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-The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, by
-Guy de Maupassant
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Oeuvres complètes de Guy de Maupassant
- Monsieur Parent
-
-Author: Guy de Maupassant
-
-Release Date: November 1, 2019 [EBook #60610]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE GUY DE MAUPASSANT; VOL. 15 ***
-
-
-
-
-Produced by Claudine Corbasson, Chuck Greif and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
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-
- ŒUVRES COMPLÈTES
-
- DE
-
- GUY DE MAUPASSANT
-
-
-
-
- LA PRÉSENTE ÉDITION
- DES
- ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
- A ÉTÉ TIRÉE
- PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE
- EN VERTU D’UNE AUTORISATION
- DE M. LE GARDE DES SCEAUX
- EN DATE DU 30 JANVIER 1902.
-
- IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION
- 100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
- SAVOIR:
-
- 60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
- 20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
- 20 exemplaires (81 à 100) sur chine.
-
- _Le texte de ce volume
- est conforme à celui de l’édition originale_: Monsieur Parent
- _Paris, Paul Ollendorff, éditeur, 1886._
-
-
-
-
- ŒUVRES COMPLÈTES
-
- DE
-
- GUY DE MAUPASSANT
-
-
- MONSIEUR PARENT
-
- [Illustration]
-
- PARIS
- LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
- 17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17
-
- MDCCCCX
- _Tous droits réservés._
-
-
-
-
-MONSIEUR PARENT.
-
-
-I
-
-Le petit Georges, à quatre pattes dans l’allée, faisait des montagnes de
-sable. Il le ramassait de ses deux mains, l’élevait en pyramide, puis
-plantait au sommet une feuille de marronnier.
-
-Son père, assis sur une chaise de fer, le contemplait avec une attention
-concentrée et amoureuse, ne voyait que lui dans l’étroit jardin public
-rempli de monde.
-
-Tout le long du chemin rond qui passe devant le bassin et devant
-l’église de la Trinité pour revenir, après avoir contourné le gazon,
-d’autres enfants s’occupaient de même, à leurs petits jeux de jeunes
-animaux, tandis que les bonnes indifférentes regardaient en l’air avec
-leurs yeux de brutes, ou que les mères causaient entre elles en
-surveillant la marmaille d’un coup d’œil incessant.
-
-Des nourrices, deux par deux, se promenaient d’un air grave, laissant
-traîner derrière elles les longs rubans éclatants de leurs bonnets, et
-portant dans leurs bras quelque chose de blanc enveloppé de dentelles,
-tandis que de petites filles, en robe courte et jambes nues, avaient des
-entretiens sérieux entre deux courses au cerceau, et que le gardien du
-square, en tunique verte, errait au milieu de ce peuple de mioches,
-faisait sans cesse des détours pour ne point démolir des ouvrages de
-terre, pour ne point écraser des mains, pour ne point déranger le
-travail de fourmi de ces mignonnes larves humaines.
-
-Le soleil allait disparaître derrière les toits de la rue Saint-Lazare
-et jetait ses grands rayons obliques sur cette foule gamine et parée.
-Les marronniers s’éclairaient de lueurs jaunes, et les trois cascades,
-devant le haut portail de l’église, semblaient en argent liquide.
-
-M. Parent regardait son fils accroupi dans la poussière: il suivait ses
-moindres gestes avec amour, semblait envoyer des baisers du bout des
-lèvres à tous les mouvements de Georges.
-
-Mais ayant levé les yeux vers l’horloge du clocher, il constata qu’il se
-trouvait en retard de cinq minutes. Alors il se leva, prit le petit par
-le bras, secoua sa robe pleine de terre, essuya ses mains et l’entraîna
-vers la rue Blanche. Il pressait le pas pour ne point rentrer après sa
-femme; et le gamin, qui ne le pouvait suivre, trottinait à son côté.
-
-Le père alors le prit en ses bras, et, accélérant encore son allure, se
-mit à souffler de peine en montant le trottoir incliné. C’était un homme
-de quarante ans, déjà gris, un peu gros, portant avec un air inquiet un
-bon ventre de joyeux garçon que les événements ont rendu timide.
-
-Il avait épousé, quelques années plus tôt, une jeune femme aimée
-tendrement qui le traitait à présent avec une rudesse et une autorité de
-despote tout-puissant. Elle le gourmandait sans cesse pour tout ce qu’il
-faisait et pour tout ce qu’il ne faisait pas, lui reprochait aigrement
-ses moindres actes, ses habitudes, ses simples plaisirs, ses goûts, ses
-allures, ses gestes, la rondeur de sa ceinture et le son placide de sa
-voix.
-
-Il l’aimait encore cependant, mais il aimait surtout l’enfant qu’il
-avait d’elle, Georges, âgé maintenant de trois ans, devenu la plus
-grande joie et la plus grande préoccupation de son cœur. Rentier
-modeste, il vivait sans emploi avec ses vingt mille francs de revenu; et
-sa femme, prise sans dot, s’indignait sans cesse de l’inaction de son
-mari.
-
-Il atteignit enfin sa maison, posa l’enfant sur la première marche de
-l’escalier, s’essuya le front, et se mit à monter.
-
-Au second étage, il sonna.
-
-Une vieille bonne qui l’avait élevé, une de ces servantes maîtresses qui
-sont les tyrans des familles, vint ouvrir; et il demanda avec angoisse:
-
---Madame est-elle rentrée?
-
-La domestique haussa les épaules:
-
---Depuis quand Monsieur a-t-il vu Madame rentrer pour six heures et
-demie?
-
-Il répondit d’un ton gêné:
-
---C’est bon, tant mieux, ça me donne le temps de me changer, car j’ai
-très chaud.
-
-La servante le regardait avec une pitié irritée et méprisante. Elle
-grogna:
-
---Oh! je le vois bien, Monsieur est en nage; Monsieur a couru; il a
-porté le petit peut-être; et tout ça pour attendre Madame jusqu’à sept
-heures et demie. C’est moi qu’on ne prendrait pas maintenant à être
-prête à l’heure. Je fais mon dîner pour huit heures, moi, et quand on
-l’attend, tant pis, un rôti ne doit pas être brûlé!
-
-M. Parent feignait de ne point écouter. Il murmura:
-
---C’est bon, c’est bon. Il faut laver les mains de Georges qui a fait
-des pâtés de sable. Moi, je vais me changer. Recommande à la femme de
-chambre de bien nettoyer le petit.
-
-Et il entra dans son appartement. Dès qu’il y fut, il poussa le verrou
-pour être seul, bien seul, tout seul. Il était tellement habitué,
-maintenant, à se voir malmené et rudoyé qu’il ne se jugeait en sûreté
-que sous la protection des serrures. Il n’osait même plus penser,
-réfléchir, raisonner avec lui-même, s’il ne se sentait garanti par un
-tour de clef contre les regards et les suppositions. S’étant affaissé
-sur une chaise pour se reposer un peu avant de mettre du linge propre,
-il songea que Julie commençait à devenir un danger nouveau dans la
-maison. Elle haïssait sa femme, c’était visible; elle haïssait surtout
-son camarade Paul Limousin resté, chose rare, l’ami intime et familier
-du ménage, après avoir été l’inséparable compagnon de sa vie de garçon.
-C’était Limousin qui servait d’huile et de tampon entre Henriette et
-lui, qui le défendait même vivement, même sévèrement contre les
-reproches immérités, contre les scènes harcelantes, contre toutes les
-misères quotidiennes de son existence.
-
-Mais voilà que, depuis bientôt six mois, Julie se permettait sans cesse
-sur sa maîtresse des remarques et des appréciations malveillantes. Elle
-la jugeait à tout moment, déclarait vingt fois par jour: «Si j’étais
-Monsieur, c’est moi qui ne me laisserais pas mener comme ça par le nez.
-Enfin, enfin... Voilà... chacun suivant sa nature.»
-
-Un jour même elle avait été insolente avec Henriette, qui s’était
-contentée de dire, le soir, à son mari: «Tu sais, à la première parole
-vive de cette fille, je la flanque dehors, moi.» Elle semblait
-cependant, elle qui ne craignait rien, redouter la vieille servante; et
-Parent attribuait cette mansuétude à une considération pour la bonne qui
-l’avait élevé, et qui avait fermé les yeux de sa mère.
-
-Mais c’était fini, les choses ne pourraient traîner plus longtemps; et
-il s’épouvantait à l’idée de ce qui allait arriver. Que ferait-il?
-Renvoyer Julie lui apparaissait comme une résolution si redoutable,
-qu’il n’osait y arrêter sa pensée. Lui donner raison contre sa femme
-était également impossible; et il ne se passerait pas un mois
-maintenant, avant que la situation devînt insoutenable entre les deux.
-
-Il restait assis, les bras ballants, cherchant vaguement des moyens de
-tout concilier, et ne trouvant rien. Alors il murmura: «Heureusement que
-j’ai Georges... Sans lui, je serais bien malheureux.»
-
-Puis l’idée lui vint de consulter Limousin; il s’y résolut; mais
-aussitôt le souvenir de l’inimitié née entre sa bonne et son ami lui fit
-craindre que celui-ci ne conseillât l’expulsion; et il demeurait de
-nouveau perdu dans ses angoisses et ses incertitudes.
-
-La pendule sonna sept heures. Il eut un sursaut. Sept heures, et il
-n’avait pas encore changé de linge! Alors, effaré, essoufflé, il se
-dévêtit, se lava, mit une chemise blanche, et se revêtit avec
-précipitation, comme si on l’eût attendu dans la pièce voisine pour un
-événement d’une importance extrême.
-
-Puis il entra dans le salon, heureux de n’avoir plus rien à redouter.
-
-Il jeta un coup d’œil sur le journal, alla regarder dans la rue, revint
-s’asseoir sur le canapé; mais une porte s’ouvrit, et son fils entra,
-nettoyé, peigné, souriant. Parent le saisit dans ses bras et le baisa
-avec passion. Il l’embrassa d’abord dans les cheveux, puis sur les yeux,
-puis sur les joues, puis sur la bouche, puis sur les mains. Puis il le
-fit sauter en l’air, l’élevant jusqu’au plafond, au bout de ses
-poignets. Puis il s’assit, fatigué par cet effort; et prenant Georges
-sur un genou, il lui fit faire «à dada».
-
-L’enfant riait enchanté, agitait ses bras, poussait des cris de plaisir,
-et le père aussi riait et criait de contentement, secouant son gros
-ventre, s’amusant plus encore que le petit.
-
-Il l’aimait de tout son bon cœur de faible, de résigné, de meurtri. Il
-l’aimait avec des élans fous, de grandes caresses emportées, avec toute
-la tendresse honteuse cachée en lui, qui n’avait jamais pu sortir,
-s’épandre, même aux premières heures de son mariage, sa femme s’étant
-toujours montrée sèche et réservée.
-
-Julie parut sur la porte, le visage pâle, l’œil brillant, et elle
-annonça d’une voix tremblante d’exaspération:
-
---Il est sept heures et demie, Monsieur.
-
-Parent jeta sur la pendule un regard inquiet et résigné, et murmura:
-
---En effet, il est sept heures et demie.
-
---Voilà, mon dîner est prêt, maintenant.
-
-Voyant l’orage, il s’efforça de l’écarter:
-
---Mais ne m’as-tu pas dit, quand je suis rentré, que tu ne le ferais que
-pour huit heures?
-
---Pour huit heures!... Vous n’y pensez pas, bien sûr! Vous n’allez pas
-vouloir faire manger le petit à huit heures maintenant. On dit ça,
-pardi, c’est une manière de parler. Mais ça détruirait l’estomac du
-petit de le faire manger à huit heures! Oh! s’il n’y avait que sa mère!
-Elle s’en soucie bien de son enfant! Ah oui! parlons-en, en voilà une
-mère! Si ce n’est pas une pitié de voir des mères comme ça!
-
-Parent, tout frémissant d’angoisse, sentit qu’il fallait arrêter net la
-scène menaçante.
-
---Julie, dit-il, je ne te permets point de parler ainsi de ta maîtresse.
-Tu entends, n’est-ce pas? ne l’oublie plus à l’avenir.
-
-La vieille bonne, suffoquée par l’étonnement, tourna les talons et
-sortit en tirant la porte avec tant de violence que tous les cristaux du
-lustre tintèrent. Ce fut, pendant quelques secondes, comme une légère et
-vague sonnerie de petites clochettes invisibles qui voltigea dans l’air
-silencieux du salon.
-
-Georges, surpris d’abord, se mit à battre des mains avec bonheur, et,
-gonflant ses joues, fit un gros «boum» de toute la force de ses poumons
-pour imiter le bruit de la porte.
-
-Alors son père lui conta des histoires; mais la préoccupation de son
-esprit lui faisait perdre à tout moment le fil de son récit; et le
-petit, ne comprenant plus, ouvrait de grands yeux étonnés.
-
-Parent ne quittait pas la pendule du regard. Il lui semblait voir
-marcher l’aiguille. Il aurait voulu arrêter l’heure, faire immobile le
-temps jusqu’à la rentrée de sa femme. Il n’en voulait pas à Henriette
-d’être en retard, mais il avait peur, peur d’elle et de Julie, peur de
-tout ce qui pouvait arriver. Dix minutes de plus suffiraient pour amener
-une irréparable catastrophe, des explications et des violences qu’il
-n’osait même imaginer. La seule pensée de la querelle, des éclats de
-voix, des injures traversant l’air comme des balles, des deux femmes
-face à face se regardant au fond des yeux et se jetant à la tête des
-mots blessants, lui faisait battre le cœur, lui séchait la bouche ainsi
-qu’une marche au soleil, le rendait mou comme une loque, si mou qu’il
-n’avait plus la force de soulever son enfant et de le faire sauter sur
-son genou.
-
-Huit heures sonnèrent; la porte se rouvrit et Julie reparut. Elle
-n’avait plus son air exaspéré, mais un air de résolution méchante et
-froide, plus redoutable encore.
-
---Monsieur, dit-elle, j’ai servi votre maman jusqu’à son dernier jour,
-je vous ai élevé aussi de votre naissance jusqu’à aujourd’hui! Je crois
-qu’on peut dire que je suis dévouée à la famille...
-
-Elle attendait une réponse.
-
-Parent balbutia:
-
---Mais oui, ma bonne Julie.
-
-Elle reprit:
-
---Vous savez bien que je n’ai jamais rien fait par intérêt d’argent,
-mais toujours par intérêt pour vous; que je ne vous ai jamais trompé ni
-menti; que vous n’avez jamais pu m’adresser de reproches...
-
---Mais oui, ma bonne Julie.
-
---Eh bien, Monsieur, ça ne peut pas durer plus longtemps. C’est par
-amitié pour vous que je ne disais rien, que je vous laissais dans votre
-ignorance; mais c’est trop fort, et on rit trop de vous dans le
-quartier. Vous ferez ce que vous voudrez, mais tout le monde le sait; il
-faut que je vous le dise aussi, à la fin, bien que ça ne m’aille guère
-de rapporter. Si Madame rentre comme ça à des heures de fantaisie, c’est
-qu’elle fait des choses abominables.
-
-Il demeurait effaré, ne comprenant pas. Il ne put que balbutier:
-
---Tais-toi... Tu sais que je t’ai défendu...
-
-Elle lui coupa la parole avec une résolution irrésistible.
-
---Non, Monsieur, il faut que je vous dise tout, maintenant. Il y a
-longtemps que Madame a fauté avec M. Limousin. Moi, je les ai vus plus
-de vingt fois s’embrasser derrière les portes. Oh, allez! si M. Limousin
-avait été riche, ça n’est pas M. Parent que Madame aurait épousé. Si
-Monsieur se rappelait seulement comment le mariage s’est fait, il
-comprendrait la chose d’un bout à l’autre...
-
-Parent s’était levé, livide, balbutiant:
-
---Tais-toi... tais-toi... ou...
-
-Elle continua:
-
---Non, je vous dirai tout. Madame a épousé Monsieur par intérêt; et elle
-l’a trompé du premier jour. C’était entendu entre eux, pardi! Il suffit
-de réfléchir pour comprendre ça. Alors comme Madame n’était pas contente
-d’avoir épousé Monsieur qu’elle n’aimait pas, elle lui a fait la vie
-dure, si dure que j’en avais le cœur cassé, moi qui voyais ça...
-
-Il fit deux pas, les poings fermés, répétant:
-
---Tais-toi... tais-toi... car il ne trouvait rien à répondre.
-
-La vieille bonne ne recula point; elle semblait résolue à tout.
-
-Mais Georges, effaré d’abord, puis effrayé par ces voix grondantes, se
-mit à pousser des cris aigus. Il restait debout derrière son père, et,
-la face crispée, la bouche ouverte, il hurlait.
-
-La clameur de son fils exaspéra Parent, l’emplit de courage et de
-fureur. Il se précipita vers Julie, les deux bras levés, prêt à frapper
-des deux mains, et criant:
-
---Ah misérable! tu vas tourner les sens du petit.
-
-Il la touchait déjà! Elle lui jeta par la face:
-
---Monsieur peut me battre s’il veut, moi qui l’ai élevé; ça n’empêchera
-pas que sa femme le trompe et que son enfant n’est pas de lui!...
-
-Il s’arrêta tout net, laissa retomber ses bras; et il restait en face
-d’elle tellement éperdu qu’il ne comprenait plus rien.
-
-Elle ajouta:
-
---Il suffit de regarder le petit pour reconnaître le père, pardi! c’est
-tout le portrait de M. Limousin. Il n’y a qu’à regarder ses yeux et son
-front. Un aveugle ne s’y tromperait pas...
-
-Mais il l’avait saisie par les épaules et il la secouait de toute sa
-force, bégayant:
-
---Vipère... vipère! Hors d’ici, vipère!... Va-t’en ou je te tuerais!...
-Va-t’en! Va-t’en!...
-
-Et d’un effort désespéré il la lança dans la pièce voisine. Elle tomba
-sur la table servie dont les verres s’abattirent et se cassèrent; puis,
-s’étant relevée, elle mit la table entre elle et son maître, et, tandis
-qu’il la poursuivait pour la ressaisir, elle lui crachait au visage des
-paroles terribles:
-
---Monsieur n’a qu’à sortir... ce soir... après dîner... et qu’à rentrer
-tout de suite... il verra!... il verra si j’ai menti!... Que Monsieur
-essaye... il verra.
-
-Elle avait gagné la porte de la cuisine et elle s’enfuit, il courut
-derrière elle, monta l’escalier de service jusqu’à sa chambre de bonne
-où elle s’était enfermée, et heurtant la porte:
-
---Tu vas quitter la maison à l’instant même.
-
-Elle répondit à travers la planche:
-
---Monsieur peut y compter. Dans une heure je ne serai plus ici.
-
-Alors il redescendit lentement, en se cramponnant à la rampe pour ne
-point tomber; et il rentra dans son salon où Georges pleurait, assis par
-terre.
-
-Parent s’affaissa sur un siège et regarda l’enfant d’un œil hébété. Il
-ne comprenait plus rien; il ne savait plus rien; il se sentait étourdi,
-abruti, fou, comme s’il venait de choir sur la tête; à peine se
-souvenait-il des choses horribles que lui avait dites sa bonne. Puis,
-peu à peu, sa raison, comme une eau troublée, se calma et s’éclaircit;
-et l’abominable révélation commença à travailler son cœur.
-
-Julie avait parlé si net, avec une telle force, une telle assurance, une
-telle sincérité, qu’il ne douta pas de sa bonne foi, mais il s’obstinait
-à douter de sa clairvoyance. Elle pouvait s’être trompée, aveuglée par
-son dévouement pour lui, entraînée par une haine inconsciente contre
-Henriette. Cependant, à mesure qu’il tâchait de se rassurer et de se
-convaincre, mille petits faits se réveillaient en son souvenir, des
-paroles de sa femme, des regards de Limousin, un tas de riens
-inobservés, presque inaperçus, des sorties tardives, des absences
-simultanées, et même des gestes presque insignifiants, mais bizarres
-qu’il n’avait pas su voir, pas su comprendre, et qui, maintenant,
-prenaient pour lui une importance extrême, établissaient une connivence
-entre eux. Tout ce qui s’était passé depuis ses fiançailles surgissait
-brusquement en sa mémoire surexcitée par l’angoisse. Il retrouvait tout,
-des intonations singulières, des attitudes suspectes; et son pauvre
-esprit d’homme calme et bon, harcelé par le doute, lui montrait
-maintenant, comme des certitudes, ce qui aurait pu n’être encore que des
-soupçons.
-
-Il fouillait avec une obstination acharnée dans ces cinq années de
-mariage, cherchant à retrouver tout, mois par mois, jour par jour; et
-chaque chose inquiétante qu’il découvrait le piquait au cœur comme un
-aiguillon de guêpe.
-
-Il ne pensait plus à Georges, qui se taisait maintenant, le derrière sur
-le tapis. Mais, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, le gamin se remit
-à pleurer.
-
-Son père s’élança, le saisit dans ses bras, et lui couvrit la tête de
-baisers. Son enfant lui demeurait au moins! Qu’importait le reste? Il le
-tenait, le serrait, la bouche dans ses cheveux blonds, soulagé, consolé,
-balbutiant: «Georges... mon petit Georges, mon cher petit Georges...»
-Mais il se rappela brusquement ce qu’avait dit Julie!... Oui, elle avait
-dit que son enfant était à Limousin... Oh! cela n’était pas possible,
-par exemple! non, il ne pouvait le croire, il n’en pouvait même douter
-une seconde. C’était là une de ces odieuses infamies qui germent dans
-les âmes ignobles des servantes! Il répétait: «Georges... mon cher
-Georges.» Le gamin, caressé, s’était tu de nouveau.
-
-Parent sentait la chaleur de la petite poitrine pénétrer dans la sienne
-à travers les étoffes. Elle l’emplissait d’amour, de courage, de joie;
-cette chaleur douce d’enfant le caressait, le fortifiait, le sauvait.
-
-Alors il écarta un peu de lui la tête mignonne et frisée pour la
-regarder avec passion. Il la contemplait avidement, éperdument, se
-grisant à la voir, et répétant toujours: «Oh! mon petit... mon petit
-Georges!...»
-
-Il pensa soudain: «S’il ressemblait à Limousin... pourtant!»
-
-Ce fut en lui quelque chose d’étrange, d’atroce, une poignante et
-violente sensation de froid dans tout son corps, dans tous ses membres,
-comme si ses os, tout à coup, fussent devenus de glace. Oh! s’il
-ressemblait à Limousin!... et il continuait à regarder Georges qui riait
-maintenant. Il le regardait avec des yeux éperdus, troubles, hagards. Et
-il cherchait dans le front, dans le nez, dans la bouche, dans les joues,
-s’il ne retrouvait pas quelque chose du front, du nez, de la bouche ou
-des joues de Limousin.
-
-Sa pensée s’égarait comme lorsqu’on devient fou; et le visage de son
-enfant se transformait sous son regard, prenait des aspects bizarres,
-des ressemblances invraisemblables.
-
-Julie avait dit: «Un aveugle ne s’y tromperait pas.» Il y avait donc
-quelque chose de frappant, quelque chose d’indéniable! Mais quoi? Le
-front? Oui, peut-être? Cependant Limousin avait le front plus étroit!
-Alors la bouche? Mais Limousin portait toute sa barbe! Comment constater
-les rapports entre ce gras menton d’enfant et le menton poilu de cet
-homme?
-
-Parent pensait: «Je n’y vois pas, moi, je n’y vois plus; je suis trop
-troublé; je ne pourrais rien reconnaître maintenant... Il faut attendre;
-il faudra que je le regarde bien demain matin, en me levant.»
-
-Puis il songea: «Mais s’il me ressemblait, à moi, je serais sauvé,
-sauvé!»
-
-Et il traversa le salon en deux enjambées pour aller examiner dans la
-glace la face de son enfant à côté de la sienne.
-
-Il tenait Georges assis sur son bras, afin que leurs visages fussent
-tout proches, et il parlait haut tant son égarement était grand. «Oui...
-nous avons le même nez... le même nez... peut-être... ce n’est pas
-sûr... et le même regard... Mais non, il a les yeux bleus... Alors...
-oh! mon Dieu!... mon Dieu!... mon Dieu!... je deviens fou!... Je ne veux
-plus voir... je deviens fou!...»
-
-Il se sauva loin de la glace, à l’autre bout du salon, tomba sur un
-fauteuil, posa le petit sur un autre, et il se mit à pleurer. Il
-pleurait par grands sanglots désespérés. Georges, effaré d’entendre
-gémir son père, commença aussitôt à hurler.
-
-Le timbre d’entrée sonna. Parent fit un bond, comme si une balle l’eût
-traversé. Il dit: «La voilà... qu’est-ce que je vais faire?...» Et il
-courut s’enfermer dans sa chambre pour avoir le temps, au moins, de
-s’essuyer les yeux. Mais après quelques secondes, un nouveau coup de
-timbre le fit encore tressaillir; puis il se rappela que Julie était
-partie sans que la femme de chambre fût prévenue. Donc personne n’irait
-ouvrir? Que faire? Il y alla.
-
-Voici que tout d’un coup il se sentait brave, résolu, prêt pour la
-dissimulation et la lutte. L’effroyable secousse l’avait mûri en
-quelques instants. Et puis il voulait savoir; il le voulait avec une
-fureur de timide et une ténacité de débonnaire exaspéré.
-
-Il tremblait cependant! Était-ce de peur? Oui... Peut-être avait-il
-encore peur d’elle? sait-on combien l’audace contient parfois de lâcheté
-fouettée?
-
-Derrière la porte qu’il avait atteinte à pas furtifs, il s’arrêta pour
-écouter. Son cœur battait à coups furieux; il n’entendait que ce
-bruit-là: ces grands coups sourds dans sa poitrine et la voix aiguë de
-Georges qui criait toujours, dans le salon.
-
-Soudain, le son du timbre éclatant sur sa tête, le secoua comme une
-explosion; alors il saisit la serrure, et, haletant, défaillant, il fit
-tourner la clef et tira le battant.
-
-Sa femme et Limousin se tenaient debout en face de lui, sur l’escalier.
-
-Elle dit, avec un air d’étonnement où apparaissait un peu d’irritation:
-
---C’est toi qui ouvres, maintenant? Où est donc Julie?
-
-Il avait la gorge serrée, la respiration précipitée; et il s’efforçait
-de répondre, sans pouvoir prononcer un mot.
-
-Elle reprit:
-
---Es-tu devenu muet? Je te demande où est Julie.
-
-Alors il balbutia:
-
---Elle... elle... est... partie...
-
-Sa femme commençait à se fâcher:
-
---Comment, partie? Où ça? Pourquoi?
-
-Il reprenait son aplomb peu à peu et sentait naître en lui une haine
-mordante contre cette femme insolente, debout devant lui.
-
---Oui, partie pour tout à fait... je l’ai renvoyée...
-
---Tu l’as renvoyée?... Julie?... Mais tu es fou...
-
---Oui, je l’ai renvoyée parce qu’elle avait été insolente... et
-qu’elle... qu’elle a maltraité l’enfant.
-
---Julie?
-
---Oui... Julie.
-
---A propos de quoi a-t-elle été insolente?
-
---A propos de toi.
-
---A propos de moi?
-
---Oui... parce que son dîner était brûlé et que tu ne rentrais pas.
-
---Elle a dit...?
-
---Elle a dit... des choses désobligeantes pour toi... et que je ne
-devais pas... que je ne pouvais pas entendre....
-
---Quelles choses?
-
---Il est inutile de les répéter.
-
---Je désire les connaître.
-
---Elle a dit qu’il était très malheureux pour un homme comme moi,
-d’épouser une femme comme toi, inexacte, sans ordre, sans soins,
-mauvaise maîtresse de maison, mauvaise mère, et mauvaise épouse...
-
-La jeune femme était entrée dans l’antichambre, suivie par Limousin qui
-ne disait mot devant cette situation inattendue. Elle ferma brusquement
-la porte, jeta son manteau sur une chaise et marcha sur son mari en
-bégayant, exaspérée:
-
---Tu dis?... Tu dis?... que je suis...?
-
-Il était très pâle, très calme. Il répondit:
-
---Je ne dis rien, ma chère amie; je te répète seulement les propos de
-Julie, que tu as voulu connaître; et je te ferai remarquer que je l’ai
-mise à la porte justement à cause de ces propos.
-
-Elle frémissait de l’envie violente de lui arracher la barbe et les
-joues avec ses ongles. Dans la voix, dans le ton, dans l’allure, elle
-sentait bien la révolte, quoiqu’elle ne pût rien répondre; et elle
-cherchait à reprendre l’offensive par quelque mot direct et blessant.
-
---Tu as dîné? dit-elle.
-
---Non, j’ai attendu.
-
-Elle haussa les épaules avec impatience.
-
---C’est stupide d’attendre après sept heures et demie. Tu aurais dû
-comprendre que j’avais été retenue, que j’avais eu des affaires, des
-courses.
-
-Puis, tout à coup, un besoin lui vint d’expliquer l’emploi de son temps,
-et elle raconta, avec des paroles brèves, hautaines, qu’ayant eu des
-objets de mobilier à choisir très loin, très loin, rue de Rennes, elle
-avait rencontré Limousin à sept heures passées, boulevard Saint-Germain,
-en revenant, et qu’alors elle lui avait demandé son bras pour entrer
-manger un morceau dans un restaurant où elle n’osait pénétrer seule,
-bien qu’elle se sentît défaillir de faim. Voilà comment elle avait dîné,
-avec Limousin, si on pouvait appeler cela dîner; car ils n’avaient pris
-qu’un bouillon et un demi-poulet, tant ils avaient hâte de revenir.
-
-Parent répondit simplement:
-
---Mais tu as bien fait. Je ne t’adresse pas de reproches.
-
-Alors Limousin, resté jusque-là muet, presque caché derrière Henriette,
-s’approcha et tendit sa main en murmurant:
-
---Tu vas bien?
-
-Parent prit cette main offerte, et, la serrant mollement:
-
---Oui, très bien.
-
-Mais la jeune femme avait saisi un mot dans la dernière phrase de son
-mari.
-
---Des reproches... pourquoi parles-tu de reproches?... On dirait que tu
-as une intention.
-
-Il s’excusa:
-
---Non, pas du tout. Je voulais simplement te répondre que je ne m’étais
-pas inquiété de ton retard et que je ne t’en faisais point un crime.
-
-Elle le prit de haut, cherchant un prétexte à querelle:
-
---De mon retard?... On dirait vraiment qu’il est une heure du matin et
-que je passe la nuit dehors.
-
---Mais non, ma chère amie. J’ai dit «retard» parce que je n’ai pas
-d’autre mot. Tu devais rentrer à six heures et demie, tu rentres à huit
-heures et demie. C’est un retard, ça! Je le comprends très bien; je
-ne... ne... ne m’en étonne même pas... Mais... mais... il m’est
-difficile d’employer un autre mot.
-
---C’est que tu le prononces comme si j’avais découché....
-
---Mais non... mais non...
-
-Elle vit qu’il céderait toujours, et elle allait entrer dans sa chambre,
-quand elle s’aperçut enfin que Georges hurlait. Alors elle demanda, avec
-un visage ému:
-
---Qu’a donc le petit?
-
---Je t’ai dit que Julie l’avait un peu maltraité.
-
---Qu’est-ce qu’elle lui a fait, cette gueuse?
-
---Oh! presque rien. Elle l’a poussé et il est tombé.
-
-Elle voulut voir son enfant et s’élança dans la salle à manger, puis
-s’arrêta net devant la table couverte de vin répandu, de carafes et de
-verres brisés, et de salières renversées.
-
---Qu’est-ce que c’est que ce ravage-là?
-
---C’est Julie qui....
-
-Mais elle lui coupa la parole avec fureur:
-
---C’est trop fort, à la fin! Julie me traite de dévergondée, bat mon
-enfant, casse ma vaisselle, bouleverse ma maison, et il semble que tu
-trouves cela tout naturel.
-
---Mais non... puisque je l’ai renvoyée.
-
---Vraiment!... Tu las renvoyée!... Mais il fallait la faire arrêter.
-C’est le commissaire de police qu’on appelle dans ces cas-là!
-
-Il balbutia:
-
---Mais... ma chère amie... je ne pouvais pourtant pas... il n’y avait
-point de raison... Vraiment, il était bien difficile...
-
-Elle haussa les épaules avec un infini dédain.
-
---Tiens, tu ne seras jamais qu’une loque, un pauvre sire, un pauvre
-homme sans volonté, sans fermeté, sans énergie. Ah! elle a dû t’en dire
-de raides, ta Julie, pour que tu te sois décidé à la mettre dehors.
-J’aurais voulu être là une minute, rien qu’une minute.
-
-Ayant ouvert la porte du salon, elle courut à Georges, le releva, le
-serra dans ses bras en l’embrassant: «Georget, qu’est-ce que tu as, mon
-chat, mon mignon, mon poulet?»
-
-Caressé par sa mère, il se tut. Elle répéta:
-
---Qu’est-ce que tu as?
-
-Il répondit, ayant vu trouble avec ses yeux d’enfant effrayé:
-
---C’est Zulie qu’a battu papa.
-
-Henriette se retourna vers son mari, stupéfaite d’abord. Puis une folle
-envie de rire s’éveilla dans son regard, passa comme un frisson sur ses
-joues fines, releva sa lèvre, retroussa les ailes de ses narines, et
-enfin jaillit de sa bouche en une claire fusée de joie, en une cascade
-de gaieté, sonore et vive comme une roulade d’oiseau. Elle répétait,
-avec de petits cris méchants qui passaient entre ses dents blanches et
-déchiraient Parent ainsi que des morsures: «Ah!... ah!... ah!... ah!...
-elle t’a ba... ba... battu... Ah!... ah!... ah!... que c’est drôle...
-que c’est drôle.... Vous entendez, Limousin. Julie l’a battu... battu...
-Julie a battu mon mari... Ah!... ah!... ah!... que c’est drôle!...
-
-Parent balbutiait:
-
---Mais non... mais non... ce n’est pas vrai... ce n’est pas vrai...
-C’est moi, au contraire, qui l’ai jetée dans la salle à manger, si fort
-qu’elle a bouleversé la table. L’enfant a mal vu. C’est moi qui l’ai
-battue!
-
-Henriette disait à son fils:
-
---Répète, mon poulet. C’est Julie qui a battu papa!
-
-Il répondit:
-
---Oui, c’est Zulie.
-
-Puis, passant soudain à une autre idée, elle reprit:
-
---Mais il n’a pas dîné, cet enfant-là? Tu n’as rien mangé, mon chéri?
-
---Non, maman.
-
-Alors elle se retourna, furieuse, vers son mari:
-
---Tu es donc fou, archi-fou! Il est huit heures et demie et Georges n’a
-pas dîné!
-
-Il s’excusa, égaré dans cette scène et dans cette explication, écrasé
-sous cet écroulement de sa vie.
-
---Mais, ma chère amie, nous t’attendions. Je ne voulais pas dîner sans
-toi. Comme tu rentres tous les jours en retard, je pensais que tu allais
-revenir d’un moment à l’autre.
-
-Elle lança dans un fauteuil son chapeau, gardé jusque-là sur sa tête,
-et, la voix nerveuse:
-
---Vraiment, c’est intolérable d’avoir affaire à des gens qui ne
-comprennent rien, qui ne devinent rien, qui ne savent rien faire par
-eux-mêmes. Alors, si j’étais rentrée à minuit, l’enfant n’aurait rien
-mangé du tout. Comme si tu n’aurais pas pu comprendre, après sept heures
-et demie passées, que j’avais eu un empêchement, un retard, une
-entrave!...
-
-Parent tremblait, sentant la colère le gagner; mais Limousin s’interposa
-et, se tournant vers la jeune femme:
-
---Vous êtes tout à fait injuste, ma chère amie. Parent ne pouvait pas
-deviner que vous rentreriez si tard, ce qui ne vous arrive jamais; et
-puis, comment vouliez-vous qu’il se tirât d’affaire tout seul, après
-avoir renvoyé Julie?
-
-Mais Henriette, exaspérée, répondit:
-
---Il faudra pourtant bien qu’il se tire d’affaire, car je ne l’aiderai
-pas. Qu’il se débrouille!
-
-Et elle entra brusquement dans sa chambre, oubliant déjà que son fils
-n’avait point mangé.
-
-Alors Limousin, tout à coup, se multiplia pour aider son ami. Il ramassa
-et enleva les verres brisés qui couvraient la table, remit le couvert et
-assit l’enfant sur son petit fauteuil à grands pieds, pendant que Parent
-allait chercher la femme de chambre pour se faire servir par elle.
-
-Elle arriva étonnée, n’ayant rien entendu dans la chambre de Georges où
-elle travaillait.
-
-Elle apporta la soupe, un gigot brûlé, puis des pommes de terre en
-purée.
-
-Parent s’était assis à côté de son enfant, l’esprit en détresse, la
-raison emportée dans cette catastrophe. Il faisait manger le petit,
-essayait de manger lui-même, coupait la viande, la mâchait et l’avalait
-avec effort, comme si sa gorge eût été paralysée.
-
-Alors, peu à peu, s’éveilla dans son âme un désir affolé de regarder
-Limousin assis en face de lui et qui roulait des boulettes de pain. Il
-voulait voir s’il ressemblait à Georges. Mais il n’osait pas lever les
-yeux. Il s’y décida pourtant, et considéra brusquement cette figure
-qu’il connaissait bien, quoiqu’il lui semblât ne l’avoir jamais
-examinée, tant elle lui parut différente de ce qu’il pensait. De seconde
-en seconde, il jetait un coup d’œil rapide sur ce visage, cherchant à en
-reconnaître les moindres lignes, les moindres traits, les moindres sens;
-puis, aussitôt, il regardait son fils, en ayant l’air de le faire
-manger.
-
-Deux mots ronflaient dans son oreille: «Son père! son père! son père!»
-Ils bourdonnaient à ses tempes avec chaque battement de son cœur. Oui,
-cet homme, cet homme tranquille, assis de l’autre côté de cette table,
-était peut-être le père de son fils, de Georges, de son petit Georges.
-Parent cessa de manger, il ne pouvait plus. Une douleur atroce, une de
-ces douleurs qui font hurler, se rouler par terre, mordre les meubles,
-lui déchirait tout le dedans du corps. Il eut envie de prendre son
-couteau et de se l’enfoncer dans le ventre. Cela le soulagerait, le
-sauverait; ce serait fini.
-
-Car pourrait-il vivre maintenant? Pourrait-il vivre, se lever le matin,
-manger aux repas, sortir par les rues, se coucher le soir et dormir la
-nuit avec cette pensée vrillée en lui: «Limousin, le père de
-Georges!...» Non, il n’aurait plus la force de faire un pas, de
-s’habiller, de penser à rien, de parler à personne! Chaque jour, à toute
-heure, à toute seconde, il se demanderait cela; il chercherait à savoir,
-à deviner, à surprendre cet horrible secret? Et le petit, son cher
-petit, il ne pourrait plus le voir sans endurer l’épouvantable
-souffrance de ce doute, sans se sentir déchiré jusqu’aux entrailles,
-sans être torturé jusqu’aux moelles de ses os. Il lui faudrait vivre
-ici, rester dans cette maison, à côté de cet enfant qu’il aimerait et
-haïrait! Oui, il finirait par le haïr assurément. Quel supplice! Oh!
-s’il était certain que Limousin fût le père, peut-être arriverait-il à
-se calmer, à s’endormir dans son malheur, dans sa douleur? Mais ne pas
-savoir était intolérable!
-
-Ne pas savoir, chercher toujours, souffrir toujours, et embrasser cet
-enfant à tout moment, l’enfant d’un autre, le promener dans la ville, le
-porter dans ses bras, sentir la caresse de ses fins cheveux sous les
-lèvres, l’adorer et penser sans cesse: «Il n’est pas à moi, peut-être?»
-Ne vaudrait-il pas mieux ne plus le voir, l’abandonner, le perdre dans
-les rues, ou se sauver soi-même très loin, si loin, qu’il n’entendrait
-plus jamais parler de rien, jamais!
-
-Il eut un sursaut en entendant ouvrir la porte. Sa femme rentrait.
-
---J’ai faim, dit-elle; et vous, Limousin?
-
-Limousin répondit, en hésitant:
-
---Ma foi, moi aussi.
-
-Et elle fit rapporter le gigot.
-
-Parent se demandait: «Ont-ils dîné? ou bien se sont-ils mis en retard à
-un rendez-vous d’amour?»
-
-Ils mangeaient maintenant de grand appétit, tous les deux. Henriette,
-tranquille, riait et plaisantait. Son mari l’épiait aussi, par regards
-brusques, vite détournés. Elle avait une robe de chambre rose garnie de
-dentelles blanches; et sa tête blonde, son cou frais, ses mains grasses
-sortaient de ce joli vêtement coquet et parfumé, comme d’une coquille
-bordée d’écume. Qu’avait-elle fait tout le jour avec cet homme? Parent
-les voyait embrassés, balbutiant des paroles ardentes! Comment ne
-pouvait-il rien savoir, ne pouvait-il pas deviner en les regardant ainsi
-côte à côte, en face de lui?
-
-Comme ils devaient se moquer de lui, s’il avait été leur dupe depuis le
-premier jour? Était-il possible qu’on se jouât ainsi d’un homme, d’un
-brave homme, parce que son père lui avait laissé un peu d’argent!
-Comment ne pouvait-on voir ces choses-là dans les âmes, comment se
-pouvait-il que rien ne révélât aux cœurs droits les fraudes des cœurs
-infâmes, que la voix fût la même pour mentir que pour adorer, et le
-regard fourbe qui trompe, pareil au regard sincère?
-
-Il les épiait, attendant un geste, un mot, une intonation. Soudain il
-pensa: «Je vais les surprendre ce soir.» Et il dit:
-
---Ma chère amie, comme je viens de renvoyer Julie, il faut que je
-m’occupe, dès aujourd’hui, de trouver une autre bonne. Je sors tout de
-suite, afin de me procurer quelqu’un pour demain matin. Je rentrerai
-peut-être un peu tard.
-
-Elle répondit:
-
---Va; je ne bougerai pas d’ici. Limousin me tiendra compagnie. Nous
-t’attendrons.
-
-Puis, se tournant vers la femme de chambre:
-
---Vous allez coucher Georges, ensuite vous pourrez desservir et monter
-chez vous.
-
-Parent s’était levé. Il oscillait sur ses jambes, étourdi, trébuchant.
-Il murmura: «A tout à l’heure,» et gagna la sortie en s’appuyant au mur,
-car le parquet remuait comme une barque.
-
-Georges était parti aux bras de sa bonne. Henriette et Limousin
-passèrent au salon. Dès que la porte fut refermée:
-
---Ah, çà! tu es donc folle, dit-il, de harceler ainsi ton mari?
-
-Elle se retourna:
-
---Ah! tu sais, je commence à trouver violente cette habitude que tu
-prends depuis quelque temps de poser Parent en martyr.
-
-Limousin se jeta dans un fauteuil, et, croisant ses jambes:
-
---Je ne le pose pas en martyr le moins du monde, mais je trouve, moi,
-qu’il est ridicule, dans notre situation, de braver cet homme du matin
-au soir.
-
-Elle prit une cigarette sur la cheminée, l’alluma, et répondit:
-
---Mais je ne le brave pas, bien au contraire; seulement il m’irrite par
-sa stupidité... et je le traite comme il le mérite.
-
-Limousin reprit, d’une voix impatiente:
-
---C’est inepte, ce que tu fais! Du reste, toutes les femmes sont
-pareilles. Comment? voilà un excellent garçon, trop bon, stupide de
-confiance et de bonté, qui ne nous gêne en rien, qui ne nous soupçonne
-pas une seconde, qui nous laisse libres, tranquilles autant que nous
-voulons; et tu fais tout ce que tu peux pour le rendre enragé et pour
-gâter notre vie.
-
-Elle se tourna vers lui:
-
---Tiens, tu m’embêtes! Toi, tu es lâche, comme tous les hommes! Tu as
-peur de ce crétin!
-
-Il se leva vivement, et, furieux:
-
---Ah! çà, je voudrais bien savoir ce qu’il t’a fait, et de quoi tu peux
-lui en vouloir? Te rend-il malheureuse? Te bat-il? Te trompe-t-il? Non,
-c’est trop fort à la fin de faire souffrir ce garçon uniquement parce
-qu’il est trop bon, et de lui en vouloir uniquement parce que tu le
-trompes.
-
-Elle s’approcha de Limousin, et, le regardant au fond des yeux:
-
---C’est toi qui me reproches de le tromper, toi? toi? toi? Faut-il que
-tu aies un sale cœur?
-
-Il se défendit, un peu honteux:
-
---Mais je ne te reproche rien, ma chère amie, je te demande seulement de
-ménager un peu ton mari, parce que nous avons besoin l’un et l’autre de
-sa confiance. Il me semble que tu devrais comprendre cela.
-
-Ils étaient tout près l’un de l’autre, lui grand, brun, avec des favoris
-tombants, l’allure un peu vulgaire d’un beau garçon content de lui; elle
-mignonne, rose et blonde, une petite Parisienne mi-cocotte et
-mi-bourgeoise, née dans une arrière-boutique, élevée sur le seuil du
-magasin à cueillir les passants d’un coup d’œil, et mariée, au hasard de
-cette cueillette, avec le promeneur naïf qui s’est épris d’elle pour
-l’avoir vue, chaque jour, devant cette porte, en sortant le matin et en
-rentrant le soir.
-
-Elle disait:
-
---Mais tu ne comprends donc pas, grand niais, que je l’exècre justement
-parce qu’il m’a épousée, parce qu’il m’a achetée enfin, parce que tout
-ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il pense me porte sur les
-nerfs. Il m’exaspère à toute seconde par sa sottise que tu appelles de
-la bonté, par sa lourdeur que tu appelles de la confiance, et puis,
-surtout, parce qu’il est mon mari, lui, au lieu de toi! Je le sens entre
-nous deux, quoiqu’il ne nous gêne guère. Et puis?... et puis?... Non, il
-est trop idiot à la fin de ne se douter de rien! Je voudrais qu’il fût
-un peu jaloux au moins. Il y a des moments où j’ai envie de lui crier:
-«Mais tu ne vois donc rien, grosse bête, tu ne comprends donc pas que
-Paul est mon amant.»
-
-Limousin se mit à rire:
-
---En attendant, tu feras bien de te taire et de ne pas troubler notre
-existence.
-
---Oh! je ne la troublerai pas, va! Avec cet imbécile-là, il n’y a rien à
-craindre. Non, mais c’est incroyable que tu ne comprennes pas combien il
-m’est odieux, combien il m’énerve. Toi, tu as toujours l’air de le
-chérir, de lui serrer la main avec franchise. Les hommes sont
-surprenants parfois.
-
---Il faut bien savoir dissimuler, ma chère.
-
---Il ne s’agit pas de dissimulation, mon cher, mais de sentiments. Vous
-autres, quand vous trompez un homme, on dirait que vous l’aimez tout de
-suite davantage; nous autres, nous le haïssons à partir du moment où
-nous l’avons trompé.
-
---Je ne vois pas du tout pourquoi on haïrait un brave garçon dont on
-prend la femme.
-
---Tu ne vois pas?... tu ne vois pas?... C’est un tact qui vous manque à
-tous, cela! Que veux-tu? ce sont des choses qu’on sent et qu’on ne peut
-pas dire. Et puis d’abord on ne doit pas?... Non, tu ne comprendrais
-point, c’est inutile! Vous autres, vous n’avez pas de finesse.
-
-Et souriant, avec un doux mépris de rouée, elle posa les deux mains sur
-ses épaules en tendant vers lui ses lèvres; il pencha la tête vers elle
-en l’enfermant dans une étreinte, et leurs bouches se rencontrèrent. Et
-comme ils étaient debout devant la glace de la cheminée, un autre couple
-tout pareil à eux s’embrassait derrière la pendule.
-
-Ils n’avaient rien entendu, ni le bruit de la clef ni le grincement de
-la porte; mais Henriette, brusquement, poussant un cri aigu, rejeta
-Limousin de ses deux bras, et ils aperçurent Parent qui les regardait,
-livide, les poings fermés, déchaussé, et son chapeau sur le front.
-
-Il les regardait, l’un après l’autre, d’un rapide mouvement de l’œil,
-sans remuer la tête. Il semblait fou; puis sans dire un mot, il se rua
-sur Limousin, le prit à pleins bras comme pour l’étouffer, le culbuta
-jusque dans l’angle du salon d’un élan si impétueux, que l’autre,
-perdant pied, battant l’air de ses mains, alla heurter brutalement son
-crâne contre la muraille.
-
-Mais Henriette, quand elle comprit que son mari allait assommer son
-amant, se jeta sur Parent, le saisit par le cou, et enfonçant dans la
-chair ses dix doigts fins et roses, elle serra si fort, avec ses nerfs
-de femme éperdue, que le sang jaillit sous ses ongles. Et elle lui
-mordait l’épaule comme si elle eût voulu le déchirer avec ses dents.
-Parent, étranglé, suffoquant, lâcha Limousin pour secouer sa femme
-accrochée à son col; et l’ayant empoignée par la taille, il la jeta,
-d’une seule poussée, à l’autre bout du salon.
-
-Puis, comme il avait la colère courte des débonnaires, et la violence
-poussive des faibles, il demeura debout entre les deux, haletant,
-épuisé, ne sachant plus ce qu’il devait faire. Sa fureur brutale s’était
-répandue dans cet effort, comme la mousse d’un vin débouché, et son
-énergie insolite finissait en essoufflement. Dès qu’il put parler, il
-balbutia:
-
---Allez-vous-en... tous les deux... tout de suite... allez-vous-en!...
-
-Limousin restait immobile dans son angle, collé contre le mur, trop
-effaré pour rien comprendre encore, trop effrayé pour remuer un doigt.
-Henriette, les poings appuyés sur le guéridon, la tête en avant,
-décoiffée, le corsage ouvert, la poitrine nue, attendait, pareille à une
-bête qui va sauter.
-
-Parent reprit d’une voix plus forte:
-
---Allez-vous-en, tout de suite... Allez-vous-en!
-
-Voyant calmée sa première exaspération, sa femme s’enhardit, se
-redressa, fit deux pas vers lui, et presque insolente déjà:
-
---Tu as donc perdu la tête?... Qu’est-ce qui t’a pris?... Pourquoi cette
-agression inqualifiable?...
-
-Il se retourna vers elle, en levant le poing pour l’assommer, et
-bégayant:
-
---Oh!... oh!... c’est trop fort!... trop fort!... j’ai... j’ai...
-j’ai... tout entendu!... tout!... tout!... tu comprends... tout!...
-misérable!... misérable!... Vous êtes deux misérables!...
-Allez-vous-en!... tous les deux!... tout de suite!... Je vous
-tuerais!... Allez-vous-en!...
-
-Elle comprit que c’était fini, qu’il savait, qu’elle ne se pourrait
-point innocenter et qu’il fallait céder. Mais toute son impudence lui
-était revenue et sa haine contre cet homme, exaspérée à présent, la
-poussait à l’audace, mettait en elle un besoin de défi, un besoin de
-bravade.
-
-Elle dit d’une voix claire:
-
---Venez, Limousin. Puisqu’on me chasse, je vais chez vous.
-
-Mais Limousin ne remuait pas. Parent, qu’une colère nouvelle saisissait,
-se mit à crier:
-
---Allez-vous-en donc!... allez-vous-en!... misérables!... ou bien!... ou
-bien!...
-
-Il saisit une chaise qu’il fit tournoyer sur sa tête.
-
-Alors Henriette traversa le salon d’un pas rapide, prit son amant par le
-bras, l’arracha du mur où il semblait scellé, et l’entraîna vers la
-porte en répétant:
-
---Mais venez donc, mon ami, venez donc... Vous voyez bien que cet homme
-est fou... Venez donc!...
-
-Au moment de sortir, elle se retourna vers son mari, cherchant ce
-qu’elle pourrait faire, ce qu’elle pourrait inventer pour le blesser au
-cœur, en quittant cette maison. Et une idée lui traversa l’esprit, une
-de ces idées venimeuses, mortelles, où fermente toute la perfidie des
-femmes.
-
-Elle dit, résolue:
-
---Je veux emporter mon enfant.
-
-Parent, stupéfait, balbutia:
-
---Ton... ton... enfant?... Tu oses parler de ton enfant?... tu oses...
-tu oses demander ton enfant... après... après... Oh! oh! oh! c’est trop
-fort!... Tu oses?... Mais va-t’en donc, gueuse! Va-t’en!...
-
-Elle revint vers lui, presque souriante, presque vengée déjà, et le
-bravant, tout près, face à face:
-
---Je veux mon enfant... et tu n’as pas le droit de le garder, parce
-qu’il n’est pas à toi... tu entends, tu entends bien... Il n’est pas à
-toi... Il est à Limousin.
-
-Parent, éperdu, cria:
-
---Tu mens... tu mens... misérable!
-
-Mais elle reprit:
-
---Imbécile! Tout le monde le sait, excepté toi. Je te dis que voilà son
-père. Mais il suffit de regarder pour le voir...
-
-Parent reculait devant elle, chancelant. Puis brusquement, il se
-retourna, saisit une bougie, et s’élança dans la chambre voisine.
-
-Il revint presque aussitôt, portant sur son bras le petit Georges
-enveloppé dans les couvertures de son lit. L’enfant, réveillé en
-sursaut, épouvanté, pleurait. Parent le jeta dans les mains de sa femme,
-puis, sans ajouter une parole, il la poussa rudement dehors, vers
-l’escalier où Limousin attendait par prudence.
-
-Puis il referma la porte, donna deux tours de clef et poussa les
-verrous. A peine rentré dans le salon, il tomba de toute sa hauteur sur
-le parquet.
-
-
-II
-
-Parent vécut seul, tout à fait seul. Pendant les premières semaines qui
-suivirent la séparation, l’étonnement de sa vie nouvelle l’empêcha de
-songer beaucoup. Il avait repris son existence de garçon, ses habitudes
-de flânerie, et il mangeait au restaurant, comme autrefois. Ayant voulu
-éviter tout scandale, il faisait à sa femme une pension réglée par les
-hommes d’affaires. Mais, peu à peu, le souvenir de l’enfant commença à
-hanter sa pensée. Souvent, quand il était seul, chez lui, le soir, il
-s’imaginait tout à coup entendre Georges crier «papa». Son cœur aussitôt
-commençait à battre et il se levait bien vite pour ouvrir la porte de
-l’escalier et voir si, par hasard, le petit ne serait pas revenu. Oui,
-il aurait pu revenir comme reviennent les chiens et les pigeons.
-Pourquoi un enfant aurait-il moins d’instinct qu’une bête?
-
-Après avoir reconnu son erreur il retournait s’asseoir dans son
-fauteuil, et il pensait au petit. Il y pensait pendant des heures
-entières, des jours entiers. Ce n’était point seulement une obsession
-morale, mais aussi, et plus encore, une obsession physique, un besoin
-sensuel, nerveux de l’embrasser, de le tenir, de le manier, de l’asseoir
-sur ses genoux, de le faire sauter et culbuter dans ses mains. Il
-s’exaspérait au souvenir enfiévrant des caresses passées. Il sentait les
-petits bras serrant son cou, la petite bouche posant un gros baiser sur
-sa barbe, les petits cheveux chatouillant sa joue. L’envie de ces douces
-câlineries disparues, de la peau fine, chaude et mignonne offerte aux
-lèvres, l’affolait comme le désir d’une femme aimée qui s’est enfuie.
-
-Dans la rue, tout à coup, il se mettait à pleurer en songeant qu’il
-pourrait l’avoir, trottinant à son côté avec ses petits pieds, son gros
-Georget, comme autrefois, quand il le promenait. Il rentrait alors; et,
-la tête entre ses mains, sanglotait jusqu’au soir.
-
-Puis, vingt fois, cent fois en un jour il se posait cette question:
-«Était-il ou n’était-il pas le père de Georges?» Mais c’était surtout la
-nuit qu’il se livrait sur cette idée à des raisonnements interminables.
-A peine couché, il recommençait, chaque soir, la même série
-d’argumentations désespérées.
-
-Après le départ de sa femme, il n’avait plus douté tout d’abord:
-l’enfant, certes, appartenait à Limousin. Puis, peu à peu, il se remit à
-hésiter. Assurément, l’affirmation d’Henriette ne pouvait avoir aucune
-valeur. Elle l’avait bravé, en cherchant à le désespérer. En pesant
-froidement le pour et le contre, il y avait bien des chances pour
-qu’elle eût menti.
-
-Seul Limousin, peut-être, aurait pu dire la vérité. Mais comment savoir,
-comment l’interroger, comment le décider à avouer?
-
-Et quelquefois Parent se relevait en pleine nuit, résolu à aller trouver
-Limousin, à le prier, à lui offrir tout ce qu’il voudrait, pour mettre
-fin à cette abominable angoisse. Puis il se recouchait désespéré, ayant
-réfléchi que l’amant aussi mentirait sans doute! Il mentirait même
-certainement pour empêcher le père véritable de reprendre son enfant.
-
-Alors que faire? Rien!
-
-Et il se désolait d’avoir ainsi brusqué les événements, de n’avoir point
-réfléchi, patienté, de n’avoir pas su attendre et dissimuler pendant un
-mois ou deux, afin de se renseigner par ses propres yeux. Il aurait dû
-feindre de ne rien soupçonner, et les laisser se trahir tout doucement.
-Il lui aurait suffi de voir l’autre embrasser l’enfant pour deviner,
-pour comprendre. Un ami n’embrasse pas comme un père. Il les aurait
-épiés derrière les portes! Comment n’avait-il pas songé à cela? Si
-Limousin, demeuré seul avec Georges, ne l’avait point aussitôt saisi,
-serré dans ses bras, baisé passionnément, s’il l’avait laissé jouer avec
-indifférence, sans s’occuper de lui, aucune hésitation ne serait
-demeurée possible: c’est qu’alors il n’était pas, il ne se croyait pas,
-il ne se sentait pas le père.
-
-De sorte que lui, Parent, chassant la mère, aurait gardé son fils, et il
-aurait été heureux, tout à fait heureux.
-
-Il se retournait dans son lit, suant et torturé, et cherchant à se
-souvenir des attitudes de Limousin avec le petit. Mais il ne se
-rappelait rien, absolument rien, aucun geste, aucun regard, aucune
-parole, aucune caresse suspects. Et puis la mère non plus ne s’occupait
-guère de son enfant. Si elle l’avait eu de son amant, elle l’aurait sans
-doute aimé davantage.
-
-On l’avait donc séparé de son fils par vengeance, par cruauté, pour le
-punir de ce qu’il les avait surpris.
-
-Et il se décidait à aller, dès l’aurore, requérir les magistrats pour se
-faire rendre Georget.
-
-Mais à peine avait-il pris cette résolution qu’il se sentait envahi par
-la certitude contraire. Du moment que Limousin avait été, dès le premier
-jour, l’amant d’Henriette, l’amant aimé, elle avait dû se donner à lui
-avec cet élan, cet abandon, cette ardeur qui rendent mères les femmes.
-La réserve froide qu’elle avait toujours apportée dans ses relations
-intimes avec lui, Parent, n’était-elle pas aussi un obstacle à ce
-qu’elle eût été fécondée par son baiser!
-
-Alors il allait réclamer, prendre avec lui, conserver toujours et
-soigner l’enfant d’un autre. Il ne pourrait pas le regarder,
-l’embrasser, l’entendre dire «papa» sans que cette pensée le frappât, le
-déchirât: «Ce n’est point mon fils.» Il allait se condamner à ce
-supplice de tous les instants, à cette vie de misérable! Non, il valait
-mieux demeurer seul, vivre seul, vieillir seul, et mourir seul.
-
-Et chaque jour, chaque nuit recommençaient ces abominables hésitations
-et ces souffrances que rien ne pouvait calmer ni terminer. Il redoutait
-surtout l’obscurité du soir qui vient, la tristesse des crépuscules.
-C’était alors, sur son cœur, comme une pluie de chagrin, une inondation
-de désespoir qui tombait avec les ténèbres, le noyait et l’affolait. Il
-avait peur de ses pensées comme on a peur des malfaiteurs, et il fuyait
-devant elles ainsi qu’une bête poursuivie. Il redoutait surtout son
-logis vide, si noir, terrible, et les rues désertes aussi où brille
-seulement, de place en place, un bec de gaz, où le passant isolé qu’on
-entend de loin semble un rôdeur et fait ralentir ou hâter le pas selon
-qu’il vient vers vous ou qu’il vous suit.
-
-Et Parent, malgré lui, par instinct, allait vers les grandes rues
-illuminées et populeuses. La lumière et la foule l’attiraient,
-l’occupaient et l’étourdissaient. Puis, quand il était las d’errer, de
-vagabonder dans les remous du public, quand il voyait les passants
-devenir plus rares, et les trottoirs plus libres, la terreur de la
-solitude et du silence le poussait vers un grand café plein de buveurs
-et de clarté. Il y allait comme les mouches vont à la flamme, s’asseyait
-devant une petite table ronde, et demandait un bock. Il le buvait
-lentement, s’inquiétant chaque fois qu’un consommateur se levait pour
-s’en aller. Il aurait voulu le prendre par le bras, le retenir, le prier
-de rester encore un peu, tant il redoutait l’heure où le garçon, debout
-devant lui, prononcerait d’un air furieux: «Allons, Monsieur, on ferme!»
-
-Car, chaque soir, il restait le dernier. Il voyait rentrer les tables,
-éteindre, un à un, les becs de gaz, sauf deux, le sien et celui du
-comptoir. Il regardait d’un œil navré la caissière compter son argent et
-l’enfermer dans le tiroir; et il s’en allait, poussé dehors par le
-personnel qui murmurait: «En voilà un empoté! On dirait qu’il ne sait
-pas où coucher.»
-
-Et dès qu’il se retrouvait seul dans la rue sombre, il recommençait à
-penser à Georget et à se creuser la tête, à se torturer la pensée pour
-découvrir s’il était ou s’il n’était point le père de son enfant.
-
-Il prit ainsi l’habitude de la brasserie où le coudoiement continu des
-buveurs met près de vous un public familier et silencieux, où la grasse
-fumée des pipes endort les inquiétudes, tandis que la bière épaisse
-alourdit l’esprit et calme le cœur.
-
-Il y vécut. A peine levé, il allait chercher là des voisins pour occuper
-son regard et sa pensée. Puis, par paresse de se mouvoir, il y prit
-bientôt ses repas. Vers midi, il frappait avec sa soucoupe sur la table
-de marbre, et le garçon apportait vivement une assiette, un verre, une
-serviette et le déjeuner du jour. Dès qu’il avait fini de manger, il
-buvait lentement son café, l’œil fixé sur le carafon d’eau-de-vie qui
-lui donnerait bientôt une bonne heure d’abrutissement. Il trempait
-d’abord ses lèvres dans le cognac, comme pour en prendre le goût,
-cueillant seulement la saveur du liquide avec le bout de sa langue. Puis
-il se le versait dans la bouche, goutte à goutte, en renversant la tête;
-promenait doucement la forte liqueur sur son palais, sur ses gencives,
-sur toute la muqueuse de ses joues, la mêlant avec la salive claire que
-ce contact faisait jaillir. Puis, adoucie par ce mélange, il l’avalait
-avec recueillement, la sentant couler tout le long de sa gorge, jusqu’au
-fond de son estomac.
-
-Après chaque repas, il sirotait ainsi pendant plus d’une heure, trois ou
-quatre petits verres qui l’engourdissaient peu à peu. Alors il penchait
-la tête sur son ventre, fermait les yeux et somnolait. Il se réveillait
-vers le milieu de l’après-midi, et tendait aussitôt la main vers le bock
-que le garçon avait posé devant lui pendant son sommeil; puis, l’ayant
-bu, il se soulevait sur la banquette de velours rouge, relevait son
-pantalon, rabaissait son gilet pour couvrir la ligne blanche aperçue
-entre les deux, secouait le col de sa jaquette, tirait les poignets de
-sa chemise hors des manches, puis reprenait les journaux qu’il avait
-déjà lus le matin.
-
-Il les recommençait, de la première ligne à la dernière, y compris les
-réclames, demandes d’emploi, annonces, cote de la Bourse et programmes
-des théâtres.
-
-Entre quatre et six heures il allait faire un tour sur les boulevards,
-pour prendre l’air, disait-il; puis il revenait s’asseoir à la place
-qu’on lui avait conservée et demandait son absinthe.
-
-Alors il causait avec les habitués dont il avait fait la connaissance.
-Ils commentaient les nouvelles du jour, les faits divers et les
-événements politiques: cela le menait à l’heure du dîner. La soirée se
-passait comme l’après-midi jusqu’au moment de la fermeture. C’était pour
-lui l’instant terrible où il fallait rentrer dans le noir, dans la
-chambre vide, pleine de souvenirs affreux, de pensées horribles et
-d’angoisses. Il ne voyait plus personne de ses anciens amis, personne de
-ses parents, personne qui pût lui rappeler sa vie passée.
-
-Mais comme son appartement devenait un enfer pour lui, il prit une
-chambre dans un grand hôtel, une belle chambre d’entresol afin de voir
-les passants. Il n’était plus seul en ce vaste logis public; il sentait
-grouiller des gens autour de lui; il entendait des voix derrière les
-cloisons; et quand ses anciennes souffrances le harcelaient trop
-cruellement en face de son lit entr’ouvert et de son feu solitaire, il
-sortait dans les larges corridors et se promenait comme un
-factionnaire, le long de toutes les portes fermées, en regardant avec
-tristesse les souliers accouplés devant chacune, les mignonnes bottines
-de femmes blotties à côté des fortes bottines d’hommes; et il pensait
-que tous ces gens-là étaient heureux, sans doute, et dormaient
-tendrement, côte à côte ou embrassés, dans la chaleur de leur couche.
-
-Cinq années se passèrent ainsi; cinq années mornes, sans autres
-événements que des amours de deux heures, à deux louis, de temps en
-temps.
-
-Or, un jour, comme il faisait sa promenade ordinaire entre la Madeleine
-et la rue Drouot, il aperçut tout à coup une femme dont la tournure le
-frappa. Un grand monsieur et un enfant l’accompagnaient. Tous les trois
-marchaient devant lui. Il se demandait: «Où donc ai-je vu ces
-personnes-là?» et, tout à coup, il reconnut un geste de la main: c’était
-sa femme, sa femme avec Limousin, et avec son enfant, son petit Georges.
-
-Son cœur battait à l’étouffer; il ne s’arrêta pas cependant; il voulait
-les voir; et il les suivit. On eût dit un ménage, un bon ménage de bons
-bourgeois. Henriette s’appuyait au bras de Paul, lui parlait doucement
-en le regardant parfois de côté. Parent la voyait alors de profil,
-reconnaissait la ligne gracieuse de son visage, les mouvements de sa
-bouche, son sourire, et la caresse de son regard. L’enfant surtout le
-préoccupait. Comme il était grand, et fort! Parent ne pouvait apercevoir
-la figure, mais seulement de longs cheveux blonds qui tombaient sur le
-col en boucles frisées. C’était Georget, ce haut garçon aux jambes nues,
-qui allait, ainsi qu’un petit homme, à côté de sa mère.
-
-Comme ils s’étaient arrêtés devant un magasin, il les vit soudain tous
-les trois. Limousin avait blanchi, vieilli, maigri; sa femme, au
-contraire, plus fraîche que jamais, avait plutôt engraissé; Georges
-était devenu méconnaissable, si différent de jadis!
-
-Ils se remirent en route. Parent les suivit de nouveau, puis les devança
-à grands pas pour revenir et les revoir, de tout près, en face. Quand il
-passa contre l’enfant, il eut envie, une envie folle de le saisir dans
-ses bras et de l’emporter. Il le toucha, comme par hasard. Le petit
-tourna la tête et regarda ce maladroit avec des yeux mécontents. Alors
-Parent s’enfuit, frappé, poursuivi, blessé par ce regard. Il s’enfuit à
-la façon d’un voleur, saisi de la peur horrible d’avoir été vu et
-reconnu par sa femme et son amant. Il alla d’une course jusqu’à sa
-brasserie, et tomba, haletant, sur sa chaise.
-
-Il but trois absinthes, ce soir-là.
-
-Pendant quatre mois, il garda au cœur la plaie de cette rencontre.
-Chaque nuit il les revoyait tous les trois, heureux et tranquilles,
-père, mère, enfant, se promenant sur le boulevard, avant de rentrer
-dîner chez eux. Cette vision nouvelle effaçait l’ancienne. C’était autre
-chose, une autre hallucination maintenant, et aussi une autre douleur.
-Le petit Georges, son petit Georges, celui qu’il avait tant aimé et tant
-embrassé jadis, disparaissait dans un passé lointain et fini, et il en
-voyait un nouveau, comme un frère du premier, un garçonnet aux mollets
-nus, qui ne le connaissait pas, celui-là! Il souffrait affreusement de
-cette pensée. L’amour du petit était mort; aucun lien n’existait plus
-entre eux; l’enfant n’avait pas tendu les bras en le voyant. Il l’avait
-même regardé d’un œil méchant.
-
-Puis, peu à peu, son âme se calma encore; ses tortures mentales
-s’affaiblirent; l’image apparue devant ses yeux et qui hantait ses nuits
-devint indécise, plus rare. Il se remit à vivre à peu près comme tout le
-monde, comme tous les désœuvrés qui boivent des bocks sur des tables de
-marbre et usent leurs culottes par le fond sur le velours râpé des
-banquettes.
-
-Il vieillit dans la fumée des pipes, perdit ses cheveux sous la flamme
-du gaz, considéra comme des événements le bain de chaque semaine, la
-taille de cheveux de chaque quinzaine, l’achat d’un vêtement neuf ou
-d’un chapeau. Quand il arrivait à sa brasserie coiffé d’un nouveau
-couvre-chef, il se contemplait longtemps dans la glace avant de
-s’asseoir, le mettait et l’enlevait plusieurs fois de suite, le posait
-de différentes façons, et demandait enfin à son amie, la dame du
-comptoir, qui le regardait avec intérêt: «Trouvez-vous qu’il me va
-bien?»
-
-Deux ou trois fois par an il allait au théâtre; et, l’été, il passait
-quelquefois ses soirées dans un café-concert des Champs-Élysées. Il en
-rapportait dans sa tête des airs qui chantaient au fond de sa mémoire
-pendant plusieurs semaines et qu’il fredonnait même en battant la mesure
-avec son pied, lorsqu’il était assis devant son bock.
-
-Les années se suivaient, lentes, monotones et courtes parce qu’elles
-étaient vides.
-
-Il ne les sentait pas glisser sur lui. Il allait à la mort sans remuer,
-sans s’agiter, assis en face d’une table de brasserie; et seule la
-grande glace où il appuyait son crâne plus dénudé chaque jour reflétait
-les ravages du temps qui passe et fuit en dévorant les hommes, les
-pauvres hommes.
-
-Il ne pensait plus que rarement, à présent, au drame affreux où avait
-sombré sa vie, car vingt ans s’étaient écoulés depuis cette soirée
-effroyable.
-
-Mais l’existence qu’il s’était faite ensuite l’avait usé, amolli,
-épuisé; et souvent le patron de sa brasserie, le sixième patron depuis
-son entrée dans cet établissement, lui disait: «Vous devriez vous
-secouer un peu, monsieur Parent; vous devriez prendre l’air, aller à la
-campagne, je vous assure que vous changez beaucoup depuis quelques
-mois.»
-
-Et quand son client venait de sortir, ce commerçant communiquait ses
-réflexions à sa caissière. «Ce pauvre M. Parent file un mauvais coton,
-ça ne vaut rien de ne jamais quitter Paris. Engagez-le donc à aller aux
-environs manger une matelote de temps en temps, puisqu’il a confiance en
-vous. Voilà bientôt l’été, ça le retapera.»
-
-Et la caissière, pleine de pitié et de bienveillance pour ce
-consommateur obstiné, répétait chaque jour à Parent: «Voyons, monsieur,
-décidez-vous à prendre l’air! C’est si joli, la campagne, quand il fait
-beau! Oh! moi! si je pouvais, j’y passerais ma vie!»
-
-Et elle lui communiquait ses rêves, les rêves poétiques et simples de
-toutes les pauvres filles enfermées d’un bout à l’autre de l’année
-derrière les vitres d’une boutique et qui regardent passer la vie
-factice et bruyante de la rue, en songeant à la vie calme et douce des
-champs, à la vie sous les arbres, sous le radieux soleil qui tombe sur
-les prairies, sur les bois profonds, sur les claires rivières, sur les
-vaches couchées dans l’herbe, et sur toutes les fleurs diverses, toutes
-les fleurs libres, bleues, rouges, jaunes, violettes, lilas, roses,
-blanches, si gentilles, si fraîches, si parfumées, toutes les fleurs de
-la nature qu’on cueille en se promenant et dont on fait de gros
-bouquets.
-
-Elle prenait plaisir à lui parler sans cesse de son désir éternel,
-irréalisé et irréalisable; et lui, pauvre vieux sans espoirs, prenait
-plaisir à l’écouter. Il venait s’asseoir maintenant à côté du comptoir
-pour causer avec Mˡˡᵉ Zoé et discuter sur la campagne avec elle. Alors,
-peu à peu, une vague envie lui vint d’aller voir, une fois, s’il faisait
-vraiment si bon qu’elle le disait, hors les murs de la grande ville.
-
-Un matin il demanda:
-
---Savez-vous où on peut bien déjeuner aux environs de Paris?
-
-Elle répondit:
-
---Allez donc à la Terrasse de Saint-Germain. C’est si joli!
-
-Il s’y était promené autrefois au moment de ses fiançailles. Il se
-décida à y retourner.
-
-Il choisit un dimanche, sans raison spéciale, uniquement parce qu’il est
-d’usage de sortir le dimanche, même quand on ne fait rien en semaine.
-
-Donc il partit, un dimanche matin, pour Saint-Germain.
-
-C’était au commencement de juillet, par un jour éclatant et chaud. Assis
-contre la portière de son wagon, il regardait courir les arbres et les
-petites maisons bizarres des alentours de Paris. Il se sentait triste,
-ennuyé d’avoir cédé à ce désir nouveau, d’avoir rompu ses habitudes. Le
-paysage changeant et toujours pareil le fatiguait. Il avait soif; il
-serait volontiers descendu à chaque station pour s’asseoir au café
-aperçu derrière la gare, boire un bock ou deux et reprendre le premier
-train qui passerait vers Paris. Et puis le voyage lui semblait long,
-très long. Il restait assis des journées entières pourvu qu’il eût sous
-les yeux les mêmes choses immobiles, mais il trouvait énervant et
-fatigant de rester assis en changeant de place, de voir remuer le pays
-tout entier, tandis que lui-même ne faisait pas un mouvement.
-
-Il s’intéressa à la Seine cependant, chaque fois qu’il la traversa. Sous
-le pont de Chatou il aperçut des yoles qui passaient enlevées à grands
-coups d’aviron par des canotiers aux bras nus; et il pensa: «Voilà des
-gaillards qui ne doivent pas s’embêter!»
-
-Le long ruban de rivière déroulé des deux côtés du pont du Pecq éveilla,
-dans le fond de son cœur, un vague désir de promenade au bord des
-berges. Mais le train s’engouffra sous le tunnel qui précède la gare de
-Saint-Germain pour s’arrêter bientôt au quai d’arrivée.
-
-Parent descendit, et, alourdi par la fatigue, s’en alla, les mains
-derrière le dos, vers la Terrasse. Puis, parvenu contre la balustrade de
-fer, il s’arrêta pour regarder l’horizon. La plaine immense s’étalait en
-face de lui, vaste comme la mer, toute verte et peuplée de grands
-villages, aussi populeux que des villes. Des routes blanches
-traversaient ce large pays, des bouts de forêts le boisaient par places,
-les étangs du Vésinet brillaient comme des plaques d’argent, et les
-coteaux lointains de Sannois et d’Argenteuil se dessinaient sous une
-brume légère et bleuâtre qui les laissait à peine deviner. Le soleil
-baignait de sa lumière abondante et chaude tout le grand paysage un peu
-voilé par les vapeurs matinales, par la sueur de la terre chauffée
-s’exhalant en brouillards menus, et par les souffles humides de la
-Seine, qui se déroulait comme un serpent sans fin à travers les
-plaines, contournait les villages et longeait les collines.
-
-Une brise molle, pleine de l’odeur des verdures et des sèves, caressait
-la peau, pénétrait au fond de la poitrine, semblait rajeunir le cœur,
-alléger l’esprit, vivifier le sang.
-
-Parent, surpris, la respirait largement, les yeux éblouis par l’étendue
-du paysage; et il murmura: «Tiens, on est bien ici.»
-
-Puis il fit quelques pas, et s’arrêta de nouveau pour regarder. Il
-croyait découvrir des choses inconnues et nouvelles, non point les
-choses que voyait son œil, mais des choses que pressentait son âme, des
-événements ignorés, des bonheurs entrevus, des joies inexplorées, tout
-un horizon de vie qu’il n’avait jamais soupçonné et qui s’ouvrait
-brusquement devant lui en face de cet horizon de campagne illimitée.
-
-Toute l’affreuse tristesse de son existence lui apparut illuminée par la
-clarté violente qui inondait la terre. Il vit ses vingt années de café,
-mornes, monotones, navrantes. Il aurait pu voyager comme d’autres, s’en
-aller là-bas, là-bas, chez des peuples étrangers, sur des terres peu
-connues, au delà des mers, s’intéresser à tout ce qui passionne les
-autres hommes, aux arts, aux sciences, aimer la vie aux mille formes,
-la vie mystérieuse, charmante ou poignante, toujours changeante,
-toujours inexplicable et curieuse.
-
-Maintenant il était trop tard. Il irait de bock en bock, jusqu’à la
-mort, sans famille, sans amis, sans espérances, sans curiosité pour
-rien. Une détresse infinie l’envahit, et une envie de se sauver, de se
-cacher, de rentrer dans Paris, dans sa brasserie et dans son
-engourdissement! Toutes les pensées, tous les rêves, tous les désirs qui
-dorment dans la paresse des cœurs stagnants s’étaient réveillés, remués
-par ce rayon de soleil sur les plaines.
-
-Il sentit que s’il demeurait seul plus longtemps en ce lieu, il allait
-perdre la tête, et il gagna bien vite le pavillon Henri-IV pour
-déjeuner, s’étourdir avec du vin et de l’alcool et parler à quelqu’un,
-au moins.
-
-Il prit une petite table dans les bosquets d’où l’on domine toute la
-campagne, fit son menu et pria qu’on le servît tout de suite.
-
-D’autres promeneurs arrivaient, s’asseyaient aux tables voisines. Il se
-sentait mieux; il n’était plus seul.
-
-Dans une tonnelle, trois personnes déjeunaient. Il les avait regardées
-plusieurs fois sans les voir, comme on regarde les indifférents.
-
-Tout à coup, une voix de femme jeta en lui un de ces frissons qui font
-tressaillir les moelles.
-
-Elle avait dit, cette voix:
-
---Georges, tu vas découper le poulet.
-
-Et une autre voix répondit:
-
---Oui, maman.
-
-Parent leva les yeux; et il comprit, il devina tout de suite quels
-étaient ces gens! Certes, il ne les aurait pas reconnus. Sa femme était
-toute blanche, très forte, une vieille dame sérieuse et respectable; et
-elle mangeait en avançant la tête, par crainte des taches, bien qu’elle
-eût recouvert ses seins d’une serviette. Georges était devenu un homme.
-Il avait de la barbe, de cette barbe inégale et presque incolore qui
-frisotte sur les joues des adolescents. Il portait un chapeau de haute
-forme, un gilet de coutil blanc et un monocle, par chic, sans doute.
-Parent le regardait, stupéfait! C’était là Georges, son fils?--Non, il
-ne connaissait pas ce jeune homme; il ne pouvait rien exister de commun
-entre eux.
-
-Limousin tournait le dos et mangeait, les épaules un peu voûtées.
