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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 18:54:59 -0700
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44676 ***
+
+ HISTOIRE
+ DES
+ SALONS DE PARIS.
+
+
+ TOME SIXIÈME.
+
+
+
+
+ L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
+
+
+ FORMERA 8 VOL. IN-8º,
+
+ Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.
+
+ La 2e livraison a paru le 11 janvier;
+ La 3e livraison paraîtra le 25 mars;
+ La 4e livraison, composée des Salons de
+ la Restauration et du règne de Louis-Philippe Ier, paraîtra le 15 mai.
+
+ Les souscripteurs chez l'éditeur recevront _franco_ l'ouvrage
+ le jour même de la mise en vente.
+
+
+ PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR,
+ Rue de la Vieille-Monnaie, nº 12.
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DES
+ SALONS DE PARIS
+
+
+ TABLEAUX ET PORTRAITS
+ DU GRAND MONDE,
+
+ SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
+ LA RESTAURATION,
+ ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier;
+
+
+ PAR
+
+ LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.
+
+
+ TOME SIXIÈME.
+
+
+
+
+ À PARIS,
+ CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
+ DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
+ PLACE DU PALAIS-ROYAL.
+
+ M DCCC XXXVIII.
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+M. DE TALLEYRAND,
+
+SOUS LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE.
+
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE.
+
+LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT.
+
+
+C'est un homme difficile à suivre dans les _méandres_ de sa vie
+politique que M. de Talleyrand... Cette destinée, se présentant
+toujours différemment qu'elle ne doit se terminer, a quelque chose
+d'étrange qui surprend, et empêche quelquefois d'être aussi
+impartial qu'on le voudrait pour juger un homme dont l'esprit est si
+supérieur et si remarquable d'agréments, comme homme du monde: c'est
+qu'il est en même temps homme de parti; on ne peut pas les séparer:
+et si l'un attire, l'autre repousse.
+
+Avant la Révolution, l'abbé de Périgord était un abbé _mauvais
+sujet_; il faisait partie, à peine sorti du séminaire de
+Saint-Sulpice, de l'état-major religieux de l'archevêque de Reims.
+On sait que cette troupe d'abbés était la plus élégante et la plus
+recherchée parmi tous les jeunes gens qui prenaient le parti de la
+carrière ecclésiastique[1]. L'abbé de Périgord ne fit faute à sa
+renommée, et sa conduite répondit parfaitement à ce que les autres
+avaient annoncé. Mais M. de Talleyrand, dès cette époque, annonçait,
+_lui_, un homme supérieur à tout ce qui l'entourait... Et cette
+_universalité_ dans les goûts, cette facilité dans tout ce qu'il
+faisait, prouvaient par avance qu'il serait un des hommes les plus
+distingués de son temps.
+
+[Note 1: Les abbés les plus distingués de cette troupe élégante
+étaient les abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar, l'abbé de Damas,
+l'abbé de Coucy, l'abbé de Périgord, l'abbé de Lageard, l'abbé de
+Montesquiou.]
+
+Il avait une charmante figure; ses traits étaient fins, et cela même
+remarquablement: chose étonnante, car sa physionomie n'est nullement
+active dans son expression, et pourtant rien n'est plus incisif que
+le regard de ses yeux presque atones, lorsqu'ils s'attachent sur
+vous avec une expression railleuse... Aimant vivement le plaisir,
+il trouvait le temps de tout accorder; et les matières sérieuses
+dont il s'occupa très-jeune encore prouvent qu'il ne passait pas ses
+journées à dormir, s'il passait ses nuits au jeu ou à souper avec des
+personnes joyeuses...
+
+Sa force était, dit-on, une chose miraculeuse; il passait quelquefois
+deux et trois nuits de suite sans dormir; il lui fallait paraître
+le quatrième jour au matin avec toutes ses facultés sérieuses, eh
+bien! il dormait une heure après avoir pris un bain, et paraissait
+aussi dispos de corps et d'esprit que s'il sortait d'une retraite de
+six semaines à la Trappe. Une particularité qui tient à lui, c'est
+qu'avec cette force vraiment rare, il n'en avait pas la moindre
+apparence: il avait même plutôt celle d'une jeune fille..., et son
+visage rose et blanc ne révélait en aucune sorte qu'il n'en fût pas
+une. Jamais M. de Talleyrand n'a fait sa barbe, et cela par une
+bonne raison: c'est qu'il n'en a pas, et n'en a jamais eu; il aurait
+pu, à vingt ans, jouer parfaitement le rôle de Faublas. Et, en y
+pensant bien, je croirais peut-être que Louvet a connu M. l'abbé de
+Périgord, et beaucoup de circonstances de sa vie de jeune homme.
+Voici un fait qu'il est, je crois, bon de conserver. Je pense que M.
+de Talleyrand ne l'a pas oublié.
+
+Lorsque les jeunes abbés de qualité étaient au séminaire de
+Saint-Sulpice, ils avaient en Sorbonne un ecclésiastique comme
+répétiteur, ou pour une fonction à peu près semblable. Son nom,
+je ne l'ai pas oublié, je ne l'ai jamais su. Je ne connais _que
+son surnom_, il s'appelait _la grande Catau_. Pourquoi? Voilà ce
+que je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que tous les jeunes
+abbés l'appelaient ainsi. Un jour, cet homme, plus animé par ce
+qu'il savait probablement, et par ses propres sentiments, se laissa
+emporter à une vive allocution en présence de huit ou dix de ces
+jeunes têtes destinées à porter la mitre et peut-être la tiare.
+C'était d'abord M. de Talleyrand; puis l'abbé de Damas, l'abbé de
+Montesquiou, l'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, l'abbé de
+Lageard, etc., etc.
+
+--Oh! s'écriait-il dans un moment d'exaltation, oh! mon Dieu!...
+qu'est-ce donc que je vois dans ceux de tes serviteurs destinés à
+faire aimer ta loi!... que vois-je parmi eux... là-bas dans cet
+angle obscur[2], parmi ceux destinés un jour à porter peut-être la
+couronne de saint Pierre, mais sûrement la mitre épiscopale... que
+vois-je?... des hommes portant et propageant les vices du siècle
+parmi le clergé, parmi les serviteurs de Dieu!... Oh! mon Dieu! mon
+Dieu! que deviendra donc votre sainte religion?...
+
+[Note 2: Ces jeunes séminaristes se mettaient dans cet angle, où ils
+pouvaient probablement rire et causer plus librement.]
+
+_La grande Catau_ était une personne de grand jugement et d'un esprit
+très-supérieur.
+
+Quelques années plus tard, un autre homme apostrophait M. de
+Talleyrand d'une manière encore plus directe. Cet homme était M. de
+Lautrec, lieutenant-général, ayant une jambe de bois et le droit de
+parler au nom du pays. Il avait été de plus ami du père de M. de
+Talleyrand.
+
+--Monsieur, lui dit-il le premier jour, à l'Assemblée Constituante,
+lorsque M. de Talleyrand passait devant le vieillard mutilé pour
+aller au côté gauche, où il siégeait; Monsieur, si M. votre père
+vivait, il vous mettrait les bras comme nous avons les jambes.
+
+M. de Lautrec était un homme ayant le droit de parler ainsi.
+
+Aimant la vie du monde d'autrefois, et telle que pouvait l'avoir
+un homme de sa condition et de sa qualité; aimant avec passion
+les femmes, le jeu, et tout ce qui constituait alors un homme à
+la mode, ce fut ainsi que 1789 trouva M. de Talleyrand. Il était
+trop habile pour ne pas comprendre que le vieil édifice croulerait
+peut-être bientôt: car il était violemment ébranlé. Aussi, une
+fois aux États-Généraux, prit-il le parti qui devait triompher.
+Les bénéfices dont il jouissait lui devaient être enlevés par la
+force des événements; et, selon lui-même, il convenait mieux de les
+abandonner le premier (je dis toujours _peut-être_). Sa conduite
+aux États-Généraux fut conséquente; elle le fut encore lorsqu'il
+se sépara pour faire partie de l'Assemblée lors de l'affaire du
+Jeu de Paume...; mais elle fut grande et belle lorsqu'étant évêque
+d'Autun il entra à l'Assemblée Constituante[3]. Il fut constamment
+très-brillant dans cette nouvelle carrière, et se signala avec un
+courage qu'en vérité on ne demande aux prêtres que pour le martyre:
+il proposa lui-même l'abolition des dîmes du clergé, démontra
+la nullité des mandats impératifs, et, une fois au Comité de
+constitution, il se montra plus véhément cent fois qu'aucun de ceux
+qui en faisaient partie avec lui. Un fait assez remarquable dans
+la vie de M. de Talleyrand, c'est que l'époque qui en est la plus
+importante dans l'intérêt du pays est sa carrière administrative:
+et c'est la moins connue précisément. Ce temps, déjà bien loin pour
+nous, qui ne regardons jamais au-delà des jours tout près de nous,
+est rempli de travaux importants. Avec la même vérité, on peut louer
+la conduite de M. de Talleyrand, lorsqu'il demanda que les biens du
+clergé fussent employés au soulagement du Trésor, alors tellement
+en souffrance, qu'on fut obligé de créer un papier-monnaie. M. de
+Talleyrand, en demandant que les biens du clergé fussent ainsi
+aliénés, faisait, certes, une belle et grande action, puisque ses
+bénéfices étaient son unique fortune. C'est une résolution noble et
+grande; et l'abbé Maury[4] ne fut pas juste envers lui en l'attaquant
+comme il le fit. M. de Talleyrand provoquait une grande mesure qui
+pouvait sauver ou tout au moins aider à sauver le pays, si elle eût
+été appliquée dix ans plus tôt à ses besoins.--C'est donc une vérité
+incontestable que M. de Talleyrand fut utile à la France, et surtout
+_voulut_ l'être; mais le torrent l'emporta.
+
+[Note 3: Je n'aime pas M. de Talleyrand parce qu'il a fait une action
+dont la France doit toujours porter le deuil; mais je suis juste
+envers lui et dis la vérité.]
+
+[Note 4: L'abbé Maury n'avait d'influence sur les affaires qu'autant
+qu'il était à la tribune pour _arrêter_ quelquefois les choses
+lorsqu'elles allaient trop vite; mais, du reste, il ne fit rien.]
+
+On dit avec raison que l'Assemblée Constituante renfermait plus
+de talents et d'hommes d'esprit que la France n'en avait jamais vu
+rassemblés en un même lieu. M. de Talleyrand, quel que fût celui qui
+s'opposait à lui, paraissait toujours dans une attitude convenable
+et forte, et il est à remarquer que le côté gauche dont il faisait
+partie était formé des hommes les plus habiles de l'Assemblée... à
+quelques exceptions près qui se trouvaient au côté droit. L'abbé
+Maury, orateur à la _Bossuet_, se laissait emporter par la colère
+quelquefois, comme le grand homme de Meaux; cette colère l'aveuglait
+souvent, et alors il était inférieur à celui qui était en face de
+lui. C'est dans une circonstance semblable que M. de Talleyrand fut
+injustement attaqué par lui, lorsque, voulant prévenir des abus, il
+provoqua le décret qui ordonnait de mettre les scellés et de faire
+l'inventaire des effets mobiliers et immobiliers du clergé[5]...
+Ces deux hommes ont été peut-être plus opposés l'un à l'autre que
+Mirabeau et Maury, et pourtant on ne parle que d'eux. Il faut avoir
+étudié à fond cette époque pour savoir la vérité des choses. Mirabeau
+parlait beaucoup et bien; M. de Talleyrand parlait peu et mal...
+c'est-à-dire qu'il n'avait pas cette voix de tribune, cet accent du
+_forum_ qu'avaient Mirabeau et l'abbé Maury; l'abbé Maury surtout,
+qu'on entendait bien autrement que l'évêque d'Autun, lorsqu'en pleine
+tribune il le signalait comme le chef de l'_agiotage_ qui perdait,
+disait-il, les finances de la France plus que tout le reste... Dans
+cette lutte qui devint presqu'une dispute personnelle, l'abbé Maury
+fut souvent injurieux pour l'évêque d'Autun. Ce fut particulièrement
+en défendant tous les anciens droits du clergé et de la noblesse
+que l'abbé Maury fit autant de bruit. Il combattait pour un parti
+qui expirait, mais qui était encore nombreux, et regardait comme
+une tradition inviolable toutes les erreurs de l'ignorance, toutes
+les prétentions de l'avarice. M. de Talleyrand, quoiqu'il appartînt
+à cette caste qu'on attaquait, avait reçu la lumière hâtée par la
+civilisation; et plus éclairé que _ses pairs_, il s'était rangé du
+côté des opprimés qui réclamaient leurs droits..... Il devait avoir
+raison.
+
+[Note 5: L'abbé Maury soutint la légitimité des biens du clergé,
+et il avait raison; il disait que les abbayes avaient plus fait
+défricher de biens autour de leur habitation que pas un châtelain;
+mais il ne fallait pas voir _le droit_ dans ce moment de tempête: il
+fallait aller au-devant de la spoliation forcée qui _devait_ avoir
+lieu, pour empêcher qu'elle ne fût entière.]
+
+Un jour que je raisonnais sur cette question avec le cardinal, il me
+dit:
+
+--Est-ce que vous croyez aussi que la noblesse qui se sépara de ses
+frères au Jeu de Paume était de bonne foi tout entière?
+
+--Pourquoi non?... Sans doute, je le crois.
+
+--Eh bien! vous vous trompez! cette bonne foi ne fut pas générale, et
+dans la plupart des grands seigneurs qui firent le premier noyau de
+l'Assemblée Constituante, le plus grand nombre voulait abaisser la
+puissance royale pour reconquérir cette autre puissance que Richelieu
+avait su détruire. _Croyez-moi, un Montmorency se rappellera toujours
+qu'un Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros_[6]_, et cette
+pensée ne lui fera pas venir celle de se faire Sans-Culotte._ Le
+despotisme aristocratique était là, tout prêt à saisir les rênes
+aussitôt que la main du Roi les aurait laissées échapper... Les
+insensés ne voyaient pas qu'à côté d'eux était un tigre qui, dans sa
+gueule béante, devait engloutir et noblesse et royauté...
+
+[Note 6: Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains: ce
+sont les États du royaume qui ordonnèrent ce mariage, _pour donner un
+appui au jeune roi, dit le président des États_.]
+
+Ce n'est pas ainsi que pensaient plusieurs hommes qui, tout en ayant
+la possibilité _de voir_, ne voulaient rien apprendre du vocabulaire
+qui contenait le nom de leurs nouveaux devoirs envers le souverain;
+c'est ainsi qu'était M. le maréchal de Mailly. La figure de cet
+homme m'apparaît, en ce moment, lorsque je parle d'honneur et de
+gloire, et elle est demeurée silencieuse lorsque je parlais des
+victimes de Robespierre... Pourquoi cela?... C'est qu'un être aussi
+honorable n'est jamais victime... Il ne meurt pas... et son nom lui
+survit pour proclamer le héros, l'homme de la gloire et non l'homme
+du supplice[7].
+
+[Note 7: On a beaucoup parlé du maréchal de Mailly, mais pas assez,
+selon moi. Je veux réparer cette négligence; son nom, d'ailleurs,
+n'est pas déplacé dans un écrit relatif à M. de Talleyrand:
+mademoiselle de Périgord, cousine germaine de M. de Talleyrand, était
+madame de Mailly[7-A].
+
+Tout ce que l'histoire du temps et les Mémoires nous rapportent de la
+cour de Louis XIV, et de l'époque de la chevalerie, se retrouve dans
+le maréchal de Mailly.
+
+Né en 1708, il avait passé sa jeunesse avec les hommes les plus
+distingués de la cour de Louis XIV. Il fit ses premières armes en
+Allemagne, sous le maréchal de Berwick et des officiers supérieurs
+choisis et élevés en grade par Louis XIV lui-même. Il reste encore
+beaucoup de personnes qui ont pu juger de la différence des manières
+dans les hommes de la Régence et ceux de Louis XVI dans la société,
+et elles peuvent dire qu'en effet la différence était grande. Le
+cardinal de Luynes, le maréchal de Croï, le duc de Richelieu, ont
+été connus par nos pères, et nous savons par eux comme la vie était
+douce et facile avec de telles personnes. Comme les relations étaient
+gracieuses! l'existence était du bonheur alors.
+
+M. de Mailly avait toutes les idées du temps de Louis XIV; il voulait
+que tout le monde fût heureux, mais il avait horreur du mélange des
+classes. C'est ainsi que lorsqu'il alla gouverner le Roussillon
+(où sa mémoire est encore adorée), il ne voulut pas favoriser les
+académies; mais, en revanche, il donna des chaires d'enseignement
+dans les Universités. Dans le même temps, il fondait des hôpitaux, il
+ouvrait le port _de Port-Vendres_ pour le peuple du Roussillon; et il
+établissait des manufactures, des foires, en demandant chaque année
+qu'on soulageât le peuple de ses taxes.
+
+M. de Mailly avait un haut respect pour la noblesse; il aimait à
+raconter qu'il descendait d'Anselme de Mailly, tuteur des comtes
+de Flandre, qui commandait les troupes de la reine Richilde
+en 1070. Marié trois fois, il ne voulut jamais s'allier qu'à
+de grandes familles; sa dernière femme était mademoiselle de
+Narbonne-Pelet[7-B]. Il voulut connaître à fond l'histoire de
+la famille de Narbonne, et fut charmé d'apprendre qu'elle était
+excellente, et digne vraiment de ceux qui avaient été souverains de
+la ville de Narbonne _par la grâce de Dieu_.
+
+Il fut très-content de la réponse que fit M. de Narbonne au Roi,
+lorsque celui-ci lui demanda, assez ridiculement, au reste:
+
+--M. de Narbonne, _êtes-vous Pelet_?
+
+--Oui, Sire...
+
+--Et comment?
+
+--Comme Votre Majesté est _Capet_.
+
+Lorsqu'en 1770, le clergé fit des remontrances au Roi sur les
+écrits[7-C] philosophiques, le maréchal de Mailly dit à un homme
+de ma connaissance: «La France aura une révolution plus sanglante
+que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais sachez, monsieur,
+ajouta-t-il, que si jamais l'esprit du temps nous conduit à la
+nécessité de défendre le trône, nous mourrons tous avant le Roi!...»
+
+L'époque prévue approchait à grands pas; et lorsque le premier
+prince du sang eut donné l'exemple à la noblesse, et que toute cette
+noblesse, soit d'action, soit de parole, eut laissé attaquer son
+principe vital, que la métaphysique du temps eut bien _divisé sans
+classer_, quand la jalousie et l'esprit d'égalité, amenés tous deux
+par le despotisme, eut renversé, confondu cette suite de dignités qui
+formaient et constituaient une grande monarchie, quand le maréchal de
+Mailly fut obligé d'ôter de son hôtel les armoiries si belles de sa
+famille:
+
+_Hogne qui vonra_.
+
+Alors il dit:
+
+«On a peut-être mal fait, à Versailles, de trop peser sur cette
+classe qui triomphe aujourd'hui. Le coeur des Français est fier,
+sensible et peu endurant; on l'a humilié, il l'a senti, et il est
+demeuré vindicatif et ulcéré. Mais il y a dans la nation française
+quelque chose de grand que les insurgés ne savent pas faire
+(gouverner). Le tiers-état a renversé un heureux régime, mais celui
+qu'il lui a donné le renversera, car les Français sont actifs et
+industrieux; et, dans dix ans, vous verrez que la monarchie se
+relèvera plus forte et plus glorieuse.»
+
+M. de Mailly ne s'est trompé que de deux ans dans ses calculs.
+
+M. de Mailly ne voulut jamais émigrer; il était contre cette mesure,
+qui, en effet, laissa le Roi sans défenseurs... l'émigration en
+Angleterre surtout lui semblait _une infamie_. Ce fut le mot dont il
+se servit.
+
+--Quand la Reine était puissante, disait le maréchal, l'Angleterre
+punissait le lord Gordon qui répandait des libelles contre elle.
+La Reine est malheureuse: eh bien! madame de Lamothe, _fouettée_
+et _marquée_ par la main du bourreau, vend publiquement à Londres
+d'infâmes écrits sur la reine de France! Elle est accueillie à
+Londres! elle _y est bien vue_!... Elle!... madame de Lamothe!
+
+M. de Mailly avait raison.
+
+Louis XVI avait pour le maréchal de Mailly une profonde estime et une
+vénération qu'il est rare qu'un souverain ressente pour un sujet.
+Aussi ce fut lui qui fut chargé de la défense des côtes du Nord,
+lorsque le Roi fut averti que les Anglais, profitant des troubles du
+royaume, devaient faire une descente en France... Le quartier-général
+du maréchal était à Abbeville; il commandait depuis Montreuil jusqu'à
+Avranches.
+
+Le maréchal de Mailly avait une grande estime pour une haute et
+belle naissance. Lorsqu'il fut nommé maréchal, il choisit pour ses
+aides de camp des hommes remarquables de ce côté: le premier était
+M. de Torelli, des comtes de Guastalla, maison ancienne, alliée à
+la France, au duc de Wurtemberg et aux princes d'Este; le second
+était M. d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur à Florence et à
+Naples sous l'Empire, et chambellan de Napoléon: un de ses aïeux
+avait été grand-maître de Rhodes; le troisième était le chevalier de
+Saint-Simon, descendant des anciens comtes de Vermandois.
+
+Peu de temps après, le Roi partit pour Montmédy. Ce fut alors que
+la noblesse donna le coup mortel à sa position dans l'État; tout
+l'état-major de l'armée passa à l'Assemblée Nationale, les Liancourt,
+Montmorency, Choiseul, Praslin, Sillery, Castellane, de Luynes,
+Biron, Latour-Maubourg, Lusignan, Crillon, Crussol, Rochegude, Batz,
+Lafayette, Montesquiou, Menou, Beauharnais, Dillon, Lameth, etc.
+
+Tous ces noms vinrent à la barre de l'Assemblée! La noblesse de
+France à la barre de l'Assemblée!... dès lors, il n'y avait plus de
+monarchie.
+
+Le maréchal de Mailly se conduisit alors comme on devait présumer
+qu'il le ferait. Lorsqu'il _vit toute la cour de France à la barre_,
+lorsqu'un événement aussi inouï, aussi scandaleux, eut prouvé que
+la royauté était morte en France, le maréchal de Mailly fit voir
+qu'il y avait encore un représentant des anciens serviteurs de saint
+Louis. Il envoya au Roi sa démission de toutes ses charges, et lui
+apprit que, dans sa monarchie expirante, il y avait encore quelques
+palpitations d'honneur, et que les vieilles maximes étaient moins
+versatiles que les emplois militaires n'étaient amovibles.
+
+Quand je vois cette figure du maréchal, âgé alors de 83 ans,
+représentant à lui seul la monarchie française de saint Louis, de
+François Ier et de Henri IV, je suis d'abord attendrie, et puis mon
+coeur est rempli d'un sentiment profond d'exaltation et de généreuse
+admiration!
+
+Il ne restait plus à l'ancienne France qu'un petit nombre de familles
+fidèles, et la monarchie constitutionnelle elle-même n'avait plus que
+des lambeaux déchirés par les factions; les haines avaient consommé
+ce que la confiante ignorance avait commencé. On appelait la seconde
+monarchie _la monarchie des Feuillants_, comme en Angleterre ils
+avaient donné un surnom ridicule à leur Parlement avant la mort de
+Charles Ier.
+
+C'est ainsi qu'on arriva au 10 août. À minuit, le 9, le tocsin sonna;
+Mandat, qui voulait défendre le Roi, fut massacré à la Commune et son
+corps jeté à l'eau. Le maréchal de Mailly, apprenant que le Roi était
+sans défense, accourut aux Tuileries, se mit au milieu de sept à huit
+cents gentilshommes venus dans le même dessein que lui, et jura avec
+eux de mourir en défendant la famille royale. Le Roi passa la revue,
+et confia la défense des Tuileries au maréchal. Ce fut alors que la
+Reine, prenant un pistolet à la ceinture de Backmann, le donna au
+Roi en lui disant: _Monsieur, voilà le moment de vous montrer._ M.
+de Mailly salua le Roi de son épée, et lui dit: _Sire, nous voulons
+relever le trône ou mourir à vos côtés!..._
+
+Le Roi se couvre, tire son épée, et jure de demeurer avec eux. Mais
+Roederer entraîne le Roi à l'Assemblée; tout est fini, il n'y a plus
+de roi de France.
+
+Quelques nobles suivent le Roi; d'autres se retirent..... ce qui
+reste demande les ordres de M. de Mailly. Que pouvait-il faire? les
+canonniers étaient passés aux fédérés!... il ne lui reste plus que la
+gendarmerie, commandée par Raimond.
+
+--Vivent les grenadiers français! s'écrie le vieillard.--Vive mon
+général! répondent les grenadiers.
+
+M. d'Affri, commandant des Suisses, avait répondu à la Reine que
+des Suisses ne pouvaient tirer sur des Français, et s'était retiré.
+Backmann et Zimmermann l'avaient remplacé... On connaît le détail
+de cette horrible journée. Le Roi envoya l'ordre aux Suisses de ne
+plus tirer, par M. d'Hervilly; l'ordre ne put parvenir au milieu du
+carnage et des malheurs qui commençaient ainsi la République, dont
+c'était le premier jour!...
+
+Le maréchal, perdu dans cette foule qui combattait pour ainsi dire
+_corps à corps_, vit tuer à ses côtés M. _de Pomard_, gentilhomme
+qui était son aide de camp. Le noble vieillard, l'épée à la main,
+combattait toujours néanmoins comme un jeune homme plein d'ardeur;
+un homme lève sur lui un sabre rouge de sang et allait le tuer, le
+maréchal pose avec calme la main sur le bras de cet homme et se
+nomme; à l'aspect de cette figure vénérable, de ces cheveux blancs,
+de cet homme revêtu du cordon bleu et de ces insignes dont l'éclat
+imposait encore, le fédéré laisse tomber son sabre; puis, ordonnant
+tout bas au maréchal de se taire et de le suivre, il le maltraite,
+et, tout en l'entraînant, lui arrache son cordon bleu qui est
+toujours un honneur, mais aussi un signe de proscription... C'est
+ainsi que le maréchal fut conduit à son hôtel... le nom de cet homme
+est demeuré inconnu... alors une action généreuse était un crime!...
+
+Deux jours après, le maréchal fut dénoncé et conduit à sa section.
+Ses nobles réponses, ses cheveux blancs et ses quatre-vingt-trois
+ans firent impression sur les monstres de 93, qui alors n'étaient
+encore qu'au berceau!... Il échappa, et se retira avec la maréchale,
+toute jeune alors, dans le département du Pas-de-Calais. Là, André du
+Mont, altéré du sang des royalistes en 93, comme il le fut en 94 de
+celui des républicains, le fit jeter en prison; la maréchale ne le
+quitta pas... Joseph Lebon, qui succéda à André du Mont, fut assez
+cannibale pour envoyer à l'échafaud un homme aussi vénérable par son
+âge que respectable par sa chevaleresque loyauté. En approchant de
+l'échafaud, sa tête se releva plus fière que jamais elle ne l'avait
+été devant l'ennemi.
+
+--VIVE LE ROI! s'écria-t-il... je le dis comme mes ancêtres!
+
+Sa malheureuse femme était enceinte en 1792, et mit au monde, cette
+même année[7-D], le fils[7-E] qui devait transmettre à cette époque
+le beau nom de son père.]
+
+[Note 7-A: Celle que la Reine aimait tant, et qui avait été sa dame
+d'atours; fille du comte de Périgord, frère de l'archevêque de Reims,
+elle était belle-fille du maréchal.]
+
+[Note 7-B: Il y a plusieurs Narbonne: Narbonne-Pelet, Narbonne-Lara
+et Narbonne-Fritzlar. C'était de ces derniers que venait madame la
+duchesse de Chevreuse.]
+
+[Note 7-C: J'ai parlé de ce fait dans mon Salon de l'archevêque de
+Paris, Christophe de Beaumont.]
+
+[Note 7-D: Le 26 septembre.]
+
+[Note 7-E: Adrien-Augustin-Amalric de Mailly, né en 1792, et nommé
+élève de Saint-Cyr, par l'Empereur, en 1808 ou 1809.]
+
+Aussitôt après que M. de Talleyrand eut prêté le serment civique et
+religieux, le maréchal de Mailly ne le voulut plus voir.
+
+M. de Talleyrand, au reste, ne put qu'en être flatté; car le blâme
+d'un parti est l'éloge du parti qu'il a suivi, et comme il ne s'est
+jamais repenti de ce qu'il a fait, il a dû être heureux du blâme de
+M. de Mailly[8].
+
+[Note 8: Ceci est un peu paradoxal; mais c'est tout ce que je puis
+trouver de mieux pour excuser M. de Talleyrand.]
+
+M. de Talleyrand demeura constamment dans le parti de la
+Révolution, et le jour de la fameuse fédération il dit la messe
+au Champ-de-Mars... Le clergé non-constitutionnel fut doublement
+contre lui... L'abbé Maury l'attaqua avec d'autant plus de colère
+que, Mirabeau étant mort, il n'avait plus de quoi occuper
+assez directement sa bilieuse colère... Un jour il attaqua M.
+de Talleyrand, _comme chef de l'agiotage_ qui avait un monopole
+impudemment établi dans Paris... M. de Talleyrand, qui voulait
+bien s'occuper de la chose publique, mais en repos pour lui-même,
+comprit cependant qu'un peu de tolérance dans le sens inverse serait
+une bonne chose... Il s'éleva contre l'émission des deux milliards
+d'assignats qu'on voulait créer et mettre en émission pour éteindre
+la dette publique; mais le cardinal ne lui donna pas la joie de
+pouvoir se vanter d'une mesure sage et modérée... Il fit de grandes
+railleries sur ces deux milliards:
+
+--À quoi bon! disait-il... puisque la dette est de sept milliards?...
+
+M. de Talleyrand, incapable de lutter contre un tel homme avec sa
+voix douce et sa figure toute féminine, se contentait de lui répondre
+de ces mots piquants dont au reste, quinze ans plus tard, le
+cardinal n'avait pas encore perdu le souvenir...
+
+Ce fut alors que M. de Talleyrand fut nommé exécuteur testamentaire
+de Mirabeau... Déjà membre du département de Paris, ce qui le
+rapprochait beaucoup de Manuel et d'une foule d'autres noms qui
+appartenaient à la Révolution la plus intime de cette époque, M.
+de Talleyrand fut dès lors classé par ses anciens _pairs_ dans la
+partie mauvaise de la Révolution... Il n'en était rien... M. de
+Talleyrand, comme bien d'autres, avait été entraîné le premier jour
+dans une route où le pied glissait aisément et où le retour, comme le
+temps d'arrêt, est également impossible; mais il avait un moyen, il
+l'employa: ce fut de quitter la France; il sollicita de faire partie
+de l'ambassade de Londres; il eut, dit-on, une mission particulière
+relative, ainsi qu'on le crut, à l'établissement des deux Chambres.
+M. de Chauvelin était notre ambassadeur à Londres[9]. Pitt était
+alors au ministère.
+
+[Note 9: On verra dans la suite que cette mission fut aussi
+singulièrement donnée que remplie. Je vais rapporter tout à l'heure
+une lettre de M. de Chauvelin qui la dément.]
+
+M. de Talleyrand avait fui la France, parce qu'on s'y méfiait de
+son civisme.--En Angleterre, il fut en butte aux soupçons de la
+plus intime malveillance, parce qu'on le crut jacobin. Ribbes,
+de la Chambre des Communes, le présenta comme attaché au parti
+d'Orléans... Ainsi M. de Talleyrand n'était ni royaliste pour les
+royalistes, ni républicain pour les hommes nouveaux, ni enfin
+_quelque chose_... En France, il fut compromis par l'affaire
+d'Achille Viard; et cité par Chabot, qui ne l'aimait pas, il somma
+Roland, alors au ministère de l'Intérieur, de le justifier sur ce
+rapport avec lui... Roland répondit, mais de manière à ne montrer
+aucune sympathie pour M. de Talleyrand. Aucun parti ne l'adoptait
+franchement. C'est alors qu'il alla en Amérique. _Contraint_ de
+quitter l'Angleterre, effrayé des désordres qui se commettaient en
+France, il chercha un lieu où le retentissement de la tourmente
+révolutionnaire n'eût pas pénétré. On était alors en 1794: il se
+rendit aux États-Unis; c'est de là qu'il sollicita sa rentrée en
+France. Les jours de sang étaient passés, et remplacés par des jours,
+sinon plus glorieux, au moins plus paisibles. M. de Talleyrand fit
+demander sa radiation par quelques femmes dont il était fort aimé, et
+surtout madame de Staël, et il fut rappelé. Cela devait être sous un
+gouvernement comme celui du Directoire. Il y a plus: il fut ministre,
+et eut le portefeuille des Affaires étrangères.
+
+Je viens de donner presqu'une biographie de M. de Talleyrand; c'est
+que pour arriver à lui à cette époque, si différente de celle où il
+avait passé sa vie, il fallait le montrer, non pas ce qu'il était
+(car qui peut dire ce qu'il fut, ce qu'il est, et ce qu'il sera!),
+mais son attitude dans le monde, sous le Directoire...
+
+Cette attitude fut ce qu'elle eût été sous le cardinal de Fleury,
+si M. de Talleyrand fût né quarante ans plus tôt: celle de l'homme
+le plus spirituel de la société. Il connaissait le Directoire, le
+méprisait, et ne croyant plus (s'il est vrai qu'il y ait jamais cru)
+à cette belle liberté régénératrice qui avait assuré ses premiers
+pas dans la carrière politique révolutionnaire, il se conduisit
+en conséquence de cette nouvelle croyance. Dans la façon tout
+énigmatique dont il se pose, M. de Talleyrand donne peu de prise à
+ceux qui sont chargés, par goût ou par toute autre cause, d'écrire
+sur lui; il est lui-même un être à part..., il étonne, intéresse
+parce qu'il amuse, mais n'attache _jamais_. Peu susceptible d'une
+sérieuse occupation, riant de tout avec cette amère ironie qui
+grimace en voulant sourire, M. de Talleyrand revint en France parce
+que l'Amérique l'ennuyait, et que dans le reste de l'Europe on ne
+voulait pas de lui: en Angleterre, M. Pitt le disait jacobin; en
+Allemagne, on ne l'aimait pas mieux: l'Italie n'était plus son fait.
+Quant à l'Espagne, un _évêque excommunié_ aurait été rôti comme un
+marron en 1795, et ce cas était celui de M. de Talleyrand à l'époque
+dont je parle... Le Pape l'avait excommunié en 1791[10], à peu près à
+la mort de Mirabeau.
+
+[Note 10: C'est un fait qui est peu connu et positif que celui de
+cette excommunication.]
+
+On le rappela donc; et, en arrivant en France, il trouva partout de
+l'intérêt pour lui, bien qu'il ne fût pas aimé. C'est qu'il y avait
+des femmes qui se mêlaient de ses affaires...; il les avait si bien
+servies dans sa jeunesse, qu'elles lui devaient leur secours...
+
+Le général Lamothe, alors colonel et fort bien vu au Directoire (ce
+qui ne fut pas plus tard), lui servit d'introducteur le jour où il se
+présenta au Luxembourg. Je ne me rappelle plus qui en était alors le
+président... Lamothe était avec M. de Talleyrand, à qui il donnait
+le bras, parce qu'on sait que M. de Talleyrand n'a pas la démarche
+très-sûre; il s'appuyait donc, d'un côté, sur le bras de Lamothe,
+et, de l'autre, sur sa canne en forme de béquille, ou sa béquille
+en forme de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles
+du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait
+celui du _citoyen président_, l'huissier de la Chambre vint prendre
+la canne de M. de Talleyrand... Cette canne ou cette béquille était
+trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; l'évêque la
+retint comme il l'aurait fait de _sa crosse_: mais l'huissier avait
+des ordres.
+
+--_Je ne puis_ laisser _cette canne au citoyen_, dit-il.
+
+Monsieur de Talleyrand l'abandonna...
+
+--Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau
+gouvernement a terriblement peur des coups de bâton...
+
+Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a
+toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas
+quelqu'un.
+
+Madame de Staël l'aimait fort _déjà_ ou _encore_ à cette époque, je
+ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait
+pourtant trouver un grand mécompte dans cette _positivité_ toute
+sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison
+sur TOUT. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre, et lui
+communiquait sa chaleur momentanément... Madame de Staël allait donc
+fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand était un des
+habitués du salon de madame de Staël.
+
+M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru
+les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait
+un _Picaro_, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans
+prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au
+Directoire. C'était bien permis; et, en vérité, l'ambition n'était
+pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement monstrueux,
+n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui est si
+nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention[11].
+
+[Note 11: Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer
+l'estime dans laquelle on le tenait.
+
+Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place
+de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de
+Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.
+
+Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne
+savait pas lire, dit à son mari:
+
+«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien
+malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!... Reste ici et
+ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les _manteaux rouges_
+s'arranger entre eux.
+
+Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.]
+
+À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères,
+il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait
+l'_hôtel de Noailles_[12], ni de Clichy; c'était, si l'on peut se
+servir de ce mot, un _dédoublement_ des constitutionnels... Ce parti
+était puritain dans ses principes, et affectait une régularité
+extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents, où surtout
+il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas, Lemérer,
+Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.
+
+[Note 12: C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe plus
+aujourd'hui, et qu'on nommait _rue de l'Orangerie_, au grand hôtel
+de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les
+républicains les plus chauds allaient là.]
+
+Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti
+constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray,
+Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc.... Sans doute il y avait des
+intrigants dans ce parti comme dans tout autre... mais il y en avait
+moins... Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant
+d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.
+
+Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis
+que je viens de nommer... Celui qui les soutenait était le parti du
+Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut
+ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty,
+Chazal, Chénier surtout, etc... Ce parti n'était pas le plus fort en
+grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui
+les armées et le Directoire.
+
+Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort
+aussi au milieu de cette anarchie... il se réunissait à Clichy;
+le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle
+représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion
+fixait également l'attention publique, et surtout celle des
+contre-révolutionnaires.
+
+Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de
+M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut
+renommer un directeur... Ses prétentions se réveillèrent... mais il
+ne fallait pas songer à prendre cette place... Trop de prétentions
+l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la
+nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire.
+M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On
+connaît son accent habituellement furieux... il s'élança à la tribune
+et s'écria:
+
+--_Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de
+droit._
+
+Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général
+Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un
+redoublement colère:
+
+--Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans _la fange_ de
+1793!...
+
+Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri
+Larivière...
+
+Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque
+continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait
+personne; il fut nommé, mais aussi _fructidorisé_ peu de temps après.
+
+M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que
+plus tôt _fructidorisé_. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui
+était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et
+les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces
+luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne
+pouvait rien résoudre... Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa
+retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.
+
+Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries
+avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui
+marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses
+cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en _chignon flottant_
+sur ses épaules...
+
+--Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.
+
+--Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas
+aussi beau que la tournure le promet.
+
+Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la
+voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus
+admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement
+élégant.
+
+J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient _des hommes à
+la mode mauvais sujets_. On doit penser qu'ils voulurent savoir le
+nom de la belle blonde... Cela fut aisé.
+
+Elle s'appelait madame Grandt.
+
+--Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand... Et comme il était
+occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration
+qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il
+s'ennuyait, il pensait à la belle blonde...
+
+Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde,
+et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle
+qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher... Soit que
+la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner
+son coeur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et
+conclu[13]...
+
+[Note 13: On sait que ce fut en allant demander la protection de M.
+de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.]
+
+Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet
+arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand
+_de sa vengeance;_ mais elle était bonne et ne sut jamais se
+venger... elle ne savait même pas punir une offense...
+
+Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce
+qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se
+satisfaire après un jeûne aussi long... Les Conseils devinrent des
+arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le
+30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit
+dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et
+l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale.
+Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le
+rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les
+commissions et le Directoire... Aux premières paroles qu'il prononça,
+il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens
+se portèrent sur lui à la tribune... Les partisans du Directoire y
+coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de
+fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député,
+fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui
+déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas
+venir à bout de cinq cents hommes!
+
+Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais le
+plus grand était cette désunion entre les différentes opinions. M. de
+Talleyrand, ennuyé de ce qu'il voyait, regrettait presque l'Amérique
+et les séances de l'Assemblée Constituante, même celle du Jeu de
+Paume... Ce fut au milieu de ces agitations que le 18 fructidor eut
+lieu.
+
+Un fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement
+M. de Talleyrand a eu sur le Directoire... il cherchait à sonder le
+terrain... Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que
+lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait
+à la France de succéder à l'autre.
+
+Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire,
+qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le
+Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout
+par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su
+prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire?
+Je l'ignore... Il y avait alors une telle méfiance entre tous les
+partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.
+
+Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il
+trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait
+à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte
+déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. Le feu
+n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher
+d'éclater.
+
+Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand
+au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et
+l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut
+jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il
+fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour
+le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par
+Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les
+Conseils, n'agissait jamais... et jouait à la chapelle pendant ce
+temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la
+France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.
+
+Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de
+fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était _le
+seul_ qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore
+après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments
+étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez
+Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins
+pour _leur corps_... car c'était ici comme avec les parlements... Du
+reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion
+de je ne sais plus quelle fête, et contre l'armée autant que contre
+les Conseils, étaient une maladresse inouïe.
+
+L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le
+sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais
+non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit
+pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé
+le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui
+était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger
+les émigrés.
+
+Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il
+l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:
+
+«_Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire,
+il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être
+conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les
+prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion
+mal dirigée ne devienne funeste à la liberté_, ET QU'ON NE SOIT
+OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE. _Je ris de
+leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées et
+ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de
+facilité..._
+
+«_Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence sont loin
+d'imaginer que nous asservirions l'Europe_ SI VOUS VOULIEZ _en former
+le projet_.»
+
+Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues
+ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.
+
+«Adieu, mon général, jouissez délicieusement, _n'empoisonnez pas
+votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont
+les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur coeur; les
+royalistes la regardent et frémissent._
+
+«_Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
+ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille.
+Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants._»
+
+Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable
+par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié[14], et,
+d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient
+sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale.
+C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde
+nationale.
+
+[Note 14: Il avait épousé mademoiselle Clary, soeur de madame Joseph
+Bonaparte.]
+
+Les attaques personnelles qui se firent les jours suivants dans les
+deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui se préparait.
+Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit vigoureusement.
+Les royalistes crièrent que _Garat-Septembre_ allait être dans le
+ministère (ministre de la Police). «Que faire si de telles gens sont
+aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.
+
+--Je ne suis pas de _l'Oeil-de-Boeuf_ du Luxembourg! s'écriait de son
+côté Tallien... Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses plus
+sérieuses.
+
+On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:
+
+--Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui.
+Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.
+
+--C'est _de l'armée grise_ qui est dans Paris et qui nous menace,
+s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!
+
+Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient
+en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus
+rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés
+des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en
+prenait encore le nom.
+
+Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire
+agissait enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait
+dirigé le mouvement du 18 fructidor d'après les instructions de
+l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à
+Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir,
+Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était
+lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son
+sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui
+connaît:
+
+--L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le
+Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à
+discrétion au Directoire.
+
+Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!
+
+L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant
+_le sabre_ dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui
+imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.
+
+Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup
+de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux
+d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre
+anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien,
+l'autre un homme de la Révolution tout entier, _un pur_. La lettre du
+Clichien était ainsi conçue:
+
+«Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras.
+Prends garde à toi!»
+
+Celui du révolutionnaire:
+
+«Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras
+comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»
+
+Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le
+nommer.
+
+Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards
+affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces
+placards disaient:
+
+«Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment
+de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera
+terrible, mais court. Éloignez-vous!»
+
+Madame Th...... avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et
+l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté
+contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre
+sens que ceux de Clichy et du Manége.
+
+M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette
+époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée
+pour un homme comme lui, qui devait recevoir chaque parti. C'était
+bien encore pour une personne comme ma mère, qui, par sa position,
+pouvait, en s'isolant, ne recevoir que ses amis; ou madame de
+Staël, qui, par son talent, dominait tout et imposait ce qu'elle
+voulait. Cependant madame de Staël allait habituellement chez M. de
+Talleyrand, quand de vieilles querelles ne venaient pas soulever des
+tempêtes. Madame de Staël les provoquait souvent, et M. de Talleyrand
+dit un jour:--_Mon Dieu! ne peut-elle donc_ ENFIN _me détester_!...
+
+Le 16 fructidor, nous étions plusieurs personnes chez ma mère,
+très-disposées à nous amuser, lorsque l'un de nos habitués, Hippolyte
+de Rastignac, arriva fort troublé, et dans un désordre de toilette
+qui prouvait qu'il avait été attaqué et s'était défendu; sa cravate
+était arrachée, son habit gris à collet noir déchiré également au
+collet, et toute sa personne enfin était fort mal en ordre.
+
+Il nous raconta que, sur le boulevard des Capucines, comme il
+descendait de cabriolet pour parler à un de ses amis, plus de trente
+hommes étaient tombés sur lui, et avaient exigé qu'il criât _vive la
+République_ et _haine à la royauté!_...
+
+--C'est un Clichien! s'écriait-on de tous côtés, c'est un Clichien!
+
+--Je ne suis pas un Clichien! leur cria-t-il; mais je ne veux pas
+qu'on m'impose mes paroles.
+
+--Criez! criez! _Vive la République!_ et _haine à la royauté!_
+
+--J'étais dans une fort mauvaise position, comme vous pouvez le
+penser, nous dit-il, lorsque des jeunes gens de mes amis, à la
+tête desquels était un de mes frères, accoururent vers moi et me
+tirèrent de leurs mains, mais ce fut aux dépens de mon habit et de ma
+cravate... Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que si je suis revenu
+sur la plage, c'est avec avarie de mes _gréements_.
+
+Et il se mit à rire.
+
+Ma mère, qui l'aimait beaucoup, et dont il était même le favori parmi
+ses frères, le gronda d'aller ainsi à pied avec ce malheureux habit
+gris et ce collet noir.
+
+--Comment! dit-il fort étonné; eh! j'avais dîné chez un ministre.
+
+--Vous avez dîné chez un ministre du Directoire! s'écrièrent
+plusieurs femmes, dont ma mère était le chef, et parmi lesquelles on
+distinguait madame de Lostanges, madame de Charnassé et madame de
+Caseaux...; vous avez dîné chez un ministre!...--Pourquoi pas chez
+Barras? ajouta madame de Lostanges.
+
+--Mais ce ministre-là _est des nôtres_, répondit Hippolyte de
+Rastignac en arrangeant sa cravate, chose des plus importantes pour
+lui.... C'est chez Talleyrand que j'ai dîné.
+
+--Ah! cela est différent, dit ma mère, très-différent!
+
+--Je ne le trouve pas, dit madame de Lostanges.
+
+--Ah! je vous demande pardon! il y a toute une distance entre M.
+Talleyrand de Périgord, neveu de l'archevêque de Reims et du comte
+de Périgord, à ces hommes de la Révolution, tels que Schérer, des
+espèces comme cela... M. de Talleyrand est un homme comme il faut.
+
+--Mais Barras est aussi un homme comme il faut; pourquoi ne
+voulez-vous pas que votre fille aille au bal chez lui?
+
+--Ah! pourquoi? pourquoi? dit ma mère assez embarrassée; car, en
+effet, elle était portée vers M. de Talleyrand par prévention
+d'affection pour toute sa famille qu'elle aimait, et avec laquelle
+elle était liée intimement.
+
+--Étiez-vous nombreux à votre dîner? demanda ma mère à Hippolyte de
+Rastignac, pour changer la conversation.
+
+--Trente à peu près; et, dans ce grand hôtel de Gallifet, il semble
+qu'on ne soit que huit ou dix personnes. Au reste, il y avait GRANDE
+_compagnie_; et, en vérité, je crois que si je n'y avais pas été, M.
+de Talleyrand n'aurait eu que lui-même pour avoir à nommer quelqu'un.
+
+--Vraiment! qui donc était-ce...?
+
+--Eh! le sais-je? mon Dieu!... Je voudrais retenir ces noms-là, et
+ne le puis; excepté cependant ceux de deux hommes qui feront parler
+d'eux dans l'avenir, quoique leurs pères soient inconnus. Ce sont les
+généraux Kléber et Bernadotte: l'un est républicain en carmagnole;
+l'autre est un républicain à l'eau rose, et se lave les mains avec de
+la pâte d'amandes parfumée... Je vous jure qu'il n'est pas déplacé
+dans le _salon ambré_ de M. de Talleyrand.
+
+--Qu'a-t-il donc, le salon de M. de Talleyrand? demanda madame de
+Lostanges, qui se retourna précipitamment au mot de pâte d'amandes
+parfumée[15].
+
+[Note 15: Madame de Lostanges, si charmante par son esprit fin et gai
+et sa jolie figure, était la femme la plus recherchée sur toutes ces
+choses dont je parle ici.]
+
+--Ne savez-vous pas, madame, que M. de Talleyrand aime à la passion
+les essences et les odeurs? et pourvu qu'il y ait de l'ambre, c'est
+une chose agréable pour lui. Je vous assure que Robespierre se serait
+fort bien arrangé de son régime, lui qui ne marchait qu'au milieu
+d'un nuage embaumé.
+
+--Laissez donc votre Robespierre, s'écria madame de Lostanges, et
+parlez-nous de votre dîner. Qui aviez-vous en femmes?--Madame de
+Staël... peut-être bien?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Oui, madame.
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Et puis après?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Madame Tallien et madame Grandt.
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Est-elle donc aussi belle qu'on le dit?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Mais je la trouve bien belle... moins pourtant que madame Tallien.
+
+
+MA MÈRE, souriant.
+
+Et son esprit?
+
+
+M. DE RASTIGNAC, s'inclinant.
+
+Je n'ai jamais la hardiesse de juger celui des femmes.
+
+
+MA MÈRE.
+
+Oh! la pauvre personne! la voilà jugée... Cependant, quelque capable
+que vous soyez de la juger, mon cher Hippolyte, je vous demande la
+permission de prendre mes renseignements chez votre oncle. Je crains
+de votre part un peu de prévention.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Quoi! parce qu'elle est l'amie _de l'évêque_? Qu'est-ce que cela me
+fait à moi?... Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les
+préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais
+les briser.
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Enfin, dites-nous donc vos convives.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur
+monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun,
+ayant prêté le serment civique et religieux... ayant...
+
+
+MA MÈRE.
+
+Hippolyte... Hippolyte!...
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est
+de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand.--Allons,
+pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce
+les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement. Et
+si je suis incroyable, ce n'est pas comme les autres confrères dans
+la mode.
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+M'y voici. Je suis sérieux.--Ainsi donc, M. de Talleyrand, le
+général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M.
+Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant... presque tout
+ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire
+aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble,
+très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon
+oncle[16]. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son
+_adorable_ femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient
+encore plus de travers qu'à l'ordinaire.
+
+[Note 16: Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel, et
+spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez ma
+mère; il était très-vieux alors.]
+
+
+MADAME DE FONTANGES.
+
+Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait
+à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y
+avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur;
+il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des
+révolutionnaires; il y avait des _directoriaux_: c'est ainsi,
+vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras
+aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez
+de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le
+plus grand dévouement au Directoire... et voilà tout. Mais le plus
+curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie
+pour l'anniversaire du 14 juillet[17]; ce fut Bernadotte qui nous
+en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait,
+sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il
+devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase
+ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu
+blasphémant; mais enfin, puisque _l'évêque_ l'a entendu, et même avec
+plaisir... À propos, n'a-t-il pas été excommunié?
+
+[Note 17: 25 messidor de l'an V.]
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Qui cela?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun...
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable... Madame de
+Permon, faites-le donc taire.
+
+
+MA MÈRE.
+
+Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement
+qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.
+
+
+M. DE RASTIGNAC, baisant la main qu'elle lui donne.
+
+Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et
+vous serez contente.
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste
+cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre
+Marchésy!
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours
+à ses troupes: «Soldats, leur a-t-il dit avec cette voix puissante
+qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que vous êtes
+affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut courir
+des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de
+toute l'Europe coalisée contre elle SONT LÀ. Des montagnes nous
+séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de
+l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la
+liberté, protéger le Gouvernement et les républicains... Dès que les
+royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»
+
+Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays
+assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient
+les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le
+coeur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à
+Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.
+
+--Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une
+grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un
+peu moins république.
+
+--Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix
+moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis
+d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être
+annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand
+n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?...
+
+
+LE MARQUIS D'HAUTEFORT.
+
+Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur
+un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et
+plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle
+nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les
+uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une
+impertinence à son parti ou au nôtre.
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.
+
+
+LE MARQUIS D'HAUTEFORT.
+
+Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je
+n'ai pas écouté les _paroles de l'air_.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Je les ai, _moi_, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:
+
+«À la destruction du club de Clichy[18]!» LES INFÂMES! ils veulent
+encore des révolutions! Que le sang des patriotes qu'ils font
+assassiner retombe sur leurs têtes.
+
+[Note 18: Lannes était républicain _enragé_, comme on les nommait
+alors.]
+
+Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République!
+puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours
+victorieuses!... Gloire à la République!» Le général Alexandre
+Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III!
+au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les
+contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»
+
+--Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte,
+c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au
+quartier-général on portait ce toast, le même voeu était exprimé
+par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix...
+«Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement
+républicain et à la Constitution de l'an III!»
+
+--Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!... (_en
+serrant ses poings et se promenant_).
+
+
+MADAME DE CASEAUX, avec douceur.
+
+Allons, la paix! la paix!... C'est si doux, si bon, la paix. Allons,
+Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner de M. de
+Talleyrand?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter;
+mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?...
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Oui, oui.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait
+évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos
+rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la
+grande force du Directoire... Et, en effet, il en a une immense...
+Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus
+de mérite...
+
+
+MADAME DE LOSTANGES, lui prenant la main.
+
+Imprudent!...
+
+
+M. DE RASTIGNAC relevant la tête, et comme sortant d'une
+rêverie.
+
+Pardon!... pardon!...
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après,
+lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir
+une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs
+nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite
+par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai
+pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et
+me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout,
+dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant
+cette vignette...
+
+
+LE MARQUIS D'HAUTEFORT.
+
+Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!... et ridiculement
+infatué d'une gravure à présent.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché
+en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes...
+Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.
+
+
+M. D'HAUTEFORT, riant aux éclats.
+
+M. de Talleyrand ému!... Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je
+ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand _pleurant
+d'attendrissement_ sur les victoires des Français!... Je croirais
+plutôt que c'est de colère... Enfin... voyons!... as-tu là ce beau
+dessin?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un
+croquis pris à la hâte.
+
+Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des
+crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande
+vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites
+TRENTE-NEUF affaires ou batailles victorieuses pour nous, et qui ont
+eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque était
+écrit: _Constitution de l'an III_; et au bas: _Aux mânes des braves
+morts pour la patrie!_ À côté, un génie avait un pied posé sur la
+ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles il inscrivait
+les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait une belle femme
+coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un faisceau, dans
+l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet de la liberté;
+derrière elle un vieillard à moitié couché, appuyé sur une urne,
+représentait l'Italie et le Piémont; au milieu et au-dessus, la
+Renommée, avec une trompette dans une main, et dans l'autre un
+médaillon sur lequel était écrit: «_Armée d'Italie... Bonaparte,
+général en chef..._» La femme et le génie (l'Italie et la France)
+avaient surtout une expression ravissante d'intérêt en regardant le
+médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de l'espérance!... Le
+plan figurait une carte géographique, où l'on voyait Rome, Venise,
+Gênes, Milan, Turin, Vienne, Mantoue...
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Hippolyte a raison, cette gravure est belle. S'il n'y avait que des
+choses pareilles dans toutes leurs sottes gravures révolutionnaires,
+il y aurait moyen de les voir; mais autrement!... comment les
+regarder seulement?...
+
+M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui
+une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions;
+mais l'armée était TOUT en France, comme toujours, au reste. Jamais
+les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur tête des hommes
+tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont la ferveur avait
+quelque chose de témérairement brave, qui faisait frémir l'ennemi au
+nom de l'armée française.
+
+À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes
+maintenant, en l'an V[19]), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet,
+Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.
+
+[Note 19: Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince
+Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici
+une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut
+interceptée par nous:
+
+«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je
+sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que
+je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous
+préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français
+en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les
+jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire;
+en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce
+soit.
+
+On voit que l'Autriche devait être _plus_ qu'inquiète. Ce fut alors
+que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à
+Campo-Formio.]
+
+À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne,
+Lecourbe, Saint-Cyr.
+
+À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe,
+Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur
+bravoure personnelle avant et depuis ce moment.
+
+Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de M. de
+Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses
+lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa
+supériorité était sentie par lui... Il n'aimait pas le verbiage; ses
+idées étaient concises, claires et positives...; il écrivait un jour
+au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):
+
+«J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir
+demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour
+être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige...
+
+«Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est
+digne de lui... Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la
+mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont
+assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»
+
+Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature
+vulgaire.
+
+M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait
+bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui
+l'entouraient...--Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur
+les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui
+devait l'effrayer...
+
+Le cercle constitutionnel de Paris avait produit d'autres sociétés
+populaires, qui n'étaient pas des _clubs révolutionnaires_; on y
+professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait dans
+la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne
+voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était
+même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou
+trois hommes influents par une même façon de voir et de penser.
+Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël,
+qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de
+fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure
+que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces
+mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M.
+de Talleyrand et Benjamin Constant... Celui-ci était l'orateur du
+cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils
+_directoriaux_. Madame de Staël lui dit un jour:--Voici le moment de
+vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras
+et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés
+alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui
+qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République
+peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du
+sabre, mais je crois que les cabinets étrangers aiment mieux avoir
+à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou un
+pédant.
+
+Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le
+départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures
+fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée
+dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à
+Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait
+dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est,
+certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au
+ministère... Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti
+constitutionnel _pur_; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et
+s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le
+dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de
+Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste
+à beaucoup de gens... Madame de Staël est une femme trop supérieure
+pour être _intrigante_; ce mot serait une injure qu'elle est loin de
+mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour
+M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui
+voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à
+beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement...
+
+Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut Rewbell
+qui le proposa... Il y eut, à propos de ce ministère, un mot assez
+singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement, vrai
+et franc républicain, homme d'honneur et de coeur, fut assez mal
+édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre
+république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui
+n'était déjà plus qu'un être de raison...; il dit donc qu'il fallait
+VOIR, et attendre pour _délibérer_ enfin...
+
+--Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être
+prêt à _délibérer_...
+
+Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi[20]:
+
+ Talleyrand, aux Relations extérieures.
+ Le général Hoche, à la Guerre.
+ Lenoir-Laroche, à la Police.
+ Préville-Pelet, à la Marine.
+ François de Neufchâteau, à l'Intérieur.
+
+[Note 20: Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:
+
+ À la Police, Cochon l'Apparent.
+ À la Guerre, Petiet.
+ À l'Intérieur, Bénézet.
+ À la Marine, Truguet.
+ Aux Affaires étrangères, Charles Lacroix.]
+
+Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les
+circonstances où l'on se trouvait, il était évident que le Directoire
+le donnait avec des intentions hostiles.
+
+M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de
+madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris... Madame
+sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction
+douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle,
+l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et
+lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des
+gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau;
+Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut
+pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il
+en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre
+cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que
+madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort
+influent, et madame de Staël le savait.
+
+Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait
+acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël,
+qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la
+nomination de M. de Talleyrand.
+
+M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame
+sa femme; il était chargé d'observer, de parler, etc. Il parla,
+mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer
+au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que
+Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.
+
+--Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Oh! comment en douter?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Pourquoi?
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Lesquels, s'il vous plaît?
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Mais... je crois... que... c'est...
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver... et ce que
+vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte de
+plus.
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Madame de Staël m'a chargé de vous dire, mon cher représentant,
+qu'il faut absolument que vous veniez dîner avec elle dans quelques
+jours. Prenez celui qui vous convient, et dites-le-moi. Désignez vos
+convives. Allons, dites-le-moi tout de suite, voulez-vous?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est
+bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais
+que voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude;
+mais dessous, mon cher baron, il y a un coeur pur et droit dont
+l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire
+que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se
+faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment
+voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des
+rires et des moqueries?...
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Mais cependant... et l'Apparent?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas
+une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse
+inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on
+en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au
+pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi[21], mon cher baron?
+
+[Note 21: Allusion à une motion presque publique faite par Laîné,
+pour mettre immédiatement (dans les vingt-quatre heures) Barras en
+arrestation, parce que les troupes de Hoche _venaient à Paris_ sans
+ordre du ministère de la Guerre et clandestinement.]
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Mais, que voulez-vous que je vous dise?--Je n'y suis pour rien, après
+tout, dans ceci, et vous comprenez que...
+
+
+THIBAUDEAU, se levant.
+
+C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes
+pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution... Mais laissons
+cela, et au revoir.
+
+Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. M. de Talleyrand
+connaissait trop bien la valeur d'un homme comme Thibaudeau pour
+le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait, avec un tel
+personnage, être _pour_ ou bien ouvertement contre lui.
+
+Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée
+par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors
+ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il
+y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes
+autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur
+cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux
+républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire
+et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et
+accusés de _royalisme_. Barras était le plus véhément dans son
+attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors
+pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.
+
+Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la
+Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie?
+voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M.
+de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet
+égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on
+était d'accord _ici à Paris_ avec le général Bonaparte en Italie, et
+qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire l'affaire.
+Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur M. de
+Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes à lui,
+_ici_, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il le moyen
+qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié dans un
+complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et par là
+lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable? Tout
+cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je le répète,
+on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui deviennent
+de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un homme comme
+Augereau, républicain _enfoncé dans la matière_, pénétré du sujet,
+étant de ceux-là qui avaient pour devise _la République, la liberté
+ou la mort_, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire et pointer
+le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait choisie et
+qu'il proclamait en même temps pour patronne.
+
+Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de
+Talleyrand[22] avait probablement demandé au général Bonaparte un
+sujet de cette trempe pour avoir un corps qui eût des bras et des
+jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni d'oreilles pour
+voir et entendre. Il fallait en même temps que ce mannequin criât
+bien haut: _Vive la République! à bas les rois!_--Et voilà, quand on
+cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités, voilà qu'on trouve
+Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz cherchant aussi ce
+qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort...
+
+[Note 22: Mon mari, à cette époque premier aide de camp du général
+Bonaparte, m'a souvent parlé du 18 fructidor, et son opinion, c'est
+que M. de Talleyrand l'avait dirigé et ménagé d'avance. Mais il
+n'avait à cet égard que des conjectures; à la vérité, elles devaient
+avoir du poids.]
+
+Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort,
+en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz,
+si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va
+en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute
+influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur
+Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son
+salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le
+15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin
+Constant dit tout haut dans son salon:
+
+--Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est
+maintenant impossible... Et le Directoire s'est trop avancé pour
+reculer... Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?... Celles de l'an
+VI seront encore plus détestables que celles de l'an V... _Il faut
+donc en finir_...
+
+Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale[23] qui
+devait prononcer sur le message du Directoire[24]. C'était un
+homme d'un trop noble caractère pour espérer de le séduire; mais
+on pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus
+que madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette
+oeuvre si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par
+madame de Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces
+troubles; cependant il ne put enfin s'y refuser, et il y alla. Le
+sujet apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce
+n'était qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à Thibaudeau
+qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant.
+Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne peut
+vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant; mais il ajoute
+aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière le rideau tiré
+pour cacher l'action qui se préparait. Les acteurs n'étaient pas
+encore prêts.
+
+[Note 23: Cette commission était composée de Vaublanc, Jourdan
+(des Bouches-du-Rhône), Pastoret, Siméon, Emmery, Thibaudeau et
+Boissy-d'Anglas.]
+
+[Note 24: Ce message du Directoire avait été motivé par un fait
+très-important, la marche d'un corps de douze mille hommes, commandé
+par le général Hoche. Voilà encore une ténébreuse et sinistre
+aventure qui jamais ne sera éclaircie, la mort subite et violente de
+Hoche, qui suivit son voyage précipité à Paris et son retour à son
+armée de Sambre-et-Meuse. Un député (Delarue) fit, le 19 thermidor,
+un rapport sur la marche de ces troupes, et dit, dans le Conseil
+même, qu'au lieu de deux mille hommes avoués par le général Hoche
+pour aller s'embarquer à Brest, il y avait toute une armée. Un autre
+député (Willot) fit aussi une virulente sortie contre le général
+Hoche. Ce général est une des belles figures de notre Révolution;
+c'est un homme _antique_ dans toute l'acception qu'on attache à
+ce mot. S'il est venu à la tête de ses troupes pour délivrer le
+Directoire, c'est qu'il croyait que le Directoire était en péril;
+d'un esprit supérieur, jeune, brave, habile, d'une capacité égale,
+soit qu'il maniât le sabre, soit qu'il se servît de sa plume; beau et
+modeste dans ses succès de tous les genres, le général Hoche est un
+homme pas assez connu dans cette galerie d'hommes de la Révolution,
+où il demeure confondu. Je veux ici donner un échantillon de son
+esprit juste et fin, et, en même temps, de son noble caractère;
+je sais où il se trouve beaucoup de lettres du général Hoche, et
+j'espère posséder bientôt ce trésor, je puis le dire: car ces lettres
+révèlent toute la noblesse de l'âme d'un homme vraiment supérieur.
+Je dirai, avant de transcrire cette lettre, que le général employé
+sous le général Hoche était le général Richepanse. J'ai entendu mon
+mari dire ces propres paroles: «J'ai toujours souhaité ressembler
+à cet homme-là!» Et il ajoutait, en lui secouant la main avec
+cette franchise adorable qui le faisait tant aimer de ses amis:
+«_Richepanse, tu es le seul homme qui ne boive que de l'eau dont je
+serre la main cordialement._» C'était vrai; et cet homme commandait
+les troupes sous le général Hoche. Cependant l'un et l'autre
+n'eussent exécuté que de bonnes et de loyales mesures.
+
+Le général Hoche écrivit au Directoire, de Wetzlar, où il était alors:
+
+«Vous avez dû être invité, par un message des Cinq-Cents, à traduire
+devant les tribunaux les signataires des ordres donnés aux troupes
+pour leur marche sur l'intérieur. Cette fois, M. Willot a été sans
+s'en douter mon interprète auprès de vous et de la Représentation
+nationale; permettez-moi donc de vous prier de m'indiquer le tribunal
+auquel je dois m'adresser, pour obtenir enfin la justice qui m'est
+due. Il est temps que le peuple français connaisse l'atrocité des
+accusations dirigées contre moi par des hommes qui, étant mes ennemis
+particuliers, devraient au moins faire parler leurs amis, ou plutôt
+leurs patrons, dans une cause qui leur est personnelle; il est temps
+que les habitants de Paris, surtout, connaissent ce qu'on entend par
+_l'investissement d'un rayon_; qu'on leur explique comment neuf,
+dix, même douze mille hommes peuvent faire le blocus d'une ville
+qui, au premier bruit du tambour (ou _de cloche_[24-A], si on l'aime
+mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa
+défense... Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence
+de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a
+mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas
+dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans les
+départements réunis, D'OÙ IL N'EST PAS SORTI!... Je demande enfin un
+tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les a peints comme
+des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis et traités comme
+des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos crimes autrement
+que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas que je passe à
+Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait pas d'autre route,
+mais par des pièces authentiques et irréfutables; toutes celles que
+j'ai signées vont paraître, elles sont à l'impression. Si quelques
+soldats ont témoigné leur indignation de la manière dont ils ont été
+accueillis en rentrant chez eux, on verra que j'y ai moins participé
+que ceux que quatre régiments de chasseurs ont tant fait trembler.
+Depuis longtemps, je suis en possession de l'estime publique, non
+à la manière de quelques égorgeurs révolutionnaires, devenus ou
+plutôt reconnus pour des agents en chef de nos ennemis, mais ainsi
+qu'un homme de bien y peut prétendre. On _doit donc s'attendre_ que
+je n'y renoncerai pas pour l'amour de quelques Érostrates parvenus
+depuis un moment sur la scène de la Révolution, et qui ne sont encore
+connus que par d'insignifiantes déclamations et les projets les plus
+destructifs de tout ordre et de tout gouvernement.»
+
+Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son
+quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la
+conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député
+nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom
+de _Marius_. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir
+des suites... Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce
+que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que
+tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une
+chose importante dans la Révolution française.
+
+Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son coeur était
+profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute
+l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même
+Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait
+montré le chemin...
+
+De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une
+fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son
+discours:
+
+«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore
+vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant
+de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à
+assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des
+rebelles aux lois républicaines osent troubler!»
+
+Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux
+autorités et à son armée:
+
+Le général Ney: _Au maintien de la République! Grands politiques de
+Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge._
+
+Le général Chérin[24-B]: _Aux membres du Gouvernement qui feront
+respecter la République!_
+
+Un chef d'escadron: _Aux patriotes des Cinq-Cents!_
+
+Un commissaire des guerres: _À la coalition légitime de l'armée
+d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!_
+
+On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui
+avaient pour titre: _Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de
+Clichy_...
+
+Le général Willot monta à la tribune et dit:
+
+«Je ne crains pas qu'un nouveau César[24-C] passe le Rubicon; le
+héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher
+contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels
+la victoire l'a conduit. Mais MARIUS[24-D] peut arriver aux portes de
+Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent. Dans cette
+circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle[24-E] arrête le
+nouveau Marius aux limites constitutionnelles[24-F], le Directoire
+pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le passage aux
+factieux!»]
+
+[Note 24-A: Cette phrase a rapport aux hommes du Directoire,
+_Talleyrand_ surtout, qui l'avait trahi après l'avoir mis en avant.]
+
+[Note 24-B: Chef d'état-major du général Hoche. C'était le fils du
+fameux généalogiste, et il l'était lui-même.]
+
+[Note 24-C: Bonaparte.]
+
+[Note 24-D: Hoche.]
+
+[Note 24-E: Le lieutenant fidèle, c'est Pichegru.]
+
+[Note 24-F: La Constitution avait ordonné qu'il serait tracé un rayon
+autour de Paris que les troupes même de la République ne pourraient
+pas franchir. C'était l'article 69 de la Constitution qui le fixait.]
+
+Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour
+croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double
+et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette
+figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette,
+étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau.
+Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta sa
+répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde du
+Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il
+jouait son jeu en agissant ainsi.
+
+Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à
+trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts...
+
+--Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois
+m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer
+entre nous...
+
+Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin
+Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de
+politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait
+affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de
+son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle
+charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans
+le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de
+propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et
+dogmatique, et la scène changea...
+
+--Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne
+vous ralliez pas au Directoire?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Mais pour me _rallier_ à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce
+que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des
+voies constitutionnelles.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route _opposante_
+au Gouvernement?
+
+
+THIBAUDEAU, souriant.
+
+Vous qui avez fait un si bel ouvrage[25] sur la nécessité de se
+rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il
+faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route
+constitutionnelle?
+
+[Note 25: Benjamin Constant a publié en l'an IV un ouvrage sur le
+Gouvernement français, et la nécessité de s'y rallier. Celui sur les
+_Réactions politiques_ parut un an plus tard, en l'an V.]
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les
+réactions politiques.
+
+
+THIBAUDEAU, souriant.
+
+Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y
+oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus
+fortes que vous dans le camp ennemi.
+
+
+THIBAUDEAU, toujours calme et souriant.
+
+Lequel?
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.
+
+
+THIBAUDEAU, avec dignité.
+
+Je ne le crois pas.
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Cela est positif.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas
+changer d'avis... car... je ne crois pas que le Directoire veuille
+véritablement accueillir les constitutionnels.
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Écoutez, je sais _avec certitude_ que le Conseil des Anciens veut se
+transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de
+la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent
+trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir _le
+prétendant_ sur le trône.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des
+républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même
+attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis,
+avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir
+le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit
+franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine;
+ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez
+donner la majorité, donnez-la au Directoire.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils;
+mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même
+ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer
+en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en
+93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les
+habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime
+constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le
+Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un
+pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais
+croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État,
+n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son
+adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je
+lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils...
+Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être
+victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté.
+Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois,
+elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le
+Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République[26].
+
+[Note 26: Propres paroles de Thibaudeau.]
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de
+Paris, que ferez-vous?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je suivrai la majorité.
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je me réunirai aux députés fidèles.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT, sèchement.
+
+Ils ne vous recevront plus.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je saurai mourir.
+
+Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau,
+qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents
+des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut
+alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à
+dîner à Thibaudeau, à Jean Debry[27] et à Riouffe. Thibaudeau,
+espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs sentiments,
+accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. Jean Debry,
+surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.
+
+[Note 27: Jean Debry, dont il est souvent question dans cet article,
+est un homme dont le Directoire savait apprécier les talents, et
+qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne à l'Assemblée
+Législative, il eut une carrière parlementaire très-importante; ce
+fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit à la régence, et qui
+fit prononcer l'accusation contre les princes émigrés. En général,
+il était fort exagéré et fort peu tolérant, mais d'un républicanisme
+dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui: ainsi ce fut lui qui
+fit décréter que toujours on jouerait la _Marseillaise_ à la garde
+montante. Il était très-exalté, _mais vrai_, et cette certitude
+donnait une grande autorité au député qui siégeait souvent entre deux
+faux frères; il était admirable pour le général Bonaparte, qu'il
+vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand ne l'aimait guère, Jean
+Debry.
+
+Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit
+avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il
+put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer
+plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il
+envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop
+zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des
+plénipotentiaires de Rastadt... il y a un voile sur cette sanglante
+catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne
+l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards
+Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa.
+C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi
+de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers;
+le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison
+hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour
+où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble... Il avait
+encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses
+collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées
+avec lui, mais pour ne pas se relever... Il prononça un discours à la
+suite duquel il fut couvert d'applaudissements... sa dernière phrase
+fut oratoire, elle enleva les acclamations.
+
+--Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance
+d'émotion qu'il avait au dernier degré... On lui répondit par un
+autre cri formé par cinq cents voix!...
+
+Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais
+occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait
+leurs noms entourés d'une couronne civique... Et lorsque dans quelque
+cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du
+fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»]
+
+--Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait Jean Debry; je ne
+l'aime pas. Quant à Talleyrand!... celui-là!...
+
+Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne
+disait pas.
+
+Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour
+faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que
+probablement ses chargés d'affaires ne s'acquittaient pas bien de
+leur mission.
+
+--Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de
+Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un
+jour de cette semaine.
+
+Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire
+avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir
+l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en
+brèche par les autres.
+
+Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens
+marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.
+
+Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël
+n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et
+Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une
+de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula
+aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de
+son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution
+par la demande formelle de cette réunion.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Mais je ne suis pas seul.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député
+Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.
+
+
+POULAIN-GRANDPRÉ.
+
+Vraiment, je le crois bien! (_Tirant un grand papier de sa poche_).
+Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans
+lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé[28]... Sur douze, il a
+entraîné la majorité onze fois.
+
+[Note 28: Cette liste était depuis le 1er prairial, c'est-à-dire deux
+mois et demi.]
+
+M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait
+été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh
+bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est
+telle qu'elle nous l'a dit.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop
+flagrante!... Je ne le sais que trop, vous dis-je!
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!...
+Étrange aveuglement!...
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est
+sur lesquels nous ne nous entendons plus.
+
+
+RIOUFFE.
+
+L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de
+salut pour la République.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Qui parle de la violer?
+
+
+JEAN DEBRY.
+
+Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix
+pour nous le dire... Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète
+après lui: Intégralité de la constitution.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la
+constitution. Nous sommes donc d'accord.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et
+qui nous la donnera?
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais
+les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons
+donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du
+présent...
+
+
+JEAN DEBRY, souriant.
+
+Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le
+dernier message[29] du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer
+à l'ordre du jour... Voilà tout ce qu'on lui demande.
+
+[Note 29: Message qui faisait part de toutes les adresses des
+différents corps d'armée au Directoire.]
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure
+mortelle.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+En quoi et comment?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à
+l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie
+militaire, et nous ne la voulons pas.
+
+
+POULAIN-GRANDPRÉ.
+
+Mais pourtant je ne vois rien...
+
+
+THIBAUDEAU, avec dignité.
+
+Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet... Le Corps-Législatif
+s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.
+
+M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience... Il
+venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui
+exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne
+produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes.
+Il était évident que M. de Talleyrand et _son conseil_ avaient une
+arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.
+
+Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant de la 17e
+division[30] militaire: c'était une déclaration de guerre, et ce qui
+se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept pièces de
+canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon; la garnison
+fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le ministre de la
+Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau, qui, avec la même
+impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme qu'il avait juré de
+servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa tête.
+
+[Note 30: La division militaire de Paris était la 17e à cette époque.]
+
+Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point
+de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de
+toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout
+ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait
+s'engloutir...
+
+C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor.
+M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors,
+mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer
+ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques.
+Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on
+en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme
+on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:
+
+--Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au Directoire;
+s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.
+
+Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg... Thibaudeau
+attendit sa réponse au ministère même... Il revint bientôt... Il
+n'y avait plus d'espoir... La République allait subir son dernier
+supplice.
+
+Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés
+qu'on disait arrêtés... C'était faux. Mais quelle agitation, et
+en même temps quelle stupeur!... Barras envoya plusieurs de ses
+aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir
+qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de
+quitter Paris... Madame Tallien, qu'on savait être de la société
+intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait
+l'inquiétude des Parisiens.
+
+Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si
+singulièrement entouré d'événements incohérents.
+
+Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une
+scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient
+pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère
+pour eux-mêmes.
+
+Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti royaliste, un parti
+purement républicain, et un autre républicain aussi, mais seulement
+constitutionnel: c'était le plus nombreux.
+
+Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait
+s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2
+septembre, le 1er prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là
+n'étaient pas faits pour rassurer.
+
+Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger.
+Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant
+l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de
+tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui
+n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint
+de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre
+lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les
+moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer
+dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur
+le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que
+celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on
+ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il[31]
+est le plus fort et libre de les professer.
+
+[Note 31: Une autre circonstance assez bizarre prouve l'esprit de
+vertige qui jamais ne quitte les partis politiques!... Croirait-on
+que deux jours avant le 18 fructidor, ils avaient tellement les yeux
+fascinés dans le parti de Clichy, qu'ils parlaient d'organiser une
+police? Un nommé Dossonville, homme du métier et employé par Rovère,
+leur avait présenté un plan. La dépense devait s'élever à 50,000 fr.,
+et comme ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, ils
+s'arrangèrent pour l'avoir par quart et par _cotisation_. C'était à
+faire pitié!]
+
+Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame de Staël,
+qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui remettrait
+ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler... Boissy-d'Anglas
+fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant fort bien, qui
+lui dit, après avoir regardé si personne ne l'écoutait, que madame
+de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait du mouvement d'ici à
+vingt-quatre heures; qu'il prît _donc garde à lui_, et que surtout
+elle le priait en grâce de brûler les lettres qu'il avait d'elle.
+
+Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives
+au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au
+ministère... Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait
+beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé
+des papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire
+d'une manière que sûrement il n'aurait pardonnée ni en masse
+ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de
+Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au
+maillot... Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les
+avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait
+quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou
+son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.
+
+Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme,
+dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des
+plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.
+
+Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier
+d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu
+d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des
+choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect,
+lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient.
+Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau,
+_au club des Jacobins_, que désormais il prendrait pour cri de
+ralliement: _Vive la République! vive la Montagne!_--Enfin il en fit
+tant que COLLOT D'HERBOIS fit son éloge à ces mêmes Jacobins! En
+effet, il y avait de quoi le louer!... car un jour il écrivit à la
+Convention, étant alors commandant en chef de l'armée du Nord, qu'il
+venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il l'avait _exterminé_...
+«Soixante-neuf hommes ont échappé à notre canon, ajoutait-il; mais
+ils ont été faits prisonniers, et ils vont périr tous du dernier
+supplice[32].»
+
+[Note 32: Voir le _Moniteur_; à cette époque, il était vrai.]
+
+Ce qui fut fait.
+
+Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y
+avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1er prairial,
+il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de
+siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832;
+et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir
+que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se
+défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps[33].
+
+[Note 33: C'est, au reste, un fait digne de remarque, que la profonde
+ignorance de la génération actuelle de l'histoire _véritable_ de la
+Révolution; il y a même un côté ridicule à cette ignorance. C'est
+pourtant comme étude qu'il faudrait connaître cette époque.]
+
+Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire
+de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on
+le croit; il marcha contre la section de la Cité et celle des
+Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements _de femmes_, et
+s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit
+à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui
+fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda
+à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne
+pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la
+Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec
+Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le
+justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent
+des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite
+député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et
+siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi
+assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi
+que le trouva le 18 fructidor.
+
+Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme
+supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on
+pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais
+il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde
+nationale... la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté,
+que la loi eût passé, que tout fût en ordre, il aurait eu le temps
+d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin aucune
+prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer sur la
+destinée à venir de la France.
+
+À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte
+écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:
+
+«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
+ne s'organise pas.... Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»
+
+On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les
+républicains.
+
+Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des
+inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On
+redoutait TOUT, sans aller au devant de rien. J'avais dîné dans le
+Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes, une
+de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette
+partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma
+mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant
+on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On
+parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun,
+se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et
+les siens... La nuit fut terrible; le silence de mort qui régna dans
+la ville était peut-être encore plus effrayant que le bruit de la
+fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité s'accomplissait
+dans l'ombre... Et comment se jouait ce drame important dans
+lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les scènes de la
+Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a le plus
+vivement impressionnée.
+
+L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand,
+qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même
+temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure,
+et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les
+effrayer davantage... ils ne l'étaient que trop!... On vint dire
+dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était
+illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux
+maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y
+envoya... il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur
+était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi,
+M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration,
+mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la
+plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues
+aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré
+la peur, ils avaient tous trois de grands sabres qui traînaient
+par terre et dont le bruit leur faisait peur... Cette peur qui les
+possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur
+toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril
+pour tous... Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un
+état violent.
+
+--Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr
+vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous
+allions être arrêtés... que six cents personnes étaient désignées
+pour être égorgées!...
+
+Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet
+avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait
+évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation
+complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus
+d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu...
+
+Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau
+écrivait ces belles paroles:
+
+«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime
+triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!...»
+
+Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République, fut,
+comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée... Pichegru, accusé
+véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues lorsqu'il
+fallait _des faits_... Toutes les fois que M. de Talleyrand, tout en
+jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au creps, qu'il aimait
+fort à cette époque, recevait une des fréquentes nouvelles qui lui
+étaient apportées de quart d'heure en quart d'heure, il souriait sans
+parler. Il avait si bien prévu ce qui arrivait; il avait joué contre
+des hommes qu'il connaissait.
+
+On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18
+fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement
+_la main sur le collet_!... Pichegru était traître à la patrie
+ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas
+celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru,
+effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son
+auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la
+représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au
+moins d'une violence...
+
+Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui
+pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor,
+Barras fut _Roi_ pendant vingt-quatre heures. On prétend que
+M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette
+dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa
+pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique
+théophilanthrope, avait fui la séance des délibérations ce
+jour-là... que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses
+que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue
+dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy,
+ils étaient désignés tous deux pour être _fructidorisés_, comme on le
+disait alors... Barras était donc parfaitement le maître... Quelques
+jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla,
+non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette
+confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce
+qu'il va dire, et agit en conséquence.
+
+Paris entendit UN coup de canon, car ce fut avec un SEUL coup de
+canon, encore tiré à poudre, que le Directoire fut quitte (et les
+Parisiens aussi) de la révolution si importante du 18 fructidor...
+Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée; l'autre demeura
+cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses séances. En vérité,
+nous en venions à avoir des révolutions _à l'eau rose_... Madame de
+Coigny disait à propos de cette dernière secousse:
+
+--Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la
+tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme
+son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un général, au
+lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame....
+
+Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de
+whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie
+des Conseils... Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel
+violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent
+bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère
+fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais
+quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à
+temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit
+assez plaisamment _que c'était la première fois qu'il n'avait pas
+pris le vent_.
+
+Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état
+de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à
+Rochefort dans des CHARIOTS GRILLÉS comme des bêtes féroces; ils vont
+ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou plutôt pour
+bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent tellement
+intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris malgré
+la patience évangélique de la plupart d'entre elles... Le Directoire
+les entendit, et on rappela le général _Bourreau_, qu'on appelait le
+général _Dutertre_.
+
+Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M. le marquis
+de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté; que Moreau
+accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir les Clichiens; et
+que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un quatrième étage sur le
+pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.
+
+Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier
+en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui
+s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui
+pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser
+aller.
+
+Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui
+tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les
+premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve
+avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise,
+surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard[34]:
+cette pièce était accablante.
+
+[Note 34: Cette pièce inculpait gravement Pichegru. Elle fut trouvée
+dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence de Bonaparte
+et de Clarke, alors commissaire du Directoire près l'armée d'Italie;
+Clarke, d'abord chargé de surveiller le général Bonaparte, et puis se
+dévoilant à lui et se donnant à l'homme dont le pouvoir était évident
+dans l'avenir, comme il fut ensuite à la Restauration, lorsque ce
+même homme alla mourir à Sainte-Hélène!]
+
+Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement il
+avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.
+
+Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24
+fructidor, où il disait, entre autres[35] phrases fort accablantes
+pour Pichegru:
+
+_Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la
+France entière._
+
+[Note 35: Cette correspondance fut trouvée dans un fourgon du général
+Klinglin, saisi par nos troupes le 2 floréal an V; et Moreau la
+garda jusqu'au 24 fructidor, c'est-à-dire quatre mois et demi après.
+Il paraît que le Directoire croyait Moreau aussi coupable que les
+autres.]
+
+_Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne
+me laisse aucun doute sur cette trahison._
+
+Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce
+même Pichegru!... Il contribuait à propager l'accusation d'un parti
+contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru...
+Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?... était-il à craindre
+cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où
+nos soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur
+patriotisme?... Il s'est tué parce qu'il a compris que la France,
+dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir
+léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie,
+conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en
+même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est
+indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.
+
+Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris
+que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le
+salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses
+services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de
+Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel.
+Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor
+avec Augereau[36], allait souvent chez M. de Talleyrand; celui-ci
+aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa parole _comme
+il faut_, et une foule de choses en lui qui, au fait, rendaient sa
+société désirable.
+
+[Note 36: Je ne connais rien de plus étrangement ridicule que toute
+la conduite d'Augereau alors, si ce n'est celle des directeurs,
+lorsque je pense que l'on a agité la question de savoir s'il ne
+remplacerait pas Carnot ou Barthélemy! Augereau, qui, se trouvant
+à quelque temps de là à la présidence de ce même Conseil qu'il
+avait décimé, lorsqu'on apprit la démission de Bernadotte, et qu'on
+craignit un coup d'État, s'écria: «Ne vous rappelez-vous plus que
+je suis le même homme qu'au 18 fructidor? eh bien! je vous préviens
+qu'il faudra faire tomber ma tête avant de toucher à mes collègues!»
+Bavardage! abus des mots!]
+
+Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec
+toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de
+Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il
+vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil
+personnel, qui lui disait qu'il avait _fait_ une partie de cette
+gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient
+alors.
+
+Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité
+qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent
+à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait
+volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa
+science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand
+eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur
+l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune
+manière[37]. Cette besogne il était obligé de la faire à lui seul,
+car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de l'aider; il
+n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une femme dans
+la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table vis-à-vis
+de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse sérénissime
+par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que de toute
+autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de Talleyrand
+lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802, l'ayant
+priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le prit pour
+Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi; or, cette
+belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors qu'en 1797.
+
+[Note 37: Ils ne s'étaient pas encore rencontrés; M. de Talleyrand
+était revenu d'Amérique après le départ de Bonaparte pour l'Italie.]
+
+Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M.
+de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à
+impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M.
+de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien
+ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.
+
+La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à
+devenir _sociable_; mais une fois que le premier pas dans cette
+route fut fait, le reste alla tout seul. Madame de Staël, d'autres
+femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand, et lui
+épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies émigrées
+rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était proscrit!
+M. de Talleyrand aime sa maison, le _casement_; il aime sans aucun
+doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui, pour le
+dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette belle science
+qu'on appelle la _phrénologie_, car M. de Talleyrand a, j'en suis
+sûre, les deux organes que Gall appelle _attachement à l'habitation
+et à la sociabilité_[38]; de ces deux organes réunis, Gall faisait
+l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je demande seulement
+si M. de Talleyrand est un _patriote_ dans la véritable acception du
+mot?
+
+[Note 38: Ce que, plus tard, Spurzheim a nommé _habitivité_;
+barbarisme inutile.]
+
+M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire
+en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les
+chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire
+jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce
+gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas
+de haine pour ce qui est si petit.
+
+En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la joie fut
+universelle. Croira-t-on qu'un homme[39] osa proposer, au milieu de
+cet enthousiasme, d'accorder une _indemnité pécuniaire au général
+Bonaparte_! mais les murmures universels, non-seulement dans
+l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était
+encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un coeur
+français et pleurer de joie.
+
+[Note 39: Malibran, député de l'Hérault au Conseil des Cinq-Cents; et
+il aimait le général Bonaparte!... il demanda en même temps pour lui
+qu'on donnât le nom de faubourg d'Italie au faubourg Saint-Antoine.
+Cet homme, j'en suis sûre, aurait aussi mal entendu l'honneur pour
+lui-même; je crois que ce Malibran est le beau-père de la fameuse
+madame Malibran. Comme il était familier de Barras, on pensa que le
+Directoire, qui déjà craignait Bonaparte et le jugeait d'après lui,
+aurait voulu le déconsidérer dans le cas où il aurait accepté.]
+
+Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui
+qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation
+de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre
+lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé
+de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un
+républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en
+empêcha beaucoup[40]. Mais une fois que l'opinion a pris une route
+fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir. C'est
+une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers pour
+prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que
+ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder
+ensuite la justice qui lui est due.
+
+[Note 40: Chénier (Marie-Joseph), qui fut à tort accusé de la mort
+de son frère, était un homme de bonne foi, républicain dans le
+coeur. Il a fait une foule de beaux traits, de choses utiles qu'on
+ignore, parce qu'on parle de lui sans rien approfondir; mais il
+faut connaître Chénier, et savoir tout le bien qu'il fit et le mal
+qu'il empêcha. Ce fut lui qui fit décréter les écoles primaires.
+Aussitôt que la veuve d'un littérateur faisait entendre une parole
+de détresse, Chénier montait à la tribune et demandait une pension
+pour elle; s'occupant des arts, de la littérature, et d'une foule de
+choses toutes utiles à la science et au progrès. Les Clichiens ont
+été rigoureux pour lui, parce qu'il fut sans pitié pour les excès de
+la _Compagnie de Jésus_ et de leurs acolytes plus féroces que les
+monstres de 93. Le _Moniteur_ de l'époque (et celui-là est vrai) est
+le livre où l'opinion devrait s'instruire avant de se formuler si
+violemment.]
+
+Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de
+Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de
+remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit
+le _Chant du Retour_... On le lut chez monsieur de Talleyrand, qui
+aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur... Et madame
+de Staël!... Ce n'est pas alors qu'elle le nommait _Robespierre à
+cheval!_... Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce même salon
+qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de la France
+et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait alors que
+des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le croyait pas si
+grand!...
+
+Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus
+grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui
+faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!... Comme
+le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!...
+C'était plus que de l'enthousiasme... Ah! ces souvenirs font mal...
+mal à briser le coeur!
+
+Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un
+fils... Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on
+peut lire dans le _Moniteur_, est une preuve sans réplique de ce
+qu'il pensait alors... Il blessait le Directoire cependant, et il le
+savait!...
+
+Le Directoire donna une fête au _vainqueur-pacificateur_, et le
+soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup
+de _toasts_ furent portés au dîner. Chénier en porta un assez
+remarquable pour être rapporté:
+
+_À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre
+bonheur!..._
+
+François de Neufchâteau fit aussi des vers... Les couronnes tombaient
+sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme
+accoutumé à de pareils honneurs.
+
+Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:
+
+L'avez-vous vu?...--Non.--Eh bien, venez demain chez moi, il y
+dînera, vous pourrez le voir facilement...
+
+Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné
+aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une
+fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille
+personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient
+des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore
+vu... Les préparatifs de cette fête avaient la même importance
+pour les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un
+objet, le marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter
+le général Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez
+cher?...» Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh
+bien! prenez-le!... Je ne veux pas qu'il soit dit que par ma faute
+il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre
+héros[41].»
+
+[Note 41: C'est madame Germon, couturière très en vogue alors, qui
+répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le tiers du
+prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.]
+
+Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où
+monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe _l'homme des siècles_,
+comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement autour
+de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!... Comme on se
+pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage pâle
+et mélancolique, au regard profond et à l'oeil d'aigle. Cet homme,
+âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette ville
+aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un
+éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se
+levèrent pour voir un homme si grand!... Et lui, calme et froid même
+au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il
+fut plus tard... Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres
+la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme
+absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces
+mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:
+
+«Les lois organiques de la République sont à faire, dit-il dans
+un discours qu'il fit au Directoire... L'ère des gouvernements
+représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même
+temps significatives.
+
+Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée,
+s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru,
+que les enfants la savent par coeur, ainsi que la réponse[42]. Et
+pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison
+pour parler _brutalement_ à une femme qu'il savait être amie de
+monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment
+où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà
+d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule
+de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que
+celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de
+Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps,
+et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme
+singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques.
+Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt
+choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite
+ainsi.
+
+[Note 42: Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à
+madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.]
+
+J'ai laissé passer une particularité relative au discours de Barras à
+Bonaparte.
+
+On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui
+avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand,
+les autres à madame de Staël... et personne à Barras... La raison
+qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de
+manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y
+devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en
+annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours,
+s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été
+plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces
+rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il
+en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras
+était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un
+qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et
+celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais,
+qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate
+d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son
+paquet de mousseline:
+
+--Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force
+à faire un discours?
+
+--Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.
+
+--Comment, NON! s'écria M. de Lauraguais.
+
+--NON, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait vouloir
+intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche
+jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume,
+c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et... vous le savez
+bien vous-même... Vous savez que votre cousin Barras, comme vous
+l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.
+
+--Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais... Quelle
+sotte pensée allez-vous me prêter-là!
+
+Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la
+terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au
+mot POUVOIR, et le saluait très-bas.
+
+--Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur?
+lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.
+
+--Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.
+
+--Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à
+lui seul cette phrase:
+
+_Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!_
+
+M. de Talleyrand sourit et dit:
+
+--Elle est bien, au fait, cette phrase!
+
+Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit.
+Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était
+l'auteur du discours.
+
+M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui
+avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et
+subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur
+de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de
+l'admiration...
+
+Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel
+s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général
+Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ
+des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla
+confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait
+Bonaparte.
+
+--Il faut que vous partiez, lui dit-il.
+
+--Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle
+ils espèrent que je me perdrai.
+
+--Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.
+
+
+BONAPARTE, avec un cri de joie.
+
+Pour l'Orient!
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Pour l'Orient.
+
+
+BONAPARTE.
+
+Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le voeu de mon
+ambition, le rêve de ma vie?...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un
+ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je
+l'ai trouvé, et le voici.
+
+
+BONAPARTE.
+
+C'est vrai!...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?
+
+
+BONAPARTE, toujours parcourant.
+
+Quelle est-elle?
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz[43]!
+
+[Note 43: Leibnitz avait un penchant pour la France; étant encore
+jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences,
+disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et
+de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était
+fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait
+jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de
+l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont
+d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le
+caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien
+plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les
+études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en
+rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité
+_de Arte combinatoria_. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit
+plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à
+rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un
+nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à
+Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée.--Bon!
+lui dit l'autre, cela est dans la _Ligarithmotechnia_ de Mercator, du
+Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres
+qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne
+lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au
+travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une
+série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator,
+son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à
+qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur
+de la chose et en félicita l'auteur.--Pour cette fois, dit Leibnitz,
+Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la
+réponse avec impatience... Oldenbourg félicita cordialement son
+ami sur un aussi beau chef-d'oeuvre de son esprit... Mais par une
+fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat
+viennent d'être opérés par un CERTAIN M. ISAAC NEWTON de Cambridge,
+qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes qu'il avait
+faites. Quel siècle que celui où de telles choses arrivent! et qu'on
+fut heureux d'y vivre!
+
+Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette
+série du cercle quelque temps auparavant.]
+
+
+BONAPARTE.
+
+Leibnitz?... le fameux Leibnitz?
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Lui-même.
+
+
+BONAPARTE.
+
+Mais comment cela se peut-il?
+
+M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait
+donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à
+l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec
+Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je
+pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.
+
+--Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous de mon
+projet?
+
+--Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le voeu le plus cher de ma
+vie!
+
+Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui
+voulait _à tout prix_ éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M.
+de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte
+pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne
+le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie
+où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se
+tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y
+devait mourir?... Est-ce cela?... Je le répète, on ne saura jamais la
+vérité[44].
+
+[Note 44: Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout
+ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de
+l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que
+M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du
+général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand
+ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut
+l'être.]
+
+Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de
+Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon,
+rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait
+ce qui se reformait alors de _la bonne société française_. Barras,
+qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie en
+France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une raillerie
+partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure mortelle au
+pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un fauteuil ou sur un
+canapé, écoutait longtemps, sans parler, les hommes qui étaient chez
+lui, ainsi que les femmes, et il y en avait de bien spirituelles;
+et puis il se soulevait lentement et laissait échapper une phrase
+bien _salée_ sur ses amis les directeurs comme sur leurs ennemis les
+députés.
+
+Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand;
+il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son
+regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore
+une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait
+cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire
+et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à
+miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'_Homme
+à bonnes fortunes_, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été
+prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: _A-t-on mis de l'or
+dans mes poches?_ l'a été de M. le maréchal de Richelieu.
+
+M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais il l'aimait, comme
+le disait son oncle le comte de Périgord, parce qu'elle lui servait à
+autre chose qu'il aimait mieux encore. En effet, il aimait (ce qu'il
+veut encore) à être le premier en tout, et le pouvoir conduit à faire
+réussir même une chose morale en ce monde; mais, du reste, paresseux
+en toutes choses, il n'aimait ni le travail, lorsqu'il traversait
+ses plaisirs, ni les inquiétudes sans cesse renouvelées que le
+gouvernement directorial faisait surgir autour de lui. Toute cette
+vie inquiète l'ennuyait; on pouvait prévoir, lorsqu'on dînait chez
+lui ou qu'on y passait la soirée, que bientôt il n'habiterait plus
+l'hôtel des Affaires étrangères. On s'y moquait assez ouvertement
+des représentants du peuple _qui ne représentaient rien_, et du
+Directoire _qui ne dirigeait rien_. J'étais trop jeune alors pour
+aller dans le monde; mais mon frère, mon beau-frère et ma mère, qui
+tous trois y allaient beaucoup à cette époque, racontaient une foule
+d'anecdotes très-curieuses à cet égard.
+
+Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand,
+après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil;
+mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit
+courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un
+mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon
+tour aux deux Conseils qui se donnaient _les airs_ de faire les
+malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté
+qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde
+avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:
+
+--Ils le méritent.
+
+Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai
+entendu dire à tout le monde.
+
+Or, voici la raison de _ce tour_ que voulait jouer Sottin, qui, du
+reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès
+de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la
+Police.
+
+Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le
+Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal,
+demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les
+représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent
+n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais
+lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le
+Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre
+une enseigne qui dît: _Je suis représentant_, comme avait fait le
+loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: _Je suis
+Guillot, berger de ce troupeau._--Les députés décidèrent donc qu'ils
+auraient un costume. Pour narguer le Directoire, qui avait pris le
+moyen âge, les Conseils se firent un costume[45] tout grec et tout
+romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons
+et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs
+chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des
+Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr),
+assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire le
+casimir des manteaux en ANGLETERRE. C'était au moins maladroit pour
+un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul soupçon de
+royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que Sottin dit
+au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté, et qu'il
+répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.
+
+[Note 45: Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment où
+la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut aucun
+costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient
+qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient
+un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques
+députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard... Ce
+ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et
+s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les
+morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur
+mort morale.]
+
+Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient marchandise anglaise,
+la douane les confisqua... Grande rumeur! plainte au Directoire...
+Message des Conseils. Ce message, reçu par les directeurs assemblés
+avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et comiquement discuté.
+Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se furent bien divertis,
+on rendit une ordonnance pour que les manteaux revinssent à Paris...
+Mais dans la réponse aux Conseils et d'après l'avis de M. de
+Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot aux plaintes des
+députés qui se plaignaient que les ministres leur faisaient faire
+_antichambre_. On se borna à en rire tout bas et à répéter le mot
+fort spirituel que dit un ministre: _Pourquoi y viennent-ils?_
+
+Et c'était vrai.
+
+Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois
+être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans
+le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être
+brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le
+fait, beaucoup plus remarquablement insolent.
+
+Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères
+se meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque
+jour un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire du
+grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté par
+M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire[46]. L'envoyé
+de la république Romaine vint après lui, puis celui de Gênes, celui
+d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de Staël était
+ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique annonçait ce
+qu'il fut en effet en l'an VII.
+
+[Note 46: Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane, qui
+avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays. Le
+comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce
+qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame
+la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un
+homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il
+était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M.
+Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt,
+et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec
+M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de
+ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham
+était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau
+surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt
+était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne
+sais pas tirer sur une lame de couteau.»
+
+Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut
+l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura
+quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du
+Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit
+maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme
+qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement
+échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la
+voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière
+démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.]
+
+À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui
+révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en
+France. DES PLACARDS furent apposés par un nommé _Jorry_, et ces
+placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et
+il eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne
+veut jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation
+de M. de Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle
+accusation était portée contre lui; dans les journaux, dans les
+salons républicains, dans les salons royalistes, partout son nom
+avait un entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait
+le blâme. Les républicains lui reprochaient sa noblesse, fait
+inhérent à lui-même et impossible à détruire. Son état de prêtre lui
+faisait aussi du tort auprès du parti. On y disait avec raison que
+le caractère religieux avait un cachet indélébile que ni le temps
+ni l'apostasie ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne
+sont jamais remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et
+son apostasie religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce
+parti, ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être
+enfin le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des
+saints[47].--Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave
+que l'accusé s'appelait _Talleyrand de Périgord_. C'est un engagement
+tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids
+d'un grand nom.
+
+[Note 47: Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des
+Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire,
+Barras, Carnot et Rewbell.]
+
+Le parti royaliste était très-fort, ou du moins très-nombreux, pour
+parler plus juste. Un signe de ralliement, comme une profession de
+foi, avait été adopté par lui. Tous les jeunes gens de ce parti
+portaient le matin, et souvent le soir, une redingote grise avec un
+collet noir, et les cheveux relevés en cadenettes avec un peigne,
+comme une femme; et à la main, ce qui était moins féminin, une énorme
+massue en manière de canne. Ces jeunes gens allaient habituellement
+chez Carchi[48] (au coin du boulevard et de la rue de Richelieu).
+Un soir des assassins fondirent sur eux, et un massacre horrible
+eut lieu dans cette maison destinée à la joie et à servir de point
+de repos pour ceux qui voulaient passer une heure en plus grande
+_liesse_... Des femmes, des jeunes filles, des personnes inoffensives
+furent frappées; des innocents furent ensuite accusés, et cette
+indigne affaire, dont jamais la cause ne fut bien connue, eut
+toujours une odieuse couleur que les soins du Directoire ne purent
+effacer. Sottin, alors ministre de la Police, ne put trouver les
+coupables, du moins les véritables... S'il l'eût voulu, _peut-être
+les eût-il même nommés_.
+
+[Note 48: Lieu où l'on se réunissait pour prendre des glaces.]
+
+Enfin Bonaparte arriva à Paris[49]: ce fut un grand jour... On était
+alors dans l'enthousiasme le plus vif pour cet homme si jeune et
+si grand qui _dotait_ ainsi la République d'une gloire immortelle.
+Quant à lui, toujours modeste à cette époque, du moins en apparence,
+il descendit, à son arrivée, chez sa femme, dans le petit hôtel de
+la rue de la Victoire[50], devenu maintenant un lieu de pèlerinage
+sacré... un lieu qui devait être regardé ainsi, du moins par tout ce
+qui porte un coeur français... Le juge de paix de son arrondissement
+ayant été le voir, Bonaparte lui rendit sa visite le lendemain. Les
+administrateurs du département[51] de la Seine lui ayant écrit pour
+savoir quel serait le jour où ils le pourraient trouver, il leur
+répondit en y allant aussitôt lui-même. Mathieu, ex-conventionnel
+et commissaire du Directoire, lui dit que la plus profonde estime
+lui était accordée par la ville de Paris... Tandis que Bonaparte
+écoutait ce discours, sa physionomie était vivement émue, et lorsqu'à
+son départ comme à sa venue de nombreux applaudissements se firent
+entendre, il se découvrit avec un respect visiblement senti et une
+émotion qui n'était pas feinte. M. d'Abrantès, qui ne le quittait pas
+et jouissait délicieusement de la gloire de son général, m'a dit que
+ce moment avait été pour Bonaparte un des plus doux depuis son départ
+de cette armée d'Italie qu'il regardait comme une famille, et qu'il
+avait été si malheureux de quitter...
+
+[Note 49: 15 frimaire an VI, à 5 heures du soir (17 décembre 1797).
+Je reviens sur ce fait, quoique je l'aie annoncé dans les pages
+précédentes, parce que c'est nécessaire à la marche des événements.]
+
+[Note 50: Comprend-on que le général Lefebvre Desnouettes ait pu
+VENDRE une telle maison!... c'est une honte, mais une plus grande à
+ses héritiers de ne pas l'avoir rachetée.]
+
+[Note 51: Ils tenaient lieu du préfet.]
+
+M. de Talleyrand jouissait, ainsi que je l'ai dit, de l'arrivée du
+général Bonaparte à Paris. En parlant de cette arrivée et de tout
+ce que M. de Talleyrand avait dit et fait depuis ce moment, j'ai
+omis une chose importante, c'est le récit de la fameuse fête du
+Luxembourg. M. de Talleyrand y joua un rôle trop important pour ne
+pas le rappeler, et je le dois pour l'intérêt de l'histoire; c'est
+d'ailleurs un fait intéressant pour celle de la société. Ce fait
+montre parfaitement l'état de la nôtre en France à cette époque, et
+l'extrême différence des époques, bien qu'il n'y ait pourtant pas un
+demi-siècle d'écoulé. Que dirait-on d'une fête ordonnée ainsi? On
+nous accuserait de folie. Si l'on donnait une fête avec le costume,
+l'ameublement et presque les coutumes de Louis XV, nous trouverions
+la chose simple et presque dans nos moeurs... Mais au moment où
+Bonaparte vint à Paris, les costumes, l'ameublement, le langage même,
+TOUT enfin était incohérent, et nous plaçait dans la position d'un
+peuple étranger et nomade même qui, pour un temps, aurait déployé ses
+tentes. Cette époque serait presque comme un songe si nos victoires
+n'étaient là avec la gloire nationale et notre Napoléon pour
+certifier la réalité.
+
+M. de Talleyrand, qui, en sa qualité de ministre des Affaires
+étrangères, pouvait bien recevoir le traité de Campo-Formio, mais
+dont la mission n'était pas de présenter le général Bonaparte,
+le voulut ainsi... Comme il l'aimait alors!... il le _présumait_
+peut-être dans sa grandeur à venir. Quoi qu'il en soit, ce fut lui
+qui, le jour où Bonaparte remit au Directoire le fameux traité qui
+pacifiait l'Europe, présenta le général au gouvernement d'alors[52].
+
+[Note 52: Le ministre de la Guerre le présenta aussi; mais, chose
+assez bizarre pour Bonaparte, qui était tout entier militaire, on
+ne remarqua que M. de Talleyrand. Le fait est que le ministre de la
+Guerre ne fit aucun discours, et que le _Moniteur_ ne rendit compte
+que du discours de M. de Talleyrand, ce qui prouve que l'autre ne
+parla même pas.]
+
+Les discours ne manquèrent pas à Bonaparte dans cette journée... Il
+en fut accablé... Mais celui de M. de Talleyrand fut sans doute une
+exception par sa singularité. J'en vais rapporter quelques passages:
+
+ * * * * *
+
+«Citoyens directeurs,
+
+«J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen
+Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec
+l'empereur.
+
+«En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle
+_malgré lui_ les innombrables merveilles qui ont amené un si grand
+événement. Mais qu'il se rassure, je veux bien taire en ce moment
+tout ce qui fera un jour l'honneur de l'histoire et l'admiration de
+la postérité. Je veux même ajouter, pour satisfaire à ses voeux
+impatients, que cette gloire qui jette sur la France un si grand
+éclat, appartient à la Révolution...
+
+«...C'est pour les Français, pour conquérir leur estime, que le
+général Bonaparte se sentait pressé de vaincre; et les cris de joie
+des vrais patriotes à la nouvelle d'une victoire, reportés vers
+Bonaparte, devenaient le garant d'une victoire nouvelle. Ainsi,
+tous les Français ont vaincu en Bonaparte; ainsi sa gloire est la
+propriété de _tous_.
+
+«...Et quand je pense à tout ce qu'il a fait pour se faire pardonner
+cette gloire!--à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à
+son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites...
+à ce _sublime Ossian_ qui semble le détacher de la terre... quand
+personne n'ignore son mépris profond pour le luxe, pour l'éclat, pour
+le faste, ces misérables ambitions des âmes communes... ah! loin de
+redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous
+faudra le solliciter peut-être un jour pour l'arracher aux douceurs
+de sa studieuse retraite...
+
+«Mais entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je
+m'aperçois trop tard que le public immense qui nous entoure est
+impatient de vous entendre. Et vous aussi, vous aurez à me reprocher
+de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit
+de vous parler au nom de la France entière, et la douceur de vous
+parler encore au nom d'une ancienne amitié[53]...»
+
+[Note 53: Barras, alors président du Directoire.]
+
+ * * * * *
+
+Dans ce discours, qui est beaucoup plus long, mais dont j'ai rapporté
+seulement les principaux traits, on retrouve M. de Talleyrand tout
+entier. C'est d'abord sa bonne grâce... son bon goût de politesse,
+de bonne compagnie, et puis la finesse la plus adroite dans la
+louange. Elle était excessive, et pourtant si bien donnée, que même
+un ennemi à découvert de Bonaparte ne pouvait s'en offenser... Avec
+bien plus de raison encore le Directoire, qui voulait couvrir de
+fleurs et de lauriers le précipice dans lequel il voulait faire
+tomber le héros, ne pouvait ouvertement s'en formaliser. Pour ce
+qui touchait Bonaparte, il devait être satisfait; rien ne pouvait
+lui être plus agréable que cette louange, presque arrachée à un
+homme comme M. de Talleyrand... Ce discours m'a toujours paru un
+chef-d'oeuvre d'habileté et de talent, comme connaissance du monde
+et du coeur humain, quelque esprit qu'on ait. Ce n'est pas un esprit
+spécial qui flattait Bonaparte en cette circonstance, c'était
+celui de M. de Talleyrand, c'était son esprit fin et moqueur, et
+pourtant gracieux... Pour qui connaissait l'envie et la terreur que
+Bonaparte inspirait aux Directeurs, on ne peut s'empêcher de sourire
+en lisant le dernier paragraphe du discours de M. de Talleyrand.
+_L'ancienne amitié de Barras_ pour Bonaparte, voilà un de ces mots
+qui font la fortune d'un homme qui aurait eu la sienne à faire comme
+homme d'esprit dans le monde; mais M. de Talleyrand n'en était pas
+là.--J'ai parlé plus haut du discours de M. de Barras, que je crois
+fait par M. de Talleyrand. Cette opinion était celle du général Junot
+et de bien d'autres personnes. M. de Talleyrand, à ce moment de notre
+révolution, avait un grand pouvoir sur les esprits inférieurs, que le
+sien régissait. Certes, je n'aime pas M. de Talleyrand, après tout le
+mal qu'il a fait à l'Empereur; mais que je ne lui reconnaisse pas une
+haute et notable supériorité, c'est ce dont je suis incapable...
+
+Tout dans une époque comme celle que je décris est une pièce pour
+l'histoire à venir... Cette fête donnée au _vainqueur-pacificateur_,
+comme chacun l'appelait, est un type qui raconte avec une vérité
+frappante ce qu'on ne sait pas et qu'on voudrait avoir vu; on
+croirait entendre la relation d'une fête donnée par Périclès ou
+par le sénat romain; on y verra en même temps le désir de rétablir
+l'ancienne étiquette: tout cela est matière à réflexion et sujet à
+de grandes et profondes pensées.
+
+Le 20 frimaire, _un décadi_, jour de fête dans le nouveau calendrier,
+se fit la réception de Bonaparte au Luxembourg. Pour cette réception,
+on avait fait faire des décorations comme pour jouer la comédie.
+
+Au fond de la grande cour, et contre le vestibule, s'élevait l'autel
+de la patrie surmonté des statues de l'Égalité, de la Liberté et
+de la Paix. Autour de l'autel on voyait plusieurs trophées formés
+des drapeaux conquis par l'armée d'Italie; derrière, et dans une
+partie supérieure, étaient placés cinq fauteuils destinés aux cinq
+directeurs; au-dessous étaient des siéges ordinaires pour les
+ministres; au bas de l'autel était le corps diplomatique; des deux
+côtés de l'autel étaient deux amphithéâtres très-grands et destinés
+aux autorités; à leur extrémité on voyait un faisceau de drapeaux
+provenant des différentes conquêtes faites par nos armées; au-dessus
+de l'amphithéâtre, et, dans la crainte du mauvais temps, on avait
+fait une tente immense, dans laquelle le jour était néanmoins
+toujours ménagé; autour de la cour on voyait une foule d'ornements,
+comme des couronnes de laurier appendues le long des murs; les
+fenêtres qui devaient servir de _loges_ pour cette représentation
+étaient aussi toutes _pavoisées_; enfin, tout respirait un air de
+fête, et, malgré le froid, les curieux se disputaient les places;
+la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, toutes les avenues du
+Luxembourg, étaient encombrées depuis le matin... À onze heures,
+les cinq membres du Directoire, en grand costume, avec leur chapeau
+à plumes, leur manteau brodé en arabesques grecques avec une forme
+moyen âge, ayant enfin le costume qu'on leur connaît, se réunirent
+chez Laréveillère-Lépaux, sur l'invitation de M. de Talleyrand (car
+il est à remarquer que ce fut lui qui les fit), les autorités civiles
+furent convoquées chez François de Neufchâteau; le général Bonaparte,
+entouré de ses aides de camp Junot, Marmont, Duroc, Sukolsky,
+Lavalette, etc., s'était rendu chez Laréveillère-Lépaux.
+
+À midi, le canon tira pour le départ du Directoire; il se mit en
+marche par les galeries pour se rendre dans la cour. Pendant sa
+route, le Conservatoire jouait les airs de la _Marseillaise_,
+du _Chant du Départ_ et les jeunes élèves chantaient des hymnes
+républicains.
+
+Lorsque chacun fut placé, ce qui fut long et fort ennuyeux par le
+froid qu'il faisait, un terrible incident anima cruellement la
+scène... Le côté droit du palais n'avait pas été occupé depuis 93
+et demandait de grandes réparations, qui se faisaient alors. Des
+factionnaires avaient été placés aux échafaudages, à la demande de
+l'architecte, pour empêcher les curieux de s'y placer; mais un homme
+de la maison, un employé dans les bureaux du Directoire, voulut, de
+l'intérieur, aller sur l'échafaudage, croyant qu'il supporterait
+bien un seul homme; la planche fit bascule, et le malheureux tomba
+de toute la hauteur du bâtiment dans la cour. Ce fut un affreux
+spectacle; mais dans l'attente de ce qu'on était venu voir, cette
+triste scène passa plus inaperçue.
+
+Lorsque tout le monde fut placé, un huissier envoyé par le président
+du Directoire, alla prévenir le général Bonaparte qu'on l'attendait;
+il était demeuré avec ses aides de camp, ainsi que le général Joubert
+et Andréossy, chez Laréveillère-Lépaux.
+
+Alors le Conservatoire joua une symphonie en manière de marche...
+elle était à peine au tiers, qu'un bruit éclatant, formé de plusieurs
+milliers de voix, frappe le ciel et couvre celui des instruments.
+
+C'est qu'on venait d'apercevoir le général Bonaparte sur l'estrade, à
+côté de l'autel de la patrie... Il était conduit par M. de Talleyrand
+et le ministre de la Guerre; pendant plusieurs minutes, les cris de:
+_Vive Bonaparte!.. Vive le pacificateur de l'Europe!... Vive à jamais
+Bonaparte!... Vive la République!_
+
+Les femmes faisaient voler leurs mouchoirs parfumés, leurs
+ceintures, leurs écharpes... elles étaient en délire devant cette
+jeune gloire, si modeste et si grande!... Tout à coup, un choeur
+de jeunes gens entonne l'hymne à la liberté... au premier son qui
+frappe l'oreille de cette foule exaltée, elle répond par le même
+chant, et plusieurs milliers de voix chantent religieusement le
+couplet commencé, tandis que le Directoire et toutes les autorités
+restent debout et découverts. Cette diversion tout imprévue fit un
+profond effet sur les spectateurs, qui, eux-mêmes, agissaient par
+un entraînement involontaire!... Oh! que Bonaparte était grand ce
+jour-là! plus grand que le 2 décembre 1804 dans l'église Notre-Dame.
+
+Lorsque le calme fut rétabli, le général Bonaparte, conduit par M.
+de Talleyrand, s'approcha de l'autel de la patrie, et y déposa le
+traité de Campo-Formio. Ce fut alors que M. de Talleyrand prononça le
+discours dont j'ai rapporté quelques passages... Ce n'était pas la
+première fois qu'il se trouvait devant l'autel de la patrie... il se
+rappelait la messe du Champ-de-Mars, le jour de la Fédération.
+
+Ce fut, après lui, au tour de Bonaparte à parler. Il ne fut ni long,
+ni ennuyeux, et son discours peut servir de modèle en ce genre[54].
+Je ne le rapporte point ici pour ne pas augmenter inutilement la
+matière.
+
+[Note 54: Ce discours est tel qu'il le faut lire dans mes _Mémoires_;
+il a été copié par moi sur le discours lui-même, écrit par mon mari
+sous la dictée de Bonaparte, et ce papier était celui que le général
+Bonaparte tenait dans son chapeau le jour de cette fête, parce que
+l'écriture de Junot était plus facile, on le pense bien, à lire que
+la sienne.]
+
+Mais une merveille de prolixité, ce fut la réponse de Barras; elle
+contenait au moins une feuille d'impression[55]: c'était à mourir.
+Cependant ce discours était mieux fait qu'à lui n'appartenait: aussi
+dit-on que c'était M. de Talleyrand qui avait fait le discours de
+Barras.
+
+[Note 55: Seize pages d'un in-8º.]
+
+En terminant, il se jeta de tout le poids de son corps, qui était
+assez volumineux, dans les bras du général Bonaparte, qui le reçut
+avec le calme qu'il eut toute sa vie. Cependant, ce calme faillit
+céder à l'attaque inattendue des quatre autres directeurs, qui
+fondirent sur lui et l'embrassèrent avec une _profonde émotion_,
+comme le disait François de Neufchâteau en le racontant le même soir.
+
+C'était ce qu'on appelait l'_accolade fraternelle_.
+
+Après que l'_émotion_ fut passée, M. de Talleyrand prit Bonaparte
+par la main aussitôt qu'il fut descendu de l'autel de la patrie, et
+le conduisit à un fauteuil qui lui avait été préparé en avant du
+corps diplomatique.
+
+C'est alors que le Conservatoire, qui probablement faisait ses études
+dans les fêtes nationales, entonna le chant du _Retour_, dont Chénier
+avait fait les paroles sur le modèle du chant _laconien_ dont parle
+Barthélemy dans _Anacharsis_... les guerriers commencent, puis les
+vieillards, les bardes, le choeur, les jeunes filles, les guerriers,
+et puis un choeur qui termine le chant.
+
+Ce fut après ce chant que Joubert et Andréossy présentèrent le
+drapeau dont j'ai fait la description plus haut. Mais une maladie
+du temps, c'étaient les discours; tout le monde parlait, et parlait
+longtemps: c'était pour en mourir. Andréossy, Joubert et les
+directeurs, tout cela bavarda, le Conservatoire chanta, et enfin la
+séance fut levée.
+
+Ce moment fut encore bien doux pour le général Bonaparte; les mêmes
+cris d'enthousiasme le saluèrent à son départ comme à son arrivée: il
+était si aimé alors!... Lorsque le drapeau de l'armée d'Italie fut
+emporté pour être suspendu à la voûte de la salle des délibérations
+du Directoire, les mêmes acclamations suivirent le drapeau. Un
+officier supérieur le portait avec une vénération dont son visage
+révélait l'expression; elle était vraie et sentie, comme celle des
+assistants. Cette journée m'est présente comme si elle n'était qu'à
+une année de mon souvenir[56].
+
+[Note 56: J'avais treize ans et demi à cette époque-là.]
+
+M. de Talleyrand, qui voulait que les projets pour l'Orient reçussent
+leur exécution, pressait le départ avec une grande activité. Pendant
+ce temps il donnait des fêtes, en faisait donner au _pacificateur_,
+plus encore qu'au vainqueur, parce que les traités de paix regardent
+le ministre des Affaires étrangères, et que les drapeaux et les
+villes prises sont le domaine du ministre de la Guerre... M. de
+Talleyrand est peut-être l'homme le moins parleur que j'aie rencontré
+de ma vie; eh bien! la manie du discours l'avait atteint comme les
+autres: il avait la _parlotte_ comme tous ceux qui avaient une place
+quelconque dans le Gouvernement, et il ne laissait à personne sa part
+de bavardage.
+
+Madame de Staël avait été parfaite pour M. de Talleyrand; mais le
+souvenir de ces services-là s'affaiblit d'autant mieux que le péril
+personnel est souvent à côté de la mémoire... M. de Talleyrand
+avait ensuite un autre motif, au moins aussi sérieux: l'amitié de
+madame de Staël était, comme tout ce qu'elle éprouvait, ardente et
+passionnée... et alors inquiète et même jalouse. Les affections
+de M. de Talleyrand ne s'arrangeaient pas d'une inquisition aussi
+soutenue que celle exercée par madame de Staël. Pour dire la chose,
+il était amoureux de madame Grandt, et afin que personne n'en doutât,
+il venait de l'établir chez lui sous le prétexte _de la protéger_.
+Il n'avait pas fait ce pas pour écouter des remontrances; aussi
+celles de madame de Staël lui donnèrent-elles de l'humeur, et voilà
+tout. Il y eut alors des mouvements étranges dans la société de M.
+de Talleyrand. Une lettre[57] insérée dans tous les journaux courut
+Paris, et fut, comme on le pense, commentée avec la charité que la
+société française apporte toujours dans ses jugements sur un de ses
+membres, malgré toute sa politesse et son urbanité.
+
+[Note 57: Cette lettre est du 5 germinal an VI (26 mars 1798), et
+dans tous les journaux d'alors.]
+
+Cette lettre était de M. de Chauvelin; elle disait en termes
+très-clairs et précis qu'il ne savait pas pourquoi M. de Talleyrand
+prétendait avoir fait partie de la légation française en Angleterre
+en 1792. «M. de Talleyrand n'a eu avec la légation aucun rapport,
+du moins officiel, que j'aie connu, moi, son chef,» disait M. de
+Chauvelin dans cette lettre, fort spirituelle et bien faite, comme
+M. de Chauvelin pouvait en faire une au reste. Mais cette sorte de
+_rejet_, pour ainsi dire, que M. de Talleyrand recevait de la main
+d'une personne dont l'autorité était grande en cette question, fit
+un effet très-mauvais dans le monde, surtout après et même pendant
+ces placards de Jorry. Un matin, une personne que je ne nommerai
+pas, mais qu'on connaît bien, alla chez M. de Talleyrand; il venait
+de se lever et se promenait dans l'équipage qu'on lui connaît, et
+de plus il avait à cette époque une grande aversion pour les robes
+de chambre. Le temps était beau, le printemps embaumait l'air, et
+la joie était dans tous les rayons d'un beau soleil qui dorait la
+verdure naissante des arbres du jardin. Malgré cette gaieté, qui
+aurait dû lui épanouir l'âme, M. de Talleyrand souriait peut-être,
+mais ne riait pas. Sa figure blême était impassible comme les masques
+de Venise très-bien faits. L'ami qui venait lui raconter les bruits
+qui l'inquiétaient lui dit vainement tout ce qu'il avait entendu,
+tout ce qu'il craignait; M. de Talleyrand ne disait rien. Tout à
+coup, interrompant sa toilette, il dit à l'ami consterné:
+
+--Puisque vous avez lu les journaux, mon cher, vous y aurez vu
+l'annonce de l'arrivée de plusieurs personnages fort intéressants,
+et comme ils viennent du dehors, c'est à moi, au ministre des
+Affaires étrangères qu'ils sont adressés, conjointement avec celui
+de l'Intérieur... Ma foi! puisqu'ils aiment les discours dans ce
+pays-ci, ils ne seront pas servis selon leur goût cette fois, car si
+nous parlons, ils ne nous répondront pas.
+
+L'autre le regardait avec étonnement.
+
+--De qui donc parlez-vous? lui demanda-t-il à la fin.
+
+--Des ours de Berne.
+
+--Les ours de Berne!...
+
+--Eh! sans doute, ces ours qu'on gardait dans les fossés de la
+ville. Ces ours, armes vivantes de Berne... ces ours qui avaient une
+liste civile... Eh bien! ils sont en route pour Paris. Le général
+Schawembourg a fait comme les généraux romains qui envoyaient à
+Rome les souverains vaincus, pour qu'ils parussent enchaînés après
+le char du vainqueur dans son ovation... Ma foi, ceux-ci pourraient
+fort bien le traîner, le char de triomphe!... qu'en dites-vous?... En
+attendant, on leur prépare une belle cage au Jardin des Plantes. Et
+voilà comment tout s'arrange: un prisonnier se sauve, un autre est
+élargi... En voilà deux qui arrivent.
+
+Il y avait une amertume et une ironie saillante dans ces paroles
+accentuées avec une voix égale et douce et une figure impassible
+qui frappaient d'autant plus qu'on la sentait sans la voir, et que
+l'homme passé maître en cette manière pouvait nier qu'il se fût moqué
+de tout ce qu'il venait de nommer.
+
+--Est-ce donc de Sidney-Smith que vous voulez parler? lui demanda
+l'ami.
+
+M. de Talleyrand fit un signe de tête...--Et l'autre, quel est-il?
+
+--Monsieur d'Araujo.--Sa cour, au reste, a voulu lui faire oublier
+ses deux mois de captivité au Temple... Elle lui a envoyé deux
+cordons, celui d'Avis et celui du Christ, dont il n'était que
+commandeur.--Allons, encore un discours à prononcer pour le départ de
+celui-là.
+
+Il se leva et fit quelques pas lentement tout en boitant, repoussant
+avec humeur tout ce qui se présentait à lui. Il était évident que de
+même qu'il repoussait les chaises qu'il trouvait sous ses pas, il
+cherchait à éloigner les pensées qui venaient le troubler.
+
+Quelques habitués entrèrent dans le moment chez M. de Talleyrand
+pour leur visite du matin... Quelques-uns d'entre eux avaient l'air
+soucieux.
+
+--Qu'avez-vous donc, d'Herenaude[58]? dit le ministre à un homme
+dont la physionomie fine révélait un esprit hors de la ligne commune,
+vous paraissez bien sombre ce matin.
+
+[Note 58: M. d'Herenaude fut toujours auprès de M. de Talleyrand, et
+lui servit immensément; on dit même que sans lui il eût été souvent
+fort embarrassé.]
+
+M. d'Herenaude s'inclina sans répondre... Il avait lu le _Moniteur_.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Avez-vous lu les journaux ce matin?
+
+
+M. D'HERENAUDE.
+
+Oui, citoyen ministre.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Quelles nouvelles?
+
+
+M. D'HERENAUDE.
+
+Mais...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Mais il y en a beaucoup... et pour tout le monde: l'arrivée des ours
+de Berne pour les badauds; la fuite de sir Sydney Smith[59] et la
+sortie du Temple du chevalier Araujo[60] pour les politiques, et la
+lettre de M. de Chauvelin pour mes ennemis... Vous voyez bien que
+chacun a son lot.
+
+[Note 59: Sidney Smith, fait prisonnier dans un coup de tête qu'il
+tenta à Rouen, fut mis au Temple, d'où il sortit par un moyen qui ne
+fut jamais bien connu. Il y eut des présomptions pour croire que le
+Directoire lui-même donna les ordres, ainsi que les ministres; quoi
+qu'il en soit, il en est sorti.]
+
+[Note 60: M. d'Araujo, Portugais, homme parfaitement aimable, qui fut
+depuis ministre des Affaires étrangères; c'est de lui qu'il est si
+souvent question dans mes _Mémoires_.]
+
+
+M. D'HERENAUDE.
+
+Citoyen ministre, je n'ai pas lu tous les journaux.
+
+
+M. DE TALLEYRAND, prenant en main un long étui en galuchat
+vert.
+
+Tenez, messieurs, voici une chose nouvelle dont les journaux n'ont
+pas encore parlé; c'est une bonne fortune, car ils sont bien pressés.
+
+Il ouvrit l'étui et en sortit une canne faite d'un morceau d'écaille
+d'une seule pièce. Au sommet de la pomme, qui était en or, on voyait
+une aventurine d'une grande beauté entourée de petites couronnes en
+or. La beauté de l'écaille et de la pierre, le fini de l'ouvrage,
+rendaient ce morceau précieux.
+
+--C'est la canne du pape, dit M. de Talleyrand avec une assurance
+vraiment unique, en parlant d'un pareil sujet. Le général Alexandre
+Berthier l'a envoyée à la République française comme un hommage.
+
+--Il paraît que les arrestations continuent à Rome, et même
+activement, dit M........, celui qui était venu le premier.
+
+
+M. DE TALLEYRAND, avec un sourire forcé.
+
+Il paraît aussi que les cardinaux arrêtés ont eu une conduite tout
+à fait répréhensible. Le général Berthier est bon et juste, et il
+n'aurait pas fait un acte aussi sévère, si l'on n'eût pas excité sa
+colère. Le cardinal Antonelli et le cardinal Borgia en ont mal agi
+avec lui[61].
+
+[Note 61: Tous avaient des surnoms: le cardinal Antonelli
+était surnommé _le fourbe_, Borgia, _le superbe_, Lasomaglia,
+l'_ambitieux_, et je ne sais plus lequel avait le surnom
+d'_assassin_...]
+
+Mais, poursuivit M. de Talleyrand, tout en faisant mettre en ordre
+sa belle chevelure qu'alors il portait poudrée et très-parfumée,
+une autre nouvelle assez plaisante, c'est celle que je viens de
+recevoir... Tenez, lisez, d'Herenaude.
+
+C'était un décret par lequel la république de Gênes fondait une fête
+en l'honneur des _deux immortels_ conducteurs de l'armée d'Italie:
+Bonaparte et Berthier!...
+
+Tout le monde se mit à rire. Cela avait l'air d'une de ces
+plaisanteries faites à plaisir.
+
+Au même instant on annonça le colonel Marmont. Il venait annoncer à
+M. de Talleyrand son mariage avec mademoiselle Perregaux; ce mariage
+était une grande faveur du sort pour lui. Mademoiselle Perregaux
+était charmante, spirituelle, jolie, gracieuse et fort riche. M. de
+Talleyrand félicita Marmont, et lui communiqua la nouvelle qui avait,
+le moment d'avant, excité le rire joyeux des assistants. Marmont la
+connaissait; mais il n'osa pas se livrer à sa pensée sur le ridicule
+de la chose devant des hommes qui n'étaient pas de sa _robe_, et il
+garda le silence.
+
+À peu de temps de là, M. de Talleyrand fut élu député par le
+département de Seine-et-Oise[62]. Je suis fâchée de n'avoir jamais
+entendu parler de M. de Talleyrand à la Chambre élective. La Chambre
+des Pairs n'est pas la même pour moi, pour le jugement que j'en
+voudrais porter.
+
+[Note 62: Je ne sais s'il accepta ou refusa.]
+
+En attendant il _présentait_, _présentait_ et discourait, que c'était
+une pitié pour ses amis de voir la fatigue qu'il en avait. Le prince
+Giustiniani arriva ici pour représenter la République romaine, en
+attendant que, quelques années plus tard, Napoléon la changeât en
+deux départements. Toute cette foule d'envoyés diplomatiques formait
+un nouveau salon à M. de Talleyrand, et plus, sans aucun doute, dans
+ses goûts que la société directoriale. Il est vrai qu'il y mêlait
+de tous les partis; mais l'habitude, plus forte que tout le reste,
+l'entraînait du côté des gens de bonne compagnie, et qui, par leur
+naissance et leur fortune, avaient plus de chance pour lui offrir des
+agréments. Au reste, on trouvait dès-lors chez M. de Talleyrand tous
+ceux qu'on pouvait exiger d'un homme. Bonaparte quitta Paris pour
+aller sur les côtes, puis il revint. La plus grande intimité semblait
+régner entre lui et M. de Talleyrand; ils se voyaient presque deux
+fois par jour, et cette intimité alarmait presque le Directoire, qui
+n'était pas, au reste, difficile à inquiéter.
+
+Un jour Bonaparte vint demander à déjeuner à M. de Talleyrand,
+accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp: Junot était
+l'un d'eux... Les affaires prenaient en France et en Europe une
+tournure presque effrayante: les lois étaient mortes, le danger était
+aux portes de Paris, les brigands inondaient les routes les plus
+fréquentées... Déjà l'effet de la paix n'était plus le même dans
+l'Europe... En abordant M. de Talleyrand, Bonaparte était triste;
+une nouvelle s'était répandue le matin, et il venait savoir si elle
+était vraie.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Quelle nouvelle, mon cher général?
+
+
+BONAPARTE.
+
+Mais celle touchant Bernadotte et le drapeau tricolore.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Elle n'est que trop vraie. Nous ne l'avons encore que
+télégraphiquement et sans détails... Mais j'attends le courrier ce
+matin même...
+
+Il paraît que le drapeau tricolore a été indignement insulté...
+
+
+BONAPARTE.
+
+En apprenant cette nouvelle j'ai été frappé au coeur... Eh quoi!
+à peine l'encre qui a servi pour écrire le traité de paix de
+Campo-Formio est-elle séchée que déjà ils veulent que nous reprenions
+les armes!... Et qu'a fait Bernadotte?
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Je l'ignore encore. Ce que je sais seulement, c'est l'événement.
+
+
+BONAPARTE.
+
+
+Je devais partir cette nuit; mais je retarderai mon départ jusqu'au
+moment où vous saurez le vrai de cette affaire.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Déjeunons; le courrier arrivera peut-être pendant que nous serons à
+table.
+
+Cela fut comme il l'avait dit; les dépêches de Bernadotte étaient
+terribles. L'insulte avait été des plus vives. Bernadotte écrivait
+que le 25 germinal, ayant arboré le drapeau tricolore au-dessus de
+la porte de son hôtel à Vienne, le peuple vint en foule devant cette
+maison, en commençant à invectiver le drapeau tricolore. Ce fut vers
+sept heures du soir que le rassemblement fut le plus fort; la police,
+au lieu de réprimer le scandale, ne se mêla de rien, au risque de
+voir se rallumer une guerre aussi terrible pour l'Autriche, que la
+dernière avait écrasée... Lorsque la foule comprit qu'elle avait
+permission de tout faire, elle fit des excès. Les vitres de l'hôtel
+de l'ambassade furent brisées, et une troupe de furieux entra même
+dans la maison; mais le _général-ambassadeur_ savait mieux soutenir
+un siége qu'il ne pouvait conduire une négociation, et les premiers
+qui osèrent arriver à lui furent reçus à coups de pistolet. Les
+furieux se retirèrent, mais après avoir brisé les voitures sous les
+remises. Une pareille histoire ne peut se comprendre. Le 26 au matin,
+Bernadotte avait quitté Vienne.
+
+«Bien! Bernadotte, s'écria Bonaparte en entendant cette dernière
+phrase, bien!... Grand Dieu, disait-il en joignant ses mains et
+se promenant à grands pas, quel indigne outrage! Et ce sont nos
+couleurs, ces couleurs devant lesquelles ils ont fui tant de fois,
+qu'ils osent insulter ainsi!... Ah! je ne forme plus qu'un voeu,
+c'est de conduire encore une fois le drapeau tricolore contre
+l'Autriche.»
+
+M. de Talleyrand était alors, du moins je le crois, à l'unisson de
+ces sentiments. Je pense que son coeur était vrai lorsqu'il disait à
+Bonaparte d'une voix touchée:
+
+«Oui, vous savez aimer la patrie!
+
+--La France! s'écria Bonaparte... la France!.. Ah! jamais on ne saura
+à quel point j'aime la France!...»
+
+On obtint pour toute satisfaction que M. de Thugut quitterait
+le ministère, où il fut remplacé par le comte de Cobentzel, que
+Bonaparte avait connu à Leoben et à Udine.
+
+Bonaparte quitta Paris, non pas, comme les journaux l'annoncèrent,
+le 1er floréal, mais le 3 à minuit. Il prit congé du Directoire
+à trois heures; il dîna chez Barras, et alla avec lui voir jouer
+_Macbeth_ par Talma, dont c'était alors le triomphe. Il se trouve
+beaucoup d'applications dans _Macbeth_, lorsqu'on parle de ses
+triomphes; aucune ne fut perdue; et Barras eut un moment certainement
+pénible, en voyant l'adoration dont le héros de la France était
+l'objet[63]...
+
+[Note 63: J'étais à cette représentation avec mon frère et ma mère.]
+
+Bonaparte quitta Paris enveloppé d'un mystère tout à fait
+impénétrable. Il allait, disait-on, commander une immense expédition,
+et nul ne savait de quel côté il devait porter ses coups. Après son
+départ, M. de Talleyrand demeura encore au ministère; mais il était
+évident qu'il existait quelque doute sur lui, et que des soupçons
+commençaient à s'élever... Comme ce n'est pas son histoire politique
+que j'écris, il ne m'appartient pas de prononcer sur ce qui fut cause
+de sa sortie du ministère... Ainsi donc j'ignore si véritablement il
+a donné sa démission ou s'il a reçu son congé; mais je me bornerai à
+dire qu'il sortit du ministère des Affaires étrangères, où il n'était
+pas au moment du 18 brumaire, lorsque Bonaparte revint d'Égypte:
+c'était alors M. de Reinhard. Au reste, les hommes tels que M.
+d'Hauterive, M. Labenardière, ces hommes qui faisaient le travail
+le plus _ardu_, étaient toujours là; ils étaient impassibles et ne
+quittaient jamais l'hôtel des Affaires étrangères.
+
+Quoique M. de Talleyrand ne fût plus ministre, il n'en allait
+pas moins chez Barras, avec qui il demeura très-bien jusqu'au 18
+brumaire. Il allait fréquemment à Grosbois, recevait chez lui; mais,
+quoiqu'il eût une maison dont madame Grandt faisait les honneurs, il
+vit moins de monde lorsqu'il eut quitté le ministère, soit qu'il ne
+voulût pas éveiller l'ombrage du Directoire, soit que la chose fût
+plus de son goût. Il fit vers ce temps rentrer son frère Archambault,
+dont les enfants étaient demeurés en France. M. Archambault de
+Périgord, l'un des hommes les plus agréables de l'ancienne cour de
+France, était encore à cette époque un homme parfaitement bien, et
+tout à fait digne d'être à la tête de la mode, bien plus qu'une foule
+de jeunes gens ridicules qui se croyaient élégants parce qu'ils
+étaient absurdes.
+
+M. de Talleyrand aimait donc madame Grandt avec une grande passion.
+C'était une femme d'une belle taille, mais _non gracieuse_: je me
+sers de ce mot, parce qu'il rend mieux ma pensée. Elle n'était pas
+_disgracieuse_, je le puis dire, et cependant elle n'était pas
+gracieuse non plus: elle était déjà fort grosse. Son nez retroussé
+aurait donné de la finesse à une autre qu'à elle, mais elle n'avait
+aucun mouvement dans le regard ni dans la bouche. Elle était massive
+dans ses mouvements comme dans sa pensée. Ses cheveux étaient d'une
+rare beauté et d'un blond ravissant. Mais si tout cela faisait une
+belle femme, ce n'était après tout qu'une belle statue, et elle
+n'était d'aucune ressource à M. de Talleyrand.
+
+Lorsque Bonaparte revint à Paris et fit le 18 brumaire, il avait
+de M. de Talleyrand une haute opinion comme homme de talent. Le
+ministère des Affaires étrangères était alors aux mains de M. de
+Reinhard, et M. de Talleyrand était, non pas disgracié, mais hors
+des affaires. Je crois être sûre néanmoins qu'il fut très-influent
+pour le 18 brumaire. Il aimait Bonaparte alors, et rien n'a prouvé le
+contraire que l'affaire du duc d'Enghien...
+
+Ce fut surtout lorsque M. de Talleyrand fut ministre des Affaires
+étrangères sous le Consulat, qu'il eut ce qu'on appelle _un salon_;
+et pourtant, chose étrange, madame Grandt logeait chez lui rue
+d'Anjou et faisait les honneurs de la maison; ils n'étaient pas même
+mariés à la municipalité alors... Ceci est un fait à consigner dans
+l'histoire du temps...
+
+La société intime, le fond du salon de M. de Talleyrand à cette
+époque, se composait des personnes suivantes:
+
+D'abord sa famille, qui était nombreuse: son frère Archambault de
+Périgord et ses enfants, son fils aîné Louis, qui depuis mourut à
+Berlin, jeune homme de la plus brillante espérance, et sa fille
+Mélanie, maintenant duchesse de Poix[64]; et puis le second frère
+de M. de Talleyrand, Bozon de Périgord et sa femme: leur fille
+(aujourd'hui duchesse d'Esclignac) était alors trop enfant pour
+compter parmi ce qui tenait place chez son oncle autrement que
+comme une bien jolie enfant, annonçant la femme charmante que nous
+voyons depuis. Je ne parle que des frères de M. de Talleyrand; car
+aussitôt qu'il fut bien reconnu que le nouveau gouvernement lui
+était favorable, tous ceux qui lui tenaient rancune devinrent moins
+rigoureux pour lui et commencèrent à oublier la Fédération, ce qui
+fit que la liste en est longue. Je parle ensuite du salon ordinaire,
+agréable et causant de M. de Talleyrand.
+
+[Note 64: Il y avait aussi le duc de Dino, Edmond, troisième enfant
+d'Archambault de Périgord, qui était alors trop jeune pour venir dans
+le salon de son oncle.]
+
+M. de Talleyrand n'aimait pas la causerie organisée, comme souvent
+cela était chez madame de Staël; il est même assez silencieux
+habituellement, et je l'ai vu quelquefois demeurer trois et quatre
+heures ne parlant que pour nommer les cartes au whist.
+
+Les hommes de son intimité étaient aussi de cette humeur assez
+silencieuse, excepté cependant M. de Sainte-Foix, aimable conteur
+lorsqu'une fois il avait la parole, et l'un des hommes les
+plus spirituels de son temps: parmi les autres, c'était M. de
+Montrond, dont j'ai parlé dans le volume précédent; c'était M. de
+Choiseul-Gouffier[65], homme du monde et savant tout à la fois,
+sachant _dire_ avec tout le charme qu'on peut attendre d'une femme
+dans une histoire _racontée_, et tout le sérieux pourtant d'un homme
+comme lui, dans la peinture des moeurs d'un empire qui s'écroule par
+la chute visible de l'une des assises du monument. Que de fois je me
+suis oubliée l'écoutant encore à deux heures du matin, et regrettant
+que madame Grandt nous répétât qu'elle _avait mal à la tête_!
+
+[Note 65: M. de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à
+Constantinople, homme parfaitement aimable.]
+
+M. de La Vaupalière était aussi de la société intime de M. de
+Talleyrand. Sans être sur la ligne des hommes avec lesquels il
+vivait habituellement, M. de La Vaupalière était un homme du monde
+aimable et doux à vivre. Ami de M. de Vaudreuil[66], il avait toute
+l'élégance ancienne, tout ce charme de politesse qui fait tant aimer
+la société française, en raison de cette urbanité qui est un de nos
+charmes puissants de tradition sur lesquels nous vivons encore; et
+puis il était parfaitement bon.
+
+[Note 66: M. de Vaudreuil, amant de madame de Polignac; c'était un
+des hommes les plus agréables de la cour de Marie-Antoinette.]
+
+M. de Narbonne (le comte Louis) était encore un ami très-cher de
+M. de Talleyrand; il passait presque sa vie chez lui dans cette
+première époque du ministère de M. de Talleyrand... Je n'ai rien de
+nouveau à en dire. J'ai formulé mon opinion sur M. de Narbonne avec
+une profonde conviction de tout ce qu'il possédait de parfait par
+le coeur et par l'esprit. Mes regrets accompagneront son nom, et
+sa mémoire me sera toujours aussi chère et sacrée que celle de mon
+père... M. de Narbonne contribuait donc grandement à ce plaisir qu'on
+trouvait chez M. de Talleyrand, comme société intime. M. le prince
+de Nassau y venait aussi assidûment... M. d'Herenaude, lorsque ses
+occupations le lui permettaient, venait également à la petite maison
+de la rue d'Anjou, car cette fois M. de Talleyrand n'avait pas été
+reprendre le grand hôtel Gallifet. J'ai toujours pensé que madame
+Grandt en était le motif. Comment, en effet, conduire madame Grandt
+dans les salons d'un ministère, et d'un ministère comme celui des
+Affaires étrangères encore!
+
+Les femmes étaient madame et mademoiselle de Coigny... et (chose
+étrange!) beaucoup de nous autres jeunes mariées qui ne savions
+pas ce que nous faisions, et que nos maris conduisaient chez M. de
+Talleyrand, dont quelques-uns savaient apprécier l'esprit. De ce
+nombre était M. d'Abrantès; il aimait beaucoup M. de Talleyrand,
+et fut charmé quand il me trouva moi-même toute ravie d'aller avec
+lui. M. de Talleyrand venait chez ma mère, rarement à la vérité,
+parce que ma mère, très-exagérée dans son opinion royaliste, et
+ne voyant souvent que des personnes de cette même opinion, entre
+autres le prince et la princesse de Chalais, cousins-germains de M.
+de Talleyrand, mais ne l'aimant pas, il ne cherchait pas une maison
+où cependant il était apprécié, mais par la maîtresse de la maison
+seulement. Il suivait de là que ma mère ignorait complétement que
+M. de Talleyrand logeât chez madame Grandt, ou madame Grandt chez
+M. de Talleyrand... Nous étions plusieurs dans le même cas; Duroc
+y conduisait aussi sa femme, ainsi que plusieurs de ses camarades,
+comme Savary, Lauriston, etc...
+
+Cette petite maison de la rue d'Anjou était fort jolie... Il y avait
+un salon fort grand, voilà tout; plus tard, il y eut une galerie en
+manière de serre chaude qui agrandit le local.
+
+M. de Talleyrand jouait beaucoup, soit au whist, soit au creps; il
+jouait toujours... On soupait chez lui, quoiqu'il ne soupât pas...
+mais il avait _réinstitué_ cette ancienne coutume, si favorable
+au charme de la causerie. Madame Grandt aimait ensuite le souper
+pour lui-même, et M. de Talleyrand la trouva très-docile pour cette
+coutume; Brillat-Savarin aurait fait un _Aphorisme_[67] sur les
+soupers de madame Grandt, plus tard madame de Talleyrand, pour peu
+qu'elle le lui eût demandé.
+
+[Note 67: Charmant ouvrage de Brillat-Savarin, où l'art de savoir
+bien manger est démontré avec tout l'esprit possible.]
+
+Un homme remarquable de l'époque allait aussi chez M. de Talleyrand,
+c'était Brillat-Savarin; il y avait son rival également, que M.
+de Talleyrand aimait assez aussi: c'était M. de La Reynière, que
+personne n'aimait; mais M. de La Reynière n'était qu'un élève à côté
+de Brillat-Savarin; et puis, le premier est un cynique méchant et
+atrabilaire, tandis que Brillat-Savarin est toujours prêt à couronner
+sa coupe de roses et de jasmin... Il mange pour vivre, lui; mais
+comme il veut bien vivre, il fait de cette action très-importante
+l'objet d'une attention spéciale. Après avoir lu l'_Almanach des
+Gourmands_, je n'avais plus faim... Après avoir lu Brillat-Savarin,
+je demandais mon dîner.
+
+Le seul reproche que je lui fasse, à Brillat-Savarin, c'est de
+ne pas assez s'occuper du _contenant_, tout en disant merveille
+du _contenu_. C'est peut-être une réflexion de femme que je fais
+là; mais il me semble que rien n'est plus nécessaire au bien-être
+confortable d'un bon dîner que des cristaux, une belle argenterie, de
+belles porcelaines, du linge de Flandre ou de Saxe, et enfin de tout
+ce luxe qui peut entourer aujourd'hui un objet qu'on veut orner...
+
+M. de Talleyrand prit, dans les premières années du Consulat, une
+petite campagne à Auteuil près de la _Tuilerie_, maison appartenant
+alors à madame de Vaudé. Cette maison d'Auteuil était fort petite
+et ne contenait quelquefois qu'à grand'peine les convives de M. de
+Talleyrand; car on venait lui demander à dîner sans qu'il attendît,
+et cela le charmait. Madame de Luynes, la vicomtesse de Laval,
+madame et mademoiselle de Coigny, le général Sébastiani, le général
+Junot, M. de Montrond, M. de Sainte-Foix, M. de La Vaupalière, M. de
+Narbonne, M. de Choiseul, M. de Nassau (après la paix de Lunéville),
+le bailli de Ferrette, et puis un autre original qu'on trouvait
+partout, qui était reçu partout et ne tenait à rien, si ce n'est au
+prince primat, qui ne le connaissait pas, le comte de Grandcourt; et
+puis quelques membres du Corps diplomatique plus familiers dans la
+maison que les autres.
+
+Quoique cette campagne fût si près de Paris, qu'elle pouvait, en
+vérité, passer pour une petite maison du faubourg, la vie y devenait
+à l'instant même plus commode et plus facile... M. de Talleyrand
+causait davantage... Il jouait au billard après et avant le dîner; il
+y avait un mouvement enfin que madame Grandt ne pouvait pas, comme
+cela lui arrivait à Paris, transformer en un état passif... et faire
+d'une troupe de gens ayant volonté d'agir et de penser, un cercle
+imitant un serpent qui se mord la queue... un cercle éternel d'où
+vous ne pouvez sortir. J'ai éprouvé cet effet presque magnétique
+plusieurs fois dans la rue d'Anjou...
+
+Les bonnes journées d'Auteuil étaient celles où l'on arrivait à trois
+heures... on se promenait ou dans le bois, ou dans le jardin. Si
+M. de Talleyrand ne travaillait pas avec le premier Consul et que
+ses convives lui fussent agréables, il les venait trouver, et alors
+il était charmant; on dînait fort bien, car sa maison était bien
+tenue... On jouait au billard, ou bien au creps, ou à un autre jeu
+que l'une de ces dames aurait indiqué. Madame de Balby, lorsqu'après
+elle fut de retour, aurait remué le cornet jusqu'au jour. Je n'ai
+jamais connu personne aimant le jeu comme madame de Balby. Je
+parlerai plus tard d'elle en parlant de madame la duchesse de Luynes.
+
+Dans le courant de la soirée, M. de Talleyrand travaillait une ou
+deux heures, lorsqu'il n'allait pas à la Malmaison ou bien aux
+Tuileries, et puis, revenant dans le salon, il allait à la table
+de jeu, faisait quelques coups de creps, ou bien, s'il avait plus
+de temps, un ou deux robbers de whist. Il s'arrêtait ensuite à une
+grande table ronde, sur laquelle il faisait mettre de grands volumes
+de gravures anglaises, dont il avait déjà, à cette époque, une des
+plus magnifiques collections connues; il faisait placer sur cette
+table de grandes gravures et des voyages pour sa nièce et pour moi.
+Sa nièce n'était pas encore mariée; je l'étais depuis seulement six
+mois.
+
+J'aimais beaucoup M. de Talleyrand alors; M. d'Abrantès, qui l'aimait
+beaucoup aussi, avait surtout pour lui un attachement fondé sur de
+la reconnaissance, car nous croyions tous qu'il aimait Napoléon.
+
+Lors de la signature de la paix de Lunéville, dont Joseph fut
+chargé, Paris fut extrêmement brillant, et le ministre des Affaires
+étrangères se trouva nécessairement placé de manière à recevoir tout
+ce qui affluait à Paris de plus considérable, soit de la Russie, soit
+de la Prusse, de l'Autriche, etc., enfin de toute l'Allemagne comme
+de tout le Midi.
+
+Je n'ai jamais pu savoir si M. de Talleyrand avait été pour quelque
+chose dans la résolution que prit Bonaparte d'éloigner Sieyès
+du gouvernement; ce que je sais, c'est qu'il ne l'aimait ni ne
+l'estimait même comme homme de talent... et que ses mauvaises
+plaisanteries sur Sieyès ont pu donner à Bonaparte une opinion tout
+opposée à ce qu'il avait d'abord voulu faire. Sieyès était, au fait,
+un homme fort léger; il avait le goût des choses étroites et cachées;
+sa manière d'opérer était misérable, avec toute cette réputation
+gigantesque qui ne fut au fait jamais prouvée par rien. Mirabeau
+avait déjà jugé Sieyès, et ce qui est survenu n'a pas donné lieu de
+ne le pas croire.
+
+--Je le tuerai par le silence, avait dit Mirabeau... J'en dirai tant
+de bien qu'il n'osera jamais parler.
+
+Ce qui arriva.
+
+Mais le résultat du mot fut singulier; Sieyès, renvoyé au dedans
+de lui-même, prit en effet le parti du silence, et ne fit à ses
+admirateurs l'honneur de leur parler que dans de rares circonstances;
+ce qui fit dire à ses partisans que Sieyès était un homme _profond_.
+Le mot ayant été dit un jour devant M. de Talleyrand, il répondit:
+
+«Profond!... c'est creux que vous voulez dire.»
+
+Le mot était vif. On le reporta à Sieyès. Il fut furieux, et ne le
+pardonna ni ne l'oublia. Il avait de l'esprit, s'il n'avait pas de
+talent; il employa le sien à tourner M. de Talleyrand le plus qu'il
+le pouvait en ridicule. Le fameux mot qu'on a prêté à un autre est de
+lui, sur le portrait de M. de Talleyrand par Gérard.
+
+«Il ressemble à une vieille femme qui vient d'ôter son rouge et ses
+mouches.»
+
+Et il y a aussi quelque vérité là-dedans.
+
+Au moment du traité de Lunéville, Sieyès ne tarissait pas sur ce
+ministre des Affaires étrangères, qu'on ne chargeait pas de faire les
+traités de paix, et cent gentillesses du même goût. Elles devinrent
+tellement vives, au reste, que le premier Consul se fâcha, et fit
+dire à Sieyès de se taire. Je ne sais si M. de Talleyrand l'a jamais
+su, mais je suis certaine du fait.
+
+Au reste, longtemps avant Lunéville, M. de Talleyrand avait fait des
+ouvertures au cabinet de Saint-James, et deux ans après ce fut encore
+Joseph qui eut les honneurs du traité d'Amiens. Il avait les épines,
+l'autre avait les roses de l'affaire; c'est là qu'il avait changé
+de rôle et qu'il tirait les marrons du feu pour qu'un autre les
+croquât. Ce fait a peut-être profondément blessé M. de Talleyrand; et
+Bonaparte, qui souvent frappait en aveugle, l'a peut-être un peu mis
+en oubli. Il avait trouvé un avantage immense dans M. de Talleyrand,
+un républicain grand seigneur, autant que le nom, la vaillance et les
+manières peuvent en faire un. C'était même une déférence pour les
+cours étrangères que de leur donner cet homme pour traiter avec elles.
+
+Cependant Bonaparte aimait M. de Talleyrand; partout il lui donnait
+des preuves de faveur, et pour qu'il en donnât, il fallait qu'il
+aimât les gens. Le jour où ma mère donna un bal où fut le premier
+Consul, Bonaparte ne causa qu'avec ma mère et M. de Talleyrand; sa
+conversation avec celui-ci dura depuis minuit jusqu'à une heure et
+demie du matin.
+
+J'ai parlé de l'intérieur de la maison de M. de Talleyrand, présidé
+par madame Grandt... je dois dire aussi que lorsque M. de Talleyrand
+donnait de grands dîners, de quatre-vingts ou cent couverts, des
+réunions diplomatiques, alors il invitait à l'hôtel Gallifet, au
+ministère. Mais on conçoit que ce n'était qu'un camp volant et peu
+agréable pour la causerie. Aussi, qui aurait vu M. de Talleyrand dans
+cette grande représentation n'aurait pas reconnu l'homme qui plus
+tard, chez lui, causait dans l'intimité la plus gracieuse avec ces
+mêmes hommes qui se trouvaient autour de la table ministérielle.
+
+M. de Talleyrand ne garda pas longtemps la petite maison d'Auteuil;
+il prit Neuilly, qui, aujourd'hui, appartient à Louis-Philippe. Il
+en fit un but de distraction; et là encore, on retrouva toujours,
+et seulement à cette époque, un lieu propre à la société et à la
+conversation.
+
+Amoureux de madame Grandt, comme certes il ne le fut pas quelques
+années plus tard, M. de Talleyrand montra dans le même temps une
+extrême ingratitude à madame de Staël. Le premier Consul ayant
+manifesté son opinion sur son salon à très-haute voix, on le déserta,
+et M. de Talleyrand, oubliant tout ce qu'il lui devait, cessa de la
+voir; c'est elle-même qui le dit, et avec une vive peine[68].
+
+[Note 68: On fit courir alors ce mot qui, depuis, a eu tant de succès
+contre cette pauvre madame de Staël; elle aurait dit (selon celui qui
+racontait) à M. de Talleyrand:
+
+--Enfin, vous ne m'aimez plus!
+
+--Mais, si, je vous aime toujours.
+
+--Non, non!... Enfin, tenez, si madame Grandt et moi nous tombions
+dans l'eau, laquelle sauveriez-vous?
+
+--Je crois que vous savez nager.
+
+On disait que M. de Talleyrand aurait dû répondre à madame de Staël:
+Ni l'une, ni l'autre. Je ne sais pas si le mot n'eût pas été plus
+dur encore.]
+
+Un homme de beaucoup d'esprit de ses amis, à qui je parlai de cette
+conduite, parce que j'aimais M. de Talleyrand alors, ayant été
+habituée à l'entendre louer depuis mon enfance sous des rapports de
+sociabilité, qui étaient les seuls par lesquels il tenait à ma mère,
+après les liens de famille qui venaient de son oncle le comte de
+Périgord, ami le plus intime de ma mère; cet ami, dis-je, me regarda
+avec une sorte de colère lorsque je lui parlai de M. de Talleyrand et
+de madame de Staël.
+
+--En vérité, me dit cet homme, comment allez-vous demander de ces
+niaiseries-là à un homme qui vient de faire ce que j'ai lu ce matin?
+
+--Qu'a-t-il donc fait?
+
+--Un chef-d'oeuvre.
+
+--Mais encore?
+
+--Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier un tel ouvrage; un
+beau juge qu'une femme de dix-huit ans pour connaître et décider d'un
+rapport profond, comme Montesquieu et Burke!
+
+--Merci du compliment; mais si vous croyez que je me connaîtrais
+mieux à décider d'une toilette de bal, ce qui, au fait, est assez
+vrai, sans doute, dites-moi du moins le nom de ce beau chef-d'oeuvre
+de M. de Talleyrand, car vous savez bien que je l'aime beaucoup.
+
+--Oui... en effet! belle preuve d'amitié, vraiment, de vouloir
+le faire aller écouter les rêveries d'une femme folle en matière
+politique, comme presque en tout autre objet... Qu'elle file, comme
+dit le premier Consul, ou qu'elle parle chiffons.
+
+--Cela ne lui réussirait pas mieux avec nous autres femmes, car elle
+y entend moins encore qu'à parler politique... Ah çà! vous ne voulez
+donc pas me dire ce nom?
+
+--C'est le Rapport sur l'état de la diplomatie en France dans ce
+moment; c'est admirable.
+
+--C'est vrai, je l'ai lu et je l'ai trouvé ainsi.
+
+--Vous l'avez lu?... quelle bonne plaisanterie! et comment
+l'avez-vous eu entre les mains?... il n'est pas public.
+
+--Que vous importe? je l'ai lu.
+
+L'homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, avait
+le défaut de ne pas laisser passer les petites choses, et d'en
+faire de grandes affaires aussitôt qu'il le pouvait... Le voilà
+tourmenté à l'excès, parce que j'avais lu ce rapport qui, au fait,
+est une admirable chose. M. de Talleyrand n'est certes pas un homme
+ordinaire, et je ne l'ai jamais ni _dit_, ni _pensé_.
+
+Je suis équitable en tout, et précisément parce que je suis
+aujourd'hui éloignée de M. de Talleyrand pour des motifs relatifs à
+l'Empereur, je dois être juste pour lui à une époque où il mérite des
+louanges. Voici quelques passages de ce morceau qui sont l'expression
+d'une haute et belle pensée:
+
+«...... Tous les emplois de la République demandent un patriotisme
+éprouvé; l'esprit et l'honneur de tous les états qui tiennent
+au service public supposent cette qualité générale. Elle est le
+caractère commun, et ne saurait être le caractère distinctif d'aucun
+état.
+
+«...... Il y a deux classes de qualités qui entrent dans la
+composition de l'esprit et de l'honneur de la profession qui fait
+l'objet de cet article[69]: _Les qualités de l'âme_, et celles de
+l'esprit.
+
+[Note 69: La diplomatie!...]
+
+«..... Dans la première classe sont: 1º la circonspection; 2º la
+discrétion; 3º un désintéressement à toute épreuve; 4º et enfin une
+certaine élévation de sentiments qui fait qu'on sent tout ce qu'il y
+a de grand dans la fonction de représenter sa nation au dehors, et de
+veiller au dedans à la conservation de ses intérêts politiques.»
+
+Je me borne à parler seulement de ce que dit M. de Talleyrand sur
+_les qualités de l'âme_ exigées pour la diplomatie. Elles sont toutes
+honorables; mais aussitôt que le mot _âme_ avait frappé mes yeux,
+je m'étais attendue, je l'avoue, à tout autre chose. Il y aurait
+eu peut-être plus d'adresse à parler de la volonté d'épargner les
+hommes, d'empêcher la guerre, et de donner plus d'extension au mot
+qui, du reste, est honorablement traité dans cet article.
+
+--Eh bien! dis-je à l'ami de M. de Talleyrand, ai-je lu le rapport?
+puisque je vous en cite des passages, vous n'en doutez pas, j'espère?
+
+--C'est cela qui m'étonne.
+
+--En vérité, pour l'ami d'un diplomate, vous n'êtes pas très-fin;
+comment, vous ne comprenez pas que ce rapport était sur le bureau de
+mon mari, et que je l'ai trouvé en furetant pour en chercher d'autres.
+
+--Ah! ah! de la jalousie!.. vous cherchiez quelques lettres de femmes?
+
+--Cela ne vous regarde pas.
+
+Lorsque Joseph fut à Lunéville, il imagina (dit-on) de gagner une
+somme très-forte à la Bourse en faisant acheter des rentes, pensant
+avec raison que la nouvelle de la paix les ferait monter. Il y eut, à
+ce qu'il paraît, une erreur, et Joseph, à ce que dit le bruit public,
+perdit une somme très-forte. Bonaparte, qui n'était pas riche, ne
+pouvait aider son frère, et cela le désolait; M. de Talleyrand arriva
+dans son cabinet, aux Tuileries, précisément au moment où il avait le
+plus d'humeur de cette affaire.
+
+--Comment faire? disait-il en se promenant à grands pas, comment
+faire?...
+
+Il exposa la chose à M. de Talleyrand, qui, au reste, la connaissait
+au moins aussi bien que lui. En écoutant Bonaparte, M. de Talleyrand
+fit quelques mouvements pour ramener son équilibre, que son pied-bot
+dérangeait toujours, quand cela lui était utile; quant à celui de la
+physionomie, il ne s'altérait jamais...
+
+--Eh quoi! dit-il après avoir entendu, ce n'est que cela?... mais ce
+n'est rien du tout.
+
+--Vraiment!... Vous m'étonnez.
+
+--La chose est simple... Faites monter la rente.
+
+--Mais l'argent!
+
+--C'est la chose la plus facile du monde. Faites déposer au
+Mont-de-Piété ou bien à la Caisse d'amortissement, vous aurez de
+l'argent pour faire lever la rente... Elle remontera, Joseph vendra,
+et non-seulement il rentrera dans ses fonds, mais il gagnera.
+
+--Ce n'est pas ce qui m'inquiète ni même ce que je veux, répondit
+Bonaparte... qu'il sorte de ce guêpier, et je suis trop heureux et
+lui aussi.
+
+On suivit, dit-on, le conseil de M. de Talleyrand, et la chose eut
+une pleine réussite.
+
+Mais en parlant de lui, de ses conversations, de ses mots jetés comme
+au hasard et pourtant toujours dits avec intention, il faudrait
+pouvoir rendre cette figure blême et immobile, aux traits encore
+agréables à cette époque, mais sans la plus légère étincelle de la
+vie du coeur ou même de cette vie intellectuelle pour laquelle cet
+homme semblait fait; il faudrait pouvoir donner cette ressemblance,
+vraiment nécessaire pour juger de l'effet que produisait une
+conversation avec M. de Talleyrand sur des sujets graves; il faut que
+le lecteur puisse se former une idée de l'immobilité des muscles du
+visage de M. de Talleyrand, de son aisance de grand seigneur malgré
+son immobilité. Ajoutez à l'idée que vous pouvez vous faire de M. de
+Talleyrand l'esprit prodigieux de cet homme, et vous aurez un aperçu
+de ce qu'il était en présence de Bonaparte, lorsque celui-ci, déjà
+colosse de gloire, aspirait encore à une place plus élevée.
+
+Les Bourbons de Parme et d'Espagne arrivèrent à Paris sous la figure
+et le nom de _roi et reine d'Étrurie_. On avait de tous côtés les
+yeux ouverts pour connaître quelle pensée était celle du premier
+Consul relativement à eux. Elle fut bientôt connue, parce que le
+jeune prince était trop imbécile pour aider à donner le change dans
+une mascarade comme celle-là.--Il était stupide.
+
+M. de Talleyrand leur donna une fête ravissante dans sa maison de
+campagne de Neuilly. Rien de plus charmant que son ordonnance. Il est
+vrai de dire que la nature en faisait la moitié des frais; on était
+au printemps et même déjà dans l'été, et le temps était admirable. M.
+de Talleyrand mit dans l'ordonnance de sa fête toute la coquetterie
+que la gravité diplomatique n'eût peut-être pas osée en Autriche, à
+cette époque, ou dans d'autres royaumes.--Un improvisateur italien de
+beaucoup de talent, nommé _Gianni_, improvisa une ode assez longue,
+et ravit le pauvre roi, qui, parlant mal le français, était heureux
+comme un écolier en congé lorsqu'il pouvait parler italien. Aussi
+avait-il éprouvé un moment de désappointement lorsqu'il entendit
+le premier Consul répondre en français à son compliment italien. Le
+pauvre petit roi demeura stupéfait.
+
+--_Ma, in somma, siete Italiano siete_ NOSTRO.
+
+--Je suis Français, répondit sèchement Bonaparte en lui tournant le
+dos.--Et il se mit à caresser le prince royal, qui avait trois ans,
+et qui était bien le plus laid magot royal ou roturier que j'aie
+jamais vu.
+
+Toutes les galanteries furent prodiguées à ses hôtes par M. de
+Talleyrand. La façade du château représentait celle du palais Pitti,
+formée avec des lampions, et le feu d'artifice rappela la même
+intention. Le souper fut servi dans l'orangerie; il fut arrangé avec
+une adresse d'élégance remarquable: on mit des tables autour des
+orangers en fleur, qui de cette manière servaient de surtout; à leurs
+branches étaient suspendues des corbeilles remplies de fruits glacés,
+et de tout ce qui peut être fait en ce genre de plus parfait[70].
+Cette fête, au fait, était la _seule_ qui, depuis la Révolution, pût
+à bon droit exiger le nom de fête; chacun en revint enchanté, et M.
+de Talleyrand fut gracieux, poli, tout en ne souriant jamais, et en
+étant si égal en apparence pour tous, qu'il le fallait bien connaître
+pour savoir qu'il _voulait_ être poli plus avec vous qu'avec tout
+autre.
+
+[Note 70: Cette recherche de suspendre des corbeilles avec des fruits
+glacés et des oranges est bien ancienne. On la trouve dans un Voyage
+en Espagne par madame d'Aulnoi, sous Louis XIV; elle rapporte l'avoir
+vue chez le cardinal Porto-Carrero, à Tolède.]
+
+Quoique son titre d'évêque fût un peu oublié, on parla beaucoup du
+bref du pape qui, disait-on, l'avait sécularisé. Je ne l'ai jamais
+cru alors, parce que M. de Talleyrand aurait épousé madame Grandt, et
+ne lui aurait pas laissé porter ce nom de Grandt à la face d'Israël
+scandalisé. Ce bref aurait été expliqué à son avantage.
+
+J'ai omis en son temps de parler d'une chose très-remarquable; mais
+ce livre, tout formé de souvenirs, laisse la possibilité de revenir
+sur le passé: j'en profite pour parler du Concordat.
+
+M. de Talleyrand, bien qu'évêque constitutionnel, bien qu'il eût
+ainsi contribué à l'apostasie, du moins en partie, du clergé noble
+français, M. de Talleyrand ne fut jamais opposé au retour de la
+religion en France; mais il y aurait eu trop de choses _heurtées_
+dans les rapports qui devaient exister entre les agents du saint Père
+et M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque constitutionnel d'Autun,
+quoique ces agents du Pape fussent des hommes d'une haute portée et
+avec des vues grandes et larges; et Bonaparte connaissait mieux que
+personne les nuances à observer en pareilles circonstances. Il nomma
+donc pour les plénipotentiaires de la République son frère Joseph,
+le conseiller d'état Cretet, et un abbé bon militaire, bon frère
+d'armes, appelé l'abbé Bernier, qui, ainsi que l'archevêque Turpin,
+tuait d'une main et baptisait de l'autre.
+
+Les agents du Pape étaient le cardinal Consalvi, le cardinal Caprara
+et monseigneur Spina, qui plus tard fut archevêque de Gênes et
+cardinal. Tous trois étaient des hommes habiles, mais Consalvi était
+le premier des trois.
+
+Cette négociation amena le Concordat, qui fut proclamé solennellement
+l'année suivante au printemps et converti en loi de l'État... Il y
+eut un _Te Deum_ chanté à Notre-Dame, et le premier Consul voulut que
+la plus grande pompe entourât cette cérémonie.
+
+Comme cette circonstance tient positivement à l'état de la société
+en France à cette époque, bien que la chose ne concerne pas
+immédiatement M. de Talleyrand, elle doit trouver ici sa place.
+
+Le premier Consul _voulait_ de la pompe et de la magnificence; mais
+_vouloir_ n'est pas _pouvoir_, et Paris tout entier le prouva ce
+jour-là.
+
+On ne savait pas ce que voulait dire encore le mot _magnificence_
+à cette époque; on croyait être fort magnifique lorsqu'on était
+habillé un peu plus que de coutume, et qu'on avait derrière sa
+voiture un seul domestique avec un petit galon pour indiquer la
+livrée. Et alors madame Murat, madame Marmont, moi, madame Savary,
+madame Duroc qui avait la livrée du premier Consul, toutes ces dames,
+excepté madame Bonaparte, n'avaient qu'un domestique. Quant à leur
+toilette, c'était une élégante toilette du matin, et voilà tout.
+Je me rappelle que madame Murat se moqua de moi parce que j'avais
+une robe de dentelle noire, costume que j'avais choisi comme plus
+convenable pour une grande cérémonie religieuse. Toutes les femmes de
+la _cour_ consulaire avaient fait le cortége de madame Bonaparte et
+se tenaient avec elle dans le jubé de Notre-Dame, qui existait encore
+à cette époque; il y avait même de bien belles sculptures en bois sur
+ce jubé; il fut détruit peu de temps après.
+
+Tout ce qui était militaire reçut fort mal le Concordat. L'armée
+était républicaine, elle avait des sentiments tout répulsifs à ce
+changement. Lorsque Augereau sut qu'on allait à Notre-Dame pour
+entendre la messe, il voulut descendre de voiture avec Lannes. On fut
+aussitôt le dire à Bonaparte, qui leur envoya _l'ordre_ de rester et
+de l'accompagner. Ils allèrent donc à Notre-Dame; mais peut-être
+eût-il été plus convenable qu'ils n'y fussent pas. Augereau jurait
+assez haut pour couvrir la voix de celui qui répondait à la messe.
+Quant au général Lannes, il jurait aussi haut, et, de plus, il avait
+faim et demandait à manger comme un pauvre. On lui trouva du chocolat
+qu'il croqua avec grand appétit et surtout grand bruit. Lannes était
+républicain; non pas qu'il comprît la république, pour lui c'était
+beaucoup trop abstrait; mais accoutumé depuis son enfance à entendre
+dire du mal des prêtres et parler de la république comme de la source
+de tous les biens, il exécrait les prêtres et adorait la république.
+Que de sentiments semblables sans autre base!
+
+Le lendemain, le premier Consul demanda à Augereau ce qu'il pensait
+de la cérémonie de la veille.
+
+--Elle était très-belle, répondit Augereau..., mais il y manquait son
+plus bel ornement.
+
+--Lequel?
+
+--Un million d'hommes qui, depuis dix ans, se sont fait tuer pour
+détruire ce que nous rétablissons[71].
+
+[Note 71: On a prêté ce propos au général Damas, qui était près
+d'Augereau. Je ne sais pas s'il est d'Augereau; s'il l'a dit, on le
+lui a soufflé. Il était incapable de l'imaginer à lui seul.]
+
+Bonaparte fut très-irrité du propos. Augereau commençait à être mal
+_en cour_, et ce mot ne pouvait contribuer à l'y mettre mieux.
+
+Bonaparte dit un jour, après le Concordat, devant trois ou quatre
+de ses plus fidèles officiers:--Il faut une religion: partout elle
+est utile pour gouverner...; elle agit sur les hommes... En Égypte,
+j'étais mahométan...; je suis catholique en France. Mais il faut que
+la police de cette religion soit tout entière dans les mains de celui
+qui gouverne. Je veux une religion, je veux des prêtres, mais _pas de
+clergé_.
+
+--Général, lui dit quelqu'un, le Pape a dit: Je ferai tout ce que
+voudra le premier Consul.
+
+--Il fera bien. Qu'il ne pense pas avoir affaire à un imbécile...
+
+Il se promena quelque temps sans parler; on respectait son silence.
+On voyait de grandes pensées passer sur son front. Tout à coup, se
+tournant vers ses officiers qui l'entouraient, et parmi lesquels
+était mon mari, qui était venu à l'ordre le matin même, il leur dit:
+
+--Que croyez-vous que le cardinal Consalvi me montre d'effrayant pour
+me faire signer?... le salut de mon âme!... L'immortalité, pour moi,
+c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Voilà qui porte
+aux grandes actions... Il se tut de nouveau et marcha encore quelque
+temps sans parler... Puis s'arrêtant tout à coup.
+
+--Oui, dit-il avec force, il vaut mieux ne pas naître que de passer
+sur la terre inaperçu...
+
+M. de Talleyrand fut, vers ce temps-là, sécularisé par un bref du
+Pape qui le relevait de ses voeux[72]. Il avait fait de lui-même
+cette action depuis longtemps, et c'était, il me semble, une grande
+maladresse que de constater par cette mesure que tout ce qu'on avait
+fait dans la Révolution était mal fait, et qu'on revenait sur une
+besogne consommée. Le bref du Pape, demandé par M. de Talleyrand, est
+une maladresse, je le répète, si c'est lui qui l'a demandé. On m'a
+affirmé que c'était le premier Consul qui l'avait exigé de lui.
+
+[Note 72: Le bref ne fut pas enregistré à l'époque où il fut donné;
+il le fut au 19 août 1802, et le Pape le donna, je crois, en avril
+1801. Le cardinal Consalvi me parla beaucoup de M. de Talleyrand
+lorsque je le revis à Rome.]
+
+M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Montrond, M. de Nassau, M.
+de Lavaupalière, tous ceux enfin qui entouraient M. de Talleyrand,
+n'étaient certes pas dévots; eh bien! ils furent tous ravis de ce
+bref, excepté M. de Montrond: son esprit, extrêmement fin, lui
+fit voir que M. de Talleyrand faisait une faute. Peut-être M. de
+Talleyrand le voyait-il aussi, et la chose fut-elle impossible à
+éluder.
+
+La fille d'une amie de M. de Talleyrand se maria vers l'époque dont
+je parle. C'était une charmante personne, Fanny de Coigny, fille
+de la fameuse marquise de Coigny, si célèbre sous l'ancienne cour
+qu'elle prenait à tâche de braver, surtout Marie-Antoinette. Fille de
+M. de Conflans et fort riche, jolie, grande dame, madame de Coigny
+avait tous les avantages réunis pour être une femme à la mode; aussi
+y fut-elle, et en première ligne. Au moment où Bonaparte rappela
+définitivement tous les émigrés, il rendit la fortune de madame de
+Coigny, à la condition de marier sa fille avec le général Sébastiani,
+qui alors était fort joli garçon et n'était pas, comme aujourd'hui,
+un très-respectable ambassadeur; il avait une charmante tournure, de
+l'élégance et une très-jolie figure. Quant à mademoiselle de Coigny,
+c'était une de ces personnes qu'on regrette toujours, parce qu'elles
+ne se retrouvent plus, et laissent toujours quelque chose à regretter
+dans celles qui leur ressemblent le plus... Je l'ai bien regrettée.
+Elle mourut à Constantinople, en couches de son premier et unique
+enfant, qui est aujourd'hui madame de Praslin.
+
+Le traité d'Amiens fut signé. Ce fut encore Joseph qui parut dans
+ce traité... Ce fut une joie universelle en France, et l'on fut dans
+un délire complet... Les fêtes se succédèrent, tous les ministres
+en donnèrent; madame Murat en donna une à Neuilly, qu'elle avait
+alors avec Villiers, que le premier Consul lui avait donné lors de
+son mariage... Il nous arriva à Paris un bel ambassadeur de S. M.
+Britannique, lord Withworth; il n'était plus jeune, puisqu'il avait
+été ambassadeur auprès de Catherine II il y avait déjà longtemps...
+Lord Withworth était grand et avait le double de sa taille par une
+des plus parfaites impertinences que j'aie rencontrées de ma vie.
+Je me trompe pourtant. Il avait une femme, la duchesse de Dorset,
+assez laide, assez vieille, assez désagréable pour faire fuir toute
+une ville: jugez comme elle remplissait sa mission d'ambassadrice,
+qui est toute de conciliation, de paix et de mansuétude... Non,
+jamais son souvenir ne me quittera... C'est surtout son impertinence
+gratuite que je ne puis lui pardonner; et puis si commune, si
+vulgaire avec sa prétention de haute aristocratie et le titre de
+duchesse...; si grosse, si courte, si ronde... Elle se moquait un
+jour de madame Lefebvre, sans remarquer qu'elle était plus vulgaire
+qu'elle[73]...
+
+[Note 73: J'ai connu une grande dame anglaise dont mon mari fut
+_l'ami fort intime_. Cette Anglaise avait une mère à moitié folle
+qui, toute grande dame qu'elle était, avait fort souvent besoin
+d'argent; Junot lui en prêta, et beaucoup (j'ai la note). Nous
+n'en entendîmes plus parler, et pourtant l'une des deux femmes est
+aujourd'hui l'une des plus riches de l'Europe.]
+
+M. de Talleyrand eut alors une maison presque toujours ouverte où il
+recevait tous les jours. Je crois cependant que l'accueil hospitalier
+qu'il faisait aux Anglais était bien contre son gré. L'Angleterre
+avait été indigne pour lui dans l'émigration, et M. Pitt l'avait tout
+simplement fait chasser d'Angleterre comme Jacobin!... Mais il était
+trop bien appris pour en laisser voir du ressentiment... Toujours le
+même, sans émotion, ne disant que ce qu'il voulait, il fut bien pour
+des gens qu'il devinait d'ailleurs ne devoir pas faire un long séjour
+en France.
+
+Un jour, M. de Talleyrand fut à la Malmaison; il trouva le premier
+Consul dans une grande agitation.
+
+--Qu'avez-vous donc, général? lui demanda M. de Talleyrand.
+
+
+BONAPARTE.
+
+Un motif de grande inquiétude. Je ne sais qui envoyer en Angleterre,
+comme ministre, en échange de ce beau fils qu'ils m'envoient ici.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Mais, général, regardez autour de vous... N'avez-vous pas déjà chargé
+d'une mission diplomatique le général Sébastiani?
+
+
+BONAPARTE secouant la tête.
+
+J'en ai besoin pour autre chose...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+M. de Vaisne...?
+
+
+BONAPARTE.
+
+Eh! ce ne serait pas trop mal!...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Le général Berthier?
+
+
+BONAPARTE, secouant encore la tête.
+
+_J'en ai besoin pour autre chose._
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Mais pourquoi ne pas envoyer à Londres M. Denis[74]?
+
+[Note 74: Je ne sais de qui il voulait parler.]
+
+
+BONAPARTE.
+
+J'ai mon affaire... j'enverrai Andréossi.
+
+
+M. DE TALLEYRAND, souriant.
+
+Vous voulez nommer _André aussi_!... Qu'est-ce donc que cet André? je
+ne l'ai jamais vu auprès de vous.
+
+
+BONAPARTE ne comprenant pas.
+
+Je ne vous parle pas d'André... je dis _Andréossi_ de l'artillerie.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Ah! je vous demande pardon! je n'avais pas compris... C'est Andréossi
+de l'artillerie... Je cherchais, moi, Andréossi dans la diplomatie...
+Oui, oui, Andréossi... c'est très-bien.
+
+M. de Talleyrand se moquait, non pas du premier Consul, mais de son
+choix. En effet, on ne comprend pas comment Bonaparte a pu faire
+un pareil choix pour un ambassadeur. Andréossi était lourd, épais,
+ne connaissait guère que ses polygones, et voilà tout. Aussi ne
+plut-il que médiocrement, et même pas du tout, à Londres; le prince
+de Galles, si élégant, si admirablement _fashionable_, ne sut que
+penser de l'envoi d'un tel homme. Ignorant des premières notions
+de la politesse, il fit d'abord des gaucheries qui commencèrent
+par faire rire, et finirent par ennuyer... M. de Talleyrand nous
+racontait un jour que M. le général Andréossi, ne connaissant pas les
+coutumes _princières_, appelait toujours le prince de Galles: _Mon
+prince_... Le prince de Galles, à la fin, ennuyé de cette répétition,
+dit un jour à je ne sais quelle personne de la légation française:
+_Dites donc au général Andréossi de ne pas toujours m'appeler mon
+prince... il finirait par me faire prendre pour un prince russe._
+
+Andréossi fut rappelé avant que le reste de ses équipages fût déballé.
+
+Un jour les amis de M. de Talleyrand furent consternés. On apprit,
+non pas _qu'il allait_, mais _qu'il venait_ de se marier... Il avait
+épousé madame Grandt.
+
+M. de Narbonne, que je vis le soir chez la marquise de Lucchesini,
+me confirma la chose. Il en avait été témoin à sa grande honte et
+regret...
+
+Ce mariage étonna tout le monde. Madame Grandt n'était plus jeune,
+elle n'était plus belle même. Il ne restait plus de cette personne
+si renommée qu'un colosse de chair, portant perruque, ayant des
+yeux bordés de rouge, et en tout une personne très-peu désirable.
+Toutes les vieilles amies de M. de Talleyrand jetèrent flammes
+et feu. La duchesse de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame
+d'Yechsiwithz, madame de Coigny, tout ce monde fut désolé. Mais ce
+furent principalement les hommes. M. de Montrond surtout tenait
+madame de Talleyrand dans la plus belle des haines. Il y avait enfin
+un concert de reproches entre tous les amis de M. de Talleyrand, qui
+vint s'abattre sur M. de Narbonne, témoin du mariage.
+
+--Pourquoi ne pas nous l'avoir dit? s'écriaient-ils tous...; nous
+serions venus embrasser notre ami et lui demander de ne pas faire
+cette folie.
+
+--Mais je n'ai pas eu le temps, s'écriait M. de Narbonne. Songez donc
+que je n'ai eu que deux heures.
+
+Lorsque madame de Talleyrand fut présentée à l'Empereur, elle vint
+à Saint-Cloud faire sa cour. En la voyant, l'Empereur fronça le
+sourcil, et lui dit assez durement:
+
+--Madame, maintenant que vous êtes la femme d'un homme dont le nom
+vous impose des devoirs, j'espère que vous y songerez.
+
+Madame de Talleyrand était probablement prévenue, et on lui avait
+fait la leçon, car elle répondit:
+
+--Sire, je m'efforcerai d'imiter _en tout_ Sa Majesté l'Impératrice.
+
+L'Empereur ne répondit rien à son tour. Une fois mariée, madame de
+Talleyrand rendit la maison de M. de Talleyrand moins agréable. On
+savait ce qu'elle était avant ce mariage, et tout en la traitant
+bien, on lui donnait souvent le loisir de la réflexion en restant
+des soirées entières sans lui parler. Elle ne gênait pas enfin, et
+maintenant il fallait se gêner pour elle. Toutefois, cette crainte ne
+fut pas longue. M. de Talleyrand, qui, je crois, s'en était repenti
+avant de l'avoir fait, dit lui-même quelques mots qui guidèrent
+les amis même au delà des bornes prescrites. Mais de ce moment,
+néanmoins, la maison de M. de Talleyrand fut toute différente de ce
+qu'elle était.
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+M. DE TALLEYRAND SOUS L'EMPIRE, DE 1804 À 1807.--LE PRINCE DE
+BÉNÉVENT DEPUIS 1807 JUSQU'EN 1814.
+
+La situation de M. de Talleyrand pendant le séjour du Pape en
+France, lors du couronnement, fut très-délicate; mais il s'en tira
+admirablement, et même à Notre-Dame il ne craignit, ou du moins ne
+parut craindre aucuns souvenirs fâcheux. Peut-être lui-même les
+avait-il oubliés.
+
+Un fait dont peu de gens se doutent, c'est que M. de Talleyrand
+perdit à l'Empire. Sous le Consulat, malgré les gardes qui étaient
+chez le second et le troisième consul, malgré leur rang dans
+l'almanach de l'année, même de l'Empire, M. de Talleyrand était,
+par le fait, le second personnage de l'État. Bonaparte avait une
+excessive confiance en lui, et il le lui témoignait par des soins
+tout à fait visibles pour ceux qui passaient comme moi leur vie aux
+Tuileries ou à la Malmaison. Je pensais dès lors que le nom de M.
+de Talleyrand était pour beaucoup dans cette considération que lui
+montrait le premier Consul. L'ancienneté, l'illustration de ce nom
+de Périgord, formaient une sorte d'auréole autour de la tête de M.
+de Talleyrand. Napoléon avait une grande mobilité dans de certaines
+parties de lui-même, et cette mobilité donnait lieu à des disparates
+étranges. Ainsi, par exemple, il voulait l'égalité parmi les hommes,
+et il vénérait les anciens noms. On a vu combien cette magie des noms
+a influé sur l'arrangement du château impérial.
+
+Mais le crédit de M. de Talleyrand venait encore d'une autre
+cause. J'ai dit que je serais juste avec lui, et je le serai. Je
+reconnaîtrai que son esprit juste et fin avait su comprendre comment
+on devait flatter Bonaparte. Il ne le flattait que rarement, et
+alors c'était avec une telle délicatesse, qu'il n'en restait que le
+parfum et aucun des ennuis; ensuite il le servait comme il voulait
+l'être. Jamais une note violente ne partait immédiatement; jamais
+une lettre, commandée dans la colère, n'était écrite et envoyée
+comme le faisaient beaucoup de ministres, qui croyaient faire
+merveille en servant ainsi à la course. Ceci rentre bien dans ce que
+me disait, il y a bien peu de temps, un des hommes qui ont été le
+plus attachés à Bonaparte:--Le malheur de l'Empereur, me disait-il,
+est d'avoir été trop bien servi. En effet, que de préfets, que de
+ministres se hâtaient d'exécuter les ordres donnés dans un moment
+de colère!... Que de fois on a détruit l'affection d'une province
+entière en exigeant, croyant mieux agir, vingt hommes de plus pour
+la conscription d'une année!... M. de Talleyrand ne faisait point
+ainsi. Il attendait, pour envoyer une note ou une lettre, quelquefois
+vingt-quatre ou trente-six heures, et l'Empereur n'en était que plus
+satisfait.
+
+Au moment où l'Empire fut proclamé, une chose assez remarquable,
+c'est la manière dont le corps diplomatique était composé, en le
+mettant en comparaison du corps diplomatique au moment du Consulat.
+C'était la base de la société de M. de Talleyrand que ce corps
+diplomatique, et il savait avec beaucoup d'habileté en tirer un grand
+parti; excepté le ministre batave, tout avait été changé.
+
+Le comte de Cobentzell (Philippe), ambassadeur d'Autriche.
+
+C'était un petit homme, habillé comme au temps de Marie-Thérèse,
+dont il parlait sans cesse; portant un manchon grand comme la main,
+ayant toujours ses habits garnis de la plus belle pelleterie du
+Nord, coiffé comme un as de pique; homme assez ordinaire et pas mal
+ridicule, ce qui pour le temps qui courait ne valait rien chez nous.
+Je ne sais trop pourquoi le cabinet de Vienne l'avait choisi; du
+reste, bon homme et fort attentif aux devoirs de politesse du monde.
+
+Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, était l'opposé du comte
+de Cobentzell. C'était un homme encore jeune, du moins assez pour
+n'avoir rien d'austère dans les manières sans être ridicule; on dit
+qu'il était d'une grande habileté en affaires, je le crois sans
+peine. Il parlait bien français, et en tout il comprenait la France.
+Sa femme était belle en intention, mais non pas en réalité. On voyait
+qu'en naissant elle avait fait ce qu'elle avait pu pour cela, sans
+pouvoir y parvenir; elle aimait la France, était joyeuse, et en tout
+plaisait assez.
+
+Le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, était une énigme
+difficile à résoudre. Fort laid, et même d'une laideur repoussante
+et choquante, n'ayant qu'un oeil, et dans l'autre une expression
+déplaisante, il était peu aimé de la société dans Paris, où il est
+meilleur d'abord de ne pas déplaire par les yeux pour avoir du succès
+par l'esprit. M. de Lucchesini en avait pourtant beaucoup, et même
+plus qu'il n'en fallait, car souvent sa finesse lui faisait dépasser
+le but. L'Empereur ne l'aimait pas, et en général on aimait mieux M.
+de Brockhausen, qui lui succéda. Madame la marquise de Lucchesini
+était une grande femme prussienne, ayant tout immense, excepté les
+yeux, qui étaient fort petits et qu'elle agrandissait tant qu'elle
+pouvait avec du noir récolté sur une grande épingle; ce qui faisait
+que ses yeux et son visage étaient souvent barbouillés comme celui
+d'un petit ramoneur: elle parlait comme un enfant, prétendait qu'elle
+ne pouvait pas dire _Paris_, et disait _Pa-is_, faisait la charmante,
+et annonçait trente-deux ans, tandis que son extrait de baptême
+disait cinquante. Mais il n'y a pas mort d'homme dans la découverte
+d'un petit mensonge comme celui-là, et comme elle était bonne femme
+on lui passait cela.
+
+M. de Cetto, ministre de Bavière, était un honnête homme, ayant
+une femme qui était douce et bonne, disait son âge et n'avait de
+prétention qu'à remplir ses devoirs de mère de famille; ce à quoi
+elle réussissait à merveille.
+
+La Russie n'avait qu'un chargé d'affaires en ce moment, qui était M.
+le chevalier Doubril. C'était un garçon fort habile, dit-on; mais la
+position difficile de la Russie au moment du couronnement empêchait
+cette puissance, ou du moins son représentant, d'être dans la société
+française comme il l'eût été sans cet empêchement.
+
+Le bailli de Ferrette, ministre de l'ordre de Malte, était un homme
+qui représentait son affaire à merveille. On se demandait souvent
+si le bailli de Ferrette existait; il était incertain qu'il fût
+vivant pour beaucoup de gens; il était petit, maigre au point
+d'être diaphane, pâle et tellement fluet, que M. de Montrond disait
+qu'il était l'homme le plus hardi de France, _attendu qu'il marchait
+quand il faisait du vent_. Sa conversation était nulle, et pourtant,
+comme la tradition de toutes les coutumes de la bonne compagnie
+vivait encore en lui plus que son individu même, on l'aimait, et il
+était recherché pour le whist de M. de Talleyrand quand la partie
+habituelle n'était pas là.
+
+Cette partie se composait de M. de Talleyrand lui-même, de M. le
+comte Louis de Narbonne, de M. de Montrond, de M. le prince de
+Nassau, de M. de Choiseul, de M. de Sainte-Foix et de M. de La
+Vaupalière.
+
+Mais le plus important de tous était le duc de Laval: j'en parlerai
+tout à l'heure...
+
+M. de Dreyer, ministre-ambassadeur de Danemark, était un homme d'une
+bonne attitude. Le Danemark avait toujours été ami fidèle de la
+France, et son ministre avait toujours été bien accueilli chez M. de
+Talleyrand, qui avait au suprême degré un talent inimitable pour ces
+nuances si difficiles à saisir, et qui souvent évitent des notes qui
+ne font qu'aigrir les esprits.
+
+M. de Souza, ministre de Portugal, était un homme profondément
+instruit, honnête homme, n'ayant pas l'apparence pour lui, mais au
+fond un homme fort remarquable. Sa femme allait peu dans le monde,
+et pourtant elle y eût été admirablement placée: c'était madame
+de Flahaut, auteur d'_Adèle de Sénanges_ et d'une foule de jolis
+ouvrages. Elle ne sortait que rarement, même pour aller chez M. de
+Talleyrand, dont cependant elle avait été l'amie la plus intime
+pendant longtemps et avant la Révolution. Cette liaison remontait à
+1785. Madame de Souza était la femme la plus charmante et la plus
+agréable de causerie et de bonne compagnie que j'aie vue. Une seule
+personne me la rappelle encore, et ce n'est qu'en partie; comme
+j'établis une comparaison à son désavantage, je ne la veux pas nommer.
+
+Le cardinal Caprara, légat du Saint-Siége, était un homme dont on ne
+pouvait dire que du bien, mais _prélat romain_ au delà de tout. Il
+suivait à Paris les coutumes de la place d'Espagne et du _Corso_,
+comme il eût fait à Rome; du reste, c'était un homme fin et délié, un
+homme bien capable de jouer la partie de M. de Talleyrand, et même de
+lui rendre peut-être des points en fait de ruses et de contre-ruses.
+
+Quant à l'Espagne, son VRAI ministre était un homme d'un aspect
+odieux nommé Don Eugenio Izquierdo.--Cet homme, d'une laideur
+tellement repoussante qu'il faisait fuir les enfants[75] comme
+un épouvantail, avait l'âme de cette figure. M. de Talleyrand et
+ses alentours avaient pour cet Izquierdo un attachement que je
+n'ai jamais compris, car de le voir seulement me l'aurait fait
+prendre en aversion. Il s'occupait d'histoire naturelle, où il
+était, dit-on, fort habile; mais le réel de ses occupations à Paris
+était de conférer secrètement avec M. de Talleyrand et une autre
+personne de son intimité que je ne veux pas nommer. C'est par lui
+qu'une grande partie des affaires d'Espagne se sont traitées; le
+prince de la Paix avait une entière confiance en lui, et il était
+_son chargé d'affaires_ en France, pour ce fameux traité qui devait
+donner le royaume des Algarves au prince de la Paix... Rien n'était
+plus ignoble surtout que la figure de cet Izquierdo! Je me le
+rappelle comme un cauchemar.--Comment l'Espagne ne l'a-t-elle pas
+jugé!--Il y a des destinées qui, en vérité, font murmurer contre la
+justice céleste... Izquierdo meurt dans son lit, et Riego meurt sur
+l'échafaud!...
+
+[Note 75: Mes petites filles, surtout la plus jeune, faisaient des
+cris affreux en le voyant.]
+
+En ajoutant à ce corps diplomatique ce qui devait nécessairement
+faire partie du nôtre en France, et qui allait chez M. de Talleyrand
+par devoir et par plaisir, comme les auditeurs qu'on envoyait en
+mission, on voit que sa maison était une des plus agréables de
+Paris. La princesse d'Yeckciwitz, soeur du prince Poniatowsky, était
+une habituée de la maison. Madame de Talleyrand ne l'aimait pas:
+elle en était jalouse comme une tigresse; et si la pauvre princesse
+avait eu deux yeux, elle les lui eût arrachés; malheureusement
+elle n'en avait qu'un. La pauvre femme avait pour M. de Talleyrand
+une de ces passions qui jettent un manteau de ridicules sur une
+femme, de manière qu'elle ne le dépouille jamais. Elle envoyait à
+M. de Talleyrand tout ce qu'elle trouvait de rare et de beau dans
+son chemin; cette manière de vivre n'enrichit pas quand on n'a
+pas une grande fortune. Ce fut le malheur de la pauvre princesse
+d'Yeckciwitz... elle fit des dettes, et même un beau jour il lui
+arriva un malheur comme cela pourrait échoir pour un fils de
+famille, le tout pour avoir fait des cadeaux à M. de Talleyrand.
+Le plus curieux de l'affaire, c'est que M. de Talleyrand, qui
+n'avait pas une passion pour elle, comme on le pense bien, ne
+faisait aucune attention aux _raretés_, qui même bien souvent s'en
+allaient figurer chez la duchesse de Courlande ou telle autre amie
+de M. de Talleyrand, qui à son tour en faisait des générosités. Je
+dis cela parce que je sais les _voyages et malheurs_ arrivés à un
+superbe mandarin à la robe bleue, aux manches pendantes, aux yeux
+retroussés; cet honnête mandarin, qui coûta des sommes folles, fut
+donné par madame la princesse d'Yeckciwitz à M. de Talleyrand.--M. de
+Talleyrand le donna à madame la duchesse de Courlande; et madame la
+duchesse de Courlande, quoiqu'elle tînt avec tendresse à la moindre
+babiole qui lui venait de M. de Talleyrand, donna le magnifique
+mandarin à son amie de coeur madame la marquise de Sainte-Croix[76],
+où je l'ai vu il y a peu d'années dans l'hôtel de cette dernière, rue
+Sainte-Marguerite au Marais.
+
+[Note 76: Madame la marquise Des Corches de Sainte-Croix, mère du
+général Sainte-Croix et tante de madame du Cayla. Elle était soeur de
+M. Talon; c'était une femme supérieure, et l'amie la plus intime de
+la duchesse de Courlande, mère de la duchesse de Dino.]
+
+Les vieilles femmes étaient une partie fort soignée du salon de M.
+de Talleyrand. À commencer d'abord par la sienne, qui n'était plus
+ni jolie, ni jeune, ni même agréable, on comptait une demi-douzaine
+de têtes qui chacune pouvaient réclamer pour leur part personnelle
+au moins la moitié d'un siècle. C'étaient madame de Luynes, madame
+d'Yeckciwitz, madame Zayombeck, madame de Balbi, madame de Laval...
+et quelques autres encore dont j'ai oublié les noms.--Madame de
+Talleyrand était à peine saluée par ces dames, au reste, qui ne s'en
+gênaient guère.
+
+Le traité de paix qui suivit Austerlitz amena à Paris une quantité
+d'étrangers qui augmentèrent l'agrément de la maison de M. de
+Talleyrand, sans rien ajouter cependant au charme qu'on trouvait
+toujours à le rencontrer, _lui_, et quelques autres hommes de son
+intimité, passé une heure du matin; et lorsqu'on le trouvait de bonne
+humeur surtout, la bonne fortune était complète: alors il avait un
+_laisser aller_ qu'on aurait pris pour une confiance arrachée par
+le charme que vous auriez exercé sur lui, lorsqu'au contraire il ne
+disait que ce qu'il voulait dire, et tout en ayant l'air de raconter
+_malgré lui_, c'était une nouvelle qu'il lançait dans le monde; mais
+n'importe, je me rappellerai toujours avec reconnaissance le charme
+que j'ai trouvé dans ces heures passées à l'écouter; jamais je n'ai
+rien rencontré de plus ravissant que cette causerie familière de M.
+de Talleyrand avec ses amis les plus intimes, M. de Narbonne, M. de
+Montrond, M. de Sainte-Foix.--Le prince de Nassau, tout conteur et
+menteur qu'il était, se soumettait à la loi que M. de Talleyrand
+semblait imposer. J'ai vu quelquefois toute une soirée ou plutôt
+toute une nuit, car on ne demeurait libre qu'à une heure, on ne
+soupait qu'à deux, et on n'allait se coucher qu'à quatre ou cinq, se
+passer sans que M. de Nassau fît un mensonge.
+
+Un homme parfaitement aimable qui venait chez M. de Talleyrand, mais
+n'était pas Français ni de son intimité, c'était le comte Golowkin.
+Le comte Golowkin était spirituel, charmant, Français de bonne
+compagnie _en tout_... et, en vérité, un homme tout à fait désirable
+pour une maîtresse de maison, mais après cela menteur comme on ne
+l'est vraiment que très-rarement. C'était avec une perfection du
+genre que je ne pouvais comprendre quand je me le rappelais; car en
+l'écoutant il parlait si bien qu'on ne pensait pas au mensonge.
+
+J'ai parlé tout à l'heure du duc de Laval: c'était un type dont le
+moule est brisé que M. de Laval; on lui a prêté une foule de mots
+qu'il n'a jamais dits, il y en avait bien assez des siens; mais M.
+de Laval était loin d'être un sot; il avait même un esprit à lui qui
+était assez original. Comprenant tous les jeux, les jouant, le whist
+surtout, de manière à se faire une fortune loyale et certaine avec ce
+jeu, il ne sortait jamais d'un sérieux aussi imposant que s'il eût
+traité de la paix ou de la guerre pour le premier des empires.
+
+Mais son humeur était odieuse à supporter; personne n'en était à
+l'abri. M. de Talleyrand, sa soeur, la duchesse de Luynes, M. de
+Montrond et toute la troupe du whist y passaient sans appel pour peu
+qu'on fît une faute, et avec M. de Laval la faute arrivait souvent.
+M. de Montrond lui ripostait toujours: aussi avait-il fini par se
+soumettre un peu. Quant à M. de Talleyrand, il ne lui répondait pas.
+Madame de Luynes prenait l'affaire au sérieux, et alors la partie de
+whist devenait un combat de cris et de paroles injurieuses dites par
+M. de Laval, au grand amusement de toute la compagnie.
+
+Comme je n'écris pas l'histoire politique de l'époque, je m'étends
+davantage sur les personnages qui formaient la société et
+conséquemment le salon de M. _le prince de Bénévent_: car tel était
+le titre enfin que l'Empereur avait conféré à M. de Talleyrand pour
+_ses services rendus à l'État_.
+
+J'allais alors fort souvent chez M. de Talleyrand. J'aimais son
+esprit, j'appréciais son talent; et quoiqu'un homme de mes amis, d'un
+jugement supérieur, et qui le connaissait fort bien, me dît le peu de
+fond qu'on pouvait faire sur son dévouement à l'Empereur, Junot et
+moi, nous y croyions comme à un précepte de notre foi... Au moment où
+je partis pour le Portugal, je dînai chez lui; comme il était alors
+notre ministre, plus que celui de la Guerre, étant placée auprès
+de lui à table, il me parla de l'Empereur dans de tels termes que
+j'en fus attendrie, et le dis le soir même à M. d'Abrantès: «Cela
+ne m'étonne pas, me répondit-il... je sais _qu'il aime_ l'Empereur,
+et Lannes aura affaire à moi s'il répète encore un mot comme celui
+d'hier.»
+
+Ce mot avait été dit à dîner chez moi par le général Lannes, qui
+revenait de Lisbonne, où il s'était conduit comme un écolier, et où
+M. de Talleyrand lui avait probablement _écrit_ ou _dit_ quelques
+mots railleurs, selon la matière, qui, pour le dire avec vérité,
+était abondante. Avec le haut mérite du duc de Montebello, on peut
+convenir qu'il n'avait rien en lui qui pût convenir au négociateur.
+M. de Talleyrand l'avait vu, l'avait dit et avait bien fait; Lannes,
+qui n'aimait et ne supportait même pas une remontrance de l'Empereur,
+récusa, comme on le pense bien, celle de M. de Talleyrand. Cependant,
+tout brave qu'il était, M. de Talleyrand lui faisait peur au jeu de
+la parole. C'était une escrime à laquelle il n'était pas habile, et
+n'avait pour toute parade qu'une injure ou un jurement, ce qui ne
+prouve rien du tout, au contraire.
+
+Nos relations avec M. de Talleyrand furent toujours ce que je viens
+de les montrer. De ma part, il y avait même un motif de plus pour
+m'en rapprocher. J'étais liée depuis l'enfance avec une de ses nièces
+que j'aimais et que j'aime toujours chèrement; aussi à mon retour de
+Portugal j'y allais assidûment...
+
+Madame de Talleyrand crut un moment, et ce moment fut long, que
+c'était pour sa personne que j'allais si souvent chez M. de
+Talleyrand, et la voilà qui me prit dans la plus funeste des amitiés:
+car c'était une calamité que l'amitié de madame de Talleyrand; M. de
+Talleyrand saurait bien qu'en dire...
+
+En conséquence, elle m'arriva régulièrement deux fois par semaine,
+venant le matin pour me voir plus _intimement_, venant le soir _pour
+la convenance_, disait-elle, et m'ennuyant toujours; ce que je ne
+pouvais lui dire et qu'elle ne voyait pas. Je me sauvais bien d'elle
+auprès de M. de Talleyrand, où j'étais sûre qu'elle ne me viendrait
+pas chercher, car elle le craignait et ne l'aimait plus: elle était
+même à cette époque déjà très-méchante pour lui; des _caqueteurs_
+prétendaient même qu'elle le _battait_, et l'un d'eux racontait
+qu'un jour M. de Talleyrand ayant mal aux dents d'une fluxion
+très-douloureuse, elle lui porta un coup violent dans la joue malade.
+
+Un soir nous étions peu de monde chez M. de Talleyrand, M. Fox était
+encore au ministère. M. de Talleyrand nous raconta qu'il avait écrit
+la lettre la plus charmante pour annoncer qu'on avait découvert à
+Londres un homme qui voulait assassiner l'Empereur; cet homme était
+FRANÇAIS.
+
+«J'ai fait mettre ce misérable en prison, ajoutait M. Fox; mais nos
+lois ne permettent pas de retenir longtemps en prison un étranger
+qui n'est coupable d'aucun délit en Angleterre. J'attendrai l'avis
+que vous me donnerez.» M. Fox disait encore dans sa lettre à M. de
+Talleyrand un fort joli mot qui prouvait l'horreur qu'il avait pour
+le crime que l'assassin méditait: «Je lui ai d'abord fait l'_honneur
+de le prendre pour un espion_,» disait le ministre anglais...
+
+M. de Talleyrand, en parlant de ce fait comme d'une sorte de
+confidence, exaltait beaucoup M. Fox et sa loyauté. Le fait réel,
+c'est que M. Fox était un homme ayant l'âme élevée, et sans aucune de
+ces petites passions comme en nourrissait M. Pitt. M. de Talleyrand
+voulait répandre cette action de M. Fox pour qu'il lui revînt à
+Londres qu'on était reconnaissant de ce qu'il avait fait. L'Empereur
+fit encore plus; il lui fit adresser par M. de Talleyrand une
+charmante lettre qui fut même comme un chaînon repris et rattaché. Si
+M. Fox était demeuré plus longtemps en ce monde, il est certain que
+la paix aurait été signée de nouveau.
+
+M. de Talleyrand quitta Paris pour suivre l'Empereur en Allemagne,
+après la bataille d'Iéna. Paris devint alors bien désert. Madame de
+Talleyrand, qui avait déjà Valençay, je crois, mais ne voulait pas
+aller si loin, prit une bicoque à la Muette où je me rappelle avoir
+été la voir. Je la trouvai dans une chambre où son gros et grand
+corps pouvait à peine se tenir. La conversation n'était pas tenable
+quand M. de Talleyrand n'y était pas...
+
+Après son départ j'héritai de la partie de whist. Ces messieurs, qui
+avaient tous madame de Talleyrand dans la plus belle et cordiale
+aversion, ne voulurent jamais reprendre leurs soirées chez elle en
+l'absence de M. de Talleyrand, et comme indépendamment du goût commun
+à M. d'Abrantès et à ces messieurs pour le whist, ils étaient de ma
+plus intime société, on n'eut tout simplement qu'à ouvrir deux tables
+de jeu dans mon salon, et quoique les cartes fussent habituellement
+bannies de chez moi, je leur permis d'y entrer pour un temps...
+
+M. de Talleyrand écrit rarement, mais il écrit bien, et cela se
+conçoit en l'entendant causer. Il lui arriva en Pologne une histoire
+fort comique qui donna lieu à une lettre charmante qu'il écrivit
+ici. Sa voiture s'embourba dans ces horribles chemins de la Prusse
+polonaise, et la voiture ministérielle demeura en panne comme la
+charrette d'un manant: on appela des soldats.--Il y fallait penser;
+la voiture était là depuis neuf heures du matin, et il était alors
+sept heures du soir. Un bataillon tout entier arriva, et la voiture
+fut soulevée et enfin arrachée de ce gouffre boueux dans lequel elle
+était tombée.
+
+--Qui est donc là-dedans? demanda un soldat.--Le ministre des
+Affaires étrangères.
+
+--Ah! ah! dit le premier, qui, à ce que croit M. de Talleyrand, était
+le _gracioso_ du bataillon, pourquoi se mêle-t-il de venir faire de
+sa chienne de diplomatie dans un maudit pays comme celui-ci?
+
+--C'est vrai ça, dirent tous les autres en choeur.
+
+Ce que j'ai dit de M. Fox me rappelle un fait arrivé dans le même
+temps. Il y avait à Hambourg un émigré chargé par Louis XVIII de
+payer des pensions à de pauvres émigrés qui demeuraient soit à
+Hambourg, soit à Altona. Le comte de Gimel, nom de cet envoyé de
+Louis XVIII, était un homme comme la Restauration aurait dû en avoir
+beaucoup: c'était un homme dévoué à sa cause, mais avec honneur et
+loyauté, un vrai Français enfin. Le comte de Gimel était donc à
+Hambourg lorsqu'un jour, le 17 juillet 1806, un nommé _Loiseau_ se
+présenta chez lui, et, sans préambule, lui offrit de venir à Paris
+pour assassiner l'Empereur. M. le comte de Gimel, révolté de cette
+proposition, le reçut avec horreur.
+
+«Si vous n'avez pas d'autres moyens pour relever le trône des
+Bourbons qu'un lâche assassinat, monsieur, lui dit-il, allez ailleurs
+chercher des complices!»
+
+Un ami de M. de Gimel, qui allait beaucoup chez le résident de France
+à Hambourg, lui raconta le fait, ce qui fit arrêter Loiseau et le fit
+conduire à Paris. M. de Gimel était un homme d'une noble et loyale
+opinion: des royalistes comme lui auraient fait aimer les Bourbons.
+Il mourut peu de temps après cet événement et fut mal remplacé
+jusqu'au moment où M. Hue, ancien valet de chambre de Louis XVI, vint
+lui-même à Hambourg pour inspecter les besoins des pauvres émigrés
+dont madame la duchesse d'Angoulême prenait soin.
+
+Tilsitt vit faire un traité qui de nouveau devait donner de l'espoir
+pour la paix. M. de Talleyrand revint avec l'Empereur; la société
+de la rue d'Anjou reprit ses habitudes, et tout marcha comme par le
+passé. Toutefois une grande tempête se préparait du côté de l'ouest,
+et tout faisait présumer que ses éclats seraient terribles: l'Espagne
+annonçait une révolution... Ce fut en ce moment que Napoléon supprima
+le tribunat!...
+
+C'est une délicate chose à toucher que cette affaire de la Péninsule.
+Avant d'en dire quelques mots, je parlerai de l'opinion de la France
+sur l'Empereur: elle était ce que peut-être elle n'avait jamais été.
+Sa force morale avait reçu à Tilsitt une augmentation tellement hors
+des proportions voulues, qu'il pouvait tout tenter. Cette amitié
+d'un souverain puissant, l'entrevue de Tilsitt, tout ce qui s'était
+passé dans cette campagne, où en dix mois Napoléon avait touché les
+bords de la Vistule et remporté des victoires qui suffiraient pour
+illustrer le règne entier d'un homme; le fait réel, c'est que depuis
+le couronnement de l'Empereur, jamais il ne fut aussi fort qu'en ce
+moment.
+
+Les affaires de la Péninsule ont-elles été conseillées par M. de
+Talleyrand, _oui_ ou _non_? voilà l'état d'une question fort délicate
+depuis longtemps livrée à la discussion politique... et personne ne
+l'a pu résoudre. Si j'interroge ma conscience, je réponds que je
+suis certaine que si M. de Talleyrand ne l'a pas conseillée, il l'a
+fortement approuvée. Je n'en veux pour preuve que les liaisons plus
+qu'intimes non-seulement de lui avec Izquierdo, mais de tous ceux
+qui l'entouraient avec cet homme, âme damnée du prince de la Paix...
+J'ai d'ailleurs trouvé dans les papiers de mon mari des fragments
+de lettre ayant rapport à sa mission secrète lors de notre premier
+passage à Madrid, en allant prendre possession de notre ambassade à
+Lisbonne; Junot fut alors chargé de plusieurs choses intimes pour le
+prince des Asturies (plus tard Ferdinand VII). Tout cela se tient, et
+assez pour que je puisse formuler une opinion sur cette terrible et
+mystérieuse affaire d'Espagne. Le duc de Lavauguyon, qui se trouva à
+Madrid avec Murat, nous a raconté de bien étranges choses. Tous ces
+fragments forment un _tout_ sur lequel je suis assise, et je prends
+de là ma direction.
+
+La _prise_ du Portugal commença la _prise_ de la Péninsule. Ce mot de
+_prise_ on n'en voulait pas, car on choisit pour commander l'armée
+d'invasion l'homme qui était _encore ambassadeur_ auprès de la reine
+de Portugal. Ce fut une mauvaise comédie dont personne ne fut dupe,
+mais qui ne s'en joua pas moins.
+
+La marche de l'armée française sur Lisbonne fut un prodige. Le
+général Thiébault, chef d'état-major du duc d'Abrantès pour cette
+même campagne, et à qui l'armée doit tant de remerciements et de
+reconnaissance, peut dire si ce fut _une promenade_, comme l'ont dit
+quelques ignorants ou quelques serpents... un de ces reptiles qui ont
+toujours besoin de siffler, n'importe quelle action. Quoi qu'il en
+soit du plus ou moins de périls que l'armée a courus, tandis que nos
+aigles s'avançaient vers Lisbonne, Madrid grondait déjà sourdement
+pour annoncer cette terrible tempête qui devait amener quatre cent
+mille Français dans cette belle Espagne, pour y trouver la mort.
+
+On sait déjà que ce n'était pas Charles IV qui était roi d'Espagne;
+il avait beau mettre au bas des cédules royales:
+
+_Yo el Rey_,
+
+il n'était pas aussi roi dans la Péninsule que je suis maîtresse
+absolue dans ma maison. C'était Godoy.
+
+Ce Godoy, détesté, méprisé des Espagnols, ce Godoy qui, pendant vingt
+ans qu'il fut _privado_, ne sut même pas donner une loi heureuse à
+sa patrie... Pas un chemin, pas un pont, pas un arbre planté en son
+nom!... un silence de mort enfin couvrirait le nom de cet homme, si
+le cri de l'indignation ne s'élevait à côté de lui pour lui dire
+qu'il a fait le malheur de l'Espagne.
+
+Cette haine générale n'était pas seulement le fruit de sa position
+de favori. Cette place de _privado_ n'avait pas toujours été occupée
+par un homme inhabile; le duc d'Olivarès[77], le duc de Lerme, don
+Juan d'Autriche, le frère de Charles II, montraient, avec le comte
+de Campo-Manès, ce qu'on peut produire avec la faveur, quand le bon
+grain tombe sur une bonne terre. Mais Godoy ne dut son avénement à
+_la faveur_ du roi que _par celle_ de la reine. Honte sur lui! criait
+la nation tout entière.
+
+[Note 77: Le duc d'Olivarès laissa prendre le Portugal, mais ce fut
+après tout un grand ministre; s'il ne fut pas l'égal de Richelieu, il
+fut moins cruel, au moins, et cela compense.]
+
+Et c'est de cet homme que Don Eugenio Izquierdo était non-seulement
+l'agent, mais l'ami... Et on sait comment Izquierdo était reçu chez
+M. de Talleyrand!... Izquierdo!... lorsque je pense à cet homme, mon
+coeur se soulève.
+
+Godoy fut l'homme fatal de l'Espagne bien plus que Napoléon. Je
+connais l'Espagne et je l'aime; j'ai bien étudié tous ses malheurs,
+j'ai remonté à leur cause, et je crois pouvoir affirmer que Don
+Manuel Godoy est la principale cause de toutes les infortunes de la
+Péninsule, sous quelque forme qu'elle ait été frappée.
+
+Le prince des Asturies abhorrait le prince de la Paix; j'ai entendu
+cette haine s'exhaler avec rage du coeur de Ferdinand VII, en
+présence de mon mari et de la princesse sa femme[78], lorsque je
+passai à Madrid pour aller à Lisbonne.
+
+[Note 78: Il voulait sans doute le conduire, comme Don Carlos, à
+être jugé à mort. Ensuite, il n'y aurait eu que Don Carlos entre Don
+Francisco et le trône; Don Francisco, le troisième enfant, était fils
+de Godoy.]
+
+Notre ambassadeur à Madrid, lors de la révolution d'Aranjuez, était
+M. le marquis de Beauharnais, beau-frère de Joséphine; sa position
+était des plus difficiles. Il avait tout le tact et le talent
+nécessaires pour agir dans une semblable circonstance; mais que
+faire contre une double manoeuvre qui agit sans que vous sachiez où
+sont ses mouvements? M. de Talleyrand avait ses rouages, ses fils,
+que faisait mouvoir Izquierdo, et M. de Beauharnais avait d'autres
+renseignements et presque d'autres ordres. Il se conduisit même avec
+une admirable modération, en rétablissant la paix entre le prince des
+Asturies et son père. Mais Godoy ne voulait pas de paix; il voulait,
+je crois, la mort du prince des Asturies. Je ne puis m'expliquer
+autrement cette rage haineuse qui l'animait contre l'infant. Enfin
+les choses en vinrent au point que le roi et l'infant portèrent la
+cause au tribunal de Napoléon.--Il donna raison au père. Le fait est
+que le père était un imbécile, le fils un méchant et Godoy le plus
+misérable des hommes. Quant à la reine, elle ne sut être ni épouse,
+ni femme coupable, ni mère, ni souveraine. Voilà les acteurs de ce
+drame si imposant joué à Bayonne en 1808.
+
+Les querelles devinrent sérieuses. On envoya des troupes en Espagne:
+ce fut une faute; nous n'en avions pas le droit... On a prétendu que
+Godoy, voulant emmener le vieux roi loin de Madrid pour le faire
+aller en Amérique, avait demandé des troupes afin de l'effrayer.
+Le fait est qu'Izquierdo partit en courrier de Paris et arriva à
+Aranjuez le mardi-gras. Il alla aussitôt chez Godoy... Il le trouva
+masqué, déguisé en moine, et faisant et disant toutes les folies qui
+passaient par sa pauvre tête. Izquierdo était un misérable niais,
+mais il avait assez de talent pour comprendre la gravité de leur
+position; il leva les épaules et fit bien.
+
+Pendant ce temps, l'armée française, sous les ordres de Murat,
+franchissait les Pyrénées, et Murat entrait dans Madrid, où il
+fut mal accueilli. Murat n'était pas l'homme qu'il fallait aux
+Castillans, peuple sérieux, positif, austère, et l'opposé des
+fanfaronnades et des jactances de Murat.
+
+Il crut avoir pris l'Espagne pour lui; mais l'Empereur lui écrivit
+qu'il fût tranquille et qu'il _songerait à son affaire_. Alors
+se firent entendre les pleurs et les grincements de dents. La
+grande-duchesse de Clèves, de Berg et de Juliers n'était pas
+contente... Mon Dieu! quelle extravagance et quel délire!
+
+Quand Murat vit que l'Espagne n'était pas pour lui, il fit tout ce
+qu'il put pour faire perdre la couronne du royaume d'Espagne au
+pauvre Charles IV, et puis ensuite à tout autre qui la prendrait,
+c'est-à-dire qu'il embrouilla tout, au point que personne ne s'y
+reconnut. Godoy, qu'on allait pendre, ne le fut pas, et l'on vit un
+petit-fils de Louis XIV solliciter à genoux de quitter une couronne,
+un royaume qu'il ne pouvait plus partager avec son _privado_,
+demandant pour toute grâce un dernier asile où ce _trésor_ fût en
+sûreté. C'est alors que Murat, sur les recommandations _écrites_
+et _expresses_ de M. de Talleyrand, rendit la liberté à don Manuel
+Godoy. Ceci était après la révolution d'Aranjuez.
+
+La nation fut furieuse. Godoy était tellement détesté, qu'on avait
+besoin de sa mort comme d'une expiation. Le peuple, les grands, la
+bourgeoisie, tous la voulaient et la demandaient par un seul cri.
+
+C'est alors que l'Empereur arriva à Marrac. Il manda les parties
+devant lui. Ferdinand arriva le premier, et fut suivi de son père et
+de sa mère, qui ne quittaient pas leur inséparable Godoy. On sait
+la fin de cette histoire, du moins dans sa première partie... M. de
+Talleyrand y parut peu en dehors, n'étant plus alors aux Affaires
+étrangères; mais M. le duc de Cadore n'était pas dans ce chaos,
+tandis que M. de Talleyrand y était tout entier. Ses partisans,
+depuis cette époque, en voyant le blâme universel s'étendre sur
+cette affaire, voulurent le disculper, mais n'y purent parvenir; ils
+dirent seulement que s'il fût demeuré au portefeuille des Affaires
+étrangères, les choses se fussent passées plus convenablement.
+
+Les princes d'Espagne allèrent à Valençay, chez M. de Talleyrand
+même, et le roi Charles IV à Marseille, avec sa femme et _Manuelitto
+Godoy_. Quelle profonde étude à faire dans toute cette tragi-comédie,
+jouée et composée par ceux mêmes qui sont en scène!
+
+La conduite de Ferdinand VII, pendant sa captivité, lui fut, dit-on,
+suggérée pour le rendre méprisable aux yeux de ses sujets. Ceci est
+une de ces calomnies comme la méchanceté n'en fait que trop souvent.
+Ferdinand VII était un homme que j'ai connu, et qui n'avait nullement
+besoin d'être poussé pour faire des actions basses et indignes de
+son rang. Conspirant sans cesse contre lui-même, parce que ses
+tentatives étaient stupides; jouant ou faisant jouer la comédie,
+séduisant des maritornes dans les basses-cours du château, il laissa
+le duc de San-Carlos filer une plus noble passion auprès de madame de
+Talleyrand, qui, dit-on, ne lui fut pas cruelle; et lorsqu'elle vint
+à Paris et que nous y vîmes aussi le duc de San-Carlos, nous pensâmes
+que le duc s'était trompé. Mais la princesse ne l'entendait pas
+ainsi.
+
+Une chose dont je n'ai pas parlé dans la première partie de cet
+article, c'est de la _petite Charlotte_. Qu'est-ce que Charlotte?
+Charlotte était une petite fille qu'un beau jour on vit apparaître
+dans le salon de M. de Talleyrand. Comme madame Grandt la caressait
+beaucoup, on crut qu'elle était sa fille et celle de M. de
+Talleyrand. Écoutez donc, il est de fait que la chose paraissait
+probable; mais ce n'était pas cela. Charlotte était fille de
+quelqu'un, parce qu'on a toujours une mère et un père. Le père,
+je n'ai jamais bien connu son nom, à moins qu'il ne s'appelât M.
+Charlotte; car la petite n'eut jamais d'autre nom, même quand au
+titre de mademoiselle on ajoute autre chose; on ne put trouver que
+mademoiselle Charlotte. Enfin, telle qu'elle était, cette petite,
+M. de Talleyrand en était idolâtre. Elle venait pincer les jambes
+du cardinal Caprara, qui lui souriait comme un martyr, parce qu'il
+venait de chez l'Impératrice, où les deux carlins lui avaient mis
+les jambes en marmelade. Elle touchait impunément à la coiffure
+du comte de Grandcourt; et un jour le comte de Bentheim l'ayant
+soulevée dans ses bras, elle lui ôta tout son rouge sans qu'il se
+plaignît. On connaissait son pouvoir sur M. de Talleyrand, et nul ne
+résistait à l'enfant. Mais le plus curieux, c'est que cette petite
+était aimée de madame de Talleyrand comme de son mari. Lorsqu'on
+avait dîné, Charlotte arrivait en se cachant derrière une immense
+coupe d'agate ou de porphyre, dans laquelle brûlaient des parfums.
+Une autre fois, elle arrivait habillée en Espagnole, en Polonaise,
+en Napolitaine, et puis elle dansait le boléro, la mazourka ou la
+tarentelle; M. de Talleyrand, alors, était dans le ravissement, et
+les applaudissements de tout le salon étaient plus vifs que ceux
+de l'Opéra pour mademoiselle Elssler. Le fait est que cette petite
+n'était pas jolie, avait des dents fort avancées, et ne dansait pas
+mieux qu'une autre; elle avait de plus l'air d'un chien habillé,
+avec son toquet sur l'oreille, et était parfaitement ridicule:
+elle m'a toujours fait cet effet au moins. J'ai parlé d'elle aussi
+longuement, parce qu'elle faisait partie du salon de M. de Talleyrand
+comme objet de curiosité. Si M. de Talleyrand avait davantage songé
+à l'avenir qu'il lui réservait, il aurait mis plus d'attention à la
+tenir dans un demi-jour convenable; mais en lui élevant un théâtre
+où il l'exposait, c'était lui donner la célébrité avec toutes ses
+conséquences.
+
+La cause de la disgrâce de M. de Talleyrand, c'est-à-dire du prince
+de Bénévent, est inconnue; on ne peut que la présumer. Le cardinal
+Maury, qui ne l'aimait pas et n'en était pas plus aimé, me disait
+un jour que l'Empereur était ennuyé de tout ce qu'on lui rapportait
+des bêtises de madame de Talleyrand.--Mais qu'est-ce que cela fait?
+demandai-je au cardinal?... le mari est-il solidaire des torts de sa
+femme?...
+
+--Oui. Pourquoi l'a-t-il épousée?
+
+
+MILLIN.
+
+Pourquoi, monseigneur? mais il ne l'a pas voulu. Ne savez-vous pas
+comment s'est fait ce mariage?
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Non vraiment, et ne m'en soucie guère.
+
+
+MILLIN.
+
+M. de Talleyrand reçut ordre de l'Empereur d'être marié dans huit
+jours; l'Empereur espérait que ce court délai ferait peur à M. de
+Talleyrand pour s'accoutumer à ce mariage, et qu'il ferait plutôt
+une alliance étrangère. Pas du tout, M. de Talleyrand n'osa demander
+conseil à personne, et le huitième jour au matin il s'avisa seulement
+d'en parler à M. de Narbonne; alors il n'était plus temps, et madame
+Grandt devint madame de Talleyrand le même soir...
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Mais ce n'est pas d'un homme d'esprit cette conduite-là.
+
+
+MILLIN.
+
+Je ne vous la donne pas pour telle, non plus; mais que voulez-vous y
+faire? Le fait est qu'il est difficile de faire plus de gaucherie que
+la pauvre femme n'en fait. Les ambassadeurs écrivent tous les jours
+des notes pour savoir si ce n'était pas _avec intention_ que madame
+la princesse de Bénévent avait fait telle chose ou telle autre.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Était-ce avec intention qu'elle a demandé à Denon des nouvelles de ce
+pauvre Vendredi?... Elle le prenait pour Robinson Crusoé!
+
+
+MILLIN.
+
+Allons! allons! la chose n'est pas prouvée... Et puis après tout...
+Tenez, monseigneur, je n'y crois pas.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Denon me l'a certifié encore avant-hier... C'est positif.
+
+
+MOI.
+
+Oui, malheureusement, car les étrangers se moquent de nous lorsqu'ils
+savent de pareilles histoires... Savez-vous celle du verre d'eau,
+monseigneur?
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Celle du verre d'eau! non, vraiment; et comme je suis très-friand de
+ces sortes d'histoires, je vous la demanderai.
+
+MOI.
+
+Tenez, voilà quelqu'un qui est un habitué du salon Talleyrand et qui
+vous la racontera à merveille.
+
+
+LE COMTE DE NARBONNE, qui entre.
+
+Qu'ai-je à dire, ma belle amie?... Une histoire? Vraiment, pourquoi
+ne contez-vous pas?
+
+
+MOI.
+
+Non, c'est l'histoire du verre d'eau de madame de Talleyrand. C'est à
+madame votre fille que la chose est arrivée.
+
+
+M. DE NARBONNE.
+
+Oh! pardieu, l'histoire est des meilleures. Voici le fait,
+monseigneur: M. de Talleyrand venait d'être nommé prince de Bénévent,
+chose heureuse et que je lui souhaite jusqu'à la fin de ses jours.
+J'ignore si Votre Éminence sait jusqu'à quel point madame sa femme
+est à l'affût de tout ce qui a rapport à l'étiquette et à la
+convenance des places et dignités... Et tenez, demandez à madame la
+gouvernante... elle peut vous le dire...
+
+
+LE CARDINAL se retournant vers moi.
+
+Qu'est-ce donc que cette nouvelle aventure? Vous ne m'en avez pas
+parlé.
+
+
+MOI.
+
+C'est que cela n'en vaut pas la peine.
+
+
+M. DE NARBONNE.
+
+Comment! cela n'en vaut pas la peine! cela vaut son pesant d'or.
+
+
+MOI.
+
+Eh bien! monseigneur, vous saurez que madame de Talleyrand me fit
+écrire il y a huit jours par sa demoiselle de compagnie une espèce de
+lettre, de billet, je ne sais dans quel style ni dans quelle forme,
+sur du papier à ministre, pour me demander quel jour et à quelle
+heure je pourrais la recevoir. Je m'empressai de répondre à cette
+demande d'audience un petit mot sur du papier à billet ordinaire,
+pour lui dire que je serais à ses ordres tous les jours jusqu'à la
+fin de la semaine. À une heure je la vis arriver avec sa demoiselle
+de compagnie, dans sa grande et lourde berline, avec deux grands
+valets de pied tout bleus et son cocher de même; la voiture, les
+gens, les chevaux, le contenu, le contenant, tout cela lourd et
+massif comme plomb. En arrivant, madame la princesse me fit une de
+ces révérences de présentation à laquelle je répondis par un bonjour
+amical, et prenant sa main je la conduisis à mon canapé; alors
+elle entama l'entretien. Que croyez-vous qu'elle venait me dire,
+monseigneur?... devinez!
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Elle venait vous demander conseil pour une parure.
+
+
+MOI.
+
+Au lieu de me demander conseil elle venait m'en donner.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+La bonne folie! Et sur quoi?
+
+
+MOI.
+
+Elle me dit que je ne me mettais pas en _gouvernante_ de Paris;
+que j'allais à l'Opéra coiffée en cheveux, et que cela n'était pas
+convenable.--Mais madame, lui dis-je, je n'ai que vingt-quatre
+ans!--N'importe. Tenez, si vous voulez sonner, je vais vous montrer
+_ce que je vous ai fait faire_.--Et sonnant elle-même, elle fait
+apporter un carton dans lequel était une façon de toque faite pour
+une femme de soixante-dix ans au moins, ornée de quatre plumes
+immenses posées comme pour un cheval de carrosse.
+
+--Voilà, dit-elle, une coiffure pour la gouvernante de Paris.--Et
+puis, je voudrais que vous fissiez reprendre les vieux usages. Ainsi,
+par exemple, les trois révérences avant d'arriver à la maîtresse de
+la maison... Je vous en ai fait une tout à l'heure.
+
+Et, retournant à la porte du boudoir, la voilà qui fait encore une,
+deux, trois révérences... De ma vie, je crois, je n'avais autant ri.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Je le crois, ma foi, de reste! Et que vous dit-elle ensuite?
