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-The Project Gutenberg EBook of Le mariage de Gabrielle, by Daniel Lesueur
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: Le mariage de Gabrielle
-
-Author: Daniel Lesueur
-
-Release Date: December 20, 2015 [EBook #50725]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE GABRIELLE ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
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-
-Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
-typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
-et n'a pas été harmonisée.
-
-
-
-
- LE MARIAGE
- DE
- GABRIELLE
-
-
-
-
- LE MARIAGE
- DE
- GABRIELLE
-
- PAR
- DANIEL LESUEUR
- OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
-
- NOUVELLE ÉDITION
-
- [Illustration]
-
- PARIS
-
- CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
- ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
- 3, RUE AUBER, 3
-
- 1897
-
- Droits de reproduction et de traduction réservés
-
-
-
-
-LE
-
-MARIAGE DE GABRIELLE
-
-
-
-
-I
-
-
-Huit heures du matin: c'était bien tôt pour se présenter chez le jeune
-comte René de Laverdie! Le valet de chambre fut tout surpris
-d'entendre résonner la sonnette de l'appartement à une heure aussi
-matinale. Lorsqu'il eut ouvert, son étonnement ne diminua point. Il
-reconnut l'ami le plus intime de son maître, le vicomte Alphonse de
-Linières, mais aussitôt il remarqua sur les traits du visiteur
-l'expression d'une vive inquiétude.
-
---Le comte est chez lui? C'est bien. Est-il levé? L'avez-vous vu?
-
---Non, monsieur. Mais aujourd'hui je dois réveiller M. le comte. Il
-est à peu près l'heure que M. le comte m'a indiquée, et si monsieur
-désirait...
-
---Restez, restez, François. C'est moi qui le réveillerai.
-
-Et, en homme qui connaissait bien la maison et s'y considérait comme
-chez lui, Alphonse de Linières traversa vivement l'antichambre et le
-salon, allant droit à la porte de la chambre à coucher. Mais, arrivé
-là, il s'arrêta. Sa main toucha le bouton, puis s'abaissa, indécise et
-tremblante.
-
-Il songeait au dernier débris de la fortune de son ami, englouti cette
-nuit même au jeu.
-
-On lui avait raconté presque légèrement cette perte énorme de
-soixante-dix mille francs. On n'avait vu là qu'une nouvelle folie du
-comte René, une mésaventure à laquelle il ne penserait plus le
-lendemain. Mais lui, Alphonse, il avait aussitôt deviné que c'était un
-coup de désespoir, un appel suprême à la chance, à laquelle, sans
-doute, s'était fié le malheureux qui voulait sauver son honneur,
-toutes les joies de sa vie, sa vie même peut-être.
-
-Aussi, tandis qu'il se tenait, indécis, devant la porte fermée, son
-imagination lui peignait d'effrayantes images. Il voyait René en face
-de ces cartes maudites, riant avec l'angoisse au cœur; mais surtout
-il croyait l'apercevoir, là, derrière ce mur, à deux pas de lui,
-étendu, livide, avec le trou noir d'une balle de pistolet dans la
-tempe.
-
-Il était glacé, il étouffait et restait là, n'osant ouvrir. Puis,
-soudain, il tourna le bouton de cristal et poussa la porte en
-frémissant. Son regard, qui parcourut la chambre, rendu plus rapide et
-plus puissant par une indicible anxiété, en une seconde embrassa tout:
-les moindres détails, si familiers, lui apparurent alors comme pour la
-première fois, avec une netteté singulière.
-
-C'était une scène bien différente du rêve affreux de tout à l'heure.
-
-La chambre à coucher de René était charmante, de style gothique, un
-coin du musée de Cluny transporté là, dans ce premier étage haut et
-sombre du faubourg Saint-Honoré.
-
-Le plafond était à caissons, bleu pâle, à fleur de lis d'or, avec de
-grosses poutres brunes qui se croisaient. Il y avait des vitraux à la
-fenêtre, et les murs étaient recouverts par des tapisseries de
-Flandre, vieilles de plusieurs siècles, admirables dans leur usure. Au
-fond se trouvait le lit, élevé sur deux marches: curieux meuble carré,
-immense, de bois sculpté, fouillé, et qu'amollissaient par leur
-lourdeur les plis des rideaux bleu pâle. Dispersés çà et là, quelques
-sièges bas, sortes de banquettes ou coussins; et, cachant tout un pan
-de muraille, un haut bahut, dont les formes massives étaient comme
-atténuées par mille découpures d'une délicatesse infinie. La cheminée
-de marbre, copiée sans doute de quelque ancien modèle, était grande et
-assez belle, bien que ne rappelant précisément aucune époque. Mais les
-chenets surtout étaient singuliers; on y voyait, sous une sorte de
-toit pointu, élancé, un moine maigre et rigide, les mains croisées sur
-la poitrine; ils étaient de fer forgé, fort anciens et d'un travail
-remarquable. De tous côtés, contre les murs, étaient suspendues de
-vieilles armes: épées longues de quatre pieds, lourds pistolets, ou
-dagues à poignées ciselées.
-
-C'était à ces splendides fantaisies que s'était ruiné le jeune comte.
-
-Ce n'était pas tout, il est vrai.
-
-Le salon Louis XV, la chambre gothique, la salle à manger flamande,
-tout ce merveilleux intérieur d'artiste et de poète avait été trop
-souvent le théâtre des folies du libertin. Les chevaux de prix, les
-femmes et le jeu avaient disputé aux ivoires prprécieuxieux, aux
-inestimables émaux l'honneur de disperser, de dissoudre une fortune
-princière...
-
-Et leur tâche était achevée.
-
-Alphonse de Linières s'était avancé jusqu'au milieu de la chambre, et,
-les bras croisés, stupéfait d'un tel calme, regardait René qui
-dormait.
-
-Dans ce cadre étrange, obscur, de sévère poésie, se détachait vivement
-la tête expressive, aux traits fiers et fins, mais privés d'énergie,
-qui gardait dans le sommeil toute l'animation de la pensée vivante.
-
-René de Laverdie avait vingt-huit ans. Seul héritier en même temps que
-dernier représentant d'une famille fort riche et de haute noblesse,
-doué d'un esprit aimable et d'une charmante figure, il avait, grâce à
-tant d'avantages, passé ses premières années dans un long
-enchantement... La lassitude qui naît d'une existence frivole était
-bien venue quelquefois le surprendre; mais ses goûts délicats, en
-l'éloignant des plaisirs grossiers, l'avaient également préservé des
-écœurements dont ils sont suivis. La vie ne lui avait offert jusqu'à
-ce moment que des jouissances, il était donc naturel qu'il l'aimât.
-Aussi la perte même de sa fortune ne lui avait pas inspiré l'idée du
-suicide. A vrai dire, il ne réalisait pas l'étendue de cette perte. Il
-avait confiance dans l'avenir. Pour la première fois en présence du
-malheur, bien que le voyant face à face, il ne pouvait encore y
-croire.
-
-Alphonse de Linières était d'un caractère tout opposé. Sa prudence, sa
-tranquillité, ses principes étroits, mais inflexibles, contrastaient
-avec l'esprit changeant, vif et léger de son ami. Sa vie aussi avait
-été différente. Il appartenait à une famille que les orages
-révolutionnaires avaient cruellement éprouvée. Des comtes et des
-vicomtes de Linières étaient morts sur l'échafaud pendant la Terreur.
-Ceux qui avaient survécu, ne voulant servir ni la Convention ni
-l'étranger, s'étaient renfermés dans une indifférence hautaine et
-avaient vu, sans essayer de le défendre, le patrimoine de leur maison
-passer en de nouvelles mains. Alphonse se trouvait ainsi relativement
-pauvre; mais il n'en portait qu'avec plus d'orgueil le nom de ses
-ancêtres; il n'estimait que la noblesse et s'indignait contre ceux qui
-prétendent aujourd'hui remplacer un écusson à plusieurs quartiers par
-le pouvoir de l'argent, par le mérite personnel, par l'intelligence ou
-par le talent.
-
-Mais ce n'est pas à cela qu'il songeait en contemplant René endormi.
-Il s'étonnait de la tranquillité du jeune homme.--Voilà, pensait-il,
-un repos plus admirable que le fameux sommeil d'Alexandre ou du grand
-Condé: ce n'est rien de dormir à la veille de la bataille, mais le
-lendemain de la défaite!...
-
-Sous le regard persistant de son ami, René finit cependant par ouvrir
-les yeux.
-
---Tiens, Alphonse! dit-il d'un ton de joyeuse surprise.
-
-Mais tout à coup ce sentiment vague et affreux qui saisit au réveil
-lorsqu'on s'est endormi sous le poids d'un malheur vint changer
-l'expression de son visage.
-
---Ah! malédiction! murmura-t-il.
-
---C'est donc vrai? dit Alphonse en s'approchant. Mon pauvre ami! En
-voyant ton calme, j'espérais qu'on m'avait trompé.
-
---Comment! s'écria René en se soulevant sur son séant, tu sais déjà la
-catastrophe! Et de qui l'as-tu apprise?
-
---De Jules que j'ai rencontré sortant du cercle. Moi, je venais du bal
-de madame d'Arlac.
-
---C'est trop fort! Il n'y a pas de cela... quoi? six heures! et la
-nouvelle se répand déjà. Combien dit-on que la Renommée a de bouches
-et d'oreilles? Je parie qu'on est resté bien en deçà du nombre.
-
-Il essayait de rire, mais il y parvenait d'autant moins que cette
-gaieté forcée ne trouvait pas d'écho.
-
-Alphonse en voulait un peu à son ami d'avoir été si imprudent, d'avoir
-repoussé jusqu'au bout les conseils qu'il ne lui avait cependant pas
-épargnés. Maintenant qu'il était trop tard pour les lui rappeler, il
-se sentait comme gêné de sa propre sagesse; il craignait, s'il ouvrait
-la bouche, que sa première parole de sympathie ne pût se traduire par
-un de ces odieux: «Je vous l'avais bien dit!» qui sont l'aiguillon
-inévitable et exaspérant de toute infortune.
-
-Il rêvait donc à ce qu'il répondrait, et, ne trouvant rien, sentait
-croître son embarras, lorsque René reprit:
-
---Et que disait Jules?
-
---Oh! il considérait toute l'affaire comme la meilleure plaisanterie
-du monde. Il riait de tout son cœur en me rapportant les défis
-insensés que tu as proposés, et comment tu doublais ta mise après
-chaque nouvelle perte...
-
---Ce n'est pas ce que j'ai fait de plus mal. Si on avait eu le courage
-de me tenir tête, j'aurais certainement fini par tout rattraper d'un
-seul coup.
-
---Ou tu te serais enfoncé deux fois plus avant, dit vivement Alphonse;
-mais, se mordant aussitôt la lèvre, il ajouta d'un ton qu'il
-s'efforçait de rendre gai: Ce fou de Jules! Si tu savais avec quelle
-admiration il parlait de ta hardiesse. «Je n'ai jamais vu un pareil
-entrain», me disait-il. A l'entendre, on aurait cru que tu avais
-perdu exprès, pour le plaisir de l'émotion.
-
---Oui, répliqua René avec amertume; tous ceux qui se trouvaient là
-eussent été bien surpris d'apprendre que le comte de Laverdie jouait
-ses derniers louis.
-
---Allons, dit Alphonse, voilà que tu exagères.
-
---Je n'exagère pas, je me trompe: ce que j'ai perdu cette nuit ne
-m'appartenait même pas.
-
-Alphonse tendit la main à son ami.
-
---Écoute, René, dit-il, ne cherchons pas à nous tromper l'un l'autre.
-Quitte ce ton d'indifférence ironique, et permets-moi de laisser de
-côté les paroles de consolation banale, qui me restent dans la gorge
-et qui m'étranglent. Il n'y a jamais eu de secrets entre nous tant que
-tu as été heureux. Il ne faut pas qu'un malheur nous sépare.
-D'ailleurs, il n'y a rien d'irréparable dans ce monde, et, à nous
-deux, nous trouverons bien quelque moyen de te faire sortir
-d'embarras.
-
-René serra avec émotion la main qui lui était tendue.
-
---Tu as raison, fit-il; merci, mon brave Alphonse. C'est vrai que je
-suis ruiné, complètement ruiné!... Mais c'est ma faute. J'ai été
-prodigue, imprudent, pire que cela: joueur! Et malgré tous tes
-conseils! Tu vois que je suis franc avec toi, comme tu me le
-demandes. Maintenant tu espères découvrir quelque remède pour un si
-grand mal. Hélas! il n'y en a pas. Ce n'est pas quand les gens sont
-morts que l'on doit songer à appeler le médecin. Et moi, je suis mort,
-bien mort!... faute de t'avoir écouté à temps, mon cher docteur.
-
---Un instant! Je ne suis pas du tout disposé à t'ensevelir encore, et
-je me refuse formellement à constater le décès.
-
---Ah! si tu savais le seul moyen qui s'offre à moi de revenir à
-l'existence, je suis bien sûr que tu préférerais me laisser descendre
-au tombeau, et littéralement encore, plutôt que de me donner le
-conseil d'y recourir.
-
---Moi? Ah! par exemple! Il faudrait pour cela que ton moyen fût
-contraire à l'honneur, ce qui n'est pas possible, puisque tu y as
-songé.
-
-René rougit.
-
---Tu sais, dit-il, nous différons totalement d'opinion à quelques
-points de vue. L'honneur!... évidemment il n'est pas en jeu... cela
-est hors de doute. Et cependant... tu as des idées si arrêtées à
-certains égards!... Enfin, quoi qu'il en soit, j'aime la vie,
-c'est-à-dire ma vie, celle que j'ai menée jusqu'à présent. Il m'est
-impossible d'y renoncer. Il m'est impossible de me séparer de ce luxe
-qui m'entoure, de mes chevaux, de mes objets d'art... Non, si je
-devais tout vendre et vivre ensuite en pauvre hère, je me ferais
-plutôt sauter la cervelle! Et j'avoue à ma grande honte que le second
-de ces deux partis, bien qu'il me semble le meilleur, ne me sourit
-encore que très médiocrement.
-
---Où diable veux-tu en venir? demanda Alphonse avec quelque
-inquiétude. Quelle résolution as-tu donc prise? Si elle doit te faire
-vivre heureux, n'est-il pas certain que j'y applaudirai de grand
-cœur?
-
---Ah! voici ce dont je ne suis pas aussi sûr que tu parais l'être,
-reprit René. Mais nous ne pouvons continuer à causer ici. J'étouffe,
-moi; j'ai besoin d'air après la nuit que j'ai passée dans ce maudit
-cercle. Tiens, tu vas entendre un serment qui te fera plaisir: Je te
-jure que, quoi qu'il arrive, je ne jouerai plus de ma vie! Je hais le
-jeu! Je l'ai toujours eu en horreur; ce qui fait que je me méprise
-d'autant plus pour la lâcheté avec laquelle j'y ai eu dernièrement
-recours.
-
---Bien, dit Alphonse. Dans ce cas, réjouissons-nous de la mauvaise
-chance qui t'a poursuivi. Les sommes que les cartes t'ont fait perdre
-n'auraient pas été suffisantes pour relever ta fortune, quand même tu
-les aurais doublées, et le serment que tu viens de prononcer là te
-rapportera davantage.
-
---Sortons, dit René. Allons faire un tour de Bois, veux-tu? Je serai
-habillé dans un quart d'heure.
-
---Je suis venu à pied, observa Alphonse.
-
---Tu prendras un de mes chevaux. Hélas! pauvres bêtes! pourrai-je
-encore les prêter souvent?
-
---Courage, voyons. Et ton beau projet de tout à l'heure!
-
---Ah! oui, je t'en parlerai dehors. Va dans le fumoir, tu y seras
-mieux pour m'attendre et tu y trouveras les journaux du matin. Je
-serai prêt dans le temps qu'il faudra pour seller les chevaux.
-
-Tout en parlant, René tirait le cordon de la sonnette.
-
-Alphonse se rendit au fumoir. C'était la seule pièce de l'appartement
-qui ne fût d'aucun style. Elle aurait plutôt mérité le nom de
-bibliothèque par la profusion des livres qu'on y apercevait. Ils
-étaient rangés dans d'immenses armoires de chêne vitrées qui cachaient
-entièrement une des murailles. Sur les trois autres, revêtues d'une
-tenture sombre, étaient suspendus quelques tableaux d'une grande
-beauté; c'étaient des chefs-d'œuvre de l'école hollandaise ou des
-romantiques français: un clair de lune de Van der Neer et un torrent
-de Ruysdaël, un Diaz, un Decamps, des paysans de Léopold Robert.
-
-Alphonse s'assit dans un fauteuil, alluma un cigare et prit
-machinalement quelques-uns des journaux qui se trouvaient à portée de
-sa main sur la table du milieu. Il en brisa les bandes et les
-parcourut d'un air distrait. Mais le mot de République, qui revenait
-très fréquemment dans leurs colonnes, les lui fit poser avec
-dégoût.--Pauvre France! murmura-t-il, toi si spirituelle et si fine
-autrefois, quel grossier jargon as-tu donc appris à parler?
-
-Mais, comme il repoussait l'idée du bourgeois qui pense et travaille,
-celle du jeune noble ruiné par les plaisirs et le jeu lui revint à la
-mémoire, et ne lui parut guère plus agréable.--Peut-on avoir été fou
-comme ce garçon! se disait-il. Toutes les merveilles de cet
-appartement, une fois vendues, suffiraient à peine à payer ses dettes.
-
-Il éprouvait un vif chagrin, car il portait à René une amitié sincère.
-Son angoisse avait été profonde lorsqu'il avait appris ce qui s'était
-passé dans la nuit, et il était accouru, tremblant de ne plus trouver
-que le cadavre du malheureux jeune comte; maintenant qu'il l'avait vu
-si tranquille, presque gai, il oubliait un peu le coup qui frappait
-son ami, pour songer à la longue série d'imprudences qui en avait été
-la cause. Alphonse était de ces gens raisonnables qui ne comprennent
-pas les fautes d'entraînement, et que l'absence de calcul chez les
-autres confond. Ils abondent en: «Comment avez-vous pu?... A quoi
-avez-vous songé?» tant il leur semble impossible de croire que l'on
-n'ait pas songé du tout. C'était tout ce que le vicomte de Linières
-avait pu faire que de retenir en présence de René ces édifiantes
-exclamations.
-
-Mais, une fois seul, il se rattrapait; et son irritation ne lui
-permettant pas de conserver longtemps la position assise, qu'il avait
-d'abord adoptée, il se mit à marcher dans la chambre en monologuant
-furieusement.
-
---Il parle d'un projet... Quel projet peut-il avoir? Dès qu'on le
-saura ruiné, ses créanciers vont fondre sur lui. S'il ne vend pas ses
-bibelots de bonne grâce, on l'y forcera... Un comte de Laverdie...
-c'est épouvantable! Mais il devait bien voir où tout ceci le
-conduisait, songer à son nom surtout... quel scandale! Et maintenant
-comment va-t-il sortir de là? Une issue... il a bien de la chance s'il
-a pu en découvrir une! pour ma part, je n'en vois pas. Ce qui me
-passe, c'est qu'il ne se soit pas tué. J'en suis très content, mais
-enfin cela m'étonne. C'est un garçon trop mou pour supporter une
-telle catastrophe, et, ma foi! autant mourir d'une balle de revolver
-que de honte et de chagrin. Et il en mourra, c'est certain. Il a bien
-raison de dire qu'il ne peut renoncer à cette vie. Je le connais;
-toutes ces élégances lui sont plus nécessaires que l'air qu'il
-respire.
-
-En allant et venant ainsi qu'un lion en cage, Alphonse aperçut tout à
-coup un petit tableau qu'il ne connaissait pas; il s'en approcha
-aussitôt. C'était un coin de forêt traversé par un puissant rayon de
-soleil. Il reconnut tout d'abord la manière hollandaise du XVIIe
-siècle, chercha la signature et fut un moment avant de la trouver.
-
---C'est encore un Ruysdaël, se dit-il. Et cependant, non: il n'y a pas
-assez d'imagination, et d'autre part trop de perfection dans le jeu de
-la lumière et dans les demi-teintes des ombres. Ah! mais, c'est une
-petite toile admirable! Serait-ce un Hobbema? Je sais qu'il en
-désirait un et courait toutes les ventes pour en trouver... Oui, ma
-parole! c'en est un. Voilà la signature: quatre ou cinq longs traits
-informes dans ce coin, sur ces grosses racines qui soulèvent le sol.
-Mais c'est de la démence! Acheter un tableau de cette valeur et jouer
-ses derniers louis au jeu: c'est être fou à lier!... Et moi qui avais
-la naïveté de lui donner des conseils!
-
---Ah! je savais bien que tu le découvrirais! s'écria tout à coup
-derrière lui la voix triomphante de René. C'est pour cela que je t'ai
-envoyé au fumoir. Je l'ai depuis trois jours, et ne t'en ai rien dit
-pour te réserver la surprise. Oui, regarde-le bien, mon cher! c'est le
-seul Hobbema qui ait été mis en vente à Paris depuis des mois... Et
-c'est moi qui l'ai eu! Ah! par exemple, cela n'a pas été sans peine.
-
-Le vicomte stupéfait regardait tantôt René et tantôt le tableau, sans
-trouver un mot à répondre.
-
---Mais regarde donc! continuait René en s'approchant. Je suis sûr que
-tu n'as pas tout vu. Tiens, ce groupe d'arbres ici à droite... Ah! le
-génie!... Il y a deux siècles que ceci a été peint, et ces feuilles
-frémissent encore comme elles ont frémi devant les yeux de l'artiste,
-dans son âme, sous son pinceau!...
-
-Pour toute réponse, Alphonse saisit vigoureusement le bras de son ami,
-et le forçant à se retourner:
-
---Mais fou que tu es! lui cria-t-il, as-tu donc juré de me faire
-perdre aussi la raison! Comment! tu veux que je m'extasie devant des
-feuilles, et ce matin, en arrivant ici, je n'étais pas sûr de te
-trouver vivant!
-
---Tiens! fit René, tu avais l'idée que j'aurais pu me tuer? Au fait,
-oui, c'était vraisemblable. Mais c'est égal, tu l'as admiré, tu le
-regardais quand je suis entré.
-
---Incorrigible étourdi! Oui, je le regardais et je maudissais tes
-folies. Je puis bien te le dire, puisque je suis plus triste que toi
-de ce qui t'arrive.
-
-Cette fois René prit un air sérieux.
-
---Eh bien, oui, mon ami, tu as raison, mille fois raison. Du reste,
-cela a toujours été le cas depuis que je te connais, c'est-à-dire
-depuis que l'un et l'autre nous sommes au monde. Si je t'avais écouté
-plus souvent, je m'en serais mieux trouvé. Mais je venais te chercher;
-les chevaux sont prêts et la matinée est superbe. Est-il assez joli
-pourtant, mon Hobbema! Jettes-y donc un dernier coup d'œil! De ma
-place, tiens, c'est ici qu'on a le meilleur jour.
-
-René avait eu raison d'annoncer à son ami une belle matinée et
-une agréable promenade. Quand les deux jeunes gens, l'un et
-l'autre admirablement montés, tournèrent le coin de la rue
-d'Anjou-Saint-Honoré et pénétrèrent dans le faubourg, si blasés qu'ils
-fussent sur toutes les jouissances, ils ne purent retenir une
-exclamation de plaisir.
-
-C'était le commencement d'une ravissante journée d'avril. Les rues,
-où circulait un air vif et pur, étaient baignées d'une lumière rose;
-propres et coquettes, elles semblaient s'être faites si belles pour
-mieux recevoir le printemps. Les devantures des boutiques s'étalaient
-gaiement au soleil. Du côté opposé, les hôtels somptueux laissaient
-leurs portes s'ouvrir toutes grandes sur la chaussée dans la
-familiarité de cette heure charmante. Au fond des cours, on voyait
-aller et venir des palefreniers, conduisant des chevaux en main.
-
-Devant l'Élysée s'arrêtaient déjà des voitures de maître, d'où
-sortaient des messieurs décorés, à l'air grave et le portefeuille sous
-le bras. Puis, passant au galop de leurs lourdes bêtes, les dragons du
-ministère de l'intérieur mettaient dans la tranquillité lumineuse de
-toute cette scène le joyeux cliquetis de leur sabre sonnant contre
-leurs éperons.
-
-Dans l'avenue Marigny, du haut en bas des Champs-Élysées, plus loin
-encore, le long des quais, c'était un débordement de fraîche verdure
-sous lequel Paris semblait comme rajeuni. De tous côtés l'on arrosait;
-l'eau s'éparpillait dans le soleil en gerbes étincelantes. C'était une
-fête, un baptême. Il était impossible de ne pas ressentir l'influence
-de joie et d'énergie qui sortait de toutes ces belles choses.
-
-René et son ami ne songeaient point à s'y soustraire. Ils avaient pour
-un moment oublié leurs préoccupations et causaient avec animation et
-insouciance, comme ils l'avaient fait tant de fois en remontant cette
-même avenue. Lorsqu'ils furent arrivés au rond-point de l'Étoile, la
-conversation s'étant un peu ralentie, le comte se tourna sur sa selle
-et jeta un coup d'œil en arrière.
-
---Ah! Paris, murmura-t-il, que je renonce à ta vie et à tes plaisirs,
-non, non, jamais, jamais!
-
---Eh bien, dit Alphonse, vais-je enfin savoir quelle résolution tu as
-prise?
-
-Il fallait que la confidence fût bien embarrassante, car René ne
-pouvait encore se décider à la faire. Il proposa un temps de galop
-jusqu'au bois de Boulogne. Arrivé là cependant, il se trouva forcé de
-s'exécuter; mais il crut nécessaire de préparer son ami.
-
---Tiens-toi bien en selle, lui dit-il; ne t'évanouis pas et ne tombe
-pas de cheval. Tu vas entendre quelque chose d'inouï... Je vais me
-marier.
-
---Te marier?
-
---Oui, je suis déjà presque fiancé.
-
---Et tu prétends me faire croire à la possibilité d'un pareil miracle:
-l'existence d'une jeune fille assez riche pour payer tes dettes, d'un
-assez grand nom pour qu'il s'allie au tien, et assez folle pour
-t'épouser?
-
---Deux de ces conditions se sont rencontrées, répondit René avec
-quelque hauteur: quant à la troisième, je compte m'en passer.
-
-Alphonse réfléchit un instant, puis d'un ton plus grave:
-
---Est-ce que tu n'épouserais pas une jeune fille de notre monde?
-
---Elle n'est pas noble: c'est la fille d'un marchand.
-
-Alphonse jura: c'était plus fort que lui. Il fit en même temps un
-mouvement si violent que son cheval se cabra.
-
---Tiens, s'écria-t-il, vois l'effet de tes paroles sur ce cheval. Ah!
-c'est que c'est un animal de race, lui, il a horreur des mésalliances.
-
---Quelle folie! dit René.
-
---Voyons, René, ce n'est pas sérieux? Tu ne ferais pas un marché du
-nom de Laverdie?
-
---Alphonse!
-
---Eh, morbleu! mon cher, il n'y a pas à mâcher les mots. Tu n'espères
-pas me faire croire, je suppose, à un mariage d'inclination?
-
---Je te l'ai dit, Alphonse, je ne veux pas mourir. Eh bien, oui, tu as
-raison, c'est un échange... il n'est même pas très loyal, car toi
-seul sais au juste l'état de mes affaires; mais j'estime que mon
-titre...
-
---Loyal, allons donc! Crois-tu que je m'embarrasse de cela? Ce
-bourgeois dont tu prends la fille donnerait jusqu'à son dernier écu
-pour être le père d'une comtesse. Il t'accepte ruiné, joueur et le
-reste, que lui importe! C'est là ce qui m'exaspère. Ah! ils se
-prétendent nos égaux par leur travail, leur intelligence, que sais-je?
-On pourrait les croire, s'ils étaient logiques. Mais non, on les voit
-baiser la trace de nos pas! Ils se battent pour un de nos sourires
-autour du lac, pour une heure que nous passons le soir dans leurs
-salons. Il n'y a pas un d'entre eux qui ne soit prêt à donner son or,
-son sang, son repos, pour le moindre de nos blasons. Voilà pourquoi je
-les méprise, oui, du fond de mon cœur! Et tu vas descendre jusque-là,
-toi, un Laverdie?
-
---Je m'attendais à une tirade de ce genre, répondit René. Tu es
-intraitable sur la question de race et de nom. Eh, mon Dieu! tu sais
-bien que j'ai toujours été de ton avis. Je le suis encore. Mais je
-n'ai plus un louis. Veux-tu donc que je me brûle la cervelle? Les
-bourgeois sont vaniteux et illogiques, j'en conviens: profitons-en.
-Nous ne faisons pas de mal, puisque cela les rend heureux.
-
---Mais nous nous abaissons! Ils ont soif de nos titres, faut-il
-montrer que nous avons soif de leur or?
-
---Sais-tu, Alphonse, de qui je ferai le bonheur par le mariage dont il
-s'agit? de ma grand'tante de Saint-Villiers.
-
---De la marquise! de cette vieille grande dame «haute comme les
-monts», ainsi que dirait madame de Tencin! C'est impossible!
-
---C'est cependant ce qui me décide à une chose qui autrement me
-répugnerait un peu, je l'avoue. Bref, que ce soit ma tante, ou les
-millions, ou tous les deux, tu décideras pour toi-même la question si
-tu t'en crois capable. Tu dis souvent que je ne sais pas réfléchir: eh
-bien, c'est vrai. Une idée me plaît ou me déplaît tout d'abord; je
-l'accepte ou je la repousse, et c'est pour toujours; il m'est
-impossible de la discuter. Ces jours-ci, je me sentais pris dans un
-cercle de fer qui allait se resserrant de plus en plus autour de moi;
-tout à coup j'ai découvert une issue, et je me suis précipité vers
-elle. Ma résolution était prise... Tous tes raisonnements n'y feront
-rien.
-
---Mais t'es-tu assuré du moins que cette issue était la seule qui pût
-s'offrir?
-
---En connais-tu d'autres?
-
---Dans ta position, je vendrais tout, je payerais mes dettes, et
-j'entrerais dans l'armée.
-
---Ah! oui, l'armée... voilà un conseil qui eût été bon il y a cent ou
-cent cinquante ans, mais aujourd'hui! Tu te figures donc être toujours
-au temps de Louis le Bien-Aimé? Alors, en effet, la carrière des armes
-était belle et glorieuse pour un comte de Laverdie. Mais nous sommes
-en République, Alphonse, et pour quelque temps encore! car les
-symptômes sont graves, l'accès de folie pourrait cette fois se
-prolonger. Je suis sorti lieutenant après la guerre... Jolie position
-pour un Laverdie! avec la perspective d'un exil en province et le
-grade de capitaine à l'ancienneté dans une dizaine d'années d'ici.
-Cela vaut bien le sacrifice de tous mes trésors, la perte de ces
-merveilles qui feraient l'orgueil d'un musée royal, et que j'ai
-rassemblées avec tant d'amour et de peine!
-
-Alphonse ne répondit rien, et pendant un instant les deux amis
-poursuivirent leur promenade en silence. Le vicomte était révolté de
-la faiblesse de René. Il faisait aussi un orgueilleux retour sur
-lui-même: ce n'est jamais par une lâche concession aux tendances
-égalitaires de notre époque que lui eût atteint la richesse! Donner
-son nom à la fille d'un roturier, ou l'inscrire en lettres d'or
-au-dessus des vitrines d'un comptoir, n'était-ce pas un déshonneur
-pour un gentilhomme? Il relevait la tête en songeant à sa propre vie,
-simple et fière; puis, au nom de toute sa caste, il s'indignait contre
-son ami.
-
-Tout à coup il se rappela ce que le comte lui avait dit de la marquise
-de Saint-Villiers.--Il est impossible, pensa-t-il, que la marquise
-approuve la mésalliance de son neveu. Elle est d'une rigidité absolue
-à cet égard, et je ne connais pas de femme plus fidèle à toutes nos
-grandes traditions. Quelle royaliste enthousiaste!
-
-Et le vicomte ne put s'empêcher de sourire en pensant à un mot que
-l'on attribuait à la spirituelle vieille dame. Un jour que quelqu'un
-se disait devant elle partisan de l'ancien régime, moins les
-abus.--Les abus! s'était écriée madame de Saint-Villiers, mais c'est
-ce qu'il y avait de mieux.
-
-Alphonse interrompit donc René qui rêvait de son côté.
-
---Explique-moi, lui dit-il, comment la marquise a jamais pu te
-conseiller ce mariage.
-
---Voilà. Ma tante n'a plus dans ce monde que deux grandes affections:
-l'une pour moi, qui la désespère et qu'elle idolâtre; l'autre pour une
-petite filleule qui a su s'emparer de son cœur par je ne sais
-quelles perfections ou quels sortilèges; le fait est que la marquise
-en est folle. Tu jugeras de ce qui en est quand tu sauras que pour
-cette enfant ma tante met de côté ses principes les plus enracinés.
-Bref, cette petite, qui n'est pas noble, est la femme qu'elle me
-destine.
-
---La marquise? Voilà qui est inouï.
-
---Non, pas autant que cela paraît au premier abord. Ma tante croit que
-je suis en train de me ruiner, car elle s'imagine que c'est encore à
-faire. Elle sait bien que ma réputation n'est pas tout à fait celle
-d'un saint. Elle rêve pour moi le mariage comme «port de salut contre
-les orages des passions»; pourtant elle est persuadée que, dans notre
-monde, pas une mère ne me donnerait sa fille. D'autre part, elle a une
-filleule qu'elle aime extrêmement; elle la trouve si charmante qu'à
-ses yeux le ciel a commis une erreur grossière en la faisant venir au
-monde ailleurs que dans l'alcôve d'une duchesse. Eh bien, ma bonne
-tante veut réparer l'erreur du ciel et sauver du même coup son neveu
-de la perdition dans ce monde et dans l'autre. Voilà comment il se
-fait que je vais la ravir de joie en lui apprenant ma conversion. Par
-exemple, il est probable que je n'entrerai pas dans le détail des
-moyens spéciaux par lesquels la grâce d'en haut a su toucher mon
-cœur.
-
-René affectait un ton léger, quoique au fond il souffrît beaucoup. La
-froide désapprobation d'Alphonse lui pesait excessivement. Sa
-résolution était prise et il ne la changea point; mais, son caractère
-faible le forçant à subir en quelque mesure l'influence de son ami,
-cette influence eut pour effet de l'aigrir contre la famille de
-bourgeois vers laquelle son intérêt l'entraînait. Il les méprisait,
-les détestait d'avance; et, honteux au fond d'accepter leur argent,
-cherchait à e persuader, à force d'orgueil, que c'étaient eux qui
-seraient redevables envers lui lorsqu'il les aurait honorés de son
-alliance.
-
-Ces sentiments se firent jour lorsque, sur le point de le quitter,
-Alphonse eut enfin l'idée d'apprendre quelque chose sur la jeune fille
-elle-même.
-
---Je crois l'avoir vue une fois, en soirée, chez ma tante, répondit
-René d'un ton indifférent. Il me semble même avoir remarqué qu'elle
-est assez gentille et n'a pas de mauvaises manières. C'est, comme tu
-le vois, plus que je n'aurais pu raisonnablement espérer.
-
-
-
-
-II
-
-
-C'était par une splendide journée de mai, vers une heure de
-l'après-midi.
-
-Peu de personnes étaient dehors, ou du moins les passants étaient
-rares dans la rue de Grenelle-Saint-Germain. Dans cette rue, et du
-côté de l'ombre, une jeune fille marchait lentement, escortée par sa
-femme de chambre.
-
-Personne n'eût passé auprès d'elle sans la remarquer; et cependant
-l'on ne saurait dire qu'elle fût précisément jolie. Mais elle était
-grande, d'une taille gracieuse; elle avait un teint admirable. Ses
-traits, il est vrai, manquaient de régularité: sa bouche n'était pas
-assez petite; mais, quand elle riait, ses lèvres fraîches laissaient
-voir deux rangées de dents blanches et brillantes; et l'on oubliait
-que son profil n'était pas classique lorsqu'on apercevait ses yeux:
-ils avaient la nuance indécise et changeante des lacs abrités par des
-montagnes, et, quand leurs longs cils s'abaissaient tout à coup en les
-assombrissant, ils semblaient en avoir aussi la profondeur.
-
-Ceux qui n'auraient pas eu le regard assez prompt pour découvrir le
-charme réel du visage seraient du moins restés séduits par l'ensemble:
-par les beaux cheveux blonds, peu abondants, mais d'une finesse
-extraordinaire; par les petits pieds se posant sur le trottoir d'une
-façon mutine et décidée; enfin par la toilette, une robe de batiste
-bleu pâle, à volants étroits garnis de guipure, et un chapeau de
-grosse paille blanche orné d'un bouquet de cerises.
-
-Cette jeune fille était Gabrielle Duriez, la filleule de madame de
-Saint-Villiers; elle allait voir sa marraine; la marquise, qui se
-trouvait un peu souffrante, l'avait fait demander.
-
-Madame de Saint-Villiers ne pouvait rester plusieurs jours sans voir
-Gabrielle. Elle avait perdu ses propres enfants, un fils et une fille,
-presque au berceau; son petit-neveu lui donnait plus de chagrin que de
-satisfaction: l'amour maternel dont son cœur était plein s'était
-donc reporté (chose singulière chez cette altière vieille femme) sur
-la petite plébéienne qu'elle avait tenue dans ses bras à l'église et
-présentée au baptême. Nul doute qu'en agissant ainsi, en prenant le
-bébé des mains de sa nourrice, tandis que le prêtre étendait le bras
-d'un air grave et que dans l'assemblée on chuchotait le nom de la
-marquise, madame de Saint-Villiers ne pensât faire preuve d'une
-condescendance exemplaire. Elle ne se doutait certainement pas que cet
-acte si simple contenait la promesse des moments les plus doux de ses
-dernières années.
-
-Ne pouvant faire moins que de s'intéresser un peu à sa filleule, la
-marquise avait tout d'abord pris soin qu'on la lui amenât quelquefois;
-elle avait même poussé l'abnégation jusqu'à lui rendre visite dans cet
-intérieur de bourgeois parvenus qui lui déplaisait si fort. Peu à peu
-elle s'était attachée à l'enfant; elle avait fini par diriger tout à
-fait son éducation, et les parents étaient trop fiers d'une si haute
-amitié pour jamais trouver indiscrète l'intervention de la marquise.
-
-Depuis sa sortie du couvent, Gabrielle était aussi souvent rue de
-Grenelle-Saint-Germain que rue des Petites-Écuries où demeurait M.
-Duriez. Madame de Saint-Villiers, dont le rêve le plus cher était
-alors de marier sa filleule à son neveu René, cherchait à faire
-rencontrer quelquefois les deux jeunes gens dans sa maison; mais le
-comte de Laverdie ne venait pas trop souvent voir sa tante. Cependant,
-durant l'hiver, un bal avait mis Gabrielle et René en présence. Le
-résultat de cette soirée n'avait pas été celui que la vieille dame en
-espérait, et elle commençait à se décourager un peu, quand tout à
-coup, un beau matin de mai, le jeune homme tomba chez elle comme la
-foudre.
-
---Madame, s'écria-t-il, ma tante, je viens avant tout vous demander
-pardon! J'ai perdu mes parents; vous n'avez pas de fils... C'était à
-moi à faire le bonheur de votre vieillesse. Au lieu de cela, je n'ai
-vécu que pour mes plaisirs, comme un misérable égoïste que j'étais.
-J'ai laissé une étrangère remplir ma place auprès de vous. Eh bien, je
-ne songe pas à l'en éloigner, mais je veux du moins partager cette
-place avec elle... Unissez-nous, nous serons deux pour vous aimer!
-
-La vieille marquise pleura d'émotion et serra son neveu sur son cœur.
-Il est certain que si, dans cet instant, René avait une seule pensée
-qui ne se rapportât pas à lui-même, cette pensée était pour sa tante
-et non pas pour Gabrielle.
-
-Ce fut là un jour bien heureux pour madame de Saint-Villiers. Son cher
-enfant prodigue était enfin de retour! René se tenait auprès d'elle,
-non plus railleur et impatient comme autrefois, mais affectueux et
-grave. Elle croyait lire dans le regard sérieux du jeune homme une
-foule de bonnes résolutions qui la remplissaient de joie. Elle se
-disait qu'il était digne de Gabrielle. Elle voyait tout un avenir de
-bonheur s'ouvrir pour ces deux êtres qu'elle aimait tant; et cet
-avenir, elle l'avait préparé, c'était son ouvrage. Et puis, désormais,
-sa filleule allait lui appartenir entièrement: elle n'aurait plus à
-descendre pour la rencontrer puisqu'elle l'aurait élevée jusqu'à elle.
-On éloignerait peu à peu la petite comtesse de ce milieu bourgeois où
-elle se trouvait déplacée. Comme elle porterait bien son titre, elle
-que la nature avait déjà faite noble par les qualités de son cœur et
-toute la grâce de sa personne!
-
-C'est ainsi que songeait la vieille dame, et elle ne se rappelait pas
-avoir traversé dans sa longue vie un moment de félicité plus complète.
-Elle promit à son neveu de le présenter bientôt chez les parents de
-Gabrielle.--Surtout, lui dit-elle, faites connaître sans tarder
-quelles sont vos intentions, et ne donnez à vos fiançailles que la
-durée strictement nécessaire. Voyez-vous, mon cher René, je ne
-voudrais pas blesser ces braves gens; mais enfin il faut leur faire
-comprendre que l'on n'épouse pas la famille. Et puis, moi, je me sens
-mal à l'aise dans cette maison-là; je périrais d'ennui s'il me fallait
-la fréquenter longtemps d'une façon régulière... Et je ne veux pas
-mourir, entendez-vous bien, avant de vous avoir vus mariés et heureux.
-
-René promit avec empressement de suivre le conseil de sa tante et
-partit en la laissant attendrie et enchantée.
-
-Le lendemain, la marquise eut la migraine et fit prier sa filleule de
-venir passer quelques heures auprès d'elle.
-
-Ce n'était pas un hôtel particulier que madame de Saint-Villiers
-habitait rue de Grenelle-Saint-Germain; elle occupait le second étage
-d'une maison fort ancienne et fort belle. Quelque famille princière a
-dû faire bâtir autrefois cette résidence; aujourd'hui que le luxe des
-vastes habitations n'est plus, à Paris, que le privilège d'un bien
-petit nombre, la maison est divisée en appartements.
-
-Lorsque, en entrant, on a franchi la porte cochère et pénétré dans la
-cour, qui est très grande, on voit à droite quelques marches de pierre
-et une galerie élevée formée par des arcades; en face des marches,
-sous cette galerie, s'ouvre une porte qui laisse apercevoir un immense
-vestibule un peu sombre et les premiers degrés d'un escalier de
-marbre. C'est par cet escalier que l'on monte aux appartements du
-premier et du second étage. A gauche, la cour est fermée par un mur
-très haut, couvert de lierre, que dominent les étages supérieurs des
-maisons voisines. Au fond, deux lourdes arches donnent accès sur des
-jardins: on entrevoit des allées sablées et la verdure claire des
-pelouses.
-
-A l'heure où Gabrielle arriva chez sa marraine, la cour était inondée
-de soleil; mais déjà une bande étroite d'ombre s'étendait le long des
-arcades; au delà, on pressentait la fraîcheur délicieuse du grand
-vestibule.
-
---A présent, Mélanie, dit la jeune fille, vous pouvez retourner, je
-monterai toute seule.
-
-La femme de chambre parut hésiter.
-
---Madame n'aimerait pas... commença-t-elle.
-
---Allons donc! fit Gabrielle avec un petit mouvement d'impatience;
-puis elle ajouta aussitôt d'un ton plus gracieux:--N'oubliez pas que
-c'est à cinq heures qu'il faudra venir me chercher.
-
-Mélanie s'éloigna, mais Gabrielle ne monta pas tout de suite.
-
-C'était un plaisir qu'elle s'était promis, par un beau jour ensoleillé
-comme celui-là, de rester un peu sous la galerie de cette vieille
-maison superbe, à rêver. Elle vint s'accouder à la balustrade de
-pierre et promena ses regards autour d'elle avec une joie naïve de se
-sentir toute seule.
-
---Pourquoi ne fait-on plus les maisons comme cela? se dit-elle. Je
-crois vraiment que les choses ont leur noblesse aussi. Comme c'est
-singulier! Qu'est-ce qui nous manque donc, à nous autres bourgeois?
-Est-ce le goût? Mais presque tous les hommes de talent ou de génie
-étaient des enfants du peuple... Ah! bah! ce sont des préjugés... On
-faisait des jolies maisons autrefois, aujourd'hui elles ressemblent
-toutes à des casernes: c'est une affaire d'époque, la noblesse n'y est
-pour rien.
-
-L'imagination de Gabrielle donna pourtant le démenti à ce beau
-raisonnement. Tout en considérant la courbe majestueuse de l'escalier
-de marbre, la jeune fille s'amusa à y faire monter et descendre par la
-pensée, non pas de bons bourgeois à redingote noire ou marron, mais
-des marquis à talons rouges, l'épée au côté, des duchesses à paniers,
-à mouches et à poudre, tels qu'il avait dû en passer par là, un siècle
-auparavant. Un jour, non sans quelque hésitation, on avait permis à
-Gabrielle de lire: «Sur les trois marches de marbre rose», et le
-délicieux rêve de Musset passait de nouveau, rapide et vivant dans sa
-petite tête.
-
-Tout à coup la foule brillante, parée, bigarrée, disparut, et il ne
-resta plus sur les degrés qui se perdaient dans l'ombre qu'un jeune
-seigneur de haute mine; il descendait lentement et souriait à la jeune
-fille. C'était toujours l'imagination de celle-ci, bien entendu, qui
-évoquait une nouvelle apparition; mais ce qu'il y avait de
-particulier, c'est que le jeune seigneur ressemblait trait pour trait
-au comte de Laverdie.
-
-La petite bande d'ombre s'élargissait peu à peu sur le sable de la
-cour. Gabrielle la regardait machinalement s'étendre et ne songeait
-pas encore à monter chez sa marraine. C'est qu'un souvenir lui était
-revenu, et quand ce souvenir-là lui passait par la mémoire, il fallait
-absolument qu'elle y pensât tout au long... Il fallait qu'elle revît
-ce bal de madame de Saint-Villiers, depuis l'instant où elle y était
-entrée, joyeuse et éblouie, jusqu'au moment où elle était remontée en
-voiture, toute frémissante sous la fourrure blanche de sa pelisse. Il
-fallait qu'elle dansât de nouveau cette valse charmante où René de
-Laverdie avait été son cavalier, et qu'elle entendît encore une fois
-les propos délicats et spirituels qu'il lui avait tenus. Il fallait
-enfin, quoi qu'elle fît d'ailleurs pour s'en défendre, qu'elle
-retrouvât le regard du jeune homme plein d'une respectueuse
-admiration, et qu'elle se répétât les paroles qu'il lui avait dites
-après le cotillon:
-
---Ma tante ne fera plus danser d'ici la mi-carême: six semaines!...
-Combien ce temps va me paraître long!
-
-Hélas! elle était arrivée, cette mi-carême si impatiemment attendue.
-Le second bal de la marquise avait été plus brillant encore que le
-premier, et jamais Gabrielle n'avait porté une plus jolie toilette...
-Mais René n'avait point paru: il était alors à Nice pour les courses.
-La petite filleule de madame de Saint-Villiers avait eu beaucoup de
-succès, même parmi les aristocratiques beautés qui se trouvaient chez
-sa marraine; elle avait paru s'amuser de bon cœur, et chacun avait
-souri à son gracieux visage tout animé par le plaisir... L'adresse
-instinctive de la femme était pourtant déjà dans cette gaieté
-d'enfant: Gabrielle avait ri pour ne pas fondre en larmes. Puis,
-rentrée dans sa chambre, elle avait essayé de se tromper elle-même, et
-s'accoudant devant sa glace, elle avait adressé à son image une
-gentille grimace mutine; mais comme elle continuait à se regarder,
-elle avait vu soudain ses grands yeux devenir tout humides.
-
-Si charmant et spirituel que fût René de Laverdie, ce n'était pas
-pendant un tour de valse, ni même à travers les figures multipliées
-d'un cotillon, qu'il eût pu faire sur un jeune cœur une impression
-aussi profonde. Comme il n'allait pas chez sa tante plus souvent qu'il
-ne le croyait rigoureusement nécessaire, Gabrielle ne l'avait jamais
-rencontré avant le soir du bal; mais en réalité elle le connaissait
-depuis bien longtemps. Que de fois madame de Saint-Villiers
-n'avait-elle pas parlé de son neveu à sa filleule! Et, comme on peut
-le penser, ce n'était pas des fredaines de celui-ci qu'elle
-entretenait la jeune fille. Trop heureuse était-elle que l'innocence
-de Gabrielle lui imposât cette discrétion! Elle oubliait elle-même
-alors ce que la conduite de René pouvait avoir d'irrégulier; elle ne
-se souvenait et ne parlait que de son bon cœur, de son esprit, de ses
-talents; elle s'étendait même volontiers sur ses qualités extérieures,
-sur la noblesse et la fierté de ses traits, sur sa grâce à manier un
-cheval... Il y avait, dans le petit salon de la marquise, un excellent
-portrait de son neveu, et Gabrielle l'avait si souvent regardé qu'elle
-eût pu le refaire de mémoire si elle avait su peindre. Elle eût
-également bien tracé le plan de l'appartement du comte et fait
-l'inventaire de ses richesses artistiques, tant elle les avait entendu
-souvent décrire. Madame de Saint-Villiers ne tarissait pas sur ce
-dernier chapitre, car elle trouvait dans le goût passionné, mais
-éclairé de René pour ces choses l'excuse, ou du moins le contrepoids,
-de toutes les fautes du jeune homme.
-
-Songeait-elle, pendant le cours de ces longues causeries, à leur effet
-probable sur l'imagination vive et le cœur ardent de Gabrielle? Non,
-sans doute. Il y avait si longtemps que la marquise avait eu seize
-ans! Elle se laissait aller à toute la faiblesse de son affection
-maternelle, et se consolait ainsi du peu de retour que rencontrait
-cette affection et des autres sujets de chagrin que la légèreté de son
-neveu lui fournissait perpétuellement.
-
-Voilà pourquoi Gabrielle Duriez, en regardant l'escalier de marbre,
-pensait à une foule de choses qui n'y avait aucun rapport, tandis
-qu'il eût été si simple de monter bien vite pour retrouver en haut
-madame de Saint-Villiers qui l'attendait.
-
-La jeune fille était encore au plus profond de sa rêverie, lorsqu'elle
-en fut tirée par le bruit d'une porte que l'on fermait avec fracas;
-aussitôt des pas se firent entendre au-dessus d'elle: quelqu'un
-descendait de chez sa marraine.
-
-Gabrielle, ennuyée d'être aperçue toute seule, mais ne voyant pas de
-retraite possible, s'avança bravement vers l'escalier; elle en gravit
-les premières marches, levant la tête pour voir la personne qui
-descendait. Elle ne l'eut pas plus tôt reconnue qu'elle se sentit
-devenir toute pâle; les marches lui semblèrent tout à coup si hautes
-qu'elle dut faire un grand effort pour continuer à monter. C'était
-René de Laverdie qui venait au-devant d'elle. Il paraissait préoccupé,
-jeta de son côté un regard distrait, et, voyant une femme, leva son
-chapeau.
-
---Eh bien, mignonne, pourquoi donc vient-on si tard aujourd'hui? dit
-la marquise en embrassant sa filleule. Il y avait ici quelqu'un à qui
-je voulais donner la surprise de vous voir; mais vous avez trop tardé,
-et comme il ne me convenait pas de lui dire... Mais qu'a donc ce
-chapeau, fillette? ne pouvez-vous le retirer toute seule?
-
---Il y a un nœud au ruban, dit la petite; et elle resta un temps
-infini les bras en l'air, pour cacher qu'elle avait rougi.
-
---Oui, poursuivit madame de Saint-Villiers, il s'en est fallu de cinq
-minutes. Mais ce mauvais sujet de René est toujours si pressé quand il
-vient voir sa vieille tante!
-
-Cependant la marquise avait en parlant une expression triomphante qui
-n'échappa pas à Gabrielle. Cette expression reparut pendant
-l'après-midi sur le visage de la vieille dame toutes les fois qu'elle
-nomma son neveu; elle avait en même temps dans les yeux une sorte de
-malice joyeuse et attendrie, et fixait sur Gabrielle de longs regards
-affectueux, qui, à plusieurs reprises, se voilèrent de larmes.
-
-Tout cela mit la jeune fille mal à l'aise.
-
-En voyant le comte de Laverdie passer à côté d'elle sans la
-reconnaître, Gabrielle avait éprouvé une douleur aiguë. Surprise de sa
-propre émotion, elle avait senti du même coup sa fierté se révolter,
-et elle s'était juré qu'elle oublierait le jeune homme. C'était encore
-facile: elle ne s'était jamais avoué qu'elle l'aimait. D'ailleurs
-était-ce bien de l'amour? Ce petit cœur de dix-huit ans, rêveur,
-enthousiaste et tendre, portait avec soi son idéal, comme tant
-d'autres. Les paroles un peu indiscrètes de la marquise, un portrait
-aux grands yeux mélancoliques et fiers, avaient commencé de donner à
-cet idéal une physionomie distincte; la vue de René, l'empressement du
-jeune homme auprès de Gabrielle, au bal, avaient fait le reste.
-
-Mais la rencontre de l'escalier avait éclairé la jeune fille.--Que je
-suis folle! s'était-elle dit. Je pensais à lui, et, après tout, je ne
-le connais pas. Il me connaît encore bien moins. Il m'a adressé
-quelques mots aimables, mais il en a dit sans doute autant à chacune
-de ses danseuses. Allons, n'y pensons plus, et soyons bien gaie pour
-distraire cette pauvre marraine qui est souffrante.
-
-Il arriva que cette pauvre marraine était elle-même si gaie que les
-bonnes résolutions de Gabrielle se trouvèrent toutes déconcertées. La
-marquise, à cent lieues de se figurer l'état d'esprit de sa filleule,
-alla, dans sa joie, jusqu'à laisser échapper quelques petites
-allusions qui troublèrent fort la pauvre enfant.
-
-Celle-ci, heureusement, avait une contenance. Elle tenait entre ses
-mains un grand ouvrage de tapisserie qu'avait entrepris madame de
-Saint-Villiers, mais dont il était convenu que Gabrielle ferait le
-travail au petit point.--Mes pauvres yeux, disait la marquise, ne sont
-plus assez jeunes pour cela; je broderai le fond et la guirlande, et
-je vous laisserai, mignonne, le berger et ses moutons, qui sont plutôt
-votre affaire que la mienne.
-
-Gabrielle n'aimait pas beaucoup le travail à l'aiguille; elle lui
-préférait la musique ou les livres, et, à la campagne, les exercices
-en plein air, le soin de ses fleurs, les longues courses à travers
-champs. Sa marraine, du reste, ne l'ignorait pas. Mais madame de
-Saint-Villiers était de la vieille école: elle trouvait ridicule
-qu'une femme étudiât beaucoup, et encore plus qu'elle restât longtemps
-hors de la maison; elle serait revenue avec plaisir au temps où les
-grandes dames filaient de leurs belles mains. Aussi ne perdait-elle
-pas l'occasion de donner à ce sujet quelque leçon à sa filleule. Elle
-avait toujours l'air cependant de lui demander un service, sachant
-bien que de cette façon le travail semblerait facile à la jeune fille.
-
-L'après-midi dont il s'agit, Gabrielle avança énormément le pouf de sa
-marraine; ce fut la marquise qui, surprise de son ardeur, dut enfin
-lui enlever l'ouvrage des mains.
-
---Je n'oserai plus vous demander de travailler pour moi, dit la
-vieille dame en la grondant doucement. Si vous gâtiez vos beaux yeux,
-je ne me le pardonnerais jamais. Voyez un peu, ils sont déjà tout
-rouges! Où avais-je donc la tête pour vous laisser vous acharner ainsi
-après cette tapisserie.
-
---Bon! répondit Gabrielle en riant, ils sont verts, ce sont des yeux
-de chat. Et puis, ils ne sont pas fatigués du tout, c'est parce que je
-les ai frottés.
-
-Le fait est que les yeux de Gabrielle étaient très rouges.
-
---Laissez donc, dit sa marraine en l'embrassant, ces grands yeux-là
-feront bien des choses pour lesquelles ils ne demanderont même pas
-votre permission... Et ce sera bien fait, puisque vous les traitez si
-mal.
-
-Gabrielle courut au piano et joua pendant un moment. Puis elle revint
-s'asseoir sur un tabouret auprès de la chaise longue de sa marraine.
-On causa, et la jeune fille oublia pour de bon ses petits chagrins en
-écoutant la marquise. Celle-ci avait beaucoup d'esprit, beaucoup de
-cœur, elle avait vécu très longtemps: sa conversation ne pouvait
-manquer d'être charmante. Mais elle avait aussi une foule de préjugés
-et des vues étroites, qui tenaient à l'éducation exclusive qu'elle
-avait reçue. Gabrielle, qui était née avec un esprit juste et large,
-éprouvait parfois des étonnements profonds en entendant la vieille
-marquise prononcer sans appel, sur les hommes comme sur les choses,
-des jugements pleins de partialité. Elle ne protestait que par son
-silence, car elle se défiait de sa propre jeunesse et de son
-inexpérience; de plus, elle aimait tendrement sa marraine et elle eût
-craint de la blesser. Mais, après une heure passée ainsi, elle restait
-rêveuse pour des jours. Le double milieu si contradictoire dans lequel
-elle avait été élevée devait donner beaucoup à réfléchir à cette
-enfant intelligente. Ce qu'il y a de particulier, c'est que des deux
-côtés elle ne voyait que des extrêmes; pas de terrain neutre sur
-lequel elle pût s'arrêter, se reposer un moment. Au faubourg
-Saint-Germain, elle trouvait chez madame de Saint-Villiers les défauts
-comme les qualités de l'ancienne noblesse poussés à l'exagération:
-orgueil de la race et du nom, mépris du travail, prétentions à tous
-les privilèges, mais aussi honneur, délicatesse, générosité: ceci
-surtout dominant jusqu'à être mis à la place même de la justice.
-Retournant dans sa famille, elle y rencontrait le règne de l'argent,
-mais aussi le culte du travail; plus de logique et moins d'orgueil,
-mais une immense vanité.
-
-Et Gabrielle elle-même, qu'était-elle, au milieu de tout cela? Que
-serait-elle, plutôt? Elle commençait seulement à penser à ces choses.
-Quelle influence prévaudrait sur elle, et quelle voie devait-elle
-choisir?
-
-Pour le moment, toujours assise sur son petit tabouret, elle prêtait
-l'oreille d'un air grave à une histoire du temps de Charles X, que lui
-racontait sa marraine. Le récit de cette histoire devait avoir une
-conséquence fâcheuse, et voici comment:
-
-Aussi longtemps que Gabrielle avait brodé, fait de la musique ou
-causé, il lui avait été relativement facile de tenir certaine promesse
-qu'elle s'était faite en entrant, à savoir qu'elle ne lèverait pas
-les yeux sur un portrait suspendu en face de la cheminée, et qu'elle
-se reprochait d'avoir déjà regardé trop souvent. Tout avait bien été
-jusqu'au moment où madame de Saint-Villiers commença cette
-malencontreuse histoire du temps de Charles X. Elle était si longue,
-cette histoire! Gabrielle croyait même ne pas l'entendre pour la
-première fois. Oui, à la description de certain cavalier, elle se
-rappelait fort bien l'avoir écoutée auparavant.
-
---C'était le plus bel homme de la cour, disait la marquise, grand,
-bien fait, un visage noble et plein d'expression, des yeux...
-
-Gabrielle leva les siens vers le portrait.
-
-Vraiment, il aurait mieux valu qu'elle le regardât au commencement de
-l'après-midi, lorsqu'il était en pleine lumière; maintenant, à travers
-ce demi-jour qui tombait des lourds rideaux et qui l'idéalisait, il
-était cent fois plus dangereux. Gabrielle le sentit à l'émotion qui la
-troubla tout à coup. Mais au même instant, un domestique entra,
-apportant des lettres, et elle se hâta de détourner les yeux du
-tableau.
-
---Tenez, dit sa marraine, voilà un joli monogramme pour votre
-collection. Découpez-le, vous pourrez l'emporter.
-
-Et elle lui montrait sur un des billets qu'elle venait de décacheter
-un écusson surmonté d'une couronne de comte et entouré d'une devise;
-le papier venait de chez Stern: c'était une petite merveille de
-gravure.
-
---Oh! je vous remercie, il est admirable. Voulez-vous m'expliquer les
-armes?
-
---Volontiers, répondit la marquise.
-
-Et lorsqu'elle eut fini:
-
---Que diriez-vous, petite, d'une couronne comme celle-là?
-
---A moi? fit Gabrielle dont les joues s'empourprèrent. Puis elle
-ajouta vivement avec un éclat de rire:
-
---Vous savez bien, madame, que je suis républicaine.
-
---Chut! s'écria la marquise. Oh! la vilaine enfant! Est-ce qu'on dit
-de gros mots comme cela dans ma maison?
-
-Gabrielle riait toujours. Elle n'avait pas d'autre phrase lorsqu'elle
-voulait taquiner la marquise. Celle-ci ne s'en fâchait pas, le prenant
-comme une plaisanterie, mais elle feignait une indignation terrible;
-on riait et l'on s'embrassait.
-
-Cependant la pendule avait sonné cinq heures. On vint avertir
-mademoiselle que sa femme de chambre était là. Comme la jeune fille
-mettait ses gants, madame de Saint-Villiers lui dit:
-
---A propos, quand partez-vous pour la campagne?
-
---Dans quinze jours ou trois semaines.
-
---Et vous allez toujours à Montretout?
-
---Toujours; mais nous passerons le mois d'août à Trouville.
-
---Encore à Trouville cette année! Cet endroit devient bien vulgaire.
-
---Je ne sais pas. C'est près de Paris, et, de cette façon, papa n'a
-pas besoin d'abandonner complètement ses affaires.
-
---Ah! oui, ses affaires, dit la marquise avec une emphase un peu
-dédaigneuse; j'oubliais...
-
---Nous vous verrons à Montretout, n'est-ce pas, chère marraine?
-
---Certainement... Et même... écoutez: voilà pourquoi je vous en
-parlais. J'y mènerai mon neveu René... après en avoir toutefois
-demandé la permission à vos parents. Il désire vivement leur être
-présenté. Il serait singulier, avec l'amitié qui nous unit, que mon
-fils, pour ainsi dire, ne connût pas votre famille, et vous-même,
-toute belle. Je ne sais comment ceci ne s'est pas fait depuis
-longtemps. Enfin, l'hiver est fini, vous ne recevez plus; nous
-attendrons que vous soyez à la campagne. C'est une promenade
-délicieuse, d'ici à Montretout, par le bois.
-
-Gabrielle tendit son front à la marquise, qui l'embrassa avec
-tendresse; puis elle partit.
-
-
-
-
-III
-
-
-Un mois après cette visite, René parut tout à coup chez sa tante, à
-l'heure où celle-ci sortait habituellement. La marquise fit atteler
-son landau, y monta avec son neveu, et partit pour Montretout.
-
-Bien que madame de Saint-Villiers ne se montrât pas souvent autour du
-lac et choisît de préférence pour sa promenade quotidienne les allées
-retirées du bois, son équipage de forme un peu antique et sa livrée
-bleue lisérés jaunes étaient bien connus des Parisiens. Ce jour-là,
-ils attirèrent l'attention d'une façon toute particulière, car, à la
-gauche de la marquise, était assis le comte de Laverdie.
-
-Le fait, il est vrai (et ceci n'est pas à la louange du jeune homme),
-se produisait assez rarement pour qu'on le remarquât. Ceux qui aiment
-à tout savoir, et encore mieux à tout deviner sur les affaires
-d'autrui, observèrent que la vieille dame se tenait fort droite parmi
-les coussins et portait sur son visage un petit air de triomphe qu'on
-ne lui avait jamais vu; que René, au contraire, un peu enfoncé dans la
-voiture, la tête légèrement inclinée en avant, paraissait presque
-abattu; enfin, que les chevaux allaient bien vite pour une simple
-promenade.
-
-Madame de Saint-Villiers, cependant, ne jouissait pas d'un bonheur
-sans nuages. Cette entrevue, qu'elle avait appelée de tous ses vœux,
-commençait, à mesure que le moment s'en approchait, à lui sembler
-passablement redoutable. Elle appréhendait fort l'effet que devait
-produire sur son neveu le premier aspect du milieu où elle allait le
-faire pénétrer. Elle songeait à une foule de petites choses qui
-pourraient le rebuter, le blesser tout d'abord. Son inquiétude était
-d'autant plus vive qu'elle n'avait pas la plus faible idée de ce qui
-se passait dans l'esprit de René, ni de la nature des motifs qui
-avaient inspiré la détermination soudaine de celui-ci. Elle tournait
-de temps à autre vers le jeune homme un regard tendre et
-interrogateur, mais ce regard restait sans réponse. René causait avec
-le plus grand calme de choses indifférentes, et considérait les gazons
-soigneusement entretenus et les massifs corrects du Bois avec toute
-l'attention d'un voyageur explorant une terre inconnue, ou encore
-celle d'un général qui pénétrerait à l'aventure au cœur d'un pays
-ennemi.
-
---Bah! réfléchit la marquise, ne suis-je pas sûre de Gabrielle? Dès
-que René l'apercevra, il deviendra incapable de rien voir d'autre;
-tout ce qui ne sera pas elle lui semblera de peu d'importance: c'est
-ainsi qu'il passera sur les petitesses et les ridicules de ceux qui
-l'entourent. Est-ce que je ne connais pas mes deux enfants? Ne sais-je
-pas bien que c'est le bonheur de toute leur vie auquel je travaille?
-J'en ai la conviction si profonde, que je l'édifierais malgré eux, ce
-bonheur, si cela était nécessaire et si j'en trouvais le moyen!
-
-Toutefois, madame de Saint-Villiers crut utile de préparer son neveu
-en lui faisant, au physique ainsi qu'au moral, le portrait de chacun
-des membres de la famille Duriez, sa filleule exceptée, bien entendu.
-
-René, qui devina son intention, essaya de la prévenir.
-
---Je vous assure, madame, dit-il, que tous ces gens-là me sont
-parfaitement indifférents. Comme vous l'avez fort bien fait observer
-vous-même, ce n'est pas eux que je compte épouser. Leurs qualités et
-leurs défauts réunis n'auront pas le pouvoir de rien changer à mes
-intentions ni aux sentiments qu'il m'arrivera d'éprouver à l'égard de
-votre filleule. Si j'avais pu recevoir mademoiselle Duriez de votre
-main, sans même que j'eusse à solliciter l'honneur d'être présenté à
-ses parents, mon bonheur eût été parfait.
-
---Et le mien donc! soupira la marquise. Cependant, mon cher René, pas
-d'exagération fâcheuse. Excusez-moi si j'avoue que vos paroles me
-semblent un peu dures. Vous verrez vous-même que les Duriez ne
-méritent pas cette indifférence dédaigneuse. J'en suis, du reste,
-charmée pour vous: quoi que vous disiez, vous auriez souffert du
-contraire. Vous ne pensez pas, j'espère, séparer absolument votre
-femme de sa famille, ni de fait ni moralement. Ce serait une
-impossibilité, et, de plus, une cruauté dont je ne vous crois pas
-capable.
-
---Eh! certes non, madame, pas absolument, sans doute, mais le plus
-possible, cela est certain. Si je vous ai bien comprise, et grâce
-avant tout à votre influence, mademoiselle Duriez ne partage pas, à
-beaucoup près, toutes les idées du milieu dans lequel elle a été
-élevée?
-
---Ce milieu, René, n'est pas tel que vous semblez vous l'imaginer. Si
-l'homme du peuple parvenu n'avait d'autre représentant que M. Duriez,
-il faut avouer qu'on en aurait un peu exagéré le type dans ces mille
-descriptions qui nous ont inspiré tant de dégoût. Ni vous ni moi
-n'avons le moindre désir d'approfondir la question; ne parlons donc
-que de la famille qui nous intéresse et qui bientôt nous touchera de
-si près. Les Duriez sont partis de bas, c'est vrai... il paraît
-qu'aujourd'hui c'est bien porté. Autrefois on s'enorgueillissait
-d'avoir eu un aïeul au sacre de Charles VII... Aujourd'hui l'on est
-fier si l'on peut dire: «Mon grand-père plantait des choux, il faisait
-une croix pour signer son nom; tel que vous me voyez je suis venu à
-Paris en sabots, avec quatre sous attachés dans le coin d'un
-mouchoir!» Ainsi va le monde, mon cher neveu: aussi suis-je bien aise
-de penser que j'en sortirai bientôt. J'ignore si le grand-père de M.
-Duriez plantait des choux, mais certainement il devait planter quelque
-chose. Il vivait je ne sais où, au fin fond de la Bourgogne, avec une
-bonne douzaine d'enfants qui couraient pieds nus. L'un de ces gamins,
-plus intelligent que les autres, arriva ici un beau jour, s'ingénia,
-se démena, travailla et fit fortune. Il laissa, en mourant, au père de
-Gabrielle, une maison de commission et d'exportation solidement
-installée. Aujourd'hui, c'est un établissement colossal qui chiffre
-par des millions le mouvement de ses affaires.
-
---Mais, fit René en souriant, j'avoue que ces petits va-nu-pieds
-bourguignons m'inquiètent. Que sont-ils devenus? N'ont-ils pas eu
-chacun douze enfants à leur tour, et ne voit-on pas tout cela
-bourdonner autour d'une si grosse fortune comme des papillons de nuit
-autour d'une chandelle?
-
---Non, dit la marquise. Le fondateur de la maison Duriez était le
-dernier de la famille; il est mort vieux et quand tous les autres
-étaient déjà sous terre depuis longtemps. Quant aux descendants de
-ceux-ci, je n'en ai jamais entendu parler. S'il en existe, on doit
-convenir qu'ils font preuve d'une discrétion bien intéressante.
-
---Savez-vous bien, madame, que cette histoire me paraît admirable. Je
-me fais une idée charmante de ce gamin ébouriffé, arrivant dans notre
-grande ville avec ses poches vides et des millions dans sa petite
-tête. Certainement, la noblesse est une belle chose, mais la
-résolution, le travail... Oui, il y a bien là aussi quelque chose de
-grand.
-
-La marquise regarda son neveu d'un air surpris et peiné.
-
---Ah! René, René, dit-elle, vous voilà bien toujours le même, avec vos
-impulsions qui déconcertent. Vous ne parlerez, vous n'agirez donc
-jamais que d'enthousiasme? Mon cher enfant, pardonnez à votre vieille
-tante qui se croit permis de vous dire de telles choses, mais ne
-songez-vous pas que vous passez votre vie à vous contredire sans
-cesse?
-
---Chère tante, je sais que je suis le pire étourdi qui existe, mais,
-au nom du ciel! qu'est-ce que j'ai dit qui puisse m'attirer tout à
-coup un aussi sévère reproche?
-
-Il avait l'air si sincèrement, mais si comiquement désolé que la
-vieille dame ne put s'empêcher de sourire.
-
---Comment, répondit-elle gaiement, ce que vous avez dit? Mais c'est
-trop fort! Je vous crois plein de préjugés contre la bourgeoisie, je
-m'efforce de les détruire, je cache mes propres répugnances pour mieux
-vaincre les vôtres... Bon! une nouvelle idée vous traverse la tête,
-vous vous y lancez à corps perdu, et vous voilà embouchant la
-trompette en l'honneur de ce qui tout à l'heure ne paraissait même pas
-digne d'attirer votre attention.
-
-Cette fois, René rit aux éclats.
-
---C'est vrai, dit-il, je me reconnais, je suis ainsi... J'en demande
-pardon à Dieu et aux hommes, à vous en particulier, ma bonne tante.
-Cependant ne me condamnez pas sans m'entendre. J'admire l'énergie,
-l'intelligence, la volonté; je déteste et je méprise la vanité,
-l'avarice, la morgue insolente, qu'à tort ou à raison l'on attribue
-aux parvenus. Je ne suis pas, comme vous voyez, si fort en
-contradiction avec moi-même. Et puis, si celui qui a gagné la fortune
-mérite quelque admiration, son fils généralement en mérite moins et
-son petit-fils pas du tout. Le premier gravit la montagne, le second
-reste au sommet, et il arrive souvent que le troisième dégringole de
-l'autre côté.
-
---A propos, dit la marquise, il existe ce petit-fils; mais c'est un
-bon jeune homme, très travailleur et qui ne manifeste jusqu'à présent
-aucune intention de dégringoler comme vous dites.
-
---Mademoiselle Duriez a un frère?
-
---Mais oui: un frère plus âgé qu'elle de deux ou trois ans. Ne vous
-l'avais-je pas dit?
-
---Jamais.
-
---Vous l'aurez oublié. Du reste, je crois que c'est ce que vous
-risquez de faire après que vous l'aurez vu lui-même.
-
---Vraiment? fit René en riant. Il est intéressant à ce point?
-
---Mon Dieu, c'est un excellent garçon; mais je ne lui crois guère
-d'esprit. Il vient de faire son volontariat dans la cavalerie, et se
-figure monter comme Bellérophon: je n'ai cependant jamais vu personne
-de plus disgracieux à cheval. C'est un gros blond, dont l'aspect fait
-involontairement rêver de plum-pudding. Ce qui contribue à rendre ce
-rapprochement naturel, c'est qu'il imite en tout les Anglais. Vous le
-verrez vêtu d'un veston à carreaux et les cheveux partagés au milieu
-de la tête. Il a un cab dont les roues sont à peine plus légères que
-celles d'une charrette à foin. Tous les matins, il se rend de
-Saint-Cloud à Paris dans cet horrible véhicule.
-
-Il y eut un moment de silence. René ne paraissait que médiocrement
-charmé du portrait qui venait de lui être fait de son futur
-beau-frère.--Je ne le verrai pas souvent, pensait-il.
-
---Et madame Duriez? demanda-t-il tout haut.
-
---Elle? Oh! il est inutile que je vous en parle: vous l'aurez jugée
-quand vous l'aurez saluée. Elle se croit une grande dame parce qu'elle
-ne fait rien naturellement. Si elle vous dit: Comment vous
-portez-vous? et vous offre un siège, vous savez à quoi vous en tenir
-sur son compte. Vous n'acceptez pas sa chaise sans remords, en
-songeant combien la pauvre dame a dû se donner de peine et d'étude
-pour arriver à vous prier de vous asseoir de la façon dont elle le
-fait. Son mari, lui, a l'air de vous dire: «J'ai des millions; ils
-valent vos titres. S'il me plaît de mettre une couronne de duchesse
-dans la corbeille de ma fille, je puis m'en passer la fantaisie, et
-j'ai le moyen de la payer.» Ces prétentions sont grossières, j'en
-conviens; elles sont absurdes, puisque, en somme, l'argent n'a d'autre
-mérite que celui qu'on lui prête, et qu'on ne saurait à aucun prix
-acquérir la noblesse du sang. Mais, avec cela, le bonhomme a une
-franchise, un esprit simple et droit, qui fait qu'on lui pardonne.
-Vous le verrez, il vous plaira. Vous aurez plus de peine à digérer
-l'affectation de madame Duriez. J'aime mieux vous le dire à l'avance.
-Ainsi prenez-en votre parti. Rien ne persuadera à cette femme qu'il y
-ait la moindre différence entre elle et nous. N'essayez pas de le lui
-faire sentir, mon neveu, car vous perdriez votre peine. Tels qu'ils
-sont, ces braves gens ont trouvé moyen de découvrir une perle, de
-décrocher une étoile qui est leur fille et qui est ma filleule: c'est
-tout ce qu'il nous importe de savoir.
-
-Il serait difficile de se figurer dans quel misérable état d'esprit se
-trouvait René de Laverdie au moment où la marquise et lui arrivèrent
-au terme de leur voyage. Il sentait que c'était un marché qu'il
-allait faire, et cela lui répugnait profondément. On avait eu beau lui
-démontrer qu'il donnerait, en somme, plus qu'il ne recevrait: ce
-raisonnement seul aurait prouvé qu'il ne s'agissait pas ici d'autre
-chose que d'une affaire; or le comte de Laverdie, en véritable comte
-du reste, avait les affaires en horreur; en faire une de son mariage
-semblait très dur à sa délicatesse. Comme il connaissait sa propre
-valeur et qu'il avait un cœur excellent, il ne pouvait douter que la
-future comtesse ne coulât des jours dignes d'envie; mais il commençait
-à se demander si lui-même serait heureux... Ces pensées et bien
-d'autres encore communiquaient à son visage une expression assez
-triste, et la marquise lui en fit malicieusement la remarque tandis
-que la voiture franchissait la grille du parc de Montretout.
-
-René s'efforça de sourire et regarda sa tante. La vue du bonheur
-évident qui rayonnait sur tous les traits de la vieille dame le
-consola en partie de ses chagrins et de ses scrupules.
-
-Quand on est entré dans le parc de Montretout par la grille qui se
-trouve à côté de la station du chemin de fer de Saint-Cloud, la
-première avenue qui se présente à gauche est une superbe allée plantée
-de hauts arbres. Des deux côtés, on aperçoit des habitations
-élégantes, très rapprochées les unes des autres. Malgré la verdure
-qui les enveloppe, on sent que c'est encore la ville: les grilles
-imposantes dont les dorures étincellent, les cours où le râteau n'a
-pas laissé un caillou hors de sa place, font qu'en traversant ce beau
-boulevard on hésite à se croire à la campagne. La campagne! Non, ce
-mot riant et doux, qui fait penser à la grande prairie trempée de
-rosée et au gai tapage de la basse-cour, ne convient pas à Montretout.
-
-Les maisons qui se trouvent du côté gauche de cette première avenue
-offrent pourtant à leurs habitants un avantage qui en vaut bien
-d'autres réunis, soit de la ville, soit de la campagne: c'est le
-spectacle de l'admirable panorama qui se déroule au-dessous d'elles.
-Spectacle vraiment incomparable! Saint-Cloud, son parc royal, où se
-dressent les débris de son palais consumé; la Seine, coupée de ponts
-nombreux et couverte d'îles verdoyantes; le vaste massif du bois de
-Boulogne, sur la teinte sombre duquel se détache, d'un vert plus vif,
-le champ de courses de Longchamp, puis, au delà, Paris, infini et
-changeant comme la mer, bleuâtre dans la brume du matin, rose et doré
-au soleil couchant, quelquefois menaçant et noir comme les flots que
-soulève la tempête.
-
-Cette vue était pour Gabrielle Duriez une source de perpétuel
-ravissement. La jeune fille y trouvait un dédommagement au séjour de
-Montretout, qu'elle détestait: elle avait choisi sa chambre au second
-étage de la maison, du côté opposé à la façade qui donnait sur le
-parc. Son bonheur était d'en ouvrir toutes grandes les deux larges
-fenêtres et de s'enivrer d'air, de lumière et de la contemplation d'un
-pareil tableau, d'aspect toujours divers et toujours merveilleux.
-
-Les appréhensions de René se trouvèrent justifiées lorsqu'il pénétra
-dans le salon de madame Duriez. Il trouva la maîtresse de la maison
-telle que sa tante la lui avait dépeinte, c'est-à-dire remplie, dans
-sa conversation et ses manières, d'une affectation insupportable. Des
-yeux moins prévenus eussent peut-être été moins sévères; cependant il
-est certain que madame Duriez cessait d'être naturelle à l'instant où
-son valet de chambre annonçait une personne titrée. C'était un effet
-malheureux que produisait la petite particule _de_; elle rendait
-ridicule une personne qui, autrement, eût été fort sympathique par son
-esprit agréable et son affabilité sincère.
-
-Madame Duriez fit seule d'abord les honneurs de chez elle, puis
-Gabrielle descendit; René la vit entrer sans émotion.
-
---Je n'ai pas besoin de vous présenter mon neveu, dit la marquise à sa
-filleule, puisque vous avez dansé ensemble cet hiver, si je ne me
-trompe pas.
-
-Le comte se garda bien d'avouer que sa mémoire était moins fidèle que
-celle de madame de Saint-Villiers. Il ne se rappelait pas avoir fort
-admiré Gabrielle au bal de la marquise. Il la regarda et ne la trouva
-pas jolie; il causa avec elle et pensa qu'elle était insignifiante.
-Était-ce l'absence des lumières et de l'étourdissante atmosphère du
-bal, était-ce la fraîche petite robe de toile remplaçant la toilette
-de faille et de gaze qui transformaient ainsi Gabrielle? Était-ce
-plutôt l'idée de ce mariage nécessaire et forcé, ou le sentiment, à
-grand'peine étouffé, qu'il allait tromper une enfant, qui agissait sur
-l'esprit de René pour troubler son jugement? Le jeune homme ne s'en
-demanda pas si long. Il se sentait monter peu à peu sur son piédestal
-intérieur, tandis que la famille Duriez descendait dans sa pensée à
-une distance incalculable. Il s'admira sincèrement pour la grandeur
-d'âme qu'il allait déployer en franchissant un tel abîme. La
-conversation se ressentit des dispositions où il se trouvait; il y
-apporta une grâce nonchalante qui fit l'admiration de madame Duriez:
-elle y vit la marque suprême de l'élégance et du bon ton.
-
-Gabrielle se sentait mal à l'aise et ne savait pas trop pourquoi. Elle
-cherchait en vain en face d'elle, dans ce comte de Laverdie, au
-sourire aimable et si légèrement dédaigneux, le jeune homme dont elle
-avait remarqué chez sa marraine la belle physionomie, ouverte et
-spirituelle, la gaieté mêlée d'une certaine profondeur et
-l'empressement délicat vis-à-vis d'elle-même. Elle ne le retrouvait
-pas. Mais qu'importe! Une fois avait suffi, et Gabrielle, au fond du
-cœur, gardait une image que la réalité même ne devait ni remplacer ni
-détruire.
-
-Madame Duriez voulait retenir ses visiteurs à dîner: on ne devait pas
-songer, en venant à la campagne, à s'en retourner aussitôt. Cependant
-la marquise ne consentit pas à rester.
-
---La campagne, dit-elle en souriant, y pensez-vous? En vingt minutes
-nous sommes à Paris.
-
---Hélas! oui, fit Gabrielle avec un gros soupir comique.
-
---Ah! voilà, dit la marquise, un des chagrins de notre petite fille:
-elle n'aime pas Montretout; elle s'y trouve en prison.
-
---Pourquoi donc, mademoiselle? demanda René.
-
---Parce qu'il faut ici s'habiller comme à Paris, recevoir comme à
-Paris; quand nous sortons, c'est encore pour aller à Paris. Savez-vous
-ce que j'aime quand je suis à la campagne? C'est me trouver dans un
-endroit où je puisse rencontrer des paysans qui me demandent: Comment
-est-ce Paris? et qui, vraiment, n'en ont pas la moindre idée.
-
---Voilà un rêve que vous ne devez pas avoir vu se réaliser bien
-souvent.
-
---Non, c'est vrai: une fois seulement, dans le Dauphiné. Nous y étions
-tout à fait par hasard et nous n'y sommes pas restés.
-
---Je crois bien, dit madame Duriez, c'était un vrai trou. Gabrielle en
-a conservé un charmant souvenir parce qu'elle était tout enfant; mais
-je suis sûre qu'aujourd'hui elle ne voudrait pas plus que moi passer
-huit jours dans un pays où trois personnes au plus parlent autre chose
-que le patois.
-
---Ah! maman, s'écria la jeune fille.
-
---Eh bien, Gabrielle, nous irons toutes les deux, dit la marquise.
-Mais il faut nous dépêcher, car les toits de chaume disparaissent.
-C'est nous qui habiterons sous le dernier; nous parlerons patois et
-nous mettrons des sabots.
-
---Je n'en demanderais pas tant, madame, répondit Gabrielle en riant,
-si vous vouliez seulement persuader à maman qu'une jeune fille peut
-sortir à cheval le matin à huit heures avec son frère dans le parc,
-sans manquer à toutes les lois des convenances et du comme il faut!
-
---Ma chère petite, fit madame de Saint-Villiers un peu sèchement,
-voilà un code que je n'ai jamais pris la peine d'étudier, et madame
-votre mère en sait probablement bien plus long que moi sur ce sujet.
-Ne m'avez-vous pas parlé de vos roses? Vous serez charmante de nous
-les montrer tout de suite, car nous allons bientôt vous quitter.
-
-On descendit dans le jardin.
-
-Gabrielle soignait elle-même une corbeille de roses dont elle était
-très fière: toutes les variétés, toutes les nuances s'y trouvaient
-réunies; comme elles étaient alors en pleine floraison, elles
-formaient un bouquet merveilleux que les yeux ne pouvaient se lasser
-d'admirer.
-
-La jeune fille détacha trois ou quatre des plus belles fleurs pour les
-offrir à sa marraine.
-
---Et mon neveu? dit madame de Saint-Villiers avec malice.
-
-Gabrielle sourit, se pencha, cueillit un bouton et le tendit à René.
-Elle le fit avec tant de simplicité, de grâce et si peu de
-coquetterie, que le jeune homme en fut frappé. Il remercia vivement,
-prit la fleur et la mit à sa boutonnière. Madame Duriez le regarda
-faire avec stupéfaction.--Un comte! soupira-t-elle intérieurement. On
-va le prendre pour son valet de pied.
-
-A ce moment, M. Duriez et son fils arrivaient de Paris. Ils
-s'empressèrent de se rendre au jardin dès qu'ils eurent appris qui s'y
-trouvait. M. Duriez vint sans façon tendre la main à la marquise, et
-il serra vigoureusement celle de René aussitôt que celui-ci lui fut
-présenté; puis il embrassa sa fille sur les deux joues.
-
-Tandis qu'une pareille scène faisait pâlir madame Duriez, René se
-sentait tout réchauffé par cette bonhomie franche et cordiale. Les
-derniers moments de la visite lui semblèrent plus agréables que les
-premiers et il redevint presque lui-même.
-
-Appuyée sur le bras de son père, Gabrielle regardait la voiture de la
-marquise descendre l'avenue. Son cœur battait bien légèrement dans sa
-poitrine. Elle se mit à rire parce que madame Duriez trouva très
-inconvenant qu'on restât ainsi à la grille.
-
---Cela m'est égal d'être grondée, puisque tu l'es aussi, papa,
-fit-elle en jetant les bras autour du cou de celui-ci.
-
-Mais en se retournant, elle aperçut son frère qui l'observait d'un
-air presque sombre.--C'est singulier, pensa-t-elle, comme M. de
-Laverdie et Émile se sont regardés et salués avec froideur! On aurait
-cru qu'ils avaient quelque chose l'un contre l'autre, et cependant ils
-ne se connaissent pas. Mais non, c'est une idée que je me fais,
-j'aurai mal vu. Qu'y aurait-il entre eux, puisqu'ils se sont
-rencontrés aujourd'hui pour la première fois?
-
-Elle s'élança dans la maison, et, vive comme un oiseau, grimpa au
-second étage.
-
-Arrivée dans sa chambre, elle se mit à la croisée selon son habitude;
-mais, contre son habitude, elle ne regarda pas au loin, les bois, le
-ciel et la grande ville qui, dans ce moment, s'enflammait de tous les
-rayons du soleil du soir... Elle baissa les yeux vers la Seine, vers
-le pont de Boulogne, où, de cette hauteur, les passants paraissaient
-tout petits, allant, venant, se croisant, comme autant de fourmis
-actives aux abords de la fourmilière. On les apercevait tout noirs sur
-les trottoirs blancs de poussière. Au milieu de la chaussée, des
-équipages microscopiques passaient rapidement, avec des étincelles à
-leurs roues; et, plus lente, une charrette de pierres qui semblait
-traîner un caillou s'avançait au pas tranquille de ses quatre ou cinq
-chevaux; ceux-ci, avec leurs gros colliers de laine bleue,
-ressemblaient à de bizarres insectes.
-
-Tout à coup Gabrielle inclina sa tête blonde avec plus d'attention: le
-landau de la marquise traversait le pont; et, bien qu'il parût mignon
-comme un jouet d'enfant, les bons yeux de la jeune fille distinguèrent
-très bien les deux personnes qui s'y trouvaient. Il passa comme un
-éclair et disparut dans la verdure profonde du bois de Boulogne. Alors
-seulement Gabrielle éleva ses regards vers les autres parties de
-l'immense tableau déroulé devant elle. Jamais elle ne l'avait vu si
-radieux ni si brillant. Non, jamais les grands arbres de Saint-Cloud
-n'avaient allongé sur le gazon des ombres si mystérieuses et si
-douces. Elle ne se rappelait pas non plus avoir auparavant aperçu une
-telle flamme au dôme des Invalides, ni de petits nuages aussi roses
-dans le ciel bleu; et il est certain qu'elle n'avait jamais remarqué
-là-bas, tout au loin, entre le pli de deux collines, cet espace
-lumineux et clair qui semblait une échappée sur l'infini et qui
-attirait et charmait ses regards comme l'entrée d'une terre nouvelle.
-
-Elle resta là, pensive et souriante, jusqu'à ce qu'on vînt l'avertir
-que la cloche du dîner avait sonné deux fois et que ses parents
-étaient à table.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Gabrielle ne s'était pas trompée lorsqu'elle avait cru remarquer,
-entre son frère et M. de Laverdie, un échange de regards presque
-hostiles. Les deux jeunes gens s'étaient à peine vus qu'ils avaient
-éprouvé l'un pour l'autre une égale antipathie. René était prévenu
-contre Émile: il gardait dans sa pensée le portrait physique et moral
-que sa tante lui avait fait du jeune Duriez, portrait assez sévère et
-fort peu engageant, d'après lequel il s'était figuré qu'il allait
-rencontrer un sot. Puis il craignait que la présence d'un jeune homme
-ne l'entraînât plus loin qu'il ne voulait dans l'intimité de ce monde
-plébéien, et il était disposé à se méfier du frère de Gabrielle.
-
-Quant à celui-ci, c'était un caractère peu élevé: un sentiment de
-jalousie vulgaire l'avait tout d'abord éloigné du comte de Laverdie.
-Comme tous les jeunes gens de Paris, il connaissait bien la brillante
-réputation d'élégance, de goût et d'esprit que l'on avait faite à
-René; il ne se souciait pas d'approcher du héros. Il trouva sa visite
-à Montretout fort extraordinaire, car il le savait exclusif et le
-croyait orgueilleux. Il entendit sa mère inviter leurs visiteurs à
-dîner; madame de Saint-Villiers refusa de fixer un jour, mais promit
-de venir avec son neveu «à la fortune du pot».--Puisque vous voulez
-être traités en campagnards, ajouta la vieille dame en souriant, nous
-viendrons plutôt vous surprendre. J'espère que ce jour-là Gabrielle
-aura obtenu qu'on mette une soupe aux choux en tête du menu.
-
-Le fait est que la marquise ne voulait pas d'un dîner de cérémonie, où
-les meilleurs amis de madame Duriez eussent été rassemblés pour voir
-de près la grande dame et le jeune comte.
-
-Émile ne crut pas que madame de Saint-Villiers songeât à tenir sa
-promesse, du moins aussitôt qu'elle s'y était engagée; aussi fut-il
-très étonné lorsque, peu de jours après, en rentrant à six heures, il
-vit dans la cour la voiture de la marquise dont on était occupé à
-dételer les chevaux. L'idée du mariage qu'on méditait se présenta tout
-de suite à son esprit et le rendit furieux.
-
---Cette vieille fée, pensa-t-il, n'avait pas assez accaparé Gabrielle,
-il faut maintenant qu'elle nous l'enlève tout à fait! Car je vois bien
-où elle veut en venir... Toutes ses gentillesses n'ont d'autre but que
-de nous apprivoiser. Une fois qu'elle aura mis en cage la petite
-colombe, elle se souciera bien des vieux ramiers!
-
-Il monta dans sa chambre, et, tout en s'habillant pour le dîner,
-suivit le cours de ses réflexions, qui devinrent de plus en plus
-sombres. Comment empêcher l'accomplissement d'un projet dont la seule
-perspective devait tourner la tête de joie à ses parents et à sa
-sœur?
-
---La petite est encore assez raisonnable, se disait-il, quoiqu'elle ne
-soit guère pratique et qu'elle vive un peu dans les nuages; mais ma
-mère se laissera certainement éblouir, et mon père ne voit rien que
-par elle.
-
-Cependant, même pour Émile, le dîner et la soirée se passèrent très
-bien. La réserve, pleine de finesse et de goût, de la marquise et de
-René le rassura, parce qu'il ne la comprit pas; le visage gracieux et
-tranquille de Gabrielle ne lui dit rien non plus. Madame Duriez, au
-contraire, étant femme et par conséquent plus perspicace, voyait
-flotter devant ses yeux un rêve dont l'apparition la plongeait dans
-l'extase.
-
-Deux ou trois jours après cette visite, la famille Duriez, en sortant
-de table vers huit heures, se rendit dans le jardin. Ce jardin
-s'inclinait en pente du côté de Saint-Cloud. Dans la partie la plus
-élevée, le long de la maison, s'étendait une terrasse d'où la vue,
-sans être aussi vaste que depuis les étages supérieurs, était déjà
-fort belle; au-dessus, un balcon, et de longs rameaux de glycine
-grimpant et serpentant tout autour; au milieu, des sièges, et une
-table rustique sur laquelle était servi le café.
-
-Ce soir-là, Gabrielle avait apporté un livre broché, et, à peine
-eut-elle reposé sa tasse vide, qu'elle se réfugia dans le coin où il
-faisait encore le plus clair et se mit à lire. Elle avait appuyé ses
-deux petits pieds dans les découpures de la balustrade, et, sur ses
-genoux ainsi élevés, elle avait posé son volume ouvert et ses deux
-coudes, soutenant de ses mains sa jolie tête et le flot de ses cheveux
-blonds; elle paraissait complètement absorbée.
-
-M. Duriez et son fils avaient allumé leurs cigares. Un journal était
-sur la table, et ces messieurs causèrent un instant politique. Madame
-Duriez, après s'être plainte de la chaleur, s'était renversée dans son
-fauteuil, et, les paupières à demi closes, songeait mollement en
-regardant Paris. De ce côté, la nuit montait, et les fumées de la
-grande ville se distinguaient, blanchâtres et lourdes, sur le fond
-gris du ciel. Ce tableau brumeux et uniforme inspirait à madame Duriez
-des réflexions qui, si elles n'étaient pas plus variées, étaient
-beaucoup plus riantes; on aurait pu les résumer dans ces deux mots,
-que la bonne dame se répétait tour à tour avec béatitude:--Comtesse de
-Laverdie... Gabrielle de Laverdie...
