p> - -<p>—Laquelle?</p> - -<p>—C'est M. Rivière qui vous a aidée à partir quand vous avez -quitté votre mari?</p> - -<p>Le cœur du jeune homme battait à se rompre. À cette question, -garderait-elle son calme?</p> - -<p>—C'est lui. Je lui ai beaucoup d'obligation, ajouta-t-elle sans -que sa voix tranquille fût en rien altérée.</p> - -<p>L'accent était si naturel qu'Archer se tranquillisa. Encore une fois, -elle était parvenue par sa seule simplicité à lui faire sentir qu'il -agissait avec la banalité la plus risible, au moment même où il -croyait jeter les conventions par-dessus bord.</p> - -<p>—Je crois que vous êtes la femme la plus sincère que j'aie -jamais connue!</p> - -<p>—Une des plus vraies... répondit-elle, avec une voix caressante -comme un sourire.</p> - -<p>—Le mot importe peu... Vous regardez les choses en face.</p> - -<p>—Ah! il l'a bien fallu. J'ai dû fixer mes yeux sur la Gorgone.</p> - -<p>—Eh bien! elle ne vous a pas aveuglée.</p> - -<p>—Elle n'aveugle pas, elle brûle les larmes.</p> - -<p>La réponse semblait monter d'une profondeur d'expérience qu'il ne -pouvait atteindre. La lente avance du bac avait cessé; sa proue se -heurta contre les pilotis du quai avec une violence qui fit chanceler le -coupé, et jeta Archer et M<sup>me</sup> Olenska l'un contre l'autre. Le -jeune homme, frémissant, sentit sur lui la pression de l'épaule d'Ellen. Il -lui passa le bras autour de la taille.</p> - -<p>—Ellen, fit-il brusquement, comprenez-moi: ceci ne peut pas -durer.</p> - -<p>—Qu'est-ce qui ne peut pas durer?</p> - -<p>—Que nous soyons ainsi, ensemble et séparés.</p> - -<p>—Vous n'auriez pas dû venir, dit-elle, la gorge serrée.</p> - -<p>Tout à coup elle se retourna, l'entoura de ses bras et mit un baiser -sur ses lèvres. La voiture s'ébranla et s'emplit de lumière, en -passant sous un réverbère. Ellen recula, et tous deux restèrent -silencieux et immobiles pendant que le coupé se dégageait des abords -de l'embarcadère. Quand ils eurent gagné la rue, Archer se mit à -parler avec volubilité.</p> - -<p>—Ne craignez rien. Vous n'avez pas besoin de vous renfoncer ainsi -dans votre coin: un baiser volé n'est pas ce que je veux. Je devine ce qui -se passe en vous; vous estimez que le sentiment qui nous unit ne doit -pas s'amoindrir dans une intrigue. Je n'aurais pas pu vous parler ainsi -hier, parce que, quand nous sommes séparés et que j'aspire à vous -revoir, tout mon être s'enflamme et chacune de mes pensées me brûle. -Mais vous arrivez, et votre présence dépasse tellement mes souvenirs! -Ce que je veux de vous, c'est tellement plus qu'une heure ou deux de -temps en temps, avec des siècles d'attente et de soif dans -l'intervalle! Et si je puis rester ainsi tranquille à côté de vous, -c'est que j'ai dans ma tête une autre vision, et aussi la confiance -qu'elle se réalisera.</p> - -<p>Elle ne répondit pas tout de suite; puis très bas:</p> - -<p>—De quelle vision voulez-vous parler?</p> - -<p>—Vous le savez. Et aussi qu'elle se réalisera.</p> - -<p>—Vous et moi réunis?</p> - -<p>Elle éclata d'un rire soudain et dur.</p> - -<p>—Pour me proposer une telle vision, vous choisissez bien -l'endroit!</p> - -<p>—Le coupé de ma femme? Descendons et marchons, alors. Un peu -de neige ne vous fait pas peur.</p> - -<p>Elle rit encore, mais plus doucement.</p> - -<p>—Non, je ne descendrai pas. J'ai hâte d'arriver chez grand-mère. -Vous allez rester assis à côté de moi, et nous envisagerons ensemble non -des rêves, mais des réalités.</p> - -<p>—Je ne sais pas ce que vous entendez par des réalités. Pour -moi, il n'y en a qu'une.</p> - -<p>Elle ne répondit que par un long silence, pendant lequel la voiture -descendait une obscure rue transversale pour déboucher dans la lumière -éclatante de la Cinquième Avenue.</p> - -<p>—Vous voudriez donc faire de moi votre maîtresse, puisque je -ne peux pas être votre femme? demanda-t-elle.</p> - -<p>Cette question directe le déconcerta. Maîtresse, c'était là un -mot que les femmes de son monde évitaient de prononcer.</p> - -<p>Décontenancé, il balbutia:</p> - -<p>—Ce que je veux, c'est partir avec vous pour un monde où des mots -comme celui-là,—des catégories comme celles-là,—n'existent pas: -où nous serons simplement deux êtres qui s'aiment, qui sont tout l'un pour -l'autre, pour lesquels le monde ne compte pas...</p> - -<p>Elle poussa un long soupir, qui s'acheva en un rire amer.</p> - -<p>—Oh! mon ami! Où est-il, ce pays? Y êtes-vous jamais allé?</p> - -<p>Archer restait silencieux. Elle continua:</p> - -<p>—J'en connais tant qui ont essayé de le trouver; et, croyez-moi, -ils sont tous descendus par erreur aux stations d'à côté, à Boulogne, à -Pise, à Monte-Carlo, et ils y retrouvaient toujours le même vieux -monde qu'ils voulaient abandonner, seulement plus petit, plus mesquin, -plus laid.</p> - -<p>Archer ne lui connaissait pas cette âpreté de langage.</p> - -<p>—Je vois, dit-il enfin: la Gorgone a brûlé vos larmes.</p> - -<p>—Et elle m'a ouvert les yeux. Ce n'est pas vrai de dire qu'elle -rend les gens aveugles. Au contraire, elle leur ouvre les yeux tout grands, -elle leur coupe les paupières. Et l'on ne connaît plus jamais -l'obscurité bienfaisante. Parmi les supplices qu'ont inventés les -Chinois, n'en est-il pas un de ce genre?</p> - -<p>La voiture avait traversé la Quarante-deuxième Rue au trot rapide d'un -cheval vigoureux. Archer était oppressé par le sentiment des minutes -perdues, des paroles vaines.</p> - -<p>—Maintenant, dit-il, qu'allons-nous faire?</p> - -<p>—Nous? Il n'y a pas de nous dans ce sens-là! Nous ne sommes l'un -près de l'autre qu'à condition de rester séparés. Alors seulement nous -pouvons être nous-mêmes. Autrement, nous serons Newland Archer, le -mari de la cousine d'Ellen Olenska, et Ellen Olenska, la cousine de la -femme de Newland Archer, volant un bonheur qui ne leur appartient pas.</p> - -<p>—Ah! je n'en suis plus là! gémit Archer.</p> - -<p>—Vous ne savez pas ce que vous me demandez, dit-elle; et moi -je le sais, ajouta-t-elle d'une voix singulière.</p> - -<p>Il resta silencieux, abîmé dans sa douleur. Puis, dans l'obscurité de -la voiture, il chercha le porte-voix et donna l'ordre au cocher -d'arrêter.</p> - -<p>—Pourquoi nous arrêtons-nous? Nous ne sommes pas arrivés, s'écria -M<sup>me</sup> Olenska.</p> - -<p>—Je descends ici, bégaya-t-il, et il sauta sur le pavé.</p> - -<p>À la lueur d'un réverbère, il vit le visage bouleversé de la jeune -femme, le mouvement instinctif qu'elle fit pour le retenir. Il ferma la -portière et s'y appuya un moment.</p> - -<p>—Vous avez raison, je n'aurais pas dû venir aujourd'hui, dit-il, -en baissant la voix pour ne pas être entendu du cocher.</p> - -<p>Elle se pencha en avant et sembla prête à parler, mais déjà il avait -donné l'ordre de repartir. La voiture s'éloignait. Archer resta cloué -sur place. La neige avait cessé, et un vent cinglant le frappait au -visage. Tout à coup il sentit quelque chose de raide et de froid sur -ses cils: il pleurait, et le vent avait gelé ses larmes.</p> - -<p>Il mit ses mains dans ses poches et descendit la Cinquième Avenue, -pour rentrer chez lui.</p> - - - - -<h4><a id="XXX">XXX</a></h4> - - -<p>Ce soir-là, quand Archer descendit, il ne trouva personne au salon. Il -devait dîner seul avec sa femme; toutes les sorties du soir avaient -été suspendues depuis la maladie de Mrs Manson Mingott, et il fut -surpris que May, si exacte, ne l'eût pas devancé.</p> - -<p>Elle apparut enfin, en robe décolletée étroitement lacée: le -protocole de leur monde exigeait la grande toilette, même en famille. -Pas une coque ne manquait aux rouleaux compliqués de ses cheveux -blonds. Mais Archer lui trouva le teint pâle et les traits tirés.</p> - -<p>—Qu'êtes-vous devenu? demanda-t-elle. Je vous ai attendu chez -grand'mère. Ellen est arrivée seule, disant qu'elle vous avait laissé -en route, que vous aviez dû courir à vos affaires. Rien de fâcheux?</p> - -<p>—Non; quelques lettres à expédier.</p> - -<p>—Je regrette bien que vous ne soyez pas venu chez grand'mère; -sans doute ces lettres étaient urgentes?</p> - -<p>—Oui, fit-il, gêné par cette insistance.</p> - -<p>C'est vrai qu'il avait promis, le matin, d'aller retrouver May chez sa -grand'mère. Cela l'irritait qu'un si léger manquement fût relevé -contre lui après deux ans de mariage. Il était las de vivre dans la -fiction d'une lune de miel qui avait les exigences de la passion sans en -avoir la chaleur.</p> - -<p>Pendant le dîner, May lui apprit la nouvelle qui courait New-York. On -disait que les Beaufort ne quittaient pas la ville, que Beaufort allait -entrer dans une affaire d'assurances. Un tel aplomb passait toute -imagination. Puis la conversation tourna dans l'étroit cercle habituel; -mais Archer remarqua que sa femme ne fit aucune allusion à M<sup>me</sup> -Olenska, ni à l'accueil qu'avait fait à celle-ci la vieille Catherine. Ce -silence ne laissait pas d'avoir quelque chose d'inquiétant.</p> - -<p>Dans la bibliothèque, Archer alluma une cigarette et ouvrit un livre, -tandis que May prenait son panier à ouvrage, et, approchant un fauteuil -de la lampe voilée de vert, découvrait un coussin qu'elle brodait pour -Newland. Elle n'était pas trop habile ouvrière: ses grandes mains -fortes étaient faites pour tenir les guides ou la rame. Mais toutes les -femmes brodant des coussins pour leurs maris, elle n'aurait pas manqué -à cet acte de dévotion conjugale.</p> - -<p>Archer, quand il levait les yeux, la voyait penchée sur son métier. -Ses manches courtes, bordées de ruches, découvraient ses bras ronds et -fermes; le saphir de ses fiançailles brillait à sa main gauche, -au-dessus de sa large alliance d'or, et l'autre main perçait lentement -et laborieusement le canevas. En la voyant assise ainsi, sous la lampe, -Archer se disait avec une sorte de découragement qu'il saurait toujours -toutes les pensées que recelait ce front pur; que jamais, au cours des -années à venir, elle ne le surprendrait par une fantaisie, une idée -nouvelle, une faiblesse, une violence ou une émotion. Pendant leurs -courtes fiançailles, elle avait épuisé tout ce qu'il y avait en elle -de poétique et de romanesque. Maintenant, May mûrissait -tranquillement, en une exacte reproduction de sa mère; et -mystérieusement, et par suite du même développement, elle tendait à -faire de lui un second Mr Welland. Il posa son livre et se leva. Elle -redressa la tête.</p> - -<p>—Qu'y a-t-il?</p> - -<p>—On étouffe ici. J'ai besoin d'air.