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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: Le mariage de Gabrielle - -Author: Daniel Lesueur - -Release Date: December 20, 2015 [EBook #50725] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE GABRIELLE *** - - - - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - -Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le -typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée -et n'a pas été harmonisée. - - - - - LE MARIAGE - DE - GABRIELLE - - - - - LE MARIAGE - DE - GABRIELLE - - PAR - DANIEL LESUEUR - OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE - - NOUVELLE ÉDITION - - [Illustration] - - PARIS - - CALMANN LÉVY, ÉDITEUR - ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES - 3, RUE AUBER, 3 - - 1897 - - Droits de reproduction et de traduction réservés - - - - -LE - -MARIAGE DE GABRIELLE - - - - -I - - -Huit heures du matin: c'était bien tôt pour se présenter chez le jeune -comte René de Laverdie! Le valet de chambre fut tout surpris -d'entendre résonner la sonnette de l'appartement à une heure aussi -matinale. Lorsqu'il eut ouvert, son étonnement ne diminua point. Il -reconnut l'ami le plus intime de son maître, le vicomte Alphonse de -Linières, mais aussitôt il remarqua sur les traits du visiteur -l'expression d'une vive inquiétude. - ---Le comte est chez lui? C'est bien. Est-il levé? L'avez-vous vu? - ---Non, monsieur. Mais aujourd'hui je dois réveiller M. le comte. Il -est à peu près l'heure que M. le comte m'a indiquée, et si monsieur -désirait... - ---Restez, restez, François. C'est moi qui le réveillerai. - -Et, en homme qui connaissait bien la maison et s'y considérait comme -chez lui, Alphonse de Linières traversa vivement l'antichambre et le -salon, allant droit à la porte de la chambre à coucher. Mais, arrivé -là , il s'arrêta. Sa main toucha le bouton, puis s'abaissa, indécise et -tremblante. - -Il songeait au dernier débris de la fortune de son ami, englouti cette -nuit même au jeu. - -On lui avait raconté presque légèrement cette perte énorme de -soixante-dix mille francs. On n'avait vu là qu'une nouvelle folie du -comte René, une mésaventure à laquelle il ne penserait plus le -lendemain. Mais lui, Alphonse, il avait aussitôt deviné que c'était un -coup de désespoir, un appel suprême à la chance, à laquelle, sans -doute, s'était fié le malheureux qui voulait sauver son honneur, -toutes les joies de sa vie, sa vie même peut-être. - -Aussi, tandis qu'il se tenait, indécis, devant la porte fermée, son -imagination lui peignait d'effrayantes images. Il voyait René en face -de ces cartes maudites, riant avec l'angoisse au cÅ“ur; mais surtout -il croyait l'apercevoir, là , derrière ce mur, à deux pas de lui, -étendu, livide, avec le trou noir d'une balle de pistolet dans la -tempe. - -Il était glacé, il étouffait et restait là , n'osant ouvrir. Puis, -soudain, il tourna le bouton de cristal et poussa la porte en -frémissant. Son regard, qui parcourut la chambre, rendu plus rapide et -plus puissant par une indicible anxiété, en une seconde embrassa tout: -les moindres détails, si familiers, lui apparurent alors comme pour la -première fois, avec une netteté singulière. - -C'était une scène bien différente du rêve affreux de tout à l'heure. - -La chambre à coucher de René était charmante, de style gothique, un -coin du musée de Cluny transporté là , dans ce premier étage haut et -sombre du faubourg Saint-Honoré. - -Le plafond était à caissons, bleu pâle, à fleur de lis d'or, avec de -grosses poutres brunes qui se croisaient. Il y avait des vitraux à la -fenêtre, et les murs étaient recouverts par des tapisseries de -Flandre, vieilles de plusieurs siècles, admirables dans leur usure. Au -fond se trouvait le lit, élevé sur deux marches: curieux meuble carré, -immense, de bois sculpté, fouillé, et qu'amollissaient par leur -lourdeur les plis des rideaux bleu pâle. Dispersés çà et là , quelques -sièges bas, sortes de banquettes ou coussins; et, cachant tout un pan -de muraille, un haut bahut, dont les formes massives étaient comme -atténuées par mille découpures d'une délicatesse infinie. La cheminée -de marbre, copiée sans doute de quelque ancien modèle, était grande et -assez belle, bien que ne rappelant précisément aucune époque. Mais les -chenets surtout étaient singuliers; on y voyait, sous une sorte de -toit pointu, élancé, un moine maigre et rigide, les mains croisées sur -la poitrine; ils étaient de fer forgé, fort anciens et d'un travail -remarquable. De tous côtés, contre les murs, étaient suspendues de -vieilles armes: épées longues de quatre pieds, lourds pistolets, ou -dagues à poignées ciselées. - -C'était à ces splendides fantaisies que s'était ruiné le jeune comte. - -Ce n'était pas tout, il est vrai. - -Le salon Louis XV, la chambre gothique, la salle à manger flamande, -tout ce merveilleux intérieur d'artiste et de poète avait été trop -souvent le théâtre des folies du libertin. Les chevaux de prix, les -femmes et le jeu avaient disputé aux ivoires prprécieuxieux, aux -inestimables émaux l'honneur de disperser, de dissoudre une fortune -princière... - -Et leur tâche était achevée. - -Alphonse de Linières s'était avancé jusqu'au milieu de la chambre, et, -les bras croisés, stupéfait d'un tel calme, regardait René qui -dormait. - -Dans ce cadre étrange, obscur, de sévère poésie, se détachait vivement -la tête expressive, aux traits fiers et fins, mais privés d'énergie, -qui gardait dans le sommeil toute l'animation de la pensée vivante. - -René de Laverdie avait vingt-huit ans. Seul héritier en même temps que -dernier représentant d'une famille fort riche et de haute noblesse, -doué d'un esprit aimable et d'une charmante figure, il avait, grâce à -tant d'avantages, passé ses premières années dans un long -enchantement... La lassitude qui naît d'une existence frivole était -bien venue quelquefois le surprendre; mais ses goûts délicats, en -l'éloignant des plaisirs grossiers, l'avaient également préservé des -écÅ“urements dont ils sont suivis. La vie ne lui avait offert jusqu'à -ce moment que des jouissances, il était donc naturel qu'il l'aimât. -Aussi la perte même de sa fortune ne lui avait pas inspiré l'idée du -suicide. A vrai dire, il ne réalisait pas l'étendue de cette perte. Il -avait confiance dans l'avenir. Pour la première fois en présence du -malheur, bien que le voyant face à face, il ne pouvait encore y -croire. - -Alphonse de Linières était d'un caractère tout opposé. Sa prudence, sa -tranquillité, ses principes étroits, mais inflexibles, contrastaient -avec l'esprit changeant, vif et léger de son ami. Sa vie aussi avait -été différente. Il appartenait à une famille que les orages -révolutionnaires avaient cruellement éprouvée. Des comtes et des -vicomtes de Linières étaient morts sur l'échafaud pendant la Terreur. -Ceux qui avaient survécu, ne voulant servir ni la Convention ni -l'étranger, s'étaient renfermés dans une indifférence hautaine et -avaient vu, sans essayer de le défendre, le patrimoine de leur maison -passer en de nouvelles mains. Alphonse se trouvait ainsi relativement -pauvre; mais il n'en portait qu'avec plus d'orgueil le nom de ses -ancêtres; il n'estimait que la noblesse et s'indignait contre ceux qui -prétendent aujourd'hui remplacer un écusson à plusieurs quartiers par -le pouvoir de l'argent, par le mérite personnel, par l'intelligence ou -par le talent. - -Mais ce n'est pas à cela qu'il songeait en contemplant René endormi. -Il s'étonnait de la tranquillité du jeune homme.--Voilà , pensait-il, -un repos plus admirable que le fameux sommeil d'Alexandre ou du grand -Condé: ce n'est rien de dormir à la veille de la bataille, mais le -lendemain de la défaite!... - -Sous le regard persistant de son ami, René finit cependant par ouvrir -les yeux. - ---Tiens, Alphonse! dit-il d'un ton de joyeuse surprise. - -Mais tout à coup ce sentiment vague et affreux qui saisit au réveil -lorsqu'on s'est endormi sous le poids d'un malheur vint changer -l'expression de son visage. - ---Ah! malédiction! murmura-t-il. - ---C'est donc vrai? dit Alphonse en s'approchant. Mon pauvre ami! En -voyant ton calme, j'espérais qu'on m'avait trompé. - ---Comment! s'écria René en se soulevant sur son séant, tu sais déjà la -catastrophe! Et de qui l'as-tu apprise? - ---De Jules que j'ai rencontré sortant du cercle. Moi, je venais du bal -de madame d'Arlac. - ---C'est trop fort! Il n'y a pas de cela... quoi? six heures! et la -nouvelle se répand déjà . Combien dit-on que la Renommée a de bouches -et d'oreilles? Je parie qu'on est resté bien en deçà du nombre. - -Il essayait de rire, mais il y parvenait d'autant moins que cette -gaieté forcée ne trouvait pas d'écho. - -Alphonse en voulait un peu à son ami d'avoir été si imprudent, d'avoir -repoussé jusqu'au bout les conseils qu'il ne lui avait cependant pas -épargnés. Maintenant qu'il était trop tard pour les lui rappeler, il -se sentait comme gêné de sa propre sagesse; il craignait, s'il ouvrait -la bouche, que sa première parole de sympathie ne pût se traduire par -un de ces odieux: «Je vous l'avais bien dit!» qui sont l'aiguillon -inévitable et exaspérant de toute infortune. - -Il rêvait donc à ce qu'il répondrait, et, ne trouvant rien, sentait -croître son embarras, lorsque René reprit: - ---Et que disait Jules? - ---Oh! il considérait toute l'affaire comme la meilleure plaisanterie -du monde. Il riait de tout son cÅ“ur en me rapportant les défis -insensés que tu as proposés, et comment tu doublais ta mise après -chaque nouvelle perte... - ---Ce n'est pas ce que j'ai fait de plus mal. Si on avait eu le courage -de me tenir tête, j'aurais certainement fini par tout rattraper d'un -seul coup. - ---Ou tu te serais enfoncé deux fois plus avant, dit vivement Alphonse; -mais, se mordant aussitôt la lèvre, il ajouta d'un ton qu'il -s'efforçait de rendre gai: Ce fou de Jules! Si tu savais avec quelle -admiration il parlait de ta hardiesse. «Je n'ai jamais vu un pareil -entrain», me disait-il. A l'entendre, on aurait cru que tu avais -perdu exprès, pour le plaisir de l'émotion. - ---Oui, répliqua René avec amertume; tous ceux qui se trouvaient là -eussent été bien surpris d'apprendre que le comte de Laverdie jouait -ses derniers louis. - ---Allons, dit Alphonse, voilà que tu exagères. - ---Je n'exagère pas, je me trompe: ce que j'ai perdu cette nuit ne -m'appartenait même pas. - -Alphonse tendit la main à son ami. - ---Écoute, René, dit-il, ne cherchons pas à nous tromper l'un l'autre. -Quitte ce ton d'indifférence ironique, et permets-moi de laisser de -côté les paroles de consolation banale, qui me restent dans la gorge -et qui m'étranglent. Il n'y a jamais eu de secrets entre nous tant que -tu as été heureux. Il ne faut pas qu'un malheur nous sépare. -D'ailleurs, il n'y a rien d'irréparable dans ce monde, et, à nous -deux, nous trouverons bien quelque moyen de te faire sortir -d'embarras. - -René serra avec émotion la main qui lui était tendue. - ---Tu as raison, fit-il; merci, mon brave Alphonse. C'est vrai que je -suis ruiné, complètement ruiné!... Mais c'est ma faute. J'ai été -prodigue, imprudent, pire que cela: joueur! Et malgré tous tes -conseils! Tu vois que je suis franc avec toi, comme tu me le -demandes. Maintenant tu espères découvrir quelque remède pour un si -grand mal. Hélas! il n'y en a pas. Ce n'est pas quand les gens sont -morts que l'on doit songer à appeler le médecin. Et moi, je suis mort, -bien mort!... faute de t'avoir écouté à temps, mon cher docteur. - ---Un instant! Je ne suis pas du tout disposé à t'ensevelir encore, et -je me refuse formellement à constater le décès. - ---Ah! si tu savais le seul moyen qui s'offre à moi de revenir à -l'existence, je suis bien sûr que tu préférerais me laisser descendre -au tombeau, et littéralement encore, plutôt que de me donner le -conseil d'y recourir. - ---Moi? Ah! par exemple! Il faudrait pour cela que ton moyen fût -contraire à l'honneur, ce qui n'est pas possible, puisque tu y as -songé. - -René rougit. - ---Tu sais, dit-il, nous différons totalement d'opinion à quelques -points de vue. L'honneur!... évidemment il n'est pas en jeu... cela -est hors de doute. Et cependant... tu as des idées si arrêtées à -certains égards!... Enfin, quoi qu'il en soit, j'aime la vie, -c'est-à -dire ma vie, celle que j'ai menée jusqu'à présent. Il m'est -impossible d'y renoncer. Il m'est impossible de me séparer de ce luxe -qui m'entoure, de mes chevaux, de mes objets d'art... Non, si je -devais tout vendre et vivre ensuite en pauvre hère, je me ferais -plutôt sauter la cervelle! Et j'avoue à ma grande honte que le second -de ces deux partis, bien qu'il me semble le meilleur, ne me sourit -encore que très médiocrement. - ---Où diable veux-tu en venir? demanda Alphonse avec quelque -inquiétude. Quelle résolution as-tu donc prise? Si elle doit te faire -vivre heureux, n'est-il pas certain que j'y applaudirai de grand -cÅ“ur? - ---Ah! voici ce dont je ne suis pas aussi sûr que tu parais l'être, -reprit René. Mais nous ne pouvons continuer à causer ici. J'étouffe, -moi; j'ai besoin d'air après la nuit que j'ai passée dans ce maudit -cercle. Tiens, tu vas entendre un serment qui te fera plaisir: Je te -jure que, quoi qu'il arrive, je ne jouerai plus de ma vie! Je hais le -jeu! Je l'ai toujours eu en horreur; ce qui fait que je me méprise -d'autant plus pour la lâcheté avec laquelle j'y ai eu dernièrement -recours. - ---Bien, dit Alphonse. Dans ce cas, réjouissons-nous de la mauvaise -chance qui t'a poursuivi. Les sommes que les cartes t'ont fait perdre -n'auraient pas été suffisantes pour relever ta fortune, quand même tu -les aurais doublées, et le serment que tu viens de prononcer là te -rapportera davantage. - ---Sortons, dit René. Allons faire un tour de Bois, veux-tu? Je serai -habillé dans un quart d'heure. - ---Je suis venu à pied, observa Alphonse. - ---Tu prendras un de mes chevaux. Hélas! pauvres bêtes! pourrai-je -encore les prêter souvent? - ---Courage, voyons. Et ton beau projet de tout à l'heure! - ---Ah! oui, je t'en parlerai dehors. Va dans le fumoir, tu y seras -mieux pour m'attendre et tu y trouveras les journaux du matin. Je -serai prêt dans le temps qu'il faudra pour seller les chevaux. - -Tout en parlant, René tirait le cordon de la sonnette. - -Alphonse se rendit au fumoir. C'était la seule pièce de l'appartement -qui ne fût d'aucun style. Elle aurait plutôt mérité le nom de -bibliothèque par la profusion des livres qu'on y apercevait. Ils -étaient rangés dans d'immenses armoires de chêne vitrées qui cachaient -entièrement une des murailles. Sur les trois autres, revêtues d'une -tenture sombre, étaient suspendus quelques tableaux d'une grande -beauté; c'étaient des chefs-d'Å“uvre de l'école hollandaise ou des -romantiques français: un clair de lune de Van der Neer et un torrent -de Ruysdaël, un Diaz, un Decamps, des paysans de Léopold Robert. - -Alphonse s'assit dans un fauteuil, alluma un cigare et prit -machinalement quelques-uns des journaux qui se trouvaient à portée de -sa main sur la table du milieu. Il en brisa les bandes et les -parcourut d'un air distrait. Mais le mot de République, qui revenait -très fréquemment dans leurs colonnes, les lui fit poser avec -dégoût.--Pauvre France! murmura-t-il, toi si spirituelle et si fine -autrefois, quel grossier jargon as-tu donc appris à parler? - -Mais, comme il repoussait l'idée du bourgeois qui pense et travaille, -celle du jeune noble ruiné par les plaisirs et le jeu lui revint à la -mémoire, et ne lui parut guère plus agréable.--Peut-on avoir été fou -comme ce garçon! se disait-il. Toutes les merveilles de cet -appartement, une fois vendues, suffiraient à peine à payer ses dettes. - -Il éprouvait un vif chagrin, car il portait à René une amitié sincère. -Son angoisse avait été profonde lorsqu'il avait appris ce qui s'était -passé dans la nuit, et il était accouru, tremblant de ne plus trouver -que le cadavre du malheureux jeune comte; maintenant qu'il l'avait vu -si tranquille, presque gai, il oubliait un peu le coup qui frappait -son ami, pour songer à la longue série d'imprudences qui en avait été -la cause. Alphonse était de ces gens raisonnables qui ne comprennent -pas les fautes d'entraînement, et que l'absence de calcul chez les -autres confond. Ils abondent en: «Comment avez-vous pu?... A quoi -avez-vous songé?» tant il leur semble impossible de croire que l'on -n'ait pas songé du tout. C'était tout ce que le vicomte de Linières -avait pu faire que de retenir en présence de René ces édifiantes -exclamations. - -Mais, une fois seul, il se rattrapait; et son irritation ne lui -permettant pas de conserver longtemps la position assise, qu'il avait -d'abord adoptée, il se mit à marcher dans la chambre en monologuant -furieusement. - ---Il parle d'un projet... Quel projet peut-il avoir? Dès qu'on le -saura ruiné, ses créanciers vont fondre sur lui. S'il ne vend pas ses -bibelots de bonne grâce, on l'y forcera... Un comte de Laverdie... -c'est épouvantable! Mais il devait bien voir où tout ceci le -conduisait, songer à son nom surtout... quel scandale! Et maintenant -comment va-t-il sortir de là ? Une issue... il a bien de la chance s'il -a pu en découvrir une! pour ma part, je n'en vois pas. Ce qui me -passe, c'est qu'il ne se soit pas tué. J'en suis très content, mais -enfin cela m'étonne. C'est un garçon trop mou pour supporter une -telle catastrophe, et, ma foi! autant mourir d'une balle de revolver -que de honte et de chagrin. Et il en mourra, c'est certain. Il a bien -raison de dire qu'il ne peut renoncer à cette vie. Je le connais; -toutes ces élégances lui sont plus nécessaires que l'air qu'il -respire. - -En allant et venant ainsi qu'un lion en cage, Alphonse aperçut tout à -coup un petit tableau qu'il ne connaissait pas; il s'en approcha -aussitôt. C'était un coin de forêt traversé par un puissant rayon de -soleil. Il reconnut tout d'abord la manière hollandaise du XVIIe -siècle, chercha la signature et fut un moment avant de la trouver. - ---C'est encore un Ruysdaël, se dit-il. Et cependant, non: il n'y a pas -assez d'imagination, et d'autre part trop de perfection dans le jeu de -la lumière et dans les demi-teintes des ombres. Ah! mais, c'est une -petite toile admirable! Serait-ce un Hobbema? Je sais qu'il en -désirait un et courait toutes les ventes pour en trouver... Oui, ma -parole! c'en est un. Voilà la signature: quatre ou cinq longs traits -informes dans ce coin, sur ces grosses racines qui soulèvent le sol. -Mais c'est de la démence! Acheter un tableau de cette valeur et jouer -ses derniers louis au jeu: c'est être fou à lier!... Et moi qui avais -la naïveté de lui donner des conseils! - ---Ah! je savais bien que tu le découvrirais! s'écria tout à coup -derrière lui la voix triomphante de René. C'est pour cela que je t'ai -envoyé au fumoir. Je l'ai depuis trois jours, et ne t'en ai rien dit -pour te réserver la surprise. Oui, regarde-le bien, mon cher! c'est le -seul Hobbema qui ait été mis en vente à Paris depuis des mois... Et -c'est moi qui l'ai eu! Ah! par exemple, cela n'a pas été sans peine. - -Le vicomte stupéfait regardait tantôt René et tantôt le tableau, sans -trouver un mot à répondre. - ---Mais regarde donc! continuait René en s'approchant. Je suis sûr que -tu n'as pas tout vu. Tiens, ce groupe d'arbres ici à droite... Ah! le -génie!... Il y a deux siècles que ceci a été peint, et ces feuilles -frémissent encore comme elles ont frémi devant les yeux de l'artiste, -dans son âme, sous son pinceau!... - -Pour toute réponse, Alphonse saisit vigoureusement le bras de son ami, -et le forçant à se retourner: - ---Mais fou que tu es! lui cria-t-il, as-tu donc juré de me faire -perdre aussi la raison! Comment! tu veux que je m'extasie devant des -feuilles, et ce matin, en arrivant ici, je n'étais pas sûr de te -trouver vivant! - ---Tiens! fit René, tu avais l'idée que j'aurais pu me tuer? Au fait, -oui, c'était vraisemblable. Mais c'est égal, tu l'as admiré, tu le -regardais quand je suis entré. - ---Incorrigible étourdi! Oui, je le regardais et je maudissais tes -folies. Je puis bien te le dire, puisque je suis plus triste que toi -de ce qui t'arrive. - -Cette fois René prit un air sérieux. - ---Eh bien, oui, mon ami, tu as raison, mille fois raison. Du reste, -cela a toujours été le cas depuis que je te connais, c'est-à -dire -depuis que l'un et l'autre nous sommes au monde. Si je t'avais écouté -plus souvent, je m'en serais mieux trouvé. Mais je venais te chercher; -les chevaux sont prêts et la matinée est superbe. Est-il assez joli -pourtant, mon Hobbema! Jettes-y donc un dernier coup d'Å“il! De ma -place, tiens, c'est ici qu'on a le meilleur jour. - -René avait eu raison d'annoncer à son ami une belle matinée et -une agréable promenade. Quand les deux jeunes gens, l'un et -l'autre admirablement montés, tournèrent le coin de la rue -d'Anjou-Saint-Honoré et pénétrèrent dans le faubourg, si blasés qu'ils -fussent sur toutes les jouissances, ils ne purent retenir une -exclamation de plaisir. - -C'était le commencement d'une ravissante journée d'avril. Les rues, -où circulait un air vif et pur, étaient baignées d'une lumière rose; -propres et coquettes, elles semblaient s'être faites si belles pour -mieux recevoir le printemps. Les devantures des boutiques s'étalaient -gaiement au soleil. Du côté opposé, les hôtels somptueux laissaient -leurs portes s'ouvrir toutes grandes sur la chaussée dans la -familiarité de cette heure charmante. Au fond des cours, on voyait -aller et venir des palefreniers, conduisant des chevaux en main. - -Devant l'Élysée s'arrêtaient déjà des voitures de maître, d'où -sortaient des messieurs décorés, à l'air grave et le portefeuille sous -le bras. Puis, passant au galop de leurs lourdes bêtes, les dragons du -ministère de l'intérieur mettaient dans la tranquillité lumineuse de -toute cette scène le joyeux cliquetis de leur sabre sonnant contre -leurs éperons. - -Dans l'avenue Marigny, du haut en bas des Champs-Élysées, plus loin -encore, le long des quais, c'était un débordement de fraîche verdure -sous lequel Paris semblait comme rajeuni. De tous côtés l'on arrosait; -l'eau s'éparpillait dans le soleil en gerbes étincelantes. C'était une -fête, un baptême. Il était impossible de ne pas ressentir l'influence -de joie et d'énergie qui sortait de toutes ces belles choses. - -René et son ami ne songeaient point à s'y soustraire. Ils avaient pour -un moment oublié leurs préoccupations et causaient avec animation et -insouciance, comme ils l'avaient fait tant de fois en remontant cette -même avenue. Lorsqu'ils furent arrivés au rond-point de l'Étoile, la -conversation s'étant un peu ralentie, le comte se tourna sur sa selle -et jeta un coup d'Å“il en arrière. - ---Ah! Paris, murmura-t-il, que je renonce à ta vie et à tes plaisirs, -non, non, jamais, jamais! - ---Eh bien, dit Alphonse, vais-je enfin savoir quelle résolution tu as -prise? - -Il fallait que la confidence fût bien embarrassante, car René ne -pouvait encore se décider à la faire. Il proposa un temps de galop -jusqu'au bois de Boulogne. Arrivé là cependant, il se trouva forcé de -s'exécuter; mais il crut nécessaire de préparer son ami. - ---Tiens-toi bien en selle, lui dit-il; ne t'évanouis pas et ne tombe -pas de cheval. Tu vas entendre quelque chose d'inouï... Je vais me -marier. - ---Te marier? - ---Oui, je suis déjà presque fiancé. - ---Et tu prétends me faire croire à la possibilité d'un pareil miracle: -l'existence d'une jeune fille assez riche pour payer tes dettes, d'un -assez grand nom pour qu'il s'allie au tien, et assez folle pour -t'épouser? - ---Deux de ces conditions se sont rencontrées, répondit René avec -quelque hauteur: quant à la troisième, je compte m'en passer. - -Alphonse réfléchit un instant, puis d'un ton plus grave: - ---Est-ce que tu n'épouserais pas une jeune fille de notre monde? - ---Elle n'est pas noble: c'est la fille d'un marchand. - -Alphonse jura: c'était plus fort que lui. Il fit en même temps un -mouvement si violent que son cheval se cabra. - ---Tiens, s'écria-t-il, vois l'effet de tes paroles sur ce cheval. Ah! -c'est que c'est un animal de race, lui, il a horreur des mésalliances. - ---Quelle folie! dit René. - ---Voyons, René, ce n'est pas sérieux? Tu ne ferais pas un marché du -nom de Laverdie? - ---Alphonse! - ---Eh, morbleu! mon cher, il n'y a pas à mâcher les mots. Tu n'espères -pas me faire croire, je suppose, à un mariage d'inclination? - ---Je te l'ai dit, Alphonse, je ne veux pas mourir. Eh bien, oui, tu as -raison, c'est un échange... il n'est même pas très loyal, car toi -seul sais au juste l'état de mes affaires; mais j'estime que mon -titre... - ---Loyal, allons donc! Crois-tu que je m'embarrasse de cela? Ce -bourgeois dont tu prends la fille donnerait jusqu'à son dernier écu -pour être le père d'une comtesse. Il t'accepte ruiné, joueur et le -reste, que lui importe! C'est là ce qui m'exaspère. Ah! ils se -prétendent nos égaux par leur travail, leur intelligence, que sais-je? -On pourrait les croire, s'ils étaient logiques. Mais non, on les voit -baiser la trace de nos pas! Ils se battent pour un de nos sourires -autour du lac, pour une heure que nous passons le soir dans leurs -salons. Il n'y a pas un d'entre eux qui ne soit prêt à donner son or, -son sang, son repos, pour le moindre de nos blasons. Voilà pourquoi je -les méprise, oui, du fond de mon cÅ“ur! Et tu vas descendre jusque-là , -toi, un Laverdie? - ---Je m'attendais à une tirade de ce genre, répondit René. Tu es -intraitable sur la question de race et de nom. Eh, mon Dieu! tu sais -bien que j'ai toujours été de ton avis. Je le suis encore. Mais je -n'ai plus un louis. Veux-tu donc que je me brûle la cervelle? Les -bourgeois sont vaniteux et illogiques, j'en conviens: profitons-en. -Nous ne faisons pas de mal, puisque cela les rend heureux. - ---Mais nous nous abaissons! Ils ont soif de nos titres, faut-il -montrer que nous avons soif de leur or? - ---Sais-tu, Alphonse, de qui je ferai le bonheur par le mariage dont il -s'agit? de ma grand'tante de Saint-Villiers. - ---De la marquise! de cette vieille grande dame «haute comme les -monts», ainsi que dirait madame de Tencin! C'est impossible! - ---C'est cependant ce qui me décide à une chose qui autrement me -répugnerait un peu, je l'avoue. Bref, que ce soit ma tante, ou les -millions, ou tous les deux, tu décideras pour toi-même la question si -tu t'en crois capable. Tu dis souvent que je ne sais pas réfléchir: eh -bien, c'est vrai. Une idée me plaît ou me déplaît tout d'abord; je -l'accepte ou je la repousse, et c'est pour toujours; il m'est -impossible de la discuter. Ces jours-ci, je me sentais pris dans un -cercle de fer qui allait se resserrant de plus en plus autour de moi; -tout à coup j'ai découvert une issue, et je me suis précipité vers -elle. Ma résolution était prise... Tous tes raisonnements n'y feront -rien. - ---Mais t'es-tu assuré du moins que cette issue était la seule qui pût -s'offrir? - ---En connais-tu d'autres? - ---Dans ta position, je vendrais tout, je payerais mes dettes, et -j'entrerais dans l'armée. - ---Ah! oui, l'armée... voilà un conseil qui eût été bon il y a cent ou -cent cinquante ans, mais aujourd'hui! Tu te figures donc être toujours -au temps de Louis le Bien-Aimé? Alors, en effet, la carrière des armes -était belle et glorieuse pour un comte de Laverdie. Mais nous sommes -en République, Alphonse, et pour quelque temps encore! car les -symptômes sont graves, l'accès de folie pourrait cette fois se -prolonger. Je suis sorti lieutenant après la guerre... Jolie position -pour un Laverdie! avec la perspective d'un exil en province et le -grade de capitaine à l'ancienneté dans une dizaine d'années d'ici. -Cela vaut bien le sacrifice de tous mes trésors, la perte de ces -merveilles qui feraient l'orgueil d'un musée royal, et que j'ai -rassemblées avec tant d'amour et de peine! - -Alphonse ne répondit rien, et pendant un instant les deux amis -poursuivirent leur promenade en silence. Le vicomte était révolté de -la faiblesse de René. Il faisait aussi un orgueilleux retour sur -lui-même: ce n'est jamais par une lâche concession aux tendances -égalitaires de notre époque que lui eût atteint la richesse! Donner -son nom à la fille d'un roturier, ou l'inscrire en lettres d'or -au-dessus des vitrines d'un comptoir, n'était-ce pas un déshonneur -pour un gentilhomme? Il relevait la tête en songeant à sa propre vie, -simple et fière; puis, au nom de toute sa caste, il s'indignait contre -son ami. - -Tout à coup il se rappela ce que le comte lui avait dit de la marquise -de Saint-Villiers.--Il est impossible, pensa-t-il, que la marquise -approuve la mésalliance de son neveu. Elle est d'une rigidité absolue -à cet égard, et je ne connais pas de femme plus fidèle à toutes nos -grandes traditions. Quelle royaliste enthousiaste! - -Et le vicomte ne put s'empêcher de sourire en pensant à un mot que -l'on attribuait à la spirituelle vieille dame. Un jour que quelqu'un -se disait devant elle partisan de l'ancien régime, moins les -abus.--Les abus! s'était écriée madame de Saint-Villiers, mais c'est -ce qu'il y avait de mieux. - -Alphonse interrompit donc René qui rêvait de son côté. - ---Explique-moi, lui dit-il, comment la marquise a jamais pu te -conseiller ce mariage. - ---Voilà . Ma tante n'a plus dans ce monde que deux grandes affections: -l'une pour moi, qui la désespère et qu'elle idolâtre; l'autre pour une -petite filleule qui a su s'emparer de son cÅ“ur par je ne sais -quelles perfections ou quels sortilèges; le fait est que la marquise -en est folle. Tu jugeras de ce qui en est quand tu sauras que pour -cette enfant ma tante met de côté ses principes les plus enracinés. -Bref, cette petite, qui n'est pas noble, est la femme qu'elle me -destine. - ---La marquise? Voilà qui est inouï. - ---Non, pas autant que cela paraît au premier abord. Ma tante croit que -je suis en train de me ruiner, car elle s'imagine que c'est encore à -faire. Elle sait bien que ma réputation n'est pas tout à fait celle -d'un saint. Elle rêve pour moi le mariage comme «port de salut contre -les orages des passions»; pourtant elle est persuadée que, dans notre -monde, pas une mère ne me donnerait sa fille. D'autre part, elle a une -filleule qu'elle aime extrêmement; elle la trouve si charmante qu'à -ses yeux le ciel a commis une erreur grossière en la faisant venir au -monde ailleurs que dans l'alcôve d'une duchesse. Eh bien, ma bonne -tante veut réparer l'erreur du ciel et sauver du même coup son neveu -de la perdition dans ce monde et dans l'autre. Voilà comment il se -fait que je vais la ravir de joie en lui apprenant ma conversion. Par -exemple, il est probable que je n'entrerai pas dans le détail des -moyens spéciaux par lesquels la grâce d'en haut a su toucher mon -cÅ“ur. - -René affectait un ton léger, quoique au fond il souffrît beaucoup. La -froide désapprobation d'Alphonse lui pesait excessivement. Sa -résolution était prise et il ne la changea point; mais, son caractère -faible le forçant à subir en quelque mesure l'influence de son ami, -cette influence eut pour effet de l'aigrir contre la famille de -bourgeois vers laquelle son intérêt l'entraînait. Il les méprisait, -les détestait d'avance; et, honteux au fond d'accepter leur argent, -cherchait à e persuader, à force d'orgueil, que c'étaient eux qui -seraient redevables envers lui lorsqu'il les aurait honorés de son -alliance. - -Ces sentiments se firent jour lorsque, sur le point de le quitter, -Alphonse eut enfin l'idée d'apprendre quelque chose sur la jeune fille -elle-même. - ---Je crois l'avoir vue une fois, en soirée, chez ma tante, répondit -René d'un ton indifférent. Il me semble même avoir remarqué qu'elle -est assez gentille et n'a pas de mauvaises manières. C'est, comme tu -le vois, plus que je n'aurais pu raisonnablement espérer. - - - - -II - - -C'était par une splendide journée de mai, vers une heure de -l'après-midi. - -Peu de personnes étaient dehors, ou du moins les passants étaient -rares dans la rue de Grenelle-Saint-Germain. Dans cette rue, et du -côté de l'ombre, une jeune fille marchait lentement, escortée par sa -femme de chambre. - -Personne n'eût passé auprès d'elle sans la remarquer; et cependant -l'on ne saurait dire qu'elle fût précisément jolie. Mais elle était -grande, d'une taille gracieuse; elle avait un teint admirable. Ses -traits, il est vrai, manquaient de régularité: sa bouche n'était pas -assez petite; mais, quand elle riait, ses lèvres fraîches laissaient -voir deux rangées de dents blanches et brillantes; et l'on oubliait -que son profil n'était pas classique lorsqu'on apercevait ses yeux: -ils avaient la nuance indécise et changeante des lacs abrités par des -montagnes, et, quand leurs longs cils s'abaissaient tout à coup en les -assombrissant, ils semblaient en avoir aussi la profondeur. - -Ceux qui n'auraient pas eu le regard assez prompt pour découvrir le -charme réel du visage seraient du moins restés séduits par l'ensemble: -par les beaux cheveux blonds, peu abondants, mais d'une finesse -extraordinaire; par les petits pieds se posant sur le trottoir d'une -façon mutine et décidée; enfin par la toilette, une robe de batiste -bleu pâle, à volants étroits garnis de guipure, et un chapeau de -grosse paille blanche orné d'un bouquet de cerises. - -Cette jeune fille était Gabrielle Duriez, la filleule de madame de -Saint-Villiers; elle allait voir sa marraine; la marquise, qui se -trouvait un peu souffrante, l'avait fait demander. - -Madame de Saint-Villiers ne pouvait rester plusieurs jours sans voir -Gabrielle. Elle avait perdu ses propres enfants, un fils et une fille, -presque au berceau; son petit-neveu lui donnait plus de chagrin que de -satisfaction: l'amour maternel dont son cÅ“ur était plein s'était -donc reporté (chose singulière chez cette altière vieille femme) sur -la petite plébéienne qu'elle avait tenue dans ses bras à l'église et -présentée au baptême. Nul doute qu'en agissant ainsi, en prenant le -bébé des mains de sa nourrice, tandis que le prêtre étendait le bras -d'un air grave et que dans l'assemblée on chuchotait le nom de la -marquise, madame de Saint-Villiers ne pensât faire preuve d'une -condescendance exemplaire. Elle ne se doutait certainement pas que cet -acte si simple contenait la promesse des moments les plus doux de ses -dernières années. - -Ne pouvant faire moins que de s'intéresser un peu à sa filleule, la -marquise avait tout d'abord pris soin qu'on la lui amenât quelquefois; -elle avait même poussé l'abnégation jusqu'à lui rendre visite dans cet -intérieur de bourgeois parvenus qui lui déplaisait si fort. Peu à peu -elle s'était attachée à l'enfant; elle avait fini par diriger tout à -fait son éducation, et les parents étaient trop fiers d'une si haute -amitié pour jamais trouver indiscrète l'intervention de la marquise. - -Depuis sa sortie du couvent, Gabrielle était aussi souvent rue de -Grenelle-Saint-Germain que rue des Petites-Écuries où demeurait M. -Duriez. Madame de Saint-Villiers, dont le rêve le plus cher était -alors de marier sa filleule à son neveu René, cherchait à faire -rencontrer quelquefois les deux jeunes gens dans sa maison; mais le -comte de Laverdie ne venait pas trop souvent voir sa tante. Cependant, -durant l'hiver, un bal avait mis Gabrielle et René en présence. Le -résultat de cette soirée n'avait pas été celui que la vieille dame en -espérait, et elle commençait à se décourager un peu, quand tout à -coup, un beau matin de mai, le jeune homme tomba chez elle comme la -foudre. - ---Madame, s'écria-t-il, ma tante, je viens avant tout vous demander -pardon! J'ai perdu mes parents; vous n'avez pas de fils... C'était à -moi à faire le bonheur de votre vieillesse. Au lieu de cela, je n'ai -vécu que pour mes plaisirs, comme un misérable égoïste que j'étais. -J'ai laissé une étrangère remplir ma place auprès de vous. Eh bien, je -ne songe pas à l'en éloigner, mais je veux du moins partager cette -place avec elle... Unissez-nous, nous serons deux pour vous aimer! - -La vieille marquise pleura d'émotion et serra son neveu sur son cÅ“ur. -Il est certain que si, dans cet instant, René avait une seule pensée -qui ne se rapportât pas à lui-même, cette pensée était pour sa tante -et non pas pour Gabrielle. - -Ce fut là un jour bien heureux pour madame de Saint-Villiers. Son cher -enfant prodigue était enfin de retour! René se tenait auprès d'elle, -non plus railleur et impatient comme autrefois, mais affectueux et -grave. Elle croyait lire dans le regard sérieux du jeune homme une -foule de bonnes résolutions qui la remplissaient de joie. Elle se -disait qu'il était digne de Gabrielle. Elle voyait tout un avenir de -bonheur s'ouvrir pour ces deux êtres qu'elle aimait tant; et cet -avenir, elle l'avait préparé, c'était son ouvrage. Et puis, désormais, -sa filleule allait lui appartenir entièrement: elle n'aurait plus à -descendre pour la rencontrer puisqu'elle l'aurait élevée jusqu'à elle. -On éloignerait peu à peu la petite comtesse de ce milieu bourgeois où -elle se trouvait déplacée. Comme elle porterait bien son titre, elle -que la nature avait déjà faite noble par les qualités de son cÅ“ur et -toute la grâce de sa personne! - -C'est ainsi que songeait la vieille dame, et elle ne se rappelait pas -avoir traversé dans sa longue vie un moment de félicité plus complète. -Elle promit à son neveu de le présenter bientôt chez les parents de -Gabrielle.--Surtout, lui dit-elle, faites connaître sans tarder -quelles sont vos intentions, et ne donnez à vos fiançailles que la -durée strictement nécessaire. Voyez-vous, mon cher René, je ne -voudrais pas blesser ces braves gens; mais enfin il faut leur faire -comprendre que l'on n'épouse pas la famille. Et puis, moi, je me sens -mal à l'aise dans cette maison-là ; je périrais d'ennui s'il me fallait -la fréquenter longtemps d'une façon régulière... Et je ne veux pas -mourir, entendez-vous bien, avant de vous avoir vus mariés et heureux. - -René promit avec empressement de suivre le conseil de sa tante et -partit en la laissant attendrie et enchantée. - -Le lendemain, la marquise eut la migraine et fit prier sa filleule de -venir passer quelques heures auprès d'elle. - -Ce n'était pas un hôtel particulier que madame de Saint-Villiers -habitait rue de Grenelle-Saint-Germain; elle occupait le second étage -d'une maison fort ancienne et fort belle. Quelque famille princière a -dû faire bâtir autrefois cette résidence; aujourd'hui que le luxe des -vastes habitations n'est plus, à Paris, que le privilège d'un bien -petit nombre, la maison est divisée en appartements. - -Lorsque, en entrant, on a franchi la porte cochère et pénétré dans la -cour, qui est très grande, on voit à droite quelques marches de pierre -et une galerie élevée formée par des arcades; en face des marches, -sous cette galerie, s'ouvre une porte qui laisse apercevoir un immense -vestibule un peu sombre et les premiers degrés d'un escalier de -marbre. C'est par cet escalier que l'on monte aux appartements du -premier et du second étage. A gauche, la cour est fermée par un mur -très haut, couvert de lierre, que dominent les étages supérieurs des -maisons voisines. Au fond, deux lourdes arches donnent accès sur des -jardins: on entrevoit des allées sablées et la verdure claire des -pelouses. - -A l'heure où Gabrielle arriva chez sa marraine, la cour était inondée -de soleil; mais déjà une bande étroite d'ombre s'étendait le long des -arcades; au delà , on pressentait la fraîcheur délicieuse du grand -vestibule. - ---A présent, Mélanie, dit la jeune fille, vous pouvez retourner, je -monterai toute seule. - -La femme de chambre parut hésiter. - ---Madame n'aimerait pas... commença-t-elle. - ---Allons donc! fit Gabrielle avec un petit mouvement d'impatience; -puis elle ajouta aussitôt d'un ton plus gracieux:--N'oubliez pas que -c'est à cinq heures qu'il faudra venir me chercher. - -Mélanie s'éloigna, mais Gabrielle ne monta pas tout de suite. - -C'était un plaisir qu'elle s'était promis, par un beau jour ensoleillé -comme celui-là , de rester un peu sous la galerie de cette vieille -maison superbe, à rêver. Elle vint s'accouder à la balustrade de -pierre et promena ses regards autour d'elle avec une joie naïve de se -sentir toute seule. - ---Pourquoi ne fait-on plus les maisons comme cela? se dit-elle. Je -crois vraiment que les choses ont leur noblesse aussi. Comme c'est -singulier! Qu'est-ce qui nous manque donc, à nous autres bourgeois? -Est-ce le goût? Mais presque tous les hommes de talent ou de génie -étaient des enfants du peuple... Ah! bah! ce sont des préjugés... On -faisait des jolies maisons autrefois, aujourd'hui elles ressemblent -toutes à des casernes: c'est une affaire d'époque, la noblesse n'y est -pour rien. - -L'imagination de Gabrielle donna pourtant le démenti à ce beau -raisonnement. Tout en considérant la courbe majestueuse de l'escalier -de marbre, la jeune fille s'amusa à y faire monter et descendre par la -pensée, non pas de bons bourgeois à redingote noire ou marron, mais -des marquis à talons rouges, l'épée au côté, des duchesses à paniers, -à mouches et à poudre, tels qu'il avait dû en passer par là , un siècle -auparavant. Un jour, non sans quelque hésitation, on avait permis à -Gabrielle de lire: «Sur les trois marches de marbre rose», et le -délicieux rêve de Musset passait de nouveau, rapide et vivant dans sa -petite tête. - -Tout à coup la foule brillante, parée, bigarrée, disparut, et il ne -resta plus sur les degrés qui se perdaient dans l'ombre qu'un jeune -seigneur de haute mine; il descendait lentement et souriait à la jeune -fille. C'était toujours l'imagination de celle-ci, bien entendu, qui -évoquait une nouvelle apparition; mais ce qu'il y avait de -particulier, c'est que le jeune seigneur ressemblait trait pour trait -au comte de Laverdie. - -La petite bande d'ombre s'élargissait peu à peu sur le sable de la -cour. Gabrielle la regardait machinalement s'étendre et ne songeait -pas encore à monter chez sa marraine. C'est qu'un souvenir lui était -revenu, et quand ce souvenir-là lui passait par la mémoire, il fallait -absolument qu'elle y pensât tout au long... Il fallait qu'elle revît -ce bal de madame de Saint-Villiers, depuis l'instant où elle y était -entrée, joyeuse et éblouie, jusqu'au moment où elle était remontée en -voiture, toute frémissante sous la fourrure blanche de sa pelisse. Il -fallait qu'elle dansât de nouveau cette valse charmante où René de -Laverdie avait été son cavalier, et qu'elle entendît encore une fois -les propos délicats et spirituels qu'il lui avait tenus. Il fallait -enfin, quoi qu'elle fît d'ailleurs pour s'en défendre, qu'elle -retrouvât le regard du jeune homme plein d'une respectueuse -admiration, et qu'elle se répétât les paroles qu'il lui avait dites -après le cotillon: - ---Ma tante ne fera plus danser d'ici la mi-carême: six semaines!... -Combien ce temps va me paraître long! - -Hélas! elle était arrivée, cette mi-carême si impatiemment attendue. -Le second bal de la marquise avait été plus brillant encore que le -premier, et jamais Gabrielle n'avait porté une plus jolie toilette... -Mais René n'avait point paru: il était alors à Nice pour les courses. -La petite filleule de madame de Saint-Villiers avait eu beaucoup de -succès, même parmi les aristocratiques beautés qui se trouvaient chez -sa marraine; elle avait paru s'amuser de bon cÅ“ur, et chacun avait -souri à son gracieux visage tout animé par le plaisir... L'adresse -instinctive de la femme était pourtant déjà dans cette gaieté -d'enfant: Gabrielle avait ri pour ne pas fondre en larmes. Puis, -rentrée dans sa chambre, elle avait essayé de se tromper elle-même, et -s'accoudant devant sa glace, elle avait adressé à son image une -gentille grimace mutine; mais comme elle continuait à se regarder, -elle avait vu soudain ses grands yeux devenir tout humides. - -Si charmant et spirituel que fût René de Laverdie, ce n'était pas -pendant un tour de valse, ni même à travers les figures multipliées -d'un cotillon, qu'il eût pu faire sur un jeune cÅ“ur une impression -aussi profonde. Comme il n'allait pas chez sa tante plus souvent qu'il -ne le croyait rigoureusement nécessaire, Gabrielle ne l'avait jamais -rencontré avant le soir du bal; mais en réalité elle le connaissait -depuis bien longtemps. Que de fois madame de Saint-Villiers -n'avait-elle pas parlé de son neveu à sa filleule! Et, comme on peut -le penser, ce n'était pas des fredaines de celui-ci qu'elle -entretenait la jeune fille. Trop heureuse était-elle que l'innocence -de Gabrielle lui imposât cette discrétion! Elle oubliait elle-même -alors ce que la conduite de René pouvait avoir d'irrégulier; elle ne -se souvenait et ne parlait que de son bon cÅ“ur, de son esprit, de ses -talents; elle s'étendait même volontiers sur ses qualités extérieures, -sur la noblesse et la fierté de ses traits, sur sa grâce à manier un -cheval... Il y avait, dans le petit salon de la marquise, un excellent -portrait de son neveu, et Gabrielle l'avait si souvent regardé qu'elle -eût pu le refaire de mémoire si elle avait su peindre. Elle eût -également bien tracé le plan de l'appartement du comte et fait -l'inventaire de ses richesses artistiques, tant elle les avait entendu -souvent décrire. Madame de Saint-Villiers ne tarissait pas sur ce -dernier chapitre, car elle trouvait dans le goût passionné, mais -éclairé de René pour ces choses l'excuse, ou du moins le contrepoids, -de toutes les fautes du jeune homme. - -Songeait-elle, pendant le cours de ces longues causeries, à leur effet -probable sur l'imagination vive et le cÅ“ur ardent de Gabrielle? Non, -sans doute. Il y avait si longtemps que la marquise avait eu seize -ans! Elle se laissait aller à toute la faiblesse de son affection -maternelle, et se consolait ainsi du peu de retour que rencontrait -cette affection et des autres sujets de chagrin que la légèreté de son -neveu lui fournissait perpétuellement. - -Voilà pourquoi Gabrielle Duriez, en regardant l'escalier de marbre, -pensait à une foule de choses qui n'y avait aucun rapport, tandis -qu'il eût été si simple de monter bien vite pour retrouver en haut -madame de Saint-Villiers qui l'attendait. - -La jeune fille était encore au plus profond de sa rêverie, lorsqu'elle -en fut tirée par le bruit d'une porte que l'on fermait avec fracas; -aussitôt des pas se firent entendre au-dessus d'elle: quelqu'un -descendait de chez sa marraine. - -Gabrielle, ennuyée d'être aperçue toute seule, mais ne voyant pas de -retraite possible, s'avança bravement vers l'escalier; elle en gravit -les premières marches, levant la tête pour voir la personne qui -descendait. Elle ne l'eut pas plus tôt reconnue qu'elle se sentit -devenir toute pâle; les marches lui semblèrent tout à coup si hautes -qu'elle dut faire un grand effort pour continuer à monter. C'était -René de Laverdie qui venait au-devant d'elle. Il paraissait préoccupé, -jeta de son côté un regard distrait, et, voyant une femme, leva son -chapeau. - ---Eh bien, mignonne, pourquoi donc vient-on si tard aujourd'hui? dit -la marquise en embrassant sa filleule. Il y avait ici quelqu'un à qui -je voulais donner la surprise de vous voir; mais vous avez trop tardé, -et comme il ne me convenait pas de lui dire... Mais qu'a donc ce -chapeau, fillette? ne pouvez-vous le retirer toute seule? - ---Il y a un nÅ“ud au ruban, dit la petite; et elle resta un temps -infini les bras en l'air, pour cacher qu'elle avait rougi. - ---Oui, poursuivit madame de Saint-Villiers, il s'en est fallu de cinq -minutes. Mais ce mauvais sujet de René est toujours si pressé quand il -vient voir sa vieille tante! - -Cependant la marquise avait en parlant une expression triomphante qui -n'échappa pas à Gabrielle. Cette expression reparut pendant -l'après-midi sur le visage de la vieille dame toutes les fois qu'elle -nomma son neveu; elle avait en même temps dans les yeux une sorte de -malice joyeuse et attendrie, et fixait sur Gabrielle de longs regards -affectueux, qui, à plusieurs reprises, se voilèrent de larmes. - -Tout cela mit la jeune fille mal à l'aise. - -En voyant le comte de Laverdie passer à côté d'elle sans la -reconnaître, Gabrielle avait éprouvé une douleur aiguë. Surprise de sa -propre émotion, elle avait senti du même coup sa fierté se révolter, -et elle s'était juré qu'elle oublierait le jeune homme. C'était encore -facile: elle ne s'était jamais avoué qu'elle l'aimait. D'ailleurs -était-ce bien de l'amour? Ce petit cÅ“ur de dix-huit ans, rêveur, -enthousiaste et tendre, portait avec soi son idéal, comme tant -d'autres. Les paroles un peu indiscrètes de la marquise, un portrait -aux grands yeux mélancoliques et fiers, avaient commencé de donner à -cet idéal une physionomie distincte; la vue de René, l'empressement du -jeune homme auprès de Gabrielle, au bal, avaient fait le reste. - -Mais la rencontre de l'escalier avait éclairé la jeune fille.--Que je -suis folle! s'était-elle dit. Je pensais à lui, et, après tout, je ne -le connais pas. Il me connaît encore bien moins. Il m'a adressé -quelques mots aimables, mais il en a dit sans doute autant à chacune -de ses danseuses. Allons, n'y pensons plus, et soyons bien gaie pour -distraire cette pauvre marraine qui est souffrante. - -Il arriva que cette pauvre marraine était elle-même si gaie que les -bonnes résolutions de Gabrielle se trouvèrent toutes déconcertées. La -marquise, à cent lieues de se figurer l'état d'esprit de sa filleule, -alla, dans sa joie, jusqu'à laisser échapper quelques petites -allusions qui troublèrent fort la pauvre enfant. - -Celle-ci, heureusement, avait une contenance. Elle tenait entre ses -mains un grand ouvrage de tapisserie qu'avait entrepris madame de -Saint-Villiers, mais dont il était convenu que Gabrielle ferait le -travail au petit point.--Mes pauvres yeux, disait la marquise, ne sont -plus assez jeunes pour cela; je broderai le fond et la guirlande, et -je vous laisserai, mignonne, le berger et ses moutons, qui sont plutôt -votre affaire que la mienne. - -Gabrielle n'aimait pas beaucoup le travail à l'aiguille; elle lui -préférait la musique ou les livres, et, à la campagne, les exercices -en plein air, le soin de ses fleurs, les longues courses à travers -champs. Sa marraine, du reste, ne l'ignorait pas. Mais madame de -Saint-Villiers était de la vieille école: elle trouvait ridicule -qu'une femme étudiât beaucoup, et encore plus qu'elle restât longtemps -hors de la maison; elle serait revenue avec plaisir au temps où les -grandes dames filaient de leurs belles mains. Aussi ne perdait-elle -pas l'occasion de donner à ce sujet quelque leçon à sa filleule. Elle -avait toujours l'air cependant de lui demander un service, sachant -bien que de cette façon le travail semblerait facile à la jeune fille. - -L'après-midi dont il s'agit, Gabrielle avança énormément le pouf de sa -marraine; ce fut la marquise qui, surprise de son ardeur, dut enfin -lui enlever l'ouvrage des mains. - ---Je n'oserai plus vous demander de travailler pour moi, dit la -vieille dame en la grondant doucement. Si vous gâtiez vos beaux yeux, -je ne me le pardonnerais jamais. Voyez un peu, ils sont déjà tout -rouges! Où avais-je donc la tête pour vous laisser vous acharner ainsi -après cette tapisserie. - ---Bon! répondit Gabrielle en riant, ils sont verts, ce sont des yeux -de chat. Et puis, ils ne sont pas fatigués du tout, c'est parce que je -les ai frottés. - -Le fait est que les yeux de Gabrielle étaient très rouges. - ---Laissez donc, dit sa marraine en l'embrassant, ces grands yeux-là -feront bien des choses pour lesquelles ils ne demanderont même pas -votre permission... Et ce sera bien fait, puisque vous les traitez si -mal. - -Gabrielle courut au piano et joua pendant un moment. Puis elle revint -s'asseoir sur un tabouret auprès de la chaise longue de sa marraine. -On causa, et la jeune fille oublia pour de bon ses petits chagrins en -écoutant la marquise. Celle-ci avait beaucoup d'esprit, beaucoup de -cÅ“ur, elle avait vécu très longtemps: sa conversation ne pouvait -manquer d'être charmante. Mais elle avait aussi une foule de préjugés -et des vues étroites, qui tenaient à l'éducation exclusive qu'elle -avait reçue. Gabrielle, qui était née avec un esprit juste et large, -éprouvait parfois des étonnements profonds en entendant la vieille -marquise prononcer sans appel, sur les hommes comme sur les choses, -des jugements pleins de partialité. Elle ne protestait que par son -silence, car elle se défiait de sa propre jeunesse et de son -inexpérience; de plus, elle aimait tendrement sa marraine et elle eût -craint de la blesser. Mais, après une heure passée ainsi, elle restait -rêveuse pour des jours. Le double milieu si contradictoire dans lequel -elle avait été élevée devait donner beaucoup à réfléchir à cette -enfant intelligente. Ce qu'il y a de particulier, c'est que des deux -côtés elle ne voyait que des extrêmes; pas de terrain neutre sur -lequel elle pût s'arrêter, se reposer un moment. Au faubourg -Saint-Germain, elle trouvait chez madame de Saint-Villiers les défauts -comme les qualités de l'ancienne noblesse poussés à l'exagération: -orgueil de la race et du nom, mépris du travail, prétentions à tous -les privilèges, mais aussi honneur, délicatesse, générosité: ceci -surtout dominant jusqu'à être mis à la place même de la justice. -Retournant dans sa famille, elle y rencontrait le règne de l'argent, -mais aussi le culte du travail; plus de logique et moins d'orgueil, -mais une immense vanité. - -Et Gabrielle elle-même, qu'était-elle, au milieu de tout cela? Que -serait-elle, plutôt? Elle commençait seulement à penser à ces choses. -Quelle influence prévaudrait sur elle, et quelle voie devait-elle -choisir? - -Pour le moment, toujours assise sur son petit tabouret, elle prêtait -l'oreille d'un air grave à une histoire du temps de Charles X, que lui -racontait sa marraine. Le récit de cette histoire devait avoir une -conséquence fâcheuse, et voici comment: - -Aussi longtemps que Gabrielle avait brodé, fait de la musique ou -causé, il lui avait été relativement facile de tenir certaine promesse -qu'elle s'était faite en entrant, à savoir qu'elle ne lèverait pas -les yeux sur un portrait suspendu en face de la cheminée, et qu'elle -se reprochait d'avoir déjà regardé trop souvent. Tout avait bien été -jusqu'au moment où madame de Saint-Villiers commença cette -malencontreuse histoire du temps de Charles X. Elle était si longue, -cette histoire! Gabrielle croyait même ne pas l'entendre pour la -première fois. Oui, à la description de certain cavalier, elle se -rappelait fort bien l'avoir écoutée auparavant. - ---C'était le plus bel homme de la cour, disait la marquise, grand, -bien fait, un visage noble et plein d'expression, des yeux... - -Gabrielle leva les siens vers le portrait. - -Vraiment, il aurait mieux valu qu'elle le regardât au commencement de -l'après-midi, lorsqu'il était en pleine lumière; maintenant, à travers -ce demi-jour qui tombait des lourds rideaux et qui l'idéalisait, il -était cent fois plus dangereux. Gabrielle le sentit à l'émotion qui la -troubla tout à coup. Mais au même instant, un domestique entra, -apportant des lettres, et elle se hâta de détourner les yeux du -tableau. - ---Tenez, dit sa marraine, voilà un joli monogramme pour votre -collection. Découpez-le, vous pourrez l'emporter. - -Et elle lui montrait sur un des billets qu'elle venait de décacheter -un écusson surmonté d'une couronne de comte et entouré d'une devise; -le papier venait de chez Stern: c'était une petite merveille de -gravure. - ---Oh! je vous remercie, il est admirable. Voulez-vous m'expliquer les -armes? - ---Volontiers, répondit la marquise. - -Et lorsqu'elle eut fini: - ---Que diriez-vous, petite, d'une couronne comme celle-là ? - ---A moi? fit Gabrielle dont les joues s'empourprèrent. Puis elle -ajouta vivement avec un éclat de rire: - ---Vous savez bien, madame, que je suis républicaine. - ---Chut! s'écria la marquise. Oh! la vilaine enfant! Est-ce qu'on dit -de gros mots comme cela dans ma maison? - -Gabrielle riait toujours. Elle n'avait pas d'autre phrase lorsqu'elle -voulait taquiner la marquise. Celle-ci ne s'en fâchait pas, le prenant -comme une plaisanterie, mais elle feignait une indignation terrible; -on riait et l'on s'embrassait. - -Cependant la pendule avait sonné cinq heures. On vint avertir -mademoiselle que sa femme de chambre était là . Comme la jeune fille -mettait ses gants, madame de Saint-Villiers lui dit: - ---A propos, quand partez-vous pour la campagne? - ---Dans quinze jours ou trois semaines. - ---Et vous allez toujours à Montretout? - ---Toujours; mais nous passerons le mois d'août à Trouville. - ---Encore à Trouville cette année! Cet endroit devient bien vulgaire. - ---Je ne sais pas. C'est près de Paris, et, de cette façon, papa n'a -pas besoin d'abandonner complètement ses affaires. - ---Ah! oui, ses affaires, dit la marquise avec une emphase un peu -dédaigneuse; j'oubliais... - ---Nous vous verrons à Montretout, n'est-ce pas, chère marraine? - ---Certainement... Et même... écoutez: voilà pourquoi je vous en -parlais. J'y mènerai mon neveu René... après en avoir toutefois -demandé la permission à vos parents. Il désire vivement leur être -présenté. Il serait singulier, avec l'amitié qui nous unit, que mon -fils, pour ainsi dire, ne connût pas votre famille, et vous-même, -toute belle. Je ne sais comment ceci ne s'est pas fait depuis -longtemps. Enfin, l'hiver est fini, vous ne recevez plus; nous -attendrons que vous soyez à la campagne. C'est une promenade -délicieuse, d'ici à Montretout, par le bois. - -Gabrielle tendit son front à la marquise, qui l'embrassa avec -tendresse; puis elle partit. - - - - -III - - -Un mois après cette visite, René parut tout à coup chez sa tante, à -l'heure où celle-ci sortait habituellement. La marquise fit atteler -son landau, y monta avec son neveu, et partit pour Montretout. - -Bien que madame de Saint-Villiers ne se montrât pas souvent autour du -lac et choisît de préférence pour sa promenade quotidienne les allées -retirées du bois, son équipage de forme un peu antique et sa livrée -bleue lisérés jaunes étaient bien connus des Parisiens. Ce jour-là , -ils attirèrent l'attention d'une façon toute particulière, car, à la -gauche de la marquise, était assis le comte de Laverdie. - -Le fait, il est vrai (et ceci n'est pas à la louange du jeune homme), -se produisait assez rarement pour qu'on le remarquât. Ceux qui aiment -à tout savoir, et encore mieux à tout deviner sur les affaires -d'autrui, observèrent que la vieille dame se tenait fort droite parmi -les coussins et portait sur son visage un petit air de triomphe qu'on -ne lui avait jamais vu; que René, au contraire, un peu enfoncé dans la -voiture, la tête légèrement inclinée en avant, paraissait presque -abattu; enfin, que les chevaux allaient bien vite pour une simple -promenade. - -Madame de Saint-Villiers, cependant, ne jouissait pas d'un bonheur -sans nuages. Cette entrevue, qu'elle avait appelée de tous ses vÅ“ux, -commençait, à mesure que le moment s'en approchait, à lui sembler -passablement redoutable. Elle appréhendait fort l'effet que devait -produire sur son neveu le premier aspect du milieu où elle allait le -faire pénétrer. Elle songeait à une foule de petites choses qui -pourraient le rebuter, le blesser tout d'abord. Son inquiétude était -d'autant plus vive qu'elle n'avait pas la plus faible idée de ce qui -se passait dans l'esprit de René, ni de la nature des motifs qui -avaient inspiré la détermination soudaine de celui-ci. Elle tournait -de temps à autre vers le jeune homme un regard tendre et -interrogateur, mais ce regard restait sans réponse. René causait avec -le plus grand calme de choses indifférentes, et considérait les gazons -soigneusement entretenus et les massifs corrects du Bois avec toute -l'attention d'un voyageur explorant une terre inconnue, ou encore -celle d'un général qui pénétrerait à l'aventure au cÅ“ur d'un pays -ennemi. - ---Bah! réfléchit la marquise, ne suis-je pas sûre de Gabrielle? Dès -que René l'apercevra, il deviendra incapable de rien voir d'autre; -tout ce qui ne sera pas elle lui semblera de peu d'importance: c'est -ainsi qu'il passera sur les petitesses et les ridicules de ceux qui -l'entourent. Est-ce que je ne connais pas mes deux enfants? Ne sais-je -pas bien que c'est le bonheur de toute leur vie auquel je travaille? -J'en ai la conviction si profonde, que je l'édifierais malgré eux, ce -bonheur, si cela était nécessaire et si j'en trouvais le moyen! - -Toutefois, madame de Saint-Villiers crut utile de préparer son neveu -en lui faisant, au physique ainsi qu'au moral, le portrait de chacun -des membres de la famille Duriez, sa filleule exceptée, bien entendu. - -René, qui devina son intention, essaya de la prévenir. - ---Je vous assure, madame, dit-il, que tous ces gens-là me sont -parfaitement indifférents. Comme vous l'avez fort bien fait observer -vous-même, ce n'est pas eux que je compte épouser. Leurs qualités et -leurs défauts réunis n'auront pas le pouvoir de rien changer à mes -intentions ni aux sentiments qu'il m'arrivera d'éprouver à l'égard de -votre filleule. Si j'avais pu recevoir mademoiselle Duriez de votre -main, sans même que j'eusse à solliciter l'honneur d'être présenté à -ses parents, mon bonheur eût été parfait. - ---Et le mien donc! soupira la marquise. Cependant, mon cher René, pas -d'exagération fâcheuse. Excusez-moi si j'avoue que vos paroles me -semblent un peu dures. Vous verrez vous-même que les Duriez ne -méritent pas cette indifférence dédaigneuse. J'en suis, du reste, -charmée pour vous: quoi que vous disiez, vous auriez souffert du -contraire. Vous ne pensez pas, j'espère, séparer absolument votre -femme de sa famille, ni de fait ni moralement. Ce serait une -impossibilité, et, de plus, une cruauté dont je ne vous crois pas -capable. - ---Eh! certes non, madame, pas absolument, sans doute, mais le plus -possible, cela est certain. Si je vous ai bien comprise, et grâce -avant tout à votre influence, mademoiselle Duriez ne partage pas, à -beaucoup près, toutes les idées du milieu dans lequel elle a été -élevée? - ---Ce milieu, René, n'est pas tel que vous semblez vous l'imaginer. Si -l'homme du peuple parvenu n'avait d'autre représentant que M. Duriez, -il faut avouer qu'on en aurait un peu exagéré le type dans ces mille -descriptions qui nous ont inspiré tant de dégoût. Ni vous ni moi -n'avons le moindre désir d'approfondir la question; ne parlons donc -que de la famille qui nous intéresse et qui bientôt nous touchera de -si près. Les Duriez sont partis de bas, c'est vrai... il paraît -qu'aujourd'hui c'est bien porté. Autrefois on s'enorgueillissait -d'avoir eu un aïeul au sacre de Charles VII... Aujourd'hui l'on est -fier si l'on peut dire: «Mon grand-père plantait des choux, il faisait -une croix pour signer son nom; tel que vous me voyez je suis venu à -Paris en sabots, avec quatre sous attachés dans le coin d'un -mouchoir!» Ainsi va le monde, mon cher neveu: aussi suis-je bien aise -de penser que j'en sortirai bientôt. J'ignore si le grand-père de M. -Duriez plantait des choux, mais certainement il devait planter quelque -chose. Il vivait je ne sais où, au fin fond de la Bourgogne, avec une -bonne douzaine d'enfants qui couraient pieds nus. L'un de ces gamins, -plus intelligent que les autres, arriva ici un beau jour, s'ingénia, -se démena, travailla et fit fortune. Il laissa, en mourant, au père de -Gabrielle, une maison de commission et d'exportation solidement -installée. Aujourd'hui, c'est un établissement colossal qui chiffre -par des millions le mouvement de ses affaires. - ---Mais, fit René en souriant, j'avoue que ces petits va-nu-pieds -bourguignons m'inquiètent. Que sont-ils devenus? N'ont-ils pas eu -chacun douze enfants à leur tour, et ne voit-on pas tout cela -bourdonner autour d'une si grosse fortune comme des papillons de nuit -autour d'une chandelle? - ---Non, dit la marquise. Le fondateur de la maison Duriez était le -dernier de la famille; il est mort vieux et quand tous les autres -étaient déjà sous terre depuis longtemps. Quant aux descendants de -ceux-ci, je n'en ai jamais entendu parler. S'il en existe, on doit -convenir qu'ils font preuve d'une discrétion bien intéressante. - ---Savez-vous bien, madame, que cette histoire me paraît admirable. Je -me fais une idée charmante de ce gamin ébouriffé, arrivant dans notre -grande ville avec ses poches vides et des millions dans sa petite -tête. Certainement, la noblesse est une belle chose, mais la -résolution, le travail... Oui, il y a bien là aussi quelque chose de -grand. - -La marquise regarda son neveu d'un air surpris et peiné. - ---Ah! René, René, dit-elle, vous voilà bien toujours le même, avec vos -impulsions qui déconcertent. Vous ne parlerez, vous n'agirez donc -jamais que d'enthousiasme? Mon cher enfant, pardonnez à votre vieille -tante qui se croit permis de vous dire de telles choses, mais ne -songez-vous pas que vous passez votre vie à vous contredire sans -cesse? - ---Chère tante, je sais que je suis le pire étourdi qui existe, mais, -au nom du ciel! qu'est-ce que j'ai dit qui puisse m'attirer tout à -coup un aussi sévère reproche? - -Il avait l'air si sincèrement, mais si comiquement désolé que la -vieille dame ne put s'empêcher de sourire. - ---Comment, répondit-elle gaiement, ce que vous avez dit? Mais c'est -trop fort! Je vous crois plein de préjugés contre la bourgeoisie, je -m'efforce de les détruire, je cache mes propres répugnances pour mieux -vaincre les vôtres... Bon! une nouvelle idée vous traverse la tête, -vous vous y lancez à corps perdu, et vous voilà embouchant la -trompette en l'honneur de ce qui tout à l'heure ne paraissait même pas -digne d'attirer votre attention. - -Cette fois, René rit aux éclats. - ---C'est vrai, dit-il, je me reconnais, je suis ainsi... J'en demande -pardon à Dieu et aux hommes, à vous en particulier, ma bonne tante. -Cependant ne me condamnez pas sans m'entendre. J'admire l'énergie, -l'intelligence, la volonté; je déteste et je méprise la vanité, -l'avarice, la morgue insolente, qu'à tort ou à raison l'on attribue -aux parvenus. Je ne suis pas, comme vous voyez, si fort en -contradiction avec moi-même. Et puis, si celui qui a gagné la fortune -mérite quelque admiration, son fils généralement en mérite moins et -son petit-fils pas du tout. Le premier gravit la montagne, le second -reste au sommet, et il arrive souvent que le troisième dégringole de -l'autre côté. - ---A propos, dit la marquise, il existe ce petit-fils; mais c'est un -bon jeune homme, très travailleur et qui ne manifeste jusqu'à présent -aucune intention de dégringoler comme vous dites. - ---Mademoiselle Duriez a un frère? - ---Mais oui: un frère plus âgé qu'elle de deux ou trois ans. Ne vous -l'avais-je pas dit? - ---Jamais. - ---Vous l'aurez oublié. Du reste, je crois que c'est ce que vous -risquez de faire après que vous l'aurez vu lui-même. - ---Vraiment? fit René en riant. Il est intéressant à ce point? - ---Mon Dieu, c'est un excellent garçon; mais je ne lui crois guère -d'esprit. Il vient de faire son volontariat dans la cavalerie, et se -figure monter comme Bellérophon: je n'ai cependant jamais vu personne -de plus disgracieux à cheval. C'est un gros blond, dont l'aspect fait -involontairement rêver de plum-pudding. Ce qui contribue à rendre ce -rapprochement naturel, c'est qu'il imite en tout les Anglais. Vous le -verrez vêtu d'un veston à carreaux et les cheveux partagés au milieu -de la tête. Il a un cab dont les roues sont à peine plus légères que -celles d'une charrette à foin. Tous les matins, il se rend de -Saint-Cloud à Paris dans cet horrible véhicule. - -Il y eut un moment de silence. René ne paraissait que médiocrement -charmé du portrait qui venait de lui être fait de son futur -beau-frère.--Je ne le verrai pas souvent, pensait-il. - ---Et madame Duriez? demanda-t-il tout haut. - ---Elle? Oh! il est inutile que je vous en parle: vous l'aurez jugée -quand vous l'aurez saluée. Elle se croit une grande dame parce qu'elle -ne fait rien naturellement. Si elle vous dit: Comment vous -portez-vous? et vous offre un siège, vous savez à quoi vous en tenir -sur son compte. Vous n'acceptez pas sa chaise sans remords, en -songeant combien la pauvre dame a dû se donner de peine et d'étude -pour arriver à vous prier de vous asseoir de la façon dont elle le -fait. Son mari, lui, a l'air de vous dire: «J'ai des millions; ils -valent vos titres. S'il me plaît de mettre une couronne de duchesse -dans la corbeille de ma fille, je puis m'en passer la fantaisie, et -j'ai le moyen de la payer.» Ces prétentions sont grossières, j'en -conviens; elles sont absurdes, puisque, en somme, l'argent n'a d'autre -mérite que celui qu'on lui prête, et qu'on ne saurait à aucun prix -acquérir la noblesse du sang. Mais, avec cela, le bonhomme a une -franchise, un esprit simple et droit, qui fait qu'on lui pardonne. -Vous le verrez, il vous plaira. Vous aurez plus de peine à digérer -l'affectation de madame Duriez. J'aime mieux vous le dire à l'avance. -Ainsi prenez-en votre parti. Rien ne persuadera à cette femme qu'il y -ait la moindre différence entre elle et nous. N'essayez pas de le lui -faire sentir, mon neveu, car vous perdriez votre peine. Tels qu'ils -sont, ces braves gens ont trouvé moyen de découvrir une perle, de -décrocher une étoile qui est leur fille et qui est ma filleule: c'est -tout ce qu'il nous importe de savoir. - -Il serait difficile de se figurer dans quel misérable état d'esprit se -trouvait René de Laverdie au moment où la marquise et lui arrivèrent -au terme de leur voyage. Il sentait que c'était un marché qu'il -allait faire, et cela lui répugnait profondément. On avait eu beau lui -démontrer qu'il donnerait, en somme, plus qu'il ne recevrait: ce -raisonnement seul aurait prouvé qu'il ne s'agissait pas ici d'autre -chose que d'une affaire; or le comte de Laverdie, en véritable comte -du reste, avait les affaires en horreur; en faire une de son mariage -semblait très dur à sa délicatesse. Comme il connaissait sa propre -valeur et qu'il avait un cÅ“ur excellent, il ne pouvait douter que la -future comtesse ne coulât des jours dignes d'envie; mais il commençait -à se demander si lui-même serait heureux... Ces pensées et bien -d'autres encore communiquaient à son visage une expression assez -triste, et la marquise lui en fit malicieusement la remarque tandis -que la voiture franchissait la grille du parc de Montretout. - -René s'efforça de sourire et regarda sa tante. La vue du bonheur -évident qui rayonnait sur tous les traits de la vieille dame le -consola en partie de ses chagrins et de ses scrupules. - -Quand on est entré dans le parc de Montretout par la grille qui se -trouve à côté de la station du chemin de fer de Saint-Cloud, la -première avenue qui se présente à gauche est une superbe allée plantée -de hauts arbres. Des deux côtés, on aperçoit des habitations -élégantes, très rapprochées les unes des autres. Malgré la verdure -qui les enveloppe, on sent que c'est encore la ville: les grilles -imposantes dont les dorures étincellent, les cours où le râteau n'a -pas laissé un caillou hors de sa place, font qu'en traversant ce beau -boulevard on hésite à se croire à la campagne. La campagne! Non, ce -mot riant et doux, qui fait penser à la grande prairie trempée de -rosée et au gai tapage de la basse-cour, ne convient pas à Montretout. - -Les maisons qui se trouvent du côté gauche de cette première avenue -offrent pourtant à leurs habitants un avantage qui en vaut bien -d'autres réunis, soit de la ville, soit de la campagne: c'est le -spectacle de l'admirable panorama qui se déroule au-dessous d'elles. -Spectacle vraiment incomparable! Saint-Cloud, son parc royal, où se -dressent les débris de son palais consumé; la Seine, coupée de ponts -nombreux et couverte d'îles verdoyantes; le vaste massif du bois de -Boulogne, sur la teinte sombre duquel se détache, d'un vert plus vif, -le champ de courses de Longchamp, puis, au delà , Paris, infini et -changeant comme la mer, bleuâtre dans la brume du matin, rose et doré -au soleil couchant, quelquefois menaçant et noir comme les flots que -soulève la tempête. - -Cette vue était pour Gabrielle Duriez une source de perpétuel -ravissement. La jeune fille y trouvait un dédommagement au séjour de -Montretout, qu'elle détestait: elle avait choisi sa chambre au second -étage de la maison, du côté opposé à la façade qui donnait sur le -parc. Son bonheur était d'en ouvrir toutes grandes les deux larges -fenêtres et de s'enivrer d'air, de lumière et de la contemplation d'un -pareil tableau, d'aspect toujours divers et toujours merveilleux. - -Les appréhensions de René se trouvèrent justifiées lorsqu'il pénétra -dans le salon de madame Duriez. Il trouva la maîtresse de la maison -telle que sa tante la lui avait dépeinte, c'est-à -dire remplie, dans -sa conversation et ses manières, d'une affectation insupportable. Des -yeux moins prévenus eussent peut-être été moins sévères; cependant il -est certain que madame Duriez cessait d'être naturelle à l'instant où -son valet de chambre annonçait une personne titrée. C'était un effet -malheureux que produisait la petite particule _de_; elle rendait -ridicule une personne qui, autrement, eût été fort sympathique par son -esprit agréable et son affabilité sincère. - -Madame Duriez fit seule d'abord les honneurs de chez elle, puis -Gabrielle descendit; René la vit entrer sans émotion. - ---Je n'ai pas besoin de vous présenter mon neveu, dit la marquise à sa -filleule, puisque vous avez dansé ensemble cet hiver, si je ne me -trompe pas. - -Le comte se garda bien d'avouer que sa mémoire était moins fidèle que -celle de madame de Saint-Villiers. Il ne se rappelait pas avoir fort -admiré Gabrielle au bal de la marquise. Il la regarda et ne la trouva -pas jolie; il causa avec elle et pensa qu'elle était insignifiante. -Était-ce l'absence des lumières et de l'étourdissante atmosphère du -bal, était-ce la fraîche petite robe de toile remplaçant la toilette -de faille et de gaze qui transformaient ainsi Gabrielle? Était-ce -plutôt l'idée de ce mariage nécessaire et forcé, ou le sentiment, à -grand'peine étouffé, qu'il allait tromper une enfant, qui agissait sur -l'esprit de René pour troubler son jugement? Le jeune homme ne s'en -demanda pas si long. Il se sentait monter peu à peu sur son piédestal -intérieur, tandis que la famille Duriez descendait dans sa pensée à -une distance incalculable. Il s'admira sincèrement pour la grandeur -d'âme qu'il allait déployer en franchissant un tel abîme. La -conversation se ressentit des dispositions où il se trouvait; il y -apporta une grâce nonchalante qui fit l'admiration de madame Duriez: -elle y vit la marque suprême de l'élégance et du bon ton. - -Gabrielle se sentait mal à l'aise et ne savait pas trop pourquoi. Elle -cherchait en vain en face d'elle, dans ce comte de Laverdie, au -sourire aimable et si légèrement dédaigneux, le jeune homme dont elle -avait remarqué chez sa marraine la belle physionomie, ouverte et -spirituelle, la gaieté mêlée d'une certaine profondeur et -l'empressement délicat vis-à -vis d'elle-même. Elle ne le retrouvait -pas. Mais qu'importe! Une fois avait suffi, et Gabrielle, au fond du -cÅ“ur, gardait une image que la réalité même ne devait ni remplacer ni -détruire. - -Madame Duriez voulait retenir ses visiteurs à dîner: on ne devait pas -songer, en venant à la campagne, à s'en retourner aussitôt. Cependant -la marquise ne consentit pas à rester. - ---La campagne, dit-elle en souriant, y pensez-vous? En vingt minutes -nous sommes à Paris. - ---Hélas! oui, fit Gabrielle avec un gros soupir comique. - ---Ah! voilà , dit la marquise, un des chagrins de notre petite fille: -elle n'aime pas Montretout; elle s'y trouve en prison. - ---Pourquoi donc, mademoiselle? demanda René. - ---Parce qu'il faut ici s'habiller comme à Paris, recevoir comme à -Paris; quand nous sortons, c'est encore pour aller à Paris. Savez-vous -ce que j'aime quand je suis à la campagne? C'est me trouver dans un -endroit où je puisse rencontrer des paysans qui me demandent: Comment -est-ce Paris? et qui, vraiment, n'en ont pas la moindre idée. - ---Voilà un rêve que vous ne devez pas avoir vu se réaliser bien -souvent. - ---Non, c'est vrai: une fois seulement, dans le Dauphiné. Nous y étions -tout à fait par hasard et nous n'y sommes pas restés. - ---Je crois bien, dit madame Duriez, c'était un vrai trou. Gabrielle en -a conservé un charmant souvenir parce qu'elle était tout enfant; mais -je suis sûre qu'aujourd'hui elle ne voudrait pas plus que moi passer -huit jours dans un pays où trois personnes au plus parlent autre chose -que le patois. - ---Ah! maman, s'écria la jeune fille. - ---Eh bien, Gabrielle, nous irons toutes les deux, dit la marquise. -Mais il faut nous dépêcher, car les toits de chaume disparaissent. -C'est nous qui habiterons sous le dernier; nous parlerons patois et -nous mettrons des sabots. - ---Je n'en demanderais pas tant, madame, répondit Gabrielle en riant, -si vous vouliez seulement persuader à maman qu'une jeune fille peut -sortir à cheval le matin à huit heures avec son frère dans le parc, -sans manquer à toutes les lois des convenances et du comme il faut! - ---Ma chère petite, fit madame de Saint-Villiers un peu sèchement, -voilà un code que je n'ai jamais pris la peine d'étudier, et madame -votre mère en sait probablement bien plus long que moi sur ce sujet. -Ne m'avez-vous pas parlé de vos roses? Vous serez charmante de nous -les montrer tout de suite, car nous allons bientôt vous quitter. - -On descendit dans le jardin. - -Gabrielle soignait elle-même une corbeille de roses dont elle était -très fière: toutes les variétés, toutes les nuances s'y trouvaient -réunies; comme elles étaient alors en pleine floraison, elles -formaient un bouquet merveilleux que les yeux ne pouvaient se lasser -d'admirer. - -La jeune fille détacha trois ou quatre des plus belles fleurs pour les -offrir à sa marraine. - ---Et mon neveu? dit madame de Saint-Villiers avec malice. - -Gabrielle sourit, se pencha, cueillit un bouton et le tendit à René. -Elle le fit avec tant de simplicité, de grâce et si peu de -coquetterie, que le jeune homme en fut frappé. Il remercia vivement, -prit la fleur et la mit à sa boutonnière. Madame Duriez le regarda -faire avec stupéfaction.--Un comte! soupira-t-elle intérieurement. On -va le prendre pour son valet de pied. - -A ce moment, M. Duriez et son fils arrivaient de Paris. Ils -s'empressèrent de se rendre au jardin dès qu'ils eurent appris qui s'y -trouvait. M. Duriez vint sans façon tendre la main à la marquise, et -il serra vigoureusement celle de René aussitôt que celui-ci lui fut -présenté; puis il embrassa sa fille sur les deux joues. - -Tandis qu'une pareille scène faisait pâlir madame Duriez, René se -sentait tout réchauffé par cette bonhomie franche et cordiale. Les -derniers moments de la visite lui semblèrent plus agréables que les -premiers et il redevint presque lui-même. - -Appuyée sur le bras de son père, Gabrielle regardait la voiture de la -marquise descendre l'avenue. Son cÅ“ur battait bien légèrement dans sa -poitrine. Elle se mit à rire parce que madame Duriez trouva très -inconvenant qu'on restât ainsi à la grille. - ---Cela m'est égal d'être grondée, puisque tu l'es aussi, papa, -fit-elle en jetant les bras autour du cou de celui-ci. - -Mais en se retournant, elle aperçut son frère qui l'observait d'un -air presque sombre.--C'est singulier, pensa-t-elle, comme M. de -Laverdie et Émile se sont regardés et salués avec froideur! On aurait -cru qu'ils avaient quelque chose l'un contre l'autre, et cependant ils -ne se connaissent pas. Mais non, c'est une idée que je me fais, -j'aurai mal vu. Qu'y aurait-il entre eux, puisqu'ils se sont -rencontrés aujourd'hui pour la première fois? - -Elle s'élança dans la maison, et, vive comme un oiseau, grimpa au -second étage. - -Arrivée dans sa chambre, elle se mit à la croisée selon son habitude; -mais, contre son habitude, elle ne regarda pas au loin, les bois, le -ciel et la grande ville qui, dans ce moment, s'enflammait de tous les -rayons du soleil du soir... Elle baissa les yeux vers la Seine, vers -le pont de Boulogne, où, de cette hauteur, les passants paraissaient -tout petits, allant, venant, se croisant, comme autant de fourmis -actives aux abords de la fourmilière. On les apercevait tout noirs sur -les trottoirs blancs de poussière. Au milieu de la chaussée, des -équipages microscopiques passaient rapidement, avec des étincelles à -leurs roues; et, plus lente, une charrette de pierres qui semblait -traîner un caillou s'avançait au pas tranquille de ses quatre ou cinq -chevaux; ceux-ci, avec leurs gros colliers de laine bleue, -ressemblaient à de bizarres insectes. - -Tout à coup Gabrielle inclina sa tête blonde avec plus d'attention: le -landau de la marquise traversait le pont; et, bien qu'il parût mignon -comme un jouet d'enfant, les bons yeux de la jeune fille distinguèrent -très bien les deux personnes qui s'y trouvaient. Il passa comme un -éclair et disparut dans la verdure profonde du bois de Boulogne. Alors -seulement Gabrielle éleva ses regards vers les autres parties de -l'immense tableau déroulé devant elle. Jamais elle ne l'avait vu si -radieux ni si brillant. Non, jamais les grands arbres de Saint-Cloud -n'avaient allongé sur le gazon des ombres si mystérieuses et si -douces. Elle ne se rappelait pas non plus avoir auparavant aperçu une -telle flamme au dôme des Invalides, ni de petits nuages aussi roses -dans le ciel bleu; et il est certain qu'elle n'avait jamais remarqué -là -bas, tout au loin, entre le pli de deux collines, cet espace -lumineux et clair qui semblait une échappée sur l'infini et qui -attirait et charmait ses regards comme l'entrée d'une terre nouvelle. - -Elle resta là , pensive et souriante, jusqu'à ce qu'on vînt l'avertir -que la cloche du dîner avait sonné deux fois et que ses parents -étaient à table. - - - - -IV - - -Gabrielle ne s'était pas trompée lorsqu'elle avait cru remarquer, -entre son frère et M. de Laverdie, un échange de regards presque -hostiles. Les deux jeunes gens s'étaient à peine vus qu'ils avaient -éprouvé l'un pour l'autre une égale antipathie. René était prévenu -contre Émile: il gardait dans sa pensée le portrait physique et moral -que sa tante lui avait fait du jeune Duriez, portrait assez sévère et -fort peu engageant, d'après lequel il s'était figuré qu'il allait -rencontrer un sot. Puis il craignait que la présence d'un jeune homme -ne l'entraînât plus loin qu'il ne voulait dans l'intimité de ce monde -plébéien, et il était disposé à se méfier du frère de Gabrielle. - -Quant à celui-ci, c'était un caractère peu élevé: un sentiment de -jalousie vulgaire l'avait tout d'abord éloigné du comte de Laverdie. -Comme tous les jeunes gens de Paris, il connaissait bien la brillante -réputation d'élégance, de goût et d'esprit que l'on avait faite à -René; il ne se souciait pas d'approcher du héros. Il trouva sa visite -à Montretout fort extraordinaire, car il le savait exclusif et le -croyait orgueilleux. Il entendit sa mère inviter leurs visiteurs à -dîner; madame de Saint-Villiers refusa de fixer un jour, mais promit -de venir avec son neveu «à la fortune du pot».