+
+
+MOI.
+
+Elle me demanda si je voulais introduire chez moi cette coutume,
+_de me retirer_, les jours de réception, en saluant mon monde pour
+rentrer _dans mes appartements_.--Oh! pour le coup, je me fâchai;
+et je pris la chose pour une mystification; mais, hélas! la chose
+n'était que trop vraie... Elle m'objecta les princesses soeurs de
+l'Empereur.
+
+--Je suis altesse sérénissime, me dit-elle.
+
+--Cela va pour vous, madame, lui dis-je; mais comme je ne suis pas
+encore _altesse_, même _altesse agitée_, je me bornerai à me lever
+quand on sortira, et à reconduire jusqu'à la porte de mon salon.
+Je ne le puis pour les jours de réception, parce que j'ai trop de
+monde, mais au moins je ne me retirerai que la dernière.--Après cette
+question, celle du verre d'eau eut son tour; quant à celle-là, je
+laisse la parole à M. de Narbonne, qui fut témoin comme moi, mais qui
+raconte bien mieux.
+
+
+M. DE NARBONNE.
+
+Je ne vous contredis pas, parce que c'est malhonnête. Vous saurez
+donc, monseigneur, que lorsque madame de Bénévent, première du nom,
+comme madame Grandt fut altesse _sérénissime_, comme elle le dit
+elle-même, elle entreprit d'introduire les belles manières dans sa
+maison, comme si Talleyrand était un mal-appris ou qu'il fût né
+d'hier; elle s'en alla donc questionnant Réchaud[79], d'une part,
+et Robert[80], de l'autre, et parvient à savoir que chez l'Empereur
+et chez les princes de sa famille _on ne demande ni on ne porte à
+boire_ dans le salon où ils se trouvent. Ravie de sa découverte,
+et ne voulant parler de rien à M. de Talleyrand pour le surprendre
+agréablement comme pour ce pauvre Vendredi, elle choisit un jour
+de la semaine dernière où il y avait grand dîner et foule à être
+étouffé dans le salon de la rue d'Anjou, et elle donna l'ordre à
+Courtiade[81] de ne donner à boire _à qui que ce fût_, à moins que
+ce ne fût elle, le prince... et puis réfléchissant, elle se demanda,
+à ce que j'ai su depuis, si le prince de Nassau ne pouvait pas boire
+devant elle... Elle trouva que la chose se pouvait... mais comme elle
+n'aimait pas le prince de Nassau, qui se moque d'elle avec Montrond,
+elle ajouta, en se reprenant dans son ordre à Courtiade:
+
+--_À moi_ ou à Son Altesse le prince de Bénévent seulement.
+
+[Note 79: Maître-d'hôtel de l'Impératrice.]
+
+[Note 80: Maître-d'hôtel de Murat.]
+
+[Note 81: Valet de chambre de M. de Talleyrand depuis trente-cinq ou
+quarante ans.]
+
+--Mais, madame, si l'on demande à boire? dit Courtiade avec la
+prévoyance que devait faire naître la petitesse de l'appartement.
+
+--Eh bien! eh bien!... vous _mènerez boire_ dans la salle à manger...
+
+Ma fille, madame de Braamcamp, avait dîné chez madame la gouvernante,
+qui lui proposa d'aller faire ensemble une visite à la princesse
+de Bénévent, et la divertit beaucoup en lui racontant l'histoire
+dont elle nous a fait fête tout à l'heure. Ces dames arrivèrent
+tard et trouvèrent à peine une place dans le salon; ma pauvre fille
+eut soif et demanda un verre d'eau, tout étonnée que les plateaux
+de rafraîchissements ne circulassent pas comme à l'ordinaire....
+Apercevant quelqu'un qu'elle connaissait intimement[82], elle
+l'appela et le supplia de lui faire venir un verre d'eau...
+
+[Note 82: M. d'Herenaude, dont j'ai parlé déjà.]
+
+C'étaient surtout _les verres d'eau sucrée_ que la princesse avait en
+aversion... Aussitôt qu'elle aperçut le petit plateau d'argent sur
+lequel Courtiade apportait le verre d'eau, car en apprenant qu'il
+était pour madame de Braamcamp, fille du meilleur ami de son maître,
+il avait passé outre; aussitôt, dis-je, que la princesse l'aperçut,
+elle cria de sa voix fausse et nasillarde:
+
+--_Je vous avais défendu d'apporter ici des verres d'eau._
+
+Ma pauvre fille devint rouge comme une cerise, et demeura fort
+surprise d'une telle attaque... Enfin, on alla souper lorsque la
+foule fut partie. Les femmes se mirent à table; Talleyrand, moi et
+quelques autres, nous quittâmes le jeu et vînmes nous établir autour
+de la cheminée... Quelques-uns de nous eurent soif, on demanda du vin
+de Madère et de l'eau.--Le valet de chambre qui apporta le plateau,
+fier de l'ordre du prince, levait ce plateau tant qu'il le pouvait
+devant la princesse. Aussi, en le voyant, elle s'écria du haut de sa
+tête:--Je vous ai défendu de porter des verres d'eau dans la pièce où
+se trouve le prince ou moi...
+
+--Princesse, dit le valet de chambre, ce n'est pas un verre d'eau...
+c'est de l'eau et du vin.
+
+--À la bonne heure, répondit la princesse en se rasseyant.
+
+--Comment trouvez-vous le mot, monseigneur?
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Trop beau pour elle... oui, ce mot lui demeurera comme une chose
+D'ELLE..., et j'en suis fâché, car il est de vous...
+
+Cette histoire donne l'idée de la manière dont madame de Talleyrand
+_tenait son salon_.... elle n'avait pas plus de mesure pour juger
+les gens. M. de Talleyrand, si fin, si plein de tact et de bonnes
+manières, souffrait, à la vérité, de cette continuelle souffrance
+d'avoir incessamment une femme à côté de soi qui vous fait rougir par
+ses bêtises.
+
+
+M. DE NARBONNE.
+
+Mais je ne crois pas que l'Empereur rende Talleyrand responsable de
+tout ce qu'elle fait.
+
+
+MILLIN.
+
+J'en répondrais; et puis, après tout, madame la princesse de Bénévent
+est très-bonne pour chacun, et elle a des partisans.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Vous verrez que ce diable de Millin aura fait une méprise avec sa
+vue basse; il aura pris l'Altesse Sérénissime pour une antique, et
+le voilà amoureux d'elle... Pauvre Millin, ce que c'est que d'être
+_presbyte_!
+
+
+MILLIN.
+
+Mais je ne suis pas amoureux de madame de Talleyrand; c'est bon pour
+Grandcourt, ces pasquinades-là; moi je suis trop vieux pour jouer au
+mardi-gras.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+C'est bien aussi ce que je disais, mon antiquaire; mais si l'on fait
+ce qu'on peut, on ne fait pas toujours ce qu'on doit.
+
+À cette époque, M. de Talleyrand avait une attitude fort mauvaise;
+l'Empereur s'éloignait de lui. On faisait revivre l'histoire du duc
+d'Enghien avec celle des Bourbons d'Espagne, et l'on disait qu'il
+voulait donc épuiser tout le sang des Bourbons qui coulait dans la
+grande veine politique de l'Europe, et qu'en vérité il y avait abus
+de sa part, après les gages qu'il avait donnés à la Révolution.
+
+Cette question du duc d'Enghien est encore toute neuve à discuter, et
+elle le sera toujours dès que Fouché n'a pas parlé sur le personnage
+mystérieux qui était à Paris en même temps que Georges et Pichegru.
+Mais laissons là ce sujet. M. de Talleyrand a trouvé moyen de jeter
+un voile aussi sombre sur cette mystérieuse histoire, qu'un épais
+linceul sur le malheureux qui mourut sa victime sur le rocher de
+Sainte-Hélène.
+
+Maintenant, M. de Talleyrand a-t-il conspiré longtemps avant 1814?
+je ne le crois pas. L'Empereur eut tort, probablement, de rompre
+aussi violemment avec lui, et de lui faire une scène aussi cruelle
+la veille de son départ de Paris. Je sais que lors du départ pour
+Moscou, l'Empereur fut au moment de le rappeler au ministère; il
+est peut-être fâcheux que cela n'ait pas eu lieu. M. de Talleyrand
+ne haïssait pas l'Empereur, et il était bien vu des puissances
+étrangères, l'Autriche exceptée. La Russie l'aimait alors; je sais
+qu'en 1815 il n'en fut pas de même, mais l'Empereur Alexandre avait
+des préventions _pour_ et _contre_: il y avait de grandes chances,
+du moins je le crois. Ainsi donc, lorsque l'Empereur n'emmena pas M.
+de Talleyrand à Varsovie, je le répète, je crois que ce fut fâcheux,
+et d'autant plus que ce fut M. de Pradt que l'Empereur emmena avec
+lui, pour en être mal servi dans ses derniers jours prospères, et
+caricaturé dans ses jours malheureux.
+
+Les malheurs vinrent encore plus vite que nos victoires n'avaient été
+rapides; le désastre de Moscou survint, et avec lui la ruine de la
+France.
+
+De retour en France, Napoléon, que son génie n'abandonna pas dans ces
+circonstances critiques, comprit tout ce que cet événement portait
+avec lui de chances funestes pour l'avenir... il assembla un conseil
+privé composé des ministres, des ministres d'État et de quelques
+grands officiers de sa maison, comme Duroc et Caulaincourt; M. de
+Talleyrand fut appelé à ce conseil. Interrogé par l'Empereur, il
+se prononça pour la paix; Cambacérès de même. Et ce fut le duc de
+Feltre, M. Clarke, qui osa dire en plein conseil, devant des témoins
+dont beaucoup vivent encore, que l'Empereur était DÉSHONORÉ s'il
+abandonnait un pouce de terrain, ou une prétention!....
+
+--Voyez la conduite de cet homme pendant la Restauration!...
+
+Lorsque l'Empereur partit, et qu'il laissa Marie-Louise régente avec
+un conseil, M. de Talleyrand fit partie de ce conseil. J'ai parlé
+de l'étrange scène que l'Empereur fit à M. de Talleyrand la veille
+de ce même départ; je n'en rappellerai donc ici que quelques mots:
+l'Empereur reprocha à M. de Talleyrand de rejeter sur lui les fautes
+de l'affaire d'Espagne.
+
+--C'est vous qui me les avez conseillées, monsieur, lui disait
+l'Empereur d'une voix tonnante; c'est vous qui m'avez présenté un
+traité qui était déjà presque fait entre moi et le Prince de la Paix
+pour le faire roi des Algarves: osez le nier!... Ce traité devait
+vous donner vingt millions.
+
+La colère de l'Empereur fut si forte enfin qu'il frappa M. de
+Talleyrand _au menton_... La scène fut des plus vives... L'Empereur
+eut tort.
+
+Demeuré à Paris, libre, surveillé seulement par cet homme qui
+n'avait pas su se garder lui-même dans l'affaire de Mallet, M.
+de Talleyrand, l'âme ulcérée et vindicative, jura de se venger.
+L'Empereur aurait dû se rappeler son Machiavel et ne pas laisser
+derrière lui un ennemi libre.
+
+Pendant l'héroïque défense de la Champagne, M. de Talleyrand sut
+agir. Ses amis, et il en eut, du moment qu'il cria _vive le roi_,
+parmi les gens qui le repoussaient la veille, ses amis le soutinrent
+et de leur fortune, et de leur crédit dans les partis alliés, de tout
+ce qui enfin était en leur pouvoir. Aussi, lorsque le jour du 31 mars
+arriva, tout était prêt pour l'attaque du côté du drapeau blanc; rien
+ne l'était pour la défense des aigles de l'Empire.
+
+M. de Talleyrand logeait alors dans son nouvel hôtel de la rue
+Saint-Florentin. Je savais qu'il y recevait tous les jours une
+nombreuse foule tout ardente pour arborer la cocarde blanche: madame
+de Dino s'y préparait la première, la duchesse de Courlande... Que
+nous voulaient ces femmes? Elles n'étaient pas Françaises.
+
+L'Impératrice quitta Paris. Si M. de Talleyrand n'eût pas été
+offensé, je suis certaine qu'il se fût opposé à son départ et à celui
+du Roi de Rome... Mais son parti était pris et le gant jeté, il
+fallait seulement trouver un moyen de ne pas partir.
+
+Bourrienne, ce misérable, comblé des bienfaits de l'Empereur,
+et qui se dévoua à la honte et à la haine comme un autre à une
+noble conduite, trouva un moyen pour empêcher le départ de M. de
+Talleyrand; il fit aller à la barrière par laquelle devait sortir M.
+de Talleyrand un bataillon de garde nationale dévoué, avec des ordres
+secrets... M. de Talleyrand part et monte dans sa voiture; le duc
+de Rovigo, qui avait ordre de ne partir qu'après M. de Talleyrand,
+retourne alors chez lui, monte en voiture, et bientôt il est sur la
+route de Blois. Mais arrivé à la barrière convenue, M. de Talleyrand
+voit sa voiture entourée par un bataillon de garde nationale.
+
+--Monseigneur, vous ne partirez pas!
+
+--Mes amis, _laissez-moi faire mon devoir_. Je dois partir.
+
+--Non, monseigneur, vous ne nous quitterez pas!
+
+--Mes amis!... mes amis, je vous conjure!...
+
+Et le résultat de cette comédie fut le retour de M. de Talleyrand
+dans sa maison, lorsque M. de Rovigo, comme un simple qu'il était,
+croyait en être suivi sur la route de Blois...
+
+On sait le reste...
+
+Lorsqu'on vit l'empereur Alexandre prendre l'hôtel de M. de
+Talleyrand pour y loger, la chose fut résolue, et on sut, avant
+qu'elle ne fût proclamée, quelle serait la forme du gouvernement
+qu'on allait avoir.
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE.
+
+SALON DE M. LE PRINCE DE TALLEYRAND.
+
+
+Dès le 31 mars au soir, une députation partit de l'hôtel de M. de
+Morfontaine, de ce même homme qui, ayant épousé la fille de la nation
+et d'un régicide, aurait dû être plus silencieux dans son amour pour
+le retour d'une chose pour l'abolition de laquelle son beau-père
+avait donné sa vie. Cette députation partit donc de chez lui, et fut
+à l'hôtel de M. de Talleyrand trouver l'empereur Alexandre, qu'ils
+ne virent pas, mais bien M. de Nesselrode, qui faisait de grandes
+phrases à la reine Hortense d'un côté, et de grandes phrases aux
+royalistes de l'autre; enfin tout allait ainsi ce jour-là: ne nous
+plaignons pas, nous avons vu bien pis depuis!...
+
+Lorsque l'empereur de Russie entra dans le salon de M. de Talleyrand,
+il y trouva l'éternel Pasquin de M. de Pradt, le général Dessoles,
+qui crut bien beau de venger ce qu'il appelait l'offense de Moreau en
+frappant sur le héros souffrant, et l'abbé de Montesquiou, le seul
+pur dans ce salon et le seul loyal; ils demandèrent les Bourbons, et
+M. de Talleyrand appuya. Il parla d'abord et fit parler l'abbé Louis
+et l'abbé de Pradt, ainsi que Dessoles.
+
+--Consultez ces messieurs, sire, dit M. de Talleyrand; _c'est
+connaître l'opinion de la France_.
+
+Ce mot n'a aucune portée en raison de son exagération.
+
+Enfin, dans l'une de ces séances, M. de Talleyrand se leva et dit:
+
+--Sire, il n'est que deux choses possibles: les Bourbons ou
+Bonaparte; Bonaparte, si vous pouvez, mais vous ne le pouvez plus,
+car vous n'êtes pas seul. Qui mettriez-vous à sa place?... un soldat?
+Nous n'en voulons plus. Si nous en voulions un, nous garderions celui
+que nous avons, car c'est le premier du monde.
+
+--Sire, ou Bonaparte, ou Louis XVIII; hors ces deux noms, tout le
+reste est une intrigue.
+
+M. de Talleyrand se conduisit avec une extrême adresse ou une grande
+loyauté... mais tout ce qu'il fit ensuite à Vienne a décelé la haine
+qu'il avait au coeur. Je voudrais reconnaître la loyauté, mais je ne
+le puis... Il fut pour Bonaparte et les Bourbons avec égalité, mais
+dans ses paroles... L'un ou l'autre! disait-il toujours... Et ses
+actions démentaient ce qu'il disait.
+
+Ce fut dès le 31 mars, à une heure après midi, que l'empereur
+Alexandre, pressé par les uns et attiré par M. de Talleyrand, signa
+la déclaration par laquelle il s'engageait à ne plus traiter avec
+Napoléon ni aucun membre de sa famille.
+
+Et le Roi de Rome, cet enfant innocent, que vouliez-vous donc qu'il
+devînt?... Et voilà ce qu'on appelle de la loyauté!...
+
+Lorsque les maréchaux vinrent de Fontainebleau à Paris, ils virent
+M. de Talleyrand dans son salon avant d'entrer chez l'empereur de
+Russie. M. de Talleyrand leur dit:
+
+--Messieurs, que voulez-vous faire? Si vous réussissez, vous
+compromettez tous ceux qui sont entrés dans cette chambre depuis le
+1er avril, et le nombre en est grand. Je ne me compte pas; JE VEUX
+ÊTRE COMPROMIS.
+
+Singulière parole!
+
+--_Louis XVIII est un principe_, avait-il dit la veille à Alexandre.
+Qu'est-ce que ce mot?... Voilà l'abus des phrases chez nous; en voilà
+une qui paraît bien ronflante en 1814, et qui en 1830 n'a plus le
+sens commun pour le même homme, comme elle avait cessé de signifier
+pour lui POUVOIR ET RICHESSE; car le principe pour lui est dans ces
+deux choses.
+
+Le salon de M. de Talleyrand devait être un lieu bien fait pour être
+le sujet d'une profonde observation, pendant cette nuit où les
+maréchaux Macdonald, Marmont et Ney, ainsi que le duc de Vicence,
+étaient dans le cabinet d'Alexandre pour lui demander la régence
+au nom de l'armée! Le salon de M. de Talleyrand était alors rempli
+de cette foule inquiète qui avait jeté le gant et ne _le pouvait_
+plus ramasser; car ce n'était pas _la volonté_ qui manquait à un
+homme comme Bourrienne, par exemple... Qu'allait dire l'empereur de
+Russie? Qu'allait-il prononcer?... Il régnait un silence profond
+seulement interrompu par les pas plus ou moins agités de ceux qui ne
+pouvaient demeurer assis et commander à leur inquiétude... Tout à
+coup la porte du cabinet de l'empereur de Russie s'ouvrit!... Ce fut
+un moment dramatique dans son effet... Hélas! s'il y avait eu dans
+cette chambre un seul ami de Napoléon, il eût à l'instant reconnu que
+toute espérance était anéantie... Aussitôt tous ces fronts obscurcis
+reprirent de la sérénité... Macdonald[83] sortit le premier... sa
+tête, qu'il porte habituellement très-élevée, l'était encore plus en
+ce moment, et l'expression de toute sa physionomie était celle d'un
+noble mécontentement. En le voyant, Beurnonville, cet homme que le
+_Moniteur_ lui-même note comme ayant été le _révolutionnaire_ le plus
+déterminé (ceci est _un fait_), Beurnonville alla vers Macdonald et
+voulut lui prendre la main:
+
+--Laissez-moi, monsieur, lui dit Macdonald; ne me dites rien... moi,
+je n'ai rien à vous dire. Vous me faites oublier une amitié de trente
+ans!...
+
+[Note 83: J'ai appris depuis peu de temps des détails relatifs
+à cette époque, qui me font ajouter de l'amitié à l'estime que
+depuis longtemps j'avais vouée au maréchal Macdonald... Je regrette
+seulement pour lui 1815.]
+
+Un autre homme était à côté de Beurnonville, c'était Dupont. En le
+voyant, la physionomie du maréchal s'anima et sa voix devint plus
+sévère:
+
+--M. le général, lui dit-il, votre conduite envers l'Empereur et
+votre pays est aussi blâmable qu'elle peut l'être... Si Napoléon fut
+sévère pour vous, vengez-vous de lui... mais non aux dépens de votre
+patrie...
+
+La voix du maréchal était animée, et Caulaincourt chercha à le
+calmer...
+
+--Songez où vous êtes, M. le maréchal, lui dit le grand-écuyer.
+
+En ce moment, M. de Talleyrand, qui était avec l'empereur de Russie,
+sortit de son cabinet, et toujours avec ce même calme qu'il apportait
+en apparence avec lui, et cette voix ou plutôt ce _sotto voce_ avec
+lequel il disait une parole légère, comme il annonçait la destruction
+d'un empire:
+
+--Messieurs, dit-il aux maréchaux avec une intention méchante et
+comme parlant toujours à ces hommes du sabre, messieurs, si vous
+voulez _disputer_, descendez chez moi.
+
+--Cela serait inutile, monsieur, répondit le maréchal Macdonald, mes
+camarades et moi nous ne reconnaissons pas le gouvernement provisoire.
+
+Et aussitôt les trois maréchaux et le duc de Vicence sortirent de
+l'hôtel de M. de Talleyrand et se rendirent chez le maréchal Ney,
+pour y attendre la réponse de l'empereur de Russie, qui la leur avait
+promise après avoir vu le roi de Prusse.
+
+Comme cette scène dut être profondément saisissante!... quel
+dramatique dans les moindres mots! car ici tout était, dans le
+fait lui-même, dans cette destinée à laquelle tant d'autres
+se rattachaient, et que tant d'autres aussi cherchaient à
+ébranler.--Dans ce même cabinet de l'empereur de Russie était un
+homme que l'empereur Napoléon avait toujours comblé de bontés et
+de faveurs, bien qu'il fût l'ami de Moreau et presque l'ennemi de
+Napoléon; c'était le général Dessoles.--Qu'avait-il fait pour être
+plus que des généraux de division comme lui? Et pourtant l'empereur
+Napoléon fut pour lui ce qu'un grand prince, comme il l'était en
+effet, devait être.--Il en fut l'ennemi presque le plus acharné.--Il
+parle bien; il a même des formes douces, agréables; il est homme du
+monde; mais tous ces avantages il les employa dans cette terrible
+nuit à faire naufrager en entier le vaisseau de l'Empire, comme si
+lui-même n'y était pas passager!...
+
+--La régence, sire! s'écria-t-il en entendant Macdonald prononcer ce
+mot; la régence! mais c'est Bonaparte déguisé!
+
+Macdonald fut au moment de lui répondre et de lui demander en même
+temps pourquoi donc il répudiait ainsi la gloire militaire de la
+France... Et cet homme, poursuivit Macdonald la voix tremblante
+d'émotion... et cet homme, qui nous a si souvent conduits à la
+victoire, devons-nous donc l'abandonner?...
+
+--Sire, poursuivit le maréchal, Votre Majesté a déclaré, tant en son
+nom qu'en celui de ses alliés, qu'elle n'était pas venue en France
+pour imposer un gouvernement à la France.
+
+--Je ne suis pas seul, répondit Alexandre, je dois consulter le roi
+de Prusse.--Ceci est une circonstance des plus graves; je ne puis
+rien sans lui.
+
+Caulaincourt et Macdonald sortirent du cabinet de l'empereur de
+Russie le coeur serré!... Il n'y avait plus d'espoir à conserver...
+trop d'ennemis se dressaient contre cette noble tête!... Ce fut cette
+décision que les maréchaux furent attendre chez le maréchal Ney.
+
+Cependant une grande inquiétude restait aux alliés et aux royalistes:
+c'était l'armée qui la causait.--On avait appris le mouvement
+_insurrectionnel_, comme on l'appelait, du corps de Marmont, et
+ce mouvement alarmait avec raison.--Marmont, qui était éloigné du
+corps d'armée lorsque le général Souham l'avait emmené, faillit être
+massacré par ses troupes lorsqu'il se présenta devant elles.--Les
+choses se calmèrent je ne sais comment, et la nouvelle vint que le
+corps d'armée du duc de Raguse avait quitté ses rangs.--J'écris le
+mot à regret, mais on n'a pas deux mots pour une même chose.--Je ne
+sais s'il est content de la manière dont Bourrienne lui fait sa part
+dans le chapitre où il parle de lui.... mais elle est singulière.
+
+Bourrienne dit très-positivement que le corps de Marmont pouvait si
+facilement être imité par le reste de l'armée, que la plupart des
+membres du gouvernement provisoire furent dans une telle inquiétude,
+que _deux_ furent presque au moment de partir. On envoyait de dix
+minutes en dix minutes, dit-il, des exprès de Versailles pour avoir
+des nouvelles, et aussitôt que le maréchal parut dans le salon de
+M. de Talleyrand avec la nouvelle funeste et même mortelle pour
+l'Empire, mais heureuse pour la Restauration, de ce qu'il avait
+fait, tout le monde s'empressa autour de lui et l'embrassa avec une
+effusion de tendresse profonde.--On venait de sortir de table chez M.
+de Talleyrand.--Marmont arriva de Versailles, couvert de poussière,
+accablé de fatigue, et n'ayant pas dîné.--Il était harassé et il
+mourait de faim. Il était en ce moment le héros de la journée[84]. M.
+de Talleyrand dit avec vérité qu'il fallait le faire dîner _avant de
+le faire parler_.--Aussitôt on apporta une petite table dans le salon
+même de M. de Talleyrand, et le duc de Raguse se mit à dîner.
+
+[Note 84: Certainement le duc de Raguse, que j'estime et que j'aime
+de coeur, n'est pas coupable; mais il a vu le bonheur du pays dans
+une chose où il n'était pas... c'est une erreur, et voilà tout. La
+chose est bien différente.]
+
+Chacun de nous, dit Bourrienne, allait à lui pour _le
+complimenter_!...
+
+Une justice que je dois rendre au duc de Raguse, c'est qu'en 1814 il
+lutta pour que l'armée n'abandonnât pas les couleurs nationales, et
+il désira qu'on mît un article dans le _Moniteur_ (en date, je crois,
+du 5 ou 6 avril) qui rassurât et fît voir qu'on garderait les trois
+couleurs. L'article fut rédigé par Bourrienne devant le maréchal,
+qui l'approuva. Le lendemain, on chercha l'article; il n'y était
+pas du tout, pas même _mutilé_.--Marmont se plaignit à l'empereur
+Alexandre, qui à son tour se plaignit à M. de Talleyrand, qui se
+plaignit plus haut que tout le monde. Cela devait être.
+
+C'était une question grave que celle des couleurs... Que fit M. de
+Talleyrand? car c'était sur lui que tout portait dans ces journées
+si remplies de grands événements.--Il fit dire, à Rouen, au maréchal
+Jourdan, que le duc de Raguse avait pris et fait prendre la cocarde
+blanche à ses troupes: ce n'était pas vrai.--Le maréchal Jourdan fit
+un ordre du jour où il annonça que la couleur blanche était celle de
+l'armée, et il écrivit au gouvernement provisoire pour lui annoncer
+qu'il suivait _l'exemple du duc de Raguse_.
+
+Le même jour, le duc de Raguse arriva le matin même chez M. de
+Talleyrand...
+
+--Eh bien! M. le maréchal, que faites-vous pour les cocardes? Il faut
+arborer la blanche.--Cela m'est impossible, monseigneur.--Il le faut
+cependant, dit le Méphistophélès; car vous ne pouvez donner deux
+drapeaux à l'armée! Tenez, lisez!
+
+Et il donna à Marmont l'ordre du jour de Jourdan.
+
+--Mais je n'ai pas pris la cocarde blanche! s'écrie le malheureux
+maréchal, qui comprend toute la gravité de cette circonstance...
+
+--C'est fâcheux, j'en conviens, répond M. de Talleyrand avec son
+flegme accoutumé; mais que voulez-vous y faire?... Le démentir? Ce
+sera cent fois plus fâcheux pour vous... Arborez le drapeau blanc,
+croyez-moi.
+
+Il le fallut bien!...
+
+Enfin l'abdication fut signée. L'Empire fut détruit par cet homme
+qui aurait pu le conserver, et qui, seize ans plus tard, travailla à
+renverser le même gouvernement qu'il avait nommé.
+
+Le 2 mai, le _Moniteur_ contenait les nominations suivantes:
+
+Le prince de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères; l'abbé de
+Montesquiou, ministre de l'Intérieur; l'abbé Louis, aux Finances;
+LE GÉNÉRAL DUPONT, À LA GUERRE! Malouet, à la Marine, et M. de
+Vitrolles, ministre secrétaire d'État... je ne sais de quoi.
+
+Voilà comment fut composé le ministère. Maintenant, je n'ai rien à
+dire qui ne soit connu sur le prince de Talleyrand au congrès de
+Vienne; il y montra plus de haine pour l'Empereur que d'amour pour
+la France, et son ambition fut trompée au moment des Cent-Jours,
+lorsque, conduisant l'intrigue qui ôta M. de Blacas, heureusement
+pour nous, à Louis XVIII, il chercha à prendre sa place. Louis
+XVIII, au désespoir de perdre son favori, ne voulut pas donner ses
+dépouilles à M. de Talleyrand: il fut aussi fin que le rusé.
+
+M. de Talleyrand, apprenant que le Roi était seul et avait quitté
+Gand, se hâta, de son côté, de quitter Vienne aussitôt que le congrès
+fut terminé, et alla trouver Louis XVIII, qu'il joignit à une petite
+ville qu'on appelle, je crois, Roye. Arrivé le soir, il attendit
+que le Roi le fit demander... Rien!... la nuit s'écoule... toujours
+rien... Enfin, le matin, M. de Talleyrand apprend que le Roi va
+partir: il s'empresse de traverser la place qui le séparait de la
+maison où logeait le Roi, et, arrivé comme Louis XVIII était hissé
+dans sa voiture:
+
+--Ah! M. le prince de Talleyrand, lui dit-il en l'apercevant, je veux
+vous dire quelques mots...
+
+Le Roi se fait remonter, et demeure un quart d'heure avec M. de
+Talleyrand. Ce terme écoulé, ils redescendent tous deux: l'un, porté
+par ses Haiducques; l'autre, traînant sa jambe... Lorsque le Roi fut
+dans sa voiture, il fit de la main un signe au prince de Talleyrand,
+et la voiture partit... Le prince retourna chez lui; en y arrivant,
+il trouva un ou deux affidés.
+
+--Eh bien! monseigneur, vous avez vu le Roi?
+
+--Oui.
+
+--Comment l'avez-vous trouvé? bien, j'espère?
+
+--Oui.
+
+--Et que vous a-t-il dit, monseigneur?
+
+Le prince de Talleyrand regarda d'abord, avec une fixité qui tenait
+du somnambulisme, celui qui lui avait fait cette question; puis il
+lui dit lentement et très-fortement accentué:
+
+--Il m'a dit que les rois étaient tous des ingrats...
+
+
+
+
+SALON
+
+DES PRINCESSES
+
+DE
+
+LA FAMILLE IMPÉRIALE.
+
+
+L'Empereur ordonnait à tous ceux qui avaient une position dans
+l'État de beaucoup recevoir, et surtout d'inviter les étrangers de
+distinction. Il y avait alors à Paris deux ou trois maisons, dans
+ce que l'Empereur appelait _le camp ennemi_, où l'opinion contre
+l'Empire était prononcée avec une telle netteté que c'était avouer
+une bannière que d'y aller. Les étrangers n'en étaient pas là: aussi
+ceux qui s'ennuyaient à Paris, où leurs fonctions les retenaient,
+et qui en avaient fini avec les agréments de la société française
+lorsqu'ils avaient été aux Tuileries les jours de grands cercles ou
+de spectacle à la cour, ne manquaient pas d'aller finir leur soirée
+chez la duchesse de Luynes, chez madame de Jumilhac ou bien encore
+madame de La Ferté, lorsqu'ils avaient admiré le beau coup d'oeil que
+présentait la salle des Maréchaux, quand, éclairée par des milliers
+de bougies, elle était remplie de jeunes et jolies femmes, couvertes
+de pierreries et d'habits magnifiques, ainsi que d'une foule d'hommes
+dont les costumes resplendissants recevaient un nouvel éclat des
+plaques, des épaulettes, des ganses de chapeau, des montures d'épée,
+en diamants[85].
+
+[Note 85: Aujourd'hui, le local est, dit-on, plus beau; cela doit
+être avec les changements qui ont été faits. Mais ce qui était et ce
+qui n'est plus, c'est la magnificence des costumes de cour des femmes
+et de celui des hommes; un coup d'oeil unique était celui qu'offrait
+la salle de spectacle les jours de grand cercle.]
+
+C'était une belle chose que cette salle des Maréchaux les jours de
+concert et de grands cercles, lorsque l'Empereur et l'Impératrice y
+passaient après le jeu: l'Empereur passait le premier, l'Impératrice
+le suivait, et puis venaient les princes et les princesses de la
+famille et les deux grands dignitaires. Ils se plaçaient tous dans le
+fond de la salle, du côté qui regarde le jardin... l'Empereur dans
+un fauteuil, l'Impératrice à sa gauche, et ses frères, ou bien un des
+rois dont alors il ne manquait pas, à sa droite... Des deux côtés,
+sur des banquettes qui se prolongeaient jusqu'aux portes, étaient
+assises les femmes de la cour... Les hommes étaient derrière elles...
+
+Pendant le concert, l'Impératrice _composait_ sa table de souper...,
+c'est-à-dire qu'elle désignait les femmes qu'elle voulait avoir à sa
+table, et son chambellan[86] de service auprès d'elle venait vous
+dire de vous rendre à la table de l'Impératrice. Les princesses
+faisaient de même, et les officiers de leurs maisons remplissaient le
+même office; en prenant l'_Almanach impérial_ de ce temps, et même
+des années 1805 et 1806, j'y vois des noms encore vivants aujourd'hui
+et qui s'acquittaient très-joyeusement de l'emploi que je viens de
+dire plus haut: ils doivent parfaitement se le rappeler.
+
+[Note 86: Joséphine avait ses chambellans _à elle_. Marie-Louise les
+avait en commun avec l'Empereur.]
+
+Le concert fini, on passait dans la galerie de Diane, où étaient
+dressées les tables pour le souper... celle de l'Impératrice, celles
+de la reine Hortense, de la reine d'Espagne et de la grande-duchesse
+de Berg, lorsqu'elle était à Paris... Quant à la princesse Pauline,
+sa mauvaise santé l'empêchait de venir aux Tuileries, et je ne crois
+pas me rappeler avoir vu sa table plus de deux ou trois fois dans
+tout le temps de l'Empire. Madame Mère n'allait jamais à la cour
+non plus; elle n'y vint qu'une fois ou deux, lors du mariage et du
+baptême, et, de toute manière, ce fut à son corps défendant.
+
+Après les tables des princesses, il y avait celle de la dame
+d'honneur, celle de la dame d'atours, et puis douze ou quinze autres
+pour les dames du palais; toutes ces tables étaient entourées de
+femmes ayant des roses sur la tête, le sourire à là bouche, et,
+avec tout cela, bien souvent des larmes dans les yeux: c'est que
+la vanité, qui partout est souveraine, tient surtout sa cour _à la
+cour_... Là, tout est faveur, tout est disgrâce... Un mot, un regard
+distrait du souverain ou de la souveraine, c'est un malheur! un
+malheur grave!.. Qu'on juge de ce que produit alors une invitation
+omise ou accordée!... La table de l'Impératrice n'avait que dix
+ou douze couverts, et celles des princesses, huit ou dix. Il n'y
+avait donc que soixante ou quatre-vingts femmes de préférées, et
+ce nombre, que pouvait-il faire sur huit cents ou mille femmes
+qui étaient aux Tuileries les jours de grands cercles..., encore
+faut-il ôter du nombre des Françaises les ambassadrices, qui, _de
+droit_, étaient toujours invitées à la table de l'Impératrice ou des
+princesses. L'ambassadrice d'Autriche, même avant le mariage, était
+toujours à la table de l'Impératrice. On doit alors présumer combien
+de coups de poignard recevaient les pauvres femmes dont l'oeil
+quêteur suivait le chambellan chargé du message!... Comme elles le
+foudroyaient lorsqu'il passait devant elles pour s'en acquitter!...
+M. de Beaumont, que son esprit aimable et la bonté de son coeur
+rendaient un des hommes les plus excellents et les plus agréables à
+voir, était bien amusant à entendre lorsqu'il racontait comment le
+traitaient, dans ce cas-là, les yeux de la maréchale Lefebvre, qui,
+du reste, n'étaient beaux dans aucun moment... Aux ambassadrices,
+il faut ajouter sept à huit d'entre nous qui, par la position de
+nos maris, étions presque toujours à la table de l'Impératrice ou à
+celle des princesses. On voit alors combien les préférences étaient
+restreintes, et par cela même désirées! Le coup d'oeil de la galerie
+de Diane, lorsqu'elle était garnie dans toute sa longueur de ses
+tables magnifiquement servies, au milieu desquelles s'élevait celle
+de l'Impératrice, chargée d'un service entier en or, entremêlé des
+porcelaines de Sèvres les plus précieuses, et de cristaux brillants
+comme des diamants, était ravissant... Les hommes circulaient dans
+la galerie, mais lorsque l'Empereur y était resté, avec une grande
+circonspection, même ceux qui parlent aujourd'hui _du Corse_ avec
+un grand courage d'insulte; ceux-là (je les ai vus, et je n'étais
+pas seule), étaient les plus craintifs, devant l'ombre même de son
+chapeau.
+
+Une belle chose encore à voir était la salle de spectacle des
+Tuileries un grand jour de représentation. Chaque corps de l'État
+avait sa loge dans laquelle allaient les femmes. Les maris étaient
+tous au parterre, quel que fût leur rang. Le corps diplomatique et
+les grands dignitaires demeuraient seuls dans l'étage supérieur, au
+même rang que nous et l'Empereur.
+
+Mais une année (1808), quelque curieux que fût le spectacle que
+nous donnaient l'admirable talent de Crescentini et celui non
+moins adorable du jeu tragique de la Grassini dans _Roméo et
+Juliette_[87], celui qu'offrait l'intérieur de la salle était encore
+plus curieux.
+
+[Note 87: Je n'ai jamais revu un opéra qui m'ait fait l'impression
+de _Roméo et Juliette_ de Zingarelli, joué et chanté par la Grassini
+et Crescentini!... Quelle adorable harmonie et quel jeu!... quelle
+beauté avec tout cela, et comme la Grassini était adorable au
+troisième acte, tout enveloppée de mousseline blanche diaphane et
+couchée dans le tombeau!... Quant à Crescentini, je n'ai entendu
+personne depuis lui chanter comme il le chantait: _Ombra adorata...._
+et le beau duo de la fin!...]
+
+La salle de spectacle du château des Tuileries forme une ellipse
+allongée; dans le bout circulaire est une sorte de salon ou de loge
+qui domine toute la salle, et dans laquelle l'Empereur se mit d'abord
+quelquefois avec l'Impératrice et la famille impériale; mais, cette
+année dont je parle, l'affluence des princes étrangers fut si grande
+à Paris, que ne pouvant leur donner de loges séparées, l'Empereur
+prit avec l'Impératrice les loges d'avant-scène, et abandonna la
+grande loge à tous les princes allemands. C'était d'abord le roi de
+Bavière, l'excellent prince Max, adoré de tout ce qui l'avait connu
+avant son élévation, à laquelle il ne pouvait s'attendre lorsqu'il
+vivait à Paris dans une compagnie qui certes n'était pas la première,
+mais qu'il aima toujours à retrouver; et sa main serra la main de
+Vestris[88] avec la même cordialité que s'il n'eût pas été roi. Au
+fait, le vieux Vestris n'avait-il pas nommé son fils _le diou de la
+danse_! Il n'y avait donc pas _dérogeance_; avec lui était la reine
+de Bavière, qui ne plaisait pas autant, il s'en fallait. C'étaient
+encore le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le roi de Westphalie, la
+reine, et puis une foule de princes allemands. Lorsque tout ce monde
+chamarré de croix et de cordons était dans cette manière d'immense
+loge avec les officiers de chaque souverain derrière leur maître,
+c'était véritablement un coup d'oeil unique dans le monde, et qui
+depuis ne s'est pas renouvelé, car je n'appelle pas une même chose ce
+qui s'est renouvelé en 1814!...
+
+[Note 88: C'est le même dont Vestris le fils, c'est-à-dire celui
+qu'on appelait le Diou de la danse ou _Vestr' Alard_, parce que sa
+mère était mademoiselle Alard, disait, en 1805, en apprenant qu'il
+était roi: Ce pauvre Max (Maximilien), je suis bien aise qu'on l'ait
+fait roi!]
+
+L'Empereur, si simple dans tout ce qui tenait à lui personnellement,
+aimait que sa cour fût brillante. Les ministres devaient recevoir
+selon sa volonté; mais soit qu'il y en eût dont l'humeur ne fût
+pas tournée à ce genre de dépense, je n'ai jamais vu une maison
+ministérielle, excepté celle de M. de Talleyrand et celle de M.
+de Bassano, qui fût ce qu'on peut appeler maison ouverte. Le duc
+d'Abrantès fut celui qui tint le premier un grand état sous l'Empire.
+
+Voulant donner du mouvement à sa cour, en même temps que de la
+représentation, l'Empereur imagina un moyen. Il ordonna à ses soeurs,
+aussitôt après le mariage du roi de Westphalie, de se partager la
+semaine et de donner un bal un jour fixé qui reviendrait à huitaine.
+La princesse Caroline avait les vendredis, la reine Hortense les
+lundis et la princesse Pauline les mercredis.
+
+Les bals dont je parle étaient fort restreints. La liste de la
+princesse Caroline n'excédait pas, j'en suis sûre, trois cents
+personnes, trois cent cinquante au plus; et dans la galerie de
+l'Élysée et ses vastes salons, ce nombre n'était pas même assez fort
+pour qu'il y eût _la foule_ nécessaire. Mais ce qui d'abord avait
+paru devoir être un défaut fut une chose dont ensuite on reconnut
+l'agrément. Ces bals, où presque toujours les mêmes personnes
+étaient invitées, furent avant la fin de l'hiver un point de réunion
+où chacun se trouvait avec plaisir; n'importe la femme à côté de
+laquelle on se trouvait, on causait avec elle, car on la connaissait
+et elle vous connaissait. Il en était de même des hommes; ils étaient
+non-seulement de la cour, mais de notre société intime, faisant tous
+partie des maisons des princes... L'Empereur avait vu les listes
+dans l'origine, et Duroc les revoyait encore de temps à autre pour y
+ajouter quelque nouvel élu.
+
+Que de jalousies! que d'intrigues! que de démarches pour obtenir
+d'être admis _une seule fois_ dans ce que les exclus croyaient
+être, Dieu me le pardonne, un paradis... Les hommes étaient aussi
+solliciteurs que les femmes, et il existe encore aujourd'hui dans
+Paris un homme _qui ne peut_ l'avoir oublié et qui m'écrivit trois
+billets depuis onze heures du matin jusqu'à six pour savoir si
+j'avais pu obtenir une invitation pour lui...
+
+Ce fut dans l'hiver de cette même année que le prince de Neuchâtel
+se maria avec la princesse de Bavière. Elle avait un frère, le
+prince Pie, qui était la personne la plus comique du monde: il
+était moins grand que moi, parlait je ne sais comment, portait une
+perruque rousse et retapée comme un vieux gazon de la fin d'août,
+et pourtant il n'était pas vieux. Cet homme, ainsi bâti, avait la
+fureur non-seulement de danser, mais de danser avec moi, surtout le
+_grand-père_! c'était là son triomphe. Il avait alors un sourire
+gracieux et un clignement d'yeux qui avaient bien leur prix, ainsi
+que deux petites mains gantées de _gants de gastor_, dont les bouts
+se tenaient raides, ce qui allongeait ses mains d'un pouce au moins;
+cela ne l'empêchait pas de les agiter en arrivant à vous pour le
+balancé en signe de réjouissance... du reste, le plus digne, le plus
+excellent, le plus parfait des hommes... comme aurait dit Brantôme.
+
+Il arrivait quelquefois des histoires assez amusantes à ces bals
+des princesses. Un jour, la princesse Caroline, la grande-duchesse
+de Clèves et de Berg, certainement aussi jolie que pouvait l'avoir
+été son homonyme la princesse de Clèves, voulut faire un quadrille.
+Il y eut grand conseil à cet effet, auquel furent appelées, comme
+étant alors de l'intimité de la princesse, plusieurs de nous
+qu'elle préférait aux autres femmes de la cour: c'étaient madame
+Regnault de Saint-Jean-d'Angély, moi, madame Duchâtel, la princesse
+de Ponte-Corvo, dont la Suède n'avait pas encore fait une reine,
+mademoiselle de Lavauguyon[89], madame Gazani... et plusieurs autres,
+entre autres madame Alphonse de Colbert; elle était bien jolie et
+avait ce qu'elle a toujours, toutes les qualités qui font aimer une
+femme. Madame Adélaïde de Lagrange, dame pour accompagner de la
+princesse, remplissait l'office de greffier.
+
+[Note 89: Depuis princesse de Carignan; une charmante personne de
+coeur et d'esprit. Elle est _morte brûlée_!...]
+
+Après beaucoup de costumes présentés, adoptés, discutés, rejetés, il
+en parut un qui semblait réunir tous les avantages et qui fut choisi,
+au grand plaisir des femmes à cheveux noirs. Ce costume venait,
+disait-on, du Tyrol: je veux le croire; le fait est qu'il était
+fort joli. Un voile de mousseline de l'Inde, très-claire, tenait à
+un petit bonnet de même étoffe, qui cachait les cheveux; c'était
+la seule chose du costume que je n'aimais pas, mais le reste était
+charmant. Le corsage était en même mousseline claire, mais souple,
+point empesée et gaufrée à petits plis, ainsi que de longues manches
+fort larges et retenues au-dessus de la main par un petit poignet. Le
+corsage de dessus était formé par de larges bandes écarlates bordées
+en or et posées en manière de bretelles, et la jupe était en mérinos
+gros bleu, très-courte. Pour bordure, il y avait une large bande de
+laine blanche brodée de différentes sortes de fleurs bizarrement
+imitées dans lesquelles se trouvait de l'or en lames; les bas étaient
+rouges et les coins brodés en or.
+
+Ce costume eût été ravissant avec une autre coiffure, mais elle était
+trop lourde. Si nous n'avions pas su que la princesse Caroline se
+mettait très-mal habituellement, et surtout très-mal à son avantage,
+nous aurions été étonnés qu'avec une tête beaucoup trop forte pour
+sa taille, et son corps en général, elle choisît une coiffure qui
+augmentait encore le volume de sa tête; mais elle ne manquait pas
+d'avoir toujours quelque chose qui dérangeât l'harmonie de sa
+toilette. Par exemple, on portait des chéruskes[90] dans les premiers
+temps de l'Empire; cette mode était des plus funestes aux épaules un
+peu hautes: qu'on juge de l'effet qu'elle devait faire sur celles qui
+l'étaient beaucoup. Quelle que soit la mode, lorsqu'elle va mal à une
+femme, elle ne la prend pas ou elle la modifie: voilà ce qui fait
+dire qu'une femme se met bien ou mal; et non pas d'avoir une robe
+élégante faite par madame Camille, ou bien une autre faite par une
+couturière obscure.
+
+[Note 90: Une blonde montée en papillons sur une carcasse, et qu'on
+posait sur le derrière de la robe de cour, et qui, montant sur les
+épaules, venait en mourant jusqu'à la poitrine.]
+
+La princesse ne voulut pas, je ne sais par quel motif, que le
+quadrille se rassemblât chez elle. Ces dames dûrent toutes venir chez
+moi, d'où je devais ensuite les conduire à l'Élysée; nous étions
+seize. Aux femmes que j'ai nommées il faut ajouter la princesse
+de Bavière, qui n'était pas encore mariée; mais elle était alors
+ce qu'elle a toujours été et sera toujours, une bonne et digne et
+excellente femme. Tout le monde l'aimait à la cour, et je ne crois
+pas qu'on lui ait jamais reproché une tracasserie. Elle était
+prévenante, polie, ce que n'était pas madame la duchesse de F*****,
+sans que rien pût motiver son impertinence envers les femmes qui
+étaient autant et même plus qu'elle. En parlant d'elle, je crois
+qu'elle était du quadrille, sans en être sûre cependant.
+
+J'ai raconté, dans mes _Mémoires sur l'Empire_, comment, au moment
+de partir pour l'Élysée avec le quadrille, on vint m'avertir
+qu'une compagne portant notre _uniforme_ me demandait un moment
+d'_audience_. J'ai dit comment, en entrant dans un petit salon
+assez peu éclairé, j'avais été saisie à bras le corps par une
+grosse et sphérique personne mise en effet en paysanne du Tyrol,
+comme nous, mais avec des épaules qui pour le coup n'auraient pas
+supporté la chéruske. J'ai dit encore comment cette personne, qui
+voulait paraître femme, n'était autre chose que M. le prince Camille
+Borghèse, dont j'eus toutes les peines du monde à modifier la grosse
+gaieté et surtout la tendresse; il était tellement persuadé que le
+temps du carnaval est un temps où l'on peut tout faire, que je ne
+sais s'il n'a pas voulu s'en aller courir les carrefours vêtu comme
+il était...
+
+--_È tempo di piacere_, criait-il comme un sourd, et pas du tout
+comme un prince, _è tempo di maschera!..._
+
+Je n'ai jamais su pourquoi madame Adélaïde de Lagrange fit le bailli
+précédant toutes les jeunes Tyroliennes. Elle était, au reste, bien
+bonne et bien spirituelle avec sa grande robe noire, sa perruque
+magistrale et sa grande baguette blanche... Nous fîmes une fort belle
+entrée, après avoir pris dans nos rangs la grande-duchesse, que
+nous trouvâmes toute prête, ainsi que la princesse de Ponte-Corvo,
+qui, en raison de je ne sais pas quoi, se dispensait déjà de faire
+comme tout le monde, et n'était pas venue chez moi se joindre au
+quadrille; il y avait déjà un parfum de royauté qu'elle avait
+probablement respiré, mais qui devait être pourtant en aversion à
+la femme du sévère républicain Bernadotte. Il est vrai qu'il avait
+déjà accepté le titre de prince et d'altesse sérénissime, comme M.
+de Talleyrand... Oh!... la république était alors bien loin pour ces
+messieurs.
+
+Après avoir dansé une ronde que Despréaux[91] nous avait apprise,
+et qui était fort jolie, nous allâmes quitter nos costumes afin de
+mettre un domino, et nous promener dans le bal, non pour nous y
+amuser à intriguer les gens; ce n'est pas lorsqu'il y a seulement
+sept ou huit cents personnes dans un appartement, et surtout lorsque
+beaucoup d'entre elles sont démasquées, qu'on peut intriguer et
+demeurer cachée. La grande-duchesse crut apparemment que c'était
+une prérogative _princière_ de n'être pas connue, car nous la
+vîmes reparaître un moment après, portant un costume, parfaitement
+fidèle, de facteur de la poste. Elle y avait ajouté une perruque
+rousse comme celle du prince Pie, et se croyait déguisée et masquée
+jusqu'aux dents, parce qu'elle avait barbouillé ses petites mains,
+qu'elle avait les plus jolies du monde, comme tous les Bonaparte, au
+reste, même les hommes. Aussitôt qu'elle parut, nous la reconnûmes
+à l'instant. Elle avait alors une démarche facile à retrouver au
+milieu de mille autres; dès qu'elle eut fait un pas, je la reconnus.
+Elle avait des lettres dans son portefeuille de facteur, et elle les
+distribuait à ceux dont le nom était sur sa suscription. Cette idée
+était jolie pour un bal masqué à la cour; mais, pour cela, il eût
+fallu que les lettres ne continssent que des choses qu'on pût lire et
+entendre lire tout haut, même des malices, pourvu qu'elles fussent
+de bon goût. Le comte de M*********, du corps diplomatique résidant
+à Paris, ambassadeur, quoique fort jeune encore pour un emploi aussi
+difficile à soutenir en face de la terrible puissance qui s'élevait
+dans Napoléon, reçut une de ces lettres qui lui était adressée et
+qu'il eût mieux aimé recevoir chez lui, car, au fait, ce n'était
+probablement rien, et cela fit beaucoup jaser.
+
+[Note 91: Le mari de la fameuse demoiselle Guimard.]
+
+L'Empereur s'amusait de ces bals et de ces mascarades-là, comme
+s'il eût été encore sous-lieutenant. Il était excessivement facile
+à reconnaître; sa démarche saccadée, et pourtant remarquable,
+parce qu'elle avait de l'expression, si je puis me servir de ce
+mot pour des pas comme je ferais pour des paroles, était connue,
+non-seulement de nous toutes, mais des personnes qui n'étaient
+pas de la cour des princesses, et qui ne voyaient pas comme nous
+l'Empereur tous les jours. Sa prononciation avait aussi un caractère
+d'accentuation tout particulier que je n'ai connu qu'à lui et n'ai
+retrouvé dans personne, même dans aucun souverain[92]; elle le
+décelait autant que sa démarche. Mais comme le respect empêchait
+de témoigner qu'il était reconnu, il se croyait bien caché, et
+continuait à s'amuser, comme si le plus grand incognito l'eût
+entouré. Ensuite il n'aimait pas qu'on le reconnût, et le témoignait
+en ne reparlant jamais à la personne qui l'avait nommé. À une époque
+plus avancée que celle dont je parle maintenant, il rencontra madame
+Victor, depuis duchesse de Bellune, dans un bal déguisé; il la trouva
+fort belle, ce qu'elle était alors en effet, lui parla et lui dit
+des choses assez fortes sur des aventures arrivées en Hollande... La
+duchesse de Bellune crut faire merveille en se mettant à rire et en
+disant:--Ah! je vous reconnais bien: vous êtes l'Empereur!
+
+[Note 92: J'ai retrouvé cette même voix de manière à me faire
+tressaillir toutes les fois qu'elle vient à mon oreille: c'est dans
+le comte Valeski. Cette ressemblance d'organe est quelquefois d'une
+telle force qu'elle fait mal.]
+
+--Vraiment! dit-il...
+
+Et, se levant aussitôt, il s'éloigna d'elle; et jamais depuis il ne
+lui parla dans un bal masqué.
+
+Il avait des mains, comme on le sait, vraiment charmantes, et dont
+une femme eût été jalouse. Ses mains devaient le faire reconnaître
+dans les derniers hivers; pour les mieux cacher, il mettait deux ou
+trois paires de gants. Ceci me rappelle un autre fait.
+
+On sait à quel point Isabey était amusant. Son charmant talent
+de peinture, ce talent européen, avec lequel il donnait de la
+ressemblance à un portrait dont l'original n'avait quelquefois ni
+beauté ni même d'agrément, et qui pourtant donnait l'idée d'une jolie
+femme, ce talent qu'il n'a transmis à aucun de ses élèves, n'était
+pas le seul en lui; son esprit était charmant de finesse et de
+gaieté. Il avait, ce qu'il a toujours, de la malice sans méchanceté
+et une rapidité de conception étonnante. L'Empereur l'aimait, et lui
+accordait même beaucoup de confiance. En voici une preuve.
+
+Connaissant Isabey, et sachant tout ce qu'il savait faire comme
+_mime_ parfait, il ne douta pas qu'Isabey ne le _fît_ lui-même
+comme il peignait pour les milliers de portraits qui se donnaient
+en Europe; en conséquence, il dit un jour à Isabey qu'il fallait
+qu'il se fît passer pour lui le lendemain dans un bal déguisé des
+princesses. Isabey demeura confondu de la mission.
+
+--Ils ne me laissent jamais en repos, et Duroc, et Fouché, et
+Savary. Je ne me présente pas à un masque pour causer un moment,
+que je ne sois aussitôt entouré de cinquante personnes, parce qu'on
+a reconnu Savary et tous ceux qui font sentinelle autour de moi...
+Acceptez-vous?
+
+--Si j'accepte, sire! s'écria Isabey avec joie et bonheur... Mais,
+reprit-il ensuite, je crains qu'il n'y ait quelque chose qui s'oppose
+à ce que j'aie l'honneur de représenter Votre Majesté.
+
+--Quelle raison?...
+
+Isabey avança ses deux mains sans parler, et semblait les montrer
+d'un air dolent qui fit rire Napoléon. Le fait est que les deux mains
+d'Isabey en auraient fait quatre comme celles de l'Empereur.
+
+--Ah! ah! vous avez raison; en effet, dit-il, nos mains ne se
+ressemblent guère... mais comment faire?
+
+--Je crois que j'ai trouvé un moyen, dit Isabey après avoir réfléchi
+un moment; et il rendra Votre Majesté encore plus difficile à
+reconnaître. Il faut que l'Empereur mette trois ou quatre paires de
+gros gants et même cinq si cela est nécessaire. Moi j'en mettrai
+également, mais seulement deux ou trois paires. Comme les deux
+masques _sosies_ ne seront pas près l'un de l'autre, on ne pourra
+comparer, et trouver celui qui est plus ou moins _ganté_.
+
+La chose réussit tellement bien, qu'il y a des gens qui certes
+connaissaient bien l'Empereur, et qui ont été dupes surtout des
+gants. Quant à la démarche, aux gestes, à la tournure, au portement
+de tête, tout était si bien observé que jamais on n'aurait reconnu
+Isabey pour être lui-même sous ce déguisement. Ce fut Duroc qui me
+découvrit le secret un jour, pour me préserver de l'Empereur, qui
+arrivait quelquefois comme une bombe auprès de nous et faisait les
+plus étranges questions... mais il me fit jurer de n'en pas parler,
+et, en effet, je n'en prévins personne, et ne nommai pas Isabey.
+
+Maintenant que la chose peut être connue, et qu'on peut donner à
+chacun ce qui lui revient, il me faut arrêter un moment l'attention
+sur la noble conduite de l'artiste, qui n'eut pas un SEUL moment la
+pensée qu'il courrait un danger de vie et de mort. Non-seulement il
+ne l'eut pas alors, mais aujourd'hui elle ne lui est jamais venue.
+C'est d'un noble caractère. Eh bien! voilà encore un homme dont le
+type disparaît chaque jour, et c'est fâcheux... comme il jouait la
+comédie!... comme il improvisait un proverbe!... comme il faisait
+bien toutes ces charges qui réunissaient la gaieté et l'esprit,
+et ne rappelaient jamais ni Tabarin ni ses pareils, mais faisaient
+oublier Dugazon et ses scènes les plus burlesques.
+
+Jamais je n'oublierai Isabey lorsqu'il sautait autour d'un salon, sur
+les _bras des fauteuils_, imitant un singe mangeant et épluchant une
+noix!...
+
+Et lorsqu'il avait le grand Lenoir pour compère! lorsque celui-là
+faisait le nain et l'autre le géant!... On ne savait quel était le
+plus comique des deux[93].
+
+[Note 93: Il n'est pas changé d'humeur ni d'esprit; il est toujours
+aussi amusant, aussi gai lui-même. Il me donnait le bras l'hiver
+dernier dans un bal[93-A], et ses remarques sur les gens qui
+passaient devant nous auraient fait rire la douleur même.]
+
+[Note 93-A: Chez M. Dupin, président de la Chambre des Députés.]
+
+Le jour de ce bal où le quadrille des paysannes du Tyrol fut dansé,
+pour revenir au sujet dont je me suis écartée pour parler d'Isabey,
+il y avait un autre quadrille, et cette seconde mascarade faillit
+amener la discorde comme dans le camp des Grecs.
+
+La reine Hortense était enceinte du prince Louis, celui qui a survécu
+à tous ses frères. Elle était, quoique d'une taille élégante et
+svelte dans son état naturel, tout à fait _tour_ dans les dernières
+semaines de cette grossesse; cependant, comme elle était toujours
+très-gaie, elle voulut aussi faire un quadrille: elle allait y
+renoncer, lorsqu'elle eut la pensée de se déguiser en vestale.
+C'était alors la plus grande vogue de l'opéra de _la Vestale_, dont
+le poëme est si dramatique et la musique si belle dans quelques
+parties. L'idée fut trouvée charmante et le quadrille eut lieu.
+Il était d'autant plus comique et plus _carnaval_ que la vestale
+était enceinte de huit mois; cela rendait le supplice où elle
+marchait moins injuste. Une autre idée, que suggéra, je crois, M. de
+Longchamps[94], secrétaire des commandements de la grande-duchesse
+de Berg, fut de donner pour guide et pour chef du quadrille des
+vestales la Folie, mais en costume exact. Ce n'était pas aussi facile
+qu'on pourrait le croire de trouver une _folie_ qui voulût revêtir
+un pantalon de tricot qui ne laissât pas deviner si une jambe était
+bien ou mal faite. Moi je prétendais, parce que je le croyais, que ce
+serait parce qu'on ne voudrait pas le laisser voir, la chose fût-elle
+même bien; mais je me trompais: il se trouva une charmante jeune
+fille, tout au plus âgée de dix-huit ans, qui revêtit les insignes de
+la folie sans se faire prier du tout. Elle était jolie comme un ange,
+et semblait bien plutôt faite pour rendre les gens fous d'amour pour
+elle-même que par le personnage mythologique qu'elle représentait.
+Cette jeune personne dansait dans une rare perfection toutes les
+danses de cette époque: le fandango avec ses castagnettes, les
+bacchanales de Steibelt avec le tambour de basque, la danse du châle
+avec une écharpe d'Orient, et pour en finir, le pas russe habillée en
+Cosaque; on voit qu'il ne manquait rien à l'éducation de mademoiselle
+Gui......t.
+
+[Note 94: M. de Longchamps était un homme d'esprit et charmant de
+manières, et de manières sociables. Il faisait de jolis vers, et
+il est connu par plusieurs pièces fort jolies représentées sur le
+théâtre de l'Opéra-Comique. C'est lui qui a fait cette ravissante
+romance au moment de partir pour son exil, lorsqu'il alla en
+Amérique. Jamais la poésie n'a mieux rendu la pensée du coeur. Il
+y a tout un poëme de l'âme dans le second couplet. Boïeldieu fit
+la musique; elle est en rapport avec les paroles, et tout à fait
+dramatique. Voici ce couplet:
+
+ J'observe tout ce que je laisse
+ Avec d'autres yeux qu'autrefois;
+ Tout m'attache, tout m'intéresse,
+ Je tiens à tout ce que je vois.
+ Parents chéris, fidèle amie,
+ Pour moi ne sont pas moins perdus
+ Que si j'eusse quitté la vie,
+ Et j'aurai les regrets de plus.
+
+Les quatre derniers vers sont ravissants de vérité et de sensibilité.]
+
+C'était le nom de la jolie Folie...
+
+Maintenant il faut savoir, pour l'intelligence de ce qui va suivre,
+que le grand-duc de Berg, _fort beau cavalier_, comme aurait dit M.
+Prudhomme, avait des yeux, non-seulement _bons_ à voir, mais aussi
+fort excellents pour voir autour de lui ceux qui lui paraissaient
+dignes de converser avec les siens. Apparemment que ceux de la jolie
+Folie lui avaient paru réunir toutes les qualités requises, car elle
+avait excité au plus haut point la jalousie de la grande-duchesse, et
+lorsque son nom était prononcé devant elle, elle devenait toute autre
+qu'elle n'était habituellement, et savait fort bien imiter alors le
+_Jupiter Tonnant_ de la famille.
+
+Elle venait de faire sa distribution de lettres comme un facteur
+bien à son affaire... On parlait même déjà dans le bal de l'effet
+que produisait l'arrivée du courrier. L'archichancelier avait une
+lettre, ainsi que M. de Talleyrand; on en était à parler sur ce
+courrier, dont quelques parties étaient étranges; on se demandait
+si le grand-duc venait d'envoyer de Madrid quelques dépêches
+importantes, que madame la grande-duchesse, pour plus d'exactitude,
+se croyait obligée de distribuer elle-même, lorsque tout à coup
+on entendit un bruit inusité, et en effet fort insolite, dans un
+palais comme le sien... C'étaient des mots, des injures même fort
+grossières... Les femmes sont curieuses... Nous voulûmes toutes
+savoir de quoi il s'agissait, et nous apprîmes que les sanglots que
+nous entendions étaient ceux de la jolie Folie, parce que madame
+la grande-duchesse ne voulait et n'entendait pas qu'elle vînt faire
+_ses folies_ jusque dans son palais... La grande-prêtresse plaidait
+pour _sa folie_ comme une prieure ou une abbesse aurait prié pour sa
+nonne... Elle disait, avec assez de raison, qu'elle ne ramènerait
+jamais la Folie dans un lieu _si sage_, mais que puisqu'elle y était
+il l'y fallait laisser, ne fût-ce que pour cette nuit-là; mais la
+grande-duchesse n'entendait à rien: aussi donna-t-elle dans cette
+soirée-là une haute idée de sa sagesse et de son grand sens, par
+l'effroi qu'elle témoigna devant une simple marotte... On ne savait
+qu'imparfaitement que la jalousie en avait sa bonne part, et cette
+même jalousie eût-elle été entièrement connue, cette grande colère
+eût toujours paru très-étrange à des gens qui croyaient que depuis
+longtemps la grande-duchesse était plus forte et plus philosophe
+qu'elle ne le témoignait dans cette circonstance. Cela était-il
+vrai... ou voulait-elle seulement prouver qu'elle aussi était habile
+en diplomatie?
+
+Quoi qu'il en soit, tout cela fit une sorte de petite scène où
+les deux belles-soeurs se parlèrent sur un ton un peu aigre-doux.
+La reine Hortense était fort irritée, et cela avec raison, qu'une
+personne venue avec elle fût accueillie de cette manière, quelle que
+fût la cause du mécontentement de la grande-duchesse. Maintenant,
+voulez-vous savoir le résultat de cette belle affaire? le voici.
+
+La reine Hortense, suffoquée de ce qui s'était passé, tint conseil
+avec sa mère sur ce qu'on pouvait faire pour se venger de la
+grande-duchesse, qui avait ainsi méprisé la protection que toutes
+deux avaient accordée à mademoiselle Gu......t. La chose fut
+promptement résolue. L'Impératrice n'avait pas de lectrice; elle
+allait partir pour Bayonne avec l'Empereur: il fallait qu'elle obtînt
+de donner cette place de lectrice à mademoiselle Gu......t, ce qui
+fut exécuté avec la célérité de femmes qui veulent prouver à une
+autre femme qu'elles peuvent se venger si elles le veulent... Mais
+le résultat fut différent de ce qu'espéraient la mère et la fille.
+Mademoiselle Gu......t était charmante, comme je l'ai dit. Madame
+Gazani avait habitué l'Empereur aux belles lectrices; il fut donc
+charmé que l'Impératrice n'eût pas dérogé à l'habitude qu'elle en
+avait prise; mais il paraît qu'il témoigna son admiration un peu trop
+vivement. Je ne sais si ce fut à mademoiselle Gu......t, _à elle
+seule_, ou bien tout simplement à Joséphine. Ce qui est certain,
+c'est que la pauvre mademoiselle Gu......t pleura et sanglota de
+nouveau à Bayonne comme dans l'Élysée, et qu'elle repartit pour Paris
+avec la douleur d'être sacrifiée n'importe à quoi, n'importe à qui,
+mais enfin _sacrifiée_. Le fait est qu'elle était bien assez jolie
+pour n'être sacrifiée à personne.
+
+Il arriva dans le même temps une aventure assez comique... Vers
+le milieu de l'hiver, on partait déjà pour se rendre à Bayonne et
+à Bordeaux. Tout l'état-major du prince de Neufchâtel, qui était
+composé de jeunes gens les plus agréables de la cour et de Paris,
+était en course pour porter des ordres: M. de Canouville (Jules), M.
+de Pourtalès (James), M. Lecouteulx, M. de Flahaut, et dix autres
+encore... M. de Girardin seul demeurait, parce qu'il était le favori
+de Berthier. Mais nous étions dépourvues de danseurs.--Vous voilà
+bien embarrassées, dit l'Empereur à la grande-duchesse; faites
+engager des officiers de ma garde, ils en seront honorés et moi
+très-content.
+
+On dit au maréchal Bessières ce dont il s'agissait. Le maréchal, qui
+n'aimait pas les bals et ne s'en souciait guère, mais qui était exact
+au service et à l'ordre, fait venir deux ou trois colonels, et leur
+transmet celui de l'Empereur. Les colonels, rentrés chez eux, font
+absolument comme le maréchal, et comme le bal était pour le soir
+même, il fallait se dépêcher. On fit monter quelques ordonnances à
+cheval, et tout fut expédié avant midi.
+
+Mais en se hâtant, il y a toujours quelques parties qui manquent
+dans un tout, quelque peu important qu'il soit. L'un des colonels, en
+faisant la liste des officiers qu'il jugeait les plus beaux de son
+corps, pour aller figurer dans un avant-deux chez la grande-duchesse
+le même soir, oublia complétement que l'un des capitaines désignés
+par lui trottait avec sa compagnie depuis deux jours sur le chemin de
+l'Espagne.
+
+Mais il avait une femme, ce capitaine. Cette femme, depuis qu'il y
+avait des bals chez les princesses et à la cour des Tuileries, ne
+laissait pas écouler un jour sans pleurer de ne pouvoir y aller.
+Elle se figurait que l'Élysée, par exemple, méritait réellement
+son nom, et qu'il était un lieu de délices et d'enchantement. Son
+mari, qui probablement savait que sa femme ne serait pas priée, ne
+l'avait jamais demandé. La chose en était donc restée là, lorsque
+tout à coup le billet d'invitation parvint à la femme. En le voyant,
+elle eut d'abord le regret qu'elle avait toujours, qui était de
+ne pas voir de près les merveilles qu'elle avait admirées des
+Champs-Élysées, le jour de la fête donnée par la princesse Caroline
+au roi de Westphalie, lors de son mariage avec la princesse Catherine
+de Wurtemberg. Sa seconde pensée fut que peut-être elle pourrait
+profiter de l'invitation de son mari. À la fête donnée au roi de
+Westphalie, il y avait quinze cents personnes. Une femme, un homme
+de différence, qu'est-ce que cela? c'est bien égal! il doit y avoir
+toujours le même nombre de personnes...--Je me mettrai n'importe où,
+se dit-elle, je ne manquerai pas de danseurs, puisque _le régiment_
+est invité... j'irai. À peine eut-elle pris ce parti, qu'elle
+s'occupa de sa toilette... et Dieu sait si ce fut par là qu'elle nous
+amusa.
+
+Le bal était commencé depuis une demi-heure, lorsque tout à coup
+nous vîmes partir, avec la rapidité du tonnerre et la lourdeur d'une
+pierre, un homme et une femme qui commençaient leur tour de valse
+dans la belle galerie de l'Élysée où nous ne valsions jamais que
+trois ou quatre pour avoir toute liberté sans confusion. J'ai déjà
+dit que nous nous connaissions _toutes_ parfaitement entre nous; les
+hommes des maisons des princesses et de celle de l'Empereur nous
+étaient également connus: qu'on juge donc de notre surprise lorsque
+nous vîmes une femme parfaitement inconnue, dont la tournure vraiment
+singulière, la mise encore plus étrange dans un lieu comme celui-là,
+où toutes les femmes étaient de la plus riche élégance, devaient
+faire nécessairement un grand contraste.
+
+--Savez-vous qui c'est? demanda d'abord l'une de nous à l'un des
+hommes qui étaient derrière nos banquettes.
+
+--Non, Dieu m'en garde!
+
+--Et le monsieur?
+
+--Eh! c'est un officier de la garde!
+
+C'était vrai; mais la manière dont lui et sa compagne valsaient était
+bien la plus comique chose qu'on pût donner à regarder. C'étaient
+des pas tantôt petits, tantôt immenses, et puis des regards, des
+sourires, et enfin des passes!... Ce furent les malheureuses passes
+qui les perdirent. La princesse, qui ne valsait pas, ou qui alors
+était au repos, avisa ces deux personnages; elle n'en reconnut aucun.
+Pour l'homme, elle n'en fut pas surprise; c'était un officier invité
+par ordre de l'Empereur. Mais la femme, qui était-elle?
+
+La princesse appela madame de Beauharnais[95], sa dame d'honneur, et
+lui demanda compte de cette femme qui tournait comme un cheval au
+caveçon[96]. Madame de Beauharnais n'en savait rien, et ne pouvait
+dire comment elle était là. Elle répondit cela avec sa douceur
+accoutumée.
+
+[Note 95: Seconde femme de M. de Beauharnais le sénateur, le père de
+la princesse Stéphanie, grande-duchesse de Bade, et dame d'honneur de
+la princesse Caroline. Elle était aimée de tout le monde à cause de
+sa bonté et de sa politesse.]
+
+[Note 96: C'est un petit cercle de fer qu'on met aux jeunes chevaux
+fougueux pour les dompter, et alors on leur fait fournir une course
+quelconque, mais plus particulièrement en tournant.]
+
+--Mais, madame, lui dit la princesse, à qui donc voulez-vous que je
+m'adresse pour savoir ce qu'on fait chez moi, si ce n'est à vous, qui
+êtes chargée du soin des invitations? Allez demander à cette personne
+son nom et de quel droit elle est ici.
+
+Madame de Beauharnais partit, assez mal contente de sa mission. Elle
+arriva auprès de la dame et de l'officier, et, profitant d'un moment
+de repos, elle demanda le nom de la danseuse à l'officier. Ce nom
+était celui d'un capitaine de la garde impériale. Aussi, la dame, qui
+comprenait l'appui de ce nom, se hâta-t-elle de dire elle-même:--Je
+suis madame ****, femme du capitaine de ce nom.
+
+--Puis-je vous demander comment vous êtes ici?
+
+--Par une invitation de madame de Beauharnais, dame d'honneur de la
+princesse.
+
+--C'est moi, madame, qui suis madame de Beauharnais, et je n'ai pas
+eu l'honneur de vous envoyer d'invitation.
+
+--Cependant mon nom est sur la liste, puisque j'ai une invitation.
+
+--Monsieur votre mari, oui; est-il ici?
+
+--Il est en Espagne, répondit la dame en tordant le bout d'une
+ceinture orange et argent entre ses doigts, et en baissant les yeux;
+elle m'aurait fait de la peine, si je n'étais endurcie contre ces
+femmes qui s'exposent à une pareille scène pour dire: J'ai été dans
+un bal où étaient l'Empereur et ses soeurs!
+
+Madame de Beauharnais s'en fut rendre compte de sa mission. La
+princesse donna l'ordre _de faire sortir cette femme_... Ici la
+chose devenait toute différente, et _la capitaine_ prenait le pas
+sur la princesse; elle le prit en effet lorsque, recevant l'ordre de
+s'en aller, elle répondit qu'elle était invitée, qu'elle ignorait
+si c'était une erreur de la dame d'honneur ou de son secrétaire,
+mais qu'elle avait son billet et qu'elle devait à son mari de ne pas
+se laisser mettre à la porte. Enfin, si ce n'eût été la tournure
+vraiment hétéroclite de cette femme, ses cheveux mal peignés et
+en serpenteaux, sa robe de crêpe blanc, mal faite, mal portée, sa
+tournure entière et sa figure... si ce n'eût été tout cela, je
+l'aurais prise en pitié. Le fait est quelle ne sortit pas tout de
+suite; on n'insista pas, quoique la princesse en eût bonne envie.
+L'Empereur ne vint que fort tard ce jour-là. S'il eût été là, _la
+capitaine_ aurait valsé, dansé, et même dansé le grand-père[97], tout
+autant qu'elle eût voulu.
+
+[Note 97: Le grand-père se dansait à la fin du bal, et d'un bal où
+on avait été ce qu'on appelle _en train_ et gai. On était, comme
+dans l'anglaise, deux par deux et sur une colonne. Le couple _qui
+menait_ le grand-père se mettait en marche sur un air fait exprès,
+et que Julien le nègre jouait ordinairement moitié éveillé et moitié
+dormant, parce que le grand-père arrivait à six heures du matin. On
+faisait d'abord une promenade. La promenade finie, ce qui quelquefois
+durait longtemps si le caprice du couple _chef_ le voulait ainsi, on
+se remettait sur une colonne. Alors commençait un autre air sur la
+mesure de l'anglaise, et on faisait toutes les figures qui passaient
+par la tête du couple _chef_. Quand il avait parcouru toute la
+colonne, un autre couple commençait et faisait la même figure. Les
+plus bizarres et les plus drôles étaient les meilleures. On mettait
+la femme dans un fauteuil, on se mettait à genoux, on faisait des
+berceaux avec les bras, etc... J'ai vu une fois chez la princesse
+Caroline, à l'Élysée, la promenade du grand-père se prolonger depuis
+la galerie jusqu'au premier. Tout le grand-père avait plus de
+quatre-vingts personnes, plus de quarante paires bien sûrement. Tout
+cela suivait avec les meilleurs et les plus joyeux rires.]
+
+Nous remarquâmes que lorsque _la capitaine_ sortit, elle fut
+accompagnée par plus de sept à huit officiers _qui ne rentrèrent
+pas_. Je suppose que c'étaient des officiers du régiment de son
+mari...
+
+Les autres jours de la semaine, la grande-duchesse recevait aussi,
+mais elle n'avait pas un salon. Elle recevait quelques personnes
+qui étaient spirituelles et _causaient_; car c'est une justice que
+je dois lui rendre, elle aimait ce passe-temps-là plus que celui
+des cartes. On m'a dit que depuis elle n'avait pas pu échapper à la
+maladie des femmes qui vieillissent et qui deviennent, dit-on, ou
+dévotes, ou joueuses, ou gourmandes... dévote... je ne crois pas;
+restent les deux autres choses...
+
+Les habitués intimes étaient, pour presque tous les jours, M. le
+comte de Ségur, le grand-maître, l'archichancelier, M. de Talleyrand,
+M. le comte Lavalette, le duc d'Abrantès surtout, et quelques hommes
+de la cour, quelques étrangers de haute distinction. C'est ainsi que
+le grand-duc de Wurtzbourg, qui par aventure devint amoureux des
+beautés et perfections de la princesse, chantait dans les petites
+soirées intimes... J'ai eu le bonheur d'entendre un duo, c'est-à-dire
+un nocturne chanté par la grande-duchesse de Berg et par le grand-duc
+de Wurtzbourg. C'est un souvenir à ne jamais perdre et à bien
+conserver pour un moment de grande tristesse: car Héraclite aurait ri
+en les écoutant, malgré le respect et la convenance.
+
+Ce qui n'était pas de même, c'était lorsque madame de Colbert (Mme
+Alphonse) chantait: une bonne méthode, une belle voix, une jolie
+personne bien bonne et charmante, voilà ce qui était devant le
+piano...
+
+Les femmes étaient en petit nombre, quoique la grande-duchesse
+invitât plusieurs de nous à y aller habituellement; les invitations
+là n'avaient rien d'officiel et n'étaient que verbales. Madame
+Adélaïde de Lagrange, soeur du marquis de Lagrange, et dame de la
+princesse, était une femme parfaitement spirituelle. Du reste, sa
+maison n'avait rien alors de très-remarquable. M. d'Aligre était
+poli, connaissait beaucoup d'anecdotes qu'on aimait à lui entendre
+conter; mais M. de Cambis et tout le reste, excepté M. de Longchamps,
+n'étaient remarquables ni en bien, ni en mal.
+
+Les mercredis de la princesse Pauline étaient singulièrement
+organisés. Sa maison était, comme formation, parfaitement agréable,
+et pourtant c'était la princesse qui recevait le plus mal et faisait
+le moins prospérer cette société renouvelée que voulait l'Empereur.
+La princesse était fort indolente sur tout, excepté sur sa toilette.
+Aussi dès le lundi elle ne s'occupait que de sa parure; le reste
+lui était égal. La composition de sa liste se faisait toujours avec
+Duroc comme celles de ses soeurs. Il fallait entendre Duroc lorsqu'il
+racontait toutes les gentilles mines, les câlineries qu'elle lui
+faisait pour faire rayer une femme plus jolie qu'elle ne la voulait.
+Elle était si charmante qu'il ne pouvait la refuser; cependant son
+équité naturelle le faisait hésiter:
+
+--Mais pourquoi la rayer? y a-t-il jamais trop de jolies femmes?
+disait-il.
+
+--Eh bien! ne serai-je pas là, moi? Ne me verrez-vous pas tout à
+votre aise?
+
+Et la séduisante créature souriait en montrant ses dents perlées...
+et presque toujours alors la femme qui l'effrayait était rayée.
+Cependant elle avait auprès d'elle une bien belle personne, madame
+de Barral, qui était même sa favorite à cette époque. Madame de
+Barral était une femme aussi belle et aussi charmante qu'on puisse
+voir; un esprit fin, de la gaieté, de l'agrément et de la bonté.
+C'était une personne acquise de droit à la cour, car jamais on ne
+porta mieux le grand habit qu'elle ne le portait. Venait ensuite
+madame de Bréhan[98], femme de beaucoup d'esprit, ayant des manières
+excellentes et en même temps fort agréables; sa figure et sa tournure
+étaient celles d'une jolie femme; sa taille était parfaite et bien
+proportionnée, son pied ravissant. Elle a un esprit remarquable, et
+tout ce qu'elle dit porte un cachet d'originalité. Elle est peut-être
+un peu mordante, mais sûre, fidèle en amitié et bonne à aimer... et
+puis je trouve qu'en ce monde il faut souvent montrer qu'on a des
+dents pour ne pas sentir celles des autres.
+
+[Note 98: J'ai fait une erreur dans mon _Salon de madame de
+Polignac_. J'ai dit que la marquise de Bréhan était dame du palais;
+elle ne l'était pas, mais elle était amie intime de la Reine. Je
+m'empresserai toujours de réparer une faute dès qu'elle me sera
+démontrée.]
+
+Madame la duchesse de Cadore, dame d'honneur de la princesse, était
+l'exemple des femmes, l'honneur de sa maison, le bonheur de son
+mari; mais elle n'était pas amusante, elle était même ennuyeuse et
+ne savait pas faire que notre princesse sût s'amuser comme tout le
+monde. La pauvre princesse avait du malheur en dames d'honneur, et
+madame de Cavour, son autre dame d'honneur pour au delà des Alpes,
+était encore moins gaie que madame de Cadore.
+
+Il y avait encore madame de Chambaudouin, favorite aussi de la
+princesse; je ne sais si elle était plus ennuyeuse _qu'autre chose_,
+ou _plus autre chose_ qu'ennuyeuse. Venait ensuite madame de la
+Turbie, qui, depuis, épousa M. le duc de Clermont-Tonnerre. J'ai déjà
+dit dans mes _Mémoires sur l'Empire_ tout le bien que j'en pensais.
+
+Une dame du palais de la princesse Pauline, qui était aussi bien
+belle, c'était madame de Mattis, mais seulement jusqu'à la ceinture.
+Elle avait le buste d'une femme de cinq pieds deux pouces, surtout
+la tête, qui était très-forte, et puis le reste était de la hauteur
+d'un enfant. Le visage de madame de Mattis était lui-même d'un
+genre de beauté sévère; malgré cette admirable chevelure blonde qui
+semblait appartenir à la tête d'une Galatée. Rien ne donnera l'idée
+de ces magnifiques cheveux, pas même ceux de la duchesse de Guiche,
+qui, certes, étaient et sont encore bien beaux. Madame de Mattis fut
+très-aimée de l'Empereur et résista longtemps, ce que la princesse
+trouvait fort étrange.
+
+--Savez-vous bien, madame, que l'on ne doit jamais dire _non_ à une
+volonté exprimée par l'Empereur? et que MOI, qui suis sa soeur, s'il
+me disait: JE VEUX, je lui répondrais: Sire, je suis aux ordres de
+Votre Majesté.
+
+Elle lui dit cela avec le ton solennel d'une aïeule qui prêcherait la
+morale à sa petite-fille.
+
+M. de Montbreton, premier écuyer de la princesse, et qui jadis avait
+été son ami _fort intime_, était toujours bon, aimable, le meilleur
+des hommes pour vivre habituellement avec lui, et en même temps pour
+le rencontrer comme homme agréable et spirituel. Je le connais depuis
+mon enfance, et je lui conserve une profonde amitié.
+
+M. de Clermont-Tonnerre, également écuyer de la princesse, avait une
+gaieté continuelle avec laquelle on est toujours un homme bon. Son
+esprit n'était pas supérieur, mais on causait avec lui.
+
+Venait ensuite l'homme par excellence de la maison, et même de la
+société française alors; c'était M. de Forbin!... Quel être charmant
+était alors M. de Forbin!... que d'esprit... de talents, d'agréments
+sans nombre, que les autres hommes n'ont guère que partiellement
+et que lui réunissait! Une figure charmante ajoutée à ces dons du
+Ciel... et maintenant que reste-t-il de cette oeuvre du Créateur?...
+Cette pensée fait bien mal!.. quel retour sur soi-même!...
+
+Les salons des princesses avaient tous un caractère particulier. Chez
+la grande-duchesse on y allait avec la crainte d'être jugée de deux
+manières: pour son maintien et pour son langage, pour tout enfin...
+Chez la reine Hortense, on y allait sans crainte... on y allait avec
+la certitude de s'y amuser... Mais chez la princesse Pauline, on s'y
+prenait huit jours d'avance pour savoir quelle toilette on aurait: la
+princesse ne portait son attention que là-dessus. Une fois je vois
+arriver à moi M. de Forbin, qui me dit avec une expression inimitable:
+
+--La princesse veut vous parler _immédiatement_.
+
+--Mon Dieu! qu'est-ce donc? Vous êtes bien sérieux!
+
+--Aussi la chose est-elle fort grave. Venez donc vite.
+
+Comme la princesse ne me faisait jamais grand'-peur, je me remis
+bientôt, et en arrivant près d'elle j'étais toute prête à recevoir ce
+qu'elle allait _me communiquer_, comme disait M. de Forbin, et je me
+penchai vers son fauteuil.
+
+--Ma chère Laurette[99], me dit-elle, comment avez-vous pu choisir
+aussi mal que vous l'avez fait les fleurs de votre coiffure?
+
+[Note 99: Elle continuait à m'appeler ainsi lorsque nous étions
+seules. Elle était bonne en général, et aimait ses anciens amis.]
+
+--Mais, madame, ce sont les mêmes que celles de ma robe.
+
+J'avais une robe de tulle jaune, doublée de satin jaune et garnie
+avec des touffes de violettes doubles, dans lesquelles il y avait de
+la poudre d'iris de Florence très-forte, ce qui donnait une vapeur
+embaumée à la robe lorsque je dansais...
+
+--Je sais bien que ce sont les mêmes. Mais il ne fallait pas les
+prendre comme cela... il fallait garnir votre robe en scabieuses, par
+exemple. Vous deviez songer que des violettes artificielles dans des
+cheveux noirs comme les vôtres ont l'air de tripler vos boucles...
+Cela vous donne l'air dur... fi donc!... Promettez-moi de changer ces
+fleurs-là.
+
+--Oui, madame, lui répondis-je, fort amusée de cette puérilité
+d'enfant qui lui faisait prendre attention à des choses de cette
+nature.
+
+Ce qu'elle me reprochait, au reste, était vrai: rien ne sied plus mal
+que des violettes dans des cheveux noirs.
+
+Ce même jour, la princesse fit un effet vraiment étonnant au moment
+de son entrée dans le salon, tant elle était belle! Ce fut un murmure
+d'admiration... Elle portait une robe de tulle rose, doublée de
+satin rose et garnie avec des touffes de marabouts, retenues par des
+agrafes de diamants d'une admirable beauté... Les touffes de plumes
+étaient retenues par des rubans de satin rose qui partaient de la
+taille et flottaient sur la robe; le corsage était en satin avec de
+petites pattes tombant sur la jupe. Ce corsage était garni ou plutôt
+cousu de diamants; à chaque patte tombait une poire en diamants
+d'une eau et d'une taille admirables; les manches étaient en tulle
+bouillonné, et chaque bouillon formé par des rangs de diamants[100]
+qui le serraient. Sur sa tête, il y avait deux ou trois des mêmes
+marabouts rattachés avec des diamants, et, pour contenir le paquet
+de plumes, était un bouquet de diamants posé sur la tige des trois
+marabouts.
+
+[Note 100: C'était alors la mode de porter de ces jupes garnies avec
+des touffes de n'importe quoi soutenues par des rubans. La princesse
+Pauline en avait une garnie de branches de pin, avec un corsage de
+velours vert garni en émeraudes et en diamants. La reine Hortense en
+avait une ravissante garnie en _belles-de-jour_, et tout ce qui, à
+la robe de la princesse Pauline, était en émeraudes et en diamants,
+était ici en turquoises et en diamants.]
+
+J'ai dit plus haut que chez la reine Hortense on n'avait aucune de
+ces craintes puériles, et c'est vrai. Elle était bonne, indulgente;
+si au contraire l'Empereur trouvait à blâmer, elle prenait la défense
+de l'opprimée: aussi nous y allions convenablement, mais ne craignant
+ni le blâme de la maîtresse du lieu, ni sa raillerie.
+
+Ses bals étaient charmants. Sa maison me semblait faite pour
+recevoir; on y trouvait tout ce qui amuse. Si par hasard on n'avait
+pas voulu danser, ou qu'on fût malade, on se mettait devant une table
+ronde dressée dans l'un des salons de la princesse, on y trouvait
+toujours des livres, des dessins, des couleurs, des gouaches, tout ce
+qui peut divertir des amis des arts. Pendant ce temps, la princesse
+dansait, à moins qu'elle ne fût dans l'état où elle était le jour de
+_la Vestale_. Alors, elle venait dans le salon où étaient la table et
+les aquarelles, elle s'asseyait à cette table et causait; et on ne
+s'en trouvait que mieux chez elle.
+
+--Voyons, tournez-vous un peu, que je fasse votre portrait,
+disait-elle à une jeune femme nouvellement mariée et dont la timidité
+était si grande qu'elle devenait pâle au lieu de rougir quand on lui
+parlait. À la proposition de la Reine, elle devint pâle d'abord, et
+puis rouge, et enfin toute tremblante. Mais la Reine lui parla avec
+une telle bonté, un accent si doux, qu'avant un quart d'heure cette
+jeune femme causait et riait avec son peintre, qui ne pouvait plus,
+nous disait-elle ensuite en riant, la faire tenir tranquille.
+
+La maison de la reine Hortense était mélangée comme agréments.
+Plusieurs personnes étaient bien, quelques autres beaucoup moins,
+et d'autres pas du tout. Madame de Viry, la mère, était aussi
+ennuyeuse qu'on peut l'être; quelques autres aussi dans les dames
+pour accompagner: je n'en excepte que madame de Broc, madame de Lery,
+madame d'Arjuzon, et mademoiselle Cochelet, dont l'amère laideur
+ne l'empêchait pas de se coiffer en bacchante et à la Camille des
+_Horaces_; mais elle avait beaucoup d'esprit; elle était lectrice.
+
+Mais les bals du lundi, chez la reine Hortense, dépendaient peu, pour
+leur agrément, des personnes de sa maison. Elle était elle-même la
+plus charmante maîtresse de maison, faisant attention aux femmes qui
+étaient mal placées pour qu'elles fussent mieux, veillant à ce que
+les hommes fissent danser les jeunes filles, qui souvent dansaient
+moins que nous, qui étions jeunes d'abord et puis ayant une maison et
+recevant, ce qui, au bal, nous le savons toutes, nous faisait inviter
+de préférence à des femmes beaucoup plus jolies que nous.
+
+Il y avait aussi dans l'hiver des bals d'enfants dont les jeunes
+princes faisaient les honneurs. Nos enfants y allaient déguisés, ils
+étaient charmants... Mes filles y furent un jour; l'aînée, qui alors
+était déjà une ravissante créature, était habillée comme mademoiselle
+Mars dans _la Jeunesse de Henri V_, et sa soeur en petit page. Ces
+deux costumes eurent un grand succès.
+
+C'était ces jours là que la Reine était bonne et faite pour être
+aimée! Elle était là comme la mère de toute cette jeunesse qui
+tourbillonnait autour d'elle! On tirait une loterie pour les enfants
+où tous les numéros gagnaient; elle y présidait, dirigeait les lots,
+changeait ce qui ne plaisait pas, et devenait mère de chaque enfant
+pour lui donner une joie. Combien mon coeur se serre en pensant à
+l'exil[101] d'une personne qui ne fit jamais que du bien, qui ne
+provoqua jamais un sentiment, je ne dis pas de haine, mais seulement
+répulsif!... Toujours de l'amour et du respect!... et pourtant elle
+est bannie de sa patrie! et dans quel moment...? lorsque sa santé
+détruite réclame l'air de la patrie, le seul où l'on respire la vie!
+
+[Note 101: Et depuis que ceci est écrit, quel malheur nous a
+frappés!... La chaîne de l'exil a été rompue, mais par la mort!...]
+
+Dans l'année 1814, dans ce même moment où elle sut prouver qu'elle
+pouvait être à la fois aussi bonne qu'aimable, et courageuse, et
+grande, la reine Hortense, sachant que l'empereur de Russie était
+venu chez moi, me demandait assez souvent d'aller chez elle, ne
+voulant pas lui donner des figures nouvelles. Un soir, nous étions
+fort peu de monde, la conversation tomba sur le talent de conter; la
+Reine contait à ravir, et, sans lui faire un compliment qui pouvait
+être plat en le lui adressant à elle-même, nous lui dîmes qu'elle
+serait bien aimable de nous raconter quelque chose.
+
+--Non, non, dit-elle, je ne suis pas assez pénétrée d'un sujet, quel
+qu'il soit, pour entreprendre de raconter ce soir; il n'est pas
+toujours temps pour l'esprit de conter. Mais ce qui aurait surpris
+Votre Majesté, ajouta-t-elle en s'adressant à l'empereur de Russie,
+c'est d'entendre raconter une chose intéressante à l'Empereur, ou
+bien de lui entendre improviser une histoire.
+
+L'empereur de Russie sourit.
+
+--Croyez-vous que je ne connaisse pas cette charmante variété de son
+esprit? croyez-vous donc qu'il ne m'a pas charmé autant qu'il le
+pouvait?... Je l'ai entendu un jour à Tilsitt raconter à la reine de
+Prusse un fait arrivé, disait-il, dans les montagnes de la Corse.
+C'était un homme qui se vengeait à la fois d'une maîtresse infidèle
+et d'un ami perfide. En vérité, je vous jure qu'il fut terrible au
+moment de la catastrophe... Plus tard, à Erfurth, étant seulement
+avec le malheureux Duroc, Talma et moi, Napoléon improvisa une
+histoire dont le sujet était pris dans l'histoire d'Orient, et où il
+fut admirable. Ce fut ce jour-là que Talma s'écria: Mon Dieu, où sont
+donc les imbéciles qui disent que je vous donne des leçons de pose et
+de diction? j'en recevrais plutôt de vous, sire!
+
+--Il ne vous a jamais raconté une histoire italienne? demanda la
+Reine.
+
+--Non, répondit l'empereur Alexandre, voilà tout ce que je connais de
+lui.
+
+--Eh bien, sire, je veux que vous entendiez le conte de Giulio,
+dit la Reine; il fut improvisé à la Malmaison, comme la duchesse
+d'Abrantès peut vous le certifier; elle était avec moi ce même jour
+où l'Empereur raconta cette histoire, qui, du reste, est vraie pour
+le fond, et le fait principal du meurtre et de sa cause s'est passé
+dans un couvent[102] de Lyon. La galerie venait d'être terminée, et
+on s'y tenait presque tous les soirs; l'Empereur, lorsqu'il était
+de bonne humeur, aimait beaucoup ce qui était extraordinaire; il
+aimait à faire impression, et c'était presque toujours sur nous,
+pauvres femmes, qu'il aimait à exercer son pouvoir.--Il y a aussi
+l'histoire d'un élève de Brienne; elle est aussi tragique que celle
+de Giulio, et comme elle est vraie, elle nous cause toujours une
+grande émotion... Mais celle de Giulio était terrible!.. Je l'ai
+assez présente, et, si vous me soutenez, mesdames, Sa Majesté aura
+l'histoire entière...
+
+[Note 102: C'est vrai.]
+
+Nous nous rapprochâmes de la table ronde autour de laquelle nous
+étions déjà tous; on enleva deux lampes et on n'en laissa qu'une,
+sur laquelle encore était un abat-jour. Il est vrai de dire que
+l'Empereur prenait ainsi toutes ses mesures probablement pour obtenir
+plus d'effet.
+
+La Reine commença:
+
+C'était pendant une soirée d'automne; nous étions rassemblés à la
+Malmaison dans la grande galerie, et assez tristes du mauvais temps.
+L'Empereur, qu'un ciel gris et orageux impressionnait aussi, sentit
+le besoin de rompre le charme qui agissait sur nous; il dirigea la
+conversation, et bientôt elle tomba sur l'amour et ses effets. Ma
+mère parla de l'amour des créoles; madame la duchesse d'Abrantès, de
+celui de l'Espagne, d'où elle revenait pour la première fois[103], et
+moi de l'amour dans notre belle France. Mais l'Empereur nous imposa
+silence à toutes, et nous dit d'écouter l'histoire qu'il avait à nous
+raconter; ensuite nous verrons, dit-il, quel est le pays qui produit
+les passions les plus violentes... Écoutez.
+
+[Note 103: En 1806, au commencement.]
+
+Et se plaçant au milieu de la galerie, il commença son récit:
+
+Un jour, il parut à Rome un être mystérieux dont l'âge, le nom, et
+le sexe même, furent d'abord inconnus; les bruits les plus étranges
+circulèrent bientôt dans la ville sainte. Les Romains aiment le
+merveilleux; ils voulurent voir dans cet être bizarre de forme,
+et dans ses moeurs habituelles, un objet sur lequel l'inquisition
+devait avoir les yeux. Bientôt la curiosité redoubla; la foule visita
+le quartier désert où cet individu s'était retiré, dans le palais
+Gandolfo, demeure solitaire et ruinée où jamais un être vivant
+n'avait choisi sa demeure.
+
+Un seul serviteur, silencieux comme son maître ou sa maîtresse, était
+le compagnon de l'habitant du palais Gandolfo; il sortait seulement
+pour aller aux provisions, puis il rentrait, et de huit jours l'herbe
+qui croissait entre les pierres des galeries abandonnées n'était
+foulée par un pied humain.
+
+Un jour, le bruit se répandit que le mystérieux inconnu dévoilait
+l'avenir, qu'il prédisait, enfin, et que ses prédictions étaient
+effrayantes presque toujours pour ceux qui allaient les chercher.
+
+Quelque voilée que fût la personne de la sibylle, cependant on
+finit par trouver qu'elle était femme, ou du moins que les indices
+qui révélaient qu'elle était femme étaient suffisants.--Bientôt sa
+renommée fut grande: on ne parlait plus que de la _sibylle_. Ce nom
+lui resta.
+
+Deux jeunes Romains vivaient alors à Rome dans toute la douceur d'une
+sainte amitié: l'un se nommait Camille, l'autre Giulio; tous deux
+jeunes, tous deux beaux, tous deux riches de cette espérance qui rend
+l'âme si radieuse à vingt ans. Camille, brave et déterminé, voulut
+aller aussitôt chez la sibylle; Giulio, plus timide ou plutôt plus
+craintif, redoutait l'avenir et ne voulait pas avancer le moment où
+cet avenir se dévoilerait à lui. Il refusa longtemps. Enfin Camille
+l'entraîna, et un soir, au moment où le soleil se couchait sur le
+mont Quirinal, les deux amis franchissaient la porte redoutée du
+palais de la sibylle.
+
+En entrant dans les vastes cours dont les dalles de marbre
+résonnaient sous leurs pas, ils ne virent pas un être humain venir
+à leur rencontre. Giulio sentait ses jambes fléchir sous lui... son
+front était humide et brûlant... il souffrait... mais attiré par un
+charme qu'il ne pouvait vaincre, il suivait Camille au travers des
+vieilles chambres, des salles désertes et des décombres du palais
+maudit.
+
+Tout à coup, en traversant une galerie, les deux amis furent arrêtés
+à la vue d'un immense rideau noir qui la partageait; au moment où ils
+entrèrent dans cette pièce, une voix d'une douceur infinie prononça
+ces mots:
+
+--Si vous voulez connaître votre sort, jeunes gens, passez derrière
+ce rideau... mais auparavant, préparez-vous par la prière à cet acte
+solennel.
+
+Involontairement Giulio tombe à genoux et prie. Camille s'incline
+légèrement; puis il se relève, et mettant la main sur son poignard,
+il écarte le rideau qui s'ébranle sous sa main et, se séparant tout à
+coup, leur laisse voir le sanctuaire qu'ils étaient venus chercher.
+
+Au mouvement de son ami, Giulio s'était relevé et se disposait à
+le suivre, en mettant comme lui la main sur son poignard; mais la
+surprise qu'ils éprouvèrent tous deux fit retomber leur main à leur
+côté.
+
+Ils ont enfin devant les yeux l'être mystérieux qui défie toutes les
+recherches depuis bien des mois dans la ville de Rome... C'est une
+femme!... elle est jeune... belle même... ou du moins elle le serait,
+sans une pâleur de la tombe, une fixité dans la prunelle de ses yeux
+qu'elle tient ouverts et attachés sur les deux amis. Ses traits sont
+beaux; mais cette pâleur cadavéreuse glace la pensée qui est à côté
+du mot de beauté, et l'effroi est le seul sentiment que les deux
+jeunes gens éprouvent en la voyant.
+
+--Que voulez-vous de moi? leur demande-t-elle avec cette même voix
+harmonieuse qu'ils avaient entendue.
+
+--Connaître notre sort, répond Camille, plus hardi que son ami....
+Giulio baisse les yeux sans répondre.
+
+--Et vous? dit la sibylle...
+
+Giulio veut parler, sa langue glacée ne peut articuler un mot; enfin
+il prononce à voix basse:
+
+--Je ne veux rien savoir.
+
+--Téméraire! dit la pâle et belle créature... ne sais-tu pas que
+tout mortel qui franchit ce noir rideau doit venir à ma science et
+partager la punition que Dieu m'infligera pour avoir osé pénétrer
+dans ses décrets?...
+
+--Je vais, si vous le permettez, dit Camille, passer le premier
+devant votre intelligence. Giulio sera plus assuré à mon retour.
+
+La sibylle fronça son noir sourcil sur son front d'ivoire et parut
+hésiter un moment; mais en remarquant la terreur visible de Giulio,
+elle parut le prendre en pitié, et, faisant un geste de la main à
+Camille, elle disparut avec lui derrière une vaste draperie noire qui
+masquait une autre partie de la galerie. Quelques instants suffirent
+pour la conférence de Camille et de la sibylle; il revint auprès de
+son ami le sourire sur les lèvres.
+
+Mon horoscope est des plus heureux; mais elle n'a pas fait un
+grand effort de science pour me le révéler. Elle m'a _prédit_ que
+j'épouserais ta soeur Giuliana, et que notre mariage serait seulement
+retardé par une cause légère... Comme notre contrat est déjà signé
+et que la ville entière le sait, la sibylle travaillait à l'aise!...
+N'importe, va, mon Giulio, je t'attends; bonne chance!
+
+Giulio gagne en chancelant le lieu où l'attend cette femme étrange,
+dont le rapport d'elle à lui est si terrible et si influent... Cette
+draperie légère que sa main soulève lui semble être de plomb!...
+Enfin il disparaît, et les longs plis de la noire et lugubre draperie
+retombent et l'enveloppent comme un linceul.
+
+Pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la
+partie séparée de la galerie où la sibylle était avec Giulio...
+Tout à coup un cri perçant vient frapper l'oreille de Camille. Il
+s'élance, son poignard au poing, et trouve Giulio à genoux, les
+cheveux hérissés, les yeux hagards et attachés sur la sibylle,
+qui, debout devant lui, une baguette de saule à la main, ornée de
+bandelettes noires, et toujours avec le même calme et le même regard
+atone, prononçait des mots incohérents dont Camille ne put saisir le
+sens; le seul qu'il entendit fut MEURTRE et SACRILÉGE, amour sans
+bornes!...
+
+À la vue de Camille, la sibylle parut courroucée:--Qui vous a
+demandé? lui dit-elle avec hauteur; éloignez-vous! Mais il ne
+l'écouta pas. Giulio était vraiment mal; il ne savait comment
+l'emmener; sa raison était presque égarée, et rien ne le rappelait à
+lui. Enfin il se laissa entraîner, et une fois hors de cet antre, de
+cet _autre Averne_, l'air frais et balsamique de la nuit rafraîchit
+le front brûlant du jeune homme. Mais il parle à peine et d'une
+manière incohérente... il prononce des mots séparés, parmi lesquels
+on entend surtout ceux de MEURTRE et de SACRILÉGE[104].
+
+[Note 104: L'Empereur prononçait les deux mots avec un accent
+effrayant et prolongé.]
+
+Camille le remit chez lui, et à peine le vit-il plus calme qu'il
+courut, avec plusieurs de ses domestiques et quelques-uns de ces
+_bravi_ qu'on trouve à volonté à Rome, au palais Gandolfo; il voulait
+contraindre la magicienne à confesser ce qu'elle avait dit à son
+malheureux ami. Mais le palais était encore plus désert que dans la
+soirée qui venait de s'écouler; personne dans aucune de ses vastes
+galeries, personne dans aucun des plus obscurs réduits. Partout
+la solitude, partout le silence, et pas une trace du séjour même
+momentané de cette femme... Tout a disparu...
+
+Camille revint consterné. Il commence à croire qu'il y a un mystère
+qu'il ignore dans l'âme de Giulio... Il retourne près de lui et le
+trouve accablé. Le lendemain, il paraît mieux; mais il ne parle pas
+de son aventure, et Camille lui-même ne chercha pas à la lui rappeler.
+
+Quelques semaines s'écoulèrent. Les préparatifs du mariage de Camille
+et de Giuliana se faisaient avec toute la pompe que de nobles
+familles mettent toujours dans une occasion aussi solennelle. Le
+bonheur était sur le front de la jeune fiancée; Camille aussi était
+heureux; mais il l'eût été davantage sans la connaissance qu'il avait
+du fatal secret de son malheureux ami, ce secret qu'il ne savait
+qu'imparfaitement encore!... et ne connaissait que par la douleur qui
+frappait chaque jour la jeune tête de Giulio d'un nouveau coup...--Si
+je pouvais te consoler, au moins! disait Camille à son ami!
+
+Giulio secouait lentement sa tête pâle, et répondait:--Tu n'y peux
+rien, ni moi non plus, c'est ma destinée!...
+
+Enfin le jour du mariage arriva. Dès le matin, tous les serviteurs
+de la maison de la mère de Camille mettaient en ordre le palais
+héréditaire pour recevoir leur jeune maîtresse. Camille était tout à
+fait joyeux. Depuis l'avant-veille, Giulio était enfin plus calme et
+semblait avoir repris toute sa tranquillité. Le marquis de Cosmo, son
+père, heureux également de le voir sourire, lui dit de se préparer
+pour le départ. Le vieux marquis descendit en même temps et monta à
+cheval pour aller jusqu'à Sainte-Marie-Majeure voir si tout était
+prêt. Mais au moment de monter à cheval, le cheval se cabra, et
+le marquis fit une chute qui, sans être nullement dangereuse, fit
+remettre le mariage à la semaine suivante.
+
+Comme la famille du marquis entourait son lit, Camille dit
+étourdiment:--Ah! mon Dieu! mon Dieu! voilà la prédiction de cette
+maudite sibylle accomplie, et mon mariage retardé!
+
+Giulio pâlit en entendant ces paroles; un souvenir terrible le
+saisit aussitôt... Il se retira dans son appartement, et ne voulut
+voir personne qu'un vieux moine qui l'avait élevé et dont il était
+tendrement aimé.
+
+Le marquis de Cosmo fut promptement rétabli, le jour du mariage fixé,
+et, de ce moment, la joie revint dans les deux familles.
+
+Le matin du mariage, Camille vint de bonne heure au palais de sa
+fiancée; Giulio était sorti, mais il avait fait dire qu'il se
+rendrait à l'église. On partit, et le mariage fut célébré avec
+toute la pompe que demandait cette solennité, à laquelle étaient
+intéressées les premières familles de Rome. Mais, lorsqu'on revint
+au palais de Cosmo, Giulio se trouva encore absent. L'inquiétude
+s'empara alors vivement de son père et de sa soeur, ainsi que de
+Camille. On envoya chez tous ses amis... Vers le soir, au moment où
+le vieux marquis était pensif, occupé à écouter la relation que lui
+faisait Camille de la soirée passée au palais Gandolfo, un inconnu
+laissa une lettre pour lui et s'éloigna aussitôt.
+
+Cette lettre était de Giulio:
+
+«Mon père, disait-il, disposez de vos richesses en faveur de ma
+soeur. Je suis mort pour le monde. JE DOIS FUIR UNE DESTINÉE FUNESTE,
+et vous devez préférer ne plus voir votre fils à le voir indigne de
+vous.
+
+«Épargnez-vous d'inutiles recherches, ma résolution est inébranlable.
+
+«Adieu, mon père, bénissez votre enfant, car il est et sera toujours
+digne de vous.»
+
+Cet incident frappa d'une teinte lugubre les noces de Giuliana.
+Camille épousait en elle la plus riche héritière de l'Italie depuis
+la retraite de son frère; mais il aimait Giulio, et son souvenir
+empoisonna longtemps le bonheur dont il jouissait.
+
+Le marquis de Cosmo découvrit enfin que le moine qui avait été
+précepteur de Giulio connaissait la retraite de son fils. Il le manda
+devant lui.
+
+--Mon père, lui dit-il, vous savez où est Giulio.
+
+
+LE MOINE.
+
+Oui, monseigneur.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Est-il à Rome?
+
+
+LE MOINE.
+
+Je ne puis le dire.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+La puissance paternelle est la première de toutes, et c'est un père
+qui vous commande de lui dire où est son fils.
+
+
+LE MOINE.
+
+La puissance paternelle elle-même n'est rien devant celle de Dieu,
+monseigneur... et celle-là m'ordonne le silence.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Quelle est votre excuse?
+
+
+LE MOINE.
+
+Je me suis opposé longtemps aux projets de Giulio, mais je l'ai vu si
+déterminé que je n'ai plus eu de force que pour le guider dans leur
+exécution.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Et quelle est-elle?
+
+
+LE MOINE.
+
+Il est entré dans un couvent pour y prononcer ses voeux.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Il n'a pas l'âge nécessaire pour disposer de lui, et je m'oppose à
+cette résolution. Je vous ordonne de me dire le nom du monastère où
+cet insensé s'est retiré.
+
+
+LE MOINE.
+
+Je vous répète que je ne le puis, monseigneur.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Vous ne le pouvez!
+
+
+LE MOINE.
+
+Non, monseigneur, j'ai reçu cette confidence sous le sceau de la
+confession, je ne puis parler.
+
+
+LE MARQUIS, après avoir réfléchi.
+
+Le grand-pénitencier peut-il vous relever de votre silence?
+
+
+LE MOINE.
+
+Oui, monseigneur.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Eh bien! il vous fera parler.
+
+Mais le lendemain même de cette conversation le moine disparut, et on
+ne le revit jamais.
+
+Où était Giulio, cependant?... il était parti pour la Sicile; là
+il avait vu le père Ambroise, prieur du couvent des dominicains de
+Messine, à qui il était recommandé par le moine de Rome. Le père
+Ambroise était un homme selon Dieu, un véritable apôtre. En voyant
+Giulio, il comprit l'âme troublée de ce jeune insensé et lui refusa
+positivement l'habit de frère qu'il lui demandait, et le contraignit
+à faire son noviciat.
+
+Giulio était né avec une imagination ardente et vagabonde;
+l'éducation singulière qu'il avait reçue n'avait pas modifié cette
+nature indomptée qui ne savait quelle route elle devait choisir
+pour arriver au bonheur. La mère de Giulio, d'une santé faible,
+était idolâtre de cet enfant, et il fut constamment à ses côtés. Il
+ne la quittait que pour aller prier à l'église ou dans la chapelle
+du château lorsque la famille était à Torre di Monte, habitation
+antique et féodale des marquis de Cosmo, dans les Abruzzes. Lorsque
+la mère de Giulio le voyait abattu et pâle, elle passait sa main
+dans les longs cheveux du jeune homme, et lui souriant doucement,
+elle l'envoyait respirer un air plus pur dans la haute montagne.
+Alors Giulio prenait un fusil et s'enfonçait dans les sauvages
+solitudes des Abruzzes. Il aimait à découvrir des sites inconnus,
+des retraites inaccessibles, des grottes creusées dans le granit par
+les eaux d'un torrent; alors il souriait à la vue de sa conquête, il
+regardait autour de lui comme s'il eût été le roi de la montagne;
+puis il rêvait longtemps, il pensait combien il serait heureux dans
+ces déserts avec une jeune fille qui prierait le Seigneur avec lui
+au milieu de cette nature si grande et si belle... Cette jeune fille
+serait le bonheur de Giulio; après son amour pour Dieu, elle serait
+tout pour lui... Souvent il rêvait ainsi d'amour, de retraite et de
+bonheur, et puis tout à coup il se réveillait au son lointain de la
+cloche d'un ermitage, ou bien au bruit d'un coup de fusil tiré par
+un chasseur d'aigle dans ces hautes régions; alors le jeune homme,
+rappelé à la vie matérielle, reprenait en soupirant le chemin du
+château dont un jour il devait être seigneur, et ne jetait sur ses
+hautes tours, ses vastes remparts, qu'un coup d'oeil de mépris... Ses
+domaines à lui étaient dans un autre monde.
+
+Depuis l'enfance, Giulio avait été lié avec Camille; celui-ci, franc
+et jovial, riait et chantait tout le jour; il n'avait que deux
+affections, son amitié pour Giulio, son amour pour Giuliana. N'ayant
+ni père ni mère, il avait été élevé par le marquis de Cosmo, qui
+avait géré son immense fortune comme si déjà il eût été son fils. La
+connaissance de cette affection arrêtait le remords dans l'âme de
+Giulio.--Je laisse un fils à mon père, se disait-il.
+
+Quelque temps avant l'aventure de la sibylle, Giulio perdit sa mère;
+cette perte fut affreuse pour lui plus que pour un autre fils. Sa
+mère avait toute sa tendresse. Elle l'aimait tant!...
+
+--Pauvre Giulio, lui disait-elle, que deviendras-tu, si un jour tu
+aimes d'amour, mon fils?... Jamais ton coeur n'aura la tendresse
+qu'il donnera... Tu seras malheureux... N'aime jamais, mon enfant
+bien-aimé, ou bien... n'aime que Dieu!...
+
+Mais ce n'était pas à une âme de feu, à un coeur tout amour, qu'il
+fallait demander de ne pas battre et de ne pas désirer. Giulio avait
+vingt ans: il sentait souvent courir son sang en ruisseaux de feu
+dans ses veines; alors il s'élançait dans la campagne, il partait
+pour une longue chasse avec son fusil, son rosaire et son poignard;
+il parcourait le pays ainsi, seul, sans même emmener Camille avec
+lui. Il marchait pendant des heures entières; puis, quand il se
+reposait, il priait Dieu et songeait.
+
+Alors ses rêves descendaient et l'entouraient comme un nuage d'or. Il
+n'était plus sur la terre, et rêvait des félicités inconnues avec un
+être que Dieu lui envoyait; mais au réveil son oeil devenait sombre,
+et il répétait la parole de sa mère:
+
+--Pauvre Giulio, tu ne seras jamais aimé comme tu aimeras.
+
+Ce fut en ce temps que cet être mystérieux vint à Rome pour avoir
+cette funeste influence sur la vie de Giulio; tourmenté par cette
+crainte d'aimer un jour sans être aimé, l'esprit déjà fatigué par
+cette tension vers un même objet, affaibli intellectuellement par la
+prière et de longs jeûnes prescrits par le moine, son précepteur,
+qui, ayant reçu ses confidences, lui conseillait la prière comme son
+unique refuge, Giulio fut accablé en écoutant l'oracle de la sibylle.
+
+Amour! passion! sacrilége! meurtre! voilà les mots que trois fois
+le malheureux prédestiné avait entendu tonner à ses oreilles. En
+arrivant au palais de son père, il avait appelé le moine.
+
+--Que dois-je faire? lui demanda-t-il.
+
+Le moine l'aimait, mais il avait cette religion ignorante et
+superstitieuse qui est loin de celle de saint Pierre, et plus encore
+de celle de Jésus-Christ.
+
+Giulio combattit, mais les liens qui le retenaient étaient faibles,
+tandis qu'une main puissante l'attirait à elle. Cependant, il
+résistait encore, lorsque cette première partie de la prédiction
+de la sibylle, le retard du mariage de sa soeur, le frappa
+d'épouvante!... et il partit déterminé à fuir dans le cloître les
+passions, le sacrilége et le meurtre. Sa raison n'était pas saine,
+et son sang, agité par une année presque entière d'épreuves et de
+tourments imaginaires, était tout prêt à recevoir les plus vives
+impressions. Dominé par cette étrange superstition qui ne lui
+laissait de salut que dans la vie monastique, Giulio tressaillait
+encore sous les arcades froides et sombres du cloître, en se
+rappelant les paroles terribles de la femme du palais Gandolfo:
+Amour! passion sans bornes! sacrilége! meurtre! Le malheureux
+croyait railler le sort derrière les grilles massives du couvent,
+comme si les murs d'un monastère arrêtaient la destinée!
+
+L'année du noviciat s'écoula; le père Ambroise, considérant la
+jeunesse de Giulio, qui n'avait que vingt-deux ans, sollicita de
+l'archevêque de Messine de prolonger d'une autre année le noviciat
+du jeune homme. L'archevêque y consentit; mais Giulio reçut cette
+nouvelle comme une douleur qu'on lui imposait. Toutefois, il
+ne murmura pas, et remplit ses devoirs avec une si scrupuleuse
+exactitude, qu'enfin le père Ambroise lui donna l'habit, au grand
+contentement de tout le couvent, dont il était l'édification.
+
+Giulio était beau, et d'une beauté qui devait frapper d'abord;
+aussi, lorsqu'il y avait une cérémonie dans l'église des dominicains
+de Messine, on admirait la taille élégante du jeune frère et
+l'expression céleste de ses beaux traits, qui, du moment où il avait
+reçu l'habit, avaient repris leur calme accoutumé, et frappaient par
+leur expression profondément sentie. Mais Giulio était comme ignorant
+de tels avantages, et jamais son oeil ne s'était levé sur lui,
+lorsqu'avant de quitter le monde, il avait pu contempler son image.
+
+Plusieurs années s'écoulèrent; Giulio était toujours l'exemple
+du couvent, mais quelquefois il se demandait s'il était heureux!
+Son coeur battait avec violence, sa tête brûlait d'un feu qu'il ne
+pouvait calmer. Il souffrait d'un mal qu'il ne pouvait expliquer...
+Il n'était soulagé que lorsqu'à la récréation du soir il respirait
+l'air frais et embaumé du jardin; mais alors, si ses yeux s'élevaient
+au-dessus des murs, il disait:--Que ces murs sont élevés!
+
+L'extrême régularité de Giulio, l'éducation soignée qu'il avait
+reçue, lui avaient fait confier deux missions importantes, la
+prédication et la confession; mais pour cette dernière fonction, il
+était lui quatrième avec le père prieur. On aimait à l'entendre; il
+était doux et onctueux dans la parole, et les Messinois, accoutumés
+à des moines plus intolérants, l'aimaient et le vénéraient en même
+temps. Il prêchait aussi fort souvent, et, préférant cette mission à
+l'autre, il confessait peu.
+
+Un jour, il était dans sa cellule occupé à corriger un sermon pour
+la fête de sainte Rosalie, lorsque le père Ambroise le pria de le
+suppléer au confessionnal auprès d'une personne qui attendait, les
+occupations du prieur ne lui permettant pas de descendre à l'église.
+
+Giulio avança son capuchon sur ses yeux, rabattit ses manches sur
+ses mains, d'une remarquable beauté, et, après avoir fait sa prière
+devant le maître-autel, il entra dans le confessionnal, où le
+pénitent l'attendait déjà. C'était une femme.
+
+Giulio tira le petit volet de la grille, et dit à cette femme qu'il
+était prêt à l'entendre... Mais il ne reçut pour réponse que des
+soupirs et des larmes... Un secret terrible semblait peser à l'âme de
+la pécheresse.
+
+Enfin elle parla, mais d'une voix brisée par les sanglots.
+
+--Mon père, dit-elle... puis-je espérer la miséricorde divine? J'ai
+offensé Dieu!... Croyez-vous qu'il me pardonnera?
+
+--Sa bonté est infinie, ma fille; elle surpasse nos fautes.
+
+--Mon père, j'aime... j'aime avec passion, avec un amour qui me
+brûle, me dévore... J'aime... Oh! jamais je ne pourrai dire une telle
+horreur!...
+
+--Ma fille, lui dit Giulio d'une voix sévère, douter de Dieu c'est la
+plus grande de toutes vos fautes...
+
+--Eh bien! mon père, vous saurez tout. J'aime un homme que je ne dois
+pas aimer... car je suis mariée, et cet homme n'est pas mon mari!...
+
+Un silence suivit cette dernière parole. Il semblait que la
+malheureuse femme qui s'accusait ne pouvait articuler. Giulio était
+ému... il souffrait... Enfin la pénitente reprit d'une voix plus
+basse:
+
+--Mon père, non-seulement cet homme n'est pas mon mari... mais il
+n'est pas libre... il est lié aussi; mais il chérit ses liens... et
+moi, je déteste les miens.
+
+Elle pleura amèrement.
+
+--Et cet homme est-il jeune? demanda Giulio.
+
+--Jeune! oh oui! et si beau! Mais ce n'est pas cette beauté qui m'a
+séduite... c'est ma destinée qui m'a jetée à cet amour comme une
+proie à dévorer.
+
+À ce mot de _destinée_, Giulio frémit.
+
+--Oui, dit la femme avec égarement, il fallait une destinée
+influencée par Satan pour que j'aimasse ainsi un homme séparé de moi
+par des barrières d'airain.
+
+--Quel est donc cet homme? demanda Giulio.
+
+--Cet homme, mon père!... Eh bien! maudissez-moi au nom de Dieu...
+dites qu'il n'y a pas de pardon pour mon crime. Celui que j'aime est
+un religieux.
+
+--Malheureuse!...
+
+Mais la femme ne l'entendait plus; accablée sous le poids de sa faute
+et de la honte de la révélation, elle se laissa tomber presque sans
+connaissance sur les marches du confessionnal... Frappé d'horreur
+et de crainte, Giulio jette les yeux sur la grille, et voit une
+créature d'une céleste beauté, pâle et mourante, les yeux fermés, et
+paraissant près d'expirer.
+
+--Ma fille, prononça-t-il doucement, ma fille, dites-vous, je le
+répète, que la miséricorde de Dieu est infinie; revenez à vous...
+
+Sa voix s'étant élevée à ces derniers mots, la jeune femme
+tressaillit...
+
+--Quelle est cette voix! s'écria-t-elle... Puis, comme si elle eût
+eu honte d'elle-même, elle ramena son voile sur son visage baigné de
+larmes, et se remit à genoux pour continuer sa confession.
+
+--Mon père, dit-elle avec un accent déchirant, cet amour est ma vie,
+et il causera ma mort. Je sais que je suis coupable, et jamais celui
+qui est la cause de cette ruine de moi-même ne le saura de moi. Je
+mourrai donc, car je ne puis vivre sans lui; mais dites-moi que Dieu
+me pardonnera. Oh! si je pouvais l'entendre lui-même m'annoncer la
+divine parole!... s'il m'était permis de revenir l'entendre lorsqu'il
+parle comme un messager du Ciel, dans cette chaire de vérité où je
+le vis pour la première fois!--Dites, mon père... le croyez-vous
+possible?
+
+Giulio ne répond pas... il pleure lui-même et prie avec ferveur. Il
+vient d'entrevoir une horrible lumière; il craint qu'elle ne le
+guide à un affreux mystère... il ne peut, il ne veut pas parler.
+
+--Priez et repentez-vous, malheureuse femme, dit-il enfin, et
+redoutez le SACRILÉGE.
+
+--Mon Dieu, dit la pécheresse d'une voix étouffée... mon Dieu, quelle
+est cette voix!... c'est celle qui m'a perdue!... Mon Dieu! mon
+Sauveur! ayez pitié de moi!
+
+Giulio se recueille; il reçoit encore quelques aveux, et prononce
+d'une voix entrecoupée l'absolution conditionnelle sur la tête de
+celle qui pleure avec tant d'amertume... Pour lui, il ne peut faire
+un mouvement, toute son âme est dans ses yeux... ils suivent cette
+femme lorsqu'elle sort du confessionnal pour aller se mettre à genoux
+sur un carreau de velours qu'un valet de chambre vêtu de noir a placé
+pour elle à quelque distance du confessionnal. Cette femme est belle,
+d'une exquise beauté; en s'inclinant, son voile tombe, soit par le
+mouvement, soit par une cause moins naturelle, et laisse voir une
+profusion de cheveux dorés entourant un visage aux traits doux et
+purs d'une madone. Ses mains, encore dégantées, sont d'une beauté
+égale à toute la personne de cette femme, dont les vêtements et
+l'entourage annoncent une noble et puissante dame de Messine.
+
+Giulio, les yeux attachés sur cette vision évoquée pour lui par
+l'enfer, n'en peut détourner sa vue. Le souvenir de la sibylle pâlit
+devant ce visage d'ange, cette taille de vierge, si pure dans tous
+ses contours; Giulio, jusqu'à cette heure, a vu bien des femmes
+jeunes et belles, aucune n'a touché une des cordes de son coeur...
+Le regard de celle-ci ne s'est pas levé sur le sien, et son coeur
+bat en pensant à ce qui vient de se passer. Ah! c'est que la magie
+de l'amour vrai a une puissance inconnue à tout ce qui touche
+vulgairement le coeur. Celui de Giulio a sommeillé jusqu'à présent;
+c'est en voyant Thérésa qu'il vient de s'éveiller.
+
+Cette femme passionnée, qui aime un religieux, cette femme, belle
+comme la plus belle des vierges du ciel, cette femme est donc l'ange
+de perdition qui doit accomplir l'oeuvre de la destinée. Déjà Giulio
+voit la première partie de la prédiction de la sibylle: AMOUR SANS
+BORNES!... et le sacrilége!... Oui, le sacrilége est accompli, le
+religieux est aussi coupable que cette femme!.. car lui aussi l'aime
+de toutes les forces de son âme...
+
+C'est en proie à des combats, des tourments, des souffrances amères,
+premiers fruits de l'abandon de la vertu, que Giulio voit s'écouler
+et les jours et les mois; il fuit l'église, il fuit cette chaire
+de vérité où le religieux, dans toute la dignité de la mission
+apostolique, enseignait aux hommes la divine loi des chrétiens. Il
+lutte avec lui-même; il fuit aussi cette femme qu'il a revue d'abord,
+et qui l'a enivré du poison de son regard d'amour... Maintenant, elle
+aussi le cherche et ne le trouve plus... emportée par sa passion,
+elle sent quelle ne peut vivre sans celui à qui sa vie appartient...
+
+--Giulio! dit l'infortunée lorsque, prosternée devant l'autel de
+sainte Rosalie, elle paraît prier, et ne pense qu'à celui qu'elle
+aime, ne voit que lui, n'implore que lui... Mais Giulio est retiré
+dans le lieu le plus solitaire du monastère; couvert d'un cilice,
+offrant à Dieu cet amour qui le brûle et le dévore, il pleure et
+prie. Ignorant le sujet de cette austère pénitence, les moines
+admirent sa ferveur; le père prieur le donne pour exemple à ses
+frères.
+
+--Mon fils, lui dit-il un soir, où, prosterné sur les marches de
+pierre du maître-autel, Giulio paraissait transporté dans un autre
+monde dans l'extase de la prière, mon fils, levez-vous et écoutez-moi.
+
+Giulio finit sa prière, et, se relevant de la pierre où depuis
+plusieurs heures il priait, il attend les ordres de son supérieur.
+
+--Le marquis de Campo-Santo vous requiert pour une oeuvre sainte,
+mon fils. Madame la marquise est à l'agonie; il veut qu'elle soit
+exhortée par le frère le plus pieux de notre communauté... N'ayez
+pas d'orgueil de ce que je vais vous dire, mon fils... mais je vous
+ai choisi... Allez... allez porter à madame la marquise des paroles
+de paix et de consolation comme vous savez les dire.. Le marquis de
+Campo-Santo est un vieillard estimable et vénéré dans Messine...
+Allez, mon frère, et que la bénédiction de saint Dominique soit avec
+vous!...
+
+Giulio s'agenouille pour recevoir la bénédiction du prieur... En
+se relevant, il voit près de lui un vieillard dont la haute taille
+voûtée, les cheveux blancs, accusent le grand âge. Sur sa pâle et
+noble figure était l'expression d'une peine profonde, mais que la
+résignation à la volonté de Dieu tempérait...
+
+--Le frère Giacomo[105] est prêt à suivre Votre Excellence, dit le
+père prieur.
+
+[Note 105: C'était le nom de religion que Giulio avait pris en
+entrant au couvent, où il ne pouvait garder son nom habituel.]
+
+--Mon carrosse est à la porte du monastère, répond le marquis.
+
+Et tous deux sont bientôt loin du couvent.--La route fut silencieuse:
+le marquis, oppressé par une violente douleur, demeurait avec
+ses pensées; Giulio, préoccupé de la scène de mort qu'il allait
+avoir sous les yeux, priait à l'avance pour la compagne de ce
+vieillard, qui laissait seul dans la vie celui avec qui elle l'avait
+parcourue... et c'était le vieillard qu'il plaignait.
+
+La marquise avait été transportée dans une villa près de Messine pour
+que la pureté de l'air fût encore plus parfaite... Cette villa était
+sur le bord de la mer dans une ravissante position, qui recevait un
+charme de plus de cette nature magique dont la Sicile est dotée... En
+approchant de l'élégante habitation dont les colonnes de marbre blanc
+se voyaient au travers des orangers et des arbres fleuris, qui, par
+leurs émanations, embaumaient l'air à cette heure de la journée, le
+moine sentit au coeur une douleur vive et profonde; il lui parut que
+la nature insultait sans pitié à la mort de cette femme, qui expirait
+peut-être en ce même moment au milieu des joies de la création et
+de toutes ses pompes... Le soleil se couchait en cet instant, et la
+bande de feu dont il bordait l'horizon entourait cette mer de Sicile
+d'un cercle d'or étincelant de rubis... Le ciel était pur, l'air
+était doux et tranquille; la mer, unie comme un miroir, servait
+de champ aux courses nocturnes de tous les jeunes garçons et les
+jeunes filles des hameaux de la côte; des barques remplies de jeunes
+gens s'éloignaient du rivage aux dernières lueurs du crépuscule: on
+entendait leurs chansons, leurs joyeux éclats de rire... On était
+alors au moment de la vendange, et la joie des bacchanales étouffait
+la voix mourante de la femme qui avait été une mère pour toute
+cette foule qui n'écoute même pas le son de la cloche qui appelle
+les serviteurs du château aux prières des agonisants!... La route
+avait été silencieuse... En arrivant devant la porte de la maison,
+le marquis retrouva sa jeunesse pour s'élancer au-devant d'un jeune
+homme pâle et défait qui vint au-devant de lui.
+
+--Ah! s'écria le marquis en voyant la physionomie du jeune homme,
+est-il donc trop tard? votre mère!...
+
+--Calmez-vous, mon père! ma mère vit encore. Hélas! elle semble
+attendre votre retour pour rendre à Dieu sa belle âme!... Elle
+demande constamment si vous avez ramené avec vous le révérend père
+Ambroise.
+
+--Le père prieur n'a pas pu venir, mon ami, répondit le marquis tout
+en allant vers l'appartement de la malade; mais il m'a donné le
+religieux le plus renommé de son couvent pour le suppléer...
+
+Le jeune homme gémit profondément et pleura, et les précéda pour les
+annoncer. Le marquis fut contraint de s'arrêter.
+
+--Ah, mon révérend père! voilà comme elle est aimée!... Ce jeune
+homme n'est pas son fils!.... il serait son frère, car elle est jeune
+et belle...; et c'est une tête de vingt ans que la mort va frapper!...
+
+Giulio s'approcha de lui pour lui donner un peu de force et de
+résignation, mais il ne trouva rien à lui dire: lui-même était frappé
+par une puissance inconnue.
+
+--Laissez-moi seule avec le révérend père, dit la marquise
+lorsqu'elle sut qu'il était arrivé.
+
+La voix de cette femme fit tressaillir Giulio. Tout le monde se
+retira.
+
+--Mon père, dit la mourante, d'une voix que la faiblesse et l'émotion
+rendaient à peine distincte, je vous ai fait appeler pour vous
+demander votre pardon et vous supplier de me le faire accorder par un
+homme que j'ai peut-être bien offensé... en attaquant sa vertu!...
+Mais je vais mourir, et ma mort m'acquittera envers lui, n'est-ce
+pas, mon père?...
+
+Giulio tombe à genoux devant ce lit qui contient sa seule affection
+maintenant sur la terre... Sa seule religion, son seul Dieu, son seul
+avenir..., cette femme qui vient de parler..., c'est Thérésa... C'est
+la femme du confessionnal..., c'est la femme qui aime le religieux
+d'une passion insensée..., c'est celle que lui aussi adore D'UN
+AMOUR SANS BORNES!... Il a déjà accompli les deux premiers arrêts de
+la destinée prononcés par la sibylle...; il ne lui reste plus qu'à
+être meurtrier!...
+
+Après la soirée où se fit cette confession terrible dans l'église
+du monastère de Messine, Giulio avait revu Thérésa plusieurs fois.
+Fidèle à sa religion, il avait repoussé l'enchanteresse; mais il
+avait bu le philtre entier par les regards, par les paroles, par tout
+ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait exprimer par cette créature
+toute de flamme et d'amour, qui adorait et ne voulait qu'être aimée...
+
+Enfin, le moine trembla pour elle et pour lui à la voix de Dieu
+qui, un jour, parla plus haut que celle de la passion effrénée.
+Il s'éloigna; Thérésa ne le revit plus. Elle retourna vainement à
+l'église; la chaire n'était plus occupée, le confessionnal était
+vide..., car, pour ELLE, c'était Giulio qui était un être humain, le
+reste était _néant_. Elle pleura...; elle souffrit, car elle aimait,
+l'infortunée! de cet amour qui donne le ciel lorsqu'il est heureux,
+mais qui tue lorsqu'il est méconnu!... Sa santé s'altéra, et bientôt
+sa jeune vie fut atteinte et marquée. Alors elle voulut que son
+dernier adieu parvînt à Giulio par une bouche sévère, peut-être, mais
+sûre, et elle fit demander le père Ambroise... Sa destinée, toujours
+inflexible, lui envoya Giulio.
+
+En entendant, en reconnaissant cette voix aimée dont le pouvoir sur
+lui est bien autrement puissant que celui de Dieu, le moine s'écrie
+et ne peut plus longtemps se cacher à Thérésa.
+
+--C'est moi, lui dit-il, moi qui veux mourir avec toi... moi qui
+t'aime plus que tu ne m'aimes peut-être!... moi qui me perds!... moi
+que tu rends sacrilége... Vis, Thérésa!... car, je te le répète... je
+t'aime.
+
+Et ses larmes tombent sur le front de la mourante, sur son sein, sur
+ses mains déjà froides... elles lui redonnent la vie... elles lui
+montrent l'amour de Giulio.--Elle ne mourait que de sa douleur...
+maintenant elle vivra... elle vivra pour l'amour, puisqu'elle est
+aimée.
+
+Giulio et Thérésa échangent à peine quelques mots... ils étaient
+inutiles dans leur situation... La jeune femme ne pouvait parler,
+mais elle voyait Giulio, elle pressait sa main, interrogeait son
+oeil; et lui, la serrant dans ses bras, il rappelait au foyer de la
+vie tout ce qui la fait doublement sentir quand on aime comme il
+était aimé.
+
+Cependant il fallait feindre... toute une famille attentive était là
+pour observer et peut-être punir si la moindre lumière frappait des
+yeux trop confiants... mais rien ne parut faire impression sur le
+vieillard trompé... La guérison presque miraculeuse de la marquise
+fut attribuée à la vertu des prières du frère Giacomo, et sa renommée
+grandit encore.
+
+Thérésa fut bientôt en entière convalescence, et quelques semaines
+s'étaient à peine écoulées que l'église des Dominicains la revoyait
+encore devant son autel, priant un Dieu qu'elle offensait et qui ne
+devait pas lui pardonner.
+
+Giulio l'aimait avec une égale passion; cependant il éprouvait des
+remords et Thérésa n'en avait pas. Bientôt la vie du religieux devint
+malheureuse. Il aimait toujours; mais l'excès même de cet amour lui
+causait une terreur qui le rendait insensé... Il passait souvent des
+nuits entières en prières, il s'infligeait les plus dures pénitences,
+et toujours les mêmes terreurs venaient l'assaillir et troublaient
+son âme jusque dans les moments où le charme de l'amour de Thérésa
+lui faisait d'abord tout oublier.
+
+Elle s'aperçut enfin qu'un secret, un grand mystère était dans l'âme
+de celui qu'elle aimait. Elle résolut de tout connaître, de partager
+son sort, quel qu'il fût, et de lui faire voir qu'une femme, dans son
+amour, n'est jamais dévouée à moitié.
+
+Elle lui demanda de lui confier la cause de ses souffrances, de ses
+inquiétudes... Giulio résista d'abord... puis il lui avoua ce qui
+s'était passé dans la terrible soirée du palais Gandolfo, et la
+prédiction de la sibylle.
+
+Thérésa lui sourit doucement:
+
+--Tu es insensé, mon ami, lui dit-elle... Eh quoi! c'est ce mot qui
+devrait effacer l'impression causée par les deux autres qui éveille
+ta terreur!... Eh quoi! n'y a-t-il pas dans ces paroles de quoi faire
+pâlir tout danger... toute inquiétude: _Amour sans bornes!_ Oh!
+Giulio, si tu m'aimais comme je t'aime!... nous serions heureux!
+
+Et pourtant il l'aimait ardemment!... Quelquefois, entraîné par
+sa passion, Giulio fixait sur Thérésa un regard qu'il n'osait pas
+rencontrer... Elle frémissait, son coeur battait, et le tumulte de la
+passion était longtemps à s'apaiser dans cette âme ardente, qui ne
+vivait que pour l'amour et par l'amour. Et pourtant cet amour était
+pur comme celui de deux anges!
+
+Un jour, le prieur envoya Giulio à Naples dans une maison de leur
+ordre pour une mission très-grave. Giulio partit sans avoir pu voir
+Thérésa, et lui écrivit seulement en promettant son retour pour la
+semaine suivante; mais un mois s'écoula dans cette absence... En
+arrivant à Messine, le premier soin de Giulio fut de courir au palais
+de la marquise... Il la trouva seule, sur une terrasse, au bord de
+la mer... regardant les flots... pensant à lui... et pleurant... En
+le voyant, elle oublie la retenue d'une femme, les voeux de celui
+qu'elle aimait; elle se jette dans ses bras, le serre sur ce coeur
+dont il était la vie, et pour la première fois comprend que son
+bonheur, jusque-là si parfait en voyant chaque jour son ami, pouvait
+encore être doublé par lui.
+
+Giulio partage et devine son émotion... Bientôt la sienne est trop
+vive. Il serre Thérésa avec violence contre sa poitrine; puis,
+la repoussant avec une égale rudesse, il s'éloigne du palais de
+Campo-Santo, la raison égarée et murmurant avec terreur le mot:
+SACRILÉGE!
+
+Il passa la nuit en prières... Le matin le trouva priant encore... Il
+écrivit alors à Thérésa:
+
+«Séparons-nous, Thérésa... je ne puis supporter, et pour toi,
+et pour moi, cette odieuse pensée d'une éternelle perdition!...
+Éternité!... sais-tu ce que c'est que ce mot? Éternité!... et
+quand la colère de Dieu l'a prononcée comme anathème, cette parole
+terrible, comment avoir son pardon?... Et c'est à de telles peines
+que je te condamnerais, Thérésa!... Jamais!... Je saurai souffrir!...
+Séparons-nous!...»
+
+Thérésa était passionnée comme une Italienne, mais en même temps elle
+était femme... Elle adorait Giulio... mais le sombre mystère de la
+vie de cet homme l'effrayait en même temps qu'elle l'adorait. Cette
+prédiction était pour elle comme une énigme; ce qu'elle y voyait,
+c'est que cette prédiction attaquait la vie du malheureux par la
+puissance de la terreur... Alors encore une fois elle se sacrifia;
+elle insista pour revoir Giulio!... Hélas! il avait raison! elle
+crut le consoler en lui disant de douces paroles... et tous deux se
+perdirent!...
+
+À dater de ce moment, l'existence de Giulio devint si malheureuse
+que Thérésa dut pleurer en larmes amères la funeste pensée d'avoir
+voulu le revoir!... Avant ce moment, Giulio n'avait pas de remords...
+Maintenant il n'osait plus prier... Où donc était son refuge? Enfin
+il ne put supporter un tel état... Il cessa de voir Thérésa, et
+bientôt ne lui écrivit plus.
+
+Ce fut encore une nouvelle douleur pour la malheureuse femme!... Mais
+lorsqu'elle avait souffert jadis, elle était innocente... C'était un
+ange de pureté, une sainte colombe immolée sur l'autel du devoir!...
+Et maintenant, qu'était-elle devenue?... Cette pensée la rendait
+insensée; alors elle songeait à la mort... Hélas! la mort aussi était
+un crime.
+
+Mais bientôt un devoir lui fut imposé. Ce devoir, elle le comprit...
+il lui redonna de l'espérance... Il existait d'ailleurs maintenant
+un motif pour qu'elle aimât la vie... Elle devait seulement quitter
+l'Italie... aller en Espagne; en Amérique... Elle voulait revoir
+Giulio une fois pour lui communiquer son plan... Il fallait qu'il
+l'accompagnât... puis, s'il en avait la force, il la quitterait...
+Mais Giulio se refusait à toutes les tentatives faites pour le
+voir... Enfin Thérésa n'hésite plus, elle a organisé leur fuite à
+elle seule... Et quand tout est prêt, elle se rend un soir, au moment
+de la bénédiction, à l'église du monastère de Giulio... Enveloppée
+dans un long voile noir, Thérésa, cachée derrière un des piliers
+massifs de la nef, attend, dans une angoisse inexprimable, le moment
+où Giulio restera seul pour sa méditation... Il passait devant
+Thérésa, enfoncé dans sa rêverie, les bras croisés sur sa poitrine,
+et ne voyant aucun des objets qui l'entouraient: tout à coup Thérésa
+s'offre à lui... elle l'arrête et lui parle avec cette énergie que
+prêtera toujours le coeur lorsqu'il est profondément ému... Elle
+lui révèle un secret aussi, elle... car elle en a un comme lui, la
+malheureuse!... Giulio recule devant le précipice ouvert devant
+lui... Tout est prêt, lui dit-elle.--Jamais!--Eh bien! alors, un
+dernier adieu, ce soir, à minuit... Tu as une clef du jardin du
+couvent qui ouvre une porte du côté de la mer... donne-la moi, et ce
+soir je viendrai te dire adieu pour toujours.
+
+Giulio égaré, interdit, entend marcher; il laisse tomber la clef
+dans la main de Thérésa et s'enfuit rapidement. Thérésa, sûre de le
+revoir, s'éloigne avec joie.
+
+À minuit, malgré la terreur qui la domine, Thérésa se rend au
+couvent; elle traverse une grève solitaire, ouvre la porte et se
+trouve dans le jardin du monastère... L'insensée! sa vie, celle de
+son amant, tout est joué sur un coup du hasard!...
+
+Thérésa ne voit rien; la nuit est sombre; pas de lune, pas une étoile
+ne luit au ciel; elle entend marcher enfin... c'est Giulio! Mais il
+n'est plus incertain, il a pris des forces, il les a prises dans une
+pensée infernale.
+
+--Que me veux-tu? demande-t-il à Thérésa, d'un ton brusque et sévère.
+Je _ne puis_, je _ne veux_ pas partir; laisse-moi, et retire-toi en
+paix; prie pour toi et pour moi... je prierai aussi pour tous deux...
+pour nous faire pardonner par Dieu notre faute. Adieu, Thérésa, adieu
+pour la dernière fois.
+
+Mais Thérésa est bien forte... elle prie au nom d'un autre! Elle se
+jette à genoux; elle supplie, pleure, baigne de larmes brûlantes
+les mains de Giulio... Il se laisse attendrir; lui aussi pleure sur
+le front de Thérésa... Elle l'entraîne vers la porte du jardin; la
+barque est prête... Un moment, et Thérésa triomphe!...
+
+--Non! dit Giulio hors de lui, je ne puis!... pitié!..... Mais
+Thérésa insiste avec plus d'ardeur; la porte est ouverte... déjà ils
+en ont presque franchi le seuil, lorsque la cloche de la chapelle
+sonne les premières matines; Giulio l'arrête et frémit. Thérésa
+l'enlace de ses bras.--Laisse-moi, s'écrie le moine tout à fait
+égaré... Et saisissant un poignard qu'il portait toujours, il le
+plonge dans son sein...
+
+Elle tomba sous ce seul coup... Giulio ne fit pas un mouvement...
+Le jour commençait à poindre; le moine regarda longtemps le corps
+sanglant de la malheureuse femme; puis, tout à coup, il souleva le
+cadavre, et, courant vers le rivage, il le jeta à la mer; retournant
+ensuite avec la même rapidité vers l'église où déjà il y avait du
+monde, il y entra avec sa robe teinte de sang et son poignard passé
+dans la ceinture de sa robe. On le saisit, on le questionna; il
+répondit avec vérité, quoiqu'il fût positivement fou en ce moment...
+Les moines l'entraînèrent dans l'intérieur du monastère... On ne le
+revit jamais.
+
+--Eh bien! sire, dit la reine Hortense à l'empereur de Russie,
+comment trouvez-vous que Napoléon conduisait un drame?
+
+L'empereur Alexandre avait été profondément intéressé, ainsi que
+chacune de nous, quoique nous connussions déjà le conte. L'empereur
+en demanda une copie qu'il emporta à Pétersbourg. Il n'avait pas de
+titre, et nous fûmes toutes d'accord de le nommer «LA DESTINÉE.»
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+MADAME RÉCAMIER,
+
+À CLICHY.
+
+
+À l'époque où je parle de madame Récamier, il est impossible, à moins
+de l'avoir vue et d'en avoir conservé le souvenir dans un coeur
+dévoué à elle, de se faire une idée de sa fraîcheur d'Hébé et de la
+grâce de son sourire. Il y avait dans l'accord de ce sourire et de
+son regard plus de charmes qu'il n'en faudrait pour captiver le coeur
+le plus sévère. C'était une création à part que madame Récamier à cet
+âge de dix-huit ans; et jamais je n'ai retrouvé ni en Italie, ni en
+Espagne, ce pays si riche en beauté, ni en Allemagne, ni en Suisse,
+la terre classique des joues aux feuilles de rose, jamais je n'ai
+retrouvé ce que m'offrait alors madame Récamier.
+
+Madame Récamier, dans les premières années de son mariage, vivait non
+pas retirée, mais dans un monde tout intérieur; elle vivait dans une
+famille nombreuse formée de la sienne et de celle de son mari, et
+lorsqu'elle allait dans le monde, c'était pour y produire un effet
+qu'elle ne renouvelait que rarement. Elle était simple et bonne comme
+elle l'est encore aujourd'hui, et la plus jolie femme de France et
+peut-être de l'Europe.
+
+M. Récamier n'avait pas encore été atteint par le despotisme impérial
+à cette époque; M. Barbé-Marbois n'avait pas posé sa main de fer sur
+sa destinée; il était riche enfin. Cependant il habitait, rue du
+Mail, nº 3, une maison assez ordinaire, et madame Récamier, toujours
+simple et ne voulant que ce que son mari voulait, ne souhaitait rien
+au delà.
+
+Cependant elle eut le désir d'avoir une campagne, et M. Récamier
+lui fit arranger le grand château de Clichy-la-Garenne[106],
+qui appartenait à madame de Lévy. Là elle pouvait venir à Paris
+facilement, et lui-même pouvait, après la bourse, y aller dîner et
+revenir le soir.
+
+[Note 106: Ce château fut habité, en 1815, par madame de Staël, où
+elle reçut toute l'Europe couronnée; il fut détruit par la bande
+noire l'année suivante.]
+
+L'intérieur de madame Récamier était surtout composé d'amis et de
+personnes supérieures; ce fut toujours un bonheur pour elle que
+d'aimer un être ou une chose au-dessus d'une ligne ordinaire; et
+depuis que je la connais, j'ai su l'apprécier encore pour cette
+volonté d'aimer surtout ce qui est beau et bon, même avec des
+défauts. C'est la supériorité de sa haute nature qui produit cette
+volonté; c'est une qualité de plus en elle.
+
+Cette maison de Clichy était jolie, sans être très-recherchée;
+c'était dans ce lieu que madame Récamier, âgée de dix-huit ans, était
+recherchée par tout ce qui avait alors un nom.
+
+Un jour, elle était dans un salon qui donnait sur le jardin, occupée
+à mettre des fleurs dans une grande corbeille où elle les arrangeait
+selon leurs couleurs. Dans cette occupation elle était ravissante;
+elle avait une robe de mousseline blanche faite à la _prêtresse_,
+comme on le disait alors; ses beaux cheveux n'étaient retenus par
+aucune autre chose qu'un peigne d'écaille... Fort occupée de ses
+fleurs, elle n'entendit pas la porte qui s'ouvrit et un nom qui fut
+annoncé. La personne qui entra demeura quelque temps sans faire un
+pas. C'était Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur.
+
+--Mon Dieu! que vous êtes charmante ainsi! Elle se retourna vivement,
+mais sans témoigner de peur; elle n'en avait pas eu, et ne marquait
+jamais que ce qu'elle éprouvait. Elle salua le jeune ministre d'un de
+ses gracieux sourires.
+
+--On devrait vous peindre ainsi, lui dit-il.
+
+Elle sourit.--Ce serait une prétention, dit-elle.
+
+Dans ce moment, on entendit rouler une voiture, et le valet de
+chambre annonça M. Fox et lord et lady Holland.
+
+--Nous sommes venus vous surprendre, dit M. Fox, et je crois que vous
+aurez encore quelques visites ce matin.
+
+
+LADY HOLLAND.
+
+Oui, le général Moreau, la duchesse de Gordon, et, je crois, madame
+Divoff et son mari.
+
+
+LORD HOLLAND.
+
+N'est-ce pas ce M. Divoff qui a conservé une immense coiffure frisée
+et poudrée, parce qu'il ressemble, lui a-t-on dit, à Potemkin?...
+C'est une drôle de manie.
+
+
+LADY HOLLAND.
+
+Sa femme est excellente et sa maison fort agréable.
+
+
+LUCIEN BONAPARTE.
+
+Monsieur Fox a-t-il déjà parcouru Paris?
+
+
+M. FOX.
+
+Mais pas autant que je l'aurais voulu. J'ai des affaires, j'ai
+des amis; le temps court si vite, et puis il y a tant de choses
+curieuses, qu'en vérité, dans la crainte de ne pouvoir tout voir, je
+me surprends quelquefois à dire que je ne verrai rien... et puis je
+dois bientôt quitter ce que j'admirerai. Pourquoi le voir?
+
+Madame Récamier sourit et regarda M. Fox avec une finesse si
+charmante, que ce sourire traduisait toute une pensée.
+
+
+M. FOX.
+
+Vous me trouvez absurde, n'est-il pas vrai, en parlant ainsi? mais
+il y a une apparence de vérité. Nous avons en anglais un adage qui
+signifie: «Il vaut mieux ne jamais se rencontrer que de se rencontrer
+pour se quitter[107].»
+
+[Note 107: _For ever or never._]
+
+
+LUCIEN, avec feu.
+
+Je ne pense pas ainsi...; et quand je ne devrais voir la femme que
+j'aime qu'une minute dans un jour et même dans un mois, dans une
+année, je préfère cette minute fugitive à ne la pas voir du tout.
+C'est l'oubli, c'est le néant, l'absence totale!... Voir même pour un
+moment un objet aimé, une grande et belle chose, cela suffit à l'âme.
+
+Fox regardait Lucien, qui parlait avec feu et qui s'animait avec
+passion. Fox alla à lui et lui dit avec intérêt:
+
+--Parlerez-vous bientôt à la Chambre?.. Je voudrais vous entendre sur
+un sujet intéressant.
+
+Lucien fut touché de cette marque d'intérêt, et dit à M. Fox
+qu'il parlerait le quintidi prochain des manufactures, sur leur
+accroissement et l'encouragement à donner au commerce.
+
+Fox sourit en entendant le mot _quintidi_, et dit à Lucien qu'il
+ignorait quel jour ce serait.
+
+
+LUCIEN.
+
+Pardon! j'ai tort; mais l'habitude, vous le savez, est une autre
+nature!... quintidi répond à jeudi prochain. Si vous voulez me faire
+l'honneur de venir déjeuner avec moi, nous partirons après pour le
+Corps-Législatif. Je vous présenterai ma petite famille.
+
+On annonça le général Moreau; après lui vinrent M. de Lalande, M. de
+Chazet, M. Vigée, tous hommes d'esprit, si ce n'est le général, qui
+n'était pas le contraire, mais qui méritait plutôt le nom d'homme de
+talent; puis ensuite la duchesse de Gordon et lady Georgina. Lady
+Georgina était en deuil parce qu'elle avait été fiancée au duc de
+Bedford, l'aîné de cette maison; il était mort quelques semaines
+avant, et lady Georgina avait pris le deuil, selon la coutume tolérée
+en Angleterre. Elle était jolie; mais à côté de madame Récamier
+c'était cette différence d'une femme _qui veut_ être jolie et
+d'une femme qui l'est tout naturellement. Lady Georgina apprenait
+à danser de Gardel, et dansait déjà fort bien le menuet de la cour
+et la gavotte.--Je ne sais si elle l'a essayé après son retour en
+Angleterre, lorsqu'elle y retourna avec le duc de Bedford, le frère
+du fiancé mort, devenu son mari... et pourtant il n'y avait pas plus
+de deux mois que l'aîné était allé rejoindre ses pères, lorsque la
+fiancée donna sa main à l'héritier de ses armes et titres, et de sa
+fortune surtout: il n'y a que les Anglais pour faire des choses comme
+cela.
+
+La duchesse de Gordon passait pour folle, mais certes elle ne
+l'était guère. N'étant pas riche, ayant quatre filles, elle déclara
+que ses quatre filles seraient toutes quatre duchesses,--et elles
+le furent, moins une: la première fut duchesse de Leinster; la
+deuxième, duchesse de Richmond; la troisième, duchesse de Bedford,
+et la quatrième, mariée à lord Blum, fils aîné du lord Cornwallis,
+eût été infailliblement duchesse si le roi n'eût pas été fou, parce
+qu'il eût fait lord Cornwallis duc[108].--Cette preuve de l'industrie
+maternelle est assez comique à observer.
+
+[Note 108: Le régent ne peut faire un duc, il n'en a pas le droit.]
+
+Cette vieille duchesse de Gordon fut belle dans son temps, disaient
+de vieux Anglais.--Nulle trace ne se voyait de cette beauté passée;
+elle était ridicule, et voilà tout; du reste fort peu riche, et
+n'ayant de l'argent du duc de Gordon qu'en le menaçant d'aller le
+trouver en Écosse, où il habitait pour fuir sa femme.
+
+Les visites se succédèrent chez madame Récamier; lady Georgina et sa
+mère devant rester à dîner laissèrent partir une portion des visites
+du matin. La jolie mademoiselle Bernard (mademoiselle de Sivrieux),
+depuis madame Michel, demeura aussi pour le soir, ainsi que lord et
+lady Holland et M. Fox.--Le général Moreau et Lucien Bonaparte ne
+purent rester et repartirent pour Paris, mais point ensemble, car
+ils ne s'aimaient pas; Lucien aimait son frère et ne pouvait estimer
+celui qui était envieux de sa gloire.
+
+Lorsque le salon fut moins nombreux, M. de Chazet demanda à madame
+Récamier si elle avait vu la pièce nouvelle.
+
+--Laquelle? demanda madame Récamier.
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+_Les Aveux difficiles._
+
+
+MADAME RÉCAMIER.
+
+Non. De qui est-elle?
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+Vigée, salue donc.
+
+
+M. VIGÉE.
+
+Il faudrait, pour saluer, que Madame eût vu la pièce, et qu'elle en
+fût contente: ce qui est douteux.
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+Sois modeste tant que tu voudras; moi, je dirai que la pièce est
+jolie, et très-jolie.
+
+
+LADY HOLLAND.
+
+Je l'ai vue et l'ai trouvée charmante. J'ignorais qu'elle fût de
+Monsieur; je lui en fais mon compliment.
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+Il est fâcheux qu'elle n'ait qu'un acte: pourquoi ne pas avoir fait
+de cette pièce[109] une oeuvre capitale en trois ou cinq actes? Il
+y a de la délicatesse, de l'esprit, et tout ce qui plaît dans le
+dialogue.
+
+[Note 109: Madame de Genlis fît paraître en 1802, dans la
+_Bibliothèque des Romans_, une petite nouvelle intitulée: _Lindane et
+Valmire_, qui n'est pas autre chose que l'intrigue de cette pièce.]
+
+
+MADAME RÉCAMIER.
+
+M. Vigée, je crains d'être indiscrète, mais si vous vouliez nous dire
+quelques vers de votre pièce;... certainement vous vous les rappelez.
+
+
+M. VIGÉE.
+
+Ah! madame, ce serait un tour de force que de me rappeler de mauvais
+vers...
+
+Toutes les femmes l'entourent et le prient.
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+Allons! Vigée. Je vais te mettre en train....
+
+ En parlant de Cléante, on me parla de soi,
+ Puis insensiblement, et contre mon attente,
+ On oublia bientôt jusqu'au nom de Cléante.
+ Cléante m'écrivait souvent: soins superflus!
+ J'en parlais bien encor, mais je n'y pensais plus.
+
+
+LADY HOLLAND.
+
+Oh! que ces vers sont jolis, fins et délicats de pensée!
+
+
+MADAME RÉCAMIER à Vigée.
+
+Eh bien! M. Vigée?
+
+
+M. VIGÉE.
+
+Madame, pardonnez-moi; je ne puis me rappeler deux vers de
+suite; mais si la pièce est assez heureuse pour vous plaire par
+l'échantillon que vous en a dit Chazet, j'aurai l'honneur de
+vous envoyer une loge pour la troisième représentation, qui est
+après-demain.
+
+Clichy était un lieu non-seulement habité par une femme qui le
+rendait agréable, mais sa proximité de Paris le rendait une campagne
+à part parmi les autres. Après le dîner, ce même jour, il vint le
+général Junot, sa femme, Eugène Beauharnais, M. Ouvrard, M. Collot,
+et une femme dont le nom, déjà fameux, devait grandir encore et
+devenir célèbre et glorieux pour notre France: cette femme était
+madame de Staël...
+
+Madame de Staël avait apprécié madame Récamier ce qu'elle valait; son
+esprit supérieur avait jugé cette fleur, cette violette embaumée qui
+pouvait bien vouloir se cacher, mais jamais être inaperçue, et dont
+le parfum de beauté, de vertus et de tout ce qui la fait aimer, la
+fera toujours découvrir par celui qui passera près d'elle.
+
+Madame de Staël allait publier _Delphine_: le roman n'était pas
+encore terminé; mais l'auteur en lisait quelquefois des lettres
+détachées; et, ce même jour, elle en apportait une ou deux pour les
+lire à madame Récamier. Mais aussitôt qu'elle vit autant de monde,
+elle cacha son manuscrit.
+
+--Pour vous, à la bonne heure, dit-elle en pressant la main de madame
+Récamier; pour vous seule.
+
+Lafon, qui venait aussi souvent chez madame Récamier, vint ce même
+soir; lui et mon mari récitèrent des vers de Ducis et de _Tancrède_.
+Madame de Staël, en voyant Junot et Lafon, se sentit excitée à suivre
+leur exemple, et proposa à madame Récamier de jouer avec elle une
+scène qu'elle a faite sur le sujet si pathétique d'Agar dans le
+désert... Madame de Staël fut sublime dans le rôle d'Agar, et madame
+Récamier vraiment _angélique_ dans le rôle de l'ange... Sa ravissante
+figure avait une expression radieuse qui frappa tout ce qui était
+autour d'elle. Fox était dans l'enchantement.
+
+--Quelle charmante créature! disait-il; c'est vraiment l'oeuvre de
+la Divinité dans un jour de fête! Voyez comme elle est douce! ce
+sourire! ce regard! ce son de voix! cette chevelure soyeuse! et cette
+expression gaie, calme et pure que reflète son regard, et qui annonce
+le contentement d'une belle âme!...
+
+En entendant M. Fox, on était non-seulement de son avis, mais heureux
+de penser comme lui; il semblait qu'on voyait dans l'avenir, que
+d'aimer un jour cette même personne avec toute la tendresse du coeur
+suffirait seul pour faire oublier ses peines, quelque vives qu'elles
+fussent.
+
+M. Ouvrard, qui était aussi un des habitués du salon de Clichy, ce
+même soir, demanda à madame Récamier de venir voir le Raincy, qu'il
+venait d'acquérir avec M. Destillères.
+
+--Vous seriez bien aimable de venir voir nos lilas et nos arbres de
+Judée, dit-il avec cette courtoisie qu'il avait vraiment devinée.
+
+--Je ne connais pas le Raincy, dit lady Holland.
+
+--Voilà, milady, une belle occasion de le connaître; et, se tournant
+vers madame Récamier, il la pria de venir au Raincy avec toute la
+société de Clichy, et d'engager qui lui conviendrait.
+
+L'offre fut acceptée, et le jour fixé au mardi suivant.
+
+La journée de Clichy se termina comme habituellement. On fit de la
+musique; madame Récamier joua admirablement du piano; une de ses
+cousines, jolie personne de seize ans, qui l'accompagnait avec un
+tambour de basque, en jouait avec une grâce charmante (car on en
+joue). Steiblt venait de publier ses _Bacchanales_, qui étaient
+de jolis airs de sa composition avec accompagnement de tambour de
+basque. Madame Récamier dansait aussi un pas avec le tambour de
+basque dans lequel elle était semblable aux Heures d'Herculanum.
+
+La journée passée au Raincy fut charmante.
+
+M. Ouvrard fit servir le déjeuner dans l'orangerie. Le temps était
+superbe, et ce beau parc éclairé par un soleil de juin bien pur et
+bien doux encore, quand il n'est pas encore brûlant, et que ses
+rayons d'or éclairent cette belle futaie qui est à côté du château,
+et vient ensuite glisser sur les belles pelouses qui sont enserrées,
+comme par une ceinture de fleurs, par l'allée de lilas et celle
+d'arbres de Judée en fleurs.
+
+Madame Récamier et madame de Staël vinrent ensemble; les autres se
+suivirent: mon mari et moi, avec Lucien et M. Fox, madame Visconti
+et Berthier; lady Georgina et sa mère; lord et lady Yarmouth; M. de
+Montrond; M. et madame Divoff; la belle duchesse de Courlande, et
+le prince Trobetzkoï, qu'elle repoussait alors et qu'un an après
+elle avait pour mari; le prince Grégoire Gagarin, le comte Armand de
+Fuentès, Don Alphonse Pignatelli, son frère... Eugène Beauharnais et
+une foule d'autres personnes dont les noms me sont échappés.
+
+C'était une ravissante habitation que le Raincy. On admirait surtout
+cette salle de bain offrant le luxe le plus beau, celui qui est
+caché. En effet, en entrant dans cette salle de bain, vous ne voyez
+pas d'abord ce qui en fait le grand prix. Les cuves ont été creusées
+dans les Vosges et sont faites d'un seul morceau de granit; elles ont
+été creusées dans un seul bloc chacune, et ensuite amenées à Paris.
+La cheminée est en vert antique; le carreau est en larges dalles de
+marbre jaune antique et fort estimé. La salle est en demi-lune; dans
+la partie circulaire, est un sopha en velours vert. Au-dessus et tout
+autour de cette demi-rotonde est représenté le bain de Diane avec ses
+nymphes et Actéon. Les cuves sont enfermées entre quatre piliers de
+granit aussi des Vosges. À ces pilastres sont attachés des stores en
+satin blanc. C'est une délicieuse retraite que cette salle de bain.
+À côté est une charmante chambre à coucher[110]. Lorsque trois ans
+plus tard je fus maîtresse du Raincy, j'y logeais de préférence à mon
+appartement du premier.
+
+[Note 110: Lorsqu'en 1816, j'eus l'honneur d'être présentée au
+duc d'Orléans, il me demanda si pendant que j'avais été maîtresse
+du Raincy, avant de le céder à Napoléon, j'avais fait faire cette
+salle de bain.--Non, monseigneur, répondis-je.--Je crois bien, dit
+le prince en souriant, ni moi non plus. _Je ne suis pas assez grand
+seigneur pour cela._]
+
+Au moment où l'on allait commencer une promenade avant le déjeuner,
+promenade qu'on devait faire dans des chars-à-bancs et des calèches
+préparés par M. Ouvrard pour les amis de madame Récamier, on vit
+arriver une calèche par la grande avenue de peupliers.
+
+--C'est madame Krudner, dit madame Récamier.
+
+--Ah! dit madame de Staël, madame de Krudner qui vient de publier un
+roman?
+
+--Oui, _Valérie_.
+
+--Il est bien, ce roman. Il y a de l'âme, il y a du coeur et du
+style; elle fera bien de continuer, car je lui soupçonne un vrai
+talent.
+
+Ce roman de Valérie est, en effet, charmant; _Valérie_ fut lu par moi
+avec grand intérêt, et le cas que l'on fait aujourd'hui de ce même
+livre me montre que son mérite est réel, pour avoir survécu à trente
+années de sommeil et même à trente-quatre.
+
+Je ne connaissais pas madame de Krudner; je voulus lui être
+présentée, et je la vis de près avec beaucoup d'intérêt. Sans doute
+elle ne frappait pas comme madame de Staël, parce qu'elle n'avait que
+du talent et que madame de Staël avait du génie. Cette différence
+doit être admise par qui n'a connu ni l'une ni l'autre.
+
+Madame de Krudner était une femme de très-grande taille, paraissant
+en avoir une plus grande encore en raison de sa maigreur. Elle
+était d'une extrême pâleur et très-blonde; elle avait été elle-même
+l'original de Valérie. On me dit qu'elle ne le niait pas lorsqu'on
+le lui demandait; j'avoue qu'étant jeune, cela me parut étrange.
+Toutefois, je la trouvai ce qu'elle était, parfaitement aimable; elle
+avait déjà le goût des idées mystiques et novatrices, et ne pouvait
+parler pendant une heure sur un sujet sans y mêler aussitôt quelques
+mots de religion.
+
+La journée fut charmante; Ouvrard s'entend comme personne à monter
+une partie, à la diriger et à la maintenir toute une journée. Je l'ai
+vu ainsi au Raincy, et lorsqu'il recevait à la pompe à feu. Garat
+avait été invité; il chanta, et la journée fut complète.
+
+J'ai parlé tout à l'heure de la simplicité de la campagne de
+Clichy; il n'en fut pas toujours ainsi autour de madame Récamier.
+M. Récamier, voulant que sa jeune femme trouvât chez elle les
+jouissances de son âge, acheta, même sans l'en prévenir, le superbe
+hôtel de la rue du Mont-Blanc dans lequel loge aujourd'hui madame
+Lehon. Bertaut, l'architecte, fut requis pour meubler cet hôtel et en
+faire un palais enchanté; Bertaut avait du goût, et un goût exquis;
+je n'ai jamais vu un appartement arrangé par lui autrement que
+très-bien. Celui de madame Récamier fut un des mieux parmi les plus
+soignés; la salle à manger, la chambre à coucher, le premier salon,
+le grand salon, tout était magnifiquement et élégamment meublé. La
+chambre à coucher, surtout, a du reste servi de modèle à tout ce
+qu'on a fait en ce genre; je ne crois pas que depuis on ait fait
+mieux. Je ne le pense pas comme les gens qui croient que rien n'est
+beau que ce qu'a produit leur temps; je le dis parce que l'évidence
+est là.
+
+Ce fut dans cette maison que se donna le premier bal en règle qui
+se soit donné dans une maison particulière, parce que les bals de
+ministres sortent de la ligne, ainsi que les bals étrangers. Je dis
+donc que les bals de madame Récamier furent les plus beaux qu'on eût
+vus jusque-là dans Paris; elle en faisait les honneurs avec une grâce
+parfaite et cette bonté si gracieuse qui lui gagne les coeurs. Quand
+je parle d'elle, il me faut être en garde contre moi-même, car je
+répèterais toujours ce que je dis d'elle; il me semble que je ne l'ai
+pas encore assez dit.
+
+Madame Récamier est la première personne de Paris (car il faut que
+justice soit rendue à qui il appartient) qui ait eu une maison
+ouverte où l'on reçût: elle voyait d'abord beaucoup de monde pour
+l'état de son mari; ensuite, pour elle, il y avait une autre manière
+de vivre, une autre société que celle que nécessairement son goût
+exquis ne pouvait confondre avec ces hommes qui savent et connaissent
+la vie;... portée à la bonne compagnie par sa nature, aimant ce qui
+est distingué, le cherchant et voulant avoir un bonheur intérieur
+dans cette maison où le luxe n'était pas tout pour elle, et où son
+coeur cherchait des amis... Elle se forma une société, et malgré sa
+jeunesse elle eut la gloire dès ce moment de servir de règle et de
+modèle aux autres femmes.
+
+On y rencontrait, outre madame de Staël, Adrien de Montmorency,
+Benjamin Constant, Mathieu de Montmorency, ces hommes qui connaissent
+le monde et l'embellissent avec leurs coutumes courtoises et
+l'extrême quintessence du savoir-vivre comme avec leur esprit; M. de
+Bouillé, et d'autres hommes encore qui pouvaient être avec ceux que
+je viens de nommer, comme M. de Chateaubriand, M. de Bonald, M. de
+Valence, M. Ouvrard; ce dernier avait la connaissance du monde et
+pouvait être à la fois l'homme du jour et l'homme d'autrefois.
+
+Après Clichy, madame Récamier eut une autre campagne, Saint-Brice;
+c'était un plus beau lieu que Clichy: les ombrages étaient plus
+épais, les eaux plus belles. Madame Récamier aimait Saint-Brice...
+mais bientôt il lui devint plus cher par l'hospitalité qu'elle
+y donna à une amie malheureuse. Madame de Staël, poursuivie par
+Napoléon, trouva sous le toit de madame Récamier ce que toujours on
+aura près d'elle: du repos et de l'espoir.
+
+Junot était à Saint-Brice lorsque madame de Staël y arriva; son
+désespoir lui fit mal.
+
+--Sauvez-la, dit madame Récamier à Junot.
+
+--Je le voudrais pour vous, puisque vous le souhaitez, et pour elle
+aussi, car elle me fait mal; mais elle a bien irrité l'Empereur.
+
+--Faites tous vos efforts, répéta l'ange.
+
+--Je ferai si bien que je me brouillerai plutôt avec lui s'il ne me
+l'accorde pas.
+
+--N'allez pas faire de coup de tête, lui dit madame Récamier de sa
+douce voix... et à cette voix toute tempête se calmait.
+
+Mais tout fut inutile. Comme on l'a vu dans le volume précédent,
+Napoléon fut inflexible, et dans sa colère il laissa échapper une
+parole haineuse contre madame Récamier; aussi, lorsque quelques mois
+plus tard, étant demandée par cette même amie qui voulait lui dire
+un dernier adieu, madame Récamier voulut tout quitter pour aller
+rejoindre madame de Staël, Junot la supplia de rester.
+
+--Vous ne reviendrez plus, lui disait-il, le coeur brisé... Vous ne
+reviendrez plus ici...
+
+--C'est impossible, on ne peut me punir de remplir un devoir sacré,
+disait la douce et angélique créature, elle qui n'avait jamais
+éprouvé un sentiment haineux... et dont l'âme, quoique passionnée,
+est remplie de cette mansuétude qui fait aimer plutôt que haïr.
+
+Hélas! la prédiction de l'amitié ne fut que trop vraie! Madame
+Récamier ne revint plus à Paris... et ne revit plus cet ami qui lui
+était si dévoué que dans l'exil, et lorsque lui-même marchait à la
+mort[111]!...
+
+[Note 111: Je parlerai de cet exil dans mes _Salons de la
+Restauration_.]
+
+
+
+
+SALON
+
+DE MADAME REGNAULT
+
+DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY,
+
+À PARIS ET AU VAL.
+
+
+Parmi les femmes qui, à la fin du dernier siècle et au commencement
+de celui-ci, marquèrent par leur beauté, madame Regnault de
+Saint-Jean-d'Angély tient une des premières places. Elle était
+parfaitement belle, surtout en 1795 et 1796, au moment où l'armée
+d'Italie avait ses quartiers à Milan. Son portrait, par Gérard, est à
+peu près de cette époque; elle y est représentée comme une femme de
+vingt ans à peu près[112].
+
+[Note 112: Ce portrait est gravé et se vend comme une gravure
+représentant Sapho: c'est du moins le nom qui est au bas. Pourquoi
+n'avoir pas laissé la marge en blanc?]
+
+Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély est une personne que je
+connais depuis longtemps et que j'ai toujours aimée; elle a de
+l'esprit, de l'instruction, des talents, et tout ce qu'il faut au
+coeur pour de solides amitiés; c'est une femme qu'on recherche, qui
+plaît et qu'on aime quand on la connaît...
+
+Regnault de Saint-Jean-d'Angély n'était pas tout à fait aussi aimable
+que sa femme; sans doute il avait du talent comme orateur, mais il
+était un peu brutal, et souvent plus cynique qu'il n'aurait fallu
+qu'il le fût avec les femmes qui étaient chez lui; mais après tout il
+avait de la bonté, et puis, pour ceux qui aiment l'Empereur, Regnault
+de Saint-Jean-d'Angély était un homme vraiment digne d'être apprécié
+comme un des plus fidèles serviteurs de Napoléon. Cette différence
+d'amabilité entre le mari et la femme formait une disparate qui
+quelquefois causait de la rumeur dans le salon de la jolie maison de
+la rue du Mont-Blanc où nous nous réunissions bien souvent alors.
+
+J'étais fort liée avec madame Regnault dès les premiers temps de
+mon mariage. Junot était ami de Regnault, et comme sa femme me
+plaisait, nous nous liâmes, et la chose fut d'autant plus facile que
+les mêmes liens de société nous furent communs, et lorsque madame
+Marmont revint d'Italie avec son mari, après la campagne de Marengo,
+ces relations furent encore plus étendues. Madame Regnault voyait
+comme moi M. et madame Marmont, M. et madame Maret, M. et madame
+Duroc, Savary et sa femme, Eugène Beauharnais, et... Que dirai-je?
+presque toutes les femmes et les maris, dans les premières années du
+Consulat, étaient plus réunis que par la suite, et faisaient moins
+maison à part, et nous nous connaissions mutuellement beaucoup.
+
+Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme d'un grand savoir,
+dont Napoléon faisait grand cas. Y avait-il un cas difficile à
+résoudre, c'était toujours Regnault qui en était chargé. Son
+affection pour l'Empereur, après cela, entrait pour quelque peu dans
+la réputation qu'on lui accordait; mais il en avait une grande et
+méritée par lui-même.
+
+Il lui arriva une singulière histoire, la première année où il fut
+propriétaire de son petit hôtel, rue du Mont-Blanc.
+
+Il était un matin à s'habiller, lorsqu'on lui dit qu'un monsieur fort
+bien mis demandait à lui parler seul. Regnault achève de s'habiller
+et fait entrer le monsieur. Sa femme était dans la pièce voisine.
+
+Le monsieur était un homme de cinquante ans environ; ses manières
+étaient distinguées, et tout en lui annonçait un homme comme il faut.
+Regnault avait le tact prompt, et lorsqu'il faisait mal, c'était sa
+faute. Il s'avança vers le monsieur et lui demanda en quoi il pouvait
+lui être utile.
+
+
+M. DE ***.
+
+Monsieur, ma demande et ma présence sont toutes deux étranges chez
+vous, mais non dans cette maison... car... elle fut jadis à moi.
+
+
+REGNAULT.
+
+Monsieur, j'ai acheté cette maison il y a un an, je l'ai payée
+comptant à mon notaire, et, certes, ce qu'elle vaut, si ce n'est
+plus; alors je...
+
+
+M. DE ***.
+
+Oh! monsieur, je ne viens pas pour réclamer une somme qui ne m'est
+pas due par vous, je ne le sais que trop... j'ai une autre requête à
+vous présenter.
+
+
+REGNAULT.
+
+Monsieur, s'il dépend de moi de vous être utile, comptez sur mon
+appui, et sur tout ce que je pourrai faire.
+
+
+M. DE ***, regardant autour de lui.
+
+Monsieur, je dois vous annoncer que j'ai émigré; peut-être cet aveu...
+
+
+REGNAULT.
+
+Monsieur, personne plus que moi ne respecte les opinions. Je suis
+indulgent pour les autres et demande même tolérance pour moi.
+
+
+M. DE ***.
+
+J'ai donc émigré, monsieur; mais ma femme avait une enfant trop jeune
+pour l'emmener avec moi... Elle resta! elle resta, monsieur!... et
+elle périt sur cet échafaud que j'avais fui!... Un vieux domestique
+demeura alors chargé du soin de ma pauvre petite fille... Ce vieux
+serviteur, demeuré seul avec l'enfant pendant la captivité de la
+mère, songea à mettre à l'abri ce qui restait de la fortune de ses
+parents, et, dans cette maison même, il enterra mon argenterie, les
+diamants de ma femme et une somme de trente mille francs en écus de
+six francs... Maintenant, monsieur, je me mets à votre disposition.
+Je sais que la maison est à vous, que tout ce qu'elle contient est à
+vous... et que...
+
+
+MADAME REGNAULT, qui est survenue.
+
+Monsieur, depuis que votre domestique a enfoui cet argent, la maison
+a appartenu à une foule de gens dont nous ne pouvons répondre. Si par
+malheur le trésor que vous venez réclamer est enlevé, nous en serions
+bien malheureux, je vous le jure; mais s'il est encore ici, je suis
+caution pour mon mari qu'il vous le rendra à l'instant; n'est-ce pas,
+mon ami?
+
+
+REGNAULT, embrassant sa femme.
+
+Bonne Laure! est-ce que cela se demande?
+
+
+M. DE ***.
+
+Je puis donc espérer...
+
+
+REGNAULT.
+
+Nous allons descendre dans le jardin pour voir...
+
+
+M. DE ***.
+
+C'est dans la cave, et non pas dans le jardin, monsieur.
+
+
+REGNAULT.
+
+Eh bien! dans la cave soit. Avez-vous un plan de la maison? car les
+caves sont vastes.
+
+
+M. DE ***.
+
+Oui, monsieur. Et il tira en effet de sa poche une grande feuille de
+papier sur laquelle une sorte de plan grossier était tracé: tout y
+était indiqué avec le plus grand soin, mais mal fait.
+
+
+REGNAULT.
+
+Monsieur, descendons; je fais des voeux pour que nous trouvions ce
+que vous cherchez.
+
+
+M. DE ***, avec émotion.
+
+Vous êtes un noble et digne homme, monsieur!
+
+
+REGNAULT.
+
+Bath! je ne suis pas meilleur qu'un autre... Tenez, demandez à ma
+femme, elle vous dira que j'ai de mauvais moments.
+
+
+MADAME REGNAULT.
+
+Je ne me souviens que des bons moments: allons à la cave!
+
+On chercha longtemps. M. de *** avait déjà fait au moins cinq ou
+six fois le tour des caves, et on n'avait rien trouvé. Regnault
+lui-même avait pris une petite bûche et cognait sur tous les murs.
+Partout des murs de communication, partout des murs pleins, et le
+monsieur, désespéré, était au moment d'abandonner sa recherche pour
+laisser en repos le nouveau maître de cette maison, dont la patience
+peut s'épuiser, et qui enfin peut le chasser. Mais il connaît mal
+Regnault. Regnault demeurera là jusqu'au soir; la seule contrariété
+qu'il éprouve, c'est de craindre qu'on ne trouve pas ce qu'on
+cherche. Enfin Regnault s'avise de cogner au bas du mur avec un bâton:
+
+--Ah! s'écrie-t-il, il y a quelque chose là!
+
+Tout le monde regarde, c'est évident; il y a un mouvement visible
+dans le mur... En effet, rien n'avait été sondé à cette hauteur;
+c'était à hauteur d'appui. On y met le marteau avec l'ordre de
+Regnault... M. de *** était là avec une impatience qui seule parlait
+pour l'avertir. Mais ce pouvait être un avertissement trompeur.
+Enfin, après la chute de quelques briques, lorsque la poussière fut
+éclaircie, on aperçut une grande caisse, avec tous les renseignements
+en double sur cette caisse, dans une feuille de plomb roulée.
+
+Le monsieur fit son inventaire à mesure que les objets venaient les
+uns après les autres. Le pauvre émigré rayonna de joie en voyant
+cette richesse qui lui assurait une noble indépendance. Regnault
+jouissait de le voir toucher ces mêmes bijoux antiques, cette
+argenterie qu'avait possédée son père, et enfin tout ce qui lui était
+souvenir... Ce M. de ***, après avoir comparé avec la note, fit
+encore ses remerciements à Regnault et à sa femme, en leur demandant
+de croire à une éternelle reconnaissance. J'ignore ce qu'est devenu
+cet homme.
+
+Cette aventure, par le soin extrême qu'on apportait à ce qu'on disait
+dans le monde sur les affaires intérieures, bonnes ou mauvaises,
+passa presqu'inaperçue, et les choses demeurèrent douteuses pour les
+curieux.
+
+Regnault racontait cette histoire avec beaucoup d'esprit. Il disait
+comment l'émigré, M. de ***, avait retourné une grande soupière
+d'argent, en le regardant en dessous, comme pour le payer de ce qu'il
+était descendu à la cave, et la noble attitude de madame Regnault et
+son touchant intérêt l'empêchèrent probablement d'exécuter son projet.
+
+Le fond de la société de Regnault était en grande partie sa famille
+et celle de sa femme, et puis des artistes très-distingués et hors
+de ligne. On sait que Garat y passait sa vie, Gérard également;
+Millin était aussi un habitué, comme Arnault, beau-frère de madame
+Regnault; Fourcroy, Chaptal, le duc de Bassano, et une foule de
+personnes qui sont connues, non-seulement par leur nom marquant dans
+l'Empire, mais par leur talent, leur savoir et leur esprit.
+
+--Madame Regnault avait le goût de sa maison; elle avait aussi une
+jolie habitation, bien meublée, gaie et convenable pour l'époque.
+Il n'y avait qu'un salon, une salle à manger, une chambre à coucher
+et un boudoir, le tout avec les dépendances: voilà quel était
+l'appartement de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély jusqu'en 1808
+ou 1809; son mari occupait le premier de la maison en 1808. Regnault
+acheta l'hôtel dans lequel il logeait, rue de Provence, nº 56, et
+le fit magnifiquement meubler. Mais je crois que les bons rires que
+nous avons faits rue du Mont-Blanc ne se sont pas renouvelés rue de
+Provence.
+
+Madame Regnault, qui entendait la vie du monde, et dont la mère,
+madame de Bonneuil, avait connu cette vie d'autrefois, madame
+Regnault me proposa un jour _de souper_: c'était une innovation,
+car on ne parlait plus de souper depuis la Révolution; mais madame
+Regnault voulut amener ce projet à sa fin. Un jour, donc, elle en
+parla à Regnault; il avait de l'humeur et l'envoya promener. Sa
+femme se tut et ne dit plus un mot du souper. Le soir venu, M.
+Regnault rentre de je ne sais quel spectacle, bâille au milieu de
+nous, étend les bras et s'en va dormir.
+
+Junot était de notre souper; il n'arriva qu'à onze heures et demie,
+parce qu'il venait des Tuileries. Nous nous mîmes à rire, car nous
+étions en belle humeur; Junot racontait, et Arnault ne le laissait
+pas en chemin; cependant depuis plus d'une heure j'entendais une
+sorte de grondement que je ne pouvais définir: c'était au-dessus de
+ma tête. Enfin il devint si fort, que c'était comme un coup de vent
+dans une galerie. Madame Regnault nous dit alors:
+
+--C'est mon mari qui est endormi et qui RONFLE.
+
+Nous nous mîmes à rire.... Mais le _somnambule_ ne me fit pas rire,
+moi; je craignis qu'on ne l'éveillât, et il ne me paraissait pas gai
+à supporter en pareils moments. Je le dis tout bas à Junot, mais il
+n'en fit que rire. Madame Hamelin, madame Regnault, moi, mon mari,
+Auguste de Colbert, le comte de Fuentès, Alphonse Pignatelli, Millin,
+et puis madame Arnault, qu'alors on appelait _Sophie_, voilà quelles
+étaient les personnes qui soupaient chez madame Regnault. Nous
+avions beaucoup ri, et nous nous disposions à rire encore, lorsque
+j'entendis contre mon oreille un bruit étrange, comme le bruit du
+grondement; mais cette fois le grondement descendait l'escalier. Je
+fis signe, et à l'instant tout le monde, excepté moi, remplit son
+verre de vin de Champagne, et on demeura en panne jusqu'au moment où
+le voyageur entrerait. Comme il n'entendait plus rien, il ne savait
+plus que penser. Tout à coup le comique de cette position nous parut
+si bouffon, qu'un éclat de rire partit immédiatement comme un coup
+de tonnerre. À l'instant même la porte s'ouvrit, et je vis près de
+moi une sorte de spectre aux cheveux hérissés, la poitrine velue, et
+une tournure vraiment drôle en chemise, en pantalon et sans chapeau,
+comme on le pense bien. Mais aussi, au même instant que cette figure
+venait à nous, nous la saluâmes par des acclamations et par des
+_vivat_ sans fin. Ce spectre, c'était Regnault, qui se plaignait que
+nous l'empêchions de dormir.--C'est bien plutôt toi, dit Junot, qui
+nous obsèdes avec tes vieilles histoires de ronflements auxquelles
+personne ne songe aujourd'hui. Allons, Regnault, sois raisonnable, et
+va te coucher. À ta santé, avec ton vin de Champagne; il est bon au
+reste:... où le prends-tu?
+
+--Chez Ruinart.
+
+--C'est bien ça, et moi aussi.
+
+--Ah! tu le trouves bon! dit Regnault en se radoucissant; donne-m'en
+donc un verre.
+
+--À condition, dit Junot, que tu diras: Vive l'Empereur!
+
+--Quelle condition! s'écria Regnault, oui sans doute; et levant son
+verre, il cria de sa voix de tempête: À la santé de l'Empereur!...
+
+Et prenant goût à la chose:
+
+--Écoutez-moi comme si vous vouliez faire, dit-il... Et buvant un
+second verre de vin de Champagne, il n'eut bientôt plus de raison
+pour gronder les autres.
+
+--Conviens que c'est amusant, un souper, Regnault?
+
+--Oui, dit Regnault... Vive l'Empereur!
+
+Regnault nous regarda avec des yeux qui nous firent rire de nouveau;
+il but encore trois ou quatre verres de vin de Champagne, mangea du
+pâté de foies gras, et bientôt il fut tout à fait en gaîté, mais sans
+être gris ni même attaqué.
+
+--Vive l'Empereur! s'écriait-il... Allons, qu'on me fasse raison.
+
+Pendant près d'une demi-heure la main de Regnault ne fut occupée qu'à
+se servir du brochet et à se verser du vin de Champagne; il laissait
+causer les autres.--Allons, lui dit Junot, va te recoucher, Regnault,
+et laisse-nous rire.
+
+--Mais si tu faisais du tapage, on pourrait te faire un mauvais
+parti; va te coucher, et vive l'Empereur!
+
+Il se leva, et s'en alla comme un bon garçon qu'il était alors. Nous
+rîmes joyeusement tout en causant, et le souper se prolongea jusqu'à
+trois heures du matin; et nous avions bien ri...
+
+Ces soupers se renouvelèrent chez madame Regnault et chez moi. Madame
+Regnault avait quelquefois des ennuis à supporter avec Regnault,
+quoiqu'il l'aimât beaucoup; mais il avait des coups de boutoir
+terribles, et il faut bien des mots du coeur pour effacer le souvenir
+d'une brusquerie...
+
+Au Val, charmante habitation que M. Regnault a parfaitement arrangée,
+il y avait une façon de vivre toute joyeuse; le bâtiment est gothique
+et l'intérieur est gothique, même pour l'habitation. Madame Regnault
+fit meubler ce château, ou plutôt cette abbaye, comme une habitation
+religieuse gothique, mais non pas comme un couvent... Chaque chambre
+avait son ameublement bien conforme à la position de la chambre,
+soit sur le parc, soit les cours. L'appartement de madame Regnault
+était comme un appartement de châtelaine: tous les meubles étaient
+gothiques; la plupart sont du temps de Louis XIV et du siècle
+antérieur... Tout y est bien et tout y est confortable.
+
+La vie du Val était à peu près comme la vie de château dans tous les
+châteaux de France. Madame Regnault, après que son mari fut parti,
+demeura au Val... Elle y resta fort tranquille pendant quelques mois;
+mais Fouché, flairant du mal à faire partout où l'on pouvait porter
+une douleur, la fit surveiller et même tomber dans un piége par une
+infâme manoeuvre. Un homme vint prendre ses lettres, et cet homme
+n'était qu'un agent surveillé par un autre homme, qui surprit les
+lettres de madame Regnault à son mari alors en Amérique, et elle fut
+arrêtée au Val, où elle demeurait alors... Les gendarmes y arrivèrent
+au moment où le berger faisait sortir le troupeau du château; et
+comme le porche était embarrassé, un homme de chez le concierge
+eut le temps de courir avertir M. Regnault, le fils de Regnault de
+Saint-Jean-d'Angély; car cet homme ne pouvait croire qu'on voulût
+arrêter une femme: c'était elle cependant. Le jeune homme se sauva,
+et elle fut prise au moment où elle passait un peignoir pour aller
+au secours de son beau-fils... En recevant l'ordre qui l'arrêtait,
+madame Regnault fut stupéfaite. Était-ce bien en France, dans le
+dix-neuvième siècle, qu'une femme était arrêtée dans sa campagne
+au milieu de ses fleurs, de ses oiseaux, de tout ce qui rappelle
+enfin la vie d'une femme!... Madame Regnault ne dit pas une parole
+qui pût faire présumer même son indignation; elle aurait craint de
+s'abaisser...
+
+Un moment elle eut la pensée de demander un jour pour mettre de
+l'ordre dans ses affaires; puis elle changea de volonté; elle se
+contenta d'écrire ce qu'il y avait à faire chez elle, et puis elle
+partit dans une voiture à elle, escortée par des gendarmes comme
+une criminelle, tandis qu'elle n'était qu'une noble femme à l'âme
+vraiment élevée et patriotique. Elle quitta la France pour aller
+chercher d'autres douleurs, et pendant bien des mois elle ne sut et
+ne connut de la vie que les larmes et les souffrances... Puis vint le
+jour de la rentrée dans la patrie, et ce jour fut encore pour elle
+pénible à supporter, car il fut un jour de deuil[113].
+
+[Note 113: Regnault de Saint-Jean-d'Angély mourut le jour ou le
+lendemain de son retour dans Paris.]
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+Mme LA DUCHESSE DE LUYNES.
+
+
+Le salon de madame la duchesse de Luynes ne mérita ce nom que
+vers l'époque où M. de Luynes fut nommé sénateur, qui est la même
+(1806) que celle où sa belle-fille fut nommée dame du palais
+de l'Impératrice. Jamais la nouvelle d'une faveur ne produisit
+d'effet plus différent dans une famille. M. de Luynes, fort peu
+joyeux de sa nature, témoigna un tel contentement que cela en vint
+au point de faire faire à ce propos de bruyantes exclamations à
+son beau-frère[114], qui ne s'étonnait de rien de ce qui arrivait
+en dehors de ses habitudes de jeu. Il en fut de même de tous les
+habitués de l'hôtel de Luynes. Quant à la duchesse de Luynes, elle se
+contenta de lever les épaules et continua de s'informer si celui pour
+qui elle avait parié à une partie de whist qui se jouait dans une
+autre pièce avait gagné ou perdu.
+
+[Note 114: M. le duc de Laval, frère de la duchesse de Luynes, était
+père d'Adrien de Montmorency.]
+
+Le même jour avait vu apporter un autre paquet dans cette maison;
+mais bien différente du vieux duc, celle à qui il était adressé ne
+l'avait pas reçu avec la même joie. Elle avait au contraire témoigné
+un grand mépris pour cette nomination de dame du palais, et son
+premier mot fut un refus positif.
+
+Mais M. de Luynes, qui presque toujours laissait aller les affaires
+de sa famille à la grâce de Dieu, parut cette fois se prononcer.
+Il avait eu peur; on lui avait parlé de je ne sais quelle révision
+du procès du maréchal d'Ancre, et puis des donations faites à la
+maison de Luynes; enfin on l'avait mystifié en lui parlant de choses
+impossibles, et il avait non-seulement accepté, mais fait accepter sa
+belle-fille.
+
+--J'irai donc, répondit-elle, mais on s'en repentira plus qu'on ne
+s'en louera.
+
+L'hôtel de Luynes était une maison comme il n'y en avait aucune
+dans Paris, non pas à cause du mélange des partis; il y avait unité
+complète dans ce qui composait la société de la belle-mère et de la
+belle-fille. C'étaient toutes les personnes d'une opinion _pure_,
+et les étrangers de marque qui à cette époque arrivaient en foule à
+Paris.
+
+M. de Luynes avait conservé sa fortune, et même l'avait augmentée
+dans la Révolution en acquittant des remboursements en assignats, et
+rachetant des droits de cette même manière. Il eut le même bonheur
+en tout, traversa la Révolution en ne faisant pas parler de lui,
+et arriva enfin à cette époque où il fut nommé sénateur, et sa
+belle-fille dame du palais. La fortune de M. de Luynes était immense;
+l'intérieur de sa maison, soit à Paris, soit à Dampierre, avait
+quelque chose de prince souverain, surtout dans un temps où toute la
+grandeur de l'Empire, grandeur de gloire, vraie et positive, mais
+encore toute neuve et à faire, n'avait pas autour d'elle cet appui
+du vieux temps, ces preuves matérielles, d'anciens serviteurs, de
+meubles antiques, de demeures féodales qui, pour être dépouillées de
+leurs droits, n'en étaient pas moins des témoins vivants et parlants
+de la noblesse de leurs maîtres...
+
+La fortune du duc de Luynes avait toujours été immense, même au
+milieu de ceux qui étaient ses pairs et quelques-uns ses supérieurs.
+Il était bon homme, grand dormeur, passant à l'occupation du sommeil
+les trois quarts de sa vie, si bien, qu'à table, il vous offrait
+d'un plat, portait la main à la cuiller et dormait avant de l'avoir
+soulevée. Dans un pareil cas son valet de chambre le poussait
+légèrement; alors il s'éveillait, achevait sa politesse, et retombait
+dans son sommeil ou plutôt dans sa léthargie.
+
+On doit penser d'après cela que ce n'est pas le duc de Luynes qui
+tenait la maison éveillée jusqu'à cinq heures du matin; et telle
+était la rage de veiller dans cette maison, que j'ai vu souvent
+partir M. de Lavaupalière de chez moi à trois heures du matin pour
+aller à _l'hôtel de Luynes_; car c'était ainsi qu'on parlait; on ne
+disait pas: _Je vais chez madame de Luynes ou madame de Chevreuse_;
+on disait: Je vais à l'hôtel de Luynes.
+
+Cet hôtel de Luynes contenait, dans le fait, presque toute la famille
+de madame de Luynes: son fils et sa belle-fille, son gendre et sa
+fille, son neveu Adrien de Montmorency et son frère le duc de Laval.
+Elle était bonne, madame de Luynes, et je n'en veux pour preuve
+ajoutée à tout ce qu'en pense ce qui reste de ses amis, que la
+conduite qu'elle a tenue avec sa belle-fille, lors de la persécution
+de la malheureuse madame de Chevreuse.
+
+L'hôtel de Luynes était une maison joyeuse s'il en fut jamais. Le
+jeu, la danse, la chasse, la causerie, tout s'y trouvait, même
+les grands et bons dîners, ce qui, pour les habitués comme M. de
+Lavaupalière, était un point presque aussi important que le creps.
+Jamais les immenses salles de cette maison n'étaient sombres; ou les
+bougies, ou le soleil les éclairaient. Les domestiques veillaient
+par quartier, car ils n'auraient pas tenu longtemps contre une telle
+fatigue.
+
+Les personnes qui allaient habituellement chez madame de Luynes
+étaient: M. de Talleyrand, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de
+Sainte-Foix, M. de Lavaupalière, Adrien de Montmorency son neveu, le
+duc de Laval son frère, M. de Choiseul-Gouffier, M. de Nassau, M. le
+bailly de Ferrette, madame de La Ferté, madame de Balby, madame de
+Vaudemont (moins que les autres), madame de Montmorency (également),
+et puis tout ce qu'on appelait strictement le faubourg Saint-Germain,
+indépendamment de la famille de madame de Chevreuse, qui était
+fort étendue par elle-même et par ses alliances; toute la jeunesse
+élégante de ce même faubourg, amie des deux frères de la duchesse.
+
+On conçoit qu'avec de tels éléments, en y ajoutant ce qu'était
+naturellement madame de Luynes, une véritable grande dame, l'hôtel de
+Luynes pouvait facilement devenir une maison agréable.
+
+Lorsque madame de Chevreuse se maria[115], ce qui, je crois, fut en
+l'an VI ou au commencement de l'an VII, la maison de madame de Luynes
+était une maison ouverte, mais un peu comme celle de madame de La
+Ferté; et véritablement, quoique le nom de La Ferté fût un beau nom
+autrement connu que par les Amours des Gaules, on ne convenait guère,
+lorsqu'on était femme, qu'on avait été chez madame de La Ferté.
+Madame de Luynes avait bien une autre attitude que madame de La
+Ferté; mais cet éternel jeu qu'on trouvait chez elle en éloignait les
+jeunes femmes. Lorsque madame de Chevreuse fut dans cette maison, ce
+fut un soleil qui se leva sur ce demi-jour et l'éclaira brillamment.
+Il est difficile de faire le portrait de madame de Chevreuse: elle
+était rousse, maigre, et ses traits n'avaient rien d'une grande
+régularité; mais elle était si parfaitement élégante, si distinguée;
+elle avait tellement de cette manière impossible à copier qui révèle
+la femme _comme il faut_ avec toutes ses grâces, que je n'ai jamais
+souhaité à une femme de ressembler à une autre qu'à madame de
+Chevreuse, quand elle voudrait briller avec fracas et devenir une
+personne à la mode. Je ne sais si madame de Chevreuse a voulu être à
+la mode, ou si ses manières étaient naturelles. Ce que je sais, c'est
+qu'elle a parfaitement réussi à marquer dans le monde, où elle n'a
+fait que passer, comme un brillant météore.
+
+[Note 115: Elle était mademoiselle de Narbonne Fritzlar.]
+
+Sa tournure surtout était fort élégante. Il y avait dans sa taille
+une telle souplesse, des mouvements si gracieux sans affectation,
+qu'on ne pouvait s'empêcher de la regarder lorsqu'elle marchait
+ou qu'elle dansait. Du reste, cette élégance lui était devenue
+particulière depuis son mariage; car avant ce moment je l'avais
+rencontrée bien souvent chez une de nos amies communes, mademoiselle
+de C......., et alors personne ne faisait attention, parmi nous
+autres jeunes filles, à Ermesinde de Narbonne, rousse, maigre, pâle
+et pas du tout agréable; ces malheureux cheveux, qu'elle avait au
+reste en horreur, lui donnaient de la timidité[116].
+
+[Note 116: En se mariant, elle prit une perruque blonde que lui fit
+Duplan, et si artistement, qu'on n'y voyait rien.]
+
+L'hôtel de Luynes était toujours ouvert; jamais la porte n'y était
+défendue; il y avait toujours quelqu'un, soit M. de Luynes, s'il
+ne dormait pas ou s'il n'était pas au sénat, car il y allait
+quelquefois, ou madame de Luynes, ou madame de Chevreuse, ou madame
+de Montmorency; enfin la maison était toujours habitée: cela donnait
+un air de gaîté à cette habitation déjà si belle par elle-même.
+Le jour, le soleil éclairait des fenêtres où partout on voyait
+des rideaux, de riches draperies; le soir, partout des lumières
+brillaient à ces mêmes fenêtres; que les maîtres fussent absents
+ou bien au logis, la maison était éclairée et chauffée, car jamais
+l'absence n'était ni longue ni entière.--Si madame de Luynes était
+chez M. de Talleyrand, ou bien au spectacle, ou chez madame de Balby,
+les habitués montaient et l'attendaient chez elle. À cette époque, je
+ne sais plus pour quel motif, madame de Chevreuse fit le voeu de ne
+pas aller au spectacle de trois ou quatre années; elle allait bien
+dans la salle de l'Opéra pour un concert, pour l'_oratorio_, mais non
+pas pour le spectacle. Ce voeu la rendit beaucoup plus sédentaire. Je
+crois que c'était pour avoir un enfant.
+
+C'était une personne de beaucoup d'esprit, sans aucun doute, et
+vraiment charmante, que madame de Chevreuse; aussi, lorsque je songe
+à son martyre, mon coeur s'attendrit et ne trouve que des larmes
+pour une si jeune destinée brisée à son matin, lorsque tout lui
+souriait, lorsque les trois voix, si rarement d'accord entre elles,
+du passé, du présent et de l'avenir, ne lui répondaient que par le
+mot BONHEUR!... Oh! oui, c'est un grand malheur alors que la mort...
+l'agonie est doublée dans son horreur, et ce qu'on souffre est bien
+au delà des souffrances du malheureux qui ne voit dans la mort que sa
+délivrance.
+
+La réputation de madame de Chevreuse fut toujours intacte, quelle que
+fût la mauvaise humeur des femmes qu'elle éclipsait, et celle des
+hommes dont elle repoussait les voeux: ce fut ainsi que la trouva son
+brevet de dame du palais, lorsqu'elle le reçut.
+
+--Je refuse, dit la jeune femme en repoussant doucement le parchemin
+signé par l'Empereur.
+
+--Mais, ma chère enfant, lui dit son beau-père, cela ne vous est pas
+possible; songez à ce qui peut en résulter. Mon fils, dites donc...
+
+
+M. DE CHEVREUSE.
+
+J'ai déjà parlé à Ermesinde; elle ne veut rien entendre.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Je crois inutile de répéter ici ce que j'ai dit mille fois; je hais
+cette cour impériale et je la méprise. Après cette profession de foi,
+voulez-vous donc me contraindre à en faire partie?
+
+
+LE DUC DE LUYNES.
+
+Mais enfin, si vous refusez, il en peut résulter les plus grands
+malheurs pour toute la famille.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Ces malheurs ne sont que pour moi, et je brave la tyrannie de
+Bonaparte. Que peut-il me faire, après tout?
+
+
+LE DUC DE LUYNES.
+
+Beaucoup de mal, ma chère enfant, beaucoup de mal... je sais ce que
+je dis.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Je refuse, monsieur, mon parti est pris... Ah! ma mère,
+s'écria-t-elle en s'élançant dans les bras de la duchesse de Luynes
+qui entrait... ah! ma mère, venez à mon secours! vous me comprenez,
+vous!
+
+
+MADAME DE LUYNES.
+
+Comme vous la faites pleurer!... et pour quel sujet encore!
+Ermesinde, tu feras ce que tu voudras, entends-tu?
+
+
+M. DE CHEVREUSE.
+
+Mais, ma mère, ne connaissez-vous pas la menace de l'Empereur?
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Mon Dieu, mon Dieu! vous m'effrayez beaucoup.
+
+
+MADAME DE LUYNES.
+
+Calmez-vous, chère petite, et comptez toujours sur moi.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Mais, monsieur, dites-moi de quoi il est question. Que puis-je
+résoudre, si j'ignore de quoi il s'agit?
+
+
+LE DUC DE LUYNES.
+
+Eh bien! madame, il s'agit de voir notre fortune entièrement perdue...
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Grand Dieu! comment cela se peut-il?
+
+
+LE DUC DE LUYNES.
+
+Parce que cet homme prétend qu'on peut revenir sur le procès du
+maréchal d'Ancre... que les valeurs qu'il avait soustraites étaient
+valeurs royales appartenant au trésor, et que le Roi n'avait pas le
+droit d'en faire un don à notre ancêtre.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Mais cette menace est absurde.
+
+
+M. DE CHEVREUSE.
+
+C'est ce que j'ai dit.
+
+
+MADAME DE LUYNES.
+
+Sans doute; mais il ne faut pas, avec un tel homme, se retrancher
+dans son droit. À quoi cela a-t-il servi à Moreau et à tant d'autres?
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE, réfléchissant.
+
+Vous avez raison, ma mère!... mais cependant... Ah! c'est affreux!...
+(_Allant à son beau-père._) Monsieur, j'accepte; je ne veux pas être
+un flambeau de discorde entre cet homme et votre maison...
+
+
+LE DUC DE LUYNES attendri, lui baisant la main.
+
+Ma bru, vous êtes une digne fille des Narbonne... Je vous aimais...
+maintenant je vous honorerai profondément.
+
+
+MADAME DE LUYNES pleurant en l'embrassant.
+
+Ma noble, ma digne, ma bien-aimée en tout, oui, vous êtes un ange et
+ma joie en ce monde.
+
+
+M. DE CHEVREUSE.
+
+Et à moi ma gloire.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE, souriant avec peine.
+
+Eh bien! eh bien, ne m'attendrissez pas... si vous êtes tous
+contents, je le suis aussi. Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous
+en repentir!...
+
+Ce fut ainsi qu'elle accepta la place de dame du palais. Je l'ai vue
+étant de service auprès de l'Impératrice. Sans doute elle n'y était
+pas inconvenante; mais si j'eusse été l'Impératrice, jamais je ne me
+serais exposée à de pareils traits de la part de madame de Chevreuse.
+
+L'Empereur n'eut en cette circonstance aucune dignité de lui-même.
+Au lieu de laisser madame de Chevreuse maîtresse de sa volonté et
+libre de suivre son humeur, il lui donna un rôle intéressant, celui
+de victime... Dès lors tout le monde la plaignit et tout le monde le
+blâma...
+
+Lorsqu'il vit que la chose tournait à ce vent-là, il gouverna
+autrement sa barque. Madame de Chevreuse fut entourée de soins, de
+prévenances; elle recevait de magnifiques bouquets, des plantes
+rares, sans nom d'envoi, et un mystère se leva sur cette vie si pure.
+
+Elle démêla l'odieuse iniquité; et comme l'innocence adroite, parce
+qu'elle est naturelle, elle eut bientôt dissipé cette trame mal
+ourdie.--Mais cela ne lui donna pas de goût pour celui qui pouvait
+agir ainsi.
+
+Quand il vit que le mystère ne lui plaisait pas, il fit du bruit,
+il entoura la jeune femme d'un honteux éclat. Un jour, à la chasse,
+dans le bois de Boulogne, à la mare d'Auteuil, un piqueur lui porte,
+_à elle_, par ordre de l'Empereur, la patte du cerf.--À l'instant
+même elle voit le danger qu'elle court... les sourires, les coups
+d'oeil, tout ce langage de cour dans lequel on salue la vertu
+tombée.--Aussitôt elle prend son parti, traverse le cercle formé par
+la chasse, arrive près de l'Impératrice Joséphine, et lui remettant
+la patte:
+
+«Cet homme s'est trompé, madame, il ne vous connaît sans doute pas.
+Je répare sa faute.»
+
+Et, le front haut, les joues colorées d'une noble rougeur, elle
+retourne à sa place, sans regarder du côté de Napoléon.
+
+L'aimait-il?--Je ne le crois pas; non qu'elle ne fût assez charmante
+pour l'attirer et même le captiver; mais je ne crois pas qu'il
+l'aimât. C'est ma pensée.
+
+Lorsque madame de Chevreuse touchait ses appointements de dame du
+palais (12,000 fr.), elle les donnait aux pauvres, soit de Paris ou
+de Dampierre, et lorsqu'elle avait fini son service, elle retournait
+avec des joies d'enfant à ses habitudes chéries. Sa belle-mère
+l'adorait, et elle l'aimait également. Madame de Luynes avait un
+coeur fait pour aimer, sous une apparence rude et même sévère.
+
+C'était un type fort original que madame de Luynes, et cela, on
+pouvait le dire en tous les temps et sous tous les régimes.
+
+Elle était mademoiselle de Laval-Montmorency; elle n'avait jamais
+été jolie, et sa taille avait été sa seule beauté lorsqu'elle avait
+épousé le duc de Luynes, qui, à cette époque, était presque aussi
+gros que nous l'avons vu en 1806, lorsqu'ayant été nommé sénateur il
+fut présenté à l'Empereur; le hasard voulut que ce fût le même jour
+que le petit monsignor Doria apportait à l'Empereur les barrettes
+de deux ou trois cardinaux. Ce monsignor Doria était si petit, si
+exigu, qu'en vérité on avait besoin de chercher dans ses jambes pour
+voir s'il ne s'y perdait pas. Ce fut avec lui que M. de Luynes fut
+présenté. Cela fit l'effet de Galland à Douay et de son fils...
+
+Quant à madame de Luynes, elle ne parut jamais aux Tuileries.
+
+Elle était dame du palais de la reine Marie-Antoinette. Elle avait
+conservé pour la Reine un culte et un amour que les années n'avaient
+fait qu'augmenter. Tout ce qui avait un rapport même indirect avec
+la Révolution la bouleversait. La vue des appartements des Tuileries
+l'aurait tuée.
+
+La duchesse de Luynes était habillée comme en 1782 ou 1783. Un petit
+bonnet sur le haut de sa tête avec un tour arrangé selon la mode de
+l'ancien _régime_; une robe faite comme par mademoiselle Bertin, mais
+dans son mauvais temps. Il semblait que madame de Luynes s'était
+endormie trente ans avant et s'était seulement éveillée la veille.
+Elle avait aimé et aimait encore la chasse avec passion. Étant jeune,
+elle s'était démis ou cassé le bras droit ou gauche, je ne sais
+plus lequel des deux, au service de la chasse à _courre_. On citait
+ce fait d'elle, qui m'a été confirmé par plusieurs personnes. Elle
+devait aller chasser dans un château près de Versailles, et c'était
+précisément un dimanche où elle se trouvait de service que cette
+chasse devait se faire; et c'était une Saint-Hubert!... Ne voulant
+pas la manquer, elle s'habilla d'abord pour la chasse; et comme elle
+ne montait pas à l'anglaise, ce fut donc une culotte de peau de daim
+qu'elle passa; ensuite elle arrangea le reste à la grâce de Dieu, mit
+son grand habit par-dessus tout cela, et aussitôt que la Reine fut
+rentrée dans ses appartements, la duchesse de Luynes ôta son grand
+habit, passa une jupe fendue devant et derrière, une veste verte
+galonnée, mit sur l'oreille un petit chapeau de castor blanc, et dans
+cet équipage fut déclarer la guerre aux pauvres bêtes des bois. Cette
+humeur _chasseuse_ l'avait quittée pour celle du jeu; c'était une
+passion effrénée, et seulement pour jouer. Ce n'était pas la valeur
+de sa mise qui l'excitait, car on l'a vue souvent jouer pour gagner
+ou perdre vingt francs dans la nuit. Lavaupalière, Sainte-Foix, M. de
+Montrond, le bailli de Ferrette, voilà, avec M. de Narbonne et madame
+de Balby, les personnes les plus assidues auprès de la table de jeu
+de l'hôtel de Luynes.
+
+À l'époque de 1807 ou 1808, madame de Luynes s'imagina de faire
+venir chez elle un biribi ou une roulette, je ne sais pas lequel; je
+réponds seulement du fait. L'Empereur, qui cherchait alors toutes
+les occasions de faire une chose désagréable aux maîtres de cette
+maison, fit saisir le banquier et donna défense d'y aller pour tenir
+la banque. C'était une sorte d'affront, et madame de Luynes le sentit
+ainsi.
+
+Tandis que tout cela se passait, madame de Chevreuse mystifiait
+le prince de Mecklembourg-Strélitz, et en même temps un vieux
+bourgeois retiré du commerce, frère de l'une des femmes de charge
+de la maison, par qui madame de Chevreuse avait appris que, dans
+deux jours, ce vieux bonhomme attendait de Rouen une nièce qu'il
+allait faire son héritière. Madame de Chevreuse quitte son élégante
+toilette, passe une petite robe d'indienne, met un petit bonnet,
+s'arrange enfin en grisette complétement, et va chez le vieil oncle,
+lui parle de Rouen, de la famille, l'enchante si bien, qu'avant la
+fin de la journée, le pauvre vieux ne savait plus oui ou non s'il
+avait sa tête. Et s'il avait connu l'histoire romaine, certes le
+règne de Claude lui aurait fourni un bel exemple pour épouser sa
+nièce. Quoi qu'il en fût de Claude, la petite nièce prit congé de
+l'oncle pour aller voir la tante de l'hôtel de Luynes, et ne revint
+pas. Le lendemain, lorsque la vraie nièce arriva, non pas de Rouen,
+mais de Falaise, avec deux bonnes grosses joues normandes du pays
+des filles roses et fraîches, une gaillarde enfin bien apprise et
+bien découplée, quoiqu'un peu bête, l'oncle n'en voulait pas; il
+se rappelait cette gentille figure, cette apparition fantastique
+qu'il ne savait pas définir, mais dont il avait senti le charme;
+toute cette vision lui paraissait une réalité qu'il ne voulait pas
+abandonner. Il fut pendant huit jours très-malheureux, et ne pouvait
+surtout s'habituer aux grosses mains de sa vraie nièce.
+
+--L'autre en avait de si blanches, disait-il, une voix si douce!...
+
+Une autre fois, madame de Chevreuse fit habiller un pauvre qui était
+son pensionnaire à Saint-Roch, où elle allait habituellement. Cet
+homme fut nettoyé, bichonné, _bouchonné_ même, et revêtu d'un habit
+superbe avec des plaques, des cordons jaunes, bleus, blancs, de
+toutes couleurs. Cet homme reçut ses instructions, et puis elle le
+présenta comme un savant danois qui ne savait pas parler français.
+Cet homme fut trouvé étonnant. Lorsque la comédie eut duré assez
+longtemps, alors elle dit en haussant les épaules: «Vous avez pris
+pour un savant étranger un homme qui ne sait pas parler, et un
+mendiant.»
+
+À Dampierre, la famille tenait un état de prince plus magnifiquement
+ordonné et mieux entendu. Madame de Chevreuse contribuait à rendre ce
+séjour adorable, en faisant les honneurs du salon de sa belle-mère
+avec une grâce charmante. Toutes les connaissances de l'hôtel de
+Luynes y passaient alternativement: on y chassait à cheval, en
+calèche; on y jouait surtout, et on y jouait jusqu'au jour. Je voyais
+quelquefois M. de Lavaupalière revenant de Dampierre, en chantonnant
+une vieille marche du maréchal de Saxe, laquelle il chantonnait
+depuis cinquante ans; il en avait alors plus de soixante-quinze
+lui-même, et quand je lui demandais d'où il venait: _De Dampierre, où
+j'ai été faire ma cour à madame la duchesse de Luynes._
+
+M. de Narbonne, qui était ami fort intime de madame de Luynes et
+qui m'aimait comme son enfant, voulut opérer un grand rapprochement
+entre moi et l'hôtel de Luynes. En apprenant surtout que madame de
+Chevreuse et moi nous avions des souvenirs communs de jeunesse et
+même d'enfance, il exigea qu'au moins je ne reculasse pas si l'on
+faisait un pas vers moi: je promis d'en faire autant. Le lendemain
+je reçus une carte de madame de Chevreuse et une carte de madame de
+Luynes[117]. J'en envoyai aussitôt deux à l'hôtel de Luynes, et deux
+jours après je reçus une invitation pour un bal qui devait se donner
+la semaine suivante à l'hôtel de Luynes. J'y fus avec mon mari et
+deux de mes amies, la baronne Lallemand et la princesse Zayonchek,
+qui depuis fut vice-reine de Pologne, et qui existe toujours à
+Varsovie.
+
+[Note 117: Une particularité me frappa; la carte de la duchesse de
+Chevreuse portait ces seuls mots: _Madame de Chevreuse_, et gravés.
+Celle de madame de Luynes n'avait que son nom: _Madame de Luynes_, et
+tout simplement fort mal écrit, et sur une carte à jouer.--Ce n'est
+pas étonnant, me dit M. de Narbonne, elle ne fait jamais de visites.]
+
+Ce bal était magnifiquement ordonné dans les salles immenses de ce
+beau local de l'hôtel de Luynes. C'est vraiment dans le faubourg
+Saint-Germain qu'il faut chercher les belles demeures féodales et
+qui ont un cachet nobiliaire que jamais on ne donnera à ces maisons
+bâties par l'argent à coups de billets de banque. Quelle est la
+maison de ce côté-ci du pont (dans les nouvelles maisons construites)
+qui peut rivaliser avec l'hôtel de Brienne ou celui d'Havré, ou bien
+encore l'hôtel de Janson ou celui encore plus magnifique de Brissac?
+Et de ce côté-ci de la rivière, quelles sont les maisons qui peuvent
+rivaliser aussi avec les hôtels du faubourg Saint-Honoré, qui sont
+les frères de ceux du faubourg Saint-Germain?... Voyez ensuite les
+grandes maisons de l'antique magistrature du Marais... D'où vient
+encore cette différence dans les châteaux et ces maisons d'un jour,
+dont les jeunes ombrages donnent à peine un abri! Comme leurs légères
+murailles sont à peine suffisantes pour préserver de l'intempérie
+des saisons? Mettez en comparaison ces antiques donjons, ces vieux
+manoirs qui ont vu passer des générations sans nombre, et défient
+encore celles à venir; dans ces demeures, il y a tout à la fois la
+douceur du souvenir et l'espoir d'un long avenir[118]...
+
+[Note 118: J'ai en face de moi une maison bâtie en 1835; l'autre
+jour, je vois des ouvriers, des poutres, un grand appareil; c'était
+la maison qui tombait et qu'on était obligé d'étayer. C'est l'image
+de beaucoup de choses de notre temps.]
+
+On sait ce qui arriva à madame de Chevreuse avec madame de Genlis; je
+ne répèterai pas ce que j'ai dit dans l'autre volume; je le rappelle
+seulement pour faire voir le côté extraordinaire de son caractère.
+
+Mais ce même caractère avait quelque chose de grand et de beau,
+lorsque le sort l'appelait à rendre témoignage de sa noble nature: ce
+fut ce qui arriva en 1808 lors des affaires d'Espagne.
+
+L'Empereur n'avait oublié ni les dédains ni les refus de madame de
+Chevreuse; un autre les eût tenus pour indifférents; mais il paraît
+que le coup avait porté et que la blessure avait été profonde. Au
+moment où la reine d'Espagne, femme de Charles IV, vint en France,
+l'Empereur nomma d'abord un service pour être auprès d'elle comme
+auprès de l'Impératrice. Il écrivit lui-même les noms, et celui de
+madame de Chevreuse était en tête. En recevant l'ordre qui lui fut
+transmis par le grand-chambellan et par la dame d'honneur, madame de
+Chevreuse frémit d'indignation, et elle répondit aussitôt:
+
+--_J'ai pu être victime, je ne serai jamais geôlière!..._
+
+En recevant à son tour cette réponse aussi courageuse que hautaine,
+l'Empereur, au lieu d'avoir la grandeur d'âme de pardonner, eut
+le grand tort de punir une chose qui ne devait l'être que par le
+silence... Et madame de Chevreuse fut exilée à cinquante lieues de
+Paris.
+
+Son désespoir fut grand. C'était sa vie qu'on brisait, et non son
+existence: l'Empereur ne fut pas juge dans cette circonstance, il fut
+bourreau... Madame de Chevreuse ne vivait que dans cette maison et
+dans cette ville où était sa famille... dans cet hôtel de Luynes, où
+chaque jour elle voyait s'écouler si doucement ses heures, entourée
+d'amis et de parents, ayant auprès d'elle son mari, ses enfants, tout
+cet intérieur sacré de la famille. Et quel intérieur! un paradis!...
+
+Oui, le désespoir de la malheureuse jeune femme fut horrible... En
+entendant ses sanglots, en voyant sa douleur, madame de Luynes prit
+une sublime détermination; elle voulut suivre sa belle-fille et se
+consacrer à elle.--Pour comprendre l'étendue de ce sacrifice, il faut
+connaître le goût profond, l'attachement prononcé de la duchesse
+de Luynes pour sa maison et pour sa manière de vivre. Rompre ses
+habitudes, c'était la mort pour elle.--Eh bien! elle eut le courage
+de tout rompre pour pleurer avec l'affligée et lui dire des paroles
+douces et bonnes qui calmaient le désespoir dans lequel elle était.
+
+Madame de Chevreuse devint donc errante. Déjà souffrante de la
+poitrine, cette vie nomade lui porta un dernier coup, et bientôt elle
+fut très-malade. Ne voulant pas s'abaisser à la prière, car elle
+pensait bien ne pas être refusée, jamais elle ne voulut elle-même
+demander une faveur à l'Empereur. Sa belle-mère, désespérée, écrivit
+à Adrien de Montmorency, qui vint chez moi et me parla de sa cousine.
+Il n'avait pas besoin de m'en parler longtemps pour m'intéresser.--Je
+lui promis de faire tout ce que je pourrais, et en effet je FIS
+TOUT ce qui fut en mon pouvoir; mais partout je trouvai des coeurs
+durs[119] et des âmes sèches; partout je trouvai, même parmi ceux qui
+auraient dû m'entendre, une dureté révoltante. Enfin, je fis demander
+une audience à l'Empereur par Duroc; mais j'eus le malheur de dire
+la raison pour laquelle je voulais le voir, et je ne pus avoir mon
+audience. Pendant ce temps, la malheureuse exilée avait parcouru
+plusieurs résidences, celles de Rouen, de Tours, de Caen, et enfin
+elle vint tomber, haletante et mourante, à Lyon, où sa belle-mère,
+désespérée, la soigna pendant une année. Hélas! elle était là près
+d'une autre exilée dont la douleur plus silencieuse n'en était pas
+moins amère. Madame Récamier était à Lyon, succombant sous le poids
+d'une souffrance qui serait devenue mortelle si elle n'avait été en
+Italie.
+
+[Note 119: Comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas demandé, mais _de
+manière à l'obtenir_, le retour de madame de Chevreuse!... le faire
+demander par Marie-Louise enfin... Mais M. de Talleyrand aurait fait
+une démarche qui n'aurait eu de résultat que pour autrui.]
+
+Enfin madame de Chevreuse termina sa vie et ses douleurs dans les
+premiers mois de 1813, après une longue agonie et des souffrances
+qu'on ne peut concevoir. Non, l'exil n'est pas apprécié, tout ce
+qu'il a d'affreux n'est pas compris par ceux qui ne l'ont pas éprouvé.
+
+Quelques heures avant sa mort, madame de Chevreuse, dont les derniers
+moments furent néanmoins sublimes, eut une faiblesse singulière,
+pour une personne qui avait des qualités si hautes. Elle se fit
+entièrement raser la tête et fit BRÛLER ses cheveux devant elle!...
+Incroyable alliance de la légèreté du néant du monde à côté du
+sérieux de la tombe, qui déjà s'ouvrait pour elle!
+
+
+FIN DU TOME SIXIÈME.
+
+
+
+
+TABLE
+
+DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE SIXIÈME VOLUME.
+
+
+ Pages.
+
+ Salon de M. de Talleyrand. 1
+
+ Salon des princesses de la famille impériale. 247
+
+ Salon de madame Récamier (en 1800). 333
+
+ Salon de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély. 355
+
+ Salon de madame la duchesse de Luynes. 371
+
+
+PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, Nº 12.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 6/6), by
+Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44676 ***
diff --git a/44676-h/44676-h.htm b/44676-h/44676-h.htm
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+<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire des Salons de Paris (Tome 6); Author: Duchesse d'Abrantès.</title>
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+
+<h1><span class="smaller">HISTOIRE</span><br>
+<span class="small">DES</span><br>
+ SALONS DE PARIS</h1>
+
+<p class="center p2">TOME SIXIÈME.</p>
+
+<div class="p4 center smaller">
+<p>L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS</p>
+<p>FORMERA 8 VOL. IN-8<sup>o</sup>,</p>
+<p>Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.</p>
+<p>La 2<sup>e</sup> a paru le 11 janvier;<br>
+ La 3<sup>e</sup> paraîtra le 25 mars.<br>
+ La 4<sup>e</sup> livraison, composée des Salons de
+ la Restauration<br> et du règne de Louis-Philippe
+ I<sup>er</sup>, paraîtra le 15 mai.</p>
+
+<p>Les souscripteurs chez l'éditeur recevront <em>franco</em> l'ouvrage<br>
+ le jour même de la mise en vente.</p>
+</div>
+
+<p class="p4 center smaller">
+ PARIS.&mdash;IMPRIMERIE DE CASIMIR,<br>
+ Rue de la Vieille-Monnaie, n<sup>o</sup> 12.</p>
+
+<p class="p4 center"><b><span class="smaller">HISTOIRE</span><br>
+<span class="small">DES</span><br>
+ SALONS DE PARIS</b></p>
+
+<p class="center" style="line-height: 1.5em;">TABLEAUX ET PORTRAITS<br>
+ DU GRAND MONDE,<br>
+<span class="smaller">SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,<br>
+ LA RESTAURATION,<br>
+ ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I<sup>er</sup>.</span></p>
+
+<p class="center"><span class="small">par</span><br>
+ LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.</p>
+
+<p class="center p2">TOME SIXIÈME.</p>
+
+<a id="img001" name="img001"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img001.jpg" alt="Enseigne de l'éditeur." title="" height="175" width="150">
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">À PARIS<br>
+ CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE<br>
+<span class="smaller">DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,<br>
+ PLACE DU PALAIS-ROYAL.<br>
+ M DCCC XXXVIII.</span></p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> SALON DE M. DE TALLEYRAND,<br>
+SOUS LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE.</h2>
+
+<h3>PREMIÈRE PARTIE.<br>
+LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT.</h3>
+
+<p>C'est un homme difficile à suivre dans les <i>méandres</i> de sa vie
+politique que M. de Talleyrand... Cette destinée, se présentant
+toujours différemment qu'elle ne doit se terminer, a quelque chose
+d'étrange qui surprend, et empêche quelquefois d'être aussi
+impartial qu'on le voudrait pour juger <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> un homme dont l'esprit
+est si supérieur et si remarquable d'agréments, comme homme du monde:
+c'est qu'il est en même temps homme de parti; on ne peut pas les
+séparer: et si l'un attire, l'autre repousse.</p>
+
+<p>Avant la Révolution, l'abbé de Périgord était un abbé <i>mauvais
+sujet</i>; il faisait partie, à peine sorti du séminaire de
+Saint-Sulpice, de l'état-major religieux de l'archevêque de Reims.
+On sait que cette troupe d'abbés était la plus élégante et la plus
+recherchée parmi tous les jeunes gens qui prenaient le parti de la
+carrière ecclésiastique<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. L'abbé de Périgord ne fit faute à sa
+renommée, et sa conduite répondit parfaitement à ce que les autres
+avaient annoncé. Mais M. de Talleyrand, dès cette époque, annonçait,
+<i>lui</i>, un homme supérieur à tout ce qui l'entourait... Et cette
+<i>universalité</i> dans les goûts, cette facilité dans tout ce qu'il
+faisait, prouvaient par avance qu'il serait un des hommes les plus
+distingués de son temps.</p>
+
+<p>Il avait une charmante figure; ses traits étaient fins, et cela
+même remarquablement: chose étonnante, car sa physionomie n'est
+nullement active <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> dans son expression, et pourtant rien n'est
+plus incisif que le regard de ses yeux presque atones, lorsqu'ils
+s'attachent sur vous avec une expression railleuse... Aimant vivement
+le plaisir, il trouvait le temps de tout accorder; et les matières
+sérieuses dont il s'occupa très-jeune encore prouvent qu'il ne
+passait pas ses journées à dormir, s'il passait ses nuits au jeu ou à
+souper avec des personnes joyeuses...</p>
+
+<p>Sa force était, dit-on, une chose miraculeuse; il passait quelquefois
+deux et trois nuits de suite sans dormir; il lui fallait paraître
+le quatrième jour au matin avec toutes ses facultés sérieuses, eh
+bien! il dormait une heure après avoir pris un bain, et paraissait
+aussi dispos de corps et d'esprit que s'il sortait d'une retraite de
+six semaines à la Trappe. Une particularité qui tient à lui, c'est
+qu'avec cette force vraiment rare, il n'en avait pas la moindre
+apparence: il avait même plutôt celle d'une jeune fille..., et son
+visage rose et blanc ne révélait en aucune sorte qu'il n'en fût pas
+une. Jamais M. de Talleyrand n'a fait sa barbe, et cela par une
+bonne raison: c'est qu'il n'en a pas, et n'en a jamais eu; il aurait
+pu, à vingt ans, jouer parfaitement le rôle de Faublas. Et, en y
+pensant bien, je croirais peut-être que Louvet a connu M. l'abbé de
+Périgord, et beaucoup de circonstances de sa <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> vie de jeune
+homme. Voici un fait qu'il est, je crois, bon de conserver. Je pense
+que M. de Talleyrand ne l'a pas oublié.</p>
+
+<p>Lorsque les jeunes abbés de qualité étaient au séminaire de
+Saint-Sulpice, ils avaient en Sorbonne un ecclésiastique comme
+répétiteur, ou pour une fonction à peu près semblable. Son nom,
+je ne l'ai pas oublié, je ne l'ai jamais su. Je ne connais <i>que
+son surnom</i>, il s'appelait <i>la grande Catau</i>. Pourquoi? Voilà ce
+que je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que tous les jeunes
+abbés l'appelaient ainsi. Un jour, cet homme, plus animé par ce
+qu'il savait probablement, et par ses propres sentiments, se laissa
+emporter à une vive allocution en présence de huit ou dix de ces
+jeunes têtes destinées à porter la mitre et peut-être la tiare.
+C'était d'abord M. de Talleyrand; puis l'abbé de Damas, l'abbé de
+Montesquiou, l'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, l'abbé de
+Lageard, etc., etc.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'écriait-il dans un moment d'exaltation, oh! mon Dieu!...
+qu'est-ce donc que je vois dans ceux de tes serviteurs destinés
+à faire aimer ta loi!... que vois-je parmi eux... là-bas dans
+cet angle obscur<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, parmi ceux destinés <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> un jour à porter
+peut-être la couronne de saint Pierre, mais sûrement la mitre
+épiscopale... que vois-je?... des hommes portant et propageant les
+vices du siècle parmi le clergé, parmi les serviteurs de Dieu!... Oh!
+mon Dieu! mon Dieu! que deviendra donc votre sainte religion?...</p>
+
+<p><i>La grande Catau</i> était une personne de grand jugement et d'un esprit
+très-supérieur.</p>
+
+<p>Quelques années plus tard, un autre homme apostrophait M. de
+Talleyrand d'une manière encore plus directe. Cet homme était M. de
+Lautrec, lieutenant-général, ayant une jambe de bois et le droit de
+parler au nom du pays. Il avait été de plus ami du père de M. de
+Talleyrand.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, lui dit-il le premier jour, à l'Assemblée Constituante,
+lorsque M. de Talleyrand passait devant le vieillard mutilé pour
+aller au côté gauche, où il siégeait; Monsieur, si M. votre père
+vivait, il vous mettrait les bras comme nous avons les jambes.</p>
+
+<p>M. de Lautrec était un homme ayant le droit de parler ainsi.</p>
+
+<p>Aimant la vie du monde d'autrefois, et telle que pouvait l'avoir un
+homme de sa condition et de sa <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> qualité; aimant avec passion
+les femmes, le jeu, et tout ce qui constituait alors un homme à
+la mode, ce fut ainsi que 1789 trouva M. de Talleyrand. Il était
+trop habile pour ne pas comprendre que le vieil édifice croulerait
+peut-être bientôt: car il était violemment ébranlé. Aussi, une
+fois aux États-Généraux, prit-il le parti qui devait triompher.
