summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 18:39:52 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 18:39:52 -0700
commit0b7ea4edaefed18477f26066845d45f2f84abfdd (patch)
tree2be86ced170d88a78d185eb5289476a93177c5fd
initial commit of ebook 44356HEADmain
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--44356-0.txt11226
-rw-r--r--44356-h/44356-h.htm11850
-rw-r--r--44356-h/images/cover-page.jpgbin0 -> 419906 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/44356-8.txt11611
-rw-r--r--old/44356-8.zipbin0 -> 265505 bytes
-rw-r--r--old/44356-h.zipbin0 -> 599924 bytes
-rw-r--r--old/44356-h/44356-h.htm12260
-rw-r--r--old/44356-h/images/cover-page.jpgbin0 -> 419906 bytes
11 files changed, 46963 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/44356-0.txt b/44356-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..0bfc5a5
--- /dev/null
+++ b/44356-0.txt
@@ -0,0 +1,11226 @@
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44356 ***
+
+BONAPARTE
+
+ET LES
+
+RÉPUBLIQUES ITALIENNES
+
+(1796-1799)
+
+
+PAR
+
+
+PAUL GAFFAREL
+
+Doyen de la Faculté des Lettres de Dijon
+
+
+
+
+PARIS
+
+ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLÈRE ET Cie
+
+FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
+
+108, Boulevard Saint-Germain, 108
+
+
+1895
+
+Tous droits réservés
+
+
+
+À LA MÊME LIBRAIRIE
+
+
+AUTRES OUVRAGES DE M. P. GAFFAREL
+
+=Les Colonies françaises=. 1 vol. in-8º de la _Bibliothèque
+d'histoire contemporaine_. 5e édition,1893. 5 fr.
+
+=La Défense nationale en 1792=. 1 vol. in-32 de la _Bibliothèque
+utile_. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. 1 fr.
+
+=Les Frontières françaises et leur défense=. 1 vol. in-32 de la
+_Bibliothèque utile_. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. 1 fr.
+
+
+Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+L'Italie, à la suite des campagnes de 1796 et 1797, a été comme
+transformée par Bonaparte. Vieilles monarchies, républiques
+aristocratiques ou démocratiques, principautés électives ou
+héréditaires, il a, de sa tranchante épée, tout ébranlé, tout
+bouleversé, tout modifié. Ses marches rapides dans la péninsule, ses
+foudroyantes victoires, l'entrée dans les capitales ennemies, le
+défilé des prisonniers, des drapeaux, des objets d'art, seule, cette
+héroïque épopée a longtemps occupé l'imagination. On a peut-être eu
+le tort de trop laisser de côté ce qu'on pourrait appeler la partie
+intérieure de la question italienne. Les batailles ont fait oublier
+les négociations et les coups de force les traités; et pourtant
+l'histoire des républiques éphémères créées, renouvelées ou préparées
+par Bonaparte présente un grand intérêt! Nous avons essayé, nous
+n'osons dire de combler cette lacune, mais à tout le moins de réparer
+cette omission, en présentant, dans un tableau rapide, l'histoire
+de la création des cinq républiques improvisées par le conquérant.
+Nous le verrons créer de toutes pièces la _République Cisalpine_;
+détruire pour la reconstituer sous une forme démocratique la
+_République Ligurienne_; renverser, mais cette fois pour la partager,
+la _République Vénitienne_; enfin préparer les deux _Républiques
+Romaine_ et _Parthénopéenne_. Tantôt il interviendra directement, et,
+par une brusque décision, saura résoudre une situation compliquée;
+tantôt ses confidents agiront seuls, mais sous sa haute direction.
+Présent ou absent, sa main, sa lourde main, pèsera toujours dans la
+balance. À lui, et rien qu'à lui, les contemporains reporteront la
+responsabilité des événements. C'est donc lui qui, de près ou de
+loin, sera toujours en scène.
+
+Au moment où je ne sais quel souffle révolutionnaire passe de nouveau
+sur l'Italie et menace d'ébranler, non pas l'unité italienne, mais
+la monarchie piémontaise, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt
+d'évoquer des souvenirs déjà séculaires, et de montrer, par l'étude
+du passé, que ce que firent les Italiens à la fin du XVIIIe siècle,
+les Italiens pourraient bien le refaire à la fin du XIXe siècle.
+
+ PAUL GAFFAREL.
+
+
+
+
+BONAPARTE ET LES RÉPUBLIQUES ITALIENNES
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE (1796-1797)
+
+ La domination autrichienne dans le Milanais. -- Le parti
+ national Italien. -- Fuite de l'archiduc Ferdinand. -- Entrée
+ des Français à Milan. -- Organisation d'un gouvernement
+ provisoire. -- Les premières déceptions. -- Les _extractions_
+ et les réquisitions. -- Insurrection de Pavie. -- Répression
+ de l'émeute. -- Brutalités et pillages. -- La guerre aux
+ fournisseurs. -- Bonaparte à Mombello. -- Les modérés et les
+ exaltés. -- Le journalisme et le théâtre. -- Le _Ballet du
+ Pape_. -- Les fêtes patriotiques. -- Les derniers partisans de
+ l'Autriche. -- Bonaparte se prononce en faveur des modérés.