--Puisque vous voulez -être traités en campagnards, ajouta la vieille dame en souriant, nous -viendrons plutôt vous surprendre. J'espère que ce jour-là Gabrielle -aura obtenu qu'on mette une soupe aux choux en tête du menu. - -Le fait est que la marquise ne voulait pas d'un dîner de cérémonie, où -les meilleurs amis de madame Duriez eussent été rassemblés pour voir -de près la grande dame et le jeune comte. - -Émile ne crut pas que madame de Saint-Villiers songeât à tenir sa -promesse, du moins aussitôt qu'elle s'y était engagée; aussi fut-il -très étonné lorsque, peu de jours après, en rentrant à six heures, il -vit dans la cour la voiture de la marquise dont on était occupé à -dételer les chevaux. L'idée du mariage qu'on méditait se présenta tout -de suite à son esprit et le rendit furieux. - ---Cette vieille fée, pensa-t-il, n'avait pas assez accaparé Gabrielle, -il faut maintenant qu'elle nous l'enlève tout à fait! Car je vois bien -où elle veut en venir... Toutes ses gentillesses n'ont d'autre but que -de nous apprivoiser. Une fois qu'elle aura mis en cage la petite -colombe, elle se souciera bien des vieux ramiers! - -Il monta dans sa chambre, et, tout en s'habillant pour le dîner, -suivit le cours de ses réflexions, qui devinrent de plus en plus -sombres. Comment empêcher l'accomplissement d'un projet dont la seule -perspective devait tourner la tête de joie à ses parents et à sa -sÅ“ur? - ---La petite est encore assez raisonnable, se disait-il, quoiqu'elle ne -soit guère pratique et qu'elle vive un peu dans les nuages; mais ma -mère se laissera certainement éblouir, et mon père ne voit rien que -par elle. - -Cependant, même pour Émile, le dîner et la soirée se passèrent très -bien. La réserve, pleine de finesse et de goût, de la marquise et de -René le rassura, parce qu'il ne la comprit pas; le visage gracieux et -tranquille de Gabrielle ne lui dit rien non plus. Madame Duriez, au -contraire, étant femme et par conséquent plus perspicace, voyait -flotter devant ses yeux un rêve dont l'apparition la plongeait dans -l'extase. - -Deux ou trois jours après cette visite, la famille Duriez, en sortant -de table vers huit heures, se rendit dans le jardin. Ce jardin -s'inclinait en pente du côté de Saint-Cloud. Dans la partie la plus -élevée, le long de la maison, s'étendait une terrasse d'où la vue, -sans être aussi vaste que depuis les étages supérieurs, était déjà -fort belle; au-dessus, un balcon, et de longs rameaux de glycine -grimpant et serpentant tout autour; au milieu, des sièges, et une -table rustique sur laquelle était servi le café. - -Ce soir-là , Gabrielle avait apporté un livre broché, et, à peine -eut-elle reposé sa tasse vide, qu'elle se réfugia dans le coin où il -faisait encore le plus clair et se mit à lire. Elle avait appuyé ses -deux petits pieds dans les découpures de la balustrade, et, sur ses -genoux ainsi élevés, elle avait posé son volume ouvert et ses deux -coudes, soutenant de ses mains sa jolie tête et le flot de ses cheveux -blonds; elle paraissait complètement absorbée. - -M. Duriez et son fils avaient allumé leurs cigares. Un journal était -sur la table, et ces messieurs causèrent un instant politique. Madame -Duriez, après s'être plainte de la chaleur, s'était renversée dans son -fauteuil, et, les paupières à demi closes, songeait mollement en -regardant Paris. De ce côté, la nuit montait, et les fumées de la -grande ville se distinguaient, blanchâtres et lourdes, sur le fond -gris du ciel. Ce tableau brumeux et uniforme inspirait à madame Duriez -des réflexions qui, si elles n'étaient pas plus variées, étaient -beaucoup plus riantes; on aurait pu les résumer dans ces deux mots, -que la bonne dame se répétait tour à tour avec béatitude:--Comtesse de -Laverdie... Gabrielle de Laverdie... - -Cependant, Émile parut tout à coup frappé d'une idée extraordinaire; -il fit le mouvement de quelqu'un qui attraperait quelque chose au vol -et laissa tomber son cigare; puis il décroisa si brusquement les -jambes qu'il faillit renverser la table, et que les quatre tasses en -frémirent dans leurs soucoupes. - ---Mon Dieu! qu'y a-t-il? cria madame Duriez, arrachée soudainement -ainsi à sa contemplation de châteaux en Espagne. - -Son fils ouvrit la bouche comme pour parler, regarda du côté de -Gabrielle qui était trop loin pour entendre, et, se ravisant, ne dit -rien. Bientôt après il se leva, alluma un autre cigare, et se mit à -marcher de long en large sur la terrasse. Au moment où sa promenade -l'amena aussi loin que possible du reste de la famille, on l'eût -entendu murmurer:--Un uniforme, deux ou trois blessures, des actes -d'héroïsme, cela fait bien autant d'effet qu'un titre... Puisqu'elles -veulent être éblouies, on les éblouira, on les aveuglera, mais, pour -Dieu, pas ce Laverdie! - -Il revint sur ses pas et passa près de sa sÅ“ur. - ---Tu t'abîmes les yeux, lui dit-il. - -Gabrielle ne répondit pas. - -Alors il se dit que le meilleur moyen de forcer la jeune fille à -fermer son livre était d'exciter sa curiosité; il retourna donc à sa -place et se rassit, en ayant soin de placer sa chaise de façon que -Gabrielle ne pût perdre un mot de ce qu'il dirait. Avant de commencer, -il fit intérieurement appel à toute la diplomatie qu'il possédait, ou -du moins à celle qu'il se flattait de posséder. - ---Mère, dit-il d'une voix très haute qui réveilla madame Duriez -(littéralement, cette fois, car, après l'aventure de la table, elle -s'était tout à fait endormie), tu ne sais pas qui je vais t'amener -demain à dîner, si toutefois tu le permets? - -Madame Duriez bâilla jusqu'à ce que les larmes lui en vinssent aux -yeux. - ---Mon cher enfant, répondit-elle, toutes les personnes que tu pourras -nous présenter seront les bienvenues, tu le sais. - ---Ah! par exemple, j'en suis bien certain pour celle-là . Vous verrez -demain l'un des plus charmants garçons qui existent: c'est ce jeune -capitaine du 8e chasseurs à cheval, Ernest Arnaud, grâce à qui tous -les ennuis du volontariat m'ont paru presque supportables. - -Émile avait déjà parlé à sa mère d'Ernest Arnaud, et celle-ci s'était -mis dans la tête, sans qu'il fût possible de l'en dissuader, que ce -jeune officier avait, d'une façon ou d'une autre, sauvé la vie à son -enfant; que, sans lui, ce gros Émile blond et rose, qui semblait -éclater de force et de santé, n'eût certainement jamais atteint le -dernier jour de la terrible année d'épreuve. - -Le fait est qu'Émile et Arnaud, tous deux gais, bons enfants, étaient -vite devenus d'excellents amis, et avaient trouvé moyen de s'amuser -beaucoup ensemble, même en dépit de la distance qu'établissait entre -eux la discipline. Cette intimité, du reste, s'était vue cimentée par -des services mutuels: le capitaine faisant passer au volontaire une -douzaine de mois assez agréables, et celui-ci laissant la main de son -supérieur puiser à l'aise dans sa bourse bien garnie d'enfant riche -et d'enfant gâté. Tout ceci, pour madame Duriez, restait un peu vague; -elle avait envoyé de grosses sommes en cachette de son mari, et se -souciait fort peu de ce qu'elles étaient devenues. Le mot de -volontariat lui donnait le frisson, et le nom d'Ernest Arnaud lui -faisait verser des pleurs de reconnaissance et d'attendrissement. - -L'idée qu'elle allait voir cet être généreux, cet ange gardien de son -Émile, la remplit d'une joyeuse émotion. - ---Ah! voilà une bonne nouvelle, vraiment! s'écria-t-elle. Qu'il -vienne, ce cher jeune homme. Que je serai donc heureuse de le voir, de -le remercier!... Comment se fait-il que tu n'aies pas songé à nous -l'amener plus tôt? - ---C'eût été difficile, de Besançon où il se trouvait... Mais sa -division vient d'être transférée à Versailles. - ---Mais c'est tout près! Nous le verrons souvent, j'espère. Pourvu -qu'il vienne en uniforme! celui des chasseurs est si joli! Mon Dieu, -quand je pense à ce fripon d'Émile... Il était adorable là dedans. - ---Je me faisais l'idée, dit à son tour M. Duriez, que ce M. Arnaud -était un tout jeune homme... pas beaucoup plus âgé que toi. - ---Certainement, reprit Émile, en cherchant à deviner si sa sÅ“ur -écoutait; mais Gabrielle paraissait plus que jamais absorbée dans sa -lecture.--Il a vingt-six ou vingt-sept ans au plus. - ---Diable! et déjà capitaine? C'est très beau. Comment cela se fait-il? - ---Ah! voilà , dit Émile triomphant; il s'est tellement distingué -pendant la guerre!... C'est toute une histoire... Il faut que je vous -raconte cela. D'abord, Arnaud est le fils d'un militaire, du -lieutenant-colonel Arnaud, qui aurait atteint aux plus hauts grades de -l'armée s'il n'était pas mort en Italie. - -Le jeune homme commençait son récit lentement, et tâchant de donner à -chaque mot le plus de force et d'intérêt possible; il espérait -toujours que Gabrielle s'approcherait pour écouter. Mais celle-ci ne -sortait de son immobilité que pour tourner, avec une régularité -désespérante, les pages de son livre; après chaque feuillet, elle -retombait dans la même position, la tête sur ses mains; et un -observateur attentif eût même remarqué que ses petits doigts s'étaient -élevés à la hauteur de ses oreilles, sur lesquelles ils tenaient -appuyées comme des tampons deux grosses mèches de ses cheveux. - -C'en était trop pour Émile, qui suivait tout cela du coin de l'Å“il. -Il s'interrompit au moment de faire expirer à Magenta le -lieutenant-colonel Arnaud, et dit à sa mère, qui cherchait vainement -sa poche dans les plis compliqués de sa robe afin d'en tirer un -mouchoir: - ---Je ne comprends pas, ma mère, que vous laissiez Gabrielle s'abîmer -les yeux comme cela. - ---Comment, cette petite lit encore? s'écria M. Duriez. Mais elle va se -perdre la vue!... Gabrielle!... Gabrielle!... - ---Oui, papa, dit-elle, en tournant vers lui de grands yeux effarés -comme au sortir d'un songe. - ---Ferme donc ce livre, fillette, il n'est pas possible que tu y voies -encore. - ---Je t'assure que si: tu ne te doutes pas comme il fait clair dans ce -coin. Laisse-moi finir le chapitre, je t'en prie. - ---Quel est le livre qui t'intéresse si fort, Gabrielle? demanda madame -Duriez. - -Gabrielle se fit répéter la question - ---_Le Marquis de Villemer_, maman, dit-elle enfin. - ---_Le Marquis de Villemer!_ Et depuis quand lis-tu du George Sand? - ---Depuis que papa me l'a permis, répondit la petite un peu trop -vivement. - -M. Duriez baissait la tête comme un coupable. - ---Tu comprends, ma chère amie, commença-t-il, que je ne lui aurais pas -tout donné... - ---Je l'espère bien! s'écria sa femme, qui avait rougi d'indignation. - -Elle prit le volume des mains de la jeune fille, qui s'était -approchée, et le posa devant elle, sur la table, d'un geste -majestueux. - ---Tu me le laisseras bien finir, mère? dit Gabrielle, dont le ton -suppliant n'obtint de sa mère qu'un solennel:--Nous verrons. - -Pour le coup la petite se révolta. - ---C'est trop fort! murmura-t-elle. J'ai dix-huit ans maintenant, et je -peux bien lire autre chose que des niaiseries!... Je ne connais aucun -de nos auteurs; je n'ai ouvert d'histoire que celle de l'abbé je ne -sais plus qui... Je sais presque _Hernani_ par cÅ“ur, mais c'est grâce -à l'une de mes amies, qui l'avait pris chez elle, dans la -bibliothèque... - ---Tu as lu _Hernani_! dit madame Duriez, et avec une de tes amies qui -se cachait de ses parents!... Tu me feras le plaisir de me nommer -cette petite sotte, afin que je puisse empêcher que tu remettes les -pieds chez elle. - ---Je trouve qu'on élève les filles d'une façon absurde, fut la -conclusion que M. Duriez donna à cette petite scène: conclusion qu'il -eut soin d'émettre à voix basse, et de couvrir, par surcroît de -prudence, avec le bruit d'une allumette qu'il enflamma contre la -table. - -Madame Duriez éprouva cependant quelque confusion de sa sévérité, -surtout lorsqu'elle vit deux larmes qui brillaient dans l'obscurité au -bord des longues paupières de sa fille. - ---Viens ici, mignonne, lui dit-elle. Tu finiras _le Marquis de -Villemer_, mais il faut auparavant que tu écoutes la belle histoire de -soldats qu'Émile allait nous raconter. - -Gabrielle se mit à rire; la dernière phrase de sa mère avait été dite -en effet comme pour consoler un petit enfant. - ---Voyons l'histoire de soldats, fit-elle avec gaieté. - -Cependant, Émile était vexé: l'effet qu'il avait compté produire se -trouvait gravement compromis par cette longue interruption. - ---Ah! j'en étais sûr, dit-il d'un air moqueur, quelle femme -résisterait au récit d'une belle bataille? - -Il avait voulu taquiner sa sÅ“ur, et il est certain qu'elle se fâcha -un peu. - ---Je t'en prie, Émile, ne dis pas comme cela «les femmes». Quand vous -avez prononcé ce mot, vous autres jeunes gens, vous vous croyez bien -grands garçons: ce n'est pas gentil. - ---Mais qu'ai-je dit d'offensant? C'est très joli à vous d'admirer le -courage. - ---Le courage ne se trouve pas nécessairement et exclusivement dans la -doublure d'un uniforme. Il existe aussi sous une redingote ou une -blouse, voire même sous une robe de mousseline. - ---Bravo, petite! s'écria M. Duriez. - ---Gabrielle pose pour les idées larges, déclara Émile. - -La jeune fille fut bien tentée de répondre: Cela vaut mieux que de -poser pour une coupe d'habits ou pour une coiffure; mais elle se -mordit les lèvres et fit une variante: - ---J'aime mieux cela que de poser pour la toilette, dit-elle. - ---Tu as tort, ma chère: c'est bien plus ridicule, surtout pour une -femme. - ---Qu'est-ce que tu dis donc, Émile? interrompit son père. Gabrielle ne -pose pour rien, que je sache; quoiqu'elle pût le faire pour la plus -douce, la plus modeste et la plus raisonnable petite personne qui soit -en France et en Navarre. - -Gabrielle se glissa auprès de M. Duriez, installa un petit pliant -auprès de son fauteuil, et, entourant le bras de son père avec ses -deux mains jointes, leva sur lui dans l'ombre ses grands yeux profonds -et doux. - ---Tu es trop indulgent pour moi, père chéri, mais tu as raison de dire -que je ne pose pas: c'est là ce que je déteste le plus au monde. Ce -n'est pas ridicule, n'est-ce pas? de penser que l'habit, ou -l'uniforme, ou le titre ne fait pas l'homme; c'est une idée un peu -plus vieille que moi, j'espère. - -Un long et tendre baiser sur son front fut la seule réponse de son -père. - -Le silence qui suivit tira madame Duriez du demi-sommeil auquel elle -s'abandonnait de nouveau. - ---Eh bien, eh bien, Émile, fit-elle, et cette histoire que nous -attendons? - ---Voilà , dit le jeune homme. Écoutez, je vous réponds que cela en vaut -la peine. C'était en Alsace, un peu après FrÅ“schwiller; Arnaud... - ---FrÅ“schwiller? interrompit madame Duriez. Le comte de Laverdie y -était aussi, il paraît; mais pas dans les chasseurs. - -Émile eut un mouvement d'impatience. - ---Arnaud, reprit-il, faisait partie de la division qui.. - ---Dans quel régiment M. de Laverdie a-t-il donc servi pendant la -guerre? poursuivit madame Duriez. La marquise me le disait encore -l'autre jour: je me suis étonnée qu'il ne fût pas dans la cavalerie, -je me souviens... Un jeune homme noble, et qui doit faire si bonne -figure à cheval... Ce n'était pourtant pas la ligne, te rappelles-tu, -mignonne? - ---Le 117e de ligne, oui, maman, murmura Gabrielle. - ---Avertissez-moi quand vous désirerez que je continue, s'écria Émile. - -Il était très heureux pour lui que sa mère ne sût pas quelle avait été -la belle conduite de René de Laverdie en Alsace, car alors il est -probable que les aventures de celui-ci auraient passé, dans la -causerie du soir, avant celles du capitaine Arnaud. Mais, bien -souvent, Gabrielle, assise aux pieds de sa marraine, et les yeux fixés -sur la tapisserie de la marquise, avait entendu, tremblante d'émotion, -un récit qui, se présentant maintenant à sa pensée, la rendait tout à -fait incapable de prêter la moindre attention à celui de son frère. - -A la bataille même de FrÅ“schwiller, en effet, René de Laverdie, -sous-lieutenant dans un régiment de ligne, avait reçu une blessure -sérieuse. Recueilli et soigné par une famille de paysans, il avait -passé auprès d'eux des jours qui lui semblèrent bien longs, dans -l'impatience où il était d'agir et de lutter. Quels bruits sinistres -arrivaient de temps à autre à ce petit village perdu des Vosges, si -insignifiant que les Prussiens n'y pénétrèrent même pas, et qu'ainsi -le comte put échapper à une humiliante et douloureuse captivité! -Quelles tristes soirées il passa, lorsque, déjà convalescent, mais -encore bien faible, il venait s'asseoir sur le seuil de l'humble -maison qui lui servait d'asile, et que, dans la brume épaisse des -chauds crépuscules de l'été, il entendait monter les plaintes naïves -et les chuchotements consternés des bûcherons et des bergers! Pauvres -gens! ils s'entretenaient des défaites et des malheurs de la grande -France, qu'ils ne connaissaient guère, mais qu'ils aimaient depuis le -jour où ils avaient vu couler son sang. - -Un matin enfin, René se sentit presque guéri; il demanda son uniforme, -que ses hôtes cachaient par prudence: non qu'il voulût le mettre -cependant, car sortir ainsi de sa retraite, dans un pays occupé par -les Allemands, eût été une véritable folie. Son intention était de -traverser les montagnes sous un habit de paysan, et de rejoindre au -plus tôt l'armée française. Cependant la vieille Alsacienne, l'aïeule -de la famille qui avait accueilli et sauvé René, étalait sur le lit -du jeune homme la tunique de drap bleu foncé, et lui montrait près de -l'épaule gauche la déchirure faite par une balle; de l'autre côté, -l'épaulette d'or était à demi brûlée et presque arrachée; René -comptait emporter ce débris, ainsi que la poignée de son épée dont il -allait briser la lame. - -Tandis qu'il réfléchissait tristement, il fut soudain interrompu par -un grand bruit qui s'éleva au dehors, c'étaient des coups de feu, -auxquels répondirent les cris des femmes et des enfants. René -s'approcha de la fenêtre, et, à peine se fut-il rendu compte de la -cause du tumulte, qu'il sauta sur son épée et s'élança au dehors. La -pauvre paysanne, qui l'avait pris en grande affection à cause de ses -manières douces, et aussi parce qu'elle avait trois petits-fils de son -âge dans l'armée et dans la ligne, avait étendu vainement ses mains -tremblantes pour le retenir.--Monsieur l'officier! avait-elle crié.... -faible comme vous êtes!... Mais, comme le jeune homme était parti et -que les détonations plus rapprochées ébranlaient la maison, elle tomba -à genoux et se mit à prier en sanglotant. - -Voici ce qui se passait. Un parti de francs-tireurs, poursuivi par un -détachement prussien très supérieur en nombre, s'était précipité dans -le village. Sans songer à s'y barricader, à se réunir et à s'entendre -pour tenter quelque résistance, en proie à une panique folle, les -fuyards se dispersaient déjà dans les ruelles et dans les allées des -maisons, et ils eussent été massacrés isolément de la façon la plus -misérable, si tout à coup René ne se fût jeté au-devant d'eux. -Brandissant son épée, trouvant, dans sa douleur et dans son -indignation, le regard qui commande et les paroles qui raniment et qui -rassurent, il parvint à se faire écouter. Les francs-tireurs, honteux -de leur faiblesse, se groupèrent autour de lui. Ils avaient sur leurs -ennemis quelques minutes d'avance. En un clin d'Å“il, sur l'ordre de -René, une barricade s'éleva, formée d'une charrette, de pavés arrachés -à la hâte, et même de sacs de blé qui se trouvaient sous la main; les -femmes du village donnaient avec joie ce pain de leurs enfants; dans -l'enthousiasme qui s'était emparé d'elles, quelques-unes même aidèrent -à préparer la défense. Tandis que le combat s'engageait d'un côté, une -seconde barricade, en se formant quelques mètres en arrière, achevait -de couvrir les assiégés. - -La lutte fut très sanglante, car les Prussiens, exaspérés par cette -résistance inattendue, s'acharnèrent contre la fragile redoute. Ils -finirent par être repoussés, c'est-à -dire que six ou huit hommes, -restés debout sur une trentaine, abandonnèrent la place. Presque tous -les francs-tireurs, du reste, étaient morts ou blessés. Au moment où -les survivants criaient victoire, on avait vu leur jeune chef tomber -de la barricade, sur laquelle il s'était battu armé du fusil d'un -Prussien; celui-ci s'étant aventuré jusqu'au sommet des sacs de blé, -René l'avait terrassé dans une lutte corps à corps et lui avait enlevé -son arme. On crut d'abord que l'héroïque jeune homme venait d'être -frappé d'une balle, mais on reconnut bientôt qu'il était seulement -évanoui; ses forces, quoique décuplées par sa volonté et par son -courage, refusaient de le servir dès que sa tâche était accomplie. -Heureusement, la forte constitution et la jeunesse du comte -triomphèrent d'une si rude épreuve; il avait échappé comme par miracle -à toute nouvelle blessure, et, après une violente fièvre de quelques -jours, il se remit pour la seconde fois. Ses hôtes le soignèrent -jusqu'au bout, bien qu'ils fussent demeurés presque seuls dans le -village, les autres habitants ayant gagné les villes voisines par -crainte de représailles de la part des Allemands. Lorsque René quitta -ses pauvres amis, ceux-ci le serrèrent dans leurs bras en -pleurant:--«Ah! monsieur l'officier, lui dirent-ils, revenez bientôt -avec l'armée: mon Dieu, que nous revoyons bientôt votre cher uniforme -français!...» - -La nuit était complètement tombée sur Montretout, sur le jardin et sur -la terrasse. C'était une belle et douce nuit de juin, et l'on voyait -les étoiles briller, au-dessus des cimes noires des arbres, entre les -rameaux de la glycine. Gabrielle avait posé sa tête contre le bras de -son père; elle n'écoutait pas Émile: et pourtant celui-ci était devenu -presque éloquent dans l'animation avec laquelle il racontait le beau -trait de bravoure et de résolution qui avait valu à son ami Arnaud le -grade de capitaine... La jeune fille songeait à un petit hameau des -Vosges, attaqué, éperdu, dans les cris et la fumée, sous un ardent -soleil d'août; à des sacs, d'où le blé s'échappait comme du sang par -les déchirures des balles; à douze Français luttant contre trente -Prussiens; à un jeune homme pâle, intrépide, superbe, debout sur une -barricade, une épée sanglante à la main... Elle pensa aussi aux -généreux paysans qui l'avaient entouré de leur dévouement naïf et qui -avaient pleuré en lui disant adieu. Elle sentit que ses propres yeux -se remplissaient de larmes: - ---Pauvres gens! murmura-t-elle, ils n'ont jamais revu «le cher -uniforme français». - - - - -V - - -Émile Duriez se coucha ce soir-là enchanté de lui-même, -s'applaudissant de sa finesse, bénissant le prestige du courage -militaire dans un cÅ“ur féminin. Il avait remarqué l'émotion de sa -sÅ“ur, et l'attribuait sans peine à l'effet de son récit, lequel, du -reste, en était digne. - -Ernest Arnaud était un homme à l'esprit médiocre et au cÅ“ur léger; -mais, comme soldat, sa valeur fût devenue légendaire au temps de -Charlemagne, et plus tard, le chevalier sans peur et sans reproche lui -aurait serré la main avec admiration. A notre époque même, où les -progrès de l'art de la guerre ont laissé si peu de place au courage -personnel, il s'était fait remarquer; d'autant plus qu'il joignait à -cette ardeur un coup d'Å“il prompt et sûr, de la résolution, et une -véritable intelligence du métier d'officier. C'était du reste un -agréable compagnon, d'une amitié facile et cependant fidèle, et d'une -gaieté à mettre en train tout le régiment: il était très aimé parmi -ses frères d'armes. - -Il arriva chez madame Duriez en grande tenue, comme celle-ci l'avait -souhaité, et irrésistible avec sa fière mine, sa vivacité de bon ton, -ses yeux brillants de jeunesse et de belle humeur. Il fut accueilli -comme un ancien ami. Rien, par exemple, ne lui causa plus d'étonnement -et ne l'amusa autant que les protestations de reconnaissance -maternelle dont il fut accablé dès qu'il entra. Il s'en défendit de -son mieux, et mordit sa moustache pour ne pas éclater de rire en -rencontrant le regard d'Émile. - -La soirée passa comme par enchantement. Au dîner, on ne s'aperçut de -la présence d'un étranger que par l'animation et l'intérêt de la -conversation. Arnaud remplaçait l'esprit par la verve; il contait -bien, et les anecdotes ne lui manquaient pas: au besoin il en eût -inventé. D'ailleurs, il était lui-même sous le charme: dès qu'il avait -vu mademoiselle Duriez, il avait désiré lui plaire. Or, quand le -capitaine Arnaud voulait gagner un cÅ“ur, il mettait à en faire la -conquête autant de feu qu'à l'attaque d'une redoute; les succès qu'il -avait obtenus jusqu'alors, dans le domaine du sentiment comme sur les -champs de bataille, n'étaient pas destinés à lui faire changer de -système. - -De la salle à manger on passa au jardin, et de là dans la salle de -billard. Tout le monde joua, même madame Duriez, qui poussait les -billes avec une gravité et une maladresse incroyables. Arnaud lui -donna des conseils. - -Quand on fut remonté au salon, Émile proposa de faire de la musique; -il pria sa sÅ“ur de chanter quelque chose. Gabrielle avait une jolie -voix, mais elle répondit qu'il lui était difficile de s'accompagner -elle-même. - ---Qu'à cela ne tienne, dit son frère, je suis à ton service. - -La jeune fille fit une petite moue. - ---J'ai appris du nouveau pendant ton absence, et tes doigts ont dû se -rouiller au régiment. J'ai peur que cela ne marche pas très bien. - ---Bah! tu verras, essayons toujours. - -Ils essayèrent en effet, mais cela ne marcha pas du tout; Émile -s'embrouilla tristement en accompagnant l'air des _Bijoux_. - -Il fallut y renoncer. - -Comme le jeune homme quittait le piano d'un air contrarié, son ami -s'en approcha. - ---Je ne puis, dit-il, perdre le plaisir d'entendre chanter -mademoiselle sans faire de mon côté quelque tentative. Je n'ai pas de -fameux doigts non plus, mais enfin, si vous voulez bien me -permettre... - -Il s'assit sur le tabouret, et accompagna tous les airs que l'on -demanda à la jeune fille de façon à prouver qu'il était musicien. On -le pressa naturellement de jouer quelque morceau; il le fit, et montra -un talent qui, pour n'avoir rien de remarquable, ne surprenait pas -moins chez un officier de cavalerie. - -Madame Duriez, tout émerveillée, admirait qu'avec un sabre et des -éperons on pût faire courir sur le clavier des doigts presque aussi -légers que ceux d'une femme. - -Émile était maintenant enchanté de sa maladresse et de ses fausses -notes. Il ne mettait pas sa vanité dans les arts d'agrément, qu'il -avait tous cultivés avec des résultats en général aussi satisfaisants -que pour la musique. Ce qu'il avait désiré, c'était de faire entendre -à son ami, dont il connaissait bien les goûts, la voix juste et -fraîche de sa sÅ“ur. Mais ce petit incident se terminait d'une manière -propre à combler son espérance. Les morceaux à quatre mains, et les -duos avaient en effet succédé aux soli de Gabrielle et aux valses -d'Ernest Arnaud. Les jeunes musiciens déchiffraient ensemble, riant -aux mêmes endroits lorsqu'il leur arrivait de se tromper, et -s'avertissant d'un regard ou d'un mot aux approches d'un passage -difficile. On voyait le charmant profil de Gabrielle se tourner -quelquefois à gauche, tantôt grave, avec un coup d'Å“il sérieux pour -commander l'attention, tantôt rieur, le coin de la lèvre relevé -malicieusement sur les dents brillantes. - -Le capitaine quitta le piano tout ému et tout ébloui. - ---Déjà minuit! s'écria-t-il en entendant sonner la pendule. Avec -quelle rapidité passent les bons moments! Voilà une soirée qui m'a -semblé bien courte. - ---Il ne tient qu'à vous d'en avoir souvent de semblables, si toutefois -vous êtes sincère, dit M. Duriez. Vous nous ferez plaisir de -considérer comme vôtres notre famille et notre maison. - -Le jeune homme remercia et resta encore un instant, tandis que son -ordonnance, qui jouait aux cartes dans la cuisine, recevait l'ordre de -sortir les chevaux. - -Quelques minutes après, Ernest Arnaud traversait au grand trot allongé -les beaux bois de Ville-d'Avray éclairés par la lune. En sa qualité de -chasseur à cheval, il n'était pas fort porté à la rêverie; il ne -goûtait que médiocrement le charme de la solitude au sein des paysages -mélancoliques, et il eût cru faire trop d'honneur aux étoiles en leur -comparant les yeux de mademoiselle Duriez. Il ne ralentit donc pas une -seule fois son allure avant d'avoir atteint Versailles; il ne poussa -aucun soupir et ne leva pas les yeux vers l'astre des nuits; mais il -songea que Gabrielle était la jeune fille la plus naturelle et la plus -jolie qu'il eût encore rencontrée, qu'elle était aussi la plus -spirituelle et sans doute la meilleure, et que si le capitaine Arnaud -se mariait jamais, il n'épouserait nulle autre qu'elle. - ---Qui aurait cru, se disait-il en riant, que ce gros Émile, l'homme le -plus lourd de toute la cavalerie légère, pouvait avoir à la maison une -si délicieuse petite sÅ“ur? - ---Elle n'est certainement pas coquette, pensait-il encore: c'était -donc sans qu'elle y songeât que ses regards se tournaient ainsi vers -moi, si tristes quand je racontais nos dangers, et si brillants au -récit de quelque amusante aventure. Vive Dieu! comme elle est -charmante quand elle rit!... Un vrai petit oiseau, tant elle semble -douce et joyeuse... Et du reste elle en a la voix. - -La gaieté gracieuse, entraînante de Gabrielle, avait fait une grande -impression sur l'insouciant officier, qui portait cette devise: -«Qu'importe!» gravée à la poignée de son sabre. - -Cette gaieté pouvait devenir un peu folle quand la jeune fille se -laissait aller à toute la vivacité de sa nature. C'était un trait de -caractère contre lequel ses parents avaient dû la mettre en garde, et -qui faisait parfois, non sans quelque raison, frissonner madame -Duriez. Gabrielle avait eu de la peine à comprendre que, dans le -monde, les paroles, les mouvements ne doivent point être spontanés; -elle avait été terrifiée d'apprendre qu'on pourrait la croire étourdie -ou coquette. Ce dernier adjectif, dont elle ne saisissait pas la -portée, ne faisait naître dans son esprit que l'idée de toilettes -extravagantes ou recherchées; mais, tel qu'elle l'entendait, elle ne -souhaitait pas qu'on le lui appliquât. Elle n'était pas timide, mais -naturellement réservée, et, tout enfant, possédait déjà à un haut -degré le sentiment de la dignité féminine: ces dernières dispositions -venaient en aide aux efforts qu'elle devait faire pour tenir en bride -son esprit prompt et fantasque. Elle y réussissait généralement; en -entrant dans un salon, elle savait adopter cette impassibilité -souriante, uniforme moral des femmes bien élevées; mais cela lui avait -semblé tout d'abord un peu dur.--Les messieurs, disait-elle après son -premier bal, nous laissent la variété des toilettes, les fleurs et les -rubans; mais ce vilain habit noir, qu'ils semblent modestement garder -pour eux, ils le font prendre à nos pauvres âmes. - -Aussi, Gabrielle Duriez n'aimait pas le monde. Ce qu'elle aimait, -c'était la maison de ses parents qu'elle pouvait parcourir en chantant -depuis le haut jusqu'en bas. Elle ne savait pas, du reste, ce que -c'est qu'un appartement parisien, car M. Duriez avait tout un -hôtel, dont une partie était occupée par ses bureaux, rue des -Petites-Écuries. A la campagne, elle était plus libre encore, bien que -Montretout fût loin d'être pour elle un séjour idéal; quant aux -endroits de bains, tels que Biarritz ou Trouville, elle les avait en -profonde horreur. Cependant, partout où se trouvait sa famille, elle y -était heureuse; là , en dépit des gronderies maternelles, qui ne -l'effrayaient guère, et des taquineries d'Émile, qui la fâchaient et -la ravissaient, elle pouvait rire de tout son cÅ“ur, et donner libre -cours à l'ardeur de ses idées et à la tendresse de ses sentiments. -Elle pouvait dire sans crainte tout ce qui lui passait par la tête: -c'était le poème charmant de la jeunesse, de l'enthousiasme et de la -bonté, mais ceci, Gabrielle ne s'en doutait pas. - -Cette année-ci pourtant, depuis qu'elle avait quitté Paris, un -changement avait paru se produire dans le caractère de la jeune fille. -Elle était moins animée, ne tourmentait pas sa mère pour que celle-ci -la laissât galoper dans les bois avec Émile, et n'essayait pas -d'entreprendre tout l'ouvrage du jardinier; elle ne ramenait pas trop -de mendiants à la maison, et ne collait plus son joli minois contre -les vitres des bibliothèques en poussant de terribles soupirs qui -semblaient devoir les briser. Au contraire, événement véritablement -remarquable! il lui arriva quelquefois, ayant dans les mains un livre -nouveau, de l'y oublier, et de rester des quarts d'heure entiers avant -d'en tourner un feuillet. - ---Gabrielle me rend bien heureuse, dit confidentiellement madame -Duriez à son mari; elle devient tout à fait raisonnable et posée. Je -crois que je suis parvenue à mettre un peu de plomb dans cette petite -tête folle. - ---Du plomb, est-ce tellement nécessaire, à dix-huit ans? Elle a été -bien tranquille dernièrement, c'est vrai. Ne serait-elle pas malade? - ---Malade, quelle idée! Ah! si elle commence à m'écouter, monsieur -Duriez, il est certain que ce n'est pas votre faute: vous êtes pour -cette enfant d'une faiblesse déplorable; vous riez le premier lorsque -je la reprends. - -Le coupable courba le front et ne répondit pas, mais le lendemain il -observa sa fille: en voyant ses joues roses et l'expression heureuse -de ses beaux yeux, il ne put conserver la moindre inquiétude. - -Hélas! les grains de plomb dont madame Duriez constatait le poids avec -tant de satisfaction étaient des fusées d'artifice, qui partirent en -pétillant à la première étincelle. - -Les visites de la marquise et de son neveu avaient dissipé -l'impression un peu triste que Gabrielle avait gardée de certaine -rencontre sur un escalier de la rue de Grenelle-Saint-Germain. La -jeune fille (pour employer une expression juste sinon élégante) -sentait quelque chose dans l'air; et ce quelque chose ne l'inquiétait -pas, au contraire, elle le respirait avec une curiosité joyeuse. -D'ailleurs, elle ne s'abandonnait pas volontiers aux sentiments -vagues, à la mélancolie, qu'elle trouvait parfaitement ridicules. -Toute candide, toute jeune qu'elle fût, elle se rendait bien compte de -ce qui se passait dans son cÅ“ur; seulement elle ne jugeait pas à -propos d'y regarder de trop près. - -La gaieté franche et sympathique d'Ernest Arnaud mit de nouveau au -dehors tout l'entrain qui était en elle. La familiarité cordiale avec -laquelle ses parents et son frère traitèrent le jeune capitaine fit -qu'elle ne put elle-même voir dans celui-ci un étranger. Elle s'étonna -ensuite de lui avoir parlé dès le premier moment sans plus d'embarras -qu'à Émile. Dieu merci, elle n'était pas assez fine logicienne pour -savoir qu'aux yeux d'une femme qui aime il n'existe qu'un seul homme, -celui dont l'image est gravée au fond de son âme. - -Elle fut, pendant toute la soirée, étincelante d'esprit, d'espièglerie -mutine; elle s'amusa de tout: des saillies de leur hôte, de ses -propres fautes au billard, surtout de leur concert improvisé. Le cÅ“ur -du pauvre capitaine fondait à ce rayonnement; Émile entonnait -intérieurement un chant d'actions de grâces; M. Duriez était heureux -de retrouver sa fille comme il aimait à la voir. - -Quant à madame Duriez, elle gardait le secret de ses réflexions -particulières, se réservant de les communiquer plus tard à celle qui -en était l'objet. - -En effet, le lendemain matin, à peine se trouva-t-elle seule avec -elle, après le départ des deux hommes pour leurs affaires, qu'elle fit -entendre à Gabrielle le plus long sermon dont celle-ci eût encore eu à -remercier l'éloquence maternelle. Sans aucun doute, dans ce discours, -tout n'était pas exagéré; mais, tel qu'il était, il contenait assez -d'hyperboles pour couvrir la pauvre enfant de confusion et lui laisser -l'idée pénible qu'elle s'était conduite avec la plus grande -inconséquence. Ce qui portait madame Duriez à s'exprimer avec tant de -chaleur, c'est qu'elle n'avait pas deviné sa fille et tremblait à -l'idée qu'Arnaud avait pu lui plaire. La désolation de la petite était -profonde, quand tout à coup la main même qui la blessait lui apporta -le baume le plus propre à la guérir. Sa mère se mit à parler de madame -de Saint-Villiers: - ---Tu ne saurais croire combien je me félicite que ta marraine n'ait -pas été là ! Une personne d'une si haute distinction!... Qu'aurait-elle -pensé? - -De la marquise, madame Duriez passa au comte, par une transition qui -semblait naturelle; elle dit quelques mots sans trop cacher son jeu, -car elle n'eût point été fâchée que Gabrielle comprît. Dès lors, elle -put continuer sans être interrompue ses remontrances et ses -explications; les regards suppliants et consternés de Gabrielle -s'éclairèrent si vivement que la jeune fille eut à peine le temps -d'abaisser ses longues paupières pour les cacher. - -Quoi! pensa-t-elle, les choses en sont là ! Maman y pense et la -marquise en a parlé!... C'est donc bien vrai? Il pourrait songer à -moi?.. mon Dieu!... - ---Chère maman, dit-elle en contenant son émotion, je te comprends très -bien, je t'assure. Tu n'auras plus jamais à te plaindre de moi; je -vais être si tranquille et si raisonnable que tu en seras étonnée. Et -puis, si par hasard tu m'entends encore causer à tort et à travers, tu -n'auras qu'à me faire un petit signe... comme cela, vois-tu? et je me -tairai tout de suite, fussé-je au milieu d'un mot!... - -Mais cette idée de rester la bouche béante sur un clin d'Å“il de sa -mère parut tout à coup si plaisante à Gabrielle, qu'elle ne put tenir -son sérieux, et se mit à rire à la fin de sa phrase. - ---Cela n'a pas de bon sens! dit la pauvre madame Duriez, qui sourit -malgré elle. Voyons, Gabrielle, tu as dix-huit ans... - -A ce moment, on frappa à la porte. - ---Pardon, madame, dit un valet de chambre, c'est la cuisinière qui -attend les ordres de madame. - ---Ah! bien, fit madame Duriez, qu'elle monte. - ---Va, mère chérie, je te promets que je n'oublierai pas un mot de ce -que tu m'as dit. - -Et Gabrielle, après avoir embrassé sa mère courut au jardin, où elle -eut la satisfaction de découvrir que sa monstrueuse rose Paul-Néron, -la gloire de son parterre, avait enfin consenti à s'épanouir dans -toute sa beauté. - -Quelques semaines se passèrent, pendant lesquelles on vit plusieurs -fois à Montretout madame de Saint-Villiers et son neveu, tantôt -ensemble, tantôt séparément. A la suite d'une promenade au Bois, il -arrivait à René de traverser le pont de Boulogne et de venir causer un -moment avec madame Duriez et sa fille. Pourtant ses visites -conservaient toujours un caractère officiel et cérémonieux. - -Le capitaine Arnaud, au contraire, avait pris à la lettre l'invitation -de M. Duriez de se considérer comme de la famille. Il commença par -inventer mille prétextes pour se présenter chez ses nouveaux amis -aussi souvent que possible, ce qui était toujours bien moins qu'il ne -l'eût désiré. Émile aurait pu être touché de l'amitié extraordinaire -que son ancien supérieur lui témoigna tout à coup, s'il n'avait su -parfaitement à quoi s'en tenir sur ce point. Quand sa présence chez -les Duriez fut devenue si naturelle qu'on s'étonnait de ne pas l'y -voir, Arnaud renonça à en donner chaque fois une explication qui lui -coûtait bien de la peine; imaginer... D'ailleurs, on recevait beaucoup -dans cette maison hospitalière; on donna quelques fêtes. Le comte de -Laverdie et le capitaine Arnaud n'étaient pas les seuls qui, pour une -raison ou pour une autre, songeassent à obtenir la main de -mademoiselle Duriez mais il est certain que, parmi les nombreux -rivaux, nul n'était plus amoureux que celui-ci ni plus noble que -celui-là . - -Madame Duriez, inébranlable dans sa préférence qu'inspirait -l'ambition, voyait avec une joie intense le moment s'approcher où sa -fille serait comtesse de Laverdie et nièce de la marquise de -Saint-Villiers. - -Si Gabrielle et René n'étaient pas encore officiellement fiancés, -c'était seulement parce que la vieille marquise redoutait les unions -trop précipitées; elle voulait laisser à ses deux enfants le temps de -se connaître un peu, car elle ne doutait pas qu'ils ne s'en aimassent -davantage. Des trois, elle était la plus tendre et la plus romanesque; -Gabrielle avait cependant le cÅ“ur bien ardent et l'imagination bien -vive, mais, elle, n'avait-elle pas dix-huit ans? et n'était-ce pas son -propre bonheur qui la faisait ainsi rêver? - -Depuis la première soirée qu'Ernest Arnaud avait passée à Montretout, -madame Duriez ne s'était plus trouvée dans le cas d'avoir à réprimer -la vivacité parfois étourdie de sa fille. Celle-ci, en effet, était -peu à peu tombée dans une disposition tout autre, qui, chez cette -nature décidée, n'était pas de la mélancolie, mais bien réellement de -la tristesse. On ne le remarquait pas autour d'elle; car la seule -personne qui aurait pu s'en apercevoir, c'est-à -dire sa mère, -s'applaudissait de cette tranquillité, dans laquelle elle voyait le -bon résultat de ses observations. - -Gabrielle était malheureuse et le devenait chaque jour davantage. Elle -savait maintenant que le comte de Laverdie recherchait sa main, mais -elle avait cessé de s'en réjouir. - -Tout d'abord, lorsqu'elle l'avait appris, elle s'était dit que -naturellement le jeune homme l'aimait, puisqu'il souhaitait de -l'épouser. Ses manières vis-à -vis d'elle étaient graves et froides, il -est vrai; il parlait à peine; mais cette réserve excessive était sans -doute dictée par quelque loi du monde ignorée de la jeune fille. -Pourtant, elle songeait à leur première rencontre, à cette vive -sympathie qui était née entre eux dès qu'ils s'étaient parlé; ils -l'avaient ressentie également, elle en était certaine, et ils se -l'étaient exprimée, sans cependant avoir prononcé un seul mot -différent des banalités de bon goût qui se débitent pendant un bal... -Que s'était-il donc passé? et pourquoi ce délicieux moment n'était-il -jamais revenu? - -A mesure que le temps s'écoula et que les visites de M. de Laverdie se -multiplièrent, Gabrielle sentit un doute singulier envahir son cÅ“ur -et le glacer. - ---Serait-il possible, se demanda-t-elle, qu'on pût songer à faire -d'une jeune fille sa femme et que cependant on ne l'aimât pas?... Mon -père racontait l'autre jour l'histoire d'un homme qui s'est marié -pour devenir riche; sa femme avait une dot immense, mais elle était -laide et méchante; elle l'a rendu si malheureux qu'il s'est tiré un -coup de revolver; il ne s'est pas tué cependant, et je ne sais plus -comment tout cela finissait... Il arrive quelquefois des horreurs -pareilles. Mais il arrive aussi qu'on fait des faux, qu'on vole et -qu'on empoisonne... Et quel rapport ont ces abominations avec le cher -petit monde où je vis, avec mes bons parents, avec ma spirituelle -marraine, avec René de Laverdie?... - -Quel intérêt le comte aurait-il à m'épouser s'il n'avait pas un peu -d'affection pour moi, lui qui est noble, qui est riche, qui est si -plein de goût, d'intelligence et d'esprit? Il a un caractère très -profond, il est franc, bon, généreux; cela est facile à voir, car il -porte toutes ces qualités sur son visage... Et puis, je le sais bien, -car sa tante me l'a répété souvent. Quand il parle, tout ce qu'il dit -est très simple, et cependant c'est toujours original; il semble que -chacune de ses paroles vous donne une idée nouvelle. Pourquoi -voudrait-il m'épouser, moi qui suis si sotte, qui n'ai même jamais -rien lu de tout ce qui l'intéresse?... (Mais cela, par exemple, c'est -bien parce qu'on ne me le permet pas)... Il a vu sans doute que cette -petite Gabrielle Duriez a un très grand cÅ“ur pour aimer tout ce qui -est supérieur, juste, beau, et qu'alors elle le comprendrait, lui, et -l'aimerait... oh! l'aimerait!... - -Et il s'est dit: «Ce sera ma petite femme: puisque j'ai tout, -noblesse, esprit et beauté, il est digne de moi de partager avec -quelqu'un qui n'a rien de tout cela.» - -De tels raisonnements, que Gabrielle se refaisait cent fois dans une -même journée, parvenaient quelquefois à la consoler du désappointement -et du malaise où la plongeait la conduite de M. de Laverdie. -Cependant, devant l'évidence, ces raisonnements perdirent à la fin -toute force de persuasion. - -Comment conserver l'illusion que celui qui serait dans peu son fiancé, -puis son mari, désirât découvrir ou amener entre elle et lui la -moindre communion, soit d'idées, soit de sentiments? Il ne s'adressait -à elle que rarement et ne paraissait jamais se soucier de savoir ce -qu'elle pensait sur les choses les plus sérieuses comme sur les plus -insignifiantes. Il s'appliquait à plaire à madame Duriez, ce qui lui -était aisé, causait longuement avec son mari, et se montrait presque -disposé à traiter Émile en camarade; cependant il conservait, dans ses -rapports avec ce dernier, une certaine hauteur qui, si légèrement -qu'elle se fît sentir, n'en irritait pas moins jusqu'à la fureur un -jeune homme vaniteux et jaloux. - -Six semaines peut-être s'étaient écoulées depuis le jour où Gabrielle -avait guetté de sa fenêtre, avec un cÅ“ur doucement ému, la voiture de -sa marraine qui descendait de Montretout. Elle était de nouveau à la -même place et dans la même attitude, mais à une autre heure, et agitée -par des pensées bien différentes. - -C'était le soir, un peu avant minuit. Quelques personnes avaient dîné -chez ses parents, le capitaine Arnaud, entre autres, puis la marquise -avec son neveu. Ces deux derniers venaient de se retirer. René avait -traité la jeune fille avec une courtoisie plus raffinée et plus -glaciale encore que de coutume; une fois, elle avait rencontré son -regard fixé sur elle, et ce regard lui avait paru presque ironique; il -est vrai que le comte, comme s'il en avait eu conscience, s'était hâté -de lui adresser la parole sur un ton gracieux et enjoué; mais, depuis -cet instant, le poids qui pesait sur le cÅ“ur de Gabrielle devint si -lourd qu'elle se demanda si la force n'allait pas lui manquer pour le -porter. - -Dès qu'elle eut embrassé sa marraine au bas du perron et répondu à -l'inclination profonde de René, Gabrielle, sans rentrer au salon, -monta comme une flèche jusqu'à sa chambre. Il faisait très chaud; la -nuit était magnifique; on avait laissé les deux croisées ouvertes. -Elle s'assit dans l'embrasure de l'une d'elles et se mit à regarder -dans la direction du pont. - -Elle le trouva vite dans l'obscurité, grâce aux becs de gaz espacés -sur les deux trottoirs; il paraissait vide. Bientôt l'omnibus -d'Auteuil le traversa lentement, avec un roulement sourd que la jeune -fille écouta jusqu'à ce qu'elle ne pût distinguer si elle l'entendait -encore ou si c'était son oreille qui en conservait le son affaibli. -Une minute après, elle vit paraître deux lumières qui s'avançaient -dans la même direction; à la clarté d'un bec de gaz, elle reconnut un -landau resté ouvert à cause de la douceur de la soirée: c'était celui -de madame de Saint-Villiers. Une petite étoile rougeâtre semblait -voltiger au-dessus et marcher avec lui.--Ah! pensa Gabrielle, c'est le -cigare de M. de Laverdie; la marquise est toujours contente lorsque la -nuit permet à son neveu de fumer dehors à côté d'elle. - -Le landau passa plus vite que l'omnibus; il faisait aussi moins de -bruit; les pas des chevaux s'amortirent sur le sable aussitôt que le -pont fut franchi. - -Gabrielle continua à tenir ses yeux fixés sur la masse noire du bois -de Boulogne, au-dessus de laquelle l'atmosphère de Paris s'élevait -rose comme une vapeur de fournaise. Elle regarda longtemps, longtemps, -puis tout à coup se retourna... L'idée lui était venue de voir quel -aspect prenait, par une belle nuit, cet espace entre les deux -collines, cette échancrure ouverte sur l'infini du ciel, par où il lui -semblait autrefois que ses rêves arrivaient en flottant jusqu'à elle. -L'espace était tout à fait sombre, les étoiles ne brillaient point si -bas. Gabrielle prit sa tête entre ses mains et se mit à sangloter. - ---Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, c'est tout, c'est tout?... Folle que -j'étais d'avoir pensé que l'on pourrait m'aimer!... Mais alors, -pourquoi donc est-ce qu'il veut m'épouser?... Oh! si cela m'est -possible, je ne me marierai jamais! - - - - -VI - - -Le lendemain même de ce jour, le comte de Laverdie et son ami Alphonse -de Linières firent ensemble une promenade au bois. Ils sortirent tard, -car le temps était couvert et l'on n'avait pas à craindre un soleil -trop ardent. Cependant la chaleur ne laissait pas que d'être -fatigante, et, dans l'avenue des Acacias, ils ralentirent tout à fait -le pas de leurs chevaux. Depuis la matinée où René avait annoncé à -Alphonse son intention d'épouser mademoiselle Duriez, jamais les deux -jeunes gens n'avaient reparlé de ce mariage. Quoique le vicomte fût -assez intime avec René pour amener lui-même la conversation sur ce -sujet, il s'était gardé de le faire: le projet de son ami lui -déplaisait trop pour qu'il voulût seulement avoir l'air de le prendre -au sérieux. Il devinait pourtant que René n'y renonçait pas, et il en -avait un vrai chagrin. - -Le jeune comte, assez expansif et confiant de son naturel, souffrait -de la fierté qui lui faisait de son côté garder le silence. Mais, du -reste, qu'aurait-il dit? Alphonse voyait trop clairement qu'il était -malheureux, et, sur le visage de celui-ci, la réponse n'était pas -moins claire; toute l'expression de ce visage disait en effet: c'est -ta faute. - -Une voiture vint au-devant d'eux dans l'avenue des Acacias; elle était -découverte, et Alphonse remarqua de loin les deux dames qui s'y -trouvaient. Il put les observer d'autant plus à son aise que René -était tombé dans une de ses fréquentes rêveries, ne disant rien, et -tenant ses yeux obstinément baissés. - -Une des deux dames, la plus âgée, ne retint pas longtemps les regards -du vicomte; elle n'était pas toujours visible d'ailleurs, au delà du -buste imposant de son cocher. Mais la seconde était assise du côté des -cavaliers... C'était une toute jeune fille, d'une physionomie -délicieuse, moins belle qu'expressive, et singulièrement attirante. -Ses regards, qui erraient çà et là avec distraction, rencontrèrent -tout à coup le visage sombre et penché de René. A la grande surprise -d'Alphonse, les joues de la jeune fille se colorèrent légèrement, et -elle continua à regarder le comte, qui ne s'en doutait pas, avec des -yeux tristes et doux, les plus touchants et les plus beaux que M. de -Linières eût jamais vus. - -L'intérêt de celui-ci était excité au plus haut point. Il eût voulu -avertir le comte, mais la voiture était trop près. Soudain, comme elle -allait les croiser, René releva la tête; il salua vivement, et les -deux dames lui répondirent. Alphonse, qui n'avait attendu que le -moment d'ôter son chapeau, n'obtint pas même un regard. - ---Qui est cette ravissante fille? s'écria-t-il aussitôt que la calèche -fut suffisamment éloignée. - -René se tourna vers lui d'un air stupéfait. - ---C'est la future comtesse de Laverdie, répondit-il. - ---C'est mademoiselle Gabrielle Duriez? - ---En personne. - ---René, s'écria son ami avec force, pourquoi m'as-tu caché la vérité? -Ah! tu es bien heureux d'être aimé ainsi, et par une si charmante -créature! - -René le considéra avec inquiétude, se demandant sérieusement si le -vicomte perdait la tête. - ---Ah çà , mon cher ami, fit-il, qu'est-ce que tu veux dire? Quelle -vérité t'ai-je cachée, et que diable l'amour a-t-il à voir dans tout -ceci? - ---Mais, reprit Alphonse étonné à son tour, tu m'as parlé d'un mariage -d'intérêt et aussitôt je me suis figuré une grosse bourgeoise entourée -de sacs d'écus. Au lieu de cela, je rencontre une véritable apparition -de conte de fées, une jeune fille délicieuse, qui s'émeut en -t'apercevant, qui te regarde avec des yeux... comment dirai-je?... Ils -étaient divins, ces yeux!... Alors je me dis naturellement: Ce -sournois de Laverdie s'est moqué de moi. Je le trouve toujours bien -fou de faire une mésalliance, mais je conviens que des regards comme -celui que j'ai surpris valent une couronne de comte. - -René éclata d'un rire amer. - ---D'honneur, fit-il, je ne t'aurais jamais cru à ce point -impressionnable et romanesque. Diable! mon cher, comme tu t'enflammes -et quelle imagination tu as!... Parce qu'une petite fille m'a -regardé... Ah! tiens, vois-tu, c'est trop plaisant! - -Et il recommença à rire. - ---René, dit son ami, je te donnerai un conseil. Tu as du cÅ“ur, je le -sais: eh bien, ne ris jamais comme cela devant cette enfant, tu lui -ferais trop de mal. - ---Allons donc! qu'elle soit comtesse, et il lui sera très indifférent -si je ris ou si je pleure! Elle aura, ma foi! bien raison, puisque je -l'épouse pour son argent. - -Le vicomte de Linières ne répondit pas.--Il y a quelque mystère -là -dessous, pensa-t-il: cela est évident. Ou je n'ai jamais connu -René, ou il est incapable de cynisme et de bassesse. On fait tous les -jours des mariages d'intérêt, mais ne peut-on pas y mêler un grain de -délicatesse et de poésie? Cette jeune fille a beaucoup de fortune, -est-ce une raison pour qu'elle n'ait pas un peu de cÅ“ur? Est-il donc -impossible que l'un et l'autre soient heureux parce qu'ils auront mis -en commun un titre avec quelques millions? - -Tout à coup René reprit la parole, et sur le même ton ironique: - ---Tu seras bientôt invité à la bénédiction nuptiale, Alphonse: mes -créanciers me pressent fort; je ne me suis débarrassé de l'un d'eux, -ce matin, qu'en lui promettant d'être marié avant un mois. - -Alphonse se hâta de détourner la conversation. Cette fois, il croyait -avoir compris.--En effet, se dit-il, voilà une situation bien horrible -pour un homme d'honneur. Pauvre René! il est presque fou de colère et -de honte... Mais lui, il s'est attiré cela, tandis que cette -malheureuse enfant!... - -A ce moment, les deux jeunes gens furent rejoints par quelques amis. -On parla d'un dîner qui devait avoir lieu le soir même à leur cercle, -en l'honneur de personnages étrangers. René promit de s'y rendre; -puis, trouvant un prétexte, il reprit seul presque aussitôt le chemin -de Paris. - -Cependant Gabrielle était tourmentée par une curiosité inquiète et -ardente. Elle eût voulu, ne fût-ce qu'une minute, lire dans le cÅ“ur -de René, sûre au fond, malgré tout, qu'elle n'y verrait rien que -d'aimable et d'élevé. Elle songeait aux longues causeries de sa -marraine; celle-ci, qu'elle admirait et qu'elle aimait tant, n'aurait -pas voulu la tromper; elle devait connaître son neveu. Et ses parents, -certainement, ne pensaient qu'à la rendre heureuse... Pouvait-elle -s'opposer à un mariage qui les comblerait tous de joie? Quelle raison -excuserait son refus? Lorsqu'elle avait passé des heures, la nuit, -sans dormir, ou le jour, assise à sa fenêtre, retournant de semblables -questions dans sa petite tête, sans leur trouver de réponse, elle -finissait toutes les fois par se dire: Il ne m'aime pas... Pourquoi -donc veut-il m'épouser? - -Elle l'apprit bientôt, et d'une façon brutale. - -Une après-midi que la famille était, suivant son habitude, réunie sur -la terrasse ombragée devant la maison, on parla pour la première fois -ouvertement du prochain mariage de Gabrielle. Madame Duriez vanta le -bonheur de sa fille avec un enthousiasme sans mesure; M. Duriez, -voyant l'embarras de la petite, la taquina amicalement; Émile, sombre, -ne disait rien. Gabrielle, avec une ombre de son ancienne gaieté, -sourit, déclara qu'elle n'avait pas encore dit bonjour à ses roses, et -se sauva pour échapper à une conversation qui lui était pénible. - -Elle ne s'éloigna pas assez vite. - -A peine eut-elle tourné le premier massif que la voix de son frère, -s'élevant presque avec violence, l'arrêta. - ---Avez-vous bien réfléchi, mon père? Est-ce donc tout à fait décidé? -Vous donnerez votre fille à un libertin, perdu de dettes, qui la prend -pour son argent! - -Gabrielle reçut dans toute sa force le coup de cette exclamation -grossière. Son frère, en parlant si haut, pouvait-il croire qu'elle ne -l'entendrait pas? - -Elle ne s'évanouit pas, mais elle fut prise d'un tremblement nerveux -qui la força de s'appuyer contre un tronc d'arbre. Elle dut écouter la -réponse de son père, car pendant quelques minutes, il lui fut -impossible de bouger de là . - ---M. de Laverdie n'est pas un libertin! disait M. Duriez indigné, et -moi, je ne suis ni un mauvais père ni un fou!... Le comte a un peu -vécu: quel jeune homme de nos jours ne l'a fait? C'est une garantie de -bonheur pour une femme. Il a perdu sa fortune, soit! Il a des dettes, -peut-être. Ma fille les payera si bon lui semble; elle est assez riche -pour cela... Elle contracte une alliance qui rendrait fière une -princesse. - ---Notre fille, s'écria à son tour madame Duriez, ne sera pas seulement -comtesse: elle héritera du titre de la marquise de Saint-Villiers. Par -son testament, le marquis... - -Gabrielle rassembla toutes ses forces pour marcher un peu plus loin: -il était impossible qu'elle subît plus longtemps cette torture. Elle -craignait aussi de perdre connaissance, car elle n'eût pas voulu qu'on -pût découvrir ce qu'elle avait appris ni ce qu'elle éprouvait. - -Aux premiers pas qu'elle fit, elle se sentit moins faible qu'elle ne -s'y attendait. Elle se dirigea machinalement vers son parterre de -roses. - -Ce parterre, ou plutôt ce buisson tout embaumé et tout fleuri, était -situé dans un des plus jolis endroits du jardin; il formait le coin -d'une allée qui se perdait dans un gracieux fouillis de jeunes arbres -donnant l'illusion d'un petit bois. En face du buisson était un -bosquet, et au delà une admirable pelouse qu'ombrageaient des tilleuls -et des marronniers groupés au hasard; à travers l'écartement des -branches, on apercevait le lointain bleuâtre et le scintillement du -fleuve. C'était la propriété personnelle de Gabrielle et sa retraite -favorite. Nul jardinier n'eût osé touché à un seul de ses rosiers, et -personne, sans y être invité par elle, ne se fût assis sous le -bosquet. - -Ce fut là qu'elle se réfugia dans son chagrin. - -Elle ne versa pas une larme tout d'abord, et réfléchit presque -tranquillement. - ---C'est donc là vraiment la vie? se disait-elle. On me l'a peinte -quelquefois comme cela, et je ne voulais pas croire que le tableau fût -vrai. Je croyais que pour moi ce serait autre chose. Je me sentais -tant de bonne volonté, de force et de foi, un tel pouvoir d'aimer!... -Pauvre petite folle que j'étais! - -Il lui semblait que tout à coup elle était devenue très vieille, et -qu'elle songeait à un temps lointain, disparu pour ne plus revenir. -Elle regarda ses roses, et se représenta une jeune fille rieuse et -fière qui les soignait et leur disait tout bas: «J'aime et je suis -aimée!» Puis elle vit la même jeune fille cueillir un bouton et le -donner à un jeune homme qui souriait en l'acceptant. Elle murmura -plusieurs fois de suite: C'est fini, fini, fini!... Puis elle ajouta -avec un sanglot: Cela n'a jamais été! - -Et, dans l'amertume de son jeune désespoir, elle supplia Dieu de la -laisser mourir. - -Mais, au milieu de sa douleur, elle se sentit une énergie qu'elle ne -s'était pas doutée jusque-là de posséder. Elle se leva, et s'écria -presque tout haut, comme pour bien se convaincre de sa propre -résolution: - ---Eh bien, non! Mes parents en souffriront sans doute, ma marraine me -maudira, ma vie, à moi, sera brisée, mais je ne l'épouserai pas! - -Elle revint à la maison, et eut le courage de se montrer souriante et -tranquille, comme d'habitude. - -Dès le lendemain pourtant elle retomba dans ses perplexités. Elle -était bien jeune pour prendre seule un si grave parti, il n'y avait -personne au monde à qui elle pût s'adresser pour avoir un conseil. -S'avouait-elle que son cÅ“ur doutait encore?... Mais il ne pouvait -plus douter, puisqu'elle avait entendu ses parents convenir de -l'horrible vérité, en parler comme d'une chose toute naturelle... Il -ne doutait peut-être pas, mais il hésitait un peu, ce pauvre cÅ“ur de -dix-huit ans. - -Gabrielle fut plusieurs jours sans voir René. - -Sur ces entrefaites, madame Duriez eut affaire à Paris, et ne jugea -pas à propos d'emmener sa fille. Celle-ci, qui aurait voulu pouvoir, -en quelque mesure, oublier l'aspect des boulevards et de la place de -la Concorde, employa ses heures d'indépendance à faire dans le pays -quelques visites de charité. Elle remontait doucement la côte de -Saint-Cloud, vers la fin de l'après-midi. Le temps était beau et très -chaud; les routes blanches étaient désertes. Il y a une mélancolie -profonde dans la splendeur des jours d'été: Gabrielle sentait sa -tristesse grandir au milieu de ce paysage plein de silence et de -lumière. - -Elle n'était plus bien loin de leur avenue, lorsqu'elle entendit venir -un cavalier derrière elle; le pas relevé du cheval indiquait une bête -de prix. Une faible exclamation se fit entendre, puis le pas devint -plus rapide... Elle éprouva aussitôt la certitude qu'elle allait voir -M. de Laverdie. - -C'était bien lui, en effet; il mit pied à terre au moment de la -rejoindre et commença de marcher auprès d'elle. Il tenait son cheval à -la main; la jolie bête, qu'une minute de trot avait excitée, courbait -excessivement la tête, rongeait son mors, et posait les pieds sur le -sol avec une lenteur forcée et une grâce impatiente. - -C'était la première fois que Gabrielle et René se trouvaient seuls -ensemble. La femme de chambre qui accompagnait mademoiselle Duriez les -suivit à quinze ou vingt pas en arrière, moins par respect que par la -peur affreuse que lui causaient les mouvements du cheval. - ---Je pensais trouver ma tante ici, dit René. Je serais vraiment -surpris si elle ne venait pas nous rejoindre dans la soirée. - -Gabrielle remarqua que le comte, après l'avoir saluée d'un air joyeux, -prenait en parlant une expression grave et presque triste. - ---Madame de Saint-Villiers n'est pas malade, j'espère? demanda-t-elle -vivement. - ---Non, mademoiselle... Il hésita; la jeune fille leva les yeux avec -surprise. - ---Ma visite est peut-être inopportune, poursuivit René; je -n'apporterai pas beaucoup d'animation à la table de vos parents, car -ce jour n'est pas gai pour moi. Mademoiselle, laissez-moi vous dire ce -qu'il me rappelle: cela me fera du bien, et vous comprendrez pourquoi -je suis venu ici... pourquoi il m'était impossible de ne pas y venir. - -Il s'exprimait avec une émotion qui paraissait sincère; à son tour, il -leva les yeux; le regard doux et troublé qu'il rencontra -l'encourageant, il ajouta d'une voix plus basse: - ---C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de ma mère. - -Des larmes montèrent, lentes, bienfaisantes, ineffables, sous les -paupières de Gabrielle. - -Eh quoi, c'était là le libertin, l'homme intéressé, fourbe et sans -cÅ“ur? C'était lui qui était capable de faire cette déclaration -d'amour vraiment sublime! Ah! comment ne pas croire en lui? - ---Merci, dit-elle avec force. Oh! oui, vous avez bien fait de venir. - -Ils firent quelques pas en silence. - -Tout à coup, le son d'une voix se lamentant d'une façon désespérée -vint faire brusquement diversion aux pensées qui les agitaient. Au -devant d'eux accourait un enfant d'une dizaine d'années, pauvrement, -mais proprement vêtu, et qui semblait en proie au plus violent -chagrin; il ne pleurait pas, il poussait des cris, de véritables -appels au secours. - ---Mon Dieu, mais c'est le petit Victor, l'enfant de braves gens que -nous connaissons, dit Gabrielle en regardant M. de Laverdie. Que lui -est-il donc arrivé? - -Elle alla presque en courant à sa rencontre. - -Quand le petit l'aperçut, il cessa brusquement ses cris: son regard -n'aurait pas pris une autre expression si un ange du ciel se fût -trouvé sur son chemin; mais lorsque la jeune fille l'interrogea, il -recommença à se désespérer, sanglotant cette fois à fendre le cÅ“ur: - ---C'est mon petit frère, mademoiselle. Ah! mademoiselle, s'il était -mort!... - ---Mort? mon beau petit Charlot? Explique-toi donc, au nom du ciel! - ---C'est dans le petit bois, là , dit l'enfant tout en pleurant... Nous -jouions, il est tombé... Ce n'était pas ma faute... Oh! mon Dieu, oh! -mon Dieu, que vais-je dire à ma mère? - -Gabrielle était devenue toute pâle. - ---Mais enfin, qu'a-t-il, ton petit frère? Est-il toujours dans ce -bois? demanda M. de Laverdie qui s'était approché. - ---Oui... Il a beaucoup saigné et maintenant il ne bouge plus... Nos -camarades se sont sauvés. - -Gabrielle s'élança en avant.--Viens, conduis-moi, dit-elle à l'enfant. - ---Mademoiselle, s'écria René, je ne souffrirai pas!... Laissez-moi, -j'ai été soldat, je sais voir et panser une blessure, tandis que -vous... - -Il n'eut pas de peine à l'arrêter: la jeune fille tremblait -nerveusement. - ---Que votre femme de chambre coure à la maison, ajouta le comte, -qu'elle m'apporte vivement des linges, du vinaigre, ce qu'il faut... - -Il s'interrompit avec une exclamation d'ennui en se rappelant tout à -coup son cheval. - ---Et l'hémorrhagie qui dure peut-être, murmura-t-il avec angoisse. - ---Je tiendrai votre cheval, monsieur, s'écria Gabrielle; je le -ramènerai... - -Il ne répondit pas et paraissait dans un embarras cruel. - ---Allez, je vous en supplie, monsieur. Il y va de la vie de cet -enfant! - -Il lui abandonna les guides; le cheval n'était pas dangereux, mais le -comte de Laverdie était avant tout homme du monde. Gabrielle ne -songeait guère aux convenances dans ce moment-là . Elle obligea la -femme de chambre à se hâter, et elle entra seule dans l'avenue, tenant -la double rêne fermement serrée dans sa petite main auprès du mors -fumant et tout couvert d'écume. - -Soit du reste qu'il se fût un peu calmé, ou que son clairvoyant -instinct lui eût, pour ainsi dire, donné quelque intuition de ce qui -se passait, l'intelligent animal se laissait conduire par la jeune -fille plus docilement encore que par son propre maître; parfois il -avançait sa tête fine comme pour demander une caresse; Gabrielle le -flattait alors d'un air distrait. Elle était tout éperdue de bonheur -et d'inquiétude. - -Un homme et un enfant qui la rencontrèrent la suivirent des yeux avec -stupéfaction. Heureusement que madame Duriez n'était pas encore -rentrée! Un pareil spectacle eût été trop pour elle. Enfin Gabrielle -atteignit la grille et un domestique lui prit le cheval des mains. - -Elle fit alors quelques pas au devant de René. Elle s'adossa contre un -arbre pour l'attendre; mais un quart d'heure au moins s'écoula avant -son retour. N'y tenant plus, elle allait se mettre en marche dans la -direction du bois ou plutôt du taillis, théâtre de l'accident, quand -tout à coup M. de Laverdie parut à l'extrémité de l'avenue. Il portait -le petit blessé entre ses bras; la femme de chambre suivait avec -l'aîné des deux enfants. - -Gabrielle quitta l'arbre sur lequel elle se tenait appuyée et s'avança -avec anxiété. - ---Sauvé, sauvé, ne craignez rien! cria de loin le comte aussitôt qu'il -l'aperçut. - -Elle le regarda s'approcher. Le soleil, déjà très bas, envoyait entre -les arbres de longs rayons rougeâtres; René les traversait l'un après -l'autre, alternativement avec les bandes d'ombre profonde que -projetaient les masses du feuillage. Il paraissait singulièrement beau -et touchant dans ce rôle d'active charité, penché sur cet enfant qu'il -tenait contre sa poitrine avec la grâce et la tendresse d'une femme. - -Le petit garçon était charmant aussi; il avait peut-être quatre ans, -et des cheveux de chérubin tout blonds et tout frisés. On avait -attaché un mouchoir en bandeau autour de son front; ses yeux étaient -ouverts, mais avec une expression épuisée et effarée qui faisait peine -à voir: il s'était coupé en tombant sur une pierre et, comme il avait -perdu beaucoup de sang, il se trouvait très faible. - -Gabrielle se pencha vers lui, l'embrassa, lui parla; il se souleva -tout joyeux et lui tendit les bras: c'est qu'il la connaissait bien, -la bonne demoiselle! Elle le prit, malgré la résistance de René, et -l'on entendit le petit Charlot murmurer avec un grand soupir de -soulagement, dès qu'il eut posé la tête sur son épaule:--A présent, -Çarlot est guéri, Çarlot n'a plus bobo du tout. - -On le déposa sur le lit d'une chambre d'amis, et il ne tarda pas à -s'endormir profondément. - ---Il faudrait prévenir ses parents, dit Gabrielle dont il gardait la -main entre ses deux petites menottes jusqu'au milieu de son sommeil. -Victor va rentrer comme un bon garçon, et j'enverrai quelqu'un avec -lui pour être sûre qu'on ne s'inquiétera pas et qu'il ne sera pas -grondé. - -Mais, en entendant cette proposition, Victor se remit à pleurer, et -déclara à travers ses larmes qu'il n'oserait jamais se présenter chez -lui si mademoiselle Gabrielle ne l'accompagnait pas. - -La jeune fille parut hésiter; elle regarda Charlot endormi, et -commença à s'efforcer d'ouvrir les petits doigts de l'enfant pour -dégager sa propre main. - -Cependant M. de Laverdie s'adressait au désolé Victor. - ---Et si j'allais avec toi, moi, chez tes parents? Je suis bien certain -que je ne remplacerais pas mademoiselle Gabrielle, mais cela lui -éviterait une peine, et, vois-tu, mon garçon, je crois qu'elle est -fatiguée, la bonne demoiselle: regarde-la, elle est plus pâle encore -que ton gros Charlot. - -Gabrielle leva la tête avec un sourire étonné et attendri. - ---Oh! vous feriez cela? dit-elle. - ---Pourquoi pas? répondit le comte d'un air de bonne humeur. La pauvre -mère va être folle de peur, et je ne me fierais pas à l'éloquence -d'un de vos gens pour la rassurer. Et puis, il ne faudrait pas que -celui-ci fût battu, le pauvre petit gars! Il a déjà été bien assez -malheureux. Allons, monsieur Victor, montrez-moi le chemin. - -Il sortit, et Gabrielle demeura seule près du petit enfant qui -dormait; de temps à autre elle s'inclinait et baisait ce joli visage -sur lequel les fraîches couleurs de la vie renaissaient peu à peu. - -C'est ainsi que la surprirent sa mère et madame de Saint-Villiers, -arrivées ensemble de Paris. - -Le soir, il y eut à dîner une assez nombreuse société: toute une -famille d'amis intimes débarqua du train de sept heures; Émile amena -quelques jeunes gens. Le capitaine Arnaud se présenta au dernier -moment; attiré probablement dans le voisinage par la force des -circonstances, il s'était dit qu'on ne lui pardonnerait jamais de ne -pas s'arrêter à Montretout. - -Pendant le repas, le comte de Laverdie sut se rendre agréable, tout en -conservant un maintien sérieux et comme recueilli, que Gabrielle, et -sans doute aussi madame de Saint-Villiers furent seules à remarquer et -à comprendre. Il y avait peu de dames à table. René était assis entre -madame Duriez et sa fille. Celle-ci gardait sur son visage la trace -des émotions si vives de l'après-midi; ses yeux étaient agrandis par -un cercle sombre; elle restait pâle et causait peu; chaque fois que sa -mère adressait la parole au comte ou à la marquise, d'une voix qui -devenait alors flexible et sucrée, on aurait pu la voir agitée tout à -coup par un tressaillement pénible. - -Madame Duriez ne manqua pas d'amener la conversation sur l'accident -arrivé au petit Charlot. Elle s'étendit avec emphase sur ce qu'elle -appelait le dévoûment généreux, le sang-froid extraordinaire et la -présence d'esprit admirable de M. de Laverdie. Ce dernier semblait au -supplice, et retenu par la politesse seule de mettre fin à des -flatteries qu'un fat eût trouvées déplacées. Gabrielle, qui avait -changé plusieurs fois de couleur pendant cette petite scène, s'était à -la fin tournée du côté d'Ernest Arnaud; elle lui parlait de la -dernière revue, et le capitaine se croyait dans le ciel. Lorsqu'il eut -terminé la description très vivante, très animée, d'une charge de -cavalerie, et qu'il pensa de nouveau à regarder dans son assiette, -René se pencha vers Gabrielle pour lui raconter sa visite aux parents -de leurs petits protégés, et lui demander quelques renseignements sur -cette intéressante famille. - -Elle l'écouta d'un air distrait, lui répondit brièvement, d'un ton -sec, dur, presque méprisant, et s'interrompit pour rire aux éclats -d'une plaisanterie qui venait d'obtenir un succès marqué de l'autre -côté de la table. - -Lorsque le café fut pris, et que l'on eut suffisamment respiré l'air -frais et parfumé du jardin, on rentra au salon, et, comme les hommes -étaient en majorité, des jeux de cartes s'installèrent aussitôt. Le -piquet était l'une des faiblesses de la marquise de Saint-Villiers; -elle en fit un avec M. Duriez; d'autres personnes plus ou moins âgées -organisèrent un whist. Quant aux jeunes gens, ils cherchèrent quelque -partie plus animée, brelan ou baccarat, et, sur leur table, les louis -remplacèrent bientôt les pièces blanches des joueurs raisonnables et -posés. - -Gabrielle vit avec plaisir que René refusa absolument de prendre part -à aucun jeu. Dans le secret espoir peut-être qu'il viendrait causer -avec elle, qu'il lui parlerait de sa mère, la comtesse de Laverdie, et -qu'elle découvrirait enfin la vérité qu'elle eût donné sa vie pour -connaître, la pauvre enfant sortit sur la terrasse. Elle souffrait de -la tête, elle était lasse et découragée, elle eût souhaité que tous -ces gens bruyants et importuns quittassent la maison. Elle s'assit -aussi loin que possible des portes vitrées du salon d'où -s'échappaient des torrents de lumière, des voix joyeuses, des rires -sonores et prolongés. Tout à coup, elle entendit ces mêmes bruits se -produire plus près d'elle. Deux jeunes gens, qui sans doute n'avaient -pas été favorisés par la chance au baccarat, venaient de se réfugier -dans la salle de billard; Gabrielle, en étendant la main, eût touché -l'une des croisées de cette pièce; contrariée, elle allait s'éloigner, -lorsque le nom de Laverdie, prononcé par les deux voix dont le -diapason s'abaissa, la retint clouée à sa place. Sans doute qu'il eût -été plus naturel et plus convenable de s'en aller sans écouter, mais -ce dernier parti lui eût été à peu près aussi facile à prendre qu'il -serait facile au condamné à mort de se boucher les oreilles lorsqu'on -lui apporte la réponse à son recours en grâce. Gabrielle resta assise -en retenant son souffle, et voici ce qu'elle entendit: - ---Étonnant? Si vous disiez plutôt stupéfiant, étourdissant, -a-bra-ca-da-brant! Ouf!... Voir le comte de Laverdie repousser un -paquet de cartes! - ---Vraiment? Il est enragé à ce point-là ? - ---Enragé? fit l'autre interlocuteur qui paraissait avoir la manie de -répéter tous les adjectifs qu'il pouvait saisir au vol. Enragé! -Voulez-vous que je vous apprenne ce que j'ai vu, moi, de mes propres -yeux vu, ce qui s'appelle vu?... comme disait... - ---Eh bien? - ---J'ai vu (ici la voix devint tout à fait basse) le comte de Laverdie -perdre au jeu, d'un seul coup, en deux heures... soi-xan-te-dix mille -francs! - -Une exclamation que l'on ne pensait pas devoir être recueillie par les -oreilles d'une jeune fille, répondit à cette révélation; au bout d'un -instant l'on reprit: - ---Il est donc fabuleusement riche? - ---Riche, répéta l'écho sur-le-champ. Est-ce qu'on peut être riche -longtemps à ce métier-là ? Je le crois parfaitement ruiné, et la preuve -indubitable et certaine, c'est qu'il n'a plus remis les pieds au -cercle depuis ce fameux jour, je veux dire: cette fameuse nuit. - ---Mais alors? - ---Alors?... Comment, c'est sérieusement que vous me faites une -pareille question? Mais, mon pauvre cher, vous êtes donc complètement -dépourvu d'yeux, d'oreilles, de tous les organes au moyen desquels il -nous est donné de percevoir, de recevoir la manifestation, etc., etc., -de tout ce qui se passe en dehors de nous?... Et vous êtes dans cette -maison? Et vous avez observé l'air grave et tout à fait sanctifié de -Laverdie?... Et vous avez constaté comme moi par quel geste plein de -noblesse il s'est détourné de nous autres, pauvres pécheurs, et de cet -abîme de perdition qu'on appelle une table de baccarat?... Et vous -avez dû voir, avec non moins d'évidence et de clarté?... Non, non, -tenez, vous me désespérez!... Passez-moi donc une de ces queues, mon -bon ami, et commençons. - - - - -VII - - -Dans la même semaine, les Duriez donnaient une grande fête. - -Les meilleurs musiciens, les rafraîchissements les plus exquis, les -décorations les plus nouvelles et les plus dispendieuses, étaient -ordonnés pour cette soirée. Toutes les pièces du rez-de-chaussée -étaient transformées en salles de bal; le jardin devait être illuminé, -et un feu d'artifice tiré à minuit. Des appartements étaient préparés -pour quelques-uns des invités venus de loin. Madame de Saint-Villiers, -qui n'avait pas encore quitté Paris, et pour cause, bien que juillet -fût commencé, avait promis de s'installer à Montretout avec sa femme -de chambre dès l'après-midi du grand jour. - -Elle fut fidèle à sa parole et elle arriva vers trois heures. - -Après avoir donné son avis sur quelques questions importantes, elle -laissa madame Duriez dans tout le feu de ses préparatifs, et elle -suivit volontiers Gabrielle tout au fond du jardin, dans le bosquet -aux roses; le bruit des marteaux des tapissiers ne parvenait pas -jusque-là . - -Ce fut alors, dans cette charmante solitude où Gabrielle avait si -souvent rêvé et pleuré si amèrement, que la vieille dame entretint -pour la première fois sa filleule de l'union qu'elle projetait entre -elle et son neveu et dont l'idée lui était chère. Elle avait voulu, -avant personne d'autre, en parler à la jeune fille; elle devinait bien -l'amour de celle-ci, et se réjouissait de voir s'ouvrir ce tendre -cÅ“ur. - -Elle fut un peu désappointée. - -Et cependant ce n'était pas sans émotion que Gabrielle écoutait des -paroles qui l'eussent inondée de joie quelques jours auparavant. Elle -souriait d'un air un peu mélancolique, regardait le gai soleil qui se -jouait entre les branches, et, tout en suivant le vol des insectes -dans ses rayons, se demandait si quelque chose avait changé, si ce -n'était pas un mauvais rêve qu'elle avait fait, si elle n'allait pas -être heureuse.--Tout à coup, le sable de l'allée cria sous un pas -bien connu; la marquise s'interrompit, et d'un petit air mystérieux et -triomphant:--Le voilà ! murmura-t-elle. - -En effet, René venait d'apparaître de l'autre côté du buisson de -roses. Il portait sur sa physionomie un air ému, anxieux, humble -presque, que Gabrielle ne lui avait jamais vu. Encore trop loin pour -parler, il adressa à la jeune fille un long regard, qui troubla -profondément celle-ci.--Allons, pensa-t-elle, l'épreuve sera plus -douloureuse encore que je ne le croyais: au commencement du moins il -m'avait épargné cette odieuse comédie. - -L'attendrissement qui l'avait gagnée lorsqu'elle écoutait sa marraine -fit aussitôt place dans son cÅ“ur à un mouvement d'indignation et de -fierté, qu'elle prit pour de la force. - -M. de Laverdie salua avec gaieté. Il venait seulement voir comment se -trouvaient ces dames et si sa tante était arrivée; il était attendu et -devait repartir, mais il reviendrait le soir dès neuf heures. - ---Vous voyez, fit-il en riant, j'ai trouvé mon chemin tout seul -jusqu'ici. Madame Duriez a déclaré qu'elle ne me prêterait pas un -domestique; ils sont trop occupés. Mais j'ai reconnu les allées, et je -me souvenais de ce massif de roses. - -En disant ces mots, il regarda Gabrielle; elle rougit, mais ne leva -pas la tête; elle avait pris l'ombrelle de sa marraine et s'occupait -d'arranger les plis de la dentelle: cependant elle dut cesser parce -que sa main tremblait. - -Après avoir causé pendant un instant, madame de Saint-Villiers se -leva, comme pour examiner une fleur de plus près; elle fit ensuite -quelques pas, parlant toujours; puis, dès qu'elle eut tourné le tronc -d'un gros arbre, elle prit tout à coup la fuite, enchantée de sa -malice et riant à l'idée du tête-à -tête où elle laissait ses deux -enfants. - -Gabrielle, qui tenait ses yeux baissés, n'avait pas vu la marquise -s'éloigner. Lorsqu'elle s'aperçut enfin qu'elle était seule avec M. de -Laverdie, sa consternation et son embarras furent extrêmes; elle n'osa -pourtant pas quitter le bosquet sur-le-champ. - -Elle espéra d'abord que le jeune homme allait parler, continuer la -conversation; mais il ne dit rien, et, à l'expression que prit son -visage, elle commença au contraire à craindre qu'il n'ouvrît la -bouche. - -Elle eût donné tout au monde pour trouver quelques mots à dire, mais -rien ne lui venait à l'esprit; un flot brûlant lui montait aux joues; -n'y pouvant plus tenir, elle traversa l'allée et se réfugia vers ses -roses. - -René paraissait cependant aussi troublé qu'elle-même. Comme elle se -penchait vers les fleurs, il dit enfin d'une voix timide et presque -suppliante: - ---Ne m'en donneriez-vous pas une aujourd'hui?... de vous-même?... La -première, ma tante vous l'avait demandée. - ---Elles ne sont plus à moi, dit la jeune fille: je les ai toutes -sacrifiées pour les salons, ce soir. - -Et elle ajouta précipitamment: - ---Et ma marraine est au soleil, là -bas, tandis que je garde son -ombrelle!... Suis-je étourdie! - -Elle s'en alla presque en courant; les larmes, malgré tous ses -efforts, jaillissaient de ses yeux. - -René était devenu extrêmement pâle; il resta un moment à la même -place, debout, comme pétrifié; puis il rentra dans le bosquet, s'assit -et laissa tomber son front dans ses mains. Il réfléchit ainsi pendant -quelques minutes, et, très calme, traversa ensuite tout le jardin, où -il ne rencontra personne. Il arriva dans la cour de devant; aucun -valet ne se trouvant là pour lui donner son cheval, il le détacha -lui-même et se mit en selle. - ---Mon Dieu, s'écria madame Duriez par une fenêtre, allez-vous jamais -nous excuser, monsieur le comte? C'est une horreur de vous laisser -partir ainsi! Nous nous conduisons comme des sauvages. - ---N'en parlez pas, madame, répondit René en se découvrant. C'est moi -qui étais indiscret. Les préparatifs d'une fête, comme les coulisses -d'un théâtre, ne sont pas pour les yeux des profanes. - ---Indiscret, vous? mais pas du tout, je vous assure. Vous viendrez de -bonne heure, ce soir, n'est-ce pas? Je n'ose pas vous prier de -rester... - ---Je ne le pourrais pas, quoique ce fût un vrai plaisir... J'aurais -tâché de me rendre utile. Mais il faut que je m'en aille. Au revoir, -madame. - ---A ce soir, cher comte. Encore une fois pardon. Y a-t-il seulement un -portier pour vous ouvrir la grille? - -A peine René fut-il dehors, qu'il mit son cheval à un furieux galop. -Il gagna en une demi-heure le faubourg Saint-Honoré. Heureusement on -était à ce moment de l'année pendant lequel on dit qu'il n'y a -personne à Paris; cette course extraordinaire ne fut donc guère -remarquée, et ceux qui suivirent le cavalier des yeux, non sans -inquiétude, ne connaissaient pas le comte de Laverdie. - -L'intention du jeune homme n'était pas alors de retourner à Montretout -dans la soirée; mais il est probable que, de quatre heures à dix, il -fit de nouvelles réflexions; car, précisément à ce dernier moment, M. -Duriez lui serrait la main sur la plus haute marche du perron chargé -de fleurs. - -Ce n'était pas en vain que madame Duriez s'était donné autant de mal -pendant toute la journée. La maison et le jardin présentaient un -aspect charmant. On aurait dit, du reste, que ces deux parties de la -propriété avaient changé de rôle et de décoration, tant la maison -était pleine de verdure et le jardin de lumières. - -Il y avait déjà beaucoup de monde et l'on dansait quand le comte -arriva; une des premières personnes qu'il vit fut Gabrielle. Elle -était dans un quadrille, à côté d'un grand et beau garçon que René -connaissait bien: c'était un officier de cavalerie qu'il avait souvent -rencontré chez les Duriez depuis quelques semaines. Arnauld était en -grand uniforme, et plus animé, plus brillant que jamais. Gabrielle -était en bleu pâle, couleur qu'elle aimait beaucoup sans se douter -qu'elle lui allât si bien; elle avait dans les cheveux des roses -blanches naturelles. Ce soir-là , on ne pouvait lui reprocher une -gaieté trop vive; elle paraissait pourtant heureuse et gardait sur les -lèvres un beau sourire un peu rêveur. - -René s'était retiré dans l'embrasure d'une croisée ouverte, et la -contemplait sans pouvoir détourner un instant ses regards. Il venait -de se rappeler un autre bal où il avait vu pour la première fois ces -fleurs blanches dans ces cheveux blonds et ces grands yeux limpides, -profonds, joyeux. Il resta là très longtemps, à demi caché par les -larges feuilles d'un palmier; en valsant, elle passa plusieurs fois -près de lui sans l'apercevoir. Il remarqua qu'elle dansa deux fois -avec le capitaine Arnauld et que celui-ci n'invita personne d'autre. - -Cependant madame de Saint-Villiers, fort inquiète, cherchait son neveu -de tous côtés. - ---Mais il est là ! disait M. Duriez. Je lui ai parlé il n'y a pas une -heure. - ---C'est moi que vous demandez? fit tout à coup René sortant de sa -cachette et plus pâle qu'un mort. - ---Si c'est vous?... s'écria la marquise presque avec colère. Mais elle -s'arrêta, frappée par l'expression singulière du visage de son -neveu.--Bon Dieu! mon cher enfant, reprit-elle avec effroi, -qu'avez-vous? que vous arrive-t-il? - ---Je suis un peu souffrant, répondit René. - ---Souffrant? Vous étiez si gai cette après-midi! - ---Oui... c'est une chute, presque rien... Mon cheval s'est effrayé en -rentrant dans ma cour. - ---Et vous êtes tombé!... mais c'est affreux! - ---Tombé, non... pas précisément; j'ai sauté à terre, mon pied a un -peu tourné... Enfin, je vous donne ma parole que ce n'est rien; -seulement, j'aimerais mieux ne pas danser, je crains d'être trop -disgracieux. Voyons, chère tante, prenez mon bras et n'ayez pas l'air -aussi épouvanté ou l'on va faire cercle autour de nous. - -Ils commencèrent lentement à marcher à travers les salons; madame de -Saint-Villiers ne pouvait contenir la vivacité de son désappointement. - ---Comment avez-vous fait? disait-elle. Vous êtes bon cavalier -cependant. Fallait-il que cela arrivât aujourd'hui! Ne pourriez-vous -pas vous tirer d'un quadrille? Avec mademoiselle Duriez, c'est ce que -je veux dire. - ---Eh bien, oui... un quadrille, j'essayerai. Mais elle doit maintenant -être engagée pour plus de danses qu'elle n'en pourra donner. - ---Nous allons voir. - -Gabrielle se trouvait au milieu d'un groupe de jeunes femmes dans une -des portes ouvrant sur la terrasse. Elle sentit venir plutôt qu'elle -n'aperçut la marquise et M. de Laverdie. - ---Chère petite, dit la vieille dame, je vous amène un coupable, mais -un coupable écloppé et repentant: il avait une entorse et ne l'a plus -sentie quand il a vu remuer vos petits pieds. J'intercède pour que -vous lui accordiez un quadrille. - ---Oh! balbutia la jeune fille, comme je suis fâchée!... Vous vous êtes -fait très mal? Mon Dieu, mais je n'ai plus de quadrilles, je crois. -Elle ne savait pas trop que faire. Elle se demandait en même temps si -la blessure de René était réelle, et quel serait le chagrin de sa -marraine au cas où elle refuserait de danser avec lui; elle souffrait -encore cruellement de sa propre dureté de l'après-midi. - ---Je ne peux pas le prochain, dit-elle, mais je crois que le -suivant... oui, le suivant. - ---Très bien, c'est convenu, répondit madame de Saint-Villiers, qui -voyait son neveu devenir plus blême encore et qui se hâta de -l'entraîner vers un sofa.--Mettez-vous là , lui dit-elle, vous ne -paraissez vraiment pas à votre aise. C'est encore la faute d'une de -vos vilaines bêtes; je vous ai souvent dit que vous montiez des -chevaux trop vifs. - -Ce n'était pas une douleur physique qui altérait ainsi le visage de -René; ses souffrances morales mêmes, s'il en avait, étaient alors -dominées par une colère farouche.