-
-Cependant, Émile parut tout à coup frappé d'une idée extraordinaire;
-il fit le mouvement de quelqu'un qui attraperait quelque chose au vol
-et laissa tomber son cigare; puis il décroisa si brusquement les
-jambes qu'il faillit renverser la table, et que les quatre tasses en
-frémirent dans leurs soucoupes.
-
---Mon Dieu! qu'y a-t-il? cria madame Duriez, arrachée soudainement
-ainsi à sa contemplation de châteaux en Espagne.
-
-Son fils ouvrit la bouche comme pour parler, regarda du côté de
-Gabrielle qui était trop loin pour entendre, et, se ravisant, ne dit
-rien. Bientôt après il se leva, alluma un autre cigare, et se mit à
-marcher de long en large sur la terrasse. Au moment où sa promenade
-l'amena aussi loin que possible du reste de la famille, on l'eût
-entendu murmurer:--Un uniforme, deux ou trois blessures, des actes
-d'héroïsme, cela fait bien autant d'effet qu'un titre... Puisqu'elles
-veulent être éblouies, on les éblouira, on les aveuglera, mais, pour
-Dieu, pas ce Laverdie!
-
-Il revint sur ses pas et passa près de sa sœur.
-
---Tu t'abîmes les yeux, lui dit-il.
-
-Gabrielle ne répondit pas.
-
-Alors il se dit que le meilleur moyen de forcer la jeune fille à
-fermer son livre était d'exciter sa curiosité; il retourna donc à sa
-place et se rassit, en ayant soin de placer sa chaise de façon que
-Gabrielle ne pût perdre un mot de ce qu'il dirait. Avant de commencer,
-il fit intérieurement appel à toute la diplomatie qu'il possédait, ou
-du moins à celle qu'il se flattait de posséder.
-
---Mère, dit-il d'une voix très haute qui réveilla madame Duriez
-(littéralement, cette fois, car, après l'aventure de la table, elle
-s'était tout à fait endormie), tu ne sais pas qui je vais t'amener
-demain à dîner, si toutefois tu le permets?
-
-Madame Duriez bâilla jusqu'à ce que les larmes lui en vinssent aux
-yeux.
-
---Mon cher enfant, répondit-elle, toutes les personnes que tu pourras
-nous présenter seront les bienvenues, tu le sais.
-
---Ah! par exemple, j'en suis bien certain pour celle-là. Vous verrez
-demain l'un des plus charmants garçons qui existent: c'est ce jeune
-capitaine du 8e chasseurs à cheval, Ernest Arnaud, grâce à qui tous
-les ennuis du volontariat m'ont paru presque supportables.
-
-Émile avait déjà parlé à sa mère d'Ernest Arnaud, et celle-ci s'était
-mis dans la tête, sans qu'il fût possible de l'en dissuader, que ce
-jeune officier avait, d'une façon ou d'une autre, sauvé la vie à son
-enfant; que, sans lui, ce gros Émile blond et rose, qui semblait
-éclater de force et de santé, n'eût certainement jamais atteint le
-dernier jour de la terrible année d'épreuve.
-
-Le fait est qu'Émile et Arnaud, tous deux gais, bons enfants, étaient
-vite devenus d'excellents amis, et avaient trouvé moyen de s'amuser
-beaucoup ensemble, même en dépit de la distance qu'établissait entre
-eux la discipline. Cette intimité, du reste, s'était vue cimentée par
-des services mutuels: le capitaine faisant passer au volontaire une
-douzaine de mois assez agréables, et celui-ci laissant la main de son
-supérieur puiser à l'aise dans sa bourse bien garnie d'enfant riche
-et d'enfant gâté. Tout ceci, pour madame Duriez, restait un peu vague;
-elle avait envoyé de grosses sommes en cachette de son mari, et se
-souciait fort peu de ce qu'elles étaient devenues. Le mot de
-volontariat lui donnait le frisson, et le nom d'Ernest Arnaud lui
-faisait verser des pleurs de reconnaissance et d'attendrissement.
-
-L'idée qu'elle allait voir cet être généreux, cet ange gardien de son
-Émile, la remplit d'une joyeuse émotion.
-
---Ah! voilà une bonne nouvelle, vraiment! s'écria-t-elle. Qu'il
-vienne, ce cher jeune homme. Que je serai donc heureuse de le voir, de
-le remercier!... Comment se fait-il que tu n'aies pas songé à nous
-l'amener plus tôt?
-
---C'eût été difficile, de Besançon où il se trouvait... Mais sa
-division vient d'être transférée à Versailles.
-
---Mais c'est tout près! Nous le verrons souvent, j'espère. Pourvu
-qu'il vienne en uniforme! celui des chasseurs est si joli! Mon Dieu,
-quand je pense à ce fripon d'Émile... Il était adorable là dedans.
-
---Je me faisais l'idée, dit à son tour M. Duriez, que ce M. Arnaud
-était un tout jeune homme... pas beaucoup plus âgé que toi.
-
---Certainement, reprit Émile, en cherchant à deviner si sa sœur
-écoutait; mais Gabrielle paraissait plus que jamais absorbée dans sa
-lecture.--Il a vingt-six ou vingt-sept ans au plus.
-
---Diable! et déjà capitaine? C'est très beau. Comment cela se fait-il?
-
---Ah! voilà, dit Émile triomphant; il s'est tellement distingué
-pendant la guerre!... C'est toute une histoire... Il faut que je vous
-raconte cela. D'abord, Arnaud est le fils d'un militaire, du
-lieutenant-colonel Arnaud, qui aurait atteint aux plus hauts grades de
-l'armée s'il n'était pas mort en Italie.
-
-Le jeune homme commençait son récit lentement, et tâchant de donner à
-chaque mot le plus de force et d'intérêt possible; il espérait
-toujours que Gabrielle s'approcherait pour écouter. Mais celle-ci ne
-sortait de son immobilité que pour tourner, avec une régularité
-désespérante, les pages de son livre; après chaque feuillet, elle
-retombait dans la même position, la tête sur ses mains; et un
-observateur attentif eût même remarqué que ses petits doigts s'étaient
-élevés à la hauteur de ses oreilles, sur lesquelles ils tenaient
-appuyées comme des tampons deux grosses mèches de ses cheveux.
-
-C'en était trop pour Émile, qui suivait tout cela du coin de l'œil.
-Il s'interrompit au moment de faire expirer à Magenta le
-lieutenant-colonel Arnaud, et dit à sa mère, qui cherchait vainement
-sa poche dans les plis compliqués de sa robe afin d'en tirer un
-mouchoir:
-
---Je ne comprends pas, ma mère, que vous laissiez Gabrielle s'abîmer
-les yeux comme cela.
-
---Comment, cette petite lit encore? s'écria M. Duriez. Mais elle va se
-perdre la vue!... Gabrielle!... Gabrielle!...
-
---Oui, papa, dit-elle, en tournant vers lui de grands yeux effarés
-comme au sortir d'un songe.
-
---Ferme donc ce livre, fillette, il n'est pas possible que tu y voies
-encore.
-
---Je t'assure que si: tu ne te doutes pas comme il fait clair dans ce
-coin. Laisse-moi finir le chapitre, je t'en prie.
-
---Quel est le livre qui t'intéresse si fort, Gabrielle? demanda madame
-Duriez.
-
-Gabrielle se fit répéter la question
-
---_Le Marquis de Villemer_, maman, dit-elle enfin.
-
---_Le Marquis de Villemer!_ Et depuis quand lis-tu du George Sand?
-
---Depuis que papa me l'a permis, répondit la petite un peu trop
-vivement.
-
-M. Duriez baissait la tête comme un coupable.
-
---Tu comprends, ma chère amie, commença-t-il, que je ne lui aurais pas
-tout donné...
-
---Je l'espère bien! s'écria sa femme, qui avait rougi d'indignation.
-
-Elle prit le volume des mains de la jeune fille, qui s'était
-approchée, et le posa devant elle, sur la table, d'un geste
-majestueux.
-
---Tu me le laisseras bien finir, mère? dit Gabrielle, dont le ton
-suppliant n'obtint de sa mère qu'un solennel:--Nous verrons.
-
-Pour le coup la petite se révolta.
-
---C'est trop fort! murmura-t-elle. J'ai dix-huit ans maintenant, et je
-peux bien lire autre chose que des niaiseries!... Je ne connais aucun
-de nos auteurs; je n'ai ouvert d'histoire que celle de l'abbé je ne
-sais plus qui... Je sais presque _Hernani_ par cœur, mais c'est grâce
-à l'une de mes amies, qui l'avait pris chez elle, dans la
-bibliothèque...
-
---Tu as lu _Hernani_! dit madame Duriez, et avec une de tes amies qui
-se cachait de ses parents!... Tu me feras le plaisir de me nommer
-cette petite sotte, afin que je puisse empêcher que tu remettes les
-pieds chez elle.
-
---Je trouve qu'on élève les filles d'une façon absurde, fut la
-conclusion que M. Duriez donna à cette petite scène: conclusion qu'il
-eut soin d'émettre à voix basse, et de couvrir, par surcroît de
-prudence, avec le bruit d'une allumette qu'il enflamma contre la
-table.
-
-Madame Duriez éprouva cependant quelque confusion de sa sévérité,
-surtout lorsqu'elle vit deux larmes qui brillaient dans l'obscurité au
-bord des longues paupières de sa fille.
-
---Viens ici, mignonne, lui dit-elle. Tu finiras _le Marquis de
-Villemer_, mais il faut auparavant que tu écoutes la belle histoire de
-soldats qu'Émile allait nous raconter.
-
-Gabrielle se mit à rire; la dernière phrase de sa mère avait été dite
-en effet comme pour consoler un petit enfant.
-
---Voyons l'histoire de soldats, fit-elle avec gaieté.
-
-Cependant, Émile était vexé: l'effet qu'il avait compté produire se
-trouvait gravement compromis par cette longue interruption.
-
---Ah! j'en étais sûr, dit-il d'un air moqueur, quelle femme
-résisterait au récit d'une belle bataille?
-
-Il avait voulu taquiner sa sœur, et il est certain qu'elle se fâcha
-un peu.
-
---Je t'en prie, Émile, ne dis pas comme cela «les femmes». Quand vous
-avez prononcé ce mot, vous autres jeunes gens, vous vous croyez bien
-grands garçons: ce n'est pas gentil.
-
---Mais qu'ai-je dit d'offensant? C'est très joli à vous d'admirer le
-courage.
-
---Le courage ne se trouve pas nécessairement et exclusivement dans la
-doublure d'un uniforme. Il existe aussi sous une redingote ou une
-blouse, voire même sous une robe de mousseline.
-
---Bravo, petite! s'écria M. Duriez.
-
---Gabrielle pose pour les idées larges, déclara Émile.
-
-La jeune fille fut bien tentée de répondre: Cela vaut mieux que de
-poser pour une coupe d'habits ou pour une coiffure; mais elle se
-mordit les lèvres et fit une variante:
-
---J'aime mieux cela que de poser pour la toilette, dit-elle.
-
---Tu as tort, ma chère: c'est bien plus ridicule, surtout pour une
-femme.
-
---Qu'est-ce que tu dis donc, Émile? interrompit son père. Gabrielle ne
-pose pour rien, que je sache; quoiqu'elle pût le faire pour la plus
-douce, la plus modeste et la plus raisonnable petite personne qui soit
-en France et en Navarre.
-
-Gabrielle se glissa auprès de M. Duriez, installa un petit pliant
-auprès de son fauteuil, et, entourant le bras de son père avec ses
-deux mains jointes, leva sur lui dans l'ombre ses grands yeux profonds
-et doux.
-
---Tu es trop indulgent pour moi, père chéri, mais tu as raison de dire
-que je ne pose pas: c'est là ce que je déteste le plus au monde. Ce
-n'est pas ridicule, n'est-ce pas? de penser que l'habit, ou
-l'uniforme, ou le titre ne fait pas l'homme; c'est une idée un peu
-plus vieille que moi, j'espère.
-
-Un long et tendre baiser sur son front fut la seule réponse de son
-père.
-
-Le silence qui suivit tira madame Duriez du demi-sommeil auquel elle
-s'abandonnait de nouveau.
-
---Eh bien, eh bien, Émile, fit-elle, et cette histoire que nous
-attendons?
-
---Voilà, dit le jeune homme. Écoutez, je vous réponds que cela en vaut
-la peine. C'était en Alsace, un peu après Frœschwiller; Arnaud...
-
---Frœschwiller? interrompit madame Duriez. Le comte de Laverdie y
-était aussi, il paraît; mais pas dans les chasseurs.
-
-Émile eut un mouvement d'impatience.
-
---Arnaud, reprit-il, faisait partie de la division qui..
-
---Dans quel régiment M. de Laverdie a-t-il donc servi pendant la
-guerre? poursuivit madame Duriez. La marquise me le disait encore
-l'autre jour: je me suis étonnée qu'il ne fût pas dans la cavalerie,
-je me souviens... Un jeune homme noble, et qui doit faire si bonne
-figure à cheval... Ce n'était pourtant pas la ligne, te rappelles-tu,
-mignonne?
-
---Le 117e de ligne, oui, maman, murmura Gabrielle.
-
---Avertissez-moi quand vous désirerez que je continue, s'écria Émile.
-
-Il était très heureux pour lui que sa mère ne sût pas quelle avait été
-la belle conduite de René de Laverdie en Alsace, car alors il est
-probable que les aventures de celui-ci auraient passé, dans la
-causerie du soir, avant celles du capitaine Arnaud. Mais, bien
-souvent, Gabrielle, assise aux pieds de sa marraine, et les yeux fixés
-sur la tapisserie de la marquise, avait entendu, tremblante d'émotion,
-un récit qui, se présentant maintenant à sa pensée, la rendait tout à
-fait incapable de prêter la moindre attention à celui de son frère.
-
-A la bataille même de Frœschwiller, en effet, René de Laverdie,
-sous-lieutenant dans un régiment de ligne, avait reçu une blessure
-sérieuse. Recueilli et soigné par une famille de paysans, il avait
-passé auprès d'eux des jours qui lui semblèrent bien longs, dans
-l'impatience où il était d'agir et de lutter. Quels bruits sinistres
-arrivaient de temps à autre à ce petit village perdu des Vosges, si
-insignifiant que les Prussiens n'y pénétrèrent même pas, et qu'ainsi
-le comte put échapper à une humiliante et douloureuse captivité!
-Quelles tristes soirées il passa, lorsque, déjà convalescent, mais
-encore bien faible, il venait s'asseoir sur le seuil de l'humble
-maison qui lui servait d'asile, et que, dans la brume épaisse des
-chauds crépuscules de l'été, il entendait monter les plaintes naïves
-et les chuchotements consternés des bûcherons et des bergers! Pauvres
-gens! ils s'entretenaient des défaites et des malheurs de la grande
-France, qu'ils ne connaissaient guère, mais qu'ils aimaient depuis le
-jour où ils avaient vu couler son sang.
-
-Un matin enfin, René se sentit presque guéri; il demanda son uniforme,
-que ses hôtes cachaient par prudence: non qu'il voulût le mettre
-cependant, car sortir ainsi de sa retraite, dans un pays occupé par
-les Allemands, eût été une véritable folie. Son intention était de
-traverser les montagnes sous un habit de paysan, et de rejoindre au
-plus tôt l'armée française. Cependant la vieille Alsacienne, l'aïeule
-de la famille qui avait accueilli et sauvé René, étalait sur le lit
-du jeune homme la tunique de drap bleu foncé, et lui montrait près de
-l'épaule gauche la déchirure faite par une balle; de l'autre côté,
-l'épaulette d'or était à demi brûlée et presque arrachée; René
-comptait emporter ce débris, ainsi que la poignée de son épée dont il
-allait briser la lame.
-
-Tandis qu'il réfléchissait tristement, il fut soudain interrompu par
-un grand bruit qui s'éleva au dehors, c'étaient des coups de feu,
-auxquels répondirent les cris des femmes et des enfants. René
-s'approcha de la fenêtre, et, à peine se fut-il rendu compte de la
-cause du tumulte, qu'il sauta sur son épée et s'élança au dehors. La
-pauvre paysanne, qui l'avait pris en grande affection à cause de ses
-manières douces, et aussi parce qu'elle avait trois petits-fils de son
-âge dans l'armée et dans la ligne, avait étendu vainement ses mains
-tremblantes pour le retenir.--Monsieur l'officier! avait-elle crié....
-faible comme vous êtes!... Mais, comme le jeune homme était parti et
-que les détonations plus rapprochées ébranlaient la maison, elle tomba
-à genoux et se mit à prier en sanglotant.
-
-Voici ce qui se passait. Un parti de francs-tireurs, poursuivi par un
-détachement prussien très supérieur en nombre, s'était précipité dans
-le village. Sans songer à s'y barricader, à se réunir et à s'entendre
-pour tenter quelque résistance, en proie à une panique folle, les
-fuyards se dispersaient déjà dans les ruelles et dans les allées des
-maisons, et ils eussent été massacrés isolément de la façon la plus
-misérable, si tout à coup René ne se fût jeté au-devant d'eux.
-Brandissant son épée, trouvant, dans sa douleur et dans son
-indignation, le regard qui commande et les paroles qui raniment et qui
-rassurent, il parvint à se faire écouter. Les francs-tireurs, honteux
-de leur faiblesse, se groupèrent autour de lui. Ils avaient sur leurs
-ennemis quelques minutes d'avance. En un clin d'œil, sur l'ordre de
-René, une barricade s'éleva, formée d'une charrette, de pavés arrachés
-à la hâte, et même de sacs de blé qui se trouvaient sous la main; les
-femmes du village donnaient avec joie ce pain de leurs enfants; dans
-l'enthousiasme qui s'était emparé d'elles, quelques-unes même aidèrent
-à préparer la défense. Tandis que le combat s'engageait d'un côté, une
-seconde barricade, en se formant quelques mètres en arrière, achevait
-de couvrir les assiégés.
-
-La lutte fut très sanglante, car les Prussiens, exaspérés par cette
-résistance inattendue, s'acharnèrent contre la fragile redoute. Ils
-finirent par être repoussés, c'est-à-dire que six ou huit hommes,
-restés debout sur une trentaine, abandonnèrent la place. Presque tous
-les francs-tireurs, du reste, étaient morts ou blessés. Au moment où
-les survivants criaient victoire, on avait vu leur jeune chef tomber
-de la barricade, sur laquelle il s'était battu armé du fusil d'un
-Prussien; celui-ci s'étant aventuré jusqu'au sommet des sacs de blé,
-René l'avait terrassé dans une lutte corps à corps et lui avait enlevé
-son arme. On crut d'abord que l'héroïque jeune homme venait d'être
-frappé d'une balle, mais on reconnut bientôt qu'il était seulement
-évanoui; ses forces, quoique décuplées par sa volonté et par son
-courage, refusaient de le servir dès que sa tâche était accomplie.
-Heureusement, la forte constitution et la jeunesse du comte
-triomphèrent d'une si rude épreuve; il avait échappé comme par miracle
-à toute nouvelle blessure, et, après une violente fièvre de quelques
-jours, il se remit pour la seconde fois. Ses hôtes le soignèrent
-jusqu'au bout, bien qu'ils fussent demeurés presque seuls dans le
-village, les autres habitants ayant gagné les villes voisines par
-crainte de représailles de la part des Allemands. Lorsque René quitta
-ses pauvres amis, ceux-ci le serrèrent dans leurs bras en
-pleurant:--«Ah! monsieur l'officier, lui dirent-ils, revenez bientôt
-avec l'armée: mon Dieu, que nous revoyons bientôt votre cher uniforme
-français!...»
-
-La nuit était complètement tombée sur Montretout, sur le jardin et sur
-la terrasse. C'était une belle et douce nuit de juin, et l'on voyait
-les étoiles briller, au-dessus des cimes noires des arbres, entre les
-rameaux de la glycine. Gabrielle avait posé sa tête contre le bras de
-son père; elle n'écoutait pas Émile: et pourtant celui-ci était devenu
-presque éloquent dans l'animation avec laquelle il racontait le beau
-trait de bravoure et de résolution qui avait valu à son ami Arnaud le
-grade de capitaine... La jeune fille songeait à un petit hameau des
-Vosges, attaqué, éperdu, dans les cris et la fumée, sous un ardent
-soleil d'août; à des sacs, d'où le blé s'échappait comme du sang par
-les déchirures des balles; à douze Français luttant contre trente
-Prussiens; à un jeune homme pâle, intrépide, superbe, debout sur une
-barricade, une épée sanglante à la main... Elle pensa aussi aux
-généreux paysans qui l'avaient entouré de leur dévouement naïf et qui
-avaient pleuré en lui disant adieu. Elle sentit que ses propres yeux
-se remplissaient de larmes:
-
---Pauvres gens! murmura-t-elle, ils n'ont jamais revu «le cher
-uniforme français».
-
-
-
-
-V
-
-
-Émile Duriez se coucha ce soir-là enchanté de lui-même,
-s'applaudissant de sa finesse, bénissant le prestige du courage
-militaire dans un cœur féminin. Il avait remarqué l'émotion de sa
-sœur, et l'attribuait sans peine à l'effet de son récit, lequel, du
-reste, en était digne.
-
-Ernest Arnaud était un homme à l'esprit médiocre et au cœur léger;
-mais, comme soldat, sa valeur fût devenue légendaire au temps de
-Charlemagne, et plus tard, le chevalier sans peur et sans reproche lui
-aurait serré la main avec admiration. A notre époque même, où les
-progrès de l'art de la guerre ont laissé si peu de place au courage
-personnel, il s'était fait remarquer; d'autant plus qu'il joignait à
-cette ardeur un coup d'œil prompt et sûr, de la résolution, et une
-véritable intelligence du métier d'officier. C'était du reste un
-agréable compagnon, d'une amitié facile et cependant fidèle, et d'une
-gaieté à mettre en train tout le régiment: il était très aimé parmi
-ses frères d'armes.
-
-Il arriva chez madame Duriez en grande tenue, comme celle-ci l'avait
-souhaité, et irrésistible avec sa fière mine, sa vivacité de bon ton,
-ses yeux brillants de jeunesse et de belle humeur. Il fut accueilli
-comme un ancien ami. Rien, par exemple, ne lui causa plus d'étonnement
-et ne l'amusa autant que les protestations de reconnaissance
-maternelle dont il fut accablé dès qu'il entra. Il s'en défendit de
-son mieux, et mordit sa moustache pour ne pas éclater de rire en
-rencontrant le regard d'Émile.
-
-La soirée passa comme par enchantement. Au dîner, on ne s'aperçut de
-la présence d'un étranger que par l'animation et l'intérêt de la
-conversation. Arnaud remplaçait l'esprit par la verve; il contait
-bien, et les anecdotes ne lui manquaient pas: au besoin il en eût
-inventé. D'ailleurs, il était lui-même sous le charme: dès qu'il avait
-vu mademoiselle Duriez, il avait désiré lui plaire. Or, quand le
-capitaine Arnaud voulait gagner un cœur, il mettait à en faire la
-conquête autant de feu qu'à l'attaque d'une redoute; les succès qu'il
-avait obtenus jusqu'alors, dans le domaine du sentiment comme sur les
-champs de bataille, n'étaient pas destinés à lui faire changer de
-système.
-
-De la salle à manger on passa au jardin, et de là dans la salle de
-billard. Tout le monde joua, même madame Duriez, qui poussait les
-billes avec une gravité et une maladresse incroyables. Arnaud lui
-donna des conseils.
-
-Quand on fut remonté au salon, Émile proposa de faire de la musique;
-il pria sa sœur de chanter quelque chose. Gabrielle avait une jolie
-voix, mais elle répondit qu'il lui était difficile de s'accompagner
-elle-même.
-
---Qu'à cela ne tienne, dit son frère, je suis à ton service.
-
-La jeune fille fit une petite moue.
-
---J'ai appris du nouveau pendant ton absence, et tes doigts ont dû se
-rouiller au régiment. J'ai peur que cela ne marche pas très bien.
-
---Bah! tu verras, essayons toujours.
-
-Ils essayèrent en effet, mais cela ne marcha pas du tout; Émile
-s'embrouilla tristement en accompagnant l'air des _Bijoux_.
-
-Il fallut y renoncer.
-
-Comme le jeune homme quittait le piano d'un air contrarié, son ami
-s'en approcha.
-
---Je ne puis, dit-il, perdre le plaisir d'entendre chanter
-mademoiselle sans faire de mon côté quelque tentative. Je n'ai pas de
-fameux doigts non plus, mais enfin, si vous voulez bien me
-permettre...
-
-Il s'assit sur le tabouret, et accompagna tous les airs que l'on
-demanda à la jeune fille de façon à prouver qu'il était musicien. On
-le pressa naturellement de jouer quelque morceau; il le fit, et montra
-un talent qui, pour n'avoir rien de remarquable, ne surprenait pas
-moins chez un officier de cavalerie.
-
-Madame Duriez, tout émerveillée, admirait qu'avec un sabre et des
-éperons on pût faire courir sur le clavier des doigts presque aussi
-légers que ceux d'une femme.
-
-Émile était maintenant enchanté de sa maladresse et de ses fausses
-notes. Il ne mettait pas sa vanité dans les arts d'agrément, qu'il
-avait tous cultivés avec des résultats en général aussi satisfaisants
-que pour la musique. Ce qu'il avait désiré, c'était de faire entendre
-à son ami, dont il connaissait bien les goûts, la voix juste et
-fraîche de sa sœur. Mais ce petit incident se terminait d'une manière
-propre à combler son espérance. Les morceaux à quatre mains, et les
-duos avaient en effet succédé aux soli de Gabrielle et aux valses
-d'Ernest Arnaud. Les jeunes musiciens déchiffraient ensemble, riant
-aux mêmes endroits lorsqu'il leur arrivait de se tromper, et
-s'avertissant d'un regard ou d'un mot aux approches d'un passage
-difficile. On voyait le charmant profil de Gabrielle se tourner
-quelquefois à gauche, tantôt grave, avec un coup d'œil sérieux pour
-commander l'attention, tantôt rieur, le coin de la lèvre relevé
-malicieusement sur les dents brillantes.
-
-Le capitaine quitta le piano tout ému et tout ébloui.
-
---Déjà minuit! s'écria-t-il en entendant sonner la pendule. Avec
-quelle rapidité passent les bons moments! Voilà une soirée qui m'a
-semblé bien courte.
-
---Il ne tient qu'à vous d'en avoir souvent de semblables, si toutefois
-vous êtes sincère, dit M. Duriez. Vous nous ferez plaisir de
-considérer comme vôtres notre famille et notre maison.
-
-Le jeune homme remercia et resta encore un instant, tandis que son
-ordonnance, qui jouait aux cartes dans la cuisine, recevait l'ordre de
-sortir les chevaux.
-
-Quelques minutes après, Ernest Arnaud traversait au grand trot allongé
-les beaux bois de Ville-d'Avray éclairés par la lune. En sa qualité de
-chasseur à cheval, il n'était pas fort porté à la rêverie; il ne
-goûtait que médiocrement le charme de la solitude au sein des paysages
-mélancoliques, et il eût cru faire trop d'honneur aux étoiles en leur
-comparant les yeux de mademoiselle Duriez. Il ne ralentit donc pas une
-seule fois son allure avant d'avoir atteint Versailles; il ne poussa
-aucun soupir et ne leva pas les yeux vers l'astre des nuits; mais il
-songea que Gabrielle était la jeune fille la plus naturelle et la plus
-jolie qu'il eût encore rencontrée, qu'elle était aussi la plus
-spirituelle et sans doute la meilleure, et que si le capitaine Arnaud
-se mariait jamais, il n'épouserait nulle autre qu'elle.
-
---Qui aurait cru, se disait-il en riant, que ce gros Émile, l'homme le
-plus lourd de toute la cavalerie légère, pouvait avoir à la maison une
-si délicieuse petite sœur?
-
---Elle n'est certainement pas coquette, pensait-il encore: c'était
-donc sans qu'elle y songeât que ses regards se tournaient ainsi vers
-moi, si tristes quand je racontais nos dangers, et si brillants au
-récit de quelque amusante aventure. Vive Dieu! comme elle est
-charmante quand elle rit!... Un vrai petit oiseau, tant elle semble
-douce et joyeuse... Et du reste elle en a la voix.
-
-La gaieté gracieuse, entraînante de Gabrielle, avait fait une grande
-impression sur l'insouciant officier, qui portait cette devise:
-«Qu'importe!» gravée à la poignée de son sabre.
-
-Cette gaieté pouvait devenir un peu folle quand la jeune fille se
-laissait aller à toute la vivacité de sa nature. C'était un trait de
-caractère contre lequel ses parents avaient dû la mettre en garde, et
-qui faisait parfois, non sans quelque raison, frissonner madame
-Duriez. Gabrielle avait eu de la peine à comprendre que, dans le
-monde, les paroles, les mouvements ne doivent point être spontanés;
-elle avait été terrifiée d'apprendre qu'on pourrait la croire étourdie
-ou coquette. Ce dernier adjectif, dont elle ne saisissait pas la
-portée, ne faisait naître dans son esprit que l'idée de toilettes
-extravagantes ou recherchées; mais, tel qu'elle l'entendait, elle ne
-souhaitait pas qu'on le lui appliquât. Elle n'était pas timide, mais
-naturellement réservée, et, tout enfant, possédait déjà à un haut
-degré le sentiment de la dignité féminine: ces dernières dispositions
-venaient en aide aux efforts qu'elle devait faire pour tenir en bride
-son esprit prompt et fantasque. Elle y réussissait généralement; en
-entrant dans un salon, elle savait adopter cette impassibilité
-souriante, uniforme moral des femmes bien élevées; mais cela lui avait
-semblé tout d'abord un peu dur.--Les messieurs, disait-elle après son
-premier bal, nous laissent la variété des toilettes, les fleurs et les
-rubans; mais ce vilain habit noir, qu'ils semblent modestement garder
-pour eux, ils le font prendre à nos pauvres âmes.
-
-Aussi, Gabrielle Duriez n'aimait pas le monde. Ce qu'elle aimait,
-c'était la maison de ses parents qu'elle pouvait parcourir en chantant
-depuis le haut jusqu'en bas. Elle ne savait pas, du reste, ce que
-c'est qu'un appartement parisien, car M. Duriez avait tout un
-hôtel, dont une partie était occupée par ses bureaux, rue des
-Petites-Écuries. A la campagne, elle était plus libre encore, bien que
-Montretout fût loin d'être pour elle un séjour idéal; quant aux
-endroits de bains, tels que Biarritz ou Trouville, elle les avait en
-profonde horreur. Cependant, partout où se trouvait sa famille, elle y
-était heureuse; là, en dépit des gronderies maternelles, qui ne
-l'effrayaient guère, et des taquineries d'Émile, qui la fâchaient et
-la ravissaient, elle pouvait rire de tout son cœur, et donner libre
-cours à l'ardeur de ses idées et à la tendresse de ses sentiments.
-Elle pouvait dire sans crainte tout ce qui lui passait par la tête:
-c'était le poème charmant de la jeunesse, de l'enthousiasme et de la
-bonté, mais ceci, Gabrielle ne s'en doutait pas.
-
-Cette année-ci pourtant, depuis qu'elle avait quitté Paris, un
-changement avait paru se produire dans le caractère de la jeune fille.
-Elle était moins animée, ne tourmentait pas sa mère pour que celle-ci
-la laissât galoper dans les bois avec Émile, et n'essayait pas
-d'entreprendre tout l'ouvrage du jardinier; elle ne ramenait pas trop
-de mendiants à la maison, et ne collait plus son joli minois contre
-les vitres des bibliothèques en poussant de terribles soupirs qui
-semblaient devoir les briser. Au contraire, événement véritablement
-remarquable! il lui arriva quelquefois, ayant dans les mains un livre
-nouveau, de l'y oublier, et de rester des quarts d'heure entiers avant
-d'en tourner un feuillet.
-
---Gabrielle me rend bien heureuse, dit confidentiellement madame
-Duriez à son mari; elle devient tout à fait raisonnable et posée. Je
-crois que je suis parvenue à mettre un peu de plomb dans cette petite
-tête folle.
-
---Du plomb, est-ce tellement nécessaire, à dix-huit ans? Elle a été
-bien tranquille dernièrement, c'est vrai. Ne serait-elle pas malade?
-
---Malade, quelle idée! Ah! si elle commence à m'écouter, monsieur
-Duriez, il est certain que ce n'est pas votre faute: vous êtes pour
-cette enfant d'une faiblesse déplorable; vous riez le premier lorsque
-je la reprends.
-
-Le coupable courba le front et ne répondit pas, mais le lendemain il
-observa sa fille: en voyant ses joues roses et l'expression heureuse
-de ses beaux yeux, il ne put conserver la moindre inquiétude.
-
-Hélas! les grains de plomb dont madame Duriez constatait le poids avec
-tant de satisfaction étaient des fusées d'artifice, qui partirent en
-pétillant à la première étincelle.
-
-Les visites de la marquise et de son neveu avaient dissipé
-l'impression un peu triste que Gabrielle avait gardée de certaine
-rencontre sur un escalier de la rue de Grenelle-Saint-Germain. La
-jeune fille (pour employer une expression juste sinon élégante)
-sentait quelque chose dans l'air; et ce quelque chose ne l'inquiétait
-pas, au contraire, elle le respirait avec une curiosité joyeuse.
-D'ailleurs, elle ne s'abandonnait pas volontiers aux sentiments
-vagues, à la mélancolie, qu'elle trouvait parfaitement ridicules.
-Toute candide, toute jeune qu'elle fût, elle se rendait bien compte de
-ce qui se passait dans son cœur; seulement elle ne jugeait pas à
-propos d'y regarder de trop près.
-
-La gaieté franche et sympathique d'Ernest Arnaud mit de nouveau au
-dehors tout l'entrain qui était en elle. La familiarité cordiale avec
-laquelle ses parents et son frère traitèrent le jeune capitaine fit
-qu'elle ne put elle-même voir dans celui-ci un étranger. Elle s'étonna
-ensuite de lui avoir parlé dès le premier moment sans plus d'embarras
-qu'à Émile. Dieu merci, elle n'était pas assez fine logicienne pour
-savoir qu'aux yeux d'une femme qui aime il n'existe qu'un seul homme,
-celui dont l'image est gravée au fond de son âme.
-
-Elle fut, pendant toute la soirée, étincelante d'esprit, d'espièglerie
-mutine; elle s'amusa de tout: des saillies de leur hôte, de ses
-propres fautes au billard, surtout de leur concert improvisé. Le cœur
-du pauvre capitaine fondait à ce rayonnement; Émile entonnait
-intérieurement un chant d'actions de grâces; M. Duriez était heureux
-de retrouver sa fille comme il aimait à la voir.
-
-Quant à madame Duriez, elle gardait le secret de ses réflexions
-particulières, se réservant de les communiquer plus tard à celle qui
-en était l'objet.
-
-En effet, le lendemain matin, à peine se trouva-t-elle seule avec
-elle, après le départ des deux hommes pour leurs affaires, qu'elle fit
-entendre à Gabrielle le plus long sermon dont celle-ci eût encore eu à
-remercier l'éloquence maternelle. Sans aucun doute, dans ce discours,
-tout n'était pas exagéré; mais, tel qu'il était, il contenait assez
-d'hyperboles pour couvrir la pauvre enfant de confusion et lui laisser
-l'idée pénible qu'elle s'était conduite avec la plus grande
-inconséquence. Ce qui portait madame Duriez à s'exprimer avec tant de
-chaleur, c'est qu'elle n'avait pas deviné sa fille et tremblait à
-l'idée qu'Arnaud avait pu lui plaire. La désolation de la petite était
-profonde, quand tout à coup la main même qui la blessait lui apporta
-le baume le plus propre à la guérir. Sa mère se mit à parler de madame
-de Saint-Villiers:
-
---Tu ne saurais croire combien je me félicite que ta marraine n'ait
-pas été là! Une personne d'une si haute distinction!... Qu'aurait-elle
-pensé?
-
-De la marquise, madame Duriez passa au comte, par une transition qui
-semblait naturelle; elle dit quelques mots sans trop cacher son jeu,
-car elle n'eût point été fâchée que Gabrielle comprît. Dès lors, elle
-put continuer sans être interrompue ses remontrances et ses
-explications; les regards suppliants et consternés de Gabrielle
-s'éclairèrent si vivement que la jeune fille eut à peine le temps
-d'abaisser ses longues paupières pour les cacher.
-
-Quoi! pensa-t-elle, les choses en sont là! Maman y pense et la
-marquise en a parlé!... C'est donc bien vrai? Il pourrait songer à
-moi?.. mon Dieu!...
-
---Chère maman, dit-elle en contenant son émotion, je te comprends très
-bien, je t'assure. Tu n'auras plus jamais à te plaindre de moi; je
-vais être si tranquille et si raisonnable que tu en seras étonnée. Et
-puis, si par hasard tu m'entends encore causer à tort et à travers, tu
-n'auras qu'à me faire un petit signe... comme cela, vois-tu? et je me
-tairai tout de suite, fussé-je au milieu d'un mot!...
-
-Mais cette idée de rester la bouche béante sur un clin d'œil de sa
-mère parut tout à coup si plaisante à Gabrielle, qu'elle ne put tenir
-son sérieux, et se mit à rire à la fin de sa phrase.
-
---Cela n'a pas de bon sens! dit la pauvre madame Duriez, qui sourit
-malgré elle. Voyons, Gabrielle, tu as dix-huit ans...
-
-A ce moment, on frappa à la porte.
-
---Pardon, madame, dit un valet de chambre, c'est la cuisinière qui
-attend les ordres de madame.
-
---Ah! bien, fit madame Duriez, qu'elle monte.
-
---Va, mère chérie, je te promets que je n'oublierai pas un mot de ce
-que tu m'as dit.
-
-Et Gabrielle, après avoir embrassé sa mère courut au jardin, où elle
-eut la satisfaction de découvrir que sa monstrueuse rose Paul-Néron,
-la gloire de son parterre, avait enfin consenti à s'épanouir dans
-toute sa beauté.
-
-Quelques semaines se passèrent, pendant lesquelles on vit plusieurs
-fois à Montretout madame de Saint-Villiers et son neveu, tantôt
-ensemble, tantôt séparément. A la suite d'une promenade au Bois, il
-arrivait à René de traverser le pont de Boulogne et de venir causer un
-moment avec madame Duriez et sa fille. Pourtant ses visites
-conservaient toujours un caractère officiel et cérémonieux.
-
-Le capitaine Arnaud, au contraire, avait pris à la lettre l'invitation
-de M. Duriez de se considérer comme de la famille. Il commença par
-inventer mille prétextes pour se présenter chez ses nouveaux amis
-aussi souvent que possible, ce qui était toujours bien moins qu'il ne
-l'eût désiré. Émile aurait pu être touché de l'amitié extraordinaire
-que son ancien supérieur lui témoigna tout à coup, s'il n'avait su
-parfaitement à quoi s'en tenir sur ce point. Quand sa présence chez
-les Duriez fut devenue si naturelle qu'on s'étonnait de ne pas l'y
-voir, Arnaud renonça à en donner chaque fois une explication qui lui
-coûtait bien de la peine; imaginer... D'ailleurs, on recevait beaucoup
-dans cette maison hospitalière; on donna quelques fêtes. Le comte de
-Laverdie et le capitaine Arnaud n'étaient pas les seuls qui, pour une
-raison ou pour une autre, songeassent à obtenir la main de
-mademoiselle Duriez mais il est certain que, parmi les nombreux
-rivaux, nul n'était plus amoureux que celui-ci ni plus noble que
-celui-là.
-
-Madame Duriez, inébranlable dans sa préférence qu'inspirait
-l'ambition, voyait avec une joie intense le moment s'approcher où sa
-fille serait comtesse de Laverdie et nièce de la marquise de
-Saint-Villiers.
-
-Si Gabrielle et René n'étaient pas encore officiellement fiancés,
-c'était seulement parce que la vieille marquise redoutait les unions
-trop précipitées; elle voulait laisser à ses deux enfants le temps de
-se connaître un peu, car elle ne doutait pas qu'ils ne s'en aimassent
-davantage. Des trois, elle était la plus tendre et la plus romanesque;
-Gabrielle avait cependant le cœur bien ardent et l'imagination bien
-vive, mais, elle, n'avait-elle pas dix-huit ans? et n'était-ce pas son
-propre bonheur qui la faisait ainsi rêver?
-
-Depuis la première soirée qu'Ernest Arnaud avait passée à Montretout,
-madame Duriez ne s'était plus trouvée dans le cas d'avoir à réprimer
-la vivacité parfois étourdie de sa fille. Celle-ci, en effet, était
-peu à peu tombée dans une disposition tout autre, qui, chez cette
-nature décidée, n'était pas de la mélancolie, mais bien réellement de
-la tristesse. On ne le remarquait pas autour d'elle; car la seule
-personne qui aurait pu s'en apercevoir, c'est-à-dire sa mère,
-s'applaudissait de cette tranquillité, dans laquelle elle voyait le
-bon résultat de ses observations.
-
-Gabrielle était malheureuse et le devenait chaque jour davantage. Elle
-savait maintenant que le comte de Laverdie recherchait sa main, mais
-elle avait cessé de s'en réjouir.
-
-Tout d'abord, lorsqu'elle l'avait appris, elle s'était dit que
-naturellement le jeune homme l'aimait, puisqu'il souhaitait de
-l'épouser. Ses manières vis-à-vis d'elle étaient graves et froides, il
-est vrai; il parlait à peine; mais cette réserve excessive était sans
-doute dictée par quelque loi du monde ignorée de la jeune fille.
-Pourtant, elle songeait à leur première rencontre, à cette vive
-sympathie qui était née entre eux dès qu'ils s'étaient parlé; ils
-l'avaient ressentie également, elle en était certaine, et ils se
-l'étaient exprimée, sans cependant avoir prononcé un seul mot
-différent des banalités de bon goût qui se débitent pendant un bal...
-Que s'était-il donc passé? et pourquoi ce délicieux moment n'était-il
-jamais revenu?
-
-A mesure que le temps s'écoula et que les visites de M. de Laverdie se
-multiplièrent, Gabrielle sentit un doute singulier envahir son cœur
-et le glacer.
-
---Serait-il possible, se demanda-t-elle, qu'on pût songer à faire
-d'une jeune fille sa femme et que cependant on ne l'aimât pas?... Mon
-père racontait l'autre jour l'histoire d'un homme qui s'est marié
-pour devenir riche; sa femme avait une dot immense, mais elle était
-laide et méchante; elle l'a rendu si malheureux qu'il s'est tiré un
-coup de revolver; il ne s'est pas tué cependant, et je ne sais plus
-comment tout cela finissait... Il arrive quelquefois des horreurs
-pareilles. Mais il arrive aussi qu'on fait des faux, qu'on vole et
-qu'on empoisonne... Et quel rapport ont ces abominations avec le cher
-petit monde où je vis, avec mes bons parents, avec ma spirituelle
-marraine, avec René de Laverdie?...
-
-Quel intérêt le comte aurait-il à m'épouser s'il n'avait pas un peu
-d'affection pour moi, lui qui est noble, qui est riche, qui est si
-plein de goût, d'intelligence et d'esprit? Il a un caractère très
-profond, il est franc, bon, généreux; cela est facile à voir, car il
-porte toutes ces qualités sur son visage... Et puis, je le sais bien,
-car sa tante me l'a répété souvent. Quand il parle, tout ce qu'il dit
-est très simple, et cependant c'est toujours original; il semble que
-chacune de ses paroles vous donne une idée nouvelle. Pourquoi
-voudrait-il m'épouser, moi qui suis si sotte, qui n'ai même jamais
-rien lu de tout ce qui l'intéresse?... (Mais cela, par exemple, c'est
-bien parce qu'on ne me le permet pas)... Il a vu sans doute que cette
-petite Gabrielle Duriez a un très grand cœur pour aimer tout ce qui
-est supérieur, juste, beau, et qu'alors elle le comprendrait, lui, et
-l'aimerait... oh! l'aimerait!...
-
-Et il s'est dit: «Ce sera ma petite femme: puisque j'ai tout,
-noblesse, esprit et beauté, il est digne de moi de partager avec
-quelqu'un qui n'a rien de tout cela.»
-
-De tels raisonnements, que Gabrielle se refaisait cent fois dans une
-même journée, parvenaient quelquefois à la consoler du désappointement
-et du malaise où la plongeait la conduite de M. de Laverdie.
-Cependant, devant l'évidence, ces raisonnements perdirent à la fin
-toute force de persuasion.
-
-Comment conserver l'illusion que celui qui serait dans peu son fiancé,
-puis son mari, désirât découvrir ou amener entre elle et lui la
-moindre communion, soit d'idées, soit de sentiments? Il ne s'adressait
-à elle que rarement et ne paraissait jamais se soucier de savoir ce
-qu'elle pensait sur les choses les plus sérieuses comme sur les plus
-insignifiantes. Il s'appliquait à plaire à madame Duriez, ce qui lui
-était aisé, causait longuement avec son mari, et se montrait presque
-disposé à traiter Émile en camarade; cependant il conservait, dans ses
-rapports avec ce dernier, une certaine hauteur qui, si légèrement
-qu'elle se fît sentir, n'en irritait pas moins jusqu'à la fureur un
-jeune homme vaniteux et jaloux.
-
-Six semaines peut-être s'étaient écoulées depuis le jour où Gabrielle
-avait guetté de sa fenêtre, avec un cœur doucement ému, la voiture de
-sa marraine qui descendait de Montretout. Elle était de nouveau à la
-même place et dans la même attitude, mais à une autre heure, et agitée
-par des pensées bien différentes.
-
-C'était le soir, un peu avant minuit. Quelques personnes avaient dîné
-chez ses parents, le capitaine Arnaud, entre autres, puis la marquise
-avec son neveu. Ces deux derniers venaient de se retirer. René avait
-traité la jeune fille avec une courtoisie plus raffinée et plus
-glaciale encore que de coutume; une fois, elle avait rencontré son
-regard fixé sur elle, et ce regard lui avait paru presque ironique; il
-est vrai que le comte, comme s'il en avait eu conscience, s'était hâté
-de lui adresser la parole sur un ton gracieux et enjoué; mais, depuis
-cet instant, le poids qui pesait sur le cœur de Gabrielle devint si
-lourd qu'elle se demanda si la force n'allait pas lui manquer pour le
-porter.
-
-Dès qu'elle eut embrassé sa marraine au bas du perron et répondu à
-l'inclination profonde de René, Gabrielle, sans rentrer au salon,
-monta comme une flèche jusqu'à sa chambre. Il faisait très chaud; la
-nuit était magnifique; on avait laissé les deux croisées ouvertes.
-Elle s'assit dans l'embrasure de l'une d'elles et se mit à regarder
-dans la direction du pont.
-
-Elle le trouva vite dans l'obscurité, grâce aux becs de gaz espacés
-sur les deux trottoirs; il paraissait vide. Bientôt l'omnibus
-d'Auteuil le traversa lentement, avec un roulement sourd que la jeune
-fille écouta jusqu'à ce qu'elle ne pût distinguer si elle l'entendait
-encore ou si c'était son oreille qui en conservait le son affaibli.
-Une minute après, elle vit paraître deux lumières qui s'avançaient
-dans la même direction; à la clarté d'un bec de gaz, elle reconnut un
-landau resté ouvert à cause de la douceur de la soirée: c'était celui
-de madame de Saint-Villiers. Une petite étoile rougeâtre semblait
-voltiger au-dessus et marcher avec lui.--Ah! pensa Gabrielle, c'est le
-cigare de M. de Laverdie; la marquise est toujours contente lorsque la
-nuit permet à son neveu de fumer dehors à côté d'elle.
-
-Le landau passa plus vite que l'omnibus; il faisait aussi moins de
-bruit; les pas des chevaux s'amortirent sur le sable aussitôt que le
-pont fut franchi.
-
-Gabrielle continua à tenir ses yeux fixés sur la masse noire du bois
-de Boulogne, au-dessus de laquelle l'atmosphère de Paris s'élevait
-rose comme une vapeur de fournaise. Elle regarda longtemps, longtemps,
-puis tout à coup se retourna... L'idée lui était venue de voir quel
-aspect prenait, par une belle nuit, cet espace entre les deux
-collines, cette échancrure ouverte sur l'infini du ciel, par où il lui
-semblait autrefois que ses rêves arrivaient en flottant jusqu'à elle.
-L'espace était tout à fait sombre, les étoiles ne brillaient point si
-bas. Gabrielle prit sa tête entre ses mains et se mit à sangloter.
-
---Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, c'est tout, c'est tout?... Folle que
-j'étais d'avoir pensé que l'on pourrait m'aimer!... Mais alors,
-pourquoi donc est-ce qu'il veut m'épouser?... Oh! si cela m'est
-possible, je ne me marierai jamais!
-
-
-
-
-VI
-
-
-Le lendemain même de ce jour, le comte de Laverdie et son ami Alphonse
-de Linières firent ensemble une promenade au bois. Ils sortirent tard,
-car le temps était couvert et l'on n'avait pas à craindre un soleil
-trop ardent. Cependant la chaleur ne laissait pas que d'être
-fatigante, et, dans l'avenue des Acacias, ils ralentirent tout à fait
-le pas de leurs chevaux. Depuis la matinée où René avait annoncé à
-Alphonse son intention d'épouser mademoiselle Duriez, jamais les deux
-jeunes gens n'avaient reparlé de ce mariage. Quoique le vicomte fût
-assez intime avec René pour amener lui-même la conversation sur ce
-sujet, il s'était gardé de le faire: le projet de son ami lui
-déplaisait trop pour qu'il voulût seulement avoir l'air de le prendre
-au sérieux. Il devinait pourtant que René n'y renonçait pas, et il en
-avait un vrai chagrin.
-
-Le jeune comte, assez expansif et confiant de son naturel, souffrait
-de la fierté qui lui faisait de son côté garder le silence. Mais, du
-reste, qu'aurait-il dit? Alphonse voyait trop clairement qu'il était
-malheureux, et, sur le visage de celui-ci, la réponse n'était pas
-moins claire; toute l'expression de ce visage disait en effet: c'est
-ta faute.
-
-Une voiture vint au-devant d'eux dans l'avenue des Acacias; elle était
-découverte, et Alphonse remarqua de loin les deux dames qui s'y
-trouvaient. Il put les observer d'autant plus à son aise que René
-était tombé dans une de ses fréquentes rêveries, ne disant rien, et
-tenant ses yeux obstinément baissés.
-
-Une des deux dames, la plus âgée, ne retint pas longtemps les regards
-du vicomte; elle n'était pas toujours visible d'ailleurs, au delà du
-buste imposant de son cocher. Mais la seconde était assise du côté des
-cavaliers... C'était une toute jeune fille, d'une physionomie
-délicieuse, moins belle qu'expressive, et singulièrement attirante.
-Ses regards, qui erraient çà et là avec distraction, rencontrèrent
-tout à coup le visage sombre et penché de René. A la grande surprise
-d'Alphonse, les joues de la jeune fille se colorèrent légèrement, et
-elle continua à regarder le comte, qui ne s'en doutait pas, avec des
-yeux tristes et doux, les plus touchants et les plus beaux que M. de
-Linières eût jamais vus.
-
-L'intérêt de celui-ci était excité au plus haut point. Il eût voulu
-avertir le comte, mais la voiture était trop près. Soudain, comme elle
-allait les croiser, René releva la tête; il salua vivement, et les
-deux dames lui répondirent. Alphonse, qui n'avait attendu que le
-moment d'ôter son chapeau, n'obtint pas même un regard.
-
---Qui est cette ravissante fille? s'écria-t-il aussitôt que la calèche
-fut suffisamment éloignée.
-
-René se tourna vers lui d'un air stupéfait.
-
---C'est la future comtesse de Laverdie, répondit-il.
-
---C'est mademoiselle Gabrielle Duriez?
-
---En personne.
-
---René, s'écria son ami avec force, pourquoi m'as-tu caché la vérité?
-Ah! tu es bien heureux d'être aimé ainsi, et par une si charmante
-créature!
-
-René le considéra avec inquiétude, se demandant sérieusement si le
-vicomte perdait la tête.
-
---Ah çà, mon cher ami, fit-il, qu'est-ce que tu veux dire? Quelle
-vérité t'ai-je cachée, et que diable l'amour a-t-il à voir dans tout
-ceci?
-
---Mais, reprit Alphonse étonné à son tour, tu m'as parlé d'un mariage
-d'intérêt et aussitôt je me suis figuré une grosse bourgeoise entourée
-de sacs d'écus. Au lieu de cela, je rencontre une véritable apparition
-de conte de fées, une jeune fille délicieuse, qui s'émeut en
-t'apercevant, qui te regarde avec des yeux... comment dirai-je?... Ils
-étaient divins, ces yeux!... Alors je me dis naturellement: Ce
-sournois de Laverdie s'est moqué de moi. Je le trouve toujours bien
-fou de faire une mésalliance, mais je conviens que des regards comme
-celui que j'ai surpris valent une couronne de comte.
-
-René éclata d'un rire amer.
-
---D'honneur, fit-il, je ne t'aurais jamais cru à ce point
-impressionnable et romanesque. Diable! mon cher, comme tu t'enflammes
-et quelle imagination tu as!... Parce qu'une petite fille m'a
-regardé... Ah! tiens, vois-tu, c'est trop plaisant!
-
-Et il recommença à rire.
-
---René, dit son ami, je te donnerai un conseil. Tu as du cœur, je le
-sais: eh bien, ne ris jamais comme cela devant cette enfant, tu lui
-ferais trop de mal.
-
---Allons donc! qu'elle soit comtesse, et il lui sera très indifférent
-si je ris ou si je pleure! Elle aura, ma foi! bien raison, puisque je
-l'épouse pour son argent.
-
-Le vicomte de Linières ne répondit pas.--Il y a quelque mystère
-là-dessous, pensa-t-il: cela est évident. Ou je n'ai jamais connu
-René, ou il est incapable de cynisme et de bassesse. On fait tous les
-jours des mariages d'intérêt, mais ne peut-on pas y mêler un grain de
-délicatesse et de poésie? Cette jeune fille a beaucoup de fortune,
-est-ce une raison pour qu'elle n'ait pas un peu de cœur? Est-il donc
-impossible que l'un et l'autre soient heureux parce qu'ils auront mis
-en commun un titre avec quelques millions?
-
-Tout à coup René reprit la parole, et sur le même ton ironique:
-
---Tu seras bientôt invité à la bénédiction nuptiale, Alphonse: mes
-créanciers me pressent fort; je ne me suis débarrassé de l'un d'eux,
-ce matin, qu'en lui promettant d'être marié avant un mois.
-
-Alphonse se hâta de détourner la conversation. Cette fois, il croyait
-avoir compris.--En effet, se dit-il, voilà une situation bien horrible
-pour un homme d'honneur. Pauvre René! il est presque fou de colère et
-de honte... Mais lui, il s'est attiré cela, tandis que cette
-malheureuse enfant!...
-
-A ce moment, les deux jeunes gens furent rejoints par quelques amis.
-On parla d'un dîner qui devait avoir lieu le soir même à leur cercle,
-en l'honneur de personnages étrangers. René promit de s'y rendre;
-puis, trouvant un prétexte, il reprit seul presque aussitôt le chemin
-de Paris.
-
-Cependant Gabrielle était tourmentée par une curiosité inquiète et
-ardente. Elle eût voulu, ne fût-ce qu'une minute, lire dans le cœur
-de René, sûre au fond, malgré tout, qu'elle n'y verrait rien que
-d'aimable et d'élevé. Elle songeait aux longues causeries de sa
-marraine; celle-ci, qu'elle admirait et qu'elle aimait tant, n'aurait
-pas voulu la tromper; elle devait connaître son neveu. Et ses parents,
-certainement, ne pensaient qu'à la rendre heureuse... Pouvait-elle
-s'opposer à un mariage qui les comblerait tous de joie? Quelle raison
-excuserait son refus? Lorsqu'elle avait passé des heures, la nuit,
-sans dormir, ou le jour, assise à sa fenêtre, retournant de semblables
-questions dans sa petite tête, sans leur trouver de réponse, elle
-finissait toutes les fois par se dire: Il ne m'aime pas... Pourquoi
-donc veut-il m'épouser?
-
-Elle l'apprit bientôt, et d'une façon brutale.
-
-Une après-midi que la famille était, suivant son habitude, réunie sur
-la terrasse ombragée devant la maison, on parla pour la première fois
-ouvertement du prochain mariage de Gabrielle. Madame Duriez vanta le
-bonheur de sa fille avec un enthousiasme sans mesure; M. Duriez,
-voyant l'embarras de la petite, la taquina amicalement; Émile, sombre,
-ne disait rien. Gabrielle, avec une ombre de son ancienne gaieté,
-sourit, déclara qu'elle n'avait pas encore dit bonjour à ses roses, et
-se sauva pour échapper à une conversation qui lui était pénible.
-
-Elle ne s'éloigna pas assez vite.
-
-A peine eut-elle tourné le premier massif que la voix de son frère,
-s'élevant presque avec violence, l'arrêta.
-
---Avez-vous bien réfléchi, mon père? Est-ce donc tout à fait décidé?
-Vous donnerez votre fille à un libertin, perdu de dettes, qui la prend
-pour son argent!
-
-Gabrielle reçut dans toute sa force le coup de cette exclamation
-grossière. Son frère, en parlant si haut, pouvait-il croire qu'elle ne
-l'entendrait pas?
-
-Elle ne s'évanouit pas, mais elle fut prise d'un tremblement nerveux
-qui la força de s'appuyer contre un tronc d'arbre. Elle dut écouter la
-réponse de son père, car pendant quelques minutes, il lui fut
-impossible de bouger de là.
-
---M. de Laverdie n'est pas un libertin! disait M. Duriez indigné, et
-moi, je ne suis ni un mauvais père ni un fou!... Le comte a un peu
-vécu: quel jeune homme de nos jours ne l'a fait? C'est une garantie de
-bonheur pour une femme. Il a perdu sa fortune, soit! Il a des dettes,
-peut-être. Ma fille les payera si bon lui semble; elle est assez riche
-pour cela... Elle contracte une alliance qui rendrait fière une
-princesse.
-
---Notre fille, s'écria à son tour madame Duriez, ne sera pas seulement
-comtesse: elle héritera du titre de la marquise de Saint-Villiers. Par
-son testament, le marquis...
-
-Gabrielle rassembla toutes ses forces pour marcher un peu plus loin:
-il était impossible qu'elle subît plus longtemps cette torture. Elle
-craignait aussi de perdre connaissance, car elle n'eût pas voulu qu'on
-pût découvrir ce qu'elle avait appris ni ce qu'elle éprouvait.
-
-Aux premiers pas qu'elle fit, elle se sentit moins faible qu'elle ne
-s'y attendait. Elle se dirigea machinalement vers son parterre de
-roses.
-
-Ce parterre, ou plutôt ce buisson tout embaumé et tout fleuri, était
-situé dans un des plus jolis endroits du jardin; il formait le coin
-d'une allée qui se perdait dans un gracieux fouillis de jeunes arbres
-donnant l'illusion d'un petit bois. En face du buisson était un
-bosquet, et au delà une admirable pelouse qu'ombrageaient des tilleuls
-et des marronniers groupés au hasard; à travers l'écartement des
-branches, on apercevait le lointain bleuâtre et le scintillement du
-fleuve. C'était la propriété personnelle de Gabrielle et sa retraite
-favorite. Nul jardinier n'eût osé touché à un seul de ses rosiers, et
-personne, sans y être invité par elle, ne se fût assis sous le
-bosquet.
-
-Ce fut là qu'elle se réfugia dans son chagrin.
-
-Elle ne versa pas une larme tout d'abord, et réfléchit presque
-tranquillement.
-
---C'est donc là vraiment la vie? se disait-elle. On me l'a peinte
-quelquefois comme cela, et je ne voulais pas croire que le tableau fût
-vrai. Je croyais que pour moi ce serait autre chose. Je me sentais
-tant de bonne volonté, de force et de foi, un tel pouvoir d'aimer!...
-Pauvre petite folle que j'étais!
-
-Il lui semblait que tout à coup elle était devenue très vieille, et
-qu'elle songeait à un temps lointain, disparu pour ne plus revenir.
-Elle regarda ses roses, et se représenta une jeune fille rieuse et
-fière qui les soignait et leur disait tout bas: «J'aime et je suis
-aimée!» Puis elle vit la même jeune fille cueillir un bouton et le
-donner à un jeune homme qui souriait en l'acceptant. Elle murmura
-plusieurs fois de suite: C'est fini, fini, fini!... Puis elle ajouta
-avec un sanglot: Cela n'a jamais été!
-
-Et, dans l'amertume de son jeune désespoir, elle supplia Dieu de la
-laisser mourir.
-
-Mais, au milieu de sa douleur, elle se sentit une énergie qu'elle ne
-s'était pas doutée jusque-là de posséder. Elle se leva, et s'écria
-presque tout haut, comme pour bien se convaincre de sa propre
-résolution:
-
---Eh bien, non! Mes parents en souffriront sans doute, ma marraine me
-maudira, ma vie, à moi, sera brisée, mais je ne l'épouserai pas!
-
-Elle revint à la maison, et eut le courage de se montrer souriante et
-tranquille, comme d'habitude.
-
-Dès le lendemain pourtant elle retomba dans ses perplexités. Elle
-était bien jeune pour prendre seule un si grave parti, il n'y avait
-personne au monde à qui elle pût s'adresser pour avoir un conseil.
-S'avouait-elle que son cœur doutait encore?... Mais il ne pouvait
-plus douter, puisqu'elle avait entendu ses parents convenir de
-l'horrible vérité, en parler comme d'une chose toute naturelle... Il
-ne doutait peut-être pas, mais il hésitait un peu, ce pauvre cœur de
-dix-huit ans.
-
-Gabrielle fut plusieurs jours sans voir René.
-
-Sur ces entrefaites, madame Duriez eut affaire à Paris, et ne jugea
-pas à propos d'emmener sa fille. Celle-ci, qui aurait voulu pouvoir,
-en quelque mesure, oublier l'aspect des boulevards et de la place de
-la Concorde, employa ses heures d'indépendance à faire dans le pays
-quelques visites de charité. Elle remontait doucement la côte de
-Saint-Cloud, vers la fin de l'après-midi. Le temps était beau et très
-chaud; les routes blanches étaient désertes. Il y a une mélancolie
-profonde dans la splendeur des jours d'été: Gabrielle sentait sa
-tristesse grandir au milieu de ce paysage plein de silence et de
-lumière.
-
-Elle n'était plus bien loin de leur avenue, lorsqu'elle entendit venir
-un cavalier derrière elle; le pas relevé du cheval indiquait une bête
-de prix. Une faible exclamation se fit entendre, puis le pas devint
-plus rapide... Elle éprouva aussitôt la certitude qu'elle allait voir
-M. de Laverdie.
-
-C'était bien lui, en effet; il mit pied à terre au moment de la
-rejoindre et commença de marcher auprès d'elle. Il tenait son cheval à
-la main; la jolie bête, qu'une minute de trot avait excitée, courbait
-excessivement la tête, rongeait son mors, et posait les pieds sur le
-sol avec une lenteur forcée et une grâce impatiente.
-
-C'était la première fois que Gabrielle et René se trouvaient seuls
-ensemble. La femme de chambre qui accompagnait mademoiselle Duriez les
-suivit à quinze ou vingt pas en arrière, moins par respect que par la
-peur affreuse que lui causaient les mouvements du cheval.
-
---Je pensais trouver ma tante ici, dit René. Je serais vraiment
-surpris si elle ne venait pas nous rejoindre dans la soirée.
-
-Gabrielle remarqua que le comte, après l'avoir saluée d'un air joyeux,
-prenait en parlant une expression grave et presque triste.
-
---Madame de Saint-Villiers n'est pas malade, j'espère? demanda-t-elle
-vivement.
-
---Non, mademoiselle... Il hésita; la jeune fille leva les yeux avec
-surprise.
-
---Ma visite est peut-être inopportune, poursuivit René; je
-n'apporterai pas beaucoup d'animation à la table de vos parents, car
-ce jour n'est pas gai pour moi. Mademoiselle, laissez-moi vous dire ce
-qu'il me rappelle: cela me fera du bien, et vous comprendrez pourquoi
-je suis venu ici... pourquoi il m'était impossible de ne pas y venir.
-
-Il s'exprimait avec une émotion qui paraissait sincère; à son tour, il
-leva les yeux; le regard doux et troublé qu'il rencontra
-l'encourageant, il ajouta d'une voix plus basse:
-
---C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de ma mère.
-
-Des larmes montèrent, lentes, bienfaisantes, ineffables, sous les
-paupières de Gabrielle.
-
-Eh quoi, c'était là le libertin, l'homme intéressé, fourbe et sans
-cœur? C'était lui qui était capable de faire cette déclaration
-d'amour vraiment sublime! Ah! comment ne pas croire en lui?
-
---Merci, dit-elle avec force. Oh! oui, vous avez bien fait de venir.
-
-Ils firent quelques pas en silence.
-
-Tout à coup, le son d'une voix se lamentant d'une façon désespérée
-vint faire brusquement diversion aux pensées qui les agitaient. Au
-devant d'eux accourait un enfant d'une dizaine d'années, pauvrement,
-mais proprement vêtu, et qui semblait en proie au plus violent
-chagrin; il ne pleurait pas, il poussait des cris, de véritables
-appels au secours.
-
---Mon Dieu, mais c'est le petit Victor, l'enfant de braves gens que
-nous connaissons, dit Gabrielle en regardant M. de Laverdie. Que lui
-est-il donc arrivé?
-
-Elle alla presque en courant à sa rencontre.
-
-Quand le petit l'aperçut, il cessa brusquement ses cris: son regard
-n'aurait pas pris une autre expression si un ange du ciel se fût
-trouvé sur son chemin; mais lorsque la jeune fille l'interrogea, il
-recommença à se désespérer, sanglotant cette fois à fendre le cœur:
-
---C'est mon petit frère, mademoiselle. Ah! mademoiselle, s'il était
-mort!...
-
---Mort? mon beau petit Charlot? Explique-toi donc, au nom du ciel!
-
---C'est dans le petit bois, là, dit l'enfant tout en pleurant... Nous
-jouions, il est tombé... Ce n'était pas ma faute... Oh! mon Dieu, oh!
-mon Dieu, que vais-je dire à ma mère?
-
-Gabrielle était devenue toute pâle.
-
---Mais enfin, qu'a-t-il, ton petit frère? Est-il toujours dans ce
-bois? demanda M. de Laverdie qui s'était approché.
-
---Oui... Il a beaucoup saigné et maintenant il ne bouge plus... Nos
-camarades se sont sauvés.
-
-Gabrielle s'élança en avant.--Viens, conduis-moi, dit-elle à l'enfant.
-
---Mademoiselle, s'écria René, je ne souffrirai pas!... Laissez-moi,
-j'ai été soldat, je sais voir et panser une blessure, tandis que
-vous...
-
-Il n'eut pas de peine à l'arrêter: la jeune fille tremblait
-nerveusement.
-
---Que votre femme de chambre coure à la maison, ajouta le comte,
-qu'elle m'apporte vivement des linges, du vinaigre, ce qu'il faut...
-
-Il s'interrompit avec une exclamation d'ennui en se rappelant tout à
-coup son cheval.
-
---Et l'hémorrhagie qui dure peut-être, murmura-t-il avec angoisse.
-
---Je tiendrai votre cheval, monsieur, s'écria Gabrielle; je le
-ramènerai...
-
-Il ne répondit pas et paraissait dans un embarras cruel.
-
---Allez, je vous en supplie, monsieur. Il y va de la vie de cet
-enfant!
-
-Il lui abandonna les guides; le cheval n'était pas dangereux, mais le
-comte de Laverdie était avant tout homme du monde. Gabrielle ne
-songeait guère aux convenances dans ce moment-là. Elle obligea la
-femme de chambre à se hâter, et elle entra seule dans l'avenue, tenant
-la double rêne fermement serrée dans sa petite main auprès du mors
-fumant et tout couvert d'écume.
-
-Soit du reste qu'il se fût un peu calmé, ou que son clairvoyant
-instinct lui eût, pour ainsi dire, donné quelque intuition de ce qui
-se passait, l'intelligent animal se laissait conduire par la jeune
-fille plus docilement encore que par son propre maître; parfois il
-avançait sa tête fine comme pour demander une caresse; Gabrielle le
-flattait alors d'un air distrait. Elle était tout éperdue de bonheur
-et d'inquiétude.
-
-Un homme et un enfant qui la rencontrèrent la suivirent des yeux avec
-stupéfaction. Heureusement que madame Duriez n'était pas encore
-rentrée! Un pareil spectacle eût été trop pour elle. Enfin Gabrielle
-atteignit la grille et un domestique lui prit le cheval des mains.
-
-Elle fit alors quelques pas au devant de René. Elle s'adossa contre un
-arbre pour l'attendre; mais un quart d'heure au moins s'écoula avant
-son retour. N'y tenant plus, elle allait se mettre en marche dans la
-direction du bois ou plutôt du taillis, théâtre de l'accident, quand
-tout à coup M. de Laverdie parut à l'extrémité de l'avenue. Il portait
-le petit blessé entre ses bras; la femme de chambre suivait avec
-l'aîné des deux enfants.
-
-Gabrielle quitta l'arbre sur lequel elle se tenait appuyée et s'avança
-avec anxiété.
-
---Sauvé, sauvé, ne craignez rien! cria de loin le comte aussitôt qu'il
-l'aperçut.
-
-Elle le regarda s'approcher. Le soleil, déjà très bas, envoyait entre
-les arbres de longs rayons rougeâtres; René les traversait l'un après
-l'autre, alternativement avec les bandes d'ombre profonde que
-projetaient les masses du feuillage. Il paraissait singulièrement beau
-et touchant dans ce rôle d'active charité, penché sur cet enfant qu'il
-tenait contre sa poitrine avec la grâce et la tendresse d'une femme.
-
-Le petit garçon était charmant aussi; il avait peut-être quatre ans,
-et des cheveux de chérubin tout blonds et tout frisés. On avait
-attaché un mouchoir en bandeau autour de son front; ses yeux étaient
-ouverts, mais avec une expression épuisée et effarée qui faisait peine
-à voir: il s'était coupé en tombant sur une pierre et, comme il avait
-perdu beaucoup de sang, il se trouvait très faible.
-
-Gabrielle se pencha vers lui, l'embrassa, lui parla; il se souleva
-tout joyeux et lui tendit les bras: c'est qu'il la connaissait bien,
-la bonne demoiselle! Elle le prit, malgré la résistance de René, et
-l'on entendit le petit Charlot murmurer avec un grand soupir de
-soulagement, dès qu'il eut posé la tête sur son épaule:--A présent,
-Çarlot est guéri, Çarlot n'a plus bobo du tout.
-
-On le déposa sur le lit d'une chambre d'amis, et il ne tarda pas à
-s'endormir profondément.
-
---Il faudrait prévenir ses parents, dit Gabrielle dont il gardait la
-main entre ses deux petites menottes jusqu'au milieu de son sommeil.
-Victor va rentrer comme un bon garçon, et j'enverrai quelqu'un avec
-lui pour être sûre qu'on ne s'inquiétera pas et qu'il ne sera pas
-grondé.
-
-Mais, en entendant cette proposition, Victor se remit à pleurer, et
-déclara à travers ses larmes qu'il n'oserait jamais se présenter chez
-lui si mademoiselle Gabrielle ne l'accompagnait pas.
-
-La jeune fille parut hésiter; elle regarda Charlot endormi, et
-commença à s'efforcer d'ouvrir les petits doigts de l'enfant pour
-dégager sa propre main.
-
-Cependant M. de Laverdie s'adressait au désolé Victor.
-
---Et si j'allais avec toi, moi, chez tes parents? Je suis bien certain
-que je ne remplacerais pas mademoiselle Gabrielle, mais cela lui
-éviterait une peine, et, vois-tu, mon garçon, je crois qu'elle est
-fatiguée, la bonne demoiselle: regarde-la, elle est plus pâle encore
-que ton gros Charlot.
-
-Gabrielle leva la tête avec un sourire étonné et attendri.
-
---Oh! vous feriez cela? dit-elle.
-
---Pourquoi pas? répondit le comte d'un air de bonne humeur. La pauvre
-mère va être folle de peur, et je ne me fierais pas à l'éloquence
-d'un de vos gens pour la rassurer. Et puis, il ne faudrait pas que
-celui-ci fût battu, le pauvre petit gars! Il a déjà été bien assez
-malheureux. Allons, monsieur Victor, montrez-moi le chemin.
-
-Il sortit, et Gabrielle demeura seule près du petit enfant qui
-dormait; de temps à autre elle s'inclinait et baisait ce joli visage
-sur lequel les fraîches couleurs de la vie renaissaient peu à peu.
-
-C'est ainsi que la surprirent sa mère et madame de Saint-Villiers,
-arrivées ensemble de Paris.
-
-Le soir, il y eut à dîner une assez nombreuse société: toute une
-famille d'amis intimes débarqua du train de sept heures; Émile amena
-quelques jeunes gens. Le capitaine Arnaud se présenta au dernier
-moment; attiré probablement dans le voisinage par la force des
-circonstances, il s'était dit qu'on ne lui pardonnerait jamais de ne
-pas s'arrêter à Montretout.
-
-Pendant le repas, le comte de Laverdie sut se rendre agréable, tout en
-conservant un maintien sérieux et comme recueilli, que Gabrielle, et
-sans doute aussi madame de Saint-Villiers furent seules à remarquer et
-à comprendre. Il y avait peu de dames à table. René était assis entre
-madame Duriez et sa fille. Celle-ci gardait sur son visage la trace
-des émotions si vives de l'après-midi; ses yeux étaient agrandis par
-un cercle sombre; elle restait pâle et causait peu; chaque fois que sa
-mère adressait la parole au comte ou à la marquise, d'une voix qui
-devenait alors flexible et sucrée, on aurait pu la voir agitée tout à
-coup par un tressaillement pénible.
-
-Madame Duriez ne manqua pas d'amener la conversation sur l'accident
-arrivé au petit Charlot. Elle s'étendit avec emphase sur ce qu'elle
-appelait le dévoûment généreux, le sang-froid extraordinaire et la
-présence d'esprit admirable de M. de Laverdie. Ce dernier semblait au
-supplice, et retenu par la politesse seule de mettre fin à des
-flatteries qu'un fat eût trouvées déplacées. Gabrielle, qui avait
-changé plusieurs fois de couleur pendant cette petite scène, s'était à
-la fin tournée du côté d'Ernest Arnaud; elle lui parlait de la
-dernière revue, et le capitaine se croyait dans le ciel. Lorsqu'il eut
-terminé la description très vivante, très animée, d'une charge de
-cavalerie, et qu'il pensa de nouveau à regarder dans son assiette,
-René se pencha vers Gabrielle pour lui raconter sa visite aux parents
-de leurs petits protégés, et lui demander quelques renseignements sur
-cette intéressante famille.
-
-Elle l'écouta d'un air distrait, lui répondit brièvement, d'un ton
-sec, dur, presque méprisant, et s'interrompit pour rire aux éclats
-d'une plaisanterie qui venait d'obtenir un succès marqué de l'autre
-côté de la table.
-
-Lorsque le café fut pris, et que l'on eut suffisamment respiré l'air
-frais et parfumé du jardin, on rentra au salon, et, comme les hommes
-étaient en majorité, des jeux de cartes s'installèrent aussitôt. Le
-piquet était l'une des faiblesses de la marquise de Saint-Villiers;
-elle en fit un avec M. Duriez; d'autres personnes plus ou moins âgées
-organisèrent un whist. Quant aux jeunes gens, ils cherchèrent quelque
-partie plus animée, brelan ou baccarat, et, sur leur table, les louis
-remplacèrent bientôt les pièces blanches des joueurs raisonnables et
-posés.
-
-Gabrielle vit avec plaisir que René refusa absolument de prendre part
-à aucun jeu. Dans le secret espoir peut-être qu'il viendrait causer
-avec elle, qu'il lui parlerait de sa mère, la comtesse de Laverdie, et
-qu'elle découvrirait enfin la vérité qu'elle eût donné sa vie pour
-connaître, la pauvre enfant sortit sur la terrasse. Elle souffrait de
-la tête, elle était lasse et découragée, elle eût souhaité que tous
-ces gens bruyants et importuns quittassent la maison. Elle s'assit
-aussi loin que possible des portes vitrées du salon d'où
-s'échappaient des torrents de lumière, des voix joyeuses, des rires
-sonores et prolongés. Tout à coup, elle entendit ces mêmes bruits se
-produire plus près d'elle. Deux jeunes gens, qui sans doute n'avaient
-pas été favorisés par la chance au baccarat, venaient de se réfugier
-dans la salle de billard; Gabrielle, en étendant la main, eût touché
-l'une des croisées de cette pièce; contrariée, elle allait s'éloigner,
-lorsque le nom de Laverdie, prononcé par les deux voix dont le
-diapason s'abaissa, la retint clouée à sa place. Sans doute qu'il eût
-été plus naturel et plus convenable de s'en aller sans écouter, mais
-ce dernier parti lui eût été à peu près aussi facile à prendre qu'il
-serait facile au condamné à mort de se boucher les oreilles lorsqu'on
-lui apporte la réponse à son recours en grâce. Gabrielle resta assise
-en retenant son souffle, et voici ce qu'elle entendit:
-
---Étonnant? Si vous disiez plutôt stupéfiant, étourdissant,
-a-bra-ca-da-brant! Ouf!... Voir le comte de Laverdie repousser un
-paquet de cartes!
-
---Vraiment? Il est enragé à ce point-là?
-
---Enragé? fit l'autre interlocuteur qui paraissait avoir la manie de
-répéter tous les adjectifs qu'il pouvait saisir au vol. Enragé!
-Voulez-vous que je vous apprenne ce que j'ai vu, moi, de mes propres
-yeux vu, ce qui s'appelle vu?... comme disait...
-
---Eh bien?
-
---J'ai vu (ici la voix devint tout à fait basse) le comte de Laverdie
-perdre au jeu, d'un seul coup, en deux heures... soi-xan-te-dix mille
-francs!
-
-Une exclamation que l'on ne pensait pas devoir être recueillie par les
-oreilles d'une jeune fille, répondit à cette révélation; au bout d'un
-instant l'on reprit:
-
---Il est donc fabuleusement riche?
-
---Riche, répéta l'écho sur-le-champ. Est-ce qu'on peut être riche
-longtemps à ce métier-là? Je le crois parfaitement ruiné, et la preuve
-indubitable et certaine, c'est qu'il n'a plus remis les pieds au
-cercle depuis ce fameux jour, je veux dire: cette fameuse nuit.
-
---Mais alors?
-
---Alors?... Comment, c'est sérieusement que vous me faites une
-pareille question? Mais, mon pauvre cher, vous êtes donc complètement
-dépourvu d'yeux, d'oreilles, de tous les organes au moyen desquels il
-nous est donné de percevoir, de recevoir la manifestation, etc., etc.,
-de tout ce qui se passe en dehors de nous?... Et vous êtes dans cette
-maison? Et vous avez observé l'air grave et tout à fait sanctifié de
-Laverdie?... Et vous avez constaté comme moi par quel geste plein de
-noblesse il s'est détourné de nous autres, pauvres pécheurs, et de cet
-abîme de perdition qu'on appelle une table de baccarat?... Et vous
-avez dû voir, avec non moins d'évidence et de clarté?... Non, non,
-tenez, vous me désespérez!... Passez-moi donc une de ces queues, mon
-bon ami, et commençons.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Dans la même semaine, les Duriez donnaient une grande fête.
-
-Les meilleurs musiciens, les rafraîchissements les plus exquis, les
-décorations les plus nouvelles et les plus dispendieuses, étaient
-ordonnés pour cette soirée. Toutes les pièces du rez-de-chaussée
-étaient transformées en salles de bal; le jardin devait être illuminé,
-et un feu d'artifice tiré à minuit. Des appartements étaient préparés
-pour quelques-uns des invités venus de loin. Madame de Saint-Villiers,
-qui n'avait pas encore quitté Paris, et pour cause, bien que juillet
-fût commencé, avait promis de s'installer à Montretout avec sa femme
-de chambre dès l'après-midi du grand jour.
-
-Elle fut fidèle à sa parole et elle arriva vers trois heures.
-
-Après avoir donné son avis sur quelques questions importantes, elle
-laissa madame Duriez dans tout le feu de ses préparatifs, et elle
-suivit volontiers Gabrielle tout au fond du jardin, dans le bosquet
-aux roses; le bruit des marteaux des tapissiers ne parvenait pas
-jusque-là.
-
-Ce fut alors, dans cette charmante solitude où Gabrielle avait si
-souvent rêvé et pleuré si amèrement, que la vieille dame entretint
-pour la première fois sa filleule de l'union qu'elle projetait entre
-elle et son neveu et dont l'idée lui était chère. Elle avait voulu,
-avant personne d'autre, en parler à la jeune fille; elle devinait bien
-l'amour de celle-ci, et se réjouissait de voir s'ouvrir ce tendre
-cœur.
-
-Elle fut un peu désappointée.
-
-Et cependant ce n'était pas sans émotion que Gabrielle écoutait des
-paroles qui l'eussent inondée de joie quelques jours auparavant. Elle
-souriait d'un air un peu mélancolique, regardait le gai soleil qui se
-jouait entre les branches, et, tout en suivant le vol des insectes
-dans ses rayons, se demandait si quelque chose avait changé, si ce
-n'était pas un mauvais rêve qu'elle avait fait, si elle n'allait pas
-être heureuse.--Tout à coup, le sable de l'allée cria sous un pas
-bien connu; la marquise s'interrompit, et d'un petit air mystérieux et
-triomphant:--Le voilà! murmura-t-elle.
-
-En effet, René venait d'apparaître de l'autre côté du buisson de
-roses. Il portait sur sa physionomie un air ému, anxieux, humble
-presque, que Gabrielle ne lui avait jamais vu. Encore trop loin pour
-parler, il adressa à la jeune fille un long regard, qui troubla
-profondément celle-ci.--Allons, pensa-t-elle, l'épreuve sera plus
-douloureuse encore que je ne le croyais: au commencement du moins il
-m'avait épargné cette odieuse comédie.
-
-L'attendrissement qui l'avait gagnée lorsqu'elle écoutait sa marraine
-fit aussitôt place dans son cœur à un mouvement d'indignation et de
-fierté, qu'elle prit pour de la force.
-
-M. de Laverdie salua avec gaieté. Il venait seulement voir comment se
-trouvaient ces dames et si sa tante était arrivée; il était attendu et
-devait repartir, mais il reviendrait le soir dès neuf heures.
-
---Vous voyez, fit-il en riant, j'ai trouvé mon chemin tout seul
-jusqu'ici. Madame Duriez a déclaré qu'elle ne me prêterait pas un
-domestique; ils sont trop occupés. Mais j'ai reconnu les allées, et je
-me souvenais de ce massif de roses.
-
-En disant ces mots, il regarda Gabrielle; elle rougit, mais ne leva
-pas la tête; elle avait pris l'ombrelle de sa marraine et s'occupait
-d'arranger les plis de la dentelle: cependant elle dut cesser parce
-que sa main tremblait.
-
-Après avoir causé pendant un instant, madame de Saint-Villiers se
-leva, comme pour examiner une fleur de plus près; elle fit ensuite
-quelques pas, parlant toujours; puis, dès qu'elle eut tourné le tronc
-d'un gros arbre, elle prit tout à coup la fuite, enchantée de sa
-malice et riant à l'idée du tête-à-tête où elle laissait ses deux
-enfants.
-
-Gabrielle, qui tenait ses yeux baissés, n'avait pas vu la marquise
-s'éloigner. Lorsqu'elle s'aperçut enfin qu'elle était seule avec M. de
-Laverdie, sa consternation et son embarras furent extrêmes; elle n'osa
-pourtant pas quitter le bosquet sur-le-champ.
-
-Elle espéra d'abord que le jeune homme allait parler, continuer la
-conversation; mais il ne dit rien, et, à l'expression que prit son
-visage, elle commença au contraire à craindre qu'il n'ouvrît la
-bouche.
-
-Elle eût donné tout au monde pour trouver quelques mots à dire, mais
-rien ne lui venait à l'esprit; un flot brûlant lui montait aux joues;
-n'y pouvant plus tenir, elle traversa l'allée et se réfugia vers ses
-roses.
-
-René paraissait cependant aussi troublé qu'elle-même. Comme elle se
-penchait vers les fleurs, il dit enfin d'une voix timide et presque
-suppliante:
-
---Ne m'en donneriez-vous pas une aujourd'hui?... de vous-même?... La
-première, ma tante vous l'avait demandée.
-
---Elles ne sont plus à moi, dit la jeune fille: je les ai toutes
-sacrifiées pour les salons, ce soir.
-
-Et elle ajouta précipitamment:
-
---Et ma marraine est au soleil, là-bas, tandis que je garde son
-ombrelle!... Suis-je étourdie!
-
-Elle s'en alla presque en courant; les larmes, malgré tous ses
-efforts, jaillissaient de ses yeux.
-
-René était devenu extrêmement pâle; il resta un moment à la même
-place, debout, comme pétrifié; puis il rentra dans le bosquet, s'assit
-et laissa tomber son front dans ses mains. Il réfléchit ainsi pendant
-quelques minutes, et, très calme, traversa ensuite tout le jardin, où
-il ne rencontra personne. Il arriva dans la cour de devant; aucun
-valet ne se trouvant là pour lui donner son cheval, il le détacha
-lui-même et se mit en selle.
-
---Mon Dieu, s'écria madame Duriez par une fenêtre, allez-vous jamais
-nous excuser, monsieur le comte? C'est une horreur de vous laisser
-partir ainsi! Nous nous conduisons comme des sauvages.
-
---N'en parlez pas, madame, répondit René en se découvrant. C'est moi
-qui étais indiscret. Les préparatifs d'une fête, comme les coulisses
-d'un théâtre, ne sont pas pour les yeux des profanes.
-
---Indiscret, vous? mais pas du tout, je vous assure. Vous viendrez de
-bonne heure, ce soir, n'est-ce pas? Je n'ose pas vous prier de
-rester...
-
---Je ne le pourrais pas, quoique ce fût un vrai plaisir... J'aurais
-tâché de me rendre utile. Mais il faut que je m'en aille. Au revoir,
-madame.
-
---A ce soir, cher comte. Encore une fois pardon. Y a-t-il seulement un
-portier pour vous ouvrir la grille?
-
-A peine René fut-il dehors, qu'il mit son cheval à un furieux galop.
-Il gagna en une demi-heure le faubourg Saint-Honoré. Heureusement on
-était à ce moment de l'année pendant lequel on dit qu'il n'y a
-personne à Paris; cette course extraordinaire ne fut donc guère
-remarquée, et ceux qui suivirent le cavalier des yeux, non sans
-inquiétude, ne connaissaient pas le comte de Laverdie.
-
-L'intention du jeune homme n'était pas alors de retourner à Montretout
-dans la soirée; mais il est probable que, de quatre heures à dix, il
-fit de nouvelles réflexions; car, précisément à ce dernier moment, M.
-Duriez lui serrait la main sur la plus haute marche du perron chargé
-de fleurs.
-
-Ce n'était pas en vain que madame Duriez s'était donné autant de mal
-pendant toute la journée. La maison et le jardin présentaient un
-aspect charmant. On aurait dit, du reste, que ces deux parties de la
-propriété avaient changé de rôle et de décoration, tant la maison
-était pleine de verdure et le jardin de lumières.
-
-Il y avait déjà beaucoup de monde et l'on dansait quand le comte
-arriva; une des premières personnes qu'il vit fut Gabrielle. Elle
-était dans un quadrille, à côté d'un grand et beau garçon que René
-connaissait bien: c'était un officier de cavalerie qu'il avait souvent
-rencontré chez les Duriez depuis quelques semaines. Arnauld était en
-grand uniforme, et plus animé, plus brillant que jamais. Gabrielle
-était en bleu pâle, couleur qu'elle aimait beaucoup sans se douter
-qu'elle lui allât si bien; elle avait dans les cheveux des roses
-blanches naturelles. Ce soir-là, on ne pouvait lui reprocher une
-gaieté trop vive; elle paraissait pourtant heureuse et gardait sur les
-lèvres un beau sourire un peu rêveur.
-
-René s'était retiré dans l'embrasure d'une croisée ouverte, et la
-contemplait sans pouvoir détourner un instant ses regards. Il venait
-de se rappeler un autre bal où il avait vu pour la première fois ces
-fleurs blanches dans ces cheveux blonds et ces grands yeux limpides,
-profonds, joyeux. Il resta là très longtemps, à demi caché par les
-larges feuilles d'un palmier; en valsant, elle passa plusieurs fois
-près de lui sans l'apercevoir. Il remarqua qu'elle dansa deux fois
-avec le capitaine Arnauld et que celui-ci n'invita personne d'autre.
-
-Cependant madame de Saint-Villiers, fort inquiète, cherchait son neveu
-de tous côtés.
-
---Mais il est là! disait M. Duriez. Je lui ai parlé il n'y a pas une
-heure.
-
---C'est moi que vous demandez? fit tout à coup René sortant de sa
-cachette et plus pâle qu'un mort.
-
---Si c'est vous?... s'écria la marquise presque avec colère. Mais elle
-s'arrêta, frappée par l'expression singulière du visage de son
-neveu.--Bon Dieu! mon cher enfant, reprit-elle avec effroi,
-qu'avez-vous? que vous arrive-t-il?
-
---Je suis un peu souffrant, répondit René.
-
---Souffrant? Vous étiez si gai cette après-midi!
-
---Oui... c'est une chute, presque rien... Mon cheval s'est effrayé en
-rentrant dans ma cour.
-
---Et vous êtes tombé!... mais c'est affreux!
-
---Tombé, non... pas précisément; j'ai sauté à terre, mon pied a un
-peu tourné... Enfin, je vous donne ma parole que ce n'est rien;
-seulement, j'aimerais mieux ne pas danser, je crains d'être trop
-disgracieux. Voyons, chère tante, prenez mon bras et n'ayez pas l'air
-aussi épouvanté ou l'on va faire cercle autour de nous.
-
-Ils commencèrent lentement à marcher à travers les salons; madame de
-Saint-Villiers ne pouvait contenir la vivacité de son désappointement.
-
---Comment avez-vous fait? disait-elle. Vous êtes bon cavalier
-cependant. Fallait-il que cela arrivât aujourd'hui! Ne pourriez-vous
-pas vous tirer d'un quadrille? Avec mademoiselle Duriez, c'est ce que
-je veux dire.
-
---Eh bien, oui... un quadrille, j'essayerai. Mais elle doit maintenant
-être engagée pour plus de danses qu'elle n'en pourra donner.
-
---Nous allons voir.
-
-Gabrielle se trouvait au milieu d'un groupe de jeunes femmes dans une
-des portes ouvrant sur la terrasse. Elle sentit venir plutôt qu'elle
-n'aperçut la marquise et M. de Laverdie.
-
---Chère petite, dit la vieille dame, je vous amène un coupable, mais
-un coupable écloppé et repentant: il avait une entorse et ne l'a plus
-sentie quand il a vu remuer vos petits pieds. J'intercède pour que
-vous lui accordiez un quadrille.
-
---Oh! balbutia la jeune fille, comme je suis fâchée!... Vous vous êtes
-fait très mal? Mon Dieu, mais je n'ai plus de quadrilles, je crois.
-Elle ne savait pas trop que faire. Elle se demandait en même temps si
-la blessure de René était réelle, et quel serait le chagrin de sa
-marraine au cas où elle refuserait de danser avec lui; elle souffrait
-encore cruellement de sa propre dureté de l'après-midi.
-
---Je ne peux pas le prochain, dit-elle, mais je crois que le
-suivant... oui, le suivant.
-
---Très bien, c'est convenu, répondit madame de Saint-Villiers, qui
-voyait son neveu devenir plus blême encore et qui se hâta de
-l'entraîner vers un sofa.--Mettez-vous là, lui dit-elle, vous ne
-paraissez vraiment pas à votre aise. C'est encore la faute d'une de
-vos vilaines bêtes; je vous ai souvent dit que vous montiez des
-chevaux trop vifs.
-
-Ce n'était pas une douleur physique qui altérait ainsi le visage de
-René; ses souffrances morales mêmes, s'il en avait, étaient alors
-dominées par une colère farouche.--Je danserai le prochain quadrille,
-se dit-il. Pourtant, au lieu de chercher laquelle il inviterait de
-toutes les charmantes danseuses que ses yeux pouvaient apercevoir, il
-suivait du regard avec obstination l'uniforme éclatant d'Ernest
-Arnauld, qui semblait apparaître à la fois dans toutes les parties du
-bal, tant se montrait infatigable l'entrain du jeune officier.
-
-Tout près du comte se trouvait assise une jeune femme qui se donnait
-beaucoup de peine pour attirer l'attention de celui-ci en riant et en
-causant très haut. La joie de cette dame fut au comble lorsqu'au
-premier coup d'archet M. de Laverdie vint lui demander de l'accepter
-pour cavalier: René pourtant eût été bien embarrassé s'il lui eût
-fallu dire dans quelle langue elle avait parlé. Comme il tâchait de
-découvrir une place libre à travers les salons encombrés, madame
-Duriez l'aborda.
-
---Je cherche quelques couples de bonne volonté, dit-elle, pour former
-un quadrille sur la terrasse; je suis persuadée qu'on y sera très
-bien. Ne pourriez-vous organiser cela, monsieur le comte?
-
---Volontiers, madame, dit René, qui dissimulait mal une légère grimace
-chaque fois que l'excellente personne lui rappelait ainsi son titre.
-
-Il eut bientôt réuni trois autres jeunes couples, qui se déclarèrent
-ravis de danser au grand air. Au milieu de la chaîne anglaise, ils
-furent troublés par l'arrivée du capitaine Arnauld, que madame Duriez
-avait présenté, fort contre son gré, du reste, à une jeune personne
-timide et ne sachant pas valser; il avait sollicité de cette
-demoiselle l'honneur d'un quadrille et l'amenait pour prendre part à
-celui de la terrasse.
-
---Nous sommes assez nombreux, monsieur, lui dit René d'un ton fort
-sec.
-
---Êtes-vous maître des cérémonies, monsieur? répondit l'officier
-blessé et surpris.
-
---Monsieur, reprit René, la maîtresse de la maison m'a prié
-d'organiser ce quadrille. Nous sommes déjà quatre couples; vous voyez
-bien que vous seriez de trop.
-
-Ces mots, et surtout la façon dont ils furent prononcés choquèrent
-Arnauld au dernier point. Cherchant ce qu'il devait répondre, n'osant
-pourtant faire un esclandre, il restait avec sa danseuse au beau
-milieu du quadrille interrompu: c'était le moment de la seconde figure
-et l'on se remit en mouvement.
