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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Oeuvres complètes de Guy de Maupassant - Monsieur Parent - -Author: Guy de Maupassant - -Release Date: November 1, 2019 [EBook #60610] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE GUY DE MAUPASSANT; VOL. 15 *** - - - - -Produced by Claudine Corbasson, Chuck Greif and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - ŒUVRES COMPLÈTES - - DE - - GUY DE MAUPASSANT - - - - - LA PRÉSENTE ÉDITION - DES - ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT - A ÉTÉ TIRÉE - PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE - EN VERTU D’UNE AUTORISATION - DE M. LE GARDE DES SCEAUX - EN DATE DU 30 JANVIER 1902. - - IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION - 100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE - SAVOIR: - - 60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien. - 20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial. - 20 exemplaires (81 à 100) sur chine. - - _Le texte de ce volume - est conforme à celui de l’édition originale_: Monsieur Parent - _Paris, Paul Ollendorff, éditeur, 1886._ - - - - - ŒUVRES COMPLÈTES - - DE - - GUY DE MAUPASSANT - - - MONSIEUR PARENT - - [Illustration] - - PARIS - LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR - 17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17 - - MDCCCCX - _Tous droits réservés._ - - - - -MONSIEUR PARENT. - - -I - -Le petit Georges, à quatre pattes dans l’allée, faisait des montagnes de -sable. Il le ramassait de ses deux mains, l’élevait en pyramide, puis -plantait au sommet une feuille de marronnier. - -Son père, assis sur une chaise de fer, le contemplait avec une attention -concentrée et amoureuse, ne voyait que lui dans l’étroit jardin public -rempli de monde. - -Tout le long du chemin rond qui passe devant le bassin et devant -l’église de la Trinité pour revenir, après avoir contourné le gazon, -d’autres enfants s’occupaient de même, à leurs petits jeux de jeunes -animaux, tandis que les bonnes indifférentes regardaient en l’air avec -leurs yeux de brutes, ou que les mères causaient entre elles en -surveillant la marmaille d’un coup d’œil incessant. - -Des nourrices, deux par deux, se promenaient d’un air grave, laissant -traîner derrière elles les longs rubans éclatants de leurs bonnets, et -portant dans leurs bras quelque chose de blanc enveloppé de dentelles, -tandis que de petites filles, en robe courte et jambes nues, avaient des -entretiens sérieux entre deux courses au cerceau, et que le gardien du -square, en tunique verte, errait au milieu de ce peuple de mioches, -faisait sans cesse des détours pour ne point démolir des ouvrages de -terre, pour ne point écraser des mains, pour ne point déranger le -travail de fourmi de ces mignonnes larves humaines. - -Le soleil allait disparaître derrière les toits de la rue Saint-Lazare -et jetait ses grands rayons obliques sur cette foule gamine et parée. -Les marronniers s’éclairaient de lueurs jaunes, et les trois cascades, -devant le haut portail de l’église, semblaient en argent liquide. - -M. Parent regardait son fils accroupi dans la poussière: il suivait ses -moindres gestes avec amour, semblait envoyer des baisers du bout des -lèvres à tous les mouvements de Georges. - -Mais ayant levé les yeux vers l’horloge du clocher, il constata qu’il se -trouvait en retard de cinq minutes. Alors il se leva, prit le petit par -le bras, secoua sa robe pleine de terre, essuya ses mains et l’entraîna -vers la rue Blanche. Il pressait le pas pour ne point rentrer après sa -femme; et le gamin, qui ne le pouvait suivre, trottinait à son côté. - -Le père alors le prit en ses bras, et, accélérant encore son allure, se -mit à souffler de peine en montant le trottoir incliné. C’était un homme -de quarante ans, déjà gris, un peu gros, portant avec un air inquiet un -bon ventre de joyeux garçon que les événements ont rendu timide. - -Il avait épousé, quelques années plus tôt, une jeune femme aimée -tendrement qui le traitait à présent avec une rudesse et une autorité de -despote tout-puissant. Elle le gourmandait sans cesse pour tout ce qu’il -faisait et pour tout ce qu’il ne faisait pas, lui reprochait aigrement -ses moindres actes, ses habitudes, ses simples plaisirs, ses goûts, ses -allures, ses gestes, la rondeur de sa ceinture et le son placide de sa -voix. - -Il l’aimait encore cependant, mais il aimait surtout l’enfant qu’il -avait d’elle, Georges, âgé maintenant de trois ans, devenu la plus -grande joie et la plus grande préoccupation de son cœur. Rentier -modeste, il vivait sans emploi avec ses vingt mille francs de revenu; et -sa femme, prise sans dot, s’indignait sans cesse de l’inaction de son -mari. - -Il atteignit enfin sa maison, posa l’enfant sur la première marche de -l’escalier, s’essuya le front, et se mit à monter. - -Au second étage, il sonna. - -Une vieille bonne qui l’avait élevé, une de ces servantes maîtresses qui -sont les tyrans des familles, vint ouvrir; et il demanda avec angoisse: - ---Madame est-elle rentrée? - -La domestique haussa les épaules: - ---Depuis quand Monsieur a-t-il vu Madame rentrer pour six heures et -demie? - -Il répondit d’un ton gêné: - ---C’est bon, tant mieux, ça me donne le temps de me changer, car j’ai -très chaud. - -La servante le regardait avec une pitié irritée et méprisante. Elle -grogna: - ---Oh! je le vois bien, Monsieur est en nage; Monsieur a couru; il a -porté le petit peut-être; et tout ça pour attendre Madame jusqu’à sept -heures et demie. C’est moi qu’on ne prendrait pas maintenant à être -prête à l’heure. Je fais mon dîner pour huit heures, moi, et quand on -l’attend, tant pis, un rôti ne doit pas être brûlé! - -M. Parent feignait de ne point écouter. Il murmura: - ---C’est bon, c’est bon. Il faut laver les mains de Georges qui a fait -des pâtés de sable. Moi, je vais me changer. Recommande à la femme de -chambre de bien nettoyer le petit. - -Et il entra dans son appartement. Dès qu’il y fut, il poussa le verrou -pour être seul, bien seul, tout seul. Il était tellement habitué, -maintenant, à se voir malmené et rudoyé qu’il ne se jugeait en sûreté -que sous la protection des serrures. Il n’osait même plus penser, -réfléchir, raisonner avec lui-même, s’il ne se sentait garanti par un -tour de clef contre les regards et les suppositions. S’étant affaissé -sur une chaise pour se reposer un peu avant de mettre du linge propre, -il songea que Julie commençait à devenir un danger nouveau dans la -maison. Elle haïssait sa femme, c’était visible; elle haïssait surtout -son camarade Paul Limousin resté, chose rare, l’ami intime et familier -du ménage, après avoir été l’inséparable compagnon de sa vie de garçon. -C’était Limousin qui servait d’huile et de tampon entre Henriette et -lui, qui le défendait même vivement, même sévèrement contre les -reproches immérités, contre les scènes harcelantes, contre toutes les -misères quotidiennes de son existence. - -Mais voilà que, depuis bientôt six mois, Julie se permettait sans cesse -sur sa maîtresse des remarques et des appréciations malveillantes. Elle -la jugeait à tout moment, déclarait vingt fois par jour: «Si j’étais -Monsieur, c’est moi qui ne me laisserais pas mener comme ça par le nez. -Enfin, enfin... Voilà... chacun suivant sa nature.» - -Un jour même elle avait été insolente avec Henriette, qui s’était -contentée de dire, le soir, à son mari: «Tu sais, à la première parole -vive de cette fille, je la flanque dehors, moi.» Elle semblait -cependant, elle qui ne craignait rien, redouter la vieille servante; et -Parent attribuait cette mansuétude à une considération pour la bonne qui -l’avait élevé, et qui avait fermé les yeux de sa mère. - -Mais c’était fini, les choses ne pourraient traîner plus longtemps; et -il s’épouvantait à l’idée de ce qui allait arriver. Que ferait-il? -Renvoyer Julie lui apparaissait comme une résolution si redoutable, -qu’il n’osait y arrêter sa pensée. Lui donner raison contre sa femme -était également impossible; et il ne se passerait pas un mois -maintenant, avant que la situation devînt insoutenable entre les deux. - -Il restait assis, les bras ballants, cherchant vaguement des moyens de -tout concilier, et ne trouvant rien. Alors il murmura: «Heureusement que -j’ai Georges... Sans lui, je serais bien malheureux.» - -Puis l’idée lui vint de consulter Limousin; il s’y résolut; mais -aussitôt le souvenir de l’inimitié née entre sa bonne et son ami lui fit -craindre que celui-ci ne conseillât l’expulsion; et il demeurait de -nouveau perdu dans ses angoisses et ses incertitudes. - -La pendule sonna sept heures. Il eut un sursaut. Sept heures, et il -n’avait pas encore changé de linge! Alors, effaré, essoufflé, il se -dévêtit, se lava, mit une chemise blanche, et se revêtit avec -précipitation, comme si on l’eût attendu dans la pièce voisine pour un -événement d’une importance extrême. - -Puis il entra dans le salon, heureux de n’avoir plus rien à redouter. - -Il jeta un coup d’œil sur le journal, alla regarder dans la rue, revint -s’asseoir sur le canapé; mais une porte s’ouvrit, et son fils entra, -nettoyé, peigné, souriant. Parent le saisit dans ses bras et le baisa -avec passion. Il l’embrassa d’abord dans les cheveux, puis sur les yeux, -puis sur les joues, puis sur la bouche, puis sur les mains. Puis il le -fit sauter en l’air, l’élevant jusqu’au plafond, au bout de ses -poignets. Puis il s’assit, fatigué par cet effort; et prenant Georges -sur un genou, il lui fit faire «à dada». - -L’enfant riait enchanté, agitait ses bras, poussait des cris de plaisir, -et le père aussi riait et criait de contentement, secouant son gros -ventre, s’amusant plus encore que le petit. - -Il l’aimait de tout son bon cœur de faible, de résigné, de meurtri. Il -l’aimait avec des élans fous, de grandes caresses emportées, avec toute -la tendresse honteuse cachée en lui, qui n’avait jamais pu sortir, -s’épandre, même aux premières heures de son mariage, sa femme s’étant -toujours montrée sèche et réservée. - -Julie parut sur la porte, le visage pâle, l’œil brillant, et elle -annonça d’une voix tremblante d’exaspération: - ---Il est sept heures et demie, Monsieur. - -Parent jeta sur la pendule un regard inquiet et résigné, et murmura: - ---En effet, il est sept heures et demie. - ---Voilà, mon dîner est prêt, maintenant. - -Voyant l’orage, il s’efforça de l’écarter: - ---Mais ne m’as-tu pas dit, quand je suis rentré, que tu ne le ferais que -pour huit heures? - ---Pour huit heures!... Vous n’y pensez pas, bien sûr! Vous n’allez pas -vouloir faire manger le petit à huit heures maintenant. On dit ça, -pardi, c’est une manière de parler. Mais ça détruirait l’estomac du -petit de le faire manger à huit heures! Oh! s’il n’y avait que sa mère! -Elle s’en soucie bien de son enfant! Ah oui! parlons-en, en voilà une -mère! Si ce n’est pas une pitié de voir des mères comme ça! - -Parent, tout frémissant d’angoisse, sentit qu’il fallait arrêter net la -scène menaçante. - ---Julie, dit-il, je ne te permets point de parler ainsi de ta maîtresse. -Tu entends, n’est-ce pas? ne l’oublie plus à l’avenir. - -La vieille bonne, suffoquée par l’étonnement, tourna les talons et -sortit en tirant la porte avec tant de violence que tous les cristaux du -lustre tintèrent. Ce fut, pendant quelques secondes, comme une légère et -vague sonnerie de petites clochettes invisibles qui voltigea dans l’air -silencieux du salon. - -Georges, surpris d’abord, se mit à battre des mains avec bonheur, et, -gonflant ses joues, fit un gros «boum» de toute la force de ses poumons -pour imiter le bruit de la porte. - -Alors son père lui conta des histoires; mais la préoccupation de son -esprit lui faisait perdre à tout moment le fil de son récit; et le -petit, ne comprenant plus, ouvrait de grands yeux étonnés. - -Parent ne quittait pas la pendule du regard. Il lui semblait voir -marcher l’aiguille. Il aurait voulu arrêter l’heure, faire immobile le -temps jusqu’à la rentrée de sa femme. Il n’en voulait pas à Henriette -d’être en retard, mais il avait peur, peur d’elle et de Julie, peur de -tout ce qui pouvait arriver. Dix minutes de plus suffiraient pour amener -une irréparable catastrophe, des explications et des violences qu’il -n’osait même imaginer. La seule pensée de la querelle, des éclats de -voix, des injures traversant l’air comme des balles, des deux femmes -face à face se regardant au fond des yeux et se jetant à la tête des -mots blessants, lui faisait battre le cœur, lui séchait la bouche ainsi -qu’une marche au soleil, le rendait mou comme une loque, si mou qu’il -n’avait plus la force de soulever son enfant et de le faire sauter sur -son genou. - -Huit heures sonnèrent; la porte se rouvrit et Julie reparut. Elle -n’avait plus son air exaspéré, mais un air de résolution méchante et -froide, plus redoutable encore. - ---Monsieur, dit-elle, j’ai servi votre maman jusqu’à son dernier jour, -je vous ai élevé aussi de votre naissance jusqu’à aujourd’hui! Je crois -qu’on peut dire que je suis dévouée à la famille... - -Elle attendait une réponse. - -Parent balbutia: - ---Mais oui, ma bonne Julie. - -Elle reprit: - ---Vous savez bien que je n’ai jamais rien fait par intérêt d’argent, -mais toujours par intérêt pour vous; que je ne vous ai jamais trompé ni -menti; que vous n’avez jamais pu m’adresser de reproches... - ---Mais oui, ma bonne Julie. - ---Eh bien, Monsieur, ça ne peut pas durer plus longtemps. C’est par -amitié pour vous que je ne disais rien, que je vous laissais dans votre -ignorance; mais c’est trop fort, et on rit trop de vous dans le -quartier. Vous ferez ce que vous voudrez, mais tout le monde le sait; il -faut que je vous le dise aussi, à la fin, bien que ça ne m’aille guère -de rapporter. Si Madame rentre comme ça à des heures de fantaisie, c’est -qu’elle fait des choses abominables. - -Il demeurait effaré, ne comprenant pas. Il ne put que balbutier: - ---Tais-toi... Tu sais que je t’ai défendu... - -Elle lui coupa la parole avec une résolution irrésistible. - ---Non, Monsieur, il faut que je vous dise tout, maintenant. Il y a -longtemps que Madame a fauté avec M. Limousin. Moi, je les ai vus plus -de vingt fois s’embrasser derrière les portes. Oh, allez! si M. Limousin -avait été riche, ça n’est pas M. Parent que Madame aurait épousé. Si -Monsieur se rappelait seulement comment le mariage s’est fait, il -comprendrait la chose d’un bout à l’autre... - -Parent s’était levé, livide, balbutiant: - ---Tais-toi... tais-toi... ou... - -Elle continua: - ---Non, je vous dirai tout. Madame a épousé Monsieur par intérêt; et elle -l’a trompé du premier jour. C’était entendu entre eux, pardi! Il suffit -de réfléchir pour comprendre ça. Alors comme Madame n’était pas contente -d’avoir épousé Monsieur qu’elle n’aimait pas, elle lui a fait la vie -dure, si dure que j’en avais le cœur cassé, moi qui voyais ça... - -Il fit deux pas, les poings fermés, répétant: - ---Tais-toi... tais-toi... car il ne trouvait rien à répondre. - -La vieille bonne ne recula point; elle semblait résolue à tout. - -Mais Georges, effaré d’abord, puis effrayé par ces voix grondantes, se -mit à pousser des cris aigus. Il restait debout derrière son père, et, -la face crispée, la bouche ouverte, il hurlait. - -La clameur de son fils exaspéra Parent, l’emplit de courage et de -fureur. Il se précipita vers Julie, les deux bras levés, prêt à frapper -des deux mains, et criant: - ---Ah misérable! tu vas tourner les sens du petit. - -Il la touchait déjà! Elle lui jeta par la face: - ---Monsieur peut me battre s’il veut, moi qui l’ai élevé; ça n’empêchera -pas que sa femme le trompe et que son enfant n’est pas de lui!... - -Il s’arrêta tout net, laissa retomber ses bras; et il restait en face -d’elle tellement éperdu qu’il ne comprenait plus rien. - -Elle ajouta: - ---Il suffit de regarder le petit pour reconnaître le père, pardi! c’est -tout le portrait de M. Limousin. Il n’y a qu’à regarder ses yeux et son -front. Un aveugle ne s’y tromperait pas... - -Mais il l’avait saisie par les épaules et il la secouait de toute sa -force, bégayant: - ---Vipère... vipère! Hors d’ici, vipère!... Va-t’en ou je te tuerais!... -Va-t’en! Va-t’en!... - -Et d’un effort désespéré il la lança dans la pièce voisine. Elle tomba -sur la table servie dont les verres s’abattirent et se cassèrent; puis, -s’étant relevée, elle mit la table entre elle et son maître, et, tandis -qu’il la poursuivait pour la ressaisir, elle lui crachait au visage des -paroles terribles: - ---Monsieur n’a qu’à sortir... ce soir... après dîner... et qu’à rentrer -tout de suite... il verra!... il verra si j’ai menti!... Que Monsieur -essaye... il verra. - -Elle avait gagné la porte de la cuisine et elle s’enfuit, il courut -derrière elle, monta l’escalier de service jusqu’à sa chambre de bonne -où elle s’était enfermée, et heurtant la porte: - ---Tu vas quitter la maison à l’instant même. - -Elle répondit à travers la planche: - ---Monsieur peut y compter. Dans une heure je ne serai plus ici. - -Alors il redescendit lentement, en se cramponnant à la rampe pour ne -point tomber; et il rentra dans son salon où Georges pleurait, assis par -terre. - -Parent s’affaissa sur un siège et regarda l’enfant d’un œil hébété. Il -ne comprenait plus rien; il ne savait plus rien; il se sentait étourdi, -abruti, fou, comme s’il venait de choir sur la tête; à peine se -souvenait-il des choses horribles que lui avait dites sa bonne. Puis, -peu à peu, sa raison, comme une eau troublée, se calma et s’éclaircit; -et l’abominable révélation commença à travailler son cœur. - -Julie avait parlé si net, avec une telle force, une telle assurance, une -telle sincérité, qu’il ne douta pas de sa bonne foi, mais il s’obstinait -à douter de sa clairvoyance. Elle pouvait s’être trompée, aveuglée par -son dévouement pour lui, entraînée par une haine inconsciente contre -Henriette. Cependant, à mesure qu’il tâchait de se rassurer et de se -convaincre, mille petits faits se réveillaient en son souvenir, des -paroles de sa femme, des regards de Limousin, un tas de riens -inobservés, presque inaperçus, des sorties tardives, des absences -simultanées, et même des gestes presque insignifiants, mais bizarres -qu’il n’avait pas su voir, pas su comprendre, et qui, maintenant, -prenaient pour lui une importance extrême, établissaient une connivence -entre eux. Tout ce qui s’était passé depuis ses fiançailles surgissait -brusquement en sa mémoire surexcitée par l’angoisse. Il retrouvait tout, -des intonations singulières, des attitudes suspectes; et son pauvre -esprit d’homme calme et bon, harcelé par le doute, lui montrait -maintenant, comme des certitudes, ce qui aurait pu n’être encore que des -soupçons. - -Il fouillait avec une obstination acharnée dans ces cinq années de -mariage, cherchant à retrouver tout, mois par mois, jour par jour; et -chaque chose inquiétante qu’il découvrait le piquait au cœur comme un -aiguillon de guêpe. - -Il ne pensait plus à Georges, qui se taisait maintenant, le derrière sur -le tapis. Mais, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, le gamin se remit -à pleurer. - -Son père s’élança, le saisit dans ses bras, et lui couvrit la tête de -baisers. Son enfant lui demeurait au moins! Qu’importait le reste? Il le -tenait, le serrait, la bouche dans ses cheveux blonds, soulagé, consolé, -balbutiant: «Georges... mon petit Georges, mon cher petit Georges...» -Mais il se rappela brusquement ce qu’avait dit Julie!... Oui, elle avait -dit que son enfant était à Limousin... Oh! cela n’était pas possible, -par exemple! non, il ne pouvait le croire, il n’en pouvait même douter -une seconde. C’était là une de ces odieuses infamies qui germent dans -les âmes ignobles des servantes! Il répétait: «Georges... mon cher -Georges.» Le gamin, caressé, s’était tu de nouveau. - -Parent sentait la chaleur de la petite poitrine pénétrer dans la sienne -à travers les étoffes. Elle l’emplissait d’amour, de courage, de joie; -cette chaleur douce d’enfant le caressait, le fortifiait, le sauvait. - -Alors il écarta un peu de lui la tête mignonne et frisée pour la -regarder avec passion. Il la contemplait avidement, éperdument, se -grisant à la voir, et répétant toujours: «Oh! mon petit... mon petit -Georges!...» - -Il pensa soudain: «S’il ressemblait à Limousin... pourtant!» - -Ce fut en lui quelque chose d’étrange, d’atroce, une poignante et -violente sensation de froid dans tout son corps, dans tous ses membres, -comme si ses os, tout à coup, fussent devenus de glace. Oh! s’il -ressemblait à Limousin!... et il continuait à regarder Georges qui riait -maintenant. Il le regardait avec des yeux éperdus, troubles, hagards. Et -il cherchait dans le front, dans le nez, dans la bouche, dans les joues, -s’il ne retrouvait pas quelque chose du front, du nez, de la bouche ou -des joues de Limousin. - -Sa pensée s’égarait comme lorsqu’on devient fou; et le visage de son -enfant se transformait sous son regard, prenait des aspects bizarres, -des ressemblances invraisemblables. - -Julie avait dit: «Un aveugle ne s’y tromperait pas.» Il y avait donc -quelque chose de frappant, quelque chose d’indéniable! Mais quoi? Le -front? Oui, peut-être? Cependant Limousin avait le front plus étroit! -Alors la bouche? Mais Limousin portait toute sa barbe! Comment constater -les rapports entre ce gras menton d’enfant et le menton poilu de cet -homme? - -Parent pensait: «Je n’y vois pas, moi, je n’y vois plus; je suis trop -troublé; je ne pourrais rien reconnaître maintenant... Il faut attendre; -il faudra que je le regarde bien demain matin, en me levant.» - -Puis il songea: «Mais s’il me ressemblait, à moi, je serais sauvé, -sauvé!» - -Et il traversa le salon en deux enjambées pour aller examiner dans la -glace la face de son enfant à côté de la sienne. - -Il tenait Georges assis sur son bras, afin que leurs visages fussent -tout proches, et il parlait haut tant son égarement était grand. «Oui... -nous avons le même nez... le même nez... peut-être... ce n’est pas -sûr... et le même regard... Mais non, il a les yeux bleus... Alors... -oh! mon Dieu!... mon Dieu!... mon Dieu!... je deviens fou!... Je ne veux -plus voir... je deviens fou!...» - -Il se sauva loin de la glace, à l’autre bout du salon, tomba sur un -fauteuil, posa le petit sur un autre, et il se mit à pleurer. Il -pleurait par grands sanglots désespérés. Georges, effaré d’entendre -gémir son père, commença aussitôt à hurler. - -Le timbre d’entrée sonna. Parent fit un bond, comme si une balle l’eût -traversé. Il dit: «La voilà... qu’est-ce que je vais faire?...» Et il -courut s’enfermer dans sa chambre pour avoir le temps, au moins, de -s’essuyer les yeux. Mais après quelques secondes, un nouveau coup de -timbre le fit encore tressaillir; puis il se rappela que Julie était -partie sans que la femme de chambre fût prévenue. Donc personne n’irait -ouvrir? Que faire? Il y alla. - -Voici que tout d’un coup il se sentait brave, résolu, prêt pour la -dissimulation et la lutte. L’effroyable secousse l’avait mûri en -quelques instants. Et puis il voulait savoir; il le voulait avec une -fureur de timide et une ténacité de débonnaire exaspéré. - -Il tremblait cependant! Était-ce de peur? Oui... Peut-être avait-il -encore peur d’elle? sait-on combien l’audace contient parfois de lâcheté -fouettée? - -Derrière la porte qu’il avait atteinte à pas furtifs, il s’arrêta pour -écouter. Son cœur battait à coups furieux; il n’entendait que ce -bruit-là: ces grands coups sourds dans sa poitrine et la voix aiguë de -Georges qui criait toujours, dans le salon. - -Soudain, le son du timbre éclatant sur sa tête, le secoua comme une -explosion; alors il saisit la serrure, et, haletant, défaillant, il fit -tourner la clef et tira le battant. - -Sa femme et Limousin se tenaient debout en face de lui, sur l’escalier. - -Elle dit, avec un air d’étonnement où apparaissait un peu d’irritation: - ---C’est toi qui ouvres, maintenant? Où est donc Julie? - -Il avait la gorge serrée, la respiration précipitée; et il s’efforçait -de répondre, sans pouvoir prononcer un mot. - -Elle reprit: - ---Es-tu devenu muet? Je te demande où est Julie. - -Alors il balbutia: - ---Elle... elle... est... partie... - -Sa femme commençait à se fâcher: - ---Comment, partie? Où ça? Pourquoi? - -Il reprenait son aplomb peu à peu et sentait naître en lui une haine -mordante contre cette femme insolente, debout devant lui. - ---Oui, partie pour tout à fait... je l’ai renvoyée... - ---Tu l’as renvoyée?... Julie?... Mais tu es fou... - ---Oui, je l’ai renvoyée parce qu’elle avait été insolente... et -qu’elle... qu’elle a maltraité l’enfant. - ---Julie? - ---Oui... Julie. - ---A propos de quoi a-t-elle été insolente? - ---A propos de toi. - ---A propos de moi? - ---Oui... parce que son dîner était brûlé et que tu ne rentrais pas. - ---Elle a dit...? - ---Elle a dit... des choses désobligeantes pour toi... et que je ne -devais pas... que je ne pouvais pas entendre.... - ---Quelles choses? - ---Il est inutile de les répéter. - ---Je désire les connaître. - ---Elle a dit qu’il était très malheureux pour un homme comme moi, -d’épouser une femme comme toi, inexacte, sans ordre, sans soins, -mauvaise maîtresse de maison, mauvaise mère, et mauvaise épouse... - -La jeune femme était entrée dans l’antichambre, suivie par Limousin qui -ne disait mot devant cette situation inattendue. Elle ferma brusquement -la porte, jeta son manteau sur une chaise et marcha sur son mari en -bégayant, exaspérée: - ---Tu dis?... Tu dis?... que je suis...? - -Il était très pâle, très calme. Il répondit: - ---Je ne dis rien, ma chère amie; je te répète seulement les propos de -Julie, que tu as voulu connaître; et je te ferai remarquer que je l’ai -mise à la porte justement à cause de ces propos. - -Elle frémissait de l’envie violente de lui arracher la barbe et les -joues avec ses ongles. Dans la voix, dans le ton, dans l’allure, elle -sentait bien la révolte, quoiqu’elle ne pût rien répondre; et elle -cherchait à reprendre l’offensive par quelque mot direct et blessant. - ---Tu as dîné? dit-elle. - ---Non, j’ai attendu. - -Elle haussa les épaules avec impatience. - ---C’est stupide d’attendre après sept heures et demie. Tu aurais dû -comprendre que j’avais été retenue, que j’avais eu des affaires, des -courses. - -Puis, tout à coup, un besoin lui vint d’expliquer l’emploi de son temps, -et elle raconta, avec des paroles brèves, hautaines, qu’ayant eu des -objets de mobilier à choisir très loin, très loin, rue de Rennes, elle -avait rencontré Limousin à sept heures passées, boulevard Saint-Germain, -en revenant, et qu’alors elle lui avait demandé son bras pour entrer -manger un morceau dans un restaurant où elle n’osait pénétrer seule, -bien qu’elle se sentît défaillir de faim. Voilà comment elle avait dîné, -avec Limousin, si on pouvait appeler cela dîner; car ils n’avaient pris -qu’un bouillon et un demi-poulet, tant ils avaient hâte de revenir. - -Parent répondit simplement: - ---Mais tu as bien fait. Je ne t’adresse pas de reproches. - -Alors Limousin, resté jusque-là muet, presque caché derrière Henriette, -s’approcha et tendit sa main en murmurant: - ---Tu vas bien? - -Parent prit cette main offerte, et, la serrant mollement: - ---Oui, très bien. - -Mais la jeune femme avait saisi un mot dans la dernière phrase de son -mari. - ---Des reproches... pourquoi parles-tu de reproches?... On dirait que tu -as une intention. - -Il s’excusa: - ---Non, pas du tout. Je voulais simplement te répondre que je ne m’étais -pas inquiété de ton retard et que je ne t’en faisais point un crime. - -Elle le prit de haut, cherchant un prétexte à querelle: - ---De mon retard?... On dirait vraiment qu’il est une heure du matin et -que je passe la nuit dehors. - ---Mais non, ma chère amie. J’ai dit «retard» parce que je n’ai pas -d’autre mot. Tu devais rentrer à six heures et demie, tu rentres à huit -heures et demie. C’est un retard, ça! Je le comprends très bien; je -ne... ne... ne m’en étonne même pas... Mais... mais... il m’est -difficile d’employer un autre mot. - ---C’est que tu le prononces comme si j’avais découché.... - ---Mais non... mais non... - -Elle vit qu’il céderait toujours, et elle allait entrer dans sa chambre, -quand elle s’aperçut enfin que Georges hurlait. Alors elle demanda, avec -un visage ému: - ---Qu’a donc le petit? - ---Je t’ai dit que Julie l’avait un peu maltraité. - ---Qu’est-ce qu’elle lui a fait, cette gueuse? - ---Oh! presque rien. Elle l’a poussé et il est tombé. - -Elle voulut voir son enfant et s’élança dans la salle à manger, puis -s’arrêta net devant la table couverte de vin répandu, de carafes et de -verres brisés, et de salières renversées. - ---Qu’est-ce que c’est que ce ravage-là? - ---C’est Julie qui.... - -Mais elle lui coupa la parole avec fureur: - ---C’est trop fort, à la fin! Julie me traite de dévergondée, bat mon -enfant, casse ma vaisselle, bouleverse ma maison, et il semble que tu -trouves cela tout naturel. - ---Mais non... puisque je l’ai renvoyée. - ---Vraiment!... Tu las renvoyée!... Mais il fallait la faire arrêter. -C’est le commissaire de police qu’on appelle dans ces cas-là! - -Il balbutia: - ---Mais... ma chère amie... je ne pouvais pourtant pas... il n’y avait -point de raison... Vraiment, il était bien difficile... - -Elle haussa les épaules avec un infini dédain. - ---Tiens, tu ne seras jamais qu’une loque, un pauvre sire, un pauvre -homme sans volonté, sans fermeté, sans énergie. Ah! elle a dû t’en dire -de raides, ta Julie, pour que tu te sois décidé à la mettre dehors. -J’aurais voulu être là une minute, rien qu’une minute. - -Ayant ouvert la porte du salon, elle courut à Georges, le releva, le -serra dans ses bras en l’embrassant: «Georget, qu’est-ce que tu as, mon -chat, mon mignon, mon poulet?» - -Caressé par sa mère, il se tut. Elle répéta: - ---Qu’est-ce que tu as? - -Il répondit, ayant vu trouble avec ses yeux d’enfant effrayé: - ---C’est Zulie qu’a battu papa. - -Henriette se retourna vers son mari, stupéfaite d’abord. Puis une folle -envie de rire s’éveilla dans son regard, passa comme un frisson sur ses -joues fines, releva sa lèvre, retroussa les ailes de ses narines, et -enfin jaillit de sa bouche en une claire fusée de joie, en une cascade -de gaieté, sonore et vive comme une roulade d’oiseau. Elle répétait, -avec de petits cris méchants qui passaient entre ses dents blanches et -déchiraient Parent ainsi que des morsures: «Ah!... ah!... ah!... ah!... -elle t’a ba... ba... battu... Ah!... ah!... ah!... que c’est drôle... -que c’est drôle.... Vous entendez, Limousin. Julie l’a battu... battu... -Julie a battu mon mari... Ah!... ah!... ah!... que c’est drôle!... - -Parent balbutiait: - ---Mais non... mais non... ce n’est pas vrai... ce n’est pas vrai... -C’est moi, au contraire, qui l’ai jetée dans la salle à manger, si fort -qu’elle a bouleversé la table. L’enfant a mal vu. C’est moi qui l’ai -battue! - -Henriette disait à son fils: - ---Répète, mon poulet. C’est Julie qui a battu papa! - -Il répondit: - ---Oui, c’est Zulie. - -Puis, passant soudain à une autre idée, elle reprit: - ---Mais il n’a pas dîné, cet enfant-là? Tu n’as rien mangé, mon chéri? - ---Non, maman. - -Alors elle se retourna, furieuse, vers son mari: - ---Tu es donc fou, archi-fou! Il est huit heures et demie et Georges n’a -pas dîné! - -Il s’excusa, égaré dans cette scène et dans cette explication, écrasé -sous cet écroulement de sa vie. - ---Mais, ma chère amie, nous t’attendions. Je ne voulais pas dîner sans -toi. Comme tu rentres tous les jours en retard, je pensais que tu allais -revenir d’un moment à l’autre. - -Elle lança dans un fauteuil son chapeau, gardé jusque-là sur sa tête, -et, la voix nerveuse: - ---Vraiment, c’est intolérable d’avoir affaire à des gens qui ne -comprennent rien, qui ne devinent rien, qui ne savent rien faire par -eux-mêmes. Alors, si j’étais rentrée à minuit, l’enfant n’aurait rien -mangé du tout. Comme si tu n’aurais pas pu comprendre, après sept heures -et demie passées, que j’avais eu un empêchement, un retard, une -entrave!... - -Parent tremblait, sentant la colère le gagner; mais Limousin s’interposa -et, se tournant vers la jeune femme: - ---Vous êtes tout à fait injuste, ma chère amie. Parent ne pouvait pas -deviner que vous rentreriez si tard, ce qui ne vous arrive jamais; et -puis, comment vouliez-vous qu’il se tirât d’affaire tout seul, après -avoir renvoyé Julie? - -Mais Henriette, exaspérée, répondit: - ---Il faudra pourtant bien qu’il se tire d’affaire, car je ne l’aiderai -pas. Qu’il se débrouille! - -Et elle entra brusquement dans sa chambre, oubliant déjà que son fils -n’avait point mangé. - -Alors Limousin, tout à coup, se multiplia pour aider son ami. Il ramassa -et enleva les verres brisés qui couvraient la table, remit le couvert et -assit l’enfant sur son petit fauteuil à grands pieds, pendant que Parent -allait chercher la femme de chambre pour se faire servir par elle. - -Elle arriva étonnée, n’ayant rien entendu dans la chambre de Georges où -elle travaillait. - -Elle apporta la soupe, un gigot brûlé, puis des pommes de terre en -purée. - -Parent s’était assis à côté de son enfant, l’esprit en détresse, la -raison emportée dans cette catastrophe. Il faisait manger le petit, -essayait de manger lui-même, coupait la viande, la mâchait et l’avalait -avec effort, comme si sa gorge eût été paralysée. - -Alors, peu à peu, s’éveilla dans son âme un désir affolé de regarder -Limousin assis en face de lui et qui roulait des boulettes de pain. Il -voulait voir s’il ressemblait à Georges. Mais il n’osait pas lever les -yeux. Il s’y décida pourtant, et considéra brusquement cette figure -qu’il connaissait bien, quoiqu’il lui semblât ne l’avoir jamais -examinée, tant elle lui parut différente de ce qu’il pensait. De seconde -en seconde, il jetait un coup d’œil rapide sur ce visage, cherchant à en -reconnaître les moindres lignes, les moindres traits, les moindres sens; -puis, aussitôt, il regardait son fils, en ayant l’air de le faire -manger. - -Deux mots ronflaient dans son oreille: «Son père! son père! son père!» -Ils bourdonnaient à ses tempes avec chaque battement de son cœur. Oui, -cet homme, cet homme tranquille, assis de l’autre côté de cette table, -était peut-être le père de son fils, de Georges, de son petit Georges. -Parent cessa de manger, il ne pouvait plus. Une douleur atroce, une de -ces douleurs qui font hurler, se rouler par terre, mordre les meubles, -lui déchirait tout le dedans du corps. Il eut envie de prendre son -couteau et de se l’enfoncer dans le ventre. Cela le soulagerait, le -sauverait; ce serait fini. - -Car pourrait-il vivre maintenant? Pourrait-il vivre, se lever le matin, -manger aux repas, sortir par les rues, se coucher le soir et dormir la -nuit avec cette pensée vrillée en lui: «Limousin, le père de -Georges!...» Non, il n’aurait plus la force de faire un pas, de -s’habiller, de penser à rien, de parler à personne! Chaque jour, à toute -heure, à toute seconde, il se demanderait cela; il chercherait à savoir, -à deviner, à surprendre cet horrible secret? Et le petit, son cher -petit, il ne pourrait plus le voir sans endurer l’épouvantable -souffrance de ce doute, sans se sentir déchiré jusqu’aux entrailles, -sans être torturé jusqu’aux moelles de ses os. Il lui faudrait vivre -ici, rester dans cette maison, à côté de cet enfant qu’il aimerait et -haïrait! Oui, il finirait par le haïr assurément. Quel supplice! Oh! -s’il était certain que Limousin fût le père, peut-être arriverait-il à -se calmer, à s’endormir dans son malheur, dans sa douleur? Mais ne pas -savoir était intolérable! - -Ne pas savoir, chercher toujours, souffrir toujours, et embrasser cet -enfant à tout moment, l’enfant d’un autre, le promener dans la ville, le -porter dans ses bras, sentir la caresse de ses fins cheveux sous les -lèvres, l’adorer et penser sans cesse: «Il n’est pas à moi, peut-être?» -Ne vaudrait-il pas mieux ne plus le voir, l’abandonner, le perdre dans -les rues, ou se sauver soi-même très loin, si loin, qu’il n’entendrait -plus jamais parler de rien, jamais! - -Il eut un sursaut en entendant ouvrir la porte. Sa femme rentrait. - ---J’ai faim, dit-elle; et vous, Limousin? - -Limousin répondit, en hésitant: - ---Ma foi, moi aussi. - -Et elle fit rapporter le gigot. - -Parent se demandait: «Ont-ils dîné? ou bien se sont-ils mis en retard à -un rendez-vous d’amour?» - -Ils mangeaient maintenant de grand appétit, tous les deux. Henriette, -tranquille, riait et plaisantait. Son mari l’épiait aussi, par regards -brusques, vite détournés. Elle avait une robe de chambre rose garnie de -dentelles blanches; et sa tête blonde, son cou frais, ses mains grasses -sortaient de ce joli vêtement coquet et parfumé, comme d’une coquille -bordée d’écume. Qu’avait-elle fait tout le jour avec cet homme? Parent -les voyait embrassés, balbutiant des paroles ardentes! Comment ne -pouvait-il rien savoir, ne pouvait-il pas deviner en les regardant ainsi -côte à côte, en face de lui? - -Comme ils devaient se moquer de lui, s’il avait été leur dupe depuis le -premier jour? Était-il possible qu’on se jouât ainsi d’un homme, d’un -brave homme, parce que son père lui avait laissé un peu d’argent! -Comment ne pouvait-on voir ces choses-là dans les âmes, comment se -pouvait-il que rien ne révélât aux cœurs droits les fraudes des cœurs -infâmes, que la voix fût la même pour mentir que pour adorer, et le -regard fourbe qui trompe, pareil au regard sincère? - -Il les épiait, attendant un geste, un mot, une intonation. Soudain il -pensa: «Je vais les surprendre ce soir.» Et il dit: - ---Ma chère amie, comme je viens de renvoyer Julie, il faut que je -m’occupe, dès aujourd’hui, de trouver une autre bonne. Je sors tout de -suite, afin de me procurer quelqu’un pour demain matin. Je rentrerai -peut-être un peu tard. - -Elle répondit: - ---Va; je ne bougerai pas d’ici. Limousin me tiendra compagnie. Nous -t’attendrons. - -Puis, se tournant vers la femme de chambre: - ---Vous allez coucher Georges, ensuite vous pourrez desservir et monter -chez vous. - -Parent s’était levé. Il oscillait sur ses jambes, étourdi, trébuchant. -Il murmura: «A tout à l’heure,» et gagna la sortie en s’appuyant au mur, -car le parquet remuait comme une barque. - -Georges était parti aux bras de sa bonne. Henriette et Limousin -passèrent au salon. Dès que la porte fut refermée: - ---Ah, çà! tu es donc folle, dit-il, de harceler ainsi ton mari? - -Elle se retourna: - ---Ah! tu sais, je commence à trouver violente cette habitude que tu -prends depuis quelque temps de poser Parent en martyr. - -Limousin se jeta dans un fauteuil, et, croisant ses jambes: - ---Je ne le pose pas en martyr le moins du monde, mais je trouve, moi, -qu’il est ridicule, dans notre situation, de braver cet homme du matin -au soir. - -Elle prit une cigarette sur la cheminée, l’alluma, et répondit: - ---Mais je ne le brave pas, bien au contraire; seulement il m’irrite par -sa stupidité... et je le traite comme il le mérite. - -Limousin reprit, d’une voix impatiente: - ---C’est inepte, ce que tu fais! Du reste, toutes les femmes sont -pareilles. Comment? voilà un excellent garçon, trop bon, stupide de -confiance et de bonté, qui ne nous gêne en rien, qui ne nous soupçonne -pas une seconde, qui nous laisse libres, tranquilles autant que nous -voulons; et tu fais tout ce que tu peux pour le rendre enragé et pour -gâter notre vie. - -Elle se tourna vers lui: - ---Tiens, tu m’embêtes! Toi, tu es lâche, comme tous les hommes! Tu as -peur de ce crétin! - -Il se leva vivement, et, furieux: - ---Ah! çà, je voudrais bien savoir ce qu’il t’a fait, et de quoi tu peux -lui en vouloir? Te rend-il malheureuse? Te bat-il? Te trompe-t-il? Non, -c’est trop fort à la fin de faire souffrir ce garçon uniquement parce -qu’il est trop bon, et de lui en vouloir uniquement parce que tu le -trompes. - -Elle s’approcha de Limousin, et, le regardant au fond des yeux: - ---C’est toi qui me reproches de le tromper, toi? toi? toi? Faut-il que -tu aies un sale cœur? - -Il se défendit, un peu honteux: - ---Mais je ne te reproche rien, ma chère amie, je te demande seulement de -ménager un peu ton mari, parce que nous avons besoin l’un et l’autre de -sa confiance. Il me semble que tu devrais comprendre cela. - -Ils étaient tout près l’un de l’autre, lui grand, brun, avec des favoris -tombants, l’allure un peu vulgaire d’un beau garçon content de lui; elle -mignonne, rose et blonde, une petite Parisienne mi-cocotte et -mi-bourgeoise, née dans une arrière-boutique, élevée sur le seuil du -magasin à cueillir les passants d’un coup d’œil, et mariée, au hasard de -cette cueillette, avec le promeneur naïf qui s’est épris d’elle pour -l’avoir vue, chaque jour, devant cette porte, en sortant le matin et en -rentrant le soir. - -Elle disait: - ---Mais tu ne comprends donc pas, grand niais, que je l’exècre justement -parce qu’il m’a épousée, parce qu’il m’a achetée enfin, parce que tout -ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il pense me porte sur les -nerfs. Il m’exaspère à toute seconde par sa sottise que tu appelles de -la bonté, par sa lourdeur que tu appelles de la confiance, et puis, -surtout, parce qu’il est mon mari, lui, au lieu de toi! Je le sens entre -nous deux, quoiqu’il ne nous gêne guère. Et puis?... et puis?... Non, il -est trop idiot à la fin de ne se douter de rien! Je voudrais qu’il fût -un peu jaloux au moins. Il y a des moments où j’ai envie de lui crier: -«Mais tu ne vois donc rien, grosse bête, tu ne comprends donc pas que -Paul est mon amant.» - -Limousin se mit à rire: - ---En attendant, tu feras bien de te taire et de ne pas troubler notre -existence. - ---Oh! je ne la troublerai pas, va! Avec cet imbécile-là, il n’y a rien à -craindre. Non, mais c’est incroyable que tu ne comprennes pas combien il -m’est odieux, combien il m’énerve. Toi, tu as toujours l’air de le -chérir, de lui serrer la main avec franchise. Les hommes sont -surprenants parfois. - ---Il faut bien savoir dissimuler, ma chère. - ---Il ne s’agit pas de dissimulation, mon cher, mais de sentiments. Vous -autres, quand vous trompez un homme, on dirait que vous l’aimez tout de -suite davantage; nous autres, nous le haïssons à partir du moment où -nous l’avons trompé. - ---Je ne vois pas du tout pourquoi on haïrait un brave garçon dont on -prend la femme. - ---Tu ne vois pas?... tu ne vois pas?... C’est un tact qui vous manque à -tous, cela! Que veux-tu? ce sont des choses qu’on sent et qu’on ne peut -pas dire. Et puis d’abord on ne doit pas?... Non, tu ne comprendrais -point, c’est inutile! Vous autres, vous n’avez pas de finesse. - -Et souriant, avec un doux mépris de rouée, elle posa les deux mains sur -ses épaules en tendant vers lui ses lèvres; il pencha la tête vers elle -en l’enfermant dans une étreinte, et leurs bouches se rencontrèrent. Et -comme ils étaient debout devant la glace de la cheminée, un autre couple -tout pareil à eux s’embrassait derrière la pendule. - -Ils n’avaient rien entendu, ni le bruit de la clef ni le grincement de -la porte; mais Henriette, brusquement, poussant un cri aigu, rejeta -Limousin de ses deux bras, et ils aperçurent Parent qui les regardait, -livide, les poings fermés, déchaussé, et son chapeau sur le front. - -Il les regardait, l’un après l’autre, d’un rapide mouvement de l’œil, -sans remuer la tête. Il semblait fou; puis sans dire un mot, il se rua -sur Limousin, le prit à pleins bras comme pour l’étouffer, le culbuta -jusque dans l’angle du salon d’un élan si impétueux, que l’autre, -perdant pied, battant l’air de ses mains, alla heurter brutalement son -crâne contre la muraille. - -Mais Henriette, quand elle comprit que son mari allait assommer son -amant, se jeta sur Parent, le saisit par le cou, et enfonçant dans la -chair ses dix doigts fins et roses, elle serra si fort, avec ses nerfs -de femme éperdue, que le sang jaillit sous ses ongles. Et elle lui -mordait l’épaule comme si elle eût voulu le déchirer avec ses dents. -Parent, étranglé, suffoquant, lâcha Limousin pour secouer sa femme -accrochée à son col; et l’ayant empoignée par la taille, il la jeta, -d’une seule poussée, à l’autre bout du salon. - -Puis, comme il avait la colère courte des débonnaires, et la violence -poussive des faibles, il demeura debout entre les deux, haletant, -épuisé, ne sachant plus ce qu’il devait faire. Sa fureur brutale s’était -répandue dans cet effort, comme la mousse d’un vin débouché, et son -énergie insolite finissait en essoufflement. Dès qu’il put parler, il -balbutia: - ---Allez-vous-en... tous les deux... tout de suite... allez-vous-en!... - -Limousin restait immobile dans son angle, collé contre le mur, trop -effaré pour rien comprendre encore, trop effrayé pour remuer un doigt. -Henriette, les poings appuyés sur le guéridon, la tête en avant, -décoiffée, le corsage ouvert, la poitrine nue, attendait, pareille à une -bête qui va sauter. - -Parent reprit d’une voix plus forte: - ---Allez-vous-en, tout de suite... Allez-vous-en! - -Voyant calmée sa première exaspération, sa femme s’enhardit, se -redressa, fit deux pas vers lui, et presque insolente déjà: - ---Tu as donc perdu la tête?... Qu’est-ce qui t’a pris?... Pourquoi cette -agression inqualifiable?... - -Il se retourna vers elle, en levant le poing pour l’assommer, et -bégayant: - ---Oh!... oh!... c’est trop fort!... trop fort!... j’ai... j’ai... -j’ai... tout entendu!... tout!... tout!... tu comprends... tout!... -misérable!... misérable!... Vous êtes deux misérables!... -Allez-vous-en!... tous les deux!... tout de suite!... Je vous -tuerais!... Allez-vous-en!... - -Elle comprit que c’était fini, qu’il savait, qu’elle ne se pourrait -point innocenter et qu’il fallait céder. Mais toute son impudence lui -était revenue et sa haine contre cet homme, exaspérée à présent, la -poussait à l’audace, mettait en elle un besoin de défi, un besoin de -bravade. - -Elle dit d’une voix claire: - ---Venez, Limousin. Puisqu’on me chasse, je vais chez vous. - -Mais Limousin ne remuait pas. Parent, qu’une colère nouvelle saisissait, -se mit à crier: - ---Allez-vous-en donc!... allez-vous-en!... misérables!... ou bien!... ou -bien!... - -Il saisit une chaise qu’il fit tournoyer sur sa tête. - -Alors Henriette traversa le salon d’un pas rapide, prit son amant par le -bras, l’arracha du mur où il semblait scellé, et l’entraîna vers la -porte en répétant: - ---Mais venez donc, mon ami, venez donc... Vous voyez bien que cet homme -est fou... Venez donc!... - -Au moment de sortir, elle se retourna vers son mari, cherchant ce -qu’elle pourrait faire, ce qu’elle pourrait inventer pour le blesser au -cœur, en quittant cette maison. Et une idée lui traversa l’esprit, une -de ces idées venimeuses, mortelles, où fermente toute la perfidie des -femmes. - -Elle dit, résolue: - ---Je veux emporter mon enfant. - -Parent, stupéfait, balbutia: - ---Ton... ton... enfant?... Tu oses parler de ton enfant?... tu oses... -tu oses demander ton enfant... après... après... Oh! oh! oh! c’est trop -fort!... Tu oses?... Mais va-t’en donc, gueuse! Va-t’en!... - -Elle revint vers lui, presque souriante, presque vengée déjà, et le -bravant, tout près, face à face: - ---Je veux mon enfant... et tu n’as pas le droit de le garder, parce -qu’il n’est pas à toi... tu entends, tu entends bien... Il n’est pas à -toi... Il est à Limousin. - -Parent, éperdu, cria: - ---Tu mens... tu mens... misérable! - -Mais elle reprit: - ---Imbécile! Tout le monde le sait, excepté toi. Je te dis que voilà son -père. Mais il suffit de regarder pour le voir... - -Parent reculait devant elle, chancelant. Puis brusquement, il se -retourna, saisit une bougie, et s’élança dans la chambre voisine. - -Il revint presque aussitôt, portant sur son bras le petit Georges -enveloppé dans les couvertures de son lit. L’enfant, réveillé en -sursaut, épouvanté, pleurait. Parent le jeta dans les mains de sa femme, -puis, sans ajouter une parole, il la poussa rudement dehors, vers -l’escalier où Limousin attendait par prudence. - -Puis il referma la porte, donna deux tours de clef et poussa les -verrous. A peine rentré dans le salon, il tomba de toute sa hauteur sur -le parquet. - - -II - -Parent vécut seul, tout à fait seul. Pendant les premières semaines qui -suivirent la séparation, l’étonnement de sa vie nouvelle l’empêcha de -songer beaucoup. Il avait repris son existence de garçon, ses habitudes -de flânerie, et il mangeait au restaurant, comme autrefois. Ayant voulu -éviter tout scandale, il faisait à sa femme une pension réglée par les -hommes d’affaires. Mais, peu à peu, le souvenir de l’enfant commença à -hanter sa pensée. Souvent, quand il était seul, chez lui, le soir, il -s’imaginait tout à coup entendre Georges crier «papa». Son cœur aussitôt -commençait à battre et il se levait bien vite pour ouvrir la porte de -l’escalier et voir si, par hasard, le petit ne serait pas revenu. Oui, -il aurait pu revenir comme reviennent les chiens et les pigeons. -Pourquoi un enfant aurait-il moins d’instinct qu’une bête? - -Après avoir reconnu son erreur il retournait s’asseoir dans son -fauteuil, et il pensait au petit. Il y pensait pendant des heures -entières, des jours entiers. Ce n’était point seulement une obsession -morale, mais aussi, et plus encore, une obsession physique, un besoin -sensuel, nerveux de l’embrasser, de le tenir, de le manier, de l’asseoir -sur ses genoux, de le faire sauter et culbuter dans ses mains. Il -s’exaspérait au souvenir enfiévrant des caresses passées. Il sentait les -petits bras serrant son cou, la petite bouche posant un gros baiser sur -sa barbe, les petits cheveux chatouillant sa joue. L’envie de ces douces -câlineries disparues, de la peau fine, chaude et mignonne offerte aux -lèvres, l’affolait comme le désir d’une femme aimée qui s’est enfuie. - -Dans la rue, tout à coup, il se mettait à pleurer en songeant qu’il -pourrait l’avoir, trottinant à son côté avec ses petits pieds, son gros -Georget, comme autrefois, quand il le promenait. Il rentrait alors; et, -la tête entre ses mains, sanglotait jusqu’au soir. - -Puis, vingt fois, cent fois en un jour il se posait cette question: -«Était-il ou n’était-il pas le père de Georges?» Mais c’était surtout la -nuit qu’il se livrait sur cette idée à des raisonnements interminables. -A peine couché, il recommençait, chaque soir, la même série -d’argumentations désespérées. - -Après le départ de sa femme, il n’avait plus douté tout d’abord: -l’enfant, certes, appartenait à Limousin. Puis, peu à peu, il se remit à -hésiter. Assurément, l’affirmation d’Henriette ne pouvait avoir aucune -valeur. Elle l’avait bravé, en cherchant à le désespérer. En pesant -froidement le pour et le contre, il y avait bien des chances pour -qu’elle eût menti. - -Seul Limousin, peut-être, aurait pu dire la vérité. Mais comment savoir, -comment l’interroger, comment le décider à avouer? - -Et quelquefois Parent se relevait en pleine nuit, résolu à aller trouver -Limousin, à le prier, à lui offrir tout ce qu’il voudrait, pour mettre -fin à cette abominable angoisse. Puis il se recouchait désespéré, ayant -réfléchi que l’amant aussi mentirait sans doute! Il mentirait même -certainement pour empêcher le père véritable de reprendre son enfant. - -Alors que faire? Rien! - -Et il se désolait d’avoir ainsi brusqué les événements, de n’avoir point -réfléchi, patienté, de n’avoir pas su attendre et dissimuler pendant un -mois ou deux, afin de se renseigner par ses propres yeux. Il aurait dû -feindre de ne rien soupçonner, et les laisser se trahir tout doucement. -Il lui aurait suffi de voir l’autre embrasser l’enfant pour deviner, -pour comprendre. Un ami n’embrasse pas comme un père. Il les aurait -épiés derrière les portes! Comment n’avait-il pas songé à cela? Si -Limousin, demeuré seul avec Georges, ne l’avait point aussitôt saisi, -serré dans ses bras, baisé passionnément, s’il l’avait laissé jouer avec -indifférence, sans s’occuper de lui, aucune hésitation ne serait -demeurée possible: c’est qu’alors il n’était pas, il ne se croyait pas, -il ne se sentait pas le père. - -De sorte que lui, Parent, chassant la mère, aurait gardé son fils, et il -aurait été heureux, tout à fait heureux. - -Il se retournait dans son lit, suant et torturé, et cherchant à se -souvenir des attitudes de Limousin avec le petit. Mais il ne se -rappelait rien, absolument rien, aucun geste, aucun regard, aucune -parole, aucune caresse suspects. Et puis la mère non plus ne s’occupait -guère de son enfant. Si elle l’avait eu de son amant, elle l’aurait sans -doute aimé davantage. - -On l’avait donc séparé de son fils par vengeance, par cruauté, pour le -punir de ce qu’il les avait surpris. - -Et il se décidait à aller, dès l’aurore, requérir les magistrats pour se -faire rendre Georget. - -Mais à peine avait-il pris cette résolution qu’il se sentait envahi par -la certitude contraire. Du moment que Limousin avait été, dès le premier -jour, l’amant d’Henriette, l’amant aimé, elle avait dû se donner à lui -avec cet élan, cet abandon, cette ardeur qui rendent mères les femmes. -La réserve froide qu’elle avait toujours apportée dans ses relations -intimes avec lui, Parent, n’était-elle pas aussi un obstacle à ce -qu’elle eût été fécondée par son baiser! - -Alors il allait réclamer, prendre avec lui, conserver toujours et -soigner l’enfant d’un autre. Il ne pourrait pas le regarder, -l’embrasser, l’entendre dire «papa» sans que cette pensée le frappât, le -déchirât: «Ce n’est point mon fils.» Il allait se condamner à ce -supplice de tous les instants, à cette vie de misérable! Non, il valait -mieux demeurer seul, vivre seul, vieillir seul, et mourir seul. - -Et chaque jour, chaque nuit recommençaient ces abominables hésitations -et ces souffrances que rien ne pouvait calmer ni terminer. Il redoutait -surtout l’obscurité du soir qui vient, la tristesse des crépuscules. -C’était alors, sur son cœur, comme une pluie de chagrin, une inondation -de désespoir qui tombait avec les ténèbres, le noyait et l’affolait. Il -avait peur de ses pensées comme on a peur des malfaiteurs, et il fuyait -devant elles ainsi qu’une bête poursuivie. Il redoutait surtout son -logis vide, si noir, terrible, et les rues désertes aussi où brille -seulement, de place en place, un bec de gaz, où le passant isolé qu’on -entend de loin semble un rôdeur et fait ralentir ou hâter le pas selon -qu’il vient vers vous ou qu’il vous suit. - -Et Parent, malgré lui, par instinct, allait vers les grandes rues -illuminées et populeuses. La lumière et la foule l’attiraient, -l’occupaient et l’étourdissaient. Puis, quand il était las d’errer, de -vagabonder dans les remous du public, quand il voyait les passants -devenir plus rares, et les trottoirs plus libres, la terreur de la -solitude et du silence le poussait vers un grand café plein de buveurs -et de clarté. Il y allait comme les mouches vont à la flamme, s’asseyait -devant une petite table ronde, et demandait un bock. Il le buvait -lentement, s’inquiétant chaque fois qu’un consommateur se levait pour -s’en aller. Il aurait voulu le prendre par le bras, le retenir, le prier -de rester encore un peu, tant il redoutait l’heure où le garçon, debout -devant lui, prononcerait d’un air furieux: «Allons, Monsieur, on ferme!» - -Car, chaque soir, il restait le dernier. Il voyait rentrer les tables, -éteindre, un à un, les becs de gaz, sauf deux, le sien et celui du -comptoir. Il regardait d’un œil navré la caissière compter son argent et -l’enfermer dans le tiroir; et il s’en allait, poussé dehors par le -personnel qui murmurait: «En voilà un empoté! On dirait qu’il ne sait -pas où coucher.» - -Et dès qu’il se retrouvait seul dans la rue sombre, il recommençait à -penser à Georget et à se creuser la tête, à se torturer la pensée pour -découvrir s’il était ou s’il n’était point le père de son enfant. - -Il prit ainsi l’habitude de la brasserie où le coudoiement continu des -buveurs met près de vous un public familier et silencieux, où la grasse -fumée des pipes endort les inquiétudes, tandis que la bière épaisse -alourdit l’esprit et calme le cœur. - -Il y vécut. A peine levé, il allait chercher là des voisins pour occuper -son regard et sa pensée. Puis, par paresse de se mouvoir, il y prit -bientôt ses repas. Vers midi, il frappait avec sa soucoupe sur la table -de marbre, et le garçon apportait vivement une assiette, un verre, une -serviette et le déjeuner du jour. Dès qu’il avait fini de manger, il -buvait lentement son café, l’œil fixé sur le carafon d’eau-de-vie qui -lui donnerait bientôt une bonne heure d’abrutissement. Il trempait -d’abord ses lèvres dans le cognac, comme pour en prendre le goût, -cueillant seulement la saveur du liquide avec le bout de sa langue. Puis -il se le versait dans la bouche, goutte à goutte, en renversant la tête; -promenait doucement la forte liqueur sur son palais, sur ses gencives, -sur toute la muqueuse de ses joues, la mêlant avec la salive claire que -ce contact faisait jaillir. Puis, adoucie par ce mélange, il l’avalait -avec recueillement, la sentant couler tout le long de sa gorge, jusqu’au -fond de son estomac. - -Après chaque repas, il sirotait ainsi pendant plus d’une heure, trois ou -quatre petits verres qui l’engourdissaient peu à peu. Alors il penchait -la tête sur son ventre, fermait les yeux et somnolait. Il se réveillait -vers le milieu de l’après-midi, et tendait aussitôt la main vers le bock -que le garçon avait posé devant lui pendant son sommeil; puis, l’ayant -bu, il se soulevait sur la banquette de velours rouge, relevait son -pantalon, rabaissait son gilet pour couvrir la ligne blanche aperçue -entre les deux, secouait le col de sa jaquette, tirait les poignets de -sa chemise hors des manches, puis reprenait les journaux qu’il avait -déjà lus le matin. - -Il les recommençait, de la première ligne à la dernière, y compris les -réclames, demandes d’emploi, annonces, cote de la Bourse et programmes -des théâtres. - -Entre quatre et six heures il allait faire un tour sur les boulevards, -pour prendre l’air, disait-il; puis il revenait s’asseoir à la place -qu’on lui avait conservée et demandait son absinthe. - -Alors il causait avec les habitués dont il avait fait la connaissance. -Ils commentaient les nouvelles du jour, les faits divers et les -événements politiques: cela le menait à l’heure du dîner. La soirée se -passait comme l’après-midi jusqu’au moment de la fermeture. C’était pour -lui l’instant terrible où il fallait rentrer dans le noir, dans la -chambre vide, pleine de souvenirs affreux, de pensées horribles et -d’angoisses. Il ne voyait plus personne de ses anciens amis, personne de -ses parents, personne qui pût lui rappeler sa vie passée. - -Mais comme son appartement devenait un enfer pour lui, il prit une -chambre dans un grand hôtel, une belle chambre d’entresol afin de voir -les passants. Il n’était plus seul en ce vaste logis public; il sentait -grouiller des gens autour de lui; il entendait des voix derrière les -cloisons; et quand ses anciennes souffrances le harcelaient trop -cruellement en face de son lit entr’ouvert et de son feu solitaire, il -sortait dans les larges corridors et se promenait comme un -factionnaire, le long de toutes les portes fermées, en regardant avec -tristesse les souliers accouplés devant chacune, les mignonnes bottines -de femmes blotties à côté des fortes bottines d’hommes; et il pensait -que tous ces gens-là étaient heureux, sans doute, et dormaient -tendrement, côte à côte ou embrassés, dans la chaleur de leur couche. - -Cinq années se passèrent ainsi; cinq années mornes, sans autres -événements que des amours de deux heures, à deux louis, de temps en -temps. - -Or, un jour, comme il faisait sa promenade ordinaire entre la Madeleine -et la rue Drouot, il aperçut tout à coup une femme dont la tournure le -frappa. Un grand monsieur et un enfant l’accompagnaient. Tous les trois -marchaient devant lui. Il se demandait: «Où donc ai-je vu ces -personnes-là?» et, tout à coup, il reconnut un geste de la main: c’était -sa femme, sa femme avec Limousin, et avec son enfant, son petit Georges. - -Son cœur battait à l’étouffer; il ne s’arrêta pas cependant; il voulait -les voir; et il les suivit. On eût dit un ménage, un bon ménage de bons -bourgeois. Henriette s’appuyait au bras de Paul, lui parlait doucement -en le regardant parfois de côté. Parent la voyait alors de profil, -reconnaissait la ligne gracieuse de son visage, les mouvements de sa -bouche, son sourire, et la caresse de son regard. L’enfant surtout le -préoccupait. Comme il était grand, et fort! Parent ne pouvait apercevoir -la figure, mais seulement de longs cheveux blonds qui tombaient sur le -col en boucles frisées. C’était Georget, ce haut garçon aux jambes nues, -qui allait, ainsi qu’un petit homme, à côté de sa mère. - -Comme ils s’étaient arrêtés devant un magasin, il les vit soudain tous -les trois. Limousin avait blanchi, vieilli, maigri; sa femme, au -contraire, plus fraîche que jamais, avait plutôt engraissé; Georges -était devenu méconnaissable, si différent de jadis! - -Ils se remirent en route. Parent les suivit de nouveau, puis les devança -à grands pas pour revenir et les revoir, de tout près, en face. Quand il -passa contre l’enfant, il eut envie, une envie folle de le saisir dans -ses bras et de l’emporter. Il le toucha, comme par hasard. Le petit -tourna la tête et regarda ce maladroit avec des yeux mécontents. Alors -Parent s’enfuit, frappé, poursuivi, blessé par ce regard. Il s’enfuit à -la façon d’un voleur, saisi de la peur horrible d’avoir été vu et -reconnu par sa femme et son amant. Il alla d’une course jusqu’à sa -brasserie, et tomba, haletant, sur sa chaise. - -Il but trois absinthes, ce soir-là. - -Pendant quatre mois, il garda au cœur la plaie de cette rencontre. -Chaque nuit il les revoyait tous les trois, heureux et tranquilles, -père, mère, enfant, se promenant sur le boulevard, avant de rentrer -dîner chez eux. Cette vision nouvelle effaçait l’ancienne. C’était autre -chose, une autre hallucination maintenant, et aussi une autre douleur. -Le petit Georges, son petit Georges, celui qu’il avait tant aimé et tant -embrassé jadis, disparaissait dans un passé lointain et fini, et il en -voyait un nouveau, comme un frère du premier, un garçonnet aux mollets -nus, qui ne le connaissait pas, celui-là! Il souffrait affreusement de -cette pensée. L’amour du petit était mort; aucun lien n’existait plus -entre eux; l’enfant n’avait pas tendu les bras en le voyant. Il l’avait -même regardé d’un œil méchant. - -Puis, peu à peu, son âme se calma encore; ses tortures mentales -s’affaiblirent; l’image apparue devant ses yeux et qui hantait ses nuits -devint indécise, plus rare. Il se remit à vivre à peu près comme tout le -monde, comme tous les désœuvrés qui boivent des bocks sur des tables de -marbre et usent leurs culottes par le fond sur le velours râpé des -banquettes. - -Il vieillit dans la fumée des pipes, perdit ses cheveux sous la flamme -du gaz, considéra comme des événements le bain de chaque semaine, la -taille de cheveux de chaque quinzaine, l’achat d’un vêtement neuf ou -d’un chapeau. Quand il arrivait à sa brasserie coiffé d’un nouveau -couvre-chef, il se contemplait longtemps dans la glace avant de -s’asseoir, le mettait et l’enlevait plusieurs fois de suite, le posait -de différentes façons, et demandait enfin à son amie, la dame du -comptoir, qui le regardait avec intérêt: «Trouvez-vous qu’il me va -bien?» - -Deux ou trois fois par an il allait au théâtre; et, l’été, il passait -quelquefois ses soirées dans un café-concert des Champs-Élysées. Il en -rapportait dans sa tête des airs qui chantaient au fond de sa mémoire -pendant plusieurs semaines et qu’il fredonnait même en battant la mesure -avec son pied, lorsqu’il était assis devant son bock. - -Les années se suivaient, lentes, monotones et courtes parce qu’elles -étaient vides. - -Il ne les sentait pas glisser sur lui. Il allait à la mort sans remuer, -sans s’agiter, assis en face d’une table de brasserie; et seule la -grande glace où il appuyait son crâne plus dénudé chaque jour reflétait -les ravages du temps qui passe et fuit en dévorant les hommes, les -pauvres hommes. - -Il ne pensait plus que rarement, à présent, au drame affreux où avait -sombré sa vie, car vingt ans s’étaient écoulés depuis cette soirée -effroyable. - -Mais l’existence qu’il s’était faite ensuite l’avait usé, amolli, -épuisé; et souvent le patron de sa brasserie, le sixième patron depuis -son entrée dans cet établissement, lui disait: «Vous devriez vous -secouer un peu, monsieur Parent; vous devriez prendre l’air, aller à la -campagne, je vous assure que vous changez beaucoup depuis quelques -mois.» - -Et quand son client venait de sortir, ce commerçant communiquait ses -réflexions à sa caissière. «Ce pauvre M. Parent file un mauvais coton, -ça ne vaut rien de ne jamais quitter Paris. Engagez-le donc à aller aux -environs manger une matelote de temps en temps, puisqu’il a confiance en -vous. Voilà bientôt l’été, ça le retapera.» - -Et la caissière, pleine de pitié et de bienveillance pour ce -consommateur obstiné, répétait chaque jour à Parent: «Voyons, monsieur, -décidez-vous à prendre l’air! C’est si joli, la campagne, quand il fait -beau! Oh! moi! si je pouvais, j’y passerais ma vie!» - -Et elle lui communiquait ses rêves, les rêves poétiques et simples de -toutes les pauvres filles enfermées d’un bout à l’autre de l’année -derrière les vitres d’une boutique et qui regardent passer la vie -factice et bruyante de la rue, en songeant à la vie calme et douce des -champs, à la vie sous les arbres, sous le radieux soleil qui tombe sur -les prairies, sur les bois profonds, sur les claires rivières, sur les -vaches couchées dans l’herbe, et sur toutes les fleurs diverses, toutes -les fleurs libres, bleues, rouges, jaunes, violettes, lilas, roses, -blanches, si gentilles, si fraîches, si parfumées, toutes les fleurs de -la nature qu’on cueille en se promenant et dont on fait de gros -bouquets. - -Elle prenait plaisir à lui parler sans cesse de son désir éternel, -irréalisé et irréalisable; et lui, pauvre vieux sans espoirs, prenait -plaisir à l’écouter. Il venait s’asseoir maintenant à côté du comptoir -pour causer avec Mˡˡᵉ Zoé et discuter sur la campagne avec elle. Alors, -peu à peu, une vague envie lui vint d’aller voir, une fois, s’il faisait -vraiment si bon qu’elle le disait, hors les murs de la grande ville. - -Un matin il demanda: - ---Savez-vous où on peut bien déjeuner aux environs de Paris? - -Elle répondit: - ---Allez donc à la Terrasse de Saint-Germain. C’est si joli! - -Il s’y était promené autrefois au moment de ses fiançailles. Il se -décida à y retourner. - -Il choisit un dimanche, sans raison spéciale, uniquement parce qu’il est -d’usage de sortir le dimanche, même quand on ne fait rien en semaine. - -Donc il partit, un dimanche matin, pour Saint-Germain. - -C’était au commencement de juillet, par un jour éclatant et chaud. Assis -contre la portière de son wagon, il regardait courir les arbres et les -petites maisons bizarres des alentours de Paris. Il se sentait triste, -ennuyé d’avoir cédé à ce désir nouveau, d’avoir rompu ses habitudes. Le -paysage changeant et toujours pareil le fatiguait. Il avait soif; il -serait volontiers descendu à chaque station pour s’asseoir au café -aperçu derrière la gare, boire un bock ou deux et reprendre le premier -train qui passerait vers Paris. Et puis le voyage lui semblait long, -très long. Il restait assis des journées entières pourvu qu’il eût sous -les yeux les mêmes choses immobiles, mais il trouvait énervant et -fatigant de rester assis en changeant de place, de voir remuer le pays -tout entier, tandis que lui-même ne faisait pas un mouvement. - -Il s’intéressa à la Seine cependant, chaque fois qu’il la traversa. Sous -le pont de Chatou il aperçut des yoles qui passaient enlevées à grands -coups d’aviron par des canotiers aux bras nus; et il pensa: «Voilà des -gaillards qui ne doivent pas s’embêter!» - -Le long ruban de rivière déroulé des deux côtés du pont du Pecq éveilla, -dans le fond de son cœur, un vague désir de promenade au bord des -berges. Mais le train s’engouffra sous le tunnel qui précède la gare de -Saint-Germain pour s’arrêter bientôt au quai d’arrivée. - -Parent descendit, et, alourdi par la fatigue, s’en alla, les mains -derrière le dos, vers la Terrasse. Puis, parvenu contre la balustrade de -fer, il s’arrêta pour regarder l’horizon. La plaine immense s’étalait en -face de lui, vaste comme la mer, toute verte et peuplée de grands -villages, aussi populeux que des villes. Des routes blanches -traversaient ce large pays, des bouts de forêts le boisaient par places, -les étangs du Vésinet brillaient comme des plaques d’argent, et les -coteaux lointains de Sannois et d’Argenteuil se dessinaient sous une -brume légère et bleuâtre qui les laissait à peine deviner. Le soleil -baignait de sa lumière abondante et chaude tout le grand paysage un peu -voilé par les vapeurs matinales, par la sueur de la terre chauffée -s’exhalant en brouillards menus, et par les souffles humides de la -Seine, qui se déroulait comme un serpent sans fin à travers les -plaines, contournait les villages et longeait les collines. - -Une brise molle, pleine de l’odeur des verdures et des sèves, caressait -la peau, pénétrait au fond de la poitrine, semblait rajeunir le cœur, -alléger l’esprit, vivifier le sang. - -Parent, surpris, la respirait largement, les yeux éblouis par l’étendue -du paysage; et il murmura: «Tiens, on est bien ici.» - -Puis il fit quelques pas, et s’arrêta de nouveau pour regarder. Il -croyait découvrir des choses inconnues et nouvelles, non point les -choses que voyait son œil, mais des choses que pressentait son âme, des -événements ignorés, des bonheurs entrevus, des joies inexplorées, tout -un horizon de vie qu’il n’avait jamais soupçonné et qui s’ouvrait -brusquement devant lui en face de cet horizon de campagne illimitée. - -Toute l’affreuse tristesse de son existence lui apparut illuminée par la -clarté violente qui inondait la terre. Il vit ses vingt années de café, -mornes, monotones, navrantes. Il aurait pu voyager comme d’autres, s’en -aller là-bas, là-bas, chez des peuples étrangers, sur des terres peu -connues, au delà des mers, s’intéresser à tout ce qui passionne les -autres hommes, aux arts, aux sciences, aimer la vie aux mille formes, -la vie mystérieuse, charmante ou poignante, toujours changeante, -toujours inexplicable et curieuse. - -Maintenant il était trop tard. Il irait de bock en bock, jusqu’à la -mort, sans famille, sans amis, sans espérances, sans curiosité pour -rien. Une détresse infinie l’envahit, et une envie de se sauver, de se -cacher, de rentrer dans Paris, dans sa brasserie et dans son -engourdissement! Toutes les pensées, tous les rêves, tous les désirs qui -dorment dans la paresse des cœurs stagnants s’étaient réveillés, remués -par ce rayon de soleil sur les plaines. - -Il sentit que s’il demeurait seul plus longtemps en ce lieu, il allait -perdre la tête, et il gagna bien vite le pavillon Henri-IV pour -déjeuner, s’étourdir avec du vin et de l’alcool et parler à quelqu’un, -au moins. - -Il prit une petite table dans les bosquets d’où l’on domine toute la -campagne, fit son menu et pria qu’on le servît tout de suite. - -D’autres promeneurs arrivaient, s’asseyaient aux tables voisines. Il se -sentait mieux; il n’était plus seul. - -Dans une tonnelle, trois personnes déjeunaient. Il les avait regardées -plusieurs fois sans les voir, comme on regarde les indifférents. - -Tout à coup, une voix de femme jeta en lui un de ces frissons qui font -tressaillir les moelles. - -Elle avait dit, cette voix: - ---Georges, tu vas découper le poulet. - -Et une autre voix répondit: - ---Oui, maman. - -Parent leva les yeux; et il comprit, il devina tout de suite quels -étaient ces gens! Certes, il ne les aurait pas reconnus. Sa femme était -toute blanche, très forte, une vieille dame sérieuse et respectable; et -elle mangeait en avançant la tête, par crainte des taches, bien qu’elle -eût recouvert ses seins d’une serviette. Georges était devenu un homme. -Il avait de la barbe, de cette barbe inégale et presque incolore qui -frisotte sur les joues des adolescents. Il portait un chapeau de haute -forme, un gilet de coutil blanc et un monocle, par chic, sans doute. -Parent le regardait, stupéfait! C’était là Georges, son fils?