</p> - -<p>Il ouvrit les rideaux, releva le châssis à guillotine, et se pencha -sur la nuit glacée. Ne plus voir May, assise près de la table, sous la -lampe; apercevoir d'autres existences en dehors de la sienne, d'autres -villes au delà de New-York, et tout un monde au delà de son monde, -cela le soulageait; l'air en devenait plus respirable. Il resta quelques -minutes ainsi, accoudé dans l'obscurité. Puis il entendit May qui -appelait.</p> - -<p>—Newland! Fermez la fenêtre; vous allez mourir de froid.</p> - -<p>Il baissa le carreau et se retourna.</p> - -<p>«Mourir de froid? pensa-t-il; mais ne suis-je pas déjà mort? -n'y a-t-il pas des mois et des mois que ma vie est pareille à -la mort?»</p> - - -<p>Une semaine se passa. Archer n'entendait plus parler de M<sup>me</sup> -Olenska, et il se rendait compte que le nom de la jeune femme ne serait -prononcé devant lui par aucun membre de la famille. Il ne faisait rien pour -essayer de la voir. Une résolution germait en lui depuis qu'il s'était -penché à la fenêtre de sa bibliothèque dans la nuit glacée. La -force grandissante de cette résolution lui donnait du calme pour -supporter l'attente.</p> - -<p>Enfin, Mrs Manson Mingott lui fit dire qu'elle souhaitait le voir. Son -cœur battait violemment quand il sonna chez la vieille Mrs Mingott. Il -était là, sur les marches du seuil: derrière la porte, derrière les -rideaux du boudoir de damas jaune, la comtesse Olenska l'attendait -sûrement. Dans un moment, il la verrait; il pourrait lui parler, avant -d'être introduit dans la chambre de la malade. Il voulait seulement lui -poser une question; après, il savait ce qu'il aurait à faire... Quelle -ne fut pas sa déception, quand il ne trouva que la mulâtresse qui -l'introduisit auprès de la vieille Catherine!</p> - -<p>L'aïeule était assise dans un vaste fauteuil près de son lit; à -côté d'elle, un guéridon d'acajou portait une lampe de bronze au -globe gravé, voilé sous un papier vert. Archer ne remarqua sur son -visage aucune trace de la récente attaque. Elle était seulement plus -pâle, avec des ombres plus noires dans les plis de son visage trop -gras. Dans son bonnet tuyauté, attaché par un nœud empesé entre ses -deux premiers mentons, le fichu de mousseline croisé sur les vagues de -sa robe de chambre violette, on aurait pu la prendre pour le portrait de -quelque aïeule bienveillante et avisée, gonflée outre mesure par les -plaisirs gastronomiques.</p> - -<p>Elle tendit à Archer une des petites mains qui étaient nichées -sur ses larges genoux comme des souris blanches.</p> - -<p>—Sapho, dit-elle à la femme de chambre, ne laissez entrer -personne. Si mes filles me demandent, dites que je dors.</p> - -<p>La mulâtresse disparut et la vieille dame se retourna vers son -petit-fils.</p> - -<p>—Mon cher, suis-je tout à fait affreuse à voir? demanda-t-elle -gaîment, en ramenant sur le promontoire de sa poitrine les plis de -batiste. Mes filles disent que ça n'a pas d'importance à mon âge, -comme si la laideur n'était pas pire à mesure qu'elle devient plus -difficile à cacher!</p> - -<p>—Ma chère grand'mère, vous êtes mieux que jamais, répondit -Archer sur le même ton d'empressement, mieux que personne...</p> - -<p>La vieille dame renversa la tête en riant.</p> - -<p>—Excepté Ellen! s'amusa-t-elle à dire, en clignant des yeux -malicieusement; et avant qu'il pût répondre, elle ajouta:</p> - -<p>—Elle était donc bien belle, le jour où tu as été la chercher à la -gare? Est-ce parce que tu le lui as dit qu'elle a dû te déposer en -route? De mon temps, les jeunes gens ne quittaient ainsi les jolies -femmes que si elles les y obligeaient... Quel malheur qu'elle ne se soit -pas mariée avec toi! Je le lui ai répété cent fois...</p> - -<p>Archer se demanda si la maladie avait affaibli les facultés de -la vieille dame; mais déjà elle continuait:</p> - -<p>—Eh! bien, j'ai tout arrangé: Ellen va rester avec moi: la famille -dira ce qu'elle voudra. Tu as su comme ils étaient tous après moi, -Lovell et Letterblair et Augusta Welland: ils voulaient que je lui coupe -les vivres: histoire de lui dicter sa conduite. Ils ont cru m'avoir -décidée quand je ne sais quel secrétaire est arrivé avec les -dernières propositions du mari. Le gaillard se montrait généreux. Et -après tout, le mariage est le mariage, l'argent est l'argent: je ne -savais que répondre.</p> - -<p>Elle s'arrêta court, respirant longuement, comme si de parler -lui était devenu un effort.</p> - -<p>—Mais aussitôt que j'ai revu Ellen, j'ai dit: «Toi, mon joli -oiseau, t'enfermer encore dans cette cage conjugale? Jamais!» Et -maintenant, c'est arrangé; elle va rester ici pour soigner sa grand'mère -tant qu'il y aura une grand'mère à soigner.</p> - -<p>Le jeune homme écoutait, les veines brûlantes. Dans la confusion de -son esprit, il savait à peine si la nouvelle lui causait de la joie ou -du chagrin. Il s'était si bien résolu à un autre parti, qu'il ne -pouvait ajuster ses pensées à celui-ci. Mais peu à peu, un repos -délicieux l'envahit. Les difficultés s'éloignaient, miraculeusement. -Ellen avait consenti à venir vivre avec sa grand'mère; c'était donc -qu'elle s'avouait ne pouvoir renoncer à lui. C'était sa réponse à -l'appel suprême de l'autre jour. Si elle ne voulait pas faire le -dernier pas, elle cédait pourtant à demi. Il s'abandonnait à cette -pensée avec le soulagement d'un homme qui a été prêt à tout -risquer, et goûte soudain la dangereuse douceur de la sécurité...</p> - -<p>—Elle n'aurait pas pu retourner auprès de son mari, c'était -impossible! s'écria-t-il.</p> - -<p>—Ah! mon cher, j'ai toujours su que tu étais pour elle, et c'est -pourquoi je t'ai fait venir. Car tu vois,—elle redressa la tête autant -que le lui permettaient ses doubles mentons, et le regarda en plein dans -les yeux,—tu vois, nous aurons encore à combattre. À moi toute seule, -je ne suis pas de force, il faut que tu viennes à mon aide.</p> - -<p>—Moi? balbutia-t-il.</p> - -<p>—Pourquoi pas?—Elle fixa sur lui des regards devenus soudain -coupants comme des lames de couteau. Sa main quitta le bras de son fauteuil -pour aller se poser sur celle du jeune homme, qu'elle agrippa de ses -petits ongles pareils à des griffes d'oiseau.—Pourquoi pas? -répéta-t-elle.</p> - -<p>Archer, sous ce regard, reprit possession de lui-même.</p> - -<p>—Chère grand'mère, vous pouvez très bien tenir contre eux tous, à -vous toute seule; mais, si vous avez besoin de moi, je serai derrière -vous.</p> - -<p>—Alors nous voilà sauvés! soupira-t-elle; et, lui souriant avec -toute son ancienne finesse, elle ajouta, calant sa tête sur ses oreillers: -J'ai toujours pensé que tu serais avec nous; sais-tu pourquoi? C'est -qu'ils ne prononcent jamais ton nom quand ils ressassent leur antienne -au sujet du retour d'Ellen chez Olenski.</p> - -<p>Il eut un sursaut: cette perspicacité l'effrayait. Il demanda:</p> - -<p>—Quand pourrai-je voir M<sup>me</sup> Olenska?</p> - -<p>La vieille dame joua toute la pantomime de l'espièglerie.</p> - -<p>—Pas aujourd'hui. Une de nous à la fois, s'il te plaît! -M<sup>me</sup> Olenska est sortie.</p> - -<p>Il rougit. La déconvenue était cruelle. Mrs Mingott continua:</p> - -<p>—Elle est sortie, mon enfant, sortie dans ma voiture, pour -aller voir Regina Beaufort!</p> - -<p>Elle s'arrêta, laissant cette déclaration produire tout son effet.</p> - -<p>—Voilà où nous en sommes déjà! Le lendemain de son arrivée, elle a -mis son plus beau chapeau, et m'a dit avec un parfait sang-froid qu'elle -allait voir Regina Beaufort. J'ai répondu: «Je ne la connais -plus!—C'est votre petite nièce, une femme malheureuse!—La femme -d'un misérable!—Et moi donc? Cependant toute ma famille veut -que je retourne chez mon mari.» Eh! bien, à cela je n'ai rien trouvé à -répondre et je lui ai permis d'y aller. Aujourd'hui je lui ai même -permis d'y aller dans ma voiture!... Après tout, Regina est une femme -courageuse, et Ellen aussi: et j'aime le courage par-dessus tout.</p> - -<p>Archer se pencha et appuya ses lèvres sur la petite main qui -tenait encore la sienne.</p> - -<p>—Eh! Eh! Eh! Quelle main imagines-tu embrasser, jeune amoureux? -Celle de ta femme, j'espère..., fît la vieille dame avec un gloussement -moqueur; et comme il se levait pour partir, elle lui cria:</p> - -<p>—Dis-lui les tendresses de sa grand'mère. Mais il vaut mieux -ne pas lui parler de notre conversation.</p> - - - - -<h4><a id="XXXI">XXXI</a></h4> - - -<p>Archer était abasourdi de ce que lui avait appris la vieille -Catherine.</p> - -<p>Que M<sup>me</sup> Olenska fût accourue à l'appel de sa grand'mère, -c'était tout naturel,—mais qu'elle se décidât ainsi à rester chez -Mrs Mingott, maintenant que celle-ci était presque remise, cela -s'expliquait moins facilement.</p> - -<p>Archer était sûr que les considérations matérielles n'étaient pour -rien dans cette nouvelle résolution. Elle avait eu d'autres raisons. -Ces raisons, il n'avait pas à les chercher bien loin. En revenant de la -gare, M<sup>me</sup> Olenska lui avait dit qu'ils devaient vivre séparés -l'un de l'autre; mais elle le lui avait dit la tête sur sa poitrine. Il la -savait incapable d'un calcul de coquetterie. Elle luttait contre son -sort, comme il avait lutté contre le sien: elle s'attachait de toutes -ses forces à la résolution de ne pas trahir la confiance de May, de -toute la famille. Mais dix jours s'étaient écoulés depuis son retour -à New-York, et il n'avait fait aucune tentative pour la revoir. -Avait-elle peut-être deviné qu'il méditait quelque projet -désespéré? Redoutant sa propre faiblesse, n'avait-elle pas trouvé -préférable d'accepter un compromis, et de rester à New-York?</p> - -<p>Quant à Archer, à l'instant où il était arrivé chez Mrs Mingott, il -était non seulement prêt à l'irrévocable, mais impatient de s'y -jeter. Le cours nouveau des choses lui avait procuré un premier instant -de détente; mais peu à peu il retrouvait toute sa répugnance pour la -voie qui s'ouvrait devant lui. Cette voie, il la connaissait, pour -l'avoir déjà parcourue; mais alors il était libre, il ne devait -compte de ses actions à personne; il pouvait se prêter avec un -détachement amusé au jeu clandestin de l'adultère. Maintenant, il -apercevait sous un nouveau jour le rôle qui l'attendait. C'était le -rôle de l'éternel mensonge: mensonge des sourires, des badinages, des -gentillesses, mensonge de jour, mensonge de nuit, mensonge du regard, -mensonge dans les caresses et mensonge même dans les querelles, -mensonge de chaque parole et de chaque silence. Il y avait un temps pour -la vie de garçon; la saison passée, il n'y fallait pas revenir. Bien -sûr, Ellen Olenska n'était pas comme les autres femmes, ni lui comme -les autres hommes: ils ne relevaient que de leur propre jugement. Oui, -mais dans dix minutes il rentrerait chez lui, et là il retrouverait -May, l'habitude de la vie conjugale, l'honneur du foyer, toutes les -convenances que lui et les siens avaient toujours respectées.