-
-Donc ces trois êtres semblaient heureux et contents; ils venaient
-déjeuner à la campagne, en des restaurants connus. Ils avaient eu une
-existence calme et douce, une existence familiale dans un bon logis
-chaud et peuplé, peuplé par tous les riens qui font la vie agréable,
-par toutes les douceurs de l’affection, par toutes les paroles tendres
-qu’on échange sans cesse, quand on s’aime. Ils avaient vécu ainsi, grâce
-à lui Parent, avec son argent, après l’avoir trompé, volé, perdu! Ils
-l’avaient condamné, lui, l’innocent, le naïf, le débonnaire, à toutes
-les tristesses de la solitude, à l’abominable vie qu’il avait menée
-entre un trottoir et un comptoir, à toutes les tortures morales et à
-toutes les misères physiques! Ils avaient fait de lui un être inutile,
-perdu, égaré dans le monde, un pauvre vieux sans joies possibles, sans
-attentes, qui n’espérait rien de rien et de personne. Pour lui la terre
-était vide, parce qu’il n’aimait rien sur la terre. Il pouvait courir
-les peuples ou courir les rues, entrer dans toutes les maisons de Paris,
-ouvrir toutes les chambres, il ne trouverait, derrière aucune porte, la
-figure cherchée, chérie, figure de femme ou figure d’enfant, qui sourit
-en vous apercevant. Et cette idée surtout le travaillait, l’idée de la
-porte qu’on ouvre pour trouver et embrasser quelqu’un derrière.
-
-Et c’était la faute de ces trois misérables, cela! la faute de cette
-femme indigne, de cet ami infâme et de ce grand garçon blond qui prenait
-des airs arrogants.
-
-Il en voulait maintenant à l’enfant autant qu’aux deux autres!
-N’était-il pas le fils de Limousin? Est-ce que Limousin l’aurait gardé,
-aimé, sans cela? Est-ce que Limousin n’aurait pas lâché bien vite la
-mère et le petit s’il n’avait pas su que le petit était à lui, bien à
-lui? Est-ce qu’on élève les enfants des autres?
-
-Donc, ils étaient là, tout près, ces trois malfaiteurs qui l’avaient
-tant fait souffrir.
-
-Parent les regardait, s’irritant, s’exaltant au souvenir de toutes ses
-douleurs, de toutes ses angoisses, de tous ses désespoirs. Il
-s’exaspérait surtout de leur air placide et satisfait. Il avait envie de
-les tuer, de leur jeter son siphon d’eau de Seltz, de fendre la tête de
-Limousin qu’il voyait, à toute seconde, se baisser vers son assiette et
-se relever aussitôt.
-
-Et ils continueraient à vivre ainsi, sans soucis, sans inquiétudes
-d’aucune sorte. Non, non. C’en était trop à la fin! Il se vengerait; il
-allait se venger tout de suite puisqu’il les tenait sous la main. Mais
-comment? Il cherchait, rêvait des choses effroyables comme il en arrive
-dans les feuilletons, mais ne trouvait rien de pratique. Et il buvait,
-coup sur coup, pour s’exciter, pour se donner du courage, pour ne pas
-laisser échapper une pareille occasion, qu’il ne retrouverait sans doute
-jamais.
-
-Soudain, il eut une idée, une idée terrible; et il cessa de boire pour
-la mûrir. Un sourire plissait ses lèvres; il murmurait: «Je les tiens.
-Je les tiens. Nous allons voir. Nous allons voir.»
-
-Un garçon lui demanda:
-
---Qu’est-ce que Monsieur désire ensuite?
-
---Rien. Du café et du cognac, du meilleur.
-
-Et il les regardait en sirotant ses petits verres. Il y avait trop de
-monde dans ce restaurant pour ce qu’il voulait faire: donc il
-attendrait, il les suivrait; car ils allaient se promener certainement
-sur la terrasse ou dans la forêt. Quand ils seraient un peu éloignés, il
-les rejoindrait, et alors il se vengerait, oui, il se vengerait! Il
-n’était pas trop tôt d’ailleurs, après vingt-trois ans de souffrances.
-Ah! ils ne soupçonnaient guère ce qui allait leur arriver.
-
-Ils achevaient doucement leur déjeuner, en causant avec sécurité. Parent
-ne pouvait entendre leurs paroles, mais il voyait leurs gestes calmes.
-La figure de sa femme, surtout, l’exaspérait. Elle avait pris un air
-hautain, un air de dévote grasse, de dévote inabordable, cuirassée de
-principes, blindée de vertu.
-
-Puis ils payèrent l’addition et se levèrent. Alors il vit Limousin. On
-eût dit un diplomate en retraite, tant il semblait important avec ses
-beaux favoris souples et blancs dont les pointes tombaient sur les
-revers de sa redingote.
-
-Ils sortirent. Georges fumait un cigare et portait son chapeau sur
-l’oreille. Parent, aussitôt, les suivit.
-
-Ils firent d’abord un tour sur la terrasse et admirèrent le paysage avec
-placidité, comme admirent les gens repus; puis ils entrèrent dans la
-forêt.
-
-Parent se frottait les mains, et les suivait toujours, de loin, en se
-cachant pour ne point éveiller trop tôt leur attention.
-
-Ils allaient à petits pas, prenant un bain de verdure et d’air tiède.
-Henriette s’appuyait au bras de Limousin et marchait, droite, à son
-côté, en épouse sûre et fière d’elle. Georges abattait des feuilles avec
-sa badine, et franchissait parfois les fossés de la route, d’un saut
-léger de jeune cheval ardent prêt à s’emporter dans le feuillage.
-
-Parent, peu à peu, se rapprochait, haletant d’émotion et de fatigue; car
-il ne marchait plus jamais. Bientôt il les rejoignit, mais une peur
-l’avait saisi, une peur confuse, inexplicable, et il les devança, pour
-revenir sur eux et les aborder en face.
-
-Il allait, le cœur battant, les sentant derrière lui maintenant, et il
-se répétait: «Allons, c’est le moment; de l’audace, de l’audace! C’est
-le moment.»
-
-Il se retourna. Ils s’étaient assis, tous les trois, sur l’herbe, au
-pied d’un gros arbre; et ils causaient toujours.
-
-Alors il se décida, et il revint à pas rapides. S’étant arrêté devant
-eux, debout au milieu du chemin, il balbutia d’une voix brève, d’une
-voix cassée par l’émotion:
-
---C’est moi! Me voici! Vous ne m’attendiez pas?
-
-Tous trois examinaient cet homme qui leur semblait fou.
-
-Il reprit:
-
---On dirait que vous ne m’avez pas reconnu. Regardez-moi donc! Je suis
-Parent, Henri Parent. Hein, vous ne m’attendiez pas? Vous pensiez que
-c’était fini, bien fini, que vous ne me verriez plus jamais, jamais. Ah!
-mais non, me voilà revenu. Nous allons nous expliquer, maintenant.
-
-Henriette, effarée, cacha sa figure dans ses mains, en murmurant: «Oh!
-mon Dieu!»
-
-Voyant cet inconnu qui semblait menacer sa mère, Georges s’était levé,
-prêt à le saisir au collet.
-
-Limousin, atterré, regardait avec des yeux effarés ce revenant qui,
-ayant soufflé quelques secondes, continua:
-
---Alors nous allons nous expliquer maintenant. Voici le moment venu! Ah!
-vous m’avez trompé, vous m’avez condamné à une vie de forçat, et vous
-avez cru que je ne vous rattraperais pas!
-
-Mais le jeune homme le prit par les épaules, et le repoussant:
-
---Êtes-vous fou? Qu’est-ce que vous voulez? Passez votre chemin bien
-vite ou je vais vous rosser, moi!
-
-Parent répondit:
-
---Ce que je veux? Je veux t’apprendre ce que sont ces gens-là.
-
-Mais Georges, exaspéré, le secouait, allait le frapper. L’autre reprit:
-
---Lâche-moi donc. Je suis ton père... Tiens, regarde s’ils me
-reconnaissent maintenant, ces misérables!
-
-Effaré, le jeune homme ouvrit les mains et se tourna vers sa mère.
-
-Parent, libre, s’avança vers elle:
-
---Hein? Dites-lui qui je suis, vous! Dites-lui que je m’appelle Henri
-Parent, et que je suis son père puisqu’il se nomme Georges Parent,
-puisque vous êtes ma femme, puisque vous vivez tous les trois de mon
-argent, de la pension de dix mille francs que je vous fais depuis que
-je vous ai chassés de chez moi. Dites-lui aussi pourquoi je vous ai
-chassés de chez moi. Parce que je vous ai surprise avec ce gueux, cet
-infâme, avec votre amant!--Dites-lui ce que j’étais, moi, un brave
-homme, épousé par vous pour ma fortune, et trompé depuis le premier
-jour. Dites-lui qui vous êtes et qui je suis...
-
-Il balbutiait, haletait, emporté par la colère.
-
-La femme cria d’une voix déchirante:
-
---Paul, Paul, empêche-le; qu’il se taise, qu’il se taise; empêche-le,
-qu’il ne dise pas cela devant mon fils!
-
-Limousin, à son tour, s’était levé. Il murmura, d’une voix très basse:
-
---Taisez-vous. Taisez-vous. Comprenez donc ce que vous faites.
-
-Parent reprit avec emportement:
-
---Je le sais bien, ce que je fais. Ce n’est pas tout. Il y a une chose
-que je veux savoir, une chose qui me torture depuis vingt ans.
-
-Puis, se tournant vers Georges, éperdu, qui s’était appuyé contre un
-arbre:
-
---Écoute, toi: Quand elle est partie de chez moi, elle a pensé que ce
-n’était pas assez de m’avoir trahi; elle a voulu encore me désespérer.
-Tu étais toute ma consolation; eh bien, elle t’a emporté en me jurant
-que je n’étais pas ton père, mais que ton père, c’était lui! A-t-elle
-menti? je ne sais pas. Depuis vingt ans je me le demande.
-
-Il s’avança tout près d’elle, tragique, terrible, et, arrachant la main
-dont elle se couvrait la face:
-
---Eh bien! je vous somme aujourd’hui de me dire lequel de nous est le
-père de ce jeune homme: lui ou moi; votre mari ou votre amant. Allons,
-allons, dites!
-
-Limousin se jeta sur lui. Parent le repoussa, et, ricanant avec fureur:
-
---Ah! tu es brave aujourd’hui; tu es plus brave que le jour où tu te
-sauvais sur l’escalier parce que j’allais t’assommer. Eh bien! si elle
-ne répond pas, réponds toi-même. Tu dois le savoir aussi bien qu’elle.
-Dis, es-tu le père de ce garçon? Allons, allons, parle!
-
-Il revint vers sa femme.
-
---Si vous ne voulez pas me le dire à moi, dites-le à votre fils au
-moins. C’est un homme, aujourd’hui. Il a bien le droit de savoir qui est
-son père. Moi, je ne sais pas, je n’ai jamais su, jamais, jamais! Je ne
-peux pas te le dire, mon garçon.
-
-Il s’affolait, sa voix prenait des tons aigus. Et il agitait ses bras
-comme un épileptique.
-
---Voilà... voilà... Répondez donc... Elle ne sait pas... Je parie
-qu’elle ne sait pas... Non... elle ne sait pas... parbleu!... elle
-couchait avec tous les deux!... Ah! ah! ah!... personne ne sait...
-personne... Est-ce qu’on sait ces choses-là?... Tu ne le sauras pas non
-plus, mon garçon, tu ne le sauras pas, pas plus que moi... jamais...
-Tiens... demande-lui... demande-lui... tu verras qu’elle ne sait pas...
-Moi non plus... lui non plus... toi non plus... personne ne sait... Tu
-peux choisir... oui... tu peux choisir... lui ou moi... Choisis...
-Bonsoir... c’est fini... Si elle se décide à te le dire, tu viendras me
-l’apprendre, hôtel des Continents, n’est-ce pas?... Ça me fera plaisir
-de le savoir... Bonsoir... Je vous souhaite beaucoup d’agrément...
-
-Et il s’en alla en gesticulant, continuant à parler seul, sous les
-grands arbres, dans l’air vide et frais, plein d’odeurs de sèves. Il ne
-se retourna point pour les voir. Il allait devant lui, marchant sous une
-poussée de fureur, sous un souffle d’exaltation, l’esprit emporté par
-son idée fixe.
-
-Tout à coup, il se trouva devant la gare. Un train partait. Il monta
-dedans. Durant la route, sa colère s’apaisa, il reprit ses sens et il
-rentra dans Paris, stupéfait de son audace.
-
-Il se sentait brisé comme si on lui eût rompu les os. Il alla cependant
-prendre un bock à sa brasserie.
-
-En le voyant entrer, Mˡˡᵉ Zoé, surprise, lui demanda:
-
---Déjà revenu? Est-ce que vous êtes fatigué?
-
-Il répondit:
-
---Oui... oui... très fatigué... très fatigué...! Vous comprenez... quand
-on n’a pas l’habitude de sortir! C’est fini, je n’y retournerai point, à
-la campagne. J’aurais mieux fait de rester ici. Désormais, je ne
-bougerai plus.
-
-Et elle ne put lui faire raconter sa promenade, malgré l’envie qu’elle
-en avait.
-
-Pour la première fois de sa vie il se grisa tout à fait, ce soir-là, et
-on dut le rapporter chez lui.
-
-
-
-
-LA BÊTE
-
-À MAÎT’ BELHOMME.
-
-
-La diligence du Havre allait quitter Criquetot; et tous les voyageurs
-attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu
-par Malandain fils.
-
-C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois,
-mais rendues presque grises par l’accumulation des boues. Celles de
-devant étaient toutes petites; celles de derrière, hautes et frêles,
-portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois
-rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d’œil, les têtes
-énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner
-cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure.
-Les chevaux semblaient endormis déjà devant l’étrange véhicule.
-
-Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple
-cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et
-d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les
-pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus
-clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de
-l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers
-ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes
-immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa
-sur le toit de sa voiture; puis il y plaça plus doucement ceux qui
-contenaient des œufs; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs
-de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou
-de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de
-sa poche, il lut en appelant:
-
---Monsieur le curé de Gorgeville.
-
-Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et
-d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les
-femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.
-
---L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets.
-
-L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’aux genoux; et il
-disparut à son tour dans la porte ouverte.
-
---Maît’ Poiret, deux places.
-
-Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par
-l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages. Sa femme
-le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à
-deux mains un immense parapluie vert.
-
---Maît’ Rabot, deux places.
-
-Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda:
-
---C’est ben mé qu’t’appelles?
-
-Le cocher, qu’on avait surnommé «dégourdi», allait répondre une facétie,
-quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une
-poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était
-vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.
-
-Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentre dans son
-trou.
-
---Maît’ Caniveau.
-
-Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts et
-s’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.
-
---Maît’ Belhomme.
-
-Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, la face
-dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un
-fort mal de dents.
-
-Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques et singulières
-vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu’ils
-découvriraient dans les rues du Havre; et leurs chefs étaient coiffés de
-casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la
-campagne normande.
-
-Césaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son
-siège et fit claquer son fouet.
-
-Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent
-entendre un vague murmure de grelots.
-
-Le cocher, alors, hurlant: «Hue!» de toute sa poitrine, fouailla les
-bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent un effort, et se mirent
-en route d’un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture,
-secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts,
-faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que
-chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses,
-avait des reflux de flots à tous les remous des cahots.
-
-On se tut d’abord, par respect pour le curé, qui gênait les
-épanchements. Il se mit à parler le premier, étant d’un caractère
-loquace et familier.
-
---Eh bien, maît’ Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vous voulez?
-
-L’énorme campagnard, qu’une sympathie de taille, d’encolure et de ventre
-liait avec l’ecclésiastique, répondit en souriant:
-
---Tout d’ même, m’sieu l’ curé, tout d’ même, et d’ vote part?
-
---Oh! d’ ma part, ça va toujours.
-
---Et vous, maît’ Poiret? demanda l’abbé.
-
---Oh! mé, ça irait, n’étaient les cossards (colzas) qui n’ donneront
-guère c’t’année; et, vu les affaires, c’est là-dessus qu’on s’ rattrape.
-
---Que voulez-vous, les temps sont durs.
-
---Que oui, qu’i sont durs, affirma d’une voix de gendarme la grande
-femme de maît’ Rabot.
-
-Comme elle était d’un village voisin, le curé ne la connaissait que de
-nom.
-
---C’est vous, la Blondel? dit-il.
-
---Oui, c’est mé, qu’a épousé Rabot.
-
-Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant; il salua d’une
-grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire: «C’est bien moi
-Rabot, qu’a épousé la Blondel.»
-
-Soudain maît’ Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur son
-oreille, se mit à gémir d’une façon lamentable. Il faisait «gniau...
-gniau... gniau» en tapant du pied pour exprimer son affreuse souffrance.
-
---Vous avez donc bien mal aux dents? demanda le curé.
-
-Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre:
-
---Non point... m’sieu le curé... C’est point des dents... c’est d’
-l’oreille, du fond d’ l’oreille.
-
---Qu’est-ce que vous avez donc dans l’oreille. Un dépôt?
-
---J’ sais point si c’est un dépôt, mais j’ sais ben qu’ c’est eune bête,
-un’ grosse bête, qui m’a entré d’dans, vu que j’ dormais su l’ foin dans
-l’ grenier.
-
---Un’ bête. Vous êtes sûr?
-
---Si j’en suis sûr? Comme du Paradis, m’sieu le curé, vu qu’a m’
-grignote l’ fond d’ l’oreille. A m’ mange la tête, pour sûr! a m’ mange
-la tête! Oh! gniau... gniau... gniau... Et il se remit à taper du pied.
-
-Un grand intérêt s’était éveillé dans l’assistance. Chacun donnait son
-avis. Poiret voulait que ce fût une araignée, l’instituteur que ce fût
-une chenille. Il avait vu ça une fois déjà à Campemuret, dans l’Orne, où
-il était resté six ans; même la chenille était entrée dans la tête et
-sortie par le nez. Mais l’homme était demeuré sourd de cette
-oreille-là, puisqu’il avait le tympan crevé.
-
---C’est plutôt un ver, déclara le curé.
-
-Maît’ Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre la portière,
-car il était monté le dernier, gémissait toujours.
-
---Oh! gniau... gniau... gniau... j’ crairais ben qu’ c’est eune frémi,
-eune grosse frémi tant qu’a mord... T’nez, m’sieu le curé... a galope...
-a galope... Oh! gniau... gniau... gniau... qué misère!!...
-
---T’as point vu l’ médecin? demanda Caniveau.
-
---Pour sûr, non.
-
---D’où vient ça?
-
-La peur du médecin sembla guérir Belhomme.
-
-Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir.
-
---D’où vient ça! T’as des sous pour eusse, té, pour ces fainéants-là? Y
-s’rait v’nu eune fois, deux fois, trois fois, quat’ fois, cinq fois! Ça
-fait, deusse écus de cent sous, deusse écus, pour sûr... Et qu’est-ce
-qu’il aurait fait, dis, çu fainéant, dis, qu’est-ce qu’il aurait fait?
-Sais-tu, té?
-
-Caniveau riait.
-
---Non j’ sais point? Ousquè tu vas, comme ça?
-
---J’ vas t’au Havre vé Chambrelan.
-
---Qué Chambrelan?
-
---L’ guérisseux, donc.
-
---Qué guérisseux?
-
---L’ guérisseux qu’a guéri mon pé.
-
---Ton pé?
-
---Oui, mon pé, dans l’ temps.
-
---Qué qu’il avait, ton pé?
-
---Un vent dans l’ dos, qui n’en pouvait pu r’muer pied ni gambe.
-
---Qué qui li a fait ton Chambrelan?
-
---Il y a manié l’ dos comm’ pou’ fé du pain, avec les deux mains donc!
-Et ça y a passé en une couple d’heures!
-
-Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé des paroles,
-mais il n’osait pas dire ça devant le curé.
-
-Caniveau reprit en riant:
-
---C’est-il point quéque lapin qu’ t’as dans l’oreille. Il aura pris çu
-trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j’ vas l’ fé sauver.
-
-Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença à imiter les
-aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait, hurlait, piaulait,
-aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans la voiture, même
-l’instituteur qui ne riait jamais.
-
-Cependant, comme Belhomme paraissait fâché qu’on se moquât de lui, le
-curé détourna la conversation et, s’adressant à la grande femme de
-Rabot:
-
---Est-ce que vous n’avez pas une nombreuse famille?
-
---Que oui, m’sieu le curé... Que c’est dur à élever!
-
-Rabot opina de la tête, comme pour dire: «Oh! oui, c’est dur à élever.»
-
---Combien d’enfants?
-
-Elle déclara avec autorité, d’une voix forte et sûre:
-
---Seize enfants, m’sieu l’ curé! Quinze de mon homme!
-
-Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il en avait
-fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot! Sa femme l’avouait! Donc, on
-n’en pouvait point douter. Il en était fier, parbleu!
-
-De qui le seizième? Elle ne le dit pas. C’était le premier, sans doute?
-On le savait peut-être, car on ne s’étonna point. Caniveau lui-même
-demeura impassible.
-
-Mais Belhomme se mit à gémir:
-
---Oh! gniau... gniau... gniau... a me trifouille dans l’ fond... Oh!
-misère!...
-
-La voiture s’arrêtait au café Polyte. Le curé dit:
-
---Si on vous coulait un peu d’eau dans l’oreille, on la ferait
-peut-être sortir. Voulez-vous essayer?
-
---Pour sûr! J’veux ben.
-
-Et tout le monde descendit pour assister à l’opération.
-
-Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verre d’eau; et il
-chargea l’instituteur de tenir bien inclinée la tête du patient; puis,
-dès que le liquide aurait pénétré dans le canal, de la renverser
-brusquement.
-
-Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l’oreille de Belhomme pour voir
-s’il ne découvrirait pas la bête à l’œil nu, s’écria:
-
---Cré nom d’un nom, qué marmelade! Faut déboucher ça, mon vieux. Jamais
-ton lapin sortira dans c’te confiture-là. Il s’y collerait les quat’
-pattes.
-
-Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop
-embourbé pour tenter l’expulsion de la bête. Ce fut l’instituteur qui
-débarrassa cette voie au moyen d’une allumette et d’une loque. Alors, au
-milieu de l’anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé,
-un demi-verre d’eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le
-cou de Belhomme. Puis l’instituteur retourna vivement la tête sur la
-cuvette, comme s’il eût voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent
-dans le vase blanc. Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête
-n’était sortie.
-
-Cependant Belhomme déclarant:
-
---Je sens pu rien, le curé, triomphant, s’écria:
-
---Certainement elle est noyée.
-
-Tout le monde était content. On remonta dans la voiture.
-
-Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris
-terribles. La bête s’était réveillée et était devenue furieuse. Il
-affirmait même qu’elle était entrée dans la tête maintenant, qu’elle lui
-dévorait la cervelle. Il hurlait avec de telles contorsions que la femme
-de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le
-signe de la croix. Puis, la douleur se calmant un peu, le malade raconta
-qu’ELLE faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les
-mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard:
-
---Tenez, v’la qu’a r’monte... gniau... gniau... gniau... qué misère!
-
-Caniveau s’impatientait.
-
---C’est l’iau qui la rend enragée, c’te bête. All est p’t-être ben
-accoutumée au vin.
-
-On se remit à rire. Il reprit:
-
---Quand j’allons arriver au café Bourbeux, donne-li du fil en six et
-all’ n’ bougera pu, j’ te le jure.
-
-Mais Belhomme n’y tenait plus de douleur. Il se mit à crier comme si on
-lui arrachait l’âme. Le curé fut obligé de lui soutenir la tête. On pria
-Césaire Horlaville d’arrêter à la première maison rencontrée.
-
-C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté;
-puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l’opération.
-Caniveau conseillait toujours de mêler de l’eau-de-vie à l’eau, afin de
-griser et d’endormir la bête, de la tuer peut-être. Mais le curé préféra
-du vinaigre.
-
-On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu’il
-pénétrât jusqu’au fond, puis on le laissa quelques minutes dans l’organe
-habité.
-
-Une cuvette ayant été de nouveau apportée, Belhomme fut retourné tout
-d’une pièce par le curé et Caniveau, ces deux colosses, tandis que
-l’instituteur tapait avec ses doigts sur l’oreille saine, afin de bien
-vider l’autre.
-
-Césaire Horlaville, lui-même, était entré pour voir, son fouet à la
-main.
-
-Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit point brun, pas
-plus gros qu’un grain d’oignon. Cela remuait, pourtant. C’était une
-puce! Des cris d’étonnement s’élevèrent, puis des rires éclatants. Une
-puce! Ah! elle était bien bonne, bien bonne! Caniveau se tapait sur la
-cuisse, Césaire Horlaville fit claquer son fouet; le curé s’esclaffait à
-la façon des ânes qui braient, l’instituteur riait comme on éternue, et
-les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils au
-gloussement des poules.
-
-Belhomme s’était assis sur la table, et ayant pris sur ses genoux la
-cuvette, il contemplait avec une attention grave et une colère joyeuse
-dans l’œil la bestiole vaincue qui tournait dans sa goutte d’eau.
-
-Il grogna: «Te v’la, charogne», et cracha dessus.
-
-Le cocher, fou de gaieté, répétait:
-
---Eune puce, eune puce, ah! te v’la, sacré puçot, sacré puçot, sacré
-puçot!
-
-Puis, s’étant un peu calmé, il cria:
-
---Allons, en route! V’la assez de temps perdu.
-
-Et les voyageurs, riant toujours, s’en allèrent vers la voiture.
-
-Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara:
-
---Mé, j’ m’en r’tourne à Criquetot. J’ai pu que fé au Havre à cette
-heure.
-
-Le cocher lui dit:
-
---N’importe, paye ta place!
-
---Je t’en dé que la moitié pisque j’ai point passé mi-chemin.
-
---Tu dois tout pisque t’as r’tenu jusqu’au bout.
-
-Et une dispute commença qui devint bientôt un querelle furieuse:
-Belhomme jurait qu’il ne donnerait que vingt sous, Césaire Horlaville
-affirmait qu’il en recevrait quarante.
-
-Et ils criaient, nez contre nez, les yeux dans les yeux.
-
-Caniveau redescendit.
-
---D’abord, tu dés quarante sous au curé, t’entends, et pi une tournée à
-tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t’en donneras vingt à
-Césaire. Ça va-t-il, dégourdi?
-
-Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francs soixante et
-quinze, répondit:
-
---Ça va!
-
---Allons, paye.
-
---J’ payerai point. L’ curé n’est pas médecin d’abord.
-
---Si tu n’ payes point, j’ te r’mets dans la voiture à Césaire et j’
-t’emporte au Havre.
-
-Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l’enleva comme un
-enfant.
-
-L’autre vit bien qu’il faudrait céder. Il tira sa bourse, et paya.
-
-Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis que Belhomme
-retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets à présent,
-regardaient sur la route blanche la blouse bleue du paysan, balancée sur
-ses longues jambes.
-
- _La Bête à maît’ Belhomme_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 22
- septembre 1885.
-
-
-
-
-À VENDRE.
-
-
-Partir à pied, quand le soleil se lève, et marcher dans la rosée, le
-long des champs, au bord de la mer calme, quelle ivresse!
-
-Quelle ivresse! Elle entre en vous par les yeux avec la lumière, par la
-narine avec l’air léger, par la peau avec les souffles du vent.
-
-Pourquoi gardons-nous le souvenir si clair, si cher, si aigu de
-certaines minutes d’amour avec la Terre, le souvenir d’une sensation
-délicieuse et rapide, comme de la caresse d’un paysage rencontré au
-détour d’une route, à l’entrée d’un vallon, au bord d’une rivière, ainsi
-qu’on rencontrerait une belle fille complaisante.
-
-Je me souviens d’un jour, entre autres. J’allais, le long de l’Océan
-breton, vers la pointe du Finistère. J’allais, sans penser à rien, d’un
-pas rapide, le long des flots. C’était dans les environs de Quimperlé,
-dans cette partie la plus douce et la plus belle de la Bretagne.
-
-Un matin de printemps, un de ces matins qui vous rajeunissent de vingt
-ans, vous refont des espérances et vous redonnent des rêves
-d’adolescents.
-
-J’allais, par un chemin à peine marqué, entre les blés et les vagues.
-Les blés ne remuaient point du tout, et les vagues remuaient à peine. On
-sentait bien l’odeur douce des champs mûrs et l’odeur marine du varech.
-J’allais sans penser à rien, devant moi, continuant mon voyage commencé
-depuis quinze jours, un tour de Bretagne par les côtes. Je me sentais
-fort, agile, heureux et gai. J’allais.
-
-Je ne pensais à rien! Pourquoi penser en ces heures de joie
-inconsciente, profonde, charnelle, joie de bête qui court dans l’herbe,
-ou qui vole dans l’air bleu sous le soleil? J’entendais chanter au loin
-des chants pieux. Une procession peut-être, car c’était un dimanche.
-Mais je tournai un petit cap et je demeurai immobile, ravi. Cinq gros
-bateaux de pêche m’apparurent remplis de gens, hommes, femmes, enfants,
-allant au pardon de Plouneven.
-
-Ils longeaient la rive, doucement, poussés à peine par une brise molle
-et essoufflée qui gonflait un peu les voiles brunes, puis, s’épuisant
-aussitôt, les laissait retomber, flasques, le long des mâts.
-
-Les lourdes barques glissaient lentement, chargées de monde. Et tout ce
-monde chantait. Les hommes debout sur les bordages, coiffés du grand
-chapeau, poussaient leurs notes puissantes, les femmes criaient leurs
-notes aiguës, et les voix grêles des enfants passaient comme des sons de
-fifre faux dans la grande clameur pieuse et violente.
-
-Et les passagers des cinq bateaux clamaient le même cantique, dont le
-rythme monotone s’élevait dans le ciel calme; et les cinq bateaux
-allaient l’un derrière l’autre, tout près l’un de l’autre.
-
- * * * * *
-
-Ils passèrent devant moi, contre moi, et je les vis s’éloigner,
-j’entendis s’affaiblir et s’éteindre leur chant.
-
-Et je me mis à rêver à des choses délicieuses, comme rêvent les tout
-jeunes gens, d’une façon puérile et charmante.
-
-Comme il fuit vite, cet âge de la rêverie, le seul âge heureux de
-l’existence! Jamais on n’est solitaire, jamais on n’est triste, jamais
-morose et désolé quand on porte en soi la faculté divine de s’égarer
-dans les espérances, dès qu’on est seul. Quel pays de fées, celui où
-tout arrive, dans l’hallucination de la pensée qui vagabonde! Comme la
-vie est belle sous la poudre d’or des songes!
-
-Hélas! c’est fini, cela!
-
-Je me mis à rêver. A quoi? A tout ce qu’on attend sans cesse, à tout ce
-qu’on désire, à la fortune, à la gloire, à la femme.
-
-Et j’allais, à grands pas rapides, caressant de la main la tête blonde
-des blés qui se penchaient sous mes doigts et me chatouillaient la peau
-comme si j’eusse touché des cheveux.
-
-Je contournai un petit promontoire et j’aperçus, au fond d’une plage
-étroite et ronde, une maison blanche, bâtie sur trois terrasses qui
-descendaient jusqu’à la grève.
-
-Pourquoi la vue de cette maison me fit-elle tressaillir de joie? Le
-sais-je? On trouve parfois, en voyageant ainsi, des coins de pays qu’on
-croit connaître depuis longtemps, tant ils vous sont familiers, tant ils
-plaisent à votre cœur. Est-il possible qu’on ne les ait jamais vus?
-qu’on n’ait point vécu là autrefois? Tout vous séduit, vous enchante, la
-ligne douce de l’horizon, la disposition des arbres, la couleur du
-sable!
-
-Oh! la jolie maison, debout sur ses hauts gradins! De grands arbres
-fruitiers avaient poussé le long des terrasses qui descendaient vers
-l’eau, comme des marches géantes. Et chacune portait, ainsi qu’une
-couronne d’or, sur son faîte, un long bouquet de genêts d’Espagne en
-fleur!
-
-Je m’arrêtai, saisi d’amour pour cette demeure. Comme j’eusse aimé la
-posséder, y vivre, toujours!
-
-Je m’approchai de la porte, le cœur battant d’envie, et j’aperçus, sur
-un des piliers de la barrière, un grand écriteau: «_A vendre._»
-
-J’en ressentis une secousse de plaisir comme si on me l’eût offerte,
-comme si on me l’eût donnée, cette demeure! Pourquoi? oui, pourquoi? Je
-n’en sais rien!
-
-«A vendre.» Donc elle n’était presque plus à quelqu’un, elle pouvait
-être à tout le monde, à moi, à moi! Pourquoi cette joie, cette sensation
-d’allégresse profonde, inexplicable? Je savais bien pourtant que je ne
-l’achèterais point! Comment l’aurais-je payée? N’importe, elle était à
-vendre. L’oiseau en cage appartient à son maître, l’oiseau dans l’air
-est à moi, n’étant à aucun autre.
-
-Et j’entrai dans le jardin. Oh! le charmant jardin avec ses estrades
-superposées, ses espaliers aux longs bras de martyrs crucifiés, ses
-touffes de genêts d’or, et deux vieux figuiers au bout de chaque
-terrasse.
-
-Quand je fus sur la dernière, je regardai l’horizon. La petite plage
-s’étendait à mes pieds, ronde et sablonneuse, séparée de la haute mer
-par trois rochers lourds et bruns qui en fermaient l’entrée et devaient
-briser les vagues aux jours de grosse mer.
-
-Sur la pointe, en face, deux pierres énormes, l’une debout, l’autre
-couchée dans l’herbe, un menhir et un dolmen, pareils à deux époux
-étranges, immobilisés par quelque maléfice, semblaient regarder toujours
-la petite maison qu’ils avaient vu construire, eux qui connaissaient,
-depuis des siècles, cette baie autrefois solitaire, la petite maison
-qu’ils verraient s’écrouler, s’émietter, s’envoler, disparaître, la
-petite maison à vendre!
-
-Oh! vieux dolmen et vieux menhir, que je vous aime!
-
-Et je sonnai à la porte comme si j’eusse sonné chez moi. Une femme vint
-ouvrir, une bonne, une vieille petite bonne vêtue de noir, coiffée de
-blanc, qui ressemblait à une béguine. Il me sembla que je la connaissais
-aussi, cette femme.
-
-Je lui dis:
-
---Vous n’êtes pas Bretonne, vous?
-
-Elle répondit:
-
---Non, monsieur, je suis de Lorraine.
-
-Elle ajouta:
-
---Vous venez pour visiter la maison?
-
---Eh! oui, parbleu.
-
-Et j’entrai.
-
-Je reconnaissais tout, me semblait-il, les murs, les meubles. Je
-m’étonnai presque de ne pas trouver mes cannes dans le vestibule.
-
-Je pénétrai dans le salon, un joli salon tapissé de nattes, et qui
-regardait la mer par trois larges fenêtres. Sur la cheminée, des
-potiches de Chine et une grande photographie de femme. J’allai vers elle
-aussitôt, persuadé que je la reconnaîtrais aussi. Et je la reconnus,
-bien que je fusse certain de ne l’avoir jamais rencontrée. C’était elle,
-elle-même, celle que j’attendais, que je désirais, que j’appelais, dont
-le visage hantait mes rêves. Elle, celle qu’on cherche toujours,
-partout, celle qu’on va voir dans la rue tout à l’heure, qu’on va
-trouver sur la route dans la campagne dès qu’on aperçoit une ombrelle
-rouge sur les blés, celle qui doit être déjà arrivée dans l’hôtel où
-j’entre en voyage, dans le wagon où je vais monter, dans le salon dont
-la porte s’ouvre devant moi.
-
-C’était elle, assurément, indubitablement elle! Je la reconnus à ses
-yeux qui me regardaient, à ses cheveux roulés à l’anglaise, à sa bouche
-surtout, à ce sourire que j’avais deviné depuis longtemps.
-
-Je demandai aussitôt:
-
---Quelle est cette femme?
-
-La bonne à tête de béguine répondit sèchement:
-
---C’est Madame.
-
-Je repris:
-
---C’est votre maîtresse?
-
-Elle répliqua avec son air dévot et dur:
-
---Oh! non, monsieur.
-
-Je m’assis et je prononçai:
-
---Contez-moi ça.
-
-Elle demeurait stupéfaite, immobile, silencieuse.
-
-J’insistai:
-
---C’est la propriétaire de cette maison, alors!
-
---Oh! non, monsieur.
-
---A qui appartient donc cette maison?
-
---A mon maître, M. Tournelle.
-
-J’étendis le doigt vers la photographie.
-
---Et cette femme, qu’est-ce que c’est?
-
---C’est Madame.
-
---La femme de votre maître?
-
---Oh! non, monsieur.
-
---Sa maîtresse alors?
-
-La béguine ne répondit pas. Je repris, mordu par une vague jalousie, par
-une colère confuse contre cet homme qui avait trouvé cette femme:
-
---Où sont-ils maintenant?
-
-La bonne murmura:
-
---Monsieur est à Paris, mais, pour Madame, je ne sais pas.
-
-Je tressaillis:
-
---Ah! Ils ne sont plus ensemble?
-
---Non, monsieur.
-
-Je fus rusé; et, d’une voix grave:
-
---Dites-moi ce qui est arrivé, je pourrai peut-être rendre service à
-votre maître. Je connais cette femme, c’est une méchante!
-
-La vieille servante me regarda, et devant mon air ouvert et franc, elle
-eut confiance.
-
---Oh! monsieur, elle a rendu mon maître bien malheureux. Il a fait sa
-connaissance en Italie et il l’a ramenée avec lui comme s’il l’avait
-épousée. Elle chantait très bien. Il l’aimait, monsieur, que ça faisait
-pitié de le voir. Et ils ont été en voyage dans ce pays-ci, l’an
-dernier. Et ils ont trouvé cette maison qui avait été bâtie par un fou,
-un vrai fou pour s’installer à deux lieues du village. Madame a voulu
-l’acheter tout de suite, pour y rester avec mon maître. Et il a acheté
-la maison pour lui faire plaisir.
-
-Ils y sont demeurés tout l’été dernier, monsieur, et presque tout
-l’hiver.
-
-Et puis, voilà qu’un matin, à l’heure du déjeuner, Monsieur m’appelle:
-
---Césarine, est-ce que Madame est rentrée?
-
---Mais non, monsieur.
-
-On attendit toute la journée. Mon maître était comme un furieux. On
-chercha partout, on ne la trouva pas. Elle était partie, monsieur, on
-n’a jamais su où ni comment.
-
-Oh! quelle joie m’envahit! J’avais envie d’embrasser la béguine, de la
-prendre par la taille et de la faire danser dans le salon!
-
-Ah! elle était partie, elle s’était sauvée, elle l’avait quitté
-fatiguée, dégoûtée de lui! Comme j’étais heureux!
-
-La vieille bonne reprit:
-
---Monsieur a eu un chagrin à mourir, et il est retourné à Paris en me
-laissant avec mon mari pour vendre la maison. On en demande vingt mille
-francs.
-
-Mais je n’écoutais plus! Je pensais à elle! Et, tout à coup, il me
-sembla que je n’avais qu’à repartir pour la trouver, qu’elle avait dû
-revenir dans le pays, ce printemps, pour voir la maison, sa gentille
-maison, qu’elle aurait tant aimée, sans lui.
-
-Je jetai dix francs dans les mains de la vieille femme; je saisis la
-photographie, et je m’enfuis en courant et baisant éperdument le doux
-visage entré dans le carton.
-
-Je regagnai la route et me remis à marcher, en la regardant, elle!
-Quelle joie qu’elle fût libre, qu’elle se fût sauvée! Certes, j’allais
-la rencontrer aujourd’hui ou demain, cette semaine ou la suivante,
-puisqu’elle l’avait quitté! Elle l’avait quitté parce que mon heure
-était venue!
-
-Elle était libre, quelque part, dans le monde! Je n’avais plus qu’à la
-trouver puisque je la connaissais.
-
-Et je caressais toujours les têtes ployantes des blés mûrs, je buvais
-l’air marin qui me gonflait la poitrine, je sentais le soleil me baiser
-le visage. J’allais, j’allais éperdu de bonheur, enivré d’espoir.
-J’allais, sûr de la rencontrer bientôt et de la ramener pour habiter à
-notre tour dans la jolie maison _A vendre_. Comme elle s’y plairait,
-cette fois!
-
- _A vendre_ a paru dans _le Figaro_ du lundi 5 janvier 1885.
-
-
-
-
-L’INCONNUE.
-
-
-On parlait de bonnes fortunes et chacun en racontait d’étranges;
-rencontres surprenantes et délicieuses, en wagon, dans un hôtel, à
-l’étranger, sur une plage. Les plages, au dire de Roger des Annettes,
-étaient singulièrement favorables à l’amour.
-
-Gontran, qui se taisait, fut consulté.
-
---C’est encore Paris qui vaut le mieux, dit-il. Il en est de la femme
-comme du bibelot, nous l’apprécions davantage dans les endroits où nous
-ne nous attendons point à en rencontrer; mais on n’en rencontre vraiment
-de rares qu’à Paris.
-
-Il se tut quelques secondes, puis reprit:
-
---Cristi! c’est gentil! Allez un matin de printemps dans nos rues. Elles
-ont l’air d’éclore comme des fleurs, les petites femmes qui trottent le
-long des maisons. Oh! le joli, le joli, joli spectacle! On sent la
-violette au bord des trottoirs; la violette qui passe dans les voitures
-lentes poussées par les marchandes.
-
-Il fait gai par la ville; et on regarde les femmes. Cristi de cristi,
-comme elles sont tentantes avec leurs toilettes claires, leurs toilettes
-légères qui montrent la peau. On flâne, le nez au vent et l’esprit
-allumé; on flâne, et on flaire et on guette. C’est rudement bon, ces
-matins-là!
-
-On la voit venir de loin, on la distingue et on la reconnaît à cent pas,
-celle qui va nous plaire de tout près. A la fleur de son chapeau, au
-mouvement de sa tête, à sa démarche, on la devine. Elle vient. On se
-dit: «Attention, en voilà une», et on va au-devant d’elle en la dévorant
-des yeux.
-
-Est-ce une fillette qui fait les courses du magasin, une jeune femme qui
-vient de l’église ou qui va chez son amant? Qu’importe! La poitrine est
-ronde sous le corsage transparent.--Oh! si on pouvait mettre le doigt
-dessus? le doigt ou la lèvre.--Le regard est timide ou hardi, la tête
-brune ou blonde? Qu’importe! L’effleurement de cette femme qui trotte
-vous fait courir un frisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu’au
-soir, celle qu’on a rencontrée ainsi! Certes, j’ai bien gardé le
-souvenir d’une vingtaine de créatures vues une fois ou dix fois de cette
-façon et dont j’aurais été follement amoureux si je les avais connues
-plus intimement.
-
-Mais voilà, celles qu’on chérirait éperdument, on ne les connaît jamais.
-Avez-vous remarqué ça? c’est assez drôle! On aperçoit, de temps en
-temps, des femmes dont la seule vue nous ravage de désirs. Mais on ne
-fait que les apercevoir, celles-là. Moi, quand je pense à tous les êtres
-adorables que j’ai coudoyés dans les rues de Paris, j’ai des crises de
-rage à me pendre. Où sont-elles! Qui sont-elles? Où pourrait-on les
-retrouver? les revoir? Un proverbe dit qu’on passe souvent à côté du
-bonheur, eh bien! moi je suis certain que j’ai passé plus d’une fois à
-côté de celle qui m’aurait pris comme un linot avec l’appât de sa chair
-fraîche.
-
-Roger des Annettes avait écouté en souriant. Il répondit:
-
---Je connais ça aussi bien que toi. Voilà même ce qui m’est arrivé, à
-moi. Il y a cinq ans environ, je rencontrai pour la première fois, sur
-le pont de la Concorde, une grande jeune femme un peu forte qui me fit
-un effet... mais un effet... étonnant. C’était une brune, une brune
-grasse, avec des cheveux luisants, mangeant le front, et des sourcils
-liant les deux yeux sous leur grand arc allant d’une tempe à l’autre. Un
-peu de moustache sur les lèvres faisait rêver... rêver... comme on rêve
-à des bois aimés en voyant un bouquet sur une table. Elle avait la
-taille très cambrée, la poitrine très saillante, présentée comme un
-défi, offerte comme une tentation. L’œil était pareil à une tache
-d’encre sur de l’émail blanc. Ce n’était pas un œil, mais un trou noir,
-un trou profond ouvert dans sa tête, dans cette femme, par où on voyait
-en elle, on entrait en elle. Oh! l’étrange regard opaque et vide, sans
-pensée et si beau!
-
-J’imaginai que c’était une juive. Je la suivis. Beaucoup d’hommes se
-retournaient. Elle marchait en se dandinant d’une façon peu gracieuse,
-mais troublante. Elle prit un fiacre place de la Concorde. Et je
-demeurai comme une bête, à côté de l’Obélisque, je demeurai frappé par
-la plus forte émotion de désir qui m’eût encore assailli.
-
-J’y pensai pendant trois semaines au moins, puis je l’oubliai.
-
-Je la revis six mois plus tard, rue de la Paix; et je sentis, en
-l’apercevant, une secousse au cœur comme lorsqu’on retrouve une
-maîtresse follement aimée jadis. Je m’arrêtai pour bien la voir venir.
-Quand elle passa près de moi, à me toucher, il me sembla que j’étais
-devant la bouche d’un four. Puis, lorsqu’elle se fut éloignée, j’eus la
-sensation d’un vent frais qui me courait sur le visage. Je ne la suivis
-pas. J’avais peur de faire quelque sottise, peur de moi-même.
-
-Elle hanta souvent mes rêves. Tu connais ces obsessions-là.
-
-Je fus un an sans la retrouver; puis, un soir, au coucher du soleil,
-vers le mois de mai, je la reconnus qui montait devant moi l’avenue des
-Champs-Élysées.
-
-L’Arc de l’Étoile se dessinait sur le rideau de feu du ciel. Une
-poussière d’or, un brouillard de clarté rouge voltigeait, c’était un de
-ces soirs délicieux qui sont les apothéoses de Paris.
-
-Je la suivais avec l’envie furieuse de lui parler, de m’agenouiller, de
-lui dire l’émotion qui m’étranglait.
-
-Deux fois je la dépassai pour revenir. Deux fois j’éprouvai de nouveau,
-en la croisant, cette sensation de chaleur ardente qui m’avait frappé,
-rue de la Paix.
-
-Elle me regarda. Puis je la vis entrer dans une maison de la rue de
-Presbourg. Je l’attendis deux heures sous une porte. Elle ne sortit pas.
-Je me décidai alors à interroger le concierge. Il eut l’air de ne pas me
-comprendre: «Ça doit être une visite», dit-il.
-
-Et je fus encore huit mois sans la revoir.
-
-Or, un matin de janvier, par un froid de Sibérie, je suivais le
-boulevard Malesherbes, en courant pour m’échauffer, quand, au coin d’une
-rue, je heurtai si violemment une femme qu’elle laissa tomber un petit
-paquet.
-
-Je voulus m’excuser. C’était elle!
-
-Je demeurai d’abord stupide de saisissement; puis, lui ayant rendu
-l’objet qu’elle tenait à la main, je lui dis brusquement:
-
---Je suis désolé et ravi, Madame, de vous avoir bousculée ainsi. Voilà
-plus de deux ans que je vous connais, que je vous admire, que j’ai le
-désir le plus violent de vous être présenté; et je ne puis arriver à
-savoir qui vous êtes ni où vous demeurez. Excusez de semblables paroles,
-attribuez-les à une envie passionnée d’être au nombre de ceux qui ont le
-droit de vous saluer. Un pareil sentiment ne peut vous blesser, n’est-ce
-pas? Vous ne me connaissez point. Je m’appelle le baron Roger des
-Annettes. Informez-vous, on vous dira que je suis recevable. Maintenant,
-si vous résistez à ma demande, vous ferez de moi un homme infiniment
-malheureux. Voyons, soyez bonne, donnez-moi, indiquez-moi un moyen de
-vous voir.
-
-Elle me regardait fixement, de son œil étrange et mort, et elle
-répondit en souriant:
-
---Donnez-moi votre adresse. J’irai chez vous.
-
-Je fus tellement stupéfait que je dus le laisser paraître. Mais je ne
-suis jamais longtemps à me remettre de ces surprises-là, et je
-m’empressai de lui donner une carte qu’elle glissa dans sa poche d’un
-geste rapide, d’une main habituée aux lettres escamotées.
-
-Je balbutiai, redevenu hardi:
-
---Quand vous verrai-je?
-
-Elle hésita, comme si elle eût fait un calcul compliqué, cherchant sans
-doute à se rappeler, heure par heure, l’emploi de son temps; puis elle
-murmura:
-
---Dimanche matin, voulez-vous?
-
---Je crois bien que je veux.
-
-Et elle s’en alla, après m’avoir dévisagé, jugé, pesé, analysé de ce
-regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chose sur la
-peau, une sorte de glu, comme s’il eût projeté sur les gens un de ces
-liquides épais dont se servent les pieuvres pour obscurcir l’eau et
-endormir leurs proies.
-
-Je me livrai, jusqu’au dimanche, à un terrible travail d’esprit pour
-deviner ce qu’elle était et pour me fixer une règle de conduite avec
-elle.
-
-Devais-je la payer? Comment?
-
-Je me décidai à acheter un bijou, un joli bijou, ma foi, que je posai,
-dans son écrin, sur la cheminée.
-
-Et je l’attendis, après avoir mal dormi.
-
-Elle arriva, vers dix heures, très calme, très tranquille, et elle me
-tendit la main comme si elle m’eût connu beaucoup. Je la fis asseoir, je
-la débarrassai de son chapeau, de son voile, de sa fourrure, de son
-manchon. Puis je commençai, avec un certain embarras, à me montrer plus
-galant, car je n’avais point de temps à perdre.
-
-Elle ne se fit nullement prier d’ailleurs, et nous n’avions pas échangé
-vingt paroles que je commençais à la dévêtir. Elle continua toute seule
-cette besogne malaisée que je ne réussis jamais à achever. Je me pique
-aux épingles, je serre les cordons en des nœuds indéliables au lieu de
-les démêler; je brouille tout, je confonds tout, je retarde tout et je
-perds la tête.
-
-Oh! mon cher ami, connais-tu dans la vie des moments plus délicieux que
-ceux-là, quand on regarde, d’un peu loin, par discrétion, pour ne point
-effaroucher cette pudeur d’autruche qu’elles ont toutes, celle qui se
-dépouille, pour vous, de toutes ses étoffes bruissantes tombant en rond
-à ses pieds, l’une après l’autre?
-
-Et quoi de plus joli aussi que leurs mouvements pour détacher ces doux
-vêtements qui s’abattent, vides et mous, comme s’ils venaient d’être
-frappés de mort? Comme elle est superbe et saisissante l’apparition de
-la chair, des bras nus et de la gorge après la chute du corsage, et
-combien troublante la ligne du corps devinée sous le dernier voile!
-
-Mais voilà que, tout à coup, j’aperçus une chose surprenante, une tache
-noire, entre les épaules; car elle me tournait le dos; une grande tache
-en relief, très noire. J’avais promis d’ailleurs de ne pas regarder.
-
-Qu’était-ce? Je n’en pouvais douter pourtant, et le souvenir de la
-moustache visible, des sourcils unissant les yeux, de cette toison de
-cheveux qui la coiffait comme un casque, aurait dû me préparer à cette
-surprise.
-
-Je fus stupéfait cependant, et hanté brusquement par des visions et des
-réminiscences singulières. Il me sembla que je voyais une des
-magiciennes des _Mille et une nuits_, un de ces êtres dangereux et
-perfides qui ont pour mission d’entraîner les hommes en des abîmes
-inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glace la reine de
-Saba pour s’assurer qu’elle n’avait point le pied fourchu.
-
-Et... et quand il fallut lui chanter ma chanson d’amour, je découvris
-que je n’avais plus de voix, mais plus un filet, mon cher. Pardon,
-j’avais une voix de chanteur du Pape, ce dont elle s’étonna d’abord et
-se fâcha ensuite absolument, car elle prononça, en se rhabillant avec
-vivacité:
-
---Il était bien inutile de me déranger.
-
-Je voulus lui faire accepter la bague achetée pour elle, mais elle
-articula avec tant de hauteur: «Pour qui me prenez-vous, Monsieur?» que
-je devins rouge jusqu’aux oreilles de cet empilement d’humiliations. Et
-elle partit sans ajouter un mot.
-
-Or voilà toute mon aventure. Mais ce qu’il y a de pis, c’est que,
-maintenant, je suis amoureux d’elle et follement amoureux.
-
-Je ne puis plus voir une femme sans penser à elle. Toutes les autres me
-répugnent, me dégoûtent, à moins qu’elles ne lui ressemblent. Je ne puis
-poser un baiser sur une joue sans voir sa joue à elle à côté de celle
-que j’embrasse, et sans souffrir affreusement du désir inapaisé qui me
-torture.
-
-Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caresses qu’elle me
-gâte, qu’elle me rend odieuses. Elle est toujours là, habillée ou nue,
-comme ma vraie maîtresse; elle est là, tout près de l’autre, debout ou
-couchée, visible mais insaisissable. Et je crois maintenant que c’était
-bien une femme ensorcelée, qui portait entre ses épaules un talisman
-mystérieux.
-
-Qui est-elle? Je ne le sais pas encore. Je l’ai rencontrée de nouveau
-deux fois. Je l’ai saluée. Elle ne m’a point rendu mon salut, elle a
-feint de ne me point connaître. Qui est-elle! Une Asiatique, peut-être?
-Sans doute une juive d’Orient? Oui, une juive! J’ai dans l’idée que
-c’est une juive? Mais pourquoi? Voilà! Pourquoi? Je ne sais pas!
-
- _L’Inconnue_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 27 janvier 1885.
-
-
-
-
-LA CONFIDENCE.
-
-
-La petite baronne de Grangerie sommeillait sur sa chaise longue, quand
-la petite marquise de Rennedou entra brusquement, d’un air agité, le
-corsage un peu fripé, le chapeau un peu tourné, et elle tomba sur une
-chaise, en disant:
-
---Ouf! c’est fait!
-
-Son amie, qui la savait calme et douce d’ordinaire, s’était redressée
-fort surprise. Elle demanda:
-
---Quoi! Qu’est-ce que tu as fait!
-
-La marquise, qui semblait ne pouvoir tenir en place, se relevant, se mit
-à marcher par la chambre, puis elle se jeta sur les pieds de la chaise
-longue où reposait son amie, et, lui prenant les mains:
-
---Écoute, chérie, jure-moi de ne jamais répéter ce que je vais
-t’avouer!
-
---Je te le jure.
-
---Sur ton salut éternel?
-
---Sur mon salut éternel.
-
---Eh bien! je viens de me venger de Simon.
-
-L’autre s’écria:
-
---Oh! que tu as bien fait!
-
---N’est-ce pas? Figure-toi que, depuis six mois, il était devenu plus
-insupportable encore qu’autrefois; mais insupportable pour tout. Quand
-je l’ai épousé, je savais bien qu’il était laid, mais je le croyais bon.
-Comme je m’étais trompée! Il avait pensé, sans doute, que je l’aimais
-pour lui-même, avec son gros ventre et son nez rouge, car il se mit à
-roucouler comme un tourtereau. Moi, tu comprends, ça me faisait rire,
-c’est de là que je l’ai appelé: Pigeon. Les hommes, vraiment, se font de
-drôles d’idées sur eux-mêmes. Quand il a compris que je n’avais pour lui
-que de l’amitié, il est devenu soupçonneux, il a commencé à me dire des
-choses aigres, à me traiter de coquette, de rouée, de je ne sais quoi.
-Et puis, c’est devenu plus grave à la suite de... de... c’est fort
-difficile à dire ça... Enfin, il était très amoureux de moi... très
-amoureux... et il me le prouvait souvent, trop souvent. Oh! ma chère, en
-voilà un supplice que d’être... aimée par un homme grotesque... Non,
-vraiment, je ne pouvais plus... plus du tout... c’est comme si on vous
-arrachait une dent tous les soirs... bien pis que ça, bien pis! Enfin
-figure-toi dans tes connaissances quelqu’un de très vilain, de très
-ridicule, de très répugnant, avec un gros ventre,--c’est ça qui est
-affreux,--et de gros mollets velus. Tu le vois, n’est-ce pas? Eh bien
-figure-toi encore que ce quelqu’un-là est ton mari... et que... tous les
-soirs... tu comprends. Non, c’est odieux...! odieux...! Moi, ça me
-donnait des nausées, de vraies nausées... des nausées dans ma cuvette.
-Vrai, je ne pouvais plus. Il devrait y avoir une loi pour protéger les
-femmes dans ces cas-là.--Mais figure-toi ça, tous les soirs... Pouah!
-que c’est sale!
-
-Ce n’est pas que j’aie rêvé des amours poétiques, non jamais. On n’en
-trouve plus. Tous les hommes, dans notre monde, sont des palefreniers ou
-des banquiers; ils n’aiment que les chevaux ou l’argent; et s’ils aiment
-les femmes, c’est à la façon des chevaux, pour les montrer dans leur
-salon comme on montre au Bois une paire d’alezans. Rien de plus. La vie
-est telle aujourd’hui que le sentiment n’y peut avoir aucune part.
-
-Vivons donc en femmes pratiques et indifférentes. Les relations même ne
-sont plus que des rencontres régulières, où on répète chaque fois les
-mêmes choses. Pour qui pourrait-on, d’ailleurs, avoir un peu d’affection
-ou de tendresse? Les hommes, nos hommes, ne sont en général que des
-mannequins corrects à qui manquent toute intelligence et toute
-délicatesse. Si nous cherchons un peu d’esprit comme on cherche de l’eau
-dans le désert, nous appelons près de nous des artistes; et nous voyons
-arriver des poseurs insupportables ou des bohèmes mal élevés. Moi je
-cherche un homme, comme Diogène, un seul homme dans toute la société
-parisienne; mais je suis déjà bien certaine de ne pas le trouver et je
-ne tarderai pas à souffler ma lanterne. Pour en revenir à mon mari,
-comme ça me faisait une vraie révolution de le voir entrer chez moi en
-chemise et en caleçon, j’ai employé tous les moyens, tous, tu entends
-bien, pour l’éloigner et pour... le dégoûter de moi. Il a d’abord été
-furieux; et puis il est devenu jaloux, il s’est imaginé que je le
-trompais. Dans les premiers temps, il se contentait de me surveiller. Il
-regardait avec des yeux de tigre tous les hommes qui venaient à la
-maison; et puis la persécution a commencé. Il m’a suivie, partout. Il a
-employé des moyens abominables pour me surprendre. Puis il ne m’a plus
-laissée causer avec personne. Dans les bals, il restait planté derrière
-moi, allongeant sa grosse tête de chien courant aussitôt que je disais
-un mot. Il me poursuivait au buffet, me défendait de danser avec
-celui-ci ou avec celui-là, m’emmenait au milieu du cotillon, me rendait
-stupide et ridicule et me faisait passer pour je ne sais quoi. C’est
-alors que j’ai cessé d’aller dans le monde.
-
-Dans l’intimité, c’est devenu pis encore. Figure-toi que ce misérable-là
-me traitait de... de... je n’oserai pas dire le mot... de catin!
-
-Ma chère!... il me disait le soir: «Avec qui as-tu couché aujourd’hui?»
-Moi, je pleurais et il était enchanté.
-
-Et puis, c’est devenu pis encore. L’autre semaine, il m’emmena dîner aux
-Champs-Élysées. Le hasard voulut que Baubignac fût à la table voisine.
-Alors voilà Simon qui se met à m’écraser les pieds avec fureur et qui me
-grogne par-dessus le melon: «Tu lui as donné rendez-vous, sale bête;
-attends un peu.» Alors, tu ne te figurerais jamais ce qu’il a fait, ma
-chère: il a ôté tout doucement l’épingle de mon chapeau et il me l’a
-enfoncée dans le bras. Moi j’ai poussé un grand cri. Tout le monde est
-accouru. Alors il a joué une affreuse comédie de chagrin. Tu comprends!
-
-A ce moment-là, je me suis dit: Je me vengerai et sans tarder encore.
-Qu’est-ce que tu aurais fait, toi?
-
---Oh! je me serais vengée!...
-
---Eh bien! ça y est.
-
---Comment?
-
---Quoi? tu ne comprends pas?
-
---Mais, ma chère... cependant... Eh bien, oui...
-
---Oui, quoi?... Voyons, pense à sa tête. Tu le vois bien, n’est-ce pas,
-avec sa grosse figure, son nez rouge et ses favoris qui tombent comme
-des oreilles de chien.
-
---Oui.
-
---Pense, avec ça, qu’il est plus jaloux qu’un tigre.
-
---Oui.
-
---Eh bien, je me suis dit: Je vais me venger pour moi toute seule et
-pour Marie, car je comptais bien te le dire, mais rien qu’à toi, par
-exemple. Pense à sa figure, et pense aussi qu’il... qu’il... qu’il
-est...
-
---Quoi... tu l’as...
-
---Oh! ma chérie, surtout ne le dis à personne, jure-le moi encore!...
-Mais pense comme c’est comique!... pense... Il me semble tout changé
-depuis ce moment-là!... et je ris toute seule... toute seule... Pense
-donc à sa tête...!!!
-
-La baronne regardait son amie, et le rire fou qui lui montait à la
-gorge lui jaillit entre les dents; elle se mit à rire, mais à rire comme
-si elle avait une attaque de nerfs; et, les deux mains sur sa poitrine,
-la figure crispée, la respiration coupée, elle se penchait en avant
-comme pour tomber sur le nez.
-
-Alors la petite marquise partit à son tour en suffoquant. Elle répétait,
-entre deux cascades de petits cris:
-
---Pense... pense... est-ce drôle?... dis... pense à sa tête!... pense à
-ses favoris!... à son nez!... pense donc... est-ce drôle?... mais
-surtout... ne le dis pas... ne... le... dis pas... jamais!...
-
-Elles demeuraient presque suffoquées, incapables de parler, pleurant de
-vraies larmes dans ce délire de gaieté.
-
-La baronne se calma la première; et toute palpitante encore:
-
---Oh!... raconte-moi comment tu as fait ça... raconte-moi... c’est si
-drôle... si drôle!...
-
-Mais l’autre ne pouvait point parler: elle balbutiait:
-
---Quand j’ai eu pris ma résolution... je me suis dit... Allons...
-vite... il faut que ce soit tout de suite... Et je l’ai... fait...
-aujourd’hui...
-
---Aujourd’hui!...
-
---Oui... tout à l’heure... et j’ai dit à Simon de venir me chercher chez
-toi pour nous amuser... Il va venir... tout à l’heure!... Il va
-venir!... Pense... pense... pense à sa tête en le regardant...
-
-La baronne, un peu apaisée, soufflait comme après une course. Elle
-reprit:
-
---Oh! dis-moi comment tu as fait... dis-moi!
-
---C’est bien simple... Je me suis dit: Il est jaloux de Baubignac; eh
-bien! ce sera Baubignac. Il est bête comme ses pieds, mais très honnête;
-incapable de rien dire. Alors j’ai été chez lui, après déjeuner.
-
---Tu as été chez lui? Sous quel prétexte?
-
---Une quête... pour les orphelins...
-
---Raconte... vite... raconte...
-
---Il a été si étonné en me voyant qu’il ne pouvait plus parler. Et puis
-il m’a donné deux louis pour ma quête; et puis comme je me levais pour
-m’en aller, il m’a demandé des nouvelles de mon mari; alors j’ai fait
-semblant de ne pouvoir plus me contenir et j’ai raconté tout ce que
-j’avais sur le cœur. Je l’ai fait encore plus noir qu’il n’est, va!...
-Alors Baubignac s’est ému, il a cherché des moyens de me venir en
-aide... et moi j’ai commencé à pleurer... mais comme on pleure... quand
-on veut... Il m’a consolée... il m’a fait asseoir... et puis comme je ne
-me calmais pas, il m’a embrassée... Moi, je disais: «Oh! mon pauvre
-ami... mon pauvre ami!» Il répétait: «Ma pauvre amie... ma pauvre
-amie!»--et il m’embrassait toujours... toujours... jusqu’au bout. Voilà.
-
-Après ça, moi j’ai eu une grande crise de désespoir et de
-reproches.--Oh! je l’ai traité, traité comme le dernier des derniers...
-Mais j’avais une envie de rire folle. Je pensais à Simon, à sa tête, à
-ses favoris...! Songe...! songe donc!! Dans la rue, en venant chez toi,
-je ne pouvais plus me tenir. Mais songe!... Ça y est!... Quoi qu’il
-arrive maintenant, ça y est! Et lui qui avait tant peur de ça! Il peut y
-avoir des guerres, des tremblements de terre, des épidémies, nous
-pouvons tous mourir... ça y est!!! Rien ne peut plus empêcher ça!!!
-pense à sa tête... et dis-toi ça y est!!!!!
-
-La baronne, qui s’étranglait, demanda:
-
---Reverras-tu Baubignac...?
-
---Non. Jamais, par exemple... j’en ai assez... il ne vaudrait pas mieux
-que mon mari...
-
-Et elles recommencèrent à rire toutes les deux avec tant de violence
-qu’elles avaient des secousses d’épileptiques.
-
-Un coup de timbre arrêta leur gaieté.
-
-La marquise murmura:
-
---C’est lui... regarde-le...
-
-La porte s’ouvrit; et un gros homme parut, un gros homme au teint rouge,
-à la lèvre épaisse, aux favoris tombants; et il roulait des yeux
-irrités.
-
-Les deux jeunes femmes le regardèrent une seconde, puis elles
-s’abattirent brusquement sur la chaise longue, dans un tel délire de
-rire qu’elles gémissaient comme on fait dans les affreuses souffrances.
-
-Et lui, répétait d’une voix sourde:
-
---Eh bien, êtes-vous folles?... êtes-vous folles?... êtes-vous
-folles...?
-
- _La Confidence_ a paru dans _le Gil-Blas_ du jeudi 20 août 1885.
-
-
-
-
-LE BAPTÊME.
-
-
-Allons, docteur, un peu de cognac.
-
---Volontiers.
-
-Et le vieux médecin de marine, ayant tendu son petit verre, regarda
-monter jusqu’aux bords le joli liquide aux reflets dorés.
-
-Puis il l’éleva à la hauteur de l’œil, fit passer dedans la clarté de la
-lampe, le flaira, en aspira quelques gouttes qu’il promena longtemps sur
-sa langue et sur la chair humide et délicate du palais, puis il dit:
-
---Oh! le charmant poison! Ou, plutôt, le séduisant meurtrier, le
-délicieux destructeur de peuples!
-
-Vous ne le connaissez pas, vous autres. Vous avez lu, il est vrai, cet
-admirable livre qu’on nomme l’_Assommoir_, mais vous n’avez pas vu,
-comme moi, l’alcool exterminer une tribu de sauvages, un petit royaume
-de nègres, l’alcool apporté par tonnelets rondelets que débarquaient
-d’un air placide des matelots anglais aux barbes rousses.
-
-Mais tenez, j’ai vu, de mes yeux vu, un drame de l’alcool bien étrange
-et bien saisissant, et tout près d’ici, en Bretagne, dans un petit
-village aux environs de Pont-l’Abbé.
-
-J’habitais alors, pendant un congé d’un an, une maison de campagne que
-m’avait laissée mon père. Vous connaissez cette côte plate où le vent
-siffle dans les ajoncs, jour et nuit, où l’on voit par places, debout ou
-couchées, ces énormes pierres qui furent des dieux et qui ont gardé
-quelque chose d’inquiétant dans leur posture, dans leur allure, dans
-leur forme. Il me semble toujours qu’elles vont s’animer, et que je vais
-les voir partir par la campagne, d’un pas lent et pesant, de leur pas de
-colosses de granit, ou s’envoler avec des ailes immenses, des ailes de
-pierre, vers le paradis des Druides.
-
-La mer enferme et domine l’horizon, la mer remuante, pleine d’écueils
-aux têtes noires, toujours entourés d’une bave d’écume, pareils à des
-chiens qui attendraient les pêcheurs.
-
-Et eux, les hommes, ils s’en vont sur cette mer terrible qui retourne
-leurs barques d’une secousse de son dos verdâtre et les avale comme des
-pilules. Ils s’en vont dans leurs petits bateaux, le jour et la nuit,
-hardis, inquiets, et ivres. Ivres, ils le sont bien souvent. «Quand la
-bouteille est pleine, disent-ils, on voit l’écueil; mais quand elle est
-vide, on ne le voit plus.»
-
-Entrez dans ces chaumières. Jamais vous ne trouverez le père. Et si vous
-demandez à la femme ce qu’est devenu son homme, elle tendra les bras sur
-la mer sombre qui grogne et crache sa salive blanche le long du rivage.
-Il est resté dedans un soir qu’il avait bu un peu trop. Et le fils aîné
-aussi. Elle a encore quatre garçons, quatre grands gars blonds et forts.
-A bientôt leur tour.
-
- * * * * *
-
-J’habitais donc une maison de campagne près de Pont-l’Abbé. J’étais là,
-seul avec mon domestique, un ancien marin, et une famille bretonne qui
-gardait la propriété en mon absence. Elle se composait de trois
-personnes, deux sœurs et un homme qui avait épousé l’une d’elles, et qui
-cultivait mon jardin.
-
-Or, cette année-là, vers la Noël, la compagne de mon jardinier accoucha
-d’un garçon.
-
-Le mari vint me demander d’être parrain. Je ne pouvais guère refuser,
-et il m’emprunta dix francs pour les frais d’église, disait-il.
-
-La cérémonie fut fixée au deux janvier. Depuis huit jours la terre était
-couverte de neige, d’un immense tapis livide et dur qui paraissait
-illimité sur ce pays plat et bas. La mer semblait noire, au loin
-derrière la plaine blanche; et on la voyait s’agiter, hausser son dos,
-rouler ses vagues, comme si elle eût voulu se jeter sur sa pâle voisine,
-qui avait l’air d’être morte, elle si calme, si morne, si froide.
-
-A neuf heures du matin, le père Kérandec arriva devant ma porte avec sa
-belle-sœur, la grande Kermagan, et la garde qui portait l’enfant roulé
-dans une couverture.
-
-Et nous voilà partis vers l’église. Il faisait un froid à fendre les
-dolmens, un de ces froids déchirants qui cassent la peau et font
-souffrir horriblement de leur brûlure de glace. Moi je pensais au pauvre
-petit être qu’on portait devant nous, et je me disais que cette race
-bretonne était de fer, vraiment, pour que ses enfants fussent capables,
-dès leur naissance, de supporter de pareilles promenades.
-
-Nous arrivâmes devant l’église, mais la porte en demeurait fermée.
-Monsieur le curé était en retard.
-
-Alors la garde, s’étant assise sur une des bornes, près du seuil, se mit
-à dévêtir l’enfant. Je crus d’abord qu’il avait mouillé ses linges, mais
-je vis qu’on le mettait tout nu, tout nu, le misérable, tout nu, dans
-l’air gelé. Je m’avançai, révolté d’une telle imprudence.
-
---Mais vous êtes folle! Vous allez le tuer!
-
-La femme répondit placidement:
-
---Oh non, m’sieu not’ maître, faut qu’il attende l’bon Dieu tout nu.
-
-Le père et la tante regardaient cela avec tranquillité. C’était l’usage.
-Si on ne l’avait pas suivi, il serait arrivé malheur au petit.
-
-Je me fâchai, j’injuriai l’homme, je menaçai de m’en aller, je voulus
-couvrir de force la frêle créature. Ce fut en vain. La garde se sauvait
-devant moi en courant dans la neige, et le corps du mioche devenait
-violet.
-
-J’allais quitter ces brutes quand j’aperçus le curé arrivant par la
-campagne suivi du sacristain et d’un gamin du pays.
-
-Je courus vers lui et je lui dis, avec violence, mon indignation. Il ne
-fut point surpris, il ne hâta pas sa marche, il ne pressa point ses
-mouvements. Il répondit:
-
---Que voulez-vous, monsieur, c’est l’usage. Ils le font tous, nous ne
-pouvons empêcher ça.
-
---Mais au moins, dépêchez-vous, criai-je.
-
-Il reprit:
-
---Je ne peux pourtant pas aller plus vite.
-
-Et il entra dans la sacristie, tandis que nous demeurions sur le seuil
-de l’église où je souffrais, certes, davantage que le pauvre petit qui
-hurlait sous la morsure du froid.
-
-La porte enfin s’ouvrit. Nous entrâmes. Mais l’enfant devait rester nu
-pendant toute la cérémonie.
-
-Elle fut interminable. Le prêtre ânonnait les syllabes latines qui
-tombaient de sa bouche, scandées à contresens. Il marchait avec lenteur,
-avec une lenteur de tortue sacrée; et son surplis blanc me glaçait le
-cœur, comme une autre neige dont il se fût enveloppé pour faire
-souffrir, au nom d’un Dieu inclément et barbare, cette larve humaine que
-torturait le froid.
-
-Le baptême enfin fut achevé selon les rites, et je vis la garde rouler
-de nouveau dans la longue couverture l’enfant glacé qui gémissait d’une
-voix aiguë et douloureuse.
-
-Le curé me dit:
-
---Voulez-vous venir signer le registre?
-
-Je me tournai vers mon jardinier:
-
---Rentrez bien vite, maintenant, et réchauffez-moi cet enfant-là tout de
-suite.
-
-Et je lui donnai quelques conseils pour éviter, s’il en était temps
-encore, une fluxion de poitrine.
-
-L’homme promit d’exécuter mes recommandations, et il s’en alla avec sa
-belle-sœur et la garde. Je suivis le prêtre dans la sacristie.
-
-Quand j’eus signé, il me réclama cinq francs pour les frais.
-
-Ayant donné dix francs au père, je refusai de payer de nouveau. Le curé
-menaça de déchirer la feuille et d’annuler la cérémonie. Je le menaçai à
-mon tour du Procureur de la République.
-
-La querelle fut longue, je finis par payer.
-
-A peine rentré chez moi, je voulus savoir si rien de fâcheux n’était
-survenu. Je courus chez Kérandec, mais le père, la belle-sœur et la
-garde n’étaient pas encore revenus.
-
-L’accouchée, restée toute seule, grelottait de froid dans son lit, et
-elle avait faim, n’ayant rien mangé depuis la veille.
-
---Où diable sont-ils partis? demandais-je.
-
-Elle répondit sans s’étonner, sans s’irriter:
-
---Ils auront été bé pour fêter.
-
-C’était l’usage. Alors, je pensai à mes dix francs qui devaient payer
-l’église et qui payeraient l’alcool, sans doute.
-
-J’envoyai du bouillon à la mère et j’ordonnai qu’on fît bon feu dans sa
-cheminée. J’étais anxieux et furieux, me promettant bien de chasser ces
-brutes et me demandant avec terreur ce qu’allait devenir le misérable
-mioche.
-
-A six heures du soir, ils n’étaient pas revenus.
-
-J’ordonnai à mon domestique de les attendre, et je me couchai.
-
-Je m’endormis bientôt, car je dors comme un vrai matelot.
-
-Je fus réveillé dès l’aube, par mon serviteur qui m’apportait l’eau
-chaude pour ma barbe.
-
-Dès que j’eus les yeux ouverts, je demandai:
-
---Et Kérandec?
-
-L’homme hésitait, puis il balbutia:
-
---Oh! il est rentré, monsieur, à minuit passé, et soûl à ne pas marcher,
-et la grande Kermagan aussi, et la garde aussi. Je crois bien qu’ils
-avaient dormi dans un fossé, de sorte que le p’tit était mort, qu’ils
-s’en sont pas même aperçus.
-
-Je me levai d’un bond, criant:
-
---L’enfant est mort!
-
---Oui, monsieur. Ils l’ont rapporté à la mère Kérandec. Quand elle a vu
-ça, elle s’a mise à pleurer; alors ils l’ont faite boire pour la
-consoler.
-
---Comment, ils l’ont fait boire?
-
---Oui, monsieur. Mais j’ai su ça seulement au matin, tout à l’heure.
-Comme Kérandec n’avait pu d’eau-de-vie et pu d’argent, il a pris
-l’essence de la lampe que monsieur lui a donnée; et ils ont bu ça tous
-les quatre, tant qu’il en est resté dans le litre. Même que la Kérandec
-est bien malade.
-
-J’avais passé mes vêtements à la hâte, et saisissant une canne, avec la
-résolution de taper sur toutes ces bêtes humaines, je courus chez mon
-jardinier.
-
-L’accouchée agonisait soûle d’essence minérale, à côté du cadavre bleu
-de son enfant.
-
-Kérandec, la garde et la grande Kermagan ronflaient sur le sol.
-
-Je dus soigner la femme qui mourut vers midi.
-
- * * * * *
-
-Le vieux médecin s’était tu. Il reprit la bouteille d’eau-de-vie, s’en
-versa un nouveau verre, et ayant encore fait courir à travers la liqueur
-blonde la lumière des lampes qui semblait mettre en son verre un jus
-clair de topazes fondues, il avala, d’un trait, le liquide perfide et
-chaud.
-
- _Le Baptême_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 13 janvier 1885.
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-IMPRUDENCE.
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-Avant le mariage, ils s’étaient aimés chastement, dans les étoiles. Ça
-avait été d’abord une rencontre charmante sur une plage de l’Océan. Il
-l’avait trouvée délicieuse, la jeune fille rose qui passait, avec ses
-ombrelles claires et ses toilettes fraîches, sur le grand horizon marin.
-Il l’avait aimée, blonde et frêle, dans ce cadre de flots bleus et de
-ciel immense. Et il confondait l’attendrissement que cette femme à peine
-éclose faisait naître en lui, avec l’émotion vague et puissante
-qu’éveillait dans son âme, dans son cœur, et dans ses veines, l’air vif
-et salé, et le grand paysage plein de soleil et de vagues.
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-Elle l’avait aimé, elle, parce qu’il lui faisait la cour, qu’il était
-jeune, assez riche, gentil et délicat. Elle l’avait aimé parce qu’il
-est naturel aux jeunes filles d’aimer les jeunes hommes qui leur disent
-des paroles tendres.
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-Alors, pendant trois mois, ils avaient vécu côte à côte, les yeux dans
-les yeux et les mains dans les mains. Le bonjour qu’ils échangeaient, le
-matin, avant le bain, dans la fraîcheur du jour nouveau, et l’adieu du
-soir, sur le sable, sous les étoiles, dans la tiédeur de la nuit calme,
-murmurés tout bas, tout bas, avaient déjà un goût de baisers, bien que
-leurs lèvres ne se fussent jamais rencontrées.
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-Ils rêvaient l’un de l’autre aussitôt endormis, pensaient l’un à l’autre
-aussitôt éveillés, et, sans se le dire encore, s’appelaient et se
-désiraient de toute leur âme et de tout leur corps.
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-Après le mariage, ils s’étaient adorés sur la terre. Ça avait été
-d’abord une sorte de rage sensuelle et infatigable; puis une tendresse
-exaltée faite de poésie palpable, de caresses déjà raffinées,
-d’inventions gentilles et polissonnes. Tous leurs regards signifiaient
-quelque chose d’impur, et tous leurs gestes leur rappelaient la chaude
-intimité des nuits.
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-Maintenant, sans se l’avouer, sans le comprendre encore peut-être, ils
-commençaient à se lasser l’un de l’autre. Ils s’aimaient bien, pourtant;
-mais ils n’avaient plus rien à se révéler, plus rien à faire qu’ils
-n’eussent fait souvent, plus rien à apprendre l’un par l’autre, pas même
-un mot d’amour nouveau, un élan imprévu, une intonation qui fît plus
-brûlant le verbe connu, si souvent répété.
-
-Ils s’efforçaient cependant de rallumer la flamme affaiblie des
-premières étreintes. Ils imaginaient, chaque jour, des ruses tendres,
-des gamineries naïves ou compliquées, toute une suite de tentatives
-désespérées pour faire renaître dans leurs cœurs l’ardeur inapaisable
-des premiers jours, et dans leurs veines la flamme du mois nuptial.
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-De temps en temps, à force de fouetter leur désir, ils retrouvaient une
-heure d’affolement factice que suivait aussitôt une lassitude dégoûtée.
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-Ils avaient essayé des clairs de lune, des promenades sous les feuilles
-dans la douceur des soirs, de la poésie des berges baignées de brume, de
-l’excitation des fêtes publiques.
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-Or, un matin, Henriette dit à Paul:
-
---Veux-tu m’emmener dîner au cabaret?
-
---Mais oui, ma chérie.
-
---Dans un cabaret très connu?
-
---Mais oui.