-
---Mais retirez-vous donc, monsieur! s'écria René en passant près de
-lui.
-
-Arnauld s'éloigna, et, se penchant avec un sourire vers la jeune fille
-qu'il avait à son bras:
-
---Faisons un tour de jardin, dit-il. Si vous voulez bien me promettre
-le premier lanciers, je vous réponds que vous aurez la meilleure
-place.
-
-A peine le quadrille fut-il terminé, et les dames installées au buffet
-que M. de Laverdie trouva moyen de s'esquiver; à la première porte il
-rencontra Arnauld.
-
---Je vous cherchais, monsieur, dit celui-ci.
-
---Je m'en doutais, répliqua René.
-
---Alors vous savez aussi dans quel but, monsieur. Le ton dont vous
-m'avez parlé m'a singulièrement déplu.
-
-René, qui avait aussitôt sorti de son portefeuille une carte, la remit
-au capitaine, en s'arrangeant de façon que personne autour d'eux ne
-remarquât son mouvement.
-
-On ne se douta pas en effet dans cette gaie réunion de la provocation
-qui venait d'être faite et acceptée. La fête ne fut marquée par aucun
-autre incident fâcheux, et elle se prolongea fort tard, à la
-satisfaction de tous ceux qui restèrent jusqu'au dernier moment.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Deux ou trois jours après, Gabrielle apprit par son frère, qui ne mit
-pas beaucoup de ménagements à lui communiquer cette nouvelle, que M.
-de Laverdie avait gravement blessé le capitaine Arnauld dans un duel à
-l'épée. Celui-ci avait été atteint au côté gauche par un coup de
-pointe porté avec vigueur, et sa vie se trouvait sérieusement menacée.
-Émile ne donna, du reste, que peu de détails sur cette affaire. On
-tâchait de la tenir secrète à la famille Duriez, et nul, hormis les
-témoins, ne sut jamais où elle commença. Par Émile, on la connut
-bientôt à Montretout; mais le jeune homme avait juré à son ami de n'en
-point révéler les principaux détails, et Gabrielle fut la seule à
-laquelle il avoua que la blessure de l'officier pouvait être mortelle.
-
-
-Ce fut un cruel soulagement pour ce garçon peu délicat d'exhaler
-devant sa sœur une douleur bruyante, égalée seulement par son
-indignation contre M. de Laverdie. Il ne lui cacha pas qu'il supposait
-bien que ce malheur était arrivé à cause d'elle; et, bien qu'assez
-généreux pour l'en déclarer parfaitement innocente, il se permit
-quelques allusions grossières à la préférence qu'elle pouvait
-entretenir secrètement pour le comte ainsi qu'au caractère et aux
-intentions de celui-ci.
-
-Gabrielle, au reste, souffrait tellement à l'idée de ce qui venait de
-se passer, que les paroles amères de son frère ajoutèrent peu à sa
-douleur et à sa consternation. Suivant cette vivacité avec laquelle
-les âmes jeunes et confiantes vont d'un extrême à l'autre, ne croyant
-plus à rien de vrai chez ceux qu'elles reconnaissent les avoir une
-fois trompées, elle jugea René d'autant plus sévèrement qu'elle
-l'avait vu d'abord avec des yeux plus aveugles. Elle le crut assez
-coupable pour ne pas craindre de sacrifier la vie d'un homme au plus
-vil intérêt, et le soupçonna d'avoir provoqué Arnauld dans la pensée
-que celui-ci pourrait lui enlever la main de la jeune fille dont il ne
-recherchait lui-même que la fortune.
-
-Quelques jours s'écoulèrent sans que l'on revît à Montretout ni la
-marquise ni René. Une après-midi, cependant, madame Duriez, rentrant
-avec sa fille, trouva dans la coupe d'onyx du vestibule, parmi
-quelques lettres, la carte pliée de M. de Laverdie.
-
-On était sur le point de partir pour Trouville. Comme il arrive en
-pareil cas, on avait attendu au dernier moment pour faire une foule de
-visites et de courses indispensables: aussi les journées
-semblaient-elles trop courtes à madame Duriez. Elle faisait atteler
-régulièrement vers une heure, montait en voiture avec Gabrielle, et
-posait sur le coussin devant elle trois ou quatre agendas, son
-porte-cartes et des paquets d'échantillons. Elle se rendait alors à
-Paris; quand elle allait voir des amis dans les environs, à Meudon ou
-à Bellevue, elle ne se chargeait pas d'un bagage si considérable.
-
-A peine installée dans la voiture, elle ouvrait un des agendas et
-regardait la liste des emplettes nécessaires; puis elle cherchait dans
-un autre les adresses des magasins. Elle pesait les mérites respectifs
-de ceux-ci, les groupait par quartiers, calculait combien au plus elle
-pourrait en explorer jusqu'à sept heures. Alors elle prenait les
-échantillons, répandait sur ses genoux les petits morceaux de faille,
-de laine ou de satin, et s'absorbait dans une étude plus importante
-encore. Au reste, ses réflexions se faisaient à haute voix, et
-Gabrielle était sans cesse appelée à donner son avis. En temps
-ordinaire tout ceci n'amusait que médiocrement la jeune fille; dans
-l'état d'esprit où elle se trouvait, c'était pour elle une pénible
-tâche. Elle l'accomplissait tranquillement, sans y attacher sa pensée;
-elle s'efforçait de ne pas répondre trop souvent:--Cela m'est égal...
-l'un sera aussi joli que l'autre... c'est absolument la même chose...
-Ces façons de parler contrariaient madame Duriez, qui ne se fiait pas
-volontiers à son propre goût et n'aimait pas décider seule.
-
-Une ou deux fois, dans ces chaudes après-midi de juillet, madame
-Duriez, en traversant le bois, s'endormit au mouvement de la calèche.
-Gabrielle élevait alors son ombrelle pour protéger sa mère contre le
-soleil. Les grandes allées étaient presque désertes; le chant monotone
-des sauterelles s'élevait des gazons brûlés; les longues herbes,
-courbées par la chaleur, se flétrissaient dans la poussière au bord de
-la route; aucun souffle n'agitait les feuillages des arbres, et
-cependant les hauts peupliers se balançaient légèrement sur le ciel,
-comme pris d'un frissonnement mystérieux. La voiture allait au petit
-trot, et le pas des chevaux retentissait avec une régularité à
-laquelle Gabrielle trouvait quelque chose de désespérant et
-d'implacable: elle était saisie par l'horrible sentiment d'une course
-sans but, éternelle, avec ce vide, ce silence et ce sommeil à ses
-côtés.
-
-Un jeudi, vers trois heures, étant descendues chez Guerre pour se
-rafraîchir et se reposer, madame Duriez et sa fille y rencontrèrent la
-marquise.
-
---Enfin, mignonne, je vous tiens! s'écria la vieille dame en
-embrassant sa filleule. Et cette fois je ne vous lâche plus. Est-ce
-ainsi qu'on m'abandonne, petite méchante? Vous allez venir avec moi.
-Madame Duriez, je la garde cette après-midi.
-
-On objecta des occupations pressantes, une robe, entre autres, à
-essayer.
-
---Non, non, dit la marquise. D'ailleurs, j'irai avec elle pour cette
-robe, si elle y tient. Je vous la ramènerai ce soir; nous viendrons à
-l'heure du café. Vous ne vous faites pas une idée comme je suis triste
-et abandonnée depuis quelque temps! Voilà une enfant que je ne vois
-plus, et quant à mon neveu, il a eu l'esprit de se fouler le pied et
-il ne bouge de chez lui. Allons, c'est dit, je l'emmène; vous y
-consentez, chère madame.
-
-Il n'était pas possible de dire non. Gabrielle partit avec madame de
-Saint-Villiers; mais elle était fort mal à l'aise et se sentait moins
-de courage que chez elle, à Montretout.
-
-Comme elles étaient toutes deux le soir à table, la marquise se mit
-tout à coup à parler de René, exprimant la contrariété qu'elle
-éprouvait de sa foulure. Ce fut alors la première, la seule fois où sa
-filleule se demanda si la vieille femme n'était pas la complice du
-jeune homme, et ne convoitait pas pour son neveu les millions de la
-maison Duriez. Une semblable idée fit tellement horreur à Gabrielle
-qu'elle la repoussa sur-le-champ et sans peine: mais ces soupçons
-involontaires, qui lui venaient à présent sur ceux qu'elle aimait et
-respectait le plus, n'étaient pas pour la jeune fille les fruits les
-moins amers de sa dure expérience.
-
-Après le dîner, elle se trouva seule un moment dans le petit salon, sa
-marraine l'ayant quittée pour écrire un billet et donner quelques
-ordres. Gabrielle tenait entre les mains une magnifique collection de
-gravures de Goupil, représentant les meilleures toiles des dernières
-expositions; elle l'examinait avec intérêt, car elle avait un goût
-très vif pour la peinture et toute espèce de dessin. Elle remarqua,
-dans un tableau historique, un personnage qui ressemblait fort à M. de
-Laverdie; cela lui rappela le portrait de celui-ci qui devait être
-derrière elle, et, se tournant un peu, elle se mit à le contempler.
-En revoyant cette physionomie si fine et ces yeux fiers, elle fut
-saisie d'une douloureuse pitié de songer qu'ils cachaient un caractère
-bas.--Pauvre René, murmura-t-elle, pauvre René!.. Oh! comme je vous
-plains!
-
-Au bruit que fit une porte, elle se retourna vivement: M. de Laverdie
-entrait.
-
-Elle ne se troubla pas, et remercia intérieurement le ciel de l'avoir
-envoyé. A tout prix, elle voulait prévenir une demande en mariage, un
-refus, et les scènes pénibles à tous qui ne manqueraient pas d'en
-résulter. Peut-être que l'occasion s'offrait de tout arrêter, si
-toutefois il restait à René assez d'honneur et de loyauté pour la
-comprendre.
-
-Le jeune homme, de son côté, prévit qu'une explication allait avoir
-lieu; il la désirait. Ce qui le surprit au plus haut point, c'est que
-Gabrielle parlât la première.
-
---Monsieur, fit-elle, ne sachant pas du tout ce qu'elle allait dire,
-mais sentant qu'il fallait en finir de suite et que sa marraine
-pouvait rentrer, monsieur, j'ai appris ce duel... C'est un grand
-malheur... M. Arnauld était un ami de notre famille...
-
---Monsieur Arnauld, j'espère, le sera encore longtemps, dit René d'un
-ton froid. Grâce au ciel, son état ne présente plus aucun danger.
-
---Il est sauvé? s'écria Gabrielle avec joie.
-
---Oui, mademoiselle.
-
-Il y eut un moment de silence embarrassé.
-
---Mademoiselle, reprit René qui se leva et fit un pas vers la jeune
-fille, pardonnez-moi... J'ai été aveugle, insensé! mais ne pensez pas
-que j'eusse pu vous faire autant de mal volontairement. Je vous jure
-que si j'avais compris plus tôt ce qui me paraît si clair à présent,
-jamais la vie de M. Arnauld n'eût été mise en péril par ma main!
-
-Gabrielle baissa la tête... L'album de Goupil était encore ouvert
-devant elle; ses yeux se fixèrent sur la gravure, sans la voir,
-agrandis par l'intensité d'une réflexion profonde.
-
---Me croyez-vous? me pardonnez-vous? demanda René encore une fois.
-
---Oui, monsieur, oui, murmura la jeune fille.
-
-Madame de Saint-Villiers rentrait alors dans la chambre. Elle eut
-grand plaisir à voir son neveu et décida qu'il les accompagnerait à
-Montretout. René s'excusa de ne pas le faire, non sans peine, disant
-qu'il n'avait pas prévu la présence de mademoiselle Duriez, et
-alléguant un engagement sérieux. Il craignait pourtant que sa tante
-n'éprouvât quelque ennui à revenir seule.
-
---Qu'à cela ne tienne, répondit celle-ci. Il fera presque jour encore;
-et d'ailleurs une promenade nocturne, et même solitaire, à travers le
-Bois, n'a rien qui m'effraye.
-
-Ils descendirent ensemble; René aida ces dames à monter en voiture,
-puis partit lui-même à pied pour le faubourg Saint-Honoré.
-
-Trois ou quatre jours après, madame de Saint-Villiers n'ayant aucune
-nouvelle de son neveu, et trouvant sa conduite vis-à-vis d'elle et de
-la famille Duriez fort extraordinaire, prit la résolution d'aller
-trouver le jeune homme chez lui. C'était une chose qu'elle faisait
-rarement, mais elle y était cette fois poussée par une grande
-inquiétude: elle tremblait que René ne fût entraîné de nouveau vers la
-vie dissipée qu'il avait menée autrefois.
-
-Une après-midi, vers cinq heures, elle se fit conduire rue d'Anjou.
-
-Elle fut frappée de la mine bouleversée du domestique qui lui ouvrit:
-c'était un ancien serviteur, absolument dévoué à M. de Laverdie; il
-parlait bas, de ce ton voilé qu'on prend dans une chambre de malade.
-
---Mon Dieu, François, qu'y a-t-il?.. Votre maître?.. s'écria la
-marquise, très effrayée.
-
---Rien, rien, madame, rien encore, répondit vivement le domestique.
-Mais que je suis heureux de voir madame la marquise! J'étais sur le
-point d'aller trouver madame.
-
---Pourquoi? Parlez vite, François. Ah! mon pauvre René!
-
-Le vieux domestique fit entrer madame de Saint-Villiers dans la
-bibliothèque, où elle s'assit toute tremblante. Alors, debout devant
-elle, il lui dit d'une voix altérée qu'il était fort tourmenté à
-l'égard de son maître; que certainement quelque grand malheur était
-arrivé à M. le comte; que depuis plusieurs jours celui-ci ne sortait
-plus, mangeait à peine, et restait enfermé chez lui, où il passait des
-heures à écrire.
-
---Hier, ajouta le pauvre homme en pâlissant, je l'ai trouvé occupé à
-examiner et à charger des pistolets.
-
---Où est-il? où est-il? s'écria la marquise en se levant aussitôt.
-
---Dans sa chambre à coucher, madame la marquise; il ne bouge plus de
-cette pièce maintenant.
-
-Madame de Saint-Villiers traversa l'appartement, et, sans se faire
-annoncer, sans frapper même, entra chez son neveu.
-
-C'était la chambre gothique. Le jour s'y adoucissait en passant par
-les vitraux. René était assis au milieu, devant une table sur
-laquelle se trouvaient beaucoup de papiers et quelques armes; ainsi
-que l'avait annoncé le domestique, il écrivait.
-
-Il se leva dès qu'il aperçut sa tante. Celle-ci marcha droit à lui et
-lui prit les mains sans rien dire; elle avait des larmes dans les
-yeux.
-
---Qu'avez-vous?.. ma chère tante... dit René d'un ton qu'il voulait
-rendre naturel et qui n'était qu'embarrassé.
-
-La vieille dame l'entraîna tendrement vers un sofa, où tous deux
-s'assirent.
-
---Mon cher enfant, dit-elle, ne me cachez rien. Tant que vous avez été
-gai, étourdi, joyeux, votre vieille tante ne vous a pas beaucoup gêné,
-n'est-ce pas? Mais vous souffrez, c'est différent. Ne croyez pas
-qu'elle vous laisse tranquille tant qu'elle ne saura pas ce qui vous
-rend malheureux... ce qui vous fait songer à mourir...
-
---Ma tante!
-
---Je le sais. Est-ce ce mariage? Mon Dieu! est-ce que j'aurais à me
-reprocher cela?.. Vous n'aimez pas Gabrielle et vous vous croyez
-engagé... Mais il n'est pas trop tard pour vous retirer, je vous jure
-qu'il n'est pas trop tard!
-
-Le jeune homme ne répondit pas.
-
---René, s'écria la marquise, ayez pitié de moi, de mon âge, de mes
-cheveux blancs! Songez à votre mère... C'est au nom de son souvenir,
-de son amour, que je vous conjure de parler!
-
-René mit sa tête dans ses mains et laissa échapper un gémissement
-douloureux.
-
---Ah! dit-il, vous me parlez de l'amour de ma mère, et je m'en suis
-rendu indigne!.. Faut-il que je vous fasse autant de mal, ma pauvre
-tante!.. Ah! je suis un misérable!
-
---Vous, René? c'est impossible!
-
---Ma tante, reprit-il, je vais tout vous dire: vous jugerez
-vous-même... Hélas! vous me mépriserez comme je me méprise. Mon plus
-grand crime, et ma plus grande douleur aussi, je vous assure, c'est de
-vous causer ce chagrin.
-
---Mon pauvre enfant!.. mon pauvre enfant!.. murmurait la marquise.
-
-Elle commençait à se rassurer, ne pouvant croire que René eût jamais
-rien fait de bien mal.
-
---Vous savez trop, ma tante, que je vous ai donné peu de sujets de
-satisfaction depuis quelques années. Cependant, et bien que je ne sois
-pas disposé dans ce moment à l'indulgence envers moi-même, je suis
-certain d'avoir mieux vécu que n'importe quel jeune homme de mon âge
-et de ma position. Mais j'ai mangé énormément d'argent, je me suis
-ruiné; et, vers les derniers temps (une chose que vous ne soupçonniez
-pas!)... j'ai joué... non point par passion... J'ai joué pour me
-rattraper, pour gagner.
-
---Et vous avez perdu, malheureux?
-
---Tout, ma tante, tout!.. Je suis couvert de dettes! Mais attendez, je
-n'ai rien dit encore. Ce qui m'avait ruiné, c'étaient mes goûts
-dispendieux... ces vieilleries que j'aime tant,.. puis, les chevaux.
-Renoncer à tout cela, je ne le pouvais pas. C'est ce qui m'a rendu
-lâche. Je me serais tué plutôt... Et je ne voulais pas mourir. Ma
-pauvre tante! Vous rêviez de me faire épouser votre filleule... Je
-n'ignorais pas qu'elle possédait une fortune considérable... Et j'ai
-consenti.
-
---Sans l'aimer.
-
---Sans la connaître même. Oh! comme j'ai mis longtemps à la voir
-seulement, cette jeune fille, telle qu'elle est, simple, sincère... Je
-ne me souciais pas de la comprendre, ou plutôt je croyais n'avoir rien
-à découvrir en elle. Dans mon vil calcul, je supposai qu'elle fixait
-sur ma couronne de comte le regard que j'attachais sur ses millions.
-
---Ma pauvre petite Gabrielle!
-
---Oh! ma tante, elle peut me pardonner, et vous aussi, car je
-souffrais bien de tout cela... Je me trouvais odieux... Ce mariage me
-faisait horreur! Plus d'une fois j'ai songé à m'y soustraire, mais
-j'ai reculé devant la misère, la honte, le suicide... Je n'ose pas
-dire: devant la pensée de votre désespoir... Je ne veux pas chercher
-d'excuse.
-
-Il s'arrêta, regardant d'un air sombre un rayon couleur de sang qui
-s'échappait des vitraux et brillait à l'angle et aux ferrures du
-bahut.
-
---Et maintenant? demanda la marquise.
-
---Maintenant, ma tante, j'aime Gabrielle Duriez et je me sens indigne
-d'elle... D'ailleurs elle ne m'aime pas.
-
---Tu aimes Gabrielle! s'écria la vieille dame. Tu aimes Gabrielle, et
-c'est pour cela que tu veux te tuer? Ah! mon cher, cher enfant, que le
-ciel soit béni! Tu es toujours noble, bon... Tu seras encore heureux!
-
---Oui, j'ai pensé comme cela aussi, reprit René avec amertume. Cet
-amour me réhabilitait à mes propres yeux. Qu'il fût partagé, et alors
-titre, fortune, calculs d'intérêt, que signifiait tout cela? Vous
-auriez véritablement uni deux cœurs.
-
---Eh bien? dit la marquise.
-
---Gabrielle ne m'aime pas, ma tante. C'est le capitaine Ernest Arnauld
-qu'elle aime.
-
---Par exemple! s'écria la marquise. Cet étourneau, ce fat?.. Allons
-donc! Et moi, je vous déclare qu'elle vous aime, mon neveu. Je le sais
-mieux que personne peut-être.
-
-René ne put s'empêcher de sourire.
-
---Chère tante, fit-il, je suis fâché de vous ôter vos illusions, mais
-je dois vous dire que je me suis battu avec cet Arnauld; j'ai failli
-le tuer. Je le savais épris de mademoiselle Duriez, mais je ne pensais
-pas... Enfin elle m'a fait comprendre que je suis à ses yeux un
-assassin, un monstre...
-
---Elle!
-
---Elle-même. Ah! je vous assure qu'il lui était impossible de
-s'exprimer plus clairement.
-
---Mon Dieu, mon Dieu! gémit la marquise.
-
-Elle réfléchit un instant, puis elle reprit:
-
---Écoutez, René: s'il y a une chose dont j'ai été persuadée, non
-pendant une heure, mais pendant des semaines et des mois, c'est que
-Gabrielle vous aimait, qu'elle vous aimait naïvement, profondément, de
-toute son âme, comme cette vive créature doit aimer. Je ne peux pas me
-figurer que je me sois trompée, encore moins qu'elle ait changé... N'y
-a-t-il pas ici quelque malentendu?
-
---Hélas! non, il n'y en a pas. D'ailleurs, et c'est mon châtiment, je
-ne me sens pas capable de lui offrir un cœur digne d'elle, un amour
-qui puisse répondre au sien. Il y aurait toujours entre nous cette
-ombre ignoble d'intérêt que j'y ai vue une fois. Ah! misérable,
-misérable libertin que je suis!
-
-Madame de Saint-Villiers essaya de consoler son neveu, mais
-inutilement. Elle jugeait les fautes du jeune homme rachetées par la
-profondeur de ses regrets et la sincérité de son amour, mais elle ne
-pouvait faire accepter ces considérations à René; tout en souhaitant
-de le soulager, elle n'eût pas voulu voir sa douleur s'amoindrir,
-puisque cette douleur le relevait. Elle s'efforça de lui persuader
-qu'il pourrait encore vivre heureux sans Gabrielle, mais tout ce
-qu'elle dit à cet effet fut accueilli par un morne silence. La
-conversation se prolongeait, ou plutôt la vieille dame parlait
-toujours, épuisant tous les arguments que lui suggérait sa tendresse.
-René ne répondait plus; les sourcils froncés, l'air triste, mais
-résolu, il semblait trouver tant de paroles inutiles. S'éloigner, le
-laisser ainsi était impossible à la marquise; l'idée de ces pistolets,
-dont le domestique lui avait parlé, revenait sans cesse à son esprit
-et la remplissait d'épouvante.
-
-Il fallut partir cependant. Alors elle trahit ses craintes; elle
-conjura son neveu, au nom de tout ce qu'il avait jamais respecté, de
-tout ce qui lui avait été si cher, de ne pas attenter à sa vie. Elle
-lui arracha la promesse qu'il la reverrait encore; puis elle le quitta
-tout éperdue, et à peine fut-elle dans sa voiture, les stores
-abaissés, qu'elle s'abandonna au désespoir le plus amer.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Le surlendemain, René de Laverdie reçut de sa tante la lettre
-suivante:
-
-
- «Mon cher enfant,
-
- «Il m'est impossible d'aller vous voir: je suis vieille, faible,
- et tant d'émotions m'ont brisée.
-
- »Vous viendrez causer avec moi, car j'ai des choses importantes à
- vous dire; pourtant j'aime mieux auparavant vous en écrire le
- résumé... La plume risque moins de s'égarer que la parole, et je
- vois si peu clair dans tout ceci que je crains de commettre une
- erreur; elle deviendrait certainement fatale. Réfléchissez bien
- vous-même avant de tirer la moindre conclusion ou de vous arrêter
- à un parti quelconque.
-
- »J'ai vu Gabrielle. J'étais résolue à pénétrer, fût-ce de force,
- dans son cœur, et j'y ai réussi.
-
- »Mon enfant, elle vous aime. Ne vous réjouissez pourtant pas trop
- à ce mot. Cette jeune fille a changé, je ne la comprends plus;
- elle paraît lutter contre son amour, et, si j'ai découvert ses
- sentiments, c'est bien malgré elle. Je lui ai dit (vous m'en
- voudrez, je le sais; mais puis-je laisser mes deux enfants courir
- à leur malheur sans tout faire pour les arrêter?), je lui ai dit
- que j'étais arrivée juste à temps pour vous empêcher de mourir,
- et c'est alors seulement qu'elle s'est émue... Oh! ne croyez pas
- que je me sois trompée, que j'aie vu seulement ce que je désirais
- voir... D'ailleurs, elle s'est expliquée ensuite, mais attendez.
-
- »Qu'est-ce que vous vous imaginiez donc à propos de cet officier,
- de cet Arnauld?.. Mais elle n'a jamais pensé à lui! Vous auriez
- dû voir l'expression de son visage quand je l'ai nommé, je
- pourrais rire en y pensant. Voilà un rival peu redoutable, et il
- n'était pas besoin de le maltraiter comme vous l'avez fait.
-
- »Mais supposerait-on jamais qu'une petite fille refuse d'épouser
- un homme qu'elle aime parce qu'il est comte? C'est pourtant ce
- qui m'a paru ressortir des demi-aveux de ma filleule. Il s'est
- passé quelque chose que j'ignore...
-
- »N'y a-t-il rien eu entre vous? De pareilles idées sont entrées
- tout récemment dans la tête de Gabrielle: il y a un mois elle n'y
- eût pas songé. Elle m'a parlé de position sociale, de noblesse
- et de bourgeoisie, que sais-je, moi? Je l'ai grondée, puis je me
- suis moquée d'elle, rien n'y a fait. Elle employait un petit ton
- calme, ferme, tout nouveau dans sa bouche rieuse. C'est à y
- perdre la raison! Pour moi, je ne sais plus où j'en suis...
- Tenez, je voulais être claire, et cette lettre est un vrai
- galimatias.
-
- »Voici ce qu'il vous faut entendre: mademoiselle Duriez vous
- aime, cela est certain; et, ce qui ne l'est pas moins,
- malheureusement, c'est qu'elle ne veut pas vous épouser.
-
- »Venez au plus tôt, mon cher René, que je vous répète en détail
- toute notre conversation. Vous y verrez peut-être quelque chose
- que je n'ai pas su y découvrir. Je m'efforce de ne pas désespérer
- encore: je vous en supplie, faites de même.
-
- »Votre tante.»
-
-
-René lut cette lettre et resta longtemps pensif.
-
-Quand il se leva enfin, il avait sur les lèvres un sourire triste et
-doux.
-
---Allons, enfant, murmura-t-il, allons, jeune noble paresseux, inutile
-et fier, voyons si tu peux être un homme, voyons comment tu sais
-aimer.
-
-Il fit quelques pas dans sa chambre et vint appuyer sa main sur la
-table; mais là, il s'arrêta et resta debout, le front penché. Il se
-passait en lui une lutte grave, terrible.
-
---Elle a dû souffrir, dit-il encore. Voilà ce qu'il me faut expier.
-
-Alors il s'assit et écrivit quelques mots qu'il mit sous enveloppe. Il
-s'habilla ensuite pour sortir. Quand François le vit passer le chapeau
-sur la tête, le pauvre homme s'approcha de lui, tout ému.
-
---Monsieur le comte sort? fit-il. Monsieur le comte s'est habillé
-seul?
-
---Oui, dit René.
-
---Ne dois-je pas avertir le groom?
-
---Je vais à pied.
-
---Ah! monsieur le comte, mon cher monsieur René, reprit le vieillard
-tout inquiet, ne puis-je donc rien faire pour vous?
-
-René se retourna, très touché.
-
---Mon vieux François, fit-il, mon bon vieil ami! rassure-toi: je n'ai
-besoin de rien et je ne cours aucun danger. Tout à l'heure, je te
-demanderai tes services et je m'adresserai à ton dévouement.
-
-En quittant la maison, il se rendit tout droit chez sa tante.
-
-Madame de Saint-Villiers fit un cri de joie en l'apercevant. Malgré
-la parole qu'il lui avait donnée, elle craignait tout du découragement
-profond où elle avait vu le jeune homme; la lettre qu'elle lui avait
-écrite ne portait pas non plus de consolation bien efficace. Depuis le
-départ de cette lettre, elle en retournait avec angoisse toutes les
-phrases dans sa tête, craignant de s'être mal exprimée, d'avoir laissé
-trop peu d'espoir et poussé à l'excès le chagrin de son neveu.
-
-Elle était étendue sur une chaise longue dans son petit salon. René
-s'assit en face d'elle.
-
---Eh bien, dit la marquise, que faire?
-
-Comme elle allait reprendre et répéter mot pour mot tout ce qui
-s'était passé entre elle et sa filleule, René l'arrêta doucement.
-
---Ce n'est pas nécessaire, fit-il, j'ai compris.
-
---Quoi donc?
-
---J'ai compris que mademoiselle Duriez possède un cœur plus grand
-encore, plus élevé que nous ne pensions l'un et l'autre. Oh! ma tante,
-comme je l'ai blessé cruellement, ce pauvre cœur! Oui, elle m'a aimé,
-elle m'aime, la douce, la généreuse créature! et elle a vu cette chose
-horrible: que je l'épousais pour son argent.
-
---Oh!
-
---Elle l'a vu! Et maintenant, si je me jetais à ses pieds, si je lui
-disais que je l'aime, si je lui peignais mon repentir, mon désespoir,
-elle me croirait peut-être...
-
---Eh bien?
-
---Eh bien, je ne le ferais pas! Est-ce que j'agirais autrement si je
-n'étais pas sincère? Que coûte un serment à un homme qui a pu nourrir
-de si viles pensées?
-
---René, mon ami, vous vous exagérez vos torts. Je m'explique, en
-effet, la conduite de Gabrielle si elle a deviné vos motifs
-intéressés. La pauvre enfant a dû bien souffrir! Je m'étonne pourtant
-qu'une pareille idée lui soit venue... A son âge, avec si peu
-d'expérience du monde! C'était bien dur de sa part. Et puis, enfin,
-elle aurait dû songer que sous ce rapport tout se compensait
-parfaitement, et que votre alliance...
-
---Madame, interrompit René dont les yeux s'enflammèrent, si vous avez
-la moindre pitié pour moi, ne parlez pas ainsi!.. Gabrielle savait que
-je ne l'aimais pas, parce que j'ai eu la barbarie de le lui faire
-sentir. Je croyais agir avec franchise; je me disais: «Au moins je ne
-la tromperai pas.» Je supposais que, de son côté, elle ne souhaitait
-que mon titre... Voyez-vous, à présent, pourquoi elle ne veut pas de
-ce titre odieux? Elle partagerait encore sa fortune avec moi, mais
-elle refuse d'être comtesse!
-
---Ah! mon Dieu, dit la marquise, voilà bien des subtilités! Alors, que
-résulte-t-il de tout cela? Vous concluez comme Gabrielle: je l'aime,
-mais je ne l'épouserai pas. Cela fait hausser les épaules.
-
---Non, ma tante. Je conclus: je l'aime, et je me rendrai digne d'elle;
-je l'aime, et je le lui prouverai.
-
---Voilà qui paraît plus raisonnable. Quels sont vos projets, voyons?
-
-Le jeune homme baissa la tête d'un air embarrassé.
-
---Je crains, ma tante, fit-il, que vous ne m'approuviez pas.
-
---Ne vous êtes-vous jamais passé de mon approbation? demanda la
-vieille dame en souriant avec malice.
-
---C'est vrai. Mais cette fois le parti que j'ai pris est grave. Ce que
-je redoute avant tout, c'est le chagrin qu'il vous causera. Pourtant,
-ma tante, continua-t-il d'une voix plus ferme, ce parti est
-irrévocable. Ma conscience et mon cœur me l'ont dicté, et je suis
-décidé à leur obéir, quoi qu'il m'en coûte.
-
---Vous m'effrayez, René. Quelle résolution a pu vous dicter votre
-conscience que je ne doive pas approuver?
-
-René vint se placer plus près encore de la chaise longue; il était
-assis sur un pouf très bas, et s'inclina de façon qu'un de ses genoux
-touchait le tapis lorsqu'il répondit, d'une voix vibrante d'émotion.
-
---Ma chère tante, oh! comme je voudrais... oui, j'espère que vous me
-comprendrez. J'ai vingt-huit ans, et j'ai vécu jusqu'à présent en
-égoïste et en insensé. A cet âge, où tant d'autres ont déjà accompli
-de grandes choses, moi je n'ai encore songé qu'à mes plaisirs. Je
-découvre que je suis un être inutile, et plus qu'inutile, malfaisant;
-car j'ai brisé le cœur d'une enfant innocente et j'ai failli tuer un
-homme. Et tout ceci, savez-vous bien pourquoi? Savez-vous comment il
-se fait que j'arrive si tard à la vérité, que je me vois si tard tel
-que je suis?.. A cause d'un préjugé monstrueux, m'aveuglant comme un
-bandeau fixé sur mes yeux!--Tu es noble, me disais-je, tu es comte.
-Va, jouis, qu'as-tu besoin de savoir si d'autres souffrent et
-travaillent! Ces gens-là sont trop heureux s'ils peuvent seulement te
-voir passer sur ton cheval de sang ou dans le fond de ton coupé, quand
-tu cours à des fêtes... Tu n'as plus d'argent... problème affreux pour
-un honnête bourgeois! Mais toi, n'as-tu pas ton nom? Fais des dettes!
-Les créanciers ne respectent rien dans ce siècle de roture: eh bien,
-marie-toi; voilà des millions... Il faudra prendre aussi ce cœur de
-jeune fille: bah! c'est chose de peu d'importance et qui ne
-t'embarrassera guère. Et si quelque rival se présente, tu lui donneras
-un coup d'épée. Oui, voilà quelles sont les pensées que j'ai nourries
-pendant vingt-huit ans!--Tu es noble, tout labeur serait indigne de ta
-main patricienne: mange, bois, danse, chasse et divertis-toi! Quand tu
-deviendras vieux, si tu n'es pas trop sot, tu feras de la politique,
-et tu élèveras ces belles maximes à la hauteur d'un système de
-gouvernement.
-
-René, qui avait commencé de parler presque à genoux, d'un ton humble,
-persuasif, dans son anxiété de convaincre sa tante, s'était peu à peu
-redressé après les premiers mots et à présent s'exprimait avec une
-chaleur extrême. La marquise l'avait écouté avec surprise d'abord,
-puis avec impatience, enfin avec colère.
-
---Où voulez-vous en venir? fit-elle, craignant de deviner, mais
-désirant avant tout rester calme.
-
---A ceci: mes meubles et mes chevaux payeront mes dettes; car, si le
-comte de Laverdie peut laisser protester sa signature, René Laverdie
-ne veut rien devoir à personne! Or voilà mon nom désormais... Et je le
-rendrai plus grand par mon travail et mon courage qu'il n'a jamais
-été, surmonté d'une couronne et d'un blason à huit quartiers.
-
-La marquise de Saint-Villiers était déjà bien pâle; deux jours
-d'angoisse avaient profondément altéré ses traits fins, mais un peu
-durs, et la blancheur de ses cheveux ondés tranchait à peine sur son
-front mat et uni comme de la cire; mais, après les paroles de son
-neveu, son visage sembla se décolorer plus complètement encore. Ses
-yeux sombres prirent tout à coup une expression sévère, presque
-farouche; elle les attacha sur ceux de René, et les y tint fixés
-longtemps sans prononcer une parole.
-
-Il soutint ce regard avec tristesse et respect, mais avec fermeté.
-
---René, dit la vieille dame d'un ton tranquille, ne m'avez-vous pas
-dit que votre décision était irrévocable?
-
---Ma tante, j'avais espéré....
-
---Répondez-moi, je vous prie.
-
---Oui, ma tante, elle est irrévocable.
-
---Eh bien, c'est la dernière fois, n'est-ce pas? que vous m'avez
-appelée ainsi. Vous n'êtes plus mon neveu et je ne suis plus votre
-tante. Adieu, monsieur.
-
-Elle se leva et traversa la chambre pour sortir. Le jeune homme
-s'était levé aussi, atterré.
-
---Madame, s'écria-t-il, écoutez-moi: je voudrais vous dire un seul
-mot!
-
-Elle se retourna, toujours aussi calme.
-
---Vous pouvez parler, fit-elle.
-
---Vous m'avez empêché de me tuer, reprit-il.
-
-Il était si agité qu'il parvenait avec peine à former des phrases
-régulières et s'arrêtait à chaque instant.
-
---... Vous m'en avez empêché... C'était pourtant conforme à
-l'honneur... selon vous... Vous pouvez encore choisir... Je l'aimerais
-mieux, je vous assure... Gabrielle m'oubliera vite. Elle ne me
-méprisera plus lorsque mon sang aura coulé.
-
-La marquise revint sur ses pas et prit les mains de son neveu, non
-plus dure et hautaine, mais les yeux pleins de larmes.
-
---Que dites-vous, mon pauvre enfant? Moi, désirer, ordonner votre
-mort? Mon Dieu!... Il est vrai que je mérite de semblables paroles,
-j'ai été bien cruelle!.. Mais savez-vous quel coup vous me portez? Je
-n'aimais que vous au monde, vous et Gabrielle. Je rêvais de l'élever
-jusqu'à vous, et c'est vous qui descendez jusqu'à elle... Et je vous
-perds ainsi tous les deux!... Le nom de nos aïeux, René, toute notre
-race, y avez-vous bien songé?
-
-Le jeune homme se taisait, car c'était cet orgueil de race qu'il se
-proposait de sacrifier.
-
---Je suis pauvre, dit-il enfin, il faut que je travaille; et je ne
-veux pas garder les armes d'un croisé en prenant la plume d'un commis.
-
-Madame de Saint-Villiers lâcha, ou plutôt repoussa les mains de René
-qu'elle tenait encore, avec un mouvement indigné.
-
---Votre père vous eût maudit! s'écria-t-elle. Moi, je n'en ai pas le
-courage. Adieu, soyez heureux si vous le pouvez, mais ne reparaissez
-jamais en ma présence! Elle sortit. René se laissa tomber sur un
-siège, le front dans ses mains, en proie à une émotion violente.
-
---Si je me trompais!... Si je me trompais!... murmura-t-il à plusieurs
-reprises. De grosses gouttes d'une sueur glacée perlaient lentement
-sur son front.
-
-Peu à peu cependant, il devint plus tranquille. Il releva la tête. Ce
-n'était plus la physionomie dédaigneuse, spirituelle, un peu molle
-d'autrefois: c'était un visage nouveau, exprimant une ardeur virile;
-de rudes combats, des résolutions énergiques l'avaient transformé
-ainsi.
-
---Mon père m'aurait maudit? se disait-il. Oui, peut-être... s'il eût
-vécu, s'il eût encore foulé cette terre où l'orgueil et le préjugé
-enfoncent de si fortes racines. Mais, s'il pouvait me voir, maintenant
-qu'il a connu la vérité et la justice éternelles, ah! je suis sûr
-qu'il ne me maudirait pas, mais qu'au contraire il me bénirait!
-
-Il se disposa à partir; mais, comme il allait ouvrir la porte, il jeta
-encore un regard sur cet intérieur délicat dont il était exilé, sur
-les mille objets qui semblaient porter l'empreinte de l'esprit si
-altier, mais si fin de la marquise, sur la chaise longue, au pied de
-laquelle, enfant, il avait joué.
-
---Oh! si je pouvais revenir à cet âge, pensa-t-il, et vivre
-différemment! Ma pauvre tante! ma pauvre tante!
-
-Il se hâta de quitter la chambre, car les larmes lui venaient aux
-yeux.
-
-Lorsqu'il revint rue d'Anjou-Saint-Honoré, il eut à subir une épreuve
-à peine moins pénible; il s'occupa des dispositions à prendre pour la
-vente de son mobilier. Un découragement cruel le saisit plusieurs fois
-à la pensée qu'il allait se séparer des trésors d'art réunis là peu à
-peu, avec tant d'études, de soins et d'amour. L'idée du suicide se
-glissa de nouveau dans son cœur, tandis qu'il examinait une à une ses
-armes précieuses. Il songeait aussi aux chevaux, pour lesquels il
-avait toujours fait des folies; il en possédait d'admirables, et,
-lorsqu'il se rappelait ces pauvres bêtes, il aurait pu pleurer comme
-un enfant.
-
-Ce furent de tristes heures que le comte de Laverdie passa chez lui ce
-soir-là. L'épreuve qu'il traversait eût été véritablement au-dessus de
-ses forces, et il n'eût pas résisté à la tentation d'en finir avec la
-vie, si son amour et l'idée qu'il se devait à Gabrielle ne l'avaient
-pas soutenu.
-
-L'après-midi, avant de se rendre chez sa tante, il avait tracé
-quelques mots, dans l'espoir que celle-ci se chargerait de les
-remettre à la jeune fille. Mais, vu la façon dont s'était terminée
-cette visite, la lettre était restée dans le portefeuille de René. Il
-l'en sortit pour la relire et songer par quel moyen il pourrait la
-faire tenir à Gabrielle.
-
-Voici ce qu'il avait écrit, aussi simplement que possible:
-
-
- «Mademoiselle,
-
- »Ce n'est pas en vain que pendant quelques jours vous m'aurez cru
- digne de vous. Vous m'avez inspiré l'ambition de le devenir.
- Cette ambition remplira désormais ma vie avec un autre sentiment
- que je n'ose vous avouer, car, hélas! j'ai mérité que vous ne
- puissiez pas y croire.
-
- »Pardonnez-moi, ah! pardonnez-moi. Je vous ai fait beaucoup de
- mal, et vous m'avez fait tant de bien! Vous me sauvez de
- moi-même, vous m'arrachez à une vie méprisable et frivole, et
- votre souvenir m'empêchera de jamais y retomber.
-
- »Je vous supplie d'écouter, d'accepter ce serment solennel:
-
- »Vous que j'aime de toutes les puissances de mon âme, je jure de
- ne point vous le dire avant de vous l'avoir prouvé.
-
- »Et ce moment-là, je ferai qu'il vienne bientôt. Ah! s'il m'était
- permis de penser que vous l'attendrez avec la plus faible partie
- de l'impatience que j'éprouve, combien je serais heureux, malgré
- les regrets et les remords qui me déchirent le cœur!
-
-
- »RENÉ DE LAVERDIE.»
-
-
-Ces lignes étaient l'expression si sincère des sentiments du jeune
-homme, qu'en les parcourant le courage lui revint avec l'ardent désir
-de mettre à exécution les engagements qu'elles contenaient. Il
-s'agissait seulement de décider comment il allait s'y prendre pour y
-parvenir, et il ne se cachait pas que des difficultés et des obstacles
-sans nombre l'attendaient dans sa nouvelle voie.
-
-Renoncer à un titre aussi ancien et aussi glorieux que celui que
-n'importe quelle famille régnante de l'Europe, se séparer de tout ce
-qui jusque-là avait fait le charme et l'intérêt de sa vie, lui
-semblaient encore une trop faible expiation pour les lâches calculs
-qu'il avait pu former et une preuve médiocre de son amour. René
-voulait aller plus loin, il voulait travailler. Honteux de songer que
-pendant si longtemps il avait considéré le travail comme un opprobre,
-il rougissait pour ceux qui l'avaient élevé dans de pareils principes.
-Une révolution s'était accomplie en lui depuis quelques jours, depuis
-quelques heures. Comme toutes les révolutions, qui ne s'arrêtent
-jamais après la chute de la première erreur ou la destruction de la
-première idole, elle avait fait bien des ruines et elle eut ses excès.
-Les révolutions sont aussi marquées par des mouvements de recul, de
-brusques ressauts en arrière; qu'elles ébranlent un État ou qu'elles
-bouleversent une âme, les phénomènes en sont les mêmes, et l'équilibre
-rompu est très long à se rétablir. René de Laverdie commençait à
-éprouver tout cela; mais il possédait en lui les deux forces qui
-rendent sublimes de tels orages lorsqu'elles les soulèvent: il était
-inspiré par l'enthousiasme et l'amour.
-
-Comment ferait-il parvenir sa lettre à Gabrielle? voilà ce qui
-l'inquiétait d'abord. Il n'était pas question de l'envoyer tout
-simplement par un messager quelconque, encore bien moins par la
-poste. Il fallait qu'elle fût remise à la jeune fille par quelqu'un en
-qui celle-ci eût pleine confiance, et qui se portât pour ainsi dire
-garant de la sincérité de René. Les quelques mots qu'il avait écrits
-ne signifiaient pas grand'chose par eux-mêmes, et pourtant il ne
-pouvait sans inconvenance s'expliquer davantage. Ah! si sa tante avait
-voulu le comprendre, si elle était restée entre Gabrielle et lui pour
-les unir, au lieu de les séparer par sa désapprobation et sa colère,
-comme tout eût semblé plus facile!
-
-Tout à coup, l'idée lui vint de s'adresser à M. Duriez. Cet honnête
-homme lui était sympathique; il ne ressemblait en rien à l'image que
-le jeune comte se faisait autrefois d'un parvenu: simple, généreux et
-droit, s'il avait quelques faiblesses, quelques velléités de vanité ou
-d'ambition vulgaires, il les devait à l'influence féminine qu'il
-subissait sans presque s'en douter. En songeant à madame Duriez, René
-sourit involontairement; son imagination lui représenta cette dame,
-les yeux levés au ciel, et suivant d'un regard consterné une couronne
-munie d'ailes mystérieuses qui s'envolait dans les nuages. Puis, sa
-gaieté fit place à une certaine inquiétude; il ne se souciait pas de
-rencontrer là une hostilité que le désappointement pourrait cependant
-faire naître. Il serait curieux que la bourgeoise, sortie du peuple,
-vît avec autant d'indignation que la hautaine marquise son
-dépouillement volontaire. A cette pensée, René se redressa, comme
-saisi d'un soudain dégoût pour les petitesses de la nature humaine.
-Gabrielle lui apparut alors, tout émue au spectacle de son sacrifice,
-et, dans la contemplation de ce visage adoré, il oublia le reste.
-
-Il était bien tard dans la soirée, lorsque François frappa à la porte
-de son maître.
-
---Monsieur le comte, dit-il en hésitant, m'a recommandé de ne pas me
-retirer avant qu'il m'ait parlé. Il est plus de minuit: voilà pourquoi
-j'ai pris la liberté de déranger monsieur le comte.
-
---Mon pauvre garçon, s'écria René, tu as très bien fait. Comment, déjà
-minuit! Oui, assieds-toi là; ce que j'ai à te dire est assez long.
-
-Il fallut que le vieux domestique reçût pour la seconde fois l'ordre
-de s'asseoir en face de son maître, avant de consentir à le faire.
-
-Ce François était le dévouement en personne.
-
-Sa famille, de père en fils, avait été attachée au service des
-Laverdie. Elle montrait aussi sa généalogie: généalogie de serviteurs
-désintéressés et fidèles, qui n'avaient pas épargné leur travail, et
-quelquefois leur sang, pour l'illustre maison; l'un d'eux, en
-province, se fit tuer, pendant la Révolution, parce qu'il changea
-d'habits avec son maître, dont le château se trouvait envahi par une
-bande de furieux. François était le neveu et le gendre de ce héros,
-ayant épousé sa propre cousine. Il perdit celle-ci avant la naissance
-de René; il n'en avait pas eu d'enfants; son cœur était donc vide
-quand ce nouveau Laverdie vint y prendre place, le remplissant tout
-entier et pour toujours. Cette affection s'accrut encore lorsque le
-jeune comte demeura de son côté le seul représentant de sa famille; ce
-ne serait pas trop de la qualifier de maternelle, et pourtant elle ne
-fut jamais familière, car François était plus fier pour son maître que
-son maître lui-même; il l'avait bercé dans ses bras, et, maintenant
-que ses propres cheveux étaient blancs, il ne se serait pas assis ni
-couvert devant lui. René riait des manies du bonhomme; il se plaisait
-à l'en taquiner, mais il eût fait n'importe quoi pour lui épargner un
-chagrin.
-
-Cependant François, tout confus, avait pris place à quelque distance
-du comte. Son embarras disparut, lorsque celui-ci commença à parler,
-pour faire place au plus vif intérêt, puis à l'étonnement et à la
-tristesse. René ne crut pas devoir lui faire une confidence entière
-et ne prononça pas le nom de mademoiselle Duriez. Il dit simplement
-qu'il se trouvait ruiné et forcé de vendre ce qu'il possédait pour
-payer ses dettes; qu'il comptait sur François pour lui chercher dès le
-lendemain une ou deux chambres meublées, et pour y faire transporter
-ses effets ainsi que plusieurs objets dont il ne voulait pas se
-séparer et qu'il lui indiquerait. Il ajouta que, son intention étant
-de gagner désormais sa vie par quelque emploi honorable, probablement
-dans les affaires, il pensait renoncer à son titre et se faire appeler
-Laverdie, supprimant même la particule.
-
-Le respect, et plus encore l'émotion empêchaient François de répondre.
-D'ailleurs, il n'était pas grand orateur et les mots lui auraient
-manqué; mais aucun n'eût ajouté à l'expression de douleur peinte sur
-son honnête visage. Il attachait sur son jeune maître des regards
-remplis des sentiments qu'il n'osait et ne pouvait rendre en
-paroles: pitié, tendresse, reproche aussi; de grosses larmes les
-obscurcissaient peu à peu. A la fin, n'y tenant plus et ne trouvant
-pas d'autres moyens d'exprimer ce qu'il éprouvait, il se laissa tomber
-à genoux sur le tapis, devant le comte et leva les mains vers
-celui-ci, sans cesser de le regarder du même air suppliant et désolé.
-
-Très troublé par cette scène inattendue, René lui fit signe de se
-rasseoir.
-
---Parle, lui dit-il; qu'est-ce que tu veux me faire comprendre? Est-ce
-que tu me blâmes?
-
---Je vous plains avant tout; mais, c'est vrai, je vous blâme aussi,
-mon bien-aimé jeune maître.
-
-Et au bout d'un instant, il ajouta avec force:
-
---Vous serez toujours, toujours pour moi le comte de Laverdie.
-
-Sa figure avait pris soudain une dignité singulière, René l'admira;
-mais surtout il se sentit ému de la sincérité de cette douleur, et il
-voulut répondre à un tel dévouement par une confiance sans réserve; il
-s'ouvrit à son humble ami, ne comptant guère être compris toutefois;
-il lui apprit les motifs secrets de sa conduite, et ne pensa pas
-abaisser son amour en le laissant entrevoir à ce cœur fidèle et
-simple.
-
-Le résultat de sa confidence eut lieu de le surprendre. La physionomie
-de François changeait, devenant tour à tour tranquille, joyeuse, puis
-presque triomphante. Quand le récit fut achevé, le vieux domestique se
-leva et fit un pas en avant, la main droite à demi étendue, dans un
-geste presque solennel.
-
---Soyez béni, s'écria-t-il. Ce que vous faites là est bien, est beau,
-est digne d'un comte de Laverdie!
-
-Puis, stupéfait de sa hardiesse, et comme saisi du son de sa propre
-voix, le pauvre homme s'arrêta et laissa retomber sa main, tandis que
-le sang venait colorer légèrement ses joues jaunies, sillonnées de
-longues rides.
-
-René sauta sur ses pieds et courut lui prendre la main.
-
---Merci, merci, lui dit-il en la pressant. C'est quelque chose que
-l'approbation d'un honnête cœur comme le tien.
-
-Il lui donna alors quelques indications sur ce qu'il aurait à faire le
-lendemain.
-
-Les premières démarches avaient été accomplies par lettres dès
-l'après-midi pour la vente des écuries et du mobilier. L'appartement
-du comte passait à bon droit pour une des merveilles de Paris; les
-acheteurs et les curieux ne tarderaient pas à s'y presser. René ne
-pouvait songer à cela sans frémir. Il voulait que tout fût terminé
-promptement et pensait dire adieu dès le lendemain à des trésors qui
-contenaient toute sa jeunesse, il aurait dit autrefois: sa vie.
-
-Lorsque François l'eut quitté, il se coucha.
-
-C'était la dernière nuit; il ne put guère dormir.
-
-Cette chambre gothique, dans laquelle il se trouvait et qu'il
-préférait à toute autre pièce, était plus belle et plus curieuse
-encore aux lumières que pendant la journée. L'éclairage répondait à
-l'ameublement: c'étaient des bougies de cire, que portaient des bras
-de fer scellés dans le mur aux deux côtés de la cheminée, ou des
-flambeaux placés sur la table. Deux de ces derniers étaient restés
-allumés. Leur clarté insuffisante donnait aux objets une apparence
-fantastique; elle flottait vaguement parmi eux, faisant rayonner les
-uns et laissant les autres dans l'ombre, comme par caprice. Des
-étincelles s'accrochaient aux petits carrés des vitraux entre les
-lourdes tentures; dans une des parties les plus noires de la chambre,
-un éclair jaillissait tout à coup d'un casque ou d'une épée touchée
-par la lumière. Ici, comme une tache sanglante, brillait le satin
-rouge d'un coussin; là, les raides figures des tapisseries semblaient
-prendre vie pour se livrer aux plus effrayantes contorsions.
-
-Combien de fois René, dans ses jours de jeunesse et d'enivrement,
-n'était-il pas demeuré étendu ainsi, pendant des heures, dans ce
-milieu qui lui plaisait, et si heureux qu'il en oubliait le sommeil!
-Il avait toujours été rêveur; et, comme il se retraçait sa vie passée,
-elle lui parut elle-même un rêve. Elle s'était envolée sans qu'il en
-restât rien, brillante, rapide, très douce, mais vide et légère comme
-un songe. De tout ce qu'il avait possédé, il n'emportait que deux
-choses dans une existence nouvelle: l'amour d'une enfant et
-l'approbation d'un pauvre vieillard. Il sourit en songeant à la
-bénédiction naïve de François. Puis il rappela à son souvenir le
-regard de Gabrielle, ce regard qu'il avait surpris, lui aussi,
-lorsqu'il avait levé la tête dans l'avenue des Acacias: c'est alors
-qu'il avait eu à la fois la révélation de son propre amour et la honte
-de sa bassesse. Il se retraça les traits de ce visage inquiet, pensif
-et charmant, tourné vers lui avec tant d'amour... il le savait
-maintenant. Et c'est ainsi qu'il ferma les yeux.
-
-Les bougies achevaient de se consumer dans les flambeaux, et de
-faibles rayons de jour, pâlissant le vitrail, venaient déjà se jouer
-sur le front du dernier comte de Laverdie.
-
-
-
-
-X
-
-
-C'était le samedi suivant. Il fit ce soir-là une chaleur terrible.
-
-Vers trois heures de l'après-midi, M. Duriez était seul dans son
-cabinet, rue des Petites-Écuries. Il venait de recevoir et d'expédier
-quelques dépêches, et, pour la vingtième fois, il consultait sa
-montre.--Ciel! que cette journée est longue! se dit-il. Quand donc
-est-ce que l'heure de partir viendra!
-
-Il devait dans la soirée prendre le train pour Trouville, où sa
-famille se trouvait depuis le commencement de la semaine. Il se
-sentait très fatigué, et, comme il était lourd et gros, la chaleur
-l'éprouvait beaucoup.
-
-La maison qu'il occupait se composait de deux corps de bâtiment
-séparés par une cour. Au fond, était une assez jolie construction à
-deux étages où demeurait la famille; par-devant, sur la rue, il y
-avait les bureaux. Ceux-ci étaient au premier; le rez-de-chaussée
-renfermait de vastes magasins, dans lesquels on voyait des ballots de
-toutes tailles et de toutes formes, échantillons ou marchandises de
-passage. Sous la voûte, partant de la chaussée et tournant jusqu'au
-milieu de ces espèces de hangars, des rails de fer brillaient, usés
-par le frottement des roues, le va-et-vient des lourds colis.
-
-Le cabinet de M. Duriez donnait sur la rue. On avait, ce jour-là,
-fermé complètement les volets des trois fenêtres, à cause du soleil,
-ce qui n'empêchait pas que l'on y étouffât. La tâche de la semaine
-était terminée, du moins pour le chef de la maison; mais il voulait
-attendre le dernier courrier. Il était pourtant plus impatient de s'en
-aller qu'un écolier qui part en vacances. D'abord, pour lui, six jours
-loin de sa famille étaient aussi longs que six mois; Émile même
-l'avait abandonné; on avait permis au jeune homme de quitter les
-affaires pour installer sa mère et sa sœur dans leur chalet. Puis des
-brises et des murmures de mer, évoqués par sa fantaisie, venaient
-bercer les sens du pauvre négociant jusque sur son fauteuil de cuir et
-devant son bureau ministre, chargé de journaux et de papiers. Dieu!
-qu'il ferait bon sur la plage, loin de ce brûlant Paris! L'atmosphère
-était si pesante qu'elle semblait assourdir les bruits mêmes du
-dehors. On entendait à peine, comme le sifflement irrité et persistant
-de quelque énorme insecte, la roue d'un rémouleur en plein vent
-mordant l'acier d'une lame; et l'on eût dit que les coups de marteau
-donnés en face, chez l'emballeur, tombaient sur de la ouate, tant ils
-résonnaient affaiblis et sourds.
-
-Un camion roula dans la rue, puis s'arrêta tout à coup. M. Duriez,
-dont les paupières se fermaient, fut rappelé par ce fait à la réalité
-des choses; machinalement, il se pencha pour regarder à travers les
-volets. C'étaient des caisses que l'on venait prendre chez l'emballeur
-et que l'on commençait à charger, non sans peine. Il apprécia mieux
-son bien-être relatif en suivant des yeux les mouvements des hommes
-qui remuaient ces masses; ils étaient alertes et gais pourtant, malgré
-leurs visages rouges et ruisselants de sueur. Ses regards se
-reportèrent alors sur les affiches jaunes indiquant les paquebots en
-partance; les noms de leurs destinations étaient écrits en lettres
-immenses: Buenos-Ayres, Rio de Janeiro, les Antilles. Cela le ramena à
-l'idée de la mer qu'il allait voir le soir même, et il se disposait à
-tirer de nouveau sa montre, lorsque quelque chose d'inattendu le
-retint à la fenêtre et le fit regarder plus attentivement au dehors.
-
-Un cabriolet de place venait de s'arrêter devant la maison; un jeune
-homme, à la tournure et à la mise d'une distinction absolue, en
-descendit, et, après s'être assuré par un coup d'œil qu'il ne se
-trompait pas, pénétra sous la voûte.
-
-M. Duriez reconnut le comte de Laverdie.
-
---Tiens! pensa-t-il, en un instant aussi curieux et aussi éveillé que
-s'il n'y eût pas eu vingt-huit degrés à l'ombre... Le comte ici! En
-fiacre! C'est singulier. Que peut-il me vouloir?
-
-On avait cru chez les Duriez à l'histoire de la foulure, aussi
-n'avait-on pas été surpris de voir s'interrompre subitement les
-visites de René. Émile avait traité si légèrement l'affaire du duel,
-que ses parents n'avaient pas même songé que ceci pût tenir éloigné M.
-de Laverdie. Cependant ils se sentaient persuadés que la marquise ne
-les laisserait pas partir avant d'avoir obtenu pour son neveu la main
-de Gabrielle. Leur surprise fut grande et leur désappointement aussi
-lorsqu'ils durent s'avouer qu'ils s'étaient trompés dans leurs
-prévisions. C'est alors qu'ils commencèrent à faire des rapprochements
-et à éprouver quelque inquiétude quant à l'accomplissement de cette
-union tant souhaitée.
-
-Dans sa dernière visite, madame de Saint-Villiers trouva l'occasion
-d'entretenir longtemps sa filleule en particulier, et, dès qu'elle fut
-partie, madame Duriez se hâta de questionner la jeune fille. Celle-ci
-répondit assez évasivement, puis, pressée quant à la grande affaire du
-mariage, elle déclara avec beaucoup de tranquillité qu'on ferait mieux
-de n'y pas songer, qu'elle supposait la marquise et René moins décidés
-qu'on ne s'était plu à le croire, et que, pour elle, elle y renonçait
-volontiers, ayant peu d'inclination pour le comte et ne s'en étant pas
-cachée à sa marraine.
-
-Des paroles tellement inattendues furent accueillies avec stupeur et
-irritation. Gabrielle eut à subir de longs et ridicules discours; elle
-s'y attendait et les écouta sans mot dire. Sa mère, indignée, s'en
-prit à elle de la rupture, certaine qu'elle avait éloigné le comte par
-sa froideur. Ce qui sembla le plus pénible à la jeune fille fut que
-ses parents crurent, comme René lui-même l'avait fait, qu'elle
-préférait Ernest Arnauld; entendre commenter, discuter et juger ses
-sentiments les plus secrets, tels du moins qu'on pensait les deviner,
-fut pour elle un supplice.
-
-Sur ces entrefaites, on partit pour Trouville.
-
-Dans l'agitation du déplacement, Émile négligea un peu la lecture des
-journaux: ce fut par des amis qu'il apprit assez tard la vente qui
-allait être effectuée dans la rue d'Anjou-Saint-Honoré. Il n'avait pas
-encore eu le temps d'en informer son père, et celui-ci, peu curieux
-des nouvelles du monde, n'en savait rien le samedi, lorsqu'il vit René
-descendre d'un fiacre à sa porte. On en parlait pourtant beaucoup. Les
-uns la considéraient comme une nouvelle excentricité de la part du
-comte; d'autres disaient que le goût des voyages avait remplacé chez
-lui celui des chevaux, des tableaux et des vieilleries artistiques, et
-qu'il se disposait à faire le tour du monde; quelques-uns
-prétendirent, mais tout bas, que René de Laverdie était ruiné. Ce qui
-se murmurait ainsi fut tout à coup crié très haut par Émile Duriez, en
-pleine plage de Trouville. On ne le crut pas tout d'abord, mais ses
-affirmations n'en bouleversèrent pas moins toute la jeunesse élégante
-qui promenait là ses loisirs. Beaucoup prirent le premier train pour
-Paris, afin de découvrir la vérité sur l'événement, et aussi dans
-l'intention de visiter cet appartement curieux et splendide, où il
-avait été si difficile de pénétrer jusque-là, à cause de l'humeur tant
-soit peu exclusive et dédaigneuse du propriétaire.
-
---Vous voyez, disait Émile à sa mère, ce que vaut ce comte de
-Laverdie, et à quoi il s'est trouvé réduit aussitôt qu'il a perdu
-l'espoir d'épouser ma sœur. Blâmez-vous encore Gabrielle d'avoir su
-décider pour elle-même avec tant de jugement et d'énergie?
-
---Rien n'est changé, répondait madame Duriez; nous savions qu'il avait
-des dettes. Est-ce que cela empêche qu'il ne soit comte et que son
-fils aîné, s'il se marie, ne doive porter le titre de marquis de
-Saint-Villiers? Gabrielle a fait un coup de tête dont je ne me
-consolerai jamais et que je déplorerai jusqu'à mon dernier jour.
-
-La jeune fille entendait tout cela, ce qu'on feignait de dire tout bas
-aussi bien que le reste. Elle avait été douloureusement étonnée
-d'apprendre ce qui se passait à Paris; car, malgré elle, quelques
-illusions lui restaient encore, et il lui avait été impossible
-jusque-là de mépriser tout à fait René. Elle tomba dans un désespoir
-profond; il lui sembla que tout se brisait à la fois dans son cœur.
-La confiance dans son père et dans sa mère, la tendre intimité avec
-son frère, tout le charme de son petit cercle de famille, toutes les
-perspectives riantes de sa vie, s'envolaient avec son amour: et
-pourtant le vide laissé par celui-ci était déjà si grand qu'il
-semblait affreux de le sentir se creuser plus encore.
-
-Elle avait toujours volontiers recherché la solitude, et elle
-éprouvait une volupté amère à donner à sa tristesse un cadre
-magnifique: à Montretout, elle passait des heures à sa fenêtre, et
-c'est en face du ciel bleu, de Paris et des bois, qu'elle avait
-pleuré; à Trouville, pendant cette cruelle journée de samedi, elle se
-réfugia sur une terrasse, située en avant du jardin et dominant la
-mer. La plage était déserte, car leur habitation se trouvait éloignée
-de la ville, et les promeneurs venaient rarement jusque-là; d'ailleurs
-un soleil brûlant rayonnait sur le sable et sur la mer; celle-ci
-commençait à monter.
-
-Il n'est pas à la douleur un remède plus doux ni plus sûr que la
-mélancolie; les cœurs faibles ont cette ressource qui les sauve: là
-où les forts sont brisés par le vent du malheur, comme le chêne par la
-tempête, les faibles, semblables au roseau, s'inclinent, pleurent et
-vivent.
-
-Gabrielle versa d'abord des larmes abondantes. Elle n'avait jamais eu
-d'épreuve auparavant, et elle s'étonnait de pouvoir tant souffrir.
-Mais, peu à peu, elle releva les yeux, et, en face du grand spectacle
-triste et calme de la mer, la violence de son chagrin s'apaisa. Les
-flots s'approchaient toujours davantage; elle put bientôt les
-distinguer et les suivre du regard un à un, tandis qu'ils roulaient
-mollement sur le sable, s'avançant, et reculant pour s'avancer encore.
-Ses lèvres murmurèrent une fois ou deux: Ah! René!.. ah! René! Puis
-elle finit par s'abandonner à une rêverie presque, douce où
-l'aiguillon de sa peine s'émoussa.
-
-Tandis qu'elle pleurait et rêvait ainsi, assise à l'ombre sur la
-terrasse au bord de la mer, René, à travers les rues ensoleillées de
-Paris, se faisait conduire à la maison Duriez et pénétrait dans le
-cabinet du négociant-commissionnaire.
-
-M. Duriez se leva avec empressement, lui tendit la main et le fit
-asseoir. René expliqua franchement l'objet de sa visite.
-
---Monsieur, dit-il, la démarche que je fais en ce moment vous paraîtra
-sans doute très extraordinaire. Permettez-moi un court préambule. J'ai
-été élevé dans un monde où le préjugé règne en maître, et je lui ai
-obéi pendant bien longtemps sans m'apercevoir dans quelle servitude je
-vivais; mes yeux se sont ouverts, j'ai eu honte de mes chaînes et je
-m'en suis violemment débarrassé. Vous me voyez dans toute l'ivresse
-d'un premier moment de liberté, et j'éprouve une telle horreur pour
-tout ce qui n'est pas naturel et sincère, large et droit, que je me
-sens très capable de tomber dans l'excès contraire. J'ai même
-grand'peur de vous paraître extravagant et incompréhensible.
-
-M. Duriez s'efforça de ne pas laisser voir dans quelle surprise le
-jetait cette entrée en matière; il assura poliment que rien ne
-pourrait lui faire prendre de M. de Laverdie une opinion si peu
-favorable.
-
---Ma tante, madame de Saint-Villiers, continua celui-ci, m'a fait
-partager l'espoir qu'elle nourrissait que vous pourriez un jour
-m'accorder l'honneur de devenir votre gendre. Je ne connaissais pas
-alors mademoiselle Duriez. Aujourd'hui, monsieur, c'est différent: je
-l'aime de toute mon âme.
-
-La voix de René trembla légèrement à ces derniers mots; une vive
-rougeur colora son front et disparut aussitôt; toute l'expression de
-sa physionomie portait témoignage de la profonde sincérité de ses
-paroles.
-
-M. Duriez, ému, lui tendit la main et certainement, dans ce moment-là,
-oublia qu'il était comte; René la serra, puis reprit aussitôt:
-
---Une chose que ma tante ne connaissait pas, malheureusement, c'était
-l'état de ma fortune. Hélas! monsieur, il ne m'en restait rien;
-j'avais tout gaspillé dans ma folie. Vous vous en doutiez, et
-cependant...
-
---Sans doute, interrompit vivement M. Duriez: une question d'intérêt
-ne pouvait en rien influer sur notre décision. Votre caractère, votre
-nom, nous rendaient fiers de votre alliance et garantissaient pour
-nous le bonheur de notre enfant.
-
-René s'inclina pour cacher un sourire.
-
---Mon caractère? dit-il. Vous le jugiez avec trop d'indulgence.
-C'était celui d'un jeune étourdi qui a mangé plusieurs millions en ne
-songeant qu'à s'amuser. Dieu merci, monsieur, ce caractère-là n'est
-plus le mien. Je suis devenu un autre homme le jour où j'ai commencé à
-aimer une jeune fille douée de toutes les grâces et de toutes les
-vertus... L'ange qui m'a transformé ainsi, monsieur, ai-je besoin de
-vous dire son nom?
-
-M. Duriez était à la fois touché, surpris et enchanté. La confession
-volontaire de René lui semblait provenir d'un bon naturel et d'un
-cœur fortement épris. Il s'attendait à une demande en mariage
-immédiate; la façon de procéder lui paraissait singulière, mais il ne
-s'y arrêtait pas. N'osant ouvrir la bouche de peur de retarder une
-conclusion qu'il voyait venir avec joie, il écartait déjà ses bras,
-prêt à y serrer le jeune homme amoureux et repentant.
-
-René cependant continuait de parler. Il ne voulait pas, disait-il,
-mettre aux pieds de mademoiselle Duriez l'être le plus méprisable, un
-parasite, propre au plaisir seulement, couvert de dettes: il allait
-vendre tout ce qu'il possédait pour payer les siennes, et il sauverait
-encore assez de ce désastre pour pouvoir choisir quelque position
-honorable, où il rachèterait par le travail les années qu'il avait
-perdues. Il ne pensait pas conserver son titre; il comptait faire plus
-que ses aïeux au 4 août, car eux n'avaient abandonné que des
-privilèges matériels; lui, il voulait abdiquer son injuste orgueil,
-longtemps si cher. Il s'expliquait simplement, n'essayant pas de faire
-de l'effet, mais désirant être compris. La pensée qu'il cherchait à
-mettre en évidence était celle-ci:
-
---J'espère me rendre digne de mademoiselle Duriez.
-
---Et pour vous rendre digne d'elle, fit le négociant avec une vivacité
-dont il ne fut pas maître, vous commencez par renoncer à votre titre!
-Pardonnez-moi, mon cher monsieur, mais votre raisonnement ne me paraît
-pas très logique. Vous prétendez monter, et je vous vois descendre.
-
-René se redressa, rougit; un éclair d'indignation passa dans ses yeux;
-mais presque aussitôt sa lèvre se crispa dans un sourire amer.
-
---Pensez-vous, monsieur? répondit-il. J'ai beaucoup entendu parler
-cependant de ce que l'on appelle l'avènement de la bourgeoisie. Je
-vous aurais cru partisan de cette doctrine. Quoi qu'il en soit, je
-sais que mademoiselle Duriez ne désire pas être comtesse, et je crois
-lui plaire en agissant comme je le fais.
-
-M. Duriez restait rêveur, faisant d'inutiles efforts pour deviner ce
-que madame Duriez eût pensé à sa place; faute d'y parvenir, il ne
-savait trop que penser lui-même.
-
-Il y eut un moment de silence. René regardait son interlocuteur et se
-sentait pris d'une grande pitié pour la nature humaine.--Voilà
-pourtant, se disait-il, un homme qui est intelligent, bon, libéral. Je
-ne lui refuse pas ces qualités, mais je m'aperçois seulement d'une
-chose: c'est que, jusqu'à présent, j'ai attaché à tous les adjectifs
-du dictionnaire un sens beaucoup trop absolu; si je voulais les
-employer maintenant comme je les ai compris d'abord, je ne trouverais
-l'application ni des bons ni des mauvais. J'ai été jeune; heureusement
-que je ne suis pas le seul.
-
-Ces réflexions, très rapides, furent immédiatement suivies d'un retour
-sur sa situation actuelle, qui arracha un soupir à René. Il reprit la
-parole:
-
---Je ne veux pas vous importuner plus longtemps, dit-il à M. Duriez.
-Mon intention était de vous poser une question et de vous demander un
-service. Ce que j'ai dit jusqu'à présent n'était qu'une explication
-nécessaire, et j'arrive au fait. Je vais partir pour l'Amérique; des
-amis m'y appellent; j'y trouverai un champ de travail ouvert et la
-perspective d'un avenir plus heureux que je n'ai le droit d'espérer.
-Je n'ai pas l'ambition insensée de jamais offrir à mademoiselle Duriez
-une fortune égale à la sienne; mais, quand je serai devenu autre chose
-qu'un jeune viveur ruiné (et je vous jure que ce temps n'est pas
-loin), puis-je espérer que vous vous montrerez favorable aux vœux
-d'un amour assez puissant pour inspirer de semblables résolutions?
-
-M. Duriez trouva facile de faire cette promesse; elle s'accordait avec
-les bonnes dispositions qu'il entretenait, quoi qu'il en eût, pour le
-jeune homme, ainsi qu'avec sa prudence naturelle. Il eut soin, du
-reste, de ne s'engager à rien, faisant remarquer que sa fille
-dépendait avant tout d'elle-même et de sa mère. René en convint sans
-peine; et comme M. Duriez lui rappela qu'il avait parlé d'un service:
-
---Ah! c'est un grand service, fit-il en souriant et même en rougissant
-un peu. Je vous serais profondément reconnaissant si vous vouliez
-communiquer à mademoiselle Duriez le parti que j'ai pris, et si vous
-consentiez à lui remettre ces quelques mots que j'ai eu la hardiesse
-de lui écrire.
-
-Et il tendait à M. Duriez une lettre décachetée. Celui-ci la
-considéra avec quelque inquiétude, hésitant à la prendre, évidemment
-embarrassé.
-
---Oh! ce n'est pas une déclaration, ajouta René. C'est une confession,
-c'est un serment, c'est le résumé de ce que je vous ai dit à
-vous-même. Lisez-la, ou laissez-moi vous donner ma parole d'honneur
-qu'après l'avoir lue vous ne sauriez refuser de la remettre à
-mademoiselle Duriez.
-
---Eh bien, dit le négociant, donnez-moi votre lettre.
-
-Il venait de réfléchir qu'il n'était pas absolument nécessaire que
-madame Duriez la vît.
-
-René le remercia avec chaleur et se leva pour prendre congé. M. Duriez
-se leva aussi, mais avant de laisser partir le jeune homme, il crut
-convenable de lui adresser quelques mots encourageants et de montrer
-un certain intérêt pour ses projets d'avenir.
-
---Alors, vous entrez dans les affaires? lui demanda-t-il.
-
---Voici, répondit René. J'ai un ami qui, il y a quelques années,
-partit pour l'Amérique et voyagea dans la région des lacs. Il était
-poussé par l'amour du pittoresque, et plus encore par le goût des
-découvertes et des entreprises. Il acheta toute une forêt près du lac
-Érié, vendit les bois et défricha le sol. Dernièrement, on a
-découvert de ce côté une carrière de pierres admirable.
-
-La pierre de taille, vous le savez, est rare en Amérique. Mon ami
-tient ainsi entre ses mains plusieurs sources de richesse; il est très
-inventif et imagine des moyens de transport de moins en moins coûteux;
-il est à la tête d'une vraie colonie en train de devenir une ville.
-Mais il ne peut suffire à tout. Voici bien longtemps que, blâmant ma
-vie d'oisiveté, il cherche à m'attirer près de lui par des
-propositions magnifiques. Il m'assure que nulle existence n'est plus
-active ni plus intéressante que la sienne. J'ai fini par le croire, et
-je vais le rejoindre.
-
---Et vous pensez vous établir là-bas?
-
---Mon Dieu, non: trop d'intérêts me rattachent à l'Europe; j'y
-reviendrai constamment. D'ailleurs, mon ambition n'est pas grande;
-tout ce que je veux pour le moment, c'est travailler, et j'avoue que
-je ne sais pas trop encore comment je m'y prendrai.
-
-Il serra la main de M. Duriez et partit.
-
-Le négociant s'approcha de la fenêtre, et, à travers les lames des
-persiennes, le vit monter en fiacre et disparaître au tournant de la
-rue. Il se sentit persuadé qu'il avait parlé pour la dernière fois à
-M. de Laverdie, et, tout en soupirant sur l'écroulement de ses beaux
-rêves, il éprouvait à cette pensée un certain soulagement.
-
---Quel singulier caractère! se dit-il. Un peu trop romanesque pour
-moi. En voilà un fou qui s'en va casser des pierres en Amérique,
-tandis qu'avec un seul mot il pouvait demain obtenir pour femme une
-charmante fille qu'il prétend aimer, et des millions dont il aurait
-redoré son blason. C'est dommage! Il portait un beau nom et je crois
-vraiment qu'il a bon cœur. Je me demande si la petite avait quelque
-affection pour lui?... Probablement: il faut convenir que c'est un
-cavalier superbe, le vrai héros d'un roman de chevalerie, avec ses
-grands yeux et sa haute mine! Bah! elle se consolera bien vite. Nous
-allons la distraire, et, avant que ce bel amoureux ait de nouveau
-traversé l'Océan, nous aurons trouvé quelque autre comte, qui fera
-moins de façons pour accepter la petite main et la dot ronde de notre
-bonne et jolie Gabrielle.
-
-Pendant les deux ou trois semaines qui suivirent cette journée, on
-aurait pu faire la remarque suivante: chaque fois qu'un bateau à
-vapeur, partant pour les États-Unis, quittait le port du Havre, une
-jeune fille, debout sur la jetée de Trouville, et quelque temps qu'il
-fît, le suivait des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu et que son
-panache de fumée se fût évanoui dans les airs. Cette jeune fille était
-blonde, gracieuse, mise avec élégance, et généralement suivie par une
-femme de chambre. Lorsqu'il ne pleuvait pas, les curieux étaient
-nombreux sur la jetée; on venait voir partir le steamer et surtout
-s'examiner les uns les autres. Bien des regards accompagnaient la
-jeune fille, quand, après être restée un moment accoudée sur le
-parapet, elle se redressait lentement et s'éloignait sans parler à
-personne.
-
---Qui est-elle? demandait un nouvel arrivé.
-
-Et l'on ne manquait jamais de lui répondre:
-
---C'est la petite Duriez, la fille du commissionnaire, vous savez...
-Elle a bien un million de dot et elle héritera de quatre fois autant.
-
-
-
-
-XI
-
-
-Il y avait presque deux années que René Laverdie était parti pour
-l'Amérique.
-
-La marquise de Saint-Villiers, assise dans son petit salon, se
-trouvait seule un soir, très seule.
-
-Bien qu'on fût à la fin d'avril, une bûche mince brûlait dans la
-cheminée, les rideaux étaient clos; au dehors, le vent, qu'on
-entendait souffler, chassait parfois des gouttes de pluie contre les
-vitres.
-
-La marquise ne semblait pas avoir vieilli. Peut-être qu'au jour on eût
-remarqué moins d'éclat qu'autrefois dans ses yeux noirs, toujours
-impérieux et pénétrants; et, si elle se fût levée, sa démarche moins
-ferme aurait trahi le sombre travail du temps et celui du chagrin.
-Mais, telle qu'elle était placée, dans son fauteuil large et bas, sous
-la clarté douce de la lampe, son regard paisible fixé sur la flamme
-qui rongeait le bois en pétillant, on eût dit qu'elle avait trouvé le
-secret de vaincre ou de charmer ces deux ennemis si redoutables de
-l'homme: l'âge et la solitude.
-
-Il n'en était rien cependant; et si madame de Saint-Villiers pouvait
-encore sourire, les yeux sur le foyer, c'était lorsque ses souvenirs
-lui rappelaient si vivement les êtres qu'elle avait aimés, que pendant
-un instant elle oubliait qu'aucun d'eux n'existait plus pour elle.
-Mais à peine ces courtes illusions s'étaient-elles envolées, que la
-réalité lui apparaissait d'autant plus amère.
-
-C'est ce qui arriva ce soir-là.
-
-Un domestique en entrant pour apporter le thé tira la marquise de sa
-rêverie. Elle suivit des yeux avec quelque impatience les mouvements
-de cet homme, qui posa son léger plateau sur une petite table et
-approcha la table du fauteuil où elle était assise. Comme il le fit un
-peu trop vivement, quelques gouttes s'échappèrent de la théière,
-s'éparpillèrent à l'entour et roulèrent jusque dans la soucoupe de
-Saxe; il voulut réparer sa maladresse, mais sa maîtresse le renvoya
-presque avec irritation.
-
-Elle sortait d'un songe si bienfaisant que le réveil lui semblait trop
-cruel.
-
-Un filet de vapeur s'élevait de la mignonne théière, et, se tordant
-au-dessus avec délicatesse, répandait dans la chambre le parfum de la
-boisson favorite de madame de Saint-Villiers; pourtant celle-ci
-n'étendit pas la main vers le petit plateau. Ses yeux, du reste, ne se
-reportèrent pas non plus sur la flamme; ils s'étaient arrêtés sur un
-point du mur que la lampe éclairait. On avait dû enlever un tableau à
-cet endroit, car, sur la tapisserie mise à nu, la place qu'il avait
-occupée, sans doute pendant fort longtemps, se montrait, visible dans
-la lumière par sa teinte plus foncée. En effet, c'était là que, durant
-des années, était resté suspendu le portrait de René enfant, et que,
-plus tard, il avait été remplacé par celui du jeune homme âgé de
-vingt-trois ans. La première de ces deux peintures avait été
-transportée au château de Saint-Villiers, ancienne demeure que, vu son
-état de délabrement, la marquise n'habitait guère: il eût fallu une
-fortune pour lui rendre la splendeur qu'elle avait eue un jour. Madame
-de Saint-Villiers la voyait tomber en ruines avec un regret profond;
-n'étant pas assez riche pour faire relever, restaurer les vieux murs
-qui avaient abrité les ancêtres de son mari, elle se réjouissait de
-penser que sa mort précéderait leur chute, et que, de son vivant du
-moins, leurs débris ne frémiraient pas sous la pioche et ne seraient
-pas vendus à l'encan. Chaque été elle les visitait avec amour; elle
-s'enfermait là durant quelques semaines, au milieu des souvenirs et
-des reliques du temps passé.
-
-C'est parmi ces chères reliques qu'elle avait trouvé une place pour le
-portrait de son petit-neveu lorsque celui-ci, devenu un homme, avait
-de nouveau posé, pour lui faire plaisir, devant un des grands peintres
-de notre époque. Et maintenant le visage du jeune homme, comme celui
-de l'enfant, avait disparu, et rien ne l'avait remplacé. En
-l'éloignant de ses yeux, l'inflexible vieille dame croyait pouvoir
-aussi facilement le chasser de son cœur, mais deux ans s'étaient
-écoulés sans qu'elle y fût parvenue. Souvent elle avait regardé la
-place vacante sur la muraille, mais jamais avec un sentiment plus
-amer, un regret plus déchirant que pendant cette triste soirée d'avril
-où elle se trouvait seule dans son petit salon.
-
-Tout à coup, elle se leva, prit sur la cheminée un flambeau qu'elle
-alluma, et sortit de la pièce. Elle marchait à pas tremblants, comme
-si elle se fût disposée à commettre quelque crime. Arrivée dans sa
-chambre à coucher, elle jeta effectivement un regard autour d'elle,
-inquiète à l'idée d'être surprise au milieu de l'action qu'elle
-méditait. Se voyant bien seule, elle ouvrit une armoire, avec une
-clef qu'elle prit au fond d'un secrétaire, et en explora l'intérieur
-d'un coup d'œil troublé. Les rayons de cette armoire étaient couverts
-de papiers, de paquets de lettres, de quelques boîtes; dans la partie
-inférieure, il y avait un tableau de petite dimension, retourné,
-appuyé contre le mur. C'était ce tableau, le portrait de René, que la
-marquise cherchait et voulait revoir: depuis tant de mois qu'il se
-trouvait là, l'armoire n'avait pas été ouverte.
-
-Elle le posa sur une chaise comme sur un chevalet, et plaça la lumière
-de façon que la peinture devînt aussi distincte que possible; puis,
-s'asseyant à quelque distance, elle se mit à le contempler.
-
-Ils restèrent ainsi face à face.
-
-Lui semblait aussi la regarder. La lueur incertaine de la bougie,
-flottant sur ces beaux traits, leur donnait une apparence de vie. Le
-regard était fier et tranquille, mais un peu triste: interprète fidèle
-d'une âme ardente qui, au milieu même des plaisirs, sans le savoir
-peut-être, souffrait de son inaction et aspirait en secret à quelque
-chose de plus élevé. Le peintre certainement devait être un homme de
-génie, pour avoir saisi et rendu cette indéfinissable expression
-lorsque tout autre n'eût vu dans ces yeux superbes que l'éclat de
-l'esprit et le rayonnement de la gaieté.
-
-En face de ce visage plein de jeunesse et véritablement animé, madame
-de Saint-Villiers se tenait, immobile et pâle comme une morte. Une
-émotion profonde l'avait saisie en revoyant celui qu'elle avait aimé
-comme un fils, dont elle s'était séparée avec plus de douleur que si
-on l'eût arraché de ses bras pour le coucher dans le tombeau.
-
-Mais, avec l'angoisse d'une séparation si cruelle, se réveillait une
-souffrance plus vive encore. C'est que, dans René perdu, elle ne
-pleurait pas seulement ce jeune homme si noble et si beau, dont les
-brillantes qualités faisaient déborder son cœur d'orgueil, comme sa
-tendresse filiale le faisait déborder d'amour: ce qu'elle pleurait,
-c'était encore leur race morte, leur nom éteint, leur blason disparu.
-Elle était une Laverdie, elle. René restait le dernier représentant de
-sa famille. En le voyant mener sa vie un peu dissipée, elle avait
-craint un moment qu'il ne se mariât point et que leur nom ne pérît
-avec lui; c'est alors qu'elle avait engagé le marquis de
-Saint-Villiers à laisser par testament son titre à l'aîné de leurs
-arrière-neveux, certaine que le comte de Laverdie se ferait un devoir
-sacré et un honneur de confondre et de perpétuer la gloire de deux
-maisons aussi anciennes et aussi fameuses.
-
-Et quelle était maintenant la fin de tout ceci? Tant de
-préoccupations, tant de soins, tant d'espoir, tant d'orgueil, pour en
-arriver là!... Pour voir ce neveu, ce fils, cet héritier d'un nom si
-grand, ce dépositaire d'un sang si pur, briser son écusson, renier un
-passé qui embrassait des siècles, se courber vers la terre et la
-creuser de ses mains, comme avaient fait autrefois les serfs que ses
-aïeux foulaient sous leurs pieds! Quel désespoir et quelle honte!
-
-La marquise regardait toujours le portrait placé devant elle, mais le
-mouvement d'insurmontable tendresse qui l'avait contrainte à le tirer
-de l'obscurité et de l'oubli cédait à un sentiment opposé, à mesure
-qu'elle le considérait. Les larmes, qui d'abord avaient jailli de ses
-yeux devant cette figure tant aimée, venaient de tarir, et elle
-attachait maintenant sur elle des regards durs et secs.
-
-C'est en vain que René sembla tourner vers sa tante ses yeux pleins de
-fierté douce et de tristesse virile. Était-ce le jeu de la lumière, ou
-bien y avait-il vraiment une prière dans ses yeux? Sans doute que
-madame de Saint-Villiers crut l'y voir, car elle y répondit:
-
---Malheureux enfant! murmura-t-elle. Non, non, n'attends pas que
-jamais je te pardonne.
-
-La vieille marquise ne dormit point cette nuit-là. Durant l'heure
-qu'elle avait passée devant le portrait de René, tous les chagrins
-qu'elle avait eus dans sa vie, même ceux qu'elle pensait avoir
-oubliés, ceux dont l'aiguillon paraissait émoussé depuis longtemps,
-étaient venus la torturer. L'isolement de sa vieillesse se faisait
-sentir, plus affreux, plus désolé que jamais. A travers les ombres de
-la nuit, elle le voyait se dresser devant elle comme un spectre
-effroyable, qui la suivrait en ricanant jusqu'au tombeau, joyeux d'y
-ensevelir avec elle les cadavres raidis de deux races. Tantôt les
-tourments de l'orgueil dominaient ceux du cœur, et elle sentait des
-malédictions monter à ses lèvres; dans d'autres moments, un
-attendrissement plus doux et plus cruel l'envahissait; alors elle
-versait des larmes en songeant au passé, en se rappelant les petits
-enfants qui lui avaient souri, qu'elle avait portés dans ses bras, et
-dont pas un seul ne serait auprès d'elle pour lui fermer les yeux.
-
-Le lendemain, dans l'après-midi, comme madame de Saint-Villiers se
-tenait dans son petit salon, qu'éclairait un rayon de soleil d'avril,
-un domestique entra et lui remit une carte.
-
-Madame de Saint-Villiers jeta les yeux sur cette carte et eut un
-mouvement de joyeuse surprise; elle venait d'y lire le nom du vicomte
-Alphonse de Linières.
-
-Alphonse avait été dès l'enfance l'ami de René; il avait été élevé
-avec lui presque sous les yeux de la marquise. Celle-ci l'aimait
-doublement, et pour son neveu et pour lui-même; il était pour elle
-l'idéal du gentilhomme; elle eût souhaité que René lui ressemblât,
-qu'il fût comme lui fortement attaché aux vieux principes, ferme et
-inflexible dans ses idées, au lieu de se laisser si facilement
-emporter au souffle de tous les enthousiasmes, de toutes les pensées
-nouvelles et hardies. Ceci, c'était bien avant qu'il fût possible de
-prévoir jusqu'où des dispositions qui inquiétaient tant la marquise
-devaient entraîner son neveu.
-
-La conduite du comte de Laverdie fut jugée par Alphonse de Linières
-comme par madame de Saint-Villiers. Il en éprouva la même douleur, la
-même indignation. Tous deux, la vieille dame et le jeune homme,
-confondirent leur chagrin et trouvèrent dans leur sympathie mutuelle
-quelque adoucissement à une déception si amère. Ils cessèrent pourtant
-bientôt de parler ensemble de ce qui les préoccupait si fort, afin de
-ne point s'attrister l'un l'autre. Alphonse surtout cachait
-soigneusement à la marquise la colère sourde et croissante qu'excitait
-en lui le coup de tête de René. Il considérait cet acte comme un
-déshonneur, non seulement pour la famille de son ami, mais pour toute
-la noblesse de France; il y voyait une véritable désertion, et il
-résolut de s'en faire le justicier, et de laver dans le sang la tache
-faite à toute sa caste.
-
-Lorsqu'il eut formé ce projet, brûlant de l'exécuter, il partit pour
-l'Amérique. Il se réjouissait de se trouver face à face avec René, de
-le provoquer, de l'insulter cruellement, de se battre avec lui et de
-le tuer. Son ancienne amitié avait fait place à une implacable fureur;
-ou plutôt, c'est parce qu'il aimait le comte si profondément encore
-qu'il ressentait avec tant de vivacité ce qu'il considérait comme la
-honte et la dégradation de celui-ci.
-
-Il resta quelques mois absent, et la marquise, qui ne pouvait
-s'imaginer ce qu'il était devenu ni s'expliquer son long silence,
-s'affligea de la disparition de son jeune ami. Elle s'était fait une
-douce habitude de ses fréquentes visites, mais elle eût été très
-étonnée si on lui avait dit qu'elle ne séparait pas Alphonse de René,
-et que le souvenir de son neveu était après tout ce qui donnait tant
-de charme pour elle à la société du vicomte.
-
-Après en avoir un peu voulu à ce dernier, elle finissait presque par
-ne plus espérer le revoir et par ne plus songer à son étrange
-conduite, lorsque tout à coup il se présenta chez elle.
-
-Ce fut avec un empressement plein de joie qu'elle donna l'ordre de le
-faire entrer.
-
-Elle était si heureuse de le voir, qu'elle n'avait pas le courage de
-lui faire des reproches. Elle pensait d'ailleurs que ce long silence
-avait pu cacher quelque fredaine de jeune homme dont le vicomte ne se
-soucierait pas de lui faire l'aveu. Elle ne voulut pas se montrer
-indiscrète.
-
-Ce fut Alphonse qui parla le premier d'excuses et d'explications; et,
-comme elle essayait en souriant de le faire taire, il prit un air
-grave, dit qu'il était venu avant tout pour cela, qu'il avait à lui
-révéler des choses importantes, l'intéressant elle-même plus qu'elle
-ne pouvait le supposer.
-
-La marquise changea aussitôt de visage.
-
---D'où venez-vous donc? demanda-t-elle. Et sa voix trembla quand elle
-fit cette question.
-
---Je viens d'Amérique, madame, répondit Alphonse.
-
---Vous avez vu René de Laverdie? Vous venez pour me parler de lui?
-
---Oui, madame.
-
-Madame de Saint-Villiers baissa la tête et réfléchit pendant un
-instant.
-
---Je ne veux pas, dit-elle enfin, entendre un seul mot qui ait rapport
-à lui. Vous me ferez plaisir, vicomte, de me parler d'autre chose.
-
-Alphonse fit un mouvement comme pour en appeler de cette dure parole.
-
---Voyons, reprit la marquise d'un ton qui voulait être indifférent,
-mais qui résonnait faux et saccadé, vos deux traversées ont-elles été
-bonnes? Causons un peu de l'Océan; voilà un sujet qui me plaît, je ne
-m'en lasserai pas vite. Quant aux Américains, je vous en fais grâce:
-un peuple d'insurgés, un peuple de marchands, sorti de l'écume du
-vieux monde! Des gens qui n'ont ni arts, ni littérature, ni esprit, ni
-goût! Tenez, on attaque de nos jours avec tant d'acharnement
-l'aristocratie, la théorie de la race.... Est-ce que les États-Unis ne
-sont pas une preuve qu'en dehors de la noblesse il ne peut y avoir que
-des instincts mercantiles et bas, et que la pureté d'un sang transmis
-sans mélange de génération en génération est le seul gage de la
-délicatesse du cœur et de l'élévation de l'âme? Qu'est-ce que cette
-tourbe grossière qui a peuplé le Nouveau-Monde peut produire d'autre
-que des machines? Ils se prosternent devant deux divinités: le fer et
-l'or! Et ce sont eux que l'on veut nous donner en exemple! eux que
-l'on propose comme modèle aux enfants de la vieille Europe
-aristocratique! Hélas! mon cher vicomte, où allons-nous? où
-allons-nous?
-
---Vers le progrès, j'espère, répondit Alphonse avec un grave sourire.
-
-La marquise le regarda avec étonnement.
-
---C'est vous qui parlez ainsi, Alphonse?
-
---Oui, madame, c'est moi. Ah! marquise, ne me considérez pas avec cet
-air terrifié. Si deux êtres se sont jamais compris, entendus pour
-aimer et pour défendre les mêmes principes, vous le savez, c'est vous
-et moi. Je n'ai pas changé, je vous assure. Bien que je revienne de
-par delà l'Océan, je ne vous rapporte aucune idée de l'autre monde. Ce
-ne sont pas des théories que je vous supplie d'écouter, c'est une
-histoire. Permettez-moi de vous la dire.