--Non, il -ne connaissait pas ce jeune homme; il ne pouvait rien exister de commun -entre eux. - -Limousin tournait le dos et mangeait, les épaules un peu voûtées. - -Donc ces trois êtres semblaient heureux et contents; ils venaient -déjeuner à la campagne, en des restaurants connus. Ils avaient eu une -existence calme et douce, une existence familiale dans un bon logis -chaud et peuplé, peuplé par tous les riens qui font la vie agréable, -par toutes les douceurs de l’affection, par toutes les paroles tendres -qu’on échange sans cesse, quand on s’aime. Ils avaient vécu ainsi, grâce -à lui Parent, avec son argent, après l’avoir trompé, volé, perdu! Ils -l’avaient condamné, lui, l’innocent, le naïf, le débonnaire, à toutes -les tristesses de la solitude, à l’abominable vie qu’il avait menée -entre un trottoir et un comptoir, à toutes les tortures morales et à -toutes les misères physiques! Ils avaient fait de lui un être inutile, -perdu, égaré dans le monde, un pauvre vieux sans joies possibles, sans -attentes, qui n’espérait rien de rien et de personne. Pour lui la terre -était vide, parce qu’il n’aimait rien sur la terre. Il pouvait courir -les peuples ou courir les rues, entrer dans toutes les maisons de Paris, -ouvrir toutes les chambres, il ne trouverait, derrière aucune porte, la -figure cherchée, chérie, figure de femme ou figure d’enfant, qui sourit -en vous apercevant. Et cette idée surtout le travaillait, l’idée de la -porte qu’on ouvre pour trouver et embrasser quelqu’un derrière. - -Et c’était la faute de ces trois misérables, cela! la faute de cette -femme indigne, de cet ami infâme et de ce grand garçon blond qui prenait -des airs arrogants. - -Il en voulait maintenant à l’enfant autant qu’aux deux autres! -N’était-il pas le fils de Limousin? Est-ce que Limousin l’aurait gardé, -aimé, sans cela? Est-ce que Limousin n’aurait pas lâché bien vite la -mère et le petit s’il n’avait pas su que le petit était à lui, bien à -lui? Est-ce qu’on élève les enfants des autres? - -Donc, ils étaient là, tout près, ces trois malfaiteurs qui l’avaient -tant fait souffrir. - -Parent les regardait, s’irritant, s’exaltant au souvenir de toutes ses -douleurs, de toutes ses angoisses, de tous ses désespoirs. Il -s’exaspérait surtout de leur air placide et satisfait. Il avait envie de -les tuer, de leur jeter son siphon d’eau de Seltz, de fendre la tête de -Limousin qu’il voyait, à toute seconde, se baisser vers son assiette et -se relever aussitôt. - -Et ils continueraient à vivre ainsi, sans soucis, sans inquiétudes -d’aucune sorte. Non, non. C’en était trop à la fin! Il se vengerait; il -allait se venger tout de suite puisqu’il les tenait sous la main. Mais -comment? Il cherchait, rêvait des choses effroyables comme il en arrive -dans les feuilletons, mais ne trouvait rien de pratique. Et il buvait, -coup sur coup, pour s’exciter, pour se donner du courage, pour ne pas -laisser échapper une pareille occasion, qu’il ne retrouverait sans doute -jamais. - -Soudain, il eut une idée, une idée terrible; et il cessa de boire pour -la mûrir. Un sourire plissait ses lèvres; il murmurait: «Je les tiens. -Je les tiens. Nous allons voir. Nous allons voir.» - -Un garçon lui demanda: - ---Qu’est-ce que Monsieur désire ensuite? - ---Rien. Du café et du cognac, du meilleur. - -Et il les regardait en sirotant ses petits verres. Il y avait trop de -monde dans ce restaurant pour ce qu’il voulait faire: donc il -attendrait, il les suivrait; car ils allaient se promener certainement -sur la terrasse ou dans la forêt. Quand ils seraient un peu éloignés, il -les rejoindrait, et alors il se vengerait, oui, il se vengerait! Il -n’était pas trop tôt d’ailleurs, après vingt-trois ans de souffrances. -Ah! ils ne soupçonnaient guère ce qui allait leur arriver. - -Ils achevaient doucement leur déjeuner, en causant avec sécurité. Parent -ne pouvait entendre leurs paroles, mais il voyait leurs gestes calmes. -La figure de sa femme, surtout, l’exaspérait. Elle avait pris un air -hautain, un air de dévote grasse, de dévote inabordable, cuirassée de -principes, blindée de vertu. - -Puis ils payèrent l’addition et se levèrent. Alors il vit Limousin. On -eût dit un diplomate en retraite, tant il semblait important avec ses -beaux favoris souples et blancs dont les pointes tombaient sur les -revers de sa redingote. - -Ils sortirent. Georges fumait un cigare et portait son chapeau sur -l’oreille. Parent, aussitôt, les suivit. - -Ils firent d’abord un tour sur la terrasse et admirèrent le paysage avec -placidité, comme admirent les gens repus; puis ils entrèrent dans la -forêt. - -Parent se frottait les mains, et les suivait toujours, de loin, en se -cachant pour ne point éveiller trop tôt leur attention. - -Ils allaient à petits pas, prenant un bain de verdure et d’air tiède. -Henriette s’appuyait au bras de Limousin et marchait, droite, à son -côté, en épouse sûre et fière d’elle. Georges abattait des feuilles avec -sa badine, et franchissait parfois les fossés de la route, d’un saut -léger de jeune cheval ardent prêt à s’emporter dans le feuillage. - -Parent, peu à peu, se rapprochait, haletant d’émotion et de fatigue; car -il ne marchait plus jamais. Bientôt il les rejoignit, mais une peur -l’avait saisi, une peur confuse, inexplicable, et il les devança, pour -revenir sur eux et les aborder en face. - -Il allait, le cœur battant, les sentant derrière lui maintenant, et il -se répétait: «Allons, c’est le moment; de l’audace, de l’audace! C’est -le moment.» - -Il se retourna. Ils s’étaient assis, tous les trois, sur l’herbe, au -pied d’un gros arbre; et ils causaient toujours. - -Alors il se décida, et il revint à pas rapides. S’étant arrêté devant -eux, debout au milieu du chemin, il balbutia d’une voix brève, d’une -voix cassée par l’émotion: - ---C’est moi! Me voici! Vous ne m’attendiez pas? - -Tous trois examinaient cet homme qui leur semblait fou. - -Il reprit: - ---On dirait que vous ne m’avez pas reconnu. Regardez-moi donc! Je suis -Parent, Henri Parent. Hein, vous ne m’attendiez pas? Vous pensiez que -c’était fini, bien fini, que vous ne me verriez plus jamais, jamais. Ah! -mais non, me voilà revenu. Nous allons nous expliquer, maintenant. - -Henriette, effarée, cacha sa figure dans ses mains, en murmurant: «Oh! -mon Dieu!» - -Voyant cet inconnu qui semblait menacer sa mère, Georges s’était levé, -prêt à le saisir au collet. - -Limousin, atterré, regardait avec des yeux effarés ce revenant qui, -ayant soufflé quelques secondes, continua: - ---Alors nous allons nous expliquer maintenant. Voici le moment venu! Ah! -vous m’avez trompé, vous m’avez condamné à une vie de forçat, et vous -avez cru que je ne vous rattraperais pas! - -Mais le jeune homme le prit par les épaules, et le repoussant: - ---Êtes-vous fou? Qu’est-ce que vous voulez? Passez votre chemin bien -vite ou je vais vous rosser, moi! - -Parent répondit: - ---Ce que je veux? Je veux t’apprendre ce que sont ces gens-là. - -Mais Georges, exaspéré, le secouait, allait le frapper. L’autre reprit: - ---Lâche-moi donc. Je suis ton père... Tiens, regarde s’ils me -reconnaissent maintenant, ces misérables! - -Effaré, le jeune homme ouvrit les mains et se tourna vers sa mère. - -Parent, libre, s’avança vers elle: - ---Hein? Dites-lui qui je suis, vous! Dites-lui que je m’appelle Henri -Parent, et que je suis son père puisqu’il se nomme Georges Parent, -puisque vous êtes ma femme, puisque vous vivez tous les trois de mon -argent, de la pension de dix mille francs que je vous fais depuis que -je vous ai chassés de chez moi. Dites-lui aussi pourquoi je vous ai -chassés de chez moi. Parce que je vous ai surprise avec ce gueux, cet -infâme, avec votre amant!--Dites-lui ce que j’étais, moi, un brave -homme, épousé par vous pour ma fortune, et trompé depuis le premier -jour. Dites-lui qui vous êtes et qui je suis... - -Il balbutiait, haletait, emporté par la colère. - -La femme cria d’une voix déchirante: - ---Paul, Paul, empêche-le; qu’il se taise, qu’il se taise; empêche-le, -qu’il ne dise pas cela devant mon fils! - -Limousin, à son tour, s’était levé. Il murmura, d’une voix très basse: - ---Taisez-vous. Taisez-vous. Comprenez donc ce que vous faites. - -Parent reprit avec emportement: - ---Je le sais bien, ce que je fais. Ce n’est pas tout. Il y a une chose -que je veux savoir, une chose qui me torture depuis vingt ans. - -Puis, se tournant vers Georges, éperdu, qui s’était appuyé contre un -arbre: - ---Écoute, toi: Quand elle est partie de chez moi, elle a pensé que ce -n’était pas assez de m’avoir trahi; elle a voulu encore me désespérer. -Tu étais toute ma consolation; eh bien, elle t’a emporté en me jurant -que je n’étais pas ton père, mais que ton père, c’était lui! A-t-elle -menti? je ne sais pas. Depuis vingt ans je me le demande. - -Il s’avança tout près d’elle, tragique, terrible, et, arrachant la main -dont elle se couvrait la face: - ---Eh bien! je vous somme aujourd’hui de me dire lequel de nous est le -père de ce jeune homme: lui ou moi; votre mari ou votre amant. Allons, -allons, dites! - -Limousin se jeta sur lui. Parent le repoussa, et, ricanant avec fureur: - ---Ah! tu es brave aujourd’hui; tu es plus brave que le jour où tu te -sauvais sur l’escalier parce que j’allais t’assommer. Eh bien! si elle -ne répond pas, réponds toi-même. Tu dois le savoir aussi bien qu’elle. -Dis, es-tu le père de ce garçon? Allons, allons, parle! - -Il revint vers sa femme. - ---Si vous ne voulez pas me le dire à moi, dites-le à votre fils au -moins. C’est un homme, aujourd’hui. Il a bien le droit de savoir qui est -son père. Moi, je ne sais pas, je n’ai jamais su, jamais, jamais! Je ne -peux pas te le dire, mon garçon. - -Il s’affolait, sa voix prenait des tons aigus. Et il agitait ses bras -comme un épileptique. - ---Voilà... voilà... Répondez donc... Elle ne sait pas... Je parie -qu’elle ne sait pas... Non... elle ne sait pas... parbleu!... elle -couchait avec tous les deux!... Ah! ah! ah!... personne ne sait... -personne... Est-ce qu’on sait ces choses-là?... Tu ne le sauras pas non -plus, mon garçon, tu ne le sauras pas, pas plus que moi... jamais... -Tiens... demande-lui... demande-lui... tu verras qu’elle ne sait pas... -Moi non plus... lui non plus... toi non plus... personne ne sait... Tu -peux choisir... oui... tu peux choisir... lui ou moi... Choisis... -Bonsoir... c’est fini... Si elle se décide à te le dire, tu viendras me -l’apprendre, hôtel des Continents, n’est-ce pas?... Ça me fera plaisir -de le savoir... Bonsoir... Je vous souhaite beaucoup d’agrément... - -Et il s’en alla en gesticulant, continuant à parler seul, sous les -grands arbres, dans l’air vide et frais, plein d’odeurs de sèves. Il ne -se retourna point pour les voir. Il allait devant lui, marchant sous une -poussée de fureur, sous un souffle d’exaltation, l’esprit emporté par -son idée fixe. - -Tout à coup, il se trouva devant la gare. Un train partait. Il monta -dedans. Durant la route, sa colère s’apaisa, il reprit ses sens et il -rentra dans Paris, stupéfait de son audace. - -Il se sentait brisé comme si on lui eût rompu les os. Il alla cependant -prendre un bock à sa brasserie. - -En le voyant entrer, Mˡˡᵉ Zoé, surprise, lui demanda: - ---Déjà revenu? Est-ce que vous êtes fatigué? - -Il répondit: - ---Oui... oui... très fatigué... très fatigué...! Vous comprenez... quand -on n’a pas l’habitude de sortir! C’est fini, je n’y retournerai point, à -la campagne. J’aurais mieux fait de rester ici. Désormais, je ne -bougerai plus. - -Et elle ne put lui faire raconter sa promenade, malgré l’envie qu’elle -en avait. - -Pour la première fois de sa vie il se grisa tout à fait, ce soir-là, et -on dut le rapporter chez lui. - - - - -LA BÊTE - -À MAÎT’ BELHOMME. - - -La diligence du Havre allait quitter Criquetot; et tous les voyageurs -attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu -par Malandain fils. - -C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois, -mais rendues presque grises par l’accumulation des boues. Celles de -devant étaient toutes petites; celles de derrière, hautes et frêles, -portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois -rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d’œil, les têtes -énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner -cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure. -Les chevaux semblaient endormis déjà devant l’étrange véhicule. - -Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple -cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et -d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les -pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus -clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de -l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers -ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes -immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa -sur le toit de sa voiture; puis il y plaça plus doucement ceux qui -contenaient des œufs; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs -de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou -de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de -sa poche, il lut en appelant: - ---Monsieur le curé de Gorgeville. - -Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et -d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les -femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde. - ---L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets. - -L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’aux genoux; et il -disparut à son tour dans la porte ouverte. - ---Maît’ Poiret, deux places. - -Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par -l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages. Sa femme -le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à -deux mains un immense parapluie vert. - ---Maît’ Rabot, deux places. - -Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda: - ---C’est ben mé qu’t’appelles? - -Le cocher, qu’on avait surnommé «dégourdi», allait répondre une facétie, -quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une -poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était -vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs. - -Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentre dans son -trou. - ---Maît’ Caniveau. - -Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts et -s’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune. - ---Maît’ Belhomme. - -Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, la face -dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un -fort mal de dents. - -Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques et singulières -vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu’ils -découvriraient dans les rues du Havre; et leurs chefs étaient coiffés de -casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la -campagne normande. - -Césaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son -siège et fit claquer son fouet. - -Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent -entendre un vague murmure de grelots. - -Le cocher, alors, hurlant: «Hue!» de toute sa poitrine, fouailla les -bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent un effort, et se mirent -en route d’un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture, -secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts, -faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que -chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses, -avait des reflux de flots à tous les remous des cahots. - -On se tut d’abord, par respect pour le curé, qui gênait les -épanchements. Il se mit à parler le premier, étant d’un caractère -loquace et familier. - ---Eh bien, maît’ Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vous voulez? - -L’énorme campagnard, qu’une sympathie de taille, d’encolure et de ventre -liait avec l’ecclésiastique, répondit en souriant: - ---Tout d’ même, m’sieu l’ curé, tout d’ même, et d’ vote part? - ---Oh! d’ ma part, ça va toujours. - ---Et vous, maît’ Poiret? demanda l’abbé. - ---Oh! mé, ça irait, n’étaient les cossards (colzas) qui n’ donneront -guère c’t’année; et, vu les affaires, c’est là-dessus qu’on s’ rattrape. - ---Que voulez-vous, les temps sont durs. - ---Que oui, qu’i sont durs, affirma d’une voix de gendarme la grande -femme de maît’ Rabot. - -Comme elle était d’un village voisin, le curé ne la connaissait que de -nom. - ---C’est vous, la Blondel? dit-il. - ---Oui, c’est mé, qu’a épousé Rabot. - -Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant; il salua d’une -grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire: «C’est bien moi -Rabot, qu’a épousé la Blondel.» - -Soudain maît’ Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur son -oreille, se mit à gémir d’une façon lamentable. Il faisait «gniau... -gniau... gniau» en tapant du pied pour exprimer son affreuse souffrance. - ---Vous avez donc bien mal aux dents? demanda le curé. - -Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre: - ---Non point... m’sieu le curé... C’est point des dents... c’est d’ -l’oreille, du fond d’ l’oreille. - ---Qu’est-ce que vous avez donc dans l’oreille. Un dépôt? - ---J’ sais point si c’est un dépôt, mais j’ sais ben qu’ c’est eune bête, -un’ grosse bête, qui m’a entré d’dans, vu que j’ dormais su l’ foin dans -l’ grenier. - ---Un’ bête. Vous êtes sûr? - ---Si j’en suis sûr? Comme du Paradis, m’sieu le curé, vu qu’a m’ -grignote l’ fond d’ l’oreille. A m’ mange la tête, pour sûr! a m’ mange -la tête! Oh! gniau... gniau... gniau... Et il se remit à taper du pied. - -Un grand intérêt s’était éveillé dans l’assistance. Chacun donnait son -avis. Poiret voulait que ce fût une araignée, l’instituteur que ce fût -une chenille. Il avait vu ça une fois déjà à Campemuret, dans l’Orne, où -il était resté six ans; même la chenille était entrée dans la tête et -sortie par le nez. Mais l’homme était demeuré sourd de cette -oreille-là, puisqu’il avait le tympan crevé. - ---C’est plutôt un ver, déclara le curé. - -Maît’ Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre la portière, -car il était monté le dernier, gémissait toujours. - ---Oh! gniau... gniau... gniau... j’ crairais ben qu’ c’est eune frémi, -eune grosse frémi tant qu’a mord... T’nez, m’sieu le curé... a galope... -a galope... Oh! gniau... gniau... gniau... qué misère!!... - ---T’as point vu l’ médecin? demanda Caniveau. - ---Pour sûr, non. - ---D’où vient ça? - -La peur du médecin sembla guérir Belhomme. - -Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir. - ---D’où vient ça! T’as des sous pour eusse, té, pour ces fainéants-là? Y -s’rait v’nu eune fois, deux fois, trois fois, quat’ fois, cinq fois! Ça -fait, deusse écus de cent sous, deusse écus, pour sûr... Et qu’est-ce -qu’il aurait fait, dis, çu fainéant, dis, qu’est-ce qu’il aurait fait? -Sais-tu, té? - -Caniveau riait. - ---Non j’ sais point? Ousquè tu vas, comme ça? - ---J’ vas t’au Havre vé Chambrelan. - ---Qué Chambrelan? - ---L’ guérisseux, donc. - ---Qué guérisseux? - ---L’ guérisseux qu’a guéri mon pé. - ---Ton pé? - ---Oui, mon pé, dans l’ temps. - ---Qué qu’il avait, ton pé? - ---Un vent dans l’ dos, qui n’en pouvait pu r’muer pied ni gambe. - ---Qué qui li a fait ton Chambrelan? - ---Il y a manié l’ dos comm’ pou’ fé du pain, avec les deux mains donc! -Et ça y a passé en une couple d’heures! - -Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé des paroles, -mais il n’osait pas dire ça devant le curé. - -Caniveau reprit en riant: - ---C’est-il point quéque lapin qu’ t’as dans l’oreille. Il aura pris çu -trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j’ vas l’ fé sauver. - -Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença à imiter les -aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait, hurlait, piaulait, -aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans la voiture, même -l’instituteur qui ne riait jamais. - -Cependant, comme Belhomme paraissait fâché qu’on se moquât de lui, le -curé détourna la conversation et, s’adressant à la grande femme de -Rabot: - ---Est-ce que vous n’avez pas une nombreuse famille? - ---Que oui, m’sieu le curé... Que c’est dur à élever! - -Rabot opina de la tête, comme pour dire: «Oh! oui, c’est dur à élever.» - ---Combien d’enfants? - -Elle déclara avec autorité, d’une voix forte et sûre: - ---Seize enfants, m’sieu l’ curé! Quinze de mon homme! - -Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il en avait -fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot! Sa femme l’avouait! Donc, on -n’en pouvait point douter. Il en était fier, parbleu! - -De qui le seizième? Elle ne le dit pas. C’était le premier, sans doute? -On le savait peut-être, car on ne s’étonna point. Caniveau lui-même -demeura impassible. - -Mais Belhomme se mit à gémir: - ---Oh! gniau... gniau... gniau... a me trifouille dans l’ fond... Oh! -misère!... - -La voiture s’arrêtait au café Polyte. Le curé dit: - ---Si on vous coulait un peu d’eau dans l’oreille, on la ferait -peut-être sortir. Voulez-vous essayer? - ---Pour sûr! J’veux ben. - -Et tout le monde descendit pour assister à l’opération. - -Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verre d’eau; et il -chargea l’instituteur de tenir bien inclinée la tête du patient; puis, -dès que le liquide aurait pénétré dans le canal, de la renverser -brusquement. - -Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l’oreille de Belhomme pour voir -s’il ne découvrirait pas la bête à l’œil nu, s’écria: - ---Cré nom d’un nom, qué marmelade! Faut déboucher ça, mon vieux. Jamais -ton lapin sortira dans c’te confiture-là. Il s’y collerait les quat’ -pattes. - -Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop -embourbé pour tenter l’expulsion de la bête. Ce fut l’instituteur qui -débarrassa cette voie au moyen d’une allumette et d’une loque. Alors, au -milieu de l’anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé, -un demi-verre d’eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le -cou de Belhomme. Puis l’instituteur retourna vivement la tête sur la -cuvette, comme s’il eût voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent -dans le vase blanc. Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête -n’était sortie. - -Cependant Belhomme déclarant: - ---Je sens pu rien, le curé, triomphant, s’écria: - ---Certainement elle est noyée. - -Tout le monde était content. On remonta dans la voiture. - -Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris -terribles. La bête s’était réveillée et était devenue furieuse. Il -affirmait même qu’elle était entrée dans la tête maintenant, qu’elle lui -dévorait la cervelle. Il hurlait avec de telles contorsions que la femme -de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le -signe de la croix. Puis, la douleur se calmant un peu, le malade raconta -qu’ELLE faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les -mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard: - ---Tenez, v’la qu’a r’monte... gniau... gniau... gniau... qué misère! - -Caniveau s’impatientait. - ---C’est l’iau qui la rend enragée, c’te bête. All est p’t-être ben -accoutumée au vin. - -On se remit à rire. Il reprit: - ---Quand j’allons arriver au café Bourbeux, donne-li du fil en six et -all’ n’ bougera pu, j’ te le jure. - -Mais Belhomme n’y tenait plus de douleur. Il se mit à crier comme si on -lui arrachait l’âme. Le curé fut obligé de lui soutenir la tête. On pria -Césaire Horlaville d’arrêter à la première maison rencontrée. - -C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté; -puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l’opération. -Caniveau conseillait toujours de mêler de l’eau-de-vie à l’eau, afin de -griser et d’endormir la bête, de la tuer peut-être. Mais le curé préféra -du vinaigre. - -On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu’il -pénétrât jusqu’au fond, puis on le laissa quelques minutes dans l’organe -habité. - -Une cuvette ayant été de nouveau apportée, Belhomme fut retourné tout -d’une pièce par le curé et Caniveau, ces deux colosses, tandis que -l’instituteur tapait avec ses doigts sur l’oreille saine, afin de bien -vider l’autre. - -Césaire Horlaville, lui-même, était entré pour voir, son fouet à la -main. - -Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit point brun, pas -plus gros qu’un grain d’oignon. Cela remuait, pourtant. C’était une -puce! Des cris d’étonnement s’élevèrent, puis des rires éclatants. Une -puce! Ah! elle était bien bonne, bien bonne! Caniveau se tapait sur la -cuisse, Césaire Horlaville fit claquer son fouet; le curé s’esclaffait à -la façon des ânes qui braient, l’instituteur riait comme on éternue, et -les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils au -gloussement des poules. - -Belhomme s’était assis sur la table, et ayant pris sur ses genoux la -cuvette, il contemplait avec une attention grave et une colère joyeuse -dans l’œil la bestiole vaincue qui tournait dans sa goutte d’eau. - -Il grogna: «Te v’la, charogne», et cracha dessus. - -Le cocher, fou de gaieté, répétait: - ---Eune puce, eune puce, ah! te v’la, sacré puçot, sacré puçot, sacré -puçot! - -Puis, s’étant un peu calmé, il cria: - ---Allons, en route! V’la assez de temps perdu. - -Et les voyageurs, riant toujours, s’en allèrent vers la voiture. - -Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara: - ---Mé, j’ m’en r’tourne à Criquetot. J’ai pu que fé au Havre à cette -heure. - -Le cocher lui dit: - ---N’importe, paye ta place! - ---Je t’en dé que la moitié pisque j’ai point passé mi-chemin. - ---Tu dois tout pisque t’as r’tenu jusqu’au bout. - -Et une dispute commença qui devint bientôt un querelle furieuse: -Belhomme jurait qu’il ne donnerait que vingt sous, Césaire Horlaville -affirmait qu’il en recevrait quarante. - -Et ils criaient, nez contre nez, les yeux dans les yeux. - -Caniveau redescendit. - ---D’abord, tu dés quarante sous au curé, t’entends, et pi une tournée à -tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t’en donneras vingt à -Césaire. Ça va-t-il, dégourdi? - -Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francs soixante et -quinze, répondit: - ---Ça va! - ---Allons, paye. - ---J’ payerai point. L’ curé n’est pas médecin d’abord. - ---Si tu n’ payes point, j’ te r’mets dans la voiture à Césaire et j’ -t’emporte au Havre. - -Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l’enleva comme un -enfant. - -L’autre vit bien qu’il faudrait céder. Il tira sa bourse, et paya. - -Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis que Belhomme -retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets à présent, -regardaient sur la route blanche la blouse bleue du paysan, balancée sur -ses longues jambes. - - _La Bête à maît’ Belhomme_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 22 - septembre 1885. - - - - -À VENDRE. - - -Partir à pied, quand le soleil se lève, et marcher dans la rosée, le -long des champs, au bord de la mer calme, quelle ivresse! - -Quelle ivresse! Elle entre en vous par les yeux avec la lumière, par la -narine avec l’air léger, par la peau avec les souffles du vent. - -Pourquoi gardons-nous le souvenir si clair, si cher, si aigu de -certaines minutes d’amour avec la Terre, le souvenir d’une sensation -délicieuse et rapide, comme de la caresse d’un paysage rencontré au -détour d’une route, à l’entrée d’un vallon, au bord d’une rivière, ainsi -qu’on rencontrerait une belle fille complaisante. - -Je me souviens d’un jour, entre autres. J’allais, le long de l’Océan -breton, vers la pointe du Finistère. J’allais, sans penser à rien, d’un -pas rapide, le long des flots. C’était dans les environs de Quimperlé, -dans cette partie la plus douce et la plus belle de la Bretagne. - -Un matin de printemps, un de ces matins qui vous rajeunissent de vingt -ans, vous refont des espérances et vous redonnent des rêves -d’adolescents. - -J’allais, par un chemin à peine marqué, entre les blés et les vagues. -Les blés ne remuaient point du tout, et les vagues remuaient à peine. On -sentait bien l’odeur douce des champs mûrs et l’odeur marine du varech. -J’allais sans penser à rien, devant moi, continuant mon voyage commencé -depuis quinze jours, un tour de Bretagne par les côtes. Je me sentais -fort, agile, heureux et gai. J’allais. - -Je ne pensais à rien! Pourquoi penser en ces heures de joie -inconsciente, profonde, charnelle, joie de bête qui court dans l’herbe, -ou qui vole dans l’air bleu sous le soleil? J’entendais chanter au loin -des chants pieux. Une procession peut-être, car c’était un dimanche. -Mais je tournai un petit cap et je demeurai immobile, ravi. Cinq gros -bateaux de pêche m’apparurent remplis de gens, hommes, femmes, enfants, -allant au pardon de Plouneven. - -Ils longeaient la rive, doucement, poussés à peine par une brise molle -et essoufflée qui gonflait un peu les voiles brunes, puis, s’épuisant -aussitôt, les laissait retomber, flasques, le long des mâts. - -Les lourdes barques glissaient lentement, chargées de monde. Et tout ce -monde chantait. Les hommes debout sur les bordages, coiffés du grand -chapeau, poussaient leurs notes puissantes, les femmes criaient leurs -notes aiguës, et les voix grêles des enfants passaient comme des sons de -fifre faux dans la grande clameur pieuse et violente. - -Et les passagers des cinq bateaux clamaient le même cantique, dont le -rythme monotone s’élevait dans le ciel calme; et les cinq bateaux -allaient l’un derrière l’autre, tout près l’un de l’autre. - - * * * * * - -Ils passèrent devant moi, contre moi, et je les vis s’éloigner, -j’entendis s’affaiblir et s’éteindre leur chant. - -Et je me mis à rêver à des choses délicieuses, comme rêvent les tout -jeunes gens, d’une façon puérile et charmante. - -Comme il fuit vite, cet âge de la rêverie, le seul âge heureux de -l’existence! Jamais on n’est solitaire, jamais on n’est triste, jamais -morose et désolé quand on porte en soi la faculté divine de s’égarer -dans les espérances, dès qu’on est seul. Quel pays de fées, celui où -tout arrive, dans l’hallucination de la pensée qui vagabonde! Comme la -vie est belle sous la poudre d’or des songes! - -Hélas! c’est fini, cela! - -Je me mis à rêver. A quoi? A tout ce qu’on attend sans cesse, à tout ce -qu’on désire, à la fortune, à la gloire, à la femme. - -Et j’allais, à grands pas rapides, caressant de la main la tête blonde -des blés qui se penchaient sous mes doigts et me chatouillaient la peau -comme si j’eusse touché des cheveux. - -Je contournai un petit promontoire et j’aperçus, au fond d’une plage -étroite et ronde, une maison blanche, bâtie sur trois terrasses qui -descendaient jusqu’à la grève. - -Pourquoi la vue de cette maison me fit-elle tressaillir de joie? Le -sais-je? On trouve parfois, en voyageant ainsi, des coins de pays qu’on -croit connaître depuis longtemps, tant ils vous sont familiers, tant ils -plaisent à votre cœur. Est-il possible qu’on ne les ait jamais vus? -qu’on n’ait point vécu là autrefois? Tout vous séduit, vous enchante, la -ligne douce de l’horizon, la disposition des arbres, la couleur du -sable! - -Oh! la jolie maison, debout sur ses hauts gradins! De grands arbres -fruitiers avaient poussé le long des terrasses qui descendaient vers -l’eau, comme des marches géantes. Et chacune portait, ainsi qu’une -couronne d’or, sur son faîte, un long bouquet de genêts d’Espagne en -fleur! - -Je m’arrêtai, saisi d’amour pour cette demeure. Comme j’eusse aimé la -posséder, y vivre, toujours! - -Je m’approchai de la porte, le cœur battant d’envie, et j’aperçus, sur -un des piliers de la barrière, un grand écriteau: «_A vendre._» - -J’en ressentis une secousse de plaisir comme si on me l’eût offerte, -comme si on me l’eût donnée, cette demeure! Pourquoi? oui, pourquoi? Je -n’en sais rien! - -«A vendre.» Donc elle n’était presque plus à quelqu’un, elle pouvait -être à tout le monde, à moi, à moi! Pourquoi cette joie, cette sensation -d’allégresse profonde, inexplicable? Je savais bien pourtant que je ne -l’achèterais point! Comment l’aurais-je payée? N’importe, elle était à -vendre. L’oiseau en cage appartient à son maître, l’oiseau dans l’air -est à moi, n’étant à aucun autre. - -Et j’entrai dans le jardin. Oh! le charmant jardin avec ses estrades -superposées, ses espaliers aux longs bras de martyrs crucifiés, ses -touffes de genêts d’or, et deux vieux figuiers au bout de chaque -terrasse. - -Quand je fus sur la dernière, je regardai l’horizon. La petite plage -s’étendait à mes pieds, ronde et sablonneuse, séparée de la haute mer -par trois rochers lourds et bruns qui en fermaient l’entrée et devaient -briser les vagues aux jours de grosse mer. - -Sur la pointe, en face, deux pierres énormes, l’une debout, l’autre -couchée dans l’herbe, un menhir et un dolmen, pareils à deux époux -étranges, immobilisés par quelque maléfice, semblaient regarder toujours -la petite maison qu’ils avaient vu construire, eux qui connaissaient, -depuis des siècles, cette baie autrefois solitaire, la petite maison -qu’ils verraient s’écrouler, s’émietter, s’envoler, disparaître, la -petite maison à vendre! - -Oh! vieux dolmen et vieux menhir, que je vous aime! - -Et je sonnai à la porte comme si j’eusse sonné chez moi. Une femme vint -ouvrir, une bonne, une vieille petite bonne vêtue de noir, coiffée de -blanc, qui ressemblait à une béguine. Il me sembla que je la connaissais -aussi, cette femme. - -Je lui dis: - ---Vous n’êtes pas Bretonne, vous? - -Elle répondit: - ---Non, monsieur, je suis de Lorraine. - -Elle ajouta: - ---Vous venez pour visiter la maison? - ---Eh! oui, parbleu. - -Et j’entrai. - -Je reconnaissais tout, me semblait-il, les murs, les meubles. Je -m’étonnai presque de ne pas trouver mes cannes dans le vestibule. - -Je pénétrai dans le salon, un joli salon tapissé de nattes, et qui -regardait la mer par trois larges fenêtres. Sur la cheminée, des -potiches de Chine et une grande photographie de femme. J’allai vers elle -aussitôt, persuadé que je la reconnaîtrais aussi. Et je la reconnus, -bien que je fusse certain de ne l’avoir jamais rencontrée. C’était elle, -elle-même, celle que j’attendais, que je désirais, que j’appelais, dont -le visage hantait mes rêves. Elle, celle qu’on cherche toujours, -partout, celle qu’on va voir dans la rue tout à l’heure, qu’on va -trouver sur la route dans la campagne dès qu’on aperçoit une ombrelle -rouge sur les blés, celle qui doit être déjà arrivée dans l’hôtel où -j’entre en voyage, dans le wagon où je vais monter, dans le salon dont -la porte s’ouvre devant moi. - -C’était elle, assurément, indubitablement elle! Je la reconnus à ses -yeux qui me regardaient, à ses cheveux roulés à l’anglaise, à sa bouche -surtout, à ce sourire que j’avais deviné depuis longtemps. - -Je demandai aussitôt: - ---Quelle est cette femme? - -La bonne à tête de béguine répondit sèchement: - ---C’est Madame. - -Je repris: - ---C’est votre maîtresse? - -Elle répliqua avec son air dévot et dur: - ---Oh! non, monsieur. - -Je m’assis et je prononçai: - ---Contez-moi ça. - -Elle demeurait stupéfaite, immobile, silencieuse. - -J’insistai: - ---C’est la propriétaire de cette maison, alors! - ---Oh! non, monsieur. - ---A qui appartient donc cette maison? - ---A mon maître, M. Tournelle. - -J’étendis le doigt vers la photographie. - ---Et cette femme, qu’est-ce que c’est? - ---C’est Madame. - ---La femme de votre maître? - ---Oh! non, monsieur. - ---Sa maîtresse alors? - -La béguine ne répondit pas. Je repris, mordu par une vague jalousie, par -une colère confuse contre cet homme qui avait trouvé cette femme: - ---Où sont-ils maintenant? - -La bonne murmura: - ---Monsieur est à Paris, mais, pour Madame, je ne sais pas. - -Je tressaillis: - ---Ah! Ils ne sont plus ensemble? - ---Non, monsieur. - -Je fus rusé; et, d’une voix grave: - ---Dites-moi ce qui est arrivé, je pourrai peut-être rendre service à -votre maître. Je connais cette femme, c’est une méchante! - -La vieille servante me regarda, et devant mon air ouvert et franc, elle -eut confiance. - ---Oh! monsieur, elle a rendu mon maître bien malheureux. Il a fait sa -connaissance en Italie et il l’a ramenée avec lui comme s’il l’avait -épousée. Elle chantait très bien. Il l’aimait, monsieur, que ça faisait -pitié de le voir. Et ils ont été en voyage dans ce pays-ci, l’an -dernier. Et ils ont trouvé cette maison qui avait été bâtie par un fou, -un vrai fou pour s’installer à deux lieues du village. Madame a voulu -l’acheter tout de suite, pour y rester avec mon maître. Et il a acheté -la maison pour lui faire plaisir. - -Ils y sont demeurés tout l’été dernier, monsieur, et presque tout -l’hiver. - -Et puis, voilà qu’un matin, à l’heure du déjeuner, Monsieur m’appelle: - ---Césarine, est-ce que Madame est rentrée? - ---Mais non, monsieur. - -On attendit toute la journée. Mon maître était comme un furieux. On -chercha partout, on ne la trouva pas. Elle était partie, monsieur, on -n’a jamais su où ni comment. - -Oh! quelle joie m’envahit! J’avais envie d’embrasser la béguine, de la -prendre par la taille et de la faire danser dans le salon! - -Ah! elle était partie, elle s’était sauvée, elle l’avait quitté -fatiguée, dégoûtée de lui! Comme j’étais heureux! - -La vieille bonne reprit: - ---Monsieur a eu un chagrin à mourir, et il est retourné à Paris en me -laissant avec mon mari pour vendre la maison. On en demande vingt mille -francs. - -Mais je n’écoutais plus! Je pensais à elle! Et, tout à coup, il me -sembla que je n’avais qu’à repartir pour la trouver, qu’elle avait dû -revenir dans le pays, ce printemps, pour voir la maison, sa gentille -maison, qu’elle aurait tant aimée, sans lui. - -Je jetai dix francs dans les mains de la vieille femme; je saisis la -photographie, et je m’enfuis en courant et baisant éperdument le doux -visage entré dans le carton. - -Je regagnai la route et me remis à marcher, en la regardant, elle! -Quelle joie qu’elle fût libre, qu’elle se fût sauvée! Certes, j’allais -la rencontrer aujourd’hui ou demain, cette semaine ou la suivante, -puisqu’elle l’avait quitté! Elle l’avait quitté parce que mon heure -était venue! - -Elle était libre, quelque part, dans le monde! Je n’avais plus qu’à la -trouver puisque je la connaissais. - -Et je caressais toujours les têtes ployantes des blés mûrs, je buvais -l’air marin qui me gonflait la poitrine, je sentais le soleil me baiser -le visage. J’allais, j’allais éperdu de bonheur, enivré d’espoir. -J’allais, sûr de la rencontrer bientôt et de la ramener pour habiter à -notre tour dans la jolie maison _A vendre_. Comme elle s’y plairait, -cette fois! - - _A vendre_ a paru dans _le Figaro_ du lundi 5 janvier 1885. - - - - -L’INCONNUE. - - -On parlait de bonnes fortunes et chacun en racontait d’étranges; -rencontres surprenantes et délicieuses, en wagon, dans un hôtel, à -l’étranger, sur une plage. Les plages, au dire de Roger des Annettes, -étaient singulièrement favorables à l’amour. - -Gontran, qui se taisait, fut consulté. - ---C’est encore Paris qui vaut le mieux, dit-il. Il en est de la femme -comme du bibelot, nous l’apprécions davantage dans les endroits où nous -ne nous attendons point à en rencontrer; mais on n’en rencontre vraiment -de rares qu’à Paris. - -Il se tut quelques secondes, puis reprit: - ---Cristi! c’est gentil! Allez un matin de printemps dans nos rues. Elles -ont l’air d’éclore comme des fleurs, les petites femmes qui trottent le -long des maisons. Oh! le joli, le joli, joli spectacle! On sent la -violette au bord des trottoirs; la violette qui passe dans les voitures -lentes poussées par les marchandes. - -Il fait gai par la ville; et on regarde les femmes. Cristi de cristi, -comme elles sont tentantes avec leurs toilettes claires, leurs toilettes -légères qui montrent la peau. On flâne, le nez au vent et l’esprit -allumé; on flâne, et on flaire et on guette. C’est rudement bon, ces -matins-là! - -On la voit venir de loin, on la distingue et on la reconnaît à cent pas, -celle qui va nous plaire de tout près. A la fleur de son chapeau, au -mouvement de sa tête, à sa démarche, on la devine. Elle vient. On se -dit: «Attention, en voilà une», et on va au-devant d’elle en la dévorant -des yeux. - -Est-ce une fillette qui fait les courses du magasin, une jeune femme qui -vient de l’église ou qui va chez son amant? Qu’importe! La poitrine est -ronde sous le corsage transparent.--Oh! si on pouvait mettre le doigt -dessus? le doigt ou la lèvre.--Le regard est timide ou hardi, la tête -brune ou blonde? Qu’importe! L’effleurement de cette femme qui trotte -vous fait courir un frisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu’au -soir, celle qu’on a rencontrée ainsi! Certes, j’ai bien gardé le -souvenir d’une vingtaine de créatures vues une fois ou dix fois de cette -façon et dont j’aurais été follement amoureux si je les avais connues -plus intimement. - -Mais voilà, celles qu’on chérirait éperdument, on ne les connaît jamais. -Avez-vous remarqué ça? c’est assez drôle! On aperçoit, de temps en -temps, des femmes dont la seule vue nous ravage de désirs. Mais on ne -fait que les apercevoir, celles-là. Moi, quand je pense à tous les êtres -adorables que j’ai coudoyés dans les rues de Paris, j’ai des crises de -rage à me pendre. Où sont-elles! Qui sont-elles? Où pourrait-on les -retrouver? les revoir? Un proverbe dit qu’on passe souvent à côté du -bonheur, eh bien! moi je suis certain que j’ai passé plus d’une fois à -côté de celle qui m’aurait pris comme un linot avec l’appât de sa chair -fraîche. - -Roger des Annettes avait écouté en souriant. Il répondit: - ---Je connais ça aussi bien que toi. Voilà même ce qui m’est arrivé, à -moi. Il y a cinq ans environ, je rencontrai pour la première fois, sur -le pont de la Concorde, une grande jeune femme un peu forte qui me fit -un effet... mais un effet... étonnant. C’était une brune, une brune -grasse, avec des cheveux luisants, mangeant le front, et des sourcils -liant les deux yeux sous leur grand arc allant d’une tempe à l’autre. Un -peu de moustache sur les lèvres faisait rêver... rêver... comme on rêve -à des bois aimés en voyant un bouquet sur une table. Elle avait la -taille très cambrée, la poitrine très saillante, présentée comme un -défi, offerte comme une tentation. L’œil était pareil à une tache -d’encre sur de l’émail blanc. Ce n’était pas un œil, mais un trou noir, -un trou profond ouvert dans sa tête, dans cette femme, par où on voyait -en elle, on entrait en elle. Oh! l’étrange regard opaque et vide, sans -pensée et si beau! - -J’imaginai que c’était une juive. Je la suivis. Beaucoup d’hommes se -retournaient. Elle marchait en se dandinant d’une façon peu gracieuse, -mais troublante. Elle prit un fiacre place de la Concorde. Et je -demeurai comme une bête, à côté de l’Obélisque, je demeurai frappé par -la plus forte émotion de désir qui m’eût encore assailli. - -J’y pensai pendant trois semaines au moins, puis je l’oubliai. - -Je la revis six mois plus tard, rue de la Paix; et je sentis, en -l’apercevant, une secousse au cœur comme lorsqu’on retrouve une -maîtresse follement aimée jadis. Je m’arrêtai pour bien la voir venir. -Quand elle passa près de moi, à me toucher, il me sembla que j’étais -devant la bouche d’un four. Puis, lorsqu’elle se fut éloignée, j’eus la -sensation d’un vent frais qui me courait sur le visage. Je ne la suivis -pas. J’avais peur de faire quelque sottise, peur de moi-même. - -Elle hanta souvent mes rêves. Tu connais ces obsessions-là. - -Je fus un an sans la retrouver; puis, un soir, au coucher du soleil, -vers le mois de mai, je la reconnus qui montait devant moi l’avenue des -Champs-Élysées. - -L’Arc de l’Étoile se dessinait sur le rideau de feu du ciel. Une -poussière d’or, un brouillard de clarté rouge voltigeait, c’était un de -ces soirs délicieux qui sont les apothéoses de Paris. - -Je la suivais avec l’envie furieuse de lui parler, de m’agenouiller, de -lui dire l’émotion qui m’étranglait. - -Deux fois je la dépassai pour revenir. Deux fois j’éprouvai de nouveau, -en la croisant, cette sensation de chaleur ardente qui m’avait frappé, -rue de la Paix. - -Elle me regarda. Puis je la vis entrer dans une maison de la rue de -Presbourg. Je l’attendis deux heures sous une porte. Elle ne sortit pas. -Je me décidai alors à interroger le concierge. Il eut l’air de ne pas me -comprendre: «Ça doit être une visite», dit-il. - -Et je fus encore huit mois sans la revoir. - -Or, un matin de janvier, par un froid de Sibérie, je suivais le -boulevard Malesherbes, en courant pour m’échauffer, quand, au coin d’une -rue, je heurtai si violemment une femme qu’elle laissa tomber un petit -paquet. - -Je voulus m’excuser. C’était elle! - -Je demeurai d’abord stupide de saisissement; puis, lui ayant rendu -l’objet qu’elle tenait à la main, je lui dis brusquement: - ---Je suis désolé et ravi, Madame, de vous avoir bousculée ainsi. Voilà -plus de deux ans que je vous connais, que je vous admire, que j’ai le -désir le plus violent de vous être présenté; et je ne puis arriver à -savoir qui vous êtes ni où vous demeurez. Excusez de semblables paroles, -attribuez-les à une envie passionnée d’être au nombre de ceux qui ont le -droit de vous saluer. Un pareil sentiment ne peut vous blesser, n’est-ce -pas? Vous ne me connaissez point. Je m’appelle le baron Roger des -Annettes. Informez-vous, on vous dira que je suis recevable. Maintenant, -si vous résistez à ma demande, vous ferez de moi un homme infiniment -malheureux. Voyons, soyez bonne, donnez-moi, indiquez-moi un moyen de -vous voir. - -Elle me regardait fixement, de son œil étrange et mort, et elle -répondit en souriant: - ---Donnez-moi votre adresse. J’irai chez vous. - -Je fus tellement stupéfait que je dus le laisser paraître. Mais je ne -suis jamais longtemps à me remettre de ces surprises-là, et je -m’empressai de lui donner une carte qu’elle glissa dans sa poche d’un -geste rapide, d’une main habituée aux lettres escamotées. - -Je balbutiai, redevenu hardi: - ---Quand vous verrai-je? - -Elle hésita, comme si elle eût fait un calcul compliqué, cherchant sans -doute à se rappeler, heure par heure, l’emploi de son temps; puis elle -murmura: - ---Dimanche matin, voulez-vous? - ---Je crois bien que je veux. - -Et elle s’en alla, après m’avoir dévisagé, jugé, pesé, analysé de ce -regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chose sur la -peau, une sorte de glu, comme s’il eût projeté sur les gens un de ces -liquides épais dont se servent les pieuvres pour obscurcir l’eau et -endormir leurs proies. - -Je me livrai, jusqu’au dimanche, à un terrible travail d’esprit pour -deviner ce qu’elle était et pour me fixer une règle de conduite avec -elle. - -Devais-je la payer? Comment? - -Je me décidai à acheter un bijou, un joli bijou, ma foi, que je posai, -dans son écrin, sur la cheminée. - -Et je l’attendis, après avoir mal dormi. - -Elle arriva, vers dix heures, très calme, très tranquille, et elle me -tendit la main comme si elle m’eût connu beaucoup. Je la fis asseoir, je -la débarrassai de son chapeau, de son voile, de sa fourrure, de son -manchon. Puis je commençai, avec un certain embarras, à me montrer plus -galant, car je n’avais point de temps à perdre. - -Elle ne se fit nullement prier d’ailleurs, et nous n’avions pas échangé -vingt paroles que je commençais à la dévêtir. Elle continua toute seule -cette besogne malaisée que je ne réussis jamais à achever. Je me pique -aux épingles, je serre les cordons en des nœuds indéliables au lieu de -les démêler; je brouille tout, je confonds tout, je retarde tout et je -perds la tête. - -Oh! mon cher ami, connais-tu dans la vie des moments plus délicieux que -ceux-là, quand on regarde, d’un peu loin, par discrétion, pour ne point -effaroucher cette pudeur d’autruche qu’elles ont toutes, celle qui se -dépouille, pour vous, de toutes ses étoffes bruissantes tombant en rond -à ses pieds, l’une après l’autre? - -Et quoi de plus joli aussi que leurs mouvements pour détacher ces doux -vêtements qui s’abattent, vides et mous, comme s’ils venaient d’être -frappés de mort? Comme elle est superbe et saisissante l’apparition de -la chair, des bras nus et de la gorge après la chute du corsage, et -combien troublante la ligne du corps devinée sous le dernier voile! - -Mais voilà que, tout à coup, j’aperçus une chose surprenante, une tache -noire, entre les épaules; car elle me tournait le dos; une grande tache -en relief, très noire. J’avais promis d’ailleurs de ne pas regarder. - -Qu’était-ce? Je n’en pouvais douter pourtant, et le souvenir de la -moustache visible, des sourcils unissant les yeux, de cette toison de -cheveux qui la coiffait comme un casque, aurait dû me préparer à cette -surprise. - -Je fus stupéfait cependant, et hanté brusquement par des visions et des -réminiscences singulières. Il me sembla que je voyais une des -magiciennes des _Mille et une nuits_, un de ces êtres dangereux et -perfides qui ont pour mission d’entraîner les hommes en des abîmes -inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glace la reine de -Saba pour s’assurer qu’elle n’avait point le pied fourchu. - -Et... et quand il fallut lui chanter ma chanson d’amour, je découvris -que je n’avais plus de voix, mais plus un filet, mon cher. Pardon, -j’avais une voix de chanteur du Pape, ce dont elle s’étonna d’abord et -se fâcha ensuite absolument, car elle prononça, en se rhabillant avec -vivacité: - ---Il était bien inutile de me déranger. - -Je voulus lui faire accepter la bague achetée pour elle, mais elle -articula avec tant de hauteur: «Pour qui me prenez-vous, Monsieur?» que -je devins rouge jusqu’aux oreilles de cet empilement d’humiliations. Et -elle partit sans ajouter un mot. - -Or voilà toute mon aventure. Mais ce qu’il y a de pis, c’est que, -maintenant, je suis amoureux d’elle et follement amoureux. - -Je ne puis plus voir une femme sans penser à elle. Toutes les autres me -répugnent, me dégoûtent, à moins qu’elles ne lui ressemblent. Je ne puis -poser un baiser sur une joue sans voir sa joue à elle à côté de celle -que j’embrasse, et sans souffrir affreusement du désir inapaisé qui me -torture. - -Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caresses qu’elle me -gâte, qu’elle me rend odieuses. Elle est toujours là, habillée ou nue, -comme ma vraie maîtresse; elle est là, tout près de l’autre, debout ou -couchée, visible mais insaisissable. Et je crois maintenant que c’était -bien une femme ensorcelée, qui portait entre ses épaules un talisman -mystérieux. - -Qui est-elle? Je ne le sais pas encore. Je l’ai rencontrée de nouveau -deux fois. Je l’ai saluée. Elle ne m’a point rendu mon salut, elle a -feint de ne me point connaître. Qui est-elle! Une Asiatique, peut-être? -Sans doute une juive d’Orient? Oui, une juive! J’ai dans l’idée que -c’est une juive? Mais pourquoi? Voilà! Pourquoi? Je ne sais pas! - - _L’Inconnue_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 27 janvier 1885. - - - - -LA CONFIDENCE. - - -La petite baronne de Grangerie sommeillait sur sa chaise longue, quand -la petite marquise de Rennedou entra brusquement, d’un air agité, le -corsage un peu fripé, le chapeau un peu tourné, et elle tomba sur une -chaise, en disant: - ---Ouf! c’est fait! - -Son amie, qui la savait calme et douce d’ordinaire, s’était redressée -fort surprise. Elle demanda: - ---Quoi! Qu’est-ce que tu as fait! - -La marquise, qui semblait ne pouvoir tenir en place, se relevant, se mit -à marcher par la chambre, puis elle se jeta sur les pieds de la chaise -longue où reposait son amie, et, lui prenant les mains: - ---Écoute, chérie, jure-moi de ne jamais répéter ce que je vais -t’avouer! - ---Je te le jure. - ---Sur ton salut éternel? - ---Sur mon salut éternel. - ---Eh bien! je viens de me venger de Simon. - -L’autre s’écria: - ---Oh! que tu as bien fait! - ---N’est-ce pas? Figure-toi que, depuis six mois, il était devenu plus -insupportable encore qu’autrefois; mais insupportable pour tout. Quand -je l’ai épousé, je savais bien qu’il était laid, mais je le croyais bon. -Comme je m’étais trompée! Il avait pensé, sans doute, que je l’aimais -pour lui-même, avec son gros ventre et son nez rouge, car il se mit à -roucouler comme un tourtereau. Moi, tu comprends, ça me faisait rire, -c’est de là que je l’ai appelé: Pigeon. Les hommes, vraiment, se font de -drôles d’idées sur eux-mêmes. Quand il a compris que je n’avais pour lui -que de l’amitié, il est devenu soupçonneux, il a commencé à me dire des -choses aigres, à me traiter de coquette, de rouée, de je ne sais quoi. -Et puis, c’est devenu plus grave à la suite de... de... c’est fort -difficile à dire ça... Enfin, il était très amoureux de moi... très -amoureux... et il me le prouvait souvent, trop souvent. Oh! ma chère, en -voilà un supplice que d’être... aimée par un homme grotesque... Non, -vraiment, je ne pouvais plus... plus du tout... c’est comme si on vous -arrachait une dent tous les soirs... bien pis que ça, bien pis! Enfin -figure-toi dans tes connaissances quelqu’un de très vilain, de très -ridicule, de très répugnant, avec un gros ventre,--c’est ça qui est -affreux,--et de gros mollets velus. Tu le vois, n’est-ce pas? Eh bien -figure-toi encore que ce quelqu’un-là est ton mari... et que... tous les -soirs... tu comprends. Non, c’est odieux...! odieux...! Moi, ça me -donnait des nausées, de vraies nausées... des nausées dans ma cuvette. -Vrai, je ne pouvais plus. Il devrait y avoir une loi pour protéger les -femmes dans ces cas-là.--Mais figure-toi ça, tous les soirs... Pouah! -que c’est sale! - -Ce n’est pas que j’aie rêvé des amours poétiques, non jamais. On n’en -trouve plus. Tous les hommes, dans notre monde, sont des palefreniers ou -des banquiers; ils n’aiment que les chevaux ou l’argent; et s’ils aiment -les femmes, c’est à la façon des chevaux, pour les montrer dans leur -salon comme on montre au Bois une paire d’alezans. Rien de plus. La vie -est telle aujourd’hui que le sentiment n’y peut avoir aucune part. - -Vivons donc en femmes pratiques et indifférentes. Les relations même ne -sont plus que des rencontres régulières, où on répète chaque fois les -mêmes choses. Pour qui pourrait-on, d’ailleurs, avoir un peu d’affection -ou de tendresse? Les hommes, nos hommes, ne sont en général que des -mannequins corrects à qui manquent toute intelligence et toute -délicatesse. Si nous cherchons un peu d’esprit comme on cherche de l’eau -dans le désert, nous appelons près de nous des artistes; et nous voyons -arriver des poseurs insupportables ou des bohèmes mal élevés. Moi je -cherche un homme, comme Diogène, un seul homme dans toute la société -parisienne; mais je suis déjà bien certaine de ne pas le trouver et je -ne tarderai pas à souffler ma lanterne. Pour en revenir à mon mari, -comme ça me faisait une vraie révolution de le voir entrer chez moi en -chemise et en caleçon, j’ai employé tous les moyens, tous, tu entends -bien, pour l’éloigner et pour... le dégoûter de moi. Il a d’abord été -furieux; et puis il est devenu jaloux, il s’est imaginé que je le -trompais. Dans les premiers temps, il se contentait de me surveiller. Il -regardait avec des yeux de tigre tous les hommes qui venaient à la -maison; et puis la persécution a commencé. Il m’a suivie, partout. Il a -employé des moyens abominables pour me surprendre. Puis il ne m’a plus -laissée causer avec personne. Dans les bals, il restait planté derrière -moi, allongeant sa grosse tête de chien courant aussitôt que je disais -un mot. Il me poursuivait au buffet, me défendait de danser avec -celui-ci ou avec celui-là, m’emmenait au milieu du cotillon, me rendait -stupide et ridicule et me faisait passer pour je ne sais quoi. C’est -alors que j’ai cessé d’aller dans le monde. - -Dans l’intimité, c’est devenu pis encore. Figure-toi que ce misérable-là -me traitait de... de... je n’oserai pas dire le mot... de catin! - -Ma chère!... il me disait le soir: «Avec qui as-tu couché aujourd’hui?» -Moi, je pleurais et il était enchanté. - -Et puis, c’est devenu pis encore. L’autre semaine, il m’emmena dîner aux -Champs-Élysées. Le hasard voulut que Baubignac fût à la table voisine. -Alors voilà Simon qui se met à m’écraser les pieds avec fureur et qui me -grogne par-dessus le melon: «Tu lui as donné rendez-vous, sale bête; -attends un peu.» Alors, tu ne te figurerais jamais ce qu’il a fait, ma -chère: il a ôté tout doucement l’épingle de mon chapeau et il me l’a -enfoncée dans le bras. Moi j’ai poussé un grand cri. Tout le monde est -accouru. Alors il a joué une affreuse comédie de chagrin. Tu comprends! - -A ce moment-là, je me suis dit: Je me vengerai et sans tarder encore. -Qu’est-ce que tu aurais fait, toi? - ---Oh! je me serais vengée!... - ---Eh bien! ça y est. - ---Comment? - ---Quoi? tu ne comprends pas? - ---Mais, ma chère... cependant... Eh bien, oui... - ---Oui, quoi?... Voyons, pense à sa tête. Tu le vois bien, n’est-ce pas, -avec sa grosse figure, son nez rouge et ses favoris qui tombent comme -des oreilles de chien. - ---Oui. - ---Pense, avec ça, qu’il est plus jaloux qu’un tigre. - ---Oui. - ---Eh bien, je me suis dit: Je vais me venger pour moi toute seule et -pour Marie, car je comptais bien te le dire, mais rien qu’à toi, par -exemple. Pense à sa figure, et pense aussi qu’il... qu’il... qu’il -est... - ---Quoi... tu l’as... - ---Oh! ma chérie, surtout ne le dis à personne, jure-le moi encore!... -Mais pense comme c’est comique!... pense... Il me semble tout changé -depuis ce moment-là!... et je ris toute seule... toute seule... Pense -donc à sa tête...!!! - -La baronne regardait son amie, et le rire fou qui lui montait à la -gorge lui jaillit entre les dents; elle se mit à rire, mais à rire comme -si elle avait une attaque de nerfs; et, les deux mains sur sa poitrine, -la figure crispée, la respiration coupée, elle se penchait en avant -comme pour tomber sur le nez. - -Alors la petite marquise partit à son tour en suffoquant. Elle répétait, -entre deux cascades de petits cris: - ---Pense... pense... est-ce drôle?... dis... pense à sa tête!... pense à -ses favoris!... à son nez!... pense donc... est-ce drôle?... mais -surtout... ne le dis pas... ne... le... dis pas... jamais!... - -Elles demeuraient presque suffoquées, incapables de parler, pleurant de -vraies larmes dans ce délire de gaieté. - -La baronne se calma la première; et toute palpitante encore: - ---Oh!... raconte-moi comment tu as fait ça... raconte-moi... c’est si -drôle... si drôle!... - -Mais l’autre ne pouvait point parler: elle balbutiait: - ---Quand j’ai eu pris ma résolution... je me suis dit... Allons... -vite... il faut que ce soit tout de suite... Et je l’ai... fait... -aujourd’hui... - ---Aujourd’hui!... - ---Oui... tout à l’heure... et j’ai dit à Simon de venir me chercher chez -toi pour nous amuser... Il va venir... tout à l’heure!... Il va -venir!... Pense... pense... pense à sa tête en le regardant... - -La baronne, un peu apaisée, soufflait comme après une course. Elle -reprit: - ---Oh! dis-moi comment tu as fait... dis-moi! - ---C’est bien simple... Je me suis dit: Il est jaloux de Baubignac; eh -bien! ce sera Baubignac. Il est bête comme ses pieds, mais très honnête; -incapable de rien dire. Alors j’ai été chez lui, après déjeuner. - ---Tu as été chez lui? Sous quel prétexte? - ---Une quête... pour les orphelins... - ---Raconte... vite... raconte... - ---Il a été si étonné en me voyant qu’il ne pouvait plus parler. Et puis -il m’a donné deux louis pour ma quête; et puis comme je me levais pour -m’en aller, il m’a demandé des nouvelles de mon mari; alors j’ai fait -semblant de ne pouvoir plus me contenir et j’ai raconté tout ce que -j’avais sur le cœur. Je l’ai fait encore plus noir qu’il n’est, va!... -Alors Baubignac s’est ému, il a cherché des moyens de me venir en -aide... et moi j’ai commencé à pleurer... mais comme on pleure... quand -on veut... Il m’a consolée... il m’a fait asseoir... et puis comme je ne -me calmais pas, il m’a embrassée... Moi, je disais: «Oh! mon pauvre -ami... mon pauvre ami!» Il répétait: «Ma pauvre amie... ma pauvre -amie!»--et il m’embrassait toujours... toujours... jusqu’au bout. Voilà. - -Après ça, moi j’ai eu une grande crise de désespoir et de -reproches.--Oh! je l’ai traité, traité comme le dernier des derniers... -Mais j’avais une envie de rire folle. Je pensais à Simon, à sa tête, à -ses favoris...! Songe...! songe donc!! Dans la rue, en venant chez toi, -je ne pouvais plus me tenir. Mais songe!... Ça y est!... Quoi qu’il -arrive maintenant, ça y est! Et lui qui avait tant peur de ça! Il peut y -avoir des guerres, des tremblements de terre, des épidémies, nous -pouvons tous mourir... ça y est!!! Rien ne peut plus empêcher ça!!! -pense à sa tête... et dis-toi ça y est!!!!! - -La baronne, qui s’étranglait, demanda: - ---Reverras-tu Baubignac...? - ---Non. Jamais, par exemple... j’en ai assez... il ne vaudrait pas mieux -que mon mari... - -Et elles recommencèrent à rire toutes les deux avec tant de violence -qu’elles avaient des secousses d’épileptiques. - -Un coup de timbre arrêta leur gaieté. - -La marquise murmura: - ---C’est lui... regarde-le... - -La porte s’ouvrit; et un gros homme parut, un gros homme au teint rouge, -à la lèvre épaisse, aux favoris tombants; et il roulait des yeux -irrités. - -Les deux jeunes femmes le regardèrent une seconde, puis elles -s’abattirent brusquement sur la chaise longue, dans un tel délire de -rire qu’elles gémissaient comme on fait dans les affreuses souffrances. - -Et lui, répétait d’une voix sourde: - ---Eh bien, êtes-vous folles?... êtes-vous folles?... êtes-vous -folles...? - - _La Confidence_ a paru dans _le Gil-Blas_ du jeudi 20 août 1885. - - - - -LE BAPTÊME. - - -Allons, docteur, un peu de cognac. - ---Volontiers. - -Et le vieux médecin de marine, ayant tendu son petit verre, regarda -monter jusqu’aux bords le joli liquide aux reflets dorés. - -Puis il l’éleva à la hauteur de l’œil, fit passer dedans la clarté de la -lampe, le flaira, en aspira quelques gouttes qu’il promena longtemps sur -sa langue et sur la chair humide et délicate du palais, puis il dit: - ---Oh! le charmant poison! Ou, plutôt, le séduisant meurtrier, le -délicieux destructeur de peuples! - -Vous ne le connaissez pas, vous autres. Vous avez lu, il est vrai, cet -admirable livre qu’on nomme l’_Assommoir_, mais vous n’avez pas vu, -comme moi, l’alcool exterminer une tribu de sauvages, un petit royaume -de nègres, l’alcool apporté par tonnelets rondelets que débarquaient -d’un air placide des matelots anglais aux barbes rousses. - -Mais tenez, j’ai vu, de mes yeux vu, un drame de l’alcool bien étrange -et bien saisissant, et tout près d’ici, en Bretagne, dans un petit -village aux environs de Pont-l’Abbé. - -J’habitais alors, pendant un congé d’un an, une maison de campagne que -m’avait laissée mon père. Vous connaissez cette côte plate où le vent -siffle dans les ajoncs, jour et nuit, où l’on voit par places, debout ou -couchées, ces énormes pierres qui furent des dieux et qui ont gardé -quelque chose d’inquiétant dans leur posture, dans leur allure, dans -leur forme. Il me semble toujours qu’elles vont s’animer, et que je vais -les voir partir par la campagne, d’un pas lent et pesant, de leur pas de -colosses de granit, ou s’envoler avec des ailes immenses, des ailes de -pierre, vers le paradis des Druides. - -La mer enferme et domine l’horizon, la mer remuante, pleine d’écueils -aux têtes noires, toujours entourés d’une bave d’écume, pareils à des -chiens qui attendraient les pêcheurs. - -Et eux, les hommes, ils s’en vont sur cette mer terrible qui retourne -leurs barques d’une secousse de son dos verdâtre et les avale comme des -pilules. Ils s’en vont dans leurs petits bateaux, le jour et la nuit, -hardis, inquiets, et ivres. Ivres, ils le sont bien souvent. «Quand la -bouteille est pleine, disent-ils, on voit l’écueil; mais quand elle est -vide, on ne le voit plus.» - -Entrez dans ces chaumières. Jamais vous ne trouverez le père. Et si vous -demandez à la femme ce qu’est devenu son homme, elle tendra les bras sur -la mer sombre qui grogne et crache sa salive blanche le long du rivage. -Il est resté dedans un soir qu’il avait bu un peu trop. Et le fils aîné -aussi. Elle a encore quatre garçons, quatre grands gars blonds et forts. -A bientôt leur tour. - - * * * * * - -J’habitais donc une maison de campagne près de Pont-l’Abbé. J’étais là, -seul avec mon domestique, un ancien marin, et une famille bretonne qui -gardait la propriété en mon absence. Elle se composait de trois -personnes, deux sœurs et un homme qui avait épousé l’une d’elles, et qui -cultivait mon jardin. - -Or, cette année-là, vers la Noël, la compagne de mon jardinier accoucha -d’un garçon. - -Le mari vint me demander d’être parrain. Je ne pouvais guère refuser, -et il m’emprunta dix francs pour les frais d’église, disait-il. - -La cérémonie fut fixée au deux janvier. Depuis huit jours la terre était -couverte de neige, d’un immense tapis livide et dur qui paraissait -illimité sur ce pays plat et bas. La mer semblait noire, au loin -derrière la plaine blanche; et on la voyait s’agiter, hausser son dos, -rouler ses vagues, comme si elle eût voulu se jeter sur sa pâle voisine, -qui avait l’air d’être morte, elle si calme, si morne, si froide. - -A neuf heures du matin, le père Kérandec arriva devant ma porte avec sa -belle-sœur, la grande Kermagan, et la garde qui portait l’enfant roulé -dans une couverture. - -Et nous voilà partis vers l’église. Il faisait un froid à fendre les -dolmens, un de ces froids déchirants qui cassent la peau et font -souffrir horriblement de leur brûlure de glace. Moi je pensais au pauvre -petit être qu’on portait devant nous, et je me disais que cette race -bretonne était de fer, vraiment, pour que ses enfants fussent capables, -dès leur naissance, de supporter de pareilles promenades. - -Nous arrivâmes devant l’église, mais la porte en demeurait fermée. -Monsieur le curé était en retard. - -Alors la garde, s’étant assise sur une des bornes, près du seuil, se mit -à dévêtir l’enfant. Je crus d’abord qu’il avait mouillé ses linges, mais -je vis qu’on le mettait tout nu, tout nu, le misérable, tout nu, dans -l’air gelé. Je m’avançai, révolté d’une telle imprudence. - ---Mais vous êtes folle! Vous allez le tuer! - -La femme répondit placidement: - ---Oh non, m’sieu not’ maître, faut qu’il attende l’bon Dieu tout nu. - -Le père et la tante regardaient cela avec tranquillité. C’était l’usage. -Si on ne l’avait pas suivi, il serait arrivé malheur au petit. - -Je me fâchai, j’injuriai l’homme, je menaçai de m’en aller, je voulus -couvrir de force la frêle créature. Ce fut en vain. La garde se sauvait -devant moi en courant dans la neige, et le corps du mioche devenait -violet. - -J’allais quitter ces brutes quand j’aperçus le curé arrivant par la -campagne suivi du sacristain et d’un gamin du pays. - -Je courus vers lui et je lui dis, avec violence, mon indignation. Il ne -fut point surpris, il ne hâta pas sa marche, il ne pressa point ses -mouvements. Il répondit: - ---Que voulez-vous, monsieur, c’est l’usage. Ils le font tous, nous ne -pouvons empêcher ça. - ---Mais au moins, dépêchez-vous, criai-je. - -Il reprit: - ---Je ne peux pourtant pas aller plus vite. - -Et il entra dans la sacristie, tandis que nous demeurions sur le seuil -de l’église où je souffrais, certes, davantage que le pauvre petit qui -hurlait sous la morsure du froid. - -La porte enfin s’ouvrit. Nous entrâmes. Mais l’enfant devait rester nu -pendant toute la cérémonie. - -Elle fut interminable. Le prêtre ânonnait les syllabes latines qui -tombaient de sa bouche, scandées à contresens. Il marchait avec lenteur, -avec une lenteur de tortue sacrée; et son surplis blanc me glaçait le -cœur, comme une autre neige dont il se fût enveloppé pour faire -souffrir, au nom d’un Dieu inclément et barbare, cette larve humaine que -torturait le froid. - -Le baptême enfin fut achevé selon les rites, et je vis la garde rouler -de nouveau dans la longue couverture l’enfant glacé qui gémissait d’une -voix aiguë et douloureuse. - -Le curé me dit: - ---Voulez-vous venir signer le registre? - -Je me tournai vers mon jardinier: - ---Rentrez bien vite, maintenant, et réchauffez-moi cet enfant-là tout de -suite. - -Et je lui donnai quelques conseils pour éviter, s’il en était temps -encore, une fluxion de poitrine. - -L’homme promit d’exécuter mes recommandations, et il s’en alla avec sa -belle-sœur et la garde. Je suivis le prêtre dans la sacristie. - -Quand j’eus signé, il me réclama cinq francs pour les frais. - -Ayant donné dix francs au père, je refusai de payer de nouveau. Le curé -menaça de déchirer la feuille et d’annuler la cérémonie. Je le menaçai à -mon tour du Procureur de la République. - -La querelle fut longue, je finis par payer. - -A peine rentré chez moi, je voulus savoir si rien de fâcheux n’était -survenu. Je courus chez Kérandec, mais le père, la belle-sœur et la -garde n’étaient pas encore revenus. - -L’accouchée, restée toute seule, grelottait de froid dans son lit, et -elle avait faim, n’ayant rien mangé depuis la veille. - ---Où diable sont-ils partis? demandais-je. - -Elle répondit sans s’étonner, sans s’irriter: - ---Ils auront été bé pour fêter. - -C’était l’usage. Alors, je pensai à mes dix francs qui devaient payer -l’église et qui payeraient l’alcool, sans doute. - -J’envoyai du bouillon à la mère et j’ordonnai qu’on fît bon feu dans sa -cheminée. J’étais anxieux et furieux, me promettant bien de chasser ces -brutes et me demandant avec terreur ce qu’allait devenir le misérable -mioche. - -A six heures du soir, ils n’étaient pas revenus. - -J’ordonnai à mon domestique de les attendre, et je me couchai. - -Je m’endormis bientôt, car je dors comme un vrai matelot. - -Je fus réveillé dès l’aube, par mon serviteur qui m’apportait l’eau -chaude pour ma barbe. - -Dès que j’eus les yeux ouverts, je demandai: - ---Et Kérandec? - -L’homme hésitait, puis il balbutia: - ---Oh! il est rentré, monsieur, à minuit passé, et soûl à ne pas marcher, -et la grande Kermagan aussi, et la garde aussi. Je crois bien qu’ils -avaient dormi dans un fossé, de sorte que le p’tit était mort, qu’ils -s’en sont pas même aperçus. - -Je me levai d’un bond, criant: - ---L’enfant est mort! - ---Oui, monsieur. Ils l’ont rapporté à la mère Kérandec. Quand elle a vu -ça, elle s’a mise à pleurer; alors ils l’ont faite boire pour la -consoler. - ---Comment, ils l’ont fait boire? - ---Oui, monsieur. Mais j’ai su ça seulement au matin, tout à l’heure. -Comme Kérandec n’avait pu d’eau-de-vie et pu d’argent, il a pris -l’essence de la lampe que monsieur lui a donnée; et ils ont bu ça tous -les quatre, tant qu’il en est resté dans le litre. Même que la Kérandec -est bien malade. - -J’avais passé mes vêtements à la hâte, et saisissant une canne, avec la -résolution de taper sur toutes ces bêtes humaines, je courus chez mon -jardinier. - -L’accouchée agonisait soûle d’essence minérale, à côté du cadavre bleu -de son enfant. - -Kérandec, la garde et la grande Kermagan ronflaient sur le sol. - -Je dus soigner la femme qui mourut vers midi. - - * * * * * - -Le vieux médecin s’était tu. Il reprit la bouteille d’eau-de-vie, s’en -versa un nouveau verre, et ayant encore fait courir à travers la liqueur -blonde la lumière des lampes qui semblait mettre en son verre un jus -clair de topazes fondues, il avala, d’un trait, le liquide perfide et -chaud. - - _Le Baptême_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 13 janvier 1885. - - - - -IMPRUDENCE. - - -Avant le mariage, ils s’étaient aimés chastement, dans les étoiles. Ça -avait été d’abord une rencontre charmante sur une plage de l’Océan. Il -l’avait trouvée délicieuse, la jeune fille rose qui passait, avec ses -ombrelles claires et ses toilettes fraîches, sur le grand horizon marin. -Il l’avait aimée, blonde et frêle, dans ce cadre de flots bleus et de -ciel immense. Et il confondait l’attendrissement que cette femme à peine -éclose faisait naître en lui, avec l’émotion vague et puissante -qu’éveillait dans son âme, dans son cœur, et dans ses veines, l’air vif -et salé, et le grand paysage plein de soleil et de vagues. - -Elle l’avait aimé, elle, parce qu’il lui faisait la cour, qu’il était -jeune, assez riche, gentil et délicat. Elle l’avait aimé parce qu’il -est naturel aux jeunes filles d’aimer les jeunes hommes qui leur disent -des paroles tendres. - -Alors, pendant trois mois, ils avaient vécu côte à côte, les yeux dans -les yeux et les mains dans les mains. Le bonjour qu’ils échangeaient, le -matin, avant le bain, dans la fraîcheur du jour nouveau, et l’adieu du -soir, sur le sable, sous les étoiles, dans la tiédeur de la nuit calme, -murmurés tout bas, tout bas, avaient déjà un goût de baisers, bien que -leurs lèvres ne se fussent jamais rencontrées. - -Ils rêvaient l’un de l’autre aussitôt endormis, pensaient l’un à l’autre -aussitôt éveillés, et, sans se le dire encore, s’appelaient et se -désiraient de toute leur âme et de tout leur corps. - -Après le mariage, ils s’étaient adorés sur la terre. Ça avait été -d’abord une sorte de rage sensuelle et infatigable; puis une tendresse -exaltée faite de poésie palpable, de caresses déjà raffinées, -d’inventions gentilles et polissonnes. Tous leurs regards signifiaient -quelque chose d’impur, et tous leurs gestes leur rappelaient la chaude -intimité des nuits. - -Maintenant, sans se l’avouer, sans le comprendre encore peut-être, ils -commençaient à se lasser l’un de l’autre. Ils s’aimaient bien, pourtant; -mais ils n’avaient plus rien à se révéler, plus rien à faire qu’ils -n’eussent fait souvent, plus rien à apprendre l’un par l’autre, pas même -un mot d’amour nouveau, un élan imprévu, une intonation qui fît plus -brûlant le verbe connu, si souvent répété. - -Ils s’efforçaient cependant de rallumer la flamme affaiblie des -premières étreintes. Ils imaginaient, chaque jour, des ruses tendres, -des gamineries naïves ou compliquées, toute une suite de tentatives -désespérées pour faire renaître dans leurs cœurs l’ardeur inapaisable -des premiers jours, et dans leurs veines la flamme du mois nuptial. - -De temps en temps, à force de fouetter leur désir, ils retrouvaient une -heure d’affolement factice que suivait aussitôt une lassitude dégoûtée. - -Ils avaient essayé des clairs de lune, des promenades sous les feuilles -dans la douceur des soirs, de la poésie des berges baignées de brume, de -l’excitation des fêtes publiques. - -Or, un matin, Henriette dit à Paul: - ---Veux-tu m’emmener dîner au cabaret? - ---Mais oui, ma chérie. - ---Dans un cabaret très connu? - ---Mais oui. - -Il la regardait, l’interrogeant de l’œil, voyant bien qu’elle pensait à -quelque chose qu’elle ne voulait pas dire. - -Elle reprit: - ---Tu sais, dans un cabaret... comment expliquer ça?... dans un cabaret -galant... dans un cabaret où on se donne des rendez-vous? - -Il sourit: - ---Oui. Je comprends, dans un cabinet particulier d’un grand café? - ---C’est ça. Mais d’un grand café où tu sois connu, où tu aies déjà -soupé... non... dîné... enfin tu sais... enfin... je voudrais... non, je -n’oserai jamais dire ça? - ---Dis-le, ma chérie; entre nous, qu’est-ce que ça fait? Nous n’en sommes -pas aux petits secrets. - ---Non, je n’oserai pas. - ---Voyons, ne fais pas l’innocente. Dis-le? - ---Eh bien... eh bien... je voudrais... je voudrais être prise pour ta -maîtresse... na... et que les garçons, qui ne savent pas que tu es -marié, me regardent comme ta maîtresse, et toi aussi... que tu me croies -ta maîtresse, une heure, dans cet endroit-là, où tu dois avoir des -souvenirs... Voilà!... Et je croirai moi-même que je suis ta -maîtresse... Je commettrai une grosse faute... Je te tromperai... avec -toi... Voilà!... C’est très vilain... Mais je voudrais... Ne me fais pas -rougir... Je sens que je rougis... Tu ne te figures pas comme ça me... -me... troublerait de dîner comme ça avec toi, dans un endroit pas comme -il faut... dans un cabinet particulier où on s’aime tous les soirs... -tous les soirs... C’est très vilain... Je suis rouge comme une pivoine. -Ne me regarde pas... - -Il riait, très amusé, et répondit: - ---Oui, nous irons, ce soir, dans un endroit très chic où je suis connu. - - * * * * * - -Ils montaient, vers sept heures, l’escalier d’un grand café du -boulevard, lui souriant, l’air vainqueur, elle, timide, voilée, ravie. -Dès qu’ils furent entrés dans un cabinet meublé de quatre fauteuils et -d’un large canapé de velours rouge, le maître d’hôtel, en habit noir, -entra et présenta la carte. Paul la tendit à sa femme. - ---Qu’est-ce que tu veux manger? - ---Mais je ne sais pas, moi, ce qu’on mange ici. - -Alors il lut la litanie des plats tout en ôtant son pardessus qu’il -remit aux mains du valet. Puis il dit: - ---Menu corsé--potage bisque--poulet à la diable, râble de lièvre, homard -à l’américaine, salade de légumes bien épicée et dessert.