-
-Il la regardait, l’interrogeant de l’œil, voyant bien qu’elle pensait à
-quelque chose qu’elle ne voulait pas dire.
-
-Elle reprit:
-
---Tu sais, dans un cabaret... comment expliquer ça?... dans un cabaret
-galant... dans un cabaret où on se donne des rendez-vous?
-
-Il sourit:
-
---Oui. Je comprends, dans un cabinet particulier d’un grand café?
-
---C’est ça. Mais d’un grand café où tu sois connu, où tu aies déjà
-soupé... non... dîné... enfin tu sais... enfin... je voudrais... non, je
-n’oserai jamais dire ça?
-
---Dis-le, ma chérie; entre nous, qu’est-ce que ça fait? Nous n’en sommes
-pas aux petits secrets.
-
---Non, je n’oserai pas.
-
---Voyons, ne fais pas l’innocente. Dis-le?
-
---Eh bien... eh bien... je voudrais... je voudrais être prise pour ta
-maîtresse... na... et que les garçons, qui ne savent pas que tu es
-marié, me regardent comme ta maîtresse, et toi aussi... que tu me croies
-ta maîtresse, une heure, dans cet endroit-là, où tu dois avoir des
-souvenirs... Voilà!... Et je croirai moi-même que je suis ta
-maîtresse... Je commettrai une grosse faute... Je te tromperai... avec
-toi... Voilà!... C’est très vilain... Mais je voudrais... Ne me fais pas
-rougir... Je sens que je rougis... Tu ne te figures pas comme ça me...
-me... troublerait de dîner comme ça avec toi, dans un endroit pas comme
-il faut... dans un cabinet particulier où on s’aime tous les soirs...
-tous les soirs... C’est très vilain... Je suis rouge comme une pivoine.
-Ne me regarde pas...
-
-Il riait, très amusé, et répondit:
-
---Oui, nous irons, ce soir, dans un endroit très chic où je suis connu.
-
- * * * * *
-
-Ils montaient, vers sept heures, l’escalier d’un grand café du
-boulevard, lui souriant, l’air vainqueur, elle, timide, voilée, ravie.
-Dès qu’ils furent entrés dans un cabinet meublé de quatre fauteuils et
-d’un large canapé de velours rouge, le maître d’hôtel, en habit noir,
-entra et présenta la carte. Paul la tendit à sa femme.
-
---Qu’est-ce que tu veux manger?
-
---Mais je ne sais pas, moi, ce qu’on mange ici.
-
-Alors il lut la litanie des plats tout en ôtant son pardessus qu’il
-remit aux mains du valet. Puis il dit:
-
---Menu corsé--potage bisque--poulet à la diable, râble de lièvre, homard
-à l’américaine, salade de légumes bien épicée et dessert.--Nous boirons
-du champagne.
-
-Le maître d’hôtel souriait en regardant la jeune femme. Il reprit la
-carte en murmurant:
-
---Monsieur Paul veut-il de la tisane ou du champagne?
-
---Du champagne très sec.
-
-Henriette fut heureuse d’entendre que cet homme savait le nom de son
-mari.
-
-Ils s’assirent, côte à côte, sur le canapé et commencèrent à manger.
-
-Dix bougies les éclairaient, reflétées dans une grande glace ternie par
-des milliers de noms tracés au diamant et qui jetaient sur le cristal
-clair une sorte d’immense toile d’araignée.
-
-Henriette buvait coup sur coup pour s’animer, bien qu’elle se sentît
-étourdie dès les premiers verres. Paul, excité par des souvenirs,
-baisait à tous moments la main de sa femme. Ses yeux brillaient.
-
-Elle se sentait étrangement émue par ce lieu suspect, agitée, contente,
-un peu souillée mais vibrante. Deux valets graves, muets, habitués à
-tout voir et à tout oublier, à n’entrer qu’aux instants nécessaires, et
-à sortir aux minutes d’épanchement, allaient et venaient vite et
-doucement.
-
-Vers le milieu du dîner, Henriette était grise, tout à fait grise, et
-Paul, en gaieté, lui pressait le genou de toute sa force. Elle
-bavardait maintenant, hardie, les joues rouges, le regard vif et noyé.
-
---Oh! voyons, Paul, confesse-toi, tu sais je voudrais tout savoir?
-
---Quoi donc, ma chérie?
-
---Je n’ose pas te dire.
-
---Dis toujours...
-
---As-tu eu des maîtresses... beaucoup... avant moi?
-
-Il hésitait, un peu perplexe, ne sachant s’il devait cacher ses bonnes
-fortunes ou s’en vanter.
-
-Elle reprit:
-
---Oh! je t’en prie, dis-moi, en as-tu eu beaucoup?
-
---Mais quelques-unes.
-
---Combien?
-
---Je ne sais pas, moi... Est-ce qu’on sait ces choses-là?
-
---Tu ne les as pas comptées?...
-
---Mais non.
-
---Oh! alors, tu en as eu beaucoup?
-
---Mais oui.
-
---Combien à peu près... seulement à peu près.
-
---Mais je ne sais pas du tout, ma chérie. Il y a des années où j’en ai
-eu beaucoup, et des années où j’en ai eu bien moins.
-
---Combien par an, dis?
-
---Tantôt vingt ou trente, tantôt quatre ou cinq seulement.
-
---Oh! ça fait plus de cent femmes en tout.
-
---Mais oui, à peu près.
-
---Oh! que c’est dégoûtant!
-
---Pourquoi ça, dégoûtant?
-
---Mais parce que c’est dégoûtant, quand on y pense... toutes ces
-femmes... nues... et toujours... toujours la même chose... Oh! que c’est
-dégoûtant tout de même, plus de cent femmes!
-
-Il fut choqué qu’elle jugeât cela dégoûtant, et répondit de cet air
-supérieur que prennent les hommes pour faire comprendre aux femmes
-qu’elles disent une sottise:
-
---Voilà qui est drôle, par exemple! s’il est dégoûtant d’avoir cent
-femmes, il est dégoûtant également d’en avoir une.
-
---Oh non, pas du tout!
-
---Pourquoi non?
-
---Parce que, une femme, c’est une liaison, c’est un amour qui vous
-attache à elle, tandis que cent femmes c’est de la saleté, de
-l’inconduite. Je ne comprends pas comment un homme peut se frotter à
-toutes ces filles qui sont sales....
-
---Mais non, elles sont très propres.
-
---On ne peut pas être propre en faisant le métier qu’elles font.
-
---Mais, au contraire, c’est à cause de leur métier qu’elles sont
-propres.
-
---Oh! fi! quand on songe que la veille elles faisaient ça avec un autre!
-C’est ignoble!
-
---Ce n’est pas plus ignoble que de boire dans ce verre où a bu je ne
-sais qui, ce matin, et qu’on a bien moins lavé, sois-en certaine, que...
-
---Oh! tais-toi, tu me révoltes...
-
---Mais alors pourquoi me demandes-tu si j’ai eu des maîtresses?
-
---Dis donc, tes maîtresses, c’étaient des filles, toutes?... Toutes les
-cent?...
-
---Mais non, mais non...
-
---Qu’est-ce que c’était alors?
-
---Mais des actrices... des... des petites ouvrières... et des...
-quelques femmes du monde...
-
---Combien de femmes du monde?
-
---Six.
-
---Seulement six?
-
---Oui.
-
---Elles étaient jolies?
-
---Mais oui.
-
---Plus jolies que les filles?
-
---Non.
-
---Lesquelles est-ce que tu préférais, des filles ou des femmes du
-monde?
-
---Les filles.
-
---Oh! que tu es sale! Pourquoi ça?
-
---Parce que je n’aime guère les talents d’amateur.
-
---Oh! l’horreur! Tu es abominable, sais-tu? Dis donc, et ça t’amusait de
-passer comme ça de l’une à l’autre?
-
---Mais oui.
-
---Beaucoup?
-
---Beaucoup.
-
---Qu’est-ce qui t’amusait? Est-ce qu’elles ne se ressemblent pas?
-
---Mais non.
-
---Ah! les femmes ne se ressemblent pas.
-
---Pas du tout.
-
---En rien?
-
---En rien.
-
---Que c’est drôle! Qu’est-ce qu’elles ont de différent?
-
---Mais, tout.
-
---Le corps?
-
---Mais oui, le corps.
-
---Le corps tout entier?
-
---Le corps tout entier.
-
---Et quoi encore?
-
---Mais, la manière de... d’embrasser, de parler, de dire les moindres
-choses.
-
---Ah! Et c’est très amusant de changer?
-
---Mais oui.
-
---Et les hommes aussi sont différents?
-
---Ça, je ne sais pas.
-
---Tu ne sais pas?
-
---Non.
-
---Ils doivent être différents.
-
---Oui... sans doute...
-
-Elle resta pensive, son verre de champagne à la main. Il était plein,
-elle le but d’un trait; puis le reposant sur la table, elle jeta ses
-deux bras au cou de son mari, en lui murmurant dans la bouche:
-
---Oh! mon chéri, comme je t’aime!...
-
-Il la saisit d’une étreinte emportée... Un garçon qui entrait recula en
-refermant la porte; et le service fut interrompu pendant cinq minutes
-environ.
-
-Quand le maître d’hôtel reparut, l’air grave et digne, apportant les
-fruits du dessert, elle tenait de nouveau un verre plein entre ses
-doigts, et, regardant au fond du liquide jaune et transparent, comme
-pour y voir des choses inconnues et rêvées, elle murmurait d’une voix
-songeuse:
-
---Oh! oui! ça doit être amusant tout de même!
-
- _Imprudence_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 15 septembre 1885,
- sous la signature: MAUFRIGNEUSE.
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-
-
-
-UN FOU.
-
-
-Il était mort chef d’un haut tribunal, magistrat intègre dont la vie
-irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Les avocats,
-les jeunes conseillers, les juges saluaient en s’inclinant très bas, par
-marque d’un profond respect, sa grande figure blanche et maigre
-qu’éclairaient deux yeux brillants et profonds.
-
-Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger les faibles.
-Les escrocs et les meurtriers n’avaient point eu d’ennemi plus
-redoutable, car il semblait lire, au fond de leurs âmes, leurs pensées
-secrètes, et démêler, d’un coup d’œil, tous les mystères de leurs
-intentions.
-
-Il était donc mort, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouré d’hommages
-et poursuivi par les regrets de tout un peuple. Des soldats en culotte
-rouge l’avaient escorté jusqu’à sa tombe, et des hommes en cravate
-blanche avaient répandu sur son cercueil des paroles désolées et des
-larmes qui semblaient vraies.
-
-Or, voici l’étrange papier que le notaire, éperdu, découvrit dans le
-secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers des grands
-criminels.
-
-Cela portait pour titre:
-
- POURQUOI?
-
-_20 juin 1851._--Je sors de la séance. J’ai fait condamner Blondel à
-mort! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinq enfants? Pourquoi?
-Souvent, on rencontre de ces gens chez qui détruire la vie est une
-volupté. Oui, oui, ce doit être une volupté, la plus grande de toutes
-peut-être; car tuer n’est-il pas ce qui ressemble le plus à créer? Faire
-et détruire! Ces deux mots enferment l’histoire des univers, toute
-l’histoire des mondes, tout ce qui est, tout! Pourquoi est-ce enivrant
-de tuer?
-
-_25 juin._--Songer qu’un être est là qui vit, qui marche, qui court...
-Un être? Qu’est-ce qu’un être? Cette chose animée, qui porte en elle le
-principe du mouvement et une volonté réglant ce mouvement! Elle ne
-tient à rien cette chose. Ses pieds ne communiquent pas au sol. C’est un
-grain de vie qui remue sur la terre; et ce grain de vie, venu je ne sais
-d’où, on peut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça
-pourrit, c’est fini.
-
-_26 juin._--Pourquoi donc est-ce un crime de tuer? oui, pourquoi? C’est,
-au contraire, la loi de la nature. Tout être a pour mission de tuer: il
-tue pour vivre et il tue pour tuer.
-
---Tuer est dans notre tempérament; il faut tuer! La bête tue sans cesse,
-tout le jour, à tout instant de son existence.--L’homme tue sans cesse
-pour se nourrir, mais comme il a besoin de tuer aussi, par volupté, il a
-inventé la chasse! L’enfant tue les insectes qu’il trouve, les petits
-oiseaux, tous les petits animaux qui lui tombent sous la main. Mais cela
-ne suffisait pas à l’irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce
-n’est point assez de tuer la bête; nous avons besoin aussi de tuer
-l’homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrifices
-humains. Aujourd’hui la nécessité de vivre en société a fait du meurtre
-un crime. On condamne et on punit l’assassin! Mais comme nous ne pouvons
-vivre sans nous livrer à cet instinct naturel et impérieux de mort, nous
-nous soulageons de temps en temps, par des guerres où un peuple entier
-égorge un autre peuple. C’est alors une débauche de sang, une débauche
-où s’affolent les armées et dont se grisent encore les bourgeois, les
-femmes et les enfants qui lisent, le soir, sous la lampe, le récit
-exalté des massacres.
-
-Et on pourrait croire qu’on méprise ceux destinés à accomplir ces
-boucheries d’hommes! Non. On les accable d’honneurs! On les habille avec
-de l’or et des draps éclatants; ils portent des plumes sur la tête, des
-ornements sur la poitrine; et on leur donne des croix, des récompenses,
-des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés des femmes,
-acclamés par la foule, uniquement parce qu’ils ont pour mission de
-répandre le sang humain! Ils traînent par les rues leurs instruments de
-mort que le passant vêtu de noir regarde avec envie. Car tuer est la
-grande loi jetée par la nature au cœur de l’être! Il n’est rien de plus
-beau et de plus honorable que de tuer!
-
-_30 juin._--Tuer est la loi; parce que la nature aime l’éternelle
-jeunesse. Elle semble crier par tous ses actes inconscients: «Vite!
-vite! vite!» Plus elle détruit, plus elle se renouvelle.
-
-_2 juillet._--L’être--qu’est-ce que l’être? Tout et rien. Par la
-pensée, il est le reflet de tout. Par la mémoire et la science, il est
-un abrégé du monde, dont il porte l’histoire en lui. Miroir des choses
-et miroir des faits, chaque être humain devient un petit univers dans
-l’univers!
-
-Mais voyagez; regardez grouiller les races, et l’homme n’est plus rien!
-plus rien, rien! Montez en barque, éloignez-vous du rivage couvert de
-foule, et vous n’apercevez bientôt plus rien que la côte. L’être
-imperceptible disparaît, tant il est petit, insignifiant. Traversez
-l’Europe dans un train rapide, et regardez par la portière. Des hommes,
-des hommes, toujours des hommes, innombrables, inconnus, qui grouillent
-dans les champs, qui grouillent dans les rues; des paysans stupides
-sachant tout juste retourner la terre; des femmes hideuses sachant tout
-juste faire la soupe du mâle et enfanter. Allez aux Indes, allez en
-Chine, et vous verrez encore s’agiter des milliards d’êtres qui
-naissent, vivent et meurent sans laisser plus de trace que la fourmi
-écrasée sur les routes. Allez au pays des noirs, gîtés en des cases de
-boue; aux pays des Arabes blancs, abrités sous une toile brune qui
-flotte au vent, et vous comprendrez que l’être isolé, déterminé, n’est
-rien, rien. La race est tout! Qu’est-ce que l’être, l’être quelconque
-d’une tribu errante du désert? Et ces gens, qui sont des sages, ne
-s’inquiètent pas de la mort. L’homme ne compte point chez eux. On tue
-son ennemi: c’est la guerre. Cela se faisait ainsi jadis, de manoir à
-manoir, de province à province.
-
-Oui, traversez le monde et regardez grouiller les humains innombrables
-et inconnus. Inconnus? Ah! voilà le mot du problème! Tuer est un crime
-parce que nous avons numéroté les êtres! Quand ils naissent, on les
-inscrit, on les nomme, on les baptise. La loi les prend! Voilà! L’être
-qui n’est point enregistré ne compte pas: tuez-le dans la lande ou dans
-le désert, tuez-le dans la montagne ou dans la plaine, qu’importe! La
-nature aime la mort; elle ne punit pas, elle!
-
-Ce qui est sacré, par exemple, c’est l’état civil! Voilà! C’est lui qui
-défend l’homme. L’être est sacré parce qu’il est inscrit à l’état civil!
-Respect à l’état civil, le Dieu légal. A genoux!
-
-L’État peut tuer, lui, parce qu’il a le droit de modifier l’état civil.
-Quand il a fait égorger deux cent mille hommes dans une guerre, il les
-raye sur son état civil, il les supprime par la main de ses greffiers.
-C’est fini. Mais nous, qui ne pouvons point changer les écritures des
-mairies, nous devons respecter la vie. État civil, glorieuse Divinité
-qui règne dans les temples des municipalités, je te salue. Tu es plus
-fort que la Nature. Ah! Ah!
-
-_3 juillet._--Ce doit être un étrange et savoureux plaisir que de tuer,
-d’avoir là, devant soi, l’être vivant, pensant; de faire dedans un petit
-trou, rien qu’un petit trou, de voir couler cette chose rouge qui est le
-sang, qui fait la vie, et de n’avoir plus devant soi, qu’un tas de chair
-molle, froide, inerte, vide de pensée!
-
-_5 août._--Moi qui ai passé mon existence à juger, à condamner, à tuer
-par des paroles prononcées, à tuer par la guillotine ceux qui avaient
-tué par le couteau, moi! moi! si je faisais comme tous les assassins que
-j’ai frappés, moi! moi! qui le saurait?
-
-_10 août._--Qui le saurait jamais? Me soupçonnerait-on, moi, moi,
-surtout si je choisis un être que je n’ai aucun intérêt à supprimer?
-
-_15 août._--La tentation! La tentation, elle est entrée en moi comme un
-ver qui rampe. Elle rampe, elle va; elle se promène dans mon corps
-entier, dans mon esprit, qui ne pense plus qu’à ceci: tuer; dans mes
-yeux, qui ont besoin de regarder du sang, de voir mourir; dans mes
-oreilles, où passe sans cesse quelque chose d’inconnu, d’horrible, de
-déchirant et d’affolant, comme le dernier cri d’un être; dans mes
-jambes, où frissonne le désir d’aller, d’aller à l’endroit où la chose
-aura lieu; dans mes mains qui frémissent du besoin de tuer. Comme cela
-doit être bon, rare, digne d’un homme libre, au-dessus des autres,
-maître de son cœur et qui cherche des sensations raffinées!
-
-_22 août._--Je ne pouvais plus résister. J’ai tué une petite bête pour
-essayer, pour commencer.
-
-Jean, mon domestique, avait un chardonneret dans une cage suspendue à la
-fenêtre de l’office. Je l’ai envoyé faire une course, et j’ai pris le
-petit oiseau dans ma main, dans ma main où je sentais battre son cœur.
-Il avait chaud. Je suis monté dans ma chambre. De temps en temps, je le
-serrais plus fort; son cœur battait plus vite; c’était atroce et
-délicieux. J’ai failli l’étouffer. Mais je n’aurais pas vu le sang.
-
-Alors j’ai pris des ciseaux, de courts ciseaux à ongles, et je lui ai
-coupé la gorge en trois coups, tout doucement. Il ouvrait le bec, il
-s’efforçait de m’échapper, mais je le tenais, oh! je le tenais; j’aurais
-tenu un dogue enragé et j’ai vu le sang couler. Comme c’est beau, rouge,
-luisant, clair, du sang! J’avais envie de le boire. J’y ai trempé le
-bout de ma langue! C’est bon. Mais il en avait si peu, ce pauvre petit
-oiseau! Je n’ai pas eu le temps de jouir de cette vue comme j’aurais
-voulu. Ce doit être superbe de voir saigner un taureau.
-
-Et puis j’ai fait comme les assassins, comme les vrais. J’ai lavé les
-ciseaux, je me suis lavé les mains, j’ai jeté l’eau et j’ai porté le
-corps, le cadavre, dans le jardin pour l’enterrer. Je l’ai enfoui sous
-un fraisier. On ne le trouvera jamais. Je mangerai tous les jours une
-fraise à cette plante. Vraiment, comme on peut jouir de la vie, quand on
-sait!
-
-Mon domestique a pleuré; il croit son oiseau parti. Comment me
-soupçonnerait-il? Ah! ah!
-
-_25 août._--Il faut que je tue un homme! Il le faut.
-
-_30 août._--C’est fait. Comme c’est peu de chose!
-
-J’étais allé me promener dans le bois de Vernes. Je ne pensais à rien,
-non, à rien. Voilà un enfant dans le chemin, un petit garçon qui
-mangeait une tartine de beurre.
-
-Il s’arrête pour me voir passer et dit:
-
---Bonjour, m’sieu le président.
-
-Et la pensée m’entre dans la tête: «Si je le tuais?»
-
-Je réponds:
-
---Tu es tout seul, mon garçon?
-
---Oui, m’sieu.
-
---Tout seul dans le bois?
-
---Oui, m’sieu.
-
-L’envie de le tuer me grisait comme de l’alcool. Je m’approchai tout
-doucement, persuadé qu’il allait s’enfuir. Et voilà que je le saisis à
-la gorge... Je le serre, je le serre de toute ma force! Il m’a regardé
-avec des yeux effrayants! Quels yeux! Tout ronds, profonds, limpides,
-terribles! Je n’ai jamais éprouvé une émotion si brutale... mais si
-courte! Il tenait mes poignets dans ses petites mains, et son corps se
-tordait ainsi qu’une plume sur le feu. Puis il n’a plus remué.
-
-Mon cœur battait, ah! le cœur de l’oiseau! J’ai jeté le corps dans le
-fossé, puis de l’herbe par-dessus.
-
-Je suis rentré, j’ai bien dîné. Comme c’est peu de chose! Le soir,
-j’étais très gai, léger, rajeuni, j’ai passé la soirée chez le préfet.
-On m’a trouvé spirituel.
-
-Mais je n’ai pas vu le sang! Je suis tranquille.
-
-_30 août._--On a découvert le cadavre. On cherche l’assassin. Ah! ah!
-
-_1ᵉʳ septembre._--On a arrêté deux rôdeurs. Les preuves manquent.
-
-_2 septembre._--Les parents sont venus me voir. Ils ont pleuré! Ah! ah!
-
-_6 octobre._--On n’a rien découvert. Quelque vagabond errant aura fait
-le coup. Ah! ah! Si j’avais vu le sang couler, il me semble que je
-serais tranquille à présent!
-
-_10 octobre._--L’envie de tuer me court dans les moelles. Cela est
-comparable aux rages d’amour qui vous torturent à vingt ans.
-
-_20 octobre._--Encore un. J’allais le long du fleuve, après déjeuner. Et
-j’aperçus, sous un saule, un pêcheur endormi. Il était midi. Une bêche
-semblait, tout exprès, plantée dans un champ de pommes de terre voisin.
-
-Je la pris, je revins; je la levai comme une massue et, d’un seul coup,
-par le tranchant, je fendis la tête du pêcheur. Oh! il a saigné,
-celui-là! Du sang rose, plein de cervelle! Cela coulait dans l’eau, tout
-doucement. Et je suis parti d’un pas grave. Si on m’avait vu! Ah! ah!
-j’aurais fait un excellent assassin.
-
-_25 octobre._--L’affaire du pêcheur soulève un grand bruit. On accuse du
-meurtre son neveu, qui pêchait avec lui.
-
-_26 octobre._--Le juge d’instruction affirme que le neveu est coupable.
-Tout le monde le croit par la ville. Ah! ah!
-
-_27 octobre._--Le neveu se défend bien mal. Il était parti au village
-acheter du pain et du fromage, affirme-t-il. Il jure qu’on a tué son
-oncle pendant son absence! Qui le croirait?
-
-_28 octobre._--Le neveu a failli avouer, tant on lui fait perdre la
-tête! Ah! ah! La justice!
-
-_15 novembre._--On a des preuves accablantes contre le neveu, qui devait
-hériter de son oncle. Je présiderai les assises.
-
-_25 janvier._--A mort! à mort! à mort! Je l’ai fait condamner à mort!
-Ah! ah! L’avocat général a parlé comme un ange! Ah! ah! Encore un.
-J’irai le voir exécuter!
-
-_10 mars._--C’est fini. On l’a guillotiné ce matin. Il est très bien
-mort! très bien! Cela m’a fait plaisir! Comme c’est beau de voir
-trancher la tête d’un homme! Le sang a jailli comme un flot, comme un
-flot! Oh! si j’avais pu, j’aurais voulu me baigner dedans. Quelle
-ivresse de me coucher là-dessous, de recevoir cela dans mes cheveux et
-sur mon visage, et de me relever tout rouge, tout rouge! Ah! si on
-savait!
-
-Maintenant j’attendrai, je puis attendre. Il faudrait si peu de chose
-pour me laisser surprendre.
-
- * * * * *
-
-Le manuscrit contenait encore beaucoup de pages, mais sans relater
-aucun crime nouveau.
-
-Les médecins aliénistes, à qui on l’a confié, affirment qu’il existe
-dans le monde beaucoup de fous ignorés, aussi adroits et aussi
-redoutables que ce monstrueux dément.
-
- _Un Fou_ a paru dans _le Gaulois_ du mercredi 2 septembre 1885.
-
-
-
-
-TRIBUNAUX RUSTIQUES.
-
-
-La salle de la justice de paix de Gorgeville est pleine de paysans, qui
-attendent, immobiles le long des murs, l’ouverture de la séance.
-
-Il y en a des grands et des petits, des gros rouges et des maigres qui
-ont l’air taillés dans une souche de pommiers. Ils ont posé par terre
-leurs paniers et ils restent tranquilles, silencieux, préoccupés par
-leur affaire. Ils ont apporté avec eux des odeurs d’étable et de sueur,
-de lait aigre et de fumier. Des mouches bourdonnent sous le plafond
-blanc. On entend, par la porte ouverte, chanter les coqs.
-
-Sur une sorte d’estrade s’étend une longue table couverte d’un tapis
-vert. Un vieux homme ridé écrit, assis à l’extrémité gauche. Un
-gendarme, raide sur sa chaise, regarde en l’air à l’extrémité droite. Et
-sur la muraille nue, un grand Christ de bois, tordu dans une pose
-douloureuse, semble offrir encore sa souffrance éternelle pour la cause
-de ces brutes aux senteurs de bêtes.
-
-M. le juge de paix entre enfin. Il est ventru, coloré, et il secoue,
-dans son pas rapide de gros homme pressé, sa grande robe noire de
-magistrat; il s’assied, pose sa toque sur la table et regarde
-l’assistance avec un air de profond mépris.
-
-C’est un lettré de province et un bel esprit d’arrondissement, un de
-ceux qui traduisent Horace, goûtent les petits vers de Voltaire et
-savent par cœur Vert-Vert ainsi que les poésies grivoises de Parny.
-
-Il prononce:
-
---Allons, monsieur Potel, appelez les affaires.
-
-Puis souriant, il murmure:
-
- _Quidquid tentabam dicere versus erat._
-
-Le greffier alors, levant son front chauve, bredouille d’une voix
-inintelligible: «Mᵐᵉ Victoire Bascule contre Isidore Paturon.»
-
-Une énorme femme s’avance, une dame de campagne, une dame de chef-lieu
-de canton, avec un chapeau à rubans, une chaîne de montre en feston sur
-le ventre, des bagues aux doigts et des boucles d’oreilles luisantes
-comme des chandelles allumées.
-
-Le juge de paix la salue d’un coup d’œil de connaissance où perce une
-raillerie, et dit:
-
---Madame Bascule, articulez vos griefs.
-
-La partie adverse se tient de l’autre côté. Elle est représentée par
-trois personnes. Au milieu, un jeune paysan de vingt-cinq ans, joufflu
-comme une pomme et rouge comme un coquelicot. A sa droite, sa femme
-toute jeune, maigre, petite, pareille à une poule cayenne, avec une tête
-mince et plate que coiffe, comme une crête, un bonnet rose. Elle a un
-œil rond, étonné et colère, qui regarde de côté comme celui des
-volailles. A la gauche du garçon se tient son père, vieux homme courbé,
-dont le corps tortu disparaît dans sa blouse empesée, comme sous une
-cloche.
-
-Mᵐᵉ Bascule s’explique:
-
---Monsieur le juge de paix, voici quinze ans que j’ai recueilli ce
-garçon. Je l’ai élevé et aimé comme une mère, j’ai tout fait pour lui,
-j’en ai fait un homme. Il m’avait promis, il m’avait juré de ne pas me
-quitter, il m’en a même fait un acte, moyennant lequel je lui ai donné
-un petit bien, ma terre de Bec-de-Mortin, qui vaut dans les six mille.
-Or voilà qu’une petite chose, une petite rien du tout, une petite
-morveuse...
-
-LE JUGE DE PAIX.--Modérez-vous, madame Bascule.
-
-Mᵐᵉ BASCULE.--Une petite... une petite... je m’entends, lui a tourné la
-tête, lui a fait je ne sais quoi, non, je ne sais quoi... et il s’en va
-l’épouser, ce sot, ce grand bête, et il lui porte mon bien en mariage,
-mon bien du Bec-de-Mortin... Ah! mais non, ah! mais non... J’ai un
-papier, le voilà... Qu’il me rende mon bien, alors. Nous avons fait un
-acte de notaire pour le bien et un acte de papier privé pour l’amitié.
-L’un vaut l’autre. Chacun son droit, est-ce pas vrai?
-
-Elle tend au juge de paix un papier timbré grand ouvert.
-
-ISIDORE PATURON.--C’est pas vrai.
-
-LE JUGE.--Taisez-vous. Vous parlerez à votre tour. (Il lit.)
-
-«Je soussigné, Isidore Paturon, promets par la présente à Mᵐᵉ Bascule,
-ma bienfaitrice, de ne jamais la quitter de mon vivant, et de la servir
-avec dévouement.
-
-«Gorgeville, le 5 août 1883.»
-
-LE JUGE.--Il y a une croix comme signature; vous ne savez donc pas
-écrire?
-
-ISIDORE.--Non. J’ sais point.
-
-LE JUGE.--C’est vous qui l’avez faite, cette croix?
-
-ISIDORE.--Non, c’est point mé.
-
-LE JUGE.--Qu’est-ce qui l’a faite, alors?
-
-ISIDORE.--C’est elle.
-
-LE JUGE.--Vous êtes prêt à jurer que vous n’avez pas fait cette croix?
-
-ISIDORE, avec précipitation.--Sur la tête d’ mon pé, d’ ma mé, d’ mon
-grand-pé, de ma grand’ mé, et du bon Dieu qui m’entend, je jure que
-c’est point mé. (Il lève la main et crache de côté pour appuyer son
-serment.)
-
-LE JUGE, riant.--Quels ont donc été vos rapports avec Mᵐᵉ Bascule, ici
-présente?
-
-ISIDORE.--A m’a servi de traînée. (Rires dans l’auditoire.)
-
-LE JUGE.--Modérez vos expressions. Vous voulez dire que vos relations
-n’ont pas été aussi pures qu’elle le prétend.
-
-LE PÈRE PATURON, prenant la parole.--I n’avait point quinze ans, point
-quinze ans, m’sieu l’ juge, quant a m’ la débouché...
-
-LE JUGE.--Vous voulez dire débauché?
-
-LE PÈRE.--Je sais ti mé? I n’avait point quinze ans. Y en avait déjà
-ben quatre qu’a l’élevait en brochette, qu’a l’ nourrissait comme un
-poulet gras, à l’ faire crever de nourriture, sauf votre respect. Et pi,
-quand l’ temps fut v’nu qui lui sembla prêt, qu’a la détravé...
-
-LE JUGE.--Dépravé... Et vous avez laissé faire?...
-
-LE PÈRE.--Celle-là ou ben une autre, fallait ben qu’ ça arrive!...
-
-LE JUGE.--Alors de quoi vous plaignez-vous?
-
-LE PÈRE.--De rien! Oh! me plains de rien mé, de rien, seulement qu’i
-n’en veut pu, li, qu’il est ben libre. Jé demande protection à la loi.
-
-Mᵐᵉ BASCULE.--Ces gens m’accablent de mensonges, monsieur le juge. J’en
-ai fait un homme.
-
-LE JUGE.--Parbleu.
-
-Mᵐᵉ BASCULE.--Et il me renie, il m’abandonne, il me vole mon bien...
-
-ISIDORE.--C’est pas vrai, m’sieu l’juge. J’ voulus la quitter, v’là cinq
-ans, vu qu’ell’ avait grossi d’excès, et que ça m’allait point. Ça me
-déplaisait, quoi? Je li dis donc que j’ vas partir? Alors v’là qu’a
-pleure comme une gouttière et qu’a me promet son bien du Bec-de-Mortin
-pour rester quéque z’années, rien que quatre ou cinq. Mé, je dis «oui»
-pardi! Quéque vous auriez fait, vous?
-
-Je suis donc resté cinq ans, jour pour jour, heure pour heure. J’étais
-quitte. Chacun son dû. Ça valait ben ça! (La femme d’Isidore, muette
-jusque-là, crie avec une voix perçante de perruche:)
-
---Mais guétez-la, guétez-la, m’sieu l’ juge, c’te meule, et dites-mé que
-ça valait ben ça?
-
-LE PÈRE hoche la tête d’un air convaincu et répète:--Pardi, oui, ça
-valait ben ça. (Mᵐᵉ Bascule s’affaisse sur le banc derrière elle, et se
-met à pleurer.)
-
-LE JUGE, paternel.--Que voulez-vous, chère dame, je n’y peux rien. Vous
-lui avez donné votre terre du Bec-de-Mortin par acte parfaitement
-régulier. C’est à lui, bien à lui. Il avait le droit incontestable de
-faire ce qu’il a fait et de l’apporter en dot à sa femme. Je n’ai pas à
-entrer dans les questions de... de... délicatesse... Je ne peux
-envisager les faits qu’au point de vue de la loi. Je n’y peux rien.
-
-LE PÈRE PATURON, d’une voix fière.--J’ pourrais ti r’tourner cheuz nous?
-
-LE JUGE.--Parfaitement. (Ils s’en vont sous les regards sympathiques des
-paysans, comme des gens dont la cause est gagnée. Mᵐᵉ Bascule sanglote
-sur son banc.)
-
-LE JUGE, souriant.--Remettez-vous, chère dame. Voyons, voyons,
-remettez-vous... et... si j’ai un conseil à vous donner, c’est de
-chercher un autre... un autre élève...
-
-Mᵐᵉ BASCULE, à travers ses larmes.--Je n’en trouverai pas... pas...
-
-LE JUGE.--Je regrette de ne pouvoir vous en indiquer un. (Elle jette un
-regard désespéré vers le Christ douloureux et tordu sur sa croix, puis
-elle se lève et s’en va, à petits pas, avec des hoquets de chagrin,
-cachant sa figure dans son mouchoir.)
-
-LE JUGE se tourne vers son greffier, et, d’une voix goguenarde:--Calypso
-ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. (Puis d’une voix grave:)
-
---Appelez les affaires suivantes.
-
-LE GREFFIER bredouille.--Célestin Polyte Lecacheur.--Prosper Magloire
-Dieulafait...
-
- _Tribunaux rustiques_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 25
- novembre 1884, sous la signature: MAUFRIGNEUSE.
-
-
-
-
-L’ÉPINGLE.
-
-
-Je ne dirai ni le nom du pays, ni celui de l’homme. C’était loin, bien
-loin d’ici, sur une côte fertile et brûlante. Nous suivions, depuis le
-matin, le rivage couvert de récoltes et la mer bleue couverte de soleil.
-Des fleurs poussaient tout près des vagues, des vagues légères, si
-douces, endormantes. Il faisait chaud; c’était une molle chaleur
-parfumée de terre grasse, humide et féconde; on croyait respirer des
-germes.
-
-On m’avait dit que, ce soir-là, je trouverais l’hospitalité dans la
-maison du Français qui habitait au bout d’un promontoire, dans un bois
-d’orangers. Qui était-il? Je l’ignorais encore. Il était arrivé un
-matin, dix ans plus tôt; il avait acheté de la terre, planté des vignes,
-semé des grains; il avait travaillé, cet homme, avec passion, avec
-fureur. Puis, de mois en mois, d’année en année, agrandissant son
-domaine, fécondant sans arrêt le sol puissant et vierge, il avait ainsi
-amassé une fortune par son labeur infatigable.
-
-Pourtant il travaillait toujours, disait-on. Levé dès l’aurore,
-parcourant ses champs jusqu’à la nuit, surveillant sans cesse, il
-semblait harcelé par une idée fixe, torturé par l’insatiable désir de
-l’argent, que rien n’endort, que rien n’apaise.
-
-Maintenant, il semblait très riche.
-
-Le soleil baissait quand j’atteignis sa demeure. Elle se dressait en
-effet au bout d’un cap au milieu des orangers. C’était une large maison
-carrée toute simple et dominant la mer.
-
-Comme j’approchais, un homme à grande barbe parut sur la porte. L’ayant
-salué, je lui demandai un asile pour la nuit. Il me tendit la main en
-souriant.
-
---Entrez, monsieur, vous êtes chez vous.
-
-Il me conduisit dans une chambre, mit à mes ordres un serviteur, avec
-une aisance parfaite et une bonne grâce familière d’homme du monde; puis
-il me quitta en disant:
-
---Nous dînerons lorsque vous voudrez bien descendre.
-
-Nous dînâmes, en effet, en tête à tête, sur une terrasse en face de la
-mer. Je lui parlai d’abord de ce pays si riche, si lointain, si inconnu!
-Il souriait, répondant avec distraction:
-
-Oui, cette terre est belle. Mais aucune terre ne plaît loin de celle
-qu’on aime.
-
---Vous regrettez la France?
-
---Je regrette Paris.
-
---Pourquoi n’y retournez-vous pas?
-
---Oh! j’y reviendrai.
-
-Et, tout doucement, nous nous mîmes à parler du monde français, des
-boulevards et des choses de Paris. Il m’interrogeait en homme qui a
-connu cela, me citait des noms, tous les noms familiers sur le trottoir
-du Vaudeville.
-
---Qui voit-on chez Tortoni aujourd’hui?
-
---Toujours les mêmes, sauf les morts.
-
-Je le regardais avec attention, poursuivi par un vague souvenir. Certes,
-j’avais vu cette tête-là quelque part! Mais où? mais quand? Il semblait
-fatigué, bien que vigoureux, triste, bien que résolu. Sa grande barbe
-blonde tombait sur sa poitrine, et parfois il la prenait près du menton
-et, la serrant dans sa main refermée, l’y faisait glisser jusqu’au bout.
-Un peu chauve, il avait des sourcils épais et une forte moustache qui se
-mêlait aux poils des joues.
-
-Derrière nous, le soleil s’enfonçait dans la mer, jetant sur la côte un
-brouillard de feu. Les orangers en fleurs exhalaient dans l’air du soir
-leur arome violent et délicieux. Lui ne voyait rien que moi, et, le
-regard fixe, il semblait apercevoir dans mes yeux, apercevoir au fond de
-mon âme l’image lointaine, aimée et connue du large trottoir ombragé,
-qui va de la Madeleine à la rue Drouot.
-
---Connaissez-vous Boutrelle?
-
---Oui, certes.
-
---Est-il bien changé?
-
---Oui, tout blanc.
-
---Et La Ridamie?
-
---Toujours le même.
-
---Et les femmes? Parlez-moi des femmes. Voyons. Connaissez-vous Suzanne
-Verner?
-
---Oui, très forte, finie.
-
---Ah! Et Sophie Astier?
-
---Morte.
-
---Pauvre fille! Est-ce que... Connaissez-vous...
-
-Mais il se tut brusquement. Puis, la voix changée, la figure pâlie
-soudain, il reprit:
-
---Non, il vaut mieux que je ne parle plus de cela, ça me ravage.
-
-Puis, comme pour changer la marche de son esprit, il se leva.
-
---Voulez-vous rentrer?
-
---Je veux bien.
-
-Et il me précéda dans sa maison.
-
-Les pièces du bas étaient énormes, nues, tristes, semblaient
-abandonnées. Des assiettes et des verres traînaient sur des tables,
-laissés là par les serviteurs à peau basanée qui rôdaient sans cesse
-dans cette vaste demeure. Deux fusils pendaient à deux clous sur le mur;
-et, dans les encoignures, on voyait des bêches, des lignes de pêche, des
-feuilles de palmier séchées, des objets de toute espèce posés au hasard
-des rentrées et qui se trouvaient à portée de la main pour le hasard des
-sorties et des besognes.
-
-Mon hôte sourit:
-
---C’est le logis, ou plutôt le taudis d’un exilé, dit-il, mais ma
-chambre est plus propre. Allons-y.
-
-Je crus, en y entrant, pénétrer dans le magasin d’un brocanteur, tant
-elle était remplie de choses, de ces choses disparates, bizarres et
-variées qu’on sent être des souvenirs. Sur les murs deux jolis dessins
-de peintres connus, des étoffes, des armes, épées et pistolets, puis,
-juste au milieu du panneau principal un carré de satin blanc encadré
-d’or.
-
-Surpris, je m’approchai pour voir, et j’aperçus une épingle à cheveux
-piquée au centre de l’étoffe brillante.
-
-Mon hôte posa sa main sur mon épaule:
-
---Voilà, dit-il en souriant, la seule chose que je regarde ici, et la
-seule que je voie depuis dix ans. M. Prudhomme proclamait: «Ce sabre est
-le plus beau jour de ma vie», moi, je puis dire: «Cette épingle est
-toute ma vie».
-
-Je cherchais une phrase banale; je finis par prononcer:
-
---Vous avez souffert par une femme?
-
-Il reprit brusquement:
-
---Dites que je souffre comme un misérable... Mais venez sur mon balcon.
-Un nom m’est venu tout à l’heure sur les lèvres que je n’ai point osé
-prononcer, car si vous m’aviez répondu «morte», comme vous avez fait
-pour Sophie Astier, je me serais brûlé la cervelle, aujourd’hui même.
-
-Nous étions sortis sur le large balcon d’où l’on voyait deux golfes,
-l’un à droite, et l’autre à gauche, enfermés par de hautes montagnes
-grises. C’était l’heure crépusculaire où le soleil disparu n’éclaire
-plus la terre que par les reflets du ciel.
-
-Il reprit:
-
---Est-ce que Jeanne de Limours vit encore?
-
-Son œil s’était fixé sur le mien, plein d’une angoisse frémissante.
-
-Je souris:
-
---Parbleu... et plus jolie que jamais.
-
---Vous la connaissez?
-
---Oui.
-
-Il hésitait:
-
---Tout à fait...?
-
---Non.
-
-Il me prit la main:
-
---Parlez-moi d’elle.
-
---Mais je n’ai rien à en dire; c’est une des femmes, ou plutôt une des
-filles les plus charmantes et les plus cotées de Paris. Elle mène une
-existence agréable et princière, voilà tout.
-
-Il murmura: «Je l’aime» comme s’il eût dit: «Je vais mourir». Puis,
-brusquement:
-
---Ah! pendant trois ans, ce fut une existence effroyable et délicieuse
-que la nôtre. J’ai failli la tuer cinq ou six fois; elle a tenté de me
-crever les yeux avec cette épingle que vous venez de voir. Tenez,
-regardez ce petit point blanc sous mon œil gauche. Nous nous aimions!
-Comment pourrais-je expliquer cette passion-là? Vous ne la comprendriez
-point.
-
-Il doit exister un amour simple, fait du double élan de deux cœurs et de
-deux âmes; mais il existe assurément un amour atroce, cruellement
-torturant, fait de l’invincible enlacement de deux êtres disparates qui
-se détestent en s’adorant.
-
-Cette fille m’a ruiné en trois ans. Je possédais quatre millions qu’elle
-a mangés de son air calme, tranquillement, qu’elle a croqués avec un
-sourire doux qui semblait tomber de ses yeux sur ses lèvres.
-
-Vous la connaissez? Elle a en elle quelque chose d’irrésistible! Quoi?
-Je ne sais pas. Sont-ce ces yeux gris dont le regard entre comme une
-vrille et reste en vous comme le crochet d’une flèche? C’est plutôt ce
-sourire doux, indifférent et séduisant, qui reste sur sa face à la façon
-d’un masque. Sa grâce lente pénètre peu à peu, se dégage d’elle comme un
-parfum, de sa taille longue, à peine balancée, quand elle passe, car
-elle semble glisser plutôt que marcher, de sa voix un peu traînante,
-jolie, et qui semble être la musique de son sourire, de son geste aussi,
-de son geste toujours modéré, toujours juste et qui grise l’œil tant il
-est harmonieux. Pendant trois ans, je n’ai vu qu’elle sur la terre!
-Comme j’ai souffert! Car elle me trompait avec tout le monde! Pourquoi?
-Pour rien, pour tromper. Et quand je l’avais appris, quand je la
-traitais de fille et de gueuse, elle avouait tranquillement: «Est-ce que
-nous sommes mariés?» disait-elle.
-
-Depuis que je suis ici, j’ai tant songé à elle que j’ai fini par la
-comprendre: cette fille-là, c’est Manon Lescaut revenue. C’est Manon qui
-ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour qui l’amour, le plaisir
-et l’argent ne font qu’un.
-
-Il se tut. Puis, après quelques minutes:
-
---Quand j’eus mangé mon dernier sou pour elle, elle m’a dit simplement:
-«Vous comprenez, mon cher, que je ne peux pas vivre de l’air et du
-temps. Je vous aime beaucoup, je vous aime plus que personne, mais il
-faut vivre. La misère et moi ne ferons jamais bon ménage».
-
-Et si je vous disais, pourtant, quelle vie atroce j’ai menée à côté
-d’elle! Quand je la regardais, j’avais autant envie de la tuer que de
-l’embrasser. Quand je la regardais... je sentais un besoin furieux
-d’ouvrir les bras, de l’étreindre et de l’étrangler. Il y avait en elle,
-derrière ses yeux, quelque chose de perfide et d’insaisissable qui me
-faisait l’exécrer; et c’est peut-être à cause de cela que je l’aimais
-tant. En elle, le Féminin, l’odieux et affolant Féminin était plus
-puissant qu’en aucune autre femme. Elle en était chargée, surchargée
-comme d’un fluide grisant et vénéneux. Elle était Femme, plus qu’on ne
-l’a jamais été.
-
-Et tenez, quand je sortais avec elle, elle posait son œil sur tous les
-hommes d’une telle façon, qu’elle semblait se donner à chacun d’un seul
-regard. Cela m’exaspérait et m’attachait à elle davantage, cependant.
-Cette créature, rien qu’en passant dans la rue, appartenait à tout le
-monde, malgré moi, malgré elle, par le fait de sa nature même, bien
-qu’elle eût l’allure modeste et douce. Comprenez-vous?
-
-Et quel supplice! Au théâtre, au restaurant, il me semblait qu’on la
-possédait sous mes yeux. Et dès que je la laissais seule, d’autres, en
-effet, la possédaient.
-
-Voilà dix ans que je ne l’ai vue, et je l’aime plus que jamais!
-
- * * * * *
-
-La nuit s’était répandue sur la terre. Un parfum puissant d’orangers
-flottait dans l’air.
-
-Je lui dis:
-
---La reverrez-vous?
-
-Il répondit:
-
---Parbleu! J’ai maintenant ici, tant en terre qu’en argent, sept à huit
-cent mille francs. Quand le million sera complet, je vendrai tout et je
-partirai. J’en ai pour un an avec elle--une bonne année entière.--Et
-puis adieu, ma vie sera close.
-
-Je demandai:
-
---Mais ensuite?
-
---Ensuite, je ne sais pas. Ce sera fini! Je lui demanderai peut-être de
-me prendre comme valet de chambre.
-
- _L’Épingle_ a paru dans _le Gil-Blas_ du jeudi 13 août 1885, sous
- la signature: MAUFRIGNEUSE.
-
-
-
-
-LES BÉCASSES.
-
-
-Ma chère amie, vous me demandez pourquoi je ne rentre pas à Paris; vous
-vous étonnez, et vous vous fâchez presque. La raison que je vais vous
-donner va, sans doute, vous révolter: Est-ce qu’un chasseur rentre à
-Paris au moment du passage des bécasses?
-
-Certes, je comprends et j’aime assez cette vie de la ville, qui va de la
-chambre au trottoir; mais je préfère la vie libre, la rude vie d’automne
-du chasseur.
-
-A Paris, il me semble que je ne suis jamais dehors; car les rues ne
-sont, en somme, que de grands appartements communs, et sans plafond.
-Est-on à l’air, entre deux murs, les pieds sur des pavés de bois ou de
-pierre, le regard borné partout par des bâtiments, sans aucun horizon
-de verdure, de plaines ou de bois? Des milliers de voisins vous
-coudoient, vous poussent, vous saluent et vous parlent; et le fait de
-recevoir de l’eau sur un parapluie quand il pleut ne suffit pas à me
-donner l’impression, la sensation de l’espace.
-
-Ici, je perçois bien nettement, et délicieusement la différence du
-dedans et du dehors... Mais ce n’est pas de cela que je veux vous
-parler...
-
-Donc les bécasses passent.
-
-Il faut vous dire que j’habite une grande maison normande, dans une
-vallée, auprès d’une petite rivière, et que je chasse presque tous les
-jours.
-
-Les autres jours, je lis; je lis même des choses que les hommes de Paris
-n’ont pas le temps de connaître, des choses très sérieuses, très
-profondes, très curieuses, écrites par un brave savant de génie, un
-étranger qui a passé toute sa vie à étudier la même question et a
-observé les mêmes faits relatifs à l’influence du fonctionnement de nos
-organes sur notre intelligence.
-
-Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères
-d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en
-attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle, nous partons pour
-leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parce qu’il y a là un petit bois
-délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses
-qui passent.
-
-Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des
-premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de
-conquérants qui envahit la France, prit et garda l’Angleterre, s’établit
-sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa
-comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous
-les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses
-de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et
-surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol
-sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands,
-la voix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de
-la mer.
-
-Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons,
-agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans
-que nos fermiers.
-
-Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses.
-
-Chaque matin l’aîné, Simon, me disait:
-
---Hé, v’là l’vent qui passe à l’est, y va geler. Dans deux jours, elles
-viendront.
-
-Le cadet, Gaspard, plus précis, attendait que la gelée fût venue pour
-l’annoncer.
-
-Or, jeudi dernier, il entra dans ma chambre dès l’aurore en criant:
-
---Ça y est, la terre est toute blanche. Deux jours comme ça et nous
-allons à Cannetot.
-
-Deux jours plus tard, en effet, nous partions pour Cannetot. Certes,
-vous auriez ri en nous voyant. Nous nous déplaçons dans une étrange
-voiture de chasse que mon père fit construire autrefois. Construire est
-le seul mot que je puisse employer en parlant de ce monument voyageur,
-ou plutôt de ce tremblement de terre roulant. Il y a de tout là dedans:
-caisses pour les provisions, caisses pour les armes, caisses pour les
-malles, caisses à claire-voie pour les chiens. Tout y est à l’abri,
-excepté les hommes, perchés sur des banquettes à balustrades, hautes
-comme un troisième étage et portées par quatre roues gigantesques. On
-parvient là-dessus comme on peut, en se servant des pieds, des mains et
-même des dents à l’occasion, car aucun marchepied ne donne accès sur cet
-édifice.
-
-Donc, les deux d’Orgemol et moi nous escaladons cette montagne, en des
-accoutrements de Lapons. Nous sommes vêtus de peaux de mouton, nous
-portons des bas de laine énormes par-dessus nos pantalons, et des
-guêtres par-dessus nos bas de laine; nous avons des coiffures en
-fourrure noire et des gants en fourrure blanche. Quand nous sommes
-installés, Jean, mon domestique, nous jette nos trois bassets, Pif, Paf
-et Moustache. Pif appartient à Simon, Paf à Gaspard et Moustache à moi.
-On dirait trois petits crocodiles à poil. Ils sont longs, bas, crochus,
-avec des pattes torses, et tellement velus qu’ils ont l’air de
-broussailles jaunes. A peine voit-on leurs yeux noirs sous leurs
-sourcils, et leurs crocs blancs sous leurs barbes. Jamais on ne les
-enferme dans les chenils roulants de la voiture. Chacun de nous garde le
-sien sous ses pieds pour avoir chaud.
-
-Et nous voilà partis, secoués abominablement. Il gelait, il gelait
-ferme. Nous étions contents. Vers cinq heures nous arrivions. Le
-fermier, maître Picot, nous attendait devant la porte. C’est aussi un
-gaillard, pas grand, mais rond, trapu, vigoureux comme un dogue, rusé
-comme un renard, toujours souriant, toujours content et sachant faire
-argent de tout.
-
-C’est grande fête pour lui, au moment des bécasses.
-
-La ferme est vaste, un vieux bâtiment dans une cour à pommiers,
-entourée de quatre rangs de hêtres qui bataillent toute l’année contre
-le vent de mer.
-
-Nous entrons dans la cuisine où flambe un beau feu en notre honneur.
-
-Notre table est mise tout contre la haute cheminée où tourne et cuit,
-devant la flamme claire, un gros poulet dont le jus coule dans un plat
-de terre.
-
-La fermière alors nous salue, une grande femme muette, très polie, tout
-occupée des soins de la maison, la tête pleine d’affaires et de
-chiffres, prix des grains, des volailles, des moutons, des bœufs. C’est
-une femme d’ordre, rangée et sévère, connue à sa valeur dans les
-environs.
-
-Au fond de la cuisine s’étend la grande table où viendront s’asseoir
-tout à l’heure les valets de tout ordre, charretiers, laboureurs,
-goujats, filles de ferme, bergers; et tous ces gens mangeront en silence
-sous l’œil actif de la maîtresse, en nous regardant dîner avec maître
-Picot, qui dira des blagues pour rire. Puis, quand tout son personnel
-sera repu, madame Picot prendra, seule, son repas rapide et frugal sur
-un coin de table, en surveillant la servante.
-
-Aux jours ordinaires elle dîne avec tout son monde.
-
-Nous couchons tous les trois, les d’Orgemol et moi, dans une chambre
-blanche, toute nue, peinte à la chaux, et qui contient seulement nos
-trois lits, trois chaises et trois cuvettes.
-
-Gaspard s’éveille toujours le premier, et sonne une diane retentissante.
-En une demi-heure tout le monde est prêt et on part avec maître Picot
-qui chasse avec nous.
-
-Maître Picot me préfère à ses maîtres. Pourquoi? sans doute parce que je
-ne suis pas son maître. Donc nous voilà tous les deux qui gagnons le
-bois par la droite, tandis que les deux frères vont attaquer par la
-gauche. Simon a la direction des chiens qu’il traîne, tous les trois
-attachés au bout d’une corde.
-
-Car nous ne chassons pas la bécasse, mais le lapin. Nous sommes
-convaincus qu’il ne faut pas chercher la bécasse, mais la trouver. On
-tombe dessus et on la tue, voilà. Quand on veut spécialement en
-rencontrer, on ne les pince jamais. C’est vraiment une chose belle et
-curieuse que d’entendre dans l’air frais du matin, la détonation brève
-du fusil, puis la voix formidable de Gaspard emplir l’horizon et hurler:
-«Bécasse.--Elle y est.»
-
-Moi je suis sournois. Quand j’ai tué une bécasse, je crie: «Lapin!» Et
-je triomphe avec excès lorsqu’on sort les pièces du carnier, au déjeuner
-de midi.
-
-Donc nous voilà, maître Picot et moi, dans le petit bois dont les
-feuilles tombent avec un murmure doux et continu, un murmure sec, un peu
-triste, elles sont mortes. Il fait froid, un froid léger qui pique les
-yeux, le nez, et les oreilles et qui a poudré d’une fine mousse blanche
-le bout des herbes et la terre brune des labourés. Mais on a chaud tout
-le long des membres, sous la grosse peau de mouton. Le soleil est gai
-dans l’air bleu, il ne chauffe guère, mais il est gai. Il fait bon
-chasser au bois par les frais matins d’hiver.
-
-Là-bas, un chien jette un aboiement aigu. C’est Pif. Je connais sa voix
-frêle. Puis, plus rien. Voilà un autre cri, puis un autre; et Paf à son
-tour donne de la gueule. Que fait donc Moustache? Ah! le voilà qui
-piaule comme une poule qu’on étrangle! Ils ont levé un lapin. Attention,
-maître Picot!
-
-Ils s’éloignent, se rapprochent, s’écartent encore, puis reviennent;
-nous suivons leurs allées imprévues, en courant dans les petits chemins,
-l’esprit en éveil, le doigt sur la gâchette du fusil.
-
-Ils remontent vers la plaine, nous remontons aussi. Soudain, une tache
-grise, une ombre traverse le sentier. J’épaule et je tire. La fumée
-légère s’envole dans l’air bleu, et j’aperçois sur l’herbe une pincée de
-poil blanc qui remue. Alors je hurle de toute ma force: «Lapin,
-lapin.--Il y est!» Et je le montre aux trois chiens, aux trois
-crocodiles velus qui me félicitent en remuant la queue; puis s’en vont
-en chercher un autre.
-
-Maître Picot m’avait rejoint. Moustache se remit à japper. Le fermier
-dit:
-
---Ça pourrait bien être un lièvre, allons au bord de la plaine.
-
-Mais au moment où je sortais du bois, j’aperçus, debout, à dix pas de
-moi, enveloppé dans son immense manteau jaunâtre, coiffé d’un bonnet de
-laine, et tricotant toujours un bas, comme font les bergers chez nous,
-le pâtre de maître Picot, Gargan, le muet. Je lui dis, selon l’usage:
-
---Bonjour, pasteur.
-
-Et il leva la main pour me saluer, bien qu’il n’eût pas entendu ma voix;
-mais il avait vu le mouvement de mes lèvres.
-
-Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinze ans je le
-voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d’un champ, le corps
-immobile, et ses mains tricotant toujours. Son troupeau le suivait
-comme une meute, semblait obéir à son œil.
-
-Maître Picot me serra le bras:
-
---Vous savez que le berger a tué sa femme.
-
-Je fus stupéfait:
-
---Gargan? Le sourd-muet?
-
---Oui, cet hiver, et il a été jugé à Rouen. Je vas vous conter ça.
-
-Et il m’entraîna dans le taillis, car le pasteur savait cueillir les
-mots sur la bouche de son maître comme s’il les eût entendus. Il ne
-comprenait que lui; mais, en face de lui, il n’était plus sourd; et le
-maître, par contre, devinait comme un sorcier toutes les intentions de
-la pantomime du muet, tous les gestes de ses doigts, les plis de ses
-joues et les reflets de ses yeux.
-
-Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s’en passe aux
-champs, quelquefois.
-
-Gargan était fils d’un marneux, d’un de ces hommes qui descendent dans
-les marnières pour extraire cette sorte de pierre molle, blanche et
-fondante, qu’on sème sur les terres. Sourd-muet de naissance, on l’avait
-élevé à garder des vaches le long des fossés des routes.
-
-Puis, recueilli par le père de Picot, il était devenu berger de la
-ferme. C’était un excellent berger, dévoué, probe, et qui savait
-replacer les membres démis, bien que personne ne lui eût jamais rien
-appris.
-
-Quand Picot prit la ferme à son tour, Gargan avait trente ans et en
-paraissait quarante. Il était haut, maigre et barbu, barbu comme un
-patriarche.
-
-Or, vers cette époque, une bonne femme du pays, très pauvre, la Martel,
-mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu’on appelait la Goutte à
-cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie.
-
-Picot recueillit cette guenilleuse et l’employa à de menues besognes, la
-nourrissant sans la payer, en échange de son travail. Elle couchait sous
-la grange, dans l’étable ou dans l’écurie, sur la paille ou sur le
-fumier, quelque part, n’importe où, car on ne donne pas un lit à ces
-va-nu-pieds. Elle couchait donc n’importe où, avec n’importe qui,
-peut-être avec le charretier ou le goujat. Mais il arriva que, bientôt,
-elle s’adonna avec le sourd et s’accoupla avec lui d’une façon continue.
-Comment s’unirent ces deux misères? Comment se comprirent-elles?
-Avait-il jamais connu une femme avant cette rôdeuse de granges, lui qui
-n’avait jamais causé avec personne? Est-ce elle qui le fut trouver dans
-sa hutte roulante, et qui le séduisit, Ève d’ornière, au bord d’un
-chemin? On ne sait pas. On sut seulement, un jour, qu’ils vivaient
-ensemble comme mari et femme.
-
-Personne ne s’en étonna. Et Picot trouva même cet accouplement naturel.
-
-Mais voilà que le curé apprit cette union sans messe et se fâcha. Il fit
-des reproches à madame Picot, inquiéta sa conscience, la menaça de
-châtiments mystérieux. Que faire? C’était bien simple. On allait les
-marier à l’église et à la mairie. Ils n’avaient rien ni l’un ni l’autre:
-lui, pas une culotte entière; elle, pas un jupon d’une seule pièce.
-Donc, rien ne s’opposait à ce que la loi et la religion fussent
-satisfaites. On les unit, en une heure, devant maire et curé, et on crut
-tout réglé pour le mieux.
-
-Mais voilà que, bientôt, ce fut un jeu dans le pays (pardon pour ce
-vilain mot!) de faire cocu ce pauvre Gargan. Avant qu’il fût marié,
-personne ne songeait à coucher avec la Goutte; et, maintenant, chacun
-voulait son tour, histoire de rire. Tout le monde y passait pour un
-petit verre, derrière le dos du mari. L’aventure fit même tant de bruit
-aux environs qu’il vint des messieurs de Goderville pour voir ça.
-
-Moyennant un demi-litre, la Goutte leur donnait le spectacle avec
-n’importe qui, dans un fossé, derrière un mur, tandis qu’on apercevait,
-en même temps, la silhouette immobile de Gargan, tricotant un bas à cent
-pas de là et suivi de son troupeau bêlant. Et on riait à s’en rendre
-malade dans tous les cafés de la contrée; on ne parlait que de ça, le
-soir, devant le feu; on s’abordait sur les routes en se demandant:
-«As-tu payé la goutte à la Goutte?» On savait ce que cela voulait dire.
-
-Le berger ne semblait rien voir. Mais voilà qu’un jour, le gars Poirot,
-de Sasseville, appela d’un signe la femme à Gargan derrière une meule en
-lui faisant voir une bouteille pleine. Elle comprit et accourut en
-riant; or, à peine étaient-ils occupés à leur besogne criminelle que le
-pâtre tomba sur eux comme s’il fût sorti d’un nuage. Poirot s’enfuit, à
-cloche-pied, la culotte sur les talons, tandis que le muet, avec des
-cris de bête, serrait la gorge de sa femme.
-
-Des gens accoururent qui travaillaient dans la plaine. Il était trop
-tard; elle avait la langue noire, les yeux sortis de la tête; du sang
-lui coulait par le nez. Elle était morte.
-
-Le berger fut jugé par le tribunal de Rouen. Comme il était muet, Picot
-lui servait d’interprète. Les détails de l’affaire amusèrent beaucoup
-l’auditoire. Mais le fermier n’avait qu’une idée: c’était de faire
-acquitter son pasteur, et il s’y prenait en malin.
-
-Il raconta d’abord toute l’histoire du sourd et celle de son mariage;
-puis, quand il en vint au crime, il interrogea lui-même l’assassin.
-
-Toute l’assistance était silencieuse.
-
-Picot prononçait avec lenteur:
-
---Savais-tu qu’elle te trompait?
-
-Et en même temps, il mimait sa question avec les yeux.
-
-L’autre fit «non» de la tête.
-
---T’étais couché dans la meule quand tu l’as surpris?
-
-Et il faisait le geste d’un homme qui aperçoit une chose dégoûtante.
-
-L’autre fit «oui» de la tête.
-
-Alors, le fermier, imitant les signes du maire qui marie, et du prêtre
-qui unit au nom de Dieu, demanda à son serviteur s’il avait tué sa femme
-parce qu’elle était liée à lui devant les hommes et devant le ciel.
-
-Le berger fit «oui» de la tête.
-
-Picot lui dit:
-
---Allons, montre comment c’est arrivé?
-
-Alors, le sourd mima lui-même toute la scène. Il montra qu’il dormait
-dans la meule; qu’il s’était réveillé en sentant remuer la paille, qu’il
-avait regardé tout doucement, et qu’il avait vu la chose.
-
-Il s’était dressé, entre les deux gendarmes, et, brusquement, il imita
-le mouvement obscène du couple criminel enlacé devant lui.
-
-Un rire tumultueux s’éleva dans la salle, puis s’arrêta net; car le
-berger, les yeux hagards, remuant sa mâchoire et sa grande barbe comme
-s’il eût mordu quelque chose, les bras tendus, la tête en avant,
-répétait l’action terrible du meurtrier qui étrangle un être.
-
-Et il hurlait affreusement, tellement affolé de colère qu’il croyait la
-tenir encore et que les gendarmes furent obligés de le saisir et de
-l’asseoir de force pour le calmer.
-
-Un grand frisson d’angoisse courut dans l’assistance. Alors maître
-Picot, posant la main sur l’épaule de son serviteur, dit simplement:
-
---Il a de l’honneur, cet homme-là.
-
-Et le berger fut acquitté.
-
- * * * * *
-
-Quant à moi, ma chère amie, j’écoutais, fort ému, la fin de cette
-aventure que je vous ai racontée en termes bien grossiers, pour ne rien
-changer au récit du fermier, quand un coup de fusil éclata au milieu du
-bois; et la voix formidable de Gaspard gronda dans le vent comme un coup
-de canon.
-
---Bécasse. Elle y est.
-
-Et voilà comment j’emploie mon temps à guetter des bécasses qui passent
-tandis que vous allez aussi voir passer au Bois les premières toilettes
-d’hiver.
-
- _Les Bécasses_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 20 octobre
- 1885.
-
-
-
-
-EN WAGON.
-
-
-Le soleil allait disparaître derrière la grande chaîne dont le puy de
-Dôme est le géant, et l’ombre des cimes s’étendait dans la profonde
-vallée de Royat.
-
-Quelques personnes se promenaient dans le parc, autour du kiosque de la
-musique. D’autres demeuraient encore assises, par groupes, malgré la
-fraîcheur du soir.
-
-Dans un de ces groupes on causait avec animation, car il était question
-d’une grave affaire qui tourmentait beaucoup Mᵐᵉˢ de Sarcagnes, de
-Vaulacelles et de Bridoie. Dans quelques jours allaient commencer les
-vacances, et il s’agissait de faire venir leurs fils élevés chez les
-Jésuites et chez les Dominicains.
-
-Or ces dames n’avaient point envie d’entreprendre elles-mêmes le voyage
-pour ramener leurs descendants, et elles ne connaissaient justement
-personne qu’elles pussent charger de ce soin délicat. On touchait aux
-derniers jours de juillet. Paris était vide. Elles cherchaient, sans
-trouver, un nom qui leur offrît les garanties désirées.
-
-Leur embarras s’augmentait de ce qu’une vilaine affaire de mœurs avait
-eu lieu quelques jours auparavant dans un wagon. Et ces dames
-demeuraient persuadées que toutes les filles de la capitale passaient
-leur existence dans les rapides, entre l’Auvergne et la gare de Lyon.
-Les échos de _Gil-Blas_, d’ailleurs, au dire de Mᵐᵉ de Bridoie,
-signalaient la présence à Vichy, au Mont-Dore et à la Bourboule, de
-toutes les horizontales connues et inconnues. Pour y être, elles avaient
-dû venir en wagon; et elles s’en retournaient indubitablement encore en
-wagon; elles devaient même s’en retourner sans cesse pour revenir tous
-les jours. C’était donc un va-et-vient continu d’impures sur cette
-maudite ligne. Ces dames se désolaient que l’accès des gares ne fût pas
-interdit aux femmes suspectes.
-
-Or Roger de Sarcagnes avait quinze ans, Gontran de Vaulacelles treize
-ans et Roland de Bridoie onze ans. Que faire? Elles ne pouvaient pas,
-cependant, exposer leurs chers enfants au contact de pareilles
-créatures. Que pouvaient-ils entendre, que pouvaient-ils voir, que
-pouvaient-ils apprendre, s’ils passaient une journée entière, ou une
-nuit, dans un compartiment qui enfermerait, peut-être, une ou deux de
-ces drôlesses avec un ou deux de leurs compagnons?
-
-La situation semblait sans issue, quand Mᵐᵉ de Martinsec vint à passer.
-Elle s’arrêta pour dire bonjour à ses amies qui lui racontèrent leurs
-angoisses.
-
---Mais c’est bien simple, s’écria-t-elle, je vais vous prêter l’abbé. Je
-peux très bien m’en passer pendant quarante-huit heures. L’éducation de
-Rodolphe ne sera pas compromise pour si peu. Il ira chercher vos enfants
-et vous les ramènera.
-
-Il fut donc convenu que l’abbé Lecuir, un jeune prêtre, fort instruit,
-précepteur de Rodolphe de Martinsec, irait à Paris, la semaine suivante,
-chercher les trois jeunes gens.
-
- * * * * *
-
-L’abbé partit donc le vendredi; et il se trouvait à la gare de Lyon le
-dimanche matin pour prendre avec ses trois gamins, le rapide de huit
-heures, le nouveau rapide-direct organisé depuis quelques jours
-seulement, sur la réclamation générale de tous les baigneurs de
-l’Auvergne.
-
-Il se promenait sur le quai de départ, suivi de ses collégiens, comme
-une poule de ses poussins, et il cherchait un compartiment vide ou
-occupé par des gens d’aspect respectable, car il avait l’esprit hanté
-par toutes les recommandations minutieuses que lui avaient faites Mᵐᵉˢ
-de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie.
-
-Or il aperçut tout à coup devant une portière un vieux monsieur et une
-vieille dame à cheveux blancs qui causaient avec une autre dame
-installée dans l’intérieur du wagon. Le vieux monsieur était officier de
-la Légion d’honneur; et ces gens avaient l’aspect le plus comme il faut.
-«Voici mon affaire,» pensa l’abbé. Il fit monter les trois élèves et les
-suivit.
-
-La vieille dame disait:
-
---Surtout soigne-toi bien, mon enfant.
-
-La jeune répondit:
-
---Oh! oui, maman, ne crains rien.
-
---Appelle le médecin aussitôt que tu te sentiras souffrante.
-
---Oui, oui, maman.
-
---Allons, adieu, ma fille.
-
---Adieu, maman.
-
-Il y eut une longue embrassade, puis un employé ferma les portières et
-le train se mit en route.
-
-Ils étaient seuls. L’abbé, ravi, se félicitait de son adresse, et il se
-mit à causer avec les jeunes gens qui lui étaient confiés. Il avait été
-convenu, le jour de son départ, que Mᵐᵉ de Martinsec l’autoriserait à
-donner des répétitions pendant toutes les vacances à ces trois garçons,
-et il voulait sonder un peu l’intelligence et le caractère de ses
-nouveaux élèves.
-
-Roger de Sarcagnes, le plus grand, était un de ces hauts collégiens
-poussés trop vite, maigres et pâles, et dont les articulations ne
-semblent pas tout à fait soudées. Il parlait lentement, d’une façon
-naïve.
-
-Gontran de Vaulacelles, au contraire, demeurait tout petit, trapu, et il
-était malin, sournois, mauvais et drôle. Il se moquait toujours de tout
-le monde, avait des mots de grande personne, des répliques à double sens
-qui inquiétaient ses parents.
-
-Le plus jeune, Roland de Bridoie, ne paraissait montrer aucune aptitude
-pour rien; C’était une bonne petite bête qui ressemblerait à son papa.
-
-L’abbé les avait prévenus qu’ils seraient sous ses ordres pendant ces
-deux mois d’été; et il leur fit un sermon bien senti sur leurs devoirs
-envers lui, sur la façon dont il entendait les gouverner, sur la méthode
-qu’il emploierait envers eux.
-
-C’était un abbé d’âme droite et simple, un peu phraseur et plein de
-systèmes.
-
-Son discours fut interrompu par un profond soupir que poussa leur
-voisine. Il tourna la tête vers elle. Elle demeurait assise dans son
-coin, les yeux fixes, les joues un peu pâles. L’abbé revint à ses
-disciples.
-
-Le train roulait à toute vitesse, traversait des plaines, des bois,
-passait sous des ponts et sur des ponts, secouait de sa trépidation
-frémissante le chapelet de voyageurs enfermés dans les wagons.
-
-Gontran de Vaulacelles, maintenant, interrogeait l’abbé Lecuir sur
-Royat, sur les amusements du pays. Y avait-il une rivière? Pouvait-on
-pêcher? Aurait-il un cheval, comme l’autre année? etc.
-
-La jeune femme, tout à coup, jeta une sorte de cri, un «ah!» de
-souffrance vite réprimé.
-
-Le prêtre, inquiet, lui demanda:
-
---Vous sentez-vous indisposée, madame?
-
-Elle répondit:
-
---Non, non, monsieur l’abbé, ce n’est rien, une légère douleur, ce n’est
-rien. Je suis un peu malade depuis quelque temps, et le mouvement du
-train me fatigue. Sa figure était devenue livide, en effet.
-
-Il insista:
-
---Si je puis quelque chose pour vous, madame?...
-
---Oh! non, rien du tout,--monsieur l’abbé. Je vous remercie.
-
-Le prêtre reprit sa causerie avec ses élèves les préparant à son
-enseignement et à sa direction.
-
-Les heures passaient. Le convoi s’arrêtait de temps en temps, puis
-repartait. La jeune femme, maintenant, paraissait dormir et elle ne
-bougeait plus, enfoncée en son coin. Bien que le jour fût plus qu’à
-moitié écoulé, elle n’avait encore rien mangé. L’abbé pensait: «Cette
-personne doit être bien souffrante».
-
-Il ne restait plus que deux heures de route pour atteindre
-Clermont-Ferrand, quand la voyageuse se mit brusquement à gémir. Elle
-s’était laissée presque tomber de sa banquette et, appuyée sur les
-mains, les yeux hagards, les traits crispés, elle répétait: «Oh! mon
-Dieu! oh! mon Dieu!»
-
-L’abbé s’élança:
-
---Madame... madame... madame, qu’avez-vous?
-
-Elle balbutia:
-
---Je... je... crois que... que... que je vais accoucher. Et elle
-commença aussitôt à crier d’une effroyable façon. Elle poussait une
-longue clameur affolée qui semblait déchirer sa gorge au passage, une
-clameur aiguë, affreuse, dont l’intonation sinistre disait l’angoisse de
-son âme et la torture de son corps.
-
-Le pauvre prêtre éperdu, debout devant elle, ne savait que faire, que
-dire, que tenter, et il murmurait: «Mon Dieu, si je savais... Mon Dieu,
-si je savais!» Il était rouge jusqu’au blanc des yeux; et ses trois
-élèves regardaient avec stupeur cette femme étendue qui criait.
-
-Tout à coup, elle se tordit, élevant ses bras sur sa tête, et son flanc
-eut une secousse étrange, une convulsion qui la parcourut.
-
-L’abbé pensa qu’elle allait mourir, mourir devant lui, privée de secours
-et de soins par sa faute. Alors il dit d’une voix résolue:
-
---Je vais vous aider, madame. Je ne sais pas... mais je vous aiderai
-comme je pourrai. Je dois mon assistance à toute créature qui souffre.
-
-Puis, s’étant retourné vers les trois gamins, il cria:
-
---Vous, vous allez passer vos têtes à la portière; et si l’un de vous se
-retourne il me copiera mille vers de Virgile.
-
-Il abaissa lui-même les trois glaces, y plaça les trois têtes, ramena
-contre le cou les rideaux bleus, et il répéta:
-
---Si vous faites seulement un mouvement, vous serez privés d’excursions
-pendant toutes les vacances. Et n’oubliez point que je ne pardonne
-jamais, moi.
-
-Et il revint vers la jeune femme, en relevant les manches de sa soutane.
-
- * * * * *
-
-Elle gémissait toujours, et, par moments, hurlait. L’abbé, la face
-cramoisie, l’assistait, l’exhortait, la réconfortait, et, sans cesse, il
-levait les yeux vers les trois gamins qui coulaient des regards furtifs,
-vite détournés, vers la mystérieuse besogne accomplie par leur nouveau
-précepteur.
-
---M. de Vaulacelles, vous me copierez vingt fois le verbe
-«désobéir!»--criait-il.
-
---M. de Bridoie, vous serez privé de dessert pendant un mois.
-
-Soudain la jeune femme cessa sa plainte persistante, et presque aussitôt
-un cri bizarre et léger qui ressemblait à un aboiement et à un
-miaulement fit retourner, d’un seul élan, les trois collégiens persuadés
-qu’ils venaient d’entendre un chien nouveau-né.
-
-L’abbé tenait dans ses mains un petit enfant tout nu. Il le regardait
-avec des yeux effarés; il semblait content et désolé, prêt à rire et
-prêt à pleurer; on l’aurait cru fou, tant sa figure exprimait de choses
-par le jeu rapide des yeux, des lèvres et des joues.
-
-Il déclara, comme s’il eût annoncé à ses élèves une grande nouvelle:
-
---C’est un garçon.
-
-Puis aussitôt il reprit:
-
---M. de Sarcagnes, passez-moi la bouteille d’eau qui est dans le
-filet.--Bien.--Débouchez-la.--Très bien.--Versez-m’en quelques gouttes
-dans la main, seulement quelques gouttes.--Parfait.
-
-Et il répandit cette eau sur le front nu du petit être qu’il portait, en
-prononçant:
-
-«Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi
-soit-il.»
-
-Le train entrait en gare de Clermont. La figure de Mᵐᵉ de Bridoie
-apparut à la portière. Alors l’abbé, perdant la tête, lui présenta la
-frêle bête humaine qu’il venait de cueillir, en murmurant:
-
---C’est madame qui vient d’avoir un petit accident en route.
-
-Il avait l’air d’avoir ramassé cet enfant dans un égout; et, les cheveux
-mouillés de sueur, le rabat sur l’épaule, la robe maculée, il répétait:
-
---Ils n’ont rien vu--rien du tout,--j’en réponds.--Ils regardaient tous
-trois par la portière.--J’en réponds,--ils n’ont rien vu.»
-
-Et il descendit du compartiment avec quatre garçons au lieu de trois
-qu’il était allé chercher, tandis que Mᵐᵉˢ de Bridoie, de Vaulacelles
-et de Sarcagnes, livides, échangeaient des regards éperdus, sans trouver
-un seul mot à dire.
-
- * * * * *
-
-Le soir, les trois familles dînaient ensemble pour fêter l’arrivée des
-collégiens. Mais on ne parlait guère; les pères, les mères et les
-enfants eux-mêmes semblaient préoccupés.
-
-Tout à coup, le plus jeune, Roland de Bridoie, demanda:
-
---Dis, maman, où l’abbé l’a-t-il trouvé ce petit garçon?
-
-La mère ne répondit pas directement.
-
---Allons, dîne, et laisse-nous tranquilles avec tes questions.
-
-Il se tut quelques minutes, puis reprit:
-
---Il n’y avait personne que cette dame qui avait mal au ventre. C’est
-donc que l’abbé est prestidigitateur, comme Robert Houdin qui fait venir
-un bocal de poissons sous un tapis.
-
---Tais-toi, voyons. C’est le bon Dieu qui l’a envoyé.
-
---Mais où l’avait-il mis le bon Dieu? Je n’ai rien vu, moi. Est-il entré
-par la portière, dis?
-
-Mᵐᵉ de Bridoie, impatientée, répliqua:
-
---Voyons, c’est fini, tais-toi. Il est venu sous un chou comme tous les
-petits enfants. Tu le sais bien.
-
---Mais il n’y avait pas de chou dans le wagon?
-
-Alors Gontran de Vaulacelles, qui écoutait avec un air sournois, sourit
-et dit:
-
---Si, il y avait un chou. Mais il n’y a que Monsieur l’abbé qui l’a vu.
-
- _En Wagon_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 24 mars 1885.
-
-
-
-
-ÇA IRA.
-
-
-J’étais descendu à Barviller uniquement parce que j’avais lu dans un
-guide (je ne sais plus lequel): Beau musée, deux Rubens, un Téniers, un
-Ribera.
-
-Donc je pensais: Allons voir ça. Je dînerai à l’hôtel de l’Europe, que
-le guide affirme excellent, et je repartirai le lendemain.
-
-Le musée était fermé: on ne l’ouvre que sur la demande des voyageurs; il
-fut donc ouvert à ma requête, et je pus contempler quelques croûtes
-attribuées par un conservateur fantaisiste aux premiers maîtres de la
-peinture.