-
---Le héros de cette histoire, c'est René, n'est-ce pas?
-
---Oui, marquise; et j'y ai joué, moi, un triste rôle. Mon châtiment
-sera de vous la raconter; je ne me croirai absous que lorsque j'aurai
-subi votre indignation et votre blâme. Ce que j'ai à vous dire est un
-peu long. Pardonnez-moi si j'entremêle trop souvent à mon récit la
-peinture de mes impressions personnelles; elles ont été si fortes à
-certains moments que je ne saurais les détacher des faits. Vous me
-comprendrez, j'ose le croire, d'autant mieux que nous avons toujours
-partagé les mêmes idées. Ai-je votre permission pour parler?
-
---Je vous écoute, dit la marquise.
-
-Elle s'appuya sur le dossier de son fauteuil, ses deux mains fines,
-d'un ton mat comme de l'ivoire, croisées devant elle sur la faille
-noire de sa robe. Ses yeux ardents étaient fixés sur le visage du
-jeune homme assis en face d'elle, mais c'est en vain qu'elle cherchait
-à leur donner une expression implacable et sereine; ils étaient pleins
-du trouble qui régnait dans son cœur, et trahissaient l'avidité
-inquiète et le secret espoir avec lesquels elle attendait les
-révélations qu'on allait lui faire. Par un effort surhumain, elle
-avait pu d'abord inviter le vicomte au silence, mais dès qu'elle lui
-eut accordé l'autorisation de parler, c'est à grand'peine qu'elle
-parvint à lui cacher l'émotion et l'impatience qui l'agitaient.
-
-Alphonse de Linières n'était pas très fin observateur et ne remarqua
-pas ces détails. Tout entier à son sujet, cherchant à mettre ses
-paroles à la hauteur des événements et de ses propres pensées, il
-commença d'une voix lente, le regard tourné vers la cheminée dans
-laquelle une flamme pâle luttait contre le rayon printanier qui
-s'était glissé jusque-là.
-
---Ce serait une grande douleur pour moi, madame, de vous paraître
-odieux et de perdre votre estime; cependant je ne sais si je puis
-espérer que vous me pardonnerez et que vous me conserverez votre
-amitié, lorsque vous aurez appris dans quel but je suis parti pour
-l'Amérique, il y a environ un an. J'y étais poussé par le désir
-furieux, insurmontable, de rencontrer René de Laverdie et de lui
-reprocher face à face sa lâcheté et sa trahison. Je savais bien ce qui
-s'ensuivrait, car je n'ai jamais pensé que son cœur eût changé au
-point d'accepter sans bondir de colère les paroles outrageantes que je
-lui adressais intérieurement et que je brûlais de lui jeter au visage.
-Mais ici le courage me manque pour vous dire toute la vérité, pour
-vous avouer à quel degré d'aveugle rage mon amitié déçue avait pu me
-faire parvenir, et quel odieux espoir me faisait trouver la vapeur
-trop lente quand je traversais l'Océan.
-
-Pendant un instant le vicomte se tut, oppressé par un pareil souvenir;
-il n'osait pas lever les yeux sur la marquise. Un silence presque
-solennel régna dans la chambre. Madame de Saint-Villiers était
-bouleversée par l'aveu qu'elle venait d'entendre. Ce crime ainsi
-médité, elle s'en reconnaissait complice. Son impression était
-semblable à celle qu'elle eût éprouvée si on lui eût montré l'arrêt de
-mort de son neveu bien-aimé et qu'au bas elle eût aperçu sa propre
-signature.
-
---René, murmura-t-elle, mon pauvre enfant! Vous ne l'avez pas tué,
-dites?
-
---Ah! madame, serais-je devant vous si j'avais été assez
-malheureux!... Non, non, rassurez-vous, il est vivant. Je suis au
-désespoir de vous faire tant de mal; mais tout ceci, croyez-moi, est
-nécessaire.
-
---Continuez, continuez, dit vivement la marquise. Elle reprit sa
-position rigide et sa physionomie tranquille.
-
-Le jeune homme parla dès lors avec plus d'assurance.
-
---J'étais à New-York, ne songeant qu'à poursuivre ma route et à
-retrouver au plus tôt René, quand tout à coup j'appris qu'il se
-trouvait à Boston pour ses affaires.
-
-A ce dernier mot, les mains de madame de Saint-Villiers s'agitèrent
-imperceptiblement.
-
---Je me rendis aussitôt dans cette ville, poursuivit Alphonse. Je
-fréquentai tous les endroits publics où j'avais quelque chance de
-rencontrer René; mais, pendant une semaine, ce fut inutilement. Enfin,
-je sus qu'il devait, certain soir, assister à une représentation
-extraordinaire dans je ne sais plus quel théâtre. Vous m'excuserez de
-ne pas vous en dire le nom et de passer également sous silence celui
-de beaucoup d'autres endroits; alors même que je me les rappellerais,
-il me serait, je le crains, impossible de les prononcer. Je pris avec
-moi un ami, un Français, et j'allai le soir à ce théâtre. Je n'étais
-pas dans la salle depuis bien longtemps quand j'aperçus René. Je le
-considérai quelques minutes avec surprise. Il était seul dans une loge
-et ne se doutait pas que je me trouvasse aussi près de lui. Mon
-étonnement venait de ce qu'il m'était impossible de découvrir le
-moindre changement dans sa physionomie, dans son attitude ou même dans
-sa mise. J'avoue que je m'attendais à le retrouver quelque peu
-différent de ce brillant comte que nous avions tant aimé, dont le goût
-et l'esprit avaient fait loi dans notre monde: la vie nouvelle qu'il
-menait depuis un an n'avait pu manquer de transformer jusqu'à sa
-personne. Il n'en était rien. A la manière noble et aisée dont il
-s'appuyait sur le bord de sa loge, dont il s'inclinait pour écouter,
-au regard fier et calme qu'il promenait sur la salle, il me sembla que
-de longs mois et des milliers de lieues ne nous séparaient plus de
-Paris et de nos joyeuses soirées d'autrefois. J'oubliais tout le
-reste, j'aurais voulu me jeter dans ses bras. Pendant que je le
-regardais ainsi, ne pouvant détourner mes regards de sa chère et sa
-charmante figure, quelqu'un qui causait près de moi prononça le nom de
-Laverdie. La conversation, naturellement, se faisait en anglais; l'ami
-qui m'accompagnait comprenait assez bien cette langue.
-
---Ils disent, traduisit-il, que c'est ce Français si intelligent qui
-exploite les nouvelles carrières auprès du lac Érié.
-
-Un acte venait de finir et je me levai. Dans le corridor, la première
-personne que je rencontrai fut René. La joie la plus vive parut sur
-son visage lorsqu'il m'aperçut, et il s'avança la main ouverte. Je le
-regardai, froidement, comme le premier passant venu et, sans répondre
-à son salut, sans toucher la main qu'il me tendait, je le croisai avec
-lenteur. Je n'avais pas fait deux pas qu'il était de nouveau en face
-de moi, la joue pâle, la lèvre frémissante.
-
---Vous me saluerez, monsieur! s'écria-t-il.
-
-Tout le dédain, toute l'ironie, toute la puissance d'outrage que je
-pus trouver dans mon cœur, je les fis passer sur mes lèvres et dans
-mon regard.
-
---Qui êtes-vous donc, monsieur? lui demandai-je.
-
-Il chercha sur lui d'une main tremblante une carte qu'il me présenta.
-C'était cela que j'attendais. Je saisis cette carte... Ce n'étaient
-plus, sur un carré de bristol, ces mots écrits par le plus fin graveur
-de Paris: «Comte René de Laverdie»; mais le nom de «René Laverdie»,
-sans particule, sans titre, laid, difforme, estropié, méprisable à mes
-yeux comme l'aurait été le nom le plus obscur et le plus plébéien.
-
-Je regardai ce nom, je le lus tout haut, je ricanai, ivre d'insulte et
-de rage. J'eusse voulu jeter la carte à mes pieds; ce qui m'empêcha de
-le faire, ce fut la crainte que René ne me frappât; je tenais avant
-tout à ce qu'il restât l'offensé.
-
-Je me suis repenti depuis de ma cruauté. Madame, il est, je crois,
-impossible de souffrir plus que mon malheureux ami n'a souffert dans
-ce moment-là. Le mal que je lui faisais était si affreux que la fureur
-dont il avait d'abord été saisi s'éteignit dans la violence de cette
-torture. Je vis une telle douleur dans le regard qu'il me jeta, que
-j'en fus comme désarmé.
-
---J'accepte votre carte, monsieur, lui dis-je. Mes témoins seront chez
-vous demain à la première heure.
-
-Vous ne serez pas moins étonnée que je le fus moi-même, madame,
-lorsque vous saurez quelle proposition étrange les témoins me
-rapportèrent le lendemain. René, étant l'offensé, avait le choix des
-armes, de l'heure et du lieu du combat. On aurait pu croire qu'il
-n'était pas fort impatient d'obtenir satisfaction et de laver son
-honneur de la tache reçue: il fixait le rendez-vous à un mois de là,
-demandait qu'il eût lieu dans un endroit déterminé des forêts voisines
-de sa demeure, et, comme arme, indiquait le pistolet. Toutefois, comme
-c'était m'imposer une longue attente et de plus un voyage difficile,
-il déclarait que, si je trouvais trop pénible de me soumettre à sa
-décision, on s'entendrait pour choisir tel jour et telle place qui me
-conviendraient mieux. Après un moment de réflexion, et bien que
-trouvant ce message des plus extraordinaires, je répondis aux témoins
-que M. Laverdie était dans son droit et que je me conformerais aux
-désirs qu'il avait exprimés.
-
-Cette fantaisie de mon adversaire me paraissait extrêmement fâcheuse;
-mais, ayant fini par en prendre mon parti, je passai les trente jours
-qui suivirent à visiter quelques grandes villes et à m'exercer au
-pistolet.
-
-Comment il se fit, madame, que certaines de mes idées se modifièrent
-sous l'influence des spectacles nouveaux pour moi qui vinrent frapper
-mes yeux, ce n'est pas ce qu'il nous importe de savoir. Cependant vous
-ne pourriez comprendre la suite de ce récit, ma conduite ni celle de
-René, si je ne vous faisais part de l'état d'esprit dans lequel je me
-trouvais la veille même, je me trompe, quelques heures avant la
-matinée fixée pour notre duel.
-
-L'endroit où devait avoir lieu la rencontre est situé vers les confins
-d'une vaste forêt qui s'étend sur les bords du lac Érié. L'extrémité
-occidentale de cette forêt renferme les terres mises en exploitation
-et les carrières dont vous avez entendu parler. C'est là que René
-habite encore aujourd'hui. Du côté opposé s'élève une petite ville,
-où, dans mon impatience, j'étais arrivé plusieurs jours avant celui du
-rendez-vous.
-
-Que ne puis-je vous peindre, madame, la magnificence de la nature dans
-cette région des grands lacs américains! Vous découvririez, dans des
-tableaux splendides, le secret de sentiments et d'émotions qui vont
-certainement vous surprendre. Mais les descriptions les plus parfaites
-n'auront jamais la puissance de la réalité. Moi-même, n'ai-je pas
-souri bien des fois aux discours enthousiastes des voyageurs?
-J'accusais secrètement ceux-ci d'exagérer, sinon ce qu'ils avaient
-vu, du moins ce qu'ils avaient éprouvé; il me semblait parfaitement
-ridicule qu'on ne pût contempler de sang-froid un lac ni parler de
-montagnes sans tomber dans l'extase.
-
-Dans cette solitude admirable, au sein de ces forêts majestueuses,
-auprès de cette mer paisible qui venait à mes pieds rouler ses flots
-d'eau douce, je me sentais envahir par des pensées nouvelles. J'avais
-d'ailleurs une source de réflexions autre que le spectacle de ces
-merveilles; je venais de voir bien des choses pendant ce mois passé
-dans les grandes cités américaines, à Boston, à Washington, à
-New-York. Ah! madame, nos horizons ne nous paraissent jamais si bornés
-que lorsqu'il nous arrive de vouloir les étendre. Enfermés dans notre
-univers et dans notre nature, nous trouvons encore moyen de rétrécir
-une si étroite prison: nous en ramenons les limites aux frontières
-d'un pays, aux murailles d'une ville, aux privilèges d'une caste!
-Quelquefois nous les resserrons plus encore... Voilà quelle idée me
-frappa surtout, en face d'un grand peuple et d'une grande nature, que
-le hasard seul me donnait l'occasion d'admirer, car je ne m'étais
-jamais soucié de les connaître. Je ne remis en question aucun des
-principes que j'ai servis et que je servirai toujours, mais j'appris
-à ne plus mépriser les hommes qui ne les suivent point, et je sentis
-naître en moi comme un immense sentiment de tolérance. Est-il
-nécessaire d'ajouter, madame, que ma haine injuste s'évanouit et que
-je commençai à comprendre René?
-
-C'était le lendemain que nous devions nous battre. J'avais passé la
-journée au milieu des plus graves tourments intérieurs, regrettant
-amèrement la mauvaise action que j'avais commise, tremblant d'aller
-jusqu'au crime et de devenir le meurtrier de celui qui avait été pour
-moi plus qu'un frère. Comme je rentrais à mon hôtel, j'y trouvai mes
-deux témoins: l'un était un Américain et l'autre un Français dont
-j'avais fait la connaissance en traversant l'Atlantique. Ils venaient
-de se faire indiquer, par un homme du pays, la position exacte de
-notre lieu de rendez-vous, au moyen des explications que les témoins
-de René leur avaient données par écrit. Il était facile de s'y rendre
-en bateau, par le lac, et cette voie était la plus courte, car la côte
-se creuse et le chemin de terre fait à travers les bois un circuit
-considérable. Mes témoins avaient déjà engagé un batelier, qui devait
-les prendre à quatre heures du matin.
-
---Très bien, leur dis-je, coupez le golfe en bateau. Vous voudrez
-bien m'excuser si je pars avant vous; je préfère aller seul, à cheval,
-par les bois.
-
-Ces messieurs se récrièrent.
-
---Nous ne le permettrons pas, dirent-ils. Vous arriverez brisé sur le
-terrain. D'ailleurs ne courez-vous pas le risque d'être attaqué,
-assassiné dans cette forêt?
-
-Je leur affirmai que ma main, après quelques heures de cheval, ne
-serait pas moins sûre. Le pêcheur qui offrait de nous traverser sourit
-à l'idée d'une attaque de brigands: les profondes forêts de l'Amérique
-du Nord, qui ont retenti du cri de guerre des sauvages, ne connaissent
-pas les sinistres gémissements de celui qu'on égorge dans l'ombre pour
-le dépouiller de quelques pièces d'or. Il fut convenu qu'à deux heures
-du matin j'aurais un cheval sellé; c'était un coureur excellent qui
-devait m'amener à destination en quatre heures tout au plus.
-
-Ah! madame, quelle promenade! quel souvenir! quel aspect solennel
-prenaient ces voûtes immenses, ces feuillages obscurs, sur lesquels
-pesait la nuit silencieuse! Quel calme, quelle solitude autour de moi,
-et quelle agitation dans mon cœur! Peu à peu, cette agitation
-s'apaisa. Le jour parut: j'avais regagné les bords du lac; à ma
-droite, ses eaux s'étendaient jusqu'à l'horizon. Tout à coup, leur
-couleur, d'un bleu vague, changea; je les vis s'enflammer par degrés,
-ainsi que le ciel au-dessus d'elles; des traits de feu jaillirent de
-leur sein, annonçant que le soleil allait paraître. Je tournai la tête
-de mon cheval vers l'orient et j'attendis. A mesure que l'astre
-montait, puissant, pur et splendide, il me sembla qu'un jour nouveau
-se levait aussi sur mon âme. J'éprouvais une émotion intense,
-vivifiante; je me dis que l'homme et sa vanité sont bien petits, que
-Dieu, la justice et l'amour sont bien grands. Lorsque le soleil fut
-trop haut et sa lumière trop éclatante pour qu'il me fût possible d'en
-soutenir la vue plus longtemps, je me détournai, et, donnant de
-l'éperon à mon cheval, je le forçai de rattraper le temps perdu.
-
-J'arrivai cependant le second au rendez-vous. René s'y trouvait déjà
-avec ses témoins; les miens parurent presque aussitôt. Ils vinrent à
-moi et m'engagèrent à prendre un instant de repos.--Il n'est pas sept
-heures, me firent-ils observer; vous paraissez ému, et nous vous avons
-vu de loin arriver au galop.
-
-Ils cachaient avec peine la surprise que devait leur causer mon
-trouble évident. Ils ne pouvaient croire que je fusse lâche, et
-savaient avec quelle ardeur j'avais recherché ce combat, avec quelle
-impatience je l'avais attendu. Je me souviendrai toujours de leur
-regard de stupéfaction lorsqu'ils m'entendirent murmurer:--Mon Dieu,
-que c'est difficile! tout me semblait si simple il n'y a qu'un
-instant.
-
---Venez, messieurs, leur dis-je.
-
-Ils échangèrent un coup d'œil et me suivirent. Je marchai droit à
-René.
-
-Il causait alors, d'un air tranquille, avec ses témoins et leur
-remettait deux enveloppes cachetées. J'ai su plus tard que l'une de
-ces lettres était pour vous, madame, et l'autre pour mademoiselle
-Duriez: elles devaient être envoyées au cas où mon ami aurait été tué.
-
-René vit mon mouvement, s'interrompit, et fit un pas au-devant de moi.
-
---Je t'ai indignement offensé, lui dis-je à voix haute; j'en ai une
-profonde honte et un profond regret. Aucun homme sur la terre ne
-mérite moins que toi une insulte. Tu peux exiger, pour celle que je
-t'ai faite, telle réparation que tu voudras; mais je mourrai désespéré
-si je n'obtiens pas de toi la promesse que tu me pardonneras lorsque
-tu auras vengé ton honneur.
-
-J'étais à une petite distance de votre neveu, madame: il la franchit
-en ouvrant ses bras, dans lesquels je me précipitai.
-
-M. de Linières se tut pour la seconde fois. Le souvenir de cette scène
-était si vivant et si fort dans son esprit qu'il retrouvait avec lui
-toutes les émotions qu'il avait alors traversées. Transporté tout à
-coup dans une clairière de la forêt américaine, il serrait de nouveau
-sur son cœur cet ami généreux, si gravement offensé, et il
-s'abandonnait avec délices à un même mouvement d'admiration,
-d'enthousiasme et de noble repentir. Il s'absorba si complètement dans
-ses propres pensées qu'il oublia pour un court espace de temps le lieu
-où il se trouvait, le petit salon de la marquise, et jusqu'à
-l'orgueilleuse vieille femme elle-même, qu'il avait cependant un très
-grand désir de toucher. Mais quand, chez un homme aussi froid
-qu'Alphonse de Linières, la voix tremble et le regard se voile, les
-paroles deviennent inutiles. Son récit, d'une simplicité saisissante,
-rapportant des événements inouïs pour la marquise, avait bouleversé
-celle-ci. L'impression était d'autant plus vive que les longues, les
-amères réflexions de la veille et de la nuit avaient douloureusement
-tendu les fibres de ce cœur maternel. Elle aussi voyait cette scène
-étrange de duel, l'embrassement héroïque de ces deux jeunes hommes.
-Elle se souvint que quelques heures auparavant elle avait encore une
-fois maudit son neveu. Elle mit ses deux mains devant son visage et
-fondit en larmes.
-
---Oh! mon enfant, mon pauvre enfant! murmura-t-elle.
-
-Alphonse releva vivement la tête.
-
---Ah! si vous saviez tout, madame, reprit-il, si vous l'aviez entendu
-comme moi! Si vous saviez que, pendant près de deux années, son
-tourment a été de se trouver séparé de vous d'une façon si entière, de
-sentir peser sur lui votre mécontentement, votre blâme, votre
-malédiction peut-être. Son désir, son but suprême était de se voir un
-jour compris par vous, de vous prouver qu'il était digne de vous,
-digne de ses illustres ancêtres, il l'espère du moins et je puis vous
-l'affirmer. Quelle que soit d'ailleurs la manière dont vous jugiez ses
-actes, vous ne leur prêteriez, si vous pouviez lire dans son cœur,
-que des mobiles véritablement grands, sublimes, j'ose le dire. Peu
-s'en est fallu qu'il ne me persuadât que la voie choisie par lui était
-plus large et plus élevée que celle dans laquelle j'ai marché
-jusqu'ici avec tant de fierté. Là n'était pas son intention pourtant.
-Il déclare que son cas est une exception: il y a eu sacrifice,
-c'est-à-dire déchirement et douleur, et je vous assure que René a
-terriblement souffert. Mais il a considéré ce sacrifice comme
-nécessaire... «Il fallait, m'a-t-il dit, une expiation et une
-preuve.» Figurez-vous, madame, ce que mon malheureux ami a dû éprouver
-en face de mon lâche et injuste mépris. Il était résolu à mourir dans
-ce duel, mais il a voulu tenter un dernier effort pour regagner notre
-estime, et c'est alors que lui est venue une admirable pensée. Ce
-délai d'un mois, ce rendez-vous dans les forêts où il s'est exilé,
-vous les expliquez-vous maintenant? Il espérait que, dans ce milieu
-nouveau, surtout en présence d'une nature grandiose, je finirais par
-le deviner quelque peu, et que je vous rapporterais de lui un souvenir
-auquel peut-être vous daigneriez ouvrir votre cœur. Le résultat, vous
-le voyez, a été, pour moi du moins, plus sûr, plus complet qu'il ne
-l'avait rêvé. Ah! marquise, ah! madame, que ne puis-je vous faire voir
-ce que j'ai vu, vous faire éprouver ce que j'ai éprouvé! Vous tendriez
-les bras à votre neveu comme je l'ai fait moi-même, vous lui rendriez
-votre amour, à lui qui vous aime si profondément, vous le béniriez, et
-qui sait si vous ne l'approuveriez pas?
-
-Ce dernier mot mêla quelque amertume à l'attendrissement de la
-marquise; elle reprit son sang-froid et ses yeux noirs eurent un de
-leurs durs éclairs.
-
---L'approuver, jamais! dit-elle. Mais je ne puis cesser de l'aimer. Me
-voilà bien vieille, et je tremble à l'idée de mourir sans l'avoir
-revu. Écrivez-lui de revenir, vicomte.
-
-Alphonse mit un genou en terre et baisa la main de la marquise.
-
---Ah! merci pour lui! s'écria-t-il.
-
-Cependant madame de Saint-Villiers restait sombre. Les dernières
-traces d'émotion s'effaçaient de son visage, sur lequel reparut peu à
-peu une expression hautaine et sévère. Le vicomte s'était relevé et
-observait ces signes avec inquiétude. Il attendit un moment qu'elle
-parlât, puis lui-même rompit de nouveau le silence.
-
---Vous me permettez d'écrire à René de votre part? demanda-t-il.
-
---Oui: dites-lui qu'il vienne m'embrasser, que sa vieille tante n'a
-plus de force, qu'elle a trop souffert pendant deux ans, qu'elle
-quittera bientôt ce monde, et que, lorsqu'il lui aura dit bonsoir, il
-sera libre de s'installer tout à son aise en Amérique.
-
-M. de Linières avait retiré un de ses gants et le pétrissait avec
-impatience. De telles paroles, dites froidement, l'affligeaient et
-l'indignaient. Devant les larmes de la marquise, il s'était attendu à
-autre chose. Il ne voulait pas que son noble René fût traité comme un
-enfant à qui l'on pardonne par faiblesse. Il ne pouvait se décider à
-s'en aller, et sentait que pourtant sa visite avait déjà trop duré,
-que la vieille dame devait désirer d'être seule.
-
-Elle parut deviner ce qui se passait en lui.
-
---Voyez-vous, mon ami, reprit-elle d'une voix plus douce et un peu
-voilée, tout ce que je puis faire pour mon neveu est de croire qu'il a
-agi sous l'influence d'une espèce d'accès de folie: folie généreuse,
-je veux l'admettre. Oui, d'après ce que vous m'avez dit, je veux
-admettre que son caractère et ses intentions sont toujours à la
-hauteur où je les ai vus, où je me suis efforcée de les élever pendant
-vingt ans. Mais ce qu'il a fait restera la plus grande épreuve, le
-plus cruel désappointement de ma vie. Je ne puis pas oublier cela, je
-ne puis pas le lui pardonner, je ne puis pas cesser d'en souffrir!
-
---Madame, dit Alphonse avec fermeté, songez-y bien encore avant de
-m'autoriser à rappeler René en votre nom. Il va revenir vers vous
-plein d'amour, plein de respect et de joie, et, s'il découvre ensuite
-quels sont vos sentiments, s'il entend jamais des paroles comme
-celles-ci, vous le plongerez dans le désespoir. Je vous en supplie,
-madame, promettez-moi de lui tendre les bras sans arrière-pensée. Ce
-n'est pas le pardon que j'implore pour lui, car le pardon suppose la
-faute, et mon ami n'est pas coupable! Il n'a pas méprisé son nom. Il
-n'a pas renié ses ancêtres... Il a découvert qu'il y a quelque chose
-de plus grand que l'orgueil, c'est le travail, et quelque chose de
-plus précieux que l'or et les titres, c'est l'amour. Vous avez dit:
-folie! dites-le encore, madame. C'est le nom qu'ici-bas l'on donne aux
-actions qui ne sont dictées ni par l'ambition, ni par l'intérêt, ni
-par la vanité: voilà trois mobiles qui n'ont jamais fait commettre de
-folies, mais qui font commettre des crimes! Ah! madame, quand René se
-serait trompé, il faudrait admirer son erreur. Mon Dieu! pourvu que la
-femme qui inspire un pareil héroïsme en soit digne! Le contraire
-serait trop affreux.
-
---Monsieur, dit tout à coup la marquise, comme frappée d'une idée
-subite, mon neveu peut redevenir pour moi tout ce qu'il a été; il peut
-regagner toute ma tendresse, mon estime; il peut encore me rendre
-heureuse; il peut faire descendre paisiblement et joyeusement mes
-cheveux blancs dans le tombeau. Je ne lui demanderai pour cela qu'une
-chose... Ah! Dieu veuille qu'il y consente! Excusez-moi de ne pas
-m'expliquer davantage. Vous me rendrez service de lui écrire ceci.
-Dites-lui qu'il revienne, que je n'ai pas cessé de le chérir, et qu'il
-tient entre ses mains la consolation de mes derniers jours.
-
-M. de Linières s'inclina profondément et quitta la marquise. Il
-cherchait en vain dans sa tête l'explication de ce nouveau mystère, et
-ne savait trop s'il devait en tirer pour son ami un augure favorable.
-
---Voilà pour la tante, se disait-il tout en marchant: que sera-ce de
-la fiancée? Je n'ose pas m'informer de ce qu'est devenue mademoiselle
-Duriez... Pauvre René, pauvre garçon! Je suis sûr qu'elle l'aimait,
-mais deux ans sont bien longs! On pleure d'abord, on attend, puis le
-souvenir s'affaiblit, le doute arrive; les parents sont là qui
-s'agitent, qui supplient; un beau jeune homme se présente, on sourit
-et l'on est mariée. A dix-huit ans le cœur d'une jeune fille déborde
-de sentiments délicats, purs et charmants, mais ce sont des fleurs
-qu'un souffle effeuille; les plantes robustes, bonnes ou mauvaises, ne
-croissent que plus tard. La première floraison est certainement la
-plus gracieuse: on y trouve des touffes de bluets, de primevères et de
-violettes, mais malheur à celui qui dans ce bouquet ravissant voudrait
-chercher une immortelle!
-
-Enchanté de cette poétique comparaison, mais très inquiet quant au
-bonheur futur de son ami, le vicomte de Linières entra à son cercle.
-Il y fut accueilli avec enthousiasme, et surtout avec curiosité.
-Depuis plus de dix mois on ne l'avait pas vu. Il avait passé tout ce
-temps en Amérique, car il n'était pas arrivé tout d'un coup à cette
-largeur d'idées qu'il avait fait paraître dans sa conversation avec la
-marquise. La vivacité des impressions qu'il avait éprouvées dans la
-matinée du jour de sa réconciliation avec René était tombée peu à peu,
-comme cela arrive inévitablement dans de pareils cas. Ces sublimes
-élans qui transportent l'âme dans des régions où elle ne saurait
-demeurer sont aussi délicieux qu'ils sont rares, mais le
-désenchantement, la lourde chute qui les suivent sont affreusement
-pénibles. Quand nous avons atteint le sommet d'une haute montagne,
-nous sommes ravis d'admiration, nous y resterions volontiers;
-l'existence, nous semble-t-il, y serait plus noble et plus belle; mais
-la disposition de nos organes et les nécessités de notre subsistance
-ne nous permettraient pas d'y vivre. Hélas! notre âme, aussi
-imparfaite que notre corps, ne peut respirer sur les hauteurs; l'air
-lui manque; il faut qu'elle redescende, souvent qu'elle tombe; mais
-combien la mémoire des horizons entrevus lui rend sombre et monotone
-l'étroite vallée où elle chemine!
-
-En causant avec René, en voyageant, en réfléchissant sur les hommes et
-sur les choses, Alphonse avait retrouvé l'équilibre de ses pensées et
-s'était arrêté à un juste milieu, plus élevé que le domaine
-d'exclusion où il avait longtemps vécu, mais plus ferme et moins
-vague que le terrain mouvant de l'enthousiasme.
-
-Interrogé par ses amis, il fut très sobre de détails quant à son
-séjour dans le Nouveau-Monde, surtout quant au but et au résultat de
-son voyage. Peu lui parlèrent du comte de Laverdie, qui commençait
-à être oublié. Pour lui, l'une de ses premières questions
-fut:--Avez-vous entendu dire que mademoiselle Duriez fût mariée? Mais,
-dans ce cercle aristocratique, on était peu au courant des nouvelles
-qui se rapportaient au monde du commerce et de la finance, et l'on ne
-put pas lui répondre.
-
-Comme il flânait le soir sur les boulevards, s'enivrant de cette
-atmosphère parisienne qui, au moral ainsi qu'au physique, semble
-accélérer la vie, il remarqua un groupe de jeunes gens qui se
-séparaient en sortant d'un café. L'un d'eux vint seul de son côté.
-C'était un beau garçon de vingt-huit à trente ans: à sa démarche ferme
-et cadencée, au port de sa tête, à la coupe de sa moustache, on
-reconnaissait un militaire habillé en civil. Alphonse le regarda
-fixement, certain de l'avoir vu quelque part, et cherchant en vain à
-retrouver son nom. Le jeune homme s'aperçut de l'observation dont il
-était l'objet, regarda à son tour Alphonse, salua aussitôt et se
-détourna pour lui parler.
-
---M. le vicomte de Linières? fit-il en l'abordant.
-
---Le capitaine Arnauld! s'écria celui-ci. Est-il possible que je ne
-vous aie pas immédiatement reconnu!
-
---Convenez, dit en souriant le capitaine, qu'il y a de bonnes raisons
-pour que ma mémoire soit plus fidèle que la vôtre. Le premier jour où
-j'eus le plaisir de vous voir faillit bien être le dernier.
-
---C'est vrai: quel coup d'épée vous avez reçu là! J'étais désolé;
-jamais je n'aurais cru que vous pussiez en revenir.
-
---Comment donc! Mais je me porte mieux qu'avant. Ah çà, mon cher
-vicomte, si vous n'êtes point pressé, voulez-vous que nous causions un
-peu? Voilà bien longtemps que je désire savoir ce qu'est devenu mon
-terrible adversaire; je suis sûr que vous, au moins, pourrez m'en
-donner des nouvelles.
-
---Volontiers, mon cher capitaine... Et à mon tour, je vous en avertis,
-je vous confesserai quelque peu.
-
-Arnauld parut surpris; puis, comprenant bientôt, il secoua la tête et
-poussa un soupir. Ce mouvement de tête et ce soupir étaient sans prix
-aux yeux d'Alphonse. Si un officier de chasseurs, jeune, beau,
-amoureux et muni d'un coup d'épée, constatait ainsi sa défaite, il y
-avait quelques chances pour que le cœur et la main de la jolie
-Gabrielle fussent encore libres.
-
-Les deux jeunes gens firent quelques pas et s'arrêtèrent à Tortoni.
-Arnauld, très communicatif et non encore consolé, s'étala tout à son
-aise dans cette conversation qui lui plaisait. Il ne dit pas à
-Alphonse tout ce que celui-ci désirait savoir, mais tout ce qu'il fut
-en son pouvoir de lui apprendre. Après le duel et la retraite
-inexpliquée de son rival, il s'était cru aimé. Sa convalescence avait
-été longue, mais elle lui avait paru douce, car il ne vivait que du
-beau rêve de son mariage avec mademoiselle Duriez; son ami Émile, du
-reste, l'encourageait dans cet espoir. Le refus net et formel qui
-accueillit sa demande fut donc pour lui un coup aussi cruel
-qu'inattendu. Il s'en déclara du reste parfaitement remis.
-
---Voyez-vous, dit-il à Alphonse d'un ton confidentiel, un soldat de
-mon caractère ne doit pas se marier. Il fallait une jeune fille aussi
-charmante que celle-là pour m'inspirer l'idée d'une pareille folie.
-Heureusement pour elle et pour moi, elle a montré autant de bon sens
-que je lui connaissais de grâce et d'esprit.
-
-Le pauvre officier cachait si mal son chagrin sous ces paroles,
-qu'Alphonse fut tenté d'avoir pitié de lui. Arnauld, qui surprit son
-regard de commisération, se hâta d'éclater de rire.
-
---Ma parole! s'écria-t-il, j'en ai laissé éteindre mon cigare!
-Donnez-moi donc du feu, vicomte.
-
---Alors, qui mademoiselle Duriez a-t-elle épousé? demanda Linières,
-qui crut sentir les battements de son cœur s'arrêter après cette
-question.
-
---Je ne sais pas, fit Arnauld. Vous vous doutez bien que je ne vois
-plus sa famille.
-
-La foudre tombant au milieu du boulevard des Italiens n'eût pas
-produit sur le vicomte plus d'effet que cette simple phrase.
-
---Elle est donc mariée? demanda-t-il encore.
-
---Mais je n'en sais rien; c'est probable. Quelle drôle de question!
-Croyez-vous qu'une fille comme elle soit faite pour coiffer sainte
-Catherine? ou supposeriez-vous que j'irais à sa noce, par hasard?
-
-
-
-
-XII
-
-
-Gabrielle Duriez n'était pas mariée. Gabrielle Duriez aimait René,
-elle avait foi en lui, et elle l'attendait.
-
-Ces deux années avaient été tristes pour elle.
-
-Lorsque René était parti pour l'Amérique chercher du travail;
-lorsqu'il avait renoncé à sa vie de molle élégance, à son titre;
-lorsqu'il avait vendu, pour payer ses dettes, ses précieuses
-collections, elle avait appris tout cela par son père. Le brave homme,
-devant les larmes de sa fille, laissa échapper le secret de sa
-conversation avec le jeune comte. En voyant le regard ardent,
-enthousiaste, avec lequel elle accueillit cette confidence; en la
-voyant mettre les deux mains sur son cœur et baisser les yeux d'un
-air recueilli, comme si elle prêtait intérieurement, à elle-même et à
-Dieu, un serment solennel, le pauvre père se troubla et se dit qu'il
-avait tout perdu. Il aurait dû remettre, sans autre explication, le
-billet de René; ce qu'il avait de mieux à faire, après tout, eût été
-de ne pas s'en charger. Un comte qui vendait son mobilier et partait
-pour l'Amérique après s'être vu refuser la main d'une riche héritière,
-comme il était facile de le faire passer pour le dernier des mauvais
-sujets! et le cœur de Gabrielle eût été guéri d'un seul coup. C'était
-un remède un peu violent, la cautérisation brutale au fer rouge, mais
-aussi comme l'effet en eût été prompt et certain.
-
-Jamais M. Duriez n'aurait osé avouer à sa femme la maladresse qu'il
-avait commise. Il frémissait à l'idée que sa fille prononcerait un
-jour ou l'autre quelque parole qui pût le trahir. Il l'épia d'abord
-avec inquiétude, pâlissant quand il lui arrivait de la trouver seule
-avec sa mère; au bout d'un mois, il devint plus tranquille: le nom de
-René n'était pas venu une seule fois sur les lèvres de Gabrielle.
-
-Pendant l'hiver qui suivit, les Duriez allèrent beaucoup dans le
-monde; plusieurs partis se présentèrent pour la jeune fille; elle les
-refusa tous sans hésiter. Ses parents ne s'en étonnèrent pas: aucun ne
-répondait précisément à leurs vues ambitieuses.
-
-L'été venu, il fut décidé qu'on voyagerait. En Suisse, à Lucerne, dans
-les beaux salons de l'Hôtel National, on fit la connaissance d'un
-prince autrichien, qui parut immédiatement disposé à mettre son cœur,
-sa couronne et sa fortune (car il était riche) aux pieds de
-mademoiselle Duriez. Madame Duriez triomphait. Un soir, elle accourut
-toute rayonnante dans la chambre à coucher de sa fille.
-
---Ma chérie, lui dit-elle, embrasse-moi. Le prince a demandé ta main.
-
---Ah! chère maman, fit la jeune fille, je vais t'embrasser pour avoir
-dit non.
-
---Comment, non? s'écria madame Duriez abasourdie.
-
-Gabrielle défaisait devant la glace ses beaux cheveux blonds, fins et
-légers comme de la soie. Elle se mit à rire tout en continuant à se
-regarder.
-
---Pourquoi as-tu renvoyé ma femme de chambre allemande? demanda-t-elle
-à sa mère.
-
---Parce qu'elle n'avait pas l'ombre de goût; elle travaillait mal et
-te coiffait en dépit du bon sens. As-tu besoin qu'on t'aide? Je vais
-t'envoyer la mienne.
-
---Ce n'est pas cela que je veux dire; mais j'ai oublié tout mon
-allemand. Quelle langue veux-tu que je parle si je deviens princesse?
-
---Quelle est cette plaisanterie? dit madame Duriez. Tu parleras
-français naturellement.
-
-Gabrielle rit un peu plus fort.
-
---Allons, maman, fit-elle, ce n'est pas sérieux? Tu ne veux pas que
-j'épouse un homme qui me dirait: Che fous atore!
-
-Le prince, pourtant, ne se tint pas vite pour battu. Il suivit la
-famille Duriez à Paris, où il s'installa dans l'intention d'y passer
-l'hiver. Il se fit recevoir dans les sociétés où il croyait devoir
-rencontrer Gabrielle; cela lui était facile, car la présence de ce
-noble étranger honorait un salon. Il se donnait toutes les peines du
-monde pour plaire à la jeune fille, dont il était sincèrement et
-sérieusement épris. C'était un homme d'un extérieur passable, d'un
-esprit nul, d'un caractère triste, et qui obsédait parfaitement
-Gabrielle.
-
---C'est trop fort! disait-elle quelquefois. Il m'a gâté le Righi et la
-chapelle de Guillaume Tell, et il faut encore qu'il m'empêche de
-danser... Il a donc juré d'empoisonner tous mes plaisirs?
-
-Gabrielle ne se moquait de ses prétendants que lorsqu'elle commençait
-à les craindre: or jamais elle n'en avait eu de plus redoutable que le
-prince. M. et madame Duriez étaient désespérés de l'étrange
-obstination de leur fille; sous les plaisanteries auxquelles elle
-avait recours pour se défendre, ils devinaient une fermeté de
-résolution qui les épouvantait. Un jour, madame Duriez ne put retenir
-ses larmes, et M. Duriez supplia sa fille, presque à genoux,
-d'expliquer enfin sa conduite.
-
---Je ne m'y suis jamais refusée, dit celle-ci très émue. Cette
-explication est si simple que je la croyais inutile. Je n'épouserai,
-mes chers parents, qu'un homme que j'aimerai.
-
-Cette réponse, bien qu'assez naturelle, eut pour effet de transformer
-en colère la douleur de madame Duriez. Elle s'emporta comme jamais
-cela ne lui était arrivé et traita Gabrielle de fille romanesque et de
-folle; celle-ci sentit aussitôt se sécher dans ses yeux les larmes que
-l'attendrissement y avait fait monter.
-
-Sur ces entrefaites, Émile parut. Il ne lui fallut pas longtemps pour
-être au courant de ce qui se passait.
-
---Sais-tu ce que tu me ferais supposer? dit-il à sa sœur, croyant
-probablement lancer un trait spirituel et sans conséquence. Eh bien,
-que tu penses encore à ce joli drôle, le comte de Laverdie.
-
-M. Duriez tressaillit et regarda sa fille. Elle était devenue plus
-blanche que de la cire et levait les deux mains d'un geste machinal,
-comme pour repousser le mot affreux qui venait la frapper en plein
-cœur.
-
---Elle peut penser à lui, s'écria vivement madame Duriez. Jamais elle
-ne l'épousera tant que son père et moi serons de ce monde!
-
-Émile se précipita vers sa sœur et mit ses deux bras autour d'elle;
-il était temps, elle venait de s'évanouir. Ce ne fut pas sans peine
-qu'on parvint à lui faire reprendre connaissance au bout d'une
-demi-heure. Ses parents, doublement inquiets et affligés,
-l'entourèrent des plus tendres soins. On évita toute allusion à la
-cause de sa défaillance; pendant plusieurs jours on ne la contraignit
-pas de se rendre à des bals où le prince était invité. Mais la pauvre
-enfant commença à se sentir bien seule et bien malheureuse et à
-regarder vers l'avenir avec angoisse.
-
-Tandis qu'elle se demandait, le cœur serré, ce que René était devenu,
-et pourquoi son absence et son silence se prolongeaient aussi
-longtemps, madame de Saint-Villiers, qui avait reçu la visite
-d'Alphonse, cherchait de quelle façon elle allait s'y prendre pour se
-rapprocher de la famille Duriez.
-
-La vieille marquise n'avait jamais, ni dans son amour, ni dans sa
-pensée, séparé René de Gabrielle. Sa filleule et son neveu!... Dieu!
-la certitude qu'elle allait les revoir et les presser ensemble sur son
-cœur: y avait-il encore un sentiment de rigueur ou d'orgueil qui pût
-tenir contre cela?
-
-Elle reçut de René une lettre qu'elle baigna de larmes de joie. Elle y
-vit une reconnaissance profonde pour sa bonté; elle y retrouva toute
-la tendresse et toute la grâce de l'enfant sensible et charmant, et,
-en même temps, elle y découvrit ce qu'elle n'avait pas connu dans son
-neveu, l'énergie et la force de l'homme fait. Elle se sentit comme
-dominée par la révélation de ce beau caractère.--Ah! s'écria-t-elle,
-avec un mouvement de fierté passionnée, il peut renier son nom, il ne
-démentira pas le sang de sa race!
-
-René appartenait à la noble race de ceux qui s'inclinent devant la
-puissance de la vérité et celle de l'amour.
-
-Madame de Saint-Villiers lui écrivit à son tour. Probablement qu'elle
-lui révéla cette fameuse condition dont elle avait parlé au vicomte de
-Linières. Le fait est qu'après la réponse de René, la réconciliation
-était complète, et le retour du jeune homme fixé aux premiers jours du
-mois de juillet.
-
-Cependant madame de Saint-Villiers n'avait pas encore revu la famille
-de sa filleule. Il lui en coûtait beaucoup de faire les premières
-avances à ces bourgeois. Ah! s'il n'y avait eu que Gabrielle toute
-seule! Mon Dieu! combien le cas était embarrassant. Il n'entrait
-pourtant pas dans sa pensée qu'elle ne dût être accueillie avec
-gratitude et avec joie.
-
-Un jour, elle fit atteler pour se rendre rue des Petites-Écuries, et,
-quand le valet de pied eut refermé la portière et relevé le
-marchepied, elle lui cria: Au Bois! Une autre fois, elle commença une
-lettre à madame Duriez, et, après avoir tracé ce mot «Madame» et
-réfléchi pendant un instant, elle écrivit à sa couturière d'avoir à
-passer chez elle, le lendemain avant midi, et d'apporter des
-échantillons de velours pour un manteau.
-
-Il arriva cependant un matin que la marquise n'y tint plus. Ce
-matin-là, elle courut à son secrétaire, prit une plume et une feuille
-de papier à lettres, sourit au portrait de René qu'elle avait remis
-elle-même à sa place, et écrivit rapidement ce qui suit:
-
-
- «Ma belle et chère filleule,
-
- »Refuserez-vous de venir embrasser votre vieille marraine qui
- s'est aperçue qu'elle ne peut plus vivre sans vous voir? Je vous
- attendrai demain dans l'après-midi, Dieu sait avec quelle
- impatience! Arrivez tôt, ma chère enfant, j'ai une foule de
- choses à vous dire depuis tantôt deux ans que je n'ai pu causer
- avec vous.
-
- »Je vous envoie les baisers que j'aurais voulu vous donner
- pendant tout ce temps.
-
-
- »A demain.»
-
-
-Le lendemain, vers une heure, Gabrielle entrait sous la voûte bien
-connue de la vieille maison, rue de Grenelle-Saint-Germain. Elle
-traversa lentement la cour, pénétra sous la galerie et arriva au pied
-de l'escalier de marbre. Son cœur était si plein d'espoir qu'elle
-avait le loisir de songer au passé; elle s'arrêta un instant avant de
-monter, ainsi qu'elle avait fait, deux ans auparavant, lors de sa
-dernière visite.
-
-Elle avait changé depuis. Ce n'était plus l'enfant rieuse,
-coquettement vêtue de bleu pâle et la tête pleine de poétiques
-visions: c'était une jeune fille ardente et sérieuse, qui savait qui
-elle aimait, et qui songeait à être digne du grand sacrifice fait pour
-elle. Sa mise, d'une simplicité gracieuse et sévère, répondait à la
-tournure plus grave de ses idées, et faisait ressortir la finesse
-délicieuse de ses traits et la profondeur de ses yeux admirables.
-
-Elle sourit en commençant de gravir l'escalier, parce qu'elle se
-souvenait que, sur ces mêmes marches, le comte de Laverdie l'avait une
-fois croisée sans la reconnaître.
-
-Une minute après, elle était pressée entre les bras de sa marraine.
-
-Elles s'embrassèrent longuement, d'un mouvement ému et presque
-solennel. Puis la vieille dame essuya ses larmes, écarta de son sein
-la jeune fille, et la contempla avec admiration en la maintenant un
-instant à la longueur du bras.
-
---Ah! petite fille, lui dit-elle, que vous êtes jolie et que vous êtes
-bonne, et que mon René est donc heureux!
-
-Ces quelques mots et l'accent dont ils furent dits déterminèrent
-l'explosion des sentiments de toute nature qui gonflaient le cœur de
-Gabrielle; elle éclata en sanglots violents. La marquise, à peine
-moins troublée qu'elle, s'efforça de la calmer. Quand toutes deux
-furent un peu remises, madame de Saint-Villiers commença son récit. Il
-lui fallait apprendre à Gabrielle tout ce qu'elle savait sur le séjour
-de René en Amérique, puis le voyage d'Alphonse et la scène du duel;
-enfin elle parla des dernières lettres de son neveu. Elle cacha tout
-ce qu'elle-même avait souffert, souffrait encore de l'abaissement
-volontaire d'un comte de Laverdie. C'était sans doute l'effet d'un
-tact exquis: elle ne voulait ni attrister ni blesser Gabrielle; mais
-elle pensait d'ailleurs qu'elle ne pourrait être comprise. Elle était
-mieux que cela pourtant, elle était devinée. L'âme fine de Gabrielle
-saisissait à merveille ce que les mots ne disaient point; mais il n'y
-avait en elle aucun étonnement, aucune révolte contre ce qui, pour
-elle, cependant, devait être l'injustice d'un orgueilleux préjugé.
-Cette enfant savait la puissance de certaines idées sur les hommes, et
-elle était capable d'estimer la sincérité partout. Seulement elle se
-disait que René devait être très supérieur et très grand, et elle
-sentait son cœur déborder d'un amour infini.
-
-Lorsque la jeune fille se disposa à partir, madame de Saint-Villiers
-annonça l'intention de la reconduire dans sa voiture. Elle fut très
-surprise de voir sa filleule rougir d'un air embarrassé et de
-l'entendre décliner cette offre sous prétexte que sa femme de chambre
-avait dû l'attendre.
-
---Vous renverrez votre femme de chambre, ma chère, dit la marquise
-avec quelque impatience.
-
-Gabrielle rougit plus encore.
-
---Ah çà! que se passe-t-il? fit la vieille dame tout à fait
-intriguée. Craindriez-vous, par hasard, que je ne fusse mal reçue chez
-vous?
-
---Ah! madame... dit la jeune fille. Elle baissa les yeux et se tut.
-
-Il y eut un instant de silence. La rougeur de Gabrielle avait disparu
-pour faire place à une grande pâleur. Elle n'osait regarder sa
-marraine, dont la physionomie, effectivement, lui eût paru peu
-rassurante. Madame de Saint-Villiers avait redressé sa tête
-aristocratique et fière, que de magnifiques cheveux blancs
-couronnaient comme un diadème; un incroyable dédain courbait l'arc de
-ses lèvres, et de ses prunelles jaillissait un feu qui semblait
-capable d'anéantir, eussent-ils été présents, les misérables objets de
-ce mépris souverain.
-
-Madame de Saint-Villiers se souvint-elle tout à coup des secrètes
-douleurs des deux dernières années? Eut-elle pitié de la douce
-créature debout devant elle, dont la tristesse et la pâleur étaient
-touchantes comme une prière? On peut supposer l'un et l'autre, car
-subitement l'éclat de son regard s'éteignit, sa bouche se détendit
-dans un sourire; elle s'approcha de Gabrielle et lui prit la main.
-
---Chère petite, consolez-vous, lui dit-elle. Je gagnerai l'amitié de
-vos parents; j'obtiendrai leur consentement à votre mariage. Je crois
-en avoir le moyen, ajouta-t-elle avec finesse. Et si j'échoue, eh
-bien... je vous enlèverai, vous verrez.
-
-Gabrielle leva les yeux; elle parut chercher un instant des mots
-dignes de son admiration et de sa reconnaissance, et, n'en trouvant
-sans doute aucun assez profond, elle s'agenouilla devant la marquise.
-
-Lorsqu'elle rentra chez ses parents, tous les deux se trouvaient
-absents. Elle ne songea pas à se plaindre d'un moment de solitude, et
-passa le reste de l'après-midi au milieu des rêves les plus
-enchanteurs. Deux ans d'attente et d'anxiété étaient amplement
-rachetés par le bonheur qu'elle éprouvait, et d'ailleurs elle oubliait
-ses luttes et ses larmes dans la pensée que René avait, lui aussi,
-beaucoup souffert.
-
-Dans la soirée, elle attendit que son frère eût quitté la maison,
-comme c'était l'habitude de celui-ci après le dîner, puis elle pria
-ses parents de vouloir bien lui prêter un moment d'attention.
-
-M. et madame Duriez étaient tout prêts à l'écouter, car ils
-n'ignoraient pas que leur fille avait ce jour même rendu visite à la
-marquise de Saint-Villiers. Ils échangèrent un coup d'œil pour
-s'encourager l'un l'autre à rester fermes, ou plutôt M. Duriez subit
-le coup d'œil redoutable de sa femme, puis ils donnèrent la parole à
-la jeune fille.
-
---Madame de Saint-Villiers a désiré me revoir, dit celle-ci, parce
-qu'elle s'est réconciliée avec son neveu...
-
-Elle hésita, espérant une question, un mot; ne rencontrant qu'un
-silence glacial, elle continua d'une voix basse, rapide et décidée:
-
---Elle sait bien que le sort de René et le mien ne peuvent pas être
-séparés.
-
---Pas être séparés! répéta madame Duriez avec explosion. Mais ils
-n'ont jamais été réunis, que je sache.
-
---Ah! chère maman, mon père vous dira que depuis deux ans M. Laverdie
-travaille courageusement à conquérir ma main, et à effacer jusqu'aux
-moindres traces d'une jeunesse un peu légère.
-
-Madame Duriez se tourna lentement et majestueusement vers son mari;
-son visage un peu gras, régulier de traits, assez beau, était soudain
-devenu tout blanc; des larmes de colère brillaient dans ses yeux.
-
---Vous saviez cela, monsieur Duriez? dit-elle en appuyant sur chaque
-syllabe avec une énergie de fâcheux augure.
-
-Quant à lui, il aurait voulu rentrer sous terre.
-
---J'ai cru, balbutia-t-il, que Gabrielle oublierait...
-
-Madame Duriez était stupéfaite: était-il possible que pendant deux
-années son mari lui eût caché quelque chose! Elle le regarda, puis sa
-fille. Celle-ci, sentant que son père lui était favorable, mais voyant
-combien il avait besoin d'être soutenu dans ces bonnes dispositions,
-s'était glissée jusqu'à lui; elle s'était emparée d'une de ses mains
-qu'elle serrait en guise d'encouragement, tout en levant vers sa mère
-son beau regard plein de supplication.
-
---Mais c'est donc un complot! s'écria madame Duriez.
-
---Ma chère amie, je te jure...
-
-Elle l'interrompit avec fureur.
-
---Comment! mais c'est un véritable aventurier que ce Laverdie!
-N'est-il pas assez prouvé qu'il n'en voulait qu'aux millions de votre
-fille?
-
-Si madame Duriez ne s'était point tant hâtée à se mettre en colère, il
-est probable que la scène eût tourné tout différemment. M. Duriez
-était fort éloigné de prendre le parti de sa fille, et encore plus de
-secouer l'ascendant de sa femme. Mais il était honnête et juste, bien
-que faible. Il savait combien l'accusation de bassesse portée contre
-le comte était mal fondée, puisque deux ans auparavant, dans leur
-dernière entrevue, rue des Petites-Écuries, il eût suffi à M. de
-Laverdie de dire un seul mot pour obtenir cette énorme dot, toujours
-mise en avant. Il protesta donc avec force. Gabrielle l'en remercia
-par ses caresses; et madame Duriez, que confondait cette révolte
-inattendue, crut son mari beaucoup plus décidé qu'il ne l'était à
-favoriser les désirs de leur fille.
-
-Un peu de lumière jaillit de cette conversation. La délicatesse,
-l'amour sincère et fidèle de René furent tellement mis en évidence que
-madame Duriez se vit positivement à bout d'arguments. Gabrielle ayant
-parlé d'abandonner sa dot et d'aller, après son mariage, défricher
-aussi les forêts de l'Amérique, la pauvre femme se prit à trembler à
-l'idée de perdre sa fille. Elle saisit entre ses bras la petite
-enthousiaste; elle l'embrassa à plusieurs reprises.
-
---Mon Dieu, soupira-t-elle, et j'avais rêvé de faire une princesse de
-cette enfant!
-
-Un sourire fugitif effleura les lèvres de Gabrielle, mais elle ne
-répondit rien.
-
-L'avenir réservait à madame Duriez une consolation suprême. Madame de
-Saint-Villiers vint la voir et lui tendre la main. Elle eut la joie de
-faire attendre dans son salon l'orgueilleuse marquise; elle lui
-vendit cher ses bonnes grâces.
-
---Mon Dieu, dit-elle, oui: nous marierons nos deux enfants puisqu'ils
-s'aiment. C'est une assez singulière raison, vu l'époque où nous
-sommes. Ah! bien, s'il suffisait seulement de dire: je vous aime!...
-Généralement il n'en est pas ainsi, l'on demande autre chose. C'est
-assez naturel, en effet, qu'au contrat chacun apporte sa part.
-
-Évidemment le mariage faisait à madame Duriez l'effet d'un
-pique-nique.
-
---Ce qu'il y a d'extraordinaire, poursuivit-elle, c'est que c'est
-justement parce qu'ils se sont aimés qu'ils ne sont pas encore mariés.
-Voilà ce qui me dépasse absolument. Il est vrai que je ne suis pas
-romanesque; non, je ne m'en suis jamais piquée, grâce au ciel! Quand
-j'ai épousé M. Duriez, ce n'est pas que je l'aimais, car je ne l'avais
-pas vu trois fois. Mes parents ont arrangé cette affaire; ils se sont
-assurés qu'il était honnête homme et que nos fortunes se trouvaient
-égales. Je me suis fiée à eux, et je n'ai pas eu lieu de m'en
-repentir. M. Duriez en dirait autant de son côté, je crois. Là, enfin,
-voyons, si ces deux enfants ne s'étaient pas mis tout à coup dans la
-tête de s'aimer, ma fille serait comtesse de Laverdie à l'heure qu'il
-est; le mariage se serait fait tout tranquillement, et depuis deux ans
-ils seraient heureux. N'êtes-vous pas de mon avis, madame la marquise?
-
-La marquise inclina gravement la tête. Elle s'était attendue à ce que
-madame Duriez ferait tout pour la blesser et la forcer à rompre
-définitivement; mais les moyens employés par celle-ci manquaient leur
-effet à cause de leur grossièreté même. On éprouvait plus de dégoût
-que de colère à voir cette femme, jadis si platement obséquieuse,
-poser le masque et laisser éclater ses sentiments vulgaires. Le
-langage et le ton de la voix s'accordaient du reste avec les paroles.
-
---Madame, dit la marquise au moment de se lever pour partir, vous avez
-fait tout à l'heure une remarque dont j'ai admiré la justesse, et dont
-la forme, tout à fait concise, m'a charmée: dans un contrat,
-disiez-vous, chacun doit apporter sa part. Mademoiselle votre fille
-possède, n'est-ce pas? une dot de plusieurs millions...
-
-Ces deux mots passèrent entre les lèvres de madame de Saint-Villiers
-nettement, tranquillement, sans intonation ironique.
-
---Quinze cent mille francs de dot, et une fortune de quatre millions
-en perspective, dit madame Duriez.
-
-Cette fois chaque syllabe retentit avec un accent de clairon.
-
---Voici ce que je donne à mon neveu, reprit madame de Saint-Villiers.
-
-Elle était admirablement digne, cette vieille dame, dans son geste
-plein de simplicité; elle tendit un papier plié à madame Duriez.
-
-Celle-ci le prit et le considéra avec une expression effarée.
-
-C'était le fac-similé du testament par lequel le marquis Hubert de
-Saint-Villiers léguait au fils de son petit-neveu René de Laverdie, au
-cas où celui-ci se mariât et eût un fils, le marquisat de
-Saint-Villiers avec le titre attaché au domaine. A cette pièce en
-était jointe une autre par laquelle le comte René de Laverdie, seul
-héritier de ce nom, se désistait, dès son vivant, de son titre en
-faveur de son fils aîné.
-
-Voilà quelles étaient les conditions que la marquise avait imposées à
-son neveu pour prix de sa réconciliation avec lui. S'il n'avait pas
-consenti à laisser revivre les noms et les titres si chers au cœur de
-la vieille dame, elle fût morte en le maudissant. Or il n'avait pas
-hésité. Il respectait ces titres, il vénérait ses ancêtres, et surtout
-il chérissait sa tante. Son but, à lui, était atteint: il avait
-affranchi son esprit et sa raison; il avait réparé ses fautes et
-prouvé son amour. D'ailleurs il ne se croyait pas en droit d'enlever à
-son fils, s'il en avait un, l'héritage de noblesse qui devait lui
-appartenir; il se promettait de faire de ce fils un homme: peu lui
-importait ensuite qu'il fût un comte et un marquis.
-
-Cependant madame Duriez reconduisait madame de Saint-Villiers.
-
---Chère marquise, lui disait-elle, quel homme remarquable que votre
-neveu! Quel courage! Quel caractère splendide! Nous serons fiers,
-croyez-le bien, de lui donner notre Gabrielle. Il revient dans
-quelques jours, n'est-ce pas? Quand je pense que voilà bientôt deux
-ans qu'il est parti... Dieu! que ce temps nous a semblé long!
-
-Madame de Saint-Villiers se sauvait positivement; elle ouvrait les
-portes elle-même. Au vestibule, elle se trompa et se précipita dans
-une serre; la maîtresse du logis voulut absolument la retenir pour lui
-montrer des plantes rares.
-
-Par bonheur, M. Duriez, quittant les bureaux, pénétrait dans la maison
-d'habitation. Il aperçut ces dames au milieu des palmiers et
-s'empressa de venir les rejoindre. Comme, dans sa bonhomie, il ne
-manquait ni de délicatesse ni de tact, sa présence fut loin d'être
-mal venue. Il regardait sa femme à la dérobée avec un grand
-étonnement; c'est qu'il ne comprenait rien au changement qu'il
-remarquait en elle, à son air radieux, à ses manières empressées
-auprès de la marquise.--Tant mieux, pensa-t-il, je vais pouvoir me
-réjouir du bonheur de Gabrielle.--Le matin même, il avait reçu, par un
-de ses correspondants, des nouvelles de M. Laverdie: on rendait à
-l'intelligence et au caractère de ce jeune homme un témoignage des
-plus flatteurs. René avait pris son rôle au sérieux, paraît-il; il
-était tout tranquillement sur le chemin de faire fortune.
-
-Enfin la marquise put prendre congé.
-
-M. Duriez l'accompagna à travers la cour jusqu'à sa voiture. Elle lui
-dit adieu et lui serra la main avec une véritable effusion. Pour la
-première fois de sa vie, elle se demanda si tous les honnêtes gens
-n'étaient pas égaux; mais, après secondes réflexions, cette idée lui
-parut monstrueuse.
-
---J'ai assuré, se dit-elle alors, le bonheur de mes deux enfants, des
-deux seuls êtres qui me restent à aimer; j'ai sauvé le nom de
-Saint-Villiers et celui de Laverdie: je puis maintenant mourir en
-paix. Mais combien il m'en a coûté, grand Dieu!
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Cette année-là, l'été s'annonça très chaud.
-
-Gabrielle avait obtenu de ses parents qu'on n'allât pas demeurer dans
-les environs de Paris; mais, dès le commencement du mois de juin, elle
-supplia en secret son père de louer de nouveau un chalet à Trouville.
-
---Comment, ma petite minette, lui disait le bonhomme, mais je croyais
-que tu détestais Trouville!
-
-Comme Gabrielle rougit une ou deux fois après de semblables réponses,
-M. Duriez finit par comprendre.
-
---René Laverdie revient par le Havre, se dit-il. Mais c'est une
-singulière idée quand même; elle ne le verra pas plus tôt. Enfin, ce
-que petite fille veut...
-
-Il partit un samedi soir pour Trouville, et le lendemain, à son
-retour, il annonça qu'ayant trouvée libre la maison où la famille
-avait passé l'avant-dernier automne, il avait cru ne pouvoir mieux
-faire que de la louer. Madame Duriez se montra satisfaite. Émile ne
-dit rien: depuis que les événements lui avaient donné tort, il se
-renfermait, à la maison, dans un silence plein de dignité; personne
-d'ailleurs ne songeait à s'en plaindre. Gabrielle fut gracieuse comme
-toujours dans sa reconnaissance. Elle entourait son père de soins,
-d'attentions; son affection pour lui semblait avoir grandi. Elle
-sentait peut-être qu'elle avait quelque chose à réparer à son égard,
-car il était le seul à qui madame Duriez n'eût pas encore entièrement
-pardonné.
-
-Lorsque Gabrielle eut devant ses yeux la mer et sous ses pieds le
-sable de la plage, elle se trouva contente. Les flots bleus, le port
-du Havre, la double jetée de Trouville, représentaient pour le moment
-tous ses souvenirs et toutes ses espérances; elle aurait plus de
-patience ici que dans tout autre endroit pour attendre le retour de
-René. Chacun de ces bateaux à vapeur, dont elle découvrait la première
-à l'horizon le panache de fumée, pouvait être celui qui ramenait son
-fiancé auprès d'elle.
-
-Son fiancé! C'était donc vrai? Parfois elle se disait qu'elle était
-trop heureuse; elle éprouvait une sorte d'effroi. Il lui semblait que
-Dieu eût rassemblé tout à coup la somme immense de félicité répandue
-sur la terre pour la lui mettre dans le cœur: sa part de joie était
-trop grosse, cela devait faire tort à quelqu'un.
-
-Dans cette pensée, elle s'ingéniait à trouver du bien à accomplir, des
-tristesses à soulager. Quand elle avait vu chacun satisfait et
-souriant autour d'elle, elle s'échappait, allait plus loin, cherchait
-dans le pays de pauvres masures, des cabanes de pêcheurs bien
-misérables, bien sombres, et les éclairait tout à coup du rayonnement
-de son visage radieux; elle y répandait les bonnes paroles et les
-poignées d'or. Mais, après avoir ainsi puisé à pleines mains dans son
-trésor d'amour et de bonheur, comme elle le trouvait encore grandi,
-elle se prenait à ressentir la même épouvante délicieuse.
-
-Un jour, elle reçut ainsi que ses parents une invitation pour un bal.
-C'était une fête donnée à bord d'un bâtiment en rade au Havre. Des
-membres d'une société savante revenaient, sur ce bâtiment, d'une
-longue, périlleuse et très curieuse expédition: le bal était en leur
-honneur. Madame Duriez décida que l'on s'y rendrait et Gabrielle
-battit des mains, car elle n'avait jamais dansé à bord d'un vaisseau.
-Traverser la Seine en toilette de bal, on ne devait pas y songer; il
-fut convenu que l'on passerait deux jours au Havre, pour la
-circonstance, et des chambres furent retenues à l'hôtel Frascati.
-
-En conséquence, le matin de la fête, madame Duriez, Gabrielle et
-Émile, deux femmes de chambre et autant de malles furent embarqués sur
-le bateau qui fait le service de Trouville au Havre. Au moment
-d'entrer dans le port, il fallut attendre pour laisser le passage à un
-steamer de la Compagnie transatlantique. Il arrivait majestueusement,
-paré pour le retour, ses vergues dressées, ses voiles roulées et
-serrées dans leurs étuis d'une blancheur de neige. Les passagers en
-foule se pressaient sur le pont. Parmi eux beaucoup d'étrangers, sans
-doute, saluaient pour la première fois les côtes de la France; pour
-d'autres, au contraire, ces côtes riantes étaient celles de la patrie,
-revues après de longues années: de tant de cœurs, peu devaient être
-indifférents.
-
-Sur le bateau de Trouville, sur la jetée, régnait aussi une certaine
-émotion: la rentrée au port, comme le départ d'un vaisseau, voilà des
-spectacles devant lesquels l'habitude même de les voir ne permet pas
-de rester froid.
-
-Ses deux petites mains posées sur le plat-bord, la joue pâle, les
-lèvres tremblantes, Gabrielle regardait aussi; son trouble, à elle,
-était bien naturel. D'un jour à l'autre, René Laverdie pouvait
-arriver; peut-être qu'il se trouvait là, à quelques mètres d'elle,
-dans cette foule qu'elle parcourait d'un regard ardent. Mais la
-distance était cependant trop grande pour que les passagers des deux
-bateaux pussent distinguer réciproquement leurs traits. Le beau
-transatlantique vira de bord, parut hésiter une seconde, puis pénétra
-dans le port, glissant avec lenteur le long de la jetée, d'où
-s'élevèrent aussitôt mille cris de bienvenue.
-
-La fête du soir eut lieu; elle fut très brillante et tout s'y passa à
-merveille. Gabrielle dansa beaucoup; on admira sa beauté et la grâce
-de sa toilette, mais on trouva généralement dommage qu'une si jolie
-personne eût si peu d'animation; quelques-uns de ses danseurs durent
-même garder la conviction qu'elle manquait d'esprit, car elle laissa
-plus d'une fois sans réponse leurs saillies les plus vives et leurs
-compliments les mieux tournés.
-
-Le fait est qu'elle pensait à ce paquebot du matin. C'était ridicule,
-sans doute, mais elle se sentait persuadée qu'il avait amené René.
-Quelque chose lui disait que le jeune homme n'était pas loin d'elle.
-Une ou deux fois, elle tressaillit, croyant qu'elle l'avait aperçu.
-
-C'était pourtant être par trop enfant; car quelle vraisemblance y
-aurait-il eu à ce que René, à peine débarqué après deux ans d'absence,
-n'imaginât rien de mieux, pour occuper sa première soirée, que de se
-rendre au bal?--Qui sait? s'il avait appris que j'y suis, pensait
-Gabrielle. Puis elle se moquait d'elle-même et, en ceci, elle n'avait
-peut-être pas tort.
-
-Quoiqu'elle se fût couchée tard, Gabrielle ouvrit les yeux de bonne
-heure le lendemain matin. Elle secoua sa jolie tête, comme un oiseau
-qui se réveille, et promena tout autour d'elle des regards étonnés.
-Elle ne reconnaissait plus la position de sa fenêtre, et ne se
-rappelait pas avoir jamais eu le malheur de posséder une chambre à
-coucher d'acajou. Tout à coup, elle aperçut une robe blanche sur une
-chaise et des souliers de satin sur le tapis; le jour se fit aussitôt
-dans son esprit. Elle se souvint qu'elle avait dansé la veille à bord
-d'un trois-mâts, en l'honneur de la science, et qu'elle était au
-Havre, à l'hôtel Frascati. Tandis qu'elle se renversait sur
-l'oreiller, suivant le fil de ses idées qui se débrouillait
-paresseusement, il lui sembla que soudain une voix lui criait dans
-l'oreille: «Il est là.» Et elle se redressa vivement. Une minute
-après elle se disait:--Que je suis folle!... Mais, c'est égal, elle
-ne pouvait plus se rendormir. Elle s'habilla vite et sonna sa femme de
-chambre.
-
---Céline, lui dit-elle, ayez l'obligeance de faire chercher une
-voiture et tenez-vous prête à m'accompagner.
-
-Que mademoiselle se fût coiffée sans son secours et désirât sortir à
-sept heures du matin ne parut surprendre en rien la femme de chambre.
-Elle obéit avec empressement, et, quand toutes deux furent dans le
-fiacre, elle eut à transmettre au cocher l'ordre de les conduire à
-Sainte-Adresse.
-
-Il faisait extrêmement beau. L'air était doux, le soleil encore voilé
-par cette brume légère qui annonce les journées chaudes. Dans la rue
-de Paris, les volets des croisées et les devantures des boutiques
-s'ouvraient avec un bruit joyeux. A droite, entre les maisons, au fond
-de toutes les rues transversales, on voyait se dresser les mâts des
-vaisseaux. En face s'élevait la côte d'Ingouville, avec ses blanches
-habitations qui, du sein de leurs nids de verdure, semblaient rire aux
-rayons du matin.
-
-La voiture passa derrière l'hôtel de ville et descendit le boulevard
-de Strasbourg; puis elle quitta les quartiers élégants et les voies
-larges, elle entra dans la rue d'Étretat.
-
-Gabrielle ne connaissait pas le Havre et regardait tout avec
-curiosité. A mesure qu'elle s'éloignait du port, l'aspect de la ville
-devenait moins intéressant; mais ce qu'elle était surtout impatiente
-de contempler, c'était la vue qui l'attendait en haut de la falaise,
-cette vue immense de la mer, du Havre et de l'embouchure de la Seine,
-la plus belle, a dit Chateaubriand, après Constantinople.
-
-Elle descendit de voiture à l'entrée d'un petit sentier, le plus
-singulier petit sentier et le plus charmant que l'on puisse voir; il
-grimpe entre deux rangées d'arbres énormes, à peine séparés d'un
-mètre, et dont les racines saillantes le transforment en escalier.
-L'ascension fut assez longue, mais Gabrielle la trouva délicieuse.
-
-C'est ainsi qu'elle parvint sur la falaise.
-
-Elle voyait donc enfin la mer comme elle avait désiré la voir! Ce
-n'était plus l'espace borné, la bande bleuâtre et étroite qu'elle
-apercevait de ses fenêtres à Trouville: c'était l'immensité, l'infini.
-Sur la surface étincelante de cet abîme, les plus puissants voiliers
-semblaient des feuilles mortes jetées par le vent sur le sein d'un
-lac; des milliers et des millions de vagues, que la distance
-aplanissait, se confondaient en un frissonnement unique, incessant et
-doux. A cette grande hauteur, aucun bruit ne parvenait que la voix
-imposante, quoique affaiblie, de la mer.
-
-Gabrielle s'était avancée sur la falaise aussi loin qu'il était
-possible de le faire sans imprudence. Elle paraissait tout à fait
-absorbée dans la contemplation de l'Océan. En se tournant un peu à
-gauche cependant, elle eût embrassé du regard une autre partie de cet
-incomparable panorama, non moins digne de son admiration: c'était la
-ville du Havre, au pied de ses collines chargées de verdure; ses
-bassins, sa jetée, ses vaisseaux innombrables; c'était la Seine, dont
-les eaux, en se précipitant dans la mer, traçaient au loin à travers
-l'azur un monstrueux sillon jaunâtre. La jeune fille se décida à jeter
-à la fin un coup d'œil vers la terre; il est probable qu'elle rendit
-justice à la beauté du spectacle qui l'attendait de ce côté; elle dut
-l'examiner jusque dans ses détails, car elle remarqua dans le port la
-double cheminée rouge d'un bateau transatlantique.
-
-Quand elle eut assez regardé et la Seine, et la mer, et la ville, elle
-entra dans la chapelle consacrée à Notre-Dame-des-Flots. Tandis que sa
-femme de chambre s'agenouillait pour prier, Gabrielle se mit à
-examiner curieusement les ex-voto qui couvraient les murs. Presque
-tous avaient été placés là en signe de reconnaissance après quelque
-délivrance signalée, et presque tous par des marins sauvés d'un
-naufrage ou par leurs familles. Une seule des inscriptions exprimait
-une prière, et celle-là si navrante que Gabrielle en fut frappée.
-C'étaient ces mots, gravés sur une simple tablette de marbre: «Mère
-des douleurs, prenez pitié de moi!» Une initiale et une date, et voilà
-tout... Mais que de tristesse dans ce cri! Ce n'était pas une
-souffrance ordinaire, une épreuve visible qui avait dû l'inspirer,
-mais quelque affreuse torture morale, l'étreinte peut-être d'une
-effroyable tentation. Il y avait dans cette supplication quelque chose
-de si mystérieux et de si mélancolique que les larmes remplirent les
-yeux de Gabrielle.
-
-Cependant l'heure avançait, et elle songeait à s'éloigner, lorsqu'elle
-s'aperçut que Céline s'était endormie sur son prie-Dieu. La pauvre
-fille avait attendu pendant une partie de la nuit le retour de sa
-jeune maîtresse, et, la promenade au grand air du matin ayant sans
-doute achevé de l'accabler, elle venait de se laisser surprendre par
-le sommeil.
-
-Pour certaines âmes, un instant de solitude en face d'une nature
-sublime est un plaisir inappréciable. En sa qualité de jeune fille du
-monde, Gabrielle rencontrait rarement cette jouissance. Elle se garda
-bien d'appeler sa femme de chambre ou de faire le moindre bruit; mais,
-s'échappant sur la pointe du pied, elle vint se placer sur le seuil de
-l'église.
-
-Un petit enclos et une grille, au-delà la crête verdoyante de la
-falaise, le ciel et l'Océan, voilà ce qui s'offrait à ses regards.
-
-Contre la grille, tournant le dos à l'église, un jeune homme était
-appuyé. Gabrielle le reconnut et retint un cri: c'était René.
-
-Elle mit ses deux mains sur sa poitrine, comme si elle eût craint que
-les battements de son cœur ne pussent la trahir, et, cherchant un
-appui contre une des colonnettes de pierre qui, en s'arc-boutant,
-formaient la porte, elle le regarda longuement.
-
-Elle eut le temps de dominer son émotion et de réfléchir: ce qu'elle
-éprouva, après le premier moment de joie souveraine, fut une
-inquiétude vague, un secret désappointement.
-
-Dans son imagination de jeune fille, René, depuis deux ans, s'était
-transformé au physique dans les mêmes proportions qu'au moral. Elle ne
-pouvait pas le vouloir plus beau: au contraire, elle l'avait rêvé
-moins charmant, mais plus imposant, plus farouche et plus superbe; ses
-traits avaient dû vieillir quelque peu, sans doute, prendre un
-caractère plus énergique, porter la trace des fatigues et des luttes.
-Dans l'homme debout devant elle, elle ne trouvait rien de tout cela.
-
-Il est vrai qu'elle ne voyait pas son visage; mais cette taille
-élégante, ce port de tête absolument noble et hautain, ces vêtements
-recherchés, cette pose un peu molle et pleine de grâce, c'était
-toujours le comte de Laverdie... Dieu! si après tout il n'avait pas
-changé! S'il allait tourner vers elle ces yeux si fiers et si froids
-qui ne lui avaient jamais parlé, dont le regard indifférent avait
-glacé son jeune amour!
-
-Une terreur étrange s'empara d'elle à cette pensée. Elle se souvint de
-la triste inscription qu'elle avait lue dans la chapelle.
-Machinalement, elle se prit à répéter au fond du cœur ces quelques
-mots: Prenez pitié de moi! prenez pitié de moi!... Les mains toujours
-croisées sur sa poitrine, le regard toujours attaché sur le jeune
-homme, il lui semblait que c'était à lui qu'elle adressait cette
-prière déchirante. Son angoisse devint si intense qu'elle souhaita
-sincèrement de mourir avant qu'il eût tourné la tête.
-
-Tout à coup, brusquement, comme si on l'eût touché. René se retourna.
-
-Sans aucun doute, pendant une seconde, il dut croire à une
-hallucination, à la vue de cette ravissante figure, se détachant sur
-le fond sombre de l'église, entre les deux colonnettes blanches, comme
-dans un cadre. Mais on n'a pas d'hallucination en plein jour, au grand
-soleil, et en face de la mer. Une émotion indescriptible se peignit
-sur son visage, et il murmura d'une voix basse, profonde,
-passionnée:--Gabrielle!
-
-Il poussa la petite grille et il entra.
-
-Elle le regardait s'avancer sans rien dire. Ses deux mains restaient
-appuyées sur son cœur, et, dans ses grands yeux clairs et doux, des
-larmes de joie montaient.
-
-Quand il fut tout près d'elle:--Me voilà, dit-il avec douceur.
-
-Et il ajouta:
-
---Me permettez-vous à présent de vous dire que je vous aime?
-
-Alors elle détacha ses deux petites mains de son sein gonflé et les
-lui tendit.
-
---Toujours! lui répondit-elle en souriant.
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Un but de voyage que l'on ne propose pas assez souvent à de jeunes
-époux désireux de voir sous des cieux lointains se lever leur lune de
-miel, c'est la chute du Niagara. Il est vrai que, si leur intention
-était de se cacher pour jouir de leur bonheur à l'abri des importuns
-et des indiscrets, ils feraient bien d'aller plus loin encore. Il
-paraît, en effet, que René Laverdie et sa jeune femme n'ont pu visiter
-ces parages sans être reconnus et sans que l'on commentât aussitôt
-dans Paris les raisons d'un si excentrique voyage de noces. On suppose
-que la première idée en germa dans la tête romanesque de Gabrielle;
-son mari considéra ceci comme une grande preuve d'amour et fut heureux
-de lui montrer cette nature admirable, au sein de laquelle il avait
-travaillé, souffert, et songé à l'ineffable récompense qui
-l'attendait.
-
-Ce ne sont pas là, du reste, les dernières nouvelles qu'il a été
-possible de se procurer de cet heureux couple.
-
-Dans un boudoir élégant d'un petit hôtel de la rue de Berry, une
-vieille dame est assise. Elle paraît fort émue, et, malgré la grande
-dignité de son maintien et de ses manières, le trouble qui l'agite
-devient tout à coup tellement impérieux qu'il ne lui permet plus de
-rester en place. Elle se lève donc enfin. Elle s'approche de la
-pendule et regarde l'heure; puis elle soulève les rideaux d'une
-fenêtre et jette un coup d'œil dans la rue. Il y a tant d'ardeur et
-d'intérêt dans son regard, qu'on le croirait retenu au dehors par une
-scène des plus intéressantes; pourtant aussi loin que la vue peut
-s'étendre, on n'aperçoit que des trottoirs déserts sur lesquels tombe
-sans bruit une pluie fine et persistante. Devant la maison, toutefois,
-stationne un coupé de maître. A l'apparence lourde et paisible du
-cheval gris, à l'air indifférent du vieux cocher enveloppé dans son
-manteau de toile cirée sans nul souci de la tenue, à l'aspect
-bourgeois et fatigué de tout l'équipage, on reconnaît la voiture du
-médecin.
-
-La maladie visite donc cet intérieur? Tout cependant y paraît doux,
-gracieux, paisible; et ce n'est pas précisément de l'inquiétude que
-les traits de cette vieille dame expriment.
-
-Soudain la porte s'ouvre: un jeune homme entre dans la chambre.
-
---Eh bien, chère tante, dit-il, rien encore de nouveau. Rien à
-craindre pourtant; le docteur est très satisfait. Mais ne voulez-vous
-pas la voir?
-
---Non, mon enfant: sa mère est là, c'est suffisant. Ah! que ces heures
-me paraissent longues!
-
-Le jeune homme s'approche de la vieille dame et lui prend
-affectueusement la main.
-
---Vous nous en voudriez beaucoup, n'est-ce pas, si c'était une fille?
-
---Je ne vous le pardonnerais jamais, répond-elle avec un sourire.
-
-Il s'éloigne et elle reste seule. Ce dernier moment lui semble
-éternel, mais enfin la porte se rouvre; René paraît sur le seuil. Son
-expression est si triomphante qu'elle ne laisse aucun doute sur la
-réponse qu'il va donner au regard anxieux de sa tante.
-
-Cette réponse est là, du reste, vivante, sous la forme fragile d'un
-petit enfant nouveau-né. Une femme le porte avec des précautions
-infinies, et soulève des flots de dentelle pour le montrer à la
-marquise. Celle-ci le prend: c'est un garçon! Elle le contemple avec
-ivresse.
-
-Désormais, elle peut mourir, cette vieille dame; sa mort sera joyeuse:
-elle vient de serrer contre son cœur un petit comte de Laverdie,
-marquis de Saint-Villiers.
-
-
-FIN
-
-
-ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
-
-
-
-
-
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- The Project Gutenberg's eBook of Le mariage de Gabrielle, by Daniel Lesueur</title>
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-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Le mariage de Gabrielle, by Daniel Lesueur
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: Le mariage de Gabrielle
-
-Author: Daniel Lesueur
-
-Release Date: December 20, 2015 [EBook #50725]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE GABRIELLE ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<div class="tnote">
-<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
-L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
-Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_1"> 1</a></span></p>
-
-<h1><span class="large">LE MARIAGE</span><br />
-<span class="small">DE</span><br />
-<span class="xlarge">GABRIELLE</span></h1>
-
-<div class="topspace titlepage">
-<p><span class="xlarge">LE MARIAGE</span><br />
-<span class="medium">DE</span><br />
-<span class="xxlarge">GABRIELLE</span></p>
-
-<p><span class="space small">PAR</span><br />
-<span class="large">DANIEL LESUEUR</span><br />
-<span class="xs">OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p>
-
-<p class="medium">NOUVELLE ÉDITION</p>
-
-<div class="figcenter">
-<img src="images/logo.jpg" width="100" height="66" alt="logo" />
-</div>
-
-<p><span class="large">PARIS</span><br />
-<span class="medium">CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</span><br />
-<span class="small">ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES</span><br />
-<span class="small">3, RUE AUBER, 3</span></p>
-<hr class="deco" />
-
-<p class="medium">1897<br />
-<span class="xs">Droits de reproduction et de traduction réservés</span></p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_2"> 2</a></span>
-<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span></p>
-
-<p class="extra"><span class="medium">LE</span><br />
-<span class="xlarge">MARIAGE DE GABRIELLE</span></p>
-
-<div class="chapter">
-<h2 class="normal">I</h2>
-</div>
-
-<p>Huit heures du matin: c'était bien tôt pour se présenter
-chez le jeune comte René de Laverdie! Le
-valet de chambre fut tout surpris d'entendre résonner
-la sonnette de l'appartement à une heure aussi matinale.
-Lorsqu'il eut ouvert, son étonnement ne diminua
-point. Il reconnut l'ami le plus intime de son maître,
-le vicomte Alphonse de Linières, mais aussitôt il remarqua
-sur les traits du visiteur l'expression d'une
-vive inquiétude.</p>
-
-<p>&mdash;Le comte est chez lui? C'est bien. Est-il levé?
-L'avez-vous vu?</p>
-
-<p>&mdash;Non, monsieur. Mais aujourd'hui je dois réveiller
-<span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span>
-M. le comte. Il est à peu près l'heure que M. le comte
-m'a indiquée, et si monsieur désirait...</p>
-
-<p>&mdash;Restez, restez, François. C'est moi qui le réveillerai.</p>
-
-<p>Et, en homme qui connaissait bien la maison et s'y
-considérait comme chez lui, Alphonse de Linières
-traversa vivement l'antichambre et le salon, allant
-droit à la porte de la chambre à coucher. Mais, arrivé
-là, il s'arrêta. Sa main toucha le bouton, puis s'abaissa,
-indécise et tremblante.</p>
-
-<p>Il songeait au dernier débris de la fortune de son
-ami, englouti cette nuit même au jeu.</p>
-
-<p>On lui avait raconté presque légèrement cette perte
-énorme de soixante-dix mille francs. On n'avait vu là
-qu'une nouvelle folie du comte René, une mésaventure
-à laquelle il ne penserait plus le lendemain.
-Mais lui, Alphonse, il avait aussitôt deviné que c'était
-un coup de désespoir, un appel suprême à la chance,
-à laquelle, sans doute, s'était fié le malheureux qui
-voulait sauver son honneur, toutes les joies de sa vie,
-sa vie même peut-être.</p>
-
-<p>Aussi, tandis qu'il se tenait, indécis, devant la
-porte fermée, son imagination lui peignait d'effrayantes
-images. Il voyait René en face de ces cartes maudites,
-riant avec l'angoisse au c&oelig;ur; mais surtout il croyait
-<span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span>
-l'apercevoir, là, derrière ce mur, à deux pas de lui,
-étendu, livide, avec le trou noir d'une balle de pistolet
-dans la tempe.</p>
-
-<p>Il était glacé, il étouffait et restait là, n'osant ouvrir.
-Puis, soudain, il tourna le bouton de cristal et
-poussa la porte en frémissant. Son regard, qui parcourut
-la chambre, rendu plus rapide et plus puissant
-par une indicible anxiété, en une seconde embrassa
-tout: les moindres détails, si familiers, lui apparurent
-alors comme pour la première fois, avec une
-netteté singulière.</p>
-
-<p>C'était une scène bien différente du rêve affreux de
-tout à l'heure.</p>
-
-<p>La chambre à coucher de René était charmante, de
-style gothique, un coin du musée de Cluny transporté
-là, dans ce premier étage haut et sombre du faubourg
-Saint-Honoré.</p>
-
-<p>Le plafond était à caissons, bleu pâle, à fleur de lis
-d'or, avec de grosses poutres brunes qui se croisaient.
-Il y avait des vitraux à la fenêtre, et les murs étaient
-recouverts par des tapisseries de Flandre, vieilles de
-plusieurs siècles, admirables dans leur usure. Au fond
-se trouvait le lit, élevé sur deux marches: curieux
-meuble carré, immense, de bois sculpté, fouillé, et
-qu'amollissaient par leur lourdeur les plis des rideaux
-<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span>
-bleu pâle. Dispersés çà et là, quelques sièges bas,
-sortes de banquettes ou coussins; et, cachant tout un
-pan de muraille, un haut bahut, dont les formes massives
-étaient comme atténuées par mille découpures
-d'une délicatesse infinie. La cheminée de marbre,
-copiée sans doute de quelque ancien modèle, était
-grande et assez belle, bien que ne rappelant précisément
-aucune époque. Mais les chenets surtout étaient
-singuliers; on y voyait, sous une sorte de toit pointu,
-élancé, un moine maigre et rigide, les mains croisées
-sur la poitrine; ils étaient de fer forgé, fort anciens
-et d'un travail remarquable. De tous côtés, contre les
-murs, étaient suspendues de vieilles armes: épées
-longues de quatre pieds, lourds pistolets, ou dagues
-à poignées ciselées.</p>
-
-<p>C'était à ces splendides fantaisies que s'était ruiné
-le jeune comte.</p>
-
-<p>Ce n'était pas tout, il est vrai.</p>
-
-<p>Le salon Louis XV, la chambre gothique, la salle
-à manger flamande, tout ce merveilleux intérieur
-d'artiste et de poète avait été trop souvent le théâtre
-des folies du libertin. Les chevaux de prix, les femmes
-et le jeu avaient disputé aux ivoires prprécieuxieux, aux
-inestimables émaux l'honneur de disperser, de dissoudre
-une fortune princière...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span>
-Et leur tâche était achevée.</p>
-
-<p>Alphonse de Linières s'était avancé jusqu'au milieu
-de la chambre, et, les bras croisés, stupéfait d'un tel
-calme, regardait René qui dormait.</p>
-
-<p>Dans ce cadre étrange, obscur, de sévère poésie, se
-détachait vivement la tête expressive, aux traits fiers
-et fins, mais privés d'énergie, qui gardait dans le
-sommeil toute l'animation de la pensée vivante.</p>
-
-<p>René de Laverdie avait vingt-huit ans. Seul héritier
-en même temps que dernier représentant d'une famille
-fort riche et de haute noblesse, doué d'un
-esprit aimable et d'une charmante figure, il avait,
-grâce à tant d'avantages, passé ses premières années
-dans un long enchantement... La lassitude qui naît
-d'une existence frivole était bien venue quelquefois le
-surprendre; mais ses goûts délicats, en l'éloignant
-des plaisirs grossiers, l'avaient également préservé
-des éc&oelig;urements dont ils sont suivis. La vie ne lui
-avait offert jusqu'à ce moment que des jouissances,
-il était donc naturel qu'il l'aimât. Aussi la perte même
-de sa fortune ne lui avait pas inspiré l'idée du suicide.
-A vrai dire, il ne réalisait pas l'étendue de cette
-perte. Il avait confiance dans l'avenir. Pour la première
-fois en présence du malheur, bien que le voyant
-face à face, il ne pouvait encore y croire.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span>
-Alphonse de Linières était d'un caractère tout opposé.
-Sa prudence, sa tranquillité, ses principes étroits,
-mais inflexibles, contrastaient avec l'esprit changeant,
-vif et léger de son ami. Sa vie aussi avait été différente.
-Il appartenait à une famille que les orages
-révolutionnaires avaient cruellement éprouvée. Des
-comtes et des vicomtes de Linières étaient morts sur
-l'échafaud pendant la Terreur. Ceux qui avaient survécu,
-ne voulant servir ni la Convention ni l'étranger,
-s'étaient renfermés dans une indifférence hautaine et
-avaient vu, sans essayer de le défendre, le patrimoine
-de leur maison passer en de nouvelles mains. Alphonse
-se trouvait ainsi relativement pauvre; mais il n'en
-portait qu'avec plus d'orgueil le nom de ses ancêtres;
-il n'estimait que la noblesse et s'indignait contre
-ceux qui prétendent aujourd'hui remplacer un écusson
-à plusieurs quartiers par le pouvoir de l'argent,
-par le mérite personnel, par l'intelligence ou par le
-talent.</p>
-
-<p>Mais ce n'est pas à cela qu'il songeait en contemplant
-René endormi. Il s'étonnait de la tranquillité du
-jeune homme.&mdash;Voilà, pensait-il, un repos plus admirable
-que le fameux sommeil d'Alexandre ou du
-grand Condé: ce n'est rien de dormir à la veille de
-la bataille, mais le lendemain de la défaite!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span>
-Sous le regard persistant de son ami, René finit cependant
-par ouvrir les yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, Alphonse! dit-il d'un ton de joyeuse surprise.</p>
-
-<p>Mais tout à coup ce sentiment vague et affreux qui
-saisit au réveil lorsqu'on s'est endormi sous le poids
-d'un malheur vint changer l'expression de son visage.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! malédiction! murmura-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;C'est donc vrai? dit Alphonse en s'approchant.
-Mon pauvre ami! En voyant ton calme, j'espérais
-qu'on m'avait trompé.</p>
-
-<p>&mdash;Comment! s'écria René en se soulevant sur son
-séant, tu sais déjà la catastrophe! Et de qui l'as-tu
-apprise?</p>
-
-<p>&mdash;De Jules que j'ai rencontré sortant du cercle.
-Moi, je venais du bal de madame d'Arlac.</p>
-
-<p>&mdash;C'est trop fort! Il n'y a pas de cela... quoi? six
-heures! et la nouvelle se répand déjà. Combien dit-on
-que la Renommée a de bouches et d'oreilles? Je parie
-qu'on est resté bien en deçà du nombre.</p>
-
-<p>Il essayait de rire, mais il y parvenait d'autant moins
-que cette gaieté forcée ne trouvait pas d'écho.</p>
-
-<p>Alphonse en voulait un peu à son ami d'avoir été si
-imprudent, d'avoir repoussé jusqu'au bout les conseils
-<span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span>
-qu'il ne lui avait cependant pas épargnés. Maintenant
-qu'il était trop tard pour les lui rappeler, il se sentait
-comme gêné de sa propre sagesse; il craignait, s'il
-ouvrait la bouche, que sa première parole de sympathie
-ne pût se traduire par un de ces odieux: «Je
-vous l'avais bien dit!» qui sont l'aiguillon inévitable
-et exaspérant de toute infortune.</p>
-
-<p>Il rêvait donc à ce qu'il répondrait, et, ne trouvant
-rien, sentait croître son embarras, lorsque René reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Et que disait Jules?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! il considérait toute l'affaire comme la meilleure
-plaisanterie du monde. Il riait de tout son c&oelig;ur
-en me rapportant les défis insensés que tu as proposés,
-et comment tu doublais ta mise après chaque nouvelle
-perte...</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas ce que j'ai fait de plus mal. Si on
-avait eu le courage de me tenir tête, j'aurais certainement
-fini par tout rattraper d'un seul coup.</p>
-
-<p>&mdash;Ou tu te serais enfoncé deux fois plus avant, dit
-vivement Alphonse; mais, se mordant aussitôt la
-lèvre, il ajouta d'un ton qu'il s'efforçait de rendre
-gai: Ce fou de Jules! Si tu savais avec quelle admiration
-il parlait de ta hardiesse. «Je n'ai jamais vu
-un pareil entrain», me disait-il. A l'entendre, on aurait
-<span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span>
-cru que tu avais perdu exprès, pour le plaisir de
-l'émotion.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, répliqua René avec amertume; tous ceux
-qui se trouvaient là eussent été bien surpris d'apprendre
-que le comte de Laverdie jouait ses derniers
-louis.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, dit Alphonse, voilà que tu exagères.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'exagère pas, je me trompe: ce que j'ai
-perdu cette nuit ne m'appartenait même pas.</p>
-
-<p>Alphonse tendit la main à son ami.</p>
-
-<p>&mdash;Écoute, René, dit-il, ne cherchons pas à nous
-tromper l'un l'autre. Quitte ce ton d'indifférence ironique,
-et permets-moi de laisser de côté les paroles
-de consolation banale, qui me restent dans la gorge
-et qui m'étranglent. Il n'y a jamais eu de secrets entre
-nous tant que tu as été heureux. Il ne faut pas qu'un
-malheur nous sépare. D'ailleurs, il n'y a rien d'irréparable
-dans ce monde, et, à nous deux, nous trouverons
-bien quelque moyen de te faire sortir d'embarras.</p>
-
-<p>René serra avec émotion la main qui lui était tendue.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as raison, fit-il; merci, mon brave Alphonse.