+Les bénéfices dont il jouissait lui devaient être enlevés par la
+force des événements; et, selon lui-même, il convenait mieux de les
+abandonner le premier (je dis toujours <i>peut-être</i>). Sa conduite
+aux États-Généraux fut conséquente; elle le fut encore lorsqu'il
+se sépara pour faire partie de l'Assemblée lors de l'affaire du
+Jeu de Paume...; mais elle fut grande et belle lorsqu'étant évêque
+d'Autun il entra à l'Assemblée Constituante<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>. Il fut constamment
+très-brillant dans cette nouvelle carrière, et se signala avec un
+courage qu'en vérité on ne demande aux prêtres que pour le martyre:
+il proposa lui-même l'abolition des dîmes du clergé, démontra
+la nullité des mandats impératifs, et, une fois au Comité de
+constitution, il se montra plus véhément cent fois qu'aucun de ceux
+qui en faisaient partie avec lui. Un fait assez remarquable dans la
+vie de <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> M. de Talleyrand, c'est que l'époque qui en est la plus
+importante dans l'intérêt du pays est sa carrière administrative:
+et c'est la moins connue précisément. Ce temps, déjà bien loin pour
+nous, qui ne regardons jamais au-delà des jours tout près de nous,
+est rempli de travaux importants. Avec la même vérité, on peut louer
+la conduite de M. de Talleyrand, lorsqu'il demanda que les biens du
+clergé fussent employés au soulagement du Trésor, alors tellement
+en souffrance, qu'on fut obligé de créer un papier-monnaie. M. de
+Talleyrand, en demandant que les biens du clergé fussent ainsi
+aliénés, faisait, certes, une belle et grande action, puisque ses
+bénéfices étaient son unique fortune. C'est une résolution noble et
+grande; et l'abbé Maury<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a> ne fut pas juste envers lui en l'attaquant
+comme il le fit. M. de Talleyrand provoquait une grande mesure qui
+pouvait sauver ou tout au moins aider à sauver le pays, si elle eût
+été appliquée dix ans plus tôt à ses besoins.&mdash;C'est donc une vérité
+incontestable que M. de Talleyrand fut utile à la France, et surtout
+<i>voulut</i> l'être; mais le torrent l'emporta.</p>
+
+<p>On dit avec raison que l'Assemblée Constituante <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> renfermait
+plus de talents et d'hommes d'esprit que la France n'en avait jamais
+vu rassemblés en un même lieu. M. de Talleyrand, quel que fût
+celui qui s'opposait à lui, paraissait toujours dans une attitude
+convenable et forte, et il est à remarquer que le côté gauche
+dont il faisait partie était formé des hommes les plus habiles de
+l'Assemblée... à quelques exceptions près qui se trouvaient au côté
+droit. L'abbé Maury, orateur à la <i>Bossuet</i>, se laissait emporter par
+la colère quelquefois, comme le grand homme de Meaux; cette colère
+l'aveuglait souvent, et alors il était inférieur à celui qui était
+en face de lui. C'est dans une circonstance semblable que M. de
+Talleyrand fut injustement attaqué par lui, lorsque, voulant prévenir
+des abus, il provoqua le décret qui ordonnait de mettre les scellés
+et de faire l'inventaire des effets mobiliers et immobiliers du
+clergé<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>... Ces deux hommes ont été peut-être plus opposés l'un à
+l'autre que Mirabeau et Maury, et pourtant on ne parle que d'eux. Il
+faut avoir étudié à fond <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> cette époque pour savoir la vérité
+des choses. Mirabeau parlait beaucoup et bien; M. de Talleyrand
+parlait peu et mal... c'est-à-dire qu'il n'avait pas cette voix de
+tribune, cet accent du <i>forum</i> qu'avaient Mirabeau et l'abbé Maury;
+l'abbé Maury surtout, qu'on entendait bien autrement que l'évêque
+d'Autun, lorsqu'en pleine tribune il le signalait comme le chef
+de l'<i>agiotage</i> qui perdait, disait-il, les finances de la France
+plus que tout le reste... Dans cette lutte qui devint presqu'une
+dispute personnelle, l'abbé Maury fut souvent injurieux pour l'évêque
+d'Autun. Ce fut particulièrement en défendant tous les anciens droits
+du clergé et de la noblesse que l'abbé Maury fit autant de bruit.
+Il combattait pour un parti qui expirait, mais qui était encore
+nombreux, et regardait comme une tradition inviolable toutes les
+erreurs de l'ignorance, toutes les prétentions de l'avarice. M. de
+Talleyrand, quoiqu'il appartînt à cette caste qu'on attaquait, avait
+reçu la lumière hâtée par la civilisation; et plus éclairé que <i>ses
+pairs</i>, il s'était rangé du côté des opprimés qui réclamaient leurs
+droits..... Il devait avoir raison.</p>
+
+<p>Un jour que je raisonnais sur cette question avec le cardinal, il me
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous croyez aussi que la noblesse <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> qui se sépara
+de ses frères au Jeu de Paume était de bonne foi tout entière?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non?... Sans doute, je le crois.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous vous trompez! cette bonne foi ne fut pas générale, et
+dans la plupart des grands seigneurs qui firent le premier noyau de
+l'Assemblée Constituante, le plus grand nombre voulait abaisser la
+puissance royale pour reconquérir cette autre puissance que Richelieu
+avait su détruire. <i>Croyez-moi, un Montmorency se rappellera toujours
+qu'un Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a><i>, et cette
+pensée ne lui fera pas venir celle de se faire Sans-Culotte.</i> Le
+despotisme aristocratique était là, tout prêt à saisir les rênes
+aussitôt que la main du Roi les aurait laissées échapper... Les
+insensés ne voyaient pas qu'à côté d'eux était un tigre qui, dans sa
+gueule béante, devait engloutir et noblesse et royauté...</p>
+
+<p>Ce n'est pas ainsi que pensaient plusieurs hommes qui, tout en ayant
+la possibilité <i>de voir</i>, ne voulaient rien apprendre du vocabulaire
+qui contenait le nom de leurs nouveaux devoirs envers le souverain;
+c'est ainsi qu'était M. le maréchal de Mailly. <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> La figure de
+cet homme m'apparaît, en ce moment, lorsque je parle d'honneur et
+de gloire, et elle est demeurée silencieuse lorsque je parlais des
+victimes de Robespierre... Pourquoi cela?... C'est qu'un être aussi
+honorable n'est jamais victime... Il ne meurt pas... et son nom lui
+survit pour proclamer le héros, l'homme de la gloire et non l'homme
+du supplice<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> Aussitôt après que M. de Talleyrand eut prêté le serment
+civique et religieux, le maréchal de Mailly ne le voulut plus voir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> M. de Talleyrand, au reste, ne put qu'en être flatté; car le
+blâme d'un parti est l'éloge du parti qu'il a suivi, et comme il ne
+s'est jamais repenti de <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> ce qu'il a fait, il a dû être heureux
+du blâme de M. de Mailly<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand demeura constamment dans le <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> parti de la
+Révolution, et le jour de la fameuse fédération il dit la messe
+au Champ-de-Mars... Le clergé non-constitutionnel fut doublement
+contre <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> lui... L'abbé Maury l'attaqua avec d'autant plus
+de colère que, Mirabeau étant mort, il n'avait plus de quoi
+occuper assez directement sa bilieuse colère... <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> Un jour
+il attaqua M. de Talleyrand, <i>comme chef de l'agiotage</i> qui avait
+un monopole impudemment établi dans Paris... M. de Talleyrand,
+<span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> qui voulait bien s'occuper de la chose publique, mais en
+repos pour lui-même, comprit cependant qu'un peu de tolérance dans
+le sens inverse <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> serait une bonne chose... Il s'éleva contre
+l'émission des deux milliards d'assignats qu'on voulait créer et
+mettre en émission pour éteindre la dette publique; mais le cardinal
+ne lui donna pas la joie de pouvoir se vanter d'une mesure sage et
+modérée... Il fit de grandes railleries sur ces deux milliards:</p>
+
+<p>&mdash;À quoi bon! disait-il... puisque la dette est de sept milliards?...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, incapable de lutter contre un tel homme avec sa
+voix douce et sa figure toute féminine, se contentait de lui répondre
+de ces mots piquants dont au reste, quinze ans plus tard, le
+cardinal n'avait pas encore perdu le souvenir...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Ce fut alors que M. de Talleyrand fut nommé exécuteur
+testamentaire de Mirabeau... Déjà membre du département de Paris, ce
+qui le rapprochait beaucoup de Manuel et d'une foule d'autres noms
+qui appartenaient à la Révolution la plus intime de cette époque,
+M. de Talleyrand fut dès lors classé par ses anciens <i>pairs</i> dans
+la partie mauvaise de la Révolution... Il n'en était rien... M. de
+Talleyrand, comme bien d'autres, avait été entraîné le premier jour
+dans une route où le pied glissait aisément et où le retour, comme le
+temps d'arrêt, est également impossible; mais il avait un moyen, il
+l'employa: ce fut de quitter la France; il sollicita de faire partie
+de l'ambassade de Londres; il eut, dit-on, une mission particulière
+relative, ainsi qu'on le crut, à l'établissement des deux Chambres.
+M. de Chauvelin était notre ambassadeur à Londres<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>. Pitt était
+alors au ministère.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand avait fui la France, parce qu'on s'y méfiait de
+son civisme.&mdash;En Angleterre, il fut en butte aux soupçons de la
+plus intime malveillance, parce qu'on le crut jacobin. Ribbes,
+de la Chambre des Communes, le présenta comme attaché au parti
+d'Orléans... Ainsi M. de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> n'était ni royaliste
+pour les royalistes, ni républicain pour les hommes nouveaux, ni
+enfin <i>quelque chose</i>... En France, il fut compromis par l'affaire
+d'Achille Viard; et cité par Chabot, qui ne l'aimait pas, il somma
+Roland, alors au ministère de l'Intérieur, de le justifier sur ce
+rapport avec lui... Roland répondit, mais de manière à ne montrer
+aucune sympathie pour M. de Talleyrand. Aucun parti ne l'adoptait
+franchement. C'est alors qu'il alla en Amérique. <i>Contraint</i> de
+quitter l'Angleterre, effrayé des désordres qui se commettaient en
+France, il chercha un lieu où le retentissement de la tourmente
+révolutionnaire n'eût pas pénétré. On était alors en 1794: il se
+rendit aux États-Unis; c'est de là qu'il sollicita sa rentrée en
+France. Les jours de sang étaient passés, et remplacés par des jours,
+sinon plus glorieux, au moins plus paisibles. M. de Talleyrand fit
+demander sa radiation par quelques femmes dont il était fort aimé, et
+surtout madame de Staël, et il fut rappelé. Cela devait être sous un
+gouvernement comme celui du Directoire. Il y a plus: il fut ministre,
+et eut le portefeuille des Affaires étrangères.</p>
+
+<p>Je viens de donner presqu'une biographie de M. de Talleyrand; c'est
+que pour arriver à lui à cette époque, si différente de celle où il
+avait passé sa vie, il fallait le montrer, non pas ce qu'il était
+<span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> (car qui peut dire ce qu'il fut, ce qu'il est, et ce qu'il
+sera!), mais son attitude dans le monde, sous le Directoire...</p>
+
+<p>Cette attitude fut ce qu'elle eût été sous le cardinal de Fleury,
+si M. de Talleyrand fût né quarante ans plus tôt: celle de l'homme
+le plus spirituel de la société. Il connaissait le Directoire, le
+méprisait, et ne croyant plus (s'il est vrai qu'il y ait jamais cru)
+à cette belle liberté régénératrice qui avait assuré ses premiers
+pas dans la carrière politique révolutionnaire, il se conduisit
+en conséquence de cette nouvelle croyance. Dans la façon tout
+énigmatique dont il se pose, M. de Talleyrand donne peu de prise à
+ceux qui sont chargés, par goût ou par toute autre cause, d'écrire
+sur lui; il est lui-même un être à part..., il étonne, intéresse
+parce qu'il amuse, mais n'attache <i>jamais</i>. Peu susceptible d'une
+sérieuse occupation, riant de tout avec cette amère ironie qui
+grimace en voulant sourire, M. de Talleyrand revint en France parce
+que l'Amérique l'ennuyait, et que dans le reste de l'Europe on ne
+voulait pas de lui: en Angleterre, M. Pitt le disait jacobin; en
+Allemagne, on ne l'aimait pas mieux: l'Italie n'était plus son fait.
+Quant à l'Espagne, un <i>évêque excommunié</i> aurait été rôti comme un
+marron en 1795, et ce cas était celui de M. de Talleyrand à l'époque
+dont <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> je parle... Le Pape l'avait excommunié en 1791<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>, à
+peu près à la mort de Mirabeau.</p>
+
+<p>On le rappela donc; et, en arrivant en France, il trouva partout de
+l'intérêt pour lui, bien qu'il ne fût pas aimé. C'est qu'il y avait
+des femmes qui se mêlaient de ses affaires...; il les avait si bien
+servies dans sa jeunesse, qu'elles lui devaient leur secours...</p>
+
+<p>Le général Lamothe, alors colonel et fort bien vu au Directoire (ce
+qui ne fut pas plus tard), lui servit d'introducteur le jour où il se
+présenta au Luxembourg. Je ne me rappelle plus qui en était alors le
+président... Lamothe était avec M. de Talleyrand, à qui il donnait
+le bras, parce qu'on sait que M. de Talleyrand n'a pas la démarche
+très-sûre; il s'appuyait donc, d'un côté, sur le bras de Lamothe,
+et, de l'autre, sur sa canne en forme de béquille, ou sa béquille
+en forme de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles
+du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait
+celui du <i>citoyen président</i>, l'huissier de la Chambre vint prendre
+la canne de M. de Talleyrand... Cette canne ou cette béquille était
+trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span>
+l'évêque la retint comme il l'aurait fait de <i>sa crosse</i>: mais
+l'huissier avait des ordres.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Je ne puis</i> laisser <i>cette canne au citoyen</i>, dit-il.</p>
+
+<p>Monsieur de Talleyrand l'abandonna...</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau
+gouvernement a terriblement peur des coups de bâton...</p>
+
+<p>Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a
+toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas
+quelqu'un.</p>
+
+<p>Madame de Staël l'aimait fort <i>déjà</i> ou <i>encore</i> à cette époque, je
+ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait
+pourtant trouver un grand mécompte dans cette <i>positivité</i> toute
+sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison
+sur <span class="smcap">TOUT</span>. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre,
+et lui communiquait sa chaleur momentanément... Madame de Staël
+allait donc fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand
+était un des habitués du salon de madame de Staël.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru
+les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait
+un <i>Picaro</i>, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans
+prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au
+Directoire. C'était bien permis; et, <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> en vérité, l'ambition
+n'était pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement
+monstrueux, n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui
+est si nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>.</p>
+
+<p>À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères,
+il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait
+l'<i>hôtel de Noailles</i><a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>, ni de Clichy; c'était, si l'on peut se
+servir de ce mot, un <i>dédoublement</i> des constitutionnels... Ce
+parti était puritain dans ses principes, et affectait <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> une
+régularité extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents,
+où surtout il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas,
+Lemérer, Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.</p>
+
+<p>Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti
+constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray,
+Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc.... Sans doute il y avait des
+intrigants dans ce parti comme dans tout autre... mais il y en avait
+moins... Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant
+d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.</p>
+
+<p>Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis
+que je viens de nommer... Celui qui les soutenait était le parti du
+Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut
+ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty,
+Chazal, Chénier surtout, etc... Ce parti n'était pas le plus fort en
+grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui
+les armées et le Directoire.</p>
+
+<p>Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort
+aussi au milieu de cette anarchie... il se réunissait à Clichy;
+le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle
+représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion
+<span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> fixait également l'attention publique, et surtout celle des
+contre-révolutionnaires.</p>
+
+<p>Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de
+M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut
+renommer un directeur... Ses prétentions se réveillèrent... mais il
+ne fallait pas songer à prendre cette place... Trop de prétentions
+l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la
+nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire.
+M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On
+connaît son accent habituellement furieux... il s'élança à la tribune
+et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de
+droit.</i></p>
+
+<p>Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général
+Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un
+redoublement colère:</p>
+
+<p>&mdash;Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans <i>la fange</i> de
+1793!...</p>
+
+<p>Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri
+Larivière...</p>
+
+<p>Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque
+continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait
+personne; <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> il fut nommé, mais aussi <i>fructidorisé</i> peu de
+temps après.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que
+plus tôt <i>fructidorisé</i>. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui
+était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et
+les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces
+luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne
+pouvait rien résoudre... Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa
+retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.</p>
+
+<p>Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries
+avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui
+marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses
+cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en <i>chignon flottant</i>
+sur ses épaules...</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas
+aussi beau que la tournure le promet.</p>
+
+<p>Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la
+voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus
+admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement
+élégant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient <i>des
+hommes à la mode mauvais sujets</i>. On doit penser qu'ils voulurent
+savoir le nom de la belle blonde... Cela fut aisé.</p>
+
+<p>Elle s'appelait madame Grandt.</p>
+
+<p>&mdash;Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand... Et comme il était
+occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration
+qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il
+s'ennuyait, il pensait à la belle blonde...</p>
+
+<p>Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde,
+et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle
+qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher... Soit que
+la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner
+son c&oelig;ur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et
+conclu<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>...</p>
+
+<p>Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet
+arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand
+<i>de sa vengeance;</i> mais elle était bonne et ne sut <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> jamais se
+venger... elle ne savait même pas punir une offense...</p>
+
+<p>Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce
+qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se
+satisfaire après un jeûne aussi long... Les Conseils devinrent des
+arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le
+30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit
+dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et
+l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale.
+Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le
+rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les
+commissions et le Directoire... Aux premières paroles qu'il prononça,
+il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens
+se portèrent sur lui à la tribune... Les partisans du Directoire y
+coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de
+fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député,
+fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui
+déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas
+venir à bout de cinq cents hommes!</p>
+
+<p>Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais
+le plus grand était cette désunion <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> entre les différentes
+opinions. M. de Talleyrand, ennuyé de ce qu'il voyait, regrettait
+presque l'Amérique et les séances de l'Assemblée Constituante, même
+celle du Jeu de Paume... Ce fut au milieu de ces agitations que le 18
+fructidor eut lieu.</p>
+
+<p>Un fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement
+M. de Talleyrand a eu sur le Directoire... il cherchait à sonder le
+terrain... Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que
+lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait
+à la France de succéder à l'autre.</p>
+
+<p>Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire,
+qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le
+Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout
+par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su
+prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire?
+Je l'ignore... Il y avait alors une telle méfiance entre tous les
+partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.</p>
+
+<p>Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il
+trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait
+à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte
+déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> Le
+feu n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher
+d'éclater.</p>
+
+<p>Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand
+au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et
+l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut
+jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il
+fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour
+le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par
+Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les
+Conseils, n'agissait jamais... et jouait à la chapelle pendant ce
+temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la
+France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.</p>
+
+<p>Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de
+fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était <i>le
+seul</i> qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore
+après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments
+étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez
+Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins
+pour <i>leur corps</i>... car c'était ici comme avec les parlements... Du
+reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion
+de je ne sais plus quelle fête, et contre <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> l'armée autant que
+contre les Conseils, étaient une maladresse inouïe.</p>
+
+<p>L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le
+sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais
+non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit
+pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé
+le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui
+était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger
+les émigrés.</p>
+
+<p>Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il
+l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:</p>
+
+<p>«<i>Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire,
+il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être
+conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les
+prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion
+mal dirigée ne devienne funeste à la liberté</i>, <span class="smcap">ET QU'ON NE SOIT
+OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE</span>. <i>Je ris
+de leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées
+et ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de
+facilité...</i></p>
+
+<p>«<i>Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> sont loin
+d'imaginer que nous asservirions l'Europe</i> <span class="smcap">SI VOUS VOULIEZ</span>
+<i>en former le projet</i>.»</p>
+
+<p>Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues
+ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.</p>
+
+<p>«Adieu, mon général, jouissez délicieusement, <i>n'empoisonnez pas
+votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont
+les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur c&oelig;ur; les
+royalistes la regardent et frémissent.</i></p>
+
+<p>«<i>Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
+ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille.
+Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants.</i>»</p>
+
+<p>Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable
+par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>, et,
+d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient
+sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale.
+C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde
+nationale.</p>
+
+<p>Les attaques personnelles qui se firent les jours <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> suivants
+dans les deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui
+se préparait. Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit
+vigoureusement. Les royalistes crièrent que <i>Garat-Septembre</i> allait
+être dans le ministère (ministre de la Police). «Que faire si de
+telles gens sont aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas de <i>l'&OElig;il-de-B&oelig;uf</i> du Luxembourg! s'écriait
+de son côté Tallien... Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses
+plus sérieuses.</p>
+
+<p>On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui.
+Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.</p>
+
+<p>&mdash;C'est <i>de l'armée grise</i> qui est dans Paris et qui nous menace,
+s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!</p>
+
+<p>Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient
+en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus
+rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés
+des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en
+prenait encore le nom.</p>
+
+<p>Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire agissait
+enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait dirigé le
+mouvement du <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> 18 fructidor d'après les instructions de
+l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à
+Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir,
+Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était
+lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son
+sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui
+connaît:</p>
+
+<p>&mdash;L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le
+Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à
+discrétion au Directoire.</p>
+
+<p>Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!</p>
+
+<p>L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant
+<i>le sabre</i> dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui
+imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.</p>
+
+<p>Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup
+de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux
+d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre
+anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien,
+l'autre un homme de la Révolution tout entier, <i>un pur</i>. La lettre du
+Clichien était ainsi conçue:</p>
+
+<p>«Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras.
+Prends garde à toi!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> Celui du révolutionnaire:</p>
+
+<p>«Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras
+comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»</p>
+
+<p>Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le
+nommer.</p>
+
+<p>Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards
+affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces
+placards disaient:</p>
+
+<p>«Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment
+de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera
+terrible, mais court. Éloignez-vous!»</p>
+
+<p>Madame Th...... avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et
+l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté
+contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre
+sens que ceux de Clichy et du Manége.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette
+époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée
+pour un homme comme lui, qui devait recevoir chaque parti. C'était
+bien encore pour une personne comme ma mère, qui, par sa position,
+pouvait, en s'isolant, ne recevoir que ses amis; ou madame de Staël,
+qui, par son talent, dominait tout et imposait ce qu'elle voulait.
+Cependant madame <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> de Staël allait habituellement chez M. de
+Talleyrand, quand de vieilles querelles ne venaient pas soulever des
+tempêtes. Madame de Staël les provoquait souvent, et M. de Talleyrand
+dit un jour:&mdash;<i>Mon Dieu! ne peut-elle donc</i> <span class="smcap">ENFIN</span> <i>me
+détester</i>!...</p>
+
+<p>Le 16 fructidor, nous étions plusieurs personnes chez ma mère,
+très-disposées à nous amuser, lorsque l'un de nos habitués, Hippolyte
+de Rastignac, arriva fort troublé, et dans un désordre de toilette
+qui prouvait qu'il avait été attaqué et s'était défendu; sa cravate
+était arrachée, son habit gris à collet noir déchiré également au
+collet, et toute sa personne enfin était fort mal en ordre.</p>
+
+<p>Il nous raconta que, sur le boulevard des Capucines, comme il
+descendait de cabriolet pour parler à un de ses amis, plus de trente
+hommes étaient tombés sur lui, et avaient exigé qu'il criât <i>vive la
+République</i> et <i>haine à la royauté!</i>...</p>
+
+<p>&mdash;C'est un Clichien! s'écriait-on de tous côtés, c'est un Clichien!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas un Clichien! leur cria-t-il; mais je ne veux pas
+qu'on m'impose mes paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Criez! criez! <i>Vive la République!</i> et <i>haine à la royauté!</i></p>
+
+<p>&mdash;J'étais dans une fort mauvaise position, comme vous pouvez le
+penser, nous dit-il, lorsque <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> des jeunes gens de mes amis, à
+la tête desquels était un de mes frères, accoururent vers moi et me
+tirèrent de leurs mains, mais ce fut aux dépens de mon habit et de ma
+cravate... Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que si je suis revenu
+sur la plage, c'est avec avarie de mes <i>gréements</i>.</p>
+
+<p>Et il se mit à rire.</p>
+
+<p>Ma mère, qui l'aimait beaucoup, et dont il était même le favori parmi
+ses frères, le gronda d'aller ainsi à pied avec ce malheureux habit
+gris et ce collet noir.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! dit-il fort étonné; eh! j'avais dîné chez un ministre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dîné chez un ministre du Directoire! s'écrièrent
+plusieurs femmes, dont ma mère était le chef, et parmi lesquelles on
+distinguait madame de Lostanges, madame de Charnassé et madame de
+Caseaux...; vous avez dîné chez un ministre!...&mdash;Pourquoi pas chez
+Barras? ajouta madame de Lostanges.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce ministre-là <i>est des nôtres</i>, répondit Hippolyte de
+Rastignac en arrangeant sa cravate, chose des plus importantes pour
+lui.... C'est chez Talleyrand que j'ai dîné.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cela est différent, dit ma mère, très-différent!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le trouve pas, dit madame de Lostanges.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> &mdash;Ah! je vous demande pardon! il y a toute une distance entre
+M. Talleyrand de Périgord, neveu de l'archevêque de Reims et du comte
+de Périgord, à ces hommes de la Révolution, tels que Schérer, des
+espèces comme cela... M. de Talleyrand est un homme comme il faut.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Barras est aussi un homme comme il faut; pourquoi ne
+voulez-vous pas que votre fille aille au bal chez lui?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pourquoi? pourquoi? dit ma mère assez embarrassée; car, en
+effet, elle était portée vers M. de Talleyrand par prévention
+d'affection pour toute sa famille qu'elle aimait, et avec laquelle
+elle était liée intimement.</p>
+
+<p>&mdash;Étiez-vous nombreux à votre dîner? demanda ma mère à Hippolyte de
+Rastignac, pour changer la conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Trente à peu près; et, dans ce grand hôtel de Gallifet, il semble
+qu'on ne soit que huit ou dix personnes. Au reste, il y avait
+<span class="smcap">GRANDE</span> <i>compagnie</i>; et, en vérité, je crois que si je n'y
+avais pas été, M. de Talleyrand n'aurait eu que lui-même pour avoir à
+nommer quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! qui donc était-ce...?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! le sais-je? mon Dieu!... Je voudrais retenir ces noms-là, et
+ne le puis; excepté cependant ceux de deux hommes qui feront parler
+d'eux dans <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> l'avenir, quoique leurs pères soient inconnus.
+Ce sont les généraux Kléber et Bernadotte: l'un est républicain en
+carmagnole; l'autre est un républicain à l'eau rose, et se lave les
+mains avec de la pâte d'amandes parfumée... Je vous jure qu'il n'est
+pas déplacé dans le <i>salon ambré</i> de M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il donc, le salon de M. de Talleyrand? demanda madame de
+Lostanges, qui se retourna précipitamment au mot de pâte d'amandes
+parfumée<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p>
+
+<p>&mdash;Ne savez-vous pas, madame, que M. de Talleyrand aime à la passion
+les essences et les odeurs? et pourvu qu'il y ait de l'ambre, c'est
+une chose agréable pour lui. Je vous assure que Robespierre se serait
+fort bien arrangé de son régime, lui qui ne marchait qu'au milieu
+d'un nuage embaumé.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez donc votre Robespierre, s'écria madame de Lostanges, et
+parlez-nous de votre dîner. Qui aviez-vous en femmes?&mdash;Madame de
+Staël... peut-être bien?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Oui, madame.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Et puis après?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Madame Tallien et madame Grandt.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Est-elle donc aussi belle qu'on le dit?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Mais je la trouve bien belle... moins pourtant que madame Tallien.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MA MÈRE</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Et son esprit?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE RASTIGNAC</span>, <span class="stage">s'inclinant.</span></p>
+
+<p>Je n'ai jamais la hardiesse de juger celui des femmes.</p>
+
+<p class="speakersc">MA MÈRE.</p>
+
+<p>Oh! la pauvre personne! la voilà jugée... Cependant, quelque capable
+que vous soyez de la juger, mon cher Hippolyte, je vous demande la
+permission de prendre mes renseignements chez votre oncle. Je crains
+de votre part un peu de prévention.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Quoi! parce qu'elle est l'amie <i>de l'évêque</i>? Qu'est-ce que cela me
+fait à moi?... Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les
+préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais
+les briser.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Enfin, dites-nous donc vos convives.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur
+monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun,
+ayant prêté le serment civique et religieux... ayant...</p>
+
+<p class="speakersc">MA MÈRE.</p>
+
+<p>Hippolyte... Hippolyte!...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est
+de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand.&mdash;Allons,
+pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce
+les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement.
+Et si je suis <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> incroyable, ce n'est pas comme les autres
+confrères dans la mode.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>M'y voici. Je suis sérieux.&mdash;Ainsi donc, M. de Talleyrand, le
+général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M.
+Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant... presque tout
+ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire
+aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble,
+très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon
+oncle<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son
+<i>adorable</i> femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient
+encore plus de travers qu'à l'ordinaire.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE FONTANGES.</p>
+
+<p>Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait
+à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y
+avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur;
+il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des
+révolutionnaires; il y avait des <i>directoriaux</i>: c'est ainsi,
+vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras
+aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez
+de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le
+plus grand dévouement au Directoire... et voilà tout. Mais le plus
+curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie
+pour l'anniversaire du 14 juillet<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>; ce fut Bernadotte qui nous
+en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait,
+sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il
+devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase
+ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu
+blasphémant; mais enfin, puisque <i>l'évêque</i> l'a entendu, et même avec
+plaisir... À propos, n'a-t-il pas été excommunié?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Qui cela?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable... Madame de
+Permon, faites-le donc taire.</p>
+
+<p class="speakersc">MA MÈRE.</p>
+
+<p>Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement
+qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE RASTIGNAC</span>, <span class="stage">baisant la main qu'elle lui donne.</span></p>
+
+<p>Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et
+vous serez contente.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste
+cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre
+Marchésy!</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours
+à ses troupes: «Soldats, leur <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> a-t-il dit avec cette voix
+puissante qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que
+vous êtes affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut
+courir des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de
+toute l'Europe coalisée contre elle <span class="smcap">SONT LÀ</span>. Des montagnes
+nous séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de
+l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la
+liberté, protéger le Gouvernement et les républicains... Dès que les
+royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»</p>
+
+<p>Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays
+assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient
+les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le
+c&oelig;ur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à
+Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une
+grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un
+peu moins république.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix
+moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis
+d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être
+annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand
+n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?...</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS D'HAUTEFORT.</p>
+
+<p>Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur
+un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et
+plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle
+nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les
+uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une
+impertinence à son parti ou au nôtre.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS D'HAUTEFORT.</p>
+
+<p>Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je
+n'ai pas écouté les <i>paroles de l'air</i>.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Je les ai, <i>moi</i>, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> «À la destruction du club de Clichy<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>!» <span class="smcap">Les
+infâmes!</span> ils veulent encore des révolutions! Que le sang des
+patriotes qu'ils font assassiner retombe sur leurs têtes.</p>
+
+<p>Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République!
+puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours
+victorieuses!... Gloire à la République!» Le général Alexandre
+Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III!
+au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les
+contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»</p>
+
+<p>&mdash;Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte,
+c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au
+quartier-général on portait ce toast, le même v&oelig;u était exprimé
+par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix...
+«Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement
+républicain et à la Constitution de l'an III!»</p>
+
+<p>&mdash;Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!... (<i>en
+serrant ses poings et se promenant</i>).</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE CASEAUX</span>, <span class="stage">avec douceur.</span></p>
+
+<p>Allons, la paix! la paix!... C'est si doux, si <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> bon, la paix.
+Allons, Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner
+de M. de Talleyrand?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter;
+mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Oui, oui.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait
+évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos
+rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la
+grande force du Directoire... Et, en effet, il en a une immense...
+Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus
+de mérite...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE LOSTANGES</span>, <span class="stage">lui prenant la main.</span></p>
+
+<p>Imprudent!...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE RASTIGNAC</span> <span class="stage">relevant la tête, et comme sortant d'une
+rêverie.</span></p>
+
+<p>Pardon!... pardon!...</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après,
+lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir
+une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs
+nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite
+par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai
+pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et
+me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout,
+dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant
+cette vignette...</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS D'HAUTEFORT.</p>
+
+<p>Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!... et ridiculement
+infatué d'une gravure à présent.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché
+en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes...
+Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> <span class="smcap">M. D'HAUTEFORT</span>, <span class="stage">riant aux éclats.</span></p>
+
+<p>M. de Talleyrand ému!... Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je
+ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand <i>pleurant
+d'attendrissement</i> sur les victoires des Français!... Je croirais
+plutôt que c'est de colère... Enfin... voyons!... as-tu là ce beau
+dessin?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un
+croquis pris à la hâte.</p>
+
+<p>Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des
+crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande
+vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites
+<span class="smcap">TRENTE-NEUF</span> affaires ou batailles victorieuses pour nous, et
+qui ont eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque
+était écrit: <i>Constitution de l'an III</i>; et au bas: <i>Aux mânes des
+braves morts pour la patrie!</i> À côté, un génie avait un pied posé
+sur la ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles
+il inscrivait les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait
+une belle femme coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un
+faisceau, dans l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet
+<span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> de la liberté; derrière elle un vieillard à moitié couché,
+appuyé sur une urne, représentait l'Italie et le Piémont; au milieu
+et au-dessus, la Renommée, avec une trompette dans une main, et dans
+l'autre un médaillon sur lequel était écrit: «<i>Armée d'Italie...
+Bonaparte, général en chef...</i>» La femme et le génie (l'Italie et
+la France) avaient surtout une expression ravissante d'intérêt
+en regardant le médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de
+l'espérance!... Le plan figurait une carte géographique, où l'on
+voyait Rome, Venise, Gênes, Milan, Turin, Vienne, Mantoue...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Hippolyte a raison, cette gravure est belle. S'il n'y avait que des
+choses pareilles dans toutes leurs sottes gravures révolutionnaires,
+il y aurait moyen de les voir; mais autrement!... comment les
+regarder seulement?...</p>
+
+<p>M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui
+une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions;
+mais l'armée était <span class="smcap">TOUT</span> en France, comme toujours, au
+reste. Jamais les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur
+tête des hommes tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont
+la ferveur avait quelque <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> chose de témérairement brave, qui
+faisait frémir l'ennemi au nom de l'armée française.</p>
+
+<p>À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes
+maintenant, en l'an V<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet,
+Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.</p>
+
+<p>À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne,
+Lecourbe, Saint-Cyr.</p>
+
+<p>À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe,
+Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur
+bravoure personnelle avant et depuis ce moment.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de
+M. de Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses
+lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa
+supériorité était sentie par lui... Il n'aimait pas le verbiage; ses
+idées étaient concises, claires et positives...; il écrivait un jour
+au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):</p>
+
+<p>«J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir
+demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour
+être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige...</p>
+
+<p>«Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est
+digne de lui... Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la
+mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont
+assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»</p>
+
+<p>Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature
+vulgaire.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait
+bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui
+l'entouraient...&mdash;Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur
+les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui
+devait l'effrayer...</p>
+
+<p>Le cercle constitutionnel de Paris avait produit <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> d'autres
+sociétés populaires, qui n'étaient pas des <i>clubs révolutionnaires</i>;
+on y professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait
+dans la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne
+voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était
+même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou
+trois hommes influents par une même façon de voir et de penser.
+Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël,
+qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de
+fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure
+que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces
+mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M.
+de Talleyrand et Benjamin Constant... Celui-ci était l'orateur du
+cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils
+<i>directoriaux</i>. Madame de Staël lui dit un jour:&mdash;Voici le moment de
+vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras
+et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés
+alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui
+qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République
+peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du
+sabre, mais je crois <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> que les cabinets étrangers aiment mieux
+avoir à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou
+un pédant.</p>
+
+<p>Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le
+départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures
+fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée
+dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à
+Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait
+dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est,
+certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au
+ministère... Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti
+constitutionnel <i>pur</i>; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et
+s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le
+dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de
+Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste
+à beaucoup de gens... Madame de Staël est une femme trop supérieure
+pour être <i>intrigante</i>; ce mot serait une injure qu'elle est loin de
+mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour
+M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui
+voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à
+beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut
+Rewbell qui le proposa... Il y eut, à propos de ce ministère, un mot
+assez singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement,
+vrai et franc républicain, homme d'honneur et de c&oelig;ur, fut assez
+mal édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre
+république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui
+n'était déjà plus qu'un être de raison...; il dit donc qu'il fallait
+<span class="smcap">VOIR</span>, et attendre pour <i>délibérer</i> enfin...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être
+prêt à <i>délibérer</i>...</p>
+
+<p>Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>:</p>
+
+<ul class="none">
+<li>Talleyrand, aux Relations extérieures.</li>
+<li>Le général Hoche, à la Guerre.</li>
+<li>Lenoir-Laroche, à la Police.</li>
+<li>Préville-Pelet, à la Marine.</li>
+<li>François de Neufchâteau, à l'Intérieur.</li>
+</ul>
+
+<p>Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les
+circonstances où l'on se trouvait, il était <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> évident que le
+Directoire le donnait avec des intentions hostiles.</p>
+
+<p>M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de
+madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris... Madame
+sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction
+douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle,
+l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et
+lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des
+gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau;
+Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut
+pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il
+en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre
+cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que
+madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort
+influent, et madame de Staël le savait.</p>
+
+<p>Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait
+acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël,
+qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la
+nomination de M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame sa
+femme; il était chargé <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> d'observer, de parler, etc. Il parla,
+mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer
+au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que
+Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Oh! comment en douter?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Lesquels, s'il vous plaît?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Mais... je crois... que... c'est...</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver... et ce que
+vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte de
+plus.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Madame de Staël m'a chargé de vous dire, mon cher représentant,
+qu'il faut absolument que vous veniez dîner avec elle dans quelques
+jours. Prenez celui qui vous convient, et dites-le-moi. Désignez vos
+convives. Allons, dites-le-moi tout de suite, voulez-vous?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est
+bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais que
+voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude; mais
+dessous, mon cher baron, il y a un c&oelig;ur pur et droit dont
+l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire
+que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se
+faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment
+voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des
+rires et des moqueries?...</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Mais cependant... et l'Apparent?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas
+une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse
+inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on
+en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au
+pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, mon cher baron?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Mais, que voulez-vous que je vous dise?&mdash;Je n'y suis pour rien, après
+tout, dans ceci, et vous comprenez que...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">se levant.</span></p>
+
+<p>C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes
+pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution... Mais laissons
+cela, et au revoir.</p>
+
+<p>Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> M. de
+Talleyrand connaissait trop bien la valeur d'un homme comme
+Thibaudeau pour le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait,
+avec un tel personnage, être <i>pour</i> ou bien ouvertement contre lui.</p>
+
+<p>Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée
+par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors
+ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il
+y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes
+autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur
+cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux
+républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire
+et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et
+accusés de <i>royalisme</i>. Barras était le plus véhément dans son
+attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors
+pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.</p>
+
+<p>Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la
+Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie?
+voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M.
+de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet
+égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on
+était <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> d'accord <i>ici à Paris</i> avec le général Bonaparte en
+Italie, et qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire
+l'affaire. Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur
+M. de Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes
+à lui, <i>ici</i>, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il
+le moyen qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié
+dans un complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et
+par là lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable?
+Tout cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je
+le répète, on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui
+deviennent de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un
+homme comme Augereau, républicain <i>enfoncé dans la matière</i>, pénétré
+du sujet, étant de ceux-là qui avaient pour devise <i>la République,
+la liberté ou la mort</i>, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire
+et pointer le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait
+choisie et qu'il proclamait en même temps pour patronne.</p>
+
+<p>Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de
+Talleyrand<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a> avait probablement demandé au général Bonaparte
+un sujet de cette <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> trempe pour avoir un corps qui eût des
+bras et des jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni
+d'oreilles pour voir et entendre. Il fallait en même temps que ce
+mannequin criât bien haut: <i>Vive la République! à bas les rois!</i>&mdash;Et
+voilà, quand on cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités,
+voilà qu'on trouve Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz
+cherchant aussi ce qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort...</p>
+
+<p>Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort,
+en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz,
+si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va
+en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute
+influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur
+Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son
+salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le
+15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin
+Constant dit tout haut dans son salon:</p>
+
+<p>&mdash;Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est
+maintenant impossible... Et le <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> Directoire s'est trop avancé
+pour reculer... Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?... Celles de
+l'an VI seront encore plus détestables que celles de l'an V... <i>Il
+faut donc en finir</i>...</p>
+
+<p>Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a> qui
+devait prononcer sur le message du Directoire<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. C'était un homme
+d'un trop noble <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> caractère pour espérer de le séduire; mais on
+pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus que
+madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette &oelig;uvre
+si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par madame de
+Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces troubles;
+cependant il ne put enfin <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> s'y refuser, et il y alla. Le sujet
+apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce n'était
+qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> Thibaudeau
+qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant.
+Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne
+<span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> peut vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant;
+mais il ajoute aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière
+le rideau tiré pour <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> cacher l'action qui se préparait. Les
+acteurs n'étaient pas encore prêts.</p>
+
+<p>Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour
+croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double
+et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette
+figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette,
+étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau.
+<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta
+sa répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde
+du Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il
+jouait son jeu en agissant ainsi.</p>
+
+<p>Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à
+trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts...</p>
+
+<p>&mdash;Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois
+m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer
+entre nous...</p>
+
+<p>Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin
+Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de
+politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait
+affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de
+son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle
+charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans
+le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de
+propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et
+dogmatique, et la scène changea...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne
+vous ralliez pas au Directoire?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Mais pour me <i>rallier</i> à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce
+que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des
+voies constitutionnelles.</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route <i>opposante</i>
+au Gouvernement?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Vous qui avez fait un si bel ouvrage<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a> sur la nécessité de se
+rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il
+faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route
+constitutionnelle?</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les
+réactions politiques.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> <span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y
+oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus
+fortes que vous dans le camp ennemi.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="smcap">toujours calme et souriant.</span></p>
+
+<p>Lequel?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">avec dignité.</span></p>
+
+<p>Je ne le crois pas.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Cela est positif.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas
+changer d'avis... car... je ne crois pas que le Directoire veuille
+véritablement accueillir les constitutionnels.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Écoutez, je sais <i>avec certitude</i> que le Conseil des Anciens veut se
+transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de
+la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent
+trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir <i>le
+prétendant</i> sur le trône.</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des
+républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même
+attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis,
+avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir
+le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit
+franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine;
+ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez
+donner la majorité, donnez-la au Directoire.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils;
+mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même
+ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer
+en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en
+93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les
+habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime
+constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le
+Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un
+pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais
+croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État,
+n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son
+adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je
+lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils...
+Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être
+victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté.
+Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois,
+elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le
+Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de
+Paris, que ferez-vous?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je suivrai la majorité.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je me réunirai aux députés fidèles.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BENJAMIN CONSTANT</span>, <span class="stage">sèchement.</span></p>
+
+<p>Ils ne vous recevront plus.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je saurai mourir.</p>
+
+<p>Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau,
+qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents
+des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut
+alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à
+dîner à Thibaudeau, à Jean Debry<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a> et à Riouffe. Thibaudeau,
+<span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs
+sentiments, accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple.
+Jean Debry, surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> Jean Debry;
+je ne l'aime pas. Quant à Talleyrand!... celui-là!...</p>
+
+<p>Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne
+disait pas.</p>
+
+<p>Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour
+faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que
+probablement ses chargés <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> d'affaires ne s'acquittaient pas
+bien de leur mission.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de
+Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un
+jour de cette semaine.</p>
+
+<p>Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire
+avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir
+l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en
+brèche par les autres.</p>
+
+<p>Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens
+marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.</p>
+
+<p>Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël
+n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et
+Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une
+de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula
+aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de
+son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution
+par la demande formelle de cette réunion.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Mais je ne suis pas seul.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député
+Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.</p>
+
+<p class="speakersc">POULAIN-GRANDPRÉ.</p>
+
+<p>Vraiment, je le crois bien! (<i>Tirant un grand papier de sa poche</i>).
+Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans
+lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>... Sur douze, il a
+entraîné la majorité onze fois.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait
+été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh
+bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est
+telle qu'elle nous l'a dit.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop
+flagrante!... Je ne le sais que trop, vous dis-je!</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!...
+Étrange aveuglement!...</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est
+sur lesquels nous ne nous entendons plus.</p>
+
+<p class="speakersc">RIOUFFE.</p>
+
+<p>L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de
+salut pour la République.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Qui parle de la violer?</p>
+
+<p class="speakersc">JEAN DEBRY.</p>
+
+<p>Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix
+pour nous le dire... Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète
+après lui: Intégralité de la constitution.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la
+constitution. Nous sommes donc d'accord.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et
+qui nous la donnera?</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais
+les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons
+donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du
+présent...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">JEAN DEBRY</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le
+dernier message<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a> du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer
+à l'ordre du jour... Voilà tout ce qu'on lui demande.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure
+mortelle.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>En quoi et comment?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à
+l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie
+militaire, et nous ne la voulons pas.</p>
+
+<p class="speakersc">POULAIN-GRANDPRÉ.</p>
+
+<p>Mais pourtant je ne vois rien...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">avec dignité.</span></p>
+
+<p>Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet... Le Corps-Législatif
+s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience... Il
+venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui
+exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne
+produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes.
+Il était évident que M. de Talleyrand et <i>son conseil</i> avaient une
+arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.</p>
+
+<p>Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> de la
+17<sup>e</sup> division<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a> militaire: c'était une déclaration de guerre, et
+ce qui se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept
+pièces de canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon;
+la garnison fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le
+ministre de la Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau,
+qui, avec la même impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme
+qu'il avait juré de servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa
+tête.</p>
+
+<p>Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point
+de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de
+toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout
+ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait
+s'engloutir...</p>
+
+<p>C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor.
+M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors,
+mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer
+ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques.
+Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on
+en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme
+on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> &mdash;Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au
+Directoire; s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.</p>
+
+<p>Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg... Thibaudeau
+attendit sa réponse au ministère même... Il revint bientôt... Il
+n'y avait plus d'espoir... La République allait subir son dernier
+supplice.</p>
+
+<p>Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés
+qu'on disait arrêtés... C'était faux. Mais quelle agitation, et
+en même temps quelle stupeur!... Barras envoya plusieurs de ses
+aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir
+qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de
+quitter Paris... Madame Tallien, qu'on savait être de la société
+intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait
+l'inquiétude des Parisiens.</p>
+
+<p>Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si
+singulièrement entouré d'événements incohérents.</p>
+
+<p>Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une
+scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient
+pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère
+pour eux-mêmes.</p>
+
+<p>Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> royaliste,
+un parti purement républicain, et un autre républicain aussi, mais
+seulement constitutionnel: c'était le plus nombreux.</p>
+
+<p>Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait
+s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2
+septembre, le 1<sup>er</sup> prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là
+n'étaient pas faits pour rassurer.</p>
+
+<p>Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger.
+Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant
+l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de
+tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui
+n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint
+de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre
+lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les
+moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer
+dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur
+le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que
+celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on
+ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>
+est le plus fort et libre de les professer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame
+de Staël, qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui
+remettrait ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler...
+Boissy-d'Anglas fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant
+fort bien, qui lui dit, après avoir regardé si personne ne
+l'écoutait, que madame de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait
+du mouvement d'ici à vingt-quatre heures; qu'il prît <i>donc garde à
+lui</i>, et que surtout elle le priait en grâce de brûler les lettres
+qu'il avait d'elle.</p>
+
+<p>Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives
+au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au
+ministère... Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait
+beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé des
+papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire d'une
+manière que sûrement il <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> n'aurait pardonnée ni en masse
+ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de
+Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au
+maillot... Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les
+avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait
+quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou
+son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.</p>
+
+<p>Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme,
+dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des
+plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.</p>
+
+<p>Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier
+d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu
+d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des
+choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect,
+lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient.
+Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau,
+<i>au club des Jacobins</i>, que désormais il prendrait pour cri de
+ralliement: <i>Vive la République! vive la Montagne!</i>&mdash;Enfin il en
+fit tant que <span class="smcap">Collot d'Herbois</span> fit son éloge à ces mêmes
+Jacobins! En effet, il y avait de quoi le louer!... <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> car un
+jour il écrivit à la Convention, étant alors commandant en chef de
+l'armée du Nord, qu'il venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il
+l'avait <i>exterminé</i>... «Soixante-neuf hommes ont échappé à notre
+canon, ajoutait-il; mais ils ont été faits prisonniers, et ils vont
+périr tous du dernier supplice<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce qui fut fait.</p>
+
+<p>Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y
+avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1<sup>er</sup> prairial,
+il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de
+siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832;
+et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir
+que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se
+défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire
+de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on le
+croit; il marcha <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> contre la section de la Cité et celle des
+Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements <i>de femmes</i>, et
+s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit
+à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui
+fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda
+à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne
+pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la
+Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec
+Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le
+justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent
+des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite
+député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et
+siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi
+assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi
+que le trouva le 18 fructidor.</p>
+
+<p>Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme
+supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on
+pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais
+il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde
+nationale... la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté,
+que la loi eût <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> passé, que tout fût en ordre, il aurait eu
+le temps d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin
+aucune prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer
+sur la destinée à venir de la France.</p>
+
+<p>À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte
+écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:</p>
+
+<p>«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
+ne s'organise pas.... Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»</p>
+
+<p>On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les
+républicains.</p>
+
+<p>Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des
+inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On
+redoutait <span class="smcap">TOUT</span>, sans aller au devant de rien. J'avais dîné
+dans le Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes,
+une de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette
+partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma
+mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant
+on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On
+parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun,
+se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et
+les siens... La nuit fut <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> terrible; le silence de mort qui
+régna dans la ville était peut-être encore plus effrayant que le
+bruit de la fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité
+s'accomplissait dans l'ombre... Et comment se jouait ce drame
+important dans lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les
+scènes de la Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a
+le plus vivement impressionnée.</p>
+
+<p>L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand,
+qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même
+temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure,
+et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les
+effrayer davantage... ils ne l'étaient que trop!... On vint dire
+dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était
+illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux
+maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y
+envoya... il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur
+était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi,
+M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration,
+mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la
+plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues
+aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré la
+peur, ils avaient tous trois de grands sabres <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> qui traînaient
+par terre et dont le bruit leur faisait peur... Cette peur qui les
+possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur
+toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril
+pour tous... Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un
+état violent.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr
+vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous
+allions être arrêtés... que six cents personnes étaient désignées
+pour être égorgées!...</p>
+
+<p>Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet
+avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait
+évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation
+complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus
+d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu...</p>
+
+<p>Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau
+écrivait ces belles paroles:</p>
+
+<p>«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime
+triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!...»</p>
+
+<p>Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République,
+fut, comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée... Pichegru,
+accusé véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues
+<span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> lorsqu'il fallait <i>des faits</i>... Toutes les fois que M. de
+Talleyrand, tout en jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au
+creps, qu'il aimait fort à cette époque, recevait une des fréquentes
+nouvelles qui lui étaient apportées de quart d'heure en quart
+d'heure, il souriait sans parler. Il avait si bien prévu ce qui
+arrivait; il avait joué contre des hommes qu'il connaissait.</p>
+
+<p>On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18
+fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement
+<i>la main sur le collet</i>!... Pichegru était traître à la patrie
+ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas
+celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru,
+effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son
+auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la
+représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au
+moins d'une violence...</p>
+
+<p>Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui
+pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor,
+Barras fut <i>Roi</i> pendant vingt-quatre heures. On prétend que
+M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette
+dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa
+pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique
+théophilanthrope, <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> avait fui la séance des délibérations ce
+jour-là... que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses
+que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue
+dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy,
+ils étaient désignés tous deux pour être <i>fructidorisés</i>, comme on le
+disait alors... Barras était donc parfaitement le maître... Quelques
+jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla,
+non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette
+confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce
+qu'il va dire, et agit en conséquence.</p>
+
+<p>Paris entendit <span class="smcap">UN</span> coup de canon, car ce fut avec un
+<span class="smcap">SEUL</span> coup de canon, encore tiré à poudre, que le Directoire
+fut quitte (et les Parisiens aussi) de la révolution si importante
+du 18 fructidor... Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée;
+l'autre demeura cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses
+séances. En vérité, nous en venions à avoir des révolutions <i>à l'eau
+rose</i>... Madame de Coigny disait à propos de cette dernière secousse:</p>
+
+<p>&mdash;Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la
+tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme
+son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span>
+général, au lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame....</p>
+
+<p>Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de
+whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie
+des Conseils... Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel
+violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent
+bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère
+fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais
+quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à
+temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit
+assez plaisamment <i>que c'était la première fois qu'il n'avait pas
+pris le vent</i>.</p>
+
+<p>Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état
+de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à
+Rochefort dans des <span class="smcap">CHARIOTS GRILLÉS</span> comme des bêtes féroces;
+ils vont ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou
+plutôt pour bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent
+tellement intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris
+malgré la patience évangélique de la plupart d'entre elles... Le
+Directoire les entendit, et on rappela le général <i>Bourreau</i>, qu'on
+appelait le général <i>Dutertre</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M.
+le marquis de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté;
+que Moreau accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir
+les Clichiens; et que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un
+quatrième étage sur le pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.</p>
+
+<p>Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier
+en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui
+s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui
+pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser
+aller.</p>
+
+<p>Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui
+tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les
+premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve
+avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise,
+surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>:
+cette pièce était accablante.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement
+il avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.</p>
+
+<p>Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24
+fructidor, où il disait, entre autres<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a> phrases fort accablantes
+pour Pichegru:</p>
+
+<p><i>Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la
+France entière.</i></p>
+
+<p><i>Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne
+me laisse aucun doute sur cette trahison.</i></p>
+
+<p>Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce
+même Pichegru!... Il contribuait à propager l'accusation d'un parti
+contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru...
+Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?... était-il à craindre
+cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où nos
+soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span>
+patriotisme?... Il s'est tué parce qu'il a compris que la France,
+dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir
+léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie,
+conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en
+même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est
+indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris
+que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le
+salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses
+services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de
+Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel.
+Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor
+avec Augereau<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>, allait souvent chez M. de Talleyrand; <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span>
+celui-ci aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa
+parole <i>comme il faut</i>, et une foule de choses en lui qui, au fait,
+rendaient sa société désirable.</p>
+
+<p>Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec
+toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de
+Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il
+vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil
+personnel, qui lui disait qu'il avait <i>fait</i> une partie de cette
+gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient
+alors.</p>
+
+<p>Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité
+qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent
+à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait
+volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa
+science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand
+eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur
+l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune
+manière<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> Cette besogne il était obligé de la faire à
+lui seul, car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de
+l'aider; il n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une
+femme dans la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table
+vis-à-vis de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse
+sérénissime par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que
+de toute autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de
+Talleyrand lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802,
+l'ayant priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le
+prit pour Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi;
+or, cette belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors
+qu'en 1797.</p>
+
+<p>Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M.
+de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à
+impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M.
+de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien
+ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.</p>
+
+<p>La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à
+devenir <i>sociable</i>; mais une fois que le premier pas dans cette
+route fut fait, le reste alla <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> tout seul. Madame de Staël,
+d'autres femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand,
+et lui épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies
+émigrées rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était
+proscrit! M. de Talleyrand aime sa maison, le <i>casement</i>; il aime
+sans aucun doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui,
+pour le dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette
+belle science qu'on appelle la <i>phrénologie</i>, car M. de Talleyrand
+a, j'en suis sûre, les deux organes que Gall appelle <i>attachement à
+l'habitation et à la sociabilité</i><a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>; de ces deux organes réunis,
+Gall faisait l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je
+demande seulement si M. de Talleyrand est un <i>patriote</i> dans la
+véritable acception du mot?</p>
+
+<p>M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire
+en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les
+chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire
+jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce
+gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas
+de haine pour ce qui est si petit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la
+joie fut universelle. Croira-t-on qu'un homme<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a> osa proposer, au
+milieu de cet enthousiasme, d'accorder une <i>indemnité pécuniaire au
+général Bonaparte</i>! mais les murmures universels, non-seulement dans
+l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était
+encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un c&oelig;ur
+français et pleurer de joie.</p>
+
+<p>Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui
+qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation
+de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre
+lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé
+de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un
+républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en
+<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> empêcha beaucoup<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>. Mais une fois que l'opinion a pris une
+route fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir.
+C'est une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers
+pour prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que
+ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder
+ensuite la justice qui lui est due.</p>
+
+<p>Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de
+Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de
+remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit le
+<span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> <i>Chant du Retour</i>... On le lut chez monsieur de Talleyrand,
+qui aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur...
+Et madame de Staël!... Ce n'est pas alors qu'elle le nommait
+<i>Robespierre à cheval!</i>... Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce
+même salon qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de
+la France et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait
+alors que des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le
+croyait pas si grand!...</p>
+
+<p>Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus
+grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui
+faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!... Comme
+le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!...
+C'était plus que de l'enthousiasme... Ah! ces souvenirs font mal...
+mal à briser le c&oelig;ur!</p>
+
+<p>Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un
+fils... Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on
+peut lire dans le <i>Moniteur</i>, est une preuve sans réplique de ce
+qu'il pensait alors... Il blessait le Directoire cependant, et il le
+savait!...</p>
+
+<p>Le Directoire donna une fête au <i>vainqueur-pacificateur</i>, et le
+soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup de
+<i>toasts</i> furent <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> portés au dîner. Chénier en porta un assez
+remarquable pour être rapporté:</p>
+
+<p><i>À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre
+bonheur!...</i></p>
+
+<p>François de Neufchâteau fit aussi des vers... Les couronnes tombaient
+sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme
+accoutumé à de pareils honneurs.</p>
+
+<p>Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:</p>
+
+<p>L'avez-vous vu?...&mdash;Non.&mdash;Eh bien, venez demain chez moi, il y
+dînera, vous pourrez le voir facilement...</p>
+
+<p>Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné
+aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une
+fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille
+personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient
+des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore
+vu... Les préparatifs de cette fête avaient la même importance pour
+les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un objet, le
+marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter le général
+Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez cher?...»
+Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh bien!
+prenez-le!... Je ne veux pas qu'il soit dit <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> que par ma faute
+il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre
+héros<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.»</p>
+
+<p>Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où
+monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe <i>l'homme des siècles</i>,
+comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement
+autour de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!... Comme
+on se pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage
+pâle et mélancolique, au regard profond et à l'&oelig;il d'aigle. Cet
+homme, âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette
+ville aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un
+éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se
+levèrent pour voir un homme si grand!... Et lui, calme et froid même
+au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il
+fut plus tard... Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres
+la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme
+absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces
+mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:</p>
+
+<p>«Les lois organiques de la République sont à <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> faire, dit-il
+dans un discours qu'il fit au Directoire... L'ère des gouvernements
+représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même
+temps significatives.</p>
+
+<p>Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée,
+s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru,
+que les enfants la savent par c&oelig;ur, ainsi que la réponse<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>. Et
+pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison
+pour parler <i>brutalement</i> à une femme qu'il savait être amie de
+monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment
+où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà
+d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule
+de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que
+celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de
+Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps,
+et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme
+singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques.
+Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt
+choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite
+ainsi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> J'ai laissé passer une particularité relative au discours de
+Barras à Bonaparte.</p>
+
+<p>On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui
+avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand,
+les autres à madame de Staël... et personne à Barras... La raison
+qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de
+manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y
+devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en
+annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours,
+s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été
+plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces
+rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il
+en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras
+était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un
+qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et
+celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais,
+qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate
+d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son
+paquet de mousseline:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force
+à faire un discours?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> &mdash;Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, <span class="smcap">NON</span>! s'écria M. de Lauraguais.</p>
+
+<p>&mdash;<span class="smcap">Non</span>, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait
+vouloir intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche
+jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume,
+c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et... vous le savez
+bien vous-même... Vous savez que votre cousin Barras, comme vous
+l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais... Quelle
+sotte pensée allez-vous me prêter-là!</p>
+
+<p>Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la
+terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au
+mot <span class="smcap">POUVOIR</span>, et le saluait très-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur?
+lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à
+lui seul cette phrase:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> <i>Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!</i></p>
+
+<p>M. de Talleyrand sourit et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est bien, au fait, cette phrase!</p>
+
+<p>Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit.
+Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était
+l'auteur du discours.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui
+avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et
+subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur
+de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de
+l'admiration...</p>
+
+<p>Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel
+s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général
+Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ
+des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla
+confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait
+Bonaparte.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que vous partiez, lui dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle
+ils espèrent que je me perdrai.</p>
+
+<p>&mdash;Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> <span class="smcap">BONAPARTE</span>, <span class="stage">avec un cri de joie.</span></p>
+
+<p>Pour l'Orient!</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Pour l'Orient.</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le v&oelig;u de mon
+ambition, le rêve de ma vie?...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un
+ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je
+l'ai trouvé, et le voici.</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>C'est vrai!...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span>, <span class="stage">toujours parcourant.</span></p>
+
+<p>Quelle est-elle?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>!</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Leibnitz?... le fameux Leibnitz?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Lui-même.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> BONAPARTE.</p>
+
+<p>Mais comment cela se peut-il?</p>
+
+<p>M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait
+donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à
+l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec
+Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je
+pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> &mdash;Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous
+de mon projet?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le v&oelig;u le plus cher de
+ma vie!</p>
+
+<p>Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui
+voulait <i>à tout prix</i> éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M.
+de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte
+pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne
+le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie
+où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se
+tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y
+devait mourir?... Est-ce cela?... Je le répète, on ne saura jamais la
+vérité<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de
+Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon,
+rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait
+ce qui se reformait alors de <i>la bonne <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> société française</i>.
+Barras, qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie
+en France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une
+raillerie partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure
+mortelle au pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un
+fauteuil ou sur un canapé, écoutait longtemps, sans parler, les
+hommes qui étaient chez lui, ainsi que les femmes, et il y en avait
+de bien spirituelles; et puis il se soulevait lentement et laissait
+échapper une phrase bien <i>salée</i> sur ses amis les directeurs comme
+sur leurs ennemis les députés.</p>
+
+<p>Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand;
+il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son
+regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore
+une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait
+cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire
+et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à
+miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'<i>Homme
+à bonnes fortunes</i>, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été
+prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: <i>A-t-on mis de l'or
+dans mes poches?</i> l'a été de M. le maréchal de Richelieu.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> il
+l'aimait, comme le disait son oncle le comte de Périgord, parce
+qu'elle lui servait à autre chose qu'il aimait mieux encore. En
+effet, il aimait (ce qu'il veut encore) à être le premier en tout,
+et le pouvoir conduit à faire réussir même une chose morale en ce
+monde; mais, du reste, paresseux en toutes choses, il n'aimait ni le
+travail, lorsqu'il traversait ses plaisirs, ni les inquiétudes sans
+cesse renouvelées que le gouvernement directorial faisait surgir
+autour de lui. Toute cette vie inquiète l'ennuyait; on pouvait
+prévoir, lorsqu'on dînait chez lui ou qu'on y passait la soirée,
+que bientôt il n'habiterait plus l'hôtel des Affaires étrangères.
+On s'y moquait assez ouvertement des représentants du peuple <i>qui
+ne représentaient rien</i>, et du Directoire <i>qui ne dirigeait rien</i>.
+J'étais trop jeune alors pour aller dans le monde; mais mon frère,
+mon beau-frère et ma mère, qui tous trois y allaient beaucoup à cette
+époque, racontaient une foule d'anecdotes très-curieuses à cet égard.</p>
+
+<p>Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand,
+après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil;
+mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit
+courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un
+mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon
+tour aux deux <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> Conseils qui se donnaient <i>les airs</i> de faire
+les malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté
+qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde
+avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:</p>
+
+<p>&mdash;Ils le méritent.</p>
+
+<p>Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai
+entendu dire à tout le monde.</p>
+
+<p>Or, voici la raison de <i>ce tour</i> que voulait jouer Sottin, qui, du
+reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès
+de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la
+Police.</p>
+
+<p>Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le
+Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal,
+demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les
+représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent
+n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais
+lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le
+Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre
+une enseigne qui dît: <i>Je suis représentant</i>, comme avait fait le
+loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: <i>Je suis
+Guillot, berger de ce troupeau.</i>&mdash;Les députés décidèrent donc qu'ils
+auraient un costume. <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> Pour narguer le Directoire, qui avait
+pris le moyen âge, les Conseils se firent un costume<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a> tout grec et
+tout romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons
+et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs
+chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des
+Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr),
+assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire
+le casimir des manteaux en <span class="smcap">Angleterre</span>. C'était au moins
+maladroit pour un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul
+soupçon de royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que
+Sottin dit au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté,
+et qu'il répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> marchandise
+anglaise, la douane les confisqua... Grande rumeur! plainte au
+Directoire... Message des Conseils. Ce message, reçu par les
+directeurs assemblés avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et
+comiquement discuté. Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se
+furent bien divertis, on rendit une ordonnance pour que les manteaux
+revinssent à Paris... Mais dans la réponse aux Conseils et d'après
+l'avis de M. de Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot
+aux plaintes des députés qui se plaignaient que les ministres leur
+faisaient faire <i>antichambre</i>. On se borna à en rire tout bas et
+à répéter le mot fort spirituel que dit un ministre: <i>Pourquoi y
+viennent-ils?</i></p>
+
+<p>Et c'était vrai.</p>
+
+<p>Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois
+être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans
+le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être
+brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le
+fait, beaucoup plus remarquablement insolent.</p>
+
+<p>Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères se
+meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque jour
+un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span>
+du grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté
+par M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.
+L'envoyé de <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> la république Romaine vint après lui, puis celui
+de Gênes, celui d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de
+Staël était ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique
+annonçait ce qu'il fut en effet en l'an VII.</p>
+
+<p>À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui
+révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en France.
+<span class="smcap">Des placards</span> furent apposés par un nommé <i>Jorry</i>, et ces
+placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et il
+eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne veut
+jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation de M. de
+Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle accusation
+était portée contre lui; dans les journaux, dans les salons
+républicains, dans les salons royalistes, partout son nom avait un
+entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait le blâme. Les
+républicains lui reprochaient sa noblesse, fait inhérent à lui-même
+et impossible à détruire. Son état de prêtre lui faisait aussi du
+tort auprès du parti. On y disait avec raison que le caractère
+religieux avait un cachet indélébile que ni le temps ni l'apostasie
+ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne sont jamais
+remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et son apostasie
+religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> parti,
+ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être enfin
+le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des
+saints<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>.&mdash;Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave
+que l'accusé s'appelait <i>Talleyrand de Périgord</i>. C'est un engagement
+tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids
+d'un grand nom.</p>
+
+<p>Le parti royaliste était très-fort, ou du moins très-nombreux, pour
+parler plus juste. Un signe de ralliement, comme une profession de
+foi, avait été adopté par lui. Tous les jeunes gens de ce parti
+portaient le matin, et souvent le soir, une redingote grise avec un
+collet noir, et les cheveux relevés en cadenettes avec un peigne,
+comme une femme; et à la main, ce qui était moins féminin, une énorme
+massue en manière de canne. Ces jeunes gens allaient habituellement
+chez Carchi<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a> (au coin du boulevard et de la rue de Richelieu).
+Un soir des assassins fondirent sur eux, et un massacre horrible
+eut lieu dans cette maison destinée à la joie et à servir de point
+de repos pour ceux qui voulaient passer une heure en plus grande
+<span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> <i>liesse</i>... Des femmes, des jeunes filles, des personnes
+inoffensives furent frappées; des innocents furent ensuite accusés,
+et cette indigne affaire, dont jamais la cause ne fut bien connue,
+eut toujours une odieuse couleur que les soins du Directoire
+ne purent effacer. Sottin, alors ministre de la Police, ne put
+trouver les coupables, du moins les véritables... S'il l'eût voulu,
+<i>peut-être les eût-il même nommés</i>.</p>
+
+<p>Enfin Bonaparte arriva à Paris<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>: ce fut un grand jour... On était
+alors dans l'enthousiasme le plus vif pour cet homme si jeune et
+si grand qui <i>dotait</i> ainsi la République d'une gloire immortelle.
+Quant à lui, toujours modeste à cette époque, du moins en apparence,
+il descendit, à son arrivée, chez sa femme, dans le petit hôtel de
+la rue de la Victoire<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>, devenu maintenant un lieu de pèlerinage
+sacré... un lieu qui devait être regardé ainsi, du moins par
+tout ce qui porte un c&oelig;ur français... Le juge de paix de son
+arrondissement ayant <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> été le voir, Bonaparte lui rendit sa
+visite le lendemain. Les administrateurs du département<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a> de la
+Seine lui ayant écrit pour savoir quel serait le jour où ils le
+pourraient trouver, il leur répondit en y allant aussitôt lui-même.
+Mathieu, ex-conventionnel et commissaire du Directoire, lui dit
+que la plus profonde estime lui était accordée par la ville de
+Paris... Tandis que Bonaparte écoutait ce discours, sa physionomie
+était vivement émue, et lorsqu'à son départ comme à sa venue de
+nombreux applaudissements se firent entendre, il se découvrit avec
+un respect visiblement senti et une émotion qui n'était pas feinte.
+M. d'Abrantès, qui ne le quittait pas et jouissait délicieusement
+de la gloire de son général, m'a dit que ce moment avait été pour
+Bonaparte un des plus doux depuis son départ de cette armée d'Italie
+qu'il regardait comme une famille, et qu'il avait été si malheureux
+de quitter...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand jouissait, ainsi que je l'ai dit, de l'arrivée du
+général Bonaparte à Paris. En parlant de cette arrivée et de tout
+ce que M. de Talleyrand avait dit et fait depuis ce moment, j'ai
+omis une chose importante, c'est le récit de la fameuse fête du
+Luxembourg. M. de Talleyrand y <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> joua un rôle trop important
+pour ne pas le rappeler, et je le dois pour l'intérêt de l'histoire;
+c'est d'ailleurs un fait intéressant pour celle de la société. Ce
+fait montre parfaitement l'état de la nôtre en France à cette époque,
+et l'extrême différence des époques, bien qu'il n'y ait pourtant pas
+un demi-siècle d'écoulé. Que dirait-on d'une fête ordonnée ainsi? On
+nous accuserait de folie. Si l'on donnait une fête avec le costume,
+l'ameublement et presque les coutumes de Louis XV, nous trouverions
+la chose simple et presque dans nos m&oelig;urs... Mais au moment où
+Bonaparte vint à Paris, les costumes, l'ameublement, le langage
+même, <span class="smcap">TOUT</span> enfin était incohérent, et nous plaçait dans la
+position d'un peuple étranger et nomade même qui, pour un temps,
+aurait déployé ses tentes. Cette époque serait presque comme un songe
+si nos victoires n'étaient là avec la gloire nationale et notre
+Napoléon pour certifier la réalité.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, qui, en sa qualité de ministre des Affaires
+étrangères, pouvait bien recevoir le traité de Campo-Formio, mais
+dont la mission n'était pas de présenter le général Bonaparte,
+le voulut ainsi... Comme il l'aimait alors!... il le <i>présumait</i>
+peut-être dans sa grandeur à venir. Quoi qu'il en soit, ce fut lui
+qui, le jour où Bonaparte remit au Directoire le fameux traité qui
+pacifiait l'Europe, <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> présenta le général au gouvernement
+d'alors<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>.</p>
+
+<p>Les discours ne manquèrent pas à Bonaparte dans cette journée... Il
+en fut accablé... Mais celui de M. de Talleyrand fut sans doute une
+exception par sa singularité. J'en vais rapporter quelques passages:</p>
+
+<p class="p2">«Citoyens directeurs,</p>
+
+<p>«J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen
+Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec
+l'empereur.</p>
+
+<p>«En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle
+<i>malgré lui</i> les innombrables merveilles qui ont amené un si grand
+événement. Mais qu'il se rassure, je veux bien taire en ce moment
+tout ce qui fera un jour l'honneur de l'histoire et l'admiration de
+la postérité. Je veux même ajouter, pour satisfaire à ses v&oelig;ux
+impatients, que <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> cette gloire qui jette sur la France un si
+grand éclat, appartient à la Révolution...</p>
+
+<p>«...C'est pour les Français, pour conquérir leur estime, que le
+général Bonaparte se sentait pressé de vaincre; et les cris de joie
+des vrais patriotes à la nouvelle d'une victoire, reportés vers
+Bonaparte, devenaient le garant d'une victoire nouvelle. Ainsi,
+tous les Français ont vaincu en Bonaparte; ainsi sa gloire est la
+propriété de <i>tous</i>.</p>
+
+<p>«...Et quand je pense à tout ce qu'il a fait pour se faire pardonner
+cette gloire!&mdash;à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à
+son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites...
+à ce <i>sublime Ossian</i> qui semble le détacher de la terre... quand
+personne n'ignore son mépris profond pour le luxe, pour l'éclat, pour
+le faste, ces misérables ambitions des âmes communes... ah! loin de
+redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous
+faudra le solliciter peut-être un jour pour l'arracher aux douceurs
+de sa studieuse retraite...</p>
+
+<p>«Mais entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je
+m'aperçois trop tard que le public immense qui nous entoure est
+impatient de vous entendre. Et vous aussi, vous aurez à me reprocher
+de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit
+de vous parler au nom de la France <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> entière, et la douceur de
+vous parler encore au nom d'une ancienne amitié<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>...»</p>
+
+<p class="p2">Dans ce discours, qui est beaucoup plus long, mais dont j'ai rapporté
+seulement les principaux traits, on retrouve M. de Talleyrand tout
+entier. C'est d'abord sa bonne grâce... son bon goût de politesse, de
+bonne compagnie, et puis la finesse la plus adroite dans la louange.
+Elle était excessive, et pourtant si bien donnée, que même un ennemi
+à découvert de Bonaparte ne pouvait s'en offenser... Avec bien plus
+de raison encore le Directoire, qui voulait couvrir de fleurs et
+de lauriers le précipice dans lequel il voulait faire tomber le
+héros, ne pouvait ouvertement s'en formaliser. Pour ce qui touchait
+Bonaparte, il devait être satisfait; rien ne pouvait lui être plus
+agréable que cette louange, presque arrachée à un homme comme M.
+de Talleyrand... Ce discours m'a toujours paru un chef-d'&oelig;uvre
+d'habileté et de talent, comme connaissance du monde et du c&oelig;ur
+humain, quelque esprit qu'on ait. Ce n'est pas un esprit spécial
+qui flattait Bonaparte en cette circonstance, c'était celui de
+M. de Talleyrand, c'était son esprit fin et moqueur, et pourtant
+gracieux... Pour qui connaissait l'envie et la terreur que Bonaparte
+inspirait aux Directeurs, <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> on ne peut s'empêcher de sourire
+en lisant le dernier paragraphe du discours de M. de Talleyrand.
+<i>L'ancienne amitié de Barras</i> pour Bonaparte, voilà un de ces mots
+qui font la fortune d'un homme qui aurait eu la sienne à faire comme
+homme d'esprit dans le monde; mais M. de Talleyrand n'en était pas
+là.&mdash;J'ai parlé plus haut du discours de M. de Barras, que je crois
+fait par M. de Talleyrand. Cette opinion était celle du général Junot
+et de bien d'autres personnes. M. de Talleyrand, à ce moment de notre
+révolution, avait un grand pouvoir sur les esprits inférieurs, que le
+sien régissait. Certes, je n'aime pas M. de Talleyrand, après tout le
+mal qu'il a fait à l'Empereur; mais que je ne lui reconnaisse pas une
+haute et notable supériorité, c'est ce dont je suis incapable...</p>
+
+<p>Tout dans une époque comme celle que je décris est une pièce pour
+l'histoire à venir... Cette fête donnée au <i>vainqueur-pacificateur</i>,
+comme chacun l'appelait, est un type qui raconte avec une vérité
+frappante ce qu'on ne sait pas et qu'on voudrait avoir vu; on
+croirait entendre la relation d'une fête donnée par Périclès ou
+par le sénat romain; on y verra en même temps le désir de rétablir
+l'ancienne étiquette: tout cela est matière à réflexion et sujet à
+de grandes et profondes pensées.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> Le 20 frimaire, <i>un décadi</i>, jour de fête dans le nouveau
+calendrier, se fit la réception de Bonaparte au Luxembourg. Pour
+cette réception, on avait fait faire des décorations comme pour jouer
+la comédie.</p>
+
+<p>Au fond de la grande cour, et contre le vestibule, s'élevait l'autel
+de la patrie surmonté des statues de l'Égalité, de la Liberté et
+de la Paix. Autour de l'autel on voyait plusieurs trophées formés
+des drapeaux conquis par l'armée d'Italie; derrière, et dans une
+partie supérieure, étaient placés cinq fauteuils destinés aux cinq
+directeurs; au-dessous étaient des siéges ordinaires pour les
+ministres; au bas de l'autel était le corps diplomatique; des deux
+côtés de l'autel étaient deux amphithéâtres très-grands et destinés
+aux autorités; à leur extrémité on voyait un faisceau de drapeaux
+provenant des différentes conquêtes faites par nos armées; au-dessus
+de l'amphithéâtre, et, dans la crainte du mauvais temps, on avait
+fait une tente immense, dans laquelle le jour était néanmoins
+toujours ménagé; autour de la cour on voyait une foule d'ornements,
+comme des couronnes de laurier appendues le long des murs; les
+fenêtres qui devaient servir de <i>loges</i> pour cette représentation
+étaient aussi toutes <i>pavoisées</i>; enfin, tout respirait un air de
+fête, et, malgré le froid, les curieux se disputaient les places;
+<span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, toutes les avenues
+du Luxembourg, étaient encombrées depuis le matin... À onze heures,
+les cinq membres du Directoire, en grand costume, avec leur chapeau
+à plumes, leur manteau brodé en arabesques grecques avec une forme
+moyen âge, ayant enfin le costume qu'on leur connaît, se réunirent
+chez Laréveillère-Lépaux, sur l'invitation de M. de Talleyrand (car
+il est à remarquer que ce fut lui qui les fit), les autorités civiles
+furent convoquées chez François de Neufchâteau; le général Bonaparte,
+entouré de ses aides de camp Junot, Marmont, Duroc, Sukolsky,
+Lavalette, etc., s'était rendu chez Laréveillère-Lépaux.</p>
+
+<p>À midi, le canon tira pour le départ du Directoire; il se mit en
+marche par les galeries pour se rendre dans la cour. Pendant sa
+route, le Conservatoire jouait les airs de la <i>Marseillaise</i>,
+du <i>Chant du Départ</i> et les jeunes élèves chantaient des hymnes
+républicains.</p>
+
+<p>Lorsque chacun fut placé, ce qui fut long et fort ennuyeux par le
+froid qu'il faisait, un terrible incident anima cruellement la
+scène... Le côté droit du palais n'avait pas été occupé depuis 93
+et demandait de grandes réparations, qui se faisaient alors. Des
+factionnaires avaient été placés aux échafaudages, à la demande de
+l'architecte, pour empêcher <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> les curieux de s'y placer; mais
+un homme de la maison, un employé dans les bureaux du Directoire,
+voulut, de l'intérieur, aller sur l'échafaudage, croyant qu'il
+supporterait bien un seul homme; la planche fit bascule, et le
+malheureux tomba de toute la hauteur du bâtiment dans la cour. Ce
+fut un affreux spectacle; mais dans l'attente de ce qu'on était venu
+voir, cette triste scène passa plus inaperçue.</p>
+
+<p>Lorsque tout le monde fut placé, un huissier envoyé par le président
+du Directoire, alla prévenir le général Bonaparte qu'on l'attendait;
+il était demeuré avec ses aides de camp, ainsi que le général Joubert
+et Andréossy, chez Laréveillère-Lépaux.</p>
+
+<p>Alors le Conservatoire joua une symphonie en manière de marche...
+elle était à peine au tiers, qu'un bruit éclatant, formé de plusieurs
+milliers de voix, frappe le ciel et couvre celui des instruments.</p>
+
+<p>C'est qu'on venait d'apercevoir le général Bonaparte sur l'estrade, à
+côté de l'autel de la patrie... Il était conduit par M. de Talleyrand
+et le ministre de la Guerre; pendant plusieurs minutes, les cris de:
+<i>Vive Bonaparte!.. Vive le pacificateur de l'Europe!... Vive à jamais
+Bonaparte!... Vive la République!</i></p>
+
+<p>Les femmes faisaient voler leurs mouchoirs parfumés, leurs
+ceintures, leurs écharpes... elles étaient <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> en délire devant
+cette jeune gloire, si modeste et si grande!... Tout à coup, un
+ch&oelig;ur de jeunes gens entonne l'hymne à la liberté... au premier
+son qui frappe l'oreille de cette foule exaltée, elle répond par le
+même chant, et plusieurs milliers de voix chantent religieusement le
+couplet commencé, tandis que le Directoire et toutes les autorités
+restent debout et découverts. Cette diversion tout imprévue fit un
+profond effet sur les spectateurs, qui, eux-mêmes, agissaient par
+un entraînement involontaire!... Oh! que Bonaparte était grand ce
+jour-là! plus grand que le 2 décembre 1804 dans l'église Notre-Dame.</p>
+
+<p>Lorsque le calme fut rétabli, le général Bonaparte, conduit par M.
+de Talleyrand, s'approcha de l'autel de la patrie, et y déposa le
+traité de Campo-Formio. Ce fut alors que M. de Talleyrand prononça le
+discours dont j'ai rapporté quelques passages... Ce n'était pas la
+première fois qu'il se trouvait devant l'autel de la patrie... il se
+rappelait la messe du Champ-de-Mars, le jour de la Fédération.</p>
+
+<p>Ce fut, après lui, au tour de Bonaparte à parler. Il ne fut ni
+long, ni ennuyeux, et son discours peut servir de modèle en ce
+genre<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>. Je ne le rapporte <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> point ici pour ne pas augmenter
+inutilement la matière.</p>
+
+<p>Mais une merveille de prolixité, ce fut la réponse de Barras; elle
+contenait au moins une feuille d'impression<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>: c'était à mourir.
+Cependant ce discours était mieux fait qu'à lui n'appartenait: aussi
+dit-on que c'était M. de Talleyrand qui avait fait le discours de
+Barras.</p>
+
+<p>En terminant, il se jeta de tout le poids de son corps, qui était
+assez volumineux, dans les bras du général Bonaparte, qui le reçut
+avec le calme qu'il eut toute sa vie. Cependant, ce calme faillit
+céder à l'attaque inattendue des quatre autres directeurs, qui
+fondirent sur lui et l'embrassèrent avec une <i>profonde émotion</i>,
+comme le disait François de Neufchâteau en le racontant le même soir.</p>
+
+<p>C'était ce qu'on appelait l'<i>accolade fraternelle</i>.</p>
+
+<p>Après que l'<i>émotion</i> fut passée, M. de Talleyrand prit Bonaparte
+par la main aussitôt qu'il fut <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> descendu de l'autel de la
+patrie, et le conduisit à un fauteuil qui lui avait été préparé en
+avant du corps diplomatique.</p>
+
+<p>C'est alors que le Conservatoire, qui probablement faisait ses
+études dans les fêtes nationales, entonna le chant du <i>Retour</i>, dont
+Chénier avait fait les paroles sur le modèle du chant <i>laconien</i>
+dont parle Barthélemy dans <i>Anacharsis</i>... les guerriers commencent,
+puis les vieillards, les bardes, le ch&oelig;ur, les jeunes filles, les
+guerriers, et puis un ch&oelig;ur qui termine le chant.</p>
+
+<p>Ce fut après ce chant que Joubert et Andréossy présentèrent le
+drapeau dont j'ai fait la description plus haut. Mais une maladie
+du temps, c'étaient les discours; tout le monde parlait, et parlait
+longtemps: c'était pour en mourir. Andréossy, Joubert et les
+directeurs, tout cela bavarda, le Conservatoire chanta, et enfin la
+séance fut levée.</p>
+
+<p>Ce moment fut encore bien doux pour le général Bonaparte; les mêmes
+cris d'enthousiasme le saluèrent à son départ comme à son arrivée: il
+était si aimé alors!... Lorsque le drapeau de l'armée d'Italie fut
+emporté pour être suspendu à la voûte de la salle des délibérations
+du Directoire, les mêmes acclamations suivirent le drapeau. Un
+officier supérieur le portait avec une vénération dont son <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span>
+visage révélait l'expression; elle était vraie et sentie, comme celle
+des assistants. Cette journée m'est présente comme si elle n'était
+qu'à une année de mon souvenir<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, qui voulait que les projets pour l'Orient reçussent
+leur exécution, pressait le départ avec une grande activité. Pendant
+ce temps il donnait des fêtes, en faisait donner au <i>pacificateur</i>,
+plus encore qu'au vainqueur, parce que les traités de paix regardent
+le ministre des Affaires étrangères, et que les drapeaux et les
+villes prises sont le domaine du ministre de la Guerre... M. de
+Talleyrand est peut-être l'homme le moins parleur que j'aie rencontré
+de ma vie; eh bien! la manie du discours l'avait atteint comme les
+autres: il avait la <i>parlotte</i> comme tous ceux qui avaient une place
+quelconque dans le Gouvernement, et il ne laissait à personne sa part
+de bavardage.</p>
+
+<p>Madame de Staël avait été parfaite pour M. de Talleyrand; mais le
+souvenir de ces services-là s'affaiblit d'autant mieux que le péril
+personnel est souvent à côté de la mémoire... M. de Talleyrand avait
+ensuite un autre motif, au moins aussi sérieux: l'amitié de madame
+de Staël était, comme <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> tout ce qu'elle éprouvait, ardente
+et passionnée... et alors inquiète et même jalouse. Les affections
+de M. de Talleyrand ne s'arrangeaient pas d'une inquisition aussi
+soutenue que celle exercée par madame de Staël. Pour dire la chose,
+il était amoureux de madame Grandt, et afin que personne n'en doutât,
+il venait de l'établir chez lui sous le prétexte <i>de la protéger</i>.
+Il n'avait pas fait ce pas pour écouter des remontrances; aussi
+celles de madame de Staël lui donnèrent-elles de l'humeur, et voilà
+tout. Il y eut alors des mouvements étranges dans la société de M.
+de Talleyrand. Une lettre<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a> insérée dans tous les journaux courut
+Paris, et fut, comme on le pense, commentée avec la charité que la
+société française apporte toujours dans ses jugements sur un de ses
+membres, malgré toute sa politesse et son urbanité.</p>
+
+<p>Cette lettre était de M. de Chauvelin; elle disait en termes
+très-clairs et précis qu'il ne savait pas pourquoi M. de Talleyrand
+prétendait avoir fait partie de la légation française en Angleterre
+en 1792. «M. de Talleyrand n'a eu avec la légation aucun rapport,
+du moins officiel, que j'aie connu, moi, son chef,» disait M. de
+Chauvelin <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> dans cette lettre, fort spirituelle et bien faite,
+comme M. de Chauvelin pouvait en faire une au reste. Mais cette sorte
+de <i>rejet</i>, pour ainsi dire, que M. de Talleyrand recevait de la main
+d'une personne dont l'autorité était grande en cette question, fit
+un effet très-mauvais dans le monde, surtout après et même pendant
+ces placards de Jorry. Un matin, une personne que je ne nommerai
+pas, mais qu'on connaît bien, alla chez M. de Talleyrand; il venait
+de se lever et se promenait dans l'équipage qu'on lui connaît, et
+de plus il avait à cette époque une grande aversion pour les robes
+de chambre. Le temps était beau, le printemps embaumait l'air, et
+la joie était dans tous les rayons d'un beau soleil qui dorait la
+verdure naissante des arbres du jardin. Malgré cette gaieté, qui
+aurait dû lui épanouir l'âme, M. de Talleyrand souriait peut-être,
+mais ne riait pas. Sa figure blême était impassible comme les masques
+de Venise très-bien faits. L'ami qui venait lui raconter les bruits
+qui l'inquiétaient lui dit vainement tout ce qu'il avait entendu,
+tout ce qu'il craignait; M. de Talleyrand ne disait rien. Tout à
+coup, interrompant sa toilette, il dit à l'ami consterné:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous avez lu les journaux, mon cher, vous y aurez vu
+l'annonce de l'arrivée de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> plusieurs personnages fort
+intéressants, et comme ils viennent du dehors, c'est à moi, au
+ministre des Affaires étrangères qu'ils sont adressés, conjointement
+avec celui de l'Intérieur... Ma foi! puisqu'ils aiment les discours
+dans ce pays-ci, ils ne seront pas servis selon leur goût cette fois,
+car si nous parlons, ils ne nous répondront pas.</p>
+
+<p>L'autre le regardait avec étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;De qui donc parlez-vous? lui demanda-t-il à la fin.</p>
+
+<p>&mdash;Des ours de Berne.</p>
+
+<p>&mdash;Les ours de Berne!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! sans doute, ces ours qu'on gardait dans les fossés de la
+ville. Ces ours, armes vivantes de Berne... ces ours qui avaient une
+liste civile... Eh bien! ils sont en route pour Paris. Le général
+Schawembourg a fait comme les généraux romains qui envoyaient à
+Rome les souverains vaincus, pour qu'ils parussent enchaînés après
+le char du vainqueur dans son ovation... Ma foi, ceux-ci pourraient
+fort bien le traîner, le char de triomphe!... qu'en dites-vous?... En
+attendant, on leur prépare une belle cage au Jardin des Plantes. Et
+voilà comment tout s'arrange: un prisonnier se sauve, un autre est
+élargi... En voilà deux qui arrivent.</p>
+
+<p>Il y avait une amertume et une ironie saillante <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> dans
+ces paroles accentuées avec une voix égale et douce et une figure
+impassible qui frappaient d'autant plus qu'on la sentait sans la
+voir, et que l'homme passé maître en cette manière pouvait nier qu'il
+se fût moqué de tout ce qu'il venait de nommer.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc de Sidney-Smith que vous voulez parler? lui demanda
+l'ami.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand fit un signe de tête...&mdash;Et l'autre, quel est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur d'Araujo.&mdash;Sa cour, au reste, a voulu lui faire oublier
+ses deux mois de captivité au Temple... Elle lui a envoyé deux
+cordons, celui d'Avis et celui du Christ, dont il n'était que
+commandeur.&mdash;Allons, encore un discours à prononcer pour le départ de
+celui-là.</p>
+
+<p>Il se leva et fit quelques pas lentement tout en boitant, repoussant
+avec humeur tout ce qui se présentait à lui. Il était évident que de
+même qu'il repoussait les chaises qu'il trouvait sous ses pas, il
+cherchait à éloigner les pensées qui venaient le troubler.</p>
+
+<p>Quelques habitués entrèrent dans le moment chez M. de Talleyrand
+pour leur visite du matin... Quelques-uns d'entre eux avaient l'air
+soucieux.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc, d'Herenaude<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>? dit le <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> ministre à un
+homme dont la physionomie fine révélait un esprit hors de la ligne
+commune, vous paraissez bien sombre ce matin.</p>
+
+<p>M. d'Herenaude s'inclina sans répondre... Il avait lu le <i>Moniteur</i>.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Avez-vous lu les journaux ce matin?</p>
+
+<p class="speakersc">M. D'HERENAUDE.</p>
+
+<p>Oui, citoyen ministre.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Quelles nouvelles?</p>
+
+<p class="speakersc">M. D'HERENAUDE.</p>
+
+<p>Mais...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Mais il y en a beaucoup... et pour tout le monde: l'arrivée des
+ours de Berne pour les badauds; la fuite de sir Sydney Smith<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>
+et la sortie <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> du Temple du chevalier Araujo<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a> pour les
+politiques, et la lettre de M. de Chauvelin pour mes ennemis... Vous
+voyez bien que chacun a son lot.</p>
+
+<p class="speakersc">M. D'HERENAUDE.</p>
+
+<p>Citoyen ministre, je n'ai pas lu tous les journaux.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE TALLEYRAND</span>, <span class="stage">prenant en main un long étui en galuchat
+vert.</span></p>
+
+<p>Tenez, messieurs, voici une chose nouvelle dont les journaux n'ont
+pas encore parlé; c'est une bonne fortune, car ils sont bien pressés.</p>
+
+<p>Il ouvrit l'étui et en sortit une canne faite d'un morceau d'écaille
+d'une seule pièce. Au sommet de la pomme, qui était en or, on voyait
+une aventurine d'une grande beauté entourée de petites couronnes en
+or. La beauté de l'écaille et de la pierre, le fini de l'ouvrage,
+rendaient ce morceau précieux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la canne du pape, dit M. de Talleyrand avec une assurance
+vraiment unique, en parlant <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> d'un pareil sujet. Le général
+Alexandre Berthier l'a envoyée à la République française comme un
+hommage.</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît que les arrestations continuent à Rome, et même
+activement, dit M........, celui qui était venu le premier.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE TALLEYRAND</span>, <span class="stage">avec un sourire forcé.</span></p>
+
+<p>Il paraît aussi que les cardinaux arrêtés ont eu une conduite tout
+à fait répréhensible. Le général Berthier est bon et juste, et il
+n'aurait pas fait un acte aussi sévère, si l'on n'eût pas excité sa
+colère. Le cardinal Antonelli et le cardinal Borgia en ont mal agi
+avec lui<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>.</p>
+
+<p>Mais, poursuivit M. de Talleyrand, tout en faisant mettre en ordre
+sa belle chevelure qu'alors il portait poudrée et très-parfumée,
+une autre nouvelle assez plaisante, c'est celle que je viens de
+recevoir... Tenez, lisez, d'Herenaude.</p>
+
+<p>C'était un décret par lequel la république de Gênes fondait une fête
+en l'honneur des <i>deux immortels</i> conducteurs de l'armée d'Italie:
+Bonaparte et Berthier!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Tout le monde se mit à rire. Cela avait l'air d'une de ces
+plaisanteries faites à plaisir.</p>
+
+<p>Au même instant on annonça le colonel Marmont. Il venait annoncer à
+M. de Talleyrand son mariage avec mademoiselle Perregaux; ce mariage
+était une grande faveur du sort pour lui. Mademoiselle Perregaux
+était charmante, spirituelle, jolie, gracieuse et fort riche. M. de
+Talleyrand félicita Marmont, et lui communiqua la nouvelle qui avait,
+le moment d'avant, excité le rire joyeux des assistants. Marmont la
+connaissait; mais il n'osa pas se livrer à sa pensée sur le ridicule
+de la chose devant des hommes qui n'étaient pas de sa <i>robe</i>, et il
+garda le silence.</p>
+
+<p>À peu de temps de là, M. de Talleyrand fut élu député par le
+département de Seine-et-Oise<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>. Je suis fâchée de n'avoir jamais
+entendu parler de M. de Talleyrand à la Chambre élective. La Chambre
+des Pairs n'est pas la même pour moi, pour le jugement que j'en
+voudrais porter.</p>
+
+<p>En attendant il <i>présentait</i>, <i>présentait</i> et discourait, que c'était
+une pitié pour ses amis de voir la fatigue qu'il en avait. Le prince
+Giustiniani arriva ici pour représenter la République romaine,
+en attendant que, quelques années plus tard, Napoléon <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span>
+la changeât en deux départements. Toute cette foule d'envoyés
+diplomatiques formait un nouveau salon à M. de Talleyrand, et plus,
+sans aucun doute, dans ses goûts que la société directoriale. Il est
+vrai qu'il y mêlait de tous les partis; mais l'habitude, plus forte
+que tout le reste, l'entraînait du côté des gens de bonne compagnie,
+et qui, par leur naissance et leur fortune, avaient plus de chance
+pour lui offrir des agréments. Au reste, on trouvait dès-lors chez M.
+de Talleyrand tous ceux qu'on pouvait exiger d'un homme. Bonaparte
+quitta Paris pour aller sur les côtes, puis il revint. La plus
+grande intimité semblait régner entre lui et M. de Talleyrand; ils
+se voyaient presque deux fois par jour, et cette intimité alarmait
+presque le Directoire, qui n'était pas, au reste, difficile à
+inquiéter.</p>
+
+<p>Un jour Bonaparte vint demander à déjeuner à M. de Talleyrand,
+accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp: Junot était
+l'un d'eux... Les affaires prenaient en France et en Europe une
+tournure presque effrayante: les lois étaient mortes, le danger était
+aux portes de Paris, les brigands inondaient les routes les plus
+fréquentées... Déjà l'effet de la paix n'était plus le même dans
+l'Europe... En abordant M. de Talleyrand, Bonaparte était triste;
+une nouvelle s'était répandue <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> le matin, et il venait savoir
+si elle était vraie.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Quelle nouvelle, mon cher général?</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Mais celle touchant Bernadotte et le drapeau tricolore.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Elle n'est que trop vraie. Nous ne l'avons encore que
+télégraphiquement et sans détails... Mais j'attends le courrier ce
+matin même...</p>
+
+<p>Il paraît que le drapeau tricolore a été indignement insulté...</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>En apprenant cette nouvelle j'ai été frappé au c&oelig;ur... Eh quoi!
+à peine l'encre qui a servi pour écrire le traité de paix de
+Campo-Formio est-elle séchée que déjà ils veulent que nous reprenions
+les armes!... Et qu'a fait Bernadotte?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Je l'ignore encore. Ce que je sais seulement, c'est l'événement.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> BONAPARTE.</p>
+
+<p>Je devais partir cette nuit; mais je retarderai mon départ jusqu'au
+moment où vous saurez le vrai de cette affaire.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Déjeunons; le courrier arrivera peut-être pendant que nous serons à
+table.</p>
+
+<p>Cela fut comme il l'avait dit; les dépêches de Bernadotte étaient
+terribles. L'insulte avait été des plus vives. Bernadotte écrivait
+que le 25 germinal, ayant arboré le drapeau tricolore au-dessus de
+la porte de son hôtel à Vienne, le peuple vint en foule devant cette
+maison, en commençant à invectiver le drapeau tricolore. Ce fut vers
+sept heures du soir que le rassemblement fut le plus fort; la police,
+au lieu de réprimer le scandale, ne se mêla de rien, au risque de
+voir se rallumer une guerre aussi terrible pour l'Autriche, que la
+dernière avait écrasée... Lorsque la foule comprit qu'elle avait
+permission de tout faire, elle fit des excès. Les vitres de l'hôtel
+de l'ambassade furent brisées, et une troupe de furieux entra même
+dans la maison; mais le <i>général-ambassadeur</i> savait mieux soutenir
+un siége qu'il ne pouvait conduire une négociation, et les premiers
+qui osèrent arriver <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> à lui furent reçus à coups de pistolet.
+Les furieux se retirèrent, mais après avoir brisé les voitures sous
+les remises. Une pareille histoire ne peut se comprendre. Le 26 au
+matin, Bernadotte avait quitté Vienne.</p>
+
+<p>«Bien! Bernadotte, s'écria Bonaparte en entendant cette dernière
+phrase, bien!... Grand Dieu, disait-il en joignant ses mains et
+se promenant à grands pas, quel indigne outrage! Et ce sont nos
+couleurs, ces couleurs devant lesquelles ils ont fui tant de fois,
+qu'ils osent insulter ainsi!... Ah! je ne forme plus qu'un v&oelig;u,
+c'est de conduire encore une fois le drapeau tricolore contre
+l'Autriche.»</p>
+
+<p>M. de Talleyrand était alors, du moins je le crois, à l'unisson de
+ces sentiments. Je pense que son c&oelig;ur était vrai lorsqu'il disait
+à Bonaparte d'une voix touchée:</p>
+
+<p>«Oui, vous savez aimer la patrie!</p>
+
+<p>&mdash;La France! s'écria Bonaparte... la France!.. Ah! jamais on ne saura
+à quel point j'aime la France!...»</p>
+
+<p>On obtint pour toute satisfaction que M. de Thugut quitterait
+le ministère, où il fut remplacé par le comte de Cobentzel, que
+Bonaparte avait connu à Leoben et à Udine.</p>
+
+<p>Bonaparte quitta Paris, non pas, comme les journaux <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span>
+l'annoncèrent, le 1<sup>er</sup> floréal, mais le 3 à minuit. Il prit congé
+du Directoire à trois heures; il dîna chez Barras, et alla avec lui
+voir jouer <i>Macbeth</i> par Talma, dont c'était alors le triomphe. Il se
+trouve beaucoup d'applications dans <i>Macbeth</i>, lorsqu'on parle de ses
+triomphes; aucune ne fut perdue; et Barras eut un moment certainement
+pénible, en voyant l'adoration dont le héros de la France était
+l'objet<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>...</p>
+
+<p>Bonaparte quitta Paris enveloppé d'un mystère tout à fait
+impénétrable. Il allait, disait-on, commander une immense expédition,
+et nul ne savait de quel côté il devait porter ses coups. Après son
+départ, M. de Talleyrand demeura encore au ministère; mais il était
+évident qu'il existait quelque doute sur lui, et que des soupçons
+commençaient à s'élever... Comme ce n'est pas son histoire politique
+que j'écris, il ne m'appartient pas de prononcer sur ce qui fut cause
+de sa sortie du ministère... Ainsi donc j'ignore si véritablement il
+a donné sa démission ou s'il a reçu son congé; mais je me bornerai à
+dire qu'il sortit du ministère des Affaires étrangères, où il n'était
+pas au moment du 18 brumaire, lorsque Bonaparte revint d'Égypte:
+<span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> c'était alors M. de Reinhard. Au reste, les hommes tels que
+M. d'Hauterive, M. Labenardière, ces hommes qui faisaient le travail
+le plus <i>ardu</i>, étaient toujours là; ils étaient impassibles et ne
+quittaient jamais l'hôtel des Affaires étrangères.</p>
+
+<p>Quoique M. de Talleyrand ne fût plus ministre, il n'en allait
+pas moins chez Barras, avec qui il demeura très-bien jusqu'au 18
+brumaire. Il allait fréquemment à Grosbois, recevait chez lui; mais,
+quoiqu'il eût une maison dont madame Grandt faisait les honneurs, il
+vit moins de monde lorsqu'il eut quitté le ministère, soit qu'il ne
+voulût pas éveiller l'ombrage du Directoire, soit que la chose fût
+plus de son goût. Il fit vers ce temps rentrer son frère Archambault,
+dont les enfants étaient demeurés en France. M. Archambault de
+Périgord, l'un des hommes les plus agréables de l'ancienne cour de
+France, était encore à cette époque un homme parfaitement bien, et
+tout à fait digne d'être à la tête de la mode, bien plus qu'une foule
+de jeunes gens ridicules qui se croyaient élégants parce qu'ils
+étaient absurdes.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand aimait donc madame Grandt avec une grande passion.
+C'était une femme d'une belle taille, mais <i>non gracieuse</i>: je me
+sers de ce mot, parce qu'il rend mieux ma pensée. Elle n'était
+pas <i>disgracieuse</i>, je le puis dire, et cependant elle <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span>
+n'était pas gracieuse non plus: elle était déjà fort grosse. Son nez
+retroussé aurait donné de la finesse à une autre qu'à elle, mais elle
+n'avait aucun mouvement dans le regard ni dans la bouche. Elle était
+massive dans ses mouvements comme dans sa pensée. Ses cheveux étaient
+d'une rare beauté et d'un blond ravissant. Mais si tout cela faisait
+une belle femme, ce n'était après tout qu'une belle statue, et elle
+n'était d'aucune ressource à M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>Lorsque Bonaparte revint à Paris et fit le 18 brumaire, il avait
+de M. de Talleyrand une haute opinion comme homme de talent. Le
+ministère des Affaires étrangères était alors aux mains de M. de
+Reinhard, et M. de Talleyrand était, non pas disgracié, mais hors
+des affaires. Je crois être sûre néanmoins qu'il fut très-influent
+pour le 18 brumaire. Il aimait Bonaparte alors, et rien n'a prouvé le
+contraire que l'affaire du duc d'Enghien...</p>
+
+<p>Ce fut surtout lorsque M. de Talleyrand fut ministre des Affaires
+étrangères sous le Consulat, qu'il eut ce qu'on appelle <i>un salon</i>;
+et pourtant, chose étrange, madame Grandt logeait chez lui rue
+d'Anjou et faisait les honneurs de la maison; ils n'étaient pas même
+mariés à la municipalité alors... Ceci est un fait à consigner dans
+l'histoire du temps...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> La société intime, le fond du salon de M. de Talleyrand à
+cette époque, se composait des personnes suivantes:</p>
+
+<p>D'abord sa famille, qui était nombreuse: son frère Archambault de
+Périgord et ses enfants, son fils aîné Louis, qui depuis mourut à
+Berlin, jeune homme de la plus brillante espérance, et sa fille
+Mélanie, maintenant duchesse de Poix<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>; et puis le second frère
+de M. de Talleyrand, Bozon de Périgord et sa femme: leur fille
+(aujourd'hui duchesse d'Esclignac) était alors trop enfant pour
+compter parmi ce qui tenait place chez son oncle autrement que
+comme une bien jolie enfant, annonçant la femme charmante que nous
+voyons depuis. Je ne parle que des frères de M. de Talleyrand; car
+aussitôt qu'il fut bien reconnu que le nouveau gouvernement lui
+était favorable, tous ceux qui lui tenaient rancune devinrent moins
+rigoureux pour lui et commencèrent à oublier la Fédération, ce qui
+fit que la liste en est longue. Je parle ensuite du salon ordinaire,
+agréable et causant de M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand n'aimait pas la causerie organisée, comme souvent
+cela était chez madame de <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Staël; il est même assez
+silencieux habituellement, et je l'ai vu quelquefois demeurer trois
+et quatre heures ne parlant que pour nommer les cartes au whist.</p>
+
+<p>Les hommes de son intimité étaient aussi de cette humeur assez
+silencieuse, excepté cependant M. de Sainte-Foix, aimable conteur
+lorsqu'une fois il avait la parole, et l'un des hommes les
+plus spirituels de son temps: parmi les autres, c'était M. de
+Montrond, dont j'ai parlé dans le volume précédent; c'était M. de
+Choiseul-Gouffier<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>, homme du monde et savant tout à la fois,
+sachant <i>dire</i> avec tout le charme qu'on peut attendre d'une femme
+dans une histoire <i>racontée</i>, et tout le sérieux pourtant d'un homme
+comme lui, dans la peinture des m&oelig;urs d'un empire qui s'écroule
+par la chute visible de l'une des assises du monument. Que de fois
+je me suis oubliée l'écoutant encore à deux heures du matin, et
+regrettant que madame Grandt nous répétât qu'elle <i>avait mal à la
+tête</i>!</p>
+
+<p>M. de La Vaupalière était aussi de la société intime de M. de
+Talleyrand. Sans être sur la ligne des hommes avec lesquels il vivait
+habituellement, M. de La Vaupalière était un homme du monde <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span>
+aimable et doux à vivre. Ami de M. de Vaudreuil<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>, il avait toute
+l'élégance ancienne, tout ce charme de politesse qui fait tant aimer
+la société française, en raison de cette urbanité qui est un de nos
+charmes puissants de tradition sur lesquels nous vivons encore; et
+puis il était parfaitement bon.</p>
+
+<p>M. de Narbonne (le comte Louis) était encore un ami très-cher de
+M. de Talleyrand; il passait presque sa vie chez lui dans cette
+première époque du ministère de M. de Talleyrand... Je n'ai rien de
+nouveau à en dire. J'ai formulé mon opinion sur M. de Narbonne avec
+une profonde conviction de tout ce qu'il possédait de parfait par
+le c&oelig;ur et par l'esprit. Mes regrets accompagneront son nom, et
+sa mémoire me sera toujours aussi chère et sacrée que celle de mon
+père... M. de Narbonne contribuait donc grandement à ce plaisir qu'on
+trouvait chez M. de Talleyrand, comme société intime. M. le prince
+de Nassau y venait aussi assidûment... M. d'Herenaude, lorsque ses
+occupations le lui permettaient, venait également à la petite maison
+de la rue d'Anjou, car cette fois M. de Talleyrand n'avait pas été
+reprendre le grand hôtel <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> Gallifet. J'ai toujours pensé que
+madame Grandt en était le motif. Comment, en effet, conduire madame
+Grandt dans les salons d'un ministère, et d'un ministère comme celui
+des Affaires étrangères encore!</p>
+
+<p>Les femmes étaient madame et mademoiselle de Coigny... et (chose
+étrange!) beaucoup de nous autres jeunes mariées qui ne savions
+pas ce que nous faisions, et que nos maris conduisaient chez M. de
+Talleyrand, dont quelques-uns savaient apprécier l'esprit. De ce
+nombre était M. d'Abrantès; il aimait beaucoup M. de Talleyrand,
+et fut charmé quand il me trouva moi-même toute ravie d'aller avec
+lui. M. de Talleyrand venait chez ma mère, rarement à la vérité,
+parce que ma mère, très-exagérée dans son opinion royaliste, et
+ne voyant souvent que des personnes de cette même opinion, entre
+autres le prince et la princesse de Chalais, cousins-germains de M.
+de Talleyrand, mais ne l'aimant pas, il ne cherchait pas une maison
+où cependant il était apprécié, mais par la maîtresse de la maison
+seulement. Il suivait de là que ma mère ignorait complétement que
+M. de Talleyrand logeât chez madame Grandt, ou madame Grandt chez
+M. de Talleyrand... Nous étions plusieurs dans le même cas; Duroc
+y conduisait aussi sa femme, ainsi que <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> plusieurs de ses
+camarades, comme Savary, Lauriston, etc...</p>
+
+<p>Cette petite maison de la rue d'Anjou était fort jolie... Il y avait
+un salon fort grand, voilà tout; plus tard, il y eut une galerie en
+manière de serre chaude qui agrandit le local.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand jouait beaucoup, soit au whist, soit au creps; il
+jouait toujours... On soupait chez lui, quoiqu'il ne soupât pas...
+mais il avait <i>réinstitué</i> cette ancienne coutume, si favorable
+au charme de la causerie. Madame Grandt aimait ensuite le souper
+pour lui-même, et M. de Talleyrand la trouva très-docile pour cette
+coutume; Brillat-Savarin aurait fait un <i>Aphorisme</i><a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a> sur les
+soupers de madame Grandt, plus tard madame de Talleyrand, pour peu
+qu'elle le lui eût demandé.</p>
+
+<p>Un homme remarquable de l'époque allait aussi chez M. de Talleyrand,
+c'était Brillat-Savarin; il y avait son rival également, que M.
+de Talleyrand aimait assez aussi: c'était M. de La Reynière, que
+personne n'aimait; mais M. de La Reynière n'était qu'un élève à côté
+de Brillat-Savarin; et puis, le premier est un cynique méchant
+et atrabilaire, tandis <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> que Brillat-Savarin est toujours
+prêt à couronner sa coupe de roses et de jasmin... Il mange pour
+vivre, lui; mais comme il veut bien vivre, il fait de cette action
+très-importante l'objet d'une attention spéciale. Après avoir lu
+l'<i>Almanach des Gourmands</i>, je n'avais plus faim... Après avoir lu
+Brillat-Savarin, je demandais mon dîner.</p>
+
+<p>Le seul reproche que je lui fasse, à Brillat-Savarin, c'est de
+ne pas assez s'occuper du <i>contenant</i>, tout en disant merveille
+du <i>contenu</i>. C'est peut-être une réflexion de femme que je fais
+là; mais il me semble que rien n'est plus nécessaire au bien-être
+confortable d'un bon dîner que des cristaux, une belle argenterie, de
+belles porcelaines, du linge de Flandre ou de Saxe, et enfin de tout
+ce luxe qui peut entourer aujourd'hui un objet qu'on veut orner...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand prit, dans les premières années du Consulat, une
+petite campagne à Auteuil près de la <i>Tuilerie</i>, maison appartenant
+alors à madame de Vaudé. Cette maison d'Auteuil était fort petite
+et ne contenait quelquefois qu'à grand'peine les convives de M. de
+Talleyrand; car on venait lui demander à dîner sans qu'il attendît,
+et cela le charmait. Madame de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame
+et mademoiselle de Coigny, le général Sébastiani, le général Junot,
+<span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> M. de Montrond, M. de Sainte-Foix, M. de La Vaupalière,
+M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Nassau (après la paix de
+Lunéville), le bailli de Ferrette, et puis un autre original qu'on
+trouvait partout, qui était reçu partout et ne tenait à rien, si
+ce n'est au prince primat, qui ne le connaissait pas, le comte de
+Grandcourt; et puis quelques membres du Corps diplomatique plus
+familiers dans la maison que les autres.</p>
+
+<p>Quoique cette campagne fût si près de Paris, qu'elle pouvait, en
+vérité, passer pour une petite maison du faubourg, la vie y devenait
+à l'instant même plus commode et plus facile... M. de Talleyrand
+causait davantage... Il jouait au billard après et avant le dîner; il
+y avait un mouvement enfin que madame Grandt ne pouvait pas, comme
+cela lui arrivait à Paris, transformer en un état passif... et faire
+d'une troupe de gens ayant volonté d'agir et de penser, un cercle
+imitant un serpent qui se mord la queue... un cercle éternel d'où
+vous ne pouvez sortir. J'ai éprouvé cet effet presque magnétique
+plusieurs fois dans la rue d'Anjou...</p>
+
+<p>Les bonnes journées d'Auteuil étaient celles où l'on arrivait à trois
+heures... on se promenait ou dans le bois, ou dans le jardin. Si
+M. de Talleyrand ne travaillait pas avec le premier Consul et que
+ses convives <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> lui fussent agréables, il les venait trouver,
+et alors il était charmant; on dînait fort bien, car sa maison
+était bien tenue... On jouait au billard, ou bien au creps, ou à un
+autre jeu que l'une de ces dames aurait indiqué. Madame de Balby,
+lorsqu'après elle fut de retour, aurait remué le cornet jusqu'au
+jour. Je n'ai jamais connu personne aimant le jeu comme madame de
+Balby. Je parlerai plus tard d'elle en parlant de madame la duchesse
+de Luynes.</p>
+
+<p>Dans le courant de la soirée, M. de Talleyrand travaillait une ou
+deux heures, lorsqu'il n'allait pas à la Malmaison ou bien aux
+Tuileries, et puis, revenant dans le salon, il allait à la table
+de jeu, faisait quelques coups de creps, ou bien, s'il avait plus
+de temps, un ou deux robbers de whist. Il s'arrêtait ensuite à une
+grande table ronde, sur laquelle il faisait mettre de grands volumes
+de gravures anglaises, dont il avait déjà, à cette époque, une des
+plus magnifiques collections connues; il faisait placer sur cette
+table de grandes gravures et des voyages pour sa nièce et pour moi.
+Sa nièce n'était pas encore mariée; je l'étais depuis seulement six
+mois.</p>
+
+<p>J'aimais beaucoup M. de Talleyrand alors; M. d'Abrantès, qui l'aimait
+beaucoup aussi, avait surtout pour lui un attachement fondé sur
+de la reconnaissance, <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> car nous croyions tous qu'il aimait
+Napoléon.</p>
+
+<p>Lors de la signature de la paix de Lunéville, dont Joseph fut
+chargé, Paris fut extrêmement brillant, et le ministre des Affaires
+étrangères se trouva nécessairement placé de manière à recevoir tout
+ce qui affluait à Paris de plus considérable, soit de la Russie, soit
+de la Prusse, de l'Autriche, etc., enfin de toute l'Allemagne comme
+de tout le Midi.</p>
+
+<p>Je n'ai jamais pu savoir si M. de Talleyrand avait été pour quelque
+chose dans la résolution que prit Bonaparte d'éloigner Sieyès
+du gouvernement; ce que je sais, c'est qu'il ne l'aimait ni ne
+l'estimait même comme homme de talent... et que ses mauvaises
+plaisanteries sur Sieyès ont pu donner à Bonaparte une opinion tout
+opposée à ce qu'il avait d'abord voulu faire. Sieyès était, au fait,
+un homme fort léger; il avait le goût des choses étroites et cachées;
+sa manière d'opérer était misérable, avec toute cette réputation
+gigantesque qui ne fut au fait jamais prouvée par rien. Mirabeau
+avait déjà jugé Sieyès, et ce qui est survenu n'a pas donné lieu de
+ne le pas croire.</p>
+
+<p>&mdash;Je le tuerai par le silence, avait dit Mirabeau... J'en dirai tant
+de bien qu'il n'osera jamais parler.</p>
+
+<p>Ce qui arriva.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> Mais le résultat du mot fut singulier; Sieyès, renvoyé
+au dedans de lui-même, prit en effet le parti du silence, et ne
+fit à ses admirateurs l'honneur de leur parler que dans de rares
+circonstances; ce qui fit dire à ses partisans que Sieyès était
+un homme <i>profond</i>. Le mot ayant été dit un jour devant M. de
+Talleyrand, il répondit:</p>
+
+<p>«Profond!... c'est creux que vous voulez dire.»</p>
+
+<p>Le mot était vif. On le reporta à Sieyès. Il fut furieux, et ne le
+pardonna ni ne l'oublia. Il avait de l'esprit, s'il n'avait pas de
+talent; il employa le sien à tourner M. de Talleyrand le plus qu'il
+le pouvait en ridicule. Le fameux mot qu'on a prêté à un autre est de
+lui, sur le portrait de M. de Talleyrand par Gérard.</p>
+
+<p>«Il ressemble à une vieille femme qui vient d'ôter son rouge et ses
+mouches.»</p>
+
+<p>Et il y a aussi quelque vérité là-dedans.</p>
+
+<p>Au moment du traité de Lunéville, Sieyès ne tarissait pas sur ce
+ministre des Affaires étrangères, qu'on ne chargeait pas de faire les
+traités de paix, et cent gentillesses du même goût. Elles devinrent
+tellement vives, au reste, que le premier Consul se fâcha, et fit
+dire à Sieyès de se taire. Je ne sais si M. de Talleyrand l'a jamais
+su, mais je suis certaine du fait.</p>
+
+<p>Au reste, longtemps avant Lunéville, M. de <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> Talleyrand
+avait fait des ouvertures au cabinet de Saint-James, et deux ans
+après ce fut encore Joseph qui eut les honneurs du traité d'Amiens.
+Il avait les épines, l'autre avait les roses de l'affaire; c'est là
+qu'il avait changé de rôle et qu'il tirait les marrons du feu pour
+qu'un autre les croquât. Ce fait a peut-être profondément blessé M.
+de Talleyrand; et Bonaparte, qui souvent frappait en aveugle, l'a
+peut-être un peu mis en oubli. Il avait trouvé un avantage immense
+dans M. de Talleyrand, un républicain grand seigneur, autant que le
+nom, la vaillance et les manières peuvent en faire un. C'était même
+une déférence pour les cours étrangères que de leur donner cet homme
+pour traiter avec elles.</p>
+
+<p>Cependant Bonaparte aimait M. de Talleyrand; partout il lui donnait
+des preuves de faveur, et pour qu'il en donnât, il fallait qu'il
+aimât les gens. Le jour où ma mère donna un bal où fut le premier
+Consul, Bonaparte ne causa qu'avec ma mère et M. de Talleyrand; sa
+conversation avec celui-ci dura depuis minuit jusqu'à une heure et
+demie du matin.</p>
+
+<p>J'ai parlé de l'intérieur de la maison de M. de Talleyrand, présidé
+par madame Grandt... je dois dire aussi que lorsque M. de Talleyrand
+donnait de grands dîners, de quatre-vingts ou cent couverts,
+<span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> des réunions diplomatiques, alors il invitait à l'hôtel
+Gallifet, au ministère. Mais on conçoit que ce n'était qu'un camp
+volant et peu agréable pour la causerie. Aussi, qui aurait vu M. de
+Talleyrand dans cette grande représentation n'aurait pas reconnu
+l'homme qui plus tard, chez lui, causait dans l'intimité la plus
+gracieuse avec ces mêmes hommes qui se trouvaient autour de la table
+ministérielle.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand ne garda pas longtemps la petite maison d'Auteuil;
+il prit Neuilly, qui, aujourd'hui, appartient à Louis-Philippe. Il
+en fit un but de distraction; et là encore, on retrouva toujours,
+et seulement à cette époque, un lieu propre à la société et à la
+conversation.</p>
+
+<p>Amoureux de madame Grandt, comme certes il ne le fut pas quelques
+années plus tard, M. de Talleyrand montra dans le même temps une
+extrême ingratitude à madame de Staël. Le premier Consul ayant
+manifesté son opinion sur son salon à très-haute voix, on le déserta,
+et M. de Talleyrand, oubliant tout ce qu'il lui devait, cessa de la
+voir; c'est elle-même qui le dit, et avec une vive peine<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> Un homme de beaucoup d'esprit de ses amis, à qui je parlai
+de cette conduite, parce que j'aimais M. de Talleyrand alors, ayant
+été habituée à l'entendre louer depuis mon enfance sous des rapports
+de sociabilité, qui étaient les seuls par lesquels il tenait à ma
+mère, après les liens de famille qui venaient de son oncle le comte
+de Périgord, ami le plus intime de ma mère; cet ami, dis-je, me
+regarda avec une sorte de colère lorsque je lui parlai de M. de
+Talleyrand et de madame de Staël.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, me dit cet homme, comment allez-vous demander de ces
+niaiseries-là à un homme qui vient de faire ce que j'ai lu ce matin?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Un chef-d'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais encore?</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier un tel ouvrage; un
+beau juge qu'une femme de <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> dix-huit ans pour connaître et
+décider d'un rapport profond, comme Montesquieu et Burke!</p>
+
+<p>&mdash;Merci du compliment; mais si vous croyez que je me connaîtrais
+mieux à décider d'une toilette de bal, ce qui, au fait, est
+assez vrai, sans doute, dites-moi du moins le nom de ce beau
+chef-d'&oelig;uvre de M. de Talleyrand, car vous savez bien que je
+l'aime beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... en effet! belle preuve d'amitié, vraiment, de vouloir
+le faire aller écouter les rêveries d'une femme folle en matière
+politique, comme presque en tout autre objet... Qu'elle file, comme
+dit le premier Consul, ou qu'elle parle chiffons.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne lui réussirait pas mieux avec nous autres femmes, car elle
+y entend moins encore qu'à parler politique... Ah çà! vous ne voulez
+donc pas me dire ce nom?</p>
+
+<p>&mdash;C'est le Rapport sur l'état de la diplomatie en France dans ce
+moment; c'est admirable.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, je l'ai lu et je l'ai trouvé ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez lu?... quelle bonne plaisanterie! et comment
+l'avez-vous eu entre les mains?... il n'est pas public.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous importe? je l'ai lu.</p>
+
+<p>L'homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, avait le
+défaut de ne pas laisser passer <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> les petites choses, et d'en
+faire de grandes affaires aussitôt qu'il le pouvait... Le voilà
+tourmenté à l'excès, parce que j'avais lu ce rapport qui, au fait,
+est une admirable chose. M. de Talleyrand n'est certes pas un homme
+ordinaire, et je ne l'ai jamais ni <i>dit</i>, ni <i>pensé</i>.</p>
+
+<p>Je suis équitable en tout, et précisément parce que je suis
+aujourd'hui éloignée de M. de Talleyrand pour des motifs relatifs à
+l'Empereur, je dois être juste pour lui à une époque où il mérite des
+louanges. Voici quelques passages de ce morceau qui sont l'expression
+d'une haute et belle pensée:</p>
+
+<p>«...... Tous les emplois de la République demandent un patriotisme
+éprouvé; l'esprit et l'honneur de tous les états qui tiennent
+au service public supposent cette qualité générale. Elle est le
+caractère commun, et ne saurait être le caractère distinctif d'aucun
+état.</p>
+
+<p>«...... Il y a deux classes de qualités qui entrent dans la
+composition de l'esprit et de l'honneur de la profession qui fait
+l'objet de cet article<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>: <i>Les qualités de l'âme</i>, et celles de
+l'esprit.</p>
+
+<p>«..... Dans la première classe sont: 1<sup>o</sup> la circonspection; 2<sup>o</sup> la
+discrétion; 3<sup>o</sup> un désintéressement à toute épreuve; 4<sup>o</sup> et enfin
+une certaine élévation <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> de sentiments qui fait qu'on sent
+tout ce qu'il y a de grand dans la fonction de représenter sa nation
+au dehors, et de veiller au dedans à la conservation de ses intérêts
+politiques.»</p>
+
+<p>Je me borne à parler seulement de ce que dit M. de Talleyrand sur
+<i>les qualités de l'âme</i> exigées pour la diplomatie. Elles sont toutes
+honorables; mais aussitôt que le mot <i>âme</i> avait frappé mes yeux,
+je m'étais attendue, je l'avoue, à tout autre chose. Il y aurait
+eu peut-être plus d'adresse à parler de la volonté d'épargner les
+hommes, d'empêcher la guerre, et de donner plus d'extension au mot
+qui, du reste, est honorablement traité dans cet article.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dis-je à l'ami de M. de Talleyrand, ai-je lu le rapport?
+puisque je vous en cite des passages, vous n'en doutez pas, j'espère?</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela qui m'étonne.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, pour l'ami d'un diplomate, vous n'êtes pas très-fin;
+comment, vous ne comprenez pas que ce rapport était sur le bureau de
+mon mari, et que je l'ai trouvé en furetant pour en chercher d'autres.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! de la jalousie!.. vous cherchiez quelques lettres de femmes?</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne vous regarde pas.</p>
+
+<p>Lorsque Joseph fut à Lunéville, il imagina (dit-on) <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> de
+gagner une somme très-forte à la Bourse en faisant acheter des
+rentes, pensant avec raison que la nouvelle de la paix les ferait
+monter. Il y eut, à ce qu'il paraît, une erreur, et Joseph, à ce que
+dit le bruit public, perdit une somme très-forte. Bonaparte, qui
+n'était pas riche, ne pouvait aider son frère, et cela le désolait;
+M. de Talleyrand arriva dans son cabinet, aux Tuileries, précisément
+au moment où il avait le plus d'humeur de cette affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Comment faire? disait-il en se promenant à grands pas, comment
+faire?...</p>
+
+<p>Il exposa la chose à M. de Talleyrand, qui, au reste, la connaissait
+au moins aussi bien que lui. En écoutant Bonaparte, M. de Talleyrand
+fit quelques mouvements pour ramener son équilibre, que son pied-bot
+dérangeait toujours, quand cela lui était utile; quant à celui de la
+physionomie, il ne s'altérait jamais...</p>
+
+<p>&mdash;Eh quoi! dit-il après avoir entendu, ce n'est que cela?... mais ce
+n'est rien du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment!... Vous m'étonnez.</p>
+
+<p>&mdash;La chose est simple... Faites monter la rente.</p>
+
+<p>&mdash;Mais l'argent!</p>
+
+<p>&mdash;C'est la chose la plus facile du monde. Faites déposer au
+Mont-de-Piété ou bien à la Caisse d'amortissement, <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> vous
+aurez de l'argent pour faire lever la rente... Elle remontera, Joseph
+vendra, et non-seulement il rentrera dans ses fonds, mais il gagnera.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ce qui m'inquiète ni même ce que je veux, répondit
+Bonaparte... qu'il sorte de ce guêpier, et je suis trop heureux et
+lui aussi.</p>
+
+<p>On suivit, dit-on, le conseil de M. de Talleyrand, et la chose eut
+une pleine réussite.</p>
+
+<p>Mais en parlant de lui, de ses conversations, de ses mots jetés comme
+au hasard et pourtant toujours dits avec intention, il faudrait
+pouvoir rendre cette figure blême et immobile, aux traits encore
+agréables à cette époque, mais sans la plus légère étincelle de la
+vie du c&oelig;ur ou même de cette vie intellectuelle pour laquelle cet
+homme semblait fait; il faudrait pouvoir donner cette ressemblance,
+vraiment nécessaire pour juger de l'effet que produisait une
+conversation avec M. de Talleyrand sur des sujets graves; il faut que
+le lecteur puisse se former une idée de l'immobilité des muscles du
+visage de M. de Talleyrand, de son aisance de grand seigneur malgré
+son immobilité. Ajoutez à l'idée que vous pouvez vous faire de M. de
+Talleyrand l'esprit prodigieux de cet homme, et vous aurez un aperçu
+de ce qu'il était en présence de Bonaparte, lorsque celui-ci, déjà
+<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> colosse de gloire, aspirait encore à une place plus élevée.</p>
+
+<p>Les Bourbons de Parme et d'Espagne arrivèrent à Paris sous la figure
+et le nom de <i>roi et reine d'Étrurie</i>. On avait de tous côtés les
+yeux ouverts pour connaître quelle pensée était celle du premier
+Consul relativement à eux. Elle fut bientôt connue, parce que le
+jeune prince était trop imbécile pour aider à donner le change dans
+une mascarade comme celle-là.&mdash;Il était stupide.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand leur donna une fête ravissante dans sa maison de
+campagne de Neuilly. Rien de plus charmant que son ordonnance. Il est
+vrai de dire que la nature en faisait la moitié des frais; on était
+au printemps et même déjà dans l'été, et le temps était admirable. M.
+de Talleyrand mit dans l'ordonnance de sa fête toute la coquetterie
+que la gravité diplomatique n'eût peut-être pas osée en Autriche, à
+cette époque, ou dans d'autres royaumes.&mdash;Un improvisateur italien de
+beaucoup de talent, nommé <i>Gianni</i>, improvisa une ode assez longue,
+et ravit le pauvre roi, qui, parlant mal le français, était heureux
+comme un écolier en congé lorsqu'il pouvait parler italien. Aussi
+avait-il éprouvé un moment de désappointement lorsqu'il entendit
+le premier Consul répondre en <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> français à son compliment
+italien. Le pauvre petit roi demeura stupéfait.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ma, in somma, siete Italiano siete</i> <span class="smcap">NOSTRO</span>.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis Français, répondit sèchement Bonaparte en lui tournant le
+dos.&mdash;Et il se mit à caresser le prince royal, qui avait trois ans,
+et qui était bien le plus laid magot royal ou roturier que j'aie
+jamais vu.</p>
+
+<p>Toutes les galanteries furent prodiguées à ses hôtes par M. de
+Talleyrand. La façade du château représentait celle du palais Pitti,
+formée avec des lampions, et le feu d'artifice rappela la même
+intention. Le souper fut servi dans l'orangerie; il fut arrangé avec
+une adresse d'élégance remarquable: on mit des tables autour des
+orangers en fleur, qui de cette manière servaient de surtout; à leurs
+branches étaient suspendues des corbeilles remplies de fruits glacés,
+et de tout ce qui peut être fait en ce genre de plus parfait<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>.
+Cette fête, au fait, était la <i>seule</i> qui, depuis la Révolution, pût
+à bon droit exiger le nom de fête; chacun en revint enchanté, et
+M. de Talleyrand fut gracieux, <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> poli, tout en ne souriant
+jamais, et en étant si égal en apparence pour tous, qu'il le fallait
+bien connaître pour savoir qu'il <i>voulait</i> être poli plus avec vous
+qu'avec tout autre.</p>
+
+<p>Quoique son titre d'évêque fût un peu oublié, on parla beaucoup du
+bref du pape qui, disait-on, l'avait sécularisé. Je ne l'ai jamais
+cru alors, parce que M. de Talleyrand aurait épousé madame Grandt, et
+ne lui aurait pas laissé porter ce nom de Grandt à la face d'Israël
+scandalisé. Ce bref aurait été expliqué à son avantage.</p>
+
+<p>J'ai omis en son temps de parler d'une chose très-remarquable; mais
+ce livre, tout formé de souvenirs, laisse la possibilité de revenir
+sur le passé: j'en profite pour parler du Concordat.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, bien qu'évêque constitutionnel, bien qu'il eût
+ainsi contribué à l'apostasie, du moins en partie, du clergé noble
+français, M. de Talleyrand ne fut jamais opposé au retour de la
+religion en France; mais il y aurait eu trop de choses <i>heurtées</i>
+dans les rapports qui devaient exister entre les agents du saint Père
+et M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque constitutionnel d'Autun,
+quoique ces agents du Pape fussent des hommes d'une haute portée et
+avec des vues grandes et larges; et Bonaparte connaissait mieux que
+personne les nuances à observer en pareilles <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> circonstances.
+Il nomma donc pour les plénipotentiaires de la République son frère
+Joseph, le conseiller d'état Cretet, et un abbé bon militaire, bon
+frère d'armes, appelé l'abbé Bernier, qui, ainsi que l'archevêque
+Turpin, tuait d'une main et baptisait de l'autre.</p>
+
+<p>Les agents du Pape étaient le cardinal Consalvi, le cardinal Caprara
+et monseigneur Spina, qui plus tard fut archevêque de Gênes et
+cardinal. Tous trois étaient des hommes habiles, mais Consalvi était
+le premier des trois.</p>
+
+<p>Cette négociation amena le Concordat, qui fut proclamé solennellement
+l'année suivante au printemps et converti en loi de l'État... Il y
+eut un <i>Te Deum</i> chanté à Notre-Dame, et le premier Consul voulut que
+la plus grande pompe entourât cette cérémonie.</p>
+
+<p>Comme cette circonstance tient positivement à l'état de la société
+en France à cette époque, bien que la chose ne concerne pas
+immédiatement M. de Talleyrand, elle doit trouver ici sa place.</p>
+
+<p>Le premier Consul <i>voulait</i> de la pompe et de la magnificence; mais
+<i>vouloir</i> n'est pas <i>pouvoir</i>, et Paris tout entier le prouva ce
+jour-là.</p>
+
+<p>On ne savait pas ce que voulait dire encore le mot <i>magnificence</i>
+à cette époque; on croyait être fort magnifique lorsqu'on était
+habillé un peu plus <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> que de coutume, et qu'on avait derrière
+sa voiture un seul domestique avec un petit galon pour indiquer la
+livrée. Et alors madame Murat, madame Marmont, moi, madame Savary,
+madame Duroc qui avait la livrée du premier Consul, toutes ces dames,
+excepté madame Bonaparte, n'avaient qu'un domestique. Quant à leur
+toilette, c'était une élégante toilette du matin, et voilà tout.
+Je me rappelle que madame Murat se moqua de moi parce que j'avais
+une robe de dentelle noire, costume que j'avais choisi comme plus
+convenable pour une grande cérémonie religieuse. Toutes les femmes de
+la <i>cour</i> consulaire avaient fait le cortége de madame Bonaparte et
+se tenaient avec elle dans le jubé de Notre-Dame, qui existait encore
+à cette époque; il y avait même de bien belles sculptures en bois sur
+ce jubé; il fut détruit peu de temps après.</p>
+
+<p>Tout ce qui était militaire reçut fort mal le Concordat. L'armée
+était républicaine, elle avait des sentiments tout répulsifs à ce
+changement. Lorsque Augereau sut qu'on allait à Notre-Dame pour
+entendre la messe, il voulut descendre de voiture avec Lannes. On fut
+aussitôt le dire à Bonaparte, qui leur envoya <i>l'ordre</i> de rester et
+de l'accompagner. Ils allèrent donc à Notre-Dame; mais peut-être
+eût-il été plus convenable qu'ils n'y <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> fussent pas. Augereau
+jurait assez haut pour couvrir la voix de celui qui répondait à la
+messe. Quant au général Lannes, il jurait aussi haut, et, de plus,
+il avait faim et demandait à manger comme un pauvre. On lui trouva
+du chocolat qu'il croqua avec grand appétit et surtout grand bruit.
+Lannes était républicain; non pas qu'il comprît la république, pour
+lui c'était beaucoup trop abstrait; mais accoutumé depuis son enfance
+à entendre dire du mal des prêtres et parler de la république comme
+de la source de tous les biens, il exécrait les prêtres et adorait la
+république. Que de sentiments semblables sans autre base!</p>
+
+<p>Le lendemain, le premier Consul demanda à Augereau ce qu'il pensait
+de la cérémonie de la veille.</p>
+
+<p>&mdash;Elle était très-belle, répondit Augereau..., mais il y manquait son
+plus bel ornement.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel?</p>
+
+<p>&mdash;Un million d'hommes qui, depuis dix ans, se sont fait tuer pour
+détruire ce que nous rétablissons<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> Bonaparte fut très-irrité du propos. Augereau commençait
+à être mal <i>en cour</i>, et ce mot ne pouvait contribuer à l'y mettre
+mieux.</p>
+
+<p>Bonaparte dit un jour, après le Concordat, devant trois ou quatre
+de ses plus fidèles officiers:&mdash;Il faut une religion: partout elle
+est utile pour gouverner...; elle agit sur les hommes... En Égypte,
+j'étais mahométan...; je suis catholique en France. Mais il faut que
+la police de cette religion soit tout entière dans les mains de celui
+qui gouverne. Je veux une religion, je veux des prêtres, mais <i>pas de
+clergé</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Général, lui dit quelqu'un, le Pape a dit: Je ferai tout ce que
+voudra le premier Consul.</p>
+
+<p>&mdash;Il fera bien. Qu'il ne pense pas avoir affaire à un imbécile...</p>
+
+<p>Il se promena quelque temps sans parler; on respectait son silence.
+On voyait de grandes pensées passer sur son front. Tout à coup, se
+tournant vers ses officiers qui l'entouraient, et parmi lesquels
+était mon mari, qui était venu à l'ordre le matin même, il leur dit:</p>
+
+<p>&mdash;Que croyez-vous que le cardinal Consalvi me montre d'effrayant pour
+me faire signer?... le salut de mon âme!... L'immortalité, pour moi,
+c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Voilà qui porte
+aux grandes actions... Il se tut <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> de nouveau et marcha encore
+quelque temps sans parler... Puis s'arrêtant tout à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il avec force, il vaut mieux ne pas naître que de passer
+sur la terre inaperçu...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand fut, vers ce temps-là, sécularisé par un bref du
+Pape qui le relevait de ses v&oelig;ux<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>. Il avait fait de lui-même
+cette action depuis longtemps, et c'était, il me semble, une grande
+maladresse que de constater par cette mesure que tout ce qu'on avait
+fait dans la Révolution était mal fait, et qu'on revenait sur une
+besogne consommée. Le bref du Pape, demandé par M. de Talleyrand, est
+une maladresse, je le répète, si c'est lui qui l'a demandé. On m'a
+affirmé que c'était le premier Consul qui l'avait exigé de lui.</p>
+
+<p>M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Montrond, M. de Nassau, M.
+de Lavaupalière, tous ceux enfin qui entouraient M. de Talleyrand,
+n'étaient certes pas dévots; eh bien! ils furent tous ravis de ce
+bref, excepté M. de Montrond: son esprit, extrêmement fin, lui
+fit voir que M. de Talleyrand faisait une faute. Peut-être M.
+de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> le voyait-il aussi, et la chose fut-elle
+impossible à éluder.</p>
+
+<p>La fille d'une amie de M. de Talleyrand se maria vers l'époque dont
+je parle. C'était une charmante personne, Fanny de Coigny, fille
+de la fameuse marquise de Coigny, si célèbre sous l'ancienne cour
+qu'elle prenait à tâche de braver, surtout Marie-Antoinette. Fille de
+M. de Conflans et fort riche, jolie, grande dame, madame de Coigny
+avait tous les avantages réunis pour être une femme à la mode; aussi
+y fut-elle, et en première ligne. Au moment où Bonaparte rappela
+définitivement tous les émigrés, il rendit la fortune de madame de
+Coigny, à la condition de marier sa fille avec le général Sébastiani,
+qui alors était fort joli garçon et n'était pas, comme aujourd'hui,
+un très-respectable ambassadeur; il avait une charmante tournure, de
+l'élégance et une très-jolie figure. Quant à mademoiselle de Coigny,
+c'était une de ces personnes qu'on regrette toujours, parce qu'elles
+ne se retrouvent plus, et laissent toujours quelque chose à regretter
+dans celles qui leur ressemblent le plus... Je l'ai bien regrettée.
+Elle mourut à Constantinople, en couches de son premier et unique
+enfant, qui est aujourd'hui madame de Praslin.</p>
+
+<p>Le traité d'Amiens fut signé. Ce fut encore Joseph <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> qui
+parut dans ce traité... Ce fut une joie universelle en France, et
+l'on fut dans un délire complet... Les fêtes se succédèrent, tous les
+ministres en donnèrent; madame Murat en donna une à Neuilly, qu'elle
+avait alors avec Villiers, que le premier Consul lui avait donné lors
+de son mariage... Il nous arriva à Paris un bel ambassadeur de S. M.
+Britannique, lord Withworth; il n'était plus jeune, puisqu'il avait
+été ambassadeur auprès de Catherine II il y avait déjà longtemps...
+Lord Withworth était grand et avait le double de sa taille par une
+des plus parfaites impertinences que j'aie rencontrées de ma vie.
+Je me trompe pourtant. Il avait une femme, la duchesse de Dorset,
+assez laide, assez vieille, assez désagréable pour faire fuir toute
+une ville: jugez comme elle remplissait sa mission d'ambassadrice,
+qui est toute de conciliation, de paix et de mansuétude... Non,
+jamais son souvenir ne me quittera... C'est surtout son impertinence
+gratuite que je ne puis lui pardonner; et puis si commune, si
+vulgaire avec sa prétention de haute aristocratie et le titre de
+duchesse...; si grosse, si courte, si ronde... Elle se moquait un
+jour de madame Lefebvre, sans remarquer qu'elle était plus vulgaire
+qu'elle<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> M. de Talleyrand eut alors une maison presque toujours
+ouverte où il recevait tous les jours. Je crois cependant que
+l'accueil hospitalier qu'il faisait aux Anglais était bien contre
+son gré. L'Angleterre avait été indigne pour lui dans l'émigration,
+et M. Pitt l'avait tout simplement fait chasser d'Angleterre comme
+Jacobin!... Mais il était trop bien appris pour en laisser voir du
+ressentiment... Toujours le même, sans émotion, ne disant que ce
+qu'il voulait, il fut bien pour des gens qu'il devinait d'ailleurs ne
+devoir pas faire un long séjour en France.</p>
+
+<p>Un jour, M. de Talleyrand fut à la Malmaison; il trouva le premier
+Consul dans une grande agitation.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc, général? lui demanda M. de Talleyrand.</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Un motif de grande inquiétude. Je ne sais qui <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> envoyer
+en Angleterre, comme ministre, en échange de ce beau fils qu'ils
+m'envoient ici.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Mais, général, regardez autour de vous... N'avez-vous pas déjà chargé
+d'une mission diplomatique le général Sébastiani?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span> <span class="stage">secouant la tête.</span></p>
+
+<p>J'en ai besoin pour autre chose...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>M. de Vaisne...?</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Eh! ce ne serait pas trop mal!...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Le général Berthier?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span>, <span class="stage">secouant encore la tête.</span></p>
+
+<p><i>J'en ai besoin pour autre chose.</i></p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Mais pourquoi ne pas envoyer à Londres M. Denis<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> BONAPARTE.</p>
+
+<p>J'ai mon affaire... j'enverrai Andréossi.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE TALLEYRAND</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Vous voulez nommer <i>André aussi</i>!... Qu'est-ce donc que cet André? je
+ne l'ai jamais vu auprès de vous.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span> <span class="stage">ne comprenant pas.</span></p>
+
+<p>Je ne vous parle pas d'André... je dis <i>Andréossi</i> de l'artillerie.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Ah! je vous demande pardon! je n'avais pas compris... C'est Andréossi
+de l'artillerie... Je cherchais, moi, Andréossi dans la diplomatie...
+Oui, oui, Andréossi... c'est très-bien.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand se moquait, non pas du premier Consul, mais de
+son choix. En effet, on ne comprend pas comment Bonaparte a pu
+faire un pareil choix pour un ambassadeur. Andréossi était lourd,
+épais, ne connaissait guère que ses polygones, et voilà tout. Aussi
+ne plut-il que médiocrement, et même pas du tout, à Londres; le
+prince de Galles, si élégant, si admirablement <i>fashionable</i>, ne
+sut que penser de l'envoi d'un tel homme. <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> Ignorant des
+premières notions de la politesse, il fit d'abord des gaucheries
+qui commencèrent par faire rire, et finirent par ennuyer... M. de
+Talleyrand nous racontait un jour que M. le général Andréossi, ne
+connaissant pas les coutumes <i>princières</i>, appelait toujours le
+prince de Galles: <i>Mon prince</i>... Le prince de Galles, à la fin,
+ennuyé de cette répétition, dit un jour à je ne sais quelle personne
+de la légation française: <i>Dites donc au général Andréossi de ne pas
+toujours m'appeler mon prince... il finirait par me faire prendre
+pour un prince russe.</i></p>
+
+<p>Andréossi fut rappelé avant que le reste de ses équipages fût déballé.</p>
+
+<p>Un jour les amis de M. de Talleyrand furent consternés. On apprit,
+non pas <i>qu'il allait</i>, mais <i>qu'il venait</i> de se marier... Il avait
+épousé madame Grandt.</p>
+
+<p>M. de Narbonne, que je vis le soir chez la marquise de Lucchesini,
+me confirma la chose. Il en avait été témoin à sa grande honte et
+regret...</p>
+
+<p>Ce mariage étonna tout le monde. Madame Grandt n'était plus jeune,
+elle n'était plus belle même. Il ne restait plus de cette personne
+si renommée qu'un colosse de chair, portant perruque, ayant des
+yeux bordés de rouge, et en tout une personne très-peu désirable.
+Toutes les <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> vieilles amies de M. de Talleyrand jetèrent
+flammes et feu. La duchesse de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame
+d'Yechsiwithz, madame de Coigny, tout ce monde fut désolé. Mais ce
+furent principalement les hommes. M. de Montrond surtout tenait
+madame de Talleyrand dans la plus belle des haines. Il y avait enfin
+un concert de reproches entre tous les amis de M. de Talleyrand, qui
+vint s'abattre sur M. de Narbonne, témoin du mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne pas nous l'avoir dit? s'écriaient-ils tous...; nous
+serions venus embrasser notre ami et lui demander de ne pas faire
+cette folie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai pas eu le temps, s'écriait M. de Narbonne. Songez donc
+que je n'ai eu que deux heures.</p>
+
+<p>Lorsque madame de Talleyrand fut présentée à l'Empereur, elle vint
+à Saint-Cloud faire sa cour. En la voyant, l'Empereur fronça le
+sourcil, et lui dit assez durement:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, maintenant que vous êtes la femme d'un homme dont le nom
+vous impose des devoirs, j'espère que vous y songerez.</p>
+
+<p>Madame de Talleyrand était probablement prévenue, et on lui avait
+fait la leçon, car elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Sire, je m'efforcerai d'imiter <i>en tout</i> Sa Majesté l'Impératrice.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> L'Empereur ne répondit rien à son tour. Une fois mariée,
+madame de Talleyrand rendit la maison de M. de Talleyrand moins
+agréable. On savait ce qu'elle était avant ce mariage, et tout en
+la traitant bien, on lui donnait souvent le loisir de la réflexion
+en restant des soirées entières sans lui parler. Elle ne gênait
+pas enfin, et maintenant il fallait se gêner pour elle. Toutefois,
+cette crainte ne fut pas longue. M. de Talleyrand, qui, je crois,
+s'en était repenti avant de l'avoir fait, dit lui-même quelques mots
+qui guidèrent les amis même au delà des bornes prescrites. Mais
+de ce moment, néanmoins, la maison de M. de Talleyrand fut toute
+différente de ce qu'elle était.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> DEUXIÈME PARTIE.<br>
+
+M. DE TALLEYRAND SOUS L'EMPIRE, DE 1804 À 1807.&mdash;LE PRINCE DE
+BÉNÉVENT DEPUIS 1807 JUSQU'EN 1814.</h3>
+
+<p>La situation de M. de Talleyrand pendant le séjour du Pape en
+France, lors du couronnement, fut très-délicate; mais il s'en tira
+admirablement, et même à Notre-Dame il ne craignit, ou du moins ne
+parut craindre aucuns souvenirs fâcheux. Peut-être lui-même les
+avait-il oubliés.</p>
+
+<p>Un fait dont peu de gens se doutent, c'est que M. de Talleyrand
+perdit à l'Empire. Sous le Consulat, malgré les gardes qui étaient
+chez le second et le troisième consul, malgré leur rang dans
+l'almanach de l'année, même de l'Empire, M. de Talleyrand était,
+par le fait, le second personnage de l'État. Bonaparte avait une
+excessive confiance en lui, et il le lui témoignait par des soins
+tout à fait visibles pour ceux qui passaient comme moi leur vie aux
+Tuileries ou à la Malmaison. Je pensais dès lors que le nom de M.
+de Talleyrand était pour beaucoup dans cette considération que lui
+montrait le premier Consul. L'ancienneté, l'illustration de ce nom
+de Périgord, formaient <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> une sorte d'auréole autour de la
+tête de M. de Talleyrand. Napoléon avait une grande mobilité dans de
+certaines parties de lui-même, et cette mobilité donnait lieu à des
+disparates étranges. Ainsi, par exemple, il voulait l'égalité parmi
+les hommes, et il vénérait les anciens noms. On a vu combien cette
+magie des noms a influé sur l'arrangement du château impérial.</p>
+
+<p>Mais le crédit de M. de Talleyrand venait encore d'une autre
+cause. J'ai dit que je serais juste avec lui, et je le serai. Je
+reconnaîtrai que son esprit juste et fin avait su comprendre comment
+on devait flatter Bonaparte. Il ne le flattait que rarement, et
+alors c'était avec une telle délicatesse, qu'il n'en restait que le
+parfum et aucun des ennuis; ensuite il le servait comme il voulait
+l'être. Jamais une note violente ne partait immédiatement; jamais une
+lettre, commandée dans la colère, n'était écrite et envoyée comme le
+faisaient beaucoup de ministres, qui croyaient faire merveille en
+servant ainsi à la course. Ceci rentre bien dans ce que me disait,
+il y a bien peu de temps, un des hommes qui ont été le plus attachés
+à Bonaparte:&mdash;Le malheur de l'Empereur, me disait-il, est d'avoir
+été trop bien servi. En effet, que de préfets, que de ministres se
+hâtaient d'exécuter les ordres donnés dans un moment de colère!...
+Que <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> de fois on a détruit l'affection d'une province
+entière en exigeant, croyant mieux agir, vingt hommes de plus pour
+la conscription d'une année!... M. de Talleyrand ne faisait point
+ainsi. Il attendait, pour envoyer une note ou une lettre, quelquefois
+vingt-quatre ou trente-six heures, et l'Empereur n'en était que plus
+satisfait.</p>
+
+<p>Au moment où l'Empire fut proclamé, une chose assez remarquable,
+c'est la manière dont le corps diplomatique était composé, en le
+mettant en comparaison du corps diplomatique au moment du Consulat.
+C'était la base de la société de M. de Talleyrand que ce corps
+diplomatique, et il savait avec beaucoup d'habileté en tirer un grand
+parti; excepté le ministre batave, tout avait été changé.</p>
+
+<p>Le comte de Cobentzell (Philippe), ambassadeur d'Autriche.</p>
+
+<p>C'était un petit homme, habillé comme au temps de Marie-Thérèse,
+dont il parlait sans cesse; portant un manchon grand comme la main,
+ayant toujours ses habits garnis de la plus belle pelleterie du
+Nord, coiffé comme un as de pique; homme assez ordinaire et pas mal
+ridicule, ce qui pour le temps qui courait ne valait rien chez nous.
+Je ne sais trop pourquoi le cabinet de Vienne l'avait choisi; du
+reste, bon homme et fort attentif aux devoirs de politesse du monde.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, était l'opposé
+du comte de Cobentzell. C'était un homme encore jeune, du moins assez
+pour n'avoir rien d'austère dans les manières sans être ridicule; on
+dit qu'il était d'une grande habileté en affaires, je le crois sans
+peine. Il parlait bien français, et en tout il comprenait la France.
+Sa femme était belle en intention, mais non pas en réalité. On voyait
+qu'en naissant elle avait fait ce qu'elle avait pu pour cela, sans
+pouvoir y parvenir; elle aimait la France, était joyeuse, et en tout
+plaisait assez.</p>
+
+<p>Le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, était une énigme
+difficile à résoudre. Fort laid, et même d'une laideur repoussante
+et choquante, n'ayant qu'un &oelig;il, et dans l'autre une expression
+déplaisante, il était peu aimé de la société dans Paris, où il est
+meilleur d'abord de ne pas déplaire par les yeux pour avoir du succès
+par l'esprit. M. de Lucchesini en avait pourtant beaucoup, et même
+plus qu'il n'en fallait, car souvent sa finesse lui faisait dépasser
+le but. L'Empereur ne l'aimait pas, et en général on aimait mieux M.
+de Brockhausen, qui lui succéda. Madame la marquise de Lucchesini
+était une grande femme prussienne, ayant tout immense, excepté les
+yeux, qui étaient fort petits et qu'elle agrandissait tant qu'elle
+pouvait avec du noir récolté sur une grande épingle; <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> ce qui
+faisait que ses yeux et son visage étaient souvent barbouillés comme
+celui d'un petit ramoneur: elle parlait comme un enfant, prétendait
+qu'elle ne pouvait pas dire <i>Paris</i>, et disait <i>Pa-is</i>, faisait la
+charmante, et annonçait trente-deux ans, tandis que son extrait de
+baptême disait cinquante. Mais il n'y a pas mort d'homme dans la
+découverte d'un petit mensonge comme celui-là, et comme elle était
+bonne femme on lui passait cela.</p>
+
+<p>M. de Cetto, ministre de Bavière, était un honnête homme, ayant
+une femme qui était douce et bonne, disait son âge et n'avait de
+prétention qu'à remplir ses devoirs de mère de famille; ce à quoi
+elle réussissait à merveille.</p>
+
+<p>La Russie n'avait qu'un chargé d'affaires en ce moment, qui était M.
+le chevalier Doubril. C'était un garçon fort habile, dit-on; mais la
+position difficile de la Russie au moment du couronnement empêchait
+cette puissance, ou du moins son représentant, d'être dans la société
+française comme il l'eût été sans cet empêchement.</p>
+
+<p>Le bailli de Ferrette, ministre de l'ordre de Malte, était un homme
+qui représentait son affaire à merveille. On se demandait souvent
+si le bailli de Ferrette existait; il était incertain qu'il fût
+vivant pour beaucoup de gens; il était petit, maigre au point d'être
+diaphane, pâle et tellement fluet, que <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> M. de Montrond disait
+qu'il était l'homme le plus hardi de France, <i>attendu qu'il marchait
+quand il faisait du vent</i>. Sa conversation était nulle, et pourtant,
+comme la tradition de toutes les coutumes de la bonne compagnie
+vivait encore en lui plus que son individu même, on l'aimait, et il
+était recherché pour le whist de M. de Talleyrand quand la partie
+habituelle n'était pas là.</p>
+
+<p>Cette partie se composait de M. de Talleyrand lui-même, de M. le
+comte Louis de Narbonne, de M. de Montrond, de M. le prince de
+Nassau, de M. de Choiseul, de M. de Sainte-Foix et de M. de La
+Vaupalière.</p>
+
+<p>Mais le plus important de tous était le duc de Laval: j'en parlerai
+tout à l'heure...</p>
+
+<p>M. de Dreyer, ministre-ambassadeur de Danemark, était un homme d'une
+bonne attitude. Le Danemark avait toujours été ami fidèle de la
+France, et son ministre avait toujours été bien accueilli chez M. de
+Talleyrand, qui avait au suprême degré un talent inimitable pour ces
+nuances si difficiles à saisir, et qui souvent évitent des notes qui
+ne font qu'aigrir les esprits.</p>
+
+<p>M. de Souza, ministre de Portugal, était un homme profondément
+instruit, honnête homme, n'ayant pas l'apparence pour lui, mais au
+fond un homme fort remarquable. Sa femme allait peu dans <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span>
+le monde, et pourtant elle y eût été admirablement placée: c'était
+madame de Flahaut, auteur d'<i>Adèle de Sénanges</i> et d'une foule de
+jolis ouvrages. Elle ne sortait que rarement, même pour aller chez M.
+de Talleyrand, dont cependant elle avait été l'amie la plus intime
+pendant longtemps et avant la Révolution. Cette liaison remontait à
+1785. Madame de Souza était la femme la plus charmante et la plus
+agréable de causerie et de bonne compagnie que j'aie vue. Une seule
+personne me la rappelle encore, et ce n'est qu'en partie; comme
+j'établis une comparaison à son désavantage, je ne la veux pas nommer.</p>
+
+<p>Le cardinal Caprara, légat du Saint-Siége, était un homme dont on ne
+pouvait dire que du bien, mais <i>prélat romain</i> au delà de tout. Il
+suivait à Paris les coutumes de la place d'Espagne et du <i>Corso</i>,
+comme il eût fait à Rome; du reste, c'était un homme fin et délié, un
+homme bien capable de jouer la partie de M. de Talleyrand, et même de
+lui rendre peut-être des points en fait de ruses et de contre-ruses.</p>
+
+<p>Quant à l'Espagne, son <span class="smcap">VRAI</span> ministre était un homme d'un
+aspect odieux nommé Don Eugenio Izquierdo.&mdash;Cet homme, d'une laideur
+tellement repoussante qu'il faisait fuir les enfants<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a> comme un
+<span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> épouvantail, avait l'âme de cette figure. M. de Talleyrand
+et ses alentours avaient pour cet Izquierdo un attachement que je
+n'ai jamais compris, car de le voir seulement me l'aurait fait
+prendre en aversion. Il s'occupait d'histoire naturelle, où il
+était, dit-on, fort habile; mais le réel de ses occupations à Paris
+était de conférer secrètement avec M. de Talleyrand et une autre
+personne de son intimité que je ne veux pas nommer. C'est par lui
+qu'une grande partie des affaires d'Espagne se sont traitées; le
+prince de la Paix avait une entière confiance en lui, et il était
+<i>son chargé d'affaires</i> en France, pour ce fameux traité qui devait
+donner le royaume des Algarves au prince de la Paix... Rien n'était
+plus ignoble surtout que la figure de cet Izquierdo! Je me le
+rappelle comme un cauchemar.&mdash;Comment l'Espagne ne l'a-t-elle pas
+jugé!&mdash;Il y a des destinées qui, en vérité, font murmurer contre la
+justice céleste... Izquierdo meurt dans son lit, et Riego meurt sur
+l'échafaud!...</p>
+
+<p>En ajoutant à ce corps diplomatique ce qui devait nécessairement
+faire partie du nôtre en France, et qui allait chez M. de Talleyrand
+par devoir et par plaisir, comme les auditeurs qu'on envoyait
+en mission, on voit que sa maison était une des plus agréables
+de Paris. La princesse <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> d'Yeckciwitz, s&oelig;ur du prince
+Poniatowsky, était une habituée de la maison. Madame de Talleyrand
+ne l'aimait pas: elle en était jalouse comme une tigresse; et si
+la pauvre princesse avait eu deux yeux, elle les lui eût arrachés;
+malheureusement elle n'en avait qu'un. La pauvre femme avait pour
+M. de Talleyrand une de ces passions qui jettent un manteau de
+ridicules sur une femme, de manière qu'elle ne le dépouille jamais.
+Elle envoyait à M. de Talleyrand tout ce qu'elle trouvait de rare
+et de beau dans son chemin; cette manière de vivre n'enrichit
+pas quand on n'a pas une grande fortune. Ce fut le malheur de la
+pauvre princesse d'Yeckciwitz... elle fit des dettes, et même un
+beau jour il lui arriva un malheur comme cela pourrait échoir pour
+un fils de famille, le tout pour avoir fait des cadeaux à M. de
+Talleyrand. Le plus curieux de l'affaire, c'est que M. de Talleyrand,
+qui n'avait pas une passion pour elle, comme on le pense bien, ne
+faisait aucune attention aux <i>raretés</i>, qui même bien souvent s'en
+allaient figurer chez la duchesse de Courlande ou telle autre amie
+de M. de Talleyrand, qui à son tour en faisait des générosités.
+Je dis cela parce que je sais les <i>voyages et malheurs</i> arrivés à
+un superbe mandarin à la robe bleue, aux manches pendantes, aux
+yeux retroussés; cet honnête mandarin, qui coûta <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> des
+sommes folles, fut donné par madame la princesse d'Yeckciwitz à M.
+de Talleyrand.&mdash;M. de Talleyrand le donna à madame la duchesse de
+Courlande; et madame la duchesse de Courlande, quoiqu'elle tînt avec
+tendresse à la moindre babiole qui lui venait de M. de Talleyrand,
+donna le magnifique mandarin à son amie de c&oelig;ur madame la marquise
+de Sainte-Croix<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>, où je l'ai vu il y a peu d'années dans l'hôtel
+de cette dernière, rue Sainte-Marguerite au Marais.</p>
+
+<p>Les vieilles femmes étaient une partie fort soignée du salon de M.
+de Talleyrand. À commencer d'abord par la sienne, qui n'était plus
+ni jolie, ni jeune, ni même agréable, on comptait une demi-douzaine
+de têtes qui chacune pouvaient réclamer pour leur part personnelle
+au moins la moitié d'un siècle. C'étaient madame de Luynes, madame
+d'Yeckciwitz, madame Zayombeck, madame de Balbi, madame de Laval...
+et quelques autres encore dont j'ai oublié les noms.&mdash;Madame de
+Talleyrand était à peine saluée par ces dames, au reste, qui ne s'en
+gênaient guère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> Le traité de paix qui suivit Austerlitz amena à Paris une
+quantité d'étrangers qui augmentèrent l'agrément de la maison de M.
+de Talleyrand, sans rien ajouter cependant au charme qu'on trouvait
+toujours à le rencontrer, <i>lui</i>, et quelques autres hommes de son
+intimité, passé une heure du matin; et lorsqu'on le trouvait de bonne
+humeur surtout, la bonne fortune était complète: alors il avait un
+<i>laisser aller</i> qu'on aurait pris pour une confiance arrachée par
+le charme que vous auriez exercé sur lui, lorsqu'au contraire il ne
+disait que ce qu'il voulait dire, et tout en ayant l'air de raconter
+<i>malgré lui</i>, c'était une nouvelle qu'il lançait dans le monde; mais
+n'importe, je me rappellerai toujours avec reconnaissance le charme
+que j'ai trouvé dans ces heures passées à l'écouter; jamais je n'ai
+rien rencontré de plus ravissant que cette causerie familière de M.
+de Talleyrand avec ses amis les plus intimes, M. de Narbonne, M. de
+Montrond, M. de Sainte-Foix.&mdash;Le prince de Nassau, tout conteur et
+menteur qu'il était, se soumettait à la loi que M. de Talleyrand
+semblait imposer. J'ai vu quelquefois toute une soirée ou plutôt
+toute une nuit, car on ne demeurait libre qu'à une heure, on ne
+soupait qu'à deux, et on n'allait se coucher qu'à quatre ou cinq, se
+passer sans que M. de Nassau fît un mensonge.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Un homme parfaitement aimable qui venait chez M. de
+Talleyrand, mais n'était pas Français ni de son intimité, c'était le
+comte Golowkin. Le comte Golowkin était spirituel, charmant, Français
+de bonne compagnie <i>en tout</i>... et, en vérité, un homme tout à fait
+désirable pour une maîtresse de maison, mais après cela menteur comme
+on ne l'est vraiment que très-rarement. C'était avec une perfection
+du genre que je ne pouvais comprendre quand je me le rappelais; car
+en l'écoutant il parlait si bien qu'on ne pensait pas au mensonge.</p>
+
+<p>J'ai parlé tout à l'heure du duc de Laval: c'était un type dont le
+moule est brisé que M. de Laval; on lui a prêté une foule de mots
+qu'il n'a jamais dits, il y en avait bien assez des siens; mais M.
+de Laval était loin d'être un sot; il avait même un esprit à lui qui
+était assez original. Comprenant tous les jeux, les jouant, le whist
+surtout, de manière à se faire une fortune loyale et certaine avec ce
+jeu, il ne sortait jamais d'un sérieux aussi imposant que s'il eût
+traité de la paix ou de la guerre pour le premier des empires.</p>
+
+<p>Mais son humeur était odieuse à supporter; personne n'en était à
+l'abri. M. de Talleyrand, sa s&oelig;ur, la duchesse de Luynes, M. de
+Montrond et toute la troupe du whist y passaient sans appel pour peu
+qu'on fît une faute, et avec M. de Laval la <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> faute arrivait
+souvent. M. de Montrond lui ripostait toujours: aussi avait-il
+fini par se soumettre un peu. Quant à M. de Talleyrand, il ne lui
+répondait pas. Madame de Luynes prenait l'affaire au sérieux, et
+alors la partie de whist devenait un combat de cris et de paroles
+injurieuses dites par M. de Laval, au grand amusement de toute la
+compagnie.</p>
+
+<p>Comme je n'écris pas l'histoire politique de l'époque, je m'étends
+davantage sur les personnages qui formaient la société et
+conséquemment le salon de M. <i>le prince de Bénévent</i>: car tel était
+le titre enfin que l'Empereur avait conféré à M. de Talleyrand pour
+<i>ses services rendus à l'État</i>.</p>
+
+<p>J'allais alors fort souvent chez M. de Talleyrand. J'aimais son
+esprit, j'appréciais son talent; et quoiqu'un homme de mes amis, d'un
+jugement supérieur, et qui le connaissait fort bien, me dît le peu de
+fond qu'on pouvait faire sur son dévouement à l'Empereur, Junot et
+moi, nous y croyions comme à un précepte de notre foi... Au moment où
+je partis pour le Portugal, je dînai chez lui; comme il était alors
+notre ministre, plus que celui de la Guerre, étant placée auprès
+de lui à table, il me parla de l'Empereur dans de tels termes que
+j'en fus attendrie, et le dis le soir même à M. d'Abrantès: «Cela
+ne m'étonne pas, me répondit-il... <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> je sais <i>qu'il aime</i>
+l'Empereur, et Lannes aura affaire à moi s'il répète encore un mot
+comme celui d'hier.»</p>
+
+<p>Ce mot avait été dit à dîner chez moi par le général Lannes, qui
+revenait de Lisbonne, où il s'était conduit comme un écolier, et où
+M. de Talleyrand lui avait probablement <i>écrit</i> ou <i>dit</i> quelques
+mots railleurs, selon la matière, qui, pour le dire avec vérité,
+était abondante. Avec le haut mérite du duc de Montebello, on peut
+convenir qu'il n'avait rien en lui qui pût convenir au négociateur.
+M. de Talleyrand l'avait vu, l'avait dit et avait bien fait; Lannes,
+qui n'aimait et ne supportait même pas une remontrance de l'Empereur,
+récusa, comme on le pense bien, celle de M. de Talleyrand. Cependant,
+tout brave qu'il était, M. de Talleyrand lui faisait peur au jeu de
+la parole. C'était une escrime à laquelle il n'était pas habile, et
+n'avait pour toute parade qu'une injure ou un jurement, ce qui ne
+prouve rien du tout, au contraire.</p>
+
+<p>Nos relations avec M. de Talleyrand furent toujours ce que je viens
+de les montrer. De ma part, il y avait même un motif de plus pour
+m'en rapprocher. J'étais liée depuis l'enfance avec une de ses nièces
+que j'aimais et que j'aime toujours chèrement; aussi à mon retour de
+Portugal j'y allais assidûment...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> Madame de Talleyrand crut un moment, et ce moment fut long,
+que c'était pour sa personne que j'allais si souvent chez M. de
+Talleyrand, et la voilà qui me prit dans la plus funeste des amitiés:
+car c'était une calamité que l'amitié de madame de Talleyrand; M. de
+Talleyrand saurait bien qu'en dire...</p>
+
+<p>En conséquence, elle m'arriva régulièrement deux fois par semaine,
+venant le matin pour me voir plus <i>intimement</i>, venant le soir <i>pour
+la convenance</i>, disait-elle, et m'ennuyant toujours; ce que je ne
+pouvais lui dire et qu'elle ne voyait pas. Je me sauvais bien d'elle
+auprès de M. de Talleyrand, où j'étais sûre qu'elle ne me viendrait
+pas chercher, car elle le craignait et ne l'aimait plus: elle était
+même à cette époque déjà très-méchante pour lui; des <i>caqueteurs</i>
+prétendaient même qu'elle le <i>battait</i>, et l'un d'eux racontait
+qu'un jour M. de Talleyrand ayant mal aux dents d'une fluxion
+très-douloureuse, elle lui porta un coup violent dans la joue malade.</p>
+
+<p>Un soir nous étions peu de monde chez M. de Talleyrand, M. Fox était
+encore au ministère. M. de Talleyrand nous raconta qu'il avait écrit
+la lettre la plus charmante pour annoncer qu'on avait découvert à
+Londres un homme qui voulait assassiner l'Empereur; cet homme était
+<span class="smcap">Français</span>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> «J'ai fait mettre ce misérable en prison, ajoutait M. Fox;
+mais nos lois ne permettent pas de retenir longtemps en prison un
+étranger qui n'est coupable d'aucun délit en Angleterre. J'attendrai
+l'avis que vous me donnerez.» M. Fox disait encore dans sa lettre
+à M. de Talleyrand un fort joli mot qui prouvait l'horreur qu'il
+avait pour le crime que l'assassin méditait: «Je lui ai d'abord
+fait l'<i>honneur de le prendre pour un espion</i>,» disait le ministre
+anglais...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, en parlant de ce fait comme d'une sorte de
+confidence, exaltait beaucoup M. Fox et sa loyauté. Le fait réel,
+c'est que M. Fox était un homme ayant l'âme élevée, et sans aucune de
+ces petites passions comme en nourrissait M. Pitt. M. de Talleyrand
+voulait répandre cette action de M. Fox pour qu'il lui revînt à
+Londres qu'on était reconnaissant de ce qu'il avait fait. L'Empereur
+fit encore plus; il lui fit adresser par M. de Talleyrand une
+charmante lettre qui fut même comme un chaînon repris et rattaché. Si
+M. Fox était demeuré plus longtemps en ce monde, il est certain que
+la paix aurait été signée de nouveau.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand quitta Paris pour suivre l'Empereur en Allemagne,
+après la bataille d'Iéna. Paris devint alors bien désert. Madame de
+Talleyrand, qui avait déjà Valençay, je crois, mais ne <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span>
+voulait pas aller si loin, prit une bicoque à la Muette où je me
+rappelle avoir été la voir. Je la trouvai dans une chambre où son
+gros et grand corps pouvait à peine se tenir. La conversation n'était
+pas tenable quand M. de Talleyrand n'y était pas...</p>
+
+<p>Après son départ j'héritai de la partie de whist. Ces messieurs, qui
+avaient tous madame de Talleyrand dans la plus belle et cordiale
+aversion, ne voulurent jamais reprendre leurs soirées chez elle en
+l'absence de M. de Talleyrand, et comme indépendamment du goût commun
+à M. d'Abrantès et à ces messieurs pour le whist, ils étaient de ma
+plus intime société, on n'eut tout simplement qu'à ouvrir deux tables
+de jeu dans mon salon, et quoique les cartes fussent habituellement
+bannies de chez moi, je leur permis d'y entrer pour un temps...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand écrit rarement, mais il écrit bien, et cela se
+conçoit en l'entendant causer. Il lui arriva en Pologne une histoire
+fort comique qui donna lieu à une lettre charmante qu'il écrivit
+ici. Sa voiture s'embourba dans ces horribles chemins de la Prusse
+polonaise, et la voiture ministérielle demeura en panne comme la
+charrette d'un manant: on appela des soldats.&mdash;Il y fallait penser;
+la voiture était là depuis neuf heures du matin, et il était alors
+sept heures du soir. Un bataillon <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> tout entier arriva, et
+la voiture fut soulevée et enfin arrachée de ce gouffre boueux dans
+lequel elle était tombée.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est donc là-dedans? demanda un soldat.&mdash;Le ministre des
+Affaires étrangères.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! dit le premier, qui, à ce que croit M. de Talleyrand, était
+le <i>gracioso</i> du bataillon, pourquoi se mêle-t-il de venir faire de
+sa chienne de diplomatie dans un maudit pays comme celui-ci?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai ça, dirent tous les autres en ch&oelig;ur.</p>
+
+<p>Ce que j'ai dit de M. Fox me rappelle un fait arrivé dans le même
+temps. Il y avait à Hambourg un émigré chargé par Louis XVIII de
+payer des pensions à de pauvres émigrés qui demeuraient soit à
+Hambourg, soit à Altona. Le comte de Gimel, nom de cet envoyé de
+Louis XVIII, était un homme comme la Restauration aurait dû en avoir
+beaucoup: c'était un homme dévoué à sa cause, mais avec honneur et
+loyauté, un vrai Français enfin. Le comte de Gimel était donc à
+Hambourg lorsqu'un jour, le 17 juillet 1806, un nommé <i>Loiseau</i> se
+présenta chez lui, et, sans préambule, lui offrit de venir à Paris
+pour assassiner l'Empereur. M. le comte de Gimel, révolté de cette
+proposition, le reçut avec horreur.</p>
+
+<p>«Si vous n'avez pas d'autres moyens pour relever <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> le trône
+des Bourbons qu'un lâche assassinat, monsieur, lui dit-il, allez
+ailleurs chercher des complices!»</p>
+
+<p>Un ami de M. de Gimel, qui allait beaucoup chez le résident de France
+à Hambourg, lui raconta le fait, ce qui fit arrêter Loiseau et le fit
+conduire à Paris. M. de Gimel était un homme d'une noble et loyale
+opinion: des royalistes comme lui auraient fait aimer les Bourbons.
+Il mourut peu de temps après cet événement et fut mal remplacé
+jusqu'au moment où M. Hue, ancien valet de chambre de Louis XVI, vint
+lui-même à Hambourg pour inspecter les besoins des pauvres émigrés
+dont madame la duchesse d'Angoulême prenait soin.</p>
+
+<p>Tilsitt vit faire un traité qui de nouveau devait donner de l'espoir
+pour la paix. M. de Talleyrand revint avec l'Empereur; la société
+de la rue d'Anjou reprit ses habitudes, et tout marcha comme par le
+passé. Toutefois une grande tempête se préparait du côté de l'ouest,
+et tout faisait présumer que ses éclats seraient terribles: l'Espagne
+annonçait une révolution... Ce fut en ce moment que Napoléon supprima
+le tribunat!...</p>
+
+<p>C'est une délicate chose à toucher que cette affaire de la Péninsule.
+Avant d'en dire quelques mots, je parlerai de l'opinion de la France
+sur l'Empereur: <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> elle était ce que peut-être elle n'avait
+jamais été. Sa force morale avait reçu à Tilsitt une augmentation
+tellement hors des proportions voulues, qu'il pouvait tout tenter.
+Cette amitié d'un souverain puissant, l'entrevue de Tilsitt, tout
+ce qui s'était passé dans cette campagne, où en dix mois Napoléon
+avait touché les bords de la Vistule et remporté des victoires qui
+suffiraient pour illustrer le règne entier d'un homme; le fait réel,
+c'est que depuis le couronnement de l'Empereur, jamais il ne fut
+aussi fort qu'en ce moment.</p>
+
+<p>Les affaires de la Péninsule ont-elles été conseillées par M. de
+Talleyrand, <i>oui</i> ou <i>non</i>? voilà l'état d'une question fort délicate
+depuis longtemps livrée à la discussion politique... et personne ne
+l'a pu résoudre. Si j'interroge ma conscience, je réponds que je
+suis certaine que si M. de Talleyrand ne l'a pas conseillée, il l'a
+fortement approuvée. Je n'en veux pour preuve que les liaisons plus
+qu'intimes non-seulement de lui avec Izquierdo, mais de tous ceux
+qui l'entouraient avec cet homme, âme damnée du prince de la Paix...
+J'ai d'ailleurs trouvé dans les papiers de mon mari des fragments
+de lettre ayant rapport à sa mission secrète lors de notre premier
+passage à Madrid, en allant prendre possession de notre ambassade à
+Lisbonne; Junot fut alors chargé de plusieurs <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> choses intimes
+pour le prince des Asturies (plus tard Ferdinand VII). Tout cela se
+tient, et assez pour que je puisse formuler une opinion sur cette
+terrible et mystérieuse affaire d'Espagne. Le duc de Lavauguyon,
+qui se trouva à Madrid avec Murat, nous a raconté de bien étranges
+choses. Tous ces fragments forment un <i>tout</i> sur lequel je suis
+assise, et je prends de là ma direction.</p>
+
+<p>La <i>prise</i> du Portugal commença la <i>prise</i> de la Péninsule. Ce mot de
+<i>prise</i> on n'en voulait pas, car on choisit pour commander l'armée
+d'invasion l'homme qui était <i>encore ambassadeur</i> auprès de la reine
+de Portugal. Ce fut une mauvaise comédie dont personne ne fut dupe,
+mais qui ne s'en joua pas moins.</p>
+
+<p>La marche de l'armée française sur Lisbonne fut un prodige. Le
+général Thiébault, chef d'état-major du duc d'Abrantès pour cette
+même campagne, et à qui l'armée doit tant de remerciements et de
+reconnaissance, peut dire si ce fut <i>une promenade</i>, comme l'ont dit
+quelques ignorants ou quelques serpents... un de ces reptiles qui ont
+toujours besoin de siffler, n'importe quelle action. Quoi qu'il en
+soit du plus ou moins de périls que l'armée a courus, tandis que nos
+aigles s'avançaient vers Lisbonne, Madrid grondait déjà sourdement
+pour annoncer cette terrible tempête qui <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> devait amener
+quatre cent mille Français dans cette belle Espagne, pour y trouver
+la mort.</p>
+
+<p>On sait déjà que ce n'était pas Charles IV qui était roi d'Espagne;
+il avait beau mettre au bas des cédules royales:</p>
+
+<p><i>Yo el Rey</i>,</p>
+
+<p>il n'était pas aussi roi dans la Péninsule que je suis maîtresse
+absolue dans ma maison. C'était Godoy.</p>
+
+<p>Ce Godoy, détesté, méprisé des Espagnols, ce Godoy qui, pendant vingt
+ans qu'il fut <i>privado</i>, ne sut même pas donner une loi heureuse à
+sa patrie... Pas un chemin, pas un pont, pas un arbre planté en son
+nom!... un silence de mort enfin couvrirait le nom de cet homme, si
+le cri de l'indignation ne s'élevait à côté de lui pour lui dire
+qu'il a fait le malheur de l'Espagne.</p>
+
+<p>Cette haine générale n'était pas seulement le fruit de sa position de
+favori. Cette place de <i>privado</i> n'avait pas toujours été occupée par
+un homme inhabile; le duc d'Olivarès<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>, le duc de Lerme, don Juan
+d'Autriche, le frère de Charles II, montraient, avec le comte de
+Campo-Manès, ce qu'on peut produire <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> avec la faveur, quand le
+bon grain tombe sur une bonne terre. Mais Godoy ne dut son avénement
+à <i>la faveur</i> du roi que <i>par celle</i> de la reine. Honte sur lui!
+criait la nation tout entière.</p>
+
+<p>Et c'est de cet homme que Don Eugenio Izquierdo était non-seulement
+l'agent, mais l'ami... Et on sait comment Izquierdo était reçu chez
+M. de Talleyrand!... Izquierdo!... lorsque je pense à cet homme, mon
+c&oelig;ur se soulève.</p>
+
+<p>Godoy fut l'homme fatal de l'Espagne bien plus que Napoléon. Je
+connais l'Espagne et je l'aime; j'ai bien étudié tous ses malheurs,
+j'ai remonté à leur cause, et je crois pouvoir affirmer que Don
+Manuel Godoy est la principale cause de toutes les infortunes de la
+Péninsule, sous quelque forme qu'elle ait été frappée.</p>
+
+<p>Le prince des Asturies abhorrait le prince de la Paix; j'ai entendu
+cette haine s'exhaler avec rage du c&oelig;ur de Ferdinand VII, en
+présence de mon mari et de la princesse sa femme<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>, lorsque je
+passai à Madrid pour aller à Lisbonne.</p>
+
+<p>Notre ambassadeur à Madrid, lors de la révolution d'Aranjuez, était
+M. le marquis de Beauharnais, <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> beau-frère de Joséphine;
+sa position était des plus difficiles. Il avait tout le tact et
+le talent nécessaires pour agir dans une semblable circonstance;
+mais que faire contre une double man&oelig;uvre qui agit sans que vous
+sachiez où sont ses mouvements? M. de Talleyrand avait ses rouages,
+ses fils, que faisait mouvoir Izquierdo, et M. de Beauharnais avait
+d'autres renseignements et presque d'autres ordres. Il se conduisit
+même avec une admirable modération, en rétablissant la paix entre
+le prince des Asturies et son père. Mais Godoy ne voulait pas de
+paix; il voulait, je crois, la mort du prince des Asturies. Je ne
+puis m'expliquer autrement cette rage haineuse qui l'animait contre
+l'infant. Enfin les choses en vinrent au point que le roi et l'infant
+portèrent la cause au tribunal de Napoléon.&mdash;Il donna raison au père.
+Le fait est que le père était un imbécile, le fils un méchant et
+Godoy le plus misérable des hommes. Quant à la reine, elle ne sut
+être ni épouse, ni femme coupable, ni mère, ni souveraine. Voilà les
+acteurs de ce drame si imposant joué à Bayonne en 1808.</p>
+
+<p>Les querelles devinrent sérieuses. On envoya des troupes en Espagne:
+ce fut une faute; nous n'en avions pas le droit... On a prétendu
+que Godoy, voulant emmener le vieux roi loin de <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Madrid
+pour le faire aller en Amérique, avait demandé des troupes afin de
+l'effrayer. Le fait est qu'Izquierdo partit en courrier de Paris et
+arriva à Aranjuez le mardi-gras. Il alla aussitôt chez Godoy... Il
+le trouva masqué, déguisé en moine, et faisant et disant toutes les
+folies qui passaient par sa pauvre tête. Izquierdo était un misérable
+niais, mais il avait assez de talent pour comprendre la gravité de
+leur position; il leva les épaules et fit bien.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, l'armée française, sous les ordres de Murat,
+franchissait les Pyrénées, et Murat entrait dans Madrid, où il
+fut mal accueilli. Murat n'était pas l'homme qu'il fallait aux
+Castillans, peuple sérieux, positif, austère, et l'opposé des
+fanfaronnades et des jactances de Murat.</p>
+
+<p>Il crut avoir pris l'Espagne pour lui; mais l'Empereur lui écrivit
+qu'il fût tranquille et qu'il <i>songerait à son affaire</i>. Alors
+se firent entendre les pleurs et les grincements de dents. La
+grande-duchesse de Clèves, de Berg et de Juliers n'était pas
+contente... Mon Dieu! quelle extravagance et quel délire!</p>
+
+<p>Quand Murat vit que l'Espagne n'était pas pour lui, il fit tout ce
+qu'il put pour faire perdre la couronne du royaume d'Espagne au
+pauvre Charles IV, et puis ensuite à tout autre qui <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> la
+prendrait, c'est-à-dire qu'il embrouilla tout, au point que personne
+ne s'y reconnut. Godoy, qu'on allait pendre, ne le fut pas, et
+l'on vit un petit-fils de Louis XIV solliciter à genoux de quitter
+une couronne, un royaume qu'il ne pouvait plus partager avec son
+<i>privado</i>, demandant pour toute grâce un dernier asile où ce <i>trésor</i>
+fût en sûreté. C'est alors que Murat, sur les recommandations
+<i>écrites</i> et <i>expresses</i> de M. de Talleyrand, rendit la liberté à don
+Manuel Godoy. Ceci était après la révolution d'Aranjuez.</p>
+
+<p>La nation fut furieuse. Godoy était tellement détesté, qu'on avait
+besoin de sa mort comme d'une expiation. Le peuple, les grands, la
+bourgeoisie, tous la voulaient et la demandaient par un seul cri.</p>
+
+<p>C'est alors que l'Empereur arriva à Marrac. Il manda les parties
+devant lui. Ferdinand arriva le premier, et fut suivi de son père et
+de sa mère, qui ne quittaient pas leur inséparable Godoy. On sait
+la fin de cette histoire, du moins dans sa première partie... M. de
+Talleyrand y parut peu en dehors, n'étant plus alors aux Affaires
+étrangères; mais M. le duc de Cadore n'était pas dans ce chaos,
+tandis que M. de Talleyrand y était tout entier. Ses partisans,
+depuis cette époque, en voyant le blâme universel s'étendre sur
+cette affaire, voulurent <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> le disculper, mais n'y purent
+parvenir; ils dirent seulement que s'il fût demeuré au portefeuille
+des Affaires étrangères, les choses se fussent passées plus
+convenablement.</p>
+
+<p>Les princes d'Espagne allèrent à Valençay, chez M. de Talleyrand
+même, et le roi Charles IV à Marseille, avec sa femme et <i>Manuelitto
+Godoy</i>. Quelle profonde étude à faire dans toute cette tragi-comédie,
+jouée et composée par ceux mêmes qui sont en scène!</p>
+
+<p>La conduite de Ferdinand VII, pendant sa captivité, lui fut, dit-on,
+suggérée pour le rendre méprisable aux yeux de ses sujets. Ceci est
+une de ces calomnies comme la méchanceté n'en fait que trop souvent.
+Ferdinand VII était un homme que j'ai connu, et qui n'avait nullement
+besoin d'être poussé pour faire des actions basses et indignes de
+son rang. Conspirant sans cesse contre lui-même, parce que ses
+tentatives étaient stupides; jouant ou faisant jouer la comédie,
+séduisant des maritornes dans les basses-cours du château, il laissa
+le duc de San-Carlos filer une plus noble passion auprès de madame de
+Talleyrand, qui, dit-on, ne lui fut pas cruelle; et lorsqu'elle vint
+à Paris et que nous y vîmes aussi le duc de San-Carlos, nous pensâmes
+que le duc s'était trompé. Mais la princesse ne l'entendait pas
+ainsi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> Une chose dont je n'ai pas parlé dans la première partie
+de cet article, c'est de la <i>petite Charlotte</i>. Qu'est-ce que
+Charlotte? Charlotte était une petite fille qu'un beau jour on vit
+apparaître dans le salon de M. de Talleyrand. Comme madame Grandt
+la caressait beaucoup, on crut qu'elle était sa fille et celle
+de M. de Talleyrand. Écoutez donc, il est de fait que la chose
+paraissait probable; mais ce n'était pas cela. Charlotte était fille
+de quelqu'un, parce qu'on a toujours une mère et un père. Le père,
+je n'ai jamais bien connu son nom, à moins qu'il ne s'appelât M.
+Charlotte; car la petite n'eut jamais d'autre nom, même quand au
+titre de mademoiselle on ajoute autre chose; on ne put trouver que
+mademoiselle Charlotte. Enfin, telle qu'elle était, cette petite,
+M. de Talleyrand en était idolâtre. Elle venait pincer les jambes
+du cardinal Caprara, qui lui souriait comme un martyr, parce qu'il
+venait de chez l'Impératrice, où les deux carlins lui avaient mis
+les jambes en marmelade. Elle touchait impunément à la coiffure du
+comte de Grandcourt; et un jour le comte de Bentheim l'ayant soulevée
+dans ses bras, elle lui ôta tout son rouge sans qu'il se plaignît.
+On connaissait son pouvoir sur M. de Talleyrand, et nul ne résistait
+à l'enfant. Mais le plus curieux, c'est que cette petite était
+aimée de madame de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> comme de son mari. Lorsqu'on
+avait dîné, Charlotte arrivait en se cachant derrière une immense
+coupe d'agate ou de porphyre, dans laquelle brûlaient des parfums.
+Une autre fois, elle arrivait habillée en Espagnole, en Polonaise,
+en Napolitaine, et puis elle dansait le boléro, la mazourka ou la
+tarentelle; M. de Talleyrand, alors, était dans le ravissement, et
+les applaudissements de tout le salon étaient plus vifs que ceux
+de l'Opéra pour mademoiselle Elssler. Le fait est que cette petite
+n'était pas jolie, avait des dents fort avancées, et ne dansait pas
+mieux qu'une autre; elle avait de plus l'air d'un chien habillé,
+avec son toquet sur l'oreille, et était parfaitement ridicule:
+elle m'a toujours fait cet effet au moins. J'ai parlé d'elle aussi
+longuement, parce qu'elle faisait partie du salon de M. de Talleyrand
+comme objet de curiosité. Si M. de Talleyrand avait davantage songé
+à l'avenir qu'il lui réservait, il aurait mis plus d'attention à la
+tenir dans un demi-jour convenable; mais en lui élevant un théâtre
+où il l'exposait, c'était lui donner la célébrité avec toutes ses
+conséquences.</p>
+
+<p>La cause de la disgrâce de M. de Talleyrand, c'est-à-dire du prince
+de Bénévent, est inconnue; on ne peut que la présumer. Le cardinal
+Maury, qui ne l'aimait pas et n'en était pas plus aimé, me <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span>
+disait un jour que l'Empereur était ennuyé de tout ce qu'on lui
+rapportait des bêtises de madame de Talleyrand.&mdash;Mais qu'est-ce que
+cela fait? demandai-je au cardinal?... le mari est-il solidaire des
+torts de sa femme?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Pourquoi l'a-t-il épousée?</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>Pourquoi, monseigneur? mais il ne l'a pas voulu. Ne savez-vous pas
+comment s'est fait ce mariage?</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Non vraiment, et ne m'en soucie guère.</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand reçut ordre de l'Empereur d'être marié dans huit
+jours; l'Empereur espérait que ce court délai ferait peur à M. de
+Talleyrand pour s'accoutumer à ce mariage, et qu'il ferait plutôt
+une alliance étrangère. Pas du tout, M. de Talleyrand n'osa demander
+conseil à personne, et le huitième jour au matin il s'avisa seulement
+d'en parler à M. de Narbonne; alors il n'était plus temps, et madame
+Grandt devint madame de Talleyrand le même soir...</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas d'un homme d'esprit cette conduite-là.</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>Je ne vous la donne pas pour telle, non plus; mais que voulez-vous y
+faire? Le fait est qu'il est difficile de faire plus de gaucherie que
+la pauvre femme n'en fait. Les ambassadeurs écrivent tous les jours
+des notes pour savoir si ce n'était pas <i>avec intention</i> que madame
+la princesse de Bénévent avait fait telle chose ou telle autre.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Était-ce avec intention qu'elle a demandé à Denon des nouvelles de ce
+pauvre Vendredi?... Elle le prenait pour Robinson Crusoé!</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>Allons! allons! la chose n'est pas prouvée... Et puis après tout...
+Tenez, monseigneur, je n'y crois pas.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Denon me l'a certifié encore avant-hier... C'est positif.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> MOI.</p>
+
+<p>Oui, malheureusement, car les étrangers se moquent de nous lorsqu'ils
+savent de pareilles histoires... Savez-vous celle du verre d'eau,
+monseigneur?</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Celle du verre d'eau! non, vraiment; et comme je suis très-friand de
+ces sortes d'histoires, je vous la demanderai.</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Tenez, voilà quelqu'un qui est un habitué du salon Talleyrand et qui
+vous la racontera à merveille.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE COMTE DE NARBONNE</span>, <span class="stage">qui entre.</span></p>
+
+<p>Qu'ai-je à dire, ma belle amie?... Une histoire? Vraiment, pourquoi
+ne contez-vous pas?</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Non, c'est l'histoire du verre d'eau de madame de Talleyrand. C'est à
+madame votre fille que la chose est arrivée.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p>
+
+<p>Oh! pardieu, l'histoire est des meilleures. Voici <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> le
+fait, monseigneur: M. de Talleyrand venait d'être nommé prince de
+Bénévent, chose heureuse et que je lui souhaite jusqu'à la fin de ses
+jours. J'ignore si Votre Éminence sait jusqu'à quel point madame sa
+femme est à l'affût de tout ce qui a rapport à l'étiquette et à la
+convenance des places et dignités... Et tenez, demandez à madame la
+gouvernante... elle peut vous le dire...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE CARDINAL</span> <span class="stage">se retournant vers moi.</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce donc que cette nouvelle aventure? Vous ne m'en avez pas
+parlé.</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>C'est que cela n'en vaut pas la peine.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p>
+
+<p>Comment! cela n'en vaut pas la peine! cela vaut son pesant d'or.</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Eh bien! monseigneur, vous saurez que madame de Talleyrand me fit
+écrire il y a huit jours par sa demoiselle de compagnie une espèce de
+lettre, de billet, je ne sais dans quel style ni dans quelle forme,
+sur du papier à ministre, pour me demander quel jour et à quelle
+heure je pourrais la recevoir. Je m'empressai <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> de répondre
+à cette demande d'audience un petit mot sur du papier à billet
+ordinaire, pour lui dire que je serais à ses ordres tous les jours
+jusqu'à la fin de la semaine. À une heure je la vis arriver avec sa
+demoiselle de compagnie, dans sa grande et lourde berline, avec deux
+grands valets de pied tout bleus et son cocher de même; la voiture,
+les gens, les chevaux, le contenu, le contenant, tout cela lourd et
+massif comme plomb. En arrivant, madame la princesse me fit une de
+ces révérences de présentation à laquelle je répondis par un bonjour
+amical, et prenant sa main je la conduisis à mon canapé; alors
+elle entama l'entretien. Que croyez-vous qu'elle venait me dire,
+monseigneur?... devinez!</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Elle venait vous demander conseil pour une parure.</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Au lieu de me demander conseil elle venait m'en donner.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>La bonne folie! Et sur quoi?</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Elle me dit que je ne me mettais pas en <i>gouvernante</i> <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> de
+Paris; que j'allais à l'Opéra coiffée en cheveux, et que cela n'était
+pas convenable.&mdash;Mais madame, lui dis-je, je n'ai que vingt-quatre
+ans!&mdash;N'importe. Tenez, si vous voulez sonner, je vais vous montrer
+<i>ce que je vous ai fait faire</i>.&mdash;Et sonnant elle-même, elle fait
+apporter un carton dans lequel était une façon de toque faite pour
+une femme de soixante-dix ans au moins, ornée de quatre plumes
+immenses posées comme pour un cheval de carrosse.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, dit-elle, une coiffure pour la gouvernante de Paris.&mdash;Et
+puis, je voudrais que vous fissiez reprendre les vieux usages. Ainsi,
+par exemple, les trois révérences avant d'arriver à la maîtresse de
+la maison... Je vous en ai fait une tout à l'heure.</p>
+
+<p>Et, retournant à la porte du boudoir, la voilà qui fait encore une,
+deux, trois révérences... De ma vie, je crois, je n'avais autant ri.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Je le crois, ma foi, de reste! Et que vous dit-elle ensuite?</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Elle me demanda si je voulais introduire chez moi cette coutume,
+<i>de me retirer</i>, les jours de réception, <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> en saluant mon
+monde pour rentrer <i>dans mes appartements</i>.&mdash;Oh! pour le coup, je
+me fâchai; et je pris la chose pour une mystification; mais, hélas!
+la chose n'était que trop vraie... Elle m'objecta les princesses
+s&oelig;urs de l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis altesse sérénissime, me dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Cela va pour vous, madame, lui dis-je; mais comme je ne suis pas
+encore <i>altesse</i>, même <i>altesse agitée</i>, je me bornerai à me lever
+quand on sortira, et à reconduire jusqu'à la porte de mon salon.
+Je ne le puis pour les jours de réception, parce que j'ai trop de
+monde, mais au moins je ne me retirerai que la dernière.&mdash;Après cette
+question, celle du verre d'eau eut son tour; quant à celle-là, je
+laisse la parole à M. de Narbonne, qui fut témoin comme moi, mais qui
+raconte bien mieux.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p>
+
+<p>Je ne vous contredis pas, parce que c'est malhonnête. Vous saurez
+donc, monseigneur, que lorsque madame de Bénévent, première du nom,
+comme madame Grandt fut altesse <i>sérénissime</i>, comme elle le dit
+elle-même, elle entreprit d'introduire les belles manières dans
+sa maison, comme si Talleyrand était un mal-appris ou qu'il fût
+né <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> d'hier; elle s'en alla donc questionnant Réchaud<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>,
+d'une part, et Robert<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>, de l'autre, et parvient à savoir que
+chez l'Empereur et chez les princes de sa famille <i>on ne demande ni
+on ne porte à boire</i> dans le salon où ils se trouvent. Ravie de sa
+découverte, et ne voulant parler de rien à M. de Talleyrand pour le
+surprendre agréablement comme pour ce pauvre Vendredi, elle choisit
+un jour de la semaine dernière où il y avait grand dîner et foule à
+être étouffé dans le salon de la rue d'Anjou, et elle donna l'ordre
+à Courtiade<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a> de ne donner à boire <i>à qui que ce fût</i>, à moins que
+ce ne fût elle, le prince... et puis réfléchissant, elle se demanda,
+à ce que j'ai su depuis, si le prince de Nassau ne pouvait pas boire
+devant elle... Elle trouva que la chose se pouvait... mais comme elle
+n'aimait pas le prince de Nassau, qui se moque d'elle avec Montrond,
+elle ajouta, en se reprenant dans son ordre à Courtiade:</p>
+
+<p>&mdash;<i>À moi</i> ou à Son Altesse le prince de Bénévent seulement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame, si l'on demande à boire? dit <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> Courtiade avec
+la prévoyance que devait faire naître la petitesse de l'appartement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! eh bien!... vous <i>mènerez boire</i> dans la salle à manger...</p>
+
+<p>Ma fille, madame de Braamcamp, avait dîné chez madame la gouvernante,
+qui lui proposa d'aller faire ensemble une visite à la princesse
+de Bénévent, et la divertit beaucoup en lui racontant l'histoire
+dont elle nous a fait fête tout à l'heure. Ces dames arrivèrent
+tard et trouvèrent à peine une place dans le salon; ma pauvre fille
+eut soif et demanda un verre d'eau, tout étonnée que les plateaux
+de rafraîchissements ne circulassent pas comme à l'ordinaire....
+Apercevant quelqu'un qu'elle connaissait intimement<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>, elle
+l'appela et le supplia de lui faire venir un verre d'eau...</p>
+
+<p>C'étaient surtout <i>les verres d'eau sucrée</i> que la princesse avait en
+aversion... Aussitôt qu'elle aperçut le petit plateau d'argent sur
+lequel Courtiade apportait le verre d'eau, car en apprenant qu'il
+était pour madame de Braamcamp, fille du meilleur ami de son maître,
+il avait passé outre; aussitôt, dis-je, que la princesse l'aperçut,
+elle cria de sa voix fausse et nasillarde:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> &mdash;<i>Je vous avais défendu d'apporter ici des verres d'eau.</i></p>
+
+<p>Ma pauvre fille devint rouge comme une cerise, et demeura fort
+surprise d'une telle attaque... Enfin, on alla souper lorsque la
+foule fut partie. Les femmes se mirent à table; Talleyrand, moi et
+quelques autres, nous quittâmes le jeu et vînmes nous établir autour
+de la cheminée... Quelques-uns de nous eurent soif, on demanda du vin
+de Madère et de l'eau.&mdash;Le valet de chambre qui apporta le plateau,
+fier de l'ordre du prince, levait ce plateau tant qu'il le pouvait
+devant la princesse. Aussi, en le voyant, elle s'écria du haut de sa
+tête:&mdash;Je vous ai défendu de porter des verres d'eau dans la pièce où
+se trouve le prince ou moi...</p>
+
+<p>&mdash;Princesse, dit le valet de chambre, ce n'est pas un verre d'eau...
+c'est de l'eau et du vin.</p>
+
+<p>&mdash;À la bonne heure, répondit la princesse en se rasseyant.</p>
+
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous le mot, monseigneur?</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Trop beau pour elle... oui, ce mot lui demeurera comme une chose
+<span class="smcap">D'ELLE</span>..., et j'en suis fâché, car il est de vous...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> Cette histoire donne l'idée de la manière dont madame de
+Talleyrand <i>tenait son salon</i>.... elle n'avait pas plus de mesure
+pour juger les gens. M. de Talleyrand, si fin, si plein de tact et
+de bonnes manières, souffrait, à la vérité, de cette continuelle
+souffrance d'avoir incessamment une femme à côté de soi qui vous fait
+rougir par ses bêtises.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p>
+
+<p>Mais je ne crois pas que l'Empereur rende Talleyrand responsable de
+tout ce qu'elle fait.</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>J'en répondrais; et puis, après tout, madame la princesse de Bénévent
+est très-bonne pour chacun, et elle a des partisans.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Vous verrez que ce diable de Millin aura fait une méprise avec sa
+vue basse; il aura pris l'Altesse Sérénissime pour une antique, et
+le voilà amoureux d'elle... Pauvre Millin, ce que c'est que d'être
+<i>presbyte</i>!</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>Mais je ne suis pas amoureux de madame de Talleyrand; c'est bon pour
+Grandcourt, ces pasquinades-là; <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> moi je suis trop vieux pour
+jouer au mardi-gras.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>C'est bien aussi ce que je disais, mon antiquaire; mais si l'on fait
+ce qu'on peut, on ne fait pas toujours ce qu'on doit.</p>
+
+<p>À cette époque, M. de Talleyrand avait une attitude fort mauvaise;
+l'Empereur s'éloignait de lui. On faisait revivre l'histoire du duc
+d'Enghien avec celle des Bourbons d'Espagne, et l'on disait qu'il
+voulait donc épuiser tout le sang des Bourbons qui coulait dans la
+grande veine politique de l'Europe, et qu'en vérité il y avait abus
+de sa part, après les gages qu'il avait donnés à la Révolution.</p>
+
+<p>Cette question du duc d'Enghien est encore toute neuve à discuter, et
+elle le sera toujours dès que Fouché n'a pas parlé sur le personnage
+mystérieux qui était à Paris en même temps que Georges et Pichegru.
+Mais laissons là ce sujet. M. de Talleyrand a trouvé moyen de jeter
+un voile aussi sombre sur cette mystérieuse histoire, qu'un épais
+linceul sur le malheureux qui mourut sa victime sur le rocher de
+Sainte-Hélène.</p>
+
+<p>Maintenant, M. de Talleyrand a-t-il conspiré longtemps avant 1814?
+je ne le crois pas. L'Empereur eut tort, probablement, de rompre
+aussi <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> violemment avec lui, et de lui faire une scène aussi
+cruelle la veille de son départ de Paris. Je sais que lors du départ
+pour Moscou, l'Empereur fut au moment de le rappeler au ministère; il
+est peut-être fâcheux que cela n'ait pas eu lieu. M. de Talleyrand
+ne haïssait pas l'Empereur, et il était bien vu des puissances
+étrangères, l'Autriche exceptée. La Russie l'aimait alors; je sais
+qu'en 1815 il n'en fut pas de même, mais l'Empereur Alexandre avait
+des préventions <i>pour</i> et <i>contre</i>: il y avait de grandes chances,
+du moins je le crois. Ainsi donc, lorsque l'Empereur n'emmena pas M.
+de Talleyrand à Varsovie, je le répète, je crois que ce fut fâcheux,
+et d'autant plus que ce fut M. de Pradt que l'Empereur emmena avec
+lui, pour en être mal servi dans ses derniers jours prospères, et
+caricaturé dans ses jours malheureux.</p>
+
+<p>Les malheurs vinrent encore plus vite que nos victoires n'avaient été
+rapides; le désastre de Moscou survint, et avec lui la ruine de la
+France.</p>
+
+<p>De retour en France, Napoléon, que son génie n'abandonna pas dans
+ces circonstances critiques, comprit tout ce que cet événement
+portait avec lui de chances funestes pour l'avenir... il assembla
+un conseil privé composé des ministres, des ministres d'État et de
+quelques grands officiers de sa maison, comme Duroc et Caulaincourt;
+M. de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> fut appelé à ce conseil. Interrogé par
+l'Empereur, il se prononça pour la paix; Cambacérès de même. Et ce
+fut le duc de Feltre, M. Clarke, qui osa dire en plein conseil,
+devant des témoins dont beaucoup vivent encore, que l'Empereur était
+<span class="smcap">DÉSHONORÉ</span> s'il abandonnait un pouce de terrain, ou une
+prétention!....</p>
+
+<p>&mdash;Voyez la conduite de cet homme pendant la Restauration!...</p>
+
+<p>Lorsque l'Empereur partit, et qu'il laissa Marie-Louise régente avec
+un conseil, M. de Talleyrand fit partie de ce conseil. J'ai parlé
+de l'étrange scène que l'Empereur fit à M. de Talleyrand la veille
+de ce même départ; je n'en rappellerai donc ici que quelques mots:
+l'Empereur reprocha à M. de Talleyrand de rejeter sur lui les fautes
+de l'affaire d'Espagne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous qui me les avez conseillées, monsieur, lui disait
+l'Empereur d'une voix tonnante; c'est vous qui m'avez présenté un
+traité qui était déjà presque fait entre moi et le Prince de la Paix
+pour le faire roi des Algarves: osez le nier!... Ce traité devait
+vous donner vingt millions.</p>
+
+<p>La colère de l'Empereur fut si forte enfin qu'il frappa M. de
+Talleyrand <i>au menton</i>... La scène fut des plus vives... L'Empereur
+eut tort.</p>
+
+<p>Demeuré à Paris, libre, surveillé seulement par <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> cet homme
+qui n'avait pas su se garder lui-même dans l'affaire de Mallet, M.
+de Talleyrand, l'âme ulcérée et vindicative, jura de se venger.
+L'Empereur aurait dû se rappeler son Machiavel et ne pas laisser
+derrière lui un ennemi libre.</p>
+
+<p>Pendant l'héroïque défense de la Champagne, M. de Talleyrand sut
+agir. Ses amis, et il en eut, du moment qu'il cria <i>vive le roi</i>,
+parmi les gens qui le repoussaient la veille, ses amis le soutinrent
+et de leur fortune, et de leur crédit dans les partis alliés, de tout
+ce qui enfin était en leur pouvoir. Aussi, lorsque le jour du 31 mars
+arriva, tout était prêt pour l'attaque du côté du drapeau blanc; rien
+ne l'était pour la défense des aigles de l'Empire.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand logeait alors dans son nouvel hôtel de la rue
+Saint-Florentin. Je savais qu'il y recevait tous les jours une
+nombreuse foule tout ardente pour arborer la cocarde blanche: madame
+de Dino s'y préparait la première, la duchesse de Courlande... Que
+nous voulaient ces femmes? Elles n'étaient pas Françaises.</p>
+
+<p>L'Impératrice quitta Paris. Si M. de Talleyrand n'eût pas été
+offensé, je suis certaine qu'il se fût opposé à son départ et à celui
+du Roi de Rome... Mais son parti était pris et le gant jeté, il
+fallait seulement trouver un moyen de ne pas partir.</p>
+
+<p>Bourrienne, ce misérable, comblé des bienfaits <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> de
+l'Empereur, et qui se dévoua à la honte et à la haine comme un autre
+à une noble conduite, trouva un moyen pour empêcher le départ de
+M. de Talleyrand; il fit aller à la barrière par laquelle devait
+sortir M. de Talleyrand un bataillon de garde nationale dévoué,
+avec des ordres secrets... M. de Talleyrand part et monte dans sa
+voiture; le duc de Rovigo, qui avait ordre de ne partir qu'après M.
+de Talleyrand, retourne alors chez lui, monte en voiture, et bientôt
+il est sur la route de Blois. Mais arrivé à la barrière convenue,
+M. de Talleyrand voit sa voiture entourée par un bataillon de garde
+nationale.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, vous ne partirez pas!</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, <i>laissez-moi faire mon devoir</i>. Je dois partir.</p>
+
+<p>&mdash;Non, monseigneur, vous ne nous quitterez pas!</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis!... mes amis, je vous conjure!...</p>
+
+<p>Et le résultat de cette comédie fut le retour de M. de Talleyrand
+dans sa maison, lorsque M. de Rovigo, comme un simple qu'il était,
+croyait en être suivi sur la route de Blois...</p>
+
+<p>On sait le reste...</p>
+
+<p>Lorsqu'on vit l'empereur Alexandre prendre l'hôtel de M. de
+Talleyrand pour y loger, la chose fut résolue, et on sut, avant
+qu'elle ne fût proclamée, quelle serait la forme du gouvernement
+qu'on allait avoir.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> TROISIÈME PARTIE.<br>
+SALON DE M. LE PRINCE DE TALLEYRAND.</h3>
+
+<p>Dès le 31 mars au soir, une députation partit de l'hôtel de M. de
+Morfontaine, de ce même homme qui, ayant épousé la fille de la nation
+et d'un régicide, aurait dû être plus silencieux dans son amour pour
+le retour d'une chose pour l'abolition de laquelle son beau-père
+avait donné sa vie. Cette députation partit donc de chez lui, et fut
+à l'hôtel de M. de Talleyrand trouver l'empereur Alexandre, qu'ils
+ne virent pas, mais bien M. de Nesselrode, qui faisait de grandes
+phrases à la reine Hortense d'un côté, et de grandes phrases aux
+royalistes de l'autre; enfin tout allait ainsi ce jour-là: ne nous
+plaignons pas, nous avons vu bien pis depuis!...</p>
+
+<p>Lorsque l'empereur de Russie entra dans le salon de M. de Talleyrand,
+il y trouva l'éternel Pasquin de M. de Pradt, le général Dessoles,
+qui crut bien beau de venger ce qu'il appelait l'offense de Moreau en
+frappant sur le héros souffrant, et l'abbé de Montesquiou, le seul
+pur dans ce salon et le seul loyal; ils demandèrent les Bourbons, et
+M. de Talleyrand appuya. Il parla d'abord et fit <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> parler
+l'abbé Louis et l'abbé de Pradt, ainsi que Dessoles.</p>
+
+<p>&mdash;Consultez ces messieurs, sire, dit M. de Talleyrand; <i>c'est
+connaître l'opinion de la France</i>.</p>
+
+<p>Ce mot n'a aucune portée en raison de son exagération.</p>
+
+<p>Enfin, dans l'une de ces séances, M. de Talleyrand se leva et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Sire, il n'est que deux choses possibles: les Bourbons ou
+Bonaparte; Bonaparte, si vous pouvez, mais vous ne le pouvez plus,
+car vous n'êtes pas seul. Qui mettriez-vous à sa place?... un soldat?
+Nous n'en voulons plus. Si nous en voulions un, nous garderions celui
+que nous avons, car c'est le premier du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, ou Bonaparte, ou Louis XVIII; hors ces deux noms, tout le
+reste est une intrigue.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand se conduisit avec une extrême adresse ou une grande
+loyauté... mais tout ce qu'il fit ensuite à Vienne a décelé la haine
+qu'il avait au c&oelig;ur. Je voudrais reconnaître la loyauté, mais je
+ne le puis... Il fut pour Bonaparte et les Bourbons avec égalité,
+mais dans ses paroles... L'un ou l'autre! disait-il toujours... Et
+ses actions démentaient ce qu'il disait.</p>
+
+<p>Ce fut dès le 31 mars, à une heure après midi, que l'empereur
+Alexandre, pressé par les uns et attiré <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> par M. de
+Talleyrand, signa la déclaration par laquelle il s'engageait à ne
+plus traiter avec Napoléon ni aucun membre de sa famille.</p>
+
+<p>Et le Roi de Rome, cet enfant innocent, que vouliez-vous donc qu'il
+devînt?... Et voilà ce qu'on appelle de la loyauté!...</p>
+
+<p>Lorsque les maréchaux vinrent de Fontainebleau à Paris, ils virent
+M. de Talleyrand dans son salon avant d'entrer chez l'empereur de
+Russie. M. de Talleyrand leur dit:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, que voulez-vous faire? Si vous réussissez, vous
+compromettez tous ceux qui sont entrés dans cette chambre depuis le
+1<sup>er</sup> avril, et le nombre en est grand. Je ne me compte pas; <span class="smcap">JE
+VEUX ÊTRE COMPROMIS</span>.</p>
+
+<p>Singulière parole!</p>
+
+<p>&mdash;<i>Louis XVIII est un principe</i>, avait-il dit la veille à Alexandre.
+Qu'est-ce que ce mot?... Voilà l'abus des phrases chez nous; en voilà
+une qui paraît bien ronflante en 1814, et qui en 1830 n'a plus le
+sens commun pour le même homme, comme elle avait cessé de signifier
+pour lui <span class="smcap">POUVOIR ET RICHESSE</span>; car le principe pour lui est
+dans ces deux choses.</p>
+
+<p>Le salon de M. de Talleyrand devait être un lieu bien fait pour être
+le sujet d'une profonde observation, pendant cette nuit où les
+maréchaux <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Macdonald, Marmont et Ney, ainsi que le duc de
+Vicence, étaient dans le cabinet d'Alexandre pour lui demander la
+régence au nom de l'armée! Le salon de M. de Talleyrand était alors
+rempli de cette foule inquiète qui avait jeté le gant et ne <i>le
+pouvait</i> plus ramasser; car ce n'était pas <i>la volonté</i> qui manquait
+à un homme comme Bourrienne, par exemple... Qu'allait dire l'empereur
+de Russie? Qu'allait-il prononcer?... Il régnait un silence profond
+seulement interrompu par les pas plus ou moins agités de ceux qui ne
+pouvaient demeurer assis et commander à leur inquiétude... Tout à
+coup la porte du cabinet de l'empereur de Russie s'ouvrit!... Ce fut
+un moment dramatique dans son effet... Hélas! s'il y avait eu dans
+cette chambre un seul ami de Napoléon, il eût à l'instant reconnu que
+toute espérance était anéantie... Aussitôt tous ces fronts obscurcis
+reprirent de la sérénité... Macdonald<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a> sortit le premier... sa
+tête, qu'il porte habituellement très-élevée, l'était encore plus en
+ce moment, et l'expression de toute sa physionomie était celle d'un
+noble mécontentement. <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> En le voyant, Beurnonville, cet homme
+que le <i>Moniteur</i> lui-même note comme ayant été le <i>révolutionnaire</i>
+le plus déterminé (ceci est <i>un fait</i>), Beurnonville alla vers
+Macdonald et voulut lui prendre la main:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi, monsieur, lui dit Macdonald; ne me dites rien... moi,
+je n'ai rien à vous dire. Vous me faites oublier une amitié de trente
+ans!...</p>
+
+<p>Un autre homme était à côté de Beurnonville, c'était Dupont. En le
+voyant, la physionomie du maréchal s'anima et sa voix devint plus
+sévère:</p>
+
+<p>&mdash;M. le général, lui dit-il, votre conduite envers l'Empereur et
+votre pays est aussi blâmable qu'elle peut l'être... Si Napoléon fut
+sévère pour vous, vengez-vous de lui... mais non aux dépens de votre
+patrie...</p>
+
+<p>La voix du maréchal était animée, et Caulaincourt chercha à le
+calmer...</p>
+
+<p>&mdash;Songez où vous êtes, M. le maréchal, lui dit le grand-écuyer.</p>
+
+<p>En ce moment, M. de Talleyrand, qui était avec l'empereur de Russie,
+sortit de son cabinet, et toujours avec ce même calme qu'il apportait
+en apparence avec lui, et cette voix ou plutôt ce <i>sotto voce</i> avec
+lequel il disait une parole légère, comme il annonçait la destruction
+d'un empire:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il aux maréchaux avec une intention <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span>
+méchante et comme parlant toujours à ces hommes du sabre, messieurs,
+si vous voulez <i>disputer</i>, descendez chez moi.</p>
+
+<p>&mdash;Cela serait inutile, monsieur, répondit le maréchal Macdonald, mes
+camarades et moi nous ne reconnaissons pas le gouvernement provisoire.</p>
+
+<p>Et aussitôt les trois maréchaux et le duc de Vicence sortirent de
+l'hôtel de M. de Talleyrand et se rendirent chez le maréchal Ney,
+pour y attendre la réponse de l'empereur de Russie, qui la leur avait
+promise après avoir vu le roi de Prusse.</p>
+
+<p>Comme cette scène dut être profondément saisissante!... quel
+dramatique dans les moindres mots! car ici tout était, dans le
+fait lui-même, dans cette destinée à laquelle tant d'autres
+se rattachaient, et que tant d'autres aussi cherchaient à
+ébranler.&mdash;Dans ce même cabinet de l'empereur de Russie était un
+homme que l'empereur Napoléon avait toujours comblé de bontés et
+de faveurs, bien qu'il fût l'ami de Moreau et presque l'ennemi de
+Napoléon; c'était le général Dessoles.&mdash;Qu'avait-il fait pour être
+plus que des généraux de division comme lui? Et pourtant l'empereur
+Napoléon fut pour lui ce qu'un grand prince, comme il l'était en
+effet, devait être.&mdash;Il en fut l'ennemi presque le plus acharné.&mdash;Il
+parle bien; il a même des formes douces, agréables; il est homme
+<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> du monde; mais tous ces avantages il les employa dans cette
+terrible nuit à faire naufrager en entier le vaisseau de l'Empire,
+comme si lui-même n'y était pas passager!...</p>
+
+<p>&mdash;La régence, sire! s'écria-t-il en entendant Macdonald prononcer ce
+mot; la régence! mais c'est Bonaparte déguisé!</p>
+
+<p>Macdonald fut au moment de lui répondre et de lui demander en même
+temps pourquoi donc il répudiait ainsi la gloire militaire de la
+France... Et cet homme, poursuivit Macdonald la voix tremblante
+d'émotion... et cet homme, qui nous a si souvent conduits à la
+victoire, devons-nous donc l'abandonner?...</p>
+
+<p>&mdash;Sire, poursuivit le maréchal, Votre Majesté a déclaré, tant en son
+nom qu'en celui de ses alliés, qu'elle n'était pas venue en France
+pour imposer un gouvernement à la France.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas seul, répondit Alexandre, je dois consulter le roi
+de Prusse.&mdash;Ceci est une circonstance des plus graves; je ne puis
+rien sans lui.</p>
+
+<p>Caulaincourt et Macdonald sortirent du cabinet de l'empereur de
+Russie le c&oelig;ur serré!... Il n'y avait plus d'espoir à conserver...
+trop d'ennemis se dressaient contre cette noble tête!... Ce fut cette
+décision que les maréchaux furent attendre chez le maréchal Ney.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> Cependant une grande inquiétude restait aux alliés et
+aux royalistes: c'était l'armée qui la causait.&mdash;On avait appris
+le mouvement <i>insurrectionnel</i>, comme on l'appelait, du corps
+de Marmont, et ce mouvement alarmait avec raison.&mdash;Marmont, qui
+était éloigné du corps d'armée lorsque le général Souham l'avait
+emmené, faillit être massacré par ses troupes lorsqu'il se présenta
+devant elles.&mdash;Les choses se calmèrent je ne sais comment, et la
+nouvelle vint que le corps d'armée du duc de Raguse avait quitté
+ses rangs.&mdash;J'écris le mot à regret, mais on n'a pas deux mots pour
+une même chose.&mdash;Je ne sais s'il est content de la manière dont
+Bourrienne lui fait sa part dans le chapitre où il parle de lui....
+mais elle est singulière.</p>
+
+<p>Bourrienne dit très-positivement que le corps de Marmont pouvait si
+facilement être imité par le reste de l'armée, que la plupart des
+membres du gouvernement provisoire furent dans une telle inquiétude,
+que <i>deux</i> furent presque au moment de partir. On envoyait de dix
+minutes en dix minutes, dit-il, des exprès de Versailles pour avoir
+des nouvelles, et aussitôt que le maréchal parut dans le salon de
+M. de Talleyrand avec la nouvelle funeste et même mortelle pour
+l'Empire, mais heureuse pour la Restauration, de ce qu'il avait
+fait, tout le monde s'empressa autour de lui et <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> l'embrassa
+avec une effusion de tendresse profonde.&mdash;On venait de sortir de
+table chez M. de Talleyrand.&mdash;Marmont arriva de Versailles, couvert
+de poussière, accablé de fatigue, et n'ayant pas dîné.&mdash;Il était
+harassé et il mourait de faim. Il était en ce moment le héros de la
+journée<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>. M. de Talleyrand dit avec vérité qu'il fallait le faire
+dîner <i>avant de le faire parler</i>.&mdash;Aussitôt on apporta une petite
+table dans le salon même de M. de Talleyrand, et le duc de Raguse se
+mit à dîner.</p>
+
+<p>Chacun de nous, dit Bourrienne, allait à lui pour <i>le
+complimenter</i>!...</p>
+
+<p>Une justice que je dois rendre au duc de Raguse, c'est qu'en 1814 il
+lutta pour que l'armée n'abandonnât pas les couleurs nationales, et
+il désira qu'on mît un article dans le <i>Moniteur</i> (en date, je crois,
+du 5 ou 6 avril) qui rassurât et fît voir qu'on garderait les trois
+couleurs. L'article fut rédigé par Bourrienne devant le maréchal,
+qui l'approuva. Le lendemain, on chercha l'article; il n'y était
+pas du tout, pas même <i>mutilé</i>.&mdash;Marmont se plaignit à l'empereur
+Alexandre, qui à son tour se plaignit <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> à M. de Talleyrand,
+qui se plaignit plus haut que tout le monde. Cela devait être.</p>
+
+<p>C'était une question grave que celle des couleurs... Que fit M. de
+Talleyrand? car c'était sur lui que tout portait dans ces journées
+si remplies de grands événements.&mdash;Il fit dire, à Rouen, au maréchal
+Jourdan, que le duc de Raguse avait pris et fait prendre la cocarde
+blanche à ses troupes: ce n'était pas vrai.&mdash;Le maréchal Jourdan fit
+un ordre du jour où il annonça que la couleur blanche était celle de
+l'armée, et il écrivit au gouvernement provisoire pour lui annoncer
+qu'il suivait <i>l'exemple du duc de Raguse</i>.</p>
+
+<p>Le même jour, le duc de Raguse arriva le matin même chez M. de
+Talleyrand...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! M. le maréchal, que faites-vous pour les cocardes? Il faut
+arborer la blanche.&mdash;Cela m'est impossible, monseigneur.&mdash;Il le faut
+cependant, dit le Méphistophélès; car vous ne pouvez donner deux
+drapeaux à l'armée! Tenez, lisez!</p>
+
+<p>Et il donna à Marmont l'ordre du jour de Jourdan.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai pas pris la cocarde blanche! s'écrie le malheureux
+maréchal, qui comprend toute la gravité de cette circonstance...</p>
+
+<p>&mdash;C'est fâcheux, j'en conviens, répond M. de <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> Talleyrand
+avec son flegme accoutumé; mais que voulez-vous y faire?... Le
+démentir? Ce sera cent fois plus fâcheux pour vous... Arborez le
+drapeau blanc, croyez-moi.</p>
+
+<p>Il le fallut bien!...</p>
+
+<p>Enfin l'abdication fut signée. L'Empire fut détruit par cet homme
+qui aurait pu le conserver, et qui, seize ans plus tard, travailla à
+renverser le même gouvernement qu'il avait nommé.</p>
+
+<p>Le 2 mai, le <i>Moniteur</i> contenait les nominations suivantes:</p>
+
+<p>Le prince de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères; l'abbé de
+Montesquiou, ministre de l'Intérieur; l'abbé Louis, aux Finances;
+<span class="smcap">le général Dupont, à la Guerre</span>! Malouet, à la Marine, et M.
+de Vitrolles, ministre secrétaire d'État... je ne sais de quoi.</p>
+
+<p>Voilà comment fut composé le ministère. Maintenant, je n'ai rien à
+dire qui ne soit connu sur le prince de Talleyrand au congrès de
+Vienne; il y montra plus de haine pour l'Empereur que d'amour pour
+la France, et son ambition fut trompée au moment des Cent-Jours,
+lorsque, conduisant l'intrigue qui ôta M. de Blacas, heureusement
+pour nous, à Louis XVIII, il chercha à prendre sa place. Louis
+XVIII, au désespoir de perdre son favori, ne voulut pas donner ses
+dépouilles à <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> M. de Talleyrand: il fut aussi fin que le rusé.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, apprenant que le Roi était seul et avait quitté
+Gand, se hâta, de son côté, de quitter Vienne aussitôt que le congrès
+fut terminé, et alla trouver Louis XVIII, qu'il joignit à une petite
+ville qu'on appelle, je crois, Roye. Arrivé le soir, il attendit
+que le Roi le fit demander... Rien!... la nuit s'écoule... toujours
+rien... Enfin, le matin, M. de Talleyrand apprend que le Roi va
+partir: il s'empresse de traverser la place qui le séparait de la
+maison où logeait le Roi, et, arrivé comme Louis XVIII était hissé
+dans sa voiture:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! M. le prince de Talleyrand, lui dit-il en l'apercevant, je veux
+vous dire quelques mots...</p>
+
+<p>Le Roi se fait remonter, et demeure un quart d'heure avec M. de
+Talleyrand. Ce terme écoulé, ils redescendent tous deux: l'un, porté
+par ses Haiducques; l'autre, traînant sa jambe... Lorsque le Roi fut
+dans sa voiture, il fit de la main un signe au prince de Talleyrand,
+et la voiture partit... Le prince retourna chez lui; en y arrivant,
+il trouva un ou deux affidés.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monseigneur, vous avez vu le Roi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'avez-vous trouvé? bien, j'espère?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et que vous a-t-il dit, monseigneur?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> Le prince de Talleyrand regarda d'abord, avec une fixité qui
+tenait du somnambulisme, celui qui lui avait fait cette question;
+puis il lui dit lentement et très-fortement accentué:</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a dit que les rois étaient tous des ingrats...</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> SALON
+DES PRINCESSES
+DE
+LA FAMILLE IMPÉRIALE.</h2>
+
+<p>L'Empereur ordonnait à tous ceux qui avaient une position dans
+l'État de beaucoup recevoir, et surtout d'inviter les étrangers de
+distinction. Il y avait alors à Paris deux ou trois maisons, dans
+ce que l'Empereur appelait <i>le camp ennemi</i>, où l'opinion contre
+l'Empire était prononcée avec une telle netteté que c'était avouer
+une bannière que d'y aller. Les étrangers n'en étaient pas là: aussi
+ceux qui s'ennuyaient à Paris, où leurs fonctions les retenaient,
+et qui en avaient fini avec les agréments de la société française
+lorsqu'ils avaient <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> été aux Tuileries les jours de grands
+cercles ou de spectacle à la cour, ne manquaient pas d'aller finir
+leur soirée chez la duchesse de Luynes, chez madame de Jumilhac ou
+bien encore madame de La Ferté, lorsqu'ils avaient admiré le beau
+coup d'&oelig;il que présentait la salle des Maréchaux, quand, éclairée
+par des milliers de bougies, elle était remplie de jeunes et jolies
+femmes, couvertes de pierreries et d'habits magnifiques, ainsi que
+d'une foule d'hommes dont les costumes resplendissants recevaient un
+nouvel éclat des plaques, des épaulettes, des ganses de chapeau, des
+montures d'épée, en diamants<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>.</p>
+
+<p>C'était une belle chose que cette salle des Maréchaux les jours de
+concert et de grands cercles, lorsque l'Empereur et l'Impératrice y
+passaient après le jeu: l'Empereur passait le premier, l'Impératrice
+le suivait, et puis venaient les princes et les princesses de la
+famille et les deux grands dignitaires. Ils se plaçaient tous dans le
+fond de la salle, du côté qui regarde le jardin... l'Empereur dans
+un fauteuil, <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> l'Impératrice à sa gauche, et ses frères, ou
+bien un des rois dont alors il ne manquait pas, à sa droite... Des
+deux côtés, sur des banquettes qui se prolongeaient jusqu'aux portes,
+étaient assises les femmes de la cour... Les hommes étaient derrière
+elles...</p>
+
+<p>Pendant le concert, l'Impératrice <i>composait</i> sa table de souper...,
+c'est-à-dire qu'elle désignait les femmes qu'elle voulait avoir à sa
+table, et son chambellan<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a> de service auprès d'elle venait vous
+dire de vous rendre à la table de l'Impératrice. Les princesses
+faisaient de même, et les officiers de leurs maisons remplissaient le
+même office; en prenant l'<i>Almanach impérial</i> de ce temps, et même
+des années 1805 et 1806, j'y vois des noms encore vivants aujourd'hui
+et qui s'acquittaient très-joyeusement de l'emploi que je viens de
+dire plus haut: ils doivent parfaitement se le rappeler.</p>
+
+<p>Le concert fini, on passait dans la galerie de Diane, où étaient
+dressées les tables pour le souper... celle de l'Impératrice, celles
+de la reine Hortense, de la reine d'Espagne et de la grande-duchesse
+de Berg, lorsqu'elle était à Paris... Quant à la princesse <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span>
+Pauline, sa mauvaise santé l'empêchait de venir aux Tuileries, et je
+ne crois pas me rappeler avoir vu sa table plus de deux ou trois fois
+dans tout le temps de l'Empire. Madame Mère n'allait jamais à la cour
+non plus; elle n'y vint qu'une fois ou deux, lors du mariage et du
+baptême, et, de toute manière, ce fut à son corps défendant.</p>
+
+<p>Après les tables des princesses, il y avait celle de la dame
+d'honneur, celle de la dame d'atours, et puis douze ou quinze autres
+pour les dames du palais; toutes ces tables étaient entourées de
+femmes ayant des roses sur la tête, le sourire à là bouche, et,
+avec tout cela, bien souvent des larmes dans les yeux: c'est que
+la vanité, qui partout est souveraine, tient surtout sa cour <i>à la
+cour</i>... Là, tout est faveur, tout est disgrâce... Un mot, un regard
+distrait du souverain ou de la souveraine, c'est un malheur! un
+malheur grave!.. Qu'on juge de ce que produit alors une invitation
+omise ou accordée!... La table de l'Impératrice n'avait que dix
+ou douze couverts, et celles des princesses, huit ou dix. Il n'y
+avait donc que soixante ou quatre-vingts femmes de préférées, et
+ce nombre, que pouvait-il faire sur huit cents ou mille femmes qui
+étaient aux Tuileries les jours de grands cercles..., encore faut-il
+ôter du nombre des Françaises les ambassadrices, qui, <i>de droit</i>,
+étaient <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> toujours invitées à la table de l'Impératrice ou des
+princesses. L'ambassadrice d'Autriche, même avant le mariage, était
+toujours à la table de l'Impératrice. On doit alors présumer combien
+de coups de poignard recevaient les pauvres femmes dont l'&oelig;il
+quêteur suivait le chambellan chargé du message!... Comme elles le
+foudroyaient lorsqu'il passait devant elles pour s'en acquitter!...
+M. de Beaumont, que son esprit aimable et la bonté de son c&oelig;ur
+rendaient un des hommes les plus excellents et les plus agréables à
+voir, était bien amusant à entendre lorsqu'il racontait comment le
+traitaient, dans ce cas-là, les yeux de la maréchale Lefebvre, qui,
+du reste, n'étaient beaux dans aucun moment... Aux ambassadrices,
+il faut ajouter sept à huit d'entre nous qui, par la position de
+nos maris, étions presque toujours à la table de l'Impératrice
+ou à celle des princesses. On voit alors combien les préférences
+étaient restreintes, et par cela même désirées! Le coup d'&oelig;il
+de la galerie de Diane, lorsqu'elle était garnie dans toute sa
+longueur de ses tables magnifiquement servies, au milieu desquelles
+s'élevait celle de l'Impératrice, chargée d'un service entier en
+or, entremêlé des porcelaines de Sèvres les plus précieuses, et de
+cristaux brillants comme des diamants, était ravissant... Les hommes
+circulaient <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> dans la galerie, mais lorsque l'Empereur y
+était resté, avec une grande circonspection, même ceux qui parlent
+aujourd'hui <i>du Corse</i> avec un grand courage d'insulte; ceux-là (je
+les ai vus, et je n'étais pas seule), étaient les plus craintifs,
+devant l'ombre même de son chapeau.</p>
+
+<p>Une belle chose encore à voir était la salle de spectacle des
+Tuileries un grand jour de représentation. Chaque corps de l'État
+avait sa loge dans laquelle allaient les femmes. Les maris étaient
+tous au parterre, quel que fût leur rang. Le corps diplomatique et
+les grands dignitaires demeuraient seuls dans l'étage supérieur, au
+même rang que nous et l'Empereur.</p>
+
+<p>Mais une année (1808), quelque curieux que fût le spectacle que
+nous donnaient l'admirable talent de Crescentini et celui non
+moins adorable du jeu tragique de la Grassini dans <i>Roméo et
+Juliette</i><a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> celui qu'offrait l'intérieur de la salle
+était encore plus curieux.</p>
+
+<p>La salle de spectacle du château des Tuileries forme une ellipse
+allongée; dans le bout circulaire est une sorte de salon ou de loge
+qui domine toute la salle, et dans laquelle l'Empereur se mit d'abord
+quelquefois avec l'Impératrice et la famille impériale; mais, cette
+année dont je parle, l'affluence des princes étrangers fut si grande
+à Paris, que ne pouvant leur donner de loges séparées, l'Empereur
+prit avec l'Impératrice les loges d'avant-scène, et abandonna la
+grande loge à tous les princes allemands. C'était d'abord le roi de
+Bavière, l'excellent prince Max, adoré de tout ce qui l'avait connu
+avant son élévation, à laquelle il ne pouvait s'attendre lorsqu'il
+vivait à Paris dans une compagnie qui certes n'était pas la première,
+mais qu'il aima toujours à retrouver; et sa main serra la main de
+Vestris<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a> avec la même cordialité que s'il n'eût pas été roi.
+Au fait, le vieux Vestris n'avait-il pas nommé son fils <i>le diou
+de la danse</i>! Il n'y avait donc pas <i>dérogeance</i>; avec lui était
+la reine <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> de Bavière, qui ne plaisait pas autant, il s'en
+fallait. C'étaient encore le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le
+roi de Westphalie, la reine, et puis une foule de princes allemands.
+Lorsque tout ce monde chamarré de croix et de cordons était dans
+cette manière d'immense loge avec les officiers de chaque souverain
+derrière leur maître, c'était véritablement un coup d'&oelig;il unique
+dans le monde, et qui depuis ne s'est pas renouvelé, car je n'appelle
+pas une même chose ce qui s'est renouvelé en 1814!...</p>
+
+<p>L'Empereur, si simple dans tout ce qui tenait à lui personnellement,
+aimait que sa cour fût brillante. Les ministres devaient recevoir
+selon sa volonté; mais soit qu'il y en eût dont l'humeur ne fût
+pas tournée à ce genre de dépense, je n'ai jamais vu une maison
+ministérielle, excepté celle de M. de Talleyrand et celle de M.