+ -- Les théoriciens politiques. -- Création de la république
+ Cisalpine. -- Formation territoriale. -- Annexion de la
+ Valteline. -- Prospérité apparente.
+
+
+I
+
+Depuis le traité d'Utrecht qui termina la guerre de Succession
+d'Espagne, en 1713, l'Autriche[1], maîtresse du Milanais et du
+Mantouan, était fortement campée dans l'Italie du nord. C'était
+une occupation militaire plutôt qu'une prise de possession
+véritable, car il existait, entre les Autrichiens et les Italiens
+trop de différences dans les moeurs, les usages, la langue et les
+institutions pour que jamais ces deux peuples pussent renoncer à leur
+rivalité séculaire et se fondre en une race homogène. Les Autrichiens
+étaient maîtres par le fait de la guerre, par la raison du plus fort,
+et les Italiens avaient le sentiment de leur infériorité, mais la
+compression brutale de l'Autriche n'avait pas encore éteint dans
+les coeurs Italiens le souvenir de l'antique gloire et le désir de
+la ressusciter. Il existait donc, dans les provinces italiennes de
+l'Autriche, ce qu'on pourrait appeler, si l'expression n'était bien
+moderne, un parti autonomiste, c'est-à-dire tout disposé à recouvrer
+son indépendance nationale. Ce parti se composait surtout des
+classes moyennes. Les négociants, les industriels, les propriétaires
+aisés, les médecins, les professeurs en faisaient la force et le
+nombre. Quelques descendants des vieilles familles aristocratiques
+qui avaient ou dédaigné ou repoussé les faveurs de l'Autriche, les
+Serbelloni, les Visconti, les Melzi, donnaient encore au parti
+italien l'appui de leur influence. Le voisinage de la France, la
+contagion des idées nouvelles[2], le vent de réformes sociales et
+politiques qui soufflait alors sur l'Europe entière, avaient comme
+enfiévré les espérances des patriotes, car on les désignait déjà
+sous ce nom, mais ces espérances ils n'osaient encore les dévoiler
+au grand jour; l'Autriche en effet surveillait attentivement toute
+explosion de sentiments contraires aux intérêts de la dynastie, et,
+bien que les gouverneurs de la Lombardie eussent reçu l'ordre de
+traiter avec douceur les sujets italiens, ils étaient impitoyables
+à l'égard de tous ceux qui paraissaient vouloir renverser le
+gouvernement établi. On ne connaissait pas encore en Europe le
+_carcere duro_ ou _durissimo_, plus tard illustré par Silvio Pellico,
+mais on le pratiquait déjà, et, si quelque patriote était en quelque
+sorte protégé par l'éclat de son nom ou de sa réputation, l'exil, à
+défaut de la prison, avait vite raison du récalcitrant.
+
+[Note 1: _Correspondance de_ BONAPARTE, t. I, II, III.--_Oeuvres de_
+NAPOLÉON _à Sainte-Hélène_, campagnes d'Italie.--BOTTA, _Histoire
+d'Italie de 1789 à 1814_.--CANTU, _Histoire des Italiens_ (t. XI de
+la traduction française).--CUSANI, _Storia di Milano_.--BECCATINI,
+_Storia del memorabile triennale governo francese e se dicente
+Cisalpino_.--_Giornale storico del 1797 al 1806_.--_Compendio
+della Storia patria della Republica Cisalpina_. (Les 38 volumes du
+Giornale et les 9 volumes du Compendio se trouvent à la bibliothèque
+Ambrosienne de Milan.)--BONFADINI. _La Republica Cisalpina e il
+primo regno d'Italia_.--G. DE CASTRO. _Milano e la Republica
+Cisalpina giusta la poesie, le caricature ed altre testimonianze dei
+tempi_.--VERRI. _Storia del invasione dei Francesi nel Milanese_.
+(Rivista cont. di Torino, juillet-août 1850.)]
+
+[Note 2: L'Autriche les redoutait tellement qu'elle avait fait
+traduire par Fontana le livre d'Arthur Young contre la France, et
+avait commandé à l'abbé Soave un ouvrage, ou plutôt un pamphlet, où
+les Français étaient représentés comme des cannibales.]
+
+Le parti national italien à la fin XVIIIe siècle, vivait uniquement
+d'espérances. Son opposition était surtout littéraire et, pour
+ainsi dire, historique. Elle s'exprimait par des conversations
+particulières ou de temps à autre par des articles de journaux, dont
+les allusions discrètes n'étaient même pas comprises par tous les
+lecteurs; aussi l'Autriche se souciait-elle très peu des innocentes
+épigrammes d'un Parini, d'un Verri ou d'un Carli. Elle laissait
+même à peu près toute liberté aux rédacteurs du journal _Il Caffee_
+parfois savait leur fermer la bouche en leur accordant quelque grasse
+sinécure. Soutenue par le clergé qui prêchait l'obéissance, par le
+peuple qui suivait l'impulsion du clergé, par les fonctionnaires
+qui tenaient à conserver leurs positions et enfin par cette masse
+d'indifférents qui, sous n'importe quel régime, est toujours prête à
+sacrifier sa liberté à son bien-être, l'Autriche se croyait à tout
+jamais la maîtresse incontestée de la Lombardie. Elle riait même des
+prétentions du parti italien, et se moquait de ceux qu'elle appelait
+les Guelfes, comme si les espérances des patriotes eussent été aussi
+hors de propos que cette appellation qui rappelait un autre âge.