-
-Puis je me trouvai tout seul, et n’ayant absolument rien à faire, dans
-une longue rue de petite ville inconnue, bâtie au milieu de plaines
-interminables, je parcourus cette _artère_, j’examinai quelques pauvres
-magasins; puis, comme il était quatre heures, je fus saisi par un de ces
-découragements qui rendent fous les plus énergiques.
-
-Que faire? Mon Dieu, que faire? J’aurais payé cinq cents francs l’idée
-d’une distraction quelconque? Me trouvant à sec d’inventions, je me
-décidai, tout simplement, à fumer un bon cigare et je cherchai le bureau
-de tabac. Je le reconnus bientôt à sa lanterne rouge, j’entrai. La
-marchande me tendit plusieurs boîtes au choix; ayant regardé les
-cigares, que je jugeai détestables, je considérai, par hasard, la
-patronne.
-
-C’était une femme de quarante-cinq ans environ, forte et grisonnante.
-Elle avait une figure grasse, respectable, en qui il me sembla trouver
-quelque chose de familier. Pourtant je ne connaissais point cette dame!
-Non, je ne la connaissais pas assurément! Mais ne se pouvait-il faire
-que je l’eusse rencontrée? Oui, c’était possible! Ce visage-là devait
-être une connaissance de mon œil, une vieille connaissance perdue de
-vue, et changée, engraissée énormément sans doute.
-
-Je murmurai:
-
---Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me semble que je
-vous connais depuis longtemps.
-
-Elle répondit en rougissant:
-
---C’est drôle... Moi aussi.
-
-Je poussai un cri:
-
---Ah? Ça ira!
-
-Elle leva ses deux mains avec un désespoir comique, épouvantée de ce mot
-et balbutiant:
-
---Oh! oh! Si on vous entendait...
-
-Puis soudain elle s’écria à son tour:
-
---Tiens, c’est toi, Georges!
-
-Puis elle regarda avec frayeur si on ne l’avait point écoutée. Mais nous
-étions seuls, bien seuls!
-
-«Ça ira.» Comment avais-je pu reconnaître «_Ça ira_», la pauvre _Ça
-ira_, la maigre _Ça ira!_ la désolée _Ça ira_, dans cette tranquille et
-grasse fonctionnaire du gouvernement?
-
-_Ça ira!_ Que de souvenirs s’éveillèrent brusquement en moi: Bougival,
-La Grenouillère, Chatou, le restaurant Fournaise, les longues journées
-en yole au bord des berges, dix ans de ma vie passés dans ce coin de
-pays, sur ce délicieux bout de rivière.
-
-Nous étions alors une bande d’une douzaine, habitant la maison Galopois,
-à Chatou, et vivant là d’une drôle de façon, toujours à moitié nus et à
-moitié gris. Les mœurs des canotiers d’aujourd’hui ont bien changé. Ces
-messieurs portent des monocles.
-
-Or notre bande possédait une vingtaine de canotières, régulières et
-irrégulières. Dans certains dimanches, nous en avions quatre; dans
-certains autres, nous les avions toutes. Quelques-unes étaient là, pour
-ainsi dire, à demeure, les autres venaient quand elles n’avaient rien de
-mieux à faire. Cinq ou six vivaient sur le commun, sur les hommes sans
-femmes, et, parmi celles-là, _Ça ira_.
-
-C’était une pauvre fille maigre et qui boitait. Cela lui donnait des
-allures de sauterelle. Elle était timide, gauche, maladroite en tout ce
-qu’elle faisait. Elle s’accrochait avec crainte, au plus humble, au plus
-inaperçu, au moins riche de nous, qui la gardait un jour ou un mois,
-suivant ses moyens. Comment s’était-elle trouvée parmi nous, personne ne
-le savait plus. L’avait-on rencontrée, un soir de pochardise, au bal des
-Canotiers et emmenée dans une de ces rafles de femmes que nous faisions
-souvent? L’avions-nous invitée à déjeuner, en la voyant seule, assise à
-une petite table, dans un coin. Aucun de nous ne l’aurait pu dire; mais
-elle faisait partie de la bande.
-
-Nous l’avions baptisée _Ça ira_, parce qu’elle se plaignait toujours de
-la destinée, de sa malchance, de ses déboires. On lui disait chaque
-dimanche:
-
---Eh bien, _Ça ira_, ça va-t-il?
-
-Et elle répondait toujours:
-
---Non, pas trop, mais faut espérer que ça ira mieux un jour.
-
-Comment ce pauvre être disgracieux et gauche était-il arrivé à faire le
-métier qui demande le plus de grâce, d’adresse, de ruse et de beauté?
-Mystère. Paris, d’ailleurs, est plein de filles d’amour laides à
-dégoûter un gendarme.
-
-Que faisait-elle pendant les six autres jours de la semaine? Plusieurs
-fois, elle nous avait dit qu’elle travaillait. A quoi? nous l’ignorions,
-indifférents à son existence.
-
-Et puis, je l’avais à peu près perdue de vue. Notre groupe s’était
-émietté peu à peu, laissant la place à une autre génération, à qui nous
-avions aussi laissé _Ça ira_. Je l’appris en allant déjeuner chez
-Fournaise de temps en temps.
-
-Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l’avions baptisée ainsi, avaient
-cru à un nom d’Orientale et la nommaient Zaïra; puis ils avaient cédé à
-leur tour leurs canots et quelques canotières à la génération suivante.
-(Une génération de canotiers vit, en général, trois ans sur l’eau, puis
-quitte la Seine pour entrer dans la magistrature, la médecine ou la
-politique.)
-
-Zaïra était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s’était encore
-modifié en Sarah. On la crut alors israélite.
-
-Les tout derniers, ceux à monocle, l’appelaient donc tout simplement «La
-Juive».
-
-Puis elle disparut.
-
-Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac à Barviller.
-
- * * * * *
-
-Je lui dis:
-
---Eh bien, ça va donc, à présent?
-
-Elle répondit:
-
---Un peu mieux.
-
-Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je
-n’y aurais point songé; aujourd’hui, je me sentais intrigué, attiré,
-tout à fait intéressé. Je lui demandai:
-
---Comment as-tu fait pour avoir de la chance?
-
---Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais le moins.
-
---Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée!
-
---Oh non!
-
---Où ça donc?
-
---A Paris, dans l’hôtel que j’habitais.
-
---Ah! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris?
-
---Oui, j’étais chez madame Ravelet.
-
---Qui ça, madame Ravelet?
-
---Tu ne connais pas madame Ravelet? Oh!
-
---Mais non.
-
---La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli.
-
-Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne,
-mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieur d’une maison de
-modes, l’existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées,
-toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cet épervier de trottoir qui
-chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en
-flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle.
-
-Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois:
-
---Si tu savais comme on est canaille... et comme on en fait de roides.
-Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu
-sais!
-
-Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’un parapluie.
-J’en avais un vieux, en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme
-je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui
-me dit:
-
---Comment! tu oses sortir avec ça!
-
---Mais je n’en ai pas d’autre, et, en ce moment, les fonds sont bas.
-
-Ils étaient toujours bas les fonds!
-
-Elle me répond:
-
---Vas en chercher un à la Madeleine.
-
-Moi, ça m’étonne.
-
-Elle reprend:
-
---C’est là que nous les prenons, toutes; on en a autant qu’on veut.
-
-Et elle m’explique la chose. C’est bien simple.
-
-Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le
-sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie
-la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son
-manche, et je lui fais l’explication d’un manche avec une pomme d’agate.
-Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante
-parapluies perdus; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le
-mien; mais moi j’en choisis un beau, un très beau, à manche d’ivoire
-sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l’a
-décrit avant de l’avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance.
-
-Pour faire ça, on s’habillait très chic.
-
-Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnières
-de la grande boîte à tabac.
-
-Elle reprit:
-
---Oh! on en avait des tours, et on en avait de si drôles. Tiens, nous
-étions cinq à l’atelier, quatre ordinaires et une très bien, Irma, la
-belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au
-Conseil d’Etat. Ça ne l’empêchait pas de lui en faire porter joliment.
-Voilà qu’un hiver elle nous dit:
-
---Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne.
-
-Et elle nous conta son idée.
-
-Tu sais, Irma, elle avait une tournure à troubler la tête de tous les
-hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leur faisaient venir
-l’eau à la bouche. Donc elle imagina de nous faire gagner cent francs à
-chacune pour nous acheter des bagues, et elle arrangea la chose que
-voici:
-
-Tu sais que je n’étais pas riche, à ce moment-là, les autres non plus;
-ça n’allait guère, nous gagnions cent francs par mois au magasin, rien
-de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nous avions chacune deux
-ou trois amants habitués qui donnaient un peu, mais pas beaucoup. A la
-promenade de midi, il arrivait quelquefois qu’on amorçait un monsieur
-qui revenait le lendemain; on le faisait poser quinze jours, et puis on
-cédait. Mais ces hommes-là, ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou,
-c’était pour le plaisir. Oh! si tu savais les ruses que nous avions;
-vrai, c’était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa de nous
-faire gagner cent francs, nous voilà toutes allumées. C’est très vilain
-ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien; tu connais la vie,
-toi, et puis quand on est resté quatre ans à Chatou...
-
-Donc elle nous dit:
-
---Nous allons lever au bal de l’Opéra ce qu’il y a de mieux à Paris
-comme hommes, les plus distingués et les plus riches. Moi, je les
-connais.
-
-Nous n’avons pas cru, d’abord, que c’était vrai; parce que ces hommes-là
-ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui, mais pour nous, non.
-Oh! elle était d’un chic, cette Irma. Tu sais, nous avions coutume de
-dire à l’atelier que, si l’empereur l’avait connue, il l’aurait
-certainement épousée.
-
-Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieux et elle
-nous dit:
-
---Vous, vous n’entrerez pas au bal, vous allez rester chacune dans un
-fiacre dans les rues voisines. Un monsieur viendra qui montera dans
-votre voiture. Dès qu’il sera entré, vous l’embrasserez le plus
-gentiment que vous pourrez; et puis vous pousserez un grand cri pour
-montrer que vous vous êtes trompée, que vous en attendiez un autre. Ça
-allumera le pigeon de voir qu’il prend la place d’un autre et il voudra
-rester par force; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour le
-chasser... et puis... vous irez souper avec lui... Alors il vous devra
-un bon dédommagement.
-
-Tu ne comprends point encore, n’est-ce pas? Eh bien, voici ce qu’elle
-fit, la rosse.
-
-Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, des
-voitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nous
-plaça dans des rues voisines de l’Opéra. Alors, elle alla au bal, toute
-seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes les plus
-marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leurs femmes, elle
-en choisit d’abord un pour l’intriguer. Elle lui en dit de toutes les
-sortes, car elle a de l’esprit aussi. Quand elle le vit bien emballé,
-elle ôta son loup, et il fut pris comme dans un filet. Donc il voulut
-l’emmener tout de suite, et elle lui donna rendez-vous, dans une
-demi-heure, dans une voiture en face du nº 20 de la rue Taitbout.
-C’était moi, dans cette voiture-là! J’étais bien enveloppée et la figure
-voilée. Donc, tout d’un coup, un monsieur passa sa tête à la portière,
-et il dit:
-
---C’est vous?
-
-Je réponds tout bas:
-
---Oui, c’est moi, montez vite.
-
-Il monte; et moi je le saisis dans mes bras et je l’embrasse, mais je
-l’embrasse à lui couper la respiration; puis je reprends:
-
---Oh! que je suis heureuse! que je suis heureuse!
-
-Et, tout d’un coup, je crie:
-
---Mais ce n’est pas toi! Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu!
-
-Et je me mets à pleurer.
-
-Tu juges si voilà un homme embarrassé! Il cherche d’abord à me consoler;
-il s’excuse, proteste qu’il s’est trompé aussi!
-
-Moi, je pleurais toujours, mais moins fort; et je poussais de gros
-soupirs. Alors il me dit des choses très douces. C’était un homme tout à
-fait comme il faut; et puis ça l’amusait maintenant de me voir pleurer
-de moins en moins.
-
-Bref, de fil en aiguille, il m’a proposé d’aller souper. Moi, j’ai
-refusé; j’ai voulu sauter de la voiture; il m’a retenue par la taille;
-et puis embrassée; comme j’avais fait à son entrée.
-
-Et puis... et puis... nous avons... soupé... tu comprends... et il m’a
-donné... devine... voyons, devine... il m’a donné cinq cents francs!...
-Crois-tu qu’il y en a des hommes généreux!
-
-Enfin, la chose a réussi pour tout le monde. C’est Louise qui a eu le
-moins avec deux cents francs. Mais, tu sais, Louise, vrai, elle était
-trop maigre!
-
-La marchande de tabac allait toujours, vidant d’un seul coup tous ses
-souvenirs amassés depuis si longtemps dans son cœur fermé de débitante
-officielle. Tout l’autrefois pauvre et drôle remuait son âme. Elle
-regrettait cette vie galante et bohème du trottoir parisien, faite de
-privations et de caresses payées, de rire et de misère, de ruses et
-d’amour vrai par moments.
-
-Je lui dis:
-
---Mais comment as-tu obtenu ton débit de tabac?
-
-Elle sourit:
-
---Oh! c’est toute une histoire. Figure-toi que j’avais dans mon hôtel,
-porte à porte, un étudiant en droit, mais, tu sais, un de ces étudiants
-qui ne font rien. Celui-là, il vivait au café, du matin au soir; et il
-aimait le billard, comme je n’ai jamais vu aimer personne.
-
-Quand j’étais seule, nous passions la soirée ensemble quelquefois. C’est
-de lui que j’ai eu Roger.
-
---Qui ça, Roger?
-
---Mon fils.
-
---Ah!
-
---Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais je pensais
-bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d’autant plus que je
-n’ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là, jamais. Au bout de dix
-ans, il en était encore à son premier examen. Quand sa famille vit qu’on
-n’en pourrait rien tirer, elle le rappela chez elle en province; mais
-nous étions demeurés en correspondance à cause de l’enfant. Et puis,
-figure-toi qu’aux dernières élections, il y a deux ans, j’apprends qu’il
-a été nommé député dans son pays. Et puis il a fait des discours à la
-Chambre. Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit... Mais, pour
-finir, j’ai été le trouver et il m’a fait obtenir, tout de suite, un
-bureau de tabac comme fille de déporté... C’est vrai que mon père a été
-déporté, mais je n’avais jamais pensé non plus que ça pourrait me
-servir.
-
-Bref... Tiens, voilà Roger.
-
- * * * * *
-
-Un grand jeune homme entrait, correct, grave, poseur.
-
-Il embrassa sur le front sa mère, qui me dit:
-
---Tenez, monsieur, c’est mon fils, chef de bureau à la mairie... Vous
-savez... c’est un futur sous-préfet.
-
-Je saluai dignement ce fonctionnaire, et je sortis pour gagner l’hôtel,
-après avoir serré, avec gravité, la main tendue de _Ça ira_.
-
- _Ça ira_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 10 novembre 1885.
-
-
-
-
-DÉCOUVERTE.
-
-
-Le bateau était couvert de monde. La traversée s’annonçant fort belle,
-les Havraises allaient faire un tour à Trouville.
-
-On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ,
-et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis
-qu’on entendait, le long de ses flancs, un bruit d’eau remuée.
-
-Les roues tournèrent quelques secondes, s’arrêtèrent, repartirent
-doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié par
-le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En
-route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité.
-
-Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le
-bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s’ils partaient pour
-l’Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la même façon.
-
-Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les
-toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l’Océan à peine remué par
-des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une
-courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à
-travers la brume matinale.
-
-A notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large de vingt
-kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs
-de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du
-fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée, dessinaient de grands
-rubans jaunes à travers l’immense nappe verte et pure de la pleine mer.
-
-J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de
-long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n’en sais
-rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des
-voyageurs.
-
-Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mes vieux amis,
-Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dix ans.
-
-Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant
-de choses et d’autres, la promenade d’ours en cage que j’accomplissais
-tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux
-lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.
-
-Tout à coup Sidoine prononça, avec une véritable expression de rage:
-
---C’est plein d’Anglais ici! Les sales gens!
-
-C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient
-l’horizon d’un air important qui semblait dire: «C’est nous, les
-Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!»
-
-Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs
-avaient l’air des drapeaux de leur suffisance.
-
-Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les
-constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores
-leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux
-paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps,
-portaient des chapeaux anglais d’une forme étrange, et, derrière leurs
-crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des
-couleuvres lofées.
-
-Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur
-mâchoire nationale, paraissaient menacer l’espace de leurs dents jaunes
-et démesurées.
-
-On sentait, en passant près d’elles, une odeur de caoutchouc et d’eau
-dentifrice.
-
-Sidoine répéta, avec une colère grandissante:
-
---Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France?
-
-Je demandai en souriant:
-
---Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement
-indifférents.
-
-Il prononça:
-
---Oui, toi, parbleu! Mais moi, j’ai épousé une Anglaise. Voilà.
-
-Je m’arrêtai pour lui rire au nez.
-
---Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux?
-
-Il haussa les épaules:
-
---Non, pas précisément.
-
---Alors... elle te... elle te... trompe?
-
---Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j’en serais
-débarrassé.
-
---Alors, je ne comprends pas!
-
---Tu ne comprends pas? Ça ne m’étonne point. Eh bien, elle a tout
-simplement appris le français, pas autre chose! Écoute:
-
-«Je n’avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer
-l’été à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes
-d’eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur
-avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.
-
-Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l’herbe,
-autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n’y a rien de plus gentil
-qu’une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui
-ramasse des fleurs le long d’un chemin.
-
-Je fis la connaissance d’une famille anglaise descendue au même hôtel
-que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à
-toutes les Anglaises.
-
-Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au
-soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes;
-puis deux filles, l’aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à
-conserves; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine
-avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les
-gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux
-bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute
-l’espérance, tout le bonheur du monde!
-
-Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme
-comme ceux-là! Comme ça répond bien à l’attente éternelle et confuse de
-notre cœur!
-
-Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les
-étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une
-Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons
-amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme,
-drap pour culotte, chapeaux, gants, fusils et... femmes.
-
-Nous avons tort, cependant.
-
-Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c’est
-leur défaut de prononciation. Aussitôt qu’une femme parle mal notre
-langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par mot,
-elle est exquise, et si elle baragouine d’une façon tout à fait
-inintelligible, elle devient irrésistible.
-
-Tu ne te figures pas comme c’est gentil d’entendre dire à une mignonne
-bouche rose: «J’aimé bôcoup la gigotte.»
-
-Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n’y
-comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots
-inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et
-gai.
-
-Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules prenaient sur ses lèvres
-un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino,
-de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées.
-
-Je l’épousai! Je l’aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les
-vrais amants n’adorent jamais qu’un rêve qui a pris une forme de femme.
-
-Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:
-
- Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,
- Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,
- Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
- J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.
-
-Eh bien, mon cher, le seul tort que j’ai eu, ç’a été de donner à ma
-femme un professeur de français.
-
-Tant qu’elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je
-l’ai chérie.
-
-Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante
-de son être, l’élégance incomparable de son geste; elles me la
-montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite
-pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu’elle aimait, pousser
-parfois des exclamations bizarres, et exprimer d’une façon coquette, à
-force d’être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des
-sensations peu compliquées.
-
-Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en
-prononçant--Baâba--et Baâmban.
-
-Aurais-je pu croire que...
-
-Elle parle, à présent... Elle parle... mal... très mal... Elle fait tout
-autant de fautes... Mais on la comprend... oui, je la comprends... je
-sais... je la connais...
-
-J’ai ouvert ma poupée pour regarder dedans... j’ai vu. Et il faut
-causer, mon cher!
-
-Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories
-d’une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher,
-et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d’un dictionnaire
-de la conversation à l’usage des pensionnats de jeunes personnes.
-
-Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui
-renferment d’exécrables bonbons. J’en avais une. Je l’ai déchirée. J’ai
-voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j’ai des
-haut-le-cœur, à présent, rien qu’en apercevant une de ses compatriotes.
-
-J’ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait
-enseigné le français: comprends-tu?»
-
- * * * * *
-
-Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de
-monde.
-
-Je dis:
-
---Où est ta femme?
-
-Il prononça:
-
---Je l’ai ramenée à Étretat.
-
---Et toi, où vas-tu?
-
---Moi? moi je vais me distraire à Trouville.
-
-Puis, après un silence, il ajouta:
-
---Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme.
-
- _Découverte_ a paru dans _le Gaulois_ du jeudi 4 septembre 1884.
-
-
-
-
-SOLITUDE.
-
-
-C’était après un dîner d’hommes. On avait été fort gai. Un d’eux, un
-vieil ami, me dit:
-
---Veux-tu remonter à pied l’avenue des Champs-Élysées?
-
-Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade, sous les
-arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, que cette rumeur
-confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nous passait sur le
-visage, et la légion des étoiles semait sur le ciel noir une poudre
-d’or.
-
-Mon compagnon me dit:
-
---Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, que partout
-ailleurs. Il me semble que ma pensée s’y élargit. J’ai, par moments, ces
-espèces de lueurs dans l’esprit qui font croire, pendant une seconde,
-qu’on va découvrir le divin secret des choses. Puis la fenêtre se
-referme. C’est fini.
-
-De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long des massifs;
-nous passions devant un banc où deux êtres, assis côte à côte, ne
-faisaient qu’une tache noire.
-
-Mon voisin murmura:
-
---Pauvres gens! Ce n’est pas du dégoût qu’ils m’inspirent, mais une
-immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un
-que j’ai pénétré: notre grand tourment dans l’existence vient de ce que
-nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne
-tendent qu’à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en
-plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire
-cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins; mais ils
-demeurent, ils demeureront toujours seuls; et nous aussi.
-
-On s’en aperçoit plus ou moins, voilà tout.
-
-Depuis quelque temps j’endure cet abominable supplice d’avoir compris,
-d’avoir découvert l’affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne
-peut la faire cesser, rien, entends-tu! Quoi que nous tentions, quoi que
-nous fassions, quels que soient l’élan de nos cœurs, l’appel de nos
-lèvres et l’étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls.
-
-Je t’ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez
-moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de
-mon logement. A quoi cela me servira-t-il? Je te parle, tu m’écoutes, et
-nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu?
-
-Bienheureux les simples d’esprit, dit l’Écriture. Ils ont l’illusion du
-bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils
-n’errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des
-coudes, sans autre joie que l’égoïste satisfaction de comprendre, de
-voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre
-éternel isolement.
-
-Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas?
-
-Écoute-moi. Depuis que j’ai senti la solitude de mon être, il me semble
-que je m’enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont
-je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n’a
-point de bout, peut-être! J’y vais sans personne avec moi, sans personne
-autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route
-ténébreuse. Ce souterrain, c’est la vie. Parfois j’entends des bruits,
-des voix, des cris... je m’avance à tâtons vers ces rumeurs confuses.
-Mais je ne sais jamais au juste d’où elles partent; je ne rencontre
-jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui
-m’entoure. Me comprends-tu?
-
-Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.
-
-Musset s’est écrié:
-
- Qui vient? Qui m’appelle? Personne.
- Je suis seul.--C’est l’heure qui sonne.
- O solitude!--O pauvreté!
-
-Mais, chez lui, ce n’était là qu’un doute passager, et non pas une
-certitude définitive, comme chez moi. Il était poète; il peuplait la vie
-de fantômes, de rêves. Il n’était jamais vraiment seul.--Moi, je suis
-seul!
-
-Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu’il
-était un des grands lucides, n’écrivit-il pas à une amie cette phrase
-désespérante: «Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend
-personne.»
-
-Non, personne ne comprend personne, quoi qu’on pense, quoi qu’on dise,
-quoi qu’on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans ces étoiles
-que voilà, jetées comme une graine de feu à travers l’espace, si loin
-que nous apercevons seulement la clarté de quelques-unes, alors que
-l’innombrable armée des autres est perdue dans l’infini, si proches
-qu’elles forment peut-être un tout, comme les molécules d’un corps?
-
-Eh bien, l’homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans un autre
-homme. Nous sommes plus loin l’un de l’autre que ces astres, plus isolés
-surtout, parce que la pensée est insondable.
-
-Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des
-êtres que nous ne pouvons pénétrer! Nous nous aimons les uns les autres
-comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans
-parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d’union nous travaille,
-mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos
-confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses
-vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l’un vers l’autre ne
-font que nous heurter l’un à l’autre.
-
-Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon cœur à quelque
-ami, parce que je comprends mieux alors l’infranchissable obstacle. Il
-est là, cet homme; je vois ses yeux clairs sur moi; mais son âme,
-derrière eux, je ne la connais point. Il m’écoute. Que pense-t-il? Oui,
-que pense-t-il? Tu ne comprends pas ce tourment? Il me hait peut-être?
-ou me méprise? ou se moque de moi? Il réfléchit à ce que je dis, il me
-juge, il me raille, il me condamne, m’estime médiocre ou sot. Comment
-savoir ce qu’il pense? Comment savoir s’il m’aime comme je l’aime? et ce
-qui s’agite dans cette petite tête ronde? Quel mystère que la pensée
-inconnue d’un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni
-connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre!
-
-Et moi, j’ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les
-portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond,
-tout au fond, ce lieu secret du _Moi_ où personne ne pénètre. Personne
-ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble,
-parce que personne ne comprend personne.
-
-Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi? Non, tu me juges fou! tu
-m’examines, tu te gardes de moi! Tu te demandes: «Qu’est-ce qu’il a, ce
-soir?» mais si tu parviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible
-et subtile souffrance, viens-t’en me dire seulement: _Je t’ai compris!_
-et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.
-
-Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.
-
-Misère! Misère! Comme j’ai souffert par elles, parce qu’elles m’ont
-donné souvent, plus que les hommes, l’illusion de n’être pas seul!
-
-Quand on entre dans l’Amour, il semble qu’on s’élargit. Une félicité
-surhumaine vous envahit. Sais-tu pourquoi? Sais-tu d’où vient cette
-sensation d’immense bonheur? C’est uniquement parce qu’on s’imagine
-n’être plus seul. L’isolement, l’abandon de l’être humain paraît cesser.
-Quelle erreur!
-
-Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d’amour qui ronge
-notre cœur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve.
-
-Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cet être à
-longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel
-délire égare notre esprit! Quelle illusion nous emporte!
-
-Elle et moi, nous n’allons plus faire qu’un, tout à l’heure,
-semble-t-il? Mais ce tout à l’heure n’arrive jamais, et, après des
-semaines d’attente, d’espérance et de joie trompeuse, je me retrouve
-tout à coup, un jour, plus seul que je ne l’avais encore été.
-
-Après chaque baiser, après chaque étreinte, l’isolement s’agrandit. Et
-comme il est navrant, épouvantable.
-
-Un poète, M. Sully Prudhomme, n’a-t-il pas écrit:
-
- Les caresses ne sont que d’inquiets transports,
- Infructueux essais du pauvre amour qui tente
- L’impossible union des âmes par les corps...
-
-Et puis, adieu. C’est fini. C’est à peine si on reconnaît cette femme
-qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dont nous
-n’avons jamais connu la pensée intime et banale sans doute!
-
-Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieux des
-êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes les
-aspirations, on était descendu jusqu’au profond de son âme, un mot, un
-seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait, comme un
-éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.
-
-Et pourtant, ce qu’il y a encore de meilleur au monde, c’est de passer
-un soir auprès d’une femme qu’on aime, sans parler, heureux presque
-complètement par la seule sensation de sa présence. Ne demandons pas
-plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.
-
-Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne
-ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Me sachant condamné à
-l’horrible solitude, je regarde les choses, sans jamais émettre mon
-avis. Que m’importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les
-croyances! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis
-désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J’ai des
-phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un
-sourire qui dit: «oui», quand je ne veux même pas prendre la peine de
-parler.
-
-Me comprends-tu?
-
- * * * * *
-
-Nous avions remonté la longue avenue jusqu’à l’Arc de triomphe de
-l’Étoile, puis nous étions redescendus jusqu’à la place de la Concorde,
-car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup
-d’autres choses dont je ne me souviens plus.
-
-Il s’arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de
-granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des
-étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc
-l’histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s’écria:
-
---Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.
-
-Puis il me quitta sans ajouter un mot.
-
-Était-il gris? Était-il fou? Était-il sage? Je ne le sais encore.
-Parfois il me semble qu’il avait raison; parfois il me semble qu’il
-avait perdu l’esprit.
-
- _Solitude_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 3 mars 1884.
-
-
-
-
-AU BORD DU LIT.
-
-
-U_n grand feu flambait dans l’âtre. Sur la table japonaise, deux tasses
-à thé se faisaient face, tandis que la théière fumait à côté contre le
-sucrier flanqué du carafon de rhum._
-
-_Le comte de Sallure jeta son chapeau, ses gants et sa fourrure sur une
-chaise, tandis que la comtesse, débarrassée de sa sortie de bal,
-rajustait un peu ses cheveux devant la glace. Elle se souriait
-aimablement à elle-même en tapotant, du bout de ses doigts fins et
-luisants de bagues, les cheveux frisés des tempes. Puis elle se tourna
-vers son mari. Il la regardait depuis quelques secondes, et semblait
-hésiter comme si une pensée intime l’eût gêné._
-
-_Enfin il dit_:
-
---Vous a-t-on assez fait la cour, ce soir?
-
-_Elle le considéra dans les yeux, le regard allumé d’une flamme de
-triomphe et de défi, et répondit_:
-
---Je l’espère bien!
-
-_Puis elle s’assit à sa place. Il se mit en face d’elle et reprit en
-cassant une brioche_:
-
---C’en était presque ridicule... pour moi!
-
-_Elle demanda_:
-
---Est-ce une scène? avez-vous l’intention de me faire des reproches?
-
---Non, ma chère amie, je dis seulement que ce M. Burel a été presque
-inconvenant auprès de vous. Si... si... si j’avais eu des droits... je
-me serais fâché.
-
---Mon cher ami, soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’hui comme vous
-pensiez l’an dernier, voilà tout. Quand j’ai su que vous aviez une
-maîtresse, une maîtresse que vous aimiez, vous ne vous occupiez guère si
-on me faisait ou si on ne me faisait pas la cour. Je vous ai dit mon
-chagrin, j’ai dit, comme vous ce soir, mais avec plus de raison: Mon
-ami, vous compromettez Mᵐᵉ de Servy, vous me faites de la peine et vous
-me rendez ridicule. Qu’avez-vous répondu? Oh! vous m’avez parfaitement
-laissé entendre que j’étais libre, que le mariage, entre gens
-intelligents, n’était qu’une association d’intérêts, un lien social,
-mais non un lien moral. Est-ce vrai? Vous m’avez laissé comprendre que
-votre maîtresse était infiniment mieux que moi, plus séduisante, plus
-femme! Vous avez dit: plus femme. Tout cela était entouré, bien entendu,
-de ménagements d’homme bien élevé, enveloppé de compliments, énoncé avec
-une délicatesse à laquelle je rends hommage. Je n’en ai pas moins
-parfaitement compris.
-
-Il a été convenu que nous vivrions désormais ensemble, mais complètement
-séparés. Nous avions un enfant qui formait entre nous un trait d’union.
-
-Vous m’avez presque laissé deviner que vous ne teniez qu’aux apparences,
-que je pouvais, s’il me plaisait, prendre un amant pourvu que cette
-liaison restât secrète. Vous avez longuement disserté, et fort bien, sur
-la finesse des femmes, sur leur habileté pour ménager les convenances,
-etc.
-
-J’ai compris, mon ami, parfaitement compris. Vous aimiez alors beaucoup,
-beaucoup Mᵐᵉ de Servy, et ma tendresse légitime, ma tendresse légale
-vous gênait. Je vous enlevais, sans doute, quelques-uns de vos moyens.
-Nous avons, depuis lors, vécu séparés. Nous allons dans le monde
-ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez
-nous.
-
-Or, depuis un mois ou deux, vous prenez des allures d’homme jaloux.
-Qu’est-ce que cela veut dire?
-
---Ma chère amie, je ne suis point jaloux, mais j’ai peur de vous voir
-vous compromettre. Vous êtes jeune, vive, aventureuse...
-
---Pardon, si nous parlons d’aventures, je demande à faire la balance
-entre nous.
-
---Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami
-sérieux. Quant à tout ce que vous venez de dire, c’est fortement
-exagéré.
-
---Pas du tout. Vous avez avoué, vous m’avez avoué votre liaison, ce qui
-équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Je ne l’ai pas
-fait...
-
---Permettez...
-
---Laissez-moi donc parler. Je ne l’ai pas fait. Je n’ai point d’amant,
-et je n’en ai pas eu... jusqu’ici. J’attends... je cherche... je ne
-trouve pas. Il me faut quelqu’un de bien... de mieux que vous... C’est
-un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer.
-
---Ma chère, toutes ces plaisanteries sont absolument déplacées.
-
---Mais je ne plaisante pas le moins du monde. Vous m’avez parlé du
-dix-huitième siècle, vous m’avez laissé entendre que vous étiez régence.
-Je n’ai rien oublié. Le jour où il me conviendra de cesser d’être ce
-que je suis, vous aurez beau faire, entendez-vous, vous serez, sans même
-vous en douter... cocu comme d’autres.
-
---Oh!... pouvez-vous prononcer de pareils mots?
-
---De pareils mots!... Mais vous avez ri comme un fou quand Mᵐᵉ de Gers a
-déclaré que M. de Servy avait l’air d’un cocu à la recherche de ses
-cornes.
-
---Ce qui peut paraître drôle dans la bouche de Mᵐᵉ de Gers devient
-inconvenant dans la vôtre.
-
---Pas du tout. Mais vous trouvez très plaisant le mot cocu quand il
-s’agit de M. de Servy, et vous le jugez fort malsonnant quand il s’agit
-de vous. Tout dépend du point de vue. D’ailleurs je ne tiens pas à ce
-mot, je ne l’ai prononcé que pour voir si vous êtes mûr.
-
---Mûr... Pour quoi?
-
---Mais pour l’être. Quand un homme se fâche en entendant dire cette
-parole, c’est qu’il... brûle. Dans deux mois, vous rirez tout le premier
-si je parle d’un... coiffé. Alors... oui... quand on l’est, on ne le
-sent pas.
-
---Vous êtes, ce soir, tout à fait mal élevée. Je ne vous ai jamais vue
-ainsi.
-
---Ah! voilà... j’ai changé... en mal. C’est votre faute.
-
---Voyons, ma chère, parlons sérieusement. Je vous prie, je vous supplie
-de ne pas autoriser, comme vous l’avez fait ce soir, les poursuites
-inconvenantes de M. Burel.
-
---Vous êtes jaloux. Je le disais bien.
-
---Mais non, non. Seulement je désire n’être pas ridicule. Je ne veux pas
-être ridicule. Et si je revois ce monsieur vous parler dans les...
-épaules, ou plutôt entre les seins...
-
---Il cherchait un porte-voix.
-
---Je... je lui tirerai les oreilles.
-
---Seriez-vous amoureux de moi, par hasard?
-
---On le pourrait être de femmes moins jolies.
-
---Tiens, comme vous voilà! C’est que je ne suis plus amoureuse de vous,
-moi!
-
- * * * * *
-
-_Le comte s’est levé. Il fait le tour de la petite table, et, passant
-derrière sa femme, lui dépose vivement un baiser sur la nuque. Elle se
-dresse d’une secousse, et, le regardant au fond des yeux_:
-
---Plus de ces plaisanteries-là, entre nous, s’il vous plaît. Nous vivons
-séparés. C’est fini.
-
---Voyons, ne vous fâchez pas. Je vous trouve ravissante depuis quelque
-temps.
-
---Alors... alors... c’est que j’ai gagné. Vous aussi... vous me
-trouvez... mûre.
-
---Je vous trouve ravissante, ma chère; vous avez des bras, un teint,
-des épaules...
-
---Qui plairaient à M. Burel...
-
---Vous êtes féroce. Mais là... vrai... je ne connais pas de femme aussi
-séduisante que vous.
-
---Vous êtes à jeun.
-
---Hein?
-
---Je dis: Vous êtes à jeun.
-
---Comment ça?
-
---Quand on est à jeun, on a faim, et quand on a faim, on se décide à
-manger des choses qu’on n’aimerait point à un autre moment. Je suis le
-plat... négligé jadis que vous ne seriez pas fâché de vous mettre sous
-la dent... ce soir.
-
---Oh! Marguerite! Qui vous a appris à parler comme ça?
-
---Vous! Voyons: depuis votre rupture avec Mᵐᵉ de Servy, vous avez eu, à
-ma connaissance, quatre maîtresses, des cocottes celles-là, des
-artistes, dans leur partie. Alors, comment voulez-vous que j’explique
-autrement que par un jeûne momentané vos... velléités de ce soir.
-
---Je serai franc et brutal, sans politesse. Je suis redevenu amoureux de
-vous. Pour de vrai, très fort. Voilà.
-
---Tiens, tiens. Alors vous voudriez... recommencer?
-
---Oui, Madame.
-
---Ce soir!
-
---Oh! Marguerite!
-
---Bon. Vous voilà encore scandalisé. Mon cher, entendons-nous. Nous ne
-sommes plus rien l’un à l’autre, n’est-ce pas? Je suis votre femme,
-c’est vrai, mais votre femme--libre. J’allais prendre un engagement d’un
-autre côté, vous me demandez la préférence. Je vous la donnerai... à
-prix égal.
-
---Je ne comprends pas.
-
---Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes? Soyez franc.
-
---Mille fois mieux.
-
---Mieux que la mieux?
-
---Mille fois.
-
---Eh bien, combien vous a-t-elle coûté, la mieux, en trois mois?
-
---Je n’y suis plus.
-
---Je dis: combien vous a coûté, en trois mois, la plus charmante de vos
-maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners, théâtre, etc., entretien
-complet, enfin?
-
---Est-ce que je sais, moi?
-
---Vous devez le savoir. Voyons, un prix moyen, modéré. Cinq mille francs
-par mois: est-ce à peu près juste?
-
---Oui... à peu près.
-
---Eh bien, mon ami, donnez-moi tout de suite cinq mille francs et je
-suis à vous pour un mois, à compter de ce soir.
-
---Vous êtes folle.
-
---Vous le prenez ainsi; bonsoir.
-
- * * * * *
-
-_La comtesse sort, et entre dans sa chambre à coucher. Le lit est
-entr’ouvert. Un vague parfum flotte, imprègne les tentures._
-
-_Le comte apparaissant à la porte_:
-
---Ça sent très bon, ici.
-
---Vraiment?... Ça n’a pourtant pas changé. Je me sers toujours de peau
-d’Espagne.
-
---Tiens, c’est étonnant... ça sent très bon.
-
---C’est possible. Mais, vous, faites-moi le plaisir de vous en aller
-parce que je vais me coucher.
-
---Marguerite!
-
---Allez-vous-en!
-
- * * * * *
-
-_Il entre tout à fait et s’assied dans un fauteuil._
-
-_La comtesse_:
-
---Ah! c’est comme ça. Eh bien, tant pis pour vous.
-
-_Elle ôte son corsage de bal lentement, dégageant ses bras nus et
-blancs. Elle les lève au-dessus de sa tête pour se décoiffer devant la
-glace; et, sous une mousse de dentelle, quelque chose de rose apparaît
-au bord du corset de soie noire._
-
-_Le comte se lève vivement et vient vers elle._
-
-_La comtesse_:
-
---Ne m’approchez pas, ou je me fâche!...
-
-_Il la saisit à pleins bras et cherche ses lèvres._
-
-_Alors, elle, se penchant vivement, saisit sur sa toilette un verre
-d’eau parfumée pour sa bouche, et, par-dessus l’épaule, le lance en
-plein visage de son mari._
-
-_Il se relève, ruisselant d’eau, furieux, murmurant_:
-
---C’est stupide.
-
---Ça se peut... Mais vous savez mes conditions: Cinq mille francs.
-
---Mais ce serait idiot!...
-
---Pourquoi ça?
-
---Comment, pourquoi? Un mari payer pour coucher avec sa femme!...
-
---Oh!... quels vilains mots vous employez!
-
---C’est possible. Je répète que ce serait idiot de payer sa femme, sa
-femme légitime.
-
---Il est bien plus bête, quand on a une femme légitime, d’aller payer
-des cocottes.
-
---Soit, mais je ne veux pas être ridicule.
-
- * * * * *
-
-_La comtesse s’est assise sur une chaise longue. Elle retire lentement
-ses bas en les retournant comme une peau de serpent. Sa jambe rose sort
-de la gaine de soie mauve, et le pied mignon se pose sur le tapis._
-
-_Le comte s’approche un peu et d’une voix tendre_:
-
---Quelle drôle d’idée vous avez là?
-
---Quelle idée?
-
---De me demander cinq mille francs.
-
---Rien de plus naturel. Nous sommes étrangers l’un à l’autre, n’est-ce
-pas? Or vous me désirez. Vous ne pouvez pas m’épouser puisque nous
-sommes mariés. Alors vous m’achetez, un peu moins peut-être qu’une
-autre.
-
-Or, réfléchissez. Cet argent, au lieu d’aller chez une gueuse qui en
-ferait je ne sais quoi, restera dans votre maison, dans votre ménage. Et
-puis, pour un homme intelligent, est-il quelque chose de plus amusant,
-de plus original que de se payer sa propre femme. On n’aime bien, en
-amour illégitime, que ce qui coûte cher, très cher. Vous donnez à notre
-amour... légitime, un prix nouveau, une saveur de débauche, un ragoût
-de... polissonnerie en le... tarifant comme un amour coté. Est-ce pas
-vrai?
-
- * * * * *
-
-_Elle s’est levée presque nue et se dirige vers un cabinet de
-toilette._
-
---Maintenant, monsieur, allez-vous-en, ou je sonne ma femme de chambre.
-
-_Le comte debout, perplexe, mécontent, la regarde, et, brusquement, lui
-jetant à la tête son portefeuille_:
-
---Tiens, gredine, en voilà six mille... Mais tu sais?...
-
-_La comtesse ramasse l’argent, le compte, et d’une voix lente_:
-
---Quoi?
-
---Ne t’y accoutume pas.
-
-_Elle éclate de rire, et allant vers lui_:
-
---Chaque mois, cinq mille, monsieur, ou bien je vous renvoie à vos
-cocottes. Et même si... si vous êtes content... je vous demanderai de
-l’augmentation.
-
- _Au bord du lit_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 23 octobre
- 1883, sous la signature: MAUFRIGNEUSE.
-
-
-
-
-PETIT SOLDAT.
-
-
-Chaque dimanche, sitôt qu’ils étaient libres, les deux petits soldats se
-mettaient en marche.
-
-Ils tournaient à droite en sortant de la caserne, traversaient
-Courbevoie à grands pas rapides, comme s’ils eussent fait une promenade
-militaire; puis, dès qu’ils avaient quitté les maisons, ils suivaient,
-d’une allure plus calme, la grand’route poussiéreuse et nue qui mène à
-Bezons.
-
-Ils étaient petits, maigres, perdus dans leur capote trop large, trop
-longue, dont les manches couvraient leurs mains, gênés par la culotte
-rouge, trop vaste, qui les forçait à écarter les jambes pour aller vite.
-Et sous le shako raide et haut, on ne voyait plus qu’un rien du tout de
-figure, deux pauvres figures creuses de Bretons, naïves, d’une naïveté
-presque animale, avec des yeux bleus doux et calmes.
-
-Ils ne parlaient jamais durant le trajet, allant devant eux, avec la
-même idée en tête, qui leur tenait lieu de causerie, car ils avaient
-trouvé, à l’entrée du petit bois des Champioux, un endroit leur
-rappelant leur pays, et ils ne se sentaient bien que là.
-
-Au croisement des routes de Colombes et de Chatou, comme on arrivait
-sous les arbres, ils ôtaient leur coiffure qui leur écrasait la tête, et
-ils s’essuyaient le front.
-
-Ils s’arrêtaient toujours un peu sur le pont de Bezons pour regarder la
-Seine. Ils demeuraient là, deux ou trois minutes, courbés en deux,
-penchés sur le parapet; ou bien ils considéraient le grand bassin
-d’Argenteuil où couraient les voiles blanches et inclinées des clippers,
-qui, peut-être, leur remémoraient la mer bretonne, le port de Vannes
-dont ils étaient voisins, et les bateaux pêcheurs s’en allant à travers
-le Morbihan, vers le large.
-
-Dès qu’ils avaient franchi la Seine, ils achetaient leurs provisions
-chez le charcutier, le boulanger et le marchand de vin du pays. Un
-morceau de boudin, quatre sous de pain et un litre de petit bleu
-constituaient leurs vivres emportés dans leurs mouchoirs. Mais,
-aussitôt sortis du village, ils n’avançaient plus qu’à pas très lents et
-ils se mettaient à parler.
-
-Devant eux, une plaine maigre, semée de bouquets d’arbres, conduisait au
-bois, au petit bois qui leur avait paru ressembler à celui de
-Kermarivan. Les blés et les avoines bordaient l’étroit chemin perdu dans
-la jeune verdure des récoltes, et Jean Kerderen disait chaque fois à Luc
-Le Ganidec:
-
---C’est tout comme auprès de Plounivon.
-
---Oui, c’est tout comme.
-
-Ils s’en allaient, côte à côte, l’esprit plein de vagues souvenirs du
-pays, pleins d’images réveillées, d’images naïves comme les feuilles
-coloriées d’un sou. Ils revoyaient un coin de champ, une haie, un bout
-de lande, un carrefour, une croix de granit.
-
-Chaque fois aussi, ils s’arrêtaient auprès d’une pierre qui bornait une
-propriété, parce qu’elle avait quelque chose du dolmen de Locneuven.
-
-En arrivant au premier bouquet d’arbres, Luc Le Ganidec cueillait tous
-les dimanches une baguette, une baguette de coudrier; il se mettait à
-arracher tout doucement l’écorce en pensant aux gens de là-bas.
-
-Jean Kerderen portait les provisions.
-
-De temps en temps, Luc citait un nom, rappelait un fait de leur
-enfance, en quelques mots seulement qui leur donnaient longtemps à
-songer. Et le pays, le cher pays lointain les repossédait peu à peu, les
-envahissait, leur envoyait, à travers la distance, ses formes, ses
-bruits, ses horizons connus, ses odeurs, l’odeur de la lande verte où
-courait l’air marin.
-
-Ils ne sentaient plus les exhalaisons du fumier parisien dont sont
-engraissées les terres de la banlieue, mais le parfum des ajoncs fleuris
-que cueille et qu’emporte la brise salée du large. Et les voiles des
-canotiers, apparues au-dessus des berges, leur semblaient les voiles des
-caboteurs, aperçues derrière la longue plaine qui s’en allait de chez
-eux jusqu’au bord des flots.
-
-Ils marchaient à petits pas, Luc Le Ganidec et Jean Kerderen, contents
-et tristes, hantés par un chagrin doux, un chagrin lent et pénétrant de
-bête en cage, qui se souvient.
-
-Et quand Luc avait fini de dépouiller la mince baguette de son écorce,
-ils arrivaient au coin du bois où ils déjeunaient tous les dimanches.
-
-Ils retrouvaient les deux briques cachées par eux dans un taillis, et
-ils allumaient un petit feu de branches pour cuire leur boudin sur la
-pointe de leur couteau.
-
-Et quand ils avaient déjeuné, mangé leur pain jusqu’à la dernière
-miette, et bu leur vin jusqu’à la dernière goutte, ils demeuraient assis
-dans l’herbe côte à côte, sans rien dire, les yeux au loin, les
-paupières lourdes, les doigts croisés comme à la messe, leurs jambes
-rouges allongées à côté des coquelicots du champ; et le cuir de leurs
-shakos et le cuivre de leurs boutons luisaient sous le soleil ardent,
-faisaient s’arrêter les alouettes qui chantaient en planant sur leurs
-têtes.
-
- * * * * *
-
-Vers midi, ils commençaient à tourner leurs regards de temps en temps du
-côté du village de Bezons, car la fille à la vache allait venir.
-
-Elle passait devant eux tous les dimanches pour aller traire et remiser
-sa vache, la seule vache du pays qui fût à l’herbe, et qui pâturait une
-étroite prairie sur la lisière du bois, plus loin.
-
-Ils apercevaient bientôt la servante, seul être humain marchant à
-travers la campagne, et ils se sentaient réjouis par les reflets
-brillants que jetait le seau de fer-blanc sous la flamme du soleil.
-Jamais ils ne parlaient d’elle. Ils étaient seulement contents de la
-voir, sans comprendre pourquoi.
-
-C’était une grande fille vigoureuse, rousse et brûlée par l’ardeur des
-jours clairs, une grande fille hardie de la campagne parisienne.
-
-Une fois, en les revoyant assis à la même place, elle leur dit:
-
---Bonjour... vous v’nez donc toujours ici?
-
-Luc Le Ganidec, plus osant, balbutia:
-
---Oui, nous v’nons au repos.
-
-Ce fut tout. Mais, le dimanche suivant, elle rit en les apercevant, elle
-rit avec une bienveillance protectrice de femme dégourdie qui sentait
-leur timidité, et elle demanda:
-
---Qué qu’ vous faites comme ça? C’est-il qu’ vous r’gardez pousser
-l’herbe?
-
-Luc égayé sourit aussi:
-
---P’tête ben.
-
-Elle reprit:
-
---Hein! Ça va pas vite.
-
-Il répliqua, riant toujours:
-
---Pour ça, non.
-
-Elle passa. Mais en revenant avec son seau plein de lait, elle s’arrêta
-encore devant eux, et leur dit:
-
---En voulez-vous une goutte? Ça vous rappellera l’ pays.
-
-Avec son instinct d’être de même race, loin de chez elle aussi
-peut-être, elle avait deviné et touché juste.
-
-Ils furent émus tous les deux. Alors elle fit couler un peu de lait, non
-sans peine, dans le goulot du litre de verre où ils apportaient leur
-vin; et Luc but le premier, à petites gorgées, en s’arrêtant à tout
-moment pour regarder s’il ne dépassait point sa part. Puis il donna la
-bouteille à Jean.
-
-Elle demeurait debout devant eux, les mains sur ses hanches, son seau
-par terre à ses pieds, contente du plaisir qu’elle leur faisait.
-
-Puis elle s’en alla, en criant:
-
---Allons, adieu; à dimanche!
-
-Et ils suivirent des yeux, aussi longtemps qu’ils purent la voir, sa
-haute silhouette qui s’en allait, qui diminuait, qui semblait s’enfoncer
-dans la verdure des terres.
-
- * * * * *
-
-Quand ils quittèrent la caserne, la semaine d’après, Jean dit à Luc:
-
---Faut-il pas li acheter qué que chose de bon?
-
-Et ils demeurèrent fort embarrassés devant le problème d’une friandise à
-choisir pour la fille à la vache.
-
-Luc opinait pour un morceau d’andouille, mais Jean préférait des
-berlingots, car il aimait les sucreries. Son avis l’emporta et ils
-prirent, chez un épicier, pour deux sous de bonbons blancs et rouges.
-
-Ils déjeunèrent plus vite que de coutume, agités par l’attente.
-
-Jean l’aperçut le premier:
-
---La v’là, dit-il.
-
-Luc reprit:
-
---Oui. La v’là.
-
-Elle riait de loin en les voyant, elle cria:
-
---Ça va-t-il comme vous voulez?
-
-Ils répondirent ensemble:
-
---Et de vot’ part?
-
-Alors elle causa, elle parla de choses simples qui les intéressaient, du
-temps, de la récolte, de ses maîtres.
-
-Ils n’osaient point offrir leurs bonbons qui fondaient doucement dans la
-poche de Jean.
-
-Luc enfin s’enhardit et murmura:
-
---Nous avons apporté quelque chose.
-
-Elle demanda:
-
---Qué’que c’est donc?
-
-Alors Jean, rouge jusqu’aux oreilles, atteignit le mince cornet de
-papier et le lui tendit.
-
-Elle se mit à manger les petits morceaux de sucre qu’elle roulait d’une
-joue à l’autre et qui faisaient des bosses sous la chair. Les deux
-soldats, assis devant elle, la regardaient émus et ravis.
-
-Puis elle alla traire sa vache, et elle leur donna encore du lait en
-revenant.
-
-Ils pensèrent à elle toute la semaine, et ils en parlèrent plusieurs
-fois. Le dimanche suivant, elle s’assit à côté d’eux pour deviser plus
-longtemps, et tous les trois, côte à côte, les yeux perdus au loin, les
-genoux enfermés dans leurs mains croisées, ils racontèrent des menus
-faits et des menus détails des villages où ils étaient nés, tandis que
-la vache, là-bas, voyant arrêtée en route la servante, tendait vers elle
-sa lourde tête aux naseaux humides, et mugissait longuement pour
-l’appeler.
-
-La fille accepta bientôt de manger un morceau avec eux et de boire un
-petit coup de vin. Souvent, elle leur apportait des prunes dans sa
-poche; car la saison des prunes était venue. Sa présence dégourdissait
-les deux petits soldats bretons qui bavardaient comme deux oiseaux.
-
- * * * * *
-
-Or, un mardi, Luc Le Ganidec demanda une permission, ce qui ne lui
-arrivait jamais, et il ne rentra qu’à dix heures du soir.
-
-Jean, inquiet, cherchait en sa tête pour quelle raison son camarade
-avait bien pu sortir ainsi.
-
-Le vendredi suivant, Luc, ayant emprunté dix sous à son voisin de lit,
-demanda encore et obtint l’autorisation de quitter pendant quelques
-heures.
-
-Et quand il se mit en route avec Jean pour la promenade du dimanche, il
-avait l’air tout drôle, tout remué, tout changé. Kerderen ne comprenait
-pas, mais il soupçonnait vaguement quelque chose, sans deviner ce que ça
-pouvait être.
-
-Ils ne dirent pas un mot jusqu’à leur place habituelle, dont ils avaient
-usé l’herbe à force de s’asseoir au même endroit; et ils déjeunèrent
-lentement. Ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre.
-
-Bientôt la fille apparut. Ils la regardaient venir comme ils faisaient
-tous les dimanches. Quand elle fut tout près, Luc se leva et fit deux
-pas. Elle posa son seau par terre, et l’embrassa. Elle l’embrassa
-fougueusement, en lui jetant ses bras au cou, sans s’occuper de Jean,
-sans songer qu’il était là, sans le voir.
-
-Et il demeurait éperdu, lui, le pauvre Jean, si éperdu qu’il ne
-comprenait pas, l’âme bouleversée, le cœur crevé, sans se rendre compte
-encore.
-
-Puis, la fille s’assit à côté de Luc, et ils se mirent à bavarder.
-
-Jean ne les regardait pas, il devinait maintenant pourquoi son camarade
-était sorti deux fois pendant la semaine, et il sentait en lui un
-chagrin cuisant, une sorte de blessure, ce déchirement que font les
-trahisons.
-
-Luc et la fille se levèrent pour aller ensemble remiser la vache.
-
-Jean les suivit des yeux. Il les vit s’éloigner côte à côte. La culotte
-rouge de son camarade faisait une tache éclatante dans le chemin. Ce fut
-Luc qui ramassa le maillet et frappa sur le pieu qui retenait la bête.
-
-La fille se baissa pour la traire, tandis qu’il caressait d’une main
-distraite l’échine coupante de l’animal. Puis ils laissèrent le seau
-dans l’herbe et ils s’enfoncèrent sous le bois.
-
-Jean ne voyait plus rien que le mur de feuilles où ils étaient entrés;
-et il se sentait si troublé que, s’il avait essayé de se lever, il
-serait tombé sur place assurément.
-
-Il demeurait immobile, abruti d’étonnement et de souffrance, d’une
-souffrance naïve et profonde. Il avait envie de pleurer, de se sauver,
-de se cacher, de ne plus voir personne jamais.
-
-Tout à coup, il les aperçut qui sortaient du taillis. Ils revinrent
-doucement en se tenant par la main, comme font les promis dans les
-villages. C’était Luc qui portait le seau.
-
-Ils s’embrassèrent encore avant de se quitter, et la fille s’en alla
-après avoir jeté à Jean un bonsoir amical et un sourire d’intelligence.
-Elle ne pensa point à lui offrir du lait ce jour-là.
-
-Les deux petits soldats demeurèrent côte à côte, immobiles comme
-toujours, silencieux et calmes, sans que la placidité de leur visage
-montrât rien de ce qui troublait leur cœur. Le soleil tombait sur eux.
-La vache, parfois, mugissait en les regardant de loin.
-
-A l’heure ordinaire, ils se levèrent pour revenir.
-
-Luc épluchait une baguette. Jean portait le litre vide. Il le déposa
-chez le marchand de vin de Bezons. Puis ils s’engagèrent sur le pont, et
-comme chaque dimanche, ils s’arrêtèrent au milieu, afin de regarder
-couler l’eau quelques instants.
-
-Jean se penchait, se penchait de plus en plus sur la balustrade de fer,
-comme s’il avait vu dans le courant quelque chose qui l’attirait. Luc
-lui dit:
-
---C’est-il que tu veux y boire un coup?
-
-Comme il prononçait le dernier mot, la tête de Jean emporta le reste,
-les jambes enlevées décrivirent un cercle en l’air, et le petit soldat
-bleu et rouge tomba d’un bloc, entra et disparut dans l’eau.
-
-Luc, la gorge paralysée d’angoisse, essayait en vain de crier. Il vit
-plus loin quelque chose remuer; puis la tête de son camarade surgit à
-la surface du fleuve, pour y rentrer aussitôt.
-
-Plus loin encore, il aperçut, de nouveau, une main, une seule main qui
-sortit de la rivière, et y replongea. Ce fut tout.
-
-Les mariniers accourus ne retrouvèrent point le corps ce jour-là.
-
-Luc revint seul à la caserne, en courant, la tête affolée, et il raconta
-l’accident, les yeux et la voix pleins de larmes, et se mouchant coup
-sur coup:
-
---Il se pencha... il se... il se pencha... si bien... si bien que la
-tête fit culbute... et... et... le v’là qui tombe... qui tombe...
-
-Il ne put en dire plus long, tant l’émotion l’étranglait.--S’il avait
-su...
-
- _Petit Soldat_ a paru dans _le Figaro_ du lundi 13 avril 1885.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES.
-
-
- Pages.
-
-Monsieur Parent 1
-
-La Bête à Maît’ Belhomme 75
-
-A Vendre 93
-
-L’Inconnue 107
-
-La Confidence 121
-
-Le Baptême 133
-
-Imprudence 145
-
-Un Fou 159
-
-Tribunaux rustiques 175
-
-L’Épingle 185
-
-Les Bécasses 199
-
-En Wagon 217
-
-Ça ira 231
-
-Découverte 247
-
-Solitude 259
-
-Au bord du lit 271
-
-Petit Soldat 285
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, by
-Guy de Maupassant
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE GUY DE MAUPASSANT; VOL. 15 ***
-
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- The Project Gutenberg eBook of OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 15
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-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, by
-Guy de Maupassant
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Oeuvres complètes de Guy de Maupassant
- Monsieur Parent
-
-Author: Guy de Maupassant
-
-Release Date: November 1, 2019 [EBook #60610]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE GUY DE MAUPASSANT; VOL. 15 ***
-
-
-
-
-Produced by Claudine Corbasson, Chuck Greif and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<hr class="full" />
-
-<p class="c">
-<img src="images/cover.jpg" alt="" title="" />
-</p>
-
-<p class="c">ŒUVRES COMPLÈTES<br /><br />
-DE<br /><br /><big>
-G U Y &nbsp; D E &nbsp; M A U P A S S A N T</big><br /><br /><br />
-LA PRÉSENTE ÉDITION<br />
-DES<br />
-ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT<br />
-A ÉTÉ TIRÉE<br />
-PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE<br />
-EN VERTU D’UNE AUTORISATION<br />
-DE M. LE GARDE DES SCEAUX<br />
-EN DATE DU 30 JANVIER 1902.<br />
-<br />
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION<br />
-100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE<br />
-SAVOIR:<br />
-<br />
-60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.<br />
-20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.<br />
-20 exemplaires (81 à 100) sur chine.<br />
-<br />
-<i>Le texte de ce volume<br />
-est conforme à celui de l’édition originale: Monsieur Parent<br />
-Paris, Paul Ollendorff, éditeur, 1886.</i><br />
-<br /><br /><br />
-ŒUVRES COMPLÈTES<br />
-
-<small>DE</small><br />
-
-GUY DE MAUPASSANT<br />
-</p>
-
-<h1>MONSIEUR PARENT</h1>
-
-<p class="c">
-<img src="images/colophon.png"
-width="80"
-alt=""
-/><br />
-<br />
-PARIS<br />
-LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br />
-17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17<br />
-<br />
-MDCCCCX<br />
-<i>Tous droits réservés.</i><br />
-<span class="pagenum"><a name="page_1" id="page_1">{1}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_2" id="page_2">{2}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p class="cb"><a href="#TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES.</a></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_3" id="page_3">{3}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="MONSIEUR_PARENT" id="MONSIEUR_PARENT"></a>MONSIEUR PARENT.</h2>
-
-<h3>I</h3>
-
-<p class="nind"><span class="letra">L</span>E petit Georges, à quatre pattes dans l’allée, faisait des montagnes de
-sable. Il le ramassait de ses deux mains, l’élevait en pyramide, puis
-plantait au sommet une feuille de marronnier.</p>
-
-<p>Son père, assis sur une chaise de fer, le contemplait avec une attention
-concentrée et amoureuse, ne voyait que lui dans l’étroit jardin public
-rempli de monde.</p>
-
-<p>Tout le long du chemin rond qui passe devant le bassin et devant
-l’église de la Trinité pour revenir, après avoir contourné le gazon,
-d’autres enfants s’occupaient de même, à leurs petits jeux de jeunes
-<span class="pagenum"><a name="page_4" id="page_4">{4}</a></span>animaux, tandis que les bonnes indifférentes regardaient en l’air avec
-leurs yeux de brutes, ou que les mères causaient entre elles en
-surveillant la marmaille d’un coup d’œil incessant.</p>
-
-<p>Des nourrices, deux par deux, se promenaient d’un air grave, laissant
-traîner derrière elles les longs rubans éclatants de leurs bonnets, et
-portant dans leurs bras quelque chose de blanc enveloppé de dentelles,
-tandis que de petites filles, en robe courte et jambes nues, avaient des
-entretiens sérieux entre deux courses au cerceau, et que le gardien du
-square, en tunique verte, errait au milieu de ce peuple de mioches,
-faisait sans cesse des détours pour ne point démolir des ouvrages de
-terre, pour ne point écraser des mains, pour ne point déranger le
-travail de fourmi de ces mignonnes larves humaines.</p>
-
-<p>Le soleil allait disparaître derrière les toits de la rue Saint-Lazare
-et jetait ses grands rayons obliques sur cette foule gamine et parée.
-Les marronniers s’éclairaient de lueurs jaunes, et les trois cascades,
-devant le haut portail de l’église, semblaient en argent liquide.</p>
-
-<p>M. Parent regardait son fils accroupi dans la poussière: il suivait ses
-moindres gestes avec amour, semblait envoyer des baisers du bout des
-lèvres à tous les mouvements de Georges.<span class="pagenum"><a name="page_5" id="page_5">{5}</a></span></p>
-
-<p>Mais ayant levé les yeux vers l’horloge du clocher, il constata qu’il se
-trouvait en retard de cinq minutes. Alors il se leva, prit le petit par
-le bras, secoua sa robe pleine de terre, essuya ses mains et l’entraîna
-vers la rue Blanche. Il pressait le pas pour ne point rentrer après sa
-femme; et le gamin, qui ne le pouvait suivre, trottinait à son côté.</p>
-
-<p>Le père alors le prit en ses bras, et, accélérant encore son allure, se
-mit à souffler de peine en montant le trottoir incliné. C’était un homme
-de quarante ans, déjà gris, un peu gros, portant avec un air inquiet un
-bon ventre de joyeux garçon que les événements ont rendu timide.</p>
-
-<p>Il avait épousé, quelques années plus tôt, une jeune femme aimée
-tendrement qui le traitait à présent avec une rudesse et une autorité de
-despote tout-puissant. Elle le gourmandait sans cesse pour tout ce qu’il
-faisait et pour tout ce qu’il ne faisait pas, lui reprochait aigrement
-ses moindres actes, ses habitudes, ses simples plaisirs, ses goûts, ses
-allures, ses gestes, la rondeur de sa ceinture et le son placide de sa
-voix.</p>
-
-<p>Il l’aimait encore cependant, mais il aimait surtout l’enfant qu’il
-avait d’elle, Georges, âgé maintenant de trois ans, devenu la plus
-grande joie et la plus grande préoccupation<span class="pagenum"><a name="page_6" id="page_6">{6}</a></span> de son cœur. Rentier
-modeste, il vivait sans emploi avec ses vingt mille francs de revenu; et
-sa femme, prise sans dot, s’indignait sans cesse de l’inaction de son
-mari.</p>
-
-<p>Il atteignit enfin sa maison, posa l’enfant sur la première marche de
-l’escalier, s’essuya le front, et se mit à monter.</p>
-
-<p>Au second étage, il sonna.</p>
-
-<p>Une vieille bonne qui l’avait élevé, une de ces servantes maîtresses qui
-sont les tyrans des familles, vint ouvrir; et il demanda avec angoisse:</p>
-
-<p>&mdash;Madame est-elle rentrée?</p>
-
-<p>La domestique haussa les épaules:</p>
-
-<p>&mdash;Depuis quand Monsieur a-t-il vu Madame rentrer pour six heures et
-demie?</p>
-
-<p>Il répondit d’un ton gêné:</p>
-
-<p>&mdash;C’est bon, tant mieux, ça me donne le temps de me changer, car j’ai
-très chaud.</p>
-
-<p>La servante le regardait avec une pitié irritée et méprisante. Elle
-grogna:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je le vois bien, Monsieur est en nage; Monsieur a couru; il a
-porté le petit peut-être; et tout ça pour attendre Madame jusqu’à sept
-heures et demie. C’est moi qu’on ne prendrait pas maintenant à être
-prête à l’heure. Je fais mon dîner pour huit heures, moi, et quand on
-l’attend, tant pis, un rôti ne doit pas être brûlé!<span class="pagenum"><a name="page_7" id="page_7">{7}</a></span></p>
-
-<p>M. Parent feignait de ne point écouter. Il murmura:</p>
-
-<p>&mdash;C’est bon, c’est bon. Il faut laver les mains de Georges qui a fait
-des pâtés de sable. Moi, je vais me changer. Recommande à la femme de
-chambre de bien nettoyer le petit.</p>
-
-<p>Et il entra dans son appartement. Dès qu’il y fut, il poussa le verrou
-pour être seul, bien seul, tout seul. Il était tellement habitué,
-maintenant, à se voir malmené et rudoyé qu’il ne se jugeait en sûreté
-que sous la protection des serrures. Il n’osait même plus penser,
-réfléchir, raisonner avec lui-même, s’il ne se sentait garanti par un
-tour de clef contre les regards et les suppositions. S’étant affaissé
-sur une chaise pour se reposer un peu avant de mettre du linge propre,
-il songea que Julie commençait à devenir un danger nouveau dans la
-maison. Elle haïssait sa femme, c’était visible; elle haïssait surtout
-son camarade Paul Limousin resté, chose rare, l’ami intime et familier
-du ménage, après avoir été l’inséparable compagnon de sa vie de garçon.
-C’était Limousin qui servait d’huile et de tampon entre Henriette et
-lui, qui le défendait même vivement, même sévèrement contre les
-reproches immérités, contre les scènes harcelantes, contre toutes<span class="pagenum"><a name="page_8" id="page_8">{8}</a></span> les
-misères quotidiennes de son existence.</p>
-
-<p>Mais voilà que, depuis bientôt six mois, Julie se permettait sans cesse
-sur sa maîtresse des remarques et des appréciations malveillantes. Elle
-la jugeait à tout moment, déclarait vingt fois par jour: «Si j’étais
-Monsieur, c’est moi qui ne me laisserais pas mener comme ça par le nez.
-Enfin, enfin... Voilà... chacun suivant sa nature.»</p>
-
-<p>Un jour même elle avait été insolente avec Henriette, qui s’était
-contentée de dire, le soir, à son mari: «Tu sais, à la première parole
-vive de cette fille, je la flanque dehors, moi.» Elle semblait
-cependant, elle qui ne craignait rien, redouter la vieille servante; et
-Parent attribuait cette mansuétude à une considération pour la bonne qui
-l’avait élevé, et qui avait fermé les yeux de sa mère.</p>
-
-<p>Mais c’était fini, les choses ne pourraient traîner plus longtemps; et
-il s’épouvantait à l’idée de ce qui allait arriver. Que ferait-il?
-Renvoyer Julie lui apparaissait comme une résolution si redoutable,
-qu’il n’osait y arrêter sa pensée. Lui donner raison contre sa femme
-était également impossible; et il ne se passerait pas un mois
-maintenant, avant que la situation devînt insoutenable entre les deux.</p>
-
-<p>Il restait assis, les bras ballants, cherchant<span class="pagenum"><a name="page_9" id="page_9">{9}</a></span> vaguement des moyens de
-tout concilier, et ne trouvant rien. Alors il murmura: «Heureusement que
-j’ai Georges... Sans lui, je serais bien malheureux.»</p>
-
-<p>Puis l’idée lui vint de consulter Limousin; il s’y résolut; mais
-aussitôt le souvenir de l’inimitié née entre sa bonne et son ami lui fit
-craindre que celui-ci ne conseillât l’expulsion; et il demeurait de
-nouveau perdu dans ses angoisses et ses incertitudes.</p>
-
-<p>La pendule sonna sept heures. Il eut un sursaut. Sept heures, et il
-n’avait pas encore changé de linge! Alors, effaré, essoufflé, il se
-dévêtit, se lava, mit une chemise blanche, et se revêtit avec
-précipitation, comme si on l’eût attendu dans la pièce voisine pour un
-événement d’une importance extrême.</p>
-
-<p>Puis il entra dans le salon, heureux de n’avoir plus rien à redouter.</p>
-
-<p>Il jeta un coup d’œil sur le journal, alla regarder dans la rue, revint
-s’asseoir sur le canapé; mais une porte s’ouvrit, et son fils entra,
-nettoyé, peigné, souriant. Parent le saisit dans ses bras et le baisa
-avec passion. Il l’embrassa d’abord dans les cheveux, puis sur les yeux,
-puis sur les joues, puis sur la bouche, puis sur les mains. Puis il le
-fit sauter en l’air, l’élevant jusqu’au plafond, au bout de ses
-poignets. Puis il s’assit, fatigué<span class="pagenum"><a name="page_10" id="page_10">{10}</a></span> par cet effort; et prenant Georges
-sur un genou, il lui fit faire «à dada».</p>
-
-<p>L’enfant riait enchanté, agitait ses bras, poussait des cris de plaisir,
-et le père aussi riait et criait de contentement, secouant son gros
-ventre, s’amusant plus encore que le petit.</p>
-
-<p>Il l’aimait de tout son bon cœur de faible, de résigné, de meurtri. Il
-l’aimait avec des élans fous, de grandes caresses emportées, avec toute
-la tendresse honteuse cachée en lui, qui n’avait jamais pu sortir,
-s’épandre, même aux premières heures de son mariage, sa femme s’étant
-toujours montrée sèche et réservée.</p>
-
-<p>Julie parut sur la porte, le visage pâle, l’œil brillant, et elle
-annonça d’une voix tremblante d’exaspération:</p>
-
-<p>&mdash;Il est sept heures et demie, Monsieur.</p>
-
-<p>Parent jeta sur la pendule un regard inquiet et résigné, et murmura:</p>
-
-<p>&mdash;En effet, il est sept heures et demie.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, mon dîner est prêt, maintenant.</p>
-
-<p>Voyant l’orage, il s’efforça de l’écarter:</p>
-
-<p>&mdash;Mais ne m’as-tu pas dit, quand je suis rentré, que tu ne le ferais que
-pour huit heures?</p>
-
-<p>&mdash;Pour huit heures!... Vous n’y pensez<span class="pagenum"><a name="page_11" id="page_11">{11}</a></span> pas, bien sûr! Vous n’allez pas
-vouloir faire manger le petit à huit heures maintenant. On dit ça,
-pardi, c’est une manière de parler. Mais ça détruirait l’estomac du
-petit de le faire manger à huit heures! Oh! s’il n’y avait que sa mère!
-Elle s’en soucie bien de son enfant! Ah oui! parlons-en, en voilà une
-mère! Si ce n’est pas une pitié de voir des mères comme ça!</p>
-
-<p>Parent, tout frémissant d’angoisse, sentit qu’il fallait arrêter net la
-scène menaçante.</p>
-
-<p>&mdash;Julie, dit-il, je ne te permets point de parler ainsi de ta maîtresse.
-Tu entends, n’est-ce pas? ne l’oublie plus à l’avenir.</p>
-
-<p>La vieille bonne, suffoquée par l’étonnement, tourna les talons et
-sortit en tirant la porte avec tant de violence que tous les cristaux du
-lustre tintèrent. Ce fut, pendant quelques secondes, comme une légère et
-vague sonnerie de petites clochettes invisibles qui voltigea dans l’air
-silencieux du salon.</p>
-
-<p>Georges, surpris d’abord, se mit à battre des mains avec bonheur, et,
-gonflant ses joues, fit un gros «boum» de toute la force de ses poumons
-pour imiter le bruit de la porte.</p>
-
-<p>Alors son père lui conta des histoires; mais la préoccupation de son
-esprit lui fai<span class="pagenum"><a name="page_12" id="page_12">{12}</a></span>sait perdre à tout moment le fil de son récit; et le
-petit, ne comprenant plus, ouvrait de grands yeux étonnés.</p>
-
-<p>Parent ne quittait pas la pendule du regard. Il lui semblait voir
-marcher l’aiguille. Il aurait voulu arrêter l’heure, faire immobile le
-temps jusqu’à la rentrée de sa femme. Il n’en voulait pas à Henriette
-d’être en retard, mais il avait peur, peur d’elle et de Julie, peur de
-tout ce qui pouvait arriver. Dix minutes de plus suffiraient pour amener
-une irréparable catastrophe, des explications et des violences qu’il
-n’osait même imaginer. La seule pensée de la querelle, des éclats de
-voix, des injures traversant l’air comme des balles, des deux femmes
-face à face se regardant au fond des yeux et se jetant à la tête des
-mots blessants, lui faisait battre le cœur, lui séchait la bouche ainsi
-qu’une marche au soleil, le rendait mou comme une loque, si mou qu’il
-n’avait plus la force de soulever son enfant et de le faire sauter sur
-son genou.</p>
-
-<p>Huit heures sonnèrent; la porte se rouvrit et Julie reparut. Elle
-n’avait plus son air exaspéré, mais un air de résolution méchante et
-froide, plus redoutable encore.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, dit-elle, j’ai servi votre maman jusqu’à son dernier jour,
-je vous ai élevé aussi de votre naissance jusqu’à aujour<span class="pagenum"><a name="page_13" id="page_13">{13}</a></span>d’hui! Je crois
-qu’on peut dire que je suis dévouée à la famille...</p>
-
-<p>Elle attendait une réponse.</p>
-
-<p>Parent balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, ma bonne Julie.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez bien que je n’ai jamais rien fait par intérêt d’argent,
-mais toujours par intérêt pour vous; que je ne vous ai jamais trompé ni
-menti; que vous n’avez jamais pu m’adresser de reproches...</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, ma bonne Julie.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, Monsieur, ça ne peut pas durer plus longtemps. C’est par
-amitié pour vous que je ne disais rien, que je vous laissais dans votre
-ignorance; mais c’est trop fort, et on rit trop de vous dans le
-quartier. Vous ferez ce que vous voudrez, mais tout le monde le sait; il
-faut que je vous le dise aussi, à la fin, bien que ça ne m’aille guère
-de rapporter. Si Madame rentre comme ça à des heures de fantaisie, c’est
-qu’elle fait des choses abominables.</p>
-
-<p>Il demeurait effaré, ne comprenant pas. Il ne put que balbutier:</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi... Tu sais que je t’ai défendu...</p>
-
-<p>Elle lui coupa la parole avec une résolution irrésistible.<span class="pagenum"><a name="page_14" id="page_14">{14}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Non, Monsieur, il faut que je vous dise tout, maintenant. Il y a
-longtemps que Madame a fauté avec M. Limousin. Moi, je les ai vus plus
-de vingt fois s’embrasser derrière les portes. Oh, allez! si M. Limousin
-avait été riche, ça n’est pas M. Parent que Madame aurait épousé. Si
-Monsieur se rappelait seulement comment le mariage s’est fait, il
-comprendrait la chose d’un bout à l’autre...</p>
-
-<p>Parent s’était levé, livide, balbutiant:</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi... tais-toi... ou...</p>
-
-<p>Elle continua:</p>
-
-<p>&mdash;Non, je vous dirai tout. Madame a épousé Monsieur par intérêt; et elle
-l’a trompé du premier jour. C’était entendu entre eux, pardi! Il suffit
-de réfléchir pour comprendre ça. Alors comme Madame n’était pas contente
-d’avoir épousé Monsieur qu’elle n’aimait pas, elle lui a fait la vie
-dure, si dure que j’en avais le cœur cassé, moi qui voyais ça...</p>
-
-<p>Il fit deux pas, les poings fermés, répétant:</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi... tais-toi... car il ne trouvait rien à répondre.</p>
-
-<p>La vieille bonne ne recula point; elle semblait résolue à tout.</p>
-
-<p>Mais Georges, effaré d’abord, puis effrayé par ces voix grondantes, se
-mit à pousser des<span class="pagenum"><a name="page_15" id="page_15">{15}</a></span> cris aigus. Il restait debout derrière son père, et,
-la face crispée, la bouche ouverte, il hurlait.</p>
-
-<p>La clameur de son fils exaspéra Parent, l’emplit de courage et de
-fureur. Il se précipita vers Julie, les deux bras levés, prêt à frapper
-des deux mains, et criant:</p>
-
-<p>&mdash;Ah misérable! tu vas tourner les sens du petit.</p>
-
-<p>Il la touchait déjà! Elle lui jeta par la face:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur peut me battre s’il veut, moi qui l’ai élevé; ça n’empêchera
-pas que sa femme le trompe et que son enfant n’est pas de lui!...</p>
-
-<p>Il s’arrêta tout net, laissa retomber ses bras; et il restait en face
-d’elle tellement éperdu qu’il ne comprenait plus rien.</p>
-
-<p>Elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Il suffit de regarder le petit pour reconnaître le père, pardi! c’est
-tout le portrait de M. Limousin. Il n’y a qu’à regarder ses yeux et son
-front. Un aveugle ne s’y tromperait pas...</p>
-
-<p>Mais il l’avait saisie par les épaules et il la secouait de toute sa
-force, bégayant:</p>
-
-<p>&mdash;Vipère... vipère! Hors d’ici, vipère!... Va-t’en ou je te tuerais!...