--Je danserai le prochain quadrille, -se dit-il. Pourtant, au lieu de chercher laquelle il inviterait de -toutes les charmantes danseuses que ses yeux pouvaient apercevoir, il -suivait du regard avec obstination l'uniforme éclatant d'Ernest -Arnauld, qui semblait apparaître à la fois dans toutes les parties du -bal, tant se montrait infatigable l'entrain du jeune officier. - -Tout près du comte se trouvait assise une jeune femme qui se donnait -beaucoup de peine pour attirer l'attention de celui-ci en riant et en -causant très haut. La joie de cette dame fut au comble lorsqu'au -premier coup d'archet M. de Laverdie vint lui demander de l'accepter -pour cavalier: René pourtant eût été bien embarrassé s'il lui eût -fallu dire dans quelle langue elle avait parlé. Comme il tâchait de -découvrir une place libre à travers les salons encombrés, madame -Duriez l'aborda. - ---Je cherche quelques couples de bonne volonté, dit-elle, pour former -un quadrille sur la terrasse; je suis persuadée qu'on y sera très -bien. Ne pourriez-vous organiser cela, monsieur le comte? - ---Volontiers, madame, dit René, qui dissimulait mal une légère grimace -chaque fois que l'excellente personne lui rappelait ainsi son titre. - -Il eut bientôt réuni trois autres jeunes couples, qui se déclarèrent -ravis de danser au grand air. Au milieu de la chaîne anglaise, ils -furent troublés par l'arrivée du capitaine Arnauld, que madame Duriez -avait présenté, fort contre son gré, du reste, à une jeune personne -timide et ne sachant pas valser; il avait sollicité de cette -demoiselle l'honneur d'un quadrille et l'amenait pour prendre part à -celui de la terrasse. - ---Nous sommes assez nombreux, monsieur, lui dit René d'un ton fort -sec. - ---Êtes-vous maître des cérémonies, monsieur? répondit l'officier -blessé et surpris. - ---Monsieur, reprit René, la maîtresse de la maison m'a prié -d'organiser ce quadrille. Nous sommes déjà quatre couples; vous voyez -bien que vous seriez de trop. - -Ces mots, et surtout la façon dont ils furent prononcés choquèrent -Arnauld au dernier point. Cherchant ce qu'il devait répondre, n'osant -pourtant faire un esclandre, il restait avec sa danseuse au beau -milieu du quadrille interrompu: c'était le moment de la seconde figure -et l'on se remit en mouvement. - ---Mais retirez-vous donc, monsieur! s'écria René en passant près de -lui. - -Arnauld s'éloigna, et, se penchant avec un sourire vers la jeune fille -qu'il avait à son bras: - ---Faisons un tour de jardin, dit-il. Si vous voulez bien me promettre -le premier lanciers, je vous réponds que vous aurez la meilleure -place. - -A peine le quadrille fut-il terminé, et les dames installées au buffet -que M. de Laverdie trouva moyen de s'esquiver; à la première porte il -rencontra Arnauld. - ---Je vous cherchais, monsieur, dit celui-ci. - ---Je m'en doutais, répliqua René. - ---Alors vous savez aussi dans quel but, monsieur. Le ton dont vous -m'avez parlé m'a singulièrement déplu. - -René, qui avait aussitôt sorti de son portefeuille une carte, la remit -au capitaine, en s'arrangeant de façon que personne autour d'eux ne -remarquât son mouvement. - -On ne se douta pas en effet dans cette gaie réunion de la provocation -qui venait d'être faite et acceptée. La fête ne fut marquée par aucun -autre incident fâcheux, et elle se prolongea fort tard, à la -satisfaction de tous ceux qui restèrent jusqu'au dernier moment. - - - - -VIII - - -Deux ou trois jours après, Gabrielle apprit par son frère, qui ne mit -pas beaucoup de ménagements à lui communiquer cette nouvelle, que M. -de Laverdie avait gravement blessé le capitaine Arnauld dans un duel à -l'épée. Celui-ci avait été atteint au côté gauche par un coup de -pointe porté avec vigueur, et sa vie se trouvait sérieusement menacée. -Émile ne donna, du reste, que peu de détails sur cette affaire. On -tâchait de la tenir secrète à la famille Duriez, et nul, hormis les -témoins, ne sut jamais où elle commença. Par Émile, on la connut -bientôt à Montretout; mais le jeune homme avait juré à son ami de n'en -point révéler les principaux détails, et Gabrielle fut la seule à -laquelle il avoua que la blessure de l'officier pouvait être mortelle. - - -Ce fut un cruel soulagement pour ce garçon peu délicat d'exhaler -devant sa sÅ“ur une douleur bruyante, égalée seulement par son -indignation contre M. de Laverdie. Il ne lui cacha pas qu'il supposait -bien que ce malheur était arrivé à cause d'elle; et, bien qu'assez -généreux pour l'en déclarer parfaitement innocente, il se permit -quelques allusions grossières à la préférence qu'elle pouvait -entretenir secrètement pour le comte ainsi qu'au caractère et aux -intentions de celui-ci. - -Gabrielle, au reste, souffrait tellement à l'idée de ce qui venait de -se passer, que les paroles amères de son frère ajoutèrent peu à sa -douleur et à sa consternation. Suivant cette vivacité avec laquelle -les âmes jeunes et confiantes vont d'un extrême à l'autre, ne croyant -plus à rien de vrai chez ceux qu'elles reconnaissent les avoir une -fois trompées, elle jugea René d'autant plus sévèrement qu'elle -l'avait vu d'abord avec des yeux plus aveugles. Elle le crut assez -coupable pour ne pas craindre de sacrifier la vie d'un homme au plus -vil intérêt, et le soupçonna d'avoir provoqué Arnauld dans la pensée -que celui-ci pourrait lui enlever la main de la jeune fille dont il ne -recherchait lui-même que la fortune. - -Quelques jours s'écoulèrent sans que l'on revît à Montretout ni la -marquise ni René. Une après-midi, cependant, madame Duriez, rentrant -avec sa fille, trouva dans la coupe d'onyx du vestibule, parmi -quelques lettres, la carte pliée de M. de Laverdie. - -On était sur le point de partir pour Trouville. Comme il arrive en -pareil cas, on avait attendu au dernier moment pour faire une foule de -visites et de courses indispensables: aussi les journées -semblaient-elles trop courtes à madame Duriez. Elle faisait atteler -régulièrement vers une heure, montait en voiture avec Gabrielle, et -posait sur le coussin devant elle trois ou quatre agendas, son -porte-cartes et des paquets d'échantillons. Elle se rendait alors à -Paris; quand elle allait voir des amis dans les environs, à Meudon ou -à Bellevue, elle ne se chargeait pas d'un bagage si considérable. - -A peine installée dans la voiture, elle ouvrait un des agendas et -regardait la liste des emplettes nécessaires; puis elle cherchait dans -un autre les adresses des magasins. Elle pesait les mérites respectifs -de ceux-ci, les groupait par quartiers, calculait combien au plus elle -pourrait en explorer jusqu'à sept heures. Alors elle prenait les -échantillons, répandait sur ses genoux les petits morceaux de faille, -de laine ou de satin, et s'absorbait dans une étude plus importante -encore. Au reste, ses réflexions se faisaient à haute voix, et -Gabrielle était sans cesse appelée à donner son avis. En temps -ordinaire tout ceci n'amusait que médiocrement la jeune fille; dans -l'état d'esprit où elle se trouvait, c'était pour elle une pénible -tâche. Elle l'accomplissait tranquillement, sans y attacher sa pensée; -elle s'efforçait de ne pas répondre trop souvent:--Cela m'est égal... -l'un sera aussi joli que l'autre... c'est absolument la même chose... -Ces façons de parler contrariaient madame Duriez, qui ne se fiait pas -volontiers à son propre goût et n'aimait pas décider seule. - -Une ou deux fois, dans ces chaudes après-midi de juillet, madame -Duriez, en traversant le bois, s'endormit au mouvement de la calèche. -Gabrielle élevait alors son ombrelle pour protéger sa mère contre le -soleil. Les grandes allées étaient presque désertes; le chant monotone -des sauterelles s'élevait des gazons brûlés; les longues herbes, -courbées par la chaleur, se flétrissaient dans la poussière au bord de -la route; aucun souffle n'agitait les feuillages des arbres, et -cependant les hauts peupliers se balançaient légèrement sur le ciel, -comme pris d'un frissonnement mystérieux. La voiture allait au petit -trot, et le pas des chevaux retentissait avec une régularité à -laquelle Gabrielle trouvait quelque chose de désespérant et -d'implacable: elle était saisie par l'horrible sentiment d'une course -sans but, éternelle, avec ce vide, ce silence et ce sommeil à ses -côtés. - -Un jeudi, vers trois heures, étant descendues chez Guerre pour se -rafraîchir et se reposer, madame Duriez et sa fille y rencontrèrent la -marquise. - ---Enfin, mignonne, je vous tiens! s'écria la vieille dame en -embrassant sa filleule. Et cette fois je ne vous lâche plus. Est-ce -ainsi qu'on m'abandonne, petite méchante? Vous allez venir avec moi. -Madame Duriez, je la garde cette après-midi. - -On objecta des occupations pressantes, une robe, entre autres, à -essayer. - ---Non, non, dit la marquise. D'ailleurs, j'irai avec elle pour cette -robe, si elle y tient. Je vous la ramènerai ce soir; nous viendrons à -l'heure du café. Vous ne vous faites pas une idée comme je suis triste -et abandonnée depuis quelque temps! Voilà une enfant que je ne vois -plus, et quant à mon neveu, il a eu l'esprit de se fouler le pied et -il ne bouge de chez lui. Allons, c'est dit, je l'emmène; vous y -consentez, chère madame. - -Il n'était pas possible de dire non. Gabrielle partit avec madame de -Saint-Villiers; mais elle était fort mal à l'aise et se sentait moins -de courage que chez elle, à Montretout. - -Comme elles étaient toutes deux le soir à table, la marquise se mit -tout à coup à parler de René, exprimant la contrariété qu'elle -éprouvait de sa foulure. Ce fut alors la première, la seule fois où sa -filleule se demanda si la vieille femme n'était pas la complice du -jeune homme, et ne convoitait pas pour son neveu les millions de la -maison Duriez. Une semblable idée fit tellement horreur à Gabrielle -qu'elle la repoussa sur-le-champ et sans peine: mais ces soupçons -involontaires, qui lui venaient à présent sur ceux qu'elle aimait et -respectait le plus, n'étaient pas pour la jeune fille les fruits les -moins amers de sa dure expérience. - -Après le dîner, elle se trouva seule un moment dans le petit salon, sa -marraine l'ayant quittée pour écrire un billet et donner quelques -ordres. Gabrielle tenait entre les mains une magnifique collection de -gravures de Goupil, représentant les meilleures toiles des dernières -expositions; elle l'examinait avec intérêt, car elle avait un goût -très vif pour la peinture et toute espèce de dessin. Elle remarqua, -dans un tableau historique, un personnage qui ressemblait fort à M. de -Laverdie; cela lui rappela le portrait de celui-ci qui devait être -derrière elle, et, se tournant un peu, elle se mit à le contempler. -En revoyant cette physionomie si fine et ces yeux fiers, elle fut -saisie d'une douloureuse pitié de songer qu'ils cachaient un caractère -bas.--Pauvre René, murmura-t-elle, pauvre René!.. Oh! comme je vous -plains! - -Au bruit que fit une porte, elle se retourna vivement: M. de Laverdie -entrait. - -Elle ne se troubla pas, et remercia intérieurement le ciel de l'avoir -envoyé. A tout prix, elle voulait prévenir une demande en mariage, un -refus, et les scènes pénibles à tous qui ne manqueraient pas d'en -résulter. Peut-être que l'occasion s'offrait de tout arrêter, si -toutefois il restait à René assez d'honneur et de loyauté pour la -comprendre. - -Le jeune homme, de son côté, prévit qu'une explication allait avoir -lieu; il la désirait. Ce qui le surprit au plus haut point, c'est que -Gabrielle parlât la première. - ---Monsieur, fit-elle, ne sachant pas du tout ce qu'elle allait dire, -mais sentant qu'il fallait en finir de suite et que sa marraine -pouvait rentrer, monsieur, j'ai appris ce duel... C'est un grand -malheur... M. Arnauld était un ami de notre famille... - ---Monsieur Arnauld, j'espère, le sera encore longtemps, dit René d'un -ton froid. Grâce au ciel, son état ne présente plus aucun danger. - ---Il est sauvé? s'écria Gabrielle avec joie. - ---Oui, mademoiselle. - -Il y eut un moment de silence embarrassé. - ---Mademoiselle, reprit René qui se leva et fit un pas vers la jeune -fille, pardonnez-moi... J'ai été aveugle, insensé! mais ne pensez pas -que j'eusse pu vous faire autant de mal volontairement. Je vous jure -que si j'avais compris plus tôt ce qui me paraît si clair à présent, -jamais la vie de M. Arnauld n'eût été mise en péril par ma main! - -Gabrielle baissa la tête... L'album de Goupil était encore ouvert -devant elle; ses yeux se fixèrent sur la gravure, sans la voir, -agrandis par l'intensité d'une réflexion profonde. - ---Me croyez-vous? me pardonnez-vous? demanda René encore une fois. - ---Oui, monsieur, oui, murmura la jeune fille. - -Madame de Saint-Villiers rentrait alors dans la chambre. Elle eut -grand plaisir à voir son neveu et décida qu'il les accompagnerait à -Montretout. René s'excusa de ne pas le faire, non sans peine, disant -qu'il n'avait pas prévu la présence de mademoiselle Duriez, et -alléguant un engagement sérieux. Il craignait pourtant que sa tante -n'éprouvât quelque ennui à revenir seule. - ---Qu'à cela ne tienne, répondit celle-ci. Il fera presque jour encore; -et d'ailleurs une promenade nocturne, et même solitaire, à travers le -Bois, n'a rien qui m'effraye. - -Ils descendirent ensemble; René aida ces dames à monter en voiture, -puis partit lui-même à pied pour le faubourg Saint-Honoré. - -Trois ou quatre jours après, madame de Saint-Villiers n'ayant aucune -nouvelle de son neveu, et trouvant sa conduite vis-à -vis d'elle et de -la famille Duriez fort extraordinaire, prit la résolution d'aller -trouver le jeune homme chez lui. C'était une chose qu'elle faisait -rarement, mais elle y était cette fois poussée par une grande -inquiétude: elle tremblait que René ne fût entraîné de nouveau vers la -vie dissipée qu'il avait menée autrefois. - -Une après-midi, vers cinq heures, elle se fit conduire rue d'Anjou. - -Elle fut frappée de la mine bouleversée du domestique qui lui ouvrit: -c'était un ancien serviteur, absolument dévoué à M. de Laverdie; il -parlait bas, de ce ton voilé qu'on prend dans une chambre de malade. - ---Mon Dieu, François, qu'y a-t-il?.. Votre maître?.. s'écria la -marquise, très effrayée. - ---Rien, rien, madame, rien encore, répondit vivement le domestique. -Mais que je suis heureux de voir madame la marquise! J'étais sur le -point d'aller trouver madame. - ---Pourquoi? Parlez vite, François. Ah! mon pauvre René! - -Le vieux domestique fit entrer madame de Saint-Villiers dans la -bibliothèque, où elle s'assit toute tremblante. Alors, debout devant -elle, il lui dit d'une voix altérée qu'il était fort tourmenté à -l'égard de son maître; que certainement quelque grand malheur était -arrivé à M. le comte; que depuis plusieurs jours celui-ci ne sortait -plus, mangeait à peine, et restait enfermé chez lui, où il passait des -heures à écrire. - ---Hier, ajouta le pauvre homme en pâlissant, je l'ai trouvé occupé à -examiner et à charger des pistolets. - ---Où est-il? où est-il? s'écria la marquise en se levant aussitôt. - ---Dans sa chambre à coucher, madame la marquise; il ne bouge plus de -cette pièce maintenant. - -Madame de Saint-Villiers traversa l'appartement, et, sans se faire -annoncer, sans frapper même, entra chez son neveu. - -C'était la chambre gothique. Le jour s'y adoucissait en passant par -les vitraux. René était assis au milieu, devant une table sur -laquelle se trouvaient beaucoup de papiers et quelques armes; ainsi -que l'avait annoncé le domestique, il écrivait. - -Il se leva dès qu'il aperçut sa tante. Celle-ci marcha droit à lui et -lui prit les mains sans rien dire; elle avait des larmes dans les -yeux. - ---Qu'avez-vous?.. ma chère tante... dit René d'un ton qu'il voulait -rendre naturel et qui n'était qu'embarrassé. - -La vieille dame l'entraîna tendrement vers un sofa, où tous deux -s'assirent. - ---Mon cher enfant, dit-elle, ne me cachez rien. Tant que vous avez été -gai, étourdi, joyeux, votre vieille tante ne vous a pas beaucoup gêné, -n'est-ce pas? Mais vous souffrez, c'est différent. Ne croyez pas -qu'elle vous laisse tranquille tant qu'elle ne saura pas ce qui vous -rend malheureux... ce qui vous fait songer à mourir... - ---Ma tante! - ---Je le sais. Est-ce ce mariage? Mon Dieu! est-ce que j'aurais à me -reprocher cela?.. Vous n'aimez pas Gabrielle et vous vous croyez -engagé... Mais il n'est pas trop tard pour vous retirer, je vous jure -qu'il n'est pas trop tard! - -Le jeune homme ne répondit pas. - ---René, s'écria la marquise, ayez pitié de moi, de mon âge, de mes -cheveux blancs! Songez à votre mère... C'est au nom de son souvenir, -de son amour, que je vous conjure de parler! - -René mit sa tête dans ses mains et laissa échapper un gémissement -douloureux. - ---Ah! dit-il, vous me parlez de l'amour de ma mère, et je m'en suis -rendu indigne!.. Faut-il que je vous fasse autant de mal, ma pauvre -tante!.. Ah! je suis un misérable! - ---Vous, René? c'est impossible! - ---Ma tante, reprit-il, je vais tout vous dire: vous jugerez -vous-même... Hélas! vous me mépriserez comme je me méprise. Mon plus -grand crime, et ma plus grande douleur aussi, je vous assure, c'est de -vous causer ce chagrin. - ---Mon pauvre enfant!.. mon pauvre enfant!.. murmurait la marquise. - -Elle commençait à se rassurer, ne pouvant croire que René eût jamais -rien fait de bien mal. - ---Vous savez trop, ma tante, que je vous ai donné peu de sujets de -satisfaction depuis quelques années. Cependant, et bien que je ne sois -pas disposé dans ce moment à l'indulgence envers moi-même, je suis -certain d'avoir mieux vécu que n'importe quel jeune homme de mon âge -et de ma position. Mais j'ai mangé énormément d'argent, je me suis -ruiné; et, vers les derniers temps (une chose que vous ne soupçonniez -pas!)... j'ai joué... non point par passion... J'ai joué pour me -rattraper, pour gagner. - ---Et vous avez perdu, malheureux? - ---Tout, ma tante, tout!.. Je suis couvert de dettes! Mais attendez, je -n'ai rien dit encore. Ce qui m'avait ruiné, c'étaient mes goûts -dispendieux... ces vieilleries que j'aime tant,.. puis, les chevaux. -Renoncer à tout cela, je ne le pouvais pas. C'est ce qui m'a rendu -lâche. Je me serais tué plutôt... Et je ne voulais pas mourir. Ma -pauvre tante! Vous rêviez de me faire épouser votre filleule... Je -n'ignorais pas qu'elle possédait une fortune considérable... Et j'ai -consenti. - ---Sans l'aimer. - ---Sans la connaître même. Oh! comme j'ai mis longtemps à la voir -seulement, cette jeune fille, telle qu'elle est, simple, sincère... Je -ne me souciais pas de la comprendre, ou plutôt je croyais n'avoir rien -à découvrir en elle. Dans mon vil calcul, je supposai qu'elle fixait -sur ma couronne de comte le regard que j'attachais sur ses millions. - ---Ma pauvre petite Gabrielle! - ---Oh! ma tante, elle peut me pardonner, et vous aussi, car je -souffrais bien de tout cela... Je me trouvais odieux... Ce mariage me -faisait horreur! Plus d'une fois j'ai songé à m'y soustraire, mais -j'ai reculé devant la misère, la honte, le suicide... Je n'ose pas -dire: devant la pensée de votre désespoir... Je ne veux pas chercher -d'excuse. - -Il s'arrêta, regardant d'un air sombre un rayon couleur de sang qui -s'échappait des vitraux et brillait à l'angle et aux ferrures du -bahut. - ---Et maintenant? demanda la marquise. - ---Maintenant, ma tante, j'aime Gabrielle Duriez et je me sens indigne -d'elle... D'ailleurs elle ne m'aime pas. - ---Tu aimes Gabrielle! s'écria la vieille dame. Tu aimes Gabrielle, et -c'est pour cela que tu veux te tuer? Ah! mon cher, cher enfant, que le -ciel soit béni! Tu es toujours noble, bon... Tu seras encore heureux! - ---Oui, j'ai pensé comme cela aussi, reprit René avec amertume. Cet -amour me réhabilitait à mes propres yeux. Qu'il fût partagé, et alors -titre, fortune, calculs d'intérêt, que signifiait tout cela? Vous -auriez véritablement uni deux cÅ“urs. - ---Eh bien? dit la marquise. - ---Gabrielle ne m'aime pas, ma tante. C'est le capitaine Ernest Arnauld -qu'elle aime. - ---Par exemple! s'écria la marquise. Cet étourneau, ce fat?.. Allons -donc! Et moi, je vous déclare qu'elle vous aime, mon neveu. Je le sais -mieux que personne peut-être. - -René ne put s'empêcher de sourire. - ---Chère tante, fit-il, je suis fâché de vous ôter vos illusions, mais -je dois vous dire que je me suis battu avec cet Arnauld; j'ai failli -le tuer. Je le savais épris de mademoiselle Duriez, mais je ne pensais -pas... Enfin elle m'a fait comprendre que je suis à ses yeux un -assassin, un monstre... - ---Elle! - ---Elle-même. Ah! je vous assure qu'il lui était impossible de -s'exprimer plus clairement. - ---Mon Dieu, mon Dieu! gémit la marquise. - -Elle réfléchit un instant, puis elle reprit: - ---Écoutez, René: s'il y a une chose dont j'ai été persuadée, non -pendant une heure, mais pendant des semaines et des mois, c'est que -Gabrielle vous aimait, qu'elle vous aimait naïvement, profondément, de -toute son âme, comme cette vive créature doit aimer. Je ne peux pas me -figurer que je me sois trompée, encore moins qu'elle ait changé... N'y -a-t-il pas ici quelque malentendu? - ---Hélas! non, il n'y en a pas. D'ailleurs, et c'est mon châtiment, je -ne me sens pas capable de lui offrir un cÅ“ur digne d'elle, un amour -qui puisse répondre au sien. Il y aurait toujours entre nous cette -ombre ignoble d'intérêt que j'y ai vue une fois. Ah! misérable, -misérable libertin que je suis! - -Madame de Saint-Villiers essaya de consoler son neveu, mais -inutilement. Elle jugeait les fautes du jeune homme rachetées par la -profondeur de ses regrets et la sincérité de son amour, mais elle ne -pouvait faire accepter ces considérations à René; tout en souhaitant -de le soulager, elle n'eût pas voulu voir sa douleur s'amoindrir, -puisque cette douleur le relevait. Elle s'efforça de lui persuader -qu'il pourrait encore vivre heureux sans Gabrielle, mais tout ce -qu'elle dit à cet effet fut accueilli par un morne silence. La -conversation se prolongeait, ou plutôt la vieille dame parlait -toujours, épuisant tous les arguments que lui suggérait sa tendresse. -René ne répondait plus; les sourcils froncés, l'air triste, mais -résolu, il semblait trouver tant de paroles inutiles. S'éloigner, le -laisser ainsi était impossible à la marquise; l'idée de ces pistolets, -dont le domestique lui avait parlé, revenait sans cesse à son esprit -et la remplissait d'épouvante. - -Il fallut partir cependant. Alors elle trahit ses craintes; elle -conjura son neveu, au nom de tout ce qu'il avait jamais respecté, de -tout ce qui lui avait été si cher, de ne pas attenter à sa vie. Elle -lui arracha la promesse qu'il la reverrait encore; puis elle le quitta -tout éperdue, et à peine fut-elle dans sa voiture, les stores -abaissés, qu'elle s'abandonna au désespoir le plus amer. - - - - -IX - - -Le surlendemain, René de Laverdie reçut de sa tante la lettre -suivante: - - - «Mon cher enfant, - - «Il m'est impossible d'aller vous voir: je suis vieille, faible, - et tant d'émotions m'ont brisée. - - »Vous viendrez causer avec moi, car j'ai des choses importantes à - vous dire; pourtant j'aime mieux auparavant vous en écrire le - résumé... La plume risque moins de s'égarer que la parole, et je - vois si peu clair dans tout ceci que je crains de commettre une - erreur; elle deviendrait certainement fatale. Réfléchissez bien - vous-même avant de tirer la moindre conclusion ou de vous arrêter - à un parti quelconque. - - »J'ai vu Gabrielle. J'étais résolue à pénétrer, fût-ce de force, - dans son cÅ“ur, et j'y ai réussi. - - »Mon enfant, elle vous aime. Ne vous réjouissez pourtant pas trop - à ce mot. Cette jeune fille a changé, je ne la comprends plus; - elle paraît lutter contre son amour, et, si j'ai découvert ses - sentiments, c'est bien malgré elle. Je lui ai dit (vous m'en - voudrez, je le sais; mais puis-je laisser mes deux enfants courir - à leur malheur sans tout faire pour les arrêter?), je lui ai dit - que j'étais arrivée juste à temps pour vous empêcher de mourir, - et c'est alors seulement qu'elle s'est émue... Oh! ne croyez pas - que je me sois trompée, que j'aie vu seulement ce que je désirais - voir... D'ailleurs, elle s'est expliquée ensuite, mais attendez. - - »Qu'est-ce que vous vous imaginiez donc à propos de cet officier, - de cet Arnauld?.. Mais elle n'a jamais pensé à lui! Vous auriez - dû voir l'expression de son visage quand je l'ai nommé, je - pourrais rire en y pensant. Voilà un rival peu redoutable, et il - n'était pas besoin de le maltraiter comme vous l'avez fait. - - »Mais supposerait-on jamais qu'une petite fille refuse d'épouser - un homme qu'elle aime parce qu'il est comte? C'est pourtant ce - qui m'a paru ressortir des demi-aveux de ma filleule. Il s'est - passé quelque chose que j'ignore... - - »N'y a-t-il rien eu entre vous? De pareilles idées sont entrées - tout récemment dans la tête de Gabrielle: il y a un mois elle n'y - eût pas songé. Elle m'a parlé de position sociale, de noblesse - et de bourgeoisie, que sais-je, moi? Je l'ai grondée, puis je me - suis moquée d'elle, rien n'y a fait. Elle employait un petit ton - calme, ferme, tout nouveau dans sa bouche rieuse. C'est à y - perdre la raison! Pour moi, je ne sais plus où j'en suis... - Tenez, je voulais être claire, et cette lettre est un vrai - galimatias. - - »Voici ce qu'il vous faut entendre: mademoiselle Duriez vous - aime, cela est certain; et, ce qui ne l'est pas moins, - malheureusement, c'est qu'elle ne veut pas vous épouser. - - »Venez au plus tôt, mon cher René, que je vous répète en détail - toute notre conversation. Vous y verrez peut-être quelque chose - que je n'ai pas su y découvrir. Je m'efforce de ne pas désespérer - encore: je vous en supplie, faites de même. - - »Votre tante.» - - -René lut cette lettre et resta longtemps pensif. - -Quand il se leva enfin, il avait sur les lèvres un sourire triste et -doux. - ---Allons, enfant, murmura-t-il, allons, jeune noble paresseux, inutile -et fier, voyons si tu peux être un homme, voyons comment tu sais -aimer. - -Il fit quelques pas dans sa chambre et vint appuyer sa main sur la -table; mais là , il s'arrêta et resta debout, le front penché. Il se -passait en lui une lutte grave, terrible. - ---Elle a dû souffrir, dit-il encore. Voilà ce qu'il me faut expier. - -Alors il s'assit et écrivit quelques mots qu'il mit sous enveloppe. Il -s'habilla ensuite pour sortir. Quand François le vit passer le chapeau -sur la tête, le pauvre homme s'approcha de lui, tout ému. - ---Monsieur le comte sort? fit-il. Monsieur le comte s'est habillé -seul? - ---Oui, dit René. - ---Ne dois-je pas avertir le groom? - ---Je vais à pied. - ---Ah! monsieur le comte, mon cher monsieur René, reprit le vieillard -tout inquiet, ne puis-je donc rien faire pour vous? - -René se retourna, très touché. - ---Mon vieux François, fit-il, mon bon vieil ami! rassure-toi: je n'ai -besoin de rien et je ne cours aucun danger. Tout à l'heure, je te -demanderai tes services et je m'adresserai à ton dévouement. - -En quittant la maison, il se rendit tout droit chez sa tante. - -Madame de Saint-Villiers fit un cri de joie en l'apercevant. Malgré -la parole qu'il lui avait donnée, elle craignait tout du découragement -profond où elle avait vu le jeune homme; la lettre qu'elle lui avait -écrite ne portait pas non plus de consolation bien efficace. Depuis le -départ de cette lettre, elle en retournait avec angoisse toutes les -phrases dans sa tête, craignant de s'être mal exprimée, d'avoir laissé -trop peu d'espoir et poussé à l'excès le chagrin de son neveu. - -Elle était étendue sur une chaise longue dans son petit salon. René -s'assit en face d'elle. - ---Eh bien, dit la marquise, que faire? - -Comme elle allait reprendre et répéter mot pour mot tout ce qui -s'était passé entre elle et sa filleule, René l'arrêta doucement. - ---Ce n'est pas nécessaire, fit-il, j'ai compris. - ---Quoi donc? - ---J'ai compris que mademoiselle Duriez possède un cÅ“ur plus grand -encore, plus élevé que nous ne pensions l'un et l'autre. Oh! ma tante, -comme je l'ai blessé cruellement, ce pauvre cÅ“ur! Oui, elle m'a aimé, -elle m'aime, la douce, la généreuse créature! et elle a vu cette chose -horrible: que je l'épousais pour son argent. - ---Oh! - ---Elle l'a vu! Et maintenant, si je me jetais à ses pieds, si je lui -disais que je l'aime, si je lui peignais mon repentir, mon désespoir, -elle me croirait peut-être... - ---Eh bien? - ---Eh bien, je ne le ferais pas! Est-ce que j'agirais autrement si je -n'étais pas sincère? Que coûte un serment à un homme qui a pu nourrir -de si viles pensées? - ---René, mon ami, vous vous exagérez vos torts. Je m'explique, en -effet, la conduite de Gabrielle si elle a deviné vos motifs -intéressés. La pauvre enfant a dû bien souffrir! Je m'étonne pourtant -qu'une pareille idée lui soit venue... A son âge, avec si peu -d'expérience du monde! C'était bien dur de sa part. Et puis, enfin, -elle aurait dû songer que sous ce rapport tout se compensait -parfaitement, et que votre alliance... - ---Madame, interrompit René dont les yeux s'enflammèrent, si vous avez -la moindre pitié pour moi, ne parlez pas ainsi!.. Gabrielle savait que -je ne l'aimais pas, parce que j'ai eu la barbarie de le lui faire -sentir. Je croyais agir avec franchise; je me disais: «Au moins je ne -la tromperai pas.» Je supposais que, de son côté, elle ne souhaitait -que mon titre... Voyez-vous, à présent, pourquoi elle ne veut pas de -ce titre odieux? Elle partagerait encore sa fortune avec moi, mais -elle refuse d'être comtesse! - ---Ah! mon Dieu, dit la marquise, voilà bien des subtilités! Alors, que -résulte-t-il de tout cela? Vous concluez comme Gabrielle: je l'aime, -mais je ne l'épouserai pas. Cela fait hausser les épaules. - ---Non, ma tante. Je conclus: je l'aime, et je me rendrai digne d'elle; -je l'aime, et je le lui prouverai. - ---Voilà qui paraît plus raisonnable. Quels sont vos projets, voyons? - -Le jeune homme baissa la tête d'un air embarrassé. - ---Je crains, ma tante, fit-il, que vous ne m'approuviez pas. - ---Ne vous êtes-vous jamais passé de mon approbation? demanda la -vieille dame en souriant avec malice. - ---C'est vrai. Mais cette fois le parti que j'ai pris est grave. Ce que -je redoute avant tout, c'est le chagrin qu'il vous causera. Pourtant, -ma tante, continua-t-il d'une voix plus ferme, ce parti est -irrévocable. Ma conscience et mon cÅ“ur me l'ont dicté, et je suis -décidé à leur obéir, quoi qu'il m'en coûte. - ---Vous m'effrayez, René. Quelle résolution a pu vous dicter votre -conscience que je ne doive pas approuver? - -René vint se placer plus près encore de la chaise longue; il était -assis sur un pouf très bas, et s'inclina de façon qu'un de ses genoux -touchait le tapis lorsqu'il répondit, d'une voix vibrante d'émotion. - ---Ma chère tante, oh! comme je voudrais... oui, j'espère que vous me -comprendrez. J'ai vingt-huit ans, et j'ai vécu jusqu'à présent en -égoïste et en insensé. A cet âge, où tant d'autres ont déjà accompli -de grandes choses, moi je n'ai encore songé qu'à mes plaisirs. Je -découvre que je suis un être inutile, et plus qu'inutile, malfaisant; -car j'ai brisé le cÅ“ur d'une enfant innocente et j'ai failli tuer un -homme. Et tout ceci, savez-vous bien pourquoi? Savez-vous comment il -se fait que j'arrive si tard à la vérité, que je me vois si tard tel -que je suis?.. A cause d'un préjugé monstrueux, m'aveuglant comme un -bandeau fixé sur mes yeux!--Tu es noble, me disais-je, tu es comte. -Va, jouis, qu'as-tu besoin de savoir si d'autres souffrent et -travaillent! Ces gens-là sont trop heureux s'ils peuvent seulement te -voir passer sur ton cheval de sang ou dans le fond de ton coupé, quand -tu cours à des fêtes... Tu n'as plus d'argent... problème affreux pour -un honnête bourgeois! Mais toi, n'as-tu pas ton nom? Fais des dettes! -Les créanciers ne respectent rien dans ce siècle de roture: eh bien, -marie-toi; voilà des millions... Il faudra prendre aussi ce cÅ“ur de -jeune fille: bah! c'est chose de peu d'importance et qui ne -t'embarrassera guère. Et si quelque rival se présente, tu lui donneras -un coup d'épée. Oui, voilà quelles sont les pensées que j'ai nourries -pendant vingt-huit ans!--Tu es noble, tout labeur serait indigne de ta -main patricienne: mange, bois, danse, chasse et divertis-toi! Quand tu -deviendras vieux, si tu n'es pas trop sot, tu feras de la politique, -et tu élèveras ces belles maximes à la hauteur d'un système de -gouvernement. - -René, qui avait commencé de parler presque à genoux, d'un ton humble, -persuasif, dans son anxiété de convaincre sa tante, s'était peu à peu -redressé après les premiers mots et à présent s'exprimait avec une -chaleur extrême. La marquise l'avait écouté avec surprise d'abord, -puis avec impatience, enfin avec colère. - ---Où voulez-vous en venir? fit-elle, craignant de deviner, mais -désirant avant tout rester calme. - ---A ceci: mes meubles et mes chevaux payeront mes dettes; car, si le -comte de Laverdie peut laisser protester sa signature, René Laverdie -ne veut rien devoir à personne! Or voilà mon nom désormais... Et je le -rendrai plus grand par mon travail et mon courage qu'il n'a jamais -été, surmonté d'une couronne et d'un blason à huit quartiers. - -La marquise de Saint-Villiers était déjà bien pâle; deux jours -d'angoisse avaient profondément altéré ses traits fins, mais un peu -durs, et la blancheur de ses cheveux ondés tranchait à peine sur son -front mat et uni comme de la cire; mais, après les paroles de son -neveu, son visage sembla se décolorer plus complètement encore. Ses -yeux sombres prirent tout à coup une expression sévère, presque -farouche; elle les attacha sur ceux de René, et les y tint fixés -longtemps sans prononcer une parole. - -Il soutint ce regard avec tristesse et respect, mais avec fermeté. - ---René, dit la vieille dame d'un ton tranquille, ne m'avez-vous pas -dit que votre décision était irrévocable? - ---Ma tante, j'avais espéré.... - ---Répondez-moi, je vous prie. - ---Oui, ma tante, elle est irrévocable. - ---Eh bien, c'est la dernière fois, n'est-ce pas? que vous m'avez -appelée ainsi. Vous n'êtes plus mon neveu et je ne suis plus votre -tante. Adieu, monsieur. - -Elle se leva et traversa la chambre pour sortir. Le jeune homme -s'était levé aussi, atterré. - ---Madame, s'écria-t-il, écoutez-moi: je voudrais vous dire un seul -mot! - -Elle se retourna, toujours aussi calme. - ---Vous pouvez parler, fit-elle. - ---Vous m'avez empêché de me tuer, reprit-il. - -Il était si agité qu'il parvenait avec peine à former des phrases -régulières et s'arrêtait à chaque instant. - ---... Vous m'en avez empêché... C'était pourtant conforme à -l'honneur... selon vous... Vous pouvez encore choisir... Je l'aimerais -mieux, je vous assure... Gabrielle m'oubliera vite. Elle ne me -méprisera plus lorsque mon sang aura coulé. - -La marquise revint sur ses pas et prit les mains de son neveu, non -plus dure et hautaine, mais les yeux pleins de larmes. - ---Que dites-vous, mon pauvre enfant? Moi, désirer, ordonner votre -mort? Mon Dieu!... Il est vrai que je mérite de semblables paroles, -j'ai été bien cruelle!.. Mais savez-vous quel coup vous me portez? Je -n'aimais que vous au monde, vous et Gabrielle. Je rêvais de l'élever -jusqu'à vous, et c'est vous qui descendez jusqu'à elle... Et je vous -perds ainsi tous les deux!... Le nom de nos aïeux, René, toute notre -race, y avez-vous bien songé? - -Le jeune homme se taisait, car c'était cet orgueil de race qu'il se -proposait de sacrifier. - ---Je suis pauvre, dit-il enfin, il faut que je travaille; et je ne -veux pas garder les armes d'un croisé en prenant la plume d'un commis. - -Madame de Saint-Villiers lâcha, ou plutôt repoussa les mains de René -qu'elle tenait encore, avec un mouvement indigné. - ---Votre père vous eût maudit! s'écria-t-elle. Moi, je n'en ai pas le -courage. Adieu, soyez heureux si vous le pouvez, mais ne reparaissez -jamais en ma présence! Elle sortit. René se laissa tomber sur un -siège, le front dans ses mains, en proie à une émotion violente. - ---Si je me trompais!... Si je me trompais!... murmura-t-il à plusieurs -reprises. De grosses gouttes d'une sueur glacée perlaient lentement -sur son front. - -Peu à peu cependant, il devint plus tranquille. Il releva la tête. Ce -n'était plus la physionomie dédaigneuse, spirituelle, un peu molle -d'autrefois: c'était un visage nouveau, exprimant une ardeur virile; -de rudes combats, des résolutions énergiques l'avaient transformé -ainsi. - ---Mon père m'aurait maudit? se disait-il. Oui, peut-être... s'il eût -vécu, s'il eût encore foulé cette terre où l'orgueil et le préjugé -enfoncent de si fortes racines. Mais, s'il pouvait me voir, maintenant -qu'il a connu la vérité et la justice éternelles, ah! je suis sûr -qu'il ne me maudirait pas, mais qu'au contraire il me bénirait! - -Il se disposa à partir; mais, comme il allait ouvrir la porte, il jeta -encore un regard sur cet intérieur délicat dont il était exilé, sur -les mille objets qui semblaient porter l'empreinte de l'esprit si -altier, mais si fin de la marquise, sur la chaise longue, au pied de -laquelle, enfant, il avait joué. - ---Oh! si je pouvais revenir à cet âge, pensa-t-il, et vivre -différemment! Ma pauvre tante! ma pauvre tante! - -Il se hâta de quitter la chambre, car les larmes lui venaient aux -yeux. - -Lorsqu'il revint rue d'Anjou-Saint-Honoré, il eut à subir une épreuve -à peine moins pénible; il s'occupa des dispositions à prendre pour la -vente de son mobilier. Un découragement cruel le saisit plusieurs fois -à la pensée qu'il allait se séparer des trésors d'art réunis là peu à -peu, avec tant d'études, de soins et d'amour. L'idée du suicide se -glissa de nouveau dans son cÅ“ur, tandis qu'il examinait une à une ses -armes précieuses. Il songeait aussi aux chevaux, pour lesquels il -avait toujours fait des folies; il en possédait d'admirables, et, -lorsqu'il se rappelait ces pauvres bêtes, il aurait pu pleurer comme -un enfant. - -Ce furent de tristes heures que le comte de Laverdie passa chez lui ce -soir-là . L'épreuve qu'il traversait eût été véritablement au-dessus de -ses forces, et il n'eût pas résisté à la tentation d'en finir avec la -vie, si son amour et l'idée qu'il se devait à Gabrielle ne l'avaient -pas soutenu. - -L'après-midi, avant de se rendre chez sa tante, il avait tracé -quelques mots, dans l'espoir que celle-ci se chargerait de les -remettre à la jeune fille. Mais, vu la façon dont s'était terminée -cette visite, la lettre était restée dans le portefeuille de René. Il -l'en sortit pour la relire et songer par quel moyen il pourrait la -faire tenir à Gabrielle. - -Voici ce qu'il avait écrit, aussi simplement que possible: - - - «Mademoiselle, - - »Ce n'est pas en vain que pendant quelques jours vous m'aurez cru - digne de vous. Vous m'avez inspiré l'ambition de le devenir. - Cette ambition remplira désormais ma vie avec un autre sentiment - que je n'ose vous avouer, car, hélas! j'ai mérité que vous ne - puissiez pas y croire. - - »Pardonnez-moi, ah! pardonnez-moi. Je vous ai fait beaucoup de - mal, et vous m'avez fait tant de bien! Vous me sauvez de - moi-même, vous m'arrachez à une vie méprisable et frivole, et - votre souvenir m'empêchera de jamais y retomber. - - »Je vous supplie d'écouter, d'accepter ce serment solennel: - - »Vous que j'aime de toutes les puissances de mon âme, je jure de - ne point vous le dire avant de vous l'avoir prouvé. - - »Et ce moment-là , je ferai qu'il vienne bientôt. Ah! s'il m'était - permis de penser que vous l'attendrez avec la plus faible partie - de l'impatience que j'éprouve, combien je serais heureux, malgré - les regrets et les remords qui me déchirent le cÅ“ur! - - - »RENÉ DE LAVERDIE.» - - -Ces lignes étaient l'expression si sincère des sentiments du jeune -homme, qu'en les parcourant le courage lui revint avec l'ardent désir -de mettre à exécution les engagements qu'elles contenaient. Il -s'agissait seulement de décider comment il allait s'y prendre pour y -parvenir, et il ne se cachait pas que des difficultés et des obstacles -sans nombre l'attendaient dans sa nouvelle voie. - -Renoncer à un titre aussi ancien et aussi glorieux que celui que -n'importe quelle famille régnante de l'Europe, se séparer de tout ce -qui jusque-là avait fait le charme et l'intérêt de sa vie, lui -semblaient encore une trop faible expiation pour les lâches calculs -qu'il avait pu former et une preuve médiocre de son amour. René -voulait aller plus loin, il voulait travailler. Honteux de songer que -pendant si longtemps il avait considéré le travail comme un opprobre, -il rougissait pour ceux qui l'avaient élevé dans de pareils principes. -Une révolution s'était accomplie en lui depuis quelques jours, depuis -quelques heures. Comme toutes les révolutions, qui ne s'arrêtent -jamais après la chute de la première erreur ou la destruction de la -première idole, elle avait fait bien des ruines et elle eut ses excès. -Les révolutions sont aussi marquées par des mouvements de recul, de -brusques ressauts en arrière; qu'elles ébranlent un État ou qu'elles -bouleversent une âme, les phénomènes en sont les mêmes, et l'équilibre -rompu est très long à se rétablir. René de Laverdie commençait à -éprouver tout cela; mais il possédait en lui les deux forces qui -rendent sublimes de tels orages lorsqu'elles les soulèvent: il était -inspiré par l'enthousiasme et l'amour. - -Comment ferait-il parvenir sa lettre à Gabrielle? voilà ce qui -l'inquiétait d'abord. Il n'était pas question de l'envoyer tout -simplement par un messager quelconque, encore bien moins par la -poste. Il fallait qu'elle fût remise à la jeune fille par quelqu'un en -qui celle-ci eût pleine confiance, et qui se portât pour ainsi dire -garant de la sincérité de René. Les quelques mots qu'il avait écrits -ne signifiaient pas grand'chose par eux-mêmes, et pourtant il ne -pouvait sans inconvenance s'expliquer davantage. Ah! si sa tante avait -voulu le comprendre, si elle était restée entre Gabrielle et lui pour -les unir, au lieu de les séparer par sa désapprobation et sa colère, -comme tout eût semblé plus facile! - -Tout à coup, l'idée lui vint de s'adresser à M. Duriez. Cet honnête -homme lui était sympathique; il ne ressemblait en rien à l'image que -le jeune comte se faisait autrefois d'un parvenu: simple, généreux et -droit, s'il avait quelques faiblesses, quelques velléités de vanité ou -d'ambition vulgaires, il les devait à l'influence féminine qu'il -subissait sans presque s'en douter. En songeant à madame Duriez, René -sourit involontairement; son imagination lui représenta cette dame, -les yeux levés au ciel, et suivant d'un regard consterné une couronne -munie d'ailes mystérieuses qui s'envolait dans les nuages. Puis, sa -gaieté fit place à une certaine inquiétude; il ne se souciait pas de -rencontrer là une hostilité que le désappointement pourrait cependant -faire naître. Il serait curieux que la bourgeoise, sortie du peuple, -vît avec autant d'indignation que la hautaine marquise son -dépouillement volontaire. A cette pensée, René se redressa, comme -saisi d'un soudain dégoût pour les petitesses de la nature humaine. -Gabrielle lui apparut alors, tout émue au spectacle de son sacrifice, -et, dans la contemplation de ce visage adoré, il oublia le reste. - -Il était bien tard dans la soirée, lorsque François frappa à la porte -de son maître. - ---Monsieur le comte, dit-il en hésitant, m'a recommandé de ne pas me -retirer avant qu'il m'ait parlé. Il est plus de minuit: voilà pourquoi -j'ai pris la liberté de déranger monsieur le comte. - ---Mon pauvre garçon, s'écria René, tu as très bien fait. Comment, déjà -minuit! Oui, assieds-toi là ; ce que j'ai à te dire est assez long. - -Il fallut que le vieux domestique reçût pour la seconde fois l'ordre -de s'asseoir en face de son maître, avant de consentir à le faire. - -Ce François était le dévouement en personne. - -Sa famille, de père en fils, avait été attachée au service des -Laverdie. Elle montrait aussi sa généalogie: généalogie de serviteurs -désintéressés et fidèles, qui n'avaient pas épargné leur travail, et -quelquefois leur sang, pour l'illustre maison; l'un d'eux, en -province, se fit tuer, pendant la Révolution, parce qu'il changea -d'habits avec son maître, dont le château se trouvait envahi par une -bande de furieux. François était le neveu et le gendre de ce héros, -ayant épousé sa propre cousine. Il perdit celle-ci avant la naissance -de René; il n'en avait pas eu d'enfants; son cÅ“ur était donc vide -quand ce nouveau Laverdie vint y prendre place, le remplissant tout -entier et pour toujours. Cette affection s'accrut encore lorsque le -jeune comte demeura de son côté le seul représentant de sa famille; ce -ne serait pas trop de la qualifier de maternelle, et pourtant elle ne -fut jamais familière, car François était plus fier pour son maître que -son maître lui-même; il l'avait bercé dans ses bras, et, maintenant -que ses propres cheveux étaient blancs, il ne se serait pas assis ni -couvert devant lui. René riait des manies du bonhomme; il se plaisait -à l'en taquiner, mais il eût fait n'importe quoi pour lui épargner un -chagrin. - -Cependant François, tout confus, avait pris place à quelque distance -du comte. Son embarras disparut, lorsque celui-ci commença à parler, -pour faire place au plus vif intérêt, puis à l'étonnement et à la -tristesse. René ne crut pas devoir lui faire une confidence entière -et ne prononça pas le nom de mademoiselle Duriez. Il dit simplement -qu'il se trouvait ruiné et forcé de vendre ce qu'il possédait pour -payer ses dettes; qu'il comptait sur François pour lui chercher dès le -lendemain une ou deux chambres meublées, et pour y faire transporter -ses effets ainsi que plusieurs objets dont il ne voulait pas se -séparer et qu'il lui indiquerait. Il ajouta que, son intention étant -de gagner désormais sa vie par quelque emploi honorable, probablement -dans les affaires, il pensait renoncer à son titre et se faire appeler -Laverdie, supprimant même la particule. - -Le respect, et plus encore l'émotion empêchaient François de répondre. -D'ailleurs, il n'était pas grand orateur et les mots lui auraient -manqué; mais aucun n'eût ajouté à l'expression de douleur peinte sur -son honnête visage. Il attachait sur son jeune maître des regards -remplis des sentiments qu'il n'osait et ne pouvait rendre en -paroles: pitié, tendresse, reproche aussi; de grosses larmes les -obscurcissaient peu à peu. A la fin, n'y tenant plus et ne trouvant -pas d'autres moyens d'exprimer ce qu'il éprouvait, il se laissa tomber -à genoux sur le tapis, devant le comte et leva les mains vers -celui-ci, sans cesser de le regarder du même air suppliant et désolé. - -Très troublé par cette scène inattendue, René lui fit signe de se -rasseoir. - ---Parle, lui dit-il; qu'est-ce que tu veux me faire comprendre? Est-ce -que tu me blâmes? - ---Je vous plains avant tout; mais, c'est vrai, je vous blâme aussi, -mon bien-aimé jeune maître. - -Et au bout d'un instant, il ajouta avec force: - ---Vous serez toujours, toujours pour moi le comte de Laverdie. - -Sa figure avait pris soudain une dignité singulière, René l'admira; -mais surtout il se sentit ému de la sincérité de cette douleur, et il -voulut répondre à un tel dévouement par une confiance sans réserve; il -s'ouvrit à son humble ami, ne comptant guère être compris toutefois; -il lui apprit les motifs secrets de sa conduite, et ne pensa pas -abaisser son amour en le laissant entrevoir à ce cÅ“ur fidèle et -simple. - -Le résultat de sa confidence eut lieu de le surprendre. La physionomie -de François changeait, devenant tour à tour tranquille, joyeuse, puis -presque triomphante. Quand le récit fut achevé, le vieux domestique se -leva et fit un pas en avant, la main droite à demi étendue, dans un -geste presque solennel. - ---Soyez béni, s'écria-t-il. Ce que vous faites là est bien, est beau, -est digne d'un comte de Laverdie! - -Puis, stupéfait de sa hardiesse, et comme saisi du son de sa propre -voix, le pauvre homme s'arrêta et laissa retomber sa main, tandis que -le sang venait colorer légèrement ses joues jaunies, sillonnées de -longues rides. - -René sauta sur ses pieds et courut lui prendre la main. - ---Merci, merci, lui dit-il en la pressant. C'est quelque chose que -l'approbation d'un honnête cÅ“ur comme le tien. - -Il lui donna alors quelques indications sur ce qu'il aurait à faire le -lendemain. - -Les premières démarches avaient été accomplies par lettres dès -l'après-midi pour la vente des écuries et du mobilier. L'appartement -du comte passait à bon droit pour une des merveilles de Paris; les -acheteurs et les curieux ne tarderaient pas à s'y presser. René ne -pouvait songer à cela sans frémir. Il voulait que tout fût terminé -promptement et pensait dire adieu dès le lendemain à des trésors qui -contenaient toute sa jeunesse, il aurait dit autrefois: sa vie. - -Lorsque François l'eut quitté, il se coucha. - -C'était la dernière nuit; il ne put guère dormir. - -Cette chambre gothique, dans laquelle il se trouvait et qu'il -préférait à toute autre pièce, était plus belle et plus curieuse -encore aux lumières que pendant la journée. L'éclairage répondait à -l'ameublement: c'étaient des bougies de cire, que portaient des bras -de fer scellés dans le mur aux deux côtés de la cheminée, ou des -flambeaux placés sur la table. Deux de ces derniers étaient restés -allumés. Leur clarté insuffisante donnait aux objets une apparence -fantastique; elle flottait vaguement parmi eux, faisant rayonner les -uns et laissant les autres dans l'ombre, comme par caprice. Des -étincelles s'accrochaient aux petits carrés des vitraux entre les -lourdes tentures; dans une des parties les plus noires de la chambre, -un éclair jaillissait tout à coup d'un casque ou d'une épée touchée -par la lumière. Ici, comme une tache sanglante, brillait le satin -rouge d'un coussin; là , les raides figures des tapisseries semblaient -prendre vie pour se livrer aux plus effrayantes contorsions. - -Combien de fois René, dans ses jours de jeunesse et d'enivrement, -n'était-il pas demeuré étendu ainsi, pendant des heures, dans ce -milieu qui lui plaisait, et si heureux qu'il en oubliait le sommeil! -Il avait toujours été rêveur; et, comme il se retraçait sa vie passée, -elle lui parut elle-même un rêve. Elle s'était envolée sans qu'il en -restât rien, brillante, rapide, très douce, mais vide et légère comme -un songe. De tout ce qu'il avait possédé, il n'emportait que deux -choses dans une existence nouvelle: l'amour d'une enfant et -l'approbation d'un pauvre vieillard. Il sourit en songeant à la -bénédiction naïve de François. Puis il rappela à son souvenir le -regard de Gabrielle, ce regard qu'il avait surpris, lui aussi, -lorsqu'il avait levé la tête dans l'avenue des Acacias: c'est alors -qu'il avait eu à la fois la révélation de son propre amour et la honte -de sa bassesse. Il se retraça les traits de ce visage inquiet, pensif -et charmant, tourné vers lui avec tant d'amour... il le savait -maintenant. Et c'est ainsi qu'il ferma les yeux. - -Les bougies achevaient de se consumer dans les flambeaux, et de -faibles rayons de jour, pâlissant le vitrail, venaient déjà se jouer -sur le front du dernier comte de Laverdie. - - - - -X - - -C'était le samedi suivant. Il fit ce soir-là une chaleur terrible. - -Vers trois heures de l'après-midi, M. Duriez était seul dans son -cabinet, rue des Petites-Écuries. Il venait de recevoir et d'expédier -quelques dépêches, et, pour la vingtième fois, il consultait sa -montre.--Ciel! que cette journée est longue! se dit-il. Quand donc -est-ce que l'heure de partir viendra! - -Il devait dans la soirée prendre le train pour Trouville, où sa -famille se trouvait depuis le commencement de la semaine. Il se -sentait très fatigué, et, comme il était lourd et gros, la chaleur -l'éprouvait beaucoup. - -La maison qu'il occupait se composait de deux corps de bâtiment -séparés par une cour. Au fond, était une assez jolie construction à -deux étages où demeurait la famille; par-devant, sur la rue, il y -avait les bureaux. Ceux-ci étaient au premier; le rez-de-chaussée -renfermait de vastes magasins, dans lesquels on voyait des ballots de -toutes tailles et de toutes formes, échantillons ou marchandises de -passage. Sous la voûte, partant de la chaussée et tournant jusqu'au -milieu de ces espèces de hangars, des rails de fer brillaient, usés -par le frottement des roues, le va-et-vient des lourds colis. - -Le cabinet de M. Duriez donnait sur la rue. On avait, ce jour-là , -fermé complètement les volets des trois fenêtres, à cause du soleil, -ce qui n'empêchait pas que l'on y étouffât. La tâche de la semaine -était terminée, du moins pour le chef de la maison; mais il voulait -attendre le dernier courrier. Il était pourtant plus impatient de s'en -aller qu'un écolier qui part en vacances. D'abord, pour lui, six jours -loin de sa famille étaient aussi longs que six mois; Émile même -l'avait abandonné; on avait permis au jeune homme de quitter les -affaires pour installer sa mère et sa sÅ“ur dans leur chalet. Puis des -brises et des murmures de mer, évoqués par sa fantaisie, venaient -bercer les sens du pauvre négociant jusque sur son fauteuil de cuir et -devant son bureau ministre, chargé de journaux et de papiers. Dieu! -qu'il ferait bon sur la plage, loin de ce brûlant Paris! L'atmosphère -était si pesante qu'elle semblait assourdir les bruits mêmes du -dehors. On entendait à peine, comme le sifflement irrité et persistant -de quelque énorme insecte, la roue d'un rémouleur en plein vent -mordant l'acier d'une lame; et l'on eût dit que les coups de marteau -donnés en face, chez l'emballeur, tombaient sur de la ouate, tant ils -résonnaient affaiblis et sourds. - -Un camion roula dans la rue, puis s'arrêta tout à coup. M. Duriez, -dont les paupières se fermaient, fut rappelé par ce fait à la réalité -des choses; machinalement, il se pencha pour regarder à travers les -volets. C'étaient des caisses que l'on venait prendre chez l'emballeur -et que l'on commençait à charger, non sans peine. Il apprécia mieux -son bien-être relatif en suivant des yeux les mouvements des hommes -qui remuaient ces masses; ils étaient alertes et gais pourtant, malgré -leurs visages rouges et ruisselants de sueur. Ses regards se -reportèrent alors sur les affiches jaunes indiquant les paquebots en -partance; les noms de leurs destinations étaient écrits en lettres -immenses: Buenos-Ayres, Rio de Janeiro, les Antilles. Cela le ramena à -l'idée de la mer qu'il allait voir le soir même, et il se disposait à -tirer de nouveau sa montre, lorsque quelque chose d'inattendu le -retint à la fenêtre et le fit regarder plus attentivement au dehors. - -Un cabriolet de place venait de s'arrêter devant la maison; un jeune -homme, à la tournure et à la mise d'une distinction absolue, en -descendit, et, après s'être assuré par un coup d'Å“il qu'il ne se -trompait pas, pénétra sous la voûte. - -M. Duriez reconnut le comte de Laverdie. - ---Tiens! pensa-t-il, en un instant aussi curieux et aussi éveillé que -s'il n'y eût pas eu vingt-huit degrés à l'ombre... Le comte ici! En -fiacre! C'est singulier. Que peut-il me vouloir? - -On avait cru chez les Duriez à l'histoire de la foulure, aussi -n'avait-on pas été surpris de voir s'interrompre subitement les -visites de René. Émile avait traité si légèrement l'affaire du duel, -que ses parents n'avaient pas même songé que ceci pût tenir éloigné M. -de Laverdie. Cependant ils se sentaient persuadés que la marquise ne -les laisserait pas partir avant d'avoir obtenu pour son neveu la main -de Gabrielle. Leur surprise fut grande et leur désappointement aussi -lorsqu'ils durent s'avouer qu'ils s'étaient trompés dans leurs -prévisions. C'est alors qu'ils commencèrent à faire des rapprochements -et à éprouver quelque inquiétude quant à l'accomplissement de cette -union tant souhaitée. - -Dans sa dernière visite, madame de Saint-Villiers trouva l'occasion -d'entretenir longtemps sa filleule en particulier, et, dès qu'elle fut -partie, madame Duriez se hâta de questionner la jeune fille. Celle-ci -répondit assez évasivement, puis, pressée quant à la grande affaire du -mariage, elle déclara avec beaucoup de tranquillité qu'on ferait mieux -de n'y pas songer, qu'elle supposait la marquise et René moins décidés -qu'on ne s'était plu à le croire, et que, pour elle, elle y renonçait -volontiers, ayant peu d'inclination pour le comte et ne s'en étant pas -cachée à sa marraine. - -Des paroles tellement inattendues furent accueillies avec stupeur et -irritation. Gabrielle eut à subir de longs et ridicules discours; elle -s'y attendait et les écouta sans mot dire. Sa mère, indignée, s'en -prit à elle de la rupture, certaine qu'elle avait éloigné le comte par -sa froideur. Ce qui sembla le plus pénible à la jeune fille fut que -ses parents crurent, comme René lui-même l'avait fait, qu'elle -préférait Ernest Arnauld; entendre commenter, discuter et juger ses -sentiments les plus secrets, tels du moins qu'on pensait les deviner, -fut pour elle un supplice. - -Sur ces entrefaites, on partit pour Trouville. - -Dans l'agitation du déplacement, Émile négligea un peu la lecture des -journaux: ce fut par des amis qu'il apprit assez tard la vente qui -allait être effectuée dans la rue d'Anjou-Saint-Honoré. Il n'avait pas -encore eu le temps d'en informer son père, et celui-ci, peu curieux -des nouvelles du monde, n'en savait rien le samedi, lorsqu'il vit René -descendre d'un fiacre à sa porte. On en parlait pourtant beaucoup. Les -uns la considéraient comme une nouvelle excentricité de la part du -comte; d'autres disaient que le goût des voyages avait remplacé chez -lui celui des chevaux, des tableaux et des vieilleries artistiques, et -qu'il se disposait à faire le tour du monde; quelques-uns -prétendirent, mais tout bas, que René de Laverdie était ruiné. Ce qui -se murmurait ainsi fut tout à coup crié très haut par Émile Duriez, en -pleine plage de Trouville. On ne le crut pas tout d'abord, mais ses -affirmations n'en bouleversèrent pas moins toute la jeunesse élégante -qui promenait là ses loisirs. Beaucoup prirent le premier train pour -Paris, afin de découvrir la vérité sur l'événement, et aussi dans -l'intention de visiter cet appartement curieux et splendide, où il -avait été si difficile de pénétrer jusque-là , à cause de l'humeur tant -soit peu exclusive et dédaigneuse du propriétaire. - ---Vous voyez, disait Émile à sa mère, ce que vaut ce comte de -Laverdie, et à quoi il s'est trouvé réduit aussitôt qu'il a perdu -l'espoir d'épouser ma sÅ“ur. Blâmez-vous encore Gabrielle d'avoir su -décider pour elle-même avec tant de jugement et d'énergie? - ---Rien n'est changé, répondait madame Duriez; nous savions qu'il avait -des dettes. Est-ce que cela empêche qu'il ne soit comte et que son -fils aîné, s'il se marie, ne doive porter le titre de marquis de -Saint-Villiers? Gabrielle a fait un coup de tête dont je ne me -consolerai jamais et que je déplorerai jusqu'à mon dernier jour. - -La jeune fille entendait tout cela, ce qu'on feignait de dire tout bas -aussi bien que le reste. Elle avait été douloureusement étonnée -d'apprendre ce qui se passait à Paris; car, malgré elle, quelques -illusions lui restaient encore, et il lui avait été impossible -jusque-là de mépriser tout à fait René. Elle tomba dans un désespoir -profond; il lui sembla que tout se brisait à la fois dans son cÅ“ur. -La confiance dans son père et dans sa mère, la tendre intimité avec -son frère, tout le charme de son petit cercle de famille, toutes les -perspectives riantes de sa vie, s'envolaient avec son amour: et -pourtant le vide laissé par celui-ci était déjà si grand qu'il -semblait affreux de le sentir se creuser plus encore. - -Elle avait toujours volontiers recherché la solitude, et elle -éprouvait une volupté amère à donner à sa tristesse un cadre -magnifique: à Montretout, elle passait des heures à sa fenêtre, et -c'est en face du ciel bleu, de Paris et des bois, qu'elle avait -pleuré; à Trouville, pendant cette cruelle journée de samedi, elle se -réfugia sur une terrasse, située en avant du jardin et dominant la -mer. La plage était déserte, car leur habitation se trouvait éloignée -de la ville, et les promeneurs venaient rarement jusque-là ; d'ailleurs -un soleil brûlant rayonnait sur le sable et sur la mer; celle-ci -commençait à monter. - -Il n'est pas à la douleur un remède plus doux ni plus sûr que la -mélancolie; les cÅ“urs faibles ont cette ressource qui les sauve: là -où les forts sont brisés par le vent du malheur, comme le chêne par la -tempête, les faibles, semblables au roseau, s'inclinent, pleurent et -vivent. - -Gabrielle versa d'abord des larmes abondantes. Elle n'avait jamais eu -d'épreuve auparavant, et elle s'étonnait de pouvoir tant souffrir. -Mais, peu à peu, elle releva les yeux, et, en face du grand spectacle -triste et calme de la mer, la violence de son chagrin s'apaisa. Les -flots s'approchaient toujours davantage; elle put bientôt les -distinguer et les suivre du regard un à un, tandis qu'ils roulaient -mollement sur le sable, s'avançant, et reculant pour s'avancer encore. -Ses lèvres murmurèrent une fois ou deux: Ah! René!.. ah! René! Puis -elle finit par s'abandonner à une rêverie presque, douce où -l'aiguillon de sa peine s'émoussa. - -Tandis qu'elle pleurait et rêvait ainsi, assise à l'ombre sur la -terrasse au bord de la mer, René, à travers les rues ensoleillées de -Paris, se faisait conduire à la maison Duriez et pénétrait dans le -cabinet du négociant-commissionnaire. - -M. Duriez se leva avec empressement, lui tendit la main et le fit -asseoir. René expliqua franchement l'objet de sa visite. - ---Monsieur, dit-il, la démarche que je fais en ce moment vous paraîtra -sans doute très extraordinaire. Permettez-moi un court préambule. J'ai -été élevé dans un monde où le préjugé règne en maître, et je lui ai -obéi pendant bien longtemps sans m'apercevoir dans quelle servitude je -vivais; mes yeux se sont ouverts, j'ai eu honte de mes chaînes et je -m'en suis violemment débarrassé. Vous me voyez dans toute l'ivresse -d'un premier moment de liberté, et j'éprouve une telle horreur pour -tout ce qui n'est pas naturel et sincère, large et droit, que je me -sens très capable de tomber dans l'excès contraire. J'ai même -grand'peur de vous paraître extravagant et incompréhensible. - -M. Duriez s'efforça de ne pas laisser voir dans quelle surprise le -jetait cette entrée en matière; il assura poliment que rien ne -pourrait lui faire prendre de M. de Laverdie une opinion si peu -favorable. - ---Ma tante, madame de Saint-Villiers, continua celui-ci, m'a fait -partager l'espoir qu'elle nourrissait que vous pourriez un jour -m'accorder l'honneur de devenir votre gendre. Je ne connaissais pas -alors mademoiselle Duriez. Aujourd'hui, monsieur, c'est différent: je -l'aime de toute mon âme. - -La voix de René trembla légèrement à ces derniers mots; une vive -rougeur colora son front et disparut aussitôt; toute l'expression de -sa physionomie portait témoignage de la profonde sincérité de ses -paroles. - -M. Duriez, ému, lui tendit la main et certainement, dans ce moment-là , -oublia qu'il était comte; René la serra, puis reprit aussitôt: - ---Une chose que ma tante ne connaissait pas, malheureusement, c'était -l'état de ma fortune. Hélas! monsieur, il ne m'en restait rien; -j'avais tout gaspillé dans ma folie. Vous vous en doutiez, et -cependant... - ---Sans doute, interrompit vivement M. Duriez: une question d'intérêt -ne pouvait en rien influer sur notre décision. Votre caractère, votre -nom, nous rendaient fiers de votre alliance et garantissaient pour -nous le bonheur de notre enfant. - -René s'inclina pour cacher un sourire. - ---Mon caractère? dit-il. Vous le jugiez avec trop d'indulgence. -C'était celui d'un jeune étourdi qui a mangé plusieurs millions en ne -songeant qu'à s'amuser. Dieu merci, monsieur, ce caractère-là n'est -plus le mien. Je suis devenu un autre homme le jour où j'ai commencé à -aimer une jeune fille douée de toutes les grâces et de toutes les -vertus... L'ange qui m'a transformé ainsi, monsieur, ai-je besoin de -vous dire son nom? - -M. Duriez était à la fois touché, surpris et enchanté. La confession -volontaire de René lui semblait provenir d'un bon naturel et d'un -cÅ“ur fortement épris. Il s'attendait à une demande en mariage -immédiate; la façon de procéder lui paraissait singulière, mais il ne -s'y arrêtait pas. N'osant ouvrir la bouche de peur de retarder une -conclusion qu'il voyait venir avec joie, il écartait déjà ses bras, -prêt à y serrer le jeune homme amoureux et repentant. - -René cependant continuait de parler. Il ne voulait pas, disait-il, -mettre aux pieds de mademoiselle Duriez l'être le plus méprisable, un -parasite, propre au plaisir seulement, couvert de dettes: il allait -vendre tout ce qu'il possédait pour payer les siennes, et il sauverait -encore assez de ce désastre pour pouvoir choisir quelque position -honorable, où il rachèterait par le travail les années qu'il avait -perdues. Il ne pensait pas conserver son titre; il comptait faire plus -que ses aïeux au 4 août, car eux n'avaient abandonné que des -privilèges matériels; lui, il voulait abdiquer son injuste orgueil, -longtemps si cher. Il s'expliquait simplement, n'essayant pas de faire -de l'effet, mais désirant être compris. La pensée qu'il cherchait à -mettre en évidence était celle-ci: - ---J'espère me rendre digne de mademoiselle Duriez. - ---Et pour vous rendre digne d'elle, fit le négociant avec une vivacité -dont il ne fut pas maître, vous commencez par renoncer à votre titre! -Pardonnez-moi, mon cher monsieur, mais votre raisonnement ne me paraît -pas très logique. Vous prétendez monter, et je vous vois descendre. - -René se redressa, rougit; un éclair d'indignation passa dans ses yeux; -mais presque aussitôt sa lèvre se crispa dans un sourire amer. - ---Pensez-vous, monsieur? répondit-il. J'ai beaucoup entendu parler -cependant de ce que l'on appelle l'avènement de la bourgeoisie. Je -vous aurais cru partisan de cette doctrine. Quoi qu'il en soit, je -sais que mademoiselle Duriez ne désire pas être comtesse, et je crois -lui plaire en agissant comme je le fais. - -M. Duriez restait rêveur, faisant d'inutiles efforts pour deviner ce -que madame Duriez eût pensé à sa place; faute d'y parvenir, il ne -savait trop que penser lui-même. - -Il y eut un moment de silence. René regardait son interlocuteur et se -sentait pris d'une grande pitié pour la nature humaine.--Voilà -pourtant, se disait-il, un homme qui est intelligent, bon, libéral. Je -ne lui refuse pas ces qualités, mais je m'aperçois seulement d'une -chose: c'est que, jusqu'à présent, j'ai attaché à tous les adjectifs -du dictionnaire un sens beaucoup trop absolu; si je voulais les -employer maintenant comme je les ai compris d'abord, je ne trouverais -l'application ni des bons ni des mauvais. J'ai été jeune; heureusement -que je ne suis pas le seul. - -Ces réflexions, très rapides, furent immédiatement suivies d'un retour -sur sa situation actuelle, qui arracha un soupir à René. Il reprit la -parole: - ---Je ne veux pas vous importuner plus longtemps, dit-il à M. Duriez. -Mon intention était de vous poser une question et de vous demander un -service. Ce que j'ai dit jusqu'à présent n'était qu'une explication -nécessaire, et j'arrive au fait. Je vais partir pour l'Amérique; des -amis m'y appellent; j'y trouverai un champ de travail ouvert et la -perspective d'un avenir plus heureux que je n'ai le droit d'espérer. -Je n'ai pas l'ambition insensée de jamais offrir à mademoiselle Duriez -une fortune égale à la sienne; mais, quand je serai devenu autre chose -qu'un jeune viveur ruiné (et je vous jure que ce temps n'est pas -loin), puis-je espérer que vous vous montrerez favorable aux vÅ“ux -d'un amour assez puissant pour inspirer de semblables résolutions? - -M. Duriez trouva facile de faire cette promesse; elle s'accordait avec -les bonnes dispositions qu'il entretenait, quoi qu'il en eût, pour le -jeune homme, ainsi qu'avec sa prudence naturelle. Il eut soin, du -reste, de ne s'engager à rien, faisant remarquer que sa fille -dépendait avant tout d'elle-même et de sa mère. René en convint sans -peine; et comme M. Duriez lui rappela qu'il avait parlé d'un service: - ---Ah! c'est un grand service, fit-il en souriant et même en rougissant -un peu. Je vous serais profondément reconnaissant si vous vouliez -communiquer à mademoiselle Duriez le parti que j'ai pris, et si vous -consentiez à lui remettre ces quelques mots que j'ai eu la hardiesse -de lui écrire. - -Et il tendait à M. Duriez une lettre décachetée. Celui-ci la -considéra avec quelque inquiétude, hésitant à la prendre, évidemment -embarrassé. - ---Oh! ce n'est pas une déclaration, ajouta René. C'est une confession, -c'est un serment, c'est le résumé de ce que je vous ai dit à -vous-même. Lisez-la, ou laissez-moi vous donner ma parole d'honneur -qu'après l'avoir lue vous ne sauriez refuser de la remettre à -mademoiselle Duriez. - ---Eh bien, dit le négociant, donnez-moi votre lettre. - -Il venait de réfléchir qu'il n'était pas absolument nécessaire que -madame Duriez la vît. - -René le remercia avec chaleur et se leva pour prendre congé. M. Duriez -se leva aussi, mais avant de laisser partir le jeune homme, il crut -convenable de lui adresser quelques mots encourageants et de montrer -un certain intérêt pour ses projets d'avenir. - ---Alors, vous entrez dans les affaires? lui demanda-t-il. - ---Voici, répondit René. J'ai un ami qui, il y a quelques années, -partit pour l'Amérique et voyagea dans la région des lacs. Il était -poussé par l'amour du pittoresque, et plus encore par le goût des -découvertes et des entreprises. Il acheta toute une forêt près du lac -Érié, vendit les bois et défricha le sol. Dernièrement, on a -découvert de ce côté une carrière de pierres admirable. - -La pierre de taille, vous le savez, est rare en Amérique. Mon ami -tient ainsi entre ses mains plusieurs sources de richesse; il est très -inventif et imagine des moyens de transport de moins en moins coûteux; -il est à la tête d'une vraie colonie en train de devenir une ville. -Mais il ne peut suffire à tout. Voici bien longtemps que, blâmant ma -vie d'oisiveté, il cherche à m'attirer près de lui par des -propositions magnifiques. Il m'assure que nulle existence n'est plus -active ni plus intéressante que la sienne. J'ai fini par le croire, et -je vais le rejoindre. - ---Et vous pensez vous établir là -bas? - ---Mon Dieu, non: trop d'intérêts me rattachent à l'Europe; j'y -reviendrai constamment. D'ailleurs, mon ambition n'est pas grande; -tout ce que je veux pour le moment, c'est travailler, et j'avoue que -je ne sais pas trop encore comment je m'y prendrai. - -Il serra la main de M. Duriez et partit. - -Le négociant s'approcha de la fenêtre, et, à travers les lames des -persiennes, le vit monter en fiacre et disparaître au tournant de la -rue. Il se sentit persuadé qu'il avait parlé pour la dernière fois à -M. de Laverdie, et, tout en soupirant sur l'écroulement de ses beaux -rêves, il éprouvait à cette pensée un certain soulagement. - ---Quel singulier caractère! se dit-il. Un peu trop romanesque pour -moi. En voilà un fou qui s'en va casser des pierres en Amérique, -tandis qu'avec un seul mot il pouvait demain obtenir pour femme une -charmante fille qu'il prétend aimer, et des millions dont il aurait -redoré son blason. C'est dommage! Il portait un beau nom et je crois -vraiment qu'il a bon cÅ“ur. Je me demande si la petite avait quelque -affection pour lui?... Probablement: il faut convenir que c'est un -cavalier superbe, le vrai héros d'un roman de chevalerie, avec ses -grands yeux et sa haute mine! Bah! elle se consolera bien vite. Nous -allons la distraire, et, avant que ce bel amoureux ait de nouveau -traversé l'Océan, nous aurons trouvé quelque autre comte, qui fera -moins de façons pour accepter la petite main et la dot ronde de notre -bonne et jolie Gabrielle. - -Pendant les deux ou trois semaines qui suivirent cette journée, on -aurait pu faire la remarque suivante: chaque fois qu'un bateau à -vapeur, partant pour les États-Unis, quittait le port du Havre, une -jeune fille, debout sur la jetée de Trouville, et quelque temps qu'il -fît, le suivait des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu et que son -panache de fumée se fût évanoui dans les airs. Cette jeune fille était -blonde, gracieuse, mise avec élégance, et généralement suivie par une -femme de chambre. Lorsqu'il ne pleuvait pas, les curieux étaient -nombreux sur la jetée; on venait voir partir le steamer et surtout -s'examiner les uns les autres. Bien des regards accompagnaient la -jeune fille, quand, après être restée un moment accoudée sur le -parapet, elle se redressait lentement et s'éloignait sans parler à -personne. - ---Qui est-elle? demandait un nouvel arrivé. - -Et l'on ne manquait jamais de lui répondre: - ---C'est la petite Duriez, la fille du commissionnaire, vous savez... -Elle a bien un million de dot et elle héritera de quatre fois autant. - - - - -XI - - -Il y avait presque deux années que René Laverdie était parti pour -l'Amérique. - -La marquise de Saint-Villiers, assise dans son petit salon, se -trouvait seule un soir, très seule. - -Bien qu'on fût à la fin d'avril, une bûche mince brûlait dans la -cheminée, les rideaux étaient clos; au dehors, le vent, qu'on -entendait souffler, chassait parfois des gouttes de pluie contre les -vitres. - -La marquise ne semblait pas avoir vieilli. Peut-être qu'au jour on eût -remarqué moins d'éclat qu'autrefois dans ses yeux noirs, toujours -impérieux et pénétrants; et, si elle se fût levée, sa démarche moins -ferme aurait trahi le sombre travail du temps et celui du chagrin. -Mais, telle qu'elle était placée, dans son fauteuil large et bas, sous -la clarté douce de la lampe, son regard paisible fixé sur la flamme -qui rongeait le bois en pétillant, on eût dit qu'elle avait trouvé le -secret de vaincre ou de charmer ces deux ennemis si redoutables de -l'homme: l'âge et la solitude. - -Il n'en était rien cependant; et si madame de Saint-Villiers pouvait -encore sourire, les yeux sur le foyer, c'était lorsque ses souvenirs -lui rappelaient si vivement les êtres qu'elle avait aimés, que pendant -un instant elle oubliait qu'aucun d'eux n'existait plus pour elle. -Mais à peine ces courtes illusions s'étaient-elles envolées, que la -réalité lui apparaissait d'autant plus amère. - -C'est ce qui arriva ce soir-là . - -Un domestique en entrant pour apporter le thé tira la marquise de sa -rêverie. Elle suivit des yeux avec quelque impatience les mouvements -de cet homme, qui posa son léger plateau sur une petite table et -approcha la table du fauteuil où elle était assise. Comme il le fit un -peu trop vivement, quelques gouttes s'échappèrent de la théière, -s'éparpillèrent à l'entour et roulèrent jusque dans la soucoupe de -Saxe; il voulut réparer sa maladresse, mais sa maîtresse le renvoya -presque avec irritation. - -Elle sortait d'un songe si bienfaisant que le réveil lui semblait trop -cruel. - -Un filet de vapeur s'élevait de la mignonne théière, et, se tordant -au-dessus avec délicatesse, répandait dans la chambre le parfum de la -boisson favorite de madame de Saint-Villiers; pourtant celle-ci -n'étendit pas la main vers le petit plateau. Ses yeux, du reste, ne se -reportèrent pas non plus sur la flamme; ils s'étaient arrêtés sur un -point du mur que la lampe éclairait. On avait dû enlever un tableau à -cet endroit, car, sur la tapisserie mise à nu, la place qu'il avait -occupée, sans doute pendant fort longtemps, se montrait, visible dans -la lumière par sa teinte plus foncée. En effet, c'était là que, durant -des années, était resté suspendu le portrait de René enfant, et que, -plus tard, il avait été remplacé par celui du jeune homme âgé de -vingt-trois ans. La première de ces deux peintures avait été -transportée au château de Saint-Villiers, ancienne demeure que, vu son -état de délabrement, la marquise n'habitait guère: il eût fallu une -fortune pour lui rendre la splendeur qu'elle avait eue un jour. Madame -de Saint-Villiers la voyait tomber en ruines avec un regret profond; -n'étant pas assez riche pour faire relever, restaurer les vieux murs -qui avaient abrité les ancêtres de son mari, elle se réjouissait de -penser que sa mort précéderait leur chute, et que, de son vivant du -moins, leurs débris ne frémiraient pas sous la pioche et ne seraient -pas vendus à l'encan. Chaque été elle les visitait avec amour; elle -s'enfermait là durant quelques semaines, au milieu des souvenirs et -des reliques du temps passé. - -C'est parmi ces chères reliques qu'elle avait trouvé une place pour le -portrait de son petit-neveu lorsque celui-ci, devenu un homme, avait -de nouveau posé, pour lui faire plaisir, devant un des grands peintres -de notre époque. Et maintenant le visage du jeune homme, comme celui -de l'enfant, avait disparu, et rien ne l'avait remplacé. En -l'éloignant de ses yeux, l'inflexible vieille dame croyait pouvoir -aussi facilement le chasser de son cÅ“ur, mais deux ans s'étaient -écoulés sans qu'elle y fût parvenue. Souvent elle avait regardé la -place vacante sur la muraille, mais jamais avec un sentiment plus -amer, un regret plus déchirant que pendant cette triste soirée d'avril -où elle se trouvait seule dans son petit salon. - -Tout à coup, elle se leva, prit sur la cheminée un flambeau qu'elle -alluma, et sortit de la pièce. Elle marchait à pas tremblants, comme -si elle se fût disposée à commettre quelque crime. Arrivée dans sa -chambre à coucher, elle jeta effectivement un regard autour d'elle, -inquiète à l'idée d'être surprise au milieu de l'action qu'elle -méditait. Se voyant bien seule, elle ouvrit une armoire, avec une -clef qu'elle prit au fond d'un secrétaire, et en explora l'intérieur -d'un coup d'Å“il troublé. Les rayons de cette armoire étaient couverts -de papiers, de paquets de lettres, de quelques boîtes; dans la partie -inférieure, il y avait un tableau de petite dimension, retourné, -appuyé contre le mur. C'était ce tableau, le portrait de René, que la -marquise cherchait et voulait revoir: depuis tant de mois qu'il se -trouvait là , l'armoire n'avait pas été ouverte. - -Elle le posa sur une chaise comme sur un chevalet, et plaça la lumière -de façon que la peinture devînt aussi distincte que possible; puis, -s'asseyant à quelque distance, elle se mit à le contempler. - -Ils restèrent ainsi face à face. - -Lui semblait aussi la regarder. La lueur incertaine de la bougie, -flottant sur ces beaux traits, leur donnait une apparence de vie. Le -regard était fier et tranquille, mais un peu triste: interprète fidèle -d'une âme ardente qui, au milieu même des plaisirs, sans le savoir -peut-être, souffrait de son inaction et aspirait en secret à quelque -chose de plus élevé. Le peintre certainement devait être un homme de -génie, pour avoir saisi et rendu cette indéfinissable expression -lorsque tout autre n'eût vu dans ces yeux superbes que l'éclat de -l'esprit et le rayonnement de la gaieté. - -En face de ce visage plein de jeunesse et véritablement animé, madame -de Saint-Villiers se tenait, immobile et pâle comme une morte. Une -émotion profonde l'avait saisie en revoyant celui qu'elle avait aimé -comme un fils, dont elle s'était séparée avec plus de douleur que si -on l'eût arraché de ses bras pour le coucher dans le tombeau. - -Mais, avec l'angoisse d'une séparation si cruelle, se réveillait une -souffrance plus vive encore. C'est que, dans René perdu, elle ne -pleurait pas seulement ce jeune homme si noble et si beau, dont les -brillantes qualités faisaient déborder son cÅ“ur d'orgueil, comme sa -tendresse filiale le faisait déborder d'amour: ce qu'elle pleurait, -c'était encore leur race morte, leur nom éteint, leur blason disparu. -Elle était une Laverdie, elle. René restait le dernier représentant de -sa famille. En le voyant mener sa vie un peu dissipée, elle avait -craint un moment qu'il ne se mariât point et que leur nom ne pérît -avec lui; c'est alors qu'elle avait engagé le marquis de -Saint-Villiers à laisser par testament son titre à l'aîné de leurs -arrière-neveux, certaine que le comte de Laverdie se ferait un devoir -sacré et un honneur de confondre et de perpétuer la gloire de deux -maisons aussi anciennes et aussi fameuses. - -Et quelle était maintenant la fin de tout ceci? Tant de -préoccupations, tant de soins, tant d'espoir, tant d'orgueil, pour en -arriver là !... Pour voir ce neveu, ce fils, cet héritier d'un nom si -grand, ce dépositaire d'un sang si pur, briser son écusson, renier un -passé qui embrassait des siècles, se courber vers la terre et la -creuser de ses mains, comme avaient fait autrefois les serfs que ses -aïeux foulaient sous leurs pieds! Quel désespoir et quelle honte! - -La marquise regardait toujours le portrait placé devant elle, mais le -mouvement d'insurmontable tendresse qui l'avait contrainte à le tirer -de l'obscurité et de l'oubli cédait à un sentiment opposé, à mesure -qu'elle le considérait. Les larmes, qui d'abord avaient jailli de ses -yeux devant cette figure tant aimée, venaient de tarir, et elle -attachait maintenant sur elle des regards durs et secs. - -C'est en vain que René sembla tourner vers sa tante ses yeux pleins de -fierté douce et de tristesse virile. Était-ce le jeu de la lumière, ou -bien y avait-il vraiment une prière dans ses yeux? Sans doute que -madame de Saint-Villiers crut l'y voir, car elle y répondit: - ---Malheureux enfant! murmura-t-elle. Non, non, n'attends pas que -jamais je te pardonne. - -La vieille marquise ne dormit point cette nuit-là . Durant l'heure -qu'elle avait passée devant le portrait de René, tous les chagrins -qu'elle avait eus dans sa vie, même ceux qu'elle pensait avoir -oubliés, ceux dont l'aiguillon paraissait émoussé depuis longtemps, -étaient venus la torturer. L'isolement de sa vieillesse se faisait -sentir, plus affreux, plus désolé que jamais. A travers les ombres de -la nuit, elle le voyait se dresser devant elle comme un spectre -effroyable, qui la suivrait en ricanant jusqu'au tombeau, joyeux d'y -ensevelir avec elle les cadavres raidis de deux races. Tantôt les -tourments de l'orgueil dominaient ceux du cÅ“ur, et elle sentait des -malédictions monter à ses lèvres; dans d'autres moments, un -attendrissement plus doux et plus cruel l'envahissait; alors elle -versait des larmes en songeant au passé, en se rappelant les petits -enfants qui lui avaient souri, qu'elle avait portés dans ses bras, et -dont pas un seul ne serait auprès d'elle pour lui fermer les yeux. - -Le lendemain, dans l'après-midi, comme madame de Saint-Villiers se -tenait dans son petit salon, qu'éclairait un rayon de soleil d'avril, -un domestique entra et lui remit une carte. - -Madame de Saint-Villiers jeta les yeux sur cette carte et eut un -mouvement de joyeuse surprise; elle venait d'y lire le nom du vicomte -Alphonse de Linières. - -Alphonse avait été dès l'enfance l'ami de René; il avait été élevé -avec lui presque sous les yeux de la marquise. Celle-ci l'aimait -doublement, et pour son neveu et pour lui-même; il était pour elle -l'idéal du gentilhomme; elle eût souhaité que René lui ressemblât, -qu'il fût comme lui fortement attaché aux vieux principes, ferme et -inflexible dans ses idées, au lieu de se laisser si facilement -emporter au souffle de tous les enthousiasmes, de toutes les pensées -nouvelles et hardies. Ceci, c'était bien avant qu'il fût possible de -prévoir jusqu'où des dispositions qui inquiétaient tant la marquise -devaient entraîner son neveu. - -La conduite du comte de Laverdie fut jugée par Alphonse de Linières -comme par madame de Saint-Villiers. Il en éprouva la même douleur, la -même indignation. Tous deux, la vieille dame et le jeune homme, -confondirent leur chagrin et trouvèrent dans leur sympathie mutuelle -quelque adoucissement à une déception si amère. Ils cessèrent pourtant -bientôt de parler ensemble de ce qui les préoccupait si fort, afin de -ne point s'attrister l'un l'autre. Alphonse surtout cachait -soigneusement à la marquise la colère sourde et croissante qu'excitait -en lui le coup de tête de René. Il considérait cet acte comme un -déshonneur, non seulement pour la famille de son ami, mais pour toute -la noblesse de France; il y voyait une véritable désertion, et il -résolut de s'en faire le justicier, et de laver dans le sang la tache -faite à toute sa caste. - -Lorsqu'il eut formé ce projet, brûlant de l'exécuter, il partit pour -l'Amérique. Il se réjouissait de se trouver face à face avec René, de -le provoquer, de l'insulter cruellement, de se battre avec lui et de -le tuer. Son ancienne amitié avait fait place à une implacable fureur; -ou plutôt, c'est parce qu'il aimait le comte si profondément encore -qu'il ressentait avec tant de vivacité ce qu'il considérait comme la -honte et la dégradation de celui-ci. - -Il resta quelques mois absent, et la marquise, qui ne pouvait -s'imaginer ce qu'il était devenu ni s'expliquer son long silence, -s'affligea de la disparition de son jeune ami. Elle s'était fait une -douce habitude de ses fréquentes visites, mais elle eût été très -étonnée si on lui avait dit qu'elle ne séparait pas Alphonse de René, -et que le souvenir de son neveu était après tout ce qui donnait tant -de charme pour elle à la société du vicomte. - -Après en avoir un peu voulu à ce dernier, elle finissait presque par -ne plus espérer le revoir et par ne plus songer à son étrange -conduite, lorsque tout à coup il se présenta chez elle. - -Ce fut avec un empressement plein de joie qu'elle donna l'ordre de le -faire entrer. - -Elle était si heureuse de le voir, qu'elle n'avait pas le courage de -lui faire des reproches. Elle pensait d'ailleurs que ce long silence -avait pu cacher quelque fredaine de jeune homme dont le vicomte ne se -soucierait pas de lui faire l'aveu. Elle ne voulut pas se montrer -indiscrète. - -Ce fut Alphonse qui parla le premier d'excuses et d'explications; et, -comme elle essayait en souriant de le faire taire, il prit un air -grave, dit qu'il était venu avant tout pour cela, qu'il avait à lui -révéler des choses importantes, l'intéressant elle-même plus qu'elle -ne pouvait le supposer. - -La marquise changea aussitôt de visage. - ---D'où venez-vous donc? demanda-t-elle. Et sa voix trembla quand elle -fit cette question. - ---Je viens d'Amérique, madame, répondit Alphonse. - ---Vous avez vu René de Laverdie? Vous venez pour me parler de lui? - ---Oui, madame. - -Madame de Saint-Villiers baissa la tête et réfléchit pendant un -instant. - ---Je ne veux pas, dit-elle enfin, entendre un seul mot qui ait rapport -à lui. Vous me ferez plaisir, vicomte, de me parler d'autre chose. - -Alphonse fit un mouvement comme pour en appeler de cette dure parole. - ---Voyons, reprit la marquise d'un ton qui voulait être indifférent, -mais qui résonnait faux et saccadé, vos deux traversées ont-elles été -bonnes? Causons un peu de l'Océan; voilà un sujet qui me plaît, je ne -m'en lasserai pas vite. Quant aux Américains, je vous en fais grâce: -un peuple d'insurgés, un peuple de marchands, sorti de l'écume du -vieux monde! Des gens qui n'ont ni arts, ni littérature, ni esprit, ni -goût! Tenez, on attaque de nos jours avec tant d'acharnement -l'aristocratie, la théorie de la race.... Est-ce que les États-Unis ne -sont pas une preuve qu'en dehors de la noblesse il ne peut y avoir que -des instincts mercantiles et bas, et que la pureté d'un sang transmis -sans mélange de génération en génération est le seul gage de la -délicatesse du cÅ“ur et de l'élévation de l'âme? Qu'est-ce que cette -tourbe grossière qui a peuplé le Nouveau-Monde peut produire d'autre -que des machines? Ils se prosternent devant deux divinités: le fer et -l'or! Et ce sont eux que l'on veut nous donner en exemple! eux que -l'on propose comme modèle aux enfants de la vieille Europe -aristocratique! Hélas! mon cher vicomte, où allons-nous? où -allons-nous? - ---Vers le progrès, j'espère, répondit Alphonse avec un grave sourire. - -La marquise le regarda avec étonnement. - ---C'est vous qui parlez ainsi, Alphonse? - ---Oui, madame, c'est moi. Ah! marquise, ne me considérez pas avec cet -air terrifié. Si deux êtres se sont jamais compris, entendus pour -aimer et pour défendre les mêmes principes, vous le savez, c'est vous -et moi. Je n'ai pas changé, je vous assure. Bien que je revienne de -par delà l'Océan, je ne vous rapporte aucune idée de l'autre monde. Ce -ne sont pas des théories que je vous supplie d'écouter, c'est une -histoire. Permettez-moi de vous la dire. - ---Le héros de cette histoire, c'est René, n'est-ce pas? - ---Oui, marquise; et j'y ai joué, moi, un triste rôle. Mon châtiment -sera de vous la raconter; je ne me croirai absous que lorsque j'aurai -subi votre indignation et votre blâme. Ce que j'ai à vous dire est un -peu long. Pardonnez-moi si j'entremêle trop souvent à mon récit la -peinture de mes impressions personnelles; elles ont été si fortes à -certains moments que je ne saurais les détacher des faits. Vous me -comprendrez, j'ose le croire, d'autant mieux que nous avons toujours -partagé les mêmes idées. Ai-je votre permission pour parler? - ---Je vous écoute, dit la marquise. - -Elle s'appuya sur le dossier de son fauteuil, ses deux mains fines, -d'un ton mat comme de l'ivoire, croisées devant elle sur la faille -noire de sa robe. Ses yeux ardents étaient fixés sur le visage du -jeune homme assis en face d'elle, mais c'est en vain qu'elle cherchait -à leur donner une expression implacable et sereine; ils étaient pleins -du trouble qui régnait dans son cÅ“ur, et trahissaient l'avidité -inquiète et le secret espoir avec lesquels elle attendait les -révélations qu'on allait lui faire. Par un effort surhumain, elle -avait pu d'abord inviter le vicomte au silence, mais dès qu'elle lui -eut accordé l'autorisation de parler, c'est à grand'peine qu'elle -parvint à lui cacher l'émotion et l'impatience qui l'agitaient. - -Alphonse de Linières n'était pas très fin observateur et ne remarqua -pas ces détails. Tout entier à son sujet, cherchant à mettre ses -paroles à la hauteur des événements et de ses propres pensées, il -commença d'une voix lente, le regard tourné vers la cheminée dans -laquelle une flamme pâle luttait contre le rayon printanier qui -s'était glissé jusque-là . - ---Ce serait une grande douleur pour moi, madame, de vous paraître -odieux et de perdre votre estime; cependant je ne sais si je puis -espérer que vous me pardonnerez et que vous me conserverez votre -amitié, lorsque vous