</p> - -<p>Au coin de sa rue, il hésita, puis continua à descendre la Cinquième -Avenue.</p> - -<p>Devant lui, dans la nuit d'hiver, se dressait une grande maison sombre. -Que de fois l'avait-il vue flamboyante de lumières, la tente des galas -s'avançant sur le perron, une double file de voitures alignée dans la -rue! Là, dans le jardin d'hiver qui étendait sa masse noire sur la rue -transversale, il avait pris à May son premier baiser: c'était là, -sous les lustres de la salle de bal, qu'il l'avait vue apparaître, -svelte et gracieuse comme une jeune Diane.</p> - -<p>Maintenant, la maison était noire comme la tombe, sauf la petite lueur -de gaz qui montait des cuisines, et la lumière qui brillait à une des -fenêtres de l'étage supérieur, dont les volets n'avaient pas été -fermés. En arrivant au coin de la rue, Archer vit que la voiture -arrêtée devant la porte était bien celle de Mrs Manson Mingott. -Quelle aubaine pour Mr Sillerton Jackson, s'il était venu à passer! -Archer avait été touché d'apprendre, par le récit de la vieille -Catherine, l'attitude de M<sup>me</sup> Olenska envers Mrs Beaufort; mais -il savait assez quelle interprétation les salons et les cercles prêteraient -aux visites de M<sup>me</sup> Olenska chez sa cousine. Il s'arrêta et -regarda la fenêtre éclairée. Sans doute les deux femmes étaient assises -ensemble dans cette chambre...</p> - -<p>Archer se trouvait presque seul dans la perspective nocturne de la -Cinquième Avenue. À l'heure où tout le monde était rentré -s'habiller pour le dîner, la sortie d'Ellen passerait probablement -inaperçue: tant mieux, se disait-il. Comme cette pensée lui traversait -l'esprit, la porte s'ouvrit pour laisser passer la jeune femme. -Derrière elle, une faible lueur vacillait, portée par quelqu'un qui -avait dû l'éclairer. M<sup>me</sup> Olenska se retourna pour faire un -geste d'adieu, puis descendit le perron.</p> - -<p>—Ellen! appela Archer à voix basse.</p> - -<p>Elle tressaillit: et, juste au même moment, il vit deux jeunes gens -d'allure élégante qui s'approchaient. Il y avait pour Archer, dans -leurs pardessus, dans la manière dont leurs foulards de soie se -croisaient sur leurs cravates blanches, quelque chose de familier. Ce -n'était pas encore l'heure d'aller dîner en ville,—mais Archer se -rappela que les Reggie Chivers, à quelques pas de là, allaient en -bande ce soir même au théâtre et donnaient à dîner de bonne heure. -À la lumière du réverbère, Archer reconnut Lawrence Lefferts et un -des jeunes Chivers.</p> - -<p>Le désir un peu puéril qu'on ne reconnût pas M<sup>me</sup> Olenska -devant la porte des Beaufort, s'évanouit dès qu'il sentit la chaleur -pénétrante de la main d'Ellen dans la sienne.</p> - -<p>—Je vous verrai donc: nous serons ensemble! s'écria-t-il, sachant -à peine ce qu'il disait.</p> - -<p>—Ah! répondit-elle, grand'mère vous a dit?</p> - -<p>Sans la quitter des yeux, Archer vit que Lefferts et Chivers avaient -discrètement traversé. Lui-même avait souvent pratiqué ce genre de -solidarité masculine. Non, il ne pourrait se résigner à cette vie de -mensonge et de complicités.</p> - -<p>—Dès demain, dit-il, j'ai besoin de vous voir quelque part -où nous soyons seuls.</p> - -<p>—Seuls, à New-York? Mais il n'y a ni églises ni monuments.</p> - -<p>—Il y a le Musée, répliqua-t-il. À deux heures et demie, je -vous attendrai à l'entrée principale.</p> - -<p>Sans répondre, elle monta rapidement dans la voiture. En s'éloignant, -elle se pencha à la portière: Archer devina un signe d'adieu dans -l'obscurité. Il resta les yeux fixés dans la direction où elle -disparaissait, en proie à un tumulte de sentiments contradictoires. Il -lui semblait, non pas avoir parlé à la femme qu'il aimait, mais -à une autre, à une femme envers laquelle il avait contracté la -dette du plaisir, mais dont il était déjà fatigué. Écœuré de ce -vocabulaire de rendez-vous, qui avait trop servi, «elle viendra,» se -dit-il avec une sorte d'amertume.</p> - -<p>Le lendemain, Archer et Ellen se retrouvèrent sur le seuil du Musée. -Leurs pas retentirent dans le vide des longues galeries sonores: ils -s'arrêtèrent dans la salle où la collection Cesnola moisit dans une -solitude inviolée et firent mine de regarder les mouvements souples du -corps si jeune sous les épaisses fourrures; l'aile de héron bien -plantée dans la toque de loutre; la petite boucle de cheveux sombres -aplatie sur chaque joue comme une vrille de vigne. Comme toujours, il -s'absorbait dans la contemplation des ravissants détails qui faisaient -que la jeune femme était elle et non pas une autre.</p> - -<p>Ce fut elle qui demanda:</p> - -<p>—Qu'aviez-vous à me dire qui fût si grave et si pressé?</p> - -<p>—Ce que j'avais à vous dire? C'est qu'à mon avis, si vous êtes -venue à New-York, c'est que vous aviez peur.</p> - -<p>—Peur de quoi?</p> - -<p>—Vous craigniez que je ne vinsse vous rejoindre à Washington.</p> - -<p>Elle regarda son manchon, le retournant dans ses mains nerveuses.</p> - -<p>—C'est vrai, dit-elle à demi-voix.</p> - -<p>—Alors?</p> - -<p>—Alors... ceci vaut mieux, n'est-ce pas? reprit-elle avec un long -soupir. Nous ferons moins de mal aux autres. Après tout, n'est-ce pas -ce que vous avez toujours voulu?</p> - -<p>—Nous rencontrer ainsi, en nous cachant?... Mais c'est juste -le contraire de ce que je veux! Cela me fait horreur.</p> - -<p>—À moi aussi! s'écria-t-elle, avec un profond soupir de -soulagement.</p> - -<p>—Eh bien! alors, c'est à mon tour de demander: N'imaginez-vous -pas pour nous un meilleur avenir?</p> - -<p>Elle pencha la tête. Ses mains, dans le manchon, s'agitaient toujours. -On s'approchait; un gardien à casquette galonnée traversa la salle -avec le pas errant d'un fantôme dans une nécropole. Simultanément, -Archer et M<sup>me</sup> Olenska se mirent à examiner la vitrine qui leur -faisait face. Quand le personnage eut disparu dans une perspective de -momies et de sarcophages, Archer renouvela sa question.</p> - -<p>Au lieu de répondre, Ellen murmura:</p> - -<p>—J'ai promis à grand'mère de rester avec elle parce qu'il m'a -semblé que j'étais ici moins en danger.</p> - -<p>—Moins en danger de m'aimer? demanda-t-il.</p> - -<p>Le profil de la jeune femme resta immobile, mais Archer vit -une larme glisser de sa paupière et se prendre aux mailles de -son voile.</p> - -<p>—Moins en danger de faire un mal irréparable. Ne soyons pas -comme tous les autres! protesta-t-elle.</p> - -<p>—Les autres? Pourquoi serais-je différent des autres? N'ai-je -pas les mêmes désirs? Ne suis-je pas brûlé des mêmes ardeurs?</p> - -<p>Elle le regarda avec une sorte de terreur, et Archer vit une -faible rougeur colorer son visage.</p> - -<p>—Eh bien! j'irai chez vous une fois, et puis nous nous dirons -adieu: je partirai, hasarda-t-elle tout à coup, d'une voix basse, -mais nette.</p> - -<p>Le sang monta au front du jeune homme. Il lui semblait tenir dans ses -mains son propre cœur, comme une coupe trop pleine que le moindre geste -ferait déborder.</p> - -<p>—Vous partirez? Que voulez-vous dire?</p> - -<p>—Je retournerai chez mon mari.</p> - -<p>—Et vous croyez que jamais j'y consentirai?</p> - -<p>Elle leva sur lui des yeux troublés.</p> - -<p>—Qu'y a-t-il d'autre à faire? Je ne veux pas rester ici et -mentir aux gens qui ont eu pitié de moi.</p> - -<p>—Mais c'est justement pourquoi je demande que nous partions -ensemble!</p> - -<p>—Et que nous brisions leurs existences, quand ils m'ont aidée -à refaire la mienne?</p> - -<p>Archer se leva brusquement et la regarda avec un désespoir muet.</p> - -<p>—Quand viendrez-vous? dit-il enfin.</p> - -<p>Elle hésita:</p> - -<p>—Après-demain.</p> - -<p>—Je vous attendrai.</p> - -<p>Ils restèrent les yeux dans les yeux, Archer sur le pâle visage -d'Ellen lisait l'intense rayonnement intérieur. Alors, il comprit que -jamais auparavant il n'avait de ses yeux vu l'amour.</p> - -<p>Archer rentra seul à pied. La nuit tombait quand il arriva chez lui. Il -regarda les objets familiers du hall comme de l'autre côté de la -tombe. May était sortie en voiture après le déjeuner et n'était pas -encore rentrée. Content d'être seul, il entra dans la bibliothèque et -se laissa tomber dans son fauteuil. Il n'avait plus conscience du temps -qui passait. Une sorte de stupeur l'envahissait. «Cela devait être... -Cela devait être...,» se répétait-il. Ce qu'il avait rêvé était -si différent!</p> - -<p>La porte s'ouvrit et May entra.</p> - -<p>—Je suis horriblement en retard. Vous n'étiez pas inquiet? -demanda-t-elle.</p> - -<p>Il la regarda surpris:</p> - -<p>—Est-ce qu'il est tard?</p> - -<p>—Sept heures passées. Je vous soupçonne d'avoir dormi.</p> - -<p>Elle rit. Ayant retiré les épingles de son chapeau de velours, elle le -jeta sur le canapé. Elle avait le visage à la fois plus pâle et plus -animé que de coutume.</p> - -<p>—Je suis allée voir grand'mère, et comme je partais, Ellen est -rentrée. Alors je suis restée, et nous avons causé longuement. Il y -avait des siècles que nous n'avions vraiment causé!... Elle a été -délicieuse, tout à fait comme l'ancienne Ellen. Je crains de ne pas -avoir été juste pour elle dernièrement. J'ai cru quelquefois...</p> - -<p>Archer se leva et alla s'appuyer contre la cheminée hors du -cercle lumineux de la lampe.</p> - -<p>—Qu'est-ce que vous avez cru?...</p> - -<p>—Peut-être ne l'ai-je pas toujours comprise. Elle est trop -différente. Elle fréquente des gens si bizarres. On dirait qu'elle -prend plaisir à se singulariser. Cela tient sans doute à la vie -agitée qu'elle a menée dans cette société d'Europe; nous devons lui -paraître bien ennuyeux! Mais je ne veux plus être injuste pour elle.</p> - -<p>Elle s'arrêta un peu haletante d'avoir, contre son habitude, parlé si -longtemps. Elle avait les lèvres entr'ouvertes, une sombre rougeur aux -joues. Archer, en la regardant, se rappela le mystérieux éclat qui -avait inondé son visage dans le jardin de la mission à Saint-Augustin. -Il devina en elle le même effort secret pour atteindre quelque chose au -delà de la portée habituelle de sa vision. «Elle déteste Ellen, -pensa-t-il elle essaie de dominer ce sentiment.» Cette pensée l'émut. -May continua:</p> - -<p>—Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour Ellen; mais elle -n'a jamais paru comprendre. Et maintenant, cette idée d'aller voir Mrs -Beaufort, et surtout dans la voiture de grand'mère! J'ai peur qu'elle -se soit aliéné les van der Luyden.