-Va-t’en! Va-t’en!...</p>
-
-<p>Et d’un effort désespéré il la lança dans la pièce voisine. Elle tomba
-sur la table servie<span class="pagenum"><a name="page_16" id="page_16">{16}</a></span> dont les verres s’abattirent et se cassèrent; puis,
-s’étant relevée, elle mit la table entre elle et son maître, et, tandis
-qu’il la poursuivait pour la ressaisir, elle lui crachait au visage des
-paroles terribles:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur n’a qu’à sortir... ce soir... après dîner... et qu’à rentrer
-tout de suite... il verra!... il verra si j’ai menti!... Que Monsieur
-essaye... il verra.</p>
-
-<p>Elle avait gagné la porte de la cuisine et elle s’enfuit, il courut
-derrière elle, monta l’escalier de service jusqu’à sa chambre de bonne
-où elle s’était enfermée, et heurtant la porte:</p>
-
-<p>&mdash;Tu vas quitter la maison à l’instant même.</p>
-
-<p>Elle répondit à travers la planche:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur peut y compter. Dans une heure je ne serai plus ici.</p>
-
-<p>Alors il redescendit lentement, en se cramponnant à la rampe pour ne
-point tomber; et il rentra dans son salon où Georges pleurait, assis par
-terre.</p>
-
-<p>Parent s’affaissa sur un siège et regarda l’enfant d’un œil hébété. Il
-ne comprenait plus rien; il ne savait plus rien; il se sentait étourdi,
-abruti, fou, comme s’il venait de choir sur la tête; à peine se
-souvenait-il des choses horribles que lui avait dites sa bonne.<span class="pagenum"><a name="page_17" id="page_17">{17}</a></span> Puis,
-peu à peu, sa raison, comme une eau troublée, se calma et s’éclaircit;
-et l’abominable révélation commença à travailler son cœur.</p>
-
-<p>Julie avait parlé si net, avec une telle force, une telle assurance, une
-telle sincérité, qu’il ne douta pas de sa bonne foi, mais il s’obstinait
-à douter de sa clairvoyance. Elle pouvait s’être trompée, aveuglée par
-son dévouement pour lui, entraînée par une haine inconsciente contre
-Henriette. Cependant, à mesure qu’il tâchait de se rassurer et de se
-convaincre, mille petits faits se réveillaient en son souvenir, des
-paroles de sa femme, des regards de Limousin, un tas de riens
-inobservés, presque inaperçus, des sorties tardives, des absences
-simultanées, et même des gestes presque insignifiants, mais bizarres
-qu’il n’avait pas su voir, pas su comprendre, et qui, maintenant,
-prenaient pour lui une importance extrême, établissaient une connivence
-entre eux. Tout ce qui s’était passé depuis ses fiançailles surgissait
-brusquement en sa mémoire surexcitée par l’angoisse. Il retrouvait tout,
-des intonations singulières, des attitudes suspectes; et son pauvre
-esprit d’homme calme et bon, harcelé par le doute, lui montrait
-maintenant, comme des certitudes, ce qui aurait pu n’être encore que des
-soupçons.<span class="pagenum"><a name="page_18" id="page_18">{18}</a></span></p>
-
-<p>Il fouillait avec une obstination acharnée dans ces cinq années de
-mariage, cherchant à retrouver tout, mois par mois, jour par jour; et
-chaque chose inquiétante qu’il découvrait le piquait au cœur comme un
-aiguillon de guêpe.</p>
-
-<p>Il ne pensait plus à Georges, qui se taisait maintenant, le derrière sur
-le tapis. Mais, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, le gamin se remit
-à pleurer.</p>
-
-<p>Son père s’élança, le saisit dans ses bras, et lui couvrit la tête de
-baisers. Son enfant lui demeurait au moins! Qu’importait le reste? Il le
-tenait, le serrait, la bouche dans ses cheveux blonds, soulagé, consolé,
-balbutiant: «Georges... mon petit Georges, mon cher petit Georges...»
-Mais il se rappela brusquement ce qu’avait dit Julie!... Oui, elle avait
-dit que son enfant était à Limousin... Oh! cela n’était pas possible,
-par exemple! non, il ne pouvait le croire, il n’en pouvait même douter
-une seconde. C’était là une de ces odieuses infamies qui germent dans
-les âmes ignobles des servantes! Il répétait: «Georges... mon cher
-Georges.» Le gamin, caressé, s’était tu de nouveau.</p>
-
-<p>Parent sentait la chaleur de la petite poitrine pénétrer dans la sienne
-à travers les étoffes. Elle l’emplissait d’amour, de courage,<span class="pagenum"><a name="page_19" id="page_19">{19}</a></span> de joie;
-cette chaleur douce d’enfant le caressait, le fortifiait, le sauvait.</p>
-
-<p>Alors il écarta un peu de lui la tête mignonne et frisée pour la
-regarder avec passion. Il la contemplait avidement, éperdument, se
-grisant à la voir, et répétant toujours: «Oh! mon petit... mon petit
-Georges!...»</p>
-
-<p>Il pensa soudain: «S’il ressemblait à Limousin... pourtant!»</p>
-
-<p>Ce fut en lui quelque chose d’étrange, d’atroce, une poignante et
-violente sensation de froid dans tout son corps, dans tous ses membres,
-comme si ses os, tout à coup, fussent devenus de glace. Oh! s’il
-ressemblait à Limousin!... et il continuait à regarder Georges qui riait
-maintenant. Il le regardait avec des yeux éperdus, troubles, hagards. Et
-il cherchait dans le front, dans le nez, dans la bouche, dans les joues,
-s’il ne retrouvait pas quelque chose du front, du nez, de la bouche ou
-des joues de Limousin.</p>
-
-<p>Sa pensée s’égarait comme lorsqu’on devient fou; et le visage de son
-enfant se transformait sous son regard, prenait des aspects bizarres,
-des ressemblances invraisemblables.</p>
-
-<p>Julie avait dit: «Un aveugle ne s’y tromperait pas.» Il y avait donc
-quelque chose de frappant, quelque chose d’indéniable!<span class="pagenum"><a name="page_20" id="page_20">{20}</a></span> Mais quoi? Le
-front? Oui, peut-être? Cependant Limousin avait le front plus étroit!
-Alors la bouche? Mais Limousin portait toute sa barbe! Comment constater
-les rapports entre ce gras menton d’enfant et le menton poilu de cet
-homme?</p>
-
-<p>Parent pensait: «Je n’y vois pas, moi, je n’y vois plus; je suis trop
-troublé; je ne pourrais rien reconnaître maintenant... Il faut attendre;
-il faudra que je le regarde bien demain matin, en me levant.»</p>
-
-<p>Puis il songea: «Mais s’il me ressemblait, à moi, je serais sauvé,
-sauvé!»</p>
-
-<p>Et il traversa le salon en deux enjambées pour aller examiner dans la
-glace la face de son enfant à côté de la sienne.</p>
-
-<p>Il tenait Georges assis sur son bras, afin que leurs visages fussent
-tout proches, et il parlait haut tant son égarement était grand. «Oui...
-nous avons le même nez... le même nez... peut-être... ce n’est pas
-sûr... et le même regard... Mais non, il a les yeux bleus... Alors...
-oh! mon Dieu!... mon Dieu!... mon Dieu!... je deviens fou!... Je ne veux
-plus voir... je deviens fou!...»</p>
-
-<p>Il se sauva loin de la glace, à l’autre bout du salon, tomba sur un
-fauteuil, posa le petit sur un autre, et il se mit à pleurer. Il
-pleurait par grands sanglots désespérés. Georges,<span class="pagenum"><a name="page_21" id="page_21">{21}</a></span> effaré d’entendre
-gémir son père, commença aussitôt à hurler.</p>
-
-<p>Le timbre d’entrée sonna. Parent fit un bond, comme si une balle l’eût
-traversé. Il dit: «La voilà... qu’est-ce que je vais faire?...» Et il
-courut s’enfermer dans sa chambre pour avoir le temps, au moins, de
-s’essuyer les yeux. Mais après quelques secondes, un nouveau coup de
-timbre le fit encore tressaillir; puis il se rappela que Julie était
-partie sans que la femme de chambre fût prévenue. Donc personne n’irait
-ouvrir? Que faire? Il y alla.</p>
-
-<p>Voici que tout d’un coup il se sentait brave, résolu, prêt pour la
-dissimulation et la lutte. L’effroyable secousse l’avait mûri en
-quelques instants. Et puis il voulait savoir; il le voulait avec une
-fureur de timide et une ténacité de débonnaire exaspéré.</p>
-
-<p>Il tremblait cependant! Était-ce de peur? Oui... Peut-être avait-il
-encore peur d’elle? sait-on combien l’audace contient parfois de lâcheté
-fouettée?</p>
-
-<p>Derrière la porte qu’il avait atteinte à pas furtifs, il s’arrêta pour
-écouter. Son cœur battait à coups furieux; il n’entendait que ce
-bruit-là: ces grands coups sourds dans sa poitrine et la voix aiguë de
-Georges qui criait toujours, dans le salon.<span class="pagenum"><a name="page_22" id="page_22">{22}</a></span></p>
-
-<p>Soudain, le son du timbre éclatant sur sa tête, le secoua comme une
-explosion; alors il saisit la serrure, et, haletant, défaillant, il fit
-tourner la clef et tira le battant.</p>
-
-<p>Sa femme et Limousin se tenaient debout en face de lui, sur l’escalier.</p>
-
-<p>Elle dit, avec un air d’étonnement où apparaissait un peu d’irritation:</p>
-
-<p>&mdash;C’est toi qui ouvres, maintenant? Où est donc Julie?</p>
-
-<p>Il avait la gorge serrée, la respiration précipitée; et il s’efforçait
-de répondre, sans pouvoir prononcer un mot.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Es-tu devenu muet? Je te demande où est Julie.</p>
-
-<p>Alors il balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Elle... elle... est... partie...</p>
-
-<p>Sa femme commençait à se fâcher:</p>
-
-<p>&mdash;Comment, partie? Où ça? Pourquoi?</p>
-
-<p>Il reprenait son aplomb peu à peu et sentait naître en lui une haine
-mordante contre cette femme insolente, debout devant lui.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, partie pour tout à fait... je l’ai renvoyée...</p>
-
-<p>&mdash;Tu l’as renvoyée?... Julie?... Mais tu es fou...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je l’ai renvoyée parce qu’elle avait<span class="pagenum"><a name="page_23" id="page_23">{23}</a></span> été insolente... et
-qu’elle... qu’elle a maltraité l’enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Julie?</p>
-
-<p>&mdash;Oui... Julie.</p>
-
-<p>&mdash;A propos de quoi a-t-elle été insolente?</p>
-
-<p>&mdash;A propos de toi.</p>
-
-<p>&mdash;A propos de moi?</p>
-
-<p>&mdash;Oui... parce que son dîner était brûlé et que tu ne rentrais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Elle a dit...?</p>
-
-<p>&mdash;Elle a dit... des choses désobligeantes pour toi... et que je ne
-devais pas... que je ne pouvais pas entendre....</p>
-
-<p>&mdash;Quelles choses?</p>
-
-<p>&mdash;Il est inutile de les répéter.</p>
-
-<p>&mdash;Je désire les connaître.</p>
-
-<p>&mdash;Elle a dit qu’il était très malheureux pour un homme comme moi,
-d’épouser une femme comme toi, inexacte, sans ordre, sans soins,
-mauvaise maîtresse de maison, mauvaise mère, et mauvaise épouse...</p>
-
-<p>La jeune femme était entrée dans l’antichambre, suivie par Limousin qui
-ne disait mot devant cette situation inattendue. Elle ferma brusquement
-la porte, jeta son manteau sur une chaise et marcha sur son mari en
-bégayant, exaspérée:</p>
-
-<p>&mdash;Tu dis?... Tu dis?... que je suis...?<span class="pagenum"><a name="page_24" id="page_24">{24}</a></span></p>
-
-<p>Il était très pâle, très calme. Il répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne dis rien, ma chère amie; je te répète seulement les propos de
-Julie, que tu as voulu connaître; et je te ferai remarquer que je l’ai
-mise à la porte justement à cause de ces propos.</p>
-
-<p>Elle frémissait de l’envie violente de lui arracher la barbe et les
-joues avec ses ongles. Dans la voix, dans le ton, dans l’allure, elle
-sentait bien la révolte, quoiqu’elle ne pût rien répondre; et elle
-cherchait à reprendre l’offensive par quelque mot direct et blessant.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as dîné? dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Non, j’ai attendu.</p>
-
-<p>Elle haussa les épaules avec impatience.</p>
-
-<p>&mdash;C’est stupide d’attendre après sept heures et demie. Tu aurais dû
-comprendre que j’avais été retenue, que j’avais eu des affaires, des
-courses.</p>
-
-<p>Puis, tout à coup, un besoin lui vint d’expliquer l’emploi de son temps,
-et elle raconta, avec des paroles brèves, hautaines, qu’ayant eu des
-objets de mobilier à choisir très loin, très loin, rue de Rennes, elle
-avait rencontré Limousin à sept heures passées, boulevard Saint-Germain,
-en revenant, et qu’alors elle lui avait demandé son bras pour entrer
-manger un morceau dans un restaurant où<span class="pagenum"><a name="page_25" id="page_25">{25}</a></span> elle n’osait pénétrer seule,
-bien qu’elle se sentît défaillir de faim. Voilà comment elle avait dîné,
-avec Limousin, si on pouvait appeler cela dîner; car ils n’avaient pris
-qu’un bouillon et un demi-poulet, tant ils avaient hâte de revenir.</p>
-
-<p>Parent répondit simplement:</p>
-
-<p>&mdash;Mais tu as bien fait. Je ne t’adresse pas de reproches.</p>
-
-<p>Alors Limousin, resté jusque-là muet, presque caché derrière Henriette,
-s’approcha et tendit sa main en murmurant:</p>
-
-<p>&mdash;Tu vas bien?</p>
-
-<p>Parent prit cette main offerte, et, la serrant mollement:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, très bien.</p>
-
-<p>Mais la jeune femme avait saisi un mot dans la dernière phrase de son
-mari.</p>
-
-<p>&mdash;Des reproches... pourquoi parles-tu de reproches?... On dirait que tu
-as une intention.</p>
-
-<p>Il s’excusa:</p>
-
-<p>&mdash;Non, pas du tout. Je voulais simplement te répondre que je ne m’étais
-pas inquiété de ton retard et que je ne t’en faisais point un crime.</p>
-
-<p>Elle le prit de haut, cherchant un prétexte à querelle:</p>
-
-<p>&mdash;De mon retard?... On dirait vraiment<span class="pagenum"><a name="page_26" id="page_26">{26}</a></span> qu’il est une heure du matin et
-que je passe la nuit dehors.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, ma chère amie. J’ai dit «retard» parce que je n’ai pas
-d’autre mot. Tu devais rentrer à six heures et demie, tu rentres à huit
-heures et demie. C’est un retard, ça! Je le comprends très bien; je
-ne... ne... ne m’en étonne même pas... Mais... mais... il m’est
-difficile d’employer un autre mot.</p>
-
-<p>&mdash;C’est que tu le prononces comme si j’avais découché....</p>
-
-<p>&mdash;Mais non... mais non...</p>
-
-<p>Elle vit qu’il céderait toujours, et elle allait entrer dans sa chambre,
-quand elle s’aperçut enfin que Georges hurlait. Alors elle demanda, avec
-un visage ému:</p>
-
-<p>&mdash;Qu’a donc le petit?</p>
-
-<p>&mdash;Je t’ai dit que Julie l’avait un peu maltraité.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce qu’elle lui a fait, cette gueuse?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! presque rien. Elle l’a poussé et il est tombé.</p>
-
-<p>Elle voulut voir son enfant et s’élança dans la salle à manger, puis
-s’arrêta net devant la table couverte de vin répandu, de carafes et de
-verres brisés, et de salières renversées.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce que c’est que ce ravage-là?</p>
-
-<p>&mdash;C’est Julie qui....<span class="pagenum"><a name="page_27" id="page_27">{27}</a></span></p>
-
-<p>Mais elle lui coupa la parole avec fureur:</p>
-
-<p>&mdash;C’est trop fort, à la fin! Julie me traite de dévergondée, bat mon
-enfant, casse ma vaisselle, bouleverse ma maison, et il semble que tu
-trouves cela tout naturel.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non... puisque je l’ai renvoyée.</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment!... Tu las renvoyée!... Mais il fallait la faire arrêter.
-C’est le commissaire de police qu’on appelle dans ces cas-là!</p>
-
-<p>Il balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Mais... ma chère amie... je ne pouvais pourtant pas... il n’y avait
-point de raison... Vraiment, il était bien difficile...</p>
-
-<p>Elle haussa les épaules avec un infini dédain.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, tu ne seras jamais qu’une loque, un pauvre sire, un pauvre
-homme sans volonté, sans fermeté, sans énergie. Ah! elle a dû t’en dire
-de raides, ta Julie, pour que tu te sois décidé à la mettre dehors.
-J’aurais voulu être là une minute, rien qu’une minute.</p>
-
-<p>Ayant ouvert la porte du salon, elle courut à Georges, le releva, le
-serra dans ses bras en l’embrassant: «Georget, qu’est-ce que tu as, mon
-chat, mon mignon, mon poulet?»</p>
-
-<p>Caressé par sa mère, il se tut. Elle répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce que tu as?<span class="pagenum"><a name="page_28" id="page_28">{28}</a></span></p>
-
-<p>Il répondit, ayant vu trouble avec ses yeux d’enfant effrayé:</p>
-
-<p>&mdash;C’est Zulie qu’a battu papa.</p>
-
-<p>Henriette se retourna vers son mari, stupéfaite d’abord. Puis une folle
-envie de rire s’éveilla dans son regard, passa comme un frisson sur ses
-joues fines, releva sa lèvre, retroussa les ailes de ses narines, et
-enfin jaillit de sa bouche en une claire fusée de joie, en une cascade
-de gaieté, sonore et vive comme une roulade d’oiseau. Elle répétait,
-avec de petits cris méchants qui passaient entre ses dents blanches et
-déchiraient Parent ainsi que des morsures: «Ah!... ah!... ah!... ah!...
-elle t’a ba... ba... battu... Ah!... ah!... ah!... que c’est drôle...
-que c’est drôle.... Vous entendez, Limousin. Julie l’a battu... battu...
-Julie a battu mon mari... Ah!... ah!... ah!... que c’est drôle!...</p>
-
-<p>Parent balbutiait:</p>
-
-<p>&mdash;Mais non... mais non... ce n’est pas vrai... ce n’est pas vrai...
-C’est moi, au contraire, qui l’ai jetée dans la salle à manger, si fort
-qu’elle a bouleversé la table. L’enfant a mal vu. C’est moi qui l’ai
-battue!</p>
-
-<p>Henriette disait à son fils:</p>
-
-<p>&mdash;Répète, mon poulet. C’est Julie qui a battu papa!</p>
-
-<p>Il répondit:<span class="pagenum"><a name="page_29" id="page_29">{29}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oui, c’est Zulie.</p>
-
-<p>Puis, passant soudain à une autre idée, elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Mais il n’a pas dîné, cet enfant-là? Tu n’as rien mangé, mon chéri?</p>
-
-<p>&mdash;Non, maman.</p>
-
-<p>Alors elle se retourna, furieuse, vers son mari:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es donc fou, archi-fou! Il est huit heures et demie et Georges n’a
-pas dîné!</p>
-
-<p>Il s’excusa, égaré dans cette scène et dans cette explication, écrasé
-sous cet écroulement de sa vie.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, ma chère amie, nous t’attendions. Je ne voulais pas dîner sans
-toi. Comme tu rentres tous les jours en retard, je pensais que tu allais
-revenir d’un moment à l’autre.</p>
-
-<p>Elle lança dans un fauteuil son chapeau, gardé jusque-là sur sa tête,
-et, la voix nerveuse:</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment, c’est intolérable d’avoir affaire à des gens qui ne
-comprennent rien, qui ne devinent rien, qui ne savent rien faire par
-eux-mêmes. Alors, si j’étais rentrée à minuit, l’enfant n’aurait rien
-mangé du tout. Comme si tu n’aurais pas pu comprendre, après sept heures
-et demie passées, que j’avais eu un empêchement, un retard, une
-entrave!...<span class="pagenum"><a name="page_30" id="page_30">{30}</a></span></p>
-
-<p>Parent tremblait, sentant la colère le gagner; mais Limousin s’interposa
-et, se tournant vers la jeune femme:</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes tout à fait injuste, ma chère amie. Parent ne pouvait pas
-deviner que vous rentreriez si tard, ce qui ne vous arrive jamais; et
-puis, comment vouliez-vous qu’il se tirât d’affaire tout seul, après
-avoir renvoyé Julie?</p>
-
-<p>Mais Henriette, exaspérée, répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Il faudra pourtant bien qu’il se tire d’affaire, car je ne l’aiderai
-pas. Qu’il se débrouille!</p>
-
-<p>Et elle entra brusquement dans sa chambre, oubliant déjà que son fils
-n’avait point mangé.</p>
-
-<p>Alors Limousin, tout à coup, se multiplia pour aider son ami. Il ramassa
-et enleva les verres brisés qui couvraient la table, remit le couvert et
-assit l’enfant sur son petit fauteuil à grands pieds, pendant que Parent
-allait chercher la femme de chambre pour se faire servir par elle.</p>
-
-<p>Elle arriva étonnée, n’ayant rien entendu dans la chambre de Georges où
-elle travaillait.</p>
-
-<p>Elle apporta la soupe, un gigot brûlé, puis des pommes de terre en
-purée.</p>
-
-<p>Parent s’était assis à côté de son enfant,<span class="pagenum"><a name="page_31" id="page_31">{31}</a></span> l’esprit en détresse, la
-raison emportée dans cette catastrophe. Il faisait manger le petit,
-essayait de manger lui-même, coupait la viande, la mâchait et l’avalait
-avec effort, comme si sa gorge eût été paralysée.</p>
-
-<p>Alors, peu à peu, s’éveilla dans son âme un désir affolé de regarder
-Limousin assis en face de lui et qui roulait des boulettes de pain. Il
-voulait voir s’il ressemblait à Georges. Mais il n’osait pas lever les
-yeux. Il s’y décida pourtant, et considéra brusquement cette figure
-qu’il connaissait bien, quoiqu’il lui semblât ne l’avoir jamais
-examinée, tant elle lui parut différente de ce qu’il pensait. De seconde
-en seconde, il jetait un coup d’œil rapide sur ce visage, cherchant à en
-reconnaître les moindres lignes, les moindres traits, les moindres sens;
-puis, aussitôt, il regardait son fils, en ayant l’air de le faire
-manger.</p>
-
-<p>Deux mots ronflaient dans son oreille: «Son père! son père! son père!»
-Ils bourdonnaient à ses tempes avec chaque battement de son cœur. Oui,
-cet homme, cet homme tranquille, assis de l’autre côté de cette table,
-était peut-être le père de son fils, de Georges, de son petit Georges.
-Parent cessa de manger, il ne pouvait plus. Une douleur atroce, une de
-ces douleurs qui font<span class="pagenum"><a name="page_32" id="page_32">{32}</a></span> hurler, se rouler par terre, mordre les meubles,
-lui déchirait tout le dedans du corps. Il eut envie de prendre son
-couteau et de se l’enfoncer dans le ventre. Cela le soulagerait, le
-sauverait; ce serait fini.</p>
-
-<p>Car pourrait-il vivre maintenant? Pourrait-il vivre, se lever le matin,
-manger aux repas, sortir par les rues, se coucher le soir et dormir la
-nuit avec cette pensée vrillée en lui: «Limousin, le père de
-Georges!...» Non, il n’aurait plus la force de faire un pas, de
-s’habiller, de penser à rien, de parler à personne! Chaque jour, à toute
-heure, à toute seconde, il se demanderait cela; il chercherait à savoir,
-à deviner, à surprendre cet horrible secret? Et le petit, son cher
-petit, il ne pourrait plus le voir sans endurer l’épouvantable
-souffrance de ce doute, sans se sentir déchiré jusqu’aux entrailles,
-sans être torturé jusqu’aux moelles de ses os. Il lui faudrait vivre
-ici, rester dans cette maison, à côté de cet enfant qu’il aimerait et
-haïrait! Oui, il finirait par le haïr assurément. Quel supplice! Oh!
-s’il était certain que Limousin fût le père, peut-être arriverait-il à
-se calmer, à s’endormir dans son malheur, dans sa douleur? Mais ne pas
-savoir était intolérable!</p>
-
-<p>Ne pas savoir, chercher toujours, souffrir<span class="pagenum"><a name="page_33" id="page_33">{33}</a></span> toujours, et embrasser cet
-enfant à tout moment, l’enfant d’un autre, le promener dans la ville, le
-porter dans ses bras, sentir la caresse de ses fins cheveux sous les
-lèvres, l’adorer et penser sans cesse: «Il n’est pas à moi, peut-être?»
-Ne vaudrait-il pas mieux ne plus le voir, l’abandonner, le perdre dans
-les rues, ou se sauver soi-même très loin, si loin, qu’il n’entendrait
-plus jamais parler de rien, jamais!</p>
-
-<p>Il eut un sursaut en entendant ouvrir la porte. Sa femme rentrait.</p>
-
-<p>&mdash;J’ai faim, dit-elle; et vous, Limousin?</p>
-
-<p>Limousin répondit, en hésitant:</p>
-
-<p>&mdash;Ma foi, moi aussi.</p>
-
-<p>Et elle fit rapporter le gigot.</p>
-
-<p>Parent se demandait: «Ont-ils dîné? ou bien se sont-ils mis en retard à
-un rendez-vous d’amour?»</p>
-
-<p>Ils mangeaient maintenant de grand appétit, tous les deux. Henriette,
-tranquille, riait et plaisantait. Son mari l’épiait aussi, par regards
-brusques, vite détournés. Elle avait une robe de chambre rose garnie de
-dentelles blanches; et sa tête blonde, son cou frais, ses mains grasses
-sortaient de ce joli vêtement coquet et parfumé, comme d’une coquille
-bordée d’écume. Qu’avait-elle fait tout le jour avec cet homme? Parent
-les voyait embrassés,<span class="pagenum"><a name="page_34" id="page_34">{34}</a></span> balbutiant des paroles ardentes! Comment ne
-pouvait-il rien savoir, ne pouvait-il pas deviner en les regardant ainsi
-côte à côte, en face de lui?</p>
-
-<p>Comme ils devaient se moquer de lui, s’il avait été leur dupe depuis le
-premier jour? Était-il possible qu’on se jouât ainsi d’un homme, d’un
-brave homme, parce que son père lui avait laissé un peu d’argent!
-Comment ne pouvait-on voir ces choses-là dans les âmes, comment se
-pouvait-il que rien ne révélât aux cœurs droits les fraudes des cœurs
-infâmes, que la voix fût la même pour mentir que pour adorer, et le
-regard fourbe qui trompe, pareil au regard sincère?</p>
-
-<p>Il les épiait, attendant un geste, un mot, une intonation. Soudain il
-pensa: «Je vais les surprendre ce soir.» Et il dit:</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère amie, comme je viens de renvoyer Julie, il faut que je
-m’occupe, dès aujourd’hui, de trouver une autre bonne. Je sors tout de
-suite, afin de me procurer quelqu’un pour demain matin. Je rentrerai
-peut-être un peu tard.</p>
-
-<p>Elle répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Va; je ne bougerai pas d’ici. Limousin me tiendra compagnie. Nous
-t’attendrons.</p>
-
-<p>Puis, se tournant vers la femme de chambre:<span class="pagenum"><a name="page_35" id="page_35">{35}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Vous allez coucher Georges, ensuite vous pourrez desservir et monter
-chez vous.</p>
-
-<p>Parent s’était levé. Il oscillait sur ses jambes, étourdi, trébuchant.
-Il murmura: «A tout à l’heure,» et gagna la sortie en s’appuyant au mur,
-car le parquet remuait comme une barque.</p>
-
-<p>Georges était parti aux bras de sa bonne. Henriette et Limousin
-passèrent au salon. Dès que la porte fut refermée:</p>
-
-<p>&mdash;Ah, çà! tu es donc folle, dit-il, de harceler ainsi ton mari?</p>
-
-<p>Elle se retourna:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tu sais, je commence à trouver violente cette habitude que tu
-prends depuis quelque temps de poser Parent en martyr.</p>
-
-<p>Limousin se jeta dans un fauteuil, et, croisant ses jambes:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne le pose pas en martyr le moins du monde, mais je trouve, moi,
-qu’il est ridicule, dans notre situation, de braver cet homme du matin
-au soir.</p>
-
-<p>Elle prit une cigarette sur la cheminée, l’alluma, et répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Mais je ne le brave pas, bien au contraire; seulement il m’irrite par
-sa stupidité... et je le traite comme il le mérite.</p>
-
-<p>Limousin reprit, d’une voix impatiente:</p>
-
-<p>&mdash;C’est inepte, ce que tu fais! Du reste,<span class="pagenum"><a name="page_36" id="page_36">{36}</a></span> toutes les femmes sont
-pareilles. Comment? voilà un excellent garçon, trop bon, stupide de
-confiance et de bonté, qui ne nous gêne en rien, qui ne nous soupçonne
-pas une seconde, qui nous laisse libres, tranquilles autant que nous
-voulons; et tu fais tout ce que tu peux pour le rendre enragé et pour
-gâter notre vie.</p>
-
-<p>Elle se tourna vers lui:</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, tu m’embêtes! Toi, tu es lâche, comme tous les hommes! Tu as
-peur de ce crétin!</p>
-
-<p>Il se leva vivement, et, furieux:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! çà, je voudrais bien savoir ce qu’il t’a fait, et de quoi tu peux
-lui en vouloir? Te rend-il malheureuse? Te bat-il? Te trompe-t-il? Non,
-c’est trop fort à la fin de faire souffrir ce garçon uniquement parce
-qu’il est trop bon, et de lui en vouloir uniquement parce que tu le
-trompes.</p>
-
-<p>Elle s’approcha de Limousin, et, le regardant au fond des yeux:</p>
-
-<p>&mdash;C’est toi qui me reproches de le tromper, toi? toi? toi? Faut-il que
-tu aies un sale cœur?</p>
-
-<p>Il se défendit, un peu honteux:</p>
-
-<p>&mdash;Mais je ne te reproche rien, ma chère amie, je te demande seulement de
-ménager un peu ton mari, parce que nous avons<span class="pagenum"><a name="page_37" id="page_37">{37}</a></span> besoin l’un et l’autre de
-sa confiance. Il me semble que tu devrais comprendre cela.</p>
-
-<p>Ils étaient tout près l’un de l’autre, lui grand, brun, avec des favoris
-tombants, l’allure un peu vulgaire d’un beau garçon content de lui; elle
-mignonne, rose et blonde, une petite Parisienne mi-cocotte et
-mi-bourgeoise, née dans une arrière-boutique, élevée sur le seuil du
-magasin à cueillir les passants d’un coup d’œil, et mariée, au hasard de
-cette cueillette, avec le promeneur naïf qui s’est épris d’elle pour
-l’avoir vue, chaque jour, devant cette porte, en sortant le matin et en
-rentrant le soir.</p>
-
-<p>Elle disait:</p>
-
-<p>&mdash;Mais tu ne comprends donc pas, grand niais, que je l’exècre justement
-parce qu’il m’a épousée, parce qu’il m’a achetée enfin, parce que tout
-ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il pense me porte sur les
-nerfs. Il m’exaspère à toute seconde par sa sottise que tu appelles de
-la bonté, par sa lourdeur que tu appelles de la confiance, et puis,
-surtout, parce qu’il est mon mari, lui, au lieu de toi! Je le sens entre
-nous deux, quoiqu’il ne nous gêne guère. Et puis?... et puis?... Non, il
-est trop idiot à la fin de ne se douter de rien! Je voudrais qu’il fût
-un peu jaloux au moins. Il y a des moments où j’ai envie de lui crier:<span class="pagenum"><a name="page_38" id="page_38">{38}</a></span>
-«Mais tu ne vois donc rien, grosse bête, tu ne comprends donc pas que
-Paul est mon amant.»</p>
-
-<p>Limousin se mit à rire:</p>
-
-<p>&mdash;En attendant, tu feras bien de te taire et de ne pas troubler notre
-existence.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je ne la troublerai pas, va! Avec cet imbécile-là, il n’y a rien à
-craindre. Non, mais c’est incroyable que tu ne comprennes pas combien il
-m’est odieux, combien il m’énerve. Toi, tu as toujours l’air de le
-chérir, de lui serrer la main avec franchise. Les hommes sont
-surprenants parfois.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut bien savoir dissimuler, ma chère.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne s’agit pas de dissimulation, mon cher, mais de sentiments. Vous
-autres, quand vous trompez un homme, on dirait que vous l’aimez tout de
-suite davantage; nous autres, nous le haïssons à partir du moment où
-nous l’avons trompé.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vois pas du tout pourquoi on haïrait un brave garçon dont on
-prend la femme.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne vois pas?... tu ne vois pas?... C’est un tact qui vous manque à
-tous, cela! Que veux-tu? ce sont des choses qu’on sent et qu’on ne peut
-pas dire. Et puis d’abord on ne doit pas?... Non, tu ne comprendrais<span class="pagenum"><a name="page_39" id="page_39">{39}</a></span>
-point, c’est inutile! Vous autres, vous n’avez pas de finesse.</p>
-
-<p>Et souriant, avec un doux mépris de rouée, elle posa les deux mains sur
-ses épaules en tendant vers lui ses lèvres; il pencha la tête vers elle
-en l’enfermant dans une étreinte, et leurs bouches se rencontrèrent. Et
-comme ils étaient debout devant la glace de la cheminée, un autre couple
-tout pareil à eux s’embrassait derrière la pendule.</p>
-
-<p>Ils n’avaient rien entendu, ni le bruit de la clef ni le grincement de
-la porte; mais Henriette, brusquement, poussant un cri aigu, rejeta
-Limousin de ses deux bras, et ils aperçurent Parent qui les regardait,
-livide, les poings fermés, déchaussé, et son chapeau sur le front.</p>
-
-<p>Il les regardait, l’un après l’autre, d’un rapide mouvement de l’œil,
-sans remuer la tête. Il semblait fou; puis sans dire un mot, il se rua
-sur Limousin, le prit à pleins bras comme pour l’étouffer, le culbuta
-jusque dans l’angle du salon d’un élan si impétueux, que l’autre,
-perdant pied, battant l’air de ses mains, alla heurter brutalement son
-crâne contre la muraille.</p>
-
-<p>Mais Henriette, quand elle comprit que son mari allait assommer son
-amant, se jeta sur Parent, le saisit par le cou, et enfonçant<span class="pagenum"><a name="page_40" id="page_40">{40}</a></span> dans la
-chair ses dix doigts fins et roses, elle serra si fort, avec ses nerfs
-de femme éperdue, que le sang jaillit sous ses ongles. Et elle lui
-mordait l’épaule comme si elle eût voulu le déchirer avec ses dents.
-Parent, étranglé, suffoquant, lâcha Limousin pour secouer sa femme
-accrochée à son col; et l’ayant empoignée par la taille, il la jeta,
-d’une seule poussée, à l’autre bout du salon.</p>
-
-<p>Puis, comme il avait la colère courte des débonnaires, et la violence
-poussive des faibles, il demeura debout entre les deux, haletant,
-épuisé, ne sachant plus ce qu’il devait faire. Sa fureur brutale s’était
-répandue dans cet effort, comme la mousse d’un vin débouché, et son
-énergie insolite finissait en essoufflement. Dès qu’il put parler, il
-balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Allez-vous-en... tous les deux... tout de suite... allez-vous-en!...</p>
-
-<p>Limousin restait immobile dans son angle, collé contre le mur, trop
-effaré pour rien comprendre encore, trop effrayé pour remuer un doigt.
-Henriette, les poings appuyés sur le guéridon, la tête en avant,
-décoiffée, le corsage ouvert, la poitrine nue, attendait, pareille à une
-bête qui va sauter.</p>
-
-<p>Parent reprit d’une voix plus forte:</p>
-
-<p>&mdash;Allez-vous-en, tout de suite... Allez-vous-en!<span class="pagenum"><a name="page_41" id="page_41">{41}</a></span></p>
-
-<p>Voyant calmée sa première exaspération, sa femme s’enhardit, se
-redressa, fit deux pas vers lui, et presque insolente déjà:</p>
-
-<p>&mdash;Tu as donc perdu la tête?... Qu’est-ce qui t’a pris?... Pourquoi cette
-agression inqualifiable?...</p>
-
-<p>Il se retourna vers elle, en levant le poing pour l’assommer, et
-bégayant:</p>
-
-<p>&mdash;Oh!... oh!... c’est trop fort!... trop fort!... j’ai... j’ai...
-j’ai... tout entendu!... tout!... tout!... tu comprends... tout!...
-misérable!... misérable!... Vous êtes deux misérables!...
-Allez-vous-en!... tous les deux!... tout de suite!... Je vous
-tuerais!... Allez-vous-en!...</p>
-
-<p>Elle comprit que c’était fini, qu’il savait, qu’elle ne se pourrait
-point innocenter et qu’il fallait céder. Mais toute son impudence lui
-était revenue et sa haine contre cet homme, exaspérée à présent, la
-poussait à l’audace, mettait en elle un besoin de défi, un besoin de
-bravade.</p>
-
-<p>Elle dit d’une voix claire:</p>
-
-<p>&mdash;Venez, Limousin. Puisqu’on me chasse, je vais chez vous.</p>
-
-<p>Mais Limousin ne remuait pas. Parent, qu’une colère nouvelle saisissait,
-se mit à crier:</p>
-
-<p>&mdash;Allez-vous-en donc!... allez-vous-en!... misérables!... ou bien!... ou
-bien!...<span class="pagenum"><a name="page_42" id="page_42">{42}</a></span></p>
-
-<p>Il saisit une chaise qu’il fit tournoyer sur sa tête.</p>
-
-<p>Alors Henriette traversa le salon d’un pas rapide, prit son amant par le
-bras, l’arracha du mur où il semblait scellé, et l’entraîna vers la
-porte en répétant:</p>
-
-<p>&mdash;Mais venez donc, mon ami, venez donc... Vous voyez bien que cet homme
-est fou... Venez donc!...</p>
-
-<p>Au moment de sortir, elle se retourna vers son mari, cherchant ce
-qu’elle pourrait faire, ce qu’elle pourrait inventer pour le blesser au
-cœur, en quittant cette maison. Et une idée lui traversa l’esprit, une
-de ces idées venimeuses, mortelles, où fermente toute la perfidie des
-femmes.</p>
-
-<p>Elle dit, résolue:</p>
-
-<p>&mdash;Je veux emporter mon enfant.</p>
-
-<p>Parent, stupéfait, balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Ton... ton... enfant?... Tu oses parler de ton enfant?... tu oses...
-tu oses demander ton enfant... après... après... Oh! oh! oh! c’est trop
-fort!... Tu oses?... Mais va-t’en donc, gueuse! Va-t’en!...</p>
-
-<p>Elle revint vers lui, presque souriante, presque vengée déjà, et le
-bravant, tout près, face à face:</p>
-
-<p>&mdash;Je veux mon enfant... et tu n’as pas le droit de le garder, parce
-qu’il n’est pas à<span class="pagenum"><a name="page_43" id="page_43">{43}</a></span> toi... tu entends, tu entends bien... Il n’est pas à
-toi... Il est à Limousin.</p>
-
-<p>Parent, éperdu, cria:</p>
-
-<p>&mdash;Tu mens... tu mens... misérable!</p>
-
-<p>Mais elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Imbécile! Tout le monde le sait, excepté toi. Je te dis que voilà son
-père. Mais il suffit de regarder pour le voir...</p>
-
-<p>Parent reculait devant elle, chancelant. Puis brusquement, il se
-retourna, saisit une bougie, et s’élança dans la chambre voisine.</p>
-
-<p>Il revint presque aussitôt, portant sur son bras le petit Georges
-enveloppé dans les couvertures de son lit. L’enfant, réveillé en
-sursaut, épouvanté, pleurait. Parent le jeta dans les mains de sa femme,
-puis, sans ajouter une parole, il la poussa rudement dehors, vers
-l’escalier où Limousin attendait par prudence.</p>
-
-<p>Puis il referma la porte, donna deux tours de clef et poussa les
-verrous. A peine rentré dans le salon, il tomba de toute sa hauteur sur
-le parquet.<span class="pagenum"><a name="page_44" id="page_44">{44}</a></span></p>
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Parent vécut seul, tout à fait seul. Pendant les premières semaines qui
-suivirent la séparation, l’étonnement de sa vie nouvelle l’empêcha de
-songer beaucoup. Il avait repris son existence de garçon, ses habitudes
-de flânerie, et il mangeait au restaurant, comme autrefois. Ayant voulu
-éviter tout scandale, il faisait à sa femme une pension réglée par les
-hommes d’affaires. Mais, peu à peu, le souvenir de l’enfant commença à
-hanter sa pensée. Souvent, quand il était seul, chez lui, le soir, il
-s’imaginait tout à coup entendre Georges crier «papa». Son cœur aussitôt
-commençait à battre et il se levait bien vite pour ouvrir la porte de
-l’escalier et voir si, par hasard, le petit ne serait pas revenu. Oui,
-il aurait pu revenir comme reviennent les chiens et les pigeons.
-Pourquoi un enfant aurait-il moins d’instinct qu’une bête?<span class="pagenum"><a name="page_45" id="page_45">{45}</a></span></p>
-
-<p>Après avoir reconnu son erreur il retournait s’asseoir dans son
-fauteuil, et il pensait au petit. Il y pensait pendant des heures
-entières, des jours entiers. Ce n’était point seulement une obsession
-morale, mais aussi, et plus encore, une obsession physique, un besoin
-sensuel, nerveux de l’embrasser, de le tenir, de le manier, de l’asseoir
-sur ses genoux, de le faire sauter et culbuter dans ses mains. Il
-s’exaspérait au souvenir enfiévrant des caresses passées. Il sentait les
-petits bras serrant son cou, la petite bouche posant un gros baiser sur
-sa barbe, les petits cheveux chatouillant sa joue. L’envie de ces douces
-câlineries disparues, de la peau fine, chaude et mignonne offerte aux
-lèvres, l’affolait comme le désir d’une femme aimée qui s’est enfuie.</p>
-
-<p>Dans la rue, tout à coup, il se mettait à pleurer en songeant qu’il
-pourrait l’avoir, trottinant à son côté avec ses petits pieds, son gros
-Georget, comme autrefois, quand il le promenait. Il rentrait alors; et,
-la tête entre ses mains, sanglotait jusqu’au soir.</p>
-
-<p>Puis, vingt fois, cent fois en un jour il se posait cette question:
-«Était-il ou n’était-il pas le père de Georges?» Mais c’était surtout la
-nuit qu’il se livrait sur cette idée à des raisonnements interminables.
-A peine couché,<span class="pagenum"><a name="page_46" id="page_46">{46}</a></span> il recommençait, chaque soir, la même série
-d’argumentations désespérées.</p>
-
-<p>Après le départ de sa femme, il n’avait plus douté tout d’abord:
-l’enfant, certes, appartenait à Limousin. Puis, peu à peu, il se remit à
-hésiter. Assurément, l’affirmation d’Henriette ne pouvait avoir aucune
-valeur. Elle l’avait bravé, en cherchant à le désespérer. En pesant
-froidement le pour et le contre, il y avait bien des chances pour
-qu’elle eût menti.</p>
-
-<p>Seul Limousin, peut-être, aurait pu dire la vérité. Mais comment savoir,
-comment l’interroger, comment le décider à avouer?</p>
-
-<p>Et quelquefois Parent se relevait en pleine nuit, résolu à aller trouver
-Limousin, à le prier, à lui offrir tout ce qu’il voudrait, pour mettre
-fin à cette abominable angoisse. Puis il se recouchait désespéré, ayant
-réfléchi que l’amant aussi mentirait sans doute! Il mentirait même
-certainement pour empêcher le père véritable de reprendre son enfant.</p>
-
-<p>Alors que faire? Rien!</p>
-
-<p>Et il se désolait d’avoir ainsi brusqué les événements, de n’avoir point
-réfléchi, patienté, de n’avoir pas su attendre et dissimuler pendant un
-mois ou deux, afin de se renseigner par ses propres yeux. Il aurait dû
-feindre de ne rien soupçonner, et les laisser se trahir tout doucement.
-Il lui aurait suffi de<span class="pagenum"><a name="page_47" id="page_47">{47}</a></span> voir l’autre embrasser l’enfant pour deviner,
-pour comprendre. Un ami n’embrasse pas comme un père. Il les aurait
-épiés derrière les portes! Comment n’avait-il pas songé à cela? Si
-Limousin, demeuré seul avec Georges, ne l’avait point aussitôt saisi,
-serré dans ses bras, baisé passionnément, s’il l’avait laissé jouer avec
-indifférence, sans s’occuper de lui, aucune hésitation ne serait
-demeurée possible: c’est qu’alors il n’était pas, il ne se croyait pas,
-il ne se sentait pas le père.</p>
-
-<p>De sorte que lui, Parent, chassant la mère, aurait gardé son fils, et il
-aurait été heureux, tout à fait heureux.</p>
-
-<p>Il se retournait dans son lit, suant et torturé, et cherchant à se
-souvenir des attitudes de Limousin avec le petit. Mais il ne se
-rappelait rien, absolument rien, aucun geste, aucun regard, aucune
-parole, aucune caresse suspects. Et puis la mère non plus ne s’occupait
-guère de son enfant. Si elle l’avait eu de son amant, elle l’aurait sans
-doute aimé davantage.</p>
-
-<p>On l’avait donc séparé de son fils par vengeance, par cruauté, pour le
-punir de ce qu’il les avait surpris.</p>
-
-<p>Et il se décidait à aller, dès l’aurore, requérir les magistrats pour se
-faire rendre Georget.<span class="pagenum"><a name="page_48" id="page_48">{48}</a></span></p>
-
-<p>Mais à peine avait-il pris cette résolution qu’il se sentait envahi par
-la certitude contraire. Du moment que Limousin avait été, dès le premier
-jour, l’amant d’Henriette, l’amant aimé, elle avait dû se donner à lui
-avec cet élan, cet abandon, cette ardeur qui rendent mères les femmes.
-La réserve froide qu’elle avait toujours apportée dans ses relations
-intimes avec lui, Parent, n’était-elle pas aussi un obstacle à ce
-qu’elle eût été fécondée par son baiser!</p>
-
-<p>Alors il allait réclamer, prendre avec lui, conserver toujours et
-soigner l’enfant d’un autre. Il ne pourrait pas le regarder,
-l’embrasser, l’entendre dire «papa» sans que cette pensée le frappât, le
-déchirât: «Ce n’est point mon fils.» Il allait se condamner à ce
-supplice de tous les instants, à cette vie de misérable! Non, il valait
-mieux demeurer seul, vivre seul, vieillir seul, et mourir seul.</p>
-
-<p>Et chaque jour, chaque nuit recommençaient ces abominables hésitations
-et ces souffrances que rien ne pouvait calmer ni terminer. Il redoutait
-surtout l’obscurité du soir qui vient, la tristesse des crépuscules.
-C’était alors, sur son cœur, comme une pluie de chagrin, une inondation
-de désespoir qui tombait avec les ténèbres, le noyait et l’affolait. Il
-avait peur de ses pensées comme on<span class="pagenum"><a name="page_49" id="page_49">{49}</a></span> a peur des malfaiteurs, et il fuyait
-devant elles ainsi qu’une bête poursuivie. Il redoutait surtout son
-logis vide, si noir, terrible, et les rues désertes aussi où brille
-seulement, de place en place, un bec de gaz, où le passant isolé qu’on
-entend de loin semble un rôdeur et fait ralentir ou hâter le pas selon
-qu’il vient vers vous ou qu’il vous suit.</p>
-
-<p>Et Parent, malgré lui, par instinct, allait vers les grandes rues
-illuminées et populeuses. La lumière et la foule l’attiraient,
-l’occupaient et l’étourdissaient. Puis, quand il était las d’errer, de
-vagabonder dans les remous du public, quand il voyait les passants
-devenir plus rares, et les trottoirs plus libres, la terreur de la
-solitude et du silence le poussait vers un grand café plein de buveurs
-et de clarté. Il y allait comme les mouches vont à la flamme, s’asseyait
-devant une petite table ronde, et demandait un bock. Il le buvait
-lentement, s’inquiétant chaque fois qu’un consommateur se levait pour
-s’en aller. Il aurait voulu le prendre par le bras, le retenir, le prier
-de rester encore un peu, tant il redoutait l’heure où le garçon, debout
-devant lui, prononcerait d’un air furieux: «Allons, Monsieur, on ferme!»</p>
-
-<p>Car, chaque soir, il restait le dernier. Il voyait rentrer les tables,
-éteindre, un à un,<span class="pagenum"><a name="page_50" id="page_50">{50}</a></span> les becs de gaz, sauf deux, le sien et celui du
-comptoir. Il regardait d’un œil navré la caissière compter son argent et
-l’enfermer dans le tiroir; et il s’en allait, poussé dehors par le
-personnel qui murmurait: «En voilà un empoté! On dirait qu’il ne sait
-pas où coucher.»</p>
-
-<p>Et dès qu’il se retrouvait seul dans la rue sombre, il recommençait à
-penser à Georget et à se creuser la tête, à se torturer la pensée pour
-découvrir s’il était ou s’il n’était point le père de son enfant.</p>
-
-<p>Il prit ainsi l’habitude de la brasserie où le coudoiement continu des
-buveurs met près de vous un public familier et silencieux, où la grasse
-fumée des pipes endort les inquiétudes, tandis que la bière épaisse
-alourdit l’esprit et calme le cœur.</p>
-
-<p>Il y vécut. A peine levé, il allait chercher là des voisins pour occuper
-son regard et sa pensée. Puis, par paresse de se mouvoir, il y prit
-bientôt ses repas. Vers midi, il frappait avec sa soucoupe sur la table
-de marbre, et le garçon apportait vivement une assiette, un verre, une
-serviette et le déjeuner du jour. Dès qu’il avait fini de manger, il
-buvait lentement son café, l’œil fixé sur le carafon d’eau-de-vie qui
-lui donnerait bientôt une bonne heure d’abrutissement. Il trempait
-d’abord<span class="pagenum"><a name="page_51" id="page_51">{51}</a></span> ses lèvres dans le cognac, comme pour en prendre le goût,
-cueillant seulement la saveur du liquide avec le bout de sa langue. Puis
-il se le versait dans la bouche, goutte à goutte, en renversant la tête;
-promenait doucement la forte liqueur sur son palais, sur ses gencives,
-sur toute la muqueuse de ses joues, la mêlant avec la salive claire que
-ce contact faisait jaillir. Puis, adoucie par ce mélange, il l’avalait
-avec recueillement, la sentant couler tout le long de sa gorge, jusqu’au
-fond de son estomac.</p>
-
-<p>Après chaque repas, il sirotait ainsi pendant plus d’une heure, trois ou
-quatre petits verres qui l’engourdissaient peu à peu. Alors il penchait
-la tête sur son ventre, fermait les yeux et somnolait. Il se réveillait
-vers le milieu de l’après-midi, et tendait aussitôt la main vers le bock
-que le garçon avait posé devant lui pendant son sommeil; puis, l’ayant
-bu, il se soulevait sur la banquette de velours rouge, relevait son
-pantalon, rabaissait son gilet pour couvrir la ligne blanche aperçue
-entre les deux, secouait le col de sa jaquette, tirait les poignets de
-sa chemise hors des manches, puis reprenait les journaux qu’il avait
-déjà lus le matin.</p>
-
-<p>Il les recommençait, de la première ligne à la dernière, y compris les
-réclames,<span class="pagenum"><a name="page_52" id="page_52">{52}</a></span> demandes d’emploi, annonces, cote de la Bourse et programmes
-des théâtres.</p>
-
-<p>Entre quatre et six heures il allait faire un tour sur les boulevards,
-pour prendre l’air, disait-il; puis il revenait s’asseoir à la place
-qu’on lui avait conservée et demandait son absinthe.</p>
-
-<p>Alors il causait avec les habitués dont il avait fait la connaissance.
-Ils commentaient les nouvelles du jour, les faits divers et les
-événements politiques: cela le menait à l’heure du dîner. La soirée se
-passait comme l’après-midi jusqu’au moment de la fermeture. C’était pour
-lui l’instant terrible où il fallait rentrer dans le noir, dans la
-chambre vide, pleine de souvenirs affreux, de pensées horribles et
-d’angoisses. Il ne voyait plus personne de ses anciens amis, personne de
-ses parents, personne qui pût lui rappeler sa vie passée.</p>
-
-<p>Mais comme son appartement devenait un enfer pour lui, il prit une
-chambre dans un grand hôtel, une belle chambre d’entresol afin de voir
-les passants. Il n’était plus seul en ce vaste logis public; il sentait
-grouiller des gens autour de lui; il entendait des voix derrière les
-cloisons; et quand ses anciennes souffrances le harcelaient trop
-cruellement en face de son lit entr’ouvert et de son feu solitaire, il
-sortait dans les larges corridors et se pro<span class="pagenum"><a name="page_53" id="page_53">{53}</a></span>menait comme un
-factionnaire, le long de toutes les portes fermées, en regardant avec
-tristesse les souliers accouplés devant chacune, les mignonnes bottines
-de femmes blotties à côté des fortes bottines d’hommes; et il pensait
-que tous ces gens-là étaient heureux, sans doute, et dormaient
-tendrement, côte à côte ou embrassés, dans la chaleur de leur couche.</p>
-
-<p>Cinq années se passèrent ainsi; cinq années mornes, sans autres
-événements que des amours de deux heures, à deux louis, de temps en
-temps.</p>
-
-<p>Or, un jour, comme il faisait sa promenade ordinaire entre la Madeleine
-et la rue Drouot, il aperçut tout à coup une femme dont la tournure le
-frappa. Un grand monsieur et un enfant l’accompagnaient. Tous les trois
-marchaient devant lui. Il se demandait: «Où donc ai-je vu ces
-personnes-là?» et, tout à coup, il reconnut un geste de la main: c’était
-sa femme, sa femme avec Limousin, et avec son enfant, son petit Georges.</p>
-
-<p>Son cœur battait à l’étouffer; il ne s’arrêta pas cependant; il voulait
-les voir; et il les suivit. On eût dit un ménage, un bon ménage de bons
-bourgeois. Henriette s’appuyait au bras de Paul, lui parlait doucement
-en le regardant parfois de côté. Parent la voyait alors de profil,
-reconnaissait la ligne gracieuse<span class="pagenum"><a name="page_54" id="page_54">{54}</a></span> de son visage, les mouvements de sa
-bouche, son sourire, et la caresse de son regard. L’enfant surtout le
-préoccupait. Comme il était grand, et fort! Parent ne pouvait apercevoir
-la figure, mais seulement de longs cheveux blonds qui tombaient sur le
-col en boucles frisées. C’était Georget, ce haut garçon aux jambes nues,
-qui allait, ainsi qu’un petit homme, à côté de sa mère.</p>
-
-<p>Comme ils s’étaient arrêtés devant un magasin, il les vit soudain tous
-les trois. Limousin avait blanchi, vieilli, maigri; sa femme, au
-contraire, plus fraîche que jamais, avait plutôt engraissé; Georges
-était devenu méconnaissable, si différent de jadis!</p>
-
-<p>Ils se remirent en route. Parent les suivit de nouveau, puis les devança
-à grands pas pour revenir et les revoir, de tout près, en face. Quand il
-passa contre l’enfant, il eut envie, une envie folle de le saisir dans
-ses bras et de l’emporter. Il le toucha, comme par hasard. Le petit
-tourna la tête et regarda ce maladroit avec des yeux mécontents. Alors
-Parent s’enfuit, frappé, poursuivi, blessé par ce regard. Il s’enfuit à
-la façon d’un voleur, saisi de la peur horrible d’avoir été vu et
-reconnu par sa femme et son amant. Il alla d’une course jusqu’à sa
-brasserie, et tomba, haletant, sur sa chaise.<span class="pagenum"><a name="page_55" id="page_55">{55}</a></span></p>
-
-<p>Il but trois absinthes, ce soir-là.</p>
-
-<p>Pendant quatre mois, il garda au cœur la plaie de cette rencontre.
-Chaque nuit il les revoyait tous les trois, heureux et tranquilles,
-père, mère, enfant, se promenant sur le boulevard, avant de rentrer
-dîner chez eux. Cette vision nouvelle effaçait l’ancienne. C’était autre
-chose, une autre hallucination maintenant, et aussi une autre douleur.
-Le petit Georges, son petit Georges, celui qu’il avait tant aimé et tant
-embrassé jadis, disparaissait dans un passé lointain et fini, et il en
-voyait un nouveau, comme un frère du premier, un garçonnet aux mollets
-nus, qui ne le connaissait pas, celui-là! Il souffrait affreusement de
-cette pensée. L’amour du petit était mort; aucun lien n’existait plus
-entre eux; l’enfant n’avait pas tendu les bras en le voyant. Il l’avait
-même regardé d’un œil méchant.</p>
-
-<p>Puis, peu à peu, son âme se calma encore; ses tortures mentales
-s’affaiblirent; l’image apparue devant ses yeux et qui hantait ses nuits
-devint indécise, plus rare. Il se remit à vivre à peu près comme tout le
-monde, comme tous les désœuvrés qui boivent des bocks sur des tables de
-marbre et usent leurs culottes par le fond sur le velours râpé des
-banquettes.</p>
-
-<p>Il vieillit dans la fumée des pipes, perdit ses cheveux sous la flamme
-du gaz, considéra<span class="pagenum"><a name="page_56" id="page_56">{56}</a></span> comme des événements le bain de chaque semaine, la
-taille de cheveux de chaque quinzaine, l’achat d’un vêtement neuf ou
-d’un chapeau. Quand il arrivait à sa brasserie coiffé d’un nouveau
-couvre-chef, il se contemplait longtemps dans la glace avant de
-s’asseoir, le mettait et l’enlevait plusieurs fois de suite, le posait
-de différentes façons, et demandait enfin à son amie, la dame du
-comptoir, qui le regardait avec intérêt: «Trouvez-vous qu’il me va
-bien?»</p>
-
-<p>Deux ou trois fois par an il allait au théâtre; et, l’été, il passait
-quelquefois ses soirées dans un café-concert des Champs-Élysées. Il en
-rapportait dans sa tête des airs qui chantaient au fond de sa mémoire
-pendant plusieurs semaines et qu’il fredonnait même en battant la mesure
-avec son pied, lorsqu’il était assis devant son bock.</p>
-
-<p>Les années se suivaient, lentes, monotones et courtes parce qu’elles
-étaient vides.</p>
-
-<p>Il ne les sentait pas glisser sur lui. Il allait à la mort sans remuer,
-sans s’agiter, assis en face d’une table de brasserie; et seule la
-grande glace où il appuyait son crâne plus dénudé chaque jour reflétait
-les ravages du temps qui passe et fuit en dévorant les hommes, les
-pauvres hommes.</p>
-
-<p>Il ne pensait plus que rarement, à présent,<span class="pagenum"><a name="page_57" id="page_57">{57}</a></span> au drame affreux où avait
-sombré sa vie, car vingt ans s’étaient écoulés depuis cette soirée
-effroyable.</p>
-
-<p>Mais l’existence qu’il s’était faite ensuite l’avait usé, amolli,
-épuisé; et souvent le patron de sa brasserie, le sixième patron depuis
-son entrée dans cet établissement, lui disait: «Vous devriez vous
-secouer un peu, monsieur Parent; vous devriez prendre l’air, aller à la
-campagne, je vous assure que vous changez beaucoup depuis quelques
-mois.»</p>
-
-<p>Et quand son client venait de sortir, ce commerçant communiquait ses
-réflexions à sa caissière. «Ce pauvre M. Parent file un mauvais coton,
-ça ne vaut rien de ne jamais quitter Paris. Engagez-le donc à aller aux
-environs manger une matelote de temps en temps, puisqu’il a confiance en
-vous. Voilà bientôt l’été, ça le retapera.»</p>
-
-<p>Et la caissière, pleine de pitié et de bienveillance pour ce
-consommateur obstiné, répétait chaque jour à Parent: «Voyons, monsieur,
-décidez-vous à prendre l’air! C’est si joli, la campagne, quand il fait
-beau! Oh! moi! si je pouvais, j’y passerais ma vie!»</p>
-
-<p>Et elle lui communiquait ses rêves, les rêves poétiques et simples de
-toutes les pauvres filles enfermées d’un bout à l’autre de l’année
-derrière les vitres d’une boutique et<span class="pagenum"><a name="page_58" id="page_58">{58}</a></span> qui regardent passer la vie
-factice et bruyante de la rue, en songeant à la vie calme et douce des
-champs, à la vie sous les arbres, sous le radieux soleil qui tombe sur
-les prairies, sur les bois profonds, sur les claires rivières, sur les
-vaches couchées dans l’herbe, et sur toutes les fleurs diverses, toutes
-les fleurs libres, bleues, rouges, jaunes, violettes, lilas, roses,
-blanches, si gentilles, si fraîches, si parfumées, toutes les fleurs de
-la nature qu’on cueille en se promenant et dont on fait de gros
-bouquets.</p>
-
-<p>Elle prenait plaisir à lui parler sans cesse de son désir éternel,
-irréalisé et irréalisable; et lui, pauvre vieux sans espoirs, prenait
-plaisir à l’écouter. Il venait s’asseoir maintenant à côté du comptoir
-pour causer avec Mˡˡᵉ Zoé et discuter sur la campagne avec elle. Alors,
-peu à peu, une vague envie lui vint d’aller voir, une fois, s’il faisait
-vraiment si bon qu’elle le disait, hors les murs de la grande ville.</p>
-
-<p>Un matin il demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Savez-vous où on peut bien déjeuner aux environs de Paris?</p>
-
-<p>Elle répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Allez donc à la Terrasse de Saint-Germain. C’est si joli!</p>
-
-<p>Il s’y était promené autrefois au moment<span class="pagenum"><a name="page_59" id="page_59">{59}</a></span> de ses fiançailles. Il se
-décida à y retourner.</p>
-
-<p>Il choisit un dimanche, sans raison spéciale, uniquement parce qu’il est
-d’usage de sortir le dimanche, même quand on ne fait rien en semaine.</p>
-
-<p>Donc il partit, un dimanche matin, pour Saint-Germain.</p>
-
-<p>C’était au commencement de juillet, par un jour éclatant et chaud. Assis
-contre la portière de son wagon, il regardait courir les arbres et les
-petites maisons bizarres des alentours de Paris. Il se sentait triste,
-ennuyé d’avoir cédé à ce désir nouveau, d’avoir rompu ses habitudes. Le
-paysage changeant et toujours pareil le fatiguait. Il avait soif; il
-serait volontiers descendu à chaque station pour s’asseoir au café
-aperçu derrière la gare, boire un bock ou deux et reprendre le premier
-train qui passerait vers Paris. Et puis le voyage lui semblait long,
-très long. Il restait assis des journées entières pourvu qu’il eût sous
-les yeux les mêmes choses immobiles, mais il trouvait énervant et
-fatigant de rester assis en changeant de place, de voir remuer le pays
-tout entier, tandis que lui-même ne faisait pas un mouvement.</p>
-
-<p>Il s’intéressa à la Seine cependant, chaque fois qu’il la traversa. Sous
-le pont de Chatou il aperçut des yoles qui passaient enlevées à<span class="pagenum"><a name="page_60" id="page_60">{60}</a></span> grands
-coups d’aviron par des canotiers aux bras nus; et il pensa: «Voilà des
-gaillards qui ne doivent pas s’embêter!»</p>
-
-<p>Le long ruban de rivière déroulé des deux côtés du pont du Pecq éveilla,
-dans le fond de son cœur, un vague désir de promenade au bord des
-berges. Mais le train s’engouffra sous le tunnel qui précède la gare de
-Saint-Germain pour s’arrêter bientôt au quai d’arrivée.</p>
-
-<p>Parent descendit, et, alourdi par la fatigue, s’en alla, les mains
-derrière le dos, vers la Terrasse. Puis, parvenu contre la balustrade de
-fer, il s’arrêta pour regarder l’horizon. La plaine immense s’étalait en
-face de lui, vaste comme la mer, toute verte et peuplée de grands
-villages, aussi populeux que des villes. Des routes blanches
-traversaient ce large pays, des bouts de forêts le boisaient par places,
-les étangs du Vésinet brillaient comme des plaques d’argent, et les
-coteaux lointains de Sannois et d’Argenteuil se dessinaient sous une
-brume légère et bleuâtre qui les laissait à peine deviner. Le soleil
-baignait de sa lumière abondante et chaude tout le grand paysage un peu
-voilé par les vapeurs matinales, par la sueur de la terre chauffée
-s’exhalant en brouillards menus, et par les souffles humides de la
-Seine, qui se déroulait<span class="pagenum"><a name="page_61" id="page_61">{61}</a></span> comme un serpent sans fin à travers les
-plaines, contournait les villages et longeait les collines.</p>
-
-<p>Une brise molle, pleine de l’odeur des verdures et des sèves, caressait
-la peau, pénétrait au fond de la poitrine, semblait rajeunir le cœur,
-alléger l’esprit, vivifier le sang.</p>
-
-<p>Parent, surpris, la respirait largement, les yeux éblouis par l’étendue
-du paysage; et il murmura: «Tiens, on est bien ici.»</p>
-
-<p>Puis il fit quelques pas, et s’arrêta de nouveau pour regarder. Il
-croyait découvrir des choses inconnues et nouvelles, non point les
-choses que voyait son œil, mais des choses que pressentait son âme, des
-événements ignorés, des bonheurs entrevus, des joies inexplorées, tout
-un horizon de vie qu’il n’avait jamais soupçonné et qui s’ouvrait
-brusquement devant lui en face de cet horizon de campagne illimitée.</p>
-
-<p>Toute l’affreuse tristesse de son existence lui apparut illuminée par la
-clarté violente qui inondait la terre. Il vit ses vingt années de café,
-mornes, monotones, navrantes. Il aurait pu voyager comme d’autres, s’en
-aller là-bas, là-bas, chez des peuples étrangers, sur des terres peu
-connues, au delà des mers, s’intéresser à tout ce qui passionne les
-autres hommes, aux arts, aux sciences, aimer la vie<span class="pagenum"><a name="page_62" id="page_62">{62}</a></span> aux mille formes,
-la vie mystérieuse, charmante ou poignante, toujours changeante,
-toujours inexplicable et curieuse.</p>
-
-<p>Maintenant il était trop tard. Il irait de bock en bock, jusqu’à la
-mort, sans famille, sans amis, sans espérances, sans curiosité pour
-rien. Une détresse infinie l’envahit, et une envie de se sauver, de se
-cacher, de rentrer dans Paris, dans sa brasserie et dans son
-engourdissement! Toutes les pensées, tous les rêves, tous les désirs qui
-dorment dans la paresse des cœurs stagnants s’étaient réveillés, remués
-par ce rayon de soleil sur les plaines.</p>
-
-<p>Il sentit que s’il demeurait seul plus longtemps en ce lieu, il allait
-perdre la tête, et il gagna bien vite le pavillon Henri-IV pour
-déjeuner, s’étourdir avec du vin et de l’alcool et parler à quelqu’un,
-au moins.</p>
-
-<p>Il prit une petite table dans les bosquets d’où l’on domine toute la
-campagne, fit son menu et pria qu’on le servît tout de suite.</p>
-
-<p>D’autres promeneurs arrivaient, s’asseyaient aux tables voisines. Il se
-sentait mieux; il n’était plus seul.</p>
-
-<p>Dans une tonnelle, trois personnes déjeunaient. Il les avait regardées
-plusieurs fois sans les voir, comme on regarde les indifférents.</p>
-
-<p>Tout à coup, une voix de femme jeta en<span class="pagenum"><a name="page_63" id="page_63">{63}</a></span> lui un de ces frissons qui font
-tressaillir les moelles.</p>
-
-<p>Elle avait dit, cette voix:</p>
-
-<p>&mdash;Georges, tu vas découper le poulet.</p>
-
-<p>Et une autre voix répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, maman.</p>
-
-<p>Parent leva les yeux; et il comprit, il devina tout de suite quels
-étaient ces gens! Certes, il ne les aurait pas reconnus. Sa femme était
-toute blanche, très forte, une vieille dame sérieuse et respectable; et
-elle mangeait en avançant la tête, par crainte des taches, bien qu’elle
-eût recouvert ses seins d’une serviette. Georges était devenu un homme.
-Il avait de la barbe, de cette barbe inégale et presque incolore qui
-frisotte sur les joues des adolescents. Il portait un chapeau de haute
-forme, un gilet de coutil blanc et un monocle, par chic, sans doute.
-Parent le regardait, stupéfait! C’était là Georges, son fils?&mdash;Non, il
-ne connaissait pas ce jeune homme; il ne pouvait rien exister de commun
-entre eux.</p>
-
-<p>Limousin tournait le dos et mangeait, les épaules un peu voûtées.</p>
-
-<p>Donc ces trois êtres semblaient heureux et contents; ils venaient
-déjeuner à la campagne, en des restaurants connus. Ils avaient eu une
-existence calme et douce, une existence familiale dans un bon logis
-chaud et peuplé,<span class="pagenum"><a name="page_64" id="page_64">{64}</a></span> peuplé par tous les riens qui font la vie agréable,
-par toutes les douceurs de l’affection, par toutes les paroles tendres
-qu’on échange sans cesse, quand on s’aime. Ils avaient vécu ainsi, grâce
-à lui Parent, avec son argent, après l’avoir trompé, volé, perdu! Ils
-l’avaient condamné, lui, l’innocent, le naïf, le débonnaire, à toutes
-les tristesses de la solitude, à l’abominable vie qu’il avait menée
-entre un trottoir et un comptoir, à toutes les tortures morales et à
-toutes les misères physiques! Ils avaient fait de lui un être inutile,
-perdu, égaré dans le monde, un pauvre vieux sans joies possibles, sans
-attentes, qui n’espérait rien de rien et de personne. Pour lui la terre
-était vide, parce qu’il n’aimait rien sur la terre. Il pouvait courir
-les peuples ou courir les rues, entrer dans toutes les maisons de Paris,
-ouvrir toutes les chambres, il ne trouverait, derrière aucune porte, la
-figure cherchée, chérie, figure de femme ou figure d’enfant, qui sourit
-en vous apercevant. Et cette idée surtout le travaillait, l’idée de la
-porte qu’on ouvre pour trouver et embrasser quelqu’un derrière.</p>
-
-<p>Et c’était la faute de ces trois misérables, cela! la faute de cette
-femme indigne, de cet ami infâme et de ce grand garçon blond qui prenait
-des airs arrogants.<span class="pagenum"><a name="page_65" id="page_65">{65}</a></span></p>
-
-<p>Il en voulait maintenant à l’enfant autant qu’aux deux autres!
-N’était-il pas le fils de Limousin? Est-ce que Limousin l’aurait gardé,
-aimé, sans cela? Est-ce que Limousin n’aurait pas lâché bien vite la
-mère et le petit s’il n’avait pas su que le petit était à lui, bien à
-lui? Est-ce qu’on élève les enfants des autres?</p>
-
-<p>Donc, ils étaient là, tout près, ces trois malfaiteurs qui l’avaient
-tant fait souffrir.</p>
-
-<p>Parent les regardait, s’irritant, s’exaltant au souvenir de toutes ses
-douleurs, de toutes ses angoisses, de tous ses désespoirs. Il
-s’exaspérait surtout de leur air placide et satisfait. Il avait envie de
-les tuer, de leur jeter son siphon d’eau de Seltz, de fendre la tête de
-Limousin qu’il voyait, à toute seconde, se baisser vers son assiette et
-se relever aussitôt.</p>
-
-<p>Et ils continueraient à vivre ainsi, sans soucis, sans inquiétudes
-d’aucune sorte. Non, non. C’en était trop à la fin! Il se vengerait; il
-allait se venger tout de suite puisqu’il les tenait sous la main. Mais
-comment? Il cherchait, rêvait des choses effroyables comme il en arrive
-dans les feuilletons, mais ne trouvait rien de pratique. Et il buvait,
-coup sur coup, pour s’exciter, pour se donner du courage, pour ne pas
-laisser échapper une pareille occasion, qu’il ne retrouverait sans doute
-jamais.<span class="pagenum"><a name="page_66" id="page_66">{66}</a></span></p>
-
-<p>Soudain, il eut une idée, une idée terrible; et il cessa de boire pour
-la mûrir. Un sourire plissait ses lèvres; il murmurait: «Je les tiens.
-Je les tiens. Nous allons voir. Nous allons voir.»</p>
-
-<p>Un garçon lui demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce que Monsieur désire ensuite?</p>
-
-<p>&mdash;Rien. Du café et du cognac, du meilleur.</p>
-
-<p>Et il les regardait en sirotant ses petits verres. Il y avait trop de
-monde dans ce restaurant pour ce qu’il voulait faire: donc il
-attendrait, il les suivrait; car ils allaient se promener certainement
-sur la terrasse ou dans la forêt. Quand ils seraient un peu éloignés, il
-les rejoindrait, et alors il se vengerait, oui, il se vengerait! Il
-n’était pas trop tôt d’ailleurs, après vingt-trois ans de souffrances.
-Ah! ils ne soupçonnaient guère ce qui allait leur arriver.</p>
-
-<p>Ils achevaient doucement leur déjeuner, en causant avec sécurité. Parent
-ne pouvait entendre leurs paroles, mais il voyait leurs gestes calmes.
-La figure de sa femme, surtout, l’exaspérait. Elle avait pris un air
-hautain, un air de dévote grasse, de dévote inabordable, cuirassée de
-principes, blindée de vertu.</p>
-
-<p>Puis ils payèrent l’addition et se levèrent.<span class="pagenum"><a name="page_67" id="page_67">{67}</a></span> Alors il vit Limousin. On
-eût dit un diplomate en retraite, tant il semblait important avec ses
-beaux favoris souples et blancs dont les pointes tombaient sur les
-revers de sa redingote.</p>
-
-<p>Ils sortirent. Georges fumait un cigare et portait son chapeau sur
-l’oreille. Parent, aussitôt, les suivit.</p>
-
-<p>Ils firent d’abord un tour sur la terrasse et admirèrent le paysage avec
-placidité, comme admirent les gens repus; puis ils entrèrent dans la
-forêt.</p>
-
-<p>Parent se frottait les mains, et les suivait toujours, de loin, en se
-cachant pour ne point éveiller trop tôt leur attention.</p>
-
-<p>Ils allaient à petits pas, prenant un bain de verdure et d’air tiède.
-Henriette s’appuyait au bras de Limousin et marchait, droite, à son
-côté, en épouse sûre et fière d’elle. Georges abattait des feuilles avec
-sa badine, et franchissait parfois les fossés de la route, d’un saut
-léger de jeune cheval ardent prêt à s’emporter dans le feuillage.</p>
-
-<p>Parent, peu à peu, se rapprochait, haletant d’émotion et de fatigue; car
-il ne marchait plus jamais. Bientôt il les rejoignit, mais une peur
-l’avait saisi, une peur confuse, inexplicable, et il les devança, pour
-revenir sur eux et les aborder en face.<span class="pagenum"><a name="page_68" id="page_68">{68}</a></span></p>
-
-<p>Il allait, le cœur battant, les sentant derrière lui maintenant, et il
-se répétait: «Allons, c’est le moment; de l’audace, de l’audace! C’est
-le moment.»</p>
-
-<p>Il se retourna. Ils s’étaient assis, tous les trois, sur l’herbe, au
-pied d’un gros arbre; et ils causaient toujours.</p>
-
-<p>Alors il se décida, et il revint à pas rapides. S’étant arrêté devant
-eux, debout au milieu du chemin, il balbutia d’une voix brève, d’une
-voix cassée par l’émotion:</p>
-
-<p>&mdash;C’est moi! Me voici! Vous ne m’attendiez pas?</p>
-
-<p>Tous trois examinaient cet homme qui leur semblait fou.</p>
-
-<p>Il reprit:</p>
-
-<p>&mdash;On dirait que vous ne m’avez pas reconnu. Regardez-moi donc! Je suis
-Parent, Henri Parent. Hein, vous ne m’attendiez pas? Vous pensiez que
-c’était fini, bien fini, que vous ne me verriez plus jamais, jamais. Ah!
-mais non, me voilà revenu. Nous allons nous expliquer, maintenant.</p>
-
-<p>Henriette, effarée, cacha sa figure dans ses mains, en murmurant: «Oh!
-mon Dieu!»</p>
-
-<p>Voyant cet inconnu qui semblait menacer sa mère, Georges s’était levé,
-prêt à le saisir au collet.</p>
-
-<p>Limousin, atterré, regardait avec des yeux<span class="pagenum"><a name="page_69" id="page_69">{69}</a></span> effarés ce revenant qui,
-ayant soufflé quelques secondes, continua:</p>
-
-<p>&mdash;Alors nous allons nous expliquer maintenant. Voici le moment venu! Ah!
-vous m’avez trompé, vous m’avez condamné à une vie de forçat, et vous
-avez cru que je ne vous rattraperais pas!</p>
-
-<p>Mais le jeune homme le prit par les épaules, et le repoussant:</p>
-
-<p>&mdash;Êtes-vous fou? Qu’est-ce que vous voulez? Passez votre chemin bien
-vite ou je vais vous rosser, moi!</p>
-
-<p>Parent répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Ce que je veux? Je veux t’apprendre ce que sont ces gens-là.</p>
-
-<p>Mais Georges, exaspéré, le secouait, allait le frapper. L’autre reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Lâche-moi donc. Je suis ton père... Tiens, regarde s’ils me
-reconnaissent maintenant, ces misérables!</p>
-
-<p>Effaré, le jeune homme ouvrit les mains et se tourna vers sa mère.</p>
-
-<p>Parent, libre, s’avança vers elle:</p>
-
-<p>&mdash;Hein? Dites-lui qui je suis, vous! Dites-lui que je m’appelle Henri
-Parent, et que je suis son père puisqu’il se nomme Georges Parent,
-puisque vous êtes ma femme, puisque vous vivez tous les trois de mon
-argent, de la pension de dix mille francs que je vous fais<span class="pagenum"><a name="page_70" id="page_70">{70}</a></span> depuis que
-je vous ai chassés de chez moi. Dites-lui aussi pourquoi je vous ai
-chassés de chez moi. Parce que je vous ai surprise avec ce gueux, cet
-infâme, avec votre amant!&mdash;Dites-lui ce que j’étais, moi, un brave
-homme, épousé par vous pour ma fortune, et trompé depuis le premier
-jour. Dites-lui qui vous êtes et qui je suis...</p>
-
-<p>Il balbutiait, haletait, emporté par la colère.</p>
-
-<p>La femme cria d’une voix déchirante:</p>
-
-<p>&mdash;Paul, Paul, empêche-le; qu’il se taise, qu’il se taise; empêche-le,
-qu’il ne dise pas cela devant mon fils!</p>
-
-<p>Limousin, à son tour, s’était levé. Il murmura, d’une voix très basse:</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous. Taisez-vous. Comprenez donc ce que vous faites.</p>
-
-<p>Parent reprit avec emportement:</p>
-
-<p>&mdash;Je le sais bien, ce que je fais. Ce n’est pas tout. Il y a une chose
-que je veux savoir, une chose qui me torture depuis vingt ans.</p>
-
-<p>Puis, se tournant vers Georges, éperdu, qui s’était appuyé contre un
-arbre:</p>
-
-<p>&mdash;Écoute, toi: Quand elle est partie de chez moi, elle a pensé que ce
-n’était pas assez de m’avoir trahi; elle a voulu encore me désespérer.
-Tu étais toute ma consolation; eh bien, elle t’a emporté en me jurant
-que je n’étais pas ton père, mais que ton père,<span class="pagenum"><a name="page_71" id="page_71">{71}</a></span> c’était lui! A-t-elle
-menti? je ne sais pas. Depuis vingt ans je me le demande.</p>
-
-<p>Il s’avança tout près d’elle, tragique, terrible, et, arrachant la main
-dont elle se couvrait la face:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! je vous somme aujourd’hui de me dire lequel de nous est le
-père de ce jeune homme: lui ou moi; votre mari ou votre amant. Allons,
-allons, dites!</p>
-
-<p>Limousin se jeta sur lui. Parent le repoussa, et, ricanant avec fureur:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tu es brave aujourd’hui; tu es plus brave que le jour où tu te
-sauvais sur l’escalier parce que j’allais t’assommer. Eh bien! si elle
-ne répond pas, réponds toi-même. Tu dois le savoir aussi bien qu’elle.
-Dis, es-tu le père de ce garçon? Allons, allons, parle!</p>
-
-<p>Il revint vers sa femme.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous ne voulez pas me le dire à moi, dites-le à votre fils au
-moins. C’est un homme, aujourd’hui. Il a bien le droit de savoir qui est
-son père. Moi, je ne sais pas, je n’ai jamais su, jamais, jamais! Je ne
-peux pas te le dire, mon garçon.</p>
-
-<p>Il s’affolait, sa voix prenait des tons aigus. Et il agitait ses bras
-comme un épileptique.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà... voilà... Répondez donc... Elle ne sait pas... Je parie
-qu’elle ne sait pas... Non... elle ne sait pas... parbleu!... elle<span class="pagenum"><a name="page_72" id="page_72">{72}</a></span>
-couchait avec tous les deux!... Ah! ah! ah!... personne ne sait...
-personne... Est-ce qu’on sait ces choses-là?... Tu ne le sauras pas non
-plus, mon garçon, tu ne le sauras pas, pas plus que moi... jamais...
-Tiens... demande-lui... demande-lui... tu verras qu’elle ne sait pas...