aurez appris dans quel but je suis parti pour -l'Amérique, il y a environ un an. J'y étais poussé par le désir -furieux, insurmontable, de rencontrer René de Laverdie et de lui -reprocher face à face sa lâcheté et sa trahison. Je savais bien ce qui -s'ensuivrait, car je n'ai jamais pensé que son cÅ“ur eût changé au -point d'accepter sans bondir de colère les paroles outrageantes que je -lui adressais intérieurement et que je brûlais de lui jeter au visage. -Mais ici le courage me manque pour vous dire toute la vérité, pour -vous avouer à quel degré d'aveugle rage mon amitié déçue avait pu me -faire parvenir, et quel odieux espoir me faisait trouver la vapeur -trop lente quand je traversais l'Océan. - -Pendant un instant le vicomte se tut, oppressé par un pareil souvenir; -il n'osait pas lever les yeux sur la marquise. Un silence presque -solennel régna dans la chambre. Madame de Saint-Villiers était -bouleversée par l'aveu qu'elle venait d'entendre. Ce crime ainsi -médité, elle s'en reconnaissait complice. Son impression était -semblable à celle qu'elle eût éprouvée si on lui eût montré l'arrêt de -mort de son neveu bien-aimé et qu'au bas elle eût aperçu sa propre -signature. - ---René, murmura-t-elle, mon pauvre enfant! Vous ne l'avez pas tué, -dites? - ---Ah! madame, serais-je devant vous si j'avais été assez -malheureux!... Non, non, rassurez-vous, il est vivant. Je suis au -désespoir de vous faire tant de mal; mais tout ceci, croyez-moi, est -nécessaire. - ---Continuez, continuez, dit vivement la marquise. Elle reprit sa -position rigide et sa physionomie tranquille. - -Le jeune homme parla dès lors avec plus d'assurance. - ---J'étais à New-York, ne songeant qu'à poursuivre ma route et à -retrouver au plus tôt René, quand tout à coup j'appris qu'il se -trouvait à Boston pour ses affaires. - -A ce dernier mot, les mains de madame de Saint-Villiers s'agitèrent -imperceptiblement. - ---Je me rendis aussitôt dans cette ville, poursuivit Alphonse. Je -fréquentai tous les endroits publics où j'avais quelque chance de -rencontrer René; mais, pendant une semaine, ce fut inutilement. Enfin, -je sus qu'il devait, certain soir, assister à une représentation -extraordinaire dans je ne sais plus quel théâtre. Vous m'excuserez de -ne pas vous en dire le nom et de passer également sous silence celui -de beaucoup d'autres endroits; alors même que je me les rappellerais, -il me serait, je le crains, impossible de les prononcer. Je pris avec -moi un ami, un Français, et j'allai le soir à ce théâtre. Je n'étais -pas dans la salle depuis bien longtemps quand j'aperçus René. Je le -considérai quelques minutes avec surprise. Il était seul dans une loge -et ne se doutait pas que je me trouvasse aussi près de lui. Mon -étonnement venait de ce qu'il m'était impossible de découvrir le -moindre changement dans sa physionomie, dans son attitude ou même dans -sa mise. J'avoue que je m'attendais à le retrouver quelque peu -différent de ce brillant comte que nous avions tant aimé, dont le goût -et l'esprit avaient fait loi dans notre monde: la vie nouvelle qu'il -menait depuis un an n'avait pu manquer de transformer jusqu'à sa -personne. Il n'en était rien. A la manière noble et aisée dont il -s'appuyait sur le bord de sa loge, dont il s'inclinait pour écouter, -au regard fier et calme qu'il promenait sur la salle, il me sembla que -de longs mois et des milliers de lieues ne nous séparaient plus de -Paris et de nos joyeuses soirées d'autrefois. J'oubliais tout le -reste, j'aurais voulu me jeter dans ses bras. Pendant que je le -regardais ainsi, ne pouvant détourner mes regards de sa chère et sa -charmante figure, quelqu'un qui causait près de moi prononça le nom de -Laverdie. La conversation, naturellement, se faisait en anglais; l'ami -qui m'accompagnait comprenait assez bien cette langue. - ---Ils disent, traduisit-il, que c'est ce Français si intelligent qui -exploite les nouvelles carrières auprès du lac Érié. - -Un acte venait de finir et je me levai. Dans le corridor, la première -personne que je rencontrai fut René. La joie la plus vive parut sur -son visage lorsqu'il m'aperçut, et il s'avança la main ouverte. Je le -regardai, froidement, comme le premier passant venu et, sans répondre -à son salut, sans toucher la main qu'il me tendait, je le croisai avec -lenteur. Je n'avais pas fait deux pas qu'il était de nouveau en face -de moi, la joue pâle, la lèvre frémissante. - ---Vous me saluerez, monsieur! s'écria-t-il. - -Tout le dédain, toute l'ironie, toute la puissance d'outrage que je -pus trouver dans mon cÅ“ur, je les fis passer sur mes lèvres et dans -mon regard. - ---Qui êtes-vous donc, monsieur? lui demandai-je. - -Il chercha sur lui d'une main tremblante une carte qu'il me présenta. -C'était cela que j'attendais. Je saisis cette carte... Ce n'étaient -plus, sur un carré de bristol, ces mots écrits par le plus fin graveur -de Paris: «Comte René de Laverdie»; mais le nom de «René Laverdie», -sans particule, sans titre, laid, difforme, estropié, méprisable à mes -yeux comme l'aurait été le nom le plus obscur et le plus plébéien. - -Je regardai ce nom, je le lus tout haut, je ricanai, ivre d'insulte et -de rage. J'eusse voulu jeter la carte à mes pieds; ce qui m'empêcha de -le faire, ce fut la crainte que René ne me frappât; je tenais avant -tout à ce qu'il restât l'offensé. - -Je me suis repenti depuis de ma cruauté. Madame, il est, je crois, -impossible de souffrir plus que mon malheureux ami n'a souffert dans -ce moment-là . Le mal que je lui faisais était si affreux que la fureur -dont il avait d'abord été saisi s'éteignit dans la violence de cette -torture. Je vis une telle douleur dans le regard qu'il me jeta, que -j'en fus comme désarmé. - ---J'accepte votre carte, monsieur, lui dis-je. Mes témoins seront chez -vous demain à la première heure. - -Vous ne serez pas moins étonnée que je le fus moi-même, madame, -lorsque vous saurez quelle proposition étrange les témoins me -rapportèrent le lendemain. René, étant l'offensé, avait le choix des -armes, de l'heure et du lieu du combat. On aurait pu croire qu'il -n'était pas fort impatient d'obtenir satisfaction et de laver son -honneur de la tache reçue: il fixait le rendez-vous à un mois de là , -demandait qu'il eût lieu dans un endroit déterminé des forêts voisines -de sa demeure, et, comme arme, indiquait le pistolet. Toutefois, comme -c'était m'imposer une longue attente et de plus un voyage difficile, -il déclarait que, si je trouvais trop pénible de me soumettre à sa -décision, on s'entendrait pour choisir tel jour et telle place qui me -conviendraient mieux. Après un moment de réflexion, et bien que -trouvant ce message des plus extraordinaires, je répondis aux témoins -que M. Laverdie était dans son droit et que je me conformerais aux -désirs qu'il avait exprimés. - -Cette fantaisie de mon adversaire me paraissait extrêmement fâcheuse; -mais, ayant fini par en prendre mon parti, je passai les trente jours -qui suivirent à visiter quelques grandes villes et à m'exercer au -pistolet. - -Comment il se fit, madame, que certaines de mes idées se modifièrent -sous l'influence des spectacles nouveaux pour moi qui vinrent frapper -mes yeux, ce n'est pas ce qu'il nous importe de savoir. Cependant vous -ne pourriez comprendre la suite de ce récit, ma conduite ni celle de -René, si je ne vous faisais part de l'état d'esprit dans lequel je me -trouvais la veille même, je me trompe, quelques heures avant la -matinée fixée pour notre duel. - -L'endroit où devait avoir lieu la rencontre est situé vers les confins -d'une vaste forêt qui s'étend sur les bords du lac Érié. L'extrémité -occidentale de cette forêt renferme les terres mises en exploitation -et les carrières dont vous avez entendu parler. C'est là que René -habite encore aujourd'hui. Du côté opposé s'élève une petite ville, -où, dans mon impatience, j'étais arrivé plusieurs jours avant celui du -rendez-vous. - -Que ne puis-je vous peindre, madame, la magnificence de la nature dans -cette région des grands lacs américains! Vous découvririez, dans des -tableaux splendides, le secret de sentiments et d'émotions qui vont -certainement vous surprendre. Mais les descriptions les plus parfaites -n'auront jamais la puissance de la réalité. Moi-même, n'ai-je pas -souri bien des fois aux discours enthousiastes des voyageurs? -J'accusais secrètement ceux-ci d'exagérer, sinon ce qu'ils avaient -vu, du moins ce qu'ils avaient éprouvé; il me semblait parfaitement -ridicule qu'on ne pût contempler de sang-froid un lac ni parler de -montagnes sans tomber dans l'extase. - -Dans cette solitude admirable, au sein de ces forêts majestueuses, -auprès de cette mer paisible qui venait à mes pieds rouler ses flots -d'eau douce, je me sentais envahir par des pensées nouvelles. J'avais -d'ailleurs une source de réflexions autre que le spectacle de ces -merveilles; je venais de voir bien des choses pendant ce mois passé -dans les grandes cités américaines, à Boston, à Washington, à -New-York. Ah! madame, nos horizons ne nous paraissent jamais si bornés -que lorsqu'il nous arrive de vouloir les étendre. Enfermés dans notre -univers et dans notre nature, nous trouvons encore moyen de rétrécir -une si étroite prison: nous en ramenons les limites aux frontières -d'un pays, aux murailles d'une ville, aux privilèges d'une caste! -Quelquefois nous les resserrons plus encore... Voilà quelle idée me -frappa surtout, en face d'un grand peuple et d'une grande nature, que -le hasard seul me donnait l'occasion d'admirer, car je ne m'étais -jamais soucié de les connaître. Je ne remis en question aucun des -principes que j'ai servis et que je servirai toujours, mais j'appris -à ne plus mépriser les hommes qui ne les suivent point, et je sentis -naître en moi comme un immense sentiment de tolérance. Est-il -nécessaire d'ajouter, madame, que ma haine injuste s'évanouit et que -je commençai à comprendre René? - -C'était le lendemain que nous devions nous battre. J'avais passé la -journée au milieu des plus graves tourments intérieurs, regrettant -amèrement la mauvaise action que j'avais commise, tremblant d'aller -jusqu'au crime et de devenir le meurtrier de celui qui avait été pour -moi plus qu'un frère. Comme je rentrais à mon hôtel, j'y trouvai mes -deux témoins: l'un était un Américain et l'autre un Français dont -j'avais fait la connaissance en traversant l'Atlantique. Ils venaient -de se faire indiquer, par un homme du pays, la position exacte de -notre lieu de rendez-vous, au moyen des explications que les témoins -de René leur avaient données par écrit. Il était facile de s'y rendre -en bateau, par le lac, et cette voie était la plus courte, car la côte -se creuse et le chemin de terre fait à travers les bois un circuit -considérable. Mes témoins avaient déjà engagé un batelier, qui devait -les prendre à quatre heures du matin. - ---Très bien, leur dis-je, coupez le golfe en bateau. Vous voudrez -bien m'excuser si je pars avant vous; je préfère aller seul, à cheval, -par les bois. - -Ces messieurs se récrièrent. - ---Nous ne le permettrons pas, dirent-ils. Vous arriverez brisé sur le -terrain. D'ailleurs ne courez-vous pas le risque d'être attaqué, -assassiné dans cette forêt? - -Je leur affirmai que ma main, après quelques heures de cheval, ne -serait pas moins sûre. Le pêcheur qui offrait de nous traverser sourit -à l'idée d'une attaque de brigands: les profondes forêts de l'Amérique -du Nord, qui ont retenti du cri de guerre des sauvages, ne connaissent -pas les sinistres gémissements de celui qu'on égorge dans l'ombre pour -le dépouiller de quelques pièces d'or. Il fut convenu qu'à deux heures -du matin j'aurais un cheval sellé; c'était un coureur excellent qui -devait m'amener à destination en quatre heures tout au plus. - -Ah! madame, quelle promenade! quel souvenir! quel aspect solennel -prenaient ces voûtes immenses, ces feuillages obscurs, sur lesquels -pesait la nuit silencieuse! Quel calme, quelle solitude autour de moi, -et quelle agitation dans mon cÅ“ur! Peu à peu, cette agitation -s'apaisa. Le jour parut: j'avais regagné les bords du lac; à ma -droite, ses eaux s'étendaient jusqu'à l'horizon. Tout à coup, leur -couleur, d'un bleu vague, changea; je les vis s'enflammer par degrés, -ainsi que le ciel au-dessus d'elles; des traits de feu jaillirent de -leur sein, annonçant que le soleil allait paraître. Je tournai la tête -de mon cheval vers l'orient et j'attendis. A mesure que l'astre -montait, puissant, pur et splendide, il me sembla qu'un jour nouveau -se levait aussi sur mon âme. J'éprouvais une émotion intense, -vivifiante; je me dis que l'homme et sa vanité sont bien petits, que -Dieu, la justice et l'amour sont bien grands. Lorsque le soleil fut -trop haut et sa lumière trop éclatante pour qu'il me fût possible d'en -soutenir la vue plus longtemps, je me détournai, et, donnant de -l'éperon à mon cheval, je le forçai de rattraper le temps perdu. - -J'arrivai cependant le second au rendez-vous. René s'y trouvait déjà -avec ses témoins; les miens parurent presque aussitôt. Ils vinrent à -moi et m'engagèrent à prendre un instant de repos.--Il n'est pas sept -heures, me firent-ils observer; vous paraissez ému, et nous vous avons -vu de loin arriver au galop. - -Ils cachaient avec peine la surprise que devait leur causer mon -trouble évident. Ils ne pouvaient croire que je fusse lâche, et -savaient avec quelle ardeur j'avais recherché ce combat, avec quelle -impatience je l'avais attendu. Je me souviendrai toujours de leur -regard de stupéfaction lorsqu'ils m'entendirent murmurer:--Mon Dieu, -que c'est difficile! tout me semblait si simple il n'y a qu'un -instant. - ---Venez, messieurs, leur dis-je. - -Ils échangèrent un coup d'Å“il et me suivirent. Je marchai droit à -René. - -Il causait alors, d'un air tranquille, avec ses témoins et leur -remettait deux enveloppes cachetées. J'ai su plus tard que l'une de -ces lettres était pour vous, madame, et l'autre pour mademoiselle -Duriez: elles devaient être envoyées au cas où mon ami aurait été tué. - -René vit mon mouvement, s'interrompit, et fit un pas au-devant de moi. - ---Je t'ai indignement offensé, lui dis-je à voix haute; j'en ai une -profonde honte et un profond regret. Aucun homme sur la terre ne -mérite moins que toi une insulte. Tu peux exiger, pour celle que je -t'ai faite, telle réparation que tu voudras; mais je mourrai désespéré -si je n'obtiens pas de toi la promesse que tu me pardonneras lorsque -tu auras vengé ton honneur. - -J'étais à une petite distance de votre neveu, madame: il la franchit -en ouvrant ses bras, dans lesquels je me précipitai. - -M. de Linières se tut pour la seconde fois. Le souvenir de cette scène -était si vivant et si fort dans son esprit qu'il retrouvait avec lui -toutes les émotions qu'il avait alors traversées. Transporté tout à -coup dans une clairière de la forêt américaine, il serrait de nouveau -sur son cÅ“ur cet ami généreux, si gravement offensé, et il -s'abandonnait avec délices à un même mouvement d'admiration, -d'enthousiasme et de noble repentir. Il s'absorba si complètement dans -ses propres pensées qu'il oublia pour un court espace de temps le lieu -où il se trouvait, le petit salon de la marquise, et jusqu'à -l'orgueilleuse vieille femme elle-même, qu'il avait cependant un très -grand désir de toucher. Mais quand, chez un homme aussi froid -qu'Alphonse de Linières, la voix tremble et le regard se voile, les -paroles deviennent inutiles. Son récit, d'une simplicité saisissante, -rapportant des événements inouïs pour la marquise, avait bouleversé -celle-ci. L'impression était d'autant plus vive que les longues, les -amères réflexions de la veille et de la nuit avaient douloureusement -tendu les fibres de ce cÅ“ur maternel. Elle aussi voyait cette scène -étrange de duel, l'embrassement héroïque de ces deux jeunes hommes. -Elle se souvint que quelques heures auparavant elle avait encore une -fois maudit son neveu. Elle mit ses deux mains devant son visage et -fondit en larmes. - ---Oh! mon enfant, mon pauvre enfant! murmura-t-elle. - -Alphonse releva vivement la tête. - ---Ah! si vous saviez tout, madame, reprit-il, si vous l'aviez entendu -comme moi! Si vous saviez que, pendant près de deux années, son -tourment a été de se trouver séparé de vous d'une façon si entière, de -sentir peser sur lui votre mécontentement, votre blâme, votre -malédiction peut-être. Son désir, son but suprême était de se voir un -jour compris par vous, de vous prouver qu'il était digne de vous, -digne de ses illustres ancêtres, il l'espère du moins et je puis vous -l'affirmer. Quelle que soit d'ailleurs la manière dont vous jugiez ses -actes, vous ne leur prêteriez, si vous pouviez lire dans son cÅ“ur, -que des mobiles véritablement grands, sublimes, j'ose le dire. Peu -s'en est fallu qu'il ne me persuadât que la voie choisie par lui était -plus large et plus élevée que celle dans laquelle j'ai marché -jusqu'ici avec tant de fierté. Là n'était pas son intention pourtant. -Il déclare que son cas est une exception: il y a eu sacrifice, -c'est-à -dire déchirement et douleur, et je vous assure que René a -terriblement souffert. Mais il a considéré ce sacrifice comme -nécessaire... «Il fallait, m'a-t-il dit, une expiation et une -preuve.» Figurez-vous, madame, ce que mon malheureux ami a dû éprouver -en face de mon lâche et injuste mépris. Il était résolu à mourir dans -ce duel, mais il a voulu tenter un dernier effort pour regagner notre -estime, et c'est alors que lui est venue une admirable pensée. Ce -délai d'un mois, ce rendez-vous dans les forêts où il s'est exilé, -vous les expliquez-vous maintenant? Il espérait que, dans ce milieu -nouveau, surtout en présence d'une nature grandiose, je finirais par -le deviner quelque peu, et que je vous rapporterais de lui un souvenir -auquel peut-être vous daigneriez ouvrir votre cÅ“ur. Le résultat, vous -le voyez, a été, pour moi du moins, plus sûr, plus complet qu'il ne -l'avait rêvé. Ah! marquise, ah! madame, que ne puis-je vous faire voir -ce que j'ai vu, vous faire éprouver ce que j'ai éprouvé! Vous tendriez -les bras à votre neveu comme je l'ai fait moi-même, vous lui rendriez -votre amour, à lui qui vous aime si profondément, vous le béniriez, et -qui sait si vous ne l'approuveriez pas? - -Ce dernier mot mêla quelque amertume à l'attendrissement de la -marquise; elle reprit son sang-froid et ses yeux noirs eurent un de -leurs durs éclairs. - ---L'approuver, jamais! dit-elle. Mais je ne puis cesser de l'aimer. Me -voilà bien vieille, et je tremble à l'idée de mourir sans l'avoir -revu. Écrivez-lui de revenir, vicomte. - -Alphonse mit un genou en terre et baisa la main de la marquise. - ---Ah! merci pour lui! s'écria-t-il. - -Cependant madame de Saint-Villiers restait sombre. Les dernières -traces d'émotion s'effaçaient de son visage, sur lequel reparut peu à -peu une expression hautaine et sévère. Le vicomte s'était relevé et -observait ces signes avec inquiétude. Il attendit un moment qu'elle -parlât, puis lui-même rompit de nouveau le silence. - ---Vous me permettez d'écrire à René de votre part? demanda-t-il. - ---Oui: dites-lui qu'il vienne m'embrasser, que sa vieille tante n'a -plus de force, qu'elle a trop souffert pendant deux ans, qu'elle -quittera bientôt ce monde, et que, lorsqu'il lui aura dit bonsoir, il -sera libre de s'installer tout à son aise en Amérique. - -M. de Linières avait retiré un de ses gants et le pétrissait avec -impatience. De telles paroles, dites froidement, l'affligeaient et -l'indignaient. Devant les larmes de la marquise, il s'était attendu à -autre chose. Il ne voulait pas que son noble René fût traité comme un -enfant à qui l'on pardonne par faiblesse. Il ne pouvait se décider à -s'en aller, et sentait que pourtant sa visite avait déjà trop duré, -que la vieille dame devait désirer d'être seule. - -Elle parut deviner ce qui se passait en lui. - ---Voyez-vous, mon ami, reprit-elle d'une voix plus douce et un peu -voilée, tout ce que je puis faire pour mon neveu est de croire qu'il a -agi sous l'influence d'une espèce d'accès de folie: folie généreuse, -je veux l'admettre. Oui, d'après ce que vous m'avez dit, je veux -admettre que son caractère et ses intentions sont toujours à la -hauteur où je les ai vus, où je me suis efforcée de les élever pendant -vingt ans. Mais ce qu'il a fait restera la plus grande épreuve, le -plus cruel désappointement de ma vie. Je ne puis pas oublier cela, je -ne puis pas le lui pardonner, je ne puis pas cesser d'en souffrir! - ---Madame, dit Alphonse avec fermeté, songez-y bien encore avant de -m'autoriser à rappeler René en votre nom. Il va revenir vers vous -plein d'amour, plein de respect et de joie, et, s'il découvre ensuite -quels sont vos sentiments, s'il entend jamais des paroles comme -celles-ci, vous le plongerez dans le désespoir. Je vous en supplie, -madame, promettez-moi de lui tendre les bras sans arrière-pensée. Ce -n'est pas le pardon que j'implore pour lui, car le pardon suppose la -faute, et mon ami n'est pas coupable! Il n'a pas méprisé son nom. Il -n'a pas renié ses ancêtres... Il a découvert qu'il y a quelque chose -de plus grand que l'orgueil, c'est le travail, et quelque chose de -plus précieux que l'or et les titres, c'est l'amour. Vous avez dit: -folie! dites-le encore, madame. C'est le nom qu'ici-bas l'on donne aux -actions qui ne sont dictées ni par l'ambition, ni par l'intérêt, ni -par la vanité: voilà trois mobiles qui n'ont jamais fait commettre de -folies, mais qui font commettre des crimes! Ah! madame, quand René se -serait trompé, il faudrait admirer son erreur. Mon Dieu! pourvu que la -femme qui inspire un pareil héroïsme en soit digne! Le contraire -serait trop affreux. - ---Monsieur, dit tout à coup la marquise, comme frappée d'une idée -subite, mon neveu peut redevenir pour moi tout ce qu'il a été; il peut -regagner toute ma tendresse, mon estime; il peut encore me rendre -heureuse; il peut faire descendre paisiblement et joyeusement mes -cheveux blancs dans le tombeau. Je ne lui demanderai pour cela qu'une -chose... Ah! Dieu veuille qu'il y consente! Excusez-moi de ne pas -m'expliquer davantage. Vous me rendrez service de lui écrire ceci. -Dites-lui qu'il revienne, que je n'ai pas cessé de le chérir, et qu'il -tient entre ses mains la consolation de mes derniers jours. - -M. de Linières s'inclina profondément et quitta la marquise. Il -cherchait en vain dans sa tête l'explication de ce nouveau mystère, et -ne savait trop s'il devait en tirer pour son ami un augure favorable. - ---Voilà pour la tante, se disait-il tout en marchant: que sera-ce de -la fiancée? Je n'ose pas m'informer de ce qu'est devenue mademoiselle -Duriez... Pauvre René, pauvre garçon! Je suis sûr qu'elle l'aimait, -mais deux ans sont bien longs! On pleure d'abord, on attend, puis le -souvenir s'affaiblit, le doute arrive; les parents sont là qui -s'agitent, qui supplient; un beau jeune homme se présente, on sourit -et l'on est mariée. A dix-huit ans le cÅ“ur d'une jeune fille déborde -de sentiments délicats, purs et charmants, mais ce sont des fleurs -qu'un souffle effeuille; les plantes robustes, bonnes ou mauvaises, ne -croissent que plus tard. La première floraison est certainement la -plus gracieuse: on y trouve des touffes de bluets, de primevères et de -violettes, mais malheur à celui qui dans ce bouquet ravissant voudrait -chercher une immortelle! - -Enchanté de cette poétique comparaison, mais très inquiet quant au -bonheur futur de son ami, le vicomte de Linières entra à son cercle. -Il y fut accueilli avec enthousiasme, et surtout avec curiosité. -Depuis plus de dix mois on ne l'avait pas vu. Il avait passé tout ce -temps en Amérique, car il n'était pas arrivé tout d'un coup à cette -largeur d'idées qu'il avait fait paraître dans sa conversation avec la -marquise. La vivacité des impressions qu'il avait éprouvées dans la -matinée du jour de sa réconciliation avec René était tombée peu à peu, -comme cela arrive inévitablement dans de pareils cas. Ces sublimes -élans qui transportent l'âme dans des régions où elle ne saurait -demeurer sont aussi délicieux qu'ils sont rares, mais le -désenchantement, la lourde chute qui les suivent sont affreusement -pénibles. Quand nous avons atteint le sommet d'une haute montagne, -nous sommes ravis d'admiration, nous y resterions volontiers; -l'existence, nous semble-t-il, y serait plus noble et plus belle; mais -la disposition de nos organes et les nécessités de notre subsistance -ne nous permettraient pas d'y vivre. Hélas! notre âme, aussi -imparfaite que notre corps, ne peut respirer sur les hauteurs; l'air -lui manque; il faut qu'elle redescende, souvent qu'elle tombe; mais -combien la mémoire des horizons entrevus lui rend sombre et monotone -l'étroite vallée où elle chemine! - -En causant avec René, en voyageant, en réfléchissant sur les hommes et -sur les choses, Alphonse avait retrouvé l'équilibre de ses pensées et -s'était arrêté à un juste milieu, plus élevé que le domaine -d'exclusion où il avait longtemps vécu, mais plus ferme et moins -vague que le terrain mouvant de l'enthousiasme. - -Interrogé par ses amis, il fut très sobre de détails quant à son -séjour dans le Nouveau-Monde, surtout quant au but et au résultat de -son voyage. Peu lui parlèrent du comte de Laverdie, qui commençait -à être oublié. Pour lui, l'une de ses premières questions -fut:--Avez-vous entendu dire que mademoiselle Duriez fût mariée? Mais, -dans ce cercle aristocratique, on était peu au courant des nouvelles -qui se rapportaient au monde du commerce et de la finance, et l'on ne -put pas lui répondre. - -Comme il flânait le soir sur les boulevards, s'enivrant de cette -atmosphère parisienne qui, au moral ainsi qu'au physique, semble -accélérer la vie, il remarqua un groupe de jeunes gens qui se -séparaient en sortant d'un café. L'un d'eux vint seul de son côté. -C'était un beau garçon de vingt-huit à trente ans: à sa démarche ferme -et cadencée, au port de sa tête, à la coupe de sa moustache, on -reconnaissait un militaire habillé en civil. Alphonse le regarda -fixement, certain de l'avoir vu quelque part, et cherchant en vain à -retrouver son nom. Le jeune homme s'aperçut de l'observation dont il -était l'objet, regarda à son tour Alphonse, salua aussitôt et se -détourna pour lui parler. - ---M. le vicomte de Linières? fit-il en l'abordant. - ---Le capitaine Arnauld! s'écria celui-ci. Est-il possible que je ne -vous aie pas immédiatement reconnu! - ---Convenez, dit en souriant le capitaine, qu'il y a de bonnes raisons -pour que ma mémoire soit plus fidèle que la vôtre. Le premier jour où -j'eus le plaisir de vous voir faillit bien être le dernier. - ---C'est vrai: quel coup d'épée vous avez reçu là ! J'étais désolé; -jamais je n'aurais cru que vous pussiez en revenir. - ---Comment donc! Mais je me porte mieux qu'avant. Ah çà , mon cher -vicomte, si vous n'êtes point pressé, voulez-vous que nous causions un -peu? Voilà bien longtemps que je désire savoir ce qu'est devenu mon -terrible adversaire; je suis sûr que vous, au moins, pourrez m'en -donner des nouvelles. - ---Volontiers, mon cher capitaine... Et à mon tour, je vous en avertis, -je vous confesserai quelque peu. - -Arnauld parut surpris; puis, comprenant bientôt, il secoua la tête et -poussa un soupir. Ce mouvement de tête et ce soupir étaient sans prix -aux yeux d'Alphonse. Si un officier de chasseurs, jeune, beau, -amoureux et muni d'un coup d'épée, constatait ainsi sa défaite, il y -avait quelques chances pour que le cÅ“ur et la main de la jolie -Gabrielle fussent encore libres. - -Les deux jeunes gens firent quelques pas et s'arrêtèrent à Tortoni. -Arnauld, très communicatif et non encore consolé, s'étala tout à son -aise dans cette conversation qui lui plaisait. Il ne dit pas à -Alphonse tout ce que celui-ci désirait savoir, mais tout ce qu'il fut -en son pouvoir de lui apprendre. Après le duel et la retraite -inexpliquée de son rival, il s'était cru aimé. Sa convalescence avait -été longue, mais elle lui avait paru douce, car il ne vivait que du -beau rêve de son mariage avec mademoiselle Duriez; son ami Émile, du -reste, l'encourageait dans cet espoir. Le refus net et formel qui -accueillit sa demande fut donc pour lui un coup aussi cruel -qu'inattendu. Il s'en déclara du reste parfaitement remis. - ---Voyez-vous, dit-il à Alphonse d'un ton confidentiel, un soldat de -mon caractère ne doit pas se marier. Il fallait une jeune fille aussi -charmante que celle-là pour m'inspirer l'idée d'une pareille folie. -Heureusement pour elle et pour moi, elle a montré autant de bon sens -que je lui connaissais de grâce et d'esprit. - -Le pauvre officier cachait si mal son chagrin sous ces paroles, -qu'Alphonse fut tenté d'avoir pitié de lui. Arnauld, qui surprit son -regard de commisération, se hâta d'éclater de rire. - ---Ma parole! s'écria-t-il, j'en ai laissé éteindre mon cigare! -Donnez-moi donc du feu, vicomte. - ---Alors, qui mademoiselle Duriez a-t-elle épousé? demanda Linières, -qui crut sentir les battements de son cÅ“ur s'arrêter après cette -question. - ---Je ne sais pas, fit Arnauld. Vous vous doutez bien que je ne vois -plus sa famille. - -La foudre tombant au milieu du boulevard des Italiens n'eût pas -produit sur le vicomte plus d'effet que cette simple phrase. - ---Elle est donc mariée? demanda-t-il encore. - ---Mais je n'en sais rien; c'est probable. Quelle drôle de question! -Croyez-vous qu'une fille comme elle soit faite pour coiffer sainte -Catherine? ou supposeriez-vous que j'irais à sa noce, par hasard? - - - - -XII - - -Gabrielle Duriez n'était pas mariée. Gabrielle Duriez aimait René, -elle avait foi en lui, et elle l'attendait. - -Ces deux années avaient été tristes pour elle. - -Lorsque René était parti pour l'Amérique chercher du travail; -lorsqu'il avait renoncé à sa vie de molle élégance, à son titre; -lorsqu'il avait vendu, pour payer ses dettes, ses précieuses -collections, elle avait appris tout cela par son père. Le brave homme, -devant les larmes de sa fille, laissa échapper le secret de sa -conversation avec le jeune comte. En voyant le regard ardent, -enthousiaste, avec lequel elle accueillit cette confidence; en la -voyant mettre les deux mains sur son cÅ“ur et baisser les yeux d'un -air recueilli, comme si elle prêtait intérieurement, à elle-même et à -Dieu, un serment solennel, le pauvre père se troubla et se dit qu'il -avait tout perdu. Il aurait dû remettre, sans autre explication, le -billet de René; ce qu'il avait de mieux à faire, après tout, eût été -de ne pas s'en charger. Un comte qui vendait son mobilier et partait -pour l'Amérique après s'être vu refuser la main d'une riche héritière, -comme il était facile de le faire passer pour le dernier des mauvais -sujets! et le cÅ“ur de Gabrielle eût été guéri d'un seul coup. C'était -un remède un peu violent, la cautérisation brutale au fer rouge, mais -aussi comme l'effet en eût été prompt et certain. - -Jamais M. Duriez n'aurait osé avouer à sa femme la maladresse qu'il -avait commise. Il frémissait à l'idée que sa fille prononcerait un -jour ou l'autre quelque parole qui pût le trahir. Il l'épia d'abord -avec inquiétude, pâlissant quand il lui arrivait de la trouver seule -avec sa mère; au bout d'un mois, il devint plus tranquille: le nom de -René n'était pas venu une seule fois sur les lèvres de Gabrielle. - -Pendant l'hiver qui suivit, les Duriez allèrent beaucoup dans le -monde; plusieurs partis se présentèrent pour la jeune fille; elle les -refusa tous sans hésiter. Ses parents ne s'en étonnèrent pas: aucun ne -répondait précisément à leurs vues ambitieuses. - -L'été venu, il fut décidé qu'on voyagerait. En Suisse, à Lucerne, dans -les beaux salons de l'Hôtel National, on fit la connaissance d'un -prince autrichien, qui parut immédiatement disposé à mettre son cÅ“ur, -sa couronne et sa fortune (car il était riche) aux pieds de -mademoiselle Duriez. Madame Duriez triomphait. Un soir, elle accourut -toute rayonnante dans la chambre à coucher de sa fille. - ---Ma chérie, lui dit-elle, embrasse-moi. Le prince a demandé ta main. - ---Ah! chère maman, fit la jeune fille, je vais t'embrasser pour avoir -dit non. - ---Comment, non? s'écria madame Duriez abasourdie. - -Gabrielle défaisait devant la glace ses beaux cheveux blonds, fins et -légers comme de la soie. Elle se mit à rire tout en continuant à se -regarder. - ---Pourquoi as-tu renvoyé ma femme de chambre allemande? demanda-t-elle -à sa mère. - ---Parce qu'elle n'avait pas l'ombre de goût; elle travaillait mal et -te coiffait en dépit du bon sens. As-tu besoin qu'on t'aide? Je vais -t'envoyer la mienne. - ---Ce n'est pas cela que je veux dire; mais j'ai oublié tout mon -allemand. Quelle langue veux-tu que je parle si je deviens princesse? - ---Quelle est cette plaisanterie? dit madame Duriez. Tu parleras -français naturellement. - -Gabrielle rit un peu plus fort. - ---Allons, maman, fit-elle, ce n'est pas sérieux? Tu ne veux pas que -j'épouse un homme qui me dirait: Che fous atore! - -Le prince, pourtant, ne se tint pas vite pour battu. Il suivit la -famille Duriez à Paris, où il s'installa dans l'intention d'y passer -l'hiver. Il se fit recevoir dans les sociétés où il croyait devoir -rencontrer Gabrielle; cela lui était facile, car la présence de ce -noble étranger honorait un salon. Il se donnait toutes les peines du -monde pour plaire à la jeune fille, dont il était sincèrement et -sérieusement épris. C'était un homme d'un extérieur passable, d'un -esprit nul, d'un caractère triste, et qui obsédait parfaitement -Gabrielle. - ---C'est trop fort! disait-elle quelquefois. Il m'a gâté le Righi et la -chapelle de Guillaume Tell, et il faut encore qu'il m'empêche de -danser... Il a donc juré d'empoisonner tous mes plaisirs? - -Gabrielle ne se moquait de ses prétendants que lorsqu'elle commençait -à les craindre: or jamais elle n'en avait eu de plus redoutable que le -prince. M. et madame Duriez étaient désespérés de l'étrange -obstination de leur fille; sous les plaisanteries auxquelles elle -avait recours pour se défendre, ils devinaient une fermeté de -résolution qui les épouvantait. Un jour, madame Duriez ne put retenir -ses larmes, et M. Duriez supplia sa fille, presque à genoux, -d'expliquer enfin sa conduite. - ---Je ne m'y suis jamais refusée, dit celle-ci très émue. Cette -explication est si simple que je la croyais inutile. Je n'épouserai, -mes chers parents, qu'un homme que j'aimerai. - -Cette réponse, bien qu'assez naturelle, eut pour effet de transformer -en colère la douleur de madame Duriez. Elle s'emporta comme jamais -cela ne lui était arrivé et traita Gabrielle de fille romanesque et de -folle; celle-ci sentit aussitôt se sécher dans ses yeux les larmes que -l'attendrissement y avait fait monter. - -Sur ces entrefaites, Émile parut. Il ne lui fallut pas longtemps pour -être au courant de ce qui se passait. - ---Sais-tu ce que tu me ferais supposer? dit-il à sa sÅ“ur, croyant -probablement lancer un trait spirituel et sans conséquence. Eh bien, -que tu penses encore à ce joli drôle, le comte de Laverdie. - -M. Duriez tressaillit et regarda sa fille. Elle était devenue plus -blanche que de la cire et levait les deux mains d'un geste machinal, -comme pour repousser le mot affreux qui venait la frapper en plein -cÅ“ur. - ---Elle peut penser à lui, s'écria vivement madame Duriez. Jamais elle -ne l'épousera tant que son père et moi serons de ce monde! - -Émile se précipita vers sa sÅ“ur et mit ses deux bras autour d'elle; -il était temps, elle venait de s'évanouir. Ce ne fut pas sans peine -qu'on parvint à lui faire reprendre connaissance au bout d'une -demi-heure. Ses parents, doublement inquiets et affligés, -l'entourèrent des plus tendres soins. On évita toute allusion à la -cause de sa défaillance; pendant plusieurs jours on ne la contraignit -pas de se rendre à des bals où le prince était invité. Mais la pauvre -enfant commença à se sentir bien seule et bien malheureuse et à -regarder vers l'avenir avec angoisse. - -Tandis qu'elle se demandait, le cÅ“ur serré, ce que René était devenu, -et pourquoi son absence et son silence se prolongeaient aussi -longtemps, madame de Saint-Villiers, qui avait reçu la visite -d'Alphonse, cherchait de quelle façon elle allait s'y prendre pour se -rapprocher de la famille Duriez. - -La vieille marquise n'avait jamais, ni dans son amour, ni dans sa -pensée, séparé René de Gabrielle. Sa filleule et son neveu!... Dieu! -la certitude qu'elle allait les revoir et les presser ensemble sur son -cÅ“ur: y avait-il encore un sentiment de rigueur ou d'orgueil qui pût -tenir contre cela? - -Elle reçut de René une lettre qu'elle baigna de larmes de joie. Elle y -vit une reconnaissance profonde pour sa bonté; elle y retrouva toute -la tendresse et toute la grâce de l'enfant sensible et charmant, et, -en même temps, elle y découvrit ce qu'elle n'avait pas connu dans son -neveu, l'énergie et la force de l'homme fait. Elle se sentit comme -dominée par la révélation de ce beau caractère.--Ah! s'écria-t-elle, -avec un mouvement de fierté passionnée, il peut renier son nom, il ne -démentira pas le sang de sa race! - -René appartenait à la noble race de ceux qui s'inclinent devant la -puissance de la vérité et celle de l'amour. - -Madame de Saint-Villiers lui écrivit à son tour. Probablement qu'elle -lui révéla cette fameuse condition dont elle avait parlé au vicomte de -Linières. Le fait est qu'après la réponse de René, la réconciliation -était complète, et le retour du jeune homme fixé aux premiers jours du -mois de juillet. - -Cependant madame de Saint-Villiers n'avait pas encore revu la famille -de sa filleule. Il lui en coûtait beaucoup de faire les premières -avances à ces bourgeois. Ah! s'il n'y avait eu que Gabrielle toute -seule! Mon Dieu! combien le cas était embarrassant. Il n'entrait -pourtant pas dans sa pensée qu'elle ne dût être accueillie avec -gratitude et avec joie. - -Un jour, elle fit atteler pour se rendre rue des Petites-Écuries, et, -quand le valet de pied eut refermé la portière et relevé le -marchepied, elle lui cria: Au Bois! Une autre fois, elle commença une -lettre à madame Duriez, et, après avoir tracé ce mot «Madame» et -réfléchi pendant un instant, elle écrivit à sa couturière d'avoir à -passer chez elle, le lendemain avant midi, et d'apporter des -échantillons de velours pour un manteau. - -Il arriva cependant un matin que la marquise n'y tint plus. Ce -matin-là , elle courut à son secrétaire, prit une plume et une feuille -de papier à lettres, sourit au portrait de René qu'elle avait remis -elle-même à sa place, et écrivit rapidement ce qui suit: - - - «Ma belle et chère filleule, - - »Refuserez-vous de venir embrasser votre vieille marraine qui - s'est aperçue qu'elle ne peut plus vivre sans vous voir? Je vous - attendrai demain dans l'après-midi, Dieu sait avec quelle - impatience! Arrivez tôt, ma chère enfant, j'ai une foule de - choses à vous dire depuis tantôt deux ans que je n'ai pu causer - avec vous. - - »Je vous envoie les baisers que j'aurais voulu vous donner - pendant tout ce temps. - - - »A demain.» - - -Le lendemain, vers une heure, Gabrielle entrait sous la voûte bien -connue de la vieille maison, rue de Grenelle-Saint-Germain. Elle -traversa lentement la cour, pénétra sous la galerie et arriva au pied -de l'escalier de marbre. Son cÅ“ur était si plein d'espoir qu'elle -avait le loisir de songer au passé; elle s'arrêta un instant avant de -monter, ainsi qu'elle avait fait, deux ans auparavant, lors de sa -dernière visite. - -Elle avait changé depuis. Ce n'était plus l'enfant rieuse, -coquettement vêtue de bleu pâle et la tête pleine de poétiques -visions: c'était une jeune fille ardente et sérieuse, qui savait qui -elle aimait, et qui songeait à être digne du grand sacrifice fait pour -elle. Sa mise, d'une simplicité gracieuse et sévère, répondait à la -tournure plus grave de ses idées, et faisait ressortir la finesse -délicieuse de ses traits et la profondeur de ses yeux admirables. - -Elle sourit en commençant de gravir l'escalier, parce qu'elle se -souvenait que, sur ces mêmes marches, le comte de Laverdie l'avait une -fois croisée sans la reconnaître. - -Une minute après, elle était pressée entre les bras de sa marraine. - -Elles s'embrassèrent longuement, d'un mouvement ému et presque -solennel. Puis la vieille dame essuya ses larmes, écarta de son sein -la jeune fille, et la contempla avec admiration en la maintenant un -instant à la longueur du bras. - ---Ah! petite fille, lui dit-elle, que vous êtes jolie et que vous êtes -bonne, et que mon René est donc heureux! - -Ces quelques mots et l'accent dont ils furent dits déterminèrent -l'explosion des sentiments de toute nature qui gonflaient le cÅ“ur de -Gabrielle; elle éclata en sanglots violents. La marquise, à peine -moins troublée qu'elle, s'efforça de la calmer. Quand toutes deux -furent un peu remises, madame de Saint-Villiers commença son récit. Il -lui fallait apprendre à Gabrielle tout ce qu'elle savait sur le séjour -de René en Amérique, puis le voyage d'Alphonse et la scène du duel; -enfin elle parla des dernières lettres de son neveu. Elle cacha tout -ce qu'elle-même avait souffert, souffrait encore de l'abaissement -volontaire d'un comte de Laverdie. C'était sans doute l'effet d'un -tact exquis: elle ne voulait ni attrister ni blesser Gabrielle; mais -elle pensait d'ailleurs qu'elle ne pourrait être comprise. Elle était -mieux que cela pourtant, elle était devinée. L'âme fine de Gabrielle -saisissait à merveille ce que les mots ne disaient point; mais il n'y -avait en elle aucun étonnement, aucune révolte contre ce qui, pour -elle, cependant, devait être l'injustice d'un orgueilleux préjugé. -Cette enfant savait la puissance de certaines idées sur les hommes, et -elle était capable d'estimer la sincérité partout. Seulement elle se -disait que René devait être très supérieur et très grand, et elle -sentait son cÅ“ur déborder d'un amour infini. - -Lorsque la jeune fille se disposa à partir, madame de Saint-Villiers -annonça l'intention de la reconduire dans sa voiture. Elle fut très -surprise de voir sa filleule rougir d'un air embarrassé et de -l'entendre décliner cette offre sous prétexte que sa femme de chambre -avait dû l'attendre. - ---Vous renverrez votre femme de chambre, ma chère, dit la marquise -avec quelque impatience. - -Gabrielle rougit plus encore. - ---Ah çà ! que se passe-t-il? fit la vieille dame tout à fait -intriguée. Craindriez-vous, par hasard, que je ne fusse mal reçue chez -vous? - ---Ah! madame... dit la jeune fille. Elle baissa les yeux et se tut. - -Il y eut un instant de silence. La rougeur de Gabrielle avait disparu -pour faire place à une grande pâleur. Elle n'osait regarder sa -marraine, dont la physionomie, effectivement, lui eût paru peu -rassurante. Madame de Saint-Villiers avait redressé sa tête -aristocratique et fière, que de magnifiques cheveux blancs -couronnaient comme un diadème; un incroyable dédain courbait l'arc de -ses lèvres, et de ses prunelles jaillissait un feu qui semblait -capable d'anéantir, eussent-ils été présents, les misérables objets de -ce mépris souverain. - -Madame de Saint-Villiers se souvint-elle tout à coup des secrètes -douleurs des deux dernières années? Eut-elle pitié de la douce -créature debout devant elle, dont la tristesse et la pâleur étaient -touchantes comme une prière? On peut supposer l'un et l'autre, car -subitement l'éclat de son regard s'éteignit, sa bouche se détendit -dans un sourire; elle s'approcha de Gabrielle et lui prit la main. - ---Chère petite, consolez-vous, lui dit-elle. Je gagnerai l'amitié de -vos parents; j'obtiendrai leur consentement à votre mariage. Je crois -en avoir le moyen, ajouta-t-elle avec finesse. Et si j'échoue, eh -bien... je vous enlèverai, vous verrez. - -Gabrielle leva les yeux; elle parut chercher un instant des mots -dignes de son admiration et de sa reconnaissance, et, n'en trouvant -sans doute aucun assez profond, elle s'agenouilla devant la marquise. - -Lorsqu'elle rentra chez ses parents, tous les deux se trouvaient -absents. Elle ne songea pas à se plaindre d'un moment de solitude, et -passa le reste de l'après-midi au milieu des rêves les plus -enchanteurs. Deux ans d'attente et d'anxiété étaient amplement -rachetés par le bonheur qu'elle éprouvait, et d'ailleurs elle oubliait -ses luttes et ses larmes dans la pensée que René avait, lui aussi, -beaucoup souffert. - -Dans la soirée, elle attendit que son frère eût quitté la maison, -comme c'était l'habitude de celui-ci après le dîner, puis elle pria -ses parents de vouloir bien lui prêter un moment d'attention. - -M. et madame Duriez étaient tout prêts à l'écouter, car ils -n'ignoraient pas que leur fille avait ce jour même rendu visite à la -marquise de Saint-Villiers. Ils échangèrent un coup d'Å“il pour -s'encourager l'un l'autre à rester fermes, ou plutôt M. Duriez subit -le coup d'Å“il redoutable de sa femme, puis ils donnèrent la parole à -la jeune fille. - ---Madame de Saint-Villiers a désiré me revoir, dit celle-ci, parce -qu'elle s'est réconciliée avec son neveu... - -Elle hésita, espérant une question, un mot; ne rencontrant qu'un -silence glacial, elle continua d'une voix basse, rapide et décidée: - ---Elle sait bien que le sort de René et le mien ne peuvent pas être -séparés. - ---Pas être séparés! répéta madame Duriez avec explosion. Mais ils -n'ont jamais été réunis, que je sache. - ---Ah! chère maman, mon père vous dira que depuis deux ans M. Laverdie -travaille courageusement à conquérir ma main, et à effacer jusqu'aux -moindres traces d'une jeunesse un peu légère. - -Madame Duriez se tourna lentement et majestueusement vers son mari; -son visage un peu gras, régulier de traits, assez beau, était soudain -devenu tout blanc; des larmes de colère brillaient dans ses yeux. - ---Vous saviez cela, monsieur Duriez? dit-elle en appuyant sur chaque -syllabe avec une énergie de fâcheux augure. - -Quant à lui, il aurait voulu rentrer sous terre. - ---J'ai cru, balbutia-t-il, que Gabrielle oublierait... - -Madame Duriez était stupéfaite: était-il possible que pendant deux -années son mari lui eût caché quelque chose! Elle le regarda, puis sa -fille. Celle-ci, sentant que son père lui était favorable, mais voyant -combien il avait besoin d'être soutenu dans ces bonnes dispositions, -s'était glissée jusqu'à lui; elle s'était emparée d'une de ses mains -qu'elle serrait en guise d'encouragement, tout en levant vers sa mère -son beau regard plein de supplication. - ---Mais c'est donc un complot! s'écria madame Duriez. - ---Ma chère amie, je te jure... - -Elle l'interrompit avec fureur. - ---Comment! mais c'est un véritable aventurier que ce Laverdie! -N'est-il pas assez prouvé qu'il n'en voulait qu'aux millions de votre -fille? - -Si madame Duriez ne s'était point tant hâtée à se mettre en colère, il -est probable que la scène eût tourné tout différemment. M. Duriez -était fort éloigné de prendre le parti de sa fille, et encore plus de -secouer l'ascendant de sa femme. Mais il était honnête et juste, bien -que faible. Il savait combien l'accusation de bassesse portée contre -le comte était mal fondée, puisque deux ans auparavant, dans leur -dernière entrevue, rue des Petites-Écuries, il eût suffi à M. de -Laverdie de dire un seul mot pour obtenir cette énorme dot, toujours -mise en avant. Il protesta donc avec force. Gabrielle l'en remercia -par ses caresses; et madame Duriez, que confondait cette révolte -inattendue, crut son mari beaucoup plus décidé qu'il ne l'était à -favoriser les désirs de leur fille. - -Un peu de lumière jaillit de cette conversation. La délicatesse, -l'amour sincère et fidèle de René furent tellement mis en évidence que -madame Duriez se vit positivement à bout d'arguments. Gabrielle ayant -parlé d'abandonner sa dot et d'aller, après son mariage, défricher -aussi les forêts de l'Amérique, la pauvre femme se prit à trembler à -l'idée de perdre sa fille. Elle saisit entre ses bras la petite -enthousiaste; elle l'embrassa à plusieurs reprises. - ---Mon Dieu, soupira-t-elle, et j'avais rêvé de faire une princesse de -cette enfant! - -Un sourire fugitif effleura les lèvres de Gabrielle, mais elle ne -répondit rien. - -L'avenir réservait à madame Duriez une consolation suprême. Madame de -Saint-Villiers vint la voir et lui tendre la main. Elle eut la joie de -faire attendre dans son salon l'orgueilleuse marquise; elle lui -vendit cher ses bonnes grâces. - ---Mon Dieu, dit-elle, oui: nous marierons nos deux enfants puisqu'ils -s'aiment. C'est une assez singulière raison, vu l'époque où nous -sommes. Ah! bien, s'il suffisait seulement de dire: je vous aime!... -Généralement il n'en est pas ainsi, l'on demande autre chose. C'est -assez naturel, en effet, qu'au contrat chacun apporte sa part. - -Évidemment le mariage faisait à madame Duriez l'effet d'un -pique-nique. - ---Ce qu'il y a d'extraordinaire, poursuivit-elle, c'est que c'est -justement parce qu'ils se sont aimés qu'ils ne sont pas encore mariés. -Voilà ce qui me dépasse absolument. Il est vrai que je ne suis pas -romanesque; non, je ne m'en suis jamais piquée, grâce au ciel! Quand -j'ai épousé M. Duriez, ce n'est pas que je l'aimais, car je ne l'avais -pas vu trois fois. Mes parents ont arrangé cette affaire; ils se sont -assurés qu'il était honnête homme et que nos fortunes se trouvaient -égales. Je me suis fiée à eux, et je n'ai pas eu lieu de m'en -repentir. M. Duriez en dirait autant de son côté, je crois. Là , enfin, -voyons, si ces deux enfants ne s'étaient pas mis tout à coup dans la -tête de s'aimer, ma fille serait comtesse de Laverdie à l'heure qu'il -est; le mariage se serait fait tout tranquillement, et depuis deux ans -ils seraient heureux. N'êtes-vous pas de mon avis, madame la marquise? - -La marquise inclina gravement la tête. Elle s'était attendue à ce que -madame Duriez ferait tout pour la blesser et la forcer à rompre -définitivement; mais les moyens employés par celle-ci manquaient leur -effet à cause de leur grossièreté même. On éprouvait plus de dégoût -que de colère à voir cette femme, jadis si platement obséquieuse, -poser le masque et laisser éclater ses sentiments vulgaires. Le -langage et le ton de la voix s'accordaient du reste avec les paroles. - ---Madame, dit la marquise au moment de se lever pour partir, vous avez -fait tout à l'heure une remarque dont j'ai admiré la justesse, et dont -la forme, tout à fait concise, m'a charmée: dans un contrat, -disiez-vous, chacun doit apporter sa part. Mademoiselle votre fille -possède, n'est-ce pas? une dot de plusieurs millions... - -Ces deux mots passèrent entre les lèvres de madame de Saint-Villiers -nettement, tranquillement, sans intonation ironique. - ---Quinze cent mille francs de dot, et une fortune de quatre millions -en perspective, dit madame Duriez. - -Cette fois chaque syllabe retentit avec un accent de clairon. - ---Voici ce que je donne à mon neveu, reprit madame de Saint-Villiers. - -Elle était admirablement digne, cette vieille dame, dans son geste -plein de simplicité; elle tendit un papier plié à madame Duriez. - -Celle-ci le prit et le considéra avec une expression effarée. - -C'était le fac-similé du testament par lequel le marquis Hubert de -Saint-Villiers léguait au fils de son petit-neveu René de Laverdie, au -cas où celui-ci se mariât et eût un fils, le marquisat de -Saint-Villiers avec le titre attaché au domaine. A cette pièce en -était jointe une autre par laquelle le comte René de Laverdie, seul -héritier de ce nom, se désistait, dès son vivant, de son titre en -faveur de son fils aîné. - -Voilà quelles étaient les conditions que la marquise avait imposées à -son neveu pour prix de sa réconciliation avec lui. S'il n'avait pas -consenti à laisser revivre les noms et les titres si chers au cÅ“ur de -la vieille dame, elle fût morte en le maudissant. Or il n'avait pas -hésité. Il respectait ces titres, il vénérait ses ancêtres, et surtout -il chérissait sa tante. Son but, à lui, était atteint: il avait -affranchi son esprit et sa raison; il avait réparé ses fautes et -prouvé son amour. D'ailleurs il ne se croyait pas en droit d'enlever à -son fils, s'il en avait un, l'héritage de noblesse qui devait lui -appartenir; il se promettait de faire de ce fils un homme: peu lui -importait ensuite qu'il fût un comte et un marquis. - -Cependant madame Duriez reconduisait madame de Saint-Villiers. - ---Chère marquise, lui disait-elle, quel homme remarquable que votre -neveu! Quel courage! Quel caractère splendide! Nous serons fiers, -croyez-le bien, de lui donner notre Gabrielle. Il revient dans -quelques jours, n'est-ce pas? Quand je pense que voilà bientôt deux -ans qu'il est parti... Dieu! que ce temps nous a semblé long! - -Madame de Saint-Villiers se sauvait positivement; elle ouvrait les -portes elle-même. Au vestibule, elle se trompa et se précipita dans -une serre; la maîtresse du logis voulut absolument la retenir pour lui -montrer des plantes rares. - -Par bonheur, M. Duriez, quittant les bureaux, pénétrait dans la maison -d'habitation. Il aperçut ces dames au milieu des palmiers et -s'empressa de venir les rejoindre. Comme, dans sa bonhomie, il ne -manquait ni de délicatesse ni de tact, sa présence fut loin d'être -mal venue. Il regardait sa femme à la dérobée avec un grand -étonnement; c'est qu'il ne comprenait rien au changement qu'il -remarquait en elle, à son air radieux, à ses manières empressées -auprès de la marquise.--Tant mieux, pensa-t-il, je vais pouvoir me -réjouir du bonheur de Gabrielle.--Le matin même, il avait reçu, par un -de ses correspondants, des nouvelles de M. Laverdie: on rendait à -l'intelligence et au caractère de ce jeune homme un témoignage des -plus flatteurs. René avait pris son rôle au sérieux, paraît-il; il -était tout tranquillement sur le chemin de faire fortune. - -Enfin la marquise put prendre congé. - -M. Duriez l'accompagna à travers la cour jusqu'à sa voiture. Elle lui -dit adieu et lui serra la main avec une véritable effusion. Pour la -première fois de sa vie, elle se demanda si tous les honnêtes gens -n'étaient pas égaux; mais, après secondes réflexions, cette idée lui -parut monstrueuse. - ---J'ai assuré, se dit-elle alors, le bonheur de mes deux enfants, des -deux seuls êtres qui me restent à aimer; j'ai sauvé le nom de -Saint-Villiers et celui de Laverdie: je puis maintenant mourir en -paix. Mais combien il m'en a coûté, grand Dieu! - - - - -XIII - - -Cette année-là , l'été s'annonça très chaud. - -Gabrielle avait obtenu de ses parents qu'on n'allât pas demeurer dans -les environs de Paris; mais, dès le commencement du mois de juin, elle -supplia en secret son père de louer de nouveau un chalet à Trouville. - ---Comment, ma petite minette, lui disait le bonhomme, mais je croyais -que tu détestais Trouville! - -Comme Gabrielle rougit une ou deux fois après de semblables réponses, -M. Duriez finit par comprendre. - ---René Laverdie revient par le Havre, se dit-il. Mais c'est une -singulière idée quand même; elle ne le verra pas plus tôt. Enfin, ce -que petite fille veut... - -Il partit un samedi soir pour Trouville, et le lendemain, à son -retour, il annonça qu'ayant trouvée libre la maison où la famille -avait passé l'avant-dernier automne, il avait cru ne pouvoir mieux -faire que de la louer. Madame Duriez se montra satisfaite. Émile ne -dit rien: depuis que les événements lui avaient donné tort, il se -renfermait, à la maison, dans un silence plein de dignité; personne -d'ailleurs ne songeait à s'en plaindre. Gabrielle fut gracieuse comme -toujours dans sa reconnaissance. Elle entourait son père de soins, -d'attentions; son affection pour lui semblait avoir grandi. Elle -sentait peut-être qu'elle avait quelque chose à réparer à son égard, -car il était le seul à qui madame Duriez n'eût pas encore entièrement -pardonné. - -Lorsque Gabrielle eut devant ses yeux la mer et sous ses pieds le -sable de la plage, elle se trouva contente. Les flots bleus, le port -du Havre, la double jetée de Trouville, représentaient pour le moment -tous ses souvenirs et toutes ses espérances; elle aurait plus de -patience ici que dans tout autre endroit pour attendre le retour de -René. Chacun de ces bateaux à vapeur, dont elle découvrait la première -à l'horizon le panache de fumée, pouvait être celui qui ramenait son -fiancé auprès d'elle. - -Son fiancé! C'était donc vrai? Parfois elle se disait qu'elle était -trop heureuse; elle éprouvait une sorte d'effroi. Il lui semblait que -Dieu eût rassemblé tout à coup la somme immense de félicité répandue -sur la terre pour la lui mettre dans le cÅ“ur: sa part de joie était -trop grosse, cela devait faire tort à quelqu'un. - -Dans cette pensée, elle s'ingéniait à trouver du bien à accomplir, des -tristesses à soulager. Quand elle avait vu chacun satisfait et -souriant autour d'elle, elle s'échappait, allait plus loin, cherchait -dans le pays de pauvres masures, des cabanes de pêcheurs bien -misérables, bien sombres, et les éclairait tout à coup du rayonnement -de son visage radieux; elle y répandait les bonnes paroles et les -poignées d'or. Mais, après avoir ainsi puisé à pleines mains dans son -trésor d'amour et de bonheur, comme elle le trouvait encore grandi, -elle se prenait à ressentir la même épouvante délicieuse. - -Un jour, elle reçut ainsi que ses parents une invitation pour un bal. -C'était une fête donnée à bord d'un bâtiment en rade au Havre. Des -membres d'une société savante revenaient, sur ce bâtiment, d'une -longue, périlleuse et très curieuse expédition: le bal était en leur -honneur. Madame Duriez décida que l'on s'y rendrait et Gabrielle -battit des mains, car elle n'avait jamais dansé à bord d'un vaisseau. -Traverser la Seine en toilette de bal, on ne devait pas y songer; il -fut convenu que l'on passerait deux jours au Havre, pour la -circonstance, et des chambres furent retenues à l'hôtel Frascati. - -En conséquence, le matin de la fête, madame Duriez, Gabrielle et -Émile, deux femmes de chambre et autant de malles furent embarqués sur -le bateau qui fait le service de Trouville au Havre. Au moment -d'entrer dans le port, il fallut attendre pour laisser le passage à un -steamer de la Compagnie transatlantique. Il arrivait majestueusement, -paré pour le retour, ses vergues dressées, ses voiles roulées et -serrées dans leurs étuis d'une blancheur de neige. Les passagers en -foule se pressaient sur le pont. Parmi eux beaucoup d'étrangers, sans -doute, saluaient pour la première fois les côtes de la France; pour -d'autres, au contraire, ces côtes riantes étaient celles de la patrie, -revues après de longues années: de tant de cÅ“urs, peu devaient être -indifférents. - -Sur le bateau de Trouville, sur la jetée, régnait aussi une certaine -émotion: la rentrée au port, comme le départ d'un vaisseau, voilà des -spectacles devant lesquels l'habitude même de les voir ne permet pas -de rester froid. - -Ses deux petites mains posées sur le plat-bord, la joue pâle, les -lèvres tremblantes, Gabrielle regardait aussi; son trouble, à elle, -était bien naturel. D'un jour à l'autre, René Laverdie pouvait -arriver; peut-être qu'il se trouvait là , à quelques mètres d'elle, -dans cette foule qu'elle parcourait d'un regard ardent. Mais la -distance était cependant trop grande pour que les passagers des deux -bateaux pussent distinguer réciproquement leurs traits. Le beau -transatlantique vira de bord, parut hésiter une seconde, puis pénétra -dans le port, glissant avec lenteur le long de la jetée, d'où -s'élevèrent aussitôt mille cris de bienvenue. - -La fête du soir eut lieu; elle fut très brillante et tout s'y passa à -merveille. Gabrielle dansa beaucoup; on admira sa beauté et la grâce -de sa toilette, mais on trouva généralement dommage qu'une si jolie -personne eût si peu d'animation; quelques-uns de ses danseurs durent -même garder la conviction qu'elle manquait d'esprit, car elle laissa -plus d'une fois sans réponse leurs saillies les plus vives et leurs -compliments les mieux tournés. - -Le fait est qu'elle pensait à ce paquebot du matin. C'était ridicule, -sans doute, mais elle se sentait persuadée qu'il avait amené René. -Quelque chose lui disait que le jeune homme n'était pas loin d'elle. -Une ou deux fois, elle tressaillit, croyant qu'elle l'avait aperçu. - -C'était pourtant être par trop enfant; car quelle vraisemblance y -aurait-il eu à ce que René, à peine débarqué après deux ans d'absence, -n'imaginât rien de mieux, pour occuper sa première soirée, que de se -rendre au bal?--Qui sait? s'il avait appris que j'y suis, pensait -Gabrielle. Puis elle se moquait d'elle-même et, en ceci, elle n'avait -peut-être pas tort. - -Quoiqu'elle se fût couchée tard, Gabrielle ouvrit les yeux de bonne -heure le lendemain matin. Elle secoua sa jolie tête, comme un oiseau -qui se réveille, et promena tout autour d'elle des regards étonnés. -Elle ne reconnaissait plus la position de sa fenêtre, et ne se -rappelait pas avoir jamais eu le malheur de posséder une chambre à -coucher d'acajou. Tout à coup, elle aperçut une robe blanche sur une -chaise et des souliers de satin sur le tapis; le jour se fit aussitôt -dans son esprit. Elle se souvint qu'elle avait dansé la veille à bord -d'un trois-mâts, en l'honneur de la science, et qu'elle était au -Havre, à l'hôtel Frascati. Tandis qu'elle se renversait sur -l'oreiller, suivant le fil de ses idées qui se débrouillait -paresseusement, il lui sembla que soudain une voix lui criait dans -l'oreille: «Il est là .» Et elle se redressa vivement. Une minute -après elle se disait:--Que je suis folle!... Mais, c'est égal, elle -ne pouvait plus se rendormir. Elle s'habilla vite et sonna sa femme de -chambre. - ---Céline, lui dit-elle, ayez l'obligeance de faire chercher une -voiture et tenez-vous prête à m'accompagner. - -Que mademoiselle se fût coiffée sans son secours et désirât sortir à -sept heures du matin ne parut surprendre en rien la femme de chambre. -Elle obéit avec empressement, et, quand toutes deux furent dans le -fiacre, elle eut à transmettre au cocher l'ordre de les conduire à -Sainte-Adresse. - -Il faisait extrêmement beau. L'air était doux, le soleil encore voilé -par cette brume légère qui annonce les journées chaudes. Dans la rue -de Paris, les volets des croisées et les devantures des boutiques -s'ouvraient avec un bruit joyeux. A droite, entre les maisons, au fond -de toutes les rues transversales, on voyait se dresser les mâts des -vaisseaux. En face s'élevait la côte d'Ingouville, avec ses blanches -habitations qui, du sein de leurs nids de verdure, semblaient rire aux -rayons du matin. - -La voiture passa derrière l'hôtel de ville et descendit le boulevard -de Strasbourg; puis elle quitta les quartiers élégants et les voies -larges, elle entra dans la rue d'Étretat. - -Gabrielle ne connaissait pas le Havre et regardait tout avec -curiosité. A mesure qu'elle s'éloignait du port, l'aspect de la ville -devenait moins intéressant; mais ce qu'elle était surtout impatiente -de contempler, c'était la vue qui l'attendait en haut de la falaise, -cette vue immense de la mer, du Havre et de l'embouchure de la Seine, -la plus belle, a dit Chateaubriand, après Constantinople. - -Elle descendit de voiture à l'entrée d'un petit sentier, le plus -singulier petit sentier et le plus charmant que l'on puisse voir; il -grimpe entre deux rangées d'arbres énormes, à peine séparés d'un -mètre, et dont les racines saillantes le transforment en escalier. -L'ascension fut assez longue, mais Gabrielle la trouva délicieuse. - -C'est ainsi qu'elle parvint sur la falaise. - -Elle voyait donc enfin la mer comme elle avait désiré la voir! Ce -n'était plus l'espace borné, la bande bleuâtre et étroite qu'elle -apercevait de ses fenêtres à Trouville: c'était l'immensité, l'infini. -Sur la surface étincelante de cet abîme, les plus puissants voiliers -semblaient des feuilles mortes jetées par le vent sur le sein d'un -lac; des milliers et des millions de vagues, que la distance -aplanissait, se confondaient en un frissonnement unique, incessant et -doux. A cette grande hauteur, aucun bruit ne parvenait que la voix -imposante, quoique affaiblie, de la mer. - -Gabrielle s'était avancée sur la falaise aussi loin qu'il était -possible de le faire sans imprudence. Elle paraissait tout à fait -absorbée dans la contemplation de l'Océan. En se tournant un peu à -gauche cependant, elle eût embrassé du regard une autre partie de cet -incomparable panorama, non moins digne de son admiration: c'était la -ville du Havre, au pied de ses collines chargées de verdure; ses -bassins, sa jetée, ses vaisseaux innombrables; c'était la Seine, dont -les eaux, en se précipitant dans la mer, traçaient au loin à travers -l'azur un monstrueux sillon jaunâtre. La jeune fille se décida à jeter -à la fin un coup d'Å“il vers la terre; il est probable qu'elle rendit -justice à la beauté du spectacle qui l'attendait de ce côté; elle dut -l'examiner jusque dans ses détails, car elle remarqua dans le port la -double cheminée rouge d'un bateau transatlantique. - -Quand elle eut assez regardé et la Seine, et la mer, et la ville, elle -entra dans la chapelle consacrée à Notre-Dame-des-Flots. Tandis que sa -femme de chambre s'agenouillait pour prier, Gabrielle se mit à -examiner curieusement les ex-voto qui couvraient les murs. Presque -tous avaient été placés là en signe de reconnaissance après quelque -délivrance signalée, et presque tous par des marins sauvés d'un -naufrage ou par leurs familles. Une seule des inscriptions exprimait -une prière, et celle-là si navrante que Gabrielle en fut frappée. -C'étaient ces mots, gravés sur une simple tablette de marbre: «Mère -des douleurs, prenez pitié de moi!» Une initiale et une date, et voilà -tout... Mais que de tristesse dans ce cri! Ce n'était pas une -souffrance ordinaire, une épreuve visible qui avait dû l'inspirer, -mais quelque affreuse torture morale, l'étreinte peut-être d'une -effroyable tentation. Il y avait dans cette supplication quelque chose -de si mystérieux et de si mélancolique que les larmes remplirent les -yeux de Gabrielle. - -Cependant l'heure avançait, et elle songeait à s'éloigner, lorsqu'elle -s'aperçut que Céline s'était endormie sur son prie-Dieu. La pauvre -fille avait attendu pendant une partie de la nuit le retour de sa -jeune maîtresse, et, la promenade au grand air du matin ayant sans -doute achevé de l'accabler, elle venait de se laisser surprendre par -le sommeil. - -Pour certaines âmes, un instant de solitude en face d'une nature -sublime est un plaisir inappréciable. En sa qualité de jeune fille du -monde, Gabrielle rencontrait rarement cette jouissance. Elle se garda -bien d'appeler sa femme de chambre ou de faire le moindre bruit; mais, -s'échappant sur la pointe du pied, elle vint se placer sur le seuil de -l'église. - -Un petit enclos et une grille, au-delà la crête verdoyante de la -falaise, le ciel et l'Océan, voilà ce qui s'offrait à ses regards. - -Contre la grille, tournant le dos à l'église, un jeune homme était -appuyé. Gabrielle le reconnut et retint un cri: c'était René. - -Elle mit ses deux mains sur sa poitrine, comme si elle eût craint que -les battements de son cÅ“ur ne pussent la trahir, et, cherchant un -appui contre une des colonnettes de pierre qui, en s'arc-boutant, -formaient la porte, elle le regarda longuement. - -Elle eut le temps de dominer son émotion et de réfléchir: ce qu'elle -éprouva, après le premier moment de joie souveraine, fut une -inquiétude vague, un secret désappointement. - -Dans son imagination de jeune fille, René, depuis deux ans, s'était -transformé au physique dans les mêmes proportions qu'au moral. Elle ne -pouvait pas le vouloir plus beau: au contraire, elle l'avait rêvé -moins charmant, mais plus imposant, plus farouche et plus superbe; ses -traits avaient dû vieillir quelque peu, sans doute, prendre un -caractère plus énergique, porter la trace des fatigues et des luttes. -Dans l'homme debout devant elle, elle ne trouvait rien de tout cela. - -Il est vrai qu'elle ne voyait pas son visage; mais cette taille -élégante, ce port de tête absolument noble et hautain, ces vêtements -recherchés, cette pose un peu molle et pleine de grâce, c'était -toujours le comte de Laverdie... Dieu! si après tout il n'avait pas -changé! S'il allait tourner vers elle ces yeux si fiers et si froids -qui ne lui avaient jamais parlé, dont le regard indifférent avait -glacé son jeune amour! - -Une terreur étrange s'empara d'elle à cette pensée. Elle se souvint de -la triste inscription qu'elle avait lue dans la chapelle. -Machinalement, elle se prit à répéter au fond du cÅ“ur ces quelques -mots: Prenez pitié de moi! prenez pitié de moi!... Les mains toujours -croisées sur sa poitrine, le regard toujours attaché sur le jeune -homme, il lui semblait que c'était à lui qu'elle adressait cette -prière déchirante. Son angoisse devint si intense qu'elle souhaita -sincèrement de mourir avant qu'il eût tourné la tête. - -Tout à coup, brusquement, comme si on l'eût touché. René se retourna. - -Sans aucun doute, pendant une seconde, il dut croire à une -hallucination, à la vue de cette ravissante figure, se détachant sur -le fond sombre de l'église, entre les deux colonnettes blanches, comme -dans un cadre. Mais on n'a pas d'hallucination en plein jour, au grand -soleil, et en face de la mer. Une émotion indescriptible se peignit -sur son visage, et il murmura d'une voix basse, profonde, -passionnée:--Gabrielle! - -Il poussa la petite grille et il entra. - -Elle le regardait s'avancer sans rien dire. Ses deux mains restaient -appuyées sur son cÅ“ur, et, dans ses grands yeux clairs et doux, des -larmes de joie montaient. - -Quand il fut tout près d'elle:--Me voilà , dit-il avec douceur. - -Et il ajouta: - ---Me permettez-vous à présent de vous dire que je vous aime? - -Alors elle détacha ses deux petites mains de son sein gonflé et les -lui tendit. - ---Toujours! lui répondit-elle en souriant. - - - - -XIV - - -Un but de voyage que l'on ne propose pas assez souvent à de jeunes -époux désireux de voir sous des cieux lointains se lever leur lune de -miel, c'est la chute du Niagara. Il est vrai que, si leur intention -était de se cacher pour jouir de leur bonheur à l'abri des importuns -et des indiscrets, ils feraient bien d'aller plus loin encore. Il -paraît, en effet, que René Laverdie et sa jeune femme n'ont pu visiter -ces parages sans être reconnus et sans que l'on commentât aussitôt -dans Paris les raisons d'un si excentrique voyage de noces. On suppose -que la première idée en germa dans la tête romanesque de Gabrielle; -son mari considéra ceci comme une grande preuve d'amour et fut heureux -de lui montrer cette nature admirable, au sein de laquelle il avait -travaillé, souffert, et songé à l'ineffable récompense qui -l'attendait. - -Ce ne sont pas là , du reste, les dernières nouvelles qu'il a été -possible de se procurer de cet heureux couple. - -Dans un boudoir élégant d'un petit hôtel de la rue de Berry, une -vieille dame est assise. Elle paraît fort émue, et, malgré la grande -dignité de son maintien et de ses manières, le trouble qui l'agite -devient tout à coup tellement impérieux qu'il ne lui permet plus de -rester en place. Elle se lève donc enfin. Elle s'approche de la -pendule et regarde l'heure; puis elle soulève les rideaux d'une -fenêtre et jette un coup d'Å“il dans la rue. Il y a tant d'ardeur et -d'intérêt dans son regard, qu'on le croirait retenu au dehors par une -scène des plus intéressantes; pourtant aussi loin que la vue peut -s'étendre, on n'aperçoit que des trottoirs déserts sur lesquels tombe -sans bruit une pluie fine et persistante. Devant la maison, toutefois, -stationne un coupé de maître. A l'apparence lourde et paisible du -cheval gris, à l'air indifférent du vieux cocher enveloppé dans son -manteau de toile cirée sans nul souci de la tenue, à l'aspect -bourgeois et fatigué de tout l'équipage, on reconnaît la voiture du -médecin. - -La maladie visite donc cet intérieur? Tout cependant y paraît doux, -gracieux, paisible; et ce n'est pas précisément de l'inquiétude que -les traits de cette vieille dame expriment. - -Soudain la porte s'ouvre: un jeune homme entre dans la chambre. - ---Eh bien, chère tante, dit-il, rien encore de nouveau. Rien à -craindre pourtant; le docteur est très satisfait. Mais ne voulez-vous -pas la voir? - ---Non, mon enfant: sa mère est là , c'est suffisant. Ah! que ces heures -me paraissent longues! - -Le jeune homme s'approche de la vieille dame et lui prend -affectueusement la main. - ---Vous nous en voudriez beaucoup, n'est-ce pas, si c'était une fille? - ---Je ne vous le pardonnerais jamais, répond-elle avec un sourire. - -Il s'éloigne et elle reste seule. Ce dernier moment lui semble -éternel, mais enfin la porte se rouvre; René paraît sur le seuil. Son -expression est si triomphante qu'elle ne laisse aucun doute sur la -réponse qu'il va donner au regard anxieux de sa tante. - -Cette réponse est là , du reste, vivante, sous la forme fragile d'un -petit enfant nouveau-né. Une femme le porte avec des précautions -infinies, et soulève des flots de dentelle pour le montrer à la -marquise. Celle-ci le prend: c'est un garçon! Elle le contemple avec -ivresse. - -Désormais, elle peut mourir, cette vieille dame; sa mort sera joyeuse: -elle vient de serrer contre son cÅ“ur un petit comte de Laverdie, -marquis de Saint-Villiers. - - -FIN - - -ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY - - - - - -End of Project Gutenberg's Le mariage de Gabrielle, by Daniel Lesueur - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE GABRIELLE *** - -***** This file should be named 50725-0.txt or 50725-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/7/2/50725/ - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. 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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: Le mariage de Gabrielle - -Author: Daniel Lesueur - -Release Date: December 20, 2015 [EBook #50725] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE GABRIELLE *** - - - - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - - -<div class="tnote"> -<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. -L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. -Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p> -</div> - -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_1"> 1</a></span></p> - -<h1><span class="large">LE MARIAGE</span><br /> -<span class="small">DE</span><br /> -<span class="xlarge">GABRIELLE</span></h1> - -<div class="topspace titlepage"> -<p><span class="xlarge">LE MARIAGE</span><br /> -<span class="medium">DE</span><br /> -<span class="xxlarge">GABRIELLE</span></p> - -<p><span class="space small">PAR</span><br /> -<span class="large">DANIEL LESUEUR</span><br /> -<span class="xs">OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p> - -<p class="medium">NOUVELLE ÉDITION</p> - -<div class="figcenter"> -<img src="images/logo.jpg" width="100" height="66" alt="logo" /> -</div> - -<p><span class="large">PARIS</span><br /> -<span class="medium">CALMANN LÉVY, ÉDITEUR</span><br /> -<span class="small">ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES</span><br /> -<span class="small">3, RUE AUBER, 3</span></p> -<hr class="deco" /> - -<p class="medium">1897<br /> -<span class="xs">Droits de reproduction et de traduction réservés</span></p> -</div> - -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_2"> 2</a></span> -<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span></p> - -<p class="extra"><span class="medium">LE</span><br /> -<span class="xlarge">MARIAGE DE GABRIELLE</span></p> - -<div class="chapter"> -<h2 class="normal">I</h2> -</div> - -<p>Huit heures du matin: c'était bien tôt pour se présenter -chez le jeune comte René de Laverdie! Le -valet de chambre fut tout surpris d'entendre résonner -la sonnette de l'appartement à une heure aussi matinale. -Lorsqu'il eut ouvert, son étonnement ne diminua -point. Il reconnut l'ami le plus intime de son maître, -le vicomte Alphonse de Linières, mais aussitôt il remarqua -sur les traits du visiteur l'expression d'une -vive inquiétude.</p> - -<p>—Le comte est chez lui? C'est bien. Est-il levé? -L'avez-vous vu?</p> - -<p>—Non, monsieur. Mais aujourd'hui je dois réveiller -<span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span> -M. le comte. Il est à peu près l'heure que M. le comte -m'a indiquée, et si monsieur désirait...</p> - -<p>—Restez, restez, François. C'est moi qui le réveillerai.</p> - -<p>Et, en homme qui connaissait bien la maison et s'y -considérait comme chez lui, Alphonse de Linières -traversa vivement l'antichambre et le salon, allant -droit à la porte de la chambre à coucher. Mais, arrivé -là, il s'arrêta. Sa main toucha le bouton, puis s'abaissa, -indécise et tremblante.</p> - -<p>Il songeait au dernier débris de la fortune de son -ami, englouti cette nuit même au jeu.</p> - -<p>On lui avait raconté presque légèrement cette perte -énorme de soixante-dix mille francs. On n'avait vu là -qu'une nouvelle folie du comte René, une mésaventure -à laquelle il ne penserait plus le lendemain. -Mais lui, Alphonse, il avait aussitôt deviné que c'était -un coup de désespoir, un appel suprême à la chance, -à laquelle, sans doute, s'était fié le malheureux qui -voulait sauver son honneur, toutes les joies de sa vie, -sa vie même peut-être.</p> - -<p>Aussi, tandis qu'il se tenait, indécis, devant la -porte fermée, son imagination lui peignait d'effrayantes -images. Il voyait René en face de ces cartes maudites, -riant avec l'angoisse au cœur; mais surtout il croyait -<span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span> -l'apercevoir, là, derrière ce mur, à deux pas de lui, -étendu, livide, avec le trou noir d'une balle de pistolet -dans la tempe.</p> - -<p>Il était glacé, il étouffait et restait là, n'osant ouvrir. -Puis, soudain, il tourna le bouton de cristal et -poussa la porte en frémissant. Son regard, qui parcourut -la chambre, rendu plus rapide et plus puissant -par une indicible anxiété, en une seconde embrassa -tout: les moindres détails, si familiers, lui apparurent -alors comme pour la première fois, avec une -netteté singulière.</p> - -<p>C'était une scène bien différente du rêve affreux de -tout à l'heure.</p> - -<p>La chambre à coucher de René était charmante, de -style gothique, un coin du musée de Cluny transporté -là, dans ce premier étage haut et sombre du faubourg -Saint-Honoré.</p> - -<p>Le plafond était à caissons, bleu pâle, à fleur de lis -d'or, avec de grosses poutres brunes qui se croisaient. -Il y avait des vitraux à la fenêtre, et les murs étaient -recouverts par des tapisseries de Flandre, vieilles de -plusieurs siècles, admirables dans leur usure. Au fond -se trouvait le lit, élevé sur deux marches: curieux -meuble carré, immense, de bois sculpté, fouillé, et -qu'amollissaient par leur lourdeur les plis des rideaux -<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span> -bleu pâle. Dispersés çà et là, quelques sièges bas, -sortes de banquettes ou coussins; et, cachant tout un -pan de muraille, un haut bahut, dont les formes massives -étaient comme atténuées par mille découpures -d'une délicatesse infinie. La cheminée de marbre, -copiée sans doute de quelque ancien modèle, était -grande et assez belle, bien que ne rappelant précisément -aucune époque. Mais les chenets surtout étaient -singuliers; on y voyait, sous une sorte de toit pointu, -élancé, un moine maigre et rigide, les mains croisées -sur la poitrine; ils étaient de fer forgé, fort anciens -et d'un travail remarquable. De tous côtés, contre les -murs, étaient suspendues de vieilles armes: épées -longues de quatre pieds, lourds pistolets, ou dagues -à poignées ciselées.</p> - -<p>C'était à ces splendides fantaisies que s'était ruiné -le jeune comte.</p> - -<p>Ce n'était pas tout, il est vrai.</p> - -<p>Le salon Louis XV, la chambre gothique, la salle -à manger flamande, tout ce merveilleux intérieur -d'artiste et de poète avait été trop souvent le théâtre -des folies du libertin. Les chevaux de prix, les femmes -et le jeu avaient disputé aux ivoires prprécieuxieux, aux -inestimables émaux l'honneur de disperser, de dissoudre -une fortune princière...</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span> -Et leur tâche était achevée.</p> - -<p>Alphonse de Linières s'était avancé jusqu'au milieu -de la chambre, et, les bras croisés, stupéfait d'un tel -calme, regardait René qui dormait.</p> - -<p>Dans ce cadre étrange, obscur, de sévère poésie, se -détachait vivement la tête expressive, aux traits fiers -et fins, mais privés d'énergie, qui gardait dans le -sommeil toute l'animation de la pensée vivante.</p> - -<p>René de Laverdie avait vingt-huit ans. Seul héritier -en même temps que dernier représentant d'une famille -fort riche et de haute noblesse, doué d'un -esprit aimable et d'une charmante figure, il avait, -grâce à tant d'avantages, passé ses premières années -dans un long enchantement... La lassitude qui naît -d'une existence frivole était bien venue quelquefois le -surprendre; mais ses goûts délicats, en l'éloignant -des plaisirs grossiers, l'avaient également préservé -des écœurements dont ils sont suivis. La vie ne lui -avait offert jusqu'à ce moment que des jouissances, -il était donc naturel qu'il l'aimât. Aussi la perte même -de sa fortune ne lui avait pas inspiré l'idée du suicide. -A vrai dire, il ne réalisait pas l'étendue de cette -perte. Il avait confiance dans l'avenir. Pour la première -fois en présence du malheur, bien que le voyant -face à face, il ne pouvait encore y croire.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span> -Alphonse de Linières était d'un caractère tout opposé. -Sa prudence, sa tranquillité, ses principes étroits, -mais inflexibles, contrastaient avec l'esprit changeant, -vif et léger de son ami. Sa vie aussi avait été différente. -Il appartenait à une famille que les orages -révolutionnaires avaient cruellement éprouvée. Des -comtes et des vicomtes de Linières étaient morts sur -l'échafaud pendant la Terreur. Ceux qui avaient survécu, -ne voulant servir ni la Convention ni l'étranger, -s'étaient renfermés dans une indifférence hautaine et -avaient vu, sans essayer de le défendre, le patrimoine -de leur maison passer en de nouvelles mains. Alphonse -se trouvait ainsi relativement pauvre; mais il n'en -portait qu'avec plus d'orgueil le nom de ses ancêtres; -il n'estimait que la noblesse et s'indignait contre -ceux qui prétendent aujourd'hui remplacer un écusson -à plusieurs quartiers par le pouvoir de l'argent, -par le mérite personnel, par l'intelligence ou par le -talent.</p> - -<p>Mais ce n'est pas à cela qu'il songeait en contemplant -René endormi. Il s'étonnait de la tranquillité du -jeune homme.—Voilà, pensait-il, un repos plus admirable -que le fameux sommeil d'Alexandre ou du -grand Condé: ce n'est rien de dormir à la veille de -la bataille, mais le lendemain de la défaite!...</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span> -Sous le regard persistant de son ami, René finit cependant -par ouvrir les yeux.</p> - -<p>—Tiens, Alphonse! dit-il d'un ton de joyeuse surprise.</p> - -<p>Mais tout à coup ce sentiment vague et affreux qui -saisit au réveil lorsqu'on s'est endormi sous le poids -d'un malheur vint changer l'expression de son visage.</p> - -<p>—Ah! malédiction! murmura-t-il.</p> - -<p>—C'est donc vrai? dit Alphonse en s'approchant. -Mon pauvre ami! En voyant ton calme, j'espérais -qu'on m'avait trompé.</p> - -<p>—Comment! s'écria René en se soulevant sur son -séant, tu sais déjà la catastrophe! Et de qui l'as-tu -apprise?</p> - -<p>—De Jules que j'ai rencontré sortant du cercle. -Moi, je venais du bal de madame d'Arlac.</p> - -<p>—C'est trop fort! Il n'y a pas de cela... quoi? six -heures! et la nouvelle se répand déjà. Combien dit-on -que la Renommée a de bouches et d'oreilles? Je parie -qu'on est resté bien en deçà du nombre.</p> - -<p>Il essayait de rire, mais il y parvenait d'autant moins -que cette gaieté forcée ne trouvait pas d'écho.</p> - -<p>Alphonse en voulait un peu à son ami d'avoir été si -imprudent, d'avoir repoussé jusqu'au bout les conseils -<span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span> -qu'il ne lui avait cependant pas épargnés. Maintenant -qu'il était trop tard pour les lui rappeler, il se sentait -comme gêné de sa propre sagesse; il craignait, s'il -ouvrait la bouche, que sa première parole de sympathie -ne pût se traduire par un de ces odieux: «Je -vous l'avais bien dit!» qui sont l'aiguillon inévitable -et exaspérant de toute infortune.</p> - -<p>Il rêvait donc à ce qu'il répondrait, et, ne trouvant -rien, sentait croître son embarras, lorsque René reprit:</p> - -<p>—Et que disait Jules?</p> - -<p>—Oh! il considérait toute l'affaire comme la meilleure -plaisanterie du monde. Il riait de tout son cœur -en me rapportant les défis insensés que tu as proposés, -et comment tu doublais ta mise après chaque nouvelle -perte...</p> - -<p>—Ce n'est pas ce que j'ai fait de plus mal. Si on -avait eu le courage de me tenir tête, j'aurais certainement -fini par tout rattraper d'un seul coup.</p> - -<p>—Ou tu te serais enfoncé deux fois plus avant, dit -vivement Alphonse; mais, se mordant aussitôt la -lèvre, il ajouta d'un ton qu'il s'efforçait de rendre -gai: Ce fou de Jules! Si tu savais avec quelle admiration -il parlait de ta hardiesse. «Je n'ai jamais vu -un pareil entrain», me disait-il. A l'entendre, on aurait -<span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span> -cru que tu avais perdu exprès, pour le plaisir de -l'émotion.</p> - -<p>—Oui, répliqua René avec amertume; tous ceux -qui se trouvaient là eussent été bien surpris d'apprendre -que le comte de Laverdie jouait ses derniers -louis.</p> - -<p>—Allons, dit Alphonse, voilà que tu exagères.</p> - -<p>—Je n'exagère pas, je me trompe: ce que j'ai -perdu cette nuit ne m'appartenait même pas.</p> - -<p>Alphonse tendit la main à son ami.</p> - -<p>—Écoute, René, dit-il, ne cherchons pas à nous -tromper l'un l'autre. Quitte ce ton d'indifférence ironique, -et permets-moi de laisser de côté les paroles -de consolation banale, qui me restent dans la gorge -et qui m'étranglent. Il n'y a jamais eu de secrets entre -nous tant que tu as été heureux. Il ne faut pas qu'un -malheur nous sépare. D'ailleurs, il n'y a rien d'irréparable -dans ce monde, et, à nous deux, nous trouverons -bien quelque moyen de te faire sortir d'embarras.</p> - -<p>René serra avec émotion la main qui lui était tendue.</p> - -<p>—Tu as raison, fit-il; merci, mon brave Alphonse. -C'est vrai que je suis ruiné, complètement ruiné!... -Mais c'est ma faute. J'ai été prodigue, imprudent, pire -que cela: joueur! Et malgré tous tes conseils! Tu -<span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span> -vois que je suis franc avec toi, comme tu me le demandes. -Maintenant tu espères découvrir quelque remède -pour un si grand mal. Hélas! il n'y en a pas. Ce -n'est pas quand les gens sont morts que l'on doit -songer à appeler le médecin. Et moi, je suis mort, -bien mort!... faute de t'avoir écouté à temps, mon -cher docteur.</p> - -<p>—Un instant! Je ne suis pas du tout disposé à t'ensevelir -encore, et je me refuse formellement à constater -le décès.