</p> - -<p>—Ah! dit Archer avec un rire énervé.</p> - -<p>La barrière qui les séparait s'était de nouveau dressée entre eux.</p> - -<p>—Il est temps de nous habiller: nous dînons en ville, n'est-ce -pas? demanda-t-il.</p> - -<p>Elle se leva, mais ce fut pour jeter les bras autour du cou de -son mari et presser sa joue contre la sienne.</p> - -<p>—Vous ne m'avez pas embrassée aujourd'hui, dit-elle -tendrement.</p> - -<p>Et il la sentit trembler dans ses bras.</p> - - - - -<h4><a id="XXXII">XXXII</a></h4> - - -<p>—À la cour des Tuileries, disait Mr Sillerton Jackson, avec le -sourire de ses réminiscences parisiennes, ces choses-là étaient assez -ouvertement tolérées.</p> - -<p>C'était le lendemain de la visite d'Archer au musée; on dînait dans -la salle à manger lambrissée de noyer des van der Luyden. Ceux-ci, -incapables de supporter les émotions d'un scandale, s'étaient -réfugiés à Skuytercliff après la faillite de Beaufort. Mais on leur -avait fait observer que leur présence à New-York était indispensable: -n'étaient-ils pas les piliers de cette société ébranlée par la -faillite?</p> - -<p>—Vous devez à vos amis, leur disait Mrs Archer, de vous montrer à -l'Opéra et même d'ouvrir vos salons. Il ne faut surtout pas, ma chère -Louisa, laisser des gens comme Mrs Lemuel Struthers chausser les -souliers de Regina; ce sont les occasions que saisissent les parvenus -pour se pousser et prendre pied dans le monde. C'est grâce à -l'épidémie de varicelle de l'hiver dernier que les hommes mariés ont -pu s'échapper pour aller chez Mrs Struthers pendant que les femmes -soignaient leurs enfants. Vous, Louisa, et ce cher Henri, devez garder -la place, comme vous l'avez toujours fait.</p> - -<p>Mr et Mrs van der Luyden ne pouvaient rester sourds à cet appel. À -contre-cœur, mais toujours héroïquement soumis au devoir, ils -étaient rentrés en ville, avaient ôté leurs housses, envoyé leurs -invitations pour deux dîners et une soirée.</p> - -<p>Ce soir-là, Mr Sillerton Jackson, Mrs Archer, Newland et sa femme -devaient aller avec eux à l'Opéra. On chantait <i>Faust</i> pour la -première fois de l'hiver. Et comme rien ne se faisait sans cérémonie -sous le toit des van der Luyden, malgré le petit nombre des invités, -le repas avait commencé à sept heures pour que le nombre convenable de -services pût se dérouler avec majesté avant le moment des cigares.</p> - -<p>Archer était parti de bonne heure pour son bureau, où il avait été -retenu. De l'autre côté de la table couverte d'œillets de -Skuytercliff et d'argenterie massive, May lui sembla pâle et -languissante. Mais ses yeux brillaient, et elle parlait avec une -vivacité factice.</p> - -<p>Le sujet qui avait provoqué le souvenir des Tuileries cher à Mr -Sillerton Jackson avait été soulevé (non sans intention, pensa -Archer) par Mrs van der Luyden. La faillite, ou plutôt l'attitude de -Beaufort depuis la faillite, était un thème fructueux pour le -moraliste de salon. Après avoir analysé et condamné cette attitude, -Mrs van der Luyden tourna son regard hésitant vers May Archer.</p> - -<p>—Est-il possible, ma chère, que ce qu'on m'a dit soit vrai? On -prétend que la voiture de votre grand'mère Mingott a été vue devant -la porte de Mrs Beaufort. Déjà Mrs van der Luyden n'appelait plus par -son nom de baptême la complice du scandale.</p> - -<p>May rougit.</p> - -<p>—Je crains, dit Mr van der Luyden, que le bon cœur de -M<sup>me</sup> Olenska ne l'ait entraînée à commettre l'imprudence -d'aller chez Mrs Beaufort.</p> - -<p>—Ou son goût pour les gens tarés, ajouta sèchement Mrs -Archer.</p> - -<p>—Aux Tuileries, reprit Mr Sillerton (et tous les regards attentifs -se tournèrent vers lui), les principes étaient souvent des plus -élastiques. Si vous demandiez d'où venait la fortune de Morny, ou qui -payait les dettes de certaines beautés de la cour...</p> - -<p>—Vous ne prétendez pas, j'espère, mon cher Sillerton, que nous -prenions exemple! dit Mrs Archer.</p> - -<p>—Je ne prétends rien, répliqua Mr Jackson. Mais l'éducation -étrangère qu'a reçue M<sup>me</sup> Olenska peut l'avoir rendue moins -scrupuleuse.</p> - -<p>—En effet! soupirèrent les deux dames d'âge.</p> - -<p>—Tout de même! faire stationner la voiture de sa grand'mère à la -porte d'un banqueroutier, protesta Mr van der Luyden. Archer devina que -celui-ci se reprochait les bottes d'œillets qu'il avait envoyées à -M<sup>me</sup> Olenska.</p> - -<p>Mrs van der Luyden ajouta:</p> - -<p>—Si seulement elle avait demandé conseil...</p> - -<p>—Ah! voilà ce qu'elle n'a jamais fait! reprit Mrs Archer.</p> - - -<p>À l'Opéra, comme le premier acte finissait, Archer quitta sa famille -pour aller dans la loge du cercle. De là, par-dessus les épaules de -divers Chivers, Mingott et Rushworth, il voyait la salle telle que deux -ans auparavant, le soir de sa première rencontre avec Ellen Olenska. Il -croyait qu'elle allait peut-être apparaître dans la loge des Mingott; -il l'attendait, les yeux fixés sur la loge, qui demeura vide. Tout -à coup éclata le pur soprano de M<sup>me</sup> Nilsson:—«M'ama, non -m'ama.» Archer se tourna vers la scène où, dans le décor accoutumé de roses -géantes et de pensées-essuie-plumes, la même opulente et blonde -victime succombait aux artifices du même petit séducteur basané. -Quittant la scène, les yeux d'Archer vinrent se poser sur la loge où -May était assise entre deux dames plus âgées, exactement comme entre -Mrs Lovell Mingott et la nouvelle arrivée, sa cousine étrangère, deux -ans auparavant. Elle était, de même, tout en blanc et Archer reconnut -le satin à reflets bleutés de sa robe de mariée.</p> - -<p>C'était l'usage, dans le vieux New-York, que les jeunes femmes -revêtissent ce somptueux ajustement pendant un an ou deux après leur -mariage. Sa mère, Archer le savait, conservait sa robe de noces -enveloppée de papier de soie, avec l'espoir que Janey la porterait -peut-être un jour; mais la pauvre Janey approchait d'un âge où il -convient de se marier en popeline gris perle, et sans demoiselles -d'honneur. Archer fit la réflexion que May ne portait pas souvent cette -toilette nuptiale,—et il se rappela la jeune fille qu'il avait -contemplée deux ans auparavant avec un tel élan d'espérance.</p> - -<p>La silhouette de May s'était un peu alourdie; mais l'élégance de son -port et son expression pure et candide restaient les mêmes. Elle était -toujours celle qui jouait avec le bouquet de muguets le soir de ses -fiançailles. Cette innocence, aussi touchante que l'étreinte confiante -d'un enfant, n'était-elle pas un muet appel à la pitié? Il se rappela -la générosité passionnée qui couvait sous ce calme incurieux. Il -entendait la voix dont elle lui avait dit naguère, dans le jardin de la -Mission: «Je ne veux pas fonder mon bonheur sur un tort envers -quelqu'un.» Un désir irrésistible saisit Archer de lui dire la -vérité, de demander à sa générosité la liberté que, l'autre fois, -il avait refusé de prendre.</p> - -<p>Newland Archer était un homme d'habitudes correctes et disciplinées. -Il lui aurait profondément déplu de rien faire que Mr van der Luyden -eût désapprouvé, ou qui eût été mal jugé au cercle. Mais -maintenant il sentait craquer le moule des contraintes sociales: il ne -se souciait plus de l'opinion. Quittant la loge du cercle, il gagna -celle de Mr van der Luyden. «M'ama!» lançait la voix vibrante de -Marguerite. À l'entrée d'Archer, les occupants de la loge se -redressèrent, étonnés. Déjà, il violait une de leurs règles: on -n'entrait jamais dans une loge pendant un solo. Passant devant Mr van -der Luyden et Mr Sillerton Jackson, il se pencha vers sa femme:</p> - -<p>—J'ai une mauvaise migraine. Rentrons, voulez-vous?</p> - -<p>May lui jeta un coup d'œil d'assentiment. Il la vit parler à voix -basse à sa mère, puis murmurer des excuses à Mrs van der Luyden et se -lever juste au moment où Marguerite tombait dans les bras de Faust. -Comme il tendait à May son manteau, Archer remarqua que les deux autres -dames échangeaient un sourire d'intelligence.</p> - -<p>Dans la voiture, May posa timidement sa main sur celle de son mari.</p> - -<p>—Que je suis ennuyée que vous soyez souffrant! On vous aura -encore accablé d'ouvrage au bureau.</p> - -<p>—Mais non, je vous assure... Puis-je ouvrir un peu la fenêtre? -répondit-il, gêné, tout en baissant la glace. Il fixait sur la rue -des yeux vagues, sentant près de lui la muette interrogation de sa -femme. En descendant de voiture, May prit sa robe dans le marchepied et -tomba contre lui.</p> - -<p>—Vous êtes-vous fait mal? demanda-t-il en la soutenant de son -bras.</p> - -<p>—Non, mais ma pauvre robe,—voyez comme je l'ai déchirée! -Elle se courba pour ramasser la traîne souillée et le suivit dans le -vestibule.</p> - -<p>Quand ils furent dans la bibliothèque:</p> - -<p>—May, dit Archer, j'ai quelque chose à vous dire, quelque chose -d'important...</p> - -<p>Il se tenait à quelques pas d'elle, la regardant comme si la légère -distance qui les séparait était un abîme infranchissable. Sa voix -résonnait d'un accent étrange dans le silence de cette pièce intime. -Il répétait:</p> - -<p>—J'ai quelque chose à vous dire...</p> - -<p>May s'était laissée tomber dans un fauteuil. Elle restait muette, -immobile, sans un battement de paupières. Quoique extrêmement pâle, -son visage avait une tranquillité d'expression qui semblait venir d'une -source secrète.</p> - -<p>Archer refoula les formules banales qui lui venaient aux lèvres -pour s'accuser lui-même. Il était résolu à une confession totale -et brève.</p> - -<p>—M<sup>me</sup> Olenska..., dit-il.</p> - -<p>Mais à ce nom, sa femme leva la main comme pour lui imposer -silence.</p> - -<p>—Pourquoi parler d'Ellen ce soir? demanda-t-elle avec une légère -moue d'impatience.</p> - -<p>—Parce que j'aurais dû déjà vous parler d'elle.</p> - -<p>La figure de May conserva son calme.</p> - -<p>—Est-ce vraiment utile? Je sais que j'ai été quelquefois injuste -envers elle; peut-être l'avons-nous tous été. Vous l'avez comprise -sans doute mieux que nous. Vous avez toujours été bon pour elle. -Mais puisque tout cela est fini...</p> - -<p>Archer la regarda, stupéfait.</p> - -<p>—Qu'est-ce qui est fini? Qu'entendez-vous par là?</p> - -<p>May continuait à le fixer de son clair regard.