+de Bassano, qui fût ce qu'on peut appeler maison ouverte. Le duc
+d'Abrantès fut celui qui tint le premier un grand état sous l'Empire.</p>
+
+<p>Voulant donner du mouvement à sa cour, en même temps que de la
+représentation, l'Empereur imagina un moyen. Il ordonna à ses
+s&oelig;urs, aussitôt après le mariage du roi de Westphalie, de se
+partager la semaine et de donner un bal un jour fixé qui reviendrait
+à huitaine. La princesse Caroline avait les vendredis, la reine
+Hortense les <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> lundis et la princesse Pauline les mercredis.</p>
+
+<p>Les bals dont je parle étaient fort restreints. La liste de la
+princesse Caroline n'excédait pas, j'en suis sûre, trois cents
+personnes, trois cent cinquante au plus; et dans la galerie de
+l'Élysée et ses vastes salons, ce nombre n'était pas même assez fort
+pour qu'il y eût <i>la foule</i> nécessaire. Mais ce qui d'abord avait
+paru devoir être un défaut fut une chose dont ensuite on reconnut
+l'agrément. Ces bals, où presque toujours les mêmes personnes
+étaient invitées, furent avant la fin de l'hiver un point de réunion
+où chacun se trouvait avec plaisir; n'importe la femme à côté de
+laquelle on se trouvait, on causait avec elle, car on la connaissait
+et elle vous connaissait. Il en était de même des hommes; ils étaient
+non-seulement de la cour, mais de notre société intime, faisant tous
+partie des maisons des princes... L'Empereur avait vu les listes
+dans l'origine, et Duroc les revoyait encore de temps à autre pour y
+ajouter quelque nouvel élu.</p>
+
+<p>Que de jalousies! que d'intrigues! que de démarches pour obtenir
+d'être admis <i>une seule fois</i> dans ce que les exclus croyaient
+être, Dieu me le pardonne, un paradis... Les hommes étaient aussi
+solliciteurs que les femmes, et il existe encore aujourd'hui dans
+Paris un homme <i>qui ne peut</i> l'avoir oublié et qui m'écrivit trois
+billets depuis <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> onze heures du matin jusqu'à six pour savoir
+si j'avais pu obtenir une invitation pour lui...</p>
+
+<p>Ce fut dans l'hiver de cette même année que le prince de Neuchâtel
+se maria avec la princesse de Bavière. Elle avait un frère, le
+prince Pie, qui était la personne la plus comique du monde: il
+était moins grand que moi, parlait je ne sais comment, portait une
+perruque rousse et retapée comme un vieux gazon de la fin d'août,
+et pourtant il n'était pas vieux. Cet homme, ainsi bâti, avait la
+fureur non-seulement de danser, mais de danser avec moi, surtout le
+<i>grand-père</i>! c'était là son triomphe. Il avait alors un sourire
+gracieux et un clignement d'yeux qui avaient bien leur prix, ainsi
+que deux petites mains gantées de <i>gants de gastor</i>, dont les bouts
+se tenaient raides, ce qui allongeait ses mains d'un pouce au moins;
+cela ne l'empêchait pas de les agiter en arrivant à vous pour le
+balancé en signe de réjouissance... du reste, le plus digne, le plus
+excellent, le plus parfait des hommes... comme aurait dit Brantôme.</p>
+
+<p>Il arrivait quelquefois des histoires assez amusantes à ces bals des
+princesses. Un jour, la princesse Caroline, la grande-duchesse de
+Clèves et de Berg, certainement aussi jolie que pouvait l'avoir été
+son homonyme la princesse de Clèves, voulut faire un quadrille. Il
+y eut grand conseil à cet effet, <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> auquel furent appelées,
+comme étant alors de l'intimité de la princesse, plusieurs de nous
+qu'elle préférait aux autres femmes de la cour: c'étaient madame
+Regnault de Saint-Jean-d'Angély, moi, madame Duchâtel, la princesse
+de Ponte-Corvo, dont la Suède n'avait pas encore fait une reine,
+mademoiselle de Lavauguyon<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>, madame Gazani... et plusieurs autres,
+entre autres madame Alphonse de Colbert; elle était bien jolie et
+avait ce qu'elle a toujours, toutes les qualités qui font aimer une
+femme. Madame Adélaïde de Lagrange, dame pour accompagner de la
+princesse, remplissait l'office de greffier.</p>
+
+<p>Après beaucoup de costumes présentés, adoptés, discutés, rejetés,
+il en parut un qui semblait réunir tous les avantages et qui fut
+choisi, au grand plaisir des femmes à cheveux noirs. Ce costume
+venait, disait-on, du Tyrol: je veux le croire; le fait est qu'il
+était fort joli. Un voile de mousseline de l'Inde, très-claire,
+tenait à un petit bonnet de même étoffe, qui cachait les cheveux;
+c'était la seule chose du costume que je n'aimais pas, mais le reste
+était charmant. Le corsage était en même mousseline claire, mais
+souple, point empesée et <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> gaufrée à petits plis, ainsi que de
+longues manches fort larges et retenues au-dessus de la main par un
+petit poignet. Le corsage de dessus était formé par de larges bandes
+écarlates bordées en or et posées en manière de bretelles, et la jupe
+était en mérinos gros bleu, très-courte. Pour bordure, il y avait une
+large bande de laine blanche brodée de différentes sortes de fleurs
+bizarrement imitées dans lesquelles se trouvait de l'or en lames; les
+bas étaient rouges et les coins brodés en or.</p>
+
+<p>Ce costume eût été ravissant avec une autre coiffure, mais elle était
+trop lourde. Si nous n'avions pas su que la princesse Caroline se
+mettait très-mal habituellement, et surtout très-mal à son avantage,
+nous aurions été étonnés qu'avec une tête beaucoup trop forte pour
+sa taille, et son corps en général, elle choisît une coiffure qui
+augmentait encore le volume de sa tête; mais elle ne manquait pas
+d'avoir toujours quelque chose qui dérangeât l'harmonie de sa
+toilette. Par exemple, on portait des chéruskes<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a> dans les premiers
+temps de l'Empire; cette mode était des plus funestes aux épaules un
+peu hautes: qu'on juge de l'effet qu'elle devait <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> faire sur
+celles qui l'étaient beaucoup. Quelle que soit la mode, lorsqu'elle
+va mal à une femme, elle ne la prend pas ou elle la modifie: voilà ce
+qui fait dire qu'une femme se met bien ou mal; et non pas d'avoir une
+robe élégante faite par madame Camille, ou bien une autre faite par
+une couturière obscure.</p>
+
+<p>La princesse ne voulut pas, je ne sais par quel motif, que le
+quadrille se rassemblât chez elle. Ces dames dûrent toutes venir chez
+moi, d'où je devais ensuite les conduire à l'Élysée; nous étions
+seize. Aux femmes que j'ai nommées il faut ajouter la princesse
+de Bavière, qui n'était pas encore mariée; mais elle était alors
+ce qu'elle a toujours été et sera toujours, une bonne et digne et
+excellente femme. Tout le monde l'aimait à la cour, et je ne crois
+pas qu'on lui ait jamais reproché une tracasserie. Elle était
+prévenante, polie, ce que n'était pas madame la duchesse de F*****,
+sans que rien pût motiver son impertinence envers les femmes qui
+étaient autant et même plus qu'elle. En parlant d'elle, je crois
+qu'elle était du quadrille, sans en être sûre cependant.</p>
+
+<p>J'ai raconté, dans mes <i>Mémoires sur l'Empire</i>, comment, au moment
+de partir pour l'Élysée avec le quadrille, on vint m'avertir qu'une
+compagne portant notre <i>uniforme</i> me demandait un moment <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span>
+d'<i>audience</i>. J'ai dit comment, en entrant dans un petit salon
+assez peu éclairé, j'avais été saisie à bras le corps par une
+grosse et sphérique personne mise en effet en paysanne du Tyrol,
+comme nous, mais avec des épaules qui pour le coup n'auraient pas
+supporté la chéruske. J'ai dit encore comment cette personne, qui
+voulait paraître femme, n'était autre chose que M. le prince Camille
+Borghèse, dont j'eus toutes les peines du monde à modifier la grosse
+gaieté et surtout la tendresse; il était tellement persuadé que le
+temps du carnaval est un temps où l'on peut tout faire, que je ne
+sais s'il n'a pas voulu s'en aller courir les carrefours vêtu comme
+il était...</p>
+
+<p>&mdash;<i>È tempo di piacere</i>, criait-il comme un sourd, et pas du tout
+comme un prince, <i>è tempo di maschera!...</i></p>
+
+<p>Je n'ai jamais su pourquoi madame Adélaïde de Lagrange fit le bailli
+précédant toutes les jeunes Tyroliennes. Elle était, au reste, bien
+bonne et bien spirituelle avec sa grande robe noire, sa perruque
+magistrale et sa grande baguette blanche... Nous fîmes une fort belle
+entrée, après avoir pris dans nos rangs la grande-duchesse, que nous
+trouvâmes toute prête, ainsi que la princesse de Ponte-Corvo, qui,
+en raison de je ne sais pas quoi, se dispensait déjà de faire comme
+tout le monde, et n'était <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> pas venue chez moi se joindre
+au quadrille; il y avait déjà un parfum de royauté qu'elle avait
+probablement respiré, mais qui devait être pourtant en aversion à
+la femme du sévère républicain Bernadotte. Il est vrai qu'il avait
+déjà accepté le titre de prince et d'altesse sérénissime, comme M.
+de Talleyrand... Oh!... la république était alors bien loin pour ces
+messieurs.</p>
+
+<p>Après avoir dansé une ronde que Despréaux<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a> nous avait apprise,
+et qui était fort jolie, nous allâmes quitter nos costumes afin de
+mettre un domino, et nous promener dans le bal, non pour nous y
+amuser à intriguer les gens; ce n'est pas lorsqu'il y a seulement
+sept ou huit cents personnes dans un appartement, et surtout lorsque
+beaucoup d'entre elles sont démasquées, qu'on peut intriguer et
+demeurer cachée. La grande-duchesse crut apparemment que c'était
+une prérogative <i>princière</i> de n'être pas connue, car nous la vîmes
+reparaître un moment après, portant un costume, parfaitement fidèle,
+de facteur de la poste. Elle y avait ajouté une perruque rousse comme
+celle du prince Pie, et se croyait déguisée et masquée jusqu'aux
+dents, parce qu'elle avait barbouillé ses petites mains, qu'elle
+avait les plus <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> jolies du monde, comme tous les Bonaparte, au
+reste, même les hommes. Aussitôt qu'elle parut, nous la reconnûmes
+à l'instant. Elle avait alors une démarche facile à retrouver au
+milieu de mille autres; dès qu'elle eut fait un pas, je la reconnus.
+Elle avait des lettres dans son portefeuille de facteur, et elle les
+distribuait à ceux dont le nom était sur sa suscription. Cette idée
+était jolie pour un bal masqué à la cour; mais, pour cela, il eût
+fallu que les lettres ne continssent que des choses qu'on pût lire et
+entendre lire tout haut, même des malices, pourvu qu'elles fussent
+de bon goût. Le comte de M*********, du corps diplomatique résidant
+à Paris, ambassadeur, quoique fort jeune encore pour un emploi aussi
+difficile à soutenir en face de la terrible puissance qui s'élevait
+dans Napoléon, reçut une de ces lettres qui lui était adressée et
+qu'il eût mieux aimé recevoir chez lui, car, au fait, ce n'était
+probablement rien, et cela fit beaucoup jaser.</p>
+
+<p>L'Empereur s'amusait de ces bals et de ces mascarades-là, comme
+s'il eût été encore sous-lieutenant. Il était excessivement facile
+à reconnaître; sa démarche saccadée, et pourtant remarquable,
+parce qu'elle avait de l'expression, si je puis me servir de ce
+mot pour des pas comme je ferais pour des paroles, était connue,
+non-seulement de nous <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> toutes, mais des personnes qui
+n'étaient pas de la cour des princesses, et qui ne voyaient pas
+comme nous l'Empereur tous les jours. Sa prononciation avait aussi
+un caractère d'accentuation tout particulier que je n'ai connu qu'à
+lui et n'ai retrouvé dans personne, même dans aucun souverain<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>;
+elle le décelait autant que sa démarche. Mais comme le respect
+empêchait de témoigner qu'il était reconnu, il se croyait bien caché,
+et continuait à s'amuser, comme si le plus grand incognito l'eût
+entouré. Ensuite il n'aimait pas qu'on le reconnût, et le témoignait
+en ne reparlant jamais à la personne qui l'avait nommé. À une époque
+plus avancée que celle dont je parle maintenant, il rencontra madame
+Victor, depuis duchesse de Bellune, dans un bal déguisé; il la trouva
+fort belle, ce qu'elle était alors en effet, lui parla et lui dit
+des choses assez fortes sur des aventures arrivées en Hollande... La
+duchesse de Bellune crut faire merveille en se mettant à rire et en
+disant:&mdash;Ah! je vous reconnais bien: vous êtes l'Empereur!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! dit-il...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> Et, se levant aussitôt, il s'éloigna d'elle; et jamais
+depuis il ne lui parla dans un bal masqué.</p>
+
+<p>Il avait des mains, comme on le sait, vraiment charmantes, et dont
+une femme eût été jalouse. Ses mains devaient le faire reconnaître
+dans les derniers hivers; pour les mieux cacher, il mettait deux ou
+trois paires de gants. Ceci me rappelle un autre fait.</p>
+
+<p>On sait à quel point Isabey était amusant. Son charmant talent
+de peinture, ce talent européen, avec lequel il donnait de la
+ressemblance à un portrait dont l'original n'avait quelquefois ni
+beauté ni même d'agrément, et qui pourtant donnait l'idée d'une jolie
+femme, ce talent qu'il n'a transmis à aucun de ses élèves, n'était
+pas le seul en lui; son esprit était charmant de finesse et de
+gaieté. Il avait, ce qu'il a toujours, de la malice sans méchanceté
+et une rapidité de conception étonnante. L'Empereur l'aimait, et lui
+accordait même beaucoup de confiance. En voici une preuve.</p>
+
+<p>Connaissant Isabey, et sachant tout ce qu'il savait faire comme
+<i>mime</i> parfait, il ne douta pas qu'Isabey ne le <i>fît</i> lui-même comme
+il peignait pour les milliers de portraits qui se donnaient en
+Europe; en conséquence, il dit un jour à Isabey qu'il fallait qu'il
+se fît passer pour lui le lendemain <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> dans un bal déguisé des
+princesses. Isabey demeura confondu de la mission.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne me laissent jamais en repos, et Duroc, et Fouché, et
+Savary. Je ne me présente pas à un masque pour causer un moment,
+que je ne sois aussitôt entouré de cinquante personnes, parce qu'on
+a reconnu Savary et tous ceux qui font sentinelle autour de moi...
+Acceptez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Si j'accepte, sire! s'écria Isabey avec joie et bonheur... Mais,
+reprit-il ensuite, je crains qu'il n'y ait quelque chose qui s'oppose
+à ce que j'aie l'honneur de représenter Votre Majesté.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle raison?...</p>
+
+<p>Isabey avança ses deux mains sans parler, et semblait les montrer
+d'un air dolent qui fit rire Napoléon. Le fait est que les deux mains
+d'Isabey en auraient fait quatre comme celles de l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! vous avez raison; en effet, dit-il, nos mains ne se
+ressemblent guère... mais comment faire?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que j'ai trouvé un moyen, dit Isabey après avoir réfléchi
+un moment; et il rendra Votre Majesté encore plus difficile à
+reconnaître. Il faut que l'Empereur mette trois ou quatre paires de
+gros gants et même cinq si cela est nécessaire. Moi j'en mettrai
+également, mais seulement deux ou trois paires. Comme les deux
+masques <i>sosies</i> ne seront <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> pas près l'un de l'autre, on ne
+pourra comparer, et trouver celui qui est plus ou moins <i>ganté</i>.</p>
+
+<p>La chose réussit tellement bien, qu'il y a des gens qui certes
+connaissaient bien l'Empereur, et qui ont été dupes surtout des
+gants. Quant à la démarche, aux gestes, à la tournure, au portement
+de tête, tout était si bien observé que jamais on n'aurait reconnu
+Isabey pour être lui-même sous ce déguisement. Ce fut Duroc qui me
+découvrit le secret un jour, pour me préserver de l'Empereur, qui
+arrivait quelquefois comme une bombe auprès de nous et faisait les
+plus étranges questions... mais il me fit jurer de n'en pas parler,
+et, en effet, je n'en prévins personne, et ne nommai pas Isabey.</p>
+
+<p>Maintenant que la chose peut être connue, et qu'on peut donner à
+chacun ce qui lui revient, il me faut arrêter un moment l'attention
+sur la noble conduite de l'artiste, qui n'eut pas un <span class="smcap">SEUL</span>
+moment la pensée qu'il courrait un danger de vie et de mort.
+Non-seulement il ne l'eut pas alors, mais aujourd'hui elle ne lui
+est jamais venue. C'est d'un noble caractère. Eh bien! voilà encore
+un homme dont le type disparaît chaque jour, et c'est fâcheux...
+comme il jouait la comédie!... comme il improvisait un proverbe!...
+comme il faisait bien toutes ces charges qui réunissaient la gaieté
+et l'esprit, <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> et ne rappelaient jamais ni Tabarin ni ses
+pareils, mais faisaient oublier Dugazon et ses scènes les plus
+burlesques.</p>
+
+<p>Jamais je n'oublierai Isabey lorsqu'il sautait autour d'un salon, sur
+les <i>bras des fauteuils</i>, imitant un singe mangeant et épluchant une
+noix!...</p>
+
+<p>Et lorsqu'il avait le grand Lenoir pour compère! lorsque celui-là
+faisait le nain et l'autre le géant!... On ne savait quel était le
+plus comique des deux<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.</p>
+
+<p>Le jour de ce bal où le quadrille des paysannes du Tyrol fut dansé,
+pour revenir au sujet dont je me suis écartée pour parler d'Isabey,
+il y avait un autre quadrille, et cette seconde mascarade faillit
+amener la discorde comme dans le camp des Grecs.</p>
+
+<p>La reine Hortense était enceinte du prince Louis, celui qui a survécu
+à tous ses frères. Elle était, quoique d'une taille élégante et
+svelte dans son état naturel, tout à fait <i>tour</i> dans les dernières
+semaines de cette grossesse; cependant, comme <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> elle
+était toujours très-gaie, elle voulut aussi faire un quadrille:
+elle allait y renoncer, lorsqu'elle eut la pensée de se déguiser
+en vestale. C'était alors la plus grande vogue de l'opéra de <i>la
+Vestale</i>, dont le poëme est si dramatique et la musique si belle
+dans quelques parties. L'idée fut trouvée charmante et le quadrille
+eut lieu. Il était d'autant plus comique et plus <i>carnaval</i> que la
+vestale était enceinte de huit mois; cela rendait le supplice où
+elle marchait moins injuste. Une autre idée, que suggéra, je crois,
+M. de Longchamps<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>, secrétaire des commandements de <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> la
+grande-duchesse de Berg, fut de donner pour guide et pour chef du
+quadrille des vestales la Folie, mais en costume exact. Ce n'était
+pas aussi facile qu'on pourrait le croire de trouver une <i>folie</i> qui
+voulût revêtir un pantalon de tricot qui ne laissât pas deviner si
+une jambe était bien ou mal faite. Moi je prétendais, parce que je le
+croyais, que ce serait parce qu'on ne voudrait pas le laisser voir,
+la chose fût-elle même bien; mais je me trompais: il se trouva une
+charmante jeune fille, tout au plus âgée de dix-huit ans, qui revêtit
+les insignes de la folie sans se faire prier du tout. Elle était
+jolie comme un ange, et semblait bien plutôt faite pour rendre les
+gens fous d'amour pour elle-même que par le personnage mythologique
+qu'elle représentait. Cette jeune personne dansait dans une rare
+perfection toutes les danses de cette époque: le fandango avec ses
+castagnettes, les bacchanales de Steibelt avec le tambour de basque,
+la danse du châle avec une écharpe d'Orient, et pour en finir, le
+pas russe habillée en Cosaque; on voit qu'il ne manquait rien à
+l'éducation de mademoiselle Gui......t.</p>
+
+<p>C'était le nom de la jolie Folie...</p>
+
+<p>Maintenant il faut savoir, pour l'intelligence de ce qui va suivre,
+que le grand-duc de Berg, <i>fort beau cavalier</i>, comme aurait dit
+M. Prudhomme, <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> avait des yeux, non-seulement <i>bons</i> à voir,
+mais aussi fort excellents pour voir autour de lui ceux qui lui
+paraissaient dignes de converser avec les siens. Apparemment que
+ceux de la jolie Folie lui avaient paru réunir toutes les qualités
+requises, car elle avait excité au plus haut point la jalousie de la
+grande-duchesse, et lorsque son nom était prononcé devant elle, elle
+devenait toute autre qu'elle n'était habituellement, et savait fort
+bien imiter alors le <i>Jupiter Tonnant</i> de la famille.</p>
+
+<p>Elle venait de faire sa distribution de lettres comme un facteur bien
+à son affaire... On parlait même déjà dans le bal de l'effet que
+produisait l'arrivée du courrier. L'archichancelier avait une lettre,
+ainsi que M. de Talleyrand; on en était à parler sur ce courrier,
+dont quelques parties étaient étranges; on se demandait si le
+grand-duc venait d'envoyer de Madrid quelques dépêches importantes,
+que madame la grande-duchesse, pour plus d'exactitude, se croyait
+obligée de distribuer elle-même, lorsque tout à coup on entendit
+un bruit inusité, et en effet fort insolite, dans un palais comme
+le sien... C'étaient des mots, des injures même fort grossières...
+Les femmes sont curieuses... Nous voulûmes toutes savoir de quoi il
+s'agissait, et nous apprîmes que les sanglots que nous entendions
+étaient ceux de la jolie Folie, parce que <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> madame la
+grande-duchesse ne voulait et n'entendait pas qu'elle vînt faire
+<i>ses folies</i> jusque dans son palais... La grande-prêtresse plaidait
+pour <i>sa folie</i> comme une prieure ou une abbesse aurait prié pour sa
+nonne... Elle disait, avec assez de raison, qu'elle ne ramènerait
+jamais la Folie dans un lieu <i>si sage</i>, mais que puisqu'elle y était
+il l'y fallait laisser, ne fût-ce que pour cette nuit-là; mais la
+grande-duchesse n'entendait à rien: aussi donna-t-elle dans cette
+soirée-là une haute idée de sa sagesse et de son grand sens, par
+l'effroi qu'elle témoigna devant une simple marotte... On ne savait
+qu'imparfaitement que la jalousie en avait sa bonne part, et cette
+même jalousie eût-elle été entièrement connue, cette grande colère
+eût toujours paru très-étrange à des gens qui croyaient que depuis
+longtemps la grande-duchesse était plus forte et plus philosophe
+qu'elle ne le témoignait dans cette circonstance. Cela était-il
+vrai... ou voulait-elle seulement prouver qu'elle aussi était habile
+en diplomatie?</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, tout cela fit une sorte de petite scène où les
+deux belles-s&oelig;urs se parlèrent sur un ton un peu aigre-doux.
+La reine Hortense était fort irritée, et cela avec raison, qu'une
+personne venue avec elle fût accueillie de cette manière, quelle
+que fût la cause du mécontentement <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> de la grande-duchesse.
+Maintenant, voulez-vous savoir le résultat de cette belle affaire? le
+voici.</p>
+
+<p>La reine Hortense, suffoquée de ce qui s'était passé, tint conseil
+avec sa mère sur ce qu'on pouvait faire pour se venger de la
+grande-duchesse, qui avait ainsi méprisé la protection que toutes
+deux avaient accordée à mademoiselle Gu......t. La chose fut
+promptement résolue. L'Impératrice n'avait pas de lectrice; elle
+allait partir pour Bayonne avec l'Empereur: il fallait qu'elle obtînt
+de donner cette place de lectrice à mademoiselle Gu......t, ce qui
+fut exécuté avec la célérité de femmes qui veulent prouver à une
+autre femme qu'elles peuvent se venger si elles le veulent... Mais
+le résultat fut différent de ce qu'espéraient la mère et la fille.
+Mademoiselle Gu......t était charmante, comme je l'ai dit. Madame
+Gazani avait habitué l'Empereur aux belles lectrices; il fut donc
+charmé que l'Impératrice n'eût pas dérogé à l'habitude qu'elle en
+avait prise; mais il paraît qu'il témoigna son admiration un peu trop
+vivement. Je ne sais si ce fut à mademoiselle Gu......t, <i>à elle
+seule</i>, ou bien tout simplement à Joséphine. Ce qui est certain,
+c'est que la pauvre mademoiselle Gu......t pleura et sanglota de
+nouveau à Bayonne comme dans l'Élysée, et qu'elle repartit pour Paris
+avec la douleur d'être sacrifiée n'importe à quoi, n'importe à
+<span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> qui, mais enfin <i>sacrifiée</i>. Le fait est qu'elle était bien
+assez jolie pour n'être sacrifiée à personne.</p>
+
+<p>Il arriva dans le même temps une aventure assez comique... Vers
+le milieu de l'hiver, on partait déjà pour se rendre à Bayonne et
+à Bordeaux. Tout l'état-major du prince de Neufchâtel, qui était
+composé de jeunes gens les plus agréables de la cour et de Paris,
+était en course pour porter des ordres: M. de Canouville (Jules), M.
+de Pourtalès (James), M. Lecouteulx, M. de Flahaut, et dix autres
+encore... M. de Girardin seul demeurait, parce qu'il était le favori
+de Berthier. Mais nous étions dépourvues de danseurs.&mdash;Vous voilà
+bien embarrassées, dit l'Empereur à la grande-duchesse; faites
+engager des officiers de ma garde, ils en seront honorés et moi
+très-content.</p>
+
+<p>On dit au maréchal Bessières ce dont il s'agissait. Le maréchal, qui
+n'aimait pas les bals et ne s'en souciait guère, mais qui était exact
+au service et à l'ordre, fait venir deux ou trois colonels, et leur
+transmet celui de l'Empereur. Les colonels, rentrés chez eux, font
+absolument comme le maréchal, et comme le bal était pour le soir
+même, il fallait se dépêcher. On fit monter quelques ordonnances à
+cheval, et tout fut expédié avant midi.</p>
+
+<p>Mais en se hâtant, il y a toujours quelques parties qui manquent
+dans un tout, quelque peu <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> important qu'il soit. L'un des
+colonels, en faisant la liste des officiers qu'il jugeait les plus
+beaux de son corps, pour aller figurer dans un avant-deux chez la
+grande-duchesse le même soir, oublia complétement que l'un des
+capitaines désignés par lui trottait avec sa compagnie depuis deux
+jours sur le chemin de l'Espagne.</p>
+
+<p>Mais il avait une femme, ce capitaine. Cette femme, depuis qu'il y
+avait des bals chez les princesses et à la cour des Tuileries, ne
+laissait pas écouler un jour sans pleurer de ne pouvoir y aller.
+Elle se figurait que l'Élysée, par exemple, méritait réellement
+son nom, et qu'il était un lieu de délices et d'enchantement. Son
+mari, qui probablement savait que sa femme ne serait pas priée, ne
+l'avait jamais demandé. La chose en était donc restée là, lorsque
+tout à coup le billet d'invitation parvint à la femme. En le voyant,
+elle eut d'abord le regret qu'elle avait toujours, qui était de
+ne pas voir de près les merveilles qu'elle avait admirées des
+Champs-Élysées, le jour de la fête donnée par la princesse Caroline
+au roi de Westphalie, lors de son mariage avec la princesse Catherine
+de Wurtemberg. Sa seconde pensée fut que peut-être elle pourrait
+profiter de l'invitation de son mari. À la fête donnée au roi de
+Westphalie, il y avait quinze <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> cents personnes. Une femme,
+un homme de différence, qu'est-ce que cela? c'est bien égal! il
+doit y avoir toujours le même nombre de personnes...&mdash;Je me mettrai
+n'importe où, se dit-elle, je ne manquerai pas de danseurs, puisque
+<i>le régiment</i> est invité... j'irai. À peine eut-elle pris ce parti,
+qu'elle s'occupa de sa toilette... et Dieu sait si ce fut par là
+qu'elle nous amusa.</p>
+
+<p>Le bal était commencé depuis une demi-heure, lorsque tout à coup
+nous vîmes partir, avec la rapidité du tonnerre et la lourdeur d'une
+pierre, un homme et une femme qui commençaient leur tour de valse
+dans la belle galerie de l'Élysée où nous ne valsions jamais que
+trois ou quatre pour avoir toute liberté sans confusion. J'ai déjà
+dit que nous nous connaissions <i>toutes</i> parfaitement entre nous; les
+hommes des maisons des princesses et de celle de l'Empereur nous
+étaient également connus: qu'on juge donc de notre surprise lorsque
+nous vîmes une femme parfaitement inconnue, dont la tournure vraiment
+singulière, la mise encore plus étrange dans un lieu comme celui-là,
+où toutes les femmes étaient de la plus riche élégance, devaient
+faire nécessairement un grand contraste.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous qui c'est? demanda d'abord l'une de nous à l'un des
+hommes qui étaient derrière nos banquettes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> &mdash;Non, Dieu m'en garde!</p>
+
+<p>&mdash;Et le monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est un officier de la garde!</p>
+
+<p>C'était vrai; mais la manière dont lui et sa compagne valsaient était
+bien la plus comique chose qu'on pût donner à regarder. C'étaient
+des pas tantôt petits, tantôt immenses, et puis des regards, des
+sourires, et enfin des passes!... Ce furent les malheureuses passes
+qui les perdirent. La princesse, qui ne valsait pas, ou qui alors
+était au repos, avisa ces deux personnages; elle n'en reconnut aucun.
+Pour l'homme, elle n'en fut pas surprise; c'était un officier invité
+par ordre de l'Empereur. Mais la femme, qui était-elle?</p>
+
+<p>La princesse appela madame de Beauharnais<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>, sa dame d'honneur, et
+lui demanda compte de cette femme qui tournait comme un cheval au
+caveçon<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>. Madame de Beauharnais n'en savait rien, et ne pouvait
+dire comment elle était là. <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Elle répondit cela avec sa
+douceur accoutumée.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame, lui dit la princesse, à qui donc voulez-vous que je
+m'adresse pour savoir ce qu'on fait chez moi, si ce n'est à vous, qui
+êtes chargée du soin des invitations? Allez demander à cette personne
+son nom et de quel droit elle est ici.</p>
+
+<p>Madame de Beauharnais partit, assez mal contente de sa mission. Elle
+arriva auprès de la dame et de l'officier, et, profitant d'un moment
+de repos, elle demanda le nom de la danseuse à l'officier. Ce nom
+était celui d'un capitaine de la garde impériale. Aussi, la dame, qui
+comprenait l'appui de ce nom, se hâta-t-elle de dire elle-même:&mdash;Je
+suis madame ****, femme du capitaine de ce nom.</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je vous demander comment vous êtes ici?</p>
+
+<p>&mdash;Par une invitation de madame de Beauharnais, dame d'honneur de la
+princesse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, madame, qui suis madame de Beauharnais, et je n'ai pas
+eu l'honneur de vous envoyer d'invitation.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant mon nom est sur la liste, puisque j'ai une invitation.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur votre mari, oui; est-il ici?</p>
+
+<p>&mdash;Il est en Espagne, répondit la dame en tordant <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> le bout
+d'une ceinture orange et argent entre ses doigts, et en baissant les
+yeux; elle m'aurait fait de la peine, si je n'étais endurcie contre
+ces femmes qui s'exposent à une pareille scène pour dire: J'ai été
+dans un bal où étaient l'Empereur et ses s&oelig;urs!</p>
+
+<p>Madame de Beauharnais s'en fut rendre compte de sa mission. La
+princesse donna l'ordre <i>de faire sortir cette femme</i>... Ici la
+chose devenait toute différente, et <i>la capitaine</i> prenait le pas
+sur la princesse; elle le prit en effet lorsque, recevant l'ordre de
+s'en aller, elle répondit qu'elle était invitée, qu'elle ignorait
+si c'était une erreur de la dame d'honneur ou de son secrétaire,
+mais qu'elle avait son billet et qu'elle devait à son mari de ne pas
+se laisser mettre à la porte. Enfin, si ce n'eût été la tournure
+vraiment hétéroclite de cette femme, ses cheveux mal peignés et
+en serpenteaux, sa robe de crêpe blanc, mal faite, mal portée, sa
+tournure entière et sa figure... si ce n'eût été tout cela, je
+l'aurais prise en pitié. Le fait est quelle ne sortit pas tout de
+suite; on n'insista pas, quoique la princesse en eût bonne envie.
+L'Empereur ne vint que fort tard ce jour-là. S'il eût été là, <i>la
+capitaine</i> aurait valsé, dansé, et même dansé le grand-père<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>, tout
+autant qu'elle eût voulu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> Nous remarquâmes que lorsque <i>la capitaine</i> sortit, elle
+fut accompagnée par plus de sept à huit officiers <i>qui ne rentrèrent
+pas</i>. Je suppose que c'étaient des officiers du régiment de son
+mari...</p>
+
+<p>Les autres jours de la semaine, la grande-duchesse recevait aussi,
+mais elle n'avait pas un salon. Elle recevait quelques personnes qui
+étaient spirituelles <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> et <i>causaient</i>; car c'est une justice
+que je dois lui rendre, elle aimait ce passe-temps-là plus que celui
+des cartes. On m'a dit que depuis elle n'avait pas pu échapper à la
+maladie des femmes qui vieillissent et qui deviennent, dit-on, ou
+dévotes, ou joueuses, ou gourmandes... dévote... je ne crois pas;
+restent les deux autres choses...</p>
+
+<p>Les habitués intimes étaient, pour presque tous les jours, M. le
+comte de Ségur, le grand-maître, l'archichancelier, M. de Talleyrand,
+M. le comte Lavalette, le duc d'Abrantès surtout, et quelques hommes
+de la cour, quelques étrangers de haute distinction. C'est ainsi que
+le grand-duc de Wurtzbourg, qui par aventure devint amoureux des
+beautés et perfections de la princesse, chantait dans les petites
+soirées intimes... J'ai eu le bonheur d'entendre un duo, c'est-à-dire
+un nocturne chanté par la grande-duchesse de Berg et par le grand-duc
+de Wurtzbourg. C'est un souvenir à ne jamais perdre et à bien
+conserver pour un moment de grande tristesse: car Héraclite aurait ri
+en les écoutant, malgré le respect et la convenance.</p>
+
+<p>Ce qui n'était pas de même, c'était lorsque madame de Colbert (M<sup>me</sup>
+Alphonse) chantait: une bonne méthode, une belle voix, une jolie
+personne bien bonne et charmante, voilà ce qui était devant le
+piano...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> Les femmes étaient en petit nombre, quoique la
+grande-duchesse invitât plusieurs de nous à y aller habituellement;
+les invitations là n'avaient rien d'officiel et n'étaient que
+verbales. Madame Adélaïde de Lagrange, s&oelig;ur du marquis de
+Lagrange, et dame de la princesse, était une femme parfaitement
+spirituelle. Du reste, sa maison n'avait rien alors de
+très-remarquable. M. d'Aligre était poli, connaissait beaucoup
+d'anecdotes qu'on aimait à lui entendre conter; mais M. de Cambis et
+tout le reste, excepté M. de Longchamps, n'étaient remarquables ni en
+bien, ni en mal.</p>
+
+<p>Les mercredis de la princesse Pauline étaient singulièrement
+organisés. Sa maison était, comme formation, parfaitement agréable,
+et pourtant c'était la princesse qui recevait le plus mal et faisait
+le moins prospérer cette société renouvelée que voulait l'Empereur.
+La princesse était fort indolente sur tout, excepté sur sa toilette.
+Aussi dès le lundi elle ne s'occupait que de sa parure; le reste lui
+était égal. La composition de sa liste se faisait toujours avec Duroc
+comme celles de ses s&oelig;urs. Il fallait entendre Duroc lorsqu'il
+racontait toutes les gentilles mines, les câlineries qu'elle lui
+faisait pour faire rayer une femme plus jolie qu'elle ne la voulait.
+Elle était si charmante qu'il ne pouvait <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> la refuser;
+cependant son équité naturelle le faisait hésiter:</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi la rayer? y a-t-il jamais trop de jolies femmes?
+disait-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ne serai-je pas là, moi? Ne me verrez-vous pas tout à
+votre aise?</p>
+
+<p>Et la séduisante créature souriait en montrant ses dents perlées...
+et presque toujours alors la femme qui l'effrayait était rayée.
+Cependant elle avait auprès d'elle une bien belle personne, madame
+de Barral, qui était même sa favorite à cette époque. Madame de
+Barral était une femme aussi belle et aussi charmante qu'on puisse
+voir; un esprit fin, de la gaieté, de l'agrément et de la bonté.
+C'était une personne acquise de droit à la cour, car jamais on ne
+porta mieux le grand habit qu'elle ne le portait. Venait ensuite
+madame de Bréhan<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>, femme de beaucoup d'esprit, ayant des manières
+excellentes et en même temps fort agréables; sa figure et sa tournure
+étaient celles d'une jolie femme; sa taille était parfaite et bien
+proportionnée, son pied ravissant. Elle a un esprit remarquable,
+et tout ce <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> qu'elle dit porte un cachet d'originalité. Elle
+est peut-être un peu mordante, mais sûre, fidèle en amitié et bonne
+à aimer... et puis je trouve qu'en ce monde il faut souvent montrer
+qu'on a des dents pour ne pas sentir celles des autres.</p>
+
+<p>Madame la duchesse de Cadore, dame d'honneur de la princesse, était
+l'exemple des femmes, l'honneur de sa maison, le bonheur de son
+mari; mais elle n'était pas amusante, elle était même ennuyeuse et
+ne savait pas faire que notre princesse sût s'amuser comme tout le
+monde. La pauvre princesse avait du malheur en dames d'honneur, et
+madame de Cavour, son autre dame d'honneur pour au delà des Alpes,
+était encore moins gaie que madame de Cadore.</p>
+
+<p>Il y avait encore madame de Chambaudouin, favorite aussi de la
+princesse; je ne sais si elle était plus ennuyeuse <i>qu'autre chose</i>,
+ou <i>plus autre chose</i> qu'ennuyeuse. Venait ensuite madame de la
+Turbie, qui, depuis, épousa M. le duc de Clermont-Tonnerre. J'ai déjà
+dit dans mes <i>Mémoires sur l'Empire</i> tout le bien que j'en pensais.</p>
+
+<p>Une dame du palais de la princesse Pauline, qui était aussi bien
+belle, c'était madame de Mattis, mais seulement jusqu'à la ceinture.
+Elle avait le buste d'une femme de cinq pieds deux pouces, surtout
+la tête, qui était très-forte, et puis le reste <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> était de la
+hauteur d'un enfant. Le visage de madame de Mattis était lui-même
+d'un genre de beauté sévère; malgré cette admirable chevelure blonde
+qui semblait appartenir à la tête d'une Galatée. Rien ne donnera
+l'idée de ces magnifiques cheveux, pas même ceux de la duchesse de
+Guiche, qui, certes, étaient et sont encore bien beaux. Madame de
+Mattis fut très-aimée de l'Empereur et résista longtemps, ce que la
+princesse trouvait fort étrange.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous bien, madame, que l'on ne doit jamais dire <i>non</i> à une
+volonté exprimée par l'Empereur? et que <span class="smcap">MOI</span>, qui suis sa
+s&oelig;ur, s'il me disait: <span class="smcap">Je veux</span>, je lui répondrais: Sire,
+je suis aux ordres de Votre Majesté.</p>
+
+<p>Elle lui dit cela avec le ton solennel d'une aïeule qui prêcherait la
+morale à sa petite-fille.</p>
+
+<p>M. de Montbreton, premier écuyer de la princesse, et qui jadis avait
+été son ami <i>fort intime</i>, était toujours bon, aimable, le meilleur
+des hommes pour vivre habituellement avec lui, et en même temps pour
+le rencontrer comme homme agréable et spirituel. Je le connais depuis
+mon enfance, et je lui conserve une profonde amitié.</p>
+
+<p>M. de Clermont-Tonnerre, également écuyer de la princesse, avait une
+gaieté continuelle avec laquelle on est toujours un homme bon. Son
+esprit n'était pas supérieur, mais on causait avec lui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> Venait ensuite l'homme par excellence de la maison, et même
+de la société française alors; c'était M. de Forbin!... Quel être
+charmant était alors M. de Forbin!... que d'esprit... de talents,
+d'agréments sans nombre, que les autres hommes n'ont guère que
+partiellement et que lui réunissait! Une figure charmante ajoutée à
+ces dons du Ciel... et maintenant que reste-t-il de cette &oelig;uvre
+du Créateur?... Cette pensée fait bien mal!.. quel retour sur
+soi-même!...</p>
+
+<p>Les salons des princesses avaient tous un caractère particulier. Chez
+la grande-duchesse on y allait avec la crainte d'être jugée de deux
+manières: pour son maintien et pour son langage, pour tout enfin...
+Chez la reine Hortense, on y allait sans crainte... on y allait avec
+la certitude de s'y amuser... Mais chez la princesse Pauline, on s'y
+prenait huit jours d'avance pour savoir quelle toilette on aurait: la
+princesse ne portait son attention que là-dessus. Une fois je vois
+arriver à moi M. de Forbin, qui me dit avec une expression inimitable:</p>
+
+<p>&mdash;La princesse veut vous parler <i>immédiatement</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! qu'est-ce donc? Vous êtes bien sérieux!</p>
+
+<p>&mdash;Aussi la chose est-elle fort grave. Venez donc vite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> Comme la princesse ne me faisait jamais grand'-peur, je
+me remis bientôt, et en arrivant près d'elle j'étais toute prête
+à recevoir ce qu'elle allait <i>me communiquer</i>, comme disait M. de
+Forbin, et je me penchai vers son fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère Laurette<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>, me dit-elle, comment avez-vous pu choisir
+aussi mal que vous l'avez fait les fleurs de votre coiffure?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame, ce sont les mêmes que celles de ma robe.</p>
+
+<p>J'avais une robe de tulle jaune, doublée de satin jaune et garnie
+avec des touffes de violettes doubles, dans lesquelles il y avait de
+la poudre d'iris de Florence très-forte, ce qui donnait une vapeur
+embaumée à la robe lorsque je dansais...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien que ce sont les mêmes. Mais il ne fallait pas les
+prendre comme cela... il fallait garnir votre robe en scabieuses, par
+exemple. Vous deviez songer que des violettes artificielles dans des
+cheveux noirs comme les vôtres ont l'air de tripler vos boucles...
+Cela vous donne l'air dur... fi donc!... Promettez-moi de changer ces
+fleurs-là.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> &mdash;Oui, madame, lui répondis-je, fort amusée de cette
+puérilité d'enfant qui lui faisait prendre attention à des choses de
+cette nature.</p>
+
+<p>Ce qu'elle me reprochait, au reste, était vrai: rien ne sied plus mal
+que des violettes dans des cheveux noirs.</p>
+
+<p>Ce même jour, la princesse fit un effet vraiment étonnant au moment
+de son entrée dans le salon, tant elle était belle! Ce fut un murmure
+d'admiration... Elle portait une robe de tulle rose, doublée de
+satin rose et garnie avec des touffes de marabouts, retenues par des
+agrafes de diamants d'une admirable beauté... Les touffes de plumes
+étaient retenues par des rubans de satin rose qui partaient de la
+taille et flottaient sur la robe; le corsage était en satin avec de
+petites pattes tombant sur la jupe. Ce corsage était garni ou plutôt
+cousu de diamants; à chaque patte tombait une poire en diamants
+d'une eau et d'une taille admirables; les manches étaient en tulle
+bouillonné, et chaque bouillon formé par des rangs de diamants<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>
+qui le <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> serraient. Sur sa tête, il y avait deux ou trois des
+mêmes marabouts rattachés avec des diamants, et, pour contenir le
+paquet de plumes, était un bouquet de diamants posé sur la tige des
+trois marabouts.</p>
+
+<p>J'ai dit plus haut que chez la reine Hortense on n'avait aucune de
+ces craintes puériles, et c'est vrai. Elle était bonne, indulgente;
+si au contraire l'Empereur trouvait à blâmer, elle prenait la défense
+de l'opprimée: aussi nous y allions convenablement, mais ne craignant
+ni le blâme de la maîtresse du lieu, ni sa raillerie.</p>
+
+<p>Ses bals étaient charmants. Sa maison me semblait faite pour
+recevoir; on y trouvait tout ce qui amuse. Si par hasard on n'avait
+pas voulu danser, ou qu'on fût malade, on se mettait devant une table
+ronde dressée dans l'un des salons de la princesse, on y trouvait
+toujours des livres, des dessins, des couleurs, des gouaches, tout ce
+qui peut divertir des amis des arts. Pendant ce temps, la princesse
+dansait, à moins qu'elle ne fût dans l'état où elle était le jour de
+<i>la Vestale</i>. Alors, elle venait dans le salon où étaient la table et
+les aquarelles, elle s'asseyait à cette table et causait; et on ne
+s'en trouvait que mieux chez elle.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, tournez-vous un peu, que je fasse <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> votre portrait,
+disait-elle à une jeune femme nouvellement mariée et dont la timidité
+était si grande qu'elle devenait pâle au lieu de rougir quand on lui
+parlait. À la proposition de la Reine, elle devint pâle d'abord, et
+puis rouge, et enfin toute tremblante. Mais la Reine lui parla avec
+une telle bonté, un accent si doux, qu'avant un quart d'heure cette
+jeune femme causait et riait avec son peintre, qui ne pouvait plus,
+nous disait-elle ensuite en riant, la faire tenir tranquille.</p>
+
+<p>La maison de la reine Hortense était mélangée comme agréments.
+Plusieurs personnes étaient bien, quelques autres beaucoup moins,
+et d'autres pas du tout. Madame de Viry, la mère, était aussi
+ennuyeuse qu'on peut l'être; quelques autres aussi dans les dames
+pour accompagner: je n'en excepte que madame de Broc, madame de Lery,
+madame d'Arjuzon, et mademoiselle Cochelet, dont l'amère laideur
+ne l'empêchait pas de se coiffer en bacchante et à la Camille des
+<i>Horaces</i>; mais elle avait beaucoup d'esprit; elle était lectrice.</p>
+
+<p>Mais les bals du lundi, chez la reine Hortense, dépendaient peu, pour
+leur agrément, des personnes de sa maison. Elle était elle-même la
+plus charmante maîtresse de maison, faisant attention aux femmes qui
+étaient mal placées pour qu'elles fussent mieux, veillant à ce que
+les hommes fissent <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> danser les jeunes filles, qui souvent
+dansaient moins que nous, qui étions jeunes d'abord et puis ayant
+une maison et recevant, ce qui, au bal, nous le savons toutes, nous
+faisait inviter de préférence à des femmes beaucoup plus jolies que
+nous.</p>
+
+<p>Il y avait aussi dans l'hiver des bals d'enfants dont les jeunes
+princes faisaient les honneurs. Nos enfants y allaient déguisés, ils
+étaient charmants... Mes filles y furent un jour; l'aînée, qui alors
+était déjà une ravissante créature, était habillée comme mademoiselle
+Mars dans <i>la Jeunesse de Henri V</i>, et sa s&oelig;ur en petit page. Ces
+deux costumes eurent un grand succès.</p>
+
+<p>C'était ces jours là que la Reine était bonne et faite pour être
+aimée! Elle était là comme la mère de toute cette jeunesse qui
+tourbillonnait autour d'elle! On tirait une loterie pour les enfants
+où tous les numéros gagnaient; elle y présidait, dirigeait les lots,
+changeait ce qui ne plaisait pas, et devenait mère de chaque enfant
+pour lui donner une joie. Combien mon c&oelig;ur se serre en pensant
+à l'exil<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a> d'une personne qui ne fit jamais que du bien, qui ne
+provoqua jamais un sentiment, je ne dis pas de haine, mais seulement
+répulsif!... Toujours de l'amour et du respect!... et pourtant elle
+<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> est bannie de sa patrie! et dans quel moment...? lorsque sa
+santé détruite réclame l'air de la patrie, le seul où l'on respire la
+vie!</p>
+
+<p>Dans l'année 1814, dans ce même moment où elle sut prouver qu'elle
+pouvait être à la fois aussi bonne qu'aimable, et courageuse, et
+grande, la reine Hortense, sachant que l'empereur de Russie était
+venu chez moi, me demandait assez souvent d'aller chez elle, ne
+voulant pas lui donner des figures nouvelles. Un soir, nous étions
+fort peu de monde, la conversation tomba sur le talent de conter; la
+Reine contait à ravir, et, sans lui faire un compliment qui pouvait
+être plat en le lui adressant à elle-même, nous lui dîmes qu'elle
+serait bien aimable de nous raconter quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit-elle, je ne suis pas assez pénétrée d'un sujet, quel
+qu'il soit, pour entreprendre de raconter ce soir; il n'est pas
+toujours temps pour l'esprit de conter. Mais ce qui aurait surpris
+Votre Majesté, ajouta-t-elle en s'adressant à l'empereur de Russie,
+c'est d'entendre raconter une chose intéressante à l'Empereur, ou
+bien de lui entendre improviser une histoire.</p>
+
+<p>L'empereur de Russie sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous que je ne connaisse pas cette charmante variété de son
+esprit? croyez-vous donc qu'il ne m'a pas charmé autant qu'il le
+pouvait?... <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> Je l'ai entendu un jour à Tilsitt raconter à la
+reine de Prusse un fait arrivé, disait-il, dans les montagnes de la
+Corse. C'était un homme qui se vengeait à la fois d'une maîtresse
+infidèle et d'un ami perfide. En vérité, je vous jure qu'il fut
+terrible au moment de la catastrophe... Plus tard, à Erfurth, étant
+seulement avec le malheureux Duroc, Talma et moi, Napoléon improvisa
+une histoire dont le sujet était pris dans l'histoire d'Orient, et où
+il fut admirable. Ce fut ce jour-là que Talma s'écria: Mon Dieu, où
+sont donc les imbéciles qui disent que je vous donne des leçons de
+pose et de diction? j'en recevrais plutôt de vous, sire!</p>
+
+<p>&mdash;Il ne vous a jamais raconté une histoire italienne? demanda la
+Reine.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit l'empereur Alexandre, voilà tout ce que je connais de
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, sire, je veux que vous entendiez le conte de Giulio,
+dit la Reine; il fut improvisé à la Malmaison, comme la duchesse
+d'Abrantès peut vous le certifier; elle était avec moi ce même jour
+où l'Empereur raconta cette histoire, qui, du reste, est vraie pour
+le fond, et le fait principal du meurtre et de sa cause s'est passé
+dans un couvent<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a> de Lyon. La galerie venait d'être terminée, et
+on s'y <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> tenait presque tous les soirs; l'Empereur, lorsqu'il
+était de bonne humeur, aimait beaucoup ce qui était extraordinaire;
+il aimait à faire impression, et c'était presque toujours sur nous,
+pauvres femmes, qu'il aimait à exercer son pouvoir.&mdash;Il y a aussi
+l'histoire d'un élève de Brienne; elle est aussi tragique que celle
+de Giulio, et comme elle est vraie, elle nous cause toujours une
+grande émotion... Mais celle de Giulio était terrible!.. Je l'ai
+assez présente, et, si vous me soutenez, mesdames, Sa Majesté aura
+l'histoire entière...</p>
+
+<p>Nous nous rapprochâmes de la table ronde autour de laquelle nous
+étions déjà tous; on enleva deux lampes et on n'en laissa qu'une,
+sur laquelle encore était un abat-jour. Il est vrai de dire que
+l'Empereur prenait ainsi toutes ses mesures probablement pour obtenir
+plus d'effet.</p>
+
+<p>La Reine commença:</p>
+
+<p>C'était pendant une soirée d'automne; nous étions rassemblés à la
+Malmaison dans la grande galerie, et assez tristes du mauvais temps.
+L'Empereur, qu'un ciel gris et orageux impressionnait aussi, sentit
+le besoin de rompre le charme qui agissait sur nous; il dirigea la
+conversation, et bientôt elle tomba sur l'amour et ses effets. Ma
+mère parla de l'amour des créoles; madame la duchesse d'Abrantès,
+de celui de l'Espagne, <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> d'où elle revenait pour la première
+fois<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, et moi de l'amour dans notre belle France. Mais l'Empereur
+nous imposa silence à toutes, et nous dit d'écouter l'histoire qu'il
+avait à nous raconter; ensuite nous verrons, dit-il, quel est le pays
+qui produit les passions les plus violentes... Écoutez.</p>
+
+<p>Et se plaçant au milieu de la galerie, il commença son récit:</p>
+
+<p>Un jour, il parut à Rome un être mystérieux dont l'âge, le nom, et
+le sexe même, furent d'abord inconnus; les bruits les plus étranges
+circulèrent bientôt dans la ville sainte. Les Romains aiment le
+merveilleux; ils voulurent voir dans cet être bizarre de forme, et
+dans ses m&oelig;urs habituelles, un objet sur lequel l'inquisition
+devait avoir les yeux. Bientôt la curiosité redoubla; la foule visita
+le quartier désert où cet individu s'était retiré, dans le palais
+Gandolfo, demeure solitaire et ruinée où jamais un être vivant
+n'avait choisi sa demeure.</p>
+
+<p>Un seul serviteur, silencieux comme son maître ou sa maîtresse, était
+le compagnon de l'habitant du palais Gandolfo; il sortait seulement
+pour aller aux provisions, puis il rentrait, et de huit jours l'herbe
+qui croissait entre les pierres des galeries abandonnées n'était
+foulée par un pied humain.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> Un jour, le bruit se répandit que le mystérieux inconnu
+dévoilait l'avenir, qu'il prédisait, enfin, et que ses prédictions
+étaient effrayantes presque toujours pour ceux qui allaient les
+chercher.</p>
+
+<p>Quelque voilée que fût la personne de la sibylle, cependant on
+finit par trouver qu'elle était femme, ou du moins que les indices
+qui révélaient qu'elle était femme étaient suffisants.&mdash;Bientôt sa
+renommée fut grande: on ne parlait plus que de la <i>sibylle</i>. Ce nom
+lui resta.</p>
+
+<p>Deux jeunes Romains vivaient alors à Rome dans toute la douceur d'une
+sainte amitié: l'un se nommait Camille, l'autre Giulio; tous deux
+jeunes, tous deux beaux, tous deux riches de cette espérance qui rend
+l'âme si radieuse à vingt ans. Camille, brave et déterminé, voulut
+aller aussitôt chez la sibylle; Giulio, plus timide ou plutôt plus
+craintif, redoutait l'avenir et ne voulait pas avancer le moment où
+cet avenir se dévoilerait à lui. Il refusa longtemps. Enfin Camille
+l'entraîna, et un soir, au moment où le soleil se couchait sur le
+mont Quirinal, les deux amis franchissaient la porte redoutée du
+palais de la sibylle.</p>
+
+<p>En entrant dans les vastes cours dont les dalles de marbre
+résonnaient sous leurs pas, ils ne virent pas un être humain venir
+à leur rencontre. Giulio <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> sentait ses jambes fléchir sous
+lui... son front était humide et brûlant... il souffrait... mais
+attiré par un charme qu'il ne pouvait vaincre, il suivait Camille au
+travers des vieilles chambres, des salles désertes et des décombres
+du palais maudit.</p>
+
+<p>Tout à coup, en traversant une galerie, les deux amis furent arrêtés
+à la vue d'un immense rideau noir qui la partageait; au moment où ils
+entrèrent dans cette pièce, une voix d'une douceur infinie prononça
+ces mots:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez connaître votre sort, jeunes gens, passez derrière
+ce rideau... mais auparavant, préparez-vous par la prière à cet acte
+solennel.</p>
+
+<p>Involontairement Giulio tombe à genoux et prie. Camille s'incline
+légèrement; puis il se relève, et mettant la main sur son poignard,
+il écarte le rideau qui s'ébranle sous sa main et, se séparant tout à
+coup, leur laisse voir le sanctuaire qu'ils étaient venus chercher.</p>
+
+<p>Au mouvement de son ami, Giulio s'était relevé et se disposait à
+le suivre, en mettant comme lui la main sur son poignard; mais la
+surprise qu'ils éprouvèrent tous deux fit retomber leur main à leur
+côté.</p>
+
+<p>Ils ont enfin devant les yeux l'être mystérieux qui défie toutes les
+recherches depuis bien des mois dans la ville de Rome... C'est une
+femme!... <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> elle est jeune... belle même... ou du moins elle
+le serait, sans une pâleur de la tombe, une fixité dans la prunelle
+de ses yeux qu'elle tient ouverts et attachés sur les deux amis. Ses
+traits sont beaux; mais cette pâleur cadavéreuse glace la pensée qui
+est à côté du mot de beauté, et l'effroi est le seul sentiment que
+les deux jeunes gens éprouvent en la voyant.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous de moi? leur demande-t-elle avec cette même voix
+harmonieuse qu'ils avaient entendue.</p>
+
+<p>&mdash;Connaître notre sort, répond Camille, plus hardi que son ami....
+Giulio baisse les yeux sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous? dit la sibylle...</p>
+
+<p>Giulio veut parler, sa langue glacée ne peut articuler un mot; enfin
+il prononce à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux rien savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Téméraire! dit la pâle et belle créature... ne sais-tu pas que
+tout mortel qui franchit ce noir rideau doit venir à ma science et
+partager la punition que Dieu m'infligera pour avoir osé pénétrer
+dans ses décrets?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vais, si vous le permettez, dit Camille, passer le premier
+devant votre intelligence. Giulio sera plus assuré à mon retour.</p>
+
+<p>La sibylle fronça son noir sourcil sur son front <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> d'ivoire
+et parut hésiter un moment; mais en remarquant la terreur visible de
+Giulio, elle parut le prendre en pitié, et, faisant un geste de la
+main à Camille, elle disparut avec lui derrière une vaste draperie
+noire qui masquait une autre partie de la galerie. Quelques instants
+suffirent pour la conférence de Camille et de la sibylle; il revint
+auprès de son ami le sourire sur les lèvres.</p>
+
+<p>Mon horoscope est des plus heureux; mais elle n'a pas fait un
+grand effort de science pour me le révéler. Elle m'a <i>prédit</i> que
+j'épouserais ta s&oelig;ur Giuliana, et que notre mariage serait
+seulement retardé par une cause légère... Comme notre contrat est
+déjà signé et que la ville entière le sait, la sibylle travaillait à
+l'aise!... N'importe, va, mon Giulio, je t'attends; bonne chance!</p>
+
+<p>Giulio gagne en chancelant le lieu où l'attend cette femme étrange,
+dont le rapport d'elle à lui est si terrible et si influent... Cette
+draperie légère que sa main soulève lui semble être de plomb!...
+Enfin il disparaît, et les longs plis de la noire et lugubre draperie
+retombent et l'enveloppent comme un linceul.</p>
+
+<p>Pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la
+partie séparée de la galerie où la sibylle était avec Giulio...
+Tout à coup un cri perçant vient frapper l'oreille de Camille.
+Il s'élance, <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> son poignard au poing, et trouve Giulio à
+genoux, les cheveux hérissés, les yeux hagards et attachés sur la
+sibylle, qui, debout devant lui, une baguette de saule à la main,
+ornée de bandelettes noires, et toujours avec le même calme et le
+même regard atone, prononçait des mots incohérents dont Camille ne
+put saisir le sens; le seul qu'il entendit fut <span class="smcap">MEURTRE</span> et
+<span class="smcap">SACRILÉGE</span>, amour sans bornes!...</p>
+
+<p>À la vue de Camille, la sibylle parut courroucée:&mdash;Qui vous a
+demandé? lui dit-elle avec hauteur; éloignez-vous! Mais il ne
+l'écouta pas. Giulio était vraiment mal; il ne savait comment
+l'emmener; sa raison était presque égarée, et rien ne le rappelait
+à lui. Enfin il se laissa entraîner, et une fois hors de cet
+antre, de cet <i>autre Averne</i>, l'air frais et balsamique de la nuit
+rafraîchit le front brûlant du jeune homme. Mais il parle à peine
+et d'une manière incohérente... il prononce des mots séparés,
+parmi lesquels on entend surtout ceux de <span class="smcap">MEURTRE</span> et de
+<span class="smcap">SACRILÉGE</span><a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>.</p>
+
+<p>Camille le remit chez lui, et à peine le vit-il plus calme qu'il
+courut, avec plusieurs de ses domestiques et quelques-uns de ces
+<i>bravi</i> qu'on <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> trouve à volonté à Rome, au palais Gandolfo;
+il voulait contraindre la magicienne à confesser ce qu'elle avait
+dit à son malheureux ami. Mais le palais était encore plus désert
+que dans la soirée qui venait de s'écouler; personne dans aucune de
+ses vastes galeries, personne dans aucun des plus obscurs réduits.
+Partout la solitude, partout le silence, et pas une trace du séjour
+même momentané de cette femme... Tout a disparu...</p>
+
+<p>Camille revint consterné. Il commence à croire qu'il y a un mystère
+qu'il ignore dans l'âme de Giulio... Il retourne près de lui et le
+trouve accablé. Le lendemain, il paraît mieux; mais il ne parle pas
+de son aventure, et Camille lui-même ne chercha pas à la lui rappeler.</p>
+
+<p>Quelques semaines s'écoulèrent. Les préparatifs du mariage de Camille
+et de Giuliana se faisaient avec toute la pompe que de nobles
+familles mettent toujours dans une occasion aussi solennelle. Le
+bonheur était sur le front de la jeune fiancée; Camille aussi était
+heureux; mais il l'eût été davantage sans la connaissance qu'il avait
+du fatal secret de son malheureux ami, ce secret qu'il ne savait
+qu'imparfaitement encore!... et ne connaissait que par la douleur qui
+frappait chaque jour la jeune tête de Giulio d'un nouveau coup...&mdash;Si
+je pouvais te consoler, au moins! disait Camille à son ami!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> Giulio secouait lentement sa tête pâle, et répondait:&mdash;Tu
+n'y peux rien, ni moi non plus, c'est ma destinée!...</p>
+
+<p>Enfin le jour du mariage arriva. Dès le matin, tous les serviteurs
+de la maison de la mère de Camille mettaient en ordre le palais
+héréditaire pour recevoir leur jeune maîtresse. Camille était tout à
+fait joyeux. Depuis l'avant-veille, Giulio était enfin plus calme et
+semblait avoir repris toute sa tranquillité. Le marquis de Cosmo, son
+père, heureux également de le voir sourire, lui dit de se préparer
+pour le départ. Le vieux marquis descendit en même temps et monta à
+cheval pour aller jusqu'à Sainte-Marie-Majeure voir si tout était
+prêt. Mais au moment de monter à cheval, le cheval se cabra, et
+le marquis fit une chute qui, sans être nullement dangereuse, fit
+remettre le mariage à la semaine suivante.</p>
+
+<p>Comme la famille du marquis entourait son lit, Camille dit
+étourdiment:&mdash;Ah! mon Dieu! mon Dieu! voilà la prédiction de cette
+maudite sibylle accomplie, et mon mariage retardé!</p>
+
+<p>Giulio pâlit en entendant ces paroles; un souvenir terrible le
+saisit aussitôt... Il se retira dans son appartement, et ne voulut
+voir personne qu'un vieux moine qui l'avait élevé et dont il était
+tendrement aimé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> Le marquis de Cosmo fut promptement rétabli, le jour du
+mariage fixé, et, de ce moment, la joie revint dans les deux familles.</p>
+
+<p>Le matin du mariage, Camille vint de bonne heure au palais de sa
+fiancée; Giulio était sorti, mais il avait fait dire qu'il se
+rendrait à l'église. On partit, et le mariage fut célébré avec
+toute la pompe que demandait cette solennité, à laquelle étaient
+intéressées les premières familles de Rome. Mais, lorsqu'on revint
+au palais de Cosmo, Giulio se trouva encore absent. L'inquiétude
+s'empara alors vivement de son père et de sa s&oelig;ur, ainsi que de
+Camille. On envoya chez tous ses amis... Vers le soir, au moment où
+le vieux marquis était pensif, occupé à écouter la relation que lui
+faisait Camille de la soirée passée au palais Gandolfo, un inconnu
+laissa une lettre pour lui et s'éloigna aussitôt.</p>
+
+<p>Cette lettre était de Giulio:</p>
+
+<p>«Mon père, disait-il, disposez de vos richesses en faveur de ma
+s&oelig;ur. Je suis mort pour le monde. <span class="smcap">Je dois fuir une destinée
+funeste</span>, et vous devez préférer ne plus voir votre fils à le
+voir indigne de vous.</p>
+
+<p>«Épargnez-vous d'inutiles recherches, ma résolution est inébranlable.</p>
+
+<p>«Adieu, mon père, bénissez votre enfant, car il est et sera toujours
+digne de vous.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> Cet incident frappa d'une teinte lugubre les noces de
+Giuliana. Camille épousait en elle la plus riche héritière de
+l'Italie depuis la retraite de son frère; mais il aimait Giulio, et
+son souvenir empoisonna longtemps le bonheur dont il jouissait.</p>
+
+<p>Le marquis de Cosmo découvrit enfin que le moine qui avait été
+précepteur de Giulio connaissait la retraite de son fils. Il le manda
+devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, lui dit-il, vous savez où est Giulio.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Oui, monseigneur.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Est-il à Rome?</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Je ne puis le dire.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>La puissance paternelle est la première de toutes, et c'est un père
+qui vous commande de lui dire où est son fils.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>La puissance paternelle elle-même n'est rien <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> devant celle
+de Dieu, monseigneur... et celle-là m'ordonne le silence.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Quelle est votre excuse?</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Je me suis opposé longtemps aux projets de Giulio, mais je l'ai vu si
+déterminé que je n'ai plus eu de force que pour le guider dans leur
+exécution.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Et quelle est-elle?</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Il est entré dans un couvent pour y prononcer ses v&oelig;ux.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Il n'a pas l'âge nécessaire pour disposer de lui, et je m'oppose à
+cette résolution. Je vous ordonne de me dire le nom du monastère où
+cet insensé s'est retiré.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Je vous répète que je ne le puis, monseigneur.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Vous ne le pouvez!</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Non, monseigneur, j'ai reçu cette confidence sous le sceau de la
+confession, je ne puis parler.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE MARQUIS</span>, <span class="stage">après avoir réfléchi.</span></p>
+
+<p>Le grand-pénitencier peut-il vous relever de votre silence?</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Oui, monseigneur.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Eh bien! il vous fera parler.</p>
+
+<p>Mais le lendemain même de cette conversation le moine disparut, et on
+ne le revit jamais.</p>
+
+<p>Où était Giulio, cependant?... il était parti pour la Sicile; là
+il avait vu le père Ambroise, prieur du couvent des dominicains de
+Messine, à qui il était recommandé par le moine de Rome. Le père
+Ambroise était un homme selon Dieu, un véritable apôtre. En voyant
+Giulio, il comprit l'âme troublée de ce jeune insensé et lui refusa
+positivement l'habit de frère qu'il lui demandait, et le contraignit
+à faire son noviciat.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> Giulio était né avec une imagination ardente et vagabonde;
+l'éducation singulière qu'il avait reçue n'avait pas modifié cette
+nature indomptée qui ne savait quelle route elle devait choisir
+pour arriver au bonheur. La mère de Giulio, d'une santé faible,
+était idolâtre de cet enfant, et il fut constamment à ses côtés. Il
+ne la quittait que pour aller prier à l'église ou dans la chapelle
+du château lorsque la famille était à Torre di Monte, habitation
+antique et féodale des marquis de Cosmo, dans les Abruzzes. Lorsque
+la mère de Giulio le voyait abattu et pâle, elle passait sa main
+dans les longs cheveux du jeune homme, et lui souriant doucement,
+elle l'envoyait respirer un air plus pur dans la haute montagne.
+Alors Giulio prenait un fusil et s'enfonçait dans les sauvages
+solitudes des Abruzzes. Il aimait à découvrir des sites inconnus,
+des retraites inaccessibles, des grottes creusées dans le granit par
+les eaux d'un torrent; alors il souriait à la vue de sa conquête, il
+regardait autour de lui comme s'il eût été le roi de la montagne;
+puis il rêvait longtemps, il pensait combien il serait heureux dans
+ces déserts avec une jeune fille qui prierait le Seigneur avec lui
+au milieu de cette nature si grande et si belle... Cette jeune
+fille serait le bonheur de Giulio; après son amour pour Dieu, elle
+serait tout pour lui... Souvent il rêvait ainsi <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> d'amour, de
+retraite et de bonheur, et puis tout à coup il se réveillait au son
+lointain de la cloche d'un ermitage, ou bien au bruit d'un coup de
+fusil tiré par un chasseur d'aigle dans ces hautes régions; alors le
+jeune homme, rappelé à la vie matérielle, reprenait en soupirant le
+chemin du château dont un jour il devait être seigneur, et ne jetait
+sur ses hautes tours, ses vastes remparts, qu'un coup d'&oelig;il de
+mépris... Ses domaines à lui étaient dans un autre monde.</p>
+
+<p>Depuis l'enfance, Giulio avait été lié avec Camille; celui-ci, franc
+et jovial, riait et chantait tout le jour; il n'avait que deux
+affections, son amitié pour Giulio, son amour pour Giuliana. N'ayant
+ni père ni mère, il avait été élevé par le marquis de Cosmo, qui
+avait géré son immense fortune comme si déjà il eût été son fils. La
+connaissance de cette affection arrêtait le remords dans l'âme de
+Giulio.&mdash;Je laisse un fils à mon père, se disait-il.</p>
+
+<p>Quelque temps avant l'aventure de la sibylle, Giulio perdit sa mère;
+cette perte fut affreuse pour lui plus que pour un autre fils. Sa
+mère avait toute sa tendresse. Elle l'aimait tant!...</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Giulio, lui disait-elle, que deviendras-tu, si un jour tu
+aimes d'amour, mon fils?... Jamais ton c&oelig;ur n'aura la tendresse
+qu'il donnera... Tu seras malheureux... N'aime jamais, mon enfant
+<span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> bien-aimé, ou bien... n'aime que Dieu!...</p>
+
+<p>Mais ce n'était pas à une âme de feu, à un c&oelig;ur tout amour, qu'il
+fallait demander de ne pas battre et de ne pas désirer. Giulio avait
+vingt ans: il sentait souvent courir son sang en ruisseaux de feu
+dans ses veines; alors il s'élançait dans la campagne, il partait
+pour une longue chasse avec son fusil, son rosaire et son poignard;
+il parcourait le pays ainsi, seul, sans même emmener Camille avec
+lui. Il marchait pendant des heures entières; puis, quand il se
+reposait, il priait Dieu et songeait.</p>
+
+<p>Alors ses rêves descendaient et l'entouraient comme un nuage d'or.
+Il n'était plus sur la terre, et rêvait des félicités inconnues avec
+un être que Dieu lui envoyait; mais au réveil son &oelig;il devenait
+sombre, et il répétait la parole de sa mère:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Giulio, tu ne seras jamais aimé comme tu aimeras.</p>
+
+<p>Ce fut en ce temps que cet être mystérieux vint à Rome pour avoir
+cette funeste influence sur la vie de Giulio; tourmenté par cette
+crainte d'aimer un jour sans être aimé, l'esprit déjà fatigué par
+cette tension vers un même objet, affaibli intellectuellement par la
+prière et de longs jeûnes prescrits par le moine, son précepteur,
+qui, ayant reçu ses confidences, lui conseillait la prière comme son
+<span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> unique refuge, Giulio fut accablé en écoutant l'oracle de la
+sibylle.</p>
+
+<p>Amour! passion! sacrilége! meurtre! voilà les mots que trois fois
+le malheureux prédestiné avait entendu tonner à ses oreilles. En
+arrivant au palais de son père, il avait appelé le moine.</p>
+
+<p>&mdash;Que dois-je faire? lui demanda-t-il.</p>
+
+<p>Le moine l'aimait, mais il avait cette religion ignorante et
+superstitieuse qui est loin de celle de saint Pierre, et plus encore
+de celle de Jésus-Christ.</p>
+
+<p>Giulio combattit, mais les liens qui le retenaient étaient faibles,
+tandis qu'une main puissante l'attirait à elle. Cependant, il
+résistait encore, lorsque cette première partie de la prédiction
+de la sibylle, le retard du mariage de sa s&oelig;ur, le frappa
+d'épouvante!... et il partit déterminé à fuir dans le cloître les
+passions, le sacrilége et le meurtre. Sa raison n'était pas saine,
+et son sang, agité par une année presque entière d'épreuves et de
+tourments imaginaires, était tout prêt à recevoir les plus vives
+impressions. Dominé par cette étrange superstition qui ne lui
+laissait de salut que dans la vie monastique, Giulio tressaillait
+encore sous les arcades froides et sombres du cloître, en se
+rappelant les paroles terribles de la femme du palais Gandolfo:
+Amour! passion sans bornes! sacrilége! <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> meurtre! Le
+malheureux croyait railler le sort derrière les grilles massives du
+couvent, comme si les murs d'un monastère arrêtaient la destinée!</p>
+
+<p>L'année du noviciat s'écoula; le père Ambroise, considérant la
+jeunesse de Giulio, qui n'avait que vingt-deux ans, sollicita de
+l'archevêque de Messine de prolonger d'une autre année le noviciat
+du jeune homme. L'archevêque y consentit; mais Giulio reçut cette
+nouvelle comme une douleur qu'on lui imposait. Toutefois, il
+ne murmura pas, et remplit ses devoirs avec une si scrupuleuse
+exactitude, qu'enfin le père Ambroise lui donna l'habit, au grand
+contentement de tout le couvent, dont il était l'édification.</p>
+
+<p>Giulio était beau, et d'une beauté qui devait frapper d'abord;
+aussi, lorsqu'il y avait une cérémonie dans l'église des dominicains
+de Messine, on admirait la taille élégante du jeune frère et
+l'expression céleste de ses beaux traits, qui, du moment où il avait
+reçu l'habit, avaient repris leur calme accoutumé, et frappaient par
+leur expression profondément sentie. Mais Giulio était comme ignorant
+de tels avantages, et jamais son &oelig;il ne s'était levé sur lui,
+lorsqu'avant de quitter le monde, il avait pu contempler son image.</p>
+
+<p>Plusieurs années s'écoulèrent; Giulio était toujours l'exemple
+du couvent, mais quelquefois il se <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> demandait s'il était
+heureux! Son c&oelig;ur battait avec violence, sa tête brûlait d'un
+feu qu'il ne pouvait calmer. Il souffrait d'un mal qu'il ne pouvait
+expliquer... Il n'était soulagé que lorsqu'à la récréation du soir il
+respirait l'air frais et embaumé du jardin; mais alors, si ses yeux
+s'élevaient au-dessus des murs, il disait:&mdash;Que ces murs sont élevés!</p>
+
+<p>L'extrême régularité de Giulio, l'éducation soignée qu'il avait
+reçue, lui avaient fait confier deux missions importantes, la
+prédication et la confession; mais pour cette dernière fonction, il
+était lui quatrième avec le père prieur. On aimait à l'entendre; il
+était doux et onctueux dans la parole, et les Messinois, accoutumés
+à des moines plus intolérants, l'aimaient et le vénéraient en même
+temps. Il prêchait aussi fort souvent, et, préférant cette mission à
+l'autre, il confessait peu.</p>
+
+<p>Un jour, il était dans sa cellule occupé à corriger un sermon pour
+la fête de sainte Rosalie, lorsque le père Ambroise le pria de le
+suppléer au confessionnal auprès d'une personne qui attendait, les
+occupations du prieur ne lui permettant pas de descendre à l'église.</p>
+
+<p>Giulio avança son capuchon sur ses yeux, rabattit ses manches sur
+ses mains, d'une remarquable beauté, et, après avoir fait sa prière
+devant le <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> maître-autel, il entra dans le confessionnal, où
+le pénitent l'attendait déjà. C'était une femme.</p>
+
+<p>Giulio tira le petit volet de la grille, et dit à cette femme qu'il
+était prêt à l'entendre... Mais il ne reçut pour réponse que des
+soupirs et des larmes... Un secret terrible semblait peser à l'âme de
+la pécheresse.</p>
+
+<p>Enfin elle parla, mais d'une voix brisée par les sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit-elle... puis-je espérer la miséricorde divine? J'ai
+offensé Dieu!... Croyez-vous qu'il me pardonnera?</p>
+
+<p>&mdash;Sa bonté est infinie, ma fille; elle surpasse nos fautes.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, j'aime... j'aime avec passion, avec un amour qui me
+brûle, me dévore... J'aime... Oh! jamais je ne pourrai dire une telle
+horreur!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, lui dit Giulio d'une voix sévère, douter de Dieu c'est la
+plus grande de toutes vos fautes...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon père, vous saurez tout. J'aime un homme que je ne dois
+pas aimer... car je suis mariée, et cet homme n'est pas mon mari!...</p>
+
+<p>Un silence suivit cette dernière parole. Il semblait que la
+malheureuse femme qui s'accusait ne pouvait articuler. Giulio était
+ému... il souffrait... Enfin la pénitente reprit d'une voix plus
+basse:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> &mdash;Mon père, non-seulement cet homme n'est pas mon mari...
+mais il n'est pas libre... il est lié aussi; mais il chérit ses
+liens... et moi, je déteste les miens.</p>
+
+<p>Elle pleura amèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Et cet homme est-il jeune? demanda Giulio.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune! oh oui! et si beau! Mais ce n'est pas cette beauté qui m'a
+séduite... c'est ma destinée qui m'a jetée à cet amour comme une
+proie à dévorer.</p>
+
+<p>À ce mot de <i>destinée</i>, Giulio frémit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit la femme avec égarement, il fallait une destinée
+influencée par Satan pour que j'aimasse ainsi un homme séparé de moi
+par des barrières d'airain.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est donc cet homme? demanda Giulio.</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme, mon père!... Eh bien! maudissez-moi au nom de Dieu...
+dites qu'il n'y a pas de pardon pour mon crime. Celui que j'aime est
+un religieux.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureuse!...</p>
+
+<p>Mais la femme ne l'entendait plus; accablée sous le poids de sa faute
+et de la honte de la révélation, elle se laissa tomber presque sans
+connaissance sur les marches du confessionnal... Frappé d'horreur
+et de crainte, Giulio jette les yeux sur la grille, et voit une
+créature d'une céleste beauté, <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> pâle et mourante, les yeux
+fermés, et paraissant près d'expirer.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, prononça-t-il doucement, ma fille, dites-vous, je le
+répète, que la miséricorde de Dieu est infinie; revenez à vous...</p>
+
+<p>Sa voix s'étant élevée à ces derniers mots, la jeune femme
+tressaillit...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est cette voix! s'écria-t-elle... Puis, comme si elle eût
+eu honte d'elle-même, elle ramena son voile sur son visage baigné de
+larmes, et se remit à genoux pour continuer sa confession.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit-elle avec un accent déchirant, cet amour est ma vie,
+et il causera ma mort. Je sais que je suis coupable, et jamais celui
+qui est la cause de cette ruine de moi-même ne le saura de moi. Je
+mourrai donc, car je ne puis vivre sans lui; mais dites-moi que Dieu
+me pardonnera. Oh! si je pouvais l'entendre lui-même m'annoncer la
+divine parole!... s'il m'était permis de revenir l'entendre lorsqu'il
+parle comme un messager du Ciel, dans cette chaire de vérité où je
+le vis pour la première fois!&mdash;Dites, mon père... le croyez-vous
+possible?</p>
+
+<p>Giulio ne répond pas... il pleure lui-même et prie avec ferveur. Il
+vient d'entrevoir une horrible lumière; il craint qu'elle ne le
+guide à un <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> affreux mystère... il ne peut, il ne veut pas
+parler.</p>
+
+<p>&mdash;Priez et repentez-vous, malheureuse femme, dit-il enfin, et
+redoutez le <span class="smcap">SACRILÉGE</span>.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, dit la pécheresse d'une voix étouffée... mon Dieu, quelle
+est cette voix!... c'est celle qui m'a perdue!... Mon Dieu! mon
+Sauveur! ayez pitié de moi!</p>
+
+<p>Giulio se recueille; il reçoit encore quelques aveux, et prononce
+d'une voix entrecoupée l'absolution conditionnelle sur la tête de
+celle qui pleure avec tant d'amertume... Pour lui, il ne peut faire
+un mouvement, toute son âme est dans ses yeux... ils suivent cette
+femme lorsqu'elle sort du confessionnal pour aller se mettre à genoux
+sur un carreau de velours qu'un valet de chambre vêtu de noir a placé
+pour elle à quelque distance du confessionnal. Cette femme est belle,
+d'une exquise beauté; en s'inclinant, son voile tombe, soit par le
+mouvement, soit par une cause moins naturelle, et laisse voir une
+profusion de cheveux dorés entourant un visage aux traits doux et
+purs d'une madone. Ses mains, encore dégantées, sont d'une beauté
+égale à toute la personne de cette femme, dont les vêtements et
+l'entourage annoncent une noble et puissante dame de Messine.</p>
+
+<p>Giulio, les yeux attachés sur cette vision évoquée <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> pour lui
+par l'enfer, n'en peut détourner sa vue. Le souvenir de la sibylle
+pâlit devant ce visage d'ange, cette taille de vierge, si pure dans
+tous ses contours; Giulio, jusqu'à cette heure, a vu bien des femmes
+jeunes et belles, aucune n'a touché une des cordes de son c&oelig;ur...
+Le regard de celle-ci ne s'est pas levé sur le sien, et son c&oelig;ur
+bat en pensant à ce qui vient de se passer. Ah! c'est que la magie
+de l'amour vrai a une puissance inconnue à tout ce qui touche
+vulgairement le c&oelig;ur. Celui de Giulio a sommeillé jusqu'à présent;
+c'est en voyant Thérésa qu'il vient de s'éveiller.</p>
+
+<p>Cette femme passionnée, qui aime un religieux, cette femme, belle
+comme la plus belle des vierges du ciel, cette femme est donc
+l'ange de perdition qui doit accomplir l'&oelig;uvre de la destinée.
+Déjà Giulio voit la première partie de la prédiction de la sibylle:
+<span class="smcap">AMOUR SANS BORNES</span>!... et le sacrilége!... Oui, le sacrilége
+est accompli, le religieux est aussi coupable que cette femme!.. car
+lui aussi l'aime de toutes les forces de son âme...</p>
+
+<p>C'est en proie à des combats, des tourments, des souffrances amères,
+premiers fruits de l'abandon de la vertu, que Giulio voit s'écouler
+et les jours et les mois; il fuit l'église, il fuit cette chaire
+de vérité où le religieux, dans toute la dignité de la mission
+apostolique, enseignait aux hommes la divine <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> loi des
+chrétiens. Il lutte avec lui-même; il fuit aussi cette femme qu'il a
+revue d'abord, et qui l'a enivré du poison de son regard d'amour...
+Maintenant, elle aussi le cherche et ne le trouve plus... emportée
+par sa passion, elle sent quelle ne peut vivre sans celui à qui sa
+vie appartient...</p>
+
+<p>&mdash;Giulio! dit l'infortunée lorsque, prosternée devant l'autel de
+sainte Rosalie, elle paraît prier, et ne pense qu'à celui qu'elle
+aime, ne voit que lui, n'implore que lui... Mais Giulio est retiré
+dans le lieu le plus solitaire du monastère; couvert d'un cilice,
+offrant à Dieu cet amour qui le brûle et le dévore, il pleure et
+prie. Ignorant le sujet de cette austère pénitence, les moines
+admirent sa ferveur; le père prieur le donne pour exemple à ses
+frères.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, lui dit-il un soir, où, prosterné sur les marches de
+pierre du maître-autel, Giulio paraissait transporté dans un autre
+monde dans l'extase de la prière, mon fils, levez-vous et écoutez-moi.</p>
+
+<p>Giulio finit sa prière, et, se relevant de la pierre où depuis
+plusieurs heures il priait, il attend les ordres de son supérieur.</p>
+
+<p>&mdash;Le marquis de Campo-Santo vous requiert pour une &oelig;uvre sainte,
+mon fils. Madame la marquise est à l'agonie; il veut qu'elle soit
+exhortée par le frère le plus pieux de notre communauté... N'ayez
+<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> pas d'orgueil de ce que je vais vous dire, mon fils... mais
+je vous ai choisi... Allez... allez porter à madame la marquise des
+paroles de paix et de consolation comme vous savez les dire.. Le
+marquis de Campo-Santo est un vieillard estimable et vénéré dans
+Messine... Allez, mon frère, et que la bénédiction de saint Dominique
+soit avec vous!...</p>
+
+<p>Giulio s'agenouille pour recevoir la bénédiction du prieur... En
+se relevant, il voit près de lui un vieillard dont la haute taille
+voûtée, les cheveux blancs, accusent le grand âge. Sur sa pâle et
+noble figure était l'expression d'une peine profonde, mais que la
+résignation à la volonté de Dieu tempérait...</p>
+
+<p>&mdash;Le frère Giacomo<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a> est prêt à suivre Votre Excellence, dit le
+père prieur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon carrosse est à la porte du monastère, répond le marquis.</p>
+
+<p>Et tous deux sont bientôt loin du couvent.&mdash;La route fut silencieuse:
+le marquis, oppressé par une violente douleur, demeurait avec ses
+pensées; Giulio, préoccupé de la scène de mort qu'il allait avoir
+sous les yeux, priait à l'avance pour la compagne de ce vieillard,
+qui laissait seul dans la vie <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> celui avec qui elle l'avait
+parcourue... et c'était le vieillard qu'il plaignait.</p>
+
+<p>La marquise avait été transportée dans une villa près de Messine pour
+que la pureté de l'air fût encore plus parfaite... Cette villa était
+sur le bord de la mer dans une ravissante position, qui recevait un
+charme de plus de cette nature magique dont la Sicile est dotée...
+En approchant de l'élégante habitation dont les colonnes de marbre
+blanc se voyaient au travers des orangers et des arbres fleuris,
+qui, par leurs émanations, embaumaient l'air à cette heure de la
+journée, le moine sentit au c&oelig;ur une douleur vive et profonde;
+il lui parut que la nature insultait sans pitié à la mort de cette
+femme, qui expirait peut-être en ce même moment au milieu des joies
+de la création et de toutes ses pompes... Le soleil se couchait en
+cet instant, et la bande de feu dont il bordait l'horizon entourait
+cette mer de Sicile d'un cercle d'or étincelant de rubis... Le ciel
+était pur, l'air était doux et tranquille; la mer, unie comme un
+miroir, servait de champ aux courses nocturnes de tous les jeunes
+garçons et les jeunes filles des hameaux de la côte; des barques
+remplies de jeunes gens s'éloignaient du rivage aux dernières lueurs
+du crépuscule: on entendait leurs chansons, leurs joyeux éclats de
+rire... On était alors au moment de la vendange, <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> et la joie
+des bacchanales étouffait la voix mourante de la femme qui avait
+été une mère pour toute cette foule qui n'écoute même pas le son
+de la cloche qui appelle les serviteurs du château aux prières des
+agonisants!... La route avait été silencieuse... En arrivant devant
+la porte de la maison, le marquis retrouva sa jeunesse pour s'élancer
+au-devant d'un jeune homme pâle et défait qui vint au-devant de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria le marquis en voyant la physionomie du jeune homme,
+est-il donc trop tard? votre mère!...</p>
+
+<p>&mdash;Calmez-vous, mon père! ma mère vit encore. Hélas! elle semble
+attendre votre retour pour rendre à Dieu sa belle âme!... Elle
+demande constamment si vous avez ramené avec vous le révérend père
+Ambroise.</p>
+
+<p>&mdash;Le père prieur n'a pas pu venir, mon ami, répondit le marquis tout
+en allant vers l'appartement de la malade; mais il m'a donné le
+religieux le plus renommé de son couvent pour le suppléer...</p>
+
+<p>Le jeune homme gémit profondément et pleura, et les précéda pour les
+annoncer. Le marquis fut contraint de s'arrêter.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, mon révérend père! voilà comme elle est aimée!... Ce jeune
+homme n'est pas son fils!.... <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> il serait son frère, car elle
+est jeune et belle...; et c'est une tête de vingt ans que la mort va
+frapper!...</p>
+
+<p>Giulio s'approcha de lui pour lui donner un peu de force et de
+résignation, mais il ne trouva rien à lui dire: lui-même était frappé
+par une puissance inconnue.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi seule avec le révérend père, dit la marquise
+lorsqu'elle sut qu'il était arrivé.</p>
+
+<p>La voix de cette femme fit tressaillir Giulio. Tout le monde se
+retira.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit la mourante, d'une voix que la faiblesse et l'émotion
+rendaient à peine distincte, je vous ai fait appeler pour vous
+demander votre pardon et vous supplier de me le faire accorder par un
+homme que j'ai peut-être bien offensé... en attaquant sa vertu!...
+Mais je vais mourir, et ma mort m'acquittera envers lui, n'est-ce
+pas, mon père?...</p>
+
+<p>Giulio tombe à genoux devant ce lit qui contient sa seule affection
+maintenant sur la terre... Sa seule religion, son seul Dieu, son seul
+avenir..., cette femme qui vient de parler..., c'est Thérésa... C'est
+la femme du confessionnal..., c'est la femme qui aime le religieux
+d'une passion insensée..., c'est celle que lui aussi adore <span class="smcap">D'UN
+AMOUR SANS BORNES</span>!... Il a déjà accompli les deux <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span>
+premiers arrêts de la destinée prononcés par la sibylle...; il ne lui
+reste plus qu'à être meurtrier!...</p>
+
+<p>Après la soirée où se fit cette confession terrible dans l'église
+du monastère de Messine, Giulio avait revu Thérésa plusieurs fois.
+Fidèle à sa religion, il avait repoussé l'enchanteresse; mais il
+avait bu le philtre entier par les regards, par les paroles, par tout
+ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait exprimer par cette créature
+toute de flamme et d'amour, qui adorait et ne voulait qu'être aimée...</p>
+
+<p>Enfin, le moine trembla pour elle et pour lui à la voix de Dieu
+qui, un jour, parla plus haut que celle de la passion effrénée.
+Il s'éloigna; Thérésa ne le revit plus. Elle retourna vainement à
+l'église; la chaire n'était plus occupée, le confessionnal était
+vide..., car, pour <span class="smcap">ELLE</span>, c'était Giulio qui était un être
+humain, le reste était <i>néant</i>. Elle pleura...; elle souffrit, car
+elle aimait, l'infortunée! de cet amour qui donne le ciel lorsqu'il
+est heureux, mais qui tue lorsqu'il est méconnu!... Sa santé
+s'altéra, et bientôt sa jeune vie fut atteinte et marquée. Alors elle
+voulut que son dernier adieu parvînt à Giulio par une bouche sévère,
+peut-être, mais sûre, et elle fit demander le père Ambroise... Sa
+destinée, toujours inflexible, lui envoya Giulio.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> En entendant, en reconnaissant cette voix aimée dont le
+pouvoir sur lui est bien autrement puissant que celui de Dieu, le
+moine s'écrie et ne peut plus longtemps se cacher à Thérésa.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, lui dit-il, moi qui veux mourir avec toi... moi qui
+t'aime plus que tu ne m'aimes peut-être!... moi qui me perds!... moi
+que tu rends sacrilége... Vis, Thérésa!... car, je te le répète... je
+t'aime.</p>
+
+<p>Et ses larmes tombent sur le front de la mourante, sur son sein, sur
+ses mains déjà froides... elles lui redonnent la vie... elles lui
+montrent l'amour de Giulio.&mdash;Elle ne mourait que de sa douleur...
+maintenant elle vivra... elle vivra pour l'amour, puisqu'elle est
+aimée.</p>
+
+<p>Giulio et Thérésa échangent à peine quelques mots... ils étaient
+inutiles dans leur situation... La jeune femme ne pouvait parler,
+mais elle voyait Giulio, elle pressait sa main, interrogeait son
+&oelig;il; et lui, la serrant dans ses bras, il rappelait au foyer de
+la vie tout ce qui la fait doublement sentir quand on aime comme il
+était aimé.</p>
+
+<p>Cependant il fallait feindre... toute une famille attentive était là
+pour observer et peut-être punir si la moindre lumière frappait des
+yeux trop confiants... mais rien ne parut faire impression sur le
+vieillard trompé... La guérison presque miraculeuse <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> de la
+marquise fut attribuée à la vertu des prières du frère Giacomo, et sa
+renommée grandit encore.</p>
+
+<p>Thérésa fut bientôt en entière convalescence, et quelques semaines
+s'étaient à peine écoulées que l'église des Dominicains la revoyait
+encore devant son autel, priant un Dieu qu'elle offensait et qui ne
+devait pas lui pardonner.</p>
+
+<p>Giulio l'aimait avec une égale passion; cependant il éprouvait des
+remords et Thérésa n'en avait pas. Bientôt la vie du religieux devint
+malheureuse. Il aimait toujours; mais l'excès même de cet amour lui
+causait une terreur qui le rendait insensé... Il passait souvent des
+nuits entières en prières, il s'infligeait les plus dures pénitences,
+et toujours les mêmes terreurs venaient l'assaillir et troublaient
+son âme jusque dans les moments où le charme de l'amour de Thérésa
+lui faisait d'abord tout oublier.</p>
+
+<p>Elle s'aperçut enfin qu'un secret, un grand mystère était dans l'âme
+de celui qu'elle aimait. Elle résolut de tout connaître, de partager
+son sort, quel qu'il fût, et de lui faire voir qu'une femme, dans son
+amour, n'est jamais dévouée à moitié.</p>
+
+<p>Elle lui demanda de lui confier la cause de ses souffrances, de ses
+inquiétudes... Giulio résista d'abord... puis il lui avoua ce qui
+s'était passé dans la terrible soirée du palais Gandolfo, et la
+prédiction de la sibylle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> Thérésa lui sourit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es insensé, mon ami, lui dit-elle... Eh quoi! c'est ce mot qui
+devrait effacer l'impression causée par les deux autres qui éveille
+ta terreur!... Eh quoi! n'y a-t-il pas dans ces paroles de quoi faire
+pâlir tout danger... toute inquiétude: <i>Amour sans bornes!</i> Oh!
+Giulio, si tu m'aimais comme je t'aime!... nous serions heureux!</p>
+
+<p>Et pourtant il l'aimait ardemment!... Quelquefois, entraîné par
+sa passion, Giulio fixait sur Thérésa un regard qu'il n'osait pas
+rencontrer... Elle frémissait, son c&oelig;ur battait, et le tumulte de
+la passion était longtemps à s'apaiser dans cette âme ardente, qui ne
+vivait que pour l'amour et par l'amour. Et pourtant cet amour était
+pur comme celui de deux anges!</p>
+
+<p>Un jour, le prieur envoya Giulio à Naples dans une maison de leur
+ordre pour une mission très-grave. Giulio partit sans avoir pu voir
+Thérésa, et lui écrivit seulement en promettant son retour pour la
+semaine suivante; mais un mois s'écoula dans cette absence... En
+arrivant à Messine, le premier soin de Giulio fut de courir au palais
+de la marquise... Il la trouva seule, sur une terrasse, au bord de
+la mer... regardant les flots... pensant à lui... et pleurant... En
+le voyant, elle oublie la retenue d'une femme, les v&oelig;ux de celui
+qu'elle <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> aimait; elle se jette dans ses bras, le serre sur
+ce c&oelig;ur dont il était la vie, et pour la première fois comprend
+que son bonheur, jusque-là si parfait en voyant chaque jour son ami,
+pouvait encore être doublé par lui.</p>
+
+<p>Giulio partage et devine son émotion... Bientôt la sienne est trop
+vive. Il serre Thérésa avec violence contre sa poitrine; puis,
+la repoussant avec une égale rudesse, il s'éloigne du palais de
+Campo-Santo, la raison égarée et murmurant avec terreur le mot:
+<span class="smcap">Sacrilége!</span></p>
+
+<p>Il passa la nuit en prières... Le matin le trouva priant encore... Il
+écrivit alors à Thérésa:</p>
+
+<p>«Séparons-nous, Thérésa... je ne puis supporter, et pour toi,
+et pour moi, cette odieuse pensée d'une éternelle perdition!...
+Éternité!... sais-tu ce que c'est que ce mot? Éternité!... et
+quand la colère de Dieu l'a prononcée comme anathème, cette parole
+terrible, comment avoir son pardon?... Et c'est à de telles peines
+que je te condamnerais, Thérésa!... Jamais!... Je saurai souffrir!...
+Séparons-nous!...»</p>
+
+<p>Thérésa était passionnée comme une Italienne, mais en même temps elle
+était femme... Elle adorait Giulio... mais le sombre mystère de la
+vie de cet homme l'effrayait en même temps qu'elle l'adorait. Cette
+prédiction était pour elle comme une <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> énigme; ce qu'elle y
+voyait, c'est que cette prédiction attaquait la vie du malheureux par
+la puissance de la terreur... Alors encore une fois elle se sacrifia;
+elle insista pour revoir Giulio!... Hélas! il avait raison! elle
+crut le consoler en lui disant de douces paroles... et tous deux se
+perdirent!...</p>
+
+<p>À dater de ce moment, l'existence de Giulio devint si malheureuse
+que Thérésa dut pleurer en larmes amères la funeste pensée d'avoir
+voulu le revoir!... Avant ce moment, Giulio n'avait pas de remords...
+Maintenant il n'osait plus prier... Où donc était son refuge? Enfin
+il ne put supporter un tel état... Il cessa de voir Thérésa, et
+bientôt ne lui écrivit plus.</p>
+
+<p>Ce fut encore une nouvelle douleur pour la malheureuse femme!... Mais
+lorsqu'elle avait souffert jadis, elle était innocente... C'était un
+ange de pureté, une sainte colombe immolée sur l'autel du devoir!...
+Et maintenant, qu'était-elle devenue?... Cette pensée la rendait
+insensée; alors elle songeait à la mort... Hélas! la mort aussi était
+un crime.</p>
+
+<p>Mais bientôt un devoir lui fut imposé. Ce devoir, elle le comprit...
+il lui redonna de l'espérance... Il existait d'ailleurs maintenant
+un motif pour qu'elle aimât la vie... Elle devait seulement
+quitter l'Italie... aller en Espagne; en Amérique... Elle voulait
+<span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> revoir Giulio une fois pour lui communiquer son plan... Il
+fallait qu'il l'accompagnât... puis, s'il en avait la force, il la
+quitterait... Mais Giulio se refusait à toutes les tentatives faites
+pour le voir... Enfin Thérésa n'hésite plus, elle a organisé leur
+fuite à elle seule... Et quand tout est prêt, elle se rend un soir,
+au moment de la bénédiction, à l'église du monastère de Giulio...
+Enveloppée dans un long voile noir, Thérésa, cachée derrière un des
+piliers massifs de la nef, attend, dans une angoisse inexprimable, le
+moment où Giulio restera seul pour sa méditation... Il passait devant
+Thérésa, enfoncé dans sa rêverie, les bras croisés sur sa poitrine,
+et ne voyant aucun des objets qui l'entouraient: tout à coup Thérésa
+s'offre à lui... elle l'arrête et lui parle avec cette énergie que
+prêtera toujours le c&oelig;ur lorsqu'il est profondément ému... Elle
+lui révèle un secret aussi, elle... car elle en a un comme lui, la
+malheureuse!... Giulio recule devant le précipice ouvert devant
+lui... Tout est prêt, lui dit-elle.&mdash;Jamais!&mdash;Eh bien! alors, un
+dernier adieu, ce soir, à minuit... Tu as une clef du jardin du
+couvent qui ouvre une porte du côté de la mer... donne-la moi, et ce
+soir je viendrai te dire adieu pour toujours.</p>
+
+<p>Giulio égaré, interdit, entend marcher; il laisse tomber la clef
+dans la main de Thérésa et s'enfuit <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> rapidement. Thérésa,
+sûre de le revoir, s'éloigne avec joie.</p>
+
+<p>À minuit, malgré la terreur qui la domine, Thérésa se rend au
+couvent; elle traverse une grève solitaire, ouvre la porte et se
+trouve dans le jardin du monastère... L'insensée! sa vie, celle de
+son amant, tout est joué sur un coup du hasard!...</p>
+
+<p>Thérésa ne voit rien; la nuit est sombre; pas de lune, pas une étoile
+ne luit au ciel; elle entend marcher enfin... c'est Giulio! Mais il
+n'est plus incertain, il a pris des forces, il les a prises dans une
+pensée infernale.</p>
+
+<p>&mdash;Que me veux-tu? demande-t-il à Thérésa, d'un ton brusque et sévère.
+Je <i>ne puis</i>, je <i>ne veux</i> pas partir; laisse-moi, et retire-toi en
+paix; prie pour toi et pour moi... je prierai aussi pour tous deux...
+pour nous faire pardonner par Dieu notre faute. Adieu, Thérésa, adieu
+pour la dernière fois.</p>
+
+<p>Mais Thérésa est bien forte... elle prie au nom d'un autre! Elle se
+jette à genoux; elle supplie, pleure, baigne de larmes brûlantes
+les mains de Giulio... Il se laisse attendrir; lui aussi pleure sur
+le front de Thérésa... Elle l'entraîne vers la porte du jardin; la
+barque est prête... Un moment, et Thérésa triomphe!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> &mdash;Non! dit Giulio hors de lui, je ne puis!... pitié!.....
+Mais Thérésa insiste avec plus d'ardeur; la porte est ouverte...
+déjà ils en ont presque franchi le seuil, lorsque la cloche de la
+chapelle sonne les premières matines; Giulio l'arrête et frémit.
+Thérésa l'enlace de ses bras.&mdash;Laisse-moi, s'écrie le moine tout à
+fait égaré... Et saisissant un poignard qu'il portait toujours, il le
+plonge dans son sein...</p>
+
+<p>Elle tomba sous ce seul coup... Giulio ne fit pas un mouvement...
+Le jour commençait à poindre; le moine regarda longtemps le corps
+sanglant de la malheureuse femme; puis, tout à coup, il souleva le
+cadavre, et, courant vers le rivage, il le jeta à la mer; retournant
+ensuite avec la même rapidité vers l'église où déjà il y avait du
+monde, il y entra avec sa robe teinte de sang et son poignard passé
+dans la ceinture de sa robe. On le saisit, on le questionna; il
+répondit avec vérité, quoiqu'il fût positivement fou en ce moment...
+Les moines l'entraînèrent dans l'intérieur du monastère... On ne le
+revit jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! sire, dit la reine Hortense à l'empereur de Russie,
+comment trouvez-vous que Napoléon conduisait un drame?</p>
+
+<p>L'empereur Alexandre avait été profondément intéressé, ainsi que
+chacune de nous, quoique nous connussions déjà le conte. L'empereur
+en demanda <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> une copie qu'il emporta à Pétersbourg. Il n'avait
+pas de titre, et nous fûmes toutes d'accord de le nommer «<span class="smcap">la
+Destinée</span>.»</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> SALON DE MADAME RÉCAMIER,<br>
+À CLICHY.</h2>
+
+<p>À l'époque où je parle de madame Récamier, il est impossible, à moins
+de l'avoir vue et d'en avoir conservé le souvenir dans un c&oelig;ur
+dévoué à elle, de se faire une idée de sa fraîcheur d'Hébé et de
+la grâce de son sourire. Il y avait dans l'accord de ce sourire et
+de son regard plus de charmes qu'il n'en faudrait pour captiver
+le c&oelig;ur le plus sévère. C'était une création à part que madame
+Récamier à cet âge de dix-huit ans; et jamais je n'ai retrouvé ni en
+Italie, ni en Espagne, ce pays si riche en beauté, ni en Allemagne,
+ni en Suisse, <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> la terre classique des joues aux feuilles de
+rose, jamais je n'ai retrouvé ce que m'offrait alors madame Récamier.</p>
+
+<p>Madame Récamier, dans les premières années de son mariage, vivait non
+pas retirée, mais dans un monde tout intérieur; elle vivait dans une
+famille nombreuse formée de la sienne et de celle de son mari, et
+lorsqu'elle allait dans le monde, c'était pour y produire un effet
+qu'elle ne renouvelait que rarement. Elle était simple et bonne comme
+elle l'est encore aujourd'hui, et la plus jolie femme de France et
+peut-être de l'Europe.</p>
+
+<p>M. Récamier n'avait pas encore été atteint par le despotisme impérial
+à cette époque; M. Barbé-Marbois n'avait pas posé sa main de fer sur
+sa destinée; il était riche enfin. Cependant il habitait, rue du
+Mail, n<sup>o</sup> 3, une maison assez ordinaire, et madame Récamier, toujours
+simple et ne voulant que ce que son mari voulait, ne souhaitait rien
+au delà.</p>
+
+<p>Cependant elle eut le désir d'avoir une campagne, et M. Récamier
+lui fit arranger le grand château de Clichy-la-Garenne<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>, qui
+appartenait <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> à madame de Lévy. Là elle pouvait venir à Paris
+facilement, et lui-même pouvait, après la bourse, y aller dîner et
+revenir le soir.</p>
+
+<p>L'intérieur de madame Récamier était surtout composé d'amis et de
+personnes supérieures; ce fut toujours un bonheur pour elle que
+d'aimer un être ou une chose au-dessus d'une ligne ordinaire; et
+depuis que je la connais, j'ai su l'apprécier encore pour cette
+volonté d'aimer surtout ce qui est beau et bon, même avec des
+défauts. C'est la supériorité de sa haute nature qui produit cette
+volonté; c'est une qualité de plus en elle.</p>
+
+<p>Cette maison de Clichy était jolie, sans être très-recherchée;
+c'était dans ce lieu que madame Récamier, âgée de dix-huit ans, était
+recherchée par tout ce qui avait alors un nom.</p>
+
+<p>Un jour, elle était dans un salon qui donnait sur le jardin, occupée
+à mettre des fleurs dans une grande corbeille où elle les arrangeait
+selon leurs couleurs. Dans cette occupation elle était ravissante;
+elle avait une robe de mousseline blanche faite à la <i>prêtresse</i>,
+comme on le disait alors; ses beaux cheveux n'étaient retenus par
+aucune autre chose qu'un peigne d'écaille... Fort occupée de ses
+fleurs, elle n'entendit pas la porte qui s'ouvrit et un nom qui fut
+annoncé. La personne qui entra demeura quelque temps sans faire un
+pas. <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> C'était Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! que vous êtes charmante ainsi! Elle se retourna vivement,
+mais sans témoigner de peur; elle n'en avait pas eu, et ne marquait
+jamais que ce qu'elle éprouvait. Elle salua le jeune ministre d'un de
+ses gracieux sourires.</p>
+
+<p>&mdash;On devrait vous peindre ainsi, lui dit-il.</p>
+
+<p>Elle sourit.&mdash;Ce serait une prétention, dit-elle.</p>
+
+<p>Dans ce moment, on entendit rouler une voiture, et le valet de
+chambre annonça M. Fox et lord et lady Holland.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes venus vous surprendre, dit M. Fox, et je crois que vous
+aurez encore quelques visites ce matin.</p>
+
+<p class="speakersc">LADY HOLLAND.</p>
+
+<p>Oui, le général Moreau, la duchesse de Gordon, et, je crois, madame
+Divoff et son mari.</p>
+
+<p class="speakersc">LORD HOLLAND.</p>
+
+<p>N'est-ce pas ce M. Divoff qui a conservé une immense coiffure frisée
+et poudrée, parce qu'il ressemble, lui a-t-on dit, à Potemkin?...
+C'est une drôle de manie.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> LADY HOLLAND.</p>
+
+<p>Sa femme est excellente et sa maison fort agréable.</p>
+
+<p class="speakersc">LUCIEN BONAPARTE.</p>
+
+<p>Monsieur Fox a-t-il déjà parcouru Paris?</p>
+
+<p class="speakersc">M. FOX.</p>
+
+<p>Mais pas autant que je l'aurais voulu. J'ai des affaires, j'ai
+des amis; le temps court si vite, et puis il y a tant de choses
+curieuses, qu'en vérité, dans la crainte de ne pouvoir tout voir, je
+me surprends quelquefois à dire que je ne verrai rien... et puis je
+dois bientôt quitter ce que j'admirerai. Pourquoi le voir?</p>
+
+<p>Madame Récamier sourit et regarda M. Fox avec une finesse si
+charmante, que ce sourire traduisait toute une pensée.</p>
+
+<p class="speakersc">M. FOX.</p>
+
+<p>Vous me trouvez absurde, n'est-il pas vrai, en parlant ainsi? mais
+il y a une apparence de vérité. Nous avons en anglais un adage qui
+signifie: «Il vaut mieux ne jamais se rencontrer que de se rencontrer
+pour se quitter<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>.»</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> <span class="smcap">LUCIEN</span>, <span class="stage">avec feu.</span></p>
+
+<p>Je ne pense pas ainsi...; et quand je ne devrais voir la femme que
+j'aime qu'une minute dans un jour et même dans un mois, dans une
+année, je préfère cette minute fugitive à ne la pas voir du tout.
+C'est l'oubli, c'est le néant, l'absence totale!... Voir même pour un
+moment un objet aimé, une grande et belle chose, cela suffit à l'âme.</p>
+
+<p>Fox regardait Lucien, qui parlait avec feu et qui s'animait avec
+passion. Fox alla à lui et lui dit avec intérêt:</p>
+
+<p>&mdash;Parlerez-vous bientôt à la Chambre?.. Je voudrais vous entendre sur
+un sujet intéressant.</p>
+
+<p>Lucien fut touché de cette marque d'intérêt, et dit à M. Fox
+qu'il parlerait le quintidi prochain des manufactures, sur leur
+accroissement et l'encouragement à donner au commerce.</p>
+
+<p>Fox sourit en entendant le mot <i>quintidi</i>, et dit à Lucien qu'il
+ignorait quel jour ce serait.</p>
+
+<p class="speakersc">LUCIEN.</p>
+
+<p>Pardon! j'ai tort; mais l'habitude, vous le savez, est une autre
+nature!... quintidi répond à jeudi prochain. Si vous voulez me faire
+l'honneur de venir déjeuner avec moi, nous partirons après <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span>
+pour le Corps-Législatif. Je vous présenterai ma petite famille.</p>
+
+<p>On annonça le général Moreau; après lui vinrent M. de Lalande, M. de
+Chazet, M. Vigée, tous hommes d'esprit, si ce n'est le général, qui
+n'était pas le contraire, mais qui méritait plutôt le nom d'homme de
+talent; puis ensuite la duchesse de Gordon et lady Georgina. Lady
+Georgina était en deuil parce qu'elle avait été fiancée au duc de
+Bedford, l'aîné de cette maison; il était mort quelques semaines
+avant, et lady Georgina avait pris le deuil, selon la coutume tolérée
+en Angleterre. Elle était jolie; mais à côté de madame Récamier
+c'était cette différence d'une femme <i>qui veut</i> être jolie et
+d'une femme qui l'est tout naturellement. Lady Georgina apprenait
+à danser de Gardel, et dansait déjà fort bien le menuet de la cour
+et la gavotte.&mdash;Je ne sais si elle l'a essayé après son retour en
+Angleterre, lorsqu'elle y retourna avec le duc de Bedford, le frère
+du fiancé mort, devenu son mari... et pourtant il n'y avait pas plus
+de deux mois que l'aîné était allé rejoindre ses pères, lorsque la
+fiancée donna sa main à l'héritier de ses armes et titres, et de sa
+fortune surtout: il n'y a que les Anglais pour faire des choses comme
+cela.</p>
+
+<p>La duchesse de Gordon passait pour folle, mais certes elle ne
+l'était guère. N'étant pas riche, ayant <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> quatre filles, elle
+déclara que ses quatre filles seraient toutes quatre duchesses,&mdash;et
+elles le furent, moins une: la première fut duchesse de Leinster; la
+deuxième, duchesse de Richmond; la troisième, duchesse de Bedford,
+et la quatrième, mariée à lord Blum, fils aîné du lord Cornwallis,
+eût été infailliblement duchesse si le roi n'eût pas été fou, parce
+qu'il eût fait lord Cornwallis duc<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.&mdash;Cette preuve de l'industrie
+maternelle est assez comique à observer.</p>
+
+<p>Cette vieille duchesse de Gordon fut belle dans son temps, disaient
+de vieux Anglais.&mdash;Nulle trace ne se voyait de cette beauté passée;
+elle était ridicule, et voilà tout; du reste fort peu riche, et
+n'ayant de l'argent du duc de Gordon qu'en le menaçant d'aller le
+trouver en Écosse, où il habitait pour fuir sa femme.</p>
+
+<p>Les visites se succédèrent chez madame Récamier; lady Georgina et sa
+mère devant rester à dîner laissèrent partir une portion des visites
+du matin. La jolie mademoiselle Bernard (mademoiselle de Sivrieux),
+depuis madame Michel, demeura aussi pour le soir, ainsi que lord
+et lady Holland et M. Fox.&mdash;Le général Moreau et Lucien Bonaparte
+ne purent rester et repartirent pour Paris, <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> mais point
+ensemble, car ils ne s'aimaient pas; Lucien aimait son frère et ne
+pouvait estimer celui qui était envieux de sa gloire.</p>
+
+<p>Lorsque le salon fut moins nombreux, M. de Chazet demanda à madame
+Récamier si elle avait vu la pièce nouvelle.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? demanda madame Récamier.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p><i>Les Aveux difficiles.</i></p>
+
+<p class="speakersc">MADAME RÉCAMIER.</p>
+
+<p>Non. De qui est-elle?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p>Vigée, salue donc.</p>
+
+<p class="speakersc">M. VIGÉE.</p>
+
+<p>Il faudrait, pour saluer, que Madame eût vu la pièce, et qu'elle en
+fût contente: ce qui est douteux.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p>Sois modeste tant que tu voudras; moi, je dirai que la pièce est
+jolie, et très-jolie.</p>
+
+<p class="speakersc">LADY HOLLAND.</p>
+
+<p>Je l'ai vue et l'ai trouvée charmante. J'ignorais <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> qu'elle
+fût de Monsieur; je lui en fais mon compliment.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p>Il est fâcheux qu'elle n'ait qu'un acte: pourquoi ne pas avoir fait
+de cette pièce<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a> une &oelig;uvre capitale en trois ou cinq actes?
+Il y a de la délicatesse, de l'esprit, et tout ce qui plaît dans le
+dialogue.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME RÉCAMIER.</p>
+
+<p>M. Vigée, je crains d'être indiscrète, mais si vous vouliez nous dire
+quelques vers de votre pièce;... certainement vous vous les rappelez.</p>
+
+<p class="speakersc">M. VIGÉE.</p>
+
+<p>Ah! madame, ce serait un tour de force que de me rappeler de mauvais
+vers...</p>
+
+<p>Toutes les femmes l'entourent et le prient.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p>Allons! Vigée. Je vais te mettre en train....</p>
+
+<p class="poem10">
+ En parlant de Cléante, on me parla de soi,<br>
+ Puis insensiblement, et contre mon attente,<br>
+ <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> On oublia bientôt jusqu'au nom de Cléante.<br>
+ Cléante m'écrivait souvent: soins superflus!<br>
+ J'en parlais bien encor, mais je n'y pensais plus.</p>
+
+<p class="speakersc">LADY HOLLAND.</p>
+
+<p>Oh! que ces vers sont jolis, fins et délicats de pensée!</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME RÉCAMIER</span> <span class="stage">à Vigée.</span></p>
+
+<p>Eh bien! M. Vigée?</p>
+
+<p class="speakersc">M. VIGÉE.</p>
+
+<p>Madame, pardonnez-moi; je ne puis me rappeler deux vers de
+suite; mais si la pièce est assez heureuse pour vous plaire par
+l'échantillon que vous en a dit Chazet, j'aurai l'honneur de
+vous envoyer une loge pour la troisième représentation, qui est
+après-demain.</p>
+
+<p>Clichy était un lieu non-seulement habité par une femme qui le
+rendait agréable, mais sa proximité de Paris le rendait une campagne
+à part parmi les autres. Après le dîner, ce même jour, il vint le
+général Junot, sa femme, Eugène Beauharnais, M. Ouvrard, M. Collot,
+et une femme dont le nom, déjà fameux, devait grandir encore et
+devenir célèbre et glorieux pour notre France: cette femme était
+madame de Staël...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Madame de Staël avait apprécié madame Récamier ce qu'elle
+valait; son esprit supérieur avait jugé cette fleur, cette violette
+embaumée qui pouvait bien vouloir se cacher, mais jamais être
+inaperçue, et dont le parfum de beauté, de vertus et de tout ce qui
+la fait aimer, la fera toujours découvrir par celui qui passera près
+d'elle.</p>
+
+<p>Madame de Staël allait publier <i>Delphine</i>: le roman n'était pas
+encore terminé; mais l'auteur en lisait quelquefois des lettres
+détachées; et, ce même jour, elle en apportait une ou deux pour les
+lire à madame Récamier. Mais aussitôt qu'elle vit autant de monde,
+elle cacha son manuscrit.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, à la bonne heure, dit-elle en pressant la main de madame
+Récamier; pour vous seule.</p>
+
+<p>Lafon, qui venait aussi souvent chez madame Récamier, vint ce même
+soir; lui et mon mari récitèrent des vers de Ducis et de <i>Tancrède</i>.
+Madame de Staël, en voyant Junot et Lafon, se sentit excitée à suivre
+leur exemple, et proposa à madame Récamier de jouer avec elle une
+scène qu'elle a faite sur le sujet si pathétique d'Agar dans le
+désert... Madame de Staël fut sublime dans le rôle d'Agar, et madame
+Récamier vraiment <i>angélique</i> dans le rôle de l'ange... Sa ravissante
+figure avait une expression radieuse qui frappa <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> tout ce qui
+était autour d'elle. Fox était dans l'enchantement.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle charmante créature! disait-il; c'est vraiment l'&oelig;uvre
+de la Divinité dans un jour de fête! Voyez comme elle est douce! ce
+sourire! ce regard! ce son de voix! cette chevelure soyeuse! et cette
+expression gaie, calme et pure que reflète son regard, et qui annonce
+le contentement d'une belle âme!...</p>
+
+<p>En entendant M. Fox, on était non-seulement de son avis, mais heureux
+de penser comme lui; il semblait qu'on voyait dans l'avenir, que
+d'aimer un jour cette même personne avec toute la tendresse du
+c&oelig;ur suffirait seul pour faire oublier ses peines, quelque vives
+qu'elles fussent.</p>
+
+<p>M. Ouvrard, qui était aussi un des habitués du salon de Clichy, ce
+même soir, demanda à madame Récamier de venir voir le Raincy, qu'il
+venait d'acquérir avec M. Destillères.</p>
+
+<p>&mdash;Vous seriez bien aimable de venir voir nos lilas et nos arbres de
+Judée, dit-il avec cette courtoisie qu'il avait vraiment devinée.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais pas le Raincy, dit lady Holland.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, milady, une belle occasion de le connaître; et, se tournant
+vers madame Récamier, il la pria de venir au Raincy avec toute la
+société de Clichy, et d'engager qui lui conviendrait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> L'offre fut acceptée, et le jour fixé au mardi suivant.</p>
+
+<p>La journée de Clichy se termina comme habituellement. On fit de la
+musique; madame Récamier joua admirablement du piano; une de ses
+cousines, jolie personne de seize ans, qui l'accompagnait avec un
+tambour de basque, en jouait avec une grâce charmante (car on en
+joue). Steiblt venait de publier ses <i>Bacchanales</i>, qui étaient
+de jolis airs de sa composition avec accompagnement de tambour de
+basque. Madame Récamier dansait aussi un pas avec le tambour de
+basque dans lequel elle était semblable aux Heures d'Herculanum.</p>
+
+<p>La journée passée au Raincy fut charmante.</p>
+
+<p>M. Ouvrard fit servir le déjeuner dans l'orangerie. Le temps était
+superbe, et ce beau parc éclairé par un soleil de juin bien pur et
+bien doux encore, quand il n'est pas encore brûlant, et que ses
+rayons d'or éclairent cette belle futaie qui est à côté du château,
+et vient ensuite glisser sur les belles pelouses qui sont enserrées,
+comme par une ceinture de fleurs, par l'allée de lilas et celle
+d'arbres de Judée en fleurs.</p>
+
+<p>Madame Récamier et madame de Staël vinrent ensemble; les autres se
+suivirent: mon mari et moi, avec Lucien et M. Fox, madame Visconti
+<span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> et Berthier; lady Georgina et sa mère; lord et lady
+Yarmouth; M. de Montrond; M. et madame Divoff; la belle duchesse
+de Courlande, et le prince Trobetzkoï, qu'elle repoussait alors et
+qu'un an après elle avait pour mari; le prince Grégoire Gagarin, le
+comte Armand de Fuentès, Don Alphonse Pignatelli, son frère... Eugène
+Beauharnais et une foule d'autres personnes dont les noms me sont
+échappés.</p>
+
+<p>C'était une ravissante habitation que le Raincy. On admirait surtout
+cette salle de bain offrant le luxe le plus beau, celui qui est
+caché. En effet, en entrant dans cette salle de bain, vous ne voyez
+pas d'abord ce qui en fait le grand prix. Les cuves ont été creusées
+dans les Vosges et sont faites d'un seul morceau de granit; elles ont
+été creusées dans un seul bloc chacune, et ensuite amenées à Paris.
+La cheminée est en vert antique; le carreau est en larges dalles
+de marbre jaune antique et fort estimé. La salle est en demi-lune;
+dans la partie circulaire, est un sopha en velours vert. Au-dessus
+et tout autour de cette demi-rotonde est représenté le bain de Diane
+avec ses nymphes et Actéon. Les cuves sont enfermées entre quatre
+piliers de granit aussi des Vosges. À ces pilastres sont attachés des
+stores en satin blanc. C'est une délicieuse retraite que cette salle
+de bain. À côté est une charmante <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> chambre à coucher<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>.
+Lorsque trois ans plus tard je fus maîtresse du Raincy, j'y logeais
+de préférence à mon appartement du premier.</p>
+
+<p>Au moment où l'on allait commencer une promenade avant le déjeuner,
+promenade qu'on devait faire dans des chars-à-bancs et des calèches
+préparés par M. Ouvrard pour les amis de madame Récamier, on vit
+arriver une calèche par la grande avenue de peupliers.</p>
+
+<p>&mdash;C'est madame Krudner, dit madame Récamier.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit madame de Staël, madame de Krudner qui vient de publier un
+roman?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, <i>Valérie</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien, ce roman. Il y a de l'âme, il y a du c&oelig;ur et du
+style; elle fera bien de continuer, car je lui soupçonne un vrai
+talent.</p>
+
+<p>Ce roman de Valérie est, en effet, charmant; <i>Valérie</i> fut lu par moi
+avec grand intérêt, et le cas que l'on fait aujourd'hui de ce même
+livre me montre que son mérite est réel, pour avoir survécu <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span>
+à trente années de sommeil et même à trente-quatre.</p>
+
+<p>Je ne connaissais pas madame de Krudner; je voulus lui être
+présentée, et je la vis de près avec beaucoup d'intérêt. Sans doute
+elle ne frappait pas comme madame de Staël, parce qu'elle n'avait que
+du talent et que madame de Staël avait du génie. Cette différence
+doit être admise par qui n'a connu ni l'une ni l'autre.</p>
+
+<p>Madame de Krudner était une femme de très-grande taille, paraissant
+en avoir une plus grande encore en raison de sa maigreur. Elle
+était d'une extrême pâleur et très-blonde; elle avait été elle-même
+l'original de Valérie. On me dit qu'elle ne le niait pas lorsqu'on
+le lui demandait; j'avoue qu'étant jeune, cela me parut étrange.
+Toutefois, je la trouvai ce qu'elle était, parfaitement aimable; elle
+avait déjà le goût des idées mystiques et novatrices, et ne pouvait
+parler pendant une heure sur un sujet sans y mêler aussitôt quelques
+mots de religion.</p>
+
+<p>La journée fut charmante; Ouvrard s'entend comme personne à monter
+une partie, à la diriger et à la maintenir toute une journée. Je l'ai
+vu ainsi au Raincy, et lorsqu'il recevait à la pompe à feu. Garat
+avait été invité; il chanta, et la journée fut complète.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> J'ai parlé tout à l'heure de la simplicité de la campagne
+de Clichy; il n'en fut pas toujours ainsi autour de madame Récamier.
+M. Récamier, voulant que sa jeune femme trouvât chez elle les
+jouissances de son âge, acheta, même sans l'en prévenir, le superbe
+hôtel de la rue du Mont-Blanc dans lequel loge aujourd'hui madame
+Lehon. Bertaut, l'architecte, fut requis pour meubler cet hôtel et en
+faire un palais enchanté; Bertaut avait du goût, et un goût exquis;
+je n'ai jamais vu un appartement arrangé par lui autrement que
+très-bien. Celui de madame Récamier fut un des mieux parmi les plus
+soignés; la salle à manger, la chambre à coucher, le premier salon,
+le grand salon, tout était magnifiquement et élégamment meublé. La
+chambre à coucher, surtout, a du reste servi de modèle à tout ce
+qu'on a fait en ce genre; je ne crois pas que depuis on ait fait
+mieux. Je ne le pense pas comme les gens qui croient que rien n'est
+beau que ce qu'a produit leur temps; je le dis parce que l'évidence
+est là.</p>
+
+<p>Ce fut dans cette maison que se donna le premier bal en règle qui
+se soit donné dans une maison particulière, parce que les bals de
+ministres sortent de la ligne, ainsi que les bals étrangers. Je dis
+donc que les bals de madame Récamier furent les plus beaux qu'on
+eût vus jusque-là dans <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> Paris; elle en faisait les honneurs
+avec une grâce parfaite et cette bonté si gracieuse qui lui gagne
+les c&oelig;urs. Quand je parle d'elle, il me faut être en garde contre
+moi-même, car je répèterais toujours ce que je dis d'elle; il me
+semble que je ne l'ai pas encore assez dit.</p>
+
+<p>Madame Récamier est la première personne de Paris (car il faut que
+justice soit rendue à qui il appartient) qui ait eu une maison
+ouverte où l'on reçût: elle voyait d'abord beaucoup de monde pour
+l'état de son mari; ensuite, pour elle, il y avait une autre manière
+de vivre, une autre société que celle que nécessairement son goût
+exquis ne pouvait confondre avec ces hommes qui savent et connaissent
+la vie;... portée à la bonne compagnie par sa nature, aimant ce qui
+est distingué, le cherchant et voulant avoir un bonheur intérieur
+dans cette maison où le luxe n'était pas tout pour elle, et où son
+c&oelig;ur cherchait des amis... Elle se forma une société, et malgré sa
+jeunesse elle eut la gloire dès ce moment de servir de règle et de
+modèle aux autres femmes.</p>
+
+<p>On y rencontrait, outre madame de Staël, Adrien de Montmorency,
+Benjamin Constant, Mathieu de Montmorency, ces hommes qui connaissent
+le monde et l'embellissent avec leurs coutumes courtoises et
+l'extrême quintessence du savoir-vivre <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> comme avec leur
+esprit; M. de Bouillé, et d'autres hommes encore qui pouvaient être
+avec ceux que je viens de nommer, comme M. de Chateaubriand, M. de
+Bonald, M. de Valence, M. Ouvrard; ce dernier avait la connaissance
+du monde et pouvait être à la fois l'homme du jour et l'homme
+d'autrefois.</p>
+
+<p>Après Clichy, madame Récamier eut une autre campagne, Saint-Brice;
+c'était un plus beau lieu que Clichy: les ombrages étaient plus
+épais, les eaux plus belles. Madame Récamier aimait Saint-Brice...
+mais bientôt il lui devint plus cher par l'hospitalité qu'elle
+y donna à une amie malheureuse. Madame de Staël, poursuivie par
+Napoléon, trouva sous le toit de madame Récamier ce que toujours on
+aura près d'elle: du repos et de l'espoir.</p>
+
+<p>Junot était à Saint-Brice lorsque madame de Staël y arriva; son
+désespoir lui fit mal.</p>
+
+<p>&mdash;Sauvez-la, dit madame Récamier à Junot.</p>
+
+<p>&mdash;Je le voudrais pour vous, puisque vous le souhaitez, et pour elle
+aussi, car elle me fait mal; mais elle a bien irrité l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;Faites tous vos efforts, répéta l'ange.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai si bien que je me brouillerai plutôt avec lui s'il ne me
+l'accorde pas.</p>
+
+<p>&mdash;N'allez pas faire de coup de tête, lui dit madame <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span>
+Récamier de sa douce voix... et à cette voix toute tempête se calmait.</p>
+
+<p>Mais tout fut inutile. Comme on l'a vu dans le volume précédent,
+Napoléon fut inflexible, et dans sa colère il laissa échapper une
+parole haineuse contre madame Récamier; aussi, lorsque quelques mois
+plus tard, étant demandée par cette même amie qui voulait lui dire
+un dernier adieu, madame Récamier voulut tout quitter pour aller
+rejoindre madame de Staël, Junot la supplia de rester.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne reviendrez plus, lui disait-il, le c&oelig;ur brisé... Vous ne
+reviendrez plus ici...</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible, on ne peut me punir de remplir un devoir sacré,
+disait la douce et angélique créature, elle qui n'avait jamais
+éprouvé un sentiment haineux... et dont l'âme, quoique passionnée,
+est remplie de cette mansuétude qui fait aimer plutôt que haïr.</p>
+
+<p>Hélas! la prédiction de l'amitié ne fut que trop vraie! Madame
+Récamier ne revint plus à Paris... et ne revit plus cet ami qui lui
+était si dévoué que dans l'exil, et lorsque lui-même marchait à la
+mort<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>!...</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> SALON DE MADAME REGNAULT DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY,<br>
+À PARIS ET AU VAL.</h2>
+
+<p>Parmi les femmes qui, à la fin du dernier siècle et au commencement
+de celui-ci, marquèrent par leur beauté, madame Regnault de
+Saint-Jean-d'Angély tient une des premières places. Elle était
+parfaitement belle, surtout en 1795 et 1796, au moment où l'armée
+d'Italie avait ses quartiers à Milan. Son portrait, par Gérard, est à
+peu près de cette époque; elle y est représentée comme une femme de
+vingt ans à peu près<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély est une personne que
+je connais depuis longtemps et que j'ai toujours aimée; elle a de
+l'esprit, de l'instruction, des talents, et tout ce qu'il faut au
+c&oelig;ur pour de solides amitiés; c'est une femme qu'on recherche, qui
+plaît et qu'on aime quand on la connaît...</p>
+
+<p>Regnault de Saint-Jean-d'Angély n'était pas tout à fait aussi aimable
+que sa femme; sans doute il avait du talent comme orateur, mais il
+était un peu brutal, et souvent plus cynique qu'il n'aurait fallu
+qu'il le fût avec les femmes qui étaient chez lui; mais après tout il
+avait de la bonté, et puis, pour ceux qui aiment l'Empereur, Regnault
+de Saint-Jean-d'Angély était un homme vraiment digne d'être apprécié
+comme un des plus fidèles serviteurs de Napoléon. Cette différence
+d'amabilité entre le mari et la femme formait une disparate qui
+quelquefois causait de la rumeur dans le salon de la jolie maison de
+la rue du Mont-Blanc où nous nous réunissions bien souvent alors.</p>
+
+<p>J'étais fort liée avec madame Regnault dès les premiers temps de mon
+mariage. Junot était ami de Regnault, et comme sa femme me plaisait,
+nous <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> nous liâmes, et la chose fut d'autant plus facile que
+les mêmes liens de société nous furent communs, et lorsque madame
+Marmont revint d'Italie avec son mari, après la campagne de Marengo,
+ces relations furent encore plus étendues. Madame Regnault voyait
+comme moi M. et madame Marmont, M. et madame Maret, M. et madame
+Duroc, Savary et sa femme, Eugène Beauharnais, et... Que dirai-je?
+presque toutes les femmes et les maris, dans les premières années du
+Consulat, étaient plus réunis que par la suite, et faisaient moins
+maison à part, et nous nous connaissions mutuellement beaucoup.</p>
+
+<p>Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme d'un grand savoir,
+dont Napoléon faisait grand cas. Y avait-il un cas difficile à
+résoudre, c'était toujours Regnault qui en était chargé. Son
+affection pour l'Empereur, après cela, entrait pour quelque peu dans
+la réputation qu'on lui accordait; mais il en avait une grande et
+méritée par lui-même.</p>
+
+<p>Il lui arriva une singulière histoire, la première année où il fut
+propriétaire de son petit hôtel, rue du Mont-Blanc.</p>
+
+<p>Il était un matin à s'habiller, lorsqu'on lui dit qu'un monsieur fort
+bien mis demandait à lui parler seul. Regnault achève de s'habiller
+et fait entrer <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> le monsieur. Sa femme était dans la pièce
+voisine.</p>
+
+<p>Le monsieur était un homme de cinquante ans environ; ses manières
+étaient distinguées, et tout en lui annonçait un homme comme il faut.
+Regnault avait le tact prompt, et lorsqu'il faisait mal, c'était sa
+faute. Il s'avança vers le monsieur et lui demanda en quoi il pouvait
+lui être utile.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>Monsieur, ma demande et ma présence sont toutes deux étranges chez
+vous, mais non dans cette maison... car... elle fut jadis à moi.</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Monsieur, j'ai acheté cette maison il y a un an, je l'ai payée
+comptant à mon notaire, et, certes, ce qu'elle vaut, si ce n'est
+plus; alors je...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>Oh! monsieur, je ne viens pas pour réclamer une somme qui ne m'est
+pas due par vous, je ne le sais que trop... j'ai une autre requête à
+vous présenter.</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Monsieur, s'il dépend de moi de vous être utile, <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> comptez
+sur mon appui, et sur tout ce que je pourrai faire.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE ***</span>, <span class="stage">regardant autour de lui.</span></p>
+
+<p>Monsieur, je dois vous annoncer que j'ai émigré; peut-être cet aveu...</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Monsieur, personne plus que moi ne respecte les opinions. Je suis
+indulgent pour les autres et demande même tolérance pour moi.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>J'ai donc émigré, monsieur; mais ma femme avait une enfant trop jeune
+pour l'emmener avec moi... Elle resta! elle resta, monsieur!... et
+elle périt sur cet échafaud que j'avais fui!... Un vieux domestique
+demeura alors chargé du soin de ma pauvre petite fille... Ce vieux
+serviteur, demeuré seul avec l'enfant pendant la captivité de la
+mère, songea à mettre à l'abri ce qui restait de la fortune de ses
+parents, et, dans cette maison même, il enterra mon argenterie, les
+diamants de ma femme et une somme de trente mille francs en écus de
+six francs... Maintenant, monsieur, je me mets à votre disposition.
+Je sais <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> que la maison est à vous, que tout ce qu'elle
+contient est à vous... et que...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME REGNAULT</span>, <span class="stage">qui est survenue.</span></p>
+
+<p>Monsieur, depuis que votre domestique a enfoui cet argent, la maison
+a appartenu à une foule de gens dont nous ne pouvons répondre. Si par
+malheur le trésor que vous venez réclamer est enlevé, nous en serions
+bien malheureux, je vous le jure; mais s'il est encore ici, je suis
+caution pour mon mari qu'il vous le rendra à l'instant; n'est-ce pas,
+mon ami?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">REGNAULT</span>, <span class="stage">embrassant sa femme.</span></p>
+
+<p>Bonne Laure! est-ce que cela se demande?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>Je puis donc espérer...</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Nous allons descendre dans le jardin pour voir...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>C'est dans la cave, et non pas dans le jardin, monsieur.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> REGNAULT.</p>
+
+<p>Eh bien! dans la cave soit. Avez-vous un plan de la maison? car les
+caves sont vastes.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>Oui, monsieur. Et il tira en effet de sa poche une grande feuille de
+papier sur laquelle une sorte de plan grossier était tracé: tout y
+était indiqué avec le plus grand soin, mais mal fait.</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Monsieur, descendons; je fais des v&oelig;ux pour que nous trouvions ce
+que vous cherchez.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE ***</span>, <span class="stage">avec émotion.</span></p>
+
+<p>Vous êtes un noble et digne homme, monsieur!</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Bath! je ne suis pas meilleur qu'un autre... Tenez, demandez à ma
+femme, elle vous dira que j'ai de mauvais moments.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME REGNAULT.</p>
+
+<p>Je ne me souviens que des bons moments: allons à la cave!</p>
+
+<p>On chercha longtemps. M. de *** avait déjà fait <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> au moins
+cinq ou six fois le tour des caves, et on n'avait rien trouvé.
+Regnault lui-même avait pris une petite bûche et cognait sur tous les
+murs. Partout des murs de communication, partout des murs pleins, et
+le monsieur, désespéré, était au moment d'abandonner sa recherche
+pour laisser en repos le nouveau maître de cette maison, dont la
+patience peut s'épuiser, et qui enfin peut le chasser. Mais il
+connaît mal Regnault. Regnault demeurera là jusqu'au soir; la seule
+contrariété qu'il éprouve, c'est de craindre qu'on ne trouve pas ce
+qu'on cherche. Enfin Regnault s'avise de cogner au bas du mur avec un
+bâton:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écrie-t-il, il y a quelque chose là!</p>
+
+<p>Tout le monde regarde, c'est évident; il y a un mouvement visible
+dans le mur... En effet, rien n'avait été sondé à cette hauteur;
+c'était à hauteur d'appui. On y met le marteau avec l'ordre de
+Regnault... M. de *** était là avec une impatience qui seule parlait
+pour l'avertir. Mais ce pouvait être un avertissement trompeur.
+Enfin, après la chute de quelques briques, lorsque la poussière fut
+éclaircie, on aperçut une grande caisse, avec tous les renseignements
+en double sur cette caisse, dans une feuille de plomb roulée.</p>
+
+<p>Le monsieur fit son inventaire à mesure que les objets venaient
+les uns après les autres. Le pauvre <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> émigré rayonna de joie
+en voyant cette richesse qui lui assurait une noble indépendance.
+Regnault jouissait de le voir toucher ces mêmes bijoux antiques,
+cette argenterie qu'avait possédée son père, et enfin tout ce qui lui
+était souvenir... Ce M. de ***, après avoir comparé avec la note, fit
+encore ses remerciements à Regnault et à sa femme, en leur demandant
+de croire à une éternelle reconnaissance. J'ignore ce qu'est devenu
+cet homme.</p>
+
+<p>Cette aventure, par le soin extrême qu'on apportait à ce qu'on disait
+dans le monde sur les affaires intérieures, bonnes ou mauvaises,
+passa presqu'inaperçue, et les choses demeurèrent douteuses pour les
+curieux.</p>
+
+<p>Regnault racontait cette histoire avec beaucoup d'esprit. Il disait
+comment l'émigré, M. de ***, avait retourné une grande soupière
+d'argent, en le regardant en dessous, comme pour le payer de ce qu'il
+était descendu à la cave, et la noble attitude de madame Regnault et
+son touchant intérêt l'empêchèrent probablement d'exécuter son projet.</p>
+
+<p>Le fond de la société de Regnault était en grande partie sa famille
+et celle de sa femme, et puis des artistes très-distingués et hors de
+ligne. On sait que Garat y passait sa vie, Gérard également; Millin
+était aussi un habitué, comme Arnault, beau-frère <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> de madame
+Regnault; Fourcroy, Chaptal, le duc de Bassano, et une foule de
+personnes qui sont connues, non-seulement par leur nom marquant dans
+l'Empire, mais par leur talent, leur savoir et leur esprit.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Regnault avait le goût de sa maison; elle avait aussi une
+jolie habitation, bien meublée, gaie et convenable pour l'époque.
+Il n'y avait qu'un salon, une salle à manger, une chambre à coucher
+et un boudoir, le tout avec les dépendances: voilà quel était
+l'appartement de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély jusqu'en 1808
+ou 1809; son mari occupait le premier de la maison en 1808. Regnault
+acheta l'hôtel dans lequel il logeait, rue de Provence, n<sup>o</sup> 56, et
+le fit magnifiquement meubler. Mais je crois que les bons rires que
+nous avons faits rue du Mont-Blanc ne se sont pas renouvelés rue de
+Provence.</p>
+
+<p>Madame Regnault, qui entendait la vie du monde, et dont la mère,
+madame de Bonneuil, avait connu cette vie d'autrefois, madame
+Regnault me proposa un jour <i>de souper</i>: c'était une innovation,
+car on ne parlait plus de souper depuis la Révolution; mais madame
+Regnault voulut amener ce projet à sa fin. Un jour, donc, elle en
+parla à Regnault; il avait de l'humeur et l'envoya promener. Sa
+femme se tut et ne dit plus un mot <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> du souper. Le soir venu,
+M. Regnault rentre de je ne sais quel spectacle, bâille au milieu de
+nous, étend les bras et s'en va dormir.</p>
+
+<p>Junot était de notre souper; il n'arriva qu'à onze heures et demie,
+parce qu'il venait des Tuileries. Nous nous mîmes à rire, car nous
+étions en belle humeur; Junot racontait, et Arnault ne le laissait
+pas en chemin; cependant depuis plus d'une heure j'entendais une
+sorte de grondement que je ne pouvais définir: c'était au-dessus de
+ma tête. Enfin il devint si fort, que c'était comme un coup de vent
+dans une galerie. Madame Regnault nous dit alors:</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon mari qui est endormi et qui <span class="smcap">RONFLE</span>.</p>
+
+<p>Nous nous mîmes à rire.... Mais le <i>somnambule</i> ne me fit pas
+rire, moi; je craignis qu'on ne l'éveillât, et il ne me paraissait
+pas gai à supporter en pareils moments. Je le dis tout bas à
+Junot, mais il n'en fit que rire. Madame Hamelin, madame Regnault,
+moi, mon mari, Auguste de Colbert, le comte de Fuentès, Alphonse
+Pignatelli, Millin, et puis madame Arnault, qu'alors on appelait
+<i>Sophie</i>, voilà quelles étaient les personnes qui soupaient chez
+madame Regnault. Nous avions beaucoup ri, et nous nous disposions
+à rire encore, lorsque j'entendis contre mon oreille un bruit
+<span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> étrange, comme le bruit du grondement; mais cette fois le
+grondement descendait l'escalier. Je fis signe, et à l'instant tout
+le monde, excepté moi, remplit son verre de vin de Champagne, et on
+demeura en panne jusqu'au moment où le voyageur entrerait. Comme il
+n'entendait plus rien, il ne savait plus que penser. Tout à coup
+le comique de cette position nous parut si bouffon, qu'un éclat de
+rire partit immédiatement comme un coup de tonnerre. À l'instant
+même la porte s'ouvrit, et je vis près de moi une sorte de spectre
+aux cheveux hérissés, la poitrine velue, et une tournure vraiment
+drôle en chemise, en pantalon et sans chapeau, comme on le pense
+bien. Mais aussi, au même instant que cette figure venait à nous,
+nous la saluâmes par des acclamations et par des <i>vivat</i> sans fin.
+Ce spectre, c'était Regnault, qui se plaignait que nous l'empêchions
+de dormir.&mdash;C'est bien plutôt toi, dit Junot, qui nous obsèdes avec
+tes vieilles histoires de ronflements auxquelles personne ne songe
+aujourd'hui. Allons, Regnault, sois raisonnable, et va te coucher. À
+ta santé, avec ton vin de Champagne; il est bon au reste:... où le
+prends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Chez Ruinart.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien ça, et moi aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu le trouves bon! dit Regnault en <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> se radoucissant;
+donne-m'en donc un verre.</p>
+
+<p>&mdash;À condition, dit Junot, que tu diras: Vive l'Empereur!</p>
+
+<p>&mdash;Quelle condition! s'écria Regnault, oui sans doute; et levant son
+verre, il cria de sa voix de tempête: À la santé de l'Empereur!...</p>
+
+<p>Et prenant goût à la chose:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez-moi comme si vous vouliez faire, dit-il... Et buvant un
+second verre de vin de Champagne, il n'eut bientôt plus de raison
+pour gronder les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Conviens que c'est amusant, un souper, Regnault?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Regnault... Vive l'Empereur!</p>
+
+<p>Regnault nous regarda avec des yeux qui nous firent rire de nouveau;
+il but encore trois ou quatre verres de vin de Champagne, mangea du
+pâté de foies gras, et bientôt il fut tout à fait en gaîté, mais sans
+être gris ni même attaqué.</p>
+
+<p>&mdash;Vive l'Empereur! s'écriait-il... Allons, qu'on me fasse raison.</p>
+
+<p>Pendant près d'une demi-heure la main de Regnault ne fut occupée qu'à
+se servir du brochet et à se verser du vin de Champagne; il laissait
+causer les autres.&mdash;Allons, lui dit Junot, va te recoucher, Regnault,
+et laisse-nous rire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si tu faisais du tapage, on pourrait te <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> faire un
+mauvais parti; va te coucher, et vive l'Empereur!</p>
+
+<p>Il se leva, et s'en alla comme un bon garçon qu'il était alors. Nous
+rîmes joyeusement tout en causant, et le souper se prolongea jusqu'à
+trois heures du matin; et nous avions bien ri...</p>
+
+<p>Ces soupers se renouvelèrent chez madame Regnault et chez moi. Madame
+Regnault avait quelquefois des ennuis à supporter avec Regnault,
+quoiqu'il l'aimât beaucoup; mais il avait des coups de boutoir
+terribles, et il faut bien des mots du c&oelig;ur pour effacer le
+souvenir d'une brusquerie...</p>
+
+<p>Au Val, charmante habitation que M. Regnault a parfaitement arrangée,
+il y avait une façon de vivre toute joyeuse; le bâtiment est gothique
+et l'intérieur est gothique, même pour l'habitation. Madame Regnault
+fit meubler ce château, ou plutôt cette abbaye, comme une habitation
+religieuse gothique, mais non pas comme un couvent... Chaque chambre
+avait son ameublement bien conforme à la position de la chambre,
+soit sur le parc, soit les cours. L'appartement de madame Regnault
+était comme un appartement de châtelaine: tous les meubles étaient
+gothiques; la plupart sont du temps de Louis XIV et du siècle
+antérieur... Tout y est bien et tout y est confortable.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> La vie du Val était à peu près comme la vie de château dans
+tous les châteaux de France. Madame Regnault, après que son mari
+fut parti, demeura au Val... Elle y resta fort tranquille pendant
+quelques mois; mais Fouché, flairant du mal à faire partout où l'on
+pouvait porter une douleur, la fit surveiller et même tomber dans
+un piége par une infâme man&oelig;uvre. Un homme vint prendre ses
+lettres, et cet homme n'était qu'un agent surveillé par un autre
+homme, qui surprit les lettres de madame Regnault à son mari alors
+en Amérique, et elle fut arrêtée au Val, où elle demeurait alors...
+Les gendarmes y arrivèrent au moment où le berger faisait sortir le
+troupeau du château; et comme le porche était embarrassé, un homme
+de chez le concierge eut le temps de courir avertir M. Regnault, le
+fils de Regnault de Saint-Jean-d'Angély; car cet homme ne pouvait
+croire qu'on voulût arrêter une femme: c'était elle cependant. Le
+jeune homme se sauva, et elle fut prise au moment où elle passait
+un peignoir pour aller au secours de son beau-fils... En recevant
+l'ordre qui l'arrêtait, madame Regnault fut stupéfaite. Était-ce bien
+en France, dans le dix-neuvième siècle, qu'une femme était arrêtée
+dans sa campagne au milieu de ses fleurs, de ses oiseaux, de tout ce
+qui rappelle enfin la vie d'une <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> femme!... Madame Regnault ne
+dit pas une parole qui pût faire présumer même son indignation; elle
+aurait craint de s'abaisser...</p>
+
+<p>Un moment elle eut la pensée de demander un jour pour mettre de
+l'ordre dans ses affaires; puis elle changea de volonté; elle se
+contenta d'écrire ce qu'il y avait à faire chez elle, et puis elle
+partit dans une voiture à elle, escortée par des gendarmes comme
+une criminelle, tandis qu'elle n'était qu'une noble femme à l'âme
+vraiment élevée et patriotique. Elle quitta la France pour aller
+chercher d'autres douleurs, et pendant bien des mois elle ne sut et
+ne connut de la vie que les larmes et les souffrances... Puis vint le
+jour de la rentrée dans la patrie, et ce jour fut encore pour elle
+pénible à supporter, car il fut un jour de deuil<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> SALON
+DE
+M<sup>me</sup> LA DUCHESSE DE LUYNES.</h2>
+
+<p>Le salon de madame la duchesse de Luynes ne mérita ce nom que
+vers l'époque où M. de Luynes fut nommé sénateur, qui est la même
+(1806) que celle où sa belle-fille fut nommée dame du palais
+de l'Impératrice. Jamais la nouvelle d'une faveur ne produisit
+d'effet plus différent dans une famille. M. de Luynes, fort peu
+joyeux de sa nature, témoigna un tel contentement que cela en vint
+au point de faire faire à ce propos de bruyantes exclamations à
+son beau-frère<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>, qui ne s'étonnait de rien de ce <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> qui
+arrivait en dehors de ses habitudes de jeu. Il en fut de même de tous
+les habitués de l'hôtel de Luynes. Quant à la duchesse de Luynes,
+elle se contenta de lever les épaules et continua de s'informer si
+celui pour qui elle avait parié à une partie de whist qui se jouait
+dans une autre pièce avait gagné ou perdu.</p>
+
+<p>Le même jour avait vu apporter un autre paquet dans cette maison;
+mais bien différente du vieux duc, celle à qui il était adressé ne
+l'avait pas reçu avec la même joie. Elle avait au contraire témoigné
+un grand mépris pour cette nomination de dame du palais, et son
+premier mot fut un refus positif.</p>
+
+<p>Mais M. de Luynes, qui presque toujours laissait aller les affaires
+de sa famille à la grâce de Dieu, parut cette fois se prononcer.
+Il avait eu peur; on lui avait parlé de je ne sais quelle révision
+du procès du maréchal d'Ancre, et puis des donations faites à la
+maison de Luynes; enfin on l'avait mystifié en lui parlant de choses
+impossibles, et il avait non-seulement accepté, mais fait accepter sa
+belle-fille.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai donc, répondit-elle, mais on s'en repentira plus qu'on ne
+s'en louera.</p>
+
+<p>L'hôtel de Luynes était une maison comme il n'y en avait aucune dans
+Paris, non pas à cause du <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> mélange des partis; il y avait
+unité complète dans ce qui composait la société de la belle-mère
+et de la belle-fille. C'étaient toutes les personnes d'une opinion
+<i>pure</i>, et les étrangers de marque qui à cette époque arrivaient en
+foule à Paris.</p>
+
+<p>M. de Luynes avait conservé sa fortune, et même l'avait augmentée
+dans la Révolution en acquittant des remboursements en assignats, et
+rachetant des droits de cette même manière. Il eut le même bonheur
+en tout, traversa la Révolution en ne faisant pas parler de lui,
+et arriva enfin à cette époque où il fut nommé sénateur, et sa
+belle-fille dame du palais. La fortune de M. de Luynes était immense;
+l'intérieur de sa maison, soit à Paris, soit à Dampierre, avait
+quelque chose de prince souverain, surtout dans un temps où toute la
+grandeur de l'Empire, grandeur de gloire, vraie et positive, mais
+encore toute neuve et à faire, n'avait pas autour d'elle cet appui
+du vieux temps, ces preuves matérielles, d'anciens serviteurs, de
+meubles antiques, de demeures féodales qui, pour être dépouillées de
+leurs droits, n'en étaient pas moins des témoins vivants et parlants
+de la noblesse de leurs maîtres...</p>
+
+<p>La fortune du duc de Luynes avait toujours été immense, même au
+milieu de ceux qui étaient ses pairs et quelques-uns ses supérieurs.
+Il était bon <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> homme, grand dormeur, passant à l'occupation
+du sommeil les trois quarts de sa vie, si bien, qu'à table, il vous
+offrait d'un plat, portait la main à la cuiller et dormait avant de
+l'avoir soulevée. Dans un pareil cas son valet de chambre le poussait
+légèrement; alors il s'éveillait, achevait sa politesse, et retombait
+dans son sommeil ou plutôt dans sa léthargie.</p>
+
+<p>On doit penser d'après cela que ce n'est pas le duc de Luynes qui
+tenait la maison éveillée jusqu'à cinq heures du matin; et telle
+était la rage de veiller dans cette maison, que j'ai vu souvent
+partir M. de Lavaupalière de chez moi à trois heures du matin pour
+aller à <i>l'hôtel de Luynes</i>; car c'était ainsi qu'on parlait; on ne
+disait pas: <i>Je vais chez madame de Luynes ou madame de Chevreuse</i>;
+on disait: Je vais à l'hôtel de Luynes.</p>
+
+<p>Cet hôtel de Luynes contenait, dans le fait, presque toute la famille
+de madame de Luynes: son fils et sa belle-fille, son gendre et sa
+fille, son neveu Adrien de Montmorency et son frère le duc de Laval.
+Elle était bonne, madame de Luynes, et je n'en veux pour preuve
+ajoutée à tout ce qu'en pense ce qui reste de ses amis, que la
+conduite qu'elle a tenue avec sa belle-fille, lors de la persécution
+de la malheureuse madame de Chevreuse.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> L'hôtel de Luynes était une maison joyeuse s'il en fut
+jamais. Le jeu, la danse, la chasse, la causerie, tout s'y trouvait,
+même les grands et bons dîners, ce qui, pour les habitués comme M. de
+Lavaupalière, était un point presque aussi important que le creps.
+Jamais les immenses salles de cette maison n'étaient sombres; ou les
+bougies, ou le soleil les éclairaient. Les domestiques veillaient
+par quartier, car ils n'auraient pas tenu longtemps contre une telle
+fatigue.</p>
+
+<p>Les personnes qui allaient habituellement chez madame de Luynes
+étaient: M. de Talleyrand, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de
+Sainte-Foix, M. de Lavaupalière, Adrien de Montmorency son neveu, le
+duc de Laval son frère, M. de Choiseul-Gouffier, M. de Nassau, M. le
+bailly de Ferrette, madame de La Ferté, madame de Balby, madame de
+Vaudemont (moins que les autres), madame de Montmorency (également),
+et puis tout ce qu'on appelait strictement le faubourg Saint-Germain,
+indépendamment de la famille de madame de Chevreuse, qui était
+fort étendue par elle-même et par ses alliances; toute la jeunesse
+élégante de ce même faubourg, amie des deux frères de la duchesse.</p>
+
+<p>On conçoit qu'avec de tels éléments, en y ajoutant ce qu'était
+naturellement madame de <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> Luynes, une véritable grande dame,
+l'hôtel de Luynes pouvait facilement devenir une maison agréable.</p>
+
+<p>Lorsque madame de Chevreuse se maria<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>, ce qui, je crois, fut en
+l'an VI ou au commencement de l'an VII, la maison de madame de Luynes
+était une maison ouverte, mais un peu comme celle de madame de La
+Ferté; et véritablement, quoique le nom de La Ferté fût un beau nom
+autrement connu que par les Amours des Gaules, on ne convenait guère,
+lorsqu'on était femme, qu'on avait été chez madame de La Ferté.
+Madame de Luynes avait bien une autre attitude que madame de La
+Ferté; mais cet éternel jeu qu'on trouvait chez elle en éloignait les
+jeunes femmes. Lorsque madame de Chevreuse fut dans cette maison, ce
+fut un soleil qui se leva sur ce demi-jour et l'éclaira brillamment.
+Il est difficile de faire le portrait de madame de Chevreuse: elle
+était rousse, maigre, et ses traits n'avaient rien d'une grande
+régularité; mais elle était si parfaitement élégante, si distinguée;
+elle avait tellement de cette manière impossible à copier qui révèle
+la femme <i>comme il faut</i> avec toutes ses grâces, que je n'ai jamais
+souhaité à une femme de ressembler à une autre qu'à <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> madame
+de Chevreuse, quand elle voudrait briller avec fracas et devenir une
+personne à la mode. Je ne sais si madame de Chevreuse a voulu être à
+la mode, ou si ses manières étaient naturelles. Ce que je sais, c'est
+qu'elle a parfaitement réussi à marquer dans le monde, où elle n'a
+fait que passer, comme un brillant météore.</p>
+
+<p>Sa tournure surtout était fort élégante. Il y avait dans sa taille
+une telle souplesse, des mouvements si gracieux sans affectation,
+qu'on ne pouvait s'empêcher de la regarder lorsqu'elle marchait
+ou qu'elle dansait. Du reste, cette élégance lui était devenue
+particulière depuis son mariage; car avant ce moment je l'avais
+rencontrée bien souvent chez une de nos amies communes, mademoiselle
+de C......., et alors personne ne faisait attention, parmi nous
+autres jeunes filles, à Ermesinde de Narbonne, rousse, maigre, pâle
+et pas du tout agréable; ces malheureux cheveux, qu'elle avait au
+reste en horreur, lui donnaient de la timidité<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>.</p>
+
+<p>L'hôtel de Luynes était toujours ouvert; jamais la porte n'y était
+défendue; il y avait toujours quelqu'un, soit M. de Luynes, s'il
+ne dormait pas ou s'il n'était pas au sénat, car il y allait
+quelquefois, <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> ou madame de Luynes, ou madame de Chevreuse,
+ou madame de Montmorency; enfin la maison était toujours habitée:
+cela donnait un air de gaîté à cette habitation déjà si belle par
+elle-même. Le jour, le soleil éclairait des fenêtres où partout
+on voyait des rideaux, de riches draperies; le soir, partout des
+lumières brillaient à ces mêmes fenêtres; que les maîtres fussent
+absents ou bien au logis, la maison était éclairée et chauffée, car
+jamais l'absence n'était ni longue ni entière.&mdash;Si madame de Luynes
+était chez M. de Talleyrand, ou bien au spectacle, ou chez madame de
+Balby, les habitués montaient et l'attendaient chez elle. À cette
+époque, je ne sais plus pour quel motif, madame de Chevreuse fit
+le v&oelig;u de ne pas aller au spectacle de trois ou quatre années;
+elle allait bien dans la salle de l'Opéra pour un concert, pour
+l'<i>oratorio</i>, mais non pas pour le spectacle. Ce v&oelig;u la rendit
+beaucoup plus sédentaire. Je crois que c'était pour avoir un enfant.</p>
+
+<p>C'était une personne de beaucoup d'esprit, sans aucun doute, et
+vraiment charmante, que madame de Chevreuse; aussi, lorsque je songe
+à son martyre, mon c&oelig;ur s'attendrit et ne trouve que des larmes
+pour une si jeune destinée brisée à son matin, lorsque tout lui
+souriait, lorsque les trois voix, si rarement d'accord entre elles,
+du passé, <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> du présent et de l'avenir, ne lui répondaient que
+par le mot <span class="smcap">BONHEUR</span>!... Oh! oui, c'est un grand malheur alors
+que la mort... l'agonie est doublée dans son horreur, et ce qu'on
+souffre est bien au delà des souffrances du malheureux qui ne voit
+dans la mort que sa délivrance.</p>
+
+<p>La réputation de madame de Chevreuse fut toujours intacte, quelle que
+fût la mauvaise humeur des femmes qu'elle éclipsait, et celle des
+hommes dont elle repoussait les v&oelig;ux: ce fut ainsi que la trouva
+son brevet de dame du palais, lorsqu'elle le reçut.</p>
+
+<p>&mdash;Je refuse, dit la jeune femme en repoussant doucement le parchemin
+signé par l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ma chère enfant, lui dit son beau-père, cela ne vous est pas
+possible; songez à ce qui peut en résulter. Mon fils, dites donc...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>J'ai déjà parlé à Ermesinde; elle ne veut rien entendre.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Je crois inutile de répéter ici ce que j'ai dit mille fois; je hais
+cette cour impériale et je la méprise. Après cette profession de foi,
+voulez-vous donc me contraindre à en faire partie?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> LE DUC DE LUYNES.</p>
+
+<p>Mais enfin, si vous refusez, il en peut résulter les plus grands
+malheurs pour toute la famille.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Ces malheurs ne sont que pour moi, et je brave la tyrannie de
+Bonaparte. Que peut-il me faire, après tout?</p>
+
+<p class="speakersc">LE DUC DE LUYNES.</p>
+
+<p>Beaucoup de mal, ma chère enfant, beaucoup de mal... je sais ce que
+je dis.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Je refuse, monsieur, mon parti est pris... Ah! ma mère,
+s'écria-t-elle en s'élançant dans les bras de la duchesse de Luynes
+qui entrait... ah! ma mère, venez à mon secours! vous me comprenez,
+vous!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LUYNES.</p>
+
+<p>Comme vous la faites pleurer!... et pour quel sujet encore!
+Ermesinde, tu feras ce que tu voudras, entends-tu?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Mais, ma mère, ne connaissez-vous pas la menace de l'Empereur?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Mon Dieu, mon Dieu! vous m'effrayez beaucoup.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LUYNES.</p>
+
+<p>Calmez-vous, chère petite, et comptez toujours sur moi.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Mais, monsieur, dites-moi de quoi il est question. Que puis-je
+résoudre, si j'ignore de quoi il s'agit?</p>
+
+<p class="speakersc">LE DUC DE LUYNES.</p>
+
+<p>Eh bien! madame, il s'agit de voir notre fortune entièrement perdue...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Grand Dieu! comment cela se peut-il?</p>
+
+<p class="speakersc">LE DUC DE LUYNES.</p>
+
+<p>Parce que cet homme prétend qu'on peut revenir sur le procès du
+maréchal d'Ancre... que les valeurs qu'il avait soustraites étaient
+valeurs royales appartenant au trésor, et que le Roi n'avait pas le
+droit d'en faire un don à notre ancêtre.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Mais cette menace est absurde.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>C'est ce que j'ai dit.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LUYNES.</p>
+
+<p>Sans doute; mais il ne faut pas, avec un tel homme, se retrancher
+dans son droit. À quoi cela a-t-il servi à Moreau et à tant d'autres?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE CHEVREUSE</span>, <span class="stage">réfléchissant.</span></p>
+
+<p>Vous avez raison, ma mère!... mais cependant... Ah! c'est affreux!...
+(<i>Allant à son beau-père.</i>) Monsieur, j'accepte; je ne veux pas être
+un flambeau de discorde entre cet homme et votre maison...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE DUC DE LUYNES</span> <span class="stage">attendri, lui baisant la main.</span></p>
+
+<p>Ma bru, vous êtes une digne fille des Narbonne... Je vous aimais...
+maintenant je vous honorerai profondément.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE LUYNES</span> <span class="stage">pleurant en l'embrassant.</span></p>
+
+<p>Ma noble, ma digne, ma bien-aimée en tout, oui, vous êtes un ange et
+ma joie en ce monde.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> M. DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Et à moi ma gloire.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE CHEVREUSE</span>, <span class="stage">souriant avec peine.</span></p>
+
+<p>Eh bien! eh bien, ne m'attendrissez pas... si vous êtes tous
+contents, je le suis aussi. Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous
+en repentir!...</p>
+
+<p>Ce fut ainsi qu'elle accepta la place de dame du palais. Je l'ai vue
+étant de service auprès de l'Impératrice. Sans doute elle n'y était
+pas inconvenante; mais si j'eusse été l'Impératrice, jamais je ne me
+serais exposée à de pareils traits de la part de madame de Chevreuse.</p>
+
+<p>L'Empereur n'eut en cette circonstance aucune dignité de lui-même.
+Au lieu de laisser madame de Chevreuse maîtresse de sa volonté et
+libre de suivre son humeur, il lui donna un rôle intéressant, celui
+de victime... Dès lors tout le monde la plaignit et tout le monde le
+blâma...</p>
+
+<p>Lorsqu'il vit que la chose tournait à ce vent-là, il gouverna
+autrement sa barque. Madame de Chevreuse fut entourée de soins, de
+prévenances; elle recevait de magnifiques bouquets, des plantes
+rares, sans nom d'envoi, et un mystère se leva sur cette vie si pure.</p>
+
+<p>Elle démêla l'odieuse iniquité; et comme l'innocence <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span>
+adroite, parce qu'elle est naturelle, elle eut bientôt dissipé cette
+trame mal ourdie.&mdash;Mais cela ne lui donna pas de goût pour celui qui
+pouvait agir ainsi.</p>
+
+<p>Quand il vit que le mystère ne lui plaisait pas, il fit du bruit,
+il entoura la jeune femme d'un honteux éclat. Un jour, à la chasse,
+dans le bois de Boulogne, à la mare d'Auteuil, un piqueur lui porte,
+<i>à elle</i>, par ordre de l'Empereur, la patte du cerf.&mdash;À l'instant
+même elle voit le danger qu'elle court... les sourires, les coups
+d'&oelig;il, tout ce langage de cour dans lequel on salue la vertu
+tombée.&mdash;Aussitôt elle prend son parti, traverse le cercle formé par
+la chasse, arrive près de l'Impératrice Joséphine, et lui remettant
+la patte:</p>
+
+<p>«Cet homme s'est trompé, madame, il ne vous connaît sans doute pas.
+Je répare sa faute.»</p>
+
+<p>Et, le front haut, les joues colorées d'une noble rougeur, elle
+retourne à sa place, sans regarder du côté de Napoléon.</p>
+
+<p>L'aimait-il?&mdash;Je ne le crois pas; non qu'elle ne fût assez charmante
+pour l'attirer et même le captiver; mais je ne crois pas qu'il
+l'aimât. C'est ma pensée.</p>
+
+<p>Lorsque madame de Chevreuse touchait ses appointements de dame du
+palais (12,000 fr.), elle les donnait aux pauvres, soit de Paris
+ou de Dampierre, <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> et lorsqu'elle avait fini son service,
+elle retournait avec des joies d'enfant à ses habitudes chéries. Sa
+belle-mère l'adorait, et elle l'aimait également. Madame de Luynes
+avait un c&oelig;ur fait pour aimer, sous une apparence rude et même
+sévère.</p>
+
+<p>C'était un type fort original que madame de Luynes, et cela, on
+pouvait le dire en tous les temps et sous tous les régimes.</p>
+
+<p>Elle était mademoiselle de Laval-Montmorency; elle n'avait jamais
+été jolie, et sa taille avait été sa seule beauté lorsqu'elle avait
+épousé le duc de Luynes, qui, à cette époque, était presque aussi
+gros que nous l'avons vu en 1806, lorsqu'ayant été nommé sénateur il
+fut présenté à l'Empereur; le hasard voulut que ce fût le même jour
+que le petit monsignor Doria apportait à l'Empereur les barrettes
+de deux ou trois cardinaux. Ce monsignor Doria était si petit, si
+exigu, qu'en vérité on avait besoin de chercher dans ses jambes pour
+voir s'il ne s'y perdait pas. Ce fut avec lui que M. de Luynes fut
+présenté. Cela fit l'effet de Galland à Douay et de son fils...</p>
+
+<p>Quant à madame de Luynes, elle ne parut jamais aux Tuileries.</p>
+
+<p>Elle était dame du palais de la reine Marie-Antoinette. Elle avait
+conservé pour la Reine un <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> culte et un amour que les années
+n'avaient fait qu'augmenter. Tout ce qui avait un rapport même
+indirect avec la Révolution la bouleversait. La vue des appartements
+des Tuileries l'aurait tuée.</p>
+
+<p>La duchesse de Luynes était habillée comme en 1782 ou 1783. Un petit
+bonnet sur le haut de sa tête avec un tour arrangé selon la mode de
+l'ancien <i>régime</i>; une robe faite comme par mademoiselle Bertin, mais
+dans son mauvais temps. Il semblait que madame de Luynes s'était
+endormie trente ans avant et s'était seulement éveillée la veille.
+Elle avait aimé et aimait encore la chasse avec passion. Étant jeune,
+elle s'était démis ou cassé le bras droit ou gauche, je ne sais
+plus lequel des deux, au service de la chasse à <i>courre</i>. On citait
+ce fait d'elle, qui m'a été confirmé par plusieurs personnes. Elle
+devait aller chasser dans un château près de Versailles, et c'était
+précisément un dimanche où elle se trouvait de service que cette
+chasse devait se faire; et c'était une Saint-Hubert!... Ne voulant
+pas la manquer, elle s'habilla d'abord pour la chasse; et comme elle
+ne montait pas à l'anglaise, ce fut donc une culotte de peau de daim
+qu'elle passa; ensuite elle arrangea le reste à la grâce de Dieu, mit
+son grand habit par-dessus tout cela, et aussitôt que la Reine fut
+rentrée dans ses appartements, la duchesse de Luynes ôta son grand
+<span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> habit, passa une jupe fendue devant et derrière, une veste
+verte galonnée, mit sur l'oreille un petit chapeau de castor blanc,
+et dans cet équipage fut déclarer la guerre aux pauvres bêtes des
+bois. Cette humeur <i>chasseuse</i> l'avait quittée pour celle du jeu;
+c'était une passion effrénée, et seulement pour jouer. Ce n'était
+pas la valeur de sa mise qui l'excitait, car on l'a vue souvent
+jouer pour gagner ou perdre vingt francs dans la nuit. Lavaupalière,
+Sainte-Foix, M. de Montrond, le bailli de Ferrette, voilà, avec M. de
+Narbonne et madame de Balby, les personnes les plus assidues auprès
+de la table de jeu de l'hôtel de Luynes.</p>
+
+<p>À l'époque de 1807 ou 1808, madame de Luynes s'imagina de faire
+venir chez elle un biribi ou une roulette, je ne sais pas lequel; je
+réponds seulement du fait. L'Empereur, qui cherchait alors toutes
+les occasions de faire une chose désagréable aux maîtres de cette
+maison, fit saisir le banquier et donna défense d'y aller pour tenir
+la banque. C'était une sorte d'affront, et madame de Luynes le sentit
+ainsi.</p>
+
+<p>Tandis que tout cela se passait, madame de Chevreuse mystifiait le
+prince de Mecklembourg-Strélitz, et en même temps un vieux bourgeois
+retiré du commerce, frère de l'une des femmes de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> charge
+de la maison, par qui madame de Chevreuse avait appris que, dans
+deux jours, ce vieux bonhomme attendait de Rouen une nièce qu'il
+allait faire son héritière. Madame de Chevreuse quitte son élégante
+toilette, passe une petite robe d'indienne, met un petit bonnet,
+s'arrange enfin en grisette complétement, et va chez le vieil oncle,
+lui parle de Rouen, de la famille, l'enchante si bien, qu'avant la
+fin de la journée, le pauvre vieux ne savait plus oui ou non s'il
+avait sa tête. Et s'il avait connu l'histoire romaine, certes le
+règne de Claude lui aurait fourni un bel exemple pour épouser sa
+nièce. Quoi qu'il en fût de Claude, la petite nièce prit congé de
+l'oncle pour aller voir la tante de l'hôtel de Luynes, et ne revint
+pas. Le lendemain, lorsque la vraie nièce arriva, non pas de Rouen,
+mais de Falaise, avec deux bonnes grosses joues normandes du pays
+des filles roses et fraîches, une gaillarde enfin bien apprise et
+bien découplée, quoiqu'un peu bête, l'oncle n'en voulait pas; il
+se rappelait cette gentille figure, cette apparition fantastique
+qu'il ne savait pas définir, mais dont il avait senti le charme;
+toute cette vision lui paraissait une réalité qu'il ne voulait pas
+abandonner. Il fut pendant huit jours très-malheureux, et ne pouvait
+surtout s'habituer aux grosses mains de sa vraie nièce.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> &mdash;L'autre en avait de si blanches, disait-il, une voix si
+douce!...</p>
+
+<p>Une autre fois, madame de Chevreuse fit habiller un pauvre qui était
+son pensionnaire à Saint-Roch, où elle allait habituellement. Cet
+homme fut nettoyé, bichonné, <i>bouchonné</i> même, et revêtu d'un habit
+superbe avec des plaques, des cordons jaunes, bleus, blancs, de
+toutes couleurs. Cet homme reçut ses instructions, et puis elle le
+présenta comme un savant danois qui ne savait pas parler français.
+Cet homme fut trouvé étonnant. Lorsque la comédie eut duré assez
+longtemps, alors elle dit en haussant les épaules: «Vous avez pris
+pour un savant étranger un homme qui ne sait pas parler, et un
+mendiant.»</p>
+
+<p>À Dampierre, la famille tenait un état de prince plus magnifiquement
+ordonné et mieux entendu. Madame de Chevreuse contribuait à rendre ce
+séjour adorable, en faisant les honneurs du salon de sa belle-mère
+avec une grâce charmante. Toutes les connaissances de l'hôtel de
+Luynes y passaient alternativement: on y chassait à cheval, en
+calèche; on y jouait surtout, et on y jouait jusqu'au jour. Je
+voyais quelquefois M. de Lavaupalière revenant de Dampierre, en
+chantonnant une vieille marche du maréchal de Saxe, laquelle il
+chantonnait depuis cinquante ans; il en avait alors plus <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> de
+soixante-quinze lui-même, et quand je lui demandais d'où il venait:
+<i>De Dampierre, où j'ai été faire ma cour à madame la duchesse de
+Luynes.</i></p>
+
+<p>M. de Narbonne, qui était ami fort intime de madame de Luynes et
+qui m'aimait comme son enfant, voulut opérer un grand rapprochement
+entre moi et l'hôtel de Luynes. En apprenant surtout que madame de
+Chevreuse et moi nous avions des souvenirs communs de jeunesse et
+même d'enfance, il exigea qu'au moins je ne reculasse pas si l'on
+faisait un pas vers moi: je promis d'en faire autant. Le lendemain
+je reçus une carte de madame de Chevreuse et une carte de madame de
+Luynes<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>. J'en envoyai aussitôt deux à l'hôtel de Luynes, et deux
+jours après je reçus une invitation pour un bal qui devait se donner
+la semaine suivante à l'hôtel de Luynes. J'y fus avec mon mari et
+deux de mes amies, la baronne Lallemand et la princesse Zayonchek,
+qui depuis fut vice-reine de Pologne, et qui existe toujours à
+Varsovie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> Ce bal était magnifiquement ordonné dans les salles
+immenses de ce beau local de l'hôtel de Luynes. C'est vraiment dans
+le faubourg Saint-Germain qu'il faut chercher les belles demeures
+féodales et qui ont un cachet nobiliaire que jamais on ne donnera
+à ces maisons bâties par l'argent à coups de billets de banque.
+Quelle est la maison de ce côté-ci du pont (dans les nouvelles
+maisons construites) qui peut rivaliser avec l'hôtel de Brienne ou
+celui d'Havré, ou bien encore l'hôtel de Janson ou celui encore
+plus magnifique de Brissac? Et de ce côté-ci de la rivière, quelles
+sont les maisons qui peuvent rivaliser aussi avec les hôtels du
+faubourg Saint-Honoré, qui sont les frères de ceux du faubourg
+Saint-Germain?... Voyez ensuite les grandes maisons de l'antique
+magistrature du Marais... D'où vient encore cette différence dans les
+châteaux et ces maisons d'un jour, dont les jeunes ombrages donnent à
+peine un abri! Comme leurs légères murailles sont à peine suffisantes
+pour préserver de l'intempérie des saisons? Mettez en comparaison ces
+antiques donjons, ces vieux manoirs qui ont vu passer des générations
+sans nombre, et défient encore celles à venir; dans ces demeures,
+il y a tout à la fois la douceur du souvenir et l'espoir d'un long
+avenir<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> On sait ce qui arriva à madame de Chevreuse avec madame de
+Genlis; je ne répèterai pas ce que j'ai dit dans l'autre volume; je
+le rappelle seulement pour faire voir le côté extraordinaire de son
+caractère.</p>
+
+<p>Mais ce même caractère avait quelque chose de grand et de beau,
+lorsque le sort l'appelait à rendre témoignage de sa noble nature: ce
+fut ce qui arriva en 1808 lors des affaires d'Espagne.</p>
+
+<p>L'Empereur n'avait oublié ni les dédains ni les refus de madame de
+Chevreuse; un autre les eût tenus pour indifférents; mais il paraît
+que le coup avait porté et que la blessure avait été profonde. Au
+moment où la reine d'Espagne, femme de Charles IV, vint en France,
+l'Empereur nomma d'abord un service pour être auprès d'elle comme
+auprès de l'Impératrice. Il écrivit lui-même les noms, et celui de
+madame de Chevreuse était en tête. En recevant l'ordre qui lui fut
+transmis par le grand-chambellan et par la dame d'honneur, madame de
+Chevreuse frémit d'indignation, et elle répondit aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;<i>J'ai pu être victime, je ne serai jamais geôlière!...</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> En recevant à son tour cette réponse aussi courageuse que
+hautaine, l'Empereur, au lieu d'avoir la grandeur d'âme de pardonner,
+eut le grand tort de punir une chose qui ne devait l'être que par le
+silence... Et madame de Chevreuse fut exilée à cinquante lieues de
+Paris.</p>
+
+<p>Son désespoir fut grand. C'était sa vie qu'on brisait, et non son
+existence: l'Empereur ne fut pas juge dans cette circonstance, il fut
+bourreau... Madame de Chevreuse ne vivait que dans cette maison et
+dans cette ville où était sa famille... dans cet hôtel de Luynes, où
+chaque jour elle voyait s'écouler si doucement ses heures, entourée
+d'amis et de parents, ayant auprès d'elle son mari, ses enfants, tout
+cet intérieur sacré de la famille. Et quel intérieur! un paradis!...</p>
+
+<p>Oui, le désespoir de la malheureuse jeune femme fut horrible... En
+entendant ses sanglots, en voyant sa douleur, madame de Luynes prit
+une sublime détermination; elle voulut suivre sa belle-fille et se
+consacrer à elle.&mdash;Pour comprendre l'étendue de ce sacrifice, il faut
+connaître le goût profond, l'attachement prononcé de la duchesse
+de Luynes pour sa maison et pour sa manière de vivre. Rompre ses
+habitudes, c'était la mort pour elle.&mdash;Eh bien! elle eut le courage
+de tout rompre pour pleurer avec l'affligée et lui dire des paroles
+<span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> douces et bonnes qui calmaient le désespoir dans lequel elle
+était.</p>
+
+<p>Madame de Chevreuse devint donc errante. Déjà souffrante de la
+poitrine, cette vie nomade lui porta un dernier coup, et bientôt elle
+fut très-malade. Ne voulant pas s'abaisser à la prière, car elle
+pensait bien ne pas être refusée, jamais elle ne voulut elle-même
+demander une faveur à l'Empereur. Sa belle-mère, désespérée, écrivit
+à Adrien de Montmorency, qui vint chez moi et me parla de sa cousine.
+Il n'avait pas besoin de m'en parler longtemps pour m'intéresser.&mdash;Je
+lui promis de faire tout ce que je pourrais, et en effet je <span class="smcap">FIS
+TOUT</span> ce qui fut en mon pouvoir; mais partout je trouvai des
+c&oelig;urs durs<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a> et des âmes sèches; partout je trouvai, même parmi
+ceux qui auraient dû m'entendre, une dureté révoltante. Enfin, je fis
+demander une audience à l'Empereur par Duroc; mais j'eus le malheur
+de dire la raison pour laquelle je voulais le voir, et je ne pus
+avoir mon audience. Pendant ce temps, la malheureuse exilée avait
+parcouru plusieurs résidences, celles de Rouen, de Tours, <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span>
+de Caen, et enfin elle vint tomber, haletante et mourante, à Lyon, où
+sa belle-mère, désespérée, la soigna pendant une année. Hélas! elle
+était là près d'une autre exilée dont la douleur plus silencieuse
+n'en était pas moins amère. Madame Récamier était à Lyon, succombant
+sous le poids d'une souffrance qui serait devenue mortelle si elle
+n'avait été en Italie.</p>
+
+<p>Enfin madame de Chevreuse termina sa vie et ses douleurs dans les
+premiers mois de 1813, après une longue agonie et des souffrances
+qu'on ne peut concevoir. Non, l'exil n'est pas apprécié, tout ce
+qu'il a d'affreux n'est pas compris par ceux qui ne l'ont pas éprouvé.</p>
+
+<p>Quelques heures avant sa mort, madame de Chevreuse, dont les derniers
+moments furent néanmoins sublimes, eut une faiblesse singulière,
+pour une personne qui avait des qualités si hautes. Elle se fit
+entièrement raser la tête et fit <span class="smcap">BRÛLER</span> ses cheveux devant
+elle!... Incroyable alliance de la légèreté du néant du monde à côté
+du sérieux de la tombe, qui déjà s'ouvrait pour elle!</p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME SIXIÈME.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> TABLE<br>
+DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE SIXIÈME VOLUME.</h2>
+
+<div class="toc">
+<ul class="none">
+<li>Salon de M. de Talleyrand.
+<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></li>
+<li>Salon des princesses de la famille impériale.
+<span class="ralign10"><a href="#page247">247</a></span></li>
+<li>Salon de madame Récamier (en 1800).
+<span class="ralign10"><a href="#page333">333</a></span></li>
+<li>Salon de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély.
+<span class="ralign10"><a href="#page355">355</a></span></li>
+<li>Salon de madame la duchesse de Luynes.
+<span class="ralign10"><a href="#page371">371</a></span></li>
+</ul>
+</div>
+
+<a id="img002" name="img002"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img002.jpg" alt="Forêt." title="" height="161" width="300">
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">PARIS.&mdash;IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, N<sup>o</sup> 12.</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Les abbés les plus distingués de cette troupe élégante
+étaient les abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar, l'abbé de Damas,
+l'abbé de Coucy, l'abbé de Périgord, l'abbé de Lageard, l'abbé de
+Montesquiou.</p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Ces jeunes séminaristes se mettaient dans cet angle, où
+ils pouvaient probablement rire et causer plus librement.</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Je n'aime pas M. de Talleyrand parce qu'il a fait une
+action dont la France doit toujours porter le deuil; mais je suis
+juste envers lui et dis la vérité.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: L'abbé Maury n'avait d'influence sur les affaires
+qu'autant qu'il était à la tribune pour <i>arrêter</i> quelquefois les
+choses lorsqu'elles allaient trop vite; mais, du reste, il ne fit
+rien.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: L'abbé Maury soutint la légitimité des biens du clergé,
+et il avait raison; il disait que les abbayes avaient plus fait
+défricher de biens autour de leur habitation que pas un châtelain;
+mais il ne fallait pas voir <i>le droit</i> dans ce moment de tempête: il
+fallait aller au-devant de la spoliation forcée qui <i>devait</i> avoir
+lieu, pour empêcher qu'elle ne fût entière.</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains:
+ce sont les États du royaume qui ordonnèrent ce mariage, <i>pour donner
+un appui au jeune roi, dit le président des États</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: On a beaucoup parlé du maréchal de Mailly, mais pas
+assez, selon moi. Je veux réparer cette négligence; son nom,
+d'ailleurs, n'est pas déplacé dans un écrit relatif à M. de
+Talleyrand: mademoiselle de Périgord, cousine germaine de M. de
+Talleyrand, était madame de Mailly<a id="footnotetag7-A" name="footnotetag7-A"></a><a href="#footnote7-A" title="Go to footnote 7-A"><span class="smaller">[7-A]</span></a>.</p>
+
+<p>Tout ce que l'histoire du temps et les Mémoires nous rapportent de la
+cour de Louis XIV, et de l'époque de la chevalerie, se retrouve dans
+le maréchal de Mailly.</p>
+
+<p>Né en 1708, il avait passé sa jeunesse avec les hommes les plus
+distingués de la cour de Louis XIV. Il fit ses premières armes en
+Allemagne, sous le maréchal de Berwick et des officiers supérieurs
+choisis et élevés en grade par Louis XIV lui-même. Il reste encore
+beaucoup de personnes qui ont pu juger de la différence des manières
+dans les hommes de la Régence et ceux de Louis XVI dans la société,
+et elles peuvent dire qu'en effet la différence était grande. Le
+cardinal de Luynes, le maréchal de Croï, le duc de Richelieu, ont
+été connus par nos pères, et nous savons par eux comme la vie était
+douce et facile avec de telles personnes. Comme les relations étaient
+gracieuses! l'existence était du bonheur alors.</p>
+
+<p>M. de Mailly avait toutes les idées du temps de Louis XIV; il voulait
+que tout le monde fût heureux, mais il avait horreur du mélange des
+classes. C'est ainsi que lorsqu'il alla gouverner le Roussillon
+(où sa mémoire est encore adorée), il ne voulut pas favoriser les
+académies; mais, en revanche, il donna des chaires d'enseignement
+dans les Universités. Dans le même temps, il fondait des hôpitaux, il
+ouvrait le port <i>de Port-Vendres</i> pour le peuple du Roussillon; et il
+établissait des manufactures, des foires, en demandant chaque année
+qu'on soulageât le peuple de ses taxes.</p>
+
+<p>M. de Mailly avait un haut respect pour la noblesse; il aimait à
+raconter qu'il descendait d'Anselme de Mailly, tuteur des comtes
+de Flandre, qui commandait les troupes de la reine Richilde
+en 1070. Marié trois fois, il ne voulut jamais s'allier qu'à
+de grandes familles; sa dernière femme était mademoiselle de
+Narbonne-Pelet<a id="footnotetag7-B" name="footnotetag7-B"></a><a href="#footnote7-B" title="Go to footnote 7-B"><span class="smaller">[7-B]</span></a>. Il voulut connaître à fond l'histoire de
+la famille de Narbonne, et fut charmé d'apprendre qu'elle était
+excellente, et digne vraiment de ceux qui avaient été souverains de
+la ville de Narbonne <i>par la grâce de Dieu</i>.</p>
+
+<p>Il fut très-content de la réponse que fit M. de Narbonne au Roi,
+lorsque celui-ci lui demanda, assez ridiculement, au reste:</p>
+
+<p>&mdash;M. de Narbonne, <i>êtes-vous Pelet</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Sire...</p>
+
+<p>&mdash;Et comment?</p>
+
+<p>&mdash;Comme Votre Majesté est <i>Capet</i>.</p>
+
+<p>Lorsqu'en 1770, le clergé fit des remontrances au Roi sur les
+écrits<a id="footnotetag7-C" name="footnotetag7-C"></a><a href="#footnote7-C" title="Go to footnote 7-C"><span class="smaller">[7-C]</span></a> philosophiques, le maréchal de Mailly dit à un homme
+de ma connaissance: «La France aura une révolution plus sanglante
+que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais sachez, monsieur,
+ajouta-t-il, que si jamais l'esprit du temps nous conduit à la
+nécessité de défendre le trône, nous mourrons tous avant le Roi!...»</p>
+
+<p>L'époque prévue approchait à grands pas; et lorsque le premier
+prince du sang eut donné l'exemple à la noblesse, et que toute cette
+noblesse, soit d'action, soit de parole, eut laissé attaquer son
+principe vital, que la métaphysique du temps eut bien <i>divisé sans
+classer</i>, quand la jalousie et l'esprit d'égalité, amenés tous deux
+par le despotisme, eut renversé, confondu cette suite de dignités qui
+formaient et constituaient une grande monarchie, quand le maréchal de
+Mailly fut obligé d'ôter de son hôtel les armoiries si belles de sa
+famille:</p>
+
+<p><i>Hogne qui vonra</i>.</p>
+
+<p>Alors il dit:</p>
+
+<p>«On a peut-être mal fait, à Versailles, de trop peser sur cette
+classe qui triomphe aujourd'hui. Le c&oelig;ur des Français est
+fier, sensible et peu endurant; on l'a humilié, il l'a senti, et
+il est demeuré vindicatif et ulcéré. Mais il y a dans la nation
+française quelque chose de grand que les insurgés ne savent pas
+faire (gouverner). Le tiers-état a renversé un heureux régime, mais
+celui qu'il lui a donné le renversera, car les Français sont actifs
+et industrieux; et, dans dix ans, vous verrez que la monarchie se
+relèvera plus forte et plus glorieuse.»</p>
+
+<p>M. de Mailly ne s'est trompé que de deux ans dans ses calculs.</p>
+
+<p>M. de Mailly ne voulut jamais émigrer; il était contre cette mesure,
+qui, en effet, laissa le Roi sans défenseurs... l'émigration en
+Angleterre surtout lui semblait <i>une infamie</i>. Ce fut le mot dont il
+se servit.</p>
+
+<p>&mdash;Quand la Reine était puissante, disait le maréchal, l'Angleterre
+punissait le lord Gordon qui répandait des libelles contre elle.
+La Reine est malheureuse: eh bien! madame de Lamothe, <i>fouettée</i>
+et <i>marquée</i> par la main du bourreau, vend publiquement à Londres
+d'infâmes écrits sur la reine de France! Elle est accueillie à
+Londres! elle <i>y est bien vue</i>!... Elle!... madame de Lamothe!</p>
+
+<p>M. de Mailly avait raison.</p>
+
+<p>Louis XVI avait pour le maréchal de Mailly une profonde estime et une
+vénération qu'il est rare qu'un souverain ressente pour un sujet.
+Aussi ce fut lui qui fut chargé de la défense des côtes du Nord,
+lorsque le Roi fut averti que les Anglais, profitant des troubles du
+royaume, devaient faire une descente en France... Le quartier-général
+du maréchal était à Abbeville; il commandait depuis Montreuil jusqu'à
+Avranches.</p>
+
+<p>Le maréchal de Mailly avait une grande estime pour une haute et
+belle naissance. Lorsqu'il fut nommé maréchal, il choisit pour ses
+aides de camp des hommes remarquables de ce côté: le premier était
+M. de Torelli, des comtes de Guastalla, maison ancienne, alliée à
+la France, au duc de Wurtemberg et aux princes d'Este; le second
+était M. d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur à Florence et à
+Naples sous l'Empire, et chambellan de Napoléon: un de ses aïeux
+avait été grand-maître de Rhodes; le troisième était le chevalier de
+Saint-Simon, descendant des anciens comtes de Vermandois.</p>
+
+<p>Peu de temps après, le Roi partit pour Montmédy. Ce fut alors que
+la noblesse donna le coup mortel à sa position dans l'État; tout
+l'état-major de l'armée passa à l'Assemblée Nationale, les Liancourt,
+Montmorency, Choiseul, Praslin, Sillery, Castellane, de Luynes,
+Biron, Latour-Maubourg, Lusignan, Crillon, Crussol, Rochegude, Batz,
+Lafayette, Montesquiou, Menou, Beauharnais, Dillon, Lameth, etc.</p>
+
+<p>Tous ces noms vinrent à la barre de l'Assemblée! La noblesse de
+France à la barre de l'Assemblée!... dès lors, il n'y avait plus de
+monarchie.</p>
+
+<p>Le maréchal de Mailly se conduisit alors comme on devait présumer
+qu'il le ferait. Lorsqu'il <i>vit toute la cour de France à la barre</i>,
+lorsqu'un événement aussi inouï, aussi scandaleux, eut prouvé que
+la royauté était morte en France, le maréchal de Mailly fit voir
+qu'il y avait encore un représentant des anciens serviteurs de saint
+Louis. Il envoya au Roi sa démission de toutes ses charges, et lui
+apprit que, dans sa monarchie expirante, il y avait encore quelques
+palpitations d'honneur, et que les vieilles maximes étaient moins
+versatiles que les emplois militaires n'étaient amovibles.</p>
+
+<p>Quand je vois cette figure du maréchal, âgé alors de 83 ans,
+représentant à lui seul la monarchie française de saint Louis, de
+François I<sup>er</sup> et de Henri IV, je suis d'abord attendrie, et puis
+mon c&oelig;ur est rempli d'un sentiment profond d'exaltation et de
+généreuse admiration!</p>
+
+<p>Il ne restait plus à l'ancienne France qu'un petit nombre de familles
+fidèles, et la monarchie constitutionnelle elle-même n'avait plus que
+des lambeaux déchirés par les factions; les haines avaient consommé
+ce que la confiante ignorance avait commencé. On appelait la seconde
+monarchie <i>la monarchie des Feuillants</i>, comme en Angleterre ils
+avaient donné un surnom ridicule à leur Parlement avant la mort de
+Charles I<sup>er</sup>.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'on arriva au 10 août. À minuit, le 9, le tocsin sonna;
+Mandat, qui voulait défendre le Roi, fut massacré à la Commune et son
+corps jeté à l'eau. Le maréchal de Mailly, apprenant que le Roi était
+sans défense, accourut aux Tuileries, se mit au milieu de sept à huit
+cents gentilshommes venus dans le même dessein que lui, et jura avec
+eux de mourir en défendant la famille royale. Le Roi passa la revue,
+et confia la défense des Tuileries au maréchal. Ce fut alors que la
+Reine, prenant un pistolet à la ceinture de Backmann, le donna au
+Roi en lui disant: <i>Monsieur, voilà le moment de vous montrer.</i> M.
+de Mailly salua le Roi de son épée, et lui dit: <i>Sire, nous voulons
+relever le trône ou mourir à vos côtés!...</i></p>
+
+<p>Le Roi se couvre, tire son épée, et jure de demeurer avec eux. Mais
+R&oelig;derer entraîne le Roi à l'Assemblée; tout est fini, il n'y a
+plus de roi de France.</p>
+
+<p>Quelques nobles suivent le Roi; d'autres se retirent..... ce qui
+reste demande les ordres de M. de Mailly. Que pouvait-il faire? les
+canonniers étaient passés aux fédérés!... il ne lui reste plus que la
+gendarmerie, commandée par Raimond.</p>
+
+<p>&mdash;Vivent les grenadiers français! s'écrie le vieillard.&mdash;Vive mon
+général! répondent les grenadiers.</p>
+
+<p>M. d'Affri, commandant des Suisses, avait répondu à la Reine que
+des Suisses ne pouvaient tirer sur des Français, et s'était retiré.
+Backmann et Zimmermann l'avaient remplacé... On connaît le détail
+de cette horrible journée. Le Roi envoya l'ordre aux Suisses de ne
+plus tirer, par M. d'Hervilly; l'ordre ne put parvenir au milieu du
+carnage et des malheurs qui commençaient ainsi la République, dont
+c'était le premier jour!...</p>
+
+<p>Le maréchal, perdu dans cette foule qui combattait pour ainsi dire
+<i>corps à corps</i>, vit tuer à ses côtés M. <i>de Pomard</i>, gentilhomme
+qui était son aide de camp. Le noble vieillard, l'épée à la main,
+combattait toujours néanmoins comme un jeune homme plein d'ardeur;
+un homme lève sur lui un sabre rouge de sang et allait le tuer, le
+maréchal pose avec calme la main sur le bras de cet homme et se
+nomme; à l'aspect de cette figure vénérable, de ces cheveux blancs,
+de cet homme revêtu du cordon bleu et de ces insignes dont l'éclat
+imposait encore, le fédéré laisse tomber son sabre; puis, ordonnant
+tout bas au maréchal de se taire et de le suivre, il le maltraite,
+et, tout en l'entraînant, lui arrache son cordon bleu qui est
+toujours un honneur, mais aussi un signe de proscription... C'est
+ainsi que le maréchal fut conduit à son hôtel... le nom de cet homme
+est demeuré inconnu... alors une action généreuse était un crime!...</p>
+
+<p>Deux jours après, le maréchal fut dénoncé et conduit à sa section.
+Ses nobles réponses, ses cheveux blancs et ses quatre-vingt-trois
+ans firent impression sur les monstres de 93, qui alors n'étaient
+encore qu'au berceau!... Il échappa, et se retira avec la maréchale,
+toute jeune alors, dans le département du Pas-de-Calais. Là, André du
+Mont, altéré du sang des royalistes en 93, comme il le fut en 94 de
+celui des républicains, le fit jeter en prison; la maréchale ne le
+quitta pas... Joseph Lebon, qui succéda à André du Mont, fut assez
+cannibale pour envoyer à l'échafaud un homme aussi vénérable par son
+âge que respectable par sa chevaleresque loyauté. En approchant de
+l'échafaud, sa tête se releva plus fière que jamais elle ne l'avait
+été devant l'ennemi.</p>
+
+<p>&mdash;<span class="smcap">Vive le Roi!</span> s'écria-t-il... je le dis comme mes ancêtres!</p>
+
+<p>Sa malheureuse femme était enceinte en 1792, et mit au monde, cette
+même année<a id="footnotetag7-D" name="footnotetag7-D"></a><a href="#footnote7-D" title="Go to footnote 7-D"><span class="smaller">[7-D]</span></a>, le fils<a id="footnotetag7-E" name="footnotetag7-E"></a><a href="#footnote7-E" title="Go to footnote 7-E"><span class="smaller">[7-E]</span></a> qui devait transmettre à cette époque
+le beau nom de son père.</p>
+
+<p><a id="footnote7-A" name="footnote7-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-A">7-A</a></b>: Celle que la Reine aimait tant, et qui avait été sa
+dame d'atours; fille du comte de Périgord, frère de l'archevêque de
+Reims, elle était belle-fille du maréchal.</p>
+
+<p><a id="footnote7-B" name="footnote7-B"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-B">7-B</a></b>: Il y a plusieurs Narbonne: Narbonne-Pelet,
+Narbonne-Lara et Narbonne-Fritzlar. C'était de ces derniers que
+venait madame la duchesse de Chevreuse.</p>
+
+<p><a id="footnote7-C" name="footnote7-C"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-C">7-C</a></b>: J'ai parlé de ce fait dans mon Salon de l'archevêque
+de Paris, Christophe de Beaumont.</p>
+
+<p><a id="footnote7-D" name="footnote7-D"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-D">7-D</a></b>: Le 26 septembre.</p>
+
+<p><a id="footnote7-E" name="footnote7-E"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-E">7-E</a></b>: Adrien-Augustin-Amalric de Mailly, né en 1792, et
+nommé élève de Saint-Cyr, par l'Empereur, en 1808 ou 1809.</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Ceci est un peu paradoxal; mais c'est tout ce que je
+puis trouver de mieux pour excuser M. de Talleyrand.</p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: On verra dans la suite que cette mission fut aussi
+singulièrement donnée que remplie. Je vais rapporter tout à l'heure
+une lettre de M. de Chauvelin qui la dément.</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: C'est un fait qui est peu connu et positif que celui de
+cette excommunication.</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer
+l'estime dans laquelle on le tenait.</p>
+
+<p>Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place
+de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de
+Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.</p>
+
+<p>Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne
+savait pas lire, dit à son mari:</p>
+
+<p>«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien
+malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!... Reste ici et
+ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les <i>manteaux rouges</i>
+s'arranger entre eux.</p>
+
+<p>Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe
+plus aujourd'hui, et qu'on nommait <i>rue de l'Orangerie</i>, au grand
+hôtel de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les
+républicains les plus chauds allaient là.</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: On sait que ce fut en allant demander la protection de
+M. de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.</p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Il avait épousé mademoiselle Clary, s&oelig;ur de madame
+Joseph Bonaparte.</p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Madame de Lostanges, si charmante par son esprit fin et
+gai et sa jolie figure, était la femme la plus recherchée sur toutes
+ces choses dont je parle ici.</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel,
+et spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez
+ma mère; il était très-vieux alors.</p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: 25 messidor de l'an V.</p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Lannes était républicain <i>enragé</i>, comme on les nommait
+alors.</p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince
+Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici
+une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut
+interceptée par nous:</p>
+
+<p>«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je
+sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que
+je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous
+préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français
+en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les
+jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire;
+en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce
+soit.</p>
+
+<p>On voit que l'Autriche devait être <i>plus</i> qu'inquiète. Ce fut alors
+que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à
+Campo-Formio.</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:</p>
+
+<ul class="none">
+<li>À la Police, Cochon l'Apparent.</li>
+<li>À la Guerre, Petiet.</li>
+<li>À l'Intérieur, Bénézet.</li>
+<li>À la Marine, Truguet.</li>
+<li>Aux Affaires étrangères, Charles Lacroix.</li>
+</ul>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Allusion à une motion presque publique faite par Laîné,
+pour mettre immédiatement (dans les vingt-quatre heures) Barras en
+arrestation, parce que les troupes de Hoche <i>venaient à Paris</i> sans
+ordre du ministère de la Guerre et clandestinement.</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Mon mari, à cette époque premier aide de camp du
+général Bonaparte, m'a souvent parlé du 18 fructidor, et son opinion,
+c'est que M. de Talleyrand l'avait dirigé et ménagé d'avance. Mais il
+n'avait à cet égard que des conjectures; à la vérité, elles devaient
+avoir du poids.</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Cette commission était composée de Vaublanc, Jourdan
+(des Bouches-du-Rhône), Pastoret, Siméon, Emmery, Thibaudeau et
+Boissy-d'Anglas.</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Ce message du Directoire avait été motivé par un fait
+très-important, la marche d'un corps de douze mille hommes, commandé
+par le général Hoche. Voilà encore une ténébreuse et sinistre
+aventure qui jamais ne sera éclaircie, la mort subite et violente de
+Hoche, qui suivit son voyage précipité à Paris et son retour à son
+armée de Sambre-et-Meuse. Un député (Delarue) fit, le 19 thermidor,
+un rapport sur la marche de ces troupes, et dit, dans le Conseil
+même, qu'au lieu de deux mille hommes avoués par le général Hoche
+pour aller s'embarquer à Brest, il y avait toute une armée. Un autre
+député (Willot) fit aussi une virulente sortie contre le général
+Hoche. Ce général est une des belles figures de notre Révolution;
+c'est un homme <i>antique</i> dans toute l'acception qu'on attache à
+ce mot. S'il est venu à la tête de ses troupes pour délivrer le
+Directoire, c'est qu'il croyait que le Directoire était en péril;
+d'un esprit supérieur, jeune, brave, habile, d'une capacité égale,
+soit qu'il maniât le sabre, soit qu'il se servît de sa plume; beau et
+modeste dans ses succès de tous les genres, le général Hoche est un
+homme pas assez connu dans cette galerie d'hommes de la Révolution,
+où il demeure confondu. Je veux ici donner un échantillon de son
+esprit juste et fin, et, en même temps, de son noble caractère;
+je sais où il se trouve beaucoup de lettres du général Hoche, et
+j'espère posséder bientôt ce trésor, je puis le dire: car ces lettres
+révèlent toute la noblesse de l'âme d'un homme vraiment supérieur.
+Je dirai, avant de transcrire cette lettre, que le général employé
+sous le général Hoche était le général Richepanse. J'ai entendu mon
+mari dire ces propres paroles: «J'ai toujours souhaité ressembler
+à cet homme-là!» Et il ajoutait, en lui secouant la main avec
+cette franchise adorable qui le faisait tant aimer de ses amis:
+«<i>Richepanse, tu es le seul homme qui ne boive que de l'eau dont je
+serre la main cordialement.</i>» C'était vrai; et cet homme commandait
+les troupes sous le général Hoche. Cependant l'un et l'autre
+n'eussent exécuté que de bonnes et de loyales mesures.</p>
+
+<p>Le général Hoche écrivit au Directoire, de Wetzlar, où il était alors:</p>
+
+<p>«Vous avez dû être invité, par un message des Cinq-Cents, à traduire
+devant les tribunaux les signataires des ordres donnés aux troupes
+pour leur marche sur l'intérieur. Cette fois, M. Willot a été sans
+s'en douter mon interprète auprès de vous et de la Représentation
+nationale; permettez-moi donc de vous prier de m'indiquer le tribunal
+auquel je dois m'adresser, pour obtenir enfin la justice qui m'est
+due. Il est temps que le peuple français connaisse l'atrocité des
+accusations dirigées contre moi par des hommes qui, étant mes ennemis
+particuliers, devraient au moins faire parler leurs amis, ou plutôt
+leurs patrons, dans une cause qui leur est personnelle; il est temps
+que les habitants de Paris, surtout, connaissent ce qu'on entend par
+<i>l'investissement d'un rayon</i>; qu'on leur explique comment neuf,
+dix, même douze mille hommes peuvent faire le blocus d'une ville
+qui, au premier bruit du tambour (ou <i>de cloche</i><a id="footnotetag24-A" name="footnotetag24-A"></a><a href="#footnote24-A" title="Go to footnote 24-A"><span class="smaller">[24-A]</span></a>, si on l'aime
+mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa
+défense... Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence
+de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a
+mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas
+dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans
+les départements réunis, <span class="smcap">D'OÙ IL N'EST PAS SORTI</span>!... Je
+demande enfin un tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les
+a peints comme des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis
+et traités comme des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos
+crimes autrement que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas
+que je passe à Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait
+pas d'autre route, mais par des pièces authentiques et irréfutables;
+toutes celles que j'ai signées vont paraître, elles sont à
+l'impression. Si quelques soldats ont témoigné leur indignation de la
+manière dont ils ont été accueillis en rentrant chez eux, on verra
+que j'y ai moins participé que ceux que quatre régiments de chasseurs
+ont tant fait trembler. Depuis longtemps, je suis en possession
+de l'estime publique, non à la manière de quelques égorgeurs
+révolutionnaires, devenus ou plutôt reconnus pour des agents en chef
+de nos ennemis, mais ainsi qu'un homme de bien y peut prétendre. On
+<i>doit donc s'attendre</i> que je n'y renoncerai pas pour l'amour de
+quelques Érostrates parvenus depuis un moment sur la scène de la
+Révolution, et qui ne sont encore connus que par d'insignifiantes
+déclamations et les projets les plus destructifs de tout ordre et de
+tout gouvernement.»</p>
+
+<p>Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son
+quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la
+conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député
+nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom
+de <i>Marius</i>. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir
+des suites... Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce
+que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que
+tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une
+chose importante dans la Révolution française.</p>
+
+<p>Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son c&oelig;ur était
+profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute
+l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même
+Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait
+montré le chemin...</p>
+
+<p>De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une
+fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son
+discours:</p>
+
+<p>«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore
+vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant
+de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à
+assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des
+rebelles aux lois républicaines osent troubler!»</p>
+
+<p>Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux
+autorités et à son armée:</p>
+
+<p>Le général Ney: <i>Au maintien de la République! Grands politiques de
+Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge.</i></p>
+
+<p>Le général Chérin<a id="footnotetag24-B" name="footnotetag24-B"></a><a href="#footnote24-B" title="Go to footnote 24-B"><span class="smaller">[24-B]</span></a>: <i>Aux membres du Gouvernement qui feront
+respecter la République!</i></p>
+
+<p>Un chef d'escadron: <i>Aux patriotes des Cinq-Cents!</i></p>
+
+<p>Un commissaire des guerres: <i>À la coalition légitime de l'armée
+d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!</i></p>
+
+<p>On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui
+avaient pour titre: <i>Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de
+Clichy</i>...</p>
+
+<p>Le général Willot monta à la tribune et dit:</p>
+
+<p>«Je ne crains pas qu'un nouveau César<a id="footnotetag24-C" name="footnotetag24-C"></a><a href="#footnote24-C" title="Go to footnote 24-C"><span class="smaller">[24-C]</span></a> passe le Rubicon; le
+héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher
+contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels
+la victoire l'a conduit. Mais <span class="smcap">Marius</span><a id="footnotetag24-D" name="footnotetag24-D"></a><a href="#footnote24-D" title="Go to footnote 24-D"><span class="smaller">[24-D]</span></a> peut arriver aux
+portes de Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent.
+Dans cette circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle<a id="footnotetag24-E" name="footnotetag24-E"></a><a href="#footnote24-E" title="Go to footnote 24-E"><span class="smaller">[24-E]</span></a>
+arrête le nouveau Marius aux limites constitutionnelles<a id="footnotetag24-F" name="footnotetag24-F"></a><a href="#footnote24-F" title="Go to footnote 24-F"><span class="smaller">[24-F]</span></a>, le
+Directoire pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le
+passage aux factieux!»</p>
+
+<p><a id="footnote24-A" name="footnote24-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-A">24-A</a></b>: Cette phrase a rapport aux hommes du Directoire,
+<i>Talleyrand</i> surtout, qui l'avait trahi après l'avoir mis en avant.</p>
+
+<p><a id="footnote24-B" name="footnote24-B"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-B">24-B</a></b>: Chef d'état-major du général Hoche. C'était le fils
+du fameux généalogiste, et il l'était lui-même.</p>
+
+<p><a id="footnote24-C" name="footnote24-C"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-C">24-C</a></b>: Bonaparte.</p>
+
+<p><a id="footnote24-D" name="footnote24-D"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-D">24-D</a></b>: Hoche.</p>
+
+<p><a id="footnote24-E" name="footnote24-E"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-E">24-E</a></b>: Le lieutenant fidèle, c'est Pichegru.</p>
+
+<p><a id="footnote24-F" name="footnote24-F"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-F">24-F</a></b>: La Constitution avait ordonné qu'il serait tracé
+un rayon autour de Paris que les troupes même de la République ne
+pourraient pas franchir. C'était l'article 69 de la Constitution qui
+le fixait.</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Benjamin Constant a publié en l'an IV un ouvrage sur le
+Gouvernement français, et la nécessité de s'y rallier. Celui sur les
+<i>Réactions politiques</i> parut un an plus tard, en l'an V.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Propres paroles de Thibaudeau.</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Jean Debry, dont il est souvent question dans cet
+article, est un homme dont le Directoire savait apprécier les
+talents, et qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne
+à l'Assemblée Législative, il eut une carrière parlementaire
+très-importante; ce fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit
+à la régence, et qui fit prononcer l'accusation contre les princes
+émigrés. En général, il était fort exagéré et fort peu tolérant,
+mais d'un républicanisme dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui:
+ainsi ce fut lui qui fit décréter que toujours on jouerait la
+<i>Marseillaise</i> à la garde montante. Il était très-exalté, <i>mais
+vrai</i>, et cette certitude donnait une grande autorité au député qui
+siégeait souvent entre deux faux frères; il était admirable pour le
+général Bonaparte, qu'il vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand
+ne l'aimait guère, Jean Debry.</p>
+
+<p>Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit
+avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il
+put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer
+plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il
+envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop
+zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des
+plénipotentiaires de Rastadt... il y a un voile sur cette sanglante
+catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne
+l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards
+Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa.
+C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi
+de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers;
+le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison
+hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour
+où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble... Il avait
+encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses
+collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées
+avec lui, mais pour ne pas se relever... Il prononça un discours à la
+suite duquel il fut couvert d'applaudissements... sa dernière phrase
+fut oratoire, elle enleva les acclamations.</p>
+
+<p>&mdash;Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance
+d'émotion qu'il avait au dernier degré... On lui répondit par un
+autre cri formé par cinq cents voix!...</p>
+
+<p>Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais
+occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait
+leurs noms entourés d'une couronne civique... Et lorsque dans quelque
+cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du
+fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Cette liste était depuis le 1<sup>er</sup> prairial,
+c'est-à-dire deux mois et demi.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Message qui faisait part de toutes les adresses des
+différents corps d'armée au Directoire.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: La division militaire de Paris était la 17<sup>e</sup> à cette
+époque.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Une autre circonstance assez bizarre prouve l'esprit de
+vertige qui jamais ne quitte les partis politiques!... Croirait-on
+que deux jours avant le 18 fructidor, ils avaient tellement les yeux
+fascinés dans le parti de Clichy, qu'ils parlaient d'organiser une
+police? Un nommé Dossonville, homme du métier et employé par Rovère,
+leur avait présenté un plan. La dépense devait s'élever à 50,000 fr.,
+et comme ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, ils
+s'arrangèrent pour l'avoir par quart et par <i>cotisation</i>. C'était à
+faire pitié!</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Voir le <i>Moniteur</i>; à cette époque, il était vrai.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: C'est, au reste, un fait digne de remarque, que
+la profonde ignorance de la génération actuelle de l'histoire
+<i>véritable</i> de la Révolution; il y a même un côté ridicule à cette
+ignorance. C'est pourtant comme étude qu'il faudrait connaître cette
+époque.</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Cette pièce inculpait gravement Pichegru. Elle fut
+trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence de
+Bonaparte et de Clarke, alors commissaire du Directoire près l'armée
+d'Italie; Clarke, d'abord chargé de surveiller le général Bonaparte,
+et puis se dévoilant à lui et se donnant à l'homme dont le pouvoir
+était évident dans l'avenir, comme il fut ensuite à la Restauration,
+lorsque ce même homme alla mourir à Sainte-Hélène!</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Cette correspondance fut trouvée dans un fourgon du
+général Klinglin, saisi par nos troupes le 2 floréal an V; et Moreau
+la garda jusqu'au 24 fructidor, c'est-à-dire quatre mois et demi
+après. Il paraît que le Directoire croyait Moreau aussi coupable que
+les autres.</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Je ne connais rien de plus étrangement ridicule que
+toute la conduite d'Augereau alors, si ce n'est celle des directeurs,
+lorsque je pense que l'on a agité la question de savoir s'il ne
+remplacerait pas Carnot ou Barthélemy! Augereau, qui, se trouvant
+à quelque temps de là à la présidence de ce même Conseil qu'il
+avait décimé, lorsqu'on apprit la démission de Bernadotte, et qu'on
+craignit un coup d'État, s'écria: «Ne vous rappelez-vous plus que
+je suis le même homme qu'au 18 fructidor? eh bien! je vous préviens
+qu'il faudra faire tomber ma tête avant de toucher à mes collègues!»
+Bavardage! abus des mots!</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Ils ne s'étaient pas encore rencontrés; M. de
+Talleyrand était revenu d'Amérique après le départ de Bonaparte pour
+l'Italie.</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Ce que, plus tard, Spurzheim a nommé <i>habitivité</i>;
+barbarisme inutile.</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Malibran, député de l'Hérault au Conseil des
+Cinq-Cents; et il aimait le général Bonaparte!... il demanda en même
+temps pour lui qu'on donnât le nom de faubourg d'Italie au faubourg
+Saint-Antoine. Cet homme, j'en suis sûre, aurait aussi mal entendu
+l'honneur pour lui-même; je crois que ce Malibran est le beau-père
+de la fameuse madame Malibran. Comme il était familier de Barras, on
+pensa que le Directoire, qui déjà craignait Bonaparte et le jugeait
+d'après lui, aurait voulu le déconsidérer dans le cas où il aurait
+accepté.</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Chénier (Marie-Joseph), qui fut à tort accusé de la
+mort de son frère, était un homme de bonne foi, républicain dans
+le c&oelig;ur. Il a fait une foule de beaux traits, de choses utiles
+qu'on ignore, parce qu'on parle de lui sans rien approfondir; mais
+il faut connaître Chénier, et savoir tout le bien qu'il fit et le
+mal qu'il empêcha. Ce fut lui qui fit décréter les écoles primaires.
+Aussitôt que la veuve d'un littérateur faisait entendre une parole
+de détresse, Chénier montait à la tribune et demandait une pension
+pour elle; s'occupant des arts, de la littérature, et d'une foule de
+choses toutes utiles à la science et au progrès. Les Clichiens ont
+été rigoureux pour lui, parce qu'il fut sans pitié pour les excès de
+la <i>Compagnie de Jésus</i> et de leurs acolytes plus féroces que les
+monstres de 93. Le <i>Moniteur</i> de l'époque (et celui-là est vrai) est
+le livre où l'opinion devrait s'instruire avant de se formuler si
+violemment.</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: C'est madame Germon, couturière très en vogue alors,
+qui répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le
+tiers du prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à
+madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: Leibnitz avait un penchant pour la France; étant
+encore jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences,
+disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et
+de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était
+fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait
+jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de
+l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont
+d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le
+caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien
+plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les
+études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en
+rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité
+<i>de Arte combinatoria</i>. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit
+plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à
+rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un
+nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à
+Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée.&mdash;Bon!
+lui dit l'autre, cela est dans la <i>Ligarithmotechnia</i> de Mercator, du
+Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres
+qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne
+lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au
+travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une
+série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator,
+son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à
+qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur
+de la chose et en félicita l'auteur.&mdash;Pour cette fois, dit Leibnitz,
+Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la
+réponse avec impatience... Oldenbourg félicita cordialement son ami
+sur un aussi beau chef-d'&oelig;uvre de son esprit... Mais par une
+fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat
+viennent d'être opérés par un <span class="smcap">certain M. Isaac Newton</span> de
+Cambridge, qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes
+qu'il avait faites. Quel siècle que celui où de telles choses
+arrivent! et qu'on fut heureux d'y vivre!</p>
+
+<p>Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette
+série du cercle quelque temps auparavant.</p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout
+ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de
+l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que
+M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du
+général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand
+ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut
+l'être.</p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment
+où la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut
+aucun costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient
+qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient
+un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques
+députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard... Ce
+ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et
+s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les
+morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur
+mort morale.</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane,
+qui avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays.
+Le comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce
+qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame
+la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un
+homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il
+était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M.
+Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt,
+et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec
+M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de
+ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham
+était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau
+surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt
+était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne
+sais pas tirer sur une lame de couteau.»</p>
+
+<p>Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut
+l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura
+quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du
+Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit
+maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme
+qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement
+échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la
+voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière
+démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des
+Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire,
+Barras, Carnot et Rewbell.</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: Lieu où l'on se réunissait pour prendre des glaces.</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: 15 frimaire an VI, à 5 heures du soir (17 décembre
+1797). Je reviens sur ce fait, quoique je l'aie annoncé dans les
+pages précédentes, parce que c'est nécessaire à la marche des
+événements.</p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Comprend-on que le général Lefebvre Desnouettes ait pu
+<span class="smcap">VENDRE</span> une telle maison!... c'est une honte, mais une plus
+grande à ses héritiers de ne pas l'avoir rachetée.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Ils tenaient lieu du préfet.</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: Le ministre de la Guerre le présenta aussi; mais, chose
+assez bizarre pour Bonaparte, qui était tout entier militaire, on
+ne remarqua que M. de Talleyrand. Le fait est que le ministre de la
+Guerre ne fit aucun discours, et que le <i>Moniteur</i> ne rendit compte
+que du discours de M. de Talleyrand, ce qui prouve que l'autre ne
+parla même pas.</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: Barras, alors président du Directoire.</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Ce discours est tel qu'il le faut lire dans mes
+<i>Mémoires</i>; il a été copié par moi sur le discours lui-même, écrit
+par mon mari sous la dictée de Bonaparte, et ce papier était celui
+que le général Bonaparte tenait dans son chapeau le jour de cette
+fête, parce que l'écriture de Junot était plus facile, on le pense
+bien, à lire que la sienne.</p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Seize pages d'un in-8<sup>o</sup>.</p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: J'avais treize ans et demi à cette époque-là.</p>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: Cette lettre est du 5 germinal an VI (26 mars 1798), et
+dans tous les journaux d'alors.</p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: M. d'Herenaude fut toujours auprès de M. de Talleyrand,
+et lui servit immensément; on dit même que sans lui il eût été
+souvent fort embarrassé.</p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Sidney Smith, fait prisonnier dans un coup de tête
+qu'il tenta à Rouen, fut mis au Temple, d'où il sortit par un moyen
+qui ne fut jamais bien connu. Il y eut des présomptions pour croire
+que le Directoire lui-même donna les ordres, ainsi que les ministres;
+quoi qu'il en soit, il en est sorti.</p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: M. d'Araujo, Portugais, homme parfaitement aimable, qui
+fut depuis ministre des Affaires étrangères; c'est de lui qu'il est
+si souvent question dans mes <i>Mémoires</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: Tous avaient des surnoms: le cardinal Antonelli
+était surnommé <i>le fourbe</i>, Borgia, <i>le superbe</i>, Lasomaglia,
+l'<i>ambitieux</i>, et je ne sais plus lequel avait le surnom
+d'<i>assassin</i>...</p>
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Je ne sais s'il accepta ou refusa.</p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: J'étais à cette représentation avec mon frère et ma
+mère.</p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: Il y avait aussi le duc de Dino, Edmond, troisième
+enfant d'Archambault de Périgord, qui était alors trop jeune pour
+venir dans le salon de son oncle.</p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: M. de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à
+Constantinople, homme parfaitement aimable.</p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: M. de Vaudreuil, amant de madame de Polignac; c'était
+un des hommes les plus agréables de la cour de Marie-Antoinette.</p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Charmant ouvrage de Brillat-Savarin, où l'art de savoir
+bien manger est démontré avec tout l'esprit possible.</p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: On fit courir alors ce mot qui, depuis, a eu tant de
+succès contre cette pauvre madame de Staël; elle aurait dit (selon
+celui qui racontait) à M. de Talleyrand:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, vous ne m'aimez plus!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, si, je vous aime toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non!... Enfin, tenez, si madame Grandt et moi nous tombions
+dans l'eau, laquelle sauveriez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que vous savez nager.</p>
+
+<p>On disait que M. de Talleyrand aurait dû répondre à madame de Staël:
+Ni l'une, ni l'autre. Je ne sais pas si le mot n'eût pas été plus
+dur encore.</p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: La diplomatie!...</p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Cette recherche de suspendre des corbeilles avec des
+fruits glacés et des oranges est bien ancienne. On la trouve dans un
+Voyage en Espagne par madame d'Aulnoi, sous Louis XIV; elle rapporte
+l'avoir vue chez le cardinal Porto-Carrero, à Tolède.</p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: On a prêté ce propos au général Damas, qui était près
+d'Augereau. Je ne sais pas s'il est d'Augereau; s'il l'a dit, on le
+lui a soufflé. Il était incapable de l'imaginer à lui seul.</p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: Le bref ne fut pas enregistré à l'époque où il fut
+donné; il le fut au 19 août 1802, et le Pape le donna, je crois,
+en avril 1801. Le cardinal Consalvi me parla beaucoup de M. de
+Talleyrand lorsque je le revis à Rome.</p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: J'ai connu une grande dame anglaise dont mon mari fut
+<i>l'ami fort intime</i>. Cette Anglaise avait une mère à moitié folle
+qui, toute grande dame qu'elle était, avait fort souvent besoin
+d'argent; Junot lui en prêta, et beaucoup (j'ai la note). Nous
+n'en entendîmes plus parler, et pourtant l'une des deux femmes est
+aujourd'hui l'une des plus riches de l'Europe.</p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Je ne sais de qui il voulait parler.</p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: Mes petites filles, surtout la plus jeune, faisaient
+des cris affreux en le voyant.</p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Madame la marquise Des Corches de Sainte-Croix, mère du
+général Sainte-Croix et tante de madame du Cayla. Elle était s&oelig;ur
+de M. Talon; c'était une femme supérieure, et l'amie la plus intime
+de la duchesse de Courlande, mère de la duchesse de Dino.</p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Le duc d'Olivarès laissa prendre le Portugal, mais
+ce fut après tout un grand ministre; s'il ne fut pas l'égal de
+Richelieu, il fut moins cruel, au moins, et cela compense.</p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: Il voulait sans doute le conduire, comme Don Carlos, à
+être jugé à mort. Ensuite, il n'y aurait eu que Don Carlos entre Don
+Francisco et le trône; Don Francisco, le troisième enfant, était fils
+de Godoy.</p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Maître-d'hôtel de l'Impératrice.</p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Maître-d'hôtel de Murat.</p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: Valet de chambre de M. de Talleyrand depuis trente-cinq
+ou quarante ans.</p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: M. d'Herenaude, dont j'ai parlé déjà.</p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: J'ai appris depuis peu de temps des détails relatifs
+à cette époque, qui me font ajouter de l'amitié à l'estime que
+depuis longtemps j'avais vouée au maréchal Macdonald... Je regrette
+seulement pour lui 1815.</p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Certainement le duc de Raguse, que j'estime et que
+j'aime de c&oelig;ur, n'est pas coupable; mais il a vu le bonheur du
+pays dans une chose où il n'était pas... c'est une erreur, et voilà
+tout. La chose est bien différente.</p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Aujourd'hui, le local est, dit-on, plus beau; cela
+doit être avec les changements qui ont été faits. Mais ce qui était
+et ce qui n'est plus, c'est la magnificence des costumes de cour des
+femmes et de celui des hommes; un coup d'&oelig;il unique était celui
+qu'offrait la salle de spectacle les jours de grand cercle.</p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: Joséphine avait ses chambellans <i>à elle</i>. Marie-Louise
+les avait en commun avec l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Je n'ai jamais revu un opéra qui m'ait fait
+l'impression de <i>Roméo et Juliette</i> de Zingarelli, joué et chanté
+par la Grassini et Crescentini!... Quelle adorable harmonie et quel
+jeu!... quelle beauté avec tout cela, et comme la Grassini était
+adorable au troisième acte, tout enveloppée de mousseline blanche
+diaphane et couchée dans le tombeau!... Quant à Crescentini, je n'ai
+entendu personne depuis lui chanter comme il le chantait: <i>Ombra
+adorata....</i> et le beau duo de la fin!...</p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: C'est le même dont Vestris le fils, c'est-à-dire celui
+qu'on appelait le Diou de la danse ou <i>Vestr' Alard</i>, parce que sa
+mère était mademoiselle Alard, disait, en 1805, en apprenant qu'il
+était roi: Ce pauvre Max (Maximilien), je suis bien aise qu'on l'ait
+fait roi!</p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Depuis princesse de Carignan; une charmante personne de
+c&oelig;ur et d'esprit. Elle est <i>morte brûlée</i>!...</p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Une blonde montée en papillons sur une carcasse, et
+qu'on posait sur le derrière de la robe de cour, et qui, montant sur
+les épaules, venait en mourant jusqu'à la poitrine.</p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Le mari de la fameuse demoiselle Guimard.</p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: J'ai retrouvé cette même voix de manière à me faire
+tressaillir toutes les fois qu'elle vient à mon oreille: c'est dans
+le comte Valeski. Cette ressemblance d'organe est quelquefois d'une
+telle force qu'elle fait mal.</p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Il n'est pas changé d'humeur ni d'esprit; il est
+toujours aussi amusant, aussi gai lui-même. Il me donnait le bras
+l'hiver dernier dans un bal<a id="footnotetag93-A" name="footnotetag93-A"></a><a href="#footnote93-A" title="Go to footnote 93-A"><span class="smaller">[93-A]</span></a>, et ses remarques sur les gens qui
+passaient devant nous auraient fait rire la douleur même.</p>
+
+<p><a id="footnote93-A" name="footnote93-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag93-A">93-A</a></b>: Chez M. Dupin, président de la Chambre des Députés.</p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: M. de Longchamps était un homme d'esprit et charmant
+de manières, et de manières sociables. Il faisait de jolis vers, et
+il est connu par plusieurs pièces fort jolies représentées sur le
+théâtre de l'Opéra-Comique. C'est lui qui a fait cette ravissante
+romance au moment de partir pour son exil, lorsqu'il alla en
+Amérique. Jamais la poésie n'a mieux rendu la pensée du c&oelig;ur. Il
+y a tout un poëme de l'âme dans le second couplet. Boïeldieu fit
+la musique; elle est en rapport avec les paroles, et tout à fait
+dramatique. Voici ce couplet:</p>
+
+<p class="poem10">
+ J'observe tout ce que je laisse<br>
+ Avec d'autres yeux qu'autrefois;<br>
+ Tout m'attache, tout m'intéresse,<br>
+ Je tiens à tout ce que je vois.<br>
+ Parents chéris, fidèle amie,<br>
+ Pour moi ne sont pas moins perdus
+ Que si j'eusse quitté la vie,<br>
+ Et j'aurai les regrets de plus.</p>
+
+<p>Les quatre derniers vers sont ravissants de vérité et de sensibilité.</p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Seconde femme de M. de Beauharnais le sénateur, le père
+de la princesse Stéphanie, grande-duchesse de Bade, et dame d'honneur
+de la princesse Caroline. Elle était aimée de tout le monde à cause
+de sa bonté et de sa politesse.</p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: C'est un petit cercle de fer qu'on met aux jeunes
+chevaux fougueux pour les dompter, et alors on leur fait fournir une
+course quelconque, mais plus particulièrement en tournant.</p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Le grand-père se dansait à la fin du bal, et d'un bal
+où on avait été ce qu'on appelle <i>en train</i> et gai. On était, comme
+dans l'anglaise, deux par deux et sur une colonne. Le couple <i>qui
+menait</i> le grand-père se mettait en marche sur un air fait exprès,
+et que Julien le nègre jouait ordinairement moitié éveillé et moitié
+dormant, parce que le grand-père arrivait à six heures du matin. On
+faisait d'abord une promenade. La promenade finie, ce qui quelquefois
+durait longtemps si le caprice du couple <i>chef</i> le voulait ainsi, on
+se remettait sur une colonne. Alors commençait un autre air sur la
+mesure de l'anglaise, et on faisait toutes les figures qui passaient
+par la tête du couple <i>chef</i>. Quand il avait parcouru toute la
+colonne, un autre couple commençait et faisait la même figure. Les
+plus bizarres et les plus drôles étaient les meilleures. On mettait
+la femme dans un fauteuil, on se mettait à genoux, on faisait des
+berceaux avec les bras, etc... J'ai vu une fois chez la princesse
+Caroline, à l'Élysée, la promenade du grand-père se prolonger depuis
+la galerie jusqu'au premier. Tout le grand-père avait plus de
+quatre-vingts personnes, plus de quarante paires bien sûrement. Tout
+cela suivait avec les meilleurs et les plus joyeux rires.</p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: J'ai fait une erreur dans mon <i>Salon de madame de
+Polignac</i>. J'ai dit que la marquise de Bréhan était dame du palais;
+elle ne l'était pas, mais elle était amie intime de la Reine. Je
+m'empresserai toujours de réparer une faute dès qu'elle me sera
+démontrée.</p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Elle continuait à m'appeler ainsi lorsque nous étions
+seules. Elle était bonne en général, et aimait ses anciens amis.</p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: C'était alors la mode de porter de ces jupes garnies
+avec des touffes de n'importe quoi soutenues par des rubans. La
+princesse Pauline en avait une garnie de branches de pin, avec un
+corsage de velours vert garni en émeraudes et en diamants. La reine
+Hortense en avait une ravissante garnie en <i>belles-de-jour</i>, et tout
+ce qui, à la robe de la princesse Pauline, était en émeraudes et en
+diamants, était ici en turquoises et en diamants.</p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Et depuis que ceci est écrit, quel malheur nous a
+frappés!... La chaîne de l'exil a été rompue, mais par la mort!...</p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: C'est vrai.</p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: En 1806, au commencement.</p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: L'Empereur prononçait les deux mots avec un accent
+effrayant et prolongé.</p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: C'était le nom de religion que Giulio avait pris en
+entrant au couvent, où il ne pouvait garder son nom habituel.</p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Ce château fut habité, en 1815, par madame de Staël,
+où elle reçut toute l'Europe couronnée; il fut détruit par la bande
+noire l'année suivante.</p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: <i>For ever or never.</i></p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: Le régent ne peut faire un duc, il n'en a pas le
+droit.</p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Madame de Genlis fît paraître en 1802, dans la
+<i>Bibliothèque des Romans</i>, une petite nouvelle intitulée: <i>Lindane et
+Valmire</i>, qui n'est pas autre chose que l'intrigue de cette pièce.</p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Lorsqu'en 1816, j'eus l'honneur d'être présentée au
+duc d'Orléans, il me demanda si pendant que j'avais été maîtresse
+du Raincy, avant de le céder à Napoléon, j'avais fait faire cette
+salle de bain.&mdash;Non, monseigneur, répondis-je.&mdash;Je crois bien, dit
+le prince en souriant, ni moi non plus. <i>Je ne suis pas assez grand
+seigneur pour cela.</i></p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Je parlerai de cet exil dans mes <i>Salons de la
+Restauration</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Ce portrait est gravé et se vend comme une gravure
+représentant Sapho: c'est du moins le nom qui est au bas. Pourquoi
+n'avoir pas laissé la marge en blanc?</p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: Regnault de Saint-Jean-d'Angély mourut le jour ou le
+lendemain de son retour dans Paris.</p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: M. le duc de Laval, frère de la duchesse de Luynes,
+était père d'Adrien de Montmorency.</p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: Elle était mademoiselle de Narbonne Fritzlar.</p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: En se mariant, elle prit une perruque blonde que lui
+fit Duplan, et si artistement, qu'on n'y voyait rien.</p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Une particularité me frappa; la carte de la duchesse
+de Chevreuse portait ces seuls mots: <i>Madame de Chevreuse</i>, et
+gravés. Celle de madame de Luynes n'avait que son nom: <i>Madame de
+Luynes</i>, et tout simplement fort mal écrit, et sur une carte à
+jouer.&mdash;Ce n'est pas étonnant, me dit M. de Narbonne, elle ne fait
+jamais de visites.</p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: J'ai en face de moi une maison bâtie en 1835; l'autre
+jour, je vois des ouvriers, des poutres, un grand appareil; c'était
+la maison qui tombait et qu'on était obligé d'étayer. C'est l'image
+de beaucoup de choses de notre temps.</p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas demandé, mais
+<i>de manière à l'obtenir</i>, le retour de madame de Chevreuse!... le
+faire demander par Marie-Louise enfin... Mais M. de Talleyrand aurait
+fait une démarche qui n'aurait eu de résultat que pour autrui.</p>
+
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44676 ***</div>
+</body>
+</html>
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+The Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 6/6), by
+Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
+
+
+Title: Histoire des salons de Paris (Tome 6/6)
+ Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le
+ Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et
+ le règne de Loui
+
+Author: Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+Release Date: January 15, 2014 [EBook #44676]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS TOME 6 ***
+
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+
+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DES
+ SALONS DE PARIS.
+
+
+ TOME SIXIÈME.
+
+
+
+
+ L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
+
+
+ FORMERA 8 VOL. IN-8º,
+
+ Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.
+
+ La 2e livraison a paru le 11 janvier;
+ La 3e livraison paraîtra le 25 mars;
+ La 4e livraison, composée des Salons de
+ la Restauration et du règne de Louis-Philippe Ier, paraîtra le 15 mai.
+
+ Les souscripteurs chez l'éditeur recevront _franco_ l'ouvrage
+ le jour même de la mise en vente.
+
+
+ PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR,
+ Rue de la Vieille-Monnaie, nº 12.
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DES
+ SALONS DE PARIS
+
+
+ TABLEAUX ET PORTRAITS
+ DU GRAND MONDE,
+
+ SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
+ LA RESTAURATION,
+ ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier;
+
+
+ PAR
+
+ LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.