</p> - -<p>—Ah! si tu savais le seul moyen qui s'offre à moi -de revenir à l'existence, je suis bien sûr que tu préférerais -me laisser descendre au tombeau, et littéralement -encore, plutôt que de me donner le conseil d'y -recourir.</p> - -<p>—Moi? Ah! par exemple! Il faudrait pour cela que -ton moyen fût contraire à l'honneur, ce qui n'est pas -possible, puisque tu y as songé.</p> - -<p>René rougit.</p> - -<p>—Tu sais, dit-il, nous différons totalement d'opinion -à quelques points de vue. L'honneur!... évidemment -il n'est pas en jeu... cela est hors de doute. Et -cependant... tu as des idées si arrêtées à certains -égards!... Enfin, quoi qu'il en soit, j'aime la vie, -c'est-à-dire ma vie, celle que j'ai menée jusqu'à présent. -<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span> -Il m'est impossible d'y renoncer. Il m'est impossible -de me séparer de ce luxe qui m'entoure, de mes -chevaux, de mes objets d'art... Non, si je devais tout -vendre et vivre ensuite en pauvre hère, je me ferais -plutôt sauter la cervelle! Et j'avoue à ma grande honte -que le second de ces deux partis, bien qu'il me semble -le meilleur, ne me sourit encore que très médiocrement.</p> - -<p>—Où diable veux-tu en venir? demanda Alphonse -avec quelque inquiétude. Quelle résolution as-tu donc -prise? Si elle doit te faire vivre heureux, n'est-il pas -certain que j'y applaudirai de grand cœur?</p> - -<p>—Ah! voici ce dont je ne suis pas aussi sûr que -tu parais l'être, reprit René. Mais nous ne pouvons -continuer à causer ici. J'étouffe, moi; j'ai besoin d'air -après la nuit que j'ai passée dans ce maudit cercle. -Tiens, tu vas entendre un serment qui te fera plaisir: -Je te jure que, quoi qu'il arrive, je ne jouerai plus de -ma vie! Je hais le jeu! Je l'ai toujours eu en horreur; -ce qui fait que je me méprise d'autant plus pour la lâcheté -avec laquelle j'y ai eu dernièrement recours.</p> - -<p>—Bien, dit Alphonse. Dans ce cas, réjouissons-nous -de la mauvaise chance qui t'a poursuivi. Les -sommes que les cartes t'ont fait perdre n'auraient pas -été suffisantes pour relever ta fortune, quand même -<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span> -tu les aurais doublées, et le serment que tu viens de -prononcer là te rapportera davantage.</p> - -<p>—Sortons, dit René. Allons faire un tour de Bois, -veux-tu? Je serai habillé dans un quart d'heure.</p> - -<p>—Je suis venu à pied, observa Alphonse.</p> - -<p>—Tu prendras un de mes chevaux. Hélas! pauvres -bêtes! pourrai-je encore les prêter souvent?</p> - -<p>—Courage, voyons. Et ton beau projet de tout à -l'heure!</p> - -<p>—Ah! oui, je t'en parlerai dehors. Va dans le fumoir, -tu y seras mieux pour m'attendre et tu y trouveras -les journaux du matin. Je serai prêt dans le -temps qu'il faudra pour seller les chevaux.</p> - -<p>Tout en parlant, René tirait le cordon de la sonnette.</p> - -<p>Alphonse se rendit au fumoir. C'était la seule pièce -de l'appartement qui ne fût d'aucun style. Elle aurait -plutôt mérité le nom de bibliothèque par la profusion -des livres qu'on y apercevait. Ils étaient rangés dans -d'immenses armoires de chêne vitrées qui cachaient -entièrement une des murailles. Sur les trois autres, -revêtues d'une tenture sombre, étaient suspendus -quelques tableaux d'une grande beauté; c'étaient des -chefs-d'œuvre de l'école hollandaise ou des romantiques -français: un clair de lune de Van der Neer et -<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span> -un torrent de Ruysdaël, un Diaz, un Decamps, des -paysans de Léopold Robert.</p> - -<p>Alphonse s'assit dans un fauteuil, alluma un cigare -et prit machinalement quelques-uns des journaux qui -se trouvaient à portée de sa main sur la table du milieu. -Il en brisa les bandes et les parcourut d'un air -distrait. Mais le mot de République, qui revenait très -fréquemment dans leurs colonnes, les lui fit poser avec -dégoût.—Pauvre France! murmura-t-il, toi si spirituelle -et si fine autrefois, quel grossier jargon as-tu -donc appris à parler?</p> - -<p>Mais, comme il repoussait l'idée du bourgeois qui -pense et travaille, celle du jeune noble ruiné par les -plaisirs et le jeu lui revint à la mémoire, et ne lui -parut guère plus agréable.—Peut-on avoir été fou -comme ce garçon! se disait-il. Toutes les merveilles -de cet appartement, une fois vendues, suffiraient à -peine à payer ses dettes.</p> - -<p>Il éprouvait un vif chagrin, car il portait à René -une amitié sincère. Son angoisse avait été profonde -lorsqu'il avait appris ce qui s'était passé dans la nuit, -et il était accouru, tremblant de ne plus trouver -que le cadavre du malheureux jeune comte; maintenant -qu'il l'avait vu si tranquille, presque gai, il oubliait -un peu le coup qui frappait son ami, pour -<span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span> -songer à la longue série d'imprudences qui en avait -été la cause. Alphonse était de ces gens raisonnables -qui ne comprennent pas les fautes d'entraînement, et -que l'absence de calcul chez les autres confond. Ils -abondent en: «Comment avez-vous pu?... A quoi -avez-vous songé?» tant il leur semble impossible de -croire que l'on n'ait pas songé du tout. C'était tout ce -que le vicomte de Linières avait pu faire que de retenir -en présence de René ces édifiantes exclamations.</p> - -<p>Mais, une fois seul, il se rattrapait; et son irritation -ne lui permettant pas de conserver longtemps la position -assise, qu'il avait d'abord adoptée, il se mit à -marcher dans la chambre en monologuant furieusement.</p> - -<p>—Il parle d'un projet... Quel projet peut-il avoir? -Dès qu'on le saura ruiné, ses créanciers vont fondre -sur lui. S'il ne vend pas ses bibelots de bonne grâce, -on l'y forcera... Un comte de Laverdie... c'est épouvantable! -Mais il devait bien voir où tout ceci le conduisait, -songer à son nom surtout... quel scandale! -Et maintenant comment va-t-il sortir de là? Une -issue... il a bien de la chance s'il a pu en découvrir -une! pour ma part, je n'en vois pas. Ce qui me passe, -c'est qu'il ne se soit pas tué. J'en suis très content, mais -<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span> -enfin cela m'étonne. C'est un garçon trop mou pour -supporter une telle catastrophe, et, ma foi! autant -mourir d'une balle de revolver que de honte et de -chagrin. Et il en mourra, c'est certain. Il a bien raison -de dire qu'il ne peut renoncer à cette vie. Je le -connais; toutes ces élégances lui sont plus nécessaires -que l'air qu'il respire.</p> - -<p>En allant et venant ainsi qu'un lion en cage, Alphonse -aperçut tout à coup un petit tableau qu'il ne -connaissait pas; il s'en approcha aussitôt. C'était un -coin de forêt traversé par un puissant rayon de soleil. -Il reconnut tout d'abord la manière hollandaise du -<span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, chercha la signature et fut un moment -avant de la trouver.</p> - -<p>—C'est encore un Ruysdaël, se dit-il. Et cependant, -non: il n'y a pas assez d'imagination, et d'autre part -trop de perfection dans le jeu de la lumière et dans -les demi-teintes des ombres. Ah! mais, c'est une -petite toile admirable! Serait-ce un Hobbema? Je -sais qu'il en désirait un et courait toutes les ventes -pour en trouver... Oui, ma parole! c'en est un. Voilà la -signature: quatre ou cinq longs traits informes dans -ce coin, sur ces grosses racines qui soulèvent le sol. -Mais c'est de la démence! Acheter un tableau de cette -valeur et jouer ses derniers louis au jeu: c'est être -<span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span> -fou à lier!... Et moi qui avais la naïveté de lui donner -des conseils!</p> - -<p>—Ah! je savais bien que tu le découvrirais! s'écria tout -à coup derrière lui la voix triomphante de René. C'est -pour cela que je t'ai envoyé au fumoir. Je l'ai depuis -trois jours, et ne t'en ai rien dit pour te réserver la -surprise. Oui, regarde-le bien, mon cher! c'est le -seul Hobbema qui ait été mis en vente à Paris depuis -des mois... Et c'est moi qui l'ai eu! Ah! par exemple, -cela n'a pas été sans peine.</p> - -<p>Le vicomte stupéfait regardait tantôt René et tantôt -le tableau, sans trouver un mot à répondre.</p> - -<p>—Mais regarde donc! continuait René en s'approchant. -Je suis sûr que tu n'as pas tout vu. Tiens, ce -groupe d'arbres ici à droite... Ah! le génie!... Il y a -deux siècles que ceci a été peint, et ces feuilles frémissent -encore comme elles ont frémi devant les yeux -de l'artiste, dans son âme, sous son pinceau!...</p> - -<p>Pour toute réponse, Alphonse saisit vigoureusement -le bras de son ami, et le forçant à se retourner:</p> - -<p>—Mais fou que tu es! lui cria-t-il, as-tu donc juré -de me faire perdre aussi la raison! Comment! tu veux -que je m'extasie devant des feuilles, et ce matin, -en arrivant ici, je n'étais pas sûr de te trouver vivant!</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span> -—Tiens! fit René, tu avais l'idée que j'aurais pu -me tuer? Au fait, oui, c'était vraisemblable. Mais -c'est égal, tu l'as admiré, tu le regardais quand je -suis entré.</p> - -<p>—Incorrigible étourdi! Oui, je le regardais et je -maudissais tes folies. Je puis bien te le dire, puisque -je suis plus triste que toi de ce qui t'arrive.</p> - -<p>Cette fois René prit un air sérieux.</p> - -<p>—Eh bien, oui, mon ami, tu as raison, mille fois -raison. Du reste, cela a toujours été le cas depuis que -je te connais, c'est-à-dire depuis que l'un et l'autre -nous sommes au monde. Si je t'avais écouté plus -souvent, je m'en serais mieux trouvé. Mais je venais -te chercher; les chevaux sont prêts et la matinée est -superbe. Est-il assez joli pourtant, mon Hobbema! -Jettes-y donc un dernier coup d'œil! De ma place, -tiens, c'est ici qu'on a le meilleur jour.</p> - -<p>René avait eu raison d'annoncer à son ami une -belle matinée et une agréable promenade. Quand les -deux jeunes gens, l'un et l'autre admirablement -montés, tournèrent le coin de la rue d'Anjou-Saint-Honoré -et pénétrèrent dans le faubourg, si blasés -qu'ils fussent sur toutes les jouissances, ils ne purent -retenir une exclamation de plaisir.</p> - -<p>C'était le commencement d'une ravissante journée -<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span> -d'avril. Les rues, où circulait un air vif et pur, -étaient baignées d'une lumière rose; propres et coquettes, -elles semblaient s'être faites si belles pour -mieux recevoir le printemps. Les devantures des boutiques -s'étalaient gaiement au soleil. Du côté opposé, -les hôtels somptueux laissaient leurs portes s'ouvrir -toutes grandes sur la chaussée dans la familiarité de -cette heure charmante. Au fond des cours, on voyait -aller et venir des palefreniers, conduisant des chevaux -en main.</p> - -<p>Devant l'Élysée s'arrêtaient déjà des voitures de -maître, d'où sortaient des messieurs décorés, à l'air -grave et le portefeuille sous le bras. Puis, passant au -galop de leurs lourdes bêtes, les dragons du ministère -de l'intérieur mettaient dans la tranquillité lumineuse -de toute cette scène le joyeux cliquetis de leur sabre -sonnant contre leurs éperons.</p> - -<p>Dans l'avenue Marigny, du haut en bas des Champs-Élysées, -plus loin encore, le long des quais, c'était un -débordement de fraîche verdure sous lequel Paris -semblait comme rajeuni. De tous côtés l'on arrosait; -l'eau s'éparpillait dans le soleil en gerbes étincelantes. -C'était une fête, un baptême. Il était impossible de ne -pas ressentir l'influence de joie et d'énergie qui sortait -de toutes ces belles choses.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span> -René et son ami ne songeaient point à s'y soustraire. -Ils avaient pour un moment oublié leurs -préoccupations et causaient avec animation et insouciance, -comme ils l'avaient fait tant de fois en remontant -cette même avenue. Lorsqu'ils furent arrivés au -rond-point de l'Étoile, la conversation s'étant un peu -ralentie, le comte se tourna sur sa selle et jeta un -coup d'œil en arrière.</p> - -<p>—Ah! Paris, murmura-t-il, que je renonce à ta -vie et à tes plaisirs, non, non, jamais, jamais!</p> - -<p>—Eh bien, dit Alphonse, vais-je enfin savoir quelle -résolution tu as prise?</p> - -<p>Il fallait que la confidence fût bien embarrassante, -car René ne pouvait encore se décider à la faire. Il -proposa un temps de galop jusqu'au bois de Boulogne. -Arrivé là cependant, il se trouva forcé de -s'exécuter; mais il crut nécessaire de préparer son ami.</p> - -<p>—Tiens-toi bien en selle, lui dit-il; ne t'évanouis -pas et ne tombe pas de cheval. Tu vas entendre -quelque chose d'inouï... Je vais me marier.</p> - -<p>—Te marier?</p> - -<p>—Oui, je suis déjà presque fiancé.</p> - -<p>—Et tu prétends me faire croire à la possibilité -d'un pareil miracle: l'existence d'une jeune fille assez -riche pour payer tes dettes, d'un assez grand nom -<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span> -pour qu'il s'allie au tien, et assez folle pour t'épouser?</p> - -<p>—Deux de ces conditions se sont rencontrées, répondit -René avec quelque hauteur: quant à la troisième, -je compte m'en passer.</p> - -<p>Alphonse réfléchit un instant, puis d'un ton plus -grave:</p> - -<p>—Est-ce que tu n'épouserais pas une jeune fille de -notre monde?</p> - -<p>—Elle n'est pas noble: c'est la fille d'un marchand.</p> - -<p>Alphonse jura: c'était plus fort que lui. Il fit en -même temps un mouvement si violent que son cheval -se cabra.</p> - -<p>—Tiens, s'écria-t-il, vois l'effet de tes paroles sur -ce cheval. Ah! c'est que c'est un animal de race, lui, -il a horreur des mésalliances.</p> - -<p>—Quelle folie! dit René.</p> - -<p>—Voyons, René, ce n'est pas sérieux? Tu ne ferais -pas un marché du nom de Laverdie?</p> - -<p>—Alphonse!</p> - -<p>—Eh, morbleu! mon cher, il n'y a pas à mâcher -les mots. Tu n'espères pas me faire croire, je suppose, -à un mariage d'inclination?</p> - -<p>—Je te l'ai dit, Alphonse, je ne veux pas mourir. -Eh bien, oui, tu as raison, c'est un échange... il n'est -<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span> -même pas très loyal, car toi seul sais au juste l'état -de mes affaires; mais j'estime que mon titre...</p> - -<p>—Loyal, allons donc! Crois-tu que je m'embarrasse -de cela? Ce bourgeois dont tu prends la fille donnerait -jusqu'à son dernier écu pour être le père d'une comtesse. -Il t'accepte ruiné, joueur et le reste, que lui -importe! C'est là ce qui m'exaspère. Ah! ils se prétendent -nos égaux par leur travail, leur intelligence, -que sais-je? On pourrait les croire, s'ils étaient logiques. -Mais non, on les voit baiser la trace de nos -pas! Ils se battent pour un de nos sourires autour du -lac, pour une heure que nous passons le soir dans -leurs salons. Il n'y a pas un d'entre eux qui ne soit -prêt à donner son or, son sang, son repos, pour le -moindre de nos blasons. Voilà pourquoi je les méprise, -oui, du fond de mon cœur! Et tu vas descendre -jusque-là, toi, un Laverdie?</p> - -<p>—Je m'attendais à une tirade de ce genre, répondit -René. Tu es intraitable sur la question de race et -de nom. Eh, mon Dieu! tu sais bien que j'ai toujours -été de ton avis. Je le suis encore. Mais je n'ai plus un -louis. Veux-tu donc que je me brûle la cervelle? Les -bourgeois sont vaniteux et illogiques, j'en conviens: -profitons-en. Nous ne faisons pas de mal, puisque cela -les rend heureux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span> -—Mais nous nous abaissons! Ils ont soif de nos -titres, faut-il montrer que nous avons soif de leur -or?</p> - -<p>—Sais-tu, Alphonse, de qui je ferai le bonheur -par le mariage dont il s'agit? de ma grand'tante de -Saint-Villiers.</p> - -<p>—De la marquise! de cette vieille grande dame -«haute comme les monts», ainsi que dirait madame -de Tencin! C'est impossible!</p> - -<p>—C'est cependant ce qui me décide à une chose -qui autrement me répugnerait un peu, je l'avoue. -Bref, que ce soit ma tante, ou les millions, ou tous les -deux, tu décideras pour toi-même la question si tu -t'en crois capable. Tu dis souvent que je ne sais pas -réfléchir: eh bien, c'est vrai. Une idée me plaît ou -me déplaît tout d'abord; je l'accepte ou je la repousse, -et c'est pour toujours; il m'est impossible de la discuter. -Ces jours-ci, je me sentais pris dans un cercle -de fer qui allait se resserrant de plus en plus autour -de moi; tout à coup j'ai découvert une issue, et je me -suis précipité vers elle. Ma résolution était prise... -Tous tes raisonnements n'y feront rien.</p> - -<p>—Mais t'es-tu assuré du moins que cette issue -était la seule qui pût s'offrir?</p> - -<p>—En connais-tu d'autres?</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span> -—Dans ta position, je vendrais tout, je payerais -mes dettes, et j'entrerais dans l'armée.</p> - -<p>—Ah! oui, l'armée... voilà un conseil qui eût été -bon il y a cent ou cent cinquante ans, mais aujourd'hui! -Tu te figures donc être toujours au temps de -Louis le Bien-Aimé? Alors, en effet, la carrière des -armes était belle et glorieuse pour un comte de Laverdie. -Mais nous sommes en République, Alphonse, -et pour quelque temps encore! car les symptômes -sont graves, l'accès de folie pourrait cette fois se prolonger. -Je suis sorti lieutenant après la guerre... Jolie -position pour un Laverdie! avec la perspective d'un -exil en province et le grade de capitaine à l'ancienneté -dans une dizaine d'années d'ici. Cela vaut bien -le sacrifice de tous mes trésors, la perte de ces -merveilles qui feraient l'orgueil d'un musée royal, -et que j'ai rassemblées avec tant d'amour et de -peine!</p> - -<p>Alphonse ne répondit rien, et pendant un instant -les deux amis poursuivirent leur promenade en silence. -Le vicomte était révolté de la faiblesse de René. -Il faisait aussi un orgueilleux retour sur lui-même: -ce n'est jamais par une lâche concession aux tendances -égalitaires de notre époque que lui eût atteint la richesse! -Donner son nom à la fille d'un roturier, ou -<span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span> -l'inscrire en lettres d'or au-dessus des vitrines d'un -comptoir, n'était-ce pas un déshonneur pour un gentilhomme? -Il relevait la tête en songeant à sa propre -vie, simple et fière; puis, au nom de toute sa caste, -il s'indignait contre son ami.</p> - -<p>Tout à coup il se rappela ce que le comte lui avait -dit de la marquise de Saint-Villiers.—Il est impossible, -pensa-t-il, que la marquise approuve la mésalliance -de son neveu. Elle est d'une rigidité absolue à -cet égard, et je ne connais pas de femme plus fidèle -à toutes nos grandes traditions. Quelle royaliste enthousiaste!</p> - -<p>Et le vicomte ne put s'empêcher de sourire en pensant -à un mot que l'on attribuait à la spirituelle -vieille dame. Un jour que quelqu'un se disait devant -elle partisan de l'ancien régime, moins les abus.—Les -abus! s'était écriée madame de Saint-Villiers, mais -c'est ce qu'il y avait de mieux.</p> - -<p>Alphonse interrompit donc René qui rêvait de son -côté.</p> - -<p>—Explique-moi, lui dit-il, comment la marquise a -jamais pu te conseiller ce mariage.</p> - -<p>—Voilà. Ma tante n'a plus dans ce monde que -deux grandes affections: l'une pour moi, qui la désespère -et qu'elle idolâtre; l'autre pour une petite -<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span> -filleule qui a su s'emparer de son cœur par je ne sais -quelles perfections ou quels sortilèges; le fait est que -la marquise en est folle. Tu jugeras de ce qui en est -quand tu sauras que pour cette enfant ma tante met -de côté ses principes les plus enracinés. Bref, cette -petite, qui n'est pas noble, est la femme qu'elle me -destine.</p> - -<p>—La marquise? Voilà qui est inouï.</p> - -<p>—Non, pas autant que cela paraît au premier -abord. Ma tante croit que je suis en train de me -ruiner, car elle s'imagine que c'est encore à faire. -Elle sait bien que ma réputation n'est pas tout à fait -celle d'un saint. Elle rêve pour moi le mariage -comme «port de salut contre les orages des passions»; -pourtant elle est persuadée que, dans notre monde, -pas une mère ne me donnerait sa fille. D'autre part, -elle a une filleule qu'elle aime extrêmement; elle la -trouve si charmante qu'à ses yeux le ciel a commis -une erreur grossière en la faisant venir au monde -ailleurs que dans l'alcôve d'une duchesse. Eh bien, -ma bonne tante veut réparer l'erreur du ciel et sauver -du même coup son neveu de la perdition dans ce -monde et dans l'autre. Voilà comment il se fait que -je vais la ravir de joie en lui apprenant ma conversion. -Par exemple, il est probable que je n'entrerai -<span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span> -pas dans le détail des moyens spéciaux par lesquels -la grâce d'en haut a su toucher mon cœur.</p> - -<p>René affectait un ton léger, quoique au fond il -souffrît beaucoup. La froide désapprobation d'Alphonse -lui pesait excessivement. Sa résolution était -prise et il ne la changea point; mais, son caractère -faible le forçant à subir en quelque mesure l'influence -de son ami, cette influence eut pour effet de l'aigrir -contre la famille de bourgeois vers laquelle son intérêt -l'entraînait. Il les méprisait, les détestait d'avance; -et, honteux au fond d'accepter leur argent, cherchait -à e persuader, à force d'orgueil, que c'étaient eux -qui seraient redevables envers lui lorsqu'il les aurait -honorés de son alliance.</p> - -<p>Ces sentiments se firent jour lorsque, sur le point -de le quitter, Alphonse eut enfin l'idée d'apprendre -quelque chose sur la jeune fille elle-même.</p> - -<p>—Je crois l'avoir vue une fois, en soirée, chez ma -tante, répondit René d'un ton indifférent. Il me semble -même avoir remarqué qu'elle est assez gentille et -n'a pas de mauvaises manières. C'est, comme tu le -vois, plus que je n'aurais pu raisonnablement espérer.</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span> -<h2 class="normal">II</h2> -</div> - -<p>C'était par une splendide journée de mai, vers une -heure de l'après-midi.</p> - -<p>Peu de personnes étaient dehors, ou du moins les -passants étaient rares dans la rue de Grenelle-Saint-Germain. -Dans cette rue, et du côté de l'ombre, une -jeune fille marchait lentement, escortée par sa femme -de chambre.</p> - -<p>Personne n'eût passé auprès d'elle sans la remarquer; -et cependant l'on ne saurait dire qu'elle fût précisément -jolie. Mais elle était grande, d'une taille gracieuse; -elle avait un teint admirable. Ses traits, il est -vrai, manquaient de régularité: sa bouche n'était pas -assez petite; mais, quand elle riait, ses lèvres fraîches -<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span> -laissaient voir deux rangées de dents blanches et brillantes; -et l'on oubliait que son profil n'était pas -classique lorsqu'on apercevait ses yeux: ils avaient la -nuance indécise et changeante des lacs abrités par des -montagnes, et, quand leurs longs cils s'abaissaient -tout à coup en les assombrissant, ils semblaient en -avoir aussi la profondeur.</p> - -<p>Ceux qui n'auraient pas eu le regard assez prompt -pour découvrir le charme réel du visage seraient du -moins restés séduits par l'ensemble: par les beaux -cheveux blonds, peu abondants, mais d'une finesse extraordinaire; -par les petits pieds se posant sur le -trottoir d'une façon mutine et décidée; enfin par la -toilette, une robe de batiste bleu pâle, à volants -étroits garnis de guipure, et un chapeau de grosse -paille blanche orné d'un bouquet de cerises.</p> - -<p>Cette jeune fille était Gabrielle Duriez, la filleule -de madame de Saint-Villiers; elle allait voir sa marraine; -la marquise, qui se trouvait un peu souffrante, -l'avait fait demander.</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers ne pouvait rester plusieurs -jours sans voir Gabrielle. Elle avait perdu ses propres -enfants, un fils et une fille, presque au berceau; son -petit-neveu lui donnait plus de chagrin que de satisfaction: -l'amour maternel dont son cœur était plein -<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span> -s'était donc reporté (chose singulière chez cette altière -vieille femme) sur la petite plébéienne qu'elle -avait tenue dans ses bras à l'église et présentée au -baptême. Nul doute qu'en agissant ainsi, en prenant -le bébé des mains de sa nourrice, tandis que le prêtre -étendait le bras d'un air grave et que dans l'assemblée -on chuchotait le nom de la marquise, madame -de Saint-Villiers ne pensât faire preuve d'une condescendance -exemplaire. Elle ne se doutait certainement -pas que cet acte si simple contenait la promesse des -moments les plus doux de ses dernières années.</p> - -<p>Ne pouvant faire moins que de s'intéresser un peu -à sa filleule, la marquise avait tout d'abord pris soin -qu'on la lui amenât quelquefois; elle avait même -poussé l'abnégation jusqu'à lui rendre visite dans cet -intérieur de bourgeois parvenus qui lui déplaisait si -fort. Peu à peu elle s'était attachée à l'enfant; elle -avait fini par diriger tout à fait son éducation, et les -parents étaient trop fiers d'une si haute amitié pour -jamais trouver indiscrète l'intervention de la marquise.</p> - -<p>Depuis sa sortie du couvent, Gabrielle était aussi -souvent rue de Grenelle-Saint-Germain que rue des -Petites-Écuries où demeurait M. Duriez. Madame de -Saint-Villiers, dont le rêve le plus cher était alors de -marier sa filleule à son neveu René, cherchait à faire -<span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span> -rencontrer quelquefois les deux jeunes gens dans sa -maison; mais le comte de Laverdie ne venait pas trop -souvent voir sa tante. Cependant, durant l'hiver, un -bal avait mis Gabrielle et René en présence. Le résultat -de cette soirée n'avait pas été celui que la vieille -dame en espérait, et elle commençait à se décourager -un peu, quand tout à coup, un beau matin de mai, le -jeune homme tomba chez elle comme la foudre.</p> - -<p>—Madame, s'écria-t-il, ma tante, je viens avant -tout vous demander pardon! J'ai perdu mes parents; -vous n'avez pas de fils... C'était à moi à faire le bonheur -de votre vieillesse. Au lieu de cela, je n'ai vécu -que pour mes plaisirs, comme un misérable égoïste -que j'étais. J'ai laissé une étrangère remplir ma place -auprès de vous. Eh bien, je ne songe pas à l'en éloigner, -mais je veux du moins partager cette place avec -elle... Unissez-nous, nous serons deux pour vous -aimer!</p> - -<p>La vieille marquise pleura d'émotion et serra son -neveu sur son cœur. Il est certain que si, dans cet -instant, René avait une seule pensée qui ne se rapportât -pas à lui-même, cette pensée était pour sa -tante et non pas pour Gabrielle.</p> - -<p>Ce fut là un jour bien heureux pour madame de -Saint-Villiers. Son cher enfant prodigue était enfin de -<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span> -retour! René se tenait auprès d'elle, non plus railleur -et impatient comme autrefois, mais affectueux et grave. -Elle croyait lire dans le regard sérieux du jeune -homme une foule de bonnes résolutions qui la remplissaient -de joie. Elle se disait qu'il était digne de -Gabrielle. Elle voyait tout un avenir de bonheur s'ouvrir -pour ces deux êtres qu'elle aimait tant; et cet -avenir, elle l'avait préparé, c'était son ouvrage. Et -puis, désormais, sa filleule allait lui appartenir entièrement: -elle n'aurait plus à descendre pour la rencontrer -puisqu'elle l'aurait élevée jusqu'à elle. On éloignerait -peu à peu la petite comtesse de ce milieu -bourgeois où elle se trouvait déplacée. Comme elle -porterait bien son titre, elle que la nature avait déjà -faite noble par les qualités de son cœur et toute la -grâce de sa personne!</p> - -<p>C'est ainsi que songeait la vieille dame, et elle ne -se rappelait pas avoir traversé dans sa longue vie un -moment de félicité plus complète. Elle promit à son -neveu de le présenter bientôt chez les parents de Gabrielle.—Surtout, -lui dit-elle, faites connaître sans -tarder quelles sont vos intentions, et ne donnez à vos -fiançailles que la durée strictement nécessaire. Voyez-vous, -mon cher René, je ne voudrais pas blesser ces -braves gens; mais enfin il faut leur faire comprendre -<span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span> -que l'on n'épouse pas la famille. Et puis, moi, je me -sens mal à l'aise dans cette maison-là; je périrais -d'ennui s'il me fallait la fréquenter longtemps d'une -façon régulière... Et je ne veux pas mourir, entendez-vous -bien, avant de vous avoir vus mariés et heureux.</p> - -<p>René promit avec empressement de suivre le conseil -de sa tante et partit en la laissant attendrie et enchantée.</p> - -<p>Le lendemain, la marquise eut la migraine et fit -prier sa filleule de venir passer quelques heures auprès -d'elle.</p> - -<p>Ce n'était pas un hôtel particulier que madame de -Saint-Villiers habitait rue de Grenelle-Saint-Germain; -elle occupait le second étage d'une maison fort ancienne -et fort belle. Quelque famille princière a dû -faire bâtir autrefois cette résidence; aujourd'hui que -le luxe des vastes habitations n'est plus, à Paris, que -le privilège d'un bien petit nombre, la maison est -divisée en appartements.</p> - -<p>Lorsque, en entrant, on a franchi la porte cochère -et pénétré dans la cour, qui est très grande, on voit -à droite quelques marches de pierre et une galerie -élevée formée par des arcades; en face des marches, -sous cette galerie, s'ouvre une porte qui laisse apercevoir -un immense vestibule un peu sombre et les -<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span> -premiers degrés d'un escalier de marbre. C'est par cet -escalier que l'on monte aux appartements du premier -et du second étage. A gauche, la cour est fermée par -un mur très haut, couvert de lierre, que dominent -les étages supérieurs des maisons voisines. Au fond, -deux lourdes arches donnent accès sur des jardins: -on entrevoit des allées sablées et la verdure claire des -pelouses.</p> - -<p>A l'heure où Gabrielle arriva chez sa marraine, la -cour était inondée de soleil; mais déjà une bande -étroite d'ombre s'étendait le long des arcades; au -delà, on pressentait la fraîcheur délicieuse du grand -vestibule.</p> - -<p>—A présent, Mélanie, dit la jeune fille, vous pouvez -retourner, je monterai toute seule.</p> - -<p>La femme de chambre parut hésiter.</p> - -<p>—Madame n'aimerait pas... commença-t-elle.</p> - -<p>—Allons donc! fit Gabrielle avec un petit mouvement -d'impatience; puis elle ajouta aussitôt d'un ton -plus gracieux:—N'oubliez pas que c'est à cinq -heures qu'il faudra venir me chercher.</p> - -<p>Mélanie s'éloigna, mais Gabrielle ne monta pas tout -de suite.</p> - -<p>C'était un plaisir qu'elle s'était promis, par un beau -jour ensoleillé comme celui-là, de rester un peu sous -<span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span> -la galerie de cette vieille maison superbe, à rêver. -Elle vint s'accouder à la balustrade de pierre et promena -ses regards autour d'elle avec une joie naïve de -se sentir toute seule.</p> - -<p>—Pourquoi ne fait-on plus les maisons comme -cela? se dit-elle. Je crois vraiment que les choses ont -leur noblesse aussi. Comme c'est singulier! Qu'est-ce -qui nous manque donc, à nous autres bourgeois? -Est-ce le goût? Mais presque tous les hommes de -talent ou de génie étaient des enfants du peuple... -Ah! bah! ce sont des préjugés... On faisait des jolies -maisons autrefois, aujourd'hui elles ressemblent -toutes à des casernes: c'est une affaire d'époque, la -noblesse n'y est pour rien.</p> - -<p>L'imagination de Gabrielle donna pourtant le démenti -à ce beau raisonnement. Tout en considérant -la courbe majestueuse de l'escalier de marbre, la -jeune fille s'amusa à y faire monter et descendre par -la pensée, non pas de bons bourgeois à redingote -noire ou marron, mais des marquis à talons rouges, -l'épée au côté, des duchesses à paniers, à mouches -et à poudre, tels qu'il avait dû en passer par là, un -siècle auparavant. Un jour, non sans quelque hésitation, -on avait permis à Gabrielle de lire: «Sur -les trois marches de marbre rose», et le délicieux -<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span> -rêve de Musset passait de nouveau, rapide et vivant -dans sa petite tête.</p> - -<p>Tout à coup la foule brillante, parée, bigarrée, disparut, -et il ne resta plus sur les degrés qui se perdaient -dans l'ombre qu'un jeune seigneur de haute -mine; il descendait lentement et souriait à la jeune -fille. C'était toujours l'imagination de celle-ci, bien -entendu, qui évoquait une nouvelle apparition; mais -ce qu'il y avait de particulier, c'est que le jeune seigneur -ressemblait trait pour trait au comte de Laverdie.</p> - -<p>La petite bande d'ombre s'élargissait peu à peu sur -le sable de la cour. Gabrielle la regardait machinalement -s'étendre et ne songeait pas encore à monter chez -sa marraine. C'est qu'un souvenir lui était revenu, -et quand ce souvenir-là lui passait par la mémoire, -il fallait absolument qu'elle y pensât tout au long... -Il fallait qu'elle revît ce bal de madame de Saint-Villiers, -depuis l'instant où elle y était entrée, joyeuse -et éblouie, jusqu'au moment où elle était remontée en -voiture, toute frémissante sous la fourrure blanche de -sa pelisse. Il fallait qu'elle dansât de nouveau cette -valse charmante où René de Laverdie avait été son -cavalier, et qu'elle entendît encore une fois les propos -délicats et spirituels qu'il lui avait tenus. Il fallait -<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span> -enfin, quoi qu'elle fît d'ailleurs pour s'en défendre, -qu'elle retrouvât le regard du jeune homme plein d'une -respectueuse admiration, et qu'elle se répétât les paroles -qu'il lui avait dites après le cotillon:</p> - -<p>—Ma tante ne fera plus danser d'ici la mi-carême: -six semaines!... Combien ce temps va me paraître -long!</p> - -<p>Hélas! elle était arrivée, cette mi-carême si impatiemment -attendue. Le second bal de la marquise -avait été plus brillant encore que le premier, et jamais -Gabrielle n'avait porté une plus jolie toilette... -Mais René n'avait point paru: il était alors à Nice -pour les courses. La petite filleule de madame de Saint-Villiers -avait eu beaucoup de succès, même parmi les -aristocratiques beautés qui se trouvaient chez sa marraine; -elle avait paru s'amuser de bon cœur, et chacun -avait souri à son gracieux visage tout animé par -le plaisir... L'adresse instinctive de la femme était -pourtant déjà dans cette gaieté d'enfant: Gabrielle -avait ri pour ne pas fondre en larmes. Puis, rentrée -dans sa chambre, elle avait essayé de se tromper -elle-même, et s'accoudant devant sa glace, elle avait -adressé à son image une gentille grimace mutine; -mais comme elle continuait à se regarder, elle avait -vu soudain ses grands yeux devenir tout humides.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span> -Si charmant et spirituel que fût René de Laverdie, ce -n'était pas pendant un tour de valse, ni même à travers les -figures multipliées d'un cotillon, qu'il eût pu faire sur -un jeune cœur une impression aussi profonde. Comme -il n'allait pas chez sa tante plus souvent qu'il ne le -croyait rigoureusement nécessaire, Gabrielle ne l'avait -jamais rencontré avant le soir du bal; mais en réalité -elle le connaissait depuis bien longtemps. Que de fois -madame de Saint-Villiers n'avait-elle pas parlé de son -neveu à sa filleule! Et, comme on peut le penser, ce -n'était pas des fredaines de celui-ci qu'elle entretenait -la jeune fille. Trop heureuse était-elle que l'innocence -de Gabrielle lui imposât cette discrétion! Elle oubliait -elle-même alors ce que la conduite de René pouvait -avoir d'irrégulier; elle ne se souvenait et ne parlait -que de son bon cœur, de son esprit, de ses talents; -elle s'étendait même volontiers sur ses qualités extérieures, -sur la noblesse et la fierté de ses traits, sur -sa grâce à manier un cheval... Il y avait, dans le -petit salon de la marquise, un excellent portrait de -son neveu, et Gabrielle l'avait si souvent regardé -qu'elle eût pu le refaire de mémoire si elle avait su -peindre. Elle eût également bien tracé le plan de -l'appartement du comte et fait l'inventaire de ses richesses -artistiques, tant elle les avait entendu souvent -<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span> -décrire. Madame de Saint-Villiers ne tarissait pas sur -ce dernier chapitre, car elle trouvait dans le goût -passionné, mais éclairé de René pour ces choses l'excuse, -ou du moins le contrepoids, de toutes les fautes -du jeune homme.</p> - -<p>Songeait-elle, pendant le cours de ces longues causeries, -à leur effet probable sur l'imagination vive et -le cœur ardent de Gabrielle? Non, sans doute. Il y -avait si longtemps que la marquise avait eu seize ans! -Elle se laissait aller à toute la faiblesse de son affection -maternelle, et se consolait ainsi du peu de retour -que rencontrait cette affection et des autres sujets de -chagrin que la légèreté de son neveu lui fournissait -perpétuellement.</p> - -<p>Voilà pourquoi Gabrielle Duriez, en regardant l'escalier -de marbre, pensait à une foule de choses qui -n'y avait aucun rapport, tandis qu'il eût été si simple -de monter bien vite pour retrouver en haut madame -de Saint-Villiers qui l'attendait.</p> - -<p>La jeune fille était encore au plus profond de sa -rêverie, lorsqu'elle en fut tirée par le bruit d'une -porte que l'on fermait avec fracas; aussitôt des pas se -firent entendre au-dessus d'elle: quelqu'un descendait -de chez sa marraine.</p> - -<p>Gabrielle, ennuyée d'être aperçue toute seule, mais -<span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span> -ne voyant pas de retraite possible, s'avança bravement -vers l'escalier; elle en gravit les premières -marches, levant la tête pour voir la personne qui descendait. -Elle ne l'eut pas plus tôt reconnue qu'elle se -sentit devenir toute pâle; les marches lui semblèrent -tout à coup si hautes qu'elle dut faire un grand effort -pour continuer à monter. C'était René de Laverdie -qui venait au-devant d'elle. Il paraissait préoccupé, -jeta de son côté un regard distrait, et, voyant une -femme, leva son chapeau.</p> - -<p>—Eh bien, mignonne, pourquoi donc vient-on si -tard aujourd'hui? dit la marquise en embrassant sa -filleule. Il y avait ici quelqu'un à qui je voulais donner -la surprise de vous voir; mais vous avez trop -tardé, et comme il ne me convenait pas de lui dire... -Mais qu'a donc ce chapeau, fillette? ne pouvez-vous -le retirer toute seule?</p> - -<p>—Il y a un nœud au ruban, dit la petite; et elle -resta un temps infini les bras en l'air, pour cacher -qu'elle avait rougi.</p> - -<p>—Oui, poursuivit madame de Saint-Villiers, il s'en -est fallu de cinq minutes. Mais ce mauvais sujet de -René est toujours si pressé quand il vient voir sa -vieille tante!</p> - -<p>Cependant la marquise avait en parlant une expression -<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span> -triomphante qui n'échappa pas à Gabrielle. Cette -expression reparut pendant l'après-midi sur le visage -de la vieille dame toutes les fois qu'elle nomma son -neveu; elle avait en même temps dans les yeux une -sorte de malice joyeuse et attendrie, et fixait sur Gabrielle -de longs regards affectueux, qui, à plusieurs -reprises, se voilèrent de larmes.</p> - -<p>Tout cela mit la jeune fille mal à l'aise.</p> - -<p>En voyant le comte de Laverdie passer à côté d'elle -sans la reconnaître, Gabrielle avait éprouvé une douleur -aiguë. Surprise de sa propre émotion, elle avait -senti du même coup sa fierté se révolter, et elle s'était -juré qu'elle oublierait le jeune homme. C'était encore -facile: elle ne s'était jamais avoué qu'elle l'aimait. -D'ailleurs était-ce bien de l'amour? Ce petit cœur de dix-huit -ans, rêveur, enthousiaste et tendre, portait avec -soi son idéal, comme tant d'autres. Les paroles un peu -indiscrètes de la marquise, un portrait aux grands -yeux mélancoliques et fiers, avaient commencé de -donner à cet idéal une physionomie distincte; la vue -de René, l'empressement du jeune homme auprès -de Gabrielle, au bal, avaient fait le reste.</p> - -<p>Mais la rencontre de l'escalier avait éclairé la jeune -fille.—Que je suis folle! s'était-elle dit. Je pensais à -lui, et, après tout, je ne le connais pas. Il me connaît -<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span> -encore bien moins. Il m'a adressé quelques mots aimables, -mais il en a dit sans doute autant à chacune -de ses danseuses. Allons, n'y pensons plus, et soyons -bien gaie pour distraire cette pauvre marraine qui est -souffrante.</p> - -<p>Il arriva que cette pauvre marraine était elle-même -si gaie que les bonnes résolutions de Gabrielle se trouvèrent -toutes déconcertées. La marquise, à cent lieues -de se figurer l'état d'esprit de sa filleule, alla, dans -sa joie, jusqu'à laisser échapper quelques petites allusions -qui troublèrent fort la pauvre enfant.</p> - -<p>Celle-ci, heureusement, avait une contenance. Elle -tenait entre ses mains un grand ouvrage de tapisserie -qu'avait entrepris madame de Saint-Villiers, mais -dont il était convenu que Gabrielle ferait le travail au -petit point.—Mes pauvres yeux, disait la marquise, -ne sont plus assez jeunes pour cela; je broderai le -fond et la guirlande, et je vous laisserai, mignonne, le -berger et ses moutons, qui sont plutôt votre affaire -que la mienne.</p> - -<p>Gabrielle n'aimait pas beaucoup le travail à l'aiguille; -elle lui préférait la musique ou les livres, et, -à la campagne, les exercices en plein air, le soin de -ses fleurs, les longues courses à travers champs. Sa -marraine, du reste, ne l'ignorait pas. Mais madame de -<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span> -Saint-Villiers était de la vieille école: elle trouvait -ridicule qu'une femme étudiât beaucoup, et encore -plus qu'elle restât longtemps hors de la maison; elle -serait revenue avec plaisir au temps où les grandes -dames filaient de leurs belles mains. Aussi ne perdait-elle -pas l'occasion de donner à ce sujet quelque leçon -à sa filleule. Elle avait toujours l'air cependant de -lui demander un service, sachant bien que de cette -façon le travail semblerait facile à la jeune fille.</p> - -<p>L'après-midi dont il s'agit, Gabrielle avança énormément -le pouf de sa marraine; ce fut la marquise -qui, surprise de son ardeur, dut enfin lui enlever -l'ouvrage des mains.</p> - -<p>—Je n'oserai plus vous demander de travailler -pour moi, dit la vieille dame en la grondant doucement. -Si vous gâtiez vos beaux yeux, je ne me le pardonnerais -jamais. Voyez un peu, ils sont déjà tout -rouges! Où avais-je donc la tête pour vous laisser -vous acharner ainsi après cette tapisserie.</p> - -<p>—Bon! répondit Gabrielle en riant, ils sont verts, -ce sont des yeux de chat. Et puis, ils ne sont pas fatigués -du tout, c'est parce que je les ai frottés.</p> - -<p>Le fait est que les yeux de Gabrielle étaient très -rouges.</p> - -<p>—Laissez donc, dit sa marraine en l'embrassant, ces -<span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span> -grands yeux-là feront bien des choses pour lesquelles -ils ne demanderont même pas votre permission... Et -ce sera bien fait, puisque vous les traitez si mal.</p> - -<p>Gabrielle courut au piano et joua pendant un moment. -Puis elle revint s'asseoir sur un tabouret auprès -de la chaise longue de sa marraine. On causa, et la -jeune fille oublia pour de bon ses petits chagrins en -écoutant la marquise. Celle-ci avait beaucoup d'esprit, -beaucoup de cœur, elle avait vécu très longtemps: sa -conversation ne pouvait manquer d'être charmante. -Mais elle avait aussi une foule de préjugés et des vues -étroites, qui tenaient à l'éducation exclusive qu'elle -avait reçue. Gabrielle, qui était née avec un esprit -juste et large, éprouvait parfois des étonnements profonds -en entendant la vieille marquise prononcer sans -appel, sur les hommes comme sur les choses, des jugements -pleins de partialité. Elle ne protestait que -par son silence, car elle se défiait de sa propre jeunesse -et de son inexpérience; de plus, elle aimait -tendrement sa marraine et elle eût craint de la blesser. -Mais, après une heure passée ainsi, elle restait -rêveuse pour des jours. Le double milieu si contradictoire -dans lequel elle avait été élevée devait donner -beaucoup à réfléchir à cette enfant intelligente. -Ce qu'il y a de particulier, c'est que des deux côtés -<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span> -elle ne voyait que des extrêmes; pas de terrain neutre -sur lequel elle pût s'arrêter, se reposer un moment. -Au faubourg Saint-Germain, elle trouvait chez madame -de Saint-Villiers les défauts comme les qualités de -l'ancienne noblesse poussés à l'exagération: orgueil -de la race et du nom, mépris du travail, prétentions -à tous les privilèges, mais aussi honneur, délicatesse, -générosité: ceci surtout dominant jusqu'à être mis à -la place même de la justice. Retournant dans sa -famille, elle y rencontrait le règne de l'argent, mais -aussi le culte du travail; plus de logique et moins -d'orgueil, mais une immense vanité.</p> - -<p>Et Gabrielle elle-même, qu'était-elle, au milieu de -tout cela? Que serait-elle, plutôt? Elle commençait -seulement à penser à ces choses. Quelle influence -prévaudrait sur elle, et quelle voie devait-elle choisir?</p> - -<p>Pour le moment, toujours assise sur son petit -tabouret, elle prêtait l'oreille d'un air grave à une -histoire du temps de Charles X, que lui racontait sa -marraine. Le récit de cette histoire devait avoir une -conséquence fâcheuse, et voici comment:</p> - -<p>Aussi longtemps que Gabrielle avait brodé, fait de -la musique ou causé, il lui avait été relativement -facile de tenir certaine promesse qu'elle s'était faite -<span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span> -en entrant, à savoir qu'elle ne lèverait pas les yeux -sur un portrait suspendu en face de la cheminée, et -qu'elle se reprochait d'avoir déjà regardé trop souvent. -Tout avait bien été jusqu'au moment où madame -de Saint-Villiers commença cette malencontreuse histoire -du temps de Charles X. Elle était si longue, cette -histoire! Gabrielle croyait même ne pas l'entendre -pour la première fois. Oui, à la description de certain -cavalier, elle se rappelait fort bien l'avoir écoutée auparavant.</p> - -<p>—C'était le plus bel homme de la cour, disait la -marquise, grand, bien fait, un visage noble et plein -d'expression, des yeux...</p> - -<p>Gabrielle leva les siens vers le portrait.</p> - -<p>Vraiment, il aurait mieux valu qu'elle le regardât -au commencement de l'après-midi, lorsqu'il était en -pleine lumière; maintenant, à travers ce demi-jour -qui tombait des lourds rideaux et qui l'idéalisait, il -était cent fois plus dangereux. Gabrielle le sentit à -l'émotion qui la troubla tout à coup. Mais au même -instant, un domestique entra, apportant des lettres, -et elle se hâta de détourner les yeux du tableau.</p> - -<p>—Tenez, dit sa marraine, voilà un joli monogramme -pour votre collection. Découpez-le, vous -pourrez l'emporter.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span> -Et elle lui montrait sur un des billets qu'elle venait -de décacheter un écusson surmonté d'une couronne de -comte et entouré d'une devise; le papier venait de -chez Stern: c'était une petite merveille de gravure.</p> - -<p>—Oh! je vous remercie, il est admirable. Voulez-vous -m'expliquer les armes?</p> - -<p>—Volontiers, répondit la marquise.</p> - -<p>Et lorsqu'elle eut fini:</p> - -<p>—Que diriez-vous, petite, d'une couronne comme -celle-là?</p> - -<p>—A moi? fit Gabrielle dont les joues s'empourprèrent. -Puis elle ajouta vivement avec un éclat de rire:</p> - -<p>—Vous savez bien, madame, que je suis républicaine.</p> - -<p>—Chut! s'écria la marquise. Oh! la vilaine enfant! -Est-ce qu'on dit de gros mots comme cela dans -ma maison?</p> - -<p>Gabrielle riait toujours. Elle n'avait pas d'autre -phrase lorsqu'elle voulait taquiner la marquise. -Celle-ci ne s'en fâchait pas, le prenant comme une -plaisanterie, mais elle feignait une indignation terrible; -on riait et l'on s'embrassait.</p> - -<p>Cependant la pendule avait sonné cinq heures. On -vint avertir mademoiselle que sa femme de chambre -<span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span> -était là. Comme la jeune fille mettait ses gants, -madame de Saint-Villiers lui dit:</p> - -<p>—A propos, quand partez-vous pour la campagne?</p> - -<p>—Dans quinze jours ou trois semaines.</p> - -<p>—Et vous allez toujours à Montretout?</p> - -<p>—Toujours; mais nous passerons le mois d'août à -Trouville.</p> - -<p>—Encore à Trouville cette année! Cet endroit devient -bien vulgaire.</p> - -<p>—Je ne sais pas. C'est près de Paris, et, de cette -façon, papa n'a pas besoin d'abandonner complètement -ses affaires.</p> - -<p>—Ah! oui, ses affaires, dit la marquise avec une -emphase un peu dédaigneuse; j'oubliais...</p> - -<p>—Nous vous verrons à Montretout, n'est-ce pas, -chère marraine?</p> - -<p>—Certainement... Et même... écoutez: voilà pourquoi -je vous en parlais. J'y mènerai mon neveu René... -après en avoir toutefois demandé la permission à vos -parents. Il désire vivement leur être présenté. Il serait -singulier, avec l'amitié qui nous unit, que mon -fils, pour ainsi dire, ne connût pas votre famille, et -vous-même, toute belle. Je ne sais comment ceci ne -s'est pas fait depuis longtemps. Enfin, l'hiver est fini, -vous ne recevez plus; nous attendrons que vous soyez -<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span> -à la campagne. C'est une promenade délicieuse, d'ici -à Montretout, par le bois.</p> - -<p>Gabrielle tendit son front à la marquise, qui l'embrassa -avec tendresse; puis elle partit.</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span> -<h2 class="normal">III</h2> -</div> - -<p>Un mois après cette visite, René parut tout à coup -chez sa tante, à l'heure où celle-ci sortait habituellement. -La marquise fit atteler son landau, y monta -avec son neveu, et partit pour Montretout.</p> - -<p>Bien que madame de Saint-Villiers ne se montrât pas -souvent autour du lac et choisît de préférence pour sa -promenade quotidienne les allées retirées du bois, son -équipage de forme un peu antique et sa livrée bleue -lisérés jaunes étaient bien connus des Parisiens. Ce -jour-là, ils attirèrent l'attention d'une façon toute particulière, -car, à la gauche de la marquise, était assis -le comte de Laverdie.</p> - -<p>Le fait, il est vrai (et ceci n'est pas à la louange du -<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span> -jeune homme), se produisait assez rarement pour -qu'on le remarquât. Ceux qui aiment à tout savoir, et -encore mieux à tout deviner sur les affaires d'autrui, -observèrent que la vieille dame se tenait fort droite -parmi les coussins et portait sur son visage un petit air -de triomphe qu'on ne lui avait jamais vu; que René, -au contraire, un peu enfoncé dans la voiture, la tête -légèrement inclinée en avant, paraissait presque -abattu; enfin, que les chevaux allaient bien vite pour -une simple promenade.</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers, cependant, ne jouissait -pas d'un bonheur sans nuages. Cette entrevue, qu'elle -avait appelée de tous ses vœux, commençait, à mesure -que le moment s'en approchait, à lui sembler -passablement redoutable. Elle appréhendait fort l'effet -que devait produire sur son neveu le premier aspect -du milieu où elle allait le faire pénétrer. Elle songeait -à une foule de petites choses qui pourraient le rebuter, -le blesser tout d'abord. Son inquiétude était -d'autant plus vive qu'elle n'avait pas la plus faible -idée de ce qui se passait dans l'esprit de René, ni de -la nature des motifs qui avaient inspiré la détermination -soudaine de celui-ci. Elle tournait de temps à -autre vers le jeune homme un regard tendre et interrogateur, -mais ce regard restait sans réponse. René -<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span> -causait avec le plus grand calme de choses indifférentes, -et considérait les gazons soigneusement entretenus -et les massifs corrects du Bois avec toute l'attention -d'un voyageur explorant une terre inconnue, -ou encore celle d'un général qui pénétrerait à l'aventure -au cœur d'un pays ennemi.</p> - -<p>—Bah! réfléchit la marquise, ne suis-je pas sûre -de Gabrielle? Dès que René l'apercevra, il deviendra -incapable de rien voir d'autre; tout ce qui ne sera -pas elle lui semblera de peu d'importance: c'est ainsi -qu'il passera sur les petitesses et les ridicules de ceux -qui l'entourent. Est-ce que je ne connais pas mes -deux enfants? Ne sais-je pas bien que c'est le bonheur -de toute leur vie auquel je travaille? J'en ai la conviction -si profonde, que je l'édifierais malgré eux, ce -bonheur, si cela était nécessaire et si j'en trouvais le -moyen!</p> - -<p>Toutefois, madame de Saint-Villiers crut utile de -préparer son neveu en lui faisant, au physique ainsi -qu'au moral, le portrait de chacun des membres de la -famille Duriez, sa filleule exceptée, bien entendu.</p> - -<p>René, qui devina son intention, essaya de la prévenir.</p> - -<p>—Je vous assure, madame, dit-il, que tous ces -gens-là me sont parfaitement indifférents. Comme -<span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span> -vous l'avez fort bien fait observer vous-même, ce n'est -pas eux que je compte épouser. Leurs qualités et leurs -défauts réunis n'auront pas le pouvoir de rien changer -à mes intentions ni aux sentiments qu'il m'arrivera -d'éprouver à l'égard de votre filleule. Si j'avais pu -recevoir mademoiselle Duriez de votre main, sans -même que j'eusse à solliciter l'honneur d'être présenté -à ses parents, mon bonheur eût été parfait.</p> - -<p>—Et le mien donc! soupira la marquise. Cependant, -mon cher René, pas d'exagération fâcheuse. Excusez-moi -si j'avoue que vos paroles me semblent un peu -dures. Vous verrez vous-même que les Duriez ne méritent -pas cette indifférence dédaigneuse. J'en suis, du -reste, charmée pour vous: quoi que vous disiez, vous -auriez souffert du contraire. Vous ne pensez pas, j'espère, -séparer absolument votre femme de sa famille, -ni de fait ni moralement. Ce serait une impossibilité, -et, de plus, une cruauté dont je ne vous crois pas capable.</p> - -<p>—Eh! certes non, madame, pas absolument, sans -doute, mais le plus possible, cela est certain. Si je -vous ai bien comprise, et grâce avant tout à votre influence, -mademoiselle Duriez ne partage pas, à beaucoup -près, toutes les idées du milieu dans lequel elle -a été élevée?</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span> -—Ce milieu, René, n'est pas tel que vous semblez -vous l'imaginer. Si l'homme du peuple parvenu n'avait -d'autre représentant que M. Duriez, il faut -avouer qu'on en aurait un peu exagéré le type -dans ces mille descriptions qui nous ont inspiré tant -de dégoût. Ni vous ni moi n'avons le moindre désir -d'approfondir la question; ne parlons donc que de la -famille qui nous intéresse et qui bientôt nous touchera -de si près. Les Duriez sont partis de bas, c'est vrai... -il paraît qu'aujourd'hui c'est bien porté. Autrefois on -s'enorgueillissait d'avoir eu un aïeul au sacre de -Charles VII... Aujourd'hui l'on est fier si l'on peut -dire: «Mon grand-père plantait des choux, il faisait -une croix pour signer son nom; tel que vous me voyez -je suis venu à Paris en sabots, avec quatre sous attachés -dans le coin d'un mouchoir!» Ainsi va le monde, -mon cher neveu: aussi suis-je bien aise de penser que -j'en sortirai bientôt. J'ignore si le grand-père de -M. Duriez plantait des choux, mais certainement il -devait planter quelque chose. Il vivait je ne sais où, -au fin fond de la Bourgogne, avec une bonne douzaine -d'enfants qui couraient pieds nus. L'un de ces gamins, -plus intelligent que les autres, arriva ici un beau jour, -s'ingénia, se démena, travailla et fit fortune. Il laissa, -en mourant, au père de Gabrielle, une maison de -<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span> -commission et d'exportation solidement installée. Aujourd'hui, -c'est un établissement colossal qui chiffre -par des millions le mouvement de ses affaires.</p> - -<p>—Mais, fit René en souriant, j'avoue que ces petits -va-nu-pieds bourguignons m'inquiètent. Que sont-ils -devenus? N'ont-ils pas eu chacun douze enfants à leur -tour, et ne voit-on pas tout cela bourdonner autour -d'une si grosse fortune comme des papillons de nuit -autour d'une chandelle?</p> - -<p>—Non, dit la marquise. Le fondateur de la maison -Duriez était le dernier de la famille; il est mort vieux -et quand tous les autres étaient déjà sous terre depuis -longtemps. Quant aux descendants de ceux-ci, je n'en -ai jamais entendu parler. S'il en existe, on doit convenir -qu'ils font preuve d'une discrétion bien intéressante.</p> - -<p>—Savez-vous bien, madame, que cette histoire me -paraît admirable. Je me fais une idée charmante de ce -gamin ébouriffé, arrivant dans notre grande ville avec -ses poches vides et des millions dans sa petite tête. -Certainement, la noblesse est une belle chose, mais -la résolution, le travail... Oui, il y a bien là aussi -quelque chose de grand.</p> - -<p>La marquise regarda son neveu d'un air surpris et -peiné.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span> -—Ah! René, René, dit-elle, vous voilà bien toujours -le même, avec vos impulsions qui déconcertent. -Vous ne parlerez, vous n'agirez donc jamais que d'enthousiasme? -Mon cher enfant, pardonnez à votre vieille -tante qui se croit permis de vous dire de telles choses, -mais ne songez-vous pas que vous passez votre vie à -vous contredire sans cesse?</p> - -<p>—Chère tante, je sais que je suis le pire étourdi -qui existe, mais, au nom du ciel! qu'est-ce que j'ai -dit qui puisse m'attirer tout à coup un aussi sévère -reproche?</p> - -<p>Il avait l'air si sincèrement, mais si comiquement -désolé que la vieille dame ne put s'empêcher de sourire.</p> - -<p>—Comment, répondit-elle gaiement, ce que vous -avez dit? Mais c'est trop fort! Je vous crois plein de -préjugés contre la bourgeoisie, je m'efforce de les détruire, -je cache mes propres répugnances pour mieux -vaincre les vôtres... Bon! une nouvelle idée vous traverse -la tête, vous vous y lancez à corps perdu, et -vous voilà embouchant la trompette en l'honneur de ce -qui tout à l'heure ne paraissait même pas digne d'attirer -votre attention.</p> - -<p>Cette fois, René rit aux éclats.</p> - -<p>—C'est vrai, dit-il, je me reconnais, je suis ainsi... -<span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span> -J'en demande pardon à Dieu et aux hommes, à vous -en particulier, ma bonne tante. Cependant ne me condamnez -pas sans m'entendre. J'admire l'énergie, l'intelligence, -la volonté; je déteste et je méprise la vanité, -l'avarice, la morgue insolente, qu'à tort ou à -raison l'on attribue aux parvenus. Je ne suis pas, -comme vous voyez, si fort en contradiction avec moi-même. -Et puis, si celui qui a gagné la fortune mérite -quelque admiration, son fils généralement en mérite -moins et son petit-fils pas du tout. Le premier gravit -la montagne, le second reste au sommet, et il arrive -souvent que le troisième dégringole de l'autre côté.</p> - -<p>—A propos, dit la marquise, il existe ce petit-fils; -mais c'est un bon jeune homme, très travailleur et qui -ne manifeste jusqu'à présent aucune intention de dégringoler -comme vous dites.</p> - -<p>—Mademoiselle Duriez a un frère?</p> - -<p>—Mais oui: un frère plus âgé qu'elle de deux ou -trois ans. Ne vous l'avais-je pas dit?</p> - -<p>—Jamais.</p> - -<p>—Vous l'aurez oublié. Du reste, je crois que c'est -ce que vous risquez de faire après que vous l'aurez vu -lui-même.</p> - -<p>—Vraiment? fit René en riant. Il est intéressant à -ce point?</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span> -—Mon Dieu, c'est un excellent garçon; mais je ne -lui crois guère d'esprit. Il vient de faire son volontariat -dans la cavalerie, et se figure monter comme Bellérophon: -je n'ai cependant jamais vu personne de -plus disgracieux à cheval. C'est un gros blond, dont -l'aspect fait involontairement rêver de plum-pudding. -Ce qui contribue à rendre ce rapprochement naturel, -c'est qu'il imite en tout les Anglais. Vous le verrez -vêtu d'un veston à carreaux et les cheveux partagés -au milieu de la tête. Il a un cab dont les roues sont à -peine plus légères que celles d'une charrette à foin. -Tous les matins, il se rend de Saint-Cloud à Paris dans -cet horrible véhicule.</p> - -<p>Il y eut un moment de silence. René ne paraissait -que médiocrement charmé du portrait qui venait de -lui être fait de son futur beau-frère.—Je ne le verrai -pas souvent, pensait-il.</p> - -<p>—Et madame Duriez? demanda-t-il tout haut.</p> - -<p>—Elle? Oh! il est inutile que je vous en parle: -vous l'aurez jugée quand vous l'aurez saluée. Elle se -croit une grande dame parce qu'elle ne fait rien naturellement. -Si elle vous dit: Comment vous portez-vous? -et vous offre un siège, vous savez à quoi vous -en tenir sur son compte. Vous n'acceptez pas sa chaise -sans remords, en songeant combien la pauvre dame a -<span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span> -dû se donner de peine et d'étude pour arriver à vous -prier de vous asseoir de la façon dont elle le fait. Son -mari, lui, a l'air de vous dire: «J'ai des millions; ils -valent vos titres. S'il me plaît de mettre une couronne -de duchesse dans la corbeille de ma fille, je puis m'en -passer la fantaisie, et j'ai le moyen de la payer.» Ces -prétentions sont grossières, j'en conviens; elles sont -absurdes, puisque, en somme, l'argent n'a d'autre -mérite que celui qu'on lui prête, et qu'on ne saurait à -aucun prix acquérir la noblesse du sang. Mais, avec -cela, le bonhomme a une franchise, un esprit simple -et droit, qui fait qu'on lui pardonne. Vous le verrez, -il vous plaira. Vous aurez plus de peine à digérer l'affectation -de madame Duriez. J'aime mieux vous le -dire à l'avance. Ainsi prenez-en votre parti. Rien ne -persuadera à cette femme qu'il y ait la moindre différence -entre elle et nous. N'essayez pas de le lui -faire sentir, mon neveu, car vous perdriez votre peine. -Tels qu'ils sont, ces braves gens ont trouvé moyen de -découvrir une perle, de décrocher une étoile qui est -leur fille et qui est ma filleule: c'est tout ce qu'il -nous importe de savoir.</p> - -<p>Il serait difficile de se figurer dans quel misérable -état d'esprit se trouvait René de Laverdie au moment -où la marquise et lui arrivèrent au terme de leur -<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span> -voyage. Il sentait que c'était un marché qu'il allait -faire, et cela lui répugnait profondément. On avait eu -beau lui démontrer qu'il donnerait, en somme, plus -qu'il ne recevrait: ce raisonnement seul aurait prouvé -qu'il ne s'agissait pas ici d'autre chose que d'une affaire; -or le comte de Laverdie, en véritable comte du -reste, avait les affaires en horreur; en faire une de -son mariage semblait très dur à sa délicatesse. Comme -il connaissait sa propre valeur et qu'il avait un cœur -excellent, il ne pouvait douter que la future comtesse -ne coulât des jours dignes d'envie; mais il commençait -à se demander si lui-même serait heureux... Ces -pensées et bien d'autres encore communiquaient à son -visage une expression assez triste, et la marquise lui -en fit malicieusement la remarque tandis que la voiture -franchissait la grille du parc de Montretout.</p> - -<p>René s'efforça de sourire et regarda sa tante. La vue -du bonheur évident qui rayonnait sur tous les traits -de la vieille dame le consola en partie de ses chagrins -et de ses scrupules.</p> - -<p>Quand on est entré dans le parc de Montretout par -la grille qui se trouve à côté de la station du chemin -de fer de Saint-Cloud, la première avenue qui se présente -à gauche est une superbe allée plantée de hauts -arbres. Des deux côtés, on aperçoit des habitations -<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span> -élégantes, très rapprochées les unes des autres. Malgré -la verdure qui les enveloppe, on sent que c'est encore -la ville: les grilles imposantes dont les dorures étincellent, -les cours où le râteau n'a pas laissé un caillou -hors de sa place, font qu'en traversant ce beau boulevard -on hésite à se croire à la campagne. La campagne! -Non, ce mot riant et doux, qui fait penser à la -grande prairie trempée de rosée et au gai tapage de -la basse-cour, ne convient pas à Montretout.</p> - -<p>Les maisons qui se trouvent du côté gauche de cette -première avenue offrent pourtant à leurs habitants un -avantage qui en vaut bien d'autres réunis, soit de la -ville, soit de la campagne: c'est le spectacle de l'admirable -panorama qui se déroule au-dessous d'elles. -Spectacle vraiment incomparable! Saint-Cloud, son -parc royal, où se dressent les débris de son palais -consumé; la Seine, coupée de ponts nombreux et couverte -d'îles verdoyantes; le vaste massif du bois de -Boulogne, sur la teinte sombre duquel se détache, -d'un vert plus vif, le champ de courses de Longchamp, -puis, au delà, Paris, infini et changeant comme la -mer, bleuâtre dans la brume du matin, rose et doré -au soleil couchant, quelquefois menaçant et noir -comme les flots que soulève la tempête.</p> - -<p>Cette vue était pour Gabrielle Duriez une source -<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span> -de perpétuel ravissement. La jeune fille y trouvait un -dédommagement au séjour de Montretout, qu'elle -détestait: elle avait choisi sa chambre au second -étage de la maison, du côté opposé à la façade qui -donnait sur le parc. Son bonheur était d'en ouvrir -toutes grandes les deux larges fenêtres et de s'enivrer -d'air, de lumière et de la contemplation d'un -pareil tableau, d'aspect toujours divers et toujours -merveilleux.</p> - -<p>Les appréhensions de René se trouvèrent justifiées -lorsqu'il pénétra dans le salon de madame Duriez. Il -trouva la maîtresse de la maison telle que sa tante la -lui avait dépeinte, c'est-à-dire remplie, dans sa conversation -et ses manières, d'une affectation insupportable. -Des yeux moins prévenus eussent peut-être été -moins sévères; cependant il est certain que madame -Duriez cessait d'être naturelle à l'instant où -son valet de chambre annonçait une personne titrée. -C'était un effet malheureux que produisait la petite -particule <i>de</i>; elle rendait ridicule une personne qui, -autrement, eût été fort sympathique par son esprit -agréable et son affabilité sincère.</p> - -<p>Madame Duriez fit seule d'abord les honneurs de -chez elle, puis Gabrielle descendit; René la vit entrer -sans émotion.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span> -—Je n'ai pas besoin de vous présenter mon neveu, -dit la marquise à sa filleule, puisque vous avez dansé -ensemble cet hiver, si je ne me trompe pas.</p> - -<p>Le comte se garda bien d'avouer que sa mémoire -était moins fidèle que celle de madame de Saint-Villiers. -Il ne se rappelait pas avoir fort admiré Gabrielle -au bal de la marquise. Il la regarda et ne la -trouva pas jolie; il causa avec elle et pensa qu'elle -était insignifiante. Était-ce l'absence des lumières et -de l'étourdissante atmosphère du bal, était-ce la -fraîche petite robe de toile remplaçant la toilette de -faille et de gaze qui transformaient ainsi Gabrielle? -Était-ce plutôt l'idée de ce mariage nécessaire et -forcé, ou le sentiment, à grand'peine étouffé, qu'il -allait tromper une enfant, qui agissait sur l'esprit de -René pour troubler son jugement? Le jeune homme -ne s'en demanda pas si long. Il se sentait monter peu -à peu sur son piédestal intérieur, tandis que la famille -Duriez descendait dans sa pensée à une distance -incalculable. Il s'admira sincèrement pour la grandeur -d'âme qu'il allait déployer en franchissant un tel -abîme. La conversation se ressentit des dispositions -où il se trouvait; il y apporta une grâce nonchalante -qui fit l'admiration de madame Duriez: elle y vit -la marque suprême de l'élégance et du bon ton.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span> -Gabrielle se sentait mal à l'aise et ne savait pas -trop pourquoi. Elle cherchait en vain en face d'elle, -dans ce comte de Laverdie, au sourire aimable et si -légèrement dédaigneux, le jeune homme dont elle -avait remarqué chez sa marraine la belle physionomie, -ouverte et spirituelle, la gaieté mêlée d'une -certaine profondeur et l'empressement délicat vis-à-vis -d'elle-même. Elle ne le retrouvait pas. Mais qu'importe! -Une fois avait suffi, et Gabrielle, au fond du -cœur, gardait une image que la réalité même ne devait -ni remplacer ni détruire.</p> - -<p>Madame Duriez voulait retenir ses visiteurs à dîner: -on ne devait pas songer, en venant à la campagne, à -s'en retourner aussitôt. Cependant la marquise ne -consentit pas à rester.</p> - -<p>—La campagne, dit-elle en souriant, y pensez-vous? -En vingt minutes nous sommes à Paris.</p> - -<p>—Hélas! oui, fit Gabrielle avec un gros soupir comique.</p> - -<p>—Ah! voilà, dit la marquise, un des chagrins de -notre petite fille: elle n'aime pas Montretout; elle -s'y trouve en prison.</p> - -<p>—Pourquoi donc, mademoiselle? demanda -René.</p> - -<p>—Parce qu'il faut ici s'habiller comme à Paris, -<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span> -recevoir comme à Paris; quand nous sortons, c'est -encore pour aller à Paris. Savez-vous ce que j'aime -quand je suis à la campagne? C'est me trouver dans -un endroit où je puisse rencontrer des paysans qui -me demandent: Comment est-ce Paris? et qui, vraiment, -n'en ont pas la moindre idée.</p> - -<p>—Voilà un rêve que vous ne devez pas avoir vu se -réaliser bien souvent.</p> - -<p>—Non, c'est vrai: une fois seulement, dans le -Dauphiné. Nous y étions tout à fait par hasard et nous -n'y sommes pas restés.</p> - -<p>—Je crois bien, dit madame Duriez, c'était un -vrai trou. Gabrielle en a conservé un charmant souvenir -parce qu'elle était tout enfant; mais je suis -sûre qu'aujourd'hui elle ne voudrait pas plus que moi -passer huit jours dans un pays où trois personnes au -plus parlent autre chose que le patois.</p> - -<p>—Ah! maman, s'écria la jeune fille.</p> - -<p>—Eh bien, Gabrielle, nous irons toutes les deux, -dit la marquise. Mais il faut nous dépêcher, car les -toits de chaume disparaissent. C'est nous qui habiterons -sous le dernier; nous parlerons patois et nous -mettrons des sabots.</p> - -<p>—Je n'en demanderais pas tant, madame, répondit -Gabrielle en riant, si vous vouliez seulement persuader -<span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span> -à maman qu'une jeune fille peut sortir à -cheval le matin à huit heures avec son frère dans le -parc, sans manquer à toutes les lois des convenances -et du comme il faut!</p> - -<p>—Ma chère petite, fit madame de Saint-Villiers un -peu sèchement, voilà un code que je n'ai jamais pris -la peine d'étudier, et madame votre mère en sait probablement -bien plus long que moi sur ce sujet. Ne -m'avez-vous pas parlé de vos roses? Vous serez -charmante de nous les montrer tout de suite, car -nous allons bientôt vous quitter.</p> - -<p>On descendit dans le jardin.</p> - -<p>Gabrielle soignait elle-même une corbeille de roses -dont elle était très fière: toutes les variétés, toutes -les nuances s'y trouvaient réunies; comme elles -étaient alors en pleine floraison, elles formaient un -bouquet merveilleux que les yeux ne pouvaient se -lasser d'admirer.</p> - -<p>La jeune fille détacha trois ou quatre des plus belles -fleurs pour les offrir à sa marraine.</p> - -<p>—Et mon neveu? dit madame de Saint-Villiers avec -malice.</p> - -<p>Gabrielle sourit, se pencha, cueillit un bouton et le -tendit à René. Elle le fit avec tant de simplicité, de -grâce et si peu de coquetterie, que le jeune homme -<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span> -en fut frappé. Il remercia vivement, prit la fleur et la -mit à sa boutonnière. Madame Duriez le regarda faire -avec stupéfaction.—Un comte! soupira-t-elle intérieurement. -On va le prendre pour son valet de pied.</p> - -<p>A ce moment, M. Duriez et son fils arrivaient -de Paris. Ils s'empressèrent de se rendre au jardin -dès qu'ils eurent appris qui s'y trouvait. M. Duriez -vint sans façon tendre la main à la marquise, et -il serra vigoureusement celle de René aussitôt que -celui-ci lui fut présenté; puis il embrassa sa fille sur -les deux joues.</p> - -<p>Tandis qu'une pareille scène faisait pâlir madame -Duriez, René se sentait tout réchauffé par cette -bonhomie franche et cordiale. Les derniers moments -de la visite lui semblèrent plus agréables que les -premiers et il redevint presque lui-même.</p> - -<p>Appuyée sur le bras de son père, Gabrielle regardait -la voiture de la marquise descendre l'avenue. -Son cœur battait bien légèrement dans sa poitrine. -Elle se mit à rire parce que madame Duriez trouva -très inconvenant qu'on restât ainsi à la grille.</p> - -<p>—Cela m'est égal d'être grondée, puisque tu l'es -aussi, papa, fit-elle en jetant les bras autour du cou -de celui-ci.</p> - -<p>Mais en se retournant, elle aperçut son frère qui -<span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span> -l'observait d'un air presque sombre.—C'est singulier, -pensa-t-elle, comme M. de Laverdie et -Émile se sont regardés et salués avec froideur! On -aurait cru qu'ils avaient quelque chose l'un contre -l'autre, et cependant ils ne se connaissent pas. Mais -non, c'est une idée que je me fais, j'aurai mal vu. -Qu'y aurait-il entre eux, puisqu'ils se sont rencontrés -aujourd'hui pour la première fois?</p> - -<p>Elle s'élança dans la maison, et, vive comme un -oiseau, grimpa au second étage.</p> - -<p>Arrivée dans sa chambre, elle se mit à la croisée -selon son habitude; mais, contre son habitude, elle -ne regarda pas au loin, les bois, le ciel et la grande -ville qui, dans ce moment, s'enflammait de tous les -rayons du soleil du soir... Elle baissa les yeux vers la -Seine, vers le pont de Boulogne, où, de cette hauteur, -les passants paraissaient tout petits, allant, venant, -se croisant, comme autant de fourmis actives -aux abords de la fourmilière. On les apercevait tout -noirs sur les trottoirs blancs de poussière. Au milieu -de la chaussée, des équipages microscopiques passaient -rapidement, avec des étincelles à leurs roues; -et, plus lente, une charrette de pierres qui semblait -traîner un caillou s'avançait au pas tranquille de ses -quatre ou cinq chevaux; ceux-ci, avec leurs gros colliers -<span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span> -de laine bleue, ressemblaient à de bizarres -insectes.</p> - -<p>Tout à coup Gabrielle inclina sa tête blonde avec -plus d'attention: le landau de la marquise traversait -le pont; et, bien qu'il parût mignon comme un -jouet d'enfant, les bons yeux de la jeune fille distinguèrent -très bien les deux personnes qui s'y trouvaient. -Il passa comme un éclair et disparut dans la -verdure profonde du bois de Boulogne. Alors seulement -Gabrielle éleva ses regards vers les autres parties -de l'immense tableau déroulé devant elle. Jamais -elle ne l'avait vu si radieux ni si brillant. Non, jamais -les grands arbres de Saint-Cloud n'avaient -allongé sur le gazon des ombres si mystérieuses et si -douces. Elle ne se rappelait pas non plus avoir auparavant -aperçu une telle flamme au dôme des Invalides, -ni de petits nuages aussi roses dans le ciel bleu; et il -est certain qu'elle n'avait jamais remarqué là-bas, -tout au loin, entre le pli de deux collines, cet espace -lumineux et clair qui semblait une échappée sur l'infini -et qui attirait et charmait ses regards comme -l'entrée d'une terre nouvelle.</p> - -<p>Elle resta là, pensive et souriante, jusqu'à ce qu'on -vînt l'avertir que la cloche du dîner avait sonné deux -fois et que ses parents étaient à table.</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span> -<h2 class="normal">IV</h2> -</div> - -<p>Gabrielle ne s'était pas trompée lorsqu'elle avait -cru remarquer, entre son frère et M. de Laverdie, un -échange de regards presque hostiles. Les deux jeunes -gens s'étaient à peine vus qu'ils avaient éprouvé l'un -pour l'autre une égale antipathie. René était prévenu -contre Émile: il gardait dans sa pensée le portrait -physique et moral que sa tante lui avait fait du jeune -Duriez, portrait assez sévère et fort peu engageant, -d'après lequel il s'était figuré qu'il allait rencontrer -un sot. Puis il craignait que la présence d'un jeune -homme ne l'entraînât plus loin qu'il ne voulait dans -l'intimité de ce monde plébéien, et il était disposé à -se méfier du frère de Gabrielle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span> -Quant à celui-ci, c'était un caractère peu élevé: -un sentiment de jalousie vulgaire l'avait tout d'abord -éloigné du comte de Laverdie. Comme tous les jeunes -gens de Paris, il connaissait bien la brillante réputation -d'élégance, de goût et d'esprit que l'on avait faite -à René; il ne se souciait pas d'approcher du héros. Il -trouva sa visite à Montretout fort extraordinaire, car -il le savait exclusif et le croyait orgueilleux. Il entendit -sa mère inviter leurs visiteurs à dîner; madame -de Saint-Villiers refusa de fixer un jour, mais promit -de venir avec son neveu «à la fortune du pot».—Puisque -vous voulez être traités en campagnards, -ajouta la vieille dame en souriant, nous viendrons -plutôt vous surprendre. J'espère que ce jour-là Gabrielle -aura obtenu qu'on mette une soupe aux choux -en tête du menu.</p> - -<p>Le fait est que la marquise ne voulait pas d'un -dîner de cérémonie, où les meilleurs amis de madame -Duriez eussent été rassemblés pour voir de près la -grande dame et le jeune comte.</p> - -<p>Émile ne crut pas que madame de Saint-Villiers -songeât à tenir sa promesse, du moins aussitôt qu'elle -s'y était engagée; aussi fut-il très étonné lorsque, -peu de jours après, en rentrant à six heures, il vit -dans la cour la voiture de la marquise dont on était -<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span> -occupé à dételer les chevaux. L'idée du mariage qu'on -méditait se présenta tout de suite à son esprit et le -rendit furieux.</p> - -<p>—Cette vieille fée, pensa-t-il, n'avait pas assez accaparé -Gabrielle, il faut maintenant qu'elle nous l'enlève -tout à fait! Car je vois bien où elle veut en -venir... Toutes ses gentillesses n'ont d'autre but que -de nous apprivoiser. Une fois qu'elle aura mis en cage -la petite colombe, elle se souciera bien des vieux ramiers!</p> - -<p>Il monta dans sa chambre, et, tout en s'habillant -pour le dîner, suivit le cours de ses réflexions, qui -devinrent de plus en plus sombres. Comment empêcher -l'accomplissement d'un projet dont la seule -perspective devait tourner la tête de joie à ses parents -et à sa sœur?</p> - -<p>—La petite est encore assez raisonnable, se disait-il, -quoiqu'elle ne soit guère pratique et qu'elle vive -un peu dans les nuages; mais ma mère se laissera -certainement éblouir, et mon père ne voit rien que -par elle.</p> - -<p>Cependant, même pour Émile, le dîner et la soirée -se passèrent très bien. La réserve, pleine de finesse -et de goût, de la marquise et de René le rassura, -parce qu'il ne la comprit pas; le visage gracieux et -<span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span> -tranquille de Gabrielle ne lui dit rien non plus. Madame -Duriez, au contraire, étant femme et par conséquent -plus perspicace, voyait flotter devant ses yeux -un rêve dont l'apparition la plongeait dans l'extase.</p> - -<p>Deux ou trois jours après cette visite, la famille -Duriez, en sortant de table vers huit heures, se rendit -dans le jardin. Ce jardin s'inclinait en pente du côté -de Saint-Cloud. Dans la partie la plus élevée, le long -de la maison, s'étendait une terrasse d'où la vue, -sans être aussi vaste que depuis les étages supérieurs, -était déjà fort belle; au-dessus, un balcon, et de longs -rameaux de glycine grimpant et serpentant tout autour; -au milieu, des sièges, et une table rustique sur -laquelle était servi le café.</p> - -<p>Ce soir-là, Gabrielle avait apporté un livre broché, -et, à peine eut-elle reposé sa tasse vide, qu'elle se -réfugia dans le coin où il faisait encore le plus clair -et se mit à lire. Elle avait appuyé ses deux petits pieds -dans les découpures de la balustrade, et, sur ses genoux -ainsi élevés, elle avait posé son volume ouvert -et ses deux coudes, soutenant de ses mains sa jolie -tête et le flot de ses cheveux blonds; elle paraissait -complètement absorbée.</p> - -<p>M. Duriez et son fils avaient allumé leurs cigares. -Un journal était sur la table, et ces messieurs causèrent -<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span> -un instant politique. Madame Duriez, après s'être -plainte de la chaleur, s'était renversée dans son fauteuil, -et, les paupières à demi closes, songeait mollement -en regardant Paris. De ce côté, la nuit montait, -et les fumées de la grande ville se distinguaient, -blanchâtres et lourdes, sur le fond gris du ciel. Ce -tableau brumeux et uniforme inspirait à madame Duriez -des réflexions qui, si elles n'étaient pas plus variées, -étaient beaucoup plus riantes; on aurait pu -les résumer dans ces deux mots, que la bonne dame -se répétait tour à tour avec béatitude:—Comtesse -de Laverdie... Gabrielle de Laverdie...</p> - -<p>Cependant, Émile parut tout à coup frappé d'une -idée extraordinaire; il fit le mouvement de quelqu'un -qui attraperait quelque chose au vol et laissa tomber -son cigare; puis il décroisa si brusquement les jambes -qu'il faillit renverser la table, et que les quatre -tasses en frémirent dans leurs soucoupes.</p> - -<p>—Mon Dieu! qu'y a-t-il? cria madame Duriez, -arrachée soudainement ainsi à sa contemplation de -châteaux en Espagne.</p> - -<p>Son fils ouvrit la bouche comme pour parler, regarda -du côté de Gabrielle qui était trop loin pour -entendre, et, se ravisant, ne dit rien. Bientôt après il -se leva, alluma un autre cigare, et se mit à marcher -<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span> -de long en large sur la terrasse. Au moment où sa promenade -l'amena aussi loin que possible du reste de la -famille, on l'eût entendu murmurer:—Un uniforme, -deux ou trois blessures, des actes d'héroïsme, cela -fait bien autant d'effet qu'un titre... Puisqu'elles veulent -être éblouies, on les éblouira, on les aveuglera, -mais, pour Dieu, pas ce Laverdie!</p> - -<p>Il revint sur ses pas et passa près de sa sœur.</p> - -<p>—Tu t'abîmes les yeux, lui dit-il.</p> - -<p>Gabrielle ne répondit pas.</p> - -<p>Alors il se dit que le meilleur moyen de forcer la -jeune fille à fermer son livre était d'exciter sa curiosité; -il retourna donc à sa place et se rassit, en -ayant soin de placer sa chaise de façon que Gabrielle -ne pût perdre un mot de ce qu'il dirait. Avant -de commencer, il fit intérieurement appel à toute la -diplomatie qu'il possédait, ou du moins à celle qu'il -se flattait de posséder.</p> - -<p>—Mère, dit-il d'une voix très haute qui réveilla -madame Duriez (littéralement, cette fois, car, après -l'aventure de la table, elle s'était tout à fait endormie), -tu ne sais pas qui je vais t'amener demain à -dîner, si toutefois tu le permets?</p> - -<p>Madame Duriez bâilla jusqu'à ce que les larmes lui -en vinssent aux yeux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span> -—Mon cher enfant, répondit-elle, toutes les personnes -que tu pourras nous présenter seront les bienvenues, -tu le sais.</p> - -<p>—Ah! par exemple, j'en suis bien certain pour celle-là. -Vous verrez demain l'un des plus charmants garçons -qui existent: c'est ce jeune capitaine du 8<sup>e</sup> chasseurs -à cheval, Ernest Arnaud, grâce à qui tous les -ennuis du volontariat m'ont paru presque supportables.</p> - -<p>Émile avait déjà parlé à sa mère d'Ernest Arnaud, -et celle-ci s'était mis dans la tête, sans qu'il fût possible -de l'en dissuader, que ce jeune officier avait, -d'une façon ou d'une autre, sauvé la vie à son enfant; -que, sans lui, ce gros Émile blond et rose, qui semblait -éclater de force et de santé, n'eût certainement -jamais atteint le dernier jour de la terrible année -d'épreuve.</p> - -<p>Le fait est qu'Émile et Arnaud, tous deux gais, -bons enfants, étaient vite devenus d'excellents amis, -et avaient trouvé moyen de s'amuser beaucoup ensemble, -même en dépit de la distance qu'établissait -entre eux la discipline. Cette intimité, du reste, s'était -vue cimentée par des services mutuels: le capitaine -faisant passer au volontaire une douzaine de mois assez -agréables, et celui-ci laissant la main de son supérieur -<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span> -puiser à l'aise dans sa bourse bien garnie -d'enfant riche et d'enfant gâté. Tout ceci, pour madame -Duriez, restait un peu vague; elle avait envoyé -de grosses sommes en cachette de son mari, et se -souciait fort peu de ce qu'elles étaient devenues. Le -mot de volontariat lui donnait le frisson, et le nom -d'Ernest Arnaud lui faisait verser des pleurs de reconnaissance -et d'attendrissement.</p> - -<p>L'idée qu'elle allait voir cet être généreux, cet ange -gardien de son Émile, la remplit d'une joyeuse émotion.</p> - -<p>—Ah! voilà une bonne nouvelle, vraiment! s'écria-t-elle. -Qu'il vienne, ce cher jeune homme. Que je -serai donc heureuse de le voir, de le remercier!... -Comment se fait-il que tu n'aies pas songé à nous -l'amener plus tôt?</p> - -<p>—C'eût été difficile, de Besançon où il se trouvait... -Mais sa division vient d'être transférée à Versailles.</p> - -<p>—Mais c'est tout près! Nous le verrons souvent, -j'espère. Pourvu qu'il vienne en uniforme! celui des -chasseurs est si joli! Mon Dieu, quand je pense à ce -fripon d'Émile... Il était adorable là dedans.</p> - -<p>—Je me faisais l'idée, dit à son tour M. Duriez, -que ce M. Arnaud était un tout jeune homme... pas -beaucoup plus âgé que toi.</p> - -<p>—Certainement, reprit Émile, en cherchant à deviner -<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span> -si sa sœur écoutait; mais Gabrielle paraissait -plus que jamais absorbée dans sa lecture.—Il a -vingt-six ou vingt-sept ans au plus.</p> - -<p>—Diable! et déjà capitaine? C'est très beau. Comment -cela se fait-il?</p> - -<p>—Ah! voilà, dit Émile triomphant; il s'est tellement -distingué pendant la guerre!... C'est toute une -histoire... Il faut que je vous raconte cela. D'abord, -Arnaud est le fils d'un militaire, du lieutenant-colonel -Arnaud, qui aurait atteint aux plus hauts grades de -l'armée s'il n'était pas mort en Italie.</p> - -<p>Le jeune homme commençait son récit lentement, -et tâchant de donner à chaque mot le plus de force et -d'intérêt possible; il espérait toujours que Gabrielle -s'approcherait pour écouter. Mais celle-ci ne sortait de -son immobilité que pour tourner, avec une régularité -désespérante, les pages de son livre; après chaque -feuillet, elle retombait dans la même position, la tête -sur ses mains; et un observateur attentif eût même -remarqué que ses petits doigts s'étaient élevés à la -hauteur de ses oreilles, sur lesquelles ils tenaient appuyées -comme des tampons deux grosses mèches de -ses cheveux.</p> - -<p>C'en était trop pour Émile, qui suivait tout cela du -coin de l'œil. Il s'interrompit au moment de faire -<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span> -expirer à Magenta le lieutenant-colonel Arnaud, et dit -à sa mère, qui cherchait vainement sa poche dans les -plis compliqués de sa robe afin d'en tirer un mouchoir:</p> - -<p>—Je ne comprends pas, ma mère, que vous laissiez -Gabrielle s'abîmer les yeux comme cela.