-C'est vrai que je suis ruiné, complètement ruiné!...
-Mais c'est ma faute. J'ai été prodigue, imprudent, pire
-que cela: joueur! Et malgré tous tes conseils! Tu
-<span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span>
-vois que je suis franc avec toi, comme tu me le demandes.
-Maintenant tu espères découvrir quelque remède
-pour un si grand mal. Hélas! il n'y en a pas. Ce
-n'est pas quand les gens sont morts que l'on doit
-songer à appeler le médecin. Et moi, je suis mort,
-bien mort!... faute de t'avoir écouté à temps, mon
-cher docteur.</p>
-
-<p>&mdash;Un instant! Je ne suis pas du tout disposé à t'ensevelir
-encore, et je me refuse formellement à constater
-le décès.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! si tu savais le seul moyen qui s'offre à moi
-de revenir à l'existence, je suis bien sûr que tu préférerais
-me laisser descendre au tombeau, et littéralement
-encore, plutôt que de me donner le conseil d'y
-recourir.</p>
-
-<p>&mdash;Moi? Ah! par exemple! Il faudrait pour cela que
-ton moyen fût contraire à l'honneur, ce qui n'est pas
-possible, puisque tu y as songé.</p>
-
-<p>René rougit.</p>
-
-<p>&mdash;Tu sais, dit-il, nous différons totalement d'opinion
-à quelques points de vue. L'honneur!... évidemment
-il n'est pas en jeu... cela est hors de doute. Et
-cependant... tu as des idées si arrêtées à certains
-égards!... Enfin, quoi qu'il en soit, j'aime la vie,
-c'est-à-dire ma vie, celle que j'ai menée jusqu'à présent.
-<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span>
-Il m'est impossible d'y renoncer. Il m'est impossible
-de me séparer de ce luxe qui m'entoure, de mes
-chevaux, de mes objets d'art... Non, si je devais tout
-vendre et vivre ensuite en pauvre hère, je me ferais
-plutôt sauter la cervelle! Et j'avoue à ma grande honte
-que le second de ces deux partis, bien qu'il me semble
-le meilleur, ne me sourit encore que très médiocrement.</p>
-
-<p>&mdash;Où diable veux-tu en venir? demanda Alphonse
-avec quelque inquiétude. Quelle résolution as-tu donc
-prise? Si elle doit te faire vivre heureux, n'est-il pas
-certain que j'y applaudirai de grand c&oelig;ur?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! voici ce dont je ne suis pas aussi sûr que
-tu parais l'être, reprit René. Mais nous ne pouvons
-continuer à causer ici. J'étouffe, moi; j'ai besoin d'air
-après la nuit que j'ai passée dans ce maudit cercle.
-Tiens, tu vas entendre un serment qui te fera plaisir:
-Je te jure que, quoi qu'il arrive, je ne jouerai plus de
-ma vie! Je hais le jeu! Je l'ai toujours eu en horreur;
-ce qui fait que je me méprise d'autant plus pour la lâcheté
-avec laquelle j'y ai eu dernièrement recours.</p>
-
-<p>&mdash;Bien, dit Alphonse. Dans ce cas, réjouissons-nous
-de la mauvaise chance qui t'a poursuivi. Les
-sommes que les cartes t'ont fait perdre n'auraient pas
-été suffisantes pour relever ta fortune, quand même
-<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span>
-tu les aurais doublées, et le serment que tu viens de
-prononcer là te rapportera davantage.</p>
-
-<p>&mdash;Sortons, dit René. Allons faire un tour de Bois,
-veux-tu? Je serai habillé dans un quart d'heure.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis venu à pied, observa Alphonse.</p>
-
-<p>&mdash;Tu prendras un de mes chevaux. Hélas! pauvres
-bêtes! pourrai-je encore les prêter souvent?</p>
-
-<p>&mdash;Courage, voyons. Et ton beau projet de tout à
-l'heure!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! oui, je t'en parlerai dehors. Va dans le fumoir,
-tu y seras mieux pour m'attendre et tu y trouveras
-les journaux du matin. Je serai prêt dans le
-temps qu'il faudra pour seller les chevaux.</p>
-
-<p>Tout en parlant, René tirait le cordon de la sonnette.</p>
-
-<p>Alphonse se rendit au fumoir. C'était la seule pièce
-de l'appartement qui ne fût d'aucun style. Elle aurait
-plutôt mérité le nom de bibliothèque par la profusion
-des livres qu'on y apercevait. Ils étaient rangés dans
-d'immenses armoires de chêne vitrées qui cachaient
-entièrement une des murailles. Sur les trois autres,
-revêtues d'une tenture sombre, étaient suspendus
-quelques tableaux d'une grande beauté; c'étaient des
-chefs-d'&oelig;uvre de l'école hollandaise ou des romantiques
-français: un clair de lune de Van der Neer et
-<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span>
-un torrent de Ruysdaël, un Diaz, un Decamps, des
-paysans de Léopold Robert.</p>
-
-<p>Alphonse s'assit dans un fauteuil, alluma un cigare
-et prit machinalement quelques-uns des journaux qui
-se trouvaient à portée de sa main sur la table du milieu.
-Il en brisa les bandes et les parcourut d'un air
-distrait. Mais le mot de République, qui revenait très
-fréquemment dans leurs colonnes, les lui fit poser avec
-dégoût.&mdash;Pauvre France! murmura-t-il, toi si spirituelle
-et si fine autrefois, quel grossier jargon as-tu
-donc appris à parler?</p>
-
-<p>Mais, comme il repoussait l'idée du bourgeois qui
-pense et travaille, celle du jeune noble ruiné par les
-plaisirs et le jeu lui revint à la mémoire, et ne lui
-parut guère plus agréable.&mdash;Peut-on avoir été fou
-comme ce garçon! se disait-il. Toutes les merveilles
-de cet appartement, une fois vendues, suffiraient à
-peine à payer ses dettes.</p>
-
-<p>Il éprouvait un vif chagrin, car il portait à René
-une amitié sincère. Son angoisse avait été profonde
-lorsqu'il avait appris ce qui s'était passé dans la nuit,
-et il était accouru, tremblant de ne plus trouver
-que le cadavre du malheureux jeune comte; maintenant
-qu'il l'avait vu si tranquille, presque gai, il oubliait
-un peu le coup qui frappait son ami, pour
-<span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span>
-songer à la longue série d'imprudences qui en avait
-été la cause. Alphonse était de ces gens raisonnables
-qui ne comprennent pas les fautes d'entraînement, et
-que l'absence de calcul chez les autres confond. Ils
-abondent en: «Comment avez-vous pu?... A quoi
-avez-vous songé?» tant il leur semble impossible de
-croire que l'on n'ait pas songé du tout. C'était tout ce
-que le vicomte de Linières avait pu faire que de retenir
-en présence de René ces édifiantes exclamations.</p>
-
-<p>Mais, une fois seul, il se rattrapait; et son irritation
-ne lui permettant pas de conserver longtemps la position
-assise, qu'il avait d'abord adoptée, il se mit à
-marcher dans la chambre en monologuant furieusement.</p>
-
-<p>&mdash;Il parle d'un projet... Quel projet peut-il avoir?
-Dès qu'on le saura ruiné, ses créanciers vont fondre
-sur lui. S'il ne vend pas ses bibelots de bonne grâce,
-on l'y forcera... Un comte de Laverdie... c'est épouvantable!
-Mais il devait bien voir où tout ceci le conduisait,
-songer à son nom surtout... quel scandale!
-Et maintenant comment va-t-il sortir de là? Une
-issue... il a bien de la chance s'il a pu en découvrir
-une! pour ma part, je n'en vois pas. Ce qui me passe,
-c'est qu'il ne se soit pas tué. J'en suis très content, mais
-<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span>
-enfin cela m'étonne. C'est un garçon trop mou pour
-supporter une telle catastrophe, et, ma foi! autant
-mourir d'une balle de revolver que de honte et de
-chagrin. Et il en mourra, c'est certain. Il a bien raison
-de dire qu'il ne peut renoncer à cette vie. Je le
-connais; toutes ces élégances lui sont plus nécessaires
-que l'air qu'il respire.</p>
-
-<p>En allant et venant ainsi qu'un lion en cage, Alphonse
-aperçut tout à coup un petit tableau qu'il ne
-connaissait pas; il s'en approcha aussitôt. C'était un
-coin de forêt traversé par un puissant rayon de soleil.
-Il reconnut tout d'abord la manière hollandaise du
-<span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, chercha la signature et fut un moment
-avant de la trouver.</p>
-
-<p>&mdash;C'est encore un Ruysdaël, se dit-il. Et cependant,
-non: il n'y a pas assez d'imagination, et d'autre part
-trop de perfection dans le jeu de la lumière et dans
-les demi-teintes des ombres. Ah! mais, c'est une
-petite toile admirable! Serait-ce un Hobbema? Je
-sais qu'il en désirait un et courait toutes les ventes
-pour en trouver... Oui, ma parole! c'en est un. Voilà la
-signature: quatre ou cinq longs traits informes dans
-ce coin, sur ces grosses racines qui soulèvent le sol.
-Mais c'est de la démence! Acheter un tableau de cette
-valeur et jouer ses derniers louis au jeu: c'est être
-<span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span>
-fou à lier!... Et moi qui avais la naïveté de lui donner
-des conseils!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! je savais bien que tu le découvrirais! s'écria tout
-à coup derrière lui la voix triomphante de René. C'est
-pour cela que je t'ai envoyé au fumoir. Je l'ai depuis
-trois jours, et ne t'en ai rien dit pour te réserver la
-surprise. Oui, regarde-le bien, mon cher! c'est le
-seul Hobbema qui ait été mis en vente à Paris depuis
-des mois... Et c'est moi qui l'ai eu! Ah! par exemple,
-cela n'a pas été sans peine.</p>
-
-<p>Le vicomte stupéfait regardait tantôt René et tantôt
-le tableau, sans trouver un mot à répondre.</p>
-
-<p>&mdash;Mais regarde donc! continuait René en s'approchant.
-Je suis sûr que tu n'as pas tout vu. Tiens, ce
-groupe d'arbres ici à droite... Ah! le génie!... Il y a
-deux siècles que ceci a été peint, et ces feuilles frémissent
-encore comme elles ont frémi devant les yeux
-de l'artiste, dans son âme, sous son pinceau!...</p>
-
-<p>Pour toute réponse, Alphonse saisit vigoureusement
-le bras de son ami, et le forçant à se retourner:</p>
-
-<p>&mdash;Mais fou que tu es! lui cria-t-il, as-tu donc juré
-de me faire perdre aussi la raison! Comment! tu veux
-que je m'extasie devant des feuilles, et ce matin,
-en arrivant ici, je n'étais pas sûr de te trouver vivant!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span>
-&mdash;Tiens! fit René, tu avais l'idée que j'aurais pu
-me tuer? Au fait, oui, c'était vraisemblable. Mais
-c'est égal, tu l'as admiré, tu le regardais quand je
-suis entré.</p>
-
-<p>&mdash;Incorrigible étourdi! Oui, je le regardais et je
-maudissais tes folies. Je puis bien te le dire, puisque
-je suis plus triste que toi de ce qui t'arrive.</p>
-
-<p>Cette fois René prit un air sérieux.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, oui, mon ami, tu as raison, mille fois
-raison. Du reste, cela a toujours été le cas depuis que
-je te connais, c'est-à-dire depuis que l'un et l'autre
-nous sommes au monde. Si je t'avais écouté plus
-souvent, je m'en serais mieux trouvé. Mais je venais
-te chercher; les chevaux sont prêts et la matinée est
-superbe. Est-il assez joli pourtant, mon Hobbema!
-Jettes-y donc un dernier coup d'&oelig;il! De ma place,
-tiens, c'est ici qu'on a le meilleur jour.</p>
-
-<p>René avait eu raison d'annoncer à son ami une
-belle matinée et une agréable promenade. Quand les
-deux jeunes gens, l'un et l'autre admirablement
-montés, tournèrent le coin de la rue d'Anjou-Saint-Honoré
-et pénétrèrent dans le faubourg, si blasés
-qu'ils fussent sur toutes les jouissances, ils ne purent
-retenir une exclamation de plaisir.</p>
-
-<p>C'était le commencement d'une ravissante journée
-<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span>
-d'avril. Les rues, où circulait un air vif et pur,
-étaient baignées d'une lumière rose; propres et coquettes,
-elles semblaient s'être faites si belles pour
-mieux recevoir le printemps. Les devantures des boutiques
-s'étalaient gaiement au soleil. Du côté opposé,
-les hôtels somptueux laissaient leurs portes s'ouvrir
-toutes grandes sur la chaussée dans la familiarité de
-cette heure charmante. Au fond des cours, on voyait
-aller et venir des palefreniers, conduisant des chevaux
-en main.</p>
-
-<p>Devant l'Élysée s'arrêtaient déjà des voitures de
-maître, d'où sortaient des messieurs décorés, à l'air
-grave et le portefeuille sous le bras. Puis, passant au
-galop de leurs lourdes bêtes, les dragons du ministère
-de l'intérieur mettaient dans la tranquillité lumineuse
-de toute cette scène le joyeux cliquetis de leur sabre
-sonnant contre leurs éperons.</p>
-
-<p>Dans l'avenue Marigny, du haut en bas des Champs-Élysées,
-plus loin encore, le long des quais, c'était un
-débordement de fraîche verdure sous lequel Paris
-semblait comme rajeuni. De tous côtés l'on arrosait;
-l'eau s'éparpillait dans le soleil en gerbes étincelantes.
-C'était une fête, un baptême. Il était impossible de ne
-pas ressentir l'influence de joie et d'énergie qui sortait
-de toutes ces belles choses.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span>
-René et son ami ne songeaient point à s'y soustraire.
-Ils avaient pour un moment oublié leurs
-préoccupations et causaient avec animation et insouciance,
-comme ils l'avaient fait tant de fois en remontant
-cette même avenue. Lorsqu'ils furent arrivés au
-rond-point de l'Étoile, la conversation s'étant un peu
-ralentie, le comte se tourna sur sa selle et jeta un
-coup d'&oelig;il en arrière.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Paris, murmura-t-il, que je renonce à ta
-vie et à tes plaisirs, non, non, jamais, jamais!</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, dit Alphonse, vais-je enfin savoir quelle
-résolution tu as prise?</p>
-
-<p>Il fallait que la confidence fût bien embarrassante,
-car René ne pouvait encore se décider à la faire. Il
-proposa un temps de galop jusqu'au bois de Boulogne.
-Arrivé là cependant, il se trouva forcé de
-s'exécuter; mais il crut nécessaire de préparer son ami.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens-toi bien en selle, lui dit-il; ne t'évanouis
-pas et ne tombe pas de cheval. Tu vas entendre
-quelque chose d'inouï... Je vais me marier.</p>
-
-<p>&mdash;Te marier?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je suis déjà presque fiancé.</p>
-
-<p>&mdash;Et tu prétends me faire croire à la possibilité
-d'un pareil miracle: l'existence d'une jeune fille assez
-riche pour payer tes dettes, d'un assez grand nom
-<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span>
-pour qu'il s'allie au tien, et assez folle pour t'épouser?</p>
-
-<p>&mdash;Deux de ces conditions se sont rencontrées, répondit
-René avec quelque hauteur: quant à la troisième,
-je compte m'en passer.</p>
-
-<p>Alphonse réfléchit un instant, puis d'un ton plus
-grave:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que tu n'épouserais pas une jeune fille de
-notre monde?</p>
-
-<p>&mdash;Elle n'est pas noble: c'est la fille d'un marchand.</p>
-
-<p>Alphonse jura: c'était plus fort que lui. Il fit en
-même temps un mouvement si violent que son cheval
-se cabra.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, s'écria-t-il, vois l'effet de tes paroles sur
-ce cheval. Ah! c'est que c'est un animal de race, lui,
-il a horreur des mésalliances.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle folie! dit René.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, René, ce n'est pas sérieux? Tu ne ferais
-pas un marché du nom de Laverdie?</p>
-
-<p>&mdash;Alphonse!</p>
-
-<p>&mdash;Eh, morbleu! mon cher, il n'y a pas à mâcher
-les mots. Tu n'espères pas me faire croire, je suppose,
-à un mariage d'inclination?</p>
-
-<p>&mdash;Je te l'ai dit, Alphonse, je ne veux pas mourir.
-Eh bien, oui, tu as raison, c'est un échange... il n'est
-<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span>
-même pas très loyal, car toi seul sais au juste l'état
-de mes affaires; mais j'estime que mon titre...</p>
-
-<p>&mdash;Loyal, allons donc! Crois-tu que je m'embarrasse
-de cela? Ce bourgeois dont tu prends la fille donnerait
-jusqu'à son dernier écu pour être le père d'une comtesse.
-Il t'accepte ruiné, joueur et le reste, que lui
-importe! C'est là ce qui m'exaspère. Ah! ils se prétendent
-nos égaux par leur travail, leur intelligence,
-que sais-je? On pourrait les croire, s'ils étaient logiques.
-Mais non, on les voit baiser la trace de nos
-pas! Ils se battent pour un de nos sourires autour du
-lac, pour une heure que nous passons le soir dans
-leurs salons. Il n'y a pas un d'entre eux qui ne soit
-prêt à donner son or, son sang, son repos, pour le
-moindre de nos blasons. Voilà pourquoi je les méprise,
-oui, du fond de mon c&oelig;ur! Et tu vas descendre
-jusque-là, toi, un Laverdie?</p>
-
-<p>&mdash;Je m'attendais à une tirade de ce genre, répondit
-René. Tu es intraitable sur la question de race et
-de nom. Eh, mon Dieu! tu sais bien que j'ai toujours
-été de ton avis. Je le suis encore. Mais je n'ai plus un
-louis. Veux-tu donc que je me brûle la cervelle? Les
-bourgeois sont vaniteux et illogiques, j'en conviens:
-profitons-en. Nous ne faisons pas de mal, puisque cela
-les rend heureux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span>
-&mdash;Mais nous nous abaissons! Ils ont soif de nos
-titres, faut-il montrer que nous avons soif de leur
-or?</p>
-
-<p>&mdash;Sais-tu, Alphonse, de qui je ferai le bonheur
-par le mariage dont il s'agit? de ma grand'tante de
-Saint-Villiers.</p>
-
-<p>&mdash;De la marquise! de cette vieille grande dame
-«haute comme les monts», ainsi que dirait madame
-de Tencin! C'est impossible!</p>
-
-<p>&mdash;C'est cependant ce qui me décide à une chose
-qui autrement me répugnerait un peu, je l'avoue.
-Bref, que ce soit ma tante, ou les millions, ou tous les
-deux, tu décideras pour toi-même la question si tu
-t'en crois capable. Tu dis souvent que je ne sais pas
-réfléchir: eh bien, c'est vrai. Une idée me plaît ou
-me déplaît tout d'abord; je l'accepte ou je la repousse,
-et c'est pour toujours; il m'est impossible de la discuter.
-Ces jours-ci, je me sentais pris dans un cercle
-de fer qui allait se resserrant de plus en plus autour
-de moi; tout à coup j'ai découvert une issue, et je me
-suis précipité vers elle. Ma résolution était prise...
-Tous tes raisonnements n'y feront rien.</p>
-
-<p>&mdash;Mais t'es-tu assuré du moins que cette issue
-était la seule qui pût s'offrir?</p>
-
-<p>&mdash;En connais-tu d'autres?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span>
-&mdash;Dans ta position, je vendrais tout, je payerais
-mes dettes, et j'entrerais dans l'armée.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! oui, l'armée... voilà un conseil qui eût été
-bon il y a cent ou cent cinquante ans, mais aujourd'hui!
-Tu te figures donc être toujours au temps de
-Louis le Bien-Aimé? Alors, en effet, la carrière des
-armes était belle et glorieuse pour un comte de Laverdie.
-Mais nous sommes en République, Alphonse,
-et pour quelque temps encore! car les symptômes
-sont graves, l'accès de folie pourrait cette fois se prolonger.
-Je suis sorti lieutenant après la guerre... Jolie
-position pour un Laverdie! avec la perspective d'un
-exil en province et le grade de capitaine à l'ancienneté
-dans une dizaine d'années d'ici. Cela vaut bien
-le sacrifice de tous mes trésors, la perte de ces
-merveilles qui feraient l'orgueil d'un musée royal,
-et que j'ai rassemblées avec tant d'amour et de
-peine!</p>
-
-<p>Alphonse ne répondit rien, et pendant un instant
-les deux amis poursuivirent leur promenade en silence.
-Le vicomte était révolté de la faiblesse de René.
-Il faisait aussi un orgueilleux retour sur lui-même:
-ce n'est jamais par une lâche concession aux tendances
-égalitaires de notre époque que lui eût atteint la richesse!
-Donner son nom à la fille d'un roturier, ou
-<span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span>
-l'inscrire en lettres d'or au-dessus des vitrines d'un
-comptoir, n'était-ce pas un déshonneur pour un gentilhomme?
-Il relevait la tête en songeant à sa propre
-vie, simple et fière; puis, au nom de toute sa caste,
-il s'indignait contre son ami.</p>
-
-<p>Tout à coup il se rappela ce que le comte lui avait
-dit de la marquise de Saint-Villiers.&mdash;Il est impossible,
-pensa-t-il, que la marquise approuve la mésalliance
-de son neveu. Elle est d'une rigidité absolue à
-cet égard, et je ne connais pas de femme plus fidèle
-à toutes nos grandes traditions. Quelle royaliste enthousiaste!</p>
-
-<p>Et le vicomte ne put s'empêcher de sourire en pensant
-à un mot que l'on attribuait à la spirituelle
-vieille dame. Un jour que quelqu'un se disait devant
-elle partisan de l'ancien régime, moins les abus.&mdash;Les
-abus! s'était écriée madame de Saint-Villiers, mais
-c'est ce qu'il y avait de mieux.</p>
-
-<p>Alphonse interrompit donc René qui rêvait de son
-côté.</p>
-
-<p>&mdash;Explique-moi, lui dit-il, comment la marquise a
-jamais pu te conseiller ce mariage.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà. Ma tante n'a plus dans ce monde que
-deux grandes affections: l'une pour moi, qui la désespère
-et qu'elle idolâtre; l'autre pour une petite
-<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span>
-filleule qui a su s'emparer de son c&oelig;ur par je ne sais
-quelles perfections ou quels sortilèges; le fait est que
-la marquise en est folle. Tu jugeras de ce qui en est
-quand tu sauras que pour cette enfant ma tante met
-de côté ses principes les plus enracinés. Bref, cette
-petite, qui n'est pas noble, est la femme qu'elle me
-destine.</p>
-
-<p>&mdash;La marquise? Voilà qui est inouï.</p>
-
-<p>&mdash;Non, pas autant que cela paraît au premier
-abord. Ma tante croit que je suis en train de me
-ruiner, car elle s'imagine que c'est encore à faire.
-Elle sait bien que ma réputation n'est pas tout à fait
-celle d'un saint. Elle rêve pour moi le mariage
-comme «port de salut contre les orages des passions»;
-pourtant elle est persuadée que, dans notre monde,
-pas une mère ne me donnerait sa fille. D'autre part,
-elle a une filleule qu'elle aime extrêmement; elle la
-trouve si charmante qu'à ses yeux le ciel a commis
-une erreur grossière en la faisant venir au monde
-ailleurs que dans l'alcôve d'une duchesse. Eh bien,
-ma bonne tante veut réparer l'erreur du ciel et sauver
-du même coup son neveu de la perdition dans ce
-monde et dans l'autre. Voilà comment il se fait que
-je vais la ravir de joie en lui apprenant ma conversion.
-Par exemple, il est probable que je n'entrerai
-<span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span>
-pas dans le détail des moyens spéciaux par lesquels
-la grâce d'en haut a su toucher mon c&oelig;ur.</p>
-
-<p>René affectait un ton léger, quoique au fond il
-souffrît beaucoup. La froide désapprobation d'Alphonse
-lui pesait excessivement. Sa résolution était
-prise et il ne la changea point; mais, son caractère
-faible le forçant à subir en quelque mesure l'influence
-de son ami, cette influence eut pour effet de l'aigrir
-contre la famille de bourgeois vers laquelle son intérêt
-l'entraînait. Il les méprisait, les détestait d'avance;
-et, honteux au fond d'accepter leur argent, cherchait
-à e persuader, à force d'orgueil, que c'étaient eux
-qui seraient redevables envers lui lorsqu'il les aurait
-honorés de son alliance.</p>
-
-<p>Ces sentiments se firent jour lorsque, sur le point
-de le quitter, Alphonse eut enfin l'idée d'apprendre
-quelque chose sur la jeune fille elle-même.</p>
-
-<p>&mdash;Je crois l'avoir vue une fois, en soirée, chez ma
-tante, répondit René d'un ton indifférent. Il me semble
-même avoir remarqué qu'elle est assez gentille et
-n'a pas de mauvaises manières. C'est, comme tu le
-vois, plus que je n'aurais pu raisonnablement espérer.</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span>
-<h2 class="normal">II</h2>
-</div>
-
-<p>C'était par une splendide journée de mai, vers une
-heure de l'après-midi.</p>
-
-<p>Peu de personnes étaient dehors, ou du moins les
-passants étaient rares dans la rue de Grenelle-Saint-Germain.
-Dans cette rue, et du côté de l'ombre, une
-jeune fille marchait lentement, escortée par sa femme
-de chambre.</p>
-
-<p>Personne n'eût passé auprès d'elle sans la remarquer;
-et cependant l'on ne saurait dire qu'elle fût précisément
-jolie. Mais elle était grande, d'une taille gracieuse;
-elle avait un teint admirable. Ses traits, il est
-vrai, manquaient de régularité: sa bouche n'était pas
-assez petite; mais, quand elle riait, ses lèvres fraîches
-<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span>
-laissaient voir deux rangées de dents blanches et brillantes;
-et l'on oubliait que son profil n'était pas
-classique lorsqu'on apercevait ses yeux: ils avaient la
-nuance indécise et changeante des lacs abrités par des
-montagnes, et, quand leurs longs cils s'abaissaient
-tout à coup en les assombrissant, ils semblaient en
-avoir aussi la profondeur.</p>
-
-<p>Ceux qui n'auraient pas eu le regard assez prompt
-pour découvrir le charme réel du visage seraient du
-moins restés séduits par l'ensemble: par les beaux
-cheveux blonds, peu abondants, mais d'une finesse extraordinaire;
-par les petits pieds se posant sur le
-trottoir d'une façon mutine et décidée; enfin par la
-toilette, une robe de batiste bleu pâle, à volants
-étroits garnis de guipure, et un chapeau de grosse
-paille blanche orné d'un bouquet de cerises.</p>
-
-<p>Cette jeune fille était Gabrielle Duriez, la filleule
-de madame de Saint-Villiers; elle allait voir sa marraine;
-la marquise, qui se trouvait un peu souffrante,
-l'avait fait demander.</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers ne pouvait rester plusieurs
-jours sans voir Gabrielle. Elle avait perdu ses propres
-enfants, un fils et une fille, presque au berceau; son
-petit-neveu lui donnait plus de chagrin que de satisfaction:
-l'amour maternel dont son c&oelig;ur était plein
-<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span>
-s'était donc reporté (chose singulière chez cette altière
-vieille femme) sur la petite plébéienne qu'elle
-avait tenue dans ses bras à l'église et présentée au
-baptême. Nul doute qu'en agissant ainsi, en prenant
-le bébé des mains de sa nourrice, tandis que le prêtre
-étendait le bras d'un air grave et que dans l'assemblée
-on chuchotait le nom de la marquise, madame
-de Saint-Villiers ne pensât faire preuve d'une condescendance
-exemplaire. Elle ne se doutait certainement
-pas que cet acte si simple contenait la promesse des
-moments les plus doux de ses dernières années.</p>
-
-<p>Ne pouvant faire moins que de s'intéresser un peu
-à sa filleule, la marquise avait tout d'abord pris soin
-qu'on la lui amenât quelquefois; elle avait même
-poussé l'abnégation jusqu'à lui rendre visite dans cet
-intérieur de bourgeois parvenus qui lui déplaisait si
-fort. Peu à peu elle s'était attachée à l'enfant; elle
-avait fini par diriger tout à fait son éducation, et les
-parents étaient trop fiers d'une si haute amitié pour
-jamais trouver indiscrète l'intervention de la marquise.</p>
-
-<p>Depuis sa sortie du couvent, Gabrielle était aussi
-souvent rue de Grenelle-Saint-Germain que rue des
-Petites-Écuries où demeurait M. Duriez. Madame de
-Saint-Villiers, dont le rêve le plus cher était alors de
-marier sa filleule à son neveu René, cherchait à faire
-<span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span>
-rencontrer quelquefois les deux jeunes gens dans sa
-maison; mais le comte de Laverdie ne venait pas trop
-souvent voir sa tante. Cependant, durant l'hiver, un
-bal avait mis Gabrielle et René en présence. Le résultat
-de cette soirée n'avait pas été celui que la vieille
-dame en espérait, et elle commençait à se décourager
-un peu, quand tout à coup, un beau matin de mai, le
-jeune homme tomba chez elle comme la foudre.</p>
-
-<p>&mdash;Madame, s'écria-t-il, ma tante, je viens avant
-tout vous demander pardon! J'ai perdu mes parents;
-vous n'avez pas de fils... C'était à moi à faire le bonheur
-de votre vieillesse. Au lieu de cela, je n'ai vécu
-que pour mes plaisirs, comme un misérable égoïste
-que j'étais. J'ai laissé une étrangère remplir ma place
-auprès de vous. Eh bien, je ne songe pas à l'en éloigner,
-mais je veux du moins partager cette place avec
-elle... Unissez-nous, nous serons deux pour vous
-aimer!</p>
-
-<p>La vieille marquise pleura d'émotion et serra son
-neveu sur son c&oelig;ur. Il est certain que si, dans cet
-instant, René avait une seule pensée qui ne se rapportât
-pas à lui-même, cette pensée était pour sa
-tante et non pas pour Gabrielle.</p>
-
-<p>Ce fut là un jour bien heureux pour madame de
-Saint-Villiers. Son cher enfant prodigue était enfin de
-<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span>
-retour! René se tenait auprès d'elle, non plus railleur
-et impatient comme autrefois, mais affectueux et grave.
-Elle croyait lire dans le regard sérieux du jeune
-homme une foule de bonnes résolutions qui la remplissaient
-de joie. Elle se disait qu'il était digne de
-Gabrielle. Elle voyait tout un avenir de bonheur s'ouvrir
-pour ces deux êtres qu'elle aimait tant; et cet
-avenir, elle l'avait préparé, c'était son ouvrage. Et
-puis, désormais, sa filleule allait lui appartenir entièrement:
-elle n'aurait plus à descendre pour la rencontrer
-puisqu'elle l'aurait élevée jusqu'à elle. On éloignerait
-peu à peu la petite comtesse de ce milieu
-bourgeois où elle se trouvait déplacée. Comme elle
-porterait bien son titre, elle que la nature avait déjà
-faite noble par les qualités de son c&oelig;ur et toute la
-grâce de sa personne!</p>
-
-<p>C'est ainsi que songeait la vieille dame, et elle ne
-se rappelait pas avoir traversé dans sa longue vie un
-moment de félicité plus complète. Elle promit à son
-neveu de le présenter bientôt chez les parents de Gabrielle.&mdash;Surtout,
-lui dit-elle, faites connaître sans
-tarder quelles sont vos intentions, et ne donnez à vos
-fiançailles que la durée strictement nécessaire. Voyez-vous,
-mon cher René, je ne voudrais pas blesser ces
-braves gens; mais enfin il faut leur faire comprendre
-<span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span>
-que l'on n'épouse pas la famille. Et puis, moi, je me
-sens mal à l'aise dans cette maison-là; je périrais
-d'ennui s'il me fallait la fréquenter longtemps d'une
-façon régulière... Et je ne veux pas mourir, entendez-vous
-bien, avant de vous avoir vus mariés et heureux.</p>
-
-<p>René promit avec empressement de suivre le conseil
-de sa tante et partit en la laissant attendrie et enchantée.</p>
-
-<p>Le lendemain, la marquise eut la migraine et fit
-prier sa filleule de venir passer quelques heures auprès
-d'elle.</p>
-
-<p>Ce n'était pas un hôtel particulier que madame de
-Saint-Villiers habitait rue de Grenelle-Saint-Germain;
-elle occupait le second étage d'une maison fort ancienne
-et fort belle. Quelque famille princière a dû
-faire bâtir autrefois cette résidence; aujourd'hui que
-le luxe des vastes habitations n'est plus, à Paris, que
-le privilège d'un bien petit nombre, la maison est
-divisée en appartements.</p>
-
-<p>Lorsque, en entrant, on a franchi la porte cochère
-et pénétré dans la cour, qui est très grande, on voit
-à droite quelques marches de pierre et une galerie
-élevée formée par des arcades; en face des marches,
-sous cette galerie, s'ouvre une porte qui laisse apercevoir
-un immense vestibule un peu sombre et les
-<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span>
-premiers degrés d'un escalier de marbre. C'est par cet
-escalier que l'on monte aux appartements du premier
-et du second étage. A gauche, la cour est fermée par
-un mur très haut, couvert de lierre, que dominent
-les étages supérieurs des maisons voisines. Au fond,
-deux lourdes arches donnent accès sur des jardins:
-on entrevoit des allées sablées et la verdure claire des
-pelouses.</p>
-
-<p>A l'heure où Gabrielle arriva chez sa marraine, la
-cour était inondée de soleil; mais déjà une bande
-étroite d'ombre s'étendait le long des arcades; au
-delà, on pressentait la fraîcheur délicieuse du grand
-vestibule.</p>
-
-<p>&mdash;A présent, Mélanie, dit la jeune fille, vous pouvez
-retourner, je monterai toute seule.</p>
-
-<p>La femme de chambre parut hésiter.</p>
-
-<p>&mdash;Madame n'aimerait pas... commença-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Allons donc! fit Gabrielle avec un petit mouvement
-d'impatience; puis elle ajouta aussitôt d'un ton
-plus gracieux:&mdash;N'oubliez pas que c'est à cinq
-heures qu'il faudra venir me chercher.</p>
-
-<p>Mélanie s'éloigna, mais Gabrielle ne monta pas tout
-de suite.</p>
-
-<p>C'était un plaisir qu'elle s'était promis, par un beau
-jour ensoleillé comme celui-là, de rester un peu sous
-<span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span>
-la galerie de cette vieille maison superbe, à rêver.
-Elle vint s'accouder à la balustrade de pierre et promena
-ses regards autour d'elle avec une joie naïve de
-se sentir toute seule.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi ne fait-on plus les maisons comme
-cela? se dit-elle. Je crois vraiment que les choses ont
-leur noblesse aussi. Comme c'est singulier! Qu'est-ce
-qui nous manque donc, à nous autres bourgeois?
-Est-ce le goût? Mais presque tous les hommes de
-talent ou de génie étaient des enfants du peuple...
-Ah! bah! ce sont des préjugés... On faisait des jolies
-maisons autrefois, aujourd'hui elles ressemblent
-toutes à des casernes: c'est une affaire d'époque, la
-noblesse n'y est pour rien.</p>
-
-<p>L'imagination de Gabrielle donna pourtant le démenti
-à ce beau raisonnement. Tout en considérant
-la courbe majestueuse de l'escalier de marbre, la
-jeune fille s'amusa à y faire monter et descendre par
-la pensée, non pas de bons bourgeois à redingote
-noire ou marron, mais des marquis à talons rouges,
-l'épée au côté, des duchesses à paniers, à mouches
-et à poudre, tels qu'il avait dû en passer par là, un
-siècle auparavant. Un jour, non sans quelque hésitation,
-on avait permis à Gabrielle de lire: «Sur
-les trois marches de marbre rose», et le délicieux
-<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span>
-rêve de Musset passait de nouveau, rapide et vivant
-dans sa petite tête.</p>
-
-<p>Tout à coup la foule brillante, parée, bigarrée, disparut,
-et il ne resta plus sur les degrés qui se perdaient
-dans l'ombre qu'un jeune seigneur de haute
-mine; il descendait lentement et souriait à la jeune
-fille. C'était toujours l'imagination de celle-ci, bien
-entendu, qui évoquait une nouvelle apparition; mais
-ce qu'il y avait de particulier, c'est que le jeune seigneur
-ressemblait trait pour trait au comte de Laverdie.</p>
-
-<p>La petite bande d'ombre s'élargissait peu à peu sur
-le sable de la cour. Gabrielle la regardait machinalement
-s'étendre et ne songeait pas encore à monter chez
-sa marraine. C'est qu'un souvenir lui était revenu,
-et quand ce souvenir-là lui passait par la mémoire,
-il fallait absolument qu'elle y pensât tout au long...
-Il fallait qu'elle revît ce bal de madame de Saint-Villiers,
-depuis l'instant où elle y était entrée, joyeuse
-et éblouie, jusqu'au moment où elle était remontée en
-voiture, toute frémissante sous la fourrure blanche de
-sa pelisse. Il fallait qu'elle dansât de nouveau cette
-valse charmante où René de Laverdie avait été son
-cavalier, et qu'elle entendît encore une fois les propos
-délicats et spirituels qu'il lui avait tenus. Il fallait
-<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span>
-enfin, quoi qu'elle fît d'ailleurs pour s'en défendre,
-qu'elle retrouvât le regard du jeune homme plein d'une
-respectueuse admiration, et qu'elle se répétât les paroles
-qu'il lui avait dites après le cotillon:</p>
-
-<p>&mdash;Ma tante ne fera plus danser d'ici la mi-carême:
-six semaines!... Combien ce temps va me paraître
-long!</p>
-
-<p>Hélas! elle était arrivée, cette mi-carême si impatiemment
-attendue. Le second bal de la marquise
-avait été plus brillant encore que le premier, et jamais
-Gabrielle n'avait porté une plus jolie toilette...
-Mais René n'avait point paru: il était alors à Nice
-pour les courses. La petite filleule de madame de Saint-Villiers
-avait eu beaucoup de succès, même parmi les
-aristocratiques beautés qui se trouvaient chez sa marraine;
-elle avait paru s'amuser de bon c&oelig;ur, et chacun
-avait souri à son gracieux visage tout animé par
-le plaisir... L'adresse instinctive de la femme était
-pourtant déjà dans cette gaieté d'enfant: Gabrielle
-avait ri pour ne pas fondre en larmes. Puis, rentrée
-dans sa chambre, elle avait essayé de se tromper
-elle-même, et s'accoudant devant sa glace, elle avait
-adressé à son image une gentille grimace mutine;
-mais comme elle continuait à se regarder, elle avait
-vu soudain ses grands yeux devenir tout humides.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span>
-Si charmant et spirituel que fût René de Laverdie, ce
-n'était pas pendant un tour de valse, ni même à travers les
-figures multipliées d'un cotillon, qu'il eût pu faire sur
-un jeune c&oelig;ur une impression aussi profonde. Comme
-il n'allait pas chez sa tante plus souvent qu'il ne le
-croyait rigoureusement nécessaire, Gabrielle ne l'avait
-jamais rencontré avant le soir du bal; mais en réalité
-elle le connaissait depuis bien longtemps. Que de fois
-madame de Saint-Villiers n'avait-elle pas parlé de son
-neveu à sa filleule! Et, comme on peut le penser, ce
-n'était pas des fredaines de celui-ci qu'elle entretenait
-la jeune fille. Trop heureuse était-elle que l'innocence
-de Gabrielle lui imposât cette discrétion! Elle oubliait
-elle-même alors ce que la conduite de René pouvait
-avoir d'irrégulier; elle ne se souvenait et ne parlait
-que de son bon c&oelig;ur, de son esprit, de ses talents;
-elle s'étendait même volontiers sur ses qualités extérieures,
-sur la noblesse et la fierté de ses traits, sur
-sa grâce à manier un cheval... Il y avait, dans le
-petit salon de la marquise, un excellent portrait de
-son neveu, et Gabrielle l'avait si souvent regardé
-qu'elle eût pu le refaire de mémoire si elle avait su
-peindre. Elle eût également bien tracé le plan de
-l'appartement du comte et fait l'inventaire de ses richesses
-artistiques, tant elle les avait entendu souvent
-<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span>
-décrire. Madame de Saint-Villiers ne tarissait pas sur
-ce dernier chapitre, car elle trouvait dans le goût
-passionné, mais éclairé de René pour ces choses l'excuse,
-ou du moins le contrepoids, de toutes les fautes
-du jeune homme.</p>
-
-<p>Songeait-elle, pendant le cours de ces longues causeries,
-à leur effet probable sur l'imagination vive et
-le c&oelig;ur ardent de Gabrielle? Non, sans doute. Il y
-avait si longtemps que la marquise avait eu seize ans!
-Elle se laissait aller à toute la faiblesse de son affection
-maternelle, et se consolait ainsi du peu de retour
-que rencontrait cette affection et des autres sujets de
-chagrin que la légèreté de son neveu lui fournissait
-perpétuellement.</p>
-
-<p>Voilà pourquoi Gabrielle Duriez, en regardant l'escalier
-de marbre, pensait à une foule de choses qui
-n'y avait aucun rapport, tandis qu'il eût été si simple
-de monter bien vite pour retrouver en haut madame
-de Saint-Villiers qui l'attendait.</p>
-
-<p>La jeune fille était encore au plus profond de sa
-rêverie, lorsqu'elle en fut tirée par le bruit d'une
-porte que l'on fermait avec fracas; aussitôt des pas se
-firent entendre au-dessus d'elle: quelqu'un descendait
-de chez sa marraine.</p>
-
-<p>Gabrielle, ennuyée d'être aperçue toute seule, mais
-<span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span>
-ne voyant pas de retraite possible, s'avança bravement
-vers l'escalier; elle en gravit les premières
-marches, levant la tête pour voir la personne qui descendait.
-Elle ne l'eut pas plus tôt reconnue qu'elle se
-sentit devenir toute pâle; les marches lui semblèrent
-tout à coup si hautes qu'elle dut faire un grand effort
-pour continuer à monter. C'était René de Laverdie
-qui venait au-devant d'elle. Il paraissait préoccupé,
-jeta de son côté un regard distrait, et, voyant une
-femme, leva son chapeau.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, mignonne, pourquoi donc vient-on si
-tard aujourd'hui? dit la marquise en embrassant sa
-filleule. Il y avait ici quelqu'un à qui je voulais donner
-la surprise de vous voir; mais vous avez trop
-tardé, et comme il ne me convenait pas de lui dire...
-Mais qu'a donc ce chapeau, fillette? ne pouvez-vous
-le retirer toute seule?</p>
-
-<p>&mdash;Il y a un n&oelig;ud au ruban, dit la petite; et elle
-resta un temps infini les bras en l'air, pour cacher
-qu'elle avait rougi.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, poursuivit madame de Saint-Villiers, il s'en
-est fallu de cinq minutes. Mais ce mauvais sujet de
-René est toujours si pressé quand il vient voir sa
-vieille tante!</p>
-
-<p>Cependant la marquise avait en parlant une expression
-<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span>
-triomphante qui n'échappa pas à Gabrielle. Cette
-expression reparut pendant l'après-midi sur le visage
-de la vieille dame toutes les fois qu'elle nomma son
-neveu; elle avait en même temps dans les yeux une
-sorte de malice joyeuse et attendrie, et fixait sur Gabrielle
-de longs regards affectueux, qui, à plusieurs
-reprises, se voilèrent de larmes.</p>
-
-<p>Tout cela mit la jeune fille mal à l'aise.</p>
-
-<p>En voyant le comte de Laverdie passer à côté d'elle
-sans la reconnaître, Gabrielle avait éprouvé une douleur
-aiguë. Surprise de sa propre émotion, elle avait
-senti du même coup sa fierté se révolter, et elle s'était
-juré qu'elle oublierait le jeune homme. C'était encore
-facile: elle ne s'était jamais avoué qu'elle l'aimait.
-D'ailleurs était-ce bien de l'amour? Ce petit c&oelig;ur de dix-huit
-ans, rêveur, enthousiaste et tendre, portait avec
-soi son idéal, comme tant d'autres. Les paroles un peu
-indiscrètes de la marquise, un portrait aux grands
-yeux mélancoliques et fiers, avaient commencé de
-donner à cet idéal une physionomie distincte; la vue
-de René, l'empressement du jeune homme auprès
-de Gabrielle, au bal, avaient fait le reste.</p>
-
-<p>Mais la rencontre de l'escalier avait éclairé la jeune
-fille.&mdash;Que je suis folle! s'était-elle dit. Je pensais à
-lui, et, après tout, je ne le connais pas. Il me connaît
-<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span>
-encore bien moins. Il m'a adressé quelques mots aimables,
-mais il en a dit sans doute autant à chacune
-de ses danseuses. Allons, n'y pensons plus, et soyons
-bien gaie pour distraire cette pauvre marraine qui est
-souffrante.</p>
-
-<p>Il arriva que cette pauvre marraine était elle-même
-si gaie que les bonnes résolutions de Gabrielle se trouvèrent
-toutes déconcertées. La marquise, à cent lieues
-de se figurer l'état d'esprit de sa filleule, alla, dans
-sa joie, jusqu'à laisser échapper quelques petites allusions
-qui troublèrent fort la pauvre enfant.</p>
-
-<p>Celle-ci, heureusement, avait une contenance. Elle
-tenait entre ses mains un grand ouvrage de tapisserie
-qu'avait entrepris madame de Saint-Villiers, mais
-dont il était convenu que Gabrielle ferait le travail au
-petit point.&mdash;Mes pauvres yeux, disait la marquise,
-ne sont plus assez jeunes pour cela; je broderai le
-fond et la guirlande, et je vous laisserai, mignonne, le
-berger et ses moutons, qui sont plutôt votre affaire
-que la mienne.</p>
-
-<p>Gabrielle n'aimait pas beaucoup le travail à l'aiguille;
-elle lui préférait la musique ou les livres, et,
-à la campagne, les exercices en plein air, le soin de
-ses fleurs, les longues courses à travers champs. Sa
-marraine, du reste, ne l'ignorait pas. Mais madame de
-<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span>
-Saint-Villiers était de la vieille école: elle trouvait
-ridicule qu'une femme étudiât beaucoup, et encore
-plus qu'elle restât longtemps hors de la maison; elle
-serait revenue avec plaisir au temps où les grandes
-dames filaient de leurs belles mains. Aussi ne perdait-elle
-pas l'occasion de donner à ce sujet quelque leçon
-à sa filleule. Elle avait toujours l'air cependant de
-lui demander un service, sachant bien que de cette
-façon le travail semblerait facile à la jeune fille.</p>
-
-<p>L'après-midi dont il s'agit, Gabrielle avança énormément
-le pouf de sa marraine; ce fut la marquise
-qui, surprise de son ardeur, dut enfin lui enlever
-l'ouvrage des mains.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'oserai plus vous demander de travailler
-pour moi, dit la vieille dame en la grondant doucement.
-Si vous gâtiez vos beaux yeux, je ne me le pardonnerais
-jamais. Voyez un peu, ils sont déjà tout
-rouges! Où avais-je donc la tête pour vous laisser
-vous acharner ainsi après cette tapisserie.</p>
-
-<p>&mdash;Bon! répondit Gabrielle en riant, ils sont verts,
-ce sont des yeux de chat. Et puis, ils ne sont pas fatigués
-du tout, c'est parce que je les ai frottés.</p>
-
-<p>Le fait est que les yeux de Gabrielle étaient très
-rouges.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez donc, dit sa marraine en l'embrassant, ces
-<span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span>
-grands yeux-là feront bien des choses pour lesquelles
-ils ne demanderont même pas votre permission... Et
-ce sera bien fait, puisque vous les traitez si mal.</p>
-
-<p>Gabrielle courut au piano et joua pendant un moment.
-Puis elle revint s'asseoir sur un tabouret auprès
-de la chaise longue de sa marraine. On causa, et la
-jeune fille oublia pour de bon ses petits chagrins en
-écoutant la marquise. Celle-ci avait beaucoup d'esprit,
-beaucoup de c&oelig;ur, elle avait vécu très longtemps: sa
-conversation ne pouvait manquer d'être charmante.
-Mais elle avait aussi une foule de préjugés et des vues
-étroites, qui tenaient à l'éducation exclusive qu'elle
-avait reçue. Gabrielle, qui était née avec un esprit
-juste et large, éprouvait parfois des étonnements profonds
-en entendant la vieille marquise prononcer sans
-appel, sur les hommes comme sur les choses, des jugements
-pleins de partialité. Elle ne protestait que
-par son silence, car elle se défiait de sa propre jeunesse
-et de son inexpérience; de plus, elle aimait
-tendrement sa marraine et elle eût craint de la blesser.
-Mais, après une heure passée ainsi, elle restait
-rêveuse pour des jours. Le double milieu si contradictoire
-dans lequel elle avait été élevée devait donner
-beaucoup à réfléchir à cette enfant intelligente.
-Ce qu'il y a de particulier, c'est que des deux côtés
-<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span>
-elle ne voyait que des extrêmes; pas de terrain neutre
-sur lequel elle pût s'arrêter, se reposer un moment.
-Au faubourg Saint-Germain, elle trouvait chez madame
-de Saint-Villiers les défauts comme les qualités de
-l'ancienne noblesse poussés à l'exagération: orgueil
-de la race et du nom, mépris du travail, prétentions
-à tous les privilèges, mais aussi honneur, délicatesse,
-générosité: ceci surtout dominant jusqu'à être mis à
-la place même de la justice. Retournant dans sa
-famille, elle y rencontrait le règne de l'argent, mais
-aussi le culte du travail; plus de logique et moins
-d'orgueil, mais une immense vanité.</p>
-
-<p>Et Gabrielle elle-même, qu'était-elle, au milieu de
-tout cela? Que serait-elle, plutôt? Elle commençait
-seulement à penser à ces choses. Quelle influence
-prévaudrait sur elle, et quelle voie devait-elle choisir?</p>
-
-<p>Pour le moment, toujours assise sur son petit
-tabouret, elle prêtait l'oreille d'un air grave à une
-histoire du temps de Charles X, que lui racontait sa
-marraine. Le récit de cette histoire devait avoir une
-conséquence fâcheuse, et voici comment:</p>
-
-<p>Aussi longtemps que Gabrielle avait brodé, fait de
-la musique ou causé, il lui avait été relativement
-facile de tenir certaine promesse qu'elle s'était faite
-<span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span>
-en entrant, à savoir qu'elle ne lèverait pas les yeux
-sur un portrait suspendu en face de la cheminée, et
-qu'elle se reprochait d'avoir déjà regardé trop souvent.
-Tout avait bien été jusqu'au moment où madame
-de Saint-Villiers commença cette malencontreuse histoire
-du temps de Charles X. Elle était si longue, cette
-histoire! Gabrielle croyait même ne pas l'entendre
-pour la première fois. Oui, à la description de certain
-cavalier, elle se rappelait fort bien l'avoir écoutée auparavant.</p>
-
-<p>&mdash;C'était le plus bel homme de la cour, disait la
-marquise, grand, bien fait, un visage noble et plein
-d'expression, des yeux...</p>
-
-<p>Gabrielle leva les siens vers le portrait.</p>
-
-<p>Vraiment, il aurait mieux valu qu'elle le regardât
-au commencement de l'après-midi, lorsqu'il était en
-pleine lumière; maintenant, à travers ce demi-jour
-qui tombait des lourds rideaux et qui l'idéalisait, il
-était cent fois plus dangereux. Gabrielle le sentit à
-l'émotion qui la troubla tout à coup. Mais au même
-instant, un domestique entra, apportant des lettres,
-et elle se hâta de détourner les yeux du tableau.</p>
-
-<p>&mdash;Tenez, dit sa marraine, voilà un joli monogramme
-pour votre collection. Découpez-le, vous
-pourrez l'emporter.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span>
-Et elle lui montrait sur un des billets qu'elle venait
-de décacheter un écusson surmonté d'une couronne de
-comte et entouré d'une devise; le papier venait de
-chez Stern: c'était une petite merveille de gravure.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je vous remercie, il est admirable. Voulez-vous
-m'expliquer les armes?</p>
-
-<p>&mdash;Volontiers, répondit la marquise.</p>
-
-<p>Et lorsqu'elle eut fini:</p>
-
-<p>&mdash;Que diriez-vous, petite, d'une couronne comme
-celle-là?</p>
-
-<p>&mdash;A moi? fit Gabrielle dont les joues s'empourprèrent.
-Puis elle ajouta vivement avec un éclat de rire:</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez bien, madame, que je suis républicaine.</p>
-
-<p>&mdash;Chut! s'écria la marquise. Oh! la vilaine enfant!
-Est-ce qu'on dit de gros mots comme cela dans
-ma maison?</p>
-
-<p>Gabrielle riait toujours. Elle n'avait pas d'autre
-phrase lorsqu'elle voulait taquiner la marquise.
-Celle-ci ne s'en fâchait pas, le prenant comme une
-plaisanterie, mais elle feignait une indignation terrible;
-on riait et l'on s'embrassait.</p>
-
-<p>Cependant la pendule avait sonné cinq heures. On
-vint avertir mademoiselle que sa femme de chambre
-<span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span>
-était là. Comme la jeune fille mettait ses gants,
-madame de Saint-Villiers lui dit:</p>
-
-<p>&mdash;A propos, quand partez-vous pour la campagne?</p>
-
-<p>&mdash;Dans quinze jours ou trois semaines.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous allez toujours à Montretout?</p>
-
-<p>&mdash;Toujours; mais nous passerons le mois d'août à
-Trouville.</p>
-
-<p>&mdash;Encore à Trouville cette année! Cet endroit devient
-bien vulgaire.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas. C'est près de Paris, et, de cette
-façon, papa n'a pas besoin d'abandonner complètement
-ses affaires.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! oui, ses affaires, dit la marquise avec une
-emphase un peu dédaigneuse; j'oubliais...</p>
-
-<p>&mdash;Nous vous verrons à Montretout, n'est-ce pas,
-chère marraine?</p>
-
-<p>&mdash;Certainement... Et même... écoutez: voilà pourquoi
-je vous en parlais. J'y mènerai mon neveu René...
-après en avoir toutefois demandé la permission à vos
-parents. Il désire vivement leur être présenté. Il serait
-singulier, avec l'amitié qui nous unit, que mon
-fils, pour ainsi dire, ne connût pas votre famille, et
-vous-même, toute belle. Je ne sais comment ceci ne
-s'est pas fait depuis longtemps. Enfin, l'hiver est fini,
-vous ne recevez plus; nous attendrons que vous soyez
-<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span>
-à la campagne. C'est une promenade délicieuse, d'ici
-à Montretout, par le bois.</p>
-
-<p>Gabrielle tendit son front à la marquise, qui l'embrassa
-avec tendresse; puis elle partit.</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span>
-<h2 class="normal">III</h2>
-</div>
-
-<p>Un mois après cette visite, René parut tout à coup
-chez sa tante, à l'heure où celle-ci sortait habituellement.
-La marquise fit atteler son landau, y monta
-avec son neveu, et partit pour Montretout.</p>
-
-<p>Bien que madame de Saint-Villiers ne se montrât pas
-souvent autour du lac et choisît de préférence pour sa
-promenade quotidienne les allées retirées du bois, son
-équipage de forme un peu antique et sa livrée bleue
-lisérés jaunes étaient bien connus des Parisiens. Ce
-jour-là, ils attirèrent l'attention d'une façon toute particulière,
-car, à la gauche de la marquise, était assis
-le comte de Laverdie.</p>
-
-<p>Le fait, il est vrai (et ceci n'est pas à la louange du
-<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span>
-jeune homme), se produisait assez rarement pour
-qu'on le remarquât. Ceux qui aiment à tout savoir, et
-encore mieux à tout deviner sur les affaires d'autrui,
-observèrent que la vieille dame se tenait fort droite
-parmi les coussins et portait sur son visage un petit air
-de triomphe qu'on ne lui avait jamais vu; que René,
-au contraire, un peu enfoncé dans la voiture, la tête
-légèrement inclinée en avant, paraissait presque
-abattu; enfin, que les chevaux allaient bien vite pour
-une simple promenade.</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers, cependant, ne jouissait
-pas d'un bonheur sans nuages. Cette entrevue, qu'elle
-avait appelée de tous ses v&oelig;ux, commençait, à mesure
-que le moment s'en approchait, à lui sembler
-passablement redoutable. Elle appréhendait fort l'effet
-que devait produire sur son neveu le premier aspect
-du milieu où elle allait le faire pénétrer. Elle songeait
-à une foule de petites choses qui pourraient le rebuter,
-le blesser tout d'abord. Son inquiétude était
-d'autant plus vive qu'elle n'avait pas la plus faible
-idée de ce qui se passait dans l'esprit de René, ni de
-la nature des motifs qui avaient inspiré la détermination
-soudaine de celui-ci. Elle tournait de temps à
-autre vers le jeune homme un regard tendre et interrogateur,
-mais ce regard restait sans réponse. René
-<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span>
-causait avec le plus grand calme de choses indifférentes,
-et considérait les gazons soigneusement entretenus
-et les massifs corrects du Bois avec toute l'attention
-d'un voyageur explorant une terre inconnue,
-ou encore celle d'un général qui pénétrerait à l'aventure
-au c&oelig;ur d'un pays ennemi.</p>
-
-<p>&mdash;Bah! réfléchit la marquise, ne suis-je pas sûre
-de Gabrielle? Dès que René l'apercevra, il deviendra
-incapable de rien voir d'autre; tout ce qui ne sera
-pas elle lui semblera de peu d'importance: c'est ainsi
-qu'il passera sur les petitesses et les ridicules de ceux
-qui l'entourent. Est-ce que je ne connais pas mes
-deux enfants? Ne sais-je pas bien que c'est le bonheur
-de toute leur vie auquel je travaille? J'en ai la conviction
-si profonde, que je l'édifierais malgré eux, ce
-bonheur, si cela était nécessaire et si j'en trouvais le
-moyen!</p>
-
-<p>Toutefois, madame de Saint-Villiers crut utile de
-préparer son neveu en lui faisant, au physique ainsi
-qu'au moral, le portrait de chacun des membres de la
-famille Duriez, sa filleule exceptée, bien entendu.</p>
-
-<p>René, qui devina son intention, essaya de la prévenir.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous assure, madame, dit-il, que tous ces
-gens-là me sont parfaitement indifférents. Comme
-<span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span>
-vous l'avez fort bien fait observer vous-même, ce n'est
-pas eux que je compte épouser. Leurs qualités et leurs
-défauts réunis n'auront pas le pouvoir de rien changer
-à mes intentions ni aux sentiments qu'il m'arrivera
-d'éprouver à l'égard de votre filleule. Si j'avais pu
-recevoir mademoiselle Duriez de votre main, sans
-même que j'eusse à solliciter l'honneur d'être présenté
-à ses parents, mon bonheur eût été parfait.</p>
-
-<p>&mdash;Et le mien donc! soupira la marquise. Cependant,
-mon cher René, pas d'exagération fâcheuse. Excusez-moi
-si j'avoue que vos paroles me semblent un peu
-dures. Vous verrez vous-même que les Duriez ne méritent
-pas cette indifférence dédaigneuse. J'en suis, du
-reste, charmée pour vous: quoi que vous disiez, vous
-auriez souffert du contraire. Vous ne pensez pas, j'espère,
-séparer absolument votre femme de sa famille,
-ni de fait ni moralement. Ce serait une impossibilité,
-et, de plus, une cruauté dont je ne vous crois pas capable.</p>
-
-<p>&mdash;Eh! certes non, madame, pas absolument, sans
-doute, mais le plus possible, cela est certain. Si je
-vous ai bien comprise, et grâce avant tout à votre influence,
-mademoiselle Duriez ne partage pas, à beaucoup
-près, toutes les idées du milieu dans lequel elle
-a été élevée?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span>
-&mdash;Ce milieu, René, n'est pas tel que vous semblez
-vous l'imaginer. Si l'homme du peuple parvenu n'avait
-d'autre représentant que M. Duriez, il faut
-avouer qu'on en aurait un peu exagéré le type
-dans ces mille descriptions qui nous ont inspiré tant
-de dégoût. Ni vous ni moi n'avons le moindre désir
-d'approfondir la question; ne parlons donc que de la
-famille qui nous intéresse et qui bientôt nous touchera
-de si près. Les Duriez sont partis de bas, c'est vrai...
-il paraît qu'aujourd'hui c'est bien porté. Autrefois on
-s'enorgueillissait d'avoir eu un aïeul au sacre de
-Charles VII... Aujourd'hui l'on est fier si l'on peut
-dire: «Mon grand-père plantait des choux, il faisait
-une croix pour signer son nom; tel que vous me voyez
-je suis venu à Paris en sabots, avec quatre sous attachés
-dans le coin d'un mouchoir!» Ainsi va le monde,
-mon cher neveu: aussi suis-je bien aise de penser que
-j'en sortirai bientôt. J'ignore si le grand-père de
-M. Duriez plantait des choux, mais certainement il
-devait planter quelque chose. Il vivait je ne sais où,
-au fin fond de la Bourgogne, avec une bonne douzaine
-d'enfants qui couraient pieds nus. L'un de ces gamins,
-plus intelligent que les autres, arriva ici un beau jour,
-s'ingénia, se démena, travailla et fit fortune. Il laissa,
-en mourant, au père de Gabrielle, une maison de
-<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span>
-commission et d'exportation solidement installée. Aujourd'hui,
-c'est un établissement colossal qui chiffre
-par des millions le mouvement de ses affaires.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, fit René en souriant, j'avoue que ces petits
-va-nu-pieds bourguignons m'inquiètent. Que sont-ils
-devenus? N'ont-ils pas eu chacun douze enfants à leur
-tour, et ne voit-on pas tout cela bourdonner autour
-d'une si grosse fortune comme des papillons de nuit
-autour d'une chandelle?</p>
-
-<p>&mdash;Non, dit la marquise. Le fondateur de la maison
-Duriez était le dernier de la famille; il est mort vieux
-et quand tous les autres étaient déjà sous terre depuis
-longtemps. Quant aux descendants de ceux-ci, je n'en
-ai jamais entendu parler. S'il en existe, on doit convenir
-qu'ils font preuve d'une discrétion bien intéressante.</p>
-
-<p>&mdash;Savez-vous bien, madame, que cette histoire me
-paraît admirable. Je me fais une idée charmante de ce
-gamin ébouriffé, arrivant dans notre grande ville avec
-ses poches vides et des millions dans sa petite tête.
-Certainement, la noblesse est une belle chose, mais
-la résolution, le travail... Oui, il y a bien là aussi
-quelque chose de grand.</p>
-
-<p>La marquise regarda son neveu d'un air surpris et
-peiné.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span>
-&mdash;Ah! René, René, dit-elle, vous voilà bien toujours
-le même, avec vos impulsions qui déconcertent.
-Vous ne parlerez, vous n'agirez donc jamais que d'enthousiasme?
-Mon cher enfant, pardonnez à votre vieille
-tante qui se croit permis de vous dire de telles choses,
-mais ne songez-vous pas que vous passez votre vie à
-vous contredire sans cesse?</p>
-
-<p>&mdash;Chère tante, je sais que je suis le pire étourdi
-qui existe, mais, au nom du ciel! qu'est-ce que j'ai
-dit qui puisse m'attirer tout à coup un aussi sévère
-reproche?</p>
-
-<p>Il avait l'air si sincèrement, mais si comiquement
-désolé que la vieille dame ne put s'empêcher de sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, répondit-elle gaiement, ce que vous
-avez dit? Mais c'est trop fort! Je vous crois plein de
-préjugés contre la bourgeoisie, je m'efforce de les détruire,
-je cache mes propres répugnances pour mieux
-vaincre les vôtres... Bon! une nouvelle idée vous traverse
-la tête, vous vous y lancez à corps perdu, et
-vous voilà embouchant la trompette en l'honneur de ce
-qui tout à l'heure ne paraissait même pas digne d'attirer
-votre attention.</p>
-
-<p>Cette fois, René rit aux éclats.</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai, dit-il, je me reconnais, je suis ainsi...
-<span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span>
-J'en demande pardon à Dieu et aux hommes, à vous
-en particulier, ma bonne tante. Cependant ne me condamnez
-pas sans m'entendre. J'admire l'énergie, l'intelligence,
-la volonté; je déteste et je méprise la vanité,
-l'avarice, la morgue insolente, qu'à tort ou à
-raison l'on attribue aux parvenus. Je ne suis pas,
-comme vous voyez, si fort en contradiction avec moi-même.
-Et puis, si celui qui a gagné la fortune mérite
-quelque admiration, son fils généralement en mérite
-moins et son petit-fils pas du tout. Le premier gravit
-la montagne, le second reste au sommet, et il arrive
-souvent que le troisième dégringole de l'autre côté.</p>
-
-<p>&mdash;A propos, dit la marquise, il existe ce petit-fils;
-mais c'est un bon jeune homme, très travailleur et qui
-ne manifeste jusqu'à présent aucune intention de dégringoler
-comme vous dites.</p>
-
-<p>&mdash;Mademoiselle Duriez a un frère?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui: un frère plus âgé qu'elle de deux ou
-trois ans. Ne vous l'avais-je pas dit?</p>
-
-<p>&mdash;Jamais.</p>
-
-<p>&mdash;Vous l'aurez oublié. Du reste, je crois que c'est
-ce que vous risquez de faire après que vous l'aurez vu
-lui-même.</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment? fit René en riant. Il est intéressant à
-ce point?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span>
-&mdash;Mon Dieu, c'est un excellent garçon; mais je ne
-lui crois guère d'esprit. Il vient de faire son volontariat
-dans la cavalerie, et se figure monter comme Bellérophon:
-je n'ai cependant jamais vu personne de
-plus disgracieux à cheval. C'est un gros blond, dont
-l'aspect fait involontairement rêver de plum-pudding.
-Ce qui contribue à rendre ce rapprochement naturel,
-c'est qu'il imite en tout les Anglais. Vous le verrez
-vêtu d'un veston à carreaux et les cheveux partagés
-au milieu de la tête. Il a un cab dont les roues sont à
-peine plus légères que celles d'une charrette à foin.
-Tous les matins, il se rend de Saint-Cloud à Paris dans
-cet horrible véhicule.</p>
-
-<p>Il y eut un moment de silence. René ne paraissait
-que médiocrement charmé du portrait qui venait de
-lui être fait de son futur beau-frère.&mdash;Je ne le verrai
-pas souvent, pensait-il.</p>
-
-<p>&mdash;Et madame Duriez? demanda-t-il tout haut.</p>
-
-<p>&mdash;Elle? Oh! il est inutile que je vous en parle:
-vous l'aurez jugée quand vous l'aurez saluée. Elle se
-croit une grande dame parce qu'elle ne fait rien naturellement.
-Si elle vous dit: Comment vous portez-vous?
-et vous offre un siège, vous savez à quoi vous
-en tenir sur son compte. Vous n'acceptez pas sa chaise
-sans remords, en songeant combien la pauvre dame a
-<span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span>
-dû se donner de peine et d'étude pour arriver à vous
-prier de vous asseoir de la façon dont elle le fait. Son
-mari, lui, a l'air de vous dire: «J'ai des millions; ils
-valent vos titres. S'il me plaît de mettre une couronne
-de duchesse dans la corbeille de ma fille, je puis m'en
-passer la fantaisie, et j'ai le moyen de la payer.» Ces
-prétentions sont grossières, j'en conviens; elles sont
-absurdes, puisque, en somme, l'argent n'a d'autre
-mérite que celui qu'on lui prête, et qu'on ne saurait à
-aucun prix acquérir la noblesse du sang. Mais, avec
-cela, le bonhomme a une franchise, un esprit simple
-et droit, qui fait qu'on lui pardonne. Vous le verrez,
-il vous plaira. Vous aurez plus de peine à digérer l'affectation
-de madame Duriez. J'aime mieux vous le
-dire à l'avance. Ainsi prenez-en votre parti. Rien ne
-persuadera à cette femme qu'il y ait la moindre différence
-entre elle et nous. N'essayez pas de le lui
-faire sentir, mon neveu, car vous perdriez votre peine.
-Tels qu'ils sont, ces braves gens ont trouvé moyen de
-découvrir une perle, de décrocher une étoile qui est
-leur fille et qui est ma filleule: c'est tout ce qu'il
-nous importe de savoir.</p>
-
-<p>Il serait difficile de se figurer dans quel misérable
-état d'esprit se trouvait René de Laverdie au moment
-où la marquise et lui arrivèrent au terme de leur
-<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span>
-voyage. Il sentait que c'était un marché qu'il allait
-faire, et cela lui répugnait profondément. On avait eu
-beau lui démontrer qu'il donnerait, en somme, plus
-qu'il ne recevrait: ce raisonnement seul aurait prouvé
-qu'il ne s'agissait pas ici d'autre chose que d'une affaire;
-or le comte de Laverdie, en véritable comte du
-reste, avait les affaires en horreur; en faire une de
-son mariage semblait très dur à sa délicatesse. Comme
-il connaissait sa propre valeur et qu'il avait un c&oelig;ur
-excellent, il ne pouvait douter que la future comtesse
-ne coulât des jours dignes d'envie; mais il commençait
-à se demander si lui-même serait heureux... Ces
-pensées et bien d'autres encore communiquaient à son
-visage une expression assez triste, et la marquise lui
-en fit malicieusement la remarque tandis que la voiture
-franchissait la grille du parc de Montretout.</p>
-
-<p>René s'efforça de sourire et regarda sa tante. La vue
-du bonheur évident qui rayonnait sur tous les traits
-de la vieille dame le consola en partie de ses chagrins
-et de ses scrupules.</p>
-
-<p>Quand on est entré dans le parc de Montretout par
-la grille qui se trouve à côté de la station du chemin
-de fer de Saint-Cloud, la première avenue qui se présente
-à gauche est une superbe allée plantée de hauts
-arbres. Des deux côtés, on aperçoit des habitations
-<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span>
-élégantes, très rapprochées les unes des autres. Malgré
-la verdure qui les enveloppe, on sent que c'est encore
-la ville: les grilles imposantes dont les dorures étincellent,
-les cours où le râteau n'a pas laissé un caillou
-hors de sa place, font qu'en traversant ce beau boulevard
-on hésite à se croire à la campagne. La campagne!
-Non, ce mot riant et doux, qui fait penser à la
-grande prairie trempée de rosée et au gai tapage de
-la basse-cour, ne convient pas à Montretout.</p>
-
-<p>Les maisons qui se trouvent du côté gauche de cette
-première avenue offrent pourtant à leurs habitants un
-avantage qui en vaut bien d'autres réunis, soit de la
-ville, soit de la campagne: c'est le spectacle de l'admirable
-panorama qui se déroule au-dessous d'elles.
-Spectacle vraiment incomparable! Saint-Cloud, son
-parc royal, où se dressent les débris de son palais
-consumé; la Seine, coupée de ponts nombreux et couverte
-d'îles verdoyantes; le vaste massif du bois de
-Boulogne, sur la teinte sombre duquel se détache,
-d'un vert plus vif, le champ de courses de Longchamp,
-puis, au delà, Paris, infini et changeant comme la
-mer, bleuâtre dans la brume du matin, rose et doré
-au soleil couchant, quelquefois menaçant et noir
-comme les flots que soulève la tempête.</p>
-
-<p>Cette vue était pour Gabrielle Duriez une source
-<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span>
-de perpétuel ravissement. La jeune fille y trouvait un
-dédommagement au séjour de Montretout, qu'elle
-détestait: elle avait choisi sa chambre au second
-étage de la maison, du côté opposé à la façade qui
-donnait sur le parc. Son bonheur était d'en ouvrir
-toutes grandes les deux larges fenêtres et de s'enivrer
-d'air, de lumière et de la contemplation d'un
-pareil tableau, d'aspect toujours divers et toujours
-merveilleux.</p>
-
-<p>Les appréhensions de René se trouvèrent justifiées
-lorsqu'il pénétra dans le salon de madame Duriez. Il
-trouva la maîtresse de la maison telle que sa tante la
-lui avait dépeinte, c'est-à-dire remplie, dans sa conversation
-et ses manières, d'une affectation insupportable.
-Des yeux moins prévenus eussent peut-être été
-moins sévères; cependant il est certain que madame
-Duriez cessait d'être naturelle à l'instant où
-son valet de chambre annonçait une personne titrée.
-C'était un effet malheureux que produisait la petite
-particule <i>de</i>; elle rendait ridicule une personne qui,
-autrement, eût été fort sympathique par son esprit
-agréable et son affabilité sincère.</p>
-
-<p>Madame Duriez fit seule d'abord les honneurs de
-chez elle, puis Gabrielle descendit; René la vit entrer
-sans émotion.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span>
-&mdash;Je n'ai pas besoin de vous présenter mon neveu,
-dit la marquise à sa filleule, puisque vous avez dansé
-ensemble cet hiver, si je ne me trompe pas.</p>
-
-<p>Le comte se garda bien d'avouer que sa mémoire
-était moins fidèle que celle de madame de Saint-Villiers.
-Il ne se rappelait pas avoir fort admiré Gabrielle
-au bal de la marquise. Il la regarda et ne la
-trouva pas jolie; il causa avec elle et pensa qu'elle
-était insignifiante. Était-ce l'absence des lumières et
-de l'étourdissante atmosphère du bal, était-ce la
-fraîche petite robe de toile remplaçant la toilette de
-faille et de gaze qui transformaient ainsi Gabrielle?
-Était-ce plutôt l'idée de ce mariage nécessaire et
-forcé, ou le sentiment, à grand'peine étouffé, qu'il
-allait tromper une enfant, qui agissait sur l'esprit de
-René pour troubler son jugement? Le jeune homme
-ne s'en demanda pas si long. Il se sentait monter peu
-à peu sur son piédestal intérieur, tandis que la famille
-Duriez descendait dans sa pensée à une distance
-incalculable. Il s'admira sincèrement pour la grandeur
-d'âme qu'il allait déployer en franchissant un tel
-abîme. La conversation se ressentit des dispositions
-où il se trouvait; il y apporta une grâce nonchalante
-qui fit l'admiration de madame Duriez: elle y vit
-la marque suprême de l'élégance et du bon ton.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span>
-Gabrielle se sentait mal à l'aise et ne savait pas
-trop pourquoi. Elle cherchait en vain en face d'elle,
-dans ce comte de Laverdie, au sourire aimable et si
-légèrement dédaigneux, le jeune homme dont elle
-avait remarqué chez sa marraine la belle physionomie,
-ouverte et spirituelle, la gaieté mêlée d'une
-certaine profondeur et l'empressement délicat vis-à-vis
-d'elle-même. Elle ne le retrouvait pas. Mais qu'importe!
-Une fois avait suffi, et Gabrielle, au fond du
-c&oelig;ur, gardait une image que la réalité même ne devait
-ni remplacer ni détruire.</p>
-
-<p>Madame Duriez voulait retenir ses visiteurs à dîner:
-on ne devait pas songer, en venant à la campagne, à
-s'en retourner aussitôt. Cependant la marquise ne
-consentit pas à rester.</p>
-
-<p>&mdash;La campagne, dit-elle en souriant, y pensez-vous?
-En vingt minutes nous sommes à Paris.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! oui, fit Gabrielle avec un gros soupir comique.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! voilà, dit la marquise, un des chagrins de
-notre petite fille: elle n'aime pas Montretout; elle
-s'y trouve en prison.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi donc, mademoiselle? demanda
-René.</p>
-
-<p>&mdash;Parce qu'il faut ici s'habiller comme à Paris,
-<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span>
-recevoir comme à Paris; quand nous sortons, c'est
-encore pour aller à Paris. Savez-vous ce que j'aime
-quand je suis à la campagne? C'est me trouver dans
-un endroit où je puisse rencontrer des paysans qui
-me demandent: Comment est-ce Paris? et qui, vraiment,
-n'en ont pas la moindre idée.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà un rêve que vous ne devez pas avoir vu se
-réaliser bien souvent.</p>
-
-<p>&mdash;Non, c'est vrai: une fois seulement, dans le
-Dauphiné. Nous y étions tout à fait par hasard et nous
-n'y sommes pas restés.</p>
-
-<p>&mdash;Je crois bien, dit madame Duriez, c'était un
-vrai trou. Gabrielle en a conservé un charmant souvenir
-parce qu'elle était tout enfant; mais je suis
-sûre qu'aujourd'hui elle ne voudrait pas plus que moi
-passer huit jours dans un pays où trois personnes au
-plus parlent autre chose que le patois.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! maman, s'écria la jeune fille.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, Gabrielle, nous irons toutes les deux,
-dit la marquise. Mais il faut nous dépêcher, car les
-toits de chaume disparaissent. C'est nous qui habiterons
-sous le dernier; nous parlerons patois et nous
-mettrons des sabots.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en demanderais pas tant, madame, répondit
-Gabrielle en riant, si vous vouliez seulement persuader
-<span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span>
-à maman qu'une jeune fille peut sortir à
-cheval le matin à huit heures avec son frère dans le
-parc, sans manquer à toutes les lois des convenances
-et du comme il faut!</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère petite, fit madame de Saint-Villiers un
-peu sèchement, voilà un code que je n'ai jamais pris
-la peine d'étudier, et madame votre mère en sait probablement
-bien plus long que moi sur ce sujet. Ne
-m'avez-vous pas parlé de vos roses? Vous serez
-charmante de nous les montrer tout de suite, car
-nous allons bientôt vous quitter.</p>
-
-<p>On descendit dans le jardin.</p>
-
-<p>Gabrielle soignait elle-même une corbeille de roses
-dont elle était très fière: toutes les variétés, toutes
-les nuances s'y trouvaient réunies; comme elles
-étaient alors en pleine floraison, elles formaient un
-bouquet merveilleux que les yeux ne pouvaient se
-lasser d'admirer.</p>
-
-<p>La jeune fille détacha trois ou quatre des plus belles
-fleurs pour les offrir à sa marraine.</p>
-
-<p>&mdash;Et mon neveu? dit madame de Saint-Villiers avec
-malice.</p>
-
-<p>Gabrielle sourit, se pencha, cueillit un bouton et le
-tendit à René. Elle le fit avec tant de simplicité, de
-grâce et si peu de coquetterie, que le jeune homme
-<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span>
-en fut frappé. Il remercia vivement, prit la fleur et la
-mit à sa boutonnière. Madame Duriez le regarda faire
-avec stupéfaction.&mdash;Un comte! soupira-t-elle intérieurement.
-On va le prendre pour son valet de pied.</p>
-
-<p>A ce moment, M. Duriez et son fils arrivaient
-de Paris. Ils s'empressèrent de se rendre au jardin
-dès qu'ils eurent appris qui s'y trouvait. M. Duriez
-vint sans façon tendre la main à la marquise, et
-il serra vigoureusement celle de René aussitôt que
-celui-ci lui fut présenté; puis il embrassa sa fille sur
-les deux joues.</p>
-
-<p>Tandis qu'une pareille scène faisait pâlir madame
-Duriez, René se sentait tout réchauffé par cette
-bonhomie franche et cordiale. Les derniers moments
-de la visite lui semblèrent plus agréables que les
-premiers et il redevint presque lui-même.</p>
-
-<p>Appuyée sur le bras de son père, Gabrielle regardait
-la voiture de la marquise descendre l'avenue.
-Son c&oelig;ur battait bien légèrement dans sa poitrine.
-Elle se mit à rire parce que madame Duriez trouva
-très inconvenant qu'on restât ainsi à la grille.</p>
-
-<p>&mdash;Cela m'est égal d'être grondée, puisque tu l'es
-aussi, papa, fit-elle en jetant les bras autour du cou
-de celui-ci.</p>
-
-<p>Mais en se retournant, elle aperçut son frère qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span>
-l'observait d'un air presque sombre.&mdash;C'est singulier,
-pensa-t-elle, comme M. de Laverdie et
-Émile se sont regardés et salués avec froideur! On
-aurait cru qu'ils avaient quelque chose l'un contre
-l'autre, et cependant ils ne se connaissent pas. Mais
-non, c'est une idée que je me fais, j'aurai mal vu.
-Qu'y aurait-il entre eux, puisqu'ils se sont rencontrés
-aujourd'hui pour la première fois?</p>
-
-<p>Elle s'élança dans la maison, et, vive comme un
-oiseau, grimpa au second étage.</p>
-
-<p>Arrivée dans sa chambre, elle se mit à la croisée
-selon son habitude; mais, contre son habitude, elle
-ne regarda pas au loin, les bois, le ciel et la grande
-ville qui, dans ce moment, s'enflammait de tous les
-rayons du soleil du soir... Elle baissa les yeux vers la
-Seine, vers le pont de Boulogne, où, de cette hauteur,
-les passants paraissaient tout petits, allant, venant,
-se croisant, comme autant de fourmis actives
-aux abords de la fourmilière. On les apercevait tout
-noirs sur les trottoirs blancs de poussière. Au milieu
-de la chaussée, des équipages microscopiques passaient
-rapidement, avec des étincelles à leurs roues;
-et, plus lente, une charrette de pierres qui semblait
-traîner un caillou s'avançait au pas tranquille de ses
-quatre ou cinq chevaux; ceux-ci, avec leurs gros colliers
-<span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span>
-de laine bleue, ressemblaient à de bizarres
-insectes.</p>
-
-<p>Tout à coup Gabrielle inclina sa tête blonde avec
-plus d'attention: le landau de la marquise traversait
-le pont; et, bien qu'il parût mignon comme un
-jouet d'enfant, les bons yeux de la jeune fille distinguèrent
-très bien les deux personnes qui s'y trouvaient.
-Il passa comme un éclair et disparut dans la
-verdure profonde du bois de Boulogne. Alors seulement
-Gabrielle éleva ses regards vers les autres parties
-de l'immense tableau déroulé devant elle. Jamais
-elle ne l'avait vu si radieux ni si brillant. Non, jamais
-les grands arbres de Saint-Cloud n'avaient
-allongé sur le gazon des ombres si mystérieuses et si
-douces. Elle ne se rappelait pas non plus avoir auparavant
-aperçu une telle flamme au dôme des Invalides,
-ni de petits nuages aussi roses dans le ciel bleu; et il
-est certain qu'elle n'avait jamais remarqué là-bas,
-tout au loin, entre le pli de deux collines, cet espace
-lumineux et clair qui semblait une échappée sur l'infini
-et qui attirait et charmait ses regards comme
-l'entrée d'une terre nouvelle.</p>
-
-<p>Elle resta là, pensive et souriante, jusqu'à ce qu'on
-vînt l'avertir que la cloche du dîner avait sonné deux
-fois et que ses parents étaient à table.</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span>
-<h2 class="normal">IV</h2>
-</div>
-
-<p>Gabrielle ne s'était pas trompée lorsqu'elle avait
-cru remarquer, entre son frère et M. de Laverdie, un
-échange de regards presque hostiles. Les deux jeunes
-gens s'étaient à peine vus qu'ils avaient éprouvé l'un
-pour l'autre une égale antipathie. René était prévenu
-contre Émile: il gardait dans sa pensée le portrait
-physique et moral que sa tante lui avait fait du jeune
-Duriez, portrait assez sévère et fort peu engageant,
-d'après lequel il s'était figuré qu'il allait rencontrer
-un sot. Puis il craignait que la présence d'un jeune
-homme ne l'entraînât plus loin qu'il ne voulait dans
-l'intimité de ce monde plébéien, et il était disposé à
-se méfier du frère de Gabrielle.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span>
-Quant à celui-ci, c'était un caractère peu élevé:
-un sentiment de jalousie vulgaire l'avait tout d'abord
-éloigné du comte de Laverdie. Comme tous les jeunes
-gens de Paris, il connaissait bien la brillante réputation
-d'élégance, de goût et d'esprit que l'on avait faite
-à René; il ne se souciait pas d'approcher du héros. Il
-trouva sa visite à Montretout fort extraordinaire, car
-il le savait exclusif et le croyait orgueilleux. Il entendit
-sa mère inviter leurs visiteurs à dîner; madame
-de Saint-Villiers refusa de fixer un jour, mais promit
-de venir avec son neveu «à la fortune du pot».&mdash;Puisque
-vous voulez être traités en campagnards,
-ajouta la vieille dame en souriant, nous viendrons
-plutôt vous surprendre. J'espère que ce jour-là Gabrielle
-aura obtenu qu'on mette une soupe aux choux
-en tête du menu.</p>
-
-<p>Le fait est que la marquise ne voulait pas d'un
-dîner de cérémonie, où les meilleurs amis de madame
-Duriez eussent été rassemblés pour voir de près la
-grande dame et le jeune comte.</p>
-
-<p>Émile ne crut pas que madame de Saint-Villiers
-songeât à tenir sa promesse, du moins aussitôt qu'elle
-s'y était engagée; aussi fut-il très étonné lorsque,
-peu de jours après, en rentrant à six heures, il vit
-dans la cour la voiture de la marquise dont on était
-<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span>
-occupé à dételer les chevaux. L'idée du mariage qu'on
-méditait se présenta tout de suite à son esprit et le
-rendit furieux.</p>
-
-<p>&mdash;Cette vieille fée, pensa-t-il, n'avait pas assez accaparé
-Gabrielle, il faut maintenant qu'elle nous l'enlève
-tout à fait! Car je vois bien où elle veut en
-venir... Toutes ses gentillesses n'ont d'autre but que
-de nous apprivoiser. Une fois qu'elle aura mis en cage
-la petite colombe, elle se souciera bien des vieux ramiers!</p>
-
-<p>Il monta dans sa chambre, et, tout en s'habillant
-pour le dîner, suivit le cours de ses réflexions, qui
-devinrent de plus en plus sombres. Comment empêcher
-l'accomplissement d'un projet dont la seule
-perspective devait tourner la tête de joie à ses parents
-et à sa s&oelig;ur?</p>
-
-<p>&mdash;La petite est encore assez raisonnable, se disait-il,
-quoiqu'elle ne soit guère pratique et qu'elle vive
-un peu dans les nuages; mais ma mère se laissera
-certainement éblouir, et mon père ne voit rien que
-par elle.</p>
-
-<p>Cependant, même pour Émile, le dîner et la soirée
-se passèrent très bien. La réserve, pleine de finesse
-et de goût, de la marquise et de René le rassura,
-parce qu'il ne la comprit pas; le visage gracieux et
-<span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span>
-tranquille de Gabrielle ne lui dit rien non plus. Madame
-Duriez, au contraire, étant femme et par conséquent
-plus perspicace, voyait flotter devant ses yeux
-un rêve dont l'apparition la plongeait dans l'extase.</p>
-
-<p>Deux ou trois jours après cette visite, la famille
-Duriez, en sortant de table vers huit heures, se rendit
-dans le jardin. Ce jardin s'inclinait en pente du côté
-de Saint-Cloud. Dans la partie la plus élevée, le long
-de la maison, s'étendait une terrasse d'où la vue,
-sans être aussi vaste que depuis les étages supérieurs,
-était déjà fort belle; au-dessus, un balcon, et de longs
-rameaux de glycine grimpant et serpentant tout autour;
-au milieu, des sièges, et une table rustique sur
-laquelle était servi le café.</p>
-
-<p>Ce soir-là, Gabrielle avait apporté un livre broché,
-et, à peine eut-elle reposé sa tasse vide, qu'elle se
-réfugia dans le coin où il faisait encore le plus clair
-et se mit à lire. Elle avait appuyé ses deux petits pieds
-dans les découpures de la balustrade, et, sur ses genoux
-ainsi élevés, elle avait posé son volume ouvert
-et ses deux coudes, soutenant de ses mains sa jolie
-tête et le flot de ses cheveux blonds; elle paraissait
-complètement absorbée.</p>
-
-<p>M. Duriez et son fils avaient allumé leurs cigares.
-Un journal était sur la table, et ces messieurs causèrent
-<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span>
-un instant politique. Madame Duriez, après s'être
-plainte de la chaleur, s'était renversée dans son fauteuil,
-et, les paupières à demi closes, songeait mollement
-en regardant Paris. De ce côté, la nuit montait,
-et les fumées de la grande ville se distinguaient,
-blanchâtres et lourdes, sur le fond gris du ciel. Ce
-tableau brumeux et uniforme inspirait à madame Duriez
-des réflexions qui, si elles n'étaient pas plus variées,
-étaient beaucoup plus riantes; on aurait pu
-les résumer dans ces deux mots, que la bonne dame
-se répétait tour à tour avec béatitude:&mdash;Comtesse
-de Laverdie... Gabrielle de Laverdie...</p>
-
-<p>Cependant, Émile parut tout à coup frappé d'une
-idée extraordinaire; il fit le mouvement de quelqu'un
-qui attraperait quelque chose au vol et laissa tomber
-son cigare; puis il décroisa si brusquement les jambes
-qu'il faillit renverser la table, et que les quatre
-tasses en frémirent dans leurs soucoupes.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! qu'y a-t-il? cria madame Duriez,
-arrachée soudainement ainsi à sa contemplation de
-châteaux en Espagne.</p>
-
-<p>Son fils ouvrit la bouche comme pour parler, regarda
-du côté de Gabrielle qui était trop loin pour
-entendre, et, se ravisant, ne dit rien. Bientôt après il
-se leva, alluma un autre cigare, et se mit à marcher
-<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span>
-de long en large sur la terrasse. Au moment où sa promenade
-l'amena aussi loin que possible du reste de la
-famille, on l'eût entendu murmurer:&mdash;Un uniforme,
-deux ou trois blessures, des actes d'héroïsme, cela
-fait bien autant d'effet qu'un titre... Puisqu'elles veulent
-être éblouies, on les éblouira, on les aveuglera,
-mais, pour Dieu, pas ce Laverdie!</p>
-
-<p>Il revint sur ses pas et passa près de sa s&oelig;ur.</p>
-
-<p>&mdash;Tu t'abîmes les yeux, lui dit-il.</p>
-
-<p>Gabrielle ne répondit pas.</p>
-
-<p>Alors il se dit que le meilleur moyen de forcer la
-jeune fille à fermer son livre était d'exciter sa curiosité;
-il retourna donc à sa place et se rassit, en
-ayant soin de placer sa chaise de façon que Gabrielle
-ne pût perdre un mot de ce qu'il dirait. Avant
-de commencer, il fit intérieurement appel à toute la
-diplomatie qu'il possédait, ou du moins à celle qu'il
-se flattait de posséder.</p>
-
-<p>&mdash;Mère, dit-il d'une voix très haute qui réveilla
-madame Duriez (littéralement, cette fois, car, après
-l'aventure de la table, elle s'était tout à fait endormie),
-tu ne sais pas qui je vais t'amener demain à
-dîner, si toutefois tu le permets?</p>
-
-<p>Madame Duriez bâilla jusqu'à ce que les larmes lui
-en vinssent aux yeux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span>
-&mdash;Mon cher enfant, répondit-elle, toutes les personnes
-que tu pourras nous présenter seront les bienvenues,
-tu le sais.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! par exemple, j'en suis bien certain pour celle-là.
-Vous verrez demain l'un des plus charmants garçons
-qui existent: c'est ce jeune capitaine du 8<sup>e</sup> chasseurs
-à cheval, Ernest Arnaud, grâce à qui tous les
-ennuis du volontariat m'ont paru presque supportables.</p>
-
-<p>Émile avait déjà parlé à sa mère d'Ernest Arnaud,
-et celle-ci s'était mis dans la tête, sans qu'il fût possible
-de l'en dissuader, que ce jeune officier avait,
-d'une façon ou d'une autre, sauvé la vie à son enfant;
-que, sans lui, ce gros Émile blond et rose, qui semblait
-éclater de force et de santé, n'eût certainement
-jamais atteint le dernier jour de la terrible année
-d'épreuve.</p>
-
-<p>Le fait est qu'Émile et Arnaud, tous deux gais,
-bons enfants, étaient vite devenus d'excellents amis,
-et avaient trouvé moyen de s'amuser beaucoup ensemble,
-même en dépit de la distance qu'établissait
-entre eux la discipline. Cette intimité, du reste, s'était
-vue cimentée par des services mutuels: le capitaine
-faisant passer au volontaire une douzaine de mois assez
-agréables, et celui-ci laissant la main de son supérieur
-<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span>
-puiser à l'aise dans sa bourse bien garnie
-d'enfant riche et d'enfant gâté. Tout ceci, pour madame
-Duriez, restait un peu vague; elle avait envoyé
-de grosses sommes en cachette de son mari, et se
-souciait fort peu de ce qu'elles étaient devenues. Le
-mot de volontariat lui donnait le frisson, et le nom
-d'Ernest Arnaud lui faisait verser des pleurs de reconnaissance
-et d'attendrissement.</p>
-
-<p>L'idée qu'elle allait voir cet être généreux, cet ange
-gardien de son Émile, la remplit d'une joyeuse émotion.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! voilà une bonne nouvelle, vraiment! s'écria-t-elle.
-Qu'il vienne, ce cher jeune homme. Que je
-serai donc heureuse de le voir, de le remercier!...
-Comment se fait-il que tu n'aies pas songé à nous
-l'amener plus tôt?</p>
-
-<p>&mdash;C'eût été difficile, de Besançon où il se trouvait...