+
+
+ TOME SIXIÈME.
+
+
+
+
+ À PARIS,
+ CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
+ DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
+ PLACE DU PALAIS-ROYAL.
+
+ M DCCC XXXVIII.
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+M. DE TALLEYRAND,
+
+SOUS LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE.
+
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE.
+
+LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT.
+
+
+C'est un homme difficile à suivre dans les _méandres_ de sa vie
+politique que M. de Talleyrand... Cette destinée, se présentant
+toujours différemment qu'elle ne doit se terminer, a quelque chose
+d'étrange qui surprend, et empêche quelquefois d'être aussi
+impartial qu'on le voudrait pour juger un homme dont l'esprit est si
+supérieur et si remarquable d'agréments, comme homme du monde: c'est
+qu'il est en même temps homme de parti; on ne peut pas les séparer:
+et si l'un attire, l'autre repousse.
+
+Avant la Révolution, l'abbé de Périgord était un abbé _mauvais
+sujet_; il faisait partie, à peine sorti du séminaire de
+Saint-Sulpice, de l'état-major religieux de l'archevêque de Reims.
+On sait que cette troupe d'abbés était la plus élégante et la plus
+recherchée parmi tous les jeunes gens qui prenaient le parti de la
+carrière ecclésiastique[1]. L'abbé de Périgord ne fit faute à sa
+renommée, et sa conduite répondit parfaitement à ce que les autres
+avaient annoncé. Mais M. de Talleyrand, dès cette époque, annonçait,
+_lui_, un homme supérieur à tout ce qui l'entourait... Et cette
+_universalité_ dans les goûts, cette facilité dans tout ce qu'il
+faisait, prouvaient par avance qu'il serait un des hommes les plus
+distingués de son temps.
+
+[Note 1: Les abbés les plus distingués de cette troupe élégante
+étaient les abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar, l'abbé de Damas,
+l'abbé de Coucy, l'abbé de Périgord, l'abbé de Lageard, l'abbé de
+Montesquiou.]
+
+Il avait une charmante figure; ses traits étaient fins, et cela même
+remarquablement: chose étonnante, car sa physionomie n'est nullement
+active dans son expression, et pourtant rien n'est plus incisif que
+le regard de ses yeux presque atones, lorsqu'ils s'attachent sur
+vous avec une expression railleuse... Aimant vivement le plaisir,
+il trouvait le temps de tout accorder; et les matières sérieuses
+dont il s'occupa très-jeune encore prouvent qu'il ne passait pas ses
+journées à dormir, s'il passait ses nuits au jeu ou à souper avec des
+personnes joyeuses...
+
+Sa force était, dit-on, une chose miraculeuse; il passait quelquefois
+deux et trois nuits de suite sans dormir; il lui fallait paraître
+le quatrième jour au matin avec toutes ses facultés sérieuses, eh
+bien! il dormait une heure après avoir pris un bain, et paraissait
+aussi dispos de corps et d'esprit que s'il sortait d'une retraite de
+six semaines à la Trappe. Une particularité qui tient à lui, c'est
+qu'avec cette force vraiment rare, il n'en avait pas la moindre
+apparence: il avait même plutôt celle d'une jeune fille..., et son
+visage rose et blanc ne révélait en aucune sorte qu'il n'en fût pas
+une. Jamais M. de Talleyrand n'a fait sa barbe, et cela par une
+bonne raison: c'est qu'il n'en a pas, et n'en a jamais eu; il aurait
+pu, à vingt ans, jouer parfaitement le rôle de Faublas. Et, en y
+pensant bien, je croirais peut-être que Louvet a connu M. l'abbé de
+Périgord, et beaucoup de circonstances de sa vie de jeune homme.
+Voici un fait qu'il est, je crois, bon de conserver. Je pense que M.
+de Talleyrand ne l'a pas oublié.
+
+Lorsque les jeunes abbés de qualité étaient au séminaire de
+Saint-Sulpice, ils avaient en Sorbonne un ecclésiastique comme
+répétiteur, ou pour une fonction à peu près semblable. Son nom,
+je ne l'ai pas oublié, je ne l'ai jamais su. Je ne connais _que
+son surnom_, il s'appelait _la grande Catau_. Pourquoi? Voilà ce
+que je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que tous les jeunes
+abbés l'appelaient ainsi. Un jour, cet homme, plus animé par ce
+qu'il savait probablement, et par ses propres sentiments, se laissa
+emporter à une vive allocution en présence de huit ou dix de ces
+jeunes têtes destinées à porter la mitre et peut-être la tiare.
+C'était d'abord M. de Talleyrand; puis l'abbé de Damas, l'abbé de
+Montesquiou, l'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, l'abbé de
+Lageard, etc., etc.
+
+--Oh! s'écriait-il dans un moment d'exaltation, oh! mon Dieu!...
+qu'est-ce donc que je vois dans ceux de tes serviteurs destinés à
+faire aimer ta loi!... que vois-je parmi eux... là-bas dans cet
+angle obscur[2], parmi ceux destinés un jour à porter peut-être la
+couronne de saint Pierre, mais sûrement la mitre épiscopale... que
+vois-je?... des hommes portant et propageant les vices du siècle
+parmi le clergé, parmi les serviteurs de Dieu!... Oh! mon Dieu! mon
+Dieu! que deviendra donc votre sainte religion?...
+
+[Note 2: Ces jeunes séminaristes se mettaient dans cet angle, où ils
+pouvaient probablement rire et causer plus librement.]
+
+_La grande Catau_ était une personne de grand jugement et d'un esprit
+très-supérieur.
+
+Quelques années plus tard, un autre homme apostrophait M. de
+Talleyrand d'une manière encore plus directe. Cet homme était M. de
+Lautrec, lieutenant-général, ayant une jambe de bois et le droit de
+parler au nom du pays. Il avait été de plus ami du père de M. de
+Talleyrand.
+
+--Monsieur, lui dit-il le premier jour, à l'Assemblée Constituante,
+lorsque M. de Talleyrand passait devant le vieillard mutilé pour
+aller au côté gauche, où il siégeait; Monsieur, si M. votre père
+vivait, il vous mettrait les bras comme nous avons les jambes.
+
+M. de Lautrec était un homme ayant le droit de parler ainsi.
+
+Aimant la vie du monde d'autrefois, et telle que pouvait l'avoir
+un homme de sa condition et de sa qualité; aimant avec passion
+les femmes, le jeu, et tout ce qui constituait alors un homme à
+la mode, ce fut ainsi que 1789 trouva M. de Talleyrand. Il était
+trop habile pour ne pas comprendre que le vieil édifice croulerait
+peut-être bientôt: car il était violemment ébranlé. Aussi, une
+fois aux États-Généraux, prit-il le parti qui devait triompher.
+Les bénéfices dont il jouissait lui devaient être enlevés par la
+force des événements; et, selon lui-même, il convenait mieux de les
+abandonner le premier (je dis toujours _peut-être_). Sa conduite
+aux États-Généraux fut conséquente; elle le fut encore lorsqu'il
+se sépara pour faire partie de l'Assemblée lors de l'affaire du
+Jeu de Paume...; mais elle fut grande et belle lorsqu'étant évêque
+d'Autun il entra à l'Assemblée Constituante[3]. Il fut constamment
+très-brillant dans cette nouvelle carrière, et se signala avec un
+courage qu'en vérité on ne demande aux prêtres que pour le martyre:
+il proposa lui-même l'abolition des dîmes du clergé, démontra
+la nullité des mandats impératifs, et, une fois au Comité de
+constitution, il se montra plus véhément cent fois qu'aucun de ceux
+qui en faisaient partie avec lui. Un fait assez remarquable dans
+la vie de M. de Talleyrand, c'est que l'époque qui en est la plus
+importante dans l'intérêt du pays est sa carrière administrative:
+et c'est la moins connue précisément. Ce temps, déjà bien loin pour
+nous, qui ne regardons jamais au-delà des jours tout près de nous,
+est rempli de travaux importants. Avec la même vérité, on peut louer
+la conduite de M. de Talleyrand, lorsqu'il demanda que les biens du
+clergé fussent employés au soulagement du Trésor, alors tellement
+en souffrance, qu'on fut obligé de créer un papier-monnaie. M. de
+Talleyrand, en demandant que les biens du clergé fussent ainsi
+aliénés, faisait, certes, une belle et grande action, puisque ses
+bénéfices étaient son unique fortune. C'est une résolution noble et
+grande; et l'abbé Maury[4] ne fut pas juste envers lui en l'attaquant
+comme il le fit. M. de Talleyrand provoquait une grande mesure qui
+pouvait sauver ou tout au moins aider à sauver le pays, si elle eût
+été appliquée dix ans plus tôt à ses besoins.--C'est donc une vérité
+incontestable que M. de Talleyrand fut utile à la France, et surtout
+_voulut_ l'être; mais le torrent l'emporta.
+
+[Note 3: Je n'aime pas M. de Talleyrand parce qu'il a fait une action
+dont la France doit toujours porter le deuil; mais je suis juste
+envers lui et dis la vérité.]
+
+[Note 4: L'abbé Maury n'avait d'influence sur les affaires qu'autant
+qu'il était à la tribune pour _arrêter_ quelquefois les choses
+lorsqu'elles allaient trop vite; mais, du reste, il ne fit rien.]
+
+On dit avec raison que l'Assemblée Constituante renfermait plus
+de talents et d'hommes d'esprit que la France n'en avait jamais vu
+rassemblés en un même lieu. M. de Talleyrand, quel que fût celui qui
+s'opposait à lui, paraissait toujours dans une attitude convenable
+et forte, et il est à remarquer que le côté gauche dont il faisait
+partie était formé des hommes les plus habiles de l'Assemblée... à
+quelques exceptions près qui se trouvaient au côté droit. L'abbé
+Maury, orateur à la _Bossuet_, se laissait emporter par la colère
+quelquefois, comme le grand homme de Meaux; cette colère l'aveuglait
+souvent, et alors il était inférieur à celui qui était en face de
+lui. C'est dans une circonstance semblable que M. de Talleyrand fut
+injustement attaqué par lui, lorsque, voulant prévenir des abus, il
+provoqua le décret qui ordonnait de mettre les scellés et de faire
+l'inventaire des effets mobiliers et immobiliers du clergé[5]...
+Ces deux hommes ont été peut-être plus opposés l'un à l'autre que
+Mirabeau et Maury, et pourtant on ne parle que d'eux. Il faut avoir
+étudié à fond cette époque pour savoir la vérité des choses. Mirabeau
+parlait beaucoup et bien; M. de Talleyrand parlait peu et mal...
+c'est-à-dire qu'il n'avait pas cette voix de tribune, cet accent du
+_forum_ qu'avaient Mirabeau et l'abbé Maury; l'abbé Maury surtout,
+qu'on entendait bien autrement que l'évêque d'Autun, lorsqu'en pleine
+tribune il le signalait comme le chef de l'_agiotage_ qui perdait,
+disait-il, les finances de la France plus que tout le reste... Dans
+cette lutte qui devint presqu'une dispute personnelle, l'abbé Maury
+fut souvent injurieux pour l'évêque d'Autun. Ce fut particulièrement
+en défendant tous les anciens droits du clergé et de la noblesse
+que l'abbé Maury fit autant de bruit. Il combattait pour un parti
+qui expirait, mais qui était encore nombreux, et regardait comme
+une tradition inviolable toutes les erreurs de l'ignorance, toutes
+les prétentions de l'avarice. M. de Talleyrand, quoiqu'il appartînt
+à cette caste qu'on attaquait, avait reçu la lumière hâtée par la
+civilisation; et plus éclairé que _ses pairs_, il s'était rangé du
+côté des opprimés qui réclamaient leurs droits..... Il devait avoir
+raison.
+
+[Note 5: L'abbé Maury soutint la légitimité des biens du clergé,
+et il avait raison; il disait que les abbayes avaient plus fait
+défricher de biens autour de leur habitation que pas un châtelain;
+mais il ne fallait pas voir _le droit_ dans ce moment de tempête: il
+fallait aller au-devant de la spoliation forcée qui _devait_ avoir
+lieu, pour empêcher qu'elle ne fût entière.]
+
+Un jour que je raisonnais sur cette question avec le cardinal, il me
+dit:
+
+--Est-ce que vous croyez aussi que la noblesse qui se sépara de ses
+frères au Jeu de Paume était de bonne foi tout entière?
+
+--Pourquoi non?... Sans doute, je le crois.
+
+--Eh bien! vous vous trompez! cette bonne foi ne fut pas générale, et
+dans la plupart des grands seigneurs qui firent le premier noyau de
+l'Assemblée Constituante, le plus grand nombre voulait abaisser la
+puissance royale pour reconquérir cette autre puissance que Richelieu
+avait su détruire. _Croyez-moi, un Montmorency se rappellera toujours
+qu'un Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros_[6]_, et cette
+pensée ne lui fera pas venir celle de se faire Sans-Culotte._ Le
+despotisme aristocratique était là, tout prêt à saisir les rênes
+aussitôt que la main du Roi les aurait laissées échapper... Les
+insensés ne voyaient pas qu'à côté d'eux était un tigre qui, dans sa
+gueule béante, devait engloutir et noblesse et royauté...
+
+[Note 6: Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains: ce
+sont les États du royaume qui ordonnèrent ce mariage, _pour donner un
+appui au jeune roi, dit le président des États_.]
+
+Ce n'est pas ainsi que pensaient plusieurs hommes qui, tout en ayant
+la possibilité _de voir_, ne voulaient rien apprendre du vocabulaire
+qui contenait le nom de leurs nouveaux devoirs envers le souverain;
+c'est ainsi qu'était M. le maréchal de Mailly. La figure de cet
+homme m'apparaît, en ce moment, lorsque je parle d'honneur et de
+gloire, et elle est demeurée silencieuse lorsque je parlais des
+victimes de Robespierre... Pourquoi cela?... C'est qu'un être aussi
+honorable n'est jamais victime... Il ne meurt pas... et son nom lui
+survit pour proclamer le héros, l'homme de la gloire et non l'homme
+du supplice[7].
+
+[Note 7: On a beaucoup parlé du maréchal de Mailly, mais pas assez,
+selon moi. Je veux réparer cette négligence; son nom, d'ailleurs,
+n'est pas déplacé dans un écrit relatif à M. de Talleyrand:
+mademoiselle de Périgord, cousine germaine de M. de Talleyrand, était
+madame de Mailly[7-A].
+
+Tout ce que l'histoire du temps et les Mémoires nous rapportent de la
+cour de Louis XIV, et de l'époque de la chevalerie, se retrouve dans
+le maréchal de Mailly.
+
+Né en 1708, il avait passé sa jeunesse avec les hommes les plus
+distingués de la cour de Louis XIV. Il fit ses premières armes en
+Allemagne, sous le maréchal de Berwick et des officiers supérieurs
+choisis et élevés en grade par Louis XIV lui-même. Il reste encore
+beaucoup de personnes qui ont pu juger de la différence des manières
+dans les hommes de la Régence et ceux de Louis XVI dans la société,
+et elles peuvent dire qu'en effet la différence était grande. Le
+cardinal de Luynes, le maréchal de Croï, le duc de Richelieu, ont
+été connus par nos pères, et nous savons par eux comme la vie était
+douce et facile avec de telles personnes. Comme les relations étaient
+gracieuses! l'existence était du bonheur alors.
+
+M. de Mailly avait toutes les idées du temps de Louis XIV; il voulait
+que tout le monde fût heureux, mais il avait horreur du mélange des
+classes. C'est ainsi que lorsqu'il alla gouverner le Roussillon
+(où sa mémoire est encore adorée), il ne voulut pas favoriser les
+académies; mais, en revanche, il donna des chaires d'enseignement
+dans les Universités. Dans le même temps, il fondait des hôpitaux, il
+ouvrait le port _de Port-Vendres_ pour le peuple du Roussillon; et il
+établissait des manufactures, des foires, en demandant chaque année
+qu'on soulageât le peuple de ses taxes.
+
+M. de Mailly avait un haut respect pour la noblesse; il aimait à
+raconter qu'il descendait d'Anselme de Mailly, tuteur des comtes
+de Flandre, qui commandait les troupes de la reine Richilde
+en 1070. Marié trois fois, il ne voulut jamais s'allier qu'à
+de grandes familles; sa dernière femme était mademoiselle de
+Narbonne-Pelet[7-B]. Il voulut connaître à fond l'histoire de
+la famille de Narbonne, et fut charmé d'apprendre qu'elle était
+excellente, et digne vraiment de ceux qui avaient été souverains de
+la ville de Narbonne _par la grâce de Dieu_.
+
+Il fut très-content de la réponse que fit M. de Narbonne au Roi,
+lorsque celui-ci lui demanda, assez ridiculement, au reste:
+
+--M. de Narbonne, _êtes-vous Pelet_?
+
+--Oui, Sire...
+
+--Et comment?
+
+--Comme Votre Majesté est _Capet_.
+
+Lorsqu'en 1770, le clergé fit des remontrances au Roi sur les
+écrits[7-C] philosophiques, le maréchal de Mailly dit à un homme
+de ma connaissance: «La France aura une révolution plus sanglante
+que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais sachez, monsieur,
+ajouta-t-il, que si jamais l'esprit du temps nous conduit à la
+nécessité de défendre le trône, nous mourrons tous avant le Roi!...»
+
+L'époque prévue approchait à grands pas; et lorsque le premier
+prince du sang eut donné l'exemple à la noblesse, et que toute cette
+noblesse, soit d'action, soit de parole, eut laissé attaquer son
+principe vital, que la métaphysique du temps eut bien _divisé sans
+classer_, quand la jalousie et l'esprit d'égalité, amenés tous deux
+par le despotisme, eut renversé, confondu cette suite de dignités qui
+formaient et constituaient une grande monarchie, quand le maréchal de
+Mailly fut obligé d'ôter de son hôtel les armoiries si belles de sa
+famille:
+
+_Hogne qui vonra_.
+
+Alors il dit:
+
+«On a peut-être mal fait, à Versailles, de trop peser sur cette
+classe qui triomphe aujourd'hui. Le coeur des Français est fier,
+sensible et peu endurant; on l'a humilié, il l'a senti, et il est
+demeuré vindicatif et ulcéré. Mais il y a dans la nation française
+quelque chose de grand que les insurgés ne savent pas faire
+(gouverner). Le tiers-état a renversé un heureux régime, mais celui
+qu'il lui a donné le renversera, car les Français sont actifs et
+industrieux; et, dans dix ans, vous verrez que la monarchie se
+relèvera plus forte et plus glorieuse.»
+
+M. de Mailly ne s'est trompé que de deux ans dans ses calculs.
+
+M. de Mailly ne voulut jamais émigrer; il était contre cette mesure,
+qui, en effet, laissa le Roi sans défenseurs... l'émigration en
+Angleterre surtout lui semblait _une infamie_. Ce fut le mot dont il
+se servit.
+
+--Quand la Reine était puissante, disait le maréchal, l'Angleterre
+punissait le lord Gordon qui répandait des libelles contre elle.
+La Reine est malheureuse: eh bien! madame de Lamothe, _fouettée_
+et _marquée_ par la main du bourreau, vend publiquement à Londres
+d'infâmes écrits sur la reine de France! Elle est accueillie à
+Londres! elle _y est bien vue_!... Elle!... madame de Lamothe!
+
+M. de Mailly avait raison.
+
+Louis XVI avait pour le maréchal de Mailly une profonde estime et une
+vénération qu'il est rare qu'un souverain ressente pour un sujet.
+Aussi ce fut lui qui fut chargé de la défense des côtes du Nord,
+lorsque le Roi fut averti que les Anglais, profitant des troubles du
+royaume, devaient faire une descente en France... Le quartier-général
+du maréchal était à Abbeville; il commandait depuis Montreuil jusqu'à
+Avranches.
+
+Le maréchal de Mailly avait une grande estime pour une haute et
+belle naissance. Lorsqu'il fut nommé maréchal, il choisit pour ses
+aides de camp des hommes remarquables de ce côté: le premier était
+M. de Torelli, des comtes de Guastalla, maison ancienne, alliée à
+la France, au duc de Wurtemberg et aux princes d'Este; le second
+était M. d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur à Florence et à
+Naples sous l'Empire, et chambellan de Napoléon: un de ses aïeux
+avait été grand-maître de Rhodes; le troisième était le chevalier de
+Saint-Simon, descendant des anciens comtes de Vermandois.
+
+Peu de temps après, le Roi partit pour Montmédy. Ce fut alors que
+la noblesse donna le coup mortel à sa position dans l'État; tout
+l'état-major de l'armée passa à l'Assemblée Nationale, les Liancourt,
+Montmorency, Choiseul, Praslin, Sillery, Castellane, de Luynes,
+Biron, Latour-Maubourg, Lusignan, Crillon, Crussol, Rochegude, Batz,
+Lafayette, Montesquiou, Menou, Beauharnais, Dillon, Lameth, etc.
+
+Tous ces noms vinrent à la barre de l'Assemblée! La noblesse de
+France à la barre de l'Assemblée!... dès lors, il n'y avait plus de
+monarchie.
+
+Le maréchal de Mailly se conduisit alors comme on devait présumer
+qu'il le ferait. Lorsqu'il _vit toute la cour de France à la barre_,
+lorsqu'un événement aussi inouï, aussi scandaleux, eut prouvé que
+la royauté était morte en France, le maréchal de Mailly fit voir
+qu'il y avait encore un représentant des anciens serviteurs de saint
+Louis. Il envoya au Roi sa démission de toutes ses charges, et lui
+apprit que, dans sa monarchie expirante, il y avait encore quelques
+palpitations d'honneur, et que les vieilles maximes étaient moins
+versatiles que les emplois militaires n'étaient amovibles.
+
+Quand je vois cette figure du maréchal, âgé alors de 83 ans,
+représentant à lui seul la monarchie française de saint Louis, de
+François Ier et de Henri IV, je suis d'abord attendrie, et puis mon
+coeur est rempli d'un sentiment profond d'exaltation et de généreuse
+admiration!
+
+Il ne restait plus à l'ancienne France qu'un petit nombre de familles
+fidèles, et la monarchie constitutionnelle elle-même n'avait plus que
+des lambeaux déchirés par les factions; les haines avaient consommé
+ce que la confiante ignorance avait commencé. On appelait la seconde
+monarchie _la monarchie des Feuillants_, comme en Angleterre ils
+avaient donné un surnom ridicule à leur Parlement avant la mort de
+Charles Ier.
+
+C'est ainsi qu'on arriva au 10 août. À minuit, le 9, le tocsin sonna;
+Mandat, qui voulait défendre le Roi, fut massacré à la Commune et son
+corps jeté à l'eau. Le maréchal de Mailly, apprenant que le Roi était
+sans défense, accourut aux Tuileries, se mit au milieu de sept à huit
+cents gentilshommes venus dans le même dessein que lui, et jura avec
+eux de mourir en défendant la famille royale. Le Roi passa la revue,
+et confia la défense des Tuileries au maréchal. Ce fut alors que la
+Reine, prenant un pistolet à la ceinture de Backmann, le donna au
+Roi en lui disant: _Monsieur, voilà le moment de vous montrer._ M.
+de Mailly salua le Roi de son épée, et lui dit: _Sire, nous voulons
+relever le trône ou mourir à vos côtés!..._
+
+Le Roi se couvre, tire son épée, et jure de demeurer avec eux. Mais
+Roederer entraîne le Roi à l'Assemblée; tout est fini, il n'y a plus
+de roi de France.
+
+Quelques nobles suivent le Roi; d'autres se retirent..... ce qui
+reste demande les ordres de M. de Mailly. Que pouvait-il faire? les
+canonniers étaient passés aux fédérés!... il ne lui reste plus que la
+gendarmerie, commandée par Raimond.
+
+--Vivent les grenadiers français! s'écrie le vieillard.--Vive mon
+général! répondent les grenadiers.
+
+M. d'Affri, commandant des Suisses, avait répondu à la Reine que
+des Suisses ne pouvaient tirer sur des Français, et s'était retiré.
+Backmann et Zimmermann l'avaient remplacé... On connaît le détail
+de cette horrible journée. Le Roi envoya l'ordre aux Suisses de ne
+plus tirer, par M. d'Hervilly; l'ordre ne put parvenir au milieu du
+carnage et des malheurs qui commençaient ainsi la République, dont
+c'était le premier jour!...
+
+Le maréchal, perdu dans cette foule qui combattait pour ainsi dire
+_corps à corps_, vit tuer à ses côtés M. _de Pomard_, gentilhomme
+qui était son aide de camp. Le noble vieillard, l'épée à la main,
+combattait toujours néanmoins comme un jeune homme plein d'ardeur;
+un homme lève sur lui un sabre rouge de sang et allait le tuer, le
+maréchal pose avec calme la main sur le bras de cet homme et se
+nomme; à l'aspect de cette figure vénérable, de ces cheveux blancs,
+de cet homme revêtu du cordon bleu et de ces insignes dont l'éclat
+imposait encore, le fédéré laisse tomber son sabre; puis, ordonnant
+tout bas au maréchal de se taire et de le suivre, il le maltraite,
+et, tout en l'entraînant, lui arrache son cordon bleu qui est
+toujours un honneur, mais aussi un signe de proscription... C'est
+ainsi que le maréchal fut conduit à son hôtel... le nom de cet homme
+est demeuré inconnu... alors une action généreuse était un crime!...
+
+Deux jours après, le maréchal fut dénoncé et conduit à sa section.
+Ses nobles réponses, ses cheveux blancs et ses quatre-vingt-trois
+ans firent impression sur les monstres de 93, qui alors n'étaient
+encore qu'au berceau!... Il échappa, et se retira avec la maréchale,
+toute jeune alors, dans le département du Pas-de-Calais. Là, André du
+Mont, altéré du sang des royalistes en 93, comme il le fut en 94 de
+celui des républicains, le fit jeter en prison; la maréchale ne le
+quitta pas... Joseph Lebon, qui succéda à André du Mont, fut assez
+cannibale pour envoyer à l'échafaud un homme aussi vénérable par son
+âge que respectable par sa chevaleresque loyauté. En approchant de
+l'échafaud, sa tête se releva plus fière que jamais elle ne l'avait
+été devant l'ennemi.
+
+--VIVE LE ROI! s'écria-t-il... je le dis comme mes ancêtres!
+
+Sa malheureuse femme était enceinte en 1792, et mit au monde, cette
+même année[7-D], le fils[7-E] qui devait transmettre à cette époque
+le beau nom de son père.]
+
+[Note 7-A: Celle que la Reine aimait tant, et qui avait été sa dame
+d'atours; fille du comte de Périgord, frère de l'archevêque de Reims,
+elle était belle-fille du maréchal.]
+
+[Note 7-B: Il y a plusieurs Narbonne: Narbonne-Pelet, Narbonne-Lara
+et Narbonne-Fritzlar. C'était de ces derniers que venait madame la
+duchesse de Chevreuse.]
+
+[Note 7-C: J'ai parlé de ce fait dans mon Salon de l'archevêque de
+Paris, Christophe de Beaumont.]
+
+[Note 7-D: Le 26 septembre.]
+
+[Note 7-E: Adrien-Augustin-Amalric de Mailly, né en 1792, et nommé
+élève de Saint-Cyr, par l'Empereur, en 1808 ou 1809.]
+
+Aussitôt après que M. de Talleyrand eut prêté le serment civique et
+religieux, le maréchal de Mailly ne le voulut plus voir.
+
+M. de Talleyrand, au reste, ne put qu'en être flatté; car le blâme
+d'un parti est l'éloge du parti qu'il a suivi, et comme il ne s'est
+jamais repenti de ce qu'il a fait, il a dû être heureux du blâme de
+M. de Mailly[8].
+
+[Note 8: Ceci est un peu paradoxal; mais c'est tout ce que je puis
+trouver de mieux pour excuser M. de Talleyrand.]
+
+M. de Talleyrand demeura constamment dans le parti de la
+Révolution, et le jour de la fameuse fédération il dit la messe
+au Champ-de-Mars... Le clergé non-constitutionnel fut doublement
+contre lui... L'abbé Maury l'attaqua avec d'autant plus de colère
+que, Mirabeau étant mort, il n'avait plus de quoi occuper
+assez directement sa bilieuse colère... Un jour il attaqua M.
+de Talleyrand, _comme chef de l'agiotage_ qui avait un monopole
+impudemment établi dans Paris... M. de Talleyrand, qui voulait
+bien s'occuper de la chose publique, mais en repos pour lui-même,
+comprit cependant qu'un peu de tolérance dans le sens inverse serait
+une bonne chose... Il s'éleva contre l'émission des deux milliards
+d'assignats qu'on voulait créer et mettre en émission pour éteindre
+la dette publique; mais le cardinal ne lui donna pas la joie de
+pouvoir se vanter d'une mesure sage et modérée... Il fit de grandes
+railleries sur ces deux milliards:
+
+--À quoi bon! disait-il... puisque la dette est de sept milliards?...
+
+M. de Talleyrand, incapable de lutter contre un tel homme avec sa
+voix douce et sa figure toute féminine, se contentait de lui répondre
+de ces mots piquants dont au reste, quinze ans plus tard, le
+cardinal n'avait pas encore perdu le souvenir...
+
+Ce fut alors que M. de Talleyrand fut nommé exécuteur testamentaire
+de Mirabeau... Déjà membre du département de Paris, ce qui le
+rapprochait beaucoup de Manuel et d'une foule d'autres noms qui
+appartenaient à la Révolution la plus intime de cette époque, M.
+de Talleyrand fut dès lors classé par ses anciens _pairs_ dans la
+partie mauvaise de la Révolution... Il n'en était rien... M. de
+Talleyrand, comme bien d'autres, avait été entraîné le premier jour
+dans une route où le pied glissait aisément et où le retour, comme le
+temps d'arrêt, est également impossible; mais il avait un moyen, il
+l'employa: ce fut de quitter la France; il sollicita de faire partie
+de l'ambassade de Londres; il eut, dit-on, une mission particulière
+relative, ainsi qu'on le crut, à l'établissement des deux Chambres.
+M. de Chauvelin était notre ambassadeur à Londres[9]. Pitt était
+alors au ministère.
+
+[Note 9: On verra dans la suite que cette mission fut aussi
+singulièrement donnée que remplie. Je vais rapporter tout à l'heure
+une lettre de M. de Chauvelin qui la dément.]
+
+M. de Talleyrand avait fui la France, parce qu'on s'y méfiait de
+son civisme.--En Angleterre, il fut en butte aux soupçons de la
+plus intime malveillance, parce qu'on le crut jacobin. Ribbes,
+de la Chambre des Communes, le présenta comme attaché au parti
+d'Orléans... Ainsi M. de Talleyrand n'était ni royaliste pour les
+royalistes, ni républicain pour les hommes nouveaux, ni enfin
+_quelque chose_... En France, il fut compromis par l'affaire
+d'Achille Viard; et cité par Chabot, qui ne l'aimait pas, il somma
+Roland, alors au ministère de l'Intérieur, de le justifier sur ce
+rapport avec lui... Roland répondit, mais de manière à ne montrer
+aucune sympathie pour M. de Talleyrand. Aucun parti ne l'adoptait
+franchement. C'est alors qu'il alla en Amérique. _Contraint_ de
+quitter l'Angleterre, effrayé des désordres qui se commettaient en
+France, il chercha un lieu où le retentissement de la tourmente
+révolutionnaire n'eût pas pénétré. On était alors en 1794: il se
+rendit aux États-Unis; c'est de là qu'il sollicita sa rentrée en
+France. Les jours de sang étaient passés, et remplacés par des jours,
+sinon plus glorieux, au moins plus paisibles. M. de Talleyrand fit
+demander sa radiation par quelques femmes dont il était fort aimé, et
+surtout madame de Staël, et il fut rappelé. Cela devait être sous un
+gouvernement comme celui du Directoire. Il y a plus: il fut ministre,
+et eut le portefeuille des Affaires étrangères.
+
+Je viens de donner presqu'une biographie de M. de Talleyrand; c'est
+que pour arriver à lui à cette époque, si différente de celle où il
+avait passé sa vie, il fallait le montrer, non pas ce qu'il était
+(car qui peut dire ce qu'il fut, ce qu'il est, et ce qu'il sera!),
+mais son attitude dans le monde, sous le Directoire...
+
+Cette attitude fut ce qu'elle eût été sous le cardinal de Fleury,
+si M. de Talleyrand fût né quarante ans plus tôt: celle de l'homme
+le plus spirituel de la société. Il connaissait le Directoire, le
+méprisait, et ne croyant plus (s'il est vrai qu'il y ait jamais cru)
+à cette belle liberté régénératrice qui avait assuré ses premiers
+pas dans la carrière politique révolutionnaire, il se conduisit
+en conséquence de cette nouvelle croyance. Dans la façon tout
+énigmatique dont il se pose, M. de Talleyrand donne peu de prise à
+ceux qui sont chargés, par goût ou par toute autre cause, d'écrire
+sur lui; il est lui-même un être à part..., il étonne, intéresse
+parce qu'il amuse, mais n'attache _jamais_. Peu susceptible d'une
+sérieuse occupation, riant de tout avec cette amère ironie qui
+grimace en voulant sourire, M. de Talleyrand revint en France parce
+que l'Amérique l'ennuyait, et que dans le reste de l'Europe on ne
+voulait pas de lui: en Angleterre, M. Pitt le disait jacobin; en
+Allemagne, on ne l'aimait pas mieux: l'Italie n'était plus son fait.
+Quant à l'Espagne, un _évêque excommunié_ aurait été rôti comme un
+marron en 1795, et ce cas était celui de M. de Talleyrand à l'époque
+dont je parle... Le Pape l'avait excommunié en 1791[10], à peu près à
+la mort de Mirabeau.
+
+[Note 10: C'est un fait qui est peu connu et positif que celui de
+cette excommunication.]
+
+On le rappela donc; et, en arrivant en France, il trouva partout de
+l'intérêt pour lui, bien qu'il ne fût pas aimé. C'est qu'il y avait
+des femmes qui se mêlaient de ses affaires...; il les avait si bien
+servies dans sa jeunesse, qu'elles lui devaient leur secours...
+
+Le général Lamothe, alors colonel et fort bien vu au Directoire (ce
+qui ne fut pas plus tard), lui servit d'introducteur le jour où il se
+présenta au Luxembourg. Je ne me rappelle plus qui en était alors le
+président... Lamothe était avec M. de Talleyrand, à qui il donnait
+le bras, parce qu'on sait que M. de Talleyrand n'a pas la démarche
+très-sûre; il s'appuyait donc, d'un côté, sur le bras de Lamothe,
+et, de l'autre, sur sa canne en forme de béquille, ou sa béquille
+en forme de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles
+du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait
+celui du _citoyen président_, l'huissier de la Chambre vint prendre
+la canne de M. de Talleyrand... Cette canne ou cette béquille était
+trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; l'évêque la
+retint comme il l'aurait fait de _sa crosse_: mais l'huissier avait
+des ordres.
+
+--_Je ne puis_ laisser _cette canne au citoyen_, dit-il.
+
+Monsieur de Talleyrand l'abandonna...
+
+--Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau
+gouvernement a terriblement peur des coups de bâton...
+
+Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a
+toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas
+quelqu'un.
+
+Madame de Staël l'aimait fort _déjà_ ou _encore_ à cette époque, je
+ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait
+pourtant trouver un grand mécompte dans cette _positivité_ toute
+sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison
+sur TOUT. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre, et lui
+communiquait sa chaleur momentanément... Madame de Staël allait donc
+fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand était un des
+habitués du salon de madame de Staël.
+
+M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru
+les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait
+un _Picaro_, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans
+prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au
+Directoire. C'était bien permis; et, en vérité, l'ambition n'était
+pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement monstrueux,
+n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui est si
+nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention[11].
+
+[Note 11: Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer
+l'estime dans laquelle on le tenait.
+
+Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place
+de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de
+Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.
+
+Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne
+savait pas lire, dit à son mari:
+
+«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien
+malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!... Reste ici et
+ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les _manteaux rouges_
+s'arranger entre eux.
+
+Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.]
+
+À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères,
+il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait
+l'_hôtel de Noailles_[12], ni de Clichy; c'était, si l'on peut se
+servir de ce mot, un _dédoublement_ des constitutionnels... Ce parti
+était puritain dans ses principes, et affectait une régularité
+extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents, où surtout
+il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas, Lemérer,
+Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.
+
+[Note 12: C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe plus
+aujourd'hui, et qu'on nommait _rue de l'Orangerie_, au grand hôtel
+de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les
+républicains les plus chauds allaient là.]
+
+Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti
+constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray,
+Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc.... Sans doute il y avait des
+intrigants dans ce parti comme dans tout autre... mais il y en avait
+moins... Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant
+d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.
+
+Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis
+que je viens de nommer... Celui qui les soutenait était le parti du
+Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut
+ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty,
+Chazal, Chénier surtout, etc... Ce parti n'était pas le plus fort en
+grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui
+les armées et le Directoire.
+
+Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort
+aussi au milieu de cette anarchie... il se réunissait à Clichy;
+le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle
+représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion
+fixait également l'attention publique, et surtout celle des
+contre-révolutionnaires.
+
+Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de
+M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut
+renommer un directeur... Ses prétentions se réveillèrent... mais il
+ne fallait pas songer à prendre cette place... Trop de prétentions
+l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la
+nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire.
+M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On
+connaît son accent habituellement furieux... il s'élança à la tribune
+et s'écria:
+
+--_Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de
+droit._
+
+Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général
+Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un
+redoublement colère:
+
+--Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans _la fange_ de
+1793!...
+
+Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri
+Larivière...
+
+Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque
+continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait
+personne; il fut nommé, mais aussi _fructidorisé_ peu de temps après.
+
+M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que
+plus tôt _fructidorisé_. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui
+était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et
+les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces
+luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne
+pouvait rien résoudre... Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa
+retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.
+
+Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries
+avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui
+marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses
+cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en _chignon flottant_
+sur ses épaules...
+
+--Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.
+
+--Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas
+aussi beau que la tournure le promet.
+
+Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la
+voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus
+admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement
+élégant.
+
+J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient _des hommes à
+la mode mauvais sujets_. On doit penser qu'ils voulurent savoir le
+nom de la belle blonde... Cela fut aisé.
+
+Elle s'appelait madame Grandt.
+
+--Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand... Et comme il était
+occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration
+qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il
+s'ennuyait, il pensait à la belle blonde...
+
+Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde,
+et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle
+qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher... Soit que
+la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner
+son coeur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et
+conclu[13]...
+
+[Note 13: On sait que ce fut en allant demander la protection de M.
+de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.]
+
+Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet
+arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand
+_de sa vengeance;_ mais elle était bonne et ne sut jamais se
+venger... elle ne savait même pas punir une offense...
+
+Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce
+qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se
+satisfaire après un jeûne aussi long... Les Conseils devinrent des
+arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le
+30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit
+dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et
+l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale.
+Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le
+rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les
+commissions et le Directoire... Aux premières paroles qu'il prononça,
+il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens
+se portèrent sur lui à la tribune... Les partisans du Directoire y
+coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de
+fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député,
+fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui
+déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas
+venir à bout de cinq cents hommes!
+
+Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais le
+plus grand était cette désunion entre les différentes opinions. M. de
+Talleyrand, ennuyé de ce qu'il voyait, regrettait presque l'Amérique
+et les séances de l'Assemblée Constituante, même celle du Jeu de
+Paume... Ce fut au milieu de ces agitations que le 18 fructidor eut
+lieu.
+
+Un fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement
+M. de Talleyrand a eu sur le Directoire... il cherchait à sonder le
+terrain... Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que
+lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait
+à la France de succéder à l'autre.
+
+Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire,
+qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le
+Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout
+par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su
+prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire?
+Je l'ignore... Il y avait alors une telle méfiance entre tous les
+partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.
+
+Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il
+trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait
+à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte
+déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. Le feu
+n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher
+d'éclater.
+
+Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand
+au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et
+l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut
+jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il
+fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour
+le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par
+Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les
+Conseils, n'agissait jamais... et jouait à la chapelle pendant ce
+temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la
+France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.
+
+Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de
+fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était _le
+seul_ qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore
+après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments
+étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez
+Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins
+pour _leur corps_... car c'était ici comme avec les parlements... Du
+reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion
+de je ne sais plus quelle fête, et contre l'armée autant que contre
+les Conseils, étaient une maladresse inouïe.
+
+L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le
+sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais
+non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit
+pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé
+le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui
+était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger
+les émigrés.
+
+Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il
+l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:
+
+«_Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire,
+il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être
+conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les
+prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion
+mal dirigée ne devienne funeste à la liberté_, ET QU'ON NE SOIT
+OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE. _Je ris de
+leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées et
+ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de
+facilité..._
+
+«_Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence sont loin
+d'imaginer que nous asservirions l'Europe_ SI VOUS VOULIEZ _en former
+le projet_.»
+
+Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues
+ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.
+
+«Adieu, mon général, jouissez délicieusement, _n'empoisonnez pas
+votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont
+les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur coeur; les
+royalistes la regardent et frémissent._
+
+«_Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
+ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille.
+Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants._»
+
+Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable
+par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié[14], et,
+d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient
+sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale.
+C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde
+nationale.
+
+[Note 14: Il avait épousé mademoiselle Clary, soeur de madame Joseph
+Bonaparte.]
+
+Les attaques personnelles qui se firent les jours suivants dans les
+deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui se préparait.
+Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit vigoureusement.
+Les royalistes crièrent que _Garat-Septembre_ allait être dans le
+ministère (ministre de la Police). «Que faire si de telles gens sont
+aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.
+
+--Je ne suis pas de _l'Oeil-de-Boeuf_ du Luxembourg! s'écriait de son
+côté Tallien... Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses plus
+sérieuses.
+
+On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:
+
+--Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui.
+Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.
+
+--C'est _de l'armée grise_ qui est dans Paris et qui nous menace,
+s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!
+
+Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient
+en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus
+rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés
+des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en
+prenait encore le nom.
+
+Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire
+agissait enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait
+dirigé le mouvement du 18 fructidor d'après les instructions de
+l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à
+Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir,
+Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était
+lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son
+sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui
+connaît:
+
+--L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le
+Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à
+discrétion au Directoire.
+
+Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!
+
+L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant
+_le sabre_ dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui
+imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.
+
+Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup
+de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux
+d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre
+anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien,
+l'autre un homme de la Révolution tout entier, _un pur_. La lettre du
+Clichien était ainsi conçue:
+
+«Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras.
+Prends garde à toi!»
+
+Celui du révolutionnaire:
+
+«Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras
+comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»
+
+Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le
+nommer.
+
+Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards
+affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces
+placards disaient:
+
+«Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment
+de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera
+terrible, mais court. Éloignez-vous!»
+
+Madame Th...... avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et
+l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté
+contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre
+sens que ceux de Clichy et du Manége.
+
+M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette
+époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée
+pour un homme comme lui, qui devait recevoir chaque parti. C'était
+bien encore pour une personne comme ma mère, qui, par sa position,
+pouvait, en s'isolant, ne recevoir que ses amis; ou madame de
+Staël, qui, par son talent, dominait tout et imposait ce qu'elle
+voulait. Cependant madame de Staël allait habituellement chez M. de
+Talleyrand, quand de vieilles querelles ne venaient pas soulever des
+tempêtes. Madame de Staël les provoquait souvent, et M. de Talleyrand
+dit un jour:--_Mon Dieu! ne peut-elle donc_ ENFIN _me détester_!...
+
+Le 16 fructidor, nous étions plusieurs personnes chez ma mère,
+très-disposées à nous amuser, lorsque l'un de nos habitués, Hippolyte
+de Rastignac, arriva fort troublé, et dans un désordre de toilette
+qui prouvait qu'il avait été attaqué et s'était défendu; sa cravate
+était arrachée, son habit gris à collet noir déchiré également au
+collet, et toute sa personne enfin était fort mal en ordre.
+
+Il nous raconta que, sur le boulevard des Capucines, comme il
+descendait de cabriolet pour parler à un de ses amis, plus de trente
+hommes étaient tombés sur lui, et avaient exigé qu'il criât _vive la
+République_ et _haine à la royauté!_...
+
+--C'est un Clichien! s'écriait-on de tous côtés, c'est un Clichien!
+
+--Je ne suis pas un Clichien! leur cria-t-il; mais je ne veux pas
+qu'on m'impose mes paroles.
+
+--Criez! criez! _Vive la République!_ et _haine à la royauté!_
+
+--J'étais dans une fort mauvaise position, comme vous pouvez le
+penser, nous dit-il, lorsque des jeunes gens de mes amis, à la
+tête desquels était un de mes frères, accoururent vers moi et me
+tirèrent de leurs mains, mais ce fut aux dépens de mon habit et de ma
+cravate... Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que si je suis revenu
+sur la plage, c'est avec avarie de mes _gréements_.
+
+Et il se mit à rire.
+
+Ma mère, qui l'aimait beaucoup, et dont il était même le favori parmi
+ses frères, le gronda d'aller ainsi à pied avec ce malheureux habit
+gris et ce collet noir.
+
+--Comment! dit-il fort étonné; eh! j'avais dîné chez un ministre.
+
+--Vous avez dîné chez un ministre du Directoire! s'écrièrent
+plusieurs femmes, dont ma mère était le chef, et parmi lesquelles on
+distinguait madame de Lostanges, madame de Charnassé et madame de
+Caseaux...; vous avez dîné chez un ministre!...--Pourquoi pas chez
+Barras? ajouta madame de Lostanges.
+
+--Mais ce ministre-là _est des nôtres_, répondit Hippolyte de
+Rastignac en arrangeant sa cravate, chose des plus importantes pour
+lui.... C'est chez Talleyrand que j'ai dîné.
+
+--Ah! cela est différent, dit ma mère, très-différent!
+
+--Je ne le trouve pas, dit madame de Lostanges.
+
+--Ah! je vous demande pardon! il y a toute une distance entre M.
+Talleyrand de Périgord, neveu de l'archevêque de Reims et du comte
+de Périgord, à ces hommes de la Révolution, tels que Schérer, des
+espèces comme cela... M. de Talleyrand est un homme comme il faut.
+
+--Mais Barras est aussi un homme comme il faut; pourquoi ne
+voulez-vous pas que votre fille aille au bal chez lui?
+
+--Ah! pourquoi? pourquoi? dit ma mère assez embarrassée; car, en
+effet, elle était portée vers M. de Talleyrand par prévention
+d'affection pour toute sa famille qu'elle aimait, et avec laquelle
+elle était liée intimement.
+
+--Étiez-vous nombreux à votre dîner? demanda ma mère à Hippolyte de
+Rastignac, pour changer la conversation.
+
+--Trente à peu près; et, dans ce grand hôtel de Gallifet, il semble
+qu'on ne soit que huit ou dix personnes. Au reste, il y avait GRANDE
+_compagnie_; et, en vérité, je crois que si je n'y avais pas été, M.
+de Talleyrand n'aurait eu que lui-même pour avoir à nommer quelqu'un.
+
+--Vraiment! qui donc était-ce...?
+
+--Eh! le sais-je? mon Dieu!... Je voudrais retenir ces noms-là, et
+ne le puis; excepté cependant ceux de deux hommes qui feront parler
+d'eux dans l'avenir, quoique leurs pères soient inconnus. Ce sont les
+généraux Kléber et Bernadotte: l'un est républicain en carmagnole;
+l'autre est un républicain à l'eau rose, et se lave les mains avec de
+la pâte d'amandes parfumée... Je vous jure qu'il n'est pas déplacé
+dans le _salon ambré_ de M. de Talleyrand.
+
+--Qu'a-t-il donc, le salon de M. de Talleyrand? demanda madame de
+Lostanges, qui se retourna précipitamment au mot de pâte d'amandes
+parfumée[15].
+
+[Note 15: Madame de Lostanges, si charmante par son esprit fin et gai
+et sa jolie figure, était la femme la plus recherchée sur toutes ces
+choses dont je parle ici.]
+
+--Ne savez-vous pas, madame, que M. de Talleyrand aime à la passion
+les essences et les odeurs? et pourvu qu'il y ait de l'ambre, c'est
+une chose agréable pour lui. Je vous assure que Robespierre se serait
+fort bien arrangé de son régime, lui qui ne marchait qu'au milieu
+d'un nuage embaumé.
+
+--Laissez donc votre Robespierre, s'écria madame de Lostanges, et
+parlez-nous de votre dîner. Qui aviez-vous en femmes?--Madame de
+Staël... peut-être bien?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Oui, madame.
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Et puis après?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Madame Tallien et madame Grandt.
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Est-elle donc aussi belle qu'on le dit?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Mais je la trouve bien belle... moins pourtant que madame Tallien.
+
+
+MA MÈRE, souriant.
+
+Et son esprit?
+
+
+M. DE RASTIGNAC, s'inclinant.
+
+Je n'ai jamais la hardiesse de juger celui des femmes.
+
+
+MA MÈRE.
+
+Oh! la pauvre personne! la voilà jugée... Cependant, quelque capable
+que vous soyez de la juger, mon cher Hippolyte, je vous demande la
+permission de prendre mes renseignements chez votre oncle. Je crains
+de votre part un peu de prévention.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Quoi! parce qu'elle est l'amie _de l'évêque_? Qu'est-ce que cela me
+fait à moi?... Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les
+préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais
+les briser.
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Enfin, dites-nous donc vos convives.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur
+monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun,
+ayant prêté le serment civique et religieux... ayant...
+
+
+MA MÈRE.
+
+Hippolyte... Hippolyte!...
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est
+de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand.--Allons,
+pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce
+les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement. Et
+si je suis incroyable, ce n'est pas comme les autres confrères dans
+la mode.
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+M'y voici. Je suis sérieux.--Ainsi donc, M. de Talleyrand, le
+général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M.
+Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant... presque tout
+ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire
+aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble,
+très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon
+oncle[16]. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son
+_adorable_ femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient
+encore plus de travers qu'à l'ordinaire.
+
+[Note 16: Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel, et
+spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez ma
+mère; il était très-vieux alors.]
+
+
+MADAME DE FONTANGES.
+
+Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait
+à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y
+avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur;
+il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des
+révolutionnaires; il y avait des _directoriaux_: c'est ainsi,
+vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras
+aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez
+de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le
+plus grand dévouement au Directoire... et voilà tout. Mais le plus
+curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie
+pour l'anniversaire du 14 juillet[17]; ce fut Bernadotte qui nous
+en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait,
+sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il
+devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase
+ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu
+blasphémant; mais enfin, puisque _l'évêque_ l'a entendu, et même avec
+plaisir... À propos, n'a-t-il pas été excommunié?
+
+[Note 17: 25 messidor de l'an V.]
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Qui cela?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun...
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable... Madame de
+Permon, faites-le donc taire.
+
+
+MA MÈRE.
+
+Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement
+qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.
+
+
+M. DE RASTIGNAC, baisant la main qu'elle lui donne.
+
+Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et
+vous serez contente.
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste
+cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre
+Marchésy!
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours
+à ses troupes: «Soldats, leur a-t-il dit avec cette voix puissante
+qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que vous êtes
+affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut courir
+des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de
+toute l'Europe coalisée contre elle SONT LÀ. Des montagnes nous
+séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de
+l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la
+liberté, protéger le Gouvernement et les républicains... Dès que les
+royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»
+
+Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays
+assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient
+les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le
+coeur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à
+Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.
+
+--Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une
+grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un
+peu moins république.
+
+--Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix
+moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis
+d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être
+annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand
+n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?...
+
+
+LE MARQUIS D'HAUTEFORT.
+
+Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur
+un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et
+plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle
+nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les
+uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une
+impertinence à son parti ou au nôtre.
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.
+
+
+LE MARQUIS D'HAUTEFORT.
+
+Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je
+n'ai pas écouté les _paroles de l'air_.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Je les ai, _moi_, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:
+
+«À la destruction du club de Clichy[18]!» LES INFÂMES! ils veulent
+encore des révolutions! Que le sang des patriotes qu'ils font
+assassiner retombe sur leurs têtes.
+
+[Note 18: Lannes était républicain _enragé_, comme on les nommait
+alors.]
+
+Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République!
+puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours
+victorieuses!... Gloire à la République!» Le général Alexandre
+Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III!
+au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les
+contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»
+
+--Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte,
+c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au
+quartier-général on portait ce toast, le même voeu était exprimé
+par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix...
+«Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement
+républicain et à la Constitution de l'an III!»
+
+--Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!... (_en
+serrant ses poings et se promenant_).
+
+
+MADAME DE CASEAUX, avec douceur.
+
+Allons, la paix! la paix!... C'est si doux, si bon, la paix. Allons,
+Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner de M. de
+Talleyrand?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter;
+mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?...
+
+
+MADAME DE CASEAUX.
+
+Oui, oui.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait
+évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos
+rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la
+grande force du Directoire... Et, en effet, il en a une immense...
+Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus
+de mérite...
+
+
+MADAME DE LOSTANGES, lui prenant la main.
+
+Imprudent!...
+
+
+M. DE RASTIGNAC relevant la tête, et comme sortant d'une
+rêverie.
+
+Pardon!... pardon!...
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après,
+lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir
+une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs
+nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite
+par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai
+pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et
+me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout,
+dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant
+cette vignette...
+
+
+LE MARQUIS D'HAUTEFORT.
+
+Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!... et ridiculement
+infatué d'une gravure à présent.
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché
+en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes...
+Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.
+
+
+M. D'HAUTEFORT, riant aux éclats.
+
+M. de Talleyrand ému!... Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je
+ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand _pleurant
+d'attendrissement_ sur les victoires des Français!... Je croirais
+plutôt que c'est de colère... Enfin... voyons!... as-tu là ce beau
+dessin?
+
+
+M. DE RASTIGNAC.
+
+Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un
+croquis pris à la hâte.
+
+Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des
+crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande
+vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites
+TRENTE-NEUF affaires ou batailles victorieuses pour nous, et qui ont
+eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque était
+écrit: _Constitution de l'an III_; et au bas: _Aux mânes des braves
+morts pour la patrie!_ À côté, un génie avait un pied posé sur la
+ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles il inscrivait
+les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait une belle femme
+coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un faisceau, dans
+l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet de la liberté;
+derrière elle un vieillard à moitié couché, appuyé sur une urne,
+représentait l'Italie et le Piémont; au milieu et au-dessus, la
+Renommée, avec une trompette dans une main, et dans l'autre un
+médaillon sur lequel était écrit: «_Armée d'Italie... Bonaparte,
+général en chef..._» La femme et le génie (l'Italie et la France)
+avaient surtout une expression ravissante d'intérêt en regardant le
+médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de l'espérance!... Le
+plan figurait une carte géographique, où l'on voyait Rome, Venise,
+Gênes, Milan, Turin, Vienne, Mantoue...
+
+
+MADAME DE LOSTANGES.
+
+Hippolyte a raison, cette gravure est belle. S'il n'y avait que des
+choses pareilles dans toutes leurs sottes gravures révolutionnaires,
+il y aurait moyen de les voir; mais autrement!... comment les
+regarder seulement?...
+
+M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui
+une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions;
+mais l'armée était TOUT en France, comme toujours, au reste. Jamais
+les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur tête des hommes
+tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont la ferveur avait
+quelque chose de témérairement brave, qui faisait frémir l'ennemi au
+nom de l'armée française.
+
+À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes
+maintenant, en l'an V[19]), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet,
+Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.
+
+[Note 19: Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince
+Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici
+une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut
+interceptée par nous:
+
+«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je
+sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que
+je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous
+préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français
+en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les
+jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire;
+en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce
+soit.
+
+On voit que l'Autriche devait être _plus_ qu'inquiète. Ce fut alors
+que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à
+Campo-Formio.]
+
+À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne,
+Lecourbe, Saint-Cyr.
+
+À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe,
+Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur
+bravoure personnelle avant et depuis ce moment.
+
+Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de M. de
+Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses
+lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa
+supériorité était sentie par lui... Il n'aimait pas le verbiage; ses
+idées étaient concises, claires et positives...; il écrivait un jour
+au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):
+
+«J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir
+demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour
+être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige...
+
+«Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est
+digne de lui... Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la
+mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont
+assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»
+
+Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature
+vulgaire.
+
+M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait
+bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui
+l'entouraient...--Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur
+les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui
+devait l'effrayer...
+
+Le cercle constitutionnel de Paris avait produit d'autres sociétés
+populaires, qui n'étaient pas des _clubs révolutionnaires_; on y
+professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait dans
+la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne
+voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était
+même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou
+trois hommes influents par une même façon de voir et de penser.
+Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël,
+qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de
+fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure
+que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces
+mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M.
+de Talleyrand et Benjamin Constant... Celui-ci était l'orateur du
+cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils
+_directoriaux_. Madame de Staël lui dit un jour:--Voici le moment de
+vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras
+et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés
+alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui
+qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République
+peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du
+sabre, mais je crois que les cabinets étrangers aiment mieux avoir
+à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou un
+pédant.
+
+Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le
+départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures
+fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée
+dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à
+Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait
+dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est,
+certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au
+ministère... Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti
+constitutionnel _pur_; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et
+s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le
+dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de
+Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste
+à beaucoup de gens... Madame de Staël est une femme trop supérieure
+pour être _intrigante_; ce mot serait une injure qu'elle est loin de
+mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour
+M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui
+voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à
+beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement...
+
+Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut Rewbell
+qui le proposa... Il y eut, à propos de ce ministère, un mot assez
+singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement, vrai
+et franc républicain, homme d'honneur et de coeur, fut assez mal
+édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre
+république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui
+n'était déjà plus qu'un être de raison...; il dit donc qu'il fallait
+VOIR, et attendre pour _délibérer_ enfin...
+
+--Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être
+prêt à _délibérer_...
+
+Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi[20]:
+
+ Talleyrand, aux Relations extérieures.
+ Le général Hoche, à la Guerre.
+ Lenoir-Laroche, à la Police.
+ Préville-Pelet, à la Marine.
+ François de Neufchâteau, à l'Intérieur.
+
+[Note 20: Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:
+
+ À la Police, Cochon l'Apparent.
+ À la Guerre, Petiet.
+ À l'Intérieur, Bénézet.
+ À la Marine, Truguet.
+ Aux Affaires étrangères, Charles Lacroix.]
+
+Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les
+circonstances où l'on se trouvait, il était évident que le Directoire
+le donnait avec des intentions hostiles.
+
+M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de
+madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris... Madame
+sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction
+douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle,
+l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et
+lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des
+gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau;
+Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut
+pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il
+en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre
+cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que
+madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort
+influent, et madame de Staël le savait.
+
+Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait
+acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël,
+qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la
+nomination de M. de Talleyrand.
+
+M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame
+sa femme; il était chargé d'observer, de parler, etc. Il parla,
+mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer
+au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que
+Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.
+
+--Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Oh! comment en douter?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Pourquoi?
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Lesquels, s'il vous plaît?
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Mais... je crois... que... c'est...
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver... et ce que
+vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte de
+plus.
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Madame de Staël m'a chargé de vous dire, mon cher représentant,
+qu'il faut absolument que vous veniez dîner avec elle dans quelques
+jours. Prenez celui qui vous convient, et dites-le-moi. Désignez vos
+convives. Allons, dites-le-moi tout de suite, voulez-vous?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est
+bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais
+que voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude;
+mais dessous, mon cher baron, il y a un coeur pur et droit dont
+l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire
+que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se
+faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment
+voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des
+rires et des moqueries?...
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Mais cependant... et l'Apparent?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas
+une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse
+inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on
+en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au
+pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi[21], mon cher baron?
+
+[Note 21: Allusion à une motion presque publique faite par Laîné,
+pour mettre immédiatement (dans les vingt-quatre heures) Barras en
+arrestation, parce que les troupes de Hoche _venaient à Paris_ sans
+ordre du ministère de la Guerre et clandestinement.]
+
+
+M. DE STAËL.
+
+Mais, que voulez-vous que je vous dise?--Je n'y suis pour rien, après
+tout, dans ceci, et vous comprenez que...
+
+
+THIBAUDEAU, se levant.
+
+C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes
+pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution... Mais laissons
+cela, et au revoir.
+
+Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. M. de Talleyrand
+connaissait trop bien la valeur d'un homme comme Thibaudeau pour
+le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait, avec un tel
+personnage, être _pour_ ou bien ouvertement contre lui.
+
+Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée
+par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors
+ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il
+y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes
+autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur
+cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux
+républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire
+et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et
+accusés de _royalisme_. Barras était le plus véhément dans son
+attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors
+pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.
+
+Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la
+Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie?
+voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M.
+de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet
+égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on
+était d'accord _ici à Paris_ avec le général Bonaparte en Italie, et
+qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire l'affaire.
+Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur M. de
+Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes à lui,
+_ici_, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il le moyen
+qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié dans un
+complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et par là
+lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable? Tout
+cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je le répète,
+on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui deviennent
+de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un homme comme
+Augereau, républicain _enfoncé dans la matière_, pénétré du sujet,
+étant de ceux-là qui avaient pour devise _la République, la liberté
+ou la mort_, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire et pointer
+le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait choisie et
+qu'il proclamait en même temps pour patronne.
+
+Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de
+Talleyrand[22] avait probablement demandé au général Bonaparte un
+sujet de cette trempe pour avoir un corps qui eût des bras et des
+jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni d'oreilles pour
+voir et entendre. Il fallait en même temps que ce mannequin criât
+bien haut: _Vive la République! à bas les rois!_--Et voilà, quand on
+cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités, voilà qu'on trouve
+Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz cherchant aussi ce
+qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort...
+
+[Note 22: Mon mari, à cette époque premier aide de camp du général
+Bonaparte, m'a souvent parlé du 18 fructidor, et son opinion, c'est
+que M. de Talleyrand l'avait dirigé et ménagé d'avance. Mais il
+n'avait à cet égard que des conjectures; à la vérité, elles devaient
+avoir du poids.]
+
+Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort,
+en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz,
+si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va
+en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute
+influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur
+Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son
+salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le
+15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin
+Constant dit tout haut dans son salon:
+
+--Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est
+maintenant impossible... Et le Directoire s'est trop avancé pour
+reculer... Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?... Celles de l'an
+VI seront encore plus détestables que celles de l'an V... _Il faut
+donc en finir_...
+
+Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale[23] qui
+devait prononcer sur le message du Directoire[24]. C'était un
+homme d'un trop noble caractère pour espérer de le séduire; mais
+on pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus
+que madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette
+oeuvre si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par
+madame de Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces
+troubles; cependant il ne put enfin s'y refuser, et il y alla. Le
+sujet apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce
+n'était qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à Thibaudeau
+qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant.
+Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne peut
+vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant; mais il ajoute
+aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière le rideau tiré
+pour cacher l'action qui se préparait. Les acteurs n'étaient pas
+encore prêts.
+
+[Note 23: Cette commission était composée de Vaublanc, Jourdan
+(des Bouches-du-Rhône), Pastoret, Siméon, Emmery, Thibaudeau et
+Boissy-d'Anglas.]
+
+[Note 24: Ce message du Directoire avait été motivé par un fait
+très-important, la marche d'un corps de douze mille hommes, commandé
+par le général Hoche. Voilà encore une ténébreuse et sinistre
+aventure qui jamais ne sera éclaircie, la mort subite et violente de
+Hoche, qui suivit son voyage précipité à Paris et son retour à son
+armée de Sambre-et-Meuse. Un député (Delarue) fit, le 19 thermidor,
+un rapport sur la marche de ces troupes, et dit, dans le Conseil
+même, qu'au lieu de deux mille hommes avoués par le général Hoche
+pour aller s'embarquer à Brest, il y avait toute une armée. Un autre
+député (Willot) fit aussi une virulente sortie contre le général
+Hoche. Ce général est une des belles figures de notre Révolution;
+c'est un homme _antique_ dans toute l'acception qu'on attache à
+ce mot. S'il est venu à la tête de ses troupes pour délivrer le
+Directoire, c'est qu'il croyait que le Directoire était en péril;
+d'un esprit supérieur, jeune, brave, habile, d'une capacité égale,
+soit qu'il maniât le sabre, soit qu'il se servît de sa plume; beau et
+modeste dans ses succès de tous les genres, le général Hoche est un
+homme pas assez connu dans cette galerie d'hommes de la Révolution,
+où il demeure confondu. Je veux ici donner un échantillon de son
+esprit juste et fin, et, en même temps, de son noble caractère;
+je sais où il se trouve beaucoup de lettres du général Hoche, et
+j'espère posséder bientôt ce trésor, je puis le dire: car ces lettres
+révèlent toute la noblesse de l'âme d'un homme vraiment supérieur.
+Je dirai, avant de transcrire cette lettre, que le général employé
+sous le général Hoche était le général Richepanse. J'ai entendu mon
+mari dire ces propres paroles: «J'ai toujours souhaité ressembler
+à cet homme-là!» Et il ajoutait, en lui secouant la main avec
+cette franchise adorable qui le faisait tant aimer de ses amis:
+«_Richepanse, tu es le seul homme qui ne boive que de l'eau dont je
+serre la main cordialement._» C'était vrai; et cet homme commandait
+les troupes sous le général Hoche. Cependant l'un et l'autre
+n'eussent exécuté que de bonnes et de loyales mesures.
+
+Le général Hoche écrivit au Directoire, de Wetzlar, où il était alors:
+
+«Vous avez dû être invité, par un message des Cinq-Cents, à traduire
+devant les tribunaux les signataires des ordres donnés aux troupes
+pour leur marche sur l'intérieur. Cette fois, M. Willot a été sans
+s'en douter mon interprète auprès de vous et de la Représentation
+nationale; permettez-moi donc de vous prier de m'indiquer le tribunal
+auquel je dois m'adresser, pour obtenir enfin la justice qui m'est
+due. Il est temps que le peuple français connaisse l'atrocité des
+accusations dirigées contre moi par des hommes qui, étant mes ennemis
+particuliers, devraient au moins faire parler leurs amis, ou plutôt
+leurs patrons, dans une cause qui leur est personnelle; il est temps
+que les habitants de Paris, surtout, connaissent ce qu'on entend par
+_l'investissement d'un rayon_; qu'on leur explique comment neuf,
+dix, même douze mille hommes peuvent faire le blocus d'une ville
+qui, au premier bruit du tambour (ou _de cloche_[24-A], si on l'aime
+mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa
+défense... Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence
+de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a
+mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas
+dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans les
+départements réunis, D'OÙ IL N'EST PAS SORTI!... Je demande enfin un
+tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les a peints comme
+des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis et traités comme
+des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos crimes autrement
+que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas que je passe à
+Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait pas d'autre route,
+mais par des pièces authentiques et irréfutables; toutes celles que
+j'ai signées vont paraître, elles sont à l'impression. Si quelques
+soldats ont témoigné leur indignation de la manière dont ils ont été
+accueillis en rentrant chez eux, on verra que j'y ai moins participé
+que ceux que quatre régiments de chasseurs ont tant fait trembler.
+Depuis longtemps, je suis en possession de l'estime publique, non
+à la manière de quelques égorgeurs révolutionnaires, devenus ou
+plutôt reconnus pour des agents en chef de nos ennemis, mais ainsi
+qu'un homme de bien y peut prétendre. On _doit donc s'attendre_ que
+je n'y renoncerai pas pour l'amour de quelques Érostrates parvenus
+depuis un moment sur la scène de la Révolution, et qui ne sont encore
+connus que par d'insignifiantes déclamations et les projets les plus
+destructifs de tout ordre et de tout gouvernement.»
+
+Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son
+quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la
+conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député
+nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom
+de _Marius_. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir
+des suites... Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce
+que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que
+tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une
+chose importante dans la Révolution française.
+
+Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son coeur était
+profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute
+l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même
+Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait
+montré le chemin...
+
+De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une
+fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son
+discours:
+
+«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore
+vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant
+de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à
+assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des
+rebelles aux lois républicaines osent troubler!»
+
+Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux
+autorités et à son armée:
+
+Le général Ney: _Au maintien de la République! Grands politiques de
+Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge._
+
+Le général Chérin[24-B]: _Aux membres du Gouvernement qui feront
+respecter la République!_
+
+Un chef d'escadron: _Aux patriotes des Cinq-Cents!_
+
+Un commissaire des guerres: _À la coalition légitime de l'armée
+d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!_
+
+On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui
+avaient pour titre: _Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de
+Clichy_...
+
+Le général Willot monta à la tribune et dit:
+
+«Je ne crains pas qu'un nouveau César[24-C] passe le Rubicon; le
+héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher
+contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels
+la victoire l'a conduit. Mais MARIUS[24-D] peut arriver aux portes de
+Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent. Dans cette
+circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle[24-E] arrête le
+nouveau Marius aux limites constitutionnelles[24-F], le Directoire
+pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le passage aux
+factieux!»]
+
+[Note 24-A: Cette phrase a rapport aux hommes du Directoire,
+_Talleyrand_ surtout, qui l'avait trahi après l'avoir mis en avant.]
+
+[Note 24-B: Chef d'état-major du général Hoche. C'était le fils du
+fameux généalogiste, et il l'était lui-même.]
+
+[Note 24-C: Bonaparte.]
+
+[Note 24-D: Hoche.]
+
+[Note 24-E: Le lieutenant fidèle, c'est Pichegru.]
+
+[Note 24-F: La Constitution avait ordonné qu'il serait tracé un rayon
+autour de Paris que les troupes même de la République ne pourraient
+pas franchir. C'était l'article 69 de la Constitution qui le fixait.]
+
+Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour
+croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double
+et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette
+figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette,
+étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau.
+Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta sa
+répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde du
+Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il
+jouait son jeu en agissant ainsi.
+
+Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à
+trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts...
+
+--Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois
+m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer
+entre nous...
+
+Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin
+Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de
+politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait
+affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de
+son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle
+charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans
+le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de
+propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et
+dogmatique, et la scène changea...
+
+--Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne
+vous ralliez pas au Directoire?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Mais pour me _rallier_ à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce
+que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des
+voies constitutionnelles.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route _opposante_
+au Gouvernement?
+
+
+THIBAUDEAU, souriant.
+
+Vous qui avez fait un si bel ouvrage[25] sur la nécessité de se
+rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il
+faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route
+constitutionnelle?
+
+[Note 25: Benjamin Constant a publié en l'an IV un ouvrage sur le
+Gouvernement français, et la nécessité de s'y rallier. Celui sur les
+_Réactions politiques_ parut un an plus tard, en l'an V.]
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les
+réactions politiques.
+
+
+THIBAUDEAU, souriant.
+
+Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y
+oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus
+fortes que vous dans le camp ennemi.
+
+
+THIBAUDEAU, toujours calme et souriant.
+
+Lequel?
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.
+
+
+THIBAUDEAU, avec dignité.
+
+Je ne le crois pas.
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Cela est positif.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas
+changer d'avis... car... je ne crois pas que le Directoire veuille
+véritablement accueillir les constitutionnels.
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Écoutez, je sais _avec certitude_ que le Conseil des Anciens veut se
+transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de
+la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent
+trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir _le
+prétendant_ sur le trône.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des
+républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même
+attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis,
+avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir
+le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit
+franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine;
+ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez
+donner la majorité, donnez-la au Directoire.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils;
+mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même
+ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer
+en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en
+93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les
+habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime
+constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le
+Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un
+pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais
+croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État,
+n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son
+adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je
+lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils...
+Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être
+victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté.
+Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois,
+elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le
+Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République[26].
+
+[Note 26: Propres paroles de Thibaudeau.]
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de
+Paris, que ferez-vous?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je suivrai la majorité.
+
+
+MADAME DE STAËL.
+
+Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je me réunirai aux députés fidèles.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT, sèchement.
+
+Ils ne vous recevront plus.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je saurai mourir.
+
+Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau,
+qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents
+des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut
+alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à
+dîner à Thibaudeau, à Jean Debry[27] et à Riouffe. Thibaudeau,
+espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs sentiments,
+accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. Jean Debry,
+surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.
+
+[Note 27: Jean Debry, dont il est souvent question dans cet article,
+est un homme dont le Directoire savait apprécier les talents, et
+qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne à l'Assemblée
+Législative, il eut une carrière parlementaire très-importante; ce
+fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit à la régence, et qui
+fit prononcer l'accusation contre les princes émigrés. En général,
+il était fort exagéré et fort peu tolérant, mais d'un républicanisme
+dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui: ainsi ce fut lui qui
+fit décréter que toujours on jouerait la _Marseillaise_ à la garde
+montante. Il était très-exalté, _mais vrai_, et cette certitude
+donnait une grande autorité au député qui siégeait souvent entre deux
+faux frères; il était admirable pour le général Bonaparte, qu'il
+vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand ne l'aimait guère, Jean
+Debry.
+
+Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit
+avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il
+put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer
+plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il
+envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop
+zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des
+plénipotentiaires de Rastadt... il y a un voile sur cette sanglante
+catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne
+l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards
+Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa.
+C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi
+de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers;
+le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison
+hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour
+où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble... Il avait
+encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses
+collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées
+avec lui, mais pour ne pas se relever... Il prononça un discours à la
+suite duquel il fut couvert d'applaudissements... sa dernière phrase
+fut oratoire, elle enleva les acclamations.
+
+--Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance
+d'émotion qu'il avait au dernier degré... On lui répondit par un
+autre cri formé par cinq cents voix!...
+
+Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais
+occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait
+leurs noms entourés d'une couronne civique... Et lorsque dans quelque
+cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du
+fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»]
+
+--Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait Jean Debry; je ne
+l'aime pas. Quant à Talleyrand!... celui-là!...
+
+Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne
+disait pas.
+
+Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour
+faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que
+probablement ses chargés d'affaires ne s'acquittaient pas bien de
+leur mission.
+
+--Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de
+Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un
+jour de cette semaine.
+
+Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire
+avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir
+l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en
+brèche par les autres.
+
+Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens
+marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.
+
+Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël
+n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et
+Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une
+de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula
+aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de
+son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution
+par la demande formelle de cette réunion.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Mais je ne suis pas seul.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député
+Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.
+
+
+POULAIN-GRANDPRÉ.
+
+Vraiment, je le crois bien! (_Tirant un grand papier de sa poche_).
+Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans
+lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé[28]... Sur douze, il a
+entraîné la majorité onze fois.
+
+[Note 28: Cette liste était depuis le 1er prairial, c'est-à-dire deux
+mois et demi.]
+
+M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait
+été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh
+bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est
+telle qu'elle nous l'a dit.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop
+flagrante!... Je ne le sais que trop, vous dis-je!
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!...
+Étrange aveuglement!...
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est
+sur lesquels nous ne nous entendons plus.
+
+
+RIOUFFE.
+
+L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de
+salut pour la République.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Qui parle de la violer?
+
+
+JEAN DEBRY.
+
+Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix
+pour nous le dire... Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète
+après lui: Intégralité de la constitution.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la
+constitution. Nous sommes donc d'accord.
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et
+qui nous la donnera?
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais
+les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons
+donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du
+présent...
+
+
+JEAN DEBRY, souriant.
+
+Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le
+dernier message[29] du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer
+à l'ordre du jour... Voilà tout ce qu'on lui demande.
+
+[Note 29: Message qui faisait part de toutes les adresses des
+différents corps d'armée au Directoire.]
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure
+mortelle.
+
+
+BENJAMIN CONSTANT.
+
+En quoi et comment?
+
+
+THIBAUDEAU.
+
+Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à
+l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie
+militaire, et nous ne la voulons pas.
+
+
+POULAIN-GRANDPRÉ.
+
+Mais pourtant je ne vois rien...
+
+
+THIBAUDEAU, avec dignité.
+
+Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet... Le Corps-Législatif
+s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.
+
+M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience... Il
+venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui
+exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne
+produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes.
+Il était évident que M. de Talleyrand et _son conseil_ avaient une
+arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.
+
+Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant de la 17e
+division[30] militaire: c'était une déclaration de guerre, et ce qui
+se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept pièces de
+canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon; la garnison
+fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le ministre de la
+Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau, qui, avec la même
+impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme qu'il avait juré de
+servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa tête.
+
+[Note 30: La division militaire de Paris était la 17e à cette époque.]
+
+Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point
+de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de
+toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout
+ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait
+s'engloutir...
+
+C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor.
+M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors,
+mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer
+ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques.
+Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on
+en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme
+on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:
+
+--Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au Directoire;
+s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.
+
+Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg... Thibaudeau
+attendit sa réponse au ministère même... Il revint bientôt... Il
+n'y avait plus d'espoir... La République allait subir son dernier
+supplice.
+
+Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés
+qu'on disait arrêtés... C'était faux. Mais quelle agitation, et
+en même temps quelle stupeur!... Barras envoya plusieurs de ses
+aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir
+qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de
+quitter Paris... Madame Tallien, qu'on savait être de la société
+intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait
+l'inquiétude des Parisiens.
+
+Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si
+singulièrement entouré d'événements incohérents.
+
+Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une
+scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient
+pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère
+pour eux-mêmes.
+
+Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti royaliste, un parti
+purement républicain, et un autre républicain aussi, mais seulement
+constitutionnel: c'était le plus nombreux.
+
+Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait
+s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2
+septembre, le 1er prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là
+n'étaient pas faits pour rassurer.
+
+Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger.
+Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant
+l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de
+tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui
+n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint
+de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre
+lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les
+moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer
+dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur
+le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que
+celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on
+ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il[31]
+est le plus fort et libre de les professer.
+
+[Note 31: Une autre circonstance assez bizarre prouve l'esprit de
+vertige qui jamais ne quitte les partis politiques!... Croirait-on
+que deux jours avant le 18 fructidor, ils avaient tellement les yeux
+fascinés dans le parti de Clichy, qu'ils parlaient d'organiser une
+police? Un nommé Dossonville, homme du métier et employé par Rovère,
+leur avait présenté un plan. La dépense devait s'élever à 50,000 fr.,
+et comme ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, ils
+s'arrangèrent pour l'avoir par quart et par _cotisation_. C'était à
+faire pitié!]
+
+Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame de Staël,
+qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui remettrait
+ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler... Boissy-d'Anglas
+fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant fort bien, qui
+lui dit, après avoir regardé si personne ne l'écoutait, que madame
+de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait du mouvement d'ici à
+vingt-quatre heures; qu'il prît _donc garde à lui_, et que surtout
+elle le priait en grâce de brûler les lettres qu'il avait d'elle.
+
+Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives
+au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au
+ministère... Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait
+beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé
+des papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire
+d'une manière que sûrement il n'aurait pardonnée ni en masse
+ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de
+Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au
+maillot... Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les
+avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait
+quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou
+son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.
+
+Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme,
+dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des
+plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.
+
+Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier
+d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu
+d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des
+choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect,
+lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient.
+Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau,
+_au club des Jacobins_, que désormais il prendrait pour cri de
+ralliement: _Vive la République! vive la Montagne!_--Enfin il en fit
+tant que COLLOT D'HERBOIS fit son éloge à ces mêmes Jacobins! En
+effet, il y avait de quoi le louer!... car un jour il écrivit à la
+Convention, étant alors commandant en chef de l'armée du Nord, qu'il
+venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il l'avait _exterminé_...
+«Soixante-neuf hommes ont échappé à notre canon, ajoutait-il; mais
+ils ont été faits prisonniers, et ils vont périr tous du dernier
+supplice[32].»
+
+[Note 32: Voir le _Moniteur_; à cette époque, il était vrai.]
+
+Ce qui fut fait.
+
+Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y
+avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1er prairial,
+il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de
+siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832;
+et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir
+que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se
+défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps[33].
+
+[Note 33: C'est, au reste, un fait digne de remarque, que la profonde
+ignorance de la génération actuelle de l'histoire _véritable_ de la
+Révolution; il y a même un côté ridicule à cette ignorance. C'est
+pourtant comme étude qu'il faudrait connaître cette époque.]
+
+Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire
+de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on
+le croit; il marcha contre la section de la Cité et celle des
+Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements _de femmes_, et
+s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit
+à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui
+fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda
+à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne
+pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la
+Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec
+Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le
+justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent
+des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite
+député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et
+siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi
+assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi
+que le trouva le 18 fructidor.
+
+Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme
+supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on
+pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais
+il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde
+nationale... la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté,
+que la loi eût passé, que tout fût en ordre, il aurait eu le temps
+d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin aucune
+prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer sur la
+destinée à venir de la France.
+
+À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte
+écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:
+
+«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
+ne s'organise pas.... Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»
+
+On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les
+républicains.
+
+Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des
+inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On
+redoutait TOUT, sans aller au devant de rien. J'avais dîné dans le
+Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes, une
+de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette
+partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma
+mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant
+on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On
+parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun,
+se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et
+les siens... La nuit fut terrible; le silence de mort qui régna dans
+la ville était peut-être encore plus effrayant que le bruit de la
+fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité s'accomplissait
+dans l'ombre... Et comment se jouait ce drame important dans
+lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les scènes de la
+Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a le plus
+vivement impressionnée.
+
+L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand,
+qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même
+temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure,
+et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les
+effrayer davantage... ils ne l'étaient que trop!... On vint dire
+dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était
+illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux
+maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y
+envoya... il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur
+était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi,
+M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration,
+mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la
+plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues
+aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré
+la peur, ils avaient tous trois de grands sabres qui traînaient
+par terre et dont le bruit leur faisait peur... Cette peur qui les
+possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur
+toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril
+pour tous... Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un
+état violent.
+
+--Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr
+vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous
+allions être arrêtés... que six cents personnes étaient désignées
+pour être égorgées!...
+
+Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet
+avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait
+évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation
+complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus
+d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu...
+
+Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau
+écrivait ces belles paroles:
+
+«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime
+triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!...»
+
+Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République, fut,
+comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée... Pichegru, accusé
+véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues lorsqu'il
+fallait _des faits_... Toutes les fois que M. de Talleyrand, tout en
+jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au creps, qu'il aimait
+fort à cette époque, recevait une des fréquentes nouvelles qui lui
+étaient apportées de quart d'heure en quart d'heure, il souriait sans
+parler. Il avait si bien prévu ce qui arrivait; il avait joué contre
+des hommes qu'il connaissait.
+
+On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18
+fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement
+_la main sur le collet_!... Pichegru était traître à la patrie
+ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas
+celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru,
+effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son
+auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la
+représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au
+moins d'une violence...
+
+Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui
+pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor,
+Barras fut _Roi_ pendant vingt-quatre heures. On prétend que
+M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette
+dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa
+pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique
+théophilanthrope, avait fui la séance des délibérations ce
+jour-là... que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses
+que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue
+dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy,
+ils étaient désignés tous deux pour être _fructidorisés_, comme on le
+disait alors... Barras était donc parfaitement le maître... Quelques
+jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla,
+non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette
+confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce
+qu'il va dire, et agit en conséquence.
+
+Paris entendit UN coup de canon, car ce fut avec un SEUL coup de
+canon, encore tiré à poudre, que le Directoire fut quitte (et les
+Parisiens aussi) de la révolution si importante du 18 fructidor...
+Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée; l'autre demeura
+cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses séances. En vérité,
+nous en venions à avoir des révolutions _à l'eau rose_... Madame de
+Coigny disait à propos de cette dernière secousse:
+
+--Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la
+tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme
+son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un général, au
+lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame....
+
+Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de
+whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie
+des Conseils... Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel
+violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent
+bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère
+fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais
+quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à
+temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit
+assez plaisamment _que c'était la première fois qu'il n'avait pas
+pris le vent_.
+
+Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état
+de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à
+Rochefort dans des CHARIOTS GRILLÉS comme des bêtes féroces; ils vont
+ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou plutôt pour
+bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent tellement
+intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris malgré
+la patience évangélique de la plupart d'entre elles... Le Directoire
+les entendit, et on rappela le général _Bourreau_, qu'on appelait le
+général _Dutertre_.
+
+Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M. le marquis
+de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté; que Moreau
+accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir les Clichiens; et
+que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un quatrième étage sur le
+pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.
+
+Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier
+en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui
+s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui
+pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser
+aller.
+
+Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui
+tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les
+premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve
+avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise,
+surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard[34]:
+cette pièce était accablante.
+
+[Note 34: Cette pièce inculpait gravement Pichegru. Elle fut trouvée
+dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence de Bonaparte
+et de Clarke, alors commissaire du Directoire près l'armée d'Italie;
+Clarke, d'abord chargé de surveiller le général Bonaparte, et puis se
+dévoilant à lui et se donnant à l'homme dont le pouvoir était évident
+dans l'avenir, comme il fut ensuite à la Restauration, lorsque ce
+même homme alla mourir à Sainte-Hélène!]
+
+Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement il
+avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.
+
+Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24
+fructidor, où il disait, entre autres[35] phrases fort accablantes
+pour Pichegru:
+
+_Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la
+France entière._
+
+[Note 35: Cette correspondance fut trouvée dans un fourgon du général
+Klinglin, saisi par nos troupes le 2 floréal an V; et Moreau la
+garda jusqu'au 24 fructidor, c'est-à-dire quatre mois et demi après.
+Il paraît que le Directoire croyait Moreau aussi coupable que les
+autres.]
+
+_Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne
+me laisse aucun doute sur cette trahison._
+
+Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce
+même Pichegru!... Il contribuait à propager l'accusation d'un parti
+contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru...
+Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?... était-il à craindre
+cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où
+nos soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur
+patriotisme?... Il s'est tué parce qu'il a compris que la France,
+dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir
+léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie,
+conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en
+même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est
+indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.
+
+Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris
+que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le
+salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses
+services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de
+Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel.
+Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor
+avec Augereau[36], allait souvent chez M. de Talleyrand; celui-ci
+aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa parole _comme
+il faut_, et une foule de choses en lui qui, au fait, rendaient sa
+société désirable.
+
+[Note 36: Je ne connais rien de plus étrangement ridicule que toute
+la conduite d'Augereau alors, si ce n'est celle des directeurs,
+lorsque je pense que l'on a agité la question de savoir s'il ne
+remplacerait pas Carnot ou Barthélemy! Augereau, qui, se trouvant
+à quelque temps de là à la présidence de ce même Conseil qu'il
+avait décimé, lorsqu'on apprit la démission de Bernadotte, et qu'on
+craignit un coup d'État, s'écria: «Ne vous rappelez-vous plus que
+je suis le même homme qu'au 18 fructidor? eh bien! je vous préviens
+qu'il faudra faire tomber ma tête avant de toucher à mes collègues!»
+Bavardage! abus des mots!]
+
+Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec
+toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de
+Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il
+vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil
+personnel, qui lui disait qu'il avait _fait_ une partie de cette
+gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient
+alors.
+
+Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité
+qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent
+à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait
+volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa
+science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand
+eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur
+l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune
+manière[37]. Cette besogne il était obligé de la faire à lui seul,
+car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de l'aider; il
+n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une femme dans
+la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table vis-à-vis
+de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse sérénissime
+par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que de toute
+autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de Talleyrand
+lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802, l'ayant
+priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le prit pour
+Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi; or, cette
+belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors qu'en 1797.
+
+[Note 37: Ils ne s'étaient pas encore rencontrés; M. de Talleyrand
+était revenu d'Amérique après le départ de Bonaparte pour l'Italie.]
+
+Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M.
+de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à
+impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M.
+de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien
+ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.
+
+La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à
+devenir _sociable_; mais une fois que le premier pas dans cette
+route fut fait, le reste alla tout seul. Madame de Staël, d'autres
+femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand, et lui
+épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies émigrées
+rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était proscrit!
+M. de Talleyrand aime sa maison, le _casement_; il aime sans aucun
+doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui, pour le
+dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette belle science
+qu'on appelle la _phrénologie_, car M. de Talleyrand a, j'en suis
+sûre, les deux organes que Gall appelle _attachement à l'habitation
+et à la sociabilité_[38]; de ces deux organes réunis, Gall faisait
+l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je demande seulement
+si M. de Talleyrand est un _patriote_ dans la véritable acception du
+mot?
+
+[Note 38: Ce que, plus tard, Spurzheim a nommé _habitivité_;
+barbarisme inutile.]
+
+M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire
+en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les
+chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire
+jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce
+gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas
+de haine pour ce qui est si petit.
+
+En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la joie fut
+universelle. Croira-t-on qu'un homme[39] osa proposer, au milieu de
+cet enthousiasme, d'accorder une _indemnité pécuniaire au général
+Bonaparte_! mais les murmures universels, non-seulement dans
+l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était
+encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un coeur
+français et pleurer de joie.
+
+[Note 39: Malibran, député de l'Hérault au Conseil des Cinq-Cents; et
+il aimait le général Bonaparte!... il demanda en même temps pour lui
+qu'on donnât le nom de faubourg d'Italie au faubourg Saint-Antoine.
+Cet homme, j'en suis sûre, aurait aussi mal entendu l'honneur pour
+lui-même; je crois que ce Malibran est le beau-père de la fameuse
+madame Malibran. Comme il était familier de Barras, on pensa que le
+Directoire, qui déjà craignait Bonaparte et le jugeait d'après lui,
+aurait voulu le déconsidérer dans le cas où il aurait accepté.]
+
+Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui
+qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation
+de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre
+lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé
+de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un
+républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en
+empêcha beaucoup[40]. Mais une fois que l'opinion a pris une route
+fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir. C'est
+une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers pour
+prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que
+ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder
+ensuite la justice qui lui est due.
+
+[Note 40: Chénier (Marie-Joseph), qui fut à tort accusé de la mort
+de son frère, était un homme de bonne foi, républicain dans le
+coeur. Il a fait une foule de beaux traits, de choses utiles qu'on
+ignore, parce qu'on parle de lui sans rien approfondir; mais il
+faut connaître Chénier, et savoir tout le bien qu'il fit et le mal
+qu'il empêcha. Ce fut lui qui fit décréter les écoles primaires.
+Aussitôt que la veuve d'un littérateur faisait entendre une parole
+de détresse, Chénier montait à la tribune et demandait une pension
+pour elle; s'occupant des arts, de la littérature, et d'une foule de
+choses toutes utiles à la science et au progrès. Les Clichiens ont
+été rigoureux pour lui, parce qu'il fut sans pitié pour les excès de
+la _Compagnie de Jésus_ et de leurs acolytes plus féroces que les
+monstres de 93. Le _Moniteur_ de l'époque (et celui-là est vrai) est
+le livre où l'opinion devrait s'instruire avant de se formuler si
+violemment.]
+
+Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de
+Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de
+remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit
+le _Chant du Retour_... On le lut chez monsieur de Talleyrand, qui
+aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur... Et madame
+de Staël!... Ce n'est pas alors qu'elle le nommait _Robespierre à
+cheval!_... Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce même salon
+qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de la France
+et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait alors que
+des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le croyait pas si
+grand!...
+
+Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus
+grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui
+faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!... Comme
+le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!...
+C'était plus que de l'enthousiasme... Ah! ces souvenirs font mal...
+mal à briser le coeur!
+
+Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un
+fils... Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on
+peut lire dans le _Moniteur_, est une preuve sans réplique de ce
+qu'il pensait alors... Il blessait le Directoire cependant, et il le
+savait!...
+
+Le Directoire donna une fête au _vainqueur-pacificateur_, et le
+soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup
+de _toasts_ furent portés au dîner. Chénier en porta un assez
+remarquable pour être rapporté:
+
+_À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre
+bonheur!..._
+
+François de Neufchâteau fit aussi des vers... Les couronnes tombaient
+sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme
+accoutumé à de pareils honneurs.
+
+Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:
+
+L'avez-vous vu?...--Non.--Eh bien, venez demain chez moi, il y
+dînera, vous pourrez le voir facilement...
+
+Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné
+aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une
+fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille
+personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient
+des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore
+vu... Les préparatifs de cette fête avaient la même importance
+pour les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un
+objet, le marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter
+le général Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez
+cher?...» Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh
+bien! prenez-le!... Je ne veux pas qu'il soit dit que par ma faute
+il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre
+héros[41].»
+
+[Note 41: C'est madame Germon, couturière très en vogue alors, qui
+répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le tiers du
+prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.]
+
+Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où
+monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe _l'homme des siècles_,
+comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement autour
+de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!... Comme on se
+pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage pâle
+et mélancolique, au regard profond et à l'oeil d'aigle. Cet homme,
+âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette ville
+aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un
+éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se
+levèrent pour voir un homme si grand!... Et lui, calme et froid même
+au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il
+fut plus tard... Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres
+la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme
+absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces
+mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:
+
+«Les lois organiques de la République sont à faire, dit-il dans
+un discours qu'il fit au Directoire... L'ère des gouvernements
+représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même
+temps significatives.
+
+Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée,
+s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru,
+que les enfants la savent par coeur, ainsi que la réponse[42]. Et
+pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison
+pour parler _brutalement_ à une femme qu'il savait être amie de
+monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment
+où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà
+d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule
+de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que
+celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de
+Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps,
+et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme
+singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques.
+Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt
+choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite
+ainsi.
+
+[Note 42: Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à
+madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.]
+
+J'ai laissé passer une particularité relative au discours de Barras à
+Bonaparte.
+
+On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui
+avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand,
+les autres à madame de Staël... et personne à Barras... La raison
+qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de
+manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y
+devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en
+annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours,
+s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été
+plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces
+rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il
+en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras
+était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un
+qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et
+celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais,
+qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate
+d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son
+paquet de mousseline:
+
+--Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force
+à faire un discours?
+
+--Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.
+
+--Comment, NON! s'écria M. de Lauraguais.
+
+--NON, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait vouloir
+intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche
+jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume,
+c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et... vous le savez
+bien vous-même... Vous savez que votre cousin Barras, comme vous
+l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.
+
+--Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais... Quelle
+sotte pensée allez-vous me prêter-là!
+
+Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la
+terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au
+mot POUVOIR, et le saluait très-bas.
+
+--Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur?
+lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.
+
+--Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.
+
+--Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à
+lui seul cette phrase:
+
+_Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!_
+
+M. de Talleyrand sourit et dit:
+
+--Elle est bien, au fait, cette phrase!
+
+Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit.
+Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était
+l'auteur du discours.
+
+M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui
+avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et
+subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur
+de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de
+l'admiration...
+
+Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel
+s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général
+Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ
+des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla
+confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait
+Bonaparte.
+
+--Il faut que vous partiez, lui dit-il.
+
+--Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle
+ils espèrent que je me perdrai.
+
+--Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.
+
+
+BONAPARTE, avec un cri de joie.
+
+Pour l'Orient!
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Pour l'Orient.
+
+
+BONAPARTE.
+
+Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le voeu de mon
+ambition, le rêve de ma vie?...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un
+ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je
+l'ai trouvé, et le voici.
+
+
+BONAPARTE.
+
+C'est vrai!...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?
+
+
+BONAPARTE, toujours parcourant.
+
+Quelle est-elle?
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz[43]!
+
+[Note 43: Leibnitz avait un penchant pour la France; étant encore
+jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences,
+disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et
+de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était
+fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait
+jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de
+l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont
+d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le
+caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien
+plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les
+études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en
+rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité
+_de Arte combinatoria_. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit
+plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à
+rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un
+nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à
+Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée.--Bon!
+lui dit l'autre, cela est dans la _Ligarithmotechnia_ de Mercator, du
+Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres
+qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne
+lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au
+travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une
+série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator,
+son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à
+qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur
+de la chose et en félicita l'auteur.--Pour cette fois, dit Leibnitz,
+Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la
+réponse avec impatience... Oldenbourg félicita cordialement son
+ami sur un aussi beau chef-d'oeuvre de son esprit... Mais par une
+fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat
+viennent d'être opérés par un CERTAIN M. ISAAC NEWTON de Cambridge,
+qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes qu'il avait
+faites. Quel siècle que celui où de telles choses arrivent! et qu'on
+fut heureux d'y vivre!
+
+Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette
+série du cercle quelque temps auparavant.]
+
+
+BONAPARTE.
+
+Leibnitz?... le fameux Leibnitz?
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Lui-même.
+
+
+BONAPARTE.
+
+Mais comment cela se peut-il?
+
+M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait
+donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à
+l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec
+Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je
+pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.
+
+--Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous de mon
+projet?
+
+--Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le voeu le plus cher de ma
+vie!
+
+Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui
+voulait _à tout prix_ éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M.
+de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte
+pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne
+le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie
+où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se
+tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y
+devait mourir?... Est-ce cela?... Je le répète, on ne saura jamais la
+vérité[44].
+
+[Note 44: Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout
+ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de
+l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que
+M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du
+général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand
+ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut
+l'être.]
+
+Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de
+Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon,
+rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait
+ce qui se reformait alors de _la bonne société française_. Barras,
+qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie en
+France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une raillerie
+partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure mortelle au
+pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un fauteuil ou sur un
+canapé, écoutait longtemps, sans parler, les hommes qui étaient chez
+lui, ainsi que les femmes, et il y en avait de bien spirituelles;
+et puis il se soulevait lentement et laissait échapper une phrase
+bien _salée_ sur ses amis les directeurs comme sur leurs ennemis les
+députés.
+
+Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand;
+il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son
+regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore
+une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait
+cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire
+et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à
+miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'_Homme
+à bonnes fortunes_, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été
+prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: _A-t-on mis de l'or
+dans mes poches?_ l'a été de M. le maréchal de Richelieu.
+
+M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais il l'aimait, comme
+le disait son oncle le comte de Périgord, parce qu'elle lui servait à
+autre chose qu'il aimait mieux encore. En effet, il aimait (ce qu'il
+veut encore) à être le premier en tout, et le pouvoir conduit à faire
+réussir même une chose morale en ce monde; mais, du reste, paresseux
+en toutes choses, il n'aimait ni le travail, lorsqu'il traversait
+ses plaisirs, ni les inquiétudes sans cesse renouvelées que le
+gouvernement directorial faisait surgir autour de lui. Toute cette
+vie inquiète l'ennuyait; on pouvait prévoir, lorsqu'on dînait chez
+lui ou qu'on y passait la soirée, que bientôt il n'habiterait plus
+l'hôtel des Affaires étrangères. On s'y moquait assez ouvertement
+des représentants du peuple _qui ne représentaient rien_, et du
+Directoire _qui ne dirigeait rien_. J'étais trop jeune alors pour
+aller dans le monde; mais mon frère, mon beau-frère et ma mère, qui
+tous trois y allaient beaucoup à cette époque, racontaient une foule
+d'anecdotes très-curieuses à cet égard.
+
+Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand,
+après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil;
+mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit
+courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un
+mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon
+tour aux deux Conseils qui se donnaient _les airs_ de faire les
+malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté
+qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde
+avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:
+
+--Ils le méritent.
+
+Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai
+entendu dire à tout le monde.
+
+Or, voici la raison de _ce tour_ que voulait jouer Sottin, qui, du
+reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès
+de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la
+Police.
+
+Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le
+Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal,
+demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les
+représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent
+n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais
+lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le
+Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre
+une enseigne qui dît: _Je suis représentant_, comme avait fait le
+loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: _Je suis
+Guillot, berger de ce troupeau._--Les députés décidèrent donc qu'ils
+auraient un costume. Pour narguer le Directoire, qui avait pris le
+moyen âge, les Conseils se firent un costume[45] tout grec et tout
+romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons
+et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs
+chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des
+Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr),
+assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire le
+casimir des manteaux en ANGLETERRE. C'était au moins maladroit pour
+un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul soupçon de
+royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que Sottin dit
+au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté, et qu'il
+répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.
+
+[Note 45: Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment où
+la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut aucun
+costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient
+qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient
+un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques
+députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard... Ce
+ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et
+s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les
+morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur
+mort morale.]
+
+Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient marchandise anglaise,
+la douane les confisqua... Grande rumeur! plainte au Directoire...
+Message des Conseils. Ce message, reçu par les directeurs assemblés
+avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et comiquement discuté.
+Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se furent bien divertis,
+on rendit une ordonnance pour que les manteaux revinssent à Paris...
+Mais dans la réponse aux Conseils et d'après l'avis de M. de
+Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot aux plaintes des
+députés qui se plaignaient que les ministres leur faisaient faire
+_antichambre_. On se borna à en rire tout bas et à répéter le mot
+fort spirituel que dit un ministre: _Pourquoi y viennent-ils?_
+
+Et c'était vrai.
+
+Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois
+être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans
+le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être
+brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le
+fait, beaucoup plus remarquablement insolent.
+
+Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères
+se meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque
+jour un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire du
+grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté par
+M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire[46]. L'envoyé
+de la république Romaine vint après lui, puis celui de Gênes, celui
+d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de Staël était
+ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique annonçait ce
+qu'il fut en effet en l'an VII.
+
+[Note 46: Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane, qui
+avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays. Le
+comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce
+qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame
+la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un
+homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il
+était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M.
+Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt,
+et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec
+M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de
+ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham
+était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau
+surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt
+était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne
+sais pas tirer sur une lame de couteau.»
+
+Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut
+l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura
+quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du
+Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit
+maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme
+qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement
+échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la
+voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière
+démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.]
+
+À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui
+révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en
+France. DES PLACARDS furent apposés par un nommé _Jorry_, et ces
+placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et
+il eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne
+veut jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation
+de M. de Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle
+accusation était portée contre lui; dans les journaux, dans les
+salons républicains, dans les salons royalistes, partout son nom
+avait un entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait
+le blâme. Les républicains lui reprochaient sa noblesse, fait
+inhérent à lui-même et impossible à détruire. Son état de prêtre lui
+faisait aussi du tort auprès du parti. On y disait avec raison que
+le caractère religieux avait un cachet indélébile que ni le temps
+ni l'apostasie ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne
+sont jamais remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et
+son apostasie religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce
+parti, ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être
+enfin le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des
+saints[47].--Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave
+que l'accusé s'appelait _Talleyrand de Périgord_. C'est un engagement
+tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids
+d'un grand nom.
+
+[Note 47: Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des
+Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire,
+Barras, Carnot et Rewbell.]
+
+Le parti royaliste était très-fort, ou du moins très-nombreux, pour
+parler plus juste. Un signe de ralliement, comme une profession de
+foi, avait été adopté par lui. Tous les jeunes gens de ce parti
+portaient le matin, et souvent le soir, une redingote grise avec un
+collet noir, et les cheveux relevés en cadenettes avec un peigne,
+comme une femme; et à la main, ce qui était moins féminin, une énorme
+massue en manière de canne. Ces jeunes gens allaient habituellement
+chez Carchi[48] (au coin du boulevard et de la rue de Richelieu).
+Un soir des assassins fondirent sur eux, et un massacre horrible
+eut lieu dans cette maison destinée à la joie et à servir de point
+de repos pour ceux qui voulaient passer une heure en plus grande
+_liesse_... Des femmes, des jeunes filles, des personnes inoffensives
+furent frappées; des innocents furent ensuite accusés, et cette
+indigne affaire, dont jamais la cause ne fut bien connue, eut
+toujours une odieuse couleur que les soins du Directoire ne purent
+effacer. Sottin, alors ministre de la Police, ne put trouver les
+coupables, du moins les véritables... S'il l'eût voulu, _peut-être
+les eût-il même nommés_.
+
+[Note 48: Lieu où l'on se réunissait pour prendre des glaces.]
+
+Enfin Bonaparte arriva à Paris[49]: ce fut un grand jour... On était
+alors dans l'enthousiasme le plus vif pour cet homme si jeune et
+si grand qui _dotait_ ainsi la République d'une gloire immortelle.
+Quant à lui, toujours modeste à cette époque, du moins en apparence,
+il descendit, à son arrivée, chez sa femme, dans le petit hôtel de
+la rue de la Victoire[50], devenu maintenant un lieu de pèlerinage
+sacré... un lieu qui devait être regardé ainsi, du moins par tout ce
+qui porte un coeur français... Le juge de paix de son arrondissement
+ayant été le voir, Bonaparte lui rendit sa visite le lendemain. Les
+administrateurs du département[51] de la Seine lui ayant écrit pour
+savoir quel serait le jour où ils le pourraient trouver, il leur
+répondit en y allant aussitôt lui-même. Mathieu, ex-conventionnel
+et commissaire du Directoire, lui dit que la plus profonde estime
+lui était accordée par la ville de Paris... Tandis que Bonaparte
+écoutait ce discours, sa physionomie était vivement émue, et lorsqu'à
+son départ comme à sa venue de nombreux applaudissements se firent
+entendre, il se découvrit avec un respect visiblement senti et une
+émotion qui n'était pas feinte. M. d'Abrantès, qui ne le quittait pas
+et jouissait délicieusement de la gloire de son général, m'a dit que
+ce moment avait été pour Bonaparte un des plus doux depuis son départ
+de cette armée d'Italie qu'il regardait comme une famille, et qu'il
+avait été si malheureux de quitter...
+
+[Note 49: 15 frimaire an VI, à 5 heures du soir (17 décembre 1797).
+Je reviens sur ce fait, quoique je l'aie annoncé dans les pages
+précédentes, parce que c'est nécessaire à la marche des événements.]
+
+[Note 50: Comprend-on que le général Lefebvre Desnouettes ait pu
+VENDRE une telle maison!... c'est une honte, mais une plus grande à
+ses héritiers de ne pas l'avoir rachetée.]
+
+[Note 51: Ils tenaient lieu du préfet.]
+
+M. de Talleyrand jouissait, ainsi que je l'ai dit, de l'arrivée du
+général Bonaparte à Paris. En parlant de cette arrivée et de tout
+ce que M. de Talleyrand avait dit et fait depuis ce moment, j'ai
+omis une chose importante, c'est le récit de la fameuse fête du
+Luxembourg. M. de Talleyrand y joua un rôle trop important pour ne
+pas le rappeler, et je le dois pour l'intérêt de l'histoire; c'est
+d'ailleurs un fait intéressant pour celle de la société. Ce fait
+montre parfaitement l'état de la nôtre en France à cette époque, et
+l'extrême différence des époques, bien qu'il n'y ait pourtant pas un
+demi-siècle d'écoulé. Que dirait-on d'une fête ordonnée ainsi? On
+nous accuserait de folie. Si l'on donnait une fête avec le costume,
+l'ameublement et presque les coutumes de Louis XV, nous trouverions
+la chose simple et presque dans nos moeurs... Mais au moment où
+Bonaparte vint à Paris, les costumes, l'ameublement, le langage même,
+TOUT enfin était incohérent, et nous plaçait dans la position d'un
+peuple étranger et nomade même qui, pour un temps, aurait déployé ses
+tentes. Cette époque serait presque comme un songe si nos victoires
+n'étaient là avec la gloire nationale et notre Napoléon pour
+certifier la réalité.
+
+M. de Talleyrand, qui, en sa qualité de ministre des Affaires
+étrangères, pouvait bien recevoir le traité de Campo-Formio, mais
+dont la mission n'était pas de présenter le général Bonaparte,
+le voulut ainsi... Comme il l'aimait alors!... il le _présumait_
+peut-être dans sa grandeur à venir. Quoi qu'il en soit, ce fut lui
+qui, le jour où Bonaparte remit au Directoire le fameux traité qui
+pacifiait l'Europe, présenta le général au gouvernement d'alors[52].
+
+[Note 52: Le ministre de la Guerre le présenta aussi; mais, chose
+assez bizarre pour Bonaparte, qui était tout entier militaire, on
+ne remarqua que M. de Talleyrand. Le fait est que le ministre de la
+Guerre ne fit aucun discours, et que le _Moniteur_ ne rendit compte
+que du discours de M. de Talleyrand, ce qui prouve que l'autre ne
+parla même pas.]
+
+Les discours ne manquèrent pas à Bonaparte dans cette journée... Il
+en fut accablé... Mais celui de M. de Talleyrand fut sans doute une
+exception par sa singularité. J'en vais rapporter quelques passages:
+
+ * * * * *
+
+«Citoyens directeurs,
+
+«J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen
+Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec
+l'empereur.
+
+«En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle
+_malgré lui_ les innombrables merveilles qui ont amené un si grand
+événement. Mais qu'il se rassure, je veux bien taire en ce moment
+tout ce qui fera un jour l'honneur de l'histoire et l'admiration de
+la postérité. Je veux même ajouter, pour satisfaire à ses voeux
+impatients, que cette gloire qui jette sur la France un si grand
+éclat, appartient à la Révolution...
+
+«...C'est pour les Français, pour conquérir leur estime, que le
+général Bonaparte se sentait pressé de vaincre; et les cris de joie
+des vrais patriotes à la nouvelle d'une victoire, reportés vers
+Bonaparte, devenaient le garant d'une victoire nouvelle. Ainsi,
+tous les Français ont vaincu en Bonaparte; ainsi sa gloire est la
+propriété de _tous_.
+
+«...Et quand je pense à tout ce qu'il a fait pour se faire pardonner
+cette gloire!--à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à
+son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites...
+à ce _sublime Ossian_ qui semble le détacher de la terre... quand
+personne n'ignore son mépris profond pour le luxe, pour l'éclat, pour
+le faste, ces misérables ambitions des âmes communes... ah! loin de
+redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous
+faudra le solliciter peut-être un jour pour l'arracher aux douceurs
+de sa studieuse retraite...
+
+«Mais entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je
+m'aperçois trop tard que le public immense qui nous entoure est
+impatient de vous entendre. Et vous aussi, vous aurez à me reprocher
+de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit
+de vous parler au nom de la France entière, et la douceur de vous
+parler encore au nom d'une ancienne amitié[53]...»
+
+[Note 53: Barras, alors président du Directoire.]
+
+ * * * * *
+
+Dans ce discours, qui est beaucoup plus long, mais dont j'ai rapporté
+seulement les principaux traits, on retrouve M. de Talleyrand tout
+entier. C'est d'abord sa bonne grâce... son bon goût de politesse,
+de bonne compagnie, et puis la finesse la plus adroite dans la
+louange. Elle était excessive, et pourtant si bien donnée, que même
+un ennemi à découvert de Bonaparte ne pouvait s'en offenser... Avec
+bien plus de raison encore le Directoire, qui voulait couvrir de
+fleurs et de lauriers le précipice dans lequel il voulait faire
+tomber le héros, ne pouvait ouvertement s'en formaliser. Pour ce
+qui touchait Bonaparte, il devait être satisfait; rien ne pouvait
+lui être plus agréable que cette louange, presque arrachée à un
+homme comme M. de Talleyrand... Ce discours m'a toujours paru un
+chef-d'oeuvre d'habileté et de talent, comme connaissance du monde
+et du coeur humain, quelque esprit qu'on ait. Ce n'est pas un esprit
+spécial qui flattait Bonaparte en cette circonstance, c'était
+celui de M. de Talleyrand, c'était son esprit fin et moqueur, et
+pourtant gracieux... Pour qui connaissait l'envie et la terreur que
+Bonaparte inspirait aux Directeurs, on ne peut s'empêcher de sourire
+en lisant le dernier paragraphe du discours de M. de Talleyrand.
+_L'ancienne amitié de Barras_ pour Bonaparte, voilà un de ces mots
+qui font la fortune d'un homme qui aurait eu la sienne à faire comme
+homme d'esprit dans le monde; mais M. de Talleyrand n'en était pas
+là.--J'ai parlé plus haut du discours de M. de Barras, que je crois
+fait par M. de Talleyrand. Cette opinion était celle du général Junot
+et de bien d'autres personnes. M. de Talleyrand, à ce moment de notre
+révolution, avait un grand pouvoir sur les esprits inférieurs, que le
+sien régissait. Certes, je n'aime pas M. de Talleyrand, après tout le
+mal qu'il a fait à l'Empereur; mais que je ne lui reconnaisse pas une
+haute et notable supériorité, c'est ce dont je suis incapable...
+
+Tout dans une époque comme celle que je décris est une pièce pour
+l'histoire à venir... Cette fête donnée au _vainqueur-pacificateur_,
+comme chacun l'appelait, est un type qui raconte avec une vérité
+frappante ce qu'on ne sait pas et qu'on voudrait avoir vu; on
+croirait entendre la relation d'une fête donnée par Périclès ou
+par le sénat romain; on y verra en même temps le désir de rétablir
+l'ancienne étiquette: tout cela est matière à réflexion et sujet à
+de grandes et profondes pensées.
+
+Le 20 frimaire, _un décadi_, jour de fête dans le nouveau calendrier,
+se fit la réception de Bonaparte au Luxembourg. Pour cette réception,
+on avait fait faire des décorations comme pour jouer la comédie.
+
+Au fond de la grande cour, et contre le vestibule, s'élevait l'autel
+de la patrie surmonté des statues de l'Égalité, de la Liberté et
+de la Paix. Autour de l'autel on voyait plusieurs trophées formés
+des drapeaux conquis par l'armée d'Italie; derrière, et dans une
+partie supérieure, étaient placés cinq fauteuils destinés aux cinq
+directeurs; au-dessous étaient des siéges ordinaires pour les
+ministres; au bas de l'autel était le corps diplomatique; des deux
+côtés de l'autel étaient deux amphithéâtres très-grands et destinés
+aux autorités; à leur extrémité on voyait un faisceau de drapeaux
+provenant des différentes conquêtes faites par nos armées; au-dessus
+de l'amphithéâtre, et, dans la crainte du mauvais temps, on avait
+fait une tente immense, dans laquelle le jour était néanmoins
+toujours ménagé; autour de la cour on voyait une foule d'ornements,
+comme des couronnes de laurier appendues le long des murs; les
+fenêtres qui devaient servir de _loges_ pour cette représentation
+étaient aussi toutes _pavoisées_; enfin, tout respirait un air de
+fête, et, malgré le froid, les curieux se disputaient les places;
+la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, toutes les avenues du
+Luxembourg, étaient encombrées depuis le matin... À onze heures,
+les cinq membres du Directoire, en grand costume, avec leur chapeau
+à plumes, leur manteau brodé en arabesques grecques avec une forme
+moyen âge, ayant enfin le costume qu'on leur connaît, se réunirent
+chez Laréveillère-Lépaux, sur l'invitation de M. de Talleyrand (car
+il est à remarquer que ce fut lui qui les fit), les autorités civiles
+furent convoquées chez François de Neufchâteau; le général Bonaparte,
+entouré de ses aides de camp Junot, Marmont, Duroc, Sukolsky,
+Lavalette, etc., s'était rendu chez Laréveillère-Lépaux.
+
+À midi, le canon tira pour le départ du Directoire; il se mit en
+marche par les galeries pour se rendre dans la cour. Pendant sa
+route, le Conservatoire jouait les airs de la _Marseillaise_,
+du _Chant du Départ_ et les jeunes élèves chantaient des hymnes
+républicains.
+
+Lorsque chacun fut placé, ce qui fut long et fort ennuyeux par le
+froid qu'il faisait, un terrible incident anima cruellement la
+scène... Le côté droit du palais n'avait pas été occupé depuis 93
+et demandait de grandes réparations, qui se faisaient alors. Des
+factionnaires avaient été placés aux échafaudages, à la demande de
+l'architecte, pour empêcher les curieux de s'y placer; mais un homme
+de la maison, un employé dans les bureaux du Directoire, voulut, de
+l'intérieur, aller sur l'échafaudage, croyant qu'il supporterait
+bien un seul homme; la planche fit bascule, et le malheureux tomba
+de toute la hauteur du bâtiment dans la cour. Ce fut un affreux
+spectacle; mais dans l'attente de ce qu'on était venu voir, cette
+triste scène passa plus inaperçue.
+
+Lorsque tout le monde fut placé, un huissier envoyé par le président
+du Directoire, alla prévenir le général Bonaparte qu'on l'attendait;
+il était demeuré avec ses aides de camp, ainsi que le général Joubert
+et Andréossy, chez Laréveillère-Lépaux.
+
+Alors le Conservatoire joua une symphonie en manière de marche...
+elle était à peine au tiers, qu'un bruit éclatant, formé de plusieurs
+milliers de voix, frappe le ciel et couvre celui des instruments.
+
+C'est qu'on venait d'apercevoir le général Bonaparte sur l'estrade, à
+côté de l'autel de la patrie... Il était conduit par M. de Talleyrand
+et le ministre de la Guerre; pendant plusieurs minutes, les cris de:
+_Vive Bonaparte!.. Vive le pacificateur de l'Europe!... Vive à jamais
+Bonaparte!... Vive la République!_
+
+Les femmes faisaient voler leurs mouchoirs parfumés, leurs
+ceintures, leurs écharpes... elles étaient en délire devant cette
+jeune gloire, si modeste et si grande!... Tout à coup, un choeur
+de jeunes gens entonne l'hymne à la liberté... au premier son qui
+frappe l'oreille de cette foule exaltée, elle répond par le même
+chant, et plusieurs milliers de voix chantent religieusement le
+couplet commencé, tandis que le Directoire et toutes les autorités
+restent debout et découverts. Cette diversion tout imprévue fit un
+profond effet sur les spectateurs, qui, eux-mêmes, agissaient par
+un entraînement involontaire!... Oh! que Bonaparte était grand ce
+jour-là! plus grand que le 2 décembre 1804 dans l'église Notre-Dame.
+
+Lorsque le calme fut rétabli, le général Bonaparte, conduit par M.
+de Talleyrand, s'approcha de l'autel de la patrie, et y déposa le
+traité de Campo-Formio. Ce fut alors que M. de Talleyrand prononça le
+discours dont j'ai rapporté quelques passages... Ce n'était pas la
+première fois qu'il se trouvait devant l'autel de la patrie... il se
+rappelait la messe du Champ-de-Mars, le jour de la Fédération.
+
+Ce fut, après lui, au tour de Bonaparte à parler. Il ne fut ni long,
+ni ennuyeux, et son discours peut servir de modèle en ce genre[54].
+Je ne le rapporte point ici pour ne pas augmenter inutilement la
+matière.
+
+[Note 54: Ce discours est tel qu'il le faut lire dans mes _Mémoires_;
+il a été copié par moi sur le discours lui-même, écrit par mon mari
+sous la dictée de Bonaparte, et ce papier était celui que le général
+Bonaparte tenait dans son chapeau le jour de cette fête, parce que
+l'écriture de Junot était plus facile, on le pense bien, à lire que
+la sienne.]
+
+Mais une merveille de prolixité, ce fut la réponse de Barras; elle
+contenait au moins une feuille d'impression[55]: c'était à mourir.
+Cependant ce discours était mieux fait qu'à lui n'appartenait: aussi
+dit-on que c'était M. de Talleyrand qui avait fait le discours de
+Barras.
+
+[Note 55: Seize pages d'un in-8º.]
+
+En terminant, il se jeta de tout le poids de son corps, qui était
+assez volumineux, dans les bras du général Bonaparte, qui le reçut
+avec le calme qu'il eut toute sa vie. Cependant, ce calme faillit
+céder à l'attaque inattendue des quatre autres directeurs, qui
+fondirent sur lui et l'embrassèrent avec une _profonde émotion_,
+comme le disait François de Neufchâteau en le racontant le même soir.
+
+C'était ce qu'on appelait l'_accolade fraternelle_.
+
+Après que l'_émotion_ fut passée, M. de Talleyrand prit Bonaparte
+par la main aussitôt qu'il fut descendu de l'autel de la patrie, et
+le conduisit à un fauteuil qui lui avait été préparé en avant du
+corps diplomatique.
+
+C'est alors que le Conservatoire, qui probablement faisait ses études
+dans les fêtes nationales, entonna le chant du _Retour_, dont Chénier
+avait fait les paroles sur le modèle du chant _laconien_ dont parle
+Barthélemy dans _Anacharsis_... les guerriers commencent, puis les
+vieillards, les bardes, le choeur, les jeunes filles, les guerriers,
+et puis un choeur qui termine le chant.
+
+Ce fut après ce chant que Joubert et Andréossy présentèrent le
+drapeau dont j'ai fait la description plus haut. Mais une maladie
+du temps, c'étaient les discours; tout le monde parlait, et parlait
+longtemps: c'était pour en mourir. Andréossy, Joubert et les
+directeurs, tout cela bavarda, le Conservatoire chanta, et enfin la
+séance fut levée.
+
+Ce moment fut encore bien doux pour le général Bonaparte; les mêmes
+cris d'enthousiasme le saluèrent à son départ comme à son arrivée: il
+était si aimé alors!... Lorsque le drapeau de l'armée d'Italie fut
+emporté pour être suspendu à la voûte de la salle des délibérations
+du Directoire, les mêmes acclamations suivirent le drapeau. Un
+officier supérieur le portait avec une vénération dont son visage
+révélait l'expression; elle était vraie et sentie, comme celle des
+assistants. Cette journée m'est présente comme si elle n'était qu'à
+une année de mon souvenir[56].
+
+[Note 56: J'avais treize ans et demi à cette époque-là.]
+
+M. de Talleyrand, qui voulait que les projets pour l'Orient reçussent
+leur exécution, pressait le départ avec une grande activité. Pendant
+ce temps il donnait des fêtes, en faisait donner au _pacificateur_,
+plus encore qu'au vainqueur, parce que les traités de paix regardent
+le ministre des Affaires étrangères, et que les drapeaux et les
+villes prises sont le domaine du ministre de la Guerre... M. de
+Talleyrand est peut-être l'homme le moins parleur que j'aie rencontré
+de ma vie; eh bien! la manie du discours l'avait atteint comme les
+autres: il avait la _parlotte_ comme tous ceux qui avaient une place
+quelconque dans le Gouvernement, et il ne laissait à personne sa part
+de bavardage.
+
+Madame de Staël avait été parfaite pour M. de Talleyrand; mais le
+souvenir de ces services-là s'affaiblit d'autant mieux que le péril
+personnel est souvent à côté de la mémoire... M. de Talleyrand
+avait ensuite un autre motif, au moins aussi sérieux: l'amitié de
+madame de Staël était, comme tout ce qu'elle éprouvait, ardente et
+passionnée... et alors inquiète et même jalouse. Les affections
+de M. de Talleyrand ne s'arrangeaient pas d'une inquisition aussi
+soutenue que celle exercée par madame de Staël. Pour dire la chose,
+il était amoureux de madame Grandt, et afin que personne n'en doutât,
+il venait de l'établir chez lui sous le prétexte _de la protéger_.
+Il n'avait pas fait ce pas pour écouter des remontrances; aussi
+celles de madame de Staël lui donnèrent-elles de l'humeur, et voilà
+tout. Il y eut alors des mouvements étranges dans la société de M.
+de Talleyrand. Une lettre[57] insérée dans tous les journaux courut
+Paris, et fut, comme on le pense, commentée avec la charité que la
+société française apporte toujours dans ses jugements sur un de ses
+membres, malgré toute sa politesse et son urbanité.
+
+[Note 57: Cette lettre est du 5 germinal an VI (26 mars 1798), et
+dans tous les journaux d'alors.]
+
+Cette lettre était de M. de Chauvelin; elle disait en termes
+très-clairs et précis qu'il ne savait pas pourquoi M. de Talleyrand
+prétendait avoir fait partie de la légation française en Angleterre
+en 1792. «M. de Talleyrand n'a eu avec la légation aucun rapport,
+du moins officiel, que j'aie connu, moi, son chef,» disait M. de
+Chauvelin dans cette lettre, fort spirituelle et bien faite, comme
+M. de Chauvelin pouvait en faire une au reste. Mais cette sorte de
+_rejet_, pour ainsi dire, que M. de Talleyrand recevait de la main
+d'une personne dont l'autorité était grande en cette question, fit
+un effet très-mauvais dans le monde, surtout après et même pendant
+ces placards de Jorry. Un matin, une personne que je ne nommerai
+pas, mais qu'on connaît bien, alla chez M. de Talleyrand; il venait
+de se lever et se promenait dans l'équipage qu'on lui connaît, et
+de plus il avait à cette époque une grande aversion pour les robes
+de chambre. Le temps était beau, le printemps embaumait l'air, et
+la joie était dans tous les rayons d'un beau soleil qui dorait la
+verdure naissante des arbres du jardin. Malgré cette gaieté, qui
+aurait dû lui épanouir l'âme, M. de Talleyrand souriait peut-être,
+mais ne riait pas. Sa figure blême était impassible comme les masques
+de Venise très-bien faits. L'ami qui venait lui raconter les bruits
+qui l'inquiétaient lui dit vainement tout ce qu'il avait entendu,
+tout ce qu'il craignait; M. de Talleyrand ne disait rien. Tout à
+coup, interrompant sa toilette, il dit à l'ami consterné:
+
+--Puisque vous avez lu les journaux, mon cher, vous y aurez vu
+l'annonce de l'arrivée de plusieurs personnages fort intéressants,
+et comme ils viennent du dehors, c'est à moi, au ministre des
+Affaires étrangères qu'ils sont adressés, conjointement avec celui
+de l'Intérieur... Ma foi! puisqu'ils aiment les discours dans ce
+pays-ci, ils ne seront pas servis selon leur goût cette fois, car si
+nous parlons, ils ne nous répondront pas.
+
+L'autre le regardait avec étonnement.
+
+--De qui donc parlez-vous? lui demanda-t-il à la fin.
+
+--Des ours de Berne.
+
+--Les ours de Berne!...
+
+--Eh! sans doute, ces ours qu'on gardait dans les fossés de la
+ville. Ces ours, armes vivantes de Berne... ces ours qui avaient une
+liste civile... Eh bien! ils sont en route pour Paris. Le général
+Schawembourg a fait comme les généraux romains qui envoyaient à
+Rome les souverains vaincus, pour qu'ils parussent enchaînés après
+le char du vainqueur dans son ovation... Ma foi, ceux-ci pourraient
+fort bien le traîner, le char de triomphe!... qu'en dites-vous?... En
+attendant, on leur prépare une belle cage au Jardin des Plantes. Et
+voilà comment tout s'arrange: un prisonnier se sauve, un autre est
+élargi... En voilà deux qui arrivent.
+
+Il y avait une amertume et une ironie saillante dans ces paroles
+accentuées avec une voix égale et douce et une figure impassible
+qui frappaient d'autant plus qu'on la sentait sans la voir, et que
+l'homme passé maître en cette manière pouvait nier qu'il se fût moqué
+de tout ce qu'il venait de nommer.
+
+--Est-ce donc de Sidney-Smith que vous voulez parler? lui demanda
+l'ami.
+
+M. de Talleyrand fit un signe de tête...--Et l'autre, quel est-il?
+
+--Monsieur d'Araujo.--Sa cour, au reste, a voulu lui faire oublier
+ses deux mois de captivité au Temple... Elle lui a envoyé deux
+cordons, celui d'Avis et celui du Christ, dont il n'était que
+commandeur.--Allons, encore un discours à prononcer pour le départ de
+celui-là.
+
+Il se leva et fit quelques pas lentement tout en boitant, repoussant
+avec humeur tout ce qui se présentait à lui. Il était évident que de
+même qu'il repoussait les chaises qu'il trouvait sous ses pas, il
+cherchait à éloigner les pensées qui venaient le troubler.
+
+Quelques habitués entrèrent dans le moment chez M. de Talleyrand
+pour leur visite du matin... Quelques-uns d'entre eux avaient l'air
+soucieux.
+
+--Qu'avez-vous donc, d'Herenaude[58]? dit le ministre à un homme
+dont la physionomie fine révélait un esprit hors de la ligne commune,
+vous paraissez bien sombre ce matin.
+
+[Note 58: M. d'Herenaude fut toujours auprès de M. de Talleyrand, et
+lui servit immensément; on dit même que sans lui il eût été souvent
+fort embarrassé.]
+
+M. d'Herenaude s'inclina sans répondre... Il avait lu le _Moniteur_.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Avez-vous lu les journaux ce matin?
+
+
+M. D'HERENAUDE.
+
+Oui, citoyen ministre.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Quelles nouvelles?
+
+
+M. D'HERENAUDE.
+
+Mais...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Mais il y en a beaucoup... et pour tout le monde: l'arrivée des ours
+de Berne pour les badauds; la fuite de sir Sydney Smith[59] et la
+sortie du Temple du chevalier Araujo[60] pour les politiques, et la
+lettre de M. de Chauvelin pour mes ennemis... Vous voyez bien que
+chacun a son lot.
+
+[Note 59: Sidney Smith, fait prisonnier dans un coup de tête qu'il
+tenta à Rouen, fut mis au Temple, d'où il sortit par un moyen qui ne
+fut jamais bien connu. Il y eut des présomptions pour croire que le
+Directoire lui-même donna les ordres, ainsi que les ministres; quoi
+qu'il en soit, il en est sorti.]
+
+[Note 60: M. d'Araujo, Portugais, homme parfaitement aimable, qui fut
+depuis ministre des Affaires étrangères; c'est de lui qu'il est si
+souvent question dans mes _Mémoires_.]
+
+
+M. D'HERENAUDE.
+
+Citoyen ministre, je n'ai pas lu tous les journaux.
+
+
+M. DE TALLEYRAND, prenant en main un long étui en galuchat
+vert.
+
+Tenez, messieurs, voici une chose nouvelle dont les journaux n'ont
+pas encore parlé; c'est une bonne fortune, car ils sont bien pressés.
+
+Il ouvrit l'étui et en sortit une canne faite d'un morceau d'écaille
+d'une seule pièce. Au sommet de la pomme, qui était en or, on voyait
+une aventurine d'une grande beauté entourée de petites couronnes en
+or. La beauté de l'écaille et de la pierre, le fini de l'ouvrage,
+rendaient ce morceau précieux.
+
+--C'est la canne du pape, dit M. de Talleyrand avec une assurance
+vraiment unique, en parlant d'un pareil sujet. Le général Alexandre
+Berthier l'a envoyée à la République française comme un hommage.
+
+--Il paraît que les arrestations continuent à Rome, et même
+activement, dit M........, celui qui était venu le premier.
+
+
+M. DE TALLEYRAND, avec un sourire forcé.
+
+Il paraît aussi que les cardinaux arrêtés ont eu une conduite tout
+à fait répréhensible. Le général Berthier est bon et juste, et il
+n'aurait pas fait un acte aussi sévère, si l'on n'eût pas excité sa
+colère. Le cardinal Antonelli et le cardinal Borgia en ont mal agi
+avec lui[61].
+
+[Note 61: Tous avaient des surnoms: le cardinal Antonelli
+était surnommé _le fourbe_, Borgia, _le superbe_, Lasomaglia,
+l'_ambitieux_, et je ne sais plus lequel avait le surnom
+d'_assassin_...]
+
+Mais, poursuivit M. de Talleyrand, tout en faisant mettre en ordre
+sa belle chevelure qu'alors il portait poudrée et très-parfumée,
+une autre nouvelle assez plaisante, c'est celle que je viens de
+recevoir... Tenez, lisez, d'Herenaude.
+
+C'était un décret par lequel la république de Gênes fondait une fête
+en l'honneur des _deux immortels_ conducteurs de l'armée d'Italie:
+Bonaparte et Berthier!...
+
+Tout le monde se mit à rire. Cela avait l'air d'une de ces
+plaisanteries faites à plaisir.
+
+Au même instant on annonça le colonel Marmont. Il venait annoncer à
+M. de Talleyrand son mariage avec mademoiselle Perregaux; ce mariage
+était une grande faveur du sort pour lui. Mademoiselle Perregaux
+était charmante, spirituelle, jolie, gracieuse et fort riche. M. de
+Talleyrand félicita Marmont, et lui communiqua la nouvelle qui avait,
+le moment d'avant, excité le rire joyeux des assistants. Marmont la
+connaissait; mais il n'osa pas se livrer à sa pensée sur le ridicule
+de la chose devant des hommes qui n'étaient pas de sa _robe_, et il
+garda le silence.
+
+À peu de temps de là, M. de Talleyrand fut élu député par le
+département de Seine-et-Oise[62]. Je suis fâchée de n'avoir jamais
+entendu parler de M. de Talleyrand à la Chambre élective. La Chambre
+des Pairs n'est pas la même pour moi, pour le jugement que j'en
+voudrais porter.
+
+[Note 62: Je ne sais s'il accepta ou refusa.]
+
+En attendant il _présentait_, _présentait_ et discourait, que c'était
+une pitié pour ses amis de voir la fatigue qu'il en avait. Le prince
+Giustiniani arriva ici pour représenter la République romaine, en
+attendant que, quelques années plus tard, Napoléon la changeât en
+deux départements. Toute cette foule d'envoyés diplomatiques formait
+un nouveau salon à M. de Talleyrand, et plus, sans aucun doute, dans
+ses goûts que la société directoriale. Il est vrai qu'il y mêlait
+de tous les partis; mais l'habitude, plus forte que tout le reste,
+l'entraînait du côté des gens de bonne compagnie, et qui, par leur
+naissance et leur fortune, avaient plus de chance pour lui offrir des
+agréments. Au reste, on trouvait dès-lors chez M. de Talleyrand tous
+ceux qu'on pouvait exiger d'un homme. Bonaparte quitta Paris pour
+aller sur les côtes, puis il revint. La plus grande intimité semblait
+régner entre lui et M. de Talleyrand; ils se voyaient presque deux
+fois par jour, et cette intimité alarmait presque le Directoire, qui
+n'était pas, au reste, difficile à inquiéter.
+
+Un jour Bonaparte vint demander à déjeuner à M. de Talleyrand,
+accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp: Junot était
+l'un d'eux... Les affaires prenaient en France et en Europe une
+tournure presque effrayante: les lois étaient mortes, le danger était
+aux portes de Paris, les brigands inondaient les routes les plus
+fréquentées... Déjà l'effet de la paix n'était plus le même dans
+l'Europe... En abordant M. de Talleyrand, Bonaparte était triste;
+une nouvelle s'était répandue le matin, et il venait savoir si elle
+était vraie.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Quelle nouvelle, mon cher général?
+
+
+BONAPARTE.
+
+Mais celle touchant Bernadotte et le drapeau tricolore.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Elle n'est que trop vraie. Nous ne l'avons encore que
+télégraphiquement et sans détails... Mais j'attends le courrier ce
+matin même...
+
+Il paraît que le drapeau tricolore a été indignement insulté...
+
+
+BONAPARTE.
+
+En apprenant cette nouvelle j'ai été frappé au coeur... Eh quoi!
+à peine l'encre qui a servi pour écrire le traité de paix de
+Campo-Formio est-elle séchée que déjà ils veulent que nous reprenions
+les armes!... Et qu'a fait Bernadotte?
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Je l'ignore encore. Ce que je sais seulement, c'est l'événement.
+
+
+BONAPARTE.
+
+
+Je devais partir cette nuit; mais je retarderai mon départ jusqu'au
+moment où vous saurez le vrai de cette affaire.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Déjeunons; le courrier arrivera peut-être pendant que nous serons à
+table.
+
+Cela fut comme il l'avait dit; les dépêches de Bernadotte étaient
+terribles. L'insulte avait été des plus vives. Bernadotte écrivait
+que le 25 germinal, ayant arboré le drapeau tricolore au-dessus de
+la porte de son hôtel à Vienne, le peuple vint en foule devant cette
+maison, en commençant à invectiver le drapeau tricolore. Ce fut vers
+sept heures du soir que le rassemblement fut le plus fort; la police,
+au lieu de réprimer le scandale, ne se mêla de rien, au risque de
+voir se rallumer une guerre aussi terrible pour l'Autriche, que la
+dernière avait écrasée... Lorsque la foule comprit qu'elle avait
+permission de tout faire, elle fit des excès. Les vitres de l'hôtel
+de l'ambassade furent brisées, et une troupe de furieux entra même
+dans la maison; mais le _général-ambassadeur_ savait mieux soutenir
+un siége qu'il ne pouvait conduire une négociation, et les premiers
+qui osèrent arriver à lui furent reçus à coups de pistolet. Les
+furieux se retirèrent, mais après avoir brisé les voitures sous les
+remises. Une pareille histoire ne peut se comprendre. Le 26 au matin,
+Bernadotte avait quitté Vienne.
+
+«Bien! Bernadotte, s'écria Bonaparte en entendant cette dernière
+phrase, bien!... Grand Dieu, disait-il en joignant ses mains et
+se promenant à grands pas, quel indigne outrage! Et ce sont nos
+couleurs, ces couleurs devant lesquelles ils ont fui tant de fois,
+qu'ils osent insulter ainsi!... Ah! je ne forme plus qu'un voeu,
+c'est de conduire encore une fois le drapeau tricolore contre
+l'Autriche.»
+
+M. de Talleyrand était alors, du moins je le crois, à l'unisson de
+ces sentiments. Je pense que son coeur était vrai lorsqu'il disait à
+Bonaparte d'une voix touchée:
+
+«Oui, vous savez aimer la patrie!
+
+--La France! s'écria Bonaparte... la France!.. Ah! jamais on ne saura
+à quel point j'aime la France!...»
+
+On obtint pour toute satisfaction que M. de Thugut quitterait
+le ministère, où il fut remplacé par le comte de Cobentzel, que
+Bonaparte avait connu à Leoben et à Udine.
+
+Bonaparte quitta Paris, non pas, comme les journaux l'annoncèrent,
+le 1er floréal, mais le 3 à minuit. Il prit congé du Directoire
+à trois heures; il dîna chez Barras, et alla avec lui voir jouer
+_Macbeth_ par Talma, dont c'était alors le triomphe. Il se trouve
+beaucoup d'applications dans _Macbeth_, lorsqu'on parle de ses
+triomphes; aucune ne fut perdue; et Barras eut un moment certainement
+pénible, en voyant l'adoration dont le héros de la France était
+l'objet[63]...
+
+[Note 63: J'étais à cette représentation avec mon frère et ma mère.]
+
+Bonaparte quitta Paris enveloppé d'un mystère tout à fait
+impénétrable. Il allait, disait-on, commander une immense expédition,
+et nul ne savait de quel côté il devait porter ses coups. Après son
+départ, M. de Talleyrand demeura encore au ministère; mais il était
+évident qu'il existait quelque doute sur lui, et que des soupçons
+commençaient à s'élever... Comme ce n'est pas son histoire politique
+que j'écris, il ne m'appartient pas de prononcer sur ce qui fut cause
+de sa sortie du ministère... Ainsi donc j'ignore si véritablement il
+a donné sa démission ou s'il a reçu son congé; mais je me bornerai à
+dire qu'il sortit du ministère des Affaires étrangères, où il n'était
+pas au moment du 18 brumaire, lorsque Bonaparte revint d'Égypte:
+c'était alors M. de Reinhard. Au reste, les hommes tels que M.
+d'Hauterive, M. Labenardière, ces hommes qui faisaient le travail
+le plus _ardu_, étaient toujours là; ils étaient impassibles et ne
+quittaient jamais l'hôtel des Affaires étrangères.
+
+Quoique M. de Talleyrand ne fût plus ministre, il n'en allait
+pas moins chez Barras, avec qui il demeura très-bien jusqu'au 18
+brumaire. Il allait fréquemment à Grosbois, recevait chez lui; mais,
+quoiqu'il eût une maison dont madame Grandt faisait les honneurs, il
+vit moins de monde lorsqu'il eut quitté le ministère, soit qu'il ne
+voulût pas éveiller l'ombrage du Directoire, soit que la chose fût
+plus de son goût. Il fit vers ce temps rentrer son frère Archambault,
+dont les enfants étaient demeurés en France. M. Archambault de
+Périgord, l'un des hommes les plus agréables de l'ancienne cour de
+France, était encore à cette époque un homme parfaitement bien, et
+tout à fait digne d'être à la tête de la mode, bien plus qu'une foule
+de jeunes gens ridicules qui se croyaient élégants parce qu'ils
+étaient absurdes.
+
+M. de Talleyrand aimait donc madame Grandt avec une grande passion.
+C'était une femme d'une belle taille, mais _non gracieuse_: je me
+sers de ce mot, parce qu'il rend mieux ma pensée. Elle n'était pas
+_disgracieuse_, je le puis dire, et cependant elle n'était pas
+gracieuse non plus: elle était déjà fort grosse. Son nez retroussé
+aurait donné de la finesse à une autre qu'à elle, mais elle n'avait
+aucun mouvement dans le regard ni dans la bouche. Elle était massive
+dans ses mouvements comme dans sa pensée. Ses cheveux étaient d'une
+rare beauté et d'un blond ravissant. Mais si tout cela faisait une
+belle femme, ce n'était après tout qu'une belle statue, et elle
+n'était d'aucune ressource à M. de Talleyrand.
+
+Lorsque Bonaparte revint à Paris et fit le 18 brumaire, il avait
+de M. de Talleyrand une haute opinion comme homme de talent. Le
+ministère des Affaires étrangères était alors aux mains de M. de
+Reinhard, et M. de Talleyrand était, non pas disgracié, mais hors
+des affaires. Je crois être sûre néanmoins qu'il fut très-influent
+pour le 18 brumaire. Il aimait Bonaparte alors, et rien n'a prouvé le
+contraire que l'affaire du duc d'Enghien...
+
+Ce fut surtout lorsque M. de Talleyrand fut ministre des Affaires
+étrangères sous le Consulat, qu'il eut ce qu'on appelle _un salon_;
+et pourtant, chose étrange, madame Grandt logeait chez lui rue
+d'Anjou et faisait les honneurs de la maison; ils n'étaient pas même
+mariés à la municipalité alors... Ceci est un fait à consigner dans
+l'histoire du temps...
+
+La société intime, le fond du salon de M. de Talleyrand à cette
+époque, se composait des personnes suivantes:
+
+D'abord sa famille, qui était nombreuse: son frère Archambault de
+Périgord et ses enfants, son fils aîné Louis, qui depuis mourut à
+Berlin, jeune homme de la plus brillante espérance, et sa fille
+Mélanie, maintenant duchesse de Poix[64]; et puis le second frère
+de M. de Talleyrand, Bozon de Périgord et sa femme: leur fille
+(aujourd'hui duchesse d'Esclignac) était alors trop enfant pour
+compter parmi ce qui tenait place chez son oncle autrement que
+comme une bien jolie enfant, annonçant la femme charmante que nous
+voyons depuis. Je ne parle que des frères de M. de Talleyrand; car
+aussitôt qu'il fut bien reconnu que le nouveau gouvernement lui
+était favorable, tous ceux qui lui tenaient rancune devinrent moins
+rigoureux pour lui et commencèrent à oublier la Fédération, ce qui
+fit que la liste en est longue. Je parle ensuite du salon ordinaire,
+agréable et causant de M. de Talleyrand.
+
+[Note 64: Il y avait aussi le duc de Dino, Edmond, troisième enfant
+d'Archambault de Périgord, qui était alors trop jeune pour venir dans
+le salon de son oncle.]
+
+M. de Talleyrand n'aimait pas la causerie organisée, comme souvent
+cela était chez madame de Staël; il est même assez silencieux
+habituellement, et je l'ai vu quelquefois demeurer trois et quatre
+heures ne parlant que pour nommer les cartes au whist.
+
+Les hommes de son intimité étaient aussi de cette humeur assez
+silencieuse, excepté cependant M. de Sainte-Foix, aimable conteur
+lorsqu'une fois il avait la parole, et l'un des hommes les
+plus spirituels de son temps: parmi les autres, c'était M. de
+Montrond, dont j'ai parlé dans le volume précédent; c'était M. de
+Choiseul-Gouffier[65], homme du monde et savant tout à la fois,
+sachant _dire_ avec tout le charme qu'on peut attendre d'une femme
+dans une histoire _racontée_, et tout le sérieux pourtant d'un homme
+comme lui, dans la peinture des moeurs d'un empire qui s'écroule par
+la chute visible de l'une des assises du monument. Que de fois je me
+suis oubliée l'écoutant encore à deux heures du matin, et regrettant
+que madame Grandt nous répétât qu'elle _avait mal à la tête_!
+
+[Note 65: M. de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à
+Constantinople, homme parfaitement aimable.]
+
+M. de La Vaupalière était aussi de la société intime de M. de
+Talleyrand. Sans être sur la ligne des hommes avec lesquels il
+vivait habituellement, M. de La Vaupalière était un homme du monde
+aimable et doux à vivre. Ami de M. de Vaudreuil[66], il avait toute
+l'élégance ancienne, tout ce charme de politesse qui fait tant aimer
+la société française, en raison de cette urbanité qui est un de nos
+charmes puissants de tradition sur lesquels nous vivons encore; et
+puis il était parfaitement bon.
+
+[Note 66: M. de Vaudreuil, amant de madame de Polignac; c'était un
+des hommes les plus agréables de la cour de Marie-Antoinette.]
+
+M. de Narbonne (le comte Louis) était encore un ami très-cher de
+M. de Talleyrand; il passait presque sa vie chez lui dans cette
+première époque du ministère de M. de Talleyrand... Je n'ai rien de
+nouveau à en dire. J'ai formulé mon opinion sur M. de Narbonne avec
+une profonde conviction de tout ce qu'il possédait de parfait par
+le coeur et par l'esprit. Mes regrets accompagneront son nom, et
+sa mémoire me sera toujours aussi chère et sacrée que celle de mon
+père... M. de Narbonne contribuait donc grandement à ce plaisir qu'on
+trouvait chez M. de Talleyrand, comme société intime. M. le prince
+de Nassau y venait aussi assidûment... M. d'Herenaude, lorsque ses
+occupations le lui permettaient, venait également à la petite maison
+de la rue d'Anjou, car cette fois M. de Talleyrand n'avait pas été
+reprendre le grand hôtel Gallifet. J'ai toujours pensé que madame
+Grandt en était le motif. Comment, en effet, conduire madame Grandt
+dans les salons d'un ministère, et d'un ministère comme celui des
+Affaires étrangères encore!
+
+Les femmes étaient madame et mademoiselle de Coigny... et (chose
+étrange!) beaucoup de nous autres jeunes mariées qui ne savions
+pas ce que nous faisions, et que nos maris conduisaient chez M. de
+Talleyrand, dont quelques-uns savaient apprécier l'esprit. De ce
+nombre était M. d'Abrantès; il aimait beaucoup M. de Talleyrand,
+et fut charmé quand il me trouva moi-même toute ravie d'aller avec
+lui. M. de Talleyrand venait chez ma mère, rarement à la vérité,
+parce que ma mère, très-exagérée dans son opinion royaliste, et
+ne voyant souvent que des personnes de cette même opinion, entre
+autres le prince et la princesse de Chalais, cousins-germains de M.
+de Talleyrand, mais ne l'aimant pas, il ne cherchait pas une maison
+où cependant il était apprécié, mais par la maîtresse de la maison
+seulement. Il suivait de là que ma mère ignorait complétement que
+M. de Talleyrand logeât chez madame Grandt, ou madame Grandt chez
+M. de Talleyrand... Nous étions plusieurs dans le même cas; Duroc
+y conduisait aussi sa femme, ainsi que plusieurs de ses camarades,
+comme Savary, Lauriston, etc...
+
+Cette petite maison de la rue d'Anjou était fort jolie... Il y avait
+un salon fort grand, voilà tout; plus tard, il y eut une galerie en
+manière de serre chaude qui agrandit le local.
+
+M. de Talleyrand jouait beaucoup, soit au whist, soit au creps; il
+jouait toujours... On soupait chez lui, quoiqu'il ne soupât pas...
+mais il avait _réinstitué_ cette ancienne coutume, si favorable
+au charme de la causerie. Madame Grandt aimait ensuite le souper
+pour lui-même, et M. de Talleyrand la trouva très-docile pour cette
+coutume; Brillat-Savarin aurait fait un _Aphorisme_[67] sur les
+soupers de madame Grandt, plus tard madame de Talleyrand, pour peu
+qu'elle le lui eût demandé.
+
+[Note 67: Charmant ouvrage de Brillat-Savarin, où l'art de savoir
+bien manger est démontré avec tout l'esprit possible.]
+
+Un homme remarquable de l'époque allait aussi chez M. de Talleyrand,
+c'était Brillat-Savarin; il y avait son rival également, que M.
+de Talleyrand aimait assez aussi: c'était M. de La Reynière, que
+personne n'aimait; mais M. de La Reynière n'était qu'un élève à côté
+de Brillat-Savarin; et puis, le premier est un cynique méchant et
+atrabilaire, tandis que Brillat-Savarin est toujours prêt à couronner
+sa coupe de roses et de jasmin... Il mange pour vivre, lui; mais
+comme il veut bien vivre, il fait de cette action très-importante
+l'objet d'une attention spéciale. Après avoir lu l'_Almanach des
+Gourmands_, je n'avais plus faim... Après avoir lu Brillat-Savarin,
+je demandais mon dîner.
+
+Le seul reproche que je lui fasse, à Brillat-Savarin, c'est de
+ne pas assez s'occuper du _contenant_, tout en disant merveille
+du _contenu_. C'est peut-être une réflexion de femme que je fais
+là; mais il me semble que rien n'est plus nécessaire au bien-être
+confortable d'un bon dîner que des cristaux, une belle argenterie, de
+belles porcelaines, du linge de Flandre ou de Saxe, et enfin de tout
+ce luxe qui peut entourer aujourd'hui un objet qu'on veut orner...
+
+M. de Talleyrand prit, dans les premières années du Consulat, une
+petite campagne à Auteuil près de la _Tuilerie_, maison appartenant
+alors à madame de Vaudé. Cette maison d'Auteuil était fort petite
+et ne contenait quelquefois qu'à grand'peine les convives de M. de
+Talleyrand; car on venait lui demander à dîner sans qu'il attendît,
+et cela le charmait. Madame de Luynes, la vicomtesse de Laval,
+madame et mademoiselle de Coigny, le général Sébastiani, le général
+Junot, M. de Montrond, M. de Sainte-Foix, M. de La Vaupalière, M. de
+Narbonne, M. de Choiseul, M. de Nassau (après la paix de Lunéville),
+le bailli de Ferrette, et puis un autre original qu'on trouvait
+partout, qui était reçu partout et ne tenait à rien, si ce n'est au
+prince primat, qui ne le connaissait pas, le comte de Grandcourt; et
+puis quelques membres du Corps diplomatique plus familiers dans la
+maison que les autres.
+
+Quoique cette campagne fût si près de Paris, qu'elle pouvait, en
+vérité, passer pour une petite maison du faubourg, la vie y devenait
+à l'instant même plus commode et plus facile... M. de Talleyrand
+causait davantage... Il jouait au billard après et avant le dîner; il
+y avait un mouvement enfin que madame Grandt ne pouvait pas, comme
+cela lui arrivait à Paris, transformer en un état passif... et faire
+d'une troupe de gens ayant volonté d'agir et de penser, un cercle
+imitant un serpent qui se mord la queue... un cercle éternel d'où
+vous ne pouvez sortir. J'ai éprouvé cet effet presque magnétique
+plusieurs fois dans la rue d'Anjou...
+
+Les bonnes journées d'Auteuil étaient celles où l'on arrivait à trois
+heures... on se promenait ou dans le bois, ou dans le jardin. Si
+M. de Talleyrand ne travaillait pas avec le premier Consul et que
+ses convives lui fussent agréables, il les venait trouver, et alors
+il était charmant; on dînait fort bien, car sa maison était bien
+tenue... On jouait au billard, ou bien au creps, ou à un autre jeu
+que l'une de ces dames aurait indiqué. Madame de Balby, lorsqu'après
+elle fut de retour, aurait remué le cornet jusqu'au jour. Je n'ai
+jamais connu personne aimant le jeu comme madame de Balby. Je
+parlerai plus tard d'elle en parlant de madame la duchesse de Luynes.
+
+Dans le courant de la soirée, M. de Talleyrand travaillait une ou
+deux heures, lorsqu'il n'allait pas à la Malmaison ou bien aux
+Tuileries, et puis, revenant dans le salon, il allait à la table
+de jeu, faisait quelques coups de creps, ou bien, s'il avait plus
+de temps, un ou deux robbers de whist. Il s'arrêtait ensuite à une
+grande table ronde, sur laquelle il faisait mettre de grands volumes
+de gravures anglaises, dont il avait déjà, à cette époque, une des
+plus magnifiques collections connues; il faisait placer sur cette
+table de grandes gravures et des voyages pour sa nièce et pour moi.
+Sa nièce n'était pas encore mariée; je l'étais depuis seulement six
+mois.
+
+J'aimais beaucoup M. de Talleyrand alors; M. d'Abrantès, qui l'aimait
+beaucoup aussi, avait surtout pour lui un attachement fondé sur de
+la reconnaissance, car nous croyions tous qu'il aimait Napoléon.
+
+Lors de la signature de la paix de Lunéville, dont Joseph fut
+chargé, Paris fut extrêmement brillant, et le ministre des Affaires
+étrangères se trouva nécessairement placé de manière à recevoir tout
+ce qui affluait à Paris de plus considérable, soit de la Russie, soit
+de la Prusse, de l'Autriche, etc., enfin de toute l'Allemagne comme
+de tout le Midi.
+
+Je n'ai jamais pu savoir si M. de Talleyrand avait été pour quelque
+chose dans la résolution que prit Bonaparte d'éloigner Sieyès
+du gouvernement; ce que je sais, c'est qu'il ne l'aimait ni ne
+l'estimait même comme homme de talent... et que ses mauvaises
+plaisanteries sur Sieyès ont pu donner à Bonaparte une opinion tout
+opposée à ce qu'il avait d'abord voulu faire. Sieyès était, au fait,
+un homme fort léger; il avait le goût des choses étroites et cachées;
+sa manière d'opérer était misérable, avec toute cette réputation
+gigantesque qui ne fut au fait jamais prouvée par rien. Mirabeau
+avait déjà jugé Sieyès, et ce qui est survenu n'a pas donné lieu de
+ne le pas croire.
+
+--Je le tuerai par le silence, avait dit Mirabeau... J'en dirai tant
+de bien qu'il n'osera jamais parler.
+
+Ce qui arriva.
+
+Mais le résultat du mot fut singulier; Sieyès, renvoyé au dedans
+de lui-même, prit en effet le parti du silence, et ne fit à ses
+admirateurs l'honneur de leur parler que dans de rares circonstances;
+ce qui fit dire à ses partisans que Sieyès était un homme _profond_.
+Le mot ayant été dit un jour devant M. de Talleyrand, il répondit:
+
+«Profond!... c'est creux que vous voulez dire.»
+
+Le mot était vif. On le reporta à Sieyès. Il fut furieux, et ne le
+pardonna ni ne l'oublia. Il avait de l'esprit, s'il n'avait pas de
+talent; il employa le sien à tourner M. de Talleyrand le plus qu'il
+le pouvait en ridicule. Le fameux mot qu'on a prêté à un autre est de
+lui, sur le portrait de M. de Talleyrand par Gérard.
+
+«Il ressemble à une vieille femme qui vient d'ôter son rouge et ses
+mouches.»
+
+Et il y a aussi quelque vérité là-dedans.
+
+Au moment du traité de Lunéville, Sieyès ne tarissait pas sur ce
+ministre des Affaires étrangères, qu'on ne chargeait pas de faire les
+traités de paix, et cent gentillesses du même goût. Elles devinrent
+tellement vives, au reste, que le premier Consul se fâcha, et fit
+dire à Sieyès de se taire. Je ne sais si M. de Talleyrand l'a jamais
+su, mais je suis certaine du fait.
+
+Au reste, longtemps avant Lunéville, M. de Talleyrand avait fait des
+ouvertures au cabinet de Saint-James, et deux ans après ce fut encore
+Joseph qui eut les honneurs du traité d'Amiens. Il avait les épines,
+l'autre avait les roses de l'affaire; c'est là qu'il avait changé
+de rôle et qu'il tirait les marrons du feu pour qu'un autre les
+croquât. Ce fait a peut-être profondément blessé M. de Talleyrand; et
+Bonaparte, qui souvent frappait en aveugle, l'a peut-être un peu mis
+en oubli. Il avait trouvé un avantage immense dans M. de Talleyrand,
+un républicain grand seigneur, autant que le nom, la vaillance et les
+manières peuvent en faire un. C'était même une déférence pour les
+cours étrangères que de leur donner cet homme pour traiter avec elles.
+
+Cependant Bonaparte aimait M. de Talleyrand; partout il lui donnait
+des preuves de faveur, et pour qu'il en donnât, il fallait qu'il
+aimât les gens. Le jour où ma mère donna un bal où fut le premier
+Consul, Bonaparte ne causa qu'avec ma mère et M. de Talleyrand; sa
+conversation avec celui-ci dura depuis minuit jusqu'à une heure et
+demie du matin.
+
+J'ai parlé de l'intérieur de la maison de M. de Talleyrand, présidé
+par madame Grandt... je dois dire aussi que lorsque M. de Talleyrand
+donnait de grands dîners, de quatre-vingts ou cent couverts, des
+réunions diplomatiques, alors il invitait à l'hôtel Gallifet, au
+ministère. Mais on conçoit que ce n'était qu'un camp volant et peu
+agréable pour la causerie. Aussi, qui aurait vu M. de Talleyrand dans
+cette grande représentation n'aurait pas reconnu l'homme qui plus
+tard, chez lui, causait dans l'intimité la plus gracieuse avec ces
+mêmes hommes qui se trouvaient autour de la table ministérielle.
+
+M. de Talleyrand ne garda pas longtemps la petite maison d'Auteuil;
+il prit Neuilly, qui, aujourd'hui, appartient à Louis-Philippe. Il
+en fit un but de distraction; et là encore, on retrouva toujours,
+et seulement à cette époque, un lieu propre à la société et à la
+conversation.
+
+Amoureux de madame Grandt, comme certes il ne le fut pas quelques
+années plus tard, M. de Talleyrand montra dans le même temps une
+extrême ingratitude à madame de Staël. Le premier Consul ayant
+manifesté son opinion sur son salon à très-haute voix, on le déserta,
+et M. de Talleyrand, oubliant tout ce qu'il lui devait, cessa de la
+voir; c'est elle-même qui le dit, et avec une vive peine[68].
+
+[Note 68: On fit courir alors ce mot qui, depuis, a eu tant de succès
+contre cette pauvre madame de Staël; elle aurait dit (selon celui qui
+racontait) à M. de Talleyrand:
+
+--Enfin, vous ne m'aimez plus!
+
+--Mais, si, je vous aime toujours.
+
+--Non, non!... Enfin, tenez, si madame Grandt et moi nous tombions
+dans l'eau, laquelle sauveriez-vous?
+
+--Je crois que vous savez nager.
+
+On disait que M. de Talleyrand aurait dû répondre à madame de Staël:
+Ni l'une, ni l'autre. Je ne sais pas si le mot n'eût pas été plus
+dur encore.]
+
+Un homme de beaucoup d'esprit de ses amis, à qui je parlai de cette
+conduite, parce que j'aimais M. de Talleyrand alors, ayant été
+habituée à l'entendre louer depuis mon enfance sous des rapports de
+sociabilité, qui étaient les seuls par lesquels il tenait à ma mère,
+après les liens de famille qui venaient de son oncle le comte de
+Périgord, ami le plus intime de ma mère; cet ami, dis-je, me regarda
+avec une sorte de colère lorsque je lui parlai de M. de Talleyrand et
+de madame de Staël.
+
+--En vérité, me dit cet homme, comment allez-vous demander de ces
+niaiseries-là à un homme qui vient de faire ce que j'ai lu ce matin?
+
+--Qu'a-t-il donc fait?
+
+--Un chef-d'oeuvre.
+
+--Mais encore?
+
+--Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier un tel ouvrage; un
+beau juge qu'une femme de dix-huit ans pour connaître et décider d'un
+rapport profond, comme Montesquieu et Burke!
+
+--Merci du compliment; mais si vous croyez que je me connaîtrais
+mieux à décider d'une toilette de bal, ce qui, au fait, est assez
+vrai, sans doute, dites-moi du moins le nom de ce beau chef-d'oeuvre
+de M. de Talleyrand, car vous savez bien que je l'aime beaucoup.
+
+--Oui... en effet! belle preuve d'amitié, vraiment, de vouloir
+le faire aller écouter les rêveries d'une femme folle en matière
+politique, comme presque en tout autre objet... Qu'elle file, comme
+dit le premier Consul, ou qu'elle parle chiffons.
+
+--Cela ne lui réussirait pas mieux avec nous autres femmes, car elle
+y entend moins encore qu'à parler politique... Ah çà! vous ne voulez
+donc pas me dire ce nom?
+
+--C'est le Rapport sur l'état de la diplomatie en France dans ce
+moment; c'est admirable.
+
+--C'est vrai, je l'ai lu et je l'ai trouvé ainsi.
+
+--Vous l'avez lu?... quelle bonne plaisanterie! et comment
+l'avez-vous eu entre les mains?... il n'est pas public.
+
+--Que vous importe? je l'ai lu.
+
+L'homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, avait
+le défaut de ne pas laisser passer les petites choses, et d'en
+faire de grandes affaires aussitôt qu'il le pouvait... Le voilà
+tourmenté à l'excès, parce que j'avais lu ce rapport qui, au fait,
+est une admirable chose. M. de Talleyrand n'est certes pas un homme
+ordinaire, et je ne l'ai jamais ni _dit_, ni _pensé_.
+
+Je suis équitable en tout, et précisément parce que je suis
+aujourd'hui éloignée de M. de Talleyrand pour des motifs relatifs à
+l'Empereur, je dois être juste pour lui à une époque où il mérite des
+louanges. Voici quelques passages de ce morceau qui sont l'expression
+d'une haute et belle pensée:
+
+«...... Tous les emplois de la République demandent un patriotisme
+éprouvé; l'esprit et l'honneur de tous les états qui tiennent
+au service public supposent cette qualité générale. Elle est le
+caractère commun, et ne saurait être le caractère distinctif d'aucun
+état.
+
+«...... Il y a deux classes de qualités qui entrent dans la
+composition de l'esprit et de l'honneur de la profession qui fait
+l'objet de cet article[69]: _Les qualités de l'âme_, et celles de
+l'esprit.
+
+[Note 69: La diplomatie!...]
+
+«..... Dans la première classe sont: 1º la circonspection; 2º la
+discrétion; 3º un désintéressement à toute épreuve; 4º et enfin une
+certaine élévation de sentiments qui fait qu'on sent tout ce qu'il y
+a de grand dans la fonction de représenter sa nation au dehors, et de
+veiller au dedans à la conservation de ses intérêts politiques.»
+
+Je me borne à parler seulement de ce que dit M. de Talleyrand sur
+_les qualités de l'âme_ exigées pour la diplomatie. Elles sont toutes
+honorables; mais aussitôt que le mot _âme_ avait frappé mes yeux,
+je m'étais attendue, je l'avoue, à tout autre chose. Il y aurait
+eu peut-être plus d'adresse à parler de la volonté d'épargner les
+hommes, d'empêcher la guerre, et de donner plus d'extension au mot
+qui, du reste, est honorablement traité dans cet article.
+
+--Eh bien! dis-je à l'ami de M. de Talleyrand, ai-je lu le rapport?
+puisque je vous en cite des passages, vous n'en doutez pas, j'espère?
+
+--C'est cela qui m'étonne.
+
+--En vérité, pour l'ami d'un diplomate, vous n'êtes pas très-fin;
+comment, vous ne comprenez pas que ce rapport était sur le bureau de
+mon mari, et que je l'ai trouvé en furetant pour en chercher d'autres.
+
+--Ah! ah! de la jalousie!.. vous cherchiez quelques lettres de femmes?
+
+--Cela ne vous regarde pas.
+
+Lorsque Joseph fut à Lunéville, il imagina (dit-on) de gagner une
+somme très-forte à la Bourse en faisant acheter des rentes, pensant
+avec raison que la nouvelle de la paix les ferait monter. Il y eut, à
+ce qu'il paraît, une erreur, et Joseph, à ce que dit le bruit public,
+perdit une somme très-forte. Bonaparte, qui n'était pas riche, ne
+pouvait aider son frère, et cela le désolait; M. de Talleyrand arriva
+dans son cabinet, aux Tuileries, précisément au moment où il avait le
+plus d'humeur de cette affaire.
+
+--Comment faire? disait-il en se promenant à grands pas, comment
+faire?...
+
+Il exposa la chose à M. de Talleyrand, qui, au reste, la connaissait
+au moins aussi bien que lui. En écoutant Bonaparte, M. de Talleyrand
+fit quelques mouvements pour ramener son équilibre, que son pied-bot
+dérangeait toujours, quand cela lui était utile; quant à celui de la
+physionomie, il ne s'altérait jamais...
+
+--Eh quoi! dit-il après avoir entendu, ce n'est que cela?... mais ce
+n'est rien du tout.
+
+--Vraiment!... Vous m'étonnez.
+
+--La chose est simple... Faites monter la rente.
+
+--Mais l'argent!
+
+--C'est la chose la plus facile du monde. Faites déposer au
+Mont-de-Piété ou bien à la Caisse d'amortissement, vous aurez de
+l'argent pour faire lever la rente... Elle remontera, Joseph vendra,
+et non-seulement il rentrera dans ses fonds, mais il gagnera.
+
+--Ce n'est pas ce qui m'inquiète ni même ce que je veux, répondit
+Bonaparte... qu'il sorte de ce guêpier, et je suis trop heureux et
+lui aussi.
+
+On suivit, dit-on, le conseil de M. de Talleyrand, et la chose eut
+une pleine réussite.
+
+Mais en parlant de lui, de ses conversations, de ses mots jetés comme
+au hasard et pourtant toujours dits avec intention, il faudrait
+pouvoir rendre cette figure blême et immobile, aux traits encore
+agréables à cette époque, mais sans la plus légère étincelle de la
+vie du coeur ou même de cette vie intellectuelle pour laquelle cet
+homme semblait fait; il faudrait pouvoir donner cette ressemblance,
+vraiment nécessaire pour juger de l'effet que produisait une
+conversation avec M. de Talleyrand sur des sujets graves; il faut que
+le lecteur puisse se former une idée de l'immobilité des muscles du
+visage de M. de Talleyrand, de son aisance de grand seigneur malgré
+son immobilité. Ajoutez à l'idée que vous pouvez vous faire de M. de
+Talleyrand l'esprit prodigieux de cet homme, et vous aurez un aperçu
+de ce qu'il était en présence de Bonaparte, lorsque celui-ci, déjà
+colosse de gloire, aspirait encore à une place plus élevée.
+
+Les Bourbons de Parme et d'Espagne arrivèrent à Paris sous la figure
+et le nom de _roi et reine d'Étrurie_. On avait de tous côtés les
+yeux ouverts pour connaître quelle pensée était celle du premier
+Consul relativement à eux. Elle fut bientôt connue, parce que le
+jeune prince était trop imbécile pour aider à donner le change dans
+une mascarade comme celle-là.--Il était stupide.
+
+M. de Talleyrand leur donna une fête ravissante dans sa maison de
+campagne de Neuilly. Rien de plus charmant que son ordonnance. Il est
+vrai de dire que la nature en faisait la moitié des frais; on était
+au printemps et même déjà dans l'été, et le temps était admirable. M.
+de Talleyrand mit dans l'ordonnance de sa fête toute la coquetterie
+que la gravité diplomatique n'eût peut-être pas osée en Autriche, à
+cette époque, ou dans d'autres royaumes.--Un improvisateur italien de
+beaucoup de talent, nommé _Gianni_, improvisa une ode assez longue,
+et ravit le pauvre roi, qui, parlant mal le français, était heureux
+comme un écolier en congé lorsqu'il pouvait parler italien. Aussi
+avait-il éprouvé un moment de désappointement lorsqu'il entendit
+le premier Consul répondre en français à son compliment italien. Le
+pauvre petit roi demeura stupéfait.
+
+--_Ma, in somma, siete Italiano siete_ NOSTRO.
+
+--Je suis Français, répondit sèchement Bonaparte en lui tournant le
+dos.--Et il se mit à caresser le prince royal, qui avait trois ans,
+et qui était bien le plus laid magot royal ou roturier que j'aie
+jamais vu.
+
+Toutes les galanteries furent prodiguées à ses hôtes par M. de
+Talleyrand. La façade du château représentait celle du palais Pitti,
+formée avec des lampions, et le feu d'artifice rappela la même
+intention. Le souper fut servi dans l'orangerie; il fut arrangé avec
+une adresse d'élégance remarquable: on mit des tables autour des
+orangers en fleur, qui de cette manière servaient de surtout; à leurs
+branches étaient suspendues des corbeilles remplies de fruits glacés,
+et de tout ce qui peut être fait en ce genre de plus parfait[70].
+Cette fête, au fait, était la _seule_ qui, depuis la Révolution, pût
+à bon droit exiger le nom de fête; chacun en revint enchanté, et M.
+de Talleyrand fut gracieux, poli, tout en ne souriant jamais, et en
+étant si égal en apparence pour tous, qu'il le fallait bien connaître
+pour savoir qu'il _voulait_ être poli plus avec vous qu'avec tout
+autre.
+
+[Note 70: Cette recherche de suspendre des corbeilles avec des fruits
+glacés et des oranges est bien ancienne. On la trouve dans un Voyage
+en Espagne par madame d'Aulnoi, sous Louis XIV; elle rapporte l'avoir
+vue chez le cardinal Porto-Carrero, à Tolède.]
+
+Quoique son titre d'évêque fût un peu oublié, on parla beaucoup du
+bref du pape qui, disait-on, l'avait sécularisé. Je ne l'ai jamais
+cru alors, parce que M. de Talleyrand aurait épousé madame Grandt, et
+ne lui aurait pas laissé porter ce nom de Grandt à la face d'Israël
+scandalisé. Ce bref aurait été expliqué à son avantage.
+
+J'ai omis en son temps de parler d'une chose très-remarquable; mais
+ce livre, tout formé de souvenirs, laisse la possibilité de revenir
+sur le passé: j'en profite pour parler du Concordat.
+
+M. de Talleyrand, bien qu'évêque constitutionnel, bien qu'il eût
+ainsi contribué à l'apostasie, du moins en partie, du clergé noble
+français, M. de Talleyrand ne fut jamais opposé au retour de la
+religion en France; mais il y aurait eu trop de choses _heurtées_
+dans les rapports qui devaient exister entre les agents du saint Père
+et M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque constitutionnel d'Autun,
+quoique ces agents du Pape fussent des hommes d'une haute portée et
+avec des vues grandes et larges; et Bonaparte connaissait mieux que
+personne les nuances à observer en pareilles circonstances. Il nomma
+donc pour les plénipotentiaires de la République son frère Joseph,
+le conseiller d'état Cretet, et un abbé bon militaire, bon frère
+d'armes, appelé l'abbé Bernier, qui, ainsi que l'archevêque Turpin,
+tuait d'une main et baptisait de l'autre.
+
+Les agents du Pape étaient le cardinal Consalvi, le cardinal Caprara
+et monseigneur Spina, qui plus tard fut archevêque de Gênes et
+cardinal. Tous trois étaient des hommes habiles, mais Consalvi était
+le premier des trois.
+
+Cette négociation amena le Concordat, qui fut proclamé solennellement
+l'année suivante au printemps et converti en loi de l'État... Il y
+eut un _Te Deum_ chanté à Notre-Dame, et le premier Consul voulut que
+la plus grande pompe entourât cette cérémonie.
+
+Comme cette circonstance tient positivement à l'état de la société
+en France à cette époque, bien que la chose ne concerne pas
+immédiatement M. de Talleyrand, elle doit trouver ici sa place.
+
+Le premier Consul _voulait_ de la pompe et de la magnificence; mais
+_vouloir_ n'est pas _pouvoir_, et Paris tout entier le prouva ce
+jour-là.
+
+On ne savait pas ce que voulait dire encore le mot _magnificence_
+à cette époque; on croyait être fort magnifique lorsqu'on était
+habillé un peu plus que de coutume, et qu'on avait derrière sa
+voiture un seul domestique avec un petit galon pour indiquer la
+livrée. Et alors madame Murat, madame Marmont, moi, madame Savary,
+madame Duroc qui avait la livrée du premier Consul, toutes ces dames,
+excepté madame Bonaparte, n'avaient qu'un domestique. Quant à leur
+toilette, c'était une élégante toilette du matin, et voilà tout.
+Je me rappelle que madame Murat se moqua de moi parce que j'avais
+une robe de dentelle noire, costume que j'avais choisi comme plus
+convenable pour une grande cérémonie religieuse. Toutes les femmes de
+la _cour_ consulaire avaient fait le cortége de madame Bonaparte et
+se tenaient avec elle dans le jubé de Notre-Dame, qui existait encore
+à cette époque; il y avait même de bien belles sculptures en bois sur
+ce jubé; il fut détruit peu de temps après.
+
+Tout ce qui était militaire reçut fort mal le Concordat. L'armée
+était républicaine, elle avait des sentiments tout répulsifs à ce
+changement. Lorsque Augereau sut qu'on allait à Notre-Dame pour
+entendre la messe, il voulut descendre de voiture avec Lannes. On fut
+aussitôt le dire à Bonaparte, qui leur envoya _l'ordre_ de rester et
+de l'accompagner. Ils allèrent donc à Notre-Dame; mais peut-être
+eût-il été plus convenable qu'ils n'y fussent pas. Augereau jurait
+assez haut pour couvrir la voix de celui qui répondait à la messe.
+Quant au général Lannes, il jurait aussi haut, et, de plus, il avait
+faim et demandait à manger comme un pauvre. On lui trouva du chocolat
+qu'il croqua avec grand appétit et surtout grand bruit. Lannes était
+républicain; non pas qu'il comprît la république, pour lui c'était
+beaucoup trop abstrait; mais accoutumé depuis son enfance à entendre
+dire du mal des prêtres et parler de la république comme de la source
+de tous les biens, il exécrait les prêtres et adorait la république.
+Que de sentiments semblables sans autre base!
+
+Le lendemain, le premier Consul demanda à Augereau ce qu'il pensait
+de la cérémonie de la veille.
+
+--Elle était très-belle, répondit Augereau..., mais il y manquait son
+plus bel ornement.
+
+--Lequel?
+
+--Un million d'hommes qui, depuis dix ans, se sont fait tuer pour
+détruire ce que nous rétablissons[71].
+
+[Note 71: On a prêté ce propos au général Damas, qui était près
+d'Augereau. Je ne sais pas s'il est d'Augereau; s'il l'a dit, on le
+lui a soufflé. Il était incapable de l'imaginer à lui seul.]
+
+Bonaparte fut très-irrité du propos. Augereau commençait à être mal
+_en cour_, et ce mot ne pouvait contribuer à l'y mettre mieux.
+
+Bonaparte dit un jour, après le Concordat, devant trois ou quatre
+de ses plus fidèles officiers:--Il faut une religion: partout elle
+est utile pour gouverner...; elle agit sur les hommes... En Égypte,
+j'étais mahométan...; je suis catholique en France. Mais il faut que
+la police de cette religion soit tout entière dans les mains de celui
+qui gouverne. Je veux une religion, je veux des prêtres, mais _pas de
+clergé_.
+
+--Général, lui dit quelqu'un, le Pape a dit: Je ferai tout ce que
+voudra le premier Consul.
+
+--Il fera bien. Qu'il ne pense pas avoir affaire à un imbécile...
+
+Il se promena quelque temps sans parler; on respectait son silence.
+On voyait de grandes pensées passer sur son front. Tout à coup, se
+tournant vers ses officiers qui l'entouraient, et parmi lesquels
+était mon mari, qui était venu à l'ordre le matin même, il leur dit:
+
+--Que croyez-vous que le cardinal Consalvi me montre d'effrayant pour
+me faire signer?... le salut de mon âme!... L'immortalité, pour moi,
+c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Voilà qui porte
+aux grandes actions... Il se tut de nouveau et marcha encore quelque
+temps sans parler... Puis s'arrêtant tout à coup.
+
+--Oui, dit-il avec force, il vaut mieux ne pas naître que de passer
+sur la terre inaperçu...
+
+M. de Talleyrand fut, vers ce temps-là, sécularisé par un bref du
+Pape qui le relevait de ses voeux[72]. Il avait fait de lui-même
+cette action depuis longtemps, et c'était, il me semble, une grande
+maladresse que de constater par cette mesure que tout ce qu'on avait
+fait dans la Révolution était mal fait, et qu'on revenait sur une
+besogne consommée. Le bref du Pape, demandé par M. de Talleyrand, est
+une maladresse, je le répète, si c'est lui qui l'a demandé. On m'a
+affirmé que c'était le premier Consul qui l'avait exigé de lui.
+
+[Note 72: Le bref ne fut pas enregistré à l'époque où il fut donné;
+il le fut au 19 août 1802, et le Pape le donna, je crois, en avril
+1801. Le cardinal Consalvi me parla beaucoup de M. de Talleyrand
+lorsque je le revis à Rome.]
+
+M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Montrond, M. de Nassau, M.
+de Lavaupalière, tous ceux enfin qui entouraient M. de Talleyrand,
+n'étaient certes pas dévots; eh bien! ils furent tous ravis de ce
+bref, excepté M. de Montrond: son esprit, extrêmement fin, lui
+fit voir que M. de Talleyrand faisait une faute. Peut-être M. de
+Talleyrand le voyait-il aussi, et la chose fut-elle impossible à
+éluder.
+
+La fille d'une amie de M. de Talleyrand se maria vers l'époque dont
+je parle. C'était une charmante personne, Fanny de Coigny, fille
+de la fameuse marquise de Coigny, si célèbre sous l'ancienne cour
+qu'elle prenait à tâche de braver, surtout Marie-Antoinette. Fille de
+M. de Conflans et fort riche, jolie, grande dame, madame de Coigny
+avait tous les avantages réunis pour être une femme à la mode; aussi
+y fut-elle, et en première ligne. Au moment où Bonaparte rappela
+définitivement tous les émigrés, il rendit la fortune de madame de
+Coigny, à la condition de marier sa fille avec le général Sébastiani,
+qui alors était fort joli garçon et n'était pas, comme aujourd'hui,
+un très-respectable ambassadeur; il avait une charmante tournure, de
+l'élégance et une très-jolie figure. Quant à mademoiselle de Coigny,
+c'était une de ces personnes qu'on regrette toujours, parce qu'elles
+ne se retrouvent plus, et laissent toujours quelque chose à regretter
+dans celles qui leur ressemblent le plus... Je l'ai bien regrettée.
+Elle mourut à Constantinople, en couches de son premier et unique
+enfant, qui est aujourd'hui madame de Praslin.
+
+Le traité d'Amiens fut signé. Ce fut encore Joseph qui parut dans
+ce traité... Ce fut une joie universelle en France, et l'on fut dans
+un délire complet... Les fêtes se succédèrent, tous les ministres
+en donnèrent; madame Murat en donna une à Neuilly, qu'elle avait
+alors avec Villiers, que le premier Consul lui avait donné lors de
+son mariage... Il nous arriva à Paris un bel ambassadeur de S. M.
+Britannique, lord Withworth; il n'était plus jeune, puisqu'il avait
+été ambassadeur auprès de Catherine II il y avait déjà longtemps...
+Lord Withworth était grand et avait le double de sa taille par une
+des plus parfaites impertinences que j'aie rencontrées de ma vie.
+Je me trompe pourtant. Il avait une femme, la duchesse de Dorset,
+assez laide, assez vieille, assez désagréable pour faire fuir toute
+une ville: jugez comme elle remplissait sa mission d'ambassadrice,
+qui est toute de conciliation, de paix et de mansuétude... Non,
+jamais son souvenir ne me quittera... C'est surtout son impertinence
+gratuite que je ne puis lui pardonner; et puis si commune, si
+vulgaire avec sa prétention de haute aristocratie et le titre de
+duchesse...; si grosse, si courte, si ronde... Elle se moquait un
+jour de madame Lefebvre, sans remarquer qu'elle était plus vulgaire
+qu'elle[73]...
+
+[Note 73: J'ai connu une grande dame anglaise dont mon mari fut
+_l'ami fort intime_. Cette Anglaise avait une mère à moitié folle
+qui, toute grande dame qu'elle était, avait fort souvent besoin
+d'argent; Junot lui en prêta, et beaucoup (j'ai la note). Nous
+n'en entendîmes plus parler, et pourtant l'une des deux femmes est
+aujourd'hui l'une des plus riches de l'Europe.]
+
+M. de Talleyrand eut alors une maison presque toujours ouverte où il
+recevait tous les jours. Je crois cependant que l'accueil hospitalier
+qu'il faisait aux Anglais était bien contre son gré. L'Angleterre
+avait été indigne pour lui dans l'émigration, et M. Pitt l'avait tout
+simplement fait chasser d'Angleterre comme Jacobin!... Mais il était
+trop bien appris pour en laisser voir du ressentiment... Toujours le
+même, sans émotion, ne disant que ce qu'il voulait, il fut bien pour
+des gens qu'il devinait d'ailleurs ne devoir pas faire un long séjour
+en France.
+
+Un jour, M. de Talleyrand fut à la Malmaison; il trouva le premier
+Consul dans une grande agitation.
+
+--Qu'avez-vous donc, général? lui demanda M. de Talleyrand.
+
+
+BONAPARTE.
+
+Un motif de grande inquiétude. Je ne sais qui envoyer en Angleterre,
+comme ministre, en échange de ce beau fils qu'ils m'envoient ici.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Mais, général, regardez autour de vous... N'avez-vous pas déjà chargé
+d'une mission diplomatique le général Sébastiani?
+
+
+BONAPARTE secouant la tête.
+
+J'en ai besoin pour autre chose...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+M. de Vaisne...?
+
+
+BONAPARTE.
+
+Eh! ce ne serait pas trop mal!...
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Le général Berthier?
+
+
+BONAPARTE, secouant encore la tête.
+
+_J'en ai besoin pour autre chose._
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Mais pourquoi ne pas envoyer à Londres M. Denis[74]?
+
+[Note 74: Je ne sais de qui il voulait parler.]
+
+
+BONAPARTE.
+
+J'ai mon affaire... j'enverrai Andréossi.
+
+
+M. DE TALLEYRAND, souriant.
+
+Vous voulez nommer _André aussi_!... Qu'est-ce donc que cet André? je
+ne l'ai jamais vu auprès de vous.
+
+
+BONAPARTE ne comprenant pas.
+
+Je ne vous parle pas d'André... je dis _Andréossi_ de l'artillerie.
+
+
+M. DE TALLEYRAND.
+
+Ah! je vous demande pardon! je n'avais pas compris... C'est Andréossi
+de l'artillerie... Je cherchais, moi, Andréossi dans la diplomatie...
+Oui, oui, Andréossi... c'est très-bien.
+
+M. de Talleyrand se moquait, non pas du premier Consul, mais de son
+choix. En effet, on ne comprend pas comment Bonaparte a pu faire
+un pareil choix pour un ambassadeur. Andréossi était lourd, épais,
+ne connaissait guère que ses polygones, et voilà tout. Aussi ne
+plut-il que médiocrement, et même pas du tout, à Londres; le prince
+de Galles, si élégant, si admirablement _fashionable_, ne sut que
+penser de l'envoi d'un tel homme. Ignorant des premières notions
+de la politesse, il fit d'abord des gaucheries qui commencèrent
+par faire rire, et finirent par ennuyer... M. de Talleyrand nous
+racontait un jour que M. le général Andréossi, ne connaissant pas les
+coutumes _princières_, appelait toujours le prince de Galles: _Mon
+prince_... Le prince de Galles, à la fin, ennuyé de cette répétition,
+dit un jour à je ne sais quelle personne de la légation française:
+_Dites donc au général Andréossi de ne pas toujours m'appeler mon
+prince... il finirait par me faire prendre pour un prince russe._
+
+Andréossi fut rappelé avant que le reste de ses équipages fût déballé.
+
+Un jour les amis de M. de Talleyrand furent consternés. On apprit,
+non pas _qu'il allait_, mais _qu'il venait_ de se marier... Il avait
+épousé madame Grandt.
+
+M. de Narbonne, que je vis le soir chez la marquise de Lucchesini,
+me confirma la chose. Il en avait été témoin à sa grande honte et
+regret...
+
+Ce mariage étonna tout le monde. Madame Grandt n'était plus jeune,
+elle n'était plus belle même. Il ne restait plus de cette personne
+si renommée qu'un colosse de chair, portant perruque, ayant des
+yeux bordés de rouge, et en tout une personne très-peu désirable.
+Toutes les vieilles amies de M. de Talleyrand jetèrent flammes
+et feu. La duchesse de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame
+d'Yechsiwithz, madame de Coigny, tout ce monde fut désolé. Mais ce
+furent principalement les hommes. M. de Montrond surtout tenait
+madame de Talleyrand dans la plus belle des haines. Il y avait enfin
+un concert de reproches entre tous les amis de M. de Talleyrand, qui
+vint s'abattre sur M. de Narbonne, témoin du mariage.
+
+--Pourquoi ne pas nous l'avoir dit? s'écriaient-ils tous...; nous
+serions venus embrasser notre ami et lui demander de ne pas faire
+cette folie.
+
+--Mais je n'ai pas eu le temps, s'écriait M. de Narbonne. Songez donc
+que je n'ai eu que deux heures.
+
+Lorsque madame de Talleyrand fut présentée à l'Empereur, elle vint
+à Saint-Cloud faire sa cour. En la voyant, l'Empereur fronça le
+sourcil, et lui dit assez durement:
+
+--Madame, maintenant que vous êtes la femme d'un homme dont le nom
+vous impose des devoirs, j'espère que vous y songerez.
+
+Madame de Talleyrand était probablement prévenue, et on lui avait
+fait la leçon, car elle répondit:
+
+--Sire, je m'efforcerai d'imiter _en tout_ Sa Majesté l'Impératrice.
+
+L'Empereur ne répondit rien à son tour. Une fois mariée, madame de
+Talleyrand rendit la maison de M. de Talleyrand moins agréable. On
+savait ce qu'elle était avant ce mariage, et tout en la traitant
+bien, on lui donnait souvent le loisir de la réflexion en restant
+des soirées entières sans lui parler. Elle ne gênait pas enfin, et
+maintenant il fallait se gêner pour elle. Toutefois, cette crainte ne
+fut pas longue. M. de Talleyrand, qui, je crois, s'en était repenti
+avant de l'avoir fait, dit lui-même quelques mots qui guidèrent
+les amis même au delà des bornes prescrites. Mais de ce moment,
+néanmoins, la maison de M. de Talleyrand fut toute différente de ce
+qu'elle était.
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+M. DE TALLEYRAND SOUS L'EMPIRE, DE 1804 À 1807.--LE PRINCE DE
+BÉNÉVENT DEPUIS 1807 JUSQU'EN 1814.
+
+La situation de M. de Talleyrand pendant le séjour du Pape en
+France, lors du couronnement, fut très-délicate; mais il s'en tira
+admirablement, et même à Notre-Dame il ne craignit, ou du moins ne
+parut craindre aucuns souvenirs fâcheux. Peut-être lui-même les
+avait-il oubliés.
+
+Un fait dont peu de gens se doutent, c'est que M. de Talleyrand
+perdit à l'Empire. Sous le Consulat, malgré les gardes qui étaient
+chez le second et le troisième consul, malgré leur rang dans
+l'almanach de l'année, même de l'Empire, M. de Talleyrand était,
+par le fait, le second personnage de l'État. Bonaparte avait une
+excessive confiance en lui, et il le lui témoignait par des soins
+tout à fait visibles pour ceux qui passaient comme moi leur vie aux
+Tuileries ou à la Malmaison. Je pensais dès lors que le nom de M.
+de Talleyrand était pour beaucoup dans cette considération que lui
+montrait le premier Consul. L'ancienneté, l'illustration de ce nom
+de Périgord, formaient une sorte d'auréole autour de la tête de M.
+de Talleyrand. Napoléon avait une grande mobilité dans de certaines
+parties de lui-même, et cette mobilité donnait lieu à des disparates
+étranges. Ainsi, par exemple, il voulait l'égalité parmi les hommes,
+et il vénérait les anciens noms. On a vu combien cette magie des noms
+a influé sur l'arrangement du château impérial.
+
+Mais le crédit de M. de Talleyrand venait encore d'une autre
+cause. J'ai dit que je serais juste avec lui, et je le serai. Je
+reconnaîtrai que son esprit juste et fin avait su comprendre comment
+on devait flatter Bonaparte. Il ne le flattait que rarement, et
+alors c'était avec une telle délicatesse, qu'il n'en restait que le
+parfum et aucun des ennuis; ensuite il le servait comme il voulait
+l'être. Jamais une note violente ne partait immédiatement; jamais
+une lettre, commandée dans la colère, n'était écrite et envoyée
+comme le faisaient beaucoup de ministres, qui croyaient faire
+merveille en servant ainsi à la course. Ceci rentre bien dans ce que
+me disait, il y a bien peu de temps, un des hommes qui ont été le
+plus attachés à Bonaparte:--Le malheur de l'Empereur, me disait-il,
+est d'avoir été trop bien servi. En effet, que de préfets, que de
+ministres se hâtaient d'exécuter les ordres donnés dans un moment
+de colère!... Que de fois on a détruit l'affection d'une province
+entière en exigeant, croyant mieux agir, vingt hommes de plus pour
+la conscription d'une année!... M. de Talleyrand ne faisait point
+ainsi. Il attendait, pour envoyer une note ou une lettre, quelquefois
+vingt-quatre ou trente-six heures, et l'Empereur n'en était que plus
+satisfait.
+
+Au moment où l'Empire fut proclamé, une chose assez remarquable,
+c'est la manière dont le corps diplomatique était composé, en le
+mettant en comparaison du corps diplomatique au moment du Consulat.
+C'était la base de la société de M. de Talleyrand que ce corps
+diplomatique, et il savait avec beaucoup d'habileté en tirer un grand
+parti; excepté le ministre batave, tout avait été changé.
+
+Le comte de Cobentzell (Philippe), ambassadeur d'Autriche.
+
+C'était un petit homme, habillé comme au temps de Marie-Thérèse,
+dont il parlait sans cesse; portant un manchon grand comme la main,
+ayant toujours ses habits garnis de la plus belle pelleterie du
+Nord, coiffé comme un as de pique; homme assez ordinaire et pas mal
+ridicule, ce qui pour le temps qui courait ne valait rien chez nous.
+Je ne sais trop pourquoi le cabinet de Vienne l'avait choisi; du
+reste, bon homme et fort attentif aux devoirs de politesse du monde.
+
+Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, était l'opposé du comte
+de Cobentzell. C'était un homme encore jeune, du moins assez pour
+n'avoir rien d'austère dans les manières sans être ridicule; on dit
+qu'il était d'une grande habileté en affaires, je le crois sans
+peine. Il parlait bien français, et en tout il comprenait la France.
+Sa femme était belle en intention, mais non pas en réalité. On voyait
+qu'en naissant elle avait fait ce qu'elle avait pu pour cela, sans
+pouvoir y parvenir; elle aimait la France, était joyeuse, et en tout
+plaisait assez.
+
+Le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, était une énigme
+difficile à résoudre. Fort laid, et même d'une laideur repoussante
+et choquante, n'ayant qu'un oeil, et dans l'autre une expression
+déplaisante, il était peu aimé de la société dans Paris, où il est
+meilleur d'abord de ne pas déplaire par les yeux pour avoir du succès
+par l'esprit. M. de Lucchesini en avait pourtant beaucoup, et même
+plus qu'il n'en fallait, car souvent sa finesse lui faisait dépasser
+le but. L'Empereur ne l'aimait pas, et en général on aimait mieux M.
+de Brockhausen, qui lui succéda. Madame la marquise de Lucchesini
+était une grande femme prussienne, ayant tout immense, excepté les
+yeux, qui étaient fort petits et qu'elle agrandissait tant qu'elle
+pouvait avec du noir récolté sur une grande épingle; ce qui faisait
+que ses yeux et son visage étaient souvent barbouillés comme celui
+d'un petit ramoneur: elle parlait comme un enfant, prétendait qu'elle
+ne pouvait pas dire _Paris_, et disait _Pa-is_, faisait la charmante,
+et annonçait trente-deux ans, tandis que son extrait de baptême
+disait cinquante. Mais il n'y a pas mort d'homme dans la découverte
+d'un petit mensonge comme celui-là, et comme elle était bonne femme
+on lui passait cela.
+
+M. de Cetto, ministre de Bavière, était un honnête homme, ayant
+une femme qui était douce et bonne, disait son âge et n'avait de
+prétention qu'à remplir ses devoirs de mère de famille; ce à quoi
+elle réussissait à merveille.
+
+La Russie n'avait qu'un chargé d'affaires en ce moment, qui était M.
+le chevalier Doubril. C'était un garçon fort habile, dit-on; mais la
+position difficile de la Russie au moment du couronnement empêchait
+cette puissance, ou du moins son représentant, d'être dans la société
+française comme il l'eût été sans cet empêchement.
+
+Le bailli de Ferrette, ministre de l'ordre de Malte, était un homme
+qui représentait son affaire à merveille. On se demandait souvent
+si le bailli de Ferrette existait; il était incertain qu'il fût
+vivant pour beaucoup de gens; il était petit, maigre au point
+d'être diaphane, pâle et tellement fluet, que M. de Montrond disait
+qu'il était l'homme le plus hardi de France, _attendu qu'il marchait
+quand il faisait du vent_. Sa conversation était nulle, et pourtant,
+comme la tradition de toutes les coutumes de la bonne compagnie
+vivait encore en lui plus que son individu même, on l'aimait, et il
+était recherché pour le whist de M. de Talleyrand quand la partie
+habituelle n'était pas là.
+
+Cette partie se composait de M. de Talleyrand lui-même, de M. le
+comte Louis de Narbonne, de M. de Montrond, de M. le prince de
+Nassau, de M. de Choiseul, de M. de Sainte-Foix et de M. de La
+Vaupalière.
+
+Mais le plus important de tous était le duc de Laval: j'en parlerai
+tout à l'heure...
+
+M. de Dreyer, ministre-ambassadeur de Danemark, était un homme d'une
+bonne attitude. Le Danemark avait toujours été ami fidèle de la
+France, et son ministre avait toujours été bien accueilli chez M. de
+Talleyrand, qui avait au suprême degré un talent inimitable pour ces
+nuances si difficiles à saisir, et qui souvent évitent des notes qui
+ne font qu'aigrir les esprits.
+
+M. de Souza, ministre de Portugal, était un homme profondément
+instruit, honnête homme, n'ayant pas l'apparence pour lui, mais au
+fond un homme fort remarquable. Sa femme allait peu dans le monde,
+et pourtant elle y eût été admirablement placée: c'était madame
+de Flahaut, auteur d'_Adèle de Sénanges_ et d'une foule de jolis
+ouvrages. Elle ne sortait que rarement, même pour aller chez M. de
+Talleyrand, dont cependant elle avait été l'amie la plus intime
+pendant longtemps et avant la Révolution. Cette liaison remontait à
+1785. Madame de Souza était la femme la plus charmante et la plus
+agréable de causerie et de bonne compagnie que j'aie vue. Une seule
+personne me la rappelle encore, et ce n'est qu'en partie; comme
+j'établis une comparaison à son désavantage, je ne la veux pas nommer.
+
+Le cardinal Caprara, légat du Saint-Siége, était un homme dont on ne
+pouvait dire que du bien, mais _prélat romain_ au delà de tout. Il
+suivait à Paris les coutumes de la place d'Espagne et du _Corso_,
+comme il eût fait à Rome; du reste, c'était un homme fin et délié, un
+homme bien capable de jouer la partie de M. de Talleyrand, et même de
+lui rendre peut-être des points en fait de ruses et de contre-ruses.
+
+Quant à l'Espagne, son VRAI ministre était un homme d'un aspect
+odieux nommé Don Eugenio Izquierdo.--Cet homme, d'une laideur
+tellement repoussante qu'il faisait fuir les enfants[75] comme
+un épouvantail, avait l'âme de cette figure. M. de Talleyrand et
+ses alentours avaient pour cet Izquierdo un attachement que je
+n'ai jamais compris, car de le voir seulement me l'aurait fait
+prendre en aversion. Il s'occupait d'histoire naturelle, où il
+était, dit-on, fort habile; mais le réel de ses occupations à Paris
+était de conférer secrètement avec M. de Talleyrand et une autre
+personne de son intimité que je ne veux pas nommer. C'est par lui
+qu'une grande partie des affaires d'Espagne se sont traitées; le
+prince de la Paix avait une entière confiance en lui, et il était
+_son chargé d'affaires_ en France, pour ce fameux traité qui devait
+donner le royaume des Algarves au prince de la Paix... Rien n'était
+plus ignoble surtout que la figure de cet Izquierdo! Je me le
+rappelle comme un cauchemar.--Comment l'Espagne ne l'a-t-elle pas
+jugé!--Il y a des destinées qui, en vérité, font murmurer contre la
+justice céleste... Izquierdo meurt dans son lit, et Riego meurt sur
+l'échafaud!...
+
+[Note 75: Mes petites filles, surtout la plus jeune, faisaient des
+cris affreux en le voyant.]
+
+En ajoutant à ce corps diplomatique ce qui devait nécessairement
+faire partie du nôtre en France, et qui allait chez M. de Talleyrand
+par devoir et par plaisir, comme les auditeurs qu'on envoyait en
+mission, on voit que sa maison était une des plus agréables de
+Paris. La princesse d'Yeckciwitz, soeur du prince Poniatowsky, était
+une habituée de la maison. Madame de Talleyrand ne l'aimait pas:
+elle en était jalouse comme une tigresse; et si la pauvre princesse
+avait eu deux yeux, elle les lui eût arrachés; malheureusement
+elle n'en avait qu'un. La pauvre femme avait pour M. de Talleyrand
+une de ces passions qui jettent un manteau de ridicules sur une
+femme, de manière qu'elle ne le dépouille jamais. Elle envoyait à
+M. de Talleyrand tout ce qu'elle trouvait de rare et de beau dans
+son chemin; cette manière de vivre n'enrichit pas quand on n'a
+pas une grande fortune. Ce fut le malheur de la pauvre princesse
+d'Yeckciwitz... elle fit des dettes, et même un beau jour il lui
+arriva un malheur comme cela pourrait échoir pour un fils de
+famille, le tout pour avoir fait des cadeaux à M. de Talleyrand.
+Le plus curieux de l'affaire, c'est que M. de Talleyrand, qui
+n'avait pas une passion pour elle, comme on le pense bien, ne
+faisait aucune attention aux _raretés_, qui même bien souvent s'en
+allaient figurer chez la duchesse de Courlande ou telle autre amie
+de M. de Talleyrand, qui à son tour en faisait des générosités. Je
+dis cela parce que je sais les _voyages et malheurs_ arrivés à un
+superbe mandarin à la robe bleue, aux manches pendantes, aux yeux
+retroussés; cet honnête mandarin, qui coûta des sommes folles, fut
+donné par madame la princesse d'Yeckciwitz à M. de Talleyrand.--M. de
+Talleyrand le donna à madame la duchesse de Courlande; et madame la
+duchesse de Courlande, quoiqu'elle tînt avec tendresse à la moindre
+babiole qui lui venait de M. de Talleyrand, donna le magnifique
+mandarin à son amie de coeur madame la marquise de Sainte-Croix[76],
+où je l'ai vu il y a peu d'années dans l'hôtel de cette dernière, rue
+Sainte-Marguerite au Marais.
+
+[Note 76: Madame la marquise Des Corches de Sainte-Croix, mère du
+général Sainte-Croix et tante de madame du Cayla. Elle était soeur de
+M. Talon; c'était une femme supérieure, et l'amie la plus intime de
+la duchesse de Courlande, mère de la duchesse de Dino.]
+
+Les vieilles femmes étaient une partie fort soignée du salon de M.
+de Talleyrand. À commencer d'abord par la sienne, qui n'était plus
+ni jolie, ni jeune, ni même agréable, on comptait une demi-douzaine
+de têtes qui chacune pouvaient réclamer pour leur part personnelle
+au moins la moitié d'un siècle. C'étaient madame de Luynes, madame
+d'Yeckciwitz, madame Zayombeck, madame de Balbi, madame de Laval...
+et quelques autres encore dont j'ai oublié les noms.--Madame de
+Talleyrand était à peine saluée par ces dames, au reste, qui ne s'en
+gênaient guère.
+
+Le traité de paix qui suivit Austerlitz amena à Paris une quantité
+d'étrangers qui augmentèrent l'agrément de la maison de M. de
+Talleyrand, sans rien ajouter cependant au charme qu'on trouvait
+toujours à le rencontrer, _lui_, et quelques autres hommes de son
+intimité, passé une heure du matin; et lorsqu'on le trouvait de bonne
+humeur surtout, la bonne fortune était complète: alors il avait un
+_laisser aller_ qu'on aurait pris pour une confiance arrachée par
+le charme que vous auriez exercé sur lui, lorsqu'au contraire il ne
+disait que ce qu'il voulait dire, et tout en ayant l'air de raconter
+_malgré lui_, c'était une nouvelle qu'il lançait dans le monde; mais
+n'importe, je me rappellerai toujours avec reconnaissance le charme
+que j'ai trouvé dans ces heures passées à l'écouter; jamais je n'ai
+rien rencontré de plus ravissant que cette causerie familière de M.
+de Talleyrand avec ses amis les plus intimes, M. de Narbonne, M. de
+Montrond, M. de Sainte-Foix.--Le prince de Nassau, tout conteur et
+menteur qu'il était, se soumettait à la loi que M. de Talleyrand
+semblait imposer. J'ai vu quelquefois toute une soirée ou plutôt
+toute une nuit, car on ne demeurait libre qu'à une heure, on ne
+soupait qu'à deux, et on n'allait se coucher qu'à quatre ou cinq, se
+passer sans que M. de Nassau fît un mensonge.
+
+Un homme parfaitement aimable qui venait chez M. de Talleyrand, mais
+n'était pas Français ni de son intimité, c'était le comte Golowkin.
+Le comte Golowkin était spirituel, charmant, Français de bonne
+compagnie _en tout_... et, en vérité, un homme tout à fait désirable
+pour une maîtresse de maison, mais après cela menteur comme on ne
+l'est vraiment que très-rarement. C'était avec une perfection du
+genre que je ne pouvais comprendre quand je me le rappelais; car en
+l'écoutant il parlait si bien qu'on ne pensait pas au mensonge.
+
+J'ai parlé tout à l'heure du duc de Laval: c'était un type dont le
+moule est brisé que M. de Laval; on lui a prêté une foule de mots
+qu'il n'a jamais dits, il y en avait bien assez des siens; mais M.
+de Laval était loin d'être un sot; il avait même un esprit à lui qui
+était assez original. Comprenant tous les jeux, les jouant, le whist
+surtout, de manière à se faire une fortune loyale et certaine avec ce
+jeu, il ne sortait jamais d'un sérieux aussi imposant que s'il eût
+traité de la paix ou de la guerre pour le premier des empires.
+
+Mais son humeur était odieuse à supporter; personne n'en était à
+l'abri. M. de Talleyrand, sa soeur, la duchesse de Luynes, M. de
+Montrond et toute la troupe du whist y passaient sans appel pour peu
+qu'on fît une faute, et avec M. de Laval la faute arrivait souvent.
+M. de Montrond lui ripostait toujours: aussi avait-il fini par se
+soumettre un peu. Quant à M. de Talleyrand, il ne lui répondait pas.
+Madame de Luynes prenait l'affaire au sérieux, et alors la partie de
+whist devenait un combat de cris et de paroles injurieuses dites par
+M. de Laval, au grand amusement de toute la compagnie.
+
+Comme je n'écris pas l'histoire politique de l'époque, je m'étends
+davantage sur les personnages qui formaient la société et
+conséquemment le salon de M. _le prince de Bénévent_: car tel était
+le titre enfin que l'Empereur avait conféré à M. de Talleyrand pour
+_ses services rendus à l'État_.
+
+J'allais alors fort souvent chez M. de Talleyrand. J'aimais son
+esprit, j'appréciais son talent; et quoiqu'un homme de mes amis, d'un
+jugement supérieur, et qui le connaissait fort bien, me dît le peu de
+fond qu'on pouvait faire sur son dévouement à l'Empereur, Junot et
+moi, nous y croyions comme à un précepte de notre foi... Au moment où
+je partis pour le Portugal, je dînai chez lui; comme il était alors
+notre ministre, plus que celui de la Guerre, étant placée auprès
+de lui à table, il me parla de l'Empereur dans de tels termes que
+j'en fus attendrie, et le dis le soir même à M. d'Abrantès: «Cela
+ne m'étonne pas, me répondit-il... je sais _qu'il aime_ l'Empereur,
+et Lannes aura affaire à moi s'il répète encore un mot comme celui
+d'hier.»
+
+Ce mot avait été dit à dîner chez moi par le général Lannes, qui
+revenait de Lisbonne, où il s'était conduit comme un écolier, et où
+M. de Talleyrand lui avait probablement _écrit_ ou _dit_ quelques
+mots railleurs, selon la matière, qui, pour le dire avec vérité,
+était abondante. Avec le haut mérite du duc de Montebello, on peut
+convenir qu'il n'avait rien en lui qui pût convenir au négociateur.
+M. de Talleyrand l'avait vu, l'avait dit et avait bien fait; Lannes,
+qui n'aimait et ne supportait même pas une remontrance de l'Empereur,
+récusa, comme on le pense bien, celle de M. de Talleyrand. Cependant,
+tout brave qu'il était, M. de Talleyrand lui faisait peur au jeu de
+la parole. C'était une escrime à laquelle il n'était pas habile, et
+n'avait pour toute parade qu'une injure ou un jurement, ce qui ne
+prouve rien du tout, au contraire.
+
+Nos relations avec M. de Talleyrand furent toujours ce que je viens
+de les montrer. De ma part, il y avait même un motif de plus pour
+m'en rapprocher. J'étais liée depuis l'enfance avec une de ses nièces
+que j'aimais et que j'aime toujours chèrement; aussi à mon retour de
+Portugal j'y allais assidûment...
+
+Madame de Talleyrand crut un moment, et ce moment fut long, que
+c'était pour sa personne que j'allais si souvent chez M. de
+Talleyrand, et la voilà qui me prit dans la plus funeste des amitiés:
+car c'était une calamité que l'amitié de madame de Talleyrand; M. de
+Talleyrand saurait bien qu'en dire...
+
+En conséquence, elle m'arriva régulièrement deux fois par semaine,
+venant le matin pour me voir plus _intimement_, venant le soir _pour
+la convenance_, disait-elle, et m'ennuyant toujours; ce que je ne
+pouvais lui dire et qu'elle ne voyait pas. Je me sauvais bien d'elle
+auprès de M. de Talleyrand, où j'étais sûre qu'elle ne me viendrait
+pas chercher, car elle le craignait et ne l'aimait plus: elle était
+même à cette époque déjà très-méchante pour lui; des _caqueteurs_
+prétendaient même qu'elle le _battait_, et l'un d'eux racontait
+qu'un jour M. de Talleyrand ayant mal aux dents d'une fluxion
+très-douloureuse, elle lui porta un coup violent dans la joue malade.
+
+Un soir nous étions peu de monde chez M. de Talleyrand, M. Fox était
+encore au ministère. M. de Talleyrand nous raconta qu'il avait écrit
+la lettre la plus charmante pour annoncer qu'on avait découvert à
+Londres un homme qui voulait assassiner l'Empereur; cet homme était
+FRANÇAIS.
+
+«J'ai fait mettre ce misérable en prison, ajoutait M. Fox; mais nos
+lois ne permettent pas de retenir longtemps en prison un étranger
+qui n'est coupable d'aucun délit en Angleterre. J'attendrai l'avis
+que vous me donnerez.» M. Fox disait encore dans sa lettre à M. de
+Talleyrand un fort joli mot qui prouvait l'horreur qu'il avait pour
+le crime que l'assassin méditait: «Je lui ai d'abord fait l'_honneur
+de le prendre pour un espion_,» disait le ministre anglais...
+
+M. de Talleyrand, en parlant de ce fait comme d'une sorte de
+confidence, exaltait beaucoup M. Fox et sa loyauté. Le fait réel,
+c'est que M. Fox était un homme ayant l'âme élevée, et sans aucune de
+ces petites passions comme en nourrissait M. Pitt. M. de Talleyrand
+voulait répandre cette action de M. Fox pour qu'il lui revînt à
+Londres qu'on était reconnaissant de ce qu'il avait fait. L'Empereur
+fit encore plus; il lui fit adresser par M. de Talleyrand une
+charmante lettre qui fut même comme un chaînon repris et rattaché. Si
+M. Fox était demeuré plus longtemps en ce monde, il est certain que
+la paix aurait été signée de nouveau.
+
+M. de Talleyrand quitta Paris pour suivre l'Empereur en Allemagne,
+après la bataille d'Iéna. Paris devint alors bien désert. Madame de
+Talleyrand, qui avait déjà Valençay, je crois, mais ne voulait pas
+aller si loin, prit une bicoque à la Muette où je me rappelle avoir
+été la voir. Je la trouvai dans une chambre où son gros et grand
+corps pouvait à peine se tenir. La conversation n'était pas tenable
+quand M. de Talleyrand n'y était pas...
+
+Après son départ j'héritai de la partie de whist. Ces messieurs, qui
+avaient tous madame de Talleyrand dans la plus belle et cordiale
+aversion, ne voulurent jamais reprendre leurs soirées chez elle en
+l'absence de M. de Talleyrand, et comme indépendamment du goût commun
+à M. d'Abrantès et à ces messieurs pour le whist, ils étaient de ma
+plus intime société, on n'eut tout simplement qu'à ouvrir deux tables
+de jeu dans mon salon, et quoique les cartes fussent habituellement
+bannies de chez moi, je leur permis d'y entrer pour un temps...
+
+M. de Talleyrand écrit rarement, mais il écrit bien, et cela se
+conçoit en l'entendant causer. Il lui arriva en Pologne une histoire
+fort comique qui donna lieu à une lettre charmante qu'il écrivit
+ici. Sa voiture s'embourba dans ces horribles chemins de la Prusse
+polonaise, et la voiture ministérielle demeura en panne comme la
+charrette d'un manant: on appela des soldats.--Il y fallait penser;
+la voiture était là depuis neuf heures du matin, et il était alors
+sept heures du soir. Un bataillon tout entier arriva, et la voiture
+fut soulevée et enfin arrachée de ce gouffre boueux dans lequel elle
+était tombée.
+
+--Qui est donc là-dedans? demanda un soldat.--Le ministre des
+Affaires étrangères.
+
+--Ah! ah! dit le premier, qui, à ce que croit M. de Talleyrand, était
+le _gracioso_ du bataillon, pourquoi se mêle-t-il de venir faire de
+sa chienne de diplomatie dans un maudit pays comme celui-ci?
+
+--C'est vrai ça, dirent tous les autres en choeur.
+
+Ce que j'ai dit de M. Fox me rappelle un fait arrivé dans le même
+temps. Il y avait à Hambourg un émigré chargé par Louis XVIII de
+payer des pensions à de pauvres émigrés qui demeuraient soit à
+Hambourg, soit à Altona. Le comte de Gimel, nom de cet envoyé de
+Louis XVIII, était un homme comme la Restauration aurait dû en avoir
+beaucoup: c'était un homme dévoué à sa cause, mais avec honneur et
+loyauté, un vrai Français enfin. Le comte de Gimel était donc à
+Hambourg lorsqu'un jour, le 17 juillet 1806, un nommé _Loiseau_ se
+présenta chez lui, et, sans préambule, lui offrit de venir à Paris
+pour assassiner l'Empereur. M. le comte de Gimel, révolté de cette
+proposition, le reçut avec horreur.
+
+«Si vous n'avez pas d'autres moyens pour relever le trône des
+Bourbons qu'un lâche assassinat, monsieur, lui dit-il, allez ailleurs
+chercher des complices!»
+
+Un ami de M. de Gimel, qui allait beaucoup chez le résident de France
+à Hambourg, lui raconta le fait, ce qui fit arrêter Loiseau et le fit
+conduire à Paris. M. de Gimel était un homme d'une noble et loyale
+opinion: des royalistes comme lui auraient fait aimer les Bourbons.
+Il mourut peu de temps après cet événement et fut mal remplacé
+jusqu'au moment où M. Hue, ancien valet de chambre de Louis XVI, vint
+lui-même à Hambourg pour inspecter les besoins des pauvres émigrés
+dont madame la duchesse d'Angoulême prenait soin.
+
+Tilsitt vit faire un traité qui de nouveau devait donner de l'espoir
+pour la paix. M. de Talleyrand revint avec l'Empereur; la société
+de la rue d'Anjou reprit ses habitudes, et tout marcha comme par le
+passé. Toutefois une grande tempête se préparait du côté de l'ouest,
+et tout faisait présumer que ses éclats seraient terribles: l'Espagne
+annonçait une révolution... Ce fut en ce moment que Napoléon supprima
+le tribunat!...
+
+C'est une délicate chose à toucher que cette affaire de la Péninsule.
+Avant d'en dire quelques mots, je parlerai de l'opinion de la France
+sur l'Empereur: elle était ce que peut-être elle n'avait jamais été.
+Sa force morale avait reçu à Tilsitt une augmentation tellement hors
+des proportions voulues, qu'il pouvait tout tenter. Cette amitié
+d'un souverain puissant, l'entrevue de Tilsitt, tout ce qui s'était
+passé dans cette campagne, où en dix mois Napoléon avait touché les
+bords de la Vistule et remporté des victoires qui suffiraient pour
+illustrer le règne entier d'un homme; le fait réel, c'est que depuis
+le couronnement de l'Empereur, jamais il ne fut aussi fort qu'en ce
+moment.
+
+Les affaires de la Péninsule ont-elles été conseillées par M. de
+Talleyrand, _oui_ ou _non_? voilà l'état d'une question fort délicate
+depuis longtemps livrée à la discussion politique... et personne ne
+l'a pu résoudre. Si j'interroge ma conscience, je réponds que je
+suis certaine que si M. de Talleyrand ne l'a pas conseillée, il l'a
+fortement approuvée. Je n'en veux pour preuve que les liaisons plus
+qu'intimes non-seulement de lui avec Izquierdo, mais de tous ceux
+qui l'entouraient avec cet homme, âme damnée du prince de la Paix...
+J'ai d'ailleurs trouvé dans les papiers de mon mari des fragments
+de lettre ayant rapport à sa mission secrète lors de notre premier
+passage à Madrid, en allant prendre possession de notre ambassade à
+Lisbonne; Junot fut alors chargé de plusieurs choses intimes pour le
+prince des Asturies (plus tard Ferdinand VII). Tout cela se tient, et
+assez pour que je puisse formuler une opinion sur cette terrible et
+mystérieuse affaire d'Espagne. Le duc de Lavauguyon, qui se trouva à
+Madrid avec Murat, nous a raconté de bien étranges choses. Tous ces
+fragments forment un _tout_ sur lequel je suis assise, et je prends
+de là ma direction.
+
+La _prise_ du Portugal commença la _prise_ de la Péninsule. Ce mot de
+_prise_ on n'en voulait pas, car on choisit pour commander l'armée
+d'invasion l'homme qui était _encore ambassadeur_ auprès de la reine
+de Portugal. Ce fut une mauvaise comédie dont personne ne fut dupe,
+mais qui ne s'en joua pas moins.
+
+La marche de l'armée française sur Lisbonne fut un prodige. Le
+général Thiébault, chef d'état-major du duc d'Abrantès pour cette
+même campagne, et à qui l'armée doit tant de remerciements et de
+reconnaissance, peut dire si ce fut _une promenade_, comme l'ont dit
+quelques ignorants ou quelques serpents... un de ces reptiles qui ont
+toujours besoin de siffler, n'importe quelle action. Quoi qu'il en
+soit du plus ou moins de périls que l'armée a courus, tandis que nos
+aigles s'avançaient vers Lisbonne, Madrid grondait déjà sourdement
+pour annoncer cette terrible tempête qui devait amener quatre cent
+mille Français dans cette belle Espagne, pour y trouver la mort.
+
+On sait déjà que ce n'était pas Charles IV qui était roi d'Espagne;
+il avait beau mettre au bas des cédules royales:
+
+_Yo el Rey_,
+
+il n'était pas aussi roi dans la Péninsule que je suis maîtresse
+absolue dans ma maison. C'était Godoy.
+
+Ce Godoy, détesté, méprisé des Espagnols, ce Godoy qui, pendant vingt
+ans qu'il fut _privado_, ne sut même pas donner une loi heureuse à
+sa patrie... Pas un chemin, pas un pont, pas un arbre planté en son
+nom!... un silence de mort enfin couvrirait le nom de cet homme, si
+le cri de l'indignation ne s'élevait à côté de lui pour lui dire
+qu'il a fait le malheur de l'Espagne.
+
+Cette haine générale n'était pas seulement le fruit de sa position
+de favori. Cette place de _privado_ n'avait pas toujours été occupée
+par un homme inhabile; le duc d'Olivarès[77], le duc de Lerme, don
+Juan d'Autriche, le frère de Charles II, montraient, avec le comte
+de Campo-Manès, ce qu'on peut produire avec la faveur, quand le bon
+grain tombe sur une bonne terre. Mais Godoy ne dut son avénement à
+_la faveur_ du roi que _par celle_ de la reine. Honte sur lui! criait
+la nation tout entière.
+
+[Note 77: Le duc d'Olivarès laissa prendre le Portugal, mais ce fut
+après tout un grand ministre; s'il ne fut pas l'égal de Richelieu, il
+fut moins cruel, au moins, et cela compense.]
+
+Et c'est de cet homme que Don Eugenio Izquierdo était non-seulement
+l'agent, mais l'ami... Et on sait comment Izquierdo était reçu chez
+M. de Talleyrand!... Izquierdo!... lorsque je pense à cet homme, mon
+coeur se soulève.
+
+Godoy fut l'homme fatal de l'Espagne bien plus que Napoléon. Je
+connais l'Espagne et je l'aime; j'ai bien étudié tous ses malheurs,
+j'ai remonté à leur cause, et je crois pouvoir affirmer que Don
+Manuel Godoy est la principale cause de toutes les infortunes de la
+Péninsule, sous quelque forme qu'elle ait été frappée.
+
+Le prince des Asturies abhorrait le prince de la Paix; j'ai entendu
+cette haine s'exhaler avec rage du coeur de Ferdinand VII, en
+présence de mon mari et de la princesse sa femme[78], lorsque je
+passai à Madrid pour aller à Lisbonne.
+
+[Note 78: Il voulait sans doute le conduire, comme Don Carlos, à
+être jugé à mort. Ensuite, il n'y aurait eu que Don Carlos entre Don
+Francisco et le trône; Don Francisco, le troisième enfant, était fils
+de Godoy.]
+
+Notre ambassadeur à Madrid, lors de la révolution d'Aranjuez, était
+M. le marquis de Beauharnais, beau-frère de Joséphine; sa position
+était des plus difficiles. Il avait tout le tact et le talent
+nécessaires pour agir dans une semblable circonstance; mais que
+faire contre une double manoeuvre qui agit sans que vous sachiez où
+sont ses mouvements? M. de Talleyrand avait ses rouages, ses fils,
+que faisait mouvoir Izquierdo, et M. de Beauharnais avait d'autres
+renseignements et presque d'autres ordres. Il se conduisit même avec
+une admirable modération, en rétablissant la paix entre le prince des
+Asturies et son père. Mais Godoy ne voulait pas de paix; il voulait,
+je crois, la mort du prince des Asturies. Je ne puis m'expliquer
+autrement cette rage haineuse qui l'animait contre l'infant. Enfin
+les choses en vinrent au point que le roi et l'infant portèrent la
+cause au tribunal de Napoléon.--Il donna raison au père. Le fait est
+que le père était un imbécile, le fils un méchant et Godoy le plus
+misérable des hommes. Quant à la reine, elle ne sut être ni épouse,
+ni femme coupable, ni mère, ni souveraine. Voilà les acteurs de ce
+drame si imposant joué à Bayonne en 1808.
+
+Les querelles devinrent sérieuses. On envoya des troupes en Espagne:
+ce fut une faute; nous n'en avions pas le droit... On a prétendu que
+Godoy, voulant emmener le vieux roi loin de Madrid pour le faire
+aller en Amérique, avait demandé des troupes afin de l'effrayer.
+Le fait est qu'Izquierdo partit en courrier de Paris et arriva à
+Aranjuez le mardi-gras. Il alla aussitôt chez Godoy... Il le trouva
+masqué, déguisé en moine, et faisant et disant toutes les folies qui
+passaient par sa pauvre tête. Izquierdo était un misérable niais,
+mais il avait assez de talent pour comprendre la gravité de leur
+position; il leva les épaules et fit bien.
+
+Pendant ce temps, l'armée française, sous les ordres de Murat,
+franchissait les Pyrénées, et Murat entrait dans Madrid, où il
+fut mal accueilli. Murat n'était pas l'homme qu'il fallait aux
+Castillans, peuple sérieux, positif, austère, et l'opposé des
+fanfaronnades et des jactances de Murat.
+
+Il crut avoir pris l'Espagne pour lui; mais l'Empereur lui écrivit
+qu'il fût tranquille et qu'il _songerait à son affaire_. Alors
+se firent entendre les pleurs et les grincements de dents. La
+grande-duchesse de Clèves, de Berg et de Juliers n'était pas
+contente... Mon Dieu! quelle extravagance et quel délire!
+
+Quand Murat vit que l'Espagne n'était pas pour lui, il fit tout ce
+qu'il put pour faire perdre la couronne du royaume d'Espagne au
+pauvre Charles IV, et puis ensuite à tout autre qui la prendrait,
+c'est-à-dire qu'il embrouilla tout, au point que personne ne s'y
+reconnut. Godoy, qu'on allait pendre, ne le fut pas, et l'on vit un
+petit-fils de Louis XIV solliciter à genoux de quitter une couronne,
+un royaume qu'il ne pouvait plus partager avec son _privado_,
+demandant pour toute grâce un dernier asile où ce _trésor_ fût en
+sûreté. C'est alors que Murat, sur les recommandations _écrites_
+et _expresses_ de M. de Talleyrand, rendit la liberté à don Manuel
+Godoy. Ceci était après la révolution d'Aranjuez.
+
+La nation fut furieuse. Godoy était tellement détesté, qu'on avait
+besoin de sa mort comme d'une expiation. Le peuple, les grands, la
+bourgeoisie, tous la voulaient et la demandaient par un seul cri.
+
+C'est alors que l'Empereur arriva à Marrac. Il manda les parties
+devant lui. Ferdinand arriva le premier, et fut suivi de son père et
+de sa mère, qui ne quittaient pas leur inséparable Godoy. On sait
+la fin de cette histoire, du moins dans sa première partie... M. de
+Talleyrand y parut peu en dehors, n'étant plus alors aux Affaires
+étrangères; mais M. le duc de Cadore n'était pas dans ce chaos,
+tandis que M. de Talleyrand y était tout entier. Ses partisans,
+depuis cette époque, en voyant le blâme universel s'étendre sur
+cette affaire, voulurent le disculper, mais n'y purent parvenir; ils
+dirent seulement que s'il fût demeuré au portefeuille des Affaires
+étrangères, les choses se fussent passées plus convenablement.
+
+Les princes d'Espagne allèrent à Valençay, chez M. de Talleyrand
+même, et le roi Charles IV à Marseille, avec sa femme et _Manuelitto
+Godoy_. Quelle profonde étude à faire dans toute cette tragi-comédie,
+jouée et composée par ceux mêmes qui sont en scène!
+
+La conduite de Ferdinand VII, pendant sa captivité, lui fut, dit-on,
+suggérée pour le rendre méprisable aux yeux de ses sujets. Ceci est
+une de ces calomnies comme la méchanceté n'en fait que trop souvent.
+Ferdinand VII était un homme que j'ai connu, et qui n'avait nullement
+besoin d'être poussé pour faire des actions basses et indignes de
+son rang. Conspirant sans cesse contre lui-même, parce que ses
+tentatives étaient stupides; jouant ou faisant jouer la comédie,
+séduisant des maritornes dans les basses-cours du château, il laissa
+le duc de San-Carlos filer une plus noble passion auprès de madame de
+Talleyrand, qui, dit-on, ne lui fut pas cruelle; et lorsqu'elle vint
+à Paris et que nous y vîmes aussi le duc de San-Carlos, nous pensâmes
+que le duc s'était trompé. Mais la princesse ne l'entendait pas
+ainsi.
+
+Une chose dont je n'ai pas parlé dans la première partie de cet
+article, c'est de la _petite Charlotte_. Qu'est-ce que Charlotte?
+Charlotte était une petite fille qu'un beau jour on vit apparaître
+dans le salon de M. de Talleyrand. Comme madame Grandt la caressait
+beaucoup, on crut qu'elle était sa fille et celle de M. de
+Talleyrand. Écoutez donc, il est de fait que la chose paraissait
+probable; mais ce n'était pas cela. Charlotte était fille de
+quelqu'un, parce qu'on a toujours une mère et un père. Le père,
+je n'ai jamais bien connu son nom, à moins qu'il ne s'appelât M.
+Charlotte; car la petite n'eut jamais d'autre nom, même quand au
+titre de mademoiselle on ajoute autre chose; on ne put trouver que
+mademoiselle Charlotte. Enfin, telle qu'elle était, cette petite,
+M. de Talleyrand en était idolâtre. Elle venait pincer les jambes
+du cardinal Caprara, qui lui souriait comme un martyr, parce qu'il
+venait de chez l'Impératrice, où les deux carlins lui avaient mis
+les jambes en marmelade. Elle touchait impunément à la coiffure
+du comte de Grandcourt; et un jour le comte de Bentheim l'ayant
+soulevée dans ses bras, elle lui ôta tout son rouge sans qu'il se
+plaignît. On connaissait son pouvoir sur M. de Talleyrand, et nul ne
+résistait à l'enfant. Mais le plus curieux, c'est que cette petite
+était aimée de madame de Talleyrand comme de son mari. Lorsqu'on
+avait dîné, Charlotte arrivait en se cachant derrière une immense
+coupe d'agate ou de porphyre, dans laquelle brûlaient des parfums.
+Une autre fois, elle arrivait habillée en Espagnole, en Polonaise,
+en Napolitaine, et puis elle dansait le boléro, la mazourka ou la
+tarentelle; M. de Talleyrand, alors, était dans le ravissement, et
+les applaudissements de tout le salon étaient plus vifs que ceux
+de l'Opéra pour mademoiselle Elssler. Le fait est que cette petite
+n'était pas jolie, avait des dents fort avancées, et ne dansait pas
+mieux qu'une autre; elle avait de plus l'air d'un chien habillé,
+avec son toquet sur l'oreille, et était parfaitement ridicule:
+elle m'a toujours fait cet effet au moins. J'ai parlé d'elle aussi
+longuement, parce qu'elle faisait partie du salon de M. de Talleyrand
+comme objet de curiosité. Si M. de Talleyrand avait davantage songé
+à l'avenir qu'il lui réservait, il aurait mis plus d'attention à la
+tenir dans un demi-jour convenable; mais en lui élevant un théâtre
+où il l'exposait, c'était lui donner la célébrité avec toutes ses
+conséquences.
+
+La cause de la disgrâce de M. de Talleyrand, c'est-à-dire du prince
+de Bénévent, est inconnue; on ne peut que la présumer. Le cardinal
+Maury, qui ne l'aimait pas et n'en était pas plus aimé, me disait
+un jour que l'Empereur était ennuyé de tout ce qu'on lui rapportait
+des bêtises de madame de Talleyrand.--Mais qu'est-ce que cela fait?
+demandai-je au cardinal?... le mari est-il solidaire des torts de sa
+femme?...
+
+--Oui. Pourquoi l'a-t-il épousée?
+
+
+MILLIN.
+
+Pourquoi, monseigneur? mais il ne l'a pas voulu. Ne savez-vous pas
+comment s'est fait ce mariage?
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Non vraiment, et ne m'en soucie guère.
+
+
+MILLIN.
+
+M. de Talleyrand reçut ordre de l'Empereur d'être marié dans huit
+jours; l'Empereur espérait que ce court délai ferait peur à M. de
+Talleyrand pour s'accoutumer à ce mariage, et qu'il ferait plutôt
+une alliance étrangère. Pas du tout, M. de Talleyrand n'osa demander
+conseil à personne, et le huitième jour au matin il s'avisa seulement
+d'en parler à M. de Narbonne; alors il n'était plus temps, et madame
+Grandt devint madame de Talleyrand le même soir...
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Mais ce n'est pas d'un homme d'esprit cette conduite-là.
+
+
+MILLIN.
+
+Je ne vous la donne pas pour telle, non plus; mais que voulez-vous y
+faire? Le fait est qu'il est difficile de faire plus de gaucherie que
+la pauvre femme n'en fait. Les ambassadeurs écrivent tous les jours
+des notes pour savoir si ce n'était pas _avec intention_ que madame
+la princesse de Bénévent avait fait telle chose ou telle autre.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Était-ce avec intention qu'elle a demandé à Denon des nouvelles de ce
+pauvre Vendredi?... Elle le prenait pour Robinson Crusoé!
+
+
+MILLIN.
+
+Allons! allons! la chose n'est pas prouvée... Et puis après tout...
+Tenez, monseigneur, je n'y crois pas.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Denon me l'a certifié encore avant-hier... C'est positif.
+
+
+MOI.
+
+Oui, malheureusement, car les étrangers se moquent de nous lorsqu'ils
+savent de pareilles histoires... Savez-vous celle du verre d'eau,
+monseigneur?
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Celle du verre d'eau! non, vraiment; et comme je suis très-friand de
+ces sortes d'histoires, je vous la demanderai.
+
+MOI.
+
+Tenez, voilà quelqu'un qui est un habitué du salon Talleyrand et qui
+vous la racontera à merveille.
+
+
+LE COMTE DE NARBONNE, qui entre.
+
+Qu'ai-je à dire, ma belle amie?... Une histoire? Vraiment, pourquoi
+ne contez-vous pas?
+
+
+MOI.
+
+Non, c'est l'histoire du verre d'eau de madame de Talleyrand. C'est à
+madame votre fille que la chose est arrivée.
+
+
+M. DE NARBONNE.
+
+Oh! pardieu, l'histoire est des meilleures. Voici le fait,
+monseigneur: M. de Talleyrand venait d'être nommé prince de Bénévent,
+chose heureuse et que je lui souhaite jusqu'à la fin de ses jours.
+J'ignore si Votre Éminence sait jusqu'à quel point madame sa femme
+est à l'affût de tout ce qui a rapport à l'étiquette et à la
+convenance des places et dignités... Et tenez, demandez à madame la
+gouvernante... elle peut vous le dire...
+
+
+LE CARDINAL se retournant vers moi.
+
+Qu'est-ce donc que cette nouvelle aventure? Vous ne m'en avez pas
+parlé.
+
+
+MOI.
+
+C'est que cela n'en vaut pas la peine.
+
+
+M. DE NARBONNE.
+
+Comment! cela n'en vaut pas la peine! cela vaut son pesant d'or.
+
+
+MOI.
+
+Eh bien! monseigneur, vous saurez que madame de Talleyrand me fit
+écrire il y a huit jours par sa demoiselle de compagnie une espèce de
+lettre, de billet, je ne sais dans quel style ni dans quelle forme,
+sur du papier à ministre, pour me demander quel jour et à quelle
+heure je pourrais la recevoir. Je m'empressai de répondre à cette
+demande d'audience un petit mot sur du papier à billet ordinaire,
+pour lui dire que je serais à ses ordres tous les jours jusqu'à la
+fin de la semaine. À une heure je la vis arriver avec sa demoiselle
+de compagnie, dans sa grande et lourde berline, avec deux grands
+valets de pied tout bleus et son cocher de même; la voiture, les
+gens, les chevaux, le contenu, le contenant, tout cela lourd et
+massif comme plomb. En arrivant, madame la princesse me fit une de
+ces révérences de présentation à laquelle je répondis par un bonjour
+amical, et prenant sa main je la conduisis à mon canapé; alors
+elle entama l'entretien. Que croyez-vous qu'elle venait me dire,
+monseigneur?... devinez!
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Elle venait vous demander conseil pour une parure.
+
+
+MOI.
+
+Au lieu de me demander conseil elle venait m'en donner.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+La bonne folie! Et sur quoi?
+
+
+MOI.
+
+Elle me dit que je ne me mettais pas en _gouvernante_ de Paris;
+que j'allais à l'Opéra coiffée en cheveux, et que cela n'était pas
+convenable.--Mais madame, lui dis-je, je n'ai que vingt-quatre
+ans!--N'importe. Tenez, si vous voulez sonner, je vais vous montrer
+_ce que je vous ai fait faire_.--Et sonnant elle-même, elle fait
+apporter un carton dans lequel était une façon de toque faite pour
+une femme de soixante-dix ans au moins, ornée de quatre plumes
+immenses posées comme pour un cheval de carrosse.
+
+--Voilà, dit-elle, une coiffure pour la gouvernante de Paris.--Et
+puis, je voudrais que vous fissiez reprendre les vieux usages. Ainsi,
+par exemple, les trois révérences avant d'arriver à la maîtresse de
+la maison... Je vous en ai fait une tout à l'heure.
+
+Et, retournant à la porte du boudoir, la voilà qui fait encore une,
+deux, trois révérences... De ma vie, je crois, je n'avais autant ri.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Je le crois, ma foi, de reste! Et que vous dit-elle ensuite?
+
+
+MOI.
+
+Elle me demanda si je voulais introduire chez moi cette coutume,
+_de me retirer_, les jours de réception, en saluant mon monde pour
+rentrer _dans mes appartements_.--Oh! pour le coup, je me fâchai;
+et je pris la chose pour une mystification; mais, hélas! la chose
+n'était que trop vraie... Elle m'objecta les princesses soeurs de
+l'Empereur.
+
+--Je suis altesse sérénissime, me dit-elle.