</p> - -<p>—Comment, cette petite lit encore? s'écria M. Duriez. -Mais elle va se perdre la vue!... Gabrielle!... -Gabrielle!...</p> - -<p>—Oui, papa, dit-elle, en tournant vers lui de -grands yeux effarés comme au sortir d'un songe.</p> - -<p>—Ferme donc ce livre, fillette, il n'est pas possible -que tu y voies encore.</p> - -<p>—Je t'assure que si: tu ne te doutes pas comme -il fait clair dans ce coin. Laisse-moi finir le chapitre, -je t'en prie.</p> - -<p>—Quel est le livre qui t'intéresse si fort, Gabrielle? -demanda madame Duriez.</p> - -<p>Gabrielle se fit répéter la question</p> - -<p>—<i>Le Marquis de Villemer</i>, maman, dit-elle enfin.</p> - -<p>—<i>Le Marquis de Villemer!</i> Et depuis quand lis-tu -du George Sand?</p> - -<p>—Depuis que papa me l'a permis, répondit la -petite un peu trop vivement.</p> - -<p>M. Duriez baissait la tête comme un coupable.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span> -—Tu comprends, ma chère amie, commença-t-il, -que je ne lui aurais pas tout donné...</p> - -<p>—Je l'espère bien! s'écria sa femme, qui avait -rougi d'indignation.</p> - -<p>Elle prit le volume des mains de la jeune fille, qui -s'était approchée, et le posa devant elle, sur la table, -d'un geste majestueux.</p> - -<p>—Tu me le laisseras bien finir, mère? dit Gabrielle, -dont le ton suppliant n'obtint de sa mère qu'un solennel:—Nous -verrons.</p> - -<p>Pour le coup la petite se révolta.</p> - -<p>—C'est trop fort! murmura-t-elle. J'ai dix-huit -ans maintenant, et je peux bien lire autre chose que -des niaiseries!... Je ne connais aucun de nos auteurs; -je n'ai ouvert d'histoire que celle de l'abbé je ne sais -plus qui... Je sais presque <i>Hernani</i> par cœur, mais -c'est grâce à l'une de mes amies, qui l'avait pris chez -elle, dans la bibliothèque...</p> - -<p>—Tu as lu <i>Hernani</i>! dit madame Duriez, et avec -une de tes amies qui se cachait de ses parents!... Tu -me feras le plaisir de me nommer cette petite sotte, -afin que je puisse empêcher que tu remettes les pieds -chez elle.</p> - -<p>—Je trouve qu'on élève les filles d'une façon absurde, -fut la conclusion que M. Duriez donna à cette -<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span> -petite scène: conclusion qu'il eut soin d'émettre à -voix basse, et de couvrir, par surcroît de prudence, -avec le bruit d'une allumette qu'il enflamma contre -la table.</p> - -<p>Madame Duriez éprouva cependant quelque confusion -de sa sévérité, surtout lorsqu'elle vit deux larmes -qui brillaient dans l'obscurité au bord des longues -paupières de sa fille.</p> - -<p>—Viens ici, mignonne, lui dit-elle. Tu finiras <i>le -Marquis de Villemer</i>, mais il faut auparavant que tu -écoutes la belle histoire de soldats qu'Émile allait -nous raconter.</p> - -<p>Gabrielle se mit à rire; la dernière phrase de sa -mère avait été dite en effet comme pour consoler un -petit enfant.</p> - -<p>—Voyons l'histoire de soldats, fit-elle avec gaieté.</p> - -<p>Cependant, Émile était vexé: l'effet qu'il avait -compté produire se trouvait gravement compromis -par cette longue interruption.</p> - -<p>—Ah! j'en étais sûr, dit-il d'un air moqueur, -quelle femme résisterait au récit d'une belle bataille?</p> - -<p>Il avait voulu taquiner sa sœur, et il est certain -qu'elle se fâcha un peu.</p> - -<p>—Je t'en prie, Émile, ne dis pas comme cela «les -femmes». Quand vous avez prononcé ce mot, vous -<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span> -autres jeunes gens, vous vous croyez bien grands -garçons: ce n'est pas gentil.</p> - -<p>—Mais qu'ai-je dit d'offensant? C'est très joli à -vous d'admirer le courage.</p> - -<p>—Le courage ne se trouve pas nécessairement et -exclusivement dans la doublure d'un uniforme. Il -existe aussi sous une redingote ou une blouse, voire -même sous une robe de mousseline.</p> - -<p>—Bravo, petite! s'écria M. Duriez.</p> - -<p>—Gabrielle pose pour les idées larges, déclara -Émile.</p> - -<p>La jeune fille fut bien tentée de répondre: Cela -vaut mieux que de poser pour une coupe d'habits ou -pour une coiffure; mais elle se mordit les lèvres et fit -une variante:</p> - -<p>—J'aime mieux cela que de poser pour la toilette, -dit-elle.</p> - -<p>—Tu as tort, ma chère: c'est bien plus ridicule, -surtout pour une femme.</p> - -<p>—Qu'est-ce que tu dis donc, Émile? interrompit son -père. Gabrielle ne pose pour rien, que je sache; quoiqu'elle -pût le faire pour la plus douce, la plus modeste -et la plus raisonnable petite personne qui soit -en France et en Navarre.</p> - -<p>Gabrielle se glissa auprès de M. Duriez, installa un -<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span> -petit pliant auprès de son fauteuil, et, entourant le -bras de son père avec ses deux mains jointes, leva -sur lui dans l'ombre ses grands yeux profonds et -doux.</p> - -<p>—Tu es trop indulgent pour moi, père chéri, mais -tu as raison de dire que je ne pose pas: c'est là ce que -je déteste le plus au monde. Ce n'est pas ridicule, -n'est-ce pas? de penser que l'habit, ou l'uniforme, ou -le titre ne fait pas l'homme; c'est une idée un peu -plus vieille que moi, j'espère.</p> - -<p>Un long et tendre baiser sur son front fut la seule -réponse de son père.</p> - -<p>Le silence qui suivit tira madame Duriez du demi-sommeil -auquel elle s'abandonnait de nouveau.</p> - -<p>—Eh bien, eh bien, Émile, fit-elle, et cette histoire -que nous attendons?</p> - -<p>—Voilà, dit le jeune homme. Écoutez, je vous -réponds que cela en vaut la peine. C'était en Alsace, -un peu après Frœschwiller; Arnaud...</p> - -<p>—Frœschwiller? interrompit madame Duriez. Le -comte de Laverdie y était aussi, il paraît; mais pas -dans les chasseurs.</p> - -<p>Émile eut un mouvement d'impatience.</p> - -<p>—Arnaud, reprit-il, faisait partie de la division -qui..</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span> -—Dans quel régiment M. de Laverdie a-t-il donc -servi pendant la guerre? poursuivit madame Duriez. La -marquise me le disait encore l'autre jour: je me suis -étonnée qu'il ne fût pas dans la cavalerie, je me souviens... -Un jeune homme noble, et qui doit faire si -bonne figure à cheval... Ce n'était pourtant pas la -ligne, te rappelles-tu, mignonne?</p> - -<p>—Le 117<sup>e</sup> de ligne, oui, maman, murmura Gabrielle.</p> - -<p>—Avertissez-moi quand vous désirerez que je continue, -s'écria Émile.</p> - -<p>Il était très heureux pour lui que sa mère ne sût -pas quelle avait été la belle conduite de René de Laverdie -en Alsace, car alors il est probable que les -aventures de celui-ci auraient passé, dans la causerie -du soir, avant celles du capitaine Arnaud. Mais, bien -souvent, Gabrielle, assise aux pieds de sa marraine, et -les yeux fixés sur la tapisserie de la marquise, avait -entendu, tremblante d'émotion, un récit qui, se présentant -maintenant à sa pensée, la rendait tout à fait -incapable de prêter la moindre attention à celui de -son frère.</p> - -<p>A la bataille même de Frœschwiller, en effet, René -de Laverdie, sous-lieutenant dans un régiment de -ligne, avait reçu une blessure sérieuse. Recueilli et -<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span> -soigné par une famille de paysans, il avait passé auprès -d'eux des jours qui lui semblèrent bien longs, -dans l'impatience où il était d'agir et de lutter. Quels -bruits sinistres arrivaient de temps à autre à ce petit -village perdu des Vosges, si insignifiant que les Prussiens -n'y pénétrèrent même pas, et qu'ainsi le comte -put échapper à une humiliante et douloureuse captivité! -Quelles tristes soirées il passa, lorsque, déjà -convalescent, mais encore bien faible, il venait s'asseoir -sur le seuil de l'humble maison qui lui servait -d'asile, et que, dans la brume épaisse des chauds crépuscules -de l'été, il entendait monter les plaintes -naïves et les chuchotements consternés des bûcherons -et des bergers! Pauvres gens! ils s'entretenaient -des défaites et des malheurs de la grande France, -qu'ils ne connaissaient guère, mais qu'ils aimaient -depuis le jour où ils avaient vu couler son sang.</p> - -<p>Un matin enfin, René se sentit presque guéri; il -demanda son uniforme, que ses hôtes cachaient par -prudence: non qu'il voulût le mettre cependant, car -sortir ainsi de sa retraite, dans un pays occupé par -les Allemands, eût été une véritable folie. Son intention -était de traverser les montagnes sous un habit -de paysan, et de rejoindre au plus tôt l'armée française. -Cependant la vieille Alsacienne, l'aïeule de la -<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span> -famille qui avait accueilli et sauvé René, étalait sur le -lit du jeune homme la tunique de drap bleu foncé, et -lui montrait près de l'épaule gauche la déchirure faite -par une balle; de l'autre côté, l'épaulette d'or était à -demi brûlée et presque arrachée; René comptait emporter -ce débris, ainsi que la poignée de son épée -dont il allait briser la lame.</p> - -<p>Tandis qu'il réfléchissait tristement, il fut soudain -interrompu par un grand bruit qui s'éleva au dehors, -c'étaient des coups de feu, auxquels répondirent les -cris des femmes et des enfants. René s'approcha de -la fenêtre, et, à peine se fut-il rendu compte de la -cause du tumulte, qu'il sauta sur son épée et s'élança -au dehors. La pauvre paysanne, qui l'avait pris en -grande affection à cause de ses manières douces, et -aussi parce qu'elle avait trois petits-fils de son âge -dans l'armée et dans la ligne, avait étendu vainement -ses mains tremblantes pour le retenir.—Monsieur -l'officier! avait-elle crié.... faible comme vous êtes!... -Mais, comme le jeune homme était parti et que les -détonations plus rapprochées ébranlaient la maison, -elle tomba à genoux et se mit à prier en sanglotant.</p> - -<p>Voici ce qui se passait. Un parti de francs-tireurs, -poursuivi par un détachement prussien très supérieur -en nombre, s'était précipité dans le village. -<span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span> -Sans songer à s'y barricader, à se réunir et à s'entendre -pour tenter quelque résistance, en proie à -une panique folle, les fuyards se dispersaient déjà -dans les ruelles et dans les allées des maisons, et ils -eussent été massacrés isolément de la façon la plus -misérable, si tout à coup René ne se fût jeté au-devant -d'eux. Brandissant son épée, trouvant, dans sa douleur -et dans son indignation, le regard qui commande -et les paroles qui raniment et qui rassurent, il parvint -à se faire écouter. Les francs-tireurs, honteux de -leur faiblesse, se groupèrent autour de lui. Ils avaient -sur leurs ennemis quelques minutes d'avance. En un -clin d'œil, sur l'ordre de René, une barricade s'éleva, -formée d'une charrette, de pavés arrachés à la hâte, -et même de sacs de blé qui se trouvaient sous la -main; les femmes du village donnaient avec joie ce -pain de leurs enfants; dans l'enthousiasme qui s'était -emparé d'elles, quelques-unes même aidèrent à -préparer la défense. Tandis que le combat s'engageait -d'un côté, une seconde barricade, en se formant quelques -mètres en arrière, achevait de couvrir les assiégés.</p> - -<p>La lutte fut très sanglante, car les Prussiens, exaspérés -par cette résistance inattendue, s'acharnèrent -contre la fragile redoute. Ils finirent par être repoussés, -<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span> -c'est-à-dire que six ou huit hommes, restés -debout sur une trentaine, abandonnèrent la place. -Presque tous les francs-tireurs, du reste, étaient morts -ou blessés. Au moment où les survivants criaient -victoire, on avait vu leur jeune chef tomber de la barricade, -sur laquelle il s'était battu armé du fusil d'un -Prussien; celui-ci s'étant aventuré jusqu'au sommet -des sacs de blé, René l'avait terrassé dans une lutte -corps à corps et lui avait enlevé son arme. On crut -d'abord que l'héroïque jeune homme venait d'être -frappé d'une balle, mais on reconnut bientôt qu'il -était seulement évanoui; ses forces, quoique décuplées -par sa volonté et par son courage, refusaient de le -servir dès que sa tâche était accomplie. Heureusement, -la forte constitution et la jeunesse du comte -triomphèrent d'une si rude épreuve; il avait échappé -comme par miracle à toute nouvelle blessure, et, -après une violente fièvre de quelques jours, il se remit -pour la seconde fois. Ses hôtes le soignèrent jusqu'au -bout, bien qu'ils fussent demeurés presque seuls -dans le village, les autres habitants ayant gagné les -villes voisines par crainte de représailles de la part -des Allemands. Lorsque René quitta ses pauvres amis, -ceux-ci le serrèrent dans leurs bras en pleurant:—«Ah! -monsieur l'officier, lui dirent-ils, revenez bientôt -<span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span> -avec l'armée: mon Dieu, que nous revoyons bientôt -votre cher uniforme français!...»</p> - -<p>La nuit était complètement tombée sur Montretout, -sur le jardin et sur la terrasse. C'était une belle et -douce nuit de juin, et l'on voyait les étoiles briller, -au-dessus des cimes noires des arbres, entre les rameaux -de la glycine. Gabrielle avait posé sa tête contre -le bras de son père; elle n'écoutait pas Émile: et -pourtant celui-ci était devenu presque éloquent dans -l'animation avec laquelle il racontait le beau trait de -bravoure et de résolution qui avait valu à son ami -Arnaud le grade de capitaine... La jeune fille songeait -à un petit hameau des Vosges, attaqué, éperdu, dans -les cris et la fumée, sous un ardent soleil d'août; à -des sacs, d'où le blé s'échappait comme du sang par -les déchirures des balles; à douze Français luttant -contre trente Prussiens; à un jeune homme pâle, -intrépide, superbe, debout sur une barricade, une -épée sanglante à la main... Elle pensa aussi aux généreux -paysans qui l'avaient entouré de leur dévouement -naïf et qui avaient pleuré en lui disant adieu. Elle -sentit que ses propres yeux se remplissaient de -larmes:</p> - -<p>—Pauvres gens! murmura-t-elle, ils n'ont jamais -revu «le cher uniforme français».</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span> -<h2 class="normal">V</h2> -</div> - -<p>Émile Duriez se coucha ce soir-là enchanté de lui-même, -s'applaudissant de sa finesse, bénissant le -prestige du courage militaire dans un cœur féminin. -Il avait remarqué l'émotion de sa sœur, et l'attribuait -sans peine à l'effet de son récit, lequel, du reste, en -était digne.</p> - -<p>Ernest Arnaud était un homme à l'esprit médiocre -et au cœur léger; mais, comme soldat, sa valeur fût -devenue légendaire au temps de Charlemagne, et plus -tard, le chevalier sans peur et sans reproche lui aurait -serré la main avec admiration. A notre époque -même, où les progrès de l'art de la guerre ont laissé -si peu de place au courage personnel, il s'était fait -remarquer; d'autant plus qu'il joignait à cette ardeur -un coup d'œil prompt et sûr, de la résolution, et une véritable -<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span> -intelligence du métier d'officier. C'était du reste -un agréable compagnon, d'une amitié facile et cependant -fidèle, et d'une gaieté à mettre en train tout le -régiment: il était très aimé parmi ses frères d'armes.</p> - -<p>Il arriva chez madame Duriez en grande tenue, -comme celle-ci l'avait souhaité, et irrésistible avec sa -fière mine, sa vivacité de bon ton, ses yeux brillants -de jeunesse et de belle humeur. Il fut accueilli comme -un ancien ami. Rien, par exemple, ne lui causa plus -d'étonnement et ne l'amusa autant que les protestations -de reconnaissance maternelle dont il fut accablé -dès qu'il entra. Il s'en défendit de son mieux, et mordit -sa moustache pour ne pas éclater de rire en rencontrant -le regard d'Émile.</p> - -<p>La soirée passa comme par enchantement. Au dîner, -on ne s'aperçut de la présence d'un étranger que par -l'animation et l'intérêt de la conversation. Arnaud -remplaçait l'esprit par la verve; il contait bien, et les -anecdotes ne lui manquaient pas: au besoin il en eût -inventé. D'ailleurs, il était lui-même sous le charme: -dès qu'il avait vu mademoiselle Duriez, il avait désiré -lui plaire. Or, quand le capitaine Arnaud voulait gagner -un cœur, il mettait à en faire la conquête autant -de feu qu'à l'attaque d'une redoute; les succès qu'il -avait obtenus jusqu'alors, dans le domaine du sentiment -<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span> -comme sur les champs de bataille, n'étaient pas -destinés à lui faire changer de système.</p> - -<p>De la salle à manger on passa au jardin, et de là -dans la salle de billard. Tout le monde joua, même -madame Duriez, qui poussait les billes avec une gravité -et une maladresse incroyables. Arnaud lui donna -des conseils.</p> - -<p>Quand on fut remonté au salon, Émile proposa de -faire de la musique; il pria sa sœur de chanter quelque -chose. Gabrielle avait une jolie voix, mais elle répondit -qu'il lui était difficile de s'accompagner elle-même.</p> - -<p>—Qu'à cela ne tienne, dit son frère, je suis à ton -service.</p> - -<p>La jeune fille fit une petite moue.</p> - -<p>—J'ai appris du nouveau pendant ton absence, et -tes doigts ont dû se rouiller au régiment. J'ai peur -que cela ne marche pas très bien.</p> - -<p>—Bah! tu verras, essayons toujours.</p> - -<p>Ils essayèrent en effet, mais cela ne marcha pas du -tout; Émile s'embrouilla tristement en accompagnant -l'air des <i>Bijoux</i>.</p> - -<p>Il fallut y renoncer.</p> - -<p>Comme le jeune homme quittait le piano d'un air -contrarié, son ami s'en approcha.</p> - -<p>—Je ne puis, dit-il, perdre le plaisir d'entendre -<span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span> -chanter mademoiselle sans faire de mon côté quelque -tentative. Je n'ai pas de fameux doigts non plus, mais -enfin, si vous voulez bien me permettre...</p> - -<p>Il s'assit sur le tabouret, et accompagna tous les -airs que l'on demanda à la jeune fille de façon à -prouver qu'il était musicien. On le pressa naturellement -de jouer quelque morceau; il le fit, et montra -un talent qui, pour n'avoir rien de remarquable, ne -surprenait pas moins chez un officier de cavalerie.</p> - -<p>Madame Duriez, tout émerveillée, admirait qu'avec -un sabre et des éperons on pût faire courir sur le clavier -des doigts presque aussi légers que ceux d'une femme.</p> - -<p>Émile était maintenant enchanté de sa maladresse et -de ses fausses notes. Il ne mettait pas sa vanité dans les -arts d'agrément, qu'il avait tous cultivés avec des résultats -en général aussi satisfaisants que pour la musique. -Ce qu'il avait désiré, c'était de faire entendre à son -ami, dont il connaissait bien les goûts, la voix juste et -fraîche de sa sœur. Mais ce petit incident se terminait -d'une manière propre à combler son espérance. Les -morceaux à quatre mains, et les duos avaient en effet -succédé aux soli de Gabrielle et aux valses d'Ernest -Arnaud. Les jeunes musiciens déchiffraient ensemble, -riant aux mêmes endroits lorsqu'il leur arrivait de se -tromper, et s'avertissant d'un regard ou d'un mot aux -<span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span> -approches d'un passage difficile. On voyait le charmant -profil de Gabrielle se tourner quelquefois à -gauche, tantôt grave, avec un coup d'œil sérieux pour -commander l'attention, tantôt rieur, le coin de la lèvre -relevé malicieusement sur les dents brillantes.</p> - -<p>Le capitaine quitta le piano tout ému et tout ébloui.</p> - -<p>—Déjà minuit! s'écria-t-il en entendant sonner la -pendule. Avec quelle rapidité passent les bons moments! -Voilà une soirée qui m'a semblé bien courte.</p> - -<p>—Il ne tient qu'à vous d'en avoir souvent de semblables, -si toutefois vous êtes sincère, dit M. Duriez. -Vous nous ferez plaisir de considérer comme vôtres -notre famille et notre maison.</p> - -<p>Le jeune homme remercia et resta encore un -instant, tandis que son ordonnance, qui jouait aux -cartes dans la cuisine, recevait l'ordre de sortir les -chevaux.</p> - -<p>Quelques minutes après, Ernest Arnaud traversait -au grand trot allongé les beaux bois de Ville-d'Avray -éclairés par la lune. En sa qualité de chasseur à cheval, -il n'était pas fort porté à la rêverie; il ne goûtait que -médiocrement le charme de la solitude au sein des -paysages mélancoliques, et il eût cru faire trop d'honneur -aux étoiles en leur comparant les yeux de mademoiselle -Duriez. Il ne ralentit donc pas une seule fois -<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span> -son allure avant d'avoir atteint Versailles; il ne poussa -aucun soupir et ne leva pas les yeux vers l'astre des -nuits; mais il songea que Gabrielle était la jeune fille -la plus naturelle et la plus jolie qu'il eût encore rencontrée, -qu'elle était aussi la plus spirituelle et sans -doute la meilleure, et que si le capitaine Arnaud se -mariait jamais, il n'épouserait nulle autre qu'elle.</p> - -<p>—Qui aurait cru, se disait-il en riant, que ce gros -Émile, l'homme le plus lourd de toute la cavalerie légère, -pouvait avoir à la maison une si délicieuse petite -sœur?</p> - -<p>—Elle n'est certainement pas coquette, pensait-il -encore: c'était donc sans qu'elle y songeât que ses -regards se tournaient ainsi vers moi, si tristes quand -je racontais nos dangers, et si brillants au récit de -quelque amusante aventure. Vive Dieu! comme elle -est charmante quand elle rit!... Un vrai petit oiseau, -tant elle semble douce et joyeuse... Et du reste elle en -a la voix.</p> - -<p>La gaieté gracieuse, entraînante de Gabrielle, avait -fait une grande impression sur l'insouciant officier, -qui portait cette devise: «Qu'importe!» gravée à la -poignée de son sabre.</p> - -<p>Cette gaieté pouvait devenir un peu folle quand la -jeune fille se laissait aller à toute la vivacité de sa -<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span> -nature. C'était un trait de caractère contre lequel ses -parents avaient dû la mettre en garde, et qui faisait -parfois, non sans quelque raison, frissonner madame -Duriez. Gabrielle avait eu de la peine à comprendre -que, dans le monde, les paroles, les mouvements ne -doivent point être spontanés; elle avait été terrifiée -d'apprendre qu'on pourrait la croire étourdie ou coquette. -Ce dernier adjectif, dont elle ne saisissait pas -la portée, ne faisait naître dans son esprit que l'idée -de toilettes extravagantes ou recherchées; mais, tel -qu'elle l'entendait, elle ne souhaitait pas qu'on le lui -appliquât. Elle n'était pas timide, mais naturellement -réservée, et, tout enfant, possédait déjà à un haut -degré le sentiment de la dignité féminine: ces dernières -dispositions venaient en aide aux efforts qu'elle -devait faire pour tenir en bride son esprit prompt et -fantasque. Elle y réussissait généralement; en entrant -dans un salon, elle savait adopter cette impassibilité -souriante, uniforme moral des femmes bien élevées; -mais cela lui avait semblé tout d'abord un peu dur.—Les -messieurs, disait-elle après son premier bal, -nous laissent la variété des toilettes, les fleurs et les -rubans; mais ce vilain habit noir, qu'ils semblent -modestement garder pour eux, ils le font prendre à -nos pauvres âmes.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span> -Aussi, Gabrielle Duriez n'aimait pas le monde. Ce -qu'elle aimait, c'était la maison de ses parents qu'elle -pouvait parcourir en chantant depuis le haut jusqu'en -bas. Elle ne savait pas, du reste, ce que c'est qu'un -appartement parisien, car M. Duriez avait tout un -hôtel, dont une partie était occupée par ses bureaux, -rue des Petites-Écuries. A la campagne, elle était plus -libre encore, bien que Montretout fût loin d'être pour -elle un séjour idéal; quant aux endroits de bains, tels -que Biarritz ou Trouville, elle les avait en profonde -horreur. Cependant, partout où se trouvait sa famille, -elle y était heureuse; là, en dépit des gronderies -maternelles, qui ne l'effrayaient guère, et des taquineries -d'Émile, qui la fâchaient et la ravissaient, elle -pouvait rire de tout son cœur, et donner libre cours à -l'ardeur de ses idées et à la tendresse de ses sentiments. -Elle pouvait dire sans crainte tout ce qui lui -passait par la tête: c'était le poème charmant de la -jeunesse, de l'enthousiasme et de la bonté, mais ceci, -Gabrielle ne s'en doutait pas.</p> - -<p>Cette année-ci pourtant, depuis qu'elle avait quitté -Paris, un changement avait paru se produire dans le -caractère de la jeune fille. Elle était moins animée, ne -tourmentait pas sa mère pour que celle-ci la laissât -galoper dans les bois avec Émile, et n'essayait pas -<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span> -d'entreprendre tout l'ouvrage du jardinier; elle ne -ramenait pas trop de mendiants à la maison, et ne -collait plus son joli minois contre les vitres des bibliothèques -en poussant de terribles soupirs qui semblaient -devoir les briser. Au contraire, événement véritablement -remarquable! il lui arriva quelquefois, ayant -dans les mains un livre nouveau, de l'y oublier, et de -rester des quarts d'heure entiers avant d'en tourner -un feuillet.</p> - -<p>—Gabrielle me rend bien heureuse, dit confidentiellement -madame Duriez à son mari; elle devient -tout à fait raisonnable et posée. Je crois que je suis -parvenue à mettre un peu de plomb dans cette petite -tête folle.</p> - -<p>—Du plomb, est-ce tellement nécessaire, à dix-huit -ans? Elle a été bien tranquille dernièrement, -c'est vrai. Ne serait-elle pas malade?</p> - -<p>—Malade, quelle idée! Ah! si elle commence à -m'écouter, monsieur Duriez, il est certain que ce -n'est pas votre faute: vous êtes pour cette enfant -d'une faiblesse déplorable; vous riez le premier lorsque -je la reprends.</p> - -<p>Le coupable courba le front et ne répondit pas, -mais le lendemain il observa sa fille: en voyant ses -joues roses et l'expression heureuse de ses beaux -<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span> -yeux, il ne put conserver la moindre inquiétude.</p> - -<p>Hélas! les grains de plomb dont madame Duriez -constatait le poids avec tant de satisfaction étaient des -fusées d'artifice, qui partirent en pétillant à la première -étincelle.</p> - -<p>Les visites de la marquise et de son neveu avaient -dissipé l'impression un peu triste que Gabrielle avait -gardée de certaine rencontre sur un escalier de la -rue de Grenelle-Saint-Germain. La jeune fille (pour -employer une expression juste sinon élégante) sentait -quelque chose dans l'air; et ce quelque chose ne l'inquiétait -pas, au contraire, elle le respirait avec une -curiosité joyeuse. D'ailleurs, elle ne s'abandonnait pas -volontiers aux sentiments vagues, à la mélancolie, -qu'elle trouvait parfaitement ridicules. Toute candide, -toute jeune qu'elle fût, elle se rendait bien compte -de ce qui se passait dans son cœur; seulement elle -ne jugeait pas à propos d'y regarder de trop près.</p> - -<p>La gaieté franche et sympathique d'Ernest Arnaud -mit de nouveau au dehors tout l'entrain qui était en -elle. La familiarité cordiale avec laquelle ses parents -et son frère traitèrent le jeune capitaine fit qu'elle -ne put elle-même voir dans celui-ci un étranger. Elle -s'étonna ensuite de lui avoir parlé dès le premier -moment sans plus d'embarras qu'à Émile. Dieu -<span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span> -merci, elle n'était pas assez fine logicienne pour -savoir qu'aux yeux d'une femme qui aime il n'existe -qu'un seul homme, celui dont l'image est gravée au -fond de son âme.</p> - -<p>Elle fut, pendant toute la soirée, étincelante d'esprit, -d'espièglerie mutine; elle s'amusa de tout: des -saillies de leur hôte, de ses propres fautes au billard, -surtout de leur concert improvisé. Le cœur du pauvre -capitaine fondait à ce rayonnement; Émile entonnait -intérieurement un chant d'actions de grâces; M. Duriez -était heureux de retrouver sa fille comme il aimait à -la voir.</p> - -<p>Quant à madame Duriez, elle gardait le secret de -ses réflexions particulières, se réservant de les communiquer -plus tard à celle qui en était l'objet.</p> - -<p>En effet, le lendemain matin, à peine se trouva-t-elle -seule avec elle, après le départ des deux hommes -pour leurs affaires, qu'elle fit entendre à Gabrielle le -plus long sermon dont celle-ci eût encore eu à remercier -l'éloquence maternelle. Sans aucun doute, dans -ce discours, tout n'était pas exagéré; mais, tel qu'il -était, il contenait assez d'hyperboles pour couvrir la -pauvre enfant de confusion et lui laisser l'idée pénible -qu'elle s'était conduite avec la plus grande inconséquence. -Ce qui portait madame Duriez à s'exprimer -<span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span> -avec tant de chaleur, c'est qu'elle n'avait pas deviné -sa fille et tremblait à l'idée qu'Arnaud avait pu lui -plaire. La désolation de la petite était profonde, quand -tout à coup la main même qui la blessait lui apporta -le baume le plus propre à la guérir. Sa mère se mit -à parler de madame de Saint-Villiers:</p> - -<p>—Tu ne saurais croire combien je me félicite que -ta marraine n'ait pas été là! Une personne d'une si -haute distinction!... Qu'aurait-elle pensé?</p> - -<p>De la marquise, madame Duriez passa au comte, -par une transition qui semblait naturelle; elle dit -quelques mots sans trop cacher son jeu, car elle n'eût -point été fâchée que Gabrielle comprît. Dès lors, elle -put continuer sans être interrompue ses remontrances -et ses explications; les regards suppliants et consternés -de Gabrielle s'éclairèrent si vivement que la jeune -fille eut à peine le temps d'abaisser ses longues paupières -pour les cacher.</p> - -<p>Quoi! pensa-t-elle, les choses en sont là! Maman y -pense et la marquise en a parlé!... C'est donc bien -vrai? Il pourrait songer à moi?.. mon Dieu!...</p> - -<p>—Chère maman, dit-elle en contenant son émotion, -je te comprends très bien, je t'assure. Tu -n'auras plus jamais à te plaindre de moi; je vais être -si tranquille et si raisonnable que tu en seras étonnée. -<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span> -Et puis, si par hasard tu m'entends encore causer à -tort et à travers, tu n'auras qu'à me faire un petit -signe... comme cela, vois-tu? et je me tairai tout de -suite, fussé-je au milieu d'un mot!...</p> - -<p>Mais cette idée de rester la bouche béante sur un -clin d'œil de sa mère parut tout à coup si plaisante -à Gabrielle, qu'elle ne put tenir son sérieux, et se mit -à rire à la fin de sa phrase.</p> - -<p>—Cela n'a pas de bon sens! dit la pauvre madame -Duriez, qui sourit malgré elle. Voyons, Gabrielle, tu -as dix-huit ans...</p> - -<p>A ce moment, on frappa à la porte.</p> - -<p>—Pardon, madame, dit un valet de chambre, c'est -la cuisinière qui attend les ordres de madame.</p> - -<p>—Ah! bien, fit madame Duriez, qu'elle monte.</p> - -<p>—Va, mère chérie, je te promets que je n'oublierai -pas un mot de ce que tu m'as dit.</p> - -<p>Et Gabrielle, après avoir embrassé sa mère courut -au jardin, où elle eut la satisfaction de découvrir que -sa monstrueuse rose Paul-Néron, la gloire de son parterre, -avait enfin consenti à s'épanouir dans toute sa -beauté.</p> - -<p>Quelques semaines se passèrent, pendant lesquelles -on vit plusieurs fois à Montretout madame de Saint-Villiers -et son neveu, tantôt ensemble, tantôt séparément. -<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span> -A la suite d'une promenade au Bois, il arrivait -à René de traverser le pont de Boulogne et de venir -causer un moment avec madame Duriez et sa fille. -Pourtant ses visites conservaient toujours un caractère -officiel et cérémonieux.</p> - -<p>Le capitaine Arnaud, au contraire, avait pris à la -lettre l'invitation de M. Duriez de se considérer comme -de la famille. Il commença par inventer mille prétextes -pour se présenter chez ses nouveaux amis aussi souvent -que possible, ce qui était toujours bien moins -qu'il ne l'eût désiré. Émile aurait pu être touché de -l'amitié extraordinaire que son ancien supérieur lui -témoigna tout à coup, s'il n'avait su parfaitement à -quoi s'en tenir sur ce point. Quand sa présence chez -les Duriez fut devenue si naturelle qu'on s'étonnait de -ne pas l'y voir, Arnaud renonça à en donner chaque -fois une explication qui lui coûtait bien de la peine; -imaginer... D'ailleurs, on recevait beaucoup dans cette -maison hospitalière; on donna quelques fêtes. Le -comte de Laverdie et le capitaine Arnaud n'étaient -pas les seuls qui, pour une raison ou pour une autre, -songeassent à obtenir la main de mademoiselle Duriez -mais il est certain que, parmi les nombreux rivaux, -nul n'était plus amoureux que celui-ci ni plus noble -que celui-là.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span> -Madame Duriez, inébranlable dans sa préférence -qu'inspirait l'ambition, voyait avec une joie intense -le moment s'approcher où sa fille serait comtesse de -Laverdie et nièce de la marquise de Saint-Villiers.</p> - -<p>Si Gabrielle et René n'étaient pas encore officiellement -fiancés, c'était seulement parce que la vieille marquise -redoutait les unions trop précipitées; elle voulait laisser -à ses deux enfants le temps de se connaître un -peu, car elle ne doutait pas qu'ils ne s'en aimassent -davantage. Des trois, elle était la plus tendre -et la plus romanesque; Gabrielle avait cependant le -cœur bien ardent et l'imagination bien vive, mais, -elle, n'avait-elle pas dix-huit ans? et n'était-ce pas -son propre bonheur qui la faisait ainsi rêver?</p> - -<p>Depuis la première soirée qu'Ernest Arnaud avait -passée à Montretout, madame Duriez ne s'était plus -trouvée dans le cas d'avoir à réprimer la vivacité parfois -étourdie de sa fille. Celle-ci, en effet, était peu -à peu tombée dans une disposition tout autre, qui, -chez cette nature décidée, n'était pas de la mélancolie, -mais bien réellement de la tristesse. On ne le -remarquait pas autour d'elle; car la seule personne -qui aurait pu s'en apercevoir, c'est-à-dire sa mère, -s'applaudissait de cette tranquillité, dans laquelle elle -voyait le bon résultat de ses observations.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span> -Gabrielle était malheureuse et le devenait chaque -jour davantage. Elle savait maintenant que le comte -de Laverdie recherchait sa main, mais elle avait cessé -de s'en réjouir.</p> - -<p>Tout d'abord, lorsqu'elle l'avait appris, elle s'était -dit que naturellement le jeune homme l'aimait, puisqu'il -souhaitait de l'épouser. Ses manières vis-à-vis -d'elle étaient graves et froides, il est vrai; il parlait -à peine; mais cette réserve excessive était sans doute -dictée par quelque loi du monde ignorée de la jeune -fille. Pourtant, elle songeait à leur première rencontre, -à cette vive sympathie qui était née entre eux dès -qu'ils s'étaient parlé; ils l'avaient ressentie également, -elle en était certaine, et ils se l'étaient exprimée, sans -cependant avoir prononcé un seul mot différent des -banalités de bon goût qui se débitent pendant un bal... -Que s'était-il donc passé? et pourquoi ce délicieux moment -n'était-il jamais revenu?</p> - -<p>A mesure que le temps s'écoula et que les visites -de M. de Laverdie se multiplièrent, Gabrielle sentit un -doute singulier envahir son cœur et le glacer.</p> - -<p>—Serait-il possible, se demanda-t-elle, qu'on pût -songer à faire d'une jeune fille sa femme et que -cependant on ne l'aimât pas?... Mon père racontait -l'autre jour l'histoire d'un homme qui s'est marié -<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span> -pour devenir riche; sa femme avait une dot immense, -mais elle était laide et méchante; elle l'a rendu si -malheureux qu'il s'est tiré un coup de revolver; il ne -s'est pas tué cependant, et je ne sais plus comment -tout cela finissait... Il arrive quelquefois des horreurs -pareilles. Mais il arrive aussi qu'on fait des faux, qu'on -vole et qu'on empoisonne... Et quel rapport ont ces -abominations avec le cher petit monde où je vis, avec -mes bons parents, avec ma spirituelle marraine, avec -René de Laverdie?...</p> - -<p>Quel intérêt le comte aurait-il à m'épouser s'il n'avait -pas un peu d'affection pour moi, lui qui est noble, -qui est riche, qui est si plein de goût, d'intelligence -et d'esprit? Il a un caractère très profond, il est -franc, bon, généreux; cela est facile à voir, car il -porte toutes ces qualités sur son visage... Et puis, je -le sais bien, car sa tante me l'a répété souvent. Quand -il parle, tout ce qu'il dit est très simple, et cependant -c'est toujours original; il semble que chacune -de ses paroles vous donne une idée nouvelle. Pourquoi -voudrait-il m'épouser, moi qui suis si sotte, qui -n'ai même jamais rien lu de tout ce qui l'intéresse?... -(Mais cela, par exemple, c'est bien parce qu'on ne me -le permet pas)... Il a vu sans doute que cette petite -Gabrielle Duriez a un très grand cœur pour aimer -<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span> -tout ce qui est supérieur, juste, beau, et qu'alors elle -le comprendrait, lui, et l'aimerait... oh! l'aimerait!...</p> - -<p>Et il s'est dit: «Ce sera ma petite femme: puisque -j'ai tout, noblesse, esprit et beauté, il est digne de moi -de partager avec quelqu'un qui n'a rien de tout cela.»</p> - -<p>De tels raisonnements, que Gabrielle se refaisait -cent fois dans une même journée, parvenaient quelquefois -à la consoler du désappointement et du malaise -où la plongeait la conduite de M. de Laverdie. -Cependant, devant l'évidence, ces raisonnements perdirent -à la fin toute force de persuasion.</p> - -<p>Comment conserver l'illusion que celui qui serait -dans peu son fiancé, puis son mari, désirât découvrir -ou amener entre elle et lui la moindre communion, -soit d'idées, soit de sentiments? Il ne s'adressait à -elle que rarement et ne paraissait jamais se soucier -de savoir ce qu'elle pensait sur les choses les plus sérieuses -comme sur les plus insignifiantes. Il s'appliquait -à plaire à madame Duriez, ce qui lui était aisé, -causait longuement avec son mari, et se montrait -presque disposé à traiter Émile en camarade; cependant -il conservait, dans ses rapports avec ce dernier, -une certaine hauteur qui, si légèrement qu'elle se fît -sentir, n'en irritait pas moins jusqu'à la fureur un -jeune homme vaniteux et jaloux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span> -Six semaines peut-être s'étaient écoulées depuis le -jour où Gabrielle avait guetté de sa fenêtre, avec un -cœur doucement ému, la voiture de sa marraine qui -descendait de Montretout. Elle était de nouveau à la -même place et dans la même attitude, mais à une -autre heure, et agitée par des pensées bien différentes.</p> - -<p>C'était le soir, un peu avant minuit. Quelques personnes -avaient dîné chez ses parents, le capitaine Arnaud, -entre autres, puis la marquise avec son neveu. -Ces deux derniers venaient de se retirer. René avait -traité la jeune fille avec une courtoisie plus raffinée -et plus glaciale encore que de coutume; une fois, elle -avait rencontré son regard fixé sur elle, et ce regard -lui avait paru presque ironique; il est vrai que le -comte, comme s'il en avait eu conscience, s'était hâté -de lui adresser la parole sur un ton gracieux et enjoué; -mais, depuis cet instant, le poids qui pesait sur -le cœur de Gabrielle devint si lourd qu'elle se demanda -si la force n'allait pas lui manquer pour le -porter.</p> - -<p>Dès qu'elle eut embrassé sa marraine au bas du -perron et répondu à l'inclination profonde de René, -Gabrielle, sans rentrer au salon, monta comme une -flèche jusqu'à sa chambre. Il faisait très chaud; la -nuit était magnifique; on avait laissé les deux croisées -<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span> -ouvertes. Elle s'assit dans l'embrasure de l'une d'elles -et se mit à regarder dans la direction du pont.</p> - -<p>Elle le trouva vite dans l'obscurité, grâce aux becs -de gaz espacés sur les deux trottoirs; il paraissait vide. -Bientôt l'omnibus d'Auteuil le traversa lentement, avec -un roulement sourd que la jeune fille écouta jusqu'à -ce qu'elle ne pût distinguer si elle l'entendait encore -ou si c'était son oreille qui en conservait le son -affaibli. Une minute après, elle vit paraître deux lumières -qui s'avançaient dans la même direction; à la -clarté d'un bec de gaz, elle reconnut un landau resté -ouvert à cause de la douceur de la soirée: c'était celui -de madame de Saint-Villiers. Une petite étoile rougeâtre -semblait voltiger au-dessus et marcher avec -lui.—Ah! pensa Gabrielle, c'est le cigare de M. de -Laverdie; la marquise est toujours contente lorsque -la nuit permet à son neveu de fumer dehors à côté -d'elle.</p> - -<p>Le landau passa plus vite que l'omnibus; il faisait -aussi moins de bruit; les pas des chevaux s'amortirent -sur le sable aussitôt que le pont fut franchi.</p> - -<p>Gabrielle continua à tenir ses yeux fixés sur la masse -noire du bois de Boulogne, au-dessus de laquelle l'atmosphère -de Paris s'élevait rose comme une vapeur -de fournaise. Elle regarda longtemps, longtemps, puis -<span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span> -tout à coup se retourna... L'idée lui était venue de voir -quel aspect prenait, par une belle nuit, cet espace -entre les deux collines, cette échancrure ouverte sur -l'infini du ciel, par où il lui semblait autrefois que ses -rêves arrivaient en flottant jusqu'à elle. L'espace était -tout à fait sombre, les étoiles ne brillaient point si -bas. Gabrielle prit sa tête entre ses mains et se mit -à sangloter.</p> - -<p>—Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, c'est tout, c'est -tout?... Folle que j'étais d'avoir pensé que l'on pourrait -m'aimer!... Mais alors, pourquoi donc est-ce qu'il -veut m'épouser?... Oh! si cela m'est possible, je ne -me marierai jamais!</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span> -<h2 class="normal">VI</h2> -</div> - -<p>Le lendemain même de ce jour, le comte de Laverdie -et son ami Alphonse de Linières firent ensemble -une promenade au bois. Ils sortirent tard, car le temps -était couvert et l'on n'avait pas à craindre un soleil -trop ardent. Cependant la chaleur ne laissait pas que -d'être fatigante, et, dans l'avenue des Acacias, ils ralentirent -tout à fait le pas de leurs chevaux. Depuis la -matinée où René avait annoncé à Alphonse son intention -d'épouser mademoiselle Duriez, jamais les deux -jeunes gens n'avaient reparlé de ce mariage. Quoique -le vicomte fût assez intime avec René pour amener -lui-même la conversation sur ce sujet, il s'était gardé -de le faire: le projet de son ami lui déplaisait trop -pour qu'il voulût seulement avoir l'air de le prendre -<span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span> -au sérieux. Il devinait pourtant que René n'y renonçait -pas, et il en avait un vrai chagrin.</p> - -<p>Le jeune comte, assez expansif et confiant de son -naturel, souffrait de la fierté qui lui faisait de son côté -garder le silence. Mais, du reste, qu'aurait-il dit? Alphonse -voyait trop clairement qu'il était malheureux, -et, sur le visage de celui-ci, la réponse n'était pas -moins claire; toute l'expression de ce visage disait en -effet: c'est ta faute.</p> - -<p>Une voiture vint au-devant d'eux dans l'avenue des -Acacias; elle était découverte, et Alphonse remarqua -de loin les deux dames qui s'y trouvaient. Il put les -observer d'autant plus à son aise que René était tombé -dans une de ses fréquentes rêveries, ne disant rien, -et tenant ses yeux obstinément baissés.</p> - -<p>Une des deux dames, la plus âgée, ne retint pas -longtemps les regards du vicomte; elle n'était pas -toujours visible d'ailleurs, au delà du buste imposant -de son cocher. Mais la seconde était assise du côté des -cavaliers... C'était une toute jeune fille, d'une physionomie -délicieuse, moins belle qu'expressive, et singulièrement -attirante. Ses regards, qui erraient çà et -là avec distraction, rencontrèrent tout à coup le visage -sombre et penché de René. A la grande surprise d'Alphonse, -les joues de la jeune fille se colorèrent légèrement, -<span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span> -et elle continua à regarder le comte, qui ne -s'en doutait pas, avec des yeux tristes et doux, les -plus touchants et les plus beaux que M. de Linières -eût jamais vus.</p> - -<p>L'intérêt de celui-ci était excité au plus haut point. -Il eût voulu avertir le comte, mais la voiture était -trop près. Soudain, comme elle allait les croiser, René -releva la tête; il salua vivement, et les deux dames -lui répondirent. Alphonse, qui n'avait attendu que le -moment d'ôter son chapeau, n'obtint pas même un -regard.</p> - -<p>—Qui est cette ravissante fille? s'écria-t-il aussitôt -que la calèche fut suffisamment éloignée.</p> - -<p>René se tourna vers lui d'un air stupéfait.</p> - -<p>—C'est la future comtesse de Laverdie, répondit-il.</p> - -<p>—C'est mademoiselle Gabrielle Duriez?</p> - -<p>—En personne.</p> - -<p>—René, s'écria son ami avec force, pourquoi m'as-tu -caché la vérité? Ah! tu es bien heureux d'être -aimé ainsi, et par une si charmante créature!</p> - -<p>René le considéra avec inquiétude, se demandant -sérieusement si le vicomte perdait la tête.</p> - -<p>—Ah çà, mon cher ami, fit-il, qu'est-ce que tu veux -dire? Quelle vérité t'ai-je cachée, et que diable l'amour -a-t-il à voir dans tout ceci?</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span> -—Mais, reprit Alphonse étonné à son tour, tu m'as -parlé d'un mariage d'intérêt et aussitôt je me suis -figuré une grosse bourgeoise entourée de sacs d'écus. -Au lieu de cela, je rencontre une véritable apparition -de conte de fées, une jeune fille délicieuse, qui s'émeut -en t'apercevant, qui te regarde avec des yeux... -comment dirai-je?... Ils étaient divins, ces yeux!... -Alors je me dis naturellement: Ce sournois de Laverdie -s'est moqué de moi. Je le trouve toujours bien -fou de faire une mésalliance, mais je conviens que -des regards comme celui que j'ai surpris valent une -couronne de comte.</p> - -<p>René éclata d'un rire amer.</p> - -<p>—D'honneur, fit-il, je ne t'aurais jamais cru à ce -point impressionnable et romanesque. Diable! mon -cher, comme tu t'enflammes et quelle imagination tu -as!... Parce qu'une petite fille m'a regardé... Ah! -tiens, vois-tu, c'est trop plaisant!</p> - -<p>Et il recommença à rire.</p> - -<p>—René, dit son ami, je te donnerai un conseil. -Tu as du cœur, je le sais: eh bien, ne ris jamais -comme cela devant cette enfant, tu lui ferais trop de -mal.</p> - -<p>—Allons donc! qu'elle soit comtesse, et il lui sera -très indifférent si je ris ou si je pleure! Elle aura, ma -<span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span> -foi! bien raison, puisque je l'épouse pour son argent.</p> - -<p>Le vicomte de Linières ne répondit pas.—Il y a -quelque mystère là-dessous, pensa-t-il: cela est évident. -Ou je n'ai jamais connu René, ou il est incapable -de cynisme et de bassesse. On fait tous les -jours des mariages d'intérêt, mais ne peut-on pas y -mêler un grain de délicatesse et de poésie? Cette -jeune fille a beaucoup de fortune, est-ce une raison -pour qu'elle n'ait pas un peu de cœur? Est-il donc impossible -que l'un et l'autre soient heureux parce -qu'ils auront mis en commun un titre avec quelques -millions?</p> - -<p>Tout à coup René reprit la parole, et sur le même -ton ironique:</p> - -<p>—Tu seras bientôt invité à la bénédiction nuptiale, -Alphonse: mes créanciers me pressent fort; je ne -me suis débarrassé de l'un d'eux, ce matin, qu'en lui -promettant d'être marié avant un mois.</p> - -<p>Alphonse se hâta de détourner la conversation. -Cette fois, il croyait avoir compris.—En effet, se -dit-il, voilà une situation bien horrible pour un -homme d'honneur. Pauvre René! il est presque fou -de colère et de honte... Mais lui, il s'est attiré cela, -tandis que cette malheureuse enfant!...</p> - -<p>A ce moment, les deux jeunes gens furent rejoints -<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span> -par quelques amis. On parla d'un dîner qui devait -avoir lieu le soir même à leur cercle, en l'honneur -de personnages étrangers. René promit de s'y rendre; -puis, trouvant un prétexte, il reprit seul presque aussitôt -le chemin de Paris.</p> - -<p>Cependant Gabrielle était tourmentée par une curiosité -inquiète et ardente. Elle eût voulu, ne fût-ce -qu'une minute, lire dans le cœur de René, sûre au -fond, malgré tout, qu'elle n'y verrait rien que d'aimable -et d'élevé. Elle songeait aux longues causeries -de sa marraine; celle-ci, qu'elle admirait et qu'elle -aimait tant, n'aurait pas voulu la tromper; elle devait -connaître son neveu. Et ses parents, certainement, -ne pensaient qu'à la rendre heureuse... Pouvait-elle -s'opposer à un mariage qui les comblerait tous de -joie? Quelle raison excuserait son refus? Lorsqu'elle -avait passé des heures, la nuit, sans dormir, ou le -jour, assise à sa fenêtre, retournant de semblables -questions dans sa petite tête, sans leur trouver de réponse, -elle finissait toutes les fois par se dire: Il ne -m'aime pas... Pourquoi donc veut-il m'épouser?</p> - -<p>Elle l'apprit bientôt, et d'une façon brutale.</p> - -<p>Une après-midi que la famille était, suivant son -habitude, réunie sur la terrasse ombragée devant la -maison, on parla pour la première fois ouvertement du -<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span> -prochain mariage de Gabrielle. Madame Duriez vanta -le bonheur de sa fille avec un enthousiasme sans mesure; -M. Duriez, voyant l'embarras de la petite, la -taquina amicalement; Émile, sombre, ne disait rien. -Gabrielle, avec une ombre de son ancienne gaieté, -sourit, déclara qu'elle n'avait pas encore dit bonjour à -ses roses, et se sauva pour échapper à une conversation -qui lui était pénible.</p> - -<p>Elle ne s'éloigna pas assez vite.</p> - -<p>A peine eut-elle tourné le premier massif que la -voix de son frère, s'élevant presque avec violence, -l'arrêta.</p> - -<p>—Avez-vous bien réfléchi, mon père? Est-ce donc -tout à fait décidé? Vous donnerez votre fille à un -libertin, perdu de dettes, qui la prend pour son argent!</p> - -<p>Gabrielle reçut dans toute sa force le coup de cette -exclamation grossière. Son frère, en parlant si haut, -pouvait-il croire qu'elle ne l'entendrait pas?</p> - -<p>Elle ne s'évanouit pas, mais elle fut prise d'un -tremblement nerveux qui la força de s'appuyer -contre un tronc d'arbre. Elle dut écouter la réponse -de son père, car pendant quelques minutes, il lui fut -impossible de bouger de là.</p> - -<p>—M. de Laverdie n'est pas un libertin! disait M. Duriez -<span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span> -indigné, et moi, je ne suis ni un mauvais père ni un -fou!... Le comte a un peu vécu: quel jeune homme -de nos jours ne l'a fait? C'est une garantie de bonheur -pour une femme. Il a perdu sa fortune, soit! Il a des -dettes, peut-être. Ma fille les payera si bon lui semble; -elle est assez riche pour cela... Elle contracte une -alliance qui rendrait fière une princesse.</p> - -<p>—Notre fille, s'écria à son tour madame Duriez, -ne sera pas seulement comtesse: elle héritera du -titre de la marquise de Saint-Villiers. Par son testament, -le marquis...</p> - -<p>Gabrielle rassembla toutes ses forces pour marcher -un peu plus loin: il était impossible qu'elle subît -plus longtemps cette torture. Elle craignait aussi de -perdre connaissance, car elle n'eût pas voulu qu'on -pût découvrir ce qu'elle avait appris ni ce qu'elle -éprouvait.</p> - -<p>Aux premiers pas qu'elle fit, elle se sentit moins -faible qu'elle ne s'y attendait. Elle se dirigea machinalement -vers son parterre de roses.</p> - -<p>Ce parterre, ou plutôt ce buisson tout embaumé et -tout fleuri, était situé dans un des plus jolis endroits -du jardin; il formait le coin d'une allée qui se perdait -dans un gracieux fouillis de jeunes arbres donnant -l'illusion d'un petit bois. En face du buisson -<span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span> -était un bosquet, et au delà une admirable pelouse -qu'ombrageaient des tilleuls et des marronniers -groupés au hasard; à travers l'écartement des branches, -on apercevait le lointain bleuâtre et le scintillement -du fleuve. C'était la propriété personnelle de -Gabrielle et sa retraite favorite. Nul jardinier n'eût -osé touché à un seul de ses rosiers, et personne, sans -y être invité par elle, ne se fût assis sous le bosquet.</p> - -<p>Ce fut là qu'elle se réfugia dans son chagrin.</p> - -<p>Elle ne versa pas une larme tout d'abord, et réfléchit -presque tranquillement.</p> - -<p>—C'est donc là vraiment la vie? se disait-elle. On -me l'a peinte quelquefois comme cela, et je ne voulais -pas croire que le tableau fût vrai. Je croyais que pour -moi ce serait autre chose. Je me sentais tant de bonne -volonté, de force et de foi, un tel pouvoir d'aimer!... -Pauvre petite folle que j'étais!</p> - -<p>Il lui semblait que tout à coup elle était devenue -très vieille, et qu'elle songeait à un temps lointain, -disparu pour ne plus revenir. Elle regarda ses roses, -et se représenta une jeune fille rieuse et fière qui les -soignait et leur disait tout bas: «J'aime et je suis -aimée!» Puis elle vit la même jeune fille cueillir un -bouton et le donner à un jeune homme qui souriait -en l'acceptant. Elle murmura plusieurs fois de suite: -<span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span> -C'est fini, fini, fini!... Puis elle ajouta avec un sanglot: -Cela n'a jamais été!</p> - -<p>Et, dans l'amertume de son jeune désespoir, elle -supplia Dieu de la laisser mourir.</p> - -<p>Mais, au milieu de sa douleur, elle se sentit une -énergie qu'elle ne s'était pas doutée jusque-là de posséder. -Elle se leva, et s'écria presque tout haut, -comme pour bien se convaincre de sa propre résolution:</p> - -<p>—Eh bien, non! Mes parents en souffriront sans -doute, ma marraine me maudira, ma vie, à moi, sera -brisée, mais je ne l'épouserai pas!</p> - -<p>Elle revint à la maison, et eut le courage de se montrer -souriante et tranquille, comme d'habitude.</p> - -<p>Dès le lendemain pourtant elle retomba dans ses -perplexités. Elle était bien jeune pour prendre seule -un si grave parti, il n'y avait personne au monde à -qui elle pût s'adresser pour avoir un conseil. S'avouait-elle -que son cœur doutait encore?... Mais il ne pouvait -plus douter, puisqu'elle avait entendu ses parents -convenir de l'horrible vérité, en parler comme d'une -chose toute naturelle... Il ne doutait peut-être pas, -mais il hésitait un peu, ce pauvre cœur de dix-huit -ans.</p> - -<p>Gabrielle fut plusieurs jours sans voir René.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span> -Sur ces entrefaites, madame Duriez eut affaire à -Paris, et ne jugea pas à propos d'emmener sa fille. -Celle-ci, qui aurait voulu pouvoir, en quelque mesure, -oublier l'aspect des boulevards et de la place de la -Concorde, employa ses heures d'indépendance à faire -dans le pays quelques visites de charité. Elle remontait -doucement la côte de Saint-Cloud, vers la fin de -l'après-midi. Le temps était beau et très chaud; les -routes blanches étaient désertes. Il y a une mélancolie -profonde dans la splendeur des jours d'été: -Gabrielle sentait sa tristesse grandir au milieu de ce -paysage plein de silence et de lumière.</p> - -<p>Elle n'était plus bien loin de leur avenue, lorsqu'elle -entendit venir un cavalier derrière elle; le pas relevé -du cheval indiquait une bête de prix. Une faible exclamation -se fit entendre, puis le pas devint plus rapide... -Elle éprouva aussitôt la certitude qu'elle allait -voir M. de Laverdie.</p> - -<p>C'était bien lui, en effet; il mit pied à terre au moment -de la rejoindre et commença de marcher auprès -d'elle. Il tenait son cheval à la main; la jolie bête, -qu'une minute de trot avait excitée, courbait excessivement -la tête, rongeait son mors, et posait les pieds -sur le sol avec une lenteur forcée et une grâce impatiente.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span> -C'était la première fois que Gabrielle et René se -trouvaient seuls ensemble. La femme de chambre qui -accompagnait mademoiselle Duriez les suivit à quinze -ou vingt pas en arrière, moins par respect que par la -peur affreuse que lui causaient les mouvements du -cheval.</p> - -<p>—Je pensais trouver ma tante ici, dit René. Je -serais vraiment surpris si elle ne venait pas nous rejoindre -dans la soirée.</p> - -<p>Gabrielle remarqua que le comte, après l'avoir saluée -d'un air joyeux, prenait en parlant une expression -grave et presque triste.</p> - -<p>—Madame de Saint-Villiers n'est pas malade, j'espère? -demanda-t-elle vivement.</p> - -<p>—Non, mademoiselle... Il hésita; la jeune fille -leva les yeux avec surprise.</p> - -<p>—Ma visite est peut-être inopportune, poursuivit -René; je n'apporterai pas beaucoup d'animation à la -table de vos parents, car ce jour n'est pas gai pour -moi. Mademoiselle, laissez-moi vous dire ce qu'il me -rappelle: cela me fera du bien, et vous comprendrez -pourquoi je suis venu ici... pourquoi il m'était impossible -de ne pas y venir.</p> - -<p>Il s'exprimait avec une émotion qui paraissait sincère; -à son tour, il leva les yeux; le regard doux et -<span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span> -troublé qu'il rencontra l'encourageant, il ajouta d'une -voix plus basse:</p> - -<p>—C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de ma -mère.</p> - -<p>Des larmes montèrent, lentes, bienfaisantes, ineffables, -sous les paupières de Gabrielle.</p> - -<p>Eh quoi, c'était là le libertin, l'homme intéressé, -fourbe et sans cœur? C'était lui qui était capable de -faire cette déclaration d'amour vraiment sublime! Ah! -comment ne pas croire en lui?</p> - -<p>—Merci, dit-elle avec force. Oh! oui, vous avez -bien fait de venir.</p> - -<p>Ils firent quelques pas en silence.</p> - -<p>Tout à coup, le son d'une voix se lamentant d'une -façon désespérée vint faire brusquement diversion aux -pensées qui les agitaient. Au devant d'eux accourait -un enfant d'une dizaine d'années, pauvrement, mais -proprement vêtu, et qui semblait en proie au plus -violent chagrin; il ne pleurait pas, il poussait des cris, -de véritables appels au secours.</p> - -<p>—Mon Dieu, mais c'est le petit Victor, l'enfant de -braves gens que nous connaissons, dit Gabrielle en -regardant M. de Laverdie. Que lui est-il donc arrivé?</p> - -<p>Elle alla presque en courant à sa rencontre.</p> - -<p>Quand le petit l'aperçut, il cessa brusquement ses -<span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span> -cris: son regard n'aurait pas pris une autre expression -si un ange du ciel se fût trouvé sur son chemin; -mais lorsque la jeune fille l'interrogea, il recommença -à se désespérer, sanglotant cette fois à fendre le cœur:</p> - -<p>—C'est mon petit frère, mademoiselle. Ah! mademoiselle, -s'il était mort!...</p> - -<p>—Mort? mon beau petit Charlot? Explique-toi donc, -au nom du ciel!</p> - -<p>—C'est dans le petit bois, là, dit l'enfant tout en -pleurant... Nous jouions, il est tombé... Ce n'était pas -ma faute... Oh! mon Dieu, oh! mon Dieu, que vais-je -dire à ma mère?</p> - -<p>Gabrielle était devenue toute pâle.</p> - -<p>—Mais enfin, qu'a-t-il, ton petit frère? Est-il toujours -dans ce bois? demanda M. de Laverdie qui -s'était approché.</p> - -<p>—Oui... Il a beaucoup saigné et maintenant il ne -bouge plus... Nos camarades se sont sauvés.</p> - -<p>Gabrielle s'élança en avant.—Viens, conduis-moi, -dit-elle à l'enfant.</p> - -<p>—Mademoiselle, s'écria René, je ne souffrirai pas!... -Laissez-moi, j'ai été soldat, je sais voir et panser une -blessure, tandis que vous...</p> - -<p>Il n'eut pas de peine à l'arrêter: la jeune fille -tremblait nerveusement.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span> -—Que votre femme de chambre coure à la maison, -ajouta le comte, qu'elle m'apporte vivement des linges, -du vinaigre, ce qu'il faut...</p> - -<p>Il s'interrompit avec une exclamation d'ennui en se -rappelant tout à coup son cheval.</p> - -<p>—Et l'hémorrhagie qui dure peut-être, murmura-t-il -avec angoisse.</p> - -<p>—Je tiendrai votre cheval, monsieur, s'écria Gabrielle; -je le ramènerai...</p> - -<p>Il ne répondit pas et paraissait dans un embarras -cruel.</p> - -<p>—Allez, je vous en supplie, monsieur. Il y va de -la vie de cet enfant!</p> - -<p>Il lui abandonna les guides; le cheval n'était pas -dangereux, mais le comte de Laverdie était avant -tout homme du monde. Gabrielle ne songeait guère -aux convenances dans ce moment-là. Elle obligea la -femme de chambre à se hâter, et elle entra seule -dans l'avenue, tenant la double rêne fermement serrée -dans sa petite main auprès du mors fumant et -tout couvert d'écume.</p> - -<p>Soit du reste qu'il se fût un peu calmé, ou que son -clairvoyant instinct lui eût, pour ainsi dire, donné -quelque intuition de ce qui se passait, l'intelligent -animal se laissait conduire par la jeune fille plus docilement -<span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span> -encore que par son propre maître; parfois -il avançait sa tête fine comme pour demander une -caresse; Gabrielle le flattait alors d'un air distrait. -Elle était tout éperdue de bonheur et d'inquiétude.</p> - -<p>Un homme et un enfant qui la rencontrèrent la -suivirent des yeux avec stupéfaction. Heureusement -que madame Duriez n'était pas encore rentrée! Un -pareil spectacle eût été trop pour elle. Enfin Gabrielle -atteignit la grille et un domestique lui prit le cheval -des mains.</p> - -<p>Elle fit alors quelques pas au devant de René. Elle -s'adossa contre un arbre pour l'attendre; mais un -quart d'heure au moins s'écoula avant son retour. N'y -tenant plus, elle allait se mettre en marche dans la -direction du bois ou plutôt du taillis, théâtre de l'accident, -quand tout à coup M. de Laverdie parut à -l'extrémité de l'avenue. Il portait le petit blessé entre -ses bras; la femme de chambre suivait avec l'aîné -des deux enfants.</p> - -<p>Gabrielle quitta l'arbre sur lequel elle se tenait appuyée -et s'avança avec anxiété.</p> - -<p>—Sauvé, sauvé, ne craignez rien! cria de loin le -comte aussitôt qu'il l'aperçut.</p> - -<p>Elle le regarda s'approcher. Le soleil, déjà très bas, -envoyait entre les arbres de longs rayons rougeâtres; -<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span> -René les traversait l'un après l'autre, alternativement -avec les bandes d'ombre profonde que projetaient -les masses du feuillage. Il paraissait singulièrement -beau et touchant dans ce rôle d'active charité, penché -sur cet enfant qu'il tenait contre sa poitrine avec la -grâce et la tendresse d'une femme.</p> - -<p>Le petit garçon était charmant aussi; il avait peut-être -quatre ans, et des cheveux de chérubin tout -blonds et tout frisés. On avait attaché un mouchoir -en bandeau autour de son front; ses yeux étaient ouverts, -mais avec une expression épuisée et effarée -qui faisait peine à voir: il s'était coupé en tombant -sur une pierre et, comme il avait perdu beaucoup de -sang, il se trouvait très faible.</p> - -<p>Gabrielle se pencha vers lui, l'embrassa, lui parla; -il se souleva tout joyeux et lui tendit les bras: c'est -qu'il la connaissait bien, la bonne demoiselle! Elle le -prit, malgré la résistance de René, et l'on entendit le -petit Charlot murmurer avec un grand soupir de soulagement, -dès qu'il eut posé la tête sur son épaule:—A -présent, Çarlot est guéri, Çarlot n'a plus bobo du -tout.</p> - -<p>On le déposa sur le lit d'une chambre d'amis, et il -ne tarda pas à s'endormir profondément.</p> - -<p>—Il faudrait prévenir ses parents, dit Gabrielle -<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span> -dont il gardait la main entre ses deux petites menottes -jusqu'au milieu de son sommeil. Victor va rentrer -comme un bon garçon, et j'enverrai quelqu'un avec -lui pour être sûre qu'on ne s'inquiétera pas et qu'il -ne sera pas grondé.</p> - -<p>Mais, en entendant cette proposition, Victor se remit -à pleurer, et déclara à travers ses larmes qu'il n'oserait -jamais se présenter chez lui si mademoiselle Gabrielle -ne l'accompagnait pas.</p> - -<p>La jeune fille parut hésiter; elle regarda Charlot -endormi, et commença à s'efforcer d'ouvrir les petits -doigts de l'enfant pour dégager sa propre main.</p> - -<p>Cependant M. de Laverdie s'adressait au désolé -Victor.</p> - -<p>—Et si j'allais avec toi, moi, chez tes parents? Je -suis bien certain que je ne remplacerais pas mademoiselle -Gabrielle, mais cela lui éviterait une peine, -et, vois-tu, mon garçon, je crois qu'elle est fatiguée, -la bonne demoiselle: regarde-la, elle est plus pâle -encore que ton gros Charlot.</p> - -<p>Gabrielle leva la tête avec un sourire étonné et attendri.</p> - -<p>—Oh! vous feriez cela? dit-elle.</p> - -<p>—Pourquoi pas? répondit le comte d'un air de -bonne humeur. La pauvre mère va être folle de peur, -<span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span> -et je ne me fierais pas à l'éloquence d'un de vos gens -pour la rassurer. Et puis, il ne faudrait pas que celui-ci -fût battu, le pauvre petit gars! Il a déjà été bien -assez malheureux. Allons, monsieur Victor, montrez-moi -le chemin.</p> - -<p>Il sortit, et Gabrielle demeura seule près du petit -enfant qui dormait; de temps à autre elle s'inclinait -et baisait ce joli visage sur lequel les fraîches couleurs -de la vie renaissaient peu à peu.</p> - -<p>C'est ainsi que la surprirent sa mère et madame -de Saint-Villiers, arrivées ensemble de Paris.</p> - -<p>Le soir, il y eut à dîner une assez nombreuse société: -toute une famille d'amis intimes débarqua du -train de sept heures; Émile amena quelques jeunes -gens. Le capitaine Arnaud se présenta au dernier moment; -attiré probablement dans le voisinage par la -force des circonstances, il s'était dit qu'on ne lui pardonnerait -jamais de ne pas s'arrêter à Montretout.</p> - -<p>Pendant le repas, le comte de Laverdie sut se rendre -agréable, tout en conservant un maintien sérieux -et comme recueilli, que Gabrielle, et sans doute aussi -madame de Saint-Villiers furent seules à remarquer -et à comprendre. Il y avait peu de dames à table. -René était assis entre madame Duriez et sa fille. Celle-ci -gardait sur son visage la trace des émotions si vives -<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span> -de l'après-midi; ses yeux étaient agrandis par un -cercle sombre; elle restait pâle et causait peu; chaque -fois que sa mère adressait la parole au comte ou -à la marquise, d'une voix qui devenait alors flexible -et sucrée, on aurait pu la voir agitée tout à coup par -un tressaillement pénible.</p> - -<p>Madame Duriez ne manqua pas d'amener la conversation -sur l'accident arrivé au petit Charlot. Elle -s'étendit avec emphase sur ce qu'elle appelait le dévoûment -généreux, le sang-froid extraordinaire et la -présence d'esprit admirable de M. de Laverdie. Ce -dernier semblait au supplice, et retenu par la politesse -seule de mettre fin à des flatteries qu'un fat eût -trouvées déplacées. Gabrielle, qui avait changé plusieurs -fois de couleur pendant cette petite scène, -s'était à la fin tournée du côté d'Ernest Arnaud; elle -lui parlait de la dernière revue, et le capitaine se -croyait dans le ciel. Lorsqu'il eut terminé la description -très vivante, très animée, d'une charge de cavalerie, -et qu'il pensa de nouveau à regarder dans son -assiette, René se pencha vers Gabrielle pour lui raconter -sa visite aux parents de leurs petits protégés, et -lui demander quelques renseignements sur cette intéressante -famille.</p> - -<p>Elle l'écouta d'un air distrait, lui répondit brièvement, -<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span> -d'un ton sec, dur, presque méprisant, et -s'interrompit pour rire aux éclats d'une plaisanterie -qui venait d'obtenir un succès marqué de l'autre -côté de la table.</p> - -<p>Lorsque le café fut pris, et que l'on eut suffisamment -respiré l'air frais et parfumé du jardin, on rentra -au salon, et, comme les hommes étaient en majorité, -des jeux de cartes s'installèrent aussitôt. Le -piquet était l'une des faiblesses de la marquise de -Saint-Villiers; elle en fit un avec M. Duriez; d'autres -personnes plus ou moins âgées organisèrent un whist. -Quant aux jeunes gens, ils cherchèrent quelque partie -plus animée, brelan ou baccarat, et, sur leur table, -les louis remplacèrent bientôt les pièces blanches des -joueurs raisonnables et posés.</p> - -<p>Gabrielle vit avec plaisir que René refusa absolument -de prendre part à aucun jeu. Dans le secret -espoir peut-être qu'il viendrait causer avec elle, qu'il -lui parlerait de sa mère, la comtesse de Laverdie, et -qu'elle découvrirait enfin la vérité qu'elle eût donné -sa vie pour connaître, la pauvre enfant sortit sur la -terrasse. Elle souffrait de la tête, elle était lasse et découragée, -elle eût souhaité que tous ces gens bruyants -et importuns quittassent la maison. Elle s'assit aussi -loin que possible des portes vitrées du salon d'où -<span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span> -s'échappaient des torrents de lumière, des voix -joyeuses, des rires sonores et prolongés. Tout à -coup, elle entendit ces mêmes bruits se produire plus -près d'elle. Deux jeunes gens, qui sans doute n'avaient -pas été favorisés par la chance au baccarat, venaient -de se réfugier dans la salle de billard; Gabrielle, en -étendant la main, eût touché l'une des croisées de -cette pièce; contrariée, elle allait s'éloigner, lorsque -le nom de Laverdie, prononcé par les deux voix dont -le diapason s'abaissa, la retint clouée à sa place. Sans -doute qu'il eût été plus naturel et plus convenable -de s'en aller sans écouter, mais ce dernier parti lui -eût été à peu près aussi facile à prendre qu'il serait -facile au condamné à mort de se boucher les oreilles -lorsqu'on lui apporte la réponse à son recours en grâce. -Gabrielle resta assise en retenant son souffle, et voici -ce qu'elle entendit:</p> - -<p>—Étonnant? Si vous disiez plutôt stupéfiant, étourdissant, -a-bra-ca-da-brant! Ouf!... Voir le comte de -Laverdie repousser un paquet de cartes!</p> - -<p>—Vraiment? Il est enragé à ce point-là?</p> - -<p>—Enragé? fit l'autre interlocuteur qui paraissait -avoir la manie de répéter tous les adjectifs qu'il -pouvait saisir au vol. Enragé! Voulez-vous que je -vous apprenne ce que j'ai vu, moi, de mes propres -<span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span> -yeux vu, ce qui s'appelle vu?... comme disait...</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—J'ai vu (ici la voix devint tout à fait basse) le -comte de Laverdie perdre au jeu, d'un seul coup, en -deux heures... soi-xan-te-dix mille francs!</p> - -<p>Une exclamation que l'on ne pensait pas devoir être -recueillie par les oreilles d'une jeune fille, répondit à -cette révélation; au bout d'un instant l'on reprit:</p> - -<p>—Il est donc fabuleusement riche?</p> - -<p>—Riche, répéta l'écho sur-le-champ. Est-ce qu'on -peut être riche longtemps à ce métier-là? Je le crois -parfaitement ruiné, et la preuve indubitable et certaine, -c'est qu'il n'a plus remis les pieds au cercle depuis -ce fameux jour, je veux dire: cette fameuse -nuit.</p> - -<p>—Mais alors?</p> - -<p>—Alors?... Comment, c'est sérieusement que vous -me faites une pareille question? Mais, mon pauvre -cher, vous êtes donc complètement dépourvu d'yeux, -d'oreilles, de tous les organes au moyen desquels il -nous est donné de percevoir, de recevoir la manifestation, -etc., etc., de tout ce qui se passe en dehors de -nous?... Et vous êtes dans cette maison? Et vous avez -observé l'air grave et tout à fait sanctifié de Laverdie?... -Et vous avez constaté comme moi par quel -<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span> -geste plein de noblesse il s'est détourné de nous -autres, pauvres pécheurs, et de cet abîme de perdition -qu'on appelle une table de baccarat?... Et vous -avez dû voir, avec non moins d'évidence et de clarté?... -Non, non, tenez, vous me désespérez!... Passez-moi -donc une de ces queues, mon bon ami, et commençons.</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span> -<h2 class="normal">VII</h2> -</div> - -<p>Dans la même semaine, les Duriez donnaient une -grande fête.</p> - -<p>Les meilleurs musiciens, les rafraîchissements les -plus exquis, les décorations les plus nouvelles et les -plus dispendieuses, étaient ordonnés pour cette soirée. -Toutes les pièces du rez-de-chaussée étaient transformées -en salles de bal; le jardin devait être illuminé, -et un feu d'artifice tiré à minuit. Des appartements -étaient préparés pour quelques-uns des invités venus -de loin. Madame de Saint-Villiers, qui n'avait pas -encore quitté Paris, et pour cause, bien que juillet -fût commencé, avait promis de s'installer à Montretout -avec sa femme de chambre dès l'après-midi du -grand jour.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span> -Elle fut fidèle à sa parole et elle arriva vers trois -heures.</p> - -<p>Après avoir donné son avis sur quelques questions -importantes, elle laissa madame Duriez dans tout le -feu de ses préparatifs, et elle suivit volontiers Gabrielle -tout au fond du jardin, dans le bosquet aux -roses; le bruit des marteaux des tapissiers ne parvenait -pas jusque-là.</p> - -<p>Ce fut alors, dans cette charmante solitude où Gabrielle -avait si souvent rêvé et pleuré si amèrement, -que la vieille dame entretint pour la première fois sa -filleule de l'union qu'elle projetait entre elle et son -neveu et dont l'idée lui était chère. Elle avait voulu, -avant personne d'autre, en parler à la jeune fille; elle -devinait bien l'amour de celle-ci, et se réjouissait de -voir s'ouvrir ce tendre cœur.</p> - -<p>Elle fut un peu désappointée.</p> - -<p>Et cependant ce n'était pas sans émotion que Gabrielle -écoutait des paroles qui l'eussent inondée de -joie quelques jours auparavant. Elle souriait d'un air -un peu mélancolique, regardait le gai soleil qui se -jouait entre les branches, et, tout en suivant le vol -des insectes dans ses rayons, se demandait si quelque -chose avait changé, si ce n'était pas un mauvais rêve -qu'elle avait fait, si elle n'allait pas être heureuse.—Tout -<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span> -à coup, le sable de l'allée cria sous un pas bien -connu; la marquise s'interrompit, et d'un petit air -mystérieux et triomphant:—Le voilà! murmura-t-elle.</p> - -<p>En effet, René venait d'apparaître de l'autre côté -du buisson de roses. Il portait sur sa physionomie un -air ému, anxieux, humble presque, que Gabrielle ne -lui avait jamais vu. Encore trop loin pour parler, il -adressa à la jeune fille un long regard, qui troubla -profondément celle-ci.—Allons, pensa-t-elle, l'épreuve -sera plus douloureuse encore que je ne le -croyais: au commencement du moins il m'avait épargné -cette odieuse comédie.</p> - -<p>L'attendrissement qui l'avait gagnée lorsqu'elle -écoutait sa marraine fit aussitôt place dans son cœur -à un mouvement d'indignation et de fierté, qu'elle -prit pour de la force.</p> - -<p>M. de Laverdie salua avec gaieté. Il venait seulement -voir comment se trouvaient ces dames et si sa tante -était arrivée; il était attendu et devait repartir, mais -il reviendrait le soir dès neuf heures.</p> - -<p>—Vous voyez, fit-il en riant, j'ai trouvé mon chemin -tout seul jusqu'ici. Madame Duriez a déclaré -qu'elle ne me prêterait pas un domestique; ils sont -trop occupés. Mais j'ai reconnu les allées, et je me -souvenais de ce massif de roses.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span> -En disant ces mots, il regarda Gabrielle; elle rougit, -mais ne leva pas la tête; elle avait pris l'ombrelle de -sa marraine et s'occupait d'arranger les plis de la -dentelle: cependant elle dut cesser parce que sa -main tremblait.</p> - -<p>Après avoir causé pendant un instant, madame de -Saint-Villiers se leva, comme pour examiner une -fleur de plus près; elle fit ensuite quelques pas, parlant -toujours; puis, dès qu'elle eut tourné le tronc -d'un gros arbre, elle prit tout à coup la fuite, enchantée -de sa malice et riant à l'idée du tête-à-tête -où elle laissait ses deux enfants.</p> - -<p>Gabrielle, qui tenait ses yeux baissés, n'avait pas -vu la marquise s'éloigner. Lorsqu'elle s'aperçut enfin -qu'elle était seule avec M. de Laverdie, sa consternation -et son embarras furent extrêmes; elle n'osa -pourtant pas quitter le bosquet sur-le-champ.</p> - -<p>Elle espéra d'abord que le jeune homme allait parler, -continuer la conversation; mais il ne dit rien, et, -à l'expression que prit son visage, elle commença au -contraire à craindre qu'il n'ouvrît la bouche.</p> - -<p>Elle eût donné tout au monde pour trouver quelques -mots à dire, mais rien ne lui venait à l'esprit; un flot -brûlant lui montait aux joues; n'y pouvant plus tenir, -elle traversa l'allée et se réfugia vers ses roses.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span> -René paraissait cependant aussi troublé qu'elle-même. -Comme elle se penchait vers les fleurs, il dit -enfin d'une voix timide et presque suppliante:</p> - -<p>—Ne m'en donneriez-vous pas une aujourd'hui?... -de vous-même?... La première, ma tante vous l'avait -demandée.</p> - -<p>—Elles ne sont plus à moi, dit la jeune fille: je les -ai toutes sacrifiées pour les salons, ce soir.</p> - -<p>Et elle ajouta précipitamment:</p> - -<p>—Et ma marraine est au soleil, là-bas, tandis que -je garde son ombrelle!... Suis-je étourdie!</p> - -<p>Elle s'en alla presque en courant; les larmes, malgré -tous ses efforts, jaillissaient de ses yeux.</p> - -<p>René était devenu extrêmement pâle; il resta un -moment à la même place, debout, comme pétrifié; -puis il rentra dans le bosquet, s'assit et laissa tomber -son front dans ses mains. Il réfléchit ainsi pendant -quelques minutes, et, très calme, traversa ensuite -tout le jardin, où il ne rencontra personne. Il arriva -dans la cour de devant; aucun valet ne se trouvant -là pour lui donner son cheval, il le détacha lui-même -et se mit en selle.</p> - -<p>—Mon Dieu, s'écria madame Duriez par une -fenêtre, allez-vous jamais nous excuser, monsieur -le comte? C'est une horreur de vous laisser partir -<span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span> -ainsi! Nous nous conduisons comme des sauvages.</p> - -<p>—N'en parlez pas, madame, répondit René en se -découvrant. C'est moi qui étais indiscret. Les préparatifs -d'une fête, comme les coulisses d'un théâtre, -ne sont pas pour les yeux des profanes.</p> - -<p>—Indiscret, vous? mais pas du tout, je vous assure. -Vous viendrez de bonne heure, ce soir, n'est-ce pas? -Je n'ose pas vous prier de rester...</p> - -<p>—Je ne le pourrais pas, quoique ce fût un vrai -plaisir... J'aurais tâché de me rendre utile. Mais il faut -que je m'en aille. Au revoir, madame.</p> - -<p>—A ce soir, cher comte. Encore une fois pardon. Y -a-t-il seulement un portier pour vous ouvrir la grille?</p> - -<p>A peine René fut-il dehors, qu'il mit son cheval à -un furieux galop. Il gagna en une demi-heure le faubourg -Saint-Honoré. Heureusement on était à ce moment -de l'année pendant lequel on dit qu'il n'y a personne -à Paris; cette course extraordinaire ne fut donc guère -remarquée, et ceux qui suivirent le cavalier des yeux, -non sans inquiétude, ne connaissaient pas le comte de -Laverdie.</p> - -<p>L'intention du jeune homme n'était pas alors de -retourner à Montretout dans la soirée; mais il est -probable que, de quatre heures à dix, il fit de nouvelles -réflexions; car, précisément à ce dernier moment, -<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span> -M. Duriez lui serrait la main sur la plus haute marche -du perron chargé de fleurs.</p> - -<p>Ce n'était pas en vain que madame Duriez s'était -donné autant de mal pendant toute la journée. La -maison et le jardin présentaient un aspect charmant. -On aurait dit, du reste, que ces deux parties de la -propriété avaient changé de rôle et de décoration, tant -la maison était pleine de verdure et le jardin de lumières.</p> - -<p>Il y avait déjà beaucoup de monde et l'on dansait -quand le comte arriva; une des premières personnes -qu'il vit fut Gabrielle. Elle était dans un quadrille, à -côté d'un grand et beau garçon que René connaissait -bien: c'était un officier de cavalerie qu'il avait souvent -rencontré chez les Duriez depuis quelques semaines. -Arnauld était en grand uniforme, et plus animé, -plus brillant que jamais. Gabrielle était en bleu pâle, -couleur qu'elle aimait beaucoup sans se douter qu'elle -lui allât si bien; elle avait dans les cheveux des roses -blanches naturelles. Ce soir-là, on ne pouvait lui reprocher -une gaieté trop vive; elle paraissait pourtant heureuse -et gardait sur les lèvres un beau sourire un peu -rêveur.</p> - -<p>René s'était retiré dans l'embrasure d'une croisée ouverte, -et la contemplait sans pouvoir détourner un instant -<span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span> -ses regards. Il venait de se rappeler un autre bal -où il avait vu pour la première fois ces fleurs blanches -dans ces cheveux blonds et ces grands yeux limpides, -profonds, joyeux. Il resta là très longtemps, à demi -caché par les larges feuilles d'un palmier; en valsant, -elle passa plusieurs fois près de lui sans l'apercevoir. -Il remarqua qu'elle dansa deux fois avec le capitaine -Arnauld et que celui-ci n'invita personne d'autre.</p> - -<p>Cependant madame de Saint-Villiers, fort inquiète, -cherchait son neveu de tous côtés.</p> - -<p>—Mais il est là! disait M. Duriez. Je lui ai parlé il -n'y a pas une heure.</p> - -<p>—C'est moi que vous demandez? fit tout à coup -René sortant de sa cachette et plus pâle qu'un mort.</p> - -<p>—Si c'est vous?... s'écria la marquise presque avec -colère. Mais elle s'arrêta, frappée par l'expression singulière -du visage de son neveu.—Bon Dieu! mon -cher enfant, reprit-elle avec effroi, qu'avez-vous? que -vous arrive-t-il?</p> - -<p>—Je suis un peu souffrant, répondit René.</p> - -<p>—Souffrant? Vous étiez si gai cette après-midi!</p> - -<p>—Oui... c'est une chute, presque rien... Mon cheval -s'est effrayé en rentrant dans ma cour.</p> - -<p>—Et vous êtes tombé!... mais c'est affreux!</p> - -<p>—Tombé, non... pas précisément; j'ai sauté à terre, -<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span> -mon pied a un peu tourné... Enfin, je vous donne ma -parole que ce n'est rien; seulement, j'aimerais mieux -ne pas danser, je crains d'être trop disgracieux. -Voyons, chère tante, prenez mon bras et n'ayez pas -l'air aussi épouvanté ou l'on va faire cercle autour de -nous.</p> - -<p>Ils commencèrent lentement à marcher à travers -les salons; madame de Saint-Villiers ne pouvait contenir -la vivacité de son désappointement.</p> - -<p>—Comment avez-vous fait? disait-elle. Vous êtes -bon cavalier cependant. Fallait-il que cela arrivât -aujourd'hui! Ne pourriez-vous pas vous tirer d'un -quadrille? Avec mademoiselle Duriez, c'est ce que je -veux dire.</p> - -<p>—Eh bien, oui... un quadrille, j'essayerai. Mais -elle doit maintenant être engagée pour plus de danses -qu'elle n'en pourra donner.</p> - -<p>—Nous allons voir.</p> - -<p>Gabrielle se trouvait au milieu d'un groupe de jeunes -femmes dans une des portes ouvrant sur la terrasse. -Elle sentit venir plutôt qu'elle n'aperçut la marquise -et M. de Laverdie.</p> - -<p>—Chère petite, dit la vieille dame, je vous amène un -coupable, mais un coupable écloppé et repentant: il -avait une entorse et ne l'a plus sentie quand il a -<span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span> -vu remuer vos petits pieds. J'intercède pour que vous -lui accordiez un quadrille.</p> - -<p>—Oh! balbutia la jeune fille, comme je suis fâchée!... -Vous vous êtes fait très mal? Mon Dieu, mais je n'ai -plus de quadrilles, je crois. Elle ne savait pas trop que -faire. Elle se demandait en même temps si la blessure -de René était réelle, et quel serait le chagrin de sa -marraine au cas où elle refuserait de danser avec lui; -elle souffrait encore cruellement de sa propre dureté -de l'après-midi.</p> - -<p>—Je ne peux pas le prochain, dit-elle, mais je crois -que le suivant... oui, le suivant.</p> - -<p>—Très bien, c'est convenu, répondit madame de -Saint-Villiers, qui voyait son neveu devenir plus blême -encore et qui se hâta de l'entraîner vers un sofa.—Mettez-vous -là, lui dit-elle, vous ne paraissez vraiment -pas à votre aise. C'est encore la faute d'une de -vos vilaines bêtes; je vous ai souvent dit que vous -montiez des chevaux trop vifs.</p> - -<p>Ce n'était pas une douleur physique qui altérait ainsi -le visage de René; ses souffrances morales mêmes, s'il -en avait, étaient alors dominées par une colère farouche.—Je -danserai le prochain quadrille, se dit-il. -Pourtant, au lieu de chercher laquelle il inviterait de -toutes les charmantes danseuses que ses yeux pouvaient -<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span> -apercevoir, il suivait du regard avec obstination l'uniforme -éclatant d'Ernest Arnauld, qui semblait apparaître -à la fois dans toutes les parties du bal, tant se -montrait infatigable l'entrain du jeune officier.</p> - -<p>Tout près du comte se trouvait assise une jeune -femme qui se donnait beaucoup de peine pour attirer -l'attention de celui-ci en riant et en causant très haut. -La joie de cette dame fut au comble lorsqu'au premier -coup d'archet M. de Laverdie vint lui demander de -l'accepter pour cavalier: René pourtant eût été bien -embarrassé s'il lui eût fallu dire dans quelle langue -elle avait parlé. Comme il tâchait de découvrir une -place libre à travers les salons encombrés, madame -Duriez l'aborda.</p> - -<p>—Je cherche quelques couples de bonne volonté, -dit-elle, pour former un quadrille sur la terrasse; je -suis persuadée qu'on y sera très bien. Ne pourriez-vous -organiser cela, monsieur le comte?</p> - -<p>—Volontiers, madame, dit René, qui dissimulait mal -une légère grimace chaque fois que l'excellente personne -lui rappelait ainsi son titre.</p> - -<p>Il eut bientôt réuni trois autres jeunes couples, qui -se déclarèrent ravis de danser au grand air. Au milieu -de la chaîne anglaise, ils furent troublés par l'arrivée -du capitaine Arnauld, que madame Duriez avait présenté, -<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span> -fort contre son gré, du reste, à une jeune personne -timide et ne sachant pas valser; il avait sollicité de -cette demoiselle l'honneur d'un quadrille et l'amenait -pour prendre part à celui de la terrasse.</p> - -<p>—Nous sommes assez nombreux, monsieur, lui dit -René d'un ton fort sec.</p> - -<p>—Êtes-vous maître des cérémonies, monsieur? -répondit l'officier blessé et surpris.</p> - -<p>—Monsieur, reprit René, la maîtresse de la maison -m'a prié d'organiser ce quadrille. Nous sommes déjà -quatre couples; vous voyez bien que vous seriez de -trop.</p> - -<p>Ces mots, et surtout la façon dont ils furent prononcés -choquèrent Arnauld au dernier point. Cherchant -ce qu'il devait répondre, n'osant pourtant faire -un esclandre, il restait avec sa danseuse au beau -milieu du quadrille interrompu: c'était le moment -de la seconde figure et l'on se remit en mouvement.</p> - -<p>—Mais retirez-vous donc, monsieur! s'écria René -en passant près de lui.</p> - -<p>Arnauld s'éloigna, et, se penchant avec un sourire -vers la jeune fille qu'il avait à son bras:</p> - -<p>—Faisons un tour de jardin, dit-il. Si vous voulez -bien me promettre le premier lanciers, je vous réponds -que vous aurez la meilleure place.