--Nous boirons -du champagne. - -Le maître d’hôtel souriait en regardant la jeune femme. Il reprit la -carte en murmurant: - ---Monsieur Paul veut-il de la tisane ou du champagne? - ---Du champagne très sec. - -Henriette fut heureuse d’entendre que cet homme savait le nom de son -mari. - -Ils s’assirent, côte à côte, sur le canapé et commencèrent à manger. - -Dix bougies les éclairaient, reflétées dans une grande glace ternie par -des milliers de noms tracés au diamant et qui jetaient sur le cristal -clair une sorte d’immense toile d’araignée. - -Henriette buvait coup sur coup pour s’animer, bien qu’elle se sentît -étourdie dès les premiers verres. Paul, excité par des souvenirs, -baisait à tous moments la main de sa femme. Ses yeux brillaient. - -Elle se sentait étrangement émue par ce lieu suspect, agitée, contente, -un peu souillée mais vibrante. Deux valets graves, muets, habitués à -tout voir et à tout oublier, à n’entrer qu’aux instants nécessaires, et -à sortir aux minutes d’épanchement, allaient et venaient vite et -doucement. - -Vers le milieu du dîner, Henriette était grise, tout à fait grise, et -Paul, en gaieté, lui pressait le genou de toute sa force. Elle -bavardait maintenant, hardie, les joues rouges, le regard vif et noyé. - ---Oh! voyons, Paul, confesse-toi, tu sais je voudrais tout savoir? - ---Quoi donc, ma chérie? - ---Je n’ose pas te dire. - ---Dis toujours... - ---As-tu eu des maîtresses... beaucoup... avant moi? - -Il hésitait, un peu perplexe, ne sachant s’il devait cacher ses bonnes -fortunes ou s’en vanter. - -Elle reprit: - ---Oh! je t’en prie, dis-moi, en as-tu eu beaucoup? - ---Mais quelques-unes. - ---Combien? - ---Je ne sais pas, moi... Est-ce qu’on sait ces choses-là? - ---Tu ne les as pas comptées?... - ---Mais non. - ---Oh! alors, tu en as eu beaucoup? - ---Mais oui. - ---Combien à peu près... seulement à peu près. - ---Mais je ne sais pas du tout, ma chérie. Il y a des années où j’en ai -eu beaucoup, et des années où j’en ai eu bien moins. - ---Combien par an, dis? - ---Tantôt vingt ou trente, tantôt quatre ou cinq seulement. - ---Oh! ça fait plus de cent femmes en tout. - ---Mais oui, à peu près. - ---Oh! que c’est dégoûtant! - ---Pourquoi ça, dégoûtant? - ---Mais parce que c’est dégoûtant, quand on y pense... toutes ces -femmes... nues... et toujours... toujours la même chose... Oh! que c’est -dégoûtant tout de même, plus de cent femmes! - -Il fut choqué qu’elle jugeât cela dégoûtant, et répondit de cet air -supérieur que prennent les hommes pour faire comprendre aux femmes -qu’elles disent une sottise: - ---Voilà qui est drôle, par exemple! s’il est dégoûtant d’avoir cent -femmes, il est dégoûtant également d’en avoir une. - ---Oh non, pas du tout! - ---Pourquoi non? - ---Parce que, une femme, c’est une liaison, c’est un amour qui vous -attache à elle, tandis que cent femmes c’est de la saleté, de -l’inconduite. Je ne comprends pas comment un homme peut se frotter à -toutes ces filles qui sont sales.... - ---Mais non, elles sont très propres. - ---On ne peut pas être propre en faisant le métier qu’elles font. - ---Mais, au contraire, c’est à cause de leur métier qu’elles sont -propres. - ---Oh! fi! quand on songe que la veille elles faisaient ça avec un autre! -C’est ignoble! - ---Ce n’est pas plus ignoble que de boire dans ce verre où a bu je ne -sais qui, ce matin, et qu’on a bien moins lavé, sois-en certaine, que... - ---Oh! tais-toi, tu me révoltes... - ---Mais alors pourquoi me demandes-tu si j’ai eu des maîtresses? - ---Dis donc, tes maîtresses, c’étaient des filles, toutes?... Toutes les -cent?... - ---Mais non, mais non... - ---Qu’est-ce que c’était alors? - ---Mais des actrices... des... des petites ouvrières... et des... -quelques femmes du monde... - ---Combien de femmes du monde? - ---Six. - ---Seulement six? - ---Oui. - ---Elles étaient jolies? - ---Mais oui. - ---Plus jolies que les filles? - ---Non. - ---Lesquelles est-ce que tu préférais, des filles ou des femmes du -monde? - ---Les filles. - ---Oh! que tu es sale! Pourquoi ça? - ---Parce que je n’aime guère les talents d’amateur. - ---Oh! l’horreur! Tu es abominable, sais-tu? Dis donc, et ça t’amusait de -passer comme ça de l’une à l’autre? - ---Mais oui. - ---Beaucoup? - ---Beaucoup. - ---Qu’est-ce qui t’amusait? Est-ce qu’elles ne se ressemblent pas? - ---Mais non. - ---Ah! les femmes ne se ressemblent pas. - ---Pas du tout. - ---En rien? - ---En rien. - ---Que c’est drôle! Qu’est-ce qu’elles ont de différent? - ---Mais, tout. - ---Le corps? - ---Mais oui, le corps. - ---Le corps tout entier? - ---Le corps tout entier. - ---Et quoi encore? - ---Mais, la manière de... d’embrasser, de parler, de dire les moindres -choses. - ---Ah! Et c’est très amusant de changer? - ---Mais oui. - ---Et les hommes aussi sont différents? - ---Ça, je ne sais pas. - ---Tu ne sais pas? - ---Non. - ---Ils doivent être différents. - ---Oui... sans doute... - -Elle resta pensive, son verre de champagne à la main. Il était plein, -elle le but d’un trait; puis le reposant sur la table, elle jeta ses -deux bras au cou de son mari, en lui murmurant dans la bouche: - ---Oh! mon chéri, comme je t’aime!... - -Il la saisit d’une étreinte emportée... Un garçon qui entrait recula en -refermant la porte; et le service fut interrompu pendant cinq minutes -environ. - -Quand le maître d’hôtel reparut, l’air grave et digne, apportant les -fruits du dessert, elle tenait de nouveau un verre plein entre ses -doigts, et, regardant au fond du liquide jaune et transparent, comme -pour y voir des choses inconnues et rêvées, elle murmurait d’une voix -songeuse: - ---Oh! oui! ça doit être amusant tout de même! - - _Imprudence_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 15 septembre 1885, - sous la signature: MAUFRIGNEUSE. - - - - -UN FOU. - - -Il était mort chef d’un haut tribunal, magistrat intègre dont la vie -irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Les avocats, -les jeunes conseillers, les juges saluaient en s’inclinant très bas, par -marque d’un profond respect, sa grande figure blanche et maigre -qu’éclairaient deux yeux brillants et profonds. - -Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger les faibles. -Les escrocs et les meurtriers n’avaient point eu d’ennemi plus -redoutable, car il semblait lire, au fond de leurs âmes, leurs pensées -secrètes, et démêler, d’un coup d’œil, tous les mystères de leurs -intentions. - -Il était donc mort, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouré d’hommages -et poursuivi par les regrets de tout un peuple. Des soldats en culotte -rouge l’avaient escorté jusqu’à sa tombe, et des hommes en cravate -blanche avaient répandu sur son cercueil des paroles désolées et des -larmes qui semblaient vraies. - -Or, voici l’étrange papier que le notaire, éperdu, découvrit dans le -secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers des grands -criminels. - -Cela portait pour titre: - - POURQUOI? - -_20 juin 1851._--Je sors de la séance. J’ai fait condamner Blondel à -mort! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinq enfants? Pourquoi? -Souvent, on rencontre de ces gens chez qui détruire la vie est une -volupté. Oui, oui, ce doit être une volupté, la plus grande de toutes -peut-être; car tuer n’est-il pas ce qui ressemble le plus à créer? Faire -et détruire! Ces deux mots enferment l’histoire des univers, toute -l’histoire des mondes, tout ce qui est, tout! Pourquoi est-ce enivrant -de tuer? - -_25 juin._--Songer qu’un être est là qui vit, qui marche, qui court... -Un être? Qu’est-ce qu’un être? Cette chose animée, qui porte en elle le -principe du mouvement et une volonté réglant ce mouvement! Elle ne -tient à rien cette chose. Ses pieds ne communiquent pas au sol. C’est un -grain de vie qui remue sur la terre; et ce grain de vie, venu je ne sais -d’où, on peut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça -pourrit, c’est fini. - -_26 juin._--Pourquoi donc est-ce un crime de tuer? oui, pourquoi? C’est, -au contraire, la loi de la nature. Tout être a pour mission de tuer: il -tue pour vivre et il tue pour tuer. - ---Tuer est dans notre tempérament; il faut tuer! La bête tue sans cesse, -tout le jour, à tout instant de son existence.--L’homme tue sans cesse -pour se nourrir, mais comme il a besoin de tuer aussi, par volupté, il a -inventé la chasse! L’enfant tue les insectes qu’il trouve, les petits -oiseaux, tous les petits animaux qui lui tombent sous la main. Mais cela -ne suffisait pas à l’irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce -n’est point assez de tuer la bête; nous avons besoin aussi de tuer -l’homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrifices -humains. Aujourd’hui la nécessité de vivre en société a fait du meurtre -un crime. On condamne et on punit l’assassin! Mais comme nous ne pouvons -vivre sans nous livrer à cet instinct naturel et impérieux de mort, nous -nous soulageons de temps en temps, par des guerres où un peuple entier -égorge un autre peuple. C’est alors une débauche de sang, une débauche -où s’affolent les armées et dont se grisent encore les bourgeois, les -femmes et les enfants qui lisent, le soir, sous la lampe, le récit -exalté des massacres. - -Et on pourrait croire qu’on méprise ceux destinés à accomplir ces -boucheries d’hommes! Non. On les accable d’honneurs! On les habille avec -de l’or et des draps éclatants; ils portent des plumes sur la tête, des -ornements sur la poitrine; et on leur donne des croix, des récompenses, -des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés des femmes, -acclamés par la foule, uniquement parce qu’ils ont pour mission de -répandre le sang humain! Ils traînent par les rues leurs instruments de -mort que le passant vêtu de noir regarde avec envie. Car tuer est la -grande loi jetée par la nature au cœur de l’être! Il n’est rien de plus -beau et de plus honorable que de tuer! - -_30 juin._--Tuer est la loi; parce que la nature aime l’éternelle -jeunesse. Elle semble crier par tous ses actes inconscients: «Vite! -vite! vite!» Plus elle détruit, plus elle se renouvelle. - -_2 juillet._--L’être--qu’est-ce que l’être? Tout et rien. Par la -pensée, il est le reflet de tout. Par la mémoire et la science, il est -un abrégé du monde, dont il porte l’histoire en lui. Miroir des choses -et miroir des faits, chaque être humain devient un petit univers dans -l’univers! - -Mais voyagez; regardez grouiller les races, et l’homme n’est plus rien! -plus rien, rien! Montez en barque, éloignez-vous du rivage couvert de -foule, et vous n’apercevez bientôt plus rien que la côte. L’être -imperceptible disparaît, tant il est petit, insignifiant. Traversez -l’Europe dans un train rapide, et regardez par la portière. Des hommes, -des hommes, toujours des hommes, innombrables, inconnus, qui grouillent -dans les champs, qui grouillent dans les rues; des paysans stupides -sachant tout juste retourner la terre; des femmes hideuses sachant tout -juste faire la soupe du mâle et enfanter. Allez aux Indes, allez en -Chine, et vous verrez encore s’agiter des milliards d’êtres qui -naissent, vivent et meurent sans laisser plus de trace que la fourmi -écrasée sur les routes. Allez au pays des noirs, gîtés en des cases de -boue; aux pays des Arabes blancs, abrités sous une toile brune qui -flotte au vent, et vous comprendrez que l’être isolé, déterminé, n’est -rien, rien. La race est tout! Qu’est-ce que l’être, l’être quelconque -d’une tribu errante du désert? Et ces gens, qui sont des sages, ne -s’inquiètent pas de la mort. L’homme ne compte point chez eux. On tue -son ennemi: c’est la guerre. Cela se faisait ainsi jadis, de manoir à -manoir, de province à province. - -Oui, traversez le monde et regardez grouiller les humains innombrables -et inconnus. Inconnus? Ah! voilà le mot du problème! Tuer est un crime -parce que nous avons numéroté les êtres! Quand ils naissent, on les -inscrit, on les nomme, on les baptise. La loi les prend! Voilà! L’être -qui n’est point enregistré ne compte pas: tuez-le dans la lande ou dans -le désert, tuez-le dans la montagne ou dans la plaine, qu’importe! La -nature aime la mort; elle ne punit pas, elle! - -Ce qui est sacré, par exemple, c’est l’état civil! Voilà! C’est lui qui -défend l’homme. L’être est sacré parce qu’il est inscrit à l’état civil! -Respect à l’état civil, le Dieu légal. A genoux! - -L’État peut tuer, lui, parce qu’il a le droit de modifier l’état civil. -Quand il a fait égorger deux cent mille hommes dans une guerre, il les -raye sur son état civil, il les supprime par la main de ses greffiers. -C’est fini. Mais nous, qui ne pouvons point changer les écritures des -mairies, nous devons respecter la vie. État civil, glorieuse Divinité -qui règne dans les temples des municipalités, je te salue. Tu es plus -fort que la Nature. Ah! Ah! - -_3 juillet._--Ce doit être un étrange et savoureux plaisir que de tuer, -d’avoir là, devant soi, l’être vivant, pensant; de faire dedans un petit -trou, rien qu’un petit trou, de voir couler cette chose rouge qui est le -sang, qui fait la vie, et de n’avoir plus devant soi, qu’un tas de chair -molle, froide, inerte, vide de pensée! - -_5 août._--Moi qui ai passé mon existence à juger, à condamner, à tuer -par des paroles prononcées, à tuer par la guillotine ceux qui avaient -tué par le couteau, moi! moi! si je faisais comme tous les assassins que -j’ai frappés, moi! moi! qui le saurait? - -_10 août._--Qui le saurait jamais? Me soupçonnerait-on, moi, moi, -surtout si je choisis un être que je n’ai aucun intérêt à supprimer? - -_15 août._--La tentation! La tentation, elle est entrée en moi comme un -ver qui rampe. Elle rampe, elle va; elle se promène dans mon corps -entier, dans mon esprit, qui ne pense plus qu’à ceci: tuer; dans mes -yeux, qui ont besoin de regarder du sang, de voir mourir; dans mes -oreilles, où passe sans cesse quelque chose d’inconnu, d’horrible, de -déchirant et d’affolant, comme le dernier cri d’un être; dans mes -jambes, où frissonne le désir d’aller, d’aller à l’endroit où la chose -aura lieu; dans mes mains qui frémissent du besoin de tuer. Comme cela -doit être bon, rare, digne d’un homme libre, au-dessus des autres, -maître de son cœur et qui cherche des sensations raffinées! - -_22 août._--Je ne pouvais plus résister. J’ai tué une petite bête pour -essayer, pour commencer. - -Jean, mon domestique, avait un chardonneret dans une cage suspendue à la -fenêtre de l’office. Je l’ai envoyé faire une course, et j’ai pris le -petit oiseau dans ma main, dans ma main où je sentais battre son cœur. -Il avait chaud. Je suis monté dans ma chambre. De temps en temps, je le -serrais plus fort; son cœur battait plus vite; c’était atroce et -délicieux. J’ai failli l’étouffer. Mais je n’aurais pas vu le sang. - -Alors j’ai pris des ciseaux, de courts ciseaux à ongles, et je lui ai -coupé la gorge en trois coups, tout doucement. Il ouvrait le bec, il -s’efforçait de m’échapper, mais je le tenais, oh! je le tenais; j’aurais -tenu un dogue enragé et j’ai vu le sang couler. Comme c’est beau, rouge, -luisant, clair, du sang! J’avais envie de le boire. J’y ai trempé le -bout de ma langue! C’est bon. Mais il en avait si peu, ce pauvre petit -oiseau! Je n’ai pas eu le temps de jouir de cette vue comme j’aurais -voulu. Ce doit être superbe de voir saigner un taureau. - -Et puis j’ai fait comme les assassins, comme les vrais. J’ai lavé les -ciseaux, je me suis lavé les mains, j’ai jeté l’eau et j’ai porté le -corps, le cadavre, dans le jardin pour l’enterrer. Je l’ai enfoui sous -un fraisier. On ne le trouvera jamais. Je mangerai tous les jours une -fraise à cette plante. Vraiment, comme on peut jouir de la vie, quand on -sait! - -Mon domestique a pleuré; il croit son oiseau parti. Comment me -soupçonnerait-il? Ah! ah! - -_25 août._--Il faut que je tue un homme! Il le faut. - -_30 août._--C’est fait. Comme c’est peu de chose! - -J’étais allé me promener dans le bois de Vernes. Je ne pensais à rien, -non, à rien. Voilà un enfant dans le chemin, un petit garçon qui -mangeait une tartine de beurre. - -Il s’arrête pour me voir passer et dit: - ---Bonjour, m’sieu le président. - -Et la pensée m’entre dans la tête: «Si je le tuais?» - -Je réponds: - ---Tu es tout seul, mon garçon? - ---Oui, m’sieu. - ---Tout seul dans le bois? - ---Oui, m’sieu. - -L’envie de le tuer me grisait comme de l’alcool. Je m’approchai tout -doucement, persuadé qu’il allait s’enfuir. Et voilà que je le saisis à -la gorge... Je le serre, je le serre de toute ma force! Il m’a regardé -avec des yeux effrayants! Quels yeux! Tout ronds, profonds, limpides, -terribles! Je n’ai jamais éprouvé une émotion si brutale... mais si -courte! Il tenait mes poignets dans ses petites mains, et son corps se -tordait ainsi qu’une plume sur le feu. Puis il n’a plus remué. - -Mon cœur battait, ah! le cœur de l’oiseau! J’ai jeté le corps dans le -fossé, puis de l’herbe par-dessus. - -Je suis rentré, j’ai bien dîné. Comme c’est peu de chose! Le soir, -j’étais très gai, léger, rajeuni, j’ai passé la soirée chez le préfet. -On m’a trouvé spirituel. - -Mais je n’ai pas vu le sang! Je suis tranquille. - -_30 août._--On a découvert le cadavre. On cherche l’assassin. Ah! ah! - -_1ᵉʳ septembre._--On a arrêté deux rôdeurs. Les preuves manquent. - -_2 septembre._--Les parents sont venus me voir. Ils ont pleuré! Ah! ah! - -_6 octobre._--On n’a rien découvert. Quelque vagabond errant aura fait -le coup. Ah! ah! Si j’avais vu le sang couler, il me semble que je -serais tranquille à présent! - -_10 octobre._--L’envie de tuer me court dans les moelles. Cela est -comparable aux rages d’amour qui vous torturent à vingt ans. - -_20 octobre._--Encore un. J’allais le long du fleuve, après déjeuner. Et -j’aperçus, sous un saule, un pêcheur endormi. Il était midi. Une bêche -semblait, tout exprès, plantée dans un champ de pommes de terre voisin. - -Je la pris, je revins; je la levai comme une massue et, d’un seul coup, -par le tranchant, je fendis la tête du pêcheur. Oh! il a saigné, -celui-là! Du sang rose, plein de cervelle! Cela coulait dans l’eau, tout -doucement. Et je suis parti d’un pas grave. Si on m’avait vu! Ah! ah! -j’aurais fait un excellent assassin. - -_25 octobre._--L’affaire du pêcheur soulève un grand bruit. On accuse du -meurtre son neveu, qui pêchait avec lui. - -_26 octobre._--Le juge d’instruction affirme que le neveu est coupable. -Tout le monde le croit par la ville. Ah! ah! - -_27 octobre._--Le neveu se défend bien mal. Il était parti au village -acheter du pain et du fromage, affirme-t-il. Il jure qu’on a tué son -oncle pendant son absence! Qui le croirait? - -_28 octobre._--Le neveu a failli avouer, tant on lui fait perdre la -tête! Ah! ah! La justice! - -_15 novembre._--On a des preuves accablantes contre le neveu, qui devait -hériter de son oncle. Je présiderai les assises. - -_25 janvier._--A mort! à mort! à mort! Je l’ai fait condamner à mort! -Ah! ah! L’avocat général a parlé comme un ange! Ah! ah! Encore un. -J’irai le voir exécuter! - -_10 mars._--C’est fini. On l’a guillotiné ce matin. Il est très bien -mort! très bien! Cela m’a fait plaisir! Comme c’est beau de voir -trancher la tête d’un homme! Le sang a jailli comme un flot, comme un -flot! Oh! si j’avais pu, j’aurais voulu me baigner dedans. Quelle -ivresse de me coucher là-dessous, de recevoir cela dans mes cheveux et -sur mon visage, et de me relever tout rouge, tout rouge! Ah! si on -savait! - -Maintenant j’attendrai, je puis attendre. Il faudrait si peu de chose -pour me laisser surprendre. - - * * * * * - -Le manuscrit contenait encore beaucoup de pages, mais sans relater -aucun crime nouveau. - -Les médecins aliénistes, à qui on l’a confié, affirment qu’il existe -dans le monde beaucoup de fous ignorés, aussi adroits et aussi -redoutables que ce monstrueux dément. - - _Un Fou_ a paru dans _le Gaulois_ du mercredi 2 septembre 1885. - - - - -TRIBUNAUX RUSTIQUES. - - -La salle de la justice de paix de Gorgeville est pleine de paysans, qui -attendent, immobiles le long des murs, l’ouverture de la séance. - -Il y en a des grands et des petits, des gros rouges et des maigres qui -ont l’air taillés dans une souche de pommiers. Ils ont posé par terre -leurs paniers et ils restent tranquilles, silencieux, préoccupés par -leur affaire. Ils ont apporté avec eux des odeurs d’étable et de sueur, -de lait aigre et de fumier. Des mouches bourdonnent sous le plafond -blanc. On entend, par la porte ouverte, chanter les coqs. - -Sur une sorte d’estrade s’étend une longue table couverte d’un tapis -vert. Un vieux homme ridé écrit, assis à l’extrémité gauche. Un -gendarme, raide sur sa chaise, regarde en l’air à l’extrémité droite. Et -sur la muraille nue, un grand Christ de bois, tordu dans une pose -douloureuse, semble offrir encore sa souffrance éternelle pour la cause -de ces brutes aux senteurs de bêtes. - -M. le juge de paix entre enfin. Il est ventru, coloré, et il secoue, -dans son pas rapide de gros homme pressé, sa grande robe noire de -magistrat; il s’assied, pose sa toque sur la table et regarde -l’assistance avec un air de profond mépris. - -C’est un lettré de province et un bel esprit d’arrondissement, un de -ceux qui traduisent Horace, goûtent les petits vers de Voltaire et -savent par cœur Vert-Vert ainsi que les poésies grivoises de Parny. - -Il prononce: - ---Allons, monsieur Potel, appelez les affaires. - -Puis souriant, il murmure: - - _Quidquid tentabam dicere versus erat._ - -Le greffier alors, levant son front chauve, bredouille d’une voix -inintelligible: «Mᵐᵉ Victoire Bascule contre Isidore Paturon.» - -Une énorme femme s’avance, une dame de campagne, une dame de chef-lieu -de canton, avec un chapeau à rubans, une chaîne de montre en feston sur -le ventre, des bagues aux doigts et des boucles d’oreilles luisantes -comme des chandelles allumées. - -Le juge de paix la salue d’un coup d’œil de connaissance où perce une -raillerie, et dit: - ---Madame Bascule, articulez vos griefs. - -La partie adverse se tient de l’autre côté. Elle est représentée par -trois personnes. Au milieu, un jeune paysan de vingt-cinq ans, joufflu -comme une pomme et rouge comme un coquelicot. A sa droite, sa femme -toute jeune, maigre, petite, pareille à une poule cayenne, avec une tête -mince et plate que coiffe, comme une crête, un bonnet rose. Elle a un -œil rond, étonné et colère, qui regarde de côté comme celui des -volailles. A la gauche du garçon se tient son père, vieux homme courbé, -dont le corps tortu disparaît dans sa blouse empesée, comme sous une -cloche. - -Mᵐᵉ Bascule s’explique: - ---Monsieur le juge de paix, voici quinze ans que j’ai recueilli ce -garçon. Je l’ai élevé et aimé comme une mère, j’ai tout fait pour lui, -j’en ai fait un homme. Il m’avait promis, il m’avait juré de ne pas me -quitter, il m’en a même fait un acte, moyennant lequel je lui ai donné -un petit bien, ma terre de Bec-de-Mortin, qui vaut dans les six mille. -Or voilà qu’une petite chose, une petite rien du tout, une petite -morveuse... - -LE JUGE DE PAIX.--Modérez-vous, madame Bascule. - -Mᵐᵉ BASCULE.--Une petite... une petite... je m’entends, lui a tourné la -tête, lui a fait je ne sais quoi, non, je ne sais quoi... et il s’en va -l’épouser, ce sot, ce grand bête, et il lui porte mon bien en mariage, -mon bien du Bec-de-Mortin... Ah! mais non, ah! mais non... J’ai un -papier, le voilà... Qu’il me rende mon bien, alors. Nous avons fait un -acte de notaire pour le bien et un acte de papier privé pour l’amitié. -L’un vaut l’autre. Chacun son droit, est-ce pas vrai? - -Elle tend au juge de paix un papier timbré grand ouvert. - -ISIDORE PATURON.--C’est pas vrai. - -LE JUGE.--Taisez-vous. Vous parlerez à votre tour. (Il lit.) - -«Je soussigné, Isidore Paturon, promets par la présente à Mᵐᵉ Bascule, -ma bienfaitrice, de ne jamais la quitter de mon vivant, et de la servir -avec dévouement. - -«Gorgeville, le 5 août 1883.» - -LE JUGE.--Il y a une croix comme signature; vous ne savez donc pas -écrire? - -ISIDORE.--Non. J’ sais point. - -LE JUGE.--C’est vous qui l’avez faite, cette croix? - -ISIDORE.--Non, c’est point mé. - -LE JUGE.--Qu’est-ce qui l’a faite, alors? - -ISIDORE.--C’est elle. - -LE JUGE.--Vous êtes prêt à jurer que vous n’avez pas fait cette croix? - -ISIDORE, avec précipitation.--Sur la tête d’ mon pé, d’ ma mé, d’ mon -grand-pé, de ma grand’ mé, et du bon Dieu qui m’entend, je jure que -c’est point mé. (Il lève la main et crache de côté pour appuyer son -serment.) - -LE JUGE, riant.--Quels ont donc été vos rapports avec Mᵐᵉ Bascule, ici -présente? - -ISIDORE.--A m’a servi de traînée. (Rires dans l’auditoire.) - -LE JUGE.--Modérez vos expressions. Vous voulez dire que vos relations -n’ont pas été aussi pures qu’elle le prétend. - -LE PÈRE PATURON, prenant la parole.--I n’avait point quinze ans, point -quinze ans, m’sieu l’ juge, quant a m’ la débouché... - -LE JUGE.--Vous voulez dire débauché? - -LE PÈRE.--Je sais ti mé? I n’avait point quinze ans. Y en avait déjà -ben quatre qu’a l’élevait en brochette, qu’a l’ nourrissait comme un -poulet gras, à l’ faire crever de nourriture, sauf votre respect. Et pi, -quand l’ temps fut v’nu qui lui sembla prêt, qu’a la détravé... - -LE JUGE.--Dépravé... Et vous avez laissé faire?... - -LE PÈRE.--Celle-là ou ben une autre, fallait ben qu’ ça arrive!... - -LE JUGE.--Alors de quoi vous plaignez-vous? - -LE PÈRE.--De rien! Oh! me plains de rien mé, de rien, seulement qu’i -n’en veut pu, li, qu’il est ben libre. Jé demande protection à la loi. - -Mᵐᵉ BASCULE.--Ces gens m’accablent de mensonges, monsieur le juge. J’en -ai fait un homme. - -LE JUGE.--Parbleu. - -Mᵐᵉ BASCULE.--Et il me renie, il m’abandonne, il me vole mon bien... - -ISIDORE.--C’est pas vrai, m’sieu l’juge. J’ voulus la quitter, v’là cinq -ans, vu qu’ell’ avait grossi d’excès, et que ça m’allait point. Ça me -déplaisait, quoi? Je li dis donc que j’ vas partir? Alors v’là qu’a -pleure comme une gouttière et qu’a me promet son bien du Bec-de-Mortin -pour rester quéque z’années, rien que quatre ou cinq. Mé, je dis «oui» -pardi! Quéque vous auriez fait, vous? - -Je suis donc resté cinq ans, jour pour jour, heure pour heure. J’étais -quitte. Chacun son dû. Ça valait ben ça! (La femme d’Isidore, muette -jusque-là, crie avec une voix perçante de perruche:) - ---Mais guétez-la, guétez-la, m’sieu l’ juge, c’te meule, et dites-mé que -ça valait ben ça? - -LE PÈRE hoche la tête d’un air convaincu et répète:--Pardi, oui, ça -valait ben ça. (Mᵐᵉ Bascule s’affaisse sur le banc derrière elle, et se -met à pleurer.) - -LE JUGE, paternel.--Que voulez-vous, chère dame, je n’y peux rien. Vous -lui avez donné votre terre du Bec-de-Mortin par acte parfaitement -régulier. C’est à lui, bien à lui. Il avait le droit incontestable de -faire ce qu’il a fait et de l’apporter en dot à sa femme. Je n’ai pas à -entrer dans les questions de... de... délicatesse... Je ne peux -envisager les faits qu’au point de vue de la loi. Je n’y peux rien. - -LE PÈRE PATURON, d’une voix fière.--J’ pourrais ti r’tourner cheuz nous? - -LE JUGE.--Parfaitement. (Ils s’en vont sous les regards sympathiques des -paysans, comme des gens dont la cause est gagnée. Mᵐᵉ Bascule sanglote -sur son banc.) - -LE JUGE, souriant.--Remettez-vous, chère dame. Voyons, voyons, -remettez-vous... et... si j’ai un conseil à vous donner, c’est de -chercher un autre... un autre élève... - -Mᵐᵉ BASCULE, à travers ses larmes.--Je n’en trouverai pas... pas... - -LE JUGE.--Je regrette de ne pouvoir vous en indiquer un. (Elle jette un -regard désespéré vers le Christ douloureux et tordu sur sa croix, puis -elle se lève et s’en va, à petits pas, avec des hoquets de chagrin, -cachant sa figure dans son mouchoir.) - -LE JUGE se tourne vers son greffier, et, d’une voix goguenarde:--Calypso -ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. (Puis d’une voix grave:) - ---Appelez les affaires suivantes. - -LE GREFFIER bredouille.--Célestin Polyte Lecacheur.--Prosper Magloire -Dieulafait... - - _Tribunaux rustiques_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 25 - novembre 1884, sous la signature: MAUFRIGNEUSE. - - - - -L’ÉPINGLE. - - -Je ne dirai ni le nom du pays, ni celui de l’homme. C’était loin, bien -loin d’ici, sur une côte fertile et brûlante. Nous suivions, depuis le -matin, le rivage couvert de récoltes et la mer bleue couverte de soleil. -Des fleurs poussaient tout près des vagues, des vagues légères, si -douces, endormantes. Il faisait chaud; c’était une molle chaleur -parfumée de terre grasse, humide et féconde; on croyait respirer des -germes. - -On m’avait dit que, ce soir-là, je trouverais l’hospitalité dans la -maison du Français qui habitait au bout d’un promontoire, dans un bois -d’orangers. Qui était-il? Je l’ignorais encore. Il était arrivé un -matin, dix ans plus tôt; il avait acheté de la terre, planté des vignes, -semé des grains; il avait travaillé, cet homme, avec passion, avec -fureur. Puis, de mois en mois, d’année en année, agrandissant son -domaine, fécondant sans arrêt le sol puissant et vierge, il avait ainsi -amassé une fortune par son labeur infatigable. - -Pourtant il travaillait toujours, disait-on. Levé dès l’aurore, -parcourant ses champs jusqu’à la nuit, surveillant sans cesse, il -semblait harcelé par une idée fixe, torturé par l’insatiable désir de -l’argent, que rien n’endort, que rien n’apaise. - -Maintenant, il semblait très riche. - -Le soleil baissait quand j’atteignis sa demeure. Elle se dressait en -effet au bout d’un cap au milieu des orangers. C’était une large maison -carrée toute simple et dominant la mer. - -Comme j’approchais, un homme à grande barbe parut sur la porte. L’ayant -salué, je lui demandai un asile pour la nuit. Il me tendit la main en -souriant. - ---Entrez, monsieur, vous êtes chez vous. - -Il me conduisit dans une chambre, mit à mes ordres un serviteur, avec -une aisance parfaite et une bonne grâce familière d’homme du monde; puis -il me quitta en disant: - ---Nous dînerons lorsque vous voudrez bien descendre. - -Nous dînâmes, en effet, en tête à tête, sur une terrasse en face de la -mer. Je lui parlai d’abord de ce pays si riche, si lointain, si inconnu! -Il souriait, répondant avec distraction: - -Oui, cette terre est belle. Mais aucune terre ne plaît loin de celle -qu’on aime. - ---Vous regrettez la France? - ---Je regrette Paris. - ---Pourquoi n’y retournez-vous pas? - ---Oh! j’y reviendrai. - -Et, tout doucement, nous nous mîmes à parler du monde français, des -boulevards et des choses de Paris. Il m’interrogeait en homme qui a -connu cela, me citait des noms, tous les noms familiers sur le trottoir -du Vaudeville. - ---Qui voit-on chez Tortoni aujourd’hui? - ---Toujours les mêmes, sauf les morts. - -Je le regardais avec attention, poursuivi par un vague souvenir. Certes, -j’avais vu cette tête-là quelque part! Mais où? mais quand? Il semblait -fatigué, bien que vigoureux, triste, bien que résolu. Sa grande barbe -blonde tombait sur sa poitrine, et parfois il la prenait près du menton -et, la serrant dans sa main refermée, l’y faisait glisser jusqu’au bout. -Un peu chauve, il avait des sourcils épais et une forte moustache qui se -mêlait aux poils des joues. - -Derrière nous, le soleil s’enfonçait dans la mer, jetant sur la côte un -brouillard de feu. Les orangers en fleurs exhalaient dans l’air du soir -leur arome violent et délicieux. Lui ne voyait rien que moi, et, le -regard fixe, il semblait apercevoir dans mes yeux, apercevoir au fond de -mon âme l’image lointaine, aimée et connue du large trottoir ombragé, -qui va de la Madeleine à la rue Drouot. - ---Connaissez-vous Boutrelle? - ---Oui, certes. - ---Est-il bien changé? - ---Oui, tout blanc. - ---Et La Ridamie? - ---Toujours le même. - ---Et les femmes? Parlez-moi des femmes. Voyons. Connaissez-vous Suzanne -Verner? - ---Oui, très forte, finie. - ---Ah! Et Sophie Astier? - ---Morte. - ---Pauvre fille! Est-ce que... Connaissez-vous... - -Mais il se tut brusquement. Puis, la voix changée, la figure pâlie -soudain, il reprit: - ---Non, il vaut mieux que je ne parle plus de cela, ça me ravage. - -Puis, comme pour changer la marche de son esprit, il se leva. - ---Voulez-vous rentrer? - ---Je veux bien. - -Et il me précéda dans sa maison. - -Les pièces du bas étaient énormes, nues, tristes, semblaient -abandonnées. Des assiettes et des verres traînaient sur des tables, -laissés là par les serviteurs à peau basanée qui rôdaient sans cesse -dans cette vaste demeure. Deux fusils pendaient à deux clous sur le mur; -et, dans les encoignures, on voyait des bêches, des lignes de pêche, des -feuilles de palmier séchées, des objets de toute espèce posés au hasard -des rentrées et qui se trouvaient à portée de la main pour le hasard des -sorties et des besognes. - -Mon hôte sourit: - ---C’est le logis, ou plutôt le taudis d’un exilé, dit-il, mais ma -chambre est plus propre. Allons-y. - -Je crus, en y entrant, pénétrer dans le magasin d’un brocanteur, tant -elle était remplie de choses, de ces choses disparates, bizarres et -variées qu’on sent être des souvenirs. Sur les murs deux jolis dessins -de peintres connus, des étoffes, des armes, épées et pistolets, puis, -juste au milieu du panneau principal un carré de satin blanc encadré -d’or. - -Surpris, je m’approchai pour voir, et j’aperçus une épingle à cheveux -piquée au centre de l’étoffe brillante. - -Mon hôte posa sa main sur mon épaule: - ---Voilà, dit-il en souriant, la seule chose que je regarde ici, et la -seule que je voie depuis dix ans. M. Prudhomme proclamait: «Ce sabre est -le plus beau jour de ma vie», moi, je puis dire: «Cette épingle est -toute ma vie». - -Je cherchais une phrase banale; je finis par prononcer: - ---Vous avez souffert par une femme? - -Il reprit brusquement: - ---Dites que je souffre comme un misérable... Mais venez sur mon balcon. -Un nom m’est venu tout à l’heure sur les lèvres que je n’ai point osé -prononcer, car si vous m’aviez répondu «morte», comme vous avez fait -pour Sophie Astier, je me serais brûlé la cervelle, aujourd’hui même. - -Nous étions sortis sur le large balcon d’où l’on voyait deux golfes, -l’un à droite, et l’autre à gauche, enfermés par de hautes montagnes -grises. C’était l’heure crépusculaire où le soleil disparu n’éclaire -plus la terre que par les reflets du ciel. - -Il reprit: - ---Est-ce que Jeanne de Limours vit encore? - -Son œil s’était fixé sur le mien, plein d’une angoisse frémissante. - -Je souris: - ---Parbleu... et plus jolie que jamais. - ---Vous la connaissez? - ---Oui. - -Il hésitait: - ---Tout à fait...? - ---Non. - -Il me prit la main: - ---Parlez-moi d’elle. - ---Mais je n’ai rien à en dire; c’est une des femmes, ou plutôt une des -filles les plus charmantes et les plus cotées de Paris. Elle mène une -existence agréable et princière, voilà tout. - -Il murmura: «Je l’aime» comme s’il eût dit: «Je vais mourir». Puis, -brusquement: - ---Ah! pendant trois ans, ce fut une existence effroyable et délicieuse -que la nôtre. J’ai failli la tuer cinq ou six fois; elle a tenté de me -crever les yeux avec cette épingle que vous venez de voir. Tenez, -regardez ce petit point blanc sous mon œil gauche. Nous nous aimions! -Comment pourrais-je expliquer cette passion-là? Vous ne la comprendriez -point. - -Il doit exister un amour simple, fait du double élan de deux cœurs et de -deux âmes; mais il existe assurément un amour atroce, cruellement -torturant, fait de l’invincible enlacement de deux êtres disparates qui -se détestent en s’adorant. - -Cette fille m’a ruiné en trois ans. Je possédais quatre millions qu’elle -a mangés de son air calme, tranquillement, qu’elle a croqués avec un -sourire doux qui semblait tomber de ses yeux sur ses lèvres. - -Vous la connaissez? Elle a en elle quelque chose d’irrésistible! Quoi? -Je ne sais pas. Sont-ce ces yeux gris dont le regard entre comme une -vrille et reste en vous comme le crochet d’une flèche? C’est plutôt ce -sourire doux, indifférent et séduisant, qui reste sur sa face à la façon -d’un masque. Sa grâce lente pénètre peu à peu, se dégage d’elle comme un -parfum, de sa taille longue, à peine balancée, quand elle passe, car -elle semble glisser plutôt que marcher, de sa voix un peu traînante, -jolie, et qui semble être la musique de son sourire, de son geste aussi, -de son geste toujours modéré, toujours juste et qui grise l’œil tant il -est harmonieux. Pendant trois ans, je n’ai vu qu’elle sur la terre! -Comme j’ai souffert! Car elle me trompait avec tout le monde! Pourquoi? -Pour rien, pour tromper. Et quand je l’avais appris, quand je la -traitais de fille et de gueuse, elle avouait tranquillement: «Est-ce que -nous sommes mariés?» disait-elle. - -Depuis que je suis ici, j’ai tant songé à elle que j’ai fini par la -comprendre: cette fille-là, c’est Manon Lescaut revenue. C’est Manon qui -ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour qui l’amour, le plaisir -et l’argent ne font qu’un. - -Il se tut. Puis, après quelques minutes: - ---Quand j’eus mangé mon dernier sou pour elle, elle m’a dit simplement: -«Vous comprenez, mon cher, que je ne peux pas vivre de l’air et du -temps. Je vous aime beaucoup, je vous aime plus que personne, mais il -faut vivre. La misère et moi ne ferons jamais bon ménage». - -Et si je vous disais, pourtant, quelle vie atroce j’ai menée à côté -d’elle! Quand je la regardais, j’avais autant envie de la tuer que de -l’embrasser. Quand je la regardais... je sentais un besoin furieux -d’ouvrir les bras, de l’étreindre et de l’étrangler. Il y avait en elle, -derrière ses yeux, quelque chose de perfide et d’insaisissable qui me -faisait l’exécrer; et c’est peut-être à cause de cela que je l’aimais -tant. En elle, le Féminin, l’odieux et affolant Féminin était plus -puissant qu’en aucune autre femme. Elle en était chargée, surchargée -comme d’un fluide grisant et vénéneux. Elle était Femme, plus qu’on ne -l’a jamais été. - -Et tenez, quand je sortais avec elle, elle posait son œil sur tous les -hommes d’une telle façon, qu’elle semblait se donner à chacun d’un seul -regard. Cela m’exaspérait et m’attachait à elle davantage, cependant. -Cette créature, rien qu’en passant dans la rue, appartenait à tout le -monde, malgré moi, malgré elle, par le fait de sa nature même, bien -qu’elle eût l’allure modeste et douce. Comprenez-vous? - -Et quel supplice! Au théâtre, au restaurant, il me semblait qu’on la -possédait sous mes yeux. Et dès que je la laissais seule, d’autres, en -effet, la possédaient. - -Voilà dix ans que je ne l’ai vue, et je l’aime plus que jamais! - - * * * * * - -La nuit s’était répandue sur la terre. Un parfum puissant d’orangers -flottait dans l’air. - -Je lui dis: - ---La reverrez-vous? - -Il répondit: - ---Parbleu! J’ai maintenant ici, tant en terre qu’en argent, sept à huit -cent mille francs. Quand le million sera complet, je vendrai tout et je -partirai. J’en ai pour un an avec elle--une bonne année entière.--Et -puis adieu, ma vie sera close. - -Je demandai: - ---Mais ensuite? - ---Ensuite, je ne sais pas. Ce sera fini! Je lui demanderai peut-être de -me prendre comme valet de chambre. - - _L’Épingle_ a paru dans _le Gil-Blas_ du jeudi 13 août 1885, sous - la signature: MAUFRIGNEUSE. - - - - -LES BÉCASSES. - - -Ma chère amie, vous me demandez pourquoi je ne rentre pas à Paris; vous -vous étonnez, et vous vous fâchez presque. La raison que je vais vous -donner va, sans doute, vous révolter: Est-ce qu’un chasseur rentre à -Paris au moment du passage des bécasses? - -Certes, je comprends et j’aime assez cette vie de la ville, qui va de la -chambre au trottoir; mais je préfère la vie libre, la rude vie d’automne -du chasseur. - -A Paris, il me semble que je ne suis jamais dehors; car les rues ne -sont, en somme, que de grands appartements communs, et sans plafond. -Est-on à l’air, entre deux murs, les pieds sur des pavés de bois ou de -pierre, le regard borné partout par des bâtiments, sans aucun horizon -de verdure, de plaines ou de bois? Des milliers de voisins vous -coudoient, vous poussent, vous saluent et vous parlent; et le fait de -recevoir de l’eau sur un parapluie quand il pleut ne suffit pas à me -donner l’impression, la sensation de l’espace. - -Ici, je perçois bien nettement, et délicieusement la différence du -dedans et du dehors... Mais ce n’est pas de cela que je veux vous -parler... - -Donc les bécasses passent. - -Il faut vous dire que j’habite une grande maison normande, dans une -vallée, auprès d’une petite rivière, et que je chasse presque tous les -jours. - -Les autres jours, je lis; je lis même des choses que les hommes de Paris -n’ont pas le temps de connaître, des choses très sérieuses, très -profondes, très curieuses, écrites par un brave savant de génie, un -étranger qui a passé toute sa vie à étudier la même question et a -observé les mêmes faits relatifs à l’influence du fonctionnement de nos -organes sur notre intelligence. - -Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères -d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en -attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle, nous partons pour -leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parce qu’il y a là un petit bois -délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses -qui passent. - -Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des -premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de -conquérants qui envahit la France, prit et garda l’Angleterre, s’établit -sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa -comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous -les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses -de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et -surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol -sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, -la voix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de -la mer. - -Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons, -agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans -que nos fermiers. - -Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses. - -Chaque matin l’aîné, Simon, me disait: - ---Hé, v’là l’vent qui passe à l’est, y va geler. Dans deux jours, elles -viendront. - -Le cadet, Gaspard, plus précis, attendait que la gelée fût venue pour -l’annoncer. - -Or, jeudi dernier, il entra dans ma chambre dès l’aurore en criant: - ---Ça y est, la terre est toute blanche. Deux jours comme ça et nous -allons à Cannetot. - -Deux jours plus tard, en effet, nous partions pour Cannetot. Certes, -vous auriez ri en nous voyant. Nous nous déplaçons dans une étrange -voiture de chasse que mon père fit construire autrefois. Construire est -le seul mot que je puisse employer en parlant de ce monument voyageur, -ou plutôt de ce tremblement de terre roulant. Il y a de tout là dedans: -caisses pour les provisions, caisses pour les armes, caisses pour les -malles, caisses à claire-voie pour les chiens. Tout y est à l’abri, -excepté les hommes, perchés sur des banquettes à balustrades, hautes -comme un troisième étage et portées par quatre roues gigantesques. On -parvient là-dessus comme on peut, en se servant des pieds, des mains et -même des dents à l’occasion, car aucun marchepied ne donne accès sur cet -édifice. - -Donc, les deux d’Orgemol et moi nous escaladons cette montagne, en des -accoutrements de Lapons. Nous sommes vêtus de peaux de mouton, nous -portons des bas de laine énormes par-dessus nos pantalons, et des -guêtres par-dessus nos bas de laine; nous avons des coiffures en -fourrure noire et des gants en fourrure blanche. Quand nous sommes -installés, Jean, mon domestique, nous jette nos trois bassets, Pif, Paf -et Moustache. Pif appartient à Simon, Paf à Gaspard et Moustache à moi. -On dirait trois petits crocodiles à poil. Ils sont longs, bas, crochus, -avec des pattes torses, et tellement velus qu’ils ont l’air de -broussailles jaunes. A peine voit-on leurs yeux noirs sous leurs -sourcils, et leurs crocs blancs sous leurs barbes. Jamais on ne les -enferme dans les chenils roulants de la voiture. Chacun de nous garde le -sien sous ses pieds pour avoir chaud. - -Et nous voilà partis, secoués abominablement. Il gelait, il gelait -ferme. Nous étions contents. Vers cinq heures nous arrivions. Le -fermier, maître Picot, nous attendait devant la porte. C’est aussi un -gaillard, pas grand, mais rond, trapu, vigoureux comme un dogue, rusé -comme un renard, toujours souriant, toujours content et sachant faire -argent de tout. - -C’est grande fête pour lui, au moment des bécasses. - -La ferme est vaste, un vieux bâtiment dans une cour à pommiers, -entourée de quatre rangs de hêtres qui bataillent toute l’année contre -le vent de mer. - -Nous entrons dans la cuisine où flambe un beau feu en notre honneur. - -Notre table est mise tout contre la haute cheminée où tourne et cuit, -devant la flamme claire, un gros poulet dont le jus coule dans un plat -de terre. - -La fermière alors nous salue, une grande femme muette, très polie, tout -occupée des soins de la maison, la tête pleine d’affaires et de -chiffres, prix des grains, des volailles, des moutons, des bœufs. C’est -une femme d’ordre, rangée et sévère, connue à sa valeur dans les -environs. - -Au fond de la cuisine s’étend la grande table où viendront s’asseoir -tout à l’heure les valets de tout ordre, charretiers, laboureurs, -goujats, filles de ferme, bergers; et tous ces gens mangeront en silence -sous l’œil actif de la maîtresse, en nous regardant dîner avec maître -Picot, qui dira des blagues pour rire. Puis, quand tout son personnel -sera repu, madame Picot prendra, seule, son repas rapide et frugal sur -un coin de table, en surveillant la servante. - -Aux jours ordinaires elle dîne avec tout son monde. - -Nous couchons tous les trois, les d’Orgemol et moi, dans une chambre -blanche, toute nue, peinte à la chaux, et qui contient seulement nos -trois lits, trois chaises et trois cuvettes. - -Gaspard s’éveille toujours le premier, et sonne une diane retentissante. -En une demi-heure tout le monde est prêt et on part avec maître Picot -qui chasse avec nous. - -Maître Picot me préfère à ses maîtres. Pourquoi? sans doute parce que je -ne suis pas son maître. Donc nous voilà tous les deux qui gagnons le -bois par la droite, tandis que les deux frères vont attaquer par la -gauche. Simon a la direction des chiens qu’il traîne, tous les trois -attachés au bout d’une corde. - -Car nous ne chassons pas la bécasse, mais le lapin. Nous sommes -convaincus qu’il ne faut pas chercher la bécasse, mais la trouver. On -tombe dessus et on la tue, voilà. Quand on veut spécialement en -rencontrer, on ne les pince jamais. C’est vraiment une chose belle et -curieuse que d’entendre dans l’air frais du matin, la détonation brève -du fusil, puis la voix formidable de Gaspard emplir l’horizon et hurler: -«Bécasse.--Elle y est.» - -Moi je suis sournois. Quand j’ai tué une bécasse, je crie: «Lapin!» Et -je triomphe avec excès lorsqu’on sort les pièces du carnier, au déjeuner -de midi. - -Donc nous voilà, maître Picot et moi, dans le petit bois dont les -feuilles tombent avec un murmure doux et continu, un murmure sec, un peu -triste, elles sont mortes. Il fait froid, un froid léger qui pique les -yeux, le nez, et les oreilles et qui a poudré d’une fine mousse blanche -le bout des herbes et la terre brune des labourés. Mais on a chaud tout -le long des membres, sous la grosse peau de mouton. Le soleil est gai -dans l’air bleu, il ne chauffe guère, mais il est gai. Il fait bon -chasser au bois par les frais matins d’hiver. - -Là-bas, un chien jette un aboiement aigu. C’est Pif. Je connais sa voix -frêle. Puis, plus rien. Voilà un autre cri, puis un autre; et Paf à son -tour donne de la gueule. Que fait donc Moustache? Ah! le voilà qui -piaule comme une poule qu’on étrangle! Ils ont levé un lapin. Attention, -maître Picot! - -Ils s’éloignent, se rapprochent, s’écartent encore, puis reviennent; -nous suivons leurs allées imprévues, en courant dans les petits chemins, -l’esprit en éveil, le doigt sur la gâchette du fusil. - -Ils remontent vers la plaine, nous remontons aussi. Soudain, une tache -grise, une ombre traverse le sentier. J’épaule et je tire. La fumée -légère s’envole dans l’air bleu, et j’aperçois sur l’herbe une pincée de -poil blanc qui remue. Alors je hurle de toute ma force: «Lapin, -lapin.--Il y est!» Et je le montre aux trois chiens, aux trois -crocodiles velus qui me félicitent en remuant la queue; puis s’en vont -en chercher un autre. - -Maître Picot m’avait rejoint. Moustache se remit à japper. Le fermier -dit: - ---Ça pourrait bien être un lièvre, allons au bord de la plaine. - -Mais au moment où je sortais du bois, j’aperçus, debout, à dix pas de -moi, enveloppé dans son immense manteau jaunâtre, coiffé d’un bonnet de -laine, et tricotant toujours un bas, comme font les bergers chez nous, -le pâtre de maître Picot, Gargan, le muet. Je lui dis, selon l’usage: - ---Bonjour, pasteur. - -Et il leva la main pour me saluer, bien qu’il n’eût pas entendu ma voix; -mais il avait vu le mouvement de mes lèvres. - -Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinze ans je le -voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d’un champ, le corps -immobile, et ses mains tricotant toujours. Son troupeau le suivait -comme une meute, semblait obéir à son œil. - -Maître Picot me serra le bras: - ---Vous savez que le berger a tué sa femme. - -Je fus stupéfait: - ---Gargan? Le sourd-muet? - ---Oui, cet hiver, et il a été jugé à Rouen. Je vas vous conter ça. - -Et il m’entraîna dans le taillis, car le pasteur savait cueillir les -mots sur la bouche de son maître comme s’il les eût entendus. Il ne -comprenait que lui; mais, en face de lui, il n’était plus sourd; et le -maître, par contre, devinait comme un sorcier toutes les intentions de -la pantomime du muet, tous les gestes de ses doigts, les plis de ses -joues et les reflets de ses yeux. - -Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s’en passe aux -champs, quelquefois. - -Gargan était fils d’un marneux, d’un de ces hommes qui descendent dans -les marnières pour extraire cette sorte de pierre molle, blanche et -fondante, qu’on sème sur les terres. Sourd-muet de naissance, on l’avait -élevé à garder des vaches le long des fossés des routes. - -Puis, recueilli par le père de Picot, il était devenu berger de la -ferme. C’était un excellent berger, dévoué, probe, et qui savait -replacer les membres démis, bien que personne ne lui eût jamais rien -appris. - -Quand Picot prit la ferme à son tour, Gargan avait trente ans et en -paraissait quarante. Il était haut, maigre et barbu, barbu comme un -patriarche. - -Or, vers cette époque, une bonne femme du pays, très pauvre, la Martel, -mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu’on appelait la Goutte à -cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie. - -Picot recueillit cette guenilleuse et l’employa à de menues besognes, la -nourrissant sans la payer, en échange de son travail. Elle couchait sous -la grange, dans l’étable ou dans l’écurie, sur la paille ou sur le -fumier, quelque part, n’importe où, car on ne donne pas un lit à ces -va-nu-pieds. Elle couchait donc n’importe où, avec n’importe qui, -peut-être avec le charretier ou le goujat. Mais il arriva que, bientôt, -elle s’adonna avec le sourd et s’accoupla avec lui d’une façon continue. -Comment s’unirent ces deux misères? Comment se comprirent-elles? -Avait-il jamais connu une femme avant cette rôdeuse de granges, lui qui -n’avait jamais causé avec personne? Est-ce elle qui le fut trouver dans -sa hutte roulante, et qui le séduisit, Ève d’ornière, au bord d’un -chemin? On ne sait pas. On sut seulement, un jour, qu’ils vivaient -ensemble comme mari et femme. - -Personne ne s’en étonna. Et Picot trouva même cet accouplement naturel. - -Mais voilà que le curé apprit cette union sans messe et se fâcha. Il fit -des reproches à madame Picot, inquiéta sa conscience, la menaça de -châtiments mystérieux. Que faire? C’était bien simple. On allait les -marier à l’église et à la mairie. Ils n’avaient rien ni l’un ni l’autre: -lui, pas une culotte entière; elle, pas un jupon d’une seule pièce. -Donc, rien ne s’opposait à ce que la loi et la religion fussent -satisfaites. On les unit, en une heure, devant maire et curé, et on crut -tout réglé pour le mieux. - -Mais voilà que, bientôt, ce fut un jeu dans le pays (pardon pour ce -vilain mot!) de faire cocu ce pauvre Gargan. Avant qu’il fût marié, -personne ne songeait à coucher avec la Goutte; et, maintenant, chacun -voulait son tour, histoire de rire. Tout le monde y passait pour un -petit verre, derrière le dos du mari. L’aventure fit même tant de bruit -aux environs qu’il vint des messieurs de Goderville pour voir ça. - -Moyennant un demi-litre, la Goutte leur donnait le spectacle avec -n’importe qui, dans un fossé, derrière un mur, tandis qu’on apercevait, -en même temps, la silhouette immobile de Gargan, tricotant un bas à cent -pas de là et suivi de son troupeau bêlant. Et on riait à s’en rendre -malade dans tous les cafés de la contrée; on ne parlait que de ça, le -soir, devant le feu; on s’abordait sur les routes en se demandant: -«As-tu payé la goutte à la Goutte?» On savait ce que cela voulait dire. - -Le berger ne semblait rien voir. Mais voilà qu’un jour, le gars Poirot, -de Sasseville, appela d’un signe la femme à Gargan derrière une meule en -lui faisant voir une bouteille pleine. Elle comprit et accourut en -riant; or, à peine étaient-ils occupés à leur besogne criminelle que le -pâtre tomba sur eux comme s’il fût sorti d’un nuage. Poirot s’enfuit, à -cloche-pied, la culotte sur les talons, tandis que le muet, avec des -cris de bête, serrait la gorge de sa femme. - -Des gens accoururent qui travaillaient dans la plaine. Il était trop -tard; elle avait la langue noire, les yeux sortis de la tête; du sang -lui coulait par le nez. Elle était morte. - -Le berger fut jugé par le tribunal de Rouen. Comme il était muet, Picot -lui servait d’interprète. Les détails de l’affaire amusèrent beaucoup -l’auditoire. Mais le fermier n’avait qu’une idée: c’était de faire -acquitter son pasteur, et il s’y prenait en malin. - -Il raconta d’abord toute l’histoire du sourd et celle de son mariage; -puis, quand il en vint au crime, il interrogea lui-même l’assassin. - -Toute l’assistance était silencieuse. - -Picot prononçait avec lenteur: - ---Savais-tu qu’elle te trompait? - -Et en même temps, il mimait sa question avec les yeux. - -L’autre fit «non» de la tête. - ---T’étais couché dans la meule quand tu l’as surpris? - -Et il faisait le geste d’un homme qui aperçoit une chose dégoûtante. - -L’autre fit «oui» de la tête. - -Alors, le fermier, imitant les signes du maire qui marie, et du prêtre -qui unit au nom de Dieu, demanda à son serviteur s’il avait tué sa femme -parce qu’elle était liée à lui devant les hommes et devant le ciel. - -Le berger fit «oui» de la tête. - -Picot lui dit: - ---Allons, montre comment c’est arrivé? - -Alors, le sourd mima lui-même toute la scène. Il montra qu’il dormait -dans la meule; qu’il s’était réveillé en sentant remuer la paille, qu’il -avait regardé tout doucement, et qu’il avait vu la chose. - -Il s’était dressé, entre les deux gendarmes, et, brusquement, il imita -le mouvement obscène du couple criminel enlacé devant lui. - -Un rire tumultueux s’éleva dans la salle, puis s’arrêta net; car le -berger, les yeux hagards, remuant sa mâchoire et sa grande barbe comme -s’il eût mordu quelque chose, les bras tendus, la tête en avant, -répétait l’action terrible du meurtrier qui étrangle un être. - -Et il hurlait affreusement, tellement affolé de colère qu’il croyait la -tenir encore et que les gendarmes furent obligés de le saisir et de -l’asseoir de force pour le calmer. - -Un grand frisson d’angoisse courut dans l’assistance. Alors maître -Picot, posant la main sur l’épaule de son serviteur, dit simplement: - ---Il a de l’honneur, cet homme-là. - -Et le berger fut acquitté. - - * * * * * - -Quant à moi, ma chère amie, j’écoutais, fort ému, la fin de cette -aventure que je vous ai racontée en termes bien grossiers, pour ne rien -changer au récit du fermier, quand un coup de fusil éclata au milieu du -bois; et la voix formidable de Gaspard gronda dans le vent comme un coup -de canon. - ---Bécasse. Elle y est. - -Et voilà comment j’emploie mon temps à guetter des bécasses qui passent -tandis que vous allez aussi voir passer au Bois les premières toilettes -d’hiver. - - _Les Bécasses_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 20 octobre - 1885. - - - - -EN WAGON. - - -Le soleil allait disparaître derrière la grande chaîne dont le puy de -Dôme est le géant, et l’ombre des cimes s’étendait dans la profonde -vallée de Royat. - -Quelques personnes se promenaient dans le parc, autour du kiosque de la -musique. D’autres demeuraient encore assises, par groupes, malgré la -fraîcheur du soir. - -Dans un de ces groupes on causait avec animation, car il était question -d’une grave affaire qui tourmentait beaucoup Mᵐᵉˢ de Sarcagnes, de -Vaulacelles et de Bridoie. Dans quelques jours allaient commencer les -vacances, et il s’agissait de faire venir leurs fils élevés chez les -Jésuites et chez les Dominicains. - -Or ces dames n’avaient point envie d’entreprendre elles-mêmes le voyage -pour ramener leurs descendants, et elles ne connaissaient justement -personne qu’elles pussent charger de ce soin délicat. On touchait aux -derniers jours de juillet. Paris était vide. Elles cherchaient, sans -trouver, un nom qui leur offrît les garanties désirées. - -Leur embarras s’augmentait de ce qu’une vilaine affaire de mœurs avait -eu lieu quelques jours auparavant dans un wagon. Et ces dames -demeuraient persuadées que toutes les filles de la capitale passaient -leur existence dans les rapides, entre l’Auvergne et la gare de Lyon. -Les échos de _Gil-Blas_, d’ailleurs, au dire de Mᵐᵉ de Bridoie, -signalaient la présence à Vichy, au Mont-Dore et à la Bourboule, de -toutes les horizontales connues et inconnues. Pour y être, elles avaient -dû venir en wagon; et elles s’en retournaient indubitablement encore en -wagon; elles devaient même s’en retourner sans cesse pour revenir tous -les jours. C’était donc un va-et-vient continu d’impures sur cette -maudite ligne. Ces dames se désolaient que l’accès des gares ne fût pas -interdit aux femmes suspectes. - -Or Roger de Sarcagnes avait quinze ans, Gontran de Vaulacelles treize -ans et Roland de Bridoie onze ans. Que faire? Elles ne pouvaient pas, -cependant, exposer leurs chers enfants au contact de pareilles -créatures. Que pouvaient-ils entendre, que pouvaient-ils voir, que -pouvaient-ils apprendre, s’ils passaient une journée entière, ou une -nuit, dans un compartiment qui enfermerait, peut-être, une ou deux de -ces drôlesses avec un ou deux de leurs compagnons? - -La situation semblait sans issue, quand Mᵐᵉ de Martinsec vint à passer. -Elle s’arrêta pour dire bonjour à ses amies qui lui racontèrent leurs -angoisses. - ---Mais c’est bien simple, s’écria-t-elle, je vais vous prêter l’abbé. Je -peux très bien m’en passer pendant quarante-huit heures. L’éducation de -Rodolphe ne sera pas compromise pour si peu. Il ira chercher vos enfants -et vous les ramènera. - -Il fut donc convenu que l’abbé Lecuir, un jeune prêtre, fort instruit, -précepteur de Rodolphe de Martinsec, irait à Paris, la semaine suivante, -chercher les trois jeunes gens. - - * * * * * - -L’abbé partit donc le vendredi; et il se trouvait à la gare de Lyon le -dimanche matin pour prendre avec ses trois gamins, le rapide de huit -heures, le nouveau rapide-direct organisé depuis quelques jours -seulement, sur la réclamation générale de tous les baigneurs de -l’Auvergne. - -Il se promenait sur le quai de départ, suivi de ses collégiens, comme -une poule de ses poussins, et il cherchait un compartiment vide ou -occupé par des gens d’aspect respectable, car il avait l’esprit hanté -par toutes les recommandations minutieuses que lui avaient faites Mᵐᵉˢ -de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie. - -Or il aperçut tout à coup devant une portière un vieux monsieur et une -vieille dame à cheveux blancs qui causaient avec une autre dame -installée dans l’intérieur du wagon. Le vieux monsieur était officier de -la Légion d’honneur; et ces gens avaient l’aspect le plus comme il faut. -«Voici mon affaire,» pensa l’abbé. Il fit monter les trois élèves et les -suivit. - -La vieille dame disait: - ---Surtout soigne-toi bien, mon enfant. - -La jeune répondit: - ---Oh! oui, maman, ne crains rien. - ---Appelle le médecin aussitôt que tu te sentiras souffrante. - ---Oui, oui, maman. - ---Allons, adieu, ma fille. - ---Adieu, maman. - -Il y eut une longue embrassade, puis un employé ferma les portières et -le train se mit en route. - -Ils étaient seuls. L’abbé, ravi, se félicitait de son adresse, et il se -mit à causer avec les jeunes gens qui lui étaient confiés. Il avait été -convenu, le jour de son départ, que Mᵐᵉ de Martinsec l’autoriserait à -donner des répétitions pendant toutes les vacances à ces trois garçons, -et il voulait sonder un peu l’intelligence et le caractère de ses -nouveaux élèves. - -Roger de Sarcagnes, le plus grand, était un de ces hauts collégiens -poussés trop vite, maigres et pâles, et dont les articulations ne -semblent pas tout à fait soudées. Il parlait lentement, d’une façon -naïve. - -Gontran de Vaulacelles, au contraire, demeurait tout petit, trapu, et il -était malin, sournois, mauvais et drôle. Il se moquait toujours de tout -le monde, avait des mots de grande personne, des répliques à double sens -qui inquiétaient ses parents. - -Le plus jeune, Roland de Bridoie, ne paraissait montrer aucune aptitude -pour rien; C’était une bonne petite bête qui ressemblerait à son papa. - -L’abbé les avait prévenus qu’ils seraient sous ses ordres pendant ces -deux mois d’été; et il leur fit un sermon bien senti sur leurs devoirs -envers lui, sur la façon dont il entendait les gouverner, sur la méthode -qu’il emploierait envers eux. - -C’était un abbé d’âme droite et simple, un peu phraseur et plein de -systèmes. - -Son discours fut interrompu par un profond soupir que poussa leur -voisine. Il tourna la tête vers elle. Elle demeurait assise dans son -coin, les yeux fixes, les joues un peu pâles. L’abbé revint à ses -disciples. - -Le train roulait à toute vitesse, traversait des plaines, des bois, -passait sous des ponts et sur des ponts, secouait de sa trépidation -frémissante le chapelet de voyageurs enfermés dans les wagons. - -Gontran de Vaulacelles, maintenant, interrogeait l’abbé Lecuir sur -Royat, sur les amusements du pays. Y avait-il une rivière? Pouvait-on -pêcher? Aurait-il un cheval, comme l’autre année? etc. - -La jeune femme, tout à coup, jeta une sorte de cri, un «ah!» de -souffrance vite réprimé. - -Le prêtre, inquiet, lui demanda: - ---Vous sentez-vous indisposée, madame? - -Elle répondit: - ---Non, non, monsieur l’abbé, ce n’est rien, une légère douleur, ce n’est -rien. Je suis un peu malade depuis quelque temps, et le mouvement du -train me fatigue. Sa figure était devenue livide, en effet. - -Il insista: - ---Si je puis quelque chose pour vous, madame?... - ---Oh! non, rien du tout,--monsieur l’abbé. Je vous remercie. - -Le prêtre reprit sa causerie avec ses élèves les préparant à son -enseignement et à sa direction. - -Les heures passaient. Le convoi s’arrêtait de temps en temps, puis -repartait. La jeune femme, maintenant, paraissait dormir et elle ne -bougeait plus, enfoncée en son coin. Bien que le jour fût plus qu’à -moitié écoulé, elle n’avait encore rien mangé. L’abbé pensait: «Cette -personne doit être bien souffrante». - -Il ne restait plus que deux heures de route pour atteindre -Clermont-Ferrand, quand la voyageuse se mit brusquement à gémir. Elle -s’était laissée presque tomber de sa banquette et, appuyée sur les -mains, les yeux hagards, les traits crispés, elle répétait: «Oh! mon -Dieu! oh! mon Dieu!» - -L’abbé s’élança: - ---Madame... madame... madame, qu’avez-vous? - -Elle balbutia: - ---Je... je... crois que... que... que je vais accoucher. Et elle -commença aussitôt à crier d’une effroyable façon. Elle poussait une -longue clameur affolée qui semblait déchirer sa gorge au passage, une -clameur aiguë, affreuse, dont l’intonation sinistre disait l’angoisse de -son âme et la torture de son corps. - -Le pauvre prêtre éperdu, debout devant elle, ne savait que faire, que -dire, que tenter, et il murmurait: «Mon Dieu, si je savais... Mon Dieu, -si je savais!» Il était rouge jusqu’au blanc des yeux; et ses trois -élèves regardaient avec stupeur cette femme étendue qui criait. - -Tout à coup, elle se tordit, élevant ses bras sur sa tête, et son flanc -eut une secousse étrange, une convulsion qui la parcourut. - -L’abbé pensa qu’elle allait mourir, mourir devant lui, privée de secours -et de soins par sa faute. Alors il dit d’une voix résolue: - ---Je vais vous aider, madame. Je ne sais pas... mais je vous aiderai -comme je pourrai. Je dois mon assistance à toute créature qui souffre. - -Puis, s’étant retourné vers les trois gamins, il cria: - ---Vous, vous allez passer vos têtes à la portière; et si l’un de vous se -retourne il me copiera mille vers de Virgile. - -Il abaissa lui-même les trois glaces, y plaça les trois têtes, ramena -contre le cou les rideaux bleus, et il répéta: - ---Si vous faites seulement un mouvement, vous serez privés d’excursions -pendant toutes les vacances. Et n’oubliez point que je ne pardonne -jamais, moi. - -Et il revint vers la jeune femme, en relevant les manches de sa soutane. - - * * * * * - -Elle gémissait toujours, et, par moments, hurlait. L’abbé, la face -cramoisie, l’assistait, l’exhortait, la réconfortait, et, sans cesse, il -levait les yeux vers les trois gamins qui coulaient des regards furtifs, -vite détournés, vers la mystérieuse besogne accomplie par leur nouveau -précepteur. - ---M. de Vaulacelles, vous me copierez vingt fois le verbe -«désobéir!»--criait-il. - ---M. de Bridoie, vous serez privé de dessert pendant un mois. - -Soudain la jeune femme cessa sa plainte persistante, et presque aussitôt -un cri bizarre et léger qui ressemblait à un aboiement et à un -miaulement fit retourner, d’un seul élan, les trois collégiens persuadés -qu’ils venaient d’entendre un chien nouveau-né. - -L’abbé tenait dans ses mains un petit enfant tout nu. Il le regardait -avec des yeux effarés; il semblait content et désolé, prêt à rire et -prêt à pleurer; on l’aurait cru fou, tant sa figure exprimait de choses -par le jeu rapide des yeux, des lèvres et des joues. - -Il déclara, comme s’il eût annoncé à ses élèves une grande nouvelle: - ---C’est un garçon. - -Puis aussitôt il reprit: - ---M. de Sarcagnes, passez-moi la bouteille d’eau qui est dans le -filet.--Bien.--Débouchez-la.--Très bien.--Versez-m’en quelques gouttes -dans la main, seulement quelques gouttes.--Parfait. - -Et il répandit cette eau sur le front nu du petit être qu’il portait, en -prononçant: - -«Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi -soit-il.» - -Le train entrait en gare de Clermont. La figure de Mᵐᵉ de Bridoie -apparut à la portière. Alors l’abbé, perdant la tête, lui présenta la -frêle bête humaine qu’il venait de cueillir, en murmurant: - ---C’est madame qui vient d’avoir un petit accident en route. - -Il avait l’air d’avoir ramassé cet enfant dans un égout; et, les cheveux -mouillés de sueur, le rabat sur l’épaule, la robe maculée, il répétait: - ---Ils n’ont rien vu--rien du tout,--j’en réponds.--Ils regardaient tous -trois par la portière.--J’en réponds,--ils n’ont rien vu.» - -Et il descendit du compartiment avec quatre garçons au lieu de trois -qu’il était allé chercher, tandis que Mᵐᵉˢ de Bridoie, de Vaulacelles -et de Sarcagnes, livides, échangeaient des regards éperdus, sans trouver -un seul mot à dire. - - * * * * * - -Le soir, les trois familles dînaient ensemble pour fêter l’arrivée des -collégiens. Mais on ne parlait guère; les pères, les mères et les -enfants eux-mêmes semblaient préoccupés. - -Tout à coup, le plus jeune, Roland de Bridoie, demanda: - ---Dis, maman, où l’abbé l’a-t-il trouvé ce petit garçon? - -La mère ne répondit pas directement. - ---Allons, dîne, et laisse-nous tranquilles avec tes questions. - -Il se tut quelques minutes, puis reprit: - ---Il n’y avait personne que cette dame qui avait mal au ventre. C’est -donc que l’abbé est prestidigitateur, comme Robert Houdin qui fait venir -un bocal de poissons sous un tapis. - ---Tais-toi, voyons. C’est le bon Dieu qui l’a envoyé. - ---Mais où l’avait-il mis le bon Dieu? Je n’ai rien vu, moi. Est-il entré -par la portière, dis? - -Mᵐᵉ de Bridoie, impatientée, répliqua: - ---Voyons, c’est fini, tais-toi. Il est venu sous un chou comme tous les -petits enfants. Tu le sais bien. - ---Mais il n’y avait pas de chou dans le wagon? - -Alors Gontran de Vaulacelles, qui écoutait avec un air sournois, sourit -et dit: - ---Si, il y avait un chou. Mais il n’y a que Monsieur l’abbé qui l’a vu. - - _En Wagon_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 24 mars 1885. - - - - -ÇA IRA. - - -J’étais descendu à Barviller uniquement parce que j’avais lu dans un -guide (je ne sais plus lequel): Beau musée, deux Rubens, un Téniers, un -Ribera. - -Donc je pensais: Allons voir ça. Je dînerai à l’hôtel de l’Europe, que -le guide affirme excellent, et je repartirai le lendemain. - -Le musée était fermé: on ne l’ouvre que sur la demande des voyageurs; il -fut donc ouvert à ma requête, et je pus contempler quelques croûtes -attribuées par un conservateur fantaisiste aux premiers maîtres de la -peinture. - -Puis je me trouvai tout seul, et n’ayant absolument rien à faire, dans -une longue rue de petite ville inconnue, bâtie au milieu de plaines -interminables, je parcourus cette _artère_, j’examinai quelques pauvres -magasins; puis, comme il était quatre heures, je fus saisi par un de ces -découragements qui rendent fous les plus énergiques. - -Que faire? Mon Dieu, que faire? J’aurais payé cinq cents francs l’idée -d’une distraction quelconque? Me trouvant à sec d’inventions, je me -décidai, tout simplement, à fumer un bon cigare et je cherchai le bureau -de tabac. Je le reconnus bientôt à sa lanterne rouge, j’entrai. La -marchande me tendit plusieurs boîtes au choix; ayant regardé les -cigares, que je jugeai détestables, je considérai, par hasard, la -patronne. - -C’était une femme de quarante-cinq ans environ, forte et grisonnante. -Elle avait une figure grasse, respectable, en qui il me sembla trouver -quelque chose de familier. Pourtant je ne connaissais point cette dame! -Non, je ne la connaissais pas assurément! Mais ne se pouvait-il faire -que je l’eusse rencontrée? Oui, c’était possible! Ce visage-là devait -être une connaissance de mon œil, une vieille connaissance perdue de -vue, et changée, engraissée énormément sans doute. - -Je murmurai: - ---Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me semble que je -vous connais depuis longtemps. - -Elle répondit en rougissant: - ---C’est drôle... Moi aussi. - -Je poussai un cri: - ---Ah? Ça ira! - -Elle leva ses deux mains avec un désespoir comique, épouvantée de ce mot -et balbutiant: - ---Oh! oh! Si on vous entendait... - -Puis soudain elle s’écria à son tour: - ---Tiens, c’est toi, Georges! - -Puis elle regarda avec frayeur si on ne l’avait point écoutée. Mais nous -étions seuls, bien seuls! - -«Ça ira.» Comment avais-je pu reconnaître «_Ça ira_», la pauvre _Ça -ira_, la maigre _Ça ira!_ la désolée _Ça ira_, dans cette tranquille et -grasse fonctionnaire du gouvernement? - -_Ça ira!_ Que de souvenirs s’éveillèrent brusquement en moi: Bougival, -La Grenouillère, Chatou, le restaurant Fournaise, les longues journées -en yole au bord des berges, dix ans de ma vie passés dans ce coin de -pays, sur ce délicieux bout de rivière. - -Nous étions alors une bande d’une douzaine, habitant la maison Galopois, -à Chatou, et vivant là d’une drôle de façon, toujours à moitié nus et à -moitié gris. Les mœurs des canotiers d’aujourd’hui ont bien changé. Ces -messieurs portent des monocles. - -Or notre bande possédait une vingtaine de canotières, régulières et -irrégulières. Dans certains dimanches, nous en avions quatre; dans -certains autres, nous les avions toutes. Quelques-unes étaient là, pour -ainsi dire, à demeure, les autres venaient quand elles n’avaient rien de -mieux à faire. Cinq ou six vivaient sur le commun, sur les hommes sans -femmes, et, parmi celles-là, _Ça ira_. - -C’était une pauvre fille maigre et qui boitait. Cela lui donnait des -allures de sauterelle. Elle était timide, gauche, maladroite en tout ce -qu’elle faisait. Elle s’accrochait avec crainte, au plus humble, au plus -inaperçu, au moins riche de nous, qui la gardait un jour ou un mois, -suivant ses moyens. Comment s’était-elle trouvée parmi nous, personne ne -le savait plus. L’avait-on rencontrée, un soir de pochardise, au bal des -Canotiers et emmenée dans une de ces rafles de femmes que nous faisions -souvent? L’avions-nous invitée à déjeuner, en la voyant seule, assise à -une petite table, dans un coin. Aucun de nous ne l’aurait pu dire; mais -elle faisait partie de la bande. - -Nous l’avions baptisée _Ça ira_, parce qu’elle se plaignait toujours de -la destinée, de sa malchance, de ses déboires. On lui disait chaque -dimanche: - ---Eh bien, _Ça ira_, ça va-t-il? - -Et elle répondait toujours: - ---Non, pas trop, mais faut espérer que ça ira mieux un jour. - -Comment ce pauvre être disgracieux et gauche était-il arrivé à faire le -métier qui demande le plus de grâce, d’adresse, de ruse et de beauté? -Mystère. Paris, d’ailleurs, est plein de filles d’amour laides à -dégoûter un gendarme. - -Que faisait-elle pendant les six autres jours de la semaine? Plusieurs -fois, elle nous avait dit qu’elle travaillait. A quoi? nous l’ignorions, -indifférents à son existence. - -Et puis, je l’avais à peu près perdue de vue. Notre groupe s’était -émietté peu à peu, laissant la place à une autre génération, à qui nous -avions aussi laissé _Ça ira_. Je l’appris en allant déjeuner chez -Fournaise de temps en temps. - -Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l’avions baptisée ainsi, avaient -cru à un nom d’Orientale et la nommaient Zaïra; puis ils avaient cédé à -leur tour leurs canots et quelques canotières à la génération suivante. -(Une génération de canotiers vit, en général, trois ans sur l’eau, puis -quitte la Seine pour entrer dans la magistrature, la médecine ou la -politique.) - -Zaïra était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s’était encore -modifié en Sarah. On la crut alors israélite. - -Les tout derniers, ceux à monocle, l’appelaient donc tout simplement «La -Juive». - -Puis elle disparut. - -Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac à Barviller. - - * * * * * - -Je lui dis: - ---Eh bien, ça va donc, à présent? - -Elle répondit: - ---Un peu mieux. - -Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je -n’y aurais point songé; aujourd’hui, je me sentais intrigué, attiré, -tout à fait intéressé. Je lui demandai: - ---Comment as-tu fait pour avoir de la chance? - ---Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais le moins. - ---Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée! - ---Oh non! - ---Où ça donc? - ---A Paris, dans l’hôtel que j’habitais. - ---Ah! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris? - ---Oui, j’étais chez madame Ravelet. - ---Qui ça, madame Ravelet? - ---Tu ne connais pas madame Ravelet? Oh! - ---Mais non. - ---La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli. - -Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne, -mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieur d’une maison de -modes, l’existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées, -toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cet épervier de trottoir qui -chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en -flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle. - -Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois: - ---Si tu savais comme on est canaille... et comme on en fait de roides. -Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu -sais! - -Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’un parapluie. -J’en avais un vieux, en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme -je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui -me dit: - ---Comment! tu oses sortir avec ça! - ---Mais je n’en ai pas d’autre, et, en ce moment, les fonds sont bas. - -Ils étaient toujours bas les fonds! - -Elle me répond: - ---Vas en chercher un à la Madeleine. - -Moi, ça m’étonne. - -Elle reprend: - ---C’est là que nous les prenons, toutes; on en a autant qu’on veut. - -Et elle m’explique la chose. C’est bien simple. - -Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le -sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie -la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son -manche, et je lui fais l’explication d’un manche avec une pomme d’agate. -Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante -parapluies perdus; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le -mien; mais moi j’en choisis un beau, un très beau, à manche d’ivoire -sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l’a -décrit avant de l’avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance. - -Pour faire ça, on s’habillait très chic. - -Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnières -de la grande boîte à tabac. - -Elle reprit: - ---Oh! on en avait des tours, et on en avait de si drôles. Tiens, nous -étions cinq à l’atelier, quatre ordinaires et une très bien, Irma, la -belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au -Conseil d’Etat. Ça ne l’empêchait pas de lui en faire porter joliment. -Voilà qu’un hiver elle nous dit: - ---Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne. - -Et elle nous conta son idée. - -Tu sais, Irma, elle avait une tournure à troubler la tête de tous les -hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leur faisaient venir -l’eau à la bouche. Donc elle imagina de nous faire gagner cent francs à -chacune pour nous acheter des bagues, et elle arrangea la chose que -voici: - -Tu sais que je n’étais pas riche, à ce moment-là, les autres non plus; -ça n’allait guère, nous gagnions cent francs par mois au magasin, rien -de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nous avions chacune deux -ou trois amants habitués qui donnaient un peu, mais pas beaucoup. A la -promenade de midi, il arrivait quelquefois qu’on amorçait un monsieur -qui revenait le lendemain; on le faisait poser quinze jours, et puis on -cédait. Mais ces hommes-là, ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou, -c’était pour le plaisir. Oh! si tu savais les ruses que nous avions; -vrai, c’était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa de nous -faire gagner cent francs, nous voilà toutes allumées. C’est très vilain -ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien; tu connais la vie, -toi, et puis quand on est resté quatre ans à Chatou... - -Donc elle nous dit: - ---Nous allons lever au bal de l’Opéra ce qu’il y a de mieux à Paris -comme hommes, les plus distingués et les plus riches. Moi, je les -connais. - -Nous n’avons pas cru, d’abord, que c’était vrai; parce que ces hommes-là -ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui, mais pour nous, non. -Oh! elle était d’un chic, cette Irma. Tu sais, nous avions coutume de -dire à l’atelier que, si l’empereur l’avait connue, il l’aurait -certainement épousée. - -Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieux et elle -nous dit: - ---Vous, vous n’entrerez pas au bal, vous allez rester chacune dans un -fiacre dans les rues voisines. Un monsieur viendra qui montera dans -votre voiture. Dès qu’il sera entré, vous l’embrasserez le plus -gentiment que vous pourrez; et puis vous pousserez un grand cri pour -montrer que vous vous êtes trompée, que vous en attendiez un autre. Ça -allumera le pigeon de voir qu’il prend la place d’un autre et il voudra -rester par force; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour le -chasser... et puis... vous irez souper avec lui... Alors il vous devra -un bon dédommagement. - -Tu ne comprends point encore, n’est-ce pas? Eh bien, voici ce qu’elle -fit, la rosse. - -Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, des -voitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nous -plaça dans des rues voisines de l’Opéra. Alors, elle alla au bal, toute -seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes les plus -marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leurs femmes, elle -en choisit d’abord un pour l’intriguer. Elle lui en dit de toutes les -sortes, car elle a de l’esprit aussi. Quand elle le vit bien emballé, -elle ôta son loup, et il fut pris comme dans un filet. Donc il voulut -l’emmener tout de suite, et elle lui donna rendez-vous, dans une -demi-heure, dans une voiture en face du nº 20 de la rue Taitbout. -C’était moi, dans cette voiture-là! J’étais bien enveloppée et la figure -voilée. Donc, tout d’un coup, un monsieur passa sa tête à la portière, -et il dit: - ---C’est vous? - -Je réponds tout bas: - ---Oui, c’est moi, montez vite. - -Il monte; et moi je le saisis dans mes bras et je l’embrasse, mais je -l’embrasse à lui couper la respiration; puis je reprends: - ---Oh! que je suis heureuse! que je suis heureuse! - -Et, tout d’un coup, je crie: - ---Mais ce n’est pas toi! Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu! - -Et je me mets à pleurer. - -Tu juges si voilà un homme embarrassé! Il cherche d’abord à me consoler; -il s’excuse, proteste qu’il s’est trompé aussi! - -Moi, je pleurais toujours, mais moins fort; et je poussais de gros -soupirs. Alors il me dit des choses très douces. C’était un homme tout à -fait comme il faut; et puis ça l’amusait maintenant de me voir pleurer -de moins en moins. - -Bref, de fil en aiguille, il m’a proposé d’aller souper. Moi, j’ai -refusé; j’ai voulu sauter de la voiture; il m’a retenue par la taille; -et puis embrassée; comme j’avais fait à son entrée. - -Et puis... et puis... nous avons... soupé... tu comprends... et il m’a -donné... devine... voyons, devine... il m’a donné cinq cents francs!... -Crois-tu qu’il y en a des hommes généreux! - -Enfin, la chose a réussi pour tout le monde. C’est Louise qui a eu le -moins avec deux cents francs. Mais, tu sais, Louise, vrai, elle était -trop maigre! - -La marchande de tabac allait toujours, vidant d’un seul coup tous ses -souvenirs amassés depuis si longtemps dans son cœur fermé de débitante -officielle. Tout l’autrefois pauvre et drôle remuait son âme. Elle -regrettait cette vie galante et bohème du trottoir parisien, faite de -privations et de caresses payées, de rire et de misère, de ruses et -d’amour vrai par moments. - -Je lui dis: - ---Mais comment as-tu obtenu ton débit de tabac? - -Elle sourit: - ---Oh! c’est toute une histoire. Figure-toi que j’avais dans mon hôtel, -porte à porte, un étudiant en droit, mais, tu sais, un de ces étudiants -qui ne font rien. Celui-là, il vivait au café, du matin au soir; et il -aimait le billard, comme je n’ai jamais vu aimer personne. - -Quand j’étais seule, nous passions la soirée ensemble quelquefois. C’est -de lui que j’ai eu Roger. - ---Qui ça, Roger? - ---Mon fils. - ---Ah! - ---Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais je pensais -bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d’autant plus que je -n’ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là, jamais. Au bout de dix -ans, il en était encore à son premier examen. Quand sa famille vit qu’on -n’en pourrait rien tirer, elle le rappela chez elle en province; mais -nous étions demeurés en correspondance à cause de l’enfant. Et puis, -figure-toi qu’aux dernières élections, il y a deux ans, j’apprends qu’il -a été nommé député dans son pays. Et puis il a fait des discours à la -Chambre. Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit... Mais, pour -finir, j’ai été le trouver et il m’a fait obtenir, tout de suite, un -bureau de tabac comme fille de déporté... C’est vrai que mon père a été -déporté, mais je n’avais jamais pensé non plus que ça pourrait me -servir. - -Bref... Tiens, voilà Roger. - - * * * * * - -Un grand jeune homme entrait, correct, grave, poseur. - -Il embrassa sur le front sa mère, qui me dit: - ---Tenez, monsieur, c’est mon fils, chef de bureau à la mairie... Vous -savez... c’est un futur sous-préfet. - -Je saluai dignement ce fonctionnaire, et je sortis pour gagner l’hôtel, -après avoir serré, avec gravité, la main tendue de _Ça ira_. - - _Ça ira_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 10 novembre 1885. - - - - -DÉCOUVERTE. - - -Le bateau était couvert de monde. La traversée s’annonçant fort belle, -les Havraises allaient faire un tour à Trouville. - -On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ, -et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis -qu’on entendait, le long de ses flancs, un bruit d’eau remuée. - -Les roues tournèrent quelques secondes, s’arrêtèrent, repartirent -doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié par -le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En -route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité. - -Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le -bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s’ils partaient pour -l’Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la même façon. - -Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les -toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l’Océan à peine remué par -des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une -courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à -travers la brume matinale. - -A notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large de vingt -kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs -de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du -fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée, dessinaient de grands -rubans jaunes à travers l’immense nappe verte et pure de la pleine mer. - -J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de -long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n’en sais -rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des -voyageurs. - -Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mes vieux amis, -Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dix ans. - -Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant -de choses et d’autres, la promenade d’ours en cage que j’accomplissais -tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux -lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont. - -Tout à coup Sidoine prononça, avec une véritable expression de rage: - ---C’est plein d’Anglais ici! Les sales gens! - -C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient -l’horizon d’un air important qui semblait dire: «C’est nous, les -Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!» - -Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs -avaient l’air des drapeaux de leur suffisance. - -Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les -constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores -leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux -paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, -portaient des chapeaux anglais d’une forme étrange, et, derrière leurs -crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des -couleuvres lofées. - -Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur -mâchoire nationale, paraissaient menacer l’espace de leurs dents jaunes -et démesurées. - -On sentait, en passant près d’elles, une odeur de caoutchouc et d’eau -dentifrice. - -Sidoine répéta, avec une colère grandissante: - ---Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France? - -Je demandai en souriant: - ---Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement -indifférents. - -Il prononça: - ---Oui, toi, parbleu! Mais moi, j’ai épousé une Anglaise. Voilà. - -Je m’arrêtai pour lui rire au nez. - ---Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux? - -Il haussa les épaules: - ---Non, pas précisément. - ---Alors... elle te... elle te... trompe? - ---Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j’en serais -débarrassé. - ---Alors, je ne comprends pas! - ---Tu ne comprends pas? Ça ne m’étonne point. Eh bien, elle a tout -simplement appris le français, pas autre chose! Écoute: - -«Je n’avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer -l’été à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes -d’eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur -avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles. - -Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l’herbe, -autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n’y a rien de plus gentil -qu’une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui -ramasse des fleurs le long d’un chemin. - -Je fis la connaissance d’une famille anglaise descendue au même hôtel -que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à -toutes les Anglaises. - -Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au -soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; -puis deux filles, l’aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à -conserves; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine -avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les -gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux -bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute -l’espérance, tout le bonheur du monde! - -Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme -comme ceux-là! Comme ça répond bien à l’attente éternelle et confuse de -notre cœur! - -Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les -étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une -Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons -amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, -drap pour culotte, chapeaux, gants, fusils et... femmes. - -Nous avons tort, cependant. - -Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c’est -leur défaut de prononciation. Aussitôt qu’une femme parle mal notre -langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par mot, -elle est exquise, et si elle baragouine d’une façon tout à fait -inintelligible, elle devient irrésistible. - -Tu ne te figures pas comme c’est gentil d’entendre dire à une mignonne -bouche rose: «J’aimé bôcoup la gigotte.» - -Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n’y -comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots -inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et -gai. - -Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules prenaient sur ses lèvres -un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, -de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées. - -Je l’épousai! Je l’aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les -vrais amants n’adorent jamais qu’un rêve qui a pris une forme de femme. - -Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet: - - Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares, - Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur, - Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares, - J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur. - -Eh bien, mon cher, le seul tort que j’ai eu, ç’a été de donner à ma -femme un professeur de français. - -Tant qu’elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je -l’ai chérie. - -Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante -de son être, l’élégance incomparable de son geste; elles me la -montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite -pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu’elle aimait, pousser -parfois des exclamations bizarres, et exprimer d’une façon coquette, à -force d’être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des -sensations peu compliquées. - -Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en -prononçant--Baâba--et Baâmban. - -Aurais-je pu croire que... - -Elle parle, à présent... Elle parle... mal... très mal... Elle fait tout -autant de fautes... Mais on la comprend... oui, je la comprends... je -sais... je la connais... - -J’ai ouvert ma poupée pour regarder dedans... j’ai vu. Et il faut -causer, mon cher! - -Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories -d’une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, -et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d’un dictionnaire -de la conversation à l’usage des pensionnats de jeunes personnes. - -Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui -renferment d’exécrables bonbons. J’en avais une. Je l’ai déchirée. J’ai -voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j’ai des -haut-le-cœur, à présent, rien qu’en apercevant une de ses compatriotes. - -J’ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait -enseigné le français: comprends-tu?» - - * * * * * - -Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de -monde. - -Je dis: - ---Où est ta femme? - -Il prononça: - ---Je l’ai ramenée à Étretat. - ---Et toi, où vas-tu? - ---Moi? moi je vais me distraire à Trouville. - -Puis, après un silence, il ajouta: - ---Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme. - - _Découverte_ a paru dans _le Gaulois_ du jeudi 4 septembre 1884. - - - - -SOLITUDE. - - -C’était après un dîner d’hommes. On avait été fort gai. Un d’eux, un -vieil ami, me dit: - ---Veux-tu remonter à pied l’avenue des Champs-Élysées? - -Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade, sous les -arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, que cette rumeur -confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nous passait sur le -visage, et la légion des étoiles semait sur le ciel noir une poudre -d’or. - -Mon compagnon me dit: - ---Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, que partout -ailleurs. Il me semble que ma pensée s’y élargit. J’ai, par moments, ces -espèces de lueurs dans l’esprit qui font croire, pendant une seconde, -qu’on va découvrir le divin secret des choses. Puis la fenêtre se -referme. C’est fini. - -De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long des massifs; -nous passions devant un banc où deux êtres, assis côte à côte, ne -faisaient qu’une tache noire. - -Mon voisin murmura: - ---Pauvres gens! Ce n’est pas du dégoût qu’ils m’inspirent, mais une -immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un -que j’ai pénétré: notre grand tourment dans l’existence vient de ce que -nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne -tendent qu’à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en -plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire -cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins; mais ils -demeurent, ils demeureront toujours seuls; et nous aussi. - -On s’en aperçoit plus ou moins, voilà tout. - -Depuis quelque temps j’endure cet abominable supplice d’avoir compris, -d’avoir découvert l’affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne -peut la faire cesser, rien, entends-tu! Quoi que nous tentions, quoi que -nous fassions, quels que soient l’élan de nos cœurs, l’appel de nos -lèvres et l’étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls. - -Je t’ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez -moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de -mon logement. A quoi cela me servira-t-il? Je te parle, tu m’écoutes, et -nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu? - -Bienheureux les simples d’esprit, dit l’Écriture. Ils ont l’illusion du -bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils -n’errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des -coudes, sans autre joie que l’égoïste satisfaction de comprendre, de -voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre -éternel isolement. - -Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas? - -Écoute-moi. Depuis que j’ai senti la solitude de mon être, il me semble -que je m’enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont -je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n’a -point de bout, peut-être! J’y vais sans personne avec moi, sans personne -autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route -ténébreuse. Ce souterrain, c’est la vie. Parfois j’entends des bruits, -des voix, des cris... je m’avance à tâtons vers ces rumeurs confuses. -Mais je ne sais jamais au juste d’où elles partent; je ne rencontre -jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui -m’entoure. Me comprends-tu? - -Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce. - -Musset s’est écrié: - - Qui vient? Qui m’appelle? Personne. - Je suis seul.--C’est l’heure qui sonne. - O solitude!--O pauvreté! - -Mais, chez lui, ce n’était là qu’un doute passager, et non pas une -certitude définitive, comme chez moi. Il était poète; il peuplait la vie -de fantômes, de rêves. Il n’était jamais vraiment seul.--Moi, je suis -seul! - -Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu’il -était un des grands lucides, n’écrivit-il pas à une amie cette phrase -désespérante: «Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend -personne.» - -Non, personne ne comprend personne, quoi qu’on pense, quoi qu’on dise, -quoi qu’on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans ces étoiles -que voilà, jetées comme une graine de feu à travers l’espace, si loin -que nous apercevons seulement la clarté de quelques-unes, alors que -l’innombrable armée des autres est perdue dans l’infini, si proches -qu’elles forment peut-être un tout, comme les molécules d’un corps? - -Eh bien, l’homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans un autre -homme. Nous sommes plus loin l’un de l’autre que ces astres, plus isolés -surtout, parce que la pensée est insondable. - -Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des -êtres que nous ne pouvons pénétrer! Nous nous aimons les uns les autres -comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans -parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d’union nous travaille, -mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos -confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses -vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l’un vers l’autre ne -font que nous heurter l’un à l’autre. - -Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon cœur à quelque -ami, parce que je comprends mieux alors l’infranchissable obstacle. Il -est là, cet homme; je vois ses yeux clairs sur moi; mais son âme, -derrière eux, je ne la connais point. Il m’écoute. Que pense-t-il? Oui, -que pense-t-il? Tu ne comprends pas ce tourment? Il me hait peut-être? -ou me méprise? ou se moque de moi? Il réfléchit à ce que je dis, il me -juge, il me raille, il me condamne, m’estime médiocre ou sot. Comment -savoir ce qu’il pense? Comment savoir s’il m’aime comme je l’aime? et ce -qui s’agite dans cette petite tête ronde? Quel mystère que la pensée -inconnue d’un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni -connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre! - -Et moi, j’ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les -portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond, -tout au fond, ce lieu secret du _Moi_ où personne ne pénètre. Personne -ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, -parce que personne ne comprend personne. - -Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi? Non, tu me juges fou! tu -m’examines, tu te gardes de moi! Tu te demandes: «Qu’est-ce qu’il a, ce -soir?» mais si tu parviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible -et subtile souffrance, viens-t’en me dire seulement: _Je t’ai compris!_ -et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être. - -Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude. - -Misère! Misère! Comme j’ai souffert par elles, parce qu’elles m’ont -donné souvent, plus que les hommes, l’illusion de n’être pas seul! - -Quand on entre dans l’Amour, il semble qu’on s’élargit. Une félicité -surhumaine vous envahit. Sais-tu pourquoi? Sais-tu d’où vient cette -sensation d’immense bonheur? C’est uniquement parce qu’on s’imagine -n’être plus seul. L’isolement, l’abandon de l’être humain paraît cesser. -Quelle erreur! - -Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d’amour qui ronge -notre cœur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve. - -Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cet être à -longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel -délire égare notre esprit! Quelle illusion nous emporte! - -Elle et moi, nous n’allons plus faire qu’un, tout à l’heure, -semble-t-il? Mais ce tout à l’heure n’arrive jamais, et, après des -semaines d’attente, d’espérance et de joie trompeuse, je me retrouve -tout à coup, un jour, plus seul que je ne l’avais encore été. - -Après chaque baiser, après chaque étreinte, l’isolement s’agrandit. Et -comme il est navrant, épouvantable. - -Un poète, M. Sully Prudhomme, n’a-t-il pas écrit: - - Les caresses ne sont que d’inquiets transports, - Infructueux essais du pauvre amour qui tente - L’impossible union des âmes par les corps... - -Et puis, adieu. C’est fini. C’est à peine si on reconnaît cette femme -qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dont nous -n’avons jamais connu la pensée intime et banale sans doute! - -Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieux des -êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes les -aspirations, on était descendu jusqu’au profond de son âme, un mot, un -seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait, comme un -éclair dans la nuit, le trou noir entre nous. - -Et pourtant, ce qu’il y a encore de meilleur au monde, c’est de passer -un soir auprès d’une femme qu’on aime, sans parler, heureux presque -complètement par la seule sensation de sa présence. Ne demandons pas -plus, car jamais deux êtres ne se mêlent. - -Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne -ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Me sachant condamné à -l’horrible solitude, je regarde les choses, sans jamais émettre mon -avis. Que m’importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les -croyances! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis -désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J’ai des -phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un -sourire qui dit: «oui», quand je ne veux même pas prendre la peine de -parler. - -Me comprends-tu? - - * * * * * - -Nous avions remonté la longue avenue jusqu’à l’Arc de triomphe de -l’Étoile, puis nous étions redescendus jusqu’à la place de la Concorde, -car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup -d’autres choses dont je ne me souviens plus. - -Il s’arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de -granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des -étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc -l’histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s’écria: - ---Tiens, nous sommes tous comme cette pierre. - -Puis il me quitta sans ajouter un mot. - -Était-il gris? Était-il fou? Était-il sage? Je ne le sais encore. -Parfois il me semble qu’il avait raison; parfois il me semble qu’il -avait perdu l’esprit. - - _Solitude_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 3 mars 1884. - - - - -AU BORD DU LIT. - - -U_n grand feu flambait dans l’âtre. Sur la table japonaise, deux tasses -à thé se faisaient face, tandis que la théière fumait à côté contre le -sucrier flanqué du carafon de rhum._ - -_Le comte de Sallure jeta son chapeau, ses gants et sa fourrure sur une -chaise, tandis que la comtesse, débarrassée de sa sortie de bal, -rajustait un peu ses cheveux devant la glace. Elle se souriait -aimablement à elle-même en tapotant, du bout de ses doigts fins et -luisants de bagues, les cheveux frisés des tempes. Puis elle se tourna -vers son mari. Il la regardait depuis quelques secondes, et semblait -hésiter comme si une pensée intime l’eût gêné._ - -_Enfin il dit_: - ---Vous a-t-on assez fait la cour, ce soir? - -_Elle le considéra dans les yeux, le regard allumé d’une flamme de -triomphe et de défi, et répondit_: - ---Je l’espère bien! - -_Puis elle s’assit à sa place. Il se mit en face d’elle et reprit en -cassant une brioche_: - ---C’en était presque ridicule... pour moi! - -_Elle demanda_: - ---Est-ce une scène? avez-vous l’intention de me faire des reproches? - ---Non, ma chère amie, je dis seulement que ce M. Burel a été presque -inconvenant auprès de vous. Si... si... si j’avais eu des droits... je -me serais fâché. - ---Mon cher ami, soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’hui comme vous -pensiez l’an dernier, voilà tout. Quand j’ai su que vous aviez une -maîtresse, une maîtresse que vous aimiez, vous ne vous occupiez guère si -on me faisait ou si on ne me faisait pas la cour. Je vous ai dit mon -chagrin, j’ai dit, comme vous ce soir, mais avec plus de raison: Mon -ami, vous compromettez Mᵐᵉ de Servy, vous me faites de la peine et vous -me rendez ridicule. Qu’avez-vous répondu? Oh! vous m’avez parfaitement -laissé entendre que j’étais libre, que le mariage, entre gens -intelligents, n’était qu’une association d’intérêts, un lien social, -mais non un lien moral. Est-ce vrai? Vous m’avez laissé comprendre que -votre maîtresse était infiniment mieux que moi, plus séduisante, plus -femme! Vous avez dit: plus femme. Tout cela était entouré, bien entendu, -de ménagements d’homme bien élevé, enveloppé de compliments, énoncé avec -une délicatesse à laquelle je rends hommage. Je n’en ai pas moins -parfaitement compris. - -Il a été convenu que nous vivrions désormais ensemble, mais complètement -séparés. Nous avions un enfant qui formait entre nous un trait d’union. - -Vous m’avez presque laissé deviner que vous ne teniez qu’aux apparences, -que je pouvais, s’il me plaisait, prendre un amant pourvu que cette -liaison restât secrète. Vous avez longuement disserté, et fort bien, sur -la finesse des femmes, sur leur habileté pour ménager les convenances, -etc. - -J’ai compris, mon ami, parfaitement compris. Vous aimiez alors beaucoup, -beaucoup Mᵐᵉ de Servy, et ma tendresse légitime, ma tendresse légale -vous gênait. Je vous enlevais, sans doute, quelques-uns de vos moyens. -Nous avons, depuis lors, vécu séparés. Nous allons dans le monde -ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez -nous. - -Or, depuis un mois ou deux, vous prenez des allures d’homme jaloux. -Qu’est-ce que cela veut dire? - ---Ma chère amie, je ne suis point jaloux, mais j’ai peur de vous voir -vous compromettre. Vous êtes jeune, vive, aventureuse... - ---Pardon, si nous parlons d’aventures, je demande à faire la balance -entre nous. - ---Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami -sérieux. Quant à tout ce que vous venez de dire, c’est fortement -exagéré. - ---Pas du tout. Vous avez avoué, vous m’avez avoué votre liaison, ce qui -équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Je ne l’ai pas -fait... - ---Permettez... - ---Laissez-moi donc parler. Je ne l’ai pas fait. Je n’ai point d’amant, -et je n’en ai pas eu... jusqu’ici. J’attends... je cherche... je ne -trouve pas. Il me faut quelqu’un de bien... de mieux que vous... C’est -un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer. - ---Ma chère, toutes ces plaisanteries sont absolument déplacées. - ---Mais je ne plaisante pas le moins du monde. Vous m’avez parlé du -dix-huitième siècle, vous m’avez laissé entendre que vous étiez régence. -Je n’ai rien oublié. Le jour où il me conviendra de cesser d’être ce -que je suis, vous aurez beau faire, entendez-vous, vous serez, sans même -vous en douter... cocu comme d’autres. - ---Oh!... pouvez-vous prononcer de pareils mots? - ---De pareils mots!... Mais vous avez ri comme un fou quand Mᵐᵉ de Gers a -déclaré que M. de Servy avait l’air d’un cocu à la recherche de ses -cornes. - ---Ce qui peut paraître drôle dans la bouche de Mᵐᵉ de Gers devient -inconvenant dans la vôtre. - ---Pas du tout. Mais vous trouvez très plaisant le mot cocu quand il -s’agit de M. de Servy, et vous le jugez fort malsonnant quand il s’agit -de vous. Tout dépend du point de vue. D’ailleurs je ne tiens pas à ce -mot, je ne l’ai prononcé que pour voir si vous êtes mûr. - ---Mûr... Pour quoi? - ---Mais pour l’être. Quand un homme se fâche en entendant dire cette -parole, c’est qu’il... brûle. Dans deux mois, vous rirez tout le premier -si je parle d’un... coiffé. Alors... oui... quand on l’est, on ne le -sent pas. - ---Vous êtes, ce soir, tout à fait mal élevée. Je ne vous ai jamais vue -ainsi. - ---Ah! voilà... j’ai changé... en mal. C’est votre faute. - ---Voyons, ma chère, parlons sérieusement. Je vous prie, je vous supplie -de ne pas autoriser, comme vous l’avez fait ce soir, les poursuites -inconvenantes de M. Burel. - ---Vous êtes jaloux. Je le disais bien. - ---Mais non, non. Seulement je désire n’être pas ridicule. Je ne veux pas -être ridicule. Et si je revois ce monsieur vous parler dans les... -épaules, ou plutôt entre les seins... - ---Il cherchait un porte-voix. - ---Je... je lui tirerai les oreilles. - ---Seriez-vous amoureux de moi, par hasard? - ---On le pourrait être de femmes moins jolies. - ---Tiens, comme vous voilà! C’est que je ne suis plus amoureuse de vous, -moi! - - * * * * * - -_Le comte s’est levé. Il fait le tour de la petite table, et, passant -derrière sa femme, lui dépose vivement un baiser sur la nuque. Elle se -dresse d’une secousse, et, le regardant au fond des yeux_: - ---Plus de ces plaisanteries-là, entre nous, s’il vous plaît. Nous vivons -séparés. C’est fini. - ---Voyons, ne vous fâchez pas. Je vous trouve ravissante depuis quelque -temps. - ---Alors... alors... c’est que j’ai gagné. Vous aussi... vous me -trouvez... mûre. - ---Je vous trouve ravissante, ma chère; vous avez des bras, un teint, -des épaules... - ---Qui plairaient à M. Burel... - ---Vous êtes féroce. Mais là... vrai... je ne connais pas de femme aussi -séduisante que vous. - ---Vous êtes à jeun. - ---Hein? - ---Je dis: Vous êtes à jeun. - ---Comment ça? - ---Quand on est à jeun, on a faim, et quand on a faim, on se décide à -manger des choses qu’on n’aimerait point à un autre moment. Je suis le -plat... négligé jadis que vous ne seriez pas fâché de vous mettre sous -la dent... ce soir. - ---Oh! Marguerite! Qui vous a appris à parler comme ça? - ---Vous! Voyons: depuis votre rupture avec Mᵐᵉ de Servy, vous avez eu, à -ma connaissance, quatre maîtresses, des cocottes celles-là, des -artistes, dans leur partie. Alors, comment voulez-vous que j’explique -autrement que par un jeûne momentané vos... velléités de ce soir. - ---Je serai franc et brutal, sans politesse. Je suis redevenu amoureux de -vous. Pour de vrai, très fort. Voilà. - ---Tiens, tiens. Alors vous voudriez... recommencer? - ---Oui, Madame. - ---Ce soir! - ---Oh! Marguerite! - ---Bon. Vous voilà encore scandalisé. Mon cher, entendons-nous. Nous ne -sommes plus rien l’un à l’autre, n’est-ce pas? Je suis votre femme, -c’est vrai, mais votre femme--libre. J’allais prendre un engagement d’un -autre côté, vous me demandez la préférence. Je vous la donnerai... à -prix égal. - ---Je ne comprends pas. - ---Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes? Soyez franc. - ---Mille fois mieux. - ---Mieux que la mieux? - ---Mille fois. - ---Eh bien, combien vous a-t-elle coûté, la mieux, en trois mois? - ---Je n’y suis plus. - ---Je dis: combien vous a coûté, en trois mois, la plus charmante de vos -maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners, théâtre, etc., entretien -complet, enfin? - ---Est-ce que je sais, moi? - ---Vous devez le savoir. Voyons, un prix moyen, modéré. Cinq mille francs -par mois: est-ce à peu près juste? - ---Oui... à peu près. - ---Eh bien, mon ami, donnez-moi tout de suite cinq mille francs et je -suis à vous pour un mois, à compter de ce soir. - ---Vous êtes folle. - ---Vous le prenez ainsi; bonsoir. - - * * * * * - -_La comtesse sort, et entre dans sa chambre à coucher. Le lit est -entr’ouvert. Un vague parfum flotte, imprègne les tentures._ - -_Le comte apparaissant à la porte_: - ---Ça sent très bon, ici. - ---Vraiment?... Ça n’a pourtant pas changé. Je me sers toujours de peau -d’Espagne. - ---Tiens, c’est étonnant... ça sent très bon. - ---C’est possible. Mais, vous, faites-moi le plaisir de vous en aller -parce que je vais me coucher. - ---Marguerite! - ---Allez-vous-en! - - * * * * * - -_Il entre tout à fait et s’assied dans un fauteuil._ - -_La comtesse_: - ---Ah! c’est comme ça. Eh bien, tant pis pour vous. - -_Elle ôte son corsage de bal lentement, dégageant ses bras nus et -blancs. Elle les lève au-dessus de sa tête pour se décoiffer devant la -glace; et, sous une mousse de dentelle, quelque chose de rose apparaît -au bord du corset de soie noire._ - -_Le comte se lève vivement et vient vers elle._ - -_La comtesse_: - ---Ne m’approchez pas, ou je me fâche!... - -_Il la saisit à pleins bras et cherche ses lèvres._ - -_Alors, elle, se penchant vivement, saisit sur sa toilette un verre -d’eau parfumée pour sa bouche, et, par-dessus l’épaule, le lance en -plein visage de son mari._ - -_Il se relève, ruisselant d’eau, furieux, murmurant_: - ---C’est stupide. - ---Ça se peut... Mais vous savez mes conditions: Cinq mille francs. - ---Mais ce serait idiot!... - ---Pourquoi ça? - ---Comment, pourquoi? Un mari payer pour coucher avec sa femme!... - ---Oh!... quels vilains mots vous employez! - ---C’est possible. Je répète que ce serait idiot de payer sa femme, sa -femme légitime. - ---Il est bien plus bête, quand on a une femme légitime, d’aller payer -des cocottes. - ---Soit, mais je ne veux pas être ridicule. - - * * * * * - -_La comtesse s’est assise sur une chaise longue. Elle retire lentement -ses bas en les retournant comme une peau de serpent. Sa jambe rose sort -de la gaine de soie mauve, et le pied mignon se pose sur le tapis._ - -_Le comte s’approche un peu et d’une voix tendre_: - ---Quelle drôle d’idée vous avez là? - ---Quelle idée? - ---De me demander cinq mille francs. - ---Rien de plus naturel. Nous sommes étrangers l’un à l’autre, n’est-ce -pas? Or vous me désirez. Vous ne pouvez pas m’épouser puisque nous -sommes mariés. Alors vous m’achetez, un peu moins peut-être qu’une -autre. - -Or, réfléchissez. Cet argent, au lieu d’aller chez une gueuse qui en -ferait je ne sais quoi, restera dans votre maison, dans votre ménage. Et -puis, pour un homme intelligent, est-il quelque chose de plus amusant, -de plus original que de se payer sa propre femme. On n’aime bien, en -amour illégitime, que ce qui coûte cher, très cher. Vous donnez à notre -amour... légitime, un prix nouveau, une saveur de débauche, un ragoût -de... polissonnerie en le... tarifant comme un amour coté. Est-ce pas -vrai? - - * * * * * - -_Elle s’est levée presque nue et se dirige vers un cabinet de -toilette._ - ---Maintenant, monsieur, allez-vous-en, ou je sonne ma femme de chambre. - -_Le comte debout, perplexe, mécontent, la regarde, et, brusquement, lui -jetant à la tête son portefeuille_: - ---Tiens, gredine, en voilà six mille... Mais tu sais?... - -_La comtesse ramasse l’argent, le compte, et d’une voix lente_: - ---Quoi? - ---Ne t’y accoutume pas. - -_Elle éclate de rire, et allant vers lui_: - ---Chaque mois, cinq mille, monsieur, ou bien je vous renvoie à vos -cocottes. Et même si... si vous êtes content... je vous demanderai de -l’augmentation. - - _Au bord du lit_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 23 octobre - 1883, sous la signature: MAUFRIGNEUSE. - - - - -PETIT SOLDAT. - - -Chaque dimanche, sitôt qu’ils étaient libres, les deux petits soldats se -mettaient en marche. - -Ils tournaient à droite en sortant de la caserne, traversaient -Courbevoie à grands pas rapides, comme s’ils eussent fait une promenade -militaire; puis, dès qu’ils avaient quitté les maisons, ils suivaient, -d’une allure plus calme, la grand’route poussiéreuse et nue qui mène à -Bezons. - -Ils étaient petits, maigres, perdus dans leur capote trop large, trop -longue, dont les manches couvraient leurs mains, gênés par la culotte -rouge, trop vaste, qui les forçait à écarter les jambes pour aller vite. -Et sous le shako raide et haut, on ne voyait plus qu’un rien du tout de -figure, deux pauvres figures creuses de Bretons, naïves, d’une naïveté -presque animale, avec des yeux bleus doux et calmes. - -Ils ne parlaient jamais durant le trajet, allant devant eux, avec la -même idée en tête, qui leur tenait lieu de causerie, car ils avaient -trouvé, à l’entrée du petit bois des Champioux, un endroit leur -rappelant leur pays, et ils ne se sentaient bien que là. - -Au croisement des routes de Colombes et de Chatou, comme on arrivait -sous les arbres, ils ôtaient leur coiffure qui leur écrasait la tête, et -ils s’essuyaient le front. - -Ils s’arrêtaient toujours un peu sur le pont de Bezons pour regarder la -Seine. Ils demeuraient là, deux ou trois minutes, courbés en deux, -penchés sur le parapet; ou bien ils considéraient le grand bassin -d’Argenteuil où couraient les voiles blanches et inclinées des clippers, -qui, peut-être, leur remémoraient la mer bretonne, le port de Vannes -dont ils étaient voisins, et les bateaux pêcheurs s’en allant à travers -le Morbihan, vers le large. - -Dès qu’ils avaient franchi la Seine, ils achetaient leurs provisions -chez le charcutier, le boulanger et le marchand de vin du pays. Un -morceau de boudin, quatre sous de pain et un litre de petit bleu -constituaient leurs vivres emportés dans leurs mouchoirs. Mais, -aussitôt sortis du village, ils n’avançaient plus qu’à pas très lents et -ils se mettaient à parler. - -Devant eux, une plaine maigre, semée de bouquets d’arbres, conduisait au -bois, au petit bois qui leur avait paru ressembler à celui de -Kermarivan. Les blés et les avoines bordaient l’étroit chemin perdu dans -la jeune verdure des récoltes, et Jean Kerderen disait chaque fois à Luc -Le Ganidec: - ---C’est tout comme auprès de Plounivon. - ---Oui, c’est tout comme. - -Ils s’en allaient, côte à côte, l’esprit plein de vagues souvenirs du -pays, pleins d’images réveillées, d’images naïves comme les feuilles -coloriées d’un sou. Ils revoyaient un coin de champ, une haie, un bout -de lande, un carrefour, une croix de granit. - -Chaque fois aussi, ils s’arrêtaient auprès d’une pierre qui bornait une -propriété, parce qu’elle avait quelque chose du dolmen de Locneuven. - -En arrivant au premier bouquet d’arbres, Luc Le Ganidec cueillait tous -les dimanches une baguette, une baguette de coudrier; il se mettait à -arracher tout doucement l’écorce en pensant aux gens de là-bas. - -Jean Kerderen portait les provisions. - -De temps en temps, Luc citait un nom, rappelait un fait de leur -enfance, en quelques mots seulement qui leur donnaient longtemps à -songer. Et le pays, le cher pays lointain les repossédait peu à peu, les -envahissait, leur envoyait, à travers la distance, ses formes, ses -bruits, ses horizons connus, ses odeurs, l’odeur de la lande verte où -courait l’air marin. - -Ils ne sentaient plus les exhalaisons du fumier parisien dont sont -engraissées les terres de la banlieue, mais le parfum des ajoncs fleuris -que cueille et qu’emporte la brise salée du large. Et les voiles des -canotiers, apparues au-dessus des berges, leur semblaient les voiles des -caboteurs, aperçues derrière la longue plaine qui s’en allait de chez -eux jusqu’au bord des flots. - -Ils marchaient à petits pas, Luc Le Ganidec et Jean Kerderen, contents -et tristes, hantés par un chagrin doux, un chagrin lent et pénétrant de -bête en cage, qui se souvient. - -Et quand Luc avait fini de dépouiller la mince baguette de son écorce, -ils arrivaient au coin du bois où ils déjeunaient tous les dimanches. - -Ils retrouvaient les deux briques cachées par eux dans un taillis, et -ils allumaient un petit feu de branches pour cuire leur boudin sur la -pointe de leur couteau. - -Et quand ils avaient déjeuné, mangé leur pain jusqu’à la dernière -miette, et bu leur vin jusqu’à la dernière goutte, ils demeuraient assis -dans l’herbe côte à côte, sans rien dire, les yeux au loin, les -paupières lourdes, les doigts croisés comme à la messe, leurs jambes -rouges allongées à côté des coquelicots du champ; et le cuir de leurs -shakos et le cuivre de leurs boutons luisaient sous le soleil ardent, -faisaient s’arrêter les alouettes qui chantaient en planant sur leurs -têtes. - - * * * * * - -Vers midi, ils commençaient à tourner leurs regards de temps en temps du -côté du village de Bezons, car la fille à la vache allait venir. - -Elle passait devant eux tous les dimanches pour aller traire et remiser -sa vache, la seule vache du pays qui fût à l’herbe, et qui pâturait une -étroite prairie sur la lisière du bois, plus loin. - -Ils apercevaient bientôt la servante, seul être humain marchant à -travers la campagne, et ils se sentaient réjouis par les reflets -brillants que jetait le seau de fer-blanc sous la flamme du soleil. -Jamais ils ne parlaient d’elle. Ils étaient seulement contents de la -voir, sans comprendre pourquoi. - -C’était une grande fille vigoureuse, rousse et brûlée par l’ardeur des -jours clairs, une grande fille hardie de la campagne parisienne. - -Une fois, en les revoyant assis à la même place, elle leur dit: - ---Bonjour... vous v’nez donc toujours ici? - -Luc Le Ganidec, plus osant, balbutia: - ---Oui, nous v’nons au repos. - -Ce fut tout. Mais, le dimanche suivant, elle rit en les apercevant, elle -rit avec une bienveillance protectrice de femme dégourdie qui sentait -leur timidité, et elle demanda: - ---Qué qu’ vous faites comme ça? C’est-il qu’ vous r’gardez pousser -l’herbe? - -Luc égayé sourit aussi: - ---P’tête ben. - -Elle reprit: - ---Hein! Ça va pas vite. - -Il répliqua, riant toujours: - ---Pour ça, non. - -Elle passa. Mais en revenant avec son seau plein de lait, elle s’arrêta -encore devant eux, et leur dit: - ---En voulez-vous une goutte? Ça vous rappellera l’ pays. - -Avec son instinct d’être de même race, loin de chez elle aussi -peut-être, elle avait deviné et touché juste. - -Ils furent émus tous les deux. Alors elle fit couler un peu de lait, non -sans peine, dans le goulot du litre de verre où ils apportaient leur -vin; et Luc but le premier, à petites gorgées, en s’arrêtant à tout -moment pour regarder s’il ne dépassait point sa part. Puis il donna la -bouteille à Jean. - -Elle demeurait debout devant eux, les mains sur ses hanches, son seau -par terre à ses pieds, contente du plaisir qu’elle leur faisait. - -Puis elle s’en alla, en criant: - ---Allons, adieu; à dimanche! - -Et ils suivirent des yeux, aussi longtemps qu’ils purent la voir, sa -haute silhouette qui s’en allait, qui diminuait, qui semblait s’enfoncer -dans la verdure des terres. - - * * * * * - -Quand ils quittèrent la caserne, la semaine d’après, Jean dit à Luc: - ---Faut-il pas li acheter qué que chose de bon? - -Et ils demeurèrent fort embarrassés devant le problème d’une friandise à -choisir pour la fille à la vache. - -Luc opinait pour un morceau d’andouille, mais Jean préférait des -berlingots, car il aimait les sucreries. Son avis l’emporta et ils -prirent, chez un épicier, pour deux sous de bonbons blancs et rouges. - -Ils déjeunèrent plus vite que de coutume, agités par l’attente. - -Jean l’aperçut le premier: - ---La v’là, dit-il. - -Luc reprit: - ---Oui. La v’là. - -Elle riait de loin en les voyant, elle cria: - ---Ça va-t-il comme vous voulez? - -Ils répondirent ensemble: - ---Et de vot’ part? - -Alors elle causa, elle parla de choses simples qui les intéressaient, du -temps, de la récolte, de ses maîtres. - -Ils n’osaient point offrir leurs bonbons qui fondaient doucement dans la -poche de Jean. - -Luc enfin s’enhardit et murmura: - ---Nous avons apporté quelque chose. - -Elle demanda: - ---Qué’que c’est donc? - -Alors Jean, rouge jusqu’aux oreilles, atteignit le mince cornet de -papier et le lui tendit. - -Elle se mit à manger les petits morceaux de sucre qu’elle roulait d’une -joue à l’autre et qui faisaient des bosses sous la chair. Les deux -soldats, assis devant elle, la regardaient émus et ravis. - -Puis elle alla traire sa vache, et elle leur donna encore du lait en -revenant. - -Ils pensèrent à elle toute la semaine, et ils en parlèrent plusieurs -fois. Le dimanche suivant, elle s’assit à côté d’eux pour deviser plus -longtemps, et tous les trois, côte à côte, les yeux perdus au loin, les -genoux enfermés dans leurs mains croisées, ils racontèrent des menus -faits et des menus détails des villages où ils étaient nés, tandis que -la vache, là-bas, voyant arrêtée en route la servante, tendait vers elle -sa lourde tête aux naseaux humides, et mugissait longuement pour -l’appeler. - -La fille accepta bientôt de manger un morceau avec eux et de boire un -petit coup de vin. Souvent, elle leur apportait des prunes dans sa -poche; car la saison des prunes était venue. Sa présence dégourdissait -les deux petits soldats bretons qui bavardaient comme deux oiseaux. - - * * * * * - -Or, un mardi, Luc Le Ganidec demanda une permission, ce qui ne lui -arrivait jamais, et il ne rentra qu’à dix heures du soir. - -Jean, inquiet, cherchait en sa tête pour quelle raison son camarade -avait bien pu sortir ainsi. - -Le vendredi suivant, Luc, ayant emprunté dix sous à son voisin de lit, -demanda encore et obtint l’autorisation de quitter pendant quelques -heures. - -Et quand il se mit en route avec Jean pour la promenade du dimanche, il -avait l’air tout drôle, tout remué, tout changé. Kerderen ne comprenait -pas, mais il soupçonnait vaguement quelque chose, sans deviner ce que ça -pouvait être. - -Ils ne dirent pas un mot jusqu’à leur place habituelle, dont ils avaient -usé l’herbe à force de s’asseoir au même endroit; et ils déjeunèrent -lentement. Ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre. - -Bientôt la fille apparut. Ils la regardaient venir comme ils faisaient -tous les dimanches. Quand elle fut tout près, Luc se leva et fit deux -pas. Elle posa son seau par terre, et l’embrassa. Elle l’embrassa -fougueusement, en lui jetant ses bras au cou, sans s’occuper de Jean, -sans songer qu’il était là, sans le voir. - -Et il demeurait éperdu, lui, le pauvre Jean, si éperdu qu’il ne -comprenait pas, l’âme bouleversée, le cœur crevé, sans se rendre compte -encore. - -Puis, la fille s’assit à côté de Luc, et ils se mirent à bavarder. - -Jean ne les regardait pas, il devinait maintenant pourquoi son camarade -était sorti deux fois pendant la semaine, et il sentait en lui un -chagrin cuisant, une sorte de blessure, ce déchirement que font les -trahisons. - -Luc et la fille se levèrent pour aller ensemble remiser la vache. - -Jean les suivit des yeux. Il les vit s’éloigner côte à côte. La culotte -rouge de son camarade faisait une tache éclatante dans le chemin. Ce fut -Luc qui ramassa le maillet et frappa sur le pieu qui retenait la bête. - -La fille se baissa pour la traire, tandis qu’il caressait d’une main -distraite l’échine coupante de l’animal. Puis ils laissèrent le seau -dans l’herbe et ils s’enfoncèrent sous le bois. - -Jean ne voyait plus rien que le mur de feuilles où ils étaient entrés; -et il se sentait si troublé que, s’il avait essayé de se lever, il -serait tombé sur place assurément. - -Il demeurait immobile, abruti d’étonnement et de souffrance, d’une -souffrance naïve et profonde. Il avait envie de pleurer, de se sauver, -de se cacher, de ne plus voir personne jamais. - -Tout à coup, il les aperçut qui sortaient du taillis. Ils revinrent -doucement en se tenant par la main, comme font les promis dans les -villages. C’était Luc qui portait le seau. - -Ils s’embrassèrent encore avant de se quitter, et la fille s’en alla -après avoir jeté à Jean un bonsoir amical et un sourire d’intelligence. -Elle ne pensa point à lui offrir du lait ce jour-là. - -Les deux petits soldats demeurèrent côte à côte, immobiles comme -toujours, silencieux et calmes, sans que la placidité de leur visage -montrât rien de ce qui troublait leur cœur. Le soleil tombait sur eux. -La vache, parfois, mugissait en les regardant de loin. - -A l’heure ordinaire, ils se levèrent pour revenir. - -Luc épluchait une baguette. Jean portait le litre vide. Il le déposa -chez le marchand de vin de Bezons. Puis ils s’engagèrent sur le pont, et -comme chaque dimanche, ils s’arrêtèrent au milieu, afin de regarder -couler l’eau quelques instants. - -Jean se penchait, se penchait de plus en plus sur la balustrade de fer, -comme s’il avait vu dans le courant quelque chose qui l’attirait. Luc -lui dit: - ---C’est-il que tu veux y boire un coup? - -Comme il prononçait le dernier mot, la tête de Jean emporta le reste, -les jambes enlevées décrivirent un cercle en l’air, et le petit soldat -bleu et rouge tomba d’un bloc, entra et disparut dans l’eau. - -Luc, la gorge paralysée d’angoisse, essayait en vain de crier. Il vit -plus loin quelque chose remuer; puis la tête de son camarade surgit à -la surface du fleuve, pour y rentrer aussitôt. - -Plus loin encore, il aperçut, de nouveau, une main, une seule main qui -sortit de la rivière, et y replongea. Ce fut tout. - -Les mariniers accourus ne retrouvèrent point le corps ce jour-là. - -Luc revint seul à la caserne, en courant, la tête affolée, et il raconta -l’accident, les yeux et la voix pleins de larmes, et se mouchant coup -sur coup: - ---Il se pencha... il se... il se pencha... si bien... si bien que la -tête fit culbute... et... et... le v’là qui tombe... qui tombe... - -Il ne put en dire plus long, tant l’émotion l’étranglait.--S’il avait -su... - - _Petit Soldat_ a paru dans _le Figaro_ du lundi 13 avril 1885. - - - - -TABLE DES MATIÈRES. - - - Pages. - -Monsieur Parent 1 - -La Bête à Maît’ Belhomme 75 - -A Vendre 93 - -L’Inconnue 107 - -La Confidence 121 - -Le Baptême 133 - -Imprudence 145 - -Un Fou 159 - -Tribunaux rustiques 175 - -L’Épingle 185 - -Les Bécasses 199 - -En Wagon 217 - -Ça ira 231 - -Découverte 247 - -Solitude 259 - -Au bord du lit 271 - -Petit Soldat 285 - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, by -Guy de Maupassant - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE GUY DE MAUPASSANT; VOL. 15 *** - -***** This file should be named 60610-0.txt or 60610-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/0/6/1/60610/ - -Produced by Claudine Corbasson, Chuck Greif and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Oeuvres complètes de Guy de Maupassant - Monsieur Parent - -Author: Guy de Maupassant - -Release Date: November 1, 2019 [EBook #60610] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE GUY DE MAUPASSANT; VOL. 15 *** - - - - -Produced by Claudine Corbasson, Chuck Greif and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<hr class="full" /> - -<p class="c"> -<img src="images/cover.jpg" alt="" title="" /> -</p> - -<p class="c">ŒUVRES COMPLÈTES<br /><br /> -DE<br /><br /><big> -G U Y D E M A U P A S S A N T</big><br /><br /><br /> -LA PRÉSENTE ÉDITION<br /> -DES<br /> -ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT<br /> -A ÉTÉ TIRÉE<br /> -PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE<br /> -EN VERTU D’UNE AUTORISATION<br /> -DE M. LE GARDE DES SCEAUX<br /> -EN DATE DU 30 JANVIER 1902.<br /> -<br /> -IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION<br /> -100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE<br /> -SAVOIR:<br /> -<br /> -60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.<br /> -20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.<br /> -20 exemplaires (81 à 100) sur chine.<br /> -<br /> -<i>Le texte de ce volume<br /> -est conforme à celui de l’édition originale: Monsieur Parent<br /> -Paris, Paul Ollendorff, éditeur, 1886.</i><br /> -<br /><br /><br /> -ŒUVRES COMPLÈTES<br /> - -<small>DE</small><br /> - -GUY DE MAUPASSANT<br /> -</p> - -<h1>MONSIEUR PARENT</h1> - -<p class="c"> -<img src="images/colophon.png" -width="80" -alt="" -/><br /> -<br /> -PARIS<br /> -LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br /> -17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17<br /> -<br /> -MDCCCCX<br /> -<i>Tous droits réservés.</i><br /> -<span class="pagenum"><a name="page_1" id="page_1">{1}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_2" id="page_2">{2}</a></span> </p> - -<p class="cb"><a href="#TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES.</a></p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_3" id="page_3">{3}</a></span> </p> -<h2><a name="MONSIEUR_PARENT" id="MONSIEUR_PARENT"></a>MONSIEUR PARENT.</h2> - -<h3>I</h3> - -<p class="nind"><span class="letra">L</span>E petit Georges, à quatre pattes dans l’allée, faisait des montagnes de -sable. Il le ramassait de ses deux mains, l’élevait en pyramide, puis -plantait au sommet une feuille de marronnier.</p> - -<p>Son père, assis sur une chaise de fer, le contemplait avec une attention -concentrée et amoureuse, ne voyait que lui dans l’étroit jardin public -rempli de monde.</p> - -<p>Tout le long du chemin rond qui passe devant le bassin et devant -l’église de la Trinité pour revenir, après avoir contourné le gazon, -d’autres enfants s’occupaient de même, à leurs petits jeux de jeunes -<span class="pagenum"><a name="page_4" id="page_4">{4}</a></span>animaux, tandis que les bonnes indifférentes regardaient en l’air avec -leurs yeux de brutes, ou que les mères causaient entre elles en -surveillant la marmaille d’un coup d’œil incessant.</p> - -<p>Des nourrices, deux par deux, se promenaient d’un air grave, laissant -traîner derrière elles les longs rubans éclatants de leurs bonnets, et -portant dans leurs bras quelque chose de blanc enveloppé de dentelles, -tandis que de petites filles, en robe courte et jambes nues, avaient des -entretiens sérieux entre deux courses au cerceau, et que le gardien du -square, en tunique verte, errait au milieu de ce peuple de mioches, -faisait sans cesse des détours pour ne point démolir des ouvrages de -terre, pour ne point écraser des mains, pour ne point déranger le -travail de fourmi de ces mignonnes larves humaines.</p> - -<p>Le soleil allait disparaître derrière les toits de la rue Saint-Lazare -et jetait ses grands rayons obliques sur cette foule gamine et parée. -Les marronniers s’éclairaient de lueurs jaunes, et les trois cascades, -devant le haut portail de l’église, semblaient en argent liquide.</p> - -<p>M. Parent regardait son fils accroupi dans la poussière: il suivait ses -moindres gestes avec amour, semblait envoyer des baisers du bout des -lèvres à tous les mouvements de Georges.<span class="pagenum"><a name="page_5" id="page_5">{5}</a></span></p> - -<p>Mais ayant levé les yeux vers l’horloge du clocher, il constata qu’il se -trouvait en retard de cinq minutes. Alors il se leva, prit le petit par -le bras, secoua sa robe pleine de terre, essuya ses mains et l’entraîna -vers la rue Blanche. Il pressait le pas pour ne point rentrer après sa -femme; et le gamin, qui ne le pouvait suivre, trottinait à son côté.</p> - -<p>Le père alors le prit en ses bras, et, accélérant encore son allure, se -mit à souffler de peine en montant le trottoir incliné. C’était un homme -de quarante ans, déjà gris, un peu gros, portant avec un air inquiet un -bon ventre de joyeux garçon que les événements ont rendu timide.</p> - -<p>Il avait épousé, quelques années plus tôt, une jeune femme aimée -tendrement qui le traitait à présent avec une rudesse et une autorité de -despote tout-puissant. Elle le gourmandait sans cesse pour tout ce qu’il -faisait et pour tout ce qu’il ne faisait pas, lui reprochait aigrement -ses moindres actes, ses habitudes, ses simples plaisirs, ses goûts, ses -allures, ses gestes, la rondeur de sa ceinture et le son placide de sa -voix.</p> - -<p>Il l’aimait encore cependant, mais il aimait surtout l’enfant qu’il -avait d’elle, Georges, âgé maintenant de trois ans, devenu la plus -grande joie et la plus grande préoccupation<span class="pagenum"><a name="page_6" id="page_6">{6}</a></span> de son cœur. Rentier -modeste, il vivait sans emploi avec ses vingt mille francs de revenu; et -sa femme, prise sans dot, s’indignait sans cesse de l’inaction de son -mari.</p> - -<p>Il atteignit enfin sa maison, posa l’enfant sur la première marche de -l’escalier, s’essuya le front, et se mit à monter.</p> - -<p>Au second étage, il sonna.</p> - -<p>Une vieille bonne qui l’avait élevé, une de ces servantes maîtresses qui -sont les tyrans des familles, vint ouvrir; et il demanda avec angoisse:</p> - -<p>—Madame est-elle rentrée?</p> - -<p>La domestique haussa les épaules:</p> - -<p>—Depuis quand Monsieur a-t-il vu Madame rentrer pour six heures et -demie?</p> - -<p>Il répondit d’un ton gêné:</p> - -<p>—C’est bon, tant mieux, ça me donne le temps de me changer, car j’ai -très chaud.</p> - -<p>La servante le regardait avec une pitié irritée et méprisante. Elle -grogna:</p> - -<p>—Oh! je le vois bien, Monsieur est en nage; Monsieur a couru; il a -porté le petit peut-être; et tout ça pour attendre Madame jusqu’à sept -heures et demie. C’est moi qu’on ne prendrait pas maintenant à être -prête à l’heure. Je fais mon dîner pour huit heures, moi, et quand on -l’attend, tant pis, un rôti ne doit pas être brûlé!<span class="pagenum"><a name="page_7" id="page_7">{7}</a></span></p> - -<p>M. Parent feignait de ne point écouter. Il murmura:</p> - -<p>—C’est bon, c’est bon. Il faut laver les mains de Georges qui a fait -des pâtés de sable. Moi, je vais me changer. Recommande à la femme de -chambre de bien nettoyer le petit.</p> - -<p>Et il entra dans son appartement. Dès qu’il y fut, il poussa le verrou -pour être seul, bien seul, tout seul. Il était tellement habitué, -maintenant, à se voir malmené et rudoyé qu’il ne se jugeait en sûreté -que sous la protection des serrures. Il n’osait même plus penser, -réfléchir, raisonner avec lui-même, s’il ne se sentait garanti par un -tour de clef contre les regards et les suppositions. S’étant affaissé -sur une chaise pour se reposer un peu avant de mettre du linge propre, -il songea que Julie commençait à devenir un danger nouveau dans la -maison. Elle haïssait sa femme, c’était visible; elle haïssait surtout -son camarade Paul Limousin resté, chose rare, l’ami intime et familier -du ménage, après avoir été l’inséparable compagnon de sa vie de garçon. -C’était Limousin qui servait d’huile et de tampon entre Henriette et -lui, qui le défendait même vivement, même sévèrement contre les -reproches immérités, contre les scènes harcelantes, contre toutes<span class="pagenum"><a name="page_8" id="page_8">{8}</a></span> les -misères quotidiennes de son existence.</p> - -<p>Mais voilà que, depuis bientôt six mois, Julie se permettait sans cesse -sur sa maîtresse des remarques et des appréciations malveillantes. Elle -la jugeait à tout moment, déclarait vingt fois par jour: «Si j’étais -Monsieur, c’est moi qui ne me laisserais pas mener comme ça par le nez. -Enfin, enfin... Voilà... chacun suivant sa nature.»</p> - -<p>Un jour même elle avait été insolente avec Henriette, qui s’était -contentée de dire, le soir, à son mari: «Tu sais, à la première parole -vive de cette fille, je la flanque dehors, moi.» Elle semblait -cependant, elle qui ne craignait rien, redouter la vieille servante; et -Parent attribuait cette mansuétude à une considération pour la bonne qui -l’avait élevé, et qui avait fermé les yeux de sa mère.</p> - -<p>Mais c’était fini, les choses ne pourraient traîner plus longtemps; et -il s’épouvantait à l’idée de ce qui allait arriver. Que ferait-il? -Renvoyer Julie lui apparaissait comme une résolution si redoutable, -qu’il n’osait y arrêter sa pensée. Lui donner raison contre sa femme -était également impossible; et il ne se passerait pas un mois -maintenant, avant que la situation devînt insoutenable entre les deux.</p> - -<p>Il restait assis, les bras ballants, cherchant<span class="pagenum"><a name="page_9" id="page_9">{9}</a></span> vaguement des moyens de -tout concilier, et ne trouvant rien. Alors il murmura: «Heureusement que -j’ai Georges... Sans lui, je serais bien malheureux.»</p> - -<p>Puis l’idée lui vint de consulter Limousin; il s’y résolut; mais -aussitôt le souvenir de l’inimitié née entre sa bonne et son ami lui fit -craindre que celui-ci ne conseillât l’expulsion; et il demeurait de -nouveau perdu dans ses angoisses et ses incertitudes.</p> - -<p>La pendule sonna sept heures. Il eut un sursaut. Sept heures, et il -n’avait pas encore changé de linge! Alors, effaré, essoufflé, il se -dévêtit, se lava, mit une chemise blanche, et se revêtit avec -précipitation, comme si on l’eût attendu dans la pièce voisine pour un -événement d’une importance extrême.</p> - -<p>Puis il entra dans le salon, heureux de n’avoir plus rien à redouter.</p> - -<p>Il jeta un coup d’œil sur le journal, alla regarder dans la rue, revint -s’asseoir sur le canapé; mais une porte s’ouvrit, et son fils entra, -nettoyé, peigné, souriant. Parent le saisit dans ses bras et le baisa -avec passion. Il l’embrassa d’abord dans les cheveux, puis sur les yeux, -puis sur les joues, puis sur la bouche, puis sur les mains. Puis il le -fit sauter en l’air, l’élevant jusqu’au plafond, au bout de ses -poignets. Puis il s’assit, fatigué<span class="pagenum"><a name="page_10" id="page_10">{10}</a></span> par cet effort; et prenant Georges -sur un genou, il lui fit faire «à dada».</p> - -<p>L’enfant riait enchanté, agitait ses bras, poussait des cris de plaisir, -et le père aussi riait et criait de contentement, secouant son gros -ventre, s’amusant plus encore que le petit.</p> - -<p>Il l’aimait de tout son bon cœur de faible, de résigné, de meurtri. Il -l’aimait avec des élans fous, de grandes caresses emportées, avec toute -la tendresse honteuse cachée en lui, qui n’avait jamais pu sortir, -s’épandre, même aux premières heures de son mariage, sa femme s’étant -toujours montrée sèche et réservée.</p> - -<p>Julie parut sur la porte, le visage pâle, l’œil brillant, et elle -annonça d’une voix tremblante d’exaspération:</p> - -<p>—Il est sept heures et demie, Monsieur.</p> - -<p>Parent jeta sur la pendule un regard inquiet et résigné, et murmura:</p> - -<p>—En effet, il est sept heures et demie.</p> - -<p>—Voilà, mon dîner est prêt, maintenant.</p> - -<p>Voyant l’orage, il s’efforça de l’écarter:</p> - -<p>—Mais ne m’as-tu pas dit, quand je suis rentré, que tu ne le ferais que -pour huit heures?</p> - -<p>—Pour huit heures!... Vous n’y pensez<span class="pagenum"><a name="page_11" id="page_11">{11}</a></span> pas, bien sûr! Vous n’allez pas -vouloir faire manger le petit à huit heures maintenant. On dit ça, -pardi, c’est une manière de parler. Mais ça détruirait l’estomac du -petit de le faire manger à huit heures! Oh! s’il n’y avait que sa mère! -Elle s’en soucie bien de son enfant! Ah oui! parlons-en, en voilà une -mère! Si ce n’est pas une pitié de voir des mères comme ça!</p> - -<p>Parent, tout frémissant d’angoisse, sentit qu’il fallait arrêter net la -scène menaçante.</p> - -<p>—Julie, dit-il, je ne te permets point de parler ainsi de ta maîtresse. -Tu entends, n’est-ce pas? ne l’oublie plus à l’avenir.</p> - -<p>La vieille bonne, suffoquée par l’étonnement, tourna les talons et -sortit en tirant la porte avec tant de violence que tous les cristaux du -lustre tintèrent. Ce fut, pendant quelques secondes, comme une légère et -vague sonnerie de petites clochettes invisibles qui voltigea dans l’air -silencieux du salon.</p> - -<p>Georges, surpris d’abord, se mit à battre des mains avec bonheur, et, -gonflant ses joues, fit un gros «boum» de toute la force de ses poumons -pour imiter le bruit de la porte.</p> - -<p>Alors son père lui conta des histoires; mais la préoccupation de son -esprit lui fai<span class="pagenum"><a name="page_12" id="page_12">{12}</a></span>sait perdre à tout moment le fil de son récit; et le -petit, ne comprenant plus, ouvrait de grands yeux étonnés.</p> - -<p>Parent ne quittait pas la pendule du regard. Il lui semblait voir -marcher l’aiguille. Il aurait voulu arrêter l’heure, faire immobile le -temps jusqu’à la rentrée de sa femme. Il n’en voulait pas à Henriette -d’être en retard, mais il avait peur, peur d’elle et de Julie, peur de -tout ce qui pouvait arriver. Dix minutes de plus suffiraient pour amener -une irréparable catastrophe, des explications et des violences qu’il -n’osait même imaginer. La seule pensée de la querelle, des éclats de -voix, des injures traversant l’air comme des balles, des deux femmes -face à face se regardant au fond des yeux et se jetant à la tête des -mots blessants, lui faisait battre le cœur, lui séchait la bouche ainsi -qu’une marche au soleil, le rendait mou comme une loque, si mou qu’il -n’avait plus la force de soulever son enfant et de le faire sauter sur -son genou.</p> - -<p>Huit heures sonnèrent; la porte se rouvrit et Julie reparut. Elle -n’avait plus son air exaspéré, mais un air de résolution méchante et -froide, plus redoutable encore.</p> - -<p>—Monsieur, dit-elle, j’ai servi votre maman jusqu’à son dernier jour, -je vous ai élevé aussi de votre naissance jusqu’à aujour<span class="pagenum"><a name="page_13" id="page_13">{13}</a></span>d’hui! Je crois -qu’on peut dire que je suis dévouée à la famille...</p> - -<p>Elle attendait une réponse.</p> - -<p>Parent balbutia:</p> - -<p>—Mais oui, ma bonne Julie.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Vous savez bien que je n’ai jamais rien fait par intérêt d’argent, -mais toujours par intérêt pour vous; que je ne vous ai jamais trompé ni -menti; que vous n’avez jamais pu m’adresser de reproches...</p> - -<p>—Mais oui, ma bonne Julie.</p> - -<p>—Eh bien, Monsieur, ça ne peut pas durer plus longtemps. C’est par -amitié pour vous que je ne disais rien, que je vous laissais dans votre -ignorance; mais c’est trop fort, et on rit trop de vous dans le -quartier. Vous ferez ce que vous voudrez, mais tout le monde le sait; il -faut que je vous le dise aussi, à la fin, bien que ça ne m’aille guère -de rapporter. Si Madame rentre comme ça à des heures de fantaisie, c’est -qu’elle fait des choses abominables.</p> - -<p>Il demeurait effaré, ne comprenant pas. Il ne put que balbutier:</p> - -<p>—Tais-toi... Tu sais que je t’ai défendu...</p> - -<p>Elle lui coupa la parole avec une résolution irrésistible.<span class="pagenum"><a name="page_14" id="page_14">{14}</a></span></p> - -<p>—Non, Monsieur, il faut que je vous dise tout, maintenant. Il y a -longtemps que Madame a fauté avec M. Limousin. Moi, je les ai vus plus -de vingt fois s’embrasser derrière les portes. Oh, allez! si M. Limousin -avait été riche, ça n’est pas M. Parent que Madame aurait épousé. Si -Monsieur se rappelait seulement comment le mariage s’est fait, il -comprendrait la chose d’un bout à l’autre...</p> - -<p>Parent s’était levé, livide, balbutiant:</p> - -<p>—Tais-toi... tais-toi... ou...</p> - -<p>Elle continua:</p> - -<p>—Non, je vous dirai tout. Madame a épousé Monsieur par intérêt; et elle -l’a trompé du premier jour. C’était entendu entre eux, pardi! Il suffit -de réfléchir pour comprendre ça. Alors comme Madame n’était pas contente -d’avoir épousé Monsieur qu’elle n’aimait pas, elle lui a fait la vie -dure, si dure que j’en avais le cœur cassé, moi qui voyais ça...</p> - -<p>Il fit deux pas, les poings fermés, répétant:</p> - -<p>—Tais-toi... tais-toi... car il ne trouvait rien à répondre.</p> - -<p>La vieille bonne ne recula point; elle semblait résolue à tout.</p> - -<p>Mais Georges, effaré d’abord, puis effrayé par ces voix grondantes, se -mit à pousser des<span class="pagenum"><a name="page_15" id="page_15">{15}</a></span> cris aigus. Il restait debout derrière son père, et, -la face crispée, la bouche ouverte, il hurlait.</p> - -<p>La clameur de son fils exaspéra Parent, l’emplit de courage et de -fureur. Il se précipita vers Julie, les deux bras levés, prêt à frapper -des deux mains, et criant:</p> - -<p>—Ah misérable! tu vas tourner les sens du petit.</p> - -<p>Il la touchait déjà! Elle lui jeta par la face:</p> - -<p>—Monsieur peut me battre s’il veut, moi qui l’ai élevé; ça n’empêchera -pas que sa femme le trompe et que son enfant n’est pas de lui!...</p> - -<p>Il s’arrêta tout net, laissa retomber ses bras; et il restait en face -d’elle tellement éperdu qu’il ne comprenait plus rien.</p> - -<p>Elle ajouta:</p> - -<p>—Il suffit de regarder le petit pour reconnaître le père, pardi! c’est -tout le portrait de M. Limousin. Il n’y a qu’à regarder ses yeux et son -front. Un aveugle ne s’y tromperait pas...</p> - -<p>Mais il l’avait saisie par les épaules et il la secouait de toute sa -force, bégayant:</p> - -<p>—Vipère... vipère! Hors d’ici, vipère!... Va-t’en ou je te tuerais!... -Va-t’en! Va-t’en!...</p> - -<p>Et d’un effort désespéré il la lança dans la pièce voisine. Elle tomba -sur la table servie<span class="pagenum"><a name="page_16" id="page_16">{16}</a></span> dont les verres s’abattirent et se cassèrent; puis, -s’étant relevée, elle mit la table entre elle et son maître, et, tandis -qu’il la poursuivait pour la ressaisir, elle lui crachait au visage des -paroles terribles:</p> - -<p>—Monsieur n’a qu’à sortir... ce soir... après dîner... et qu’à rentrer -tout de suite... il verra!... il verra si j’ai menti!... Que Monsieur -essaye... il verra.</p> - -<p>Elle avait gagné la porte de la cuisine et elle s’enfuit, il courut -derrière elle, monta l’escalier de service jusqu’à sa chambre de bonne -où elle s’était enfermée, et heurtant la porte:</p> - -<p>—Tu vas quitter la maison à l’instant même.</p> - -<p>Elle répondit à travers la planche:</p> - -<p>—Monsieur peut y compter. Dans une heure je ne serai plus ici.</p> - -<p>Alors il redescendit lentement, en se cramponnant à la rampe pour ne -point tomber; et il rentra dans son salon où Georges pleurait, assis par -terre.</p> - -<p>Parent s’affaissa sur un siège et regarda l’enfant d’un œil hébété. Il -ne comprenait plus rien; il ne savait plus rien; il se sentait étourdi, -abruti, fou, comme s’il venait de choir sur la tête; à peine se -souvenait-il des choses horribles que lui avait dites sa bonne.<span class="pagenum"><a name="page_17" id="page_17">{17}</a></span> Puis, -peu à peu, sa raison, comme une eau troublée, se calma et s’éclaircit; -et l’abominable révélation commença à travailler son cœur.