</p> - -<p>—Ne savez-vous pas qu'elle repart dans quelques jours pour -l'Europe! Grand'mère consent et a tout arrangé pour la rendre indépendante -de son mari! Je croyais que vous aviez été retenu à l'étude ce soir -pour le règlement de ses affaires. Il paraît que tout a été arrêté -ce matin.</p> - -<p>Archer s'appuya à la cheminée, le visage caché dans ses mains. -Était-ce son cœur qui lui résonnait aux oreilles, ou le déclic -bruyant de la pendule? Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? Enfin, -il se retourna:</p> - -<p>—C'est impossible! s'écria-t-il.</p> - -<p>—Impossible?</p> - -<p>—Comment savez-vous ce que vous venez de me dire?</p> - -<p>—J'ai reçu un mot d'Ellen aujourd'hui. Lisez-le. Je croyais -que vous étiez au courant.</p> - -<p>La lettre disait: «May chérie, j'ai enfin fait comprendre à -grand'mère que ma visite chez elle ne pouvait être qu'une visite, et -elle a été bonne et généreuse comme toujours. Elle comprend -maintenant que, si je retourne en Europe, je dois y vivre seule, ou -plutôt avec ma pauvre tante Medora, qui m'accompagne. Je pars -en hâte pour Washington, où j'ai à faire mes préparatifs, et -m'embarquerai la semaine prochaine. Soyez très bonne pour grand'mère -quand je serai partie, aussi bonne que vous l'avez toujours été -pour moi.—Ellen.—<i>P.-S.</i> Si j'avais des amis qui -voulussent modifier ma décision, dites-leur, je vous prie, que c'est -absolument inutile.»</p> - -<p>Archer relut la lettre deux ou trois fois, puis la jeta sur la table en -éclatant de rire. Le son de ce rire le frappa. Il se rappela la frayeur -de Janey quand elle l'avait surpris à minuit, secoué d'une gaîté -extravagante, devant le télégramme qui annonçait que la date du -mariage avait été avancée.</p> - -<p>—Pourquoi vous écrit-elle cela? demanda-t-il, se reprenant -dans un suprême effort.</p> - -<p>May répondit avec son regard de candeur:</p> - -<p>—Je crois que c'est parce que nous avons si bien causé hier.</p> - -<p>—Causé de quoi?</p> - -<p>—Je lui ai dit que je craignais de n'avoir pas été juste pour elle, -de n'avoir pas compris ses difficultés ici, au milieu de nous, de ces -parents qui étaient comme des étrangers, qui s'arrogeaient le droit de -critiquer sans être toujours à même de comprendre...</p> - -<p>Elle hésita, puis reprit:</p> - -<p>—Je savais que vous étiez le seul ami sur qui elle pût toujours -compter, et je voulais qu'elle sût que, vous et moi, dans tous nos -sentiments, nous ne faisons qu'un.</p> - -<p>Elle ajouta d'une voix grave et lente:</p> - -<p>—Elle a compris pourquoi j'avais voulu lui dire cela... Je -crois qu'elle comprend tout...</p> - -<p>May se leva, prit la main glacée de son mari, la pressa contre -sa joue.</p> - -<p>—Moi aussi, dit-elle, la tête me fait mal. J'ai besoin de repos. -Bonsoir, mon chéri.</p> - -<p>Et elle se dirigea vers la porte, relevant la traîne salie et -déchirée de sa robe de noces.</p> - - - - -<h4><a id="XXXIII">XXXIII</a></h4> - - -<p>Comme Mrs Archer le disait en souriant à Mrs Welland, c'était un -événement pour un jeune ménage de donner son premier grand dîner.</p> - -<p>Les Newland Archer, depuis qu'ils s'étaient installés chez eux, -recevaient souvent dans l'intimité. Mais un grand dîner avec un chef -d'extra, deux valets de pied prêtés pour la circonstance, un sorbet à -la romaine, des roses de chez Henderson, des menus dorés sur tranches, -était une bien autre affaire. «C'était le sorbet, disait Mrs Archer, -qui faisait toute la différence;» du moment qu'il y avait un sorbet, -il fallait qu'il y eût aussi deux services, des canards canvas-back ou -du terrapin, deux plats sucrés, un froid et un chaud, le grand -décolleté, et des invités de marque.</p> - -<p>C'était toujours intéressant de voir un jeune ménage lancer pour la -première fois ses invitations à la troisième personne: même les gens -les plus blasés et les plus recherchés refusaient rarement. On -admettait pourtant que c'était un triomphe que les van der Luyden, à -la requête de May, eussent retardé leur départ pour assister au -dîner d'adieu donné à la comtesse Olenska.</p> - -<p>L'après-midi du grand jour, Archer, revenu tard de son bureau, trouva -les deux belles-mères assises dans le salon de May. Mrs Archer avait -fini d'écrire les menus, et commençait à préparer des cartes portant -les noms des invités. Mrs Welland présidait à la disposition des -palmiers et des grandes lampes à pied. Sur le piano se dressait un -grand panier d'orchidées que Mr van der Luyden avait envoyées de -Skuytercliff; tout était à la hauteur d'un événement aussi -considérable.</p> - -<p>Mrs Archer parcourait attentivement la liste des invités, rayant -chaque nom de sa fine plume.</p> - -<p>—Henry van der Luyden, Louisa, les Lovell Mingott, les Reggie -Chivers, Lawrence Lefferts et Gertrude,—oui, May a eu raison de les -inviter,—les Selfridge Merry, Sillerton Jackson, Vandie Newland et sa -femme. Comme le temps passe! Il me semble que c'était hier qu'il était -ton garçon d'honneur, Newland. Et la comtesse Olenska... Voilà, je -crois que c'est tout.</p> - -<p>Mrs Welland s'adressa à son gendre.</p> - -<p>—On ne pourra pas dire, Newland, que vous et May, ne faites -pas à Ellen un beau départ!</p> - -<p>—Mon Dieu, dit Mrs Archer, May veut que sa cousine dise en -Europe que nous ne sommes pas tout à fait des barbares. Elle a raison.</p> - -<p>—Je suis sûre qu'Ellen vous en saura gré. Elle restera sur une -impression charmante... Les veilles de départ sont généralement si -tristes, continua gaiement Mrs Welland.</p> - -<p>Dix jours s'étaient écoulés depuis que M<sup>me</sup> Olenska avait -quitté New-York. Pendant ces dix jours, Archer n'avait eu d'elle d'autre -signe de vie que le renvoi d'une clef, adressée à son bureau sous enveloppe -cachetée. Cette réponse à son suprême appel pouvait être -interprétée comme un suprême refus; mais le jeune homme y vit un sens -différent. Ellen luttait encore contre son sort. Elle partait, il est -vrai, pour l'Europe, mais elle ne retournait pas chez son mari! Donc, il -pouvait la suivre; rien ne saurait l'en empêcher. Quand il aurait fait -le pas irrévocable, et qu'elle aurait compris que c'était sans retour, -il était persuadé qu'elle ne le renverrait pas.</p> - -<p>Cette confiance dans l'avenir l'aidait à jouer son rôle dans le -présent, et l'avait empêché d'écrire à M<sup>me</sup> Olenska, de trahir -par aucun signe sa misère et son humiliation. Dans le jeu silencieux et -désespéré qu'ils jouaient l'un contre l'autre, il croyait n'avoir pas -encore perdu toutes ses chances, et il attendait.</p> - -<p>Quand il entra dans le salon avant le dîner, les grandes lampes -étaient allumées et les orchidées de Mr van der Luyden placées en -évidence dans des corbeilles de porcelaine moderne ou d'argent -repoussé. Le salon de Mrs Newland Archer avait une réputation -d'élégance. Une jardinière de bambou doré dont les primulas et les -cinéraires étaient régulièrement renouvelées bloquait le bow-window -(où l'ancienne mode aurait préféré une réduction en bronze de la -Vénus de Milo). Les canapés et les fauteuils de brocart clair étaient -savamment groupés autour de petites tables de peluche surchargées de -bibelots en argent, d'animaux en porcelaine, et de photographies -richement encadrées. Les minuscules lampes aux abat-jours rosés -s'élançaient parmi les palmiers comme des fleurs tropicales.</p> - -<p>Le salon était presque plein quand Archer eut conscience que -M<sup>me</sup> Olenska s'approchait de lui.</p> - -<p>Elle était excessivement pâle; d'une pâleur que faisait ressortir la -masse sombre de ses cheveux bruns. Jamais Archer ne l'avait aimée -autant qu'à cette minute. Leurs mains se rencontrèrent et il -l'entendit dire: «Oui, nous nous embarquerons demain sur la Russie.» -Puis il y eut un bruit de portes qui s'ouvraient, et il entendit la voix -de May:</p> - -<p>—Newland, voulez-vous donner le bras à Ellen?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Olenska mit sa main sur le bras d'Archer. Il remarqua que -cette main était dégantée et il se rappela comme il l'avait tenue sous son -regard, certain soir, dans le petit salon de la Vingt-troisième rue. -Les yeux fixés sur ces longs doigts pâles, sur le modelé si doux des -jointures, il se disait:</p> - -<p>—Quand ce ne serait que pour cette main, cela vaut bien que -je la suive.</p> - -<p>Ce n'était qu'à un dîner ostensiblement offert à quelque étrangère -de distinction que Mrs van der Luyden pouvait accepter la gauche du -maître de maison. M<sup>me</sup> Olenska avait la place d'honneur; -pouvait-on souligner avec plus de finesse qu'on ne la tenait plus tout à -fait pour une parente? Il y avait des choses qu'il fallait faire sans -marchander et, parmi celles-ci, dans le vieux code de New-York, était le -dernier ralliement du clan autour du membre qui allait en être retranché. -Maintenant qu'elle partait, les Welland et les Mingott tenaient à -proclamer leur inaltérable affection envers la comtesse Olenska.</p> - -<p>Archer assistait à cette scène avec un étrange sentiment de -détachement. Son regard errait de l'une à l'autre de ces figures -placides et bien nourries et dans tous ces convives, occupés à -savourer les canards canvas-back, il voyait comme une file de -conspirateurs muets, engagés dans le même complot contre lui-même et -la pâle jeune femme assise à sa droite. Alors, dans un éclair, il eut -l'intuition que pour tout ce monde M<sup>me</sup> Olenska et lui étaient -amants. Il comprit qu'elle et lui avaient été, depuis des mois, le point de -mire de regards vigilants et d'oreilles attentives; il comprit que, par -des moyens qu'il ignorait encore, la séparation entre lui et sa -complice avait été préparée et obtenue. Maintenant, toute la tribu -se ralliait autour de May, et il était entendu que personne ne savait -rien, n'avait jamais rien soupçonné. Aux yeux de tous, cette -réception ne devait avoir d'autre motif que le désir naturel de May de -se séparer affectueusement de sa cousine.</p> - -<p>C'était ainsi dans ce vieux New-York, où l'on donnait la mort sans -effusion de sang; le scandale y était plus à craindre que la maladie, -la décence était la forme suprême du courage, tout éclat dénotait -un manque d'éducation.