+
+Les Guelfes allaient pourtant avoir leur revanche, plus prompte
+et plus complète qu'ils n'eussent osé l'espérer. On sait combien
+fut terrible le réveil de l'Autriche, comment en quelques jours
+fut détruit l'édifice dont elle croyait des fondements si solides,
+comment la Lombardie tomba entre nos mains, et comment le parti
+italien se vit tout à coup investi de la toute-puissance et à la
+veille de réaliser ses plus secrets désirs. Voyons-les donc à
+l'oeuvre ces patriotes. Quel usage feront-ils de cette victoire
+inattendue? Comment les Français leurs alliés leur permettront-ils de
+jouir de cette liberté improvisée?
+
+
+II
+
+Bonaparte venait d'imposer au Piémont l'armistice de Cherasco. Il
+avait, par une manoeuvre hardie, occupé sans grande bataille la
+moitié de la Lombardie et frappé sur Beaulieu un coup retentissant
+au pont de Lodi. Le chemin de Milan lui était donc ouvert. Malgré
+la présence d'une forte garnison autrichienne qui occupait encore
+le château, la nouvelle de ces victoires avait été accueillie avec
+plaisir par toutes les classes de la population, d'abord parce
+que la gloire exerce une véritable fascination, ensuite parce que
+le changement plaît toujours aux masses populaires. Les couleurs
+nationales, vert, blanc et rouge, reparurent. Ce fut un certain
+Carlo Salvadori, Espagnol d'origine, Italien de naissance, ancien
+ami de Marat, qui osa le premier se montrer avec cette cocarde dans
+les rues de Milan. Les écussons impériaux furent aussitôt lacérés ou
+couverts de boue, et, lorsque l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la
+Lombardie[3], eut suivi la retraite de ses troupes, on afficha sur
+la porte de son palais: _maison à louer, s'adresser au commissaire
+Saliceti_. Ce dernier, ex-conventionnel, était le délégué du
+Directoire chargé de toutes les opérations non militaires.
+
+[Note 3: L'archiduc Ferdinand était accusé de spéculer sur les
+grains. Le fameux peintre Gros fit sa caricature sous la forme d'un
+cochon, dont un soldat français ouvrait le ventre, pour en extraire
+le grain mal acquis. Il se vendit en un jour vingt mille exemplaires
+de ce dessin. Voir STENDHAL, _Chartreuse de Parme_, § 1er.]
+
+Une municipalité provisoire fut créée. Deux des rédacteurs du
+_Caffee_ devinrent les chefs, Pietro Verri, un économiste distingué,
+et le poète Parini, l'auteur du _Jour_, critique fine et mordante des
+travers de l'époque. En même temps Melzi d'Eril que sa naissance,
+ses richesses et son passé désignaient à cet honneur, fut député à
+Bonaparte pour le prier d'entrer à Milan[4]. Melzi partit le 13 mai
+1796 et s'avança jusqu'à Melegnano, où il rencontra le vainqueur
+de Lodi. Le lendemain 14, Masséna entra avec l'avant-garde et
+fut reçu aux portes de la ville par le comte Francesco Nava. Le
+surlendemain Bonaparte fit son entrée[5]. Les grenadiers de Lodi
+ouvraient la marche. Ils furent couverts de fleurs et reçus avec
+des transports de joie. Les volontaires Polonais, commandés par
+Dombrowsky, qui servaient en assez grand nombre dans notre armée,
+reçurent aussi un accueil empressé, car les Milanais, avec cet
+instinct de générosité et de délicate prévenance qui les a toujours
+caractérisés, comprenaient qu'ils devaient, plus encore qu'aux
+Français, de la reconnaissance à ces exilés volontaires qui, privés
+de leur patrie, bravaient mille dangers pour leurs frères Italiens.
+Nos soldats étonnèrent par leur aspect et leur tenue ceux qui se
+rappelaient la raideur méthodique et la propreté scrupuleuse des
+bandes autrichiennes. «Ils campaient sans tentes, écrivait un témoin
+oculaire[6] et leur marche n'avait rien de compassé. Leurs habits
+de couleurs diverses, étaient déchirés. Quelques-uns n'avaient pas
+d'armes[7]. Peu ou point de canons. Chevaux démontés et mauvais.