</p> - -<p>Julie avait parlé si net, avec une telle force, une telle assurance, une -telle sincérité, qu’il ne douta pas de sa bonne foi, mais il s’obstinait -à douter de sa clairvoyance. Elle pouvait s’être trompée, aveuglée par -son dévouement pour lui, entraînée par une haine inconsciente contre -Henriette. Cependant, à mesure qu’il tâchait de se rassurer et de se -convaincre, mille petits faits se réveillaient en son souvenir, des -paroles de sa femme, des regards de Limousin, un tas de riens -inobservés, presque inaperçus, des sorties tardives, des absences -simultanées, et même des gestes presque insignifiants, mais bizarres -qu’il n’avait pas su voir, pas su comprendre, et qui, maintenant, -prenaient pour lui une importance extrême, établissaient une connivence -entre eux. Tout ce qui s’était passé depuis ses fiançailles surgissait -brusquement en sa mémoire surexcitée par l’angoisse. Il retrouvait tout, -des intonations singulières, des attitudes suspectes; et son pauvre -esprit d’homme calme et bon, harcelé par le doute, lui montrait -maintenant, comme des certitudes, ce qui aurait pu n’être encore que des -soupçons.<span class="pagenum"><a name="page_18" id="page_18">{18}</a></span></p> - -<p>Il fouillait avec une obstination acharnée dans ces cinq années de -mariage, cherchant à retrouver tout, mois par mois, jour par jour; et -chaque chose inquiétante qu’il découvrait le piquait au cœur comme un -aiguillon de guêpe.</p> - -<p>Il ne pensait plus à Georges, qui se taisait maintenant, le derrière sur -le tapis. Mais, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, le gamin se remit -à pleurer.</p> - -<p>Son père s’élança, le saisit dans ses bras, et lui couvrit la tête de -baisers. Son enfant lui demeurait au moins! Qu’importait le reste? Il le -tenait, le serrait, la bouche dans ses cheveux blonds, soulagé, consolé, -balbutiant: «Georges... mon petit Georges, mon cher petit Georges...» -Mais il se rappela brusquement ce qu’avait dit Julie!... Oui, elle avait -dit que son enfant était à Limousin... Oh! cela n’était pas possible, -par exemple! non, il ne pouvait le croire, il n’en pouvait même douter -une seconde. C’était là une de ces odieuses infamies qui germent dans -les âmes ignobles des servantes! Il répétait: «Georges... mon cher -Georges.» Le gamin, caressé, s’était tu de nouveau.</p> - -<p>Parent sentait la chaleur de la petite poitrine pénétrer dans la sienne -à travers les étoffes. Elle l’emplissait d’amour, de courage,<span class="pagenum"><a name="page_19" id="page_19">{19}</a></span> de joie; -cette chaleur douce d’enfant le caressait, le fortifiait, le sauvait.</p> - -<p>Alors il écarta un peu de lui la tête mignonne et frisée pour la -regarder avec passion. Il la contemplait avidement, éperdument, se -grisant à la voir, et répétant toujours: «Oh! mon petit... mon petit -Georges!...»</p> - -<p>Il pensa soudain: «S’il ressemblait à Limousin... pourtant!»</p> - -<p>Ce fut en lui quelque chose d’étrange, d’atroce, une poignante et -violente sensation de froid dans tout son corps, dans tous ses membres, -comme si ses os, tout à coup, fussent devenus de glace. Oh! s’il -ressemblait à Limousin!... et il continuait à regarder Georges qui riait -maintenant. Il le regardait avec des yeux éperdus, troubles, hagards. Et -il cherchait dans le front, dans le nez, dans la bouche, dans les joues, -s’il ne retrouvait pas quelque chose du front, du nez, de la bouche ou -des joues de Limousin.</p> - -<p>Sa pensée s’égarait comme lorsqu’on devient fou; et le visage de son -enfant se transformait sous son regard, prenait des aspects bizarres, -des ressemblances invraisemblables.</p> - -<p>Julie avait dit: «Un aveugle ne s’y tromperait pas.» Il y avait donc -quelque chose de frappant, quelque chose d’indéniable!<span class="pagenum"><a name="page_20" id="page_20">{20}</a></span> Mais quoi? Le -front? Oui, peut-être? Cependant Limousin avait le front plus étroit! -Alors la bouche? Mais Limousin portait toute sa barbe! Comment constater -les rapports entre ce gras menton d’enfant et le menton poilu de cet -homme?</p> - -<p>Parent pensait: «Je n’y vois pas, moi, je n’y vois plus; je suis trop -troublé; je ne pourrais rien reconnaître maintenant... Il faut attendre; -il faudra que je le regarde bien demain matin, en me levant.»</p> - -<p>Puis il songea: «Mais s’il me ressemblait, à moi, je serais sauvé, -sauvé!»</p> - -<p>Et il traversa le salon en deux enjambées pour aller examiner dans la -glace la face de son enfant à côté de la sienne.</p> - -<p>Il tenait Georges assis sur son bras, afin que leurs visages fussent -tout proches, et il parlait haut tant son égarement était grand. «Oui... -nous avons le même nez... le même nez... peut-être... ce n’est pas -sûr... et le même regard... Mais non, il a les yeux bleus... Alors... -oh! mon Dieu!... mon Dieu!... mon Dieu!... je deviens fou!... Je ne veux -plus voir... je deviens fou!...»</p> - -<p>Il se sauva loin de la glace, à l’autre bout du salon, tomba sur un -fauteuil, posa le petit sur un autre, et il se mit à pleurer. Il -pleurait par grands sanglots désespérés. Georges,<span class="pagenum"><a name="page_21" id="page_21">{21}</a></span> effaré d’entendre -gémir son père, commença aussitôt à hurler.</p> - -<p>Le timbre d’entrée sonna. Parent fit un bond, comme si une balle l’eût -traversé. Il dit: «La voilà... qu’est-ce que je vais faire?...» Et il -courut s’enfermer dans sa chambre pour avoir le temps, au moins, de -s’essuyer les yeux. Mais après quelques secondes, un nouveau coup de -timbre le fit encore tressaillir; puis il se rappela que Julie était -partie sans que la femme de chambre fût prévenue. Donc personne n’irait -ouvrir? Que faire? Il y alla.</p> - -<p>Voici que tout d’un coup il se sentait brave, résolu, prêt pour la -dissimulation et la lutte. L’effroyable secousse l’avait mûri en -quelques instants. Et puis il voulait savoir; il le voulait avec une -fureur de timide et une ténacité de débonnaire exaspéré.</p> - -<p>Il tremblait cependant! Était-ce de peur? Oui... Peut-être avait-il -encore peur d’elle? sait-on combien l’audace contient parfois de lâcheté -fouettée?</p> - -<p>Derrière la porte qu’il avait atteinte à pas furtifs, il s’arrêta pour -écouter. Son cœur battait à coups furieux; il n’entendait que ce -bruit-là: ces grands coups sourds dans sa poitrine et la voix aiguë de -Georges qui criait toujours, dans le salon.<span class="pagenum"><a name="page_22" id="page_22">{22}</a></span></p> - -<p>Soudain, le son du timbre éclatant sur sa tête, le secoua comme une -explosion; alors il saisit la serrure, et, haletant, défaillant, il fit -tourner la clef et tira le battant.</p> - -<p>Sa femme et Limousin se tenaient debout en face de lui, sur l’escalier.</p> - -<p>Elle dit, avec un air d’étonnement où apparaissait un peu d’irritation:</p> - -<p>—C’est toi qui ouvres, maintenant? Où est donc Julie?</p> - -<p>Il avait la gorge serrée, la respiration précipitée; et il s’efforçait -de répondre, sans pouvoir prononcer un mot.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Es-tu devenu muet? Je te demande où est Julie.</p> - -<p>Alors il balbutia:</p> - -<p>—Elle... elle... est... partie...</p> - -<p>Sa femme commençait à se fâcher:</p> - -<p>—Comment, partie? Où ça? Pourquoi?</p> - -<p>Il reprenait son aplomb peu à peu et sentait naître en lui une haine -mordante contre cette femme insolente, debout devant lui.</p> - -<p>—Oui, partie pour tout à fait... je l’ai renvoyée...</p> - -<p>—Tu l’as renvoyée?... Julie?... Mais tu es fou...</p> - -<p>—Oui, je l’ai renvoyée parce qu’elle avait<span class="pagenum"><a name="page_23" id="page_23">{23}</a></span> été insolente... et -qu’elle... qu’elle a maltraité l’enfant.</p> - -<p>—Julie?</p> - -<p>—Oui... Julie.</p> - -<p>—A propos de quoi a-t-elle été insolente?</p> - -<p>—A propos de toi.</p> - -<p>—A propos de moi?</p> - -<p>—Oui... parce que son dîner était brûlé et que tu ne rentrais pas.</p> - -<p>—Elle a dit...?</p> - -<p>—Elle a dit... des choses désobligeantes pour toi... et que je ne -devais pas... que je ne pouvais pas entendre....</p> - -<p>—Quelles choses?</p> - -<p>—Il est inutile de les répéter.</p> - -<p>—Je désire les connaître.</p> - -<p>—Elle a dit qu’il était très malheureux pour un homme comme moi, -d’épouser une femme comme toi, inexacte, sans ordre, sans soins, -mauvaise maîtresse de maison, mauvaise mère, et mauvaise épouse...</p> - -<p>La jeune femme était entrée dans l’antichambre, suivie par Limousin qui -ne disait mot devant cette situation inattendue. Elle ferma brusquement -la porte, jeta son manteau sur une chaise et marcha sur son mari en -bégayant, exaspérée:</p> - -<p>—Tu dis?... Tu dis?... que je suis...?<span class="pagenum"><a name="page_24" id="page_24">{24}</a></span></p> - -<p>Il était très pâle, très calme. Il répondit:</p> - -<p>—Je ne dis rien, ma chère amie; je te répète seulement les propos de -Julie, que tu as voulu connaître; et je te ferai remarquer que je l’ai -mise à la porte justement à cause de ces propos.</p> - -<p>Elle frémissait de l’envie violente de lui arracher la barbe et les -joues avec ses ongles. Dans la voix, dans le ton, dans l’allure, elle -sentait bien la révolte, quoiqu’elle ne pût rien répondre; et elle -cherchait à reprendre l’offensive par quelque mot direct et blessant.</p> - -<p>—Tu as dîné? dit-elle.</p> - -<p>—Non, j’ai attendu.</p> - -<p>Elle haussa les épaules avec impatience.</p> - -<p>—C’est stupide d’attendre après sept heures et demie. Tu aurais dû -comprendre que j’avais été retenue, que j’avais eu des affaires, des -courses.</p> - -<p>Puis, tout à coup, un besoin lui vint d’expliquer l’emploi de son temps, -et elle raconta, avec des paroles brèves, hautaines, qu’ayant eu des -objets de mobilier à choisir très loin, très loin, rue de Rennes, elle -avait rencontré Limousin à sept heures passées, boulevard Saint-Germain, -en revenant, et qu’alors elle lui avait demandé son bras pour entrer -manger un morceau dans un restaurant où<span class="pagenum"><a name="page_25" id="page_25">{25}</a></span> elle n’osait pénétrer seule, -bien qu’elle se sentît défaillir de faim. Voilà comment elle avait dîné, -avec Limousin, si on pouvait appeler cela dîner; car ils n’avaient pris -qu’un bouillon et un demi-poulet, tant ils avaient hâte de revenir.</p> - -<p>Parent répondit simplement:</p> - -<p>—Mais tu as bien fait. Je ne t’adresse pas de reproches.</p> - -<p>Alors Limousin, resté jusque-là muet, presque caché derrière Henriette, -s’approcha et tendit sa main en murmurant:</p> - -<p>—Tu vas bien?</p> - -<p>Parent prit cette main offerte, et, la serrant mollement:</p> - -<p>—Oui, très bien.</p> - -<p>Mais la jeune femme avait saisi un mot dans la dernière phrase de son -mari.</p> - -<p>—Des reproches... pourquoi parles-tu de reproches?... On dirait que tu -as une intention.</p> - -<p>Il s’excusa:</p> - -<p>—Non, pas du tout. Je voulais simplement te répondre que je ne m’étais -pas inquiété de ton retard et que je ne t’en faisais point un crime.</p> - -<p>Elle le prit de haut, cherchant un prétexte à querelle:</p> - -<p>—De mon retard?... On dirait vraiment<span class="pagenum"><a name="page_26" id="page_26">{26}</a></span> qu’il est une heure du matin et -que je passe la nuit dehors.</p> - -<p>—Mais non, ma chère amie. J’ai dit «retard» parce que je n’ai pas -d’autre mot. Tu devais rentrer à six heures et demie, tu rentres à huit -heures et demie. C’est un retard, ça! Je le comprends très bien; je -ne... ne... ne m’en étonne même pas... Mais... mais... il m’est -difficile d’employer un autre mot.</p> - -<p>—C’est que tu le prononces comme si j’avais découché....</p> - -<p>—Mais non... mais non...</p> - -<p>Elle vit qu’il céderait toujours, et elle allait entrer dans sa chambre, -quand elle s’aperçut enfin que Georges hurlait. Alors elle demanda, avec -un visage ému:</p> - -<p>—Qu’a donc le petit?</p> - -<p>—Je t’ai dit que Julie l’avait un peu maltraité.</p> - -<p>—Qu’est-ce qu’elle lui a fait, cette gueuse?</p> - -<p>—Oh! presque rien. Elle l’a poussé et il est tombé.</p> - -<p>Elle voulut voir son enfant et s’élança dans la salle à manger, puis -s’arrêta net devant la table couverte de vin répandu, de carafes et de -verres brisés, et de salières renversées.</p> - -<p>—Qu’est-ce que c’est que ce ravage-là?</p> - -<p>—C’est Julie qui....<span class="pagenum"><a name="page_27" id="page_27">{27}</a></span></p> - -<p>Mais elle lui coupa la parole avec fureur:</p> - -<p>—C’est trop fort, à la fin! Julie me traite de dévergondée, bat mon -enfant, casse ma vaisselle, bouleverse ma maison, et il semble que tu -trouves cela tout naturel.</p> - -<p>—Mais non... puisque je l’ai renvoyée.</p> - -<p>—Vraiment!... Tu las renvoyée!... Mais il fallait la faire arrêter. -C’est le commissaire de police qu’on appelle dans ces cas-là!</p> - -<p>Il balbutia:</p> - -<p>—Mais... ma chère amie... je ne pouvais pourtant pas... il n’y avait -point de raison... Vraiment, il était bien difficile...</p> - -<p>Elle haussa les épaules avec un infini dédain.</p> - -<p>—Tiens, tu ne seras jamais qu’une loque, un pauvre sire, un pauvre -homme sans volonté, sans fermeté, sans énergie. Ah! elle a dû t’en dire -de raides, ta Julie, pour que tu te sois décidé à la mettre dehors. -J’aurais voulu être là une minute, rien qu’une minute.</p> - -<p>Ayant ouvert la porte du salon, elle courut à Georges, le releva, le -serra dans ses bras en l’embrassant: «Georget, qu’est-ce que tu as, mon -chat, mon mignon, mon poulet?»</p> - -<p>Caressé par sa mère, il se tut. Elle répéta:</p> - -<p>—Qu’est-ce que tu as?<span class="pagenum"><a name="page_28" id="page_28">{28}</a></span></p> - -<p>Il répondit, ayant vu trouble avec ses yeux d’enfant effrayé:</p> - -<p>—C’est Zulie qu’a battu papa.</p> - -<p>Henriette se retourna vers son mari, stupéfaite d’abord. Puis une folle -envie de rire s’éveilla dans son regard, passa comme un frisson sur ses -joues fines, releva sa lèvre, retroussa les ailes de ses narines, et -enfin jaillit de sa bouche en une claire fusée de joie, en une cascade -de gaieté, sonore et vive comme une roulade d’oiseau. Elle répétait, -avec de petits cris méchants qui passaient entre ses dents blanches et -déchiraient Parent ainsi que des morsures: «Ah!... ah!... ah!... ah!... -elle t’a ba... ba... battu... Ah!... ah!... ah!... que c’est drôle... -que c’est drôle.... Vous entendez, Limousin. Julie l’a battu... battu... -Julie a battu mon mari... Ah!... ah!... ah!... que c’est drôle!...</p> - -<p>Parent balbutiait:</p> - -<p>—Mais non... mais non... ce n’est pas vrai... ce n’est pas vrai... -C’est moi, au contraire, qui l’ai jetée dans la salle à manger, si fort -qu’elle a bouleversé la table. L’enfant a mal vu. C’est moi qui l’ai -battue!</p> - -<p>Henriette disait à son fils:</p> - -<p>—Répète, mon poulet. C’est Julie qui a battu papa!</p> - -<p>Il répondit:<span class="pagenum"><a name="page_29" id="page_29">{29}</a></span></p> - -<p>—Oui, c’est Zulie.</p> - -<p>Puis, passant soudain à une autre idée, elle reprit:</p> - -<p>—Mais il n’a pas dîné, cet enfant-là? Tu n’as rien mangé, mon chéri?</p> - -<p>—Non, maman.</p> - -<p>Alors elle se retourna, furieuse, vers son mari:</p> - -<p>—Tu es donc fou, archi-fou! Il est huit heures et demie et Georges n’a -pas dîné!</p> - -<p>Il s’excusa, égaré dans cette scène et dans cette explication, écrasé -sous cet écroulement de sa vie.</p> - -<p>—Mais, ma chère amie, nous t’attendions. Je ne voulais pas dîner sans -toi. Comme tu rentres tous les jours en retard, je pensais que tu allais -revenir d’un moment à l’autre.</p> - -<p>Elle lança dans un fauteuil son chapeau, gardé jusque-là sur sa tête, -et, la voix nerveuse:</p> - -<p>—Vraiment, c’est intolérable d’avoir affaire à des gens qui ne -comprennent rien, qui ne devinent rien, qui ne savent rien faire par -eux-mêmes. Alors, si j’étais rentrée à minuit, l’enfant n’aurait rien -mangé du tout. Comme si tu n’aurais pas pu comprendre, après sept heures -et demie passées, que j’avais eu un empêchement, un retard, une -entrave!...<span class="pagenum"><a name="page_30" id="page_30">{30}</a></span></p> - -<p>Parent tremblait, sentant la colère le gagner; mais Limousin s’interposa -et, se tournant vers la jeune femme:</p> - -<p>—Vous êtes tout à fait injuste, ma chère amie. Parent ne pouvait pas -deviner que vous rentreriez si tard, ce qui ne vous arrive jamais; et -puis, comment vouliez-vous qu’il se tirât d’affaire tout seul, après -avoir renvoyé Julie?</p> - -<p>Mais Henriette, exaspérée, répondit:</p> - -<p>—Il faudra pourtant bien qu’il se tire d’affaire, car je ne l’aiderai -pas. Qu’il se débrouille!</p> - -<p>Et elle entra brusquement dans sa chambre, oubliant déjà que son fils -n’avait point mangé.</p> - -<p>Alors Limousin, tout à coup, se multiplia pour aider son ami. Il ramassa -et enleva les verres brisés qui couvraient la table, remit le couvert et -assit l’enfant sur son petit fauteuil à grands pieds, pendant que Parent -allait chercher la femme de chambre pour se faire servir par elle.</p> - -<p>Elle arriva étonnée, n’ayant rien entendu dans la chambre de Georges où -elle travaillait.</p> - -<p>Elle apporta la soupe, un gigot brûlé, puis des pommes de terre en -purée.</p> - -<p>Parent s’était assis à côté de son enfant,<span class="pagenum"><a name="page_31" id="page_31">{31}</a></span> l’esprit en détresse, la -raison emportée dans cette catastrophe. Il faisait manger le petit, -essayait de manger lui-même, coupait la viande, la mâchait et l’avalait -avec effort, comme si sa gorge eût été paralysée.</p> - -<p>Alors, peu à peu, s’éveilla dans son âme un désir affolé de regarder -Limousin assis en face de lui et qui roulait des boulettes de pain. Il -voulait voir s’il ressemblait à Georges. Mais il n’osait pas lever les -yeux. Il s’y décida pourtant, et considéra brusquement cette figure -qu’il connaissait bien, quoiqu’il lui semblât ne l’avoir jamais -examinée, tant elle lui parut différente de ce qu’il pensait. De seconde -en seconde, il jetait un coup d’œil rapide sur ce visage, cherchant à en -reconnaître les moindres lignes, les moindres traits, les moindres sens; -puis, aussitôt, il regardait son fils, en ayant l’air de le faire -manger.</p> - -<p>Deux mots ronflaient dans son oreille: «Son père! son père! son père!» -Ils bourdonnaient à ses tempes avec chaque battement de son cœur. Oui, -cet homme, cet homme tranquille, assis de l’autre côté de cette table, -était peut-être le père de son fils, de Georges, de son petit Georges. -Parent cessa de manger, il ne pouvait plus. Une douleur atroce, une de -ces douleurs qui font<span class="pagenum"><a name="page_32" id="page_32">{32}</a></span> hurler, se rouler par terre, mordre les meubles, -lui déchirait tout le dedans du corps. Il eut envie de prendre son -couteau et de se l’enfoncer dans le ventre. Cela le soulagerait, le -sauverait; ce serait fini.</p> - -<p>Car pourrait-il vivre maintenant? Pourrait-il vivre, se lever le matin, -manger aux repas, sortir par les rues, se coucher le soir et dormir la -nuit avec cette pensée vrillée en lui: «Limousin, le père de -Georges!...» Non, il n’aurait plus la force de faire un pas, de -s’habiller, de penser à rien, de parler à personne! Chaque jour, à toute -heure, à toute seconde, il se demanderait cela; il chercherait à savoir, -à deviner, à surprendre cet horrible secret? Et le petit, son cher -petit, il ne pourrait plus le voir sans endurer l’épouvantable -souffrance de ce doute, sans se sentir déchiré jusqu’aux entrailles, -sans être torturé jusqu’aux moelles de ses os. Il lui faudrait vivre -ici, rester dans cette maison, à côté de cet enfant qu’il aimerait et -haïrait! Oui, il finirait par le haïr assurément. Quel supplice! Oh! -s’il était certain que Limousin fût le père, peut-être arriverait-il à -se calmer, à s’endormir dans son malheur, dans sa douleur? Mais ne pas -savoir était intolérable!</p> - -<p>Ne pas savoir, chercher toujours, souffrir<span class="pagenum"><a name="page_33" id="page_33">{33}</a></span> toujours, et embrasser cet -enfant à tout moment, l’enfant d’un autre, le promener dans la ville, le -porter dans ses bras, sentir la caresse de ses fins cheveux sous les -lèvres, l’adorer et penser sans cesse: «Il n’est pas à moi, peut-être?» -Ne vaudrait-il pas mieux ne plus le voir, l’abandonner, le perdre dans -les rues, ou se sauver soi-même très loin, si loin, qu’il n’entendrait -plus jamais parler de rien, jamais!</p> - -<p>Il eut un sursaut en entendant ouvrir la porte. Sa femme rentrait.</p> - -<p>—J’ai faim, dit-elle; et vous, Limousin?</p> - -<p>Limousin répondit, en hésitant:</p> - -<p>—Ma foi, moi aussi.</p> - -<p>Et elle fit rapporter le gigot.</p> - -<p>Parent se demandait: «Ont-ils dîné? ou bien se sont-ils mis en retard à -un rendez-vous d’amour?»</p> - -<p>Ils mangeaient maintenant de grand appétit, tous les deux. Henriette, -tranquille, riait et plaisantait. Son mari l’épiait aussi, par regards -brusques, vite détournés. Elle avait une robe de chambre rose garnie de -dentelles blanches; et sa tête blonde, son cou frais, ses mains grasses -sortaient de ce joli vêtement coquet et parfumé, comme d’une coquille -bordée d’écume. Qu’avait-elle fait tout le jour avec cet homme? Parent -les voyait embrassés,<span class="pagenum"><a name="page_34" id="page_34">{34}</a></span> balbutiant des paroles ardentes! Comment ne -pouvait-il rien savoir, ne pouvait-il pas deviner en les regardant ainsi -côte à côte, en face de lui?</p> - -<p>Comme ils devaient se moquer de lui, s’il avait été leur dupe depuis le -premier jour? Était-il possible qu’on se jouât ainsi d’un homme, d’un -brave homme, parce que son père lui avait laissé un peu d’argent! -Comment ne pouvait-on voir ces choses-là dans les âmes, comment se -pouvait-il que rien ne révélât aux cœurs droits les fraudes des cœurs -infâmes, que la voix fût la même pour mentir que pour adorer, et le -regard fourbe qui trompe, pareil au regard sincère?</p> - -<p>Il les épiait, attendant un geste, un mot, une intonation. Soudain il -pensa: «Je vais les surprendre ce soir.» Et il dit:</p> - -<p>—Ma chère amie, comme je viens de renvoyer Julie, il faut que je -m’occupe, dès aujourd’hui, de trouver une autre bonne. Je sors tout de -suite, afin de me procurer quelqu’un pour demain matin. Je rentrerai -peut-être un peu tard.</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—Va; je ne bougerai pas d’ici. Limousin me tiendra compagnie. Nous -t’attendrons.</p> - -<p>Puis, se tournant vers la femme de chambre:<span class="pagenum"><a name="page_35" id="page_35">{35}</a></span></p> - -<p>—Vous allez coucher Georges, ensuite vous pourrez desservir et monter -chez vous.</p> - -<p>Parent s’était levé. Il oscillait sur ses jambes, étourdi, trébuchant. -Il murmura: «A tout à l’heure,» et gagna la sortie en s’appuyant au mur, -car le parquet remuait comme une barque.</p> - -<p>Georges était parti aux bras de sa bonne. Henriette et Limousin -passèrent au salon. Dès que la porte fut refermée:</p> - -<p>—Ah, çà! tu es donc folle, dit-il, de harceler ainsi ton mari?</p> - -<p>Elle se retourna:</p> - -<p>—Ah! tu sais, je commence à trouver violente cette habitude que tu -prends depuis quelque temps de poser Parent en martyr.</p> - -<p>Limousin se jeta dans un fauteuil, et, croisant ses jambes:</p> - -<p>—Je ne le pose pas en martyr le moins du monde, mais je trouve, moi, -qu’il est ridicule, dans notre situation, de braver cet homme du matin -au soir.</p> - -<p>Elle prit une cigarette sur la cheminée, l’alluma, et répondit:</p> - -<p>—Mais je ne le brave pas, bien au contraire; seulement il m’irrite par -sa stupidité... et je le traite comme il le mérite.</p> - -<p>Limousin reprit, d’une voix impatiente:</p> - -<p>—C’est inepte, ce que tu fais! Du reste,<span class="pagenum"><a name="page_36" id="page_36">{36}</a></span> toutes les femmes sont -pareilles. Comment? voilà un excellent garçon, trop bon, stupide de -confiance et de bonté, qui ne nous gêne en rien, qui ne nous soupçonne -pas une seconde, qui nous laisse libres, tranquilles autant que nous -voulons; et tu fais tout ce que tu peux pour le rendre enragé et pour -gâter notre vie.</p> - -<p>Elle se tourna vers lui:</p> - -<p>—Tiens, tu m’embêtes! Toi, tu es lâche, comme tous les hommes! Tu as -peur de ce crétin!</p> - -<p>Il se leva vivement, et, furieux:</p> - -<p>—Ah! çà, je voudrais bien savoir ce qu’il t’a fait, et de quoi tu peux -lui en vouloir? Te rend-il malheureuse? Te bat-il? Te trompe-t-il? Non, -c’est trop fort à la fin de faire souffrir ce garçon uniquement parce -qu’il est trop bon, et de lui en vouloir uniquement parce que tu le -trompes.</p> - -<p>Elle s’approcha de Limousin, et, le regardant au fond des yeux:</p> - -<p>—C’est toi qui me reproches de le tromper, toi? toi? toi? Faut-il que -tu aies un sale cœur?</p> - -<p>Il se défendit, un peu honteux:</p> - -<p>—Mais je ne te reproche rien, ma chère amie, je te demande seulement de -ménager un peu ton mari, parce que nous avons<span class="pagenum"><a name="page_37" id="page_37">{37}</a></span> besoin l’un et l’autre de -sa confiance. Il me semble que tu devrais comprendre cela.</p> - -<p>Ils étaient tout près l’un de l’autre, lui grand, brun, avec des favoris -tombants, l’allure un peu vulgaire d’un beau garçon content de lui; elle -mignonne, rose et blonde, une petite Parisienne mi-cocotte et -mi-bourgeoise, née dans une arrière-boutique, élevée sur le seuil du -magasin à cueillir les passants d’un coup d’œil, et mariée, au hasard de -cette cueillette, avec le promeneur naïf qui s’est épris d’elle pour -l’avoir vue, chaque jour, devant cette porte, en sortant le matin et en -rentrant le soir.</p> - -<p>Elle disait:</p> - -<p>—Mais tu ne comprends donc pas, grand niais, que je l’exècre justement -parce qu’il m’a épousée, parce qu’il m’a achetée enfin, parce que tout -ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il pense me porte sur les -nerfs. Il m’exaspère à toute seconde par sa sottise que tu appelles de -la bonté, par sa lourdeur que tu appelles de la confiance, et puis, -surtout, parce qu’il est mon mari, lui, au lieu de toi! Je le sens entre -nous deux, quoiqu’il ne nous gêne guère. Et puis?... et puis?... Non, il -est trop idiot à la fin de ne se douter de rien! Je voudrais qu’il fût -un peu jaloux au moins. Il y a des moments où j’ai envie de lui crier:<span class="pagenum"><a name="page_38" id="page_38">{38}</a></span> -«Mais tu ne vois donc rien, grosse bête, tu ne comprends donc pas que -Paul est mon amant.»</p> - -<p>Limousin se mit à rire:</p> - -<p>—En attendant, tu feras bien de te taire et de ne pas troubler notre -existence.</p> - -<p>—Oh! je ne la troublerai pas, va! Avec cet imbécile-là, il n’y a rien à -craindre. Non, mais c’est incroyable que tu ne comprennes pas combien il -m’est odieux, combien il m’énerve. Toi, tu as toujours l’air de le -chérir, de lui serrer la main avec franchise. Les hommes sont -surprenants parfois.</p> - -<p>—Il faut bien savoir dissimuler, ma chère.</p> - -<p>—Il ne s’agit pas de dissimulation, mon cher, mais de sentiments. Vous -autres, quand vous trompez un homme, on dirait que vous l’aimez tout de -suite davantage; nous autres, nous le haïssons à partir du moment où -nous l’avons trompé.</p> - -<p>—Je ne vois pas du tout pourquoi on haïrait un brave garçon dont on -prend la femme.</p> - -<p>—Tu ne vois pas?... tu ne vois pas?... C’est un tact qui vous manque à -tous, cela! Que veux-tu? ce sont des choses qu’on sent et qu’on ne peut -pas dire. Et puis d’abord on ne doit pas?... Non, tu ne comprendrais<span class="pagenum"><a name="page_39" id="page_39">{39}</a></span> -point, c’est inutile! Vous autres, vous n’avez pas de finesse.</p> - -<p>Et souriant, avec un doux mépris de rouée, elle posa les deux mains sur -ses épaules en tendant vers lui ses lèvres; il pencha la tête vers elle -en l’enfermant dans une étreinte, et leurs bouches se rencontrèrent. Et -comme ils étaient debout devant la glace de la cheminée, un autre couple -tout pareil à eux s’embrassait derrière la pendule.</p> - -<p>Ils n’avaient rien entendu, ni le bruit de la clef ni le grincement de -la porte; mais Henriette, brusquement, poussant un cri aigu, rejeta -Limousin de ses deux bras, et ils aperçurent Parent qui les regardait, -livide, les poings fermés, déchaussé, et son chapeau sur le front.</p> - -<p>Il les regardait, l’un après l’autre, d’un rapide mouvement de l’œil, -sans remuer la tête. Il semblait fou; puis sans dire un mot, il se rua -sur Limousin, le prit à pleins bras comme pour l’étouffer, le culbuta -jusque dans l’angle du salon d’un élan si impétueux, que l’autre, -perdant pied, battant l’air de ses mains, alla heurter brutalement son -crâne contre la muraille.</p> - -<p>Mais Henriette, quand elle comprit que son mari allait assommer son -amant, se jeta sur Parent, le saisit par le cou, et enfonçant<span class="pagenum"><a name="page_40" id="page_40">{40}</a></span> dans la -chair ses dix doigts fins et roses, elle serra si fort, avec ses nerfs -de femme éperdue, que le sang jaillit sous ses ongles. Et elle lui -mordait l’épaule comme si elle eût voulu le déchirer avec ses dents. -Parent, étranglé, suffoquant, lâcha Limousin pour secouer sa femme -accrochée à son col; et l’ayant empoignée par la taille, il la jeta, -d’une seule poussée, à l’autre bout du salon.</p> - -<p>Puis, comme il avait la colère courte des débonnaires, et la violence -poussive des faibles, il demeura debout entre les deux, haletant, -épuisé, ne sachant plus ce qu’il devait faire. Sa fureur brutale s’était -répandue dans cet effort, comme la mousse d’un vin débouché, et son -énergie insolite finissait en essoufflement. Dès qu’il put parler, il -balbutia:</p> - -<p>—Allez-vous-en... tous les deux... tout de suite... allez-vous-en!...</p> - -<p>Limousin restait immobile dans son angle, collé contre le mur, trop -effaré pour rien comprendre encore, trop effrayé pour remuer un doigt. -Henriette, les poings appuyés sur le guéridon, la tête en avant, -décoiffée, le corsage ouvert, la poitrine nue, attendait, pareille à une -bête qui va sauter.</p> - -<p>Parent reprit d’une voix plus forte:</p> - -<p>—Allez-vous-en, tout de suite... Allez-vous-en!<span class="pagenum"><a name="page_41" id="page_41">{41}</a></span></p> - -<p>Voyant calmée sa première exaspération, sa femme s’enhardit, se -redressa, fit deux pas vers lui, et presque insolente déjà:</p> - -<p>—Tu as donc perdu la tête?... Qu’est-ce qui t’a pris?... Pourquoi cette -agression inqualifiable?...</p> - -<p>Il se retourna vers elle, en levant le poing pour l’assommer, et -bégayant:</p> - -<p>—Oh!... oh!... c’est trop fort!... trop fort!... j’ai... j’ai... -j’ai... tout entendu!... tout!... tout!... tu comprends... tout!... -misérable!... misérable!... Vous êtes deux misérables!... -Allez-vous-en!... tous les deux!... tout de suite!... Je vous -tuerais!... Allez-vous-en!...</p> - -<p>Elle comprit que c’était fini, qu’il savait, qu’elle ne se pourrait -point innocenter et qu’il fallait céder. Mais toute son impudence lui -était revenue et sa haine contre cet homme, exaspérée à présent, la -poussait à l’audace, mettait en elle un besoin de défi, un besoin de -bravade.</p> - -<p>Elle dit d’une voix claire:</p> - -<p>—Venez, Limousin. Puisqu’on me chasse, je vais chez vous.</p> - -<p>Mais Limousin ne remuait pas. Parent, qu’une colère nouvelle saisissait, -se mit à crier:</p> - -<p>—Allez-vous-en donc!... allez-vous-en!... misérables!... ou bien!... ou -bien!...<span class="pagenum"><a name="page_42" id="page_42">{42}</a></span></p> - -<p>Il saisit une chaise qu’il fit tournoyer sur sa tête.</p> - -<p>Alors Henriette traversa le salon d’un pas rapide, prit son amant par le -bras, l’arracha du mur où il semblait scellé, et l’entraîna vers la -porte en répétant:</p> - -<p>—Mais venez donc, mon ami, venez donc... Vous voyez bien que cet homme -est fou... Venez donc!...</p> - -<p>Au moment de sortir, elle se retourna vers son mari, cherchant ce -qu’elle pourrait faire, ce qu’elle pourrait inventer pour le blesser au -cœur, en quittant cette maison. Et une idée lui traversa l’esprit, une -de ces idées venimeuses, mortelles, où fermente toute la perfidie des -femmes.</p> - -<p>Elle dit, résolue:</p> - -<p>—Je veux emporter mon enfant.</p> - -<p>Parent, stupéfait, balbutia:</p> - -<p>—Ton... ton... enfant?... Tu oses parler de ton enfant?... tu oses... -tu oses demander ton enfant... après... après... Oh! oh! oh! c’est trop -fort!... Tu oses?... Mais va-t’en donc, gueuse! Va-t’en!...</p> - -<p>Elle revint vers lui, presque souriante, presque vengée déjà, et le -bravant, tout près, face à face:</p> - -<p>—Je veux mon enfant... et tu n’as pas le droit de le garder, parce -qu’il n’est pas à<span class="pagenum"><a name="page_43" id="page_43">{43}</a></span> toi... tu entends, tu entends bien... Il n’est pas à -toi... Il est à Limousin.</p> - -<p>Parent, éperdu, cria:</p> - -<p>—Tu mens... tu mens... misérable!</p> - -<p>Mais elle reprit:</p> - -<p>—Imbécile! Tout le monde le sait, excepté toi. Je te dis que voilà son -père. Mais il suffit de regarder pour le voir...</p> - -<p>Parent reculait devant elle, chancelant. Puis brusquement, il se -retourna, saisit une bougie, et s’élança dans la chambre voisine.</p> - -<p>Il revint presque aussitôt, portant sur son bras le petit Georges -enveloppé dans les couvertures de son lit. L’enfant, réveillé en -sursaut, épouvanté, pleurait. Parent le jeta dans les mains de sa femme, -puis, sans ajouter une parole, il la poussa rudement dehors, vers -l’escalier où Limousin attendait par prudence.</p> - -<p>Puis il referma la porte, donna deux tours de clef et poussa les -verrous. A peine rentré dans le salon, il tomba de toute sa hauteur sur -le parquet.<span class="pagenum"><a name="page_44" id="page_44">{44}</a></span></p> - -<h3>II</h3> - -<p>Parent vécut seul, tout à fait seul. Pendant les premières semaines qui -suivirent la séparation, l’étonnement de sa vie nouvelle l’empêcha de -songer beaucoup. Il avait repris son existence de garçon, ses habitudes -de flânerie, et il mangeait au restaurant, comme autrefois. Ayant voulu -éviter tout scandale, il faisait à sa femme une pension réglée par les -hommes d’affaires. Mais, peu à peu, le souvenir de l’enfant commença à -hanter sa pensée. Souvent, quand il était seul, chez lui, le soir, il -s’imaginait tout à coup entendre Georges crier «papa». Son cœur aussitôt -commençait à battre et il se levait bien vite pour ouvrir la porte de -l’escalier et voir si, par hasard, le petit ne serait pas revenu. Oui, -il aurait pu revenir comme reviennent les chiens et les pigeons. -Pourquoi un enfant aurait-il moins d’instinct qu’une bête?<span class="pagenum"><a name="page_45" id="page_45">{45}</a></span></p> - -<p>Après avoir reconnu son erreur il retournait s’asseoir dans son -fauteuil, et il pensait au petit. Il y pensait pendant des heures -entières, des jours entiers. Ce n’était point seulement une obsession -morale, mais aussi, et plus encore, une obsession physique, un besoin -sensuel, nerveux de l’embrasser, de le tenir, de le manier, de l’asseoir -sur ses genoux, de le faire sauter et culbuter dans ses mains. Il -s’exaspérait au souvenir enfiévrant des caresses passées. Il sentait les -petits bras serrant son cou, la petite bouche posant un gros baiser sur -sa barbe, les petits cheveux chatouillant sa joue. L’envie de ces douces -câlineries disparues, de la peau fine, chaude et mignonne offerte aux -lèvres, l’affolait comme le désir d’une femme aimée qui s’est enfuie.</p> - -<p>Dans la rue, tout à coup, il se mettait à pleurer en songeant qu’il -pourrait l’avoir, trottinant à son côté avec ses petits pieds, son gros -Georget, comme autrefois, quand il le promenait. Il rentrait alors; et, -la tête entre ses mains, sanglotait jusqu’au soir.</p> - -<p>Puis, vingt fois, cent fois en un jour il se posait cette question: -«Était-il ou n’était-il pas le père de Georges?» Mais c’était surtout la -nuit qu’il se livrait sur cette idée à des raisonnements interminables. -A peine couché,<span class="pagenum"><a name="page_46" id="page_46">{46}</a></span> il recommençait, chaque soir, la même série -d’argumentations désespérées.</p> - -<p>Après le départ de sa femme, il n’avait plus douté tout d’abord: -l’enfant, certes, appartenait à Limousin. Puis, peu à peu, il se remit à -hésiter. Assurément, l’affirmation d’Henriette ne pouvait avoir aucune -valeur. Elle l’avait bravé, en cherchant à le désespérer. En pesant -froidement le pour et le contre, il y avait bien des chances pour -qu’elle eût menti.</p> - -<p>Seul Limousin, peut-être, aurait pu dire la vérité. Mais comment savoir, -comment l’interroger, comment le décider à avouer?</p> - -<p>Et quelquefois Parent se relevait en pleine nuit, résolu à aller trouver -Limousin, à le prier, à lui offrir tout ce qu’il voudrait, pour mettre -fin à cette abominable angoisse. Puis il se recouchait désespéré, ayant -réfléchi que l’amant aussi mentirait sans doute! Il mentirait même -certainement pour empêcher le père véritable de reprendre son enfant.</p> - -<p>Alors que faire? Rien!</p> - -<p>Et il se désolait d’avoir ainsi brusqué les événements, de n’avoir point -réfléchi, patienté, de n’avoir pas su attendre et dissimuler pendant un -mois ou deux, afin de se renseigner par ses propres yeux. Il aurait dû -feindre de ne rien soupçonner, et les laisser se trahir tout doucement. -Il lui aurait suffi de<span class="pagenum"><a name="page_47" id="page_47">{47}</a></span> voir l’autre embrasser l’enfant pour deviner, -pour comprendre. Un ami n’embrasse pas comme un père. Il les aurait -épiés derrière les portes! Comment n’avait-il pas songé à cela? Si -Limousin, demeuré seul avec Georges, ne l’avait point aussitôt saisi, -serré dans ses bras, baisé passionnément, s’il l’avait laissé jouer avec -indifférence, sans s’occuper de lui, aucune hésitation ne serait -demeurée possible: c’est qu’alors il n’était pas, il ne se croyait pas, -il ne se sentait pas le père.</p> - -<p>De sorte que lui, Parent, chassant la mère, aurait gardé son fils, et il -aurait été heureux, tout à fait heureux.</p> - -<p>Il se retournait dans son lit, suant et torturé, et cherchant à se -souvenir des attitudes de Limousin avec le petit. Mais il ne se -rappelait rien, absolument rien, aucun geste, aucun regard, aucune -parole, aucune caresse suspects. Et puis la mère non plus ne s’occupait -guère de son enfant. Si elle l’avait eu de son amant, elle l’aurait sans -doute aimé davantage.</p> - -<p>On l’avait donc séparé de son fils par vengeance, par cruauté, pour le -punir de ce qu’il les avait surpris.</p> - -<p>Et il se décidait à aller, dès l’aurore, requérir les magistrats pour se -faire rendre Georget.<span class="pagenum"><a name="page_48" id="page_48">{48}</a></span></p> - -<p>Mais à peine avait-il pris cette résolution qu’il se sentait envahi par -la certitude contraire. Du moment que Limousin avait été, dès le premier -jour, l’amant d’Henriette, l’amant aimé, elle avait dû se donner à lui -avec cet élan, cet abandon, cette ardeur qui rendent mères les femmes. -La réserve froide qu’elle avait toujours apportée dans ses relations -intimes avec lui, Parent, n’était-elle pas aussi un obstacle à ce -qu’elle eût été fécondée par son baiser!</p> - -<p>Alors il allait réclamer, prendre avec lui, conserver toujours et -soigner l’enfant d’un autre. Il ne pourrait pas le regarder, -l’embrasser, l’entendre dire «papa» sans que cette pensée le frappât, le -déchirât: «Ce n’est point mon fils.» Il allait se condamner à ce -supplice de tous les instants, à cette vie de misérable! Non, il valait -mieux demeurer seul, vivre seul, vieillir seul, et mourir seul.</p> - -<p>Et chaque jour, chaque nuit recommençaient ces abominables hésitations -et ces souffrances que rien ne pouvait calmer ni terminer. Il redoutait -surtout l’obscurité du soir qui vient, la tristesse des crépuscules. -C’était alors, sur son cœur, comme une pluie de chagrin, une inondation -de désespoir qui tombait avec les ténèbres, le noyait et l’affolait. Il -avait peur de ses pensées comme on<span class="pagenum"><a name="page_49" id="page_49">{49}</a></span> a peur des malfaiteurs, et il fuyait -devant elles ainsi qu’une bête poursuivie. Il redoutait surtout son -logis vide, si noir, terrible, et les rues désertes aussi où brille -seulement, de place en place, un bec de gaz, où le passant isolé qu’on -entend de loin semble un rôdeur et fait ralentir ou hâter le pas selon -qu’il vient vers vous ou qu’il vous suit.</p> - -<p>Et Parent, malgré lui, par instinct, allait vers les grandes rues -illuminées et populeuses. La lumière et la foule l’attiraient, -l’occupaient et l’étourdissaient. Puis, quand il était las d’errer, de -vagabonder dans les remous du public, quand il voyait les passants -devenir plus rares, et les trottoirs plus libres, la terreur de la -solitude et du silence le poussait vers un grand café plein de buveurs -et de clarté. Il y allait comme les mouches vont à la flamme, s’asseyait -devant une petite table ronde, et demandait un bock. Il le buvait -lentement, s’inquiétant chaque fois qu’un consommateur se levait pour -s’en aller. Il aurait voulu le prendre par le bras, le retenir, le prier -de rester encore un peu, tant il redoutait l’heure où le garçon, debout -devant lui, prononcerait d’un air furieux: «Allons, Monsieur, on ferme!»</p> - -<p>Car, chaque soir, il restait le dernier. Il voyait rentrer les tables, -éteindre, un à un,<span class="pagenum"><a name="page_50" id="page_50">{50}</a></span> les becs de gaz, sauf deux, le sien et celui du -comptoir. Il regardait d’un œil navré la caissière compter son argent et -l’enfermer dans le tiroir; et il s’en allait, poussé dehors par le -personnel qui murmurait: «En voilà un empoté! On dirait qu’il ne sait -pas où coucher.»</p> - -<p>Et dès qu’il se retrouvait seul dans la rue sombre, il recommençait à -penser à Georget et à se creuser la tête, à se torturer la pensée pour -découvrir s’il était ou s’il n’était point le père de son enfant.</p> - -<p>Il prit ainsi l’habitude de la brasserie où le coudoiement continu des -buveurs met près de vous un public familier et silencieux, où la grasse -fumée des pipes endort les inquiétudes, tandis que la bière épaisse -alourdit l’esprit et calme le cœur.</p> - -<p>Il y vécut. A peine levé, il allait chercher là des voisins pour occuper -son regard et sa pensée. Puis, par paresse de se mouvoir, il y prit -bientôt ses repas. Vers midi, il frappait avec sa soucoupe sur la table -de marbre, et le garçon apportait vivement une assiette, un verre, une -serviette et le déjeuner du jour. Dès qu’il avait fini de manger, il -buvait lentement son café, l’œil fixé sur le carafon d’eau-de-vie qui -lui donnerait bientôt une bonne heure d’abrutissement. Il trempait -d’abord<span class="pagenum"><a name="page_51" id="page_51">{51}</a></span> ses lèvres dans le cognac, comme pour en prendre le goût, -cueillant seulement la saveur du liquide avec le bout de sa langue. Puis -il se le versait dans la bouche, goutte à goutte, en renversant la tête; -promenait doucement la forte liqueur sur son palais, sur ses gencives, -sur toute la muqueuse de ses joues, la mêlant avec la salive claire que -ce contact faisait jaillir. Puis, adoucie par ce mélange, il l’avalait -avec recueillement, la sentant couler tout le long de sa gorge, jusqu’au -fond de son estomac.</p> - -<p>Après chaque repas, il sirotait ainsi pendant plus d’une heure, trois ou -quatre petits verres qui l’engourdissaient peu à peu. Alors il penchait -la tête sur son ventre, fermait les yeux et somnolait. Il se réveillait -vers le milieu de l’après-midi, et tendait aussitôt la main vers le bock -que le garçon avait posé devant lui pendant son sommeil; puis, l’ayant -bu, il se soulevait sur la banquette de velours rouge, relevait son -pantalon, rabaissait son gilet pour couvrir la ligne blanche aperçue -entre les deux, secouait le col de sa jaquette, tirait les poignets de -sa chemise hors des manches, puis reprenait les journaux qu’il avait -déjà lus le matin.</p> - -<p>Il les recommençait, de la première ligne à la dernière, y compris les -réclames,<span class="pagenum"><a name="page_52" id="page_52">{52}</a></span> demandes d’emploi, annonces, cote de la Bourse et programmes -des théâtres.</p> - -<p>Entre quatre et six heures il allait faire un tour sur les boulevards, -pour prendre l’air, disait-il; puis il revenait s’asseoir à la place -qu’on lui avait conservée et demandait son absinthe.</p> - -<p>Alors il causait avec les habitués dont il avait fait la connaissance. -Ils commentaient les nouvelles du jour, les faits divers et les -événements politiques: cela le menait à l’heure du dîner. La soirée se -passait comme l’après-midi jusqu’au moment de la fermeture. C’était pour -lui l’instant terrible où il fallait rentrer dans le noir, dans la -chambre vide, pleine de souvenirs affreux, de pensées horribles et -d’angoisses. Il ne voyait plus personne de ses anciens amis, personne de -ses parents, personne qui pût lui rappeler sa vie passée.</p> - -<p>Mais comme son appartement devenait un enfer pour lui, il prit une -chambre dans un grand hôtel, une belle chambre d’entresol afin de voir -les passants. Il n’était plus seul en ce vaste logis public; il sentait -grouiller des gens autour de lui; il entendait des voix derrière les -cloisons; et quand ses anciennes souffrances le harcelaient trop -cruellement en face de son lit entr’ouvert et de son feu solitaire, il -sortait dans les larges corridors et se pro<span class="pagenum"><a name="page_53" id="page_53">{53}</a></span>menait comme un -factionnaire, le long de toutes les portes fermées, en regardant avec -tristesse les souliers accouplés devant chacune, les mignonnes bottines -de femmes blotties à côté des fortes bottines d’hommes; et il pensait -que tous ces gens-là étaient heureux, sans doute, et dormaient -tendrement, côte à côte ou embrassés, dans la chaleur de leur couche.</p> - -<p>Cinq années se passèrent ainsi; cinq années mornes, sans autres -événements que des amours de deux heures, à deux louis, de temps en -temps.</p> - -<p>Or, un jour, comme il faisait sa promenade ordinaire entre la Madeleine -et la rue Drouot, il aperçut tout à coup une femme dont la tournure le -frappa. Un grand monsieur et un enfant l’accompagnaient. Tous les trois -marchaient devant lui. Il se demandait: «Où donc ai-je vu ces -personnes-là?» et, tout à coup, il reconnut un geste de la main: c’était -sa femme, sa femme avec Limousin, et avec son enfant, son petit Georges.</p> - -<p>Son cœur battait à l’étouffer; il ne s’arrêta pas cependant; il voulait -les voir; et il les suivit. On eût dit un ménage, un bon ménage de bons -bourgeois. Henriette s’appuyait au bras de Paul, lui parlait doucement -en le regardant parfois de côté. Parent la voyait alors de profil, -reconnaissait la ligne gracieuse<span class="pagenum"><a name="page_54" id="page_54">{54}</a></span> de son visage, les mouvements de sa -bouche, son sourire, et la caresse de son regard. L’enfant surtout le -préoccupait. Comme il était grand, et fort! Parent ne pouvait apercevoir -la figure, mais seulement de longs cheveux blonds qui tombaient sur le -col en boucles frisées. C’était Georget, ce haut garçon aux jambes nues, -qui allait, ainsi qu’un petit homme, à côté de sa mère.</p> - -<p>Comme ils s’étaient arrêtés devant un magasin, il les vit soudain tous -les trois. Limousin avait blanchi, vieilli, maigri; sa femme, au -contraire, plus fraîche que jamais, avait plutôt engraissé; Georges -était devenu méconnaissable, si différent de jadis!</p> - -<p>Ils se remirent en route. Parent les suivit de nouveau, puis les devança -à grands pas pour revenir et les revoir, de tout près, en face. Quand il -passa contre l’enfant, il eut envie, une envie folle de le saisir dans -ses bras et de l’emporter. Il le toucha, comme par hasard. Le petit -tourna la tête et regarda ce maladroit avec des yeux mécontents. Alors -Parent s’enfuit, frappé, poursuivi, blessé par ce regard. Il s’enfuit à -la façon d’un voleur, saisi de la peur horrible d’avoir été vu et -reconnu par sa femme et son amant. Il alla d’une course jusqu’à sa -brasserie, et tomba, haletant, sur sa chaise.<span class="pagenum"><a name="page_55" id="page_55">{55}</a></span></p> - -<p>Il but trois absinthes, ce soir-là.</p> - -<p>Pendant quatre mois, il garda au cœur la plaie de cette rencontre. -Chaque nuit il les revoyait tous les trois, heureux et tranquilles, -père, mère, enfant, se promenant sur le boulevard, avant de rentrer -dîner chez eux. Cette vision nouvelle effaçait l’ancienne. C’était autre -chose, une autre hallucination maintenant, et aussi une autre douleur. -Le petit Georges, son petit Georges, celui qu’il avait tant aimé et tant -embrassé jadis, disparaissait dans un passé lointain et fini, et il en -voyait un nouveau, comme un frère du premier, un garçonnet aux mollets -nus, qui ne le connaissait pas, celui-là! Il souffrait affreusement de -cette pensée. L’amour du petit était mort; aucun lien n’existait plus -entre eux; l’enfant n’avait pas tendu les bras en le voyant. Il l’avait -même regardé d’un œil méchant.</p> - -<p>Puis, peu à peu, son âme se calma encore; ses tortures mentales -s’affaiblirent; l’image apparue devant ses yeux et qui hantait ses nuits -devint indécise, plus rare. Il se remit à vivre à peu près comme tout le -monde, comme tous les désœuvrés qui boivent des bocks sur des tables de -marbre et usent leurs culottes par le fond sur le velours râpé des -banquettes.</p> - -<p>Il vieillit dans la fumée des pipes, perdit ses cheveux sous la flamme -du gaz, considéra<span class="pagenum"><a name="page_56" id="page_56">{56}</a></span> comme des événements le bain de chaque semaine, la -taille de cheveux de chaque quinzaine, l’achat d’un vêtement neuf ou -d’un chapeau. Quand il arrivait à sa brasserie coiffé d’un nouveau -couvre-chef, il se contemplait longtemps dans la glace avant de -s’asseoir, le mettait et l’enlevait plusieurs fois de suite, le posait -de différentes façons, et demandait enfin à son amie, la dame du -comptoir, qui le regardait avec intérêt: «Trouvez-vous qu’il me va -bien?»</p> - -<p>Deux ou trois fois par an il allait au théâtre; et, l’été, il passait -quelquefois ses soirées dans un café-concert des Champs-Élysées. Il en -rapportait dans sa tête des airs qui chantaient au fond de sa mémoire -pendant plusieurs semaines et qu’il fredonnait même en battant la mesure -avec son pied, lorsqu’il était assis devant son bock.</p> - -<p>Les années se suivaient, lentes, monotones et courtes parce qu’elles -étaient vides.</p> - -<p>Il ne les sentait pas glisser sur lui. Il allait à la mort sans remuer, -sans s’agiter, assis en face d’une table de brasserie; et seule la -grande glace où il appuyait son crâne plus dénudé chaque jour reflétait -les ravages du temps qui passe et fuit en dévorant les hommes, les -pauvres hommes.</p> - -<p>Il ne pensait plus que rarement, à présent,<span class="pagenum"><a name="page_57" id="page_57">{57}</a></span> au drame affreux où avait -sombré sa vie, car vingt ans s’étaient écoulés depuis cette soirée -effroyable.</p> - -<p>Mais l’existence qu’il s’était faite ensuite l’avait usé, amolli, -épuisé; et souvent le patron de sa brasserie, le sixième patron depuis -son entrée dans cet établissement, lui disait: «Vous devriez vous -secouer un peu, monsieur Parent; vous devriez prendre l’air, aller à la -campagne, je vous assure que vous changez beaucoup depuis quelques -mois.»</p> - -<p>Et quand son client venait de sortir, ce commerçant communiquait ses -réflexions à sa caissière. «Ce pauvre M. Parent file un mauvais coton, -ça ne vaut rien de ne jamais quitter Paris. Engagez-le donc à aller aux -environs manger une matelote de temps en temps, puisqu’il a confiance en -vous. Voilà bientôt l’été, ça le retapera.»</p> - -<p>Et la caissière, pleine de pitié et de bienveillance pour ce -consommateur obstiné, répétait chaque jour à Parent: «Voyons, monsieur, -décidez-vous à prendre l’air! C’est si joli, la campagne, quand il fait -beau! Oh! moi! si je pouvais, j’y passerais ma vie!»</p> - -<p>Et elle lui communiquait ses rêves, les rêves poétiques et simples de -toutes les pauvres filles enfermées d’un bout à l’autre de l’année -derrière les vitres d’une boutique et<span class="pagenum"><a name="page_58" id="page_58">{58}</a></span> qui regardent passer la vie -factice et bruyante de la rue, en songeant à la vie calme et douce des -champs, à la vie sous les arbres, sous le radieux soleil qui tombe sur -les prairies, sur les bois profonds, sur les claires rivières, sur les -vaches couchées dans l’herbe, et sur toutes les fleurs diverses, toutes -les fleurs libres, bleues, rouges, jaunes, violettes, lilas, roses, -blanches, si gentilles, si fraîches, si parfumées, toutes les fleurs de -la nature qu’on cueille en se promenant et dont on fait de gros -bouquets.</p> - -<p>Elle prenait plaisir à lui parler sans cesse de son désir éternel, -irréalisé et irréalisable; et lui, pauvre vieux sans espoirs, prenait -plaisir à l’écouter. Il venait s’asseoir maintenant à côté du comptoir -pour causer avec Mˡˡᵉ Zoé et discuter sur la campagne avec elle. Alors, -peu à peu, une vague envie lui vint d’aller voir, une fois, s’il faisait -vraiment si bon qu’elle le disait, hors les murs de la grande ville.</p> - -<p>Un matin il demanda:</p> - -<p>—Savez-vous où on peut bien déjeuner aux environs de Paris?</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—Allez donc à la Terrasse de Saint-Germain. C’est si joli!</p> - -<p>Il s’y était promené autrefois au moment<span class="pagenum"><a name="page_59" id="page_59">{59}</a></span> de ses fiançailles. Il se -décida à y retourner.</p> - -<p>Il choisit un dimanche, sans raison spéciale, uniquement parce qu’il est -d’usage de sortir le dimanche, même quand on ne fait rien en semaine.</p> - -<p>Donc il partit, un dimanche matin, pour Saint-Germain.</p> - -<p>C’était au commencement de juillet, par un jour éclatant et chaud. Assis -contre la portière de son wagon, il regardait courir les arbres et les -petites maisons bizarres des alentours de Paris. Il se sentait triste, -ennuyé d’avoir cédé à ce désir nouveau, d’avoir rompu ses habitudes. Le -paysage changeant et toujours pareil le fatiguait. Il avait soif; il -serait volontiers descendu à chaque station pour s’asseoir au café -aperçu derrière la gare, boire un bock ou deux et reprendre le premier -train qui passerait vers Paris. Et puis le voyage lui semblait long, -très long. Il restait assis des journées entières pourvu qu’il eût sous -les yeux les mêmes choses immobiles, mais il trouvait énervant et -fatigant de rester assis en changeant de place, de voir remuer le pays -tout entier, tandis que lui-même ne faisait pas un mouvement.</p> - -<p>Il s’intéressa à la Seine cependant, chaque fois qu’il la traversa. Sous -le pont de Chatou il aperçut des yoles qui passaient enlevées à<span class="pagenum"><a name="page_60" id="page_60">{60}</a></span> grands -coups d’aviron par des canotiers aux bras nus; et il pensa: «Voilà des -gaillards qui ne doivent pas s’embêter!»</p> - -<p>Le long ruban de rivière déroulé des deux côtés du pont du Pecq éveilla, -dans le fond de son cœur, un vague désir de promenade au bord des -berges. Mais le train s’engouffra sous le tunnel qui précède la gare de -Saint-Germain pour s’arrêter bientôt au quai d’arrivée.</p> - -<p>Parent descendit, et, alourdi par la fatigue, s’en alla, les mains -derrière le dos, vers la Terrasse. Puis, parvenu contre la balustrade de -fer, il s’arrêta pour regarder l’horizon. La plaine immense s’étalait en -face de lui, vaste comme la mer, toute verte et peuplée de grands -villages, aussi populeux que des villes. Des routes blanches -traversaient ce large pays, des bouts de forêts le boisaient par places, -les étangs du Vésinet brillaient comme des plaques d’argent, et les -coteaux lointains de Sannois et d’Argenteuil se dessinaient sous une -brume légère et bleuâtre qui les laissait à peine deviner. Le soleil -baignait de sa lumière abondante et chaude tout le grand paysage un peu -voilé par les vapeurs matinales, par la sueur de la terre chauffée -s’exhalant en brouillards menus, et par les souffles humides de la -Seine, qui se déroulait<span class="pagenum"><a name="page_61" id="page_61">{61}</a></span> comme un serpent sans fin à travers les -plaines, contournait les villages et longeait les collines.</p> - -<p>Une brise molle, pleine de l’odeur des verdures et des sèves, caressait -la peau, pénétrait au fond de la poitrine, semblait rajeunir le cœur, -alléger l’esprit, vivifier le sang.</p> - -<p>Parent, surpris, la respirait largement, les yeux éblouis par l’étendue -du paysage; et il murmura: «Tiens, on est bien ici.»</p> - -<p>Puis il fit quelques pas, et s’arrêta de nouveau pour regarder. Il -croyait découvrir des choses inconnues et nouvelles, non point les -choses que voyait son œil, mais des choses que pressentait son âme, des -événements ignorés, des bonheurs entrevus, des joies inexplorées, tout -un horizon de vie qu’il n’avait jamais soupçonné et qui s’ouvrait -brusquement devant lui en face de cet horizon de campagne illimitée.</p> - -<p>Toute l’affreuse tristesse de son existence lui apparut illuminée par la -clarté violente qui inondait la terre. Il vit ses vingt années de café, -mornes, monotones, navrantes. Il aurait pu voyager comme d’autres, s’en -aller là-bas, là-bas, chez des peuples étrangers, sur des terres peu -connues, au delà des mers, s’intéresser à tout ce qui passionne les -autres hommes, aux arts, aux sciences, aimer la vie<span class="pagenum"><a name="page_62" id="page_62">{62}</a></span> aux mille formes, -la vie mystérieuse, charmante ou poignante, toujours changeante, -toujours inexplicable et curieuse.</p> - -<p>Maintenant il était trop tard. Il irait de bock en bock, jusqu’à la -mort, sans famille, sans amis, sans espérances, sans curiosité pour -rien. Une détresse infinie l’envahit, et une envie de se sauver, de se -cacher, de rentrer dans Paris, dans sa brasserie et dans son -engourdissement! Toutes les pensées, tous les rêves, tous les désirs qui -dorment dans la paresse des cœurs stagnants s’étaient réveillés, remués -par ce rayon de soleil sur les plaines.</p> - -<p>Il sentit que s’il demeurait seul plus longtemps en ce lieu, il allait -perdre la tête, et il gagna bien vite le pavillon Henri-IV pour -déjeuner, s’étourdir avec du vin et de l’alcool et parler à quelqu’un, -au moins.</p> - -<p>Il prit une petite table dans les bosquets d’où l’on domine toute la -campagne, fit son menu et pria qu’on le servît tout de suite.</p> - -<p>D’autres promeneurs arrivaient, s’asseyaient aux tables voisines. Il se -sentait mieux; il n’était plus seul.</p> - -<p>Dans une tonnelle, trois personnes déjeunaient. Il les avait regardées -plusieurs fois sans les voir, comme on regarde les indifférents.</p> - -<p>Tout à coup, une voix de femme jeta en<span class="pagenum"><a name="page_63" id="page_63">{63}</a></span> lui un de ces frissons qui font -tressaillir les moelles.</p> - -<p>Elle avait dit, cette voix:</p> - -<p>—Georges, tu vas découper le poulet.</p> - -<p>Et une autre voix répondit:</p> - -<p>—Oui, maman.</p> - -<p>Parent leva les yeux; et il comprit, il devina tout de suite quels -étaient ces gens! Certes, il ne les aurait pas reconnus. Sa femme était -toute blanche, très forte, une vieille dame sérieuse et respectable; et -elle mangeait en avançant la tête, par crainte des taches, bien qu’elle -eût recouvert ses seins d’une serviette. Georges était devenu un homme. -Il avait de la barbe, de cette barbe inégale et presque incolore qui -frisotte sur les joues des adolescents. Il portait un chapeau de haute -forme, un gilet de coutil blanc et un monocle, par chic, sans doute. -Parent le regardait, stupéfait! C’était là Georges, son fils?—Non, il -ne connaissait pas ce jeune homme; il ne pouvait rien exister de commun -entre eux.</p> - -<p>Limousin tournait le dos et mangeait, les épaules un peu voûtées.</p> - -<p>Donc ces trois êtres semblaient heureux et contents; ils venaient -déjeuner à la campagne, en des restaurants connus. Ils avaient eu une -existence calme et douce, une existence familiale dans un bon logis -chaud et peuplé,<span class="pagenum"><a name="page_64" id="page_64">{64}</a></span> peuplé par tous les riens qui font la vie agréable, -par toutes les douceurs de l’affection, par toutes les paroles tendres -qu’on échange sans cesse, quand on s’aime. Ils avaient vécu ainsi, grâce -à lui Parent, avec son argent, après l’avoir trompé, volé, perdu! Ils -l’avaient condamné, lui, l’innocent, le naïf, le débonnaire, à toutes -les tristesses de la solitude, à l’abominable vie qu’il avait menée -entre un trottoir et un comptoir, à toutes les tortures morales et à -toutes les misères physiques! Ils avaient fait de lui un être inutile, -perdu, égaré dans le monde, un pauvre vieux sans joies possibles, sans -attentes, qui n’espérait rien de rien et de personne. Pour lui la terre -était vide, parce qu’il n’aimait rien sur la terre. Il pouvait courir -les peuples ou courir les rues, entrer dans toutes les maisons de Paris, -ouvrir toutes les chambres, il ne trouverait, derrière aucune porte, la -figure cherchée, chérie, figure de femme ou figure d’enfant, qui sourit -en vous apercevant. Et cette idée surtout le travaillait, l’idée de la -porte qu’on ouvre pour trouver et embrasser quelqu’un derrière.</p> - -<p>Et c’était la faute de ces trois misérables, cela! la faute de cette -femme indigne, de cet ami infâme et de ce grand garçon blond qui prenait -des airs arrogants.<span class="pagenum"><a name="page_65" id="page_65">{65}</a></span></p> - -<p>Il en voulait maintenant à l’enfant autant qu’aux deux autres! -N’était-il pas le fils de Limousin? Est-ce que Limousin l’aurait gardé, -aimé, sans cela? Est-ce que Limousin n’aurait pas lâché bien vite la -mère et le petit s’il n’avait pas su que le petit était à lui, bien à -lui? Est-ce qu’on élève les enfants des autres?</p> - -<p>Donc, ils étaient là, tout près, ces trois malfaiteurs qui l’avaient -tant fait souffrir.</p> - -<p>Parent les regardait, s’irritant, s’exaltant au souvenir de toutes ses -douleurs, de toutes ses angoisses, de tous ses désespoirs. Il -s’exaspérait surtout de leur air placide et satisfait. Il avait envie de -les tuer, de leur jeter son siphon d’eau de Seltz, de fendre la tête de -Limousin qu’il voyait, à toute seconde, se baisser vers son assiette et -se relever aussitôt.</p> - -<p>Et ils continueraient à vivre ainsi, sans soucis, sans inquiétudes -d’aucune sorte. Non, non. C’en était trop à la fin! Il se vengerait; il -allait se venger tout de suite puisqu’il les tenait sous la main. Mais -comment? Il cherchait, rêvait des choses effroyables comme il en arrive -dans les feuilletons, mais ne trouvait rien de pratique. Et il buvait, -coup sur coup, pour s’exciter, pour se donner du courage, pour ne pas -laisser échapper une pareille occasion, qu’il ne retrouverait sans doute -jamais.<span class="pagenum"><a name="page_66" id="page_66">{66}</a></span></p> - -<p>Soudain, il eut une idée, une idée terrible; et il cessa de boire pour -la mûrir. Un sourire plissait ses lèvres; il murmurait: «Je les tiens. -Je les tiens. Nous allons voir. Nous allons voir.»</p> - -<p>Un garçon lui demanda:</p> - -<p>—Qu’est-ce que Monsieur désire ensuite?</p> - -<p>—Rien. Du café et du cognac, du meilleur.</p> - -<p>Et il les regardait en sirotant ses petits verres. Il y avait trop de -monde dans ce restaurant pour ce qu’il voulait faire: donc il -attendrait, il les suivrait; car ils allaient se promener certainement -sur la terrasse ou dans la forêt. Quand ils seraient un peu éloignés, il -les rejoindrait, et alors il se vengerait, oui, il se vengerait! Il -n’était pas trop tôt d’ailleurs, après vingt-trois ans de souffrances. -Ah! ils ne soupçonnaient guère ce qui allait leur arriver.</p> - -<p>Ils achevaient doucement leur déjeuner, en causant avec sécurité. Parent -ne pouvait entendre leurs paroles, mais il voyait leurs gestes calmes. -La figure de sa femme, surtout, l’exaspérait. Elle avait pris un air -hautain, un air de dévote grasse, de dévote inabordable, cuirassée de -principes, blindée de vertu.</p> - -<p>Puis ils payèrent l’addition et se levèrent.<span class="pagenum"><a name="page_67" id="page_67">{67}</a></span> Alors il vit Limousin. On -eût dit un diplomate en retraite, tant il semblait important avec ses -beaux favoris souples et blancs dont les pointes tombaient sur les -revers de sa redingote.</p> - -<p>Ils sortirent. Georges fumait un cigare et portait son chapeau sur -l’oreille. Parent, aussitôt, les suivit.</p> - -<p>Ils firent d’abord un tour sur la terrasse et admirèrent le paysage avec -placidité, comme admirent les gens repus; puis ils entrèrent dans la -forêt.</p> - -<p>Parent se frottait les mains, et les suivait toujours, de loin, en se -cachant pour ne point éveiller trop tôt leur attention.</p> - -<p>Ils allaient à petits pas, prenant un bain de verdure et d’air tiède. -Henriette s’appuyait au bras de Limousin et marchait, droite, à son -côté, en épouse sûre et fière d’elle. Georges abattait des feuilles avec -sa badine, et franchissait parfois les fossés de la route, d’un saut -léger de jeune cheval ardent prêt à s’emporter dans le feuillage.</p> - -<p>Parent, peu à peu, se rapprochait, haletant d’émotion et de fatigue; car -il ne marchait plus jamais. Bientôt il les rejoignit, mais une peur -l’avait saisi, une peur confuse, inexplicable, et il les devança, pour -revenir sur eux et les aborder en face.<span class="pagenum"><a name="page_68" id="page_68">{68}</a></span></p> - -<p>Il allait, le cœur battant, les sentant derrière lui maintenant, et il -se répétait: «Allons, c’est le moment; de l’audace, de l’audace! C’est -le moment.»</p> - -<p>Il se retourna. Ils s’étaient assis, tous les trois, sur l’herbe, au -pied d’un gros arbre; et ils causaient toujours.</p> - -<p>Alors il se décida, et il revint à pas rapides. S’étant arrêté devant -eux, debout au milieu du chemin, il balbutia d’une voix brève, d’une -voix cassée par l’émotion:</p> - -<p>—C’est moi! Me voici! Vous ne m’attendiez pas?</p> - -<p>Tous trois examinaient cet homme qui leur semblait fou.</p> - -<p>Il reprit:</p> - -<p>—On dirait que vous ne m’avez pas reconnu. Regardez-moi donc! Je suis -Parent, Henri Parent. Hein, vous ne m’attendiez pas? Vous pensiez que -c’était fini, bien fini, que vous ne me verriez plus jamais, jamais. Ah! -mais non, me voilà revenu. Nous allons nous expliquer, maintenant.</p> - -<p>Henriette, effarée, cacha sa figure dans ses mains, en murmurant: «Oh! -mon Dieu!»</p> - -<p>Voyant cet inconnu qui semblait menacer sa mère, Georges s’était levé, -prêt à le saisir au collet.</p> - -<p>Limousin, atterré, regardait avec des yeux<span class="pagenum"><a name="page_69" id="page_69">{69}</a></span> effarés ce revenant qui, -ayant soufflé quelques secondes, continua:</p> - -<p>—Alors nous allons nous expliquer maintenant. Voici le moment venu! Ah! -vous m’avez trompé, vous m’avez condamné à une vie de forçat, et vous -avez cru que je ne vous rattraperais pas!</p> - -<p>Mais le jeune homme le prit par les épaules, et le repoussant:</p> - -<p>—Êtes-vous fou? Qu’est-ce que vous voulez? Passez votre chemin bien -vite ou je vais vous rosser, moi!</p> - -<p>Parent répondit:</p> - -<p>—Ce que je veux? Je veux t’apprendre ce que sont ces gens-là.</p> - -<p>Mais Georges, exaspéré, le secouait, allait le frapper. L’autre reprit:</p> - -<p>—Lâche-moi donc. Je suis ton père... Tiens, regarde s’ils me -reconnaissent maintenant, ces misérables!</p> - -<p>Effaré, le jeune homme ouvrit les mains et se tourna vers sa mère.</p> - -<p>Parent, libre, s’avança vers elle:</p> - -<p>—Hein? Dites-lui qui je suis, vous! Dites-lui que je m’appelle Henri -Parent, et que je suis son père puisqu’il se nomme Georges Parent, -puisque vous êtes ma femme, puisque vous vivez tous les trois de mon -argent, de la pension de dix mille francs que je vous fais<span class="pagenum"><a name="page_70" id="page_70">{70}</a></span> depuis que -je vous ai chassés de chez moi. Dites-lui aussi pourquoi je vous ai -chassés de chez moi. Parce que je vous ai surprise avec ce gueux, cet -infâme, avec votre amant!—Dites-lui ce que j’étais, moi, un brave -homme, épousé par vous pour ma fortune, et trompé depuis le premier -jour. Dites-lui qui vous êtes et qui je suis...</p> - -<p>Il balbutiait, haletait, emporté par la colère.</p> - -<p>La femme cria d’une voix déchirante:</p> - -<p>—Paul, Paul, empêche-le; qu’il se taise, qu’il se taise; empêche-le, -qu’il ne dise pas cela devant mon fils!</p> - -<p>Limousin, à son tour, s’était levé. Il murmura, d’une voix très basse:</p> - -<p>—Taisez-vous. Taisez-vous. Comprenez donc ce que vous faites.</p> - -<p>Parent reprit avec emportement:</p> - -<p>—Je le sais bien, ce que je fais. Ce n’est pas tout. Il y a une chose -que je veux savoir, une chose qui me torture depuis vingt ans.</p> - -<p>Puis, se tournant vers Georges, éperdu, qui s’était appuyé contre un -arbre:</p> - -<p>—Écoute, toi: Quand elle est partie de chez moi, elle a pensé que ce -n’était pas assez de m’avoir trahi; elle a voulu encore me désespérer. -Tu étais toute ma consolation; eh bien, elle t’a emporté en me jurant -que je n’étais pas ton père, mais que ton père,<span class="pagenum"><a name="page_71" id="page_71">{71}</a></span> c’était lui! A-t-elle -menti? je ne sais pas. Depuis vingt ans je me le demande.</p> - -<p>Il s’avança tout près d’elle, tragique, terrible, et, arrachant la main -dont elle se couvrait la face:</p> - -<p>—Eh bien! je vous somme aujourd’hui de me dire lequel de nous est le -père de ce jeune homme: lui ou moi; votre mari ou votre amant. Allons, -allons, dites!</p> - -<p>Limousin se jeta sur lui. Parent le repoussa, et, ricanant avec fureur:</p> - -<p>—Ah! tu es brave aujourd’hui; tu es plus brave que le jour où tu te -sauvais sur l’escalier parce que j’allais t’assommer. Eh bien! si elle -ne répond pas, réponds toi-même. Tu dois le savoir aussi bien qu’elle. -Dis, es-tu le père de ce garçon? Allons, allons, parle!</p> - -<p>Il revint vers sa femme.</p> - -<p>—Si vous ne voulez pas me le dire à moi, dites-le à votre fils au -moins. C’est un homme, aujourd’hui. Il a bien le droit de savoir qui est -son père. Moi, je ne sais pas, je n’ai jamais su, jamais, jamais! Je ne -peux pas te le dire, mon garçon.</p> - -<p>Il s’affolait, sa voix prenait des tons aigus. Et il agitait ses bras -comme un épileptique.</p> - -<p>—Voilà... voilà... Répondez donc... Elle ne sait pas... Je parie -qu’elle ne sait pas... Non... elle ne sait pas... parbleu!... elle<span class="pagenum"><a name="page_72" id="page_72">{72}</a></span> -couchait avec tous les deux!... Ah! ah! ah!... personne ne sait... -personne... Est-ce qu’on sait ces choses-là?... Tu ne le sauras pas non -plus, mon garçon, tu ne le sauras pas, pas plus que moi... jamais... -Tiens... demande-lui... demande-lui... tu verras qu’elle ne sait pas... -Moi non plus... lui non plus... toi non plus... personne ne sait... Tu -peux choisir... oui... tu peux choisir... lui ou moi... Choisis... -Bonsoir... c’est fini... Si elle se décide à te le dire, tu viendras me -l’apprendre, hôtel des Continents, n’est-ce pas?... Ça me fera plaisir -de le savoir... Bonsoir... Je vous souhaite beaucoup d’agrément...</p> - -<p>Et il s’en alla en gesticulant, continuant à parler seul, sous les -grands arbres, dans l’air vide et frais, plein d’odeurs de sèves. Il ne -se retourna point pour les voir. Il allait devant lui, marchant sous une -poussée de fureur, sous un souffle d’exaltation, l’esprit emporté par -son idée fixe.</p> - -<p>Tout à coup, il se trouva devant la gare. Un train partait. Il monta -dedans. Durant la route, sa colère s’apaisa, il reprit ses sens et il -rentra dans Paris, stupéfait de son audace.</p> - -<p>Il se sentait brisé comme si on lui eût rompu les os. Il alla cependant -prendre un bock à sa brasserie.<span class="pagenum"><a name="page_73" id="page_73">{73}</a></span></p> - -<p>En le voyant entrer, Mˡˡᵉ Zoé, surprise, lui demanda:</p> - -<p>—Déjà revenu? Est-ce que vous êtes fatigué?</p> - -<p>Il répondit:</p> - -<p>—Oui... oui... très fatigué... très fatigué...! Vous comprenez... quand -on n’a pas l’habitude de sortir! C’est fini, je n’y retournerai point, à -la campagne. J’aurais mieux fait de rester ici. Désormais, je ne -bougerai plus.</p> - -<p>Et elle ne put lui faire raconter sa promenade, malgré l’envie qu’elle -en avait.</p> - -<p>Pour la première fois de sa vie il se grisa tout à fait, ce soir-là, et -on dut le rapporter chez lui.<span class="pagenum"><a name="page_75" id="page_75">{75}</a></span><span class="pagenum"><a name="page_74" id="page_74">{74}</a></span></p> - -<h2><a name="LA_BETE" id="LA_BETE"></a>LA BÊTE -<br /><br />À MAÎT’ BELHOMME</h2> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_77" id="page_77">{77}</a></span><span class="pagenum"><a name="page_76" id="page_76">{76}</a></span>.</p> - -<p>La diligence du Havre allait quitter Criquetot; et tous les voyageurs -attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu -par Malandain fils.</p> - -<p>C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois, -mais rendues presque grises par l’accumulation des boues. Celles de -devant étaient toutes petites; celles de derrière, hautes et frêles, -portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois -rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d’œil, les têtes -énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner -cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure. -Les<span class="pagenum"><a name="page_78" id="page_78">{78}</a></span> chevaux semblaient endormis déjà devant l’étrange véhicule.</p> - -<p>Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple -cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et -d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les -pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus -clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de -l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers -ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes -immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa -sur le toit de sa voiture; puis il y plaça plus doucement ceux qui -contenaient des œufs; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs -de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou -de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de -sa poche, il lut en appelant:</p> - -<p>—Monsieur le curé de Gorgeville.</p> - -<p>Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et -d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les -femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.</p> - -<p>—L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets.<span class="pagenum"><a name="page_79" id="page_79">{79}</a></span></p> - -<p>L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’aux genoux; et il -disparut à son tour dans la porte ouverte.</p> - -<p>—Maît’ Poiret, deux places.</p> - -<p>Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par -l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages. Sa femme -le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à -deux mains un immense parapluie vert.</p> - -<p>—Maît’ Rabot, deux places.</p> - -<p>Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda:</p> - -<p>—C’est ben mé qu’t’appelles?