</p> - -<p>Après le dîner, quand les fumeurs eurent rejoint les dames au salon, -Archer rencontra les yeux triomphants de May. Il y lut la conviction que -tout s'était parfaitement bien passé. Elle se leva de la place qu'elle -occupait auprès de M<sup>me</sup> Olenska, et aussitôt Mrs van der Luyden -invita celle-ci à venir s'asseoir auprès d'elle. Mrs Selfridge Merry -traversa la pièce pour les rejoindre: Archer comprit que là aussi le -complot de réhabilitation et de pardon se poursuivait. On était censé -n'avoir jamais douté de la parfaite correction de M<sup>me</sup> Olenska -ni de la félicité sans nuages du ménage Archer. Et, en apercevant une lueur -de victoire dans les yeux de sa femme, pour la première fois, il comprit -qu'elle aussi le croyait l'amant de M<sup>me</sup> Olenska...</p> - -<p>Enfin, il vit que M<sup>me</sup> Olenska s'était levée et prenait -congé.</p> - -<p>Elle se dirigea vers May; les autres invités s'étaient rangés en -cercle. Les deux jeunes femmes se prirent par la main, et May, se -penchant, embrassa sa cousine.</p> - -<p>Archer entendit Reggie Chivers dire à voix basse à la jeune -Mrs Newland:</p> - -<p>—La maîtresse de maison est certainement la plus jolie des -deux.</p> - -<p>Il se rappela l'insolente plaisanterie de Beaufort sur l'inutile -beauté de May.</p> - -<p>Dans le hall, il tendit à M<sup>me</sup> Olenska son manteau de velours. -Si troublé qu'il fut, il se cramponnait à la résolution de ne rien dire -qui pût la surprendre ou l'effrayer. Convaincu qu'aucun pouvoir ne -l'empêcherait désormais de poursuivre son projet, il avait trouvé la -force de laisser les événements se dérouler d'eux-mêmes; mais, -tandis qu'il tenait le manteau de M<sup>me</sup> Olenska, il fut pris du -fiévreux désir de se trouver un moment seul avec elle quand elle monterait -en voiture.</p> - -<p>—Votre voiture est-elle là? demanda-t-il.</p> - -<p>Mais Mrs van der Luyden, qui entrait avec majesté dans ses zibelines, -intervint:</p> - -<p>—Nous allons reconduire la chère Ellen.</p> - -<p>Archer se tut, accablé. M<sup>me</sup> Olenska lui tendit la main.</p> - -<p>—Adieu, dit-elle.</p> - -<p>—Adieu, répondit-il. À bientôt... à Paris.</p> - -<p>—Que ce serait aimable, murmura-t-elle, si vous pouviez y venir -avec May!</p> - -<p>Mr van der Luyden offrit son bras à M<sup>me</sup> Olenska et Archer le -suivit avec Mrs van der Luyden. Un moment, dans la vague obscurité du grand -landau, il entrevit le pâle ovale d'un visage, le rayonnement d'un -regard...</p> - -<p>Elle avait disparu.</p> - -<p>Archer entendit May qui lui disait:</p> - -<p>—N'est-ce pas que tout s'est passé à merveille?</p> - -<p>Il tressaillit. Aussitôt après le départ de la dernière voiture, il -monta dans la bibliothèque, fermant la porte derrière lui avec -l'espoir que sa femme, qui s'attardait en bas, se rendrait directement -à sa chambre. Mais il la vit bientôt arriver, le visage creusé par la -fatigue et l'émotion, avec une excitation un peu fébrile dans le -regard.</p> - -<p>—Puis-je entrer? demanda-t-elle.</p> - -<p>—Sans doute; mais vous devez tomber de sommeil.</p> - -<p>—Non, je voudrais rester un peu avec vous, causer avec vous.</p> - -<p>Il lui avança un fauteuil près du feu.</p> - -<p>—Puisque vous voulez causer, commença-t-il, soit!... Moi aussi, -j'ai quelque chose à vous dire... J'ai essayé l'autre soir... Je ne puis -continuer à vivre ainsi. J'ai besoin d'un changement. Je veux m'en -aller, et tout de suite... partir pour un long voyage... aussi loin que -possible... loin de tout!</p> - -<p>—Si loin que cela? Où, par exemple?</p> - -<p>—Que sais-je? Aux Indes, ou au Japon.</p> - -<p>Elle se leva. Comme il restait courbé, le menton dans les mains, -il la sentit se pencher sur lui.</p> - -<p>—Je vous accompagnerais au bout du monde, mon aimé, car bien -entendu, nous irions ensemble... Mais je crains que ce soit impossible, -dit-elle d'une voix qui tremblait... J'ai peur que les médecins ne me le -permettent pas... Oui, Newland, j'ai la certitude depuis ce matin du -bonheur que j'attendais et que j'ai tant souhaité.</p> - -<p>Elle s'agenouilla, et blottit son visage contre les genoux de -son mari.</p> - -<p>—Ma chérie! dit-il, la pressant contre lui, tout en caressant -ses cheveux d'une main glacée. Ma chérie!</p> - -<p>Il y eut un long silence. Puis May se dégagea de ses bras et -se leva.</p> - -<p>—Vous n'aviez pas deviné?</p> - -<p>—Oui... je... non... c'est-à-dire... Ils se turent; leurs regards -se croisèrent un moment. Puis, détournant les yeux, Archer demanda -tout à coup:</p> - -<p>—Avez-vous annoncé la nouvelle à quelqu'un d'autre?</p> - -<p>—Seulement à maman et à votre mère.—Elle s'arrêta, puis -ajouta hâtivement, le sang au visage:—Je l'ai dit aussi à Ellen. Vous -vous rappelez que nous avons eu ensemble une longue conversation, et -combien elle a été délicieuse pour moi.</p> - -<p>—Ah! dit Archer.</p> - -<p>Son cœur s'arrêtait de battre. Sa femme l'observait attentivement.</p> - -<p>—Est-ce que cela vous déplaît, Newland, que je l'aie dit à -elle la première?</p> - -<p>—Pourquoi cela me déplairait-il?—Il fit un dernier effort -pour se ressaisir:—Mais il y a quinze jours que vous avez causé avec -Ellen: ne disiez-vous pas que la certitude ne vous est venue -qu'aujourd'hui?</p> - -<p>May rougit plus violemment encore, mais elle soutint le regard -d'Archer.</p> - -<p>—Je n'étais pas sûre, en effet; mais j'ai fait comme si je -l'étais. Et, vous voyez, je ne me suis pas trompée! s'écria-t-elle, ses -yeux bleus humides de pleurs triomphants.</p> - - - - -<h4><a id="XXXIV">XXXIV</a></h4> - - -<p>Dans sa maison de la Trente-neuvième rue, Newland Archer était -assis devant la table à écrire de sa bibliothèque.</p> - -<p>Il revenait d'une réception officielle pour l'inauguration des -nouvelles galeries du Musée Métropolitain. La vue des vastes salles -remplies de la dépouille des siècles, où la foule élégante -circulait parmi des trésors scientifiquement catalogués, avait -éveillé de vieux souvenirs dans la mémoire d'Archer.</p> - -<p>—«Il me semble que cette salle était consacrée autrefois à la -collection Cesnola,» avait-il entendu dire; et aussitôt tout ce qu'il -voyait autour de lui s'était évanoui. Il se revoyait seul dans une -salle déserte, assis sur un divan de cuir, pendant qu'une svelte -silhouette en manteau de loutre s'éloignait dans la perspective des -galeries encore si pauvres du vieux musée.</p> - -<p>Cette vision en avait appelé une légion d'autres. Cette bibliothèque -avait été, pendant plus de trente ans, le centre de sa vie de famille. -Il y avait vingt-neuf ans que là, May rougissante et avec des -circonlocutions qui feraient sourire les jeunes femmes de la nouvelle -génération, lui avait annoncé qu'il allait être père. Là, leur -fils aîné, Dallas, trop frêle pour être porté à l'église au cœur -de l'hiver, avait été baptisé par leur vieil ami, l'évêque de -New-York. Là, leur fille, Mary, qui ressemblait tant à sa mère, avait -annoncé ses fiançailles avec le plus nul et le plus sage des nombreux -fils Chivers; et là, Archer l'avait embrassée à travers son voile de -mariée avant d'entrer dans l'auto qui les menait à Grace Church. Car -dans un monde où tout chancelait, la tradition de la cérémonie -nuptiale à Grace Church restait immuable.</p> - -<p>C'était dans la bibliothèque qu'il causait toujours avec May de -l'avenir de leurs enfants: des études de Dallas et de son jeune frère -Bill; de l'indifférence invincible de Mary pour les arts d'agrément, -de sa passion pour le sport et la bienfaisance; et des goûts -artistiques bien modernes, qui avaient conduit l'inquiet et curieux -Dallas dans le bureau d'un architecte de New-York. Car, maintenant les -jeunes gens désertaient le barreau et les affaires pour s'adonner à -l'archéologie ou à l'architecture.</p> - -<p>Et c'était dans cette bibliothèque que le grand Théodore Roosevelt, -alors Gouverneur de l'État de New-York, venu d'Albany pour dîner et -passer la nuit, s'était retourné vers son hôte et lui avait dit, avec -sa violence accoutumée: «Au diable les politiciens! Ce sont des hommes -comme vous qu'il faut au pays, Archer. Si jamais l'écurie d'Augias peut -être nettoyée, il faut que vous y mettiez les mains.»</p> - -<p>«Des hommes comme vous!» Archer avait été soulevé d'enthousiasme. -Toutefois, il n'était pas bien sûr que les hommes comme lui fussent -vraiment ceux dont le pays avait besoin. En effet, après avoir siégé -pendant un an à l'Assemblée départementale de New-York, il n'avait -pas été réélu, et c'est avec soulagement qu'il s'était retranché -dans les modestes, mais utiles travaux de la vie municipale. Il -écrivait aussi des articles dans des revues qui essayaient de secouer -l'apathie du pays. Tout cela était assez peu de chose; il n'était pas -fait pour la vie publique; il serait toujours par nature un contemplatif -et un dilettante. Du moins s'était-il passionné pour de belles causes, -et l'amitié d'un grand homme avait été sa force et son orgueil.</p> - -<p>Il avait été, somme toute, ce qu'on commençait à appeler à New-York -«un bon citoyen.» Depuis bien des années, tout nouveau mouvement, -philanthropique, municipal ou artistique, avait compté avec son -opinion, avait demandé son appui. Qu'il fût question de fonder une -école d'infirmières, de réorganiser le Musée, de fonder un cercle de -bibliophiles, d'inaugurer une nouvelle bibliothèque, ou de former une -société de musique de chambre, on disait toujours: «Il faut demander -l'avis d'Archer.» Ses jours étaient remplis, et remplis avec honneur. -N'était-ce pas tout ce qu'un homme de bien pouvait demander?</p> - -<p>Il savait pourtant ce qui lui avait manqué: la fleur de la vie. Mais il -y pensait maintenant comme à une chose hors d'atteinte. Lorsqu'il se -souvenait de M<sup>me</sup> Olenska, c'était d'une façon irréelle, avec -sérénité, comme on penserait à une bien-aimée imaginaire -découverte dans un livre ou un tableau. Elle était devenue l'image de -tout ce dont il avait été privé. Mais si légère et ténue qu'eût -été la vision, elle l'avait empêché de penser à d'autres femmes. Il -avait été ce qu'on appelle un mari fidèle, et quand May était morte, -emportée par une pneumonie infectieuse prise au chevet de son plus -jeune fils, il l'avait sincèrement pleurée. Les longues années qu'ils -avaient passées ensemble lui avaient enseigné que le mariage le plus -ennuyeux n'est pas une faillite, tant qu'il garde la dignité d'un -devoir. Archer honorait ce passé dont il portait le deuil: après tout, -il y avait du bon dans les anciennes traditions.</p> - -<p>Il embrassa du regard sa bibliothèque transformée par Dallas, qui y -avait mis des gravures anglaises, des cabinets Chippendale, des -porcelaines de Chine, et sur les lampes électriques avait substitué -aux globes de verre gravé la douceur lunaire des abat-jour. Puis ses -yeux revinrent au vieux bureau de noyer qu'il n'avait jamais voulu -bannir, et à la première photographie de May qu'il avait gardée -toujours à la même place.