+Ils faisaient sentinelle assis. Au lieu d'une armée, on aurait dit
+une population sortie audacieusement de son pays pour envahir les
+contrées voisines. La tactique, l'art et la discipline cédaient
+constamment à l'audace et à l'impétuosité nationale d'un peuple
+qui combat de lui-même contre des automates contraints de se
+battre par crainte du châtiment.» Quand parut le général en chef,
+petit, pâle, au costume simple mais au regard ardent et au geste
+impératif, l'impression fut profonde. Ce n'était pas seulement un
+libérateur, c'était déjà un dominateur qui prenait possession de sa
+première conquête. Quelques heures plus tard, Bonaparte recevait
+à sa table, avec tous les généraux du corps expéditionnaire, les
+principaux Milanais et il en faisait les honneurs avec une aisance
+incroyable. Le même soir, dans un grand bal, il ouvrait les salons
+de son quartier-général, on disait déjà son palais, aux belles
+Milanaises[8], et tenait au milieu d'elles une cour véritable.
+C'était la première de ces fêtes triomphales qui si souvent
+marquèrent sa vie. Il y faisait comme l'apprentissage de sa grandeur
+future, et, dès le premier jour, tout en marquant à chacun son rang
+et sa place, il se maintenait au-dessus de tous.
+
+[Note 4: On lui avait adjoint le décurion Giuseppe Resta.]
+
+[Note 5: Lettre de Marmont à son père (Milan, 15 mai 1700) insérée
+dans les _Mémoires_ du maréchal (t. I, p. 322). «Mon tendre père,
+nous sommes aujourd'hui à Milan. Hier, nous y avons fait notre entrée
+triomphale. Elle m'a donné l'idée de l'entrée à Rome des anciens
+généraux romains, lorsqu'ils avaient bien mérité de la patrie. Je
+doute que l'ensemble de l'action offrit un coup d'oeil, un spectacle
+plus beau et plus ravissant. Milan est une très grande ville, très
+belle et très peuplée. Les habitants aiment les Français a la folie,
+et il est impossible d'exprimer toutes les marques d'attachement
+qu'il nous ont données.»]
+
+[Note 6: Verri, cité par CANTU, _Histoire des Italiens_, t. XI,
+p. 01. Cf. les premières pages de la _Chartreuse de Parme_, par
+STENDHAL. Ce n'est qu'un roman, mais qui, par la précision des
+détails et l'exactitude des descriptions, vaut bien des livres
+d'histoire.]
+
+[Note 7: Dans sa _Vie de Napoléon_ (p. 127), Stendhal est revenu
+sur ce dénuement de l'armée d'Italie. Il raconte que le lieutenant
+Robert possédait pour toute chaussure des empeignes, mais dépourvues
+de semelle. Deux officiers n'avaient à eux deux qu'un pantalon de
+Casimir couleur noisette et une longue redingote croisée sur la
+poitrine, plus trois chemises, le tout misérablement rapiécé. Ce fut
+seulement à Plaisance que ces deux officiers, qui venaient de toucher
+quelques pièces de monnaie sur leur solde arriérée, purent compléter
+leur garde-robe.--Cf. _Moniteur_ du 7 juin 1796.]
+
+[Note 8: On citait alors parmi ces Milanaises Mme Visconti, qui
+inspira à Berthier une passion si persistante, Mme Grassini, qui aima
+Bonaparte, Mme Lambert, jadis distinguée par l'empereur Joseph II,
+Mme Monti, la femme du poète, Mme Ruge, femme d'un avocat qui plus
+tard devint Directeur, Mme Pietra Grua Marini, femme d'un médecin,
+etc.]
+
+Au commencement de l'occupation française, les Milanais furent
+tout à leurs nouveaux alliés[9]. Les classes moyennes croyaient
+fermement que Milan deviendrait le noyau d'une Italie reconstituée
+en puissante nation; le peuple toujours amoureux de changement et
+qui s'abandonnait à la joie, les fonctionnaires et les nobles, les
+prêtres eux-mêmes flattés par les prévenances de Bonaparte et comme
+tirés de leur torpeur par ces grands mots de patrie et de liberté,
+qu'on ne prononce jamais sans que vibrent les coeurs, toutes les
+classes de la société en un mot témoignaient leur satisfaction
+de la venue des Français. De toutes parts les municipalités se
+constituaient et les Lombards attendaient avec impatience les
+décisions de leurs nouveaux maîtres.
+
+[Note 9: Il n'y eut qu'un seul homme, un acteur, Marchesi, qui eut
+le courage de rester fidèle à ses opinions. Il refusa de chanter
+au théâtre en l'honneur des Français. Voir ALFIERI, _Miso Gallo_,
+ép. XXIV, note 36. Le général Dupuy lui intima l'ordre de quitter
+Milan dans les vingt-quatre heures. Par grâce, Berthier lui permit
+de rester enfermé dans une maison de campagne qui lui appartenait.
+Pourtant, dès l'année suivante, Marchesi, qui se trouvait alors à
+Gênes, ne refusa pas, dans l'opéra de Sauli intitulé: _Il Trionfo
+della Liberta_, le rôle du dieu Mars combattant pour l'humanité
+oppressée. Cf. MASI: _Parruche e Sanculotti_, p. 337. D'après BOTTA
+(liv. VI, p. 430): «D'innombrables écrits furent publiés à la louange
+de Bonaparte bien plus qu'à la louange de la liberté. Il faut le
+dire, les Italiens se répandirent alors en adulations dégoûtantes.