-Mais sa division vient d'être transférée à Versailles.</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est tout près! Nous le verrons souvent,
-j'espère. Pourvu qu'il vienne en uniforme! celui des
-chasseurs est si joli! Mon Dieu, quand je pense à ce
-fripon d'Émile... Il était adorable là dedans.</p>
-
-<p>&mdash;Je me faisais l'idée, dit à son tour M. Duriez,
-que ce M. Arnaud était un tout jeune homme... pas
-beaucoup plus âgé que toi.</p>
-
-<p>&mdash;Certainement, reprit Émile, en cherchant à deviner
-<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span>
-si sa s&oelig;ur écoutait; mais Gabrielle paraissait
-plus que jamais absorbée dans sa lecture.&mdash;Il a
-vingt-six ou vingt-sept ans au plus.</p>
-
-<p>&mdash;Diable! et déjà capitaine? C'est très beau. Comment
-cela se fait-il?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! voilà, dit Émile triomphant; il s'est tellement
-distingué pendant la guerre!... C'est toute une
-histoire... Il faut que je vous raconte cela. D'abord,
-Arnaud est le fils d'un militaire, du lieutenant-colonel
-Arnaud, qui aurait atteint aux plus hauts grades de
-l'armée s'il n'était pas mort en Italie.</p>
-
-<p>Le jeune homme commençait son récit lentement,
-et tâchant de donner à chaque mot le plus de force et
-d'intérêt possible; il espérait toujours que Gabrielle
-s'approcherait pour écouter. Mais celle-ci ne sortait de
-son immobilité que pour tourner, avec une régularité
-désespérante, les pages de son livre; après chaque
-feuillet, elle retombait dans la même position, la tête
-sur ses mains; et un observateur attentif eût même
-remarqué que ses petits doigts s'étaient élevés à la
-hauteur de ses oreilles, sur lesquelles ils tenaient appuyées
-comme des tampons deux grosses mèches de
-ses cheveux.</p>
-
-<p>C'en était trop pour Émile, qui suivait tout cela du
-coin de l'&oelig;il. Il s'interrompit au moment de faire
-<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span>
-expirer à Magenta le lieutenant-colonel Arnaud, et dit
-à sa mère, qui cherchait vainement sa poche dans les
-plis compliqués de sa robe afin d'en tirer un mouchoir:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne comprends pas, ma mère, que vous laissiez
-Gabrielle s'abîmer les yeux comme cela.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, cette petite lit encore? s'écria M. Duriez.
-Mais elle va se perdre la vue!... Gabrielle!...
-Gabrielle!...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, papa, dit-elle, en tournant vers lui de
-grands yeux effarés comme au sortir d'un songe.</p>
-
-<p>&mdash;Ferme donc ce livre, fillette, il n'est pas possible
-que tu y voies encore.</p>
-
-<p>&mdash;Je t'assure que si: tu ne te doutes pas comme
-il fait clair dans ce coin. Laisse-moi finir le chapitre,
-je t'en prie.</p>
-
-<p>&mdash;Quel est le livre qui t'intéresse si fort, Gabrielle?
-demanda madame Duriez.</p>
-
-<p>Gabrielle se fit répéter la question</p>
-
-<p>&mdash;<i>Le Marquis de Villemer</i>, maman, dit-elle enfin.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Le Marquis de Villemer!</i> Et depuis quand lis-tu
-du George Sand?</p>
-
-<p>&mdash;Depuis que papa me l'a permis, répondit la
-petite un peu trop vivement.</p>
-
-<p>M. Duriez baissait la tête comme un coupable.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span>
-&mdash;Tu comprends, ma chère amie, commença-t-il,
-que je ne lui aurais pas tout donné...</p>
-
-<p>&mdash;Je l'espère bien! s'écria sa femme, qui avait
-rougi d'indignation.</p>
-
-<p>Elle prit le volume des mains de la jeune fille, qui
-s'était approchée, et le posa devant elle, sur la table,
-d'un geste majestueux.</p>
-
-<p>&mdash;Tu me le laisseras bien finir, mère? dit Gabrielle,
-dont le ton suppliant n'obtint de sa mère qu'un solennel:&mdash;Nous
-verrons.</p>
-
-<p>Pour le coup la petite se révolta.</p>
-
-<p>&mdash;C'est trop fort! murmura-t-elle. J'ai dix-huit
-ans maintenant, et je peux bien lire autre chose que
-des niaiseries!... Je ne connais aucun de nos auteurs;
-je n'ai ouvert d'histoire que celle de l'abbé je ne sais
-plus qui... Je sais presque <i>Hernani</i> par c&oelig;ur, mais
-c'est grâce à l'une de mes amies, qui l'avait pris chez
-elle, dans la bibliothèque...</p>
-
-<p>&mdash;Tu as lu <i>Hernani</i>! dit madame Duriez, et avec
-une de tes amies qui se cachait de ses parents!... Tu
-me feras le plaisir de me nommer cette petite sotte,
-afin que je puisse empêcher que tu remettes les pieds
-chez elle.</p>
-
-<p>&mdash;Je trouve qu'on élève les filles d'une façon absurde,
-fut la conclusion que M. Duriez donna à cette
-<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span>
-petite scène: conclusion qu'il eut soin d'émettre à
-voix basse, et de couvrir, par surcroît de prudence,
-avec le bruit d'une allumette qu'il enflamma contre
-la table.</p>
-
-<p>Madame Duriez éprouva cependant quelque confusion
-de sa sévérité, surtout lorsqu'elle vit deux larmes
-qui brillaient dans l'obscurité au bord des longues
-paupières de sa fille.</p>
-
-<p>&mdash;Viens ici, mignonne, lui dit-elle. Tu finiras <i>le
-Marquis de Villemer</i>, mais il faut auparavant que tu
-écoutes la belle histoire de soldats qu'Émile allait
-nous raconter.</p>
-
-<p>Gabrielle se mit à rire; la dernière phrase de sa
-mère avait été dite en effet comme pour consoler un
-petit enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons l'histoire de soldats, fit-elle avec gaieté.</p>
-
-<p>Cependant, Émile était vexé: l'effet qu'il avait
-compté produire se trouvait gravement compromis
-par cette longue interruption.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! j'en étais sûr, dit-il d'un air moqueur,
-quelle femme résisterait au récit d'une belle bataille?</p>
-
-<p>Il avait voulu taquiner sa s&oelig;ur, et il est certain
-qu'elle se fâcha un peu.</p>
-
-<p>&mdash;Je t'en prie, Émile, ne dis pas comme cela «les
-femmes». Quand vous avez prononcé ce mot, vous
-<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span>
-autres jeunes gens, vous vous croyez bien grands
-garçons: ce n'est pas gentil.</p>
-
-<p>&mdash;Mais qu'ai-je dit d'offensant? C'est très joli à
-vous d'admirer le courage.</p>
-
-<p>&mdash;Le courage ne se trouve pas nécessairement et
-exclusivement dans la doublure d'un uniforme. Il
-existe aussi sous une redingote ou une blouse, voire
-même sous une robe de mousseline.</p>
-
-<p>&mdash;Bravo, petite! s'écria M. Duriez.</p>
-
-<p>&mdash;Gabrielle pose pour les idées larges, déclara
-Émile.</p>
-
-<p>La jeune fille fut bien tentée de répondre: Cela
-vaut mieux que de poser pour une coupe d'habits ou
-pour une coiffure; mais elle se mordit les lèvres et fit
-une variante:</p>
-
-<p>&mdash;J'aime mieux cela que de poser pour la toilette,
-dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as tort, ma chère: c'est bien plus ridicule,
-surtout pour une femme.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que tu dis donc, Émile? interrompit son
-père. Gabrielle ne pose pour rien, que je sache; quoiqu'elle
-pût le faire pour la plus douce, la plus modeste
-et la plus raisonnable petite personne qui soit
-en France et en Navarre.</p>
-
-<p>Gabrielle se glissa auprès de M. Duriez, installa un
-<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span>
-petit pliant auprès de son fauteuil, et, entourant le
-bras de son père avec ses deux mains jointes, leva
-sur lui dans l'ombre ses grands yeux profonds et
-doux.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es trop indulgent pour moi, père chéri, mais
-tu as raison de dire que je ne pose pas: c'est là ce que
-je déteste le plus au monde. Ce n'est pas ridicule,
-n'est-ce pas? de penser que l'habit, ou l'uniforme, ou
-le titre ne fait pas l'homme; c'est une idée un peu
-plus vieille que moi, j'espère.</p>
-
-<p>Un long et tendre baiser sur son front fut la seule
-réponse de son père.</p>
-
-<p>Le silence qui suivit tira madame Duriez du demi-sommeil
-auquel elle s'abandonnait de nouveau.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, eh bien, Émile, fit-elle, et cette histoire
-que nous attendons?</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, dit le jeune homme. Écoutez, je vous
-réponds que cela en vaut la peine. C'était en Alsace,
-un peu après Fr&oelig;schwiller; Arnaud...</p>
-
-<p>&mdash;Fr&oelig;schwiller? interrompit madame Duriez. Le
-comte de Laverdie y était aussi, il paraît; mais pas
-dans les chasseurs.</p>
-
-<p>Émile eut un mouvement d'impatience.</p>
-
-<p>&mdash;Arnaud, reprit-il, faisait partie de la division
-qui..</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span>
-&mdash;Dans quel régiment M. de Laverdie a-t-il donc
-servi pendant la guerre? poursuivit madame Duriez. La
-marquise me le disait encore l'autre jour: je me suis
-étonnée qu'il ne fût pas dans la cavalerie, je me souviens...
-Un jeune homme noble, et qui doit faire si
-bonne figure à cheval... Ce n'était pourtant pas la
-ligne, te rappelles-tu, mignonne?</p>
-
-<p>&mdash;Le 117<sup>e</sup> de ligne, oui, maman, murmura Gabrielle.</p>
-
-<p>&mdash;Avertissez-moi quand vous désirerez que je continue,
-s'écria Émile.</p>
-
-<p>Il était très heureux pour lui que sa mère ne sût
-pas quelle avait été la belle conduite de René de Laverdie
-en Alsace, car alors il est probable que les
-aventures de celui-ci auraient passé, dans la causerie
-du soir, avant celles du capitaine Arnaud. Mais, bien
-souvent, Gabrielle, assise aux pieds de sa marraine, et
-les yeux fixés sur la tapisserie de la marquise, avait
-entendu, tremblante d'émotion, un récit qui, se présentant
-maintenant à sa pensée, la rendait tout à fait
-incapable de prêter la moindre attention à celui de
-son frère.</p>
-
-<p>A la bataille même de Fr&oelig;schwiller, en effet, René
-de Laverdie, sous-lieutenant dans un régiment de
-ligne, avait reçu une blessure sérieuse. Recueilli et
-<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span>
-soigné par une famille de paysans, il avait passé auprès
-d'eux des jours qui lui semblèrent bien longs,
-dans l'impatience où il était d'agir et de lutter. Quels
-bruits sinistres arrivaient de temps à autre à ce petit
-village perdu des Vosges, si insignifiant que les Prussiens
-n'y pénétrèrent même pas, et qu'ainsi le comte
-put échapper à une humiliante et douloureuse captivité!
-Quelles tristes soirées il passa, lorsque, déjà
-convalescent, mais encore bien faible, il venait s'asseoir
-sur le seuil de l'humble maison qui lui servait
-d'asile, et que, dans la brume épaisse des chauds crépuscules
-de l'été, il entendait monter les plaintes
-naïves et les chuchotements consternés des bûcherons
-et des bergers! Pauvres gens! ils s'entretenaient
-des défaites et des malheurs de la grande France,
-qu'ils ne connaissaient guère, mais qu'ils aimaient
-depuis le jour où ils avaient vu couler son sang.</p>
-
-<p>Un matin enfin, René se sentit presque guéri; il
-demanda son uniforme, que ses hôtes cachaient par
-prudence: non qu'il voulût le mettre cependant, car
-sortir ainsi de sa retraite, dans un pays occupé par
-les Allemands, eût été une véritable folie. Son intention
-était de traverser les montagnes sous un habit
-de paysan, et de rejoindre au plus tôt l'armée française.
-Cependant la vieille Alsacienne, l'aïeule de la
-<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span>
-famille qui avait accueilli et sauvé René, étalait sur le
-lit du jeune homme la tunique de drap bleu foncé, et
-lui montrait près de l'épaule gauche la déchirure faite
-par une balle; de l'autre côté, l'épaulette d'or était à
-demi brûlée et presque arrachée; René comptait emporter
-ce débris, ainsi que la poignée de son épée
-dont il allait briser la lame.</p>
-
-<p>Tandis qu'il réfléchissait tristement, il fut soudain
-interrompu par un grand bruit qui s'éleva au dehors,
-c'étaient des coups de feu, auxquels répondirent les
-cris des femmes et des enfants. René s'approcha de
-la fenêtre, et, à peine se fut-il rendu compte de la
-cause du tumulte, qu'il sauta sur son épée et s'élança
-au dehors. La pauvre paysanne, qui l'avait pris en
-grande affection à cause de ses manières douces, et
-aussi parce qu'elle avait trois petits-fils de son âge
-dans l'armée et dans la ligne, avait étendu vainement
-ses mains tremblantes pour le retenir.&mdash;Monsieur
-l'officier! avait-elle crié.... faible comme vous êtes!...
-Mais, comme le jeune homme était parti et que les
-détonations plus rapprochées ébranlaient la maison,
-elle tomba à genoux et se mit à prier en sanglotant.</p>
-
-<p>Voici ce qui se passait. Un parti de francs-tireurs,
-poursuivi par un détachement prussien très supérieur
-en nombre, s'était précipité dans le village.
-<span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span>
-Sans songer à s'y barricader, à se réunir et à s'entendre
-pour tenter quelque résistance, en proie à
-une panique folle, les fuyards se dispersaient déjà
-dans les ruelles et dans les allées des maisons, et ils
-eussent été massacrés isolément de la façon la plus
-misérable, si tout à coup René ne se fût jeté au-devant
-d'eux. Brandissant son épée, trouvant, dans sa douleur
-et dans son indignation, le regard qui commande
-et les paroles qui raniment et qui rassurent, il parvint
-à se faire écouter. Les francs-tireurs, honteux de
-leur faiblesse, se groupèrent autour de lui. Ils avaient
-sur leurs ennemis quelques minutes d'avance. En un
-clin d'&oelig;il, sur l'ordre de René, une barricade s'éleva,
-formée d'une charrette, de pavés arrachés à la hâte,
-et même de sacs de blé qui se trouvaient sous la
-main; les femmes du village donnaient avec joie ce
-pain de leurs enfants; dans l'enthousiasme qui s'était
-emparé d'elles, quelques-unes même aidèrent à
-préparer la défense. Tandis que le combat s'engageait
-d'un côté, une seconde barricade, en se formant quelques
-mètres en arrière, achevait de couvrir les assiégés.</p>
-
-<p>La lutte fut très sanglante, car les Prussiens, exaspérés
-par cette résistance inattendue, s'acharnèrent
-contre la fragile redoute. Ils finirent par être repoussés,
-<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span>
-c'est-à-dire que six ou huit hommes, restés
-debout sur une trentaine, abandonnèrent la place.
-Presque tous les francs-tireurs, du reste, étaient morts
-ou blessés. Au moment où les survivants criaient
-victoire, on avait vu leur jeune chef tomber de la barricade,
-sur laquelle il s'était battu armé du fusil d'un
-Prussien; celui-ci s'étant aventuré jusqu'au sommet
-des sacs de blé, René l'avait terrassé dans une lutte
-corps à corps et lui avait enlevé son arme. On crut
-d'abord que l'héroïque jeune homme venait d'être
-frappé d'une balle, mais on reconnut bientôt qu'il
-était seulement évanoui; ses forces, quoique décuplées
-par sa volonté et par son courage, refusaient de le
-servir dès que sa tâche était accomplie. Heureusement,
-la forte constitution et la jeunesse du comte
-triomphèrent d'une si rude épreuve; il avait échappé
-comme par miracle à toute nouvelle blessure, et,
-après une violente fièvre de quelques jours, il se remit
-pour la seconde fois. Ses hôtes le soignèrent jusqu'au
-bout, bien qu'ils fussent demeurés presque seuls
-dans le village, les autres habitants ayant gagné les
-villes voisines par crainte de représailles de la part
-des Allemands. Lorsque René quitta ses pauvres amis,
-ceux-ci le serrèrent dans leurs bras en pleurant:&mdash;«Ah!
-monsieur l'officier, lui dirent-ils, revenez bientôt
-<span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span>
-avec l'armée: mon Dieu, que nous revoyons bientôt
-votre cher uniforme français!...»</p>
-
-<p>La nuit était complètement tombée sur Montretout,
-sur le jardin et sur la terrasse. C'était une belle et
-douce nuit de juin, et l'on voyait les étoiles briller,
-au-dessus des cimes noires des arbres, entre les rameaux
-de la glycine. Gabrielle avait posé sa tête contre
-le bras de son père; elle n'écoutait pas Émile: et
-pourtant celui-ci était devenu presque éloquent dans
-l'animation avec laquelle il racontait le beau trait de
-bravoure et de résolution qui avait valu à son ami
-Arnaud le grade de capitaine... La jeune fille songeait
-à un petit hameau des Vosges, attaqué, éperdu, dans
-les cris et la fumée, sous un ardent soleil d'août; à
-des sacs, d'où le blé s'échappait comme du sang par
-les déchirures des balles; à douze Français luttant
-contre trente Prussiens; à un jeune homme pâle,
-intrépide, superbe, debout sur une barricade, une
-épée sanglante à la main... Elle pensa aussi aux généreux
-paysans qui l'avaient entouré de leur dévouement
-naïf et qui avaient pleuré en lui disant adieu. Elle
-sentit que ses propres yeux se remplissaient de
-larmes:</p>
-
-<p>&mdash;Pauvres gens! murmura-t-elle, ils n'ont jamais
-revu «le cher uniforme français».</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span>
-<h2 class="normal">V</h2>
-</div>
-
-<p>Émile Duriez se coucha ce soir-là enchanté de lui-même,
-s'applaudissant de sa finesse, bénissant le
-prestige du courage militaire dans un c&oelig;ur féminin.
-Il avait remarqué l'émotion de sa s&oelig;ur, et l'attribuait
-sans peine à l'effet de son récit, lequel, du reste, en
-était digne.</p>
-
-<p>Ernest Arnaud était un homme à l'esprit médiocre
-et au c&oelig;ur léger; mais, comme soldat, sa valeur fût
-devenue légendaire au temps de Charlemagne, et plus
-tard, le chevalier sans peur et sans reproche lui aurait
-serré la main avec admiration. A notre époque
-même, où les progrès de l'art de la guerre ont laissé
-si peu de place au courage personnel, il s'était fait
-remarquer; d'autant plus qu'il joignait à cette ardeur
-un coup d'&oelig;il prompt et sûr, de la résolution, et une véritable
-<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span>
-intelligence du métier d'officier. C'était du reste
-un agréable compagnon, d'une amitié facile et cependant
-fidèle, et d'une gaieté à mettre en train tout le
-régiment: il était très aimé parmi ses frères d'armes.</p>
-
-<p>Il arriva chez madame Duriez en grande tenue,
-comme celle-ci l'avait souhaité, et irrésistible avec sa
-fière mine, sa vivacité de bon ton, ses yeux brillants
-de jeunesse et de belle humeur. Il fut accueilli comme
-un ancien ami. Rien, par exemple, ne lui causa plus
-d'étonnement et ne l'amusa autant que les protestations
-de reconnaissance maternelle dont il fut accablé
-dès qu'il entra. Il s'en défendit de son mieux, et mordit
-sa moustache pour ne pas éclater de rire en rencontrant
-le regard d'Émile.</p>
-
-<p>La soirée passa comme par enchantement. Au dîner,
-on ne s'aperçut de la présence d'un étranger que par
-l'animation et l'intérêt de la conversation. Arnaud
-remplaçait l'esprit par la verve; il contait bien, et les
-anecdotes ne lui manquaient pas: au besoin il en eût
-inventé. D'ailleurs, il était lui-même sous le charme:
-dès qu'il avait vu mademoiselle Duriez, il avait désiré
-lui plaire. Or, quand le capitaine Arnaud voulait gagner
-un c&oelig;ur, il mettait à en faire la conquête autant
-de feu qu'à l'attaque d'une redoute; les succès qu'il
-avait obtenus jusqu'alors, dans le domaine du sentiment
-<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span>
-comme sur les champs de bataille, n'étaient pas
-destinés à lui faire changer de système.</p>
-
-<p>De la salle à manger on passa au jardin, et de là
-dans la salle de billard. Tout le monde joua, même
-madame Duriez, qui poussait les billes avec une gravité
-et une maladresse incroyables. Arnaud lui donna
-des conseils.</p>
-
-<p>Quand on fut remonté au salon, Émile proposa de
-faire de la musique; il pria sa s&oelig;ur de chanter quelque
-chose. Gabrielle avait une jolie voix, mais elle répondit
-qu'il lui était difficile de s'accompagner elle-même.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'à cela ne tienne, dit son frère, je suis à ton
-service.</p>
-
-<p>La jeune fille fit une petite moue.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai appris du nouveau pendant ton absence, et
-tes doigts ont dû se rouiller au régiment. J'ai peur
-que cela ne marche pas très bien.</p>
-
-<p>&mdash;Bah! tu verras, essayons toujours.</p>
-
-<p>Ils essayèrent en effet, mais cela ne marcha pas du
-tout; Émile s'embrouilla tristement en accompagnant
-l'air des <i>Bijoux</i>.</p>
-
-<p>Il fallut y renoncer.</p>
-
-<p>Comme le jeune homme quittait le piano d'un air
-contrarié, son ami s'en approcha.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne puis, dit-il, perdre le plaisir d'entendre
-<span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span>
-chanter mademoiselle sans faire de mon côté quelque
-tentative. Je n'ai pas de fameux doigts non plus, mais
-enfin, si vous voulez bien me permettre...</p>
-
-<p>Il s'assit sur le tabouret, et accompagna tous les
-airs que l'on demanda à la jeune fille de façon à
-prouver qu'il était musicien. On le pressa naturellement
-de jouer quelque morceau; il le fit, et montra
-un talent qui, pour n'avoir rien de remarquable, ne
-surprenait pas moins chez un officier de cavalerie.</p>
-
-<p>Madame Duriez, tout émerveillée, admirait qu'avec
-un sabre et des éperons on pût faire courir sur le clavier
-des doigts presque aussi légers que ceux d'une femme.</p>
-
-<p>Émile était maintenant enchanté de sa maladresse et
-de ses fausses notes. Il ne mettait pas sa vanité dans les
-arts d'agrément, qu'il avait tous cultivés avec des résultats
-en général aussi satisfaisants que pour la musique.
-Ce qu'il avait désiré, c'était de faire entendre à son
-ami, dont il connaissait bien les goûts, la voix juste et
-fraîche de sa s&oelig;ur. Mais ce petit incident se terminait
-d'une manière propre à combler son espérance. Les
-morceaux à quatre mains, et les duos avaient en effet
-succédé aux soli de Gabrielle et aux valses d'Ernest
-Arnaud. Les jeunes musiciens déchiffraient ensemble,
-riant aux mêmes endroits lorsqu'il leur arrivait de se
-tromper, et s'avertissant d'un regard ou d'un mot aux
-<span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span>
-approches d'un passage difficile. On voyait le charmant
-profil de Gabrielle se tourner quelquefois à
-gauche, tantôt grave, avec un coup d'&oelig;il sérieux pour
-commander l'attention, tantôt rieur, le coin de la lèvre
-relevé malicieusement sur les dents brillantes.</p>
-
-<p>Le capitaine quitta le piano tout ému et tout ébloui.</p>
-
-<p>&mdash;Déjà minuit! s'écria-t-il en entendant sonner la
-pendule. Avec quelle rapidité passent les bons moments!
-Voilà une soirée qui m'a semblé bien courte.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne tient qu'à vous d'en avoir souvent de semblables,
-si toutefois vous êtes sincère, dit M. Duriez.
-Vous nous ferez plaisir de considérer comme vôtres
-notre famille et notre maison.</p>
-
-<p>Le jeune homme remercia et resta encore un
-instant, tandis que son ordonnance, qui jouait aux
-cartes dans la cuisine, recevait l'ordre de sortir les
-chevaux.</p>
-
-<p>Quelques minutes après, Ernest Arnaud traversait
-au grand trot allongé les beaux bois de Ville-d'Avray
-éclairés par la lune. En sa qualité de chasseur à cheval,
-il n'était pas fort porté à la rêverie; il ne goûtait que
-médiocrement le charme de la solitude au sein des
-paysages mélancoliques, et il eût cru faire trop d'honneur
-aux étoiles en leur comparant les yeux de mademoiselle
-Duriez. Il ne ralentit donc pas une seule fois
-<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span>
-son allure avant d'avoir atteint Versailles; il ne poussa
-aucun soupir et ne leva pas les yeux vers l'astre des
-nuits; mais il songea que Gabrielle était la jeune fille
-la plus naturelle et la plus jolie qu'il eût encore rencontrée,
-qu'elle était aussi la plus spirituelle et sans
-doute la meilleure, et que si le capitaine Arnaud se
-mariait jamais, il n'épouserait nulle autre qu'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Qui aurait cru, se disait-il en riant, que ce gros
-Émile, l'homme le plus lourd de toute la cavalerie légère,
-pouvait avoir à la maison une si délicieuse petite
-s&oelig;ur?</p>
-
-<p>&mdash;Elle n'est certainement pas coquette, pensait-il
-encore: c'était donc sans qu'elle y songeât que ses
-regards se tournaient ainsi vers moi, si tristes quand
-je racontais nos dangers, et si brillants au récit de
-quelque amusante aventure. Vive Dieu! comme elle
-est charmante quand elle rit!... Un vrai petit oiseau,
-tant elle semble douce et joyeuse... Et du reste elle en
-a la voix.</p>
-
-<p>La gaieté gracieuse, entraînante de Gabrielle, avait
-fait une grande impression sur l'insouciant officier,
-qui portait cette devise: «Qu'importe!» gravée à la
-poignée de son sabre.</p>
-
-<p>Cette gaieté pouvait devenir un peu folle quand la
-jeune fille se laissait aller à toute la vivacité de sa
-<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span>
-nature. C'était un trait de caractère contre lequel ses
-parents avaient dû la mettre en garde, et qui faisait
-parfois, non sans quelque raison, frissonner madame
-Duriez. Gabrielle avait eu de la peine à comprendre
-que, dans le monde, les paroles, les mouvements ne
-doivent point être spontanés; elle avait été terrifiée
-d'apprendre qu'on pourrait la croire étourdie ou coquette.
-Ce dernier adjectif, dont elle ne saisissait pas
-la portée, ne faisait naître dans son esprit que l'idée
-de toilettes extravagantes ou recherchées; mais, tel
-qu'elle l'entendait, elle ne souhaitait pas qu'on le lui
-appliquât. Elle n'était pas timide, mais naturellement
-réservée, et, tout enfant, possédait déjà à un haut
-degré le sentiment de la dignité féminine: ces dernières
-dispositions venaient en aide aux efforts qu'elle
-devait faire pour tenir en bride son esprit prompt et
-fantasque. Elle y réussissait généralement; en entrant
-dans un salon, elle savait adopter cette impassibilité
-souriante, uniforme moral des femmes bien élevées;
-mais cela lui avait semblé tout d'abord un peu dur.&mdash;Les
-messieurs, disait-elle après son premier bal,
-nous laissent la variété des toilettes, les fleurs et les
-rubans; mais ce vilain habit noir, qu'ils semblent
-modestement garder pour eux, ils le font prendre à
-nos pauvres âmes.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span>
-Aussi, Gabrielle Duriez n'aimait pas le monde. Ce
-qu'elle aimait, c'était la maison de ses parents qu'elle
-pouvait parcourir en chantant depuis le haut jusqu'en
-bas. Elle ne savait pas, du reste, ce que c'est qu'un
-appartement parisien, car M. Duriez avait tout un
-hôtel, dont une partie était occupée par ses bureaux,
-rue des Petites-Écuries. A la campagne, elle était plus
-libre encore, bien que Montretout fût loin d'être pour
-elle un séjour idéal; quant aux endroits de bains, tels
-que Biarritz ou Trouville, elle les avait en profonde
-horreur. Cependant, partout où se trouvait sa famille,
-elle y était heureuse; là, en dépit des gronderies
-maternelles, qui ne l'effrayaient guère, et des taquineries
-d'Émile, qui la fâchaient et la ravissaient, elle
-pouvait rire de tout son c&oelig;ur, et donner libre cours à
-l'ardeur de ses idées et à la tendresse de ses sentiments.
-Elle pouvait dire sans crainte tout ce qui lui
-passait par la tête: c'était le poème charmant de la
-jeunesse, de l'enthousiasme et de la bonté, mais ceci,
-Gabrielle ne s'en doutait pas.</p>
-
-<p>Cette année-ci pourtant, depuis qu'elle avait quitté
-Paris, un changement avait paru se produire dans le
-caractère de la jeune fille. Elle était moins animée, ne
-tourmentait pas sa mère pour que celle-ci la laissât
-galoper dans les bois avec Émile, et n'essayait pas
-<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span>
-d'entreprendre tout l'ouvrage du jardinier; elle ne
-ramenait pas trop de mendiants à la maison, et ne
-collait plus son joli minois contre les vitres des bibliothèques
-en poussant de terribles soupirs qui semblaient
-devoir les briser. Au contraire, événement véritablement
-remarquable! il lui arriva quelquefois, ayant
-dans les mains un livre nouveau, de l'y oublier, et de
-rester des quarts d'heure entiers avant d'en tourner
-un feuillet.</p>
-
-<p>&mdash;Gabrielle me rend bien heureuse, dit confidentiellement
-madame Duriez à son mari; elle devient
-tout à fait raisonnable et posée. Je crois que je suis
-parvenue à mettre un peu de plomb dans cette petite
-tête folle.</p>
-
-<p>&mdash;Du plomb, est-ce tellement nécessaire, à dix-huit
-ans? Elle a été bien tranquille dernièrement,
-c'est vrai. Ne serait-elle pas malade?</p>
-
-<p>&mdash;Malade, quelle idée! Ah! si elle commence à
-m'écouter, monsieur Duriez, il est certain que ce
-n'est pas votre faute: vous êtes pour cette enfant
-d'une faiblesse déplorable; vous riez le premier lorsque
-je la reprends.</p>
-
-<p>Le coupable courba le front et ne répondit pas,
-mais le lendemain il observa sa fille: en voyant ses
-joues roses et l'expression heureuse de ses beaux
-<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span>
-yeux, il ne put conserver la moindre inquiétude.</p>
-
-<p>Hélas! les grains de plomb dont madame Duriez
-constatait le poids avec tant de satisfaction étaient des
-fusées d'artifice, qui partirent en pétillant à la première
-étincelle.</p>
-
-<p>Les visites de la marquise et de son neveu avaient
-dissipé l'impression un peu triste que Gabrielle avait
-gardée de certaine rencontre sur un escalier de la
-rue de Grenelle-Saint-Germain. La jeune fille (pour
-employer une expression juste sinon élégante) sentait
-quelque chose dans l'air; et ce quelque chose ne l'inquiétait
-pas, au contraire, elle le respirait avec une
-curiosité joyeuse. D'ailleurs, elle ne s'abandonnait pas
-volontiers aux sentiments vagues, à la mélancolie,
-qu'elle trouvait parfaitement ridicules. Toute candide,
-toute jeune qu'elle fût, elle se rendait bien compte
-de ce qui se passait dans son c&oelig;ur; seulement elle
-ne jugeait pas à propos d'y regarder de trop près.</p>
-
-<p>La gaieté franche et sympathique d'Ernest Arnaud
-mit de nouveau au dehors tout l'entrain qui était en
-elle. La familiarité cordiale avec laquelle ses parents
-et son frère traitèrent le jeune capitaine fit qu'elle
-ne put elle-même voir dans celui-ci un étranger. Elle
-s'étonna ensuite de lui avoir parlé dès le premier
-moment sans plus d'embarras qu'à Émile. Dieu
-<span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span>
-merci, elle n'était pas assez fine logicienne pour
-savoir qu'aux yeux d'une femme qui aime il n'existe
-qu'un seul homme, celui dont l'image est gravée au
-fond de son âme.</p>
-
-<p>Elle fut, pendant toute la soirée, étincelante d'esprit,
-d'espièglerie mutine; elle s'amusa de tout: des
-saillies de leur hôte, de ses propres fautes au billard,
-surtout de leur concert improvisé. Le c&oelig;ur du pauvre
-capitaine fondait à ce rayonnement; Émile entonnait
-intérieurement un chant d'actions de grâces; M. Duriez
-était heureux de retrouver sa fille comme il aimait à
-la voir.</p>
-
-<p>Quant à madame Duriez, elle gardait le secret de
-ses réflexions particulières, se réservant de les communiquer
-plus tard à celle qui en était l'objet.</p>
-
-<p>En effet, le lendemain matin, à peine se trouva-t-elle
-seule avec elle, après le départ des deux hommes
-pour leurs affaires, qu'elle fit entendre à Gabrielle le
-plus long sermon dont celle-ci eût encore eu à remercier
-l'éloquence maternelle. Sans aucun doute, dans
-ce discours, tout n'était pas exagéré; mais, tel qu'il
-était, il contenait assez d'hyperboles pour couvrir la
-pauvre enfant de confusion et lui laisser l'idée pénible
-qu'elle s'était conduite avec la plus grande inconséquence.
-Ce qui portait madame Duriez à s'exprimer
-<span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span>
-avec tant de chaleur, c'est qu'elle n'avait pas deviné
-sa fille et tremblait à l'idée qu'Arnaud avait pu lui
-plaire. La désolation de la petite était profonde, quand
-tout à coup la main même qui la blessait lui apporta
-le baume le plus propre à la guérir. Sa mère se mit
-à parler de madame de Saint-Villiers:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne saurais croire combien je me félicite que
-ta marraine n'ait pas été là! Une personne d'une si
-haute distinction!... Qu'aurait-elle pensé?</p>
-
-<p>De la marquise, madame Duriez passa au comte,
-par une transition qui semblait naturelle; elle dit
-quelques mots sans trop cacher son jeu, car elle n'eût
-point été fâchée que Gabrielle comprît. Dès lors, elle
-put continuer sans être interrompue ses remontrances
-et ses explications; les regards suppliants et consternés
-de Gabrielle s'éclairèrent si vivement que la jeune
-fille eut à peine le temps d'abaisser ses longues paupières
-pour les cacher.</p>
-
-<p>Quoi! pensa-t-elle, les choses en sont là! Maman y
-pense et la marquise en a parlé!... C'est donc bien
-vrai? Il pourrait songer à moi?.. mon Dieu!...</p>
-
-<p>&mdash;Chère maman, dit-elle en contenant son émotion,
-je te comprends très bien, je t'assure. Tu
-n'auras plus jamais à te plaindre de moi; je vais être
-si tranquille et si raisonnable que tu en seras étonnée.
-<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span>
-Et puis, si par hasard tu m'entends encore causer à
-tort et à travers, tu n'auras qu'à me faire un petit
-signe... comme cela, vois-tu? et je me tairai tout de
-suite, fussé-je au milieu d'un mot!...</p>
-
-<p>Mais cette idée de rester la bouche béante sur un
-clin d'&oelig;il de sa mère parut tout à coup si plaisante
-à Gabrielle, qu'elle ne put tenir son sérieux, et se mit
-à rire à la fin de sa phrase.</p>
-
-<p>&mdash;Cela n'a pas de bon sens! dit la pauvre madame
-Duriez, qui sourit malgré elle. Voyons, Gabrielle, tu
-as dix-huit ans...</p>
-
-<p>A ce moment, on frappa à la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, madame, dit un valet de chambre, c'est
-la cuisinière qui attend les ordres de madame.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! bien, fit madame Duriez, qu'elle monte.</p>
-
-<p>&mdash;Va, mère chérie, je te promets que je n'oublierai
-pas un mot de ce que tu m'as dit.</p>
-
-<p>Et Gabrielle, après avoir embrassé sa mère courut
-au jardin, où elle eut la satisfaction de découvrir que
-sa monstrueuse rose Paul-Néron, la gloire de son parterre,
-avait enfin consenti à s'épanouir dans toute sa
-beauté.</p>
-
-<p>Quelques semaines se passèrent, pendant lesquelles
-on vit plusieurs fois à Montretout madame de Saint-Villiers
-et son neveu, tantôt ensemble, tantôt séparément.
-<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span>
-A la suite d'une promenade au Bois, il arrivait
-à René de traverser le pont de Boulogne et de venir
-causer un moment avec madame Duriez et sa fille.
-Pourtant ses visites conservaient toujours un caractère
-officiel et cérémonieux.</p>
-
-<p>Le capitaine Arnaud, au contraire, avait pris à la
-lettre l'invitation de M. Duriez de se considérer comme
-de la famille. Il commença par inventer mille prétextes
-pour se présenter chez ses nouveaux amis aussi souvent
-que possible, ce qui était toujours bien moins
-qu'il ne l'eût désiré. Émile aurait pu être touché de
-l'amitié extraordinaire que son ancien supérieur lui
-témoigna tout à coup, s'il n'avait su parfaitement à
-quoi s'en tenir sur ce point. Quand sa présence chez
-les Duriez fut devenue si naturelle qu'on s'étonnait de
-ne pas l'y voir, Arnaud renonça à en donner chaque
-fois une explication qui lui coûtait bien de la peine;
-imaginer... D'ailleurs, on recevait beaucoup dans cette
-maison hospitalière; on donna quelques fêtes. Le
-comte de Laverdie et le capitaine Arnaud n'étaient
-pas les seuls qui, pour une raison ou pour une autre,
-songeassent à obtenir la main de mademoiselle Duriez
-mais il est certain que, parmi les nombreux rivaux,
-nul n'était plus amoureux que celui-ci ni plus noble
-que celui-là.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span>
-Madame Duriez, inébranlable dans sa préférence
-qu'inspirait l'ambition, voyait avec une joie intense
-le moment s'approcher où sa fille serait comtesse de
-Laverdie et nièce de la marquise de Saint-Villiers.</p>
-
-<p>Si Gabrielle et René n'étaient pas encore officiellement
-fiancés, c'était seulement parce que la vieille marquise
-redoutait les unions trop précipitées; elle voulait laisser
-à ses deux enfants le temps de se connaître un
-peu, car elle ne doutait pas qu'ils ne s'en aimassent
-davantage. Des trois, elle était la plus tendre
-et la plus romanesque; Gabrielle avait cependant le
-c&oelig;ur bien ardent et l'imagination bien vive, mais,
-elle, n'avait-elle pas dix-huit ans? et n'était-ce pas
-son propre bonheur qui la faisait ainsi rêver?</p>
-
-<p>Depuis la première soirée qu'Ernest Arnaud avait
-passée à Montretout, madame Duriez ne s'était plus
-trouvée dans le cas d'avoir à réprimer la vivacité parfois
-étourdie de sa fille. Celle-ci, en effet, était peu
-à peu tombée dans une disposition tout autre, qui,
-chez cette nature décidée, n'était pas de la mélancolie,
-mais bien réellement de la tristesse. On ne le
-remarquait pas autour d'elle; car la seule personne
-qui aurait pu s'en apercevoir, c'est-à-dire sa mère,
-s'applaudissait de cette tranquillité, dans laquelle elle
-voyait le bon résultat de ses observations.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span>
-Gabrielle était malheureuse et le devenait chaque
-jour davantage. Elle savait maintenant que le comte
-de Laverdie recherchait sa main, mais elle avait cessé
-de s'en réjouir.</p>
-
-<p>Tout d'abord, lorsqu'elle l'avait appris, elle s'était
-dit que naturellement le jeune homme l'aimait, puisqu'il
-souhaitait de l'épouser. Ses manières vis-à-vis
-d'elle étaient graves et froides, il est vrai; il parlait
-à peine; mais cette réserve excessive était sans doute
-dictée par quelque loi du monde ignorée de la jeune
-fille. Pourtant, elle songeait à leur première rencontre,
-à cette vive sympathie qui était née entre eux dès
-qu'ils s'étaient parlé; ils l'avaient ressentie également,
-elle en était certaine, et ils se l'étaient exprimée, sans
-cependant avoir prononcé un seul mot différent des
-banalités de bon goût qui se débitent pendant un bal...
-Que s'était-il donc passé? et pourquoi ce délicieux moment
-n'était-il jamais revenu?</p>
-
-<p>A mesure que le temps s'écoula et que les visites
-de M. de Laverdie se multiplièrent, Gabrielle sentit un
-doute singulier envahir son c&oelig;ur et le glacer.</p>
-
-<p>&mdash;Serait-il possible, se demanda-t-elle, qu'on pût
-songer à faire d'une jeune fille sa femme et que
-cependant on ne l'aimât pas?... Mon père racontait
-l'autre jour l'histoire d'un homme qui s'est marié
-<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span>
-pour devenir riche; sa femme avait une dot immense,
-mais elle était laide et méchante; elle l'a rendu si
-malheureux qu'il s'est tiré un coup de revolver; il ne
-s'est pas tué cependant, et je ne sais plus comment
-tout cela finissait... Il arrive quelquefois des horreurs
-pareilles. Mais il arrive aussi qu'on fait des faux, qu'on
-vole et qu'on empoisonne... Et quel rapport ont ces
-abominations avec le cher petit monde où je vis, avec
-mes bons parents, avec ma spirituelle marraine, avec
-René de Laverdie?...</p>
-
-<p>Quel intérêt le comte aurait-il à m'épouser s'il n'avait
-pas un peu d'affection pour moi, lui qui est noble,
-qui est riche, qui est si plein de goût, d'intelligence
-et d'esprit? Il a un caractère très profond, il est
-franc, bon, généreux; cela est facile à voir, car il
-porte toutes ces qualités sur son visage... Et puis, je
-le sais bien, car sa tante me l'a répété souvent. Quand
-il parle, tout ce qu'il dit est très simple, et cependant
-c'est toujours original; il semble que chacune
-de ses paroles vous donne une idée nouvelle. Pourquoi
-voudrait-il m'épouser, moi qui suis si sotte, qui
-n'ai même jamais rien lu de tout ce qui l'intéresse?...
-(Mais cela, par exemple, c'est bien parce qu'on ne me
-le permet pas)... Il a vu sans doute que cette petite
-Gabrielle Duriez a un très grand c&oelig;ur pour aimer
-<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span>
-tout ce qui est supérieur, juste, beau, et qu'alors elle
-le comprendrait, lui, et l'aimerait... oh! l'aimerait!...</p>
-
-<p>Et il s'est dit: «Ce sera ma petite femme: puisque
-j'ai tout, noblesse, esprit et beauté, il est digne de moi
-de partager avec quelqu'un qui n'a rien de tout cela.»</p>
-
-<p>De tels raisonnements, que Gabrielle se refaisait
-cent fois dans une même journée, parvenaient quelquefois
-à la consoler du désappointement et du malaise
-où la plongeait la conduite de M. de Laverdie.
-Cependant, devant l'évidence, ces raisonnements perdirent
-à la fin toute force de persuasion.</p>
-
-<p>Comment conserver l'illusion que celui qui serait
-dans peu son fiancé, puis son mari, désirât découvrir
-ou amener entre elle et lui la moindre communion,
-soit d'idées, soit de sentiments? Il ne s'adressait à
-elle que rarement et ne paraissait jamais se soucier
-de savoir ce qu'elle pensait sur les choses les plus sérieuses
-comme sur les plus insignifiantes. Il s'appliquait
-à plaire à madame Duriez, ce qui lui était aisé,
-causait longuement avec son mari, et se montrait
-presque disposé à traiter Émile en camarade; cependant
-il conservait, dans ses rapports avec ce dernier,
-une certaine hauteur qui, si légèrement qu'elle se fît
-sentir, n'en irritait pas moins jusqu'à la fureur un
-jeune homme vaniteux et jaloux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span>
-Six semaines peut-être s'étaient écoulées depuis le
-jour où Gabrielle avait guetté de sa fenêtre, avec un
-c&oelig;ur doucement ému, la voiture de sa marraine qui
-descendait de Montretout. Elle était de nouveau à la
-même place et dans la même attitude, mais à une
-autre heure, et agitée par des pensées bien différentes.</p>
-
-<p>C'était le soir, un peu avant minuit. Quelques personnes
-avaient dîné chez ses parents, le capitaine Arnaud,
-entre autres, puis la marquise avec son neveu.
-Ces deux derniers venaient de se retirer. René avait
-traité la jeune fille avec une courtoisie plus raffinée
-et plus glaciale encore que de coutume; une fois, elle
-avait rencontré son regard fixé sur elle, et ce regard
-lui avait paru presque ironique; il est vrai que le
-comte, comme s'il en avait eu conscience, s'était hâté
-de lui adresser la parole sur un ton gracieux et enjoué;
-mais, depuis cet instant, le poids qui pesait sur
-le c&oelig;ur de Gabrielle devint si lourd qu'elle se demanda
-si la force n'allait pas lui manquer pour le
-porter.</p>
-
-<p>Dès qu'elle eut embrassé sa marraine au bas du
-perron et répondu à l'inclination profonde de René,
-Gabrielle, sans rentrer au salon, monta comme une
-flèche jusqu'à sa chambre. Il faisait très chaud; la
-nuit était magnifique; on avait laissé les deux croisées
-<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span>
-ouvertes. Elle s'assit dans l'embrasure de l'une d'elles
-et se mit à regarder dans la direction du pont.</p>
-
-<p>Elle le trouva vite dans l'obscurité, grâce aux becs
-de gaz espacés sur les deux trottoirs; il paraissait vide.
-Bientôt l'omnibus d'Auteuil le traversa lentement, avec
-un roulement sourd que la jeune fille écouta jusqu'à
-ce qu'elle ne pût distinguer si elle l'entendait encore
-ou si c'était son oreille qui en conservait le son
-affaibli. Une minute après, elle vit paraître deux lumières
-qui s'avançaient dans la même direction; à la
-clarté d'un bec de gaz, elle reconnut un landau resté
-ouvert à cause de la douceur de la soirée: c'était celui
-de madame de Saint-Villiers. Une petite étoile rougeâtre
-semblait voltiger au-dessus et marcher avec
-lui.&mdash;Ah! pensa Gabrielle, c'est le cigare de M. de
-Laverdie; la marquise est toujours contente lorsque
-la nuit permet à son neveu de fumer dehors à côté
-d'elle.</p>
-
-<p>Le landau passa plus vite que l'omnibus; il faisait
-aussi moins de bruit; les pas des chevaux s'amortirent
-sur le sable aussitôt que le pont fut franchi.</p>
-
-<p>Gabrielle continua à tenir ses yeux fixés sur la masse
-noire du bois de Boulogne, au-dessus de laquelle l'atmosphère
-de Paris s'élevait rose comme une vapeur
-de fournaise. Elle regarda longtemps, longtemps, puis
-<span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span>
-tout à coup se retourna... L'idée lui était venue de voir
-quel aspect prenait, par une belle nuit, cet espace
-entre les deux collines, cette échancrure ouverte sur
-l'infini du ciel, par où il lui semblait autrefois que ses
-rêves arrivaient en flottant jusqu'à elle. L'espace était
-tout à fait sombre, les étoiles ne brillaient point si
-bas. Gabrielle prit sa tête entre ses mains et se mit
-à sangloter.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, c'est tout, c'est
-tout?... Folle que j'étais d'avoir pensé que l'on pourrait
-m'aimer!... Mais alors, pourquoi donc est-ce qu'il
-veut m'épouser?... Oh! si cela m'est possible, je ne
-me marierai jamais!</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span>
-<h2 class="normal">VI</h2>
-</div>
-
-<p>Le lendemain même de ce jour, le comte de Laverdie
-et son ami Alphonse de Linières firent ensemble
-une promenade au bois. Ils sortirent tard, car le temps
-était couvert et l'on n'avait pas à craindre un soleil
-trop ardent. Cependant la chaleur ne laissait pas que
-d'être fatigante, et, dans l'avenue des Acacias, ils ralentirent
-tout à fait le pas de leurs chevaux. Depuis la
-matinée où René avait annoncé à Alphonse son intention
-d'épouser mademoiselle Duriez, jamais les deux
-jeunes gens n'avaient reparlé de ce mariage. Quoique
-le vicomte fût assez intime avec René pour amener
-lui-même la conversation sur ce sujet, il s'était gardé
-de le faire: le projet de son ami lui déplaisait trop
-pour qu'il voulût seulement avoir l'air de le prendre
-<span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span>
-au sérieux. Il devinait pourtant que René n'y renonçait
-pas, et il en avait un vrai chagrin.</p>
-
-<p>Le jeune comte, assez expansif et confiant de son
-naturel, souffrait de la fierté qui lui faisait de son côté
-garder le silence. Mais, du reste, qu'aurait-il dit? Alphonse
-voyait trop clairement qu'il était malheureux,
-et, sur le visage de celui-ci, la réponse n'était pas
-moins claire; toute l'expression de ce visage disait en
-effet: c'est ta faute.</p>
-
-<p>Une voiture vint au-devant d'eux dans l'avenue des
-Acacias; elle était découverte, et Alphonse remarqua
-de loin les deux dames qui s'y trouvaient. Il put les
-observer d'autant plus à son aise que René était tombé
-dans une de ses fréquentes rêveries, ne disant rien,
-et tenant ses yeux obstinément baissés.</p>
-
-<p>Une des deux dames, la plus âgée, ne retint pas
-longtemps les regards du vicomte; elle n'était pas
-toujours visible d'ailleurs, au delà du buste imposant
-de son cocher. Mais la seconde était assise du côté des
-cavaliers... C'était une toute jeune fille, d'une physionomie
-délicieuse, moins belle qu'expressive, et singulièrement
-attirante. Ses regards, qui erraient çà et
-là avec distraction, rencontrèrent tout à coup le visage
-sombre et penché de René. A la grande surprise d'Alphonse,
-les joues de la jeune fille se colorèrent légèrement,
-<span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span>
-et elle continua à regarder le comte, qui ne
-s'en doutait pas, avec des yeux tristes et doux, les
-plus touchants et les plus beaux que M. de Linières
-eût jamais vus.</p>
-
-<p>L'intérêt de celui-ci était excité au plus haut point.
-Il eût voulu avertir le comte, mais la voiture était
-trop près. Soudain, comme elle allait les croiser, René
-releva la tête; il salua vivement, et les deux dames
-lui répondirent. Alphonse, qui n'avait attendu que le
-moment d'ôter son chapeau, n'obtint pas même un
-regard.</p>
-
-<p>&mdash;Qui est cette ravissante fille? s'écria-t-il aussitôt
-que la calèche fut suffisamment éloignée.</p>
-
-<p>René se tourna vers lui d'un air stupéfait.</p>
-
-<p>&mdash;C'est la future comtesse de Laverdie, répondit-il.</p>
-
-<p>&mdash;C'est mademoiselle Gabrielle Duriez?</p>
-
-<p>&mdash;En personne.</p>
-
-<p>&mdash;René, s'écria son ami avec force, pourquoi m'as-tu
-caché la vérité? Ah! tu es bien heureux d'être
-aimé ainsi, et par une si charmante créature!</p>
-
-<p>René le considéra avec inquiétude, se demandant
-sérieusement si le vicomte perdait la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Ah çà, mon cher ami, fit-il, qu'est-ce que tu veux
-dire? Quelle vérité t'ai-je cachée, et que diable l'amour
-a-t-il à voir dans tout ceci?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span>
-&mdash;Mais, reprit Alphonse étonné à son tour, tu m'as
-parlé d'un mariage d'intérêt et aussitôt je me suis
-figuré une grosse bourgeoise entourée de sacs d'écus.
-Au lieu de cela, je rencontre une véritable apparition
-de conte de fées, une jeune fille délicieuse, qui s'émeut
-en t'apercevant, qui te regarde avec des yeux...
-comment dirai-je?... Ils étaient divins, ces yeux!...
-Alors je me dis naturellement: Ce sournois de Laverdie
-s'est moqué de moi. Je le trouve toujours bien
-fou de faire une mésalliance, mais je conviens que
-des regards comme celui que j'ai surpris valent une
-couronne de comte.</p>
-
-<p>René éclata d'un rire amer.</p>
-
-<p>&mdash;D'honneur, fit-il, je ne t'aurais jamais cru à ce
-point impressionnable et romanesque. Diable! mon
-cher, comme tu t'enflammes et quelle imagination tu
-as!... Parce qu'une petite fille m'a regardé... Ah!
-tiens, vois-tu, c'est trop plaisant!</p>
-
-<p>Et il recommença à rire.</p>
-
-<p>&mdash;René, dit son ami, je te donnerai un conseil.
-Tu as du c&oelig;ur, je le sais: eh bien, ne ris jamais
-comme cela devant cette enfant, tu lui ferais trop de
-mal.</p>
-
-<p>&mdash;Allons donc! qu'elle soit comtesse, et il lui sera
-très indifférent si je ris ou si je pleure! Elle aura, ma
-<span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span>
-foi! bien raison, puisque je l'épouse pour son argent.</p>
-
-<p>Le vicomte de Linières ne répondit pas.&mdash;Il y a
-quelque mystère là-dessous, pensa-t-il: cela est évident.
-Ou je n'ai jamais connu René, ou il est incapable
-de cynisme et de bassesse. On fait tous les
-jours des mariages d'intérêt, mais ne peut-on pas y
-mêler un grain de délicatesse et de poésie? Cette
-jeune fille a beaucoup de fortune, est-ce une raison
-pour qu'elle n'ait pas un peu de c&oelig;ur? Est-il donc impossible
-que l'un et l'autre soient heureux parce
-qu'ils auront mis en commun un titre avec quelques
-millions?</p>
-
-<p>Tout à coup René reprit la parole, et sur le même
-ton ironique:</p>
-
-<p>&mdash;Tu seras bientôt invité à la bénédiction nuptiale,
-Alphonse: mes créanciers me pressent fort; je ne
-me suis débarrassé de l'un d'eux, ce matin, qu'en lui
-promettant d'être marié avant un mois.</p>
-
-<p>Alphonse se hâta de détourner la conversation.
-Cette fois, il croyait avoir compris.&mdash;En effet, se
-dit-il, voilà une situation bien horrible pour un
-homme d'honneur. Pauvre René! il est presque fou
-de colère et de honte... Mais lui, il s'est attiré cela,
-tandis que cette malheureuse enfant!...</p>
-
-<p>A ce moment, les deux jeunes gens furent rejoints
-<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span>
-par quelques amis. On parla d'un dîner qui devait
-avoir lieu le soir même à leur cercle, en l'honneur
-de personnages étrangers. René promit de s'y rendre;
-puis, trouvant un prétexte, il reprit seul presque aussitôt
-le chemin de Paris.</p>
-
-<p>Cependant Gabrielle était tourmentée par une curiosité
-inquiète et ardente. Elle eût voulu, ne fût-ce
-qu'une minute, lire dans le c&oelig;ur de René, sûre au
-fond, malgré tout, qu'elle n'y verrait rien que d'aimable
-et d'élevé. Elle songeait aux longues causeries
-de sa marraine; celle-ci, qu'elle admirait et qu'elle
-aimait tant, n'aurait pas voulu la tromper; elle devait
-connaître son neveu. Et ses parents, certainement,
-ne pensaient qu'à la rendre heureuse... Pouvait-elle
-s'opposer à un mariage qui les comblerait tous de
-joie? Quelle raison excuserait son refus? Lorsqu'elle
-avait passé des heures, la nuit, sans dormir, ou le
-jour, assise à sa fenêtre, retournant de semblables
-questions dans sa petite tête, sans leur trouver de réponse,
-elle finissait toutes les fois par se dire: Il ne
-m'aime pas... Pourquoi donc veut-il m'épouser?</p>
-
-<p>Elle l'apprit bientôt, et d'une façon brutale.</p>
-
-<p>Une après-midi que la famille était, suivant son
-habitude, réunie sur la terrasse ombragée devant la
-maison, on parla pour la première fois ouvertement du
-<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span>
-prochain mariage de Gabrielle. Madame Duriez vanta
-le bonheur de sa fille avec un enthousiasme sans mesure;
-M. Duriez, voyant l'embarras de la petite, la
-taquina amicalement; Émile, sombre, ne disait rien.
-Gabrielle, avec une ombre de son ancienne gaieté,
-sourit, déclara qu'elle n'avait pas encore dit bonjour à
-ses roses, et se sauva pour échapper à une conversation
-qui lui était pénible.</p>
-
-<p>Elle ne s'éloigna pas assez vite.</p>
-
-<p>A peine eut-elle tourné le premier massif que la
-voix de son frère, s'élevant presque avec violence,
-l'arrêta.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous bien réfléchi, mon père? Est-ce donc
-tout à fait décidé? Vous donnerez votre fille à un
-libertin, perdu de dettes, qui la prend pour son argent!</p>
-
-<p>Gabrielle reçut dans toute sa force le coup de cette
-exclamation grossière. Son frère, en parlant si haut,
-pouvait-il croire qu'elle ne l'entendrait pas?</p>
-
-<p>Elle ne s'évanouit pas, mais elle fut prise d'un
-tremblement nerveux qui la força de s'appuyer
-contre un tronc d'arbre. Elle dut écouter la réponse
-de son père, car pendant quelques minutes, il lui fut
-impossible de bouger de là.</p>
-
-<p>&mdash;M. de Laverdie n'est pas un libertin! disait M. Duriez
-<span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span>
-indigné, et moi, je ne suis ni un mauvais père ni un
-fou!... Le comte a un peu vécu: quel jeune homme
-de nos jours ne l'a fait? C'est une garantie de bonheur
-pour une femme. Il a perdu sa fortune, soit! Il a des
-dettes, peut-être. Ma fille les payera si bon lui semble;
-elle est assez riche pour cela... Elle contracte une
-alliance qui rendrait fière une princesse.</p>
-
-<p>&mdash;Notre fille, s'écria à son tour madame Duriez,
-ne sera pas seulement comtesse: elle héritera du
-titre de la marquise de Saint-Villiers. Par son testament,
-le marquis...</p>
-
-<p>Gabrielle rassembla toutes ses forces pour marcher
-un peu plus loin: il était impossible qu'elle subît
-plus longtemps cette torture. Elle craignait aussi de
-perdre connaissance, car elle n'eût pas voulu qu'on
-pût découvrir ce qu'elle avait appris ni ce qu'elle
-éprouvait.</p>
-
-<p>Aux premiers pas qu'elle fit, elle se sentit moins
-faible qu'elle ne s'y attendait. Elle se dirigea machinalement
-vers son parterre de roses.</p>
-
-<p>Ce parterre, ou plutôt ce buisson tout embaumé et
-tout fleuri, était situé dans un des plus jolis endroits
-du jardin; il formait le coin d'une allée qui se perdait
-dans un gracieux fouillis de jeunes arbres donnant
-l'illusion d'un petit bois. En face du buisson
-<span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span>
-était un bosquet, et au delà une admirable pelouse
-qu'ombrageaient des tilleuls et des marronniers
-groupés au hasard; à travers l'écartement des branches,
-on apercevait le lointain bleuâtre et le scintillement
-du fleuve. C'était la propriété personnelle de
-Gabrielle et sa retraite favorite. Nul jardinier n'eût
-osé touché à un seul de ses rosiers, et personne, sans
-y être invité par elle, ne se fût assis sous le bosquet.</p>
-
-<p>Ce fut là qu'elle se réfugia dans son chagrin.</p>
-
-<p>Elle ne versa pas une larme tout d'abord, et réfléchit
-presque tranquillement.</p>
-
-<p>&mdash;C'est donc là vraiment la vie? se disait-elle. On
-me l'a peinte quelquefois comme cela, et je ne voulais
-pas croire que le tableau fût vrai. Je croyais que pour
-moi ce serait autre chose. Je me sentais tant de bonne
-volonté, de force et de foi, un tel pouvoir d'aimer!...
-Pauvre petite folle que j'étais!</p>
-
-<p>Il lui semblait que tout à coup elle était devenue
-très vieille, et qu'elle songeait à un temps lointain,
-disparu pour ne plus revenir. Elle regarda ses roses,
-et se représenta une jeune fille rieuse et fière qui les
-soignait et leur disait tout bas: «J'aime et je suis
-aimée!» Puis elle vit la même jeune fille cueillir un
-bouton et le donner à un jeune homme qui souriait
-en l'acceptant. Elle murmura plusieurs fois de suite:
-<span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span>
-C'est fini, fini, fini!... Puis elle ajouta avec un sanglot:
-Cela n'a jamais été!</p>
-
-<p>Et, dans l'amertume de son jeune désespoir, elle
-supplia Dieu de la laisser mourir.</p>
-
-<p>Mais, au milieu de sa douleur, elle se sentit une
-énergie qu'elle ne s'était pas doutée jusque-là de posséder.
-Elle se leva, et s'écria presque tout haut,
-comme pour bien se convaincre de sa propre résolution:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, non! Mes parents en souffriront sans
-doute, ma marraine me maudira, ma vie, à moi, sera
-brisée, mais je ne l'épouserai pas!</p>
-
-<p>Elle revint à la maison, et eut le courage de se montrer
-souriante et tranquille, comme d'habitude.</p>
-
-<p>Dès le lendemain pourtant elle retomba dans ses
-perplexités. Elle était bien jeune pour prendre seule
-un si grave parti, il n'y avait personne au monde à
-qui elle pût s'adresser pour avoir un conseil. S'avouait-elle
-que son c&oelig;ur doutait encore?... Mais il ne pouvait
-plus douter, puisqu'elle avait entendu ses parents
-convenir de l'horrible vérité, en parler comme d'une
-chose toute naturelle... Il ne doutait peut-être pas,
-mais il hésitait un peu, ce pauvre c&oelig;ur de dix-huit
-ans.</p>
-
-<p>Gabrielle fut plusieurs jours sans voir René.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span>
-Sur ces entrefaites, madame Duriez eut affaire à
-Paris, et ne jugea pas à propos d'emmener sa fille.
-Celle-ci, qui aurait voulu pouvoir, en quelque mesure,
-oublier l'aspect des boulevards et de la place de la
-Concorde, employa ses heures d'indépendance à faire
-dans le pays quelques visites de charité. Elle remontait
-doucement la côte de Saint-Cloud, vers la fin de
-l'après-midi. Le temps était beau et très chaud; les
-routes blanches étaient désertes. Il y a une mélancolie
-profonde dans la splendeur des jours d'été:
-Gabrielle sentait sa tristesse grandir au milieu de ce
-paysage plein de silence et de lumière.</p>
-
-<p>Elle n'était plus bien loin de leur avenue, lorsqu'elle
-entendit venir un cavalier derrière elle; le pas relevé
-du cheval indiquait une bête de prix. Une faible exclamation
-se fit entendre, puis le pas devint plus rapide...
-Elle éprouva aussitôt la certitude qu'elle allait
-voir M. de Laverdie.</p>
-
-<p>C'était bien lui, en effet; il mit pied à terre au moment
-de la rejoindre et commença de marcher auprès
-d'elle. Il tenait son cheval à la main; la jolie bête,
-qu'une minute de trot avait excitée, courbait excessivement
-la tête, rongeait son mors, et posait les pieds
-sur le sol avec une lenteur forcée et une grâce impatiente.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span>
-C'était la première fois que Gabrielle et René se
-trouvaient seuls ensemble. La femme de chambre qui
-accompagnait mademoiselle Duriez les suivit à quinze
-ou vingt pas en arrière, moins par respect que par la
-peur affreuse que lui causaient les mouvements du
-cheval.</p>
-
-<p>&mdash;Je pensais trouver ma tante ici, dit René. Je
-serais vraiment surpris si elle ne venait pas nous rejoindre
-dans la soirée.</p>
-
-<p>Gabrielle remarqua que le comte, après l'avoir saluée
-d'un air joyeux, prenait en parlant une expression
-grave et presque triste.</p>
-
-<p>&mdash;Madame de Saint-Villiers n'est pas malade, j'espère?
-demanda-t-elle vivement.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mademoiselle... Il hésita; la jeune fille
-leva les yeux avec surprise.</p>
-
-<p>&mdash;Ma visite est peut-être inopportune, poursuivit
-René; je n'apporterai pas beaucoup d'animation à la
-table de vos parents, car ce jour n'est pas gai pour
-moi. Mademoiselle, laissez-moi vous dire ce qu'il me
-rappelle: cela me fera du bien, et vous comprendrez
-pourquoi je suis venu ici... pourquoi il m'était impossible
-de ne pas y venir.</p>
-
-<p>Il s'exprimait avec une émotion qui paraissait sincère;
-à son tour, il leva les yeux; le regard doux et
-<span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span>
-troublé qu'il rencontra l'encourageant, il ajouta d'une
-voix plus basse:</p>
-
-<p>&mdash;C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de ma
-mère.</p>
-
-<p>Des larmes montèrent, lentes, bienfaisantes, ineffables,
-sous les paupières de Gabrielle.</p>
-
-<p>Eh quoi, c'était là le libertin, l'homme intéressé,
-fourbe et sans c&oelig;ur? C'était lui qui était capable de
-faire cette déclaration d'amour vraiment sublime! Ah!
-comment ne pas croire en lui?</p>
-
-<p>&mdash;Merci, dit-elle avec force. Oh! oui, vous avez
-bien fait de venir.</p>
-
-<p>Ils firent quelques pas en silence.</p>
-
-<p>Tout à coup, le son d'une voix se lamentant d'une
-façon désespérée vint faire brusquement diversion aux
-pensées qui les agitaient. Au devant d'eux accourait
-un enfant d'une dizaine d'années, pauvrement, mais
-proprement vêtu, et qui semblait en proie au plus
-violent chagrin; il ne pleurait pas, il poussait des cris,
-de véritables appels au secours.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, mais c'est le petit Victor, l'enfant de
-braves gens que nous connaissons, dit Gabrielle en
-regardant M. de Laverdie. Que lui est-il donc arrivé?</p>
-
-<p>Elle alla presque en courant à sa rencontre.</p>
-
-<p>Quand le petit l'aperçut, il cessa brusquement ses
-<span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span>
-cris: son regard n'aurait pas pris une autre expression
-si un ange du ciel se fût trouvé sur son chemin;
-mais lorsque la jeune fille l'interrogea, il recommença
-à se désespérer, sanglotant cette fois à fendre le c&oelig;ur:</p>
-
-<p>&mdash;C'est mon petit frère, mademoiselle. Ah! mademoiselle,
-s'il était mort!...</p>
-
-<p>&mdash;Mort? mon beau petit Charlot? Explique-toi donc,
-au nom du ciel!</p>
-
-<p>&mdash;C'est dans le petit bois, là, dit l'enfant tout en
-pleurant... Nous jouions, il est tombé... Ce n'était pas
-ma faute... Oh! mon Dieu, oh! mon Dieu, que vais-je
-dire à ma mère?</p>
-
-<p>Gabrielle était devenue toute pâle.</p>
-
-<p>&mdash;Mais enfin, qu'a-t-il, ton petit frère? Est-il toujours
-dans ce bois? demanda M. de Laverdie qui
-s'était approché.</p>
-
-<p>&mdash;Oui... Il a beaucoup saigné et maintenant il ne
-bouge plus... Nos camarades se sont sauvés.</p>
-
-<p>Gabrielle s'élança en avant.&mdash;Viens, conduis-moi,
-dit-elle à l'enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Mademoiselle, s'écria René, je ne souffrirai pas!...
-Laissez-moi, j'ai été soldat, je sais voir et panser une
-blessure, tandis que vous...</p>
-
-<p>Il n'eut pas de peine à l'arrêter: la jeune fille
-tremblait nerveusement.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span>
-&mdash;Que votre femme de chambre coure à la maison,
-ajouta le comte, qu'elle m'apporte vivement des linges,
-du vinaigre, ce qu'il faut...</p>
-
-<p>Il s'interrompit avec une exclamation d'ennui en se
-rappelant tout à coup son cheval.</p>
-
-<p>&mdash;Et l'hémorrhagie qui dure peut-être, murmura-t-il
-avec angoisse.</p>
-
-<p>&mdash;Je tiendrai votre cheval, monsieur, s'écria Gabrielle;
-je le ramènerai...</p>
-
-<p>Il ne répondit pas et paraissait dans un embarras
-cruel.</p>
-
-<p>&mdash;Allez, je vous en supplie, monsieur. Il y va de
-la vie de cet enfant!</p>
-
-<p>Il lui abandonna les guides; le cheval n'était pas
-dangereux, mais le comte de Laverdie était avant
-tout homme du monde. Gabrielle ne songeait guère
-aux convenances dans ce moment-là. Elle obligea la
-femme de chambre à se hâter, et elle entra seule
-dans l'avenue, tenant la double rêne fermement serrée
-dans sa petite main auprès du mors fumant et
-tout couvert d'écume.</p>
-
-<p>Soit du reste qu'il se fût un peu calmé, ou que son
-clairvoyant instinct lui eût, pour ainsi dire, donné
-quelque intuition de ce qui se passait, l'intelligent
-animal se laissait conduire par la jeune fille plus docilement
-<span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span>
-encore que par son propre maître; parfois
-il avançait sa tête fine comme pour demander une
-caresse; Gabrielle le flattait alors d'un air distrait.
-Elle était tout éperdue de bonheur et d'inquiétude.</p>
-
-<p>Un homme et un enfant qui la rencontrèrent la
-suivirent des yeux avec stupéfaction. Heureusement
-que madame Duriez n'était pas encore rentrée! Un
-pareil spectacle eût été trop pour elle. Enfin Gabrielle
-atteignit la grille et un domestique lui prit le cheval
-des mains.</p>
-
-<p>Elle fit alors quelques pas au devant de René. Elle
-s'adossa contre un arbre pour l'attendre; mais un
-quart d'heure au moins s'écoula avant son retour. N'y
-tenant plus, elle allait se mettre en marche dans la
-direction du bois ou plutôt du taillis, théâtre de l'accident,
-quand tout à coup M. de Laverdie parut à
-l'extrémité de l'avenue. Il portait le petit blessé entre
-ses bras; la femme de chambre suivait avec l'aîné
-des deux enfants.</p>
-
-<p>Gabrielle quitta l'arbre sur lequel elle se tenait appuyée
-et s'avança avec anxiété.</p>
-
-<p>&mdash;Sauvé, sauvé, ne craignez rien! cria de loin le
-comte aussitôt qu'il l'aperçut.</p>
-
-<p>Elle le regarda s'approcher. Le soleil, déjà très bas,
-envoyait entre les arbres de longs rayons rougeâtres;
-<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span>
-René les traversait l'un après l'autre, alternativement
-avec les bandes d'ombre profonde que projetaient
-les masses du feuillage. Il paraissait singulièrement
-beau et touchant dans ce rôle d'active charité, penché
-sur cet enfant qu'il tenait contre sa poitrine avec la
-grâce et la tendresse d'une femme.</p>
-
-<p>Le petit garçon était charmant aussi; il avait peut-être
-quatre ans, et des cheveux de chérubin tout
-blonds et tout frisés. On avait attaché un mouchoir
-en bandeau autour de son front; ses yeux étaient ouverts,
-mais avec une expression épuisée et effarée
-qui faisait peine à voir: il s'était coupé en tombant
-sur une pierre et, comme il avait perdu beaucoup de
-sang, il se trouvait très faible.</p>
-
-<p>Gabrielle se pencha vers lui, l'embrassa, lui parla;
-il se souleva tout joyeux et lui tendit les bras: c'est
-qu'il la connaissait bien, la bonne demoiselle! Elle le
-prit, malgré la résistance de René, et l'on entendit le
-petit Charlot murmurer avec un grand soupir de soulagement,
-dès qu'il eut posé la tête sur son épaule:&mdash;A
-présent, Çarlot est guéri, Çarlot n'a plus bobo du
-tout.</p>
-
-<p>On le déposa sur le lit d'une chambre d'amis, et il
-ne tarda pas à s'endormir profondément.</p>
-
-<p>&mdash;Il faudrait prévenir ses parents, dit Gabrielle
-<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span>
-dont il gardait la main entre ses deux petites menottes
-jusqu'au milieu de son sommeil. Victor va rentrer
-comme un bon garçon, et j'enverrai quelqu'un avec
-lui pour être sûre qu'on ne s'inquiétera pas et qu'il
-ne sera pas grondé.</p>
-
-<p>Mais, en entendant cette proposition, Victor se remit
-à pleurer, et déclara à travers ses larmes qu'il n'oserait
-jamais se présenter chez lui si mademoiselle Gabrielle
-ne l'accompagnait pas.</p>
-
-<p>La jeune fille parut hésiter; elle regarda Charlot
-endormi, et commença à s'efforcer d'ouvrir les petits
-doigts de l'enfant pour dégager sa propre main.</p>
-
-<p>Cependant M. de Laverdie s'adressait au désolé
-Victor.</p>
-
-<p>&mdash;Et si j'allais avec toi, moi, chez tes parents? Je
-suis bien certain que je ne remplacerais pas mademoiselle
-Gabrielle, mais cela lui éviterait une peine,
-et, vois-tu, mon garçon, je crois qu'elle est fatiguée,
-la bonne demoiselle: regarde-la, elle est plus pâle
-encore que ton gros Charlot.</p>
-
-<p>Gabrielle leva la tête avec un sourire étonné et attendri.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! vous feriez cela? dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pas? répondit le comte d'un air de
-bonne humeur. La pauvre mère va être folle de peur,
-<span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span>
-et je ne me fierais pas à l'éloquence d'un de vos gens
-pour la rassurer. Et puis, il ne faudrait pas que celui-ci
-fût battu, le pauvre petit gars! Il a déjà été bien
-assez malheureux. Allons, monsieur Victor, montrez-moi
-le chemin.</p>
-
-<p>Il sortit, et Gabrielle demeura seule près du petit
-enfant qui dormait; de temps à autre elle s'inclinait
-et baisait ce joli visage sur lequel les fraîches couleurs
-de la vie renaissaient peu à peu.</p>
-
-<p>C'est ainsi que la surprirent sa mère et madame
-de Saint-Villiers, arrivées ensemble de Paris.</p>
-
-<p>Le soir, il y eut à dîner une assez nombreuse société:
-toute une famille d'amis intimes débarqua du
-train de sept heures; Émile amena quelques jeunes
-gens. Le capitaine Arnaud se présenta au dernier moment;
-attiré probablement dans le voisinage par la
-force des circonstances, il s'était dit qu'on ne lui pardonnerait
-jamais de ne pas s'arrêter à Montretout.</p>
-
-<p>Pendant le repas, le comte de Laverdie sut se rendre
-agréable, tout en conservant un maintien sérieux
-et comme recueilli, que Gabrielle, et sans doute aussi
-madame de Saint-Villiers furent seules à remarquer
-et à comprendre. Il y avait peu de dames à table.
-René était assis entre madame Duriez et sa fille. Celle-ci
-gardait sur son visage la trace des émotions si vives
-<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span>
-de l'après-midi; ses yeux étaient agrandis par un
-cercle sombre; elle restait pâle et causait peu; chaque
-fois que sa mère adressait la parole au comte ou
-à la marquise, d'une voix qui devenait alors flexible
-et sucrée, on aurait pu la voir agitée tout à coup par
-un tressaillement pénible.</p>
-
-<p>Madame Duriez ne manqua pas d'amener la conversation
-sur l'accident arrivé au petit Charlot. Elle
-s'étendit avec emphase sur ce qu'elle appelait le dévoûment
-généreux, le sang-froid extraordinaire et la
-présence d'esprit admirable de M. de Laverdie. Ce
-dernier semblait au supplice, et retenu par la politesse
-seule de mettre fin à des flatteries qu'un fat eût
-trouvées déplacées. Gabrielle, qui avait changé plusieurs
-fois de couleur pendant cette petite scène,
-s'était à la fin tournée du côté d'Ernest Arnaud; elle
-lui parlait de la dernière revue, et le capitaine se
-croyait dans le ciel. Lorsqu'il eut terminé la description
-très vivante, très animée, d'une charge de cavalerie,
-et qu'il pensa de nouveau à regarder dans son
-assiette, René se pencha vers Gabrielle pour lui raconter
-sa visite aux parents de leurs petits protégés, et
-lui demander quelques renseignements sur cette intéressante
-famille.</p>
-
-<p>Elle l'écouta d'un air distrait, lui répondit brièvement,
-<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span>
-d'un ton sec, dur, presque méprisant, et
-s'interrompit pour rire aux éclats d'une plaisanterie
-qui venait d'obtenir un succès marqué de l'autre
-côté de la table.</p>
-
-<p>Lorsque le café fut pris, et que l'on eut suffisamment
-respiré l'air frais et parfumé du jardin, on rentra
-au salon, et, comme les hommes étaient en majorité,
-des jeux de cartes s'installèrent aussitôt. Le
-piquet était l'une des faiblesses de la marquise de
-Saint-Villiers; elle en fit un avec M. Duriez; d'autres
-personnes plus ou moins âgées organisèrent un whist.
-Quant aux jeunes gens, ils cherchèrent quelque partie
-plus animée, brelan ou baccarat, et, sur leur table,
-les louis remplacèrent bientôt les pièces blanches des
-joueurs raisonnables et posés.</p>
-
-<p>Gabrielle vit avec plaisir que René refusa absolument
-de prendre part à aucun jeu. Dans le secret
-espoir peut-être qu'il viendrait causer avec elle, qu'il
-lui parlerait de sa mère, la comtesse de Laverdie, et
-qu'elle découvrirait enfin la vérité qu'elle eût donné
-sa vie pour connaître, la pauvre enfant sortit sur la
-terrasse. Elle souffrait de la tête, elle était lasse et découragée,
-elle eût souhaité que tous ces gens bruyants
-et importuns quittassent la maison. Elle s'assit aussi
-loin que possible des portes vitrées du salon d'où
-<span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span>
-s'échappaient des torrents de lumière, des voix
-joyeuses, des rires sonores et prolongés. Tout à
-coup, elle entendit ces mêmes bruits se produire plus
-près d'elle. Deux jeunes gens, qui sans doute n'avaient
-pas été favorisés par la chance au baccarat, venaient
-de se réfugier dans la salle de billard; Gabrielle, en
-étendant la main, eût touché l'une des croisées de
-cette pièce; contrariée, elle allait s'éloigner, lorsque
-le nom de Laverdie, prononcé par les deux voix dont
-le diapason s'abaissa, la retint clouée à sa place. Sans
-doute qu'il eût été plus naturel et plus convenable
-de s'en aller sans écouter, mais ce dernier parti lui
-eût été à peu près aussi facile à prendre qu'il serait
-facile au condamné à mort de se boucher les oreilles
-lorsqu'on lui apporte la réponse à son recours en grâce.
-Gabrielle resta assise en retenant son souffle, et voici
-ce qu'elle entendit:</p>
-
-<p>&mdash;Étonnant? Si vous disiez plutôt stupéfiant, étourdissant,
-a-bra-ca-da-brant! Ouf!... Voir le comte de
-Laverdie repousser un paquet de cartes!</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment? Il est enragé à ce point-là?</p>
-
-<p>&mdash;Enragé? fit l'autre interlocuteur qui paraissait
-avoir la manie de répéter tous les adjectifs qu'il
-pouvait saisir au vol. Enragé! Voulez-vous que je
-vous apprenne ce que j'ai vu, moi, de mes propres
-<span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span>
-yeux vu, ce qui s'appelle vu?... comme disait...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai vu (ici la voix devint tout à fait basse) le
-comte de Laverdie perdre au jeu, d'un seul coup, en
-deux heures... soi-xan-te-dix mille francs!</p>
-
-<p>Une exclamation que l'on ne pensait pas devoir être
-recueillie par les oreilles d'une jeune fille, répondit à
-cette révélation; au bout d'un instant l'on reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Il est donc fabuleusement riche?</p>
-
-<p>&mdash;Riche, répéta l'écho sur-le-champ. Est-ce qu'on
-peut être riche longtemps à ce métier-là? Je le crois
-parfaitement ruiné, et la preuve indubitable et certaine,
-c'est qu'il n'a plus remis les pieds au cercle depuis
-ce fameux jour, je veux dire: cette fameuse
-nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Mais alors?</p>
-
-<p>&mdash;Alors?... Comment, c'est sérieusement que vous
-me faites une pareille question? Mais, mon pauvre
-cher, vous êtes donc complètement dépourvu d'yeux,
-d'oreilles, de tous les organes au moyen desquels il
-nous est donné de percevoir, de recevoir la manifestation,
-etc., etc., de tout ce qui se passe en dehors de
-nous?... Et vous êtes dans cette maison? Et vous avez
-observé l'air grave et tout à fait sanctifié de Laverdie?...
-Et vous avez constaté comme moi par quel
-<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span>
-geste plein de noblesse il s'est détourné de nous
-autres, pauvres pécheurs, et de cet abîme de perdition
-qu'on appelle une table de baccarat?... Et vous
-avez dû voir, avec non moins d'évidence et de clarté?...
-Non, non, tenez, vous me désespérez!... Passez-moi
-donc une de ces queues, mon bon ami, et commençons.</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span>
-<h2 class="normal">VII</h2>
-</div>
-
-<p>Dans la même semaine, les Duriez donnaient une
-grande fête.</p>
-
-<p>Les meilleurs musiciens, les rafraîchissements les
-plus exquis, les décorations les plus nouvelles et les
-plus dispendieuses, étaient ordonnés pour cette soirée.
-Toutes les pièces du rez-de-chaussée étaient transformées
-en salles de bal; le jardin devait être illuminé,
-et un feu d'artifice tiré à minuit. Des appartements
-étaient préparés pour quelques-uns des invités venus
-de loin. Madame de Saint-Villiers, qui n'avait pas
-encore quitté Paris, et pour cause, bien que juillet
-fût commencé, avait promis de s'installer à Montretout
-avec sa femme de chambre dès l'après-midi du
-grand jour.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span>
-Elle fut fidèle à sa parole et elle arriva vers trois
-heures.</p>
-
-<p>Après avoir donné son avis sur quelques questions
-importantes, elle laissa madame Duriez dans tout le
-feu de ses préparatifs, et elle suivit volontiers Gabrielle
-tout au fond du jardin, dans le bosquet aux
-roses; le bruit des marteaux des tapissiers ne parvenait
-pas jusque-là.</p>
-
-<p>Ce fut alors, dans cette charmante solitude où Gabrielle
-avait si souvent rêvé et pleuré si amèrement,
-que la vieille dame entretint pour la première fois sa
-filleule de l'union qu'elle projetait entre elle et son
-neveu et dont l'idée lui était chère. Elle avait voulu,
-avant personne d'autre, en parler à la jeune fille; elle
-devinait bien l'amour de celle-ci, et se réjouissait de
-voir s'ouvrir ce tendre c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Elle fut un peu désappointée.</p>
-
-<p>Et cependant ce n'était pas sans émotion que Gabrielle
-écoutait des paroles qui l'eussent inondée de
-joie quelques jours auparavant. Elle souriait d'un air
-un peu mélancolique, regardait le gai soleil qui se
-jouait entre les branches, et, tout en suivant le vol
-des insectes dans ses rayons, se demandait si quelque
-chose avait changé, si ce n'était pas un mauvais rêve
-qu'elle avait fait, si elle n'allait pas être heureuse.&mdash;Tout
-<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span>
-à coup, le sable de l'allée cria sous un pas bien
-connu; la marquise s'interrompit, et d'un petit air
-mystérieux et triomphant:&mdash;Le voilà! murmura-t-elle.</p>
-
-<p>En effet, René venait d'apparaître de l'autre côté
-du buisson de roses. Il portait sur sa physionomie un
-air ému, anxieux, humble presque, que Gabrielle ne
-lui avait jamais vu. Encore trop loin pour parler, il
-adressa à la jeune fille un long regard, qui troubla
-profondément celle-ci.&mdash;Allons, pensa-t-elle, l'épreuve
-sera plus douloureuse encore que je ne le
-croyais: au commencement du moins il m'avait épargné
-cette odieuse comédie.</p>
-
-<p>L'attendrissement qui l'avait gagnée lorsqu'elle
-écoutait sa marraine fit aussitôt place dans son c&oelig;ur
-à un mouvement d'indignation et de fierté, qu'elle
-prit pour de la force.</p>
-
-<p>M. de Laverdie salua avec gaieté. Il venait seulement
-voir comment se trouvaient ces dames et si sa tante
-était arrivée; il était attendu et devait repartir, mais
-il reviendrait le soir dès neuf heures.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez, fit-il en riant, j'ai trouvé mon chemin
-tout seul jusqu'ici. Madame Duriez a déclaré
-qu'elle ne me prêterait pas un domestique; ils sont
-trop occupés. Mais j'ai reconnu les allées, et je me
-souvenais de ce massif de roses.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span>
-En disant ces mots, il regarda Gabrielle; elle rougit,
-mais ne leva pas la tête; elle avait pris l'ombrelle de
-sa marraine et s'occupait d'arranger les plis de la
-dentelle: cependant elle dut cesser parce que sa
-main tremblait.</p>
-
-<p>Après avoir causé pendant un instant, madame de
-Saint-Villiers se leva, comme pour examiner une
-fleur de plus près; elle fit ensuite quelques pas, parlant
-toujours; puis, dès qu'elle eut tourné le tronc
-d'un gros arbre, elle prit tout à coup la fuite, enchantée
-de sa malice et riant à l'idée du tête-à-tête
-où elle laissait ses deux enfants.</p>
-
-<p>Gabrielle, qui tenait ses yeux baissés, n'avait pas
-vu la marquise s'éloigner. Lorsqu'elle s'aperçut enfin
-qu'elle était seule avec M. de Laverdie, sa consternation
-et son embarras furent extrêmes; elle n'osa
-pourtant pas quitter le bosquet sur-le-champ.</p>
-
-<p>Elle espéra d'abord que le jeune homme allait parler,
-continuer la conversation; mais il ne dit rien, et,
-à l'expression que prit son visage, elle commença au
-contraire à craindre qu'il n'ouvrît la bouche.</p>
-
-<p>Elle eût donné tout au monde pour trouver quelques
-mots à dire, mais rien ne lui venait à l'esprit; un flot
-brûlant lui montait aux joues; n'y pouvant plus tenir,
-elle traversa l'allée et se réfugia vers ses roses.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span>
-René paraissait cependant aussi troublé qu'elle-même.
-Comme elle se penchait vers les fleurs, il dit
-enfin d'une voix timide et presque suppliante:</p>
-
-<p>&mdash;Ne m'en donneriez-vous pas une aujourd'hui?...
-de vous-même?... La première, ma tante vous l'avait
-demandée.</p>
-
-<p>&mdash;Elles ne sont plus à moi, dit la jeune fille: je les
-ai toutes sacrifiées pour les salons, ce soir.</p>
-
-<p>Et elle ajouta précipitamment:</p>
-
-<p>&mdash;Et ma marraine est au soleil, là-bas, tandis que
-je garde son ombrelle!... Suis-je étourdie!</p>
-
-<p>Elle s'en alla presque en courant; les larmes, malgré
-tous ses efforts, jaillissaient de ses yeux.</p>
-
-<p>René était devenu extrêmement pâle; il resta un
-moment à la même place, debout, comme pétrifié;
-puis il rentra dans le bosquet, s'assit et laissa tomber
-son front dans ses mains. Il réfléchit ainsi pendant
-quelques minutes, et, très calme, traversa ensuite
-tout le jardin, où il ne rencontra personne. Il arriva
-dans la cour de devant; aucun valet ne se trouvant
-là pour lui donner son cheval, il le détacha lui-même
-et se mit en selle.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, s'écria madame Duriez par une
-fenêtre, allez-vous jamais nous excuser, monsieur
-le comte? C'est une horreur de vous laisser partir
-<span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span>
-ainsi! Nous nous conduisons comme des sauvages.</p>
-
-<p>&mdash;N'en parlez pas, madame, répondit René en se
-découvrant. C'est moi qui étais indiscret. Les préparatifs
-d'une fête, comme les coulisses d'un théâtre,
-ne sont pas pour les yeux des profanes.</p>
-
-<p>&mdash;Indiscret, vous? mais pas du tout, je vous assure.
-Vous viendrez de bonne heure, ce soir, n'est-ce pas?
-Je n'ose pas vous prier de rester...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne le pourrais pas, quoique ce fût un vrai
-plaisir... J'aurais tâché de me rendre utile. Mais il faut
-que je m'en aille. Au revoir, madame.</p>
-
-<p>&mdash;A ce soir, cher comte. Encore une fois pardon. Y
-a-t-il seulement un portier pour vous ouvrir la grille?</p>
-
-<p>A peine René fut-il dehors, qu'il mit son cheval à
-un furieux galop. Il gagna en une demi-heure le faubourg
-Saint-Honoré. Heureusement on était à ce moment
-de l'année pendant lequel on dit qu'il n'y a personne
-à Paris; cette course extraordinaire ne fut donc guère
-remarquée, et ceux qui suivirent le cavalier des yeux,
-non sans inquiétude, ne connaissaient pas le comte de
-Laverdie.</p>
-
-<p>L'intention du jeune homme n'était pas alors de
-retourner à Montretout dans la soirée; mais il est
-probable que, de quatre heures à dix, il fit de nouvelles
-réflexions; car, précisément à ce dernier moment,
-<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span>
-M. Duriez lui serrait la main sur la plus haute marche
-du perron chargé de fleurs.</p>
-
-<p>Ce n'était pas en vain que madame Duriez s'était
-donné autant de mal pendant toute la journée. La
-maison et le jardin présentaient un aspect charmant.
-On aurait dit, du reste, que ces deux parties de la
-propriété avaient changé de rôle et de décoration, tant
-la maison était pleine de verdure et le jardin de lumières.</p>
-
-<p>Il y avait déjà beaucoup de monde et l'on dansait
-quand le comte arriva; une des premières personnes
-qu'il vit fut Gabrielle. Elle était dans un quadrille, à
-côté d'un grand et beau garçon que René connaissait
-bien: c'était un officier de cavalerie qu'il avait souvent
-rencontré chez les Duriez depuis quelques semaines.
-Arnauld était en grand uniforme, et plus animé,
-plus brillant que jamais. Gabrielle était en bleu pâle,
-couleur qu'elle aimait beaucoup sans se douter qu'elle
-lui allât si bien; elle avait dans les cheveux des roses
-blanches naturelles. Ce soir-là, on ne pouvait lui reprocher
-une gaieté trop vive; elle paraissait pourtant heureuse
-et gardait sur les lèvres un beau sourire un peu
-rêveur.</p>
-
-<p>René s'était retiré dans l'embrasure d'une croisée ouverte,
-et la contemplait sans pouvoir détourner un instant
-<span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span>
-ses regards. Il venait de se rappeler un autre bal
-où il avait vu pour la première fois ces fleurs blanches
-dans ces cheveux blonds et ces grands yeux limpides,
-profonds, joyeux. Il resta là très longtemps, à demi
-caché par les larges feuilles d'un palmier; en valsant,
-elle passa plusieurs fois près de lui sans l'apercevoir.
-Il remarqua qu'elle dansa deux fois avec le capitaine
-Arnauld et que celui-ci n'invita personne d'autre.</p>
-
-<p>Cependant madame de Saint-Villiers, fort inquiète,
-cherchait son neveu de tous côtés.</p>
-
-<p>&mdash;Mais il est là! disait M. Duriez. Je lui ai parlé il
-n'y a pas une heure.</p>
-
-<p>&mdash;C'est moi que vous demandez? fit tout à coup
-René sortant de sa cachette et plus pâle qu'un mort.</p>
-
-<p>&mdash;Si c'est vous?... s'écria la marquise presque avec
-colère. Mais elle s'arrêta, frappée par l'expression singulière
-du visage de son neveu.&mdash;Bon Dieu! mon
-cher enfant, reprit-elle avec effroi, qu'avez-vous? que
-vous arrive-t-il?</p>
-
-<p>&mdash;Je suis un peu souffrant, répondit René.</p>
-
-<p>&mdash;Souffrant? Vous étiez si gai cette après-midi!</p>
-
-<p>&mdash;Oui... c'est une chute, presque rien... Mon cheval
-s'est effrayé en rentrant dans ma cour.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous êtes tombé!... mais c'est affreux!</p>
-
-<p>&mdash;Tombé, non... pas précisément; j'ai sauté à terre,
-<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span>
-mon pied a un peu tourné... Enfin, je vous donne ma
-parole que ce n'est rien; seulement, j'aimerais mieux
-ne pas danser, je crains d'être trop disgracieux.
-Voyons, chère tante, prenez mon bras et n'ayez pas
-l'air aussi épouvanté ou l'on va faire cercle autour de
-nous.</p>
-
-<p>Ils commencèrent lentement à marcher à travers
-les salons; madame de Saint-Villiers ne pouvait contenir
-la vivacité de son désappointement.</p>
-
-<p>&mdash;Comment avez-vous fait? disait-elle. Vous êtes
-bon cavalier cependant. Fallait-il que cela arrivât
-aujourd'hui! Ne pourriez-vous pas vous tirer d'un
-quadrille? Avec mademoiselle Duriez, c'est ce que je
-veux dire.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, oui... un quadrille, j'essayerai. Mais
-elle doit maintenant être engagée pour plus de danses
-qu'elle n'en pourra donner.</p>
-
-<p>&mdash;Nous allons voir.</p>
-
-<p>Gabrielle se trouvait au milieu d'un groupe de jeunes
-femmes dans une des portes ouvrant sur la terrasse.
-Elle sentit venir plutôt qu'elle n'aperçut la marquise
-et M. de Laverdie.</p>
-
-<p>&mdash;Chère petite, dit la vieille dame, je vous amène un
-coupable, mais un coupable écloppé et repentant: il
-avait une entorse et ne l'a plus sentie quand il a
-<span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span>
-vu remuer vos petits pieds. J'intercède pour que vous
-lui accordiez un quadrille.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! balbutia la jeune fille, comme je suis fâchée!...
-Vous vous êtes fait très mal? Mon Dieu, mais je n'ai
-plus de quadrilles, je crois. Elle ne savait pas trop que
-faire. Elle se demandait en même temps si la blessure
-de René était réelle, et quel serait le chagrin de sa
-marraine au cas où elle refuserait de danser avec lui;
-elle souffrait encore cruellement de sa propre dureté
-de l'après-midi.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux pas le prochain, dit-elle, mais je crois
-que le suivant... oui, le suivant.</p>
-
-<p>&mdash;Très bien, c'est convenu, répondit madame de
-Saint-Villiers, qui voyait son neveu devenir plus blême
-encore et qui se hâta de l'entraîner vers un sofa.&mdash;Mettez-vous
-là, lui dit-elle, vous ne paraissez vraiment
-pas à votre aise. C'est encore la faute d'une de
-vos vilaines bêtes; je vous ai souvent dit que vous
-montiez des chevaux trop vifs.</p>
-
-<p>Ce n'était pas une douleur physique qui altérait ainsi
-le visage de René; ses souffrances morales mêmes, s'il
-en avait, étaient alors dominées par une colère farouche.&mdash;Je
-danserai le prochain quadrille, se dit-il.
-Pourtant, au lieu de chercher laquelle il inviterait de
-toutes les charmantes danseuses que ses yeux pouvaient
-<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span>
-apercevoir, il suivait du regard avec obstination l'uniforme
-éclatant d'Ernest Arnauld, qui semblait apparaître
-à la fois dans toutes les parties du bal, tant se
-montrait infatigable l'entrain du jeune officier.</p>
-
-<p>Tout près du comte se trouvait assise une jeune
-femme qui se donnait beaucoup de peine pour attirer
-l'attention de celui-ci en riant et en causant très haut.