</p> - -<p>Elle était là, devant lui, grande, cambrée, la poitrine ronde -soulevant sa robe d'organdi, le visage ombragé sous les bords -onduleux d'une paille d'Italie, telle qu'il l'avait vue sous -les orangers de Saint-Augustin. Elle était restée jusqu'à la fin -la May de ce jour-là: généreuse, fidèle, constante, mais si dénuée -d'imagination, si peu ouverte aux idées, que le monde de sa jeunesse -avait pu tomber en miettes et se reconstruire sous ses yeux, sans -qu'elle eût pris conscience du changement. Cette incapacité de -s'adapter au mouvement du temps avait amené ses enfants à lui cacher -leurs pensées, comme Archer lui avait toujours caché les siennes. -Père et enfants s'étaient inconsciemment entendus pour maintenir -autour d'elle l'illusion de l'uniformité. Et May avait quitté ce -monde, convaincue qu'il était plein de ménages aimants et harmonieux -comme le sien, résignée à partir parce qu'elle était certaine que -Newland continuerait à inculquer à Dallas les mêmes principes et les -mêmes préjugés qui avaient façonné la vie de ses parents, et que -Dallas à son tour, quand Newland la suivrait, transmettrait le dépôt -sacré au petit Bill. De Mary, elle était sûre comme d'elle-même.</p> - -<p>Aussi, après avoir arraché le petit Bill à la mort et payé cet -effort de sa vie, elle était partie avec sérénité prendre sa place -dans le caveau des Archer à Saint-Marc, où sa belle-mère reposait -déjà.</p> - -<p>En face du portrait de May se trouvait celui de sa fille. Mary Chivers -aussi était grande et blonde, mais elle avait la taille large, la -poitrine à peine indiquée, et cette nonchalance d'attitude que -permettait la nouvelle mode. Mary Chivers n'aurait pas pu accomplir ses -hauts faits d'athlétisme avec les cinquante centimètres de tour de -taille que mesurait la ceinture bleu de ciel de May Archer. La -différence était symbolique: l'âme de la mère avait été -pareillement enfermée dans une armature aussi rigide que sa fine -taille. Il y avait du bon aussi dans le nouvel ordre des choses.</p> - -<p>L'appel du téléphone se fit entendre. Comme on était loin du temps -où toute communication rapide à New-York se faisait par les jambes des -petits <i>messenger boys</i> à livrée bleue! «Chicago vous demande.» Ah! -ce devait être un message de Dallas. Il avait été envoyé à Chicago -pour étudier le plan d'un palais que sa maison construisait pour un -jeune millionnaire à idées. Les missions de ce genre étaient toujours -confiées à Dallas.</p> - -<p>—Allô! père. Voulez-vous vous embarquer avec moi mercredi sur le -<i>Mauretania?</i> Notre client veut que je visite quelques jardins italiens -avant de rien décider; et vous savez, je dois être rentré le 1<sup>er</sup> -juin.</p> - -<p>Il éclata d'un rire joyeux. «Quoi qu'il arrive, semblait dire ce rire, -je dois être de retour le premier, puisque Fanny Beaufort et moi devons -nous marier le cinq.»</p> - -<p>La voix reprit:</p> - -<p>—Réfléchir? Pas une minute! Dites tout de suite!... Avez-vous une -raison de refuser? Non. J'en étais sûr. Alors, ça va? Dites, père, -ce sera la dernière fois que nous voyagerons tous les deux, comme -autrefois. Allons! bien! J'étais sûr que vous viendriez.</p> - -<p>Chicago coupa. Archer se leva et arpenta la chambre.</p> - -<p>La dernière fois qu'ils seraient ensemble tous les deux comme -autrefois!... L'enfant avait raison. Sans doute, ils seraient ensemble -bien souvent après le mariage de Dallas. Ils avaient toujours été -camarades, et Fanny Beaufort, quoi qu'on pût dire d'elle, ne paraissait -pas disposée à gêner leur intimité. Cependant,—il fallait se -l'avouer,—et, malgré sa sympathie pour sa future belle-fille, c'était -tentant pour Archer de saisir cette dernière occasion de se trouver -seul avec son fils. Rien ne le retenait. Seulement il avait perdu -l'habitude de voyager. May ne s'était jamais déplacée que pour des -raisons sérieuses: mener les enfants dans la montagne ou au bord de la -mer. Depuis deux ans que May était morte, Archer n'avait aucune raison -de continuer sa vie sédentaire; mais il s'était trouvé retenu par -l'habitude, les souvenirs, et par une certaine appréhension de ce qui -était nouveau.</p> - -<p>Maintenant, revoyant son passé, il sentait qu'il s'était, lui -aussi, enlisé, alors que tout changeait autour de lui.</p> - -<p>Que restait-il du petit monde où il avait grandi, des principes qui -l'avaient dominé et enchaîné? Il se rappelait une railleuse -prophétie du pauvre Lawrence Lafferts, émise dans cette même pièce -tant d'années auparavant: «Si les choses vont de ce train, nos enfants -épouseront les bâtards de Beaufort:» C'était justement ce que le -fils aîné d'Archer, l'orgueil de sa vie, allait faire, sans que -personne l'en blâmât ou s'étonnât seulement. Tante Janey, restée si -exactement la même qu'aux jours de sa jeunesse fanée, avait retiré de -leur coton rose les émeraudes serties de perles de sa mère, et les -avait portées elle-même, de ses mains tremblantes, à la fiancée. Et -Fanny Beaufort, loin de paraître déçue de ne pas recevoir une parure -d'un joaillier de Paris, avait admiré le style ancien de ces bijoux, et -déclaré qu'en les portant elle se sentirait digne d'être peinte par -Isabey.</p> - -<p>Fanny Beaufort, qui avait fait son apparition à New-York à l'âge de -dix-huit ans, après la mort de ses parents, avait conquis les cœurs un -peu comme M<sup>me</sup> Olenska trente ans auparavant. Seulement, au lieu -de la regarder avec une sorte de méfiance, la société l'avait joyeusement -acceptée. Elle était jolie, amusante et douée: que pouvait-on -demander de plus? Personne n'avait l'esprit assez étroit pour lui faire -un grief du passé de son père, ni de son origine à elle. Les -personnes âgées, seules, se souvenaient d'un incident perdu dans le -mouvement des affaires à New-York: le krach Beaufort. Du reste, après -la mort de sa femme, Beaufort, ayant épousé sans bruit la trop -célèbre Fanny Ring, avait quitté le pays avec sa nouvelle femme et -une petite fille qui héritait de la beauté de sa mère. On avait -ensuite appris qu'il était à Constantinople, puis en Russie, et, une -douzaine d'années plus tard, des voyageurs américains furent -brillamment reçus chez lui à Buenos-Ayres, où il représentait une -grande Compagnie d'assurances. Il était mort là, ainsi que sa femme; -et, un jour, leur fille, riche et orpheline, était arrivée à -New-York, sous la conduite de la belle-sœur de May, Mrs Jack Welland, -dont le mari était le tuteur de l'enfant. Elle se trouvait ainsi dans -des relations presque de cousinage avec les enfants de Newland Archer, -et personne ne s'était étonné quand Dallas avait annoncé ses -fiançailles.</p> - -<p>Rien ne pouvait donner plus exactement la mesure du chemin que le monde -avait parcouru. On était trop absorbé par les réformes et les -mouvements sociaux, par les engouements et les modes du jour, pour -s'inquiéter beaucoup du passé de ses voisins. Qu'importait le passé -dans le grand kaléidoscope où tous les atomes sociaux roulaient sur le -même plan?</p> - - -<p>Le lendemain de leur arrivée à Paris, Archer, de la fenêtre de son -hôtel, contemplait le beau décor de la place Vendôme. Une des choses -qu'il avait stipulées, presque la seule, quand il avait accepté -d'accompagner Dallas, était qu'il ne serait pas obligé de descendre à -Paris dans un des nouveaux palaces à la mode.</p> - -<p>—Entendu, avait acquiescé Dallas bon prince. Je vous mènerai -dans un bon vieil hôtel: le Bristol.</p> - -<p>Combien de fois Archer n'avait-il pas pensé à Paris comme au cadre où -vivait M<sup>me</sup> Olenska! Seul, tard le soir, dans sa bibliothèque, -quand toute la maison reposait, il avait évoqué le retour radieux du -printemps le long des avenues de marronniers, les fleurs et les statues -des jardins publics, les bouffées des lilas entassés dans les -charrettes, le cours majestueux du fleuve sous les arches des ponts, et -la vie d'art, d'étude et de plaisir qui roulait impétueusement dans -les artères de la grande ville. Maintenant, le spectacle était devant -lui et, en le considérant, Archer se sentait timide et suranné: un -pauvre être insignifiant comparé à l'homme d'énergie qu'il avait -rêvé d'être...</p> - -<p>La main de Dallas se posa gaiement sur son épaule.</p> - -<p>—Eh bien! père! ça vaut la peine, hein?</p> - -<p>Ils restèrent un moment, regardant devant eux; puis le jeune -homme continua:</p> - -<p>—Au fait, j'ai une commission pour vous: la comtesse Olenska -nous attend à cinq heures et demie.</p> - -<p>Il disait cela avec insouciance comme s'il s'agissait de l'heure du -départ pour Florence le lendemain soir. Archer le regarda, et crut voir -dans les yeux gais de son fils un éclair de la malice de son -arrière-grand'mère Mingott.</p> - -<p>—Est-ce que je ne vous l'avais pas dit? poursuivit Dallas. J'ai juré -à Fanny de faire trois choses pendant mon séjour à Paris: lui acheter -le recueil des dernières mélodies de Debussy; aller au Grand Guignol; -et voir M<sup>me</sup> Olenska. Vous savez que celle-ci a été la bonté même -pour Fanny, quand Mr Beaufort l'a envoyée de Buenos-Ayres au couvent de -l'Assomption. Fanny ne connaissait personne à Paris: M<sup>me</sup> Olenska -s'est occupée d'elle, l'a promenée les jours de congé. Je crois -que M<sup>me</sup> Olenska a été très liée avec la première Mrs -Beaufort,—et puis elle est notre cousine. Aussi, je l'ai appelée au -téléphone ce matin avant de sortir, et lui ai dit que nous étions ici pour -deux jours, et désirions la voir.</p> - -<p>—Tu lui as dit que j'étais ici? balbutia Archer.</p> - -<p>—Bien sûr: pourquoi pas?</p> - -<p>Dallas eut un sourire innocent. Puis, ne recevant pas de réponse, -il glissa son bras sous celui de son père.</p> - -<p>—Dites, père, comment était-elle?</p> - -<p>Archer se sentit rougir sous le clair regard de son fils.</p> - -<p>—Allons, avouez, vous avez été très emballé pour elle, est-ce -vrai? N'était-elle pas ravissante?</p> - -<p>—Ravissante? Je ne sais pas. Elle était différente des autres.</p> - -<p>—Ah! nous y voilà! Toute la question est là, n'est-ce pas? Quand -on la trouve, la femme qu'on attend, elle est toujours différente,—et -on ne sait pas pourquoi. C'est exactement ce que j'éprouve avec Fanny.</p> - -<p>Son père recula d'un pas, dégageant son bras:</p> - -<p>—Avec Fanny? Mais, mon ami, je l'espère bien; seulement, je -ne vois pas...