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span> -A peine le quadrille fut-il terminé, et les dames -installées au buffet que M. de Laverdie trouva moyen -de s'esquiver; à la première porte il rencontra -Arnauld.</p> - -<p>—Je vous cherchais, monsieur, dit celui-ci.</p> - -<p>—Je m'en doutais, répliqua René.</p> - -<p>—Alors vous savez aussi dans quel but, monsieur. -Le ton dont vous m'avez parlé m'a singulièrement -déplu.</p> - -<p>René, qui avait aussitôt sorti de son portefeuille une -carte, la remit au capitaine, en s'arrangeant de façon -que personne autour d'eux ne remarquât son mouvement.</p> - -<p>On ne se douta pas en effet dans cette gaie réunion de la -provocation qui venait d'être faite et acceptée. La fête -ne fut marquée par aucun autre incident fâcheux, et -elle se prolongea fort tard, à la satisfaction de tous -ceux qui restèrent jusqu'au dernier moment.</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span> -<h2 class="normal">VIII</h2> -</div> - -<p>Deux ou trois jours après, Gabrielle apprit par son -frère, qui ne mit pas beaucoup de ménagements à lui -communiquer cette nouvelle, que M. de Laverdie avait -gravement blessé le capitaine Arnauld dans un duel à -l'épée. Celui-ci avait été atteint au côté gauche par un -coup de pointe porté avec vigueur, et sa vie se trouvait -sérieusement menacée. Émile ne donna, du reste, -que peu de détails sur cette affaire. On tâchait de la -tenir secrète à la famille Duriez, et nul, hormis les -témoins, ne sut jamais où elle commença. Par Émile, -on la connut bientôt à Montretout; mais le jeune homme -avait juré à son ami de n'en point révéler les principaux -détails, et Gabrielle fut la seule à laquelle il -avoua que la blessure de l'officier pouvait être mortelle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span> -Ce fut un cruel soulagement pour ce garçon peu délicat -d'exhaler devant sa sœur une douleur bruyante, -égalée seulement par son indignation contre M. de -Laverdie. Il ne lui cacha pas qu'il supposait bien que -ce malheur était arrivé à cause d'elle; et, bien qu'assez -généreux pour l'en déclarer parfaitement innocente, il -se permit quelques allusions grossières à la préférence -qu'elle pouvait entretenir secrètement pour le comte -ainsi qu'au caractère et aux intentions de celui-ci.</p> - -<p>Gabrielle, au reste, souffrait tellement à l'idée de ce -qui venait de se passer, que les paroles amères de son -frère ajoutèrent peu à sa douleur et à sa consternation. -Suivant cette vivacité avec laquelle les âmes -jeunes et confiantes vont d'un extrême à l'autre, ne -croyant plus à rien de vrai chez ceux qu'elles reconnaissent -les avoir une fois trompées, elle jugea René d'autant -plus sévèrement qu'elle l'avait vu d'abord avec -des yeux plus aveugles. Elle le crut assez coupable -pour ne pas craindre de sacrifier la vie d'un -homme au plus vil intérêt, et le soupçonna d'avoir -provoqué Arnauld dans la pensée que celui-ci pourrait -lui enlever la main de la jeune fille dont il ne recherchait -lui-même que la fortune.</p> - -<p>Quelques jours s'écoulèrent sans que l'on revît à -Montretout ni la marquise ni René. Une après-midi, -<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span> -cependant, madame Duriez, rentrant avec sa fille, -trouva dans la coupe d'onyx du vestibule, parmi quelques -lettres, la carte pliée de M. de Laverdie.</p> - -<p>On était sur le point de partir pour Trouville. -Comme il arrive en pareil cas, on avait attendu au -dernier moment pour faire une foule de visites et -de courses indispensables: aussi les journées semblaient-elles -trop courtes à madame Duriez. Elle faisait -atteler régulièrement vers une heure, montait -en voiture avec Gabrielle, et posait sur le coussin -devant elle trois ou quatre agendas, son porte-cartes -et des paquets d'échantillons. Elle se rendait alors à -Paris; quand elle allait voir des amis dans les environs, -à Meudon ou à Bellevue, elle ne se chargeait pas -d'un bagage si considérable.</p> - -<p>A peine installée dans la voiture, elle ouvrait -un des agendas et regardait la liste des emplettes -nécessaires; puis elle cherchait dans un autre les -adresses des magasins. Elle pesait les mérites respectifs -de ceux-ci, les groupait par quartiers, calculait -combien au plus elle pourrait en explorer jusqu'à sept -heures. Alors elle prenait les échantillons, répandait -sur ses genoux les petits morceaux de faille, de laine -ou de satin, et s'absorbait dans une étude plus importante -encore. Au reste, ses réflexions se faisaient à -<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span> -haute voix, et Gabrielle était sans cesse appelée à donner -son avis. En temps ordinaire tout ceci n'amusait -que médiocrement la jeune fille; dans l'état d'esprit -où elle se trouvait, c'était pour elle une pénible tâche. -Elle l'accomplissait tranquillement, sans y attacher sa -pensée; elle s'efforçait de ne pas répondre trop souvent:—Cela -m'est égal... l'un sera aussi joli que -l'autre... c'est absolument la même chose... Ces -façons de parler contrariaient madame Duriez, qui ne -se fiait pas volontiers à son propre goût et n'aimait -pas décider seule.</p> - -<p>Une ou deux fois, dans ces chaudes après-midi de -juillet, madame Duriez, en traversant le bois, s'endormit -au mouvement de la calèche. Gabrielle élevait -alors son ombrelle pour protéger sa mère contre le -soleil. Les grandes allées étaient presque désertes; le -chant monotone des sauterelles s'élevait des gazons -brûlés; les longues herbes, courbées par la chaleur, -se flétrissaient dans la poussière au bord de la route; -aucun souffle n'agitait les feuillages des arbres, et cependant -les hauts peupliers se balançaient légèrement -sur le ciel, comme pris d'un frissonnement mystérieux. -La voiture allait au petit trot, et le pas des -chevaux retentissait avec une régularité à laquelle Gabrielle -trouvait quelque chose de désespérant et d'implacable: -<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span> -elle était saisie par l'horrible sentiment -d'une course sans but, éternelle, avec ce vide, ce -silence et ce sommeil à ses côtés.</p> - -<p>Un jeudi, vers trois heures, étant descendues chez -Guerre pour se rafraîchir et se reposer, madame Duriez -et sa fille y rencontrèrent la marquise.</p> - -<p>—Enfin, mignonne, je vous tiens! s'écria la vieille -dame en embrassant sa filleule. Et cette fois je ne vous -lâche plus. Est-ce ainsi qu'on m'abandonne, petite -méchante? Vous allez venir avec moi. Madame Duriez, -je la garde cette après-midi.</p> - -<p>On objecta des occupations pressantes, une robe, -entre autres, à essayer.</p> - -<p>—Non, non, dit la marquise. D'ailleurs, j'irai -avec elle pour cette robe, si elle y tient. Je vous la -ramènerai ce soir; nous viendrons à l'heure du café. -Vous ne vous faites pas une idée comme je suis triste -et abandonnée depuis quelque temps! Voilà une -enfant que je ne vois plus, et quant à mon neveu, il a -eu l'esprit de se fouler le pied et il ne bouge de chez -lui. Allons, c'est dit, je l'emmène; vous y consentez, -chère madame.</p> - -<p>Il n'était pas possible de dire non. Gabrielle partit -avec madame de Saint-Villiers; mais elle était fort -<span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span> -mal à l'aise et se sentait moins de courage que chez -elle, à Montretout.</p> - -<p>Comme elles étaient toutes deux le soir à table, la -marquise se mit tout à coup à parler de René, exprimant -la contrariété qu'elle éprouvait de sa foulure. Ce -fut alors la première, la seule fois où sa filleule se -demanda si la vieille femme n'était pas la complice du -jeune homme, et ne convoitait pas pour son neveu les -millions de la maison Duriez. Une semblable idée fit -tellement horreur à Gabrielle qu'elle la repoussa sur-le-champ -et sans peine: mais ces soupçons involontaires, -qui lui venaient à présent sur ceux qu'elle -aimait et respectait le plus, n'étaient pas pour la jeune -fille les fruits les moins amers de sa dure expérience.</p> - -<p>Après le dîner, elle se trouva seule un moment -dans le petit salon, sa marraine l'ayant quittée pour -écrire un billet et donner quelques ordres. Gabrielle -tenait entre les mains une magnifique collection de -gravures de Goupil, représentant les meilleures toiles -des dernières expositions; elle l'examinait avec intérêt, -car elle avait un goût très vif pour la peinture et toute -espèce de dessin. Elle remarqua, dans un tableau -historique, un personnage qui ressemblait fort à M. de -Laverdie; cela lui rappela le portrait de celui-ci qui devait -être derrière elle, et, se tournant un peu, elle se mit -<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span> -à le contempler. En revoyant cette physionomie si fine -et ces yeux fiers, elle fut saisie d'une douloureuse -pitié de songer qu'ils cachaient un caractère bas.—Pauvre -René, murmura-t-elle, pauvre René!.. Oh! -comme je vous plains!</p> - -<p>Au bruit que fit une porte, elle se retourna vivement: -M. de Laverdie entrait.</p> - -<p>Elle ne se troubla pas, et remercia intérieurement -le ciel de l'avoir envoyé. A tout prix, elle voulait prévenir -une demande en mariage, un refus, et les scènes -pénibles à tous qui ne manqueraient pas d'en résulter. -Peut-être que l'occasion s'offrait de tout arrêter, si -toutefois il restait à René assez d'honneur et de loyauté -pour la comprendre.</p> - -<p>Le jeune homme, de son côté, prévit qu'une explication -allait avoir lieu; il la désirait. Ce qui le surprit -au plus haut point, c'est que Gabrielle parlât la première.</p> - -<p>—Monsieur, fit-elle, ne sachant pas du tout ce -qu'elle allait dire, mais sentant qu'il fallait en finir -de suite et que sa marraine pouvait rentrer, monsieur, -j'ai appris ce duel... C'est un grand malheur... M. Arnauld -était un ami de notre famille...</p> - -<p>—Monsieur Arnauld, j'espère, le sera encore longtemps, -dit René d'un ton froid. Grâce au ciel, son -état ne présente plus aucun danger.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span> -—Il est sauvé? s'écria Gabrielle avec joie.</p> - -<p>—Oui, mademoiselle.</p> - -<p>Il y eut un moment de silence embarrassé.</p> - -<p>—Mademoiselle, reprit René qui se leva et fit un -pas vers la jeune fille, pardonnez-moi... J'ai été aveugle, -insensé! mais ne pensez pas que j'eusse pu vous -faire autant de mal volontairement. Je vous jure que -si j'avais compris plus tôt ce qui me paraît si clair à -présent, jamais la vie de M. Arnauld n'eût été mise en -péril par ma main!</p> - -<p>Gabrielle baissa la tête... L'album de Goupil était -encore ouvert devant elle; ses yeux se fixèrent sur la -gravure, sans la voir, agrandis par l'intensité d'une -réflexion profonde.</p> - -<p>—Me croyez-vous? me pardonnez-vous? demanda -René encore une fois.</p> - -<p>—Oui, monsieur, oui, murmura la jeune fille.</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers rentrait alors dans la chambre. -Elle eut grand plaisir à voir son neveu et décida -qu'il les accompagnerait à Montretout. René s'excusa -de ne pas le faire, non sans peine, disant qu'il n'avait -pas prévu la présence de mademoiselle Duriez, et alléguant -un engagement sérieux. Il craignait pourtant -que sa tante n'éprouvât quelque ennui à revenir -seule.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span> -—Qu'à cela ne tienne, répondit celle-ci. Il fera -presque jour encore; et d'ailleurs une promenade nocturne, -et même solitaire, à travers le Bois, n'a rien -qui m'effraye.</p> - -<p>Ils descendirent ensemble; René aida ces dames à -monter en voiture, puis partit lui-même à pied pour -le faubourg Saint-Honoré.</p> - -<p>Trois ou quatre jours après, madame de Saint-Villiers -n'ayant aucune nouvelle de son neveu, et trouvant sa -conduite vis-à-vis d'elle et de la famille Duriez fort -extraordinaire, prit la résolution d'aller trouver le -jeune homme chez lui. C'était une chose qu'elle faisait -rarement, mais elle y était cette fois poussée par -une grande inquiétude: elle tremblait que René ne -fût entraîné de nouveau vers la vie dissipée qu'il avait -menée autrefois.</p> - -<p>Une après-midi, vers cinq heures, elle se fit conduire -rue d'Anjou.</p> - -<p>Elle fut frappée de la mine bouleversée du domestique -qui lui ouvrit: c'était un ancien serviteur, absolument -dévoué à M. de Laverdie; il parlait bas, de ce ton -voilé qu'on prend dans une chambre de malade.</p> - -<p>—Mon Dieu, François, qu'y a-t-il?.. Votre maître?.. -s'écria la marquise, très effrayée.</p> - -<p>—Rien, rien, madame, rien encore, répondit vivement -<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span> -le domestique. Mais que je suis heureux de voir -madame la marquise! J'étais sur le point d'aller trouver -madame.</p> - -<p>—Pourquoi? Parlez vite, François. Ah! mon pauvre -René!</p> - -<p>Le vieux domestique fit entrer madame de Saint-Villiers -dans la bibliothèque, où elle s'assit toute tremblante. -Alors, debout devant elle, il lui dit d'une voix -altérée qu'il était fort tourmenté à l'égard de son maître; -que certainement quelque grand malheur était -arrivé à M. le comte; que depuis plusieurs jours celui-ci -ne sortait plus, mangeait à peine, et restait enfermé -chez lui, où il passait des heures à écrire.</p> - -<p>—Hier, ajouta le pauvre homme en pâlissant, je -l'ai trouvé occupé à examiner et à charger des pistolets.</p> - -<p>—Où est-il? où est-il? s'écria la marquise en se -levant aussitôt.</p> - -<p>—Dans sa chambre à coucher, madame la marquise; -il ne bouge plus de cette pièce maintenant.</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers traversa l'appartement, et, -sans se faire annoncer, sans frapper même, entra chez -son neveu.</p> - -<p>C'était la chambre gothique. Le jour s'y adoucissait -en passant par les vitraux. René était assis au milieu, -<span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span> -devant une table sur laquelle se trouvaient beaucoup de -papiers et quelques armes; ainsi que l'avait annoncé -le domestique, il écrivait.</p> - -<p>Il se leva dès qu'il aperçut sa tante. Celle-ci marcha -droit à lui et lui prit les mains sans rien dire; elle -avait des larmes dans les yeux.</p> - -<p>—Qu'avez-vous?.. ma chère tante... dit René d'un -ton qu'il voulait rendre naturel et qui n'était qu'embarrassé.</p> - -<p>La vieille dame l'entraîna tendrement vers un sofa, -où tous deux s'assirent.</p> - -<p>—Mon cher enfant, dit-elle, ne me cachez rien. -Tant que vous avez été gai, étourdi, joyeux, votre -vieille tante ne vous a pas beaucoup gêné, n'est-ce pas? -Mais vous souffrez, c'est différent. Ne croyez pas -qu'elle vous laisse tranquille tant qu'elle ne saura pas -ce qui vous rend malheureux... ce qui vous fait songer -à mourir...</p> - -<p>—Ma tante!</p> - -<p>—Je le sais. Est-ce ce mariage? Mon Dieu! est-ce -que j'aurais à me reprocher cela?.. Vous n'aimez pas -Gabrielle et vous vous croyez engagé... Mais il n'est -pas trop tard pour vous retirer, je vous jure qu'il n'est -pas trop tard!</p> - -<p>Le jeune homme ne répondit pas.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span> -—René, s'écria la marquise, ayez pitié de moi, de -mon âge, de mes cheveux blancs! Songez à votre -mère... C'est au nom de son souvenir, de son amour, -que je vous conjure de parler!</p> - -<p>René mit sa tête dans ses mains et laissa échapper -un gémissement douloureux.</p> - -<p>—Ah! dit-il, vous me parlez de l'amour de ma -mère, et je m'en suis rendu indigne!.. Faut-il que je -vous fasse autant de mal, ma pauvre tante!.. Ah! je -suis un misérable!</p> - -<p>—Vous, René? c'est impossible!</p> - -<p>—Ma tante, reprit-il, je vais tout vous dire: vous -jugerez vous-même... Hélas! vous me mépriserez -comme je me méprise. Mon plus grand crime, et -ma plus grande douleur aussi, je vous assure, c'est -de vous causer ce chagrin.</p> - -<p>—Mon pauvre enfant!.. mon pauvre enfant!.. murmurait -la marquise.</p> - -<p>Elle commençait à se rassurer, ne pouvant croire -que René eût jamais rien fait de bien mal.</p> - -<p>—Vous savez trop, ma tante, que je vous ai donné -peu de sujets de satisfaction depuis quelques années. -Cependant, et bien que je ne sois pas disposé dans ce -moment à l'indulgence envers moi-même, je suis -certain d'avoir mieux vécu que n'importe quel jeune -<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span> -homme de mon âge et de ma position. Mais j'ai mangé -énormément d'argent, je me suis ruiné; et, vers les -derniers temps (une chose que vous ne soupçonniez -pas!)... j'ai joué... non point par passion... J'ai joué -pour me rattraper, pour gagner.</p> - -<p>—Et vous avez perdu, malheureux?</p> - -<p>—Tout, ma tante, tout!.. Je suis couvert de dettes! -Mais attendez, je n'ai rien dit encore. Ce qui m'avait -ruiné, c'étaient mes goûts dispendieux... ces vieilleries -que j'aime tant,.. puis, les chevaux. Renoncer à tout -cela, je ne le pouvais pas. C'est ce qui m'a rendu -lâche. Je me serais tué plutôt... Et je ne voulais -pas mourir. Ma pauvre tante! Vous rêviez de me -faire épouser votre filleule... Je n'ignorais pas qu'elle -possédait une fortune considérable... Et j'ai consenti.</p> - -<p>—Sans l'aimer.</p> - -<p>—Sans la connaître même. Oh! comme j'ai mis -longtemps à la voir seulement, cette jeune fille, telle -qu'elle est, simple, sincère... Je ne me souciais pas de -la comprendre, ou plutôt je croyais n'avoir rien à -découvrir en elle. Dans mon vil calcul, je supposai -qu'elle fixait sur ma couronne de comte le regard que -j'attachais sur ses millions.</p> - -<p>—Ma pauvre petite Gabrielle!</p> - -<p>—Oh! ma tante, elle peut me pardonner, et vous -<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span> -aussi, car je souffrais bien de tout cela... Je me trouvais -odieux... Ce mariage me faisait horreur! Plus -d'une fois j'ai songé à m'y soustraire, mais j'ai reculé -devant la misère, la honte, le suicide... Je n'ose pas -dire: devant la pensée de votre désespoir... Je ne -veux pas chercher d'excuse.</p> - -<p>Il s'arrêta, regardant d'un air sombre un rayon couleur -de sang qui s'échappait des vitraux et brillait à -l'angle et aux ferrures du bahut.</p> - -<p>—Et maintenant? demanda la marquise.</p> - -<p>—Maintenant, ma tante, j'aime Gabrielle Duriez et -je me sens indigne d'elle... D'ailleurs elle ne m'aime -pas.</p> - -<p>—Tu aimes Gabrielle! s'écria la vieille dame. Tu -aimes Gabrielle, et c'est pour cela que tu veux te tuer? -Ah! mon cher, cher enfant, que le ciel soit béni! Tu -es toujours noble, bon... Tu seras encore heureux!</p> - -<p>—Oui, j'ai pensé comme cela aussi, reprit René -avec amertume. Cet amour me réhabilitait à mes propres -yeux. Qu'il fût partagé, et alors titre, fortune, calculs -d'intérêt, que signifiait tout cela? Vous auriez -véritablement uni deux cœurs.</p> - -<p>—Eh bien? dit la marquise.</p> - -<p>—Gabrielle ne m'aime pas, ma tante. C'est le capitaine -Ernest Arnauld qu'elle aime.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span> -—Par exemple! s'écria la marquise. Cet étourneau, -ce fat?.. Allons donc! Et moi, je vous déclare qu'elle -vous aime, mon neveu. Je le sais mieux que personne -peut-être.</p> - -<p>René ne put s'empêcher de sourire.</p> - -<p>—Chère tante, fit-il, je suis fâché de vous ôter vos -illusions, mais je dois vous dire que je me suis battu -avec cet Arnauld; j'ai failli le tuer. Je le savais épris -de mademoiselle Duriez, mais je ne pensais pas... Enfin -elle m'a fait comprendre que je suis à ses yeux un -assassin, un monstre...</p> - -<p>—Elle!</p> - -<p>—Elle-même. Ah! je vous assure qu'il lui était -impossible de s'exprimer plus clairement.</p> - -<p>—Mon Dieu, mon Dieu! gémit la marquise.</p> - -<p>Elle réfléchit un instant, puis elle reprit:</p> - -<p>—Écoutez, René: s'il y a une chose dont j'ai été -persuadée, non pendant une heure, mais pendant des -semaines et des mois, c'est que Gabrielle vous aimait, -qu'elle vous aimait naïvement, profondément, de toute -son âme, comme cette vive créature doit aimer. Je ne -peux pas me figurer que je me sois trompée, encore -moins qu'elle ait changé... N'y a-t-il pas ici quelque -malentendu?</p> - -<p>—Hélas! non, il n'y en a pas. D'ailleurs, et c'est -<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span> -mon châtiment, je ne me sens pas capable de lui offrir -un cœur digne d'elle, un amour qui puisse répondre -au sien. Il y aurait toujours entre nous cette ombre -ignoble d'intérêt que j'y ai vue une fois. Ah! misérable, -misérable libertin que je suis!</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers essaya de consoler son -neveu, mais inutilement. Elle jugeait les fautes du jeune -homme rachetées par la profondeur de ses regrets -et la sincérité de son amour, mais elle ne pouvait faire -accepter ces considérations à René; tout en souhaitant -de le soulager, elle n'eût pas voulu voir sa douleur -s'amoindrir, puisque cette douleur le relevait. Elle -s'efforça de lui persuader qu'il pourrait encore vivre -heureux sans Gabrielle, mais tout ce qu'elle dit à cet -effet fut accueilli par un morne silence. La conversation -se prolongeait, ou plutôt la vieille dame parlait toujours, -épuisant tous les arguments que lui suggérait sa tendresse. -René ne répondait plus; les sourcils froncés, -l'air triste, mais résolu, il semblait trouver tant de paroles -inutiles. S'éloigner, le laisser ainsi était impossible -à la marquise; l'idée de ces pistolets, dont le domestique -lui avait parlé, revenait sans cesse à son esprit -et la remplissait d'épouvante.</p> - -<p>Il fallut partir cependant. Alors elle trahit ses craintes; -elle conjura son neveu, au nom de tout ce qu'il -<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span> -avait jamais respecté, de tout ce qui lui avait été si -cher, de ne pas attenter à sa vie. Elle lui arracha -la promesse qu'il la reverrait encore; puis elle le -quitta tout éperdue, et à peine fut-elle dans sa voiture, -les stores abaissés, qu'elle s'abandonna au désespoir -le plus amer.</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span> -<h2 class="normal">IX</h2> -</div> - -<p>Le surlendemain, René de Laverdie reçut de sa tante -la lettre suivante:</p> - -<p class="lettre">«Mon cher enfant,</p> - -<p>«Il m'est impossible d'aller vous voir: je suis vieille, -faible, et tant d'émotions m'ont brisée.</p> - -<p>»Vous viendrez causer avec moi, car j'ai des choses -importantes à vous dire; pourtant j'aime mieux auparavant -vous en écrire le résumé... La plume risque -moins de s'égarer que la parole, et je vois si peu clair -dans tout ceci que je crains de commettre une erreur; -elle deviendrait certainement fatale. Réfléchissez bien -vous-même avant de tirer la moindre conclusion ou de -vous arrêter à un parti quelconque.</p> - -<p>»J'ai vu Gabrielle. J'étais résolue à pénétrer, fût-ce -de force, dans son cœur, et j'y ai réussi.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span> -»Mon enfant, elle vous aime. Ne vous réjouissez pourtant -pas trop à ce mot. Cette jeune fille a changé, je -ne la comprends plus; elle paraît lutter contre son -amour, et, si j'ai découvert ses sentiments, c'est bien -malgré elle. Je lui ai dit (vous m'en voudrez, je le sais; -mais puis-je laisser mes deux enfants courir à leur -malheur sans tout faire pour les arrêter?), je lui ai -dit que j'étais arrivée juste à temps pour vous empêcher -de mourir, et c'est alors seulement qu'elle s'est -émue... Oh! ne croyez pas que je me sois trompée, que -j'aie vu seulement ce que je désirais voir... D'ailleurs, -elle s'est expliquée ensuite, mais attendez.</p> - -<p>»Qu'est-ce que vous vous imaginiez donc à propos de -cet officier, de cet Arnauld?.. Mais elle n'a jamais pensé -à lui! Vous auriez dû voir l'expression de son visage -quand je l'ai nommé, je pourrais rire en y pensant. -Voilà un rival peu redoutable, et il n'était pas besoin -de le maltraiter comme vous l'avez fait.</p> - -<p>»Mais supposerait-on jamais qu'une petite fille refuse -d'épouser un homme qu'elle aime parce qu'il est comte? -C'est pourtant ce qui m'a paru ressortir des demi-aveux -de ma filleule. Il s'est passé quelque chose que j'ignore...</p> - -<p>»N'y a-t-il rien eu entre vous? De pareilles idées sont -entrées tout récemment dans la tête de Gabrielle: il -y a un mois elle n'y eût pas songé. Elle m'a parlé -<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span> -de position sociale, de noblesse et de bourgeoisie, -que sais-je, moi? Je l'ai grondée, puis je me suis -moquée d'elle, rien n'y a fait. Elle employait un petit -ton calme, ferme, tout nouveau dans sa bouche rieuse. -C'est à y perdre la raison! Pour moi, je ne sais -plus où j'en suis... Tenez, je voulais être claire, et -cette lettre est un vrai galimatias.</p> - -<p>»Voici ce qu'il vous faut entendre: mademoiselle -Duriez vous aime, cela est certain; et, ce qui ne l'est -pas moins, malheureusement, c'est qu'elle ne veut -pas vous épouser.</p> - -<p>»Venez au plus tôt, mon cher René, que je vous -répète en détail toute notre conversation. Vous y -verrez peut-être quelque chose que je n'ai pas su y -découvrir. Je m'efforce de ne pas désespérer encore: -je vous en supplie, faites de même.</p> - -<p class="signature">»Votre tante.»</p> - -<p class="space">René lut cette lettre et resta longtemps pensif.</p> - -<p>Quand il se leva enfin, il avait sur les lèvres un sourire -triste et doux.</p> - -<p>—Allons, enfant, murmura-t-il, allons, jeune noble -paresseux, inutile et fier, voyons si tu peux être un -homme, voyons comment tu sais aimer.</p> - -<p>Il fit quelques pas dans sa chambre et vint appuyer -<span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span> -sa main sur la table; mais là, il s'arrêta et resta debout, -le front penché. Il se passait en lui une lutte grave, -terrible.</p> - -<p>—Elle a dû souffrir, dit-il encore. Voilà ce qu'il -me faut expier.</p> - -<p>Alors il s'assit et écrivit quelques mots qu'il mit -sous enveloppe. Il s'habilla ensuite pour sortir. Quand -François le vit passer le chapeau sur la tête, le pauvre -homme s'approcha de lui, tout ému.</p> - -<p>—Monsieur le comte sort? fit-il. Monsieur le comte -s'est habillé seul?</p> - -<p>—Oui, dit René.</p> - -<p>—Ne dois-je pas avertir le groom?</p> - -<p>—Je vais à pied.</p> - -<p>—Ah! monsieur le comte, mon cher monsieur René, -reprit le vieillard tout inquiet, ne puis-je donc rien -faire pour vous?</p> - -<p>René se retourna, très touché.</p> - -<p>—Mon vieux François, fit-il, mon bon vieil ami! -rassure-toi: je n'ai besoin de rien et je ne cours -aucun danger. Tout à l'heure, je te demanderai tes -services et je m'adresserai à ton dévouement.</p> - -<p>En quittant la maison, il se rendit tout droit chez sa -tante.</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers fit un cri de joie en l'apercevant. -<span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span> -Malgré la parole qu'il lui avait donnée, elle -craignait tout du découragement profond où elle -avait vu le jeune homme; la lettre qu'elle lui avait -écrite ne portait pas non plus de consolation bien efficace. -Depuis le départ de cette lettre, elle en retournait -avec angoisse toutes les phrases dans sa tête, craignant -de s'être mal exprimée, d'avoir laissé trop peu -d'espoir et poussé à l'excès le chagrin de son neveu.</p> - -<p>Elle était étendue sur une chaise longue dans son -petit salon. René s'assit en face d'elle.</p> - -<p>—Eh bien, dit la marquise, que faire?</p> - -<p>Comme elle allait reprendre et répéter mot pour -mot tout ce qui s'était passé entre elle et sa filleule, -René l'arrêta doucement.</p> - -<p>—Ce n'est pas nécessaire, fit-il, j'ai compris.</p> - -<p>—Quoi donc?</p> - -<p>—J'ai compris que mademoiselle Duriez possède -un cœur plus grand encore, plus élevé que nous ne -pensions l'un et l'autre. Oh! ma tante, comme je l'ai -blessé cruellement, ce pauvre cœur! Oui, elle m'a -aimé, elle m'aime, la douce, la généreuse créature! -et elle a vu cette chose horrible: que je l'épousais -pour son argent.</p> - -<p>—Oh!</p> - -<p>—Elle l'a vu! Et maintenant, si je me jetais à -<span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span> -ses pieds, si je lui disais que je l'aime, si je lui peignais -mon repentir, mon désespoir, elle me croirait -peut-être...</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Eh bien, je ne le ferais pas! Est-ce que j'agirais -autrement si je n'étais pas sincère? Que coûte un serment -à un homme qui a pu nourrir de si viles pensées?</p> - -<p>—René, mon ami, vous vous exagérez vos torts. -Je m'explique, en effet, la conduite de Gabrielle si elle -a deviné vos motifs intéressés. La pauvre enfant a dû -bien souffrir! Je m'étonne pourtant qu'une pareille -idée lui soit venue... A son âge, avec si peu d'expérience -du monde! C'était bien dur de sa part. Et puis, -enfin, elle aurait dû songer que sous ce rapport tout -se compensait parfaitement, et que votre alliance...</p> - -<p>—Madame, interrompit René dont les yeux s'enflammèrent, -si vous avez la moindre pitié pour moi, -ne parlez pas ainsi!.. Gabrielle savait que je ne l'aimais -pas, parce que j'ai eu la barbarie de le lui faire -sentir. Je croyais agir avec franchise; je me disais: -«Au moins je ne la tromperai pas.» Je supposais que, -de son côté, elle ne souhaitait que mon titre... Voyez-vous, -à présent, pourquoi elle ne veut pas de ce -titre odieux? Elle partagerait encore sa fortune avec -moi, mais elle refuse d'être comtesse!</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span> -—Ah! mon Dieu, dit la marquise, voilà bien des -subtilités! Alors, que résulte-t-il de tout cela? Vous -concluez comme Gabrielle: je l'aime, mais je ne l'épouserai -pas. Cela fait hausser les épaules.</p> - -<p>—Non, ma tante. Je conclus: je l'aime, et je me -rendrai digne d'elle; je l'aime, et je le lui prouverai.</p> - -<p>—Voilà qui paraît plus raisonnable. Quels sont vos -projets, voyons?</p> - -<p>Le jeune homme baissa la tête d'un air embarrassé.</p> - -<p>—Je crains, ma tante, fit-il, que vous ne m'approuviez -pas.</p> - -<p>—Ne vous êtes-vous jamais passé de mon approbation? -demanda la vieille dame en souriant avec -malice.</p> - -<p>—C'est vrai. Mais cette fois le parti que j'ai pris -est grave. Ce que je redoute avant tout, c'est le chagrin -qu'il vous causera. Pourtant, ma tante, continua-t-il -d'une voix plus ferme, ce parti est irrévocable. -Ma conscience et mon cœur me l'ont dicté, et je suis -décidé à leur obéir, quoi qu'il m'en coûte.</p> - -<p>—Vous m'effrayez, René. Quelle résolution a pu -vous dicter votre conscience que je ne doive pas approuver?</p> - -<p>René vint se placer plus près encore de la chaise -<span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span> -longue; il était assis sur un pouf très bas, et s'inclina -de façon qu'un de ses genoux touchait le tapis lorsqu'il -répondit, d'une voix vibrante d'émotion.</p> - -<p>—Ma chère tante, oh! comme je voudrais... oui, -j'espère que vous me comprendrez. J'ai vingt-huit ans, -et j'ai vécu jusqu'à présent en égoïste et en insensé. -A cet âge, où tant d'autres ont déjà accompli de grandes -choses, moi je n'ai encore songé qu'à mes plaisirs. -Je découvre que je suis un être inutile, et plus qu'inutile, -malfaisant; car j'ai brisé le cœur d'une enfant -innocente et j'ai failli tuer un homme. Et tout ceci, -savez-vous bien pourquoi? Savez-vous comment il se -fait que j'arrive si tard à la vérité, que je me vois si -tard tel que je suis?.. A cause d'un préjugé monstrueux, -m'aveuglant comme un bandeau fixé sur mes -yeux!—Tu es noble, me disais-je, tu es comte. Va, -jouis, qu'as-tu besoin de savoir si d'autres souffrent et -travaillent! Ces gens-là sont trop heureux s'ils peuvent -seulement te voir passer sur ton cheval de sang ou -dans le fond de ton coupé, quand tu cours à des fêtes... -Tu n'as plus d'argent... problème affreux pour un honnête -bourgeois! Mais toi, n'as-tu pas ton nom? Fais -des dettes! Les créanciers ne respectent rien dans ce -siècle de roture: eh bien, marie-toi; voilà des millions... -Il faudra prendre aussi ce cœur de jeune fille: -<span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span> -bah! c'est chose de peu d'importance et qui ne -t'embarrassera guère. Et si quelque rival se présente, -tu lui donneras un coup d'épée. Oui, voilà quelles -sont les pensées que j'ai nourries pendant vingt-huit -ans!—Tu es noble, tout labeur serait indigne de ta -main patricienne: mange, bois, danse, chasse et -divertis-toi! Quand tu deviendras vieux, si tu n'es pas -trop sot, tu feras de la politique, et tu élèveras ces -belles maximes à la hauteur d'un système de gouvernement.</p> - -<p>René, qui avait commencé de parler presque à -genoux, d'un ton humble, persuasif, dans son anxiété -de convaincre sa tante, s'était peu à peu redressé après -les premiers mots et à présent s'exprimait avec une -chaleur extrême. La marquise l'avait écouté avec surprise -d'abord, puis avec impatience, enfin avec colère.</p> - -<p>—Où voulez-vous en venir? fit-elle, craignant de -deviner, mais désirant avant tout rester calme.</p> - -<p>—A ceci: mes meubles et mes chevaux payeront -mes dettes; car, si le comte de Laverdie peut laisser -protester sa signature, René Laverdie ne veut rien -devoir à personne! Or voilà mon nom désormais... Et -je le rendrai plus grand par mon travail et mon courage -qu'il n'a jamais été, surmonté d'une couronne et -d'un blason à huit quartiers.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span> -La marquise de Saint-Villiers était déjà bien pâle; -deux jours d'angoisse avaient profondément altéré ses -traits fins, mais un peu durs, et la blancheur de ses -cheveux ondés tranchait à peine sur son front mat et -uni comme de la cire; mais, après les paroles de son -neveu, son visage sembla se décolorer plus complètement -encore. Ses yeux sombres prirent tout à coup -une expression sévère, presque farouche; elle les attacha -sur ceux de René, et les y tint fixés longtemps -sans prononcer une parole.</p> - -<p>Il soutint ce regard avec tristesse et respect, mais -avec fermeté.</p> - -<p>—René, dit la vieille dame d'un ton tranquille, -ne m'avez-vous pas dit que votre décision était irrévocable?</p> - -<p>—Ma tante, j'avais espéré....</p> - -<p>—Répondez-moi, je vous prie.</p> - -<p>—Oui, ma tante, elle est irrévocable.</p> - -<p>—Eh bien, c'est la dernière fois, n'est-ce pas? -que vous m'avez appelée ainsi. Vous n'êtes plus mon -neveu et je ne suis plus votre tante. Adieu, monsieur.</p> - -<p>Elle se leva et traversa la chambre pour sortir. Le -jeune homme s'était levé aussi, atterré.</p> - -<p>—Madame, s'écria-t-il, écoutez-moi: je voudrais -vous dire un seul mot!</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span> -Elle se retourna, toujours aussi calme.</p> - -<p>—Vous pouvez parler, fit-elle.</p> - -<p>—Vous m'avez empêché de me tuer, reprit-il.</p> - -<p>Il était si agité qu'il parvenait avec peine à former -des phrases régulières et s'arrêtait à chaque instant.</p> - -<p>—... Vous m'en avez empêché... C'était pourtant conforme -à l'honneur... selon vous... Vous pouvez encore -choisir... Je l'aimerais mieux, je vous assure... Gabrielle -m'oubliera vite. Elle ne me méprisera plus -lorsque mon sang aura coulé.</p> - -<p>La marquise revint sur ses pas et prit les mains de -son neveu, non plus dure et hautaine, mais les yeux -pleins de larmes.</p> - -<p>—Que dites-vous, mon pauvre enfant? Moi, désirer, -ordonner votre mort? Mon Dieu!... Il est vrai que je -mérite de semblables paroles, j'ai été bien cruelle!.. -Mais savez-vous quel coup vous me portez? Je n'aimais -que vous au monde, vous et Gabrielle. Je rêvais de -l'élever jusqu'à vous, et c'est vous qui descendez jusqu'à -elle... Et je vous perds ainsi tous les deux!... Le -nom de nos aïeux, René, toute notre race, y avez-vous -bien songé?</p> - -<p>Le jeune homme se taisait, car c'était cet orgueil de -race qu'il se proposait de sacrifier.</p> - -<p>—Je suis pauvre, dit-il enfin, il faut que je travaille; -<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span> -et je ne veux pas garder les armes d'un croisé en prenant -la plume d'un commis.</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers lâcha, ou plutôt repoussa -les mains de René qu'elle tenait encore, avec un mouvement -indigné.</p> - -<p>—Votre père vous eût maudit! s'écria-t-elle. Moi, -je n'en ai pas le courage. Adieu, soyez heureux si vous -le pouvez, mais ne reparaissez jamais en ma présence! -Elle sortit. René se laissa tomber sur un siège, le -front dans ses mains, en proie à une émotion violente.</p> - -<p>—Si je me trompais!... Si je me trompais!... murmura-t-il -à plusieurs reprises. De grosses gouttes d'une -sueur glacée perlaient lentement sur son front.</p> - -<p>Peu à peu cependant, il devint plus tranquille. Il -releva la tête. Ce n'était plus la physionomie dédaigneuse, -spirituelle, un peu molle d'autrefois: c'était -un visage nouveau, exprimant une ardeur virile; de -rudes combats, des résolutions énergiques l'avaient -transformé ainsi.</p> - -<p>—Mon père m'aurait maudit? se disait-il. Oui, -peut-être... s'il eût vécu, s'il eût encore foulé cette -terre où l'orgueil et le préjugé enfoncent de si fortes -racines. Mais, s'il pouvait me voir, maintenant qu'il a -connu la vérité et la justice éternelles, ah! je suis sûr -<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span> -qu'il ne me maudirait pas, mais qu'au contraire il me -bénirait!</p> - -<p>Il se disposa à partir; mais, comme il allait ouvrir -la porte, il jeta encore un regard sur cet intérieur -délicat dont il était exilé, sur les mille objets qui -semblaient porter l'empreinte de l'esprit si altier, mais -si fin de la marquise, sur la chaise longue, au pied de -laquelle, enfant, il avait joué.</p> - -<p>—Oh! si je pouvais revenir à cet âge, pensa-t-il, et -vivre différemment! Ma pauvre tante! ma pauvre -tante!</p> - -<p>Il se hâta de quitter la chambre, car les larmes lui -venaient aux yeux.</p> - -<p>Lorsqu'il revint rue d'Anjou-Saint-Honoré, il eut à -subir une épreuve à peine moins pénible; il s'occupa -des dispositions à prendre pour la vente de son mobilier. -Un découragement cruel le saisit plusieurs fois à -la pensée qu'il allait se séparer des trésors d'art réunis -là peu à peu, avec tant d'études, de soins et -d'amour. L'idée du suicide se glissa de nouveau dans -son cœur, tandis qu'il examinait une à une ses armes -précieuses. Il songeait aussi aux chevaux, pour lesquels -il avait toujours fait des folies; il en possédait -d'admirables, et, lorsqu'il se rappelait ces pauvres -bêtes, il aurait pu pleurer comme un enfant.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span> -Ce furent de tristes heures que le comte de Laverdie -passa chez lui ce soir-là. L'épreuve qu'il traversait -eût été véritablement au-dessus de ses forces, et -il n'eût pas résisté à la tentation d'en finir avec la vie, -si son amour et l'idée qu'il se devait à Gabrielle ne -l'avaient pas soutenu.</p> - -<p>L'après-midi, avant de se rendre chez sa tante, il -avait tracé quelques mots, dans l'espoir que celle-ci -se chargerait de les remettre à la jeune fille. Mais, vu -la façon dont s'était terminée cette visite, la lettre -était restée dans le portefeuille de René. Il l'en sortit -pour la relire et songer par quel moyen il pourrait la -faire tenir à Gabrielle.</p> - -<p>Voici ce qu'il avait écrit, aussi simplement que possible:</p> - -<p class="lettre">«Mademoiselle,</p> - -<p>»Ce n'est pas en vain que pendant quelques jours vous -m'aurez cru digne de vous. Vous m'avez inspiré l'ambition -de le devenir. Cette ambition remplira désormais -ma vie avec un autre sentiment que je n'ose vous -avouer, car, hélas! j'ai mérité que vous ne puissiez -pas y croire.</p> - -<p>»Pardonnez-moi, ah! pardonnez-moi. Je vous ai fait -beaucoup de mal, et vous m'avez fait tant de bien! -<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span> -Vous me sauvez de moi-même, vous m'arrachez à une -vie méprisable et frivole, et votre souvenir m'empêchera -de jamais y retomber.</p> - -<p>»Je vous supplie d'écouter, d'accepter ce serment -solennel:</p> - -<p>»Vous que j'aime de toutes les puissances de mon -âme, je jure de ne point vous le dire avant de vous -l'avoir prouvé.</p> - -<p>»Et ce moment-là, je ferai qu'il vienne bientôt. Ah! -s'il m'était permis de penser que vous l'attendrez avec -la plus faible partie de l'impatience que j'éprouve, -combien je serais heureux, malgré les regrets et les -remords qui me déchirent le cœur!</p> - -<p class="signature">»<span class="smcap">René de Laverdie.</span>»</p> - -<p>Ces lignes étaient l'expression si sincère des sentiments -du jeune homme, qu'en les parcourant le courage -lui revint avec l'ardent désir de mettre à exécution -les engagements qu'elles contenaient. Il s'agissait -seulement de décider comment il allait s'y prendre -pour y parvenir, et il ne se cachait pas que des difficultés -et des obstacles sans nombre l'attendaient dans -sa nouvelle voie.</p> - -<p>Renoncer à un titre aussi ancien et aussi glorieux -que celui que n'importe quelle famille régnante de -<span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span> -l'Europe, se séparer de tout ce qui jusque-là avait fait -le charme et l'intérêt de sa vie, lui semblaient encore -une trop faible expiation pour les lâches calculs qu'il -avait pu former et une preuve médiocre de son amour. -René voulait aller plus loin, il voulait travailler. Honteux -de songer que pendant si longtemps il avait considéré -le travail comme un opprobre, il rougissait pour -ceux qui l'avaient élevé dans de pareils principes. Une -révolution s'était accomplie en lui depuis quelques -jours, depuis quelques heures. Comme toutes les révolutions, -qui ne s'arrêtent jamais après la chute de la -première erreur ou la destruction de la première idole, -elle avait fait bien des ruines et elle eut ses excès. -Les révolutions sont aussi marquées par des mouvements -de recul, de brusques ressauts en arrière; -qu'elles ébranlent un État ou qu'elles bouleversent -une âme, les phénomènes en sont les mêmes, et -l'équilibre rompu est très long à se rétablir. René de -Laverdie commençait à éprouver tout cela; mais il -possédait en lui les deux forces qui rendent sublimes -de tels orages lorsqu'elles les soulèvent: il était -inspiré par l'enthousiasme et l'amour.</p> - -<p>Comment ferait-il parvenir sa lettre à Gabrielle? -voilà ce qui l'inquiétait d'abord. Il n'était pas question -de l'envoyer tout simplement par un messager quelconque, -<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span> -encore bien moins par la poste. Il fallait qu'elle -fût remise à la jeune fille par quelqu'un en qui celle-ci -eût pleine confiance, et qui se portât pour ainsi dire -garant de la sincérité de René. Les quelques mots -qu'il avait écrits ne signifiaient pas grand'chose par -eux-mêmes, et pourtant il ne pouvait sans inconvenance -s'expliquer davantage. Ah! si sa tante avait -voulu le comprendre, si elle était restée entre Gabrielle -et lui pour les unir, au lieu de les séparer par sa désapprobation -et sa colère, comme tout eût semblé plus -facile!</p> - -<p>Tout à coup, l'idée lui vint de s'adresser à M. Duriez. -Cet honnête homme lui était sympathique; il ne ressemblait -en rien à l'image que le jeune comte se faisait -autrefois d'un parvenu: simple, généreux et -droit, s'il avait quelques faiblesses, quelques velléités -de vanité ou d'ambition vulgaires, il les devait à -l'influence féminine qu'il subissait sans presque s'en -douter. En songeant à madame Duriez, René sourit involontairement; -son imagination lui représenta cette -dame, les yeux levés au ciel, et suivant d'un regard consterné -une couronne munie d'ailes mystérieuses qui -s'envolait dans les nuages. Puis, sa gaieté fit place à -une certaine inquiétude; il ne se souciait pas de rencontrer -là une hostilité que le désappointement pourrait -<span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span> -cependant faire naître. Il serait curieux que la -bourgeoise, sortie du peuple, vît avec autant d'indignation -que la hautaine marquise son dépouillement -volontaire. A cette pensée, René se redressa, comme -saisi d'un soudain dégoût pour les petitesses de la -nature humaine. Gabrielle lui apparut alors, tout -émue au spectacle de son sacrifice, et, dans la contemplation -de ce visage adoré, il oublia le reste.</p> - -<p>Il était bien tard dans la soirée, lorsque François -frappa à la porte de son maître.</p> - -<p>—Monsieur le comte, dit-il en hésitant, m'a recommandé -de ne pas me retirer avant qu'il m'ait parlé. Il -est plus de minuit: voilà pourquoi j'ai pris la liberté -de déranger monsieur le comte.</p> - -<p>—Mon pauvre garçon, s'écria René, tu as très bien -fait. Comment, déjà minuit! Oui, assieds-toi là; ce -que j'ai à te dire est assez long.</p> - -<p>Il fallut que le vieux domestique reçût pour la -seconde fois l'ordre de s'asseoir en face de son maître, -avant de consentir à le faire.</p> - -<p>Ce François était le dévouement en personne.</p> - -<p>Sa famille, de père en fils, avait été attachée au service -des Laverdie. Elle montrait aussi sa généalogie: -généalogie de serviteurs désintéressés et fidèles, qui -n'avaient pas épargné leur travail, et quelquefois leur -<span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span> -sang, pour l'illustre maison; l'un d'eux, en province, -se fit tuer, pendant la Révolution, parce qu'il changea -d'habits avec son maître, dont le château se trouvait -envahi par une bande de furieux. François était le -neveu et le gendre de ce héros, ayant épousé sa propre -cousine. Il perdit celle-ci avant la naissance de -René; il n'en avait pas eu d'enfants; son cœur était -donc vide quand ce nouveau Laverdie vint y prendre -place, le remplissant tout entier et pour toujours. Cette -affection s'accrut encore lorsque le jeune comte -demeura de son côté le seul représentant de sa famille; -ce ne serait pas trop de la qualifier de maternelle, et -pourtant elle ne fut jamais familière, car François -était plus fier pour son maître que son maître lui-même; -il l'avait bercé dans ses bras, et, maintenant -que ses propres cheveux étaient blancs, il ne se serait -pas assis ni couvert devant lui. René riait des manies -du bonhomme; il se plaisait à l'en taquiner, mais il -eût fait n'importe quoi pour lui épargner un chagrin.</p> - -<p>Cependant François, tout confus, avait pris place à -quelque distance du comte. Son embarras disparut, -lorsque celui-ci commença à parler, pour faire place -au plus vif intérêt, puis à l'étonnement et à la tristesse. -René ne crut pas devoir lui faire une confidence -<span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span> -entière et ne prononça pas le nom de mademoiselle -Duriez. Il dit simplement qu'il se trouvait -ruiné et forcé de vendre ce qu'il possédait pour payer -ses dettes; qu'il comptait sur François pour lui chercher -dès le lendemain une ou deux chambres meublées, -et pour y faire transporter ses effets ainsi que -plusieurs objets dont il ne voulait pas se séparer et -qu'il lui indiquerait. Il ajouta que, son intention étant -de gagner désormais sa vie par quelque emploi honorable, -probablement dans les affaires, il pensait renoncer -à son titre et se faire appeler Laverdie, supprimant -même la particule.</p> - -<p>Le respect, et plus encore l'émotion empêchaient -François de répondre. D'ailleurs, il n'était pas grand -orateur et les mots lui auraient manqué; mais aucun -n'eût ajouté à l'expression de douleur peinte sur -son honnête visage. Il attachait sur son jeune maître -des regards remplis des sentiments qu'il n'osait et ne -pouvait rendre en paroles: pitié, tendresse, reproche -aussi; de grosses larmes les obscurcissaient peu à -peu. A la fin, n'y tenant plus et ne trouvant pas -d'autres moyens d'exprimer ce qu'il éprouvait, il -se laissa tomber à genoux sur le tapis, devant le comte -et leva les mains vers celui-ci, sans cesser de le -regarder du même air suppliant et désolé.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span> -Très troublé par cette scène inattendue, René lui -fit signe de se rasseoir.</p> - -<p>—Parle, lui dit-il; qu'est-ce que tu veux me faire -comprendre? Est-ce que tu me blâmes?</p> - -<p>—Je vous plains avant tout; mais, c'est vrai, je -vous blâme aussi, mon bien-aimé jeune maître.</p> - -<p>Et au bout d'un instant, il ajouta avec force:</p> - -<p>—Vous serez toujours, toujours pour moi le comte -de Laverdie.</p> - -<p>Sa figure avait pris soudain une dignité singulière, -René l'admira; mais surtout il se sentit ému de la -sincérité de cette douleur, et il voulut répondre à un -tel dévouement par une confiance sans réserve; il -s'ouvrit à son humble ami, ne comptant guère être -compris toutefois; il lui apprit les motifs secrets de -sa conduite, et ne pensa pas abaisser son amour en -le laissant entrevoir à ce cœur fidèle et simple.</p> - -<p>Le résultat de sa confidence eut lieu de le surprendre. -La physionomie de François changeait, devenant -tour à tour tranquille, joyeuse, puis presque -triomphante. Quand le récit fut achevé, le vieux domestique -se leva et fit un pas en avant, la main droite -à demi étendue, dans un geste presque solennel.</p> - -<p>—Soyez béni, s'écria-t-il. Ce que vous faites là est -bien, est beau, est digne d'un comte de Laverdie!</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span> -Puis, stupéfait de sa hardiesse, et comme saisi du -son de sa propre voix, le pauvre homme s'arrêta et -laissa retomber sa main, tandis que le sang venait -colorer légèrement ses joues jaunies, sillonnées de longues -rides.</p> - -<p>René sauta sur ses pieds et courut lui prendre la -main.</p> - -<p>—Merci, merci, lui dit-il en la pressant. C'est -quelque chose que l'approbation d'un honnête cœur -comme le tien.</p> - -<p>Il lui donna alors quelques indications sur ce qu'il -aurait à faire le lendemain.</p> - -<p>Les premières démarches avaient été accomplies -par lettres dès l'après-midi pour la vente des écuries -et du mobilier. L'appartement du comte passait à -bon droit pour une des merveilles de Paris; les acheteurs -et les curieux ne tarderaient pas à s'y presser. -René ne pouvait songer à cela sans frémir. Il -voulait que tout fût terminé promptement et pensait -dire adieu dès le lendemain à des trésors qui contenaient -toute sa jeunesse, il aurait dit autrefois: sa -vie.</p> - -<p>Lorsque François l'eut quitté, il se coucha.</p> - -<p>C'était la dernière nuit; il ne put guère dormir.</p> - -<p>Cette chambre gothique, dans laquelle il se trouvait -<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span> -et qu'il préférait à toute autre pièce, était plus -belle et plus curieuse encore aux lumières que pendant -la journée. L'éclairage répondait à l'ameublement: -c'étaient des bougies de cire, que portaient -des bras de fer scellés dans le mur aux deux côtés de -la cheminée, ou des flambeaux placés sur la table. -Deux de ces derniers étaient restés allumés. Leur -clarté insuffisante donnait aux objets une apparence -fantastique; elle flottait vaguement parmi eux, faisant -rayonner les uns et laissant les autres dans l'ombre, -comme par caprice. Des étincelles s'accrochaient aux -petits carrés des vitraux entre les lourdes tentures; -dans une des parties les plus noires de la chambre, -un éclair jaillissait tout à coup d'un casque ou d'une -épée touchée par la lumière. Ici, comme une tache -sanglante, brillait le satin rouge d'un coussin; là, les -raides figures des tapisseries semblaient prendre vie -pour se livrer aux plus effrayantes contorsions.</p> - -<p>Combien de fois René, dans ses jours de jeunesse -et d'enivrement, n'était-il pas demeuré étendu ainsi, -pendant des heures, dans ce milieu qui lui plaisait, -et si heureux qu'il en oubliait le sommeil! Il avait toujours -été rêveur; et, comme il se retraçait sa vie passée, -elle lui parut elle-même un rêve. Elle s'était -envolée sans qu'il en restât rien, brillante, rapide, -<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span> -très douce, mais vide et légère comme un songe. De -tout ce qu'il avait possédé, il n'emportait que deux -choses dans une existence nouvelle: l'amour d'une -enfant et l'approbation d'un pauvre vieillard. Il sourit -en songeant à la bénédiction naïve de François. -Puis il rappela à son souvenir le regard de Gabrielle, -ce regard qu'il avait surpris, lui aussi, lorsqu'il avait -levé la tête dans l'avenue des Acacias: c'est alors -qu'il avait eu à la fois la révélation de son propre -amour et la honte de sa bassesse. Il se retraça les -traits de ce visage inquiet, pensif et charmant, tourné -vers lui avec tant d'amour... il le savait maintenant. -Et c'est ainsi qu'il ferma les yeux.</p> - -<p>Les bougies achevaient de se consumer dans les -flambeaux, et de faibles rayons de jour, pâlissant le -vitrail, venaient déjà se jouer sur le front du dernier -comte de Laverdie.</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span> -<h2 class="normal">X</h2> -</div> - -<p>C'était le samedi suivant. Il fit ce soir-là une chaleur -terrible.</p> - -<p>Vers trois heures de l'après-midi, M. Duriez était -seul dans son cabinet, rue des Petites-Écuries. Il -venait de recevoir et d'expédier quelques dépêches, -et, pour la vingtième fois, il consultait sa montre.—Ciel! -que cette journée est longue! se dit-il. Quand -donc est-ce que l'heure de partir viendra!</p> - -<p>Il devait dans la soirée prendre le train pour Trouville, -où sa famille se trouvait depuis le commencement -de la semaine. Il se sentait très fatigué, et, -comme il était lourd et gros, la chaleur l'éprouvait -beaucoup.</p> - -<p>La maison qu'il occupait se composait de deux corps -de bâtiment séparés par une cour. Au fond, était une -<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span> -assez jolie construction à deux étages où demeurait -la famille; par-devant, sur la rue, il y avait les bureaux. -Ceux-ci étaient au premier; le rez-de-chaussée renfermait -de vastes magasins, dans lesquels on voyait -des ballots de toutes tailles et de toutes formes, -échantillons ou marchandises de passage. Sous la -voûte, partant de la chaussée et tournant jusqu'au -milieu de ces espèces de hangars, des rails de fer -brillaient, usés par le frottement des roues, le va-et-vient -des lourds colis.</p> - -<p>Le cabinet de M. Duriez donnait sur la rue. On -avait, ce jour-là, fermé complètement les volets des -trois fenêtres, à cause du soleil, ce qui n'empêchait -pas que l'on y étouffât. La tâche de la semaine était -terminée, du moins pour le chef de la maison; mais -il voulait attendre le dernier courrier. Il était pourtant -plus impatient de s'en aller qu'un écolier qui -part en vacances. D'abord, pour lui, six jours loin de -sa famille étaient aussi longs que six mois; Émile -même l'avait abandonné; on avait permis au jeune -homme de quitter les affaires pour installer sa mère -et sa sœur dans leur chalet. Puis des brises et des -murmures de mer, évoqués par sa fantaisie, venaient -bercer les sens du pauvre négociant jusque sur son -fauteuil de cuir et devant son bureau ministre, chargé -<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span> -de journaux et de papiers. Dieu! qu'il ferait bon sur la -plage, loin de ce brûlant Paris! L'atmosphère était si -pesante qu'elle semblait assourdir les bruits mêmes -du dehors. On entendait à peine, comme le sifflement -irrité et persistant de quelque énorme insecte, -la roue d'un rémouleur en plein vent mordant l'acier -d'une lame; et l'on eût dit que les coups de marteau -donnés en face, chez l'emballeur, tombaient sur de -la ouate, tant ils résonnaient affaiblis et sourds.</p> - -<p>Un camion roula dans la rue, puis s'arrêta tout à -coup. M. Duriez, dont les paupières se fermaient, -fut rappelé par ce fait à la réalité des choses; machinalement, -il se pencha pour regarder à travers les -volets. C'étaient des caisses que l'on venait prendre -chez l'emballeur et que l'on commençait à charger, -non sans peine. Il apprécia mieux son bien-être relatif -en suivant des yeux les mouvements des hommes -qui remuaient ces masses; ils étaient alertes et gais -pourtant, malgré leurs visages rouges et ruisselants de -sueur. Ses regards se reportèrent alors sur les affiches -jaunes indiquant les paquebots en partance; les noms -de leurs destinations étaient écrits en lettres immenses: -Buenos-Ayres, Rio de Janeiro, les Antilles. Cela -le ramena à l'idée de la mer qu'il allait voir le soir -même, et il se disposait à tirer de nouveau sa montre, -<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span> -lorsque quelque chose d'inattendu le retint à la -fenêtre et le fit regarder plus attentivement au dehors.</p> - -<p>Un cabriolet de place venait de s'arrêter devant la -maison; un jeune homme, à la tournure et à la mise -d'une distinction absolue, en descendit, et, après s'être -assuré par un coup d'œil qu'il ne se trompait pas, -pénétra sous la voûte.</p> - -<p>M. Duriez reconnut le comte de Laverdie.</p> - -<p>—Tiens! pensa-t-il, en un instant aussi curieux et -aussi éveillé que s'il n'y eût pas eu vingt-huit degrés -à l'ombre... Le comte ici! En fiacre! C'est singulier. -Que peut-il me vouloir?</p> - -<p>On avait cru chez les Duriez à l'histoire de la foulure, -aussi n'avait-on pas été surpris de voir s'interrompre -subitement les visites de René. Émile avait -traité si légèrement l'affaire du duel, que ses parents -n'avaient pas même songé que ceci pût tenir éloigné -M. de Laverdie. Cependant ils se sentaient persuadés -que la marquise ne les laisserait pas partir avant -d'avoir obtenu pour son neveu la main de Gabrielle. -Leur surprise fut grande et leur désappointement aussi -lorsqu'ils durent s'avouer qu'ils s'étaient trompés -dans leurs prévisions. C'est alors qu'ils commencèrent -à faire des rapprochements et à éprouver quelque -<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span> -inquiétude quant à l'accomplissement de cette union -tant souhaitée.</p> - -<p>Dans sa dernière visite, madame de Saint-Villiers -trouva l'occasion d'entretenir longtemps sa filleule en -particulier, et, dès qu'elle fut partie, madame Duriez -se hâta de questionner la jeune fille. Celle-ci répondit -assez évasivement, puis, pressée quant à la grande -affaire du mariage, elle déclara avec beaucoup de -tranquillité qu'on ferait mieux de n'y pas songer, -qu'elle supposait la marquise et René moins décidés -qu'on ne s'était plu à le croire, et que, pour elle, elle -y renonçait volontiers, ayant peu d'inclination pour le -comte et ne s'en étant pas cachée à sa marraine.</p> - -<p>Des paroles tellement inattendues furent accueillies -avec stupeur et irritation. Gabrielle eut à subir de longs -et ridicules discours; elle s'y attendait et les écouta -sans mot dire. Sa mère, indignée, s'en prit à elle de -la rupture, certaine qu'elle avait éloigné le comte par -sa froideur. Ce qui sembla le plus pénible à la jeune -fille fut que ses parents crurent, comme René lui-même -l'avait fait, qu'elle préférait Ernest Arnauld; entendre -commenter, discuter et juger ses sentiments les plus -secrets, tels du moins qu'on pensait les deviner, fut -pour elle un supplice.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, on partit pour Trouville.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span> -Dans l'agitation du déplacement, Émile négligea un -peu la lecture des journaux: ce fut par des amis qu'il -apprit assez tard la vente qui allait être effectuée -dans la rue d'Anjou-Saint-Honoré. Il n'avait pas encore -eu le temps d'en informer son père, et celui-ci, peu -curieux des nouvelles du monde, n'en savait rien le -samedi, lorsqu'il vit René descendre d'un fiacre à sa -porte. On en parlait pourtant beaucoup. Les uns la -considéraient comme une nouvelle excentricité de la -part du comte; d'autres disaient que le goût des voyages -avait remplacé chez lui celui des chevaux, des -tableaux et des vieilleries artistiques, et qu'il se disposait -à faire le tour du monde; quelques-uns prétendirent, -mais tout bas, que René de Laverdie était ruiné. -Ce qui se murmurait ainsi fut tout à coup crié très -haut par Émile Duriez, en pleine plage de Trouville. -On ne le crut pas tout d'abord, mais ses affirmations -n'en bouleversèrent pas moins toute la jeunesse élégante -qui promenait là ses loisirs. Beaucoup prirent le -premier train pour Paris, afin de découvrir la -vérité sur l'événement, et aussi dans l'intention de -visiter cet appartement curieux et splendide, où il -avait été si difficile de pénétrer jusque-là, à cause de -l'humeur tant soit peu exclusive et dédaigneuse du -propriétaire.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span> -—Vous voyez, disait Émile à sa mère, ce que vaut -ce comte de Laverdie, et à quoi il s'est trouvé réduit -aussitôt qu'il a perdu l'espoir d'épouser ma sœur. -Blâmez-vous encore Gabrielle d'avoir su décider pour -elle-même avec tant de jugement et d'énergie?</p> - -<p>—Rien n'est changé, répondait madame Duriez; -nous savions qu'il avait des dettes. Est-ce que cela -empêche qu'il ne soit comte et que son fils aîné, s'il -se marie, ne doive porter le titre de marquis de Saint-Villiers? -Gabrielle a fait un coup de tête dont je ne me -consolerai jamais et que je déplorerai jusqu'à mon -dernier jour.</p> - -<p>La jeune fille entendait tout cela, ce qu'on feignait -de dire tout bas aussi bien que le reste. Elle avait été -douloureusement étonnée d'apprendre ce qui se passait -à Paris; car, malgré elle, quelques illusions lui -restaient encore, et il lui avait été impossible jusque-là -de mépriser tout à fait René. Elle tomba dans un -désespoir profond; il lui sembla que tout se brisait à la -fois dans son cœur. La confiance dans son père et dans -sa mère, la tendre intimité avec son frère, tout le charme -de son petit cercle de famille, toutes les perspectives -riantes de sa vie, s'envolaient avec son amour: et pourtant -le vide laissé par celui-ci était déjà si grand qu'il -semblait affreux de le sentir se creuser plus encore.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span> -Elle avait toujours volontiers recherché la solitude, -et elle éprouvait une volupté amère à donner à sa tristesse -un cadre magnifique: à Montretout, elle passait -des heures à sa fenêtre, et c'est en face du ciel bleu, -de Paris et des bois, qu'elle avait pleuré; à Trouville, -pendant cette cruelle journée de samedi, elle se réfugia -sur une terrasse, située en avant du jardin et dominant -la mer. La plage était déserte, car leur habitation -se trouvait éloignée de la ville, et les promeneurs -venaient rarement jusque-là; d'ailleurs un soleil -brûlant rayonnait sur le sable et sur la mer; celle-ci -commençait à monter.</p> - -<p>Il n'est pas à la douleur un remède plus doux ni -plus sûr que la mélancolie; les cœurs faibles ont cette -ressource qui les sauve: là où les forts sont brisés -par le vent du malheur, comme le chêne par la tempête, -les faibles, semblables au roseau, s'inclinent, -pleurent et vivent.</p> - -<p>Gabrielle versa d'abord des larmes abondantes. Elle -n'avait jamais eu d'épreuve auparavant, et elle s'étonnait -de pouvoir tant souffrir. Mais, peu à peu, elle -releva les yeux, et, en face du grand spectacle triste et -calme de la mer, la violence de son chagrin s'apaisa. -Les flots s'approchaient toujours davantage; elle put -bientôt les distinguer et les suivre du regard un à un, -<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span> -tandis qu'ils roulaient mollement sur le sable, s'avançant, -et reculant pour s'avancer encore. Ses lèvres -murmurèrent une fois ou deux: Ah! René!.. ah! René! -Puis elle finit par s'abandonner à une rêverie presque, -douce où l'aiguillon de sa peine s'émoussa.</p> - -<p>Tandis qu'elle pleurait et rêvait ainsi, assise à l'ombre -sur la terrasse au bord de la mer, René, à travers -les rues ensoleillées de Paris, se faisait conduire à la -maison Duriez et pénétrait dans le cabinet du négociant-commissionnaire.</p> - -<p>M. Duriez se leva avec empressement, lui tendit -la main et le fit asseoir. René expliqua franchement -l'objet de sa visite.</p> - -<p>—Monsieur, dit-il, la démarche que je fais en ce -moment vous paraîtra sans doute très extraordinaire. -Permettez-moi un court préambule. J'ai été élevé dans -un monde où le préjugé règne en maître, et je lui ai -obéi pendant bien longtemps sans m'apercevoir dans -quelle servitude je vivais; mes yeux se sont ouverts, -j'ai eu honte de mes chaînes et je m'en suis violemment -débarrassé. Vous me voyez dans toute l'ivresse -d'un premier moment de liberté, et j'éprouve une -telle horreur pour tout ce qui n'est pas naturel et sincère, -large et droit, que je me sens très capable de -tomber dans l'excès contraire. J'ai même grand'peur -<span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span> -de vous paraître extravagant et incompréhensible.</p> - -<p>M. Duriez s'efforça de ne pas laisser voir dans -quelle surprise le jetait cette entrée en matière; il -assura poliment que rien ne pourrait lui faire prendre -de M. de Laverdie une opinion si peu favorable.</p> - -<p>—Ma tante, madame de Saint-Villiers, continua -celui-ci, m'a fait partager l'espoir qu'elle nourrissait -que vous pourriez un jour m'accorder l'honneur de -devenir votre gendre. Je ne connaissais pas alors -mademoiselle Duriez. Aujourd'hui, monsieur, c'est -différent: je l'aime de toute mon âme.</p> - -<p>La voix de René trembla légèrement à ces derniers -mots; une vive rougeur colora son front et disparut -aussitôt; toute l'expression de sa physionomie portait -témoignage de la profonde sincérité de ses paroles.</p> - -<p>M. Duriez, ému, lui tendit la main et certainement, -dans ce moment-là, oublia qu'il était comte; René la -serra, puis reprit aussitôt:</p> - -<p>—Une chose que ma tante ne connaissait pas, -malheureusement, c'était l'état de ma fortune. Hélas! -monsieur, il ne m'en restait rien; j'avais tout gaspillé -dans ma folie. Vous vous en doutiez, et cependant...</p> - -<p>—Sans doute, interrompit vivement M. Duriez: -une question d'intérêt ne pouvait en rien influer sur -notre décision. Votre caractère, votre nom, nous rendaient -<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span> -fiers de votre alliance et garantissaient pour nous -le bonheur de notre enfant.</p> - -<p>René s'inclina pour cacher un sourire.</p> - -<p>—Mon caractère? dit-il. Vous le jugiez avec trop d'indulgence. -C'était celui d'un jeune étourdi qui a mangé -plusieurs millions en ne songeant qu'à s'amuser. Dieu -merci, monsieur, ce caractère-là n'est plus le mien. Je -suis devenu un autre homme le jour où j'ai commencé -à aimer une jeune fille douée de toutes les grâces et -de toutes les vertus... L'ange qui m'a transformé ainsi, -monsieur, ai-je besoin de vous dire son nom?</p> - -<p>M. Duriez était à la fois touché, surpris et enchanté. -La confession volontaire de René lui semblait provenir -d'un bon naturel et d'un cœur fortement épris. -Il s'attendait à une demande en mariage immédiate; -la façon de procéder lui paraissait singulière, mais il -ne s'y arrêtait pas. N'osant ouvrir la bouche de peur -de retarder une conclusion qu'il voyait venir avec joie, -il écartait déjà ses bras, prêt à y serrer le jeune -homme amoureux et repentant.</p> - -<p>René cependant continuait de parler. Il ne voulait -pas, disait-il, mettre aux pieds de mademoiselle Duriez -l'être le plus méprisable, un parasite, propre au plaisir -seulement, couvert de dettes: il allait vendre tout -ce qu'il possédait pour payer les siennes, et il sauverait -<span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span> -encore assez de ce désastre pour pouvoir choisir quelque -position honorable, où il rachèterait par le travail -les années qu'il avait perdues. Il ne pensait pas conserver -son titre; il comptait faire plus que ses aïeux -au 4 août, car eux n'avaient abandonné que des privilèges -matériels; lui, il voulait abdiquer son injuste -orgueil, longtemps si cher. Il s'expliquait simplement, -n'essayant pas de faire de l'effet, mais désirant être -compris. La pensée qu'il cherchait à mettre en évidence -était celle-ci:</p> - -<p>—J'espère me rendre digne de mademoiselle -Duriez.</p> - -<p>—Et pour vous rendre digne d'elle, fit le négociant -avec une vivacité dont il ne fut pas maître, vous commencez -par renoncer à votre titre! Pardonnez-moi, -mon cher monsieur, mais votre raisonnement ne me -paraît pas très logique. Vous prétendez monter, et je -vous vois descendre.</p> - -<p>René se redressa, rougit; un éclair d'indignation -passa dans ses yeux; mais presque aussitôt sa lèvre se -crispa dans un sourire amer.</p> - -<p>—Pensez-vous, monsieur? répondit-il. J'ai beaucoup -entendu parler cependant de ce que l'on appelle -l'avènement de la bourgeoisie. Je vous aurais cru partisan -de cette doctrine. Quoi qu'il en soit, je sais que -<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span> -mademoiselle Duriez ne désire pas être comtesse, et -je crois lui plaire en agissant comme je le fais.</p> - -<p>M. Duriez restait rêveur, faisant d'inutiles efforts -pour deviner ce que madame Duriez eût pensé à sa -place; faute d'y parvenir, il ne savait trop que penser -lui-même.</p> - -<p>Il y eut un moment de silence. René regardait son -interlocuteur et se sentait pris d'une grande pitié pour -la nature humaine.—Voilà pourtant, se disait-il, un -homme qui est intelligent, bon, libéral. Je ne lui -refuse pas ces qualités, mais je m'aperçois seulement -d'une chose: c'est que, jusqu'à présent, j'ai attaché à -tous les adjectifs du dictionnaire un sens beaucoup -trop absolu; si je voulais les employer maintenant -comme je les ai compris d'abord, je ne trouverais -l'application ni des bons ni des mauvais. J'ai été jeune; -heureusement que je ne suis pas le seul.</p> - -<p>Ces réflexions, très rapides, furent immédiatement -suivies d'un retour sur sa situation actuelle, qui arracha -un soupir à René. Il reprit la parole:</p> - -<p>—Je ne veux pas vous importuner plus longtemps, -dit-il à M. Duriez. Mon intention était de vous poser -une question et de vous demander un service. Ce que -j'ai dit jusqu'à présent n'était qu'une explication -nécessaire, et j'arrive au fait. Je vais partir pour l'Amérique; -<span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span> -des amis m'y appellent; j'y trouverai un champ -de travail ouvert et la perspective d'un avenir plus -heureux que je n'ai le droit d'espérer. Je n'ai pas -l'ambition insensée de jamais offrir à mademoiselle -Duriez une fortune égale à la sienne; mais, quand je -serai devenu autre chose qu'un jeune viveur ruiné (et -je vous jure que ce temps n'est pas loin), puis-je espérer -que vous vous montrerez favorable aux vœux d'un -amour assez puissant pour inspirer de semblables -résolutions?</p> - -<p>M. Duriez trouva facile de faire cette promesse; elle -s'accordait avec les bonnes dispositions qu'il entretenait, -quoi qu'il en eût, pour le jeune homme, ainsi -qu'avec sa prudence naturelle. Il eut soin, du reste, -de ne s'engager à rien, faisant remarquer que sa fille -dépendait avant tout d'elle-même et de sa mère. René -en convint sans peine; et comme M. Duriez lui rappela -qu'il avait parlé d'un service:</p> - -<p>—Ah! c'est un grand service, fit-il en souriant et -même en rougissant un peu. Je vous serais profondément -reconnaissant si vous vouliez communiquer à -mademoiselle Duriez le parti que j'ai pris, et si vous -consentiez à lui remettre ces quelques mots que j'ai -eu la hardiesse de lui écrire.</p> - -<p>Et il tendait à M. Duriez une lettre décachetée. -<span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span> -Celui-ci la considéra avec quelque inquiétude, hésitant -à la prendre, évidemment embarrassé.</p> - -<p>—Oh! ce n'est pas une déclaration, ajouta René. -C'est une confession, c'est un serment, c'est le résumé -de ce que je vous ai dit à vous-même. Lisez-la, ou -laissez-moi vous donner ma parole d'honneur qu'après -l'avoir lue vous ne sauriez refuser de la remettre à -mademoiselle Duriez.</p> - -<p>—Eh bien, dit le négociant, donnez-moi votre -lettre.</p> - -<p>Il venait de réfléchir qu'il n'était pas absolument -nécessaire que madame Duriez la vît.</p> - -<p>René le remercia avec chaleur et se leva pour -prendre congé. M. Duriez se leva aussi, mais avant de -laisser partir le jeune homme, il crut convenable de -lui adresser quelques mots encourageants et de montrer -un certain intérêt pour ses projets d'avenir.</p> - -<p>—Alors, vous entrez dans les affaires? lui demanda-t-il.</p> - -<p>—Voici, répondit René. J'ai un ami qui, il y a quelques -années, partit pour l'Amérique et voyagea dans la -région des lacs. Il était poussé par l'amour du pittoresque, -et plus encore par le goût des découvertes et -des entreprises. Il acheta toute une forêt près du lac -Érié, vendit les bois et défricha le sol. Dernièrement, -<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span> -on a découvert de ce côté une carrière de pierres admirable.</p> - -<p>La pierre de taille, vous le savez, est rare en Amérique. -Mon ami tient ainsi entre ses mains plusieurs -sources de richesse; il est très inventif et imagine des -moyens de transport de moins en moins coûteux; il -est à la tête d'une vraie colonie en train de devenir -une ville. Mais il ne peut suffire à tout. Voici bien -longtemps que, blâmant ma vie d'oisiveté, il cherche -à m'attirer près de lui par des propositions magnifiques. -Il m'assure que nulle existence n'est plus active -ni plus intéressante que la sienne. J'ai fini par le croire, -et je vais le rejoindre.</p> - -<p>—Et vous pensez vous établir là-bas?</p> - -<p>—Mon Dieu, non: trop d'intérêts me rattachent à -l'Europe; j'y reviendrai constamment. D'ailleurs, mon -ambition n'est pas grande; tout ce que je veux pour -le moment, c'est travailler, et j'avoue que je ne sais -pas trop encore comment je m'y prendrai.</p> - -<p>Il serra la main de M. Duriez et partit.</p> - -<p>Le négociant s'approcha de la fenêtre, et, à travers -les lames des persiennes, le vit monter en fiacre et -disparaître au tournant de la rue. Il se sentit persuadé -qu'il avait parlé pour la dernière fois à M. de Laverdie, -et, tout en soupirant sur l'écroulement de ses beaux -<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span> -rêves, il éprouvait à cette pensée un certain soulagement.</p> - -<p>—Quel singulier caractère! se dit-il. Un peu trop -romanesque pour moi. En voilà un fou qui s'en va -casser des pierres en Amérique, tandis qu'avec un -seul mot il pouvait demain obtenir pour femme une -charmante fille qu'il prétend aimer, et des millions -dont il aurait redoré son blason. C'est dommage! -Il portait un beau nom et je crois vraiment -qu'il a bon cœur. Je me demande si la petite avait -quelque affection pour lui?... Probablement: il faut -convenir que c'est un cavalier superbe, le vrai héros -d'un roman de chevalerie, avec ses grands yeux et sa -haute mine! Bah! elle se consolera bien vite. Nous -allons la distraire, et, avant que ce bel amoureux ait -de nouveau traversé l'Océan, nous aurons trouvé quelque -autre comte, qui fera moins de façons pour accepter -la petite main et la dot ronde de notre bonne et -jolie Gabrielle.</p> - -<p>Pendant les deux ou trois semaines qui suivirent -cette journée, on aurait pu faire la remarque suivante: -chaque fois qu'un bateau à vapeur, partant pour les -États-Unis, quittait le port du Havre, une jeune fille, -debout sur la jetée de Trouville, et quelque temps -qu'il fît, le suivait des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu -<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span> -et que son panache de fumée se fût évanoui dans les -airs. Cette jeune fille était blonde, gracieuse, mise avec -élégance, et généralement suivie par une femme de -chambre. Lorsqu'il ne pleuvait pas, les curieux étaient -nombreux sur la jetée; on venait voir partir le steamer -et surtout s'examiner les uns les autres. Bien des regards -accompagnaient la jeune fille, quand, après -être restée un moment accoudée sur le parapet, elle se -redressait lentement et s'éloignait sans parler à personne.</p> - -<p>—Qui est-elle? demandait un nouvel arrivé.</p> - -<p>Et l'on ne manquait jamais de lui répondre:</p> - -<p>—C'est la petite Duriez, la fille du commissionnaire, -vous savez... Elle a bien un million de dot et -elle héritera de quatre fois autant.</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span> -<h2 class="normal">XI</h2> -</div> - -<p>Il y avait presque deux années que René Laverdie -était parti pour l'Amérique.</p> - -<p>La marquise de Saint-Villiers, assise dans son petit -salon, se trouvait seule un soir, très seule.</p> - -<p>Bien qu'on fût à la fin d'avril, une bûche mince -brûlait dans la cheminée, les rideaux étaient clos; au -dehors, le vent, qu'on entendait souffler, chassait parfois -des gouttes de pluie contre les vitres.</p> - -<p>La marquise ne semblait pas avoir vieilli. Peut-être -qu'au jour on eût remarqué moins d'éclat qu'autrefois -dans ses yeux noirs, toujours impérieux et pénétrants; -et, si elle se fût levée, sa démarche moins ferme aurait -trahi le sombre travail du temps et celui du chagrin. -Mais, telle qu'elle était placée, dans son fauteuil large -et bas, sous la clarté douce de la lampe, son regard -<span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span> -paisible fixé sur la flamme qui rongeait le bois en pétillant, -on eût dit qu'elle avait trouvé le secret de vaincre -ou de charmer ces deux ennemis si redoutables de -l'homme: l'âge et la solitude.</p> - -<p>Il n'en était rien cependant; et si madame de Saint-Villiers -pouvait encore sourire, les yeux sur le foyer, -c'était lorsque ses souvenirs lui rappelaient si vivement -les êtres qu'elle avait aimés, que pendant un instant -elle oubliait qu'aucun d'eux n'existait plus pour elle. -Mais à peine ces courtes illusions s'étaient-elles envolées, -que la réalité lui apparaissait d'autant plus -amère.</p> - -<p>C'est ce qui arriva ce soir-là.</p> - -<p>Un domestique en entrant pour apporter le thé tira -la marquise de sa rêverie. Elle suivit des yeux avec -quelque impatience les mouvements de cet homme, -qui posa son léger plateau sur une petite table et approcha -la table du fauteuil où elle était assise. Comme il -le fit un peu trop vivement, quelques gouttes s'échappèrent -de la théière, s'éparpillèrent à l'entour et roulèrent -jusque dans la soucoupe de Saxe; il voulut réparer -sa maladresse, mais sa maîtresse le renvoya -presque avec irritation.</p> - -<p>Elle sortait d'un songe si bienfaisant que le réveil -lui semblait trop cruel.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span> -Un filet de vapeur s'élevait de la mignonne théière, -et, se tordant au-dessus avec délicatesse, répandait -dans la chambre le parfum de la boisson favorite de -madame de Saint-Villiers; pourtant celle-ci n'étendit -pas la main vers le petit plateau. Ses yeux, du reste, -ne se reportèrent pas non plus sur la flamme; ils -s'étaient arrêtés sur un point du mur que la lampe -éclairait. On avait dû enlever un tableau à cet endroit, -car, sur la tapisserie mise à nu, la place qu'il avait -occupée, sans doute pendant fort longtemps, se montrait, -visible dans la lumière par sa teinte plus foncée. -En effet, c'était là que, durant des années, était resté -suspendu le portrait de René enfant, et que, plus tard, -il avait été remplacé par celui du jeune homme âgé -de vingt-trois ans. La première de ces deux peintures -avait été transportée au château de Saint-Villiers, -ancienne demeure que, vu son état de délabrement, -la marquise n'habitait guère: il eût fallu une fortune -pour lui rendre la splendeur qu'elle avait eue un jour. -Madame de Saint-Villiers la voyait tomber en ruines -avec un regret profond; n'étant pas assez riche pour -faire relever, restaurer les vieux murs qui avaient abrité -les ancêtres de son mari, elle se réjouissait de penser -que sa mort précéderait leur chute, et que, de son -vivant du moins, leurs débris ne frémiraient pas sous -<span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span> -la pioche et ne seraient pas vendus à l'encan. Chaque -été elle les visitait avec amour; elle s'enfermait là -durant quelques semaines, au milieu des souvenirs et -des reliques du temps passé.</p> - -<p>C'est parmi ces chères reliques qu'elle avait trouvé -une place pour le portrait de son petit-neveu lorsque -celui-ci, devenu un homme, avait de nouveau posé, -pour lui faire plaisir, devant un des grands peintres de -notre époque. Et maintenant le visage du jeune -homme, comme celui de l'enfant, avait disparu, et rien -ne l'avait remplacé. En l'éloignant de ses yeux, l'inflexible -vieille dame croyait pouvoir aussi facilement le -chasser de son cœur, mais deux ans s'étaient écoulés -sans qu'elle y fût parvenue. Souvent elle avait regardé -la place vacante sur la muraille, mais jamais avec un -sentiment plus amer, un regret plus déchirant que -pendant cette triste soirée d'avril où elle se trouvait -seule dans son petit salon.</p> - -<p>Tout à coup, elle se leva, prit sur la cheminée un -flambeau qu'elle alluma, et sortit de la pièce. Elle -marchait à pas tremblants, comme si elle se fût disposée -à commettre quelque crime. Arrivée dans sa -chambre à coucher, elle jeta effectivement un regard -autour d'elle, inquiète à l'idée d'être surprise au milieu -de l'action qu'elle méditait. Se voyant bien seule, elle -<span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span> -ouvrit une armoire, avec une clef qu'elle prit au fond -d'un secrétaire, et en explora l'intérieur d'un coup d'œil -troublé. Les rayons de cette armoire étaient couverts de -papiers, de paquets de lettres, de quelques boîtes; dans -la partie inférieure, il y avait un tableau de petite -dimension, retourné, appuyé contre le mur. C'était ce -tableau, le portrait de René, que la marquise cherchait -et voulait revoir: depuis tant de mois qu'il se trouvait -là, l'armoire n'avait pas été ouverte.</p> - -<p>Elle le posa sur une chaise comme sur un chevalet, -et plaça la lumière de façon que la peinture -devînt aussi distincte que possible; puis, s'asseyant à -quelque distance, elle se mit à le contempler.</p> - -<p>Ils restèrent ainsi face à face.</p> - -<p>Lui semblait aussi la regarder. La lueur incertaine -de la bougie, flottant sur ces beaux traits, leur donnait -une apparence de vie. Le regard était fier et -tranquille, mais un peu triste: interprète fidèle d'une -âme ardente qui, au milieu même des plaisirs, sans le -savoir peut-être, souffrait de son inaction et aspirait -en secret à quelque chose de plus élevé. Le peintre -certainement devait être un homme de génie, pour -avoir saisi et rendu cette indéfinissable expression -lorsque tout autre n'eût vu dans ces yeux superbes que -l'éclat de l'esprit et le rayonnement de la gaieté.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span> -En face de ce visage plein de jeunesse et véritablement -animé, madame de Saint-Villiers se tenait, immobile -et pâle comme une morte. Une émotion profonde -l'avait saisie en revoyant celui qu'elle avait aimé comme -un fils, dont elle s'était séparée avec plus de -douleur que si on l'eût arraché de ses bras pour le -coucher dans le tombeau.</p> - -<p>Mais, avec l'angoisse d'une séparation si cruelle, se -réveillait une souffrance plus vive encore. C'est que, -dans René perdu, elle ne pleurait pas seulement ce -jeune homme si noble et si beau, dont les brillantes -qualités faisaient déborder son cœur d'orgueil, comme -sa tendresse filiale le faisait déborder d'amour: ce -qu'elle pleurait, c'était encore leur race morte, leur -nom éteint, leur blason disparu. Elle était une Laverdie, -elle. René restait le dernier représentant de sa -famille. En le voyant mener sa vie un peu dissipée, -elle avait craint un moment qu'il ne se mariât point -et que leur nom ne pérît avec lui; c'est alors qu'elle -avait engagé le marquis de Saint-Villiers à laisser par -testament son titre à l'aîné de leurs arrière-neveux, -certaine que le comte de Laverdie se ferait un devoir -sacré et un honneur de confondre et de perpétuer la -gloire de deux maisons aussi anciennes et aussi fameuses.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span> -Et quelle était maintenant la fin de tout ceci? Tant -de préoccupations, tant de soins, tant d'espoir, tant -d'orgueil, pour en arriver là!... Pour voir ce neveu, ce -fils, cet héritier d'un nom si grand, ce dépositaire d'un -sang si pur, briser son écusson, renier un passé qui -embrassait des siècles, se courber vers la terre et la -creuser de ses mains, comme avaient fait autrefois les -serfs que ses aïeux foulaient sous leurs pieds! Quel -désespoir et quelle honte!</p> - -<p>La marquise regardait toujours le portrait placé -devant elle, mais le mouvement d'insurmontable tendresse -qui l'avait contrainte à le tirer de l'obscurité -et de l'oubli cédait à un sentiment opposé, à mesure -qu'elle le considérait. Les larmes, qui d'abord avaient -jailli de ses yeux devant cette figure tant aimée, -venaient de tarir, et elle attachait maintenant sur elle -des regards durs et secs.</p> - -<p>C'est en vain que René sembla tourner vers sa tante -ses yeux pleins de fierté douce et de tristesse virile. -Était-ce le jeu de la lumière, ou bien y avait-il vraiment -une prière dans ses yeux? Sans doute que madame -de Saint-Villiers crut l'y voir, car elle y répondit:</p> - -<p>—Malheureux enfant! murmura-t-elle. Non, non, -n'attends pas que jamais je te pardonne.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span> -La vieille marquise ne dormit point cette nuit-là. -Durant l'heure qu'elle avait passée devant le portrait -de René, tous les chagrins qu'elle avait eus dans sa -vie, même ceux qu'elle pensait avoir oubliés, ceux -dont l'aiguillon paraissait émoussé depuis longtemps, -étaient venus la torturer. L'isolement de sa vieillesse -se faisait sentir, plus affreux, plus désolé que jamais. -A travers les ombres de la nuit, elle le voyait se dresser -devant elle comme un spectre effroyable, qui la -suivrait en ricanant jusqu'au tombeau, joyeux d'y ensevelir -avec elle les cadavres raidis de deux races. -Tantôt les tourments de l'orgueil dominaient ceux du -cœur, et elle sentait des malédictions monter à ses -lèvres; dans d'autres moments, un attendrissement -plus doux et plus cruel l'envahissait; alors elle versait -des larmes en songeant au passé, en se rappelant -les petits enfants qui lui avaient souri, qu'elle avait -portés dans ses bras, et dont pas un seul ne serait -auprès d'elle pour lui fermer les yeux.</p> - -<p>Le lendemain, dans l'après-midi, comme madame -de Saint-Villiers se tenait dans son petit salon, qu'éclairait -un rayon de soleil d'avril, un domestique entra -et lui remit une carte.</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers jeta les yeux sur cette -carte et eut un mouvement de joyeuse surprise; elle -<span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span> -venait d'y lire le nom du vicomte Alphonse de Linières.