-La joie de cette dame fut au comble lorsqu'au premier
-coup d'archet M. de Laverdie vint lui demander de
-l'accepter pour cavalier: René pourtant eût été bien
-embarrassé s'il lui eût fallu dire dans quelle langue
-elle avait parlé. Comme il tâchait de découvrir une
-place libre à travers les salons encombrés, madame
-Duriez l'aborda.</p>
-
-<p>&mdash;Je cherche quelques couples de bonne volonté,
-dit-elle, pour former un quadrille sur la terrasse; je
-suis persuadée qu'on y sera très bien. Ne pourriez-vous
-organiser cela, monsieur le comte?</p>
-
-<p>&mdash;Volontiers, madame, dit René, qui dissimulait mal
-une légère grimace chaque fois que l'excellente personne
-lui rappelait ainsi son titre.</p>
-
-<p>Il eut bientôt réuni trois autres jeunes couples, qui
-se déclarèrent ravis de danser au grand air. Au milieu
-de la chaîne anglaise, ils furent troublés par l'arrivée
-du capitaine Arnauld, que madame Duriez avait présenté,
-<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span>
-fort contre son gré, du reste, à une jeune personne
-timide et ne sachant pas valser; il avait sollicité de
-cette demoiselle l'honneur d'un quadrille et l'amenait
-pour prendre part à celui de la terrasse.</p>
-
-<p>&mdash;Nous sommes assez nombreux, monsieur, lui dit
-René d'un ton fort sec.</p>
-
-<p>&mdash;Êtes-vous maître des cérémonies, monsieur?
-répondit l'officier blessé et surpris.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, reprit René, la maîtresse de la maison
-m'a prié d'organiser ce quadrille. Nous sommes déjà
-quatre couples; vous voyez bien que vous seriez de
-trop.</p>
-
-<p>Ces mots, et surtout la façon dont ils furent prononcés
-choquèrent Arnauld au dernier point. Cherchant
-ce qu'il devait répondre, n'osant pourtant faire
-un esclandre, il restait avec sa danseuse au beau
-milieu du quadrille interrompu: c'était le moment
-de la seconde figure et l'on se remit en mouvement.</p>
-
-<p>&mdash;Mais retirez-vous donc, monsieur! s'écria René
-en passant près de lui.</p>
-
-<p>Arnauld s'éloigna, et, se penchant avec un sourire
-vers la jeune fille qu'il avait à son bras:</p>
-
-<p>&mdash;Faisons un tour de jardin, dit-il. Si vous voulez
-bien me promettre le premier lanciers, je vous réponds
-que vous aurez la meilleure place.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span>
-A peine le quadrille fut-il terminé, et les dames
-installées au buffet que M. de Laverdie trouva moyen
-de s'esquiver; à la première porte il rencontra
-Arnauld.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous cherchais, monsieur, dit celui-ci.</p>
-
-<p>&mdash;Je m'en doutais, répliqua René.</p>
-
-<p>&mdash;Alors vous savez aussi dans quel but, monsieur.
-Le ton dont vous m'avez parlé m'a singulièrement
-déplu.</p>
-
-<p>René, qui avait aussitôt sorti de son portefeuille une
-carte, la remit au capitaine, en s'arrangeant de façon
-que personne autour d'eux ne remarquât son mouvement.</p>
-
-<p>On ne se douta pas en effet dans cette gaie réunion de la
-provocation qui venait d'être faite et acceptée. La fête
-ne fut marquée par aucun autre incident fâcheux, et
-elle se prolongea fort tard, à la satisfaction de tous
-ceux qui restèrent jusqu'au dernier moment.</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span>
-<h2 class="normal">VIII</h2>
-</div>
-
-<p>Deux ou trois jours après, Gabrielle apprit par son
-frère, qui ne mit pas beaucoup de ménagements à lui
-communiquer cette nouvelle, que M. de Laverdie avait
-gravement blessé le capitaine Arnauld dans un duel à
-l'épée. Celui-ci avait été atteint au côté gauche par un
-coup de pointe porté avec vigueur, et sa vie se trouvait
-sérieusement menacée. Émile ne donna, du reste,
-que peu de détails sur cette affaire. On tâchait de la
-tenir secrète à la famille Duriez, et nul, hormis les
-témoins, ne sut jamais où elle commença. Par Émile,
-on la connut bientôt à Montretout; mais le jeune homme
-avait juré à son ami de n'en point révéler les principaux
-détails, et Gabrielle fut la seule à laquelle il
-avoua que la blessure de l'officier pouvait être mortelle.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span>
-Ce fut un cruel soulagement pour ce garçon peu délicat
-d'exhaler devant sa s&oelig;ur une douleur bruyante,
-égalée seulement par son indignation contre M. de
-Laverdie. Il ne lui cacha pas qu'il supposait bien que
-ce malheur était arrivé à cause d'elle; et, bien qu'assez
-généreux pour l'en déclarer parfaitement innocente, il
-se permit quelques allusions grossières à la préférence
-qu'elle pouvait entretenir secrètement pour le comte
-ainsi qu'au caractère et aux intentions de celui-ci.</p>
-
-<p>Gabrielle, au reste, souffrait tellement à l'idée de ce
-qui venait de se passer, que les paroles amères de son
-frère ajoutèrent peu à sa douleur et à sa consternation.
-Suivant cette vivacité avec laquelle les âmes
-jeunes et confiantes vont d'un extrême à l'autre, ne
-croyant plus à rien de vrai chez ceux qu'elles reconnaissent
-les avoir une fois trompées, elle jugea René d'autant
-plus sévèrement qu'elle l'avait vu d'abord avec
-des yeux plus aveugles. Elle le crut assez coupable
-pour ne pas craindre de sacrifier la vie d'un
-homme au plus vil intérêt, et le soupçonna d'avoir
-provoqué Arnauld dans la pensée que celui-ci pourrait
-lui enlever la main de la jeune fille dont il ne recherchait
-lui-même que la fortune.</p>
-
-<p>Quelques jours s'écoulèrent sans que l'on revît à
-Montretout ni la marquise ni René. Une après-midi,
-<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span>
-cependant, madame Duriez, rentrant avec sa fille,
-trouva dans la coupe d'onyx du vestibule, parmi quelques
-lettres, la carte pliée de M. de Laverdie.</p>
-
-<p>On était sur le point de partir pour Trouville.
-Comme il arrive en pareil cas, on avait attendu au
-dernier moment pour faire une foule de visites et
-de courses indispensables: aussi les journées semblaient-elles
-trop courtes à madame Duriez. Elle faisait
-atteler régulièrement vers une heure, montait
-en voiture avec Gabrielle, et posait sur le coussin
-devant elle trois ou quatre agendas, son porte-cartes
-et des paquets d'échantillons. Elle se rendait alors à
-Paris; quand elle allait voir des amis dans les environs,
-à Meudon ou à Bellevue, elle ne se chargeait pas
-d'un bagage si considérable.</p>
-
-<p>A peine installée dans la voiture, elle ouvrait
-un des agendas et regardait la liste des emplettes
-nécessaires; puis elle cherchait dans un autre les
-adresses des magasins. Elle pesait les mérites respectifs
-de ceux-ci, les groupait par quartiers, calculait
-combien au plus elle pourrait en explorer jusqu'à sept
-heures. Alors elle prenait les échantillons, répandait
-sur ses genoux les petits morceaux de faille, de laine
-ou de satin, et s'absorbait dans une étude plus importante
-encore. Au reste, ses réflexions se faisaient à
-<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span>
-haute voix, et Gabrielle était sans cesse appelée à donner
-son avis. En temps ordinaire tout ceci n'amusait
-que médiocrement la jeune fille; dans l'état d'esprit
-où elle se trouvait, c'était pour elle une pénible tâche.
-Elle l'accomplissait tranquillement, sans y attacher sa
-pensée; elle s'efforçait de ne pas répondre trop souvent:&mdash;Cela
-m'est égal... l'un sera aussi joli que
-l'autre... c'est absolument la même chose... Ces
-façons de parler contrariaient madame Duriez, qui ne
-se fiait pas volontiers à son propre goût et n'aimait
-pas décider seule.</p>
-
-<p>Une ou deux fois, dans ces chaudes après-midi de
-juillet, madame Duriez, en traversant le bois, s'endormit
-au mouvement de la calèche. Gabrielle élevait
-alors son ombrelle pour protéger sa mère contre le
-soleil. Les grandes allées étaient presque désertes; le
-chant monotone des sauterelles s'élevait des gazons
-brûlés; les longues herbes, courbées par la chaleur,
-se flétrissaient dans la poussière au bord de la route;
-aucun souffle n'agitait les feuillages des arbres, et cependant
-les hauts peupliers se balançaient légèrement
-sur le ciel, comme pris d'un frissonnement mystérieux.
-La voiture allait au petit trot, et le pas des
-chevaux retentissait avec une régularité à laquelle Gabrielle
-trouvait quelque chose de désespérant et d'implacable:
-<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span>
-elle était saisie par l'horrible sentiment
-d'une course sans but, éternelle, avec ce vide, ce
-silence et ce sommeil à ses côtés.</p>
-
-<p>Un jeudi, vers trois heures, étant descendues chez
-Guerre pour se rafraîchir et se reposer, madame Duriez
-et sa fille y rencontrèrent la marquise.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, mignonne, je vous tiens! s'écria la vieille
-dame en embrassant sa filleule. Et cette fois je ne vous
-lâche plus. Est-ce ainsi qu'on m'abandonne, petite
-méchante? Vous allez venir avec moi. Madame Duriez,
-je la garde cette après-midi.</p>
-
-<p>On objecta des occupations pressantes, une robe,
-entre autres, à essayer.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, dit la marquise. D'ailleurs, j'irai
-avec elle pour cette robe, si elle y tient. Je vous la
-ramènerai ce soir; nous viendrons à l'heure du café.
-Vous ne vous faites pas une idée comme je suis triste
-et abandonnée depuis quelque temps! Voilà une
-enfant que je ne vois plus, et quant à mon neveu, il a
-eu l'esprit de se fouler le pied et il ne bouge de chez
-lui. Allons, c'est dit, je l'emmène; vous y consentez,
-chère madame.</p>
-
-<p>Il n'était pas possible de dire non. Gabrielle partit
-avec madame de Saint-Villiers; mais elle était fort
-<span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span>
-mal à l'aise et se sentait moins de courage que chez
-elle, à Montretout.</p>
-
-<p>Comme elles étaient toutes deux le soir à table, la
-marquise se mit tout à coup à parler de René, exprimant
-la contrariété qu'elle éprouvait de sa foulure. Ce
-fut alors la première, la seule fois où sa filleule se
-demanda si la vieille femme n'était pas la complice du
-jeune homme, et ne convoitait pas pour son neveu les
-millions de la maison Duriez. Une semblable idée fit
-tellement horreur à Gabrielle qu'elle la repoussa sur-le-champ
-et sans peine: mais ces soupçons involontaires,
-qui lui venaient à présent sur ceux qu'elle
-aimait et respectait le plus, n'étaient pas pour la jeune
-fille les fruits les moins amers de sa dure expérience.</p>
-
-<p>Après le dîner, elle se trouva seule un moment
-dans le petit salon, sa marraine l'ayant quittée pour
-écrire un billet et donner quelques ordres. Gabrielle
-tenait entre les mains une magnifique collection de
-gravures de Goupil, représentant les meilleures toiles
-des dernières expositions; elle l'examinait avec intérêt,
-car elle avait un goût très vif pour la peinture et toute
-espèce de dessin. Elle remarqua, dans un tableau
-historique, un personnage qui ressemblait fort à M. de
-Laverdie; cela lui rappela le portrait de celui-ci qui devait
-être derrière elle, et, se tournant un peu, elle se mit
-<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span>
-à le contempler. En revoyant cette physionomie si fine
-et ces yeux fiers, elle fut saisie d'une douloureuse
-pitié de songer qu'ils cachaient un caractère bas.&mdash;Pauvre
-René, murmura-t-elle, pauvre René!.. Oh!
-comme je vous plains!</p>
-
-<p>Au bruit que fit une porte, elle se retourna vivement:
-M. de Laverdie entrait.</p>
-
-<p>Elle ne se troubla pas, et remercia intérieurement
-le ciel de l'avoir envoyé. A tout prix, elle voulait prévenir
-une demande en mariage, un refus, et les scènes
-pénibles à tous qui ne manqueraient pas d'en résulter.
-Peut-être que l'occasion s'offrait de tout arrêter, si
-toutefois il restait à René assez d'honneur et de loyauté
-pour la comprendre.</p>
-
-<p>Le jeune homme, de son côté, prévit qu'une explication
-allait avoir lieu; il la désirait. Ce qui le surprit
-au plus haut point, c'est que Gabrielle parlât la première.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, fit-elle, ne sachant pas du tout ce
-qu'elle allait dire, mais sentant qu'il fallait en finir
-de suite et que sa marraine pouvait rentrer, monsieur,
-j'ai appris ce duel... C'est un grand malheur... M. Arnauld
-était un ami de notre famille...</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Arnauld, j'espère, le sera encore longtemps,
-dit René d'un ton froid. Grâce au ciel, son
-état ne présente plus aucun danger.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span>
-&mdash;Il est sauvé? s'écria Gabrielle avec joie.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mademoiselle.</p>
-
-<p>Il y eut un moment de silence embarrassé.</p>
-
-<p>&mdash;Mademoiselle, reprit René qui se leva et fit un
-pas vers la jeune fille, pardonnez-moi... J'ai été aveugle,
-insensé! mais ne pensez pas que j'eusse pu vous
-faire autant de mal volontairement. Je vous jure que
-si j'avais compris plus tôt ce qui me paraît si clair à
-présent, jamais la vie de M. Arnauld n'eût été mise en
-péril par ma main!</p>
-
-<p>Gabrielle baissa la tête... L'album de Goupil était
-encore ouvert devant elle; ses yeux se fixèrent sur la
-gravure, sans la voir, agrandis par l'intensité d'une
-réflexion profonde.</p>
-
-<p>&mdash;Me croyez-vous? me pardonnez-vous? demanda
-René encore une fois.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, monsieur, oui, murmura la jeune fille.</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers rentrait alors dans la chambre.
-Elle eut grand plaisir à voir son neveu et décida
-qu'il les accompagnerait à Montretout. René s'excusa
-de ne pas le faire, non sans peine, disant qu'il n'avait
-pas prévu la présence de mademoiselle Duriez, et alléguant
-un engagement sérieux. Il craignait pourtant
-que sa tante n'éprouvât quelque ennui à revenir
-seule.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span>
-&mdash;Qu'à cela ne tienne, répondit celle-ci. Il fera
-presque jour encore; et d'ailleurs une promenade nocturne,
-et même solitaire, à travers le Bois, n'a rien
-qui m'effraye.</p>
-
-<p>Ils descendirent ensemble; René aida ces dames à
-monter en voiture, puis partit lui-même à pied pour
-le faubourg Saint-Honoré.</p>
-
-<p>Trois ou quatre jours après, madame de Saint-Villiers
-n'ayant aucune nouvelle de son neveu, et trouvant sa
-conduite vis-à-vis d'elle et de la famille Duriez fort
-extraordinaire, prit la résolution d'aller trouver le
-jeune homme chez lui. C'était une chose qu'elle faisait
-rarement, mais elle y était cette fois poussée par
-une grande inquiétude: elle tremblait que René ne
-fût entraîné de nouveau vers la vie dissipée qu'il avait
-menée autrefois.</p>
-
-<p>Une après-midi, vers cinq heures, elle se fit conduire
-rue d'Anjou.</p>
-
-<p>Elle fut frappée de la mine bouleversée du domestique
-qui lui ouvrit: c'était un ancien serviteur, absolument
-dévoué à M. de Laverdie; il parlait bas, de ce ton
-voilé qu'on prend dans une chambre de malade.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, François, qu'y a-t-il?.. Votre maître?..
-s'écria la marquise, très effrayée.</p>
-
-<p>&mdash;Rien, rien, madame, rien encore, répondit vivement
-<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span>
-le domestique. Mais que je suis heureux de voir
-madame la marquise! J'étais sur le point d'aller trouver
-madame.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi? Parlez vite, François. Ah! mon pauvre
-René!</p>
-
-<p>Le vieux domestique fit entrer madame de Saint-Villiers
-dans la bibliothèque, où elle s'assit toute tremblante.
-Alors, debout devant elle, il lui dit d'une voix
-altérée qu'il était fort tourmenté à l'égard de son maître;
-que certainement quelque grand malheur était
-arrivé à M. le comte; que depuis plusieurs jours celui-ci
-ne sortait plus, mangeait à peine, et restait enfermé
-chez lui, où il passait des heures à écrire.</p>
-
-<p>&mdash;Hier, ajouta le pauvre homme en pâlissant, je
-l'ai trouvé occupé à examiner et à charger des pistolets.</p>
-
-<p>&mdash;Où est-il? où est-il? s'écria la marquise en se
-levant aussitôt.</p>
-
-<p>&mdash;Dans sa chambre à coucher, madame la marquise;
-il ne bouge plus de cette pièce maintenant.</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers traversa l'appartement, et,
-sans se faire annoncer, sans frapper même, entra chez
-son neveu.</p>
-
-<p>C'était la chambre gothique. Le jour s'y adoucissait
-en passant par les vitraux. René était assis au milieu,
-<span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span>
-devant une table sur laquelle se trouvaient beaucoup de
-papiers et quelques armes; ainsi que l'avait annoncé
-le domestique, il écrivait.</p>
-
-<p>Il se leva dès qu'il aperçut sa tante. Celle-ci marcha
-droit à lui et lui prit les mains sans rien dire; elle
-avait des larmes dans les yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'avez-vous?.. ma chère tante... dit René d'un
-ton qu'il voulait rendre naturel et qui n'était qu'embarrassé.</p>
-
-<p>La vieille dame l'entraîna tendrement vers un sofa,
-où tous deux s'assirent.</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher enfant, dit-elle, ne me cachez rien.
-Tant que vous avez été gai, étourdi, joyeux, votre
-vieille tante ne vous a pas beaucoup gêné, n'est-ce pas?
-Mais vous souffrez, c'est différent. Ne croyez pas
-qu'elle vous laisse tranquille tant qu'elle ne saura pas
-ce qui vous rend malheureux... ce qui vous fait songer
-à mourir...</p>
-
-<p>&mdash;Ma tante!</p>
-
-<p>&mdash;Je le sais. Est-ce ce mariage? Mon Dieu! est-ce
-que j'aurais à me reprocher cela?.. Vous n'aimez pas
-Gabrielle et vous vous croyez engagé... Mais il n'est
-pas trop tard pour vous retirer, je vous jure qu'il n'est
-pas trop tard!</p>
-
-<p>Le jeune homme ne répondit pas.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span>
-&mdash;René, s'écria la marquise, ayez pitié de moi, de
-mon âge, de mes cheveux blancs! Songez à votre
-mère... C'est au nom de son souvenir, de son amour,
-que je vous conjure de parler!</p>
-
-<p>René mit sa tête dans ses mains et laissa échapper
-un gémissement douloureux.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! dit-il, vous me parlez de l'amour de ma
-mère, et je m'en suis rendu indigne!.. Faut-il que je
-vous fasse autant de mal, ma pauvre tante!.. Ah! je
-suis un misérable!</p>
-
-<p>&mdash;Vous, René? c'est impossible!</p>
-
-<p>&mdash;Ma tante, reprit-il, je vais tout vous dire: vous
-jugerez vous-même... Hélas! vous me mépriserez
-comme je me méprise. Mon plus grand crime, et
-ma plus grande douleur aussi, je vous assure, c'est
-de vous causer ce chagrin.</p>
-
-<p>&mdash;Mon pauvre enfant!.. mon pauvre enfant!.. murmurait
-la marquise.</p>
-
-<p>Elle commençait à se rassurer, ne pouvant croire
-que René eût jamais rien fait de bien mal.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez trop, ma tante, que je vous ai donné
-peu de sujets de satisfaction depuis quelques années.
-Cependant, et bien que je ne sois pas disposé dans ce
-moment à l'indulgence envers moi-même, je suis
-certain d'avoir mieux vécu que n'importe quel jeune
-<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span>
-homme de mon âge et de ma position. Mais j'ai mangé
-énormément d'argent, je me suis ruiné; et, vers les
-derniers temps (une chose que vous ne soupçonniez
-pas!)... j'ai joué... non point par passion... J'ai joué
-pour me rattraper, pour gagner.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous avez perdu, malheureux?</p>
-
-<p>&mdash;Tout, ma tante, tout!.. Je suis couvert de dettes!
-Mais attendez, je n'ai rien dit encore. Ce qui m'avait
-ruiné, c'étaient mes goûts dispendieux... ces vieilleries
-que j'aime tant,.. puis, les chevaux. Renoncer à tout
-cela, je ne le pouvais pas. C'est ce qui m'a rendu
-lâche. Je me serais tué plutôt... Et je ne voulais
-pas mourir. Ma pauvre tante! Vous rêviez de me
-faire épouser votre filleule... Je n'ignorais pas qu'elle
-possédait une fortune considérable... Et j'ai consenti.</p>
-
-<p>&mdash;Sans l'aimer.</p>
-
-<p>&mdash;Sans la connaître même. Oh! comme j'ai mis
-longtemps à la voir seulement, cette jeune fille, telle
-qu'elle est, simple, sincère... Je ne me souciais pas de
-la comprendre, ou plutôt je croyais n'avoir rien à
-découvrir en elle. Dans mon vil calcul, je supposai
-qu'elle fixait sur ma couronne de comte le regard que
-j'attachais sur ses millions.</p>
-
-<p>&mdash;Ma pauvre petite Gabrielle!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ma tante, elle peut me pardonner, et vous
-<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span>
-aussi, car je souffrais bien de tout cela... Je me trouvais
-odieux... Ce mariage me faisait horreur! Plus
-d'une fois j'ai songé à m'y soustraire, mais j'ai reculé
-devant la misère, la honte, le suicide... Je n'ose pas
-dire: devant la pensée de votre désespoir... Je ne
-veux pas chercher d'excuse.</p>
-
-<p>Il s'arrêta, regardant d'un air sombre un rayon couleur
-de sang qui s'échappait des vitraux et brillait à
-l'angle et aux ferrures du bahut.</p>
-
-<p>&mdash;Et maintenant? demanda la marquise.</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, ma tante, j'aime Gabrielle Duriez et
-je me sens indigne d'elle... D'ailleurs elle ne m'aime
-pas.</p>
-
-<p>&mdash;Tu aimes Gabrielle! s'écria la vieille dame. Tu
-aimes Gabrielle, et c'est pour cela que tu veux te tuer?
-Ah! mon cher, cher enfant, que le ciel soit béni! Tu
-es toujours noble, bon... Tu seras encore heureux!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, j'ai pensé comme cela aussi, reprit René
-avec amertume. Cet amour me réhabilitait à mes propres
-yeux. Qu'il fût partagé, et alors titre, fortune, calculs
-d'intérêt, que signifiait tout cela? Vous auriez
-véritablement uni deux c&oelig;urs.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien? dit la marquise.</p>
-
-<p>&mdash;Gabrielle ne m'aime pas, ma tante. C'est le capitaine
-Ernest Arnauld qu'elle aime.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span>
-&mdash;Par exemple! s'écria la marquise. Cet étourneau,
-ce fat?.. Allons donc! Et moi, je vous déclare qu'elle
-vous aime, mon neveu. Je le sais mieux que personne
-peut-être.</p>
-
-<p>René ne put s'empêcher de sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Chère tante, fit-il, je suis fâché de vous ôter vos
-illusions, mais je dois vous dire que je me suis battu
-avec cet Arnauld; j'ai failli le tuer. Je le savais épris
-de mademoiselle Duriez, mais je ne pensais pas... Enfin
-elle m'a fait comprendre que je suis à ses yeux un
-assassin, un monstre...</p>
-
-<p>&mdash;Elle!</p>
-
-<p>&mdash;Elle-même. Ah! je vous assure qu'il lui était
-impossible de s'exprimer plus clairement.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, mon Dieu! gémit la marquise.</p>
-
-<p>Elle réfléchit un instant, puis elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez, René: s'il y a une chose dont j'ai été
-persuadée, non pendant une heure, mais pendant des
-semaines et des mois, c'est que Gabrielle vous aimait,
-qu'elle vous aimait naïvement, profondément, de toute
-son âme, comme cette vive créature doit aimer. Je ne
-peux pas me figurer que je me sois trompée, encore
-moins qu'elle ait changé... N'y a-t-il pas ici quelque
-malentendu?</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! non, il n'y en a pas. D'ailleurs, et c'est
-<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span>
-mon châtiment, je ne me sens pas capable de lui offrir
-un c&oelig;ur digne d'elle, un amour qui puisse répondre
-au sien. Il y aurait toujours entre nous cette ombre
-ignoble d'intérêt que j'y ai vue une fois. Ah! misérable,
-misérable libertin que je suis!</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers essaya de consoler son
-neveu, mais inutilement. Elle jugeait les fautes du jeune
-homme rachetées par la profondeur de ses regrets
-et la sincérité de son amour, mais elle ne pouvait faire
-accepter ces considérations à René; tout en souhaitant
-de le soulager, elle n'eût pas voulu voir sa douleur
-s'amoindrir, puisque cette douleur le relevait. Elle
-s'efforça de lui persuader qu'il pourrait encore vivre
-heureux sans Gabrielle, mais tout ce qu'elle dit à cet
-effet fut accueilli par un morne silence. La conversation
-se prolongeait, ou plutôt la vieille dame parlait toujours,
-épuisant tous les arguments que lui suggérait sa tendresse.
-René ne répondait plus; les sourcils froncés,
-l'air triste, mais résolu, il semblait trouver tant de paroles
-inutiles. S'éloigner, le laisser ainsi était impossible
-à la marquise; l'idée de ces pistolets, dont le domestique
-lui avait parlé, revenait sans cesse à son esprit
-et la remplissait d'épouvante.</p>
-
-<p>Il fallut partir cependant. Alors elle trahit ses craintes;
-elle conjura son neveu, au nom de tout ce qu'il
-<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span>
-avait jamais respecté, de tout ce qui lui avait été si
-cher, de ne pas attenter à sa vie. Elle lui arracha
-la promesse qu'il la reverrait encore; puis elle le
-quitta tout éperdue, et à peine fut-elle dans sa voiture,
-les stores abaissés, qu'elle s'abandonna au désespoir
-le plus amer.</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span>
-<h2 class="normal">IX</h2>
-</div>
-
-<p>Le surlendemain, René de Laverdie reçut de sa tante
-la lettre suivante:</p>
-
-<p class="lettre">«Mon cher enfant,</p>
-
-<p>«Il m'est impossible d'aller vous voir: je suis vieille,
-faible, et tant d'émotions m'ont brisée.</p>
-
-<p>»Vous viendrez causer avec moi, car j'ai des choses
-importantes à vous dire; pourtant j'aime mieux auparavant
-vous en écrire le résumé... La plume risque
-moins de s'égarer que la parole, et je vois si peu clair
-dans tout ceci que je crains de commettre une erreur;
-elle deviendrait certainement fatale. Réfléchissez bien
-vous-même avant de tirer la moindre conclusion ou de
-vous arrêter à un parti quelconque.</p>
-
-<p>»J'ai vu Gabrielle. J'étais résolue à pénétrer, fût-ce
-de force, dans son c&oelig;ur, et j'y ai réussi.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span>
-»Mon enfant, elle vous aime. Ne vous réjouissez pourtant
-pas trop à ce mot. Cette jeune fille a changé, je
-ne la comprends plus; elle paraît lutter contre son
-amour, et, si j'ai découvert ses sentiments, c'est bien
-malgré elle. Je lui ai dit (vous m'en voudrez, je le sais;
-mais puis-je laisser mes deux enfants courir à leur
-malheur sans tout faire pour les arrêter?), je lui ai
-dit que j'étais arrivée juste à temps pour vous empêcher
-de mourir, et c'est alors seulement qu'elle s'est
-émue... Oh! ne croyez pas que je me sois trompée, que
-j'aie vu seulement ce que je désirais voir... D'ailleurs,
-elle s'est expliquée ensuite, mais attendez.</p>
-
-<p>»Qu'est-ce que vous vous imaginiez donc à propos de
-cet officier, de cet Arnauld?.. Mais elle n'a jamais pensé
-à lui! Vous auriez dû voir l'expression de son visage
-quand je l'ai nommé, je pourrais rire en y pensant.
-Voilà un rival peu redoutable, et il n'était pas besoin
-de le maltraiter comme vous l'avez fait.</p>
-
-<p>»Mais supposerait-on jamais qu'une petite fille refuse
-d'épouser un homme qu'elle aime parce qu'il est comte?
-C'est pourtant ce qui m'a paru ressortir des demi-aveux
-de ma filleule. Il s'est passé quelque chose que j'ignore...</p>
-
-<p>»N'y a-t-il rien eu entre vous? De pareilles idées sont
-entrées tout récemment dans la tête de Gabrielle: il
-y a un mois elle n'y eût pas songé. Elle m'a parlé
-<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span>
-de position sociale, de noblesse et de bourgeoisie,
-que sais-je, moi? Je l'ai grondée, puis je me suis
-moquée d'elle, rien n'y a fait. Elle employait un petit
-ton calme, ferme, tout nouveau dans sa bouche rieuse.
-C'est à y perdre la raison! Pour moi, je ne sais
-plus où j'en suis... Tenez, je voulais être claire, et
-cette lettre est un vrai galimatias.</p>
-
-<p>»Voici ce qu'il vous faut entendre: mademoiselle
-Duriez vous aime, cela est certain; et, ce qui ne l'est
-pas moins, malheureusement, c'est qu'elle ne veut
-pas vous épouser.</p>
-
-<p>»Venez au plus tôt, mon cher René, que je vous
-répète en détail toute notre conversation. Vous y
-verrez peut-être quelque chose que je n'ai pas su y
-découvrir. Je m'efforce de ne pas désespérer encore:
-je vous en supplie, faites de même.</p>
-
-<p class="signature">»Votre tante.»</p>
-
-<p class="space">René lut cette lettre et resta longtemps pensif.</p>
-
-<p>Quand il se leva enfin, il avait sur les lèvres un sourire
-triste et doux.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, enfant, murmura-t-il, allons, jeune noble
-paresseux, inutile et fier, voyons si tu peux être un
-homme, voyons comment tu sais aimer.</p>
-
-<p>Il fit quelques pas dans sa chambre et vint appuyer
-<span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span>
-sa main sur la table; mais là, il s'arrêta et resta debout,
-le front penché. Il se passait en lui une lutte grave,
-terrible.</p>
-
-<p>&mdash;Elle a dû souffrir, dit-il encore. Voilà ce qu'il
-me faut expier.</p>
-
-<p>Alors il s'assit et écrivit quelques mots qu'il mit
-sous enveloppe. Il s'habilla ensuite pour sortir. Quand
-François le vit passer le chapeau sur la tête, le pauvre
-homme s'approcha de lui, tout ému.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le comte sort? fit-il. Monsieur le comte
-s'est habillé seul?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit René.</p>
-
-<p>&mdash;Ne dois-je pas avertir le groom?</p>
-
-<p>&mdash;Je vais à pied.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! monsieur le comte, mon cher monsieur René,
-reprit le vieillard tout inquiet, ne puis-je donc rien
-faire pour vous?</p>
-
-<p>René se retourna, très touché.</p>
-
-<p>&mdash;Mon vieux François, fit-il, mon bon vieil ami!
-rassure-toi: je n'ai besoin de rien et je ne cours
-aucun danger. Tout à l'heure, je te demanderai tes
-services et je m'adresserai à ton dévouement.</p>
-
-<p>En quittant la maison, il se rendit tout droit chez sa
-tante.</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers fit un cri de joie en l'apercevant.
-<span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span>
-Malgré la parole qu'il lui avait donnée, elle
-craignait tout du découragement profond où elle
-avait vu le jeune homme; la lettre qu'elle lui avait
-écrite ne portait pas non plus de consolation bien efficace.
-Depuis le départ de cette lettre, elle en retournait
-avec angoisse toutes les phrases dans sa tête, craignant
-de s'être mal exprimée, d'avoir laissé trop peu
-d'espoir et poussé à l'excès le chagrin de son neveu.</p>
-
-<p>Elle était étendue sur une chaise longue dans son
-petit salon. René s'assit en face d'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, dit la marquise, que faire?</p>
-
-<p>Comme elle allait reprendre et répéter mot pour
-mot tout ce qui s'était passé entre elle et sa filleule,
-René l'arrêta doucement.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas nécessaire, fit-il, j'ai compris.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi donc?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai compris que mademoiselle Duriez possède
-un c&oelig;ur plus grand encore, plus élevé que nous ne
-pensions l'un et l'autre. Oh! ma tante, comme je l'ai
-blessé cruellement, ce pauvre c&oelig;ur! Oui, elle m'a
-aimé, elle m'aime, la douce, la généreuse créature!
-et elle a vu cette chose horrible: que je l'épousais
-pour son argent.</p>
-
-<p>&mdash;Oh!</p>
-
-<p>&mdash;Elle l'a vu! Et maintenant, si je me jetais à
-<span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span>
-ses pieds, si je lui disais que je l'aime, si je lui peignais
-mon repentir, mon désespoir, elle me croirait
-peut-être...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, je ne le ferais pas! Est-ce que j'agirais
-autrement si je n'étais pas sincère? Que coûte un serment
-à un homme qui a pu nourrir de si viles pensées?</p>
-
-<p>&mdash;René, mon ami, vous vous exagérez vos torts.
-Je m'explique, en effet, la conduite de Gabrielle si elle
-a deviné vos motifs intéressés. La pauvre enfant a dû
-bien souffrir! Je m'étonne pourtant qu'une pareille
-idée lui soit venue... A son âge, avec si peu d'expérience
-du monde! C'était bien dur de sa part. Et puis,
-enfin, elle aurait dû songer que sous ce rapport tout
-se compensait parfaitement, et que votre alliance...</p>
-
-<p>&mdash;Madame, interrompit René dont les yeux s'enflammèrent,
-si vous avez la moindre pitié pour moi,
-ne parlez pas ainsi!.. Gabrielle savait que je ne l'aimais
-pas, parce que j'ai eu la barbarie de le lui faire
-sentir. Je croyais agir avec franchise; je me disais:
-«Au moins je ne la tromperai pas.» Je supposais que,
-de son côté, elle ne souhaitait que mon titre... Voyez-vous,
-à présent, pourquoi elle ne veut pas de ce
-titre odieux? Elle partagerait encore sa fortune avec
-moi, mais elle refuse d'être comtesse!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span>
-&mdash;Ah! mon Dieu, dit la marquise, voilà bien des
-subtilités! Alors, que résulte-t-il de tout cela? Vous
-concluez comme Gabrielle: je l'aime, mais je ne l'épouserai
-pas. Cela fait hausser les épaules.</p>
-
-<p>&mdash;Non, ma tante. Je conclus: je l'aime, et je me
-rendrai digne d'elle; je l'aime, et je le lui prouverai.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà qui paraît plus raisonnable. Quels sont vos
-projets, voyons?</p>
-
-<p>Le jeune homme baissa la tête d'un air embarrassé.</p>
-
-<p>&mdash;Je crains, ma tante, fit-il, que vous ne m'approuviez
-pas.</p>
-
-<p>&mdash;Ne vous êtes-vous jamais passé de mon approbation?
-demanda la vieille dame en souriant avec
-malice.</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai. Mais cette fois le parti que j'ai pris
-est grave. Ce que je redoute avant tout, c'est le chagrin
-qu'il vous causera. Pourtant, ma tante, continua-t-il
-d'une voix plus ferme, ce parti est irrévocable.
-Ma conscience et mon c&oelig;ur me l'ont dicté, et je suis
-décidé à leur obéir, quoi qu'il m'en coûte.</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'effrayez, René. Quelle résolution a pu
-vous dicter votre conscience que je ne doive pas approuver?</p>
-
-<p>René vint se placer plus près encore de la chaise
-<span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span>
-longue; il était assis sur un pouf très bas, et s'inclina
-de façon qu'un de ses genoux touchait le tapis lorsqu'il
-répondit, d'une voix vibrante d'émotion.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère tante, oh! comme je voudrais... oui,
-j'espère que vous me comprendrez. J'ai vingt-huit ans,
-et j'ai vécu jusqu'à présent en égoïste et en insensé.
-A cet âge, où tant d'autres ont déjà accompli de grandes
-choses, moi je n'ai encore songé qu'à mes plaisirs.
-Je découvre que je suis un être inutile, et plus qu'inutile,
-malfaisant; car j'ai brisé le c&oelig;ur d'une enfant
-innocente et j'ai failli tuer un homme. Et tout ceci,
-savez-vous bien pourquoi? Savez-vous comment il se
-fait que j'arrive si tard à la vérité, que je me vois si
-tard tel que je suis?.. A cause d'un préjugé monstrueux,
-m'aveuglant comme un bandeau fixé sur mes
-yeux!&mdash;Tu es noble, me disais-je, tu es comte. Va,
-jouis, qu'as-tu besoin de savoir si d'autres souffrent et
-travaillent! Ces gens-là sont trop heureux s'ils peuvent
-seulement te voir passer sur ton cheval de sang ou
-dans le fond de ton coupé, quand tu cours à des fêtes...
-Tu n'as plus d'argent... problème affreux pour un honnête
-bourgeois! Mais toi, n'as-tu pas ton nom? Fais
-des dettes! Les créanciers ne respectent rien dans ce
-siècle de roture: eh bien, marie-toi; voilà des millions...
-Il faudra prendre aussi ce c&oelig;ur de jeune fille:
-<span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span>
-bah! c'est chose de peu d'importance et qui ne
-t'embarrassera guère. Et si quelque rival se présente,
-tu lui donneras un coup d'épée. Oui, voilà quelles
-sont les pensées que j'ai nourries pendant vingt-huit
-ans!&mdash;Tu es noble, tout labeur serait indigne de ta
-main patricienne: mange, bois, danse, chasse et
-divertis-toi! Quand tu deviendras vieux, si tu n'es pas
-trop sot, tu feras de la politique, et tu élèveras ces
-belles maximes à la hauteur d'un système de gouvernement.</p>
-
-<p>René, qui avait commencé de parler presque à
-genoux, d'un ton humble, persuasif, dans son anxiété
-de convaincre sa tante, s'était peu à peu redressé après
-les premiers mots et à présent s'exprimait avec une
-chaleur extrême. La marquise l'avait écouté avec surprise
-d'abord, puis avec impatience, enfin avec colère.</p>
-
-<p>&mdash;Où voulez-vous en venir? fit-elle, craignant de
-deviner, mais désirant avant tout rester calme.</p>
-
-<p>&mdash;A ceci: mes meubles et mes chevaux payeront
-mes dettes; car, si le comte de Laverdie peut laisser
-protester sa signature, René Laverdie ne veut rien
-devoir à personne! Or voilà mon nom désormais... Et
-je le rendrai plus grand par mon travail et mon courage
-qu'il n'a jamais été, surmonté d'une couronne et
-d'un blason à huit quartiers.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span>
-La marquise de Saint-Villiers était déjà bien pâle;
-deux jours d'angoisse avaient profondément altéré ses
-traits fins, mais un peu durs, et la blancheur de ses
-cheveux ondés tranchait à peine sur son front mat et
-uni comme de la cire; mais, après les paroles de son
-neveu, son visage sembla se décolorer plus complètement
-encore. Ses yeux sombres prirent tout à coup
-une expression sévère, presque farouche; elle les attacha
-sur ceux de René, et les y tint fixés longtemps
-sans prononcer une parole.</p>
-
-<p>Il soutint ce regard avec tristesse et respect, mais
-avec fermeté.</p>
-
-<p>&mdash;René, dit la vieille dame d'un ton tranquille,
-ne m'avez-vous pas dit que votre décision était irrévocable?</p>
-
-<p>&mdash;Ma tante, j'avais espéré....</p>
-
-<p>&mdash;Répondez-moi, je vous prie.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, ma tante, elle est irrévocable.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, c'est la dernière fois, n'est-ce pas?
-que vous m'avez appelée ainsi. Vous n'êtes plus mon
-neveu et je ne suis plus votre tante. Adieu, monsieur.</p>
-
-<p>Elle se leva et traversa la chambre pour sortir. Le
-jeune homme s'était levé aussi, atterré.</p>
-
-<p>&mdash;Madame, s'écria-t-il, écoutez-moi: je voudrais
-vous dire un seul mot!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span>
-Elle se retourna, toujours aussi calme.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pouvez parler, fit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'avez empêché de me tuer, reprit-il.</p>
-
-<p>Il était si agité qu'il parvenait avec peine à former
-des phrases régulières et s'arrêtait à chaque instant.</p>
-
-<p>&mdash;... Vous m'en avez empêché... C'était pourtant conforme
-à l'honneur... selon vous... Vous pouvez encore
-choisir... Je l'aimerais mieux, je vous assure... Gabrielle
-m'oubliera vite. Elle ne me méprisera plus
-lorsque mon sang aura coulé.</p>
-
-<p>La marquise revint sur ses pas et prit les mains de
-son neveu, non plus dure et hautaine, mais les yeux
-pleins de larmes.</p>
-
-<p>&mdash;Que dites-vous, mon pauvre enfant? Moi, désirer,
-ordonner votre mort? Mon Dieu!... Il est vrai que je
-mérite de semblables paroles, j'ai été bien cruelle!..
-Mais savez-vous quel coup vous me portez? Je n'aimais
-que vous au monde, vous et Gabrielle. Je rêvais de
-l'élever jusqu'à vous, et c'est vous qui descendez jusqu'à
-elle... Et je vous perds ainsi tous les deux!... Le
-nom de nos aïeux, René, toute notre race, y avez-vous
-bien songé?</p>
-
-<p>Le jeune homme se taisait, car c'était cet orgueil de
-race qu'il se proposait de sacrifier.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis pauvre, dit-il enfin, il faut que je travaille;
-<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span>
-et je ne veux pas garder les armes d'un croisé en prenant
-la plume d'un commis.</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers lâcha, ou plutôt repoussa
-les mains de René qu'elle tenait encore, avec un mouvement
-indigné.</p>
-
-<p>&mdash;Votre père vous eût maudit! s'écria-t-elle. Moi,
-je n'en ai pas le courage. Adieu, soyez heureux si vous
-le pouvez, mais ne reparaissez jamais en ma présence!
-Elle sortit. René se laissa tomber sur un siège, le
-front dans ses mains, en proie à une émotion violente.</p>
-
-<p>&mdash;Si je me trompais!... Si je me trompais!... murmura-t-il
-à plusieurs reprises. De grosses gouttes d'une
-sueur glacée perlaient lentement sur son front.</p>
-
-<p>Peu à peu cependant, il devint plus tranquille. Il
-releva la tête. Ce n'était plus la physionomie dédaigneuse,
-spirituelle, un peu molle d'autrefois: c'était
-un visage nouveau, exprimant une ardeur virile; de
-rudes combats, des résolutions énergiques l'avaient
-transformé ainsi.</p>
-
-<p>&mdash;Mon père m'aurait maudit? se disait-il. Oui,
-peut-être... s'il eût vécu, s'il eût encore foulé cette
-terre où l'orgueil et le préjugé enfoncent de si fortes
-racines. Mais, s'il pouvait me voir, maintenant qu'il a
-connu la vérité et la justice éternelles, ah! je suis sûr
-<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span>
-qu'il ne me maudirait pas, mais qu'au contraire il me
-bénirait!</p>
-
-<p>Il se disposa à partir; mais, comme il allait ouvrir
-la porte, il jeta encore un regard sur cet intérieur
-délicat dont il était exilé, sur les mille objets qui
-semblaient porter l'empreinte de l'esprit si altier, mais
-si fin de la marquise, sur la chaise longue, au pied de
-laquelle, enfant, il avait joué.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! si je pouvais revenir à cet âge, pensa-t-il, et
-vivre différemment! Ma pauvre tante! ma pauvre
-tante!</p>
-
-<p>Il se hâta de quitter la chambre, car les larmes lui
-venaient aux yeux.</p>
-
-<p>Lorsqu'il revint rue d'Anjou-Saint-Honoré, il eut à
-subir une épreuve à peine moins pénible; il s'occupa
-des dispositions à prendre pour la vente de son mobilier.
-Un découragement cruel le saisit plusieurs fois à
-la pensée qu'il allait se séparer des trésors d'art réunis
-là peu à peu, avec tant d'études, de soins et
-d'amour. L'idée du suicide se glissa de nouveau dans
-son c&oelig;ur, tandis qu'il examinait une à une ses armes
-précieuses. Il songeait aussi aux chevaux, pour lesquels
-il avait toujours fait des folies; il en possédait
-d'admirables, et, lorsqu'il se rappelait ces pauvres
-bêtes, il aurait pu pleurer comme un enfant.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span>
-Ce furent de tristes heures que le comte de Laverdie
-passa chez lui ce soir-là. L'épreuve qu'il traversait
-eût été véritablement au-dessus de ses forces, et
-il n'eût pas résisté à la tentation d'en finir avec la vie,
-si son amour et l'idée qu'il se devait à Gabrielle ne
-l'avaient pas soutenu.</p>
-
-<p>L'après-midi, avant de se rendre chez sa tante, il
-avait tracé quelques mots, dans l'espoir que celle-ci
-se chargerait de les remettre à la jeune fille. Mais, vu
-la façon dont s'était terminée cette visite, la lettre
-était restée dans le portefeuille de René. Il l'en sortit
-pour la relire et songer par quel moyen il pourrait la
-faire tenir à Gabrielle.</p>
-
-<p>Voici ce qu'il avait écrit, aussi simplement que possible:</p>
-
-<p class="lettre">«Mademoiselle,</p>
-
-<p>»Ce n'est pas en vain que pendant quelques jours vous
-m'aurez cru digne de vous. Vous m'avez inspiré l'ambition
-de le devenir. Cette ambition remplira désormais
-ma vie avec un autre sentiment que je n'ose vous
-avouer, car, hélas! j'ai mérité que vous ne puissiez
-pas y croire.</p>
-
-<p>»Pardonnez-moi, ah! pardonnez-moi. Je vous ai fait
-beaucoup de mal, et vous m'avez fait tant de bien!
-<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span>
-Vous me sauvez de moi-même, vous m'arrachez à une
-vie méprisable et frivole, et votre souvenir m'empêchera
-de jamais y retomber.</p>
-
-<p>»Je vous supplie d'écouter, d'accepter ce serment
-solennel:</p>
-
-<p>»Vous que j'aime de toutes les puissances de mon
-âme, je jure de ne point vous le dire avant de vous
-l'avoir prouvé.</p>
-
-<p>»Et ce moment-là, je ferai qu'il vienne bientôt. Ah!
-s'il m'était permis de penser que vous l'attendrez avec
-la plus faible partie de l'impatience que j'éprouve,
-combien je serais heureux, malgré les regrets et les
-remords qui me déchirent le c&oelig;ur!</p>
-
-<p class="signature">»<span class="smcap">René de Laverdie.</span>»</p>
-
-<p>Ces lignes étaient l'expression si sincère des sentiments
-du jeune homme, qu'en les parcourant le courage
-lui revint avec l'ardent désir de mettre à exécution
-les engagements qu'elles contenaient. Il s'agissait
-seulement de décider comment il allait s'y prendre
-pour y parvenir, et il ne se cachait pas que des difficultés
-et des obstacles sans nombre l'attendaient dans
-sa nouvelle voie.</p>
-
-<p>Renoncer à un titre aussi ancien et aussi glorieux
-que celui que n'importe quelle famille régnante de
-<span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span>
-l'Europe, se séparer de tout ce qui jusque-là avait fait
-le charme et l'intérêt de sa vie, lui semblaient encore
-une trop faible expiation pour les lâches calculs qu'il
-avait pu former et une preuve médiocre de son amour.
-René voulait aller plus loin, il voulait travailler. Honteux
-de songer que pendant si longtemps il avait considéré
-le travail comme un opprobre, il rougissait pour
-ceux qui l'avaient élevé dans de pareils principes. Une
-révolution s'était accomplie en lui depuis quelques
-jours, depuis quelques heures. Comme toutes les révolutions,
-qui ne s'arrêtent jamais après la chute de la
-première erreur ou la destruction de la première idole,
-elle avait fait bien des ruines et elle eut ses excès.
-Les révolutions sont aussi marquées par des mouvements
-de recul, de brusques ressauts en arrière;
-qu'elles ébranlent un État ou qu'elles bouleversent
-une âme, les phénomènes en sont les mêmes, et
-l'équilibre rompu est très long à se rétablir. René de
-Laverdie commençait à éprouver tout cela; mais il
-possédait en lui les deux forces qui rendent sublimes
-de tels orages lorsqu'elles les soulèvent: il était
-inspiré par l'enthousiasme et l'amour.</p>
-
-<p>Comment ferait-il parvenir sa lettre à Gabrielle?
-voilà ce qui l'inquiétait d'abord. Il n'était pas question
-de l'envoyer tout simplement par un messager quelconque,
-<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span>
-encore bien moins par la poste. Il fallait qu'elle
-fût remise à la jeune fille par quelqu'un en qui celle-ci
-eût pleine confiance, et qui se portât pour ainsi dire
-garant de la sincérité de René. Les quelques mots
-qu'il avait écrits ne signifiaient pas grand'chose par
-eux-mêmes, et pourtant il ne pouvait sans inconvenance
-s'expliquer davantage. Ah! si sa tante avait
-voulu le comprendre, si elle était restée entre Gabrielle
-et lui pour les unir, au lieu de les séparer par sa désapprobation
-et sa colère, comme tout eût semblé plus
-facile!</p>
-
-<p>Tout à coup, l'idée lui vint de s'adresser à M. Duriez.
-Cet honnête homme lui était sympathique; il ne ressemblait
-en rien à l'image que le jeune comte se faisait
-autrefois d'un parvenu: simple, généreux et
-droit, s'il avait quelques faiblesses, quelques velléités
-de vanité ou d'ambition vulgaires, il les devait à
-l'influence féminine qu'il subissait sans presque s'en
-douter. En songeant à madame Duriez, René sourit involontairement;
-son imagination lui représenta cette
-dame, les yeux levés au ciel, et suivant d'un regard consterné
-une couronne munie d'ailes mystérieuses qui
-s'envolait dans les nuages. Puis, sa gaieté fit place à
-une certaine inquiétude; il ne se souciait pas de rencontrer
-là une hostilité que le désappointement pourrait
-<span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span>
-cependant faire naître. Il serait curieux que la
-bourgeoise, sortie du peuple, vît avec autant d'indignation
-que la hautaine marquise son dépouillement
-volontaire. A cette pensée, René se redressa, comme
-saisi d'un soudain dégoût pour les petitesses de la
-nature humaine. Gabrielle lui apparut alors, tout
-émue au spectacle de son sacrifice, et, dans la contemplation
-de ce visage adoré, il oublia le reste.</p>
-
-<p>Il était bien tard dans la soirée, lorsque François
-frappa à la porte de son maître.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le comte, dit-il en hésitant, m'a recommandé
-de ne pas me retirer avant qu'il m'ait parlé. Il
-est plus de minuit: voilà pourquoi j'ai pris la liberté
-de déranger monsieur le comte.</p>
-
-<p>&mdash;Mon pauvre garçon, s'écria René, tu as très bien
-fait. Comment, déjà minuit! Oui, assieds-toi là; ce
-que j'ai à te dire est assez long.</p>
-
-<p>Il fallut que le vieux domestique reçût pour la
-seconde fois l'ordre de s'asseoir en face de son maître,
-avant de consentir à le faire.</p>
-
-<p>Ce François était le dévouement en personne.</p>
-
-<p>Sa famille, de père en fils, avait été attachée au service
-des Laverdie. Elle montrait aussi sa généalogie:
-généalogie de serviteurs désintéressés et fidèles, qui
-n'avaient pas épargné leur travail, et quelquefois leur
-<span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span>
-sang, pour l'illustre maison; l'un d'eux, en province,
-se fit tuer, pendant la Révolution, parce qu'il changea
-d'habits avec son maître, dont le château se trouvait
-envahi par une bande de furieux. François était le
-neveu et le gendre de ce héros, ayant épousé sa propre
-cousine. Il perdit celle-ci avant la naissance de
-René; il n'en avait pas eu d'enfants; son c&oelig;ur était
-donc vide quand ce nouveau Laverdie vint y prendre
-place, le remplissant tout entier et pour toujours. Cette
-affection s'accrut encore lorsque le jeune comte
-demeura de son côté le seul représentant de sa famille;
-ce ne serait pas trop de la qualifier de maternelle, et
-pourtant elle ne fut jamais familière, car François
-était plus fier pour son maître que son maître lui-même;
-il l'avait bercé dans ses bras, et, maintenant
-que ses propres cheveux étaient blancs, il ne se serait
-pas assis ni couvert devant lui. René riait des manies
-du bonhomme; il se plaisait à l'en taquiner, mais il
-eût fait n'importe quoi pour lui épargner un chagrin.</p>
-
-<p>Cependant François, tout confus, avait pris place à
-quelque distance du comte. Son embarras disparut,
-lorsque celui-ci commença à parler, pour faire place
-au plus vif intérêt, puis à l'étonnement et à la tristesse.
-René ne crut pas devoir lui faire une confidence
-<span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span>
-entière et ne prononça pas le nom de mademoiselle
-Duriez. Il dit simplement qu'il se trouvait
-ruiné et forcé de vendre ce qu'il possédait pour payer
-ses dettes; qu'il comptait sur François pour lui chercher
-dès le lendemain une ou deux chambres meublées,
-et pour y faire transporter ses effets ainsi que
-plusieurs objets dont il ne voulait pas se séparer et
-qu'il lui indiquerait. Il ajouta que, son intention étant
-de gagner désormais sa vie par quelque emploi honorable,
-probablement dans les affaires, il pensait renoncer
-à son titre et se faire appeler Laverdie, supprimant
-même la particule.</p>
-
-<p>Le respect, et plus encore l'émotion empêchaient
-François de répondre. D'ailleurs, il n'était pas grand
-orateur et les mots lui auraient manqué; mais aucun
-n'eût ajouté à l'expression de douleur peinte sur
-son honnête visage. Il attachait sur son jeune maître
-des regards remplis des sentiments qu'il n'osait et ne
-pouvait rendre en paroles: pitié, tendresse, reproche
-aussi; de grosses larmes les obscurcissaient peu à
-peu. A la fin, n'y tenant plus et ne trouvant pas
-d'autres moyens d'exprimer ce qu'il éprouvait, il
-se laissa tomber à genoux sur le tapis, devant le comte
-et leva les mains vers celui-ci, sans cesser de le
-regarder du même air suppliant et désolé.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span>
-Très troublé par cette scène inattendue, René lui
-fit signe de se rasseoir.</p>
-
-<p>&mdash;Parle, lui dit-il; qu'est-ce que tu veux me faire
-comprendre? Est-ce que tu me blâmes?</p>
-
-<p>&mdash;Je vous plains avant tout; mais, c'est vrai, je
-vous blâme aussi, mon bien-aimé jeune maître.</p>
-
-<p>Et au bout d'un instant, il ajouta avec force:</p>
-
-<p>&mdash;Vous serez toujours, toujours pour moi le comte
-de Laverdie.</p>
-
-<p>Sa figure avait pris soudain une dignité singulière,
-René l'admira; mais surtout il se sentit ému de la
-sincérité de cette douleur, et il voulut répondre à un
-tel dévouement par une confiance sans réserve; il
-s'ouvrit à son humble ami, ne comptant guère être
-compris toutefois; il lui apprit les motifs secrets de
-sa conduite, et ne pensa pas abaisser son amour en
-le laissant entrevoir à ce c&oelig;ur fidèle et simple.</p>
-
-<p>Le résultat de sa confidence eut lieu de le surprendre.
-La physionomie de François changeait, devenant
-tour à tour tranquille, joyeuse, puis presque
-triomphante. Quand le récit fut achevé, le vieux domestique
-se leva et fit un pas en avant, la main droite
-à demi étendue, dans un geste presque solennel.</p>
-
-<p>&mdash;Soyez béni, s'écria-t-il. Ce que vous faites là est
-bien, est beau, est digne d'un comte de Laverdie!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span>
-Puis, stupéfait de sa hardiesse, et comme saisi du
-son de sa propre voix, le pauvre homme s'arrêta et
-laissa retomber sa main, tandis que le sang venait
-colorer légèrement ses joues jaunies, sillonnées de longues
-rides.</p>
-
-<p>René sauta sur ses pieds et courut lui prendre la
-main.</p>
-
-<p>&mdash;Merci, merci, lui dit-il en la pressant. C'est
-quelque chose que l'approbation d'un honnête c&oelig;ur
-comme le tien.</p>
-
-<p>Il lui donna alors quelques indications sur ce qu'il
-aurait à faire le lendemain.</p>
-
-<p>Les premières démarches avaient été accomplies
-par lettres dès l'après-midi pour la vente des écuries
-et du mobilier. L'appartement du comte passait à
-bon droit pour une des merveilles de Paris; les acheteurs
-et les curieux ne tarderaient pas à s'y presser.
-René ne pouvait songer à cela sans frémir. Il
-voulait que tout fût terminé promptement et pensait
-dire adieu dès le lendemain à des trésors qui contenaient
-toute sa jeunesse, il aurait dit autrefois: sa
-vie.</p>
-
-<p>Lorsque François l'eut quitté, il se coucha.</p>
-
-<p>C'était la dernière nuit; il ne put guère dormir.</p>
-
-<p>Cette chambre gothique, dans laquelle il se trouvait
-<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span>
-et qu'il préférait à toute autre pièce, était plus
-belle et plus curieuse encore aux lumières que pendant
-la journée. L'éclairage répondait à l'ameublement:
-c'étaient des bougies de cire, que portaient
-des bras de fer scellés dans le mur aux deux côtés de
-la cheminée, ou des flambeaux placés sur la table.
-Deux de ces derniers étaient restés allumés. Leur
-clarté insuffisante donnait aux objets une apparence
-fantastique; elle flottait vaguement parmi eux, faisant
-rayonner les uns et laissant les autres dans l'ombre,
-comme par caprice. Des étincelles s'accrochaient aux
-petits carrés des vitraux entre les lourdes tentures;
-dans une des parties les plus noires de la chambre,
-un éclair jaillissait tout à coup d'un casque ou d'une
-épée touchée par la lumière. Ici, comme une tache
-sanglante, brillait le satin rouge d'un coussin; là, les
-raides figures des tapisseries semblaient prendre vie
-pour se livrer aux plus effrayantes contorsions.</p>
-
-<p>Combien de fois René, dans ses jours de jeunesse
-et d'enivrement, n'était-il pas demeuré étendu ainsi,
-pendant des heures, dans ce milieu qui lui plaisait,
-et si heureux qu'il en oubliait le sommeil! Il avait toujours
-été rêveur; et, comme il se retraçait sa vie passée,
-elle lui parut elle-même un rêve. Elle s'était
-envolée sans qu'il en restât rien, brillante, rapide,
-<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span>
-très douce, mais vide et légère comme un songe. De
-tout ce qu'il avait possédé, il n'emportait que deux
-choses dans une existence nouvelle: l'amour d'une
-enfant et l'approbation d'un pauvre vieillard. Il sourit
-en songeant à la bénédiction naïve de François.
-Puis il rappela à son souvenir le regard de Gabrielle,
-ce regard qu'il avait surpris, lui aussi, lorsqu'il avait
-levé la tête dans l'avenue des Acacias: c'est alors
-qu'il avait eu à la fois la révélation de son propre
-amour et la honte de sa bassesse. Il se retraça les
-traits de ce visage inquiet, pensif et charmant, tourné
-vers lui avec tant d'amour... il le savait maintenant.
-Et c'est ainsi qu'il ferma les yeux.</p>
-
-<p>Les bougies achevaient de se consumer dans les
-flambeaux, et de faibles rayons de jour, pâlissant le
-vitrail, venaient déjà se jouer sur le front du dernier
-comte de Laverdie.</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span>
-<h2 class="normal">X</h2>
-</div>
-
-<p>C'était le samedi suivant. Il fit ce soir-là une chaleur
-terrible.</p>
-
-<p>Vers trois heures de l'après-midi, M. Duriez était
-seul dans son cabinet, rue des Petites-Écuries. Il
-venait de recevoir et d'expédier quelques dépêches,
-et, pour la vingtième fois, il consultait sa montre.&mdash;Ciel!
-que cette journée est longue! se dit-il. Quand
-donc est-ce que l'heure de partir viendra!</p>
-
-<p>Il devait dans la soirée prendre le train pour Trouville,
-où sa famille se trouvait depuis le commencement
-de la semaine. Il se sentait très fatigué, et,
-comme il était lourd et gros, la chaleur l'éprouvait
-beaucoup.</p>
-
-<p>La maison qu'il occupait se composait de deux corps
-de bâtiment séparés par une cour. Au fond, était une
-<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span>
-assez jolie construction à deux étages où demeurait
-la famille; par-devant, sur la rue, il y avait les bureaux.
-Ceux-ci étaient au premier; le rez-de-chaussée renfermait
-de vastes magasins, dans lesquels on voyait
-des ballots de toutes tailles et de toutes formes,
-échantillons ou marchandises de passage. Sous la
-voûte, partant de la chaussée et tournant jusqu'au
-milieu de ces espèces de hangars, des rails de fer
-brillaient, usés par le frottement des roues, le va-et-vient
-des lourds colis.</p>
-
-<p>Le cabinet de M. Duriez donnait sur la rue. On
-avait, ce jour-là, fermé complètement les volets des
-trois fenêtres, à cause du soleil, ce qui n'empêchait
-pas que l'on y étouffât. La tâche de la semaine était
-terminée, du moins pour le chef de la maison; mais
-il voulait attendre le dernier courrier. Il était pourtant
-plus impatient de s'en aller qu'un écolier qui
-part en vacances. D'abord, pour lui, six jours loin de
-sa famille étaient aussi longs que six mois; Émile
-même l'avait abandonné; on avait permis au jeune
-homme de quitter les affaires pour installer sa mère
-et sa s&oelig;ur dans leur chalet. Puis des brises et des
-murmures de mer, évoqués par sa fantaisie, venaient
-bercer les sens du pauvre négociant jusque sur son
-fauteuil de cuir et devant son bureau ministre, chargé
-<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span>
-de journaux et de papiers. Dieu! qu'il ferait bon sur la
-plage, loin de ce brûlant Paris! L'atmosphère était si
-pesante qu'elle semblait assourdir les bruits mêmes
-du dehors. On entendait à peine, comme le sifflement
-irrité et persistant de quelque énorme insecte,
-la roue d'un rémouleur en plein vent mordant l'acier
-d'une lame; et l'on eût dit que les coups de marteau
-donnés en face, chez l'emballeur, tombaient sur de
-la ouate, tant ils résonnaient affaiblis et sourds.</p>
-
-<p>Un camion roula dans la rue, puis s'arrêta tout à
-coup. M. Duriez, dont les paupières se fermaient,
-fut rappelé par ce fait à la réalité des choses; machinalement,
-il se pencha pour regarder à travers les
-volets. C'étaient des caisses que l'on venait prendre
-chez l'emballeur et que l'on commençait à charger,
-non sans peine. Il apprécia mieux son bien-être relatif
-en suivant des yeux les mouvements des hommes
-qui remuaient ces masses; ils étaient alertes et gais
-pourtant, malgré leurs visages rouges et ruisselants de
-sueur. Ses regards se reportèrent alors sur les affiches
-jaunes indiquant les paquebots en partance; les noms
-de leurs destinations étaient écrits en lettres immenses:
-Buenos-Ayres, Rio de Janeiro, les Antilles. Cela
-le ramena à l'idée de la mer qu'il allait voir le soir
-même, et il se disposait à tirer de nouveau sa montre,
-<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span>
-lorsque quelque chose d'inattendu le retint à la
-fenêtre et le fit regarder plus attentivement au dehors.</p>
-
-<p>Un cabriolet de place venait de s'arrêter devant la
-maison; un jeune homme, à la tournure et à la mise
-d'une distinction absolue, en descendit, et, après s'être
-assuré par un coup d'&oelig;il qu'il ne se trompait pas,
-pénétra sous la voûte.</p>
-
-<p>M. Duriez reconnut le comte de Laverdie.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! pensa-t-il, en un instant aussi curieux et
-aussi éveillé que s'il n'y eût pas eu vingt-huit degrés
-à l'ombre... Le comte ici! En fiacre! C'est singulier.
-Que peut-il me vouloir?</p>
-
-<p>On avait cru chez les Duriez à l'histoire de la foulure,
-aussi n'avait-on pas été surpris de voir s'interrompre
-subitement les visites de René. Émile avait
-traité si légèrement l'affaire du duel, que ses parents
-n'avaient pas même songé que ceci pût tenir éloigné
-M. de Laverdie. Cependant ils se sentaient persuadés
-que la marquise ne les laisserait pas partir avant
-d'avoir obtenu pour son neveu la main de Gabrielle.
-Leur surprise fut grande et leur désappointement aussi
-lorsqu'ils durent s'avouer qu'ils s'étaient trompés
-dans leurs prévisions. C'est alors qu'ils commencèrent
-à faire des rapprochements et à éprouver quelque
-<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span>
-inquiétude quant à l'accomplissement de cette union
-tant souhaitée.</p>
-
-<p>Dans sa dernière visite, madame de Saint-Villiers
-trouva l'occasion d'entretenir longtemps sa filleule en
-particulier, et, dès qu'elle fut partie, madame Duriez
-se hâta de questionner la jeune fille. Celle-ci répondit
-assez évasivement, puis, pressée quant à la grande
-affaire du mariage, elle déclara avec beaucoup de
-tranquillité qu'on ferait mieux de n'y pas songer,
-qu'elle supposait la marquise et René moins décidés
-qu'on ne s'était plu à le croire, et que, pour elle, elle
-y renonçait volontiers, ayant peu d'inclination pour le
-comte et ne s'en étant pas cachée à sa marraine.</p>
-
-<p>Des paroles tellement inattendues furent accueillies
-avec stupeur et irritation. Gabrielle eut à subir de longs
-et ridicules discours; elle s'y attendait et les écouta
-sans mot dire. Sa mère, indignée, s'en prit à elle de
-la rupture, certaine qu'elle avait éloigné le comte par
-sa froideur. Ce qui sembla le plus pénible à la jeune
-fille fut que ses parents crurent, comme René lui-même
-l'avait fait, qu'elle préférait Ernest Arnauld; entendre
-commenter, discuter et juger ses sentiments les plus
-secrets, tels du moins qu'on pensait les deviner, fut
-pour elle un supplice.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, on partit pour Trouville.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span>
-Dans l'agitation du déplacement, Émile négligea un
-peu la lecture des journaux: ce fut par des amis qu'il
-apprit assez tard la vente qui allait être effectuée
-dans la rue d'Anjou-Saint-Honoré. Il n'avait pas encore
-eu le temps d'en informer son père, et celui-ci, peu
-curieux des nouvelles du monde, n'en savait rien le
-samedi, lorsqu'il vit René descendre d'un fiacre à sa
-porte. On en parlait pourtant beaucoup. Les uns la
-considéraient comme une nouvelle excentricité de la
-part du comte; d'autres disaient que le goût des voyages
-avait remplacé chez lui celui des chevaux, des
-tableaux et des vieilleries artistiques, et qu'il se disposait
-à faire le tour du monde; quelques-uns prétendirent,
-mais tout bas, que René de Laverdie était ruiné.
-Ce qui se murmurait ainsi fut tout à coup crié très
-haut par Émile Duriez, en pleine plage de Trouville.
-On ne le crut pas tout d'abord, mais ses affirmations
-n'en bouleversèrent pas moins toute la jeunesse élégante
-qui promenait là ses loisirs. Beaucoup prirent le
-premier train pour Paris, afin de découvrir la
-vérité sur l'événement, et aussi dans l'intention de
-visiter cet appartement curieux et splendide, où il
-avait été si difficile de pénétrer jusque-là, à cause de
-l'humeur tant soit peu exclusive et dédaigneuse du
-propriétaire.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span>
-&mdash;Vous voyez, disait Émile à sa mère, ce que vaut
-ce comte de Laverdie, et à quoi il s'est trouvé réduit
-aussitôt qu'il a perdu l'espoir d'épouser ma s&oelig;ur.
-Blâmez-vous encore Gabrielle d'avoir su décider pour
-elle-même avec tant de jugement et d'énergie?</p>
-
-<p>&mdash;Rien n'est changé, répondait madame Duriez;
-nous savions qu'il avait des dettes. Est-ce que cela
-empêche qu'il ne soit comte et que son fils aîné, s'il
-se marie, ne doive porter le titre de marquis de Saint-Villiers?
-Gabrielle a fait un coup de tête dont je ne me
-consolerai jamais et que je déplorerai jusqu'à mon
-dernier jour.</p>
-
-<p>La jeune fille entendait tout cela, ce qu'on feignait
-de dire tout bas aussi bien que le reste. Elle avait été
-douloureusement étonnée d'apprendre ce qui se passait
-à Paris; car, malgré elle, quelques illusions lui
-restaient encore, et il lui avait été impossible jusque-là
-de mépriser tout à fait René. Elle tomba dans un
-désespoir profond; il lui sembla que tout se brisait à la
-fois dans son c&oelig;ur. La confiance dans son père et dans
-sa mère, la tendre intimité avec son frère, tout le charme
-de son petit cercle de famille, toutes les perspectives
-riantes de sa vie, s'envolaient avec son amour: et pourtant
-le vide laissé par celui-ci était déjà si grand qu'il
-semblait affreux de le sentir se creuser plus encore.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span>
-Elle avait toujours volontiers recherché la solitude,
-et elle éprouvait une volupté amère à donner à sa tristesse
-un cadre magnifique: à Montretout, elle passait
-des heures à sa fenêtre, et c'est en face du ciel bleu,
-de Paris et des bois, qu'elle avait pleuré; à Trouville,
-pendant cette cruelle journée de samedi, elle se réfugia
-sur une terrasse, située en avant du jardin et dominant
-la mer. La plage était déserte, car leur habitation
-se trouvait éloignée de la ville, et les promeneurs
-venaient rarement jusque-là; d'ailleurs un soleil
-brûlant rayonnait sur le sable et sur la mer; celle-ci
-commençait à monter.</p>
-
-<p>Il n'est pas à la douleur un remède plus doux ni
-plus sûr que la mélancolie; les c&oelig;urs faibles ont cette
-ressource qui les sauve: là où les forts sont brisés
-par le vent du malheur, comme le chêne par la tempête,
-les faibles, semblables au roseau, s'inclinent,
-pleurent et vivent.</p>
-
-<p>Gabrielle versa d'abord des larmes abondantes. Elle
-n'avait jamais eu d'épreuve auparavant, et elle s'étonnait
-de pouvoir tant souffrir. Mais, peu à peu, elle
-releva les yeux, et, en face du grand spectacle triste et
-calme de la mer, la violence de son chagrin s'apaisa.
-Les flots s'approchaient toujours davantage; elle put
-bientôt les distinguer et les suivre du regard un à un,
-<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span>
-tandis qu'ils roulaient mollement sur le sable, s'avançant,
-et reculant pour s'avancer encore. Ses lèvres
-murmurèrent une fois ou deux: Ah! René!.. ah! René!
-Puis elle finit par s'abandonner à une rêverie presque,
-douce où l'aiguillon de sa peine s'émoussa.</p>
-
-<p>Tandis qu'elle pleurait et rêvait ainsi, assise à l'ombre
-sur la terrasse au bord de la mer, René, à travers
-les rues ensoleillées de Paris, se faisait conduire à la
-maison Duriez et pénétrait dans le cabinet du négociant-commissionnaire.</p>
-
-<p>M. Duriez se leva avec empressement, lui tendit
-la main et le fit asseoir. René expliqua franchement
-l'objet de sa visite.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, dit-il, la démarche que je fais en ce
-moment vous paraîtra sans doute très extraordinaire.
-Permettez-moi un court préambule. J'ai été élevé dans
-un monde où le préjugé règne en maître, et je lui ai
-obéi pendant bien longtemps sans m'apercevoir dans
-quelle servitude je vivais; mes yeux se sont ouverts,
-j'ai eu honte de mes chaînes et je m'en suis violemment
-débarrassé. Vous me voyez dans toute l'ivresse
-d'un premier moment de liberté, et j'éprouve une
-telle horreur pour tout ce qui n'est pas naturel et sincère,
-large et droit, que je me sens très capable de
-tomber dans l'excès contraire. J'ai même grand'peur
-<span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span>
-de vous paraître extravagant et incompréhensible.</p>
-
-<p>M. Duriez s'efforça de ne pas laisser voir dans
-quelle surprise le jetait cette entrée en matière; il
-assura poliment que rien ne pourrait lui faire prendre
-de M. de Laverdie une opinion si peu favorable.</p>
-
-<p>&mdash;Ma tante, madame de Saint-Villiers, continua
-celui-ci, m'a fait partager l'espoir qu'elle nourrissait
-que vous pourriez un jour m'accorder l'honneur de
-devenir votre gendre. Je ne connaissais pas alors
-mademoiselle Duriez. Aujourd'hui, monsieur, c'est
-différent: je l'aime de toute mon âme.</p>
-
-<p>La voix de René trembla légèrement à ces derniers
-mots; une vive rougeur colora son front et disparut
-aussitôt; toute l'expression de sa physionomie portait
-témoignage de la profonde sincérité de ses paroles.</p>
-
-<p>M. Duriez, ému, lui tendit la main et certainement,
-dans ce moment-là, oublia qu'il était comte; René la
-serra, puis reprit aussitôt:</p>
-
-<p>&mdash;Une chose que ma tante ne connaissait pas,
-malheureusement, c'était l'état de ma fortune. Hélas!
-monsieur, il ne m'en restait rien; j'avais tout gaspillé
-dans ma folie. Vous vous en doutiez, et cependant...</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute, interrompit vivement M. Duriez:
-une question d'intérêt ne pouvait en rien influer sur
-notre décision. Votre caractère, votre nom, nous rendaient
-<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span>
-fiers de votre alliance et garantissaient pour nous
-le bonheur de notre enfant.</p>
-
-<p>René s'inclina pour cacher un sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Mon caractère? dit-il. Vous le jugiez avec trop d'indulgence.
-C'était celui d'un jeune étourdi qui a mangé
-plusieurs millions en ne songeant qu'à s'amuser. Dieu
-merci, monsieur, ce caractère-là n'est plus le mien. Je
-suis devenu un autre homme le jour où j'ai commencé
-à aimer une jeune fille douée de toutes les grâces et
-de toutes les vertus... L'ange qui m'a transformé ainsi,
-monsieur, ai-je besoin de vous dire son nom?</p>
-
-<p>M. Duriez était à la fois touché, surpris et enchanté.
-La confession volontaire de René lui semblait provenir
-d'un bon naturel et d'un c&oelig;ur fortement épris.
-Il s'attendait à une demande en mariage immédiate;
-la façon de procéder lui paraissait singulière, mais il
-ne s'y arrêtait pas. N'osant ouvrir la bouche de peur
-de retarder une conclusion qu'il voyait venir avec joie,
-il écartait déjà ses bras, prêt à y serrer le jeune
-homme amoureux et repentant.</p>
-
-<p>René cependant continuait de parler. Il ne voulait
-pas, disait-il, mettre aux pieds de mademoiselle Duriez
-l'être le plus méprisable, un parasite, propre au plaisir
-seulement, couvert de dettes: il allait vendre tout
-ce qu'il possédait pour payer les siennes, et il sauverait
-<span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span>
-encore assez de ce désastre pour pouvoir choisir quelque
-position honorable, où il rachèterait par le travail
-les années qu'il avait perdues. Il ne pensait pas conserver
-son titre; il comptait faire plus que ses aïeux
-au 4 août, car eux n'avaient abandonné que des privilèges
-matériels; lui, il voulait abdiquer son injuste
-orgueil, longtemps si cher. Il s'expliquait simplement,
-n'essayant pas de faire de l'effet, mais désirant être
-compris. La pensée qu'il cherchait à mettre en évidence
-était celle-ci:</p>
-
-<p>&mdash;J'espère me rendre digne de mademoiselle
-Duriez.</p>
-
-<p>&mdash;Et pour vous rendre digne d'elle, fit le négociant
-avec une vivacité dont il ne fut pas maître, vous commencez
-par renoncer à votre titre! Pardonnez-moi,
-mon cher monsieur, mais votre raisonnement ne me
-paraît pas très logique. Vous prétendez monter, et je
-vous vois descendre.</p>
-
-<p>René se redressa, rougit; un éclair d'indignation
-passa dans ses yeux; mais presque aussitôt sa lèvre se
-crispa dans un sourire amer.</p>
-
-<p>&mdash;Pensez-vous, monsieur? répondit-il. J'ai beaucoup
-entendu parler cependant de ce que l'on appelle
-l'avènement de la bourgeoisie. Je vous aurais cru partisan
-de cette doctrine. Quoi qu'il en soit, je sais que
-<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span>
-mademoiselle Duriez ne désire pas être comtesse, et
-je crois lui plaire en agissant comme je le fais.</p>
-
-<p>M. Duriez restait rêveur, faisant d'inutiles efforts
-pour deviner ce que madame Duriez eût pensé à sa
-place; faute d'y parvenir, il ne savait trop que penser
-lui-même.</p>
-
-<p>Il y eut un moment de silence. René regardait son
-interlocuteur et se sentait pris d'une grande pitié pour
-la nature humaine.&mdash;Voilà pourtant, se disait-il, un
-homme qui est intelligent, bon, libéral. Je ne lui
-refuse pas ces qualités, mais je m'aperçois seulement
-d'une chose: c'est que, jusqu'à présent, j'ai attaché à
-tous les adjectifs du dictionnaire un sens beaucoup
-trop absolu; si je voulais les employer maintenant
-comme je les ai compris d'abord, je ne trouverais
-l'application ni des bons ni des mauvais. J'ai été jeune;
-heureusement que je ne suis pas le seul.</p>
-
-<p>Ces réflexions, très rapides, furent immédiatement
-suivies d'un retour sur sa situation actuelle, qui arracha
-un soupir à René. Il reprit la parole:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas vous importuner plus longtemps,
-dit-il à M. Duriez. Mon intention était de vous poser
-une question et de vous demander un service. Ce que
-j'ai dit jusqu'à présent n'était qu'une explication
-nécessaire, et j'arrive au fait. Je vais partir pour l'Amérique;
-<span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span>
-des amis m'y appellent; j'y trouverai un champ
-de travail ouvert et la perspective d'un avenir plus
-heureux que je n'ai le droit d'espérer. Je n'ai pas
-l'ambition insensée de jamais offrir à mademoiselle
-Duriez une fortune égale à la sienne; mais, quand je
-serai devenu autre chose qu'un jeune viveur ruiné (et
-je vous jure que ce temps n'est pas loin), puis-je espérer
-que vous vous montrerez favorable aux v&oelig;ux d'un
-amour assez puissant pour inspirer de semblables
-résolutions?</p>
-
-<p>M. Duriez trouva facile de faire cette promesse; elle
-s'accordait avec les bonnes dispositions qu'il entretenait,
-quoi qu'il en eût, pour le jeune homme, ainsi
-qu'avec sa prudence naturelle. Il eut soin, du reste,
-de ne s'engager à rien, faisant remarquer que sa fille
-dépendait avant tout d'elle-même et de sa mère. René
-en convint sans peine; et comme M. Duriez lui rappela
-qu'il avait parlé d'un service:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est un grand service, fit-il en souriant et
-même en rougissant un peu. Je vous serais profondément
-reconnaissant si vous vouliez communiquer à
-mademoiselle Duriez le parti que j'ai pris, et si vous
-consentiez à lui remettre ces quelques mots que j'ai
-eu la hardiesse de lui écrire.</p>
-
-<p>Et il tendait à M. Duriez une lettre décachetée.
-<span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span>
-Celui-ci la considéra avec quelque inquiétude, hésitant
-à la prendre, évidemment embarrassé.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ce n'est pas une déclaration, ajouta René.
-C'est une confession, c'est un serment, c'est le résumé
-de ce que je vous ai dit à vous-même. Lisez-la, ou
-laissez-moi vous donner ma parole d'honneur qu'après
-l'avoir lue vous ne sauriez refuser de la remettre à
-mademoiselle Duriez.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, dit le négociant, donnez-moi votre
-lettre.</p>
-
-<p>Il venait de réfléchir qu'il n'était pas absolument
-nécessaire que madame Duriez la vît.</p>
-
-<p>René le remercia avec chaleur et se leva pour
-prendre congé. M. Duriez se leva aussi, mais avant de
-laisser partir le jeune homme, il crut convenable de
-lui adresser quelques mots encourageants et de montrer
-un certain intérêt pour ses projets d'avenir.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, vous entrez dans les affaires? lui demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Voici, répondit René. J'ai un ami qui, il y a quelques
-années, partit pour l'Amérique et voyagea dans la
-région des lacs. Il était poussé par l'amour du pittoresque,
-et plus encore par le goût des découvertes et
-des entreprises. Il acheta toute une forêt près du lac
-Érié, vendit les bois et défricha le sol. Dernièrement,
-<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span>
-on a découvert de ce côté une carrière de pierres admirable.</p>
-
-<p>La pierre de taille, vous le savez, est rare en Amérique.
-Mon ami tient ainsi entre ses mains plusieurs
-sources de richesse; il est très inventif et imagine des
-moyens de transport de moins en moins coûteux; il
-est à la tête d'une vraie colonie en train de devenir
-une ville. Mais il ne peut suffire à tout. Voici bien
-longtemps que, blâmant ma vie d'oisiveté, il cherche
-à m'attirer près de lui par des propositions magnifiques.
-Il m'assure que nulle existence n'est plus active
-ni plus intéressante que la sienne. J'ai fini par le croire,
-et je vais le rejoindre.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous pensez vous établir là-bas?</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, non: trop d'intérêts me rattachent à
-l'Europe; j'y reviendrai constamment. D'ailleurs, mon
-ambition n'est pas grande; tout ce que je veux pour
-le moment, c'est travailler, et j'avoue que je ne sais
-pas trop encore comment je m'y prendrai.</p>
-
-<p>Il serra la main de M. Duriez et partit.</p>
-
-<p>Le négociant s'approcha de la fenêtre, et, à travers
-les lames des persiennes, le vit monter en fiacre et
-disparaître au tournant de la rue. Il se sentit persuadé
-qu'il avait parlé pour la dernière fois à M. de Laverdie,
-et, tout en soupirant sur l'écroulement de ses beaux
-<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span>
-rêves, il éprouvait à cette pensée un certain soulagement.</p>
-
-<p>&mdash;Quel singulier caractère! se dit-il. Un peu trop
-romanesque pour moi. En voilà un fou qui s'en va
-casser des pierres en Amérique, tandis qu'avec un
-seul mot il pouvait demain obtenir pour femme une
-charmante fille qu'il prétend aimer, et des millions
-dont il aurait redoré son blason. C'est dommage!
-Il portait un beau nom et je crois vraiment
-qu'il a bon c&oelig;ur. Je me demande si la petite avait
-quelque affection pour lui?... Probablement: il faut
-convenir que c'est un cavalier superbe, le vrai héros
-d'un roman de chevalerie, avec ses grands yeux et sa
-haute mine! Bah! elle se consolera bien vite. Nous
-allons la distraire, et, avant que ce bel amoureux ait
-de nouveau traversé l'Océan, nous aurons trouvé quelque
-autre comte, qui fera moins de façons pour accepter
-la petite main et la dot ronde de notre bonne et
-jolie Gabrielle.</p>
-
-<p>Pendant les deux ou trois semaines qui suivirent
-cette journée, on aurait pu faire la remarque suivante:
-chaque fois qu'un bateau à vapeur, partant pour les
-États-Unis, quittait le port du Havre, une jeune fille,
-debout sur la jetée de Trouville, et quelque temps
-qu'il fît, le suivait des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu
-<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span>
-et que son panache de fumée se fût évanoui dans les
-airs. Cette jeune fille était blonde, gracieuse, mise avec
-élégance, et généralement suivie par une femme de
-chambre. Lorsqu'il ne pleuvait pas, les curieux étaient
-nombreux sur la jetée; on venait voir partir le steamer
-et surtout s'examiner les uns les autres. Bien des regards
-accompagnaient la jeune fille, quand, après
-être restée un moment accoudée sur le parapet, elle se
-redressait lentement et s'éloignait sans parler à personne.</p>
-
-<p>&mdash;Qui est-elle? demandait un nouvel arrivé.</p>
-
-<p>Et l'on ne manquait jamais de lui répondre:</p>
-
-<p>&mdash;C'est la petite Duriez, la fille du commissionnaire,
-vous savez... Elle a bien un million de dot et
-elle héritera de quatre fois autant.</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span>
-<h2 class="normal">XI</h2>
-</div>
-
-<p>Il y avait presque deux années que René Laverdie
-était parti pour l'Amérique.</p>
-
-<p>La marquise de Saint-Villiers, assise dans son petit
-salon, se trouvait seule un soir, très seule.</p>
-
-<p>Bien qu'on fût à la fin d'avril, une bûche mince
-brûlait dans la cheminée, les rideaux étaient clos; au
-dehors, le vent, qu'on entendait souffler, chassait parfois
-des gouttes de pluie contre les vitres.</p>
-
-<p>La marquise ne semblait pas avoir vieilli. Peut-être
-qu'au jour on eût remarqué moins d'éclat qu'autrefois
-dans ses yeux noirs, toujours impérieux et pénétrants;
-et, si elle se fût levée, sa démarche moins ferme aurait
-trahi le sombre travail du temps et celui du chagrin.
-Mais, telle qu'elle était placée, dans son fauteuil large
-et bas, sous la clarté douce de la lampe, son regard
-<span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span>
-paisible fixé sur la flamme qui rongeait le bois en pétillant,
-on eût dit qu'elle avait trouvé le secret de vaincre
-ou de charmer ces deux ennemis si redoutables de
-l'homme: l'âge et la solitude.</p>
-
-<p>Il n'en était rien cependant; et si madame de Saint-Villiers
-pouvait encore sourire, les yeux sur le foyer,
-c'était lorsque ses souvenirs lui rappelaient si vivement
-les êtres qu'elle avait aimés, que pendant un instant
-elle oubliait qu'aucun d'eux n'existait plus pour elle.
-Mais à peine ces courtes illusions s'étaient-elles envolées,
-que la réalité lui apparaissait d'autant plus
-amère.</p>
-
-<p>C'est ce qui arriva ce soir-là.</p>
-
-<p>Un domestique en entrant pour apporter le thé tira
-la marquise de sa rêverie. Elle suivit des yeux avec
-quelque impatience les mouvements de cet homme,
-qui posa son léger plateau sur une petite table et approcha
-la table du fauteuil où elle était assise. Comme il
-le fit un peu trop vivement, quelques gouttes s'échappèrent
-de la théière, s'éparpillèrent à l'entour et roulèrent
-jusque dans la soucoupe de Saxe; il voulut réparer
-sa maladresse, mais sa maîtresse le renvoya
-presque avec irritation.</p>
-
-<p>Elle sortait d'un songe si bienfaisant que le réveil
-lui semblait trop cruel.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span>
-Un filet de vapeur s'élevait de la mignonne théière,
-et, se tordant au-dessus avec délicatesse, répandait
-dans la chambre le parfum de la boisson favorite de
-madame de Saint-Villiers; pourtant celle-ci n'étendit
-pas la main vers le petit plateau. Ses yeux, du reste,
-ne se reportèrent pas non plus sur la flamme; ils
-s'étaient arrêtés sur un point du mur que la lampe
-éclairait. On avait dû enlever un tableau à cet endroit,
-car, sur la tapisserie mise à nu, la place qu'il avait
-occupée, sans doute pendant fort longtemps, se montrait,
-visible dans la lumière par sa teinte plus foncée.
-En effet, c'était là que, durant des années, était resté
-suspendu le portrait de René enfant, et que, plus tard,
-il avait été remplacé par celui du jeune homme âgé
-de vingt-trois ans. La première de ces deux peintures
-avait été transportée au château de Saint-Villiers,
-ancienne demeure que, vu son état de délabrement,
-la marquise n'habitait guère: il eût fallu une fortune
-pour lui rendre la splendeur qu'elle avait eue un jour.
-Madame de Saint-Villiers la voyait tomber en ruines
-avec un regret profond; n'étant pas assez riche pour
-faire relever, restaurer les vieux murs qui avaient abrité
-les ancêtres de son mari, elle se réjouissait de penser
-que sa mort précéderait leur chute, et que, de son
-vivant du moins, leurs débris ne frémiraient pas sous
-<span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span>
-la pioche et ne seraient pas vendus à l'encan. Chaque
-été elle les visitait avec amour; elle s'enfermait là
-durant quelques semaines, au milieu des souvenirs et
-des reliques du temps passé.</p>
-
-<p>C'est parmi ces chères reliques qu'elle avait trouvé
-une place pour le portrait de son petit-neveu lorsque
-celui-ci, devenu un homme, avait de nouveau posé,
-pour lui faire plaisir, devant un des grands peintres de
-notre époque. Et maintenant le visage du jeune
-homme, comme celui de l'enfant, avait disparu, et rien
-ne l'avait remplacé. En l'éloignant de ses yeux, l'inflexible
-vieille dame croyait pouvoir aussi facilement le
-chasser de son c&oelig;ur, mais deux ans s'étaient écoulés
-sans qu'elle y fût parvenue. Souvent elle avait regardé
-la place vacante sur la muraille, mais jamais avec un
-sentiment plus amer, un regret plus déchirant que
-pendant cette triste soirée d'avril où elle se trouvait
-seule dans son petit salon.</p>
-
-<p>Tout à coup, elle se leva, prit sur la cheminée un
-flambeau qu'elle alluma, et sortit de la pièce. Elle
-marchait à pas tremblants, comme si elle se fût disposée
-à commettre quelque crime. Arrivée dans sa
-chambre à coucher, elle jeta effectivement un regard
-autour d'elle, inquiète à l'idée d'être surprise au milieu
-de l'action qu'elle méditait. Se voyant bien seule, elle
-<span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span>
-ouvrit une armoire, avec une clef qu'elle prit au fond
-d'un secrétaire, et en explora l'intérieur d'un coup d'&oelig;il
-troublé. Les rayons de cette armoire étaient couverts de
-papiers, de paquets de lettres, de quelques boîtes; dans
-la partie inférieure, il y avait un tableau de petite
-dimension, retourné, appuyé contre le mur. C'était ce
-tableau, le portrait de René, que la marquise cherchait
-et voulait revoir: depuis tant de mois qu'il se trouvait
-là, l'armoire n'avait pas été ouverte.</p>
-
-<p>Elle le posa sur une chaise comme sur un chevalet,
-et plaça la lumière de façon que la peinture
-devînt aussi distincte que possible; puis, s'asseyant à
-quelque distance, elle se mit à le contempler.</p>
-
-<p>Ils restèrent ainsi face à face.</p>
-
-<p>Lui semblait aussi la regarder. La lueur incertaine
-de la bougie, flottant sur ces beaux traits, leur donnait
-une apparence de vie. Le regard était fier et
-tranquille, mais un peu triste: interprète fidèle d'une
-âme ardente qui, au milieu même des plaisirs, sans le
-savoir peut-être, souffrait de son inaction et aspirait
-en secret à quelque chose de plus élevé. Le peintre
-certainement devait être un homme de génie, pour
-avoir saisi et rendu cette indéfinissable expression
-lorsque tout autre n'eût vu dans ces yeux superbes que
-l'éclat de l'esprit et le rayonnement de la gaieté.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span>
-En face de ce visage plein de jeunesse et véritablement
-animé, madame de Saint-Villiers se tenait, immobile
-et pâle comme une morte. Une émotion profonde
-l'avait saisie en revoyant celui qu'elle avait aimé comme
-un fils, dont elle s'était séparée avec plus de
-douleur que si on l'eût arraché de ses bras pour le
-coucher dans le tombeau.</p>
-
-<p>Mais, avec l'angoisse d'une séparation si cruelle, se
-réveillait une souffrance plus vive encore. C'est que,
-dans René perdu, elle ne pleurait pas seulement ce
-jeune homme si noble et si beau, dont les brillantes
-qualités faisaient déborder son c&oelig;ur d'orgueil, comme
-sa tendresse filiale le faisait déborder d'amour: ce
-qu'elle pleurait, c'était encore leur race morte, leur
-nom éteint, leur blason disparu. Elle était une Laverdie,
-elle. René restait le dernier représentant de sa
-famille. En le voyant mener sa vie un peu dissipée,
-elle avait craint un moment qu'il ne se mariât point
-et que leur nom ne pérît avec lui; c'est alors qu'elle
-avait engagé le marquis de Saint-Villiers à laisser par
-testament son titre à l'aîné de leurs arrière-neveux,
-certaine que le comte de Laverdie se ferait un devoir
-sacré et un honneur de confondre et de perpétuer la
-gloire de deux maisons aussi anciennes et aussi fameuses.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span>
-Et quelle était maintenant la fin de tout ceci? Tant
-de préoccupations, tant de soins, tant d'espoir, tant
-d'orgueil, pour en arriver là!... Pour voir ce neveu, ce
-fils, cet héritier d'un nom si grand, ce dépositaire d'un
-sang si pur, briser son écusson, renier un passé qui
-embrassait des siècles, se courber vers la terre et la
-creuser de ses mains, comme avaient fait autrefois les
-serfs que ses aïeux foulaient sous leurs pieds! Quel
-désespoir et quelle honte!</p>
-
-<p>La marquise regardait toujours le portrait placé
-devant elle, mais le mouvement d'insurmontable tendresse
-qui l'avait contrainte à le tirer de l'obscurité
-et de l'oubli cédait à un sentiment opposé, à mesure
-qu'elle le considérait. Les larmes, qui d'abord avaient
-jailli de ses yeux devant cette figure tant aimée,
-venaient de tarir, et elle attachait maintenant sur elle
-des regards durs et secs.</p>
-
-<p>C'est en vain que René sembla tourner vers sa tante
-ses yeux pleins de fierté douce et de tristesse virile.
-Était-ce le jeu de la lumière, ou bien y avait-il vraiment
-une prière dans ses yeux? Sans doute que madame
-de Saint-Villiers crut l'y voir, car elle y répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Malheureux enfant! murmura-t-elle. Non, non,
-n'attends pas que jamais je te pardonne.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span>
-La vieille marquise ne dormit point cette nuit-là.
-Durant l'heure qu'elle avait passée devant le portrait
-de René, tous les chagrins qu'elle avait eus dans sa
-vie, même ceux qu'elle pensait avoir oubliés, ceux
-dont l'aiguillon paraissait émoussé depuis longtemps,
-étaient venus la torturer. L'isolement de sa vieillesse
-se faisait sentir, plus affreux, plus désolé que jamais.
-A travers les ombres de la nuit, elle le voyait se dresser
-devant elle comme un spectre effroyable, qui la
-suivrait en ricanant jusqu'au tombeau, joyeux d'y ensevelir
-avec elle les cadavres raidis de deux races.