-Moi non plus... lui non plus... toi non plus... personne ne sait... Tu
-peux choisir... oui... tu peux choisir... lui ou moi... Choisis...
-Bonsoir... c’est fini... Si elle se décide à te le dire, tu viendras me
-l’apprendre, hôtel des Continents, n’est-ce pas?... Ça me fera plaisir
-de le savoir... Bonsoir... Je vous souhaite beaucoup d’agrément...</p>
-
-<p>Et il s’en alla en gesticulant, continuant à parler seul, sous les
-grands arbres, dans l’air vide et frais, plein d’odeurs de sèves. Il ne
-se retourna point pour les voir. Il allait devant lui, marchant sous une
-poussée de fureur, sous un souffle d’exaltation, l’esprit emporté par
-son idée fixe.</p>
-
-<p>Tout à coup, il se trouva devant la gare. Un train partait. Il monta
-dedans. Durant la route, sa colère s’apaisa, il reprit ses sens et il
-rentra dans Paris, stupéfait de son audace.</p>
-
-<p>Il se sentait brisé comme si on lui eût rompu les os. Il alla cependant
-prendre un bock à sa brasserie.<span class="pagenum"><a name="page_73" id="page_73">{73}</a></span></p>
-
-<p>En le voyant entrer, Mˡˡᵉ Zoé, surprise, lui demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Déjà revenu? Est-ce que vous êtes fatigué?</p>
-
-<p>Il répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Oui... oui... très fatigué... très fatigué...! Vous comprenez... quand
-on n’a pas l’habitude de sortir! C’est fini, je n’y retournerai point, à
-la campagne. J’aurais mieux fait de rester ici. Désormais, je ne
-bougerai plus.</p>
-
-<p>Et elle ne put lui faire raconter sa promenade, malgré l’envie qu’elle
-en avait.</p>
-
-<p>Pour la première fois de sa vie il se grisa tout à fait, ce soir-là, et
-on dut le rapporter chez lui.<span class="pagenum"><a name="page_75" id="page_75">{75}</a></span><span class="pagenum"><a name="page_74" id="page_74">{74}</a></span></p>
-
-<h2><a name="LA_BETE" id="LA_BETE"></a>LA BÊTE
-<br /><br />À MAÎT’ BELHOMME</h2>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_77" id="page_77">{77}</a></span><span class="pagenum"><a name="page_76" id="page_76">{76}</a></span>.</p>
-
-<p>La diligence du Havre allait quitter Criquetot; et tous les voyageurs
-attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu
-par Malandain fils.</p>
-
-<p>C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois,
-mais rendues presque grises par l’accumulation des boues. Celles de
-devant étaient toutes petites; celles de derrière, hautes et frêles,
-portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois
-rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d’œil, les têtes
-énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner
-cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure.
-Les<span class="pagenum"><a name="page_78" id="page_78">{78}</a></span> chevaux semblaient endormis déjà devant l’étrange véhicule.</p>
-
-<p>Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple
-cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et
-d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les
-pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus
-clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de
-l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers
-ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes
-immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa
-sur le toit de sa voiture; puis il y plaça plus doucement ceux qui
-contenaient des œufs; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs
-de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou
-de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de
-sa poche, il lut en appelant:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le curé de Gorgeville.</p>
-
-<p>Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et
-d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les
-femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.</p>
-
-<p>&mdash;L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets.<span class="pagenum"><a name="page_79" id="page_79">{79}</a></span></p>
-
-<p>L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’aux genoux; et il
-disparut à son tour dans la porte ouverte.</p>
-
-<p>&mdash;Maît’ Poiret, deux places.</p>
-
-<p>Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par
-l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages. Sa femme
-le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à
-deux mains un immense parapluie vert.</p>
-
-<p>&mdash;Maît’ Rabot, deux places.</p>
-
-<p>Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda:</p>
-
-<p>&mdash;C’est ben mé qu’t’appelles?</p>
-
-<p>Le cocher, qu’on avait surnommé «dégourdi», allait répondre une facétie,
-quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une
-poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était
-vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.</p>
-
-<p>Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentre dans son
-trou.</p>
-
-<p>&mdash;Maît’ Caniveau.</p>
-
-<p>Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts et
-s’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.</p>
-
-<p>&mdash;Maît’ Belhomme.</p>
-
-<p>Belhomme, un grand maigre, s’approcha,<span class="pagenum"><a name="page_80" id="page_80">{80}</a></span> le cou de travers, la face
-dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un
-fort mal de dents.</p>
-
-<p>Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques et singulières
-vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu’ils
-découvriraient dans les rues du Havre; et leurs chefs étaient coiffés de
-casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la
-campagne normande.</p>
-
-<p>Césaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son
-siège et fit claquer son fouet.</p>
-
-<p>Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent
-entendre un vague murmure de grelots.</p>
-
-<p>Le cocher, alors, hurlant: «Hue!» de toute sa poitrine, fouailla les
-bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent un effort, et se mirent
-en route d’un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture,
-secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts,
-faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que
-chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses,
-avait des reflux de flots à tous les remous des cahots.</p>
-
-<p>On se tut d’abord, par respect pour le curé, qui gênait les
-épanchements. Il se mit<span class="pagenum"><a name="page_81" id="page_81">{81}</a></span> à parler le premier, étant d’un caractère
-loquace et familier.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, maît’ Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vous voulez?</p>
-
-<p>L’énorme campagnard, qu’une sympathie de taille, d’encolure et de ventre
-liait avec l’ecclésiastique, répondit en souriant:</p>
-
-<p>&mdash;Tout d’ même, m’sieu l’ curé, tout d’ même, et d’ vote part?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! d’ ma part, ça va toujours.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous, maît’ Poiret? demanda l’abbé.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mé, ça irait, n’étaient les cossards (colzas) qui n’ donneront
-guère c’t’année; et, vu les affaires, c’est là-dessus qu’on s’ rattrape.</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous, les temps sont durs.</p>
-
-<p>&mdash;Que oui, qu’i sont durs, affirma d’une voix de gendarme la grande
-femme de maît’ Rabot.</p>
-
-<p>Comme elle était d’un village voisin, le curé ne la connaissait que de
-nom.</p>
-
-<p>&mdash;C’est vous, la Blondel? dit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, c’est mé, qu’a épousé Rabot.</p>
-
-<p>Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant; il salua d’une
-grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire: «C’est bien moi
-Rabot, qu’a épousé la Blondel.»</p>
-
-<p>Soudain maît’ Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur son
-oreille, se mit à<span class="pagenum"><a name="page_82" id="page_82">{82}</a></span> gémir d’une façon lamentable. Il faisait «gniau...
-gniau... gniau» en tapant du pied pour exprimer son affreuse souffrance.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez donc bien mal aux dents? demanda le curé.</p>
-
-<p>Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre:</p>
-
-<p>&mdash;Non point... m’sieu le curé... C’est point des dents... c’est d’
-l’oreille, du fond d’ l’oreille.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce que vous avez donc dans l’oreille. Un dépôt?</p>
-
-<p>&mdash;J’ sais point si c’est un dépôt, mais j’ sais ben qu’ c’est eune bête,
-un’ grosse bête, qui m’a entré d’dans, vu que j’ dormais su l’ foin dans
-l’ grenier.</p>
-
-<p>&mdash;Un’ bête. Vous êtes sûr?</p>
-
-<p>&mdash;Si j’en suis sûr? Comme du Paradis, m’sieu le curé, vu qu’a m’
-grignote l’ fond d’ l’oreille. A m’ mange la tête, pour sûr! a m’ mange
-la tête! Oh! gniau... gniau... gniau... Et il se remit à taper du pied.</p>
-
-<p>Un grand intérêt s’était éveillé dans l’assistance. Chacun donnait son
-avis. Poiret voulait que ce fût une araignée, l’instituteur que ce fût
-une chenille. Il avait vu ça une fois déjà à Campemuret, dans l’Orne, où
-il était resté six ans; même la chenille était entrée dans la tête et
-sortie par le nez. Mais<span class="pagenum"><a name="page_83" id="page_83">{83}</a></span> l’homme était demeuré sourd de cette
-oreille-là, puisqu’il avait le tympan crevé.</p>
-
-<p>&mdash;C’est plutôt un ver, déclara le curé.</p>
-
-<p>Maît’ Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre la portière,
-car il était monté le dernier, gémissait toujours.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! gniau... gniau... gniau... j’ crairais ben qu’ c’est eune frémi,
-eune grosse frémi tant qu’a mord... T’nez, m’sieu le curé... a galope...
-a galope... Oh! gniau... gniau... gniau... qué misère!!...</p>
-
-<p>&mdash;T’as point vu l’ médecin? demanda Caniveau.</p>
-
-<p>&mdash;Pour sûr, non.</p>
-
-<p>&mdash;D’où vient ça?</p>
-
-<p>La peur du médecin sembla guérir Belhomme.</p>
-
-<p>Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir.</p>
-
-<p>&mdash;D’où vient ça! T’as des sous pour eusse, té, pour ces fainéants-là? Y
-s’rait v’nu eune fois, deux fois, trois fois, quat’ fois, cinq fois! Ça
-fait, deusse écus de cent sous, deusse écus, pour sûr... Et qu’est-ce
-qu’il aurait fait, dis, çu fainéant, dis, qu’est-ce qu’il aurait fait?
-Sais-tu, té?</p>
-
-<p>Caniveau riait.</p>
-
-<p>&mdash;Non j’ sais point? Ousquè tu vas, comme ça?<span class="pagenum"><a name="page_84" id="page_84">{84}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;J’ vas t’au Havre vé Chambrelan.</p>
-
-<p>&mdash;Qué Chambrelan?</p>
-
-<p>&mdash;L’ guérisseux, donc.</p>
-
-<p>&mdash;Qué guérisseux?</p>
-
-<p>&mdash;L’ guérisseux qu’a guéri mon pé.</p>
-
-<p>&mdash;Ton pé?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon pé, dans l’ temps.</p>
-
-<p>&mdash;Qué qu’il avait, ton pé?</p>
-
-<p>&mdash;Un vent dans l’ dos, qui n’en pouvait pu r’muer pied ni gambe.</p>
-
-<p>&mdash;Qué qui li a fait ton Chambrelan?</p>
-
-<p>&mdash;Il y a manié l’ dos comm’ pou’ fé du pain, avec les deux mains donc!
-Et ça y a passé en une couple d’heures!</p>
-
-<p>Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé des paroles,
-mais il n’osait pas dire ça devant le curé.</p>
-
-<p>Caniveau reprit en riant:</p>
-
-<p>&mdash;C’est-il point quéque lapin qu’ t’as dans l’oreille. Il aura pris çu
-trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j’ vas l’ fé sauver.</p>
-
-<p>Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença à imiter les
-aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait, hurlait, piaulait,
-aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans la voiture, même
-l’instituteur qui ne riait jamais.</p>
-
-<p>Cependant, comme Belhomme paraissait<span class="pagenum"><a name="page_85" id="page_85">{85}</a></span> fâché qu’on se moquât de lui, le
-curé détourna la conversation et, s’adressant à la grande femme de
-Rabot:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que vous n’avez pas une nombreuse famille?</p>
-
-<p>&mdash;Que oui, m’sieu le curé... Que c’est dur à élever!</p>
-
-<p>Rabot opina de la tête, comme pour dire: «Oh! oui, c’est dur à élever.»</p>
-
-<p>&mdash;Combien d’enfants?</p>
-
-<p>Elle déclara avec autorité, d’une voix forte et sûre:</p>
-
-<p>&mdash;Seize enfants, m’sieu l’ curé! Quinze de mon homme!</p>
-
-<p>Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il en avait
-fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot! Sa femme l’avouait! Donc, on
-n’en pouvait point douter. Il en était fier, parbleu!</p>
-
-<p>De qui le seizième? Elle ne le dit pas. C’était le premier, sans doute?
-On le savait peut-être, car on ne s’étonna point. Caniveau lui-même
-demeura impassible.</p>
-
-<p>Mais Belhomme se mit à gémir:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! gniau... gniau... gniau... a me trifouille dans l’ fond... Oh!
-misère!...</p>
-
-<p>La voiture s’arrêtait au café Polyte. Le curé dit:</p>
-
-<p>&mdash;Si on vous coulait un peu d’eau dans<span class="pagenum"><a name="page_86" id="page_86">{86}</a></span> l’oreille, on la ferait
-peut-être sortir. Voulez-vous essayer?</p>
-
-<p>&mdash;Pour sûr! J’veux ben.</p>
-
-<p>Et tout le monde descendit pour assister à l’opération.</p>
-
-<p>Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verre d’eau; et il
-chargea l’instituteur de tenir bien inclinée la tête du patient; puis,
-dès que le liquide aurait pénétré dans le canal, de la renverser
-brusquement.</p>
-
-<p>Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l’oreille de Belhomme pour voir
-s’il ne découvrirait pas la bête à l’œil nu, s’écria:</p>
-
-<p>&mdash;Cré nom d’un nom, qué marmelade! Faut déboucher ça, mon vieux. Jamais
-ton lapin sortira dans c’te confiture-là. Il s’y collerait les quat’
-pattes.</p>
-
-<p>Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop
-embourbé pour tenter l’expulsion de la bête. Ce fut l’instituteur qui
-débarrassa cette voie au moyen d’une allumette et d’une loque. Alors, au
-milieu de l’anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé,
-un demi-verre d’eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le
-cou de Belhomme. Puis l’instituteur retourna vivement la tête sur la
-cuvette, comme s’il eût voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent
-dans le vase blanc. Tous les<span class="pagenum"><a name="page_87" id="page_87">{87}</a></span> voyageurs se précipitèrent. Aucune bête
-n’était sortie.</p>
-
-<p>Cependant Belhomme déclarant:</p>
-
-<p>&mdash;Je sens pu rien, le curé, triomphant, s’écria:</p>
-
-<p>&mdash;Certainement elle est noyée.</p>
-
-<p>Tout le monde était content. On remonta dans la voiture.</p>
-
-<p>Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris
-terribles. La bête s’était réveillée et était devenue furieuse. Il
-affirmait même qu’elle était entrée dans la tête maintenant, qu’elle lui
-dévorait la cervelle. Il hurlait avec de telles contorsions que la femme
-de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le
-signe de la croix. Puis, la douleur se calmant un peu, le malade raconta
-qu’<small>ELLE</small> faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les
-mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard:</p>
-
-<p>&mdash;Tenez, v’la qu’a r’monte... gniau... gniau... gniau... qué misère!</p>
-
-<p>Caniveau s’impatientait.</p>
-
-<p>&mdash;C’est l’iau qui la rend enragée, c’te bête. All est p’t-être ben
-accoutumée au vin.</p>
-
-<p>On se remit à rire. Il reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Quand j’allons arriver au café Bour<span class="pagenum"><a name="page_88" id="page_88">{88}</a></span>beux, donne-li du fil en six et
-all’ n’ bougera pu, j’ te le jure.</p>
-
-<p>Mais Belhomme n’y tenait plus de douleur. Il se mit à crier comme si on
-lui arrachait l’âme. Le curé fut obligé de lui soutenir la tête. On pria
-Césaire Horlaville d’arrêter à la première maison rencontrée.</p>
-
-<p>C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté;
-puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l’opération.
-Caniveau conseillait toujours de mêler de l’eau-de-vie à l’eau, afin de
-griser et d’endormir la bête, de la tuer peut-être. Mais le curé préféra
-du vinaigre.</p>
-
-<p>On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu’il
-pénétrât jusqu’au fond, puis on le laissa quelques minutes dans l’organe
-habité.</p>
-
-<p>Une cuvette ayant été de nouveau apportée, Belhomme fut retourné tout
-d’une pièce par le curé et Caniveau, ces deux colosses, tandis que
-l’instituteur tapait avec ses doigts sur l’oreille saine, afin de bien
-vider l’autre.</p>
-
-<p>Césaire Horlaville, lui-même, était entré pour voir, son fouet à la
-main.</p>
-
-<p>Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit point brun, pas
-plus gros qu’un grain d’oignon. Cela remuait, pourtant. C’était une
-puce! Des cris d’étonnement<span class="pagenum"><a name="page_89" id="page_89">{89}</a></span> s’élevèrent, puis des rires éclatants. Une
-puce! Ah! elle était bien bonne, bien bonne! Caniveau se tapait sur la
-cuisse, Césaire Horlaville fit claquer son fouet; le curé s’esclaffait à
-la façon des ânes qui braient, l’instituteur riait comme on éternue, et
-les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils au
-gloussement des poules.</p>
-
-<p>Belhomme s’était assis sur la table, et ayant pris sur ses genoux la
-cuvette, il contemplait avec une attention grave et une colère joyeuse
-dans l’œil la bestiole vaincue qui tournait dans sa goutte d’eau.</p>
-
-<p>Il grogna: «Te v’la, charogne», et cracha dessus.</p>
-
-<p>Le cocher, fou de gaieté, répétait:</p>
-
-<p>&mdash;Eune puce, eune puce, ah! te v’la, sacré puçot, sacré puçot, sacré
-puçot!</p>
-
-<p>Puis, s’étant un peu calmé, il cria:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, en route! V’la assez de temps perdu.</p>
-
-<p>Et les voyageurs, riant toujours, s’en allèrent vers la voiture.</p>
-
-<p>Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara:</p>
-
-<p>&mdash;Mé, j’ m’en r’tourne à Criquetot. J’ai pu que fé au Havre à cette
-heure.</p>
-
-<p>Le cocher lui dit:</p>
-
-<p>&mdash;N’importe, paye ta place!<span class="pagenum"><a name="page_90" id="page_90">{90}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je t’en dé que la moitié pisque j’ai point passé mi-chemin.</p>
-
-<p>&mdash;Tu dois tout pisque t’as r’tenu jusqu’au bout.</p>
-
-<p>Et une dispute commença qui devint bientôt un querelle furieuse:
-Belhomme jurait qu’il ne donnerait que vingt sous, Césaire Horlaville
-affirmait qu’il en recevrait quarante.</p>
-
-<p>Et ils criaient, nez contre nez, les yeux dans les yeux.</p>
-
-<p>Caniveau redescendit.</p>
-
-<p>&mdash;D’abord, tu dés quarante sous au curé, t’entends, et pi une tournée à
-tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t’en donneras vingt à
-Césaire. Ça va-t-il, dégourdi?</p>
-
-<p>Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francs soixante et
-quinze, répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Ça va!</p>
-
-<p>&mdash;Allons, paye.</p>
-
-<p>&mdash;J’ payerai point. L’ curé n’est pas médecin d’abord.</p>
-
-<p>&mdash;Si tu n’ payes point, j’ te r’mets dans la voiture à Césaire et j’
-t’emporte au Havre.</p>
-
-<p>Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l’enleva comme un
-enfant.</p>
-
-<p>L’autre vit bien qu’il faudrait céder. Il tira sa bourse, et paya.<span class="pagenum"><a name="page_91" id="page_91">{91}</a></span></p>
-
-<p>Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis que Belhomme
-retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets à présent,
-regardaient sur la route blanche la blouse bleue du paysan, balancée sur
-ses longues jambes.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>La Bête à maît’ Belhomme</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 22
-septembre 1885.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_92" id="page_92">{92}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_93" id="page_93">{93}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_94" id="page_94">{94}</a></span>&nbsp; </p>
-<p><span class="pagenum"><a name="page_95" id="page_95">{95}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<h2><a name="A_VENDRE" id="A_VENDRE"></a>À VENDRE.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">P</span>ARTIR à pied, quand le soleil se lève, et marcher dans la rosée, le
-long des champs, au bord de la mer calme, quelle ivresse!</p>
-
-<p>Quelle ivresse! Elle entre en vous par les yeux avec la lumière, par la
-narine avec l’air léger, par la peau avec les souffles du vent.</p>
-
-<p>Pourquoi gardons-nous le souvenir si clair, si cher, si aigu de
-certaines minutes d’amour avec la Terre, le souvenir d’une sensation
-délicieuse et rapide, comme de la caresse d’un paysage rencontré au
-détour d’une route, à l’entrée d’un vallon, au bord d’une rivière, ainsi
-qu’on rencontrerait une belle fille complaisante.</p>
-
-<p>Je me souviens d’un jour, entre autres. J’allais, le long de l’Océan
-breton, vers la<span class="pagenum"><a name="page_96" id="page_96">{96}</a></span> pointe du Finistère. J’allais, sans penser à rien, d’un
-pas rapide, le long des flots. C’était dans les environs de Quimperlé,
-dans cette partie la plus douce et la plus belle de la Bretagne.</p>
-
-<p>Un matin de printemps, un de ces matins qui vous rajeunissent de vingt
-ans, vous refont des espérances et vous redonnent des rêves
-d’adolescents.</p>
-
-<p>J’allais, par un chemin à peine marqué, entre les blés et les vagues.
-Les blés ne remuaient point du tout, et les vagues remuaient à peine. On
-sentait bien l’odeur douce des champs mûrs et l’odeur marine du varech.
-J’allais sans penser à rien, devant moi, continuant mon voyage commencé
-depuis quinze jours, un tour de Bretagne par les côtes. Je me sentais
-fort, agile, heureux et gai. J’allais.</p>
-
-<p>Je ne pensais à rien! Pourquoi penser en ces heures de joie
-inconsciente, profonde, charnelle, joie de bête qui court dans l’herbe,
-ou qui vole dans l’air bleu sous le soleil? J’entendais chanter au loin
-des chants pieux. Une procession peut-être, car c’était un dimanche.
-Mais je tournai un petit cap et je demeurai immobile, ravi. Cinq gros
-bateaux de pêche m’apparurent remplis de gens, hommes, femmes, enfants,
-allant au pardon de Plouneven.<span class="pagenum"><a name="page_97" id="page_97">{97}</a></span></p>
-
-<p>Ils longeaient la rive, doucement, poussés à peine par une brise molle
-et essoufflée qui gonflait un peu les voiles brunes, puis, s’épuisant
-aussitôt, les laissait retomber, flasques, le long des mâts.</p>
-
-<p>Les lourdes barques glissaient lentement, chargées de monde. Et tout ce
-monde chantait. Les hommes debout sur les bordages, coiffés du grand
-chapeau, poussaient leurs notes puissantes, les femmes criaient leurs
-notes aiguës, et les voix grêles des enfants passaient comme des sons de
-fifre faux dans la grande clameur pieuse et violente.</p>
-
-<p>Et les passagers des cinq bateaux clamaient le même cantique, dont le
-rythme monotone s’élevait dans le ciel calme; et les cinq bateaux
-allaient l’un derrière l’autre, tout près l’un de l’autre.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Ils passèrent devant moi, contre moi, et je les vis s’éloigner,
-j’entendis s’affaiblir et s’éteindre leur chant.</p>
-
-<p>Et je me mis à rêver à des choses délicieuses, comme rêvent les tout
-jeunes gens, d’une façon puérile et charmante.</p>
-
-<p>Comme il fuit vite, cet âge de la rêverie, le seul âge heureux de
-l’existence! Jamais on n’est solitaire, jamais on n’est triste, jamais
-morose et désolé quand on porte en soi la<span class="pagenum"><a name="page_98" id="page_98">{98}</a></span> faculté divine de s’égarer
-dans les espérances, dès qu’on est seul. Quel pays de fées, celui où
-tout arrive, dans l’hallucination de la pensée qui vagabonde! Comme la
-vie est belle sous la poudre d’or des songes!</p>
-
-<p>Hélas! c’est fini, cela!</p>
-
-<p>Je me mis à rêver. A quoi? A tout ce qu’on attend sans cesse, à tout ce
-qu’on désire, à la fortune, à la gloire, à la femme.</p>
-
-<p>Et j’allais, à grands pas rapides, caressant de la main la tête blonde
-des blés qui se penchaient sous mes doigts et me chatouillaient la peau
-comme si j’eusse touché des cheveux.</p>
-
-<p>Je contournai un petit promontoire et j’aperçus, au fond d’une plage
-étroite et ronde, une maison blanche, bâtie sur trois terrasses qui
-descendaient jusqu’à la grève.</p>
-
-<p>Pourquoi la vue de cette maison me fit-elle tressaillir de joie? Le
-sais-je? On trouve parfois, en voyageant ainsi, des coins de pays qu’on
-croit connaître depuis longtemps, tant ils vous sont familiers, tant ils
-plaisent à votre cœur. Est-il possible qu’on ne les ait jamais vus?
-qu’on n’ait point vécu là autrefois? Tout vous séduit, vous enchante, la
-ligne douce de l’horizon, la disposition des arbres, la couleur du
-sable!</p>
-
-<p>Oh! la jolie maison, debout sur ses hauts gradins! De grands arbres
-fruitiers avaient<span class="pagenum"><a name="page_99" id="page_99">{99}</a></span> poussé le long des terrasses qui descendaient vers
-l’eau, comme des marches géantes. Et chacune portait, ainsi qu’une
-couronne d’or, sur son faîte, un long bouquet de genêts d’Espagne en
-fleur!</p>
-
-<p>Je m’arrêtai, saisi d’amour pour cette demeure. Comme j’eusse aimé la
-posséder, y vivre, toujours!</p>
-
-<p>Je m’approchai de la porte, le cœur battant d’envie, et j’aperçus, sur
-un des piliers de la barrière, un grand écriteau: «<i>A vendre.</i>»</p>
-
-<p>J’en ressentis une secousse de plaisir comme si on me l’eût offerte,
-comme si on me l’eût donnée, cette demeure! Pourquoi? oui, pourquoi? Je
-n’en sais rien!</p>
-
-<p>«A vendre.» Donc elle n’était presque plus à quelqu’un, elle pouvait
-être à tout le monde, à moi, à moi! Pourquoi cette joie, cette sensation
-d’allégresse profonde, inexplicable? Je savais bien pourtant que je ne
-l’achèterais point! Comment l’aurais-je payée? N’importe, elle était à
-vendre. L’oiseau en cage appartient à son maître, l’oiseau dans l’air
-est à moi, n’étant à aucun autre.</p>
-
-<p>Et j’entrai dans le jardin. Oh! le charmant jardin avec ses estrades
-superposées, ses espaliers aux longs bras de martyrs crucifiés, ses
-touffes de genêts d’or, et deux vieux figuiers au bout de chaque
-terrasse.<span class="pagenum"><a name="page_100" id="page_100">{100}</a></span></p>
-
-<p>Quand je fus sur la dernière, je regardai l’horizon. La petite plage
-s’étendait à mes pieds, ronde et sablonneuse, séparée de la haute mer
-par trois rochers lourds et bruns qui en fermaient l’entrée et devaient
-briser les vagues aux jours de grosse mer.</p>
-
-<p>Sur la pointe, en face, deux pierres énormes, l’une debout, l’autre
-couchée dans l’herbe, un menhir et un dolmen, pareils à deux époux
-étranges, immobilisés par quelque maléfice, semblaient regarder toujours
-la petite maison qu’ils avaient vu construire, eux qui connaissaient,
-depuis des siècles, cette baie autrefois solitaire, la petite maison
-qu’ils verraient s’écrouler, s’émietter, s’envoler, disparaître, la
-petite maison à vendre!</p>
-
-<p>Oh! vieux dolmen et vieux menhir, que je vous aime!</p>
-
-<p>Et je sonnai à la porte comme si j’eusse sonné chez moi. Une femme vint
-ouvrir, une bonne, une vieille petite bonne vêtue de noir, coiffée de
-blanc, qui ressemblait à une béguine. Il me sembla que je la connaissais
-aussi, cette femme.</p>
-
-<p>Je lui dis:</p>
-
-<p>&mdash;Vous n’êtes pas Bretonne, vous?</p>
-
-<p>Elle répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Non, monsieur, je suis de Lorraine.</p>
-
-<p>Elle ajouta:<span class="pagenum"><a name="page_101" id="page_101">{101}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Vous venez pour visiter la maison?</p>
-
-<p>&mdash;Eh! oui, parbleu.</p>
-
-<p>Et j’entrai.</p>
-
-<p>Je reconnaissais tout, me semblait-il, les murs, les meubles. Je
-m’étonnai presque de ne pas trouver mes cannes dans le vestibule.</p>
-
-<p>Je pénétrai dans le salon, un joli salon tapissé de nattes, et qui
-regardait la mer par trois larges fenêtres. Sur la cheminée, des
-potiches de Chine et une grande photographie de femme. J’allai vers elle
-aussitôt, persuadé que je la reconnaîtrais aussi. Et je la reconnus,
-bien que je fusse certain de ne l’avoir jamais rencontrée. C’était elle,
-elle-même, celle que j’attendais, que je désirais, que j’appelais, dont
-le visage hantait mes rêves. Elle, celle qu’on cherche toujours,
-partout, celle qu’on va voir dans la rue tout à l’heure, qu’on va
-trouver sur la route dans la campagne dès qu’on aperçoit une ombrelle
-rouge sur les blés, celle qui doit être déjà arrivée dans l’hôtel où
-j’entre en voyage, dans le wagon où je vais monter, dans le salon dont
-la porte s’ouvre devant moi.</p>
-
-<p>C’était elle, assurément, indubitablement elle! Je la reconnus à ses
-yeux qui me regardaient, à ses cheveux roulés à l’anglaise, à sa bouche
-surtout, à ce sourire que j’avais deviné depuis longtemps.<span class="pagenum"><a name="page_102" id="page_102">{102}</a></span></p>
-
-<p>Je demandai aussitôt:</p>
-
-<p>&mdash;Quelle est cette femme?</p>
-
-<p>La bonne à tête de béguine répondit sèchement:</p>
-
-<p>&mdash;C’est Madame.</p>
-
-<p>Je repris:</p>
-
-<p>&mdash;C’est votre maîtresse?</p>
-
-<p>Elle répliqua avec son air dévot et dur:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! non, monsieur.</p>
-
-<p>Je m’assis et je prononçai:</p>
-
-<p>&mdash;Contez-moi ça.</p>
-
-<p>Elle demeurait stupéfaite, immobile, silencieuse.</p>
-
-<p>J’insistai:</p>
-
-<p>&mdash;C’est la propriétaire de cette maison, alors!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! non, monsieur.</p>
-
-<p>&mdash;A qui appartient donc cette maison?</p>
-
-<p>&mdash;A mon maître, M. Tournelle.</p>
-
-<p>J’étendis le doigt vers la photographie.</p>
-
-<p>&mdash;Et cette femme, qu’est-ce que c’est?</p>
-
-<p>&mdash;C’est Madame.</p>
-
-<p>&mdash;La femme de votre maître?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! non, monsieur.</p>
-
-<p>&mdash;Sa maîtresse alors?</p>
-
-<p>La béguine ne répondit pas. Je repris, mordu par une vague jalousie, par
-une colère confuse contre cet homme qui avait trouvé cette femme:<span class="pagenum"><a name="page_103" id="page_103">{103}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Où sont-ils maintenant?</p>
-
-<p>La bonne murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur est à Paris, mais, pour Madame, je ne sais pas.</p>
-
-<p>Je tressaillis:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Ils ne sont plus ensemble?</p>
-
-<p>&mdash;Non, monsieur.</p>
-
-<p>Je fus rusé; et, d’une voix grave:</p>
-
-<p>&mdash;Dites-moi ce qui est arrivé, je pourrai peut-être rendre service à
-votre maître. Je connais cette femme, c’est une méchante!</p>
-
-<p>La vieille servante me regarda, et devant mon air ouvert et franc, elle
-eut confiance.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! monsieur, elle a rendu mon maître bien malheureux. Il a fait sa
-connaissance en Italie et il l’a ramenée avec lui comme s’il l’avait
-épousée. Elle chantait très bien. Il l’aimait, monsieur, que ça faisait
-pitié de le voir. Et ils ont été en voyage dans ce pays-ci, l’an
-dernier. Et ils ont trouvé cette maison qui avait été bâtie par un fou,
-un vrai fou pour s’installer à deux lieues du village. Madame a voulu
-l’acheter tout de suite, pour y rester avec mon maître. Et il a acheté
-la maison pour lui faire plaisir.</p>
-
-<p>Ils y sont demeurés tout l’été dernier, monsieur, et presque tout
-l’hiver.</p>
-
-<p>Et puis, voilà qu’un matin, à l’heure du déjeuner, Monsieur m’appelle:<span class="pagenum"><a name="page_104" id="page_104">{104}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Césarine, est-ce que Madame est rentrée?</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, monsieur.</p>
-
-<p>On attendit toute la journée. Mon maître était comme un furieux. On
-chercha partout, on ne la trouva pas. Elle était partie, monsieur, on
-n’a jamais su où ni comment.</p>
-
-<p>Oh! quelle joie m’envahit! J’avais envie d’embrasser la béguine, de la
-prendre par la taille et de la faire danser dans le salon!</p>
-
-<p>Ah! elle était partie, elle s’était sauvée, elle l’avait quitté
-fatiguée, dégoûtée de lui! Comme j’étais heureux!</p>
-
-<p>La vieille bonne reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur a eu un chagrin à mourir, et il est retourné à Paris en me
-laissant avec mon mari pour vendre la maison. On en demande vingt mille
-francs.</p>
-
-<p>Mais je n’écoutais plus! Je pensais à elle! Et, tout à coup, il me
-sembla que je n’avais qu’à repartir pour la trouver, qu’elle avait dû
-revenir dans le pays, ce printemps, pour voir la maison, sa gentille
-maison, qu’elle aurait tant aimée, sans lui.</p>
-
-<p>Je jetai dix francs dans les mains de la vieille femme; je saisis la
-photographie, et je m’enfuis en courant et baisant éperdument le doux
-visage entré dans le carton.</p>
-
-<p>Je regagnai la route et me remis à marcher,<span class="pagenum"><a name="page_105" id="page_105">{105}</a></span> en la regardant, elle!
-Quelle joie qu’elle fût libre, qu’elle se fût sauvée! Certes, j’allais
-la rencontrer aujourd’hui ou demain, cette semaine ou la suivante,
-puisqu’elle l’avait quitté! Elle l’avait quitté parce que mon heure
-était venue!</p>
-
-<p>Elle était libre, quelque part, dans le monde! Je n’avais plus qu’à la
-trouver puisque je la connaissais.</p>
-
-<p>Et je caressais toujours les têtes ployantes des blés mûrs, je buvais
-l’air marin qui me gonflait la poitrine, je sentais le soleil me baiser
-le visage. J’allais, j’allais éperdu de bonheur, enivré d’espoir.
-J’allais, sûr de la rencontrer bientôt et de la ramener pour habiter à
-notre tour dans la jolie maison <i>A vendre</i>. Comme elle s’y plairait,
-cette fois!</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>A vendre</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du lundi 5 janvier 1885.</p></div><p><span class="pagenum"><a name="page_107" id="page_107">{107}</a></span></p><p><span class="pagenum"><a name="page_106" id="page_106">{106}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_108" id="page_108">{108}</a></span>&nbsp; </p><p><span class="pagenum"><a name="page_109" id="page_109">{109}</a></span></p>
-<h2><a name="LINCONNUE" id="LINCONNUE"></a>L’INCONNUE.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">O</span>N parlait de bonnes fortunes et chacun en racontait d’étranges;
-rencontres surprenantes et délicieuses, en wagon, dans un hôtel, à
-l’étranger, sur une plage. Les plages, au dire de Roger des Annettes,
-étaient singulièrement favorables à l’amour.</p>
-
-<p>Gontran, qui se taisait, fut consulté.</p>
-
-<p>&mdash;C’est encore Paris qui vaut le mieux, dit-il. Il en est de la femme
-comme du bibelot, nous l’apprécions davantage dans les endroits où nous
-ne nous attendons point à en rencontrer; mais on n’en rencontre vraiment
-de rares qu’à Paris.</p>
-
-<p>Il se tut quelques secondes, puis reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Cristi! c’est gentil! Allez un matin de printemps dans nos rues. Elles
-ont l’air d’éclore comme des fleurs, les petites femmes<span class="pagenum"><a name="page_110" id="page_110">{110}</a></span> qui trottent le
-long des maisons. Oh! le joli, le joli, joli spectacle! On sent la
-violette au bord des trottoirs; la violette qui passe dans les voitures
-lentes poussées par les marchandes.</p>
-
-<p>Il fait gai par la ville; et on regarde les femmes. Cristi de cristi,
-comme elles sont tentantes avec leurs toilettes claires, leurs toilettes
-légères qui montrent la peau. On flâne, le nez au vent et l’esprit
-allumé; on flâne, et on flaire et on guette. C’est rudement bon, ces
-matins-là!</p>
-
-<p>On la voit venir de loin, on la distingue et on la reconnaît à cent pas,
-celle qui va nous plaire de tout près. A la fleur de son chapeau, au
-mouvement de sa tête, à sa démarche, on la devine. Elle vient. On se
-dit: «Attention, en voilà une», et on va au-devant d’elle en la dévorant
-des yeux.</p>
-
-<p>Est-ce une fillette qui fait les courses du magasin, une jeune femme qui
-vient de l’église ou qui va chez son amant? Qu’importe! La poitrine est
-ronde sous le corsage transparent.&mdash;Oh! si on pouvait mettre le doigt
-dessus? le doigt ou la lèvre.&mdash;Le regard est timide ou hardi, la tête
-brune ou blonde? Qu’importe! L’effleurement de cette femme qui trotte
-vous fait courir un frisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu’au
-soir, celle<span class="pagenum"><a name="page_111" id="page_111">{111}</a></span> qu’on a rencontrée ainsi! Certes, j’ai bien gardé le
-souvenir d’une vingtaine de créatures vues une fois ou dix fois de cette
-façon et dont j’aurais été follement amoureux si je les avais connues
-plus intimement.</p>
-
-<p>Mais voilà, celles qu’on chérirait éperdument, on ne les connaît jamais.
-Avez-vous remarqué ça? c’est assez drôle! On aperçoit, de temps en
-temps, des femmes dont la seule vue nous ravage de désirs. Mais on ne
-fait que les apercevoir, celles-là. Moi, quand je pense à tous les êtres
-adorables que j’ai coudoyés dans les rues de Paris, j’ai des crises de
-rage à me pendre. Où sont-elles! Qui sont-elles? Où pourrait-on les
-retrouver? les revoir? Un proverbe dit qu’on passe souvent à côté du
-bonheur, eh bien! moi je suis certain que j’ai passé plus d’une fois à
-côté de celle qui m’aurait pris comme un linot avec l’appât de sa chair
-fraîche.</p>
-
-<p>Roger des Annettes avait écouté en souriant. Il répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Je connais ça aussi bien que toi. Voilà même ce qui m’est arrivé, à
-moi. Il y a cinq ans environ, je rencontrai pour la première fois, sur
-le pont de la Concorde, une grande jeune femme un peu forte qui me fit
-un effet... mais un effet... étonnant. C’était une brune, une brune
-grasse, avec des cheveux luisants,<span class="pagenum"><a name="page_112" id="page_112">{112}</a></span> mangeant le front, et des sourcils
-liant les deux yeux sous leur grand arc allant d’une tempe à l’autre. Un
-peu de moustache sur les lèvres faisait rêver... rêver... comme on rêve
-à des bois aimés en voyant un bouquet sur une table. Elle avait la
-taille très cambrée, la poitrine très saillante, présentée comme un
-défi, offerte comme une tentation. L’œil était pareil à une tache
-d’encre sur de l’émail blanc. Ce n’était pas un œil, mais un trou noir,
-un trou profond ouvert dans sa tête, dans cette femme, par où on voyait
-en elle, on entrait en elle. Oh! l’étrange regard opaque et vide, sans
-pensée et si beau!</p>
-
-<p>J’imaginai que c’était une juive. Je la suivis. Beaucoup d’hommes se
-retournaient. Elle marchait en se dandinant d’une façon peu gracieuse,
-mais troublante. Elle prit un fiacre place de la Concorde. Et je
-demeurai comme une bête, à côté de l’Obélisque, je demeurai frappé par
-la plus forte émotion de désir qui m’eût encore assailli.</p>
-
-<p>J’y pensai pendant trois semaines au moins, puis je l’oubliai.</p>
-
-<p>Je la revis six mois plus tard, rue de la Paix; et je sentis, en
-l’apercevant, une secousse au cœur comme lorsqu’on retrouve une
-maîtresse follement aimée jadis. Je m’arrêtai pour bien la voir venir.
-Quand elle<span class="pagenum"><a name="page_113" id="page_113">{113}</a></span> passa près de moi, à me toucher, il me sembla que j’étais
-devant la bouche d’un four. Puis, lorsqu’elle se fut éloignée, j’eus la
-sensation d’un vent frais qui me courait sur le visage. Je ne la suivis
-pas. J’avais peur de faire quelque sottise, peur de moi-même.</p>
-
-<p>Elle hanta souvent mes rêves. Tu connais ces obsessions-là.</p>
-
-<p>Je fus un an sans la retrouver; puis, un soir, au coucher du soleil,
-vers le mois de mai, je la reconnus qui montait devant moi l’avenue des
-Champs-Élysées.</p>
-
-<p>L’Arc de l’Étoile se dessinait sur le rideau de feu du ciel. Une
-poussière d’or, un brouillard de clarté rouge voltigeait, c’était un de
-ces soirs délicieux qui sont les apothéoses de Paris.</p>
-
-<p>Je la suivais avec l’envie furieuse de lui parler, de m’agenouiller, de
-lui dire l’émotion qui m’étranglait.</p>
-
-<p>Deux fois je la dépassai pour revenir. Deux fois j’éprouvai de nouveau,
-en la croisant, cette sensation de chaleur ardente qui m’avait frappé,
-rue de la Paix.</p>
-
-<p>Elle me regarda. Puis je la vis entrer dans une maison de la rue de
-Presbourg. Je l’attendis deux heures sous une porte. Elle ne sortit pas.
-Je me décidai alors à interroger le concierge. Il eut l’air de ne pas me
-com<span class="pagenum"><a name="page_114" id="page_114">{114}</a></span>prendre: «Ça doit être une visite», dit-il.</p>
-
-<p>Et je fus encore huit mois sans la revoir.</p>
-
-<p>Or, un matin de janvier, par un froid de Sibérie, je suivais le
-boulevard Malesherbes, en courant pour m’échauffer, quand, au coin d’une
-rue, je heurtai si violemment une femme qu’elle laissa tomber un petit
-paquet.</p>
-
-<p>Je voulus m’excuser. C’était elle!</p>
-
-<p>Je demeurai d’abord stupide de saisissement; puis, lui ayant rendu
-l’objet qu’elle tenait à la main, je lui dis brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;Je suis désolé et ravi, Madame, de vous avoir bousculée ainsi. Voilà
-plus de deux ans que je vous connais, que je vous admire, que j’ai le
-désir le plus violent de vous être présenté; et je ne puis arriver à
-savoir qui vous êtes ni où vous demeurez. Excusez de semblables paroles,
-attribuez-les à une envie passionnée d’être au nombre de ceux qui ont le
-droit de vous saluer. Un pareil sentiment ne peut vous blesser, n’est-ce
-pas? Vous ne me connaissez point. Je m’appelle le baron Roger des
-Annettes. Informez-vous, on vous dira que je suis recevable. Maintenant,
-si vous résistez à ma demande, vous ferez de moi un homme infiniment
-malheureux. Voyons, soyez bonne, donnez-moi, indiquez-moi un moyen de
-vous voir.</p>
-
-<p>Elle me regardait fixement, de son œil<span class="pagenum"><a name="page_115" id="page_115">{115}</a></span> étrange et mort, et elle
-répondit en souriant:</p>
-
-<p>&mdash;Donnez-moi votre adresse. J’irai chez vous.</p>
-
-<p>Je fus tellement stupéfait que je dus le laisser paraître. Mais je ne
-suis jamais longtemps à me remettre de ces surprises-là, et je
-m’empressai de lui donner une carte qu’elle glissa dans sa poche d’un
-geste rapide, d’une main habituée aux lettres escamotées.</p>
-
-<p>Je balbutiai, redevenu hardi:</p>
-
-<p>&mdash;Quand vous verrai-je?</p>
-
-<p>Elle hésita, comme si elle eût fait un calcul compliqué, cherchant sans
-doute à se rappeler, heure par heure, l’emploi de son temps; puis elle
-murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Dimanche matin, voulez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Je crois bien que je veux.</p>
-
-<p>Et elle s’en alla, après m’avoir dévisagé, jugé, pesé, analysé de ce
-regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chose sur la
-peau, une sorte de glu, comme s’il eût projeté sur les gens un de ces
-liquides épais dont se servent les pieuvres pour obscurcir l’eau et
-endormir leurs proies.</p>
-
-<p>Je me livrai, jusqu’au dimanche, à un terrible travail d’esprit pour
-deviner ce qu’elle était et pour me fixer une règle de conduite avec
-elle.</p>
-
-<p>Devais-je la payer? Comment?<span class="pagenum"><a name="page_116" id="page_116">{116}</a></span></p>
-
-<p>Je me décidai à acheter un bijou, un joli bijou, ma foi, que je posai,
-dans son écrin, sur la cheminée.</p>
-
-<p>Et je l’attendis, après avoir mal dormi.</p>
-
-<p>Elle arriva, vers dix heures, très calme, très tranquille, et elle me
-tendit la main comme si elle m’eût connu beaucoup. Je la fis asseoir, je
-la débarrassai de son chapeau, de son voile, de sa fourrure, de son
-manchon. Puis je commençai, avec un certain embarras, à me montrer plus
-galant, car je n’avais point de temps à perdre.</p>
-
-<p>Elle ne se fit nullement prier d’ailleurs, et nous n’avions pas échangé
-vingt paroles que je commençais à la dévêtir. Elle continua toute seule
-cette besogne malaisée que je ne réussis jamais à achever. Je me pique
-aux épingles, je serre les cordons en des nœuds indéliables au lieu de
-les démêler; je brouille tout, je confonds tout, je retarde tout et je
-perds la tête.</p>
-
-<p>Oh! mon cher ami, connais-tu dans la vie des moments plus délicieux que
-ceux-là, quand on regarde, d’un peu loin, par discrétion, pour ne point
-effaroucher cette pudeur d’autruche qu’elles ont toutes, celle qui se
-dépouille, pour vous, de toutes ses étoffes bruissantes tombant en rond
-à ses pieds, l’une après l’autre?<span class="pagenum"><a name="page_117" id="page_117">{117}</a></span></p>
-
-<p>Et quoi de plus joli aussi que leurs mouvements pour détacher ces doux
-vêtements qui s’abattent, vides et mous, comme s’ils venaient d’être
-frappés de mort? Comme elle est superbe et saisissante l’apparition de
-la chair, des bras nus et de la gorge après la chute du corsage, et
-combien troublante la ligne du corps devinée sous le dernier voile!</p>
-
-<p>Mais voilà que, tout à coup, j’aperçus une chose surprenante, une tache
-noire, entre les épaules; car elle me tournait le dos; une grande tache
-en relief, très noire. J’avais promis d’ailleurs de ne pas regarder.</p>
-
-<p>Qu’était-ce? Je n’en pouvais douter pourtant, et le souvenir de la
-moustache visible, des sourcils unissant les yeux, de cette toison de
-cheveux qui la coiffait comme un casque, aurait dû me préparer à cette
-surprise.</p>
-
-<p>Je fus stupéfait cependant, et hanté brusquement par des visions et des
-réminiscences singulières. Il me sembla que je voyais une des
-magiciennes des <i>Mille et une nuits</i>, un de ces êtres dangereux et
-perfides qui ont pour mission d’entraîner les hommes en des abîmes
-inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glace la reine de
-Saba pour s’assurer qu’elle n’avait point le pied fourchu.</p>
-
-<p>Et... et quand il fallut lui chanter ma<span class="pagenum"><a name="page_118" id="page_118">{118}</a></span> chanson d’amour, je découvris
-que je n’avais plus de voix, mais plus un filet, mon cher. Pardon,
-j’avais une voix de chanteur du Pape, ce dont elle s’étonna d’abord et
-se fâcha ensuite absolument, car elle prononça, en se rhabillant avec
-vivacité:</p>
-
-<p>&mdash;Il était bien inutile de me déranger.</p>
-
-<p>Je voulus lui faire accepter la bague achetée pour elle, mais elle
-articula avec tant de hauteur: «Pour qui me prenez-vous, Monsieur?» que
-je devins rouge jusqu’aux oreilles de cet empilement d’humiliations. Et
-elle partit sans ajouter un mot.</p>
-
-<p>Or voilà toute mon aventure. Mais ce qu’il y a de pis, c’est que,
-maintenant, je suis amoureux d’elle et follement amoureux.</p>
-
-<p>Je ne puis plus voir une femme sans penser à elle. Toutes les autres me
-répugnent, me dégoûtent, à moins qu’elles ne lui ressemblent. Je ne puis
-poser un baiser sur une joue sans voir sa joue à elle à côté de celle
-que j’embrasse, et sans souffrir affreusement du désir inapaisé qui me
-torture.</p>
-
-<p>Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caresses qu’elle me
-gâte, qu’elle me rend odieuses. Elle est toujours là, habillée ou nue,
-comme ma vraie maîtresse; elle est là, tout près de l’autre, debout ou
-couchée, visible mais insaisissable. Et je crois main<span class="pagenum"><a name="page_119" id="page_119">{119}</a></span>tenant que c’était
-bien une femme ensorcelée, qui portait entre ses épaules un talisman
-mystérieux.</p>
-
-<p>Qui est-elle? Je ne le sais pas encore. Je l’ai rencontrée de nouveau
-deux fois. Je l’ai saluée. Elle ne m’a point rendu mon salut, elle a
-feint de ne me point connaître. Qui est-elle! Une Asiatique, peut-être?
-Sans doute une juive d’Orient? Oui, une juive! J’ai dans l’idée que
-c’est une juive? Mais pourquoi? Voilà! Pourquoi? Je ne sais pas!</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>L’Inconnue</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 27 janvier 1885.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_120" id="page_120">{120}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_121" id="page_121">{121}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_122" id="page_122">{122}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_123" id="page_123">{123}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="LA_CONFIDENCE" id="LA_CONFIDENCE"></a>LA CONFIDENCE.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">L</span>A petite baronne de Grangerie sommeillait sur sa chaise longue, quand
-la petite marquise de Rennedou entra brusquement, d’un air agité, le
-corsage un peu fripé, le chapeau un peu tourné, et elle tomba sur une
-chaise, en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Ouf! c’est fait!</p>
-
-<p>Son amie, qui la savait calme et douce d’ordinaire, s’était redressée
-fort surprise. Elle demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Quoi! Qu’est-ce que tu as fait!</p>
-
-<p>La marquise, qui semblait ne pouvoir tenir en place, se relevant, se mit
-à marcher par la chambre, puis elle se jeta sur les pieds de la chaise
-longue où reposait son amie, et, lui prenant les mains:</p>
-
-<p>&mdash;Écoute, chérie, jure-moi de ne jamais répéter ce que je vais
-t’avouer!<span class="pagenum"><a name="page_124" id="page_124">{124}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je te le jure.</p>
-
-<p>&mdash;Sur ton salut éternel?</p>
-
-<p>&mdash;Sur mon salut éternel.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! je viens de me venger de Simon.</p>
-
-<p>L’autre s’écria:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! que tu as bien fait!</p>
-
-<p>&mdash;N’est-ce pas? Figure-toi que, depuis six mois, il était devenu plus
-insupportable encore qu’autrefois; mais insupportable pour tout. Quand
-je l’ai épousé, je savais bien qu’il était laid, mais je le croyais bon.
-Comme je m’étais trompée! Il avait pensé, sans doute, que je l’aimais
-pour lui-même, avec son gros ventre et son nez rouge, car il se mit à
-roucouler comme un tourtereau. Moi, tu comprends, ça me faisait rire,
-c’est de là que je l’ai appelé: Pigeon. Les hommes, vraiment, se font de
-drôles d’idées sur eux-mêmes. Quand il a compris que je n’avais pour lui
-que de l’amitié, il est devenu soupçonneux, il a commencé à me dire des
-choses aigres, à me traiter de coquette, de rouée, de je ne sais quoi.
-Et puis, c’est devenu plus grave à la suite de... de... c’est fort
-difficile à dire ça... Enfin, il était très amoureux de moi... très
-amoureux... et il me le prouvait souvent, trop souvent. Oh! ma chère, en
-voilà un supplice que d’être... aimée par un homme<span class="pagenum"><a name="page_125" id="page_125">{125}</a></span> grotesque... Non,
-vraiment, je ne pouvais plus... plus du tout... c’est comme si on vous
-arrachait une dent tous les soirs... bien pis que ça, bien pis! Enfin
-figure-toi dans tes connaissances quelqu’un de très vilain, de très
-ridicule, de très répugnant, avec un gros ventre,&mdash;c’est ça qui est
-affreux,&mdash;et de gros mollets velus. Tu le vois, n’est-ce pas? Eh bien
-figure-toi encore que ce quelqu’un-là est ton mari... et que... tous les
-soirs... tu comprends. Non, c’est odieux...! odieux...! Moi, ça me
-donnait des nausées, de vraies nausées... des nausées dans ma cuvette.
-Vrai, je ne pouvais plus. Il devrait y avoir une loi pour protéger les
-femmes dans ces cas-là.&mdash;Mais figure-toi ça, tous les soirs... Pouah!
-que c’est sale!</p>
-
-<p>Ce n’est pas que j’aie rêvé des amours poétiques, non jamais. On n’en
-trouve plus. Tous les hommes, dans notre monde, sont des palefreniers ou
-des banquiers; ils n’aiment que les chevaux ou l’argent; et s’ils aiment
-les femmes, c’est à la façon des chevaux, pour les montrer dans leur
-salon comme on montre au Bois une paire d’alezans. Rien de plus. La vie
-est telle aujourd’hui que le sentiment n’y peut avoir aucune part.</p>
-
-<p>Vivons donc en femmes pratiques et indifférentes. Les relations même ne
-sont plus<span class="pagenum"><a name="page_126" id="page_126">{126}</a></span> que des rencontres régulières, où on répète chaque fois les
-mêmes choses. Pour qui pourrait-on, d’ailleurs, avoir un peu d’affection
-ou de tendresse? Les hommes, nos hommes, ne sont en général que des
-mannequins corrects à qui manquent toute intelligence et toute
-délicatesse. Si nous cherchons un peu d’esprit comme on cherche de l’eau
-dans le désert, nous appelons près de nous des artistes; et nous voyons
-arriver des poseurs insupportables ou des bohèmes mal élevés. Moi je
-cherche un homme, comme Diogène, un seul homme dans toute la société
-parisienne; mais je suis déjà bien certaine de ne pas le trouver et je
-ne tarderai pas à souffler ma lanterne. Pour en revenir à mon mari,
-comme ça me faisait une vraie révolution de le voir entrer chez moi en
-chemise et en caleçon, j’ai employé tous les moyens, tous, tu entends
-bien, pour l’éloigner et pour... le dégoûter de moi. Il a d’abord été
-furieux; et puis il est devenu jaloux, il s’est imaginé que je le
-trompais. Dans les premiers temps, il se contentait de me surveiller. Il
-regardait avec des yeux de tigre tous les hommes qui venaient à la
-maison; et puis la persécution a commencé. Il m’a suivie, partout. Il a
-employé des moyens abominables pour me surprendre. Puis il ne m’a plus
-laissée causer avec personne. Dans les<span class="pagenum"><a name="page_127" id="page_127">{127}</a></span> bals, il restait planté derrière
-moi, allongeant sa grosse tête de chien courant aussitôt que je disais
-un mot. Il me poursuivait au buffet, me défendait de danser avec
-celui-ci ou avec celui-là, m’emmenait au milieu du cotillon, me rendait
-stupide et ridicule et me faisait passer pour je ne sais quoi. C’est
-alors que j’ai cessé d’aller dans le monde.</p>
-
-<p>Dans l’intimité, c’est devenu pis encore. Figure-toi que ce misérable-là
-me traitait de... de... je n’oserai pas dire le mot... de catin!</p>
-
-<p>Ma chère!... il me disait le soir: «Avec qui as-tu couché aujourd’hui?»
-Moi, je pleurais et il était enchanté.</p>
-
-<p>Et puis, c’est devenu pis encore. L’autre semaine, il m’emmena dîner aux
-Champs-Élysées. Le hasard voulut que Baubignac fût à la table voisine.
-Alors voilà Simon qui se met à m’écraser les pieds avec fureur et qui me
-grogne par-dessus le melon: «Tu lui as donné rendez-vous, sale bête;
-attends un peu.» Alors, tu ne te figurerais jamais ce qu’il a fait, ma
-chère: il a ôté tout doucement l’épingle de mon chapeau et il me l’a
-enfoncée dans le bras. Moi j’ai poussé un grand cri. Tout le monde est
-accouru. Alors il a joué une affreuse comédie de chagrin. Tu comprends!</p>
-
-<p>A ce moment-là, je me suis dit: Je me<span class="pagenum"><a name="page_128" id="page_128">{128}</a></span> vengerai et sans tarder encore.
-Qu’est-ce que tu aurais fait, toi?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je me serais vengée!...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! ça y est.</p>
-
-<p>&mdash;Comment?</p>
-
-<p>&mdash;Quoi? tu ne comprends pas?</p>
-
-<p>&mdash;Mais, ma chère... cependant... Eh bien, oui...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, quoi?... Voyons, pense à sa tête. Tu le vois bien, n’est-ce pas,
-avec sa grosse figure, son nez rouge et ses favoris qui tombent comme
-des oreilles de chien.</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Pense, avec ça, qu’il est plus jaloux qu’un tigre.</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, je me suis dit: Je vais me venger pour moi toute seule et
-pour Marie, car je comptais bien te le dire, mais rien qu’à toi, par
-exemple. Pense à sa figure, et pense aussi qu’il... qu’il... qu’il
-est...</p>
-
-<p>&mdash;Quoi... tu l’as...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ma chérie, surtout ne le dis à personne, jure-le moi encore!...
-Mais pense comme c’est comique!... pense... Il me semble tout changé
-depuis ce moment-là!... et je ris toute seule... toute seule... Pense
-donc à sa tête...!!!</p>
-
-<p>La baronne regardait son amie, et le rire<span class="pagenum"><a name="page_129" id="page_129">{129}</a></span> fou qui lui montait à la
-gorge lui jaillit entre les dents; elle se mit à rire, mais à rire comme
-si elle avait une attaque de nerfs; et, les deux mains sur sa poitrine,
-la figure crispée, la respiration coupée, elle se penchait en avant
-comme pour tomber sur le nez.</p>
-
-<p>Alors la petite marquise partit à son tour en suffoquant. Elle répétait,
-entre deux cascades de petits cris:</p>
-
-<p>&mdash;Pense... pense... est-ce drôle?... dis... pense à sa tête!... pense à
-ses favoris!... à son nez!... pense donc... est-ce drôle?... mais
-surtout... ne le dis pas... ne... le... dis pas... jamais!...</p>
-
-<p>Elles demeuraient presque suffoquées, incapables de parler, pleurant de
-vraies larmes dans ce délire de gaieté.</p>
-
-<p>La baronne se calma la première; et toute palpitante encore:</p>
-
-<p>&mdash;Oh!... raconte-moi comment tu as fait ça... raconte-moi... c’est si
-drôle... si drôle!...</p>
-
-<p>Mais l’autre ne pouvait point parler: elle balbutiait:</p>
-
-<p>&mdash;Quand j’ai eu pris ma résolution... je me suis dit... Allons...
-vite... il faut que ce soit tout de suite... Et je l’ai... fait...
-aujourd’hui...</p>
-
-<p>&mdash;Aujourd’hui!...<span class="pagenum"><a name="page_130" id="page_130">{130}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oui... tout à l’heure... et j’ai dit à Simon de venir me chercher chez
-toi pour nous amuser... Il va venir... tout à l’heure!... Il va
-venir!... Pense... pense... pense à sa tête en le regardant...</p>
-
-<p>La baronne, un peu apaisée, soufflait comme après une course. Elle
-reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! dis-moi comment tu as fait... dis-moi!</p>
-
-<p>&mdash;C’est bien simple... Je me suis dit: Il est jaloux de Baubignac; eh
-bien! ce sera Baubignac. Il est bête comme ses pieds, mais très honnête;
-incapable de rien dire. Alors j’ai été chez lui, après déjeuner.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as été chez lui? Sous quel prétexte?</p>
-
-<p>&mdash;Une quête... pour les orphelins...</p>
-
-<p>&mdash;Raconte... vite... raconte...</p>
-
-<p>&mdash;Il a été si étonné en me voyant qu’il ne pouvait plus parler. Et puis
-il m’a donné deux louis pour ma quête; et puis comme je me levais pour
-m’en aller, il m’a demandé des nouvelles de mon mari; alors j’ai fait
-semblant de ne pouvoir plus me contenir et j’ai raconté tout ce que
-j’avais sur le cœur. Je l’ai fait encore plus noir qu’il n’est, va!...
-Alors Baubignac s’est ému, il a cherché des moyens de me venir en
-aide... et moi j’ai commencé à pleurer... mais comme on<span class="pagenum"><a name="page_131" id="page_131">{131}</a></span> pleure... quand
-on veut... Il m’a consolée... il m’a fait asseoir... et puis comme je ne
-me calmais pas, il m’a embrassée... Moi, je disais: «Oh! mon pauvre
-ami... mon pauvre ami!» Il répétait: «Ma pauvre amie... ma pauvre
-amie!»&mdash;et il m’embrassait toujours... toujours... jusqu’au bout. Voilà.</p>
-
-<p>Après ça, moi j’ai eu une grande crise de désespoir et de
-reproches.&mdash;Oh! je l’ai traité, traité comme le dernier des derniers...
-Mais j’avais une envie de rire folle. Je pensais à Simon, à sa tête, à
-ses favoris...! Songe...! songe donc!! Dans la rue, en venant chez toi,
-je ne pouvais plus me tenir. Mais songe!... Ça y est!... Quoi qu’il
-arrive maintenant, ça y est! Et lui qui avait tant peur de ça! Il peut y
-avoir des guerres, des tremblements de terre, des épidémies, nous
-pouvons tous mourir... ça y est!!! Rien ne peut plus empêcher ça!!!
-pense à sa tête... et dis-toi ça y est!!!!!</p>
-
-<p>La baronne, qui s’étranglait, demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Reverras-tu Baubignac...?</p>
-
-<p>&mdash;Non. Jamais, par exemple... j’en ai assez... il ne vaudrait pas mieux
-que mon mari...</p>
-
-<p>Et elles recommencèrent à rire toutes les deux avec tant de violence
-qu’elles avaient des secousses d’épileptiques.</p>
-
-<p>Un coup de timbre arrêta leur gaieté.<span class="pagenum"><a name="page_132" id="page_132">{132}</a></span></p>
-
-<p>La marquise murmura:</p>
-
-<p>&mdash;C’est lui... regarde-le...</p>
-
-<p>La porte s’ouvrit; et un gros homme parut, un gros homme au teint rouge,
-à la lèvre épaisse, aux favoris tombants; et il roulait des yeux
-irrités.</p>
-
-<p>Les deux jeunes femmes le regardèrent une seconde, puis elles
-s’abattirent brusquement sur la chaise longue, dans un tel délire de
-rire qu’elles gémissaient comme on fait dans les affreuses souffrances.</p>
-
-<p>Et lui, répétait d’une voix sourde:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, êtes-vous folles?... êtes-vous folles?... êtes-vous
-folles...?</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>La Confidence</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du jeudi 20 août 1885.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_133" id="page_133">{133}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_134" id="page_134">{134}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_135" id="page_135">{135}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<h2><a name="LE_BAPTEME" id="LE_BAPTEME"></a>LE BAPTÊME.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">A</span>LLONS, docteur, un peu de cognac.</p>
-
-<p>&mdash;Volontiers.</p>
-
-<p>Et le vieux médecin de marine, ayant tendu son petit verre, regarda
-monter jusqu’aux bords le joli liquide aux reflets dorés.</p>
-
-<p>Puis il l’éleva à la hauteur de l’œil, fit passer dedans la clarté de la
-lampe, le flaira, en aspira quelques gouttes qu’il promena longtemps sur
-sa langue et sur la chair humide et délicate du palais, puis il dit:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! le charmant poison! Ou, plutôt, le séduisant meurtrier, le
-délicieux destructeur de peuples!</p>
-
-<p>Vous ne le connaissez pas, vous autres. Vous avez lu, il est vrai, cet
-admirable livre qu’on nomme l’<i>Assommoir</i>, mais vous n’avez pas vu,
-comme moi, l’alcool exterminer une<span class="pagenum"><a name="page_136" id="page_136">{136}</a></span> tribu de sauvages, un petit royaume
-de nègres, l’alcool apporté par tonnelets rondelets que débarquaient
-d’un air placide des matelots anglais aux barbes rousses.</p>
-
-<p>Mais tenez, j’ai vu, de mes yeux vu, un drame de l’alcool bien étrange
-et bien saisissant, et tout près d’ici, en Bretagne, dans un petit
-village aux environs de Pont-l’Abbé.</p>
-
-<p>J’habitais alors, pendant un congé d’un an, une maison de campagne que
-m’avait laissée mon père. Vous connaissez cette côte plate où le vent
-siffle dans les ajoncs, jour et nuit, où l’on voit par places, debout ou
-couchées, ces énormes pierres qui furent des dieux et qui ont gardé
-quelque chose d’inquiétant dans leur posture, dans leur allure, dans
-leur forme. Il me semble toujours qu’elles vont s’animer, et que je vais
-les voir partir par la campagne, d’un pas lent et pesant, de leur pas de
-colosses de granit, ou s’envoler avec des ailes immenses, des ailes de
-pierre, vers le paradis des Druides.</p>
-
-<p>La mer enferme et domine l’horizon, la mer remuante, pleine d’écueils
-aux têtes noires, toujours entourés d’une bave d’écume, pareils à des
-chiens qui attendraient les pêcheurs.</p>
-
-<p>Et eux, les hommes, ils s’en vont sur cette mer terrible qui retourne
-leurs barques d’une<span class="pagenum"><a name="page_137" id="page_137">{137}</a></span> secousse de son dos verdâtre et les avale comme des
-pilules. Ils s’en vont dans leurs petits bateaux, le jour et la nuit,
-hardis, inquiets, et ivres. Ivres, ils le sont bien souvent. «Quand la
-bouteille est pleine, disent-ils, on voit l’écueil; mais quand elle est
-vide, on ne le voit plus.»</p>
-
-<p>Entrez dans ces chaumières. Jamais vous ne trouverez le père. Et si vous
-demandez à la femme ce qu’est devenu son homme, elle tendra les bras sur
-la mer sombre qui grogne et crache sa salive blanche le long du rivage.
-Il est resté dedans un soir qu’il avait bu un peu trop. Et le fils aîné
-aussi. Elle a encore quatre garçons, quatre grands gars blonds et forts.
-A bientôt leur tour.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>J’habitais donc une maison de campagne près de Pont-l’Abbé. J’étais là,
-seul avec mon domestique, un ancien marin, et une famille bretonne qui
-gardait la propriété en mon absence. Elle se composait de trois
-personnes, deux sœurs et un homme qui avait épousé l’une d’elles, et qui
-cultivait mon jardin.</p>
-
-<p>Or, cette année-là, vers la Noël, la compagne de mon jardinier accoucha
-d’un garçon.</p>
-
-<p>Le mari vint me demander d’être parrain.<span class="pagenum"><a name="page_138" id="page_138">{138}</a></span> Je ne pouvais guère refuser,
-et il m’emprunta dix francs pour les frais d’église, disait-il.</p>
-
-<p>La cérémonie fut fixée au deux janvier. Depuis huit jours la terre était
-couverte de neige, d’un immense tapis livide et dur qui paraissait
-illimité sur ce pays plat et bas. La mer semblait noire, au loin
-derrière la plaine blanche; et on la voyait s’agiter, hausser son dos,
-rouler ses vagues, comme si elle eût voulu se jeter sur sa pâle voisine,
-qui avait l’air d’être morte, elle si calme, si morne, si froide.</p>
-
-<p>A neuf heures du matin, le père Kérandec arriva devant ma porte avec sa
-belle-sœur, la grande Kermagan, et la garde qui portait l’enfant roulé
-dans une couverture.</p>
-
-<p>Et nous voilà partis vers l’église. Il faisait un froid à fendre les
-dolmens, un de ces froids déchirants qui cassent la peau et font
-souffrir horriblement de leur brûlure de glace. Moi je pensais au pauvre
-petit être qu’on portait devant nous, et je me disais que cette race
-bretonne était de fer, vraiment, pour que ses enfants fussent capables,
-dès leur naissance, de supporter de pareilles promenades.</p>
-
-<p>Nous arrivâmes devant l’église, mais la porte en demeurait fermée.
-Monsieur le curé était en retard.<span class="pagenum"><a name="page_139" id="page_139">{139}</a></span></p>
-
-<p>Alors la garde, s’étant assise sur une des bornes, près du seuil, se mit
-à dévêtir l’enfant. Je crus d’abord qu’il avait mouillé ses linges, mais
-je vis qu’on le mettait tout nu, tout nu, le misérable, tout nu, dans
-l’air gelé. Je m’avançai, révolté d’une telle imprudence.</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous êtes folle! Vous allez le tuer!</p>
-
-<p>La femme répondit placidement:</p>
-
-<p>&mdash;Oh non, m’sieu not’ maître, faut qu’il attende l’bon Dieu tout nu.</p>
-
-<p>Le père et la tante regardaient cela avec tranquillité. C’était l’usage.
-Si on ne l’avait pas suivi, il serait arrivé malheur au petit.</p>
-
-<p>Je me fâchai, j’injuriai l’homme, je menaçai de m’en aller, je voulus
-couvrir de force la frêle créature. Ce fut en vain. La garde se sauvait
-devant moi en courant dans la neige, et le corps du mioche devenait
-violet.</p>
-
-<p>J’allais quitter ces brutes quand j’aperçus le curé arrivant par la
-campagne suivi du sacristain et d’un gamin du pays.</p>
-
-<p>Je courus vers lui et je lui dis, avec violence, mon indignation. Il ne
-fut point surpris, il ne hâta pas sa marche, il ne pressa point ses
-mouvements. Il répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous, monsieur, c’est l’u<span class="pagenum"><a name="page_140" id="page_140">{140}</a></span>sage. Ils le font tous, nous ne
-pouvons empêcher ça.</p>
-
-<p>&mdash;Mais au moins, dépêchez-vous, criai-je.</p>
-
-<p>Il reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux pourtant pas aller plus vite.</p>
-
-<p>Et il entra dans la sacristie, tandis que nous demeurions sur le seuil
-de l’église où je souffrais, certes, davantage que le pauvre petit qui
-hurlait sous la morsure du froid.</p>
-
-<p>La porte enfin s’ouvrit. Nous entrâmes. Mais l’enfant devait rester nu
-pendant toute la cérémonie.</p>
-
-<p>Elle fut interminable. Le prêtre ânonnait les syllabes latines qui
-tombaient de sa bouche, scandées à contresens. Il marchait avec lenteur,
-avec une lenteur de tortue sacrée; et son surplis blanc me glaçait le
-cœur, comme une autre neige dont il se fût enveloppé pour faire
-souffrir, au nom d’un Dieu inclément et barbare, cette larve humaine que
-torturait le froid.</p>
-
-<p>Le baptême enfin fut achevé selon les rites, et je vis la garde rouler
-de nouveau dans la longue couverture l’enfant glacé qui gémissait d’une
-voix aiguë et douloureuse.</p>
-
-<p>Le curé me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous venir signer le registre?</p>
-
-<p>Je me tournai vers mon jardinier:<span class="pagenum"><a name="page_141" id="page_141">{141}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Rentrez bien vite, maintenant, et réchauffez-moi cet enfant-là tout de
-suite.</p>
-
-<p>Et je lui donnai quelques conseils pour éviter, s’il en était temps
-encore, une fluxion de poitrine.</p>
-
-<p>L’homme promit d’exécuter mes recommandations, et il s’en alla avec sa
-belle-sœur et la garde. Je suivis le prêtre dans la sacristie.</p>
-
-<p>Quand j’eus signé, il me réclama cinq francs pour les frais.</p>
-
-<p>Ayant donné dix francs au père, je refusai de payer de nouveau. Le curé
-menaça de déchirer la feuille et d’annuler la cérémonie. Je le menaçai à
-mon tour du Procureur de la République.</p>
-
-<p>La querelle fut longue, je finis par payer.</p>
-
-<p>A peine rentré chez moi, je voulus savoir si rien de fâcheux n’était
-survenu. Je courus chez Kérandec, mais le père, la belle-sœur et la
-garde n’étaient pas encore revenus.</p>
-
-<p>L’accouchée, restée toute seule, grelottait de froid dans son lit, et
-elle avait faim, n’ayant rien mangé depuis la veille.</p>
-
-<p>&mdash;Où diable sont-ils partis? demandais-je.</p>
-
-<p>Elle répondit sans s’étonner, sans s’irriter:</p>
-
-<p>&mdash;Ils auront été bé pour fêter.</p>
-
-<p>C’était l’usage. Alors, je pensai à mes dix<span class="pagenum"><a name="page_142" id="page_142">{142}</a></span> francs qui devaient payer
-l’église et qui payeraient l’alcool, sans doute.</p>
-
-<p>J’envoyai du bouillon à la mère et j’ordonnai qu’on fît bon feu dans sa
-cheminée. J’étais anxieux et furieux, me promettant bien de chasser ces
-brutes et me demandant avec terreur ce qu’allait devenir le misérable
-mioche.</p>
-
-<p>A six heures du soir, ils n’étaient pas revenus.</p>
-
-<p>J’ordonnai à mon domestique de les attendre, et je me couchai.</p>
-
-<p>Je m’endormis bientôt, car je dors comme un vrai matelot.</p>
-
-<p>Je fus réveillé dès l’aube, par mon serviteur qui m’apportait l’eau
-chaude pour ma barbe.</p>
-
-<p>Dès que j’eus les yeux ouverts, je demandai:</p>
-
-<p>&mdash;Et Kérandec?</p>
-
-<p>L’homme hésitait, puis il balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! il est rentré, monsieur, à minuit passé, et soûl à ne pas marcher,
-et la grande Kermagan aussi, et la garde aussi. Je crois bien qu’ils
-avaient dormi dans un fossé, de sorte que le p’tit était mort, qu’ils
-s’en sont pas même aperçus.</p>
-
-<p>Je me levai d’un bond, criant:</p>
-
-<p>&mdash;L’enfant est mort!<span class="pagenum"><a name="page_143" id="page_143">{143}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oui, monsieur. Ils l’ont rapporté à la mère Kérandec. Quand elle a vu
-ça, elle s’a mise à pleurer; alors ils l’ont faite boire pour la
-consoler.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, ils l’ont fait boire?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, monsieur. Mais j’ai su ça seulement au matin, tout à l’heure.
-Comme Kérandec n’avait pu d’eau-de-vie et pu d’argent, il a pris
-l’essence de la lampe que monsieur lui a donnée; et ils ont bu ça tous
-les quatre, tant qu’il en est resté dans le litre. Même que la Kérandec
-est bien malade.</p>
-
-<p>J’avais passé mes vêtements à la hâte, et saisissant une canne, avec la
-résolution de taper sur toutes ces bêtes humaines, je courus chez mon
-jardinier.</p>
-
-<p>L’accouchée agonisait soûle d’essence minérale, à côté du cadavre bleu
-de son enfant.</p>
-
-<p>Kérandec, la garde et la grande Kermagan ronflaient sur le sol.</p>
-
-<p>Je dus soigner la femme qui mourut vers midi.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Le vieux médecin s’était tu. Il reprit la bouteille d’eau-de-vie, s’en
-versa un nouveau verre, et ayant encore fait courir à travers la liqueur
-blonde la lumière des lampes qui<span class="pagenum"><a name="page_144" id="page_144">{144}</a></span> semblait mettre en son verre un jus
-clair de topazes fondues, il avala, d’un trait, le liquide perfide et
-chaud.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Le Baptême</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 13 janvier 1885.</p></div><p><span class="pagenum"><a name="page_145" id="page_145">{145}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_146" id="page_146">{146}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_147" id="page_147">{147}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="IMPRUDENCE" id="IMPRUDENCE"></a>IMPRUDENCE.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">A</span>VANT le mariage, ils s’étaient aimés chastement, dans les étoiles. Ça
-avait été d’abord une rencontre charmante sur une plage de l’Océan. Il
-l’avait trouvée délicieuse, la jeune fille rose qui passait, avec ses
-ombrelles claires et ses toilettes fraîches, sur le grand horizon marin.
-Il l’avait aimée, blonde et frêle, dans ce cadre de flots bleus et de
-ciel immense. Et il confondait l’attendrissement que cette femme à peine
-éclose faisait naître en lui, avec l’émotion vague et puissante
-qu’éveillait dans son âme, dans son cœur, et dans ses veines, l’air vif
-et salé, et le grand paysage plein de soleil et de vagues.</p>
-
-<p>Elle l’avait aimé, elle, parce qu’il lui faisait la cour, qu’il était
-jeune, assez riche, gentil et délicat. Elle l’avait aimé parce qu’il
-est<span class="pagenum"><a name="page_148" id="page_148">{148}</a></span> naturel aux jeunes filles d’aimer les jeunes hommes qui leur disent
-des paroles tendres.</p>
-
-<p>Alors, pendant trois mois, ils avaient vécu côte à côte, les yeux dans
-les yeux et les mains dans les mains. Le bonjour qu’ils échangeaient, le
-matin, avant le bain, dans la fraîcheur du jour nouveau, et l’adieu du
-soir, sur le sable, sous les étoiles, dans la tiédeur de la nuit calme,
-murmurés tout bas, tout bas, avaient déjà un goût de baisers, bien que
-leurs lèvres ne se fussent jamais rencontrées.</p>
-
-<p>Ils rêvaient l’un de l’autre aussitôt endormis, pensaient l’un à l’autre
-aussitôt éveillés, et, sans se le dire encore, s’appelaient et se
-désiraient de toute leur âme et de tout leur corps.</p>
-
-<p>Après le mariage, ils s’étaient adorés sur la terre. Ça avait été
-d’abord une sorte de rage sensuelle et infatigable; puis une tendresse
-exaltée faite de poésie palpable, de caresses déjà raffinées,
-d’inventions gentilles et polissonnes. Tous leurs regards signifiaient
-quelque chose d’impur, et tous leurs gestes leur rappelaient la chaude
-intimité des nuits.</p>
-
-<p>Maintenant, sans se l’avouer, sans le comprendre encore peut-être, ils
-commençaient à se lasser l’un de l’autre. Ils s’aimaient bien, pourtant;
-mais ils n’avaient plus rien à se<span class="pagenum"><a name="page_149" id="page_149">{149}</a></span> révéler, plus rien à faire qu’ils
-n’eussent fait souvent, plus rien à apprendre l’un par l’autre, pas même
-un mot d’amour nouveau, un élan imprévu, une intonation qui fît plus
-brûlant le verbe connu, si souvent répété.</p>
-
-<p>Ils s’efforçaient cependant de rallumer la flamme affaiblie des
-premières étreintes. Ils imaginaient, chaque jour, des ruses tendres,
-des gamineries naïves ou compliquées, toute une suite de tentatives
-désespérées pour faire renaître dans leurs cœurs l’ardeur inapaisable
-des premiers jours, et dans leurs veines la flamme du mois nuptial.</p>
-
-<p>De temps en temps, à force de fouetter leur désir, ils retrouvaient une
-heure d’affolement factice que suivait aussitôt une lassitude dégoûtée.</p>
-
-<p>Ils avaient essayé des clairs de lune, des promenades sous les feuilles
-dans la douceur des soirs, de la poésie des berges baignées de brume, de
-l’excitation des fêtes publiques.</p>
-
-<p>Or, un matin, Henriette dit à Paul:</p>
-
-<p>&mdash;Veux-tu m’emmener dîner au cabaret?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, ma chérie.</p>
-
-<p>&mdash;Dans un cabaret très connu?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui.</p>
-
-<p>Il la regardait, l’interrogeant de l’œil, voyant bien qu’elle pensait à
-quelque chose qu’elle ne voulait pas dire.<span class="pagenum"><a name="page_150" id="page_150">{150}</a></span></p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Tu sais, dans un cabaret... comment expliquer ça?... dans un cabaret
-galant... dans un cabaret où on se donne des rendez-vous?</p>
-
-<p>Il sourit:</p>
-
-<p>&mdash;Oui. Je comprends, dans un cabinet particulier d’un grand café?</p>
-
-<p>&mdash;C’est ça. Mais d’un grand café où tu sois connu, où tu aies déjà
-soupé... non... dîné... enfin tu sais... enfin... je voudrais... non, je
-n’oserai jamais dire ça?</p>
-
-<p>&mdash;Dis-le, ma chérie; entre nous, qu’est-ce que ça fait? Nous n’en sommes
-pas aux petits secrets.</p>
-
-<p>&mdash;Non, je n’oserai pas.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, ne fais pas l’innocente. Dis-le?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien... eh bien... je voudrais... je voudrais être prise pour ta
-maîtresse... na... et que les garçons, qui ne savent pas que tu es
-marié, me regardent comme ta maîtresse, et toi aussi... que tu me croies
-ta maîtresse, une heure, dans cet endroit-là, où tu dois avoir des
-souvenirs... Voilà!... Et je croirai moi-même que je suis ta
-maîtresse... Je commettrai une grosse faute... Je te tromperai... avec
-toi... Voilà!... C’est très vilain... Mais je voudrais... Ne me fais pas
-rougir... Je sens que je rougis... Tu ne te figures pas<span class="pagenum"><a name="page_151" id="page_151">{151}</a></span> comme ça me...