+Celui-ci l'appelait Scipion, cet autre Annibal, le républicain Ranza
+le nommait Jupiter.»]
+
+Ces décisions furent d'abord favorables. Il semble vraiment que
+Bonaparte ait eu l'intention de rendre à cette malheureuse contrée,
+tant de fois opprimée par l'étranger, son indépendance pleine
+et entière. Italien d'origine, il songea à créer une république
+italienne. C'est ainsi qu'il supprima la _giunta_ ou commission
+extraordinaire établie à Milan le 9 mai par l'archiduc Ferdinand. Il
+supprima également la chambre des décurions, mais garda le conseil
+d'État de treize membres, qui devait exercer ses fonctions au nom de
+la République Française et approuva la création des municipalités
+provisoires[10]. Il forma également une garde nationale destinée
+à concourir à la police et à la défense du pays et plus encore
+à persuader aux Italiens qu'ils allaient désormais se gouverner
+eux-mêmes. Il chercha même à se rendre populaire en flattant
+les puissances de l'esprit, et en accueillant avec distinction
+les artistes et les savants. «La pensée est devenue libre dans
+l'Italie, écrivait-il au mathématicien Oriani[11]. Il n'y a plus
+ni inquisition, ni intolérance, ni despotes. J'invite les savants
+à se réunir, et à me proposer leurs vues sur les moyens qu'il y
+aurait à prendre et les besoins qu'ils auraient pour donner aux
+sciences et aux beaux-arts une nouvelle vie ... Le peuple Français
+ajoute plus de prix à l'acquisition d'un savant mathématicien,
+d'un peintre de réputation, d'un homme distingué, quel que soit
+l'état qu'il professe, qu'à celle de la ville la plus riche et la
+plus populeuse.» Belles paroles assurément mais prononcées pour la
+galerie, car, au moment même où ses oreilles retentissaient encore du
+bruit des compliments et des vivats dont on avait salué son entrée
+à Milan, le surlendemain de sa réception triomphale, voici ce qu'il
+écrivait au Directoire[12]: «Milan est très porté pour la liberté,
+il y a là un club de 800 individus, tous avocats ou négociants. Nous
+allons laisser exister les formes de gouvernement qui sont en usage;
+nous changerons seulement les personnes qui, ayant été nommées par
+Ferdinand, ne peuvent mériter notre confiance. Nous tirerons de ce
+pays-ci vingt millions de contribution. Cette contrée est une des
+plus riches de l'univers, mais entièrement épuisée par cinq années de
+guerre. D'ici vont partir les journaux, les écrits de toute espèce
+qui vont embraser l'Italie, où l'alarme est extrême. Si ce peuple
+demande à s'organiser en république, doit-on le lui accorder? Voilà
+la question qu'il faut que vous décidiez et sur laquelle il serait
+bon que vous manifestassiez vos intentions. Ce pays-ci est beaucoup
+plus patriote que le Piémont, il est plus près de la liberté.[13]»
+
+[Note 10: Arrêté du 10 mai 1796.]
+
+[Note 11: La municipalité de Milan comptait seize membres: Visconti,
+Caccianini, Serbelloni, Lattuada, Bignami, Corbetta, Sopransi, Poro,
+Verri, Pioltini, Sommariva, Sangiorgio, Crespi, Pelegata, Ciani,
+Parea.]
+
+[Note 12: _Correspondance_, t. I, p. 322 (Milan, 24 mai 1796). Cf.
+lettre aux municipalités de Milan et de Pavie (Milan, 24 mai 1796.
+_Corresp._, t. I, p. 323): «Je désire, Messieurs, que l'Université de
+Pavie, célèbre à bien des titres, reprenne le cours de ses études.
+Faites donc connaître aux savants professeurs et aux nombreux
+écoliers de cette Université que je les invite à se rendre de
+suite à Pavie, et à me proposer les mesures qu'ils croiront utiles
+pour activer et redonner une existence plus brillante à la célèbre
+Université de Pavie.»]
+
+[Note 13: _Correspondance_, t. I, p. 286. Milan, 17 mai 1797.]
+
+Rien donc n'est encore décidé dans l'esprit de Bonaparte. Les
+Milanais seront ce que le Directoire voudra qu'ils deviennent. On
+leur donnera des assurances vagues, des promesses sans précision,
+mais on ne s'engagera pas avec eux, et en attendant le Milanais
+deviendra une mine inépuisable et une officine de propagande
+révolutionnaire. Les Lombards s'imaginaient qu'ils allaient restaurer
+la patrie antique: ils ne seront entre les mains d'un vainqueur sans
+scrupules que les instruments inconscients de ses futurs desseins.