</p> - -<p>Le cocher, qu’on avait surnommé «dégourdi», allait répondre une facétie, -quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une -poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était -vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.</p> - -<p>Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentre dans son -trou.</p> - -<p>—Maît’ Caniveau.</p> - -<p>Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts et -s’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.</p> - -<p>—Maît’ Belhomme.</p> - -<p>Belhomme, un grand maigre, s’approcha,<span class="pagenum"><a name="page_80" id="page_80">{80}</a></span> le cou de travers, la face -dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un -fort mal de dents.</p> - -<p>Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques et singulières -vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu’ils -découvriraient dans les rues du Havre; et leurs chefs étaient coiffés de -casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la -campagne normande.</p> - -<p>Césaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son -siège et fit claquer son fouet.</p> - -<p>Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent -entendre un vague murmure de grelots.</p> - -<p>Le cocher, alors, hurlant: «Hue!» de toute sa poitrine, fouailla les -bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent un effort, et se mirent -en route d’un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture, -secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts, -faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que -chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses, -avait des reflux de flots à tous les remous des cahots.</p> - -<p>On se tut d’abord, par respect pour le curé, qui gênait les -épanchements. Il se mit<span class="pagenum"><a name="page_81" id="page_81">{81}</a></span> à parler le premier, étant d’un caractère -loquace et familier.</p> - -<p>—Eh bien, maît’ Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vous voulez?</p> - -<p>L’énorme campagnard, qu’une sympathie de taille, d’encolure et de ventre -liait avec l’ecclésiastique, répondit en souriant:</p> - -<p>—Tout d’ même, m’sieu l’ curé, tout d’ même, et d’ vote part?</p> - -<p>—Oh! d’ ma part, ça va toujours.</p> - -<p>—Et vous, maît’ Poiret? demanda l’abbé.</p> - -<p>—Oh! mé, ça irait, n’étaient les cossards (colzas) qui n’ donneront -guère c’t’année; et, vu les affaires, c’est là-dessus qu’on s’ rattrape.</p> - -<p>—Que voulez-vous, les temps sont durs.</p> - -<p>—Que oui, qu’i sont durs, affirma d’une voix de gendarme la grande -femme de maît’ Rabot.</p> - -<p>Comme elle était d’un village voisin, le curé ne la connaissait que de -nom.</p> - -<p>—C’est vous, la Blondel? dit-il.</p> - -<p>—Oui, c’est mé, qu’a épousé Rabot.</p> - -<p>Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant; il salua d’une -grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire: «C’est bien moi -Rabot, qu’a épousé la Blondel.»</p> - -<p>Soudain maît’ Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur son -oreille, se mit à<span class="pagenum"><a name="page_82" id="page_82">{82}</a></span> gémir d’une façon lamentable. Il faisait «gniau... -gniau... gniau» en tapant du pied pour exprimer son affreuse souffrance.</p> - -<p>—Vous avez donc bien mal aux dents? demanda le curé.</p> - -<p>Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre:</p> - -<p>—Non point... m’sieu le curé... C’est point des dents... c’est d’ -l’oreille, du fond d’ l’oreille.</p> - -<p>—Qu’est-ce que vous avez donc dans l’oreille. Un dépôt?</p> - -<p>—J’ sais point si c’est un dépôt, mais j’ sais ben qu’ c’est eune bête, -un’ grosse bête, qui m’a entré d’dans, vu que j’ dormais su l’ foin dans -l’ grenier.</p> - -<p>—Un’ bête. Vous êtes sûr?</p> - -<p>—Si j’en suis sûr? Comme du Paradis, m’sieu le curé, vu qu’a m’ -grignote l’ fond d’ l’oreille. A m’ mange la tête, pour sûr! a m’ mange -la tête! Oh! gniau... gniau... gniau... Et il se remit à taper du pied.</p> - -<p>Un grand intérêt s’était éveillé dans l’assistance. Chacun donnait son -avis. Poiret voulait que ce fût une araignée, l’instituteur que ce fût -une chenille. Il avait vu ça une fois déjà à Campemuret, dans l’Orne, où -il était resté six ans; même la chenille était entrée dans la tête et -sortie par le nez. Mais<span class="pagenum"><a name="page_83" id="page_83">{83}</a></span> l’homme était demeuré sourd de cette -oreille-là, puisqu’il avait le tympan crevé.</p> - -<p>—C’est plutôt un ver, déclara le curé.</p> - -<p>Maît’ Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre la portière, -car il était monté le dernier, gémissait toujours.</p> - -<p>—Oh! gniau... gniau... gniau... j’ crairais ben qu’ c’est eune frémi, -eune grosse frémi tant qu’a mord... T’nez, m’sieu le curé... a galope... -a galope... Oh! gniau... gniau... gniau... qué misère!!...</p> - -<p>—T’as point vu l’ médecin? demanda Caniveau.</p> - -<p>—Pour sûr, non.</p> - -<p>—D’où vient ça?</p> - -<p>La peur du médecin sembla guérir Belhomme.</p> - -<p>Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir.</p> - -<p>—D’où vient ça! T’as des sous pour eusse, té, pour ces fainéants-là? Y -s’rait v’nu eune fois, deux fois, trois fois, quat’ fois, cinq fois! Ça -fait, deusse écus de cent sous, deusse écus, pour sûr... Et qu’est-ce -qu’il aurait fait, dis, çu fainéant, dis, qu’est-ce qu’il aurait fait? -Sais-tu, té?</p> - -<p>Caniveau riait.</p> - -<p>—Non j’ sais point? Ousquè tu vas, comme ça?<span class="pagenum"><a name="page_84" id="page_84">{84}</a></span></p> - -<p>—J’ vas t’au Havre vé Chambrelan.</p> - -<p>—Qué Chambrelan?</p> - -<p>—L’ guérisseux, donc.</p> - -<p>—Qué guérisseux?</p> - -<p>—L’ guérisseux qu’a guéri mon pé.</p> - -<p>—Ton pé?</p> - -<p>—Oui, mon pé, dans l’ temps.</p> - -<p>—Qué qu’il avait, ton pé?</p> - -<p>—Un vent dans l’ dos, qui n’en pouvait pu r’muer pied ni gambe.</p> - -<p>—Qué qui li a fait ton Chambrelan?</p> - -<p>—Il y a manié l’ dos comm’ pou’ fé du pain, avec les deux mains donc! -Et ça y a passé en une couple d’heures!</p> - -<p>Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé des paroles, -mais il n’osait pas dire ça devant le curé.</p> - -<p>Caniveau reprit en riant:</p> - -<p>—C’est-il point quéque lapin qu’ t’as dans l’oreille. Il aura pris çu -trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j’ vas l’ fé sauver.</p> - -<p>Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença à imiter les -aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait, hurlait, piaulait, -aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans la voiture, même -l’instituteur qui ne riait jamais.</p> - -<p>Cependant, comme Belhomme paraissait<span class="pagenum"><a name="page_85" id="page_85">{85}</a></span> fâché qu’on se moquât de lui, le -curé détourna la conversation et, s’adressant à la grande femme de -Rabot:</p> - -<p>—Est-ce que vous n’avez pas une nombreuse famille?</p> - -<p>—Que oui, m’sieu le curé... Que c’est dur à élever!</p> - -<p>Rabot opina de la tête, comme pour dire: «Oh! oui, c’est dur à élever.»</p> - -<p>—Combien d’enfants?</p> - -<p>Elle déclara avec autorité, d’une voix forte et sûre:</p> - -<p>—Seize enfants, m’sieu l’ curé! Quinze de mon homme!</p> - -<p>Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il en avait -fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot! Sa femme l’avouait! Donc, on -n’en pouvait point douter. Il en était fier, parbleu!</p> - -<p>De qui le seizième? Elle ne le dit pas. C’était le premier, sans doute? -On le savait peut-être, car on ne s’étonna point. Caniveau lui-même -demeura impassible.</p> - -<p>Mais Belhomme se mit à gémir:</p> - -<p>—Oh! gniau... gniau... gniau... a me trifouille dans l’ fond... Oh! -misère!...</p> - -<p>La voiture s’arrêtait au café Polyte. Le curé dit:</p> - -<p>—Si on vous coulait un peu d’eau dans<span class="pagenum"><a name="page_86" id="page_86">{86}</a></span> l’oreille, on la ferait -peut-être sortir. Voulez-vous essayer?</p> - -<p>—Pour sûr! J’veux ben.</p> - -<p>Et tout le monde descendit pour assister à l’opération.</p> - -<p>Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verre d’eau; et il -chargea l’instituteur de tenir bien inclinée la tête du patient; puis, -dès que le liquide aurait pénétré dans le canal, de la renverser -brusquement.</p> - -<p>Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l’oreille de Belhomme pour voir -s’il ne découvrirait pas la bête à l’œil nu, s’écria:</p> - -<p>—Cré nom d’un nom, qué marmelade! Faut déboucher ça, mon vieux. Jamais -ton lapin sortira dans c’te confiture-là. Il s’y collerait les quat’ -pattes.</p> - -<p>Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop -embourbé pour tenter l’expulsion de la bête. Ce fut l’instituteur qui -débarrassa cette voie au moyen d’une allumette et d’une loque. Alors, au -milieu de l’anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé, -un demi-verre d’eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le -cou de Belhomme. Puis l’instituteur retourna vivement la tête sur la -cuvette, comme s’il eût voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent -dans le vase blanc. Tous les<span class="pagenum"><a name="page_87" id="page_87">{87}</a></span> voyageurs se précipitèrent. Aucune bête -n’était sortie.</p> - -<p>Cependant Belhomme déclarant:</p> - -<p>—Je sens pu rien, le curé, triomphant, s’écria:</p> - -<p>—Certainement elle est noyée.</p> - -<p>Tout le monde était content. On remonta dans la voiture.</p> - -<p>Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris -terribles. La bête s’était réveillée et était devenue furieuse. Il -affirmait même qu’elle était entrée dans la tête maintenant, qu’elle lui -dévorait la cervelle. Il hurlait avec de telles contorsions que la femme -de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le -signe de la croix. Puis, la douleur se calmant un peu, le malade raconta -qu’<small>ELLE</small> faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les -mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard:</p> - -<p>—Tenez, v’la qu’a r’monte... gniau... gniau... gniau... qué misère!</p> - -<p>Caniveau s’impatientait.</p> - -<p>—C’est l’iau qui la rend enragée, c’te bête. All est p’t-être ben -accoutumée au vin.</p> - -<p>On se remit à rire. Il reprit:</p> - -<p>—Quand j’allons arriver au café Bour<span class="pagenum"><a name="page_88" id="page_88">{88}</a></span>beux, donne-li du fil en six et -all’ n’ bougera pu, j’ te le jure.</p> - -<p>Mais Belhomme n’y tenait plus de douleur. Il se mit à crier comme si on -lui arrachait l’âme. Le curé fut obligé de lui soutenir la tête. On pria -Césaire Horlaville d’arrêter à la première maison rencontrée.</p> - -<p>C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté; -puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l’opération. -Caniveau conseillait toujours de mêler de l’eau-de-vie à l’eau, afin de -griser et d’endormir la bête, de la tuer peut-être. Mais le curé préféra -du vinaigre.</p> - -<p>On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu’il -pénétrât jusqu’au fond, puis on le laissa quelques minutes dans l’organe -habité.</p> - -<p>Une cuvette ayant été de nouveau apportée, Belhomme fut retourné tout -d’une pièce par le curé et Caniveau, ces deux colosses, tandis que -l’instituteur tapait avec ses doigts sur l’oreille saine, afin de bien -vider l’autre.</p> - -<p>Césaire Horlaville, lui-même, était entré pour voir, son fouet à la -main.</p> - -<p>Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit point brun, pas -plus gros qu’un grain d’oignon. Cela remuait, pourtant. C’était une -puce! Des cris d’étonnement<span class="pagenum"><a name="page_89" id="page_89">{89}</a></span> s’élevèrent, puis des rires éclatants. Une -puce! Ah! elle était bien bonne, bien bonne! Caniveau se tapait sur la -cuisse, Césaire Horlaville fit claquer son fouet; le curé s’esclaffait à -la façon des ânes qui braient, l’instituteur riait comme on éternue, et -les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils au -gloussement des poules.</p> - -<p>Belhomme s’était assis sur la table, et ayant pris sur ses genoux la -cuvette, il contemplait avec une attention grave et une colère joyeuse -dans l’œil la bestiole vaincue qui tournait dans sa goutte d’eau.</p> - -<p>Il grogna: «Te v’la, charogne», et cracha dessus.</p> - -<p>Le cocher, fou de gaieté, répétait:</p> - -<p>—Eune puce, eune puce, ah! te v’la, sacré puçot, sacré puçot, sacré -puçot!</p> - -<p>Puis, s’étant un peu calmé, il cria:</p> - -<p>—Allons, en route! V’la assez de temps perdu.</p> - -<p>Et les voyageurs, riant toujours, s’en allèrent vers la voiture.</p> - -<p>Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara:</p> - -<p>—Mé, j’ m’en r’tourne à Criquetot. J’ai pu que fé au Havre à cette -heure.</p> - -<p>Le cocher lui dit:</p> - -<p>—N’importe, paye ta place!<span class="pagenum"><a name="page_90" id="page_90">{90}</a></span></p> - -<p>—Je t’en dé que la moitié pisque j’ai point passé mi-chemin.</p> - -<p>—Tu dois tout pisque t’as r’tenu jusqu’au bout.</p> - -<p>Et une dispute commença qui devint bientôt un querelle furieuse: -Belhomme jurait qu’il ne donnerait que vingt sous, Césaire Horlaville -affirmait qu’il en recevrait quarante.</p> - -<p>Et ils criaient, nez contre nez, les yeux dans les yeux.</p> - -<p>Caniveau redescendit.</p> - -<p>—D’abord, tu dés quarante sous au curé, t’entends, et pi une tournée à -tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t’en donneras vingt à -Césaire. Ça va-t-il, dégourdi?</p> - -<p>Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francs soixante et -quinze, répondit:</p> - -<p>—Ça va!</p> - -<p>—Allons, paye.</p> - -<p>—J’ payerai point. L’ curé n’est pas médecin d’abord.</p> - -<p>—Si tu n’ payes point, j’ te r’mets dans la voiture à Césaire et j’ -t’emporte au Havre.</p> - -<p>Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l’enleva comme un -enfant.</p> - -<p>L’autre vit bien qu’il faudrait céder. Il tira sa bourse, et paya.<span class="pagenum"><a name="page_91" id="page_91">{91}</a></span></p> - -<p>Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis que Belhomme -retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets à présent, -regardaient sur la route blanche la blouse bleue du paysan, balancée sur -ses longues jambes.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>La Bête à maît’ Belhomme</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 22 -septembre 1885.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_92" id="page_92">{92}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_93" id="page_93">{93}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_94" id="page_94">{94}</a></span> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="page_95" id="page_95">{95}</a></span> </p> - -<h2><a name="A_VENDRE" id="A_VENDRE"></a>À VENDRE.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">P</span>ARTIR à pied, quand le soleil se lève, et marcher dans la rosée, le -long des champs, au bord de la mer calme, quelle ivresse!</p> - -<p>Quelle ivresse! Elle entre en vous par les yeux avec la lumière, par la -narine avec l’air léger, par la peau avec les souffles du vent.</p> - -<p>Pourquoi gardons-nous le souvenir si clair, si cher, si aigu de -certaines minutes d’amour avec la Terre, le souvenir d’une sensation -délicieuse et rapide, comme de la caresse d’un paysage rencontré au -détour d’une route, à l’entrée d’un vallon, au bord d’une rivière, ainsi -qu’on rencontrerait une belle fille complaisante.</p> - -<p>Je me souviens d’un jour, entre autres. J’allais, le long de l’Océan -breton, vers la<span class="pagenum"><a name="page_96" id="page_96">{96}</a></span> pointe du Finistère. J’allais, sans penser à rien, d’un -pas rapide, le long des flots. C’était dans les environs de Quimperlé, -dans cette partie la plus douce et la plus belle de la Bretagne.</p> - -<p>Un matin de printemps, un de ces matins qui vous rajeunissent de vingt -ans, vous refont des espérances et vous redonnent des rêves -d’adolescents.</p> - -<p>J’allais, par un chemin à peine marqué, entre les blés et les vagues. -Les blés ne remuaient point du tout, et les vagues remuaient à peine. On -sentait bien l’odeur douce des champs mûrs et l’odeur marine du varech. -J’allais sans penser à rien, devant moi, continuant mon voyage commencé -depuis quinze jours, un tour de Bretagne par les côtes. Je me sentais -fort, agile, heureux et gai. J’allais.</p> - -<p>Je ne pensais à rien! Pourquoi penser en ces heures de joie -inconsciente, profonde, charnelle, joie de bête qui court dans l’herbe, -ou qui vole dans l’air bleu sous le soleil? J’entendais chanter au loin -des chants pieux. Une procession peut-être, car c’était un dimanche. -Mais je tournai un petit cap et je demeurai immobile, ravi. Cinq gros -bateaux de pêche m’apparurent remplis de gens, hommes, femmes, enfants, -allant au pardon de Plouneven.<span class="pagenum"><a name="page_97" id="page_97">{97}</a></span></p> - -<p>Ils longeaient la rive, doucement, poussés à peine par une brise molle -et essoufflée qui gonflait un peu les voiles brunes, puis, s’épuisant -aussitôt, les laissait retomber, flasques, le long des mâts.</p> - -<p>Les lourdes barques glissaient lentement, chargées de monde. Et tout ce -monde chantait. Les hommes debout sur les bordages, coiffés du grand -chapeau, poussaient leurs notes puissantes, les femmes criaient leurs -notes aiguës, et les voix grêles des enfants passaient comme des sons de -fifre faux dans la grande clameur pieuse et violente.</p> - -<p>Et les passagers des cinq bateaux clamaient le même cantique, dont le -rythme monotone s’élevait dans le ciel calme; et les cinq bateaux -allaient l’un derrière l’autre, tout près l’un de l’autre.</p> - -<p> </p> - -<p>Ils passèrent devant moi, contre moi, et je les vis s’éloigner, -j’entendis s’affaiblir et s’éteindre leur chant.</p> - -<p>Et je me mis à rêver à des choses délicieuses, comme rêvent les tout -jeunes gens, d’une façon puérile et charmante.</p> - -<p>Comme il fuit vite, cet âge de la rêverie, le seul âge heureux de -l’existence! Jamais on n’est solitaire, jamais on n’est triste, jamais -morose et désolé quand on porte en soi la<span class="pagenum"><a name="page_98" id="page_98">{98}</a></span> faculté divine de s’égarer -dans les espérances, dès qu’on est seul. Quel pays de fées, celui où -tout arrive, dans l’hallucination de la pensée qui vagabonde! Comme la -vie est belle sous la poudre d’or des songes!</p> - -<p>Hélas! c’est fini, cela!</p> - -<p>Je me mis à rêver. A quoi? A tout ce qu’on attend sans cesse, à tout ce -qu’on désire, à la fortune, à la gloire, à la femme.</p> - -<p>Et j’allais, à grands pas rapides, caressant de la main la tête blonde -des blés qui se penchaient sous mes doigts et me chatouillaient la peau -comme si j’eusse touché des cheveux.</p> - -<p>Je contournai un petit promontoire et j’aperçus, au fond d’une plage -étroite et ronde, une maison blanche, bâtie sur trois terrasses qui -descendaient jusqu’à la grève.</p> - -<p>Pourquoi la vue de cette maison me fit-elle tressaillir de joie? Le -sais-je? On trouve parfois, en voyageant ainsi, des coins de pays qu’on -croit connaître depuis longtemps, tant ils vous sont familiers, tant ils -plaisent à votre cœur. Est-il possible qu’on ne les ait jamais vus? -qu’on n’ait point vécu là autrefois? Tout vous séduit, vous enchante, la -ligne douce de l’horizon, la disposition des arbres, la couleur du -sable!</p> - -<p>Oh! la jolie maison, debout sur ses hauts gradins! De grands arbres -fruitiers avaient<span class="pagenum"><a name="page_99" id="page_99">{99}</a></span> poussé le long des terrasses qui descendaient vers -l’eau, comme des marches géantes. Et chacune portait, ainsi qu’une -couronne d’or, sur son faîte, un long bouquet de genêts d’Espagne en -fleur!</p> - -<p>Je m’arrêtai, saisi d’amour pour cette demeure. Comme j’eusse aimé la -posséder, y vivre, toujours!</p> - -<p>Je m’approchai de la porte, le cœur battant d’envie, et j’aperçus, sur -un des piliers de la barrière, un grand écriteau: «<i>A vendre.</i>»</p> - -<p>J’en ressentis une secousse de plaisir comme si on me l’eût offerte, -comme si on me l’eût donnée, cette demeure! Pourquoi? oui, pourquoi? Je -n’en sais rien!</p> - -<p>«A vendre.» Donc elle n’était presque plus à quelqu’un, elle pouvait -être à tout le monde, à moi, à moi! Pourquoi cette joie, cette sensation -d’allégresse profonde, inexplicable? Je savais bien pourtant que je ne -l’achèterais point! Comment l’aurais-je payée? N’importe, elle était à -vendre. L’oiseau en cage appartient à son maître, l’oiseau dans l’air -est à moi, n’étant à aucun autre.</p> - -<p>Et j’entrai dans le jardin. Oh! le charmant jardin avec ses estrades -superposées, ses espaliers aux longs bras de martyrs crucifiés, ses -touffes de genêts d’or, et deux vieux figuiers au bout de chaque -terrasse.<span class="pagenum"><a name="page_100" id="page_100">{100}</a></span></p> - -<p>Quand je fus sur la dernière, je regardai l’horizon. La petite plage -s’étendait à mes pieds, ronde et sablonneuse, séparée de la haute mer -par trois rochers lourds et bruns qui en fermaient l’entrée et devaient -briser les vagues aux jours de grosse mer.</p> - -<p>Sur la pointe, en face, deux pierres énormes, l’une debout, l’autre -couchée dans l’herbe, un menhir et un dolmen, pareils à deux époux -étranges, immobilisés par quelque maléfice, semblaient regarder toujours -la petite maison qu’ils avaient vu construire, eux qui connaissaient, -depuis des siècles, cette baie autrefois solitaire, la petite maison -qu’ils verraient s’écrouler, s’émietter, s’envoler, disparaître, la -petite maison à vendre!</p> - -<p>Oh! vieux dolmen et vieux menhir, que je vous aime!</p> - -<p>Et je sonnai à la porte comme si j’eusse sonné chez moi. Une femme vint -ouvrir, une bonne, une vieille petite bonne vêtue de noir, coiffée de -blanc, qui ressemblait à une béguine. Il me sembla que je la connaissais -aussi, cette femme.</p> - -<p>Je lui dis:</p> - -<p>—Vous n’êtes pas Bretonne, vous?</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—Non, monsieur, je suis de Lorraine.</p> - -<p>Elle ajouta:<span class="pagenum"><a name="page_101" id="page_101">{101}</a></span></p> - -<p>—Vous venez pour visiter la maison?</p> - -<p>—Eh! oui, parbleu.</p> - -<p>Et j’entrai.</p> - -<p>Je reconnaissais tout, me semblait-il, les murs, les meubles. Je -m’étonnai presque de ne pas trouver mes cannes dans le vestibule.</p> - -<p>Je pénétrai dans le salon, un joli salon tapissé de nattes, et qui -regardait la mer par trois larges fenêtres. Sur la cheminée, des -potiches de Chine et une grande photographie de femme. J’allai vers elle -aussitôt, persuadé que je la reconnaîtrais aussi. Et je la reconnus, -bien que je fusse certain de ne l’avoir jamais rencontrée. C’était elle, -elle-même, celle que j’attendais, que je désirais, que j’appelais, dont -le visage hantait mes rêves. Elle, celle qu’on cherche toujours, -partout, celle qu’on va voir dans la rue tout à l’heure, qu’on va -trouver sur la route dans la campagne dès qu’on aperçoit une ombrelle -rouge sur les blés, celle qui doit être déjà arrivée dans l’hôtel où -j’entre en voyage, dans le wagon où je vais monter, dans le salon dont -la porte s’ouvre devant moi.</p> - -<p>C’était elle, assurément, indubitablement elle! Je la reconnus à ses -yeux qui me regardaient, à ses cheveux roulés à l’anglaise, à sa bouche -surtout, à ce sourire que j’avais deviné depuis longtemps.<span class="pagenum"><a name="page_102" id="page_102">{102}</a></span></p> - -<p>Je demandai aussitôt:</p> - -<p>—Quelle est cette femme?</p> - -<p>La bonne à tête de béguine répondit sèchement:</p> - -<p>—C’est Madame.</p> - -<p>Je repris:</p> - -<p>—C’est votre maîtresse?</p> - -<p>Elle répliqua avec son air dévot et dur:</p> - -<p>—Oh! non, monsieur.</p> - -<p>Je m’assis et je prononçai:</p> - -<p>—Contez-moi ça.</p> - -<p>Elle demeurait stupéfaite, immobile, silencieuse.</p> - -<p>J’insistai:</p> - -<p>—C’est la propriétaire de cette maison, alors!</p> - -<p>—Oh! non, monsieur.</p> - -<p>—A qui appartient donc cette maison?</p> - -<p>—A mon maître, M. Tournelle.</p> - -<p>J’étendis le doigt vers la photographie.</p> - -<p>—Et cette femme, qu’est-ce que c’est?</p> - -<p>—C’est Madame.</p> - -<p>—La femme de votre maître?</p> - -<p>—Oh! non, monsieur.</p> - -<p>—Sa maîtresse alors?</p> - -<p>La béguine ne répondit pas. Je repris, mordu par une vague jalousie, par -une colère confuse contre cet homme qui avait trouvé cette femme:<span class="pagenum"><a name="page_103" id="page_103">{103}</a></span></p> - -<p>—Où sont-ils maintenant?</p> - -<p>La bonne murmura:</p> - -<p>—Monsieur est à Paris, mais, pour Madame, je ne sais pas.</p> - -<p>Je tressaillis:</p> - -<p>—Ah! Ils ne sont plus ensemble?</p> - -<p>—Non, monsieur.</p> - -<p>Je fus rusé; et, d’une voix grave:</p> - -<p>—Dites-moi ce qui est arrivé, je pourrai peut-être rendre service à -votre maître. Je connais cette femme, c’est une méchante!</p> - -<p>La vieille servante me regarda, et devant mon air ouvert et franc, elle -eut confiance.</p> - -<p>—Oh! monsieur, elle a rendu mon maître bien malheureux. Il a fait sa -connaissance en Italie et il l’a ramenée avec lui comme s’il l’avait -épousée. Elle chantait très bien. Il l’aimait, monsieur, que ça faisait -pitié de le voir. Et ils ont été en voyage dans ce pays-ci, l’an -dernier. Et ils ont trouvé cette maison qui avait été bâtie par un fou, -un vrai fou pour s’installer à deux lieues du village. Madame a voulu -l’acheter tout de suite, pour y rester avec mon maître. Et il a acheté -la maison pour lui faire plaisir.</p> - -<p>Ils y sont demeurés tout l’été dernier, monsieur, et presque tout -l’hiver.</p> - -<p>Et puis, voilà qu’un matin, à l’heure du déjeuner, Monsieur m’appelle:<span class="pagenum"><a name="page_104" id="page_104">{104}</a></span></p> - -<p>—Césarine, est-ce que Madame est rentrée?</p> - -<p>—Mais non, monsieur.</p> - -<p>On attendit toute la journée. Mon maître était comme un furieux. On -chercha partout, on ne la trouva pas. Elle était partie, monsieur, on -n’a jamais su où ni comment.</p> - -<p>Oh! quelle joie m’envahit! J’avais envie d’embrasser la béguine, de la -prendre par la taille et de la faire danser dans le salon!</p> - -<p>Ah! elle était partie, elle s’était sauvée, elle l’avait quitté -fatiguée, dégoûtée de lui! Comme j’étais heureux!</p> - -<p>La vieille bonne reprit:</p> - -<p>—Monsieur a eu un chagrin à mourir, et il est retourné à Paris en me -laissant avec mon mari pour vendre la maison. On en demande vingt mille -francs.</p> - -<p>Mais je n’écoutais plus! Je pensais à elle! Et, tout à coup, il me -sembla que je n’avais qu’à repartir pour la trouver, qu’elle avait dû -revenir dans le pays, ce printemps, pour voir la maison, sa gentille -maison, qu’elle aurait tant aimée, sans lui.</p> - -<p>Je jetai dix francs dans les mains de la vieille femme; je saisis la -photographie, et je m’enfuis en courant et baisant éperdument le doux -visage entré dans le carton.</p> - -<p>Je regagnai la route et me remis à marcher,<span class="pagenum"><a name="page_105" id="page_105">{105}</a></span> en la regardant, elle! -Quelle joie qu’elle fût libre, qu’elle se fût sauvée! Certes, j’allais -la rencontrer aujourd’hui ou demain, cette semaine ou la suivante, -puisqu’elle l’avait quitté! Elle l’avait quitté parce que mon heure -était venue!</p> - -<p>Elle était libre, quelque part, dans le monde! Je n’avais plus qu’à la -trouver puisque je la connaissais.</p> - -<p>Et je caressais toujours les têtes ployantes des blés mûrs, je buvais -l’air marin qui me gonflait la poitrine, je sentais le soleil me baiser -le visage. J’allais, j’allais éperdu de bonheur, enivré d’espoir. -J’allais, sûr de la rencontrer bientôt et de la ramener pour habiter à -notre tour dans la jolie maison <i>A vendre</i>. Comme elle s’y plairait, -cette fois!</p> - -<div class="blockquot"><p><i>A vendre</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du lundi 5 janvier 1885.</p></div><p><span class="pagenum"><a name="page_107" id="page_107">{107}</a></span></p><p><span class="pagenum"><a name="page_106" id="page_106">{106}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_108" id="page_108">{108}</a></span> </p><p><span class="pagenum"><a name="page_109" id="page_109">{109}</a></span></p> -<h2><a name="LINCONNUE" id="LINCONNUE"></a>L’INCONNUE.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">O</span>N parlait de bonnes fortunes et chacun en racontait d’étranges; -rencontres surprenantes et délicieuses, en wagon, dans un hôtel, à -l’étranger, sur une plage. Les plages, au dire de Roger des Annettes, -étaient singulièrement favorables à l’amour.</p> - -<p>Gontran, qui se taisait, fut consulté.</p> - -<p>—C’est encore Paris qui vaut le mieux, dit-il. Il en est de la femme -comme du bibelot, nous l’apprécions davantage dans les endroits où nous -ne nous attendons point à en rencontrer; mais on n’en rencontre vraiment -de rares qu’à Paris.</p> - -<p>Il se tut quelques secondes, puis reprit:</p> - -<p>—Cristi! c’est gentil! Allez un matin de printemps dans nos rues. Elles -ont l’air d’éclore comme des fleurs, les petites femmes<span class="pagenum"><a name="page_110" id="page_110">{110}</a></span> qui trottent le -long des maisons. Oh! le joli, le joli, joli spectacle! On sent la -violette au bord des trottoirs; la violette qui passe dans les voitures -lentes poussées par les marchandes.</p> - -<p>Il fait gai par la ville; et on regarde les femmes. Cristi de cristi, -comme elles sont tentantes avec leurs toilettes claires, leurs toilettes -légères qui montrent la peau. On flâne, le nez au vent et l’esprit -allumé; on flâne, et on flaire et on guette. C’est rudement bon, ces -matins-là!</p> - -<p>On la voit venir de loin, on la distingue et on la reconnaît à cent pas, -celle qui va nous plaire de tout près. A la fleur de son chapeau, au -mouvement de sa tête, à sa démarche, on la devine. Elle vient. On se -dit: «Attention, en voilà une», et on va au-devant d’elle en la dévorant -des yeux.</p> - -<p>Est-ce une fillette qui fait les courses du magasin, une jeune femme qui -vient de l’église ou qui va chez son amant? Qu’importe! La poitrine est -ronde sous le corsage transparent.—Oh! si on pouvait mettre le doigt -dessus? le doigt ou la lèvre.—Le regard est timide ou hardi, la tête -brune ou blonde? Qu’importe! L’effleurement de cette femme qui trotte -vous fait courir un frisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu’au -soir, celle<span class="pagenum"><a name="page_111" id="page_111">{111}</a></span> qu’on a rencontrée ainsi! Certes, j’ai bien gardé le -souvenir d’une vingtaine de créatures vues une fois ou dix fois de cette -façon et dont j’aurais été follement amoureux si je les avais connues -plus intimement.</p> - -<p>Mais voilà, celles qu’on chérirait éperdument, on ne les connaît jamais. -Avez-vous remarqué ça? c’est assez drôle! On aperçoit, de temps en -temps, des femmes dont la seule vue nous ravage de désirs. Mais on ne -fait que les apercevoir, celles-là. Moi, quand je pense à tous les êtres -adorables que j’ai coudoyés dans les rues de Paris, j’ai des crises de -rage à me pendre. Où sont-elles! Qui sont-elles? Où pourrait-on les -retrouver? les revoir? Un proverbe dit qu’on passe souvent à côté du -bonheur, eh bien! moi je suis certain que j’ai passé plus d’une fois à -côté de celle qui m’aurait pris comme un linot avec l’appât de sa chair -fraîche.</p> - -<p>Roger des Annettes avait écouté en souriant. Il répondit:</p> - -<p>—Je connais ça aussi bien que toi. Voilà même ce qui m’est arrivé, à -moi. Il y a cinq ans environ, je rencontrai pour la première fois, sur -le pont de la Concorde, une grande jeune femme un peu forte qui me fit -un effet... mais un effet... étonnant. C’était une brune, une brune -grasse, avec des cheveux luisants,<span class="pagenum"><a name="page_112" id="page_112">{112}</a></span> mangeant le front, et des sourcils -liant les deux yeux sous leur grand arc allant d’une tempe à l’autre. Un -peu de moustache sur les lèvres faisait rêver... rêver... comme on rêve -à des bois aimés en voyant un bouquet sur une table. Elle avait la -taille très cambrée, la poitrine très saillante, présentée comme un -défi, offerte comme une tentation. L’œil était pareil à une tache -d’encre sur de l’émail blanc. Ce n’était pas un œil, mais un trou noir, -un trou profond ouvert dans sa tête, dans cette femme, par où on voyait -en elle, on entrait en elle. Oh! l’étrange regard opaque et vide, sans -pensée et si beau!</p> - -<p>J’imaginai que c’était une juive. Je la suivis. Beaucoup d’hommes se -retournaient. Elle marchait en se dandinant d’une façon peu gracieuse, -mais troublante. Elle prit un fiacre place de la Concorde. Et je -demeurai comme une bête, à côté de l’Obélisque, je demeurai frappé par -la plus forte émotion de désir qui m’eût encore assailli.</p> - -<p>J’y pensai pendant trois semaines au moins, puis je l’oubliai.</p> - -<p>Je la revis six mois plus tard, rue de la Paix; et je sentis, en -l’apercevant, une secousse au cœur comme lorsqu’on retrouve une -maîtresse follement aimée jadis. Je m’arrêtai pour bien la voir venir. -Quand elle<span class="pagenum"><a name="page_113" id="page_113">{113}</a></span> passa près de moi, à me toucher, il me sembla que j’étais -devant la bouche d’un four. Puis, lorsqu’elle se fut éloignée, j’eus la -sensation d’un vent frais qui me courait sur le visage. Je ne la suivis -pas. J’avais peur de faire quelque sottise, peur de moi-même.</p> - -<p>Elle hanta souvent mes rêves. Tu connais ces obsessions-là.</p> - -<p>Je fus un an sans la retrouver; puis, un soir, au coucher du soleil, -vers le mois de mai, je la reconnus qui montait devant moi l’avenue des -Champs-Élysées.</p> - -<p>L’Arc de l’Étoile se dessinait sur le rideau de feu du ciel. Une -poussière d’or, un brouillard de clarté rouge voltigeait, c’était un de -ces soirs délicieux qui sont les apothéoses de Paris.</p> - -<p>Je la suivais avec l’envie furieuse de lui parler, de m’agenouiller, de -lui dire l’émotion qui m’étranglait.</p> - -<p>Deux fois je la dépassai pour revenir. Deux fois j’éprouvai de nouveau, -en la croisant, cette sensation de chaleur ardente qui m’avait frappé, -rue de la Paix.</p> - -<p>Elle me regarda. Puis je la vis entrer dans une maison de la rue de -Presbourg. Je l’attendis deux heures sous une porte. Elle ne sortit pas. -Je me décidai alors à interroger le concierge. Il eut l’air de ne pas me -com<span class="pagenum"><a name="page_114" id="page_114">{114}</a></span>prendre: «Ça doit être une visite», dit-il.</p> - -<p>Et je fus encore huit mois sans la revoir.</p> - -<p>Or, un matin de janvier, par un froid de Sibérie, je suivais le -boulevard Malesherbes, en courant pour m’échauffer, quand, au coin d’une -rue, je heurtai si violemment une femme qu’elle laissa tomber un petit -paquet.</p> - -<p>Je voulus m’excuser. C’était elle!</p> - -<p>Je demeurai d’abord stupide de saisissement; puis, lui ayant rendu -l’objet qu’elle tenait à la main, je lui dis brusquement:</p> - -<p>—Je suis désolé et ravi, Madame, de vous avoir bousculée ainsi. Voilà -plus de deux ans que je vous connais, que je vous admire, que j’ai le -désir le plus violent de vous être présenté; et je ne puis arriver à -savoir qui vous êtes ni où vous demeurez. Excusez de semblables paroles, -attribuez-les à une envie passionnée d’être au nombre de ceux qui ont le -droit de vous saluer. Un pareil sentiment ne peut vous blesser, n’est-ce -pas? Vous ne me connaissez point. Je m’appelle le baron Roger des -Annettes. Informez-vous, on vous dira que je suis recevable. Maintenant, -si vous résistez à ma demande, vous ferez de moi un homme infiniment -malheureux. Voyons, soyez bonne, donnez-moi, indiquez-moi un moyen de -vous voir.</p> - -<p>Elle me regardait fixement, de son œil<span class="pagenum"><a name="page_115" id="page_115">{115}</a></span> étrange et mort, et elle -répondit en souriant:</p> - -<p>—Donnez-moi votre adresse. J’irai chez vous.</p> - -<p>Je fus tellement stupéfait que je dus le laisser paraître. Mais je ne -suis jamais longtemps à me remettre de ces surprises-là, et je -m’empressai de lui donner une carte qu’elle glissa dans sa poche d’un -geste rapide, d’une main habituée aux lettres escamotées.</p> - -<p>Je balbutiai, redevenu hardi:</p> - -<p>—Quand vous verrai-je?</p> - -<p>Elle hésita, comme si elle eût fait un calcul compliqué, cherchant sans -doute à se rappeler, heure par heure, l’emploi de son temps; puis elle -murmura:</p> - -<p>—Dimanche matin, voulez-vous?</p> - -<p>—Je crois bien que je veux.</p> - -<p>Et elle s’en alla, après m’avoir dévisagé, jugé, pesé, analysé de ce -regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chose sur la -peau, une sorte de glu, comme s’il eût projeté sur les gens un de ces -liquides épais dont se servent les pieuvres pour obscurcir l’eau et -endormir leurs proies.</p> - -<p>Je me livrai, jusqu’au dimanche, à un terrible travail d’esprit pour -deviner ce qu’elle était et pour me fixer une règle de conduite avec -elle.</p> - -<p>Devais-je la payer? Comment?<span class="pagenum"><a name="page_116" id="page_116">{116}</a></span></p> - -<p>Je me décidai à acheter un bijou, un joli bijou, ma foi, que je posai, -dans son écrin, sur la cheminée.</p> - -<p>Et je l’attendis, après avoir mal dormi.</p> - -<p>Elle arriva, vers dix heures, très calme, très tranquille, et elle me -tendit la main comme si elle m’eût connu beaucoup. Je la fis asseoir, je -la débarrassai de son chapeau, de son voile, de sa fourrure, de son -manchon. Puis je commençai, avec un certain embarras, à me montrer plus -galant, car je n’avais point de temps à perdre.</p> - -<p>Elle ne se fit nullement prier d’ailleurs, et nous n’avions pas échangé -vingt paroles que je commençais à la dévêtir. Elle continua toute seule -cette besogne malaisée que je ne réussis jamais à achever. Je me pique -aux épingles, je serre les cordons en des nœuds indéliables au lieu de -les démêler; je brouille tout, je confonds tout, je retarde tout et je -perds la tête.</p> - -<p>Oh! mon cher ami, connais-tu dans la vie des moments plus délicieux que -ceux-là, quand on regarde, d’un peu loin, par discrétion, pour ne point -effaroucher cette pudeur d’autruche qu’elles ont toutes, celle qui se -dépouille, pour vous, de toutes ses étoffes bruissantes tombant en rond -à ses pieds, l’une après l’autre?<span class="pagenum"><a name="page_117" id="page_117">{117}</a></span></p> - -<p>Et quoi de plus joli aussi que leurs mouvements pour détacher ces doux -vêtements qui s’abattent, vides et mous, comme s’ils venaient d’être -frappés de mort? Comme elle est superbe et saisissante l’apparition de -la chair, des bras nus et de la gorge après la chute du corsage, et -combien troublante la ligne du corps devinée sous le dernier voile!</p> - -<p>Mais voilà que, tout à coup, j’aperçus une chose surprenante, une tache -noire, entre les épaules; car elle me tournait le dos; une grande tache -en relief, très noire. J’avais promis d’ailleurs de ne pas regarder.</p> - -<p>Qu’était-ce? Je n’en pouvais douter pourtant, et le souvenir de la -moustache visible, des sourcils unissant les yeux, de cette toison de -cheveux qui la coiffait comme un casque, aurait dû me préparer à cette -surprise.</p> - -<p>Je fus stupéfait cependant, et hanté brusquement par des visions et des -réminiscences singulières. Il me sembla que je voyais une des -magiciennes des <i>Mille et une nuits</i>, un de ces êtres dangereux et -perfides qui ont pour mission d’entraîner les hommes en des abîmes -inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glace la reine de -Saba pour s’assurer qu’elle n’avait point le pied fourchu.</p> - -<p>Et... et quand il fallut lui chanter ma<span class="pagenum"><a name="page_118" id="page_118">{118}</a></span> chanson d’amour, je découvris -que je n’avais plus de voix, mais plus un filet, mon cher. Pardon, -j’avais une voix de chanteur du Pape, ce dont elle s’étonna d’abord et -se fâcha ensuite absolument, car elle prononça, en se rhabillant avec -vivacité:</p> - -<p>—Il était bien inutile de me déranger.</p> - -<p>Je voulus lui faire accepter la bague achetée pour elle, mais elle -articula avec tant de hauteur: «Pour qui me prenez-vous, Monsieur?» que -je devins rouge jusqu’aux oreilles de cet empilement d’humiliations. Et -elle partit sans ajouter un mot.</p> - -<p>Or voilà toute mon aventure. Mais ce qu’il y a de pis, c’est que, -maintenant, je suis amoureux d’elle et follement amoureux.</p> - -<p>Je ne puis plus voir une femme sans penser à elle. Toutes les autres me -répugnent, me dégoûtent, à moins qu’elles ne lui ressemblent. Je ne puis -poser un baiser sur une joue sans voir sa joue à elle à côté de celle -que j’embrasse, et sans souffrir affreusement du désir inapaisé qui me -torture.</p> - -<p>Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caresses qu’elle me -gâte, qu’elle me rend odieuses. Elle est toujours là, habillée ou nue, -comme ma vraie maîtresse; elle est là, tout près de l’autre, debout ou -couchée, visible mais insaisissable. Et je crois main<span class="pagenum"><a name="page_119" id="page_119">{119}</a></span>tenant que c’était -bien une femme ensorcelée, qui portait entre ses épaules un talisman -mystérieux.</p> - -<p>Qui est-elle? Je ne le sais pas encore. Je l’ai rencontrée de nouveau -deux fois. Je l’ai saluée. Elle ne m’a point rendu mon salut, elle a -feint de ne me point connaître. Qui est-elle! Une Asiatique, peut-être? -Sans doute une juive d’Orient? Oui, une juive! J’ai dans l’idée que -c’est une juive? Mais pourquoi? Voilà! Pourquoi? Je ne sais pas!</p> - -<div class="blockquot"><p><i>L’Inconnue</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 27 janvier 1885.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_120" id="page_120">{120}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_121" id="page_121">{121}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_122" id="page_122">{122}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_123" id="page_123">{123}</a></span> </p> -<h2><a name="LA_CONFIDENCE" id="LA_CONFIDENCE"></a>LA CONFIDENCE.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">L</span>A petite baronne de Grangerie sommeillait sur sa chaise longue, quand -la petite marquise de Rennedou entra brusquement, d’un air agité, le -corsage un peu fripé, le chapeau un peu tourné, et elle tomba sur une -chaise, en disant:</p> - -<p>—Ouf! c’est fait!</p> - -<p>Son amie, qui la savait calme et douce d’ordinaire, s’était redressée -fort surprise. Elle demanda:</p> - -<p>—Quoi! Qu’est-ce que tu as fait!</p> - -<p>La marquise, qui semblait ne pouvoir tenir en place, se relevant, se mit -à marcher par la chambre, puis elle se jeta sur les pieds de la chaise -longue où reposait son amie, et, lui prenant les mains:</p> - -<p>—Écoute, chérie, jure-moi de ne jamais répéter ce que je vais -t’avouer!<span class="pagenum"><a name="page_124" id="page_124">{124}</a></span></p> - -<p>—Je te le jure.</p> - -<p>—Sur ton salut éternel?</p> - -<p>—Sur mon salut éternel.</p> - -<p>—Eh bien! je viens de me venger de Simon.</p> - -<p>L’autre s’écria:</p> - -<p>—Oh! que tu as bien fait!</p> - -<p>—N’est-ce pas? Figure-toi que, depuis six mois, il était devenu plus -insupportable encore qu’autrefois; mais insupportable pour tout. Quand -je l’ai épousé, je savais bien qu’il était laid, mais je le croyais bon. -Comme je m’étais trompée! Il avait pensé, sans doute, que je l’aimais -pour lui-même, avec son gros ventre et son nez rouge, car il se mit à -roucouler comme un tourtereau. Moi, tu comprends, ça me faisait rire, -c’est de là que je l’ai appelé: Pigeon. Les hommes, vraiment, se font de -drôles d’idées sur eux-mêmes. Quand il a compris que je n’avais pour lui -que de l’amitié, il est devenu soupçonneux, il a commencé à me dire des -choses aigres, à me traiter de coquette, de rouée, de je ne sais quoi. -Et puis, c’est devenu plus grave à la suite de... de... c’est fort -difficile à dire ça... Enfin, il était très amoureux de moi... très -amoureux... et il me le prouvait souvent, trop souvent. Oh! ma chère, en -voilà un supplice que d’être... aimée par un homme<span class="pagenum"><a name="page_125" id="page_125">{125}</a></span> grotesque... Non, -vraiment, je ne pouvais plus... plus du tout... c’est comme si on vous -arrachait une dent tous les soirs... bien pis que ça, bien pis! Enfin -figure-toi dans tes connaissances quelqu’un de très vilain, de très -ridicule, de très répugnant, avec un gros ventre,—c’est ça qui est -affreux,—et de gros mollets velus. Tu le vois, n’est-ce pas? Eh bien -figure-toi encore que ce quelqu’un-là est ton mari... et que... tous les -soirs... tu comprends. Non, c’est odieux...! odieux...! Moi, ça me -donnait des nausées, de vraies nausées... des nausées dans ma cuvette. -Vrai, je ne pouvais plus. Il devrait y avoir une loi pour protéger les -femmes dans ces cas-là.—Mais figure-toi ça, tous les soirs... Pouah! -que c’est sale!</p> - -<p>Ce n’est pas que j’aie rêvé des amours poétiques, non jamais. On n’en -trouve plus. Tous les hommes, dans notre monde, sont des palefreniers ou -des banquiers; ils n’aiment que les chevaux ou l’argent; et s’ils aiment -les femmes, c’est à la façon des chevaux, pour les montrer dans leur -salon comme on montre au Bois une paire d’alezans. Rien de plus. La vie -est telle aujourd’hui que le sentiment n’y peut avoir aucune part.</p> - -<p>Vivons donc en femmes pratiques et indifférentes. Les relations même ne -sont plus<span class="pagenum"><a name="page_126" id="page_126">{126}</a></span> que des rencontres régulières, où on répète chaque fois les -mêmes choses. Pour qui pourrait-on, d’ailleurs, avoir un peu d’affection -ou de tendresse? Les hommes, nos hommes, ne sont en général que des -mannequins corrects à qui manquent toute intelligence et toute -délicatesse. Si nous cherchons un peu d’esprit comme on cherche de l’eau -dans le désert, nous appelons près de nous des artistes; et nous voyons -arriver des poseurs insupportables ou des bohèmes mal élevés. Moi je -cherche un homme, comme Diogène, un seul homme dans toute la société -parisienne; mais je suis déjà bien certaine de ne pas le trouver et je -ne tarderai pas à souffler ma lanterne. Pour en revenir à mon mari, -comme ça me faisait une vraie révolution de le voir entrer chez moi en -chemise et en caleçon, j’ai employé tous les moyens, tous, tu entends -bien, pour l’éloigner et pour... le dégoûter de moi. Il a d’abord été -furieux; et puis il est devenu jaloux, il s’est imaginé que je le -trompais. Dans les premiers temps, il se contentait de me surveiller. Il -regardait avec des yeux de tigre tous les hommes qui venaient à la -maison; et puis la persécution a commencé. Il m’a suivie, partout. Il a -employé des moyens abominables pour me surprendre. Puis il ne m’a plus -laissée causer avec personne. Dans les<span class="pagenum"><a name="page_127" id="page_127">{127}</a></span> bals, il restait planté derrière -moi, allongeant sa grosse tête de chien courant aussitôt que je disais -un mot. Il me poursuivait au buffet, me défendait de danser avec -celui-ci ou avec celui-là, m’emmenait au milieu du cotillon, me rendait -stupide et ridicule et me faisait passer pour je ne sais quoi. C’est -alors que j’ai cessé d’aller dans le monde.</p> - -<p>Dans l’intimité, c’est devenu pis encore. Figure-toi que ce misérable-là -me traitait de... de... je n’oserai pas dire le mot... de catin!</p> - -<p>Ma chère!... il me disait le soir: «Avec qui as-tu couché aujourd’hui?» -Moi, je pleurais et il était enchanté.</p> - -<p>Et puis, c’est devenu pis encore. L’autre semaine, il m’emmena dîner aux -Champs-Élysées. Le hasard voulut que Baubignac fût à la table voisine. -Alors voilà Simon qui se met à m’écraser les pieds avec fureur et qui me -grogne par-dessus le melon: «Tu lui as donné rendez-vous, sale bête; -attends un peu.» Alors, tu ne te figurerais jamais ce qu’il a fait, ma -chère: il a ôté tout doucement l’épingle de mon chapeau et il me l’a -enfoncée dans le bras. Moi j’ai poussé un grand cri. Tout le monde est -accouru. Alors il a joué une affreuse comédie de chagrin. Tu comprends!</p> - -<p>A ce moment-là, je me suis dit: Je me<span class="pagenum"><a name="page_128" id="page_128">{128}</a></span> vengerai et sans tarder encore. -Qu’est-ce que tu aurais fait, toi?</p> - -<p>—Oh! je me serais vengée!...</p> - -<p>—Eh bien! ça y est.</p> - -<p>—Comment?</p> - -<p>—Quoi? tu ne comprends pas?</p> - -<p>—Mais, ma chère... cependant... Eh bien, oui...</p> - -<p>—Oui, quoi?... Voyons, pense à sa tête. Tu le vois bien, n’est-ce pas, -avec sa grosse figure, son nez rouge et ses favoris qui tombent comme -des oreilles de chien.</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Pense, avec ça, qu’il est plus jaloux qu’un tigre.</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Eh bien, je me suis dit: Je vais me venger pour moi toute seule et -pour Marie, car je comptais bien te le dire, mais rien qu’à toi, par -exemple. Pense à sa figure, et pense aussi qu’il... qu’il... qu’il -est...</p> - -<p>—Quoi... tu l’as...</p> - -<p>—Oh! ma chérie, surtout ne le dis à personne, jure-le moi encore!... -Mais pense comme c’est comique!... pense... Il me semble tout changé -depuis ce moment-là!... et je ris toute seule... toute seule... Pense -donc à sa tête...!!!</p> - -<p>La baronne regardait son amie, et le rire<span class="pagenum"><a name="page_129" id="page_129">{129}</a></span> fou qui lui montait à la -gorge lui jaillit entre les dents; elle se mit à rire, mais à rire comme -si elle avait une attaque de nerfs; et, les deux mains sur sa poitrine, -la figure crispée, la respiration coupée, elle se penchait en avant -comme pour tomber sur le nez.</p> - -<p>Alors la petite marquise partit à son tour en suffoquant. Elle répétait, -entre deux cascades de petits cris:</p> - -<p>—Pense... pense... est-ce drôle?... dis... pense à sa tête!... pense à -ses favoris!... à son nez!... pense donc... est-ce drôle?... mais -surtout... ne le dis pas... ne... le... dis pas... jamais!...</p> - -<p>Elles demeuraient presque suffoquées, incapables de parler, pleurant de -vraies larmes dans ce délire de gaieté.</p> - -<p>La baronne se calma la première; et toute palpitante encore:</p> - -<p>—Oh!... raconte-moi comment tu as fait ça... raconte-moi... c’est si -drôle... si drôle!...</p> - -<p>Mais l’autre ne pouvait point parler: elle balbutiait:</p> - -<p>—Quand j’ai eu pris ma résolution... je me suis dit... Allons... -vite... il faut que ce soit tout de suite... Et je l’ai... fait... -aujourd’hui...</p> - -<p>—Aujourd’hui!...<span class="pagenum"><a name="page_130" id="page_130">{130}</a></span></p> - -<p>—Oui... tout à l’heure... et j’ai dit à Simon de venir me chercher chez -toi pour nous amuser... Il va venir... tout à l’heure!... Il va -venir!... Pense... pense... pense à sa tête en le regardant...</p> - -<p>La baronne, un peu apaisée, soufflait comme après une course. Elle -reprit:</p> - -<p>—Oh! dis-moi comment tu as fait... dis-moi!</p> - -<p>—C’est bien simple... Je me suis dit: Il est jaloux de Baubignac; eh -bien! ce sera Baubignac. Il est bête comme ses pieds, mais très honnête; -incapable de rien dire. Alors j’ai été chez lui, après déjeuner.</p> - -<p>—Tu as été chez lui? Sous quel prétexte?</p> - -<p>—Une quête... pour les orphelins...</p> - -<p>—Raconte... vite... raconte...</p> - -<p>—Il a été si étonné en me voyant qu’il ne pouvait plus parler. Et puis -il m’a donné deux louis pour ma quête; et puis comme je me levais pour -m’en aller, il m’a demandé des nouvelles de mon mari; alors j’ai fait -semblant de ne pouvoir plus me contenir et j’ai raconté tout ce que -j’avais sur le cœur. Je l’ai fait encore plus noir qu’il n’est, va!... -Alors Baubignac s’est ému, il a cherché des moyens de me venir en -aide... et moi j’ai commencé à pleurer... mais comme on<span class="pagenum"><a name="page_131" id="page_131">{131}</a></span> pleure... quand -on veut... Il m’a consolée... il m’a fait asseoir... et puis comme je ne -me calmais pas, il m’a embrassée... Moi, je disais: «Oh! mon pauvre -ami... mon pauvre ami!» Il répétait: «Ma pauvre amie... ma pauvre -amie!»—et il m’embrassait toujours... toujours... jusqu’au bout. Voilà.</p> - -<p>Après ça, moi j’ai eu une grande crise de désespoir et de -reproches.—Oh! je l’ai traité, traité comme le dernier des derniers... -Mais j’avais une envie de rire folle. Je pensais à Simon, à sa tête, à -ses favoris...! Songe...! songe donc!! Dans la rue, en venant chez toi, -je ne pouvais plus me tenir. Mais songe!... Ça y est!... Quoi qu’il -arrive maintenant, ça y est! Et lui qui avait tant peur de ça! Il peut y -avoir des guerres, des tremblements de terre, des épidémies, nous -pouvons tous mourir... ça y est!!! Rien ne peut plus empêcher ça!!! -pense à sa tête... et dis-toi ça y est!!!!!</p> - -<p>La baronne, qui s’étranglait, demanda:</p> - -<p>—Reverras-tu Baubignac...?</p> - -<p>—Non. Jamais, par exemple... j’en ai assez... il ne vaudrait pas mieux -que mon mari...</p> - -<p>Et elles recommencèrent à rire toutes les deux avec tant de violence -qu’elles avaient des secousses d’épileptiques.</p> - -<p>Un coup de timbre arrêta leur gaieté.<span class="pagenum"><a name="page_132" id="page_132">{132}</a></span></p> - -<p>La marquise murmura:</p> - -<p>—C’est lui... regarde-le...</p> - -<p>La porte s’ouvrit; et un gros homme parut, un gros homme au teint rouge, -à la lèvre épaisse, aux favoris tombants; et il roulait des yeux -irrités.</p> - -<p>Les deux jeunes femmes le regardèrent une seconde, puis elles -s’abattirent brusquement sur la chaise longue, dans un tel délire de -rire qu’elles gémissaient comme on fait dans les affreuses souffrances.</p> - -<p>Et lui, répétait d’une voix sourde:</p> - -<p>—Eh bien, êtes-vous folles?... êtes-vous folles?... êtes-vous -folles...?</p> - -<div class="blockquot"><p><i>La Confidence</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du jeudi 20 août 1885.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_133" id="page_133">{133}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_134" id="page_134">{134}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_135" id="page_135">{135}</a></span> </p> - -<h2><a name="LE_BAPTEME" id="LE_BAPTEME"></a>LE BAPTÊME.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">A</span>LLONS, docteur, un peu de cognac.</p> - -<p>—Volontiers.</p> - -<p>Et le vieux médecin de marine, ayant tendu son petit verre, regarda -monter jusqu’aux bords le joli liquide aux reflets dorés.</p> - -<p>Puis il l’éleva à la hauteur de l’œil, fit passer dedans la clarté de la -lampe, le flaira, en aspira quelques gouttes qu’il promena longtemps sur -sa langue et sur la chair humide et délicate du palais, puis il dit:</p> - -<p>—Oh! le charmant poison! Ou, plutôt, le séduisant meurtrier, le -délicieux destructeur de peuples!</p> - -<p>Vous ne le connaissez pas, vous autres. Vous avez lu, il est vrai, cet -admirable livre qu’on nomme l’<i>Assommoir</i>, mais vous n’avez pas vu, -comme moi, l’alcool exterminer une<span class="pagenum"><a name="page_136" id="page_136">{136}</a></span> tribu de sauvages, un petit royaume -de nègres, l’alcool apporté par tonnelets rondelets que débarquaient -d’un air placide des matelots anglais aux barbes rousses.</p> - -<p>Mais tenez, j’ai vu, de mes yeux vu, un drame de l’alcool bien étrange -et bien saisissant, et tout près d’ici, en Bretagne, dans un petit -village aux environs de Pont-l’Abbé.</p> - -<p>J’habitais alors, pendant un congé d’un an, une maison de campagne que -m’avait laissée mon père. Vous connaissez cette côte plate où le vent -siffle dans les ajoncs, jour et nuit, où l’on voit par places, debout ou -couchées, ces énormes pierres qui furent des dieux et qui ont gardé -quelque chose d’inquiétant dans leur posture, dans leur allure, dans -leur forme. Il me semble toujours qu’elles vont s’animer, et que je vais -les voir partir par la campagne, d’un pas lent et pesant, de leur pas de -colosses de granit, ou s’envoler avec des ailes immenses, des ailes de -pierre, vers le paradis des Druides.</p> - -<p>La mer enferme et domine l’horizon, la mer remuante, pleine d’écueils -aux têtes noires, toujours entourés d’une bave d’écume, pareils à des -chiens qui attendraient les pêcheurs.</p> - -<p>Et eux, les hommes, ils s’en vont sur cette mer terrible qui retourne -leurs barques d’une<span class="pagenum"><a name="page_137" id="page_137">{137}</a></span> secousse de son dos verdâtre et les avale comme des -pilules. Ils s’en vont dans leurs petits bateaux, le jour et la nuit, -hardis, inquiets, et ivres. Ivres, ils le sont bien souvent. «Quand la -bouteille est pleine, disent-ils, on voit l’écueil; mais quand elle est -vide, on ne le voit plus.»</p> - -<p>Entrez dans ces chaumières. Jamais vous ne trouverez le père. Et si vous -demandez à la femme ce qu’est devenu son homme, elle tendra les bras sur -la mer sombre qui grogne et crache sa salive blanche le long du rivage. -Il est resté dedans un soir qu’il avait bu un peu trop. Et le fils aîné -aussi. Elle a encore quatre garçons, quatre grands gars blonds et forts. -A bientôt leur tour.</p> - -<p> </p> - -<p>J’habitais donc une maison de campagne près de Pont-l’Abbé. J’étais là, -seul avec mon domestique, un ancien marin, et une famille bretonne qui -gardait la propriété en mon absence. Elle se composait de trois -personnes, deux sœurs et un homme qui avait épousé l’une d’elles, et qui -cultivait mon jardin.</p> - -<p>Or, cette année-là, vers la Noël, la compagne de mon jardinier accoucha -d’un garçon.</p> - -<p>Le mari vint me demander d’être parrain.<span class="pagenum"><a name="page_138" id="page_138">{138}</a></span> Je ne pouvais guère refuser, -et il m’emprunta dix francs pour les frais d’église, disait-il.</p> - -<p>La cérémonie fut fixée au deux janvier. Depuis huit jours la terre était -couverte de neige, d’un immense tapis livide et dur qui paraissait -illimité sur ce pays plat et bas. La mer semblait noire, au loin -derrière la plaine blanche; et on la voyait s’agiter, hausser son dos, -rouler ses vagues, comme si elle eût voulu se jeter sur sa pâle voisine, -qui avait l’air d’être morte, elle si calme, si morne, si froide.</p> - -<p>A neuf heures du matin, le père Kérandec arriva devant ma porte avec sa -belle-sœur, la grande Kermagan, et la garde qui portait l’enfant roulé -dans une couverture.</p> - -<p>Et nous voilà partis vers l’église. Il faisait un froid à fendre les -dolmens, un de ces froids déchirants qui cassent la peau et font -souffrir horriblement de leur brûlure de glace. Moi je pensais au pauvre -petit être qu’on portait devant nous, et je me disais que cette race -bretonne était de fer, vraiment, pour que ses enfants fussent capables, -dès leur naissance, de supporter de pareilles promenades.</p> - -<p>Nous arrivâmes devant l’église, mais la porte en demeurait fermée. -Monsieur le curé était en retard.<span class="pagenum"><a name="page_139" id="page_139">{139}</a></span></p> - -<p>Alors la garde, s’étant assise sur une des bornes, près du seuil, se mit -à dévêtir l’enfant. Je crus d’abord qu’il avait mouillé ses linges, mais -je vis qu’on le mettait tout nu, tout nu, le misérable, tout nu, dans -l’air gelé. Je m’avançai, révolté d’une telle imprudence.</p> - -<p>—Mais vous êtes folle! Vous allez le tuer!</p> - -<p>La femme répondit placidement:</p> - -<p>—Oh non, m’sieu not’ maître, faut qu’il attende l’bon Dieu tout nu.</p> - -<p>Le père et la tante regardaient cela avec tranquillité. C’était l’usage. -Si on ne l’avait pas suivi, il serait arrivé malheur au petit.</p> - -<p>Je me fâchai, j’injuriai l’homme, je menaçai de m’en aller, je voulus -couvrir de force la frêle créature. Ce fut en vain. La garde se sauvait -devant moi en courant dans la neige, et le corps du mioche devenait -violet.</p> - -<p>J’allais quitter ces brutes quand j’aperçus le curé arrivant par la -campagne suivi du sacristain et d’un gamin du pays.</p> - -<p>Je courus vers lui et je lui dis, avec violence, mon indignation. Il ne -fut point surpris, il ne hâta pas sa marche, il ne pressa point ses -mouvements. Il répondit:</p> - -<p>—Que voulez-vous, monsieur, c’est l’u<span class="pagenum"><a name="page_140" id="page_140">{140}</a></span>sage. Ils le font tous, nous ne -pouvons empêcher ça.</p> - -<p>—Mais au moins, dépêchez-vous, criai-je.</p> - -<p>Il reprit:</p> - -<p>—Je ne peux pourtant pas aller plus vite.</p> - -<p>Et il entra dans la sacristie, tandis que nous demeurions sur le seuil -de l’église où je souffrais, certes, davantage que le pauvre petit qui -hurlait sous la morsure du froid.</p> - -<p>La porte enfin s’ouvrit. Nous entrâmes. Mais l’enfant devait rester nu -pendant toute la cérémonie.</p> - -<p>Elle fut interminable. Le prêtre ânonnait les syllabes latines qui -tombaient de sa bouche, scandées à contresens. Il marchait avec lenteur, -avec une lenteur de tortue sacrée; et son surplis blanc me glaçait le -cœur, comme une autre neige dont il se fût enveloppé pour faire -souffrir, au nom d’un Dieu inclément et barbare, cette larve humaine que -torturait le froid.</p> - -<p>Le baptême enfin fut achevé selon les rites, et je vis la garde rouler -de nouveau dans la longue couverture l’enfant glacé qui gémissait d’une -voix aiguë et douloureuse.</p> - -<p>Le curé me dit:</p> - -<p>—Voulez-vous venir signer le registre?</p> - -<p>Je me tournai vers mon jardinier:<span class="pagenum"><a name="page_141" id="page_141">{141}</a></span></p> - -<p>—Rentrez bien vite, maintenant, et réchauffez-moi cet enfant-là tout de -suite.</p> - -<p>Et je lui donnai quelques conseils pour éviter, s’il en était temps -encore, une fluxion de poitrine.</p> - -<p>L’homme promit d’exécuter mes recommandations, et il s’en alla avec sa -belle-sœur et la garde. Je suivis le prêtre dans la sacristie.</p> - -<p>Quand j’eus signé, il me réclama cinq francs pour les frais.</p> - -<p>Ayant donné dix francs au père, je refusai de payer de nouveau. Le curé -menaça de déchirer la feuille et d’annuler la cérémonie. Je le menaçai à -mon tour du Procureur de la République.</p> - -<p>La querelle fut longue, je finis par payer.</p> - -<p>A peine rentré chez moi, je voulus savoir si rien de fâcheux n’était -survenu. Je courus chez Kérandec, mais le père, la belle-sœur et la -garde n’étaient pas encore revenus.</p> - -<p>L’accouchée, restée toute seule, grelottait de froid dans son lit, et -elle avait faim, n’ayant rien mangé depuis la veille.</p> - -<p>—Où diable sont-ils partis? demandais-je.</p> - -<p>Elle répondit sans s’étonner, sans s’irriter:</p> - -<p>—Ils auront été bé pour fêter.</p> - -<p>C’était l’usage. Alors, je pensai à mes dix<span class="pagenum"><a name="page_142" id="page_142">{142}</a></span> francs qui devaient payer -l’église et qui payeraient l’alcool, sans doute.</p> - -<p>J’envoyai du bouillon à la mère et j’ordonnai qu’on fît bon feu dans sa -cheminée. J’étais anxieux et furieux, me promettant bien de chasser ces -brutes et me demandant avec terreur ce qu’allait devenir le misérable -mioche.</p> - -<p>A six heures du soir, ils n’étaient pas revenus.</p> - -<p>J’ordonnai à mon domestique de les attendre, et je me couchai.</p> - -<p>Je m’endormis bientôt, car je dors comme un vrai matelot.</p> - -<p>Je fus réveillé dès l’aube, par mon serviteur qui m’apportait l’eau -chaude pour ma barbe.</p> - -<p>Dès que j’eus les yeux ouverts, je demandai:</p> - -<p>—Et Kérandec?</p> - -<p>L’homme hésitait, puis il balbutia:</p> - -<p>—Oh! il est rentré, monsieur, à minuit passé, et soûl à ne pas marcher, -et la grande Kermagan aussi, et la garde aussi. Je crois bien qu’ils -avaient dormi dans un fossé, de sorte que le p’tit était mort, qu’ils -s’en sont pas même aperçus.</p> - -<p>Je me levai d’un bond, criant:</p> - -<p>—L’enfant est mort!<span class="pagenum"><a name="page_143" id="page_143">{143}</a></span></p> - -<p>—Oui, monsieur. Ils l’ont rapporté à la mère Kérandec. Quand elle a vu -ça, elle s’a mise à pleurer; alors ils l’ont faite boire pour la -consoler.</p> - -<p>—Comment, ils l’ont fait boire?</p> - -<p>—Oui, monsieur. Mais j’ai su ça seulement au matin, tout à l’heure. -Comme Kérandec n’avait pu d’eau-de-vie et pu d’argent, il a pris -l’essence de la lampe que monsieur lui a donnée; et ils ont bu ça tous -les quatre, tant qu’il en est resté dans le litre. Même que la Kérandec -est bien malade.</p> - -<p>J’avais passé mes vêtements à la hâte, et saisissant une canne, avec la -résolution de taper sur toutes ces bêtes humaines, je courus chez mon -jardinier.</p> - -<p>L’accouchée agonisait soûle d’essence minérale, à côté du cadavre bleu -de son enfant.</p> - -<p>Kérandec, la garde et la grande Kermagan ronflaient sur le sol.</p> - -<p>Je dus soigner la femme qui mourut vers midi.</p> - -<p> </p> - -<p>Le vieux médecin s’était tu. Il reprit la bouteille d’eau-de-vie, s’en -versa un nouveau verre, et ayant encore fait courir à travers la liqueur -blonde la lumière des lampes qui<span class="pagenum"><a name="page_144" id="page_144">{144}</a></span> semblait mettre en son verre un jus -clair de topazes fondues, il avala, d’un trait, le liquide perfide et -chaud.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Le Baptême</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 13 janvier 1885.</p></div><p><span class="pagenum"><a name="page_145" id="page_145">{145}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_146" id="page_146">{146}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_147" id="page_147">{147}</a></span> </p> -<h2><a name="IMPRUDENCE" id="IMPRUDENCE"></a>IMPRUDENCE.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">A</span>VANT le mariage, ils s’étaient aimés chastement, dans les étoiles. Ça -avait été d’abord une rencontre charmante sur une plage de l’Océan. Il -l’avait trouvée délicieuse, la jeune fille rose qui passait, avec ses -ombrelles claires et ses toilettes fraîches, sur le grand horizon marin. -Il l’avait aimée, blonde et frêle, dans ce cadre de flots bleus et de -ciel immense. Et il confondait l’attendrissement que cette femme à peine -éclose faisait naître en lui, avec l’émotion vague et puissante -qu’éveillait dans son âme, dans son cœur, et dans ses veines, l’air vif -et salé, et le grand paysage plein de soleil et de vagues.</p> - -<p>Elle l’avait aimé, elle, parce qu’il lui faisait la cour, qu’il était -jeune, assez riche, gentil et délicat. Elle l’avait aimé parce qu’il -est<span class="pagenum"><a name="page_148" id="page_148">{148}</a></span> naturel aux jeunes filles d’aimer les jeunes hommes qui leur disent -des paroles tendres.</p> - -<p>Alors, pendant trois mois, ils avaient vécu côte à côte, les yeux dans -les yeux et les mains dans les mains. Le bonjour qu’ils échangeaient, le -matin, avant le bain, dans la fraîcheur du jour nouveau, et l’adieu du -soir, sur le sable, sous les étoiles, dans la tiédeur de la nuit calme, -murmurés tout bas, tout bas, avaient déjà un goût de baisers, bien que -leurs lèvres ne se fussent jamais rencontrées.</p> - -<p>Ils rêvaient l’un de l’autre aussitôt endormis, pensaient l’un à l’autre -aussitôt éveillés, et, sans se le dire encore, s’appelaient et se -désiraient de toute leur âme et de tout leur corps.</p> - -<p>Après le mariage, ils s’étaient adorés sur la terre. Ça avait été -d’abord une sorte de rage sensuelle et infatigable; puis une tendresse -exaltée faite de poésie palpable, de caresses déjà raffinées, -d’inventions gentilles et polissonnes. Tous leurs regards signifiaient -quelque chose d’impur, et tous leurs gestes leur rappelaient la chaude -intimité des nuits.</p> - -<p>Maintenant, sans se l’avouer, sans le comprendre encore peut-être, ils -commençaient à se lasser l’un de l’autre. Ils s’aimaient bien, pourtant; -mais ils n’avaient plus rien à se<span class="pagenum"><a name="page_149" id="page_149">{149}</a></span> révéler, plus rien à faire qu’ils -n’eussent fait souvent, plus rien à apprendre l’un par l’autre, pas même -un mot d’amour nouveau, un élan imprévu, une intonation qui fît plus -brûlant le verbe connu, si souvent répété.</p> - -<p>Ils s’efforçaient cependant de rallumer la flamme affaiblie des -premières étreintes. Ils imaginaient, chaque jour, des ruses tendres, -des gamineries naïves ou compliquées, toute une suite de tentatives -désespérées pour faire renaître dans leurs cœurs l’ardeur inapaisable -des premiers jours, et dans leurs veines la flamme du mois nuptial.</p> - -<p>De temps en temps, à force de fouetter leur désir, ils retrouvaient une -heure d’affolement factice que suivait aussitôt une lassitude dégoûtée.</p> - -<p>Ils avaient essayé des clairs de lune, des promenades sous les feuilles -dans la douceur des soirs, de la poésie des berges baignées de brume, de -l’excitation des fêtes publiques.</p> - -<p>Or, un matin, Henriette dit à Paul:</p> - -<p>—Veux-tu m’emmener dîner au cabaret?</p> - -<p>—Mais oui, ma chérie.</p> - -<p>—Dans un cabaret très connu?</p> - -<p>—Mais oui.</p> - -<p>Il la regardait, l’interrogeant de l’œil, voyant bien qu’elle pensait à -quelque chose qu’elle ne voulait pas dire.<span class="pagenum"><a name="page_150" id="page_150">{150}</a></span></p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Tu sais, dans un cabaret... comment expliquer ça?... dans un cabaret -galant... dans un cabaret où on se donne des rendez-vous?</p> - -<p>Il sourit:</p> - -<p>—Oui. Je comprends, dans un cabinet particulier d’un grand café?</p> - -<p>—C’est ça. Mais d’un grand café où tu sois connu, où tu aies déjà -soupé... non... dîné... enfin tu sais... enfin... je voudrais... non, je -n’oserai jamais dire ça?</p> - -<p>—Dis-le, ma chérie; entre nous, qu’est-ce que ça fait? Nous n’en sommes -pas aux petits secrets.</p> - -<p>—Non, je n’oserai pas.</p> - -<p>—Voyons, ne fais pas l’innocente. Dis-le?</p> - -<p>—Eh bien... eh bien... je voudrais... je voudrais être prise pour ta -maîtresse... na... et que les garçons, qui ne savent pas que tu es -marié, me regardent comme ta maîtresse, et toi aussi... que tu me croies -ta maîtresse, une heure, dans cet endroit-là, où tu dois avoir des -souvenirs... Voilà!... Et je croirai moi-même que je suis ta -maîtresse... Je commettrai une grosse faute... Je te tromperai... avec -toi... Voilà!... C’est très vilain... Mais je voudrais... Ne me fais pas -rougir... Je sens que je rougis... Tu ne te figures pas<span class="pagenum"><a name="page_151" id="page_151">{151}</a></span> comme ça me... -me... troublerait de dîner comme ça avec toi, dans un endroit pas comme -il faut... dans un cabinet particulier où on s’aime tous les soirs... -tous les soirs... C’est très vilain... Je suis rouge comme une pivoine. -Ne me regarde pas...</p> - -<p>Il riait, très amusé, et répondit:</p> - -<p>—Oui, nous irons, ce soir, dans un endroit très chic où je suis connu.</p> - -<p> </p> - -<p>Ils montaient, vers sept heures, l’escalier d’un grand café du -boulevard, lui souriant, l’air vainqueur, elle, timide, voilée, ravie. -Dès qu’ils furent entrés dans un cabinet meublé de quatre fauteuils et -d’un large canapé de velours rouge, le maître d’hôtel, en habit noir, -entra et présenta la carte. Paul la tendit à sa femme.</p> - -<p>—Qu’est-ce que tu veux manger?</p> - -<p>—Mais je ne sais pas, moi, ce qu’on mange ici.</p> - -<p>Alors il lut la litanie des plats tout en ôtant son pardessus qu’il -remit aux mains du valet. Puis il dit:</p> - -<p>—Menu corsé—potage bisque—poulet à la diable, râble de lièvre, homard -à l’américaine, salade de légumes bien épicée et dessert.—Nous boirons -du champagne.</p> - -<p>Le maître d’hôtel souriait en regardant la<span class="pagenum"><a name="page_152" id="page_152">{152}</a></span> jeune femme. Il reprit la -carte en murmurant:</p> - -<p>—Monsieur Paul veut-il de la tisane ou du champagne?</p> - -<p>—Du champagne très sec.</p> - -<p>Henriette fut heureuse d’entendre que cet homme savait le nom de son -mari.</p> - -<p>Ils s’assirent, côte à côte, sur le canapé et commencèrent à manger.</p> - -<p>Dix bougies les éclairaient, reflétées dans une grande glace ternie par -des milliers de noms tracés au diamant et qui jetaient sur le cristal -clair une sorte d’immense toile d’araignée.</p> - -<p>Henriette buvait coup sur coup pour s’animer, bien qu’elle se sentît -étourdie dès les premiers verres. Paul, excité par des souvenirs, -baisait à tous moments la main de sa femme. Ses yeux brillaient.</p> - -<p>Elle se sentait étrangement émue par ce lieu suspect, agitée, contente, -un peu souillée mais vibrante. Deux valets graves, muets, habitués à -tout voir et à tout oublier, à n’entrer qu’aux instants nécessaires, et -à sortir aux minutes d’épanchement, allaient et venaient vite et -doucement.</p> - -<p>Vers le milieu du dîner, Henriette était grise, tout à fait grise, et -Paul, en gaieté, lui pressait le genou de toute sa force. Elle -ba<span class="pagenum"><a name="page_153" id="page_153">{153}</a></span>vardait maintenant, hardie, les joues rouges, le regard vif et noyé.</p> - -<p>—Oh! voyons, Paul, confesse-toi, tu sais je voudrais tout savoir?</p> - -<p>—Quoi donc, ma chérie?</p> - -<p>—Je n’ose pas te dire.</p> - -<p>—Dis toujours...</p> - -<p>—As-tu eu des maîtresses... beaucoup... avant moi?</p> - -<p>Il hésitait, un peu perplexe, ne sachant s’il devait cacher ses bonnes -fortunes ou s’en vanter.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Oh! je t’en prie, dis-moi, en as-tu eu beaucoup?</p> - -<p>—Mais quelques-unes.</p> - -<p>—Combien?</p> - -<p>—Je ne sais pas, moi... Est-ce qu’on sait ces choses-là?</p> - -<p>—Tu ne les as pas comptées?...</p> - -<p>—Mais non.</p> - -<p>—Oh! alors, tu en as eu beaucoup?</p> - -<p>—Mais oui.</p> - -<p>—Combien à peu près... seulement à peu près.</p> - -<p>—Mais je ne sais pas du tout, ma chérie. Il y a des années où j’en ai -eu beaucoup, et des années où j’en ai eu bien moins.</p> - -<p>—Combien par an, dis?<span class="pagenum"><a name="page_154" id="page_154">{154}</a></span></p> - -<p>—Tantôt vingt ou trente, tantôt quatre ou cinq seulement.</p> - -<p>—Oh! ça fait plus de cent femmes en tout.</p> - -<p>—Mais oui, à peu près.</p> - -<p>—Oh! que c’est dégoûtant!</p> - -<p>—Pourquoi ça, dégoûtant?</p> - -<p>—Mais parce que c’est dégoûtant, quand on y pense... toutes ces -femmes... nues... et toujours... toujours la même chose... Oh! que c’est -dégoûtant tout de même, plus de cent femmes!</p> - -<p>Il fut choqué qu’elle jugeât cela dégoûtant, et répondit de cet air -supérieur que prennent les hommes pour faire comprendre aux femmes -qu’elles disent une sottise:</p> - -<p>—Voilà qui est drôle, par exemple! s’il est dégoûtant d’avoir cent -femmes, il est dégoûtant également d’en avoir une.</p> - -<p>—Oh non, pas du tout!</p> - -<p>—Pourquoi non?</p> - -<p>—Parce que, une femme, c’est une liaison, c’est un amour qui vous -attache à elle, tandis que cent femmes c’est de la saleté, de -l’inconduite. Je ne comprends pas comment un homme peut se frotter à -toutes ces filles qui sont sales....</p> - -<p>—Mais non, elles sont très propres.