+
+--Cela va pour vous, madame, lui dis-je; mais comme je ne suis pas
+encore _altesse_, même _altesse agitée_, je me bornerai à me lever
+quand on sortira, et à reconduire jusqu'à la porte de mon salon.
+Je ne le puis pour les jours de réception, parce que j'ai trop de
+monde, mais au moins je ne me retirerai que la dernière.--Après cette
+question, celle du verre d'eau eut son tour; quant à celle-là, je
+laisse la parole à M. de Narbonne, qui fut témoin comme moi, mais qui
+raconte bien mieux.
+
+
+M. DE NARBONNE.
+
+Je ne vous contredis pas, parce que c'est malhonnête. Vous saurez
+donc, monseigneur, que lorsque madame de Bénévent, première du nom,
+comme madame Grandt fut altesse _sérénissime_, comme elle le dit
+elle-même, elle entreprit d'introduire les belles manières dans sa
+maison, comme si Talleyrand était un mal-appris ou qu'il fût né
+d'hier; elle s'en alla donc questionnant Réchaud[79], d'une part,
+et Robert[80], de l'autre, et parvient à savoir que chez l'Empereur
+et chez les princes de sa famille _on ne demande ni on ne porte à
+boire_ dans le salon où ils se trouvent. Ravie de sa découverte,
+et ne voulant parler de rien à M. de Talleyrand pour le surprendre
+agréablement comme pour ce pauvre Vendredi, elle choisit un jour
+de la semaine dernière où il y avait grand dîner et foule à être
+étouffé dans le salon de la rue d'Anjou, et elle donna l'ordre à
+Courtiade[81] de ne donner à boire _à qui que ce fût_, à moins que
+ce ne fût elle, le prince... et puis réfléchissant, elle se demanda,
+à ce que j'ai su depuis, si le prince de Nassau ne pouvait pas boire
+devant elle... Elle trouva que la chose se pouvait... mais comme elle
+n'aimait pas le prince de Nassau, qui se moque d'elle avec Montrond,
+elle ajouta, en se reprenant dans son ordre à Courtiade:
+
+--_À moi_ ou à Son Altesse le prince de Bénévent seulement.
+
+[Note 79: Maître-d'hôtel de l'Impératrice.]
+
+[Note 80: Maître-d'hôtel de Murat.]
+
+[Note 81: Valet de chambre de M. de Talleyrand depuis trente-cinq ou
+quarante ans.]
+
+--Mais, madame, si l'on demande à boire? dit Courtiade avec la
+prévoyance que devait faire naître la petitesse de l'appartement.
+
+--Eh bien! eh bien!... vous _mènerez boire_ dans la salle à manger...
+
+Ma fille, madame de Braamcamp, avait dîné chez madame la gouvernante,
+qui lui proposa d'aller faire ensemble une visite à la princesse
+de Bénévent, et la divertit beaucoup en lui racontant l'histoire
+dont elle nous a fait fête tout à l'heure. Ces dames arrivèrent
+tard et trouvèrent à peine une place dans le salon; ma pauvre fille
+eut soif et demanda un verre d'eau, tout étonnée que les plateaux
+de rafraîchissements ne circulassent pas comme à l'ordinaire....
+Apercevant quelqu'un qu'elle connaissait intimement[82], elle
+l'appela et le supplia de lui faire venir un verre d'eau...
+
+[Note 82: M. d'Herenaude, dont j'ai parlé déjà.]
+
+C'étaient surtout _les verres d'eau sucrée_ que la princesse avait en
+aversion... Aussitôt qu'elle aperçut le petit plateau d'argent sur
+lequel Courtiade apportait le verre d'eau, car en apprenant qu'il
+était pour madame de Braamcamp, fille du meilleur ami de son maître,
+il avait passé outre; aussitôt, dis-je, que la princesse l'aperçut,
+elle cria de sa voix fausse et nasillarde:
+
+--_Je vous avais défendu d'apporter ici des verres d'eau._
+
+Ma pauvre fille devint rouge comme une cerise, et demeura fort
+surprise d'une telle attaque... Enfin, on alla souper lorsque la
+foule fut partie. Les femmes se mirent à table; Talleyrand, moi et
+quelques autres, nous quittâmes le jeu et vînmes nous établir autour
+de la cheminée... Quelques-uns de nous eurent soif, on demanda du vin
+de Madère et de l'eau.--Le valet de chambre qui apporta le plateau,
+fier de l'ordre du prince, levait ce plateau tant qu'il le pouvait
+devant la princesse. Aussi, en le voyant, elle s'écria du haut de sa
+tête:--Je vous ai défendu de porter des verres d'eau dans la pièce où
+se trouve le prince ou moi...
+
+--Princesse, dit le valet de chambre, ce n'est pas un verre d'eau...
+c'est de l'eau et du vin.
+
+--À la bonne heure, répondit la princesse en se rasseyant.
+
+--Comment trouvez-vous le mot, monseigneur?
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Trop beau pour elle... oui, ce mot lui demeurera comme une chose
+D'ELLE..., et j'en suis fâché, car il est de vous...
+
+Cette histoire donne l'idée de la manière dont madame de Talleyrand
+_tenait son salon_.... elle n'avait pas plus de mesure pour juger
+les gens. M. de Talleyrand, si fin, si plein de tact et de bonnes
+manières, souffrait, à la vérité, de cette continuelle souffrance
+d'avoir incessamment une femme à côté de soi qui vous fait rougir par
+ses bêtises.
+
+
+M. DE NARBONNE.
+
+Mais je ne crois pas que l'Empereur rende Talleyrand responsable de
+tout ce qu'elle fait.
+
+
+MILLIN.
+
+J'en répondrais; et puis, après tout, madame la princesse de Bénévent
+est très-bonne pour chacun, et elle a des partisans.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Vous verrez que ce diable de Millin aura fait une méprise avec sa
+vue basse; il aura pris l'Altesse Sérénissime pour une antique, et
+le voilà amoureux d'elle... Pauvre Millin, ce que c'est que d'être
+_presbyte_!
+
+
+MILLIN.
+
+Mais je ne suis pas amoureux de madame de Talleyrand; c'est bon pour
+Grandcourt, ces pasquinades-là; moi je suis trop vieux pour jouer au
+mardi-gras.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+C'est bien aussi ce que je disais, mon antiquaire; mais si l'on fait
+ce qu'on peut, on ne fait pas toujours ce qu'on doit.
+
+À cette époque, M. de Talleyrand avait une attitude fort mauvaise;
+l'Empereur s'éloignait de lui. On faisait revivre l'histoire du duc
+d'Enghien avec celle des Bourbons d'Espagne, et l'on disait qu'il
+voulait donc épuiser tout le sang des Bourbons qui coulait dans la
+grande veine politique de l'Europe, et qu'en vérité il y avait abus
+de sa part, après les gages qu'il avait donnés à la Révolution.
+
+Cette question du duc d'Enghien est encore toute neuve à discuter, et
+elle le sera toujours dès que Fouché n'a pas parlé sur le personnage
+mystérieux qui était à Paris en même temps que Georges et Pichegru.
+Mais laissons là ce sujet. M. de Talleyrand a trouvé moyen de jeter
+un voile aussi sombre sur cette mystérieuse histoire, qu'un épais
+linceul sur le malheureux qui mourut sa victime sur le rocher de
+Sainte-Hélène.
+
+Maintenant, M. de Talleyrand a-t-il conspiré longtemps avant 1814?
+je ne le crois pas. L'Empereur eut tort, probablement, de rompre
+aussi violemment avec lui, et de lui faire une scène aussi cruelle
+la veille de son départ de Paris. Je sais que lors du départ pour
+Moscou, l'Empereur fut au moment de le rappeler au ministère; il
+est peut-être fâcheux que cela n'ait pas eu lieu. M. de Talleyrand
+ne haïssait pas l'Empereur, et il était bien vu des puissances
+étrangères, l'Autriche exceptée. La Russie l'aimait alors; je sais
+qu'en 1815 il n'en fut pas de même, mais l'Empereur Alexandre avait
+des préventions _pour_ et _contre_: il y avait de grandes chances,
+du moins je le crois. Ainsi donc, lorsque l'Empereur n'emmena pas M.
+de Talleyrand à Varsovie, je le répète, je crois que ce fut fâcheux,
+et d'autant plus que ce fut M. de Pradt que l'Empereur emmena avec
+lui, pour en être mal servi dans ses derniers jours prospères, et
+caricaturé dans ses jours malheureux.
+
+Les malheurs vinrent encore plus vite que nos victoires n'avaient été
+rapides; le désastre de Moscou survint, et avec lui la ruine de la
+France.
+
+De retour en France, Napoléon, que son génie n'abandonna pas dans ces
+circonstances critiques, comprit tout ce que cet événement portait
+avec lui de chances funestes pour l'avenir... il assembla un conseil
+privé composé des ministres, des ministres d'État et de quelques
+grands officiers de sa maison, comme Duroc et Caulaincourt; M. de
+Talleyrand fut appelé à ce conseil. Interrogé par l'Empereur, il
+se prononça pour la paix; Cambacérès de même. Et ce fut le duc de
+Feltre, M. Clarke, qui osa dire en plein conseil, devant des témoins
+dont beaucoup vivent encore, que l'Empereur était DÉSHONORÉ s'il
+abandonnait un pouce de terrain, ou une prétention!....
+
+--Voyez la conduite de cet homme pendant la Restauration!...
+
+Lorsque l'Empereur partit, et qu'il laissa Marie-Louise régente avec
+un conseil, M. de Talleyrand fit partie de ce conseil. J'ai parlé
+de l'étrange scène que l'Empereur fit à M. de Talleyrand la veille
+de ce même départ; je n'en rappellerai donc ici que quelques mots:
+l'Empereur reprocha à M. de Talleyrand de rejeter sur lui les fautes
+de l'affaire d'Espagne.
+
+--C'est vous qui me les avez conseillées, monsieur, lui disait
+l'Empereur d'une voix tonnante; c'est vous qui m'avez présenté un
+traité qui était déjà presque fait entre moi et le Prince de la Paix
+pour le faire roi des Algarves: osez le nier!... Ce traité devait
+vous donner vingt millions.
+
+La colère de l'Empereur fut si forte enfin qu'il frappa M. de
+Talleyrand _au menton_... La scène fut des plus vives... L'Empereur
+eut tort.
+
+Demeuré à Paris, libre, surveillé seulement par cet homme qui
+n'avait pas su se garder lui-même dans l'affaire de Mallet, M.
+de Talleyrand, l'âme ulcérée et vindicative, jura de se venger.
+L'Empereur aurait dû se rappeler son Machiavel et ne pas laisser
+derrière lui un ennemi libre.
+
+Pendant l'héroïque défense de la Champagne, M. de Talleyrand sut
+agir. Ses amis, et il en eut, du moment qu'il cria _vive le roi_,
+parmi les gens qui le repoussaient la veille, ses amis le soutinrent
+et de leur fortune, et de leur crédit dans les partis alliés, de tout
+ce qui enfin était en leur pouvoir. Aussi, lorsque le jour du 31 mars
+arriva, tout était prêt pour l'attaque du côté du drapeau blanc; rien
+ne l'était pour la défense des aigles de l'Empire.
+
+M. de Talleyrand logeait alors dans son nouvel hôtel de la rue
+Saint-Florentin. Je savais qu'il y recevait tous les jours une
+nombreuse foule tout ardente pour arborer la cocarde blanche: madame
+de Dino s'y préparait la première, la duchesse de Courlande... Que
+nous voulaient ces femmes? Elles n'étaient pas Françaises.
+
+L'Impératrice quitta Paris. Si M. de Talleyrand n'eût pas été
+offensé, je suis certaine qu'il se fût opposé à son départ et à celui
+du Roi de Rome... Mais son parti était pris et le gant jeté, il
+fallait seulement trouver un moyen de ne pas partir.
+
+Bourrienne, ce misérable, comblé des bienfaits de l'Empereur,
+et qui se dévoua à la honte et à la haine comme un autre à une
+noble conduite, trouva un moyen pour empêcher le départ de M. de
+Talleyrand; il fit aller à la barrière par laquelle devait sortir M.
+de Talleyrand un bataillon de garde nationale dévoué, avec des ordres
+secrets... M. de Talleyrand part et monte dans sa voiture; le duc
+de Rovigo, qui avait ordre de ne partir qu'après M. de Talleyrand,
+retourne alors chez lui, monte en voiture, et bientôt il est sur la
+route de Blois. Mais arrivé à la barrière convenue, M. de Talleyrand
+voit sa voiture entourée par un bataillon de garde nationale.
+
+--Monseigneur, vous ne partirez pas!
+
+--Mes amis, _laissez-moi faire mon devoir_. Je dois partir.
+
+--Non, monseigneur, vous ne nous quitterez pas!
+
+--Mes amis!... mes amis, je vous conjure!...
+
+Et le résultat de cette comédie fut le retour de M. de Talleyrand
+dans sa maison, lorsque M. de Rovigo, comme un simple qu'il était,
+croyait en être suivi sur la route de Blois...
+
+On sait le reste...
+
+Lorsqu'on vit l'empereur Alexandre prendre l'hôtel de M. de
+Talleyrand pour y loger, la chose fut résolue, et on sut, avant
+qu'elle ne fût proclamée, quelle serait la forme du gouvernement
+qu'on allait avoir.
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE.
+
+SALON DE M. LE PRINCE DE TALLEYRAND.
+
+
+Dès le 31 mars au soir, une députation partit de l'hôtel de M. de
+Morfontaine, de ce même homme qui, ayant épousé la fille de la nation
+et d'un régicide, aurait dû être plus silencieux dans son amour pour
+le retour d'une chose pour l'abolition de laquelle son beau-père
+avait donné sa vie. Cette députation partit donc de chez lui, et fut
+à l'hôtel de M. de Talleyrand trouver l'empereur Alexandre, qu'ils
+ne virent pas, mais bien M. de Nesselrode, qui faisait de grandes
+phrases à la reine Hortense d'un côté, et de grandes phrases aux
+royalistes de l'autre; enfin tout allait ainsi ce jour-là: ne nous
+plaignons pas, nous avons vu bien pis depuis!...
+
+Lorsque l'empereur de Russie entra dans le salon de M. de Talleyrand,
+il y trouva l'éternel Pasquin de M. de Pradt, le général Dessoles,
+qui crut bien beau de venger ce qu'il appelait l'offense de Moreau en
+frappant sur le héros souffrant, et l'abbé de Montesquiou, le seul
+pur dans ce salon et le seul loyal; ils demandèrent les Bourbons, et
+M. de Talleyrand appuya. Il parla d'abord et fit parler l'abbé Louis
+et l'abbé de Pradt, ainsi que Dessoles.
+
+--Consultez ces messieurs, sire, dit M. de Talleyrand; _c'est
+connaître l'opinion de la France_.
+
+Ce mot n'a aucune portée en raison de son exagération.
+
+Enfin, dans l'une de ces séances, M. de Talleyrand se leva et dit:
+
+--Sire, il n'est que deux choses possibles: les Bourbons ou
+Bonaparte; Bonaparte, si vous pouvez, mais vous ne le pouvez plus,
+car vous n'êtes pas seul. Qui mettriez-vous à sa place?... un soldat?
+Nous n'en voulons plus. Si nous en voulions un, nous garderions celui
+que nous avons, car c'est le premier du monde.
+
+--Sire, ou Bonaparte, ou Louis XVIII; hors ces deux noms, tout le
+reste est une intrigue.
+
+M. de Talleyrand se conduisit avec une extrême adresse ou une grande
+loyauté... mais tout ce qu'il fit ensuite à Vienne a décelé la haine
+qu'il avait au coeur. Je voudrais reconnaître la loyauté, mais je ne
+le puis... Il fut pour Bonaparte et les Bourbons avec égalité, mais
+dans ses paroles... L'un ou l'autre! disait-il toujours... Et ses
+actions démentaient ce qu'il disait.
+
+Ce fut dès le 31 mars, à une heure après midi, que l'empereur
+Alexandre, pressé par les uns et attiré par M. de Talleyrand, signa
+la déclaration par laquelle il s'engageait à ne plus traiter avec
+Napoléon ni aucun membre de sa famille.
+
+Et le Roi de Rome, cet enfant innocent, que vouliez-vous donc qu'il
+devînt?... Et voilà ce qu'on appelle de la loyauté!...
+
+Lorsque les maréchaux vinrent de Fontainebleau à Paris, ils virent
+M. de Talleyrand dans son salon avant d'entrer chez l'empereur de
+Russie. M. de Talleyrand leur dit:
+
+--Messieurs, que voulez-vous faire? Si vous réussissez, vous
+compromettez tous ceux qui sont entrés dans cette chambre depuis le
+1er avril, et le nombre en est grand. Je ne me compte pas; JE VEUX
+ÊTRE COMPROMIS.
+
+Singulière parole!
+
+--_Louis XVIII est un principe_, avait-il dit la veille à Alexandre.
+Qu'est-ce que ce mot?... Voilà l'abus des phrases chez nous; en voilà
+une qui paraît bien ronflante en 1814, et qui en 1830 n'a plus le
+sens commun pour le même homme, comme elle avait cessé de signifier
+pour lui POUVOIR ET RICHESSE; car le principe pour lui est dans ces
+deux choses.
+
+Le salon de M. de Talleyrand devait être un lieu bien fait pour être
+le sujet d'une profonde observation, pendant cette nuit où les
+maréchaux Macdonald, Marmont et Ney, ainsi que le duc de Vicence,
+étaient dans le cabinet d'Alexandre pour lui demander la régence
+au nom de l'armée! Le salon de M. de Talleyrand était alors rempli
+de cette foule inquiète qui avait jeté le gant et ne _le pouvait_
+plus ramasser; car ce n'était pas _la volonté_ qui manquait à un
+homme comme Bourrienne, par exemple... Qu'allait dire l'empereur de
+Russie? Qu'allait-il prononcer?... Il régnait un silence profond
+seulement interrompu par les pas plus ou moins agités de ceux qui ne
+pouvaient demeurer assis et commander à leur inquiétude... Tout à
+coup la porte du cabinet de l'empereur de Russie s'ouvrit!... Ce fut
+un moment dramatique dans son effet... Hélas! s'il y avait eu dans
+cette chambre un seul ami de Napoléon, il eût à l'instant reconnu que
+toute espérance était anéantie... Aussitôt tous ces fronts obscurcis
+reprirent de la sérénité... Macdonald[83] sortit le premier... sa
+tête, qu'il porte habituellement très-élevée, l'était encore plus en
+ce moment, et l'expression de toute sa physionomie était celle d'un
+noble mécontentement. En le voyant, Beurnonville, cet homme que le
+_Moniteur_ lui-même note comme ayant été le _révolutionnaire_ le plus
+déterminé (ceci est _un fait_), Beurnonville alla vers Macdonald et
+voulut lui prendre la main:
+
+--Laissez-moi, monsieur, lui dit Macdonald; ne me dites rien... moi,
+je n'ai rien à vous dire. Vous me faites oublier une amitié de trente
+ans!...
+
+[Note 83: J'ai appris depuis peu de temps des détails relatifs
+à cette époque, qui me font ajouter de l'amitié à l'estime que
+depuis longtemps j'avais vouée au maréchal Macdonald... Je regrette
+seulement pour lui 1815.]
+
+Un autre homme était à côté de Beurnonville, c'était Dupont. En le
+voyant, la physionomie du maréchal s'anima et sa voix devint plus
+sévère:
+
+--M. le général, lui dit-il, votre conduite envers l'Empereur et
+votre pays est aussi blâmable qu'elle peut l'être... Si Napoléon fut
+sévère pour vous, vengez-vous de lui... mais non aux dépens de votre
+patrie...
+
+La voix du maréchal était animée, et Caulaincourt chercha à le
+calmer...
+
+--Songez où vous êtes, M. le maréchal, lui dit le grand-écuyer.
+
+En ce moment, M. de Talleyrand, qui était avec l'empereur de Russie,
+sortit de son cabinet, et toujours avec ce même calme qu'il apportait
+en apparence avec lui, et cette voix ou plutôt ce _sotto voce_ avec
+lequel il disait une parole légère, comme il annonçait la destruction
+d'un empire:
+
+--Messieurs, dit-il aux maréchaux avec une intention méchante et
+comme parlant toujours à ces hommes du sabre, messieurs, si vous
+voulez _disputer_, descendez chez moi.
+
+--Cela serait inutile, monsieur, répondit le maréchal Macdonald, mes
+camarades et moi nous ne reconnaissons pas le gouvernement provisoire.
+
+Et aussitôt les trois maréchaux et le duc de Vicence sortirent de
+l'hôtel de M. de Talleyrand et se rendirent chez le maréchal Ney,
+pour y attendre la réponse de l'empereur de Russie, qui la leur avait
+promise après avoir vu le roi de Prusse.
+
+Comme cette scène dut être profondément saisissante!... quel
+dramatique dans les moindres mots! car ici tout était, dans le
+fait lui-même, dans cette destinée à laquelle tant d'autres
+se rattachaient, et que tant d'autres aussi cherchaient à
+ébranler.--Dans ce même cabinet de l'empereur de Russie était un
+homme que l'empereur Napoléon avait toujours comblé de bontés et
+de faveurs, bien qu'il fût l'ami de Moreau et presque l'ennemi de
+Napoléon; c'était le général Dessoles.--Qu'avait-il fait pour être
+plus que des généraux de division comme lui? Et pourtant l'empereur
+Napoléon fut pour lui ce qu'un grand prince, comme il l'était en
+effet, devait être.--Il en fut l'ennemi presque le plus acharné.--Il
+parle bien; il a même des formes douces, agréables; il est homme du
+monde; mais tous ces avantages il les employa dans cette terrible
+nuit à faire naufrager en entier le vaisseau de l'Empire, comme si
+lui-même n'y était pas passager!...
+
+--La régence, sire! s'écria-t-il en entendant Macdonald prononcer ce
+mot; la régence! mais c'est Bonaparte déguisé!
+
+Macdonald fut au moment de lui répondre et de lui demander en même
+temps pourquoi donc il répudiait ainsi la gloire militaire de la
+France... Et cet homme, poursuivit Macdonald la voix tremblante
+d'émotion... et cet homme, qui nous a si souvent conduits à la
+victoire, devons-nous donc l'abandonner?...
+
+--Sire, poursuivit le maréchal, Votre Majesté a déclaré, tant en son
+nom qu'en celui de ses alliés, qu'elle n'était pas venue en France
+pour imposer un gouvernement à la France.
+
+--Je ne suis pas seul, répondit Alexandre, je dois consulter le roi
+de Prusse.--Ceci est une circonstance des plus graves; je ne puis
+rien sans lui.
+
+Caulaincourt et Macdonald sortirent du cabinet de l'empereur de
+Russie le coeur serré!... Il n'y avait plus d'espoir à conserver...
+trop d'ennemis se dressaient contre cette noble tête!... Ce fut cette
+décision que les maréchaux furent attendre chez le maréchal Ney.
+
+Cependant une grande inquiétude restait aux alliés et aux royalistes:
+c'était l'armée qui la causait.--On avait appris le mouvement
+_insurrectionnel_, comme on l'appelait, du corps de Marmont, et
+ce mouvement alarmait avec raison.--Marmont, qui était éloigné du
+corps d'armée lorsque le général Souham l'avait emmené, faillit être
+massacré par ses troupes lorsqu'il se présenta devant elles.--Les
+choses se calmèrent je ne sais comment, et la nouvelle vint que le
+corps d'armée du duc de Raguse avait quitté ses rangs.--J'écris le
+mot à regret, mais on n'a pas deux mots pour une même chose.--Je ne
+sais s'il est content de la manière dont Bourrienne lui fait sa part
+dans le chapitre où il parle de lui.... mais elle est singulière.
+
+Bourrienne dit très-positivement que le corps de Marmont pouvait si
+facilement être imité par le reste de l'armée, que la plupart des
+membres du gouvernement provisoire furent dans une telle inquiétude,
+que _deux_ furent presque au moment de partir. On envoyait de dix
+minutes en dix minutes, dit-il, des exprès de Versailles pour avoir
+des nouvelles, et aussitôt que le maréchal parut dans le salon de
+M. de Talleyrand avec la nouvelle funeste et même mortelle pour
+l'Empire, mais heureuse pour la Restauration, de ce qu'il avait
+fait, tout le monde s'empressa autour de lui et l'embrassa avec une
+effusion de tendresse profonde.--On venait de sortir de table chez M.
+de Talleyrand.--Marmont arriva de Versailles, couvert de poussière,
+accablé de fatigue, et n'ayant pas dîné.--Il était harassé et il
+mourait de faim. Il était en ce moment le héros de la journée[84]. M.
+de Talleyrand dit avec vérité qu'il fallait le faire dîner _avant de
+le faire parler_.--Aussitôt on apporta une petite table dans le salon
+même de M. de Talleyrand, et le duc de Raguse se mit à dîner.
+
+[Note 84: Certainement le duc de Raguse, que j'estime et que j'aime
+de coeur, n'est pas coupable; mais il a vu le bonheur du pays dans
+une chose où il n'était pas... c'est une erreur, et voilà tout. La
+chose est bien différente.]
+
+Chacun de nous, dit Bourrienne, allait à lui pour _le
+complimenter_!...
+
+Une justice que je dois rendre au duc de Raguse, c'est qu'en 1814 il
+lutta pour que l'armée n'abandonnât pas les couleurs nationales, et
+il désira qu'on mît un article dans le _Moniteur_ (en date, je crois,
+du 5 ou 6 avril) qui rassurât et fît voir qu'on garderait les trois
+couleurs. L'article fut rédigé par Bourrienne devant le maréchal,
+qui l'approuva. Le lendemain, on chercha l'article; il n'y était
+pas du tout, pas même _mutilé_.--Marmont se plaignit à l'empereur
+Alexandre, qui à son tour se plaignit à M. de Talleyrand, qui se
+plaignit plus haut que tout le monde. Cela devait être.
+
+C'était une question grave que celle des couleurs... Que fit M. de
+Talleyrand? car c'était sur lui que tout portait dans ces journées
+si remplies de grands événements.--Il fit dire, à Rouen, au maréchal
+Jourdan, que le duc de Raguse avait pris et fait prendre la cocarde
+blanche à ses troupes: ce n'était pas vrai.--Le maréchal Jourdan fit
+un ordre du jour où il annonça que la couleur blanche était celle de
+l'armée, et il écrivit au gouvernement provisoire pour lui annoncer
+qu'il suivait _l'exemple du duc de Raguse_.
+
+Le même jour, le duc de Raguse arriva le matin même chez M. de
+Talleyrand...
+
+--Eh bien! M. le maréchal, que faites-vous pour les cocardes? Il faut
+arborer la blanche.--Cela m'est impossible, monseigneur.--Il le faut
+cependant, dit le Méphistophélès; car vous ne pouvez donner deux
+drapeaux à l'armée! Tenez, lisez!
+
+Et il donna à Marmont l'ordre du jour de Jourdan.
+
+--Mais je n'ai pas pris la cocarde blanche! s'écrie le malheureux
+maréchal, qui comprend toute la gravité de cette circonstance...
+
+--C'est fâcheux, j'en conviens, répond M. de Talleyrand avec son
+flegme accoutumé; mais que voulez-vous y faire?... Le démentir? Ce
+sera cent fois plus fâcheux pour vous... Arborez le drapeau blanc,
+croyez-moi.
+
+Il le fallut bien!...
+
+Enfin l'abdication fut signée. L'Empire fut détruit par cet homme
+qui aurait pu le conserver, et qui, seize ans plus tard, travailla à
+renverser le même gouvernement qu'il avait nommé.
+
+Le 2 mai, le _Moniteur_ contenait les nominations suivantes:
+
+Le prince de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères; l'abbé de
+Montesquiou, ministre de l'Intérieur; l'abbé Louis, aux Finances;
+LE GÉNÉRAL DUPONT, À LA GUERRE! Malouet, à la Marine, et M. de
+Vitrolles, ministre secrétaire d'État... je ne sais de quoi.
+
+Voilà comment fut composé le ministère. Maintenant, je n'ai rien à
+dire qui ne soit connu sur le prince de Talleyrand au congrès de
+Vienne; il y montra plus de haine pour l'Empereur que d'amour pour
+la France, et son ambition fut trompée au moment des Cent-Jours,
+lorsque, conduisant l'intrigue qui ôta M. de Blacas, heureusement
+pour nous, à Louis XVIII, il chercha à prendre sa place. Louis
+XVIII, au désespoir de perdre son favori, ne voulut pas donner ses
+dépouilles à M. de Talleyrand: il fut aussi fin que le rusé.
+
+M. de Talleyrand, apprenant que le Roi était seul et avait quitté
+Gand, se hâta, de son côté, de quitter Vienne aussitôt que le congrès
+fut terminé, et alla trouver Louis XVIII, qu'il joignit à une petite
+ville qu'on appelle, je crois, Roye. Arrivé le soir, il attendit
+que le Roi le fit demander... Rien!... la nuit s'écoule... toujours
+rien... Enfin, le matin, M. de Talleyrand apprend que le Roi va
+partir: il s'empresse de traverser la place qui le séparait de la
+maison où logeait le Roi, et, arrivé comme Louis XVIII était hissé
+dans sa voiture:
+
+--Ah! M. le prince de Talleyrand, lui dit-il en l'apercevant, je veux
+vous dire quelques mots...
+
+Le Roi se fait remonter, et demeure un quart d'heure avec M. de
+Talleyrand. Ce terme écoulé, ils redescendent tous deux: l'un, porté
+par ses Haiducques; l'autre, traînant sa jambe... Lorsque le Roi fut
+dans sa voiture, il fit de la main un signe au prince de Talleyrand,
+et la voiture partit... Le prince retourna chez lui; en y arrivant,
+il trouva un ou deux affidés.
+
+--Eh bien! monseigneur, vous avez vu le Roi?
+
+--Oui.
+
+--Comment l'avez-vous trouvé? bien, j'espère?
+
+--Oui.
+
+--Et que vous a-t-il dit, monseigneur?
+
+Le prince de Talleyrand regarda d'abord, avec une fixité qui tenait
+du somnambulisme, celui qui lui avait fait cette question; puis il
+lui dit lentement et très-fortement accentué:
+
+--Il m'a dit que les rois étaient tous des ingrats...
+
+
+
+
+SALON
+
+DES PRINCESSES
+
+DE
+
+LA FAMILLE IMPÉRIALE.
+
+
+L'Empereur ordonnait à tous ceux qui avaient une position dans
+l'État de beaucoup recevoir, et surtout d'inviter les étrangers de
+distinction. Il y avait alors à Paris deux ou trois maisons, dans
+ce que l'Empereur appelait _le camp ennemi_, où l'opinion contre
+l'Empire était prononcée avec une telle netteté que c'était avouer
+une bannière que d'y aller. Les étrangers n'en étaient pas là: aussi
+ceux qui s'ennuyaient à Paris, où leurs fonctions les retenaient,
+et qui en avaient fini avec les agréments de la société française
+lorsqu'ils avaient été aux Tuileries les jours de grands cercles ou
+de spectacle à la cour, ne manquaient pas d'aller finir leur soirée
+chez la duchesse de Luynes, chez madame de Jumilhac ou bien encore
+madame de La Ferté, lorsqu'ils avaient admiré le beau coup d'oeil que
+présentait la salle des Maréchaux, quand, éclairée par des milliers
+de bougies, elle était remplie de jeunes et jolies femmes, couvertes
+de pierreries et d'habits magnifiques, ainsi que d'une foule d'hommes
+dont les costumes resplendissants recevaient un nouvel éclat des
+plaques, des épaulettes, des ganses de chapeau, des montures d'épée,
+en diamants[85].
+
+[Note 85: Aujourd'hui, le local est, dit-on, plus beau; cela doit
+être avec les changements qui ont été faits. Mais ce qui était et ce
+qui n'est plus, c'est la magnificence des costumes de cour des femmes
+et de celui des hommes; un coup d'oeil unique était celui qu'offrait
+la salle de spectacle les jours de grand cercle.]
+
+C'était une belle chose que cette salle des Maréchaux les jours de
+concert et de grands cercles, lorsque l'Empereur et l'Impératrice y
+passaient après le jeu: l'Empereur passait le premier, l'Impératrice
+le suivait, et puis venaient les princes et les princesses de la
+famille et les deux grands dignitaires. Ils se plaçaient tous dans le
+fond de la salle, du côté qui regarde le jardin... l'Empereur dans
+un fauteuil, l'Impératrice à sa gauche, et ses frères, ou bien un des
+rois dont alors il ne manquait pas, à sa droite... Des deux côtés,
+sur des banquettes qui se prolongeaient jusqu'aux portes, étaient
+assises les femmes de la cour... Les hommes étaient derrière elles...
+
+Pendant le concert, l'Impératrice _composait_ sa table de souper...,
+c'est-à-dire qu'elle désignait les femmes qu'elle voulait avoir à sa
+table, et son chambellan[86] de service auprès d'elle venait vous
+dire de vous rendre à la table de l'Impératrice. Les princesses
+faisaient de même, et les officiers de leurs maisons remplissaient le
+même office; en prenant l'_Almanach impérial_ de ce temps, et même
+des années 1805 et 1806, j'y vois des noms encore vivants aujourd'hui
+et qui s'acquittaient très-joyeusement de l'emploi que je viens de
+dire plus haut: ils doivent parfaitement se le rappeler.
+
+[Note 86: Joséphine avait ses chambellans _à elle_. Marie-Louise les
+avait en commun avec l'Empereur.]
+
+Le concert fini, on passait dans la galerie de Diane, où étaient
+dressées les tables pour le souper... celle de l'Impératrice, celles
+de la reine Hortense, de la reine d'Espagne et de la grande-duchesse
+de Berg, lorsqu'elle était à Paris... Quant à la princesse Pauline,
+sa mauvaise santé l'empêchait de venir aux Tuileries, et je ne crois
+pas me rappeler avoir vu sa table plus de deux ou trois fois dans
+tout le temps de l'Empire. Madame Mère n'allait jamais à la cour
+non plus; elle n'y vint qu'une fois ou deux, lors du mariage et du
+baptême, et, de toute manière, ce fut à son corps défendant.
+
+Après les tables des princesses, il y avait celle de la dame
+d'honneur, celle de la dame d'atours, et puis douze ou quinze autres
+pour les dames du palais; toutes ces tables étaient entourées de
+femmes ayant des roses sur la tête, le sourire à là bouche, et,
+avec tout cela, bien souvent des larmes dans les yeux: c'est que
+la vanité, qui partout est souveraine, tient surtout sa cour _à la
+cour_... Là, tout est faveur, tout est disgrâce... Un mot, un regard
+distrait du souverain ou de la souveraine, c'est un malheur! un
+malheur grave!.. Qu'on juge de ce que produit alors une invitation
+omise ou accordée!... La table de l'Impératrice n'avait que dix
+ou douze couverts, et celles des princesses, huit ou dix. Il n'y
+avait donc que soixante ou quatre-vingts femmes de préférées, et
+ce nombre, que pouvait-il faire sur huit cents ou mille femmes
+qui étaient aux Tuileries les jours de grands cercles..., encore
+faut-il ôter du nombre des Françaises les ambassadrices, qui, _de
+droit_, étaient toujours invitées à la table de l'Impératrice ou des
+princesses. L'ambassadrice d'Autriche, même avant le mariage, était
+toujours à la table de l'Impératrice. On doit alors présumer combien
+de coups de poignard recevaient les pauvres femmes dont l'oeil
+quêteur suivait le chambellan chargé du message!... Comme elles le
+foudroyaient lorsqu'il passait devant elles pour s'en acquitter!...
+M. de Beaumont, que son esprit aimable et la bonté de son coeur
+rendaient un des hommes les plus excellents et les plus agréables à
+voir, était bien amusant à entendre lorsqu'il racontait comment le
+traitaient, dans ce cas-là, les yeux de la maréchale Lefebvre, qui,
+du reste, n'étaient beaux dans aucun moment... Aux ambassadrices,
+il faut ajouter sept à huit d'entre nous qui, par la position de
+nos maris, étions presque toujours à la table de l'Impératrice ou à
+celle des princesses. On voit alors combien les préférences étaient
+restreintes, et par cela même désirées! Le coup d'oeil de la galerie
+de Diane, lorsqu'elle était garnie dans toute sa longueur de ses
+tables magnifiquement servies, au milieu desquelles s'élevait celle
+de l'Impératrice, chargée d'un service entier en or, entremêlé des
+porcelaines de Sèvres les plus précieuses, et de cristaux brillants
+comme des diamants, était ravissant... Les hommes circulaient dans
+la galerie, mais lorsque l'Empereur y était resté, avec une grande
+circonspection, même ceux qui parlent aujourd'hui _du Corse_ avec
+un grand courage d'insulte; ceux-là (je les ai vus, et je n'étais
+pas seule), étaient les plus craintifs, devant l'ombre même de son
+chapeau.
+
+Une belle chose encore à voir était la salle de spectacle des
+Tuileries un grand jour de représentation. Chaque corps de l'État
+avait sa loge dans laquelle allaient les femmes. Les maris étaient
+tous au parterre, quel que fût leur rang. Le corps diplomatique et
+les grands dignitaires demeuraient seuls dans l'étage supérieur, au
+même rang que nous et l'Empereur.
+
+Mais une année (1808), quelque curieux que fût le spectacle que
+nous donnaient l'admirable talent de Crescentini et celui non
+moins adorable du jeu tragique de la Grassini dans _Roméo et
+Juliette_[87], celui qu'offrait l'intérieur de la salle était encore
+plus curieux.
+
+[Note 87: Je n'ai jamais revu un opéra qui m'ait fait l'impression
+de _Roméo et Juliette_ de Zingarelli, joué et chanté par la Grassini
+et Crescentini!... Quelle adorable harmonie et quel jeu!... quelle
+beauté avec tout cela, et comme la Grassini était adorable au
+troisième acte, tout enveloppée de mousseline blanche diaphane et
+couchée dans le tombeau!... Quant à Crescentini, je n'ai entendu
+personne depuis lui chanter comme il le chantait: _Ombra adorata...._
+et le beau duo de la fin!...]
+
+La salle de spectacle du château des Tuileries forme une ellipse
+allongée; dans le bout circulaire est une sorte de salon ou de loge
+qui domine toute la salle, et dans laquelle l'Empereur se mit d'abord
+quelquefois avec l'Impératrice et la famille impériale; mais, cette
+année dont je parle, l'affluence des princes étrangers fut si grande
+à Paris, que ne pouvant leur donner de loges séparées, l'Empereur
+prit avec l'Impératrice les loges d'avant-scène, et abandonna la
+grande loge à tous les princes allemands. C'était d'abord le roi de
+Bavière, l'excellent prince Max, adoré de tout ce qui l'avait connu
+avant son élévation, à laquelle il ne pouvait s'attendre lorsqu'il
+vivait à Paris dans une compagnie qui certes n'était pas la première,
+mais qu'il aima toujours à retrouver; et sa main serra la main de
+Vestris[88] avec la même cordialité que s'il n'eût pas été roi. Au
+fait, le vieux Vestris n'avait-il pas nommé son fils _le diou de la
+danse_! Il n'y avait donc pas _dérogeance_; avec lui était la reine
+de Bavière, qui ne plaisait pas autant, il s'en fallait. C'étaient
+encore le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le roi de Westphalie, la
+reine, et puis une foule de princes allemands. Lorsque tout ce monde
+chamarré de croix et de cordons était dans cette manière d'immense
+loge avec les officiers de chaque souverain derrière leur maître,
+c'était véritablement un coup d'oeil unique dans le monde, et qui
+depuis ne s'est pas renouvelé, car je n'appelle pas une même chose ce
+qui s'est renouvelé en 1814!...
+
+[Note 88: C'est le même dont Vestris le fils, c'est-à-dire celui
+qu'on appelait le Diou de la danse ou _Vestr' Alard_, parce que sa
+mère était mademoiselle Alard, disait, en 1805, en apprenant qu'il
+était roi: Ce pauvre Max (Maximilien), je suis bien aise qu'on l'ait
+fait roi!]
+
+L'Empereur, si simple dans tout ce qui tenait à lui personnellement,
+aimait que sa cour fût brillante. Les ministres devaient recevoir
+selon sa volonté; mais soit qu'il y en eût dont l'humeur ne fût
+pas tournée à ce genre de dépense, je n'ai jamais vu une maison
+ministérielle, excepté celle de M. de Talleyrand et celle de M.
+de Bassano, qui fût ce qu'on peut appeler maison ouverte. Le duc
+d'Abrantès fut celui qui tint le premier un grand état sous l'Empire.
+
+Voulant donner du mouvement à sa cour, en même temps que de la
+représentation, l'Empereur imagina un moyen. Il ordonna à ses soeurs,
+aussitôt après le mariage du roi de Westphalie, de se partager la
+semaine et de donner un bal un jour fixé qui reviendrait à huitaine.
+La princesse Caroline avait les vendredis, la reine Hortense les
+lundis et la princesse Pauline les mercredis.
+
+Les bals dont je parle étaient fort restreints. La liste de la
+princesse Caroline n'excédait pas, j'en suis sûre, trois cents
+personnes, trois cent cinquante au plus; et dans la galerie de
+l'Élysée et ses vastes salons, ce nombre n'était pas même assez fort
+pour qu'il y eût _la foule_ nécessaire. Mais ce qui d'abord avait
+paru devoir être un défaut fut une chose dont ensuite on reconnut
+l'agrément. Ces bals, où presque toujours les mêmes personnes
+étaient invitées, furent avant la fin de l'hiver un point de réunion
+où chacun se trouvait avec plaisir; n'importe la femme à côté de
+laquelle on se trouvait, on causait avec elle, car on la connaissait
+et elle vous connaissait. Il en était de même des hommes; ils étaient
+non-seulement de la cour, mais de notre société intime, faisant tous
+partie des maisons des princes... L'Empereur avait vu les listes
+dans l'origine, et Duroc les revoyait encore de temps à autre pour y
+ajouter quelque nouvel élu.
+
+Que de jalousies! que d'intrigues! que de démarches pour obtenir
+d'être admis _une seule fois_ dans ce que les exclus croyaient
+être, Dieu me le pardonne, un paradis... Les hommes étaient aussi
+solliciteurs que les femmes, et il existe encore aujourd'hui dans
+Paris un homme _qui ne peut_ l'avoir oublié et qui m'écrivit trois
+billets depuis onze heures du matin jusqu'à six pour savoir si
+j'avais pu obtenir une invitation pour lui...
+
+Ce fut dans l'hiver de cette même année que le prince de Neuchâtel
+se maria avec la princesse de Bavière. Elle avait un frère, le
+prince Pie, qui était la personne la plus comique du monde: il
+était moins grand que moi, parlait je ne sais comment, portait une
+perruque rousse et retapée comme un vieux gazon de la fin d'août,
+et pourtant il n'était pas vieux. Cet homme, ainsi bâti, avait la
+fureur non-seulement de danser, mais de danser avec moi, surtout le
+_grand-père_! c'était là son triomphe. Il avait alors un sourire
+gracieux et un clignement d'yeux qui avaient bien leur prix, ainsi
+que deux petites mains gantées de _gants de gastor_, dont les bouts
+se tenaient raides, ce qui allongeait ses mains d'un pouce au moins;
+cela ne l'empêchait pas de les agiter en arrivant à vous pour le
+balancé en signe de réjouissance... du reste, le plus digne, le plus
+excellent, le plus parfait des hommes... comme aurait dit Brantôme.
+
+Il arrivait quelquefois des histoires assez amusantes à ces bals
+des princesses. Un jour, la princesse Caroline, la grande-duchesse
+de Clèves et de Berg, certainement aussi jolie que pouvait l'avoir
+été son homonyme la princesse de Clèves, voulut faire un quadrille.
+Il y eut grand conseil à cet effet, auquel furent appelées, comme
+étant alors de l'intimité de la princesse, plusieurs de nous
+qu'elle préférait aux autres femmes de la cour: c'étaient madame
+Regnault de Saint-Jean-d'Angély, moi, madame Duchâtel, la princesse
+de Ponte-Corvo, dont la Suède n'avait pas encore fait une reine,
+mademoiselle de Lavauguyon[89], madame Gazani... et plusieurs autres,
+entre autres madame Alphonse de Colbert; elle était bien jolie et
+avait ce qu'elle a toujours, toutes les qualités qui font aimer une
+femme. Madame Adélaïde de Lagrange, dame pour accompagner de la
+princesse, remplissait l'office de greffier.
+
+[Note 89: Depuis princesse de Carignan; une charmante personne de
+coeur et d'esprit. Elle est _morte brûlée_!...]
+
+Après beaucoup de costumes présentés, adoptés, discutés, rejetés, il
+en parut un qui semblait réunir tous les avantages et qui fut choisi,
+au grand plaisir des femmes à cheveux noirs. Ce costume venait,
+disait-on, du Tyrol: je veux le croire; le fait est qu'il était
+fort joli. Un voile de mousseline de l'Inde, très-claire, tenait à
+un petit bonnet de même étoffe, qui cachait les cheveux; c'était
+la seule chose du costume que je n'aimais pas, mais le reste était
+charmant. Le corsage était en même mousseline claire, mais souple,
+point empesée et gaufrée à petits plis, ainsi que de longues manches
+fort larges et retenues au-dessus de la main par un petit poignet. Le
+corsage de dessus était formé par de larges bandes écarlates bordées
+en or et posées en manière de bretelles, et la jupe était en mérinos
+gros bleu, très-courte. Pour bordure, il y avait une large bande de
+laine blanche brodée de différentes sortes de fleurs bizarrement
+imitées dans lesquelles se trouvait de l'or en lames; les bas étaient
+rouges et les coins brodés en or.
+
+Ce costume eût été ravissant avec une autre coiffure, mais elle était
+trop lourde. Si nous n'avions pas su que la princesse Caroline se
+mettait très-mal habituellement, et surtout très-mal à son avantage,
+nous aurions été étonnés qu'avec une tête beaucoup trop forte pour
+sa taille, et son corps en général, elle choisît une coiffure qui
+augmentait encore le volume de sa tête; mais elle ne manquait pas
+d'avoir toujours quelque chose qui dérangeât l'harmonie de sa
+toilette. Par exemple, on portait des chéruskes[90] dans les premiers
+temps de l'Empire; cette mode était des plus funestes aux épaules un
+peu hautes: qu'on juge de l'effet qu'elle devait faire sur celles qui
+l'étaient beaucoup. Quelle que soit la mode, lorsqu'elle va mal à une
+femme, elle ne la prend pas ou elle la modifie: voilà ce qui fait
+dire qu'une femme se met bien ou mal; et non pas d'avoir une robe
+élégante faite par madame Camille, ou bien une autre faite par une
+couturière obscure.
+
+[Note 90: Une blonde montée en papillons sur une carcasse, et qu'on
+posait sur le derrière de la robe de cour, et qui, montant sur les
+épaules, venait en mourant jusqu'à la poitrine.]
+
+La princesse ne voulut pas, je ne sais par quel motif, que le
+quadrille se rassemblât chez elle. Ces dames dûrent toutes venir chez
+moi, d'où je devais ensuite les conduire à l'Élysée; nous étions
+seize. Aux femmes que j'ai nommées il faut ajouter la princesse
+de Bavière, qui n'était pas encore mariée; mais elle était alors
+ce qu'elle a toujours été et sera toujours, une bonne et digne et
+excellente femme. Tout le monde l'aimait à la cour, et je ne crois
+pas qu'on lui ait jamais reproché une tracasserie. Elle était
+prévenante, polie, ce que n'était pas madame la duchesse de F*****,
+sans que rien pût motiver son impertinence envers les femmes qui
+étaient autant et même plus qu'elle. En parlant d'elle, je crois
+qu'elle était du quadrille, sans en être sûre cependant.
+
+J'ai raconté, dans mes _Mémoires sur l'Empire_, comment, au moment
+de partir pour l'Élysée avec le quadrille, on vint m'avertir
+qu'une compagne portant notre _uniforme_ me demandait un moment
+d'_audience_. J'ai dit comment, en entrant dans un petit salon
+assez peu éclairé, j'avais été saisie à bras le corps par une
+grosse et sphérique personne mise en effet en paysanne du Tyrol,
+comme nous, mais avec des épaules qui pour le coup n'auraient pas
+supporté la chéruske. J'ai dit encore comment cette personne, qui
+voulait paraître femme, n'était autre chose que M. le prince Camille
+Borghèse, dont j'eus toutes les peines du monde à modifier la grosse
+gaieté et surtout la tendresse; il était tellement persuadé que le
+temps du carnaval est un temps où l'on peut tout faire, que je ne
+sais s'il n'a pas voulu s'en aller courir les carrefours vêtu comme
+il était...
+
+--_È tempo di piacere_, criait-il comme un sourd, et pas du tout
+comme un prince, _è tempo di maschera!..._
+
+Je n'ai jamais su pourquoi madame Adélaïde de Lagrange fit le bailli
+précédant toutes les jeunes Tyroliennes. Elle était, au reste, bien
+bonne et bien spirituelle avec sa grande robe noire, sa perruque
+magistrale et sa grande baguette blanche... Nous fîmes une fort belle
+entrée, après avoir pris dans nos rangs la grande-duchesse, que
+nous trouvâmes toute prête, ainsi que la princesse de Ponte-Corvo,
+qui, en raison de je ne sais pas quoi, se dispensait déjà de faire
+comme tout le monde, et n'était pas venue chez moi se joindre au
+quadrille; il y avait déjà un parfum de royauté qu'elle avait
+probablement respiré, mais qui devait être pourtant en aversion à
+la femme du sévère républicain Bernadotte. Il est vrai qu'il avait
+déjà accepté le titre de prince et d'altesse sérénissime, comme M.
+de Talleyrand... Oh!... la république était alors bien loin pour ces
+messieurs.
+
+Après avoir dansé une ronde que Despréaux[91] nous avait apprise,
+et qui était fort jolie, nous allâmes quitter nos costumes afin de
+mettre un domino, et nous promener dans le bal, non pour nous y
+amuser à intriguer les gens; ce n'est pas lorsqu'il y a seulement
+sept ou huit cents personnes dans un appartement, et surtout lorsque
+beaucoup d'entre elles sont démasquées, qu'on peut intriguer et
+demeurer cachée. La grande-duchesse crut apparemment que c'était
+une prérogative _princière_ de n'être pas connue, car nous la
+vîmes reparaître un moment après, portant un costume, parfaitement
+fidèle, de facteur de la poste. Elle y avait ajouté une perruque
+rousse comme celle du prince Pie, et se croyait déguisée et masquée
+jusqu'aux dents, parce qu'elle avait barbouillé ses petites mains,
+qu'elle avait les plus jolies du monde, comme tous les Bonaparte, au
+reste, même les hommes. Aussitôt qu'elle parut, nous la reconnûmes
+à l'instant. Elle avait alors une démarche facile à retrouver au
+milieu de mille autres; dès qu'elle eut fait un pas, je la reconnus.
+Elle avait des lettres dans son portefeuille de facteur, et elle les
+distribuait à ceux dont le nom était sur sa suscription. Cette idée
+était jolie pour un bal masqué à la cour; mais, pour cela, il eût
+fallu que les lettres ne continssent que des choses qu'on pût lire et
+entendre lire tout haut, même des malices, pourvu qu'elles fussent
+de bon goût. Le comte de M*********, du corps diplomatique résidant
+à Paris, ambassadeur, quoique fort jeune encore pour un emploi aussi
+difficile à soutenir en face de la terrible puissance qui s'élevait
+dans Napoléon, reçut une de ces lettres qui lui était adressée et
+qu'il eût mieux aimé recevoir chez lui, car, au fait, ce n'était
+probablement rien, et cela fit beaucoup jaser.
+
+[Note 91: Le mari de la fameuse demoiselle Guimard.]
+
+L'Empereur s'amusait de ces bals et de ces mascarades-là, comme
+s'il eût été encore sous-lieutenant. Il était excessivement facile
+à reconnaître; sa démarche saccadée, et pourtant remarquable,
+parce qu'elle avait de l'expression, si je puis me servir de ce
+mot pour des pas comme je ferais pour des paroles, était connue,
+non-seulement de nous toutes, mais des personnes qui n'étaient
+pas de la cour des princesses, et qui ne voyaient pas comme nous
+l'Empereur tous les jours. Sa prononciation avait aussi un caractère
+d'accentuation tout particulier que je n'ai connu qu'à lui et n'ai
+retrouvé dans personne, même dans aucun souverain[92]; elle le
+décelait autant que sa démarche. Mais comme le respect empêchait
+de témoigner qu'il était reconnu, il se croyait bien caché, et
+continuait à s'amuser, comme si le plus grand incognito l'eût
+entouré. Ensuite il n'aimait pas qu'on le reconnût, et le témoignait
+en ne reparlant jamais à la personne qui l'avait nommé. À une époque
+plus avancée que celle dont je parle maintenant, il rencontra madame
+Victor, depuis duchesse de Bellune, dans un bal déguisé; il la trouva
+fort belle, ce qu'elle était alors en effet, lui parla et lui dit
+des choses assez fortes sur des aventures arrivées en Hollande... La
+duchesse de Bellune crut faire merveille en se mettant à rire et en
+disant:--Ah! je vous reconnais bien: vous êtes l'Empereur!
+
+[Note 92: J'ai retrouvé cette même voix de manière à me faire
+tressaillir toutes les fois qu'elle vient à mon oreille: c'est dans
+le comte Valeski. Cette ressemblance d'organe est quelquefois d'une
+telle force qu'elle fait mal.]
+
+--Vraiment! dit-il...
+
+Et, se levant aussitôt, il s'éloigna d'elle; et jamais depuis il ne
+lui parla dans un bal masqué.
+
+Il avait des mains, comme on le sait, vraiment charmantes, et dont
+une femme eût été jalouse. Ses mains devaient le faire reconnaître
+dans les derniers hivers; pour les mieux cacher, il mettait deux ou
+trois paires de gants. Ceci me rappelle un autre fait.
+
+On sait à quel point Isabey était amusant. Son charmant talent
+de peinture, ce talent européen, avec lequel il donnait de la
+ressemblance à un portrait dont l'original n'avait quelquefois ni
+beauté ni même d'agrément, et qui pourtant donnait l'idée d'une jolie
+femme, ce talent qu'il n'a transmis à aucun de ses élèves, n'était
+pas le seul en lui; son esprit était charmant de finesse et de
+gaieté. Il avait, ce qu'il a toujours, de la malice sans méchanceté
+et une rapidité de conception étonnante. L'Empereur l'aimait, et lui
+accordait même beaucoup de confiance. En voici une preuve.
+
+Connaissant Isabey, et sachant tout ce qu'il savait faire comme
+_mime_ parfait, il ne douta pas qu'Isabey ne le _fît_ lui-même
+comme il peignait pour les milliers de portraits qui se donnaient
+en Europe; en conséquence, il dit un jour à Isabey qu'il fallait
+qu'il se fît passer pour lui le lendemain dans un bal déguisé des
+princesses. Isabey demeura confondu de la mission.
+
+--Ils ne me laissent jamais en repos, et Duroc, et Fouché, et
+Savary. Je ne me présente pas à un masque pour causer un moment,
+que je ne sois aussitôt entouré de cinquante personnes, parce qu'on
+a reconnu Savary et tous ceux qui font sentinelle autour de moi...
+Acceptez-vous?
+
+--Si j'accepte, sire! s'écria Isabey avec joie et bonheur... Mais,
+reprit-il ensuite, je crains qu'il n'y ait quelque chose qui s'oppose
+à ce que j'aie l'honneur de représenter Votre Majesté.
+
+--Quelle raison?...
+
+Isabey avança ses deux mains sans parler, et semblait les montrer
+d'un air dolent qui fit rire Napoléon. Le fait est que les deux mains
+d'Isabey en auraient fait quatre comme celles de l'Empereur.
+
+--Ah! ah! vous avez raison; en effet, dit-il, nos mains ne se
+ressemblent guère... mais comment faire?
+
+--Je crois que j'ai trouvé un moyen, dit Isabey après avoir réfléchi
+un moment; et il rendra Votre Majesté encore plus difficile à
+reconnaître. Il faut que l'Empereur mette trois ou quatre paires de
+gros gants et même cinq si cela est nécessaire. Moi j'en mettrai
+également, mais seulement deux ou trois paires. Comme les deux
+masques _sosies_ ne seront pas près l'un de l'autre, on ne pourra
+comparer, et trouver celui qui est plus ou moins _ganté_.
+
+La chose réussit tellement bien, qu'il y a des gens qui certes
+connaissaient bien l'Empereur, et qui ont été dupes surtout des
+gants. Quant à la démarche, aux gestes, à la tournure, au portement
+de tête, tout était si bien observé que jamais on n'aurait reconnu
+Isabey pour être lui-même sous ce déguisement. Ce fut Duroc qui me
+découvrit le secret un jour, pour me préserver de l'Empereur, qui
+arrivait quelquefois comme une bombe auprès de nous et faisait les
+plus étranges questions... mais il me fit jurer de n'en pas parler,
+et, en effet, je n'en prévins personne, et ne nommai pas Isabey.
+
+Maintenant que la chose peut être connue, et qu'on peut donner à
+chacun ce qui lui revient, il me faut arrêter un moment l'attention
+sur la noble conduite de l'artiste, qui n'eut pas un SEUL moment la
+pensée qu'il courrait un danger de vie et de mort. Non-seulement il
+ne l'eut pas alors, mais aujourd'hui elle ne lui est jamais venue.
+C'est d'un noble caractère. Eh bien! voilà encore un homme dont le
+type disparaît chaque jour, et c'est fâcheux... comme il jouait la
+comédie!... comme il improvisait un proverbe!... comme il faisait
+bien toutes ces charges qui réunissaient la gaieté et l'esprit,
+et ne rappelaient jamais ni Tabarin ni ses pareils, mais faisaient
+oublier Dugazon et ses scènes les plus burlesques.
+
+Jamais je n'oublierai Isabey lorsqu'il sautait autour d'un salon, sur
+les _bras des fauteuils_, imitant un singe mangeant et épluchant une
+noix!...
+
+Et lorsqu'il avait le grand Lenoir pour compère! lorsque celui-là
+faisait le nain et l'autre le géant!... On ne savait quel était le
+plus comique des deux[93].
+
+[Note 93: Il n'est pas changé d'humeur ni d'esprit; il est toujours
+aussi amusant, aussi gai lui-même. Il me donnait le bras l'hiver
+dernier dans un bal[93-A], et ses remarques sur les gens qui
+passaient devant nous auraient fait rire la douleur même.]
+
+[Note 93-A: Chez M. Dupin, président de la Chambre des Députés.]
+
+Le jour de ce bal où le quadrille des paysannes du Tyrol fut dansé,
+pour revenir au sujet dont je me suis écartée pour parler d'Isabey,
+il y avait un autre quadrille, et cette seconde mascarade faillit
+amener la discorde comme dans le camp des Grecs.
+
+La reine Hortense était enceinte du prince Louis, celui qui a survécu
+à tous ses frères. Elle était, quoique d'une taille élégante et
+svelte dans son état naturel, tout à fait _tour_ dans les dernières
+semaines de cette grossesse; cependant, comme elle était toujours
+très-gaie, elle voulut aussi faire un quadrille: elle allait y
+renoncer, lorsqu'elle eut la pensée de se déguiser en vestale.
+C'était alors la plus grande vogue de l'opéra de _la Vestale_, dont
+le poëme est si dramatique et la musique si belle dans quelques
+parties. L'idée fut trouvée charmante et le quadrille eut lieu.
+Il était d'autant plus comique et plus _carnaval_ que la vestale
+était enceinte de huit mois; cela rendait le supplice où elle
+marchait moins injuste. Une autre idée, que suggéra, je crois, M. de
+Longchamps[94], secrétaire des commandements de la grande-duchesse
+de Berg, fut de donner pour guide et pour chef du quadrille des
+vestales la Folie, mais en costume exact. Ce n'était pas aussi facile
+qu'on pourrait le croire de trouver une _folie_ qui voulût revêtir
+un pantalon de tricot qui ne laissât pas deviner si une jambe était
+bien ou mal faite. Moi je prétendais, parce que je le croyais, que ce
+serait parce qu'on ne voudrait pas le laisser voir, la chose fût-elle
+même bien; mais je me trompais: il se trouva une charmante jeune
+fille, tout au plus âgée de dix-huit ans, qui revêtit les insignes de
+la folie sans se faire prier du tout. Elle était jolie comme un ange,
+et semblait bien plutôt faite pour rendre les gens fous d'amour pour
+elle-même que par le personnage mythologique qu'elle représentait.
+Cette jeune personne dansait dans une rare perfection toutes les
+danses de cette époque: le fandango avec ses castagnettes, les
+bacchanales de Steibelt avec le tambour de basque, la danse du châle
+avec une écharpe d'Orient, et pour en finir, le pas russe habillée en
+Cosaque; on voit qu'il ne manquait rien à l'éducation de mademoiselle
+Gui......t.
+
+[Note 94: M. de Longchamps était un homme d'esprit et charmant de
+manières, et de manières sociables. Il faisait de jolis vers, et
+il est connu par plusieurs pièces fort jolies représentées sur le
+théâtre de l'Opéra-Comique. C'est lui qui a fait cette ravissante
+romance au moment de partir pour son exil, lorsqu'il alla en
+Amérique. Jamais la poésie n'a mieux rendu la pensée du coeur. Il
+y a tout un poëme de l'âme dans le second couplet. Boïeldieu fit
+la musique; elle est en rapport avec les paroles, et tout à fait
+dramatique. Voici ce couplet:
+
+ J'observe tout ce que je laisse
+ Avec d'autres yeux qu'autrefois;
+ Tout m'attache, tout m'intéresse,
+ Je tiens à tout ce que je vois.
+ Parents chéris, fidèle amie,
+ Pour moi ne sont pas moins perdus
+ Que si j'eusse quitté la vie,
+ Et j'aurai les regrets de plus.
+
+Les quatre derniers vers sont ravissants de vérité et de sensibilité.]
+
+C'était le nom de la jolie Folie...
+
+Maintenant il faut savoir, pour l'intelligence de ce qui va suivre,
+que le grand-duc de Berg, _fort beau cavalier_, comme aurait dit M.
+Prudhomme, avait des yeux, non-seulement _bons_ à voir, mais aussi
+fort excellents pour voir autour de lui ceux qui lui paraissaient
+dignes de converser avec les siens. Apparemment que ceux de la jolie
+Folie lui avaient paru réunir toutes les qualités requises, car elle
+avait excité au plus haut point la jalousie de la grande-duchesse, et
+lorsque son nom était prononcé devant elle, elle devenait toute autre
+qu'elle n'était habituellement, et savait fort bien imiter alors le
+_Jupiter Tonnant_ de la famille.
+
+Elle venait de faire sa distribution de lettres comme un facteur
+bien à son affaire... On parlait même déjà dans le bal de l'effet
+que produisait l'arrivée du courrier. L'archichancelier avait une
+lettre, ainsi que M. de Talleyrand; on en était à parler sur ce
+courrier, dont quelques parties étaient étranges; on se demandait
+si le grand-duc venait d'envoyer de Madrid quelques dépêches
+importantes, que madame la grande-duchesse, pour plus d'exactitude,
+se croyait obligée de distribuer elle-même, lorsque tout à coup
+on entendit un bruit inusité, et en effet fort insolite, dans un
+palais comme le sien... C'étaient des mots, des injures même fort
+grossières... Les femmes sont curieuses... Nous voulûmes toutes
+savoir de quoi il s'agissait, et nous apprîmes que les sanglots que
+nous entendions étaient ceux de la jolie Folie, parce que madame
+la grande-duchesse ne voulait et n'entendait pas qu'elle vînt faire
+_ses folies_ jusque dans son palais... La grande-prêtresse plaidait
+pour _sa folie_ comme une prieure ou une abbesse aurait prié pour sa
+nonne... Elle disait, avec assez de raison, qu'elle ne ramènerait
+jamais la Folie dans un lieu _si sage_, mais que puisqu'elle y était
+il l'y fallait laisser, ne fût-ce que pour cette nuit-là; mais la
+grande-duchesse n'entendait à rien: aussi donna-t-elle dans cette
+soirée-là une haute idée de sa sagesse et de son grand sens, par
+l'effroi qu'elle témoigna devant une simple marotte... On ne savait
+qu'imparfaitement que la jalousie en avait sa bonne part, et cette
+même jalousie eût-elle été entièrement connue, cette grande colère
+eût toujours paru très-étrange à des gens qui croyaient que depuis
+longtemps la grande-duchesse était plus forte et plus philosophe
+qu'elle ne le témoignait dans cette circonstance. Cela était-il
+vrai... ou voulait-elle seulement prouver qu'elle aussi était habile
+en diplomatie?
+
+Quoi qu'il en soit, tout cela fit une sorte de petite scène où
+les deux belles-soeurs se parlèrent sur un ton un peu aigre-doux.
+La reine Hortense était fort irritée, et cela avec raison, qu'une
+personne venue avec elle fût accueillie de cette manière, quelle que
+fût la cause du mécontentement de la grande-duchesse. Maintenant,
+voulez-vous savoir le résultat de cette belle affaire? le voici.
+
+La reine Hortense, suffoquée de ce qui s'était passé, tint conseil
+avec sa mère sur ce qu'on pouvait faire pour se venger de la
+grande-duchesse, qui avait ainsi méprisé la protection que toutes
+deux avaient accordée à mademoiselle Gu......t. La chose fut
+promptement résolue. L'Impératrice n'avait pas de lectrice; elle
+allait partir pour Bayonne avec l'Empereur: il fallait qu'elle obtînt
+de donner cette place de lectrice à mademoiselle Gu......t, ce qui
+fut exécuté avec la célérité de femmes qui veulent prouver à une
+autre femme qu'elles peuvent se venger si elles le veulent... Mais
+le résultat fut différent de ce qu'espéraient la mère et la fille.
+Mademoiselle Gu......t était charmante, comme je l'ai dit. Madame
+Gazani avait habitué l'Empereur aux belles lectrices; il fut donc
+charmé que l'Impératrice n'eût pas dérogé à l'habitude qu'elle en
+avait prise; mais il paraît qu'il témoigna son admiration un peu trop
+vivement. Je ne sais si ce fut à mademoiselle Gu......t, _à elle
+seule_, ou bien tout simplement à Joséphine. Ce qui est certain,
+c'est que la pauvre mademoiselle Gu......t pleura et sanglota de
+nouveau à Bayonne comme dans l'Élysée, et qu'elle repartit pour Paris
+avec la douleur d'être sacrifiée n'importe à quoi, n'importe à qui,
+mais enfin _sacrifiée_. Le fait est qu'elle était bien assez jolie
+pour n'être sacrifiée à personne.
+
+Il arriva dans le même temps une aventure assez comique... Vers
+le milieu de l'hiver, on partait déjà pour se rendre à Bayonne et
+à Bordeaux. Tout l'état-major du prince de Neufchâtel, qui était
+composé de jeunes gens les plus agréables de la cour et de Paris,
+était en course pour porter des ordres: M. de Canouville (Jules), M.
+de Pourtalès (James), M. Lecouteulx, M. de Flahaut, et dix autres
+encore... M. de Girardin seul demeurait, parce qu'il était le favori
+de Berthier. Mais nous étions dépourvues de danseurs.--Vous voilà
+bien embarrassées, dit l'Empereur à la grande-duchesse; faites
+engager des officiers de ma garde, ils en seront honorés et moi
+très-content.
+
+On dit au maréchal Bessières ce dont il s'agissait. Le maréchal, qui
+n'aimait pas les bals et ne s'en souciait guère, mais qui était exact
+au service et à l'ordre, fait venir deux ou trois colonels, et leur
+transmet celui de l'Empereur. Les colonels, rentrés chez eux, font
+absolument comme le maréchal, et comme le bal était pour le soir
+même, il fallait se dépêcher. On fit monter quelques ordonnances à
+cheval, et tout fut expédié avant midi.
+
+Mais en se hâtant, il y a toujours quelques parties qui manquent
+dans un tout, quelque peu important qu'il soit. L'un des colonels, en
+faisant la liste des officiers qu'il jugeait les plus beaux de son
+corps, pour aller figurer dans un avant-deux chez la grande-duchesse
+le même soir, oublia complétement que l'un des capitaines désignés
+par lui trottait avec sa compagnie depuis deux jours sur le chemin de
+l'Espagne.
+
+Mais il avait une femme, ce capitaine. Cette femme, depuis qu'il y
+avait des bals chez les princesses et à la cour des Tuileries, ne
+laissait pas écouler un jour sans pleurer de ne pouvoir y aller.
+Elle se figurait que l'Élysée, par exemple, méritait réellement
+son nom, et qu'il était un lieu de délices et d'enchantement. Son
+mari, qui probablement savait que sa femme ne serait pas priée, ne
+l'avait jamais demandé. La chose en était donc restée là, lorsque
+tout à coup le billet d'invitation parvint à la femme. En le voyant,
+elle eut d'abord le regret qu'elle avait toujours, qui était de
+ne pas voir de près les merveilles qu'elle avait admirées des
+Champs-Élysées, le jour de la fête donnée par la princesse Caroline
+au roi de Westphalie, lors de son mariage avec la princesse Catherine
+de Wurtemberg. Sa seconde pensée fut que peut-être elle pourrait
+profiter de l'invitation de son mari. À la fête donnée au roi de
+Westphalie, il y avait quinze cents personnes. Une femme, un homme
+de différence, qu'est-ce que cela? c'est bien égal! il doit y avoir
+toujours le même nombre de personnes...--Je me mettrai n'importe où,
+se dit-elle, je ne manquerai pas de danseurs, puisque _le régiment_
+est invité... j'irai. À peine eut-elle pris ce parti, qu'elle
+s'occupa de sa toilette... et Dieu sait si ce fut par là qu'elle nous
+amusa.
+
+Le bal était commencé depuis une demi-heure, lorsque tout à coup
+nous vîmes partir, avec la rapidité du tonnerre et la lourdeur d'une
+pierre, un homme et une femme qui commençaient leur tour de valse
+dans la belle galerie de l'Élysée où nous ne valsions jamais que
+trois ou quatre pour avoir toute liberté sans confusion. J'ai déjà
+dit que nous nous connaissions _toutes_ parfaitement entre nous; les
+hommes des maisons des princesses et de celle de l'Empereur nous
+étaient également connus: qu'on juge donc de notre surprise lorsque
+nous vîmes une femme parfaitement inconnue, dont la tournure vraiment
+singulière, la mise encore plus étrange dans un lieu comme celui-là,
+où toutes les femmes étaient de la plus riche élégance, devaient
+faire nécessairement un grand contraste.
+
+--Savez-vous qui c'est? demanda d'abord l'une de nous à l'un des
+hommes qui étaient derrière nos banquettes.
+
+--Non, Dieu m'en garde!
+
+--Et le monsieur?
+
+--Eh! c'est un officier de la garde!
+
+C'était vrai; mais la manière dont lui et sa compagne valsaient était
+bien la plus comique chose qu'on pût donner à regarder. C'étaient
+des pas tantôt petits, tantôt immenses, et puis des regards, des
+sourires, et enfin des passes!... Ce furent les malheureuses passes
+qui les perdirent. La princesse, qui ne valsait pas, ou qui alors
+était au repos, avisa ces deux personnages; elle n'en reconnut aucun.
+Pour l'homme, elle n'en fut pas surprise; c'était un officier invité
+par ordre de l'Empereur. Mais la femme, qui était-elle?
+
+La princesse appela madame de Beauharnais[95], sa dame d'honneur, et
+lui demanda compte de cette femme qui tournait comme un cheval au
+caveçon[96]. Madame de Beauharnais n'en savait rien, et ne pouvait
+dire comment elle était là. Elle répondit cela avec sa douceur
+accoutumée.
+
+[Note 95: Seconde femme de M. de Beauharnais le sénateur, le père de
+la princesse Stéphanie, grande-duchesse de Bade, et dame d'honneur de
+la princesse Caroline. Elle était aimée de tout le monde à cause de
+sa bonté et de sa politesse.]
+
+[Note 96: C'est un petit cercle de fer qu'on met aux jeunes chevaux
+fougueux pour les dompter, et alors on leur fait fournir une course
+quelconque, mais plus particulièrement en tournant.]
+
+--Mais, madame, lui dit la princesse, à qui donc voulez-vous que je
+m'adresse pour savoir ce qu'on fait chez moi, si ce n'est à vous, qui
+êtes chargée du soin des invitations? Allez demander à cette personne
+son nom et de quel droit elle est ici.
+
+Madame de Beauharnais partit, assez mal contente de sa mission. Elle
+arriva auprès de la dame et de l'officier, et, profitant d'un moment
+de repos, elle demanda le nom de la danseuse à l'officier. Ce nom
+était celui d'un capitaine de la garde impériale. Aussi, la dame, qui
+comprenait l'appui de ce nom, se hâta-t-elle de dire elle-même:--Je
+suis madame ****, femme du capitaine de ce nom.
+
+--Puis-je vous demander comment vous êtes ici?
+
+--Par une invitation de madame de Beauharnais, dame d'honneur de la
+princesse.
+
+--C'est moi, madame, qui suis madame de Beauharnais, et je n'ai pas
+eu l'honneur de vous envoyer d'invitation.
+
+--Cependant mon nom est sur la liste, puisque j'ai une invitation.
+
+--Monsieur votre mari, oui; est-il ici?
+
+--Il est en Espagne, répondit la dame en tordant le bout d'une
+ceinture orange et argent entre ses doigts, et en baissant les yeux;
+elle m'aurait fait de la peine, si je n'étais endurcie contre ces
+femmes qui s'exposent à une pareille scène pour dire: J'ai été dans
+un bal où étaient l'Empereur et ses soeurs!
+
+Madame de Beauharnais s'en fut rendre compte de sa mission. La
+princesse donna l'ordre _de faire sortir cette femme_... Ici la
+chose devenait toute différente, et _la capitaine_ prenait le pas
+sur la princesse; elle le prit en effet lorsque, recevant l'ordre de
+s'en aller, elle répondit qu'elle était invitée, qu'elle ignorait
+si c'était une erreur de la dame d'honneur ou de son secrétaire,
+mais qu'elle avait son billet et qu'elle devait à son mari de ne pas
+se laisser mettre à la porte. Enfin, si ce n'eût été la tournure
+vraiment hétéroclite de cette femme, ses cheveux mal peignés et
+en serpenteaux, sa robe de crêpe blanc, mal faite, mal portée, sa
+tournure entière et sa figure... si ce n'eût été tout cela, je
+l'aurais prise en pitié. Le fait est quelle ne sortit pas tout de
+suite; on n'insista pas, quoique la princesse en eût bonne envie.
+L'Empereur ne vint que fort tard ce jour-là. S'il eût été là, _la
+capitaine_ aurait valsé, dansé, et même dansé le grand-père[97], tout
+autant qu'elle eût voulu.
+
+[Note 97: Le grand-père se dansait à la fin du bal, et d'un bal où
+on avait été ce qu'on appelle _en train_ et gai. On était, comme
+dans l'anglaise, deux par deux et sur une colonne. Le couple _qui
+menait_ le grand-père se mettait en marche sur un air fait exprès,
+et que Julien le nègre jouait ordinairement moitié éveillé et moitié
+dormant, parce que le grand-père arrivait à six heures du matin. On
+faisait d'abord une promenade. La promenade finie, ce qui quelquefois
+durait longtemps si le caprice du couple _chef_ le voulait ainsi, on
+se remettait sur une colonne. Alors commençait un autre air sur la
+mesure de l'anglaise, et on faisait toutes les figures qui passaient
+par la tête du couple _chef_. Quand il avait parcouru toute la
+colonne, un autre couple commençait et faisait la même figure. Les
+plus bizarres et les plus drôles étaient les meilleures. On mettait
+la femme dans un fauteuil, on se mettait à genoux, on faisait des
+berceaux avec les bras, etc... J'ai vu une fois chez la princesse
+Caroline, à l'Élysée, la promenade du grand-père se prolonger depuis
+la galerie jusqu'au premier. Tout le grand-père avait plus de
+quatre-vingts personnes, plus de quarante paires bien sûrement. Tout
+cela suivait avec les meilleurs et les plus joyeux rires.]
+
+Nous remarquâmes que lorsque _la capitaine_ sortit, elle fut
+accompagnée par plus de sept à huit officiers _qui ne rentrèrent
+pas_. Je suppose que c'étaient des officiers du régiment de son
+mari...
+
+Les autres jours de la semaine, la grande-duchesse recevait aussi,
+mais elle n'avait pas un salon. Elle recevait quelques personnes
+qui étaient spirituelles et _causaient_; car c'est une justice que
+je dois lui rendre, elle aimait ce passe-temps-là plus que celui
+des cartes. On m'a dit que depuis elle n'avait pas pu échapper à la
+maladie des femmes qui vieillissent et qui deviennent, dit-on, ou
+dévotes, ou joueuses, ou gourmandes... dévote... je ne crois pas;
+restent les deux autres choses...
+
+Les habitués intimes étaient, pour presque tous les jours, M. le
+comte de Ségur, le grand-maître, l'archichancelier, M. de Talleyrand,
+M. le comte Lavalette, le duc d'Abrantès surtout, et quelques hommes
+de la cour, quelques étrangers de haute distinction. C'est ainsi que
+le grand-duc de Wurtzbourg, qui par aventure devint amoureux des
+beautés et perfections de la princesse, chantait dans les petites
+soirées intimes... J'ai eu le bonheur d'entendre un duo, c'est-à-dire
+un nocturne chanté par la grande-duchesse de Berg et par le grand-duc
+de Wurtzbourg. C'est un souvenir à ne jamais perdre et à bien
+conserver pour un moment de grande tristesse: car Héraclite aurait ri
+en les écoutant, malgré le respect et la convenance.
+
+Ce qui n'était pas de même, c'était lorsque madame de Colbert (Mme
+Alphonse) chantait: une bonne méthode, une belle voix, une jolie
+personne bien bonne et charmante, voilà ce qui était devant le
+piano...
+
+Les femmes étaient en petit nombre, quoique la grande-duchesse
+invitât plusieurs de nous à y aller habituellement; les invitations
+là n'avaient rien d'officiel et n'étaient que verbales. Madame
+Adélaïde de Lagrange, soeur du marquis de Lagrange, et dame de la
+princesse, était une femme parfaitement spirituelle. Du reste, sa
+maison n'avait rien alors de très-remarquable. M. d'Aligre était
+poli, connaissait beaucoup d'anecdotes qu'on aimait à lui entendre
+conter; mais M. de Cambis et tout le reste, excepté M. de Longchamps,
+n'étaient remarquables ni en bien, ni en mal.
+
+Les mercredis de la princesse Pauline étaient singulièrement
+organisés. Sa maison était, comme formation, parfaitement agréable,
+et pourtant c'était la princesse qui recevait le plus mal et faisait
+le moins prospérer cette société renouvelée que voulait l'Empereur.
+La princesse était fort indolente sur tout, excepté sur sa toilette.
+Aussi dès le lundi elle ne s'occupait que de sa parure; le reste
+lui était égal. La composition de sa liste se faisait toujours avec
+Duroc comme celles de ses soeurs. Il fallait entendre Duroc lorsqu'il
+racontait toutes les gentilles mines, les câlineries qu'elle lui
+faisait pour faire rayer une femme plus jolie qu'elle ne la voulait.
+Elle était si charmante qu'il ne pouvait la refuser; cependant son
+équité naturelle le faisait hésiter:
+
+--Mais pourquoi la rayer? y a-t-il jamais trop de jolies femmes?
+disait-il.
+
+--Eh bien! ne serai-je pas là, moi? Ne me verrez-vous pas tout à
+votre aise?
+
+Et la séduisante créature souriait en montrant ses dents perlées...
+et presque toujours alors la femme qui l'effrayait était rayée.
+Cependant elle avait auprès d'elle une bien belle personne, madame
+de Barral, qui était même sa favorite à cette époque. Madame de
+Barral était une femme aussi belle et aussi charmante qu'on puisse
+voir; un esprit fin, de la gaieté, de l'agrément et de la bonté.
+C'était une personne acquise de droit à la cour, car jamais on ne
+porta mieux le grand habit qu'elle ne le portait. Venait ensuite
+madame de Bréhan[98], femme de beaucoup d'esprit, ayant des manières
+excellentes et en même temps fort agréables; sa figure et sa tournure
+étaient celles d'une jolie femme; sa taille était parfaite et bien
+proportionnée, son pied ravissant. Elle a un esprit remarquable, et
+tout ce qu'elle dit porte un cachet d'originalité. Elle est peut-être
+un peu mordante, mais sûre, fidèle en amitié et bonne à aimer... et
+puis je trouve qu'en ce monde il faut souvent montrer qu'on a des
+dents pour ne pas sentir celles des autres.
+
+[Note 98: J'ai fait une erreur dans mon _Salon de madame de
+Polignac_. J'ai dit que la marquise de Bréhan était dame du palais;
+elle ne l'était pas, mais elle était amie intime de la Reine. Je
+m'empresserai toujours de réparer une faute dès qu'elle me sera
+démontrée.]
+
+Madame la duchesse de Cadore, dame d'honneur de la princesse, était
+l'exemple des femmes, l'honneur de sa maison, le bonheur de son
+mari; mais elle n'était pas amusante, elle était même ennuyeuse et
+ne savait pas faire que notre princesse sût s'amuser comme tout le
+monde. La pauvre princesse avait du malheur en dames d'honneur, et
+madame de Cavour, son autre dame d'honneur pour au delà des Alpes,
+était encore moins gaie que madame de Cadore.
+
+Il y avait encore madame de Chambaudouin, favorite aussi de la
+princesse; je ne sais si elle était plus ennuyeuse _qu'autre chose_,
+ou _plus autre chose_ qu'ennuyeuse. Venait ensuite madame de la
+Turbie, qui, depuis, épousa M. le duc de Clermont-Tonnerre. J'ai déjà
+dit dans mes _Mémoires sur l'Empire_ tout le bien que j'en pensais.
+
+Une dame du palais de la princesse Pauline, qui était aussi bien
+belle, c'était madame de Mattis, mais seulement jusqu'à la ceinture.
+Elle avait le buste d'une femme de cinq pieds deux pouces, surtout
+la tête, qui était très-forte, et puis le reste était de la hauteur
+d'un enfant. Le visage de madame de Mattis était lui-même d'un
+genre de beauté sévère; malgré cette admirable chevelure blonde qui
+semblait appartenir à la tête d'une Galatée. Rien ne donnera l'idée
+de ces magnifiques cheveux, pas même ceux de la duchesse de Guiche,
+qui, certes, étaient et sont encore bien beaux. Madame de Mattis fut
+très-aimée de l'Empereur et résista longtemps, ce que la princesse
+trouvait fort étrange.
+
+--Savez-vous bien, madame, que l'on ne doit jamais dire _non_ à une
+volonté exprimée par l'Empereur? et que MOI, qui suis sa soeur, s'il
+me disait: JE VEUX, je lui répondrais: Sire, je suis aux ordres de
+Votre Majesté.
+
+Elle lui dit cela avec le ton solennel d'une aïeule qui prêcherait la
+morale à sa petite-fille.
+
+M. de Montbreton, premier écuyer de la princesse, et qui jadis avait
+été son ami _fort intime_, était toujours bon, aimable, le meilleur
+des hommes pour vivre habituellement avec lui, et en même temps pour
+le rencontrer comme homme agréable et spirituel. Je le connais depuis
+mon enfance, et je lui conserve une profonde amitié.
+
+M. de Clermont-Tonnerre, également écuyer de la princesse, avait une
+gaieté continuelle avec laquelle on est toujours un homme bon. Son
+esprit n'était pas supérieur, mais on causait avec lui.
+
+Venait ensuite l'homme par excellence de la maison, et même de la
+société française alors; c'était M. de Forbin!... Quel être charmant
+était alors M. de Forbin!... que d'esprit... de talents, d'agréments
+sans nombre, que les autres hommes n'ont guère que partiellement
+et que lui réunissait! Une figure charmante ajoutée à ces dons du
+Ciel... et maintenant que reste-t-il de cette oeuvre du Créateur?...
+Cette pensée fait bien mal!.. quel retour sur soi-même!...
+
+Les salons des princesses avaient tous un caractère particulier. Chez
+la grande-duchesse on y allait avec la crainte d'être jugée de deux
+manières: pour son maintien et pour son langage, pour tout enfin...
+Chez la reine Hortense, on y allait sans crainte... on y allait avec
+la certitude de s'y amuser... Mais chez la princesse Pauline, on s'y
+prenait huit jours d'avance pour savoir quelle toilette on aurait: la
+princesse ne portait son attention que là-dessus. Une fois je vois
+arriver à moi M. de Forbin, qui me dit avec une expression inimitable:
+
+--La princesse veut vous parler _immédiatement_.
+
+--Mon Dieu! qu'est-ce donc? Vous êtes bien sérieux!
+
+--Aussi la chose est-elle fort grave. Venez donc vite.
+
+Comme la princesse ne me faisait jamais grand'-peur, je me remis
+bientôt, et en arrivant près d'elle j'étais toute prête à recevoir ce
+qu'elle allait _me communiquer_, comme disait M. de Forbin, et je me
+penchai vers son fauteuil.
+
+--Ma chère Laurette[99], me dit-elle, comment avez-vous pu choisir
+aussi mal que vous l'avez fait les fleurs de votre coiffure?
+
+[Note 99: Elle continuait à m'appeler ainsi lorsque nous étions
+seules. Elle était bonne en général, et aimait ses anciens amis.]
+
+--Mais, madame, ce sont les mêmes que celles de ma robe.
+
+J'avais une robe de tulle jaune, doublée de satin jaune et garnie
+avec des touffes de violettes doubles, dans lesquelles il y avait de
+la poudre d'iris de Florence très-forte, ce qui donnait une vapeur
+embaumée à la robe lorsque je dansais...
+
+--Je sais bien que ce sont les mêmes. Mais il ne fallait pas les
+prendre comme cela... il fallait garnir votre robe en scabieuses, par
+exemple. Vous deviez songer que des violettes artificielles dans des
+cheveux noirs comme les vôtres ont l'air de tripler vos boucles...
+Cela vous donne l'air dur... fi donc!... Promettez-moi de changer ces
+fleurs-là.
+
+--Oui, madame, lui répondis-je, fort amusée de cette puérilité
+d'enfant qui lui faisait prendre attention à des choses de cette
+nature.
+
+Ce qu'elle me reprochait, au reste, était vrai: rien ne sied plus mal
+que des violettes dans des cheveux noirs.
+
+Ce même jour, la princesse fit un effet vraiment étonnant au moment
+de son entrée dans le salon, tant elle était belle! Ce fut un murmure
+d'admiration... Elle portait une robe de tulle rose, doublée de
+satin rose et garnie avec des touffes de marabouts, retenues par des
+agrafes de diamants d'une admirable beauté... Les touffes de plumes
+étaient retenues par des rubans de satin rose qui partaient de la
+taille et flottaient sur la robe; le corsage était en satin avec de
+petites pattes tombant sur la jupe. Ce corsage était garni ou plutôt
+cousu de diamants; à chaque patte tombait une poire en diamants
+d'une eau et d'une taille admirables; les manches étaient en tulle
+bouillonné, et chaque bouillon formé par des rangs de diamants[100]
+qui le serraient. Sur sa tête, il y avait deux ou trois des mêmes
+marabouts rattachés avec des diamants, et, pour contenir le paquet
+de plumes, était un bouquet de diamants posé sur la tige des trois
+marabouts.
+
+[Note 100: C'était alors la mode de porter de ces jupes garnies avec
+des touffes de n'importe quoi soutenues par des rubans. La princesse
+Pauline en avait une garnie de branches de pin, avec un corsage de
+velours vert garni en émeraudes et en diamants. La reine Hortense en
+avait une ravissante garnie en _belles-de-jour_, et tout ce qui, à
+la robe de la princesse Pauline, était en émeraudes et en diamants,
+était ici en turquoises et en diamants.]
+
+J'ai dit plus haut que chez la reine Hortense on n'avait aucune de
+ces craintes puériles, et c'est vrai. Elle était bonne, indulgente;
+si au contraire l'Empereur trouvait à blâmer, elle prenait la défense
+de l'opprimée: aussi nous y allions convenablement, mais ne craignant
+ni le blâme de la maîtresse du lieu, ni sa raillerie.
+
+Ses bals étaient charmants. Sa maison me semblait faite pour
+recevoir; on y trouvait tout ce qui amuse. Si par hasard on n'avait
+pas voulu danser, ou qu'on fût malade, on se mettait devant une table
+ronde dressée dans l'un des salons de la princesse, on y trouvait
+toujours des livres, des dessins, des couleurs, des gouaches, tout ce
+qui peut divertir des amis des arts. Pendant ce temps, la princesse
+dansait, à moins qu'elle ne fût dans l'état où elle était le jour de
+_la Vestale_. Alors, elle venait dans le salon où étaient la table et
+les aquarelles, elle s'asseyait à cette table et causait; et on ne
+s'en trouvait que mieux chez elle.
+
+--Voyons, tournez-vous un peu, que je fasse votre portrait,
+disait-elle à une jeune femme nouvellement mariée et dont la timidité
+était si grande qu'elle devenait pâle au lieu de rougir quand on lui
+parlait. À la proposition de la Reine, elle devint pâle d'abord, et
+puis rouge, et enfin toute tremblante. Mais la Reine lui parla avec
+une telle bonté, un accent si doux, qu'avant un quart d'heure cette
+jeune femme causait et riait avec son peintre, qui ne pouvait plus,
+nous disait-elle ensuite en riant, la faire tenir tranquille.
+
+La maison de la reine Hortense était mélangée comme agréments.
+Plusieurs personnes étaient bien, quelques autres beaucoup moins,
+et d'autres pas du tout. Madame de Viry, la mère, était aussi
+ennuyeuse qu'on peut l'être; quelques autres aussi dans les dames
+pour accompagner: je n'en excepte que madame de Broc, madame de Lery,
+madame d'Arjuzon, et mademoiselle Cochelet, dont l'amère laideur
+ne l'empêchait pas de se coiffer en bacchante et à la Camille des
+_Horaces_; mais elle avait beaucoup d'esprit; elle était lectrice.
+
+Mais les bals du lundi, chez la reine Hortense, dépendaient peu, pour
+leur agrément, des personnes de sa maison. Elle était elle-même la
+plus charmante maîtresse de maison, faisant attention aux femmes qui
+étaient mal placées pour qu'elles fussent mieux, veillant à ce que
+les hommes fissent danser les jeunes filles, qui souvent dansaient
+moins que nous, qui étions jeunes d'abord et puis ayant une maison et
+recevant, ce qui, au bal, nous le savons toutes, nous faisait inviter
+de préférence à des femmes beaucoup plus jolies que nous.
+
+Il y avait aussi dans l'hiver des bals d'enfants dont les jeunes
+princes faisaient les honneurs. Nos enfants y allaient déguisés, ils
+étaient charmants... Mes filles y furent un jour; l'aînée, qui alors
+était déjà une ravissante créature, était habillée comme mademoiselle
+Mars dans _la Jeunesse de Henri V_, et sa soeur en petit page. Ces
+deux costumes eurent un grand succès.
+
+C'était ces jours là que la Reine était bonne et faite pour être
+aimée! Elle était là comme la mère de toute cette jeunesse qui
+tourbillonnait autour d'elle! On tirait une loterie pour les enfants
+où tous les numéros gagnaient; elle y présidait, dirigeait les lots,
+changeait ce qui ne plaisait pas, et devenait mère de chaque enfant
+pour lui donner une joie. Combien mon coeur se serre en pensant à
+l'exil[101] d'une personne qui ne fit jamais que du bien, qui ne
+provoqua jamais un sentiment, je ne dis pas de haine, mais seulement
+répulsif!... Toujours de l'amour et du respect!... et pourtant elle
+est bannie de sa patrie! et dans quel moment...? lorsque sa santé
+détruite réclame l'air de la patrie, le seul où l'on respire la vie!
+
+[Note 101: Et depuis que ceci est écrit, quel malheur nous a
+frappés!... La chaîne de l'exil a été rompue, mais par la mort!...]
+
+Dans l'année 1814, dans ce même moment où elle sut prouver qu'elle
+pouvait être à la fois aussi bonne qu'aimable, et courageuse, et
+grande, la reine Hortense, sachant que l'empereur de Russie était
+venu chez moi, me demandait assez souvent d'aller chez elle, ne
+voulant pas lui donner des figures nouvelles. Un soir, nous étions
+fort peu de monde, la conversation tomba sur le talent de conter; la
+Reine contait à ravir, et, sans lui faire un compliment qui pouvait
+être plat en le lui adressant à elle-même, nous lui dîmes qu'elle
+serait bien aimable de nous raconter quelque chose.
+
+--Non, non, dit-elle, je ne suis pas assez pénétrée d'un sujet, quel
+qu'il soit, pour entreprendre de raconter ce soir; il n'est pas
+toujours temps pour l'esprit de conter. Mais ce qui aurait surpris
+Votre Majesté, ajouta-t-elle en s'adressant à l'empereur de Russie,
+c'est d'entendre raconter une chose intéressante à l'Empereur, ou
+bien de lui entendre improviser une histoire.
+
+L'empereur de Russie sourit.
+
+--Croyez-vous que je ne connaisse pas cette charmante variété de son
+esprit? croyez-vous donc qu'il ne m'a pas charmé autant qu'il le
+pouvait?... Je l'ai entendu un jour à Tilsitt raconter à la reine de
+Prusse un fait arrivé, disait-il, dans les montagnes de la Corse.
+C'était un homme qui se vengeait à la fois d'une maîtresse infidèle
+et d'un ami perfide. En vérité, je vous jure qu'il fut terrible au
+moment de la catastrophe... Plus tard, à Erfurth, étant seulement
+avec le malheureux Duroc, Talma et moi, Napoléon improvisa une
+histoire dont le sujet était pris dans l'histoire d'Orient, et où il
+fut admirable. Ce fut ce jour-là que Talma s'écria: Mon Dieu, où sont
+donc les imbéciles qui disent que je vous donne des leçons de pose et
+de diction? j'en recevrais plutôt de vous, sire!
+
+--Il ne vous a jamais raconté une histoire italienne? demanda la
+Reine.
+
+--Non, répondit l'empereur Alexandre, voilà tout ce que je connais de
+lui.
+
+--Eh bien, sire, je veux que vous entendiez le conte de Giulio,
+dit la Reine; il fut improvisé à la Malmaison, comme la duchesse
+d'Abrantès peut vous le certifier; elle était avec moi ce même jour
+où l'Empereur raconta cette histoire, qui, du reste, est vraie pour
+le fond, et le fait principal du meurtre et de sa cause s'est passé
+dans un couvent[102] de Lyon. La galerie venait d'être terminée, et
+on s'y tenait presque tous les soirs; l'Empereur, lorsqu'il était
+de bonne humeur, aimait beaucoup ce qui était extraordinaire; il
+aimait à faire impression, et c'était presque toujours sur nous,
+pauvres femmes, qu'il aimait à exercer son pouvoir.--Il y a aussi
+l'histoire d'un élève de Brienne; elle est aussi tragique que celle
+de Giulio, et comme elle est vraie, elle nous cause toujours une
+grande émotion... Mais celle de Giulio était terrible!.. Je l'ai
+assez présente, et, si vous me soutenez, mesdames, Sa Majesté aura
+l'histoire entière...
+
+[Note 102: C'est vrai.]
+
+Nous nous rapprochâmes de la table ronde autour de laquelle nous
+étions déjà tous; on enleva deux lampes et on n'en laissa qu'une,
+sur laquelle encore était un abat-jour. Il est vrai de dire que
+l'Empereur prenait ainsi toutes ses mesures probablement pour obtenir
+plus d'effet.
+
+La Reine commença:
+
+C'était pendant une soirée d'automne; nous étions rassemblés à la
+Malmaison dans la grande galerie, et assez tristes du mauvais temps.
+L'Empereur, qu'un ciel gris et orageux impressionnait aussi, sentit
+le besoin de rompre le charme qui agissait sur nous; il dirigea la
+conversation, et bientôt elle tomba sur l'amour et ses effets. Ma
+mère parla de l'amour des créoles; madame la duchesse d'Abrantès, de
+celui de l'Espagne, d'où elle revenait pour la première fois[103], et
+moi de l'amour dans notre belle France. Mais l'Empereur nous imposa
+silence à toutes, et nous dit d'écouter l'histoire qu'il avait à nous
+raconter; ensuite nous verrons, dit-il, quel est le pays qui produit
+les passions les plus violentes... Écoutez.
+
+[Note 103: En 1806, au commencement.]
+
+Et se plaçant au milieu de la galerie, il commença son récit:
+
+Un jour, il parut à Rome un être mystérieux dont l'âge, le nom, et
+le sexe même, furent d'abord inconnus; les bruits les plus étranges
+circulèrent bientôt dans la ville sainte. Les Romains aiment le
+merveilleux; ils voulurent voir dans cet être bizarre de forme,
+et dans ses moeurs habituelles, un objet sur lequel l'inquisition
+devait avoir les yeux. Bientôt la curiosité redoubla; la foule visita
+le quartier désert où cet individu s'était retiré, dans le palais
+Gandolfo, demeure solitaire et ruinée où jamais un être vivant
+n'avait choisi sa demeure.
+
+Un seul serviteur, silencieux comme son maître ou sa maîtresse, était
+le compagnon de l'habitant du palais Gandolfo; il sortait seulement
+pour aller aux provisions, puis il rentrait, et de huit jours l'herbe
+qui croissait entre les pierres des galeries abandonnées n'était
+foulée par un pied humain.
+
+Un jour, le bruit se répandit que le mystérieux inconnu dévoilait
+l'avenir, qu'il prédisait, enfin, et que ses prédictions étaient
+effrayantes presque toujours pour ceux qui allaient les chercher.
+
+Quelque voilée que fût la personne de la sibylle, cependant on
+finit par trouver qu'elle était femme, ou du moins que les indices
+qui révélaient qu'elle était femme étaient suffisants.--Bientôt sa
+renommée fut grande: on ne parlait plus que de la _sibylle_. Ce nom
+lui resta.
+
+Deux jeunes Romains vivaient alors à Rome dans toute la douceur d'une
+sainte amitié: l'un se nommait Camille, l'autre Giulio; tous deux
+jeunes, tous deux beaux, tous deux riches de cette espérance qui rend
+l'âme si radieuse à vingt ans. Camille, brave et déterminé, voulut
+aller aussitôt chez la sibylle; Giulio, plus timide ou plutôt plus
+craintif, redoutait l'avenir et ne voulait pas avancer le moment où
+cet avenir se dévoilerait à lui. Il refusa longtemps. Enfin Camille
+l'entraîna, et un soir, au moment où le soleil se couchait sur le
+mont Quirinal, les deux amis franchissaient la porte redoutée du
+palais de la sibylle.
+
+En entrant dans les vastes cours dont les dalles de marbre
+résonnaient sous leurs pas, ils ne virent pas un être humain venir
+à leur rencontre. Giulio sentait ses jambes fléchir sous lui... son
+front était humide et brûlant... il souffrait... mais attiré par un
+charme qu'il ne pouvait vaincre, il suivait Camille au travers des
+vieilles chambres, des salles désertes et des décombres du palais
+maudit.
+
+Tout à coup, en traversant une galerie, les deux amis furent arrêtés
+à la vue d'un immense rideau noir qui la partageait; au moment où ils
+entrèrent dans cette pièce, une voix d'une douceur infinie prononça
+ces mots:
+
+--Si vous voulez connaître votre sort, jeunes gens, passez derrière
+ce rideau... mais auparavant, préparez-vous par la prière à cet acte
+solennel.
+
+Involontairement Giulio tombe à genoux et prie. Camille s'incline
+légèrement; puis il se relève, et mettant la main sur son poignard,
+il écarte le rideau qui s'ébranle sous sa main et, se séparant tout à
+coup, leur laisse voir le sanctuaire qu'ils étaient venus chercher.
+
+Au mouvement de son ami, Giulio s'était relevé et se disposait à
+le suivre, en mettant comme lui la main sur son poignard; mais la
+surprise qu'ils éprouvèrent tous deux fit retomber leur main à leur
+côté.
+
+Ils ont enfin devant les yeux l'être mystérieux qui défie toutes les
+recherches depuis bien des mois dans la ville de Rome... C'est une
+femme!... elle est jeune... belle même... ou du moins elle le serait,
+sans une pâleur de la tombe, une fixité dans la prunelle de ses yeux
+qu'elle tient ouverts et attachés sur les deux amis. Ses traits sont
+beaux; mais cette pâleur cadavéreuse glace la pensée qui est à côté
+du mot de beauté, et l'effroi est le seul sentiment que les deux
+jeunes gens éprouvent en la voyant.
+
+--Que voulez-vous de moi? leur demande-t-elle avec cette même voix
+harmonieuse qu'ils avaient entendue.
+
+--Connaître notre sort, répond Camille, plus hardi que son ami....
+Giulio baisse les yeux sans répondre.
+
+--Et vous? dit la sibylle...
+
+Giulio veut parler, sa langue glacée ne peut articuler un mot; enfin
+il prononce à voix basse:
+
+--Je ne veux rien savoir.
+
+--Téméraire! dit la pâle et belle créature... ne sais-tu pas que
+tout mortel qui franchit ce noir rideau doit venir à ma science et
+partager la punition que Dieu m'infligera pour avoir osé pénétrer
+dans ses décrets?...
+
+--Je vais, si vous le permettez, dit Camille, passer le premier
+devant votre intelligence. Giulio sera plus assuré à mon retour.
+
+La sibylle fronça son noir sourcil sur son front d'ivoire et parut
+hésiter un moment; mais en remarquant la terreur visible de Giulio,
+elle parut le prendre en pitié, et, faisant un geste de la main à
+Camille, elle disparut avec lui derrière une vaste draperie noire qui
+masquait une autre partie de la galerie. Quelques instants suffirent
+pour la conférence de Camille et de la sibylle; il revint auprès de
+son ami le sourire sur les lèvres.
+
+Mon horoscope est des plus heureux; mais elle n'a pas fait un
+grand effort de science pour me le révéler. Elle m'a _prédit_ que
+j'épouserais ta soeur Giuliana, et que notre mariage serait seulement
+retardé par une cause légère... Comme notre contrat est déjà signé
+et que la ville entière le sait, la sibylle travaillait à l'aise!...
+N'importe, va, mon Giulio, je t'attends; bonne chance!
+
+Giulio gagne en chancelant le lieu où l'attend cette femme étrange,
+dont le rapport d'elle à lui est si terrible et si influent... Cette
+draperie légère que sa main soulève lui semble être de plomb!...
+Enfin il disparaît, et les longs plis de la noire et lugubre draperie
+retombent et l'enveloppent comme un linceul.
+
+Pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la
+partie séparée de la galerie où la sibylle était avec Giulio...
+Tout à coup un cri perçant vient frapper l'oreille de Camille. Il
+s'élance, son poignard au poing, et trouve Giulio à genoux, les
+cheveux hérissés, les yeux hagards et attachés sur la sibylle,
+qui, debout devant lui, une baguette de saule à la main, ornée de
+bandelettes noires, et toujours avec le même calme et le même regard
+atone, prononçait des mots incohérents dont Camille ne put saisir le
+sens; le seul qu'il entendit fut MEURTRE et SACRILÉGE, amour sans
+bornes!...
+
+À la vue de Camille, la sibylle parut courroucée:--Qui vous a
+demandé? lui dit-elle avec hauteur; éloignez-vous! Mais il ne
+l'écouta pas. Giulio était vraiment mal; il ne savait comment
+l'emmener; sa raison était presque égarée, et rien ne le rappelait à
+lui. Enfin il se laissa entraîner, et une fois hors de cet antre, de
+cet _autre Averne_, l'air frais et balsamique de la nuit rafraîchit
+le front brûlant du jeune homme. Mais il parle à peine et d'une
+manière incohérente... il prononce des mots séparés, parmi lesquels
+on entend surtout ceux de MEURTRE et de SACRILÉGE[104].
+
+[Note 104: L'Empereur prononçait les deux mots avec un accent
+effrayant et prolongé.]
+
+Camille le remit chez lui, et à peine le vit-il plus calme qu'il
+courut, avec plusieurs de ses domestiques et quelques-uns de ces
+_bravi_ qu'on trouve à volonté à Rome, au palais Gandolfo; il voulait
+contraindre la magicienne à confesser ce qu'elle avait dit à son
+malheureux ami. Mais le palais était encore plus désert que dans la
+soirée qui venait de s'écouler; personne dans aucune de ses vastes
+galeries, personne dans aucun des plus obscurs réduits. Partout
+la solitude, partout le silence, et pas une trace du séjour même
+momentané de cette femme... Tout a disparu...
+
+Camille revint consterné. Il commence à croire qu'il y a un mystère
+qu'il ignore dans l'âme de Giulio... Il retourne près de lui et le
+trouve accablé. Le lendemain, il paraît mieux; mais il ne parle pas
+de son aventure, et Camille lui-même ne chercha pas à la lui rappeler.
+
+Quelques semaines s'écoulèrent. Les préparatifs du mariage de Camille
+et de Giuliana se faisaient avec toute la pompe que de nobles
+familles mettent toujours dans une occasion aussi solennelle. Le
+bonheur était sur le front de la jeune fiancée; Camille aussi était
+heureux; mais il l'eût été davantage sans la connaissance qu'il avait
+du fatal secret de son malheureux ami, ce secret qu'il ne savait
+qu'imparfaitement encore!... et ne connaissait que par la douleur qui
+frappait chaque jour la jeune tête de Giulio d'un nouveau coup...--Si
+je pouvais te consoler, au moins! disait Camille à son ami!
+
+Giulio secouait lentement sa tête pâle, et répondait:--Tu n'y peux
+rien, ni moi non plus, c'est ma destinée!...
+
+Enfin le jour du mariage arriva. Dès le matin, tous les serviteurs
+de la maison de la mère de Camille mettaient en ordre le palais
+héréditaire pour recevoir leur jeune maîtresse. Camille était tout à
+fait joyeux. Depuis l'avant-veille, Giulio était enfin plus calme et
+semblait avoir repris toute sa tranquillité. Le marquis de Cosmo, son
+père, heureux également de le voir sourire, lui dit de se préparer
+pour le départ. Le vieux marquis descendit en même temps et monta à
+cheval pour aller jusqu'à Sainte-Marie-Majeure voir si tout était
+prêt. Mais au moment de monter à cheval, le cheval se cabra, et
+le marquis fit une chute qui, sans être nullement dangereuse, fit
+remettre le mariage à la semaine suivante.
+
+Comme la famille du marquis entourait son lit, Camille dit
+étourdiment:--Ah! mon Dieu! mon Dieu! voilà la prédiction de cette
+maudite sibylle accomplie, et mon mariage retardé!
+
+Giulio pâlit en entendant ces paroles; un souvenir terrible le
+saisit aussitôt... Il se retira dans son appartement, et ne voulut
+voir personne qu'un vieux moine qui l'avait élevé et dont il était
+tendrement aimé.
+
+Le marquis de Cosmo fut promptement rétabli, le jour du mariage fixé,
+et, de ce moment, la joie revint dans les deux familles.
+
+Le matin du mariage, Camille vint de bonne heure au palais de sa
+fiancée; Giulio était sorti, mais il avait fait dire qu'il se
+rendrait à l'église. On partit, et le mariage fut célébré avec
+toute la pompe que demandait cette solennité, à laquelle étaient
+intéressées les premières familles de Rome. Mais, lorsqu'on revint
+au palais de Cosmo, Giulio se trouva encore absent. L'inquiétude
+s'empara alors vivement de son père et de sa soeur, ainsi que de
+Camille. On envoya chez tous ses amis... Vers le soir, au moment où
+le vieux marquis était pensif, occupé à écouter la relation que lui
+faisait Camille de la soirée passée au palais Gandolfo, un inconnu
+laissa une lettre pour lui et s'éloigna aussitôt.
+
+Cette lettre était de Giulio:
+
+«Mon père, disait-il, disposez de vos richesses en faveur de ma
+soeur. Je suis mort pour le monde. JE DOIS FUIR UNE DESTINÉE FUNESTE,
+et vous devez préférer ne plus voir votre fils à le voir indigne de
+vous.
+
+«Épargnez-vous d'inutiles recherches, ma résolution est inébranlable.
+
+«Adieu, mon père, bénissez votre enfant, car il est et sera toujours
+digne de vous.»
+
+Cet incident frappa d'une teinte lugubre les noces de Giuliana.
+Camille épousait en elle la plus riche héritière de l'Italie depuis
+la retraite de son frère; mais il aimait Giulio, et son souvenir
+empoisonna longtemps le bonheur dont il jouissait.
+
+Le marquis de Cosmo découvrit enfin que le moine qui avait été
+précepteur de Giulio connaissait la retraite de son fils. Il le manda
+devant lui.
+
+--Mon père, lui dit-il, vous savez où est Giulio.
+
+
+LE MOINE.
+
+Oui, monseigneur.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Est-il à Rome?
+
+
+LE MOINE.
+
+Je ne puis le dire.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+La puissance paternelle est la première de toutes, et c'est un père
+qui vous commande de lui dire où est son fils.
+
+
+LE MOINE.
+
+La puissance paternelle elle-même n'est rien devant celle de Dieu,
+monseigneur... et celle-là m'ordonne le silence.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Quelle est votre excuse?
+
+
+LE MOINE.
+
+Je me suis opposé longtemps aux projets de Giulio, mais je l'ai vu si
+déterminé que je n'ai plus eu de force que pour le guider dans leur
+exécution.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Et quelle est-elle?
+
+
+LE MOINE.
+
+Il est entré dans un couvent pour y prononcer ses voeux.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Il n'a pas l'âge nécessaire pour disposer de lui, et je m'oppose à
+cette résolution. Je vous ordonne de me dire le nom du monastère où
+cet insensé s'est retiré.
+
+
+LE MOINE.
+
+Je vous répète que je ne le puis, monseigneur.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Vous ne le pouvez!
+
+
+LE MOINE.
+
+Non, monseigneur, j'ai reçu cette confidence sous le sceau de la
+confession, je ne puis parler.
+
+
+LE MARQUIS, après avoir réfléchi.
+
+Le grand-pénitencier peut-il vous relever de votre silence?
+
+
+LE MOINE.
+
+Oui, monseigneur.
+
+
+LE MARQUIS.
+
+Eh bien! il vous fera parler.
+
+Mais le lendemain même de cette conversation le moine disparut, et on
+ne le revit jamais.
+
+Où était Giulio, cependant?... il était parti pour la Sicile; là
+il avait vu le père Ambroise, prieur du couvent des dominicains de
+Messine, à qui il était recommandé par le moine de Rome. Le père
+Ambroise était un homme selon Dieu, un véritable apôtre. En voyant
+Giulio, il comprit l'âme troublée de ce jeune insensé et lui refusa
+positivement l'habit de frère qu'il lui demandait, et le contraignit
+à faire son noviciat.
+
+Giulio était né avec une imagination ardente et vagabonde;
+l'éducation singulière qu'il avait reçue n'avait pas modifié cette
+nature indomptée qui ne savait quelle route elle devait choisir
+pour arriver au bonheur. La mère de Giulio, d'une santé faible,
+était idolâtre de cet enfant, et il fut constamment à ses côtés. Il
+ne la quittait que pour aller prier à l'église ou dans la chapelle
+du château lorsque la famille était à Torre di Monte, habitation
+antique et féodale des marquis de Cosmo, dans les Abruzzes. Lorsque
+la mère de Giulio le voyait abattu et pâle, elle passait sa main
+dans les longs cheveux du jeune homme, et lui souriant doucement,
+elle l'envoyait respirer un air plus pur dans la haute montagne.
+Alors Giulio prenait un fusil et s'enfonçait dans les sauvages
+solitudes des Abruzzes. Il aimait à découvrir des sites inconnus,
+des retraites inaccessibles, des grottes creusées dans le granit par
+les eaux d'un torrent; alors il souriait à la vue de sa conquête, il
+regardait autour de lui comme s'il eût été le roi de la montagne;
+puis il rêvait longtemps, il pensait combien il serait heureux dans
+ces déserts avec une jeune fille qui prierait le Seigneur avec lui
+au milieu de cette nature si grande et si belle... Cette jeune fille
+serait le bonheur de Giulio; après son amour pour Dieu, elle serait
+tout pour lui... Souvent il rêvait ainsi d'amour, de retraite et de
+bonheur, et puis tout à coup il se réveillait au son lointain de la
+cloche d'un ermitage, ou bien au bruit d'un coup de fusil tiré par
+un chasseur d'aigle dans ces hautes régions; alors le jeune homme,
+rappelé à la vie matérielle, reprenait en soupirant le chemin du
+château dont un jour il devait être seigneur, et ne jetait sur ses
+hautes tours, ses vastes remparts, qu'un coup d'oeil de mépris... Ses
+domaines à lui étaient dans un autre monde.
+
+Depuis l'enfance, Giulio avait été lié avec Camille; celui-ci, franc
+et jovial, riait et chantait tout le jour; il n'avait que deux
+affections, son amitié pour Giulio, son amour pour Giuliana. N'ayant
+ni père ni mère, il avait été élevé par le marquis de Cosmo, qui
+avait géré son immense fortune comme si déjà il eût été son fils. La
+connaissance de cette affection arrêtait le remords dans l'âme de
+Giulio.--Je laisse un fils à mon père, se disait-il.
+
+Quelque temps avant l'aventure de la sibylle, Giulio perdit sa mère;
+cette perte fut affreuse pour lui plus que pour un autre fils. Sa
+mère avait toute sa tendresse. Elle l'aimait tant!...
+
+--Pauvre Giulio, lui disait-elle, que deviendras-tu, si un jour tu
+aimes d'amour, mon fils?... Jamais ton coeur n'aura la tendresse
+qu'il donnera... Tu seras malheureux... N'aime jamais, mon enfant
+bien-aimé, ou bien... n'aime que Dieu!...
+
+Mais ce n'était pas à une âme de feu, à un coeur tout amour, qu'il
+fallait demander de ne pas battre et de ne pas désirer. Giulio avait
+vingt ans: il sentait souvent courir son sang en ruisseaux de feu
+dans ses veines; alors il s'élançait dans la campagne, il partait
+pour une longue chasse avec son fusil, son rosaire et son poignard;
+il parcourait le pays ainsi, seul, sans même emmener Camille avec
+lui. Il marchait pendant des heures entières; puis, quand il se
+reposait, il priait Dieu et songeait.
+
+Alors ses rêves descendaient et l'entouraient comme un nuage d'or. Il
+n'était plus sur la terre, et rêvait des félicités inconnues avec un
+être que Dieu lui envoyait; mais au réveil son oeil devenait sombre,
+et il répétait la parole de sa mère:
+
+--Pauvre Giulio, tu ne seras jamais aimé comme tu aimeras.
+
+Ce fut en ce temps que cet être mystérieux vint à Rome pour avoir
+cette funeste influence sur la vie de Giulio; tourmenté par cette
+crainte d'aimer un jour sans être aimé, l'esprit déjà fatigué par
+cette tension vers un même objet, affaibli intellectuellement par la
+prière et de longs jeûnes prescrits par le moine, son précepteur,
+qui, ayant reçu ses confidences, lui conseillait la prière comme son
+unique refuge, Giulio fut accablé en écoutant l'oracle de la sibylle.
+
+Amour! passion! sacrilége! meurtre! voilà les mots que trois fois
+le malheureux prédestiné avait entendu tonner à ses oreilles. En
+arrivant au palais de son père, il avait appelé le moine.
+
+--Que dois-je faire? lui demanda-t-il.
+
+Le moine l'aimait, mais il avait cette religion ignorante et
+superstitieuse qui est loin de celle de saint Pierre, et plus encore
+de celle de Jésus-Christ.
+
+Giulio combattit, mais les liens qui le retenaient étaient faibles,
+tandis qu'une main puissante l'attirait à elle. Cependant, il
+résistait encore, lorsque cette première partie de la prédiction
+de la sibylle, le retard du mariage de sa soeur, le frappa
+d'épouvante!... et il partit déterminé à fuir dans le cloître les
+passions, le sacrilége et le meurtre. Sa raison n'était pas saine,
+et son sang, agité par une année presque entière d'épreuves et de
+tourments imaginaires, était tout prêt à recevoir les plus vives
+impressions. Dominé par cette étrange superstition qui ne lui
+laissait de salut que dans la vie monastique, Giulio tressaillait
+encore sous les arcades froides et sombres du cloître, en se
+rappelant les paroles terribles de la femme du palais Gandolfo:
+Amour! passion sans bornes! sacrilége! meurtre! Le malheureux
+croyait railler le sort derrière les grilles massives du couvent,
+comme si les murs d'un monastère arrêtaient la destinée!
+
+L'année du noviciat s'écoula; le père Ambroise, considérant la
+jeunesse de Giulio, qui n'avait que vingt-deux ans, sollicita de
+l'archevêque de Messine de prolonger d'une autre année le noviciat
+du jeune homme. L'archevêque y consentit; mais Giulio reçut cette
+nouvelle comme une douleur qu'on lui imposait. Toutefois, il
+ne murmura pas, et remplit ses devoirs avec une si scrupuleuse
+exactitude, qu'enfin le père Ambroise lui donna l'habit, au grand
+contentement de tout le couvent, dont il était l'édification.
+
+Giulio était beau, et d'une beauté qui devait frapper d'abord;
+aussi, lorsqu'il y avait une cérémonie dans l'église des dominicains
+de Messine, on admirait la taille élégante du jeune frère et
+l'expression céleste de ses beaux traits, qui, du moment où il avait
+reçu l'habit, avaient repris leur calme accoutumé, et frappaient par
+leur expression profondément sentie. Mais Giulio était comme ignorant
+de tels avantages, et jamais son oeil ne s'était levé sur lui,
+lorsqu'avant de quitter le monde, il avait pu contempler son image.
+
+Plusieurs années s'écoulèrent; Giulio était toujours l'exemple
+du couvent, mais quelquefois il se demandait s'il était heureux!
+Son coeur battait avec violence, sa tête brûlait d'un feu qu'il ne
+pouvait calmer. Il souffrait d'un mal qu'il ne pouvait expliquer...
+Il n'était soulagé que lorsqu'à la récréation du soir il respirait
+l'air frais et embaumé du jardin; mais alors, si ses yeux s'élevaient
+au-dessus des murs, il disait:--Que ces murs sont élevés!
+
+L'extrême régularité de Giulio, l'éducation soignée qu'il avait
+reçue, lui avaient fait confier deux missions importantes, la
+prédication et la confession; mais pour cette dernière fonction, il
+était lui quatrième avec le père prieur. On aimait à l'entendre; il
+était doux et onctueux dans la parole, et les Messinois, accoutumés
+à des moines plus intolérants, l'aimaient et le vénéraient en même
+temps. Il prêchait aussi fort souvent, et, préférant cette mission à
+l'autre, il confessait peu.
+
+Un jour, il était dans sa cellule occupé à corriger un sermon pour
+la fête de sainte Rosalie, lorsque le père Ambroise le pria de le
+suppléer au confessionnal auprès d'une personne qui attendait, les
+occupations du prieur ne lui permettant pas de descendre à l'église.
+
+Giulio avança son capuchon sur ses yeux, rabattit ses manches sur
+ses mains, d'une remarquable beauté, et, après avoir fait sa prière
+devant le maître-autel, il entra dans le confessionnal, où le
+pénitent l'attendait déjà. C'était une femme.
+
+Giulio tira le petit volet de la grille, et dit à cette femme qu'il
+était prêt à l'entendre... Mais il ne reçut pour réponse que des
+soupirs et des larmes... Un secret terrible semblait peser à l'âme de
+la pécheresse.
+
+Enfin elle parla, mais d'une voix brisée par les sanglots.
+
+--Mon père, dit-elle... puis-je espérer la miséricorde divine? J'ai
+offensé Dieu!... Croyez-vous qu'il me pardonnera?
+
+--Sa bonté est infinie, ma fille; elle surpasse nos fautes.
+
+--Mon père, j'aime... j'aime avec passion, avec un amour qui me
+brûle, me dévore... J'aime... Oh! jamais je ne pourrai dire une telle
+horreur!...
+
+--Ma fille, lui dit Giulio d'une voix sévère, douter de Dieu c'est la
+plus grande de toutes vos fautes...
+
+--Eh bien! mon père, vous saurez tout. J'aime un homme que je ne dois
+pas aimer... car je suis mariée, et cet homme n'est pas mon mari!...
+
+Un silence suivit cette dernière parole. Il semblait que la
+malheureuse femme qui s'accusait ne pouvait articuler. Giulio était
+ému... il souffrait... Enfin la pénitente reprit d'une voix plus
+basse:
+
+--Mon père, non-seulement cet homme n'est pas mon mari... mais il
+n'est pas libre... il est lié aussi; mais il chérit ses liens... et
+moi, je déteste les miens.
+
+Elle pleura amèrement.
+
+--Et cet homme est-il jeune? demanda Giulio.
+
+--Jeune! oh oui! et si beau! Mais ce n'est pas cette beauté qui m'a
+séduite... c'est ma destinée qui m'a jetée à cet amour comme une
+proie à dévorer.
+
+À ce mot de _destinée_, Giulio frémit.
+
+--Oui, dit la femme avec égarement, il fallait une destinée
+influencée par Satan pour que j'aimasse ainsi un homme séparé de moi
+par des barrières d'airain.
+
+--Quel est donc cet homme? demanda Giulio.
+
+--Cet homme, mon père!... Eh bien! maudissez-moi au nom de Dieu...
+dites qu'il n'y a pas de pardon pour mon crime. Celui que j'aime est
+un religieux.
+
+--Malheureuse!...
+
+Mais la femme ne l'entendait plus; accablée sous le poids de sa faute
+et de la honte de la révélation, elle se laissa tomber presque sans
+connaissance sur les marches du confessionnal... Frappé d'horreur
+et de crainte, Giulio jette les yeux sur la grille, et voit une
+créature d'une céleste beauté, pâle et mourante, les yeux fermés, et
+paraissant près d'expirer.
+
+--Ma fille, prononça-t-il doucement, ma fille, dites-vous, je le
+répète, que la miséricorde de Dieu est infinie; revenez à vous...
+
+Sa voix s'étant élevée à ces derniers mots, la jeune femme
+tressaillit...
+
+--Quelle est cette voix! s'écria-t-elle... Puis, comme si elle eût
+eu honte d'elle-même, elle ramena son voile sur son visage baigné de
+larmes, et se remit à genoux pour continuer sa confession.
+
+--Mon père, dit-elle avec un accent déchirant, cet amour est ma vie,
+et il causera ma mort. Je sais que je suis coupable, et jamais celui
+qui est la cause de cette ruine de moi-même ne le saura de moi. Je
+mourrai donc, car je ne puis vivre sans lui; mais dites-moi que Dieu
+me pardonnera. Oh! si je pouvais l'entendre lui-même m'annoncer la
+divine parole!... s'il m'était permis de revenir l'entendre lorsqu'il
+parle comme un messager du Ciel, dans cette chaire de vérité où je
+le vis pour la première fois!--Dites, mon père... le croyez-vous
+possible?
+
+Giulio ne répond pas... il pleure lui-même et prie avec ferveur. Il
+vient d'entrevoir une horrible lumière; il craint qu'elle ne le
+guide à un affreux mystère... il ne peut, il ne veut pas parler.
+
+--Priez et repentez-vous, malheureuse femme, dit-il enfin, et
+redoutez le SACRILÉGE.
+
+--Mon Dieu, dit la pécheresse d'une voix étouffée... mon Dieu, quelle
+est cette voix!... c'est celle qui m'a perdue!... Mon Dieu! mon
+Sauveur! ayez pitié de moi!
+
+Giulio se recueille; il reçoit encore quelques aveux, et prononce
+d'une voix entrecoupée l'absolution conditionnelle sur la tête de
+celle qui pleure avec tant d'amertume... Pour lui, il ne peut faire
+un mouvement, toute son âme est dans ses yeux... ils suivent cette
+femme lorsqu'elle sort du confessionnal pour aller se mettre à genoux
+sur un carreau de velours qu'un valet de chambre vêtu de noir a placé
+pour elle à quelque distance du confessionnal. Cette femme est belle,
+d'une exquise beauté; en s'inclinant, son voile tombe, soit par le
+mouvement, soit par une cause moins naturelle, et laisse voir une
+profusion de cheveux dorés entourant un visage aux traits doux et
+purs d'une madone. Ses mains, encore dégantées, sont d'une beauté
+égale à toute la personne de cette femme, dont les vêtements et
+l'entourage annoncent une noble et puissante dame de Messine.
+
+Giulio, les yeux attachés sur cette vision évoquée pour lui par
+l'enfer, n'en peut détourner sa vue. Le souvenir de la sibylle pâlit
+devant ce visage d'ange, cette taille de vierge, si pure dans tous
+ses contours; Giulio, jusqu'à cette heure, a vu bien des femmes
+jeunes et belles, aucune n'a touché une des cordes de son coeur...
+Le regard de celle-ci ne s'est pas levé sur le sien, et son coeur
+bat en pensant à ce qui vient de se passer. Ah! c'est que la magie
+de l'amour vrai a une puissance inconnue à tout ce qui touche
+vulgairement le coeur. Celui de Giulio a sommeillé jusqu'à présent;
+c'est en voyant Thérésa qu'il vient de s'éveiller.
+
+Cette femme passionnée, qui aime un religieux, cette femme, belle
+comme la plus belle des vierges du ciel, cette femme est donc l'ange
+de perdition qui doit accomplir l'oeuvre de la destinée. Déjà Giulio
+voit la première partie de la prédiction de la sibylle: AMOUR SANS
+BORNES!... et le sacrilége!... Oui, le sacrilége est accompli, le
+religieux est aussi coupable que cette femme!.. car lui aussi l'aime
+de toutes les forces de son âme...
+
+C'est en proie à des combats, des tourments, des souffrances amères,
+premiers fruits de l'abandon de la vertu, que Giulio voit s'écouler
+et les jours et les mois; il fuit l'église, il fuit cette chaire
+de vérité où le religieux, dans toute la dignité de la mission
+apostolique, enseignait aux hommes la divine loi des chrétiens. Il
+lutte avec lui-même; il fuit aussi cette femme qu'il a revue d'abord,
+et qui l'a enivré du poison de son regard d'amour... Maintenant, elle
+aussi le cherche et ne le trouve plus... emportée par sa passion,
+elle sent quelle ne peut vivre sans celui à qui sa vie appartient...
+
+--Giulio! dit l'infortunée lorsque, prosternée devant l'autel de
+sainte Rosalie, elle paraît prier, et ne pense qu'à celui qu'elle
+aime, ne voit que lui, n'implore que lui... Mais Giulio est retiré
+dans le lieu le plus solitaire du monastère; couvert d'un cilice,
+offrant à Dieu cet amour qui le brûle et le dévore, il pleure et
+prie. Ignorant le sujet de cette austère pénitence, les moines
+admirent sa ferveur; le père prieur le donne pour exemple à ses
+frères.
+
+--Mon fils, lui dit-il un soir, où, prosterné sur les marches de
+pierre du maître-autel, Giulio paraissait transporté dans un autre
+monde dans l'extase de la prière, mon fils, levez-vous et écoutez-moi.
+
+Giulio finit sa prière, et, se relevant de la pierre où depuis
+plusieurs heures il priait, il attend les ordres de son supérieur.
+
+--Le marquis de Campo-Santo vous requiert pour une oeuvre sainte,
+mon fils. Madame la marquise est à l'agonie; il veut qu'elle soit
+exhortée par le frère le plus pieux de notre communauté... N'ayez
+pas d'orgueil de ce que je vais vous dire, mon fils... mais je vous
+ai choisi... Allez... allez porter à madame la marquise des paroles
+de paix et de consolation comme vous savez les dire.. Le marquis de
+Campo-Santo est un vieillard estimable et vénéré dans Messine...
+Allez, mon frère, et que la bénédiction de saint Dominique soit avec
+vous!...
+
+Giulio s'agenouille pour recevoir la bénédiction du prieur... En
+se relevant, il voit près de lui un vieillard dont la haute taille
+voûtée, les cheveux blancs, accusent le grand âge. Sur sa pâle et
+noble figure était l'expression d'une peine profonde, mais que la
+résignation à la volonté de Dieu tempérait...
+
+--Le frère Giacomo[105] est prêt à suivre Votre Excellence, dit le
+père prieur.
+
+[Note 105: C'était le nom de religion que Giulio avait pris en
+entrant au couvent, où il ne pouvait garder son nom habituel.]
+
+--Mon carrosse est à la porte du monastère, répond le marquis.
+
+Et tous deux sont bientôt loin du couvent.--La route fut silencieuse:
+le marquis, oppressé par une violente douleur, demeurait avec
+ses pensées; Giulio, préoccupé de la scène de mort qu'il allait
+avoir sous les yeux, priait à l'avance pour la compagne de ce
+vieillard, qui laissait seul dans la vie celui avec qui elle l'avait
+parcourue... et c'était le vieillard qu'il plaignait.
+
+La marquise avait été transportée dans une villa près de Messine pour
+que la pureté de l'air fût encore plus parfaite... Cette villa était
+sur le bord de la mer dans une ravissante position, qui recevait un
+charme de plus de cette nature magique dont la Sicile est dotée... En
+approchant de l'élégante habitation dont les colonnes de marbre blanc
+se voyaient au travers des orangers et des arbres fleuris, qui, par
+leurs émanations, embaumaient l'air à cette heure de la journée, le
+moine sentit au coeur une douleur vive et profonde; il lui parut que
+la nature insultait sans pitié à la mort de cette femme, qui expirait
+peut-être en ce même moment au milieu des joies de la création et
+de toutes ses pompes... Le soleil se couchait en cet instant, et la
+bande de feu dont il bordait l'horizon entourait cette mer de Sicile
+d'un cercle d'or étincelant de rubis... Le ciel était pur, l'air
+était doux et tranquille; la mer, unie comme un miroir, servait
+de champ aux courses nocturnes de tous les jeunes garçons et les
+jeunes filles des hameaux de la côte; des barques remplies de jeunes
+gens s'éloignaient du rivage aux dernières lueurs du crépuscule: on
+entendait leurs chansons, leurs joyeux éclats de rire... On était
+alors au moment de la vendange, et la joie des bacchanales étouffait
+la voix mourante de la femme qui avait été une mère pour toute
+cette foule qui n'écoute même pas le son de la cloche qui appelle
+les serviteurs du château aux prières des agonisants!... La route
+avait été silencieuse... En arrivant devant la porte de la maison,
+le marquis retrouva sa jeunesse pour s'élancer au-devant d'un jeune
+homme pâle et défait qui vint au-devant de lui.
+
+--Ah! s'écria le marquis en voyant la physionomie du jeune homme,
+est-il donc trop tard? votre mère!...
+
+--Calmez-vous, mon père! ma mère vit encore. Hélas! elle semble
+attendre votre retour pour rendre à Dieu sa belle âme!... Elle
+demande constamment si vous avez ramené avec vous le révérend père
+Ambroise.
+
+--Le père prieur n'a pas pu venir, mon ami, répondit le marquis tout
+en allant vers l'appartement de la malade; mais il m'a donné le
+religieux le plus renommé de son couvent pour le suppléer...
+
+Le jeune homme gémit profondément et pleura, et les précéda pour les
+annoncer. Le marquis fut contraint de s'arrêter.
+
+--Ah, mon révérend père! voilà comme elle est aimée!... Ce jeune
+homme n'est pas son fils!.... il serait son frère, car elle est jeune
+et belle...; et c'est une tête de vingt ans que la mort va frapper!...
+
+Giulio s'approcha de lui pour lui donner un peu de force et de
+résignation, mais il ne trouva rien à lui dire: lui-même était frappé
+par une puissance inconnue.
+
+--Laissez-moi seule avec le révérend père, dit la marquise
+lorsqu'elle sut qu'il était arrivé.
+
+La voix de cette femme fit tressaillir Giulio. Tout le monde se
+retira.
+
+--Mon père, dit la mourante, d'une voix que la faiblesse et l'émotion
+rendaient à peine distincte, je vous ai fait appeler pour vous
+demander votre pardon et vous supplier de me le faire accorder par un
+homme que j'ai peut-être bien offensé... en attaquant sa vertu!...
+Mais je vais mourir, et ma mort m'acquittera envers lui, n'est-ce
+pas, mon père?...
+
+Giulio tombe à genoux devant ce lit qui contient sa seule affection
+maintenant sur la terre... Sa seule religion, son seul Dieu, son seul
+avenir..., cette femme qui vient de parler..., c'est Thérésa... C'est
+la femme du confessionnal..., c'est la femme qui aime le religieux
+d'une passion insensée..., c'est celle que lui aussi adore D'UN
+AMOUR SANS BORNES!... Il a déjà accompli les deux premiers arrêts de
+la destinée prononcés par la sibylle...; il ne lui reste plus qu'à
+être meurtrier!...
+
+Après la soirée où se fit cette confession terrible dans l'église
+du monastère de Messine, Giulio avait revu Thérésa plusieurs fois.
+Fidèle à sa religion, il avait repoussé l'enchanteresse; mais il
+avait bu le philtre entier par les regards, par les paroles, par tout
+ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait exprimer par cette créature
+toute de flamme et d'amour, qui adorait et ne voulait qu'être aimée...
+
+Enfin, le moine trembla pour elle et pour lui à la voix de Dieu
+qui, un jour, parla plus haut que celle de la passion effrénée.
+Il s'éloigna; Thérésa ne le revit plus. Elle retourna vainement à
+l'église; la chaire n'était plus occupée, le confessionnal était
+vide..., car, pour ELLE, c'était Giulio qui était un être humain, le
+reste était _néant_. Elle pleura...; elle souffrit, car elle aimait,
+l'infortunée! de cet amour qui donne le ciel lorsqu'il est heureux,
+mais qui tue lorsqu'il est méconnu!... Sa santé s'altéra, et bientôt
+sa jeune vie fut atteinte et marquée. Alors elle voulut que son
+dernier adieu parvînt à Giulio par une bouche sévère, peut-être, mais
+sûre, et elle fit demander le père Ambroise... Sa destinée, toujours
+inflexible, lui envoya Giulio.
+
+En entendant, en reconnaissant cette voix aimée dont le pouvoir sur
+lui est bien autrement puissant que celui de Dieu, le moine s'écrie
+et ne peut plus longtemps se cacher à Thérésa.
+
+--C'est moi, lui dit-il, moi qui veux mourir avec toi... moi qui
+t'aime plus que tu ne m'aimes peut-être!... moi qui me perds!... moi
+que tu rends sacrilége... Vis, Thérésa!... car, je te le répète... je
+t'aime.
+
+Et ses larmes tombent sur le front de la mourante, sur son sein, sur
+ses mains déjà froides... elles lui redonnent la vie... elles lui
+montrent l'amour de Giulio.--Elle ne mourait que de sa douleur...
+maintenant elle vivra... elle vivra pour l'amour, puisqu'elle est
+aimée.
+
+Giulio et Thérésa échangent à peine quelques mots... ils étaient
+inutiles dans leur situation... La jeune femme ne pouvait parler,
+mais elle voyait Giulio, elle pressait sa main, interrogeait son
+oeil; et lui, la serrant dans ses bras, il rappelait au foyer de la
+vie tout ce qui la fait doublement sentir quand on aime comme il
+était aimé.
+
+Cependant il fallait feindre... toute une famille attentive était là
+pour observer et peut-être punir si la moindre lumière frappait des
+yeux trop confiants... mais rien ne parut faire impression sur le
+vieillard trompé... La guérison presque miraculeuse de la marquise
+fut attribuée à la vertu des prières du frère Giacomo, et sa renommée
+grandit encore.
+
+Thérésa fut bientôt en entière convalescence, et quelques semaines
+s'étaient à peine écoulées que l'église des Dominicains la revoyait
+encore devant son autel, priant un Dieu qu'elle offensait et qui ne
+devait pas lui pardonner.
+
+Giulio l'aimait avec une égale passion; cependant il éprouvait des
+remords et Thérésa n'en avait pas. Bientôt la vie du religieux devint
+malheureuse. Il aimait toujours; mais l'excès même de cet amour lui
+causait une terreur qui le rendait insensé... Il passait souvent des
+nuits entières en prières, il s'infligeait les plus dures pénitences,
+et toujours les mêmes terreurs venaient l'assaillir et troublaient
+son âme jusque dans les moments où le charme de l'amour de Thérésa
+lui faisait d'abord tout oublier.
+
+Elle s'aperçut enfin qu'un secret, un grand mystère était dans l'âme
+de celui qu'elle aimait. Elle résolut de tout connaître, de partager
+son sort, quel qu'il fût, et de lui faire voir qu'une femme, dans son
+amour, n'est jamais dévouée à moitié.
+
+Elle lui demanda de lui confier la cause de ses souffrances, de ses
+inquiétudes... Giulio résista d'abord... puis il lui avoua ce qui
+s'était passé dans la terrible soirée du palais Gandolfo, et la
+prédiction de la sibylle.
+
+Thérésa lui sourit doucement:
+
+--Tu es insensé, mon ami, lui dit-elle... Eh quoi! c'est ce mot qui
+devrait effacer l'impression causée par les deux autres qui éveille
+ta terreur!... Eh quoi! n'y a-t-il pas dans ces paroles de quoi faire
+pâlir tout danger... toute inquiétude: _Amour sans bornes!_ Oh!
+Giulio, si tu m'aimais comme je t'aime!... nous serions heureux!
+
+Et pourtant il l'aimait ardemment!... Quelquefois, entraîné par
+sa passion, Giulio fixait sur Thérésa un regard qu'il n'osait pas
+rencontrer... Elle frémissait, son coeur battait, et le tumulte de la
+passion était longtemps à s'apaiser dans cette âme ardente, qui ne
+vivait que pour l'amour et par l'amour. Et pourtant cet amour était
+pur comme celui de deux anges!
+
+Un jour, le prieur envoya Giulio à Naples dans une maison de leur
+ordre pour une mission très-grave. Giulio partit sans avoir pu voir
+Thérésa, et lui écrivit seulement en promettant son retour pour la
+semaine suivante; mais un mois s'écoula dans cette absence... En
+arrivant à Messine, le premier soin de Giulio fut de courir au palais
+de la marquise... Il la trouva seule, sur une terrasse, au bord de
+la mer... regardant les flots... pensant à lui... et pleurant... En
+le voyant, elle oublie la retenue d'une femme, les voeux de celui
+qu'elle aimait; elle se jette dans ses bras, le serre sur ce coeur
+dont il était la vie, et pour la première fois comprend que son
+bonheur, jusque-là si parfait en voyant chaque jour son ami, pouvait
+encore être doublé par lui.
+
+Giulio partage et devine son émotion... Bientôt la sienne est trop
+vive. Il serre Thérésa avec violence contre sa poitrine; puis,
+la repoussant avec une égale rudesse, il s'éloigne du palais de
+Campo-Santo, la raison égarée et murmurant avec terreur le mot:
+SACRILÉGE!
+
+Il passa la nuit en prières... Le matin le trouva priant encore... Il
+écrivit alors à Thérésa:
+
+«Séparons-nous, Thérésa... je ne puis supporter, et pour toi,
+et pour moi, cette odieuse pensée d'une éternelle perdition!...
+Éternité!... sais-tu ce que c'est que ce mot? Éternité!... et
+quand la colère de Dieu l'a prononcée comme anathème, cette parole
+terrible, comment avoir son pardon?... Et c'est à de telles peines
+que je te condamnerais, Thérésa!... Jamais!... Je saurai souffrir!...
+Séparons-nous!...»
+
+Thérésa était passionnée comme une Italienne, mais en même temps elle
+était femme... Elle adorait Giulio... mais le sombre mystère de la
+vie de cet homme l'effrayait en même temps qu'elle l'adorait. Cette
+prédiction était pour elle comme une énigme; ce qu'elle y voyait,
+c'est que cette prédiction attaquait la vie du malheureux par la
+puissance de la terreur... Alors encore une fois elle se sacrifia;
+elle insista pour revoir Giulio!... Hélas! il avait raison! elle
+crut le consoler en lui disant de douces paroles... et tous deux se
+perdirent!...
+
+À dater de ce moment, l'existence de Giulio devint si malheureuse
+que Thérésa dut pleurer en larmes amères la funeste pensée d'avoir
+voulu le revoir!... Avant ce moment, Giulio n'avait pas de remords...
+Maintenant il n'osait plus prier... Où donc était son refuge? Enfin
+il ne put supporter un tel état... Il cessa de voir Thérésa, et
+bientôt ne lui écrivit plus.
+
+Ce fut encore une nouvelle douleur pour la malheureuse femme!... Mais
+lorsqu'elle avait souffert jadis, elle était innocente... C'était un
+ange de pureté, une sainte colombe immolée sur l'autel du devoir!...
+Et maintenant, qu'était-elle devenue?... Cette pensée la rendait
+insensée; alors elle songeait à la mort... Hélas! la mort aussi était
+un crime.
+
+Mais bientôt un devoir lui fut imposé. Ce devoir, elle le comprit...
+il lui redonna de l'espérance... Il existait d'ailleurs maintenant
+un motif pour qu'elle aimât la vie... Elle devait seulement quitter
+l'Italie... aller en Espagne; en Amérique... Elle voulait revoir
+Giulio une fois pour lui communiquer son plan... Il fallait qu'il
+l'accompagnât... puis, s'il en avait la force, il la quitterait...
+Mais Giulio se refusait à toutes les tentatives faites pour le
+voir... Enfin Thérésa n'hésite plus, elle a organisé leur fuite à
+elle seule... Et quand tout est prêt, elle se rend un soir, au moment
+de la bénédiction, à l'église du monastère de Giulio... Enveloppée
+dans un long voile noir, Thérésa, cachée derrière un des piliers
+massifs de la nef, attend, dans une angoisse inexprimable, le moment
+où Giulio restera seul pour sa méditation... Il passait devant
+Thérésa, enfoncé dans sa rêverie, les bras croisés sur sa poitrine,
+et ne voyant aucun des objets qui l'entouraient: tout à coup Thérésa
+s'offre à lui... elle l'arrête et lui parle avec cette énergie que
+prêtera toujours le coeur lorsqu'il est profondément ému... Elle
+lui révèle un secret aussi, elle... car elle en a un comme lui, la
+malheureuse!... Giulio recule devant le précipice ouvert devant
+lui... Tout est prêt, lui dit-elle.--Jamais!--Eh bien! alors, un
+dernier adieu, ce soir, à minuit... Tu as une clef du jardin du
+couvent qui ouvre une porte du côté de la mer... donne-la moi, et ce
+soir je viendrai te dire adieu pour toujours.
+
+Giulio égaré, interdit, entend marcher; il laisse tomber la clef
+dans la main de Thérésa et s'enfuit rapidement. Thérésa, sûre de le
+revoir, s'éloigne avec joie.
+
+À minuit, malgré la terreur qui la domine, Thérésa se rend au
+couvent; elle traverse une grève solitaire, ouvre la porte et se
+trouve dans le jardin du monastère... L'insensée! sa vie, celle de
+son amant, tout est joué sur un coup du hasard!...
+
+Thérésa ne voit rien; la nuit est sombre; pas de lune, pas une étoile
+ne luit au ciel; elle entend marcher enfin... c'est Giulio! Mais il
+n'est plus incertain, il a pris des forces, il les a prises dans une
+pensée infernale.
+
+--Que me veux-tu? demande-t-il à Thérésa, d'un ton brusque et sévère.
+Je _ne puis_, je _ne veux_ pas partir; laisse-moi, et retire-toi en
+paix; prie pour toi et pour moi... je prierai aussi pour tous deux...
+pour nous faire pardonner par Dieu notre faute. Adieu, Thérésa, adieu
+pour la dernière fois.
+
+Mais Thérésa est bien forte... elle prie au nom d'un autre! Elle se
+jette à genoux; elle supplie, pleure, baigne de larmes brûlantes
+les mains de Giulio... Il se laisse attendrir; lui aussi pleure sur
+le front de Thérésa... Elle l'entraîne vers la porte du jardin; la
+barque est prête... Un moment, et Thérésa triomphe!...
+
+--Non! dit Giulio hors de lui, je ne puis!... pitié!..... Mais
+Thérésa insiste avec plus d'ardeur; la porte est ouverte... déjà ils
+en ont presque franchi le seuil, lorsque la cloche de la chapelle
+sonne les premières matines; Giulio l'arrête et frémit. Thérésa
+l'enlace de ses bras.--Laisse-moi, s'écrie le moine tout à fait
+égaré... Et saisissant un poignard qu'il portait toujours, il le
+plonge dans son sein...
+
+Elle tomba sous ce seul coup... Giulio ne fit pas un mouvement...
+Le jour commençait à poindre; le moine regarda longtemps le corps
+sanglant de la malheureuse femme; puis, tout à coup, il souleva le
+cadavre, et, courant vers le rivage, il le jeta à la mer; retournant
+ensuite avec la même rapidité vers l'église où déjà il y avait du
+monde, il y entra avec sa robe teinte de sang et son poignard passé
+dans la ceinture de sa robe. On le saisit, on le questionna; il
+répondit avec vérité, quoiqu'il fût positivement fou en ce moment...
+Les moines l'entraînèrent dans l'intérieur du monastère... On ne le
+revit jamais.
+
+--Eh bien! sire, dit la reine Hortense à l'empereur de Russie,
+comment trouvez-vous que Napoléon conduisait un drame?
+
+L'empereur Alexandre avait été profondément intéressé, ainsi que
+chacune de nous, quoique nous connussions déjà le conte. L'empereur
+en demanda une copie qu'il emporta à Pétersbourg. Il n'avait pas de
+titre, et nous fûmes toutes d'accord de le nommer «LA DESTINÉE.»
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+MADAME RÉCAMIER,
+
+À CLICHY.
+
+
+À l'époque où je parle de madame Récamier, il est impossible, à moins
+de l'avoir vue et d'en avoir conservé le souvenir dans un coeur
+dévoué à elle, de se faire une idée de sa fraîcheur d'Hébé et de la
+grâce de son sourire. Il y avait dans l'accord de ce sourire et de
+son regard plus de charmes qu'il n'en faudrait pour captiver le coeur
+le plus sévère. C'était une création à part que madame Récamier à cet
+âge de dix-huit ans; et jamais je n'ai retrouvé ni en Italie, ni en
+Espagne, ce pays si riche en beauté, ni en Allemagne, ni en Suisse,
+la terre classique des joues aux feuilles de rose, jamais je n'ai
+retrouvé ce que m'offrait alors madame Récamier.
+
+Madame Récamier, dans les premières années de son mariage, vivait non
+pas retirée, mais dans un monde tout intérieur; elle vivait dans une
+famille nombreuse formée de la sienne et de celle de son mari, et
+lorsqu'elle allait dans le monde, c'était pour y produire un effet
+qu'elle ne renouvelait que rarement. Elle était simple et bonne comme
+elle l'est encore aujourd'hui, et la plus jolie femme de France et
+peut-être de l'Europe.
+
+M. Récamier n'avait pas encore été atteint par le despotisme impérial
+à cette époque; M. Barbé-Marbois n'avait pas posé sa main de fer sur
+sa destinée; il était riche enfin. Cependant il habitait, rue du
+Mail, nº 3, une maison assez ordinaire, et madame Récamier, toujours
+simple et ne voulant que ce que son mari voulait, ne souhaitait rien
+au delà.
+
+Cependant elle eut le désir d'avoir une campagne, et M. Récamier
+lui fit arranger le grand château de Clichy-la-Garenne[106],
+qui appartenait à madame de Lévy. Là elle pouvait venir à Paris
+facilement, et lui-même pouvait, après la bourse, y aller dîner et
+revenir le soir.
+
+[Note 106: Ce château fut habité, en 1815, par madame de Staël, où
+elle reçut toute l'Europe couronnée; il fut détruit par la bande
+noire l'année suivante.]
+
+L'intérieur de madame Récamier était surtout composé d'amis et de
+personnes supérieures; ce fut toujours un bonheur pour elle que
+d'aimer un être ou une chose au-dessus d'une ligne ordinaire; et
+depuis que je la connais, j'ai su l'apprécier encore pour cette
+volonté d'aimer surtout ce qui est beau et bon, même avec des
+défauts. C'est la supériorité de sa haute nature qui produit cette
+volonté; c'est une qualité de plus en elle.
+
+Cette maison de Clichy était jolie, sans être très-recherchée;
+c'était dans ce lieu que madame Récamier, âgée de dix-huit ans, était
+recherchée par tout ce qui avait alors un nom.
+
+Un jour, elle était dans un salon qui donnait sur le jardin, occupée
+à mettre des fleurs dans une grande corbeille où elle les arrangeait
+selon leurs couleurs. Dans cette occupation elle était ravissante;
+elle avait une robe de mousseline blanche faite à la _prêtresse_,
+comme on le disait alors; ses beaux cheveux n'étaient retenus par
+aucune autre chose qu'un peigne d'écaille... Fort occupée de ses
+fleurs, elle n'entendit pas la porte qui s'ouvrit et un nom qui fut
+annoncé. La personne qui entra demeura quelque temps sans faire un
+pas. C'était Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur.
+
+--Mon Dieu! que vous êtes charmante ainsi! Elle se retourna vivement,
+mais sans témoigner de peur; elle n'en avait pas eu, et ne marquait
+jamais que ce qu'elle éprouvait. Elle salua le jeune ministre d'un de
+ses gracieux sourires.
+
+--On devrait vous peindre ainsi, lui dit-il.
+
+Elle sourit.--Ce serait une prétention, dit-elle.
+
+Dans ce moment, on entendit rouler une voiture, et le valet de
+chambre annonça M. Fox et lord et lady Holland.
+
+--Nous sommes venus vous surprendre, dit M. Fox, et je crois que vous
+aurez encore quelques visites ce matin.
+
+
+LADY HOLLAND.
+
+Oui, le général Moreau, la duchesse de Gordon, et, je crois, madame
+Divoff et son mari.
+
+
+LORD HOLLAND.
+
+N'est-ce pas ce M. Divoff qui a conservé une immense coiffure frisée
+et poudrée, parce qu'il ressemble, lui a-t-on dit, à Potemkin?...
+C'est une drôle de manie.
+
+
+LADY HOLLAND.
+
+Sa femme est excellente et sa maison fort agréable.
+
+
+LUCIEN BONAPARTE.
+
+Monsieur Fox a-t-il déjà parcouru Paris?
+
+
+M. FOX.
+
+Mais pas autant que je l'aurais voulu. J'ai des affaires, j'ai
+des amis; le temps court si vite, et puis il y a tant de choses
+curieuses, qu'en vérité, dans la crainte de ne pouvoir tout voir, je
+me surprends quelquefois à dire que je ne verrai rien... et puis je
+dois bientôt quitter ce que j'admirerai. Pourquoi le voir?
+
+Madame Récamier sourit et regarda M. Fox avec une finesse si
+charmante, que ce sourire traduisait toute une pensée.
+
+
+M. FOX.
+
+Vous me trouvez absurde, n'est-il pas vrai, en parlant ainsi? mais
+il y a une apparence de vérité. Nous avons en anglais un adage qui
+signifie: «Il vaut mieux ne jamais se rencontrer que de se rencontrer
+pour se quitter[107].»
+
+[Note 107: _For ever or never._]
+
+
+LUCIEN, avec feu.
+
+Je ne pense pas ainsi...; et quand je ne devrais voir la femme que
+j'aime qu'une minute dans un jour et même dans un mois, dans une
+année, je préfère cette minute fugitive à ne la pas voir du tout.
+C'est l'oubli, c'est le néant, l'absence totale!... Voir même pour un
+moment un objet aimé, une grande et belle chose, cela suffit à l'âme.
+
+Fox regardait Lucien, qui parlait avec feu et qui s'animait avec
+passion. Fox alla à lui et lui dit avec intérêt:
+
+--Parlerez-vous bientôt à la Chambre?.. Je voudrais vous entendre sur
+un sujet intéressant.
+
+Lucien fut touché de cette marque d'intérêt, et dit à M. Fox
+qu'il parlerait le quintidi prochain des manufactures, sur leur
+accroissement et l'encouragement à donner au commerce.
+
+Fox sourit en entendant le mot _quintidi_, et dit à Lucien qu'il
+ignorait quel jour ce serait.
+
+
+LUCIEN.
+
+Pardon! j'ai tort; mais l'habitude, vous le savez, est une autre
+nature!... quintidi répond à jeudi prochain. Si vous voulez me faire
+l'honneur de venir déjeuner avec moi, nous partirons après pour le
+Corps-Législatif. Je vous présenterai ma petite famille.
+
+On annonça le général Moreau; après lui vinrent M. de Lalande, M. de
+Chazet, M. Vigée, tous hommes d'esprit, si ce n'est le général, qui
+n'était pas le contraire, mais qui méritait plutôt le nom d'homme de
+talent; puis ensuite la duchesse de Gordon et lady Georgina. Lady
+Georgina était en deuil parce qu'elle avait été fiancée au duc de
+Bedford, l'aîné de cette maison; il était mort quelques semaines
+avant, et lady Georgina avait pris le deuil, selon la coutume tolérée
+en Angleterre. Elle était jolie; mais à côté de madame Récamier
+c'était cette différence d'une femme _qui veut_ être jolie et
+d'une femme qui l'est tout naturellement. Lady Georgina apprenait
+à danser de Gardel, et dansait déjà fort bien le menuet de la cour
+et la gavotte.--Je ne sais si elle l'a essayé après son retour en
+Angleterre, lorsqu'elle y retourna avec le duc de Bedford, le frère
+du fiancé mort, devenu son mari... et pourtant il n'y avait pas plus
+de deux mois que l'aîné était allé rejoindre ses pères, lorsque la
+fiancée donna sa main à l'héritier de ses armes et titres, et de sa
+fortune surtout: il n'y a que les Anglais pour faire des choses comme
+cela.
+
+La duchesse de Gordon passait pour folle, mais certes elle ne
+l'était guère. N'étant pas riche, ayant quatre filles, elle déclara
+que ses quatre filles seraient toutes quatre duchesses,--et elles
+le furent, moins une: la première fut duchesse de Leinster; la
+deuxième, duchesse de Richmond; la troisième, duchesse de Bedford,
+et la quatrième, mariée à lord Blum, fils aîné du lord Cornwallis,
+eût été infailliblement duchesse si le roi n'eût pas été fou, parce
+qu'il eût fait lord Cornwallis duc[108].--Cette preuve de l'industrie
+maternelle est assez comique à observer.
+
+[Note 108: Le régent ne peut faire un duc, il n'en a pas le droit.]
+
+Cette vieille duchesse de Gordon fut belle dans son temps, disaient
+de vieux Anglais.--Nulle trace ne se voyait de cette beauté passée;
+elle était ridicule, et voilà tout; du reste fort peu riche, et
+n'ayant de l'argent du duc de Gordon qu'en le menaçant d'aller le
+trouver en Écosse, où il habitait pour fuir sa femme.
+
+Les visites se succédèrent chez madame Récamier; lady Georgina et sa
+mère devant rester à dîner laissèrent partir une portion des visites
+du matin. La jolie mademoiselle Bernard (mademoiselle de Sivrieux),
+depuis madame Michel, demeura aussi pour le soir, ainsi que lord et
+lady Holland et M. Fox.--Le général Moreau et Lucien Bonaparte ne
+purent rester et repartirent pour Paris, mais point ensemble, car
+ils ne s'aimaient pas; Lucien aimait son frère et ne pouvait estimer
+celui qui était envieux de sa gloire.
+
+Lorsque le salon fut moins nombreux, M. de Chazet demanda à madame
+Récamier si elle avait vu la pièce nouvelle.
+
+--Laquelle? demanda madame Récamier.
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+_Les Aveux difficiles._
+
+
+MADAME RÉCAMIER.
+
+Non. De qui est-elle?
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+Vigée, salue donc.
+
+
+M. VIGÉE.
+
+Il faudrait, pour saluer, que Madame eût vu la pièce, et qu'elle en
+fût contente: ce qui est douteux.
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+Sois modeste tant que tu voudras; moi, je dirai que la pièce est
+jolie, et très-jolie.
+
+
+LADY HOLLAND.
+
+Je l'ai vue et l'ai trouvée charmante. J'ignorais qu'elle fût de
+Monsieur; je lui en fais mon compliment.
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+Il est fâcheux qu'elle n'ait qu'un acte: pourquoi ne pas avoir fait
+de cette pièce[109] une oeuvre capitale en trois ou cinq actes? Il
+y a de la délicatesse, de l'esprit, et tout ce qui plaît dans le
+dialogue.
+
+[Note 109: Madame de Genlis fît paraître en 1802, dans la
+_Bibliothèque des Romans_, une petite nouvelle intitulée: _Lindane et
+Valmire_, qui n'est pas autre chose que l'intrigue de cette pièce.]
+
+
+MADAME RÉCAMIER.
+
+M. Vigée, je crains d'être indiscrète, mais si vous vouliez nous dire
+quelques vers de votre pièce;... certainement vous vous les rappelez.
+
+
+M. VIGÉE.
+
+Ah! madame, ce serait un tour de force que de me rappeler de mauvais
+vers...
+
+Toutes les femmes l'entourent et le prient.
+
+
+M. DE CHAZET.
+
+Allons! Vigée. Je vais te mettre en train....
+
+ En parlant de Cléante, on me parla de soi,
+ Puis insensiblement, et contre mon attente,
+ On oublia bientôt jusqu'au nom de Cléante.
+ Cléante m'écrivait souvent: soins superflus!
+ J'en parlais bien encor, mais je n'y pensais plus.
+
+
+LADY HOLLAND.
+
+Oh! que ces vers sont jolis, fins et délicats de pensée!
+
+
+MADAME RÉCAMIER à Vigée.
+
+Eh bien! M. Vigée?
+
+
+M. VIGÉE.
+
+Madame, pardonnez-moi; je ne puis me rappeler deux vers de
+suite; mais si la pièce est assez heureuse pour vous plaire par
+l'échantillon que vous en a dit Chazet, j'aurai l'honneur de
+vous envoyer une loge pour la troisième représentation, qui est
+après-demain.
+
+Clichy était un lieu non-seulement habité par une femme qui le
+rendait agréable, mais sa proximité de Paris le rendait une campagne
+à part parmi les autres. Après le dîner, ce même jour, il vint le
+général Junot, sa femme, Eugène Beauharnais, M. Ouvrard, M. Collot,
+et une femme dont le nom, déjà fameux, devait grandir encore et
+devenir célèbre et glorieux pour notre France: cette femme était
+madame de Staël...
+
+Madame de Staël avait apprécié madame Récamier ce qu'elle valait; son
+esprit supérieur avait jugé cette fleur, cette violette embaumée qui
+pouvait bien vouloir se cacher, mais jamais être inaperçue, et dont
+le parfum de beauté, de vertus et de tout ce qui la fait aimer, la
+fera toujours découvrir par celui qui passera près d'elle.
+
+Madame de Staël allait publier _Delphine_: le roman n'était pas
+encore terminé; mais l'auteur en lisait quelquefois des lettres
+détachées; et, ce même jour, elle en apportait une ou deux pour les
+lire à madame Récamier. Mais aussitôt qu'elle vit autant de monde,
+elle cacha son manuscrit.
+
+--Pour vous, à la bonne heure, dit-elle en pressant la main de madame
+Récamier; pour vous seule.
+
+Lafon, qui venait aussi souvent chez madame Récamier, vint ce même
+soir; lui et mon mari récitèrent des vers de Ducis et de _Tancrède_.
+Madame de Staël, en voyant Junot et Lafon, se sentit excitée à suivre
+leur exemple, et proposa à madame Récamier de jouer avec elle une
+scène qu'elle a faite sur le sujet si pathétique d'Agar dans le
+désert... Madame de Staël fut sublime dans le rôle d'Agar, et madame
+Récamier vraiment _angélique_ dans le rôle de l'ange... Sa ravissante
+figure avait une expression radieuse qui frappa tout ce qui était
+autour d'elle. Fox était dans l'enchantement.
+
+--Quelle charmante créature! disait-il; c'est vraiment l'oeuvre de
+la Divinité dans un jour de fête! Voyez comme elle est douce! ce
+sourire! ce regard! ce son de voix! cette chevelure soyeuse! et cette
+expression gaie, calme et pure que reflète son regard, et qui annonce
+le contentement d'une belle âme!...
+
+En entendant M. Fox, on était non-seulement de son avis, mais heureux
+de penser comme lui; il semblait qu'on voyait dans l'avenir, que
+d'aimer un jour cette même personne avec toute la tendresse du coeur
+suffirait seul pour faire oublier ses peines, quelque vives qu'elles
+fussent.
+
+M. Ouvrard, qui était aussi un des habitués du salon de Clichy, ce
+même soir, demanda à madame Récamier de venir voir le Raincy, qu'il
+venait d'acquérir avec M. Destillères.
+
+--Vous seriez bien aimable de venir voir nos lilas et nos arbres de
+Judée, dit-il avec cette courtoisie qu'il avait vraiment devinée.
+
+--Je ne connais pas le Raincy, dit lady Holland.
+
+--Voilà, milady, une belle occasion de le connaître; et, se tournant
+vers madame Récamier, il la pria de venir au Raincy avec toute la
+société de Clichy, et d'engager qui lui conviendrait.
+
+L'offre fut acceptée, et le jour fixé au mardi suivant.
+
+La journée de Clichy se termina comme habituellement. On fit de la
+musique; madame Récamier joua admirablement du piano; une de ses
+cousines, jolie personne de seize ans, qui l'accompagnait avec un
+tambour de basque, en jouait avec une grâce charmante (car on en
+joue). Steiblt venait de publier ses _Bacchanales_, qui étaient
+de jolis airs de sa composition avec accompagnement de tambour de
+basque. Madame Récamier dansait aussi un pas avec le tambour de
+basque dans lequel elle était semblable aux Heures d'Herculanum.
+
+La journée passée au Raincy fut charmante.
+
+M. Ouvrard fit servir le déjeuner dans l'orangerie. Le temps était
+superbe, et ce beau parc éclairé par un soleil de juin bien pur et
+bien doux encore, quand il n'est pas encore brûlant, et que ses
+rayons d'or éclairent cette belle futaie qui est à côté du château,
+et vient ensuite glisser sur les belles pelouses qui sont enserrées,
+comme par une ceinture de fleurs, par l'allée de lilas et celle
+d'arbres de Judée en fleurs.
+
+Madame Récamier et madame de Staël vinrent ensemble; les autres se
+suivirent: mon mari et moi, avec Lucien et M. Fox, madame Visconti
+et Berthier; lady Georgina et sa mère; lord et lady Yarmouth; M. de
+Montrond; M. et madame Divoff; la belle duchesse de Courlande, et
+le prince Trobetzkoï, qu'elle repoussait alors et qu'un an après
+elle avait pour mari; le prince Grégoire Gagarin, le comte Armand de
+Fuentès, Don Alphonse Pignatelli, son frère... Eugène Beauharnais et
+une foule d'autres personnes dont les noms me sont échappés.
+
+C'était une ravissante habitation que le Raincy. On admirait surtout
+cette salle de bain offrant le luxe le plus beau, celui qui est
+caché. En effet, en entrant dans cette salle de bain, vous ne voyez
+pas d'abord ce qui en fait le grand prix. Les cuves ont été creusées
+dans les Vosges et sont faites d'un seul morceau de granit; elles ont
+été creusées dans un seul bloc chacune, et ensuite amenées à Paris.
+La cheminée est en vert antique; le carreau est en larges dalles de
+marbre jaune antique et fort estimé. La salle est en demi-lune; dans
+la partie circulaire, est un sopha en velours vert. Au-dessus et tout
+autour de cette demi-rotonde est représenté le bain de Diane avec ses
+nymphes et Actéon. Les cuves sont enfermées entre quatre piliers de
+granit aussi des Vosges. À ces pilastres sont attachés des stores en
+satin blanc. C'est une délicieuse retraite que cette salle de bain.
+À côté est une charmante chambre à coucher[110]. Lorsque trois ans
+plus tard je fus maîtresse du Raincy, j'y logeais de préférence à mon
+appartement du premier.
+
+[Note 110: Lorsqu'en 1816, j'eus l'honneur d'être présentée au
+duc d'Orléans, il me demanda si pendant que j'avais été maîtresse
+du Raincy, avant de le céder à Napoléon, j'avais fait faire cette
+salle de bain.--Non, monseigneur, répondis-je.--Je crois bien, dit
+le prince en souriant, ni moi non plus. _Je ne suis pas assez grand
+seigneur pour cela._]
+
+Au moment où l'on allait commencer une promenade avant le déjeuner,
+promenade qu'on devait faire dans des chars-à-bancs et des calèches
+préparés par M. Ouvrard pour les amis de madame Récamier, on vit
+arriver une calèche par la grande avenue de peupliers.
+
+--C'est madame Krudner, dit madame Récamier.
+
+--Ah! dit madame de Staël, madame de Krudner qui vient de publier un
+roman?
+
+--Oui, _Valérie_.
+
+--Il est bien, ce roman. Il y a de l'âme, il y a du coeur et du
+style; elle fera bien de continuer, car je lui soupçonne un vrai
+talent.
+
+Ce roman de Valérie est, en effet, charmant; _Valérie_ fut lu par moi
+avec grand intérêt, et le cas que l'on fait aujourd'hui de ce même
+livre me montre que son mérite est réel, pour avoir survécu à trente
+années de sommeil et même à trente-quatre.
+
+Je ne connaissais pas madame de Krudner; je voulus lui être
+présentée, et je la vis de près avec beaucoup d'intérêt. Sans doute
+elle ne frappait pas comme madame de Staël, parce qu'elle n'avait que
+du talent et que madame de Staël avait du génie. Cette différence
+doit être admise par qui n'a connu ni l'une ni l'autre.
+
+Madame de Krudner était une femme de très-grande taille, paraissant
+en avoir une plus grande encore en raison de sa maigreur. Elle
+était d'une extrême pâleur et très-blonde; elle avait été elle-même
+l'original de Valérie. On me dit qu'elle ne le niait pas lorsqu'on
+le lui demandait; j'avoue qu'étant jeune, cela me parut étrange.
+Toutefois, je la trouvai ce qu'elle était, parfaitement aimable; elle
+avait déjà le goût des idées mystiques et novatrices, et ne pouvait
+parler pendant une heure sur un sujet sans y mêler aussitôt quelques
+mots de religion.
+
+La journée fut charmante; Ouvrard s'entend comme personne à monter
+une partie, à la diriger et à la maintenir toute une journée. Je l'ai
+vu ainsi au Raincy, et lorsqu'il recevait à la pompe à feu. Garat
+avait été invité; il chanta, et la journée fut complète.
+
+J'ai parlé tout à l'heure de la simplicité de la campagne de
+Clichy; il n'en fut pas toujours ainsi autour de madame Récamier.
+M. Récamier, voulant que sa jeune femme trouvât chez elle les
+jouissances de son âge, acheta, même sans l'en prévenir, le superbe
+hôtel de la rue du Mont-Blanc dans lequel loge aujourd'hui madame
+Lehon. Bertaut, l'architecte, fut requis pour meubler cet hôtel et en
+faire un palais enchanté; Bertaut avait du goût, et un goût exquis;
+je n'ai jamais vu un appartement arrangé par lui autrement que
+très-bien. Celui de madame Récamier fut un des mieux parmi les plus
+soignés; la salle à manger, la chambre à coucher, le premier salon,
+le grand salon, tout était magnifiquement et élégamment meublé. La
+chambre à coucher, surtout, a du reste servi de modèle à tout ce
+qu'on a fait en ce genre; je ne crois pas que depuis on ait fait
+mieux. Je ne le pense pas comme les gens qui croient que rien n'est
+beau que ce qu'a produit leur temps; je le dis parce que l'évidence
+est là.
+
+Ce fut dans cette maison que se donna le premier bal en règle qui
+se soit donné dans une maison particulière, parce que les bals de
+ministres sortent de la ligne, ainsi que les bals étrangers. Je dis
+donc que les bals de madame Récamier furent les plus beaux qu'on eût
+vus jusque-là dans Paris; elle en faisait les honneurs avec une grâce
+parfaite et cette bonté si gracieuse qui lui gagne les coeurs. Quand
+je parle d'elle, il me faut être en garde contre moi-même, car je
+répèterais toujours ce que je dis d'elle; il me semble que je ne l'ai
+pas encore assez dit.
+
+Madame Récamier est la première personne de Paris (car il faut que
+justice soit rendue à qui il appartient) qui ait eu une maison
+ouverte où l'on reçût: elle voyait d'abord beaucoup de monde pour
+l'état de son mari; ensuite, pour elle, il y avait une autre manière
+de vivre, une autre société que celle que nécessairement son goût
+exquis ne pouvait confondre avec ces hommes qui savent et connaissent
+la vie;... portée à la bonne compagnie par sa nature, aimant ce qui
+est distingué, le cherchant et voulant avoir un bonheur intérieur
+dans cette maison où le luxe n'était pas tout pour elle, et où son
+coeur cherchait des amis... Elle se forma une société, et malgré sa
+jeunesse elle eut la gloire dès ce moment de servir de règle et de
+modèle aux autres femmes.
+
+On y rencontrait, outre madame de Staël, Adrien de Montmorency,
+Benjamin Constant, Mathieu de Montmorency, ces hommes qui connaissent
+le monde et l'embellissent avec leurs coutumes courtoises et
+l'extrême quintessence du savoir-vivre comme avec leur esprit; M. de
+Bouillé, et d'autres hommes encore qui pouvaient être avec ceux que
+je viens de nommer, comme M. de Chateaubriand, M. de Bonald, M. de
+Valence, M. Ouvrard; ce dernier avait la connaissance du monde et
+pouvait être à la fois l'homme du jour et l'homme d'autrefois.
+
+Après Clichy, madame Récamier eut une autre campagne, Saint-Brice;
+c'était un plus beau lieu que Clichy: les ombrages étaient plus
+épais, les eaux plus belles. Madame Récamier aimait Saint-Brice...
+mais bientôt il lui devint plus cher par l'hospitalité qu'elle
+y donna à une amie malheureuse. Madame de Staël, poursuivie par
+Napoléon, trouva sous le toit de madame Récamier ce que toujours on
+aura près d'elle: du repos et de l'espoir.
+
+Junot était à Saint-Brice lorsque madame de Staël y arriva; son
+désespoir lui fit mal.
+
+--Sauvez-la, dit madame Récamier à Junot.
+
+--Je le voudrais pour vous, puisque vous le souhaitez, et pour elle
+aussi, car elle me fait mal; mais elle a bien irrité l'Empereur.
+
+--Faites tous vos efforts, répéta l'ange.
+
+--Je ferai si bien que je me brouillerai plutôt avec lui s'il ne me
+l'accorde pas.
+
+--N'allez pas faire de coup de tête, lui dit madame Récamier de sa
+douce voix... et à cette voix toute tempête se calmait.
+
+Mais tout fut inutile. Comme on l'a vu dans le volume précédent,
+Napoléon fut inflexible, et dans sa colère il laissa échapper une
+parole haineuse contre madame Récamier; aussi, lorsque quelques mois
+plus tard, étant demandée par cette même amie qui voulait lui dire
+un dernier adieu, madame Récamier voulut tout quitter pour aller
+rejoindre madame de Staël, Junot la supplia de rester.
+
+--Vous ne reviendrez plus, lui disait-il, le coeur brisé... Vous ne
+reviendrez plus ici...
+
+--C'est impossible, on ne peut me punir de remplir un devoir sacré,
+disait la douce et angélique créature, elle qui n'avait jamais
+éprouvé un sentiment haineux... et dont l'âme, quoique passionnée,
+est remplie de cette mansuétude qui fait aimer plutôt que haïr.
+
+Hélas! la prédiction de l'amitié ne fut que trop vraie! Madame
+Récamier ne revint plus à Paris... et ne revit plus cet ami qui lui
+était si dévoué que dans l'exil, et lorsque lui-même marchait à la
+mort[111]!...
+
+[Note 111: Je parlerai de cet exil dans mes _Salons de la
+Restauration_.]
+
+
+
+
+SALON
+
+DE MADAME REGNAULT
+
+DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY,
+
+À PARIS ET AU VAL.
+
+
+Parmi les femmes qui, à la fin du dernier siècle et au commencement
+de celui-ci, marquèrent par leur beauté, madame Regnault de
+Saint-Jean-d'Angély tient une des premières places. Elle était
+parfaitement belle, surtout en 1795 et 1796, au moment où l'armée
+d'Italie avait ses quartiers à Milan. Son portrait, par Gérard, est à
+peu près de cette époque; elle y est représentée comme une femme de
+vingt ans à peu près[112].
+
+[Note 112: Ce portrait est gravé et se vend comme une gravure
+représentant Sapho: c'est du moins le nom qui est au bas. Pourquoi
+n'avoir pas laissé la marge en blanc?]
+
+Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély est une personne que je
+connais depuis longtemps et que j'ai toujours aimée; elle a de
+l'esprit, de l'instruction, des talents, et tout ce qu'il faut au
+coeur pour de solides amitiés; c'est une femme qu'on recherche, qui
+plaît et qu'on aime quand on la connaît...
+
+Regnault de Saint-Jean-d'Angély n'était pas tout à fait aussi aimable
+que sa femme; sans doute il avait du talent comme orateur, mais il
+était un peu brutal, et souvent plus cynique qu'il n'aurait fallu
+qu'il le fût avec les femmes qui étaient chez lui; mais après tout il
+avait de la bonté, et puis, pour ceux qui aiment l'Empereur, Regnault
+de Saint-Jean-d'Angély était un homme vraiment digne d'être apprécié
+comme un des plus fidèles serviteurs de Napoléon. Cette différence
+d'amabilité entre le mari et la femme formait une disparate qui
+quelquefois causait de la rumeur dans le salon de la jolie maison de
+la rue du Mont-Blanc où nous nous réunissions bien souvent alors.
+
+J'étais fort liée avec madame Regnault dès les premiers temps de
+mon mariage. Junot était ami de Regnault, et comme sa femme me
+plaisait, nous nous liâmes, et la chose fut d'autant plus facile que
+les mêmes liens de société nous furent communs, et lorsque madame
+Marmont revint d'Italie avec son mari, après la campagne de Marengo,
+ces relations furent encore plus étendues. Madame Regnault voyait
+comme moi M. et madame Marmont, M. et madame Maret, M. et madame
+Duroc, Savary et sa femme, Eugène Beauharnais, et... Que dirai-je?
+presque toutes les femmes et les maris, dans les premières années du
+Consulat, étaient plus réunis que par la suite, et faisaient moins
+maison à part, et nous nous connaissions mutuellement beaucoup.
+
+Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme d'un grand savoir,
+dont Napoléon faisait grand cas. Y avait-il un cas difficile à
+résoudre, c'était toujours Regnault qui en était chargé. Son
+affection pour l'Empereur, après cela, entrait pour quelque peu dans
+la réputation qu'on lui accordait; mais il en avait une grande et
+méritée par lui-même.
+
+Il lui arriva une singulière histoire, la première année où il fut
+propriétaire de son petit hôtel, rue du Mont-Blanc.
+
+Il était un matin à s'habiller, lorsqu'on lui dit qu'un monsieur fort
+bien mis demandait à lui parler seul. Regnault achève de s'habiller
+et fait entrer le monsieur. Sa femme était dans la pièce voisine.
+
+Le monsieur était un homme de cinquante ans environ; ses manières
+étaient distinguées, et tout en lui annonçait un homme comme il faut.
+Regnault avait le tact prompt, et lorsqu'il faisait mal, c'était sa
+faute. Il s'avança vers le monsieur et lui demanda en quoi il pouvait
+lui être utile.
+
+
+M. DE ***.
+
+Monsieur, ma demande et ma présence sont toutes deux étranges chez
+vous, mais non dans cette maison... car... elle fut jadis à moi.
+
+
+REGNAULT.
+
+Monsieur, j'ai acheté cette maison il y a un an, je l'ai payée
+comptant à mon notaire, et, certes, ce qu'elle vaut, si ce n'est
+plus; alors je...
+
+
+M. DE ***.
+
+Oh! monsieur, je ne viens pas pour réclamer une somme qui ne m'est
+pas due par vous, je ne le sais que trop... j'ai une autre requête à
+vous présenter.
+
+
+REGNAULT.
+
+Monsieur, s'il dépend de moi de vous être utile, comptez sur mon
+appui, et sur tout ce que je pourrai faire.
+
+
+M. DE ***, regardant autour de lui.
+
+Monsieur, je dois vous annoncer que j'ai émigré; peut-être cet aveu...
+
+
+REGNAULT.
+
+Monsieur, personne plus que moi ne respecte les opinions. Je suis
+indulgent pour les autres et demande même tolérance pour moi.
+
+
+M. DE ***.
+
+J'ai donc émigré, monsieur; mais ma femme avait une enfant trop jeune
+pour l'emmener avec moi... Elle resta! elle resta, monsieur!... et
+elle périt sur cet échafaud que j'avais fui!... Un vieux domestique
+demeura alors chargé du soin de ma pauvre petite fille... Ce vieux
+serviteur, demeuré seul avec l'enfant pendant la captivité de la
+mère, songea à mettre à l'abri ce qui restait de la fortune de ses
+parents, et, dans cette maison même, il enterra mon argenterie, les
+diamants de ma femme et une somme de trente mille francs en écus de
+six francs... Maintenant, monsieur, je me mets à votre disposition.
+Je sais que la maison est à vous, que tout ce qu'elle contient est à
+vous... et que...
+
+
+MADAME REGNAULT, qui est survenue.
+
+Monsieur, depuis que votre domestique a enfoui cet argent, la maison
+a appartenu à une foule de gens dont nous ne pouvons répondre. Si par
+malheur le trésor que vous venez réclamer est enlevé, nous en serions
+bien malheureux, je vous le jure; mais s'il est encore ici, je suis
+caution pour mon mari qu'il vous le rendra à l'instant; n'est-ce pas,
+mon ami?
+
+
+REGNAULT, embrassant sa femme.
+
+Bonne Laure! est-ce que cela se demande?
+
+
+M. DE ***.
+
+Je puis donc espérer...
+
+
+REGNAULT.
+
+Nous allons descendre dans le jardin pour voir...
+
+
+M. DE ***.
+
+C'est dans la cave, et non pas dans le jardin, monsieur.
+
+
+REGNAULT.
+
+Eh bien! dans la cave soit. Avez-vous un plan de la maison? car les
+caves sont vastes.
+
+
+M. DE ***.
+
+Oui, monsieur. Et il tira en effet de sa poche une grande feuille de
+papier sur laquelle une sorte de plan grossier était tracé: tout y
+était indiqué avec le plus grand soin, mais mal fait.
+
+
+REGNAULT.
+
+Monsieur, descendons; je fais des voeux pour que nous trouvions ce
+que vous cherchez.
+
+
+M. DE ***, avec émotion.
+
+Vous êtes un noble et digne homme, monsieur!
+
+
+REGNAULT.
+
+Bath! je ne suis pas meilleur qu'un autre... Tenez, demandez à ma
+femme, elle vous dira que j'ai de mauvais moments.
+
+
+MADAME REGNAULT.
+
+Je ne me souviens que des bons moments: allons à la cave!
+
+On chercha longtemps. M. de *** avait déjà fait au moins cinq ou
+six fois le tour des caves, et on n'avait rien trouvé. Regnault
+lui-même avait pris une petite bûche et cognait sur tous les murs.
+Partout des murs de communication, partout des murs pleins, et le
+monsieur, désespéré, était au moment d'abandonner sa recherche pour
+laisser en repos le nouveau maître de cette maison, dont la patience
+peut s'épuiser, et qui enfin peut le chasser. Mais il connaît mal
+Regnault. Regnault demeurera là jusqu'au soir; la seule contrariété
+qu'il éprouve, c'est de craindre qu'on ne trouve pas ce qu'on
+cherche. Enfin Regnault s'avise de cogner au bas du mur avec un bâton:
+
+--Ah! s'écrie-t-il, il y a quelque chose là!
+
+Tout le monde regarde, c'est évident; il y a un mouvement visible
+dans le mur... En effet, rien n'avait été sondé à cette hauteur;
+c'était à hauteur d'appui. On y met le marteau avec l'ordre de
+Regnault... M. de *** était là avec une impatience qui seule parlait
+pour l'avertir. Mais ce pouvait être un avertissement trompeur.
+Enfin, après la chute de quelques briques, lorsque la poussière fut
+éclaircie, on aperçut une grande caisse, avec tous les renseignements
+en double sur cette caisse, dans une feuille de plomb roulée.
+
+Le monsieur fit son inventaire à mesure que les objets venaient les
+uns après les autres. Le pauvre émigré rayonna de joie en voyant
+cette richesse qui lui assurait une noble indépendance. Regnault
+jouissait de le voir toucher ces mêmes bijoux antiques, cette
+argenterie qu'avait possédée son père, et enfin tout ce qui lui était
+souvenir... Ce M. de ***, après avoir comparé avec la note, fit
+encore ses remerciements à Regnault et à sa femme, en leur demandant
+de croire à une éternelle reconnaissance. J'ignore ce qu'est devenu
+cet homme.
+
+Cette aventure, par le soin extrême qu'on apportait à ce qu'on disait
+dans le monde sur les affaires intérieures, bonnes ou mauvaises,
+passa presqu'inaperçue, et les choses demeurèrent douteuses pour les
+curieux.
+
+Regnault racontait cette histoire avec beaucoup d'esprit. Il disait
+comment l'émigré, M. de ***, avait retourné une grande soupière
+d'argent, en le regardant en dessous, comme pour le payer de ce qu'il
+était descendu à la cave, et la noble attitude de madame Regnault et
+son touchant intérêt l'empêchèrent probablement d'exécuter son projet.
+
+Le fond de la société de Regnault était en grande partie sa famille
+et celle de sa femme, et puis des artistes très-distingués et hors
+de ligne. On sait que Garat y passait sa vie, Gérard également;
+Millin était aussi un habitué, comme Arnault, beau-frère de madame
+Regnault; Fourcroy, Chaptal, le duc de Bassano, et une foule de
+personnes qui sont connues, non-seulement par leur nom marquant dans
+l'Empire, mais par leur talent, leur savoir et leur esprit.
+
+--Madame Regnault avait le goût de sa maison; elle avait aussi une
+jolie habitation, bien meublée, gaie et convenable pour l'époque.
+Il n'y avait qu'un salon, une salle à manger, une chambre à coucher
+et un boudoir, le tout avec les dépendances: voilà quel était
+l'appartement de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély jusqu'en 1808
+ou 1809; son mari occupait le premier de la maison en 1808. Regnault
+acheta l'hôtel dans lequel il logeait, rue de Provence, nº 56, et
+le fit magnifiquement meubler. Mais je crois que les bons rires que
+nous avons faits rue du Mont-Blanc ne se sont pas renouvelés rue de
+Provence.
+
+Madame Regnault, qui entendait la vie du monde, et dont la mère,
+madame de Bonneuil, avait connu cette vie d'autrefois, madame
+Regnault me proposa un jour _de souper_: c'était une innovation,
+car on ne parlait plus de souper depuis la Révolution; mais madame
+Regnault voulut amener ce projet à sa fin. Un jour, donc, elle en
+parla à Regnault; il avait de l'humeur et l'envoya promener. Sa
+femme se tut et ne dit plus un mot du souper. Le soir venu, M.
+Regnault rentre de je ne sais quel spectacle, bâille au milieu de
+nous, étend les bras et s'en va dormir.
+
+Junot était de notre souper; il n'arriva qu'à onze heures et demie,
+parce qu'il venait des Tuileries. Nous nous mîmes à rire, car nous
+étions en belle humeur; Junot racontait, et Arnault ne le laissait
+pas en chemin; cependant depuis plus d'une heure j'entendais une
+sorte de grondement que je ne pouvais définir: c'était au-dessus de
+ma tête. Enfin il devint si fort, que c'était comme un coup de vent
+dans une galerie. Madame Regnault nous dit alors:
+
+--C'est mon mari qui est endormi et qui RONFLE.
+
+Nous nous mîmes à rire.... Mais le _somnambule_ ne me fit pas rire,
+moi; je craignis qu'on ne l'éveillât, et il ne me paraissait pas gai
+à supporter en pareils moments. Je le dis tout bas à Junot, mais il
+n'en fit que rire. Madame Hamelin, madame Regnault, moi, mon mari,
+Auguste de Colbert, le comte de Fuentès, Alphonse Pignatelli, Millin,
+et puis madame Arnault, qu'alors on appelait _Sophie_, voilà quelles
+étaient les personnes qui soupaient chez madame Regnault. Nous
+avions beaucoup ri, et nous nous disposions à rire encore, lorsque
+j'entendis contre mon oreille un bruit étrange, comme le bruit du
+grondement; mais cette fois le grondement descendait l'escalier. Je
+fis signe, et à l'instant tout le monde, excepté moi, remplit son
+verre de vin de Champagne, et on demeura en panne jusqu'au moment où
+le voyageur entrerait. Comme il n'entendait plus rien, il ne savait
+plus que penser. Tout à coup le comique de cette position nous parut
+si bouffon, qu'un éclat de rire partit immédiatement comme un coup
+de tonnerre. À l'instant même la porte s'ouvrit, et je vis près de
+moi une sorte de spectre aux cheveux hérissés, la poitrine velue, et
+une tournure vraiment drôle en chemise, en pantalon et sans chapeau,
+comme on le pense bien. Mais aussi, au même instant que cette figure
+venait à nous, nous la saluâmes par des acclamations et par des
+_vivat_ sans fin. Ce spectre, c'était Regnault, qui se plaignait que
+nous l'empêchions de dormir.--C'est bien plutôt toi, dit Junot, qui
+nous obsèdes avec tes vieilles histoires de ronflements auxquelles
+personne ne songe aujourd'hui. Allons, Regnault, sois raisonnable, et
+va te coucher. À ta santé, avec ton vin de Champagne; il est bon au
+reste:... où le prends-tu?
+
+--Chez Ruinart.
+
+--C'est bien ça, et moi aussi.
+
+--Ah! tu le trouves bon! dit Regnault en se radoucissant; donne-m'en
+donc un verre.
+
+--À condition, dit Junot, que tu diras: Vive l'Empereur!
+
+--Quelle condition! s'écria Regnault, oui sans doute; et levant son
+verre, il cria de sa voix de tempête: À la santé de l'Empereur!...
+
+Et prenant goût à la chose:
+
+--Écoutez-moi comme si vous vouliez faire, dit-il... Et buvant un
+second verre de vin de Champagne, il n'eut bientôt plus de raison
+pour gronder les autres.
+
+--Conviens que c'est amusant, un souper, Regnault?
+
+--Oui, dit Regnault... Vive l'Empereur!
+
+Regnault nous regarda avec des yeux qui nous firent rire de nouveau;
+il but encore trois ou quatre verres de vin de Champagne, mangea du
+pâté de foies gras, et bientôt il fut tout à fait en gaîté, mais sans
+être gris ni même attaqué.
+
+--Vive l'Empereur! s'écriait-il... Allons, qu'on me fasse raison.
+
+Pendant près d'une demi-heure la main de Regnault ne fut occupée qu'à
+se servir du brochet et à se verser du vin de Champagne; il laissait
+causer les autres.--Allons, lui dit Junot, va te recoucher, Regnault,
+et laisse-nous rire.
+
+--Mais si tu faisais du tapage, on pourrait te faire un mauvais
+parti; va te coucher, et vive l'Empereur!
+
+Il se leva, et s'en alla comme un bon garçon qu'il était alors. Nous
+rîmes joyeusement tout en causant, et le souper se prolongea jusqu'à
+trois heures du matin; et nous avions bien ri...
+
+Ces soupers se renouvelèrent chez madame Regnault et chez moi. Madame
+Regnault avait quelquefois des ennuis à supporter avec Regnault,
+quoiqu'il l'aimât beaucoup; mais il avait des coups de boutoir
+terribles, et il faut bien des mots du coeur pour effacer le souvenir
+d'une brusquerie...
+
+Au Val, charmante habitation que M. Regnault a parfaitement arrangée,
+il y avait une façon de vivre toute joyeuse; le bâtiment est gothique
+et l'intérieur est gothique, même pour l'habitation. Madame Regnault
+fit meubler ce château, ou plutôt cette abbaye, comme une habitation
+religieuse gothique, mais non pas comme un couvent... Chaque chambre
+avait son ameublement bien conforme à la position de la chambre,
+soit sur le parc, soit les cours. L'appartement de madame Regnault
+était comme un appartement de châtelaine: tous les meubles étaient
+gothiques; la plupart sont du temps de Louis XIV et du siècle
+antérieur... Tout y est bien et tout y est confortable.
+
+La vie du Val était à peu près comme la vie de château dans tous les
+châteaux de France. Madame Regnault, après que son mari fut parti,
+demeura au Val... Elle y resta fort tranquille pendant quelques mois;
+mais Fouché, flairant du mal à faire partout où l'on pouvait porter
+une douleur, la fit surveiller et même tomber dans un piége par une
+infâme manoeuvre. Un homme vint prendre ses lettres, et cet homme
+n'était qu'un agent surveillé par un autre homme, qui surprit les
+lettres de madame Regnault à son mari alors en Amérique, et elle fut
+arrêtée au Val, où elle demeurait alors... Les gendarmes y arrivèrent
+au moment où le berger faisait sortir le troupeau du château; et
+comme le porche était embarrassé, un homme de chez le concierge
+eut le temps de courir avertir M. Regnault, le fils de Regnault de
+Saint-Jean-d'Angély; car cet homme ne pouvait croire qu'on voulût
+arrêter une femme: c'était elle cependant. Le jeune homme se sauva,
+et elle fut prise au moment où elle passait un peignoir pour aller
+au secours de son beau-fils... En recevant l'ordre qui l'arrêtait,
+madame Regnault fut stupéfaite. Était-ce bien en France, dans le
+dix-neuvième siècle, qu'une femme était arrêtée dans sa campagne
+au milieu de ses fleurs, de ses oiseaux, de tout ce qui rappelle
+enfin la vie d'une femme!... Madame Regnault ne dit pas une parole
+qui pût faire présumer même son indignation; elle aurait craint de
+s'abaisser...
+
+Un moment elle eut la pensée de demander un jour pour mettre de
+l'ordre dans ses affaires; puis elle changea de volonté; elle se
+contenta d'écrire ce qu'il y avait à faire chez elle, et puis elle
+partit dans une voiture à elle, escortée par des gendarmes comme
+une criminelle, tandis qu'elle n'était qu'une noble femme à l'âme
+vraiment élevée et patriotique. Elle quitta la France pour aller
+chercher d'autres douleurs, et pendant bien des mois elle ne sut et
+ne connut de la vie que les larmes et les souffrances... Puis vint le
+jour de la rentrée dans la patrie, et ce jour fut encore pour elle
+pénible à supporter, car il fut un jour de deuil[113].
+
+[Note 113: Regnault de Saint-Jean-d'Angély mourut le jour ou le
+lendemain de son retour dans Paris.]
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+Mme LA DUCHESSE DE LUYNES.
+
+
+Le salon de madame la duchesse de Luynes ne mérita ce nom que
+vers l'époque où M. de Luynes fut nommé sénateur, qui est la même
+(1806) que celle où sa belle-fille fut nommée dame du palais
+de l'Impératrice. Jamais la nouvelle d'une faveur ne produisit
+d'effet plus différent dans une famille. M. de Luynes, fort peu
+joyeux de sa nature, témoigna un tel contentement que cela en vint
+au point de faire faire à ce propos de bruyantes exclamations à
+son beau-frère[114], qui ne s'étonnait de rien de ce qui arrivait
+en dehors de ses habitudes de jeu. Il en fut de même de tous les
+habitués de l'hôtel de Luynes. Quant à la duchesse de Luynes, elle se
+contenta de lever les épaules et continua de s'informer si celui pour
+qui elle avait parié à une partie de whist qui se jouait dans une
+autre pièce avait gagné ou perdu.
+
+[Note 114: M. le duc de Laval, frère de la duchesse de Luynes, était
+père d'Adrien de Montmorency.]
+
+Le même jour avait vu apporter un autre paquet dans cette maison;
+mais bien différente du vieux duc, celle à qui il était adressé ne
+l'avait pas reçu avec la même joie. Elle avait au contraire témoigné
+un grand mépris pour cette nomination de dame du palais, et son
+premier mot fut un refus positif.
+
+Mais M. de Luynes, qui presque toujours laissait aller les affaires
+de sa famille à la grâce de Dieu, parut cette fois se prononcer.
+Il avait eu peur; on lui avait parlé de je ne sais quelle révision
+du procès du maréchal d'Ancre, et puis des donations faites à la
+maison de Luynes; enfin on l'avait mystifié en lui parlant de choses
+impossibles, et il avait non-seulement accepté, mais fait accepter sa
+belle-fille.
+
+--J'irai donc, répondit-elle, mais on s'en repentira plus qu'on ne
+s'en louera.
+
+L'hôtel de Luynes était une maison comme il n'y en avait aucune
+dans Paris, non pas à cause du mélange des partis; il y avait unité
+complète dans ce qui composait la société de la belle-mère et de la
+belle-fille. C'étaient toutes les personnes d'une opinion _pure_,
+et les étrangers de marque qui à cette époque arrivaient en foule à
+Paris.
+
+M. de Luynes avait conservé sa fortune, et même l'avait augmentée
+dans la Révolution en acquittant des remboursements en assignats, et
+rachetant des droits de cette même manière. Il eut le même bonheur
+en tout, traversa la Révolution en ne faisant pas parler de lui,
+et arriva enfin à cette époque où il fut nommé sénateur, et sa
+belle-fille dame du palais. La fortune de M. de Luynes était immense;
+l'intérieur de sa maison, soit à Paris, soit à Dampierre, avait
+quelque chose de prince souverain, surtout dans un temps où toute la
+grandeur de l'Empire, grandeur de gloire, vraie et positive, mais
+encore toute neuve et à faire, n'avait pas autour d'elle cet appui
+du vieux temps, ces preuves matérielles, d'anciens serviteurs, de
+meubles antiques, de demeures féodales qui, pour être dépouillées de
+leurs droits, n'en étaient pas moins des témoins vivants et parlants
+de la noblesse de leurs maîtres...
+
+La fortune du duc de Luynes avait toujours été immense, même au
+milieu de ceux qui étaient ses pairs et quelques-uns ses supérieurs.
+Il était bon homme, grand dormeur, passant à l'occupation du sommeil
+les trois quarts de sa vie, si bien, qu'à table, il vous offrait
+d'un plat, portait la main à la cuiller et dormait avant de l'avoir
+soulevée. Dans un pareil cas son valet de chambre le poussait
+légèrement; alors il s'éveillait, achevait sa politesse, et retombait
+dans son sommeil ou plutôt dans sa léthargie.
+
+On doit penser d'après cela que ce n'est pas le duc de Luynes qui
+tenait la maison éveillée jusqu'à cinq heures du matin; et telle
+était la rage de veiller dans cette maison, que j'ai vu souvent
+partir M. de Lavaupalière de chez moi à trois heures du matin pour
+aller à _l'hôtel de Luynes_; car c'était ainsi qu'on parlait; on ne
+disait pas: _Je vais chez madame de Luynes ou madame de Chevreuse_;
+on disait: Je vais à l'hôtel de Luynes.
+
+Cet hôtel de Luynes contenait, dans le fait, presque toute la famille
+de madame de Luynes: son fils et sa belle-fille, son gendre et sa
+fille, son neveu Adrien de Montmorency et son frère le duc de Laval.
+Elle était bonne, madame de Luynes, et je n'en veux pour preuve
+ajoutée à tout ce qu'en pense ce qui reste de ses amis, que la
+conduite qu'elle a tenue avec sa belle-fille, lors de la persécution
+de la malheureuse madame de Chevreuse.
+
+L'hôtel de Luynes était une maison joyeuse s'il en fut jamais. Le
+jeu, la danse, la chasse, la causerie, tout s'y trouvait, même
+les grands et bons dîners, ce qui, pour les habitués comme M. de
+Lavaupalière, était un point presque aussi important que le creps.
+Jamais les immenses salles de cette maison n'étaient sombres; ou les
+bougies, ou le soleil les éclairaient. Les domestiques veillaient
+par quartier, car ils n'auraient pas tenu longtemps contre une telle
+fatigue.
+
+Les personnes qui allaient habituellement chez madame de Luynes
+étaient: M. de Talleyrand, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de
+Sainte-Foix, M. de Lavaupalière, Adrien de Montmorency son neveu, le
+duc de Laval son frère, M. de Choiseul-Gouffier, M. de Nassau, M. le
+bailly de Ferrette, madame de La Ferté, madame de Balby, madame de
+Vaudemont (moins que les autres), madame de Montmorency (également),
+et puis tout ce qu'on appelait strictement le faubourg Saint-Germain,
+indépendamment de la famille de madame de Chevreuse, qui était
+fort étendue par elle-même et par ses alliances; toute la jeunesse
+élégante de ce même faubourg, amie des deux frères de la duchesse.
+
+On conçoit qu'avec de tels éléments, en y ajoutant ce qu'était
+naturellement madame de Luynes, une véritable grande dame, l'hôtel de
+Luynes pouvait facilement devenir une maison agréable.
+
+Lorsque madame de Chevreuse se maria[115], ce qui, je crois, fut en
+l'an VI ou au commencement de l'an VII, la maison de madame de Luynes
+était une maison ouverte, mais un peu comme celle de madame de La
+Ferté; et véritablement, quoique le nom de La Ferté fût un beau nom
+autrement connu que par les Amours des Gaules, on ne convenait guère,
+lorsqu'on était femme, qu'on avait été chez madame de La Ferté.
+Madame de Luynes avait bien une autre attitude que madame de La
+Ferté; mais cet éternel jeu qu'on trouvait chez elle en éloignait les
+jeunes femmes. Lorsque madame de Chevreuse fut dans cette maison, ce
+fut un soleil qui se leva sur ce demi-jour et l'éclaira brillamment.
+Il est difficile de faire le portrait de madame de Chevreuse: elle
+était rousse, maigre, et ses traits n'avaient rien d'une grande
+régularité; mais elle était si parfaitement élégante, si distinguée;
+elle avait tellement de cette manière impossible à copier qui révèle
+la femme _comme il faut_ avec toutes ses grâces, que je n'ai jamais
+souhaité à une femme de ressembler à une autre qu'à madame de
+Chevreuse, quand elle voudrait briller avec fracas et devenir une
+personne à la mode. Je ne sais si madame de Chevreuse a voulu être à
+la mode, ou si ses manières étaient naturelles. Ce que je sais, c'est
+qu'elle a parfaitement réussi à marquer dans le monde, où elle n'a
+fait que passer, comme un brillant météore.
+
+[Note 115: Elle était mademoiselle de Narbonne Fritzlar.]
+
+Sa tournure surtout était fort élégante. Il y avait dans sa taille
+une telle souplesse, des mouvements si gracieux sans affectation,
+qu'on ne pouvait s'empêcher de la regarder lorsqu'elle marchait
+ou qu'elle dansait. Du reste, cette élégance lui était devenue
+particulière depuis son mariage; car avant ce moment je l'avais
+rencontrée bien souvent chez une de nos amies communes, mademoiselle
+de C......., et alors personne ne faisait attention, parmi nous
+autres jeunes filles, à Ermesinde de Narbonne, rousse, maigre, pâle
+et pas du tout agréable; ces malheureux cheveux, qu'elle avait au
+reste en horreur, lui donnaient de la timidité[116].
+
+[Note 116: En se mariant, elle prit une perruque blonde que lui fit
+Duplan, et si artistement, qu'on n'y voyait rien.]
+
+L'hôtel de Luynes était toujours ouvert; jamais la porte n'y était
+défendue; il y avait toujours quelqu'un, soit M. de Luynes, s'il
+ne dormait pas ou s'il n'était pas au sénat, car il y allait
+quelquefois, ou madame de Luynes, ou madame de Chevreuse, ou madame
+de Montmorency; enfin la maison était toujours habitée: cela donnait
+un air de gaîté à cette habitation déjà si belle par elle-même.
+Le jour, le soleil éclairait des fenêtres où partout on voyait
+des rideaux, de riches draperies; le soir, partout des lumières
+brillaient à ces mêmes fenêtres; que les maîtres fussent absents
+ou bien au logis, la maison était éclairée et chauffée, car jamais
+l'absence n'était ni longue ni entière.--Si madame de Luynes était
+chez M. de Talleyrand, ou bien au spectacle, ou chez madame de Balby,
+les habitués montaient et l'attendaient chez elle. À cette époque, je
+ne sais plus pour quel motif, madame de Chevreuse fit le voeu de ne
+pas aller au spectacle de trois ou quatre années; elle allait bien
+dans la salle de l'Opéra pour un concert, pour l'_oratorio_, mais non
+pas pour le spectacle. Ce voeu la rendit beaucoup plus sédentaire. Je
+crois que c'était pour avoir un enfant.
+
+C'était une personne de beaucoup d'esprit, sans aucun doute, et
+vraiment charmante, que madame de Chevreuse; aussi, lorsque je songe
+à son martyre, mon coeur s'attendrit et ne trouve que des larmes
+pour une si jeune destinée brisée à son matin, lorsque tout lui
+souriait, lorsque les trois voix, si rarement d'accord entre elles,
+du passé, du présent et de l'avenir, ne lui répondaient que par le
+mot BONHEUR!... Oh! oui, c'est un grand malheur alors que la mort...
+l'agonie est doublée dans son horreur, et ce qu'on souffre est bien
+au delà des souffrances du malheureux qui ne voit dans la mort que sa
+délivrance.
+
+La réputation de madame de Chevreuse fut toujours intacte, quelle que
+fût la mauvaise humeur des femmes qu'elle éclipsait, et celle des
+hommes dont elle repoussait les voeux: ce fut ainsi que la trouva son
+brevet de dame du palais, lorsqu'elle le reçut.
+
+--Je refuse, dit la jeune femme en repoussant doucement le parchemin
+signé par l'Empereur.
+
+--Mais, ma chère enfant, lui dit son beau-père, cela ne vous est pas
+possible; songez à ce qui peut en résulter. Mon fils, dites donc...
+
+
+M. DE CHEVREUSE.
+
+J'ai déjà parlé à Ermesinde; elle ne veut rien entendre.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Je crois inutile de répéter ici ce que j'ai dit mille fois; je hais
+cette cour impériale et je la méprise. Après cette profession de foi,
+voulez-vous donc me contraindre à en faire partie?
+
+
+LE DUC DE LUYNES.
+
+Mais enfin, si vous refusez, il en peut résulter les plus grands
+malheurs pour toute la famille.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Ces malheurs ne sont que pour moi, et je brave la tyrannie de
+Bonaparte. Que peut-il me faire, après tout?
+
+
+LE DUC DE LUYNES.
+
+Beaucoup de mal, ma chère enfant, beaucoup de mal... je sais ce que
+je dis.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Je refuse, monsieur, mon parti est pris... Ah! ma mère,
+s'écria-t-elle en s'élançant dans les bras de la duchesse de Luynes
+qui entrait... ah! ma mère, venez à mon secours! vous me comprenez,
+vous!
+
+
+MADAME DE LUYNES.
+
+Comme vous la faites pleurer!... et pour quel sujet encore!
+Ermesinde, tu feras ce que tu voudras, entends-tu?
+
+
+M. DE CHEVREUSE.
+
+Mais, ma mère, ne connaissez-vous pas la menace de l'Empereur?
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Mon Dieu, mon Dieu! vous m'effrayez beaucoup.
+
+
+MADAME DE LUYNES.
+
+Calmez-vous, chère petite, et comptez toujours sur moi.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Mais, monsieur, dites-moi de quoi il est question. Que puis-je
+résoudre, si j'ignore de quoi il s'agit?
+
+
+LE DUC DE LUYNES.
+
+Eh bien! madame, il s'agit de voir notre fortune entièrement perdue...
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Grand Dieu! comment cela se peut-il?
+
+
+LE DUC DE LUYNES.
+
+Parce que cet homme prétend qu'on peut revenir sur le procès du
+maréchal d'Ancre... que les valeurs qu'il avait soustraites étaient
+valeurs royales appartenant au trésor, et que le Roi n'avait pas le
+droit d'en faire un don à notre ancêtre.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE.
+
+Mais cette menace est absurde.
+
+
+M. DE CHEVREUSE.
+
+C'est ce que j'ai dit.
+
+
+MADAME DE LUYNES.
+
+Sans doute; mais il ne faut pas, avec un tel homme, se retrancher
+dans son droit. À quoi cela a-t-il servi à Moreau et à tant d'autres?
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE, réfléchissant.
+
+Vous avez raison, ma mère!... mais cependant... Ah! c'est affreux!...
+(_Allant à son beau-père._) Monsieur, j'accepte; je ne veux pas être
+un flambeau de discorde entre cet homme et votre maison...
+
+
+LE DUC DE LUYNES attendri, lui baisant la main.
+
+Ma bru, vous êtes une digne fille des Narbonne... Je vous aimais...
+maintenant je vous honorerai profondément.
+
+
+MADAME DE LUYNES pleurant en l'embrassant.
+
+Ma noble, ma digne, ma bien-aimée en tout, oui, vous êtes un ange et
+ma joie en ce monde.
+
+
+M. DE CHEVREUSE.
+
+Et à moi ma gloire.
+
+
+MADAME DE CHEVREUSE, souriant avec peine.
+
+Eh bien! eh bien, ne m'attendrissez pas... si vous êtes tous
+contents, je le suis aussi. Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous
+en repentir!...
+
+Ce fut ainsi qu'elle accepta la place de dame du palais. Je l'ai vue
+étant de service auprès de l'Impératrice. Sans doute elle n'y était
+pas inconvenante; mais si j'eusse été l'Impératrice, jamais je ne me
+serais exposée à de pareils traits de la part de madame de Chevreuse.
+
+L'Empereur n'eut en cette circonstance aucune dignité de lui-même.
+Au lieu de laisser madame de Chevreuse maîtresse de sa volonté et
+libre de suivre son humeur, il lui donna un rôle intéressant, celui
+de victime... Dès lors tout le monde la plaignit et tout le monde le
+blâma...
+
+Lorsqu'il vit que la chose tournait à ce vent-là, il gouverna
+autrement sa barque. Madame de Chevreuse fut entourée de soins, de
+prévenances; elle recevait de magnifiques bouquets, des plantes
+rares, sans nom d'envoi, et un mystère se leva sur cette vie si pure.
+
+Elle démêla l'odieuse iniquité; et comme l'innocence adroite, parce
+qu'elle est naturelle, elle eut bientôt dissipé cette trame mal
+ourdie.--Mais cela ne lui donna pas de goût pour celui qui pouvait
+agir ainsi.
+
+Quand il vit que le mystère ne lui plaisait pas, il fit du bruit,
+il entoura la jeune femme d'un honteux éclat. Un jour, à la chasse,
+dans le bois de Boulogne, à la mare d'Auteuil, un piqueur lui porte,
+_à elle_, par ordre de l'Empereur, la patte du cerf.--À l'instant
+même elle voit le danger qu'elle court... les sourires, les coups
+d'oeil, tout ce langage de cour dans lequel on salue la vertu
+tombée.--Aussitôt elle prend son parti, traverse le cercle formé par
+la chasse, arrive près de l'Impératrice Joséphine, et lui remettant
+la patte:
+
+«Cet homme s'est trompé, madame, il ne vous connaît sans doute pas.
+Je répare sa faute.»
+
+Et, le front haut, les joues colorées d'une noble rougeur, elle
+retourne à sa place, sans regarder du côté de Napoléon.
+
+L'aimait-il?--Je ne le crois pas; non qu'elle ne fût assez charmante
+pour l'attirer et même le captiver; mais je ne crois pas qu'il
+l'aimât. C'est ma pensée.
+
+Lorsque madame de Chevreuse touchait ses appointements de dame du
+palais (12,000 fr.), elle les donnait aux pauvres, soit de Paris ou
+de Dampierre, et lorsqu'elle avait fini son service, elle retournait
+avec des joies d'enfant à ses habitudes chéries. Sa belle-mère
+l'adorait, et elle l'aimait également. Madame de Luynes avait un
+coeur fait pour aimer, sous une apparence rude et même sévère.
+
+C'était un type fort original que madame de Luynes, et cela, on
+pouvait le dire en tous les temps et sous tous les régimes.
+
+Elle était mademoiselle de Laval-Montmorency; elle n'avait jamais
+été jolie, et sa taille avait été sa seule beauté lorsqu'elle avait
+épousé le duc de Luynes, qui, à cette époque, était presque aussi
+gros que nous l'avons vu en 1806, lorsqu'ayant été nommé sénateur il
+fut présenté à l'Empereur; le hasard voulut que ce fût le même jour
+que le petit monsignor Doria apportait à l'Empereur les barrettes
+de deux ou trois cardinaux. Ce monsignor Doria était si petit, si
+exigu, qu'en vérité on avait besoin de chercher dans ses jambes pour
+voir s'il ne s'y perdait pas. Ce fut avec lui que M. de Luynes fut
+présenté. Cela fit l'effet de Galland à Douay et de son fils...
+
+Quant à madame de Luynes, elle ne parut jamais aux Tuileries.
+
+Elle était dame du palais de la reine Marie-Antoinette. Elle avait
+conservé pour la Reine un culte et un amour que les années n'avaient
+fait qu'augmenter. Tout ce qui avait un rapport même indirect avec
+la Révolution la bouleversait. La vue des appartements des Tuileries
+l'aurait tuée.
+
+La duchesse de Luynes était habillée comme en 1782 ou 1783. Un petit
+bonnet sur le haut de sa tête avec un tour arrangé selon la mode de
+l'ancien _régime_; une robe faite comme par mademoiselle Bertin, mais
+dans son mauvais temps. Il semblait que madame de Luynes s'était
+endormie trente ans avant et s'était seulement éveillée la veille.
+Elle avait aimé et aimait encore la chasse avec passion. Étant jeune,
+elle s'était démis ou cassé le bras droit ou gauche, je ne sais
+plus lequel des deux, au service de la chasse à _courre_. On citait
+ce fait d'elle, qui m'a été confirmé par plusieurs personnes. Elle
+devait aller chasser dans un château près de Versailles, et c'était
+précisément un dimanche où elle se trouvait de service que cette
+chasse devait se faire; et c'était une Saint-Hubert!... Ne voulant
+pas la manquer, elle s'habilla d'abord pour la chasse; et comme elle
+ne montait pas à l'anglaise, ce fut donc une culotte de peau de daim
+qu'elle passa; ensuite elle arrangea le reste à la grâce de Dieu, mit
+son grand habit par-dessus tout cela, et aussitôt que la Reine fut
+rentrée dans ses appartements, la duchesse de Luynes ôta son grand
+habit, passa une jupe fendue devant et derrière, une veste verte
+galonnée, mit sur l'oreille un petit chapeau de castor blanc, et dans
+cet équipage fut déclarer la guerre aux pauvres bêtes des bois. Cette
+humeur _chasseuse_ l'avait quittée pour celle du jeu; c'était une
+passion effrénée, et seulement pour jouer. Ce n'était pas la valeur
+de sa mise qui l'excitait, car on l'a vue souvent jouer pour gagner
+ou perdre vingt francs dans la nuit. Lavaupalière, Sainte-Foix, M. de
+Montrond, le bailli de Ferrette, voilà, avec M. de Narbonne et madame
+de Balby, les personnes les plus assidues auprès de la table de jeu
+de l'hôtel de Luynes.
+
+À l'époque de 1807 ou 1808, madame de Luynes s'imagina de faire
+venir chez elle un biribi ou une roulette, je ne sais pas lequel; je
+réponds seulement du fait. L'Empereur, qui cherchait alors toutes
+les occasions de faire une chose désagréable aux maîtres de cette
+maison, fit saisir le banquier et donna défense d'y aller pour tenir
+la banque. C'était une sorte d'affront, et madame de Luynes le sentit
+ainsi.
+
+Tandis que tout cela se passait, madame de Chevreuse mystifiait
+le prince de Mecklembourg-Strélitz, et en même temps un vieux
+bourgeois retiré du commerce, frère de l'une des femmes de charge
+de la maison, par qui madame de Chevreuse avait appris que, dans
+deux jours, ce vieux bonhomme attendait de Rouen une nièce qu'il
+allait faire son héritière. Madame de Chevreuse quitte son élégante
+toilette, passe une petite robe d'indienne, met un petit bonnet,
+s'arrange enfin en grisette complétement, et va chez le vieil oncle,
+lui parle de Rouen, de la famille, l'enchante si bien, qu'avant la
+fin de la journée, le pauvre vieux ne savait plus oui ou non s'il
+avait sa tête. Et s'il avait connu l'histoire romaine, certes le
+règne de Claude lui aurait fourni un bel exemple pour épouser sa
+nièce. Quoi qu'il en fût de Claude, la petite nièce prit congé de
+l'oncle pour aller voir la tante de l'hôtel de Luynes, et ne revint
+pas. Le lendemain, lorsque la vraie nièce arriva, non pas de Rouen,
+mais de Falaise, avec deux bonnes grosses joues normandes du pays
+des filles roses et fraîches, une gaillarde enfin bien apprise et
+bien découplée, quoiqu'un peu bête, l'oncle n'en voulait pas; il
+se rappelait cette gentille figure, cette apparition fantastique
+qu'il ne savait pas définir, mais dont il avait senti le charme;
+toute cette vision lui paraissait une réalité qu'il ne voulait pas
+abandonner. Il fut pendant huit jours très-malheureux, et ne pouvait
+surtout s'habituer aux grosses mains de sa vraie nièce.
+
+--L'autre en avait de si blanches, disait-il, une voix si douce!...
+
+Une autre fois, madame de Chevreuse fit habiller un pauvre qui était
+son pensionnaire à Saint-Roch, où elle allait habituellement. Cet
+homme fut nettoyé, bichonné, _bouchonné_ même, et revêtu d'un habit
+superbe avec des plaques, des cordons jaunes, bleus, blancs, de
+toutes couleurs. Cet homme reçut ses instructions, et puis elle le
+présenta comme un savant danois qui ne savait pas parler français.
+Cet homme fut trouvé étonnant. Lorsque la comédie eut duré assez
+longtemps, alors elle dit en haussant les épaules: «Vous avez pris
+pour un savant étranger un homme qui ne sait pas parler, et un
+mendiant.»
+
+À Dampierre, la famille tenait un état de prince plus magnifiquement
+ordonné et mieux entendu. Madame de Chevreuse contribuait à rendre ce
+séjour adorable, en faisant les honneurs du salon de sa belle-mère
+avec une grâce charmante. Toutes les connaissances de l'hôtel de
+Luynes y passaient alternativement: on y chassait à cheval, en
+calèche; on y jouait surtout, et on y jouait jusqu'au jour. Je voyais
+quelquefois M. de Lavaupalière revenant de Dampierre, en chantonnant
+une vieille marche du maréchal de Saxe, laquelle il chantonnait
+depuis cinquante ans; il en avait alors plus de soixante-quinze
+lui-même, et quand je lui demandais d'où il venait: _De Dampierre, où
+j'ai été faire ma cour à madame la duchesse de Luynes._
+
+M. de Narbonne, qui était ami fort intime de madame de Luynes et
+qui m'aimait comme son enfant, voulut opérer un grand rapprochement
+entre moi et l'hôtel de Luynes. En apprenant surtout que madame de
+Chevreuse et moi nous avions des souvenirs communs de jeunesse et
+même d'enfance, il exigea qu'au moins je ne reculasse pas si l'on
+faisait un pas vers moi: je promis d'en faire autant. Le lendemain
+je reçus une carte de madame de Chevreuse et une carte de madame de
+Luynes[117]. J'en envoyai aussitôt deux à l'hôtel de Luynes, et deux
+jours après je reçus une invitation pour un bal qui devait se donner
+la semaine suivante à l'hôtel de Luynes. J'y fus avec mon mari et
+deux de mes amies, la baronne Lallemand et la princesse Zayonchek,
+qui depuis fut vice-reine de Pologne, et qui existe toujours à
+Varsovie.
+
+[Note 117: Une particularité me frappa; la carte de la duchesse de
+Chevreuse portait ces seuls mots: _Madame de Chevreuse_, et gravés.
+Celle de madame de Luynes n'avait que son nom: _Madame de Luynes_, et
+tout simplement fort mal écrit, et sur une carte à jouer.--Ce n'est
+pas étonnant, me dit M. de Narbonne, elle ne fait jamais de visites.]
+
+Ce bal était magnifiquement ordonné dans les salles immenses de ce
+beau local de l'hôtel de Luynes. C'est vraiment dans le faubourg
+Saint-Germain qu'il faut chercher les belles demeures féodales et
+qui ont un cachet nobiliaire que jamais on ne donnera à ces maisons
+bâties par l'argent à coups de billets de banque. Quelle est la
+maison de ce côté-ci du pont (dans les nouvelles maisons construites)
+qui peut rivaliser avec l'hôtel de Brienne ou celui d'Havré, ou bien
+encore l'hôtel de Janson ou celui encore plus magnifique de Brissac?
+Et de ce côté-ci de la rivière, quelles sont les maisons qui peuvent
+rivaliser aussi avec les hôtels du faubourg Saint-Honoré, qui sont
+les frères de ceux du faubourg Saint-Germain?... Voyez ensuite les
+grandes maisons de l'antique magistrature du Marais... D'où vient
+encore cette différence dans les châteaux et ces maisons d'un jour,
+dont les jeunes ombrages donnent à peine un abri! Comme leurs légères
+murailles sont à peine suffisantes pour préserver de l'intempérie
+des saisons? Mettez en comparaison ces antiques donjons, ces vieux
+manoirs qui ont vu passer des générations sans nombre, et défient
+encore celles à venir; dans ces demeures, il y a tout à la fois la
+douceur du souvenir et l'espoir d'un long avenir[118]...
+
+[Note 118: J'ai en face de moi une maison bâtie en 1835; l'autre
+jour, je vois des ouvriers, des poutres, un grand appareil; c'était
+la maison qui tombait et qu'on était obligé d'étayer. C'est l'image
+de beaucoup de choses de notre temps.]
+
+On sait ce qui arriva à madame de Chevreuse avec madame de Genlis; je
+ne répèterai pas ce que j'ai dit dans l'autre volume; je le rappelle
+seulement pour faire voir le côté extraordinaire de son caractère.
+
+Mais ce même caractère avait quelque chose de grand et de beau,
+lorsque le sort l'appelait à rendre témoignage de sa noble nature: ce
+fut ce qui arriva en 1808 lors des affaires d'Espagne.
+
+L'Empereur n'avait oublié ni les dédains ni les refus de madame de
+Chevreuse; un autre les eût tenus pour indifférents; mais il paraît
+que le coup avait porté et que la blessure avait été profonde. Au
+moment où la reine d'Espagne, femme de Charles IV, vint en France,
+l'Empereur nomma d'abord un service pour être auprès d'elle comme
+auprès de l'Impératrice. Il écrivit lui-même les noms, et celui de
+madame de Chevreuse était en tête. En recevant l'ordre qui lui fut
+transmis par le grand-chambellan et par la dame d'honneur, madame de
+Chevreuse frémit d'indignation, et elle répondit aussitôt:
+
+--_J'ai pu être victime, je ne serai jamais geôlière!..._
+
+En recevant à son tour cette réponse aussi courageuse que hautaine,
+l'Empereur, au lieu d'avoir la grandeur d'âme de pardonner, eut
+le grand tort de punir une chose qui ne devait l'être que par le
+silence... Et madame de Chevreuse fut exilée à cinquante lieues de
+Paris.
+
+Son désespoir fut grand. C'était sa vie qu'on brisait, et non son
+existence: l'Empereur ne fut pas juge dans cette circonstance, il fut
+bourreau... Madame de Chevreuse ne vivait que dans cette maison et
+dans cette ville où était sa famille... dans cet hôtel de Luynes, où
+chaque jour elle voyait s'écouler si doucement ses heures, entourée
+d'amis et de parents, ayant auprès d'elle son mari, ses enfants, tout
+cet intérieur sacré de la famille. Et quel intérieur! un paradis!...
+
+Oui, le désespoir de la malheureuse jeune femme fut horrible... En
+entendant ses sanglots, en voyant sa douleur, madame de Luynes prit
+une sublime détermination; elle voulut suivre sa belle-fille et se
+consacrer à elle.--Pour comprendre l'étendue de ce sacrifice, il faut
+connaître le goût profond, l'attachement prononcé de la duchesse
+de Luynes pour sa maison et pour sa manière de vivre. Rompre ses
+habitudes, c'était la mort pour elle.--Eh bien! elle eut le courage
+de tout rompre pour pleurer avec l'affligée et lui dire des paroles
+douces et bonnes qui calmaient le désespoir dans lequel elle était.
+
+Madame de Chevreuse devint donc errante. Déjà souffrante de la
+poitrine, cette vie nomade lui porta un dernier coup, et bientôt elle
+fut très-malade. Ne voulant pas s'abaisser à la prière, car elle
+pensait bien ne pas être refusée, jamais elle ne voulut elle-même
+demander une faveur à l'Empereur. Sa belle-mère, désespérée, écrivit
+à Adrien de Montmorency, qui vint chez moi et me parla de sa cousine.
+Il n'avait pas besoin de m'en parler longtemps pour m'intéresser.--Je
+lui promis de faire tout ce que je pourrais, et en effet je FIS
+TOUT ce qui fut en mon pouvoir; mais partout je trouvai des coeurs
+durs[119] et des âmes sèches; partout je trouvai, même parmi ceux qui
+auraient dû m'entendre, une dureté révoltante. Enfin, je fis demander
+une audience à l'Empereur par Duroc; mais j'eus le malheur de dire
+la raison pour laquelle je voulais le voir, et je ne pus avoir mon
+audience. Pendant ce temps, la malheureuse exilée avait parcouru
+plusieurs résidences, celles de Rouen, de Tours, de Caen, et enfin
+elle vint tomber, haletante et mourante, à Lyon, où sa belle-mère,
+désespérée, la soigna pendant une année. Hélas! elle était là près
+d'une autre exilée dont la douleur plus silencieuse n'en était pas
+moins amère. Madame Récamier était à Lyon, succombant sous le poids
+d'une souffrance qui serait devenue mortelle si elle n'avait été en
+Italie.
+
+[Note 119: Comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas demandé, mais _de
+manière à l'obtenir_, le retour de madame de Chevreuse!... le faire
+demander par Marie-Louise enfin... Mais M. de Talleyrand aurait fait
+une démarche qui n'aurait eu de résultat que pour autrui.]
+
+Enfin madame de Chevreuse termina sa vie et ses douleurs dans les
+premiers mois de 1813, après une longue agonie et des souffrances
+qu'on ne peut concevoir. Non, l'exil n'est pas apprécié, tout ce
+qu'il a d'affreux n'est pas compris par ceux qui ne l'ont pas éprouvé.
+
+Quelques heures avant sa mort, madame de Chevreuse, dont les derniers
+moments furent néanmoins sublimes, eut une faiblesse singulière,
+pour une personne qui avait des qualités si hautes. Elle se fit
+entièrement raser la tête et fit BRÛLER ses cheveux devant elle!...
+Incroyable alliance de la légèreté du néant du monde à côté du
+sérieux de la tombe, qui déjà s'ouvrait pour elle!
+
+
+FIN DU TOME SIXIÈME.
+
+
+
+
+TABLE
+
+DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE SIXIÈME VOLUME.
+
+
+ Pages.
+
+ Salon de M. de Talleyrand. 1
+
+ Salon des princesses de la famille impériale. 247
+
+ Salon de madame Récamier (en 1800). 333
+
+ Salon de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély. 355
+
+ Salon de madame la duchesse de Luynes. 371
+
+
+PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, Nº 12.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 6/6), by
+Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS TOME 6 ***
+
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
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+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+works. See paragraph 1.E below.
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+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+
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+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
+
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
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+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+The Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 6/6), by
+Laure Junot, duchesse d' Abrantès
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+
+Title: Histoire des salons de Paris (Tome 6/6)
+ Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le
+ Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et
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+Author: Laure Junot, duchesse d' Abrantès
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+Release Date: January 15, 2014 [EBook #44676]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS TOME 6 ***
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
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+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+
+
+<h1><span class="smaller">HISTOIRE</span><br>
+<span class="small">DES</span><br>
+ SALONS DE PARIS</h1>
+
+<p class="center p2">TOME SIXIÈME.</p>
+
+<div class="p4 center smaller">
+<p>L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS</p>
+<p>FORMERA 8 VOL. IN-8<sup>o</sup>,</p>
+<p>Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.</p>
+<p>La 2<sup>e</sup> a paru le 11 janvier;<br>
+ La 3<sup>e</sup> paraîtra le 25 mars.<br>
+ La 4<sup>e</sup> livraison, composée des Salons de
+ la Restauration<br> et du règne de Louis-Philippe
+ I<sup>er</sup>, paraîtra le 15 mai.</p>
+
+<p>Les souscripteurs chez l'éditeur recevront <em>franco</em> l'ouvrage<br>
+ le jour même de la mise en vente.</p>
+</div>
+
+<p class="p4 center smaller">
+ PARIS.&mdash;IMPRIMERIE DE CASIMIR,<br>
+ Rue de la Vieille-Monnaie, n<sup>o</sup> 12.</p>
+
+<p class="p4 center"><b><span class="smaller">HISTOIRE</span><br>
+<span class="small">DES</span><br>
+ SALONS DE PARIS</b></p>
+
+<p class="center" style="line-height: 1.5em;">TABLEAUX ET PORTRAITS<br>
+ DU GRAND MONDE,<br>
+<span class="smaller">SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,<br>
+ LA RESTAURATION,<br>
+ ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I<sup>er</sup>.</span></p>
+
+<p class="center"><span class="small">par</span><br>
+ LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.</p>
+
+<p class="center p2">TOME SIXIÈME.</p>
+
+<a id="img001" name="img001"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img001.jpg" alt="Enseigne de l'éditeur." title="" height="175" width="150">
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">À PARIS<br>
+ CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE<br>
+<span class="smaller">DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,<br>
+ PLACE DU PALAIS-ROYAL.<br>
+ M DCCC XXXVIII.</span></p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> SALON DE M. DE TALLEYRAND,<br>
+SOUS LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE.</h2>
+
+<h3>PREMIÈRE PARTIE.<br>
+LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT.</h3>
+
+<p>C'est un homme difficile à suivre dans les <i>méandres</i> de sa vie
+politique que M. de Talleyrand... Cette destinée, se présentant
+toujours différemment qu'elle ne doit se terminer, a quelque chose
+d'étrange qui surprend, et empêche quelquefois d'être aussi
+impartial qu'on le voudrait pour juger <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> un homme dont l'esprit
+est si supérieur et si remarquable d'agréments, comme homme du monde:
+c'est qu'il est en même temps homme de parti; on ne peut pas les
+séparer: et si l'un attire, l'autre repousse.</p>
+
+<p>Avant la Révolution, l'abbé de Périgord était un abbé <i>mauvais
+sujet</i>; il faisait partie, à peine sorti du séminaire de
+Saint-Sulpice, de l'état-major religieux de l'archevêque de Reims.
+On sait que cette troupe d'abbés était la plus élégante et la plus
+recherchée parmi tous les jeunes gens qui prenaient le parti de la
+carrière ecclésiastique<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. L'abbé de Périgord ne fit faute à sa
+renommée, et sa conduite répondit parfaitement à ce que les autres
+avaient annoncé. Mais M. de Talleyrand, dès cette époque, annonçait,
+<i>lui</i>, un homme supérieur à tout ce qui l'entourait... Et cette
+<i>universalité</i> dans les goûts, cette facilité dans tout ce qu'il
+faisait, prouvaient par avance qu'il serait un des hommes les plus
+distingués de son temps.</p>
+
+<p>Il avait une charmante figure; ses traits étaient fins, et cela
+même remarquablement: chose étonnante, car sa physionomie n'est
+nullement active <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> dans son expression, et pourtant rien n'est
+plus incisif que le regard de ses yeux presque atones, lorsqu'ils
+s'attachent sur vous avec une expression railleuse... Aimant vivement
+le plaisir, il trouvait le temps de tout accorder; et les matières
+sérieuses dont il s'occupa très-jeune encore prouvent qu'il ne
+passait pas ses journées à dormir, s'il passait ses nuits au jeu ou à
+souper avec des personnes joyeuses...</p>
+
+<p>Sa force était, dit-on, une chose miraculeuse; il passait quelquefois
+deux et trois nuits de suite sans dormir; il lui fallait paraître
+le quatrième jour au matin avec toutes ses facultés sérieuses, eh
+bien! il dormait une heure après avoir pris un bain, et paraissait
+aussi dispos de corps et d'esprit que s'il sortait d'une retraite de
+six semaines à la Trappe. Une particularité qui tient à lui, c'est
+qu'avec cette force vraiment rare, il n'en avait pas la moindre
+apparence: il avait même plutôt celle d'une jeune fille..., et son
+visage rose et blanc ne révélait en aucune sorte qu'il n'en fût pas
+une. Jamais M. de Talleyrand n'a fait sa barbe, et cela par une
+bonne raison: c'est qu'il n'en a pas, et n'en a jamais eu; il aurait
+pu, à vingt ans, jouer parfaitement le rôle de Faublas. Et, en y
+pensant bien, je croirais peut-être que Louvet a connu M. l'abbé de
+Périgord, et beaucoup de circonstances de sa <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> vie de jeune
+homme. Voici un fait qu'il est, je crois, bon de conserver. Je pense
+que M. de Talleyrand ne l'a pas oublié.</p>
+
+<p>Lorsque les jeunes abbés de qualité étaient au séminaire de
+Saint-Sulpice, ils avaient en Sorbonne un ecclésiastique comme
+répétiteur, ou pour une fonction à peu près semblable. Son nom,
+je ne l'ai pas oublié, je ne l'ai jamais su. Je ne connais <i>que
+son surnom</i>, il s'appelait <i>la grande Catau</i>. Pourquoi? Voilà ce
+que je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que tous les jeunes
+abbés l'appelaient ainsi. Un jour, cet homme, plus animé par ce
+qu'il savait probablement, et par ses propres sentiments, se laissa
+emporter à une vive allocution en présence de huit ou dix de ces
+jeunes têtes destinées à porter la mitre et peut-être la tiare.
+C'était d'abord M. de Talleyrand; puis l'abbé de Damas, l'abbé de
+Montesquiou, l'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, l'abbé de
+Lageard, etc., etc.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'écriait-il dans un moment d'exaltation, oh! mon Dieu!...
+qu'est-ce donc que je vois dans ceux de tes serviteurs destinés
+à faire aimer ta loi!... que vois-je parmi eux... là-bas dans
+cet angle obscur<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, parmi ceux destinés <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> un jour à porter
+peut-être la couronne de saint Pierre, mais sûrement la mitre
+épiscopale... que vois-je?... des hommes portant et propageant les
+vices du siècle parmi le clergé, parmi les serviteurs de Dieu!... Oh!
+mon Dieu! mon Dieu! que deviendra donc votre sainte religion?...</p>
+
+<p><i>La grande Catau</i> était une personne de grand jugement et d'un esprit
+très-supérieur.</p>
+
+<p>Quelques années plus tard, un autre homme apostrophait M. de
+Talleyrand d'une manière encore plus directe. Cet homme était M. de
+Lautrec, lieutenant-général, ayant une jambe de bois et le droit de
+parler au nom du pays. Il avait été de plus ami du père de M. de
+Talleyrand.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, lui dit-il le premier jour, à l'Assemblée Constituante,
+lorsque M. de Talleyrand passait devant le vieillard mutilé pour
+aller au côté gauche, où il siégeait; Monsieur, si M. votre père
+vivait, il vous mettrait les bras comme nous avons les jambes.</p>
+
+<p>M. de Lautrec était un homme ayant le droit de parler ainsi.</p>
+
+<p>Aimant la vie du monde d'autrefois, et telle que pouvait l'avoir un
+homme de sa condition et de sa <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> qualité; aimant avec passion
+les femmes, le jeu, et tout ce qui constituait alors un homme à
+la mode, ce fut ainsi que 1789 trouva M. de Talleyrand. Il était
+trop habile pour ne pas comprendre que le vieil édifice croulerait
+peut-être bientôt: car il était violemment ébranlé. Aussi, une
+fois aux États-Généraux, prit-il le parti qui devait triompher.