</p> - -<p>—Voyons, père, ne soyez pas cachottier! N'a-t-elle pas été, -autrefois, votre Fanny?</p> - -<p>Dallas appartenait de tout son être à la nouvelle génération. À ce -premier né de Newland et de May Archer, il avait été impossible -d'inculquer les plus élémentaires notions de réserve. «Pourquoi -faire des mystères? Les gens flairent toujours ce qu'on veut leur -cacher,» objectait-il quand on lui recommandait la discrétion. Mais -Archer, rencontrant les yeux de son fils, sentit la lueur filiale sous -la malice.</p> - -<p>—Ma «Fanny»...?</p> - -<p>—Eh bien! la femme pour laquelle vous auriez tout envoyé promener. -Seulement, vous ne l'avez pas fait.</p> - -<p>—Non, je ne l'ai pas fait, répéta Archer avec une sorte de -solennité.</p> - -<p>—Vous datez, voyez-vous, mon pauvre papa! Ma mère m'a dit...</p> - -<p>—Ta mère?</p> - -<p>—Oui, la veille de sa mort. Quand elle a voulu me voir seul. Vous -vous rappelez? Elle m'a dit qu'elle était tranquille en nous quittant parce -qu'une fois, quand elle vous en avait fait la demande, vous lui aviez -sacrifié la chose à laquelle vous teniez le plus.</p> - -<p>Archer reçut en silence cette singulière communication. Son regard -perdu embrassa la place ensoleillée où s'écoulaient les passants. -Enfin, il dit à voix basse:</p> - -<p>—Elle ne me l'a jamais demandé.</p> - -<p>—Non, naturellement. Vous ne vous êtes jamais rien demandé l'un à -l'autre, n'est-ce pas? Et vous ne vous êtes jamais rien dit. Vous êtes -restés l'un devant l'autre, à observer, à deviner ce qui se passait -en dedans,—un duo de sourds-muets, pas vrai? Avec cela, je parie que -chacun de vous en savait plus long sur ce que pensait l'autre que nous -ne savons, nous, sur ce que nous pensons nous-mêmes. Nous n'avons pas -le temps... Dites... père, fit Dallas, vous n'êtes pas fâché, -j'espère? Si vous l'êtes, nous allons faire la paix et déjeuner chez -Henri... Après, il faut que je coure à Versailles.</p> - - -<p>Archer n'accompagna pas son fils à Versailles. Il préféra vaguer seul -à travers la lumineuse solitude de Paris. Les regrets accumulés, les -souvenirs étouffés d'une vie muette, pesaient lourdement sur son -âme...</p> - -<p>À la réflexion, il ne regretta pas l'indiscrétion de Dallas. Il -sentit son cœur allégé d'un lourd fardeau. Quelqu'un avait donc -deviné, avait eu pitié; et que ce quelqu'un eût été May, il en -ressentait une émotion indicible. Dallas, avec toute sa perspicacité -affectueuse, n'aurait pas compris cela. Pour l'enfant, sans doute, -l'épisode n'était que l'exemple pathétique d'une vie gâchée. -N'était-ce vraiment que cela? Longtemps, Archer, assis sur un banc aux -Champs-Élysées, resta perdu dans ses pensées. Autour de lui, la -vie... la vie des autres... passait comme un fleuve.</p> - -<p>Là, tout près, cette même fin d'après-midi, Ellen Olenska -l'attendait. Elle n'était jamais retournée chez son mari, et depuis la -mort d'Olenski, elle n'avait rien changé à sa manière de vivre. Il -n'y avait plus rien pour la séparer d'Archer: tout à l'heure, il -allait la voir.</p> - -<p>Il se leva et traversa le jardin des Tuileries. M<sup>me</sup> Olenska -lui avait dit une fois qu'elle allait souvent au Louvre, et il eut la -fantaisie de passer les heures de l'attente dans un endroit où peut-être -elle avait été récemment. Pendant plus d'une heure, il erra de salle en -salle dans l'éblouissement d'une journée de printemps. L'un après l'autre, -des tableaux se révélaient à lui dans leur splendeur à moitié -oubliée, et il se laissait peu à peu envahir par les émotions -qu'inspire la beauté. La beauté, il en avait eu faim toute sa vie...</p> - -<p>Soudain, devant un triomphal Titien, il se prit à dire: «Mais je n'ai -que cinquante-sept ans!» Puis, il se détourna. Pour les rêves du -chaud été, c'était trop tard; mais non pour un tranquille automne -auprès d'Ellen, dans la paix bénie de sa présence.</p> - -<p>Il revint à l'hôtel où il devait retrouver Dallas. Tous deux -traversèrent la place de la Concorde et la Seine, s'engagèrent sur -l'Esplanade des Invalides. Le dôme de Mansart rayonnant, sur la masse -grise du monument, absorbait et renvoyait les ors du soleil couchant. -Dans l'éther lumineux il semblait le symbole visible de la gloire d'une -race.</p> - -<p>Archer savait que M<sup>me</sup> Olenska demeurait près d'une des -avenues qui aboutissent aux Invalides: pourquoi s'était-il figuré un -quartier paisible et modeste, oubliant la brillante coupole qui règne sur -lui.</p> - -<p>Par un singulier enchaînement d'idées, cette lumière dorée devint -pour lui la lumière même où Ellen vivait. Pendant près de trente ans, la -vie de M<sup>me</sup> Olenska,—cette vie dont il était si étrangement -ignorant,—s'était déroulée dans cette riche atmosphère. Il pensa à -tous les beaux spectacles auxquels elle avait dû assister, aux tableaux -qu'elle avait dû regarder, aux sobres et magnifiques demeures où elle -avait dû entrer. Il pensa aux gens avec qui elle avait dû causer, aux -idées, aux curiosités, aux images et aux comparaisons que remue sans -trêve une race d'une intense sociabilité, dans le charme d'une -politesse traditionnelle.</p> - -<p>Tout à coup, Archer se rappela le jeune Français qui lui avait dit une -fois: «Une conversation intéressante, il n'y a rien de tel, n'est-ce -pas?» Il n'avait jamais revu M. Rivière, ni entendu parler de lui depuis -trente ans. Tout ce qui avait rapport à M<sup>me</sup> Olenska était pour -lui si lointain! Il était resté séparé d'elle pendant la moitié de -sa vie. Elle avait passé ce long intervalle de temps parmi des gens -qu'il ne connaissait pas, entourée d'une société dont il pouvait à -peine se faire une idée. Lui, il avait vécu avec son souvenir; mais -autour d'elle il y avait eu toute une société, toute une vie...</p> - -<p>Ils traversèrent la Place des Invalides et suivirent une des avenues -qui longent le monument. Archer s'étonnait de ces grandes voies un peu -désertes dans ce paysage de splendeur et d'histoire. Paris, en -vérité, avait donc beaucoup de ces glorieux trésors, pour qu'autour -de celui-ci il y eût le calme et le vide. Le jour s'évanouissait dans -un léger brouillard, illuminé par de rares rayons de soleil, et piqué -çà et là par les points jaunes des lampes électriques. Les passants -étaient rares dans la petite place vers laquelle Archer et son fils -s'étaient dirigés.</p> - -<p>Brusquement, Dallas s'arrêta et leva la tête.</p> - -<p>—Ce doit être ici, dit-il, en glissant son bras sous celui -de son père.</p> - -<p>Ils restèrent l'un près de l'autre à regarder la maison.</p> - -<p>C'était une construction moderne sans caractère, avec de nombreuses -fenêtres, et des balcons qui se détachaient avec élégance sur une -haute façade blanche. Sur un des balcons supérieurs, qui s'avançaient -au-dessus des dômes arrondis des marronniers, les stores étaient -encore baissés; le soleil venait de les quitter.</p> - -<p>—Je me demande... à quel étage? dit Dallas.—Il passa la tête -dans la loge du concierge, et revint en disant:—Au cinquième! ce doit -être l'étage aux stores.</p> - -<p>Archer restait immobile, les yeux fixés sur les hautes fenêtres, -comme si le but de son pèlerinage eût été atteint.</p> - -<p>—Vous savez, père, il est près de six heures, lui rappela enfin -son fils.</p> - -<p>Le père jeta un coup d'œil sur un banc vide sous les arbres.</p> - -<p>—Je vais m'asseoir un moment, dit-il.</p> - -<p>—Qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que vous n'êtes pas bien?</p> - -<p>—Si, très bien. Mais j'aime mieux que tu montes sans moi.</p> - -<p>Dallas le regarda, déconcerté.</p> - -<p>—Voyons, père, est-ce que vous vous ne viendrez pas?</p> - -<p>—J'hésite, répondit lentement Archer.</p> - -<p>—Si vous ne venez pas, elle ne comprendra pas.</p> - -<p>—Va, mon garçon. Je te suivrai peut-être.</p> - -<p>—Mais que voulez-vous que je lui dise?</p> - -<p>—Mon cher enfant, ne sais-tu pas toujours ce qu'il faut dire? -répliqua son père en souriant.</p> - -<p>—Je dirai que vous êtes vieux jeu, et que vous préférez monter -les cinq étages à pied, parce que vous n'aimez pas les ascenseurs.</p> - -<p>—Dis que je suis vieux jeu, ça suffira...</p> - -<p>Dallas le regarda encore: puis, avec un geste d'incrédulité, il -disparut sous la voûte.</p> - -<p>Archer s'assit sur le banc, et continua à regarder le balcon aux -stores. Il calcula le temps que mettrait son fils à monter dans -l'ascenseur jusqu'au cinquième, à sonner à la porte, à être admis -dans l'antichambre, puis introduit dans le salon. Il imagina Dallas -entrant dans la pièce de son pas vif, assuré, avec son charmant -sourire. Avait-on raison de dire que son fils tenait de lui?</p> - -<p>Ensuite, il essaya de se figurer les personnes qui étaient déjà dans -le salon; car, à la fin de l'après-midi, il devait y avoir quelques -personnes. Mais il ne voyait qu'une dame au pâle visage, avec une masse -de cheveux sombres, qui redresserait la tête vivement, se levant à -demi pour tendre à Dallas sa longue main fine, ornée de trois bagues. -Archer imagina qu'elle serait assise sur un canapé au coin du feu, et -qu'il y aurait des azalées en fleurs derrière elle sur une table.</p> - -<p>—Je la retrouve mieux que si j'étais là-haut à côté d'elle, -se dit-il à haute voix.</p> - -<p>Et la crainte de sentir s'évanouir cette dernière illusion le -tenait immobile sur le banc pendant que les minutes s'écoulaient.</p> - -<p>Longtemps, il demeura ainsi dans l'envahissement du crépuscule, -sans quitter des yeux le balcon. À la fin, une lumière perça les -fenêtres. Un moment après, un domestique vint relever les stores -et fermer les persiennes.</p> - -<p>Comme si c'était le signal qu'il attendait, Newland Archer se -leva lentement et revint seul à son hôtel.</p> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Au temps de l'innocence, by Edith Wharton - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU TEMPS DE L'INNOCENCE *** - -***** This file should be named 62147-h.htm or 62147-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/2/1/4/62147/ - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Wikisource.) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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It exists -because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from -people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. -To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 -and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. 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