</p> - -<p>Alphonse avait été dès l'enfance l'ami de René; il -avait été élevé avec lui presque sous les yeux de la -marquise. Celle-ci l'aimait doublement, et pour son -neveu et pour lui-même; il était pour elle l'idéal du -gentilhomme; elle eût souhaité que René lui ressemblât, -qu'il fût comme lui fortement attaché aux vieux -principes, ferme et inflexible dans ses idées, au lieu -de se laisser si facilement emporter au souffle de tous -les enthousiasmes, de toutes les pensées nouvelles et -hardies. Ceci, c'était bien avant qu'il fût possible de -prévoir jusqu'où des dispositions qui inquiétaient tant -la marquise devaient entraîner son neveu.</p> - -<p>La conduite du comte de Laverdie fut jugée par -Alphonse de Linières comme par madame de Saint-Villiers. -Il en éprouva la même douleur, la même -indignation. Tous deux, la vieille dame et le jeune -homme, confondirent leur chagrin et trouvèrent dans -leur sympathie mutuelle quelque adoucissement à -une déception si amère. Ils cessèrent pourtant bientôt -de parler ensemble de ce qui les préoccupait si fort, -afin de ne point s'attrister l'un l'autre. Alphonse surtout -cachait soigneusement à la marquise la colère -sourde et croissante qu'excitait en lui le coup de tête -de René. Il considérait cet acte comme un déshonneur, -<span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span> -non seulement pour la famille de son ami, mais -pour toute la noblesse de France; il y voyait une véritable -désertion, et il résolut de s'en faire le justicier, -et de laver dans le sang la tache faite à toute sa -caste.</p> - -<p>Lorsqu'il eut formé ce projet, brûlant de l'exécuter, -il partit pour l'Amérique. Il se réjouissait de se -trouver face à face avec René, de le provoquer, de -l'insulter cruellement, de se battre avec lui et de -le tuer. Son ancienne amitié avait fait place à une -implacable fureur; ou plutôt, c'est parce qu'il aimait -le comte si profondément encore qu'il ressentait avec -tant de vivacité ce qu'il considérait comme la honte -et la dégradation de celui-ci.</p> - -<p>Il resta quelques mois absent, et la marquise, qui -ne pouvait s'imaginer ce qu'il était devenu ni s'expliquer -son long silence, s'affligea de la disparition de -son jeune ami. Elle s'était fait une douce habitude de -ses fréquentes visites, mais elle eût été très étonnée -si on lui avait dit qu'elle ne séparait pas Alphonse de -René, et que le souvenir de son neveu était après tout -ce qui donnait tant de charme pour elle à la société -du vicomte.</p> - -<p>Après en avoir un peu voulu à ce dernier, elle finissait -presque par ne plus espérer le revoir et par ne -<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span> -plus songer à son étrange conduite, lorsque tout à -coup il se présenta chez elle.</p> - -<p>Ce fut avec un empressement plein de joie qu'elle -donna l'ordre de le faire entrer.</p> - -<p>Elle était si heureuse de le voir, qu'elle n'avait pas -le courage de lui faire des reproches. Elle pensait -d'ailleurs que ce long silence avait pu cacher quelque -fredaine de jeune homme dont le vicomte ne se -soucierait pas de lui faire l'aveu. Elle ne voulut pas -se montrer indiscrète.</p> - -<p>Ce fut Alphonse qui parla le premier d'excuses et -d'explications; et, comme elle essayait en souriant de -le faire taire, il prit un air grave, dit qu'il était venu -avant tout pour cela, qu'il avait à lui révéler des choses -importantes, l'intéressant elle-même plus qu'elle -ne pouvait le supposer.</p> - -<p>La marquise changea aussitôt de visage.</p> - -<p>—D'où venez-vous donc? demanda-t-elle. Et sa -voix trembla quand elle fit cette question.</p> - -<p>—Je viens d'Amérique, madame, répondit Alphonse.</p> - -<p>—Vous avez vu René de Laverdie? Vous venez -pour me parler de lui?</p> - -<p>—Oui, madame.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span> -Madame de Saint-Villiers baissa la tête et réfléchit -pendant un instant.</p> - -<p>—Je ne veux pas, dit-elle enfin, entendre un seul -mot qui ait rapport à lui. Vous me ferez plaisir, vicomte, -de me parler d'autre chose.</p> - -<p>Alphonse fit un mouvement comme pour en appeler -de cette dure parole.</p> - -<p>—Voyons, reprit la marquise d'un ton qui voulait -être indifférent, mais qui résonnait faux et saccadé, -vos deux traversées ont-elles été bonnes? Causons un -peu de l'Océan; voilà un sujet qui me plaît, je ne m'en -lasserai pas vite. Quant aux Américains, je vous en -fais grâce: un peuple d'insurgés, un peuple de marchands, -sorti de l'écume du vieux monde! Des gens -qui n'ont ni arts, ni littérature, ni esprit, ni goût! -Tenez, on attaque de nos jours avec tant d'acharnement -l'aristocratie, la théorie de la race.... Est-ce que -les États-Unis ne sont pas une preuve qu'en dehors de -la noblesse il ne peut y avoir que des instincts mercantiles -et bas, et que la pureté d'un sang transmis -sans mélange de génération en génération est le seul -gage de la délicatesse du cœur et de l'élévation de l'âme? -Qu'est-ce que cette tourbe grossière qui a peuplé le Nouveau-Monde -peut produire d'autre que des machines? -Ils se prosternent devant deux divinités: le fer et l'or! -<span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span> -Et ce sont eux que l'on veut nous donner en exemple! -eux que l'on propose comme modèle aux enfants de la -vieille Europe aristocratique! Hélas! mon cher vicomte, -où allons-nous? où allons-nous?</p> - -<p>—Vers le progrès, j'espère, répondit Alphonse avec -un grave sourire.</p> - -<p>La marquise le regarda avec étonnement.</p> - -<p>—C'est vous qui parlez ainsi, Alphonse?</p> - -<p>—Oui, madame, c'est moi. Ah! marquise, ne me -considérez pas avec cet air terrifié. Si deux êtres se -sont jamais compris, entendus pour aimer et pour -défendre les mêmes principes, vous le savez, c'est -vous et moi. Je n'ai pas changé, je vous assure. Bien -que je revienne de par delà l'Océan, je ne vous -rapporte aucune idée de l'autre monde. Ce ne sont -pas des théories que je vous supplie d'écouter, c'est -une histoire. Permettez-moi de vous la dire.</p> - -<p>—Le héros de cette histoire, c'est René, n'est-ce -pas?</p> - -<p>—Oui, marquise; et j'y ai joué, moi, un triste rôle. -Mon châtiment sera de vous la raconter; je ne me -croirai absous que lorsque j'aurai subi votre indignation -et votre blâme. Ce que j'ai à vous dire est un peu -long. Pardonnez-moi si j'entremêle trop souvent à mon -récit la peinture de mes impressions personnelles; -<span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span> -elles ont été si fortes à certains moments que je ne -saurais les détacher des faits. Vous me comprendrez, -j'ose le croire, d'autant mieux que nous avons toujours -partagé les mêmes idées. Ai-je votre permission pour -parler?</p> - -<p>—Je vous écoute, dit la marquise.</p> - -<p>Elle s'appuya sur le dossier de son fauteuil, ses deux -mains fines, d'un ton mat comme de l'ivoire, croisées -devant elle sur la faille noire de sa robe. Ses yeux -ardents étaient fixés sur le visage du jeune homme -assis en face d'elle, mais c'est en vain qu'elle cherchait -à leur donner une expression implacable et sereine; -ils étaient pleins du trouble qui régnait dans -son cœur, et trahissaient l'avidité inquiète et le secret -espoir avec lesquels elle attendait les révélations -qu'on allait lui faire. Par un effort surhumain, elle -avait pu d'abord inviter le vicomte au silence, mais -dès qu'elle lui eut accordé l'autorisation de parler, -c'est à grand'peine qu'elle parvint à lui cacher l'émotion -et l'impatience qui l'agitaient.</p> - -<p>Alphonse de Linières n'était pas très fin observateur -et ne remarqua pas ces détails. Tout entier à son -sujet, cherchant à mettre ses paroles à la hauteur des -événements et de ses propres pensées, il commença -d'une voix lente, le regard tourné vers la cheminée -<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span> -dans laquelle une flamme pâle luttait contre le rayon -printanier qui s'était glissé jusque-là.</p> - -<p>—Ce serait une grande douleur pour moi, madame, -de vous paraître odieux et de perdre votre estime; -cependant je ne sais si je puis espérer que vous me -pardonnerez et que vous me conserverez votre amitié, -lorsque vous aurez appris dans quel but je suis -parti pour l'Amérique, il y a environ un an. J'y étais -poussé par le désir furieux, insurmontable, de rencontrer -René de Laverdie et de lui reprocher face à face -sa lâcheté et sa trahison. Je savais bien ce qui s'ensuivrait, -car je n'ai jamais pensé que son cœur eût -changé au point d'accepter sans bondir de colère les -paroles outrageantes que je lui adressais intérieurement -et que je brûlais de lui jeter au visage. Mais ici -le courage me manque pour vous dire toute la vérité, -pour vous avouer à quel degré d'aveugle rage mon -amitié déçue avait pu me faire parvenir, et quel odieux -espoir me faisait trouver la vapeur trop lente quand je -traversais l'Océan.</p> - -<p>Pendant un instant le vicomte se tut, oppressé par -un pareil souvenir; il n'osait pas lever les yeux sur -la marquise. Un silence presque solennel régna dans -la chambre. Madame de Saint-Villiers était bouleversée -par l'aveu qu'elle venait d'entendre. Ce crime ainsi médité, -<span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span> -elle s'en reconnaissait complice. Son impression -était semblable à celle qu'elle eût éprouvée si on lui -eût montré l'arrêt de mort de son neveu bien-aimé et -qu'au bas elle eût aperçu sa propre signature.</p> - -<p>—René, murmura-t-elle, mon pauvre enfant! Vous -ne l'avez pas tué, dites?</p> - -<p>—Ah! madame, serais-je devant vous si j'avais été -assez malheureux!... Non, non, rassurez-vous, il est -vivant. Je suis au désespoir de vous faire tant de mal; -mais tout ceci, croyez-moi, est nécessaire.</p> - -<p>—Continuez, continuez, dit vivement la marquise. -Elle reprit sa position rigide et sa physionomie tranquille.</p> - -<p>Le jeune homme parla dès lors avec plus d'assurance.</p> - -<p>—J'étais à New-York, ne songeant qu'à poursuivre -ma route et à retrouver au plus tôt René, quand tout à -coup j'appris qu'il se trouvait à Boston pour ses affaires.</p> - -<p>A ce dernier mot, les mains de madame de Saint-Villiers -s'agitèrent imperceptiblement.</p> - -<p>—Je me rendis aussitôt dans cette ville, poursuivit -Alphonse. Je fréquentai tous les endroits publics où -j'avais quelque chance de rencontrer René; mais, pendant -une semaine, ce fut inutilement. Enfin, je sus -<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span> -qu'il devait, certain soir, assister à une représentation -extraordinaire dans je ne sais plus quel théâtre. Vous -m'excuserez de ne pas vous en dire le nom et de passer -également sous silence celui de beaucoup d'autres -endroits; alors même que je me les rappellerais, -il me serait, je le crains, impossible de les prononcer. -Je pris avec moi un ami, un Français, et j'allai le -soir à ce théâtre. Je n'étais pas dans la salle depuis -bien longtemps quand j'aperçus René. Je le considérai -quelques minutes avec surprise. Il était seul dans -une loge et ne se doutait pas que je me trouvasse -aussi près de lui. Mon étonnement venait de ce qu'il -m'était impossible de découvrir le moindre changement -dans sa physionomie, dans son attitude -ou même dans sa mise. J'avoue que je m'attendais à -le retrouver quelque peu différent de ce brillant comte -que nous avions tant aimé, dont le goût et l'esprit -avaient fait loi dans notre monde: la vie nouvelle qu'il -menait depuis un an n'avait pu manquer de transformer -jusqu'à sa personne. Il n'en était rien. A la manière -noble et aisée dont il s'appuyait sur le bord -de sa loge, dont il s'inclinait pour écouter, au regard -fier et calme qu'il promenait sur la salle, il me -sembla que de longs mois et des milliers de lieues -ne nous séparaient plus de Paris et de nos joyeuses -<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span> -soirées d'autrefois. J'oubliais tout le reste, j'aurais -voulu me jeter dans ses bras. Pendant que je le regardais -ainsi, ne pouvant détourner mes regards de sa -chère et sa charmante figure, quelqu'un qui causait -près de moi prononça le nom de Laverdie. La conversation, -naturellement, se faisait en anglais; l'ami -qui m'accompagnait comprenait assez bien cette -langue.</p> - -<p>—Ils disent, traduisit-il, que c'est ce Français si -intelligent qui exploite les nouvelles carrières auprès du -lac Érié.</p> - -<p>Un acte venait de finir et je me levai. Dans le corridor, -la première personne que je rencontrai fut -René. La joie la plus vive parut sur son visage lorsqu'il -m'aperçut, et il s'avança la main ouverte. Je le -regardai, froidement, comme le premier passant venu -et, sans répondre à son salut, sans toucher la main -qu'il me tendait, je le croisai avec lenteur. Je -n'avais pas fait deux pas qu'il était de nouveau en -face de moi, la joue pâle, la lèvre frémissante.</p> - -<p>—Vous me saluerez, monsieur! s'écria-t-il.</p> - -<p>Tout le dédain, toute l'ironie, toute la puissance -d'outrage que je pus trouver dans mon cœur, je les -fis passer sur mes lèvres et dans mon regard.</p> - -<p>—Qui êtes-vous donc, monsieur? lui demandai-je.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span> -Il chercha sur lui d'une main tremblante une carte -qu'il me présenta. C'était cela que j'attendais. Je -saisis cette carte... Ce n'étaient plus, sur un carré de -bristol, ces mots écrits par le plus fin graveur de -Paris: «Comte René de Laverdie»; mais le nom de -«René Laverdie», sans particule, sans titre, laid, difforme, -estropié, méprisable à mes yeux comme l'aurait -été le nom le plus obscur et le plus plébéien.</p> - -<p>Je regardai ce nom, je le lus tout haut, je -ricanai, ivre d'insulte et de rage. J'eusse voulu jeter -la carte à mes pieds; ce qui m'empêcha de le -faire, ce fut la crainte que René ne me frappât; -je tenais avant tout à ce qu'il restât l'offensé.</p> - -<p>Je me suis repenti depuis de ma cruauté. Madame, -il est, je crois, impossible de souffrir plus -que mon malheureux ami n'a souffert dans ce -moment-là. Le mal que je lui faisais était si -affreux que la fureur dont il avait d'abord été -saisi s'éteignit dans la violence de cette torture. -Je vis une telle douleur dans le regard qu'il me -jeta, que j'en fus comme désarmé.</p> - -<p>—J'accepte votre carte, monsieur, lui dis-je. Mes -témoins seront chez vous demain à la première -heure.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span> -Vous ne serez pas moins étonnée que je le fus -moi-même, madame, lorsque vous saurez quelle -proposition étrange les témoins me rapportèrent -le lendemain. René, étant l'offensé, avait le choix -des armes, de l'heure et du lieu du combat. On -aurait pu croire qu'il n'était pas fort impatient -d'obtenir satisfaction et de laver son honneur de -la tache reçue: il fixait le rendez-vous à un -mois de là, demandait qu'il eût lieu dans un -endroit déterminé des forêts voisines de sa demeure, -et, comme arme, indiquait le pistolet. Toutefois, -comme c'était m'imposer une longue attente et de -plus un voyage difficile, il déclarait que, si je -trouvais trop pénible de me soumettre à sa décision, -on s'entendrait pour choisir tel jour et telle -place qui me conviendraient mieux. Après un moment -de réflexion, et bien que trouvant ce message des plus -extraordinaires, je répondis aux témoins que M. Laverdie -était dans son droit et que je me conformerais -aux désirs qu'il avait exprimés.</p> - -<p>Cette fantaisie de mon adversaire me paraissait -extrêmement fâcheuse; mais, ayant fini par en prendre -mon parti, je passai les trente jours qui suivirent -à visiter quelques grandes villes et à m'exercer au pistolet.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span> -Comment il se fit, madame, que certaines de mes -idées se modifièrent sous l'influence des spectacles -nouveaux pour moi qui vinrent frapper mes yeux, ce -n'est pas ce qu'il nous importe de savoir. Cependant -vous ne pourriez comprendre la suite de ce récit, ma -conduite ni celle de René, si je ne vous faisais part de -l'état d'esprit dans lequel je me trouvais la veille -même, je me trompe, quelques heures avant la matinée -fixée pour notre duel.</p> - -<p>L'endroit où devait avoir lieu la rencontre est situé -vers les confins d'une vaste forêt qui s'étend sur les -bords du lac Érié. L'extrémité occidentale de cette forêt -renferme les terres mises en exploitation et les -carrières dont vous avez entendu parler. C'est là que -René habite encore aujourd'hui. Du côté opposé s'élève -une petite ville, où, dans mon impatience, j'étais arrivé -plusieurs jours avant celui du rendez-vous.</p> - -<p>Que ne puis-je vous peindre, madame, la magnificence -de la nature dans cette région des grands lacs -américains! Vous découvririez, dans des tableaux -splendides, le secret de sentiments et d'émotions qui -vont certainement vous surprendre. Mais les descriptions -les plus parfaites n'auront jamais la puissance -de la réalité. Moi-même, n'ai-je pas souri bien des fois -aux discours enthousiastes des voyageurs? J'accusais -<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span> -secrètement ceux-ci d'exagérer, sinon ce qu'ils avaient -vu, du moins ce qu'ils avaient éprouvé; il me semblait -parfaitement ridicule qu'on ne pût contempler de -sang-froid un lac ni parler de montagnes sans tomber -dans l'extase.</p> - -<p>Dans cette solitude admirable, au sein de ces forêts -majestueuses, auprès de cette mer paisible qui -venait à mes pieds rouler ses flots d'eau douce, je me -sentais envahir par des pensées nouvelles. J'avais -d'ailleurs une source de réflexions autre que le spectacle -de ces merveilles; je venais de voir bien des -choses pendant ce mois passé dans les grandes cités -américaines, à Boston, à Washington, à New-York. Ah! -madame, nos horizons ne nous paraissent jamais si -bornés que lorsqu'il nous arrive de vouloir les -étendre. Enfermés dans notre univers et dans notre -nature, nous trouvons encore moyen de rétrécir une -si étroite prison: nous en ramenons les limites aux -frontières d'un pays, aux murailles d'une ville, aux -privilèges d'une caste! Quelquefois nous les resserrons -plus encore... Voilà quelle idée me frappa surtout, -en face d'un grand peuple et d'une grande nature, -que le hasard seul me donnait l'occasion d'admirer, -car je ne m'étais jamais soucié de les connaître. Je ne -remis en question aucun des principes que j'ai servis -<span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span> -et que je servirai toujours, mais j'appris à ne plus -mépriser les hommes qui ne les suivent point, et je -sentis naître en moi comme un immense sentiment de -tolérance. Est-il nécessaire d'ajouter, madame, que -ma haine injuste s'évanouit et que je commençai à -comprendre René?</p> - -<p>C'était le lendemain que nous devions nous battre. -J'avais passé la journée au milieu des plus graves tourments -intérieurs, regrettant amèrement la mauvaise -action que j'avais commise, tremblant d'aller jusqu'au -crime et de devenir le meurtrier de celui qui avait été -pour moi plus qu'un frère. Comme je rentrais à mon -hôtel, j'y trouvai mes deux témoins: l'un était un -Américain et l'autre un Français dont j'avais fait la -connaissance en traversant l'Atlantique. Ils venaient -de se faire indiquer, par un homme du pays, la position -exacte de notre lieu de rendez-vous, au moyen -des explications que les témoins de René leur avaient -données par écrit. Il était facile de s'y rendre en bateau, -par le lac, et cette voie était la plus courte, car -la côte se creuse et le chemin de terre fait à travers -les bois un circuit considérable. Mes témoins avaient -déjà engagé un batelier, qui devait les prendre à -quatre heures du matin.</p> - -<p>—Très bien, leur dis-je, coupez le golfe en bateau. -<span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span> -Vous voudrez bien m'excuser si je pars avant vous; je -préfère aller seul, à cheval, par les bois.</p> - -<p>Ces messieurs se récrièrent.</p> - -<p>—Nous ne le permettrons pas, dirent-ils. Vous -arriverez brisé sur le terrain. D'ailleurs ne courez-vous -pas le risque d'être attaqué, assassiné dans cette -forêt?</p> - -<p>Je leur affirmai que ma main, après quelques heures -de cheval, ne serait pas moins sûre. Le pêcheur qui -offrait de nous traverser sourit à l'idée d'une attaque -de brigands: les profondes forêts de l'Amérique du -Nord, qui ont retenti du cri de guerre des sauvages, -ne connaissent pas les sinistres gémissements de celui -qu'on égorge dans l'ombre pour le dépouiller de quelques -pièces d'or. Il fut convenu qu'à deux heures du -matin j'aurais un cheval sellé; c'était un coureur -excellent qui devait m'amener à destination en quatre -heures tout au plus.</p> - -<p>Ah! madame, quelle promenade! quel souvenir! -quel aspect solennel prenaient ces voûtes immenses, -ces feuillages obscurs, sur lesquels pesait la nuit silencieuse! -Quel calme, quelle solitude autour de moi, -et quelle agitation dans mon cœur! Peu à peu, cette -agitation s'apaisa. Le jour parut: j'avais regagné les -bords du lac; à ma droite, ses eaux s'étendaient jusqu'à -<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span> -l'horizon. Tout à coup, leur couleur, d'un bleu -vague, changea; je les vis s'enflammer par degrés, -ainsi que le ciel au-dessus d'elles; des traits de feu -jaillirent de leur sein, annonçant que le soleil allait -paraître. Je tournai la tête de mon cheval vers l'orient -et j'attendis. A mesure que l'astre montait, puissant, -pur et splendide, il me sembla qu'un jour nouveau se -levait aussi sur mon âme. J'éprouvais une émotion intense, -vivifiante; je me dis que l'homme et sa vanité -sont bien petits, que Dieu, la justice et l'amour sont bien -grands. Lorsque le soleil fut trop haut et sa lumière -trop éclatante pour qu'il me fût possible d'en soutenir -la vue plus longtemps, je me détournai, et, donnant -de l'éperon à mon cheval, je le forçai de rattraper le -temps perdu.</p> - -<p>J'arrivai cependant le second au rendez-vous. René -s'y trouvait déjà avec ses témoins; les miens parurent -presque aussitôt. Ils vinrent à moi et m'engagèrent à -prendre un instant de repos.—Il n'est pas sept -heures, me firent-ils observer; vous paraissez ému, et -nous vous avons vu de loin arriver au galop.</p> - -<p>Ils cachaient avec peine la surprise que devait leur -causer mon trouble évident. Ils ne pouvaient croire que -je fusse lâche, et savaient avec quelle ardeur j'avais -recherché ce combat, avec quelle impatience je l'avais -<span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span> -attendu. Je me souviendrai toujours de leur regard de -stupéfaction lorsqu'ils m'entendirent murmurer:—Mon -Dieu, que c'est difficile! tout me semblait si -simple il n'y a qu'un instant.</p> - -<p>—Venez, messieurs, leur dis-je.</p> - -<p>Ils échangèrent un coup d'œil et me suivirent. Je -marchai droit à René.</p> - -<p>Il causait alors, d'un air tranquille, avec ses témoins -et leur remettait deux enveloppes cachetées. J'ai su -plus tard que l'une de ces lettres était pour vous, -madame, et l'autre pour mademoiselle Duriez: elles -devaient être envoyées au cas où mon ami aurait été -tué.</p> - -<p>René vit mon mouvement, s'interrompit, et fit un -pas au-devant de moi.</p> - -<p>—Je t'ai indignement offensé, lui dis-je à voix -haute; j'en ai une profonde honte et un profond regret. -Aucun homme sur la terre ne mérite moins que -toi une insulte. Tu peux exiger, pour celle que je t'ai -faite, telle réparation que tu voudras; mais je mourrai -désespéré si je n'obtiens pas de toi la promesse que -tu me pardonneras lorsque tu auras vengé ton honneur.</p> - -<p>J'étais à une petite distance de votre neveu, madame: -il la franchit en ouvrant ses bras, dans lesquels -je me précipitai.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span> -M. de Linières se tut pour la seconde fois. Le souvenir -de cette scène était si vivant et si fort dans son -esprit qu'il retrouvait avec lui toutes les émotions -qu'il avait alors traversées. Transporté tout à coup -dans une clairière de la forêt américaine, il serrait -de nouveau sur son cœur cet ami généreux, si gravement -offensé, et il s'abandonnait avec délices à un -même mouvement d'admiration, d'enthousiasme et -de noble repentir. Il s'absorba si complètement dans -ses propres pensées qu'il oublia pour un court espace -de temps le lieu où il se trouvait, le petit salon de la -marquise, et jusqu'à l'orgueilleuse vieille femme elle-même, -qu'il avait cependant un très grand désir de -toucher. Mais quand, chez un homme aussi froid -qu'Alphonse de Linières, la voix tremble et le regard -se voile, les paroles deviennent inutiles. Son récit, -d'une simplicité saisissante, rapportant des événements -inouïs pour la marquise, avait bouleversé celle-ci. -L'impression était d'autant plus vive que les longues, -les amères réflexions de la veille et de la nuit avaient -douloureusement tendu les fibres de ce cœur maternel. -Elle aussi voyait cette scène étrange de duel, -l'embrassement héroïque de ces deux jeunes hommes. -Elle se souvint que quelques heures auparavant elle -avait encore une fois maudit son neveu. Elle mit ses -<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span> -deux mains devant son visage et fondit en larmes.</p> - -<p>—Oh! mon enfant, mon pauvre enfant! murmura-t-elle.</p> - -<p>Alphonse releva vivement la tête.</p> - -<p>—Ah! si vous saviez tout, madame, reprit-il, si vous -l'aviez entendu comme moi! Si vous saviez que, pendant -près de deux années, son tourment a été de se -trouver séparé de vous d'une façon si entière, de -sentir peser sur lui votre mécontentement, votre -blâme, votre malédiction peut-être. Son désir, son -but suprême était de se voir un jour compris par -vous, de vous prouver qu'il était digne de vous, digne -de ses illustres ancêtres, il l'espère du moins et je -puis vous l'affirmer. Quelle que soit d'ailleurs la manière -dont vous jugiez ses actes, vous ne leur prêteriez, -si vous pouviez lire dans son cœur, que des -mobiles véritablement grands, sublimes, j'ose le dire. -Peu s'en est fallu qu'il ne me persuadât que la voie -choisie par lui était plus large et plus élevée que celle -dans laquelle j'ai marché jusqu'ici avec tant de fierté. -Là n'était pas son intention pourtant. Il déclare que -son cas est une exception: il y a eu sacrifice, c'est-à-dire -déchirement et douleur, et je vous assure que -René a terriblement souffert. Mais il a considéré ce -sacrifice comme nécessaire... «Il fallait, m'a-t-il dit, -<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span> -une expiation et une preuve.» Figurez-vous, madame, -ce que mon malheureux ami a dû éprouver en face -de mon lâche et injuste mépris. Il était résolu à -mourir dans ce duel, mais il a voulu tenter un dernier -effort pour regagner notre estime, et c'est alors -que lui est venue une admirable pensée. Ce délai -d'un mois, ce rendez-vous dans les forêts où il s'est -exilé, vous les expliquez-vous maintenant? Il espérait -que, dans ce milieu nouveau, surtout en présence -d'une nature grandiose, je finirais par le deviner -quelque peu, et que je vous rapporterais de lui un -souvenir auquel peut-être vous daigneriez ouvrir votre -cœur. Le résultat, vous le voyez, a été, pour moi du -moins, plus sûr, plus complet qu'il ne l'avait rêvé. -Ah! marquise, ah! madame, que ne puis-je vous faire -voir ce que j'ai vu, vous faire éprouver ce que j'ai -éprouvé! Vous tendriez les bras à votre neveu comme -je l'ai fait moi-même, vous lui rendriez votre amour, -à lui qui vous aime si profondément, vous le béniriez, -et qui sait si vous ne l'approuveriez pas?</p> - -<p>Ce dernier mot mêla quelque amertume à l'attendrissement -de la marquise; elle reprit son sang-froid -et ses yeux noirs eurent un de leurs durs éclairs.</p> - -<p>—L'approuver, jamais! dit-elle. Mais je ne puis cesser -de l'aimer. Me voilà bien vieille, et je tremble à l'idée -<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span> -de mourir sans l'avoir revu. Écrivez-lui de revenir, -vicomte.</p> - -<p>Alphonse mit un genou en terre et baisa la main de -la marquise.</p> - -<p>—Ah! merci pour lui! s'écria-t-il.</p> - -<p>Cependant madame de Saint-Villiers restait sombre. -Les dernières traces d'émotion s'effaçaient de son visage, -sur lequel reparut peu à peu une expression hautaine -et sévère. Le vicomte s'était relevé et observait -ces signes avec inquiétude. Il attendit un moment -qu'elle parlât, puis lui-même rompit de nouveau le -silence.</p> - -<p>—Vous me permettez d'écrire à René de votre part? -demanda-t-il.</p> - -<p>—Oui: dites-lui qu'il vienne m'embrasser, que sa -vieille tante n'a plus de force, qu'elle a trop souffert -pendant deux ans, qu'elle quittera bientôt ce monde, -et que, lorsqu'il lui aura dit bonsoir, il sera libre de -s'installer tout à son aise en Amérique.</p> - -<p>M. de Linières avait retiré un de ses gants et le pétrissait -avec impatience. De telles paroles, dites froidement, -l'affligeaient et l'indignaient. Devant les -larmes de la marquise, il s'était attendu à autre chose. -Il ne voulait pas que son noble René fût traité comme -un enfant à qui l'on pardonne par faiblesse. Il ne pouvait -<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span> -se décider à s'en aller, et sentait que pourtant sa -visite avait déjà trop duré, que la vieille dame devait -désirer d'être seule.</p> - -<p>Elle parut deviner ce qui se passait en lui.</p> - -<p>—Voyez-vous, mon ami, reprit-elle d'une voix plus -douce et un peu voilée, tout ce que je puis faire pour -mon neveu est de croire qu'il a agi sous l'influence -d'une espèce d'accès de folie: folie généreuse, je veux -l'admettre. Oui, d'après ce que vous m'avez dit, je -veux admettre que son caractère et ses intentions -sont toujours à la hauteur où je les ai vus, où je -me suis efforcée de les élever pendant vingt ans. Mais -ce qu'il a fait restera la plus grande épreuve, le plus -cruel désappointement de ma vie. Je ne puis pas oublier -cela, je ne puis pas le lui pardonner, je ne puis pas -cesser d'en souffrir!</p> - -<p>—Madame, dit Alphonse avec fermeté, songez-y -bien encore avant de m'autoriser à rappeler René en -votre nom. Il va revenir vers vous plein d'amour, -plein de respect et de joie, et, s'il découvre ensuite -quels sont vos sentiments, s'il entend jamais des paroles -comme celles-ci, vous le plongerez dans le désespoir. -Je vous en supplie, madame, promettez-moi de -lui tendre les bras sans arrière-pensée. Ce n'est pas le -pardon que j'implore pour lui, car le pardon suppose -<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span> -la faute, et mon ami n'est pas coupable! Il n'a pas -méprisé son nom. Il n'a pas renié ses ancêtres... Il a -découvert qu'il y a quelque chose de plus grand que -l'orgueil, c'est le travail, et quelque chose de plus précieux -que l'or et les titres, c'est l'amour. Vous avez -dit: folie! dites-le encore, madame. C'est le nom qu'ici-bas -l'on donne aux actions qui ne sont dictées ni par -l'ambition, ni par l'intérêt, ni par la vanité: voilà trois -mobiles qui n'ont jamais fait commettre de folies, mais -qui font commettre des crimes! Ah! madame, quand -René se serait trompé, il faudrait admirer son erreur. -Mon Dieu! pourvu que la femme qui inspire un pareil -héroïsme en soit digne! Le contraire serait trop affreux.</p> - -<p>—Monsieur, dit tout à coup la marquise, comme -frappée d'une idée subite, mon neveu peut redevenir -pour moi tout ce qu'il a été; il peut regagner toute -ma tendresse, mon estime; il peut encore me rendre -heureuse; il peut faire descendre paisiblement et -joyeusement mes cheveux blancs dans le tombeau. Je -ne lui demanderai pour cela qu'une chose... Ah! Dieu -veuille qu'il y consente! Excusez-moi de ne pas m'expliquer -davantage. Vous me rendrez service de lui écrire -ceci. Dites-lui qu'il revienne, que je n'ai pas cessé de -le chérir, et qu'il tient entre ses mains la consolation -de mes derniers jours.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span> -M. de Linières s'inclina profondément et quitta la -marquise. Il cherchait en vain dans sa tête l'explication -de ce nouveau mystère, et ne savait trop s'il devait -en tirer pour son ami un augure favorable.</p> - -<p>—Voilà pour la tante, se disait-il tout en marchant: -que sera-ce de la fiancée? Je n'ose pas m'informer de -ce qu'est devenue mademoiselle Duriez... Pauvre René, -pauvre garçon! Je suis sûr qu'elle l'aimait, mais deux -ans sont bien longs! On pleure d'abord, on attend, -puis le souvenir s'affaiblit, le doute arrive; les parents -sont là qui s'agitent, qui supplient; un beau jeune -homme se présente, on sourit et l'on est mariée. A -dix-huit ans le cœur d'une jeune fille déborde de sentiments -délicats, purs et charmants, mais ce sont des -fleurs qu'un souffle effeuille; les plantes robustes, -bonnes ou mauvaises, ne croissent que plus tard. La -première floraison est certainement la plus gracieuse: -on y trouve des touffes de bluets, de primevères et de -violettes, mais malheur à celui qui dans ce bouquet -ravissant voudrait chercher une immortelle!</p> - -<p>Enchanté de cette poétique comparaison, mais très -inquiet quant au bonheur futur de son ami, le vicomte -de Linières entra à son cercle. Il y fut accueilli avec -enthousiasme, et surtout avec curiosité. Depuis plus de -dix mois on ne l'avait pas vu. Il avait passé tout ce -<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span> -temps en Amérique, car il n'était pas arrivé tout d'un -coup à cette largeur d'idées qu'il avait fait paraître -dans sa conversation avec la marquise. La vivacité des -impressions qu'il avait éprouvées dans la matinée du -jour de sa réconciliation avec René était tombée peu -à peu, comme cela arrive inévitablement dans de pareils -cas. Ces sublimes élans qui transportent l'âme -dans des régions où elle ne saurait demeurer sont aussi -délicieux qu'ils sont rares, mais le désenchantement, -la lourde chute qui les suivent sont affreusement pénibles. -Quand nous avons atteint le sommet d'une haute -montagne, nous sommes ravis d'admiration, nous y -resterions volontiers; l'existence, nous semble-t-il, y -serait plus noble et plus belle; mais la disposition de -nos organes et les nécessités de notre subsistance ne -nous permettraient pas d'y vivre. Hélas! notre âme, -aussi imparfaite que notre corps, ne peut respirer sur -les hauteurs; l'air lui manque; il faut qu'elle redescende, -souvent qu'elle tombe; mais combien la mémoire -des horizons entrevus lui rend sombre et -monotone l'étroite vallée où elle chemine!</p> - -<p>En causant avec René, en voyageant, en réfléchissant -sur les hommes et sur les choses, Alphonse avait -retrouvé l'équilibre de ses pensées et s'était arrêté à -un juste milieu, plus élevé que le domaine d'exclusion -<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span> -où il avait longtemps vécu, mais plus ferme et -moins vague que le terrain mouvant de l'enthousiasme.</p> - -<p>Interrogé par ses amis, il fut très sobre de détails -quant à son séjour dans le Nouveau-Monde, surtout -quant au but et au résultat de son voyage. Peu lui -parlèrent du comte de Laverdie, qui commençait à -être oublié. Pour lui, l'une de ses premières questions -fut:—Avez-vous entendu dire que mademoiselle -Duriez fût mariée? Mais, dans ce cercle aristocratique, -on était peu au courant des nouvelles qui se -rapportaient au monde du commerce et de la finance, -et l'on ne put pas lui répondre.</p> - -<p>Comme il flânait le soir sur les boulevards, s'enivrant -de cette atmosphère parisienne qui, au moral -ainsi qu'au physique, semble accélérer la vie, il remarqua -un groupe de jeunes gens qui se séparaient -en sortant d'un café. L'un d'eux vint seul de son côté. -C'était un beau garçon de vingt-huit à trente ans: à -sa démarche ferme et cadencée, au port de sa tête, à -la coupe de sa moustache, on reconnaissait un militaire -habillé en civil. Alphonse le regarda fixement, -certain de l'avoir vu quelque part, et cherchant en -vain à retrouver son nom. Le jeune homme s'aperçut -de l'observation dont il était l'objet, regarda -<span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span> -à son tour Alphonse, salua aussitôt et se détourna -pour lui parler.</p> - -<p>—M. le vicomte de Linières? fit-il en l'abordant.</p> - -<p>—Le capitaine Arnauld! s'écria celui-ci. Est-il -possible que je ne vous aie pas immédiatement reconnu!</p> - -<p>—Convenez, dit en souriant le capitaine, qu'il y a -de bonnes raisons pour que ma mémoire soit plus -fidèle que la vôtre. Le premier jour où j'eus le plaisir -de vous voir faillit bien être le dernier.</p> - -<p>—C'est vrai: quel coup d'épée vous avez reçu là! -J'étais désolé; jamais je n'aurais cru que vous pussiez -en revenir.</p> - -<p>—Comment donc! Mais je me porte mieux qu'avant. -Ah çà, mon cher vicomte, si vous n'êtes point pressé, -voulez-vous que nous causions un peu? Voilà bien -longtemps que je désire savoir ce qu'est devenu mon -terrible adversaire; je suis sûr que vous, au moins, -pourrez m'en donner des nouvelles.</p> - -<p>—Volontiers, mon cher capitaine... Et à mon tour, -je vous en avertis, je vous confesserai quelque peu.</p> - -<p>Arnauld parut surpris; puis, comprenant bientôt, il -secoua la tête et poussa un soupir. Ce mouvement de -tête et ce soupir étaient sans prix aux yeux d'Alphonse. -<span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span> -Si un officier de chasseurs, jeune, beau, amoureux et -muni d'un coup d'épée, constatait ainsi sa défaite, il -y avait quelques chances pour que le cœur et -la main de la jolie Gabrielle fussent encore libres.</p> - -<p>Les deux jeunes gens firent quelques pas et s'arrêtèrent -à Tortoni. Arnauld, très communicatif et non -encore consolé, s'étala tout à son aise dans cette conversation -qui lui plaisait. Il ne dit pas à Alphonse tout -ce que celui-ci désirait savoir, mais tout ce qu'il fut -en son pouvoir de lui apprendre. Après le duel et la -retraite inexpliquée de son rival, il s'était cru aimé. -Sa convalescence avait été longue, mais elle lui avait -paru douce, car il ne vivait que du beau rêve de son -mariage avec mademoiselle Duriez; son ami Émile, -du reste, l'encourageait dans cet espoir. Le refus net et -formel qui accueillit sa demande fut donc pour lui un -coup aussi cruel qu'inattendu. Il s'en déclara du reste -parfaitement remis.</p> - -<p>—Voyez-vous, dit-il à Alphonse d'un ton confidentiel, -un soldat de mon caractère ne doit pas se marier. -Il fallait une jeune fille aussi charmante que celle-là -pour m'inspirer l'idée d'une pareille folie. Heureusement -pour elle et pour moi, elle a montré autant -de bon sens que je lui connaissais de grâce et d'esprit.</p> - -<p>Le pauvre officier cachait si mal son chagrin sous -<span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span> -ces paroles, qu'Alphonse fut tenté d'avoir pitié de lui. -Arnauld, qui surprit son regard de commisération, se -hâta d'éclater de rire.</p> - -<p>—Ma parole! s'écria-t-il, j'en ai laissé éteindre mon -cigare! Donnez-moi donc du feu, vicomte.</p> - -<p>—Alors, qui mademoiselle Duriez a-t-elle épousé? -demanda Linières, qui crut sentir les battements de -son cœur s'arrêter après cette question.</p> - -<p>—Je ne sais pas, fit Arnauld. Vous vous doutez -bien que je ne vois plus sa famille.</p> - -<p>La foudre tombant au milieu du boulevard des Italiens -n'eût pas produit sur le vicomte plus d'effet que -cette simple phrase.</p> - -<p>—Elle est donc mariée? demanda-t-il encore.</p> - -<p>—Mais je n'en sais rien; c'est probable. Quelle -drôle de question! Croyez-vous qu'une fille comme -elle soit faite pour coiffer sainte Catherine? ou -supposeriez-vous que j'irais à sa noce, par hasard?</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span> -<h2 class="normal">XII</h2> -</div> - -<p>Gabrielle Duriez n'était pas mariée. Gabrielle Duriez -aimait René, elle avait foi en lui, et elle l'attendait.</p> - -<p>Ces deux années avaient été tristes pour elle.</p> - -<p>Lorsque René était parti pour l'Amérique chercher -du travail; lorsqu'il avait renoncé à sa vie de molle -élégance, à son titre; lorsqu'il avait vendu, pour -payer ses dettes, ses précieuses collections, elle avait -appris tout cela par son père. Le brave homme, devant -les larmes de sa fille, laissa échapper le secret de -sa conversation avec le jeune comte. En voyant le -regard ardent, enthousiaste, avec lequel elle accueillit -cette confidence; en la voyant mettre les deux -mains sur son cœur et baisser les yeux d'un air recueilli, -comme si elle prêtait intérieurement, à elle-même -<span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span> -et à Dieu, un serment solennel, le pauvre père -se troubla et se dit qu'il avait tout perdu. Il aurait -dû remettre, sans autre explication, le billet de René; -ce qu'il avait de mieux à faire, après tout, eût été de -ne pas s'en charger. Un comte qui vendait son mobilier -et partait pour l'Amérique après s'être vu refuser -la main d'une riche héritière, comme il était facile -de le faire passer pour le dernier des mauvais sujets! -et le cœur de Gabrielle eût été guéri d'un seul coup. -C'était un remède un peu violent, la cautérisation brutale -au fer rouge, mais aussi comme l'effet en eût été -prompt et certain.</p> - -<p>Jamais M. Duriez n'aurait osé avouer à sa femme -la maladresse qu'il avait commise. Il frémissait à -l'idée que sa fille prononcerait un jour ou l'autre -quelque parole qui pût le trahir. Il l'épia d'abord -avec inquiétude, pâlissant quand il lui arrivait de la -trouver seule avec sa mère; au bout d'un mois, il -devint plus tranquille: le nom de René n'était pas -venu une seule fois sur les lèvres de Gabrielle.</p> - -<p>Pendant l'hiver qui suivit, les Duriez allèrent beaucoup -dans le monde; plusieurs partis se présentèrent -pour la jeune fille; elle les refusa tous sans hésiter. -Ses parents ne s'en étonnèrent pas: aucun ne répondait -précisément à leurs vues ambitieuses.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span> -L'été venu, il fut décidé qu'on voyagerait. En Suisse, -à Lucerne, dans les beaux salons de l'Hôtel National, -on fit la connaissance d'un prince autrichien, qui -parut immédiatement disposé à mettre son cœur, -sa couronne et sa fortune (car il était riche) aux pieds -de mademoiselle Duriez. Madame Duriez triomphait. -Un soir, elle accourut toute rayonnante dans la chambre -à coucher de sa fille.</p> - -<p>—Ma chérie, lui dit-elle, embrasse-moi. Le prince -a demandé ta main.</p> - -<p>—Ah! chère maman, fit la jeune fille, je vais t'embrasser -pour avoir dit non.</p> - -<p>—Comment, non? s'écria madame Duriez abasourdie.</p> - -<p>Gabrielle défaisait devant la glace ses beaux cheveux -blonds, fins et légers comme de la soie. Elle se -mit à rire tout en continuant à se regarder.</p> - -<p>—Pourquoi as-tu renvoyé ma femme de chambre -allemande? demanda-t-elle à sa mère.</p> - -<p>—Parce qu'elle n'avait pas l'ombre de goût; elle travaillait -mal et te coiffait en dépit du bon sens. As-tu -besoin qu'on t'aide? Je vais t'envoyer la mienne.</p> - -<p>—Ce n'est pas cela que je veux dire; mais j'ai -oublié tout mon allemand. Quelle langue veux-tu -que je parle si je deviens princesse?</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span> -—Quelle est cette plaisanterie? dit madame Duriez. -Tu parleras français naturellement.</p> - -<p>Gabrielle rit un peu plus fort.</p> - -<p>—Allons, maman, fit-elle, ce n'est pas sérieux? Tu -ne veux pas que j'épouse un homme qui me dirait: -Che fous atore!</p> - -<p>Le prince, pourtant, ne se tint pas vite pour battu. -Il suivit la famille Duriez à Paris, où il s'installa dans -l'intention d'y passer l'hiver. Il se fit recevoir dans -les sociétés où il croyait devoir rencontrer Gabrielle; -cela lui était facile, car la présence de ce noble étranger -honorait un salon. Il se donnait toutes les peines -du monde pour plaire à la jeune fille, dont il était -sincèrement et sérieusement épris. C'était un homme -d'un extérieur passable, d'un esprit nul, d'un caractère -triste, et qui obsédait parfaitement Gabrielle.</p> - -<p>—C'est trop fort! disait-elle quelquefois. Il m'a -gâté le Righi et la chapelle de Guillaume Tell, et il -faut encore qu'il m'empêche de danser... Il a donc -juré d'empoisonner tous mes plaisirs?</p> - -<p>Gabrielle ne se moquait de ses prétendants que -lorsqu'elle commençait à les craindre: or jamais -elle n'en avait eu de plus redoutable que le prince. -M. et madame Duriez étaient désespérés de l'étrange -obstination de leur fille; sous les plaisanteries auxquelles -<span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span> -elle avait recours pour se défendre, ils devinaient -une fermeté de résolution qui les épouvantait. -Un jour, madame Duriez ne put retenir ses larmes, -et M. Duriez supplia sa fille, presque à genoux, d'expliquer -enfin sa conduite.</p> - -<p>—Je ne m'y suis jamais refusée, dit celle-ci très -émue. Cette explication est si simple que je la -croyais inutile. Je n'épouserai, mes chers parents, -qu'un homme que j'aimerai.</p> - -<p>Cette réponse, bien qu'assez naturelle, eut pour -effet de transformer en colère la douleur de madame -Duriez. Elle s'emporta comme jamais cela ne -lui était arrivé et traita Gabrielle de fille romanesque -et de folle; celle-ci sentit aussitôt se sécher dans -ses yeux les larmes que l'attendrissement y avait fait -monter.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, Émile parut. Il ne lui fallut -pas longtemps pour être au courant de ce qui se -passait.</p> - -<p>—Sais-tu ce que tu me ferais supposer? dit-il -à sa sœur, croyant probablement lancer un trait spirituel -et sans conséquence. Eh bien, que tu penses -encore à ce joli drôle, le comte de Laverdie.</p> - -<p>M. Duriez tressaillit et regarda sa fille. Elle était -devenue plus blanche que de la cire et levait les -<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span> -deux mains d'un geste machinal, comme pour repousser -le mot affreux qui venait la frapper en plein -cœur.</p> - -<p>—Elle peut penser à lui, s'écria vivement madame -Duriez. Jamais elle ne l'épousera tant que son -père et moi serons de ce monde!</p> - -<p>Émile se précipita vers sa sœur et mit ses deux -bras autour d'elle; il était temps, elle venait de -s'évanouir. Ce ne fut pas sans peine qu'on parvint -à lui faire reprendre connaissance au bout d'une -demi-heure. Ses parents, doublement inquiets et -affligés, l'entourèrent des plus tendres soins. On -évita toute allusion à la cause de sa défaillance; -pendant plusieurs jours on ne la contraignit pas -de se rendre à des bals où le prince était invité. -Mais la pauvre enfant commença à se sentir bien -seule et bien malheureuse et à regarder vers l'avenir -avec angoisse.</p> - -<p>Tandis qu'elle se demandait, le cœur serré, ce que -René était devenu, et pourquoi son absence et son -silence se prolongeaient aussi longtemps, madame de -Saint-Villiers, qui avait reçu la visite d'Alphonse, -cherchait de quelle façon elle allait s'y prendre pour -se rapprocher de la famille Duriez.</p> - -<p>La vieille marquise n'avait jamais, ni dans son -<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span> -amour, ni dans sa pensée, séparé René de Gabrielle. -Sa filleule et son neveu!... Dieu! la certitude qu'elle -allait les revoir et les presser ensemble sur son -cœur: y avait-il encore un sentiment de rigueur ou -d'orgueil qui pût tenir contre cela?</p> - -<p>Elle reçut de René une lettre qu'elle baigna de -larmes de joie. Elle y vit une reconnaissance profonde -pour sa bonté; elle y retrouva toute la tendresse et -toute la grâce de l'enfant sensible et charmant, et, en -même temps, elle y découvrit ce qu'elle n'avait pas -connu dans son neveu, l'énergie et la force de -l'homme fait. Elle se sentit comme dominée par la -révélation de ce beau caractère.—Ah! s'écria-t-elle, -avec un mouvement de fierté passionnée, il peut -renier son nom, il ne démentira pas le sang de sa -race!</p> - -<p>René appartenait à la noble race de ceux qui s'inclinent -devant la puissance de la vérité et celle de -l'amour.</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers lui écrivit à son tour. -Probablement qu'elle lui révéla cette fameuse condition -dont elle avait parlé au vicomte de Linières. Le -fait est qu'après la réponse de René, la réconciliation -était complète, et le retour du jeune homme fixé aux -premiers jours du mois de juillet.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span> -Cependant madame de Saint-Villiers n'avait pas encore -revu la famille de sa filleule. Il lui en coûtait -beaucoup de faire les premières avances à ces bourgeois. -Ah! s'il n'y avait eu que Gabrielle toute seule! -Mon Dieu! combien le cas était embarrassant. Il n'entrait -pourtant pas dans sa pensée qu'elle ne dût être -accueillie avec gratitude et avec joie.</p> - -<p>Un jour, elle fit atteler pour se rendre rue des Petites-Écuries, -et, quand le valet de pied eut refermé -la portière et relevé le marchepied, elle lui cria: Au -Bois! Une autre fois, elle commença une lettre à madame -Duriez, et, après avoir tracé ce mot «Madame» -et réfléchi pendant un instant, elle écrivit à sa couturière -d'avoir à passer chez elle, le lendemain avant -midi, et d'apporter des échantillons de velours pour -un manteau.</p> - -<p>Il arriva cependant un matin que la marquise n'y -tint plus. Ce matin-là, elle courut à son secrétaire, -prit une plume et une feuille de papier à lettres, sourit -au portrait de René qu'elle avait remis elle-même -à sa place, et écrivit rapidement ce qui suit:</p> - -<p class="lettre">«Ma belle et chère filleule,</p> - -<p>»Refuserez-vous de venir embrasser votre vieille marraine -qui s'est aperçue qu'elle ne peut plus vivre sans -<span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span> -vous voir? Je vous attendrai demain dans l'après-midi, -Dieu sait avec quelle impatience! Arrivez tôt, -ma chère enfant, j'ai une foule de choses à vous dire -depuis tantôt deux ans que je n'ai pu causer avec -vous.</p> - -<p>»Je vous envoie les baisers que j'aurais voulu vous -donner pendant tout ce temps.</p> - -<p class="signature">»A demain.»</p> - -<p>Le lendemain, vers une heure, Gabrielle entrait -sous la voûte bien connue de la vieille maison, rue de -Grenelle-Saint-Germain. Elle traversa lentement la -cour, pénétra sous la galerie et arriva au pied de l'escalier -de marbre. Son cœur était si plein d'espoir -qu'elle avait le loisir de songer au passé; elle s'arrêta -un instant avant de monter, ainsi qu'elle avait fait, -deux ans auparavant, lors de sa dernière visite.</p> - -<p>Elle avait changé depuis. Ce n'était plus l'enfant -rieuse, coquettement vêtue de bleu pâle et la tête -pleine de poétiques visions: c'était une jeune fille -ardente et sérieuse, qui savait qui elle aimait, et qui -songeait à être digne du grand sacrifice fait pour -elle. Sa mise, d'une simplicité gracieuse et sévère, -répondait à la tournure plus grave de ses idées, et -faisait ressortir la finesse délicieuse de ses traits et la -profondeur de ses yeux admirables.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span> -Elle sourit en commençant de gravir l'escalier, -parce qu'elle se souvenait que, sur ces mêmes marches, -le comte de Laverdie l'avait une fois croisée sans la -reconnaître.</p> - -<p>Une minute après, elle était pressée entre les bras -de sa marraine.</p> - -<p>Elles s'embrassèrent longuement, d'un mouvement -ému et presque solennel. Puis la vieille dame essuya -ses larmes, écarta de son sein la jeune fille, et la contempla -avec admiration en la maintenant un instant -à la longueur du bras.</p> - -<p>—Ah! petite fille, lui dit-elle, que vous êtes -jolie et que vous êtes bonne, et que mon René est -donc heureux!</p> - -<p>Ces quelques mots et l'accent dont ils furent dits -déterminèrent l'explosion des sentiments de toute nature -qui gonflaient le cœur de Gabrielle; elle éclata -en sanglots violents. La marquise, à peine moins -troublée qu'elle, s'efforça de la calmer. Quand toutes -deux furent un peu remises, madame de Saint-Villiers -commença son récit. Il lui fallait apprendre à -Gabrielle tout ce qu'elle savait sur le séjour de René -en Amérique, puis le voyage d'Alphonse et la scène -du duel; enfin elle parla des dernières lettres de son -neveu. Elle cacha tout ce qu'elle-même avait souffert, -<span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span> -souffrait encore de l'abaissement volontaire d'un -comte de Laverdie. C'était sans doute l'effet d'un tact -exquis: elle ne voulait ni attrister ni blesser Gabrielle; -mais elle pensait d'ailleurs qu'elle ne pourrait -être comprise. Elle était mieux que cela pourtant, -elle était devinée. L'âme fine de Gabrielle saisissait à -merveille ce que les mots ne disaient point; mais il -n'y avait en elle aucun étonnement, aucune révolte -contre ce qui, pour elle, cependant, devait être l'injustice -d'un orgueilleux préjugé. Cette enfant savait -la puissance de certaines idées sur les hommes, et -elle était capable d'estimer la sincérité partout. Seulement -elle se disait que René devait être très supérieur -et très grand, et elle sentait son cœur déborder -d'un amour infini.</p> - -<p>Lorsque la jeune fille se disposa à partir, madame -de Saint-Villiers annonça l'intention de la reconduire -dans sa voiture. Elle fut très surprise de voir sa filleule -rougir d'un air embarrassé et de l'entendre décliner -cette offre sous prétexte que sa femme de -chambre avait dû l'attendre.</p> - -<p>—Vous renverrez votre femme de chambre, ma -chère, dit la marquise avec quelque impatience.</p> - -<p>Gabrielle rougit plus encore.</p> - -<p>—Ah çà! que se passe-t-il? fit la vieille dame tout -<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span> -à fait intriguée. Craindriez-vous, par hasard, que je -ne fusse mal reçue chez vous?</p> - -<p>—Ah! madame... dit la jeune fille. Elle baissa les -yeux et se tut.</p> - -<p>Il y eut un instant de silence. La rougeur de Gabrielle -avait disparu pour faire place à une grande -pâleur. Elle n'osait regarder sa marraine, dont la -physionomie, effectivement, lui eût paru peu rassurante. -Madame de Saint-Villiers avait redressé sa tête -aristocratique et fière, que de magnifiques cheveux -blancs couronnaient comme un diadème; un incroyable -dédain courbait l'arc de ses lèvres, et de ses prunelles -jaillissait un feu qui semblait capable d'anéantir, -eussent-ils été présents, les misérables objets de -ce mépris souverain.</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers se souvint-elle tout à coup -des secrètes douleurs des deux dernières années? Eut-elle -pitié de la douce créature debout devant elle, -dont la tristesse et la pâleur étaient touchantes comme -une prière? On peut supposer l'un et l'autre, car subitement -l'éclat de son regard s'éteignit, sa bouche se -détendit dans un sourire; elle s'approcha de Gabrielle -et lui prit la main.</p> - -<p>—Chère petite, consolez-vous, lui dit-elle. Je gagnerai -l'amitié de vos parents; j'obtiendrai leur consentement -<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span> -à votre mariage. Je crois en avoir le moyen, -ajouta-t-elle avec finesse. Et si j'échoue, eh bien... je -vous enlèverai, vous verrez.</p> - -<p>Gabrielle leva les yeux; elle parut chercher un -instant des mots dignes de son admiration et de -sa reconnaissance, et, n'en trouvant sans doute aucun -assez profond, elle s'agenouilla devant la marquise.</p> - -<p>Lorsqu'elle rentra chez ses parents, tous les deux -se trouvaient absents. Elle ne songea pas à se plaindre -d'un moment de solitude, et passa le reste de l'après-midi -au milieu des rêves les plus enchanteurs. Deux -ans d'attente et d'anxiété étaient amplement rachetés -par le bonheur qu'elle éprouvait, et d'ailleurs elle oubliait -ses luttes et ses larmes dans la pensée que René -avait, lui aussi, beaucoup souffert.</p> - -<p>Dans la soirée, elle attendit que son frère eût quitté -la maison, comme c'était l'habitude de celui-ci après -le dîner, puis elle pria ses parents de vouloir bien lui -prêter un moment d'attention.</p> - -<p>M. et madame Duriez étaient tout prêts à l'écouter, -car ils n'ignoraient pas que leur fille avait ce jour -même rendu visite à la marquise de Saint-Villiers. Ils -échangèrent un coup d'œil pour s'encourager l'un -l'autre à rester fermes, ou plutôt M. Duriez subit le -<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span> -coup d'œil redoutable de sa femme, puis ils donnèrent -la parole à la jeune fille.</p> - -<p>—Madame de Saint-Villiers a désiré me revoir, dit -celle-ci, parce qu'elle s'est réconciliée avec son neveu...</p> - -<p>Elle hésita, espérant une question, un mot; ne rencontrant -qu'un silence glacial, elle continua d'une -voix basse, rapide et décidée:</p> - -<p>—Elle sait bien que le sort de René et le mien ne -peuvent pas être séparés.</p> - -<p>—Pas être séparés! répéta madame Duriez avec explosion. -Mais ils n'ont jamais été réunis, que je -sache.</p> - -<p>—Ah! chère maman, mon père vous dira que depuis -deux ans M. Laverdie travaille courageusement -à conquérir ma main, et à effacer jusqu'aux moindres -traces d'une jeunesse un peu légère.</p> - -<p>Madame Duriez se tourna lentement et majestueusement -vers son mari; son visage un peu gras, -régulier de traits, assez beau, était soudain devenu -tout blanc; des larmes de colère brillaient dans ses -yeux.</p> - -<p>—Vous saviez cela, monsieur Duriez? dit-elle en -appuyant sur chaque syllabe avec une énergie de -fâcheux augure.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span> -Quant à lui, il aurait voulu rentrer sous terre.</p> - -<p>—J'ai cru, balbutia-t-il, que Gabrielle oublierait...</p> - -<p>Madame Duriez était stupéfaite: était-il possible -que pendant deux années son mari lui eût caché quelque -chose! Elle le regarda, puis sa fille. Celle-ci, -sentant que son père lui était favorable, mais voyant -combien il avait besoin d'être soutenu dans ces bonnes -dispositions, s'était glissée jusqu'à lui; elle s'était -emparée d'une de ses mains qu'elle serrait en guise -d'encouragement, tout en levant vers sa mère son -beau regard plein de supplication.</p> - -<p>—Mais c'est donc un complot! s'écria madame Duriez.</p> - -<p>—Ma chère amie, je te jure...</p> - -<p>Elle l'interrompit avec fureur.</p> - -<p>—Comment! mais c'est un véritable aventurier que -ce Laverdie! N'est-il pas assez prouvé qu'il n'en voulait -qu'aux millions de votre fille?</p> - -<p>Si madame Duriez ne s'était point tant hâtée à se -mettre en colère, il est probable que la scène eût -tourné tout différemment. M. Duriez était fort éloigné -de prendre le parti de sa fille, et encore plus de -secouer l'ascendant de sa femme. Mais il était honnête -et juste, bien que faible. Il savait combien l'accusation -<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span> -de bassesse portée contre le comte était mal -fondée, puisque deux ans auparavant, dans leur dernière -entrevue, rue des Petites-Écuries, il eût suffi à -M. de Laverdie de dire un seul mot pour obtenir cette -énorme dot, toujours mise en avant. Il protesta donc -avec force. Gabrielle l'en remercia par ses caresses; -et madame Duriez, que confondait cette révolte inattendue, -crut son mari beaucoup plus décidé qu'il ne -l'était à favoriser les désirs de leur fille.</p> - -<p>Un peu de lumière jaillit de cette conversation. La -délicatesse, l'amour sincère et fidèle de René furent -tellement mis en évidence que madame Duriez se vit -positivement à bout d'arguments. Gabrielle ayant -parlé d'abandonner sa dot et d'aller, après son mariage, -défricher aussi les forêts de l'Amérique, la -pauvre femme se prit à trembler à l'idée de perdre sa -fille. Elle saisit entre ses bras la petite enthousiaste; -elle l'embrassa à plusieurs reprises.</p> - -<p>—Mon Dieu, soupira-t-elle, et j'avais rêvé de faire -une princesse de cette enfant!</p> - -<p>Un sourire fugitif effleura les lèvres de Gabrielle, -mais elle ne répondit rien.</p> - -<p>L'avenir réservait à madame Duriez une consolation -suprême. Madame de Saint-Villiers vint la voir et lui -tendre la main. Elle eut la joie de faire attendre dans -<span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span> -son salon l'orgueilleuse marquise; elle lui vendit cher -ses bonnes grâces.</p> - -<p>—Mon Dieu, dit-elle, oui: nous marierons nos deux -enfants puisqu'ils s'aiment. C'est une assez singulière -raison, vu l'époque où nous sommes. Ah! bien, s'il -suffisait seulement de dire: je vous aime!... Généralement -il n'en est pas ainsi, l'on demande autre chose. -C'est assez naturel, en effet, qu'au contrat chacun -apporte sa part.</p> - -<p>Évidemment le mariage faisait à madame Duriez -l'effet d'un pique-nique.</p> - -<p>—Ce qu'il y a d'extraordinaire, poursuivit-elle, -c'est que c'est justement parce qu'ils se sont aimés -qu'ils ne sont pas encore mariés. Voilà ce qui me dépasse -absolument. Il est vrai que je ne suis pas romanesque; -non, je ne m'en suis jamais piquée, grâce au -ciel! Quand j'ai épousé M. Duriez, ce n'est pas que -je l'aimais, car je ne l'avais pas vu trois fois. Mes parents -ont arrangé cette affaire; ils se sont assurés -qu'il était honnête homme et que nos fortunes se -trouvaient égales. Je me suis fiée à eux, et je n'ai pas -eu lieu de m'en repentir. M. Duriez en dirait autant -de son côté, je crois. Là, enfin, voyons, si ces deux -enfants ne s'étaient pas mis tout à coup dans la tête -de s'aimer, ma fille serait comtesse de Laverdie à -<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span> -l'heure qu'il est; le mariage se serait fait tout tranquillement, -et depuis deux ans ils seraient heureux. -N'êtes-vous pas de mon avis, madame la marquise?</p> - -<p>La marquise inclina gravement la tête. Elle s'était -attendue à ce que madame Duriez ferait tout pour la -blesser et la forcer à rompre définitivement; mais les -moyens employés par celle-ci manquaient leur effet à -cause de leur grossièreté même. On éprouvait plus de -dégoût que de colère à voir cette femme, jadis si platement -obséquieuse, poser le masque et laisser éclater -ses sentiments vulgaires. Le langage et le ton de -la voix s'accordaient du reste avec les paroles.</p> - -<p>—Madame, dit la marquise au moment de se lever -pour partir, vous avez fait tout à l'heure une remarque -dont j'ai admiré la justesse, et dont la forme, -tout à fait concise, m'a charmée: dans un contrat, -disiez-vous, chacun doit apporter sa part. Mademoiselle -votre fille possède, n'est-ce pas? une dot de plusieurs -millions...</p> - -<p>Ces deux mots passèrent entre les lèvres de madame -de Saint-Villiers nettement, tranquillement, sans intonation -ironique.</p> - -<p>—Quinze cent mille francs de dot, et une fortune -de quatre millions en perspective, dit madame Duriez.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span> -Cette fois chaque syllabe retentit avec un accent de -clairon.</p> - -<p>—Voici ce que je donne à mon neveu, reprit madame -de Saint-Villiers.</p> - -<p>Elle était admirablement digne, cette vieille dame, -dans son geste plein de simplicité; elle tendit un papier -plié à madame Duriez.</p> - -<p>Celle-ci le prit et le considéra avec une expression -effarée.</p> - -<p>C'était le fac-similé du testament par lequel le marquis -Hubert de Saint-Villiers léguait au fils de son petit-neveu -René de Laverdie, au cas où celui-ci se mariât -et eût un fils, le marquisat de Saint-Villiers avec -le titre attaché au domaine. A cette pièce en était -jointe une autre par laquelle le comte René de Laverdie, -seul héritier de ce nom, se désistait, dès son -vivant, de son titre en faveur de son fils aîné.</p> - -<p>Voilà quelles étaient les conditions que la marquise -avait imposées à son neveu pour prix de sa réconciliation -avec lui. S'il n'avait pas consenti à laisser revivre -les noms et les titres si chers au cœur de la -vieille dame, elle fût morte en le maudissant. Or il -n'avait pas hésité. Il respectait ces titres, il vénérait -ses ancêtres, et surtout il chérissait sa tante. Son but, -à lui, était atteint: il avait affranchi son esprit et sa -<span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span> -raison; il avait réparé ses fautes et prouvé son amour. -D'ailleurs il ne se croyait pas en droit d'enlever à -son fils, s'il en avait un, l'héritage de noblesse qui -devait lui appartenir; il se promettait de faire de ce -fils un homme: peu lui importait ensuite qu'il fût un -comte et un marquis.</p> - -<p>Cependant madame Duriez reconduisait madame de -Saint-Villiers.</p> - -<p>—Chère marquise, lui disait-elle, quel homme remarquable -que votre neveu! Quel courage! Quel caractère -splendide! Nous serons fiers, croyez-le bien, -de lui donner notre Gabrielle. Il revient dans quelques -jours, n'est-ce pas? Quand je pense que voilà -bientôt deux ans qu'il est parti... Dieu! que ce temps -nous a semblé long!</p> - -<p>Madame de Saint-Villiers se sauvait positivement; -elle ouvrait les portes elle-même. Au vestibule, elle -se trompa et se précipita dans une serre; la maîtresse -du logis voulut absolument la retenir pour lui montrer -des plantes rares.</p> - -<p>Par bonheur, M. Duriez, quittant les bureaux, pénétrait -dans la maison d'habitation. Il aperçut ces dames -au milieu des palmiers et s'empressa de venir les -rejoindre. Comme, dans sa bonhomie, il ne manquait -ni de délicatesse ni de tact, sa présence fut loin -<span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span> -d'être mal venue. Il regardait sa femme à la dérobée -avec un grand étonnement; c'est qu'il ne comprenait -rien au changement qu'il remarquait en elle, à son -air radieux, à ses manières empressées auprès de la -marquise.—Tant mieux, pensa-t-il, je vais pouvoir -me réjouir du bonheur de Gabrielle.—Le matin -même, il avait reçu, par un de ses correspondants, des -nouvelles de M. Laverdie: on rendait à l'intelligence -et au caractère de ce jeune homme un témoignage -des plus flatteurs. René avait pris son rôle au sérieux, -paraît-il; il était tout tranquillement sur le chemin de -faire fortune.</p> - -<p>Enfin la marquise put prendre congé.</p> - -<p>M. Duriez l'accompagna à travers la cour jusqu'à sa -voiture. Elle lui dit adieu et lui serra la main avec une -véritable effusion. Pour la première fois de sa vie, elle -se demanda si tous les honnêtes gens n'étaient pas -égaux; mais, après secondes réflexions, cette idée lui -parut monstrueuse.</p> - -<p>—J'ai assuré, se dit-elle alors, le bonheur de mes -deux enfants, des deux seuls êtres qui me restent à -aimer; j'ai sauvé le nom de Saint-Villiers et celui de -Laverdie: je puis maintenant mourir en paix. Mais -combien il m'en a coûté, grand Dieu!</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span> -<h2 class="normal">XIII</h2> -</div> - -<p>Cette année-là, l'été s'annonça très chaud.</p> - -<p>Gabrielle avait obtenu de ses parents qu'on n'allât -pas demeurer dans les environs de Paris; mais, dès le -commencement du mois de juin, elle supplia en secret -son père de louer de nouveau un chalet à Trouville.</p> - -<p>—Comment, ma petite minette, lui disait le -bonhomme, mais je croyais que tu détestais Trouville!</p> - -<p>Comme Gabrielle rougit une ou deux fois après -de semblables réponses, M. Duriez finit par comprendre.</p> - -<p>—René Laverdie revient par le Havre, se dit-il. -Mais c'est une singulière idée quand même; elle ne -le verra pas plus tôt. Enfin, ce que petite fille veut...</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span> -Il partit un samedi soir pour Trouville, et le lendemain, -à son retour, il annonça qu'ayant trouvée libre -la maison où la famille avait passé l'avant-dernier automne, -il avait cru ne pouvoir mieux faire que de la -louer. Madame Duriez se montra satisfaite. Émile ne -dit rien: depuis que les événements lui avaient -donné tort, il se renfermait, à la maison, dans un silence -plein de dignité; personne d'ailleurs ne songeait -à s'en plaindre. Gabrielle fut gracieuse comme toujours -dans sa reconnaissance. Elle entourait son père -de soins, d'attentions; son affection pour lui semblait -avoir grandi. Elle sentait peut-être qu'elle avait quelque -chose à réparer à son égard, car il était le seul à -qui madame Duriez n'eût pas encore entièrement pardonné.</p> - -<p>Lorsque Gabrielle eut devant ses yeux la mer et -sous ses pieds le sable de la plage, elle se trouva contente. -Les flots bleus, le port du Havre, la double -jetée de Trouville, représentaient pour le moment -tous ses souvenirs et toutes ses espérances; elle aurait -plus de patience ici que dans tout autre endroit -pour attendre le retour de René. Chacun de ces bateaux -à vapeur, dont elle découvrait la première à -l'horizon le panache de fumée, pouvait être celui qui -ramenait son fiancé auprès d'elle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span> -Son fiancé! C'était donc vrai? Parfois elle se disait -qu'elle était trop heureuse; elle éprouvait une sorte -d'effroi. Il lui semblait que Dieu eût rassemblé tout à -coup la somme immense de félicité répandue sur la -terre pour la lui mettre dans le cœur: sa part de joie -était trop grosse, cela devait faire tort à quelqu'un.</p> - -<p>Dans cette pensée, elle s'ingéniait à trouver du bien -à accomplir, des tristesses à soulager. Quand elle -avait vu chacun satisfait et souriant autour d'elle, elle -s'échappait, allait plus loin, cherchait dans le pays de -pauvres masures, des cabanes de pêcheurs bien misérables, -bien sombres, et les éclairait tout à coup du -rayonnement de son visage radieux; elle y répandait -les bonnes paroles et les poignées d'or. Mais, après -avoir ainsi puisé à pleines mains dans son trésor -d'amour et de bonheur, comme elle le trouvait encore -grandi, elle se prenait à ressentir la même épouvante -délicieuse.</p> - -<p>Un jour, elle reçut ainsi que ses parents une invitation -pour un bal. C'était une fête donnée à bord d'un -bâtiment en rade au Havre. Des membres d'une société -savante revenaient, sur ce bâtiment, d'une longue, -périlleuse et très curieuse expédition: le bal -était en leur honneur. Madame Duriez décida que -l'on s'y rendrait et Gabrielle battit des mains, car -<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span> -elle n'avait jamais dansé à bord d'un vaisseau. Traverser -la Seine en toilette de bal, on ne devait pas y -songer; il fut convenu que l'on passerait deux jours -au Havre, pour la circonstance, et des chambres furent -retenues à l'hôtel Frascati.</p> - -<p>En conséquence, le matin de la fête, madame Duriez, -Gabrielle et Émile, deux femmes de chambre et -autant de malles furent embarqués sur le bateau qui -fait le service de Trouville au Havre. Au moment -d'entrer dans le port, il fallut attendre pour laisser le -passage à un steamer de la Compagnie transatlantique. -Il arrivait majestueusement, paré pour le retour, ses -vergues dressées, ses voiles roulées et serrées dans -leurs étuis d'une blancheur de neige. Les passagers -en foule se pressaient sur le pont. Parmi eux beaucoup -d'étrangers, sans doute, saluaient pour la première -fois les côtes de la France; pour d'autres, au -contraire, ces côtes riantes étaient celles de la patrie, -revues après de longues années: de tant de cœurs, -peu devaient être indifférents.</p> - -<p>Sur le bateau de Trouville, sur la jetée, régnait -aussi une certaine émotion: la rentrée au port, -comme le départ d'un vaisseau, voilà des spectacles -devant lesquels l'habitude même de les voir ne permet -pas de rester froid.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span> -Ses deux petites mains posées sur le plat-bord, la -joue pâle, les lèvres tremblantes, Gabrielle regardait -aussi; son trouble, à elle, était bien naturel. D'un -jour à l'autre, René Laverdie pouvait arriver; peut-être -qu'il se trouvait là, à quelques mètres d'elle, -dans cette foule qu'elle parcourait d'un regard ardent. -Mais la distance était cependant trop grande pour que -les passagers des deux bateaux pussent distinguer réciproquement -leurs traits. Le beau transatlantique -vira de bord, parut hésiter une seconde, puis pénétra -dans le port, glissant avec lenteur le long de la -jetée, d'où s'élevèrent aussitôt mille cris de bienvenue.</p> - -<p>La fête du soir eut lieu; elle fut très brillante et -tout s'y passa à merveille. Gabrielle dansa beaucoup; -on admira sa beauté et la grâce de sa toilette, mais -on trouva généralement dommage qu'une si jolie personne -eût si peu d'animation; quelques-uns de ses -danseurs durent même garder la conviction qu'elle -manquait d'esprit, car elle laissa plus d'une fois sans -réponse leurs saillies les plus vives et leurs compliments -les mieux tournés.</p> - -<p>Le fait est qu'elle pensait à ce paquebot du matin. -C'était ridicule, sans doute, mais elle se sentait persuadée -qu'il avait amené René. Quelque chose lui disait -<span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span> -que le jeune homme n'était pas loin d'elle. Une ou -deux fois, elle tressaillit, croyant qu'elle l'avait aperçu.</p> - -<p>C'était pourtant être par trop enfant; car quelle -vraisemblance y aurait-il eu à ce que René, à peine -débarqué après deux ans d'absence, n'imaginât rien de -mieux, pour occuper sa première soirée, que de se -rendre au bal?—Qui sait? s'il avait appris que j'y -suis, pensait Gabrielle. Puis elle se moquait d'elle-même -et, en ceci, elle n'avait peut-être pas tort.</p> - -<p>Quoiqu'elle se fût couchée tard, Gabrielle ouvrit les -yeux de bonne heure le lendemain matin. Elle secoua -sa jolie tête, comme un oiseau qui se réveille, et promena -tout autour d'elle des regards étonnés. Elle ne -reconnaissait plus la position de sa fenêtre, et ne se -rappelait pas avoir jamais eu le malheur de posséder -une chambre à coucher d'acajou. Tout à coup, elle -aperçut une robe blanche sur une chaise et des souliers -de satin sur le tapis; le jour se fit aussitôt dans -son esprit. Elle se souvint qu'elle avait dansé la veille -à bord d'un trois-mâts, en l'honneur de la science, et -qu'elle était au Havre, à l'hôtel Frascati. Tandis -qu'elle se renversait sur l'oreiller, suivant le fil de ses -idées qui se débrouillait paresseusement, il lui sembla -que soudain une voix lui criait dans l'oreille: «Il -est là.» Et elle se redressa vivement. Une minute -<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span> -après elle se disait:—Que je suis folle!... Mais, -c'est égal, elle ne pouvait plus se rendormir. Elle -s'habilla vite et sonna sa femme de chambre.</p> - -<p>—Céline, lui dit-elle, ayez l'obligeance de faire chercher -une voiture et tenez-vous prête à m'accompagner.</p> - -<p>Que mademoiselle se fût coiffée sans son secours et -désirât sortir à sept heures du matin ne parut surprendre -en rien la femme de chambre. Elle obéit -avec empressement, et, quand toutes deux furent -dans le fiacre, elle eut à transmettre au cocher l'ordre -de les conduire à Sainte-Adresse.</p> - -<p>Il faisait extrêmement beau. L'air était doux, le soleil -encore voilé par cette brume légère qui annonce -les journées chaudes. Dans la rue de Paris, les volets -des croisées et les devantures des boutiques s'ouvraient -avec un bruit joyeux. A droite, entre les maisons, -au fond de toutes les rues transversales, on -voyait se dresser les mâts des vaisseaux. En face s'élevait -la côte d'Ingouville, avec ses blanches habitations -qui, du sein de leurs nids de verdure, semblaient -rire aux rayons du matin.</p> - -<p>La voiture passa derrière l'hôtel de ville et descendit -le boulevard de Strasbourg; puis elle quitta les -quartiers élégants et les voies larges, elle entra dans -la rue d'Étretat.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span> -Gabrielle ne connaissait pas le Havre et regardait -tout avec curiosité. A mesure qu'elle s'éloignait du -port, l'aspect de la ville devenait moins intéressant; -mais ce qu'elle était surtout impatiente de contempler, -c'était la vue qui l'attendait en haut de la falaise, -cette vue immense de la mer, du Havre et de l'embouchure -de la Seine, la plus belle, a dit Chateaubriand, -après Constantinople.</p> - -<p>Elle descendit de voiture à l'entrée d'un petit sentier, -le plus singulier petit sentier et le plus charmant -que l'on puisse voir; il grimpe entre deux rangées -d'arbres énormes, à peine séparés d'un mètre, et -dont les racines saillantes le transforment en escalier. -L'ascension fut assez longue, mais Gabrielle la trouva -délicieuse.</p> - -<p>C'est ainsi qu'elle parvint sur la falaise.</p> - -<p>Elle voyait donc enfin la mer comme elle avait désiré -la voir! Ce n'était plus l'espace borné, la bande -bleuâtre et étroite qu'elle apercevait de ses fenêtres à -Trouville: c'était l'immensité, l'infini. Sur la surface -étincelante de cet abîme, les plus puissants voiliers -semblaient des feuilles mortes jetées par le vent sur -le sein d'un lac; des milliers et des millions de vagues, -que la distance aplanissait, se confondaient en un -frissonnement unique, incessant et doux. A cette -<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span> -grande hauteur, aucun bruit ne parvenait que la -voix imposante, quoique affaiblie, de la mer.</p> - -<p>Gabrielle s'était avancée sur la falaise aussi loin qu'il -était possible de le faire sans imprudence. Elle paraissait -tout à fait absorbée dans la contemplation de -l'Océan. En se tournant un peu à gauche cependant, -elle eût embrassé du regard une autre partie de cet -incomparable panorama, non moins digne de son admiration: -c'était la ville du Havre, au pied de ses collines -chargées de verdure; ses bassins, sa jetée, ses -vaisseaux innombrables; c'était la Seine, dont les eaux, -en se précipitant dans la mer, traçaient au loin à travers -l'azur un monstrueux sillon jaunâtre. La jeune -fille se décida à jeter à la fin un coup d'œil vers la -terre; il est probable qu'elle rendit justice à la beauté -du spectacle qui l'attendait de ce côté; elle dut l'examiner -jusque dans ses détails, car elle remarqua -dans le port la double cheminée rouge d'un bateau -transatlantique.</p> - -<p>Quand elle eut assez regardé et la Seine, et la mer, -et la ville, elle entra dans la chapelle consacrée à -Notre-Dame-des-Flots. Tandis que sa femme de -chambre s'agenouillait pour prier, Gabrielle se mit à -examiner curieusement les ex-voto qui couvraient les -murs. Presque tous avaient été placés là en signe de -<span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span> -reconnaissance après quelque délivrance signalée, et -presque tous par des marins sauvés d'un naufrage ou -par leurs familles. Une seule des inscriptions exprimait -une prière, et celle-là si navrante que Gabrielle -en fut frappée. C'étaient ces mots, gravés sur une -simple tablette de marbre: «Mère des douleurs, prenez -pitié de moi!» Une initiale et une date, et voilà -tout... Mais que de tristesse dans ce cri! Ce n'était -pas une souffrance ordinaire, une épreuve visible qui -avait dû l'inspirer, mais quelque affreuse torture morale, -l'étreinte peut-être d'une effroyable tentation. Il -y avait dans cette supplication quelque chose de si -mystérieux et de si mélancolique que les larmes remplirent -les yeux de Gabrielle.</p> - -<p>Cependant l'heure avançait, et elle songeait à -s'éloigner, lorsqu'elle s'aperçut que Céline s'était endormie -sur son prie-Dieu. La pauvre fille avait attendu -pendant une partie de la nuit le retour de sa jeune -maîtresse, et, la promenade au grand air du matin -ayant sans doute achevé de l'accabler, elle venait de -se laisser surprendre par le sommeil.</p> - -<p>Pour certaines âmes, un instant de solitude en -face d'une nature sublime est un plaisir inappréciable. -En sa qualité de jeune fille du monde, Gabrielle -rencontrait rarement cette jouissance. Elle se -<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span> -garda bien d'appeler sa femme de chambre ou de -faire le moindre bruit; mais, s'échappant sur la pointe -du pied, elle vint se placer sur le seuil de l'église.</p> - -<p>Un petit enclos et une grille, au-delà la crête verdoyante -de la falaise, le ciel et l'Océan, voilà ce qui -s'offrait à ses regards.</p> - -<p>Contre la grille, tournant le dos à l'église, un -jeune homme était appuyé. Gabrielle le reconnut et -retint un cri: c'était René.</p> - -<p>Elle mit ses deux mains sur sa poitrine, comme si -elle eût craint que les battements de son cœur ne pussent -la trahir, et, cherchant un appui contre une des -colonnettes de pierre qui, en s'arc-boutant, formaient -la porte, elle le regarda longuement.</p> - -<p>Elle eut le temps de dominer son émotion et de réfléchir: -ce qu'elle éprouva, après le premier moment -de joie souveraine, fut une inquiétude vague, un secret -désappointement.</p> - -<p>Dans son imagination de jeune fille, René, depuis -deux ans, s'était transformé au physique dans les -mêmes proportions qu'au moral. Elle ne pouvait pas -le vouloir plus beau: au contraire, elle l'avait rêvé -moins charmant, mais plus imposant, plus farouche -et plus superbe; ses traits avaient dû vieillir quelque -<span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span> -peu, sans doute, prendre un caractère plus énergique, -porter la trace des fatigues et des luttes. Dans l'homme -debout devant elle, elle ne trouvait rien de tout cela.</p> - -<p>Il est vrai qu'elle ne voyait pas son visage; mais cette -taille élégante, ce port de tête absolument noble et -hautain, ces vêtements recherchés, cette pose un peu -molle et pleine de grâce, c'était toujours le comte de -Laverdie... Dieu! si après tout il n'avait pas changé! -S'il allait tourner vers elle ces yeux si fiers et si -froids qui ne lui avaient jamais parlé, dont le regard -indifférent avait glacé son jeune amour!</p> - -<p>Une terreur étrange s'empara d'elle à cette pensée. -Elle se souvint de la triste inscription qu'elle avait lue -dans la chapelle. Machinalement, elle se prit à répéter -au fond du cœur ces quelques mots: Prenez pitié -de moi! prenez pitié de moi!... Les mains toujours -croisées sur sa poitrine, le regard toujours attaché sur -le jeune homme, il lui semblait que c'était à lui qu'elle -adressait cette prière déchirante. Son angoisse devint -si intense qu'elle souhaita sincèrement de mourir -avant qu'il eût tourné la tête.</p> - -<p>Tout à coup, brusquement, comme si on l'eût touché. -René se retourna.</p> - -<p>Sans aucun doute, pendant une seconde, il dut -croire à une hallucination, à la vue de cette ravissante -<span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span> -figure, se détachant sur le fond sombre de l'église, -entre les deux colonnettes blanches, comme dans un -cadre. Mais on n'a pas d'hallucination en plein jour, -au grand soleil, et en face de la mer. Une émotion indescriptible -se peignit sur son visage, et il murmura -d'une voix basse, profonde, passionnée:—Gabrielle!</p> - -<p>Il poussa la petite grille et il entra.</p> - -<p>Elle le regardait s'avancer sans rien dire. Ses deux -mains restaient appuyées sur son cœur, et, dans ses -grands yeux clairs et doux, des larmes de joie montaient.</p> - -<p>Quand il fut tout près d'elle:—Me voilà, dit-il -avec douceur.</p> - -<p>Et il ajouta:</p> - -<p>—Me permettez-vous à présent de vous dire que je -vous aime?</p> - -<p>Alors elle détacha ses deux petites mains de son -sein gonflé et les lui tendit.</p> - -<p>—Toujours! lui répondit-elle en souriant.</p> - -<div class="chapter"> -<span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span> -<h2 class="normal">XIV</h2> -</div> - -<p>Un but de voyage que l'on ne propose pas assez souvent -à de jeunes époux désireux de voir sous des -cieux lointains se lever leur lune de miel, c'est la -chute du Niagara. Il est vrai que, si leur intention -était de se cacher pour jouir de leur bonheur à l'abri -des importuns et des indiscrets, ils feraient bien d'aller -plus loin encore. Il paraît, en effet, que René Laverdie -et sa jeune femme n'ont pu visiter ces parages sans -être reconnus et sans que l'on commentât aussitôt -dans Paris les raisons d'un si excentrique voyage de -noces. On suppose que la première idée en germa -dans la tête romanesque de Gabrielle; son mari considéra -ceci comme une grande preuve d'amour et fut -heureux de lui montrer cette nature admirable, au -<span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span> -sein de laquelle il avait travaillé, souffert, et songé -à l'ineffable récompense qui l'attendait.</p> - -<p>Ce ne sont pas là, du reste, les dernières nouvelles -qu'il a été possible de se procurer de cet heureux -couple.</p> - -<p>Dans un boudoir élégant d'un petit hôtel de la rue -de Berry, une vieille dame est assise. Elle paraît fort -émue, et, malgré la grande dignité de son maintien et -de ses manières, le trouble qui l'agite devient tout à -coup tellement impérieux qu'il ne lui permet plus de -rester en place. Elle se lève donc enfin. Elle s'approche -de la pendule et regarde l'heure; puis elle soulève -les rideaux d'une fenêtre et jette un coup d'œil -dans la rue. Il y a tant d'ardeur et d'intérêt dans son -regard, qu'on le croirait retenu au dehors par une -scène des plus intéressantes; pourtant aussi loin que -la vue peut s'étendre, on n'aperçoit que des trottoirs -déserts sur lesquels tombe sans bruit une pluie fine et -persistante. Devant la maison, toutefois, stationne un -coupé de maître. A l'apparence lourde et paisible du -cheval gris, à l'air indifférent du vieux cocher enveloppé -dans son manteau de toile cirée sans nul souci -de la tenue, à l'aspect bourgeois et fatigué de tout -l'équipage, on reconnaît la voiture du médecin.</p> - -<p>La maladie visite donc cet intérieur? Tout cependant -<span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span> -y paraît doux, gracieux, paisible; et ce n'est pas précisément -de l'inquiétude que les traits de cette vieille -dame expriment.</p> - -<p>Soudain la porte s'ouvre: un jeune homme entre -dans la chambre.</p> - -<p>—Eh bien, chère tante, dit-il, rien encore de nouveau. -Rien à craindre pourtant; le docteur est très -satisfait. Mais ne voulez-vous pas la voir?</p> - -<p>—Non, mon enfant: sa mère est là, c'est suffisant. -Ah! que ces heures me paraissent longues!</p> - -<p>Le jeune homme s'approche de la vieille dame et -lui prend affectueusement la main.</p> - -<p>—Vous nous en voudriez beaucoup, n'est-ce pas, si -c'était une fille?</p> - -<p>—Je ne vous le pardonnerais jamais, répond-elle -avec un sourire.</p> - -<p>Il s'éloigne et elle reste seule. Ce dernier moment -lui semble éternel, mais enfin la porte se rouvre; -René paraît sur le seuil. Son expression est si triomphante -qu'elle ne laisse aucun doute sur la réponse -qu'il va donner au regard anxieux de sa tante.</p> - -<p>Cette réponse est là, du reste, vivante, sous la -forme fragile d'un petit enfant nouveau-né. Une -femme le porte avec des précautions infinies, et soulève -des flots de dentelle pour le montrer à la marquise. -<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span> -Celle-ci le prend: c'est un garçon! Elle le -contemple avec ivresse.</p> - -<p>Désormais, elle peut mourir, cette vieille dame; sa -mort sera joyeuse: elle vient de serrer contre son -cœur un petit comte de Laverdie, marquis de Saint-Villiers.</p> - -<p class="end">FIN</p> - -<p class="space center">ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Le mariage de Gabrielle, by Daniel Lesueur - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MARIAGE DE GABRIELLE *** - -***** This file should be named 50725-h.htm or 50725-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/7/2/50725/ - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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