+Les bénéfices dont il jouissait lui devaient être enlevés par la
+force des événements; et, selon lui-même, il convenait mieux de les
+abandonner le premier (je dis toujours <i>peut-être</i>). Sa conduite
+aux États-Généraux fut conséquente; elle le fut encore lorsqu'il
+se sépara pour faire partie de l'Assemblée lors de l'affaire du
+Jeu de Paume...; mais elle fut grande et belle lorsqu'étant évêque
+d'Autun il entra à l'Assemblée Constituante<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>. Il fut constamment
+très-brillant dans cette nouvelle carrière, et se signala avec un
+courage qu'en vérité on ne demande aux prêtres que pour le martyre:
+il proposa lui-même l'abolition des dîmes du clergé, démontra
+la nullité des mandats impératifs, et, une fois au Comité de
+constitution, il se montra plus véhément cent fois qu'aucun de ceux
+qui en faisaient partie avec lui. Un fait assez remarquable dans la
+vie de <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> M. de Talleyrand, c'est que l'époque qui en est la plus
+importante dans l'intérêt du pays est sa carrière administrative:
+et c'est la moins connue précisément. Ce temps, déjà bien loin pour
+nous, qui ne regardons jamais au-delà des jours tout près de nous,
+est rempli de travaux importants. Avec la même vérité, on peut louer
+la conduite de M. de Talleyrand, lorsqu'il demanda que les biens du
+clergé fussent employés au soulagement du Trésor, alors tellement
+en souffrance, qu'on fut obligé de créer un papier-monnaie. M. de
+Talleyrand, en demandant que les biens du clergé fussent ainsi
+aliénés, faisait, certes, une belle et grande action, puisque ses
+bénéfices étaient son unique fortune. C'est une résolution noble et
+grande; et l'abbé Maury<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a> ne fut pas juste envers lui en l'attaquant
+comme il le fit. M. de Talleyrand provoquait une grande mesure qui
+pouvait sauver ou tout au moins aider à sauver le pays, si elle eût
+été appliquée dix ans plus tôt à ses besoins.&mdash;C'est donc une vérité
+incontestable que M. de Talleyrand fut utile à la France, et surtout
+<i>voulut</i> l'être; mais le torrent l'emporta.</p>
+
+<p>On dit avec raison que l'Assemblée Constituante <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> renfermait
+plus de talents et d'hommes d'esprit que la France n'en avait jamais
+vu rassemblés en un même lieu. M. de Talleyrand, quel que fût
+celui qui s'opposait à lui, paraissait toujours dans une attitude
+convenable et forte, et il est à remarquer que le côté gauche
+dont il faisait partie était formé des hommes les plus habiles de
+l'Assemblée... à quelques exceptions près qui se trouvaient au côté
+droit. L'abbé Maury, orateur à la <i>Bossuet</i>, se laissait emporter par
+la colère quelquefois, comme le grand homme de Meaux; cette colère
+l'aveuglait souvent, et alors il était inférieur à celui qui était
+en face de lui. C'est dans une circonstance semblable que M. de
+Talleyrand fut injustement attaqué par lui, lorsque, voulant prévenir
+des abus, il provoqua le décret qui ordonnait de mettre les scellés
+et de faire l'inventaire des effets mobiliers et immobiliers du
+clergé<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>... Ces deux hommes ont été peut-être plus opposés l'un à
+l'autre que Mirabeau et Maury, et pourtant on ne parle que d'eux. Il
+faut avoir étudié à fond <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> cette époque pour savoir la vérité
+des choses. Mirabeau parlait beaucoup et bien; M. de Talleyrand
+parlait peu et mal... c'est-à-dire qu'il n'avait pas cette voix de
+tribune, cet accent du <i>forum</i> qu'avaient Mirabeau et l'abbé Maury;
+l'abbé Maury surtout, qu'on entendait bien autrement que l'évêque
+d'Autun, lorsqu'en pleine tribune il le signalait comme le chef
+de l'<i>agiotage</i> qui perdait, disait-il, les finances de la France
+plus que tout le reste... Dans cette lutte qui devint presqu'une
+dispute personnelle, l'abbé Maury fut souvent injurieux pour l'évêque
+d'Autun. Ce fut particulièrement en défendant tous les anciens droits
+du clergé et de la noblesse que l'abbé Maury fit autant de bruit.
+Il combattait pour un parti qui expirait, mais qui était encore
+nombreux, et regardait comme une tradition inviolable toutes les
+erreurs de l'ignorance, toutes les prétentions de l'avarice. M. de
+Talleyrand, quoiqu'il appartînt à cette caste qu'on attaquait, avait
+reçu la lumière hâtée par la civilisation; et plus éclairé que <i>ses
+pairs</i>, il s'était rangé du côté des opprimés qui réclamaient leurs
+droits..... Il devait avoir raison.</p>
+
+<p>Un jour que je raisonnais sur cette question avec le cardinal, il me
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous croyez aussi que la noblesse <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> qui se sépara
+de ses frères au Jeu de Paume était de bonne foi tout entière?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non?... Sans doute, je le crois.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous vous trompez! cette bonne foi ne fut pas générale, et
+dans la plupart des grands seigneurs qui firent le premier noyau de
+l'Assemblée Constituante, le plus grand nombre voulait abaisser la
+puissance royale pour reconquérir cette autre puissance que Richelieu
+avait su détruire. <i>Croyez-moi, un Montmorency se rappellera toujours
+qu'un Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a><i>, et cette
+pensée ne lui fera pas venir celle de se faire Sans-Culotte.</i> Le
+despotisme aristocratique était là, tout prêt à saisir les rênes
+aussitôt que la main du Roi les aurait laissées échapper... Les
+insensés ne voyaient pas qu'à côté d'eux était un tigre qui, dans sa
+gueule béante, devait engloutir et noblesse et royauté...</p>
+
+<p>Ce n'est pas ainsi que pensaient plusieurs hommes qui, tout en ayant
+la possibilité <i>de voir</i>, ne voulaient rien apprendre du vocabulaire
+qui contenait le nom de leurs nouveaux devoirs envers le souverain;
+c'est ainsi qu'était M. le maréchal de Mailly. <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> La figure de
+cet homme m'apparaît, en ce moment, lorsque je parle d'honneur et
+de gloire, et elle est demeurée silencieuse lorsque je parlais des
+victimes de Robespierre... Pourquoi cela?... C'est qu'un être aussi
+honorable n'est jamais victime... Il ne meurt pas... et son nom lui
+survit pour proclamer le héros, l'homme de la gloire et non l'homme
+du supplice<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> Aussitôt après que M. de Talleyrand eut prêté le serment
+civique et religieux, le maréchal de Mailly ne le voulut plus voir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> M. de Talleyrand, au reste, ne put qu'en être flatté; car le
+blâme d'un parti est l'éloge du parti qu'il a suivi, et comme il ne
+s'est jamais repenti de <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> ce qu'il a fait, il a dû être heureux
+du blâme de M. de Mailly<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand demeura constamment dans le <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> parti de la
+Révolution, et le jour de la fameuse fédération il dit la messe
+au Champ-de-Mars... Le clergé non-constitutionnel fut doublement
+contre <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> lui... L'abbé Maury l'attaqua avec d'autant plus
+de colère que, Mirabeau étant mort, il n'avait plus de quoi
+occuper assez directement sa bilieuse colère... <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> Un jour
+il attaqua M. de Talleyrand, <i>comme chef de l'agiotage</i> qui avait
+un monopole impudemment établi dans Paris... M. de Talleyrand,
+<span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> qui voulait bien s'occuper de la chose publique, mais en
+repos pour lui-même, comprit cependant qu'un peu de tolérance dans
+le sens inverse <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> serait une bonne chose... Il s'éleva contre
+l'émission des deux milliards d'assignats qu'on voulait créer et
+mettre en émission pour éteindre la dette publique; mais le cardinal
+ne lui donna pas la joie de pouvoir se vanter d'une mesure sage et
+modérée... Il fit de grandes railleries sur ces deux milliards:</p>
+
+<p>&mdash;À quoi bon! disait-il... puisque la dette est de sept milliards?...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, incapable de lutter contre un tel homme avec sa
+voix douce et sa figure toute féminine, se contentait de lui répondre
+de ces mots piquants dont au reste, quinze ans plus tard, le
+cardinal n'avait pas encore perdu le souvenir...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Ce fut alors que M. de Talleyrand fut nommé exécuteur
+testamentaire de Mirabeau... Déjà membre du département de Paris, ce
+qui le rapprochait beaucoup de Manuel et d'une foule d'autres noms
+qui appartenaient à la Révolution la plus intime de cette époque,
+M. de Talleyrand fut dès lors classé par ses anciens <i>pairs</i> dans
+la partie mauvaise de la Révolution... Il n'en était rien... M. de
+Talleyrand, comme bien d'autres, avait été entraîné le premier jour
+dans une route où le pied glissait aisément et où le retour, comme le
+temps d'arrêt, est également impossible; mais il avait un moyen, il
+l'employa: ce fut de quitter la France; il sollicita de faire partie
+de l'ambassade de Londres; il eut, dit-on, une mission particulière
+relative, ainsi qu'on le crut, à l'établissement des deux Chambres.
+M. de Chauvelin était notre ambassadeur à Londres<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>. Pitt était
+alors au ministère.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand avait fui la France, parce qu'on s'y méfiait de
+son civisme.&mdash;En Angleterre, il fut en butte aux soupçons de la
+plus intime malveillance, parce qu'on le crut jacobin. Ribbes,
+de la Chambre des Communes, le présenta comme attaché au parti
+d'Orléans... Ainsi M. de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> n'était ni royaliste
+pour les royalistes, ni républicain pour les hommes nouveaux, ni
+enfin <i>quelque chose</i>... En France, il fut compromis par l'affaire
+d'Achille Viard; et cité par Chabot, qui ne l'aimait pas, il somma
+Roland, alors au ministère de l'Intérieur, de le justifier sur ce
+rapport avec lui... Roland répondit, mais de manière à ne montrer
+aucune sympathie pour M. de Talleyrand. Aucun parti ne l'adoptait
+franchement. C'est alors qu'il alla en Amérique. <i>Contraint</i> de
+quitter l'Angleterre, effrayé des désordres qui se commettaient en
+France, il chercha un lieu où le retentissement de la tourmente
+révolutionnaire n'eût pas pénétré. On était alors en 1794: il se
+rendit aux États-Unis; c'est de là qu'il sollicita sa rentrée en
+France. Les jours de sang étaient passés, et remplacés par des jours,
+sinon plus glorieux, au moins plus paisibles. M. de Talleyrand fit
+demander sa radiation par quelques femmes dont il était fort aimé, et
+surtout madame de Staël, et il fut rappelé. Cela devait être sous un
+gouvernement comme celui du Directoire. Il y a plus: il fut ministre,
+et eut le portefeuille des Affaires étrangères.</p>
+
+<p>Je viens de donner presqu'une biographie de M. de Talleyrand; c'est
+que pour arriver à lui à cette époque, si différente de celle où il
+avait passé sa vie, il fallait le montrer, non pas ce qu'il était
+<span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> (car qui peut dire ce qu'il fut, ce qu'il est, et ce qu'il
+sera!), mais son attitude dans le monde, sous le Directoire...</p>
+
+<p>Cette attitude fut ce qu'elle eût été sous le cardinal de Fleury,
+si M. de Talleyrand fût né quarante ans plus tôt: celle de l'homme
+le plus spirituel de la société. Il connaissait le Directoire, le
+méprisait, et ne croyant plus (s'il est vrai qu'il y ait jamais cru)
+à cette belle liberté régénératrice qui avait assuré ses premiers
+pas dans la carrière politique révolutionnaire, il se conduisit
+en conséquence de cette nouvelle croyance. Dans la façon tout
+énigmatique dont il se pose, M. de Talleyrand donne peu de prise à
+ceux qui sont chargés, par goût ou par toute autre cause, d'écrire
+sur lui; il est lui-même un être à part..., il étonne, intéresse
+parce qu'il amuse, mais n'attache <i>jamais</i>. Peu susceptible d'une
+sérieuse occupation, riant de tout avec cette amère ironie qui
+grimace en voulant sourire, M. de Talleyrand revint en France parce
+que l'Amérique l'ennuyait, et que dans le reste de l'Europe on ne
+voulait pas de lui: en Angleterre, M. Pitt le disait jacobin; en
+Allemagne, on ne l'aimait pas mieux: l'Italie n'était plus son fait.
+Quant à l'Espagne, un <i>évêque excommunié</i> aurait été rôti comme un
+marron en 1795, et ce cas était celui de M. de Talleyrand à l'époque
+dont <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> je parle... Le Pape l'avait excommunié en 1791<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>, à
+peu près à la mort de Mirabeau.</p>
+
+<p>On le rappela donc; et, en arrivant en France, il trouva partout de
+l'intérêt pour lui, bien qu'il ne fût pas aimé. C'est qu'il y avait
+des femmes qui se mêlaient de ses affaires...; il les avait si bien
+servies dans sa jeunesse, qu'elles lui devaient leur secours...</p>
+
+<p>Le général Lamothe, alors colonel et fort bien vu au Directoire (ce
+qui ne fut pas plus tard), lui servit d'introducteur le jour où il se
+présenta au Luxembourg. Je ne me rappelle plus qui en était alors le
+président... Lamothe était avec M. de Talleyrand, à qui il donnait
+le bras, parce qu'on sait que M. de Talleyrand n'a pas la démarche
+très-sûre; il s'appuyait donc, d'un côté, sur le bras de Lamothe,
+et, de l'autre, sur sa canne en forme de béquille, ou sa béquille
+en forme de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles
+du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait
+celui du <i>citoyen président</i>, l'huissier de la Chambre vint prendre
+la canne de M. de Talleyrand... Cette canne ou cette béquille était
+trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span>
+l'évêque la retint comme il l'aurait fait de <i>sa crosse</i>: mais
+l'huissier avait des ordres.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Je ne puis</i> laisser <i>cette canne au citoyen</i>, dit-il.</p>
+
+<p>Monsieur de Talleyrand l'abandonna...</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau
+gouvernement a terriblement peur des coups de bâton...</p>
+
+<p>Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a
+toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas
+quelqu'un.</p>
+
+<p>Madame de Staël l'aimait fort <i>déjà</i> ou <i>encore</i> à cette époque, je
+ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait
+pourtant trouver un grand mécompte dans cette <i>positivité</i> toute
+sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison
+sur <span class="smcap">TOUT</span>. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre,
+et lui communiquait sa chaleur momentanément... Madame de Staël
+allait donc fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand
+était un des habitués du salon de madame de Staël.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru
+les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait
+un <i>Picaro</i>, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans
+prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au
+Directoire. C'était bien permis; et, <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> en vérité, l'ambition
+n'était pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement
+monstrueux, n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui
+est si nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>.</p>
+
+<p>À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères,
+il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait
+l'<i>hôtel de Noailles</i><a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>, ni de Clichy; c'était, si l'on peut se
+servir de ce mot, un <i>dédoublement</i> des constitutionnels... Ce
+parti était puritain dans ses principes, et affectait <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> une
+régularité extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents,
+où surtout il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas,
+Lemérer, Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.</p>
+
+<p>Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti
+constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray,
+Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc.... Sans doute il y avait des
+intrigants dans ce parti comme dans tout autre... mais il y en avait
+moins... Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant
+d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.</p>
+
+<p>Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis
+que je viens de nommer... Celui qui les soutenait était le parti du
+Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut
+ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty,
+Chazal, Chénier surtout, etc... Ce parti n'était pas le plus fort en
+grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui
+les armées et le Directoire.</p>
+
+<p>Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort
+aussi au milieu de cette anarchie... il se réunissait à Clichy;
+le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle
+représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion
+<span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> fixait également l'attention publique, et surtout celle des
+contre-révolutionnaires.</p>
+
+<p>Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de
+M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut
+renommer un directeur... Ses prétentions se réveillèrent... mais il
+ne fallait pas songer à prendre cette place... Trop de prétentions
+l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la
+nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire.
+M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On
+connaît son accent habituellement furieux... il s'élança à la tribune
+et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de
+droit.</i></p>
+
+<p>Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général
+Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un
+redoublement colère:</p>
+
+<p>&mdash;Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans <i>la fange</i> de
+1793!...</p>
+
+<p>Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri
+Larivière...</p>
+
+<p>Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque
+continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait
+personne; <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> il fut nommé, mais aussi <i>fructidorisé</i> peu de
+temps après.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que
+plus tôt <i>fructidorisé</i>. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui
+était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et
+les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces
+luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne
+pouvait rien résoudre... Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa
+retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.</p>
+
+<p>Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries
+avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui
+marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses
+cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en <i>chignon flottant</i>
+sur ses épaules...</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas
+aussi beau que la tournure le promet.</p>
+
+<p>Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la
+voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus
+admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement
+élégant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient <i>des
+hommes à la mode mauvais sujets</i>. On doit penser qu'ils voulurent
+savoir le nom de la belle blonde... Cela fut aisé.</p>
+
+<p>Elle s'appelait madame Grandt.</p>
+
+<p>&mdash;Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand... Et comme il était
+occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration
+qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il
+s'ennuyait, il pensait à la belle blonde...</p>
+
+<p>Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde,
+et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle
+qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher... Soit que
+la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner
+son c&oelig;ur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et
+conclu<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>...</p>
+
+<p>Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet
+arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand
+<i>de sa vengeance;</i> mais elle était bonne et ne sut <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> jamais se
+venger... elle ne savait même pas punir une offense...</p>
+
+<p>Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce
+qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se
+satisfaire après un jeûne aussi long... Les Conseils devinrent des
+arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le
+30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit
+dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et
+l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale.
+Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le
+rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les
+commissions et le Directoire... Aux premières paroles qu'il prononça,
+il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens
+se portèrent sur lui à la tribune... Les partisans du Directoire y
+coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de
+fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député,
+fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui
+déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas
+venir à bout de cinq cents hommes!</p>
+
+<p>Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais
+le plus grand était cette désunion <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> entre les différentes
+opinions. M. de Talleyrand, ennuyé de ce qu'il voyait, regrettait
+presque l'Amérique et les séances de l'Assemblée Constituante, même
+celle du Jeu de Paume... Ce fut au milieu de ces agitations que le 18
+fructidor eut lieu.</p>
+
+<p>Un fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement
+M. de Talleyrand a eu sur le Directoire... il cherchait à sonder le
+terrain... Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que
+lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait
+à la France de succéder à l'autre.</p>
+
+<p>Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire,
+qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le
+Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout
+par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su
+prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire?
+Je l'ignore... Il y avait alors une telle méfiance entre tous les
+partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.</p>
+
+<p>Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il
+trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait
+à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte
+déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> Le
+feu n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher
+d'éclater.</p>
+
+<p>Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand
+au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et
+l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut
+jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il
+fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour
+le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par
+Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les
+Conseils, n'agissait jamais... et jouait à la chapelle pendant ce
+temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la
+France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.</p>
+
+<p>Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de
+fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était <i>le
+seul</i> qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore
+après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments
+étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez
+Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins
+pour <i>leur corps</i>... car c'était ici comme avec les parlements... Du
+reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion
+de je ne sais plus quelle fête, et contre <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> l'armée autant que
+contre les Conseils, étaient une maladresse inouïe.</p>
+
+<p>L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le
+sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais
+non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit
+pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé
+le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui
+était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger
+les émigrés.</p>
+
+<p>Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il
+l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:</p>
+
+<p>«<i>Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire,
+il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être
+conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les
+prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion
+mal dirigée ne devienne funeste à la liberté</i>, <span class="smcap">ET QU'ON NE SOIT
+OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE</span>. <i>Je ris
+de leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées
+et ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de
+facilité...</i></p>
+
+<p>«<i>Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> sont loin
+d'imaginer que nous asservirions l'Europe</i> <span class="smcap">SI VOUS VOULIEZ</span>
+<i>en former le projet</i>.»</p>
+
+<p>Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues
+ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.</p>
+
+<p>«Adieu, mon général, jouissez délicieusement, <i>n'empoisonnez pas
+votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont
+les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur c&oelig;ur; les
+royalistes la regardent et frémissent.</i></p>
+
+<p>«<i>Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
+ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille.
+Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants.</i>»</p>
+
+<p>Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable
+par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>, et,
+d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient
+sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale.
+C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde
+nationale.</p>
+
+<p>Les attaques personnelles qui se firent les jours <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> suivants
+dans les deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui
+se préparait. Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit
+vigoureusement. Les royalistes crièrent que <i>Garat-Septembre</i> allait
+être dans le ministère (ministre de la Police). «Que faire si de
+telles gens sont aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas de <i>l'&OElig;il-de-B&oelig;uf</i> du Luxembourg! s'écriait
+de son côté Tallien... Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses
+plus sérieuses.</p>
+
+<p>On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui.
+Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.</p>
+
+<p>&mdash;C'est <i>de l'armée grise</i> qui est dans Paris et qui nous menace,
+s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!</p>
+
+<p>Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient
+en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus
+rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés
+des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en
+prenait encore le nom.</p>
+
+<p>Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire agissait
+enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait dirigé le
+mouvement du <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> 18 fructidor d'après les instructions de
+l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à
+Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir,
+Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était
+lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son
+sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui
+connaît:</p>
+
+<p>&mdash;L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le
+Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à
+discrétion au Directoire.</p>
+
+<p>Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!</p>
+
+<p>L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant
+<i>le sabre</i> dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui
+imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.</p>
+
+<p>Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup
+de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux
+d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre
+anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien,
+l'autre un homme de la Révolution tout entier, <i>un pur</i>. La lettre du
+Clichien était ainsi conçue:</p>
+
+<p>«Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras.
+Prends garde à toi!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> Celui du révolutionnaire:</p>
+
+<p>«Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras
+comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»</p>
+
+<p>Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le
+nommer.</p>
+
+<p>Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards
+affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces
+placards disaient:</p>
+
+<p>«Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment
+de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera
+terrible, mais court. Éloignez-vous!»</p>
+
+<p>Madame Th...... avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et
+l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté
+contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre
+sens que ceux de Clichy et du Manége.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette
+époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée
+pour un homme comme lui, qui devait recevoir chaque parti. C'était
+bien encore pour une personne comme ma mère, qui, par sa position,
+pouvait, en s'isolant, ne recevoir que ses amis; ou madame de Staël,
+qui, par son talent, dominait tout et imposait ce qu'elle voulait.
+Cependant madame <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> de Staël allait habituellement chez M. de
+Talleyrand, quand de vieilles querelles ne venaient pas soulever des
+tempêtes. Madame de Staël les provoquait souvent, et M. de Talleyrand
+dit un jour:&mdash;<i>Mon Dieu! ne peut-elle donc</i> <span class="smcap">ENFIN</span> <i>me
+détester</i>!...</p>
+
+<p>Le 16 fructidor, nous étions plusieurs personnes chez ma mère,
+très-disposées à nous amuser, lorsque l'un de nos habitués, Hippolyte
+de Rastignac, arriva fort troublé, et dans un désordre de toilette
+qui prouvait qu'il avait été attaqué et s'était défendu; sa cravate
+était arrachée, son habit gris à collet noir déchiré également au
+collet, et toute sa personne enfin était fort mal en ordre.</p>
+
+<p>Il nous raconta que, sur le boulevard des Capucines, comme il
+descendait de cabriolet pour parler à un de ses amis, plus de trente
+hommes étaient tombés sur lui, et avaient exigé qu'il criât <i>vive la
+République</i> et <i>haine à la royauté!</i>...</p>
+
+<p>&mdash;C'est un Clichien! s'écriait-on de tous côtés, c'est un Clichien!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas un Clichien! leur cria-t-il; mais je ne veux pas
+qu'on m'impose mes paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Criez! criez! <i>Vive la République!</i> et <i>haine à la royauté!</i></p>
+
+<p>&mdash;J'étais dans une fort mauvaise position, comme vous pouvez le
+penser, nous dit-il, lorsque <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> des jeunes gens de mes amis, à
+la tête desquels était un de mes frères, accoururent vers moi et me
+tirèrent de leurs mains, mais ce fut aux dépens de mon habit et de ma
+cravate... Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que si je suis revenu
+sur la plage, c'est avec avarie de mes <i>gréements</i>.</p>
+
+<p>Et il se mit à rire.</p>
+
+<p>Ma mère, qui l'aimait beaucoup, et dont il était même le favori parmi
+ses frères, le gronda d'aller ainsi à pied avec ce malheureux habit
+gris et ce collet noir.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! dit-il fort étonné; eh! j'avais dîné chez un ministre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dîné chez un ministre du Directoire! s'écrièrent
+plusieurs femmes, dont ma mère était le chef, et parmi lesquelles on
+distinguait madame de Lostanges, madame de Charnassé et madame de
+Caseaux...; vous avez dîné chez un ministre!...&mdash;Pourquoi pas chez
+Barras? ajouta madame de Lostanges.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce ministre-là <i>est des nôtres</i>, répondit Hippolyte de
+Rastignac en arrangeant sa cravate, chose des plus importantes pour
+lui.... C'est chez Talleyrand que j'ai dîné.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cela est différent, dit ma mère, très-différent!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le trouve pas, dit madame de Lostanges.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> &mdash;Ah! je vous demande pardon! il y a toute une distance entre
+M. Talleyrand de Périgord, neveu de l'archevêque de Reims et du comte
+de Périgord, à ces hommes de la Révolution, tels que Schérer, des
+espèces comme cela... M. de Talleyrand est un homme comme il faut.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Barras est aussi un homme comme il faut; pourquoi ne
+voulez-vous pas que votre fille aille au bal chez lui?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pourquoi? pourquoi? dit ma mère assez embarrassée; car, en
+effet, elle était portée vers M. de Talleyrand par prévention
+d'affection pour toute sa famille qu'elle aimait, et avec laquelle
+elle était liée intimement.</p>
+
+<p>&mdash;Étiez-vous nombreux à votre dîner? demanda ma mère à Hippolyte de
+Rastignac, pour changer la conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Trente à peu près; et, dans ce grand hôtel de Gallifet, il semble
+qu'on ne soit que huit ou dix personnes. Au reste, il y avait
+<span class="smcap">GRANDE</span> <i>compagnie</i>; et, en vérité, je crois que si je n'y
+avais pas été, M. de Talleyrand n'aurait eu que lui-même pour avoir à
+nommer quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! qui donc était-ce...?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! le sais-je? mon Dieu!... Je voudrais retenir ces noms-là, et
+ne le puis; excepté cependant ceux de deux hommes qui feront parler
+d'eux dans <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> l'avenir, quoique leurs pères soient inconnus.
+Ce sont les généraux Kléber et Bernadotte: l'un est républicain en
+carmagnole; l'autre est un républicain à l'eau rose, et se lave les
+mains avec de la pâte d'amandes parfumée... Je vous jure qu'il n'est
+pas déplacé dans le <i>salon ambré</i> de M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il donc, le salon de M. de Talleyrand? demanda madame de
+Lostanges, qui se retourna précipitamment au mot de pâte d'amandes
+parfumée<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p>
+
+<p>&mdash;Ne savez-vous pas, madame, que M. de Talleyrand aime à la passion
+les essences et les odeurs? et pourvu qu'il y ait de l'ambre, c'est
+une chose agréable pour lui. Je vous assure que Robespierre se serait
+fort bien arrangé de son régime, lui qui ne marchait qu'au milieu
+d'un nuage embaumé.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez donc votre Robespierre, s'écria madame de Lostanges, et
+parlez-nous de votre dîner. Qui aviez-vous en femmes?&mdash;Madame de
+Staël... peut-être bien?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Oui, madame.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Et puis après?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Madame Tallien et madame Grandt.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Est-elle donc aussi belle qu'on le dit?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Mais je la trouve bien belle... moins pourtant que madame Tallien.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MA MÈRE</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Et son esprit?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE RASTIGNAC</span>, <span class="stage">s'inclinant.</span></p>
+
+<p>Je n'ai jamais la hardiesse de juger celui des femmes.</p>
+
+<p class="speakersc">MA MÈRE.</p>
+
+<p>Oh! la pauvre personne! la voilà jugée... Cependant, quelque capable
+que vous soyez de la juger, mon cher Hippolyte, je vous demande la
+permission de prendre mes renseignements chez votre oncle. Je crains
+de votre part un peu de prévention.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Quoi! parce qu'elle est l'amie <i>de l'évêque</i>? Qu'est-ce que cela me
+fait à moi?... Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les
+préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais
+les briser.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Enfin, dites-nous donc vos convives.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur
+monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun,
+ayant prêté le serment civique et religieux... ayant...</p>
+
+<p class="speakersc">MA MÈRE.</p>
+
+<p>Hippolyte... Hippolyte!...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est
+de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand.&mdash;Allons,
+pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce
+les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement.
+Et si je suis <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> incroyable, ce n'est pas comme les autres
+confrères dans la mode.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>M'y voici. Je suis sérieux.&mdash;Ainsi donc, M. de Talleyrand, le
+général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M.
+Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant... presque tout
+ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire
+aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble,
+très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon
+oncle<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son
+<i>adorable</i> femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient
+encore plus de travers qu'à l'ordinaire.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE FONTANGES.</p>
+
+<p>Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait
+à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y
+avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur;
+il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des
+révolutionnaires; il y avait des <i>directoriaux</i>: c'est ainsi,
+vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras
+aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez
+de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le
+plus grand dévouement au Directoire... et voilà tout. Mais le plus
+curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie
+pour l'anniversaire du 14 juillet<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>; ce fut Bernadotte qui nous
+en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait,
+sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il
+devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase
+ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu
+blasphémant; mais enfin, puisque <i>l'évêque</i> l'a entendu, et même avec
+plaisir... À propos, n'a-t-il pas été excommunié?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Qui cela?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable... Madame de
+Permon, faites-le donc taire.</p>
+
+<p class="speakersc">MA MÈRE.</p>
+
+<p>Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement
+qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE RASTIGNAC</span>, <span class="stage">baisant la main qu'elle lui donne.</span></p>
+
+<p>Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et
+vous serez contente.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste
+cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre
+Marchésy!</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours
+à ses troupes: «Soldats, leur <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> a-t-il dit avec cette voix
+puissante qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que
+vous êtes affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut
+courir des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de
+toute l'Europe coalisée contre elle <span class="smcap">SONT LÀ</span>. Des montagnes
+nous séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de
+l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la
+liberté, protéger le Gouvernement et les républicains... Dès que les
+royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»</p>
+
+<p>Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays
+assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient
+les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le
+c&oelig;ur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à
+Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une
+grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un
+peu moins république.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix
+moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis
+d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être
+annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand
+n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?...</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS D'HAUTEFORT.</p>
+
+<p>Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur
+un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et
+plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle
+nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les
+uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une
+impertinence à son parti ou au nôtre.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS D'HAUTEFORT.</p>
+
+<p>Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je
+n'ai pas écouté les <i>paroles de l'air</i>.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Je les ai, <i>moi</i>, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> «À la destruction du club de Clichy<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>!» <span class="smcap">Les
+infâmes!</span> ils veulent encore des révolutions! Que le sang des
+patriotes qu'ils font assassiner retombe sur leurs têtes.</p>
+
+<p>Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République!
+puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours
+victorieuses!... Gloire à la République!» Le général Alexandre
+Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III!
+au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les
+contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»</p>
+
+<p>&mdash;Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte,
+c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au
+quartier-général on portait ce toast, le même v&oelig;u était exprimé
+par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix...
+«Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement
+républicain et à la Constitution de l'an III!»</p>
+
+<p>&mdash;Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!... (<i>en
+serrant ses poings et se promenant</i>).</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE CASEAUX</span>, <span class="stage">avec douceur.</span></p>
+
+<p>Allons, la paix! la paix!... C'est si doux, si <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> bon, la paix.
+Allons, Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner
+de M. de Talleyrand?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter;
+mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CASEAUX.</p>
+
+<p>Oui, oui.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait
+évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos
+rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la
+grande force du Directoire... Et, en effet, il en a une immense...
+Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus
+de mérite...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE LOSTANGES</span>, <span class="stage">lui prenant la main.</span></p>
+
+<p>Imprudent!...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE RASTIGNAC</span> <span class="stage">relevant la tête, et comme sortant d'une
+rêverie.</span></p>
+
+<p>Pardon!... pardon!...</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après,
+lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir
+une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs
+nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite
+par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai
+pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et
+me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout,
+dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant
+cette vignette...</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS D'HAUTEFORT.</p>
+
+<p>Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!... et ridiculement
+infatué d'une gravure à présent.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché
+en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes...
+Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> <span class="smcap">M. D'HAUTEFORT</span>, <span class="stage">riant aux éclats.</span></p>
+
+<p>M. de Talleyrand ému!... Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je
+ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand <i>pleurant
+d'attendrissement</i> sur les victoires des Français!... Je croirais
+plutôt que c'est de colère... Enfin... voyons!... as-tu là ce beau
+dessin?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE RASTIGNAC.</p>
+
+<p>Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un
+croquis pris à la hâte.</p>
+
+<p>Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des
+crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande
+vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites
+<span class="smcap">TRENTE-NEUF</span> affaires ou batailles victorieuses pour nous, et
+qui ont eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque
+était écrit: <i>Constitution de l'an III</i>; et au bas: <i>Aux mânes des
+braves morts pour la patrie!</i> À côté, un génie avait un pied posé
+sur la ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles
+il inscrivait les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait
+une belle femme coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un
+faisceau, dans l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet
+<span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> de la liberté; derrière elle un vieillard à moitié couché,
+appuyé sur une urne, représentait l'Italie et le Piémont; au milieu
+et au-dessus, la Renommée, avec une trompette dans une main, et dans
+l'autre un médaillon sur lequel était écrit: «<i>Armée d'Italie...
+Bonaparte, général en chef...</i>» La femme et le génie (l'Italie et
+la France) avaient surtout une expression ravissante d'intérêt
+en regardant le médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de
+l'espérance!... Le plan figurait une carte géographique, où l'on
+voyait Rome, Venise, Gênes, Milan, Turin, Vienne, Mantoue...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LOSTANGES.</p>
+
+<p>Hippolyte a raison, cette gravure est belle. S'il n'y avait que des
+choses pareilles dans toutes leurs sottes gravures révolutionnaires,
+il y aurait moyen de les voir; mais autrement!... comment les
+regarder seulement?...</p>
+
+<p>M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui
+une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions;
+mais l'armée était <span class="smcap">TOUT</span> en France, comme toujours, au
+reste. Jamais les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur
+tête des hommes tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont
+la ferveur avait quelque <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> chose de témérairement brave, qui
+faisait frémir l'ennemi au nom de l'armée française.</p>
+
+<p>À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes
+maintenant, en l'an V<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet,
+Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.</p>
+
+<p>À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne,
+Lecourbe, Saint-Cyr.</p>
+
+<p>À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe,
+Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur
+bravoure personnelle avant et depuis ce moment.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de
+M. de Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses
+lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa
+supériorité était sentie par lui... Il n'aimait pas le verbiage; ses
+idées étaient concises, claires et positives...; il écrivait un jour
+au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):</p>
+
+<p>«J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir
+demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour
+être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige...</p>
+
+<p>«Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est
+digne de lui... Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la
+mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont
+assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»</p>
+
+<p>Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature
+vulgaire.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait
+bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui
+l'entouraient...&mdash;Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur
+les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui
+devait l'effrayer...</p>
+
+<p>Le cercle constitutionnel de Paris avait produit <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> d'autres
+sociétés populaires, qui n'étaient pas des <i>clubs révolutionnaires</i>;
+on y professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait
+dans la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne
+voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était
+même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou
+trois hommes influents par une même façon de voir et de penser.
+Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël,
+qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de
+fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure
+que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces
+mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M.
+de Talleyrand et Benjamin Constant... Celui-ci était l'orateur du
+cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils
+<i>directoriaux</i>. Madame de Staël lui dit un jour:&mdash;Voici le moment de
+vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras
+et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés
+alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui
+qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République
+peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du
+sabre, mais je crois <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> que les cabinets étrangers aiment mieux
+avoir à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou
+un pédant.</p>
+
+<p>Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le
+départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures
+fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée
+dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à
+Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait
+dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est,
+certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au
+ministère... Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti
+constitutionnel <i>pur</i>; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et
+s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le
+dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de
+Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste
+à beaucoup de gens... Madame de Staël est une femme trop supérieure
+pour être <i>intrigante</i>; ce mot serait une injure qu'elle est loin de
+mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour
+M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui
+voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à
+beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut
+Rewbell qui le proposa... Il y eut, à propos de ce ministère, un mot
+assez singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement,
+vrai et franc républicain, homme d'honneur et de c&oelig;ur, fut assez
+mal édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre
+république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui
+n'était déjà plus qu'un être de raison...; il dit donc qu'il fallait
+<span class="smcap">VOIR</span>, et attendre pour <i>délibérer</i> enfin...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être
+prêt à <i>délibérer</i>...</p>
+
+<p>Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>:</p>
+
+<ul class="none">
+<li>Talleyrand, aux Relations extérieures.</li>
+<li>Le général Hoche, à la Guerre.</li>
+<li>Lenoir-Laroche, à la Police.</li>
+<li>Préville-Pelet, à la Marine.</li>
+<li>François de Neufchâteau, à l'Intérieur.</li>
+</ul>
+
+<p>Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les
+circonstances où l'on se trouvait, il était <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> évident que le
+Directoire le donnait avec des intentions hostiles.</p>
+
+<p>M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de
+madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris... Madame
+sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction
+douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle,
+l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et
+lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des
+gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau;
+Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut
+pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il
+en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre
+cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que
+madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort
+influent, et madame de Staël le savait.</p>
+
+<p>Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait
+acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël,
+qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la
+nomination de M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame sa
+femme; il était chargé <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> d'observer, de parler, etc. Il parla,
+mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer
+au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que
+Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Oh! comment en douter?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Lesquels, s'il vous plaît?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Mais... je crois... que... c'est...</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver... et ce que
+vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte de
+plus.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Madame de Staël m'a chargé de vous dire, mon cher représentant,
+qu'il faut absolument que vous veniez dîner avec elle dans quelques
+jours. Prenez celui qui vous convient, et dites-le-moi. Désignez vos
+convives. Allons, dites-le-moi tout de suite, voulez-vous?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est
+bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais que
+voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude; mais
+dessous, mon cher baron, il y a un c&oelig;ur pur et droit dont
+l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire
+que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se
+faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment
+voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des
+rires et des moqueries?...</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Mais cependant... et l'Apparent?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas
+une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse
+inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on
+en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au
+pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, mon cher baron?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE STAËL.</p>
+
+<p>Mais, que voulez-vous que je vous dise?&mdash;Je n'y suis pour rien, après
+tout, dans ceci, et vous comprenez que...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">se levant.</span></p>
+
+<p>C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes
+pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution... Mais laissons
+cela, et au revoir.</p>
+
+<p>Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> M. de
+Talleyrand connaissait trop bien la valeur d'un homme comme
+Thibaudeau pour le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait,
+avec un tel personnage, être <i>pour</i> ou bien ouvertement contre lui.</p>
+
+<p>Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée
+par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors
+ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il
+y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes
+autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur
+cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux
+républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire
+et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et
+accusés de <i>royalisme</i>. Barras était le plus véhément dans son
+attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors
+pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.</p>
+
+<p>Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la
+Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie?
+voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M.
+de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet
+égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on
+était <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> d'accord <i>ici à Paris</i> avec le général Bonaparte en
+Italie, et qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire
+l'affaire. Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur
+M. de Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes
+à lui, <i>ici</i>, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il
+le moyen qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié
+dans un complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et
+par là lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable?
+Tout cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je
+le répète, on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui
+deviennent de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un
+homme comme Augereau, républicain <i>enfoncé dans la matière</i>, pénétré
+du sujet, étant de ceux-là qui avaient pour devise <i>la République,
+la liberté ou la mort</i>, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire
+et pointer le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait
+choisie et qu'il proclamait en même temps pour patronne.</p>
+
+<p>Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de
+Talleyrand<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a> avait probablement demandé au général Bonaparte
+un sujet de cette <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> trempe pour avoir un corps qui eût des
+bras et des jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni
+d'oreilles pour voir et entendre. Il fallait en même temps que ce
+mannequin criât bien haut: <i>Vive la République! à bas les rois!</i>&mdash;Et
+voilà, quand on cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités,
+voilà qu'on trouve Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz
+cherchant aussi ce qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort...</p>
+
+<p>Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort,
+en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz,
+si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va
+en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute
+influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur
+Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son
+salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le
+15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin
+Constant dit tout haut dans son salon:</p>
+
+<p>&mdash;Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est
+maintenant impossible... Et le <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> Directoire s'est trop avancé
+pour reculer... Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?... Celles de
+l'an VI seront encore plus détestables que celles de l'an V... <i>Il
+faut donc en finir</i>...</p>
+
+<p>Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a> qui
+devait prononcer sur le message du Directoire<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. C'était un homme
+d'un trop noble <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> caractère pour espérer de le séduire; mais on
+pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus que
+madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette &oelig;uvre
+si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par madame de
+Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces troubles;
+cependant il ne put enfin <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> s'y refuser, et il y alla. Le sujet
+apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce n'était
+qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> Thibaudeau
+qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant.
+Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne
+<span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> peut vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant;
+mais il ajoute aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière
+le rideau tiré pour <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> cacher l'action qui se préparait. Les
+acteurs n'étaient pas encore prêts.</p>
+
+<p>Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour
+croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double
+et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette
+figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette,
+étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau.
+<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta
+sa répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde
+du Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il
+jouait son jeu en agissant ainsi.</p>
+
+<p>Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à
+trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts...</p>
+
+<p>&mdash;Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois
+m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer
+entre nous...</p>
+
+<p>Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin
+Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de
+politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait
+affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de
+son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle
+charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans
+le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de
+propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et
+dogmatique, et la scène changea...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne
+vous ralliez pas au Directoire?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Mais pour me <i>rallier</i> à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce
+que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des
+voies constitutionnelles.</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route <i>opposante</i>
+au Gouvernement?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Vous qui avez fait un si bel ouvrage<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a> sur la nécessité de se
+rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il
+faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route
+constitutionnelle?</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les
+réactions politiques.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> <span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y
+oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus
+fortes que vous dans le camp ennemi.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="smcap">toujours calme et souriant.</span></p>
+
+<p>Lequel?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">avec dignité.</span></p>
+
+<p>Je ne le crois pas.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Cela est positif.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas
+changer d'avis... car... je ne crois pas que le Directoire veuille
+véritablement accueillir les constitutionnels.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Écoutez, je sais <i>avec certitude</i> que le Conseil des Anciens veut se
+transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de
+la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent
+trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir <i>le
+prétendant</i> sur le trône.</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des
+républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même
+attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis,
+avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir
+le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit
+franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine;
+ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez
+donner la majorité, donnez-la au Directoire.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils;
+mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même
+ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer
+en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en
+93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les
+habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime
+constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le
+Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un
+pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais
+croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État,
+n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son
+adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je
+lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils...
+Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être
+victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté.
+Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois,
+elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le
+Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de
+Paris, que ferez-vous?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je suivrai la majorité.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE STAËL.</p>
+
+<p>Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je me réunirai aux députés fidèles.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BENJAMIN CONSTANT</span>, <span class="stage">sèchement.</span></p>
+
+<p>Ils ne vous recevront plus.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je saurai mourir.</p>
+
+<p>Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau,
+qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents
+des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut
+alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à
+dîner à Thibaudeau, à Jean Debry<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a> et à Riouffe. Thibaudeau,
+<span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs
+sentiments, accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple.
+Jean Debry, surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> Jean Debry;
+je ne l'aime pas. Quant à Talleyrand!... celui-là!...</p>
+
+<p>Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne
+disait pas.</p>
+
+<p>Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour
+faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que
+probablement ses chargés <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> d'affaires ne s'acquittaient pas
+bien de leur mission.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de
+Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un
+jour de cette semaine.</p>
+
+<p>Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire
+avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir
+l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en
+brèche par les autres.</p>
+
+<p>Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens
+marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.</p>
+
+<p>Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël
+n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et
+Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une
+de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula
+aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de
+son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution
+par la demande formelle de cette réunion.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Mais je ne suis pas seul.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député
+Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.</p>
+
+<p class="speakersc">POULAIN-GRANDPRÉ.</p>
+
+<p>Vraiment, je le crois bien! (<i>Tirant un grand papier de sa poche</i>).
+Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans
+lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>... Sur douze, il a
+entraîné la majorité onze fois.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait
+été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh
+bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est
+telle qu'elle nous l'a dit.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop
+flagrante!... Je ne le sais que trop, vous dis-je!</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!...
+Étrange aveuglement!...</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est
+sur lesquels nous ne nous entendons plus.</p>
+
+<p class="speakersc">RIOUFFE.</p>
+
+<p>L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de
+salut pour la République.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Qui parle de la violer?</p>
+
+<p class="speakersc">JEAN DEBRY.</p>
+
+<p>Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix
+pour nous le dire... Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète
+après lui: Intégralité de la constitution.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la
+constitution. Nous sommes donc d'accord.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et
+qui nous la donnera?</p>
+
+<p class="speakersc">BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais
+les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons
+donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du
+présent...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">JEAN DEBRY</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le
+dernier message<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a> du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer
+à l'ordre du jour... Voilà tout ce qu'on lui demande.</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure
+mortelle.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> BENJAMIN CONSTANT.</p>
+
+<p>En quoi et comment?</p>
+
+<p class="speakersc">THIBAUDEAU.</p>
+
+<p>Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à
+l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie
+militaire, et nous ne la voulons pas.</p>
+
+<p class="speakersc">POULAIN-GRANDPRÉ.</p>
+
+<p>Mais pourtant je ne vois rien...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">THIBAUDEAU</span>, <span class="stage">avec dignité.</span></p>
+
+<p>Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet... Le Corps-Législatif
+s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience... Il
+venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui
+exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne
+produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes.
+Il était évident que M. de Talleyrand et <i>son conseil</i> avaient une
+arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.</p>
+
+<p>Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> de la
+17<sup>e</sup> division<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a> militaire: c'était une déclaration de guerre, et
+ce qui se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept
+pièces de canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon;
+la garnison fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le
+ministre de la Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau,
+qui, avec la même impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme
+qu'il avait juré de servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa
+tête.</p>
+
+<p>Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point
+de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de
+toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout
+ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait
+s'engloutir...</p>
+
+<p>C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor.
+M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors,
+mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer
+ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques.
+Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on
+en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme
+on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> &mdash;Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au
+Directoire; s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.</p>
+
+<p>Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg... Thibaudeau
+attendit sa réponse au ministère même... Il revint bientôt... Il
+n'y avait plus d'espoir... La République allait subir son dernier
+supplice.</p>
+
+<p>Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés
+qu'on disait arrêtés... C'était faux. Mais quelle agitation, et
+en même temps quelle stupeur!... Barras envoya plusieurs de ses
+aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir
+qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de
+quitter Paris... Madame Tallien, qu'on savait être de la société
+intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait
+l'inquiétude des Parisiens.</p>
+
+<p>Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si
+singulièrement entouré d'événements incohérents.</p>
+
+<p>Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une
+scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient
+pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère
+pour eux-mêmes.</p>
+
+<p>Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> royaliste,
+un parti purement républicain, et un autre républicain aussi, mais
+seulement constitutionnel: c'était le plus nombreux.</p>
+
+<p>Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait
+s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2
+septembre, le 1<sup>er</sup> prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là
+n'étaient pas faits pour rassurer.</p>
+
+<p>Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger.
+Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant
+l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de
+tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui
+n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint
+de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre
+lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les
+moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer
+dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur
+le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que
+celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on
+ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>
+est le plus fort et libre de les professer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame
+de Staël, qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui
+remettrait ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler...
+Boissy-d'Anglas fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant
+fort bien, qui lui dit, après avoir regardé si personne ne
+l'écoutait, que madame de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait
+du mouvement d'ici à vingt-quatre heures; qu'il prît <i>donc garde à
+lui</i>, et que surtout elle le priait en grâce de brûler les lettres
+qu'il avait d'elle.</p>
+
+<p>Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives
+au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au
+ministère... Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait
+beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé des
+papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire d'une
+manière que sûrement il <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> n'aurait pardonnée ni en masse
+ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de
+Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au
+maillot... Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les
+avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait
+quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou
+son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.</p>
+
+<p>Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme,
+dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des
+plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.</p>
+
+<p>Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier
+d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu
+d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des
+choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect,
+lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient.
+Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau,
+<i>au club des Jacobins</i>, que désormais il prendrait pour cri de
+ralliement: <i>Vive la République! vive la Montagne!</i>&mdash;Enfin il en
+fit tant que <span class="smcap">Collot d'Herbois</span> fit son éloge à ces mêmes
+Jacobins! En effet, il y avait de quoi le louer!... <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> car un
+jour il écrivit à la Convention, étant alors commandant en chef de
+l'armée du Nord, qu'il venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il
+l'avait <i>exterminé</i>... «Soixante-neuf hommes ont échappé à notre
+canon, ajoutait-il; mais ils ont été faits prisonniers, et ils vont
+périr tous du dernier supplice<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce qui fut fait.</p>
+
+<p>Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y
+avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1<sup>er</sup> prairial,
+il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de
+siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832;
+et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir
+que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se
+défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire
+de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on le
+croit; il marcha <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> contre la section de la Cité et celle des
+Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements <i>de femmes</i>, et
+s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit
+à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui
+fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda
+à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne
+pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la
+Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec
+Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le
+justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent
+des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite
+député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et
+siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi
+assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi
+que le trouva le 18 fructidor.</p>
+
+<p>Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme
+supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on
+pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais
+il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde
+nationale... la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté,
+que la loi eût <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> passé, que tout fût en ordre, il aurait eu
+le temps d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin
+aucune prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer
+sur la destinée à venir de la France.</p>
+
+<p>À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte
+écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:</p>
+
+<p>«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
+ne s'organise pas.... Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»</p>
+
+<p>On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les
+républicains.</p>
+
+<p>Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des
+inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On
+redoutait <span class="smcap">TOUT</span>, sans aller au devant de rien. J'avais dîné
+dans le Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes,
+une de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette
+partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma
+mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant
+on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On
+parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun,
+se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et
+les siens... La nuit fut <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> terrible; le silence de mort qui
+régna dans la ville était peut-être encore plus effrayant que le
+bruit de la fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité
+s'accomplissait dans l'ombre... Et comment se jouait ce drame
+important dans lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les
+scènes de la Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a
+le plus vivement impressionnée.</p>
+
+<p>L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand,
+qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même
+temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure,
+et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les
+effrayer davantage... ils ne l'étaient que trop!... On vint dire
+dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était
+illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux
+maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y
+envoya... il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur
+était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi,
+M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration,
+mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la
+plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues
+aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré la
+peur, ils avaient tous trois de grands sabres <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> qui traînaient
+par terre et dont le bruit leur faisait peur... Cette peur qui les
+possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur
+toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril
+pour tous... Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un
+état violent.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr
+vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous
+allions être arrêtés... que six cents personnes étaient désignées
+pour être égorgées!...</p>
+
+<p>Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet
+avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait
+évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation
+complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus
+d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu...</p>
+
+<p>Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau
+écrivait ces belles paroles:</p>
+
+<p>«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime
+triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!...»</p>
+
+<p>Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République,
+fut, comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée... Pichegru,
+accusé véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues
+<span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> lorsqu'il fallait <i>des faits</i>... Toutes les fois que M. de
+Talleyrand, tout en jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au
+creps, qu'il aimait fort à cette époque, recevait une des fréquentes
+nouvelles qui lui étaient apportées de quart d'heure en quart
+d'heure, il souriait sans parler. Il avait si bien prévu ce qui
+arrivait; il avait joué contre des hommes qu'il connaissait.</p>
+
+<p>On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18
+fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement
+<i>la main sur le collet</i>!... Pichegru était traître à la patrie
+ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas
+celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru,
+effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son
+auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la
+représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au
+moins d'une violence...</p>
+
+<p>Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui
+pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor,
+Barras fut <i>Roi</i> pendant vingt-quatre heures. On prétend que
+M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette
+dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa
+pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique
+théophilanthrope, <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> avait fui la séance des délibérations ce
+jour-là... que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses
+que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue
+dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy,
+ils étaient désignés tous deux pour être <i>fructidorisés</i>, comme on le
+disait alors... Barras était donc parfaitement le maître... Quelques
+jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla,
+non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette
+confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce
+qu'il va dire, et agit en conséquence.</p>
+
+<p>Paris entendit <span class="smcap">UN</span> coup de canon, car ce fut avec un
+<span class="smcap">SEUL</span> coup de canon, encore tiré à poudre, que le Directoire
+fut quitte (et les Parisiens aussi) de la révolution si importante
+du 18 fructidor... Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée;
+l'autre demeura cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses
+séances. En vérité, nous en venions à avoir des révolutions <i>à l'eau
+rose</i>... Madame de Coigny disait à propos de cette dernière secousse:</p>
+
+<p>&mdash;Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la
+tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme
+son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span>
+général, au lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame....</p>
+
+<p>Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de
+whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie
+des Conseils... Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel
+violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent
+bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère
+fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais
+quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à
+temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit
+assez plaisamment <i>que c'était la première fois qu'il n'avait pas
+pris le vent</i>.</p>
+
+<p>Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état
+de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à
+Rochefort dans des <span class="smcap">CHARIOTS GRILLÉS</span> comme des bêtes féroces;
+ils vont ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou
+plutôt pour bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent
+tellement intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris
+malgré la patience évangélique de la plupart d'entre elles... Le
+Directoire les entendit, et on rappela le général <i>Bourreau</i>, qu'on
+appelait le général <i>Dutertre</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M.
+le marquis de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté;
+que Moreau accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir
+les Clichiens; et que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un
+quatrième étage sur le pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.</p>
+
+<p>Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier
+en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui
+s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui
+pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser
+aller.</p>
+
+<p>Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui
+tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les
+premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve
+avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise,
+surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>:
+cette pièce était accablante.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement
+il avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.</p>
+
+<p>Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24
+fructidor, où il disait, entre autres<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a> phrases fort accablantes
+pour Pichegru:</p>
+
+<p><i>Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la
+France entière.</i></p>
+
+<p><i>Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne
+me laisse aucun doute sur cette trahison.</i></p>
+
+<p>Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce
+même Pichegru!... Il contribuait à propager l'accusation d'un parti
+contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru...
+Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?... était-il à craindre
+cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où nos
+soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span>
+patriotisme?... Il s'est tué parce qu'il a compris que la France,
+dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir
+léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie,
+conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en
+même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est
+indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris
+que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le
+salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses
+services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de
+Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel.
+Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor
+avec Augereau<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>, allait souvent chez M. de Talleyrand; <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span>
+celui-ci aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa
+parole <i>comme il faut</i>, et une foule de choses en lui qui, au fait,
+rendaient sa société désirable.</p>
+
+<p>Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec
+toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de
+Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il
+vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil
+personnel, qui lui disait qu'il avait <i>fait</i> une partie de cette
+gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient
+alors.</p>
+
+<p>Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité
+qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent
+à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait
+volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa
+science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand
+eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur
+l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune
+manière<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> Cette besogne il était obligé de la faire à
+lui seul, car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de
+l'aider; il n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une
+femme dans la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table
+vis-à-vis de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse
+sérénissime par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que
+de toute autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de
+Talleyrand lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802,
+l'ayant priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le
+prit pour Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi;
+or, cette belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors
+qu'en 1797.</p>
+
+<p>Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M.
+de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à
+impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M.
+de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien
+ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.</p>
+
+<p>La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à
+devenir <i>sociable</i>; mais une fois que le premier pas dans cette
+route fut fait, le reste alla <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> tout seul. Madame de Staël,
+d'autres femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand,
+et lui épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies
+émigrées rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était
+proscrit! M. de Talleyrand aime sa maison, le <i>casement</i>; il aime
+sans aucun doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui,
+pour le dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette
+belle science qu'on appelle la <i>phrénologie</i>, car M. de Talleyrand
+a, j'en suis sûre, les deux organes que Gall appelle <i>attachement à
+l'habitation et à la sociabilité</i><a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>; de ces deux organes réunis,
+Gall faisait l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je
+demande seulement si M. de Talleyrand est un <i>patriote</i> dans la
+véritable acception du mot?</p>
+
+<p>M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire
+en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les
+chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire
+jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce
+gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas
+de haine pour ce qui est si petit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la
+joie fut universelle. Croira-t-on qu'un homme<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a> osa proposer, au
+milieu de cet enthousiasme, d'accorder une <i>indemnité pécuniaire au
+général Bonaparte</i>! mais les murmures universels, non-seulement dans
+l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était
+encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un c&oelig;ur
+français et pleurer de joie.</p>
+
+<p>Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui
+qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation
+de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre
+lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé
+de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un
+républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en
+<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> empêcha beaucoup<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>. Mais une fois que l'opinion a pris une
+route fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir.
+C'est une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers
+pour prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que
+ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder
+ensuite la justice qui lui est due.</p>
+
+<p>Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de
+Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de
+remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit le
+<span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> <i>Chant du Retour</i>... On le lut chez monsieur de Talleyrand,
+qui aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur...
+Et madame de Staël!... Ce n'est pas alors qu'elle le nommait
+<i>Robespierre à cheval!</i>... Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce
+même salon qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de
+la France et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait
+alors que des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le
+croyait pas si grand!...</p>
+
+<p>Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus
+grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui
+faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!... Comme
+le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!...
+C'était plus que de l'enthousiasme... Ah! ces souvenirs font mal...
+mal à briser le c&oelig;ur!</p>
+
+<p>Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un
+fils... Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on
+peut lire dans le <i>Moniteur</i>, est une preuve sans réplique de ce
+qu'il pensait alors... Il blessait le Directoire cependant, et il le
+savait!...</p>
+
+<p>Le Directoire donna une fête au <i>vainqueur-pacificateur</i>, et le
+soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup de
+<i>toasts</i> furent <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> portés au dîner. Chénier en porta un assez
+remarquable pour être rapporté:</p>
+
+<p><i>À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre
+bonheur!...</i></p>
+
+<p>François de Neufchâteau fit aussi des vers... Les couronnes tombaient
+sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme
+accoutumé à de pareils honneurs.</p>
+
+<p>Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:</p>
+
+<p>L'avez-vous vu?...&mdash;Non.&mdash;Eh bien, venez demain chez moi, il y
+dînera, vous pourrez le voir facilement...</p>
+
+<p>Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné
+aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une
+fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille
+personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient
+des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore
+vu... Les préparatifs de cette fête avaient la même importance pour
+les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un objet, le
+marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter le général
+Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez cher?...»
+Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh bien!
+prenez-le!... Je ne veux pas qu'il soit dit <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> que par ma faute
+il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre
+héros<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.»</p>
+
+<p>Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où
+monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe <i>l'homme des siècles</i>,
+comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement
+autour de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!... Comme
+on se pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage
+pâle et mélancolique, au regard profond et à l'&oelig;il d'aigle. Cet
+homme, âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette
+ville aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un
+éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se
+levèrent pour voir un homme si grand!... Et lui, calme et froid même
+au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il
+fut plus tard... Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres
+la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme
+absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces
+mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:</p>
+
+<p>«Les lois organiques de la République sont à <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> faire, dit-il
+dans un discours qu'il fit au Directoire... L'ère des gouvernements
+représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même
+temps significatives.</p>
+
+<p>Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée,
+s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru,
+que les enfants la savent par c&oelig;ur, ainsi que la réponse<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>. Et
+pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison
+pour parler <i>brutalement</i> à une femme qu'il savait être amie de
+monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment
+où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà
+d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule
+de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que
+celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de
+Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps,
+et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme
+singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques.
+Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt
+choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite
+ainsi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> J'ai laissé passer une particularité relative au discours de
+Barras à Bonaparte.</p>
+
+<p>On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui
+avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand,
+les autres à madame de Staël... et personne à Barras... La raison
+qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de
+manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y
+devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en
+annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours,
+s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été
+plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces
+rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il
+en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras
+était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un
+qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et
+celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais,
+qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate
+d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son
+paquet de mousseline:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force
+à faire un discours?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> &mdash;Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, <span class="smcap">NON</span>! s'écria M. de Lauraguais.</p>
+
+<p>&mdash;<span class="smcap">Non</span>, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait
+vouloir intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche
+jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume,
+c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et... vous le savez
+bien vous-même... Vous savez que votre cousin Barras, comme vous
+l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais... Quelle
+sotte pensée allez-vous me prêter-là!</p>
+
+<p>Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la
+terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au
+mot <span class="smcap">POUVOIR</span>, et le saluait très-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur?
+lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à
+lui seul cette phrase:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> <i>Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!</i></p>
+
+<p>M. de Talleyrand sourit et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est bien, au fait, cette phrase!</p>
+
+<p>Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit.
+Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était
+l'auteur du discours.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui
+avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et
+subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur
+de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de
+l'admiration...</p>
+
+<p>Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel
+s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général
+Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ
+des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla
+confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait
+Bonaparte.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que vous partiez, lui dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle
+ils espèrent que je me perdrai.</p>
+
+<p>&mdash;Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> <span class="smcap">BONAPARTE</span>, <span class="stage">avec un cri de joie.</span></p>
+
+<p>Pour l'Orient!</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Pour l'Orient.</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le v&oelig;u de mon
+ambition, le rêve de ma vie?...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un
+ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je
+l'ai trouvé, et le voici.</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>C'est vrai!...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span>, <span class="stage">toujours parcourant.</span></p>
+
+<p>Quelle est-elle?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>!</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Leibnitz?... le fameux Leibnitz?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Lui-même.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> BONAPARTE.</p>
+
+<p>Mais comment cela se peut-il?</p>
+
+<p>M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait
+donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à
+l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec
+Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je
+pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> &mdash;Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous
+de mon projet?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le v&oelig;u le plus cher de
+ma vie!</p>
+
+<p>Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui
+voulait <i>à tout prix</i> éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M.
+de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte
+pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne
+le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie
+où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se
+tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y
+devait mourir?... Est-ce cela?... Je le répète, on ne saura jamais la
+vérité<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de
+Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon,
+rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait
+ce qui se reformait alors de <i>la bonne <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> société française</i>.
+Barras, qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie
+en France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une
+raillerie partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure
+mortelle au pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un
+fauteuil ou sur un canapé, écoutait longtemps, sans parler, les
+hommes qui étaient chez lui, ainsi que les femmes, et il y en avait
+de bien spirituelles; et puis il se soulevait lentement et laissait
+échapper une phrase bien <i>salée</i> sur ses amis les directeurs comme
+sur leurs ennemis les députés.</p>
+
+<p>Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand;
+il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son
+regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore
+une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait
+cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire
+et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à
+miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'<i>Homme
+à bonnes fortunes</i>, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été
+prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: <i>A-t-on mis de l'or
+dans mes poches?</i> l'a été de M. le maréchal de Richelieu.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> il
+l'aimait, comme le disait son oncle le comte de Périgord, parce
+qu'elle lui servait à autre chose qu'il aimait mieux encore. En
+effet, il aimait (ce qu'il veut encore) à être le premier en tout,
+et le pouvoir conduit à faire réussir même une chose morale en ce
+monde; mais, du reste, paresseux en toutes choses, il n'aimait ni le
+travail, lorsqu'il traversait ses plaisirs, ni les inquiétudes sans
+cesse renouvelées que le gouvernement directorial faisait surgir
+autour de lui. Toute cette vie inquiète l'ennuyait; on pouvait
+prévoir, lorsqu'on dînait chez lui ou qu'on y passait la soirée,
+que bientôt il n'habiterait plus l'hôtel des Affaires étrangères.
+On s'y moquait assez ouvertement des représentants du peuple <i>qui
+ne représentaient rien</i>, et du Directoire <i>qui ne dirigeait rien</i>.
+J'étais trop jeune alors pour aller dans le monde; mais mon frère,
+mon beau-frère et ma mère, qui tous trois y allaient beaucoup à cette
+époque, racontaient une foule d'anecdotes très-curieuses à cet égard.</p>
+
+<p>Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand,
+après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil;
+mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit
+courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un
+mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon
+tour aux deux <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> Conseils qui se donnaient <i>les airs</i> de faire
+les malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté
+qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde
+avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:</p>
+
+<p>&mdash;Ils le méritent.</p>
+
+<p>Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai
+entendu dire à tout le monde.</p>
+
+<p>Or, voici la raison de <i>ce tour</i> que voulait jouer Sottin, qui, du
+reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès
+de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la
+Police.</p>
+
+<p>Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le
+Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal,
+demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les
+représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent
+n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais
+lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le
+Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre
+une enseigne qui dît: <i>Je suis représentant</i>, comme avait fait le
+loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: <i>Je suis
+Guillot, berger de ce troupeau.</i>&mdash;Les députés décidèrent donc qu'ils
+auraient un costume. <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> Pour narguer le Directoire, qui avait
+pris le moyen âge, les Conseils se firent un costume<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a> tout grec et
+tout romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons
+et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs
+chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des
+Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr),
+assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire
+le casimir des manteaux en <span class="smcap">Angleterre</span>. C'était au moins
+maladroit pour un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul
+soupçon de royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que
+Sottin dit au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté,
+et qu'il répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> marchandise
+anglaise, la douane les confisqua... Grande rumeur! plainte au
+Directoire... Message des Conseils. Ce message, reçu par les
+directeurs assemblés avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et
+comiquement discuté. Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se
+furent bien divertis, on rendit une ordonnance pour que les manteaux
+revinssent à Paris... Mais dans la réponse aux Conseils et d'après
+l'avis de M. de Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot
+aux plaintes des députés qui se plaignaient que les ministres leur
+faisaient faire <i>antichambre</i>. On se borna à en rire tout bas et
+à répéter le mot fort spirituel que dit un ministre: <i>Pourquoi y
+viennent-ils?</i></p>
+
+<p>Et c'était vrai.</p>
+
+<p>Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois
+être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans
+le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être
+brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le
+fait, beaucoup plus remarquablement insolent.</p>
+
+<p>Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères se
+meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque jour
+un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span>
+du grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté
+par M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.
+L'envoyé de <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> la république Romaine vint après lui, puis celui
+de Gênes, celui d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de
+Staël était ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique
+annonçait ce qu'il fut en effet en l'an VII.</p>
+
+<p>À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui
+révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en France.
+<span class="smcap">Des placards</span> furent apposés par un nommé <i>Jorry</i>, et ces
+placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et il
+eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne veut
+jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation de M. de
+Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle accusation
+était portée contre lui; dans les journaux, dans les salons
+républicains, dans les salons royalistes, partout son nom avait un
+entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait le blâme. Les
+républicains lui reprochaient sa noblesse, fait inhérent à lui-même
+et impossible à détruire. Son état de prêtre lui faisait aussi du
+tort auprès du parti. On y disait avec raison que le caractère
+religieux avait un cachet indélébile que ni le temps ni l'apostasie
+ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne sont jamais
+remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et son apostasie
+religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> parti,
+ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être enfin
+le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des
+saints<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>.&mdash;Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave
+que l'accusé s'appelait <i>Talleyrand de Périgord</i>. C'est un engagement
+tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids
+d'un grand nom.</p>
+
+<p>Le parti royaliste était très-fort, ou du moins très-nombreux, pour
+parler plus juste. Un signe de ralliement, comme une profession de
+foi, avait été adopté par lui. Tous les jeunes gens de ce parti
+portaient le matin, et souvent le soir, une redingote grise avec un
+collet noir, et les cheveux relevés en cadenettes avec un peigne,
+comme une femme; et à la main, ce qui était moins féminin, une énorme
+massue en manière de canne. Ces jeunes gens allaient habituellement
+chez Carchi<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a> (au coin du boulevard et de la rue de Richelieu).
+Un soir des assassins fondirent sur eux, et un massacre horrible
+eut lieu dans cette maison destinée à la joie et à servir de point
+de repos pour ceux qui voulaient passer une heure en plus grande
+<span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> <i>liesse</i>... Des femmes, des jeunes filles, des personnes
+inoffensives furent frappées; des innocents furent ensuite accusés,
+et cette indigne affaire, dont jamais la cause ne fut bien connue,
+eut toujours une odieuse couleur que les soins du Directoire
+ne purent effacer. Sottin, alors ministre de la Police, ne put
+trouver les coupables, du moins les véritables... S'il l'eût voulu,
+<i>peut-être les eût-il même nommés</i>.</p>
+
+<p>Enfin Bonaparte arriva à Paris<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>: ce fut un grand jour... On était
+alors dans l'enthousiasme le plus vif pour cet homme si jeune et
+si grand qui <i>dotait</i> ainsi la République d'une gloire immortelle.
+Quant à lui, toujours modeste à cette époque, du moins en apparence,
+il descendit, à son arrivée, chez sa femme, dans le petit hôtel de
+la rue de la Victoire<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>, devenu maintenant un lieu de pèlerinage
+sacré... un lieu qui devait être regardé ainsi, du moins par
+tout ce qui porte un c&oelig;ur français... Le juge de paix de son
+arrondissement ayant <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> été le voir, Bonaparte lui rendit sa
+visite le lendemain. Les administrateurs du département<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a> de la
+Seine lui ayant écrit pour savoir quel serait le jour où ils le
+pourraient trouver, il leur répondit en y allant aussitôt lui-même.
+Mathieu, ex-conventionnel et commissaire du Directoire, lui dit
+que la plus profonde estime lui était accordée par la ville de
+Paris... Tandis que Bonaparte écoutait ce discours, sa physionomie
+était vivement émue, et lorsqu'à son départ comme à sa venue de
+nombreux applaudissements se firent entendre, il se découvrit avec
+un respect visiblement senti et une émotion qui n'était pas feinte.
+M. d'Abrantès, qui ne le quittait pas et jouissait délicieusement
+de la gloire de son général, m'a dit que ce moment avait été pour
+Bonaparte un des plus doux depuis son départ de cette armée d'Italie
+qu'il regardait comme une famille, et qu'il avait été si malheureux
+de quitter...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand jouissait, ainsi que je l'ai dit, de l'arrivée du
+général Bonaparte à Paris. En parlant de cette arrivée et de tout
+ce que M. de Talleyrand avait dit et fait depuis ce moment, j'ai
+omis une chose importante, c'est le récit de la fameuse fête du
+Luxembourg. M. de Talleyrand y <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> joua un rôle trop important
+pour ne pas le rappeler, et je le dois pour l'intérêt de l'histoire;
+c'est d'ailleurs un fait intéressant pour celle de la société. Ce
+fait montre parfaitement l'état de la nôtre en France à cette époque,
+et l'extrême différence des époques, bien qu'il n'y ait pourtant pas
+un demi-siècle d'écoulé. Que dirait-on d'une fête ordonnée ainsi? On
+nous accuserait de folie. Si l'on donnait une fête avec le costume,
+l'ameublement et presque les coutumes de Louis XV, nous trouverions
+la chose simple et presque dans nos m&oelig;urs... Mais au moment où
+Bonaparte vint à Paris, les costumes, l'ameublement, le langage
+même, <span class="smcap">TOUT</span> enfin était incohérent, et nous plaçait dans la
+position d'un peuple étranger et nomade même qui, pour un temps,
+aurait déployé ses tentes. Cette époque serait presque comme un songe
+si nos victoires n'étaient là avec la gloire nationale et notre
+Napoléon pour certifier la réalité.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, qui, en sa qualité de ministre des Affaires
+étrangères, pouvait bien recevoir le traité de Campo-Formio, mais
+dont la mission n'était pas de présenter le général Bonaparte,
+le voulut ainsi... Comme il l'aimait alors!... il le <i>présumait</i>
+peut-être dans sa grandeur à venir. Quoi qu'il en soit, ce fut lui
+qui, le jour où Bonaparte remit au Directoire le fameux traité qui
+pacifiait l'Europe, <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> présenta le général au gouvernement
+d'alors<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>.</p>
+
+<p>Les discours ne manquèrent pas à Bonaparte dans cette journée... Il
+en fut accablé... Mais celui de M. de Talleyrand fut sans doute une
+exception par sa singularité. J'en vais rapporter quelques passages:</p>
+
+<p class="p2">«Citoyens directeurs,</p>
+
+<p>«J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen
+Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec
+l'empereur.</p>
+
+<p>«En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle
+<i>malgré lui</i> les innombrables merveilles qui ont amené un si grand
+événement. Mais qu'il se rassure, je veux bien taire en ce moment
+tout ce qui fera un jour l'honneur de l'histoire et l'admiration de
+la postérité. Je veux même ajouter, pour satisfaire à ses v&oelig;ux
+impatients, que <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> cette gloire qui jette sur la France un si
+grand éclat, appartient à la Révolution...</p>
+
+<p>«...C'est pour les Français, pour conquérir leur estime, que le
+général Bonaparte se sentait pressé de vaincre; et les cris de joie
+des vrais patriotes à la nouvelle d'une victoire, reportés vers
+Bonaparte, devenaient le garant d'une victoire nouvelle. Ainsi,
+tous les Français ont vaincu en Bonaparte; ainsi sa gloire est la
+propriété de <i>tous</i>.</p>
+
+<p>«...Et quand je pense à tout ce qu'il a fait pour se faire pardonner
+cette gloire!&mdash;à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à
+son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites...
+à ce <i>sublime Ossian</i> qui semble le détacher de la terre... quand
+personne n'ignore son mépris profond pour le luxe, pour l'éclat, pour
+le faste, ces misérables ambitions des âmes communes... ah! loin de
+redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous
+faudra le solliciter peut-être un jour pour l'arracher aux douceurs
+de sa studieuse retraite...</p>
+
+<p>«Mais entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je
+m'aperçois trop tard que le public immense qui nous entoure est
+impatient de vous entendre. Et vous aussi, vous aurez à me reprocher
+de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit
+de vous parler au nom de la France <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> entière, et la douceur de
+vous parler encore au nom d'une ancienne amitié<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>...»</p>
+
+<p class="p2">Dans ce discours, qui est beaucoup plus long, mais dont j'ai rapporté
+seulement les principaux traits, on retrouve M. de Talleyrand tout
+entier. C'est d'abord sa bonne grâce... son bon goût de politesse, de
+bonne compagnie, et puis la finesse la plus adroite dans la louange.
+Elle était excessive, et pourtant si bien donnée, que même un ennemi
+à découvert de Bonaparte ne pouvait s'en offenser... Avec bien plus
+de raison encore le Directoire, qui voulait couvrir de fleurs et
+de lauriers le précipice dans lequel il voulait faire tomber le
+héros, ne pouvait ouvertement s'en formaliser. Pour ce qui touchait
+Bonaparte, il devait être satisfait; rien ne pouvait lui être plus
+agréable que cette louange, presque arrachée à un homme comme M.
+de Talleyrand... Ce discours m'a toujours paru un chef-d'&oelig;uvre
+d'habileté et de talent, comme connaissance du monde et du c&oelig;ur
+humain, quelque esprit qu'on ait. Ce n'est pas un esprit spécial
+qui flattait Bonaparte en cette circonstance, c'était celui de
+M. de Talleyrand, c'était son esprit fin et moqueur, et pourtant
+gracieux... Pour qui connaissait l'envie et la terreur que Bonaparte
+inspirait aux Directeurs, <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> on ne peut s'empêcher de sourire
+en lisant le dernier paragraphe du discours de M. de Talleyrand.
+<i>L'ancienne amitié de Barras</i> pour Bonaparte, voilà un de ces mots
+qui font la fortune d'un homme qui aurait eu la sienne à faire comme
+homme d'esprit dans le monde; mais M. de Talleyrand n'en était pas
+là.&mdash;J'ai parlé plus haut du discours de M. de Barras, que je crois
+fait par M. de Talleyrand. Cette opinion était celle du général Junot
+et de bien d'autres personnes. M. de Talleyrand, à ce moment de notre
+révolution, avait un grand pouvoir sur les esprits inférieurs, que le
+sien régissait. Certes, je n'aime pas M. de Talleyrand, après tout le
+mal qu'il a fait à l'Empereur; mais que je ne lui reconnaisse pas une
+haute et notable supériorité, c'est ce dont je suis incapable...</p>
+
+<p>Tout dans une époque comme celle que je décris est une pièce pour
+l'histoire à venir... Cette fête donnée au <i>vainqueur-pacificateur</i>,
+comme chacun l'appelait, est un type qui raconte avec une vérité
+frappante ce qu'on ne sait pas et qu'on voudrait avoir vu; on
+croirait entendre la relation d'une fête donnée par Périclès ou
+par le sénat romain; on y verra en même temps le désir de rétablir
+l'ancienne étiquette: tout cela est matière à réflexion et sujet à
+de grandes et profondes pensées.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> Le 20 frimaire, <i>un décadi</i>, jour de fête dans le nouveau
+calendrier, se fit la réception de Bonaparte au Luxembourg. Pour
+cette réception, on avait fait faire des décorations comme pour jouer
+la comédie.</p>
+
+<p>Au fond de la grande cour, et contre le vestibule, s'élevait l'autel
+de la patrie surmonté des statues de l'Égalité, de la Liberté et
+de la Paix. Autour de l'autel on voyait plusieurs trophées formés
+des drapeaux conquis par l'armée d'Italie; derrière, et dans une
+partie supérieure, étaient placés cinq fauteuils destinés aux cinq
+directeurs; au-dessous étaient des siéges ordinaires pour les
+ministres; au bas de l'autel était le corps diplomatique; des deux
+côtés de l'autel étaient deux amphithéâtres très-grands et destinés
+aux autorités; à leur extrémité on voyait un faisceau de drapeaux
+provenant des différentes conquêtes faites par nos armées; au-dessus
+de l'amphithéâtre, et, dans la crainte du mauvais temps, on avait
+fait une tente immense, dans laquelle le jour était néanmoins
+toujours ménagé; autour de la cour on voyait une foule d'ornements,
+comme des couronnes de laurier appendues le long des murs; les
+fenêtres qui devaient servir de <i>loges</i> pour cette représentation
+étaient aussi toutes <i>pavoisées</i>; enfin, tout respirait un air de
+fête, et, malgré le froid, les curieux se disputaient les places;
+<span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, toutes les avenues
+du Luxembourg, étaient encombrées depuis le matin... À onze heures,
+les cinq membres du Directoire, en grand costume, avec leur chapeau
+à plumes, leur manteau brodé en arabesques grecques avec une forme
+moyen âge, ayant enfin le costume qu'on leur connaît, se réunirent
+chez Laréveillère-Lépaux, sur l'invitation de M. de Talleyrand (car
+il est à remarquer que ce fut lui qui les fit), les autorités civiles
+furent convoquées chez François de Neufchâteau; le général Bonaparte,
+entouré de ses aides de camp Junot, Marmont, Duroc, Sukolsky,
+Lavalette, etc., s'était rendu chez Laréveillère-Lépaux.</p>
+
+<p>À midi, le canon tira pour le départ du Directoire; il se mit en
+marche par les galeries pour se rendre dans la cour. Pendant sa
+route, le Conservatoire jouait les airs de la <i>Marseillaise</i>,
+du <i>Chant du Départ</i> et les jeunes élèves chantaient des hymnes
+républicains.</p>
+
+<p>Lorsque chacun fut placé, ce qui fut long et fort ennuyeux par le
+froid qu'il faisait, un terrible incident anima cruellement la
+scène... Le côté droit du palais n'avait pas été occupé depuis 93
+et demandait de grandes réparations, qui se faisaient alors. Des
+factionnaires avaient été placés aux échafaudages, à la demande de
+l'architecte, pour empêcher <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> les curieux de s'y placer; mais
+un homme de la maison, un employé dans les bureaux du Directoire,
+voulut, de l'intérieur, aller sur l'échafaudage, croyant qu'il
+supporterait bien un seul homme; la planche fit bascule, et le
+malheureux tomba de toute la hauteur du bâtiment dans la cour. Ce
+fut un affreux spectacle; mais dans l'attente de ce qu'on était venu
+voir, cette triste scène passa plus inaperçue.</p>
+
+<p>Lorsque tout le monde fut placé, un huissier envoyé par le président
+du Directoire, alla prévenir le général Bonaparte qu'on l'attendait;
+il était demeuré avec ses aides de camp, ainsi que le général Joubert
+et Andréossy, chez Laréveillère-Lépaux.</p>
+
+<p>Alors le Conservatoire joua une symphonie en manière de marche...
+elle était à peine au tiers, qu'un bruit éclatant, formé de plusieurs
+milliers de voix, frappe le ciel et couvre celui des instruments.</p>
+
+<p>C'est qu'on venait d'apercevoir le général Bonaparte sur l'estrade, à
+côté de l'autel de la patrie... Il était conduit par M. de Talleyrand
+et le ministre de la Guerre; pendant plusieurs minutes, les cris de:
+<i>Vive Bonaparte!.. Vive le pacificateur de l'Europe!... Vive à jamais
+Bonaparte!... Vive la République!</i></p>
+
+<p>Les femmes faisaient voler leurs mouchoirs parfumés, leurs
+ceintures, leurs écharpes... elles étaient <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> en délire devant
+cette jeune gloire, si modeste et si grande!... Tout à coup, un
+ch&oelig;ur de jeunes gens entonne l'hymne à la liberté... au premier
+son qui frappe l'oreille de cette foule exaltée, elle répond par le
+même chant, et plusieurs milliers de voix chantent religieusement le
+couplet commencé, tandis que le Directoire et toutes les autorités
+restent debout et découverts. Cette diversion tout imprévue fit un
+profond effet sur les spectateurs, qui, eux-mêmes, agissaient par
+un entraînement involontaire!... Oh! que Bonaparte était grand ce
+jour-là! plus grand que le 2 décembre 1804 dans l'église Notre-Dame.</p>
+
+<p>Lorsque le calme fut rétabli, le général Bonaparte, conduit par M.
+de Talleyrand, s'approcha de l'autel de la patrie, et y déposa le
+traité de Campo-Formio. Ce fut alors que M. de Talleyrand prononça le
+discours dont j'ai rapporté quelques passages... Ce n'était pas la
+première fois qu'il se trouvait devant l'autel de la patrie... il se
+rappelait la messe du Champ-de-Mars, le jour de la Fédération.</p>
+
+<p>Ce fut, après lui, au tour de Bonaparte à parler. Il ne fut ni
+long, ni ennuyeux, et son discours peut servir de modèle en ce
+genre<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>. Je ne le rapporte <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> point ici pour ne pas augmenter
+inutilement la matière.</p>
+
+<p>Mais une merveille de prolixité, ce fut la réponse de Barras; elle
+contenait au moins une feuille d'impression<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>: c'était à mourir.
+Cependant ce discours était mieux fait qu'à lui n'appartenait: aussi
+dit-on que c'était M. de Talleyrand qui avait fait le discours de
+Barras.</p>
+
+<p>En terminant, il se jeta de tout le poids de son corps, qui était
+assez volumineux, dans les bras du général Bonaparte, qui le reçut
+avec le calme qu'il eut toute sa vie. Cependant, ce calme faillit
+céder à l'attaque inattendue des quatre autres directeurs, qui
+fondirent sur lui et l'embrassèrent avec une <i>profonde émotion</i>,
+comme le disait François de Neufchâteau en le racontant le même soir.</p>
+
+<p>C'était ce qu'on appelait l'<i>accolade fraternelle</i>.</p>
+
+<p>Après que l'<i>émotion</i> fut passée, M. de Talleyrand prit Bonaparte
+par la main aussitôt qu'il fut <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> descendu de l'autel de la
+patrie, et le conduisit à un fauteuil qui lui avait été préparé en
+avant du corps diplomatique.</p>
+
+<p>C'est alors que le Conservatoire, qui probablement faisait ses
+études dans les fêtes nationales, entonna le chant du <i>Retour</i>, dont
+Chénier avait fait les paroles sur le modèle du chant <i>laconien</i>
+dont parle Barthélemy dans <i>Anacharsis</i>... les guerriers commencent,
+puis les vieillards, les bardes, le ch&oelig;ur, les jeunes filles, les
+guerriers, et puis un ch&oelig;ur qui termine le chant.</p>
+
+<p>Ce fut après ce chant que Joubert et Andréossy présentèrent le
+drapeau dont j'ai fait la description plus haut. Mais une maladie
+du temps, c'étaient les discours; tout le monde parlait, et parlait
+longtemps: c'était pour en mourir. Andréossy, Joubert et les
+directeurs, tout cela bavarda, le Conservatoire chanta, et enfin la
+séance fut levée.</p>
+
+<p>Ce moment fut encore bien doux pour le général Bonaparte; les mêmes
+cris d'enthousiasme le saluèrent à son départ comme à son arrivée: il
+était si aimé alors!... Lorsque le drapeau de l'armée d'Italie fut
+emporté pour être suspendu à la voûte de la salle des délibérations
+du Directoire, les mêmes acclamations suivirent le drapeau. Un
+officier supérieur le portait avec une vénération dont son <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span>
+visage révélait l'expression; elle était vraie et sentie, comme celle
+des assistants. Cette journée m'est présente comme si elle n'était
+qu'à une année de mon souvenir<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, qui voulait que les projets pour l'Orient reçussent
+leur exécution, pressait le départ avec une grande activité. Pendant
+ce temps il donnait des fêtes, en faisait donner au <i>pacificateur</i>,
+plus encore qu'au vainqueur, parce que les traités de paix regardent
+le ministre des Affaires étrangères, et que les drapeaux et les
+villes prises sont le domaine du ministre de la Guerre... M. de
+Talleyrand est peut-être l'homme le moins parleur que j'aie rencontré
+de ma vie; eh bien! la manie du discours l'avait atteint comme les
+autres: il avait la <i>parlotte</i> comme tous ceux qui avaient une place
+quelconque dans le Gouvernement, et il ne laissait à personne sa part
+de bavardage.</p>
+
+<p>Madame de Staël avait été parfaite pour M. de Talleyrand; mais le
+souvenir de ces services-là s'affaiblit d'autant mieux que le péril
+personnel est souvent à côté de la mémoire... M. de Talleyrand avait
+ensuite un autre motif, au moins aussi sérieux: l'amitié de madame
+de Staël était, comme <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> tout ce qu'elle éprouvait, ardente
+et passionnée... et alors inquiète et même jalouse. Les affections
+de M. de Talleyrand ne s'arrangeaient pas d'une inquisition aussi
+soutenue que celle exercée par madame de Staël. Pour dire la chose,
+il était amoureux de madame Grandt, et afin que personne n'en doutât,
+il venait de l'établir chez lui sous le prétexte <i>de la protéger</i>.
+Il n'avait pas fait ce pas pour écouter des remontrances; aussi
+celles de madame de Staël lui donnèrent-elles de l'humeur, et voilà
+tout. Il y eut alors des mouvements étranges dans la société de M.
+de Talleyrand. Une lettre<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a> insérée dans tous les journaux courut
+Paris, et fut, comme on le pense, commentée avec la charité que la
+société française apporte toujours dans ses jugements sur un de ses
+membres, malgré toute sa politesse et son urbanité.</p>
+
+<p>Cette lettre était de M. de Chauvelin; elle disait en termes
+très-clairs et précis qu'il ne savait pas pourquoi M. de Talleyrand
+prétendait avoir fait partie de la légation française en Angleterre
+en 1792. «M. de Talleyrand n'a eu avec la légation aucun rapport,
+du moins officiel, que j'aie connu, moi, son chef,» disait M. de
+Chauvelin <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> dans cette lettre, fort spirituelle et bien faite,
+comme M. de Chauvelin pouvait en faire une au reste. Mais cette sorte
+de <i>rejet</i>, pour ainsi dire, que M. de Talleyrand recevait de la main
+d'une personne dont l'autorité était grande en cette question, fit
+un effet très-mauvais dans le monde, surtout après et même pendant
+ces placards de Jorry. Un matin, une personne que je ne nommerai
+pas, mais qu'on connaît bien, alla chez M. de Talleyrand; il venait
+de se lever et se promenait dans l'équipage qu'on lui connaît, et
+de plus il avait à cette époque une grande aversion pour les robes
+de chambre. Le temps était beau, le printemps embaumait l'air, et
+la joie était dans tous les rayons d'un beau soleil qui dorait la
+verdure naissante des arbres du jardin. Malgré cette gaieté, qui
+aurait dû lui épanouir l'âme, M. de Talleyrand souriait peut-être,
+mais ne riait pas. Sa figure blême était impassible comme les masques
+de Venise très-bien faits. L'ami qui venait lui raconter les bruits
+qui l'inquiétaient lui dit vainement tout ce qu'il avait entendu,
+tout ce qu'il craignait; M. de Talleyrand ne disait rien. Tout à
+coup, interrompant sa toilette, il dit à l'ami consterné:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous avez lu les journaux, mon cher, vous y aurez vu
+l'annonce de l'arrivée de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> plusieurs personnages fort
+intéressants, et comme ils viennent du dehors, c'est à moi, au
+ministre des Affaires étrangères qu'ils sont adressés, conjointement
+avec celui de l'Intérieur... Ma foi! puisqu'ils aiment les discours
+dans ce pays-ci, ils ne seront pas servis selon leur goût cette fois,
+car si nous parlons, ils ne nous répondront pas.</p>
+
+<p>L'autre le regardait avec étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;De qui donc parlez-vous? lui demanda-t-il à la fin.</p>
+
+<p>&mdash;Des ours de Berne.</p>
+
+<p>&mdash;Les ours de Berne!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! sans doute, ces ours qu'on gardait dans les fossés de la
+ville. Ces ours, armes vivantes de Berne... ces ours qui avaient une
+liste civile... Eh bien! ils sont en route pour Paris. Le général
+Schawembourg a fait comme les généraux romains qui envoyaient à
+Rome les souverains vaincus, pour qu'ils parussent enchaînés après
+le char du vainqueur dans son ovation... Ma foi, ceux-ci pourraient
+fort bien le traîner, le char de triomphe!... qu'en dites-vous?... En
+attendant, on leur prépare une belle cage au Jardin des Plantes. Et
+voilà comment tout s'arrange: un prisonnier se sauve, un autre est
+élargi... En voilà deux qui arrivent.</p>
+
+<p>Il y avait une amertume et une ironie saillante <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> dans
+ces paroles accentuées avec une voix égale et douce et une figure
+impassible qui frappaient d'autant plus qu'on la sentait sans la
+voir, et que l'homme passé maître en cette manière pouvait nier qu'il
+se fût moqué de tout ce qu'il venait de nommer.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc de Sidney-Smith que vous voulez parler? lui demanda
+l'ami.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand fit un signe de tête...&mdash;Et l'autre, quel est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur d'Araujo.&mdash;Sa cour, au reste, a voulu lui faire oublier
+ses deux mois de captivité au Temple... Elle lui a envoyé deux
+cordons, celui d'Avis et celui du Christ, dont il n'était que
+commandeur.&mdash;Allons, encore un discours à prononcer pour le départ de
+celui-là.</p>
+
+<p>Il se leva et fit quelques pas lentement tout en boitant, repoussant
+avec humeur tout ce qui se présentait à lui. Il était évident que de
+même qu'il repoussait les chaises qu'il trouvait sous ses pas, il
+cherchait à éloigner les pensées qui venaient le troubler.</p>
+
+<p>Quelques habitués entrèrent dans le moment chez M. de Talleyrand
+pour leur visite du matin... Quelques-uns d'entre eux avaient l'air
+soucieux.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc, d'Herenaude<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>? dit le <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> ministre à un
+homme dont la physionomie fine révélait un esprit hors de la ligne
+commune, vous paraissez bien sombre ce matin.</p>
+
+<p>M. d'Herenaude s'inclina sans répondre... Il avait lu le <i>Moniteur</i>.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Avez-vous lu les journaux ce matin?</p>
+
+<p class="speakersc">M. D'HERENAUDE.</p>
+
+<p>Oui, citoyen ministre.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Quelles nouvelles?</p>
+
+<p class="speakersc">M. D'HERENAUDE.</p>
+
+<p>Mais...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Mais il y en a beaucoup... et pour tout le monde: l'arrivée des
+ours de Berne pour les badauds; la fuite de sir Sydney Smith<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>
+et la sortie <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> du Temple du chevalier Araujo<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a> pour les
+politiques, et la lettre de M. de Chauvelin pour mes ennemis... Vous
+voyez bien que chacun a son lot.</p>
+
+<p class="speakersc">M. D'HERENAUDE.</p>
+
+<p>Citoyen ministre, je n'ai pas lu tous les journaux.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE TALLEYRAND</span>, <span class="stage">prenant en main un long étui en galuchat
+vert.</span></p>
+
+<p>Tenez, messieurs, voici une chose nouvelle dont les journaux n'ont
+pas encore parlé; c'est une bonne fortune, car ils sont bien pressés.</p>
+
+<p>Il ouvrit l'étui et en sortit une canne faite d'un morceau d'écaille
+d'une seule pièce. Au sommet de la pomme, qui était en or, on voyait
+une aventurine d'une grande beauté entourée de petites couronnes en
+or. La beauté de l'écaille et de la pierre, le fini de l'ouvrage,
+rendaient ce morceau précieux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la canne du pape, dit M. de Talleyrand avec une assurance
+vraiment unique, en parlant <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> d'un pareil sujet. Le général
+Alexandre Berthier l'a envoyée à la République française comme un
+hommage.</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît que les arrestations continuent à Rome, et même
+activement, dit M........, celui qui était venu le premier.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE TALLEYRAND</span>, <span class="stage">avec un sourire forcé.</span></p>
+
+<p>Il paraît aussi que les cardinaux arrêtés ont eu une conduite tout
+à fait répréhensible. Le général Berthier est bon et juste, et il
+n'aurait pas fait un acte aussi sévère, si l'on n'eût pas excité sa
+colère. Le cardinal Antonelli et le cardinal Borgia en ont mal agi
+avec lui<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>.</p>
+
+<p>Mais, poursuivit M. de Talleyrand, tout en faisant mettre en ordre
+sa belle chevelure qu'alors il portait poudrée et très-parfumée,
+une autre nouvelle assez plaisante, c'est celle que je viens de
+recevoir... Tenez, lisez, d'Herenaude.</p>
+
+<p>C'était un décret par lequel la république de Gênes fondait une fête
+en l'honneur des <i>deux immortels</i> conducteurs de l'armée d'Italie:
+Bonaparte et Berthier!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Tout le monde se mit à rire. Cela avait l'air d'une de ces
+plaisanteries faites à plaisir.</p>
+
+<p>Au même instant on annonça le colonel Marmont. Il venait annoncer à
+M. de Talleyrand son mariage avec mademoiselle Perregaux; ce mariage
+était une grande faveur du sort pour lui. Mademoiselle Perregaux
+était charmante, spirituelle, jolie, gracieuse et fort riche. M. de
+Talleyrand félicita Marmont, et lui communiqua la nouvelle qui avait,
+le moment d'avant, excité le rire joyeux des assistants. Marmont la
+connaissait; mais il n'osa pas se livrer à sa pensée sur le ridicule
+de la chose devant des hommes qui n'étaient pas de sa <i>robe</i>, et il
+garda le silence.</p>
+
+<p>À peu de temps de là, M. de Talleyrand fut élu député par le
+département de Seine-et-Oise<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>. Je suis fâchée de n'avoir jamais
+entendu parler de M. de Talleyrand à la Chambre élective. La Chambre
+des Pairs n'est pas la même pour moi, pour le jugement que j'en
+voudrais porter.</p>
+
+<p>En attendant il <i>présentait</i>, <i>présentait</i> et discourait, que c'était
+une pitié pour ses amis de voir la fatigue qu'il en avait. Le prince
+Giustiniani arriva ici pour représenter la République romaine,
+en attendant que, quelques années plus tard, Napoléon <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span>
+la changeât en deux départements. Toute cette foule d'envoyés
+diplomatiques formait un nouveau salon à M. de Talleyrand, et plus,
+sans aucun doute, dans ses goûts que la société directoriale. Il est
+vrai qu'il y mêlait de tous les partis; mais l'habitude, plus forte
+que tout le reste, l'entraînait du côté des gens de bonne compagnie,
+et qui, par leur naissance et leur fortune, avaient plus de chance
+pour lui offrir des agréments. Au reste, on trouvait dès-lors chez M.
+de Talleyrand tous ceux qu'on pouvait exiger d'un homme. Bonaparte
+quitta Paris pour aller sur les côtes, puis il revint. La plus
+grande intimité semblait régner entre lui et M. de Talleyrand; ils
+se voyaient presque deux fois par jour, et cette intimité alarmait
+presque le Directoire, qui n'était pas, au reste, difficile à
+inquiéter.</p>
+
+<p>Un jour Bonaparte vint demander à déjeuner à M. de Talleyrand,
+accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp: Junot était
+l'un d'eux... Les affaires prenaient en France et en Europe une
+tournure presque effrayante: les lois étaient mortes, le danger était
+aux portes de Paris, les brigands inondaient les routes les plus
+fréquentées... Déjà l'effet de la paix n'était plus le même dans
+l'Europe... En abordant M. de Talleyrand, Bonaparte était triste;
+une nouvelle s'était répandue <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> le matin, et il venait savoir
+si elle était vraie.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Quelle nouvelle, mon cher général?</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Mais celle touchant Bernadotte et le drapeau tricolore.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Elle n'est que trop vraie. Nous ne l'avons encore que
+télégraphiquement et sans détails... Mais j'attends le courrier ce
+matin même...</p>
+
+<p>Il paraît que le drapeau tricolore a été indignement insulté...</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>En apprenant cette nouvelle j'ai été frappé au c&oelig;ur... Eh quoi!
+à peine l'encre qui a servi pour écrire le traité de paix de
+Campo-Formio est-elle séchée que déjà ils veulent que nous reprenions
+les armes!... Et qu'a fait Bernadotte?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Je l'ignore encore. Ce que je sais seulement, c'est l'événement.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> BONAPARTE.</p>
+
+<p>Je devais partir cette nuit; mais je retarderai mon départ jusqu'au
+moment où vous saurez le vrai de cette affaire.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Déjeunons; le courrier arrivera peut-être pendant que nous serons à
+table.</p>
+
+<p>Cela fut comme il l'avait dit; les dépêches de Bernadotte étaient
+terribles. L'insulte avait été des plus vives. Bernadotte écrivait
+que le 25 germinal, ayant arboré le drapeau tricolore au-dessus de
+la porte de son hôtel à Vienne, le peuple vint en foule devant cette
+maison, en commençant à invectiver le drapeau tricolore. Ce fut vers
+sept heures du soir que le rassemblement fut le plus fort; la police,
+au lieu de réprimer le scandale, ne se mêla de rien, au risque de
+voir se rallumer une guerre aussi terrible pour l'Autriche, que la
+dernière avait écrasée... Lorsque la foule comprit qu'elle avait
+permission de tout faire, elle fit des excès. Les vitres de l'hôtel
+de l'ambassade furent brisées, et une troupe de furieux entra même
+dans la maison; mais le <i>général-ambassadeur</i> savait mieux soutenir
+un siége qu'il ne pouvait conduire une négociation, et les premiers
+qui osèrent arriver <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> à lui furent reçus à coups de pistolet.
+Les furieux se retirèrent, mais après avoir brisé les voitures sous
+les remises. Une pareille histoire ne peut se comprendre. Le 26 au
+matin, Bernadotte avait quitté Vienne.</p>
+
+<p>«Bien! Bernadotte, s'écria Bonaparte en entendant cette dernière
+phrase, bien!... Grand Dieu, disait-il en joignant ses mains et
+se promenant à grands pas, quel indigne outrage! Et ce sont nos
+couleurs, ces couleurs devant lesquelles ils ont fui tant de fois,
+qu'ils osent insulter ainsi!... Ah! je ne forme plus qu'un v&oelig;u,
+c'est de conduire encore une fois le drapeau tricolore contre
+l'Autriche.»</p>
+
+<p>M. de Talleyrand était alors, du moins je le crois, à l'unisson de
+ces sentiments. Je pense que son c&oelig;ur était vrai lorsqu'il disait
+à Bonaparte d'une voix touchée:</p>
+
+<p>«Oui, vous savez aimer la patrie!</p>
+
+<p>&mdash;La France! s'écria Bonaparte... la France!.. Ah! jamais on ne saura
+à quel point j'aime la France!...»</p>
+
+<p>On obtint pour toute satisfaction que M. de Thugut quitterait
+le ministère, où il fut remplacé par le comte de Cobentzel, que
+Bonaparte avait connu à Leoben et à Udine.</p>
+
+<p>Bonaparte quitta Paris, non pas, comme les journaux <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span>
+l'annoncèrent, le 1<sup>er</sup> floréal, mais le 3 à minuit. Il prit congé
+du Directoire à trois heures; il dîna chez Barras, et alla avec lui
+voir jouer <i>Macbeth</i> par Talma, dont c'était alors le triomphe. Il se
+trouve beaucoup d'applications dans <i>Macbeth</i>, lorsqu'on parle de ses
+triomphes; aucune ne fut perdue; et Barras eut un moment certainement
+pénible, en voyant l'adoration dont le héros de la France était
+l'objet<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>...</p>
+
+<p>Bonaparte quitta Paris enveloppé d'un mystère tout à fait
+impénétrable. Il allait, disait-on, commander une immense expédition,
+et nul ne savait de quel côté il devait porter ses coups. Après son
+départ, M. de Talleyrand demeura encore au ministère; mais il était
+évident qu'il existait quelque doute sur lui, et que des soupçons
+commençaient à s'élever... Comme ce n'est pas son histoire politique
+que j'écris, il ne m'appartient pas de prononcer sur ce qui fut cause
+de sa sortie du ministère... Ainsi donc j'ignore si véritablement il
+a donné sa démission ou s'il a reçu son congé; mais je me bornerai à
+dire qu'il sortit du ministère des Affaires étrangères, où il n'était
+pas au moment du 18 brumaire, lorsque Bonaparte revint d'Égypte:
+<span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> c'était alors M. de Reinhard. Au reste, les hommes tels que
+M. d'Hauterive, M. Labenardière, ces hommes qui faisaient le travail
+le plus <i>ardu</i>, étaient toujours là; ils étaient impassibles et ne
+quittaient jamais l'hôtel des Affaires étrangères.</p>
+
+<p>Quoique M. de Talleyrand ne fût plus ministre, il n'en allait
+pas moins chez Barras, avec qui il demeura très-bien jusqu'au 18
+brumaire. Il allait fréquemment à Grosbois, recevait chez lui; mais,
+quoiqu'il eût une maison dont madame Grandt faisait les honneurs, il
+vit moins de monde lorsqu'il eut quitté le ministère, soit qu'il ne
+voulût pas éveiller l'ombrage du Directoire, soit que la chose fût
+plus de son goût. Il fit vers ce temps rentrer son frère Archambault,
+dont les enfants étaient demeurés en France. M. Archambault de
+Périgord, l'un des hommes les plus agréables de l'ancienne cour de
+France, était encore à cette époque un homme parfaitement bien, et
+tout à fait digne d'être à la tête de la mode, bien plus qu'une foule
+de jeunes gens ridicules qui se croyaient élégants parce qu'ils
+étaient absurdes.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand aimait donc madame Grandt avec une grande passion.
+C'était une femme d'une belle taille, mais <i>non gracieuse</i>: je me
+sers de ce mot, parce qu'il rend mieux ma pensée. Elle n'était
+pas <i>disgracieuse</i>, je le puis dire, et cependant elle <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span>
+n'était pas gracieuse non plus: elle était déjà fort grosse. Son nez
+retroussé aurait donné de la finesse à une autre qu'à elle, mais elle
+n'avait aucun mouvement dans le regard ni dans la bouche. Elle était
+massive dans ses mouvements comme dans sa pensée. Ses cheveux étaient
+d'une rare beauté et d'un blond ravissant. Mais si tout cela faisait
+une belle femme, ce n'était après tout qu'une belle statue, et elle
+n'était d'aucune ressource à M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>Lorsque Bonaparte revint à Paris et fit le 18 brumaire, il avait
+de M. de Talleyrand une haute opinion comme homme de talent. Le
+ministère des Affaires étrangères était alors aux mains de M. de
+Reinhard, et M. de Talleyrand était, non pas disgracié, mais hors
+des affaires. Je crois être sûre néanmoins qu'il fut très-influent
+pour le 18 brumaire. Il aimait Bonaparte alors, et rien n'a prouvé le
+contraire que l'affaire du duc d'Enghien...</p>
+
+<p>Ce fut surtout lorsque M. de Talleyrand fut ministre des Affaires
+étrangères sous le Consulat, qu'il eut ce qu'on appelle <i>un salon</i>;
+et pourtant, chose étrange, madame Grandt logeait chez lui rue
+d'Anjou et faisait les honneurs de la maison; ils n'étaient pas même
+mariés à la municipalité alors... Ceci est un fait à consigner dans
+l'histoire du temps...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> La société intime, le fond du salon de M. de Talleyrand à
+cette époque, se composait des personnes suivantes:</p>
+
+<p>D'abord sa famille, qui était nombreuse: son frère Archambault de
+Périgord et ses enfants, son fils aîné Louis, qui depuis mourut à
+Berlin, jeune homme de la plus brillante espérance, et sa fille
+Mélanie, maintenant duchesse de Poix<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>; et puis le second frère
+de M. de Talleyrand, Bozon de Périgord et sa femme: leur fille
+(aujourd'hui duchesse d'Esclignac) était alors trop enfant pour
+compter parmi ce qui tenait place chez son oncle autrement que
+comme une bien jolie enfant, annonçant la femme charmante que nous
+voyons depuis. Je ne parle que des frères de M. de Talleyrand; car
+aussitôt qu'il fut bien reconnu que le nouveau gouvernement lui
+était favorable, tous ceux qui lui tenaient rancune devinrent moins
+rigoureux pour lui et commencèrent à oublier la Fédération, ce qui
+fit que la liste en est longue. Je parle ensuite du salon ordinaire,
+agréable et causant de M. de Talleyrand.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand n'aimait pas la causerie organisée, comme souvent
+cela était chez madame de <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Staël; il est même assez
+silencieux habituellement, et je l'ai vu quelquefois demeurer trois
+et quatre heures ne parlant que pour nommer les cartes au whist.</p>
+
+<p>Les hommes de son intimité étaient aussi de cette humeur assez
+silencieuse, excepté cependant M. de Sainte-Foix, aimable conteur
+lorsqu'une fois il avait la parole, et l'un des hommes les
+plus spirituels de son temps: parmi les autres, c'était M. de
+Montrond, dont j'ai parlé dans le volume précédent; c'était M. de
+Choiseul-Gouffier<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>, homme du monde et savant tout à la fois,
+sachant <i>dire</i> avec tout le charme qu'on peut attendre d'une femme
+dans une histoire <i>racontée</i>, et tout le sérieux pourtant d'un homme
+comme lui, dans la peinture des m&oelig;urs d'un empire qui s'écroule
+par la chute visible de l'une des assises du monument. Que de fois
+je me suis oubliée l'écoutant encore à deux heures du matin, et
+regrettant que madame Grandt nous répétât qu'elle <i>avait mal à la
+tête</i>!</p>
+
+<p>M. de La Vaupalière était aussi de la société intime de M. de
+Talleyrand. Sans être sur la ligne des hommes avec lesquels il vivait
+habituellement, M. de La Vaupalière était un homme du monde <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span>
+aimable et doux à vivre. Ami de M. de Vaudreuil<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>, il avait toute
+l'élégance ancienne, tout ce charme de politesse qui fait tant aimer
+la société française, en raison de cette urbanité qui est un de nos
+charmes puissants de tradition sur lesquels nous vivons encore; et
+puis il était parfaitement bon.</p>
+
+<p>M. de Narbonne (le comte Louis) était encore un ami très-cher de
+M. de Talleyrand; il passait presque sa vie chez lui dans cette
+première époque du ministère de M. de Talleyrand... Je n'ai rien de
+nouveau à en dire. J'ai formulé mon opinion sur M. de Narbonne avec
+une profonde conviction de tout ce qu'il possédait de parfait par
+le c&oelig;ur et par l'esprit. Mes regrets accompagneront son nom, et
+sa mémoire me sera toujours aussi chère et sacrée que celle de mon
+père... M. de Narbonne contribuait donc grandement à ce plaisir qu'on
+trouvait chez M. de Talleyrand, comme société intime. M. le prince
+de Nassau y venait aussi assidûment... M. d'Herenaude, lorsque ses
+occupations le lui permettaient, venait également à la petite maison
+de la rue d'Anjou, car cette fois M. de Talleyrand n'avait pas été
+reprendre le grand hôtel <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> Gallifet. J'ai toujours pensé que
+madame Grandt en était le motif. Comment, en effet, conduire madame
+Grandt dans les salons d'un ministère, et d'un ministère comme celui
+des Affaires étrangères encore!</p>
+
+<p>Les femmes étaient madame et mademoiselle de Coigny... et (chose
+étrange!) beaucoup de nous autres jeunes mariées qui ne savions
+pas ce que nous faisions, et que nos maris conduisaient chez M. de
+Talleyrand, dont quelques-uns savaient apprécier l'esprit. De ce
+nombre était M. d'Abrantès; il aimait beaucoup M. de Talleyrand,
+et fut charmé quand il me trouva moi-même toute ravie d'aller avec
+lui. M. de Talleyrand venait chez ma mère, rarement à la vérité,
+parce que ma mère, très-exagérée dans son opinion royaliste, et
+ne voyant souvent que des personnes de cette même opinion, entre
+autres le prince et la princesse de Chalais, cousins-germains de M.
+de Talleyrand, mais ne l'aimant pas, il ne cherchait pas une maison
+où cependant il était apprécié, mais par la maîtresse de la maison
+seulement. Il suivait de là que ma mère ignorait complétement que
+M. de Talleyrand logeât chez madame Grandt, ou madame Grandt chez
+M. de Talleyrand... Nous étions plusieurs dans le même cas; Duroc
+y conduisait aussi sa femme, ainsi que <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> plusieurs de ses
+camarades, comme Savary, Lauriston, etc...</p>
+
+<p>Cette petite maison de la rue d'Anjou était fort jolie... Il y avait
+un salon fort grand, voilà tout; plus tard, il y eut une galerie en
+manière de serre chaude qui agrandit le local.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand jouait beaucoup, soit au whist, soit au creps; il
+jouait toujours... On soupait chez lui, quoiqu'il ne soupât pas...
+mais il avait <i>réinstitué</i> cette ancienne coutume, si favorable
+au charme de la causerie. Madame Grandt aimait ensuite le souper
+pour lui-même, et M. de Talleyrand la trouva très-docile pour cette
+coutume; Brillat-Savarin aurait fait un <i>Aphorisme</i><a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a> sur les
+soupers de madame Grandt, plus tard madame de Talleyrand, pour peu
+qu'elle le lui eût demandé.</p>
+
+<p>Un homme remarquable de l'époque allait aussi chez M. de Talleyrand,
+c'était Brillat-Savarin; il y avait son rival également, que M.
+de Talleyrand aimait assez aussi: c'était M. de La Reynière, que
+personne n'aimait; mais M. de La Reynière n'était qu'un élève à côté
+de Brillat-Savarin; et puis, le premier est un cynique méchant
+et atrabilaire, tandis <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> que Brillat-Savarin est toujours
+prêt à couronner sa coupe de roses et de jasmin... Il mange pour
+vivre, lui; mais comme il veut bien vivre, il fait de cette action
+très-importante l'objet d'une attention spéciale. Après avoir lu
+l'<i>Almanach des Gourmands</i>, je n'avais plus faim... Après avoir lu
+Brillat-Savarin, je demandais mon dîner.</p>
+
+<p>Le seul reproche que je lui fasse, à Brillat-Savarin, c'est de
+ne pas assez s'occuper du <i>contenant</i>, tout en disant merveille
+du <i>contenu</i>. C'est peut-être une réflexion de femme que je fais
+là; mais il me semble que rien n'est plus nécessaire au bien-être
+confortable d'un bon dîner que des cristaux, une belle argenterie, de
+belles porcelaines, du linge de Flandre ou de Saxe, et enfin de tout
+ce luxe qui peut entourer aujourd'hui un objet qu'on veut orner...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand prit, dans les premières années du Consulat, une
+petite campagne à Auteuil près de la <i>Tuilerie</i>, maison appartenant
+alors à madame de Vaudé. Cette maison d'Auteuil était fort petite
+et ne contenait quelquefois qu'à grand'peine les convives de M. de
+Talleyrand; car on venait lui demander à dîner sans qu'il attendît,
+et cela le charmait. Madame de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame
+et mademoiselle de Coigny, le général Sébastiani, le général Junot,
+<span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> M. de Montrond, M. de Sainte-Foix, M. de La Vaupalière,
+M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Nassau (après la paix de
+Lunéville), le bailli de Ferrette, et puis un autre original qu'on
+trouvait partout, qui était reçu partout et ne tenait à rien, si
+ce n'est au prince primat, qui ne le connaissait pas, le comte de
+Grandcourt; et puis quelques membres du Corps diplomatique plus
+familiers dans la maison que les autres.</p>
+
+<p>Quoique cette campagne fût si près de Paris, qu'elle pouvait, en
+vérité, passer pour une petite maison du faubourg, la vie y devenait
+à l'instant même plus commode et plus facile... M. de Talleyrand
+causait davantage... Il jouait au billard après et avant le dîner; il
+y avait un mouvement enfin que madame Grandt ne pouvait pas, comme
+cela lui arrivait à Paris, transformer en un état passif... et faire
+d'une troupe de gens ayant volonté d'agir et de penser, un cercle
+imitant un serpent qui se mord la queue... un cercle éternel d'où
+vous ne pouvez sortir. J'ai éprouvé cet effet presque magnétique
+plusieurs fois dans la rue d'Anjou...</p>
+
+<p>Les bonnes journées d'Auteuil étaient celles où l'on arrivait à trois
+heures... on se promenait ou dans le bois, ou dans le jardin. Si
+M. de Talleyrand ne travaillait pas avec le premier Consul et que
+ses convives <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> lui fussent agréables, il les venait trouver,
+et alors il était charmant; on dînait fort bien, car sa maison
+était bien tenue... On jouait au billard, ou bien au creps, ou à un
+autre jeu que l'une de ces dames aurait indiqué. Madame de Balby,
+lorsqu'après elle fut de retour, aurait remué le cornet jusqu'au
+jour. Je n'ai jamais connu personne aimant le jeu comme madame de
+Balby. Je parlerai plus tard d'elle en parlant de madame la duchesse
+de Luynes.</p>
+
+<p>Dans le courant de la soirée, M. de Talleyrand travaillait une ou
+deux heures, lorsqu'il n'allait pas à la Malmaison ou bien aux
+Tuileries, et puis, revenant dans le salon, il allait à la table
+de jeu, faisait quelques coups de creps, ou bien, s'il avait plus
+de temps, un ou deux robbers de whist. Il s'arrêtait ensuite à une
+grande table ronde, sur laquelle il faisait mettre de grands volumes
+de gravures anglaises, dont il avait déjà, à cette époque, une des
+plus magnifiques collections connues; il faisait placer sur cette
+table de grandes gravures et des voyages pour sa nièce et pour moi.
+Sa nièce n'était pas encore mariée; je l'étais depuis seulement six
+mois.</p>
+
+<p>J'aimais beaucoup M. de Talleyrand alors; M. d'Abrantès, qui l'aimait
+beaucoup aussi, avait surtout pour lui un attachement fondé sur
+de la reconnaissance, <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> car nous croyions tous qu'il aimait
+Napoléon.</p>
+
+<p>Lors de la signature de la paix de Lunéville, dont Joseph fut
+chargé, Paris fut extrêmement brillant, et le ministre des Affaires
+étrangères se trouva nécessairement placé de manière à recevoir tout
+ce qui affluait à Paris de plus considérable, soit de la Russie, soit
+de la Prusse, de l'Autriche, etc., enfin de toute l'Allemagne comme
+de tout le Midi.</p>
+
+<p>Je n'ai jamais pu savoir si M. de Talleyrand avait été pour quelque
+chose dans la résolution que prit Bonaparte d'éloigner Sieyès
+du gouvernement; ce que je sais, c'est qu'il ne l'aimait ni ne
+l'estimait même comme homme de talent... et que ses mauvaises
+plaisanteries sur Sieyès ont pu donner à Bonaparte une opinion tout
+opposée à ce qu'il avait d'abord voulu faire. Sieyès était, au fait,
+un homme fort léger; il avait le goût des choses étroites et cachées;
+sa manière d'opérer était misérable, avec toute cette réputation
+gigantesque qui ne fut au fait jamais prouvée par rien. Mirabeau
+avait déjà jugé Sieyès, et ce qui est survenu n'a pas donné lieu de
+ne le pas croire.</p>
+
+<p>&mdash;Je le tuerai par le silence, avait dit Mirabeau... J'en dirai tant
+de bien qu'il n'osera jamais parler.</p>
+
+<p>Ce qui arriva.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> Mais le résultat du mot fut singulier; Sieyès, renvoyé
+au dedans de lui-même, prit en effet le parti du silence, et ne
+fit à ses admirateurs l'honneur de leur parler que dans de rares
+circonstances; ce qui fit dire à ses partisans que Sieyès était
+un homme <i>profond</i>. Le mot ayant été dit un jour devant M. de
+Talleyrand, il répondit:</p>
+
+<p>«Profond!... c'est creux que vous voulez dire.»</p>
+
+<p>Le mot était vif. On le reporta à Sieyès. Il fut furieux, et ne le
+pardonna ni ne l'oublia. Il avait de l'esprit, s'il n'avait pas de
+talent; il employa le sien à tourner M. de Talleyrand le plus qu'il
+le pouvait en ridicule. Le fameux mot qu'on a prêté à un autre est de
+lui, sur le portrait de M. de Talleyrand par Gérard.</p>
+
+<p>«Il ressemble à une vieille femme qui vient d'ôter son rouge et ses
+mouches.»</p>
+
+<p>Et il y a aussi quelque vérité là-dedans.</p>
+
+<p>Au moment du traité de Lunéville, Sieyès ne tarissait pas sur ce
+ministre des Affaires étrangères, qu'on ne chargeait pas de faire les
+traités de paix, et cent gentillesses du même goût. Elles devinrent
+tellement vives, au reste, que le premier Consul se fâcha, et fit
+dire à Sieyès de se taire. Je ne sais si M. de Talleyrand l'a jamais
+su, mais je suis certaine du fait.</p>
+
+<p>Au reste, longtemps avant Lunéville, M. de <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> Talleyrand
+avait fait des ouvertures au cabinet de Saint-James, et deux ans
+après ce fut encore Joseph qui eut les honneurs du traité d'Amiens.
+Il avait les épines, l'autre avait les roses de l'affaire; c'est là
+qu'il avait changé de rôle et qu'il tirait les marrons du feu pour
+qu'un autre les croquât. Ce fait a peut-être profondément blessé M.
+de Talleyrand; et Bonaparte, qui souvent frappait en aveugle, l'a
+peut-être un peu mis en oubli. Il avait trouvé un avantage immense
+dans M. de Talleyrand, un républicain grand seigneur, autant que le
+nom, la vaillance et les manières peuvent en faire un. C'était même
+une déférence pour les cours étrangères que de leur donner cet homme
+pour traiter avec elles.</p>
+
+<p>Cependant Bonaparte aimait M. de Talleyrand; partout il lui donnait
+des preuves de faveur, et pour qu'il en donnât, il fallait qu'il
+aimât les gens. Le jour où ma mère donna un bal où fut le premier
+Consul, Bonaparte ne causa qu'avec ma mère et M. de Talleyrand; sa
+conversation avec celui-ci dura depuis minuit jusqu'à une heure et
+demie du matin.</p>
+
+<p>J'ai parlé de l'intérieur de la maison de M. de Talleyrand, présidé
+par madame Grandt... je dois dire aussi que lorsque M. de Talleyrand
+donnait de grands dîners, de quatre-vingts ou cent couverts,
+<span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> des réunions diplomatiques, alors il invitait à l'hôtel
+Gallifet, au ministère. Mais on conçoit que ce n'était qu'un camp
+volant et peu agréable pour la causerie. Aussi, qui aurait vu M. de
+Talleyrand dans cette grande représentation n'aurait pas reconnu
+l'homme qui plus tard, chez lui, causait dans l'intimité la plus
+gracieuse avec ces mêmes hommes qui se trouvaient autour de la table
+ministérielle.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand ne garda pas longtemps la petite maison d'Auteuil;
+il prit Neuilly, qui, aujourd'hui, appartient à Louis-Philippe. Il
+en fit un but de distraction; et là encore, on retrouva toujours,
+et seulement à cette époque, un lieu propre à la société et à la
+conversation.</p>
+
+<p>Amoureux de madame Grandt, comme certes il ne le fut pas quelques
+années plus tard, M. de Talleyrand montra dans le même temps une
+extrême ingratitude à madame de Staël. Le premier Consul ayant
+manifesté son opinion sur son salon à très-haute voix, on le déserta,
+et M. de Talleyrand, oubliant tout ce qu'il lui devait, cessa de la
+voir; c'est elle-même qui le dit, et avec une vive peine<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> Un homme de beaucoup d'esprit de ses amis, à qui je parlai
+de cette conduite, parce que j'aimais M. de Talleyrand alors, ayant
+été habituée à l'entendre louer depuis mon enfance sous des rapports
+de sociabilité, qui étaient les seuls par lesquels il tenait à ma
+mère, après les liens de famille qui venaient de son oncle le comte
+de Périgord, ami le plus intime de ma mère; cet ami, dis-je, me
+regarda avec une sorte de colère lorsque je lui parlai de M. de
+Talleyrand et de madame de Staël.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, me dit cet homme, comment allez-vous demander de ces
+niaiseries-là à un homme qui vient de faire ce que j'ai lu ce matin?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Un chef-d'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais encore?</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier un tel ouvrage; un
+beau juge qu'une femme de <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> dix-huit ans pour connaître et
+décider d'un rapport profond, comme Montesquieu et Burke!</p>
+
+<p>&mdash;Merci du compliment; mais si vous croyez que je me connaîtrais
+mieux à décider d'une toilette de bal, ce qui, au fait, est
+assez vrai, sans doute, dites-moi du moins le nom de ce beau
+chef-d'&oelig;uvre de M. de Talleyrand, car vous savez bien que je
+l'aime beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... en effet! belle preuve d'amitié, vraiment, de vouloir
+le faire aller écouter les rêveries d'une femme folle en matière
+politique, comme presque en tout autre objet... Qu'elle file, comme
+dit le premier Consul, ou qu'elle parle chiffons.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne lui réussirait pas mieux avec nous autres femmes, car elle
+y entend moins encore qu'à parler politique... Ah çà! vous ne voulez
+donc pas me dire ce nom?</p>
+
+<p>&mdash;C'est le Rapport sur l'état de la diplomatie en France dans ce
+moment; c'est admirable.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, je l'ai lu et je l'ai trouvé ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez lu?... quelle bonne plaisanterie! et comment
+l'avez-vous eu entre les mains?... il n'est pas public.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous importe? je l'ai lu.</p>
+
+<p>L'homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, avait le
+défaut de ne pas laisser passer <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> les petites choses, et d'en
+faire de grandes affaires aussitôt qu'il le pouvait... Le voilà
+tourmenté à l'excès, parce que j'avais lu ce rapport qui, au fait,
+est une admirable chose. M. de Talleyrand n'est certes pas un homme
+ordinaire, et je ne l'ai jamais ni <i>dit</i>, ni <i>pensé</i>.</p>
+
+<p>Je suis équitable en tout, et précisément parce que je suis
+aujourd'hui éloignée de M. de Talleyrand pour des motifs relatifs à
+l'Empereur, je dois être juste pour lui à une époque où il mérite des
+louanges. Voici quelques passages de ce morceau qui sont l'expression
+d'une haute et belle pensée:</p>
+
+<p>«...... Tous les emplois de la République demandent un patriotisme
+éprouvé; l'esprit et l'honneur de tous les états qui tiennent
+au service public supposent cette qualité générale. Elle est le
+caractère commun, et ne saurait être le caractère distinctif d'aucun
+état.</p>
+
+<p>«...... Il y a deux classes de qualités qui entrent dans la
+composition de l'esprit et de l'honneur de la profession qui fait
+l'objet de cet article<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>: <i>Les qualités de l'âme</i>, et celles de
+l'esprit.</p>
+
+<p>«..... Dans la première classe sont: 1<sup>o</sup> la circonspection; 2<sup>o</sup> la
+discrétion; 3<sup>o</sup> un désintéressement à toute épreuve; 4<sup>o</sup> et enfin
+une certaine élévation <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> de sentiments qui fait qu'on sent
+tout ce qu'il y a de grand dans la fonction de représenter sa nation
+au dehors, et de veiller au dedans à la conservation de ses intérêts
+politiques.»</p>
+
+<p>Je me borne à parler seulement de ce que dit M. de Talleyrand sur
+<i>les qualités de l'âme</i> exigées pour la diplomatie. Elles sont toutes
+honorables; mais aussitôt que le mot <i>âme</i> avait frappé mes yeux,
+je m'étais attendue, je l'avoue, à tout autre chose. Il y aurait
+eu peut-être plus d'adresse à parler de la volonté d'épargner les
+hommes, d'empêcher la guerre, et de donner plus d'extension au mot
+qui, du reste, est honorablement traité dans cet article.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dis-je à l'ami de M. de Talleyrand, ai-je lu le rapport?
+puisque je vous en cite des passages, vous n'en doutez pas, j'espère?</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela qui m'étonne.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, pour l'ami d'un diplomate, vous n'êtes pas très-fin;
+comment, vous ne comprenez pas que ce rapport était sur le bureau de
+mon mari, et que je l'ai trouvé en furetant pour en chercher d'autres.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! de la jalousie!.. vous cherchiez quelques lettres de femmes?</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne vous regarde pas.</p>
+
+<p>Lorsque Joseph fut à Lunéville, il imagina (dit-on) <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> de
+gagner une somme très-forte à la Bourse en faisant acheter des
+rentes, pensant avec raison que la nouvelle de la paix les ferait
+monter. Il y eut, à ce qu'il paraît, une erreur, et Joseph, à ce que
+dit le bruit public, perdit une somme très-forte. Bonaparte, qui
+n'était pas riche, ne pouvait aider son frère, et cela le désolait;
+M. de Talleyrand arriva dans son cabinet, aux Tuileries, précisément
+au moment où il avait le plus d'humeur de cette affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Comment faire? disait-il en se promenant à grands pas, comment
+faire?...</p>
+
+<p>Il exposa la chose à M. de Talleyrand, qui, au reste, la connaissait
+au moins aussi bien que lui. En écoutant Bonaparte, M. de Talleyrand
+fit quelques mouvements pour ramener son équilibre, que son pied-bot
+dérangeait toujours, quand cela lui était utile; quant à celui de la
+physionomie, il ne s'altérait jamais...</p>
+
+<p>&mdash;Eh quoi! dit-il après avoir entendu, ce n'est que cela?... mais ce
+n'est rien du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment!... Vous m'étonnez.</p>
+
+<p>&mdash;La chose est simple... Faites monter la rente.</p>
+
+<p>&mdash;Mais l'argent!</p>
+
+<p>&mdash;C'est la chose la plus facile du monde. Faites déposer au
+Mont-de-Piété ou bien à la Caisse d'amortissement, <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> vous
+aurez de l'argent pour faire lever la rente... Elle remontera, Joseph
+vendra, et non-seulement il rentrera dans ses fonds, mais il gagnera.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ce qui m'inquiète ni même ce que je veux, répondit
+Bonaparte... qu'il sorte de ce guêpier, et je suis trop heureux et
+lui aussi.</p>
+
+<p>On suivit, dit-on, le conseil de M. de Talleyrand, et la chose eut
+une pleine réussite.</p>
+
+<p>Mais en parlant de lui, de ses conversations, de ses mots jetés comme
+au hasard et pourtant toujours dits avec intention, il faudrait
+pouvoir rendre cette figure blême et immobile, aux traits encore
+agréables à cette époque, mais sans la plus légère étincelle de la
+vie du c&oelig;ur ou même de cette vie intellectuelle pour laquelle cet
+homme semblait fait; il faudrait pouvoir donner cette ressemblance,
+vraiment nécessaire pour juger de l'effet que produisait une
+conversation avec M. de Talleyrand sur des sujets graves; il faut que
+le lecteur puisse se former une idée de l'immobilité des muscles du
+visage de M. de Talleyrand, de son aisance de grand seigneur malgré
+son immobilité. Ajoutez à l'idée que vous pouvez vous faire de M. de
+Talleyrand l'esprit prodigieux de cet homme, et vous aurez un aperçu
+de ce qu'il était en présence de Bonaparte, lorsque celui-ci, déjà
+<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> colosse de gloire, aspirait encore à une place plus élevée.</p>
+
+<p>Les Bourbons de Parme et d'Espagne arrivèrent à Paris sous la figure
+et le nom de <i>roi et reine d'Étrurie</i>. On avait de tous côtés les
+yeux ouverts pour connaître quelle pensée était celle du premier
+Consul relativement à eux. Elle fut bientôt connue, parce que le
+jeune prince était trop imbécile pour aider à donner le change dans
+une mascarade comme celle-là.&mdash;Il était stupide.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand leur donna une fête ravissante dans sa maison de
+campagne de Neuilly. Rien de plus charmant que son ordonnance. Il est
+vrai de dire que la nature en faisait la moitié des frais; on était
+au printemps et même déjà dans l'été, et le temps était admirable. M.
+de Talleyrand mit dans l'ordonnance de sa fête toute la coquetterie
+que la gravité diplomatique n'eût peut-être pas osée en Autriche, à
+cette époque, ou dans d'autres royaumes.&mdash;Un improvisateur italien de
+beaucoup de talent, nommé <i>Gianni</i>, improvisa une ode assez longue,
+et ravit le pauvre roi, qui, parlant mal le français, était heureux
+comme un écolier en congé lorsqu'il pouvait parler italien. Aussi
+avait-il éprouvé un moment de désappointement lorsqu'il entendit
+le premier Consul répondre en <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> français à son compliment
+italien. Le pauvre petit roi demeura stupéfait.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ma, in somma, siete Italiano siete</i> <span class="smcap">NOSTRO</span>.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis Français, répondit sèchement Bonaparte en lui tournant le
+dos.&mdash;Et il se mit à caresser le prince royal, qui avait trois ans,
+et qui était bien le plus laid magot royal ou roturier que j'aie
+jamais vu.</p>
+
+<p>Toutes les galanteries furent prodiguées à ses hôtes par M. de
+Talleyrand. La façade du château représentait celle du palais Pitti,
+formée avec des lampions, et le feu d'artifice rappela la même
+intention. Le souper fut servi dans l'orangerie; il fut arrangé avec
+une adresse d'élégance remarquable: on mit des tables autour des
+orangers en fleur, qui de cette manière servaient de surtout; à leurs
+branches étaient suspendues des corbeilles remplies de fruits glacés,
+et de tout ce qui peut être fait en ce genre de plus parfait<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>.
+Cette fête, au fait, était la <i>seule</i> qui, depuis la Révolution, pût
+à bon droit exiger le nom de fête; chacun en revint enchanté, et
+M. de Talleyrand fut gracieux, <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> poli, tout en ne souriant
+jamais, et en étant si égal en apparence pour tous, qu'il le fallait
+bien connaître pour savoir qu'il <i>voulait</i> être poli plus avec vous
+qu'avec tout autre.</p>
+
+<p>Quoique son titre d'évêque fût un peu oublié, on parla beaucoup du
+bref du pape qui, disait-on, l'avait sécularisé. Je ne l'ai jamais
+cru alors, parce que M. de Talleyrand aurait épousé madame Grandt, et
+ne lui aurait pas laissé porter ce nom de Grandt à la face d'Israël
+scandalisé. Ce bref aurait été expliqué à son avantage.</p>
+
+<p>J'ai omis en son temps de parler d'une chose très-remarquable; mais
+ce livre, tout formé de souvenirs, laisse la possibilité de revenir
+sur le passé: j'en profite pour parler du Concordat.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, bien qu'évêque constitutionnel, bien qu'il eût
+ainsi contribué à l'apostasie, du moins en partie, du clergé noble
+français, M. de Talleyrand ne fut jamais opposé au retour de la
+religion en France; mais il y aurait eu trop de choses <i>heurtées</i>
+dans les rapports qui devaient exister entre les agents du saint Père
+et M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque constitutionnel d'Autun,
+quoique ces agents du Pape fussent des hommes d'une haute portée et
+avec des vues grandes et larges; et Bonaparte connaissait mieux que
+personne les nuances à observer en pareilles <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> circonstances.
+Il nomma donc pour les plénipotentiaires de la République son frère
+Joseph, le conseiller d'état Cretet, et un abbé bon militaire, bon
+frère d'armes, appelé l'abbé Bernier, qui, ainsi que l'archevêque
+Turpin, tuait d'une main et baptisait de l'autre.</p>
+
+<p>Les agents du Pape étaient le cardinal Consalvi, le cardinal Caprara
+et monseigneur Spina, qui plus tard fut archevêque de Gênes et
+cardinal. Tous trois étaient des hommes habiles, mais Consalvi était
+le premier des trois.</p>
+
+<p>Cette négociation amena le Concordat, qui fut proclamé solennellement
+l'année suivante au printemps et converti en loi de l'État... Il y
+eut un <i>Te Deum</i> chanté à Notre-Dame, et le premier Consul voulut que
+la plus grande pompe entourât cette cérémonie.</p>
+
+<p>Comme cette circonstance tient positivement à l'état de la société
+en France à cette époque, bien que la chose ne concerne pas
+immédiatement M. de Talleyrand, elle doit trouver ici sa place.</p>
+
+<p>Le premier Consul <i>voulait</i> de la pompe et de la magnificence; mais
+<i>vouloir</i> n'est pas <i>pouvoir</i>, et Paris tout entier le prouva ce
+jour-là.</p>
+
+<p>On ne savait pas ce que voulait dire encore le mot <i>magnificence</i>
+à cette époque; on croyait être fort magnifique lorsqu'on était
+habillé un peu plus <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> que de coutume, et qu'on avait derrière
+sa voiture un seul domestique avec un petit galon pour indiquer la
+livrée. Et alors madame Murat, madame Marmont, moi, madame Savary,
+madame Duroc qui avait la livrée du premier Consul, toutes ces dames,
+excepté madame Bonaparte, n'avaient qu'un domestique. Quant à leur
+toilette, c'était une élégante toilette du matin, et voilà tout.
+Je me rappelle que madame Murat se moqua de moi parce que j'avais
+une robe de dentelle noire, costume que j'avais choisi comme plus
+convenable pour une grande cérémonie religieuse. Toutes les femmes de
+la <i>cour</i> consulaire avaient fait le cortége de madame Bonaparte et
+se tenaient avec elle dans le jubé de Notre-Dame, qui existait encore
+à cette époque; il y avait même de bien belles sculptures en bois sur
+ce jubé; il fut détruit peu de temps après.</p>
+
+<p>Tout ce qui était militaire reçut fort mal le Concordat. L'armée
+était républicaine, elle avait des sentiments tout répulsifs à ce
+changement. Lorsque Augereau sut qu'on allait à Notre-Dame pour
+entendre la messe, il voulut descendre de voiture avec Lannes. On fut
+aussitôt le dire à Bonaparte, qui leur envoya <i>l'ordre</i> de rester et
+de l'accompagner. Ils allèrent donc à Notre-Dame; mais peut-être
+eût-il été plus convenable qu'ils n'y <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> fussent pas. Augereau
+jurait assez haut pour couvrir la voix de celui qui répondait à la
+messe. Quant au général Lannes, il jurait aussi haut, et, de plus,
+il avait faim et demandait à manger comme un pauvre. On lui trouva
+du chocolat qu'il croqua avec grand appétit et surtout grand bruit.
+Lannes était républicain; non pas qu'il comprît la république, pour
+lui c'était beaucoup trop abstrait; mais accoutumé depuis son enfance
+à entendre dire du mal des prêtres et parler de la république comme
+de la source de tous les biens, il exécrait les prêtres et adorait la
+république. Que de sentiments semblables sans autre base!</p>
+
+<p>Le lendemain, le premier Consul demanda à Augereau ce qu'il pensait
+de la cérémonie de la veille.</p>
+
+<p>&mdash;Elle était très-belle, répondit Augereau..., mais il y manquait son
+plus bel ornement.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel?</p>
+
+<p>&mdash;Un million d'hommes qui, depuis dix ans, se sont fait tuer pour
+détruire ce que nous rétablissons<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> Bonaparte fut très-irrité du propos. Augereau commençait
+à être mal <i>en cour</i>, et ce mot ne pouvait contribuer à l'y mettre
+mieux.</p>
+
+<p>Bonaparte dit un jour, après le Concordat, devant trois ou quatre
+de ses plus fidèles officiers:&mdash;Il faut une religion: partout elle
+est utile pour gouverner...; elle agit sur les hommes... En Égypte,
+j'étais mahométan...; je suis catholique en France. Mais il faut que
+la police de cette religion soit tout entière dans les mains de celui
+qui gouverne. Je veux une religion, je veux des prêtres, mais <i>pas de
+clergé</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Général, lui dit quelqu'un, le Pape a dit: Je ferai tout ce que
+voudra le premier Consul.</p>
+
+<p>&mdash;Il fera bien. Qu'il ne pense pas avoir affaire à un imbécile...</p>
+
+<p>Il se promena quelque temps sans parler; on respectait son silence.
+On voyait de grandes pensées passer sur son front. Tout à coup, se
+tournant vers ses officiers qui l'entouraient, et parmi lesquels
+était mon mari, qui était venu à l'ordre le matin même, il leur dit:</p>
+
+<p>&mdash;Que croyez-vous que le cardinal Consalvi me montre d'effrayant pour
+me faire signer?... le salut de mon âme!... L'immortalité, pour moi,
+c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Voilà qui porte
+aux grandes actions... Il se tut <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> de nouveau et marcha encore
+quelque temps sans parler... Puis s'arrêtant tout à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il avec force, il vaut mieux ne pas naître que de passer
+sur la terre inaperçu...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand fut, vers ce temps-là, sécularisé par un bref du
+Pape qui le relevait de ses v&oelig;ux<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>. Il avait fait de lui-même
+cette action depuis longtemps, et c'était, il me semble, une grande
+maladresse que de constater par cette mesure que tout ce qu'on avait
+fait dans la Révolution était mal fait, et qu'on revenait sur une
+besogne consommée. Le bref du Pape, demandé par M. de Talleyrand, est
+une maladresse, je le répète, si c'est lui qui l'a demandé. On m'a
+affirmé que c'était le premier Consul qui l'avait exigé de lui.</p>
+
+<p>M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Montrond, M. de Nassau, M.
+de Lavaupalière, tous ceux enfin qui entouraient M. de Talleyrand,
+n'étaient certes pas dévots; eh bien! ils furent tous ravis de ce
+bref, excepté M. de Montrond: son esprit, extrêmement fin, lui
+fit voir que M. de Talleyrand faisait une faute. Peut-être M.
+de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> le voyait-il aussi, et la chose fut-elle
+impossible à éluder.</p>
+
+<p>La fille d'une amie de M. de Talleyrand se maria vers l'époque dont
+je parle. C'était une charmante personne, Fanny de Coigny, fille
+de la fameuse marquise de Coigny, si célèbre sous l'ancienne cour
+qu'elle prenait à tâche de braver, surtout Marie-Antoinette. Fille de
+M. de Conflans et fort riche, jolie, grande dame, madame de Coigny
+avait tous les avantages réunis pour être une femme à la mode; aussi
+y fut-elle, et en première ligne. Au moment où Bonaparte rappela
+définitivement tous les émigrés, il rendit la fortune de madame de
+Coigny, à la condition de marier sa fille avec le général Sébastiani,
+qui alors était fort joli garçon et n'était pas, comme aujourd'hui,
+un très-respectable ambassadeur; il avait une charmante tournure, de
+l'élégance et une très-jolie figure. Quant à mademoiselle de Coigny,
+c'était une de ces personnes qu'on regrette toujours, parce qu'elles
+ne se retrouvent plus, et laissent toujours quelque chose à regretter
+dans celles qui leur ressemblent le plus... Je l'ai bien regrettée.
+Elle mourut à Constantinople, en couches de son premier et unique
+enfant, qui est aujourd'hui madame de Praslin.</p>
+
+<p>Le traité d'Amiens fut signé. Ce fut encore Joseph <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> qui
+parut dans ce traité... Ce fut une joie universelle en France, et
+l'on fut dans un délire complet... Les fêtes se succédèrent, tous les
+ministres en donnèrent; madame Murat en donna une à Neuilly, qu'elle
+avait alors avec Villiers, que le premier Consul lui avait donné lors
+de son mariage... Il nous arriva à Paris un bel ambassadeur de S. M.
+Britannique, lord Withworth; il n'était plus jeune, puisqu'il avait
+été ambassadeur auprès de Catherine II il y avait déjà longtemps...
+Lord Withworth était grand et avait le double de sa taille par une
+des plus parfaites impertinences que j'aie rencontrées de ma vie.
+Je me trompe pourtant. Il avait une femme, la duchesse de Dorset,
+assez laide, assez vieille, assez désagréable pour faire fuir toute
+une ville: jugez comme elle remplissait sa mission d'ambassadrice,
+qui est toute de conciliation, de paix et de mansuétude... Non,
+jamais son souvenir ne me quittera... C'est surtout son impertinence
+gratuite que je ne puis lui pardonner; et puis si commune, si
+vulgaire avec sa prétention de haute aristocratie et le titre de
+duchesse...; si grosse, si courte, si ronde... Elle se moquait un
+jour de madame Lefebvre, sans remarquer qu'elle était plus vulgaire
+qu'elle<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> M. de Talleyrand eut alors une maison presque toujours
+ouverte où il recevait tous les jours. Je crois cependant que
+l'accueil hospitalier qu'il faisait aux Anglais était bien contre
+son gré. L'Angleterre avait été indigne pour lui dans l'émigration,
+et M. Pitt l'avait tout simplement fait chasser d'Angleterre comme
+Jacobin!... Mais il était trop bien appris pour en laisser voir du
+ressentiment... Toujours le même, sans émotion, ne disant que ce
+qu'il voulait, il fut bien pour des gens qu'il devinait d'ailleurs ne
+devoir pas faire un long séjour en France.</p>
+
+<p>Un jour, M. de Talleyrand fut à la Malmaison; il trouva le premier
+Consul dans une grande agitation.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc, général? lui demanda M. de Talleyrand.</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Un motif de grande inquiétude. Je ne sais qui <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> envoyer
+en Angleterre, comme ministre, en échange de ce beau fils qu'ils
+m'envoient ici.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Mais, général, regardez autour de vous... N'avez-vous pas déjà chargé
+d'une mission diplomatique le général Sébastiani?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span> <span class="stage">secouant la tête.</span></p>
+
+<p>J'en ai besoin pour autre chose...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>M. de Vaisne...?</p>
+
+<p class="speakersc">BONAPARTE.</p>
+
+<p>Eh! ce ne serait pas trop mal!...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Le général Berthier?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span>, <span class="stage">secouant encore la tête.</span></p>
+
+<p><i>J'en ai besoin pour autre chose.</i></p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Mais pourquoi ne pas envoyer à Londres M. Denis<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> BONAPARTE.</p>
+
+<p>J'ai mon affaire... j'enverrai Andréossi.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE TALLEYRAND</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Vous voulez nommer <i>André aussi</i>!... Qu'est-ce donc que cet André? je
+ne l'ai jamais vu auprès de vous.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">BONAPARTE</span> <span class="stage">ne comprenant pas.</span></p>
+
+<p>Je ne vous parle pas d'André... je dis <i>Andréossi</i> de l'artillerie.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE TALLEYRAND.</p>
+
+<p>Ah! je vous demande pardon! je n'avais pas compris... C'est Andréossi
+de l'artillerie... Je cherchais, moi, Andréossi dans la diplomatie...
+Oui, oui, Andréossi... c'est très-bien.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand se moquait, non pas du premier Consul, mais de
+son choix. En effet, on ne comprend pas comment Bonaparte a pu
+faire un pareil choix pour un ambassadeur. Andréossi était lourd,
+épais, ne connaissait guère que ses polygones, et voilà tout. Aussi
+ne plut-il que médiocrement, et même pas du tout, à Londres; le
+prince de Galles, si élégant, si admirablement <i>fashionable</i>, ne
+sut que penser de l'envoi d'un tel homme. <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> Ignorant des
+premières notions de la politesse, il fit d'abord des gaucheries
+qui commencèrent par faire rire, et finirent par ennuyer... M. de
+Talleyrand nous racontait un jour que M. le général Andréossi, ne
+connaissant pas les coutumes <i>princières</i>, appelait toujours le
+prince de Galles: <i>Mon prince</i>... Le prince de Galles, à la fin,
+ennuyé de cette répétition, dit un jour à je ne sais quelle personne
+de la légation française: <i>Dites donc au général Andréossi de ne pas
+toujours m'appeler mon prince... il finirait par me faire prendre
+pour un prince russe.</i></p>
+
+<p>Andréossi fut rappelé avant que le reste de ses équipages fût déballé.</p>
+
+<p>Un jour les amis de M. de Talleyrand furent consternés. On apprit,
+non pas <i>qu'il allait</i>, mais <i>qu'il venait</i> de se marier... Il avait
+épousé madame Grandt.</p>
+
+<p>M. de Narbonne, que je vis le soir chez la marquise de Lucchesini,
+me confirma la chose. Il en avait été témoin à sa grande honte et
+regret...</p>
+
+<p>Ce mariage étonna tout le monde. Madame Grandt n'était plus jeune,
+elle n'était plus belle même. Il ne restait plus de cette personne
+si renommée qu'un colosse de chair, portant perruque, ayant des
+yeux bordés de rouge, et en tout une personne très-peu désirable.
+Toutes les <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> vieilles amies de M. de Talleyrand jetèrent
+flammes et feu. La duchesse de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame
+d'Yechsiwithz, madame de Coigny, tout ce monde fut désolé. Mais ce
+furent principalement les hommes. M. de Montrond surtout tenait
+madame de Talleyrand dans la plus belle des haines. Il y avait enfin
+un concert de reproches entre tous les amis de M. de Talleyrand, qui
+vint s'abattre sur M. de Narbonne, témoin du mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne pas nous l'avoir dit? s'écriaient-ils tous...; nous
+serions venus embrasser notre ami et lui demander de ne pas faire
+cette folie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai pas eu le temps, s'écriait M. de Narbonne. Songez donc
+que je n'ai eu que deux heures.</p>
+
+<p>Lorsque madame de Talleyrand fut présentée à l'Empereur, elle vint
+à Saint-Cloud faire sa cour. En la voyant, l'Empereur fronça le
+sourcil, et lui dit assez durement:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, maintenant que vous êtes la femme d'un homme dont le nom
+vous impose des devoirs, j'espère que vous y songerez.</p>
+
+<p>Madame de Talleyrand était probablement prévenue, et on lui avait
+fait la leçon, car elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Sire, je m'efforcerai d'imiter <i>en tout</i> Sa Majesté l'Impératrice.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> L'Empereur ne répondit rien à son tour. Une fois mariée,
+madame de Talleyrand rendit la maison de M. de Talleyrand moins
+agréable. On savait ce qu'elle était avant ce mariage, et tout en
+la traitant bien, on lui donnait souvent le loisir de la réflexion
+en restant des soirées entières sans lui parler. Elle ne gênait
+pas enfin, et maintenant il fallait se gêner pour elle. Toutefois,
+cette crainte ne fut pas longue. M. de Talleyrand, qui, je crois,
+s'en était repenti avant de l'avoir fait, dit lui-même quelques mots
+qui guidèrent les amis même au delà des bornes prescrites. Mais
+de ce moment, néanmoins, la maison de M. de Talleyrand fut toute
+différente de ce qu'elle était.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> DEUXIÈME PARTIE.<br>
+
+M. DE TALLEYRAND SOUS L'EMPIRE, DE 1804 À 1807.&mdash;LE PRINCE DE
+BÉNÉVENT DEPUIS 1807 JUSQU'EN 1814.</h3>
+
+<p>La situation de M. de Talleyrand pendant le séjour du Pape en
+France, lors du couronnement, fut très-délicate; mais il s'en tira
+admirablement, et même à Notre-Dame il ne craignit, ou du moins ne
+parut craindre aucuns souvenirs fâcheux. Peut-être lui-même les
+avait-il oubliés.</p>
+
+<p>Un fait dont peu de gens se doutent, c'est que M. de Talleyrand
+perdit à l'Empire. Sous le Consulat, malgré les gardes qui étaient
+chez le second et le troisième consul, malgré leur rang dans
+l'almanach de l'année, même de l'Empire, M. de Talleyrand était,
+par le fait, le second personnage de l'État. Bonaparte avait une
+excessive confiance en lui, et il le lui témoignait par des soins
+tout à fait visibles pour ceux qui passaient comme moi leur vie aux
+Tuileries ou à la Malmaison. Je pensais dès lors que le nom de M.
+de Talleyrand était pour beaucoup dans cette considération que lui
+montrait le premier Consul. L'ancienneté, l'illustration de ce nom
+de Périgord, formaient <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> une sorte d'auréole autour de la
+tête de M. de Talleyrand. Napoléon avait une grande mobilité dans de
+certaines parties de lui-même, et cette mobilité donnait lieu à des
+disparates étranges. Ainsi, par exemple, il voulait l'égalité parmi
+les hommes, et il vénérait les anciens noms. On a vu combien cette
+magie des noms a influé sur l'arrangement du château impérial.</p>
+
+<p>Mais le crédit de M. de Talleyrand venait encore d'une autre
+cause. J'ai dit que je serais juste avec lui, et je le serai. Je
+reconnaîtrai que son esprit juste et fin avait su comprendre comment
+on devait flatter Bonaparte. Il ne le flattait que rarement, et
+alors c'était avec une telle délicatesse, qu'il n'en restait que le
+parfum et aucun des ennuis; ensuite il le servait comme il voulait
+l'être. Jamais une note violente ne partait immédiatement; jamais une
+lettre, commandée dans la colère, n'était écrite et envoyée comme le
+faisaient beaucoup de ministres, qui croyaient faire merveille en
+servant ainsi à la course. Ceci rentre bien dans ce que me disait,
+il y a bien peu de temps, un des hommes qui ont été le plus attachés
+à Bonaparte:&mdash;Le malheur de l'Empereur, me disait-il, est d'avoir
+été trop bien servi. En effet, que de préfets, que de ministres se
+hâtaient d'exécuter les ordres donnés dans un moment de colère!...
+Que <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> de fois on a détruit l'affection d'une province
+entière en exigeant, croyant mieux agir, vingt hommes de plus pour
+la conscription d'une année!... M. de Talleyrand ne faisait point
+ainsi. Il attendait, pour envoyer une note ou une lettre, quelquefois
+vingt-quatre ou trente-six heures, et l'Empereur n'en était que plus
+satisfait.</p>
+
+<p>Au moment où l'Empire fut proclamé, une chose assez remarquable,
+c'est la manière dont le corps diplomatique était composé, en le
+mettant en comparaison du corps diplomatique au moment du Consulat.
+C'était la base de la société de M. de Talleyrand que ce corps
+diplomatique, et il savait avec beaucoup d'habileté en tirer un grand
+parti; excepté le ministre batave, tout avait été changé.</p>
+
+<p>Le comte de Cobentzell (Philippe), ambassadeur d'Autriche.</p>
+
+<p>C'était un petit homme, habillé comme au temps de Marie-Thérèse,
+dont il parlait sans cesse; portant un manchon grand comme la main,
+ayant toujours ses habits garnis de la plus belle pelleterie du
+Nord, coiffé comme un as de pique; homme assez ordinaire et pas mal
+ridicule, ce qui pour le temps qui courait ne valait rien chez nous.
+Je ne sais trop pourquoi le cabinet de Vienne l'avait choisi; du
+reste, bon homme et fort attentif aux devoirs de politesse du monde.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, était l'opposé
+du comte de Cobentzell. C'était un homme encore jeune, du moins assez
+pour n'avoir rien d'austère dans les manières sans être ridicule; on
+dit qu'il était d'une grande habileté en affaires, je le crois sans
+peine. Il parlait bien français, et en tout il comprenait la France.
+Sa femme était belle en intention, mais non pas en réalité. On voyait
+qu'en naissant elle avait fait ce qu'elle avait pu pour cela, sans
+pouvoir y parvenir; elle aimait la France, était joyeuse, et en tout
+plaisait assez.</p>
+
+<p>Le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, était une énigme
+difficile à résoudre. Fort laid, et même d'une laideur repoussante
+et choquante, n'ayant qu'un &oelig;il, et dans l'autre une expression
+déplaisante, il était peu aimé de la société dans Paris, où il est
+meilleur d'abord de ne pas déplaire par les yeux pour avoir du succès
+par l'esprit. M. de Lucchesini en avait pourtant beaucoup, et même
+plus qu'il n'en fallait, car souvent sa finesse lui faisait dépasser
+le but. L'Empereur ne l'aimait pas, et en général on aimait mieux M.
+de Brockhausen, qui lui succéda. Madame la marquise de Lucchesini
+était une grande femme prussienne, ayant tout immense, excepté les
+yeux, qui étaient fort petits et qu'elle agrandissait tant qu'elle
+pouvait avec du noir récolté sur une grande épingle; <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> ce qui
+faisait que ses yeux et son visage étaient souvent barbouillés comme
+celui d'un petit ramoneur: elle parlait comme un enfant, prétendait
+qu'elle ne pouvait pas dire <i>Paris</i>, et disait <i>Pa-is</i>, faisait la
+charmante, et annonçait trente-deux ans, tandis que son extrait de
+baptême disait cinquante. Mais il n'y a pas mort d'homme dans la
+découverte d'un petit mensonge comme celui-là, et comme elle était
+bonne femme on lui passait cela.</p>
+
+<p>M. de Cetto, ministre de Bavière, était un honnête homme, ayant
+une femme qui était douce et bonne, disait son âge et n'avait de
+prétention qu'à remplir ses devoirs de mère de famille; ce à quoi
+elle réussissait à merveille.</p>
+
+<p>La Russie n'avait qu'un chargé d'affaires en ce moment, qui était M.
+le chevalier Doubril. C'était un garçon fort habile, dit-on; mais la
+position difficile de la Russie au moment du couronnement empêchait
+cette puissance, ou du moins son représentant, d'être dans la société
+française comme il l'eût été sans cet empêchement.</p>
+
+<p>Le bailli de Ferrette, ministre de l'ordre de Malte, était un homme
+qui représentait son affaire à merveille. On se demandait souvent
+si le bailli de Ferrette existait; il était incertain qu'il fût
+vivant pour beaucoup de gens; il était petit, maigre au point d'être
+diaphane, pâle et tellement fluet, que <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> M. de Montrond disait
+qu'il était l'homme le plus hardi de France, <i>attendu qu'il marchait
+quand il faisait du vent</i>. Sa conversation était nulle, et pourtant,
+comme la tradition de toutes les coutumes de la bonne compagnie
+vivait encore en lui plus que son individu même, on l'aimait, et il
+était recherché pour le whist de M. de Talleyrand quand la partie
+habituelle n'était pas là.</p>
+
+<p>Cette partie se composait de M. de Talleyrand lui-même, de M. le
+comte Louis de Narbonne, de M. de Montrond, de M. le prince de
+Nassau, de M. de Choiseul, de M. de Sainte-Foix et de M. de La
+Vaupalière.</p>
+
+<p>Mais le plus important de tous était le duc de Laval: j'en parlerai
+tout à l'heure...</p>
+
+<p>M. de Dreyer, ministre-ambassadeur de Danemark, était un homme d'une
+bonne attitude. Le Danemark avait toujours été ami fidèle de la
+France, et son ministre avait toujours été bien accueilli chez M. de
+Talleyrand, qui avait au suprême degré un talent inimitable pour ces
+nuances si difficiles à saisir, et qui souvent évitent des notes qui
+ne font qu'aigrir les esprits.</p>
+
+<p>M. de Souza, ministre de Portugal, était un homme profondément
+instruit, honnête homme, n'ayant pas l'apparence pour lui, mais au
+fond un homme fort remarquable. Sa femme allait peu dans <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span>
+le monde, et pourtant elle y eût été admirablement placée: c'était
+madame de Flahaut, auteur d'<i>Adèle de Sénanges</i> et d'une foule de
+jolis ouvrages. Elle ne sortait que rarement, même pour aller chez M.
+de Talleyrand, dont cependant elle avait été l'amie la plus intime
+pendant longtemps et avant la Révolution. Cette liaison remontait à
+1785. Madame de Souza était la femme la plus charmante et la plus
+agréable de causerie et de bonne compagnie que j'aie vue. Une seule
+personne me la rappelle encore, et ce n'est qu'en partie; comme
+j'établis une comparaison à son désavantage, je ne la veux pas nommer.</p>
+
+<p>Le cardinal Caprara, légat du Saint-Siége, était un homme dont on ne
+pouvait dire que du bien, mais <i>prélat romain</i> au delà de tout. Il
+suivait à Paris les coutumes de la place d'Espagne et du <i>Corso</i>,
+comme il eût fait à Rome; du reste, c'était un homme fin et délié, un
+homme bien capable de jouer la partie de M. de Talleyrand, et même de
+lui rendre peut-être des points en fait de ruses et de contre-ruses.</p>
+
+<p>Quant à l'Espagne, son <span class="smcap">VRAI</span> ministre était un homme d'un
+aspect odieux nommé Don Eugenio Izquierdo.&mdash;Cet homme, d'une laideur
+tellement repoussante qu'il faisait fuir les enfants<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a> comme un
+<span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> épouvantail, avait l'âme de cette figure. M. de Talleyrand
+et ses alentours avaient pour cet Izquierdo un attachement que je
+n'ai jamais compris, car de le voir seulement me l'aurait fait
+prendre en aversion. Il s'occupait d'histoire naturelle, où il
+était, dit-on, fort habile; mais le réel de ses occupations à Paris
+était de conférer secrètement avec M. de Talleyrand et une autre
+personne de son intimité que je ne veux pas nommer. C'est par lui
+qu'une grande partie des affaires d'Espagne se sont traitées; le
+prince de la Paix avait une entière confiance en lui, et il était
+<i>son chargé d'affaires</i> en France, pour ce fameux traité qui devait
+donner le royaume des Algarves au prince de la Paix... Rien n'était
+plus ignoble surtout que la figure de cet Izquierdo! Je me le
+rappelle comme un cauchemar.&mdash;Comment l'Espagne ne l'a-t-elle pas
+jugé!&mdash;Il y a des destinées qui, en vérité, font murmurer contre la
+justice céleste... Izquierdo meurt dans son lit, et Riego meurt sur
+l'échafaud!...</p>
+
+<p>En ajoutant à ce corps diplomatique ce qui devait nécessairement
+faire partie du nôtre en France, et qui allait chez M. de Talleyrand
+par devoir et par plaisir, comme les auditeurs qu'on envoyait
+en mission, on voit que sa maison était une des plus agréables
+de Paris. La princesse <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> d'Yeckciwitz, s&oelig;ur du prince
+Poniatowsky, était une habituée de la maison. Madame de Talleyrand
+ne l'aimait pas: elle en était jalouse comme une tigresse; et si
+la pauvre princesse avait eu deux yeux, elle les lui eût arrachés;
+malheureusement elle n'en avait qu'un. La pauvre femme avait pour
+M. de Talleyrand une de ces passions qui jettent un manteau de
+ridicules sur une femme, de manière qu'elle ne le dépouille jamais.
+Elle envoyait à M. de Talleyrand tout ce qu'elle trouvait de rare
+et de beau dans son chemin; cette manière de vivre n'enrichit
+pas quand on n'a pas une grande fortune. Ce fut le malheur de la
+pauvre princesse d'Yeckciwitz... elle fit des dettes, et même un
+beau jour il lui arriva un malheur comme cela pourrait échoir pour
+un fils de famille, le tout pour avoir fait des cadeaux à M. de
+Talleyrand. Le plus curieux de l'affaire, c'est que M. de Talleyrand,
+qui n'avait pas une passion pour elle, comme on le pense bien, ne
+faisait aucune attention aux <i>raretés</i>, qui même bien souvent s'en
+allaient figurer chez la duchesse de Courlande ou telle autre amie
+de M. de Talleyrand, qui à son tour en faisait des générosités.
+Je dis cela parce que je sais les <i>voyages et malheurs</i> arrivés à
+un superbe mandarin à la robe bleue, aux manches pendantes, aux
+yeux retroussés; cet honnête mandarin, qui coûta <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> des
+sommes folles, fut donné par madame la princesse d'Yeckciwitz à M.
+de Talleyrand.&mdash;M. de Talleyrand le donna à madame la duchesse de
+Courlande; et madame la duchesse de Courlande, quoiqu'elle tînt avec
+tendresse à la moindre babiole qui lui venait de M. de Talleyrand,
+donna le magnifique mandarin à son amie de c&oelig;ur madame la marquise
+de Sainte-Croix<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>, où je l'ai vu il y a peu d'années dans l'hôtel
+de cette dernière, rue Sainte-Marguerite au Marais.</p>
+
+<p>Les vieilles femmes étaient une partie fort soignée du salon de M.
+de Talleyrand. À commencer d'abord par la sienne, qui n'était plus
+ni jolie, ni jeune, ni même agréable, on comptait une demi-douzaine
+de têtes qui chacune pouvaient réclamer pour leur part personnelle
+au moins la moitié d'un siècle. C'étaient madame de Luynes, madame
+d'Yeckciwitz, madame Zayombeck, madame de Balbi, madame de Laval...
+et quelques autres encore dont j'ai oublié les noms.&mdash;Madame de
+Talleyrand était à peine saluée par ces dames, au reste, qui ne s'en
+gênaient guère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> Le traité de paix qui suivit Austerlitz amena à Paris une
+quantité d'étrangers qui augmentèrent l'agrément de la maison de M.
+de Talleyrand, sans rien ajouter cependant au charme qu'on trouvait
+toujours à le rencontrer, <i>lui</i>, et quelques autres hommes de son
+intimité, passé une heure du matin; et lorsqu'on le trouvait de bonne
+humeur surtout, la bonne fortune était complète: alors il avait un
+<i>laisser aller</i> qu'on aurait pris pour une confiance arrachée par
+le charme que vous auriez exercé sur lui, lorsqu'au contraire il ne
+disait que ce qu'il voulait dire, et tout en ayant l'air de raconter
+<i>malgré lui</i>, c'était une nouvelle qu'il lançait dans le monde; mais
+n'importe, je me rappellerai toujours avec reconnaissance le charme
+que j'ai trouvé dans ces heures passées à l'écouter; jamais je n'ai
+rien rencontré de plus ravissant que cette causerie familière de M.
+de Talleyrand avec ses amis les plus intimes, M. de Narbonne, M. de
+Montrond, M. de Sainte-Foix.&mdash;Le prince de Nassau, tout conteur et
+menteur qu'il était, se soumettait à la loi que M. de Talleyrand
+semblait imposer. J'ai vu quelquefois toute une soirée ou plutôt
+toute une nuit, car on ne demeurait libre qu'à une heure, on ne
+soupait qu'à deux, et on n'allait se coucher qu'à quatre ou cinq, se
+passer sans que M. de Nassau fît un mensonge.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Un homme parfaitement aimable qui venait chez M. de
+Talleyrand, mais n'était pas Français ni de son intimité, c'était le
+comte Golowkin. Le comte Golowkin était spirituel, charmant, Français
+de bonne compagnie <i>en tout</i>... et, en vérité, un homme tout à fait
+désirable pour une maîtresse de maison, mais après cela menteur comme
+on ne l'est vraiment que très-rarement. C'était avec une perfection
+du genre que je ne pouvais comprendre quand je me le rappelais; car
+en l'écoutant il parlait si bien qu'on ne pensait pas au mensonge.</p>
+
+<p>J'ai parlé tout à l'heure du duc de Laval: c'était un type dont le
+moule est brisé que M. de Laval; on lui a prêté une foule de mots
+qu'il n'a jamais dits, il y en avait bien assez des siens; mais M.
+de Laval était loin d'être un sot; il avait même un esprit à lui qui
+était assez original. Comprenant tous les jeux, les jouant, le whist
+surtout, de manière à se faire une fortune loyale et certaine avec ce
+jeu, il ne sortait jamais d'un sérieux aussi imposant que s'il eût
+traité de la paix ou de la guerre pour le premier des empires.</p>
+
+<p>Mais son humeur était odieuse à supporter; personne n'en était à
+l'abri. M. de Talleyrand, sa s&oelig;ur, la duchesse de Luynes, M. de
+Montrond et toute la troupe du whist y passaient sans appel pour peu
+qu'on fît une faute, et avec M. de Laval la <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> faute arrivait
+souvent. M. de Montrond lui ripostait toujours: aussi avait-il
+fini par se soumettre un peu. Quant à M. de Talleyrand, il ne lui
+répondait pas. Madame de Luynes prenait l'affaire au sérieux, et
+alors la partie de whist devenait un combat de cris et de paroles
+injurieuses dites par M. de Laval, au grand amusement de toute la
+compagnie.</p>
+
+<p>Comme je n'écris pas l'histoire politique de l'époque, je m'étends
+davantage sur les personnages qui formaient la société et
+conséquemment le salon de M. <i>le prince de Bénévent</i>: car tel était
+le titre enfin que l'Empereur avait conféré à M. de Talleyrand pour
+<i>ses services rendus à l'État</i>.</p>
+
+<p>J'allais alors fort souvent chez M. de Talleyrand. J'aimais son
+esprit, j'appréciais son talent; et quoiqu'un homme de mes amis, d'un
+jugement supérieur, et qui le connaissait fort bien, me dît le peu de
+fond qu'on pouvait faire sur son dévouement à l'Empereur, Junot et
+moi, nous y croyions comme à un précepte de notre foi... Au moment où
+je partis pour le Portugal, je dînai chez lui; comme il était alors
+notre ministre, plus que celui de la Guerre, étant placée auprès
+de lui à table, il me parla de l'Empereur dans de tels termes que
+j'en fus attendrie, et le dis le soir même à M. d'Abrantès: «Cela
+ne m'étonne pas, me répondit-il... <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> je sais <i>qu'il aime</i>
+l'Empereur, et Lannes aura affaire à moi s'il répète encore un mot
+comme celui d'hier.»</p>
+
+<p>Ce mot avait été dit à dîner chez moi par le général Lannes, qui
+revenait de Lisbonne, où il s'était conduit comme un écolier, et où
+M. de Talleyrand lui avait probablement <i>écrit</i> ou <i>dit</i> quelques
+mots railleurs, selon la matière, qui, pour le dire avec vérité,
+était abondante. Avec le haut mérite du duc de Montebello, on peut
+convenir qu'il n'avait rien en lui qui pût convenir au négociateur.
+M. de Talleyrand l'avait vu, l'avait dit et avait bien fait; Lannes,
+qui n'aimait et ne supportait même pas une remontrance de l'Empereur,
+récusa, comme on le pense bien, celle de M. de Talleyrand. Cependant,
+tout brave qu'il était, M. de Talleyrand lui faisait peur au jeu de
+la parole. C'était une escrime à laquelle il n'était pas habile, et
+n'avait pour toute parade qu'une injure ou un jurement, ce qui ne
+prouve rien du tout, au contraire.</p>
+
+<p>Nos relations avec M. de Talleyrand furent toujours ce que je viens
+de les montrer. De ma part, il y avait même un motif de plus pour
+m'en rapprocher. J'étais liée depuis l'enfance avec une de ses nièces
+que j'aimais et que j'aime toujours chèrement; aussi à mon retour de
+Portugal j'y allais assidûment...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> Madame de Talleyrand crut un moment, et ce moment fut long,
+que c'était pour sa personne que j'allais si souvent chez M. de
+Talleyrand, et la voilà qui me prit dans la plus funeste des amitiés:
+car c'était une calamité que l'amitié de madame de Talleyrand; M. de
+Talleyrand saurait bien qu'en dire...</p>
+
+<p>En conséquence, elle m'arriva régulièrement deux fois par semaine,
+venant le matin pour me voir plus <i>intimement</i>, venant le soir <i>pour
+la convenance</i>, disait-elle, et m'ennuyant toujours; ce que je ne
+pouvais lui dire et qu'elle ne voyait pas. Je me sauvais bien d'elle
+auprès de M. de Talleyrand, où j'étais sûre qu'elle ne me viendrait
+pas chercher, car elle le craignait et ne l'aimait plus: elle était
+même à cette époque déjà très-méchante pour lui; des <i>caqueteurs</i>
+prétendaient même qu'elle le <i>battait</i>, et l'un d'eux racontait
+qu'un jour M. de Talleyrand ayant mal aux dents d'une fluxion
+très-douloureuse, elle lui porta un coup violent dans la joue malade.</p>
+
+<p>Un soir nous étions peu de monde chez M. de Talleyrand, M. Fox était
+encore au ministère. M. de Talleyrand nous raconta qu'il avait écrit
+la lettre la plus charmante pour annoncer qu'on avait découvert à
+Londres un homme qui voulait assassiner l'Empereur; cet homme était
+<span class="smcap">Français</span>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> «J'ai fait mettre ce misérable en prison, ajoutait M. Fox;
+mais nos lois ne permettent pas de retenir longtemps en prison un
+étranger qui n'est coupable d'aucun délit en Angleterre. J'attendrai
+l'avis que vous me donnerez.» M. Fox disait encore dans sa lettre
+à M. de Talleyrand un fort joli mot qui prouvait l'horreur qu'il
+avait pour le crime que l'assassin méditait: «Je lui ai d'abord
+fait l'<i>honneur de le prendre pour un espion</i>,» disait le ministre
+anglais...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, en parlant de ce fait comme d'une sorte de
+confidence, exaltait beaucoup M. Fox et sa loyauté. Le fait réel,
+c'est que M. Fox était un homme ayant l'âme élevée, et sans aucune de
+ces petites passions comme en nourrissait M. Pitt. M. de Talleyrand
+voulait répandre cette action de M. Fox pour qu'il lui revînt à
+Londres qu'on était reconnaissant de ce qu'il avait fait. L'Empereur
+fit encore plus; il lui fit adresser par M. de Talleyrand une
+charmante lettre qui fut même comme un chaînon repris et rattaché. Si
+M. Fox était demeuré plus longtemps en ce monde, il est certain que
+la paix aurait été signée de nouveau.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand quitta Paris pour suivre l'Empereur en Allemagne,
+après la bataille d'Iéna. Paris devint alors bien désert. Madame de
+Talleyrand, qui avait déjà Valençay, je crois, mais ne <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span>
+voulait pas aller si loin, prit une bicoque à la Muette où je me
+rappelle avoir été la voir. Je la trouvai dans une chambre où son
+gros et grand corps pouvait à peine se tenir. La conversation n'était
+pas tenable quand M. de Talleyrand n'y était pas...</p>
+
+<p>Après son départ j'héritai de la partie de whist. Ces messieurs, qui
+avaient tous madame de Talleyrand dans la plus belle et cordiale
+aversion, ne voulurent jamais reprendre leurs soirées chez elle en
+l'absence de M. de Talleyrand, et comme indépendamment du goût commun
+à M. d'Abrantès et à ces messieurs pour le whist, ils étaient de ma
+plus intime société, on n'eut tout simplement qu'à ouvrir deux tables
+de jeu dans mon salon, et quoique les cartes fussent habituellement
+bannies de chez moi, je leur permis d'y entrer pour un temps...</p>
+
+<p>M. de Talleyrand écrit rarement, mais il écrit bien, et cela se
+conçoit en l'entendant causer. Il lui arriva en Pologne une histoire
+fort comique qui donna lieu à une lettre charmante qu'il écrivit
+ici. Sa voiture s'embourba dans ces horribles chemins de la Prusse
+polonaise, et la voiture ministérielle demeura en panne comme la
+charrette d'un manant: on appela des soldats.&mdash;Il y fallait penser;
+la voiture était là depuis neuf heures du matin, et il était alors
+sept heures du soir. Un bataillon <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> tout entier arriva, et
+la voiture fut soulevée et enfin arrachée de ce gouffre boueux dans
+lequel elle était tombée.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est donc là-dedans? demanda un soldat.&mdash;Le ministre des
+Affaires étrangères.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! dit le premier, qui, à ce que croit M. de Talleyrand, était
+le <i>gracioso</i> du bataillon, pourquoi se mêle-t-il de venir faire de
+sa chienne de diplomatie dans un maudit pays comme celui-ci?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai ça, dirent tous les autres en ch&oelig;ur.</p>
+
+<p>Ce que j'ai dit de M. Fox me rappelle un fait arrivé dans le même
+temps. Il y avait à Hambourg un émigré chargé par Louis XVIII de
+payer des pensions à de pauvres émigrés qui demeuraient soit à
+Hambourg, soit à Altona. Le comte de Gimel, nom de cet envoyé de
+Louis XVIII, était un homme comme la Restauration aurait dû en avoir
+beaucoup: c'était un homme dévoué à sa cause, mais avec honneur et
+loyauté, un vrai Français enfin. Le comte de Gimel était donc à
+Hambourg lorsqu'un jour, le 17 juillet 1806, un nommé <i>Loiseau</i> se
+présenta chez lui, et, sans préambule, lui offrit de venir à Paris
+pour assassiner l'Empereur. M. le comte de Gimel, révolté de cette
+proposition, le reçut avec horreur.</p>
+
+<p>«Si vous n'avez pas d'autres moyens pour relever <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> le trône
+des Bourbons qu'un lâche assassinat, monsieur, lui dit-il, allez
+ailleurs chercher des complices!»</p>
+
+<p>Un ami de M. de Gimel, qui allait beaucoup chez le résident de France
+à Hambourg, lui raconta le fait, ce qui fit arrêter Loiseau et le fit
+conduire à Paris. M. de Gimel était un homme d'une noble et loyale
+opinion: des royalistes comme lui auraient fait aimer les Bourbons.
+Il mourut peu de temps après cet événement et fut mal remplacé
+jusqu'au moment où M. Hue, ancien valet de chambre de Louis XVI, vint
+lui-même à Hambourg pour inspecter les besoins des pauvres émigrés
+dont madame la duchesse d'Angoulême prenait soin.</p>
+
+<p>Tilsitt vit faire un traité qui de nouveau devait donner de l'espoir
+pour la paix. M. de Talleyrand revint avec l'Empereur; la société
+de la rue d'Anjou reprit ses habitudes, et tout marcha comme par le
+passé. Toutefois une grande tempête se préparait du côté de l'ouest,
+et tout faisait présumer que ses éclats seraient terribles: l'Espagne
+annonçait une révolution... Ce fut en ce moment que Napoléon supprima
+le tribunat!...</p>
+
+<p>C'est une délicate chose à toucher que cette affaire de la Péninsule.
+Avant d'en dire quelques mots, je parlerai de l'opinion de la France
+sur l'Empereur: <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> elle était ce que peut-être elle n'avait
+jamais été. Sa force morale avait reçu à Tilsitt une augmentation
+tellement hors des proportions voulues, qu'il pouvait tout tenter.
+Cette amitié d'un souverain puissant, l'entrevue de Tilsitt, tout
+ce qui s'était passé dans cette campagne, où en dix mois Napoléon
+avait touché les bords de la Vistule et remporté des victoires qui
+suffiraient pour illustrer le règne entier d'un homme; le fait réel,
+c'est que depuis le couronnement de l'Empereur, jamais il ne fut
+aussi fort qu'en ce moment.</p>
+
+<p>Les affaires de la Péninsule ont-elles été conseillées par M. de
+Talleyrand, <i>oui</i> ou <i>non</i>? voilà l'état d'une question fort délicate
+depuis longtemps livrée à la discussion politique... et personne ne
+l'a pu résoudre. Si j'interroge ma conscience, je réponds que je
+suis certaine que si M. de Talleyrand ne l'a pas conseillée, il l'a
+fortement approuvée. Je n'en veux pour preuve que les liaisons plus
+qu'intimes non-seulement de lui avec Izquierdo, mais de tous ceux
+qui l'entouraient avec cet homme, âme damnée du prince de la Paix...
+J'ai d'ailleurs trouvé dans les papiers de mon mari des fragments
+de lettre ayant rapport à sa mission secrète lors de notre premier
+passage à Madrid, en allant prendre possession de notre ambassade à
+Lisbonne; Junot fut alors chargé de plusieurs <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> choses intimes
+pour le prince des Asturies (plus tard Ferdinand VII). Tout cela se
+tient, et assez pour que je puisse formuler une opinion sur cette
+terrible et mystérieuse affaire d'Espagne. Le duc de Lavauguyon,
+qui se trouva à Madrid avec Murat, nous a raconté de bien étranges
+choses. Tous ces fragments forment un <i>tout</i> sur lequel je suis
+assise, et je prends de là ma direction.</p>
+
+<p>La <i>prise</i> du Portugal commença la <i>prise</i> de la Péninsule. Ce mot de
+<i>prise</i> on n'en voulait pas, car on choisit pour commander l'armée
+d'invasion l'homme qui était <i>encore ambassadeur</i> auprès de la reine
+de Portugal. Ce fut une mauvaise comédie dont personne ne fut dupe,
+mais qui ne s'en joua pas moins.</p>
+
+<p>La marche de l'armée française sur Lisbonne fut un prodige. Le
+général Thiébault, chef d'état-major du duc d'Abrantès pour cette
+même campagne, et à qui l'armée doit tant de remerciements et de
+reconnaissance, peut dire si ce fut <i>une promenade</i>, comme l'ont dit
+quelques ignorants ou quelques serpents... un de ces reptiles qui ont
+toujours besoin de siffler, n'importe quelle action. Quoi qu'il en
+soit du plus ou moins de périls que l'armée a courus, tandis que nos
+aigles s'avançaient vers Lisbonne, Madrid grondait déjà sourdement
+pour annoncer cette terrible tempête qui <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> devait amener
+quatre cent mille Français dans cette belle Espagne, pour y trouver
+la mort.</p>
+
+<p>On sait déjà que ce n'était pas Charles IV qui était roi d'Espagne;
+il avait beau mettre au bas des cédules royales:</p>
+
+<p><i>Yo el Rey</i>,</p>
+
+<p>il n'était pas aussi roi dans la Péninsule que je suis maîtresse
+absolue dans ma maison. C'était Godoy.</p>
+
+<p>Ce Godoy, détesté, méprisé des Espagnols, ce Godoy qui, pendant vingt
+ans qu'il fut <i>privado</i>, ne sut même pas donner une loi heureuse à
+sa patrie... Pas un chemin, pas un pont, pas un arbre planté en son
+nom!... un silence de mort enfin couvrirait le nom de cet homme, si
+le cri de l'indignation ne s'élevait à côté de lui pour lui dire
+qu'il a fait le malheur de l'Espagne.</p>
+
+<p>Cette haine générale n'était pas seulement le fruit de sa position de
+favori. Cette place de <i>privado</i> n'avait pas toujours été occupée par
+un homme inhabile; le duc d'Olivarès<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>, le duc de Lerme, don Juan
+d'Autriche, le frère de Charles II, montraient, avec le comte de
+Campo-Manès, ce qu'on peut produire <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> avec la faveur, quand le
+bon grain tombe sur une bonne terre. Mais Godoy ne dut son avénement
+à <i>la faveur</i> du roi que <i>par celle</i> de la reine. Honte sur lui!
+criait la nation tout entière.</p>
+
+<p>Et c'est de cet homme que Don Eugenio Izquierdo était non-seulement
+l'agent, mais l'ami... Et on sait comment Izquierdo était reçu chez
+M. de Talleyrand!... Izquierdo!... lorsque je pense à cet homme, mon
+c&oelig;ur se soulève.</p>
+
+<p>Godoy fut l'homme fatal de l'Espagne bien plus que Napoléon. Je
+connais l'Espagne et je l'aime; j'ai bien étudié tous ses malheurs,
+j'ai remonté à leur cause, et je crois pouvoir affirmer que Don
+Manuel Godoy est la principale cause de toutes les infortunes de la
+Péninsule, sous quelque forme qu'elle ait été frappée.</p>
+
+<p>Le prince des Asturies abhorrait le prince de la Paix; j'ai entendu
+cette haine s'exhaler avec rage du c&oelig;ur de Ferdinand VII, en
+présence de mon mari et de la princesse sa femme<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>, lorsque je
+passai à Madrid pour aller à Lisbonne.</p>
+
+<p>Notre ambassadeur à Madrid, lors de la révolution d'Aranjuez, était
+M. le marquis de Beauharnais, <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> beau-frère de Joséphine;
+sa position était des plus difficiles. Il avait tout le tact et
+le talent nécessaires pour agir dans une semblable circonstance;
+mais que faire contre une double man&oelig;uvre qui agit sans que vous
+sachiez où sont ses mouvements? M. de Talleyrand avait ses rouages,
+ses fils, que faisait mouvoir Izquierdo, et M. de Beauharnais avait
+d'autres renseignements et presque d'autres ordres. Il se conduisit
+même avec une admirable modération, en rétablissant la paix entre
+le prince des Asturies et son père. Mais Godoy ne voulait pas de
+paix; il voulait, je crois, la mort du prince des Asturies. Je ne
+puis m'expliquer autrement cette rage haineuse qui l'animait contre
+l'infant. Enfin les choses en vinrent au point que le roi et l'infant
+portèrent la cause au tribunal de Napoléon.&mdash;Il donna raison au père.
+Le fait est que le père était un imbécile, le fils un méchant et
+Godoy le plus misérable des hommes. Quant à la reine, elle ne sut
+être ni épouse, ni femme coupable, ni mère, ni souveraine. Voilà les
+acteurs de ce drame si imposant joué à Bayonne en 1808.</p>
+
+<p>Les querelles devinrent sérieuses. On envoya des troupes en Espagne:
+ce fut une faute; nous n'en avions pas le droit... On a prétendu
+que Godoy, voulant emmener le vieux roi loin de <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Madrid
+pour le faire aller en Amérique, avait demandé des troupes afin de
+l'effrayer. Le fait est qu'Izquierdo partit en courrier de Paris et
+arriva à Aranjuez le mardi-gras. Il alla aussitôt chez Godoy... Il
+le trouva masqué, déguisé en moine, et faisant et disant toutes les
+folies qui passaient par sa pauvre tête. Izquierdo était un misérable
+niais, mais il avait assez de talent pour comprendre la gravité de
+leur position; il leva les épaules et fit bien.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, l'armée française, sous les ordres de Murat,
+franchissait les Pyrénées, et Murat entrait dans Madrid, où il
+fut mal accueilli. Murat n'était pas l'homme qu'il fallait aux
+Castillans, peuple sérieux, positif, austère, et l'opposé des
+fanfaronnades et des jactances de Murat.</p>
+
+<p>Il crut avoir pris l'Espagne pour lui; mais l'Empereur lui écrivit
+qu'il fût tranquille et qu'il <i>songerait à son affaire</i>. Alors
+se firent entendre les pleurs et les grincements de dents. La
+grande-duchesse de Clèves, de Berg et de Juliers n'était pas
+contente... Mon Dieu! quelle extravagance et quel délire!</p>
+
+<p>Quand Murat vit que l'Espagne n'était pas pour lui, il fit tout ce
+qu'il put pour faire perdre la couronne du royaume d'Espagne au
+pauvre Charles IV, et puis ensuite à tout autre qui <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> la
+prendrait, c'est-à-dire qu'il embrouilla tout, au point que personne
+ne s'y reconnut. Godoy, qu'on allait pendre, ne le fut pas, et
+l'on vit un petit-fils de Louis XIV solliciter à genoux de quitter
+une couronne, un royaume qu'il ne pouvait plus partager avec son
+<i>privado</i>, demandant pour toute grâce un dernier asile où ce <i>trésor</i>
+fût en sûreté. C'est alors que Murat, sur les recommandations
+<i>écrites</i> et <i>expresses</i> de M. de Talleyrand, rendit la liberté à don
+Manuel Godoy. Ceci était après la révolution d'Aranjuez.</p>
+
+<p>La nation fut furieuse. Godoy était tellement détesté, qu'on avait
+besoin de sa mort comme d'une expiation. Le peuple, les grands, la
+bourgeoisie, tous la voulaient et la demandaient par un seul cri.</p>
+
+<p>C'est alors que l'Empereur arriva à Marrac. Il manda les parties
+devant lui. Ferdinand arriva le premier, et fut suivi de son père et
+de sa mère, qui ne quittaient pas leur inséparable Godoy. On sait
+la fin de cette histoire, du moins dans sa première partie... M. de
+Talleyrand y parut peu en dehors, n'étant plus alors aux Affaires
+étrangères; mais M. le duc de Cadore n'était pas dans ce chaos,
+tandis que M. de Talleyrand y était tout entier. Ses partisans,
+depuis cette époque, en voyant le blâme universel s'étendre sur
+cette affaire, voulurent <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> le disculper, mais n'y purent
+parvenir; ils dirent seulement que s'il fût demeuré au portefeuille
+des Affaires étrangères, les choses se fussent passées plus
+convenablement.</p>
+
+<p>Les princes d'Espagne allèrent à Valençay, chez M. de Talleyrand
+même, et le roi Charles IV à Marseille, avec sa femme et <i>Manuelitto
+Godoy</i>. Quelle profonde étude à faire dans toute cette tragi-comédie,
+jouée et composée par ceux mêmes qui sont en scène!</p>
+
+<p>La conduite de Ferdinand VII, pendant sa captivité, lui fut, dit-on,
+suggérée pour le rendre méprisable aux yeux de ses sujets. Ceci est
+une de ces calomnies comme la méchanceté n'en fait que trop souvent.
+Ferdinand VII était un homme que j'ai connu, et qui n'avait nullement
+besoin d'être poussé pour faire des actions basses et indignes de
+son rang. Conspirant sans cesse contre lui-même, parce que ses
+tentatives étaient stupides; jouant ou faisant jouer la comédie,
+séduisant des maritornes dans les basses-cours du château, il laissa
+le duc de San-Carlos filer une plus noble passion auprès de madame de
+Talleyrand, qui, dit-on, ne lui fut pas cruelle; et lorsqu'elle vint
+à Paris et que nous y vîmes aussi le duc de San-Carlos, nous pensâmes
+que le duc s'était trompé. Mais la princesse ne l'entendait pas
+ainsi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> Une chose dont je n'ai pas parlé dans la première partie
+de cet article, c'est de la <i>petite Charlotte</i>. Qu'est-ce que
+Charlotte? Charlotte était une petite fille qu'un beau jour on vit
+apparaître dans le salon de M. de Talleyrand. Comme madame Grandt
+la caressait beaucoup, on crut qu'elle était sa fille et celle
+de M. de Talleyrand. Écoutez donc, il est de fait que la chose
+paraissait probable; mais ce n'était pas cela. Charlotte était fille
+de quelqu'un, parce qu'on a toujours une mère et un père. Le père,
+je n'ai jamais bien connu son nom, à moins qu'il ne s'appelât M.
+Charlotte; car la petite n'eut jamais d'autre nom, même quand au
+titre de mademoiselle on ajoute autre chose; on ne put trouver que
+mademoiselle Charlotte. Enfin, telle qu'elle était, cette petite,
+M. de Talleyrand en était idolâtre. Elle venait pincer les jambes
+du cardinal Caprara, qui lui souriait comme un martyr, parce qu'il
+venait de chez l'Impératrice, où les deux carlins lui avaient mis
+les jambes en marmelade. Elle touchait impunément à la coiffure du
+comte de Grandcourt; et un jour le comte de Bentheim l'ayant soulevée
+dans ses bras, elle lui ôta tout son rouge sans qu'il se plaignît.
+On connaissait son pouvoir sur M. de Talleyrand, et nul ne résistait
+à l'enfant. Mais le plus curieux, c'est que cette petite était
+aimée de madame de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> comme de son mari. Lorsqu'on
+avait dîné, Charlotte arrivait en se cachant derrière une immense
+coupe d'agate ou de porphyre, dans laquelle brûlaient des parfums.
+Une autre fois, elle arrivait habillée en Espagnole, en Polonaise,
+en Napolitaine, et puis elle dansait le boléro, la mazourka ou la
+tarentelle; M. de Talleyrand, alors, était dans le ravissement, et
+les applaudissements de tout le salon étaient plus vifs que ceux
+de l'Opéra pour mademoiselle Elssler. Le fait est que cette petite
+n'était pas jolie, avait des dents fort avancées, et ne dansait pas
+mieux qu'une autre; elle avait de plus l'air d'un chien habillé,
+avec son toquet sur l'oreille, et était parfaitement ridicule:
+elle m'a toujours fait cet effet au moins. J'ai parlé d'elle aussi
+longuement, parce qu'elle faisait partie du salon de M. de Talleyrand
+comme objet de curiosité. Si M. de Talleyrand avait davantage songé
+à l'avenir qu'il lui réservait, il aurait mis plus d'attention à la
+tenir dans un demi-jour convenable; mais en lui élevant un théâtre
+où il l'exposait, c'était lui donner la célébrité avec toutes ses
+conséquences.</p>
+
+<p>La cause de la disgrâce de M. de Talleyrand, c'est-à-dire du prince
+de Bénévent, est inconnue; on ne peut que la présumer. Le cardinal
+Maury, qui ne l'aimait pas et n'en était pas plus aimé, me <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span>
+disait un jour que l'Empereur était ennuyé de tout ce qu'on lui
+rapportait des bêtises de madame de Talleyrand.&mdash;Mais qu'est-ce que
+cela fait? demandai-je au cardinal?... le mari est-il solidaire des
+torts de sa femme?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Pourquoi l'a-t-il épousée?</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>Pourquoi, monseigneur? mais il ne l'a pas voulu. Ne savez-vous pas
+comment s'est fait ce mariage?</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Non vraiment, et ne m'en soucie guère.</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand reçut ordre de l'Empereur d'être marié dans huit
+jours; l'Empereur espérait que ce court délai ferait peur à M. de
+Talleyrand pour s'accoutumer à ce mariage, et qu'il ferait plutôt
+une alliance étrangère. Pas du tout, M. de Talleyrand n'osa demander
+conseil à personne, et le huitième jour au matin il s'avisa seulement
+d'en parler à M. de Narbonne; alors il n'était plus temps, et madame
+Grandt devint madame de Talleyrand le même soir...</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas d'un homme d'esprit cette conduite-là.</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>Je ne vous la donne pas pour telle, non plus; mais que voulez-vous y
+faire? Le fait est qu'il est difficile de faire plus de gaucherie que
+la pauvre femme n'en fait. Les ambassadeurs écrivent tous les jours
+des notes pour savoir si ce n'était pas <i>avec intention</i> que madame
+la princesse de Bénévent avait fait telle chose ou telle autre.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Était-ce avec intention qu'elle a demandé à Denon des nouvelles de ce
+pauvre Vendredi?... Elle le prenait pour Robinson Crusoé!</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>Allons! allons! la chose n'est pas prouvée... Et puis après tout...
+Tenez, monseigneur, je n'y crois pas.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Denon me l'a certifié encore avant-hier... C'est positif.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> MOI.</p>
+
+<p>Oui, malheureusement, car les étrangers se moquent de nous lorsqu'ils
+savent de pareilles histoires... Savez-vous celle du verre d'eau,
+monseigneur?</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Celle du verre d'eau! non, vraiment; et comme je suis très-friand de
+ces sortes d'histoires, je vous la demanderai.</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Tenez, voilà quelqu'un qui est un habitué du salon Talleyrand et qui
+vous la racontera à merveille.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE COMTE DE NARBONNE</span>, <span class="stage">qui entre.</span></p>
+
+<p>Qu'ai-je à dire, ma belle amie?... Une histoire? Vraiment, pourquoi
+ne contez-vous pas?</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Non, c'est l'histoire du verre d'eau de madame de Talleyrand. C'est à
+madame votre fille que la chose est arrivée.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p>
+
+<p>Oh! pardieu, l'histoire est des meilleures. Voici <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> le
+fait, monseigneur: M. de Talleyrand venait d'être nommé prince de
+Bénévent, chose heureuse et que je lui souhaite jusqu'à la fin de ses
+jours. J'ignore si Votre Éminence sait jusqu'à quel point madame sa
+femme est à l'affût de tout ce qui a rapport à l'étiquette et à la
+convenance des places et dignités... Et tenez, demandez à madame la
+gouvernante... elle peut vous le dire...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE CARDINAL</span> <span class="stage">se retournant vers moi.</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce donc que cette nouvelle aventure? Vous ne m'en avez pas
+parlé.</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>C'est que cela n'en vaut pas la peine.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p>
+
+<p>Comment! cela n'en vaut pas la peine! cela vaut son pesant d'or.</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Eh bien! monseigneur, vous saurez que madame de Talleyrand me fit
+écrire il y a huit jours par sa demoiselle de compagnie une espèce de
+lettre, de billet, je ne sais dans quel style ni dans quelle forme,
+sur du papier à ministre, pour me demander quel jour et à quelle
+heure je pourrais la recevoir. Je m'empressai <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> de répondre
+à cette demande d'audience un petit mot sur du papier à billet
+ordinaire, pour lui dire que je serais à ses ordres tous les jours
+jusqu'à la fin de la semaine. À une heure je la vis arriver avec sa
+demoiselle de compagnie, dans sa grande et lourde berline, avec deux
+grands valets de pied tout bleus et son cocher de même; la voiture,
+les gens, les chevaux, le contenu, le contenant, tout cela lourd et
+massif comme plomb. En arrivant, madame la princesse me fit une de
+ces révérences de présentation à laquelle je répondis par un bonjour
+amical, et prenant sa main je la conduisis à mon canapé; alors
+elle entama l'entretien. Que croyez-vous qu'elle venait me dire,
+monseigneur?... devinez!</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Elle venait vous demander conseil pour une parure.</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Au lieu de me demander conseil elle venait m'en donner.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>La bonne folie! Et sur quoi?</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Elle me dit que je ne me mettais pas en <i>gouvernante</i> <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> de
+Paris; que j'allais à l'Opéra coiffée en cheveux, et que cela n'était
+pas convenable.&mdash;Mais madame, lui dis-je, je n'ai que vingt-quatre
+ans!&mdash;N'importe. Tenez, si vous voulez sonner, je vais vous montrer
+<i>ce que je vous ai fait faire</i>.&mdash;Et sonnant elle-même, elle fait
+apporter un carton dans lequel était une façon de toque faite pour
+une femme de soixante-dix ans au moins, ornée de quatre plumes
+immenses posées comme pour un cheval de carrosse.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, dit-elle, une coiffure pour la gouvernante de Paris.&mdash;Et
+puis, je voudrais que vous fissiez reprendre les vieux usages. Ainsi,
+par exemple, les trois révérences avant d'arriver à la maîtresse de
+la maison... Je vous en ai fait une tout à l'heure.</p>
+
+<p>Et, retournant à la porte du boudoir, la voilà qui fait encore une,
+deux, trois révérences... De ma vie, je crois, je n'avais autant ri.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Je le crois, ma foi, de reste! Et que vous dit-elle ensuite?</p>
+
+<p class="speakersc">MOI.</p>
+
+<p>Elle me demanda si je voulais introduire chez moi cette coutume,
+<i>de me retirer</i>, les jours de réception, <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> en saluant mon
+monde pour rentrer <i>dans mes appartements</i>.&mdash;Oh! pour le coup, je
+me fâchai; et je pris la chose pour une mystification; mais, hélas!
+la chose n'était que trop vraie... Elle m'objecta les princesses
+s&oelig;urs de l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis altesse sérénissime, me dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Cela va pour vous, madame, lui dis-je; mais comme je ne suis pas
+encore <i>altesse</i>, même <i>altesse agitée</i>, je me bornerai à me lever
+quand on sortira, et à reconduire jusqu'à la porte de mon salon.
+Je ne le puis pour les jours de réception, parce que j'ai trop de
+monde, mais au moins je ne me retirerai que la dernière.&mdash;Après cette
+question, celle du verre d'eau eut son tour; quant à celle-là, je
+laisse la parole à M. de Narbonne, qui fut témoin comme moi, mais qui
+raconte bien mieux.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p>
+
+<p>Je ne vous contredis pas, parce que c'est malhonnête. Vous saurez
+donc, monseigneur, que lorsque madame de Bénévent, première du nom,
+comme madame Grandt fut altesse <i>sérénissime</i>, comme elle le dit
+elle-même, elle entreprit d'introduire les belles manières dans
+sa maison, comme si Talleyrand était un mal-appris ou qu'il fût
+né <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> d'hier; elle s'en alla donc questionnant Réchaud<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>,
+d'une part, et Robert<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>, de l'autre, et parvient à savoir que
+chez l'Empereur et chez les princes de sa famille <i>on ne demande ni
+on ne porte à boire</i> dans le salon où ils se trouvent. Ravie de sa
+découverte, et ne voulant parler de rien à M. de Talleyrand pour le
+surprendre agréablement comme pour ce pauvre Vendredi, elle choisit
+un jour de la semaine dernière où il y avait grand dîner et foule à
+être étouffé dans le salon de la rue d'Anjou, et elle donna l'ordre
+à Courtiade<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a> de ne donner à boire <i>à qui que ce fût</i>, à moins que
+ce ne fût elle, le prince... et puis réfléchissant, elle se demanda,
+à ce que j'ai su depuis, si le prince de Nassau ne pouvait pas boire
+devant elle... Elle trouva que la chose se pouvait... mais comme elle
+n'aimait pas le prince de Nassau, qui se moque d'elle avec Montrond,
+elle ajouta, en se reprenant dans son ordre à Courtiade:</p>
+
+<p>&mdash;<i>À moi</i> ou à Son Altesse le prince de Bénévent seulement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame, si l'on demande à boire? dit <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> Courtiade avec
+la prévoyance que devait faire naître la petitesse de l'appartement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! eh bien!... vous <i>mènerez boire</i> dans la salle à manger...</p>
+
+<p>Ma fille, madame de Braamcamp, avait dîné chez madame la gouvernante,
+qui lui proposa d'aller faire ensemble une visite à la princesse
+de Bénévent, et la divertit beaucoup en lui racontant l'histoire
+dont elle nous a fait fête tout à l'heure. Ces dames arrivèrent
+tard et trouvèrent à peine une place dans le salon; ma pauvre fille
+eut soif et demanda un verre d'eau, tout étonnée que les plateaux
+de rafraîchissements ne circulassent pas comme à l'ordinaire....
+Apercevant quelqu'un qu'elle connaissait intimement<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>, elle
+l'appela et le supplia de lui faire venir un verre d'eau...</p>
+
+<p>C'étaient surtout <i>les verres d'eau sucrée</i> que la princesse avait en
+aversion... Aussitôt qu'elle aperçut le petit plateau d'argent sur
+lequel Courtiade apportait le verre d'eau, car en apprenant qu'il
+était pour madame de Braamcamp, fille du meilleur ami de son maître,
+il avait passé outre; aussitôt, dis-je, que la princesse l'aperçut,
+elle cria de sa voix fausse et nasillarde:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> &mdash;<i>Je vous avais défendu d'apporter ici des verres d'eau.</i></p>
+
+<p>Ma pauvre fille devint rouge comme une cerise, et demeura fort
+surprise d'une telle attaque... Enfin, on alla souper lorsque la
+foule fut partie. Les femmes se mirent à table; Talleyrand, moi et
+quelques autres, nous quittâmes le jeu et vînmes nous établir autour
+de la cheminée... Quelques-uns de nous eurent soif, on demanda du vin
+de Madère et de l'eau.&mdash;Le valet de chambre qui apporta le plateau,
+fier de l'ordre du prince, levait ce plateau tant qu'il le pouvait
+devant la princesse. Aussi, en le voyant, elle s'écria du haut de sa
+tête:&mdash;Je vous ai défendu de porter des verres d'eau dans la pièce où
+se trouve le prince ou moi...</p>
+
+<p>&mdash;Princesse, dit le valet de chambre, ce n'est pas un verre d'eau...
+c'est de l'eau et du vin.</p>
+
+<p>&mdash;À la bonne heure, répondit la princesse en se rasseyant.</p>
+
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous le mot, monseigneur?</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Trop beau pour elle... oui, ce mot lui demeurera comme une chose
+<span class="smcap">D'ELLE</span>..., et j'en suis fâché, car il est de vous...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> Cette histoire donne l'idée de la manière dont madame de
+Talleyrand <i>tenait son salon</i>.... elle n'avait pas plus de mesure
+pour juger les gens. M. de Talleyrand, si fin, si plein de tact et
+de bonnes manières, souffrait, à la vérité, de cette continuelle
+souffrance d'avoir incessamment une femme à côté de soi qui vous fait
+rougir par ses bêtises.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE NARBONNE.</p>
+
+<p>Mais je ne crois pas que l'Empereur rende Talleyrand responsable de
+tout ce qu'elle fait.</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>J'en répondrais; et puis, après tout, madame la princesse de Bénévent
+est très-bonne pour chacun, et elle a des partisans.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Vous verrez que ce diable de Millin aura fait une méprise avec sa
+vue basse; il aura pris l'Altesse Sérénissime pour une antique, et
+le voilà amoureux d'elle... Pauvre Millin, ce que c'est que d'être
+<i>presbyte</i>!</p>
+
+<p class="speakersc">MILLIN.</p>
+
+<p>Mais je ne suis pas amoureux de madame de Talleyrand; c'est bon pour
+Grandcourt, ces pasquinades-là; <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> moi je suis trop vieux pour
+jouer au mardi-gras.</p>
+
+<p class="speakersc">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>C'est bien aussi ce que je disais, mon antiquaire; mais si l'on fait
+ce qu'on peut, on ne fait pas toujours ce qu'on doit.</p>
+
+<p>À cette époque, M. de Talleyrand avait une attitude fort mauvaise;
+l'Empereur s'éloignait de lui. On faisait revivre l'histoire du duc
+d'Enghien avec celle des Bourbons d'Espagne, et l'on disait qu'il
+voulait donc épuiser tout le sang des Bourbons qui coulait dans la
+grande veine politique de l'Europe, et qu'en vérité il y avait abus
+de sa part, après les gages qu'il avait donnés à la Révolution.</p>
+
+<p>Cette question du duc d'Enghien est encore toute neuve à discuter, et
+elle le sera toujours dès que Fouché n'a pas parlé sur le personnage
+mystérieux qui était à Paris en même temps que Georges et Pichegru.
+Mais laissons là ce sujet. M. de Talleyrand a trouvé moyen de jeter
+un voile aussi sombre sur cette mystérieuse histoire, qu'un épais
+linceul sur le malheureux qui mourut sa victime sur le rocher de
+Sainte-Hélène.</p>
+
+<p>Maintenant, M. de Talleyrand a-t-il conspiré longtemps avant 1814?
+je ne le crois pas. L'Empereur eut tort, probablement, de rompre
+aussi <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> violemment avec lui, et de lui faire une scène aussi
+cruelle la veille de son départ de Paris. Je sais que lors du départ
+pour Moscou, l'Empereur fut au moment de le rappeler au ministère; il
+est peut-être fâcheux que cela n'ait pas eu lieu. M. de Talleyrand
+ne haïssait pas l'Empereur, et il était bien vu des puissances
+étrangères, l'Autriche exceptée. La Russie l'aimait alors; je sais
+qu'en 1815 il n'en fut pas de même, mais l'Empereur Alexandre avait
+des préventions <i>pour</i> et <i>contre</i>: il y avait de grandes chances,
+du moins je le crois. Ainsi donc, lorsque l'Empereur n'emmena pas M.
+de Talleyrand à Varsovie, je le répète, je crois que ce fut fâcheux,
+et d'autant plus que ce fut M. de Pradt que l'Empereur emmena avec
+lui, pour en être mal servi dans ses derniers jours prospères, et
+caricaturé dans ses jours malheureux.</p>
+
+<p>Les malheurs vinrent encore plus vite que nos victoires n'avaient été
+rapides; le désastre de Moscou survint, et avec lui la ruine de la
+France.</p>
+
+<p>De retour en France, Napoléon, que son génie n'abandonna pas dans
+ces circonstances critiques, comprit tout ce que cet événement
+portait avec lui de chances funestes pour l'avenir... il assembla
+un conseil privé composé des ministres, des ministres d'État et de
+quelques grands officiers de sa maison, comme Duroc et Caulaincourt;
+M. de Talleyrand <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> fut appelé à ce conseil. Interrogé par
+l'Empereur, il se prononça pour la paix; Cambacérès de même. Et ce
+fut le duc de Feltre, M. Clarke, qui osa dire en plein conseil,
+devant des témoins dont beaucoup vivent encore, que l'Empereur était
+<span class="smcap">DÉSHONORÉ</span> s'il abandonnait un pouce de terrain, ou une
+prétention!....</p>
+
+<p>&mdash;Voyez la conduite de cet homme pendant la Restauration!...</p>
+
+<p>Lorsque l'Empereur partit, et qu'il laissa Marie-Louise régente avec
+un conseil, M. de Talleyrand fit partie de ce conseil. J'ai parlé
+de l'étrange scène que l'Empereur fit à M. de Talleyrand la veille
+de ce même départ; je n'en rappellerai donc ici que quelques mots:
+l'Empereur reprocha à M. de Talleyrand de rejeter sur lui les fautes
+de l'affaire d'Espagne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous qui me les avez conseillées, monsieur, lui disait
+l'Empereur d'une voix tonnante; c'est vous qui m'avez présenté un
+traité qui était déjà presque fait entre moi et le Prince de la Paix
+pour le faire roi des Algarves: osez le nier!... Ce traité devait
+vous donner vingt millions.</p>
+
+<p>La colère de l'Empereur fut si forte enfin qu'il frappa M. de
+Talleyrand <i>au menton</i>... La scène fut des plus vives... L'Empereur
+eut tort.</p>
+
+<p>Demeuré à Paris, libre, surveillé seulement par <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> cet homme
+qui n'avait pas su se garder lui-même dans l'affaire de Mallet, M.
+de Talleyrand, l'âme ulcérée et vindicative, jura de se venger.
+L'Empereur aurait dû se rappeler son Machiavel et ne pas laisser
+derrière lui un ennemi libre.</p>
+
+<p>Pendant l'héroïque défense de la Champagne, M. de Talleyrand sut
+agir. Ses amis, et il en eut, du moment qu'il cria <i>vive le roi</i>,
+parmi les gens qui le repoussaient la veille, ses amis le soutinrent
+et de leur fortune, et de leur crédit dans les partis alliés, de tout
+ce qui enfin était en leur pouvoir. Aussi, lorsque le jour du 31 mars
+arriva, tout était prêt pour l'attaque du côté du drapeau blanc; rien
+ne l'était pour la défense des aigles de l'Empire.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand logeait alors dans son nouvel hôtel de la rue
+Saint-Florentin. Je savais qu'il y recevait tous les jours une
+nombreuse foule tout ardente pour arborer la cocarde blanche: madame
+de Dino s'y préparait la première, la duchesse de Courlande... Que
+nous voulaient ces femmes? Elles n'étaient pas Françaises.</p>
+
+<p>L'Impératrice quitta Paris. Si M. de Talleyrand n'eût pas été
+offensé, je suis certaine qu'il se fût opposé à son départ et à celui
+du Roi de Rome... Mais son parti était pris et le gant jeté, il
+fallait seulement trouver un moyen de ne pas partir.</p>
+
+<p>Bourrienne, ce misérable, comblé des bienfaits <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> de
+l'Empereur, et qui se dévoua à la honte et à la haine comme un autre
+à une noble conduite, trouva un moyen pour empêcher le départ de
+M. de Talleyrand; il fit aller à la barrière par laquelle devait
+sortir M. de Talleyrand un bataillon de garde nationale dévoué,
+avec des ordres secrets... M. de Talleyrand part et monte dans sa
+voiture; le duc de Rovigo, qui avait ordre de ne partir qu'après M.
+de Talleyrand, retourne alors chez lui, monte en voiture, et bientôt
+il est sur la route de Blois. Mais arrivé à la barrière convenue,
+M. de Talleyrand voit sa voiture entourée par un bataillon de garde
+nationale.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, vous ne partirez pas!</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, <i>laissez-moi faire mon devoir</i>. Je dois partir.</p>
+
+<p>&mdash;Non, monseigneur, vous ne nous quitterez pas!</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis!... mes amis, je vous conjure!...</p>
+
+<p>Et le résultat de cette comédie fut le retour de M. de Talleyrand
+dans sa maison, lorsque M. de Rovigo, comme un simple qu'il était,
+croyait en être suivi sur la route de Blois...</p>
+
+<p>On sait le reste...</p>
+
+<p>Lorsqu'on vit l'empereur Alexandre prendre l'hôtel de M. de
+Talleyrand pour y loger, la chose fut résolue, et on sut, avant
+qu'elle ne fût proclamée, quelle serait la forme du gouvernement
+qu'on allait avoir.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> TROISIÈME PARTIE.<br>
+SALON DE M. LE PRINCE DE TALLEYRAND.</h3>
+
+<p>Dès le 31 mars au soir, une députation partit de l'hôtel de M. de
+Morfontaine, de ce même homme qui, ayant épousé la fille de la nation
+et d'un régicide, aurait dû être plus silencieux dans son amour pour
+le retour d'une chose pour l'abolition de laquelle son beau-père
+avait donné sa vie. Cette députation partit donc de chez lui, et fut
+à l'hôtel de M. de Talleyrand trouver l'empereur Alexandre, qu'ils
+ne virent pas, mais bien M. de Nesselrode, qui faisait de grandes
+phrases à la reine Hortense d'un côté, et de grandes phrases aux
+royalistes de l'autre; enfin tout allait ainsi ce jour-là: ne nous
+plaignons pas, nous avons vu bien pis depuis!...</p>
+
+<p>Lorsque l'empereur de Russie entra dans le salon de M. de Talleyrand,
+il y trouva l'éternel Pasquin de M. de Pradt, le général Dessoles,
+qui crut bien beau de venger ce qu'il appelait l'offense de Moreau en
+frappant sur le héros souffrant, et l'abbé de Montesquiou, le seul
+pur dans ce salon et le seul loyal; ils demandèrent les Bourbons, et
+M. de Talleyrand appuya. Il parla d'abord et fit <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> parler
+l'abbé Louis et l'abbé de Pradt, ainsi que Dessoles.</p>
+
+<p>&mdash;Consultez ces messieurs, sire, dit M. de Talleyrand; <i>c'est
+connaître l'opinion de la France</i>.</p>
+
+<p>Ce mot n'a aucune portée en raison de son exagération.</p>
+
+<p>Enfin, dans l'une de ces séances, M. de Talleyrand se leva et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Sire, il n'est que deux choses possibles: les Bourbons ou
+Bonaparte; Bonaparte, si vous pouvez, mais vous ne le pouvez plus,
+car vous n'êtes pas seul. Qui mettriez-vous à sa place?... un soldat?
+Nous n'en voulons plus. Si nous en voulions un, nous garderions celui
+que nous avons, car c'est le premier du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, ou Bonaparte, ou Louis XVIII; hors ces deux noms, tout le
+reste est une intrigue.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand se conduisit avec une extrême adresse ou une grande
+loyauté... mais tout ce qu'il fit ensuite à Vienne a décelé la haine
+qu'il avait au c&oelig;ur. Je voudrais reconnaître la loyauté, mais je
+ne le puis... Il fut pour Bonaparte et les Bourbons avec égalité,
+mais dans ses paroles... L'un ou l'autre! disait-il toujours... Et
+ses actions démentaient ce qu'il disait.</p>
+
+<p>Ce fut dès le 31 mars, à une heure après midi, que l'empereur
+Alexandre, pressé par les uns et attiré <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> par M. de
+Talleyrand, signa la déclaration par laquelle il s'engageait à ne
+plus traiter avec Napoléon ni aucun membre de sa famille.</p>
+
+<p>Et le Roi de Rome, cet enfant innocent, que vouliez-vous donc qu'il
+devînt?... Et voilà ce qu'on appelle de la loyauté!...</p>
+
+<p>Lorsque les maréchaux vinrent de Fontainebleau à Paris, ils virent
+M. de Talleyrand dans son salon avant d'entrer chez l'empereur de
+Russie. M. de Talleyrand leur dit:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, que voulez-vous faire? Si vous réussissez, vous
+compromettez tous ceux qui sont entrés dans cette chambre depuis le
+1<sup>er</sup> avril, et le nombre en est grand. Je ne me compte pas; <span class="smcap">JE
+VEUX ÊTRE COMPROMIS</span>.</p>
+
+<p>Singulière parole!</p>
+
+<p>&mdash;<i>Louis XVIII est un principe</i>, avait-il dit la veille à Alexandre.
+Qu'est-ce que ce mot?... Voilà l'abus des phrases chez nous; en voilà
+une qui paraît bien ronflante en 1814, et qui en 1830 n'a plus le
+sens commun pour le même homme, comme elle avait cessé de signifier
+pour lui <span class="smcap">POUVOIR ET RICHESSE</span>; car le principe pour lui est
+dans ces deux choses.</p>
+
+<p>Le salon de M. de Talleyrand devait être un lieu bien fait pour être
+le sujet d'une profonde observation, pendant cette nuit où les
+maréchaux <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Macdonald, Marmont et Ney, ainsi que le duc de
+Vicence, étaient dans le cabinet d'Alexandre pour lui demander la
+régence au nom de l'armée! Le salon de M. de Talleyrand était alors
+rempli de cette foule inquiète qui avait jeté le gant et ne <i>le
+pouvait</i> plus ramasser; car ce n'était pas <i>la volonté</i> qui manquait
+à un homme comme Bourrienne, par exemple... Qu'allait dire l'empereur
+de Russie? Qu'allait-il prononcer?... Il régnait un silence profond
+seulement interrompu par les pas plus ou moins agités de ceux qui ne
+pouvaient demeurer assis et commander à leur inquiétude... Tout à
+coup la porte du cabinet de l'empereur de Russie s'ouvrit!... Ce fut
+un moment dramatique dans son effet... Hélas! s'il y avait eu dans
+cette chambre un seul ami de Napoléon, il eût à l'instant reconnu que
+toute espérance était anéantie... Aussitôt tous ces fronts obscurcis
+reprirent de la sérénité... Macdonald<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a> sortit le premier... sa
+tête, qu'il porte habituellement très-élevée, l'était encore plus en
+ce moment, et l'expression de toute sa physionomie était celle d'un
+noble mécontentement. <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> En le voyant, Beurnonville, cet homme
+que le <i>Moniteur</i> lui-même note comme ayant été le <i>révolutionnaire</i>
+le plus déterminé (ceci est <i>un fait</i>), Beurnonville alla vers
+Macdonald et voulut lui prendre la main:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi, monsieur, lui dit Macdonald; ne me dites rien... moi,
+je n'ai rien à vous dire. Vous me faites oublier une amitié de trente
+ans!...</p>
+
+<p>Un autre homme était à côté de Beurnonville, c'était Dupont. En le
+voyant, la physionomie du maréchal s'anima et sa voix devint plus
+sévère:</p>
+
+<p>&mdash;M. le général, lui dit-il, votre conduite envers l'Empereur et
+votre pays est aussi blâmable qu'elle peut l'être... Si Napoléon fut
+sévère pour vous, vengez-vous de lui... mais non aux dépens de votre
+patrie...</p>
+
+<p>La voix du maréchal était animée, et Caulaincourt chercha à le
+calmer...</p>
+
+<p>&mdash;Songez où vous êtes, M. le maréchal, lui dit le grand-écuyer.</p>
+
+<p>En ce moment, M. de Talleyrand, qui était avec l'empereur de Russie,
+sortit de son cabinet, et toujours avec ce même calme qu'il apportait
+en apparence avec lui, et cette voix ou plutôt ce <i>sotto voce</i> avec
+lequel il disait une parole légère, comme il annonçait la destruction
+d'un empire:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il aux maréchaux avec une intention <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span>
+méchante et comme parlant toujours à ces hommes du sabre, messieurs,
+si vous voulez <i>disputer</i>, descendez chez moi.</p>
+
+<p>&mdash;Cela serait inutile, monsieur, répondit le maréchal Macdonald, mes
+camarades et moi nous ne reconnaissons pas le gouvernement provisoire.</p>
+
+<p>Et aussitôt les trois maréchaux et le duc de Vicence sortirent de
+l'hôtel de M. de Talleyrand et se rendirent chez le maréchal Ney,
+pour y attendre la réponse de l'empereur de Russie, qui la leur avait
+promise après avoir vu le roi de Prusse.</p>
+
+<p>Comme cette scène dut être profondément saisissante!... quel
+dramatique dans les moindres mots! car ici tout était, dans le
+fait lui-même, dans cette destinée à laquelle tant d'autres
+se rattachaient, et que tant d'autres aussi cherchaient à
+ébranler.&mdash;Dans ce même cabinet de l'empereur de Russie était un
+homme que l'empereur Napoléon avait toujours comblé de bontés et
+de faveurs, bien qu'il fût l'ami de Moreau et presque l'ennemi de
+Napoléon; c'était le général Dessoles.&mdash;Qu'avait-il fait pour être
+plus que des généraux de division comme lui? Et pourtant l'empereur
+Napoléon fut pour lui ce qu'un grand prince, comme il l'était en
+effet, devait être.&mdash;Il en fut l'ennemi presque le plus acharné.&mdash;Il
+parle bien; il a même des formes douces, agréables; il est homme
+<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> du monde; mais tous ces avantages il les employa dans cette
+terrible nuit à faire naufrager en entier le vaisseau de l'Empire,
+comme si lui-même n'y était pas passager!...</p>
+
+<p>&mdash;La régence, sire! s'écria-t-il en entendant Macdonald prononcer ce
+mot; la régence! mais c'est Bonaparte déguisé!</p>
+
+<p>Macdonald fut au moment de lui répondre et de lui demander en même
+temps pourquoi donc il répudiait ainsi la gloire militaire de la
+France... Et cet homme, poursuivit Macdonald la voix tremblante
+d'émotion... et cet homme, qui nous a si souvent conduits à la
+victoire, devons-nous donc l'abandonner?...</p>
+
+<p>&mdash;Sire, poursuivit le maréchal, Votre Majesté a déclaré, tant en son
+nom qu'en celui de ses alliés, qu'elle n'était pas venue en France
+pour imposer un gouvernement à la France.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas seul, répondit Alexandre, je dois consulter le roi
+de Prusse.&mdash;Ceci est une circonstance des plus graves; je ne puis
+rien sans lui.</p>
+
+<p>Caulaincourt et Macdonald sortirent du cabinet de l'empereur de
+Russie le c&oelig;ur serré!... Il n'y avait plus d'espoir à conserver...
+trop d'ennemis se dressaient contre cette noble tête!... Ce fut cette
+décision que les maréchaux furent attendre chez le maréchal Ney.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> Cependant une grande inquiétude restait aux alliés et
+aux royalistes: c'était l'armée qui la causait.&mdash;On avait appris
+le mouvement <i>insurrectionnel</i>, comme on l'appelait, du corps
+de Marmont, et ce mouvement alarmait avec raison.&mdash;Marmont, qui
+était éloigné du corps d'armée lorsque le général Souham l'avait
+emmené, faillit être massacré par ses troupes lorsqu'il se présenta
+devant elles.&mdash;Les choses se calmèrent je ne sais comment, et la
+nouvelle vint que le corps d'armée du duc de Raguse avait quitté
+ses rangs.&mdash;J'écris le mot à regret, mais on n'a pas deux mots pour
+une même chose.&mdash;Je ne sais s'il est content de la manière dont
+Bourrienne lui fait sa part dans le chapitre où il parle de lui....
+mais elle est singulière.</p>
+
+<p>Bourrienne dit très-positivement que le corps de Marmont pouvait si
+facilement être imité par le reste de l'armée, que la plupart des
+membres du gouvernement provisoire furent dans une telle inquiétude,
+que <i>deux</i> furent presque au moment de partir. On envoyait de dix
+minutes en dix minutes, dit-il, des exprès de Versailles pour avoir
+des nouvelles, et aussitôt que le maréchal parut dans le salon de
+M. de Talleyrand avec la nouvelle funeste et même mortelle pour
+l'Empire, mais heureuse pour la Restauration, de ce qu'il avait
+fait, tout le monde s'empressa autour de lui et <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> l'embrassa
+avec une effusion de tendresse profonde.&mdash;On venait de sortir de
+table chez M. de Talleyrand.&mdash;Marmont arriva de Versailles, couvert
+de poussière, accablé de fatigue, et n'ayant pas dîné.&mdash;Il était
+harassé et il mourait de faim. Il était en ce moment le héros de la
+journée<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>. M. de Talleyrand dit avec vérité qu'il fallait le faire
+dîner <i>avant de le faire parler</i>.&mdash;Aussitôt on apporta une petite
+table dans le salon même de M. de Talleyrand, et le duc de Raguse se
+mit à dîner.</p>
+
+<p>Chacun de nous, dit Bourrienne, allait à lui pour <i>le
+complimenter</i>!...</p>
+
+<p>Une justice que je dois rendre au duc de Raguse, c'est qu'en 1814 il
+lutta pour que l'armée n'abandonnât pas les couleurs nationales, et
+il désira qu'on mît un article dans le <i>Moniteur</i> (en date, je crois,
+du 5 ou 6 avril) qui rassurât et fît voir qu'on garderait les trois
+couleurs. L'article fut rédigé par Bourrienne devant le maréchal,
+qui l'approuva. Le lendemain, on chercha l'article; il n'y était
+pas du tout, pas même <i>mutilé</i>.&mdash;Marmont se plaignit à l'empereur
+Alexandre, qui à son tour se plaignit <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> à M. de Talleyrand,
+qui se plaignit plus haut que tout le monde. Cela devait être.</p>
+
+<p>C'était une question grave que celle des couleurs... Que fit M. de
+Talleyrand? car c'était sur lui que tout portait dans ces journées
+si remplies de grands événements.&mdash;Il fit dire, à Rouen, au maréchal
+Jourdan, que le duc de Raguse avait pris et fait prendre la cocarde
+blanche à ses troupes: ce n'était pas vrai.&mdash;Le maréchal Jourdan fit
+un ordre du jour où il annonça que la couleur blanche était celle de
+l'armée, et il écrivit au gouvernement provisoire pour lui annoncer
+qu'il suivait <i>l'exemple du duc de Raguse</i>.</p>
+
+<p>Le même jour, le duc de Raguse arriva le matin même chez M. de
+Talleyrand...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! M. le maréchal, que faites-vous pour les cocardes? Il faut
+arborer la blanche.&mdash;Cela m'est impossible, monseigneur.&mdash;Il le faut
+cependant, dit le Méphistophélès; car vous ne pouvez donner deux
+drapeaux à l'armée! Tenez, lisez!</p>
+
+<p>Et il donna à Marmont l'ordre du jour de Jourdan.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai pas pris la cocarde blanche! s'écrie le malheureux
+maréchal, qui comprend toute la gravité de cette circonstance...</p>
+
+<p>&mdash;C'est fâcheux, j'en conviens, répond M. de <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> Talleyrand
+avec son flegme accoutumé; mais que voulez-vous y faire?... Le
+démentir? Ce sera cent fois plus fâcheux pour vous... Arborez le
+drapeau blanc, croyez-moi.</p>
+
+<p>Il le fallut bien!...</p>
+
+<p>Enfin l'abdication fut signée. L'Empire fut détruit par cet homme
+qui aurait pu le conserver, et qui, seize ans plus tard, travailla à
+renverser le même gouvernement qu'il avait nommé.</p>
+
+<p>Le 2 mai, le <i>Moniteur</i> contenait les nominations suivantes:</p>
+
+<p>Le prince de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères; l'abbé de
+Montesquiou, ministre de l'Intérieur; l'abbé Louis, aux Finances;
+<span class="smcap">le général Dupont, à la Guerre</span>! Malouet, à la Marine, et M.
+de Vitrolles, ministre secrétaire d'État... je ne sais de quoi.</p>
+
+<p>Voilà comment fut composé le ministère. Maintenant, je n'ai rien à
+dire qui ne soit connu sur le prince de Talleyrand au congrès de
+Vienne; il y montra plus de haine pour l'Empereur que d'amour pour
+la France, et son ambition fut trompée au moment des Cent-Jours,
+lorsque, conduisant l'intrigue qui ôta M. de Blacas, heureusement
+pour nous, à Louis XVIII, il chercha à prendre sa place. Louis
+XVIII, au désespoir de perdre son favori, ne voulut pas donner ses
+dépouilles à <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> M. de Talleyrand: il fut aussi fin que le rusé.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand, apprenant que le Roi était seul et avait quitté
+Gand, se hâta, de son côté, de quitter Vienne aussitôt que le congrès
+fut terminé, et alla trouver Louis XVIII, qu'il joignit à une petite
+ville qu'on appelle, je crois, Roye. Arrivé le soir, il attendit
+que le Roi le fit demander... Rien!... la nuit s'écoule... toujours
+rien... Enfin, le matin, M. de Talleyrand apprend que le Roi va
+partir: il s'empresse de traverser la place qui le séparait de la
+maison où logeait le Roi, et, arrivé comme Louis XVIII était hissé
+dans sa voiture:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! M. le prince de Talleyrand, lui dit-il en l'apercevant, je veux
+vous dire quelques mots...</p>
+
+<p>Le Roi se fait remonter, et demeure un quart d'heure avec M. de
+Talleyrand. Ce terme écoulé, ils redescendent tous deux: l'un, porté
+par ses Haiducques; l'autre, traînant sa jambe... Lorsque le Roi fut
+dans sa voiture, il fit de la main un signe au prince de Talleyrand,
+et la voiture partit... Le prince retourna chez lui; en y arrivant,
+il trouva un ou deux affidés.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monseigneur, vous avez vu le Roi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'avez-vous trouvé? bien, j'espère?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et que vous a-t-il dit, monseigneur?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> Le prince de Talleyrand regarda d'abord, avec une fixité qui
+tenait du somnambulisme, celui qui lui avait fait cette question;
+puis il lui dit lentement et très-fortement accentué:</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a dit que les rois étaient tous des ingrats...</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> SALON
+DES PRINCESSES
+DE
+LA FAMILLE IMPÉRIALE.</h2>
+
+<p>L'Empereur ordonnait à tous ceux qui avaient une position dans
+l'État de beaucoup recevoir, et surtout d'inviter les étrangers de
+distinction. Il y avait alors à Paris deux ou trois maisons, dans
+ce que l'Empereur appelait <i>le camp ennemi</i>, où l'opinion contre
+l'Empire était prononcée avec une telle netteté que c'était avouer
+une bannière que d'y aller. Les étrangers n'en étaient pas là: aussi
+ceux qui s'ennuyaient à Paris, où leurs fonctions les retenaient,
+et qui en avaient fini avec les agréments de la société française
+lorsqu'ils avaient <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> été aux Tuileries les jours de grands
+cercles ou de spectacle à la cour, ne manquaient pas d'aller finir
+leur soirée chez la duchesse de Luynes, chez madame de Jumilhac ou
+bien encore madame de La Ferté, lorsqu'ils avaient admiré le beau
+coup d'&oelig;il que présentait la salle des Maréchaux, quand, éclairée
+par des milliers de bougies, elle était remplie de jeunes et jolies
+femmes, couvertes de pierreries et d'habits magnifiques, ainsi que
+d'une foule d'hommes dont les costumes resplendissants recevaient un
+nouvel éclat des plaques, des épaulettes, des ganses de chapeau, des
+montures d'épée, en diamants<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>.</p>
+
+<p>C'était une belle chose que cette salle des Maréchaux les jours de
+concert et de grands cercles, lorsque l'Empereur et l'Impératrice y
+passaient après le jeu: l'Empereur passait le premier, l'Impératrice
+le suivait, et puis venaient les princes et les princesses de la
+famille et les deux grands dignitaires. Ils se plaçaient tous dans le
+fond de la salle, du côté qui regarde le jardin... l'Empereur dans
+un fauteuil, <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> l'Impératrice à sa gauche, et ses frères, ou
+bien un des rois dont alors il ne manquait pas, à sa droite... Des
+deux côtés, sur des banquettes qui se prolongeaient jusqu'aux portes,
+étaient assises les femmes de la cour... Les hommes étaient derrière
+elles...</p>
+
+<p>Pendant le concert, l'Impératrice <i>composait</i> sa table de souper...,
+c'est-à-dire qu'elle désignait les femmes qu'elle voulait avoir à sa
+table, et son chambellan<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a> de service auprès d'elle venait vous
+dire de vous rendre à la table de l'Impératrice. Les princesses
+faisaient de même, et les officiers de leurs maisons remplissaient le
+même office; en prenant l'<i>Almanach impérial</i> de ce temps, et même
+des années 1805 et 1806, j'y vois des noms encore vivants aujourd'hui
+et qui s'acquittaient très-joyeusement de l'emploi que je viens de
+dire plus haut: ils doivent parfaitement se le rappeler.</p>
+
+<p>Le concert fini, on passait dans la galerie de Diane, où étaient
+dressées les tables pour le souper... celle de l'Impératrice, celles
+de la reine Hortense, de la reine d'Espagne et de la grande-duchesse
+de Berg, lorsqu'elle était à Paris... Quant à la princesse <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span>
+Pauline, sa mauvaise santé l'empêchait de venir aux Tuileries, et je
+ne crois pas me rappeler avoir vu sa table plus de deux ou trois fois
+dans tout le temps de l'Empire. Madame Mère n'allait jamais à la cour
+non plus; elle n'y vint qu'une fois ou deux, lors du mariage et du
+baptême, et, de toute manière, ce fut à son corps défendant.</p>
+
+<p>Après les tables des princesses, il y avait celle de la dame
+d'honneur, celle de la dame d'atours, et puis douze ou quinze autres
+pour les dames du palais; toutes ces tables étaient entourées de
+femmes ayant des roses sur la tête, le sourire à là bouche, et,
+avec tout cela, bien souvent des larmes dans les yeux: c'est que
+la vanité, qui partout est souveraine, tient surtout sa cour <i>à la
+cour</i>... Là, tout est faveur, tout est disgrâce... Un mot, un regard
+distrait du souverain ou de la souveraine, c'est un malheur! un
+malheur grave!.. Qu'on juge de ce que produit alors une invitation
+omise ou accordée!... La table de l'Impératrice n'avait que dix
+ou douze couverts, et celles des princesses, huit ou dix. Il n'y
+avait donc que soixante ou quatre-vingts femmes de préférées, et
+ce nombre, que pouvait-il faire sur huit cents ou mille femmes qui
+étaient aux Tuileries les jours de grands cercles..., encore faut-il
+ôter du nombre des Françaises les ambassadrices, qui, <i>de droit</i>,
+étaient <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> toujours invitées à la table de l'Impératrice ou des
+princesses. L'ambassadrice d'Autriche, même avant le mariage, était
+toujours à la table de l'Impératrice. On doit alors présumer combien
+de coups de poignard recevaient les pauvres femmes dont l'&oelig;il
+quêteur suivait le chambellan chargé du message!... Comme elles le
+foudroyaient lorsqu'il passait devant elles pour s'en acquitter!...
+M. de Beaumont, que son esprit aimable et la bonté de son c&oelig;ur
+rendaient un des hommes les plus excellents et les plus agréables à
+voir, était bien amusant à entendre lorsqu'il racontait comment le
+traitaient, dans ce cas-là, les yeux de la maréchale Lefebvre, qui,
+du reste, n'étaient beaux dans aucun moment... Aux ambassadrices,
+il faut ajouter sept à huit d'entre nous qui, par la position de
+nos maris, étions presque toujours à la table de l'Impératrice
+ou à celle des princesses. On voit alors combien les préférences
+étaient restreintes, et par cela même désirées! Le coup d'&oelig;il
+de la galerie de Diane, lorsqu'elle était garnie dans toute sa
+longueur de ses tables magnifiquement servies, au milieu desquelles
+s'élevait celle de l'Impératrice, chargée d'un service entier en
+or, entremêlé des porcelaines de Sèvres les plus précieuses, et de
+cristaux brillants comme des diamants, était ravissant... Les hommes
+circulaient <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> dans la galerie, mais lorsque l'Empereur y
+était resté, avec une grande circonspection, même ceux qui parlent
+aujourd'hui <i>du Corse</i> avec un grand courage d'insulte; ceux-là (je
+les ai vus, et je n'étais pas seule), étaient les plus craintifs,
+devant l'ombre même de son chapeau.</p>
+
+<p>Une belle chose encore à voir était la salle de spectacle des
+Tuileries un grand jour de représentation. Chaque corps de l'État
+avait sa loge dans laquelle allaient les femmes. Les maris étaient
+tous au parterre, quel que fût leur rang. Le corps diplomatique et
+les grands dignitaires demeuraient seuls dans l'étage supérieur, au
+même rang que nous et l'Empereur.</p>
+
+<p>Mais une année (1808), quelque curieux que fût le spectacle que
+nous donnaient l'admirable talent de Crescentini et celui non
+moins adorable du jeu tragique de la Grassini dans <i>Roméo et
+Juliette</i><a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> celui qu'offrait l'intérieur de la salle
+était encore plus curieux.</p>
+
+<p>La salle de spectacle du château des Tuileries forme une ellipse
+allongée; dans le bout circulaire est une sorte de salon ou de loge
+qui domine toute la salle, et dans laquelle l'Empereur se mit d'abord
+quelquefois avec l'Impératrice et la famille impériale; mais, cette
+année dont je parle, l'affluence des princes étrangers fut si grande
+à Paris, que ne pouvant leur donner de loges séparées, l'Empereur
+prit avec l'Impératrice les loges d'avant-scène, et abandonna la
+grande loge à tous les princes allemands. C'était d'abord le roi de
+Bavière, l'excellent prince Max, adoré de tout ce qui l'avait connu
+avant son élévation, à laquelle il ne pouvait s'attendre lorsqu'il
+vivait à Paris dans une compagnie qui certes n'était pas la première,
+mais qu'il aima toujours à retrouver; et sa main serra la main de
+Vestris<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a> avec la même cordialité que s'il n'eût pas été roi.
+Au fait, le vieux Vestris n'avait-il pas nommé son fils <i>le diou
+de la danse</i>! Il n'y avait donc pas <i>dérogeance</i>; avec lui était
+la reine <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> de Bavière, qui ne plaisait pas autant, il s'en
+fallait. C'étaient encore le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le
+roi de Westphalie, la reine, et puis une foule de princes allemands.