-me... troublerait de dîner comme ça avec toi, dans un endroit pas comme
-il faut... dans un cabinet particulier où on s’aime tous les soirs...
-tous les soirs... C’est très vilain... Je suis rouge comme une pivoine.
-Ne me regarde pas...</p>
-
-<p>Il riait, très amusé, et répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, nous irons, ce soir, dans un endroit très chic où je suis connu.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Ils montaient, vers sept heures, l’escalier d’un grand café du
-boulevard, lui souriant, l’air vainqueur, elle, timide, voilée, ravie.
-Dès qu’ils furent entrés dans un cabinet meublé de quatre fauteuils et
-d’un large canapé de velours rouge, le maître d’hôtel, en habit noir,
-entra et présenta la carte. Paul la tendit à sa femme.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce que tu veux manger?</p>
-
-<p>&mdash;Mais je ne sais pas, moi, ce qu’on mange ici.</p>
-
-<p>Alors il lut la litanie des plats tout en ôtant son pardessus qu’il
-remit aux mains du valet. Puis il dit:</p>
-
-<p>&mdash;Menu corsé&mdash;potage bisque&mdash;poulet à la diable, râble de lièvre, homard
-à l’américaine, salade de légumes bien épicée et dessert.&mdash;Nous boirons
-du champagne.</p>
-
-<p>Le maître d’hôtel souriait en regardant la<span class="pagenum"><a name="page_152" id="page_152">{152}</a></span> jeune femme. Il reprit la
-carte en murmurant:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Paul veut-il de la tisane ou du champagne?</p>
-
-<p>&mdash;Du champagne très sec.</p>
-
-<p>Henriette fut heureuse d’entendre que cet homme savait le nom de son
-mari.</p>
-
-<p>Ils s’assirent, côte à côte, sur le canapé et commencèrent à manger.</p>
-
-<p>Dix bougies les éclairaient, reflétées dans une grande glace ternie par
-des milliers de noms tracés au diamant et qui jetaient sur le cristal
-clair une sorte d’immense toile d’araignée.</p>
-
-<p>Henriette buvait coup sur coup pour s’animer, bien qu’elle se sentît
-étourdie dès les premiers verres. Paul, excité par des souvenirs,
-baisait à tous moments la main de sa femme. Ses yeux brillaient.</p>
-
-<p>Elle se sentait étrangement émue par ce lieu suspect, agitée, contente,
-un peu souillée mais vibrante. Deux valets graves, muets, habitués à
-tout voir et à tout oublier, à n’entrer qu’aux instants nécessaires, et
-à sortir aux minutes d’épanchement, allaient et venaient vite et
-doucement.</p>
-
-<p>Vers le milieu du dîner, Henriette était grise, tout à fait grise, et
-Paul, en gaieté, lui pressait le genou de toute sa force. Elle
-ba<span class="pagenum"><a name="page_153" id="page_153">{153}</a></span>vardait maintenant, hardie, les joues rouges, le regard vif et noyé.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! voyons, Paul, confesse-toi, tu sais je voudrais tout savoir?</p>
-
-<p>&mdash;Quoi donc, ma chérie?</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ose pas te dire.</p>
-
-<p>&mdash;Dis toujours...</p>
-
-<p>&mdash;As-tu eu des maîtresses... beaucoup... avant moi?</p>
-
-<p>Il hésitait, un peu perplexe, ne sachant s’il devait cacher ses bonnes
-fortunes ou s’en vanter.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je t’en prie, dis-moi, en as-tu eu beaucoup?</p>
-
-<p>&mdash;Mais quelques-unes.</p>
-
-<p>&mdash;Combien?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas, moi... Est-ce qu’on sait ces choses-là?</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne les as pas comptées?...</p>
-
-<p>&mdash;Mais non.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! alors, tu en as eu beaucoup?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui.</p>
-
-<p>&mdash;Combien à peu près... seulement à peu près.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je ne sais pas du tout, ma chérie. Il y a des années où j’en ai
-eu beaucoup, et des années où j’en ai eu bien moins.</p>
-
-<p>&mdash;Combien par an, dis?<span class="pagenum"><a name="page_154" id="page_154">{154}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tantôt vingt ou trente, tantôt quatre ou cinq seulement.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ça fait plus de cent femmes en tout.</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, à peu près.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! que c’est dégoûtant!</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi ça, dégoûtant?</p>
-
-<p>&mdash;Mais parce que c’est dégoûtant, quand on y pense... toutes ces
-femmes... nues... et toujours... toujours la même chose... Oh! que c’est
-dégoûtant tout de même, plus de cent femmes!</p>
-
-<p>Il fut choqué qu’elle jugeât cela dégoûtant, et répondit de cet air
-supérieur que prennent les hommes pour faire comprendre aux femmes
-qu’elles disent une sottise:</p>
-
-<p>&mdash;Voilà qui est drôle, par exemple! s’il est dégoûtant d’avoir cent
-femmes, il est dégoûtant également d’en avoir une.</p>
-
-<p>&mdash;Oh non, pas du tout!</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi non?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que, une femme, c’est une liaison, c’est un amour qui vous
-attache à elle, tandis que cent femmes c’est de la saleté, de
-l’inconduite. Je ne comprends pas comment un homme peut se frotter à
-toutes ces filles qui sont sales....</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, elles sont très propres.</p>
-
-<p>&mdash;On ne peut pas être propre en faisant le métier qu’elles font.<span class="pagenum"><a name="page_155" id="page_155">{155}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Mais, au contraire, c’est à cause de leur métier qu’elles sont
-propres.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! fi! quand on songe que la veille elles faisaient ça avec un autre!
-C’est ignoble!</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est pas plus ignoble que de boire dans ce verre où a bu je ne
-sais qui, ce matin, et qu’on a bien moins lavé, sois-en certaine, que...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! tais-toi, tu me révoltes...</p>
-
-<p>&mdash;Mais alors pourquoi me demandes-tu si j’ai eu des maîtresses?</p>
-
-<p>&mdash;Dis donc, tes maîtresses, c’étaient des filles, toutes?... Toutes les
-cent?...</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, mais non...</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce que c’était alors?</p>
-
-<p>&mdash;Mais des actrices... des... des petites ouvrières... et des...
-quelques femmes du monde...</p>
-
-<p>&mdash;Combien de femmes du monde?</p>
-
-<p>&mdash;Six.</p>
-
-<p>&mdash;Seulement six?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Elles étaient jolies?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui.</p>
-
-<p>&mdash;Plus jolies que les filles?</p>
-
-<p>&mdash;Non.</p>
-
-<p>&mdash;Lesquelles est-ce que tu préférais, des filles ou des femmes du
-monde?<span class="pagenum"><a name="page_156" id="page_156">{156}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Les filles.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! que tu es sale! Pourquoi ça?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que je n’aime guère les talents d’amateur.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! l’horreur! Tu es abominable, sais-tu? Dis donc, et ça t’amusait de
-passer comme ça de l’une à l’autre?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui.</p>
-
-<p>&mdash;Beaucoup?</p>
-
-<p>&mdash;Beaucoup.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce qui t’amusait? Est-ce qu’elles ne se ressemblent pas?</p>
-
-<p>&mdash;Mais non.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! les femmes ne se ressemblent pas.</p>
-
-<p>&mdash;Pas du tout.</p>
-
-<p>&mdash;En rien?</p>
-
-<p>&mdash;En rien.</p>
-
-<p>&mdash;Que c’est drôle! Qu’est-ce qu’elles ont de différent?</p>
-
-<p>&mdash;Mais, tout.</p>
-
-<p>&mdash;Le corps?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, le corps.</p>
-
-<p>&mdash;Le corps tout entier?</p>
-
-<p>&mdash;Le corps tout entier.</p>
-
-<p>&mdash;Et quoi encore?</p>
-
-<p>&mdash;Mais, la manière de... d’embrasser, de parler, de dire les moindres
-choses.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Et c’est très amusant de changer?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui.<span class="pagenum"><a name="page_157" id="page_157">{157}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Et les hommes aussi sont différents?</p>
-
-<p>&mdash;Ça, je ne sais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne sais pas?</p>
-
-<p>&mdash;Non.</p>
-
-<p>&mdash;Ils doivent être différents.</p>
-
-<p>&mdash;Oui... sans doute...</p>
-
-<p>Elle resta pensive, son verre de champagne à la main. Il était plein,
-elle le but d’un trait; puis le reposant sur la table, elle jeta ses
-deux bras au cou de son mari, en lui murmurant dans la bouche:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon chéri, comme je t’aime!...</p>
-
-<p>Il la saisit d’une étreinte emportée... Un garçon qui entrait recula en
-refermant la porte; et le service fut interrompu pendant cinq minutes
-environ.</p>
-
-<p>Quand le maître d’hôtel reparut, l’air grave et digne, apportant les
-fruits du dessert, elle tenait de nouveau un verre plein entre ses
-doigts, et, regardant au fond du liquide jaune et transparent, comme
-pour y voir des choses inconnues et rêvées, elle murmurait d’une voix
-songeuse:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! oui! ça doit être amusant tout de même!</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Imprudence</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 15 septembre 1885,
-sous la signature: <span class="smcap">Maufrigneuse</span>.</p></div>
-<p><span class="pagenum"><a name="page_158" id="page_158">{158}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_159" id="page_159">{159}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_160" id="page_160">{160}</a></span>&nbsp; </p>
-<p><span class="pagenum"><a name="page_161" id="page_161">{161}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="UN_FOU" id="UN_FOU"></a>UN FOU.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">I</span>L était mort chef d’un haut tribunal, magistrat intègre dont la vie
-irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Les avocats,
-les jeunes conseillers, les juges saluaient en s’inclinant très bas, par
-marque d’un profond respect, sa grande figure blanche et maigre
-qu’éclairaient deux yeux brillants et profonds.</p>
-
-<p>Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger les faibles.
-Les escrocs et les meurtriers n’avaient point eu d’ennemi plus
-redoutable, car il semblait lire, au fond de leurs âmes, leurs pensées
-secrètes, et démêler, d’un coup d’œil, tous les mystères de leurs
-intentions.</p>
-
-<p>Il était donc mort, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouré d’hommages
-et poursuivi<span class="pagenum"><a name="page_162" id="page_162">{162}</a></span> par les regrets de tout un peuple. Des soldats en culotte
-rouge l’avaient escorté jusqu’à sa tombe, et des hommes en cravate
-blanche avaient répandu sur son cercueil des paroles désolées et des
-larmes qui semblaient vraies.</p>
-
-<p>Or, voici l’étrange papier que le notaire, éperdu, découvrit dans le
-secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers des grands
-criminels.</p>
-
-<p>Cela portait pour titre:</p>
-
-<p class="c">
-<big>POURQUOI?</big><br />
-</p>
-
-<p><i>20 juin 1851.</i>&mdash;Je sors de la séance. J’ai fait condamner Blondel à
-mort! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinq enfants? Pourquoi?
-Souvent, on rencontre de ces gens chez qui détruire la vie est une
-volupté. Oui, oui, ce doit être une volupté, la plus grande de toutes
-peut-être; car tuer n’est-il pas ce qui ressemble le plus à créer? Faire
-et détruire! Ces deux mots enferment l’histoire des univers, toute
-l’histoire des mondes, tout ce qui est, tout! Pourquoi est-ce enivrant
-de tuer?</p>
-
-<p><i>25 juin.</i>&mdash;Songer qu’un être est là qui vit, qui marche, qui court...
-Un être? Qu’est-ce qu’un être? Cette chose animée, qui porte en elle le
-principe du mouvement et une<span class="pagenum"><a name="page_163" id="page_163">{163}</a></span> volonté réglant ce mouvement! Elle ne
-tient à rien cette chose. Ses pieds ne communiquent pas au sol. C’est un
-grain de vie qui remue sur la terre; et ce grain de vie, venu je ne sais
-d’où, on peut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça
-pourrit, c’est fini.</p>
-
-<p><i>26 juin.</i>&mdash;Pourquoi donc est-ce un crime de tuer? oui, pourquoi? C’est,
-au contraire, la loi de la nature. Tout être a pour mission de tuer: il
-tue pour vivre et il tue pour tuer.</p>
-
-<p>&mdash;Tuer est dans notre tempérament; il faut tuer! La bête tue sans cesse,
-tout le jour, à tout instant de son existence.&mdash;L’homme tue sans cesse
-pour se nourrir, mais comme il a besoin de tuer aussi, par volupté, il a
-inventé la chasse! L’enfant tue les insectes qu’il trouve, les petits
-oiseaux, tous les petits animaux qui lui tombent sous la main. Mais cela
-ne suffisait pas à l’irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce
-n’est point assez de tuer la bête; nous avons besoin aussi de tuer
-l’homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrifices
-humains. Aujourd’hui la nécessité de vivre en société a fait du meurtre
-un crime. On condamne et on punit l’assassin! Mais comme nous ne pouvons
-vivre sans nous livrer à cet instinct naturel et impérieux de mort, nous
-nous soulageons de<span class="pagenum"><a name="page_164" id="page_164">{164}</a></span> temps en temps, par des guerres où un peuple entier
-égorge un autre peuple. C’est alors une débauche de sang, une débauche
-où s’affolent les armées et dont se grisent encore les bourgeois, les
-femmes et les enfants qui lisent, le soir, sous la lampe, le récit
-exalté des massacres.</p>
-
-<p>Et on pourrait croire qu’on méprise ceux destinés à accomplir ces
-boucheries d’hommes! Non. On les accable d’honneurs! On les habille avec
-de l’or et des draps éclatants; ils portent des plumes sur la tête, des
-ornements sur la poitrine; et on leur donne des croix, des récompenses,
-des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés des femmes,
-acclamés par la foule, uniquement parce qu’ils ont pour mission de
-répandre le sang humain! Ils traînent par les rues leurs instruments de
-mort que le passant vêtu de noir regarde avec envie. Car tuer est la
-grande loi jetée par la nature au cœur de l’être! Il n’est rien de plus
-beau et de plus honorable que de tuer!</p>
-
-<p><i>30 juin.</i>&mdash;Tuer est la loi; parce que la nature aime l’éternelle
-jeunesse. Elle semble crier par tous ses actes inconscients: «Vite!
-vite! vite!» Plus elle détruit, plus elle se renouvelle.</p>
-
-<p><i>2 juillet.</i>&mdash;L’être&mdash;qu’est-ce que l’être?<span class="pagenum"><a name="page_165" id="page_165">{165}</a></span> Tout et rien. Par la
-pensée, il est le reflet de tout. Par la mémoire et la science, il est
-un abrégé du monde, dont il porte l’histoire en lui. Miroir des choses
-et miroir des faits, chaque être humain devient un petit univers dans
-l’univers!</p>
-
-<p>Mais voyagez; regardez grouiller les races, et l’homme n’est plus rien!
-plus rien, rien! Montez en barque, éloignez-vous du rivage couvert de
-foule, et vous n’apercevez bientôt plus rien que la côte. L’être
-imperceptible disparaît, tant il est petit, insignifiant. Traversez
-l’Europe dans un train rapide, et regardez par la portière. Des hommes,
-des hommes, toujours des hommes, innombrables, inconnus, qui grouillent
-dans les champs, qui grouillent dans les rues; des paysans stupides
-sachant tout juste retourner la terre; des femmes hideuses sachant tout
-juste faire la soupe du mâle et enfanter. Allez aux Indes, allez en
-Chine, et vous verrez encore s’agiter des milliards d’êtres qui
-naissent, vivent et meurent sans laisser plus de trace que la fourmi
-écrasée sur les routes. Allez au pays des noirs, gîtés en des cases de
-boue; aux pays des Arabes blancs, abrités sous une toile brune qui
-flotte au vent, et vous comprendrez que l’être isolé, déterminé, n’est
-rien, rien. La race est tout!<span class="pagenum"><a name="page_166" id="page_166">{166}</a></span> Qu’est-ce que l’être, l’être quelconque
-d’une tribu errante du désert? Et ces gens, qui sont des sages, ne
-s’inquiètent pas de la mort. L’homme ne compte point chez eux. On tue
-son ennemi: c’est la guerre. Cela se faisait ainsi jadis, de manoir à
-manoir, de province à province.</p>
-
-<p>Oui, traversez le monde et regardez grouiller les humains innombrables
-et inconnus. Inconnus? Ah! voilà le mot du problème! Tuer est un crime
-parce que nous avons numéroté les êtres! Quand ils naissent, on les
-inscrit, on les nomme, on les baptise. La loi les prend! Voilà! L’être
-qui n’est point enregistré ne compte pas: tuez-le dans la lande ou dans
-le désert, tuez-le dans la montagne ou dans la plaine, qu’importe! La
-nature aime la mort; elle ne punit pas, elle!</p>
-
-<p>Ce qui est sacré, par exemple, c’est l’état civil! Voilà! C’est lui qui
-défend l’homme. L’être est sacré parce qu’il est inscrit à l’état civil!
-Respect à l’état civil, le Dieu légal. A genoux!</p>
-
-<p>L’État peut tuer, lui, parce qu’il a le droit de modifier l’état civil.
-Quand il a fait égorger deux cent mille hommes dans une guerre, il les
-raye sur son état civil, il les supprime par la main de ses greffiers.
-C’est fini. Mais nous, qui ne pouvons point changer les écritures<span class="pagenum"><a name="page_167" id="page_167">{167}</a></span> des
-mairies, nous devons respecter la vie. État civil, glorieuse Divinité
-qui règne dans les temples des municipalités, je te salue. Tu es plus
-fort que la Nature. Ah! Ah!</p>
-
-<p><i>3 juillet.</i>&mdash;Ce doit être un étrange et savoureux plaisir que de tuer,
-d’avoir là, devant soi, l’être vivant, pensant; de faire dedans un petit
-trou, rien qu’un petit trou, de voir couler cette chose rouge qui est le
-sang, qui fait la vie, et de n’avoir plus devant soi, qu’un tas de chair
-molle, froide, inerte, vide de pensée!</p>
-
-<p><i>5 août.</i>&mdash;Moi qui ai passé mon existence à juger, à condamner, à tuer
-par des paroles prononcées, à tuer par la guillotine ceux qui avaient
-tué par le couteau, moi! moi! si je faisais comme tous les assassins que
-j’ai frappés, moi! moi! qui le saurait?</p>
-
-<p><i>10 août.</i>&mdash;Qui le saurait jamais? Me soupçonnerait-on, moi, moi,
-surtout si je choisis un être que je n’ai aucun intérêt à supprimer?</p>
-
-<p><i>15 août.</i>&mdash;La tentation! La tentation, elle est entrée en moi comme un
-ver qui rampe. Elle rampe, elle va; elle se promène dans mon corps
-entier, dans mon esprit, qui ne pense plus qu’à ceci: tuer; dans mes
-yeux, qui ont besoin de regarder du sang, de voir mourir; dans mes
-oreilles, où passe sans cesse quelque<span class="pagenum"><a name="page_168" id="page_168">{168}</a></span> chose d’inconnu, d’horrible, de
-déchirant et d’affolant, comme le dernier cri d’un être; dans mes
-jambes, où frissonne le désir d’aller, d’aller à l’endroit où la chose
-aura lieu; dans mes mains qui frémissent du besoin de tuer. Comme cela
-doit être bon, rare, digne d’un homme libre, au-dessus des autres,
-maître de son cœur et qui cherche des sensations raffinées!</p>
-
-<p><i>22 août.</i>&mdash;Je ne pouvais plus résister. J’ai tué une petite bête pour
-essayer, pour commencer.</p>
-
-<p>Jean, mon domestique, avait un chardonneret dans une cage suspendue à la
-fenêtre de l’office. Je l’ai envoyé faire une course, et j’ai pris le
-petit oiseau dans ma main, dans ma main où je sentais battre son cœur.
-Il avait chaud. Je suis monté dans ma chambre. De temps en temps, je le
-serrais plus fort; son cœur battait plus vite; c’était atroce et
-délicieux. J’ai failli l’étouffer. Mais je n’aurais pas vu le sang.</p>
-
-<p>Alors j’ai pris des ciseaux, de courts ciseaux à ongles, et je lui ai
-coupé la gorge en trois coups, tout doucement. Il ouvrait le bec, il
-s’efforçait de m’échapper, mais je le tenais, oh! je le tenais; j’aurais
-tenu un dogue enragé et j’ai vu le sang couler. Comme c’est beau, rouge,
-luisant, clair, du sang! J’avais envie<span class="pagenum"><a name="page_169" id="page_169">{169}</a></span> de le boire. J’y ai trempé le
-bout de ma langue! C’est bon. Mais il en avait si peu, ce pauvre petit
-oiseau! Je n’ai pas eu le temps de jouir de cette vue comme j’aurais
-voulu. Ce doit être superbe de voir saigner un taureau.</p>
-
-<p>Et puis j’ai fait comme les assassins, comme les vrais. J’ai lavé les
-ciseaux, je me suis lavé les mains, j’ai jeté l’eau et j’ai porté le
-corps, le cadavre, dans le jardin pour l’enterrer. Je l’ai enfoui sous
-un fraisier. On ne le trouvera jamais. Je mangerai tous les jours une
-fraise à cette plante. Vraiment, comme on peut jouir de la vie, quand on
-sait!</p>
-
-<p>Mon domestique a pleuré; il croit son oiseau parti. Comment me
-soupçonnerait-il? Ah! ah!</p>
-
-<p><i>25 août.</i>&mdash;Il faut que je tue un homme! Il le faut.</p>
-
-<p><i>30 août.</i>&mdash;C’est fait. Comme c’est peu de chose!</p>
-
-<p>J’étais allé me promener dans le bois de Vernes. Je ne pensais à rien,
-non, à rien. Voilà un enfant dans le chemin, un petit garçon qui
-mangeait une tartine de beurre.</p>
-
-<p>Il s’arrête pour me voir passer et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, m’sieu le président.</p>
-
-<p>Et la pensée m’entre dans la tête: «Si je le tuais?»<span class="pagenum"><a name="page_170" id="page_170">{170}</a></span></p>
-
-<p>Je réponds:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es tout seul, mon garçon?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, m’sieu.</p>
-
-<p>&mdash;Tout seul dans le bois?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, m’sieu.</p>
-
-<p>L’envie de le tuer me grisait comme de l’alcool. Je m’approchai tout
-doucement, persuadé qu’il allait s’enfuir. Et voilà que je le saisis à
-la gorge... Je le serre, je le serre de toute ma force! Il m’a regardé
-avec des yeux effrayants! Quels yeux! Tout ronds, profonds, limpides,
-terribles! Je n’ai jamais éprouvé une émotion si brutale... mais si
-courte! Il tenait mes poignets dans ses petites mains, et son corps se
-tordait ainsi qu’une plume sur le feu. Puis il n’a plus remué.</p>
-
-<p>Mon cœur battait, ah! le cœur de l’oiseau! J’ai jeté le corps dans le
-fossé, puis de l’herbe par-dessus.</p>
-
-<p>Je suis rentré, j’ai bien dîné. Comme c’est peu de chose! Le soir,
-j’étais très gai, léger, rajeuni, j’ai passé la soirée chez le préfet.
-On m’a trouvé spirituel.</p>
-
-<p>Mais je n’ai pas vu le sang! Je suis tranquille.</p>
-
-<p><i>30 août.</i>&mdash;On a découvert le cadavre. On cherche l’assassin. Ah! ah!</p>
-
-<p><i>1ᵉʳ septembre.</i>&mdash;On a arrêté deux rôdeurs. Les preuves manquent.<span class="pagenum"><a name="page_171" id="page_171">{171}</a></span></p>
-
-<p><i>2 septembre.</i>&mdash;Les parents sont venus me voir. Ils ont pleuré! Ah! ah!</p>
-
-<p><i>6 octobre.</i>&mdash;On n’a rien découvert. Quelque vagabond errant aura fait
-le coup. Ah! ah! Si j’avais vu le sang couler, il me semble que je
-serais tranquille à présent!</p>
-
-<p><i>10 octobre.</i>&mdash;L’envie de tuer me court dans les moelles. Cela est
-comparable aux rages d’amour qui vous torturent à vingt ans.</p>
-
-<p><i>20 octobre.</i>&mdash;Encore un. J’allais le long du fleuve, après déjeuner. Et
-j’aperçus, sous un saule, un pêcheur endormi. Il était midi. Une bêche
-semblait, tout exprès, plantée dans un champ de pommes de terre voisin.</p>
-
-<p>Je la pris, je revins; je la levai comme une massue et, d’un seul coup,
-par le tranchant, je fendis la tête du pêcheur. Oh! il a saigné,
-celui-là! Du sang rose, plein de cervelle! Cela coulait dans l’eau, tout
-doucement. Et je suis parti d’un pas grave. Si on m’avait vu! Ah! ah!
-j’aurais fait un excellent assassin.</p>
-
-<p><i>25 octobre.</i>&mdash;L’affaire du pêcheur soulève un grand bruit. On accuse du
-meurtre son neveu, qui pêchait avec lui.</p>
-
-<p><i>26 octobre.</i>&mdash;Le juge d’instruction affirme que le neveu est coupable.
-Tout le monde le croit par la ville. Ah! ah!</p>
-
-<p><i>27 octobre.</i>&mdash;Le neveu se défend bien mal. Il était parti au village
-acheter du pain<span class="pagenum"><a name="page_172" id="page_172">{172}</a></span> et du fromage, affirme-t-il. Il jure qu’on a tué son
-oncle pendant son absence! Qui le croirait?</p>
-
-<p><i>28 octobre.</i>&mdash;Le neveu a failli avouer, tant on lui fait perdre la
-tête! Ah! ah! La justice!</p>
-
-<p><i>15 novembre.</i>&mdash;On a des preuves accablantes contre le neveu, qui devait
-hériter de son oncle. Je présiderai les assises.</p>
-
-<p><i>25 janvier.</i>&mdash;A mort! à mort! à mort! Je l’ai fait condamner à mort!
-Ah! ah! L’avocat général a parlé comme un ange! Ah! ah! Encore un.
-J’irai le voir exécuter!</p>
-
-<p><i>10 mars.</i>&mdash;C’est fini. On l’a guillotiné ce matin. Il est très bien
-mort! très bien! Cela m’a fait plaisir! Comme c’est beau de voir
-trancher la tête d’un homme! Le sang a jailli comme un flot, comme un
-flot! Oh! si j’avais pu, j’aurais voulu me baigner dedans. Quelle
-ivresse de me coucher là-dessous, de recevoir cela dans mes cheveux et
-sur mon visage, et de me relever tout rouge, tout rouge! Ah! si on
-savait!</p>
-
-<p>Maintenant j’attendrai, je puis attendre. Il faudrait si peu de chose
-pour me laisser surprendre.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Le manuscrit contenait encore beaucoup<span class="pagenum"><a name="page_173" id="page_173">{173}</a></span> de pages, mais sans relater
-aucun crime nouveau.</p>
-
-<p>Les médecins aliénistes, à qui on l’a confié, affirment qu’il existe
-dans le monde beaucoup de fous ignorés, aussi adroits et aussi
-redoutables que ce monstrueux dément.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Un Fou</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du mercredi 2 septembre 1885.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_174" id="page_174">{174}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_175" id="page_175">{175}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_176" id="page_176">{176}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_177" id="page_177">{177}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<h2><a name="TRIBUNAUX_RUSTIQUES" id="TRIBUNAUX_RUSTIQUES"></a>TRIBUNAUX RUSTIQUES.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">L</span>A salle de la justice de paix de Gorgeville est pleine de paysans, qui
-attendent, immobiles le long des murs, l’ouverture de la séance.</p>
-
-<p>Il y en a des grands et des petits, des gros rouges et des maigres qui
-ont l’air taillés dans une souche de pommiers. Ils ont posé par terre
-leurs paniers et ils restent tranquilles, silencieux, préoccupés par
-leur affaire. Ils ont apporté avec eux des odeurs d’étable et de sueur,
-de lait aigre et de fumier. Des mouches bourdonnent sous le plafond
-blanc. On entend, par la porte ouverte, chanter les coqs.</p>
-
-<p>Sur une sorte d’estrade s’étend une longue table couverte d’un tapis
-vert. Un vieux homme ridé écrit, assis à l’extrémité gauche.<span class="pagenum"><a name="page_178" id="page_178">{178}</a></span> Un
-gendarme, raide sur sa chaise, regarde en l’air à l’extrémité droite. Et
-sur la muraille nue, un grand Christ de bois, tordu dans une pose
-douloureuse, semble offrir encore sa souffrance éternelle pour la cause
-de ces brutes aux senteurs de bêtes.</p>
-
-<p>M. le juge de paix entre enfin. Il est ventru, coloré, et il secoue,
-dans son pas rapide de gros homme pressé, sa grande robe noire de
-magistrat; il s’assied, pose sa toque sur la table et regarde
-l’assistance avec un air de profond mépris.</p>
-
-<p>C’est un lettré de province et un bel esprit d’arrondissement, un de
-ceux qui traduisent Horace, goûtent les petits vers de Voltaire et
-savent par cœur Vert-Vert ainsi que les poésies grivoises de Parny.</p>
-
-<p>Il prononce:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, monsieur Potel, appelez les affaires.</p>
-
-<p>Puis souriant, il murmure:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Quidquid tentabam dicere versus erat.</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Le greffier alors, levant son front chauve, bredouille d’une voix
-inintelligible: «Mᵐᵉ Victoire Bascule contre Isidore Paturon.»</p>
-
-<p>Une énorme femme s’avance, une dame de campagne, une dame de chef-lieu
-de canton, avec un chapeau à rubans, une chaîne de<span class="pagenum"><a name="page_179" id="page_179">{179}</a></span> montre en feston sur
-le ventre, des bagues aux doigts et des boucles d’oreilles luisantes
-comme des chandelles allumées.</p>
-
-<p>Le juge de paix la salue d’un coup d’œil de connaissance où perce une
-raillerie, et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Madame Bascule, articulez vos griefs.</p>
-
-<p>La partie adverse se tient de l’autre côté. Elle est représentée par
-trois personnes. Au milieu, un jeune paysan de vingt-cinq ans, joufflu
-comme une pomme et rouge comme un coquelicot. A sa droite, sa femme
-toute jeune, maigre, petite, pareille à une poule cayenne, avec une tête
-mince et plate que coiffe, comme une crête, un bonnet rose. Elle a un
-œil rond, étonné et colère, qui regarde de côté comme celui des
-volailles. A la gauche du garçon se tient son père, vieux homme courbé,
-dont le corps tortu disparaît dans sa blouse empesée, comme sous une
-cloche.</p>
-
-<p>Mᵐᵉ Bascule s’explique:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le juge de paix, voici quinze ans que j’ai recueilli ce
-garçon. Je l’ai élevé et aimé comme une mère, j’ai tout fait pour lui,
-j’en ai fait un homme. Il m’avait promis, il m’avait juré de ne pas me
-quitter, il m’en a même fait un acte, moyennant lequel je lui ai donné
-un petit bien, ma terre de Bec-de-Mortin, qui vaut dans les six mille.
-Or voilà<span class="pagenum"><a name="page_180" id="page_180">{180}</a></span> qu’une petite chose, une petite rien du tout, une petite
-morveuse...</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge de paix.</span>&mdash;Modérez-vous, madame Bascule.</p>
-
-<p><span class="smcap">Mᵐᵉ Bascule.</span>&mdash;Une petite... une petite... je m’entends, lui a tourné la
-tête, lui a fait je ne sais quoi, non, je ne sais quoi... et il s’en va
-l’épouser, ce sot, ce grand bête, et il lui porte mon bien en mariage,
-mon bien du Bec-de-Mortin... Ah! mais non, ah! mais non... J’ai un
-papier, le voilà... Qu’il me rende mon bien, alors. Nous avons fait un
-acte de notaire pour le bien et un acte de papier privé pour l’amitié.
-L’un vaut l’autre. Chacun son droit, est-ce pas vrai?</p>
-
-<p>Elle tend au juge de paix un papier timbré grand ouvert.</p>
-
-<p><span class="smcap">Isidore Paturon.</span>&mdash;C’est pas vrai.</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Taisez-vous. Vous parlerez à votre tour. (<small>Il lit.</small>)</p>
-
-<p>«Je soussigné, Isidore Paturon, promets par la présente à Mᵐᵉ Bascule,
-ma bienfaitrice, de ne jamais la quitter de mon vivant, et de la servir
-avec dévouement.</p>
-
-<p>«Gorgeville, le 5 août 1883.»</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Il y a une croix comme signature; vous ne savez donc pas
-écrire?<span class="pagenum"><a name="page_181" id="page_181">{181}</a></span></p>
-
-<p><span class="smcap">Isidore.</span>&mdash;Non. J’ sais point.</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;C’est vous qui l’avez faite, cette croix?</p>
-
-<p><span class="smcap">Isidore.</span>&mdash;Non, c’est point mé.</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Qu’est-ce qui l’a faite, alors?</p>
-
-<p><span class="smcap">Isidore.</span>&mdash;C’est elle.</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Vous êtes prêt à jurer que vous n’avez pas fait cette croix?</p>
-
-<p><span class="smcap">Isidore</span>, <small>avec précipitation</small>.&mdash;Sur la tête d’ mon pé, d’ ma mé, d’ mon
-grand-pé, de ma grand’ mé, et du bon Dieu qui m’entend, je jure que
-c’est point mé. (<small>Il lève la main et crache de côté pour appuyer son
-serment.</small>)</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge</span>, <small>riant</small>.&mdash;Quels ont donc été vos rapports avec Mᵐᵉ Bascule, ici
-présente?</p>
-
-<p><span class="smcap">Isidore.</span>&mdash;A m’a servi de traînée. (<small>Rires dans l’auditoire.</small>)</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Modérez vos expressions. Vous voulez dire que vos relations
-n’ont pas été aussi pures qu’elle le prétend.</p>
-
-<p><span class="smcap">Le père Paturon</span>, <small>prenant la parole</small>.&mdash;I n’avait point quinze ans, point
-quinze ans, m’sieu l’ juge, quant a m’ la débouché...</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Vous voulez dire débauché?</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Père.</span>&mdash;Je sais ti mé? I n’avait point<span class="pagenum"><a name="page_182" id="page_182">{182}</a></span> quinze ans. Y en avait déjà
-ben quatre qu’a l’élevait en brochette, qu’a l’ nourrissait comme un
-poulet gras, à l’ faire crever de nourriture, sauf votre respect. Et pi,
-quand l’ temps fut v’nu qui lui sembla prêt, qu’a la détravé...</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Dépravé... Et vous avez laissé faire?...</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Père.</span>&mdash;Celle-là ou ben une autre, fallait ben qu’ ça arrive!...</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Alors de quoi vous plaignez-vous?</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Père.</span>&mdash;De rien! Oh! me plains de rien mé, de rien, seulement qu’i
-n’en veut pu, li, qu’il est ben libre. Jé demande protection à la loi.</p>
-
-<p><span class="smcap">Mᵐᵉ Bascule.</span>&mdash;Ces gens m’accablent de mensonges, monsieur le juge. J’en
-ai fait un homme.</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Parbleu.</p>
-
-<p><span class="smcap">Mᵐᵉ Bascule.</span>&mdash;Et il me renie, il m’abandonne, il me vole mon bien...</p>
-
-<p><span class="smcap">Isidore.</span>&mdash;C’est pas vrai, m’sieu l’juge. J’ voulus la quitter, v’là cinq
-ans, vu qu’ell’ avait grossi d’excès, et que ça m’allait point. Ça me
-déplaisait, quoi? Je li dis donc que j’ vas partir? Alors v’là qu’a
-pleure comme<span class="pagenum"><a name="page_183" id="page_183">{183}</a></span> une gouttière et qu’a me promet son bien du Bec-de-Mortin
-pour rester quéque z’années, rien que quatre ou cinq. Mé, je dis «oui»
-pardi! Quéque vous auriez fait, vous?</p>
-
-<p>Je suis donc resté cinq ans, jour pour jour, heure pour heure. J’étais
-quitte. Chacun son dû. Ça valait ben ça! (<small>La femme d’Isidore, muette
-jusque-là, crie avec une voix perçante de perruche:</small>)</p>
-
-<p>&mdash;Mais guétez-la, guétez-la, m’sieu l’ juge, c’te meule, et dites-mé que
-ça valait ben ça?</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Père</span> <small>hoche la tête d’un air convaincu et répète</small>:&mdash;Pardi, oui, ça
-valait ben ça. (<small>Mᵐᵉ Bascule s’affaisse sur le banc derrière elle, et se
-met à pleurer.</small>)</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge</span>, <small>paternel</small>.&mdash;Que voulez-vous, chère dame, je n’y peux rien. Vous
-lui avez donné votre terre du Bec-de-Mortin par acte parfaitement
-régulier. C’est à lui, bien à lui. Il avait le droit incontestable de
-faire ce qu’il a fait et de l’apporter en dot à sa femme. Je n’ai pas à
-entrer dans les questions de... de... délicatesse... Je ne peux
-envisager les faits qu’au point de vue de la loi. Je n’y peux rien.</p>
-
-<p><span class="smcap">Le père Paturon</span>, <small>d’une voix fière</small>.&mdash;J’ pourrais ti r’tourner cheuz nous?</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Parfaitement. (<small>Ils s’en vont sous les regards sympathiques des
-paysans, comme des gens dont la cause est gagnée. Mᵐᵉ Bascule sanglote
-sur son banc.</small>)<span class="pagenum"><a name="page_184" id="page_184">{184}</a></span></p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge</span>, <small>souriant</small>.&mdash;Remettez-vous, chère dame. Voyons, voyons,
-remettez-vous... et... si j’ai un conseil à vous donner, c’est de
-chercher un autre... un autre élève...</p>
-
-<p><span class="smcap">Mᵐᵉ Bascule</span>, <small>à travers ses larmes</small>.&mdash;Je n’en trouverai pas... pas...</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge.</span>&mdash;Je regrette de ne pouvoir vous en indiquer un. (<small>Elle jette un
-regard désespéré vers le Christ douloureux et tordu sur sa croix, puis
-elle se lève et s’en va, à petits pas, avec des hoquets de chagrin,
-cachant sa figure dans son mouchoir.</small>)</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Juge</span> <small>se tourne vers son greffier, et, d’une voix goguenarde</small>:&mdash;Calypso
-ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. (<small>Puis d’une voix grave:</small>)</p>
-
-<p>&mdash;Appelez les affaires suivantes.</p>
-
-<p><span class="smcap">Le Greffier</span> <small>bredouille</small>.&mdash;Célestin Polyte Lecacheur.&mdash;Prosper Magloire
-Dieulafait...</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Tribunaux rustiques</i> ont paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 25
-novembre 1884, sous la signature: <span class="smcap">Maufrigneuse</span>.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_185" id="page_185">{185}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_186" id="page_186">{186}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_187" id="page_187">{187}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="LEPINGLE" id="LEPINGLE"></a>L’ÉPINGLE.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">J</span>E ne dirai ni le nom du pays, ni celui de l’homme. C’était loin, bien
-loin d’ici, sur une côte fertile et brûlante. Nous suivions, depuis le
-matin, le rivage couvert de récoltes et la mer bleue couverte de soleil.
-Des fleurs poussaient tout près des vagues, des vagues légères, si
-douces, endormantes. Il faisait chaud; c’était une molle chaleur
-parfumée de terre grasse, humide et féconde; on croyait respirer des
-germes.</p>
-
-<p>On m’avait dit que, ce soir-là, je trouverais l’hospitalité dans la
-maison du Français qui habitait au bout d’un promontoire, dans un bois
-d’orangers. Qui était-il? Je l’ignorais encore. Il était arrivé un
-matin, dix ans plus tôt; il avait acheté de la terre, planté des vignes,
-semé des grains; il avait travaillé, cet<span class="pagenum"><a name="page_188" id="page_188">{188}</a></span> homme, avec passion, avec
-fureur. Puis, de mois en mois, d’année en année, agrandissant son
-domaine, fécondant sans arrêt le sol puissant et vierge, il avait ainsi
-amassé une fortune par son labeur infatigable.</p>
-
-<p>Pourtant il travaillait toujours, disait-on. Levé dès l’aurore,
-parcourant ses champs jusqu’à la nuit, surveillant sans cesse, il
-semblait harcelé par une idée fixe, torturé par l’insatiable désir de
-l’argent, que rien n’endort, que rien n’apaise.</p>
-
-<p>Maintenant, il semblait très riche.</p>
-
-<p>Le soleil baissait quand j’atteignis sa demeure. Elle se dressait en
-effet au bout d’un cap au milieu des orangers. C’était une large maison
-carrée toute simple et dominant la mer.</p>
-
-<p>Comme j’approchais, un homme à grande barbe parut sur la porte. L’ayant
-salué, je lui demandai un asile pour la nuit. Il me tendit la main en
-souriant.</p>
-
-<p>&mdash;Entrez, monsieur, vous êtes chez vous.</p>
-
-<p>Il me conduisit dans une chambre, mit à mes ordres un serviteur, avec
-une aisance parfaite et une bonne grâce familière d’homme du monde; puis
-il me quitta en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Nous dînerons lorsque vous voudrez bien descendre.</p>
-
-<p>Nous dînâmes, en effet, en tête à tête, sur<span class="pagenum"><a name="page_189" id="page_189">{189}</a></span> une terrasse en face de la
-mer. Je lui parlai d’abord de ce pays si riche, si lointain, si inconnu!
-Il souriait, répondant avec distraction:</p>
-
-<p>Oui, cette terre est belle. Mais aucune terre ne plaît loin de celle
-qu’on aime.</p>
-
-<p>&mdash;Vous regrettez la France?</p>
-
-<p>&mdash;Je regrette Paris.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi n’y retournez-vous pas?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! j’y reviendrai.</p>
-
-<p>Et, tout doucement, nous nous mîmes à parler du monde français, des
-boulevards et des choses de Paris. Il m’interrogeait en homme qui a
-connu cela, me citait des noms, tous les noms familiers sur le trottoir
-du Vaudeville.</p>
-
-<p>&mdash;Qui voit-on chez Tortoni aujourd’hui?</p>
-
-<p>&mdash;Toujours les mêmes, sauf les morts.</p>
-
-<p>Je le regardais avec attention, poursuivi par un vague souvenir. Certes,
-j’avais vu cette tête-là quelque part! Mais où? mais quand? Il semblait
-fatigué, bien que vigoureux, triste, bien que résolu. Sa grande barbe
-blonde tombait sur sa poitrine, et parfois il la prenait près du menton
-et, la serrant dans sa main refermée, l’y faisait glisser jusqu’au bout.
-Un peu chauve, il avait des sourcils épais et une forte moustache qui se
-mêlait aux poils des joues.<span class="pagenum"><a name="page_190" id="page_190">{190}</a></span></p>
-
-<p>Derrière nous, le soleil s’enfonçait dans la mer, jetant sur la côte un
-brouillard de feu. Les orangers en fleurs exhalaient dans l’air du soir
-leur arome violent et délicieux. Lui ne voyait rien que moi, et, le
-regard fixe, il semblait apercevoir dans mes yeux, apercevoir au fond de
-mon âme l’image lointaine, aimée et connue du large trottoir ombragé,
-qui va de la Madeleine à la rue Drouot.</p>
-
-<p>&mdash;Connaissez-vous Boutrelle?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, certes.</p>
-
-<p>&mdash;Est-il bien changé?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, tout blanc.</p>
-
-<p>&mdash;Et La Ridamie?</p>
-
-<p>&mdash;Toujours le même.</p>
-
-<p>&mdash;Et les femmes? Parlez-moi des femmes. Voyons. Connaissez-vous Suzanne
-Verner?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, très forte, finie.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Et Sophie Astier?</p>
-
-<p>&mdash;Morte.</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre fille! Est-ce que... Connaissez-vous...</p>
-
-<p>Mais il se tut brusquement. Puis, la voix changée, la figure pâlie
-soudain, il reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Non, il vaut mieux que je ne parle plus de cela, ça me ravage.</p>
-
-<p>Puis, comme pour changer la marche de son esprit, il se leva.</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous rentrer?<span class="pagenum"><a name="page_191" id="page_191">{191}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je veux bien.</p>
-
-<p>Et il me précéda dans sa maison.</p>
-
-<p>Les pièces du bas étaient énormes, nues, tristes, semblaient
-abandonnées. Des assiettes et des verres traînaient sur des tables,
-laissés là par les serviteurs à peau basanée qui rôdaient sans cesse
-dans cette vaste demeure. Deux fusils pendaient à deux clous sur le mur;
-et, dans les encoignures, on voyait des bêches, des lignes de pêche, des
-feuilles de palmier séchées, des objets de toute espèce posés au hasard
-des rentrées et qui se trouvaient à portée de la main pour le hasard des
-sorties et des besognes.</p>
-
-<p>Mon hôte sourit:</p>
-
-<p>&mdash;C’est le logis, ou plutôt le taudis d’un exilé, dit-il, mais ma
-chambre est plus propre. Allons-y.</p>
-
-<p>Je crus, en y entrant, pénétrer dans le magasin d’un brocanteur, tant
-elle était remplie de choses, de ces choses disparates, bizarres et
-variées qu’on sent être des souvenirs. Sur les murs deux jolis dessins
-de peintres connus, des étoffes, des armes, épées et pistolets, puis,
-juste au milieu du panneau principal un carré de satin blanc encadré
-d’or.</p>
-
-<p>Surpris, je m’approchai pour voir, et j’aperçus une épingle à cheveux
-piquée au centre de l’étoffe brillante.<span class="pagenum"><a name="page_192" id="page_192">{192}</a></span></p>
-
-<p>Mon hôte posa sa main sur mon épaule:</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, dit-il en souriant, la seule chose que je regarde ici, et la
-seule que je voie depuis dix ans. M. Prudhomme proclamait: «Ce sabre est
-le plus beau jour de ma vie», moi, je puis dire: «Cette épingle est
-toute ma vie».</p>
-
-<p>Je cherchais une phrase banale; je finis par prononcer:</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez souffert par une femme?</p>
-
-<p>Il reprit brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;Dites que je souffre comme un misérable... Mais venez sur mon balcon.
-Un nom m’est venu tout à l’heure sur les lèvres que je n’ai point osé
-prononcer, car si vous m’aviez répondu «morte», comme vous avez fait
-pour Sophie Astier, je me serais brûlé la cervelle, aujourd’hui même.</p>
-
-<p>Nous étions sortis sur le large balcon d’où l’on voyait deux golfes,
-l’un à droite, et l’autre à gauche, enfermés par de hautes montagnes
-grises. C’était l’heure crépusculaire où le soleil disparu n’éclaire
-plus la terre que par les reflets du ciel.</p>
-
-<p>Il reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que Jeanne de Limours vit encore?</p>
-
-<p>Son œil s’était fixé sur le mien, plein d’une angoisse frémissante.<span class="pagenum"><a name="page_193" id="page_193">{193}</a></span></p>
-
-<p>Je souris:</p>
-
-<p>&mdash;Parbleu... et plus jolie que jamais.</p>
-
-<p>&mdash;Vous la connaissez?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>Il hésitait:</p>
-
-<p>&mdash;Tout à fait...?</p>
-
-<p>&mdash;Non.</p>
-
-<p>Il me prit la main:</p>
-
-<p>&mdash;Parlez-moi d’elle.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je n’ai rien à en dire; c’est une des femmes, ou plutôt une des
-filles les plus charmantes et les plus cotées de Paris. Elle mène une
-existence agréable et princière, voilà tout.</p>
-
-<p>Il murmura: «Je l’aime» comme s’il eût dit: «Je vais mourir». Puis,
-brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! pendant trois ans, ce fut une existence effroyable et délicieuse
-que la nôtre. J’ai failli la tuer cinq ou six fois; elle a tenté de me
-crever les yeux avec cette épingle que vous venez de voir. Tenez,
-regardez ce petit point blanc sous mon œil gauche. Nous nous aimions!
-Comment pourrais-je expliquer cette passion-là? Vous ne la comprendriez
-point.</p>
-
-<p>Il doit exister un amour simple, fait du double élan de deux cœurs et de
-deux âmes; mais il existe assurément un amour atroce, cruellement
-torturant, fait de l’invincible<span class="pagenum"><a name="page_194" id="page_194">{194}</a></span> enlacement de deux êtres disparates qui
-se détestent en s’adorant.</p>
-
-<p>Cette fille m’a ruiné en trois ans. Je possédais quatre millions qu’elle
-a mangés de son air calme, tranquillement, qu’elle a croqués avec un
-sourire doux qui semblait tomber de ses yeux sur ses lèvres.</p>
-
-<p>Vous la connaissez? Elle a en elle quelque chose d’irrésistible! Quoi?
-Je ne sais pas. Sont-ce ces yeux gris dont le regard entre comme une
-vrille et reste en vous comme le crochet d’une flèche? C’est plutôt ce
-sourire doux, indifférent et séduisant, qui reste sur sa face à la façon
-d’un masque. Sa grâce lente pénètre peu à peu, se dégage d’elle comme un
-parfum, de sa taille longue, à peine balancée, quand elle passe, car
-elle semble glisser plutôt que marcher, de sa voix un peu traînante,
-jolie, et qui semble être la musique de son sourire, de son geste aussi,
-de son geste toujours modéré, toujours juste et qui grise l’œil tant il
-est harmonieux. Pendant trois ans, je n’ai vu qu’elle sur la terre!
-Comme j’ai souffert! Car elle me trompait avec tout le monde! Pourquoi?
-Pour rien, pour tromper. Et quand je l’avais appris, quand je la
-traitais de fille et de gueuse, elle avouait tranquillement: «Est-ce que
-nous sommes mariés?» disait-elle.<span class="pagenum"><a name="page_195" id="page_195">{195}</a></span></p>
-
-<p>Depuis que je suis ici, j’ai tant songé à elle que j’ai fini par la
-comprendre: cette fille-là, c’est Manon Lescaut revenue. C’est Manon qui
-ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour qui l’amour, le plaisir
-et l’argent ne font qu’un.</p>
-
-<p>Il se tut. Puis, après quelques minutes:</p>
-
-<p>&mdash;Quand j’eus mangé mon dernier sou pour elle, elle m’a dit simplement:
-«Vous comprenez, mon cher, que je ne peux pas vivre de l’air et du
-temps. Je vous aime beaucoup, je vous aime plus que personne, mais il
-faut vivre. La misère et moi ne ferons jamais bon ménage».</p>
-
-<p>Et si je vous disais, pourtant, quelle vie atroce j’ai menée à côté
-d’elle! Quand je la regardais, j’avais autant envie de la tuer que de
-l’embrasser. Quand je la regardais... je sentais un besoin furieux
-d’ouvrir les bras, de l’étreindre et de l’étrangler. Il y avait en elle,
-derrière ses yeux, quelque chose de perfide et d’insaisissable qui me
-faisait l’exécrer; et c’est peut-être à cause de cela que je l’aimais
-tant. En elle, le Féminin, l’odieux et affolant Féminin était plus
-puissant qu’en aucune autre femme. Elle en était chargée, surchargée
-comme d’un fluide grisant et vénéneux. Elle était Femme, plus qu’on ne
-l’a jamais été.<span class="pagenum"><a name="page_196" id="page_196">{196}</a></span></p>
-
-<p>Et tenez, quand je sortais avec elle, elle posait son œil sur tous les
-hommes d’une telle façon, qu’elle semblait se donner à chacun d’un seul
-regard. Cela m’exaspérait et m’attachait à elle davantage, cependant.
-Cette créature, rien qu’en passant dans la rue, appartenait à tout le
-monde, malgré moi, malgré elle, par le fait de sa nature même, bien
-qu’elle eût l’allure modeste et douce. Comprenez-vous?</p>
-
-<p>Et quel supplice! Au théâtre, au restaurant, il me semblait qu’on la
-possédait sous mes yeux. Et dès que je la laissais seule, d’autres, en
-effet, la possédaient.</p>
-
-<p>Voilà dix ans que je ne l’ai vue, et je l’aime plus que jamais!</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>La nuit s’était répandue sur la terre. Un parfum puissant d’orangers
-flottait dans l’air.</p>
-
-<p>Je lui dis:</p>
-
-<p>&mdash;La reverrez-vous?</p>
-
-<p>Il répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Parbleu! J’ai maintenant ici, tant en terre qu’en argent, sept à huit
-cent mille francs. Quand le million sera complet, je vendrai tout et je
-partirai. J’en ai pour un an avec elle&mdash;une bonne année entière.&mdash;Et
-puis adieu, ma vie sera close.<span class="pagenum"><a name="page_197" id="page_197">{197}</a></span></p>
-
-<p>Je demandai:</p>
-
-<p>&mdash;Mais ensuite?</p>
-
-<p>&mdash;Ensuite, je ne sais pas. Ce sera fini! Je lui demanderai peut-être de
-me prendre comme valet de chambre.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>L’Épingle</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du jeudi 13 août 1885, sous
-la signature: <span class="smcap">Maufrigneuse</span>.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_198" id="page_198">{198}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_199" id="page_199">{199}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_200" id="page_200">{200}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_201" id="page_201">{201}</a></span></p>
-<h2><a name="LES_BECASSES" id="LES_BECASSES"></a>LES BÉCASSES.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">M</span>A chère amie, vous me demandez pourquoi je ne rentre pas à Paris; vous
-vous étonnez, et vous vous fâchez presque. La raison que je vais vous
-donner va, sans doute, vous révolter: Est-ce qu’un chasseur rentre à
-Paris au moment du passage des bécasses?</p>
-
-<p>Certes, je comprends et j’aime assez cette vie de la ville, qui va de la
-chambre au trottoir; mais je préfère la vie libre, la rude vie d’automne
-du chasseur.</p>
-
-<p>A Paris, il me semble que je ne suis jamais dehors; car les rues ne
-sont, en somme, que de grands appartements communs, et sans plafond.
-Est-on à l’air, entre deux murs, les pieds sur des pavés de bois ou de
-pierre, le regard borné partout par des bâtiments, sans<span class="pagenum"><a name="page_202" id="page_202">{202}</a></span> aucun horizon
-de verdure, de plaines ou de bois? Des milliers de voisins vous
-coudoient, vous poussent, vous saluent et vous parlent; et le fait de
-recevoir de l’eau sur un parapluie quand il pleut ne suffit pas à me
-donner l’impression, la sensation de l’espace.</p>
-
-<p>Ici, je perçois bien nettement, et délicieusement la différence du
-dedans et du dehors... Mais ce n’est pas de cela que je veux vous
-parler...</p>
-
-<p>Donc les bécasses passent.</p>
-
-<p>Il faut vous dire que j’habite une grande maison normande, dans une
-vallée, auprès d’une petite rivière, et que je chasse presque tous les
-jours.</p>
-
-<p>Les autres jours, je lis; je lis même des choses que les hommes de Paris
-n’ont pas le temps de connaître, des choses très sérieuses, très
-profondes, très curieuses, écrites par un brave savant de génie, un
-étranger qui a passé toute sa vie à étudier la même question et a
-observé les mêmes faits relatifs à l’influence du fonctionnement de nos
-organes sur notre intelligence.</p>
-
-<p>Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères
-d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en
-attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle, nous partons pour
-leur ferme de<span class="pagenum"><a name="page_203" id="page_203">{203}</a></span> Cannetot près de Fécamp, parce qu’il y a là un petit bois
-délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses
-qui passent.</p>
-
-<p>Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des
-premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de
-conquérants qui envahit la France, prit et garda l’Angleterre, s’établit
-sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa
-comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous
-les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses
-de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et
-surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol
-sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands,
-la voix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de
-la mer.</p>
-
-<p>Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons,
-agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans
-que nos fermiers.</p>
-
-<p>Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses.</p>
-
-<p>Chaque matin l’aîné, Simon, me disait:</p>
-
-<p>&mdash;Hé, v’là l’vent qui passe à l’est, y va geler. Dans deux jours, elles
-viendront.<span class="pagenum"><a name="page_204" id="page_204">{204}</a></span></p>
-
-<p>Le cadet, Gaspard, plus précis, attendait que la gelée fût venue pour
-l’annoncer.</p>
-
-<p>Or, jeudi dernier, il entra dans ma chambre dès l’aurore en criant:</p>
-
-<p>&mdash;Ça y est, la terre est toute blanche. Deux jours comme ça et nous
-allons à Cannetot.</p>
-
-<p>Deux jours plus tard, en effet, nous partions pour Cannetot. Certes,
-vous auriez ri en nous voyant. Nous nous déplaçons dans une étrange
-voiture de chasse que mon père fit construire autrefois. Construire est
-le seul mot que je puisse employer en parlant de ce monument voyageur,
-ou plutôt de ce tremblement de terre roulant. Il y a de tout là dedans:
-caisses pour les provisions, caisses pour les armes, caisses pour les
-malles, caisses à claire-voie pour les chiens. Tout y est à l’abri,
-excepté les hommes, perchés sur des banquettes à balustrades, hautes
-comme un troisième étage et portées par quatre roues gigantesques. On
-parvient là-dessus comme on peut, en se servant des pieds, des mains et
-même des dents à l’occasion, car aucun marchepied ne donne accès sur cet
-édifice.</p>
-
-<p>Donc, les deux d’Orgemol et moi nous escaladons cette montagne, en des
-accoutrements de Lapons. Nous sommes vêtus de<span class="pagenum"><a name="page_205" id="page_205">{205}</a></span> peaux de mouton, nous
-portons des bas de laine énormes par-dessus nos pantalons, et des
-guêtres par-dessus nos bas de laine; nous avons des coiffures en
-fourrure noire et des gants en fourrure blanche. Quand nous sommes
-installés, Jean, mon domestique, nous jette nos trois bassets, Pif, Paf
-et Moustache. Pif appartient à Simon, Paf à Gaspard et Moustache à moi.
-On dirait trois petits crocodiles à poil. Ils sont longs, bas, crochus,
-avec des pattes torses, et tellement velus qu’ils ont l’air de
-broussailles jaunes. A peine voit-on leurs yeux noirs sous leurs
-sourcils, et leurs crocs blancs sous leurs barbes. Jamais on ne les
-enferme dans les chenils roulants de la voiture. Chacun de nous garde le
-sien sous ses pieds pour avoir chaud.</p>
-
-<p>Et nous voilà partis, secoués abominablement. Il gelait, il gelait
-ferme. Nous étions contents. Vers cinq heures nous arrivions. Le
-fermier, maître Picot, nous attendait devant la porte. C’est aussi un
-gaillard, pas grand, mais rond, trapu, vigoureux comme un dogue, rusé
-comme un renard, toujours souriant, toujours content et sachant faire
-argent de tout.</p>
-
-<p>C’est grande fête pour lui, au moment des bécasses.</p>
-
-<p>La ferme est vaste, un vieux bâtiment dans<span class="pagenum"><a name="page_206" id="page_206">{206}</a></span> une cour à pommiers,
-entourée de quatre rangs de hêtres qui bataillent toute l’année contre
-le vent de mer.</p>
-
-<p>Nous entrons dans la cuisine où flambe un beau feu en notre honneur.</p>
-
-<p>Notre table est mise tout contre la haute cheminée où tourne et cuit,
-devant la flamme claire, un gros poulet dont le jus coule dans un plat
-de terre.</p>
-
-<p>La fermière alors nous salue, une grande femme muette, très polie, tout
-occupée des soins de la maison, la tête pleine d’affaires et de
-chiffres, prix des grains, des volailles, des moutons, des bœufs. C’est
-une femme d’ordre, rangée et sévère, connue à sa valeur dans les
-environs.</p>
-
-<p>Au fond de la cuisine s’étend la grande table où viendront s’asseoir
-tout à l’heure les valets de tout ordre, charretiers, laboureurs,
-goujats, filles de ferme, bergers; et tous ces gens mangeront en silence
-sous l’œil actif de la maîtresse, en nous regardant dîner avec maître
-Picot, qui dira des blagues pour rire. Puis, quand tout son personnel
-sera repu, madame Picot prendra, seule, son repas rapide et frugal sur
-un coin de table, en surveillant la servante.</p>
-
-<p>Aux jours ordinaires elle dîne avec tout son monde.<span class="pagenum"><a name="page_207" id="page_207">{207}</a></span></p>
-
-<p>Nous couchons tous les trois, les d’Orgemol et moi, dans une chambre
-blanche, toute nue, peinte à la chaux, et qui contient seulement nos
-trois lits, trois chaises et trois cuvettes.</p>
-
-<p>Gaspard s’éveille toujours le premier, et sonne une diane retentissante.
-En une demi-heure tout le monde est prêt et on part avec maître Picot
-qui chasse avec nous.</p>
-
-<p>Maître Picot me préfère à ses maîtres. Pourquoi? sans doute parce que je
-ne suis pas son maître. Donc nous voilà tous les deux qui gagnons le
-bois par la droite, tandis que les deux frères vont attaquer par la
-gauche. Simon a la direction des chiens qu’il traîne, tous les trois
-attachés au bout d’une corde.</p>
-
-<p>Car nous ne chassons pas la bécasse, mais le lapin. Nous sommes
-convaincus qu’il ne faut pas chercher la bécasse, mais la trouver. On
-tombe dessus et on la tue, voilà. Quand on veut spécialement en
-rencontrer, on ne les pince jamais. C’est vraiment une chose belle et
-curieuse que d’entendre dans l’air frais du matin, la détonation brève
-du fusil, puis la voix formidable de Gaspard emplir l’horizon et hurler:
-«Bécasse.&mdash;Elle y est.»</p>
-
-<p>Moi je suis sournois. Quand j’ai tué une<span class="pagenum"><a name="page_208" id="page_208">{208}</a></span> bécasse, je crie: «Lapin!» Et
-je triomphe avec excès lorsqu’on sort les pièces du carnier, au déjeuner
-de midi.</p>
-
-<p>Donc nous voilà, maître Picot et moi, dans le petit bois dont les
-feuilles tombent avec un murmure doux et continu, un murmure sec, un peu
-triste, elles sont mortes. Il fait froid, un froid léger qui pique les
-yeux, le nez, et les oreilles et qui a poudré d’une fine mousse blanche
-le bout des herbes et la terre brune des labourés. Mais on a chaud tout
-le long des membres, sous la grosse peau de mouton. Le soleil est gai
-dans l’air bleu, il ne chauffe guère, mais il est gai. Il fait bon
-chasser au bois par les frais matins d’hiver.</p>
-
-<p>Là-bas, un chien jette un aboiement aigu. C’est Pif. Je connais sa voix
-frêle. Puis, plus rien. Voilà un autre cri, puis un autre; et Paf à son
-tour donne de la gueule. Que fait donc Moustache? Ah! le voilà qui
-piaule comme une poule qu’on étrangle! Ils ont levé un lapin. Attention,
-maître Picot!</p>
-
-<p>Ils s’éloignent, se rapprochent, s’écartent encore, puis reviennent;
-nous suivons leurs allées imprévues, en courant dans les petits chemins,
-l’esprit en éveil, le doigt sur la gâchette du fusil.</p>
-
-<p>Ils remontent vers la plaine, nous remon<span class="pagenum"><a name="page_209" id="page_209">{209}</a></span>tons aussi. Soudain, une tache
-grise, une ombre traverse le sentier. J’épaule et je tire. La fumée
-légère s’envole dans l’air bleu, et j’aperçois sur l’herbe une pincée de
-poil blanc qui remue. Alors je hurle de toute ma force: «Lapin,
-lapin.&mdash;Il y est!» Et je le montre aux trois chiens, aux trois
-crocodiles velus qui me félicitent en remuant la queue; puis s’en vont
-en chercher un autre.</p>
-
-<p>Maître Picot m’avait rejoint. Moustache se remit à japper. Le fermier
-dit:</p>
-
-<p>&mdash;Ça pourrait bien être un lièvre, allons au bord de la plaine.</p>
-
-<p>Mais au moment où je sortais du bois, j’aperçus, debout, à dix pas de
-moi, enveloppé dans son immense manteau jaunâtre, coiffé d’un bonnet de
-laine, et tricotant toujours un bas, comme font les bergers chez nous,
-le pâtre de maître Picot, Gargan, le muet. Je lui dis, selon l’usage:</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, pasteur.</p>
-
-<p>Et il leva la main pour me saluer, bien qu’il n’eût pas entendu ma voix;
-mais il avait vu le mouvement de mes lèvres.</p>
-
-<p>Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinze ans je le
-voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d’un champ, le corps
-immobile, et ses mains tricotant toujours. Son troupeau le suivait<span class="pagenum"><a name="page_210" id="page_210">{210}</a></span>
-comme une meute, semblait obéir à son œil.</p>
-
-<p>Maître Picot me serra le bras:</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez que le berger a tué sa femme.</p>
-
-<p>Je fus stupéfait:</p>
-
-<p>&mdash;Gargan? Le sourd-muet?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, cet hiver, et il a été jugé à Rouen. Je vas vous conter ça.</p>
-
-<p>Et il m’entraîna dans le taillis, car le pasteur savait cueillir les
-mots sur la bouche de son maître comme s’il les eût entendus. Il ne
-comprenait que lui; mais, en face de lui, il n’était plus sourd; et le
-maître, par contre, devinait comme un sorcier toutes les intentions de
-la pantomime du muet, tous les gestes de ses doigts, les plis de ses
-joues et les reflets de ses yeux.</p>
-
-<p>Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s’en passe aux
-champs, quelquefois.</p>
-
-<p>Gargan était fils d’un marneux, d’un de ces hommes qui descendent dans
-les marnières pour extraire cette sorte de pierre molle, blanche et
-fondante, qu’on sème sur les terres. Sourd-muet de naissance, on l’avait
-élevé à garder des vaches le long des fossés des routes.</p>
-
-<p>Puis, recueilli par le père de Picot, il était devenu berger de la
-ferme. C’était un excel<span class="pagenum"><a name="page_211" id="page_211">{211}</a></span>lent berger, dévoué, probe, et qui savait
-replacer les membres démis, bien que personne ne lui eût jamais rien
-appris.</p>
-
-<p>Quand Picot prit la ferme à son tour, Gargan avait trente ans et en
-paraissait quarante. Il était haut, maigre et barbu, barbu comme un
-patriarche.</p>
-
-<p>Or, vers cette époque, une bonne femme du pays, très pauvre, la Martel,
-mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu’on appelait la Goutte à
-cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie.</p>
-
-<p>Picot recueillit cette guenilleuse et l’employa à de menues besognes, la
-nourrissant sans la payer, en échange de son travail. Elle couchait sous
-la grange, dans l’étable ou dans l’écurie, sur la paille ou sur le
-fumier, quelque part, n’importe où, car on ne donne pas un lit à ces
-va-nu-pieds. Elle couchait donc n’importe où, avec n’importe qui,
-peut-être avec le charretier ou le goujat. Mais il arriva que, bientôt,
-elle s’adonna avec le sourd et s’accoupla avec lui d’une façon continue.
-Comment s’unirent ces deux misères? Comment se comprirent-elles?
-Avait-il jamais connu une femme avant cette rôdeuse de granges, lui qui
-n’avait jamais causé avec personne? Est-ce elle qui le fut trouver dans
-sa hutte roulante, et qui le séduisit, Ève d’or<span class="pagenum"><a name="page_212" id="page_212">{212}</a></span>nière, au bord d’un
-chemin? On ne sait pas. On sut seulement, un jour, qu’ils vivaient
-ensemble comme mari et femme.</p>
-
-<p>Personne ne s’en étonna. Et Picot trouva même cet accouplement naturel.</p>
-
-<p>Mais voilà que le curé apprit cette union sans messe et se fâcha. Il fit
-des reproches à madame Picot, inquiéta sa conscience, la menaça de
-châtiments mystérieux. Que faire? C’était bien simple. On allait les
-marier à l’église et à la mairie. Ils n’avaient rien ni l’un ni l’autre:
-lui, pas une culotte entière; elle, pas un jupon d’une seule pièce.
-Donc, rien ne s’opposait à ce que la loi et la religion fussent
-satisfaites. On les unit, en une heure, devant maire et curé, et on crut
-tout réglé pour le mieux.</p>
-
-<p>Mais voilà que, bientôt, ce fut un jeu dans le pays (pardon pour ce
-vilain mot!) de faire cocu ce pauvre Gargan. Avant qu’il fût marié,
-personne ne songeait à coucher avec la Goutte; et, maintenant, chacun
-voulait son tour, histoire de rire. Tout le monde y passait pour un
-petit verre, derrière le dos du mari. L’aventure fit même tant de bruit
-aux environs qu’il vint des messieurs de Goderville pour voir ça.</p>
-
-<p>Moyennant un demi-litre, la Goutte leur donnait le spectacle avec
-n’importe qui, dans<span class="pagenum"><a name="page_213" id="page_213">{213}</a></span> un fossé, derrière un mur, tandis qu’on apercevait,
-en même temps, la silhouette immobile de Gargan, tricotant un bas à cent
-pas de là et suivi de son troupeau bêlant. Et on riait à s’en rendre
-malade dans tous les cafés de la contrée; on ne parlait que de ça, le
-soir, devant le feu; on s’abordait sur les routes en se demandant:
-«As-tu payé la goutte à la Goutte?» On savait ce que cela voulait dire.</p>
-
-<p>Le berger ne semblait rien voir. Mais voilà qu’un jour, le gars Poirot,
-de Sasseville, appela d’un signe la femme à Gargan derrière une meule en
-lui faisant voir une bouteille pleine. Elle comprit et accourut en
-riant; or, à peine étaient-ils occupés à leur besogne criminelle que le
-pâtre tomba sur eux comme s’il fût sorti d’un nuage. Poirot s’enfuit, à
-cloche-pied, la culotte sur les talons, tandis que le muet, avec des
-cris de bête, serrait la gorge de sa femme.</p>
-
-<p>Des gens accoururent qui travaillaient dans la plaine. Il était trop
-tard; elle avait la langue noire, les yeux sortis de la tête; du sang
-lui coulait par le nez. Elle était morte.</p>
-
-<p>Le berger fut jugé par le tribunal de Rouen. Comme il était muet, Picot
-lui servait d’interprète. Les détails de l’affaire amusèrent beaucoup
-l’auditoire. Mais le fermier n’avait<span class="pagenum"><a name="page_214" id="page_214">{214}</a></span> qu’une idée: c’était de faire
-acquitter son pasteur, et il s’y prenait en malin.</p>
-
-<p>Il raconta d’abord toute l’histoire du sourd et celle de son mariage;
-puis, quand il en vint au crime, il interrogea lui-même l’assassin.</p>
-
-<p>Toute l’assistance était silencieuse.</p>
-
-<p>Picot prononçait avec lenteur:</p>
-
-<p>&mdash;Savais-tu qu’elle te trompait?</p>
-
-<p>Et en même temps, il mimait sa question avec les yeux.</p>
-
-<p>L’autre fit «non» de la tête.</p>
-
-<p>&mdash;T’étais couché dans la meule quand tu l’as surpris?</p>
-
-<p>Et il faisait le geste d’un homme qui aperçoit une chose dégoûtante.</p>
-
-<p>L’autre fit «oui» de la tête.</p>
-
-<p>Alors, le fermier, imitant les signes du maire qui marie, et du prêtre
-qui unit au nom de Dieu, demanda à son serviteur s’il avait tué sa femme
-parce qu’elle était liée à lui devant les hommes et devant le ciel.</p>
-
-<p>Le berger fit «oui» de la tête.</p>
-
-<p>Picot lui dit:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, montre comment c’est arrivé?</p>
-
-<p>Alors, le sourd mima lui-même toute la scène. Il montra qu’il dormait
-dans la meule; qu’il s’était réveillé en sentant remuer la paille, qu’il
-avait regardé tout doucement, et qu’il avait vu la chose.<span class="pagenum"><a name="page_215" id="page_215">{215}</a></span></p>
-
-<p>Il s’était dressé, entre les deux gendarmes, et, brusquement, il imita
-le mouvement obscène du couple criminel enlacé devant lui.</p>
-
-<p>Un rire tumultueux s’éleva dans la salle, puis s’arrêta net; car le
-berger, les yeux hagards, remuant sa mâchoire et sa grande barbe comme
-s’il eût mordu quelque chose, les bras tendus, la tête en avant,
-répétait l’action terrible du meurtrier qui étrangle un être.</p>
-
-<p>Et il hurlait affreusement, tellement affolé de colère qu’il croyait la
-tenir encore et que les gendarmes furent obligés de le saisir et de
-l’asseoir de force pour le calmer.</p>
-
-<p>Un grand frisson d’angoisse courut dans l’assistance. Alors maître
-Picot, posant la main sur l’épaule de son serviteur, dit simplement:</p>
-
-<p>&mdash;Il a de l’honneur, cet homme-là.</p>
-
-<p>Et le berger fut acquitté.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Quant à moi, ma chère amie, j’écoutais, fort ému, la fin de cette
-aventure que je vous ai racontée en termes bien grossiers, pour ne rien
-changer au récit du fermier, quand un coup de fusil éclata au milieu du
-bois; et la voix formidable de Gaspard gronda dans le vent comme un coup
-de canon.</p>
-
-<p>&mdash;Bécasse. Elle y est.<span class="pagenum"><a name="page_216" id="page_216">{216}</a></span></p>
-
-<p>Et voilà comment j’emploie mon temps à guetter des bécasses qui passent
-tandis que vous allez aussi voir passer au Bois les premières toilettes
-d’hiver.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Les Bécasses</i> ont paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 20 octobre
-1885.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_217" id="page_217">{217}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_218" id="page_218">{218}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_219" id="page_219">{219}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="EN_WAGON" id="EN_WAGON"></a>EN WAGON.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">L</span>E soleil allait disparaître derrière la grande chaîne dont le puy de
-Dôme est le géant, et l’ombre des cimes s’étendait dans la profonde
-vallée de Royat.</p>
-
-<p>Quelques personnes se promenaient dans le parc, autour du kiosque de la
-musique. D’autres demeuraient encore assises, par groupes, malgré la
-fraîcheur du soir.</p>
-
-<p>Dans un de ces groupes on causait avec animation, car il était question
-d’une grave affaire qui tourmentait beaucoup Mᵐᵉˢ de Sarcagnes, de
-Vaulacelles et de Bridoie. Dans quelques jours allaient commencer les
-vacances, et il s’agissait de faire venir leurs fils élevés chez les
-Jésuites et chez les Dominicains.</p>
-
-<p>Or ces dames n’avaient point envie d’entre<span class="pagenum"><a name="page_220" id="page_220">{220}</a></span>prendre elles-mêmes le voyage
-pour ramener leurs descendants, et elles ne connaissaient justement
-personne qu’elles pussent charger de ce soin délicat. On touchait aux
-derniers jours de juillet. Paris était vide. Elles cherchaient, sans
-trouver, un nom qui leur offrît les garanties désirées.</p>
-
-<p>Leur embarras s’augmentait de ce qu’une vilaine affaire de mœurs avait
-eu lieu quelques jours auparavant dans un wagon. Et ces dames
-demeuraient persuadées que toutes les filles de la capitale passaient
-leur existence dans les rapides, entre l’Auvergne et la gare de Lyon.
-Les échos de <i>Gil-Blas</i>, d’ailleurs, au dire de Mᵐᵉ de Bridoie,
-signalaient la présence à Vichy, au Mont-Dore et à la Bourboule, de
-toutes les horizontales connues et inconnues. Pour y être, elles avaient
-dû venir en wagon; et elles s’en retournaient indubitablement encore en
-wagon; elles devaient même s’en retourner sans cesse pour revenir tous
-les jours. C’était donc un va-et-vient continu d’impures sur cette
-maudite ligne. Ces dames se désolaient que l’accès des gares ne fût pas
-interdit aux femmes suspectes.</p>
-
-<p>Or Roger de Sarcagnes avait quinze ans, Gontran de Vaulacelles treize
-ans et Roland de Bridoie onze ans. Que faire? Elles ne pouvaient pas,
-cependant, exposer leurs chers<span class="pagenum"><a name="page_221" id="page_221">{221}</a></span> enfants au contact de pareilles
-créatures. Que pouvaient-ils entendre, que pouvaient-ils voir, que
-pouvaient-ils apprendre, s’ils passaient une journée entière, ou une
-nuit, dans un compartiment qui enfermerait, peut-être, une ou deux de
-ces drôlesses avec un ou deux de leurs compagnons?</p>
-
-<p>La situation semblait sans issue, quand Mᵐᵉ de Martinsec vint à passer.
-Elle s’arrêta pour dire bonjour à ses amies qui lui racontèrent leurs
-angoisses.</p>
-
-<p>&mdash;Mais c’est bien simple, s’écria-t-elle, je vais vous prêter l’abbé. Je
-peux très bien m’en passer pendant quarante-huit heures. L’éducation de
-Rodolphe ne sera pas compromise pour si peu. Il ira chercher vos enfants
-et vous les ramènera.</p>
-
-<p>Il fut donc convenu que l’abbé Lecuir, un jeune prêtre, fort instruit,
-précepteur de Rodolphe de Martinsec, irait à Paris, la semaine suivante,
-chercher les trois jeunes gens.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>L’abbé partit donc le vendredi; et il se trouvait à la gare de Lyon le
-dimanche matin pour prendre avec ses trois gamins, le rapide de huit
-heures, le nouveau rapide-direct organisé depuis quelques jours
-seulement, sur la réclamation générale de tous les baigneurs de
-l’Auvergne.<span class="pagenum"><a name="page_222" id="page_222">{222}</a></span></p>
-
-<p>Il se promenait sur le quai de départ, suivi de ses collégiens, comme
-une poule de ses poussins, et il cherchait un compartiment vide ou
-occupé par des gens d’aspect respectable, car il avait l’esprit hanté
-par toutes les recommandations minutieuses que lui avaient faites Mᵐᵉˢ
-de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie.</p>
-
-<p>Or il aperçut tout à coup devant une portière un vieux monsieur et une
-vieille dame à cheveux blancs qui causaient avec une autre dame
-installée dans l’intérieur du wagon. Le vieux monsieur était officier de
-la Légion d’honneur; et ces gens avaient l’aspect le plus comme il faut.