+
+Aussi bien l'heure des déceptions arriva bien vite. Dès le 19 mai
+une proclamation annonçait aux Lombards que la France était disposée
+à les considérer comme des frères, mais que ceux-ci leur devaient
+un juste retour[14]. En conséquence on leur imposa une contribution
+de vingt millions exigible sur-le-champ. Les considérants du décret
+sont curieux à connaître: «Vingt millions de francs sont imposés
+dans les différentes provinces de la Lombardie autrichienne; les
+besoins de l'armée les réclament. Les époques des payements, qui
+doivent être, autant qu'il sera possible, très rapprochées, seront
+fixées par des instructions particulières. C'est une bien faible
+rétribution pour des contrées aussi fertiles, si on réfléchit surtout
+à l'avantage qui doit en résulter pour elles. La répartition eût pu
+sans doute en être faite par des agents du gouvernement français; ce
+moyen eût été légitime: la république française veut néanmoins s'en
+départir, elle la délaisse à l'autorité locale, au congrès d'état;
+elle lui indique seulement une base, c'est que cette contribution
+doit individuellement frapper sur les riches, les gens véritablement
+aisés, sur les corps ecclésiastiques ... c'est que la classe
+indigente doit être ménagée.» Un arrêté du même jour, 19 mai[15],
+portait nomination d'un agent à la suite de l'armée française en
+Italie «pour _extraire_ et faire passer sur le territoire de la
+République les objets d'art et de science qui se trouvaient dans les
+villes conquises». Il est vrai que la spoliation devait être opérée
+dans les formes, car, en vertu de l'article 3, «il ne pourra être
+fait aucune _extraction_ sans en avoir été dressé procès-verbal et
+sans être accompagné d'un membre d'une autorité reconnue par l'armée
+française». On avait prévu jusqu'aux difficultés de l'_extraction_.
+En vertu de l'article 5, «dans le cas où il serait impossible à
+l'agent des transports de procurer les moyens d'enlèvement, les
+commissaires des guerres et commandants des places les lui feront
+fournir, et, au cas où il ne pourrait se les procurer par cette voie,
+l'agent sera autorisé lui-même à requérir des chevaux et voitures
+dans la ville où se feront les _extractions_». Or qu'entendait-on par
+objets d'art ou de science? Le décret énumérait tableaux, statues,
+manuscrits, machines, instruments de mathématiques, cartes, etc.,
+ce qui comportait une singulière variété d'objets, étant donnée
+surtout la bonne volonté de ceux qui étaient chargés d'interpréter
+le décret. En effet, le jour même où paraissait le décret, étaient
+_extraits_, pour être dirigés sur Paris, six tableaux de Luini,
+Rubens, Giorgione, Lucas de Leyde, Léonard de Vinci, le Calabrese,
+le carton de l'école d'Athènes par Raphaël, un vase étrusque, le
+fameux manuscrit de Josèphe, le manuscrit de Virgile ayant appartenu
+à Pétrarque, et un manuscrit qualifié de très curieux sur l'histoire
+des papes, le tout enlevé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan,
+sans préjudice d'un Titien et d'un Ferrari extraits d'alle Grazzie et
+d'un Salvator Rosa extrait d'alla Vittoria[16].
+
+[Note 14: _Correspondance_, t. I, p. 298.]
+
+[Note 15: _Correspondance_, t. I, p. 300.]
+
+[Note 16: _Correspondances_ t. I, p. 292. État des objets de sciences
+et arts désignés par le général Bonaparte pour être emportés à Paris.]
+
+Est-il vrai que tout finit par se compenser dans ce monde, et que les
+fils un jour ou l'autre payent pour les pères? Certes nous frémissons
+de colère à la pensée des vols, des pillages et des extorsions dont
+nos villes ou nos châteaux ont souffert dans la terrible guerre de
+1870-1871, et on rira longtemps de l'amour immodéré, de la sympathie
+irrésistible qui poussaient les Allemands vers nos montres et nos
+pendules; mais soyons avant tout impartiaux et reconnaissons que nous
+avons peut-être fait pis encore en Italie à la fin du dernier siècle.
+Que d'excès révoltants, que de pillages honteux! Nous ne parlons
+seulement pas des tableaux et des statues, bien que le fait en
+lui-même soit profondément regrettable, et que le triste exemple que
+nous avons alors donné ait autorisé depuis bien des revendications
+plus ou moins légitimes; mais, abstraction faite de tout amour-propre
+national, avions-nous le droit de dépouiller les musées de Pavie
+pour enrichir notre Jardin des plantes et notre cabinet d'histoire
+naturelle? Étaient-ce vraiment des objets d'art et de science ces
+armes héréditaires conservées dans les palais italiens, et que nos
+officiers s'approprièrent sans scrupule? Que dire des chevaux de luxe
+qui finirent par être compris dans les objets d'art? Nous lisons en
+effet dans la correspondance de Bonaparte ces deux lettres étonnantes
+adressées, la première[17] à Faypoult, ministre de France à Gênes, et
+la seconde au Directoire: «Je vous choisirai deux chevaux parmi ceux
+que nous requérons à Milan; ils serviront à vous dissiper des ennuis
+et des étiquettes du pays où vous êtes. Je veux aussi vous faire
+présent d'une épée[18].»--«Il part demain de Milan cent chevaux de
+voiture, les plus beaux qu'on ait pu trouver dans la Lombardie: ils
+remplaceront les chevaux médiocres qui attellent vos voitures.»