</p> - -<p>—On ne peut pas être propre en faisant le métier qu’elles font.<span class="pagenum"><a name="page_155" id="page_155">{155}</a></span></p> - -<p>—Mais, au contraire, c’est à cause de leur métier qu’elles sont -propres.</p> - -<p>—Oh! fi! quand on songe que la veille elles faisaient ça avec un autre! -C’est ignoble!</p> - -<p>—Ce n’est pas plus ignoble que de boire dans ce verre où a bu je ne -sais qui, ce matin, et qu’on a bien moins lavé, sois-en certaine, que...</p> - -<p>—Oh! tais-toi, tu me révoltes...</p> - -<p>—Mais alors pourquoi me demandes-tu si j’ai eu des maîtresses?</p> - -<p>—Dis donc, tes maîtresses, c’étaient des filles, toutes?... Toutes les -cent?...</p> - -<p>—Mais non, mais non...</p> - -<p>—Qu’est-ce que c’était alors?</p> - -<p>—Mais des actrices... des... des petites ouvrières... et des... -quelques femmes du monde...</p> - -<p>—Combien de femmes du monde?</p> - -<p>—Six.</p> - -<p>—Seulement six?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Elles étaient jolies?</p> - -<p>—Mais oui.</p> - -<p>—Plus jolies que les filles?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Lesquelles est-ce que tu préférais, des filles ou des femmes du -monde?<span class="pagenum"><a name="page_156" id="page_156">{156}</a></span></p> - -<p>—Les filles.</p> - -<p>—Oh! que tu es sale! Pourquoi ça?</p> - -<p>—Parce que je n’aime guère les talents d’amateur.</p> - -<p>—Oh! l’horreur! Tu es abominable, sais-tu? Dis donc, et ça t’amusait de -passer comme ça de l’une à l’autre?</p> - -<p>—Mais oui.</p> - -<p>—Beaucoup?</p> - -<p>—Beaucoup.</p> - -<p>—Qu’est-ce qui t’amusait? Est-ce qu’elles ne se ressemblent pas?</p> - -<p>—Mais non.</p> - -<p>—Ah! les femmes ne se ressemblent pas.</p> - -<p>—Pas du tout.</p> - -<p>—En rien?</p> - -<p>—En rien.</p> - -<p>—Que c’est drôle! Qu’est-ce qu’elles ont de différent?</p> - -<p>—Mais, tout.</p> - -<p>—Le corps?</p> - -<p>—Mais oui, le corps.</p> - -<p>—Le corps tout entier?</p> - -<p>—Le corps tout entier.</p> - -<p>—Et quoi encore?</p> - -<p>—Mais, la manière de... d’embrasser, de parler, de dire les moindres -choses.</p> - -<p>—Ah! Et c’est très amusant de changer?</p> - -<p>—Mais oui.<span class="pagenum"><a name="page_157" id="page_157">{157}</a></span></p> - -<p>—Et les hommes aussi sont différents?</p> - -<p>—Ça, je ne sais pas.</p> - -<p>—Tu ne sais pas?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Ils doivent être différents.</p> - -<p>—Oui... sans doute...</p> - -<p>Elle resta pensive, son verre de champagne à la main. Il était plein, -elle le but d’un trait; puis le reposant sur la table, elle jeta ses -deux bras au cou de son mari, en lui murmurant dans la bouche:</p> - -<p>—Oh! mon chéri, comme je t’aime!...</p> - -<p>Il la saisit d’une étreinte emportée... Un garçon qui entrait recula en -refermant la porte; et le service fut interrompu pendant cinq minutes -environ.</p> - -<p>Quand le maître d’hôtel reparut, l’air grave et digne, apportant les -fruits du dessert, elle tenait de nouveau un verre plein entre ses -doigts, et, regardant au fond du liquide jaune et transparent, comme -pour y voir des choses inconnues et rêvées, elle murmurait d’une voix -songeuse:</p> - -<p>—Oh! oui! ça doit être amusant tout de même!</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Imprudence</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 15 septembre 1885, -sous la signature: <span class="smcap">Maufrigneuse</span>.</p></div> -<p><span class="pagenum"><a name="page_158" id="page_158">{158}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_159" id="page_159">{159}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_160" id="page_160">{160}</a></span> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="page_161" id="page_161">{161}</a></span> </p> -<h2><a name="UN_FOU" id="UN_FOU"></a>UN FOU.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">I</span>L était mort chef d’un haut tribunal, magistrat intègre dont la vie -irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Les avocats, -les jeunes conseillers, les juges saluaient en s’inclinant très bas, par -marque d’un profond respect, sa grande figure blanche et maigre -qu’éclairaient deux yeux brillants et profonds.</p> - -<p>Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger les faibles. -Les escrocs et les meurtriers n’avaient point eu d’ennemi plus -redoutable, car il semblait lire, au fond de leurs âmes, leurs pensées -secrètes, et démêler, d’un coup d’œil, tous les mystères de leurs -intentions.</p> - -<p>Il était donc mort, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouré d’hommages -et poursuivi<span class="pagenum"><a name="page_162" id="page_162">{162}</a></span> par les regrets de tout un peuple. Des soldats en culotte -rouge l’avaient escorté jusqu’à sa tombe, et des hommes en cravate -blanche avaient répandu sur son cercueil des paroles désolées et des -larmes qui semblaient vraies.</p> - -<p>Or, voici l’étrange papier que le notaire, éperdu, découvrit dans le -secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers des grands -criminels.</p> - -<p>Cela portait pour titre:</p> - -<p class="c"> -<big>POURQUOI?</big><br /> -</p> - -<p><i>20 juin 1851.</i>—Je sors de la séance. J’ai fait condamner Blondel à -mort! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinq enfants? Pourquoi? -Souvent, on rencontre de ces gens chez qui détruire la vie est une -volupté. Oui, oui, ce doit être une volupté, la plus grande de toutes -peut-être; car tuer n’est-il pas ce qui ressemble le plus à créer? Faire -et détruire! Ces deux mots enferment l’histoire des univers, toute -l’histoire des mondes, tout ce qui est, tout! Pourquoi est-ce enivrant -de tuer?</p> - -<p><i>25 juin.</i>—Songer qu’un être est là qui vit, qui marche, qui court... -Un être? Qu’est-ce qu’un être? Cette chose animée, qui porte en elle le -principe du mouvement et une<span class="pagenum"><a name="page_163" id="page_163">{163}</a></span> volonté réglant ce mouvement! Elle ne -tient à rien cette chose. Ses pieds ne communiquent pas au sol. C’est un -grain de vie qui remue sur la terre; et ce grain de vie, venu je ne sais -d’où, on peut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça -pourrit, c’est fini.</p> - -<p><i>26 juin.</i>—Pourquoi donc est-ce un crime de tuer? oui, pourquoi? C’est, -au contraire, la loi de la nature. Tout être a pour mission de tuer: il -tue pour vivre et il tue pour tuer.</p> - -<p>—Tuer est dans notre tempérament; il faut tuer! La bête tue sans cesse, -tout le jour, à tout instant de son existence.—L’homme tue sans cesse -pour se nourrir, mais comme il a besoin de tuer aussi, par volupté, il a -inventé la chasse! L’enfant tue les insectes qu’il trouve, les petits -oiseaux, tous les petits animaux qui lui tombent sous la main. Mais cela -ne suffisait pas à l’irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce -n’est point assez de tuer la bête; nous avons besoin aussi de tuer -l’homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrifices -humains. Aujourd’hui la nécessité de vivre en société a fait du meurtre -un crime. On condamne et on punit l’assassin! Mais comme nous ne pouvons -vivre sans nous livrer à cet instinct naturel et impérieux de mort, nous -nous soulageons de<span class="pagenum"><a name="page_164" id="page_164">{164}</a></span> temps en temps, par des guerres où un peuple entier -égorge un autre peuple. C’est alors une débauche de sang, une débauche -où s’affolent les armées et dont se grisent encore les bourgeois, les -femmes et les enfants qui lisent, le soir, sous la lampe, le récit -exalté des massacres.</p> - -<p>Et on pourrait croire qu’on méprise ceux destinés à accomplir ces -boucheries d’hommes! Non. On les accable d’honneurs! On les habille avec -de l’or et des draps éclatants; ils portent des plumes sur la tête, des -ornements sur la poitrine; et on leur donne des croix, des récompenses, -des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés des femmes, -acclamés par la foule, uniquement parce qu’ils ont pour mission de -répandre le sang humain! Ils traînent par les rues leurs instruments de -mort que le passant vêtu de noir regarde avec envie. Car tuer est la -grande loi jetée par la nature au cœur de l’être! Il n’est rien de plus -beau et de plus honorable que de tuer!</p> - -<p><i>30 juin.</i>—Tuer est la loi; parce que la nature aime l’éternelle -jeunesse. Elle semble crier par tous ses actes inconscients: «Vite! -vite! vite!» Plus elle détruit, plus elle se renouvelle.</p> - -<p><i>2 juillet.</i>—L’être—qu’est-ce que l’être?<span class="pagenum"><a name="page_165" id="page_165">{165}</a></span> Tout et rien. Par la -pensée, il est le reflet de tout. Par la mémoire et la science, il est -un abrégé du monde, dont il porte l’histoire en lui. Miroir des choses -et miroir des faits, chaque être humain devient un petit univers dans -l’univers!</p> - -<p>Mais voyagez; regardez grouiller les races, et l’homme n’est plus rien! -plus rien, rien! Montez en barque, éloignez-vous du rivage couvert de -foule, et vous n’apercevez bientôt plus rien que la côte. L’être -imperceptible disparaît, tant il est petit, insignifiant. Traversez -l’Europe dans un train rapide, et regardez par la portière. Des hommes, -des hommes, toujours des hommes, innombrables, inconnus, qui grouillent -dans les champs, qui grouillent dans les rues; des paysans stupides -sachant tout juste retourner la terre; des femmes hideuses sachant tout -juste faire la soupe du mâle et enfanter. Allez aux Indes, allez en -Chine, et vous verrez encore s’agiter des milliards d’êtres qui -naissent, vivent et meurent sans laisser plus de trace que la fourmi -écrasée sur les routes. Allez au pays des noirs, gîtés en des cases de -boue; aux pays des Arabes blancs, abrités sous une toile brune qui -flotte au vent, et vous comprendrez que l’être isolé, déterminé, n’est -rien, rien. La race est tout!<span class="pagenum"><a name="page_166" id="page_166">{166}</a></span> Qu’est-ce que l’être, l’être quelconque -d’une tribu errante du désert? Et ces gens, qui sont des sages, ne -s’inquiètent pas de la mort. L’homme ne compte point chez eux. On tue -son ennemi: c’est la guerre. Cela se faisait ainsi jadis, de manoir à -manoir, de province à province.</p> - -<p>Oui, traversez le monde et regardez grouiller les humains innombrables -et inconnus. Inconnus? Ah! voilà le mot du problème! Tuer est un crime -parce que nous avons numéroté les êtres! Quand ils naissent, on les -inscrit, on les nomme, on les baptise. La loi les prend! Voilà! L’être -qui n’est point enregistré ne compte pas: tuez-le dans la lande ou dans -le désert, tuez-le dans la montagne ou dans la plaine, qu’importe! La -nature aime la mort; elle ne punit pas, elle!</p> - -<p>Ce qui est sacré, par exemple, c’est l’état civil! Voilà! C’est lui qui -défend l’homme. L’être est sacré parce qu’il est inscrit à l’état civil! -Respect à l’état civil, le Dieu légal. A genoux!</p> - -<p>L’État peut tuer, lui, parce qu’il a le droit de modifier l’état civil. -Quand il a fait égorger deux cent mille hommes dans une guerre, il les -raye sur son état civil, il les supprime par la main de ses greffiers. -C’est fini. Mais nous, qui ne pouvons point changer les écritures<span class="pagenum"><a name="page_167" id="page_167">{167}</a></span> des -mairies, nous devons respecter la vie. État civil, glorieuse Divinité -qui règne dans les temples des municipalités, je te salue. Tu es plus -fort que la Nature. Ah! Ah!</p> - -<p><i>3 juillet.</i>—Ce doit être un étrange et savoureux plaisir que de tuer, -d’avoir là, devant soi, l’être vivant, pensant; de faire dedans un petit -trou, rien qu’un petit trou, de voir couler cette chose rouge qui est le -sang, qui fait la vie, et de n’avoir plus devant soi, qu’un tas de chair -molle, froide, inerte, vide de pensée!</p> - -<p><i>5 août.</i>—Moi qui ai passé mon existence à juger, à condamner, à tuer -par des paroles prononcées, à tuer par la guillotine ceux qui avaient -tué par le couteau, moi! moi! si je faisais comme tous les assassins que -j’ai frappés, moi! moi! qui le saurait?</p> - -<p><i>10 août.</i>—Qui le saurait jamais? Me soupçonnerait-on, moi, moi, -surtout si je choisis un être que je n’ai aucun intérêt à supprimer?</p> - -<p><i>15 août.</i>—La tentation! La tentation, elle est entrée en moi comme un -ver qui rampe. Elle rampe, elle va; elle se promène dans mon corps -entier, dans mon esprit, qui ne pense plus qu’à ceci: tuer; dans mes -yeux, qui ont besoin de regarder du sang, de voir mourir; dans mes -oreilles, où passe sans cesse quelque<span class="pagenum"><a name="page_168" id="page_168">{168}</a></span> chose d’inconnu, d’horrible, de -déchirant et d’affolant, comme le dernier cri d’un être; dans mes -jambes, où frissonne le désir d’aller, d’aller à l’endroit où la chose -aura lieu; dans mes mains qui frémissent du besoin de tuer. Comme cela -doit être bon, rare, digne d’un homme libre, au-dessus des autres, -maître de son cœur et qui cherche des sensations raffinées!</p> - -<p><i>22 août.</i>—Je ne pouvais plus résister. J’ai tué une petite bête pour -essayer, pour commencer.</p> - -<p>Jean, mon domestique, avait un chardonneret dans une cage suspendue à la -fenêtre de l’office. Je l’ai envoyé faire une course, et j’ai pris le -petit oiseau dans ma main, dans ma main où je sentais battre son cœur. -Il avait chaud. Je suis monté dans ma chambre. De temps en temps, je le -serrais plus fort; son cœur battait plus vite; c’était atroce et -délicieux. J’ai failli l’étouffer. Mais je n’aurais pas vu le sang.</p> - -<p>Alors j’ai pris des ciseaux, de courts ciseaux à ongles, et je lui ai -coupé la gorge en trois coups, tout doucement. Il ouvrait le bec, il -s’efforçait de m’échapper, mais je le tenais, oh! je le tenais; j’aurais -tenu un dogue enragé et j’ai vu le sang couler. Comme c’est beau, rouge, -luisant, clair, du sang! J’avais envie<span class="pagenum"><a name="page_169" id="page_169">{169}</a></span> de le boire. J’y ai trempé le -bout de ma langue! C’est bon. Mais il en avait si peu, ce pauvre petit -oiseau! Je n’ai pas eu le temps de jouir de cette vue comme j’aurais -voulu. Ce doit être superbe de voir saigner un taureau.</p> - -<p>Et puis j’ai fait comme les assassins, comme les vrais. J’ai lavé les -ciseaux, je me suis lavé les mains, j’ai jeté l’eau et j’ai porté le -corps, le cadavre, dans le jardin pour l’enterrer. Je l’ai enfoui sous -un fraisier. On ne le trouvera jamais. Je mangerai tous les jours une -fraise à cette plante. Vraiment, comme on peut jouir de la vie, quand on -sait!</p> - -<p>Mon domestique a pleuré; il croit son oiseau parti. Comment me -soupçonnerait-il? Ah! ah!</p> - -<p><i>25 août.</i>—Il faut que je tue un homme! Il le faut.</p> - -<p><i>30 août.</i>—C’est fait. Comme c’est peu de chose!</p> - -<p>J’étais allé me promener dans le bois de Vernes. Je ne pensais à rien, -non, à rien. Voilà un enfant dans le chemin, un petit garçon qui -mangeait une tartine de beurre.</p> - -<p>Il s’arrête pour me voir passer et dit:</p> - -<p>—Bonjour, m’sieu le président.</p> - -<p>Et la pensée m’entre dans la tête: «Si je le tuais?»<span class="pagenum"><a name="page_170" id="page_170">{170}</a></span></p> - -<p>Je réponds:</p> - -<p>—Tu es tout seul, mon garçon?</p> - -<p>—Oui, m’sieu.</p> - -<p>—Tout seul dans le bois?</p> - -<p>—Oui, m’sieu.</p> - -<p>L’envie de le tuer me grisait comme de l’alcool. Je m’approchai tout -doucement, persuadé qu’il allait s’enfuir. Et voilà que je le saisis à -la gorge... Je le serre, je le serre de toute ma force! Il m’a regardé -avec des yeux effrayants! Quels yeux! Tout ronds, profonds, limpides, -terribles! Je n’ai jamais éprouvé une émotion si brutale... mais si -courte! Il tenait mes poignets dans ses petites mains, et son corps se -tordait ainsi qu’une plume sur le feu. Puis il n’a plus remué.</p> - -<p>Mon cœur battait, ah! le cœur de l’oiseau! J’ai jeté le corps dans le -fossé, puis de l’herbe par-dessus.</p> - -<p>Je suis rentré, j’ai bien dîné. Comme c’est peu de chose! Le soir, -j’étais très gai, léger, rajeuni, j’ai passé la soirée chez le préfet. -On m’a trouvé spirituel.</p> - -<p>Mais je n’ai pas vu le sang! Je suis tranquille.</p> - -<p><i>30 août.</i>—On a découvert le cadavre. On cherche l’assassin. Ah! ah!</p> - -<p><i>1ᵉʳ septembre.</i>—On a arrêté deux rôdeurs. Les preuves manquent.<span class="pagenum"><a name="page_171" id="page_171">{171}</a></span></p> - -<p><i>2 septembre.</i>—Les parents sont venus me voir. Ils ont pleuré! Ah! ah!</p> - -<p><i>6 octobre.</i>—On n’a rien découvert. Quelque vagabond errant aura fait -le coup. Ah! ah! Si j’avais vu le sang couler, il me semble que je -serais tranquille à présent!</p> - -<p><i>10 octobre.</i>—L’envie de tuer me court dans les moelles. Cela est -comparable aux rages d’amour qui vous torturent à vingt ans.</p> - -<p><i>20 octobre.</i>—Encore un. J’allais le long du fleuve, après déjeuner. Et -j’aperçus, sous un saule, un pêcheur endormi. Il était midi. Une bêche -semblait, tout exprès, plantée dans un champ de pommes de terre voisin.</p> - -<p>Je la pris, je revins; je la levai comme une massue et, d’un seul coup, -par le tranchant, je fendis la tête du pêcheur. Oh! il a saigné, -celui-là! Du sang rose, plein de cervelle! Cela coulait dans l’eau, tout -doucement. Et je suis parti d’un pas grave. Si on m’avait vu! Ah! ah! -j’aurais fait un excellent assassin.</p> - -<p><i>25 octobre.</i>—L’affaire du pêcheur soulève un grand bruit. On accuse du -meurtre son neveu, qui pêchait avec lui.</p> - -<p><i>26 octobre.</i>—Le juge d’instruction affirme que le neveu est coupable. -Tout le monde le croit par la ville. Ah! ah!</p> - -<p><i>27 octobre.</i>—Le neveu se défend bien mal. Il était parti au village -acheter du pain<span class="pagenum"><a name="page_172" id="page_172">{172}</a></span> et du fromage, affirme-t-il. Il jure qu’on a tué son -oncle pendant son absence! Qui le croirait?</p> - -<p><i>28 octobre.</i>—Le neveu a failli avouer, tant on lui fait perdre la -tête! Ah! ah! La justice!</p> - -<p><i>15 novembre.</i>—On a des preuves accablantes contre le neveu, qui devait -hériter de son oncle. Je présiderai les assises.</p> - -<p><i>25 janvier.</i>—A mort! à mort! à mort! Je l’ai fait condamner à mort! -Ah! ah! L’avocat général a parlé comme un ange! Ah! ah! Encore un. -J’irai le voir exécuter!</p> - -<p><i>10 mars.</i>—C’est fini. On l’a guillotiné ce matin. Il est très bien -mort! très bien! Cela m’a fait plaisir! Comme c’est beau de voir -trancher la tête d’un homme! Le sang a jailli comme un flot, comme un -flot! Oh! si j’avais pu, j’aurais voulu me baigner dedans. Quelle -ivresse de me coucher là-dessous, de recevoir cela dans mes cheveux et -sur mon visage, et de me relever tout rouge, tout rouge! Ah! si on -savait!</p> - -<p>Maintenant j’attendrai, je puis attendre. Il faudrait si peu de chose -pour me laisser surprendre.</p> - -<p> </p> - -<p>Le manuscrit contenait encore beaucoup<span class="pagenum"><a name="page_173" id="page_173">{173}</a></span> de pages, mais sans relater -aucun crime nouveau.</p> - -<p>Les médecins aliénistes, à qui on l’a confié, affirment qu’il existe -dans le monde beaucoup de fous ignorés, aussi adroits et aussi -redoutables que ce monstrueux dément.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Un Fou</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du mercredi 2 septembre 1885.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_174" id="page_174">{174}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_175" id="page_175">{175}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_176" id="page_176">{176}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_177" id="page_177">{177}</a></span> </p> - -<h2><a name="TRIBUNAUX_RUSTIQUES" id="TRIBUNAUX_RUSTIQUES"></a>TRIBUNAUX RUSTIQUES.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">L</span>A salle de la justice de paix de Gorgeville est pleine de paysans, qui -attendent, immobiles le long des murs, l’ouverture de la séance.</p> - -<p>Il y en a des grands et des petits, des gros rouges et des maigres qui -ont l’air taillés dans une souche de pommiers. Ils ont posé par terre -leurs paniers et ils restent tranquilles, silencieux, préoccupés par -leur affaire. Ils ont apporté avec eux des odeurs d’étable et de sueur, -de lait aigre et de fumier. Des mouches bourdonnent sous le plafond -blanc. On entend, par la porte ouverte, chanter les coqs.</p> - -<p>Sur une sorte d’estrade s’étend une longue table couverte d’un tapis -vert. Un vieux homme ridé écrit, assis à l’extrémité gauche.<span class="pagenum"><a name="page_178" id="page_178">{178}</a></span> Un -gendarme, raide sur sa chaise, regarde en l’air à l’extrémité droite. Et -sur la muraille nue, un grand Christ de bois, tordu dans une pose -douloureuse, semble offrir encore sa souffrance éternelle pour la cause -de ces brutes aux senteurs de bêtes.</p> - -<p>M. le juge de paix entre enfin. Il est ventru, coloré, et il secoue, -dans son pas rapide de gros homme pressé, sa grande robe noire de -magistrat; il s’assied, pose sa toque sur la table et regarde -l’assistance avec un air de profond mépris.</p> - -<p>C’est un lettré de province et un bel esprit d’arrondissement, un de -ceux qui traduisent Horace, goûtent les petits vers de Voltaire et -savent par cœur Vert-Vert ainsi que les poésies grivoises de Parny.</p> - -<p>Il prononce:</p> - -<p>—Allons, monsieur Potel, appelez les affaires.</p> - -<p>Puis souriant, il murmure:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Quidquid tentabam dicere versus erat.</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Le greffier alors, levant son front chauve, bredouille d’une voix -inintelligible: «Mᵐᵉ Victoire Bascule contre Isidore Paturon.»</p> - -<p>Une énorme femme s’avance, une dame de campagne, une dame de chef-lieu -de canton, avec un chapeau à rubans, une chaîne de<span class="pagenum"><a name="page_179" id="page_179">{179}</a></span> montre en feston sur -le ventre, des bagues aux doigts et des boucles d’oreilles luisantes -comme des chandelles allumées.</p> - -<p>Le juge de paix la salue d’un coup d’œil de connaissance où perce une -raillerie, et dit:</p> - -<p>—Madame Bascule, articulez vos griefs.</p> - -<p>La partie adverse se tient de l’autre côté. Elle est représentée par -trois personnes. Au milieu, un jeune paysan de vingt-cinq ans, joufflu -comme une pomme et rouge comme un coquelicot. A sa droite, sa femme -toute jeune, maigre, petite, pareille à une poule cayenne, avec une tête -mince et plate que coiffe, comme une crête, un bonnet rose. Elle a un -œil rond, étonné et colère, qui regarde de côté comme celui des -volailles. A la gauche du garçon se tient son père, vieux homme courbé, -dont le corps tortu disparaît dans sa blouse empesée, comme sous une -cloche.</p> - -<p>Mᵐᵉ Bascule s’explique:</p> - -<p>—Monsieur le juge de paix, voici quinze ans que j’ai recueilli ce -garçon. Je l’ai élevé et aimé comme une mère, j’ai tout fait pour lui, -j’en ai fait un homme. Il m’avait promis, il m’avait juré de ne pas me -quitter, il m’en a même fait un acte, moyennant lequel je lui ai donné -un petit bien, ma terre de Bec-de-Mortin, qui vaut dans les six mille. -Or voilà<span class="pagenum"><a name="page_180" id="page_180">{180}</a></span> qu’une petite chose, une petite rien du tout, une petite -morveuse...</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge de paix.</span>—Modérez-vous, madame Bascule.</p> - -<p><span class="smcap">Mᵐᵉ Bascule.</span>—Une petite... une petite... je m’entends, lui a tourné la -tête, lui a fait je ne sais quoi, non, je ne sais quoi... et il s’en va -l’épouser, ce sot, ce grand bête, et il lui porte mon bien en mariage, -mon bien du Bec-de-Mortin... Ah! mais non, ah! mais non... J’ai un -papier, le voilà... Qu’il me rende mon bien, alors. Nous avons fait un -acte de notaire pour le bien et un acte de papier privé pour l’amitié. -L’un vaut l’autre. Chacun son droit, est-ce pas vrai?</p> - -<p>Elle tend au juge de paix un papier timbré grand ouvert.</p> - -<p><span class="smcap">Isidore Paturon.</span>—C’est pas vrai.</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Taisez-vous. Vous parlerez à votre tour. (<small>Il lit.</small>)</p> - -<p>«Je soussigné, Isidore Paturon, promets par la présente à Mᵐᵉ Bascule, -ma bienfaitrice, de ne jamais la quitter de mon vivant, et de la servir -avec dévouement.</p> - -<p>«Gorgeville, le 5 août 1883.»</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Il y a une croix comme signature; vous ne savez donc pas -écrire?<span class="pagenum"><a name="page_181" id="page_181">{181}</a></span></p> - -<p><span class="smcap">Isidore.</span>—Non. J’ sais point.</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—C’est vous qui l’avez faite, cette croix?</p> - -<p><span class="smcap">Isidore.</span>—Non, c’est point mé.</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Qu’est-ce qui l’a faite, alors?</p> - -<p><span class="smcap">Isidore.</span>—C’est elle.</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Vous êtes prêt à jurer que vous n’avez pas fait cette croix?</p> - -<p><span class="smcap">Isidore</span>, <small>avec précipitation</small>.—Sur la tête d’ mon pé, d’ ma mé, d’ mon -grand-pé, de ma grand’ mé, et du bon Dieu qui m’entend, je jure que -c’est point mé. (<small>Il lève la main et crache de côté pour appuyer son -serment.</small>)</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge</span>, <small>riant</small>.—Quels ont donc été vos rapports avec Mᵐᵉ Bascule, ici -présente?</p> - -<p><span class="smcap">Isidore.</span>—A m’a servi de traînée. (<small>Rires dans l’auditoire.</small>)</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Modérez vos expressions. Vous voulez dire que vos relations -n’ont pas été aussi pures qu’elle le prétend.</p> - -<p><span class="smcap">Le père Paturon</span>, <small>prenant la parole</small>.—I n’avait point quinze ans, point -quinze ans, m’sieu l’ juge, quant a m’ la débouché...</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Vous voulez dire débauché?</p> - -<p><span class="smcap">Le Père.</span>—Je sais ti mé? I n’avait point<span class="pagenum"><a name="page_182" id="page_182">{182}</a></span> quinze ans. Y en avait déjà -ben quatre qu’a l’élevait en brochette, qu’a l’ nourrissait comme un -poulet gras, à l’ faire crever de nourriture, sauf votre respect. Et pi, -quand l’ temps fut v’nu qui lui sembla prêt, qu’a la détravé...</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Dépravé... Et vous avez laissé faire?...</p> - -<p><span class="smcap">Le Père.</span>—Celle-là ou ben une autre, fallait ben qu’ ça arrive!...</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Alors de quoi vous plaignez-vous?</p> - -<p><span class="smcap">Le Père.</span>—De rien! Oh! me plains de rien mé, de rien, seulement qu’i -n’en veut pu, li, qu’il est ben libre. Jé demande protection à la loi.</p> - -<p><span class="smcap">Mᵐᵉ Bascule.</span>—Ces gens m’accablent de mensonges, monsieur le juge. J’en -ai fait un homme.</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Parbleu.</p> - -<p><span class="smcap">Mᵐᵉ Bascule.</span>—Et il me renie, il m’abandonne, il me vole mon bien...</p> - -<p><span class="smcap">Isidore.</span>—C’est pas vrai, m’sieu l’juge. J’ voulus la quitter, v’là cinq -ans, vu qu’ell’ avait grossi d’excès, et que ça m’allait point. Ça me -déplaisait, quoi? Je li dis donc que j’ vas partir? Alors v’là qu’a -pleure comme<span class="pagenum"><a name="page_183" id="page_183">{183}</a></span> une gouttière et qu’a me promet son bien du Bec-de-Mortin -pour rester quéque z’années, rien que quatre ou cinq. Mé, je dis «oui» -pardi! Quéque vous auriez fait, vous?</p> - -<p>Je suis donc resté cinq ans, jour pour jour, heure pour heure. J’étais -quitte. Chacun son dû. Ça valait ben ça! (<small>La femme d’Isidore, muette -jusque-là, crie avec une voix perçante de perruche:</small>)</p> - -<p>—Mais guétez-la, guétez-la, m’sieu l’ juge, c’te meule, et dites-mé que -ça valait ben ça?</p> - -<p><span class="smcap">Le Père</span> <small>hoche la tête d’un air convaincu et répète</small>:—Pardi, oui, ça -valait ben ça. (<small>Mᵐᵉ Bascule s’affaisse sur le banc derrière elle, et se -met à pleurer.</small>)</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge</span>, <small>paternel</small>.—Que voulez-vous, chère dame, je n’y peux rien. Vous -lui avez donné votre terre du Bec-de-Mortin par acte parfaitement -régulier. C’est à lui, bien à lui. Il avait le droit incontestable de -faire ce qu’il a fait et de l’apporter en dot à sa femme. Je n’ai pas à -entrer dans les questions de... de... délicatesse... Je ne peux -envisager les faits qu’au point de vue de la loi. Je n’y peux rien.</p> - -<p><span class="smcap">Le père Paturon</span>, <small>d’une voix fière</small>.—J’ pourrais ti r’tourner cheuz nous?</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Parfaitement. (<small>Ils s’en vont sous les regards sympathiques des -paysans, comme des gens dont la cause est gagnée. Mᵐᵉ Bascule sanglote -sur son banc.</small>)<span class="pagenum"><a name="page_184" id="page_184">{184}</a></span></p> - -<p><span class="smcap">Le Juge</span>, <small>souriant</small>.—Remettez-vous, chère dame. Voyons, voyons, -remettez-vous... et... si j’ai un conseil à vous donner, c’est de -chercher un autre... un autre élève...</p> - -<p><span class="smcap">Mᵐᵉ Bascule</span>, <small>à travers ses larmes</small>.—Je n’en trouverai pas... pas...</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge.</span>—Je regrette de ne pouvoir vous en indiquer un. (<small>Elle jette un -regard désespéré vers le Christ douloureux et tordu sur sa croix, puis -elle se lève et s’en va, à petits pas, avec des hoquets de chagrin, -cachant sa figure dans son mouchoir.</small>)</p> - -<p><span class="smcap">Le Juge</span> <small>se tourne vers son greffier, et, d’une voix goguenarde</small>:—Calypso -ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. (<small>Puis d’une voix grave:</small>)</p> - -<p>—Appelez les affaires suivantes.</p> - -<p><span class="smcap">Le Greffier</span> <small>bredouille</small>.—Célestin Polyte Lecacheur.—Prosper Magloire -Dieulafait...</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Tribunaux rustiques</i> ont paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 25 -novembre 1884, sous la signature: <span class="smcap">Maufrigneuse</span>.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_185" id="page_185">{185}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_186" id="page_186">{186}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_187" id="page_187">{187}</a></span> </p> -<h2><a name="LEPINGLE" id="LEPINGLE"></a>L’ÉPINGLE.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">J</span>E ne dirai ni le nom du pays, ni celui de l’homme. C’était loin, bien -loin d’ici, sur une côte fertile et brûlante. Nous suivions, depuis le -matin, le rivage couvert de récoltes et la mer bleue couverte de soleil. -Des fleurs poussaient tout près des vagues, des vagues légères, si -douces, endormantes. Il faisait chaud; c’était une molle chaleur -parfumée de terre grasse, humide et féconde; on croyait respirer des -germes.</p> - -<p>On m’avait dit que, ce soir-là, je trouverais l’hospitalité dans la -maison du Français qui habitait au bout d’un promontoire, dans un bois -d’orangers. Qui était-il? Je l’ignorais encore. Il était arrivé un -matin, dix ans plus tôt; il avait acheté de la terre, planté des vignes, -semé des grains; il avait travaillé, cet<span class="pagenum"><a name="page_188" id="page_188">{188}</a></span> homme, avec passion, avec -fureur. Puis, de mois en mois, d’année en année, agrandissant son -domaine, fécondant sans arrêt le sol puissant et vierge, il avait ainsi -amassé une fortune par son labeur infatigable.</p> - -<p>Pourtant il travaillait toujours, disait-on. Levé dès l’aurore, -parcourant ses champs jusqu’à la nuit, surveillant sans cesse, il -semblait harcelé par une idée fixe, torturé par l’insatiable désir de -l’argent, que rien n’endort, que rien n’apaise.</p> - -<p>Maintenant, il semblait très riche.</p> - -<p>Le soleil baissait quand j’atteignis sa demeure. Elle se dressait en -effet au bout d’un cap au milieu des orangers. C’était une large maison -carrée toute simple et dominant la mer.</p> - -<p>Comme j’approchais, un homme à grande barbe parut sur la porte. L’ayant -salué, je lui demandai un asile pour la nuit. Il me tendit la main en -souriant.</p> - -<p>—Entrez, monsieur, vous êtes chez vous.</p> - -<p>Il me conduisit dans une chambre, mit à mes ordres un serviteur, avec -une aisance parfaite et une bonne grâce familière d’homme du monde; puis -il me quitta en disant:</p> - -<p>—Nous dînerons lorsque vous voudrez bien descendre.</p> - -<p>Nous dînâmes, en effet, en tête à tête, sur<span class="pagenum"><a name="page_189" id="page_189">{189}</a></span> une terrasse en face de la -mer. Je lui parlai d’abord de ce pays si riche, si lointain, si inconnu! -Il souriait, répondant avec distraction:</p> - -<p>Oui, cette terre est belle. Mais aucune terre ne plaît loin de celle -qu’on aime.</p> - -<p>—Vous regrettez la France?</p> - -<p>—Je regrette Paris.</p> - -<p>—Pourquoi n’y retournez-vous pas?</p> - -<p>—Oh! j’y reviendrai.</p> - -<p>Et, tout doucement, nous nous mîmes à parler du monde français, des -boulevards et des choses de Paris. Il m’interrogeait en homme qui a -connu cela, me citait des noms, tous les noms familiers sur le trottoir -du Vaudeville.</p> - -<p>—Qui voit-on chez Tortoni aujourd’hui?</p> - -<p>—Toujours les mêmes, sauf les morts.</p> - -<p>Je le regardais avec attention, poursuivi par un vague souvenir. Certes, -j’avais vu cette tête-là quelque part! Mais où? mais quand? Il semblait -fatigué, bien que vigoureux, triste, bien que résolu. Sa grande barbe -blonde tombait sur sa poitrine, et parfois il la prenait près du menton -et, la serrant dans sa main refermée, l’y faisait glisser jusqu’au bout. -Un peu chauve, il avait des sourcils épais et une forte moustache qui se -mêlait aux poils des joues.<span class="pagenum"><a name="page_190" id="page_190">{190}</a></span></p> - -<p>Derrière nous, le soleil s’enfonçait dans la mer, jetant sur la côte un -brouillard de feu. Les orangers en fleurs exhalaient dans l’air du soir -leur arome violent et délicieux. Lui ne voyait rien que moi, et, le -regard fixe, il semblait apercevoir dans mes yeux, apercevoir au fond de -mon âme l’image lointaine, aimée et connue du large trottoir ombragé, -qui va de la Madeleine à la rue Drouot.</p> - -<p>—Connaissez-vous Boutrelle?</p> - -<p>—Oui, certes.</p> - -<p>—Est-il bien changé?</p> - -<p>—Oui, tout blanc.</p> - -<p>—Et La Ridamie?</p> - -<p>—Toujours le même.</p> - -<p>—Et les femmes? Parlez-moi des femmes. Voyons. Connaissez-vous Suzanne -Verner?</p> - -<p>—Oui, très forte, finie.</p> - -<p>—Ah! Et Sophie Astier?</p> - -<p>—Morte.</p> - -<p>—Pauvre fille! Est-ce que... Connaissez-vous...</p> - -<p>Mais il se tut brusquement. Puis, la voix changée, la figure pâlie -soudain, il reprit:</p> - -<p>—Non, il vaut mieux que je ne parle plus de cela, ça me ravage.</p> - -<p>Puis, comme pour changer la marche de son esprit, il se leva.</p> - -<p>—Voulez-vous rentrer?<span class="pagenum"><a name="page_191" id="page_191">{191}</a></span></p> - -<p>—Je veux bien.</p> - -<p>Et il me précéda dans sa maison.</p> - -<p>Les pièces du bas étaient énormes, nues, tristes, semblaient -abandonnées. Des assiettes et des verres traînaient sur des tables, -laissés là par les serviteurs à peau basanée qui rôdaient sans cesse -dans cette vaste demeure. Deux fusils pendaient à deux clous sur le mur; -et, dans les encoignures, on voyait des bêches, des lignes de pêche, des -feuilles de palmier séchées, des objets de toute espèce posés au hasard -des rentrées et qui se trouvaient à portée de la main pour le hasard des -sorties et des besognes.</p> - -<p>Mon hôte sourit:</p> - -<p>—C’est le logis, ou plutôt le taudis d’un exilé, dit-il, mais ma -chambre est plus propre. Allons-y.</p> - -<p>Je crus, en y entrant, pénétrer dans le magasin d’un brocanteur, tant -elle était remplie de choses, de ces choses disparates, bizarres et -variées qu’on sent être des souvenirs. Sur les murs deux jolis dessins -de peintres connus, des étoffes, des armes, épées et pistolets, puis, -juste au milieu du panneau principal un carré de satin blanc encadré -d’or.</p> - -<p>Surpris, je m’approchai pour voir, et j’aperçus une épingle à cheveux -piquée au centre de l’étoffe brillante.<span class="pagenum"><a name="page_192" id="page_192">{192}</a></span></p> - -<p>Mon hôte posa sa main sur mon épaule:</p> - -<p>—Voilà, dit-il en souriant, la seule chose que je regarde ici, et la -seule que je voie depuis dix ans. M. Prudhomme proclamait: «Ce sabre est -le plus beau jour de ma vie», moi, je puis dire: «Cette épingle est -toute ma vie».</p> - -<p>Je cherchais une phrase banale; je finis par prononcer:</p> - -<p>—Vous avez souffert par une femme?</p> - -<p>Il reprit brusquement:</p> - -<p>—Dites que je souffre comme un misérable... Mais venez sur mon balcon. -Un nom m’est venu tout à l’heure sur les lèvres que je n’ai point osé -prononcer, car si vous m’aviez répondu «morte», comme vous avez fait -pour Sophie Astier, je me serais brûlé la cervelle, aujourd’hui même.</p> - -<p>Nous étions sortis sur le large balcon d’où l’on voyait deux golfes, -l’un à droite, et l’autre à gauche, enfermés par de hautes montagnes -grises. C’était l’heure crépusculaire où le soleil disparu n’éclaire -plus la terre que par les reflets du ciel.</p> - -<p>Il reprit:</p> - -<p>—Est-ce que Jeanne de Limours vit encore?</p> - -<p>Son œil s’était fixé sur le mien, plein d’une angoisse frémissante.<span class="pagenum"><a name="page_193" id="page_193">{193}</a></span></p> - -<p>Je souris:</p> - -<p>—Parbleu... et plus jolie que jamais.</p> - -<p>—Vous la connaissez?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>Il hésitait:</p> - -<p>—Tout à fait...?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>Il me prit la main:</p> - -<p>—Parlez-moi d’elle.</p> - -<p>—Mais je n’ai rien à en dire; c’est une des femmes, ou plutôt une des -filles les plus charmantes et les plus cotées de Paris. Elle mène une -existence agréable et princière, voilà tout.</p> - -<p>Il murmura: «Je l’aime» comme s’il eût dit: «Je vais mourir». Puis, -brusquement:</p> - -<p>—Ah! pendant trois ans, ce fut une existence effroyable et délicieuse -que la nôtre. J’ai failli la tuer cinq ou six fois; elle a tenté de me -crever les yeux avec cette épingle que vous venez de voir. Tenez, -regardez ce petit point blanc sous mon œil gauche. Nous nous aimions! -Comment pourrais-je expliquer cette passion-là? Vous ne la comprendriez -point.</p> - -<p>Il doit exister un amour simple, fait du double élan de deux cœurs et de -deux âmes; mais il existe assurément un amour atroce, cruellement -torturant, fait de l’invincible<span class="pagenum"><a name="page_194" id="page_194">{194}</a></span> enlacement de deux êtres disparates qui -se détestent en s’adorant.</p> - -<p>Cette fille m’a ruiné en trois ans. Je possédais quatre millions qu’elle -a mangés de son air calme, tranquillement, qu’elle a croqués avec un -sourire doux qui semblait tomber de ses yeux sur ses lèvres.</p> - -<p>Vous la connaissez? Elle a en elle quelque chose d’irrésistible! Quoi? -Je ne sais pas. Sont-ce ces yeux gris dont le regard entre comme une -vrille et reste en vous comme le crochet d’une flèche? C’est plutôt ce -sourire doux, indifférent et séduisant, qui reste sur sa face à la façon -d’un masque. Sa grâce lente pénètre peu à peu, se dégage d’elle comme un -parfum, de sa taille longue, à peine balancée, quand elle passe, car -elle semble glisser plutôt que marcher, de sa voix un peu traînante, -jolie, et qui semble être la musique de son sourire, de son geste aussi, -de son geste toujours modéré, toujours juste et qui grise l’œil tant il -est harmonieux. Pendant trois ans, je n’ai vu qu’elle sur la terre! -Comme j’ai souffert! Car elle me trompait avec tout le monde! Pourquoi? -Pour rien, pour tromper. Et quand je l’avais appris, quand je la -traitais de fille et de gueuse, elle avouait tranquillement: «Est-ce que -nous sommes mariés?» disait-elle.<span class="pagenum"><a name="page_195" id="page_195">{195}</a></span></p> - -<p>Depuis que je suis ici, j’ai tant songé à elle que j’ai fini par la -comprendre: cette fille-là, c’est Manon Lescaut revenue. C’est Manon qui -ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour qui l’amour, le plaisir -et l’argent ne font qu’un.</p> - -<p>Il se tut. Puis, après quelques minutes:</p> - -<p>—Quand j’eus mangé mon dernier sou pour elle, elle m’a dit simplement: -«Vous comprenez, mon cher, que je ne peux pas vivre de l’air et du -temps. Je vous aime beaucoup, je vous aime plus que personne, mais il -faut vivre. La misère et moi ne ferons jamais bon ménage».</p> - -<p>Et si je vous disais, pourtant, quelle vie atroce j’ai menée à côté -d’elle! Quand je la regardais, j’avais autant envie de la tuer que de -l’embrasser. Quand je la regardais... je sentais un besoin furieux -d’ouvrir les bras, de l’étreindre et de l’étrangler. Il y avait en elle, -derrière ses yeux, quelque chose de perfide et d’insaisissable qui me -faisait l’exécrer; et c’est peut-être à cause de cela que je l’aimais -tant. En elle, le Féminin, l’odieux et affolant Féminin était plus -puissant qu’en aucune autre femme. Elle en était chargée, surchargée -comme d’un fluide grisant et vénéneux. Elle était Femme, plus qu’on ne -l’a jamais été.<span class="pagenum"><a name="page_196" id="page_196">{196}</a></span></p> - -<p>Et tenez, quand je sortais avec elle, elle posait son œil sur tous les -hommes d’une telle façon, qu’elle semblait se donner à chacun d’un seul -regard. Cela m’exaspérait et m’attachait à elle davantage, cependant. -Cette créature, rien qu’en passant dans la rue, appartenait à tout le -monde, malgré moi, malgré elle, par le fait de sa nature même, bien -qu’elle eût l’allure modeste et douce. Comprenez-vous?</p> - -<p>Et quel supplice! Au théâtre, au restaurant, il me semblait qu’on la -possédait sous mes yeux. Et dès que je la laissais seule, d’autres, en -effet, la possédaient.</p> - -<p>Voilà dix ans que je ne l’ai vue, et je l’aime plus que jamais!</p> - -<p> </p> - -<p>La nuit s’était répandue sur la terre. Un parfum puissant d’orangers -flottait dans l’air.</p> - -<p>Je lui dis:</p> - -<p>—La reverrez-vous?</p> - -<p>Il répondit:</p> - -<p>—Parbleu! J’ai maintenant ici, tant en terre qu’en argent, sept à huit -cent mille francs. Quand le million sera complet, je vendrai tout et je -partirai. J’en ai pour un an avec elle—une bonne année entière.—Et -puis adieu, ma vie sera close.<span class="pagenum"><a name="page_197" id="page_197">{197}</a></span></p> - -<p>Je demandai:</p> - -<p>—Mais ensuite?</p> - -<p>—Ensuite, je ne sais pas. Ce sera fini! Je lui demanderai peut-être de -me prendre comme valet de chambre.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>L’Épingle</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du jeudi 13 août 1885, sous -la signature: <span class="smcap">Maufrigneuse</span>.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_198" id="page_198">{198}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_199" id="page_199">{199}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_200" id="page_200">{200}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_201" id="page_201">{201}</a></span></p> -<h2><a name="LES_BECASSES" id="LES_BECASSES"></a>LES BÉCASSES.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">M</span>A chère amie, vous me demandez pourquoi je ne rentre pas à Paris; vous -vous étonnez, et vous vous fâchez presque. La raison que je vais vous -donner va, sans doute, vous révolter: Est-ce qu’un chasseur rentre à -Paris au moment du passage des bécasses?</p> - -<p>Certes, je comprends et j’aime assez cette vie de la ville, qui va de la -chambre au trottoir; mais je préfère la vie libre, la rude vie d’automne -du chasseur.</p> - -<p>A Paris, il me semble que je ne suis jamais dehors; car les rues ne -sont, en somme, que de grands appartements communs, et sans plafond. -Est-on à l’air, entre deux murs, les pieds sur des pavés de bois ou de -pierre, le regard borné partout par des bâtiments, sans<span class="pagenum"><a name="page_202" id="page_202">{202}</a></span> aucun horizon -de verdure, de plaines ou de bois? Des milliers de voisins vous -coudoient, vous poussent, vous saluent et vous parlent; et le fait de -recevoir de l’eau sur un parapluie quand il pleut ne suffit pas à me -donner l’impression, la sensation de l’espace.</p> - -<p>Ici, je perçois bien nettement, et délicieusement la différence du -dedans et du dehors... Mais ce n’est pas de cela que je veux vous -parler...</p> - -<p>Donc les bécasses passent.</p> - -<p>Il faut vous dire que j’habite une grande maison normande, dans une -vallée, auprès d’une petite rivière, et que je chasse presque tous les -jours.</p> - -<p>Les autres jours, je lis; je lis même des choses que les hommes de Paris -n’ont pas le temps de connaître, des choses très sérieuses, très -profondes, très curieuses, écrites par un brave savant de génie, un -étranger qui a passé toute sa vie à étudier la même question et a -observé les mêmes faits relatifs à l’influence du fonctionnement de nos -organes sur notre intelligence.</p> - -<p>Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères -d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en -attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle, nous partons pour -leur ferme de<span class="pagenum"><a name="page_203" id="page_203">{203}</a></span> Cannetot près de Fécamp, parce qu’il y a là un petit bois -délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses -qui passent.</p> - -<p>Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des -premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de -conquérants qui envahit la France, prit et garda l’Angleterre, s’établit -sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa -comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous -les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses -de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et -surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol -sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, -la voix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de -la mer.</p> - -<p>Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons, -agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans -que nos fermiers.</p> - -<p>Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses.</p> - -<p>Chaque matin l’aîné, Simon, me disait:</p> - -<p>—Hé, v’là l’vent qui passe à l’est, y va geler. Dans deux jours, elles -viendront.<span class="pagenum"><a name="page_204" id="page_204">{204}</a></span></p> - -<p>Le cadet, Gaspard, plus précis, attendait que la gelée fût venue pour -l’annoncer.</p> - -<p>Or, jeudi dernier, il entra dans ma chambre dès l’aurore en criant:</p> - -<p>—Ça y est, la terre est toute blanche. Deux jours comme ça et nous -allons à Cannetot.</p> - -<p>Deux jours plus tard, en effet, nous partions pour Cannetot. Certes, -vous auriez ri en nous voyant. Nous nous déplaçons dans une étrange -voiture de chasse que mon père fit construire autrefois. Construire est -le seul mot que je puisse employer en parlant de ce monument voyageur, -ou plutôt de ce tremblement de terre roulant. Il y a de tout là dedans: -caisses pour les provisions, caisses pour les armes, caisses pour les -malles, caisses à claire-voie pour les chiens. Tout y est à l’abri, -excepté les hommes, perchés sur des banquettes à balustrades, hautes -comme un troisième étage et portées par quatre roues gigantesques. On -parvient là-dessus comme on peut, en se servant des pieds, des mains et -même des dents à l’occasion, car aucun marchepied ne donne accès sur cet -édifice.</p> - -<p>Donc, les deux d’Orgemol et moi nous escaladons cette montagne, en des -accoutrements de Lapons. Nous sommes vêtus de<span class="pagenum"><a name="page_205" id="page_205">{205}</a></span> peaux de mouton, nous -portons des bas de laine énormes par-dessus nos pantalons, et des -guêtres par-dessus nos bas de laine; nous avons des coiffures en -fourrure noire et des gants en fourrure blanche. Quand nous sommes -installés, Jean, mon domestique, nous jette nos trois bassets, Pif, Paf -et Moustache. Pif appartient à Simon, Paf à Gaspard et Moustache à moi. -On dirait trois petits crocodiles à poil. Ils sont longs, bas, crochus, -avec des pattes torses, et tellement velus qu’ils ont l’air de -broussailles jaunes. A peine voit-on leurs yeux noirs sous leurs -sourcils, et leurs crocs blancs sous leurs barbes. Jamais on ne les -enferme dans les chenils roulants de la voiture. Chacun de nous garde le -sien sous ses pieds pour avoir chaud.</p> - -<p>Et nous voilà partis, secoués abominablement. Il gelait, il gelait -ferme. Nous étions contents. Vers cinq heures nous arrivions. Le -fermier, maître Picot, nous attendait devant la porte. C’est aussi un -gaillard, pas grand, mais rond, trapu, vigoureux comme un dogue, rusé -comme un renard, toujours souriant, toujours content et sachant faire -argent de tout.</p> - -<p>C’est grande fête pour lui, au moment des bécasses.</p> - -<p>La ferme est vaste, un vieux bâtiment dans<span class="pagenum"><a name="page_206" id="page_206">{206}</a></span> une cour à pommiers, -entourée de quatre rangs de hêtres qui bataillent toute l’année contre -le vent de mer.</p> - -<p>Nous entrons dans la cuisine où flambe un beau feu en notre honneur.</p> - -<p>Notre table est mise tout contre la haute cheminée où tourne et cuit, -devant la flamme claire, un gros poulet dont le jus coule dans un plat -de terre.</p> - -<p>La fermière alors nous salue, une grande femme muette, très polie, tout -occupée des soins de la maison, la tête pleine d’affaires et de -chiffres, prix des grains, des volailles, des moutons, des bœufs. C’est -une femme d’ordre, rangée et sévère, connue à sa valeur dans les -environs.</p> - -<p>Au fond de la cuisine s’étend la grande table où viendront s’asseoir -tout à l’heure les valets de tout ordre, charretiers, laboureurs, -goujats, filles de ferme, bergers; et tous ces gens mangeront en silence -sous l’œil actif de la maîtresse, en nous regardant dîner avec maître -Picot, qui dira des blagues pour rire. Puis, quand tout son personnel -sera repu, madame Picot prendra, seule, son repas rapide et frugal sur -un coin de table, en surveillant la servante.</p> - -<p>Aux jours ordinaires elle dîne avec tout son monde.<span class="pagenum"><a name="page_207" id="page_207">{207}</a></span></p> - -<p>Nous couchons tous les trois, les d’Orgemol et moi, dans une chambre -blanche, toute nue, peinte à la chaux, et qui contient seulement nos -trois lits, trois chaises et trois cuvettes.</p> - -<p>Gaspard s’éveille toujours le premier, et sonne une diane retentissante. -En une demi-heure tout le monde est prêt et on part avec maître Picot -qui chasse avec nous.</p> - -<p>Maître Picot me préfère à ses maîtres. Pourquoi? sans doute parce que je -ne suis pas son maître. Donc nous voilà tous les deux qui gagnons le -bois par la droite, tandis que les deux frères vont attaquer par la -gauche. Simon a la direction des chiens qu’il traîne, tous les trois -attachés au bout d’une corde.</p> - -<p>Car nous ne chassons pas la bécasse, mais le lapin. Nous sommes -convaincus qu’il ne faut pas chercher la bécasse, mais la trouver. On -tombe dessus et on la tue, voilà. Quand on veut spécialement en -rencontrer, on ne les pince jamais. C’est vraiment une chose belle et -curieuse que d’entendre dans l’air frais du matin, la détonation brève -du fusil, puis la voix formidable de Gaspard emplir l’horizon et hurler: -«Bécasse.—Elle y est.»</p> - -<p>Moi je suis sournois. Quand j’ai tué une<span class="pagenum"><a name="page_208" id="page_208">{208}</a></span> bécasse, je crie: «Lapin!» Et -je triomphe avec excès lorsqu’on sort les pièces du carnier, au déjeuner -de midi.</p> - -<p>Donc nous voilà, maître Picot et moi, dans le petit bois dont les -feuilles tombent avec un murmure doux et continu, un murmure sec, un peu -triste, elles sont mortes. Il fait froid, un froid léger qui pique les -yeux, le nez, et les oreilles et qui a poudré d’une fine mousse blanche -le bout des herbes et la terre brune des labourés. Mais on a chaud tout -le long des membres, sous la grosse peau de mouton. Le soleil est gai -dans l’air bleu, il ne chauffe guère, mais il est gai. Il fait bon -chasser au bois par les frais matins d’hiver.</p> - -<p>Là-bas, un chien jette un aboiement aigu. C’est Pif. Je connais sa voix -frêle. Puis, plus rien. Voilà un autre cri, puis un autre; et Paf à son -tour donne de la gueule. Que fait donc Moustache? Ah! le voilà qui -piaule comme une poule qu’on étrangle! Ils ont levé un lapin. Attention, -maître Picot!</p> - -<p>Ils s’éloignent, se rapprochent, s’écartent encore, puis reviennent; -nous suivons leurs allées imprévues, en courant dans les petits chemins, -l’esprit en éveil, le doigt sur la gâchette du fusil.</p> - -<p>Ils remontent vers la plaine, nous remon<span class="pagenum"><a name="page_209" id="page_209">{209}</a></span>tons aussi. Soudain, une tache -grise, une ombre traverse le sentier. J’épaule et je tire. La fumée -légère s’envole dans l’air bleu, et j’aperçois sur l’herbe une pincée de -poil blanc qui remue. Alors je hurle de toute ma force: «Lapin, -lapin.—Il y est!» Et je le montre aux trois chiens, aux trois -crocodiles velus qui me félicitent en remuant la queue; puis s’en vont -en chercher un autre.</p> - -<p>Maître Picot m’avait rejoint. Moustache se remit à japper. Le fermier -dit:</p> - -<p>—Ça pourrait bien être un lièvre, allons au bord de la plaine.</p> - -<p>Mais au moment où je sortais du bois, j’aperçus, debout, à dix pas de -moi, enveloppé dans son immense manteau jaunâtre, coiffé d’un bonnet de -laine, et tricotant toujours un bas, comme font les bergers chez nous, -le pâtre de maître Picot, Gargan, le muet. Je lui dis, selon l’usage:</p> - -<p>—Bonjour, pasteur.</p> - -<p>Et il leva la main pour me saluer, bien qu’il n’eût pas entendu ma voix; -mais il avait vu le mouvement de mes lèvres.</p> - -<p>Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinze ans je le -voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d’un champ, le corps -immobile, et ses mains tricotant toujours. Son troupeau le suivait<span class="pagenum"><a name="page_210" id="page_210">{210}</a></span> -comme une meute, semblait obéir à son œil.</p> - -<p>Maître Picot me serra le bras:</p> - -<p>—Vous savez que le berger a tué sa femme.</p> - -<p>Je fus stupéfait:</p> - -<p>—Gargan? Le sourd-muet?</p> - -<p>—Oui, cet hiver, et il a été jugé à Rouen. Je vas vous conter ça.</p> - -<p>Et il m’entraîna dans le taillis, car le pasteur savait cueillir les -mots sur la bouche de son maître comme s’il les eût entendus. Il ne -comprenait que lui; mais, en face de lui, il n’était plus sourd; et le -maître, par contre, devinait comme un sorcier toutes les intentions de -la pantomime du muet, tous les gestes de ses doigts, les plis de ses -joues et les reflets de ses yeux.</p> - -<p>Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s’en passe aux -champs, quelquefois.</p> - -<p>Gargan était fils d’un marneux, d’un de ces hommes qui descendent dans -les marnières pour extraire cette sorte de pierre molle, blanche et -fondante, qu’on sème sur les terres. Sourd-muet de naissance, on l’avait -élevé à garder des vaches le long des fossés des routes.</p> - -<p>Puis, recueilli par le père de Picot, il était devenu berger de la -ferme. C’était un excel<span class="pagenum"><a name="page_211" id="page_211">{211}</a></span>lent berger, dévoué, probe, et qui savait -replacer les membres démis, bien que personne ne lui eût jamais rien -appris.</p> - -<p>Quand Picot prit la ferme à son tour, Gargan avait trente ans et en -paraissait quarante. Il était haut, maigre et barbu, barbu comme un -patriarche.</p> - -<p>Or, vers cette époque, une bonne femme du pays, très pauvre, la Martel, -mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu’on appelait la Goutte à -cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie.</p> - -<p>Picot recueillit cette guenilleuse et l’employa à de menues besognes, la -nourrissant sans la payer, en échange de son travail. Elle couchait sous -la grange, dans l’étable ou dans l’écurie, sur la paille ou sur le -fumier, quelque part, n’importe où, car on ne donne pas un lit à ces -va-nu-pieds. Elle couchait donc n’importe où, avec n’importe qui, -peut-être avec le charretier ou le goujat. Mais il arriva que, bientôt, -elle s’adonna avec le sourd et s’accoupla avec lui d’une façon continue. -Comment s’unirent ces deux misères? Comment se comprirent-elles? -Avait-il jamais connu une femme avant cette rôdeuse de granges, lui qui -n’avait jamais causé avec personne? Est-ce elle qui le fut trouver dans -sa hutte roulante, et qui le séduisit, Ève d’or<span class="pagenum"><a name="page_212" id="page_212">{212}</a></span>nière, au bord d’un -chemin? On ne sait pas. On sut seulement, un jour, qu’ils vivaient -ensemble comme mari et femme.</p> - -<p>Personne ne s’en étonna. Et Picot trouva même cet accouplement naturel.</p> - -<p>Mais voilà que le curé apprit cette union sans messe et se fâcha. Il fit -des reproches à madame Picot, inquiéta sa conscience, la menaça de -châtiments mystérieux. Que faire? C’était bien simple. On allait les -marier à l’église et à la mairie. Ils n’avaient rien ni l’un ni l’autre: -lui, pas une culotte entière; elle, pas un jupon d’une seule pièce. -Donc, rien ne s’opposait à ce que la loi et la religion fussent -satisfaites. On les unit, en une heure, devant maire et curé, et on crut -tout réglé pour le mieux.</p> - -<p>Mais voilà que, bientôt, ce fut un jeu dans le pays (pardon pour ce -vilain mot!) de faire cocu ce pauvre Gargan. Avant qu’il fût marié, -personne ne songeait à coucher avec la Goutte; et, maintenant, chacun -voulait son tour, histoire de rire. Tout le monde y passait pour un -petit verre, derrière le dos du mari. L’aventure fit même tant de bruit -aux environs qu’il vint des messieurs de Goderville pour voir ça.</p> - -<p>Moyennant un demi-litre, la Goutte leur donnait le spectacle avec -n’importe qui, dans<span class="pagenum"><a name="page_213" id="page_213">{213}</a></span> un fossé, derrière un mur, tandis qu’on apercevait, -en même temps, la silhouette immobile de Gargan, tricotant un bas à cent -pas de là et suivi de son troupeau bêlant. Et on riait à s’en rendre -malade dans tous les cafés de la contrée; on ne parlait que de ça, le -soir, devant le feu; on s’abordait sur les routes en se demandant: -«As-tu payé la goutte à la Goutte?» On savait ce que cela voulait dire.</p> - -<p>Le berger ne semblait rien voir. Mais voilà qu’un jour, le gars Poirot, -de Sasseville, appela d’un signe la femme à Gargan derrière une meule en -lui faisant voir une bouteille pleine. Elle comprit et accourut en -riant; or, à peine étaient-ils occupés à leur besogne criminelle que le -pâtre tomba sur eux comme s’il fût sorti d’un nuage. Poirot s’enfuit, à -cloche-pied, la culotte sur les talons, tandis que le muet, avec des -cris de bête, serrait la gorge de sa femme.</p> - -<p>Des gens accoururent qui travaillaient dans la plaine. Il était trop -tard; elle avait la langue noire, les yeux sortis de la tête; du sang -lui coulait par le nez. Elle était morte.</p> - -<p>Le berger fut jugé par le tribunal de Rouen. Comme il était muet, Picot -lui servait d’interprète. Les détails de l’affaire amusèrent beaucoup -l’auditoire. Mais le fermier n’avait<span class="pagenum"><a name="page_214" id="page_214">{214}</a></span> qu’une idée: c’était de faire -acquitter son pasteur, et il s’y prenait en malin.</p> - -<p>Il raconta d’abord toute l’histoire du sourd et celle de son mariage; -puis, quand il en vint au crime, il interrogea lui-même l’assassin.</p> - -<p>Toute l’assistance était silencieuse.</p> - -<p>Picot prononçait avec lenteur:</p> - -<p>—Savais-tu qu’elle te trompait?</p> - -<p>Et en même temps, il mimait sa question avec les yeux.</p> - -<p>L’autre fit «non» de la tête.</p> - -<p>—T’étais couché dans la meule quand tu l’as surpris?</p> - -<p>Et il faisait le geste d’un homme qui aperçoit une chose dégoûtante.</p> - -<p>L’autre fit «oui» de la tête.</p> - -<p>Alors, le fermier, imitant les signes du maire qui marie, et du prêtre -qui unit au nom de Dieu, demanda à son serviteur s’il avait tué sa femme -parce qu’elle était liée à lui devant les hommes et devant le ciel.</p> - -<p>Le berger fit «oui» de la tête.</p> - -<p>Picot lui dit:</p> - -<p>—Allons, montre comment c’est arrivé?</p> - -<p>Alors, le sourd mima lui-même toute la scène. Il montra qu’il dormait -dans la meule; qu’il s’était réveillé en sentant remuer la paille, qu’il -avait regardé tout doucement, et qu’il avait vu la chose.<span class="pagenum"><a name="page_215" id="page_215">{215}</a></span></p> - -<p>Il s’était dressé, entre les deux gendarmes, et, brusquement, il imita -le mouvement obscène du couple criminel enlacé devant lui.</p> - -<p>Un rire tumultueux s’éleva dans la salle, puis s’arrêta net; car le -berger, les yeux hagards, remuant sa mâchoire et sa grande barbe comme -s’il eût mordu quelque chose, les bras tendus, la tête en avant, -répétait l’action terrible du meurtrier qui étrangle un être.</p> - -<p>Et il hurlait affreusement, tellement affolé de colère qu’il croyait la -tenir encore et que les gendarmes furent obligés de le saisir et de -l’asseoir de force pour le calmer.</p> - -<p>Un grand frisson d’angoisse courut dans l’assistance. Alors maître -Picot, posant la main sur l’épaule de son serviteur, dit simplement:</p> - -<p>—Il a de l’honneur, cet homme-là.</p> - -<p>Et le berger fut acquitté.</p> - -<p> </p> - -<p>Quant à moi, ma chère amie, j’écoutais, fort ému, la fin de cette -aventure que je vous ai racontée en termes bien grossiers, pour ne rien -changer au récit du fermier, quand un coup de fusil éclata au milieu du -bois; et la voix formidable de Gaspard gronda dans le vent comme un coup -de canon.</p> - -<p>—Bécasse. Elle y est.<span class="pagenum"><a name="page_216" id="page_216">{216}</a></span></p> - -<p>Et voilà comment j’emploie mon temps à guetter des bécasses qui passent -tandis que vous allez aussi voir passer au Bois les premières toilettes -d’hiver.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Les Bécasses</i> ont paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 20 octobre -1885.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_217" id="page_217">{217}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_218" id="page_218">{218}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_219" id="page_219">{219}</a></span> </p> -<h2><a name="EN_WAGON" id="EN_WAGON"></a>EN WAGON.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">L</span>E soleil allait disparaître derrière la grande chaîne dont le puy de -Dôme est le géant, et l’ombre des cimes s’étendait dans la profonde -vallée de Royat.</p> - -<p>Quelques personnes se promenaient dans le parc, autour du kiosque de la -musique. D’autres demeuraient encore assises, par groupes, malgré la -fraîcheur du soir.</p> - -<p>Dans un de ces groupes on causait avec animation, car il était question -d’une grave affaire qui tourmentait beaucoup Mᵐᵉˢ de Sarcagnes, de -Vaulacelles et de Bridoie. Dans quelques jours allaient commencer les -vacances, et il s’agissait de faire venir leurs fils élevés chez les -Jésuites et chez les Dominicains.</p> - -<p>Or ces dames n’avaient point envie d’entre<span class="pagenum"><a name="page_220" id="page_220">{220}</a></span>prendre elles-mêmes le voyage -pour ramener leurs descendants, et elles ne connaissaient justement -personne qu’elles pussent charger de ce soin délicat. On touchait aux -derniers jours de juillet. Paris était vide. Elles cherchaient, sans -trouver, un nom qui leur offrît les garanties désirées.</p> - -<p>Leur embarras s’augmentait de ce qu’une vilaine affaire de mœurs avait -eu lieu quelques jours auparavant dans un wagon. Et ces dames -demeuraient persuadées que toutes les filles de la capitale passaient -leur existence dans les rapides, entre l’Auvergne et la gare de Lyon. -Les échos de <i>Gil-Blas</i>, d’ailleurs, au dire de Mᵐᵉ de Bridoie, -signalaient la présence à Vichy, au Mont-Dore et à la Bourboule, de -toutes les horizontales connues et inconnues. Pour y être, elles avaient -dû venir en wagon; et elles s’en retournaient indubitablement encore en -wagon; elles devaient même s’en retourner sans cesse pour revenir tous -les jours. C’était donc un va-et-vient continu d’impures sur cette -maudite ligne. Ces dames se désolaient que l’accès des gares ne fût pas -interdit aux femmes suspectes.</p> - -<p>Or Roger de Sarcagnes avait quinze ans, Gontran de Vaulacelles treize -ans et Roland de Bridoie onze ans. Que faire? Elles ne pouvaient pas, -cependant, exposer leurs chers<span class="pagenum"><a name="page_221" id="page_221">{221}</a></span> enfants au contact de pareilles -créatures. Que pouvaient-ils entendre, que pouvaient-ils voir, que -pouvaient-ils apprendre, s’ils passaient une journée entière, ou une -nuit, dans un compartiment qui enfermerait, peut-être, une ou deux de -ces drôlesses avec un ou deux de leurs compagnons?</p> - -<p>La situation semblait sans issue, quand Mᵐᵉ de Martinsec vint à passer. -Elle s’arrêta pour dire bonjour à ses amies qui lui racontèrent leurs -angoisses.</p> - -<p>—Mais c’est bien simple, s’écria-t-elle, je vais vous prêter l’abbé. Je -peux très bien m’en passer pendant quarante-huit heures. L’éducation de -Rodolphe ne sera pas compromise pour si peu. Il ira chercher vos enfants -et vous les ramènera.</p> - -<p>Il fut donc convenu que l’abbé Lecuir, un jeune prêtre, fort instruit, -précepteur de Rodolphe de Martinsec, irait à Paris, la semaine suivante, -chercher les trois jeunes gens.</p> - -<p> </p> - -<p>L’abbé partit donc le vendredi; et il se trouvait à la gare de Lyon le -dimanche matin pour prendre avec ses trois gamins, le rapide de huit -heures, le nouveau rapide-direct organisé depuis quelques jours -seulement, sur la réclamation générale de tous les baigneurs de -l’Auvergne.<span class="pagenum"><a name="page_222" id="page_222">{222}</a></span></p> - -<p>Il se promenait sur le quai de départ, suivi de ses collégiens, comme -une poule de ses poussins, et il cherchait un compartiment vide ou -occupé par des gens d’aspect respectable, car il avait l’esprit hanté -par toutes les recommandations minutieuses que lui avaient faites Mᵐᵉˢ -de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie.</p> - -<p>Or il aperçut tout à coup devant une portière un vieux monsieur et une -vieille dame à cheveux blancs qui causaient avec une autre dame -installée dans l’intérieur du wagon. Le vieux monsieur était officier de -la Légion d’honneur; et ces gens avaient l’aspect le plus comme il faut. -«Voici mon affaire,» pensa l’abbé. Il fit monter les trois élèves et les -suivit.</p> - -<p>La vieille dame disait:</p> - -<p>—Surtout soigne-toi bien, mon enfant.</p> - -<p>La jeune répondit:</p> - -<p>—Oh! oui, maman, ne crains rien.</p> - -<p>—Appelle le médecin aussitôt que tu te sentiras souffrante.</p> - -<p>—Oui, oui, maman.</p> - -<p>—Allons, adieu, ma fille.</p> - -<p>—Adieu, maman.</p> - -<p>Il y eut une longue embrassade, puis un employé ferma les portières et -le train se mit en route.<span class="pagenum"><a name="page_223" id="page_223">{223}</a></span></p> - -<p>Ils étaient seuls. L’abbé, ravi, se félicitait de son adresse, et il se -mit à causer avec les jeunes gens qui lui étaient confiés. Il avait été -convenu, le jour de son départ, que Mᵐᵉ de Martinsec l’autoriserait à -donner des répétitions pendant toutes les vacances à ces trois garçons, -et il voulait sonder un peu l’intelligence et le caractère de ses -nouveaux élèves.</p> - -<p>Roger de Sarcagnes, le plus grand, était un de ces hauts collégiens -poussés trop vite, maigres et pâles, et dont les articulations ne -semblent pas tout à fait soudées. Il parlait lentement, d’une façon -naïve.</p> - -<p>Gontran de Vaulacelles, au contraire, demeurait tout petit, trapu, et il -était malin, sournois, mauvais et drôle. Il se moquait toujours de tout -le monde, avait des mots de grande personne, des répliques à double sens -qui inquiétaient ses parents.</p> - -<p>Le plus jeune, Roland de Bridoie, ne paraissait montrer aucune aptitude -pour rien; C’était une bonne petite bête qui ressemblerait à son papa.</p> - -<p>L’abbé les avait prévenus qu’ils seraient sous ses ordres pendant ces -deux mois d’été; et il leur fit un sermon bien senti sur leurs devoirs -envers lui, sur la façon dont il entendait les gouverner, sur la méthode -qu’il emploierait envers eux.<span class="pagenum"><a name="page_224" id="page_224">{224}</a></span></p> - -<p>C’était un abbé d’âme droite et simple, un peu phraseur et plein de -systèmes.</p> - -<p>Son discours fut interrompu par un profond soupir que poussa leur -voisine. Il tourna la tête vers elle. Elle demeurait assise dans son -coin, les yeux fixes, les joues un peu pâles. L’abbé revint à ses -disciples.</p> - -<p>Le train roulait à toute vitesse, traversait des plaines, des bois, -passait sous des ponts et sur des ponts, secouait de sa trépidation -frémissante le chapelet de voyageurs enfermés dans les wagons.</p> - -<p>Gontran de Vaulacelles, maintenant, interrogeait l’abbé Lecuir sur -Royat, sur les amusements du pays. Y avait-il une rivière? Pouvait-on -pêcher? Aurait-il un cheval, comme l’autre année? etc.</p> - -<p>La jeune femme, tout à coup, jeta une sorte de cri, un «ah!» de -souffrance vite réprimé.</p> - -<p>Le prêtre, inquiet, lui demanda:</p> - -<p>—Vous sentez-vous indisposée, madame?</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—Non, non, monsieur l’abbé, ce n’est rien, une légère douleur, ce n’est -rien. Je suis un peu malade depuis quelque temps, et le mouvement du -train me fatigue. Sa figure était devenue livide, en effet.</p> - -<p>Il insista:<span class="pagenum"><a name="page_225" id="page_225">{225}</a></span></p> - -<p>—Si je puis quelque chose pour vous, madame?...</p> - -<p>—Oh! non, rien du tout,—monsieur l’abbé. Je vous remercie.</p> - -<p>Le prêtre reprit sa causerie avec ses élèves les préparant à son -enseignement et à sa direction.</p> - -<p>Les heures passaient. Le convoi s’arrêtait de temps en temps, puis -repartait. La jeune femme, maintenant, paraissait dormir et elle ne -bougeait plus, enfoncée en son coin. Bien que le jour fût plus qu’à -moitié écoulé, elle n’avait encore rien mangé. L’abbé pensait: «Cette -personne doit être bien souffrante».</p> - -<p>Il ne restait plus que deux heures de route pour atteindre -Clermont-Ferrand, quand la voyageuse se mit brusquement à gémir. Elle -s’était laissée presque tomber de sa banquette et, appuyée sur les -mains, les yeux hagards, les traits crispés, elle répétait: «Oh! mon -Dieu! oh! mon Dieu!»</p> - -<p>L’abbé s’élança:</p> - -<p>—Madame... madame... madame, qu’avez-vous?</p> - -<p>Elle balbutia:</p> - -<p>—Je... je... crois que... que... que je vais accoucher. Et elle -commença aussitôt à crier d’une effroyable façon. Elle poussait une -longue clameur affolée qui semblait déchirer<span class="pagenum"><a name="page_226" id="page_226">{226}</a></span> sa gorge au passage, une -clameur aiguë, affreuse, dont l’intonation sinistre disait l’angoisse de -son âme et la torture de son corps.</p> - -<p>Le pauvre prêtre éperdu, debout devant elle, ne savait que faire, que -dire, que tenter, et il murmurait: «Mon Dieu, si je savais... Mon Dieu, -si je savais!» Il était rouge jusqu’au blanc des yeux; et ses trois -élèves regardaient avec stupeur cette femme étendue qui criait.</p> - -<p>Tout à coup, elle se tordit, élevant ses bras sur sa tête, et son flanc -eut une secousse étrange, une convulsion qui la parcourut.</p> - -<p>L’abbé pensa qu’elle allait mourir, mourir devant lui, privée de secours -et de soins par sa faute. Alors il dit d’une voix résolue:</p> - -<p>—Je vais vous aider, madame. Je ne sais pas... mais je vous aiderai -comme je pourrai. Je dois mon assistance à toute créature qui souffre.</p> - -<p>Puis, s’étant retourné vers les trois gamins, il cria:</p> - -<p>—Vous, vous allez passer vos têtes à la portière; et si l’un de vous se -retourne il me copiera mille vers de Virgile.</p> - -<p>Il abaissa lui-même les trois glaces, y plaça les trois têtes, ramena -contre le cou les rideaux bleus, et il répéta:</p> - -<p>—Si vous faites seulement un mouve<span class="pagenum"><a name="page_227" id="page_227">{227}</a></span>ment, vous serez privés d’excursions -pendant toutes les vacances. Et n’oubliez point que je ne pardonne -jamais, moi.</p> - -<p>Et il revint vers la jeune femme, en relevant les manches de sa soutane.</p> - -<p style="border-top:dotted 3px black; -margin-top:1em;"> </p> - -<p>Elle gémissait toujours, et, par moments, hurlait. L’abbé, la face -cramoisie, l’assistait, l’exhortait, la réconfortait, et, sans cesse, il -levait les yeux vers les trois gamins qui coulaient des regards furtifs, -vite détournés, vers la mystérieuse besogne accomplie par leur nouveau -précepteur.</p> - -<p>—M. de Vaulacelles, vous me copierez vingt fois le verbe -«désobéir!»—criait-il.</p> - -<p>—M. de Bridoie, vous serez privé de dessert pendant un mois.</p> - -<p>Soudain la jeune femme cessa sa plainte persistante, et presque aussitôt -un cri bizarre et léger qui ressemblait à un aboiement et à un -miaulement fit retourner, d’un seul élan, les trois collégiens persuadés -qu’ils venaient d’entendre un chien nouveau-né.</p> - -<p>L’abbé tenait dans ses mains un petit enfant tout nu. Il le regardait -avec des yeux effarés; il semblait content et désolé, prêt à rire et -prêt à pleurer; on l’aurait cru fou, tant sa figure exprimait de choses -par le jeu rapide des yeux, des lèvres et des joues.<span class="pagenum"><a name="page_228" id="page_228">{228}</a></span></p> - -<p>Il déclara, comme s’il eût annoncé à ses élèves une grande nouvelle:</p> - -<p>—C’est un garçon.</p> - -<p>Puis aussitôt il reprit:</p> - -<p>—M. de Sarcagnes, passez-moi la bouteille d’eau qui est dans le -filet.—Bien.—Débouchez-la.—Très bien.—Versez-m’en quelques gouttes -dans la main, seulement quelques gouttes.—Parfait.</p> - -<p>Et il répandit cette eau sur le front nu du petit être qu’il portait, en -prononçant:</p> - -<p>«Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi -soit-il.»</p> - -<p>Le train entrait en gare de Clermont. La figure de Mᵐᵉ de Bridoie -apparut à la portière. Alors l’abbé, perdant la tête, lui présenta la -frêle bête humaine qu’il venait de cueillir, en murmurant:</p> - -<p>—C’est madame qui vient d’avoir un petit accident en route.