+Lorsque tout ce monde chamarré de croix et de cordons était dans
+cette manière d'immense loge avec les officiers de chaque souverain
+derrière leur maître, c'était véritablement un coup d'&oelig;il unique
+dans le monde, et qui depuis ne s'est pas renouvelé, car je n'appelle
+pas une même chose ce qui s'est renouvelé en 1814!...</p>
+
+<p>L'Empereur, si simple dans tout ce qui tenait à lui personnellement,
+aimait que sa cour fût brillante. Les ministres devaient recevoir
+selon sa volonté; mais soit qu'il y en eût dont l'humeur ne fût
+pas tournée à ce genre de dépense, je n'ai jamais vu une maison
+ministérielle, excepté celle de M. de Talleyrand et celle de M.
+de Bassano, qui fût ce qu'on peut appeler maison ouverte. Le duc
+d'Abrantès fut celui qui tint le premier un grand état sous l'Empire.</p>
+
+<p>Voulant donner du mouvement à sa cour, en même temps que de la
+représentation, l'Empereur imagina un moyen. Il ordonna à ses
+s&oelig;urs, aussitôt après le mariage du roi de Westphalie, de se
+partager la semaine et de donner un bal un jour fixé qui reviendrait
+à huitaine. La princesse Caroline avait les vendredis, la reine
+Hortense les <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> lundis et la princesse Pauline les mercredis.</p>
+
+<p>Les bals dont je parle étaient fort restreints. La liste de la
+princesse Caroline n'excédait pas, j'en suis sûre, trois cents
+personnes, trois cent cinquante au plus; et dans la galerie de
+l'Élysée et ses vastes salons, ce nombre n'était pas même assez fort
+pour qu'il y eût <i>la foule</i> nécessaire. Mais ce qui d'abord avait
+paru devoir être un défaut fut une chose dont ensuite on reconnut
+l'agrément. Ces bals, où presque toujours les mêmes personnes
+étaient invitées, furent avant la fin de l'hiver un point de réunion
+où chacun se trouvait avec plaisir; n'importe la femme à côté de
+laquelle on se trouvait, on causait avec elle, car on la connaissait
+et elle vous connaissait. Il en était de même des hommes; ils étaient
+non-seulement de la cour, mais de notre société intime, faisant tous
+partie des maisons des princes... L'Empereur avait vu les listes
+dans l'origine, et Duroc les revoyait encore de temps à autre pour y
+ajouter quelque nouvel élu.</p>
+
+<p>Que de jalousies! que d'intrigues! que de démarches pour obtenir
+d'être admis <i>une seule fois</i> dans ce que les exclus croyaient
+être, Dieu me le pardonne, un paradis... Les hommes étaient aussi
+solliciteurs que les femmes, et il existe encore aujourd'hui dans
+Paris un homme <i>qui ne peut</i> l'avoir oublié et qui m'écrivit trois
+billets depuis <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> onze heures du matin jusqu'à six pour savoir
+si j'avais pu obtenir une invitation pour lui...</p>
+
+<p>Ce fut dans l'hiver de cette même année que le prince de Neuchâtel
+se maria avec la princesse de Bavière. Elle avait un frère, le
+prince Pie, qui était la personne la plus comique du monde: il
+était moins grand que moi, parlait je ne sais comment, portait une
+perruque rousse et retapée comme un vieux gazon de la fin d'août,
+et pourtant il n'était pas vieux. Cet homme, ainsi bâti, avait la
+fureur non-seulement de danser, mais de danser avec moi, surtout le
+<i>grand-père</i>! c'était là son triomphe. Il avait alors un sourire
+gracieux et un clignement d'yeux qui avaient bien leur prix, ainsi
+que deux petites mains gantées de <i>gants de gastor</i>, dont les bouts
+se tenaient raides, ce qui allongeait ses mains d'un pouce au moins;
+cela ne l'empêchait pas de les agiter en arrivant à vous pour le
+balancé en signe de réjouissance... du reste, le plus digne, le plus
+excellent, le plus parfait des hommes... comme aurait dit Brantôme.</p>
+
+<p>Il arrivait quelquefois des histoires assez amusantes à ces bals des
+princesses. Un jour, la princesse Caroline, la grande-duchesse de
+Clèves et de Berg, certainement aussi jolie que pouvait l'avoir été
+son homonyme la princesse de Clèves, voulut faire un quadrille. Il
+y eut grand conseil à cet effet, <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> auquel furent appelées,
+comme étant alors de l'intimité de la princesse, plusieurs de nous
+qu'elle préférait aux autres femmes de la cour: c'étaient madame
+Regnault de Saint-Jean-d'Angély, moi, madame Duchâtel, la princesse
+de Ponte-Corvo, dont la Suède n'avait pas encore fait une reine,
+mademoiselle de Lavauguyon<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>, madame Gazani... et plusieurs autres,
+entre autres madame Alphonse de Colbert; elle était bien jolie et
+avait ce qu'elle a toujours, toutes les qualités qui font aimer une
+femme. Madame Adélaïde de Lagrange, dame pour accompagner de la
+princesse, remplissait l'office de greffier.</p>
+
+<p>Après beaucoup de costumes présentés, adoptés, discutés, rejetés,
+il en parut un qui semblait réunir tous les avantages et qui fut
+choisi, au grand plaisir des femmes à cheveux noirs. Ce costume
+venait, disait-on, du Tyrol: je veux le croire; le fait est qu'il
+était fort joli. Un voile de mousseline de l'Inde, très-claire,
+tenait à un petit bonnet de même étoffe, qui cachait les cheveux;
+c'était la seule chose du costume que je n'aimais pas, mais le reste
+était charmant. Le corsage était en même mousseline claire, mais
+souple, point empesée et <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> gaufrée à petits plis, ainsi que de
+longues manches fort larges et retenues au-dessus de la main par un
+petit poignet. Le corsage de dessus était formé par de larges bandes
+écarlates bordées en or et posées en manière de bretelles, et la jupe
+était en mérinos gros bleu, très-courte. Pour bordure, il y avait une
+large bande de laine blanche brodée de différentes sortes de fleurs
+bizarrement imitées dans lesquelles se trouvait de l'or en lames; les
+bas étaient rouges et les coins brodés en or.</p>
+
+<p>Ce costume eût été ravissant avec une autre coiffure, mais elle était
+trop lourde. Si nous n'avions pas su que la princesse Caroline se
+mettait très-mal habituellement, et surtout très-mal à son avantage,
+nous aurions été étonnés qu'avec une tête beaucoup trop forte pour
+sa taille, et son corps en général, elle choisît une coiffure qui
+augmentait encore le volume de sa tête; mais elle ne manquait pas
+d'avoir toujours quelque chose qui dérangeât l'harmonie de sa
+toilette. Par exemple, on portait des chéruskes<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a> dans les premiers
+temps de l'Empire; cette mode était des plus funestes aux épaules un
+peu hautes: qu'on juge de l'effet qu'elle devait <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> faire sur
+celles qui l'étaient beaucoup. Quelle que soit la mode, lorsqu'elle
+va mal à une femme, elle ne la prend pas ou elle la modifie: voilà ce
+qui fait dire qu'une femme se met bien ou mal; et non pas d'avoir une
+robe élégante faite par madame Camille, ou bien une autre faite par
+une couturière obscure.</p>
+
+<p>La princesse ne voulut pas, je ne sais par quel motif, que le
+quadrille se rassemblât chez elle. Ces dames dûrent toutes venir chez
+moi, d'où je devais ensuite les conduire à l'Élysée; nous étions
+seize. Aux femmes que j'ai nommées il faut ajouter la princesse
+de Bavière, qui n'était pas encore mariée; mais elle était alors
+ce qu'elle a toujours été et sera toujours, une bonne et digne et
+excellente femme. Tout le monde l'aimait à la cour, et je ne crois
+pas qu'on lui ait jamais reproché une tracasserie. Elle était
+prévenante, polie, ce que n'était pas madame la duchesse de F*****,
+sans que rien pût motiver son impertinence envers les femmes qui
+étaient autant et même plus qu'elle. En parlant d'elle, je crois
+qu'elle était du quadrille, sans en être sûre cependant.</p>
+
+<p>J'ai raconté, dans mes <i>Mémoires sur l'Empire</i>, comment, au moment
+de partir pour l'Élysée avec le quadrille, on vint m'avertir qu'une
+compagne portant notre <i>uniforme</i> me demandait un moment <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span>
+d'<i>audience</i>. J'ai dit comment, en entrant dans un petit salon
+assez peu éclairé, j'avais été saisie à bras le corps par une
+grosse et sphérique personne mise en effet en paysanne du Tyrol,
+comme nous, mais avec des épaules qui pour le coup n'auraient pas
+supporté la chéruske. J'ai dit encore comment cette personne, qui
+voulait paraître femme, n'était autre chose que M. le prince Camille
+Borghèse, dont j'eus toutes les peines du monde à modifier la grosse
+gaieté et surtout la tendresse; il était tellement persuadé que le
+temps du carnaval est un temps où l'on peut tout faire, que je ne
+sais s'il n'a pas voulu s'en aller courir les carrefours vêtu comme
+il était...</p>
+
+<p>&mdash;<i>È tempo di piacere</i>, criait-il comme un sourd, et pas du tout
+comme un prince, <i>è tempo di maschera!...</i></p>
+
+<p>Je n'ai jamais su pourquoi madame Adélaïde de Lagrange fit le bailli
+précédant toutes les jeunes Tyroliennes. Elle était, au reste, bien
+bonne et bien spirituelle avec sa grande robe noire, sa perruque
+magistrale et sa grande baguette blanche... Nous fîmes une fort belle
+entrée, après avoir pris dans nos rangs la grande-duchesse, que nous
+trouvâmes toute prête, ainsi que la princesse de Ponte-Corvo, qui,
+en raison de je ne sais pas quoi, se dispensait déjà de faire comme
+tout le monde, et n'était <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> pas venue chez moi se joindre
+au quadrille; il y avait déjà un parfum de royauté qu'elle avait
+probablement respiré, mais qui devait être pourtant en aversion à
+la femme du sévère républicain Bernadotte. Il est vrai qu'il avait
+déjà accepté le titre de prince et d'altesse sérénissime, comme M.
+de Talleyrand... Oh!... la république était alors bien loin pour ces
+messieurs.</p>
+
+<p>Après avoir dansé une ronde que Despréaux<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a> nous avait apprise,
+et qui était fort jolie, nous allâmes quitter nos costumes afin de
+mettre un domino, et nous promener dans le bal, non pour nous y
+amuser à intriguer les gens; ce n'est pas lorsqu'il y a seulement
+sept ou huit cents personnes dans un appartement, et surtout lorsque
+beaucoup d'entre elles sont démasquées, qu'on peut intriguer et
+demeurer cachée. La grande-duchesse crut apparemment que c'était
+une prérogative <i>princière</i> de n'être pas connue, car nous la vîmes
+reparaître un moment après, portant un costume, parfaitement fidèle,
+de facteur de la poste. Elle y avait ajouté une perruque rousse comme
+celle du prince Pie, et se croyait déguisée et masquée jusqu'aux
+dents, parce qu'elle avait barbouillé ses petites mains, qu'elle
+avait les plus <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> jolies du monde, comme tous les Bonaparte, au
+reste, même les hommes. Aussitôt qu'elle parut, nous la reconnûmes
+à l'instant. Elle avait alors une démarche facile à retrouver au
+milieu de mille autres; dès qu'elle eut fait un pas, je la reconnus.
+Elle avait des lettres dans son portefeuille de facteur, et elle les
+distribuait à ceux dont le nom était sur sa suscription. Cette idée
+était jolie pour un bal masqué à la cour; mais, pour cela, il eût
+fallu que les lettres ne continssent que des choses qu'on pût lire et
+entendre lire tout haut, même des malices, pourvu qu'elles fussent
+de bon goût. Le comte de M*********, du corps diplomatique résidant
+à Paris, ambassadeur, quoique fort jeune encore pour un emploi aussi
+difficile à soutenir en face de la terrible puissance qui s'élevait
+dans Napoléon, reçut une de ces lettres qui lui était adressée et
+qu'il eût mieux aimé recevoir chez lui, car, au fait, ce n'était
+probablement rien, et cela fit beaucoup jaser.</p>
+
+<p>L'Empereur s'amusait de ces bals et de ces mascarades-là, comme
+s'il eût été encore sous-lieutenant. Il était excessivement facile
+à reconnaître; sa démarche saccadée, et pourtant remarquable,
+parce qu'elle avait de l'expression, si je puis me servir de ce
+mot pour des pas comme je ferais pour des paroles, était connue,
+non-seulement de nous <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> toutes, mais des personnes qui
+n'étaient pas de la cour des princesses, et qui ne voyaient pas
+comme nous l'Empereur tous les jours. Sa prononciation avait aussi
+un caractère d'accentuation tout particulier que je n'ai connu qu'à
+lui et n'ai retrouvé dans personne, même dans aucun souverain<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>;
+elle le décelait autant que sa démarche. Mais comme le respect
+empêchait de témoigner qu'il était reconnu, il se croyait bien caché,
+et continuait à s'amuser, comme si le plus grand incognito l'eût
+entouré. Ensuite il n'aimait pas qu'on le reconnût, et le témoignait
+en ne reparlant jamais à la personne qui l'avait nommé. À une époque
+plus avancée que celle dont je parle maintenant, il rencontra madame
+Victor, depuis duchesse de Bellune, dans un bal déguisé; il la trouva
+fort belle, ce qu'elle était alors en effet, lui parla et lui dit
+des choses assez fortes sur des aventures arrivées en Hollande... La
+duchesse de Bellune crut faire merveille en se mettant à rire et en
+disant:&mdash;Ah! je vous reconnais bien: vous êtes l'Empereur!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! dit-il...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> Et, se levant aussitôt, il s'éloigna d'elle; et jamais
+depuis il ne lui parla dans un bal masqué.</p>
+
+<p>Il avait des mains, comme on le sait, vraiment charmantes, et dont
+une femme eût été jalouse. Ses mains devaient le faire reconnaître
+dans les derniers hivers; pour les mieux cacher, il mettait deux ou
+trois paires de gants. Ceci me rappelle un autre fait.</p>
+
+<p>On sait à quel point Isabey était amusant. Son charmant talent
+de peinture, ce talent européen, avec lequel il donnait de la
+ressemblance à un portrait dont l'original n'avait quelquefois ni
+beauté ni même d'agrément, et qui pourtant donnait l'idée d'une jolie
+femme, ce talent qu'il n'a transmis à aucun de ses élèves, n'était
+pas le seul en lui; son esprit était charmant de finesse et de
+gaieté. Il avait, ce qu'il a toujours, de la malice sans méchanceté
+et une rapidité de conception étonnante. L'Empereur l'aimait, et lui
+accordait même beaucoup de confiance. En voici une preuve.</p>
+
+<p>Connaissant Isabey, et sachant tout ce qu'il savait faire comme
+<i>mime</i> parfait, il ne douta pas qu'Isabey ne le <i>fît</i> lui-même comme
+il peignait pour les milliers de portraits qui se donnaient en
+Europe; en conséquence, il dit un jour à Isabey qu'il fallait qu'il
+se fît passer pour lui le lendemain <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> dans un bal déguisé des
+princesses. Isabey demeura confondu de la mission.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne me laissent jamais en repos, et Duroc, et Fouché, et
+Savary. Je ne me présente pas à un masque pour causer un moment,
+que je ne sois aussitôt entouré de cinquante personnes, parce qu'on
+a reconnu Savary et tous ceux qui font sentinelle autour de moi...
+Acceptez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Si j'accepte, sire! s'écria Isabey avec joie et bonheur... Mais,
+reprit-il ensuite, je crains qu'il n'y ait quelque chose qui s'oppose
+à ce que j'aie l'honneur de représenter Votre Majesté.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle raison?...</p>
+
+<p>Isabey avança ses deux mains sans parler, et semblait les montrer
+d'un air dolent qui fit rire Napoléon. Le fait est que les deux mains
+d'Isabey en auraient fait quatre comme celles de l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! vous avez raison; en effet, dit-il, nos mains ne se
+ressemblent guère... mais comment faire?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que j'ai trouvé un moyen, dit Isabey après avoir réfléchi
+un moment; et il rendra Votre Majesté encore plus difficile à
+reconnaître. Il faut que l'Empereur mette trois ou quatre paires de
+gros gants et même cinq si cela est nécessaire. Moi j'en mettrai
+également, mais seulement deux ou trois paires. Comme les deux
+masques <i>sosies</i> ne seront <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> pas près l'un de l'autre, on ne
+pourra comparer, et trouver celui qui est plus ou moins <i>ganté</i>.</p>
+
+<p>La chose réussit tellement bien, qu'il y a des gens qui certes
+connaissaient bien l'Empereur, et qui ont été dupes surtout des
+gants. Quant à la démarche, aux gestes, à la tournure, au portement
+de tête, tout était si bien observé que jamais on n'aurait reconnu
+Isabey pour être lui-même sous ce déguisement. Ce fut Duroc qui me
+découvrit le secret un jour, pour me préserver de l'Empereur, qui
+arrivait quelquefois comme une bombe auprès de nous et faisait les
+plus étranges questions... mais il me fit jurer de n'en pas parler,
+et, en effet, je n'en prévins personne, et ne nommai pas Isabey.</p>
+
+<p>Maintenant que la chose peut être connue, et qu'on peut donner à
+chacun ce qui lui revient, il me faut arrêter un moment l'attention
+sur la noble conduite de l'artiste, qui n'eut pas un <span class="smcap">SEUL</span>
+moment la pensée qu'il courrait un danger de vie et de mort.
+Non-seulement il ne l'eut pas alors, mais aujourd'hui elle ne lui
+est jamais venue. C'est d'un noble caractère. Eh bien! voilà encore
+un homme dont le type disparaît chaque jour, et c'est fâcheux...
+comme il jouait la comédie!... comme il improvisait un proverbe!...
+comme il faisait bien toutes ces charges qui réunissaient la gaieté
+et l'esprit, <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> et ne rappelaient jamais ni Tabarin ni ses
+pareils, mais faisaient oublier Dugazon et ses scènes les plus
+burlesques.</p>
+
+<p>Jamais je n'oublierai Isabey lorsqu'il sautait autour d'un salon, sur
+les <i>bras des fauteuils</i>, imitant un singe mangeant et épluchant une
+noix!...</p>
+
+<p>Et lorsqu'il avait le grand Lenoir pour compère! lorsque celui-là
+faisait le nain et l'autre le géant!... On ne savait quel était le
+plus comique des deux<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.</p>
+
+<p>Le jour de ce bal où le quadrille des paysannes du Tyrol fut dansé,
+pour revenir au sujet dont je me suis écartée pour parler d'Isabey,
+il y avait un autre quadrille, et cette seconde mascarade faillit
+amener la discorde comme dans le camp des Grecs.</p>
+
+<p>La reine Hortense était enceinte du prince Louis, celui qui a survécu
+à tous ses frères. Elle était, quoique d'une taille élégante et
+svelte dans son état naturel, tout à fait <i>tour</i> dans les dernières
+semaines de cette grossesse; cependant, comme <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> elle
+était toujours très-gaie, elle voulut aussi faire un quadrille:
+elle allait y renoncer, lorsqu'elle eut la pensée de se déguiser
+en vestale. C'était alors la plus grande vogue de l'opéra de <i>la
+Vestale</i>, dont le poëme est si dramatique et la musique si belle
+dans quelques parties. L'idée fut trouvée charmante et le quadrille
+eut lieu. Il était d'autant plus comique et plus <i>carnaval</i> que la
+vestale était enceinte de huit mois; cela rendait le supplice où
+elle marchait moins injuste. Une autre idée, que suggéra, je crois,
+M. de Longchamps<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>, secrétaire des commandements de <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> la
+grande-duchesse de Berg, fut de donner pour guide et pour chef du
+quadrille des vestales la Folie, mais en costume exact. Ce n'était
+pas aussi facile qu'on pourrait le croire de trouver une <i>folie</i> qui
+voulût revêtir un pantalon de tricot qui ne laissât pas deviner si
+une jambe était bien ou mal faite. Moi je prétendais, parce que je le
+croyais, que ce serait parce qu'on ne voudrait pas le laisser voir,
+la chose fût-elle même bien; mais je me trompais: il se trouva une
+charmante jeune fille, tout au plus âgée de dix-huit ans, qui revêtit
+les insignes de la folie sans se faire prier du tout. Elle était
+jolie comme un ange, et semblait bien plutôt faite pour rendre les
+gens fous d'amour pour elle-même que par le personnage mythologique
+qu'elle représentait. Cette jeune personne dansait dans une rare
+perfection toutes les danses de cette époque: le fandango avec ses
+castagnettes, les bacchanales de Steibelt avec le tambour de basque,
+la danse du châle avec une écharpe d'Orient, et pour en finir, le
+pas russe habillée en Cosaque; on voit qu'il ne manquait rien à
+l'éducation de mademoiselle Gui......t.</p>
+
+<p>C'était le nom de la jolie Folie...</p>
+
+<p>Maintenant il faut savoir, pour l'intelligence de ce qui va suivre,
+que le grand-duc de Berg, <i>fort beau cavalier</i>, comme aurait dit
+M. Prudhomme, <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> avait des yeux, non-seulement <i>bons</i> à voir,
+mais aussi fort excellents pour voir autour de lui ceux qui lui
+paraissaient dignes de converser avec les siens. Apparemment que
+ceux de la jolie Folie lui avaient paru réunir toutes les qualités
+requises, car elle avait excité au plus haut point la jalousie de la
+grande-duchesse, et lorsque son nom était prononcé devant elle, elle
+devenait toute autre qu'elle n'était habituellement, et savait fort
+bien imiter alors le <i>Jupiter Tonnant</i> de la famille.</p>
+
+<p>Elle venait de faire sa distribution de lettres comme un facteur bien
+à son affaire... On parlait même déjà dans le bal de l'effet que
+produisait l'arrivée du courrier. L'archichancelier avait une lettre,
+ainsi que M. de Talleyrand; on en était à parler sur ce courrier,
+dont quelques parties étaient étranges; on se demandait si le
+grand-duc venait d'envoyer de Madrid quelques dépêches importantes,
+que madame la grande-duchesse, pour plus d'exactitude, se croyait
+obligée de distribuer elle-même, lorsque tout à coup on entendit
+un bruit inusité, et en effet fort insolite, dans un palais comme
+le sien... C'étaient des mots, des injures même fort grossières...
+Les femmes sont curieuses... Nous voulûmes toutes savoir de quoi il
+s'agissait, et nous apprîmes que les sanglots que nous entendions
+étaient ceux de la jolie Folie, parce que <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> madame la
+grande-duchesse ne voulait et n'entendait pas qu'elle vînt faire
+<i>ses folies</i> jusque dans son palais... La grande-prêtresse plaidait
+pour <i>sa folie</i> comme une prieure ou une abbesse aurait prié pour sa
+nonne... Elle disait, avec assez de raison, qu'elle ne ramènerait
+jamais la Folie dans un lieu <i>si sage</i>, mais que puisqu'elle y était
+il l'y fallait laisser, ne fût-ce que pour cette nuit-là; mais la
+grande-duchesse n'entendait à rien: aussi donna-t-elle dans cette
+soirée-là une haute idée de sa sagesse et de son grand sens, par
+l'effroi qu'elle témoigna devant une simple marotte... On ne savait
+qu'imparfaitement que la jalousie en avait sa bonne part, et cette
+même jalousie eût-elle été entièrement connue, cette grande colère
+eût toujours paru très-étrange à des gens qui croyaient que depuis
+longtemps la grande-duchesse était plus forte et plus philosophe
+qu'elle ne le témoignait dans cette circonstance. Cela était-il
+vrai... ou voulait-elle seulement prouver qu'elle aussi était habile
+en diplomatie?</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, tout cela fit une sorte de petite scène où les
+deux belles-s&oelig;urs se parlèrent sur un ton un peu aigre-doux.
+La reine Hortense était fort irritée, et cela avec raison, qu'une
+personne venue avec elle fût accueillie de cette manière, quelle
+que fût la cause du mécontentement <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> de la grande-duchesse.
+Maintenant, voulez-vous savoir le résultat de cette belle affaire? le
+voici.</p>
+
+<p>La reine Hortense, suffoquée de ce qui s'était passé, tint conseil
+avec sa mère sur ce qu'on pouvait faire pour se venger de la
+grande-duchesse, qui avait ainsi méprisé la protection que toutes
+deux avaient accordée à mademoiselle Gu......t. La chose fut
+promptement résolue. L'Impératrice n'avait pas de lectrice; elle
+allait partir pour Bayonne avec l'Empereur: il fallait qu'elle obtînt
+de donner cette place de lectrice à mademoiselle Gu......t, ce qui
+fut exécuté avec la célérité de femmes qui veulent prouver à une
+autre femme qu'elles peuvent se venger si elles le veulent... Mais
+le résultat fut différent de ce qu'espéraient la mère et la fille.
+Mademoiselle Gu......t était charmante, comme je l'ai dit. Madame
+Gazani avait habitué l'Empereur aux belles lectrices; il fut donc
+charmé que l'Impératrice n'eût pas dérogé à l'habitude qu'elle en
+avait prise; mais il paraît qu'il témoigna son admiration un peu trop
+vivement. Je ne sais si ce fut à mademoiselle Gu......t, <i>à elle
+seule</i>, ou bien tout simplement à Joséphine. Ce qui est certain,
+c'est que la pauvre mademoiselle Gu......t pleura et sanglota de
+nouveau à Bayonne comme dans l'Élysée, et qu'elle repartit pour Paris
+avec la douleur d'être sacrifiée n'importe à quoi, n'importe à
+<span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> qui, mais enfin <i>sacrifiée</i>. Le fait est qu'elle était bien
+assez jolie pour n'être sacrifiée à personne.</p>
+
+<p>Il arriva dans le même temps une aventure assez comique... Vers
+le milieu de l'hiver, on partait déjà pour se rendre à Bayonne et
+à Bordeaux. Tout l'état-major du prince de Neufchâtel, qui était
+composé de jeunes gens les plus agréables de la cour et de Paris,
+était en course pour porter des ordres: M. de Canouville (Jules), M.
+de Pourtalès (James), M. Lecouteulx, M. de Flahaut, et dix autres
+encore... M. de Girardin seul demeurait, parce qu'il était le favori
+de Berthier. Mais nous étions dépourvues de danseurs.&mdash;Vous voilà
+bien embarrassées, dit l'Empereur à la grande-duchesse; faites
+engager des officiers de ma garde, ils en seront honorés et moi
+très-content.</p>
+
+<p>On dit au maréchal Bessières ce dont il s'agissait. Le maréchal, qui
+n'aimait pas les bals et ne s'en souciait guère, mais qui était exact
+au service et à l'ordre, fait venir deux ou trois colonels, et leur
+transmet celui de l'Empereur. Les colonels, rentrés chez eux, font
+absolument comme le maréchal, et comme le bal était pour le soir
+même, il fallait se dépêcher. On fit monter quelques ordonnances à
+cheval, et tout fut expédié avant midi.</p>
+
+<p>Mais en se hâtant, il y a toujours quelques parties qui manquent
+dans un tout, quelque peu <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> important qu'il soit. L'un des
+colonels, en faisant la liste des officiers qu'il jugeait les plus
+beaux de son corps, pour aller figurer dans un avant-deux chez la
+grande-duchesse le même soir, oublia complétement que l'un des
+capitaines désignés par lui trottait avec sa compagnie depuis deux
+jours sur le chemin de l'Espagne.</p>
+
+<p>Mais il avait une femme, ce capitaine. Cette femme, depuis qu'il y
+avait des bals chez les princesses et à la cour des Tuileries, ne
+laissait pas écouler un jour sans pleurer de ne pouvoir y aller.
+Elle se figurait que l'Élysée, par exemple, méritait réellement
+son nom, et qu'il était un lieu de délices et d'enchantement. Son
+mari, qui probablement savait que sa femme ne serait pas priée, ne
+l'avait jamais demandé. La chose en était donc restée là, lorsque
+tout à coup le billet d'invitation parvint à la femme. En le voyant,
+elle eut d'abord le regret qu'elle avait toujours, qui était de
+ne pas voir de près les merveilles qu'elle avait admirées des
+Champs-Élysées, le jour de la fête donnée par la princesse Caroline
+au roi de Westphalie, lors de son mariage avec la princesse Catherine
+de Wurtemberg. Sa seconde pensée fut que peut-être elle pourrait
+profiter de l'invitation de son mari. À la fête donnée au roi de
+Westphalie, il y avait quinze <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> cents personnes. Une femme,
+un homme de différence, qu'est-ce que cela? c'est bien égal! il
+doit y avoir toujours le même nombre de personnes...&mdash;Je me mettrai
+n'importe où, se dit-elle, je ne manquerai pas de danseurs, puisque
+<i>le régiment</i> est invité... j'irai. À peine eut-elle pris ce parti,
+qu'elle s'occupa de sa toilette... et Dieu sait si ce fut par là
+qu'elle nous amusa.</p>
+
+<p>Le bal était commencé depuis une demi-heure, lorsque tout à coup
+nous vîmes partir, avec la rapidité du tonnerre et la lourdeur d'une
+pierre, un homme et une femme qui commençaient leur tour de valse
+dans la belle galerie de l'Élysée où nous ne valsions jamais que
+trois ou quatre pour avoir toute liberté sans confusion. J'ai déjà
+dit que nous nous connaissions <i>toutes</i> parfaitement entre nous; les
+hommes des maisons des princesses et de celle de l'Empereur nous
+étaient également connus: qu'on juge donc de notre surprise lorsque
+nous vîmes une femme parfaitement inconnue, dont la tournure vraiment
+singulière, la mise encore plus étrange dans un lieu comme celui-là,
+où toutes les femmes étaient de la plus riche élégance, devaient
+faire nécessairement un grand contraste.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous qui c'est? demanda d'abord l'une de nous à l'un des
+hommes qui étaient derrière nos banquettes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> &mdash;Non, Dieu m'en garde!</p>
+
+<p>&mdash;Et le monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est un officier de la garde!</p>
+
+<p>C'était vrai; mais la manière dont lui et sa compagne valsaient était
+bien la plus comique chose qu'on pût donner à regarder. C'étaient
+des pas tantôt petits, tantôt immenses, et puis des regards, des
+sourires, et enfin des passes!... Ce furent les malheureuses passes
+qui les perdirent. La princesse, qui ne valsait pas, ou qui alors
+était au repos, avisa ces deux personnages; elle n'en reconnut aucun.
+Pour l'homme, elle n'en fut pas surprise; c'était un officier invité
+par ordre de l'Empereur. Mais la femme, qui était-elle?</p>
+
+<p>La princesse appela madame de Beauharnais<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>, sa dame d'honneur, et
+lui demanda compte de cette femme qui tournait comme un cheval au
+caveçon<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>. Madame de Beauharnais n'en savait rien, et ne pouvait
+dire comment elle était là. <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Elle répondit cela avec sa
+douceur accoutumée.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame, lui dit la princesse, à qui donc voulez-vous que je
+m'adresse pour savoir ce qu'on fait chez moi, si ce n'est à vous, qui
+êtes chargée du soin des invitations? Allez demander à cette personne
+son nom et de quel droit elle est ici.</p>
+
+<p>Madame de Beauharnais partit, assez mal contente de sa mission. Elle
+arriva auprès de la dame et de l'officier, et, profitant d'un moment
+de repos, elle demanda le nom de la danseuse à l'officier. Ce nom
+était celui d'un capitaine de la garde impériale. Aussi, la dame, qui
+comprenait l'appui de ce nom, se hâta-t-elle de dire elle-même:&mdash;Je
+suis madame ****, femme du capitaine de ce nom.</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je vous demander comment vous êtes ici?</p>
+
+<p>&mdash;Par une invitation de madame de Beauharnais, dame d'honneur de la
+princesse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, madame, qui suis madame de Beauharnais, et je n'ai pas
+eu l'honneur de vous envoyer d'invitation.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant mon nom est sur la liste, puisque j'ai une invitation.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur votre mari, oui; est-il ici?</p>
+
+<p>&mdash;Il est en Espagne, répondit la dame en tordant <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> le bout
+d'une ceinture orange et argent entre ses doigts, et en baissant les
+yeux; elle m'aurait fait de la peine, si je n'étais endurcie contre
+ces femmes qui s'exposent à une pareille scène pour dire: J'ai été
+dans un bal où étaient l'Empereur et ses s&oelig;urs!</p>
+
+<p>Madame de Beauharnais s'en fut rendre compte de sa mission. La
+princesse donna l'ordre <i>de faire sortir cette femme</i>... Ici la
+chose devenait toute différente, et <i>la capitaine</i> prenait le pas
+sur la princesse; elle le prit en effet lorsque, recevant l'ordre de
+s'en aller, elle répondit qu'elle était invitée, qu'elle ignorait
+si c'était une erreur de la dame d'honneur ou de son secrétaire,
+mais qu'elle avait son billet et qu'elle devait à son mari de ne pas
+se laisser mettre à la porte. Enfin, si ce n'eût été la tournure
+vraiment hétéroclite de cette femme, ses cheveux mal peignés et
+en serpenteaux, sa robe de crêpe blanc, mal faite, mal portée, sa
+tournure entière et sa figure... si ce n'eût été tout cela, je
+l'aurais prise en pitié. Le fait est quelle ne sortit pas tout de
+suite; on n'insista pas, quoique la princesse en eût bonne envie.
+L'Empereur ne vint que fort tard ce jour-là. S'il eût été là, <i>la
+capitaine</i> aurait valsé, dansé, et même dansé le grand-père<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>, tout
+autant qu'elle eût voulu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> Nous remarquâmes que lorsque <i>la capitaine</i> sortit, elle
+fut accompagnée par plus de sept à huit officiers <i>qui ne rentrèrent
+pas</i>. Je suppose que c'étaient des officiers du régiment de son
+mari...</p>
+
+<p>Les autres jours de la semaine, la grande-duchesse recevait aussi,
+mais elle n'avait pas un salon. Elle recevait quelques personnes qui
+étaient spirituelles <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> et <i>causaient</i>; car c'est une justice
+que je dois lui rendre, elle aimait ce passe-temps-là plus que celui
+des cartes. On m'a dit que depuis elle n'avait pas pu échapper à la
+maladie des femmes qui vieillissent et qui deviennent, dit-on, ou
+dévotes, ou joueuses, ou gourmandes... dévote... je ne crois pas;
+restent les deux autres choses...</p>
+
+<p>Les habitués intimes étaient, pour presque tous les jours, M. le
+comte de Ségur, le grand-maître, l'archichancelier, M. de Talleyrand,
+M. le comte Lavalette, le duc d'Abrantès surtout, et quelques hommes
+de la cour, quelques étrangers de haute distinction. C'est ainsi que
+le grand-duc de Wurtzbourg, qui par aventure devint amoureux des
+beautés et perfections de la princesse, chantait dans les petites
+soirées intimes... J'ai eu le bonheur d'entendre un duo, c'est-à-dire
+un nocturne chanté par la grande-duchesse de Berg et par le grand-duc
+de Wurtzbourg. C'est un souvenir à ne jamais perdre et à bien
+conserver pour un moment de grande tristesse: car Héraclite aurait ri
+en les écoutant, malgré le respect et la convenance.</p>
+
+<p>Ce qui n'était pas de même, c'était lorsque madame de Colbert (M<sup>me</sup>
+Alphonse) chantait: une bonne méthode, une belle voix, une jolie
+personne bien bonne et charmante, voilà ce qui était devant le
+piano...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> Les femmes étaient en petit nombre, quoique la
+grande-duchesse invitât plusieurs de nous à y aller habituellement;
+les invitations là n'avaient rien d'officiel et n'étaient que
+verbales. Madame Adélaïde de Lagrange, s&oelig;ur du marquis de
+Lagrange, et dame de la princesse, était une femme parfaitement
+spirituelle. Du reste, sa maison n'avait rien alors de
+très-remarquable. M. d'Aligre était poli, connaissait beaucoup
+d'anecdotes qu'on aimait à lui entendre conter; mais M. de Cambis et
+tout le reste, excepté M. de Longchamps, n'étaient remarquables ni en
+bien, ni en mal.</p>
+
+<p>Les mercredis de la princesse Pauline étaient singulièrement
+organisés. Sa maison était, comme formation, parfaitement agréable,
+et pourtant c'était la princesse qui recevait le plus mal et faisait
+le moins prospérer cette société renouvelée que voulait l'Empereur.
+La princesse était fort indolente sur tout, excepté sur sa toilette.
+Aussi dès le lundi elle ne s'occupait que de sa parure; le reste lui
+était égal. La composition de sa liste se faisait toujours avec Duroc
+comme celles de ses s&oelig;urs. Il fallait entendre Duroc lorsqu'il
+racontait toutes les gentilles mines, les câlineries qu'elle lui
+faisait pour faire rayer une femme plus jolie qu'elle ne la voulait.
+Elle était si charmante qu'il ne pouvait <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> la refuser;
+cependant son équité naturelle le faisait hésiter:</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi la rayer? y a-t-il jamais trop de jolies femmes?
+disait-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ne serai-je pas là, moi? Ne me verrez-vous pas tout à
+votre aise?</p>
+
+<p>Et la séduisante créature souriait en montrant ses dents perlées...
+et presque toujours alors la femme qui l'effrayait était rayée.
+Cependant elle avait auprès d'elle une bien belle personne, madame
+de Barral, qui était même sa favorite à cette époque. Madame de
+Barral était une femme aussi belle et aussi charmante qu'on puisse
+voir; un esprit fin, de la gaieté, de l'agrément et de la bonté.
+C'était une personne acquise de droit à la cour, car jamais on ne
+porta mieux le grand habit qu'elle ne le portait. Venait ensuite
+madame de Bréhan<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>, femme de beaucoup d'esprit, ayant des manières
+excellentes et en même temps fort agréables; sa figure et sa tournure
+étaient celles d'une jolie femme; sa taille était parfaite et bien
+proportionnée, son pied ravissant. Elle a un esprit remarquable,
+et tout ce <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> qu'elle dit porte un cachet d'originalité. Elle
+est peut-être un peu mordante, mais sûre, fidèle en amitié et bonne
+à aimer... et puis je trouve qu'en ce monde il faut souvent montrer
+qu'on a des dents pour ne pas sentir celles des autres.</p>
+
+<p>Madame la duchesse de Cadore, dame d'honneur de la princesse, était
+l'exemple des femmes, l'honneur de sa maison, le bonheur de son
+mari; mais elle n'était pas amusante, elle était même ennuyeuse et
+ne savait pas faire que notre princesse sût s'amuser comme tout le
+monde. La pauvre princesse avait du malheur en dames d'honneur, et
+madame de Cavour, son autre dame d'honneur pour au delà des Alpes,
+était encore moins gaie que madame de Cadore.</p>
+
+<p>Il y avait encore madame de Chambaudouin, favorite aussi de la
+princesse; je ne sais si elle était plus ennuyeuse <i>qu'autre chose</i>,
+ou <i>plus autre chose</i> qu'ennuyeuse. Venait ensuite madame de la
+Turbie, qui, depuis, épousa M. le duc de Clermont-Tonnerre. J'ai déjà
+dit dans mes <i>Mémoires sur l'Empire</i> tout le bien que j'en pensais.</p>
+
+<p>Une dame du palais de la princesse Pauline, qui était aussi bien
+belle, c'était madame de Mattis, mais seulement jusqu'à la ceinture.
+Elle avait le buste d'une femme de cinq pieds deux pouces, surtout
+la tête, qui était très-forte, et puis le reste <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> était de la
+hauteur d'un enfant. Le visage de madame de Mattis était lui-même
+d'un genre de beauté sévère; malgré cette admirable chevelure blonde
+qui semblait appartenir à la tête d'une Galatée. Rien ne donnera
+l'idée de ces magnifiques cheveux, pas même ceux de la duchesse de
+Guiche, qui, certes, étaient et sont encore bien beaux. Madame de
+Mattis fut très-aimée de l'Empereur et résista longtemps, ce que la
+princesse trouvait fort étrange.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous bien, madame, que l'on ne doit jamais dire <i>non</i> à une
+volonté exprimée par l'Empereur? et que <span class="smcap">MOI</span>, qui suis sa
+s&oelig;ur, s'il me disait: <span class="smcap">Je veux</span>, je lui répondrais: Sire,
+je suis aux ordres de Votre Majesté.</p>
+
+<p>Elle lui dit cela avec le ton solennel d'une aïeule qui prêcherait la
+morale à sa petite-fille.</p>
+
+<p>M. de Montbreton, premier écuyer de la princesse, et qui jadis avait
+été son ami <i>fort intime</i>, était toujours bon, aimable, le meilleur
+des hommes pour vivre habituellement avec lui, et en même temps pour
+le rencontrer comme homme agréable et spirituel. Je le connais depuis
+mon enfance, et je lui conserve une profonde amitié.</p>
+
+<p>M. de Clermont-Tonnerre, également écuyer de la princesse, avait une
+gaieté continuelle avec laquelle on est toujours un homme bon. Son
+esprit n'était pas supérieur, mais on causait avec lui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> Venait ensuite l'homme par excellence de la maison, et même
+de la société française alors; c'était M. de Forbin!... Quel être
+charmant était alors M. de Forbin!... que d'esprit... de talents,
+d'agréments sans nombre, que les autres hommes n'ont guère que
+partiellement et que lui réunissait! Une figure charmante ajoutée à
+ces dons du Ciel... et maintenant que reste-t-il de cette &oelig;uvre
+du Créateur?... Cette pensée fait bien mal!.. quel retour sur
+soi-même!...</p>
+
+<p>Les salons des princesses avaient tous un caractère particulier. Chez
+la grande-duchesse on y allait avec la crainte d'être jugée de deux
+manières: pour son maintien et pour son langage, pour tout enfin...
+Chez la reine Hortense, on y allait sans crainte... on y allait avec
+la certitude de s'y amuser... Mais chez la princesse Pauline, on s'y
+prenait huit jours d'avance pour savoir quelle toilette on aurait: la
+princesse ne portait son attention que là-dessus. Une fois je vois
+arriver à moi M. de Forbin, qui me dit avec une expression inimitable:</p>
+
+<p>&mdash;La princesse veut vous parler <i>immédiatement</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! qu'est-ce donc? Vous êtes bien sérieux!</p>
+
+<p>&mdash;Aussi la chose est-elle fort grave. Venez donc vite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> Comme la princesse ne me faisait jamais grand'-peur, je
+me remis bientôt, et en arrivant près d'elle j'étais toute prête
+à recevoir ce qu'elle allait <i>me communiquer</i>, comme disait M. de
+Forbin, et je me penchai vers son fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère Laurette<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>, me dit-elle, comment avez-vous pu choisir
+aussi mal que vous l'avez fait les fleurs de votre coiffure?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame, ce sont les mêmes que celles de ma robe.</p>
+
+<p>J'avais une robe de tulle jaune, doublée de satin jaune et garnie
+avec des touffes de violettes doubles, dans lesquelles il y avait de
+la poudre d'iris de Florence très-forte, ce qui donnait une vapeur
+embaumée à la robe lorsque je dansais...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien que ce sont les mêmes. Mais il ne fallait pas les
+prendre comme cela... il fallait garnir votre robe en scabieuses, par
+exemple. Vous deviez songer que des violettes artificielles dans des
+cheveux noirs comme les vôtres ont l'air de tripler vos boucles...
+Cela vous donne l'air dur... fi donc!... Promettez-moi de changer ces
+fleurs-là.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> &mdash;Oui, madame, lui répondis-je, fort amusée de cette
+puérilité d'enfant qui lui faisait prendre attention à des choses de
+cette nature.</p>
+
+<p>Ce qu'elle me reprochait, au reste, était vrai: rien ne sied plus mal
+que des violettes dans des cheveux noirs.</p>
+
+<p>Ce même jour, la princesse fit un effet vraiment étonnant au moment
+de son entrée dans le salon, tant elle était belle! Ce fut un murmure
+d'admiration... Elle portait une robe de tulle rose, doublée de
+satin rose et garnie avec des touffes de marabouts, retenues par des
+agrafes de diamants d'une admirable beauté... Les touffes de plumes
+étaient retenues par des rubans de satin rose qui partaient de la
+taille et flottaient sur la robe; le corsage était en satin avec de
+petites pattes tombant sur la jupe. Ce corsage était garni ou plutôt
+cousu de diamants; à chaque patte tombait une poire en diamants
+d'une eau et d'une taille admirables; les manches étaient en tulle
+bouillonné, et chaque bouillon formé par des rangs de diamants<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>
+qui le <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> serraient. Sur sa tête, il y avait deux ou trois des
+mêmes marabouts rattachés avec des diamants, et, pour contenir le
+paquet de plumes, était un bouquet de diamants posé sur la tige des
+trois marabouts.</p>
+
+<p>J'ai dit plus haut que chez la reine Hortense on n'avait aucune de
+ces craintes puériles, et c'est vrai. Elle était bonne, indulgente;
+si au contraire l'Empereur trouvait à blâmer, elle prenait la défense
+de l'opprimée: aussi nous y allions convenablement, mais ne craignant
+ni le blâme de la maîtresse du lieu, ni sa raillerie.</p>
+
+<p>Ses bals étaient charmants. Sa maison me semblait faite pour
+recevoir; on y trouvait tout ce qui amuse. Si par hasard on n'avait
+pas voulu danser, ou qu'on fût malade, on se mettait devant une table
+ronde dressée dans l'un des salons de la princesse, on y trouvait
+toujours des livres, des dessins, des couleurs, des gouaches, tout ce
+qui peut divertir des amis des arts. Pendant ce temps, la princesse
+dansait, à moins qu'elle ne fût dans l'état où elle était le jour de
+<i>la Vestale</i>. Alors, elle venait dans le salon où étaient la table et
+les aquarelles, elle s'asseyait à cette table et causait; et on ne
+s'en trouvait que mieux chez elle.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, tournez-vous un peu, que je fasse <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> votre portrait,
+disait-elle à une jeune femme nouvellement mariée et dont la timidité
+était si grande qu'elle devenait pâle au lieu de rougir quand on lui
+parlait. À la proposition de la Reine, elle devint pâle d'abord, et
+puis rouge, et enfin toute tremblante. Mais la Reine lui parla avec
+une telle bonté, un accent si doux, qu'avant un quart d'heure cette
+jeune femme causait et riait avec son peintre, qui ne pouvait plus,
+nous disait-elle ensuite en riant, la faire tenir tranquille.</p>
+
+<p>La maison de la reine Hortense était mélangée comme agréments.
+Plusieurs personnes étaient bien, quelques autres beaucoup moins,
+et d'autres pas du tout. Madame de Viry, la mère, était aussi
+ennuyeuse qu'on peut l'être; quelques autres aussi dans les dames
+pour accompagner: je n'en excepte que madame de Broc, madame de Lery,
+madame d'Arjuzon, et mademoiselle Cochelet, dont l'amère laideur
+ne l'empêchait pas de se coiffer en bacchante et à la Camille des
+<i>Horaces</i>; mais elle avait beaucoup d'esprit; elle était lectrice.</p>
+
+<p>Mais les bals du lundi, chez la reine Hortense, dépendaient peu, pour
+leur agrément, des personnes de sa maison. Elle était elle-même la
+plus charmante maîtresse de maison, faisant attention aux femmes qui
+étaient mal placées pour qu'elles fussent mieux, veillant à ce que
+les hommes fissent <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> danser les jeunes filles, qui souvent
+dansaient moins que nous, qui étions jeunes d'abord et puis ayant
+une maison et recevant, ce qui, au bal, nous le savons toutes, nous
+faisait inviter de préférence à des femmes beaucoup plus jolies que
+nous.</p>
+
+<p>Il y avait aussi dans l'hiver des bals d'enfants dont les jeunes
+princes faisaient les honneurs. Nos enfants y allaient déguisés, ils
+étaient charmants... Mes filles y furent un jour; l'aînée, qui alors
+était déjà une ravissante créature, était habillée comme mademoiselle
+Mars dans <i>la Jeunesse de Henri V</i>, et sa s&oelig;ur en petit page. Ces
+deux costumes eurent un grand succès.</p>
+
+<p>C'était ces jours là que la Reine était bonne et faite pour être
+aimée! Elle était là comme la mère de toute cette jeunesse qui
+tourbillonnait autour d'elle! On tirait une loterie pour les enfants
+où tous les numéros gagnaient; elle y présidait, dirigeait les lots,
+changeait ce qui ne plaisait pas, et devenait mère de chaque enfant
+pour lui donner une joie. Combien mon c&oelig;ur se serre en pensant
+à l'exil<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a> d'une personne qui ne fit jamais que du bien, qui ne
+provoqua jamais un sentiment, je ne dis pas de haine, mais seulement
+répulsif!... Toujours de l'amour et du respect!... et pourtant elle
+<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> est bannie de sa patrie! et dans quel moment...? lorsque sa
+santé détruite réclame l'air de la patrie, le seul où l'on respire la
+vie!</p>
+
+<p>Dans l'année 1814, dans ce même moment où elle sut prouver qu'elle
+pouvait être à la fois aussi bonne qu'aimable, et courageuse, et
+grande, la reine Hortense, sachant que l'empereur de Russie était
+venu chez moi, me demandait assez souvent d'aller chez elle, ne
+voulant pas lui donner des figures nouvelles. Un soir, nous étions
+fort peu de monde, la conversation tomba sur le talent de conter; la
+Reine contait à ravir, et, sans lui faire un compliment qui pouvait
+être plat en le lui adressant à elle-même, nous lui dîmes qu'elle
+serait bien aimable de nous raconter quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit-elle, je ne suis pas assez pénétrée d'un sujet, quel
+qu'il soit, pour entreprendre de raconter ce soir; il n'est pas
+toujours temps pour l'esprit de conter. Mais ce qui aurait surpris
+Votre Majesté, ajouta-t-elle en s'adressant à l'empereur de Russie,
+c'est d'entendre raconter une chose intéressante à l'Empereur, ou
+bien de lui entendre improviser une histoire.</p>
+
+<p>L'empereur de Russie sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous que je ne connaisse pas cette charmante variété de son
+esprit? croyez-vous donc qu'il ne m'a pas charmé autant qu'il le
+pouvait?... <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> Je l'ai entendu un jour à Tilsitt raconter à la
+reine de Prusse un fait arrivé, disait-il, dans les montagnes de la
+Corse. C'était un homme qui se vengeait à la fois d'une maîtresse
+infidèle et d'un ami perfide. En vérité, je vous jure qu'il fut
+terrible au moment de la catastrophe... Plus tard, à Erfurth, étant
+seulement avec le malheureux Duroc, Talma et moi, Napoléon improvisa
+une histoire dont le sujet était pris dans l'histoire d'Orient, et où
+il fut admirable. Ce fut ce jour-là que Talma s'écria: Mon Dieu, où
+sont donc les imbéciles qui disent que je vous donne des leçons de
+pose et de diction? j'en recevrais plutôt de vous, sire!</p>
+
+<p>&mdash;Il ne vous a jamais raconté une histoire italienne? demanda la
+Reine.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit l'empereur Alexandre, voilà tout ce que je connais de
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, sire, je veux que vous entendiez le conte de Giulio,
+dit la Reine; il fut improvisé à la Malmaison, comme la duchesse
+d'Abrantès peut vous le certifier; elle était avec moi ce même jour
+où l'Empereur raconta cette histoire, qui, du reste, est vraie pour
+le fond, et le fait principal du meurtre et de sa cause s'est passé
+dans un couvent<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a> de Lyon. La galerie venait d'être terminée, et
+on s'y <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> tenait presque tous les soirs; l'Empereur, lorsqu'il
+était de bonne humeur, aimait beaucoup ce qui était extraordinaire;
+il aimait à faire impression, et c'était presque toujours sur nous,
+pauvres femmes, qu'il aimait à exercer son pouvoir.&mdash;Il y a aussi
+l'histoire d'un élève de Brienne; elle est aussi tragique que celle
+de Giulio, et comme elle est vraie, elle nous cause toujours une
+grande émotion... Mais celle de Giulio était terrible!.. Je l'ai
+assez présente, et, si vous me soutenez, mesdames, Sa Majesté aura
+l'histoire entière...</p>
+
+<p>Nous nous rapprochâmes de la table ronde autour de laquelle nous
+étions déjà tous; on enleva deux lampes et on n'en laissa qu'une,
+sur laquelle encore était un abat-jour. Il est vrai de dire que
+l'Empereur prenait ainsi toutes ses mesures probablement pour obtenir
+plus d'effet.</p>
+
+<p>La Reine commença:</p>
+
+<p>C'était pendant une soirée d'automne; nous étions rassemblés à la
+Malmaison dans la grande galerie, et assez tristes du mauvais temps.
+L'Empereur, qu'un ciel gris et orageux impressionnait aussi, sentit
+le besoin de rompre le charme qui agissait sur nous; il dirigea la
+conversation, et bientôt elle tomba sur l'amour et ses effets. Ma
+mère parla de l'amour des créoles; madame la duchesse d'Abrantès,
+de celui de l'Espagne, <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> d'où elle revenait pour la première
+fois<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, et moi de l'amour dans notre belle France. Mais l'Empereur
+nous imposa silence à toutes, et nous dit d'écouter l'histoire qu'il
+avait à nous raconter; ensuite nous verrons, dit-il, quel est le pays
+qui produit les passions les plus violentes... Écoutez.</p>
+
+<p>Et se plaçant au milieu de la galerie, il commença son récit:</p>
+
+<p>Un jour, il parut à Rome un être mystérieux dont l'âge, le nom, et
+le sexe même, furent d'abord inconnus; les bruits les plus étranges
+circulèrent bientôt dans la ville sainte. Les Romains aiment le
+merveilleux; ils voulurent voir dans cet être bizarre de forme, et
+dans ses m&oelig;urs habituelles, un objet sur lequel l'inquisition
+devait avoir les yeux. Bientôt la curiosité redoubla; la foule visita
+le quartier désert où cet individu s'était retiré, dans le palais
+Gandolfo, demeure solitaire et ruinée où jamais un être vivant
+n'avait choisi sa demeure.</p>
+
+<p>Un seul serviteur, silencieux comme son maître ou sa maîtresse, était
+le compagnon de l'habitant du palais Gandolfo; il sortait seulement
+pour aller aux provisions, puis il rentrait, et de huit jours l'herbe
+qui croissait entre les pierres des galeries abandonnées n'était
+foulée par un pied humain.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> Un jour, le bruit se répandit que le mystérieux inconnu
+dévoilait l'avenir, qu'il prédisait, enfin, et que ses prédictions
+étaient effrayantes presque toujours pour ceux qui allaient les
+chercher.</p>
+
+<p>Quelque voilée que fût la personne de la sibylle, cependant on
+finit par trouver qu'elle était femme, ou du moins que les indices
+qui révélaient qu'elle était femme étaient suffisants.&mdash;Bientôt sa
+renommée fut grande: on ne parlait plus que de la <i>sibylle</i>. Ce nom
+lui resta.</p>
+
+<p>Deux jeunes Romains vivaient alors à Rome dans toute la douceur d'une
+sainte amitié: l'un se nommait Camille, l'autre Giulio; tous deux
+jeunes, tous deux beaux, tous deux riches de cette espérance qui rend
+l'âme si radieuse à vingt ans. Camille, brave et déterminé, voulut
+aller aussitôt chez la sibylle; Giulio, plus timide ou plutôt plus
+craintif, redoutait l'avenir et ne voulait pas avancer le moment où
+cet avenir se dévoilerait à lui. Il refusa longtemps. Enfin Camille
+l'entraîna, et un soir, au moment où le soleil se couchait sur le
+mont Quirinal, les deux amis franchissaient la porte redoutée du
+palais de la sibylle.</p>
+
+<p>En entrant dans les vastes cours dont les dalles de marbre
+résonnaient sous leurs pas, ils ne virent pas un être humain venir
+à leur rencontre. Giulio <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> sentait ses jambes fléchir sous
+lui... son front était humide et brûlant... il souffrait... mais
+attiré par un charme qu'il ne pouvait vaincre, il suivait Camille au
+travers des vieilles chambres, des salles désertes et des décombres
+du palais maudit.</p>
+
+<p>Tout à coup, en traversant une galerie, les deux amis furent arrêtés
+à la vue d'un immense rideau noir qui la partageait; au moment où ils
+entrèrent dans cette pièce, une voix d'une douceur infinie prononça
+ces mots:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez connaître votre sort, jeunes gens, passez derrière
+ce rideau... mais auparavant, préparez-vous par la prière à cet acte
+solennel.</p>
+
+<p>Involontairement Giulio tombe à genoux et prie. Camille s'incline
+légèrement; puis il se relève, et mettant la main sur son poignard,
+il écarte le rideau qui s'ébranle sous sa main et, se séparant tout à
+coup, leur laisse voir le sanctuaire qu'ils étaient venus chercher.</p>
+
+<p>Au mouvement de son ami, Giulio s'était relevé et se disposait à
+le suivre, en mettant comme lui la main sur son poignard; mais la
+surprise qu'ils éprouvèrent tous deux fit retomber leur main à leur
+côté.</p>
+
+<p>Ils ont enfin devant les yeux l'être mystérieux qui défie toutes les
+recherches depuis bien des mois dans la ville de Rome... C'est une
+femme!... <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> elle est jeune... belle même... ou du moins elle
+le serait, sans une pâleur de la tombe, une fixité dans la prunelle
+de ses yeux qu'elle tient ouverts et attachés sur les deux amis. Ses
+traits sont beaux; mais cette pâleur cadavéreuse glace la pensée qui
+est à côté du mot de beauté, et l'effroi est le seul sentiment que
+les deux jeunes gens éprouvent en la voyant.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous de moi? leur demande-t-elle avec cette même voix
+harmonieuse qu'ils avaient entendue.</p>
+
+<p>&mdash;Connaître notre sort, répond Camille, plus hardi que son ami....
+Giulio baisse les yeux sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous? dit la sibylle...</p>
+
+<p>Giulio veut parler, sa langue glacée ne peut articuler un mot; enfin
+il prononce à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux rien savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Téméraire! dit la pâle et belle créature... ne sais-tu pas que
+tout mortel qui franchit ce noir rideau doit venir à ma science et
+partager la punition que Dieu m'infligera pour avoir osé pénétrer
+dans ses décrets?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vais, si vous le permettez, dit Camille, passer le premier
+devant votre intelligence. Giulio sera plus assuré à mon retour.</p>
+
+<p>La sibylle fronça son noir sourcil sur son front <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> d'ivoire
+et parut hésiter un moment; mais en remarquant la terreur visible de
+Giulio, elle parut le prendre en pitié, et, faisant un geste de la
+main à Camille, elle disparut avec lui derrière une vaste draperie
+noire qui masquait une autre partie de la galerie. Quelques instants
+suffirent pour la conférence de Camille et de la sibylle; il revint
+auprès de son ami le sourire sur les lèvres.</p>
+
+<p>Mon horoscope est des plus heureux; mais elle n'a pas fait un
+grand effort de science pour me le révéler. Elle m'a <i>prédit</i> que
+j'épouserais ta s&oelig;ur Giuliana, et que notre mariage serait
+seulement retardé par une cause légère... Comme notre contrat est
+déjà signé et que la ville entière le sait, la sibylle travaillait à
+l'aise!... N'importe, va, mon Giulio, je t'attends; bonne chance!</p>
+
+<p>Giulio gagne en chancelant le lieu où l'attend cette femme étrange,
+dont le rapport d'elle à lui est si terrible et si influent... Cette
+draperie légère que sa main soulève lui semble être de plomb!...
+Enfin il disparaît, et les longs plis de la noire et lugubre draperie
+retombent et l'enveloppent comme un linceul.</p>
+
+<p>Pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la
+partie séparée de la galerie où la sibylle était avec Giulio...
+Tout à coup un cri perçant vient frapper l'oreille de Camille.
+Il s'élance, <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> son poignard au poing, et trouve Giulio à
+genoux, les cheveux hérissés, les yeux hagards et attachés sur la
+sibylle, qui, debout devant lui, une baguette de saule à la main,
+ornée de bandelettes noires, et toujours avec le même calme et le
+même regard atone, prononçait des mots incohérents dont Camille ne
+put saisir le sens; le seul qu'il entendit fut <span class="smcap">MEURTRE</span> et
+<span class="smcap">SACRILÉGE</span>, amour sans bornes!...</p>
+
+<p>À la vue de Camille, la sibylle parut courroucée:&mdash;Qui vous a
+demandé? lui dit-elle avec hauteur; éloignez-vous! Mais il ne
+l'écouta pas. Giulio était vraiment mal; il ne savait comment
+l'emmener; sa raison était presque égarée, et rien ne le rappelait
+à lui. Enfin il se laissa entraîner, et une fois hors de cet
+antre, de cet <i>autre Averne</i>, l'air frais et balsamique de la nuit
+rafraîchit le front brûlant du jeune homme. Mais il parle à peine
+et d'une manière incohérente... il prononce des mots séparés,
+parmi lesquels on entend surtout ceux de <span class="smcap">MEURTRE</span> et de
+<span class="smcap">SACRILÉGE</span><a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>.</p>
+
+<p>Camille le remit chez lui, et à peine le vit-il plus calme qu'il
+courut, avec plusieurs de ses domestiques et quelques-uns de ces
+<i>bravi</i> qu'on <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> trouve à volonté à Rome, au palais Gandolfo;
+il voulait contraindre la magicienne à confesser ce qu'elle avait
+dit à son malheureux ami. Mais le palais était encore plus désert
+que dans la soirée qui venait de s'écouler; personne dans aucune de
+ses vastes galeries, personne dans aucun des plus obscurs réduits.
+Partout la solitude, partout le silence, et pas une trace du séjour
+même momentané de cette femme... Tout a disparu...</p>
+
+<p>Camille revint consterné. Il commence à croire qu'il y a un mystère
+qu'il ignore dans l'âme de Giulio... Il retourne près de lui et le
+trouve accablé. Le lendemain, il paraît mieux; mais il ne parle pas
+de son aventure, et Camille lui-même ne chercha pas à la lui rappeler.</p>
+
+<p>Quelques semaines s'écoulèrent. Les préparatifs du mariage de Camille
+et de Giuliana se faisaient avec toute la pompe que de nobles
+familles mettent toujours dans une occasion aussi solennelle. Le
+bonheur était sur le front de la jeune fiancée; Camille aussi était
+heureux; mais il l'eût été davantage sans la connaissance qu'il avait
+du fatal secret de son malheureux ami, ce secret qu'il ne savait
+qu'imparfaitement encore!... et ne connaissait que par la douleur qui
+frappait chaque jour la jeune tête de Giulio d'un nouveau coup...&mdash;Si
+je pouvais te consoler, au moins! disait Camille à son ami!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> Giulio secouait lentement sa tête pâle, et répondait:&mdash;Tu
+n'y peux rien, ni moi non plus, c'est ma destinée!...</p>
+
+<p>Enfin le jour du mariage arriva. Dès le matin, tous les serviteurs
+de la maison de la mère de Camille mettaient en ordre le palais
+héréditaire pour recevoir leur jeune maîtresse. Camille était tout à
+fait joyeux. Depuis l'avant-veille, Giulio était enfin plus calme et
+semblait avoir repris toute sa tranquillité. Le marquis de Cosmo, son
+père, heureux également de le voir sourire, lui dit de se préparer
+pour le départ. Le vieux marquis descendit en même temps et monta à
+cheval pour aller jusqu'à Sainte-Marie-Majeure voir si tout était
+prêt. Mais au moment de monter à cheval, le cheval se cabra, et
+le marquis fit une chute qui, sans être nullement dangereuse, fit
+remettre le mariage à la semaine suivante.</p>
+
+<p>Comme la famille du marquis entourait son lit, Camille dit
+étourdiment:&mdash;Ah! mon Dieu! mon Dieu! voilà la prédiction de cette
+maudite sibylle accomplie, et mon mariage retardé!</p>
+
+<p>Giulio pâlit en entendant ces paroles; un souvenir terrible le
+saisit aussitôt... Il se retira dans son appartement, et ne voulut
+voir personne qu'un vieux moine qui l'avait élevé et dont il était
+tendrement aimé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> Le marquis de Cosmo fut promptement rétabli, le jour du
+mariage fixé, et, de ce moment, la joie revint dans les deux familles.</p>
+
+<p>Le matin du mariage, Camille vint de bonne heure au palais de sa
+fiancée; Giulio était sorti, mais il avait fait dire qu'il se
+rendrait à l'église. On partit, et le mariage fut célébré avec
+toute la pompe que demandait cette solennité, à laquelle étaient
+intéressées les premières familles de Rome. Mais, lorsqu'on revint
+au palais de Cosmo, Giulio se trouva encore absent. L'inquiétude
+s'empara alors vivement de son père et de sa s&oelig;ur, ainsi que de
+Camille. On envoya chez tous ses amis... Vers le soir, au moment où
+le vieux marquis était pensif, occupé à écouter la relation que lui
+faisait Camille de la soirée passée au palais Gandolfo, un inconnu
+laissa une lettre pour lui et s'éloigna aussitôt.</p>
+
+<p>Cette lettre était de Giulio:</p>
+
+<p>«Mon père, disait-il, disposez de vos richesses en faveur de ma
+s&oelig;ur. Je suis mort pour le monde. <span class="smcap">Je dois fuir une destinée
+funeste</span>, et vous devez préférer ne plus voir votre fils à le
+voir indigne de vous.</p>
+
+<p>«Épargnez-vous d'inutiles recherches, ma résolution est inébranlable.</p>
+
+<p>«Adieu, mon père, bénissez votre enfant, car il est et sera toujours
+digne de vous.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> Cet incident frappa d'une teinte lugubre les noces de
+Giuliana. Camille épousait en elle la plus riche héritière de
+l'Italie depuis la retraite de son frère; mais il aimait Giulio, et
+son souvenir empoisonna longtemps le bonheur dont il jouissait.</p>
+
+<p>Le marquis de Cosmo découvrit enfin que le moine qui avait été
+précepteur de Giulio connaissait la retraite de son fils. Il le manda
+devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, lui dit-il, vous savez où est Giulio.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Oui, monseigneur.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Est-il à Rome?</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Je ne puis le dire.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>La puissance paternelle est la première de toutes, et c'est un père
+qui vous commande de lui dire où est son fils.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>La puissance paternelle elle-même n'est rien <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> devant celle
+de Dieu, monseigneur... et celle-là m'ordonne le silence.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Quelle est votre excuse?</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Je me suis opposé longtemps aux projets de Giulio, mais je l'ai vu si
+déterminé que je n'ai plus eu de force que pour le guider dans leur
+exécution.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Et quelle est-elle?</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Il est entré dans un couvent pour y prononcer ses v&oelig;ux.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Il n'a pas l'âge nécessaire pour disposer de lui, et je m'oppose à
+cette résolution. Je vous ordonne de me dire le nom du monastère où
+cet insensé s'est retiré.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Je vous répète que je ne le puis, monseigneur.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Vous ne le pouvez!</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Non, monseigneur, j'ai reçu cette confidence sous le sceau de la
+confession, je ne puis parler.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE MARQUIS</span>, <span class="stage">après avoir réfléchi.</span></p>
+
+<p>Le grand-pénitencier peut-il vous relever de votre silence?</p>
+
+<p class="speakersc">LE MOINE.</p>
+
+<p>Oui, monseigneur.</p>
+
+<p class="speakersc">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Eh bien! il vous fera parler.</p>
+
+<p>Mais le lendemain même de cette conversation le moine disparut, et on
+ne le revit jamais.</p>
+
+<p>Où était Giulio, cependant?... il était parti pour la Sicile; là
+il avait vu le père Ambroise, prieur du couvent des dominicains de
+Messine, à qui il était recommandé par le moine de Rome. Le père
+Ambroise était un homme selon Dieu, un véritable apôtre. En voyant
+Giulio, il comprit l'âme troublée de ce jeune insensé et lui refusa
+positivement l'habit de frère qu'il lui demandait, et le contraignit
+à faire son noviciat.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> Giulio était né avec une imagination ardente et vagabonde;
+l'éducation singulière qu'il avait reçue n'avait pas modifié cette
+nature indomptée qui ne savait quelle route elle devait choisir
+pour arriver au bonheur. La mère de Giulio, d'une santé faible,
+était idolâtre de cet enfant, et il fut constamment à ses côtés. Il
+ne la quittait que pour aller prier à l'église ou dans la chapelle
+du château lorsque la famille était à Torre di Monte, habitation
+antique et féodale des marquis de Cosmo, dans les Abruzzes. Lorsque
+la mère de Giulio le voyait abattu et pâle, elle passait sa main
+dans les longs cheveux du jeune homme, et lui souriant doucement,
+elle l'envoyait respirer un air plus pur dans la haute montagne.
+Alors Giulio prenait un fusil et s'enfonçait dans les sauvages
+solitudes des Abruzzes. Il aimait à découvrir des sites inconnus,
+des retraites inaccessibles, des grottes creusées dans le granit par
+les eaux d'un torrent; alors il souriait à la vue de sa conquête, il
+regardait autour de lui comme s'il eût été le roi de la montagne;
+puis il rêvait longtemps, il pensait combien il serait heureux dans
+ces déserts avec une jeune fille qui prierait le Seigneur avec lui
+au milieu de cette nature si grande et si belle... Cette jeune
+fille serait le bonheur de Giulio; après son amour pour Dieu, elle
+serait tout pour lui... Souvent il rêvait ainsi <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> d'amour, de
+retraite et de bonheur, et puis tout à coup il se réveillait au son
+lointain de la cloche d'un ermitage, ou bien au bruit d'un coup de
+fusil tiré par un chasseur d'aigle dans ces hautes régions; alors le
+jeune homme, rappelé à la vie matérielle, reprenait en soupirant le
+chemin du château dont un jour il devait être seigneur, et ne jetait
+sur ses hautes tours, ses vastes remparts, qu'un coup d'&oelig;il de
+mépris... Ses domaines à lui étaient dans un autre monde.</p>
+
+<p>Depuis l'enfance, Giulio avait été lié avec Camille; celui-ci, franc
+et jovial, riait et chantait tout le jour; il n'avait que deux
+affections, son amitié pour Giulio, son amour pour Giuliana. N'ayant
+ni père ni mère, il avait été élevé par le marquis de Cosmo, qui
+avait géré son immense fortune comme si déjà il eût été son fils. La
+connaissance de cette affection arrêtait le remords dans l'âme de
+Giulio.&mdash;Je laisse un fils à mon père, se disait-il.</p>
+
+<p>Quelque temps avant l'aventure de la sibylle, Giulio perdit sa mère;
+cette perte fut affreuse pour lui plus que pour un autre fils. Sa
+mère avait toute sa tendresse. Elle l'aimait tant!...</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Giulio, lui disait-elle, que deviendras-tu, si un jour tu
+aimes d'amour, mon fils?... Jamais ton c&oelig;ur n'aura la tendresse
+qu'il donnera... Tu seras malheureux... N'aime jamais, mon enfant
+<span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> bien-aimé, ou bien... n'aime que Dieu!...</p>
+
+<p>Mais ce n'était pas à une âme de feu, à un c&oelig;ur tout amour, qu'il
+fallait demander de ne pas battre et de ne pas désirer. Giulio avait
+vingt ans: il sentait souvent courir son sang en ruisseaux de feu
+dans ses veines; alors il s'élançait dans la campagne, il partait
+pour une longue chasse avec son fusil, son rosaire et son poignard;
+il parcourait le pays ainsi, seul, sans même emmener Camille avec
+lui. Il marchait pendant des heures entières; puis, quand il se
+reposait, il priait Dieu et songeait.</p>
+
+<p>Alors ses rêves descendaient et l'entouraient comme un nuage d'or.
+Il n'était plus sur la terre, et rêvait des félicités inconnues avec
+un être que Dieu lui envoyait; mais au réveil son &oelig;il devenait
+sombre, et il répétait la parole de sa mère:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Giulio, tu ne seras jamais aimé comme tu aimeras.</p>
+
+<p>Ce fut en ce temps que cet être mystérieux vint à Rome pour avoir
+cette funeste influence sur la vie de Giulio; tourmenté par cette
+crainte d'aimer un jour sans être aimé, l'esprit déjà fatigué par
+cette tension vers un même objet, affaibli intellectuellement par la
+prière et de longs jeûnes prescrits par le moine, son précepteur,
+qui, ayant reçu ses confidences, lui conseillait la prière comme son
+<span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> unique refuge, Giulio fut accablé en écoutant l'oracle de la
+sibylle.</p>
+
+<p>Amour! passion! sacrilége! meurtre! voilà les mots que trois fois
+le malheureux prédestiné avait entendu tonner à ses oreilles. En
+arrivant au palais de son père, il avait appelé le moine.</p>
+
+<p>&mdash;Que dois-je faire? lui demanda-t-il.</p>
+
+<p>Le moine l'aimait, mais il avait cette religion ignorante et
+superstitieuse qui est loin de celle de saint Pierre, et plus encore
+de celle de Jésus-Christ.</p>
+
+<p>Giulio combattit, mais les liens qui le retenaient étaient faibles,
+tandis qu'une main puissante l'attirait à elle. Cependant, il
+résistait encore, lorsque cette première partie de la prédiction
+de la sibylle, le retard du mariage de sa s&oelig;ur, le frappa
+d'épouvante!... et il partit déterminé à fuir dans le cloître les
+passions, le sacrilége et le meurtre. Sa raison n'était pas saine,
+et son sang, agité par une année presque entière d'épreuves et de
+tourments imaginaires, était tout prêt à recevoir les plus vives
+impressions. Dominé par cette étrange superstition qui ne lui
+laissait de salut que dans la vie monastique, Giulio tressaillait
+encore sous les arcades froides et sombres du cloître, en se
+rappelant les paroles terribles de la femme du palais Gandolfo:
+Amour! passion sans bornes! sacrilége! <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> meurtre! Le
+malheureux croyait railler le sort derrière les grilles massives du
+couvent, comme si les murs d'un monastère arrêtaient la destinée!</p>
+
+<p>L'année du noviciat s'écoula; le père Ambroise, considérant la
+jeunesse de Giulio, qui n'avait que vingt-deux ans, sollicita de
+l'archevêque de Messine de prolonger d'une autre année le noviciat
+du jeune homme. L'archevêque y consentit; mais Giulio reçut cette
+nouvelle comme une douleur qu'on lui imposait. Toutefois, il
+ne murmura pas, et remplit ses devoirs avec une si scrupuleuse
+exactitude, qu'enfin le père Ambroise lui donna l'habit, au grand
+contentement de tout le couvent, dont il était l'édification.</p>
+
+<p>Giulio était beau, et d'une beauté qui devait frapper d'abord;
+aussi, lorsqu'il y avait une cérémonie dans l'église des dominicains
+de Messine, on admirait la taille élégante du jeune frère et
+l'expression céleste de ses beaux traits, qui, du moment où il avait
+reçu l'habit, avaient repris leur calme accoutumé, et frappaient par
+leur expression profondément sentie. Mais Giulio était comme ignorant
+de tels avantages, et jamais son &oelig;il ne s'était levé sur lui,
+lorsqu'avant de quitter le monde, il avait pu contempler son image.</p>
+
+<p>Plusieurs années s'écoulèrent; Giulio était toujours l'exemple
+du couvent, mais quelquefois il se <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> demandait s'il était
+heureux! Son c&oelig;ur battait avec violence, sa tête brûlait d'un
+feu qu'il ne pouvait calmer. Il souffrait d'un mal qu'il ne pouvait
+expliquer... Il n'était soulagé que lorsqu'à la récréation du soir il
+respirait l'air frais et embaumé du jardin; mais alors, si ses yeux
+s'élevaient au-dessus des murs, il disait:&mdash;Que ces murs sont élevés!</p>
+
+<p>L'extrême régularité de Giulio, l'éducation soignée qu'il avait
+reçue, lui avaient fait confier deux missions importantes, la
+prédication et la confession; mais pour cette dernière fonction, il
+était lui quatrième avec le père prieur. On aimait à l'entendre; il
+était doux et onctueux dans la parole, et les Messinois, accoutumés
+à des moines plus intolérants, l'aimaient et le vénéraient en même
+temps. Il prêchait aussi fort souvent, et, préférant cette mission à
+l'autre, il confessait peu.</p>
+
+<p>Un jour, il était dans sa cellule occupé à corriger un sermon pour
+la fête de sainte Rosalie, lorsque le père Ambroise le pria de le
+suppléer au confessionnal auprès d'une personne qui attendait, les
+occupations du prieur ne lui permettant pas de descendre à l'église.</p>
+
+<p>Giulio avança son capuchon sur ses yeux, rabattit ses manches sur
+ses mains, d'une remarquable beauté, et, après avoir fait sa prière
+devant le <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> maître-autel, il entra dans le confessionnal, où
+le pénitent l'attendait déjà. C'était une femme.</p>
+
+<p>Giulio tira le petit volet de la grille, et dit à cette femme qu'il
+était prêt à l'entendre... Mais il ne reçut pour réponse que des
+soupirs et des larmes... Un secret terrible semblait peser à l'âme de
+la pécheresse.</p>
+
+<p>Enfin elle parla, mais d'une voix brisée par les sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit-elle... puis-je espérer la miséricorde divine? J'ai
+offensé Dieu!... Croyez-vous qu'il me pardonnera?</p>
+
+<p>&mdash;Sa bonté est infinie, ma fille; elle surpasse nos fautes.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, j'aime... j'aime avec passion, avec un amour qui me
+brûle, me dévore... J'aime... Oh! jamais je ne pourrai dire une telle
+horreur!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, lui dit Giulio d'une voix sévère, douter de Dieu c'est la
+plus grande de toutes vos fautes...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon père, vous saurez tout. J'aime un homme que je ne dois
+pas aimer... car je suis mariée, et cet homme n'est pas mon mari!...</p>
+
+<p>Un silence suivit cette dernière parole. Il semblait que la
+malheureuse femme qui s'accusait ne pouvait articuler. Giulio était
+ému... il souffrait... Enfin la pénitente reprit d'une voix plus
+basse:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> &mdash;Mon père, non-seulement cet homme n'est pas mon mari...
+mais il n'est pas libre... il est lié aussi; mais il chérit ses
+liens... et moi, je déteste les miens.</p>
+
+<p>Elle pleura amèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Et cet homme est-il jeune? demanda Giulio.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune! oh oui! et si beau! Mais ce n'est pas cette beauté qui m'a
+séduite... c'est ma destinée qui m'a jetée à cet amour comme une
+proie à dévorer.</p>
+
+<p>À ce mot de <i>destinée</i>, Giulio frémit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit la femme avec égarement, il fallait une destinée
+influencée par Satan pour que j'aimasse ainsi un homme séparé de moi
+par des barrières d'airain.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est donc cet homme? demanda Giulio.</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme, mon père!... Eh bien! maudissez-moi au nom de Dieu...
+dites qu'il n'y a pas de pardon pour mon crime. Celui que j'aime est
+un religieux.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureuse!...</p>
+
+<p>Mais la femme ne l'entendait plus; accablée sous le poids de sa faute
+et de la honte de la révélation, elle se laissa tomber presque sans
+connaissance sur les marches du confessionnal... Frappé d'horreur
+et de crainte, Giulio jette les yeux sur la grille, et voit une
+créature d'une céleste beauté, <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> pâle et mourante, les yeux
+fermés, et paraissant près d'expirer.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, prononça-t-il doucement, ma fille, dites-vous, je le
+répète, que la miséricorde de Dieu est infinie; revenez à vous...</p>
+
+<p>Sa voix s'étant élevée à ces derniers mots, la jeune femme
+tressaillit...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est cette voix! s'écria-t-elle... Puis, comme si elle eût
+eu honte d'elle-même, elle ramena son voile sur son visage baigné de
+larmes, et se remit à genoux pour continuer sa confession.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit-elle avec un accent déchirant, cet amour est ma vie,
+et il causera ma mort. Je sais que je suis coupable, et jamais celui
+qui est la cause de cette ruine de moi-même ne le saura de moi. Je
+mourrai donc, car je ne puis vivre sans lui; mais dites-moi que Dieu
+me pardonnera. Oh! si je pouvais l'entendre lui-même m'annoncer la
+divine parole!... s'il m'était permis de revenir l'entendre lorsqu'il
+parle comme un messager du Ciel, dans cette chaire de vérité où je
+le vis pour la première fois!&mdash;Dites, mon père... le croyez-vous
+possible?</p>
+
+<p>Giulio ne répond pas... il pleure lui-même et prie avec ferveur. Il
+vient d'entrevoir une horrible lumière; il craint qu'elle ne le
+guide à un <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> affreux mystère... il ne peut, il ne veut pas
+parler.</p>
+
+<p>&mdash;Priez et repentez-vous, malheureuse femme, dit-il enfin, et
+redoutez le <span class="smcap">SACRILÉGE</span>.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, dit la pécheresse d'une voix étouffée... mon Dieu, quelle
+est cette voix!... c'est celle qui m'a perdue!... Mon Dieu! mon
+Sauveur! ayez pitié de moi!</p>
+
+<p>Giulio se recueille; il reçoit encore quelques aveux, et prononce
+d'une voix entrecoupée l'absolution conditionnelle sur la tête de
+celle qui pleure avec tant d'amertume... Pour lui, il ne peut faire
+un mouvement, toute son âme est dans ses yeux... ils suivent cette
+femme lorsqu'elle sort du confessionnal pour aller se mettre à genoux
+sur un carreau de velours qu'un valet de chambre vêtu de noir a placé
+pour elle à quelque distance du confessionnal. Cette femme est belle,
+d'une exquise beauté; en s'inclinant, son voile tombe, soit par le
+mouvement, soit par une cause moins naturelle, et laisse voir une
+profusion de cheveux dorés entourant un visage aux traits doux et
+purs d'une madone. Ses mains, encore dégantées, sont d'une beauté
+égale à toute la personne de cette femme, dont les vêtements et
+l'entourage annoncent une noble et puissante dame de Messine.</p>
+
+<p>Giulio, les yeux attachés sur cette vision évoquée <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> pour lui
+par l'enfer, n'en peut détourner sa vue. Le souvenir de la sibylle
+pâlit devant ce visage d'ange, cette taille de vierge, si pure dans
+tous ses contours; Giulio, jusqu'à cette heure, a vu bien des femmes
+jeunes et belles, aucune n'a touché une des cordes de son c&oelig;ur...
+Le regard de celle-ci ne s'est pas levé sur le sien, et son c&oelig;ur
+bat en pensant à ce qui vient de se passer. Ah! c'est que la magie
+de l'amour vrai a une puissance inconnue à tout ce qui touche
+vulgairement le c&oelig;ur. Celui de Giulio a sommeillé jusqu'à présent;
+c'est en voyant Thérésa qu'il vient de s'éveiller.</p>
+
+<p>Cette femme passionnée, qui aime un religieux, cette femme, belle
+comme la plus belle des vierges du ciel, cette femme est donc
+l'ange de perdition qui doit accomplir l'&oelig;uvre de la destinée.
+Déjà Giulio voit la première partie de la prédiction de la sibylle:
+<span class="smcap">AMOUR SANS BORNES</span>!... et le sacrilége!... Oui, le sacrilége
+est accompli, le religieux est aussi coupable que cette femme!.. car
+lui aussi l'aime de toutes les forces de son âme...</p>
+
+<p>C'est en proie à des combats, des tourments, des souffrances amères,
+premiers fruits de l'abandon de la vertu, que Giulio voit s'écouler
+et les jours et les mois; il fuit l'église, il fuit cette chaire
+de vérité où le religieux, dans toute la dignité de la mission
+apostolique, enseignait aux hommes la divine <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> loi des
+chrétiens. Il lutte avec lui-même; il fuit aussi cette femme qu'il a
+revue d'abord, et qui l'a enivré du poison de son regard d'amour...
+Maintenant, elle aussi le cherche et ne le trouve plus... emportée
+par sa passion, elle sent quelle ne peut vivre sans celui à qui sa
+vie appartient...</p>
+
+<p>&mdash;Giulio! dit l'infortunée lorsque, prosternée devant l'autel de
+sainte Rosalie, elle paraît prier, et ne pense qu'à celui qu'elle
+aime, ne voit que lui, n'implore que lui... Mais Giulio est retiré
+dans le lieu le plus solitaire du monastère; couvert d'un cilice,
+offrant à Dieu cet amour qui le brûle et le dévore, il pleure et
+prie. Ignorant le sujet de cette austère pénitence, les moines
+admirent sa ferveur; le père prieur le donne pour exemple à ses
+frères.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, lui dit-il un soir, où, prosterné sur les marches de
+pierre du maître-autel, Giulio paraissait transporté dans un autre
+monde dans l'extase de la prière, mon fils, levez-vous et écoutez-moi.</p>
+
+<p>Giulio finit sa prière, et, se relevant de la pierre où depuis
+plusieurs heures il priait, il attend les ordres de son supérieur.</p>
+
+<p>&mdash;Le marquis de Campo-Santo vous requiert pour une &oelig;uvre sainte,
+mon fils. Madame la marquise est à l'agonie; il veut qu'elle soit
+exhortée par le frère le plus pieux de notre communauté... N'ayez
+<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> pas d'orgueil de ce que je vais vous dire, mon fils... mais
+je vous ai choisi... Allez... allez porter à madame la marquise des
+paroles de paix et de consolation comme vous savez les dire.. Le
+marquis de Campo-Santo est un vieillard estimable et vénéré dans
+Messine... Allez, mon frère, et que la bénédiction de saint Dominique
+soit avec vous!...</p>
+
+<p>Giulio s'agenouille pour recevoir la bénédiction du prieur... En
+se relevant, il voit près de lui un vieillard dont la haute taille
+voûtée, les cheveux blancs, accusent le grand âge. Sur sa pâle et
+noble figure était l'expression d'une peine profonde, mais que la
+résignation à la volonté de Dieu tempérait...</p>
+
+<p>&mdash;Le frère Giacomo<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a> est prêt à suivre Votre Excellence, dit le
+père prieur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon carrosse est à la porte du monastère, répond le marquis.</p>
+
+<p>Et tous deux sont bientôt loin du couvent.&mdash;La route fut silencieuse:
+le marquis, oppressé par une violente douleur, demeurait avec ses
+pensées; Giulio, préoccupé de la scène de mort qu'il allait avoir
+sous les yeux, priait à l'avance pour la compagne de ce vieillard,
+qui laissait seul dans la vie <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> celui avec qui elle l'avait
+parcourue... et c'était le vieillard qu'il plaignait.</p>
+
+<p>La marquise avait été transportée dans une villa près de Messine pour
+que la pureté de l'air fût encore plus parfaite... Cette villa était
+sur le bord de la mer dans une ravissante position, qui recevait un
+charme de plus de cette nature magique dont la Sicile est dotée...
+En approchant de l'élégante habitation dont les colonnes de marbre
+blanc se voyaient au travers des orangers et des arbres fleuris,
+qui, par leurs émanations, embaumaient l'air à cette heure de la
+journée, le moine sentit au c&oelig;ur une douleur vive et profonde;
+il lui parut que la nature insultait sans pitié à la mort de cette
+femme, qui expirait peut-être en ce même moment au milieu des joies
+de la création et de toutes ses pompes... Le soleil se couchait en
+cet instant, et la bande de feu dont il bordait l'horizon entourait
+cette mer de Sicile d'un cercle d'or étincelant de rubis... Le ciel
+était pur, l'air était doux et tranquille; la mer, unie comme un
+miroir, servait de champ aux courses nocturnes de tous les jeunes
+garçons et les jeunes filles des hameaux de la côte; des barques
+remplies de jeunes gens s'éloignaient du rivage aux dernières lueurs
+du crépuscule: on entendait leurs chansons, leurs joyeux éclats de
+rire... On était alors au moment de la vendange, <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> et la joie
+des bacchanales étouffait la voix mourante de la femme qui avait
+été une mère pour toute cette foule qui n'écoute même pas le son
+de la cloche qui appelle les serviteurs du château aux prières des
+agonisants!... La route avait été silencieuse... En arrivant devant
+la porte de la maison, le marquis retrouva sa jeunesse pour s'élancer
+au-devant d'un jeune homme pâle et défait qui vint au-devant de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria le marquis en voyant la physionomie du jeune homme,
+est-il donc trop tard? votre mère!...</p>
+
+<p>&mdash;Calmez-vous, mon père! ma mère vit encore. Hélas! elle semble
+attendre votre retour pour rendre à Dieu sa belle âme!... Elle
+demande constamment si vous avez ramené avec vous le révérend père
+Ambroise.</p>
+
+<p>&mdash;Le père prieur n'a pas pu venir, mon ami, répondit le marquis tout
+en allant vers l'appartement de la malade; mais il m'a donné le
+religieux le plus renommé de son couvent pour le suppléer...</p>
+
+<p>Le jeune homme gémit profondément et pleura, et les précéda pour les
+annoncer. Le marquis fut contraint de s'arrêter.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, mon révérend père! voilà comme elle est aimée!... Ce jeune
+homme n'est pas son fils!.... <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> il serait son frère, car elle
+est jeune et belle...; et c'est une tête de vingt ans que la mort va
+frapper!...</p>
+
+<p>Giulio s'approcha de lui pour lui donner un peu de force et de
+résignation, mais il ne trouva rien à lui dire: lui-même était frappé
+par une puissance inconnue.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi seule avec le révérend père, dit la marquise
+lorsqu'elle sut qu'il était arrivé.</p>
+
+<p>La voix de cette femme fit tressaillir Giulio. Tout le monde se
+retira.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit la mourante, d'une voix que la faiblesse et l'émotion
+rendaient à peine distincte, je vous ai fait appeler pour vous
+demander votre pardon et vous supplier de me le faire accorder par un
+homme que j'ai peut-être bien offensé... en attaquant sa vertu!...
+Mais je vais mourir, et ma mort m'acquittera envers lui, n'est-ce
+pas, mon père?...</p>
+
+<p>Giulio tombe à genoux devant ce lit qui contient sa seule affection
+maintenant sur la terre... Sa seule religion, son seul Dieu, son seul
+avenir..., cette femme qui vient de parler..., c'est Thérésa... C'est
+la femme du confessionnal..., c'est la femme qui aime le religieux
+d'une passion insensée..., c'est celle que lui aussi adore <span class="smcap">D'UN
+AMOUR SANS BORNES</span>!... Il a déjà accompli les deux <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span>
+premiers arrêts de la destinée prononcés par la sibylle...; il ne lui
+reste plus qu'à être meurtrier!...</p>
+
+<p>Après la soirée où se fit cette confession terrible dans l'église
+du monastère de Messine, Giulio avait revu Thérésa plusieurs fois.
+Fidèle à sa religion, il avait repoussé l'enchanteresse; mais il
+avait bu le philtre entier par les regards, par les paroles, par tout
+ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait exprimer par cette créature
+toute de flamme et d'amour, qui adorait et ne voulait qu'être aimée...</p>
+
+<p>Enfin, le moine trembla pour elle et pour lui à la voix de Dieu
+qui, un jour, parla plus haut que celle de la passion effrénée.
+Il s'éloigna; Thérésa ne le revit plus. Elle retourna vainement à
+l'église; la chaire n'était plus occupée, le confessionnal était
+vide..., car, pour <span class="smcap">ELLE</span>, c'était Giulio qui était un être
+humain, le reste était <i>néant</i>. Elle pleura...; elle souffrit, car
+elle aimait, l'infortunée! de cet amour qui donne le ciel lorsqu'il
+est heureux, mais qui tue lorsqu'il est méconnu!... Sa santé
+s'altéra, et bientôt sa jeune vie fut atteinte et marquée. Alors elle
+voulut que son dernier adieu parvînt à Giulio par une bouche sévère,
+peut-être, mais sûre, et elle fit demander le père Ambroise... Sa
+destinée, toujours inflexible, lui envoya Giulio.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> En entendant, en reconnaissant cette voix aimée dont le
+pouvoir sur lui est bien autrement puissant que celui de Dieu, le
+moine s'écrie et ne peut plus longtemps se cacher à Thérésa.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, lui dit-il, moi qui veux mourir avec toi... moi qui
+t'aime plus que tu ne m'aimes peut-être!... moi qui me perds!... moi
+que tu rends sacrilége... Vis, Thérésa!... car, je te le répète... je
+t'aime.</p>
+
+<p>Et ses larmes tombent sur le front de la mourante, sur son sein, sur
+ses mains déjà froides... elles lui redonnent la vie... elles lui
+montrent l'amour de Giulio.&mdash;Elle ne mourait que de sa douleur...
+maintenant elle vivra... elle vivra pour l'amour, puisqu'elle est
+aimée.</p>
+
+<p>Giulio et Thérésa échangent à peine quelques mots... ils étaient
+inutiles dans leur situation... La jeune femme ne pouvait parler,
+mais elle voyait Giulio, elle pressait sa main, interrogeait son
+&oelig;il; et lui, la serrant dans ses bras, il rappelait au foyer de
+la vie tout ce qui la fait doublement sentir quand on aime comme il
+était aimé.</p>
+
+<p>Cependant il fallait feindre... toute une famille attentive était là
+pour observer et peut-être punir si la moindre lumière frappait des
+yeux trop confiants... mais rien ne parut faire impression sur le
+vieillard trompé... La guérison presque miraculeuse <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> de la
+marquise fut attribuée à la vertu des prières du frère Giacomo, et sa
+renommée grandit encore.</p>
+
+<p>Thérésa fut bientôt en entière convalescence, et quelques semaines
+s'étaient à peine écoulées que l'église des Dominicains la revoyait
+encore devant son autel, priant un Dieu qu'elle offensait et qui ne
+devait pas lui pardonner.</p>
+
+<p>Giulio l'aimait avec une égale passion; cependant il éprouvait des
+remords et Thérésa n'en avait pas. Bientôt la vie du religieux devint
+malheureuse. Il aimait toujours; mais l'excès même de cet amour lui
+causait une terreur qui le rendait insensé... Il passait souvent des
+nuits entières en prières, il s'infligeait les plus dures pénitences,
+et toujours les mêmes terreurs venaient l'assaillir et troublaient
+son âme jusque dans les moments où le charme de l'amour de Thérésa
+lui faisait d'abord tout oublier.</p>
+
+<p>Elle s'aperçut enfin qu'un secret, un grand mystère était dans l'âme
+de celui qu'elle aimait. Elle résolut de tout connaître, de partager
+son sort, quel qu'il fût, et de lui faire voir qu'une femme, dans son
+amour, n'est jamais dévouée à moitié.</p>
+
+<p>Elle lui demanda de lui confier la cause de ses souffrances, de ses
+inquiétudes... Giulio résista d'abord... puis il lui avoua ce qui
+s'était passé dans la terrible soirée du palais Gandolfo, et la
+prédiction de la sibylle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> Thérésa lui sourit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es insensé, mon ami, lui dit-elle... Eh quoi! c'est ce mot qui
+devrait effacer l'impression causée par les deux autres qui éveille
+ta terreur!... Eh quoi! n'y a-t-il pas dans ces paroles de quoi faire
+pâlir tout danger... toute inquiétude: <i>Amour sans bornes!</i> Oh!
+Giulio, si tu m'aimais comme je t'aime!... nous serions heureux!</p>
+
+<p>Et pourtant il l'aimait ardemment!... Quelquefois, entraîné par
+sa passion, Giulio fixait sur Thérésa un regard qu'il n'osait pas
+rencontrer... Elle frémissait, son c&oelig;ur battait, et le tumulte de
+la passion était longtemps à s'apaiser dans cette âme ardente, qui ne
+vivait que pour l'amour et par l'amour. Et pourtant cet amour était
+pur comme celui de deux anges!</p>
+
+<p>Un jour, le prieur envoya Giulio à Naples dans une maison de leur
+ordre pour une mission très-grave. Giulio partit sans avoir pu voir
+Thérésa, et lui écrivit seulement en promettant son retour pour la
+semaine suivante; mais un mois s'écoula dans cette absence... En
+arrivant à Messine, le premier soin de Giulio fut de courir au palais
+de la marquise... Il la trouva seule, sur une terrasse, au bord de
+la mer... regardant les flots... pensant à lui... et pleurant... En
+le voyant, elle oublie la retenue d'une femme, les v&oelig;ux de celui
+qu'elle <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> aimait; elle se jette dans ses bras, le serre sur
+ce c&oelig;ur dont il était la vie, et pour la première fois comprend
+que son bonheur, jusque-là si parfait en voyant chaque jour son ami,
+pouvait encore être doublé par lui.</p>
+
+<p>Giulio partage et devine son émotion... Bientôt la sienne est trop
+vive. Il serre Thérésa avec violence contre sa poitrine; puis,
+la repoussant avec une égale rudesse, il s'éloigne du palais de
+Campo-Santo, la raison égarée et murmurant avec terreur le mot:
+<span class="smcap">Sacrilége!</span></p>
+
+<p>Il passa la nuit en prières... Le matin le trouva priant encore... Il
+écrivit alors à Thérésa:</p>
+
+<p>«Séparons-nous, Thérésa... je ne puis supporter, et pour toi,
+et pour moi, cette odieuse pensée d'une éternelle perdition!...
+Éternité!... sais-tu ce que c'est que ce mot? Éternité!... et
+quand la colère de Dieu l'a prononcée comme anathème, cette parole
+terrible, comment avoir son pardon?... Et c'est à de telles peines
+que je te condamnerais, Thérésa!... Jamais!... Je saurai souffrir!...
+Séparons-nous!...»</p>
+
+<p>Thérésa était passionnée comme une Italienne, mais en même temps elle
+était femme... Elle adorait Giulio... mais le sombre mystère de la
+vie de cet homme l'effrayait en même temps qu'elle l'adorait. Cette
+prédiction était pour elle comme une <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> énigme; ce qu'elle y
+voyait, c'est que cette prédiction attaquait la vie du malheureux par
+la puissance de la terreur... Alors encore une fois elle se sacrifia;
+elle insista pour revoir Giulio!... Hélas! il avait raison! elle
+crut le consoler en lui disant de douces paroles... et tous deux se
+perdirent!...</p>
+
+<p>À dater de ce moment, l'existence de Giulio devint si malheureuse
+que Thérésa dut pleurer en larmes amères la funeste pensée d'avoir
+voulu le revoir!... Avant ce moment, Giulio n'avait pas de remords...
+Maintenant il n'osait plus prier... Où donc était son refuge? Enfin
+il ne put supporter un tel état... Il cessa de voir Thérésa, et
+bientôt ne lui écrivit plus.</p>
+
+<p>Ce fut encore une nouvelle douleur pour la malheureuse femme!... Mais
+lorsqu'elle avait souffert jadis, elle était innocente... C'était un
+ange de pureté, une sainte colombe immolée sur l'autel du devoir!...
+Et maintenant, qu'était-elle devenue?... Cette pensée la rendait
+insensée; alors elle songeait à la mort... Hélas! la mort aussi était
+un crime.</p>
+
+<p>Mais bientôt un devoir lui fut imposé. Ce devoir, elle le comprit...
+il lui redonna de l'espérance... Il existait d'ailleurs maintenant
+un motif pour qu'elle aimât la vie... Elle devait seulement
+quitter l'Italie... aller en Espagne; en Amérique... Elle voulait
+<span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> revoir Giulio une fois pour lui communiquer son plan... Il
+fallait qu'il l'accompagnât... puis, s'il en avait la force, il la
+quitterait... Mais Giulio se refusait à toutes les tentatives faites
+pour le voir... Enfin Thérésa n'hésite plus, elle a organisé leur
+fuite à elle seule... Et quand tout est prêt, elle se rend un soir,
+au moment de la bénédiction, à l'église du monastère de Giulio...
+Enveloppée dans un long voile noir, Thérésa, cachée derrière un des
+piliers massifs de la nef, attend, dans une angoisse inexprimable, le
+moment où Giulio restera seul pour sa méditation... Il passait devant
+Thérésa, enfoncé dans sa rêverie, les bras croisés sur sa poitrine,
+et ne voyant aucun des objets qui l'entouraient: tout à coup Thérésa
+s'offre à lui... elle l'arrête et lui parle avec cette énergie que
+prêtera toujours le c&oelig;ur lorsqu'il est profondément ému... Elle
+lui révèle un secret aussi, elle... car elle en a un comme lui, la
+malheureuse!... Giulio recule devant le précipice ouvert devant
+lui... Tout est prêt, lui dit-elle.&mdash;Jamais!&mdash;Eh bien! alors, un
+dernier adieu, ce soir, à minuit... Tu as une clef du jardin du
+couvent qui ouvre une porte du côté de la mer... donne-la moi, et ce
+soir je viendrai te dire adieu pour toujours.</p>
+
+<p>Giulio égaré, interdit, entend marcher; il laisse tomber la clef
+dans la main de Thérésa et s'enfuit <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> rapidement. Thérésa,
+sûre de le revoir, s'éloigne avec joie.</p>
+
+<p>À minuit, malgré la terreur qui la domine, Thérésa se rend au
+couvent; elle traverse une grève solitaire, ouvre la porte et se
+trouve dans le jardin du monastère... L'insensée! sa vie, celle de
+son amant, tout est joué sur un coup du hasard!...</p>
+
+<p>Thérésa ne voit rien; la nuit est sombre; pas de lune, pas une étoile
+ne luit au ciel; elle entend marcher enfin... c'est Giulio! Mais il
+n'est plus incertain, il a pris des forces, il les a prises dans une
+pensée infernale.</p>
+
+<p>&mdash;Que me veux-tu? demande-t-il à Thérésa, d'un ton brusque et sévère.
+Je <i>ne puis</i>, je <i>ne veux</i> pas partir; laisse-moi, et retire-toi en
+paix; prie pour toi et pour moi... je prierai aussi pour tous deux...
+pour nous faire pardonner par Dieu notre faute. Adieu, Thérésa, adieu
+pour la dernière fois.</p>
+
+<p>Mais Thérésa est bien forte... elle prie au nom d'un autre! Elle se
+jette à genoux; elle supplie, pleure, baigne de larmes brûlantes
+les mains de Giulio... Il se laisse attendrir; lui aussi pleure sur
+le front de Thérésa... Elle l'entraîne vers la porte du jardin; la
+barque est prête... Un moment, et Thérésa triomphe!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> &mdash;Non! dit Giulio hors de lui, je ne puis!... pitié!.....
+Mais Thérésa insiste avec plus d'ardeur; la porte est ouverte...
+déjà ils en ont presque franchi le seuil, lorsque la cloche de la
+chapelle sonne les premières matines; Giulio l'arrête et frémit.
+Thérésa l'enlace de ses bras.&mdash;Laisse-moi, s'écrie le moine tout à
+fait égaré... Et saisissant un poignard qu'il portait toujours, il le
+plonge dans son sein...</p>
+
+<p>Elle tomba sous ce seul coup... Giulio ne fit pas un mouvement...
+Le jour commençait à poindre; le moine regarda longtemps le corps
+sanglant de la malheureuse femme; puis, tout à coup, il souleva le
+cadavre, et, courant vers le rivage, il le jeta à la mer; retournant
+ensuite avec la même rapidité vers l'église où déjà il y avait du
+monde, il y entra avec sa robe teinte de sang et son poignard passé
+dans la ceinture de sa robe. On le saisit, on le questionna; il
+répondit avec vérité, quoiqu'il fût positivement fou en ce moment...
+Les moines l'entraînèrent dans l'intérieur du monastère... On ne le
+revit jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! sire, dit la reine Hortense à l'empereur de Russie,
+comment trouvez-vous que Napoléon conduisait un drame?</p>
+
+<p>L'empereur Alexandre avait été profondément intéressé, ainsi que
+chacune de nous, quoique nous connussions déjà le conte. L'empereur
+en demanda <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> une copie qu'il emporta à Pétersbourg. Il n'avait
+pas de titre, et nous fûmes toutes d'accord de le nommer «<span class="smcap">la
+Destinée</span>.»</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> SALON DE MADAME RÉCAMIER,<br>
+À CLICHY.</h2>
+
+<p>À l'époque où je parle de madame Récamier, il est impossible, à moins
+de l'avoir vue et d'en avoir conservé le souvenir dans un c&oelig;ur
+dévoué à elle, de se faire une idée de sa fraîcheur d'Hébé et de
+la grâce de son sourire. Il y avait dans l'accord de ce sourire et
+de son regard plus de charmes qu'il n'en faudrait pour captiver
+le c&oelig;ur le plus sévère. C'était une création à part que madame
+Récamier à cet âge de dix-huit ans; et jamais je n'ai retrouvé ni en
+Italie, ni en Espagne, ce pays si riche en beauté, ni en Allemagne,
+ni en Suisse, <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> la terre classique des joues aux feuilles de
+rose, jamais je n'ai retrouvé ce que m'offrait alors madame Récamier.</p>
+
+<p>Madame Récamier, dans les premières années de son mariage, vivait non
+pas retirée, mais dans un monde tout intérieur; elle vivait dans une
+famille nombreuse formée de la sienne et de celle de son mari, et
+lorsqu'elle allait dans le monde, c'était pour y produire un effet
+qu'elle ne renouvelait que rarement. Elle était simple et bonne comme
+elle l'est encore aujourd'hui, et la plus jolie femme de France et
+peut-être de l'Europe.</p>
+
+<p>M. Récamier n'avait pas encore été atteint par le despotisme impérial
+à cette époque; M. Barbé-Marbois n'avait pas posé sa main de fer sur
+sa destinée; il était riche enfin. Cependant il habitait, rue du
+Mail, n<sup>o</sup> 3, une maison assez ordinaire, et madame Récamier, toujours
+simple et ne voulant que ce que son mari voulait, ne souhaitait rien
+au delà.</p>
+
+<p>Cependant elle eut le désir d'avoir une campagne, et M. Récamier
+lui fit arranger le grand château de Clichy-la-Garenne<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>, qui
+appartenait <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> à madame de Lévy. Là elle pouvait venir à Paris
+facilement, et lui-même pouvait, après la bourse, y aller dîner et
+revenir le soir.</p>
+
+<p>L'intérieur de madame Récamier était surtout composé d'amis et de
+personnes supérieures; ce fut toujours un bonheur pour elle que
+d'aimer un être ou une chose au-dessus d'une ligne ordinaire; et
+depuis que je la connais, j'ai su l'apprécier encore pour cette
+volonté d'aimer surtout ce qui est beau et bon, même avec des
+défauts. C'est la supériorité de sa haute nature qui produit cette
+volonté; c'est une qualité de plus en elle.</p>
+
+<p>Cette maison de Clichy était jolie, sans être très-recherchée;
+c'était dans ce lieu que madame Récamier, âgée de dix-huit ans, était
+recherchée par tout ce qui avait alors un nom.</p>
+
+<p>Un jour, elle était dans un salon qui donnait sur le jardin, occupée
+à mettre des fleurs dans une grande corbeille où elle les arrangeait
+selon leurs couleurs. Dans cette occupation elle était ravissante;
+elle avait une robe de mousseline blanche faite à la <i>prêtresse</i>,
+comme on le disait alors; ses beaux cheveux n'étaient retenus par
+aucune autre chose qu'un peigne d'écaille... Fort occupée de ses
+fleurs, elle n'entendit pas la porte qui s'ouvrit et un nom qui fut
+annoncé. La personne qui entra demeura quelque temps sans faire un
+pas. <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> C'était Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! que vous êtes charmante ainsi! Elle se retourna vivement,
+mais sans témoigner de peur; elle n'en avait pas eu, et ne marquait
+jamais que ce qu'elle éprouvait. Elle salua le jeune ministre d'un de
+ses gracieux sourires.</p>
+
+<p>&mdash;On devrait vous peindre ainsi, lui dit-il.</p>
+
+<p>Elle sourit.&mdash;Ce serait une prétention, dit-elle.</p>
+
+<p>Dans ce moment, on entendit rouler une voiture, et le valet de
+chambre annonça M. Fox et lord et lady Holland.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes venus vous surprendre, dit M. Fox, et je crois que vous
+aurez encore quelques visites ce matin.</p>
+
+<p class="speakersc">LADY HOLLAND.</p>
+
+<p>Oui, le général Moreau, la duchesse de Gordon, et, je crois, madame
+Divoff et son mari.</p>
+
+<p class="speakersc">LORD HOLLAND.</p>
+
+<p>N'est-ce pas ce M. Divoff qui a conservé une immense coiffure frisée
+et poudrée, parce qu'il ressemble, lui a-t-on dit, à Potemkin?...
+C'est une drôle de manie.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> LADY HOLLAND.</p>
+
+<p>Sa femme est excellente et sa maison fort agréable.</p>
+
+<p class="speakersc">LUCIEN BONAPARTE.</p>
+
+<p>Monsieur Fox a-t-il déjà parcouru Paris?</p>
+
+<p class="speakersc">M. FOX.</p>
+
+<p>Mais pas autant que je l'aurais voulu. J'ai des affaires, j'ai
+des amis; le temps court si vite, et puis il y a tant de choses
+curieuses, qu'en vérité, dans la crainte de ne pouvoir tout voir, je
+me surprends quelquefois à dire que je ne verrai rien... et puis je
+dois bientôt quitter ce que j'admirerai. Pourquoi le voir?</p>
+
+<p>Madame Récamier sourit et regarda M. Fox avec une finesse si
+charmante, que ce sourire traduisait toute une pensée.</p>
+
+<p class="speakersc">M. FOX.</p>
+
+<p>Vous me trouvez absurde, n'est-il pas vrai, en parlant ainsi? mais
+il y a une apparence de vérité. Nous avons en anglais un adage qui
+signifie: «Il vaut mieux ne jamais se rencontrer que de se rencontrer
+pour se quitter<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>.»</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> <span class="smcap">LUCIEN</span>, <span class="stage">avec feu.</span></p>
+
+<p>Je ne pense pas ainsi...; et quand je ne devrais voir la femme que
+j'aime qu'une minute dans un jour et même dans un mois, dans une
+année, je préfère cette minute fugitive à ne la pas voir du tout.
+C'est l'oubli, c'est le néant, l'absence totale!... Voir même pour un
+moment un objet aimé, une grande et belle chose, cela suffit à l'âme.</p>
+
+<p>Fox regardait Lucien, qui parlait avec feu et qui s'animait avec
+passion. Fox alla à lui et lui dit avec intérêt:</p>
+
+<p>&mdash;Parlerez-vous bientôt à la Chambre?.. Je voudrais vous entendre sur
+un sujet intéressant.</p>
+
+<p>Lucien fut touché de cette marque d'intérêt, et dit à M. Fox
+qu'il parlerait le quintidi prochain des manufactures, sur leur
+accroissement et l'encouragement à donner au commerce.</p>
+
+<p>Fox sourit en entendant le mot <i>quintidi</i>, et dit à Lucien qu'il
+ignorait quel jour ce serait.</p>
+
+<p class="speakersc">LUCIEN.</p>
+
+<p>Pardon! j'ai tort; mais l'habitude, vous le savez, est une autre
+nature!... quintidi répond à jeudi prochain. Si vous voulez me faire
+l'honneur de venir déjeuner avec moi, nous partirons après <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span>
+pour le Corps-Législatif. Je vous présenterai ma petite famille.</p>
+
+<p>On annonça le général Moreau; après lui vinrent M. de Lalande, M. de
+Chazet, M. Vigée, tous hommes d'esprit, si ce n'est le général, qui
+n'était pas le contraire, mais qui méritait plutôt le nom d'homme de
+talent; puis ensuite la duchesse de Gordon et lady Georgina. Lady
+Georgina était en deuil parce qu'elle avait été fiancée au duc de
+Bedford, l'aîné de cette maison; il était mort quelques semaines
+avant, et lady Georgina avait pris le deuil, selon la coutume tolérée
+en Angleterre. Elle était jolie; mais à côté de madame Récamier
+c'était cette différence d'une femme <i>qui veut</i> être jolie et
+d'une femme qui l'est tout naturellement. Lady Georgina apprenait
+à danser de Gardel, et dansait déjà fort bien le menuet de la cour
+et la gavotte.&mdash;Je ne sais si elle l'a essayé après son retour en
+Angleterre, lorsqu'elle y retourna avec le duc de Bedford, le frère
+du fiancé mort, devenu son mari... et pourtant il n'y avait pas plus
+de deux mois que l'aîné était allé rejoindre ses pères, lorsque la
+fiancée donna sa main à l'héritier de ses armes et titres, et de sa
+fortune surtout: il n'y a que les Anglais pour faire des choses comme
+cela.</p>
+
+<p>La duchesse de Gordon passait pour folle, mais certes elle ne
+l'était guère. N'étant pas riche, ayant <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> quatre filles, elle
+déclara que ses quatre filles seraient toutes quatre duchesses,&mdash;et
+elles le furent, moins une: la première fut duchesse de Leinster; la
+deuxième, duchesse de Richmond; la troisième, duchesse de Bedford,
+et la quatrième, mariée à lord Blum, fils aîné du lord Cornwallis,
+eût été infailliblement duchesse si le roi n'eût pas été fou, parce
+qu'il eût fait lord Cornwallis duc<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.&mdash;Cette preuve de l'industrie
+maternelle est assez comique à observer.</p>
+
+<p>Cette vieille duchesse de Gordon fut belle dans son temps, disaient
+de vieux Anglais.&mdash;Nulle trace ne se voyait de cette beauté passée;
+elle était ridicule, et voilà tout; du reste fort peu riche, et
+n'ayant de l'argent du duc de Gordon qu'en le menaçant d'aller le
+trouver en Écosse, où il habitait pour fuir sa femme.</p>
+
+<p>Les visites se succédèrent chez madame Récamier; lady Georgina et sa
+mère devant rester à dîner laissèrent partir une portion des visites
+du matin. La jolie mademoiselle Bernard (mademoiselle de Sivrieux),
+depuis madame Michel, demeura aussi pour le soir, ainsi que lord
+et lady Holland et M. Fox.&mdash;Le général Moreau et Lucien Bonaparte
+ne purent rester et repartirent pour Paris, <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> mais point
+ensemble, car ils ne s'aimaient pas; Lucien aimait son frère et ne
+pouvait estimer celui qui était envieux de sa gloire.</p>
+
+<p>Lorsque le salon fut moins nombreux, M. de Chazet demanda à madame
+Récamier si elle avait vu la pièce nouvelle.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? demanda madame Récamier.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p><i>Les Aveux difficiles.</i></p>
+
+<p class="speakersc">MADAME RÉCAMIER.</p>
+
+<p>Non. De qui est-elle?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p>Vigée, salue donc.</p>
+
+<p class="speakersc">M. VIGÉE.</p>
+
+<p>Il faudrait, pour saluer, que Madame eût vu la pièce, et qu'elle en
+fût contente: ce qui est douteux.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p>Sois modeste tant que tu voudras; moi, je dirai que la pièce est
+jolie, et très-jolie.</p>
+
+<p class="speakersc">LADY HOLLAND.</p>
+
+<p>Je l'ai vue et l'ai trouvée charmante. J'ignorais <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> qu'elle
+fût de Monsieur; je lui en fais mon compliment.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p>Il est fâcheux qu'elle n'ait qu'un acte: pourquoi ne pas avoir fait
+de cette pièce<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a> une &oelig;uvre capitale en trois ou cinq actes?
+Il y a de la délicatesse, de l'esprit, et tout ce qui plaît dans le
+dialogue.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME RÉCAMIER.</p>
+
+<p>M. Vigée, je crains d'être indiscrète, mais si vous vouliez nous dire
+quelques vers de votre pièce;... certainement vous vous les rappelez.</p>
+
+<p class="speakersc">M. VIGÉE.</p>
+
+<p>Ah! madame, ce serait un tour de force que de me rappeler de mauvais
+vers...</p>
+
+<p>Toutes les femmes l'entourent et le prient.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHAZET.</p>
+
+<p>Allons! Vigée. Je vais te mettre en train....</p>
+
+<p class="poem10">
+ En parlant de Cléante, on me parla de soi,<br>
+ Puis insensiblement, et contre mon attente,<br>
+ <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> On oublia bientôt jusqu'au nom de Cléante.<br>
+ Cléante m'écrivait souvent: soins superflus!<br>
+ J'en parlais bien encor, mais je n'y pensais plus.</p>
+
+<p class="speakersc">LADY HOLLAND.</p>
+
+<p>Oh! que ces vers sont jolis, fins et délicats de pensée!</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME RÉCAMIER</span> <span class="stage">à Vigée.</span></p>
+
+<p>Eh bien! M. Vigée?</p>
+
+<p class="speakersc">M. VIGÉE.</p>
+
+<p>Madame, pardonnez-moi; je ne puis me rappeler deux vers de
+suite; mais si la pièce est assez heureuse pour vous plaire par
+l'échantillon que vous en a dit Chazet, j'aurai l'honneur de
+vous envoyer une loge pour la troisième représentation, qui est
+après-demain.</p>
+
+<p>Clichy était un lieu non-seulement habité par une femme qui le
+rendait agréable, mais sa proximité de Paris le rendait une campagne
+à part parmi les autres. Après le dîner, ce même jour, il vint le
+général Junot, sa femme, Eugène Beauharnais, M. Ouvrard, M. Collot,
+et une femme dont le nom, déjà fameux, devait grandir encore et
+devenir célèbre et glorieux pour notre France: cette femme était
+madame de Staël...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Madame de Staël avait apprécié madame Récamier ce qu'elle
+valait; son esprit supérieur avait jugé cette fleur, cette violette
+embaumée qui pouvait bien vouloir se cacher, mais jamais être
+inaperçue, et dont le parfum de beauté, de vertus et de tout ce qui
+la fait aimer, la fera toujours découvrir par celui qui passera près
+d'elle.</p>
+
+<p>Madame de Staël allait publier <i>Delphine</i>: le roman n'était pas
+encore terminé; mais l'auteur en lisait quelquefois des lettres
+détachées; et, ce même jour, elle en apportait une ou deux pour les
+lire à madame Récamier. Mais aussitôt qu'elle vit autant de monde,
+elle cacha son manuscrit.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, à la bonne heure, dit-elle en pressant la main de madame
+Récamier; pour vous seule.</p>
+
+<p>Lafon, qui venait aussi souvent chez madame Récamier, vint ce même
+soir; lui et mon mari récitèrent des vers de Ducis et de <i>Tancrède</i>.
+Madame de Staël, en voyant Junot et Lafon, se sentit excitée à suivre
+leur exemple, et proposa à madame Récamier de jouer avec elle une
+scène qu'elle a faite sur le sujet si pathétique d'Agar dans le
+désert... Madame de Staël fut sublime dans le rôle d'Agar, et madame
+Récamier vraiment <i>angélique</i> dans le rôle de l'ange... Sa ravissante
+figure avait une expression radieuse qui frappa <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> tout ce qui
+était autour d'elle. Fox était dans l'enchantement.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle charmante créature! disait-il; c'est vraiment l'&oelig;uvre
+de la Divinité dans un jour de fête! Voyez comme elle est douce! ce
+sourire! ce regard! ce son de voix! cette chevelure soyeuse! et cette
+expression gaie, calme et pure que reflète son regard, et qui annonce
+le contentement d'une belle âme!...</p>
+
+<p>En entendant M. Fox, on était non-seulement de son avis, mais heureux
+de penser comme lui; il semblait qu'on voyait dans l'avenir, que
+d'aimer un jour cette même personne avec toute la tendresse du
+c&oelig;ur suffirait seul pour faire oublier ses peines, quelque vives
+qu'elles fussent.</p>
+
+<p>M. Ouvrard, qui était aussi un des habitués du salon de Clichy, ce
+même soir, demanda à madame Récamier de venir voir le Raincy, qu'il
+venait d'acquérir avec M. Destillères.</p>
+
+<p>&mdash;Vous seriez bien aimable de venir voir nos lilas et nos arbres de
+Judée, dit-il avec cette courtoisie qu'il avait vraiment devinée.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais pas le Raincy, dit lady Holland.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, milady, une belle occasion de le connaître; et, se tournant
+vers madame Récamier, il la pria de venir au Raincy avec toute la
+société de Clichy, et d'engager qui lui conviendrait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> L'offre fut acceptée, et le jour fixé au mardi suivant.</p>
+
+<p>La journée de Clichy se termina comme habituellement. On fit de la
+musique; madame Récamier joua admirablement du piano; une de ses
+cousines, jolie personne de seize ans, qui l'accompagnait avec un
+tambour de basque, en jouait avec une grâce charmante (car on en
+joue). Steiblt venait de publier ses <i>Bacchanales</i>, qui étaient
+de jolis airs de sa composition avec accompagnement de tambour de
+basque. Madame Récamier dansait aussi un pas avec le tambour de
+basque dans lequel elle était semblable aux Heures d'Herculanum.</p>
+
+<p>La journée passée au Raincy fut charmante.</p>
+
+<p>M. Ouvrard fit servir le déjeuner dans l'orangerie. Le temps était
+superbe, et ce beau parc éclairé par un soleil de juin bien pur et
+bien doux encore, quand il n'est pas encore brûlant, et que ses
+rayons d'or éclairent cette belle futaie qui est à côté du château,
+et vient ensuite glisser sur les belles pelouses qui sont enserrées,
+comme par une ceinture de fleurs, par l'allée de lilas et celle
+d'arbres de Judée en fleurs.</p>
+
+<p>Madame Récamier et madame de Staël vinrent ensemble; les autres se
+suivirent: mon mari et moi, avec Lucien et M. Fox, madame Visconti
+<span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> et Berthier; lady Georgina et sa mère; lord et lady
+Yarmouth; M. de Montrond; M. et madame Divoff; la belle duchesse
+de Courlande, et le prince Trobetzkoï, qu'elle repoussait alors et
+qu'un an après elle avait pour mari; le prince Grégoire Gagarin, le
+comte Armand de Fuentès, Don Alphonse Pignatelli, son frère... Eugène
+Beauharnais et une foule d'autres personnes dont les noms me sont
+échappés.</p>
+
+<p>C'était une ravissante habitation que le Raincy. On admirait surtout
+cette salle de bain offrant le luxe le plus beau, celui qui est
+caché. En effet, en entrant dans cette salle de bain, vous ne voyez
+pas d'abord ce qui en fait le grand prix. Les cuves ont été creusées
+dans les Vosges et sont faites d'un seul morceau de granit; elles ont
+été creusées dans un seul bloc chacune, et ensuite amenées à Paris.
+La cheminée est en vert antique; le carreau est en larges dalles
+de marbre jaune antique et fort estimé. La salle est en demi-lune;
+dans la partie circulaire, est un sopha en velours vert. Au-dessus
+et tout autour de cette demi-rotonde est représenté le bain de Diane
+avec ses nymphes et Actéon. Les cuves sont enfermées entre quatre
+piliers de granit aussi des Vosges. À ces pilastres sont attachés des
+stores en satin blanc. C'est une délicieuse retraite que cette salle
+de bain. À côté est une charmante <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> chambre à coucher<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>.
+Lorsque trois ans plus tard je fus maîtresse du Raincy, j'y logeais
+de préférence à mon appartement du premier.</p>
+
+<p>Au moment où l'on allait commencer une promenade avant le déjeuner,
+promenade qu'on devait faire dans des chars-à-bancs et des calèches
+préparés par M. Ouvrard pour les amis de madame Récamier, on vit
+arriver une calèche par la grande avenue de peupliers.</p>
+
+<p>&mdash;C'est madame Krudner, dit madame Récamier.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit madame de Staël, madame de Krudner qui vient de publier un
+roman?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, <i>Valérie</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien, ce roman. Il y a de l'âme, il y a du c&oelig;ur et du
+style; elle fera bien de continuer, car je lui soupçonne un vrai
+talent.</p>
+
+<p>Ce roman de Valérie est, en effet, charmant; <i>Valérie</i> fut lu par moi
+avec grand intérêt, et le cas que l'on fait aujourd'hui de ce même
+livre me montre que son mérite est réel, pour avoir survécu <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span>
+à trente années de sommeil et même à trente-quatre.</p>
+
+<p>Je ne connaissais pas madame de Krudner; je voulus lui être
+présentée, et je la vis de près avec beaucoup d'intérêt. Sans doute
+elle ne frappait pas comme madame de Staël, parce qu'elle n'avait que
+du talent et que madame de Staël avait du génie. Cette différence
+doit être admise par qui n'a connu ni l'une ni l'autre.</p>
+
+<p>Madame de Krudner était une femme de très-grande taille, paraissant
+en avoir une plus grande encore en raison de sa maigreur. Elle
+était d'une extrême pâleur et très-blonde; elle avait été elle-même
+l'original de Valérie. On me dit qu'elle ne le niait pas lorsqu'on
+le lui demandait; j'avoue qu'étant jeune, cela me parut étrange.
+Toutefois, je la trouvai ce qu'elle était, parfaitement aimable; elle
+avait déjà le goût des idées mystiques et novatrices, et ne pouvait
+parler pendant une heure sur un sujet sans y mêler aussitôt quelques
+mots de religion.</p>
+
+<p>La journée fut charmante; Ouvrard s'entend comme personne à monter
+une partie, à la diriger et à la maintenir toute une journée. Je l'ai
+vu ainsi au Raincy, et lorsqu'il recevait à la pompe à feu. Garat
+avait été invité; il chanta, et la journée fut complète.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> J'ai parlé tout à l'heure de la simplicité de la campagne
+de Clichy; il n'en fut pas toujours ainsi autour de madame Récamier.
+M. Récamier, voulant que sa jeune femme trouvât chez elle les
+jouissances de son âge, acheta, même sans l'en prévenir, le superbe
+hôtel de la rue du Mont-Blanc dans lequel loge aujourd'hui madame
+Lehon. Bertaut, l'architecte, fut requis pour meubler cet hôtel et en
+faire un palais enchanté; Bertaut avait du goût, et un goût exquis;
+je n'ai jamais vu un appartement arrangé par lui autrement que
+très-bien. Celui de madame Récamier fut un des mieux parmi les plus
+soignés; la salle à manger, la chambre à coucher, le premier salon,
+le grand salon, tout était magnifiquement et élégamment meublé. La
+chambre à coucher, surtout, a du reste servi de modèle à tout ce
+qu'on a fait en ce genre; je ne crois pas que depuis on ait fait
+mieux. Je ne le pense pas comme les gens qui croient que rien n'est
+beau que ce qu'a produit leur temps; je le dis parce que l'évidence
+est là.</p>
+
+<p>Ce fut dans cette maison que se donna le premier bal en règle qui
+se soit donné dans une maison particulière, parce que les bals de
+ministres sortent de la ligne, ainsi que les bals étrangers. Je dis
+donc que les bals de madame Récamier furent les plus beaux qu'on
+eût vus jusque-là dans <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> Paris; elle en faisait les honneurs
+avec une grâce parfaite et cette bonté si gracieuse qui lui gagne
+les c&oelig;urs. Quand je parle d'elle, il me faut être en garde contre
+moi-même, car je répèterais toujours ce que je dis d'elle; il me
+semble que je ne l'ai pas encore assez dit.</p>
+
+<p>Madame Récamier est la première personne de Paris (car il faut que
+justice soit rendue à qui il appartient) qui ait eu une maison
+ouverte où l'on reçût: elle voyait d'abord beaucoup de monde pour
+l'état de son mari; ensuite, pour elle, il y avait une autre manière
+de vivre, une autre société que celle que nécessairement son goût
+exquis ne pouvait confondre avec ces hommes qui savent et connaissent
+la vie;... portée à la bonne compagnie par sa nature, aimant ce qui
+est distingué, le cherchant et voulant avoir un bonheur intérieur
+dans cette maison où le luxe n'était pas tout pour elle, et où son
+c&oelig;ur cherchait des amis... Elle se forma une société, et malgré sa
+jeunesse elle eut la gloire dès ce moment de servir de règle et de
+modèle aux autres femmes.</p>
+
+<p>On y rencontrait, outre madame de Staël, Adrien de Montmorency,
+Benjamin Constant, Mathieu de Montmorency, ces hommes qui connaissent
+le monde et l'embellissent avec leurs coutumes courtoises et
+l'extrême quintessence du savoir-vivre <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> comme avec leur
+esprit; M. de Bouillé, et d'autres hommes encore qui pouvaient être
+avec ceux que je viens de nommer, comme M. de Chateaubriand, M. de
+Bonald, M. de Valence, M. Ouvrard; ce dernier avait la connaissance
+du monde et pouvait être à la fois l'homme du jour et l'homme
+d'autrefois.</p>
+
+<p>Après Clichy, madame Récamier eut une autre campagne, Saint-Brice;
+c'était un plus beau lieu que Clichy: les ombrages étaient plus
+épais, les eaux plus belles. Madame Récamier aimait Saint-Brice...
+mais bientôt il lui devint plus cher par l'hospitalité qu'elle
+y donna à une amie malheureuse. Madame de Staël, poursuivie par
+Napoléon, trouva sous le toit de madame Récamier ce que toujours on
+aura près d'elle: du repos et de l'espoir.</p>
+
+<p>Junot était à Saint-Brice lorsque madame de Staël y arriva; son
+désespoir lui fit mal.</p>
+
+<p>&mdash;Sauvez-la, dit madame Récamier à Junot.</p>
+
+<p>&mdash;Je le voudrais pour vous, puisque vous le souhaitez, et pour elle
+aussi, car elle me fait mal; mais elle a bien irrité l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;Faites tous vos efforts, répéta l'ange.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai si bien que je me brouillerai plutôt avec lui s'il ne me
+l'accorde pas.</p>
+
+<p>&mdash;N'allez pas faire de coup de tête, lui dit madame <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span>
+Récamier de sa douce voix... et à cette voix toute tempête se calmait.</p>
+
+<p>Mais tout fut inutile. Comme on l'a vu dans le volume précédent,
+Napoléon fut inflexible, et dans sa colère il laissa échapper une
+parole haineuse contre madame Récamier; aussi, lorsque quelques mois
+plus tard, étant demandée par cette même amie qui voulait lui dire
+un dernier adieu, madame Récamier voulut tout quitter pour aller
+rejoindre madame de Staël, Junot la supplia de rester.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne reviendrez plus, lui disait-il, le c&oelig;ur brisé... Vous ne
+reviendrez plus ici...</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible, on ne peut me punir de remplir un devoir sacré,
+disait la douce et angélique créature, elle qui n'avait jamais
+éprouvé un sentiment haineux... et dont l'âme, quoique passionnée,
+est remplie de cette mansuétude qui fait aimer plutôt que haïr.</p>
+
+<p>Hélas! la prédiction de l'amitié ne fut que trop vraie! Madame
+Récamier ne revint plus à Paris... et ne revit plus cet ami qui lui
+était si dévoué que dans l'exil, et lorsque lui-même marchait à la
+mort<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>!...</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> SALON DE MADAME REGNAULT DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY,<br>
+À PARIS ET AU VAL.</h2>
+
+<p>Parmi les femmes qui, à la fin du dernier siècle et au commencement
+de celui-ci, marquèrent par leur beauté, madame Regnault de
+Saint-Jean-d'Angély tient une des premières places. Elle était
+parfaitement belle, surtout en 1795 et 1796, au moment où l'armée
+d'Italie avait ses quartiers à Milan. Son portrait, par Gérard, est à
+peu près de cette époque; elle y est représentée comme une femme de
+vingt ans à peu près<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély est une personne que
+je connais depuis longtemps et que j'ai toujours aimée; elle a de
+l'esprit, de l'instruction, des talents, et tout ce qu'il faut au
+c&oelig;ur pour de solides amitiés; c'est une femme qu'on recherche, qui
+plaît et qu'on aime quand on la connaît...</p>
+
+<p>Regnault de Saint-Jean-d'Angély n'était pas tout à fait aussi aimable
+que sa femme; sans doute il avait du talent comme orateur, mais il
+était un peu brutal, et souvent plus cynique qu'il n'aurait fallu
+qu'il le fût avec les femmes qui étaient chez lui; mais après tout il
+avait de la bonté, et puis, pour ceux qui aiment l'Empereur, Regnault
+de Saint-Jean-d'Angély était un homme vraiment digne d'être apprécié
+comme un des plus fidèles serviteurs de Napoléon. Cette différence
+d'amabilité entre le mari et la femme formait une disparate qui
+quelquefois causait de la rumeur dans le salon de la jolie maison de
+la rue du Mont-Blanc où nous nous réunissions bien souvent alors.</p>
+
+<p>J'étais fort liée avec madame Regnault dès les premiers temps de mon
+mariage. Junot était ami de Regnault, et comme sa femme me plaisait,
+nous <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> nous liâmes, et la chose fut d'autant plus facile que
+les mêmes liens de société nous furent communs, et lorsque madame
+Marmont revint d'Italie avec son mari, après la campagne de Marengo,
+ces relations furent encore plus étendues. Madame Regnault voyait
+comme moi M. et madame Marmont, M. et madame Maret, M. et madame
+Duroc, Savary et sa femme, Eugène Beauharnais, et... Que dirai-je?
+presque toutes les femmes et les maris, dans les premières années du
+Consulat, étaient plus réunis que par la suite, et faisaient moins
+maison à part, et nous nous connaissions mutuellement beaucoup.</p>
+
+<p>Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme d'un grand savoir,
+dont Napoléon faisait grand cas. Y avait-il un cas difficile à
+résoudre, c'était toujours Regnault qui en était chargé. Son
+affection pour l'Empereur, après cela, entrait pour quelque peu dans
+la réputation qu'on lui accordait; mais il en avait une grande et
+méritée par lui-même.</p>
+
+<p>Il lui arriva une singulière histoire, la première année où il fut
+propriétaire de son petit hôtel, rue du Mont-Blanc.</p>
+
+<p>Il était un matin à s'habiller, lorsqu'on lui dit qu'un monsieur fort
+bien mis demandait à lui parler seul. Regnault achève de s'habiller
+et fait entrer <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> le monsieur. Sa femme était dans la pièce
+voisine.</p>
+
+<p>Le monsieur était un homme de cinquante ans environ; ses manières
+étaient distinguées, et tout en lui annonçait un homme comme il faut.
+Regnault avait le tact prompt, et lorsqu'il faisait mal, c'était sa
+faute. Il s'avança vers le monsieur et lui demanda en quoi il pouvait
+lui être utile.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>Monsieur, ma demande et ma présence sont toutes deux étranges chez
+vous, mais non dans cette maison... car... elle fut jadis à moi.</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Monsieur, j'ai acheté cette maison il y a un an, je l'ai payée
+comptant à mon notaire, et, certes, ce qu'elle vaut, si ce n'est
+plus; alors je...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>Oh! monsieur, je ne viens pas pour réclamer une somme qui ne m'est
+pas due par vous, je ne le sais que trop... j'ai une autre requête à
+vous présenter.</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Monsieur, s'il dépend de moi de vous être utile, <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> comptez
+sur mon appui, et sur tout ce que je pourrai faire.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE ***</span>, <span class="stage">regardant autour de lui.</span></p>
+
+<p>Monsieur, je dois vous annoncer que j'ai émigré; peut-être cet aveu...</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Monsieur, personne plus que moi ne respecte les opinions. Je suis
+indulgent pour les autres et demande même tolérance pour moi.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>J'ai donc émigré, monsieur; mais ma femme avait une enfant trop jeune
+pour l'emmener avec moi... Elle resta! elle resta, monsieur!... et
+elle périt sur cet échafaud que j'avais fui!... Un vieux domestique
+demeura alors chargé du soin de ma pauvre petite fille... Ce vieux
+serviteur, demeuré seul avec l'enfant pendant la captivité de la
+mère, songea à mettre à l'abri ce qui restait de la fortune de ses
+parents, et, dans cette maison même, il enterra mon argenterie, les
+diamants de ma femme et une somme de trente mille francs en écus de
+six francs... Maintenant, monsieur, je me mets à votre disposition.
+Je sais <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> que la maison est à vous, que tout ce qu'elle
+contient est à vous... et que...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME REGNAULT</span>, <span class="stage">qui est survenue.</span></p>
+
+<p>Monsieur, depuis que votre domestique a enfoui cet argent, la maison
+a appartenu à une foule de gens dont nous ne pouvons répondre. Si par
+malheur le trésor que vous venez réclamer est enlevé, nous en serions
+bien malheureux, je vous le jure; mais s'il est encore ici, je suis
+caution pour mon mari qu'il vous le rendra à l'instant; n'est-ce pas,
+mon ami?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">REGNAULT</span>, <span class="stage">embrassant sa femme.</span></p>
+
+<p>Bonne Laure! est-ce que cela se demande?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>Je puis donc espérer...</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Nous allons descendre dans le jardin pour voir...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>C'est dans la cave, et non pas dans le jardin, monsieur.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> REGNAULT.</p>
+
+<p>Eh bien! dans la cave soit. Avez-vous un plan de la maison? car les
+caves sont vastes.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE ***.</p>
+
+<p>Oui, monsieur. Et il tira en effet de sa poche une grande feuille de
+papier sur laquelle une sorte de plan grossier était tracé: tout y
+était indiqué avec le plus grand soin, mais mal fait.</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Monsieur, descendons; je fais des v&oelig;ux pour que nous trouvions ce
+que vous cherchez.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">M. DE ***</span>, <span class="stage">avec émotion.</span></p>
+
+<p>Vous êtes un noble et digne homme, monsieur!</p>
+
+<p class="speakersc">REGNAULT.</p>
+
+<p>Bath! je ne suis pas meilleur qu'un autre... Tenez, demandez à ma
+femme, elle vous dira que j'ai de mauvais moments.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME REGNAULT.</p>
+
+<p>Je ne me souviens que des bons moments: allons à la cave!</p>
+
+<p>On chercha longtemps. M. de *** avait déjà fait <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> au moins
+cinq ou six fois le tour des caves, et on n'avait rien trouvé.
+Regnault lui-même avait pris une petite bûche et cognait sur tous les
+murs. Partout des murs de communication, partout des murs pleins, et
+le monsieur, désespéré, était au moment d'abandonner sa recherche
+pour laisser en repos le nouveau maître de cette maison, dont la
+patience peut s'épuiser, et qui enfin peut le chasser. Mais il
+connaît mal Regnault. Regnault demeurera là jusqu'au soir; la seule
+contrariété qu'il éprouve, c'est de craindre qu'on ne trouve pas ce
+qu'on cherche. Enfin Regnault s'avise de cogner au bas du mur avec un
+bâton:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écrie-t-il, il y a quelque chose là!</p>
+
+<p>Tout le monde regarde, c'est évident; il y a un mouvement visible
+dans le mur... En effet, rien n'avait été sondé à cette hauteur;
+c'était à hauteur d'appui. On y met le marteau avec l'ordre de
+Regnault... M. de *** était là avec une impatience qui seule parlait
+pour l'avertir. Mais ce pouvait être un avertissement trompeur.
+Enfin, après la chute de quelques briques, lorsque la poussière fut
+éclaircie, on aperçut une grande caisse, avec tous les renseignements
+en double sur cette caisse, dans une feuille de plomb roulée.</p>
+
+<p>Le monsieur fit son inventaire à mesure que les objets venaient
+les uns après les autres. Le pauvre <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> émigré rayonna de joie
+en voyant cette richesse qui lui assurait une noble indépendance.
+Regnault jouissait de le voir toucher ces mêmes bijoux antiques,
+cette argenterie qu'avait possédée son père, et enfin tout ce qui lui
+était souvenir... Ce M. de ***, après avoir comparé avec la note, fit
+encore ses remerciements à Regnault et à sa femme, en leur demandant
+de croire à une éternelle reconnaissance. J'ignore ce qu'est devenu
+cet homme.</p>
+
+<p>Cette aventure, par le soin extrême qu'on apportait à ce qu'on disait
+dans le monde sur les affaires intérieures, bonnes ou mauvaises,
+passa presqu'inaperçue, et les choses demeurèrent douteuses pour les
+curieux.</p>
+
+<p>Regnault racontait cette histoire avec beaucoup d'esprit. Il disait
+comment l'émigré, M. de ***, avait retourné une grande soupière
+d'argent, en le regardant en dessous, comme pour le payer de ce qu'il
+était descendu à la cave, et la noble attitude de madame Regnault et
+son touchant intérêt l'empêchèrent probablement d'exécuter son projet.</p>
+
+<p>Le fond de la société de Regnault était en grande partie sa famille
+et celle de sa femme, et puis des artistes très-distingués et hors de
+ligne. On sait que Garat y passait sa vie, Gérard également; Millin
+était aussi un habitué, comme Arnault, beau-frère <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> de madame
+Regnault; Fourcroy, Chaptal, le duc de Bassano, et une foule de
+personnes qui sont connues, non-seulement par leur nom marquant dans
+l'Empire, mais par leur talent, leur savoir et leur esprit.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Regnault avait le goût de sa maison; elle avait aussi une
+jolie habitation, bien meublée, gaie et convenable pour l'époque.
+Il n'y avait qu'un salon, une salle à manger, une chambre à coucher
+et un boudoir, le tout avec les dépendances: voilà quel était
+l'appartement de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély jusqu'en 1808
+ou 1809; son mari occupait le premier de la maison en 1808. Regnault
+acheta l'hôtel dans lequel il logeait, rue de Provence, n<sup>o</sup> 56, et
+le fit magnifiquement meubler. Mais je crois que les bons rires que
+nous avons faits rue du Mont-Blanc ne se sont pas renouvelés rue de
+Provence.</p>
+
+<p>Madame Regnault, qui entendait la vie du monde, et dont la mère,
+madame de Bonneuil, avait connu cette vie d'autrefois, madame
+Regnault me proposa un jour <i>de souper</i>: c'était une innovation,
+car on ne parlait plus de souper depuis la Révolution; mais madame
+Regnault voulut amener ce projet à sa fin. Un jour, donc, elle en
+parla à Regnault; il avait de l'humeur et l'envoya promener. Sa
+femme se tut et ne dit plus un mot <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> du souper. Le soir venu,
+M. Regnault rentre de je ne sais quel spectacle, bâille au milieu de
+nous, étend les bras et s'en va dormir.</p>
+
+<p>Junot était de notre souper; il n'arriva qu'à onze heures et demie,
+parce qu'il venait des Tuileries. Nous nous mîmes à rire, car nous
+étions en belle humeur; Junot racontait, et Arnault ne le laissait
+pas en chemin; cependant depuis plus d'une heure j'entendais une
+sorte de grondement que je ne pouvais définir: c'était au-dessus de
+ma tête. Enfin il devint si fort, que c'était comme un coup de vent
+dans une galerie. Madame Regnault nous dit alors:</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon mari qui est endormi et qui <span class="smcap">RONFLE</span>.</p>
+
+<p>Nous nous mîmes à rire.... Mais le <i>somnambule</i> ne me fit pas
+rire, moi; je craignis qu'on ne l'éveillât, et il ne me paraissait
+pas gai à supporter en pareils moments. Je le dis tout bas à
+Junot, mais il n'en fit que rire. Madame Hamelin, madame Regnault,
+moi, mon mari, Auguste de Colbert, le comte de Fuentès, Alphonse
+Pignatelli, Millin, et puis madame Arnault, qu'alors on appelait
+<i>Sophie</i>, voilà quelles étaient les personnes qui soupaient chez
+madame Regnault. Nous avions beaucoup ri, et nous nous disposions
+à rire encore, lorsque j'entendis contre mon oreille un bruit
+<span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> étrange, comme le bruit du grondement; mais cette fois le
+grondement descendait l'escalier. Je fis signe, et à l'instant tout
+le monde, excepté moi, remplit son verre de vin de Champagne, et on
+demeura en panne jusqu'au moment où le voyageur entrerait. Comme il
+n'entendait plus rien, il ne savait plus que penser. Tout à coup
+le comique de cette position nous parut si bouffon, qu'un éclat de
+rire partit immédiatement comme un coup de tonnerre. À l'instant
+même la porte s'ouvrit, et je vis près de moi une sorte de spectre
+aux cheveux hérissés, la poitrine velue, et une tournure vraiment
+drôle en chemise, en pantalon et sans chapeau, comme on le pense
+bien. Mais aussi, au même instant que cette figure venait à nous,
+nous la saluâmes par des acclamations et par des <i>vivat</i> sans fin.
+Ce spectre, c'était Regnault, qui se plaignait que nous l'empêchions
+de dormir.&mdash;C'est bien plutôt toi, dit Junot, qui nous obsèdes avec
+tes vieilles histoires de ronflements auxquelles personne ne songe
+aujourd'hui. Allons, Regnault, sois raisonnable, et va te coucher. À
+ta santé, avec ton vin de Champagne; il est bon au reste:... où le
+prends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Chez Ruinart.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien ça, et moi aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu le trouves bon! dit Regnault en <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> se radoucissant;
+donne-m'en donc un verre.</p>
+
+<p>&mdash;À condition, dit Junot, que tu diras: Vive l'Empereur!</p>
+
+<p>&mdash;Quelle condition! s'écria Regnault, oui sans doute; et levant son
+verre, il cria de sa voix de tempête: À la santé de l'Empereur!...</p>
+
+<p>Et prenant goût à la chose:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez-moi comme si vous vouliez faire, dit-il... Et buvant un
+second verre de vin de Champagne, il n'eut bientôt plus de raison
+pour gronder les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Conviens que c'est amusant, un souper, Regnault?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Regnault... Vive l'Empereur!</p>
+
+<p>Regnault nous regarda avec des yeux qui nous firent rire de nouveau;
+il but encore trois ou quatre verres de vin de Champagne, mangea du
+pâté de foies gras, et bientôt il fut tout à fait en gaîté, mais sans
+être gris ni même attaqué.</p>
+
+<p>&mdash;Vive l'Empereur! s'écriait-il... Allons, qu'on me fasse raison.</p>
+
+<p>Pendant près d'une demi-heure la main de Regnault ne fut occupée qu'à
+se servir du brochet et à se verser du vin de Champagne; il laissait
+causer les autres.&mdash;Allons, lui dit Junot, va te recoucher, Regnault,
+et laisse-nous rire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si tu faisais du tapage, on pourrait te <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> faire un
+mauvais parti; va te coucher, et vive l'Empereur!</p>
+
+<p>Il se leva, et s'en alla comme un bon garçon qu'il était alors. Nous
+rîmes joyeusement tout en causant, et le souper se prolongea jusqu'à
+trois heures du matin; et nous avions bien ri...</p>
+
+<p>Ces soupers se renouvelèrent chez madame Regnault et chez moi. Madame
+Regnault avait quelquefois des ennuis à supporter avec Regnault,
+quoiqu'il l'aimât beaucoup; mais il avait des coups de boutoir
+terribles, et il faut bien des mots du c&oelig;ur pour effacer le
+souvenir d'une brusquerie...</p>
+
+<p>Au Val, charmante habitation que M. Regnault a parfaitement arrangée,
+il y avait une façon de vivre toute joyeuse; le bâtiment est gothique
+et l'intérieur est gothique, même pour l'habitation. Madame Regnault
+fit meubler ce château, ou plutôt cette abbaye, comme une habitation
+religieuse gothique, mais non pas comme un couvent... Chaque chambre
+avait son ameublement bien conforme à la position de la chambre,
+soit sur le parc, soit les cours. L'appartement de madame Regnault
+était comme un appartement de châtelaine: tous les meubles étaient
+gothiques; la plupart sont du temps de Louis XIV et du siècle
+antérieur... Tout y est bien et tout y est confortable.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> La vie du Val était à peu près comme la vie de château dans
+tous les châteaux de France. Madame Regnault, après que son mari
+fut parti, demeura au Val... Elle y resta fort tranquille pendant
+quelques mois; mais Fouché, flairant du mal à faire partout où l'on
+pouvait porter une douleur, la fit surveiller et même tomber dans
+un piége par une infâme man&oelig;uvre. Un homme vint prendre ses
+lettres, et cet homme n'était qu'un agent surveillé par un autre
+homme, qui surprit les lettres de madame Regnault à son mari alors
+en Amérique, et elle fut arrêtée au Val, où elle demeurait alors...
+Les gendarmes y arrivèrent au moment où le berger faisait sortir le
+troupeau du château; et comme le porche était embarrassé, un homme
+de chez le concierge eut le temps de courir avertir M. Regnault, le
+fils de Regnault de Saint-Jean-d'Angély; car cet homme ne pouvait
+croire qu'on voulût arrêter une femme: c'était elle cependant. Le
+jeune homme se sauva, et elle fut prise au moment où elle passait
+un peignoir pour aller au secours de son beau-fils... En recevant
+l'ordre qui l'arrêtait, madame Regnault fut stupéfaite. Était-ce bien
+en France, dans le dix-neuvième siècle, qu'une femme était arrêtée
+dans sa campagne au milieu de ses fleurs, de ses oiseaux, de tout ce
+qui rappelle enfin la vie d'une <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> femme!... Madame Regnault ne
+dit pas une parole qui pût faire présumer même son indignation; elle
+aurait craint de s'abaisser...</p>
+
+<p>Un moment elle eut la pensée de demander un jour pour mettre de
+l'ordre dans ses affaires; puis elle changea de volonté; elle se
+contenta d'écrire ce qu'il y avait à faire chez elle, et puis elle
+partit dans une voiture à elle, escortée par des gendarmes comme
+une criminelle, tandis qu'elle n'était qu'une noble femme à l'âme
+vraiment élevée et patriotique. Elle quitta la France pour aller
+chercher d'autres douleurs, et pendant bien des mois elle ne sut et
+ne connut de la vie que les larmes et les souffrances... Puis vint le
+jour de la rentrée dans la patrie, et ce jour fut encore pour elle
+pénible à supporter, car il fut un jour de deuil<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> SALON
+DE
+M<sup>me</sup> LA DUCHESSE DE LUYNES.</h2>
+
+<p>Le salon de madame la duchesse de Luynes ne mérita ce nom que
+vers l'époque où M. de Luynes fut nommé sénateur, qui est la même
+(1806) que celle où sa belle-fille fut nommée dame du palais
+de l'Impératrice. Jamais la nouvelle d'une faveur ne produisit
+d'effet plus différent dans une famille. M. de Luynes, fort peu
+joyeux de sa nature, témoigna un tel contentement que cela en vint
+au point de faire faire à ce propos de bruyantes exclamations à
+son beau-frère<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>, qui ne s'étonnait de rien de ce <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> qui
+arrivait en dehors de ses habitudes de jeu. Il en fut de même de tous
+les habitués de l'hôtel de Luynes. Quant à la duchesse de Luynes,
+elle se contenta de lever les épaules et continua de s'informer si
+celui pour qui elle avait parié à une partie de whist qui se jouait
+dans une autre pièce avait gagné ou perdu.</p>
+
+<p>Le même jour avait vu apporter un autre paquet dans cette maison;
+mais bien différente du vieux duc, celle à qui il était adressé ne
+l'avait pas reçu avec la même joie. Elle avait au contraire témoigné
+un grand mépris pour cette nomination de dame du palais, et son
+premier mot fut un refus positif.</p>
+
+<p>Mais M. de Luynes, qui presque toujours laissait aller les affaires
+de sa famille à la grâce de Dieu, parut cette fois se prononcer.
+Il avait eu peur; on lui avait parlé de je ne sais quelle révision
+du procès du maréchal d'Ancre, et puis des donations faites à la
+maison de Luynes; enfin on l'avait mystifié en lui parlant de choses
+impossibles, et il avait non-seulement accepté, mais fait accepter sa
+belle-fille.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai donc, répondit-elle, mais on s'en repentira plus qu'on ne
+s'en louera.</p>
+
+<p>L'hôtel de Luynes était une maison comme il n'y en avait aucune dans
+Paris, non pas à cause du <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> mélange des partis; il y avait
+unité complète dans ce qui composait la société de la belle-mère
+et de la belle-fille. C'étaient toutes les personnes d'une opinion
+<i>pure</i>, et les étrangers de marque qui à cette époque arrivaient en
+foule à Paris.</p>
+
+<p>M. de Luynes avait conservé sa fortune, et même l'avait augmentée
+dans la Révolution en acquittant des remboursements en assignats, et
+rachetant des droits de cette même manière. Il eut le même bonheur
+en tout, traversa la Révolution en ne faisant pas parler de lui,
+et arriva enfin à cette époque où il fut nommé sénateur, et sa
+belle-fille dame du palais. La fortune de M. de Luynes était immense;
+l'intérieur de sa maison, soit à Paris, soit à Dampierre, avait
+quelque chose de prince souverain, surtout dans un temps où toute la
+grandeur de l'Empire, grandeur de gloire, vraie et positive, mais
+encore toute neuve et à faire, n'avait pas autour d'elle cet appui
+du vieux temps, ces preuves matérielles, d'anciens serviteurs, de
+meubles antiques, de demeures féodales qui, pour être dépouillées de
+leurs droits, n'en étaient pas moins des témoins vivants et parlants
+de la noblesse de leurs maîtres...</p>
+
+<p>La fortune du duc de Luynes avait toujours été immense, même au
+milieu de ceux qui étaient ses pairs et quelques-uns ses supérieurs.
+Il était bon <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> homme, grand dormeur, passant à l'occupation
+du sommeil les trois quarts de sa vie, si bien, qu'à table, il vous
+offrait d'un plat, portait la main à la cuiller et dormait avant de
+l'avoir soulevée. Dans un pareil cas son valet de chambre le poussait
+légèrement; alors il s'éveillait, achevait sa politesse, et retombait
+dans son sommeil ou plutôt dans sa léthargie.</p>
+
+<p>On doit penser d'après cela que ce n'est pas le duc de Luynes qui
+tenait la maison éveillée jusqu'à cinq heures du matin; et telle
+était la rage de veiller dans cette maison, que j'ai vu souvent
+partir M. de Lavaupalière de chez moi à trois heures du matin pour
+aller à <i>l'hôtel de Luynes</i>; car c'était ainsi qu'on parlait; on ne
+disait pas: <i>Je vais chez madame de Luynes ou madame de Chevreuse</i>;
+on disait: Je vais à l'hôtel de Luynes.</p>
+
+<p>Cet hôtel de Luynes contenait, dans le fait, presque toute la famille
+de madame de Luynes: son fils et sa belle-fille, son gendre et sa
+fille, son neveu Adrien de Montmorency et son frère le duc de Laval.
+Elle était bonne, madame de Luynes, et je n'en veux pour preuve
+ajoutée à tout ce qu'en pense ce qui reste de ses amis, que la
+conduite qu'elle a tenue avec sa belle-fille, lors de la persécution
+de la malheureuse madame de Chevreuse.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> L'hôtel de Luynes était une maison joyeuse s'il en fut
+jamais. Le jeu, la danse, la chasse, la causerie, tout s'y trouvait,
+même les grands et bons dîners, ce qui, pour les habitués comme M. de
+Lavaupalière, était un point presque aussi important que le creps.
+Jamais les immenses salles de cette maison n'étaient sombres; ou les
+bougies, ou le soleil les éclairaient. Les domestiques veillaient
+par quartier, car ils n'auraient pas tenu longtemps contre une telle
+fatigue.</p>
+
+<p>Les personnes qui allaient habituellement chez madame de Luynes
+étaient: M. de Talleyrand, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de
+Sainte-Foix, M. de Lavaupalière, Adrien de Montmorency son neveu, le
+duc de Laval son frère, M. de Choiseul-Gouffier, M. de Nassau, M. le
+bailly de Ferrette, madame de La Ferté, madame de Balby, madame de
+Vaudemont (moins que les autres), madame de Montmorency (également),
+et puis tout ce qu'on appelait strictement le faubourg Saint-Germain,
+indépendamment de la famille de madame de Chevreuse, qui était
+fort étendue par elle-même et par ses alliances; toute la jeunesse
+élégante de ce même faubourg, amie des deux frères de la duchesse.</p>
+
+<p>On conçoit qu'avec de tels éléments, en y ajoutant ce qu'était
+naturellement madame de <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> Luynes, une véritable grande dame,
+l'hôtel de Luynes pouvait facilement devenir une maison agréable.</p>
+
+<p>Lorsque madame de Chevreuse se maria<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>, ce qui, je crois, fut en
+l'an VI ou au commencement de l'an VII, la maison de madame de Luynes
+était une maison ouverte, mais un peu comme celle de madame de La
+Ferté; et véritablement, quoique le nom de La Ferté fût un beau nom
+autrement connu que par les Amours des Gaules, on ne convenait guère,
+lorsqu'on était femme, qu'on avait été chez madame de La Ferté.
+Madame de Luynes avait bien une autre attitude que madame de La
+Ferté; mais cet éternel jeu qu'on trouvait chez elle en éloignait les
+jeunes femmes. Lorsque madame de Chevreuse fut dans cette maison, ce
+fut un soleil qui se leva sur ce demi-jour et l'éclaira brillamment.
+Il est difficile de faire le portrait de madame de Chevreuse: elle
+était rousse, maigre, et ses traits n'avaient rien d'une grande
+régularité; mais elle était si parfaitement élégante, si distinguée;
+elle avait tellement de cette manière impossible à copier qui révèle
+la femme <i>comme il faut</i> avec toutes ses grâces, que je n'ai jamais
+souhaité à une femme de ressembler à une autre qu'à <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> madame
+de Chevreuse, quand elle voudrait briller avec fracas et devenir une
+personne à la mode. Je ne sais si madame de Chevreuse a voulu être à
+la mode, ou si ses manières étaient naturelles. Ce que je sais, c'est
+qu'elle a parfaitement réussi à marquer dans le monde, où elle n'a
+fait que passer, comme un brillant météore.</p>
+
+<p>Sa tournure surtout était fort élégante. Il y avait dans sa taille
+une telle souplesse, des mouvements si gracieux sans affectation,
+qu'on ne pouvait s'empêcher de la regarder lorsqu'elle marchait
+ou qu'elle dansait. Du reste, cette élégance lui était devenue
+particulière depuis son mariage; car avant ce moment je l'avais
+rencontrée bien souvent chez une de nos amies communes, mademoiselle
+de C......., et alors personne ne faisait attention, parmi nous
+autres jeunes filles, à Ermesinde de Narbonne, rousse, maigre, pâle
+et pas du tout agréable; ces malheureux cheveux, qu'elle avait au
+reste en horreur, lui donnaient de la timidité<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>.</p>
+
+<p>L'hôtel de Luynes était toujours ouvert; jamais la porte n'y était
+défendue; il y avait toujours quelqu'un, soit M. de Luynes, s'il
+ne dormait pas ou s'il n'était pas au sénat, car il y allait
+quelquefois, <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> ou madame de Luynes, ou madame de Chevreuse,
+ou madame de Montmorency; enfin la maison était toujours habitée:
+cela donnait un air de gaîté à cette habitation déjà si belle par
+elle-même. Le jour, le soleil éclairait des fenêtres où partout
+on voyait des rideaux, de riches draperies; le soir, partout des
+lumières brillaient à ces mêmes fenêtres; que les maîtres fussent
+absents ou bien au logis, la maison était éclairée et chauffée, car
+jamais l'absence n'était ni longue ni entière.&mdash;Si madame de Luynes
+était chez M. de Talleyrand, ou bien au spectacle, ou chez madame de
+Balby, les habitués montaient et l'attendaient chez elle. À cette
+époque, je ne sais plus pour quel motif, madame de Chevreuse fit
+le v&oelig;u de ne pas aller au spectacle de trois ou quatre années;
+elle allait bien dans la salle de l'Opéra pour un concert, pour
+l'<i>oratorio</i>, mais non pas pour le spectacle. Ce v&oelig;u la rendit
+beaucoup plus sédentaire. Je crois que c'était pour avoir un enfant.</p>
+
+<p>C'était une personne de beaucoup d'esprit, sans aucun doute, et
+vraiment charmante, que madame de Chevreuse; aussi, lorsque je songe
+à son martyre, mon c&oelig;ur s'attendrit et ne trouve que des larmes
+pour une si jeune destinée brisée à son matin, lorsque tout lui
+souriait, lorsque les trois voix, si rarement d'accord entre elles,
+du passé, <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> du présent et de l'avenir, ne lui répondaient que
+par le mot <span class="smcap">BONHEUR</span>!... Oh! oui, c'est un grand malheur alors
+que la mort... l'agonie est doublée dans son horreur, et ce qu'on
+souffre est bien au delà des souffrances du malheureux qui ne voit
+dans la mort que sa délivrance.</p>
+
+<p>La réputation de madame de Chevreuse fut toujours intacte, quelle que
+fût la mauvaise humeur des femmes qu'elle éclipsait, et celle des
+hommes dont elle repoussait les v&oelig;ux: ce fut ainsi que la trouva
+son brevet de dame du palais, lorsqu'elle le reçut.</p>
+
+<p>&mdash;Je refuse, dit la jeune femme en repoussant doucement le parchemin
+signé par l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ma chère enfant, lui dit son beau-père, cela ne vous est pas
+possible; songez à ce qui peut en résulter. Mon fils, dites donc...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>J'ai déjà parlé à Ermesinde; elle ne veut rien entendre.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Je crois inutile de répéter ici ce que j'ai dit mille fois; je hais
+cette cour impériale et je la méprise. Après cette profession de foi,
+voulez-vous donc me contraindre à en faire partie?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> LE DUC DE LUYNES.</p>
+
+<p>Mais enfin, si vous refusez, il en peut résulter les plus grands
+malheurs pour toute la famille.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Ces malheurs ne sont que pour moi, et je brave la tyrannie de
+Bonaparte. Que peut-il me faire, après tout?</p>
+
+<p class="speakersc">LE DUC DE LUYNES.</p>
+
+<p>Beaucoup de mal, ma chère enfant, beaucoup de mal... je sais ce que
+je dis.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Je refuse, monsieur, mon parti est pris... Ah! ma mère,
+s'écria-t-elle en s'élançant dans les bras de la duchesse de Luynes
+qui entrait... ah! ma mère, venez à mon secours! vous me comprenez,
+vous!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LUYNES.</p>
+
+<p>Comme vous la faites pleurer!... et pour quel sujet encore!
+Ermesinde, tu feras ce que tu voudras, entends-tu?</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Mais, ma mère, ne connaissez-vous pas la menace de l'Empereur?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Mon Dieu, mon Dieu! vous m'effrayez beaucoup.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LUYNES.</p>
+
+<p>Calmez-vous, chère petite, et comptez toujours sur moi.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Mais, monsieur, dites-moi de quoi il est question. Que puis-je
+résoudre, si j'ignore de quoi il s'agit?</p>
+
+<p class="speakersc">LE DUC DE LUYNES.</p>
+
+<p>Eh bien! madame, il s'agit de voir notre fortune entièrement perdue...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Grand Dieu! comment cela se peut-il?</p>
+
+<p class="speakersc">LE DUC DE LUYNES.</p>
+
+<p>Parce que cet homme prétend qu'on peut revenir sur le procès du
+maréchal d'Ancre... que les valeurs qu'il avait soustraites étaient
+valeurs royales appartenant au trésor, et que le Roi n'avait pas le
+droit d'en faire un don à notre ancêtre.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> MADAME DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Mais cette menace est absurde.</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>C'est ce que j'ai dit.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LUYNES.</p>
+
+<p>Sans doute; mais il ne faut pas, avec un tel homme, se retrancher
+dans son droit. À quoi cela a-t-il servi à Moreau et à tant d'autres?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE CHEVREUSE</span>, <span class="stage">réfléchissant.</span></p>
+
+<p>Vous avez raison, ma mère!... mais cependant... Ah! c'est affreux!...
+(<i>Allant à son beau-père.</i>) Monsieur, j'accepte; je ne veux pas être
+un flambeau de discorde entre cet homme et votre maison...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE DUC DE LUYNES</span> <span class="stage">attendri, lui baisant la main.</span></p>
+
+<p>Ma bru, vous êtes une digne fille des Narbonne... Je vous aimais...
+maintenant je vous honorerai profondément.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE LUYNES</span> <span class="stage">pleurant en l'embrassant.</span></p>
+
+<p>Ma noble, ma digne, ma bien-aimée en tout, oui, vous êtes un ange et
+ma joie en ce monde.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> M. DE CHEVREUSE.</p>
+
+<p>Et à moi ma gloire.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME DE CHEVREUSE</span>, <span class="stage">souriant avec peine.</span></p>
+
+<p>Eh bien! eh bien, ne m'attendrissez pas... si vous êtes tous
+contents, je le suis aussi. Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous
+en repentir!...</p>
+
+<p>Ce fut ainsi qu'elle accepta la place de dame du palais. Je l'ai vue
+étant de service auprès de l'Impératrice. Sans doute elle n'y était
+pas inconvenante; mais si j'eusse été l'Impératrice, jamais je ne me
+serais exposée à de pareils traits de la part de madame de Chevreuse.</p>
+
+<p>L'Empereur n'eut en cette circonstance aucune dignité de lui-même.
+Au lieu de laisser madame de Chevreuse maîtresse de sa volonté et
+libre de suivre son humeur, il lui donna un rôle intéressant, celui
+de victime... Dès lors tout le monde la plaignit et tout le monde le
+blâma...</p>
+
+<p>Lorsqu'il vit que la chose tournait à ce vent-là, il gouverna
+autrement sa barque. Madame de Chevreuse fut entourée de soins, de
+prévenances; elle recevait de magnifiques bouquets, des plantes
+rares, sans nom d'envoi, et un mystère se leva sur cette vie si pure.</p>
+
+<p>Elle démêla l'odieuse iniquité; et comme l'innocence <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span>
+adroite, parce qu'elle est naturelle, elle eut bientôt dissipé cette
+trame mal ourdie.&mdash;Mais cela ne lui donna pas de goût pour celui qui
+pouvait agir ainsi.</p>
+
+<p>Quand il vit que le mystère ne lui plaisait pas, il fit du bruit,
+il entoura la jeune femme d'un honteux éclat. Un jour, à la chasse,
+dans le bois de Boulogne, à la mare d'Auteuil, un piqueur lui porte,
+<i>à elle</i>, par ordre de l'Empereur, la patte du cerf.&mdash;À l'instant
+même elle voit le danger qu'elle court... les sourires, les coups
+d'&oelig;il, tout ce langage de cour dans lequel on salue la vertu
+tombée.&mdash;Aussitôt elle prend son parti, traverse le cercle formé par
+la chasse, arrive près de l'Impératrice Joséphine, et lui remettant
+la patte:</p>
+
+<p>«Cet homme s'est trompé, madame, il ne vous connaît sans doute pas.
+Je répare sa faute.»</p>
+
+<p>Et, le front haut, les joues colorées d'une noble rougeur, elle
+retourne à sa place, sans regarder du côté de Napoléon.</p>
+
+<p>L'aimait-il?&mdash;Je ne le crois pas; non qu'elle ne fût assez charmante
+pour l'attirer et même le captiver; mais je ne crois pas qu'il
+l'aimât. C'est ma pensée.</p>
+
+<p>Lorsque madame de Chevreuse touchait ses appointements de dame du
+palais (12,000 fr.), elle les donnait aux pauvres, soit de Paris
+ou de Dampierre, <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> et lorsqu'elle avait fini son service,
+elle retournait avec des joies d'enfant à ses habitudes chéries. Sa
+belle-mère l'adorait, et elle l'aimait également. Madame de Luynes
+avait un c&oelig;ur fait pour aimer, sous une apparence rude et même
+sévère.</p>
+
+<p>C'était un type fort original que madame de Luynes, et cela, on
+pouvait le dire en tous les temps et sous tous les régimes.</p>
+
+<p>Elle était mademoiselle de Laval-Montmorency; elle n'avait jamais
+été jolie, et sa taille avait été sa seule beauté lorsqu'elle avait
+épousé le duc de Luynes, qui, à cette époque, était presque aussi
+gros que nous l'avons vu en 1806, lorsqu'ayant été nommé sénateur il
+fut présenté à l'Empereur; le hasard voulut que ce fût le même jour
+que le petit monsignor Doria apportait à l'Empereur les barrettes
+de deux ou trois cardinaux. Ce monsignor Doria était si petit, si
+exigu, qu'en vérité on avait besoin de chercher dans ses jambes pour
+voir s'il ne s'y perdait pas. Ce fut avec lui que M. de Luynes fut
+présenté. Cela fit l'effet de Galland à Douay et de son fils...</p>
+
+<p>Quant à madame de Luynes, elle ne parut jamais aux Tuileries.</p>
+
+<p>Elle était dame du palais de la reine Marie-Antoinette. Elle avait
+conservé pour la Reine un <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> culte et un amour que les années
+n'avaient fait qu'augmenter. Tout ce qui avait un rapport même
+indirect avec la Révolution la bouleversait. La vue des appartements
+des Tuileries l'aurait tuée.</p>
+
+<p>La duchesse de Luynes était habillée comme en 1782 ou 1783. Un petit
+bonnet sur le haut de sa tête avec un tour arrangé selon la mode de
+l'ancien <i>régime</i>; une robe faite comme par mademoiselle Bertin, mais
+dans son mauvais temps. Il semblait que madame de Luynes s'était
+endormie trente ans avant et s'était seulement éveillée la veille.
+Elle avait aimé et aimait encore la chasse avec passion. Étant jeune,
+elle s'était démis ou cassé le bras droit ou gauche, je ne sais
+plus lequel des deux, au service de la chasse à <i>courre</i>. On citait
+ce fait d'elle, qui m'a été confirmé par plusieurs personnes. Elle
+devait aller chasser dans un château près de Versailles, et c'était
+précisément un dimanche où elle se trouvait de service que cette
+chasse devait se faire; et c'était une Saint-Hubert!... Ne voulant
+pas la manquer, elle s'habilla d'abord pour la chasse; et comme elle
+ne montait pas à l'anglaise, ce fut donc une culotte de peau de daim
+qu'elle passa; ensuite elle arrangea le reste à la grâce de Dieu, mit
+son grand habit par-dessus tout cela, et aussitôt que la Reine fut
+rentrée dans ses appartements, la duchesse de Luynes ôta son grand
+<span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> habit, passa une jupe fendue devant et derrière, une veste
+verte galonnée, mit sur l'oreille un petit chapeau de castor blanc,
+et dans cet équipage fut déclarer la guerre aux pauvres bêtes des
+bois. Cette humeur <i>chasseuse</i> l'avait quittée pour celle du jeu;
+c'était une passion effrénée, et seulement pour jouer. Ce n'était
+pas la valeur de sa mise qui l'excitait, car on l'a vue souvent
+jouer pour gagner ou perdre vingt francs dans la nuit. Lavaupalière,
+Sainte-Foix, M. de Montrond, le bailli de Ferrette, voilà, avec M. de
+Narbonne et madame de Balby, les personnes les plus assidues auprès
+de la table de jeu de l'hôtel de Luynes.</p>
+
+<p>À l'époque de 1807 ou 1808, madame de Luynes s'imagina de faire
+venir chez elle un biribi ou une roulette, je ne sais pas lequel; je
+réponds seulement du fait. L'Empereur, qui cherchait alors toutes
+les occasions de faire une chose désagréable aux maîtres de cette
+maison, fit saisir le banquier et donna défense d'y aller pour tenir
+la banque. C'était une sorte d'affront, et madame de Luynes le sentit
+ainsi.</p>
+
+<p>Tandis que tout cela se passait, madame de Chevreuse mystifiait le
+prince de Mecklembourg-Strélitz, et en même temps un vieux bourgeois
+retiré du commerce, frère de l'une des femmes de <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> charge
+de la maison, par qui madame de Chevreuse avait appris que, dans
+deux jours, ce vieux bonhomme attendait de Rouen une nièce qu'il
+allait faire son héritière. Madame de Chevreuse quitte son élégante
+toilette, passe une petite robe d'indienne, met un petit bonnet,
+s'arrange enfin en grisette complétement, et va chez le vieil oncle,
+lui parle de Rouen, de la famille, l'enchante si bien, qu'avant la
+fin de la journée, le pauvre vieux ne savait plus oui ou non s'il
+avait sa tête. Et s'il avait connu l'histoire romaine, certes le
+règne de Claude lui aurait fourni un bel exemple pour épouser sa
+nièce. Quoi qu'il en fût de Claude, la petite nièce prit congé de
+l'oncle pour aller voir la tante de l'hôtel de Luynes, et ne revint
+pas. Le lendemain, lorsque la vraie nièce arriva, non pas de Rouen,
+mais de Falaise, avec deux bonnes grosses joues normandes du pays
+des filles roses et fraîches, une gaillarde enfin bien apprise et
+bien découplée, quoiqu'un peu bête, l'oncle n'en voulait pas; il
+se rappelait cette gentille figure, cette apparition fantastique
+qu'il ne savait pas définir, mais dont il avait senti le charme;
+toute cette vision lui paraissait une réalité qu'il ne voulait pas
+abandonner. Il fut pendant huit jours très-malheureux, et ne pouvait
+surtout s'habituer aux grosses mains de sa vraie nièce.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> &mdash;L'autre en avait de si blanches, disait-il, une voix si
+douce!...</p>
+
+<p>Une autre fois, madame de Chevreuse fit habiller un pauvre qui était
+son pensionnaire à Saint-Roch, où elle allait habituellement. Cet
+homme fut nettoyé, bichonné, <i>bouchonné</i> même, et revêtu d'un habit
+superbe avec des plaques, des cordons jaunes, bleus, blancs, de
+toutes couleurs. Cet homme reçut ses instructions, et puis elle le
+présenta comme un savant danois qui ne savait pas parler français.
+Cet homme fut trouvé étonnant. Lorsque la comédie eut duré assez
+longtemps, alors elle dit en haussant les épaules: «Vous avez pris
+pour un savant étranger un homme qui ne sait pas parler, et un
+mendiant.»</p>
+
+<p>À Dampierre, la famille tenait un état de prince plus magnifiquement
+ordonné et mieux entendu. Madame de Chevreuse contribuait à rendre ce
+séjour adorable, en faisant les honneurs du salon de sa belle-mère
+avec une grâce charmante. Toutes les connaissances de l'hôtel de
+Luynes y passaient alternativement: on y chassait à cheval, en
+calèche; on y jouait surtout, et on y jouait jusqu'au jour. Je
+voyais quelquefois M. de Lavaupalière revenant de Dampierre, en
+chantonnant une vieille marche du maréchal de Saxe, laquelle il
+chantonnait depuis cinquante ans; il en avait alors plus <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> de
+soixante-quinze lui-même, et quand je lui demandais d'où il venait:
+<i>De Dampierre, où j'ai été faire ma cour à madame la duchesse de
+Luynes.</i></p>
+
+<p>M. de Narbonne, qui était ami fort intime de madame de Luynes et
+qui m'aimait comme son enfant, voulut opérer un grand rapprochement
+entre moi et l'hôtel de Luynes. En apprenant surtout que madame de
+Chevreuse et moi nous avions des souvenirs communs de jeunesse et
+même d'enfance, il exigea qu'au moins je ne reculasse pas si l'on
+faisait un pas vers moi: je promis d'en faire autant. Le lendemain
+je reçus une carte de madame de Chevreuse et une carte de madame de
+Luynes<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>. J'en envoyai aussitôt deux à l'hôtel de Luynes, et deux
+jours après je reçus une invitation pour un bal qui devait se donner
+la semaine suivante à l'hôtel de Luynes. J'y fus avec mon mari et
+deux de mes amies, la baronne Lallemand et la princesse Zayonchek,
+qui depuis fut vice-reine de Pologne, et qui existe toujours à
+Varsovie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> Ce bal était magnifiquement ordonné dans les salles
+immenses de ce beau local de l'hôtel de Luynes. C'est vraiment dans
+le faubourg Saint-Germain qu'il faut chercher les belles demeures
+féodales et qui ont un cachet nobiliaire que jamais on ne donnera
+à ces maisons bâties par l'argent à coups de billets de banque.
+Quelle est la maison de ce côté-ci du pont (dans les nouvelles
+maisons construites) qui peut rivaliser avec l'hôtel de Brienne ou
+celui d'Havré, ou bien encore l'hôtel de Janson ou celui encore
+plus magnifique de Brissac? Et de ce côté-ci de la rivière, quelles
+sont les maisons qui peuvent rivaliser aussi avec les hôtels du
+faubourg Saint-Honoré, qui sont les frères de ceux du faubourg
+Saint-Germain?... Voyez ensuite les grandes maisons de l'antique
+magistrature du Marais... D'où vient encore cette différence dans les
+châteaux et ces maisons d'un jour, dont les jeunes ombrages donnent à
+peine un abri! Comme leurs légères murailles sont à peine suffisantes
+pour préserver de l'intempérie des saisons? Mettez en comparaison ces
+antiques donjons, ces vieux manoirs qui ont vu passer des générations
+sans nombre, et défient encore celles à venir; dans ces demeures,
+il y a tout à la fois la douceur du souvenir et l'espoir d'un long
+avenir<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> On sait ce qui arriva à madame de Chevreuse avec madame de
+Genlis; je ne répèterai pas ce que j'ai dit dans l'autre volume; je
+le rappelle seulement pour faire voir le côté extraordinaire de son
+caractère.</p>
+
+<p>Mais ce même caractère avait quelque chose de grand et de beau,
+lorsque le sort l'appelait à rendre témoignage de sa noble nature: ce
+fut ce qui arriva en 1808 lors des affaires d'Espagne.</p>
+
+<p>L'Empereur n'avait oublié ni les dédains ni les refus de madame de
+Chevreuse; un autre les eût tenus pour indifférents; mais il paraît
+que le coup avait porté et que la blessure avait été profonde. Au
+moment où la reine d'Espagne, femme de Charles IV, vint en France,
+l'Empereur nomma d'abord un service pour être auprès d'elle comme
+auprès de l'Impératrice. Il écrivit lui-même les noms, et celui de
+madame de Chevreuse était en tête. En recevant l'ordre qui lui fut
+transmis par le grand-chambellan et par la dame d'honneur, madame de
+Chevreuse frémit d'indignation, et elle répondit aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;<i>J'ai pu être victime, je ne serai jamais geôlière!...</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> En recevant à son tour cette réponse aussi courageuse que
+hautaine, l'Empereur, au lieu d'avoir la grandeur d'âme de pardonner,
+eut le grand tort de punir une chose qui ne devait l'être que par le
+silence... Et madame de Chevreuse fut exilée à cinquante lieues de
+Paris.</p>
+
+<p>Son désespoir fut grand. C'était sa vie qu'on brisait, et non son
+existence: l'Empereur ne fut pas juge dans cette circonstance, il fut
+bourreau... Madame de Chevreuse ne vivait que dans cette maison et
+dans cette ville où était sa famille... dans cet hôtel de Luynes, où
+chaque jour elle voyait s'écouler si doucement ses heures, entourée
+d'amis et de parents, ayant auprès d'elle son mari, ses enfants, tout
+cet intérieur sacré de la famille. Et quel intérieur! un paradis!...</p>
+
+<p>Oui, le désespoir de la malheureuse jeune femme fut horrible... En
+entendant ses sanglots, en voyant sa douleur, madame de Luynes prit
+une sublime détermination; elle voulut suivre sa belle-fille et se
+consacrer à elle.&mdash;Pour comprendre l'étendue de ce sacrifice, il faut
+connaître le goût profond, l'attachement prononcé de la duchesse
+de Luynes pour sa maison et pour sa manière de vivre. Rompre ses
+habitudes, c'était la mort pour elle.&mdash;Eh bien! elle eut le courage
+de tout rompre pour pleurer avec l'affligée et lui dire des paroles
+<span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> douces et bonnes qui calmaient le désespoir dans lequel elle
+était.</p>
+
+<p>Madame de Chevreuse devint donc errante. Déjà souffrante de la
+poitrine, cette vie nomade lui porta un dernier coup, et bientôt elle
+fut très-malade. Ne voulant pas s'abaisser à la prière, car elle
+pensait bien ne pas être refusée, jamais elle ne voulut elle-même
+demander une faveur à l'Empereur. Sa belle-mère, désespérée, écrivit
+à Adrien de Montmorency, qui vint chez moi et me parla de sa cousine.
+Il n'avait pas besoin de m'en parler longtemps pour m'intéresser.&mdash;Je
+lui promis de faire tout ce que je pourrais, et en effet je <span class="smcap">FIS
+TOUT</span> ce qui fut en mon pouvoir; mais partout je trouvai des
+c&oelig;urs durs<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a> et des âmes sèches; partout je trouvai, même parmi
+ceux qui auraient dû m'entendre, une dureté révoltante. Enfin, je fis
+demander une audience à l'Empereur par Duroc; mais j'eus le malheur
+de dire la raison pour laquelle je voulais le voir, et je ne pus
+avoir mon audience. Pendant ce temps, la malheureuse exilée avait
+parcouru plusieurs résidences, celles de Rouen, de Tours, <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span>
+de Caen, et enfin elle vint tomber, haletante et mourante, à Lyon, où
+sa belle-mère, désespérée, la soigna pendant une année. Hélas! elle
+était là près d'une autre exilée dont la douleur plus silencieuse
+n'en était pas moins amère. Madame Récamier était à Lyon, succombant
+sous le poids d'une souffrance qui serait devenue mortelle si elle
+n'avait été en Italie.</p>
+
+<p>Enfin madame de Chevreuse termina sa vie et ses douleurs dans les
+premiers mois de 1813, après une longue agonie et des souffrances
+qu'on ne peut concevoir. Non, l'exil n'est pas apprécié, tout ce
+qu'il a d'affreux n'est pas compris par ceux qui ne l'ont pas éprouvé.</p>
+
+<p>Quelques heures avant sa mort, madame de Chevreuse, dont les derniers
+moments furent néanmoins sublimes, eut une faiblesse singulière,
+pour une personne qui avait des qualités si hautes. Elle se fit
+entièrement raser la tête et fit <span class="smcap">BRÛLER</span> ses cheveux devant
+elle!... Incroyable alliance de la légèreté du néant du monde à côté
+du sérieux de la tombe, qui déjà s'ouvrait pour elle!</p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME SIXIÈME.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> TABLE<br>
+DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE SIXIÈME VOLUME.</h2>
+
+<div class="toc">
+<ul class="none">
+<li>Salon de M. de Talleyrand.
+<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></li>
+<li>Salon des princesses de la famille impériale.
+<span class="ralign10"><a href="#page247">247</a></span></li>
+<li>Salon de madame Récamier (en 1800).
+<span class="ralign10"><a href="#page333">333</a></span></li>
+<li>Salon de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély.
+<span class="ralign10"><a href="#page355">355</a></span></li>
+<li>Salon de madame la duchesse de Luynes.
+<span class="ralign10"><a href="#page371">371</a></span></li>
+</ul>
+</div>
+
+<a id="img002" name="img002"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img002.jpg" alt="Forêt." title="" height="161" width="300">
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">PARIS.&mdash;IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, N<sup>o</sup> 12.</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Les abbés les plus distingués de cette troupe élégante
+étaient les abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar, l'abbé de Damas,
+l'abbé de Coucy, l'abbé de Périgord, l'abbé de Lageard, l'abbé de
+Montesquiou.</p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Ces jeunes séminaristes se mettaient dans cet angle, où
+ils pouvaient probablement rire et causer plus librement.</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Je n'aime pas M. de Talleyrand parce qu'il a fait une
+action dont la France doit toujours porter le deuil; mais je suis
+juste envers lui et dis la vérité.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: L'abbé Maury n'avait d'influence sur les affaires
+qu'autant qu'il était à la tribune pour <i>arrêter</i> quelquefois les
+choses lorsqu'elles allaient trop vite; mais, du reste, il ne fit
+rien.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: L'abbé Maury soutint la légitimité des biens du clergé,
+et il avait raison; il disait que les abbayes avaient plus fait
+défricher de biens autour de leur habitation que pas un châtelain;
+mais il ne fallait pas voir <i>le droit</i> dans ce moment de tempête: il
+fallait aller au-devant de la spoliation forcée qui <i>devait</i> avoir
+lieu, pour empêcher qu'elle ne fût entière.</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains:
+ce sont les États du royaume qui ordonnèrent ce mariage, <i>pour donner
+un appui au jeune roi, dit le président des États</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: On a beaucoup parlé du maréchal de Mailly, mais pas
+assez, selon moi. Je veux réparer cette négligence; son nom,
+d'ailleurs, n'est pas déplacé dans un écrit relatif à M. de
+Talleyrand: mademoiselle de Périgord, cousine germaine de M. de
+Talleyrand, était madame de Mailly<a id="footnotetag7-A" name="footnotetag7-A"></a><a href="#footnote7-A" title="Go to footnote 7-A"><span class="smaller">[7-A]</span></a>.</p>
+
+<p>Tout ce que l'histoire du temps et les Mémoires nous rapportent de la
+cour de Louis XIV, et de l'époque de la chevalerie, se retrouve dans
+le maréchal de Mailly.</p>
+
+<p>Né en 1708, il avait passé sa jeunesse avec les hommes les plus
+distingués de la cour de Louis XIV. Il fit ses premières armes en
+Allemagne, sous le maréchal de Berwick et des officiers supérieurs
+choisis et élevés en grade par Louis XIV lui-même. Il reste encore
+beaucoup de personnes qui ont pu juger de la différence des manières
+dans les hommes de la Régence et ceux de Louis XVI dans la société,
+et elles peuvent dire qu'en effet la différence était grande. Le
+cardinal de Luynes, le maréchal de Croï, le duc de Richelieu, ont
+été connus par nos pères, et nous savons par eux comme la vie était
+douce et facile avec de telles personnes. Comme les relations étaient
+gracieuses! l'existence était du bonheur alors.</p>
+
+<p>M. de Mailly avait toutes les idées du temps de Louis XIV; il voulait
+que tout le monde fût heureux, mais il avait horreur du mélange des
+classes. C'est ainsi que lorsqu'il alla gouverner le Roussillon
+(où sa mémoire est encore adorée), il ne voulut pas favoriser les
+académies; mais, en revanche, il donna des chaires d'enseignement
+dans les Universités. Dans le même temps, il fondait des hôpitaux, il
+ouvrait le port <i>de Port-Vendres</i> pour le peuple du Roussillon; et il
+établissait des manufactures, des foires, en demandant chaque année
+qu'on soulageât le peuple de ses taxes.</p>
+
+<p>M. de Mailly avait un haut respect pour la noblesse; il aimait à
+raconter qu'il descendait d'Anselme de Mailly, tuteur des comtes
+de Flandre, qui commandait les troupes de la reine Richilde
+en 1070. Marié trois fois, il ne voulut jamais s'allier qu'à
+de grandes familles; sa dernière femme était mademoiselle de
+Narbonne-Pelet<a id="footnotetag7-B" name="footnotetag7-B"></a><a href="#footnote7-B" title="Go to footnote 7-B"><span class="smaller">[7-B]</span></a>. Il voulut connaître à fond l'histoire de
+la famille de Narbonne, et fut charmé d'apprendre qu'elle était
+excellente, et digne vraiment de ceux qui avaient été souverains de
+la ville de Narbonne <i>par la grâce de Dieu</i>.</p>
+
+<p>Il fut très-content de la réponse que fit M. de Narbonne au Roi,
+lorsque celui-ci lui demanda, assez ridiculement, au reste:</p>
+
+<p>&mdash;M. de Narbonne, <i>êtes-vous Pelet</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Sire...</p>
+
+<p>&mdash;Et comment?</p>
+
+<p>&mdash;Comme Votre Majesté est <i>Capet</i>.</p>
+
+<p>Lorsqu'en 1770, le clergé fit des remontrances au Roi sur les
+écrits<a id="footnotetag7-C" name="footnotetag7-C"></a><a href="#footnote7-C" title="Go to footnote 7-C"><span class="smaller">[7-C]</span></a> philosophiques, le maréchal de Mailly dit à un homme
+de ma connaissance: «La France aura une révolution plus sanglante
+que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais sachez, monsieur,
+ajouta-t-il, que si jamais l'esprit du temps nous conduit à la
+nécessité de défendre le trône, nous mourrons tous avant le Roi!...»</p>
+
+<p>L'époque prévue approchait à grands pas; et lorsque le premier
+prince du sang eut donné l'exemple à la noblesse, et que toute cette
+noblesse, soit d'action, soit de parole, eut laissé attaquer son
+principe vital, que la métaphysique du temps eut bien <i>divisé sans
+classer</i>, quand la jalousie et l'esprit d'égalité, amenés tous deux
+par le despotisme, eut renversé, confondu cette suite de dignités qui
+formaient et constituaient une grande monarchie, quand le maréchal de
+Mailly fut obligé d'ôter de son hôtel les armoiries si belles de sa
+famille:</p>
+
+<p><i>Hogne qui vonra</i>.</p>
+
+<p>Alors il dit:</p>
+
+<p>«On a peut-être mal fait, à Versailles, de trop peser sur cette
+classe qui triomphe aujourd'hui. Le c&oelig;ur des Français est
+fier, sensible et peu endurant; on l'a humilié, il l'a senti, et
+il est demeuré vindicatif et ulcéré. Mais il y a dans la nation
+française quelque chose de grand que les insurgés ne savent pas
+faire (gouverner). Le tiers-état a renversé un heureux régime, mais
+celui qu'il lui a donné le renversera, car les Français sont actifs
+et industrieux; et, dans dix ans, vous verrez que la monarchie se
+relèvera plus forte et plus glorieuse.»</p>
+
+<p>M. de Mailly ne s'est trompé que de deux ans dans ses calculs.</p>
+
+<p>M. de Mailly ne voulut jamais émigrer; il était contre cette mesure,
+qui, en effet, laissa le Roi sans défenseurs... l'émigration en
+Angleterre surtout lui semblait <i>une infamie</i>. Ce fut le mot dont il
+se servit.</p>
+
+<p>&mdash;Quand la Reine était puissante, disait le maréchal, l'Angleterre
+punissait le lord Gordon qui répandait des libelles contre elle.
+La Reine est malheureuse: eh bien! madame de Lamothe, <i>fouettée</i>
+et <i>marquée</i> par la main du bourreau, vend publiquement à Londres
+d'infâmes écrits sur la reine de France! Elle est accueillie à
+Londres! elle <i>y est bien vue</i>!... Elle!... madame de Lamothe!</p>
+
+<p>M. de Mailly avait raison.</p>
+
+<p>Louis XVI avait pour le maréchal de Mailly une profonde estime et une
+vénération qu'il est rare qu'un souverain ressente pour un sujet.
+Aussi ce fut lui qui fut chargé de la défense des côtes du Nord,
+lorsque le Roi fut averti que les Anglais, profitant des troubles du
+royaume, devaient faire une descente en France... Le quartier-général
+du maréchal était à Abbeville; il commandait depuis Montreuil jusqu'à
+Avranches.</p>
+
+<p>Le maréchal de Mailly avait une grande estime pour une haute et
+belle naissance. Lorsqu'il fut nommé maréchal, il choisit pour ses
+aides de camp des hommes remarquables de ce côté: le premier était
+M. de Torelli, des comtes de Guastalla, maison ancienne, alliée à
+la France, au duc de Wurtemberg et aux princes d'Este; le second
+était M. d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur à Florence et à
+Naples sous l'Empire, et chambellan de Napoléon: un de ses aïeux
+avait été grand-maître de Rhodes; le troisième était le chevalier de
+Saint-Simon, descendant des anciens comtes de Vermandois.</p>
+
+<p>Peu de temps après, le Roi partit pour Montmédy. Ce fut alors que
+la noblesse donna le coup mortel à sa position dans l'État; tout
+l'état-major de l'armée passa à l'Assemblée Nationale, les Liancourt,
+Montmorency, Choiseul, Praslin, Sillery, Castellane, de Luynes,
+Biron, Latour-Maubourg, Lusignan, Crillon, Crussol, Rochegude, Batz,
+Lafayette, Montesquiou, Menou, Beauharnais, Dillon, Lameth, etc.</p>
+
+<p>Tous ces noms vinrent à la barre de l'Assemblée! La noblesse de
+France à la barre de l'Assemblée!... dès lors, il n'y avait plus de
+monarchie.</p>
+
+<p>Le maréchal de Mailly se conduisit alors comme on devait présumer
+qu'il le ferait. Lorsqu'il <i>vit toute la cour de France à la barre</i>,
+lorsqu'un événement aussi inouï, aussi scandaleux, eut prouvé que
+la royauté était morte en France, le maréchal de Mailly fit voir
+qu'il y avait encore un représentant des anciens serviteurs de saint
+Louis. Il envoya au Roi sa démission de toutes ses charges, et lui
+apprit que, dans sa monarchie expirante, il y avait encore quelques
+palpitations d'honneur, et que les vieilles maximes étaient moins
+versatiles que les emplois militaires n'étaient amovibles.</p>
+
+<p>Quand je vois cette figure du maréchal, âgé alors de 83 ans,
+représentant à lui seul la monarchie française de saint Louis, de
+François I<sup>er</sup> et de Henri IV, je suis d'abord attendrie, et puis
+mon c&oelig;ur est rempli d'un sentiment profond d'exaltation et de
+généreuse admiration!</p>
+
+<p>Il ne restait plus à l'ancienne France qu'un petit nombre de familles
+fidèles, et la monarchie constitutionnelle elle-même n'avait plus que
+des lambeaux déchirés par les factions; les haines avaient consommé
+ce que la confiante ignorance avait commencé. On appelait la seconde
+monarchie <i>la monarchie des Feuillants</i>, comme en Angleterre ils
+avaient donné un surnom ridicule à leur Parlement avant la mort de
+Charles I<sup>er</sup>.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'on arriva au 10 août. À minuit, le 9, le tocsin sonna;
+Mandat, qui voulait défendre le Roi, fut massacré à la Commune et son
+corps jeté à l'eau. Le maréchal de Mailly, apprenant que le Roi était
+sans défense, accourut aux Tuileries, se mit au milieu de sept à huit
+cents gentilshommes venus dans le même dessein que lui, et jura avec
+eux de mourir en défendant la famille royale. Le Roi passa la revue,
+et confia la défense des Tuileries au maréchal. Ce fut alors que la
+Reine, prenant un pistolet à la ceinture de Backmann, le donna au
+Roi en lui disant: <i>Monsieur, voilà le moment de vous montrer.</i> M.
+de Mailly salua le Roi de son épée, et lui dit: <i>Sire, nous voulons
+relever le trône ou mourir à vos côtés!...</i></p>
+
+<p>Le Roi se couvre, tire son épée, et jure de demeurer avec eux. Mais
+R&oelig;derer entraîne le Roi à l'Assemblée; tout est fini, il n'y a
+plus de roi de France.</p>
+
+<p>Quelques nobles suivent le Roi; d'autres se retirent..... ce qui
+reste demande les ordres de M. de Mailly. Que pouvait-il faire? les
+canonniers étaient passés aux fédérés!... il ne lui reste plus que la
+gendarmerie, commandée par Raimond.</p>
+
+<p>&mdash;Vivent les grenadiers français! s'écrie le vieillard.&mdash;Vive mon
+général! répondent les grenadiers.</p>
+
+<p>M. d'Affri, commandant des Suisses, avait répondu à la Reine que
+des Suisses ne pouvaient tirer sur des Français, et s'était retiré.
+Backmann et Zimmermann l'avaient remplacé... On connaît le détail
+de cette horrible journée. Le Roi envoya l'ordre aux Suisses de ne
+plus tirer, par M. d'Hervilly; l'ordre ne put parvenir au milieu du
+carnage et des malheurs qui commençaient ainsi la République, dont
+c'était le premier jour!...</p>
+
+<p>Le maréchal, perdu dans cette foule qui combattait pour ainsi dire
+<i>corps à corps</i>, vit tuer à ses côtés M. <i>de Pomard</i>, gentilhomme
+qui était son aide de camp. Le noble vieillard, l'épée à la main,
+combattait toujours néanmoins comme un jeune homme plein d'ardeur;
+un homme lève sur lui un sabre rouge de sang et allait le tuer, le
+maréchal pose avec calme la main sur le bras de cet homme et se
+nomme; à l'aspect de cette figure vénérable, de ces cheveux blancs,
+de cet homme revêtu du cordon bleu et de ces insignes dont l'éclat
+imposait encore, le fédéré laisse tomber son sabre; puis, ordonnant
+tout bas au maréchal de se taire et de le suivre, il le maltraite,
+et, tout en l'entraînant, lui arrache son cordon bleu qui est
+toujours un honneur, mais aussi un signe de proscription... C'est
+ainsi que le maréchal fut conduit à son hôtel... le nom de cet homme
+est demeuré inconnu... alors une action généreuse était un crime!...</p>
+
+<p>Deux jours après, le maréchal fut dénoncé et conduit à sa section.
+Ses nobles réponses, ses cheveux blancs et ses quatre-vingt-trois
+ans firent impression sur les monstres de 93, qui alors n'étaient
+encore qu'au berceau!... Il échappa, et se retira avec la maréchale,
+toute jeune alors, dans le département du Pas-de-Calais. Là, André du
+Mont, altéré du sang des royalistes en 93, comme il le fut en 94 de
+celui des républicains, le fit jeter en prison; la maréchale ne le
+quitta pas... Joseph Lebon, qui succéda à André du Mont, fut assez
+cannibale pour envoyer à l'échafaud un homme aussi vénérable par son
+âge que respectable par sa chevaleresque loyauté. En approchant de
+l'échafaud, sa tête se releva plus fière que jamais elle ne l'avait
+été devant l'ennemi.</p>
+
+<p>&mdash;<span class="smcap">Vive le Roi!</span> s'écria-t-il... je le dis comme mes ancêtres!</p>
+
+<p>Sa malheureuse femme était enceinte en 1792, et mit au monde, cette
+même année<a id="footnotetag7-D" name="footnotetag7-D"></a><a href="#footnote7-D" title="Go to footnote 7-D"><span class="smaller">[7-D]</span></a>, le fils<a id="footnotetag7-E" name="footnotetag7-E"></a><a href="#footnote7-E" title="Go to footnote 7-E"><span class="smaller">[7-E]</span></a> qui devait transmettre à cette époque
+le beau nom de son père.</p>
+
+<p><a id="footnote7-A" name="footnote7-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-A">7-A</a></b>: Celle que la Reine aimait tant, et qui avait été sa
+dame d'atours; fille du comte de Périgord, frère de l'archevêque de
+Reims, elle était belle-fille du maréchal.</p>
+
+<p><a id="footnote7-B" name="footnote7-B"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-B">7-B</a></b>: Il y a plusieurs Narbonne: Narbonne-Pelet,
+Narbonne-Lara et Narbonne-Fritzlar. C'était de ces derniers que
+venait madame la duchesse de Chevreuse.</p>
+
+<p><a id="footnote7-C" name="footnote7-C"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-C">7-C</a></b>: J'ai parlé de ce fait dans mon Salon de l'archevêque
+de Paris, Christophe de Beaumont.</p>
+
+<p><a id="footnote7-D" name="footnote7-D"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-D">7-D</a></b>: Le 26 septembre.</p>
+
+<p><a id="footnote7-E" name="footnote7-E"></a>
+<b><a href="#footnotetag7-E">7-E</a></b>: Adrien-Augustin-Amalric de Mailly, né en 1792, et
+nommé élève de Saint-Cyr, par l'Empereur, en 1808 ou 1809.</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Ceci est un peu paradoxal; mais c'est tout ce que je
+puis trouver de mieux pour excuser M. de Talleyrand.</p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: On verra dans la suite que cette mission fut aussi
+singulièrement donnée que remplie. Je vais rapporter tout à l'heure
+une lettre de M. de Chauvelin qui la dément.</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: C'est un fait qui est peu connu et positif que celui de
+cette excommunication.</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer
+l'estime dans laquelle on le tenait.</p>
+
+<p>Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place
+de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de
+Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.</p>
+
+<p>Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne
+savait pas lire, dit à son mari:</p>
+
+<p>«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien
+malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!... Reste ici et
+ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les <i>manteaux rouges</i>
+s'arranger entre eux.</p>
+
+<p>Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe
+plus aujourd'hui, et qu'on nommait <i>rue de l'Orangerie</i>, au grand
+hôtel de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les
+républicains les plus chauds allaient là.</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: On sait que ce fut en allant demander la protection de
+M. de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.</p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Il avait épousé mademoiselle Clary, s&oelig;ur de madame
+Joseph Bonaparte.</p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Madame de Lostanges, si charmante par son esprit fin et
+gai et sa jolie figure, était la femme la plus recherchée sur toutes
+ces choses dont je parle ici.</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel,
+et spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez
+ma mère; il était très-vieux alors.</p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: 25 messidor de l'an V.</p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Lannes était républicain <i>enragé</i>, comme on les nommait
+alors.</p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince
+Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici
+une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut
+interceptée par nous:</p>
+
+<p>«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je
+sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que
+je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous
+préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français
+en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les
+jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire;
+en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce
+soit.</p>
+
+<p>On voit que l'Autriche devait être <i>plus</i> qu'inquiète. Ce fut alors
+que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à
+Campo-Formio.</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:</p>
+
+<ul class="none">
+<li>À la Police, Cochon l'Apparent.</li>
+<li>À la Guerre, Petiet.</li>
+<li>À l'Intérieur, Bénézet.</li>
+<li>À la Marine, Truguet.</li>
+<li>Aux Affaires étrangères, Charles Lacroix.</li>
+</ul>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Allusion à une motion presque publique faite par Laîné,
+pour mettre immédiatement (dans les vingt-quatre heures) Barras en
+arrestation, parce que les troupes de Hoche <i>venaient à Paris</i> sans
+ordre du ministère de la Guerre et clandestinement.</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Mon mari, à cette époque premier aide de camp du
+général Bonaparte, m'a souvent parlé du 18 fructidor, et son opinion,
+c'est que M. de Talleyrand l'avait dirigé et ménagé d'avance. Mais il
+n'avait à cet égard que des conjectures; à la vérité, elles devaient
+avoir du poids.</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Cette commission était composée de Vaublanc, Jourdan
+(des Bouches-du-Rhône), Pastoret, Siméon, Emmery, Thibaudeau et
+Boissy-d'Anglas.</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Ce message du Directoire avait été motivé par un fait
+très-important, la marche d'un corps de douze mille hommes, commandé
+par le général Hoche. Voilà encore une ténébreuse et sinistre
+aventure qui jamais ne sera éclaircie, la mort subite et violente de
+Hoche, qui suivit son voyage précipité à Paris et son retour à son
+armée de Sambre-et-Meuse. Un député (Delarue) fit, le 19 thermidor,
+un rapport sur la marche de ces troupes, et dit, dans le Conseil
+même, qu'au lieu de deux mille hommes avoués par le général Hoche
+pour aller s'embarquer à Brest, il y avait toute une armée. Un autre
+député (Willot) fit aussi une virulente sortie contre le général
+Hoche. Ce général est une des belles figures de notre Révolution;
+c'est un homme <i>antique</i> dans toute l'acception qu'on attache à
+ce mot. S'il est venu à la tête de ses troupes pour délivrer le
+Directoire, c'est qu'il croyait que le Directoire était en péril;
+d'un esprit supérieur, jeune, brave, habile, d'une capacité égale,
+soit qu'il maniât le sabre, soit qu'il se servît de sa plume; beau et
+modeste dans ses succès de tous les genres, le général Hoche est un
+homme pas assez connu dans cette galerie d'hommes de la Révolution,
+où il demeure confondu. Je veux ici donner un échantillon de son
+esprit juste et fin, et, en même temps, de son noble caractère;
+je sais où il se trouve beaucoup de lettres du général Hoche, et
+j'espère posséder bientôt ce trésor, je puis le dire: car ces lettres
+révèlent toute la noblesse de l'âme d'un homme vraiment supérieur.
+Je dirai, avant de transcrire cette lettre, que le général employé
+sous le général Hoche était le général Richepanse. J'ai entendu mon
+mari dire ces propres paroles: «J'ai toujours souhaité ressembler
+à cet homme-là!» Et il ajoutait, en lui secouant la main avec
+cette franchise adorable qui le faisait tant aimer de ses amis:
+«<i>Richepanse, tu es le seul homme qui ne boive que de l'eau dont je
+serre la main cordialement.</i>» C'était vrai; et cet homme commandait
+les troupes sous le général Hoche. Cependant l'un et l'autre
+n'eussent exécuté que de bonnes et de loyales mesures.</p>
+
+<p>Le général Hoche écrivit au Directoire, de Wetzlar, où il était alors:</p>
+
+<p>«Vous avez dû être invité, par un message des Cinq-Cents, à traduire
+devant les tribunaux les signataires des ordres donnés aux troupes
+pour leur marche sur l'intérieur. Cette fois, M. Willot a été sans
+s'en douter mon interprète auprès de vous et de la Représentation
+nationale; permettez-moi donc de vous prier de m'indiquer le tribunal
+auquel je dois m'adresser, pour obtenir enfin la justice qui m'est
+due. Il est temps que le peuple français connaisse l'atrocité des
+accusations dirigées contre moi par des hommes qui, étant mes ennemis
+particuliers, devraient au moins faire parler leurs amis, ou plutôt
+leurs patrons, dans une cause qui leur est personnelle; il est temps
+que les habitants de Paris, surtout, connaissent ce qu'on entend par
+<i>l'investissement d'un rayon</i>; qu'on leur explique comment neuf,
+dix, même douze mille hommes peuvent faire le blocus d'une ville
+qui, au premier bruit du tambour (ou <i>de cloche</i><a id="footnotetag24-A" name="footnotetag24-A"></a><a href="#footnote24-A" title="Go to footnote 24-A"><span class="smaller">[24-A]</span></a>, si on l'aime
+mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa
+défense... Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence
+de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a
+mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas
+dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans
+les départements réunis, <span class="smcap">D'OÙ IL N'EST PAS SORTI</span>!... Je
+demande enfin un tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les
+a peints comme des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis
+et traités comme des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos
+crimes autrement que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas
+que je passe à Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait
+pas d'autre route, mais par des pièces authentiques et irréfutables;
+toutes celles que j'ai signées vont paraître, elles sont à
+l'impression. Si quelques soldats ont témoigné leur indignation de la
+manière dont ils ont été accueillis en rentrant chez eux, on verra
+que j'y ai moins participé que ceux que quatre régiments de chasseurs
+ont tant fait trembler. Depuis longtemps, je suis en possession
+de l'estime publique, non à la manière de quelques égorgeurs
+révolutionnaires, devenus ou plutôt reconnus pour des agents en chef
+de nos ennemis, mais ainsi qu'un homme de bien y peut prétendre. On
+<i>doit donc s'attendre</i> que je n'y renoncerai pas pour l'amour de
+quelques Érostrates parvenus depuis un moment sur la scène de la
+Révolution, et qui ne sont encore connus que par d'insignifiantes
+déclamations et les projets les plus destructifs de tout ordre et de
+tout gouvernement.»</p>
+
+<p>Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son
+quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la
+conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député
+nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom
+de <i>Marius</i>. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir
+des suites... Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce
+que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que
+tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une
+chose importante dans la Révolution française.</p>
+
+<p>Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son c&oelig;ur était
+profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute
+l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même
+Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait
+montré le chemin...</p>
+
+<p>De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une
+fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son
+discours:</p>
+
+<p>«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore
+vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant
+de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à
+assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des
+rebelles aux lois républicaines osent troubler!»</p>
+
+<p>Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux
+autorités et à son armée:</p>
+
+<p>Le général Ney: <i>Au maintien de la République! Grands politiques de
+Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge.</i></p>
+
+<p>Le général Chérin<a id="footnotetag24-B" name="footnotetag24-B"></a><a href="#footnote24-B" title="Go to footnote 24-B"><span class="smaller">[24-B]</span></a>: <i>Aux membres du Gouvernement qui feront
+respecter la République!</i></p>
+
+<p>Un chef d'escadron: <i>Aux patriotes des Cinq-Cents!</i></p>
+
+<p>Un commissaire des guerres: <i>À la coalition légitime de l'armée
+d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!</i></p>
+
+<p>On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui
+avaient pour titre: <i>Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de
+Clichy</i>...</p>
+
+<p>Le général Willot monta à la tribune et dit:</p>
+
+<p>«Je ne crains pas qu'un nouveau César<a id="footnotetag24-C" name="footnotetag24-C"></a><a href="#footnote24-C" title="Go to footnote 24-C"><span class="smaller">[24-C]</span></a> passe le Rubicon; le
+héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher
+contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels
+la victoire l'a conduit. Mais <span class="smcap">Marius</span><a id="footnotetag24-D" name="footnotetag24-D"></a><a href="#footnote24-D" title="Go to footnote 24-D"><span class="smaller">[24-D]</span></a> peut arriver aux
+portes de Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent.
+Dans cette circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle<a id="footnotetag24-E" name="footnotetag24-E"></a><a href="#footnote24-E" title="Go to footnote 24-E"><span class="smaller">[24-E]</span></a>
+arrête le nouveau Marius aux limites constitutionnelles<a id="footnotetag24-F" name="footnotetag24-F"></a><a href="#footnote24-F" title="Go to footnote 24-F"><span class="smaller">[24-F]</span></a>, le
+Directoire pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le
+passage aux factieux!»</p>
+
+<p><a id="footnote24-A" name="footnote24-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-A">24-A</a></b>: Cette phrase a rapport aux hommes du Directoire,
+<i>Talleyrand</i> surtout, qui l'avait trahi après l'avoir mis en avant.</p>
+
+<p><a id="footnote24-B" name="footnote24-B"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-B">24-B</a></b>: Chef d'état-major du général Hoche. C'était le fils
+du fameux généalogiste, et il l'était lui-même.</p>
+
+<p><a id="footnote24-C" name="footnote24-C"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-C">24-C</a></b>: Bonaparte.</p>
+
+<p><a id="footnote24-D" name="footnote24-D"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-D">24-D</a></b>: Hoche.</p>
+
+<p><a id="footnote24-E" name="footnote24-E"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-E">24-E</a></b>: Le lieutenant fidèle, c'est Pichegru.</p>
+
+<p><a id="footnote24-F" name="footnote24-F"></a>
+<b><a href="#footnotetag24-F">24-F</a></b>: La Constitution avait ordonné qu'il serait tracé
+un rayon autour de Paris que les troupes même de la République ne
+pourraient pas franchir. C'était l'article 69 de la Constitution qui
+le fixait.</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Benjamin Constant a publié en l'an IV un ouvrage sur le
+Gouvernement français, et la nécessité de s'y rallier. Celui sur les
+<i>Réactions politiques</i> parut un an plus tard, en l'an V.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Propres paroles de Thibaudeau.</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Jean Debry, dont il est souvent question dans cet
+article, est un homme dont le Directoire savait apprécier les
+talents, et qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne
+à l'Assemblée Législative, il eut une carrière parlementaire
+très-importante; ce fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit
+à la régence, et qui fit prononcer l'accusation contre les princes
+émigrés. En général, il était fort exagéré et fort peu tolérant,
+mais d'un républicanisme dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui:
+ainsi ce fut lui qui fit décréter que toujours on jouerait la
+<i>Marseillaise</i> à la garde montante. Il était très-exalté, <i>mais
+vrai</i>, et cette certitude donnait une grande autorité au député qui
+siégeait souvent entre deux faux frères; il était admirable pour le
+général Bonaparte, qu'il vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand
+ne l'aimait guère, Jean Debry.</p>
+
+<p>Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit
+avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il
+put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer
+plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il
+envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop
+zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des
+plénipotentiaires de Rastadt... il y a un voile sur cette sanglante
+catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne
+l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards
+Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa.
+C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi
+de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers;
+le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison
+hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour
+où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble... Il avait
+encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses
+collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées
+avec lui, mais pour ne pas se relever... Il prononça un discours à la
+suite duquel il fut couvert d'applaudissements... sa dernière phrase
+fut oratoire, elle enleva les acclamations.</p>
+
+<p>&mdash;Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance
+d'émotion qu'il avait au dernier degré... On lui répondit par un
+autre cri formé par cinq cents voix!...</p>
+
+<p>Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais
+occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait
+leurs noms entourés d'une couronne civique... Et lorsque dans quelque
+cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du
+fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Cette liste était depuis le 1<sup>er</sup> prairial,
+c'est-à-dire deux mois et demi.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Message qui faisait part de toutes les adresses des
+différents corps d'armée au Directoire.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: La division militaire de Paris était la 17<sup>e</sup> à cette
+époque.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Une autre circonstance assez bizarre prouve l'esprit de
+vertige qui jamais ne quitte les partis politiques!... Croirait-on
+que deux jours avant le 18 fructidor, ils avaient tellement les yeux
+fascinés dans le parti de Clichy, qu'ils parlaient d'organiser une
+police? Un nommé Dossonville, homme du métier et employé par Rovère,
+leur avait présenté un plan. La dépense devait s'élever à 50,000 fr.,
+et comme ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, ils
+s'arrangèrent pour l'avoir par quart et par <i>cotisation</i>. C'était à
+faire pitié!</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Voir le <i>Moniteur</i>; à cette époque, il était vrai.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: C'est, au reste, un fait digne de remarque, que
+la profonde ignorance de la génération actuelle de l'histoire
+<i>véritable</i> de la Révolution; il y a même un côté ridicule à cette
+ignorance. C'est pourtant comme étude qu'il faudrait connaître cette
+époque.</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Cette pièce inculpait gravement Pichegru. Elle fut
+trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence de
+Bonaparte et de Clarke, alors commissaire du Directoire près l'armée
+d'Italie; Clarke, d'abord chargé de surveiller le général Bonaparte,
+et puis se dévoilant à lui et se donnant à l'homme dont le pouvoir
+était évident dans l'avenir, comme il fut ensuite à la Restauration,
+lorsque ce même homme alla mourir à Sainte-Hélène!</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Cette correspondance fut trouvée dans un fourgon du
+général Klinglin, saisi par nos troupes le 2 floréal an V; et Moreau
+la garda jusqu'au 24 fructidor, c'est-à-dire quatre mois et demi
+après. Il paraît que le Directoire croyait Moreau aussi coupable que
+les autres.</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Je ne connais rien de plus étrangement ridicule que
+toute la conduite d'Augereau alors, si ce n'est celle des directeurs,
+lorsque je pense que l'on a agité la question de savoir s'il ne
+remplacerait pas Carnot ou Barthélemy! Augereau, qui, se trouvant
+à quelque temps de là à la présidence de ce même Conseil qu'il
+avait décimé, lorsqu'on apprit la démission de Bernadotte, et qu'on
+craignit un coup d'État, s'écria: «Ne vous rappelez-vous plus que
+je suis le même homme qu'au 18 fructidor? eh bien! je vous préviens
+qu'il faudra faire tomber ma tête avant de toucher à mes collègues!»
+Bavardage! abus des mots!</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Ils ne s'étaient pas encore rencontrés; M. de
+Talleyrand était revenu d'Amérique après le départ de Bonaparte pour
+l'Italie.</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Ce que, plus tard, Spurzheim a nommé <i>habitivité</i>;
+barbarisme inutile.</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Malibran, député de l'Hérault au Conseil des
+Cinq-Cents; et il aimait le général Bonaparte!... il demanda en même
+temps pour lui qu'on donnât le nom de faubourg d'Italie au faubourg
+Saint-Antoine. Cet homme, j'en suis sûre, aurait aussi mal entendu
+l'honneur pour lui-même; je crois que ce Malibran est le beau-père
+de la fameuse madame Malibran. Comme il était familier de Barras, on
+pensa que le Directoire, qui déjà craignait Bonaparte et le jugeait
+d'après lui, aurait voulu le déconsidérer dans le cas où il aurait
+accepté.</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Chénier (Marie-Joseph), qui fut à tort accusé de la
+mort de son frère, était un homme de bonne foi, républicain dans
+le c&oelig;ur. Il a fait une foule de beaux traits, de choses utiles
+qu'on ignore, parce qu'on parle de lui sans rien approfondir; mais
+il faut connaître Chénier, et savoir tout le bien qu'il fit et le
+mal qu'il empêcha. Ce fut lui qui fit décréter les écoles primaires.
+Aussitôt que la veuve d'un littérateur faisait entendre une parole
+de détresse, Chénier montait à la tribune et demandait une pension
+pour elle; s'occupant des arts, de la littérature, et d'une foule de
+choses toutes utiles à la science et au progrès. Les Clichiens ont
+été rigoureux pour lui, parce qu'il fut sans pitié pour les excès de
+la <i>Compagnie de Jésus</i> et de leurs acolytes plus féroces que les
+monstres de 93. Le <i>Moniteur</i> de l'époque (et celui-là est vrai) est
+le livre où l'opinion devrait s'instruire avant de se formuler si
+violemment.</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: C'est madame Germon, couturière très en vogue alors,
+qui répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le
+tiers du prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à
+madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: Leibnitz avait un penchant pour la France; étant
+encore jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences,
+disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et
+de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était
+fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait
+jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de
+l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont
+d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le
+caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien
+plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les
+études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en
+rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité
+<i>de Arte combinatoria</i>. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit
+plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à
+rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un
+nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à
+Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée.&mdash;Bon!
+lui dit l'autre, cela est dans la <i>Ligarithmotechnia</i> de Mercator, du
+Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres
+qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne
+lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au
+travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une
+série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator,
+son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à
+qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur
+de la chose et en félicita l'auteur.&mdash;Pour cette fois, dit Leibnitz,
+Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la
+réponse avec impatience... Oldenbourg félicita cordialement son ami
+sur un aussi beau chef-d'&oelig;uvre de son esprit... Mais par une
+fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat
+viennent d'être opérés par un <span class="smcap">certain M. Isaac Newton</span> de
+Cambridge, qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes
+qu'il avait faites. Quel siècle que celui où de telles choses
+arrivent! et qu'on fut heureux d'y vivre!</p>
+
+<p>Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette
+série du cercle quelque temps auparavant.</p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout
+ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de
+l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que
+M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du
+général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand
+ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut
+l'être.</p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment
+où la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut
+aucun costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient
+qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient
+un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques
+députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard... Ce
+ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et
+s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les
+morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur
+mort morale.</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane,
+qui avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays.
+Le comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce
+qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame
+la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un
+homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il
+était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M.
+Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt,
+et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec
+M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de
+ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham
+était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau
+surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt
+était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne
+sais pas tirer sur une lame de couteau.»</p>
+
+<p>Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut
+l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura
+quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du
+Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit
+maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme
+qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement
+échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la
+voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière
+démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des
+Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire,
+Barras, Carnot et Rewbell.</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: Lieu où l'on se réunissait pour prendre des glaces.</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: 15 frimaire an VI, à 5 heures du soir (17 décembre
+1797). Je reviens sur ce fait, quoique je l'aie annoncé dans les
+pages précédentes, parce que c'est nécessaire à la marche des
+événements.</p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Comprend-on que le général Lefebvre Desnouettes ait pu
+<span class="smcap">VENDRE</span> une telle maison!... c'est une honte, mais une plus
+grande à ses héritiers de ne pas l'avoir rachetée.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Ils tenaient lieu du préfet.</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: Le ministre de la Guerre le présenta aussi; mais, chose
+assez bizarre pour Bonaparte, qui était tout entier militaire, on
+ne remarqua que M. de Talleyrand. Le fait est que le ministre de la
+Guerre ne fit aucun discours, et que le <i>Moniteur</i> ne rendit compte
+que du discours de M. de Talleyrand, ce qui prouve que l'autre ne
+parla même pas.</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: Barras, alors président du Directoire.</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Ce discours est tel qu'il le faut lire dans mes
+<i>Mémoires</i>; il a été copié par moi sur le discours lui-même, écrit
+par mon mari sous la dictée de Bonaparte, et ce papier était celui
+que le général Bonaparte tenait dans son chapeau le jour de cette
+fête, parce que l'écriture de Junot était plus facile, on le pense
+bien, à lire que la sienne.</p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Seize pages d'un in-8<sup>o</sup>.</p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: J'avais treize ans et demi à cette époque-là.</p>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: Cette lettre est du 5 germinal an VI (26 mars 1798), et
+dans tous les journaux d'alors.</p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: M. d'Herenaude fut toujours auprès de M. de Talleyrand,
+et lui servit immensément; on dit même que sans lui il eût été
+souvent fort embarrassé.</p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Sidney Smith, fait prisonnier dans un coup de tête
+qu'il tenta à Rouen, fut mis au Temple, d'où il sortit par un moyen
+qui ne fut jamais bien connu. Il y eut des présomptions pour croire
+que le Directoire lui-même donna les ordres, ainsi que les ministres;
+quoi qu'il en soit, il en est sorti.</p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: M. d'Araujo, Portugais, homme parfaitement aimable, qui
+fut depuis ministre des Affaires étrangères; c'est de lui qu'il est
+si souvent question dans mes <i>Mémoires</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: Tous avaient des surnoms: le cardinal Antonelli
+était surnommé <i>le fourbe</i>, Borgia, <i>le superbe</i>, Lasomaglia,
+l'<i>ambitieux</i>, et je ne sais plus lequel avait le surnom
+d'<i>assassin</i>...</p>
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Je ne sais s'il accepta ou refusa.</p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: J'étais à cette représentation avec mon frère et ma
+mère.</p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: Il y avait aussi le duc de Dino, Edmond, troisième
+enfant d'Archambault de Périgord, qui était alors trop jeune pour
+venir dans le salon de son oncle.</p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: M. de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à
+Constantinople, homme parfaitement aimable.</p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: M. de Vaudreuil, amant de madame de Polignac; c'était
+un des hommes les plus agréables de la cour de Marie-Antoinette.</p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Charmant ouvrage de Brillat-Savarin, où l'art de savoir
+bien manger est démontré avec tout l'esprit possible.</p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: On fit courir alors ce mot qui, depuis, a eu tant de
+succès contre cette pauvre madame de Staël; elle aurait dit (selon
+celui qui racontait) à M. de Talleyrand:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, vous ne m'aimez plus!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, si, je vous aime toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non!... Enfin, tenez, si madame Grandt et moi nous tombions
+dans l'eau, laquelle sauveriez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que vous savez nager.</p>
+
+<p>On disait que M. de Talleyrand aurait dû répondre à madame de Staël:
+Ni l'une, ni l'autre. Je ne sais pas si le mot n'eût pas été plus
+dur encore.</p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: La diplomatie!...</p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Cette recherche de suspendre des corbeilles avec des
+fruits glacés et des oranges est bien ancienne. On la trouve dans un
+Voyage en Espagne par madame d'Aulnoi, sous Louis XIV; elle rapporte
+l'avoir vue chez le cardinal Porto-Carrero, à Tolède.</p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: On a prêté ce propos au général Damas, qui était près
+d'Augereau. Je ne sais pas s'il est d'Augereau; s'il l'a dit, on le
+lui a soufflé. Il était incapable de l'imaginer à lui seul.</p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: Le bref ne fut pas enregistré à l'époque où il fut
+donné; il le fut au 19 août 1802, et le Pape le donna, je crois,
+en avril 1801. Le cardinal Consalvi me parla beaucoup de M. de
+Talleyrand lorsque je le revis à Rome.</p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: J'ai connu une grande dame anglaise dont mon mari fut
+<i>l'ami fort intime</i>. Cette Anglaise avait une mère à moitié folle
+qui, toute grande dame qu'elle était, avait fort souvent besoin
+d'argent; Junot lui en prêta, et beaucoup (j'ai la note). Nous
+n'en entendîmes plus parler, et pourtant l'une des deux femmes est
+aujourd'hui l'une des plus riches de l'Europe.</p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Je ne sais de qui il voulait parler.</p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: Mes petites filles, surtout la plus jeune, faisaient
+des cris affreux en le voyant.</p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Madame la marquise Des Corches de Sainte-Croix, mère du
+général Sainte-Croix et tante de madame du Cayla. Elle était s&oelig;ur
+de M. Talon; c'était une femme supérieure, et l'amie la plus intime
+de la duchesse de Courlande, mère de la duchesse de Dino.</p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Le duc d'Olivarès laissa prendre le Portugal, mais
+ce fut après tout un grand ministre; s'il ne fut pas l'égal de
+Richelieu, il fut moins cruel, au moins, et cela compense.</p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: Il voulait sans doute le conduire, comme Don Carlos, à
+être jugé à mort. Ensuite, il n'y aurait eu que Don Carlos entre Don
+Francisco et le trône; Don Francisco, le troisième enfant, était fils
+de Godoy.</p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Maître-d'hôtel de l'Impératrice.</p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Maître-d'hôtel de Murat.</p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: Valet de chambre de M. de Talleyrand depuis trente-cinq
+ou quarante ans.</p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: M. d'Herenaude, dont j'ai parlé déjà.</p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: J'ai appris depuis peu de temps des détails relatifs
+à cette époque, qui me font ajouter de l'amitié à l'estime que
+depuis longtemps j'avais vouée au maréchal Macdonald... Je regrette
+seulement pour lui 1815.</p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Certainement le duc de Raguse, que j'estime et que
+j'aime de c&oelig;ur, n'est pas coupable; mais il a vu le bonheur du
+pays dans une chose où il n'était pas... c'est une erreur, et voilà
+tout. La chose est bien différente.</p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Aujourd'hui, le local est, dit-on, plus beau; cela
+doit être avec les changements qui ont été faits. Mais ce qui était
+et ce qui n'est plus, c'est la magnificence des costumes de cour des
+femmes et de celui des hommes; un coup d'&oelig;il unique était celui
+qu'offrait la salle de spectacle les jours de grand cercle.</p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: Joséphine avait ses chambellans <i>à elle</i>. Marie-Louise
+les avait en commun avec l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Je n'ai jamais revu un opéra qui m'ait fait
+l'impression de <i>Roméo et Juliette</i> de Zingarelli, joué et chanté
+par la Grassini et Crescentini!... Quelle adorable harmonie et quel
+jeu!... quelle beauté avec tout cela, et comme la Grassini était
+adorable au troisième acte, tout enveloppée de mousseline blanche
+diaphane et couchée dans le tombeau!... Quant à Crescentini, je n'ai
+entendu personne depuis lui chanter comme il le chantait: <i>Ombra
+adorata....</i> et le beau duo de la fin!...</p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: C'est le même dont Vestris le fils, c'est-à-dire celui
+qu'on appelait le Diou de la danse ou <i>Vestr' Alard</i>, parce que sa
+mère était mademoiselle Alard, disait, en 1805, en apprenant qu'il
+était roi: Ce pauvre Max (Maximilien), je suis bien aise qu'on l'ait
+fait roi!</p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Depuis princesse de Carignan; une charmante personne de
+c&oelig;ur et d'esprit. Elle est <i>morte brûlée</i>!...</p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Une blonde montée en papillons sur une carcasse, et
+qu'on posait sur le derrière de la robe de cour, et qui, montant sur
+les épaules, venait en mourant jusqu'à la poitrine.</p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Le mari de la fameuse demoiselle Guimard.</p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: J'ai retrouvé cette même voix de manière à me faire
+tressaillir toutes les fois qu'elle vient à mon oreille: c'est dans
+le comte Valeski. Cette ressemblance d'organe est quelquefois d'une
+telle force qu'elle fait mal.</p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Il n'est pas changé d'humeur ni d'esprit; il est
+toujours aussi amusant, aussi gai lui-même. Il me donnait le bras
+l'hiver dernier dans un bal<a id="footnotetag93-A" name="footnotetag93-A"></a><a href="#footnote93-A" title="Go to footnote 93-A"><span class="smaller">[93-A]</span></a>, et ses remarques sur les gens qui
+passaient devant nous auraient fait rire la douleur même.</p>
+
+<p><a id="footnote93-A" name="footnote93-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag93-A">93-A</a></b>: Chez M. Dupin, président de la Chambre des Députés.</p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: M. de Longchamps était un homme d'esprit et charmant
+de manières, et de manières sociables. Il faisait de jolis vers, et
+il est connu par plusieurs pièces fort jolies représentées sur le
+théâtre de l'Opéra-Comique. C'est lui qui a fait cette ravissante
+romance au moment de partir pour son exil, lorsqu'il alla en
+Amérique. Jamais la poésie n'a mieux rendu la pensée du c&oelig;ur. Il
+y a tout un poëme de l'âme dans le second couplet. Boïeldieu fit
+la musique; elle est en rapport avec les paroles, et tout à fait
+dramatique. Voici ce couplet:</p>
+
+<p class="poem10">
+ J'observe tout ce que je laisse<br>
+ Avec d'autres yeux qu'autrefois;<br>
+ Tout m'attache, tout m'intéresse,<br>
+ Je tiens à tout ce que je vois.<br>
+ Parents chéris, fidèle amie,<br>
+ Pour moi ne sont pas moins perdus
+ Que si j'eusse quitté la vie,<br>
+ Et j'aurai les regrets de plus.</p>
+
+<p>Les quatre derniers vers sont ravissants de vérité et de sensibilité.</p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Seconde femme de M. de Beauharnais le sénateur, le père
+de la princesse Stéphanie, grande-duchesse de Bade, et dame d'honneur
+de la princesse Caroline. Elle était aimée de tout le monde à cause
+de sa bonté et de sa politesse.</p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: C'est un petit cercle de fer qu'on met aux jeunes
+chevaux fougueux pour les dompter, et alors on leur fait fournir une
+course quelconque, mais plus particulièrement en tournant.</p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Le grand-père se dansait à la fin du bal, et d'un bal
+où on avait été ce qu'on appelle <i>en train</i> et gai. On était, comme
+dans l'anglaise, deux par deux et sur une colonne. Le couple <i>qui
+menait</i> le grand-père se mettait en marche sur un air fait exprès,
+et que Julien le nègre jouait ordinairement moitié éveillé et moitié
+dormant, parce que le grand-père arrivait à six heures du matin. On
+faisait d'abord une promenade. La promenade finie, ce qui quelquefois
+durait longtemps si le caprice du couple <i>chef</i> le voulait ainsi, on
+se remettait sur une colonne. Alors commençait un autre air sur la
+mesure de l'anglaise, et on faisait toutes les figures qui passaient
+par la tête du couple <i>chef</i>. Quand il avait parcouru toute la
+colonne, un autre couple commençait et faisait la même figure. Les
+plus bizarres et les plus drôles étaient les meilleures. On mettait
+la femme dans un fauteuil, on se mettait à genoux, on faisait des
+berceaux avec les bras, etc... J'ai vu une fois chez la princesse
+Caroline, à l'Élysée, la promenade du grand-père se prolonger depuis
+la galerie jusqu'au premier. Tout le grand-père avait plus de
+quatre-vingts personnes, plus de quarante paires bien sûrement. Tout
+cela suivait avec les meilleurs et les plus joyeux rires.</p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: J'ai fait une erreur dans mon <i>Salon de madame de
+Polignac</i>. J'ai dit que la marquise de Bréhan était dame du palais;
+elle ne l'était pas, mais elle était amie intime de la Reine. Je
+m'empresserai toujours de réparer une faute dès qu'elle me sera
+démontrée.</p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Elle continuait à m'appeler ainsi lorsque nous étions
+seules. Elle était bonne en général, et aimait ses anciens amis.</p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: C'était alors la mode de porter de ces jupes garnies
+avec des touffes de n'importe quoi soutenues par des rubans. La
+princesse Pauline en avait une garnie de branches de pin, avec un
+corsage de velours vert garni en émeraudes et en diamants. La reine
+Hortense en avait une ravissante garnie en <i>belles-de-jour</i>, et tout
+ce qui, à la robe de la princesse Pauline, était en émeraudes et en
+diamants, était ici en turquoises et en diamants.</p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Et depuis que ceci est écrit, quel malheur nous a
+frappés!... La chaîne de l'exil a été rompue, mais par la mort!...</p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: C'est vrai.</p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: En 1806, au commencement.</p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: L'Empereur prononçait les deux mots avec un accent
+effrayant et prolongé.</p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: C'était le nom de religion que Giulio avait pris en
+entrant au couvent, où il ne pouvait garder son nom habituel.</p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Ce château fut habité, en 1815, par madame de Staël,
+où elle reçut toute l'Europe couronnée; il fut détruit par la bande
+noire l'année suivante.</p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: <i>For ever or never.</i></p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: Le régent ne peut faire un duc, il n'en a pas le
+droit.</p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Madame de Genlis fît paraître en 1802, dans la
+<i>Bibliothèque des Romans</i>, une petite nouvelle intitulée: <i>Lindane et
+Valmire</i>, qui n'est pas autre chose que l'intrigue de cette pièce.</p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Lorsqu'en 1816, j'eus l'honneur d'être présentée au
+duc d'Orléans, il me demanda si pendant que j'avais été maîtresse
+du Raincy, avant de le céder à Napoléon, j'avais fait faire cette
+salle de bain.&mdash;Non, monseigneur, répondis-je.&mdash;Je crois bien, dit
+le prince en souriant, ni moi non plus. <i>Je ne suis pas assez grand
+seigneur pour cela.</i></p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Je parlerai de cet exil dans mes <i>Salons de la
+Restauration</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Ce portrait est gravé et se vend comme une gravure
+représentant Sapho: c'est du moins le nom qui est au bas. Pourquoi
+n'avoir pas laissé la marge en blanc?</p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: Regnault de Saint-Jean-d'Angély mourut le jour ou le
+lendemain de son retour dans Paris.</p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: M. le duc de Laval, frère de la duchesse de Luynes,
+était père d'Adrien de Montmorency.</p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: Elle était mademoiselle de Narbonne Fritzlar.</p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: En se mariant, elle prit une perruque blonde que lui
+fit Duplan, et si artistement, qu'on n'y voyait rien.</p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Une particularité me frappa; la carte de la duchesse
+de Chevreuse portait ces seuls mots: <i>Madame de Chevreuse</i>, et
+gravés. Celle de madame de Luynes n'avait que son nom: <i>Madame de
+Luynes</i>, et tout simplement fort mal écrit, et sur une carte à
+jouer.&mdash;Ce n'est pas étonnant, me dit M. de Narbonne, elle ne fait
+jamais de visites.</p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: J'ai en face de moi une maison bâtie en 1835; l'autre
+jour, je vois des ouvriers, des poutres, un grand appareil; c'était
+la maison qui tombait et qu'on était obligé d'étayer. C'est l'image
+de beaucoup de choses de notre temps.</p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas demandé, mais
+<i>de manière à l'obtenir</i>, le retour de madame de Chevreuse!... le
+faire demander par Marie-Louise enfin... Mais M. de Talleyrand aurait
+fait une démarche qui n'aurait eu de résultat que pour autrui.</p>
+
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 6/6), by
+Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS TOME 6 ***
+
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+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
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+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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