+
+[Note 17: Milan, 21 mai 1796. _Corresp._, t. I, p. 312.]
+
+[Note 18: Peschiera, 1er juin 1796. _Corresp._, t. I, p. 346.]
+
+C'était le général en chef qui se conduisait ainsi. Il commençait
+par deux chevaux et continuait par cent, et, le plus singulier,
+c'est qu'il ne paraissait pas se douter de la vilenie de l'action
+commise[19]. Est-ce donc qu'Alfieri[20] a raison quand il lance
+contre le triomphateur cette terrible épigramme: «Je fais la guerre
+en Italie et non le trafic ni le commerce, disait Godefroy, le chef
+illustre et invincible. Je vole en Italie, et je n'y guerroie pas;
+j'y cherche de l'or sonnant et non une gloire frivole, dit l'ignoble
+capitaine gueux qui traîne après lui toute la ladrerie de Provence et
+de Languedoc.»
+
+ _Rubo in Italia, e non guerregio, cerco
+ Oro sonante, e non frivola luce,_
+ _Dice l'ignobil Capitan Pitocco,
+ Ch'or dietro a se ne adduce
+ Ladreria di Proenza, e Linguadocco!_
+
+[Note 19: Cf. Lettre au Directoire (8 mai 1796.--_Correspondance_,
+t. I, p. 291). «J'ai fait passer à Torlone pour au moins deux
+millions de bijoux et d'argent en lingots, provenant de différentes
+contributions. Ils attendront là jusqu'à ce que vous ayez donné des
+ordres pour leur destination ultérieure.»]
+
+[Note 20: ALFIERI, _Misogallo_, épigramme LXI. Traduction inédite
+d'Hugues.]
+
+Le Directoire pourtant trouvait qu'il fallait étendre plus loin
+encore cette dénomination si commode d'objets d'art et de science. Il
+écrivait à Bonaparte pour lui recommander des bois de construction
+prêts à être embarqués, des chanvres de belle qualité, de la toile à
+voile, et il terminait par ces étranges paroles: «Rendons l'Italie
+fière d'avoir contribué aux progrès de notre marine.» Argent,
+approvisionnements, produits de l'industrie et de l'agriculture,
+rien n'échappait à l'oeil exercé des réquisiteurs, et ce système
+de spoliation sans exemple dans l'histoire des nations modernes,
+on le décorait sans pudeur du beau nom de patriotisme. L'Italie
+était devenue une ferme qu'on exploitait sans pitié, et la guerre
+n'était plus qu'une opération financière bien conduite. Bonaparte
+ne s'en cachait pas, et il indiquait même le moyen de continuer
+ces bénéfices: «Plus vous nous enverrez d'hommes, écrivait-il[21]
+au Directoire, plus non seulement nous les nourrirons facilement
+mais encore plus nous lèverons de contributions au profit de la
+République. L'armée d'Italie a produit dans la campagne d'été
+vingt millions à la République, indépendamment de sa solde et de
+sa nourriture; elle peut en produire le double pendant la campagne
+d'hiver, si vous nous envoyez en recrues et en nouveaux corps une
+trentaine de mille hommes. Rome et toutes ses provinces, Trieste et
+le Frioul, même une partie du royaume de Naples deviendront notre
+proie; mais, pour se soutenir, il faut des hommes.»
+
+[Note 21: Modène, 17 octobre 1796. _Corresp._, t. II, p. 58.]
+
+Ces spoliations étaient en quelque sorte officielles. On les
+avouait au grand jour. Elles avaient un semblant d'excuse: la
+nécessité de vivre en présence de l'ennemi. Les patriotes italiens,
+bien que désenchantés et vite revenus de leurs illusions, s'y
+seraient peut-être résignés, mais une véritable fièvre de vol et
+de pillage s'était abattue sur l'armée. Les généraux eux-mêmes
+donnaient l'exemple, Masséna surtout dont les exactions sont restées
+légendaires. Une nuée de fournisseurs, de commissaires, d'agioteurs
+de toute espèce et de voleurs de toutes qualités s'était comme
+emparé, à la suite de nos soldats, de cette malheureuse région.
+Ne prétendaient-ils pas se faire nourrir par les habitants[22]?
+Il fallut l'intervention directe du général en chef pour faire
+disparaître cet abus: mais que de vexations quotidiennes! Que de
+souffrances cachées! Ordres du jour sévères, exécutions même, rien
+n'y faisait. C'était un mal invétéré. Il est vraiment regrettable
+d'avoir à tracer ce triste tableau, mais la vérité a des droits
+imprescriptibles, et c'est un mauvais service à rendre à ses
+compatriotes que de leur cacher toutes les parties de l'histoire qui
+ne leur sont pas favorables.
+
+[Note 22: _Correspondance_, t. I, p. 295. Lettre de Bonaparte à la
+municipalité de Milan.]