</p> - -<p>Il avait l’air d’avoir ramassé cet enfant dans un égout; et, les cheveux -mouillés de sueur, le rabat sur l’épaule, la robe maculée, il répétait:</p> - -<p>—Ils n’ont rien vu—rien du tout,—j’en réponds.—Ils regardaient tous -trois par la portière.—J’en réponds,—ils n’ont rien vu.»</p> - -<p>Et il descendit du compartiment avec quatre garçons au lieu de trois -qu’il était allé<span class="pagenum"><a name="page_229" id="page_229">{229}</a></span> chercher, tandis que Mᵐᵉˢ de Bridoie, de Vaulacelles -et de Sarcagnes, livides, échangeaient des regards éperdus, sans trouver -un seul mot à dire.</p> - -<p> </p> - -<p>Le soir, les trois familles dînaient ensemble pour fêter l’arrivée des -collégiens. Mais on ne parlait guère; les pères, les mères et les -enfants eux-mêmes semblaient préoccupés.</p> - -<p>Tout à coup, le plus jeune, Roland de Bridoie, demanda:</p> - -<p>—Dis, maman, où l’abbé l’a-t-il trouvé ce petit garçon?</p> - -<p>La mère ne répondit pas directement.</p> - -<p>—Allons, dîne, et laisse-nous tranquilles avec tes questions.</p> - -<p>Il se tut quelques minutes, puis reprit:</p> - -<p>—Il n’y avait personne que cette dame qui avait mal au ventre. C’est -donc que l’abbé est prestidigitateur, comme Robert Houdin qui fait venir -un bocal de poissons sous un tapis.</p> - -<p>—Tais-toi, voyons. C’est le bon Dieu qui l’a envoyé.</p> - -<p>—Mais où l’avait-il mis le bon Dieu? Je n’ai rien vu, moi. Est-il entré -par la portière, dis?</p> - -<p>Mᵐᵉ de Bridoie, impatientée, répliqua:</p> - -<p>—Voyons, c’est fini, tais-toi. Il est venu<span class="pagenum"><a name="page_230" id="page_230">{230}</a></span> sous un chou comme tous les -petits enfants. Tu le sais bien.</p> - -<p>—Mais il n’y avait pas de chou dans le wagon?</p> - -<p>Alors Gontran de Vaulacelles, qui écoutait avec un air sournois, sourit -et dit:</p> - -<p>—Si, il y avait un chou. Mais il n’y a que Monsieur l’abbé qui l’a vu.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>En Wagon</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 24 mars 1885.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_231" id="page_231">{231}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_232" id="page_232">{232}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_233" id="page_233">{233}</a></span> </p> -<h2><a name="CA_IRA" id="CA_IRA"></a>ÇA IRA.</h2> - -<p>J’étais descendu à Barviller uniquement parce que j’avais lu dans un -guide (je ne sais plus lequel): Beau musée, deux Rubens, un Téniers, un -Ribera.</p> - -<p>Donc je pensais: Allons voir ça. Je dînerai à l’hôtel de l’Europe, que -le guide affirme excellent, et je repartirai le lendemain.</p> - -<p>Le musée était fermé: on ne l’ouvre que sur la demande des voyageurs; il -fut donc ouvert à ma requête, et je pus contempler quelques croûtes -attribuées par un conservateur fantaisiste aux premiers maîtres de la -peinture.</p> - -<p>Puis je me trouvai tout seul, et n’ayant absolument rien à faire, dans -une longue rue de petite ville inconnue, bâtie au milieu de plaines -interminables, je parcourus cette<span class="pagenum"><a name="page_234" id="page_234">{234}</a></span> <i>artère</i>, j’examinai quelques pauvres -magasins; puis, comme il était quatre heures, je fus saisi par un de ces -découragements qui rendent fous les plus énergiques.</p> - -<p>Que faire? Mon Dieu, que faire? J’aurais payé cinq cents francs l’idée -d’une distraction quelconque? Me trouvant à sec d’inventions, je me -décidai, tout simplement, à fumer un bon cigare et je cherchai le bureau -de tabac. Je le reconnus bientôt à sa lanterne rouge, j’entrai. La -marchande me tendit plusieurs boîtes au choix; ayant regardé les -cigares, que je jugeai détestables, je considérai, par hasard, la -patronne.</p> - -<p>C’était une femme de quarante-cinq ans environ, forte et grisonnante. -Elle avait une figure grasse, respectable, en qui il me sembla trouver -quelque chose de familier. Pourtant je ne connaissais point cette dame! -Non, je ne la connaissais pas assurément! Mais ne se pouvait-il faire -que je l’eusse rencontrée? Oui, c’était possible! Ce visage-là devait -être une connaissance de mon œil, une vieille connaissance perdue de -vue, et changée, engraissée énormément sans doute.</p> - -<p>Je murmurai:</p> - -<p>—Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me semble que je -vous connais depuis longtemps.<span class="pagenum"><a name="page_235" id="page_235">{235}</a></span></p> - -<p>Elle répondit en rougissant:</p> - -<p>—C’est drôle... Moi aussi.</p> - -<p>Je poussai un cri:</p> - -<p>—Ah? Ça ira!</p> - -<p>Elle leva ses deux mains avec un désespoir comique, épouvantée de ce mot -et balbutiant:</p> - -<p>—Oh! oh! Si on vous entendait...</p> - -<p>Puis soudain elle s’écria à son tour:</p> - -<p>—Tiens, c’est toi, Georges!</p> - -<p>Puis elle regarda avec frayeur si on ne l’avait point écoutée. Mais nous -étions seuls, bien seuls!</p> - -<p>«Ça ira.» Comment avais-je pu reconnaître «<i>Ça ira</i>», la pauvre <i>Ça -ira</i>, la maigre <i>Ça ira!</i> la désolée <i>Ça ira</i>, dans cette tranquille et -grasse fonctionnaire du gouvernement?</p> - -<p><i>Ça ira!</i> Que de souvenirs s’éveillèrent brusquement en moi: Bougival, -La Grenouillère, Chatou, le restaurant Fournaise, les longues journées -en yole au bord des berges, dix ans de ma vie passés dans ce coin de -pays, sur ce délicieux bout de rivière.</p> - -<p>Nous étions alors une bande d’une douzaine, habitant la maison Galopois, -à Chatou, et vivant là d’une drôle de façon, toujours à moitié nus et à -moitié gris. Les mœurs des canotiers d’aujourd’hui ont bien changé. Ces -messieurs portent des monocles.</p> - -<p>Or notre bande possédait une vingtaine de<span class="pagenum"><a name="page_236" id="page_236">{236}</a></span> canotières, régulières et -irrégulières. Dans certains dimanches, nous en avions quatre; dans -certains autres, nous les avions toutes. Quelques-unes étaient là, pour -ainsi dire, à demeure, les autres venaient quand elles n’avaient rien de -mieux à faire. Cinq ou six vivaient sur le commun, sur les hommes sans -femmes, et, parmi celles-là, <i>Ça ira</i>.</p> - -<p>C’était une pauvre fille maigre et qui boitait. Cela lui donnait des -allures de sauterelle. Elle était timide, gauche, maladroite en tout ce -qu’elle faisait. Elle s’accrochait avec crainte, au plus humble, au plus -inaperçu, au moins riche de nous, qui la gardait un jour ou un mois, -suivant ses moyens. Comment s’était-elle trouvée parmi nous, personne ne -le savait plus. L’avait-on rencontrée, un soir de pochardise, au bal des -Canotiers et emmenée dans une de ces rafles de femmes que nous faisions -souvent? L’avions-nous invitée à déjeuner, en la voyant seule, assise à -une petite table, dans un coin. Aucun de nous ne l’aurait pu dire; mais -elle faisait partie de la bande.</p> - -<p>Nous l’avions baptisée <i>Ça ira</i>, parce qu’elle se plaignait toujours de -la destinée, de sa malchance, de ses déboires. On lui disait chaque -dimanche:</p> - -<p>—Eh bien, <i>Ça ira</i>, ça va-t-il?</p> - -<p>Et elle répondait toujours:<span class="pagenum"><a name="page_237" id="page_237">{237}</a></span></p> - -<p>—Non, pas trop, mais faut espérer que ça ira mieux un jour.</p> - -<p>Comment ce pauvre être disgracieux et gauche était-il arrivé à faire le -métier qui demande le plus de grâce, d’adresse, de ruse et de beauté? -Mystère. Paris, d’ailleurs, est plein de filles d’amour laides à -dégoûter un gendarme.</p> - -<p>Que faisait-elle pendant les six autres jours de la semaine? Plusieurs -fois, elle nous avait dit qu’elle travaillait. A quoi? nous l’ignorions, -indifférents à son existence.</p> - -<p>Et puis, je l’avais à peu près perdue de vue. Notre groupe s’était -émietté peu à peu, laissant la place à une autre génération, à qui nous -avions aussi laissé <i>Ça ira</i>. Je l’appris en allant déjeuner chez -Fournaise de temps en temps.</p> - -<p>Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l’avions baptisée ainsi, avaient -cru à un nom d’Orientale et la nommaient Zaïra; puis ils avaient cédé à -leur tour leurs canots et quelques canotières à la génération suivante. -(Une génération de canotiers vit, en général, trois ans sur l’eau, puis -quitte la Seine pour entrer dans la magistrature, la médecine ou la -politique.)</p> - -<p>Zaïra était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s’était encore -modifié en Sarah. On la crut alors israélite.<span class="pagenum"><a name="page_238" id="page_238">{238}</a></span></p> - -<p>Les tout derniers, ceux à monocle, l’appelaient donc tout simplement «La -Juive».</p> - -<p>Puis elle disparut.</p> - -<p>Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac à Barviller.</p> - -<p> </p> - -<p>Je lui dis:</p> - -<p>—Eh bien, ça va donc, à présent?</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—Un peu mieux.</p> - -<p>Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je -n’y aurais point songé; aujourd’hui, je me sentais intrigué, attiré, -tout à fait intéressé. Je lui demandai:</p> - -<p>—Comment as-tu fait pour avoir de la chance?</p> - -<p>—Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais le moins.</p> - -<p>—Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée!</p> - -<p>—Oh non!</p> - -<p>—Où ça donc?</p> - -<p>—A Paris, dans l’hôtel que j’habitais.</p> - -<p>—Ah! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris?</p> - -<p>—Oui, j’étais chez madame Ravelet.</p> - -<p>—Qui ça, madame Ravelet?</p> - -<p>—Tu ne connais pas madame Ravelet? Oh!</p> - -<p>—Mais non.<span class="pagenum"><a name="page_239" id="page_239">{239}</a></span></p> - -<p>—La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli.</p> - -<p>Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne, -mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieur d’une maison de -modes, l’existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées, -toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cet épervier de trottoir qui -chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en -flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle.</p> - -<p>Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois:</p> - -<p>—Si tu savais comme on est canaille... et comme on en fait de roides. -Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu -sais!</p> - -<p>Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’un parapluie. -J’en avais un vieux, en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme -je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui -me dit:</p> - -<p>—Comment! tu oses sortir avec ça!</p> - -<p>—Mais je n’en ai pas d’autre, et, en ce moment, les fonds sont bas.</p> - -<p>Ils étaient toujours bas les fonds!</p> - -<p>Elle me répond:<span class="pagenum"><a name="page_240" id="page_240">{240}</a></span></p> - -<p>—Vas en chercher un à la Madeleine.</p> - -<p>Moi, ça m’étonne.</p> - -<p>Elle reprend:</p> - -<p>—C’est là que nous les prenons, toutes; on en a autant qu’on veut.</p> - -<p>Et elle m’explique la chose. C’est bien simple.</p> - -<p>Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le -sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie -la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son -manche, et je lui fais l’explication d’un manche avec une pomme d’agate. -Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante -parapluies perdus; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le -mien; mais moi j’en choisis un beau, un très beau, à manche d’ivoire -sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l’a -décrit avant de l’avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance.</p> - -<p>Pour faire ça, on s’habillait très chic.</p> - -<p>Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnières -de la grande boîte à tabac.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Oh! on en avait des tours, et on en avait de si drôles. Tiens, nous -étions cinq à l’atelier, quatre ordinaires et une très bien,<span class="pagenum"><a name="page_241" id="page_241">{241}</a></span> Irma, la -belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au -Conseil d’Etat. Ça ne l’empêchait pas de lui en faire porter joliment. -Voilà qu’un hiver elle nous dit:</p> - -<p>—Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne.</p> - -<p>Et elle nous conta son idée.</p> - -<p>Tu sais, Irma, elle avait une tournure à troubler la tête de tous les -hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leur faisaient venir -l’eau à la bouche. Donc elle imagina de nous faire gagner cent francs à -chacune pour nous acheter des bagues, et elle arrangea la chose que -voici:</p> - -<p>Tu sais que je n’étais pas riche, à ce moment-là, les autres non plus; -ça n’allait guère, nous gagnions cent francs par mois au magasin, rien -de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nous avions chacune deux -ou trois amants habitués qui donnaient un peu, mais pas beaucoup. A la -promenade de midi, il arrivait quelquefois qu’on amorçait un monsieur -qui revenait le lendemain; on le faisait poser quinze jours, et puis on -cédait. Mais ces hommes-là, ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou, -c’était pour le plaisir. Oh! si tu savais les ruses que nous avions; -vrai, c’était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa de nous -faire gagner cent francs,<span class="pagenum"><a name="page_242" id="page_242">{242}</a></span> nous voilà toutes allumées. C’est très vilain -ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien; tu connais la vie, -toi, et puis quand on est resté quatre ans à Chatou...</p> - -<p>Donc elle nous dit:</p> - -<p>—Nous allons lever au bal de l’Opéra ce qu’il y a de mieux à Paris -comme hommes, les plus distingués et les plus riches. Moi, je les -connais.</p> - -<p>Nous n’avons pas cru, d’abord, que c’était vrai; parce que ces hommes-là -ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui, mais pour nous, non. -Oh! elle était d’un chic, cette Irma. Tu sais, nous avions coutume de -dire à l’atelier que, si l’empereur l’avait connue, il l’aurait -certainement épousée.</p> - -<p>Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieux et elle -nous dit:</p> - -<p>—Vous, vous n’entrerez pas au bal, vous allez rester chacune dans un -fiacre dans les rues voisines. Un monsieur viendra qui montera dans -votre voiture. Dès qu’il sera entré, vous l’embrasserez le plus -gentiment que vous pourrez; et puis vous pousserez un grand cri pour -montrer que vous vous êtes trompée, que vous en attendiez un autre. Ça -allumera le pigeon de voir qu’il prend la place d’un autre et il voudra -rester par force; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour le<span class="pagenum"><a name="page_243" id="page_243">{243}</a></span> -chasser... et puis... vous irez souper avec lui... Alors il vous devra -un bon dédommagement.</p> - -<p>Tu ne comprends point encore, n’est-ce pas? Eh bien, voici ce qu’elle -fit, la rosse.</p> - -<p>Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, des -voitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nous -plaça dans des rues voisines de l’Opéra. Alors, elle alla au bal, toute -seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes les plus -marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leurs femmes, elle -en choisit d’abord un pour l’intriguer. Elle lui en dit de toutes les -sortes, car elle a de l’esprit aussi. Quand elle le vit bien emballé, -elle ôta son loup, et il fut pris comme dans un filet. Donc il voulut -l’emmener tout de suite, et elle lui donna rendez-vous, dans une -demi-heure, dans une voiture en face du nº 20 de la rue Taitbout. -C’était moi, dans cette voiture-là! J’étais bien enveloppée et la figure -voilée. Donc, tout d’un coup, un monsieur passa sa tête à la portière, -et il dit:</p> - -<p>—C’est vous?</p> - -<p>Je réponds tout bas:</p> - -<p>—Oui, c’est moi, montez vite.</p> - -<p>Il monte; et moi je le saisis dans mes bras et je l’embrasse, mais je -l’embrasse à lui couper la respiration; puis je reprends:<span class="pagenum"><a name="page_244" id="page_244">{244}</a></span></p> - -<p>—Oh! que je suis heureuse! que je suis heureuse!</p> - -<p>Et, tout d’un coup, je crie:</p> - -<p>—Mais ce n’est pas toi! Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu!</p> - -<p>Et je me mets à pleurer.</p> - -<p>Tu juges si voilà un homme embarrassé! Il cherche d’abord à me consoler; -il s’excuse, proteste qu’il s’est trompé aussi!</p> - -<p>Moi, je pleurais toujours, mais moins fort; et je poussais de gros -soupirs. Alors il me dit des choses très douces. C’était un homme tout à -fait comme il faut; et puis ça l’amusait maintenant de me voir pleurer -de moins en moins.</p> - -<p>Bref, de fil en aiguille, il m’a proposé d’aller souper. Moi, j’ai -refusé; j’ai voulu sauter de la voiture; il m’a retenue par la taille; -et puis embrassée; comme j’avais fait à son entrée.</p> - -<p>Et puis... et puis... nous avons... soupé... tu comprends... et il m’a -donné... devine... voyons, devine... il m’a donné cinq cents francs!... -Crois-tu qu’il y en a des hommes généreux!</p> - -<p>Enfin, la chose a réussi pour tout le monde. C’est Louise qui a eu le -moins avec deux cents francs. Mais, tu sais, Louise, vrai, elle était -trop maigre!<span class="pagenum"><a name="page_245" id="page_245">{245}</a></span></p> - -<p>La marchande de tabac allait toujours, vidant d’un seul coup tous ses -souvenirs amassés depuis si longtemps dans son cœur fermé de débitante -officielle. Tout l’autrefois pauvre et drôle remuait son âme. Elle -regrettait cette vie galante et bohème du trottoir parisien, faite de -privations et de caresses payées, de rire et de misère, de ruses et -d’amour vrai par moments.</p> - -<p>Je lui dis:</p> - -<p>—Mais comment as-tu obtenu ton débit de tabac?</p> - -<p>Elle sourit:</p> - -<p>—Oh! c’est toute une histoire. Figure-toi que j’avais dans mon hôtel, -porte à porte, un étudiant en droit, mais, tu sais, un de ces étudiants -qui ne font rien. Celui-là, il vivait au café, du matin au soir; et il -aimait le billard, comme je n’ai jamais vu aimer personne.</p> - -<p>Quand j’étais seule, nous passions la soirée ensemble quelquefois. C’est -de lui que j’ai eu Roger.</p> - -<p>—Qui ça, Roger?</p> - -<p>—Mon fils.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>—Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais je pensais -bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d’autant<span class="pagenum"><a name="page_246" id="page_246">{246}</a></span> plus que je -n’ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là, jamais. Au bout de dix -ans, il en était encore à son premier examen. Quand sa famille vit qu’on -n’en pourrait rien tirer, elle le rappela chez elle en province; mais -nous étions demeurés en correspondance à cause de l’enfant. Et puis, -figure-toi qu’aux dernières élections, il y a deux ans, j’apprends qu’il -a été nommé député dans son pays. Et puis il a fait des discours à la -Chambre. Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit... Mais, pour -finir, j’ai été le trouver et il m’a fait obtenir, tout de suite, un -bureau de tabac comme fille de déporté... C’est vrai que mon père a été -déporté, mais je n’avais jamais pensé non plus que ça pourrait me -servir.</p> - -<p>Bref... Tiens, voilà Roger.</p> - -<p> </p> - -<p>Un grand jeune homme entrait, correct, grave, poseur.</p> - -<p>Il embrassa sur le front sa mère, qui me dit:</p> - -<p>—Tenez, monsieur, c’est mon fils, chef de bureau à la mairie... Vous -savez... c’est un futur sous-préfet.</p> - -<p>Je saluai dignement ce fonctionnaire, et je sortis pour gagner l’hôtel, -après avoir serré, avec gravité, la main tendue de <i>Ça ira</i>.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Ça ira</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 10 novembre 1885.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_247" id="page_247">{247}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_248" id="page_248">{248}</a></span> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="page_249" id="page_249">{249}</a></span> </p> -<h2><a name="DECOUVERTE" id="DECOUVERTE"></a>DÉCOUVERTE.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">L</span>E bateau était couvert de monde. La traversée s’annonçant fort belle, -les Havraises allaient faire un tour à Trouville.</p> - -<p>On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ, -et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis -qu’on entendait, le long de ses flancs, un bruit d’eau remuée.</p> - -<p>Les roues tournèrent quelques secondes, s’arrêtèrent, repartirent -doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié par -le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En -route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité.</p> - -<p>Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le -bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s’ils partaient pour<span class="pagenum"><a name="page_250" id="page_250">{250}</a></span> -l’Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la même façon.</p> - -<p>Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les -toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l’Océan à peine remué par -des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une -courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à -travers la brume matinale.</p> - -<p>A notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large de vingt -kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs -de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du -fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée, dessinaient de grands -rubans jaunes à travers l’immense nappe verte et pure de la pleine mer.</p> - -<p>J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de -long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n’en sais -rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des -voyageurs.</p> - -<p>Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mes vieux amis, -Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dix ans.</p> - -<p>Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant -de<span class="pagenum"><a name="page_251" id="page_251">{251}</a></span> choses et d’autres, la promenade d’ours en cage que j’accomplissais -tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux -lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.</p> - -<p>Tout à coup Sidoine prononça, avec une véritable expression de rage:</p> - -<p>—C’est plein d’Anglais ici! Les sales gens!</p> - -<p>C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient -l’horizon d’un air important qui semblait dire: «C’est nous, les -Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!»</p> - -<p>Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs -avaient l’air des drapeaux de leur suffisance.</p> - -<p>Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les -constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores -leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux -paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, -portaient des chapeaux anglais d’une forme étrange, et, derrière leurs -crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des -couleuvres lofées.</p> - -<p>Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur -mâchoire nationale,<span class="pagenum"><a name="page_252" id="page_252">{252}</a></span> paraissaient menacer l’espace de leurs dents jaunes -et démesurées.</p> - -<p>On sentait, en passant près d’elles, une odeur de caoutchouc et d’eau -dentifrice.</p> - -<p>Sidoine répéta, avec une colère grandissante:</p> - -<p>—Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France?</p> - -<p>Je demandai en souriant:</p> - -<p>—Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement -indifférents.</p> - -<p>Il prononça:</p> - -<p>—Oui, toi, parbleu! Mais moi, j’ai épousé une Anglaise. Voilà.</p> - -<p>Je m’arrêtai pour lui rire au nez.</p> - -<p>—Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux?</p> - -<p>Il haussa les épaules:</p> - -<p>—Non, pas précisément.</p> - -<p>—Alors... elle te... elle te... trompe?</p> - -<p>—Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j’en serais -débarrassé.</p> - -<p>—Alors, je ne comprends pas!</p> - -<p>—Tu ne comprends pas? Ça ne m’étonne point. Eh bien, elle a tout -simplement appris le français, pas autre chose! Écoute:</p> - -<p>«Je n’avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer -l’été à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que<span class="pagenum"><a name="page_253" id="page_253">{253}</a></span> les villes -d’eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur -avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.</p> - -<p>Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l’herbe, -autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n’y a rien de plus gentil -qu’une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui -ramasse des fleurs le long d’un chemin.</p> - -<p>Je fis la connaissance d’une famille anglaise descendue au même hôtel -que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à -toutes les Anglaises.</p> - -<p>Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au -soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; -puis deux filles, l’aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à -conserves; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine -avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les -gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux -bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute -l’espérance, tout le bonheur du monde!</p> - -<p>Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme -comme ceux-là! Comme ça répond bien à l’attente éternelle et confuse de -notre cœur!<span class="pagenum"><a name="page_254" id="page_254">{254}</a></span></p> - -<p>Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les -étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une -Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons -amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, -drap pour culotte, chapeaux, gants, fusils et... femmes.</p> - -<p>Nous avons tort, cependant.</p> - -<p>Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c’est -leur défaut de prononciation. Aussitôt qu’une femme parle mal notre -langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par mot, -elle est exquise, et si elle baragouine d’une façon tout à fait -inintelligible, elle devient irrésistible.</p> - -<p>Tu ne te figures pas comme c’est gentil d’entendre dire à une mignonne -bouche rose: «J’aimé bôcoup la gigotte.»</p> - -<p>Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n’y -comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots -inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et -gai.</p> - -<p>Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules prenaient sur ses lèvres -un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, -de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées.<span class="pagenum"><a name="page_255" id="page_255">{255}</a></span></p> - -<p>Je l’épousai! Je l’aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les -vrais amants n’adorent jamais qu’un rêve qui a pris une forme de femme.</p> - -<p>Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,<br /></span> -<span class="i0">Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,<br /></span> -<span class="i0">Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,<br /></span> -<span class="i0">J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Eh bien, mon cher, le seul tort que j’ai eu, ç’a été de donner à ma -femme un professeur de français.</p> - -<p>Tant qu’elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je -l’ai chérie.</p> - -<p>Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante -de son être, l’élégance incomparable de son geste; elles me la -montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite -pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu’elle aimait, pousser -parfois des exclamations bizarres, et exprimer d’une façon coquette, à -force d’être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des -sensations peu compliquées.</p> - -<p>Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui<span class="pagenum"><a name="page_256" id="page_256">{256}</a></span> disent «papa» et «maman», en -prononçant—Baâba—et Baâmban.</p> - -<p>Aurais-je pu croire que...</p> - -<p>Elle parle, à présent... Elle parle... mal... très mal... Elle fait tout -autant de fautes... Mais on la comprend... oui, je la comprends... je -sais... je la connais...</p> - -<p>J’ai ouvert ma poupée pour regarder dedans... j’ai vu. Et il faut -causer, mon cher!</p> - -<p>Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories -d’une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, -et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d’un dictionnaire -de la conversation à l’usage des pensionnats de jeunes personnes.</p> - -<p>Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui -renferment d’exécrables bonbons. J’en avais une. Je l’ai déchirée. J’ai -voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j’ai des -haut-le-cœur, à présent, rien qu’en apercevant une de ses compatriotes.</p> - -<p>J’ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait -enseigné le français: comprends-tu?»</p> - -<p style="border-top:dotted 3px black; -margin-top:1em;"> </p> - -<p>Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de -monde.<span class="pagenum"><a name="page_257" id="page_257">{257}</a></span></p> - -<p>Je dis:</p> - -<p>—Où est ta femme?</p> - -<p>Il prononça:</p> - -<p>—Je l’ai ramenée à Étretat.</p> - -<p>—Et toi, où vas-tu?</p> - -<p>—Moi? moi je vais me distraire à Trouville.</p> - -<p>Puis, après un silence, il ajouta:</p> - -<p>—Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Découverte</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du jeudi 4 septembre 1884.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_258" id="page_258">{258}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_259" id="page_259">{259}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_260" id="page_260">{260}</a></span> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="page_261" id="page_261">{261}</a></span> </p> -<h2><a name="SOLITUDE" id="SOLITUDE"></a>SOLITUDE.</h2> - -<p>C’était après un dîner d’hommes. On avait été fort gai. Un d’eux, un -vieil ami, me dit:</p> - -<p>—Veux-tu remonter à pied l’avenue des Champs-Élysées?</p> - -<p>Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade, sous les -arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, que cette rumeur -confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nous passait sur le -visage, et la légion des étoiles semait sur le ciel noir une poudre -d’or.</p> - -<p>Mon compagnon me dit:</p> - -<p>—Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, que partout -ailleurs. Il me semble que ma pensée s’y élargit. J’ai, par moments, ces -espèces de lueurs dans l’esprit qui font<span class="pagenum"><a name="page_262" id="page_262">{262}</a></span> croire, pendant une seconde, -qu’on va découvrir le divin secret des choses. Puis la fenêtre se -referme. C’est fini.</p> - -<p>De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long des massifs; -nous passions devant un banc où deux êtres, assis côte à côte, ne -faisaient qu’une tache noire.</p> - -<p>Mon voisin murmura:</p> - -<p>—Pauvres gens! Ce n’est pas du dégoût qu’ils m’inspirent, mais une -immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un -que j’ai pénétré: notre grand tourment dans l’existence vient de ce que -nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne -tendent qu’à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en -plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire -cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins; mais ils -demeurent, ils demeureront toujours seuls; et nous aussi.</p> - -<p>On s’en aperçoit plus ou moins, voilà tout.</p> - -<p>Depuis quelque temps j’endure cet abominable supplice d’avoir compris, -d’avoir découvert l’affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne -peut la faire cesser, rien, entends-tu! Quoi que nous tentions, quoi que -nous fassions, quels que soient l’élan de nos cœurs,<span class="pagenum"><a name="page_263" id="page_263">{263}</a></span> l’appel de nos -lèvres et l’étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls.</p> - -<p>Je t’ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez -moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de -mon logement. A quoi cela me servira-t-il? Je te parle, tu m’écoutes, et -nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu?</p> - -<p>Bienheureux les simples d’esprit, dit l’Écriture. Ils ont l’illusion du -bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils -n’errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des -coudes, sans autre joie que l’égoïste satisfaction de comprendre, de -voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre -éternel isolement.</p> - -<p>Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas?</p> - -<p>Écoute-moi. Depuis que j’ai senti la solitude de mon être, il me semble -que je m’enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont -je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n’a -point de bout, peut-être! J’y vais sans personne avec moi, sans personne -autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route -ténébreuse. Ce souterrain, c’est la vie. Parfois j’entends des bruits, -des voix, des cris... je<span class="pagenum"><a name="page_264" id="page_264">{264}</a></span> m’avance à tâtons vers ces rumeurs confuses. -Mais je ne sais jamais au juste d’où elles partent; je ne rencontre -jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui -m’entoure. Me comprends-tu?</p> - -<p>Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.</p> - -<p>Musset s’est écrié:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Qui vient? Qui m’appelle? Personne.<br /></span> -<span class="i0">Je suis seul.—C’est l’heure qui sonne.<br /></span> -<span class="i0">O solitude!—O pauvreté!<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Mais, chez lui, ce n’était là qu’un doute passager, et non pas une -certitude définitive, comme chez moi. Il était poète; il peuplait la vie -de fantômes, de rêves. Il n’était jamais vraiment seul.—Moi, je suis -seul!</p> - -<p>Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu’il -était un des grands lucides, n’écrivit-il pas à une amie cette phrase -désespérante: «Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend -personne.»</p> - -<p>Non, personne ne comprend personne, quoi qu’on pense, quoi qu’on dise, -quoi qu’on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans ces étoiles -que voilà, jetées comme une graine de feu à travers l’espace, si loin -que nous<span class="pagenum"><a name="page_265" id="page_265">{265}</a></span> apercevons seulement la clarté de quelques-unes, alors que -l’innombrable armée des autres est perdue dans l’infini, si proches -qu’elles forment peut-être un tout, comme les molécules d’un corps?</p> - -<p>Eh bien, l’homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans un autre -homme. Nous sommes plus loin l’un de l’autre que ces astres, plus isolés -surtout, parce que la pensée est insondable.</p> - -<p>Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des -êtres que nous ne pouvons pénétrer! Nous nous aimons les uns les autres -comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans -parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d’union nous travaille, -mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos -confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses -vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l’un vers l’autre ne -font que nous heurter l’un à l’autre.</p> - -<p>Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon cœur à quelque -ami, parce que je comprends mieux alors l’infranchissable obstacle. Il -est là, cet homme; je vois ses yeux clairs sur moi; mais son âme, -derrière eux, je ne la connais point. Il m’écoute. Que pense-t-il? Oui, -que pense-t-il? Tu ne com<span class="pagenum"><a name="page_266" id="page_266">{266}</a></span>prends pas ce tourment? Il me hait peut-être? -ou me méprise? ou se moque de moi? Il réfléchit à ce que je dis, il me -juge, il me raille, il me condamne, m’estime médiocre ou sot. Comment -savoir ce qu’il pense? Comment savoir s’il m’aime comme je l’aime? et ce -qui s’agite dans cette petite tête ronde? Quel mystère que la pensée -inconnue d’un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni -connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre!</p> - -<p>Et moi, j’ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les -portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond, -tout au fond, ce lieu secret du <i>Moi</i> où personne ne pénètre. Personne -ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, -parce que personne ne comprend personne.</p> - -<p>Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi? Non, tu me juges fou! tu -m’examines, tu te gardes de moi! Tu te demandes: «Qu’est-ce qu’il a, ce -soir?» mais si tu parviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible -et subtile souffrance, viens-t’en me dire seulement: <i>Je t’ai compris!</i> -et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.</p> - -<p>Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.<span class="pagenum"><a name="page_267" id="page_267">{267}</a></span></p> - -<p>Misère! Misère! Comme j’ai souffert par elles, parce qu’elles m’ont -donné souvent, plus que les hommes, l’illusion de n’être pas seul!</p> - -<p>Quand on entre dans l’Amour, il semble qu’on s’élargit. Une félicité -surhumaine vous envahit. Sais-tu pourquoi? Sais-tu d’où vient cette -sensation d’immense bonheur? C’est uniquement parce qu’on s’imagine -n’être plus seul. L’isolement, l’abandon de l’être humain paraît cesser. -Quelle erreur!</p> - -<p>Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d’amour qui ronge -notre cœur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve.</p> - -<p>Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cet être à -longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel -délire égare notre esprit! Quelle illusion nous emporte!</p> - -<p>Elle et moi, nous n’allons plus faire qu’un, tout à l’heure, -semble-t-il? Mais ce tout à l’heure n’arrive jamais, et, après des -semaines d’attente, d’espérance et de joie trompeuse, je me retrouve -tout à coup, un jour, plus seul que je ne l’avais encore été.</p> - -<p>Après chaque baiser, après chaque étreinte, l’isolement s’agrandit. Et -comme il est navrant, épouvantable.<span class="pagenum"><a name="page_268" id="page_268">{268}</a></span></p> - -<p>Un poète, M. Sully Prudhomme, n’a-t-il pas écrit:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Les caresses ne sont que d’inquiets transports,<br /></span> -<span class="i0">Infructueux essais du pauvre amour qui tente<br /></span> -<span class="i0">L’impossible union des âmes par les corps...<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Et puis, adieu. C’est fini. C’est à peine si on reconnaît cette femme -qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dont nous -n’avons jamais connu la pensée intime et banale sans doute!</p> - -<p>Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieux des -êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes les -aspirations, on était descendu jusqu’au profond de son âme, un mot, un -seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait, comme un -éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.</p> - -<p>Et pourtant, ce qu’il y a encore de meilleur au monde, c’est de passer -un soir auprès d’une femme qu’on aime, sans parler, heureux presque -complètement par la seule sensation de sa présence. Ne demandons pas -plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.</p> - -<p>Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne -ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Me sachant condamné à -l’horrible solitude, je<span class="pagenum"><a name="page_269" id="page_269">{269}</a></span> regarde les choses, sans jamais émettre mon -avis. Que m’importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les -croyances! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis -désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J’ai des -phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un -sourire qui dit: «oui», quand je ne veux même pas prendre la peine de -parler.</p> - -<p>Me comprends-tu?</p> - -<p> </p> - -<p>Nous avions remonté la longue avenue jusqu’à l’Arc de triomphe de -l’Étoile, puis nous étions redescendus jusqu’à la place de la Concorde, -car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup -d’autres choses dont je ne me souviens plus.</p> - -<p>Il s’arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de -granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des -étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc -l’histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s’écria:</p> - -<p>—Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.</p> - -<p>Puis il me quitta sans ajouter un mot.</p> - -<p>Était-il gris? Était-il fou? Était-il sage? Je<span class="pagenum"><a name="page_270" id="page_270">{270}</a></span> ne le sais encore. -Parfois il me semble qu’il avait raison; parfois il me semble qu’il -avait perdu l’esprit.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Solitude</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du lundi 3 mars 1884.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_271" id="page_271">{271}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_272" id="page_272">{272}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_273" id="page_273">{273}</a></span> </p> -<h2><a name="AU_BORD_DU_LIT" id="AU_BORD_DU_LIT"></a>AU BORD DU LIT.</h2> - -<p>U<i>n grand feu flambait dans l’âtre. Sur la table japonaise, deux tasses -à thé se faisaient face, tandis que la théière fumait à côté contre le -sucrier flanqué du carafon de rhum.</i></p> - -<p><i>Le comte de Sallure jeta son chapeau, ses gants et sa fourrure sur une -chaise, tandis que la comtesse, débarrassée de sa sortie de bal, -rajustait un peu ses cheveux devant la glace. Elle se souriait -aimablement à elle-même en tapotant, du bout de ses doigts fins et -luisants de bagues, les cheveux frisés des tempes. Puis elle se tourna -vers son mari. Il la regardait depuis quelques secondes, et semblait -hésiter comme si une pensée intime l’eût gêné.</i></p> - -<p><i>Enfin il dit</i>:</p> - -<p>—Vous a-t-on assez fait la cour, ce soir?</p> - -<p><i>Elle le considéra dans les yeux, le regard<span class="pagenum"><a name="page_274" id="page_274">{274}</a></span> allumé d’une flamme de -triomphe et de défi, et répondit</i>:</p> - -<p>—Je l’espère bien!</p> - -<p><i>Puis elle s’assit à sa place. Il se mit en face d’elle et reprit en -cassant une brioche</i>:</p> - -<p>—C’en était presque ridicule... pour moi!</p> - -<p><i>Elle demanda</i>:</p> - -<p>—Est-ce une scène? avez-vous l’intention de me faire des reproches?</p> - -<p>—Non, ma chère amie, je dis seulement que ce M. Burel a été presque -inconvenant auprès de vous. Si... si... si j’avais eu des droits... je -me serais fâché.</p> - -<p>—Mon cher ami, soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’hui comme vous -pensiez l’an dernier, voilà tout. Quand j’ai su que vous aviez une -maîtresse, une maîtresse que vous aimiez, vous ne vous occupiez guère si -on me faisait ou si on ne me faisait pas la cour. Je vous ai dit mon -chagrin, j’ai dit, comme vous ce soir, mais avec plus de raison: Mon -ami, vous compromettez Mᵐᵉ de Servy, vous me faites de la peine et vous -me rendez ridicule. Qu’avez-vous répondu? Oh! vous m’avez parfaitement -laissé entendre que j’étais libre, que le mariage, entre gens -intelligents, n’était qu’une association d’intérêts, un lien social, -mais non un lien moral. Est-ce vrai?<span class="pagenum"><a name="page_275" id="page_275">{275}</a></span> Vous m’avez laissé comprendre que -votre maîtresse était infiniment mieux que moi, plus séduisante, plus -femme! Vous avez dit: plus femme. Tout cela était entouré, bien entendu, -de ménagements d’homme bien élevé, enveloppé de compliments, énoncé avec -une délicatesse à laquelle je rends hommage. Je n’en ai pas moins -parfaitement compris.</p> - -<p>Il a été convenu que nous vivrions désormais ensemble, mais complètement -séparés. Nous avions un enfant qui formait entre nous un trait d’union.</p> - -<p>Vous m’avez presque laissé deviner que vous ne teniez qu’aux apparences, -que je pouvais, s’il me plaisait, prendre un amant pourvu que cette -liaison restât secrète. Vous avez longuement disserté, et fort bien, sur -la finesse des femmes, sur leur habileté pour ménager les convenances, -etc.</p> - -<p>J’ai compris, mon ami, parfaitement compris. Vous aimiez alors beaucoup, -beaucoup Mᵐᵉ de Servy, et ma tendresse légitime, ma tendresse légale -vous gênait. Je vous enlevais, sans doute, quelques-uns de vos moyens. -Nous avons, depuis lors, vécu séparés. Nous allons dans le monde -ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez -nous.</p> - -<p>Or, depuis un mois ou deux, vous prenez<span class="pagenum"><a name="page_276" id="page_276">{276}</a></span> des allures d’homme jaloux. -Qu’est-ce que cela veut dire?</p> - -<p>—Ma chère amie, je ne suis point jaloux, mais j’ai peur de vous voir -vous compromettre. Vous êtes jeune, vive, aventureuse...</p> - -<p>—Pardon, si nous parlons d’aventures, je demande à faire la balance -entre nous.</p> - -<p>—Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami -sérieux. Quant à tout ce que vous venez de dire, c’est fortement -exagéré.</p> - -<p>—Pas du tout. Vous avez avoué, vous m’avez avoué votre liaison, ce qui -équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Je ne l’ai pas -fait...</p> - -<p>—Permettez...</p> - -<p>—Laissez-moi donc parler. Je ne l’ai pas fait. Je n’ai point d’amant, -et je n’en ai pas eu... jusqu’ici. J’attends... je cherche... je ne -trouve pas. Il me faut quelqu’un de bien... de mieux que vous... C’est -un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer.</p> - -<p>—Ma chère, toutes ces plaisanteries sont absolument déplacées.</p> - -<p>—Mais je ne plaisante pas le moins du monde. Vous m’avez parlé du -dix-huitième siècle, vous m’avez laissé entendre que vous étiez régence. -Je n’ai rien oublié. Le jour où<span class="pagenum"><a name="page_277" id="page_277">{277}</a></span> il me conviendra de cesser d’être ce -que je suis, vous aurez beau faire, entendez-vous, vous serez, sans même -vous en douter... cocu comme d’autres.</p> - -<p>—Oh!... pouvez-vous prononcer de pareils mots?</p> - -<p>—De pareils mots!... Mais vous avez ri comme un fou quand Mᵐᵉ de Gers a -déclaré que M. de Servy avait l’air d’un cocu à la recherche de ses -cornes.</p> - -<p>—Ce qui peut paraître drôle dans la bouche de Mᵐᵉ de Gers devient -inconvenant dans la vôtre.</p> - -<p>—Pas du tout. Mais vous trouvez très plaisant le mot cocu quand il -s’agit de M. de Servy, et vous le jugez fort malsonnant quand il s’agit -de vous. Tout dépend du point de vue. D’ailleurs je ne tiens pas à ce -mot, je ne l’ai prononcé que pour voir si vous êtes mûr.</p> - -<p>—Mûr... Pour quoi?</p> - -<p>—Mais pour l’être. Quand un homme se fâche en entendant dire cette -parole, c’est qu’il... brûle. Dans deux mois, vous rirez tout le premier -si je parle d’un... coiffé. Alors... oui... quand on l’est, on ne le -sent pas.</p> - -<p>—Vous êtes, ce soir, tout à fait mal élevée. Je ne vous ai jamais vue -ainsi.</p> - -<p>—Ah! voilà... j’ai changé... en mal. C’est votre faute.<span class="pagenum"><a name="page_278" id="page_278">{278}</a></span></p> - -<p>—Voyons, ma chère, parlons sérieusement. Je vous prie, je vous supplie -de ne pas autoriser, comme vous l’avez fait ce soir, les poursuites -inconvenantes de M. Burel.</p> - -<p>—Vous êtes jaloux. Je le disais bien.</p> - -<p>—Mais non, non. Seulement je désire n’être pas ridicule. Je ne veux pas -être ridicule. Et si je revois ce monsieur vous parler dans les... -épaules, ou plutôt entre les seins...</p> - -<p>—Il cherchait un porte-voix.</p> - -<p>—Je... je lui tirerai les oreilles.</p> - -<p>—Seriez-vous amoureux de moi, par hasard?</p> - -<p>—On le pourrait être de femmes moins jolies.</p> - -<p>—Tiens, comme vous voilà! C’est que je ne suis plus amoureuse de vous, -moi!</p> - -<p> </p> - -<p><i>Le comte s’est levé. Il fait le tour de la petite table, et, passant -derrière sa femme, lui dépose vivement un baiser sur la nuque. Elle se -dresse d’une secousse, et, le regardant au fond des yeux</i>:</p> - -<p>—Plus de ces plaisanteries-là, entre nous, s’il vous plaît. Nous vivons -séparés. C’est fini.</p> - -<p>—Voyons, ne vous fâchez pas. Je vous trouve ravissante depuis quelque -temps.</p> - -<p>—Alors... alors... c’est que j’ai gagné. Vous aussi... vous me -trouvez... mûre.</p> - -<p>—Je vous trouve ravissante, ma chère;<span class="pagenum"><a name="page_279" id="page_279">{279}</a></span> vous avez des bras, un teint, -des épaules...</p> - -<p>—Qui plairaient à M. Burel...</p> - -<p>—Vous êtes féroce. Mais là... vrai... je ne connais pas de femme aussi -séduisante que vous.</p> - -<p>—Vous êtes à jeun.</p> - -<p>—Hein?</p> - -<p>—Je dis: Vous êtes à jeun.</p> - -<p>—Comment ça?</p> - -<p>—Quand on est à jeun, on a faim, et quand on a faim, on se décide à -manger des choses qu’on n’aimerait point à un autre moment. Je suis le -plat... négligé jadis que vous ne seriez pas fâché de vous mettre sous -la dent... ce soir.</p> - -<p>—Oh! Marguerite! Qui vous a appris à parler comme ça?</p> - -<p>—Vous! Voyons: depuis votre rupture avec Mᵐᵉ de Servy, vous avez eu, à -ma connaissance, quatre maîtresses, des cocottes celles-là, des -artistes, dans leur partie. Alors, comment voulez-vous que j’explique -autrement que par un jeûne momentané vos... velléités de ce soir.</p> - -<p>—Je serai franc et brutal, sans politesse. Je suis redevenu amoureux de -vous. Pour de vrai, très fort. Voilà.</p> - -<p>—Tiens, tiens. Alors vous voudriez... recommencer?<span class="pagenum"><a name="page_280" id="page_280">{280}</a></span></p> - -<p>—Oui, Madame.</p> - -<p>—Ce soir!</p> - -<p>—Oh! Marguerite!</p> - -<p>—Bon. Vous voilà encore scandalisé. Mon cher, entendons-nous. Nous ne -sommes plus rien l’un à l’autre, n’est-ce pas? Je suis votre femme, -c’est vrai, mais votre femme—libre. J’allais prendre un engagement d’un -autre côté, vous me demandez la préférence. Je vous la donnerai... à -prix égal.</p> - -<p>—Je ne comprends pas.</p> - -<p>—Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes? Soyez franc.</p> - -<p>—Mille fois mieux.</p> - -<p>—Mieux que la mieux?</p> - -<p>—Mille fois.</p> - -<p>—Eh bien, combien vous a-t-elle coûté, la mieux, en trois mois?</p> - -<p>—Je n’y suis plus.</p> - -<p>—Je dis: combien vous a coûté, en trois mois, la plus charmante de vos -maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners, théâtre, etc., entretien -complet, enfin?</p> - -<p>—Est-ce que je sais, moi?</p> - -<p>—Vous devez le savoir. Voyons, un prix moyen, modéré. Cinq mille francs -par mois: est-ce à peu près juste?</p> - -<p>—Oui... à peu près.</p> - -<p>—Eh bien, mon ami, donnez-moi tout de<span class="pagenum"><a name="page_281" id="page_281">{281}</a></span> suite cinq mille francs et je -suis à vous pour un mois, à compter de ce soir.</p> - -<p>—Vous êtes folle.</p> - -<p>—Vous le prenez ainsi; bonsoir.</p> - -<p> </p> - -<p><i>La comtesse sort, et entre dans sa chambre à coucher. Le lit est -entr’ouvert. Un vague parfum flotte, imprègne les tentures.</i></p> - -<p><i>Le comte apparaissant à la porte</i>:</p> - -<p>—Ça sent très bon, ici.</p> - -<p>—Vraiment?... Ça n’a pourtant pas changé. Je me sers toujours de peau -d’Espagne.</p> - -<p>—Tiens, c’est étonnant... ça sent très bon.</p> - -<p>—C’est possible. Mais, vous, faites-moi le plaisir de vous en aller -parce que je vais me coucher.</p> - -<p>—Marguerite!</p> - -<p>—Allez-vous-en!</p> - -<p> </p> - -<p><i>Il entre tout à fait et s’assied dans un fauteuil.</i></p> - -<p><i>La comtesse</i>:</p> - -<p>—Ah! c’est comme ça. Eh bien, tant pis pour vous.</p> - -<p><i>Elle ôte son corsage de bal lentement, dégageant ses bras nus et -blancs. Elle les lève au-dessus de sa tête pour se décoiffer devant la -glace; et, sous une mousse de dentelle, quelque chose de rose apparaît -au bord du corset de soie noire.</i><span class="pagenum"><a name="page_282" id="page_282">{282}</a></span></p> - -<p><i>Le comte se lève vivement et vient vers elle.</i></p> - -<p><i>La comtesse</i>:</p> - -<p>—Ne m’approchez pas, ou je me fâche!...</p> - -<p><i>Il la saisit à pleins bras et cherche ses lèvres.</i></p> - -<p><i>Alors, elle, se penchant vivement, saisit sur sa toilette un verre -d’eau parfumée pour sa bouche, et, par-dessus l’épaule, le lance en -plein visage de son mari.</i></p> - -<p><i>Il se relève, ruisselant d’eau, furieux, murmurant</i>:</p> - -<p>—C’est stupide.</p> - -<p>—Ça se peut... Mais vous savez mes conditions: Cinq mille francs.</p> - -<p>—Mais ce serait idiot!...</p> - -<p>—Pourquoi ça?</p> - -<p>—Comment, pourquoi? Un mari payer pour coucher avec sa femme!...</p> - -<p>—Oh!... quels vilains mots vous employez!</p> - -<p>—C’est possible. Je répète que ce serait idiot de payer sa femme, sa -femme légitime.</p> - -<p>—Il est bien plus bête, quand on a une femme légitime, d’aller payer -des cocottes.</p> - -<p>—Soit, mais je ne veux pas être ridicule.</p> - -<p> </p> - -<p><i>La comtesse s’est assise sur une chaise longue. Elle retire lentement -ses bas en les retournant<span class="pagenum"><a name="page_283" id="page_283">{283}</a></span> comme une peau de serpent. Sa jambe rose sort -de la gaine de soie mauve, et le pied mignon se pose sur le tapis.</i></p> - -<p><i>Le comte s’approche un peu et d’une voix tendre</i>:</p> - -<p>—Quelle drôle d’idée vous avez là?</p> - -<p>—Quelle idée?</p> - -<p>—De me demander cinq mille francs.</p> - -<p>—Rien de plus naturel. Nous sommes étrangers l’un à l’autre, n’est-ce -pas? Or vous me désirez. Vous ne pouvez pas m’épouser puisque nous -sommes mariés. Alors vous m’achetez, un peu moins peut-être qu’une -autre.</p> - -<p>Or, réfléchissez. Cet argent, au lieu d’aller chez une gueuse qui en -ferait je ne sais quoi, restera dans votre maison, dans votre ménage. Et -puis, pour un homme intelligent, est-il quelque chose de plus amusant, -de plus original que de se payer sa propre femme. On n’aime bien, en -amour illégitime, que ce qui coûte cher, très cher. Vous donnez à notre -amour... légitime, un prix nouveau, une saveur de débauche, un ragoût -de... polissonnerie en le... tarifant comme un amour coté. Est-ce pas -vrai?</p> - -<p> </p> - -<p><i>Elle s’est levée presque nue et se dirige vers un cabinet de -toilette.</i><span class="pagenum"><a name="page_284" id="page_284">{284}</a></span></p> - -<p>—Maintenant, monsieur, allez-vous-en, ou je sonne ma femme de chambre.</p> - -<p><i>Le comte debout, perplexe, mécontent, la regarde, et, brusquement, lui -jetant à la tête son portefeuille</i>:</p> - -<p>—Tiens, gredine, en voilà six mille... Mais tu sais?...</p> - -<p><i>La comtesse ramasse l’argent, le compte, et d’une voix lente</i>:</p> - -<p>—Quoi?</p> - -<p>—Ne t’y accoutume pas.</p> - -<p><i>Elle éclate de rire, et allant vers lui</i>:</p> - -<p>—Chaque mois, cinq mille, monsieur, ou bien je vous renvoie à vos -cocottes. Et même si... si vous êtes content... je vous demanderai de -l’augmentation.</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Au bord du lit</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 23 octobre -1883, sous la signature: <span class="smcap">Maufrigneuse</span>.</p></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_285" id="page_285">{285}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_286" id="page_286">{286}</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_287" id="page_287">{287}</a></span> </p> -<h2><a name="PETIT_SOLDAT" id="PETIT_SOLDAT"></a>PETIT SOLDAT.</h2> - -<p class="nind"><span class="letra">C</span>HAQUE dimanche, sitôt qu’ils étaient libres, les deux petits soldats se -mettaient en marche.</p> - -<p>Ils tournaient à droite en sortant de la caserne, traversaient -Courbevoie à grands pas rapides, comme s’ils eussent fait une promenade -militaire; puis, dès qu’ils avaient quitté les maisons, ils suivaient, -d’une allure plus calme, la grand’route poussiéreuse et nue qui mène à -Bezons.</p> - -<p>Ils étaient petits, maigres, perdus dans leur capote trop large, trop -longue, dont les manches couvraient leurs mains, gênés par la culotte -rouge, trop vaste, qui les forçait à écarter les jambes pour aller vite. -Et sous le shako raide et haut, on ne voyait plus qu’un rien du tout de -figure, deux pauvres<span class="pagenum"><a name="page_288" id="page_288">{288}</a></span> figures creuses de Bretons, naïves, d’une naïveté -presque animale, avec des yeux bleus doux et calmes.</p> - -<p>Ils ne parlaient jamais durant le trajet, allant devant eux, avec la -même idée en tête, qui leur tenait lieu de causerie, car ils avaient -trouvé, à l’entrée du petit bois des Champioux, un endroit leur -rappelant leur pays, et ils ne se sentaient bien que là.</p> - -<p>Au croisement des routes de Colombes et de Chatou, comme on arrivait -sous les arbres, ils ôtaient leur coiffure qui leur écrasait la tête, et -ils s’essuyaient le front.</p> - -<p>Ils s’arrêtaient toujours un peu sur le pont de Bezons pour regarder la -Seine. Ils demeuraient là, deux ou trois minutes, courbés en deux, -penchés sur le parapet; ou bien ils considéraient le grand bassin -d’Argenteuil où couraient les voiles blanches et inclinées des clippers, -qui, peut-être, leur remémoraient la mer bretonne, le port de Vannes -dont ils étaient voisins, et les bateaux pêcheurs s’en allant à travers -le Morbihan, vers le large.</p> - -<p>Dès qu’ils avaient franchi la Seine, ils achetaient leurs provisions -chez le charcutier, le boulanger et le marchand de vin du pays. Un -morceau de boudin, quatre sous de pain et un litre de petit bleu -constituaient leurs vivres emportés dans leurs mouchoirs. Mais,<span class="pagenum"><a name="page_289" id="page_289">{289}</a></span> -aussitôt sortis du village, ils n’avançaient plus qu’à pas très lents et -ils se mettaient à parler.</p> - -<p>Devant eux, une plaine maigre, semée de bouquets d’arbres, conduisait au -bois, au petit bois qui leur avait paru ressembler à celui de -Kermarivan. Les blés et les avoines bordaient l’étroit chemin perdu dans -la jeune verdure des récoltes, et Jean Kerderen disait chaque fois à Luc -Le Ganidec:</p> - -<p>—C’est tout comme auprès de Plounivon.</p> - -<p>—Oui, c’est tout comme.</p> - -<p>Ils s’en allaient, côte à côte, l’esprit plein de vagues souvenirs du -pays, pleins d’images réveillées, d’images naïves comme les feuilles -coloriées d’un sou. Ils revoyaient un coin de champ, une haie, un bout -de lande, un carrefour, une croix de granit.</p> - -<p>Chaque fois aussi, ils s’arrêtaient auprès d’une pierre qui bornait une -propriété, parce qu’elle avait quelque chose du dolmen de Locneuven.</p> - -<p>En arrivant au premier bouquet d’arbres, Luc Le Ganidec cueillait tous -les dimanches une baguette, une baguette de coudrier; il se mettait à -arracher tout doucement l’écorce en pensant aux gens de là-bas.</p> - -<p>Jean Kerderen portait les provisions.</p> - -<p>De temps en temps, Luc citait un nom,<span class="pagenum"><a name="page_290" id="page_290">{290}</a></span> rappelait un fait de leur -enfance, en quelques mots seulement qui leur donnaient longtemps à -songer. Et le pays, le cher pays lointain les repossédait peu à peu, les -envahissait, leur envoyait, à travers la distance, ses formes, ses -bruits, ses horizons connus, ses odeurs, l’odeur de la lande verte où -courait l’air marin.</p> - -<p>Ils ne sentaient plus les exhalaisons du fumier parisien dont sont -engraissées les terres de la banlieue, mais le parfum des ajoncs fleuris -que cueille et qu’emporte la brise salée du large. Et les voiles des -canotiers, apparues au-dessus des berges, leur semblaient les voiles des -caboteurs, aperçues derrière la longue plaine qui s’en allait de chez -eux jusqu’au bord des flots.</p> - -<p>Ils marchaient à petits pas, Luc Le Ganidec et Jean Kerderen, contents -et tristes, hantés par un chagrin doux, un chagrin lent et pénétrant de -bête en cage, qui se souvient.</p> - -<p>Et quand Luc avait fini de dépouiller la mince baguette de son écorce, -ils arrivaient au coin du bois où ils déjeunaient tous les dimanches.</p> - -<p>Ils retrouvaient les deux briques cachées par eux dans un taillis, et -ils allumaient un petit feu de branches pour cuire leur boudin sur la -pointe de leur couteau.<span class="pagenum"><a name="page_291" id="page_291">{291}</a></span></p> - -<p>Et quand ils avaient déjeuné, mangé leur pain jusqu’à la dernière -miette, et bu leur vin jusqu’à la dernière goutte, ils demeuraient assis -dans l’herbe côte à côte, sans rien dire, les yeux au loin, les -paupières lourdes, les doigts croisés comme à la messe, leurs jambes -rouges allongées à côté des coquelicots du champ; et le cuir de leurs -shakos et le cuivre de leurs boutons luisaient sous le soleil ardent, -faisaient s’arrêter les alouettes qui chantaient en planant sur leurs -têtes.</p> - -<p> </p> - -<p>Vers midi, ils commençaient à tourner leurs regards de temps en temps du -côté du village de Bezons, car la fille à la vache allait venir.</p> - -<p>Elle passait devant eux tous les dimanches pour aller traire et remiser -sa vache, la seule vache du pays qui fût à l’herbe, et qui pâturait une -étroite prairie sur la lisière du bois, plus loin.</p> - -<p>Ils apercevaient bientôt la servante, seul être humain marchant à -travers la campagne, et ils se sentaient réjouis par les reflets -brillants que jetait le seau de fer-blanc sous la flamme du soleil. -Jamais ils ne parlaient d’elle. Ils étaient seulement contents de la -voir, sans comprendre pourquoi.</p> - -<p>C’était une grande fille vigoureuse, rousse<span class="pagenum"><a name="page_292" id="page_292">{292}</a></span> et brûlée par l’ardeur des -jours clairs, une grande fille hardie de la campagne parisienne.</p> - -<p>Une fois, en les revoyant assis à la même place, elle leur dit:</p> - -<p>—Bonjour... vous v’nez donc toujours ici?</p> - -<p>Luc Le Ganidec, plus osant, balbutia:</p> - -<p>—Oui, nous v’nons au repos.</p> - -<p>Ce fut tout. Mais, le dimanche suivant, elle rit en les apercevant, elle -rit avec une bienveillance protectrice de femme dégourdie qui sentait -leur timidité, et elle demanda:</p> - -<p>—Qué qu’ vous faites comme ça? C’est-il qu’ vous r’gardez pousser -l’herbe?</p> - -<p>Luc égayé sourit aussi:</p> - -<p>—P’tête ben.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Hein! Ça va pas vite.</p> - -<p>Il répliqua, riant toujours:</p> - -<p>—Pour ça, non.</p> - -<p>Elle passa. Mais en revenant avec son seau plein de lait, elle s’arrêta -encore devant eux, et leur dit:</p> - -<p>—En voulez-vous une goutte? Ça vous rappellera l’ pays.</p> - -<p>Avec son instinct d’être de même race, loin de chez elle aussi -peut-être, elle avait deviné et touché juste.<span class="pagenum"><a name="page_293" id="page_293">{293}</a></span></p> - -<p>Ils furent émus tous les deux. Alors elle fit couler un peu de lait, non -sans peine, dans le goulot du litre de verre où ils apportaient leur -vin; et Luc but le premier, à petites gorgées, en s’arrêtant à tout -moment pour regarder s’il ne dépassait point sa part. Puis il donna la -bouteille à Jean.</p> - -<p>Elle demeurait debout devant eux, les mains sur ses hanches, son seau -par terre à ses pieds, contente du plaisir qu’elle leur faisait.</p> - -<p>Puis elle s’en alla, en criant:</p> - -<p>—Allons, adieu; à dimanche!</p> - -<p>Et ils suivirent des yeux, aussi longtemps qu’ils purent la voir, sa -haute silhouette qui s’en allait, qui diminuait, qui semblait s’enfoncer -dans la verdure des terres.</p> - -<p> </p> - -<p>Quand ils quittèrent la caserne, la semaine d’après, Jean dit à Luc:</p> - -<p>—Faut-il pas li acheter qué que chose de bon?</p> - -<p>Et ils demeurèrent fort embarrassés devant le problème d’une friandise à -choisir pour la fille à la vache.</p> - -<p>Luc opinait pour un morceau d’andouille, mais Jean préférait des -berlingots, car il aimait les sucreries. Son avis l’emporta et ils -prirent, chez un épicier, pour deux sous de bonbons blancs et rouges.<span class="pagenum"><a name="page_294" id="page_294">{294}</a></span></p> - -<p>Ils déjeunèrent plus vite que de coutume, agités par l’attente.</p> - -<p>Jean l’aperçut le premier:</p> - -<p>—La v’là, dit-il.</p> - -<p>Luc reprit:</p> - -<p>—Oui. La v’là.</p> - -<p>Elle riait de loin en les voyant, elle cria:</p> - -<p>—Ça va-t-il comme vous voulez?</p> - -<p>Ils répondirent ensemble:</p> - -<p>—Et de vot’ part?</p> - -<p>Alors elle causa, elle parla de choses simples qui les intéressaient, du -temps, de la récolte, de ses maîtres.</p> - -<p>Ils n’osaient point offrir leurs bonbons qui fondaient doucement dans la -poche de Jean.</p> - -<p>Luc enfin s’enhardit et murmura:</p> - -<p>—Nous avons apporté quelque chose.</p> - -<p>Elle demanda:</p> - -<p>—Qué’que c’est donc?</p> - -<p>Alors Jean, rouge jusqu’aux oreilles, atteignit le mince cornet de -papier et le lui tendit.</p> - -<p>Elle se mit à manger les petits morceaux de sucre qu’elle roulait d’une -joue à l’autre et qui faisaient des bosses sous la chair. Les deux -soldats, assis devant elle, la regardaient émus et ravis.</p> - -<p>Puis elle alla traire sa vache, et elle leur donna encore du lait en -revenant.</p> - -<p>Ils pensèrent à elle toute la semaine, et ils<span class="pagenum"><a name="page_295" id="page_295">{295}</a></span> en parlèrent plusieurs -fois. Le dimanche suivant, elle s’assit à côté d’eux pour deviser plus -longtemps, et tous les trois, côte à côte, les yeux perdus au loin, les -genoux enfermés dans leurs mains croisées, ils racontèrent des menus -faits et des menus détails des villages où ils étaient nés, tandis que -la vache, là-bas, voyant arrêtée en route la servante, tendait vers elle -sa lourde tête aux naseaux humides, et mugissait longuement pour -l’appeler.</p> - -<p>La fille accepta bientôt de manger un morceau avec eux et de boire un -petit coup de vin. Souvent, elle leur apportait des prunes dans sa -poche; car la saison des prunes était venue. Sa présence dégourdissait -les deux petits soldats bretons qui bavardaient comme deux oiseaux.</p> - -<p> </p> - -<p>Or, un mardi, Luc Le Ganidec demanda une permission, ce qui ne lui -arrivait jamais, et il ne rentra qu’à dix heures du soir.</p> - -<p>Jean, inquiet, cherchait en sa tête pour quelle raison son camarade -avait bien pu sortir ainsi.</p> - -<p>Le vendredi suivant, Luc, ayant emprunté dix sous à son voisin de lit, -demanda encore et obtint l’autorisation de quitter pendant quelques -heures.<span class="pagenum"><a name="page_296" id="page_296">{296}</a></span></p> - -<p>Et quand il se mit en route avec Jean pour la promenade du dimanche, il -avait l’air tout drôle, tout remué, tout changé. Kerderen ne comprenait -pas, mais il soupçonnait vaguement quelque chose, sans deviner ce que ça -pouvait être.</p> - -<p>Ils ne dirent pas un mot jusqu’à leur place habituelle, dont ils avaient -usé l’herbe à force de s’asseoir au même endroit; et ils déjeunèrent -lentement. Ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre.</p> - -<p>Bientôt la fille apparut. Ils la regardaient venir comme ils faisaient -tous les dimanches. Quand elle fut tout près, Luc se leva et fit deux -pas. Elle posa son seau par terre, et l’embrassa. Elle l’embrassa -fougueusement, en lui jetant ses bras au cou, sans s’occuper de Jean, -sans songer qu’il était là, sans le voir.</p> - -<p>Et il demeurait éperdu, lui, le pauvre Jean, si éperdu qu’il ne -comprenait pas, l’âme bouleversée, le cœur crevé, sans se rendre compte -encore.</p> - -<p>Puis, la fille s’assit à côté de Luc, et ils se mirent à bavarder.</p> - -<p>Jean ne les regardait pas, il devinait maintenant pourquoi son camarade -était sorti deux fois pendant la semaine, et il sentait en lui un -chagrin cuisant, une sorte de blessure, ce déchirement que font les -trahisons.<span class="pagenum"><a name="page_297" id="page_297">{297}</a></span></p> - -<p>Luc et la fille se levèrent pour aller ensemble remiser la vache.</p> - -<p>Jean les suivit des yeux. Il les vit s’éloigner côte à côte. La culotte -rouge de son camarade faisait une tache éclatante dans le chemin. Ce fut -Luc qui ramassa le maillet et frappa sur le pieu qui retenait la bête.</p> - -<p>La fille se baissa pour la traire, tandis qu’il caressait d’une main -distraite l’échine coupante de l’animal. Puis ils laissèrent le seau -dans l’herbe et ils s’enfoncèrent sous le bois.</p> - -<p>Jean ne voyait plus rien que le mur de feuilles où ils étaient entrés; -et il se sentait si troublé que, s’il avait essayé de se lever, il -serait tombé sur place assurément.</p> - -<p>Il demeurait immobile, abruti d’étonnement et de souffrance, d’une -souffrance naïve et profonde. Il avait envie de pleurer, de se sauver, -de se cacher, de ne plus voir personne jamais.</p> - -<p>Tout à coup, il les aperçut qui sortaient du taillis. Ils revinrent -doucement en se tenant par la main, comme font les promis dans les -villages. C’était Luc qui portait le seau.</p> - -<p>Ils s’embrassèrent encore avant de se quitter, et la fille s’en alla -après avoir jeté à Jean un bonsoir amical et un sourire d’intelli<span class="pagenum"><a name="page_298" id="page_298">{298}</a></span>gence. -Elle ne pensa point à lui offrir du lait ce jour-là.</p> - -<p>Les deux petits soldats demeurèrent côte à côte, immobiles comme -toujours, silencieux et calmes, sans que la placidité de leur visage -montrât rien de ce qui troublait leur cœur. Le soleil tombait sur eux. -La vache, parfois, mugissait en les regardant de loin.</p> - -<p>A l’heure ordinaire, ils se levèrent pour revenir.</p> - -<p>Luc épluchait une baguette. Jean portait le litre vide. Il le déposa -chez le marchand de vin de Bezons. Puis ils s’engagèrent sur le pont, et -comme chaque dimanche, ils s’arrêtèrent au milieu, afin de regarder -couler l’eau quelques instants.</p> - -<p>Jean se penchait, se penchait de plus en plus sur la balustrade de fer, -comme s’il avait vu dans le courant quelque chose qui l’attirait. Luc -lui dit:</p> - -<p>—C’est-il que tu veux y boire un coup?</p> - -<p>Comme il prononçait le dernier mot, la tête de Jean emporta le reste, -les jambes enlevées décrivirent un cercle en l’air, et le petit soldat -bleu et rouge tomba d’un bloc, entra et disparut dans l’eau.</p> - -<p>Luc, la gorge paralysée d’angoisse, essayait en vain de crier. Il vit -plus loin quelque<span class="pagenum"><a name="page_299" id="page_299">{299}</a></span> chose remuer; puis la tête de son camarade surgit à -la surface du fleuve, pour y rentrer aussitôt.</p> - -<p>Plus loin encore, il aperçut, de nouveau, une main, une seule main qui -sortit de la rivière, et y replongea. Ce fut tout.</p> - -<p>Les mariniers accourus ne retrouvèrent point le corps ce jour-là.</p> - -<p>Luc revint seul à la caserne, en courant, la tête affolée, et il raconta -l’accident, les yeux et la voix pleins de larmes, et se mouchant coup -sur coup:</p> - -<p>—Il se pencha... il se... il se pencha... si bien... si bien que la -tête fit culbute... et... et... le v’là qui tombe... qui tombe...</p> - -<p>Il ne put en dire plus long, tant l’émotion l’étranglait.—S’il avait -su...</p> - -<div class="blockquot"><p><i>Petit Soldat</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du lundi 13 avril 1885.</p></div><p><span class="pagenum"><a name="page_301" id="page_301">{301}</a></span></p><p><span class="pagenum"><a name="page_300" id="page_300">{300}</a></span></p> - -<h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES.</h2> - -<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary=""> - -<tr><td> </td><td align="right"><small>Pages.</small></td></tr> - -<tr><td valign="top"><a href="#MONSIEUR_PARENT">Monsieur Parent</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_1">1</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#LA_BETE">La Bête à Maît’ Belhomme</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_75">75</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#A_VENDRE">A Vendre</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_93">93</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#LINCONNUE">L’Inconnue</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_107">107</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#LA_CONFIDENCE">La Confidence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_121">121</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#LE_BAPTEME">Le Baptême</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_133">133</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#IMPRUDENCE">Imprudence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_145">145</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#UN_FOU">Un Fou</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_159">159</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#TRIBUNAUX_RUSTIQUES">Tribunaux rustiques</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_175">175</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#LEPINGLE">L’Épingle</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_185">185</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#LES_BECASSES">Les Bécasses</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_199">199</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#EN_WAGON">En Wagon</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_217">217</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#CA_IRA">Ça ira</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_231">231</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#DECOUVERTE">Découverte</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_247">247</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#SOLITUDE">Solitude</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_259">259</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#AU_BORD_DU_LIT">Au bord du lit</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_271">271</a></td></tr> -<tr><td valign="top"><a href="#PETIT_SOLDAT">Petit Soldat</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_285">285</a></td></tr> -</table> - -<hr class="full" /> - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, by -Guy de Maupassant - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE GUY DE MAUPASSANT; VOL. 15 *** - -***** This file should be named 60610-h.htm or 60610-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/0/6/1/60610/ - -Produced by Claudine Corbasson, Chuck Greif and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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