-«Voici mon affaire,» pensa l’abbé. Il fit monter les trois élèves et les
-suivit.</p>
-
-<p>La vieille dame disait:</p>
-
-<p>&mdash;Surtout soigne-toi bien, mon enfant.</p>
-
-<p>La jeune répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! oui, maman, ne crains rien.</p>
-
-<p>&mdash;Appelle le médecin aussitôt que tu te sentiras souffrante.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, maman.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, adieu, ma fille.</p>
-
-<p>&mdash;Adieu, maman.</p>
-
-<p>Il y eut une longue embrassade, puis un employé ferma les portières et
-le train se mit en route.<span class="pagenum"><a name="page_223" id="page_223">{223}</a></span></p>
-
-<p>Ils étaient seuls. L’abbé, ravi, se félicitait de son adresse, et il se
-mit à causer avec les jeunes gens qui lui étaient confiés. Il avait été
-convenu, le jour de son départ, que Mᵐᵉ de Martinsec l’autoriserait à
-donner des répétitions pendant toutes les vacances à ces trois garçons,
-et il voulait sonder un peu l’intelligence et le caractère de ses
-nouveaux élèves.</p>
-
-<p>Roger de Sarcagnes, le plus grand, était un de ces hauts collégiens
-poussés trop vite, maigres et pâles, et dont les articulations ne
-semblent pas tout à fait soudées. Il parlait lentement, d’une façon
-naïve.</p>
-
-<p>Gontran de Vaulacelles, au contraire, demeurait tout petit, trapu, et il
-était malin, sournois, mauvais et drôle. Il se moquait toujours de tout
-le monde, avait des mots de grande personne, des répliques à double sens
-qui inquiétaient ses parents.</p>
-
-<p>Le plus jeune, Roland de Bridoie, ne paraissait montrer aucune aptitude
-pour rien; C’était une bonne petite bête qui ressemblerait à son papa.</p>
-
-<p>L’abbé les avait prévenus qu’ils seraient sous ses ordres pendant ces
-deux mois d’été; et il leur fit un sermon bien senti sur leurs devoirs
-envers lui, sur la façon dont il entendait les gouverner, sur la méthode
-qu’il emploierait envers eux.<span class="pagenum"><a name="page_224" id="page_224">{224}</a></span></p>
-
-<p>C’était un abbé d’âme droite et simple, un peu phraseur et plein de
-systèmes.</p>
-
-<p>Son discours fut interrompu par un profond soupir que poussa leur
-voisine. Il tourna la tête vers elle. Elle demeurait assise dans son
-coin, les yeux fixes, les joues un peu pâles. L’abbé revint à ses
-disciples.</p>
-
-<p>Le train roulait à toute vitesse, traversait des plaines, des bois,
-passait sous des ponts et sur des ponts, secouait de sa trépidation
-frémissante le chapelet de voyageurs enfermés dans les wagons.</p>
-
-<p>Gontran de Vaulacelles, maintenant, interrogeait l’abbé Lecuir sur
-Royat, sur les amusements du pays. Y avait-il une rivière? Pouvait-on
-pêcher? Aurait-il un cheval, comme l’autre année? etc.</p>
-
-<p>La jeune femme, tout à coup, jeta une sorte de cri, un «ah!» de
-souffrance vite réprimé.</p>
-
-<p>Le prêtre, inquiet, lui demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Vous sentez-vous indisposée, madame?</p>
-
-<p>Elle répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, monsieur l’abbé, ce n’est rien, une légère douleur, ce n’est
-rien. Je suis un peu malade depuis quelque temps, et le mouvement du
-train me fatigue. Sa figure était devenue livide, en effet.</p>
-
-<p>Il insista:<span class="pagenum"><a name="page_225" id="page_225">{225}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Si je puis quelque chose pour vous, madame?...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! non, rien du tout,&mdash;monsieur l’abbé. Je vous remercie.</p>
-
-<p>Le prêtre reprit sa causerie avec ses élèves les préparant à son
-enseignement et à sa direction.</p>
-
-<p>Les heures passaient. Le convoi s’arrêtait de temps en temps, puis
-repartait. La jeune femme, maintenant, paraissait dormir et elle ne
-bougeait plus, enfoncée en son coin. Bien que le jour fût plus qu’à
-moitié écoulé, elle n’avait encore rien mangé. L’abbé pensait: «Cette
-personne doit être bien souffrante».</p>
-
-<p>Il ne restait plus que deux heures de route pour atteindre
-Clermont-Ferrand, quand la voyageuse se mit brusquement à gémir. Elle
-s’était laissée presque tomber de sa banquette et, appuyée sur les
-mains, les yeux hagards, les traits crispés, elle répétait: «Oh! mon
-Dieu! oh! mon Dieu!»</p>
-
-<p>L’abbé s’élança:</p>
-
-<p>&mdash;Madame... madame... madame, qu’avez-vous?</p>
-
-<p>Elle balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Je... je... crois que... que... que je vais accoucher. Et elle
-commença aussitôt à crier d’une effroyable façon. Elle poussait une
-longue clameur affolée qui semblait déchirer<span class="pagenum"><a name="page_226" id="page_226">{226}</a></span> sa gorge au passage, une
-clameur aiguë, affreuse, dont l’intonation sinistre disait l’angoisse de
-son âme et la torture de son corps.</p>
-
-<p>Le pauvre prêtre éperdu, debout devant elle, ne savait que faire, que
-dire, que tenter, et il murmurait: «Mon Dieu, si je savais... Mon Dieu,
-si je savais!» Il était rouge jusqu’au blanc des yeux; et ses trois
-élèves regardaient avec stupeur cette femme étendue qui criait.</p>
-
-<p>Tout à coup, elle se tordit, élevant ses bras sur sa tête, et son flanc
-eut une secousse étrange, une convulsion qui la parcourut.</p>
-
-<p>L’abbé pensa qu’elle allait mourir, mourir devant lui, privée de secours
-et de soins par sa faute. Alors il dit d’une voix résolue:</p>
-
-<p>&mdash;Je vais vous aider, madame. Je ne sais pas... mais je vous aiderai
-comme je pourrai. Je dois mon assistance à toute créature qui souffre.</p>
-
-<p>Puis, s’étant retourné vers les trois gamins, il cria:</p>
-
-<p>&mdash;Vous, vous allez passer vos têtes à la portière; et si l’un de vous se
-retourne il me copiera mille vers de Virgile.</p>
-
-<p>Il abaissa lui-même les trois glaces, y plaça les trois têtes, ramena
-contre le cou les rideaux bleus, et il répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Si vous faites seulement un mouve<span class="pagenum"><a name="page_227" id="page_227">{227}</a></span>ment, vous serez privés d’excursions
-pendant toutes les vacances. Et n’oubliez point que je ne pardonne
-jamais, moi.</p>
-
-<p>Et il revint vers la jeune femme, en relevant les manches de sa soutane.</p>
-
-<p style="border-top:dotted 3px black;
-margin-top:1em;">&nbsp; </p>
-
-<p>Elle gémissait toujours, et, par moments, hurlait. L’abbé, la face
-cramoisie, l’assistait, l’exhortait, la réconfortait, et, sans cesse, il
-levait les yeux vers les trois gamins qui coulaient des regards furtifs,
-vite détournés, vers la mystérieuse besogne accomplie par leur nouveau
-précepteur.</p>
-
-<p>&mdash;M. de Vaulacelles, vous me copierez vingt fois le verbe
-«désobéir!»&mdash;criait-il.</p>
-
-<p>&mdash;M. de Bridoie, vous serez privé de dessert pendant un mois.</p>
-
-<p>Soudain la jeune femme cessa sa plainte persistante, et presque aussitôt
-un cri bizarre et léger qui ressemblait à un aboiement et à un
-miaulement fit retourner, d’un seul élan, les trois collégiens persuadés
-qu’ils venaient d’entendre un chien nouveau-né.</p>
-
-<p>L’abbé tenait dans ses mains un petit enfant tout nu. Il le regardait
-avec des yeux effarés; il semblait content et désolé, prêt à rire et
-prêt à pleurer; on l’aurait cru fou, tant sa figure exprimait de choses
-par le jeu rapide des yeux, des lèvres et des joues.<span class="pagenum"><a name="page_228" id="page_228">{228}</a></span></p>
-
-<p>Il déclara, comme s’il eût annoncé à ses élèves une grande nouvelle:</p>
-
-<p>&mdash;C’est un garçon.</p>
-
-<p>Puis aussitôt il reprit:</p>
-
-<p>&mdash;M. de Sarcagnes, passez-moi la bouteille d’eau qui est dans le
-filet.&mdash;Bien.&mdash;Débouchez-la.&mdash;Très bien.&mdash;Versez-m’en quelques gouttes
-dans la main, seulement quelques gouttes.&mdash;Parfait.</p>
-
-<p>Et il répandit cette eau sur le front nu du petit être qu’il portait, en
-prononçant:</p>
-
-<p>«Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi
-soit-il.»</p>
-
-<p>Le train entrait en gare de Clermont. La figure de Mᵐᵉ de Bridoie
-apparut à la portière. Alors l’abbé, perdant la tête, lui présenta la
-frêle bête humaine qu’il venait de cueillir, en murmurant:</p>
-
-<p>&mdash;C’est madame qui vient d’avoir un petit accident en route.</p>
-
-<p>Il avait l’air d’avoir ramassé cet enfant dans un égout; et, les cheveux
-mouillés de sueur, le rabat sur l’épaule, la robe maculée, il répétait:</p>
-
-<p>&mdash;Ils n’ont rien vu&mdash;rien du tout,&mdash;j’en réponds.&mdash;Ils regardaient tous
-trois par la portière.&mdash;J’en réponds,&mdash;ils n’ont rien vu.»</p>
-
-<p>Et il descendit du compartiment avec quatre garçons au lieu de trois
-qu’il était allé<span class="pagenum"><a name="page_229" id="page_229">{229}</a></span> chercher, tandis que Mᵐᵉˢ de Bridoie, de Vaulacelles
-et de Sarcagnes, livides, échangeaient des regards éperdus, sans trouver
-un seul mot à dire.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Le soir, les trois familles dînaient ensemble pour fêter l’arrivée des
-collégiens. Mais on ne parlait guère; les pères, les mères et les
-enfants eux-mêmes semblaient préoccupés.</p>
-
-<p>Tout à coup, le plus jeune, Roland de Bridoie, demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Dis, maman, où l’abbé l’a-t-il trouvé ce petit garçon?</p>
-
-<p>La mère ne répondit pas directement.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, dîne, et laisse-nous tranquilles avec tes questions.</p>
-
-<p>Il se tut quelques minutes, puis reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Il n’y avait personne que cette dame qui avait mal au ventre. C’est
-donc que l’abbé est prestidigitateur, comme Robert Houdin qui fait venir
-un bocal de poissons sous un tapis.</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi, voyons. C’est le bon Dieu qui l’a envoyé.</p>
-
-<p>&mdash;Mais où l’avait-il mis le bon Dieu? Je n’ai rien vu, moi. Est-il entré
-par la portière, dis?</p>
-
-<p>Mᵐᵉ de Bridoie, impatientée, répliqua:</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, c’est fini, tais-toi. Il est venu<span class="pagenum"><a name="page_230" id="page_230">{230}</a></span> sous un chou comme tous les
-petits enfants. Tu le sais bien.</p>
-
-<p>&mdash;Mais il n’y avait pas de chou dans le wagon?</p>
-
-<p>Alors Gontran de Vaulacelles, qui écoutait avec un air sournois, sourit
-et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Si, il y avait un chou. Mais il n’y a que Monsieur l’abbé qui l’a vu.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>En Wagon</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 24 mars 1885.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_231" id="page_231">{231}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_232" id="page_232">{232}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_233" id="page_233">{233}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="CA_IRA" id="CA_IRA"></a>ÇA IRA.</h2>
-
-<p>J’étais descendu à Barviller uniquement parce que j’avais lu dans un
-guide (je ne sais plus lequel): Beau musée, deux Rubens, un Téniers, un
-Ribera.</p>
-
-<p>Donc je pensais: Allons voir ça. Je dînerai à l’hôtel de l’Europe, que
-le guide affirme excellent, et je repartirai le lendemain.</p>
-
-<p>Le musée était fermé: on ne l’ouvre que sur la demande des voyageurs; il
-fut donc ouvert à ma requête, et je pus contempler quelques croûtes
-attribuées par un conservateur fantaisiste aux premiers maîtres de la
-peinture.</p>
-
-<p>Puis je me trouvai tout seul, et n’ayant absolument rien à faire, dans
-une longue rue de petite ville inconnue, bâtie au milieu de plaines
-interminables, je parcourus cette<span class="pagenum"><a name="page_234" id="page_234">{234}</a></span> <i>artère</i>, j’examinai quelques pauvres
-magasins; puis, comme il était quatre heures, je fus saisi par un de ces
-découragements qui rendent fous les plus énergiques.</p>
-
-<p>Que faire? Mon Dieu, que faire? J’aurais payé cinq cents francs l’idée
-d’une distraction quelconque? Me trouvant à sec d’inventions, je me
-décidai, tout simplement, à fumer un bon cigare et je cherchai le bureau
-de tabac. Je le reconnus bientôt à sa lanterne rouge, j’entrai. La
-marchande me tendit plusieurs boîtes au choix; ayant regardé les
-cigares, que je jugeai détestables, je considérai, par hasard, la
-patronne.</p>
-
-<p>C’était une femme de quarante-cinq ans environ, forte et grisonnante.
-Elle avait une figure grasse, respectable, en qui il me sembla trouver
-quelque chose de familier. Pourtant je ne connaissais point cette dame!
-Non, je ne la connaissais pas assurément! Mais ne se pouvait-il faire
-que je l’eusse rencontrée? Oui, c’était possible! Ce visage-là devait
-être une connaissance de mon œil, une vieille connaissance perdue de
-vue, et changée, engraissée énormément sans doute.</p>
-
-<p>Je murmurai:</p>
-
-<p>&mdash;Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me semble que je
-vous connais depuis longtemps.<span class="pagenum"><a name="page_235" id="page_235">{235}</a></span></p>
-
-<p>Elle répondit en rougissant:</p>
-
-<p>&mdash;C’est drôle... Moi aussi.</p>
-
-<p>Je poussai un cri:</p>
-
-<p>&mdash;Ah? Ça ira!</p>
-
-<p>Elle leva ses deux mains avec un désespoir comique, épouvantée de ce mot
-et balbutiant:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! oh! Si on vous entendait...</p>
-
-<p>Puis soudain elle s’écria à son tour:</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, c’est toi, Georges!</p>
-
-<p>Puis elle regarda avec frayeur si on ne l’avait point écoutée. Mais nous
-étions seuls, bien seuls!</p>
-
-<p>«Ça ira.» Comment avais-je pu reconnaître «<i>Ça ira</i>», la pauvre <i>Ça
-ira</i>, la maigre <i>Ça ira!</i> la désolée <i>Ça ira</i>, dans cette tranquille et
-grasse fonctionnaire du gouvernement?</p>
-
-<p><i>Ça ira!</i> Que de souvenirs s’éveillèrent brusquement en moi: Bougival,
-La Grenouillère, Chatou, le restaurant Fournaise, les longues journées
-en yole au bord des berges, dix ans de ma vie passés dans ce coin de
-pays, sur ce délicieux bout de rivière.</p>
-
-<p>Nous étions alors une bande d’une douzaine, habitant la maison Galopois,
-à Chatou, et vivant là d’une drôle de façon, toujours à moitié nus et à
-moitié gris. Les mœurs des canotiers d’aujourd’hui ont bien changé. Ces
-messieurs portent des monocles.</p>
-
-<p>Or notre bande possédait une vingtaine de<span class="pagenum"><a name="page_236" id="page_236">{236}</a></span> canotières, régulières et
-irrégulières. Dans certains dimanches, nous en avions quatre; dans
-certains autres, nous les avions toutes. Quelques-unes étaient là, pour
-ainsi dire, à demeure, les autres venaient quand elles n’avaient rien de
-mieux à faire. Cinq ou six vivaient sur le commun, sur les hommes sans
-femmes, et, parmi celles-là, <i>Ça ira</i>.</p>
-
-<p>C’était une pauvre fille maigre et qui boitait. Cela lui donnait des
-allures de sauterelle. Elle était timide, gauche, maladroite en tout ce
-qu’elle faisait. Elle s’accrochait avec crainte, au plus humble, au plus
-inaperçu, au moins riche de nous, qui la gardait un jour ou un mois,
-suivant ses moyens. Comment s’était-elle trouvée parmi nous, personne ne
-le savait plus. L’avait-on rencontrée, un soir de pochardise, au bal des
-Canotiers et emmenée dans une de ces rafles de femmes que nous faisions
-souvent? L’avions-nous invitée à déjeuner, en la voyant seule, assise à
-une petite table, dans un coin. Aucun de nous ne l’aurait pu dire; mais
-elle faisait partie de la bande.</p>
-
-<p>Nous l’avions baptisée <i>Ça ira</i>, parce qu’elle se plaignait toujours de
-la destinée, de sa malchance, de ses déboires. On lui disait chaque
-dimanche:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, <i>Ça ira</i>, ça va-t-il?</p>
-
-<p>Et elle répondait toujours:<span class="pagenum"><a name="page_237" id="page_237">{237}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Non, pas trop, mais faut espérer que ça ira mieux un jour.</p>
-
-<p>Comment ce pauvre être disgracieux et gauche était-il arrivé à faire le
-métier qui demande le plus de grâce, d’adresse, de ruse et de beauté?
-Mystère. Paris, d’ailleurs, est plein de filles d’amour laides à
-dégoûter un gendarme.</p>
-
-<p>Que faisait-elle pendant les six autres jours de la semaine? Plusieurs
-fois, elle nous avait dit qu’elle travaillait. A quoi? nous l’ignorions,
-indifférents à son existence.</p>
-
-<p>Et puis, je l’avais à peu près perdue de vue. Notre groupe s’était
-émietté peu à peu, laissant la place à une autre génération, à qui nous
-avions aussi laissé <i>Ça ira</i>. Je l’appris en allant déjeuner chez
-Fournaise de temps en temps.</p>
-
-<p>Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l’avions baptisée ainsi, avaient
-cru à un nom d’Orientale et la nommaient Zaïra; puis ils avaient cédé à
-leur tour leurs canots et quelques canotières à la génération suivante.
-(Une génération de canotiers vit, en général, trois ans sur l’eau, puis
-quitte la Seine pour entrer dans la magistrature, la médecine ou la
-politique.)</p>
-
-<p>Zaïra était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s’était encore
-modifié en Sarah. On la crut alors israélite.<span class="pagenum"><a name="page_238" id="page_238">{238}</a></span></p>
-
-<p>Les tout derniers, ceux à monocle, l’appelaient donc tout simplement «La
-Juive».</p>
-
-<p>Puis elle disparut.</p>
-
-<p>Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac à Barviller.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Je lui dis:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, ça va donc, à présent?</p>
-
-<p>Elle répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Un peu mieux.</p>
-
-<p>Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je
-n’y aurais point songé; aujourd’hui, je me sentais intrigué, attiré,
-tout à fait intéressé. Je lui demandai:</p>
-
-<p>&mdash;Comment as-tu fait pour avoir de la chance?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais le moins.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée!</p>
-
-<p>&mdash;Oh non!</p>
-
-<p>&mdash;Où ça donc?</p>
-
-<p>&mdash;A Paris, dans l’hôtel que j’habitais.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, j’étais chez madame Ravelet.</p>
-
-<p>&mdash;Qui ça, madame Ravelet?</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne connais pas madame Ravelet? Oh!</p>
-
-<p>&mdash;Mais non.<span class="pagenum"><a name="page_239" id="page_239">{239}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli.</p>
-
-<p>Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne,
-mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieur d’une maison de
-modes, l’existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées,
-toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cet épervier de trottoir qui
-chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en
-flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle.</p>
-
-<p>Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois:</p>
-
-<p>&mdash;Si tu savais comme on est canaille... et comme on en fait de roides.
-Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu
-sais!</p>
-
-<p>Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’un parapluie.
-J’en avais un vieux, en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme
-je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui
-me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Comment! tu oses sortir avec ça!</p>
-
-<p>&mdash;Mais je n’en ai pas d’autre, et, en ce moment, les fonds sont bas.</p>
-
-<p>Ils étaient toujours bas les fonds!</p>
-
-<p>Elle me répond:<span class="pagenum"><a name="page_240" id="page_240">{240}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Vas en chercher un à la Madeleine.</p>
-
-<p>Moi, ça m’étonne.</p>
-
-<p>Elle reprend:</p>
-
-<p>&mdash;C’est là que nous les prenons, toutes; on en a autant qu’on veut.</p>
-
-<p>Et elle m’explique la chose. C’est bien simple.</p>
-
-<p>Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le
-sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie
-la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son
-manche, et je lui fais l’explication d’un manche avec une pomme d’agate.
-Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante
-parapluies perdus; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le
-mien; mais moi j’en choisis un beau, un très beau, à manche d’ivoire
-sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l’a
-décrit avant de l’avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance.</p>
-
-<p>Pour faire ça, on s’habillait très chic.</p>
-
-<p>Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnières
-de la grande boîte à tabac.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! on en avait des tours, et on en avait de si drôles. Tiens, nous
-étions cinq à l’atelier, quatre ordinaires et une très bien,<span class="pagenum"><a name="page_241" id="page_241">{241}</a></span> Irma, la
-belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au
-Conseil d’Etat. Ça ne l’empêchait pas de lui en faire porter joliment.
-Voilà qu’un hiver elle nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne.</p>
-
-<p>Et elle nous conta son idée.</p>
-
-<p>Tu sais, Irma, elle avait une tournure à troubler la tête de tous les
-hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leur faisaient venir
-l’eau à la bouche. Donc elle imagina de nous faire gagner cent francs à
-chacune pour nous acheter des bagues, et elle arrangea la chose que
-voici:</p>
-
-<p>Tu sais que je n’étais pas riche, à ce moment-là, les autres non plus;
-ça n’allait guère, nous gagnions cent francs par mois au magasin, rien
-de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nous avions chacune deux
-ou trois amants habitués qui donnaient un peu, mais pas beaucoup. A la
-promenade de midi, il arrivait quelquefois qu’on amorçait un monsieur
-qui revenait le lendemain; on le faisait poser quinze jours, et puis on
-cédait. Mais ces hommes-là, ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou,
-c’était pour le plaisir. Oh! si tu savais les ruses que nous avions;
-vrai, c’était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa de nous
-faire gagner cent francs,<span class="pagenum"><a name="page_242" id="page_242">{242}</a></span> nous voilà toutes allumées. C’est très vilain
-ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien; tu connais la vie,
-toi, et puis quand on est resté quatre ans à Chatou...</p>
-
-<p>Donc elle nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;Nous allons lever au bal de l’Opéra ce qu’il y a de mieux à Paris
-comme hommes, les plus distingués et les plus riches. Moi, je les
-connais.</p>
-
-<p>Nous n’avons pas cru, d’abord, que c’était vrai; parce que ces hommes-là
-ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui, mais pour nous, non.
-Oh! elle était d’un chic, cette Irma. Tu sais, nous avions coutume de
-dire à l’atelier que, si l’empereur l’avait connue, il l’aurait
-certainement épousée.</p>
-
-<p>Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieux et elle
-nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous, vous n’entrerez pas au bal, vous allez rester chacune dans un
-fiacre dans les rues voisines. Un monsieur viendra qui montera dans
-votre voiture. Dès qu’il sera entré, vous l’embrasserez le plus
-gentiment que vous pourrez; et puis vous pousserez un grand cri pour
-montrer que vous vous êtes trompée, que vous en attendiez un autre. Ça
-allumera le pigeon de voir qu’il prend la place d’un autre et il voudra
-rester par force; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour le<span class="pagenum"><a name="page_243" id="page_243">{243}</a></span>
-chasser... et puis... vous irez souper avec lui... Alors il vous devra
-un bon dédommagement.</p>
-
-<p>Tu ne comprends point encore, n’est-ce pas? Eh bien, voici ce qu’elle
-fit, la rosse.</p>
-
-<p>Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, des
-voitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nous
-plaça dans des rues voisines de l’Opéra. Alors, elle alla au bal, toute
-seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes les plus
-marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leurs femmes, elle
-en choisit d’abord un pour l’intriguer. Elle lui en dit de toutes les
-sortes, car elle a de l’esprit aussi. Quand elle le vit bien emballé,
-elle ôta son loup, et il fut pris comme dans un filet. Donc il voulut
-l’emmener tout de suite, et elle lui donna rendez-vous, dans une
-demi-heure, dans une voiture en face du nº 20 de la rue Taitbout.
-C’était moi, dans cette voiture-là! J’étais bien enveloppée et la figure
-voilée. Donc, tout d’un coup, un monsieur passa sa tête à la portière,
-et il dit:</p>
-
-<p>&mdash;C’est vous?</p>
-
-<p>Je réponds tout bas:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, c’est moi, montez vite.</p>
-
-<p>Il monte; et moi je le saisis dans mes bras et je l’embrasse, mais je
-l’embrasse à lui couper la respiration; puis je reprends:<span class="pagenum"><a name="page_244" id="page_244">{244}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oh! que je suis heureuse! que je suis heureuse!</p>
-
-<p>Et, tout d’un coup, je crie:</p>
-
-<p>&mdash;Mais ce n’est pas toi! Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu!</p>
-
-<p>Et je me mets à pleurer.</p>
-
-<p>Tu juges si voilà un homme embarrassé! Il cherche d’abord à me consoler;
-il s’excuse, proteste qu’il s’est trompé aussi!</p>
-
-<p>Moi, je pleurais toujours, mais moins fort; et je poussais de gros
-soupirs. Alors il me dit des choses très douces. C’était un homme tout à
-fait comme il faut; et puis ça l’amusait maintenant de me voir pleurer
-de moins en moins.</p>
-
-<p>Bref, de fil en aiguille, il m’a proposé d’aller souper. Moi, j’ai
-refusé; j’ai voulu sauter de la voiture; il m’a retenue par la taille;
-et puis embrassée; comme j’avais fait à son entrée.</p>
-
-<p>Et puis... et puis... nous avons... soupé... tu comprends... et il m’a
-donné... devine... voyons, devine... il m’a donné cinq cents francs!...
-Crois-tu qu’il y en a des hommes généreux!</p>
-
-<p>Enfin, la chose a réussi pour tout le monde. C’est Louise qui a eu le
-moins avec deux cents francs. Mais, tu sais, Louise, vrai, elle était
-trop maigre!<span class="pagenum"><a name="page_245" id="page_245">{245}</a></span></p>
-
-<p>La marchande de tabac allait toujours, vidant d’un seul coup tous ses
-souvenirs amassés depuis si longtemps dans son cœur fermé de débitante
-officielle. Tout l’autrefois pauvre et drôle remuait son âme. Elle
-regrettait cette vie galante et bohème du trottoir parisien, faite de
-privations et de caresses payées, de rire et de misère, de ruses et
-d’amour vrai par moments.</p>
-
-<p>Je lui dis:</p>
-
-<p>&mdash;Mais comment as-tu obtenu ton débit de tabac?</p>
-
-<p>Elle sourit:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! c’est toute une histoire. Figure-toi que j’avais dans mon hôtel,
-porte à porte, un étudiant en droit, mais, tu sais, un de ces étudiants
-qui ne font rien. Celui-là, il vivait au café, du matin au soir; et il
-aimait le billard, comme je n’ai jamais vu aimer personne.</p>
-
-<p>Quand j’étais seule, nous passions la soirée ensemble quelquefois. C’est
-de lui que j’ai eu Roger.</p>
-
-<p>&mdash;Qui ça, Roger?</p>
-
-<p>&mdash;Mon fils.</p>
-
-<p>&mdash;Ah!</p>
-
-<p>&mdash;Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais je pensais
-bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d’autant<span class="pagenum"><a name="page_246" id="page_246">{246}</a></span> plus que je
-n’ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là, jamais. Au bout de dix
-ans, il en était encore à son premier examen. Quand sa famille vit qu’on
-n’en pourrait rien tirer, elle le rappela chez elle en province; mais
-nous étions demeurés en correspondance à cause de l’enfant. Et puis,
-figure-toi qu’aux dernières élections, il y a deux ans, j’apprends qu’il
-a été nommé député dans son pays. Et puis il a fait des discours à la
-Chambre. Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit... Mais, pour
-finir, j’ai été le trouver et il m’a fait obtenir, tout de suite, un
-bureau de tabac comme fille de déporté... C’est vrai que mon père a été
-déporté, mais je n’avais jamais pensé non plus que ça pourrait me
-servir.</p>
-
-<p>Bref... Tiens, voilà Roger.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Un grand jeune homme entrait, correct, grave, poseur.</p>
-
-<p>Il embrassa sur le front sa mère, qui me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Tenez, monsieur, c’est mon fils, chef de bureau à la mairie... Vous
-savez... c’est un futur sous-préfet.</p>
-
-<p>Je saluai dignement ce fonctionnaire, et je sortis pour gagner l’hôtel,
-après avoir serré, avec gravité, la main tendue de <i>Ça ira</i>.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Ça ira</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 10 novembre 1885.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_247" id="page_247">{247}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_248" id="page_248">{248}</a></span>&nbsp; </p>
-<p><span class="pagenum"><a name="page_249" id="page_249">{249}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="DECOUVERTE" id="DECOUVERTE"></a>DÉCOUVERTE.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">L</span>E bateau était couvert de monde. La traversée s’annonçant fort belle,
-les Havraises allaient faire un tour à Trouville.</p>
-
-<p>On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ,
-et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis
-qu’on entendait, le long de ses flancs, un bruit d’eau remuée.</p>
-
-<p>Les roues tournèrent quelques secondes, s’arrêtèrent, repartirent
-doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié par
-le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En
-route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité.</p>
-
-<p>Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le
-bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s’ils partaient pour<span class="pagenum"><a name="page_250" id="page_250">{250}</a></span>
-l’Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la même façon.</p>
-
-<p>Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les
-toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l’Océan à peine remué par
-des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une
-courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à
-travers la brume matinale.</p>
-
-<p>A notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large de vingt
-kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs
-de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du
-fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée, dessinaient de grands
-rubans jaunes à travers l’immense nappe verte et pure de la pleine mer.</p>
-
-<p>J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de
-long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n’en sais
-rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des
-voyageurs.</p>
-
-<p>Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mes vieux amis,
-Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dix ans.</p>
-
-<p>Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant
-de<span class="pagenum"><a name="page_251" id="page_251">{251}</a></span> choses et d’autres, la promenade d’ours en cage que j’accomplissais
-tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux
-lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.</p>
-
-<p>Tout à coup Sidoine prononça, avec une véritable expression de rage:</p>
-
-<p>&mdash;C’est plein d’Anglais ici! Les sales gens!</p>
-
-<p>C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient
-l’horizon d’un air important qui semblait dire: «C’est nous, les
-Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!»</p>
-
-<p>Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs
-avaient l’air des drapeaux de leur suffisance.</p>
-
-<p>Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les
-constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores
-leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux
-paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps,
-portaient des chapeaux anglais d’une forme étrange, et, derrière leurs
-crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des
-couleuvres lofées.</p>
-
-<p>Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur
-mâchoire nationale,<span class="pagenum"><a name="page_252" id="page_252">{252}</a></span> paraissaient menacer l’espace de leurs dents jaunes
-et démesurées.</p>
-
-<p>On sentait, en passant près d’elles, une odeur de caoutchouc et d’eau
-dentifrice.</p>
-
-<p>Sidoine répéta, avec une colère grandissante:</p>
-
-<p>&mdash;Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France?</p>
-
-<p>Je demandai en souriant:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement
-indifférents.</p>
-
-<p>Il prononça:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, toi, parbleu! Mais moi, j’ai épousé une Anglaise. Voilà.</p>
-
-<p>Je m’arrêtai pour lui rire au nez.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux?</p>
-
-<p>Il haussa les épaules:</p>
-
-<p>&mdash;Non, pas précisément.</p>
-
-<p>&mdash;Alors... elle te... elle te... trompe?</p>
-
-<p>&mdash;Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j’en serais
-débarrassé.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, je ne comprends pas!</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne comprends pas? Ça ne m’étonne point. Eh bien, elle a tout
-simplement appris le français, pas autre chose! Écoute:</p>
-
-<p>«Je n’avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer
-l’été à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que<span class="pagenum"><a name="page_253" id="page_253">{253}</a></span> les villes
-d’eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur
-avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.</p>
-
-<p>Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l’herbe,
-autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n’y a rien de plus gentil
-qu’une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui
-ramasse des fleurs le long d’un chemin.</p>
-
-<p>Je fis la connaissance d’une famille anglaise descendue au même hôtel
-que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à
-toutes les Anglaises.</p>
-
-<p>Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au
-soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes;
-puis deux filles, l’aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à
-conserves; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine
-avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les
-gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux
-bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute
-l’espérance, tout le bonheur du monde!</p>
-
-<p>Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme
-comme ceux-là! Comme ça répond bien à l’attente éternelle et confuse de
-notre cœur!<span class="pagenum"><a name="page_254" id="page_254">{254}</a></span></p>
-
-<p>Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les
-étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une
-Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons
-amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme,
-drap pour culotte, chapeaux, gants, fusils et... femmes.</p>
-
-<p>Nous avons tort, cependant.</p>
-
-<p>Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c’est
-leur défaut de prononciation. Aussitôt qu’une femme parle mal notre
-langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par mot,
-elle est exquise, et si elle baragouine d’une façon tout à fait
-inintelligible, elle devient irrésistible.</p>
-
-<p>Tu ne te figures pas comme c’est gentil d’entendre dire à une mignonne
-bouche rose: «J’aimé bôcoup la gigotte.»</p>
-
-<p>Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n’y
-comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots
-inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et
-gai.</p>
-
-<p>Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules prenaient sur ses lèvres
-un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino,
-de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées.<span class="pagenum"><a name="page_255" id="page_255">{255}</a></span></p>
-
-<p>Je l’épousai! Je l’aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les
-vrais amants n’adorent jamais qu’un rêve qui a pris une forme de femme.</p>
-
-<p>Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,<br /></span>
-<span class="i0">Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,<br /></span>
-<span class="i0">Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,<br /></span>
-<span class="i0">J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Eh bien, mon cher, le seul tort que j’ai eu, ç’a été de donner à ma
-femme un professeur de français.</p>
-
-<p>Tant qu’elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je
-l’ai chérie.</p>
-
-<p>Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante
-de son être, l’élégance incomparable de son geste; elles me la
-montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite
-pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu’elle aimait, pousser
-parfois des exclamations bizarres, et exprimer d’une façon coquette, à
-force d’être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des
-sensations peu compliquées.</p>
-
-<p>Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui<span class="pagenum"><a name="page_256" id="page_256">{256}</a></span> disent «papa» et «maman», en
-prononçant&mdash;Baâba&mdash;et Baâmban.</p>
-
-<p>Aurais-je pu croire que...</p>
-
-<p>Elle parle, à présent... Elle parle... mal... très mal... Elle fait tout
-autant de fautes... Mais on la comprend... oui, je la comprends... je
-sais... je la connais...</p>
-
-<p>J’ai ouvert ma poupée pour regarder dedans... j’ai vu. Et il faut
-causer, mon cher!</p>
-
-<p>Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories
-d’une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher,
-et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d’un dictionnaire
-de la conversation à l’usage des pensionnats de jeunes personnes.</p>
-
-<p>Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui
-renferment d’exécrables bonbons. J’en avais une. Je l’ai déchirée. J’ai
-voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j’ai des
-haut-le-cœur, à présent, rien qu’en apercevant une de ses compatriotes.</p>
-
-<p>J’ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait
-enseigné le français: comprends-tu?»</p>
-
-<p style="border-top:dotted 3px black;
-margin-top:1em;">&nbsp; </p>
-
-<p>Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de
-monde.<span class="pagenum"><a name="page_257" id="page_257">{257}</a></span></p>
-
-<p>Je dis:</p>
-
-<p>&mdash;Où est ta femme?</p>
-
-<p>Il prononça:</p>
-
-<p>&mdash;Je l’ai ramenée à Étretat.</p>
-
-<p>&mdash;Et toi, où vas-tu?</p>
-
-<p>&mdash;Moi? moi je vais me distraire à Trouville.</p>
-
-<p>Puis, après un silence, il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Découverte</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du jeudi 4 septembre 1884.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_258" id="page_258">{258}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_259" id="page_259">{259}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_260" id="page_260">{260}</a></span>&nbsp; </p>
-<p><span class="pagenum"><a name="page_261" id="page_261">{261}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="SOLITUDE" id="SOLITUDE"></a>SOLITUDE.</h2>
-
-<p>C’était après un dîner d’hommes. On avait été fort gai. Un d’eux, un
-vieil ami, me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Veux-tu remonter à pied l’avenue des Champs-Élysées?</p>
-
-<p>Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade, sous les
-arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, que cette rumeur
-confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nous passait sur le
-visage, et la légion des étoiles semait sur le ciel noir une poudre
-d’or.</p>
-
-<p>Mon compagnon me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, que partout
-ailleurs. Il me semble que ma pensée s’y élargit. J’ai, par moments, ces
-espèces de lueurs dans l’esprit qui font<span class="pagenum"><a name="page_262" id="page_262">{262}</a></span> croire, pendant une seconde,
-qu’on va découvrir le divin secret des choses. Puis la fenêtre se
-referme. C’est fini.</p>
-
-<p>De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long des massifs;
-nous passions devant un banc où deux êtres, assis côte à côte, ne
-faisaient qu’une tache noire.</p>
-
-<p>Mon voisin murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Pauvres gens! Ce n’est pas du dégoût qu’ils m’inspirent, mais une
-immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un
-que j’ai pénétré: notre grand tourment dans l’existence vient de ce que
-nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne
-tendent qu’à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en
-plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire
-cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins; mais ils
-demeurent, ils demeureront toujours seuls; et nous aussi.</p>
-
-<p>On s’en aperçoit plus ou moins, voilà tout.</p>
-
-<p>Depuis quelque temps j’endure cet abominable supplice d’avoir compris,
-d’avoir découvert l’affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne
-peut la faire cesser, rien, entends-tu! Quoi que nous tentions, quoi que
-nous fassions, quels que soient l’élan de nos cœurs,<span class="pagenum"><a name="page_263" id="page_263">{263}</a></span> l’appel de nos
-lèvres et l’étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls.</p>
-
-<p>Je t’ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez
-moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de
-mon logement. A quoi cela me servira-t-il? Je te parle, tu m’écoutes, et
-nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu?</p>
-
-<p>Bienheureux les simples d’esprit, dit l’Écriture. Ils ont l’illusion du
-bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils
-n’errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des
-coudes, sans autre joie que l’égoïste satisfaction de comprendre, de
-voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre
-éternel isolement.</p>
-
-<p>Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>Écoute-moi. Depuis que j’ai senti la solitude de mon être, il me semble
-que je m’enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont
-je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n’a
-point de bout, peut-être! J’y vais sans personne avec moi, sans personne
-autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route
-ténébreuse. Ce souterrain, c’est la vie. Parfois j’entends des bruits,
-des voix, des cris... je<span class="pagenum"><a name="page_264" id="page_264">{264}</a></span> m’avance à tâtons vers ces rumeurs confuses.
-Mais je ne sais jamais au juste d’où elles partent; je ne rencontre
-jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui
-m’entoure. Me comprends-tu?</p>
-
-<p>Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.</p>
-
-<p>Musset s’est écrié:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Qui vient? Qui m’appelle? Personne.<br /></span>
-<span class="i0">Je suis seul.&mdash;C’est l’heure qui sonne.<br /></span>
-<span class="i0">O solitude!&mdash;O pauvreté!<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Mais, chez lui, ce n’était là qu’un doute passager, et non pas une
-certitude définitive, comme chez moi. Il était poète; il peuplait la vie
-de fantômes, de rêves. Il n’était jamais vraiment seul.&mdash;Moi, je suis
-seul!</p>
-
-<p>Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu’il
-était un des grands lucides, n’écrivit-il pas à une amie cette phrase
-désespérante: «Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend
-personne.»</p>
-
-<p>Non, personne ne comprend personne, quoi qu’on pense, quoi qu’on dise,
-quoi qu’on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans ces étoiles
-que voilà, jetées comme une graine de feu à travers l’espace, si loin
-que nous<span class="pagenum"><a name="page_265" id="page_265">{265}</a></span> apercevons seulement la clarté de quelques-unes, alors que
-l’innombrable armée des autres est perdue dans l’infini, si proches
-qu’elles forment peut-être un tout, comme les molécules d’un corps?</p>
-
-<p>Eh bien, l’homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans un autre
-homme. Nous sommes plus loin l’un de l’autre que ces astres, plus isolés
-surtout, parce que la pensée est insondable.</p>
-
-<p>Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des
-êtres que nous ne pouvons pénétrer! Nous nous aimons les uns les autres
-comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans
-parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d’union nous travaille,
-mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos
-confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses
-vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l’un vers l’autre ne
-font que nous heurter l’un à l’autre.</p>
-
-<p>Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon cœur à quelque
-ami, parce que je comprends mieux alors l’infranchissable obstacle. Il
-est là, cet homme; je vois ses yeux clairs sur moi; mais son âme,
-derrière eux, je ne la connais point. Il m’écoute. Que pense-t-il? Oui,
-que pense-t-il? Tu ne com<span class="pagenum"><a name="page_266" id="page_266">{266}</a></span>prends pas ce tourment? Il me hait peut-être?
-ou me méprise? ou se moque de moi? Il réfléchit à ce que je dis, il me
-juge, il me raille, il me condamne, m’estime médiocre ou sot. Comment
-savoir ce qu’il pense? Comment savoir s’il m’aime comme je l’aime? et ce
-qui s’agite dans cette petite tête ronde? Quel mystère que la pensée
-inconnue d’un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni
-connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre!</p>
-
-<p>Et moi, j’ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les
-portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond,
-tout au fond, ce lieu secret du <i>Moi</i> où personne ne pénètre. Personne
-ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble,
-parce que personne ne comprend personne.</p>
-
-<p>Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi? Non, tu me juges fou! tu
-m’examines, tu te gardes de moi! Tu te demandes: «Qu’est-ce qu’il a, ce
-soir?» mais si tu parviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible
-et subtile souffrance, viens-t’en me dire seulement: <i>Je t’ai compris!</i>
-et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.</p>
-
-<p>Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.<span class="pagenum"><a name="page_267" id="page_267">{267}</a></span></p>
-
-<p>Misère! Misère! Comme j’ai souffert par elles, parce qu’elles m’ont
-donné souvent, plus que les hommes, l’illusion de n’être pas seul!</p>
-
-<p>Quand on entre dans l’Amour, il semble qu’on s’élargit. Une félicité
-surhumaine vous envahit. Sais-tu pourquoi? Sais-tu d’où vient cette
-sensation d’immense bonheur? C’est uniquement parce qu’on s’imagine
-n’être plus seul. L’isolement, l’abandon de l’être humain paraît cesser.
-Quelle erreur!</p>
-
-<p>Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d’amour qui ronge
-notre cœur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve.</p>
-
-<p>Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cet être à
-longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel
-délire égare notre esprit! Quelle illusion nous emporte!</p>
-
-<p>Elle et moi, nous n’allons plus faire qu’un, tout à l’heure,
-semble-t-il? Mais ce tout à l’heure n’arrive jamais, et, après des
-semaines d’attente, d’espérance et de joie trompeuse, je me retrouve
-tout à coup, un jour, plus seul que je ne l’avais encore été.</p>
-
-<p>Après chaque baiser, après chaque étreinte, l’isolement s’agrandit. Et
-comme il est navrant, épouvantable.<span class="pagenum"><a name="page_268" id="page_268">{268}</a></span></p>
-
-<p>Un poète, M. Sully Prudhomme, n’a-t-il pas écrit:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Les caresses ne sont que d’inquiets transports,<br /></span>
-<span class="i0">Infructueux essais du pauvre amour qui tente<br /></span>
-<span class="i0">L’impossible union des âmes par les corps...<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Et puis, adieu. C’est fini. C’est à peine si on reconnaît cette femme
-qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dont nous
-n’avons jamais connu la pensée intime et banale sans doute!</p>
-
-<p>Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieux des
-êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes les
-aspirations, on était descendu jusqu’au profond de son âme, un mot, un
-seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait, comme un
-éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.</p>
-
-<p>Et pourtant, ce qu’il y a encore de meilleur au monde, c’est de passer
-un soir auprès d’une femme qu’on aime, sans parler, heureux presque
-complètement par la seule sensation de sa présence. Ne demandons pas
-plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.</p>
-
-<p>Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne
-ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Me sachant condamné à
-l’horrible solitude, je<span class="pagenum"><a name="page_269" id="page_269">{269}</a></span> regarde les choses, sans jamais émettre mon
-avis. Que m’importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les
-croyances! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis
-désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J’ai des
-phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un
-sourire qui dit: «oui», quand je ne veux même pas prendre la peine de
-parler.</p>
-
-<p>Me comprends-tu?</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Nous avions remonté la longue avenue jusqu’à l’Arc de triomphe de
-l’Étoile, puis nous étions redescendus jusqu’à la place de la Concorde,
-car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup
-d’autres choses dont je ne me souviens plus.</p>
-
-<p>Il s’arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de
-granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des
-étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc
-l’histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s’écria:</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.</p>
-
-<p>Puis il me quitta sans ajouter un mot.</p>
-
-<p>Était-il gris? Était-il fou? Était-il sage? Je<span class="pagenum"><a name="page_270" id="page_270">{270}</a></span> ne le sais encore.
-Parfois il me semble qu’il avait raison; parfois il me semble qu’il
-avait perdu l’esprit.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Solitude</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du lundi 3 mars 1884.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_271" id="page_271">{271}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_272" id="page_272">{272}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_273" id="page_273">{273}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="AU_BORD_DU_LIT" id="AU_BORD_DU_LIT"></a>AU BORD DU LIT.</h2>
-
-<p>U<i>n grand feu flambait dans l’âtre. Sur la table japonaise, deux tasses
-à thé se faisaient face, tandis que la théière fumait à côté contre le
-sucrier flanqué du carafon de rhum.</i></p>
-
-<p><i>Le comte de Sallure jeta son chapeau, ses gants et sa fourrure sur une
-chaise, tandis que la comtesse, débarrassée de sa sortie de bal,
-rajustait un peu ses cheveux devant la glace. Elle se souriait
-aimablement à elle-même en tapotant, du bout de ses doigts fins et
-luisants de bagues, les cheveux frisés des tempes. Puis elle se tourna
-vers son mari. Il la regardait depuis quelques secondes, et semblait
-hésiter comme si une pensée intime l’eût gêné.</i></p>
-
-<p><i>Enfin il dit</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Vous a-t-on assez fait la cour, ce soir?</p>
-
-<p><i>Elle le considéra dans les yeux, le regard<span class="pagenum"><a name="page_274" id="page_274">{274}</a></span> allumé d’une flamme de
-triomphe et de défi, et répondit</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Je l’espère bien!</p>
-
-<p><i>Puis elle s’assit à sa place. Il se mit en face d’elle et reprit en
-cassant une brioche</i>:</p>
-
-<p>&mdash;C’en était presque ridicule... pour moi!</p>
-
-<p><i>Elle demanda</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce une scène? avez-vous l’intention de me faire des reproches?</p>
-
-<p>&mdash;Non, ma chère amie, je dis seulement que ce M. Burel a été presque
-inconvenant auprès de vous. Si... si... si j’avais eu des droits... je
-me serais fâché.</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher ami, soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’hui comme vous
-pensiez l’an dernier, voilà tout. Quand j’ai su que vous aviez une
-maîtresse, une maîtresse que vous aimiez, vous ne vous occupiez guère si
-on me faisait ou si on ne me faisait pas la cour. Je vous ai dit mon
-chagrin, j’ai dit, comme vous ce soir, mais avec plus de raison: Mon
-ami, vous compromettez Mᵐᵉ de Servy, vous me faites de la peine et vous
-me rendez ridicule. Qu’avez-vous répondu? Oh! vous m’avez parfaitement
-laissé entendre que j’étais libre, que le mariage, entre gens
-intelligents, n’était qu’une association d’intérêts, un lien social,
-mais non un lien moral. Est-ce vrai?<span class="pagenum"><a name="page_275" id="page_275">{275}</a></span> Vous m’avez laissé comprendre que
-votre maîtresse était infiniment mieux que moi, plus séduisante, plus
-femme! Vous avez dit: plus femme. Tout cela était entouré, bien entendu,
-de ménagements d’homme bien élevé, enveloppé de compliments, énoncé avec
-une délicatesse à laquelle je rends hommage. Je n’en ai pas moins
-parfaitement compris.</p>
-
-<p>Il a été convenu que nous vivrions désormais ensemble, mais complètement
-séparés. Nous avions un enfant qui formait entre nous un trait d’union.</p>
-
-<p>Vous m’avez presque laissé deviner que vous ne teniez qu’aux apparences,
-que je pouvais, s’il me plaisait, prendre un amant pourvu que cette
-liaison restât secrète. Vous avez longuement disserté, et fort bien, sur
-la finesse des femmes, sur leur habileté pour ménager les convenances,
-etc.</p>
-
-<p>J’ai compris, mon ami, parfaitement compris. Vous aimiez alors beaucoup,
-beaucoup Mᵐᵉ de Servy, et ma tendresse légitime, ma tendresse légale
-vous gênait. Je vous enlevais, sans doute, quelques-uns de vos moyens.
-Nous avons, depuis lors, vécu séparés. Nous allons dans le monde
-ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez
-nous.</p>
-
-<p>Or, depuis un mois ou deux, vous prenez<span class="pagenum"><a name="page_276" id="page_276">{276}</a></span> des allures d’homme jaloux.
-Qu’est-ce que cela veut dire?</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère amie, je ne suis point jaloux, mais j’ai peur de vous voir
-vous compromettre. Vous êtes jeune, vive, aventureuse...</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, si nous parlons d’aventures, je demande à faire la balance
-entre nous.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami
-sérieux. Quant à tout ce que vous venez de dire, c’est fortement
-exagéré.</p>
-
-<p>&mdash;Pas du tout. Vous avez avoué, vous m’avez avoué votre liaison, ce qui
-équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Je ne l’ai pas
-fait...</p>
-
-<p>&mdash;Permettez...</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi donc parler. Je ne l’ai pas fait. Je n’ai point d’amant,
-et je n’en ai pas eu... jusqu’ici. J’attends... je cherche... je ne
-trouve pas. Il me faut quelqu’un de bien... de mieux que vous... C’est
-un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère, toutes ces plaisanteries sont absolument déplacées.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je ne plaisante pas le moins du monde. Vous m’avez parlé du
-dix-huitième siècle, vous m’avez laissé entendre que vous étiez régence.
-Je n’ai rien oublié. Le jour où<span class="pagenum"><a name="page_277" id="page_277">{277}</a></span> il me conviendra de cesser d’être ce
-que je suis, vous aurez beau faire, entendez-vous, vous serez, sans même
-vous en douter... cocu comme d’autres.</p>
-
-<p>&mdash;Oh!... pouvez-vous prononcer de pareils mots?</p>
-
-<p>&mdash;De pareils mots!... Mais vous avez ri comme un fou quand Mᵐᵉ de Gers a
-déclaré que M. de Servy avait l’air d’un cocu à la recherche de ses
-cornes.</p>
-
-<p>&mdash;Ce qui peut paraître drôle dans la bouche de Mᵐᵉ de Gers devient
-inconvenant dans la vôtre.</p>
-
-<p>&mdash;Pas du tout. Mais vous trouvez très plaisant le mot cocu quand il
-s’agit de M. de Servy, et vous le jugez fort malsonnant quand il s’agit
-de vous. Tout dépend du point de vue. D’ailleurs je ne tiens pas à ce
-mot, je ne l’ai prononcé que pour voir si vous êtes mûr.</p>
-
-<p>&mdash;Mûr... Pour quoi?</p>
-
-<p>&mdash;Mais pour l’être. Quand un homme se fâche en entendant dire cette
-parole, c’est qu’il... brûle. Dans deux mois, vous rirez tout le premier
-si je parle d’un... coiffé. Alors... oui... quand on l’est, on ne le
-sent pas.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes, ce soir, tout à fait mal élevée. Je ne vous ai jamais vue
-ainsi.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! voilà... j’ai changé... en mal. C’est votre faute.<span class="pagenum"><a name="page_278" id="page_278">{278}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Voyons, ma chère, parlons sérieusement. Je vous prie, je vous supplie
-de ne pas autoriser, comme vous l’avez fait ce soir, les poursuites
-inconvenantes de M. Burel.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes jaloux. Je le disais bien.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, non. Seulement je désire n’être pas ridicule. Je ne veux pas
-être ridicule. Et si je revois ce monsieur vous parler dans les...
-épaules, ou plutôt entre les seins...</p>
-
-<p>&mdash;Il cherchait un porte-voix.</p>
-
-<p>&mdash;Je... je lui tirerai les oreilles.</p>
-
-<p>&mdash;Seriez-vous amoureux de moi, par hasard?</p>
-
-<p>&mdash;On le pourrait être de femmes moins jolies.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, comme vous voilà! C’est que je ne suis plus amoureuse de vous,
-moi!</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p><i>Le comte s’est levé. Il fait le tour de la petite table, et, passant
-derrière sa femme, lui dépose vivement un baiser sur la nuque. Elle se
-dresse d’une secousse, et, le regardant au fond des yeux</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Plus de ces plaisanteries-là, entre nous, s’il vous plaît. Nous vivons
-séparés. C’est fini.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, ne vous fâchez pas. Je vous trouve ravissante depuis quelque
-temps.</p>
-
-<p>&mdash;Alors... alors... c’est que j’ai gagné. Vous aussi... vous me
-trouvez... mûre.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous trouve ravissante, ma chère;<span class="pagenum"><a name="page_279" id="page_279">{279}</a></span> vous avez des bras, un teint,
-des épaules...</p>
-
-<p>&mdash;Qui plairaient à M. Burel...</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes féroce. Mais là... vrai... je ne connais pas de femme aussi
-séduisante que vous.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes à jeun.</p>
-
-<p>&mdash;Hein?</p>
-
-<p>&mdash;Je dis: Vous êtes à jeun.</p>
-
-<p>&mdash;Comment ça?</p>
-
-<p>&mdash;Quand on est à jeun, on a faim, et quand on a faim, on se décide à
-manger des choses qu’on n’aimerait point à un autre moment. Je suis le
-plat... négligé jadis que vous ne seriez pas fâché de vous mettre sous
-la dent... ce soir.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Marguerite! Qui vous a appris à parler comme ça?</p>
-
-<p>&mdash;Vous! Voyons: depuis votre rupture avec Mᵐᵉ de Servy, vous avez eu, à
-ma connaissance, quatre maîtresses, des cocottes celles-là, des
-artistes, dans leur partie. Alors, comment voulez-vous que j’explique
-autrement que par un jeûne momentané vos... velléités de ce soir.</p>
-
-<p>&mdash;Je serai franc et brutal, sans politesse. Je suis redevenu amoureux de
-vous. Pour de vrai, très fort. Voilà.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, tiens. Alors vous voudriez... recommencer?<span class="pagenum"><a name="page_280" id="page_280">{280}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oui, Madame.</p>
-
-<p>&mdash;Ce soir!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Marguerite!</p>
-
-<p>&mdash;Bon. Vous voilà encore scandalisé. Mon cher, entendons-nous. Nous ne
-sommes plus rien l’un à l’autre, n’est-ce pas? Je suis votre femme,
-c’est vrai, mais votre femme&mdash;libre. J’allais prendre un engagement d’un
-autre côté, vous me demandez la préférence. Je vous la donnerai... à
-prix égal.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne comprends pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes? Soyez franc.</p>
-
-<p>&mdash;Mille fois mieux.</p>
-
-<p>&mdash;Mieux que la mieux?</p>
-
-<p>&mdash;Mille fois.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, combien vous a-t-elle coûté, la mieux, en trois mois?</p>
-
-<p>&mdash;Je n’y suis plus.</p>
-
-<p>&mdash;Je dis: combien vous a coûté, en trois mois, la plus charmante de vos
-maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners, théâtre, etc., entretien
-complet, enfin?</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que je sais, moi?</p>
-
-<p>&mdash;Vous devez le savoir. Voyons, un prix moyen, modéré. Cinq mille francs
-par mois: est-ce à peu près juste?</p>
-
-<p>&mdash;Oui... à peu près.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, mon ami, donnez-moi tout de<span class="pagenum"><a name="page_281" id="page_281">{281}</a></span> suite cinq mille francs et je
-suis à vous pour un mois, à compter de ce soir.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes folle.</p>
-
-<p>&mdash;Vous le prenez ainsi; bonsoir.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p><i>La comtesse sort, et entre dans sa chambre à coucher. Le lit est
-entr’ouvert. Un vague parfum flotte, imprègne les tentures.</i></p>
-
-<p><i>Le comte apparaissant à la porte</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Ça sent très bon, ici.</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment?... Ça n’a pourtant pas changé. Je me sers toujours de peau
-d’Espagne.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, c’est étonnant... ça sent très bon.</p>
-
-<p>&mdash;C’est possible. Mais, vous, faites-moi le plaisir de vous en aller
-parce que je vais me coucher.</p>
-
-<p>&mdash;Marguerite!</p>
-
-<p>&mdash;Allez-vous-en!</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p><i>Il entre tout à fait et s’assied dans un fauteuil.</i></p>
-
-<p><i>La comtesse</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c’est comme ça. Eh bien, tant pis pour vous.</p>
-
-<p><i>Elle ôte son corsage de bal lentement, dégageant ses bras nus et
-blancs. Elle les lève au-dessus de sa tête pour se décoiffer devant la
-glace; et, sous une mousse de dentelle, quelque chose de rose apparaît
-au bord du corset de soie noire.</i><span class="pagenum"><a name="page_282" id="page_282">{282}</a></span></p>
-
-<p><i>Le comte se lève vivement et vient vers elle.</i></p>
-
-<p><i>La comtesse</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Ne m’approchez pas, ou je me fâche!...</p>
-
-<p><i>Il la saisit à pleins bras et cherche ses lèvres.</i></p>
-
-<p><i>Alors, elle, se penchant vivement, saisit sur sa toilette un verre
-d’eau parfumée pour sa bouche, et, par-dessus l’épaule, le lance en
-plein visage de son mari.</i></p>
-
-<p><i>Il se relève, ruisselant d’eau, furieux, murmurant</i>:</p>
-
-<p>&mdash;C’est stupide.</p>
-
-<p>&mdash;Ça se peut... Mais vous savez mes conditions: Cinq mille francs.</p>
-
-<p>&mdash;Mais ce serait idiot!...</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi ça?</p>
-
-<p>&mdash;Comment, pourquoi? Un mari payer pour coucher avec sa femme!...</p>
-
-<p>&mdash;Oh!... quels vilains mots vous employez!</p>
-
-<p>&mdash;C’est possible. Je répète que ce serait idiot de payer sa femme, sa
-femme légitime.</p>
-
-<p>&mdash;Il est bien plus bête, quand on a une femme légitime, d’aller payer
-des cocottes.</p>
-
-<p>&mdash;Soit, mais je ne veux pas être ridicule.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p><i>La comtesse s’est assise sur une chaise longue. Elle retire lentement
-ses bas en les retournant<span class="pagenum"><a name="page_283" id="page_283">{283}</a></span> comme une peau de serpent. Sa jambe rose sort
-de la gaine de soie mauve, et le pied mignon se pose sur le tapis.</i></p>
-
-<p><i>Le comte s’approche un peu et d’une voix tendre</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Quelle drôle d’idée vous avez là?</p>
-
-<p>&mdash;Quelle idée?</p>
-
-<p>&mdash;De me demander cinq mille francs.</p>
-
-<p>&mdash;Rien de plus naturel. Nous sommes étrangers l’un à l’autre, n’est-ce
-pas? Or vous me désirez. Vous ne pouvez pas m’épouser puisque nous
-sommes mariés. Alors vous m’achetez, un peu moins peut-être qu’une
-autre.</p>
-
-<p>Or, réfléchissez. Cet argent, au lieu d’aller chez une gueuse qui en
-ferait je ne sais quoi, restera dans votre maison, dans votre ménage. Et
-puis, pour un homme intelligent, est-il quelque chose de plus amusant,
-de plus original que de se payer sa propre femme. On n’aime bien, en
-amour illégitime, que ce qui coûte cher, très cher. Vous donnez à notre
-amour... légitime, un prix nouveau, une saveur de débauche, un ragoût
-de... polissonnerie en le... tarifant comme un amour coté. Est-ce pas
-vrai?</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p><i>Elle s’est levée presque nue et se dirige vers un cabinet de
-toilette.</i><span class="pagenum"><a name="page_284" id="page_284">{284}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, monsieur, allez-vous-en, ou je sonne ma femme de chambre.</p>
-
-<p><i>Le comte debout, perplexe, mécontent, la regarde, et, brusquement, lui
-jetant à la tête son portefeuille</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, gredine, en voilà six mille... Mais tu sais?...</p>
-
-<p><i>La comtesse ramasse l’argent, le compte, et d’une voix lente</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Quoi?</p>
-
-<p>&mdash;Ne t’y accoutume pas.</p>
-
-<p><i>Elle éclate de rire, et allant vers lui</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Chaque mois, cinq mille, monsieur, ou bien je vous renvoie à vos
-cocottes. Et même si... si vous êtes content... je vous demanderai de
-l’augmentation.</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Au bord du lit</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 23 octobre
-1883, sous la signature: <span class="smcap">Maufrigneuse</span>.</p></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_285" id="page_285">{285}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_286" id="page_286">{286}</a></span>&nbsp; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_287" id="page_287">{287}</a></span>&nbsp; </p>
-<h2><a name="PETIT_SOLDAT" id="PETIT_SOLDAT"></a>PETIT SOLDAT.</h2>
-
-<p class="nind"><span class="letra">C</span>HAQUE dimanche, sitôt qu’ils étaient libres, les deux petits soldats se
-mettaient en marche.</p>
-
-<p>Ils tournaient à droite en sortant de la caserne, traversaient
-Courbevoie à grands pas rapides, comme s’ils eussent fait une promenade
-militaire; puis, dès qu’ils avaient quitté les maisons, ils suivaient,
-d’une allure plus calme, la grand’route poussiéreuse et nue qui mène à
-Bezons.</p>
-
-<p>Ils étaient petits, maigres, perdus dans leur capote trop large, trop
-longue, dont les manches couvraient leurs mains, gênés par la culotte
-rouge, trop vaste, qui les forçait à écarter les jambes pour aller vite.
-Et sous le shako raide et haut, on ne voyait plus qu’un rien du tout de
-figure, deux pauvres<span class="pagenum"><a name="page_288" id="page_288">{288}</a></span> figures creuses de Bretons, naïves, d’une naïveté
-presque animale, avec des yeux bleus doux et calmes.</p>
-
-<p>Ils ne parlaient jamais durant le trajet, allant devant eux, avec la
-même idée en tête, qui leur tenait lieu de causerie, car ils avaient
-trouvé, à l’entrée du petit bois des Champioux, un endroit leur
-rappelant leur pays, et ils ne se sentaient bien que là.</p>
-
-<p>Au croisement des routes de Colombes et de Chatou, comme on arrivait
-sous les arbres, ils ôtaient leur coiffure qui leur écrasait la tête, et
-ils s’essuyaient le front.</p>
-
-<p>Ils s’arrêtaient toujours un peu sur le pont de Bezons pour regarder la
-Seine. Ils demeuraient là, deux ou trois minutes, courbés en deux,
-penchés sur le parapet; ou bien ils considéraient le grand bassin
-d’Argenteuil où couraient les voiles blanches et inclinées des clippers,
-qui, peut-être, leur remémoraient la mer bretonne, le port de Vannes
-dont ils étaient voisins, et les bateaux pêcheurs s’en allant à travers
-le Morbihan, vers le large.</p>
-
-<p>Dès qu’ils avaient franchi la Seine, ils achetaient leurs provisions
-chez le charcutier, le boulanger et le marchand de vin du pays. Un
-morceau de boudin, quatre sous de pain et un litre de petit bleu
-constituaient leurs vivres emportés dans leurs mouchoirs. Mais,<span class="pagenum"><a name="page_289" id="page_289">{289}</a></span>
-aussitôt sortis du village, ils n’avançaient plus qu’à pas très lents et
-ils se mettaient à parler.</p>
-
-<p>Devant eux, une plaine maigre, semée de bouquets d’arbres, conduisait au
-bois, au petit bois qui leur avait paru ressembler à celui de
-Kermarivan. Les blés et les avoines bordaient l’étroit chemin perdu dans
-la jeune verdure des récoltes, et Jean Kerderen disait chaque fois à Luc
-Le Ganidec:</p>
-
-<p>&mdash;C’est tout comme auprès de Plounivon.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, c’est tout comme.</p>
-
-<p>Ils s’en allaient, côte à côte, l’esprit plein de vagues souvenirs du
-pays, pleins d’images réveillées, d’images naïves comme les feuilles
-coloriées d’un sou. Ils revoyaient un coin de champ, une haie, un bout
-de lande, un carrefour, une croix de granit.</p>
-
-<p>Chaque fois aussi, ils s’arrêtaient auprès d’une pierre qui bornait une
-propriété, parce qu’elle avait quelque chose du dolmen de Locneuven.</p>
-
-<p>En arrivant au premier bouquet d’arbres, Luc Le Ganidec cueillait tous
-les dimanches une baguette, une baguette de coudrier; il se mettait à
-arracher tout doucement l’écorce en pensant aux gens de là-bas.</p>
-
-<p>Jean Kerderen portait les provisions.</p>
-
-<p>De temps en temps, Luc citait un nom,<span class="pagenum"><a name="page_290" id="page_290">{290}</a></span> rappelait un fait de leur
-enfance, en quelques mots seulement qui leur donnaient longtemps à
-songer. Et le pays, le cher pays lointain les repossédait peu à peu, les
-envahissait, leur envoyait, à travers la distance, ses formes, ses
-bruits, ses horizons connus, ses odeurs, l’odeur de la lande verte où
-courait l’air marin.</p>
-
-<p>Ils ne sentaient plus les exhalaisons du fumier parisien dont sont
-engraissées les terres de la banlieue, mais le parfum des ajoncs fleuris
-que cueille et qu’emporte la brise salée du large. Et les voiles des
-canotiers, apparues au-dessus des berges, leur semblaient les voiles des
-caboteurs, aperçues derrière la longue plaine qui s’en allait de chez
-eux jusqu’au bord des flots.</p>
-
-<p>Ils marchaient à petits pas, Luc Le Ganidec et Jean Kerderen, contents
-et tristes, hantés par un chagrin doux, un chagrin lent et pénétrant de
-bête en cage, qui se souvient.</p>
-
-<p>Et quand Luc avait fini de dépouiller la mince baguette de son écorce,
-ils arrivaient au coin du bois où ils déjeunaient tous les dimanches.</p>
-
-<p>Ils retrouvaient les deux briques cachées par eux dans un taillis, et
-ils allumaient un petit feu de branches pour cuire leur boudin sur la
-pointe de leur couteau.<span class="pagenum"><a name="page_291" id="page_291">{291}</a></span></p>
-
-<p>Et quand ils avaient déjeuné, mangé leur pain jusqu’à la dernière
-miette, et bu leur vin jusqu’à la dernière goutte, ils demeuraient assis
-dans l’herbe côte à côte, sans rien dire, les yeux au loin, les
-paupières lourdes, les doigts croisés comme à la messe, leurs jambes
-rouges allongées à côté des coquelicots du champ; et le cuir de leurs
-shakos et le cuivre de leurs boutons luisaient sous le soleil ardent,
-faisaient s’arrêter les alouettes qui chantaient en planant sur leurs
-têtes.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Vers midi, ils commençaient à tourner leurs regards de temps en temps du
-côté du village de Bezons, car la fille à la vache allait venir.</p>
-
-<p>Elle passait devant eux tous les dimanches pour aller traire et remiser
-sa vache, la seule vache du pays qui fût à l’herbe, et qui pâturait une
-étroite prairie sur la lisière du bois, plus loin.</p>
-
-<p>Ils apercevaient bientôt la servante, seul être humain marchant à
-travers la campagne, et ils se sentaient réjouis par les reflets
-brillants que jetait le seau de fer-blanc sous la flamme du soleil.
-Jamais ils ne parlaient d’elle. Ils étaient seulement contents de la
-voir, sans comprendre pourquoi.</p>
-
-<p>C’était une grande fille vigoureuse, rousse<span class="pagenum"><a name="page_292" id="page_292">{292}</a></span> et brûlée par l’ardeur des
-jours clairs, une grande fille hardie de la campagne parisienne.</p>
-
-<p>Une fois, en les revoyant assis à la même place, elle leur dit:</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour... vous v’nez donc toujours ici?</p>
-
-<p>Luc Le Ganidec, plus osant, balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, nous v’nons au repos.</p>
-
-<p>Ce fut tout. Mais, le dimanche suivant, elle rit en les apercevant, elle
-rit avec une bienveillance protectrice de femme dégourdie qui sentait
-leur timidité, et elle demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Qué qu’ vous faites comme ça? C’est-il qu’ vous r’gardez pousser
-l’herbe?</p>
-
-<p>Luc égayé sourit aussi:</p>
-
-<p>&mdash;P’tête ben.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Hein! Ça va pas vite.</p>
-
-<p>Il répliqua, riant toujours:</p>
-
-<p>&mdash;Pour ça, non.</p>
-
-<p>Elle passa. Mais en revenant avec son seau plein de lait, elle s’arrêta
-encore devant eux, et leur dit:</p>
-
-<p>&mdash;En voulez-vous une goutte? Ça vous rappellera l’ pays.</p>
-
-<p>Avec son instinct d’être de même race, loin de chez elle aussi
-peut-être, elle avait deviné et touché juste.<span class="pagenum"><a name="page_293" id="page_293">{293}</a></span></p>
-
-<p>Ils furent émus tous les deux. Alors elle fit couler un peu de lait, non
-sans peine, dans le goulot du litre de verre où ils apportaient leur
-vin; et Luc but le premier, à petites gorgées, en s’arrêtant à tout
-moment pour regarder s’il ne dépassait point sa part. Puis il donna la
-bouteille à Jean.</p>
-
-<p>Elle demeurait debout devant eux, les mains sur ses hanches, son seau
-par terre à ses pieds, contente du plaisir qu’elle leur faisait.</p>
-
-<p>Puis elle s’en alla, en criant:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, adieu; à dimanche!</p>
-
-<p>Et ils suivirent des yeux, aussi longtemps qu’ils purent la voir, sa
-haute silhouette qui s’en allait, qui diminuait, qui semblait s’enfoncer
-dans la verdure des terres.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Quand ils quittèrent la caserne, la semaine d’après, Jean dit à Luc:</p>
-
-<p>&mdash;Faut-il pas li acheter qué que chose de bon?</p>
-
-<p>Et ils demeurèrent fort embarrassés devant le problème d’une friandise à
-choisir pour la fille à la vache.</p>
-
-<p>Luc opinait pour un morceau d’andouille, mais Jean préférait des
-berlingots, car il aimait les sucreries. Son avis l’emporta et ils
-prirent, chez un épicier, pour deux sous de bonbons blancs et rouges.<span class="pagenum"><a name="page_294" id="page_294">{294}</a></span></p>
-
-<p>Ils déjeunèrent plus vite que de coutume, agités par l’attente.</p>
-
-<p>Jean l’aperçut le premier:</p>
-
-<p>&mdash;La v’là, dit-il.</p>
-
-<p>Luc reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Oui. La v’là.</p>
-
-<p>Elle riait de loin en les voyant, elle cria:</p>
-
-<p>&mdash;Ça va-t-il comme vous voulez?</p>
-
-<p>Ils répondirent ensemble:</p>
-
-<p>&mdash;Et de vot’ part?</p>
-
-<p>Alors elle causa, elle parla de choses simples qui les intéressaient, du
-temps, de la récolte, de ses maîtres.</p>
-
-<p>Ils n’osaient point offrir leurs bonbons qui fondaient doucement dans la
-poche de Jean.</p>
-
-<p>Luc enfin s’enhardit et murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons apporté quelque chose.</p>
-
-<p>Elle demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Qué’que c’est donc?</p>
-
-<p>Alors Jean, rouge jusqu’aux oreilles, atteignit le mince cornet de
-papier et le lui tendit.</p>
-
-<p>Elle se mit à manger les petits morceaux de sucre qu’elle roulait d’une
-joue à l’autre et qui faisaient des bosses sous la chair. Les deux
-soldats, assis devant elle, la regardaient émus et ravis.</p>
-
-<p>Puis elle alla traire sa vache, et elle leur donna encore du lait en
-revenant.</p>
-
-<p>Ils pensèrent à elle toute la semaine, et ils<span class="pagenum"><a name="page_295" id="page_295">{295}</a></span> en parlèrent plusieurs
-fois. Le dimanche suivant, elle s’assit à côté d’eux pour deviser plus
-longtemps, et tous les trois, côte à côte, les yeux perdus au loin, les
-genoux enfermés dans leurs mains croisées, ils racontèrent des menus
-faits et des menus détails des villages où ils étaient nés, tandis que
-la vache, là-bas, voyant arrêtée en route la servante, tendait vers elle
-sa lourde tête aux naseaux humides, et mugissait longuement pour
-l’appeler.</p>
-
-<p>La fille accepta bientôt de manger un morceau avec eux et de boire un
-petit coup de vin. Souvent, elle leur apportait des prunes dans sa
-poche; car la saison des prunes était venue. Sa présence dégourdissait
-les deux petits soldats bretons qui bavardaient comme deux oiseaux.</p>
-
-<p>&nbsp; </p>
-
-<p>Or, un mardi, Luc Le Ganidec demanda une permission, ce qui ne lui
-arrivait jamais, et il ne rentra qu’à dix heures du soir.</p>
-
-<p>Jean, inquiet, cherchait en sa tête pour quelle raison son camarade
-avait bien pu sortir ainsi.</p>
-
-<p>Le vendredi suivant, Luc, ayant emprunté dix sous à son voisin de lit,
-demanda encore et obtint l’autorisation de quitter pendant quelques
-heures.<span class="pagenum"><a name="page_296" id="page_296">{296}</a></span></p>
-
-<p>Et quand il se mit en route avec Jean pour la promenade du dimanche, il
-avait l’air tout drôle, tout remué, tout changé. Kerderen ne comprenait
-pas, mais il soupçonnait vaguement quelque chose, sans deviner ce que ça
-pouvait être.</p>
-
-<p>Ils ne dirent pas un mot jusqu’à leur place habituelle, dont ils avaient
-usé l’herbe à force de s’asseoir au même endroit; et ils déjeunèrent
-lentement. Ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre.</p>
-
-<p>Bientôt la fille apparut. Ils la regardaient venir comme ils faisaient
-tous les dimanches. Quand elle fut tout près, Luc se leva et fit deux
-pas. Elle posa son seau par terre, et l’embrassa. Elle l’embrassa
-fougueusement, en lui jetant ses bras au cou, sans s’occuper de Jean,
-sans songer qu’il était là, sans le voir.</p>
-
-<p>Et il demeurait éperdu, lui, le pauvre Jean, si éperdu qu’il ne
-comprenait pas, l’âme bouleversée, le cœur crevé, sans se rendre compte
-encore.</p>
-
-<p>Puis, la fille s’assit à côté de Luc, et ils se mirent à bavarder.</p>
-
-<p>Jean ne les regardait pas, il devinait maintenant pourquoi son camarade
-était sorti deux fois pendant la semaine, et il sentait en lui un
-chagrin cuisant, une sorte de blessure, ce déchirement que font les
-trahisons.<span class="pagenum"><a name="page_297" id="page_297">{297}</a></span></p>
-
-<p>Luc et la fille se levèrent pour aller ensemble remiser la vache.</p>
-
-<p>Jean les suivit des yeux. Il les vit s’éloigner côte à côte. La culotte
-rouge de son camarade faisait une tache éclatante dans le chemin. Ce fut
-Luc qui ramassa le maillet et frappa sur le pieu qui retenait la bête.</p>
-
-<p>La fille se baissa pour la traire, tandis qu’il caressait d’une main
-distraite l’échine coupante de l’animal. Puis ils laissèrent le seau
-dans l’herbe et ils s’enfoncèrent sous le bois.</p>
-
-<p>Jean ne voyait plus rien que le mur de feuilles où ils étaient entrés;
-et il se sentait si troublé que, s’il avait essayé de se lever, il
-serait tombé sur place assurément.</p>
-
-<p>Il demeurait immobile, abruti d’étonnement et de souffrance, d’une
-souffrance naïve et profonde. Il avait envie de pleurer, de se sauver,
-de se cacher, de ne plus voir personne jamais.</p>
-
-<p>Tout à coup, il les aperçut qui sortaient du taillis. Ils revinrent
-doucement en se tenant par la main, comme font les promis dans les
-villages. C’était Luc qui portait le seau.</p>
-
-<p>Ils s’embrassèrent encore avant de se quitter, et la fille s’en alla
-après avoir jeté à Jean un bonsoir amical et un sourire d’intelli<span class="pagenum"><a name="page_298" id="page_298">{298}</a></span>gence.
-Elle ne pensa point à lui offrir du lait ce jour-là.</p>
-
-<p>Les deux petits soldats demeurèrent côte à côte, immobiles comme
-toujours, silencieux et calmes, sans que la placidité de leur visage
-montrât rien de ce qui troublait leur cœur. Le soleil tombait sur eux.
-La vache, parfois, mugissait en les regardant de loin.</p>
-
-<p>A l’heure ordinaire, ils se levèrent pour revenir.</p>
-
-<p>Luc épluchait une baguette. Jean portait le litre vide. Il le déposa
-chez le marchand de vin de Bezons. Puis ils s’engagèrent sur le pont, et
-comme chaque dimanche, ils s’arrêtèrent au milieu, afin de regarder
-couler l’eau quelques instants.</p>
-
-<p>Jean se penchait, se penchait de plus en plus sur la balustrade de fer,
-comme s’il avait vu dans le courant quelque chose qui l’attirait. Luc
-lui dit:</p>
-
-<p>&mdash;C’est-il que tu veux y boire un coup?</p>
-
-<p>Comme il prononçait le dernier mot, la tête de Jean emporta le reste,
-les jambes enlevées décrivirent un cercle en l’air, et le petit soldat
-bleu et rouge tomba d’un bloc, entra et disparut dans l’eau.</p>
-
-<p>Luc, la gorge paralysée d’angoisse, essayait en vain de crier. Il vit
-plus loin quelque<span class="pagenum"><a name="page_299" id="page_299">{299}</a></span> chose remuer; puis la tête de son camarade surgit à
-la surface du fleuve, pour y rentrer aussitôt.</p>
-
-<p>Plus loin encore, il aperçut, de nouveau, une main, une seule main qui
-sortit de la rivière, et y replongea. Ce fut tout.</p>
-
-<p>Les mariniers accourus ne retrouvèrent point le corps ce jour-là.</p>
-
-<p>Luc revint seul à la caserne, en courant, la tête affolée, et il raconta
-l’accident, les yeux et la voix pleins de larmes, et se mouchant coup
-sur coup:</p>
-
-<p>&mdash;Il se pencha... il se... il se pencha... si bien... si bien que la
-tête fit culbute... et... et... le v’là qui tombe... qui tombe...</p>
-
-<p>Il ne put en dire plus long, tant l’émotion l’étranglait.&mdash;S’il avait
-su...</p>
-
-<div class="blockquot"><p><i>Petit Soldat</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du lundi 13 avril 1885.</p></div><p><span class="pagenum"><a name="page_301" id="page_301">{301}</a></span></p><p><span class="pagenum"><a name="page_300" id="page_300">{300}</a></span></p>
-
-<h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES.</h2>
-
-<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="">
-
-<tr><td>&nbsp;</td><td align="right"><small>Pages.</small></td></tr>
-
-<tr><td valign="top"><a href="#MONSIEUR_PARENT">Monsieur Parent</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_1">1</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#LA_BETE">La Bête à Maît’ Belhomme</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_75">75</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#A_VENDRE">A Vendre</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_93">93</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#LINCONNUE">L’Inconnue</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_107">107</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#LA_CONFIDENCE">La Confidence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_121">121</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#LE_BAPTEME">Le Baptême</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_133">133</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#IMPRUDENCE">Imprudence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_145">145</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#UN_FOU">Un Fou</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_159">159</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#TRIBUNAUX_RUSTIQUES">Tribunaux rustiques</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_175">175</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#LEPINGLE">L’Épingle</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_185">185</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#LES_BECASSES">Les Bécasses</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_199">199</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#EN_WAGON">En Wagon</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_217">217</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#CA_IRA">Ça ira</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_231">231</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#DECOUVERTE">Découverte</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_247">247</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#SOLITUDE">Solitude</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_259">259</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#AU_BORD_DU_LIT">Au bord du lit</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_271">271</a></td></tr>
-<tr><td valign="top"><a href="#PETIT_SOLDAT">Petit Soldat</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_285">285</a></td></tr>
-</table>
-
-<hr class="full" />
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, by
-Guy de Maupassant
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE GUY DE MAUPASSANT; VOL. 15 ***
-
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
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-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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-
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-information can be found at the Foundation's web site and official
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-
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- Dr. Gregory B. Newby
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-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
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-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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-
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-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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-approach us with offers to donate.
-
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-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
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-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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