-Tantôt les tourments de l'orgueil dominaient ceux du
-c&oelig;ur, et elle sentait des malédictions monter à ses
-lèvres; dans d'autres moments, un attendrissement
-plus doux et plus cruel l'envahissait; alors elle versait
-des larmes en songeant au passé, en se rappelant
-les petits enfants qui lui avaient souri, qu'elle avait
-portés dans ses bras, et dont pas un seul ne serait
-auprès d'elle pour lui fermer les yeux.</p>
-
-<p>Le lendemain, dans l'après-midi, comme madame
-de Saint-Villiers se tenait dans son petit salon, qu'éclairait
-un rayon de soleil d'avril, un domestique entra
-et lui remit une carte.</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers jeta les yeux sur cette
-carte et eut un mouvement de joyeuse surprise; elle
-<span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span>
-venait d'y lire le nom du vicomte Alphonse de Linières.</p>
-
-<p>Alphonse avait été dès l'enfance l'ami de René; il
-avait été élevé avec lui presque sous les yeux de la
-marquise. Celle-ci l'aimait doublement, et pour son
-neveu et pour lui-même; il était pour elle l'idéal du
-gentilhomme; elle eût souhaité que René lui ressemblât,
-qu'il fût comme lui fortement attaché aux vieux
-principes, ferme et inflexible dans ses idées, au lieu
-de se laisser si facilement emporter au souffle de tous
-les enthousiasmes, de toutes les pensées nouvelles et
-hardies. Ceci, c'était bien avant qu'il fût possible de
-prévoir jusqu'où des dispositions qui inquiétaient tant
-la marquise devaient entraîner son neveu.</p>
-
-<p>La conduite du comte de Laverdie fut jugée par
-Alphonse de Linières comme par madame de Saint-Villiers.
-Il en éprouva la même douleur, la même
-indignation. Tous deux, la vieille dame et le jeune
-homme, confondirent leur chagrin et trouvèrent dans
-leur sympathie mutuelle quelque adoucissement à
-une déception si amère. Ils cessèrent pourtant bientôt
-de parler ensemble de ce qui les préoccupait si fort,
-afin de ne point s'attrister l'un l'autre. Alphonse surtout
-cachait soigneusement à la marquise la colère
-sourde et croissante qu'excitait en lui le coup de tête
-de René. Il considérait cet acte comme un déshonneur,
-<span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span>
-non seulement pour la famille de son ami, mais
-pour toute la noblesse de France; il y voyait une véritable
-désertion, et il résolut de s'en faire le justicier,
-et de laver dans le sang la tache faite à toute sa
-caste.</p>
-
-<p>Lorsqu'il eut formé ce projet, brûlant de l'exécuter,
-il partit pour l'Amérique. Il se réjouissait de se
-trouver face à face avec René, de le provoquer, de
-l'insulter cruellement, de se battre avec lui et de
-le tuer. Son ancienne amitié avait fait place à une
-implacable fureur; ou plutôt, c'est parce qu'il aimait
-le comte si profondément encore qu'il ressentait avec
-tant de vivacité ce qu'il considérait comme la honte
-et la dégradation de celui-ci.</p>
-
-<p>Il resta quelques mois absent, et la marquise, qui
-ne pouvait s'imaginer ce qu'il était devenu ni s'expliquer
-son long silence, s'affligea de la disparition de
-son jeune ami. Elle s'était fait une douce habitude de
-ses fréquentes visites, mais elle eût été très étonnée
-si on lui avait dit qu'elle ne séparait pas Alphonse de
-René, et que le souvenir de son neveu était après tout
-ce qui donnait tant de charme pour elle à la société
-du vicomte.</p>
-
-<p>Après en avoir un peu voulu à ce dernier, elle finissait
-presque par ne plus espérer le revoir et par ne
-<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span>
-plus songer à son étrange conduite, lorsque tout à
-coup il se présenta chez elle.</p>
-
-<p>Ce fut avec un empressement plein de joie qu'elle
-donna l'ordre de le faire entrer.</p>
-
-<p>Elle était si heureuse de le voir, qu'elle n'avait pas
-le courage de lui faire des reproches. Elle pensait
-d'ailleurs que ce long silence avait pu cacher quelque
-fredaine de jeune homme dont le vicomte ne se
-soucierait pas de lui faire l'aveu. Elle ne voulut pas
-se montrer indiscrète.</p>
-
-<p>Ce fut Alphonse qui parla le premier d'excuses et
-d'explications; et, comme elle essayait en souriant de
-le faire taire, il prit un air grave, dit qu'il était venu
-avant tout pour cela, qu'il avait à lui révéler des choses
-importantes, l'intéressant elle-même plus qu'elle
-ne pouvait le supposer.</p>
-
-<p>La marquise changea aussitôt de visage.</p>
-
-<p>&mdash;D'où venez-vous donc? demanda-t-elle. Et sa
-voix trembla quand elle fit cette question.</p>
-
-<p>&mdash;Je viens d'Amérique, madame, répondit Alphonse.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez vu René de Laverdie? Vous venez
-pour me parler de lui?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, madame.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span>
-Madame de Saint-Villiers baissa la tête et réfléchit
-pendant un instant.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas, dit-elle enfin, entendre un seul
-mot qui ait rapport à lui. Vous me ferez plaisir, vicomte,
-de me parler d'autre chose.</p>
-
-<p>Alphonse fit un mouvement comme pour en appeler
-de cette dure parole.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, reprit la marquise d'un ton qui voulait
-être indifférent, mais qui résonnait faux et saccadé,
-vos deux traversées ont-elles été bonnes? Causons un
-peu de l'Océan; voilà un sujet qui me plaît, je ne m'en
-lasserai pas vite. Quant aux Américains, je vous en
-fais grâce: un peuple d'insurgés, un peuple de marchands,
-sorti de l'écume du vieux monde! Des gens
-qui n'ont ni arts, ni littérature, ni esprit, ni goût!
-Tenez, on attaque de nos jours avec tant d'acharnement
-l'aristocratie, la théorie de la race.... Est-ce que
-les États-Unis ne sont pas une preuve qu'en dehors de
-la noblesse il ne peut y avoir que des instincts mercantiles
-et bas, et que la pureté d'un sang transmis
-sans mélange de génération en génération est le seul
-gage de la délicatesse du c&oelig;ur et de l'élévation de l'âme?
-Qu'est-ce que cette tourbe grossière qui a peuplé le Nouveau-Monde
-peut produire d'autre que des machines?
-Ils se prosternent devant deux divinités: le fer et l'or!
-<span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span>
-Et ce sont eux que l'on veut nous donner en exemple!
-eux que l'on propose comme modèle aux enfants de la
-vieille Europe aristocratique! Hélas! mon cher vicomte,
-où allons-nous? où allons-nous?</p>
-
-<p>&mdash;Vers le progrès, j'espère, répondit Alphonse avec
-un grave sourire.</p>
-
-<p>La marquise le regarda avec étonnement.</p>
-
-<p>&mdash;C'est vous qui parlez ainsi, Alphonse?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, madame, c'est moi. Ah! marquise, ne me
-considérez pas avec cet air terrifié. Si deux êtres se
-sont jamais compris, entendus pour aimer et pour
-défendre les mêmes principes, vous le savez, c'est
-vous et moi. Je n'ai pas changé, je vous assure. Bien
-que je revienne de par delà l'Océan, je ne vous
-rapporte aucune idée de l'autre monde. Ce ne sont
-pas des théories que je vous supplie d'écouter, c'est
-une histoire. Permettez-moi de vous la dire.</p>
-
-<p>&mdash;Le héros de cette histoire, c'est René, n'est-ce
-pas?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, marquise; et j'y ai joué, moi, un triste rôle.
-Mon châtiment sera de vous la raconter; je ne me
-croirai absous que lorsque j'aurai subi votre indignation
-et votre blâme. Ce que j'ai à vous dire est un peu
-long. Pardonnez-moi si j'entremêle trop souvent à mon
-récit la peinture de mes impressions personnelles;
-<span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span>
-elles ont été si fortes à certains moments que je ne
-saurais les détacher des faits. Vous me comprendrez,
-j'ose le croire, d'autant mieux que nous avons toujours
-partagé les mêmes idées. Ai-je votre permission pour
-parler?</p>
-
-<p>&mdash;Je vous écoute, dit la marquise.</p>
-
-<p>Elle s'appuya sur le dossier de son fauteuil, ses deux
-mains fines, d'un ton mat comme de l'ivoire, croisées
-devant elle sur la faille noire de sa robe. Ses yeux
-ardents étaient fixés sur le visage du jeune homme
-assis en face d'elle, mais c'est en vain qu'elle cherchait
-à leur donner une expression implacable et sereine;
-ils étaient pleins du trouble qui régnait dans
-son c&oelig;ur, et trahissaient l'avidité inquiète et le secret
-espoir avec lesquels elle attendait les révélations
-qu'on allait lui faire. Par un effort surhumain, elle
-avait pu d'abord inviter le vicomte au silence, mais
-dès qu'elle lui eut accordé l'autorisation de parler,
-c'est à grand'peine qu'elle parvint à lui cacher l'émotion
-et l'impatience qui l'agitaient.</p>
-
-<p>Alphonse de Linières n'était pas très fin observateur
-et ne remarqua pas ces détails. Tout entier à son
-sujet, cherchant à mettre ses paroles à la hauteur des
-événements et de ses propres pensées, il commença
-d'une voix lente, le regard tourné vers la cheminée
-<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span>
-dans laquelle une flamme pâle luttait contre le rayon
-printanier qui s'était glissé jusque-là.</p>
-
-<p>&mdash;Ce serait une grande douleur pour moi, madame,
-de vous paraître odieux et de perdre votre estime;
-cependant je ne sais si je puis espérer que vous me
-pardonnerez et que vous me conserverez votre amitié,
-lorsque vous aurez appris dans quel but je suis
-parti pour l'Amérique, il y a environ un an. J'y étais
-poussé par le désir furieux, insurmontable, de rencontrer
-René de Laverdie et de lui reprocher face à face
-sa lâcheté et sa trahison. Je savais bien ce qui s'ensuivrait,
-car je n'ai jamais pensé que son c&oelig;ur eût
-changé au point d'accepter sans bondir de colère les
-paroles outrageantes que je lui adressais intérieurement
-et que je brûlais de lui jeter au visage. Mais ici
-le courage me manque pour vous dire toute la vérité,
-pour vous avouer à quel degré d'aveugle rage mon
-amitié déçue avait pu me faire parvenir, et quel odieux
-espoir me faisait trouver la vapeur trop lente quand je
-traversais l'Océan.</p>
-
-<p>Pendant un instant le vicomte se tut, oppressé par
-un pareil souvenir; il n'osait pas lever les yeux sur
-la marquise. Un silence presque solennel régna dans
-la chambre. Madame de Saint-Villiers était bouleversée
-par l'aveu qu'elle venait d'entendre. Ce crime ainsi médité,
-<span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span>
-elle s'en reconnaissait complice. Son impression
-était semblable à celle qu'elle eût éprouvée si on lui
-eût montré l'arrêt de mort de son neveu bien-aimé et
-qu'au bas elle eût aperçu sa propre signature.</p>
-
-<p>&mdash;René, murmura-t-elle, mon pauvre enfant! Vous
-ne l'avez pas tué, dites?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! madame, serais-je devant vous si j'avais été
-assez malheureux!... Non, non, rassurez-vous, il est
-vivant. Je suis au désespoir de vous faire tant de mal;
-mais tout ceci, croyez-moi, est nécessaire.</p>
-
-<p>&mdash;Continuez, continuez, dit vivement la marquise.
-Elle reprit sa position rigide et sa physionomie tranquille.</p>
-
-<p>Le jeune homme parla dès lors avec plus d'assurance.</p>
-
-<p>&mdash;J'étais à New-York, ne songeant qu'à poursuivre
-ma route et à retrouver au plus tôt René, quand tout à
-coup j'appris qu'il se trouvait à Boston pour ses affaires.</p>
-
-<p>A ce dernier mot, les mains de madame de Saint-Villiers
-s'agitèrent imperceptiblement.</p>
-
-<p>&mdash;Je me rendis aussitôt dans cette ville, poursuivit
-Alphonse. Je fréquentai tous les endroits publics où
-j'avais quelque chance de rencontrer René; mais, pendant
-une semaine, ce fut inutilement. Enfin, je sus
-<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span>
-qu'il devait, certain soir, assister à une représentation
-extraordinaire dans je ne sais plus quel théâtre. Vous
-m'excuserez de ne pas vous en dire le nom et de passer
-également sous silence celui de beaucoup d'autres
-endroits; alors même que je me les rappellerais,
-il me serait, je le crains, impossible de les prononcer.
-Je pris avec moi un ami, un Français, et j'allai le
-soir à ce théâtre. Je n'étais pas dans la salle depuis
-bien longtemps quand j'aperçus René. Je le considérai
-quelques minutes avec surprise. Il était seul dans
-une loge et ne se doutait pas que je me trouvasse
-aussi près de lui. Mon étonnement venait de ce qu'il
-m'était impossible de découvrir le moindre changement
-dans sa physionomie, dans son attitude
-ou même dans sa mise. J'avoue que je m'attendais à
-le retrouver quelque peu différent de ce brillant comte
-que nous avions tant aimé, dont le goût et l'esprit
-avaient fait loi dans notre monde: la vie nouvelle qu'il
-menait depuis un an n'avait pu manquer de transformer
-jusqu'à sa personne. Il n'en était rien. A la manière
-noble et aisée dont il s'appuyait sur le bord
-de sa loge, dont il s'inclinait pour écouter, au regard
-fier et calme qu'il promenait sur la salle, il me
-sembla que de longs mois et des milliers de lieues
-ne nous séparaient plus de Paris et de nos joyeuses
-<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span>
-soirées d'autrefois. J'oubliais tout le reste, j'aurais
-voulu me jeter dans ses bras. Pendant que je le regardais
-ainsi, ne pouvant détourner mes regards de sa
-chère et sa charmante figure, quelqu'un qui causait
-près de moi prononça le nom de Laverdie. La conversation,
-naturellement, se faisait en anglais; l'ami
-qui m'accompagnait comprenait assez bien cette
-langue.</p>
-
-<p>&mdash;Ils disent, traduisit-il, que c'est ce Français si
-intelligent qui exploite les nouvelles carrières auprès du
-lac Érié.</p>
-
-<p>Un acte venait de finir et je me levai. Dans le corridor,
-la première personne que je rencontrai fut
-René. La joie la plus vive parut sur son visage lorsqu'il
-m'aperçut, et il s'avança la main ouverte. Je le
-regardai, froidement, comme le premier passant venu
-et, sans répondre à son salut, sans toucher la main
-qu'il me tendait, je le croisai avec lenteur. Je
-n'avais pas fait deux pas qu'il était de nouveau en
-face de moi, la joue pâle, la lèvre frémissante.</p>
-
-<p>&mdash;Vous me saluerez, monsieur! s'écria-t-il.</p>
-
-<p>Tout le dédain, toute l'ironie, toute la puissance
-d'outrage que je pus trouver dans mon c&oelig;ur, je les
-fis passer sur mes lèvres et dans mon regard.</p>
-
-<p>&mdash;Qui êtes-vous donc, monsieur? lui demandai-je.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span>
-Il chercha sur lui d'une main tremblante une carte
-qu'il me présenta. C'était cela que j'attendais. Je
-saisis cette carte... Ce n'étaient plus, sur un carré de
-bristol, ces mots écrits par le plus fin graveur de
-Paris: «Comte René de Laverdie»; mais le nom de
-«René Laverdie», sans particule, sans titre, laid, difforme,
-estropié, méprisable à mes yeux comme l'aurait
-été le nom le plus obscur et le plus plébéien.</p>
-
-<p>Je regardai ce nom, je le lus tout haut, je
-ricanai, ivre d'insulte et de rage. J'eusse voulu jeter
-la carte à mes pieds; ce qui m'empêcha de le
-faire, ce fut la crainte que René ne me frappât;
-je tenais avant tout à ce qu'il restât l'offensé.</p>
-
-<p>Je me suis repenti depuis de ma cruauté. Madame,
-il est, je crois, impossible de souffrir plus
-que mon malheureux ami n'a souffert dans ce
-moment-là. Le mal que je lui faisais était si
-affreux que la fureur dont il avait d'abord été
-saisi s'éteignit dans la violence de cette torture.
-Je vis une telle douleur dans le regard qu'il me
-jeta, que j'en fus comme désarmé.</p>
-
-<p>&mdash;J'accepte votre carte, monsieur, lui dis-je. Mes
-témoins seront chez vous demain à la première
-heure.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span>
-Vous ne serez pas moins étonnée que je le fus
-moi-même, madame, lorsque vous saurez quelle
-proposition étrange les témoins me rapportèrent
-le lendemain. René, étant l'offensé, avait le choix
-des armes, de l'heure et du lieu du combat. On
-aurait pu croire qu'il n'était pas fort impatient
-d'obtenir satisfaction et de laver son honneur de
-la tache reçue: il fixait le rendez-vous à un
-mois de là, demandait qu'il eût lieu dans un
-endroit déterminé des forêts voisines de sa demeure,
-et, comme arme, indiquait le pistolet. Toutefois,
-comme c'était m'imposer une longue attente et de
-plus un voyage difficile, il déclarait que, si je
-trouvais trop pénible de me soumettre à sa décision,
-on s'entendrait pour choisir tel jour et telle
-place qui me conviendraient mieux. Après un moment
-de réflexion, et bien que trouvant ce message des plus
-extraordinaires, je répondis aux témoins que M. Laverdie
-était dans son droit et que je me conformerais
-aux désirs qu'il avait exprimés.</p>
-
-<p>Cette fantaisie de mon adversaire me paraissait
-extrêmement fâcheuse; mais, ayant fini par en prendre
-mon parti, je passai les trente jours qui suivirent
-à visiter quelques grandes villes et à m'exercer au pistolet.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span>
-Comment il se fit, madame, que certaines de mes
-idées se modifièrent sous l'influence des spectacles
-nouveaux pour moi qui vinrent frapper mes yeux, ce
-n'est pas ce qu'il nous importe de savoir. Cependant
-vous ne pourriez comprendre la suite de ce récit, ma
-conduite ni celle de René, si je ne vous faisais part de
-l'état d'esprit dans lequel je me trouvais la veille
-même, je me trompe, quelques heures avant la matinée
-fixée pour notre duel.</p>
-
-<p>L'endroit où devait avoir lieu la rencontre est situé
-vers les confins d'une vaste forêt qui s'étend sur les
-bords du lac Érié. L'extrémité occidentale de cette forêt
-renferme les terres mises en exploitation et les
-carrières dont vous avez entendu parler. C'est là que
-René habite encore aujourd'hui. Du côté opposé s'élève
-une petite ville, où, dans mon impatience, j'étais arrivé
-plusieurs jours avant celui du rendez-vous.</p>
-
-<p>Que ne puis-je vous peindre, madame, la magnificence
-de la nature dans cette région des grands lacs
-américains! Vous découvririez, dans des tableaux
-splendides, le secret de sentiments et d'émotions qui
-vont certainement vous surprendre. Mais les descriptions
-les plus parfaites n'auront jamais la puissance
-de la réalité. Moi-même, n'ai-je pas souri bien des fois
-aux discours enthousiastes des voyageurs? J'accusais
-<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span>
-secrètement ceux-ci d'exagérer, sinon ce qu'ils avaient
-vu, du moins ce qu'ils avaient éprouvé; il me semblait
-parfaitement ridicule qu'on ne pût contempler de
-sang-froid un lac ni parler de montagnes sans tomber
-dans l'extase.</p>
-
-<p>Dans cette solitude admirable, au sein de ces forêts
-majestueuses, auprès de cette mer paisible qui
-venait à mes pieds rouler ses flots d'eau douce, je me
-sentais envahir par des pensées nouvelles. J'avais
-d'ailleurs une source de réflexions autre que le spectacle
-de ces merveilles; je venais de voir bien des
-choses pendant ce mois passé dans les grandes cités
-américaines, à Boston, à Washington, à New-York. Ah!
-madame, nos horizons ne nous paraissent jamais si
-bornés que lorsqu'il nous arrive de vouloir les
-étendre. Enfermés dans notre univers et dans notre
-nature, nous trouvons encore moyen de rétrécir une
-si étroite prison: nous en ramenons les limites aux
-frontières d'un pays, aux murailles d'une ville, aux
-privilèges d'une caste! Quelquefois nous les resserrons
-plus encore... Voilà quelle idée me frappa surtout,
-en face d'un grand peuple et d'une grande nature,
-que le hasard seul me donnait l'occasion d'admirer,
-car je ne m'étais jamais soucié de les connaître. Je ne
-remis en question aucun des principes que j'ai servis
-<span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span>
-et que je servirai toujours, mais j'appris à ne plus
-mépriser les hommes qui ne les suivent point, et je
-sentis naître en moi comme un immense sentiment de
-tolérance. Est-il nécessaire d'ajouter, madame, que
-ma haine injuste s'évanouit et que je commençai à
-comprendre René?</p>
-
-<p>C'était le lendemain que nous devions nous battre.
-J'avais passé la journée au milieu des plus graves tourments
-intérieurs, regrettant amèrement la mauvaise
-action que j'avais commise, tremblant d'aller jusqu'au
-crime et de devenir le meurtrier de celui qui avait été
-pour moi plus qu'un frère. Comme je rentrais à mon
-hôtel, j'y trouvai mes deux témoins: l'un était un
-Américain et l'autre un Français dont j'avais fait la
-connaissance en traversant l'Atlantique. Ils venaient
-de se faire indiquer, par un homme du pays, la position
-exacte de notre lieu de rendez-vous, au moyen
-des explications que les témoins de René leur avaient
-données par écrit. Il était facile de s'y rendre en bateau,
-par le lac, et cette voie était la plus courte, car
-la côte se creuse et le chemin de terre fait à travers
-les bois un circuit considérable. Mes témoins avaient
-déjà engagé un batelier, qui devait les prendre à
-quatre heures du matin.</p>
-
-<p>&mdash;Très bien, leur dis-je, coupez le golfe en bateau.
-<span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span>
-Vous voudrez bien m'excuser si je pars avant vous; je
-préfère aller seul, à cheval, par les bois.</p>
-
-<p>Ces messieurs se récrièrent.</p>
-
-<p>&mdash;Nous ne le permettrons pas, dirent-ils. Vous
-arriverez brisé sur le terrain. D'ailleurs ne courez-vous
-pas le risque d'être attaqué, assassiné dans cette
-forêt?</p>
-
-<p>Je leur affirmai que ma main, après quelques heures
-de cheval, ne serait pas moins sûre. Le pêcheur qui
-offrait de nous traverser sourit à l'idée d'une attaque
-de brigands: les profondes forêts de l'Amérique du
-Nord, qui ont retenti du cri de guerre des sauvages,
-ne connaissent pas les sinistres gémissements de celui
-qu'on égorge dans l'ombre pour le dépouiller de quelques
-pièces d'or. Il fut convenu qu'à deux heures du
-matin j'aurais un cheval sellé; c'était un coureur
-excellent qui devait m'amener à destination en quatre
-heures tout au plus.</p>
-
-<p>Ah! madame, quelle promenade! quel souvenir!
-quel aspect solennel prenaient ces voûtes immenses,
-ces feuillages obscurs, sur lesquels pesait la nuit silencieuse!
-Quel calme, quelle solitude autour de moi,
-et quelle agitation dans mon c&oelig;ur! Peu à peu, cette
-agitation s'apaisa. Le jour parut: j'avais regagné les
-bords du lac; à ma droite, ses eaux s'étendaient jusqu'à
-<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span>
-l'horizon. Tout à coup, leur couleur, d'un bleu
-vague, changea; je les vis s'enflammer par degrés,
-ainsi que le ciel au-dessus d'elles; des traits de feu
-jaillirent de leur sein, annonçant que le soleil allait
-paraître. Je tournai la tête de mon cheval vers l'orient
-et j'attendis. A mesure que l'astre montait, puissant,
-pur et splendide, il me sembla qu'un jour nouveau se
-levait aussi sur mon âme. J'éprouvais une émotion intense,
-vivifiante; je me dis que l'homme et sa vanité
-sont bien petits, que Dieu, la justice et l'amour sont bien
-grands. Lorsque le soleil fut trop haut et sa lumière
-trop éclatante pour qu'il me fût possible d'en soutenir
-la vue plus longtemps, je me détournai, et, donnant
-de l'éperon à mon cheval, je le forçai de rattraper le
-temps perdu.</p>
-
-<p>J'arrivai cependant le second au rendez-vous. René
-s'y trouvait déjà avec ses témoins; les miens parurent
-presque aussitôt. Ils vinrent à moi et m'engagèrent à
-prendre un instant de repos.&mdash;Il n'est pas sept
-heures, me firent-ils observer; vous paraissez ému, et
-nous vous avons vu de loin arriver au galop.</p>
-
-<p>Ils cachaient avec peine la surprise que devait leur
-causer mon trouble évident. Ils ne pouvaient croire que
-je fusse lâche, et savaient avec quelle ardeur j'avais
-recherché ce combat, avec quelle impatience je l'avais
-<span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span>
-attendu. Je me souviendrai toujours de leur regard de
-stupéfaction lorsqu'ils m'entendirent murmurer:&mdash;Mon
-Dieu, que c'est difficile! tout me semblait si
-simple il n'y a qu'un instant.</p>
-
-<p>&mdash;Venez, messieurs, leur dis-je.</p>
-
-<p>Ils échangèrent un coup d'&oelig;il et me suivirent. Je
-marchai droit à René.</p>
-
-<p>Il causait alors, d'un air tranquille, avec ses témoins
-et leur remettait deux enveloppes cachetées. J'ai su
-plus tard que l'une de ces lettres était pour vous,
-madame, et l'autre pour mademoiselle Duriez: elles
-devaient être envoyées au cas où mon ami aurait été
-tué.</p>
-
-<p>René vit mon mouvement, s'interrompit, et fit un
-pas au-devant de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Je t'ai indignement offensé, lui dis-je à voix
-haute; j'en ai une profonde honte et un profond regret.
-Aucun homme sur la terre ne mérite moins que
-toi une insulte. Tu peux exiger, pour celle que je t'ai
-faite, telle réparation que tu voudras; mais je mourrai
-désespéré si je n'obtiens pas de toi la promesse que
-tu me pardonneras lorsque tu auras vengé ton honneur.</p>
-
-<p>J'étais à une petite distance de votre neveu, madame:
-il la franchit en ouvrant ses bras, dans lesquels
-je me précipitai.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span>
-M. de Linières se tut pour la seconde fois. Le souvenir
-de cette scène était si vivant et si fort dans son
-esprit qu'il retrouvait avec lui toutes les émotions
-qu'il avait alors traversées. Transporté tout à coup
-dans une clairière de la forêt américaine, il serrait
-de nouveau sur son c&oelig;ur cet ami généreux, si gravement
-offensé, et il s'abandonnait avec délices à un
-même mouvement d'admiration, d'enthousiasme et
-de noble repentir. Il s'absorba si complètement dans
-ses propres pensées qu'il oublia pour un court espace
-de temps le lieu où il se trouvait, le petit salon de la
-marquise, et jusqu'à l'orgueilleuse vieille femme elle-même,
-qu'il avait cependant un très grand désir de
-toucher. Mais quand, chez un homme aussi froid
-qu'Alphonse de Linières, la voix tremble et le regard
-se voile, les paroles deviennent inutiles. Son récit,
-d'une simplicité saisissante, rapportant des événements
-inouïs pour la marquise, avait bouleversé celle-ci.
-L'impression était d'autant plus vive que les longues,
-les amères réflexions de la veille et de la nuit avaient
-douloureusement tendu les fibres de ce c&oelig;ur maternel.
-Elle aussi voyait cette scène étrange de duel,
-l'embrassement héroïque de ces deux jeunes hommes.
-Elle se souvint que quelques heures auparavant elle
-avait encore une fois maudit son neveu. Elle mit ses
-<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span>
-deux mains devant son visage et fondit en larmes.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon enfant, mon pauvre enfant! murmura-t-elle.</p>
-
-<p>Alphonse releva vivement la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! si vous saviez tout, madame, reprit-il, si vous
-l'aviez entendu comme moi! Si vous saviez que, pendant
-près de deux années, son tourment a été de se
-trouver séparé de vous d'une façon si entière, de
-sentir peser sur lui votre mécontentement, votre
-blâme, votre malédiction peut-être. Son désir, son
-but suprême était de se voir un jour compris par
-vous, de vous prouver qu'il était digne de vous, digne
-de ses illustres ancêtres, il l'espère du moins et je
-puis vous l'affirmer. Quelle que soit d'ailleurs la manière
-dont vous jugiez ses actes, vous ne leur prêteriez,
-si vous pouviez lire dans son c&oelig;ur, que des
-mobiles véritablement grands, sublimes, j'ose le dire.
-Peu s'en est fallu qu'il ne me persuadât que la voie
-choisie par lui était plus large et plus élevée que celle
-dans laquelle j'ai marché jusqu'ici avec tant de fierté.
-Là n'était pas son intention pourtant. Il déclare que
-son cas est une exception: il y a eu sacrifice, c'est-à-dire
-déchirement et douleur, et je vous assure que
-René a terriblement souffert. Mais il a considéré ce
-sacrifice comme nécessaire... «Il fallait, m'a-t-il dit,
-<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span>
-une expiation et une preuve.» Figurez-vous, madame,
-ce que mon malheureux ami a dû éprouver en face
-de mon lâche et injuste mépris. Il était résolu à
-mourir dans ce duel, mais il a voulu tenter un dernier
-effort pour regagner notre estime, et c'est alors
-que lui est venue une admirable pensée. Ce délai
-d'un mois, ce rendez-vous dans les forêts où il s'est
-exilé, vous les expliquez-vous maintenant? Il espérait
-que, dans ce milieu nouveau, surtout en présence
-d'une nature grandiose, je finirais par le deviner
-quelque peu, et que je vous rapporterais de lui un
-souvenir auquel peut-être vous daigneriez ouvrir votre
-c&oelig;ur. Le résultat, vous le voyez, a été, pour moi du
-moins, plus sûr, plus complet qu'il ne l'avait rêvé.
-Ah! marquise, ah! madame, que ne puis-je vous faire
-voir ce que j'ai vu, vous faire éprouver ce que j'ai
-éprouvé! Vous tendriez les bras à votre neveu comme
-je l'ai fait moi-même, vous lui rendriez votre amour,
-à lui qui vous aime si profondément, vous le béniriez,
-et qui sait si vous ne l'approuveriez pas?</p>
-
-<p>Ce dernier mot mêla quelque amertume à l'attendrissement
-de la marquise; elle reprit son sang-froid
-et ses yeux noirs eurent un de leurs durs éclairs.</p>
-
-<p>&mdash;L'approuver, jamais! dit-elle. Mais je ne puis cesser
-de l'aimer. Me voilà bien vieille, et je tremble à l'idée
-<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span>
-de mourir sans l'avoir revu. Écrivez-lui de revenir,
-vicomte.</p>
-
-<p>Alphonse mit un genou en terre et baisa la main de
-la marquise.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! merci pour lui! s'écria-t-il.</p>
-
-<p>Cependant madame de Saint-Villiers restait sombre.
-Les dernières traces d'émotion s'effaçaient de son visage,
-sur lequel reparut peu à peu une expression hautaine
-et sévère. Le vicomte s'était relevé et observait
-ces signes avec inquiétude. Il attendit un moment
-qu'elle parlât, puis lui-même rompit de nouveau le
-silence.</p>
-
-<p>&mdash;Vous me permettez d'écrire à René de votre part?
-demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Oui: dites-lui qu'il vienne m'embrasser, que sa
-vieille tante n'a plus de force, qu'elle a trop souffert
-pendant deux ans, qu'elle quittera bientôt ce monde,
-et que, lorsqu'il lui aura dit bonsoir, il sera libre de
-s'installer tout à son aise en Amérique.</p>
-
-<p>M. de Linières avait retiré un de ses gants et le pétrissait
-avec impatience. De telles paroles, dites froidement,
-l'affligeaient et l'indignaient. Devant les
-larmes de la marquise, il s'était attendu à autre chose.
-Il ne voulait pas que son noble René fût traité comme
-un enfant à qui l'on pardonne par faiblesse. Il ne pouvait
-<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span>
-se décider à s'en aller, et sentait que pourtant sa
-visite avait déjà trop duré, que la vieille dame devait
-désirer d'être seule.</p>
-
-<p>Elle parut deviner ce qui se passait en lui.</p>
-
-<p>&mdash;Voyez-vous, mon ami, reprit-elle d'une voix plus
-douce et un peu voilée, tout ce que je puis faire pour
-mon neveu est de croire qu'il a agi sous l'influence
-d'une espèce d'accès de folie: folie généreuse, je veux
-l'admettre. Oui, d'après ce que vous m'avez dit, je
-veux admettre que son caractère et ses intentions
-sont toujours à la hauteur où je les ai vus, où je
-me suis efforcée de les élever pendant vingt ans. Mais
-ce qu'il a fait restera la plus grande épreuve, le plus
-cruel désappointement de ma vie. Je ne puis pas oublier
-cela, je ne puis pas le lui pardonner, je ne puis pas
-cesser d'en souffrir!</p>
-
-<p>&mdash;Madame, dit Alphonse avec fermeté, songez-y
-bien encore avant de m'autoriser à rappeler René en
-votre nom. Il va revenir vers vous plein d'amour,
-plein de respect et de joie, et, s'il découvre ensuite
-quels sont vos sentiments, s'il entend jamais des paroles
-comme celles-ci, vous le plongerez dans le désespoir.
-Je vous en supplie, madame, promettez-moi de
-lui tendre les bras sans arrière-pensée. Ce n'est pas le
-pardon que j'implore pour lui, car le pardon suppose
-<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span>
-la faute, et mon ami n'est pas coupable! Il n'a pas
-méprisé son nom. Il n'a pas renié ses ancêtres... Il a
-découvert qu'il y a quelque chose de plus grand que
-l'orgueil, c'est le travail, et quelque chose de plus précieux
-que l'or et les titres, c'est l'amour. Vous avez
-dit: folie! dites-le encore, madame. C'est le nom qu'ici-bas
-l'on donne aux actions qui ne sont dictées ni par
-l'ambition, ni par l'intérêt, ni par la vanité: voilà trois
-mobiles qui n'ont jamais fait commettre de folies, mais
-qui font commettre des crimes! Ah! madame, quand
-René se serait trompé, il faudrait admirer son erreur.
-Mon Dieu! pourvu que la femme qui inspire un pareil
-héroïsme en soit digne! Le contraire serait trop affreux.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, dit tout à coup la marquise, comme
-frappée d'une idée subite, mon neveu peut redevenir
-pour moi tout ce qu'il a été; il peut regagner toute
-ma tendresse, mon estime; il peut encore me rendre
-heureuse; il peut faire descendre paisiblement et
-joyeusement mes cheveux blancs dans le tombeau. Je
-ne lui demanderai pour cela qu'une chose... Ah! Dieu
-veuille qu'il y consente! Excusez-moi de ne pas m'expliquer
-davantage. Vous me rendrez service de lui écrire
-ceci. Dites-lui qu'il revienne, que je n'ai pas cessé de
-le chérir, et qu'il tient entre ses mains la consolation
-de mes derniers jours.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span>
-M. de Linières s'inclina profondément et quitta la
-marquise. Il cherchait en vain dans sa tête l'explication
-de ce nouveau mystère, et ne savait trop s'il devait
-en tirer pour son ami un augure favorable.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà pour la tante, se disait-il tout en marchant:
-que sera-ce de la fiancée? Je n'ose pas m'informer de
-ce qu'est devenue mademoiselle Duriez... Pauvre René,
-pauvre garçon! Je suis sûr qu'elle l'aimait, mais deux
-ans sont bien longs! On pleure d'abord, on attend,
-puis le souvenir s'affaiblit, le doute arrive; les parents
-sont là qui s'agitent, qui supplient; un beau jeune
-homme se présente, on sourit et l'on est mariée. A
-dix-huit ans le c&oelig;ur d'une jeune fille déborde de sentiments
-délicats, purs et charmants, mais ce sont des
-fleurs qu'un souffle effeuille; les plantes robustes,
-bonnes ou mauvaises, ne croissent que plus tard. La
-première floraison est certainement la plus gracieuse:
-on y trouve des touffes de bluets, de primevères et de
-violettes, mais malheur à celui qui dans ce bouquet
-ravissant voudrait chercher une immortelle!</p>
-
-<p>Enchanté de cette poétique comparaison, mais très
-inquiet quant au bonheur futur de son ami, le vicomte
-de Linières entra à son cercle. Il y fut accueilli avec
-enthousiasme, et surtout avec curiosité. Depuis plus de
-dix mois on ne l'avait pas vu. Il avait passé tout ce
-<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span>
-temps en Amérique, car il n'était pas arrivé tout d'un
-coup à cette largeur d'idées qu'il avait fait paraître
-dans sa conversation avec la marquise. La vivacité des
-impressions qu'il avait éprouvées dans la matinée du
-jour de sa réconciliation avec René était tombée peu
-à peu, comme cela arrive inévitablement dans de pareils
-cas. Ces sublimes élans qui transportent l'âme
-dans des régions où elle ne saurait demeurer sont aussi
-délicieux qu'ils sont rares, mais le désenchantement,
-la lourde chute qui les suivent sont affreusement pénibles.
-Quand nous avons atteint le sommet d'une haute
-montagne, nous sommes ravis d'admiration, nous y
-resterions volontiers; l'existence, nous semble-t-il, y
-serait plus noble et plus belle; mais la disposition de
-nos organes et les nécessités de notre subsistance ne
-nous permettraient pas d'y vivre. Hélas! notre âme,
-aussi imparfaite que notre corps, ne peut respirer sur
-les hauteurs; l'air lui manque; il faut qu'elle redescende,
-souvent qu'elle tombe; mais combien la mémoire
-des horizons entrevus lui rend sombre et
-monotone l'étroite vallée où elle chemine!</p>
-
-<p>En causant avec René, en voyageant, en réfléchissant
-sur les hommes et sur les choses, Alphonse avait
-retrouvé l'équilibre de ses pensées et s'était arrêté à
-un juste milieu, plus élevé que le domaine d'exclusion
-<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span>
-où il avait longtemps vécu, mais plus ferme et
-moins vague que le terrain mouvant de l'enthousiasme.</p>
-
-<p>Interrogé par ses amis, il fut très sobre de détails
-quant à son séjour dans le Nouveau-Monde, surtout
-quant au but et au résultat de son voyage. Peu lui
-parlèrent du comte de Laverdie, qui commençait à
-être oublié. Pour lui, l'une de ses premières questions
-fut:&mdash;Avez-vous entendu dire que mademoiselle
-Duriez fût mariée? Mais, dans ce cercle aristocratique,
-on était peu au courant des nouvelles qui se
-rapportaient au monde du commerce et de la finance,
-et l'on ne put pas lui répondre.</p>
-
-<p>Comme il flânait le soir sur les boulevards, s'enivrant
-de cette atmosphère parisienne qui, au moral
-ainsi qu'au physique, semble accélérer la vie, il remarqua
-un groupe de jeunes gens qui se séparaient
-en sortant d'un café. L'un d'eux vint seul de son côté.
-C'était un beau garçon de vingt-huit à trente ans: à
-sa démarche ferme et cadencée, au port de sa tête, à
-la coupe de sa moustache, on reconnaissait un militaire
-habillé en civil. Alphonse le regarda fixement,
-certain de l'avoir vu quelque part, et cherchant en
-vain à retrouver son nom. Le jeune homme s'aperçut
-de l'observation dont il était l'objet, regarda
-<span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span>
-à son tour Alphonse, salua aussitôt et se détourna
-pour lui parler.</p>
-
-<p>&mdash;M. le vicomte de Linières? fit-il en l'abordant.</p>
-
-<p>&mdash;Le capitaine Arnauld! s'écria celui-ci. Est-il
-possible que je ne vous aie pas immédiatement reconnu!</p>
-
-<p>&mdash;Convenez, dit en souriant le capitaine, qu'il y a
-de bonnes raisons pour que ma mémoire soit plus
-fidèle que la vôtre. Le premier jour où j'eus le plaisir
-de vous voir faillit bien être le dernier.</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai: quel coup d'épée vous avez reçu là!
-J'étais désolé; jamais je n'aurais cru que vous pussiez
-en revenir.</p>
-
-<p>&mdash;Comment donc! Mais je me porte mieux qu'avant.
-Ah çà, mon cher vicomte, si vous n'êtes point pressé,
-voulez-vous que nous causions un peu? Voilà bien
-longtemps que je désire savoir ce qu'est devenu mon
-terrible adversaire; je suis sûr que vous, au moins,
-pourrez m'en donner des nouvelles.</p>
-
-<p>&mdash;Volontiers, mon cher capitaine... Et à mon tour,
-je vous en avertis, je vous confesserai quelque peu.</p>
-
-<p>Arnauld parut surpris; puis, comprenant bientôt, il
-secoua la tête et poussa un soupir. Ce mouvement de
-tête et ce soupir étaient sans prix aux yeux d'Alphonse.
-<span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span>
-Si un officier de chasseurs, jeune, beau, amoureux et
-muni d'un coup d'épée, constatait ainsi sa défaite, il
-y avait quelques chances pour que le c&oelig;ur et
-la main de la jolie Gabrielle fussent encore libres.</p>
-
-<p>Les deux jeunes gens firent quelques pas et s'arrêtèrent
-à Tortoni. Arnauld, très communicatif et non
-encore consolé, s'étala tout à son aise dans cette conversation
-qui lui plaisait. Il ne dit pas à Alphonse tout
-ce que celui-ci désirait savoir, mais tout ce qu'il fut
-en son pouvoir de lui apprendre. Après le duel et la
-retraite inexpliquée de son rival, il s'était cru aimé.
-Sa convalescence avait été longue, mais elle lui avait
-paru douce, car il ne vivait que du beau rêve de son
-mariage avec mademoiselle Duriez; son ami Émile,
-du reste, l'encourageait dans cet espoir. Le refus net et
-formel qui accueillit sa demande fut donc pour lui un
-coup aussi cruel qu'inattendu. Il s'en déclara du reste
-parfaitement remis.</p>
-
-<p>&mdash;Voyez-vous, dit-il à Alphonse d'un ton confidentiel,
-un soldat de mon caractère ne doit pas se marier.
-Il fallait une jeune fille aussi charmante que celle-là
-pour m'inspirer l'idée d'une pareille folie. Heureusement
-pour elle et pour moi, elle a montré autant
-de bon sens que je lui connaissais de grâce et d'esprit.</p>
-
-<p>Le pauvre officier cachait si mal son chagrin sous
-<span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span>
-ces paroles, qu'Alphonse fut tenté d'avoir pitié de lui.
-Arnauld, qui surprit son regard de commisération, se
-hâta d'éclater de rire.</p>
-
-<p>&mdash;Ma parole! s'écria-t-il, j'en ai laissé éteindre mon
-cigare! Donnez-moi donc du feu, vicomte.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, qui mademoiselle Duriez a-t-elle épousé?
-demanda Linières, qui crut sentir les battements de
-son c&oelig;ur s'arrêter après cette question.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas, fit Arnauld. Vous vous doutez
-bien que je ne vois plus sa famille.</p>
-
-<p>La foudre tombant au milieu du boulevard des Italiens
-n'eût pas produit sur le vicomte plus d'effet que
-cette simple phrase.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est donc mariée? demanda-t-il encore.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je n'en sais rien; c'est probable. Quelle
-drôle de question! Croyez-vous qu'une fille comme
-elle soit faite pour coiffer sainte Catherine? ou
-supposeriez-vous que j'irais à sa noce, par hasard?</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span>
-<h2 class="normal">XII</h2>
-</div>
-
-<p>Gabrielle Duriez n'était pas mariée. Gabrielle Duriez
-aimait René, elle avait foi en lui, et elle l'attendait.</p>
-
-<p>Ces deux années avaient été tristes pour elle.</p>
-
-<p>Lorsque René était parti pour l'Amérique chercher
-du travail; lorsqu'il avait renoncé à sa vie de molle
-élégance, à son titre; lorsqu'il avait vendu, pour
-payer ses dettes, ses précieuses collections, elle avait
-appris tout cela par son père. Le brave homme, devant
-les larmes de sa fille, laissa échapper le secret de
-sa conversation avec le jeune comte. En voyant le
-regard ardent, enthousiaste, avec lequel elle accueillit
-cette confidence; en la voyant mettre les deux
-mains sur son c&oelig;ur et baisser les yeux d'un air recueilli,
-comme si elle prêtait intérieurement, à elle-même
-<span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span>
-et à Dieu, un serment solennel, le pauvre père
-se troubla et se dit qu'il avait tout perdu. Il aurait
-dû remettre, sans autre explication, le billet de René;
-ce qu'il avait de mieux à faire, après tout, eût été de
-ne pas s'en charger. Un comte qui vendait son mobilier
-et partait pour l'Amérique après s'être vu refuser
-la main d'une riche héritière, comme il était facile
-de le faire passer pour le dernier des mauvais sujets!
-et le c&oelig;ur de Gabrielle eût été guéri d'un seul coup.
-C'était un remède un peu violent, la cautérisation brutale
-au fer rouge, mais aussi comme l'effet en eût été
-prompt et certain.</p>
-
-<p>Jamais M. Duriez n'aurait osé avouer à sa femme
-la maladresse qu'il avait commise. Il frémissait à
-l'idée que sa fille prononcerait un jour ou l'autre
-quelque parole qui pût le trahir. Il l'épia d'abord
-avec inquiétude, pâlissant quand il lui arrivait de la
-trouver seule avec sa mère; au bout d'un mois, il
-devint plus tranquille: le nom de René n'était pas
-venu une seule fois sur les lèvres de Gabrielle.</p>
-
-<p>Pendant l'hiver qui suivit, les Duriez allèrent beaucoup
-dans le monde; plusieurs partis se présentèrent
-pour la jeune fille; elle les refusa tous sans hésiter.
-Ses parents ne s'en étonnèrent pas: aucun ne répondait
-précisément à leurs vues ambitieuses.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span>
-L'été venu, il fut décidé qu'on voyagerait. En Suisse,
-à Lucerne, dans les beaux salons de l'Hôtel National,
-on fit la connaissance d'un prince autrichien, qui
-parut immédiatement disposé à mettre son c&oelig;ur,
-sa couronne et sa fortune (car il était riche) aux pieds
-de mademoiselle Duriez. Madame Duriez triomphait.
-Un soir, elle accourut toute rayonnante dans la chambre
-à coucher de sa fille.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chérie, lui dit-elle, embrasse-moi. Le prince
-a demandé ta main.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! chère maman, fit la jeune fille, je vais t'embrasser
-pour avoir dit non.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, non? s'écria madame Duriez abasourdie.</p>
-
-<p>Gabrielle défaisait devant la glace ses beaux cheveux
-blonds, fins et légers comme de la soie. Elle se
-mit à rire tout en continuant à se regarder.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi as-tu renvoyé ma femme de chambre
-allemande? demanda-t-elle à sa mère.</p>
-
-<p>&mdash;Parce qu'elle n'avait pas l'ombre de goût; elle travaillait
-mal et te coiffait en dépit du bon sens. As-tu
-besoin qu'on t'aide? Je vais t'envoyer la mienne.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas cela que je veux dire; mais j'ai
-oublié tout mon allemand. Quelle langue veux-tu
-que je parle si je deviens princesse?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span>
-&mdash;Quelle est cette plaisanterie? dit madame Duriez.
-Tu parleras français naturellement.</p>
-
-<p>Gabrielle rit un peu plus fort.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, maman, fit-elle, ce n'est pas sérieux? Tu
-ne veux pas que j'épouse un homme qui me dirait:
-Che fous atore!</p>
-
-<p>Le prince, pourtant, ne se tint pas vite pour battu.
-Il suivit la famille Duriez à Paris, où il s'installa dans
-l'intention d'y passer l'hiver. Il se fit recevoir dans
-les sociétés où il croyait devoir rencontrer Gabrielle;
-cela lui était facile, car la présence de ce noble étranger
-honorait un salon. Il se donnait toutes les peines
-du monde pour plaire à la jeune fille, dont il était
-sincèrement et sérieusement épris. C'était un homme
-d'un extérieur passable, d'un esprit nul, d'un caractère
-triste, et qui obsédait parfaitement Gabrielle.</p>
-
-<p>&mdash;C'est trop fort! disait-elle quelquefois. Il m'a
-gâté le Righi et la chapelle de Guillaume Tell, et il
-faut encore qu'il m'empêche de danser... Il a donc
-juré d'empoisonner tous mes plaisirs?</p>
-
-<p>Gabrielle ne se moquait de ses prétendants que
-lorsqu'elle commençait à les craindre: or jamais
-elle n'en avait eu de plus redoutable que le prince.
-M. et madame Duriez étaient désespérés de l'étrange
-obstination de leur fille; sous les plaisanteries auxquelles
-<span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span>
-elle avait recours pour se défendre, ils devinaient
-une fermeté de résolution qui les épouvantait.
-Un jour, madame Duriez ne put retenir ses larmes,
-et M. Duriez supplia sa fille, presque à genoux, d'expliquer
-enfin sa conduite.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne m'y suis jamais refusée, dit celle-ci très
-émue. Cette explication est si simple que je la
-croyais inutile. Je n'épouserai, mes chers parents,
-qu'un homme que j'aimerai.</p>
-
-<p>Cette réponse, bien qu'assez naturelle, eut pour
-effet de transformer en colère la douleur de madame
-Duriez. Elle s'emporta comme jamais cela ne
-lui était arrivé et traita Gabrielle de fille romanesque
-et de folle; celle-ci sentit aussitôt se sécher dans
-ses yeux les larmes que l'attendrissement y avait fait
-monter.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, Émile parut. Il ne lui fallut
-pas longtemps pour être au courant de ce qui se
-passait.</p>
-
-<p>&mdash;Sais-tu ce que tu me ferais supposer? dit-il
-à sa s&oelig;ur, croyant probablement lancer un trait spirituel
-et sans conséquence. Eh bien, que tu penses
-encore à ce joli drôle, le comte de Laverdie.</p>
-
-<p>M. Duriez tressaillit et regarda sa fille. Elle était
-devenue plus blanche que de la cire et levait les
-<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span>
-deux mains d'un geste machinal, comme pour repousser
-le mot affreux qui venait la frapper en plein
-c&oelig;ur.</p>
-
-<p>&mdash;Elle peut penser à lui, s'écria vivement madame
-Duriez. Jamais elle ne l'épousera tant que son
-père et moi serons de ce monde!</p>
-
-<p>Émile se précipita vers sa s&oelig;ur et mit ses deux
-bras autour d'elle; il était temps, elle venait de
-s'évanouir. Ce ne fut pas sans peine qu'on parvint
-à lui faire reprendre connaissance au bout d'une
-demi-heure. Ses parents, doublement inquiets et
-affligés, l'entourèrent des plus tendres soins. On
-évita toute allusion à la cause de sa défaillance;
-pendant plusieurs jours on ne la contraignit pas
-de se rendre à des bals où le prince était invité.
-Mais la pauvre enfant commença à se sentir bien
-seule et bien malheureuse et à regarder vers l'avenir
-avec angoisse.</p>
-
-<p>Tandis qu'elle se demandait, le c&oelig;ur serré, ce que
-René était devenu, et pourquoi son absence et son
-silence se prolongeaient aussi longtemps, madame de
-Saint-Villiers, qui avait reçu la visite d'Alphonse,
-cherchait de quelle façon elle allait s'y prendre pour
-se rapprocher de la famille Duriez.</p>
-
-<p>La vieille marquise n'avait jamais, ni dans son
-<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span>
-amour, ni dans sa pensée, séparé René de Gabrielle.
-Sa filleule et son neveu!... Dieu! la certitude qu'elle
-allait les revoir et les presser ensemble sur son
-c&oelig;ur: y avait-il encore un sentiment de rigueur ou
-d'orgueil qui pût tenir contre cela?</p>
-
-<p>Elle reçut de René une lettre qu'elle baigna de
-larmes de joie. Elle y vit une reconnaissance profonde
-pour sa bonté; elle y retrouva toute la tendresse et
-toute la grâce de l'enfant sensible et charmant, et, en
-même temps, elle y découvrit ce qu'elle n'avait pas
-connu dans son neveu, l'énergie et la force de
-l'homme fait. Elle se sentit comme dominée par la
-révélation de ce beau caractère.&mdash;Ah! s'écria-t-elle,
-avec un mouvement de fierté passionnée, il peut
-renier son nom, il ne démentira pas le sang de sa
-race!</p>
-
-<p>René appartenait à la noble race de ceux qui s'inclinent
-devant la puissance de la vérité et celle de
-l'amour.</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers lui écrivit à son tour.
-Probablement qu'elle lui révéla cette fameuse condition
-dont elle avait parlé au vicomte de Linières. Le
-fait est qu'après la réponse de René, la réconciliation
-était complète, et le retour du jeune homme fixé aux
-premiers jours du mois de juillet.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span>
-Cependant madame de Saint-Villiers n'avait pas encore
-revu la famille de sa filleule. Il lui en coûtait
-beaucoup de faire les premières avances à ces bourgeois.
-Ah! s'il n'y avait eu que Gabrielle toute seule!
-Mon Dieu! combien le cas était embarrassant. Il n'entrait
-pourtant pas dans sa pensée qu'elle ne dût être
-accueillie avec gratitude et avec joie.</p>
-
-<p>Un jour, elle fit atteler pour se rendre rue des Petites-Écuries,
-et, quand le valet de pied eut refermé
-la portière et relevé le marchepied, elle lui cria: Au
-Bois! Une autre fois, elle commença une lettre à madame
-Duriez, et, après avoir tracé ce mot «Madame»
-et réfléchi pendant un instant, elle écrivit à sa couturière
-d'avoir à passer chez elle, le lendemain avant
-midi, et d'apporter des échantillons de velours pour
-un manteau.</p>
-
-<p>Il arriva cependant un matin que la marquise n'y
-tint plus. Ce matin-là, elle courut à son secrétaire,
-prit une plume et une feuille de papier à lettres, sourit
-au portrait de René qu'elle avait remis elle-même
-à sa place, et écrivit rapidement ce qui suit:</p>
-
-<p class="lettre">«Ma belle et chère filleule,</p>
-
-<p>»Refuserez-vous de venir embrasser votre vieille marraine
-qui s'est aperçue qu'elle ne peut plus vivre sans
-<span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span>
-vous voir? Je vous attendrai demain dans l'après-midi,
-Dieu sait avec quelle impatience! Arrivez tôt,
-ma chère enfant, j'ai une foule de choses à vous dire
-depuis tantôt deux ans que je n'ai pu causer avec
-vous.</p>
-
-<p>»Je vous envoie les baisers que j'aurais voulu vous
-donner pendant tout ce temps.</p>
-
-<p class="signature">»A demain.»</p>
-
-<p>Le lendemain, vers une heure, Gabrielle entrait
-sous la voûte bien connue de la vieille maison, rue de
-Grenelle-Saint-Germain. Elle traversa lentement la
-cour, pénétra sous la galerie et arriva au pied de l'escalier
-de marbre. Son c&oelig;ur était si plein d'espoir
-qu'elle avait le loisir de songer au passé; elle s'arrêta
-un instant avant de monter, ainsi qu'elle avait fait,
-deux ans auparavant, lors de sa dernière visite.</p>
-
-<p>Elle avait changé depuis. Ce n'était plus l'enfant
-rieuse, coquettement vêtue de bleu pâle et la tête
-pleine de poétiques visions: c'était une jeune fille
-ardente et sérieuse, qui savait qui elle aimait, et qui
-songeait à être digne du grand sacrifice fait pour
-elle. Sa mise, d'une simplicité gracieuse et sévère,
-répondait à la tournure plus grave de ses idées, et
-faisait ressortir la finesse délicieuse de ses traits et la
-profondeur de ses yeux admirables.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span>
-Elle sourit en commençant de gravir l'escalier,
-parce qu'elle se souvenait que, sur ces mêmes marches,
-le comte de Laverdie l'avait une fois croisée sans la
-reconnaître.</p>
-
-<p>Une minute après, elle était pressée entre les bras
-de sa marraine.</p>
-
-<p>Elles s'embrassèrent longuement, d'un mouvement
-ému et presque solennel. Puis la vieille dame essuya
-ses larmes, écarta de son sein la jeune fille, et la contempla
-avec admiration en la maintenant un instant
-à la longueur du bras.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! petite fille, lui dit-elle, que vous êtes
-jolie et que vous êtes bonne, et que mon René est
-donc heureux!</p>
-
-<p>Ces quelques mots et l'accent dont ils furent dits
-déterminèrent l'explosion des sentiments de toute nature
-qui gonflaient le c&oelig;ur de Gabrielle; elle éclata
-en sanglots violents. La marquise, à peine moins
-troublée qu'elle, s'efforça de la calmer. Quand toutes
-deux furent un peu remises, madame de Saint-Villiers
-commença son récit. Il lui fallait apprendre à
-Gabrielle tout ce qu'elle savait sur le séjour de René
-en Amérique, puis le voyage d'Alphonse et la scène
-du duel; enfin elle parla des dernières lettres de son
-neveu. Elle cacha tout ce qu'elle-même avait souffert,
-<span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span>
-souffrait encore de l'abaissement volontaire d'un
-comte de Laverdie. C'était sans doute l'effet d'un tact
-exquis: elle ne voulait ni attrister ni blesser Gabrielle;
-mais elle pensait d'ailleurs qu'elle ne pourrait
-être comprise. Elle était mieux que cela pourtant,
-elle était devinée. L'âme fine de Gabrielle saisissait à
-merveille ce que les mots ne disaient point; mais il
-n'y avait en elle aucun étonnement, aucune révolte
-contre ce qui, pour elle, cependant, devait être l'injustice
-d'un orgueilleux préjugé. Cette enfant savait
-la puissance de certaines idées sur les hommes, et
-elle était capable d'estimer la sincérité partout. Seulement
-elle se disait que René devait être très supérieur
-et très grand, et elle sentait son c&oelig;ur déborder
-d'un amour infini.</p>
-
-<p>Lorsque la jeune fille se disposa à partir, madame
-de Saint-Villiers annonça l'intention de la reconduire
-dans sa voiture. Elle fut très surprise de voir sa filleule
-rougir d'un air embarrassé et de l'entendre décliner
-cette offre sous prétexte que sa femme de
-chambre avait dû l'attendre.</p>
-
-<p>&mdash;Vous renverrez votre femme de chambre, ma
-chère, dit la marquise avec quelque impatience.</p>
-
-<p>Gabrielle rougit plus encore.</p>
-
-<p>&mdash;Ah çà! que se passe-t-il? fit la vieille dame tout
-<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span>
-à fait intriguée. Craindriez-vous, par hasard, que je
-ne fusse mal reçue chez vous?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! madame... dit la jeune fille. Elle baissa les
-yeux et se tut.</p>
-
-<p>Il y eut un instant de silence. La rougeur de Gabrielle
-avait disparu pour faire place à une grande
-pâleur. Elle n'osait regarder sa marraine, dont la
-physionomie, effectivement, lui eût paru peu rassurante.
-Madame de Saint-Villiers avait redressé sa tête
-aristocratique et fière, que de magnifiques cheveux
-blancs couronnaient comme un diadème; un incroyable
-dédain courbait l'arc de ses lèvres, et de ses prunelles
-jaillissait un feu qui semblait capable d'anéantir,
-eussent-ils été présents, les misérables objets de
-ce mépris souverain.</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers se souvint-elle tout à coup
-des secrètes douleurs des deux dernières années? Eut-elle
-pitié de la douce créature debout devant elle,
-dont la tristesse et la pâleur étaient touchantes comme
-une prière? On peut supposer l'un et l'autre, car subitement
-l'éclat de son regard s'éteignit, sa bouche se
-détendit dans un sourire; elle s'approcha de Gabrielle
-et lui prit la main.</p>
-
-<p>&mdash;Chère petite, consolez-vous, lui dit-elle. Je gagnerai
-l'amitié de vos parents; j'obtiendrai leur consentement
-<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span>
-à votre mariage. Je crois en avoir le moyen,
-ajouta-t-elle avec finesse. Et si j'échoue, eh bien... je
-vous enlèverai, vous verrez.</p>
-
-<p>Gabrielle leva les yeux; elle parut chercher un
-instant des mots dignes de son admiration et de
-sa reconnaissance, et, n'en trouvant sans doute aucun
-assez profond, elle s'agenouilla devant la marquise.</p>
-
-<p>Lorsqu'elle rentra chez ses parents, tous les deux
-se trouvaient absents. Elle ne songea pas à se plaindre
-d'un moment de solitude, et passa le reste de l'après-midi
-au milieu des rêves les plus enchanteurs. Deux
-ans d'attente et d'anxiété étaient amplement rachetés
-par le bonheur qu'elle éprouvait, et d'ailleurs elle oubliait
-ses luttes et ses larmes dans la pensée que René
-avait, lui aussi, beaucoup souffert.</p>
-
-<p>Dans la soirée, elle attendit que son frère eût quitté
-la maison, comme c'était l'habitude de celui-ci après
-le dîner, puis elle pria ses parents de vouloir bien lui
-prêter un moment d'attention.</p>
-
-<p>M. et madame Duriez étaient tout prêts à l'écouter,
-car ils n'ignoraient pas que leur fille avait ce jour
-même rendu visite à la marquise de Saint-Villiers. Ils
-échangèrent un coup d'&oelig;il pour s'encourager l'un
-l'autre à rester fermes, ou plutôt M. Duriez subit le
-<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span>
-coup d'&oelig;il redoutable de sa femme, puis ils donnèrent
-la parole à la jeune fille.</p>
-
-<p>&mdash;Madame de Saint-Villiers a désiré me revoir, dit
-celle-ci, parce qu'elle s'est réconciliée avec son neveu...</p>
-
-<p>Elle hésita, espérant une question, un mot; ne rencontrant
-qu'un silence glacial, elle continua d'une
-voix basse, rapide et décidée:</p>
-
-<p>&mdash;Elle sait bien que le sort de René et le mien ne
-peuvent pas être séparés.</p>
-
-<p>&mdash;Pas être séparés! répéta madame Duriez avec explosion.
-Mais ils n'ont jamais été réunis, que je
-sache.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! chère maman, mon père vous dira que depuis
-deux ans M. Laverdie travaille courageusement
-à conquérir ma main, et à effacer jusqu'aux moindres
-traces d'une jeunesse un peu légère.</p>
-
-<p>Madame Duriez se tourna lentement et majestueusement
-vers son mari; son visage un peu gras,
-régulier de traits, assez beau, était soudain devenu
-tout blanc; des larmes de colère brillaient dans ses
-yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Vous saviez cela, monsieur Duriez? dit-elle en
-appuyant sur chaque syllabe avec une énergie de
-fâcheux augure.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span>
-Quant à lui, il aurait voulu rentrer sous terre.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai cru, balbutia-t-il, que Gabrielle oublierait...</p>
-
-<p>Madame Duriez était stupéfaite: était-il possible
-que pendant deux années son mari lui eût caché quelque
-chose! Elle le regarda, puis sa fille. Celle-ci,
-sentant que son père lui était favorable, mais voyant
-combien il avait besoin d'être soutenu dans ces bonnes
-dispositions, s'était glissée jusqu'à lui; elle s'était
-emparée d'une de ses mains qu'elle serrait en guise
-d'encouragement, tout en levant vers sa mère son
-beau regard plein de supplication.</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est donc un complot! s'écria madame Duriez.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère amie, je te jure...</p>
-
-<p>Elle l'interrompit avec fureur.</p>
-
-<p>&mdash;Comment! mais c'est un véritable aventurier que
-ce Laverdie! N'est-il pas assez prouvé qu'il n'en voulait
-qu'aux millions de votre fille?</p>
-
-<p>Si madame Duriez ne s'était point tant hâtée à se
-mettre en colère, il est probable que la scène eût
-tourné tout différemment. M. Duriez était fort éloigné
-de prendre le parti de sa fille, et encore plus de
-secouer l'ascendant de sa femme. Mais il était honnête
-et juste, bien que faible. Il savait combien l'accusation
-<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span>
-de bassesse portée contre le comte était mal
-fondée, puisque deux ans auparavant, dans leur dernière
-entrevue, rue des Petites-Écuries, il eût suffi à
-M. de Laverdie de dire un seul mot pour obtenir cette
-énorme dot, toujours mise en avant. Il protesta donc
-avec force. Gabrielle l'en remercia par ses caresses;
-et madame Duriez, que confondait cette révolte inattendue,
-crut son mari beaucoup plus décidé qu'il ne
-l'était à favoriser les désirs de leur fille.</p>
-
-<p>Un peu de lumière jaillit de cette conversation. La
-délicatesse, l'amour sincère et fidèle de René furent
-tellement mis en évidence que madame Duriez se vit
-positivement à bout d'arguments. Gabrielle ayant
-parlé d'abandonner sa dot et d'aller, après son mariage,
-défricher aussi les forêts de l'Amérique, la
-pauvre femme se prit à trembler à l'idée de perdre sa
-fille. Elle saisit entre ses bras la petite enthousiaste;
-elle l'embrassa à plusieurs reprises.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, soupira-t-elle, et j'avais rêvé de faire
-une princesse de cette enfant!</p>
-
-<p>Un sourire fugitif effleura les lèvres de Gabrielle,
-mais elle ne répondit rien.</p>
-
-<p>L'avenir réservait à madame Duriez une consolation
-suprême. Madame de Saint-Villiers vint la voir et lui
-tendre la main. Elle eut la joie de faire attendre dans
-<span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span>
-son salon l'orgueilleuse marquise; elle lui vendit cher
-ses bonnes grâces.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, dit-elle, oui: nous marierons nos deux
-enfants puisqu'ils s'aiment. C'est une assez singulière
-raison, vu l'époque où nous sommes. Ah! bien, s'il
-suffisait seulement de dire: je vous aime!... Généralement
-il n'en est pas ainsi, l'on demande autre chose.
-C'est assez naturel, en effet, qu'au contrat chacun
-apporte sa part.</p>
-
-<p>Évidemment le mariage faisait à madame Duriez
-l'effet d'un pique-nique.</p>
-
-<p>&mdash;Ce qu'il y a d'extraordinaire, poursuivit-elle,
-c'est que c'est justement parce qu'ils se sont aimés
-qu'ils ne sont pas encore mariés. Voilà ce qui me dépasse
-absolument. Il est vrai que je ne suis pas romanesque;
-non, je ne m'en suis jamais piquée, grâce au
-ciel! Quand j'ai épousé M. Duriez, ce n'est pas que
-je l'aimais, car je ne l'avais pas vu trois fois. Mes parents
-ont arrangé cette affaire; ils se sont assurés
-qu'il était honnête homme et que nos fortunes se
-trouvaient égales. Je me suis fiée à eux, et je n'ai pas
-eu lieu de m'en repentir. M. Duriez en dirait autant
-de son côté, je crois. Là, enfin, voyons, si ces deux
-enfants ne s'étaient pas mis tout à coup dans la tête
-de s'aimer, ma fille serait comtesse de Laverdie à
-<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span>
-l'heure qu'il est; le mariage se serait fait tout tranquillement,
-et depuis deux ans ils seraient heureux.
-N'êtes-vous pas de mon avis, madame la marquise?</p>
-
-<p>La marquise inclina gravement la tête. Elle s'était
-attendue à ce que madame Duriez ferait tout pour la
-blesser et la forcer à rompre définitivement; mais les
-moyens employés par celle-ci manquaient leur effet à
-cause de leur grossièreté même. On éprouvait plus de
-dégoût que de colère à voir cette femme, jadis si platement
-obséquieuse, poser le masque et laisser éclater
-ses sentiments vulgaires. Le langage et le ton de
-la voix s'accordaient du reste avec les paroles.</p>
-
-<p>&mdash;Madame, dit la marquise au moment de se lever
-pour partir, vous avez fait tout à l'heure une remarque
-dont j'ai admiré la justesse, et dont la forme,
-tout à fait concise, m'a charmée: dans un contrat,
-disiez-vous, chacun doit apporter sa part. Mademoiselle
-votre fille possède, n'est-ce pas? une dot de plusieurs
-millions...</p>
-
-<p>Ces deux mots passèrent entre les lèvres de madame
-de Saint-Villiers nettement, tranquillement, sans intonation
-ironique.</p>
-
-<p>&mdash;Quinze cent mille francs de dot, et une fortune
-de quatre millions en perspective, dit madame Duriez.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span>
-Cette fois chaque syllabe retentit avec un accent de
-clairon.</p>
-
-<p>&mdash;Voici ce que je donne à mon neveu, reprit madame
-de Saint-Villiers.</p>
-
-<p>Elle était admirablement digne, cette vieille dame,
-dans son geste plein de simplicité; elle tendit un papier
-plié à madame Duriez.</p>
-
-<p>Celle-ci le prit et le considéra avec une expression
-effarée.</p>
-
-<p>C'était le fac-similé du testament par lequel le marquis
-Hubert de Saint-Villiers léguait au fils de son petit-neveu
-René de Laverdie, au cas où celui-ci se mariât
-et eût un fils, le marquisat de Saint-Villiers avec
-le titre attaché au domaine. A cette pièce en était
-jointe une autre par laquelle le comte René de Laverdie,
-seul héritier de ce nom, se désistait, dès son
-vivant, de son titre en faveur de son fils aîné.</p>
-
-<p>Voilà quelles étaient les conditions que la marquise
-avait imposées à son neveu pour prix de sa réconciliation
-avec lui. S'il n'avait pas consenti à laisser revivre
-les noms et les titres si chers au c&oelig;ur de la
-vieille dame, elle fût morte en le maudissant. Or il
-n'avait pas hésité. Il respectait ces titres, il vénérait
-ses ancêtres, et surtout il chérissait sa tante. Son but,
-à lui, était atteint: il avait affranchi son esprit et sa
-<span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span>
-raison; il avait réparé ses fautes et prouvé son amour.
-D'ailleurs il ne se croyait pas en droit d'enlever à
-son fils, s'il en avait un, l'héritage de noblesse qui
-devait lui appartenir; il se promettait de faire de ce
-fils un homme: peu lui importait ensuite qu'il fût un
-comte et un marquis.</p>
-
-<p>Cependant madame Duriez reconduisait madame de
-Saint-Villiers.</p>
-
-<p>&mdash;Chère marquise, lui disait-elle, quel homme remarquable
-que votre neveu! Quel courage! Quel caractère
-splendide! Nous serons fiers, croyez-le bien,
-de lui donner notre Gabrielle. Il revient dans quelques
-jours, n'est-ce pas? Quand je pense que voilà
-bientôt deux ans qu'il est parti... Dieu! que ce temps
-nous a semblé long!</p>
-
-<p>Madame de Saint-Villiers se sauvait positivement;
-elle ouvrait les portes elle-même. Au vestibule, elle
-se trompa et se précipita dans une serre; la maîtresse
-du logis voulut absolument la retenir pour lui montrer
-des plantes rares.</p>
-
-<p>Par bonheur, M. Duriez, quittant les bureaux, pénétrait
-dans la maison d'habitation. Il aperçut ces dames
-au milieu des palmiers et s'empressa de venir les
-rejoindre. Comme, dans sa bonhomie, il ne manquait
-ni de délicatesse ni de tact, sa présence fut loin
-<span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span>
-d'être mal venue. Il regardait sa femme à la dérobée
-avec un grand étonnement; c'est qu'il ne comprenait
-rien au changement qu'il remarquait en elle, à son
-air radieux, à ses manières empressées auprès de la
-marquise.&mdash;Tant mieux, pensa-t-il, je vais pouvoir
-me réjouir du bonheur de Gabrielle.&mdash;Le matin
-même, il avait reçu, par un de ses correspondants, des
-nouvelles de M. Laverdie: on rendait à l'intelligence
-et au caractère de ce jeune homme un témoignage
-des plus flatteurs. René avait pris son rôle au sérieux,
-paraît-il; il était tout tranquillement sur le chemin de
-faire fortune.</p>
-
-<p>Enfin la marquise put prendre congé.</p>
-
-<p>M. Duriez l'accompagna à travers la cour jusqu'à sa
-voiture. Elle lui dit adieu et lui serra la main avec une
-véritable effusion. Pour la première fois de sa vie, elle
-se demanda si tous les honnêtes gens n'étaient pas
-égaux; mais, après secondes réflexions, cette idée lui
-parut monstrueuse.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai assuré, se dit-elle alors, le bonheur de mes
-deux enfants, des deux seuls êtres qui me restent à
-aimer; j'ai sauvé le nom de Saint-Villiers et celui de
-Laverdie: je puis maintenant mourir en paix. Mais
-combien il m'en a coûté, grand Dieu!</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span>
-<h2 class="normal">XIII</h2>
-</div>
-
-<p>Cette année-là, l'été s'annonça très chaud.</p>
-
-<p>Gabrielle avait obtenu de ses parents qu'on n'allât
-pas demeurer dans les environs de Paris; mais, dès le
-commencement du mois de juin, elle supplia en secret
-son père de louer de nouveau un chalet à Trouville.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, ma petite minette, lui disait le
-bonhomme, mais je croyais que tu détestais Trouville!</p>
-
-<p>Comme Gabrielle rougit une ou deux fois après
-de semblables réponses, M. Duriez finit par comprendre.</p>
-
-<p>&mdash;René Laverdie revient par le Havre, se dit-il.
-Mais c'est une singulière idée quand même; elle ne
-le verra pas plus tôt. Enfin, ce que petite fille veut...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span>
-Il partit un samedi soir pour Trouville, et le lendemain,
-à son retour, il annonça qu'ayant trouvée libre
-la maison où la famille avait passé l'avant-dernier automne,
-il avait cru ne pouvoir mieux faire que de la
-louer. Madame Duriez se montra satisfaite. Émile ne
-dit rien: depuis que les événements lui avaient
-donné tort, il se renfermait, à la maison, dans un silence
-plein de dignité; personne d'ailleurs ne songeait
-à s'en plaindre. Gabrielle fut gracieuse comme toujours
-dans sa reconnaissance. Elle entourait son père
-de soins, d'attentions; son affection pour lui semblait
-avoir grandi. Elle sentait peut-être qu'elle avait quelque
-chose à réparer à son égard, car il était le seul à
-qui madame Duriez n'eût pas encore entièrement pardonné.</p>
-
-<p>Lorsque Gabrielle eut devant ses yeux la mer et
-sous ses pieds le sable de la plage, elle se trouva contente.
-Les flots bleus, le port du Havre, la double
-jetée de Trouville, représentaient pour le moment
-tous ses souvenirs et toutes ses espérances; elle aurait
-plus de patience ici que dans tout autre endroit
-pour attendre le retour de René. Chacun de ces bateaux
-à vapeur, dont elle découvrait la première à
-l'horizon le panache de fumée, pouvait être celui qui
-ramenait son fiancé auprès d'elle.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span>
-Son fiancé! C'était donc vrai? Parfois elle se disait
-qu'elle était trop heureuse; elle éprouvait une sorte
-d'effroi. Il lui semblait que Dieu eût rassemblé tout à
-coup la somme immense de félicité répandue sur la
-terre pour la lui mettre dans le c&oelig;ur: sa part de joie
-était trop grosse, cela devait faire tort à quelqu'un.</p>
-
-<p>Dans cette pensée, elle s'ingéniait à trouver du bien
-à accomplir, des tristesses à soulager. Quand elle
-avait vu chacun satisfait et souriant autour d'elle, elle
-s'échappait, allait plus loin, cherchait dans le pays de
-pauvres masures, des cabanes de pêcheurs bien misérables,
-bien sombres, et les éclairait tout à coup du
-rayonnement de son visage radieux; elle y répandait
-les bonnes paroles et les poignées d'or. Mais, après
-avoir ainsi puisé à pleines mains dans son trésor
-d'amour et de bonheur, comme elle le trouvait encore
-grandi, elle se prenait à ressentir la même épouvante
-délicieuse.</p>
-
-<p>Un jour, elle reçut ainsi que ses parents une invitation
-pour un bal. C'était une fête donnée à bord d'un
-bâtiment en rade au Havre. Des membres d'une société
-savante revenaient, sur ce bâtiment, d'une longue,
-périlleuse et très curieuse expédition: le bal
-était en leur honneur. Madame Duriez décida que
-l'on s'y rendrait et Gabrielle battit des mains, car
-<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span>
-elle n'avait jamais dansé à bord d'un vaisseau. Traverser
-la Seine en toilette de bal, on ne devait pas y
-songer; il fut convenu que l'on passerait deux jours
-au Havre, pour la circonstance, et des chambres furent
-retenues à l'hôtel Frascati.</p>
-
-<p>En conséquence, le matin de la fête, madame Duriez,
-Gabrielle et Émile, deux femmes de chambre et
-autant de malles furent embarqués sur le bateau qui
-fait le service de Trouville au Havre. Au moment
-d'entrer dans le port, il fallut attendre pour laisser le
-passage à un steamer de la Compagnie transatlantique.
-Il arrivait majestueusement, paré pour le retour, ses
-vergues dressées, ses voiles roulées et serrées dans
-leurs étuis d'une blancheur de neige. Les passagers
-en foule se pressaient sur le pont. Parmi eux beaucoup
-d'étrangers, sans doute, saluaient pour la première
-fois les côtes de la France; pour d'autres, au
-contraire, ces côtes riantes étaient celles de la patrie,
-revues après de longues années: de tant de c&oelig;urs,
-peu devaient être indifférents.</p>
-
-<p>Sur le bateau de Trouville, sur la jetée, régnait
-aussi une certaine émotion: la rentrée au port,
-comme le départ d'un vaisseau, voilà des spectacles
-devant lesquels l'habitude même de les voir ne permet
-pas de rester froid.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span>
-Ses deux petites mains posées sur le plat-bord, la
-joue pâle, les lèvres tremblantes, Gabrielle regardait
-aussi; son trouble, à elle, était bien naturel. D'un
-jour à l'autre, René Laverdie pouvait arriver; peut-être
-qu'il se trouvait là, à quelques mètres d'elle,
-dans cette foule qu'elle parcourait d'un regard ardent.
-Mais la distance était cependant trop grande pour que
-les passagers des deux bateaux pussent distinguer réciproquement
-leurs traits. Le beau transatlantique
-vira de bord, parut hésiter une seconde, puis pénétra
-dans le port, glissant avec lenteur le long de la
-jetée, d'où s'élevèrent aussitôt mille cris de bienvenue.</p>
-
-<p>La fête du soir eut lieu; elle fut très brillante et
-tout s'y passa à merveille. Gabrielle dansa beaucoup;
-on admira sa beauté et la grâce de sa toilette, mais
-on trouva généralement dommage qu'une si jolie personne
-eût si peu d'animation; quelques-uns de ses
-danseurs durent même garder la conviction qu'elle
-manquait d'esprit, car elle laissa plus d'une fois sans
-réponse leurs saillies les plus vives et leurs compliments
-les mieux tournés.</p>
-
-<p>Le fait est qu'elle pensait à ce paquebot du matin.
-C'était ridicule, sans doute, mais elle se sentait persuadée
-qu'il avait amené René. Quelque chose lui disait
-<span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span>
-que le jeune homme n'était pas loin d'elle. Une ou
-deux fois, elle tressaillit, croyant qu'elle l'avait aperçu.</p>
-
-<p>C'était pourtant être par trop enfant; car quelle
-vraisemblance y aurait-il eu à ce que René, à peine
-débarqué après deux ans d'absence, n'imaginât rien de
-mieux, pour occuper sa première soirée, que de se
-rendre au bal?&mdash;Qui sait? s'il avait appris que j'y
-suis, pensait Gabrielle. Puis elle se moquait d'elle-même
-et, en ceci, elle n'avait peut-être pas tort.</p>
-
-<p>Quoiqu'elle se fût couchée tard, Gabrielle ouvrit les
-yeux de bonne heure le lendemain matin. Elle secoua
-sa jolie tête, comme un oiseau qui se réveille, et promena
-tout autour d'elle des regards étonnés. Elle ne
-reconnaissait plus la position de sa fenêtre, et ne se
-rappelait pas avoir jamais eu le malheur de posséder
-une chambre à coucher d'acajou. Tout à coup, elle
-aperçut une robe blanche sur une chaise et des souliers
-de satin sur le tapis; le jour se fit aussitôt dans
-son esprit. Elle se souvint qu'elle avait dansé la veille
-à bord d'un trois-mâts, en l'honneur de la science, et
-qu'elle était au Havre, à l'hôtel Frascati. Tandis
-qu'elle se renversait sur l'oreiller, suivant le fil de ses
-idées qui se débrouillait paresseusement, il lui sembla
-que soudain une voix lui criait dans l'oreille: «Il
-est là.» Et elle se redressa vivement. Une minute
-<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span>
-après elle se disait:&mdash;Que je suis folle!... Mais,
-c'est égal, elle ne pouvait plus se rendormir. Elle
-s'habilla vite et sonna sa femme de chambre.</p>
-
-<p>&mdash;Céline, lui dit-elle, ayez l'obligeance de faire chercher
-une voiture et tenez-vous prête à m'accompagner.</p>
-
-<p>Que mademoiselle se fût coiffée sans son secours et
-désirât sortir à sept heures du matin ne parut surprendre
-en rien la femme de chambre. Elle obéit
-avec empressement, et, quand toutes deux furent
-dans le fiacre, elle eut à transmettre au cocher l'ordre
-de les conduire à Sainte-Adresse.</p>
-
-<p>Il faisait extrêmement beau. L'air était doux, le soleil
-encore voilé par cette brume légère qui annonce
-les journées chaudes. Dans la rue de Paris, les volets
-des croisées et les devantures des boutiques s'ouvraient
-avec un bruit joyeux. A droite, entre les maisons,
-au fond de toutes les rues transversales, on
-voyait se dresser les mâts des vaisseaux. En face s'élevait
-la côte d'Ingouville, avec ses blanches habitations
-qui, du sein de leurs nids de verdure, semblaient
-rire aux rayons du matin.</p>
-
-<p>La voiture passa derrière l'hôtel de ville et descendit
-le boulevard de Strasbourg; puis elle quitta les
-quartiers élégants et les voies larges, elle entra dans
-la rue d'Étretat.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span>
-Gabrielle ne connaissait pas le Havre et regardait
-tout avec curiosité. A mesure qu'elle s'éloignait du
-port, l'aspect de la ville devenait moins intéressant;
-mais ce qu'elle était surtout impatiente de contempler,
-c'était la vue qui l'attendait en haut de la falaise,
-cette vue immense de la mer, du Havre et de l'embouchure
-de la Seine, la plus belle, a dit Chateaubriand,
-après Constantinople.</p>
-
-<p>Elle descendit de voiture à l'entrée d'un petit sentier,
-le plus singulier petit sentier et le plus charmant
-que l'on puisse voir; il grimpe entre deux rangées
-d'arbres énormes, à peine séparés d'un mètre, et
-dont les racines saillantes le transforment en escalier.
-L'ascension fut assez longue, mais Gabrielle la trouva
-délicieuse.</p>
-
-<p>C'est ainsi qu'elle parvint sur la falaise.</p>
-
-<p>Elle voyait donc enfin la mer comme elle avait désiré
-la voir! Ce n'était plus l'espace borné, la bande
-bleuâtre et étroite qu'elle apercevait de ses fenêtres à
-Trouville: c'était l'immensité, l'infini. Sur la surface
-étincelante de cet abîme, les plus puissants voiliers
-semblaient des feuilles mortes jetées par le vent sur
-le sein d'un lac; des milliers et des millions de vagues,
-que la distance aplanissait, se confondaient en un
-frissonnement unique, incessant et doux. A cette
-<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span>
-grande hauteur, aucun bruit ne parvenait que la
-voix imposante, quoique affaiblie, de la mer.</p>
-
-<p>Gabrielle s'était avancée sur la falaise aussi loin qu'il
-était possible de le faire sans imprudence. Elle paraissait
-tout à fait absorbée dans la contemplation de
-l'Océan. En se tournant un peu à gauche cependant,
-elle eût embrassé du regard une autre partie de cet
-incomparable panorama, non moins digne de son admiration:
-c'était la ville du Havre, au pied de ses collines
-chargées de verdure; ses bassins, sa jetée, ses
-vaisseaux innombrables; c'était la Seine, dont les eaux,
-en se précipitant dans la mer, traçaient au loin à travers
-l'azur un monstrueux sillon jaunâtre. La jeune
-fille se décida à jeter à la fin un coup d'&oelig;il vers la
-terre; il est probable qu'elle rendit justice à la beauté
-du spectacle qui l'attendait de ce côté; elle dut l'examiner
-jusque dans ses détails, car elle remarqua
-dans le port la double cheminée rouge d'un bateau
-transatlantique.</p>
-
-<p>Quand elle eut assez regardé et la Seine, et la mer,
-et la ville, elle entra dans la chapelle consacrée à
-Notre-Dame-des-Flots. Tandis que sa femme de
-chambre s'agenouillait pour prier, Gabrielle se mit à
-examiner curieusement les ex-voto qui couvraient les
-murs. Presque tous avaient été placés là en signe de
-<span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span>
-reconnaissance après quelque délivrance signalée, et
-presque tous par des marins sauvés d'un naufrage ou
-par leurs familles. Une seule des inscriptions exprimait
-une prière, et celle-là si navrante que Gabrielle
-en fut frappée. C'étaient ces mots, gravés sur une
-simple tablette de marbre: «Mère des douleurs, prenez
-pitié de moi!» Une initiale et une date, et voilà
-tout... Mais que de tristesse dans ce cri! Ce n'était
-pas une souffrance ordinaire, une épreuve visible qui
-avait dû l'inspirer, mais quelque affreuse torture morale,
-l'étreinte peut-être d'une effroyable tentation. Il
-y avait dans cette supplication quelque chose de si
-mystérieux et de si mélancolique que les larmes remplirent
-les yeux de Gabrielle.</p>
-
-<p>Cependant l'heure avançait, et elle songeait à
-s'éloigner, lorsqu'elle s'aperçut que Céline s'était endormie
-sur son prie-Dieu. La pauvre fille avait attendu
-pendant une partie de la nuit le retour de sa jeune
-maîtresse, et, la promenade au grand air du matin
-ayant sans doute achevé de l'accabler, elle venait de
-se laisser surprendre par le sommeil.</p>
-
-<p>Pour certaines âmes, un instant de solitude en
-face d'une nature sublime est un plaisir inappréciable.
-En sa qualité de jeune fille du monde, Gabrielle
-rencontrait rarement cette jouissance. Elle se
-<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span>
-garda bien d'appeler sa femme de chambre ou de
-faire le moindre bruit; mais, s'échappant sur la pointe
-du pied, elle vint se placer sur le seuil de l'église.</p>
-
-<p>Un petit enclos et une grille, au-delà la crête verdoyante
-de la falaise, le ciel et l'Océan, voilà ce qui
-s'offrait à ses regards.</p>
-
-<p>Contre la grille, tournant le dos à l'église, un
-jeune homme était appuyé. Gabrielle le reconnut et
-retint un cri: c'était René.</p>
-
-<p>Elle mit ses deux mains sur sa poitrine, comme si
-elle eût craint que les battements de son c&oelig;ur ne pussent
-la trahir, et, cherchant un appui contre une des
-colonnettes de pierre qui, en s'arc-boutant, formaient
-la porte, elle le regarda longuement.</p>
-
-<p>Elle eut le temps de dominer son émotion et de réfléchir:
-ce qu'elle éprouva, après le premier moment
-de joie souveraine, fut une inquiétude vague, un secret
-désappointement.</p>
-
-<p>Dans son imagination de jeune fille, René, depuis
-deux ans, s'était transformé au physique dans les
-mêmes proportions qu'au moral. Elle ne pouvait pas
-le vouloir plus beau: au contraire, elle l'avait rêvé
-moins charmant, mais plus imposant, plus farouche
-et plus superbe; ses traits avaient dû vieillir quelque
-<span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span>
-peu, sans doute, prendre un caractère plus énergique,
-porter la trace des fatigues et des luttes. Dans l'homme
-debout devant elle, elle ne trouvait rien de tout cela.</p>
-
-<p>Il est vrai qu'elle ne voyait pas son visage; mais cette
-taille élégante, ce port de tête absolument noble et
-hautain, ces vêtements recherchés, cette pose un peu
-molle et pleine de grâce, c'était toujours le comte de
-Laverdie... Dieu! si après tout il n'avait pas changé!
-S'il allait tourner vers elle ces yeux si fiers et si
-froids qui ne lui avaient jamais parlé, dont le regard
-indifférent avait glacé son jeune amour!</p>
-
-<p>Une terreur étrange s'empara d'elle à cette pensée.
-Elle se souvint de la triste inscription qu'elle avait lue
-dans la chapelle. Machinalement, elle se prit à répéter
-au fond du c&oelig;ur ces quelques mots: Prenez pitié
-de moi! prenez pitié de moi!... Les mains toujours
-croisées sur sa poitrine, le regard toujours attaché sur
-le jeune homme, il lui semblait que c'était à lui qu'elle
-adressait cette prière déchirante. Son angoisse devint
-si intense qu'elle souhaita sincèrement de mourir
-avant qu'il eût tourné la tête.</p>
-
-<p>Tout à coup, brusquement, comme si on l'eût touché.
-René se retourna.</p>
-
-<p>Sans aucun doute, pendant une seconde, il dut
-croire à une hallucination, à la vue de cette ravissante
-<span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span>
-figure, se détachant sur le fond sombre de l'église,
-entre les deux colonnettes blanches, comme dans un
-cadre. Mais on n'a pas d'hallucination en plein jour,
-au grand soleil, et en face de la mer. Une émotion indescriptible
-se peignit sur son visage, et il murmura
-d'une voix basse, profonde, passionnée:&mdash;Gabrielle!</p>
-
-<p>Il poussa la petite grille et il entra.</p>
-
-<p>Elle le regardait s'avancer sans rien dire. Ses deux
-mains restaient appuyées sur son c&oelig;ur, et, dans ses
-grands yeux clairs et doux, des larmes de joie montaient.</p>
-
-<p>Quand il fut tout près d'elle:&mdash;Me voilà, dit-il
-avec douceur.</p>
-
-<p>Et il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Me permettez-vous à présent de vous dire que je
-vous aime?</p>
-
-<p>Alors elle détacha ses deux petites mains de son
-sein gonflé et les lui tendit.</p>
-
-<p>&mdash;Toujours! lui répondit-elle en souriant.</p>
-
-<div class="chapter">
-<span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span>
-<h2 class="normal">XIV</h2>
-</div>
-
-<p>Un but de voyage que l'on ne propose pas assez souvent
-à de jeunes époux désireux de voir sous des
-cieux lointains se lever leur lune de miel, c'est la
-chute du Niagara. Il est vrai que, si leur intention
-était de se cacher pour jouir de leur bonheur à l'abri
-des importuns et des indiscrets, ils feraient bien d'aller
-plus loin encore. Il paraît, en effet, que René Laverdie
-et sa jeune femme n'ont pu visiter ces parages sans
-être reconnus et sans que l'on commentât aussitôt
-dans Paris les raisons d'un si excentrique voyage de
-noces. On suppose que la première idée en germa
-dans la tête romanesque de Gabrielle; son mari considéra
-ceci comme une grande preuve d'amour et fut
-heureux de lui montrer cette nature admirable, au
-<span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span>
-sein de laquelle il avait travaillé, souffert, et songé
-à l'ineffable récompense qui l'attendait.</p>
-
-<p>Ce ne sont pas là, du reste, les dernières nouvelles
-qu'il a été possible de se procurer de cet heureux
-couple.</p>
-
-<p>Dans un boudoir élégant d'un petit hôtel de la rue
-de Berry, une vieille dame est assise. Elle paraît fort
-émue, et, malgré la grande dignité de son maintien et
-de ses manières, le trouble qui l'agite devient tout à
-coup tellement impérieux qu'il ne lui permet plus de
-rester en place. Elle se lève donc enfin. Elle s'approche
-de la pendule et regarde l'heure; puis elle soulève
-les rideaux d'une fenêtre et jette un coup d'&oelig;il
-dans la rue. Il y a tant d'ardeur et d'intérêt dans son
-regard, qu'on le croirait retenu au dehors par une
-scène des plus intéressantes; pourtant aussi loin que
-la vue peut s'étendre, on n'aperçoit que des trottoirs
-déserts sur lesquels tombe sans bruit une pluie fine et
-persistante. Devant la maison, toutefois, stationne un
-coupé de maître. A l'apparence lourde et paisible du
-cheval gris, à l'air indifférent du vieux cocher enveloppé
-dans son manteau de toile cirée sans nul souci
-de la tenue, à l'aspect bourgeois et fatigué de tout
-l'équipage, on reconnaît la voiture du médecin.</p>
-
-<p>La maladie visite donc cet intérieur? Tout cependant
-<span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span>
-y paraît doux, gracieux, paisible; et ce n'est pas précisément
-de l'inquiétude que les traits de cette vieille
-dame expriment.</p>
-
-<p>Soudain la porte s'ouvre: un jeune homme entre
-dans la chambre.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, chère tante, dit-il, rien encore de nouveau.
-Rien à craindre pourtant; le docteur est très
-satisfait. Mais ne voulez-vous pas la voir?</p>
-
-<p>&mdash;Non, mon enfant: sa mère est là, c'est suffisant.
-Ah! que ces heures me paraissent longues!</p>
-
-<p>Le jeune homme s'approche de la vieille dame et
-lui prend affectueusement la main.</p>
-
-<p>&mdash;Vous nous en voudriez beaucoup, n'est-ce pas, si
-c'était une fille?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous le pardonnerais jamais, répond-elle
-avec un sourire.</p>
-
-<p>Il s'éloigne et elle reste seule. Ce dernier moment
-lui semble éternel, mais enfin la porte se rouvre;
-René paraît sur le seuil. Son expression est si triomphante
-qu'elle ne laisse aucun doute sur la réponse
-qu'il va donner au regard anxieux de sa tante.</p>
-
-<p>Cette réponse est là, du reste, vivante, sous la
-forme fragile d'un petit enfant nouveau-né. Une
-femme le porte avec des précautions infinies, et soulève
-des flots de dentelle pour le montrer à la marquise.
-<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span>
-Celle-ci le prend: c'est un garçon! Elle le
-contemple avec ivresse.</p>
-
-<p>Désormais, elle peut mourir, cette vieille dame; sa
-mort sera joyeuse: elle vient de serrer contre son
-c&oelig;ur un petit comte de Laverdie, marquis de Saint-Villiers.</p>
-
-<p class="end">FIN</p>
-
-<p class="space center">ÉMILE COLIN&mdash;IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le mariage de Gabrielle, by Daniel Lesueur
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE GABRIELLE ***
-
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