+
+La conséquence immédiate de cette série de malversations et de
+sévices fut une insurrection populaire. Il y avait à Milan un
+mont-de-piété très riche, où l'on gardait soit des bijoux de famille,
+soit divers objets précieux. On les conservait pour constituer
+des dots ou pour former des réserves jusqu'au moment du mariage.
+Bonaparte et Saliceti s'en emparèrent sans autre forme de procès.
+Cette spoliation fut connue, et excita l'indignation générale. Les
+Milanais coururent aux armes, mais le général Despinoy, prévenu à
+temps, parcourut les rues avec de fortes patrouilles de cavalerie, et
+dispersa les rassemblements.
+
+Les choses se passèrent autrement dans la banlieue. Le 24 mai
+on entendit le tocsin sonner avec fureur dans tous les villages
+entre Milan et Pavie. Des paysans parcouraient la campagne par
+bandes armées, et se jetaient sur nos détachements. Les bruits
+les plus sinistres étaient répandus. Tantôt on apprenait que les
+Anglais venaient d'entrer à Nice et que le prince de Condé avec
+les émigrés se dirigeait par la Suisse sur Milan; tantôt c'était
+Beaulieu qui reprenait l'offensive à la tête d'une armée de 60.000
+hommes. Bonaparte se disposait alors à rentrer en campagne contre
+l'Autriche. Or les insurgés menaçaient ses derrières et le prenaient
+entre deux feux. Il était imprudent de s'avancer avant d'avoir
+comprimé l'insurrection. D'heure en heure les mauvaises nouvelles
+se succédaient au quartier général. Pavie s'était insurgée, et le
+commandant français avait été fait prisonnier avec toute la garnison.
+L'avant-garde des révoltés s'était même avancée jusqu'à Binasco, sur
+la route de Milan. Milan grondait sourdement. La population était
+hostile et menaçante. Elle semblait n'attendre qu'un signal pour se
+déclarer. Les mécontents avaient renvoyé tous leurs domestiques,
+sous prétexte de manque de ressources. C'étaient autant de recrues
+pour l'insurrection. Déjà la garnison autrichienne qui occupait
+encore la citadelle s'apprêtait à donner la main aux insurgés. Les
+douaniers avaient pris les armes. La cocarde nationale avait été
+foulée aux pieds. Les prêtres couraient la campagne et prêchaient
+la guerre sainte contre les mécréants qui dépouillaient les églises
+et ne respectaient pas la famille. C'était une Vendée italienne qui
+s'organisait.
+
+Bonaparte, inquiété par ces démonstrations hostiles, suspendit
+aussitôt le mouvement commencé contre l'Autriche et rentra à Milan.
+Le général Despinoy, qu'il avait nommé gouverneur de Milan, n'avait
+pas attendu son retour pour essayer de réprimer l'insurrection.
+Il avait contenu les Autrichiens dans la citadelle, lancé des
+patrouilles dans toute la ville, et dispersé les mécontents qui
+s'étaient déjà installés à la porte de Pavie afin de donner la main
+aux insurgés. Lannes[23], envoyé contre eux, les rencontra à Binasco,
+s'empara de ce petit village malgré leur résistance et ne fit aucun
+quartier. Pendant ce temps, Bonaparte arrivait à Milan, ordonnait
+l'arrestation de nombreux otages[24], faisait fusiller tous ceux
+qu'on avait pris les armes à la main, et marchait sur Pavie. Il
+s'était fait précéder de la proclamation suivante[25]: «Une multitude
+égarée, sans moyens réels de résistance, se porte aux derniers excès
+dans plusieurs communes, méconnaît la République et brave l'armée
+triomphante de plusieurs rois. Ce délire inconcevable est digne
+de pitié. On égare ce pauvre peuple pour le conduire à sa perte.
+Le général en chef, fidèle aux principes qu'a adoptés la nation
+française, qui ne fait pas la guerre aux peuples, veut bien laisser
+une porte ouverte au repentir, mais ceux qui, sous vingt-quatre
+heures, n'auront pas posé les armes et n'auront pas de nouveau prêté
+serment d'obéissance à la République, seront traités comme rebelles;
+leurs villages seront brûlés. Que l'exemple terrible de Binasco leur
+fasse ouvrir les yeux. Son sort sera celui de toutes les villes et
+villages qui s'obstineront à la révolte.»
+
+[Note 23: ROSA. _Il sacco di Pavia_, 1797.--MUONI. _Binasco_, studi
+storici, 1864.]
+
+[Note 24: Ces otages, auxquels on joignit ceux de Pavie, furent jetés
+en voiture, avec escorte de cavalerie, conduits à Tortone, puis à
+Cuneo, et enfin à Nice. Ils revinrent les uns après les autres, mais
+après avoir fait très humblement leur soumission. Voir G. DE CASTRO,
+ouv. cit., t. I, p. 87-88.--Cf. _Correspondance_, t. I, p. 135.
+Lettre de Bonaparte au général Despinoy.]
+
+[Note 25: Proclamation aux habitants de la Lombardie, Milan, 25 mai
+1796. _Correspondance_, t. I, p. 323.]
+
+L'archevêque de Milan s'était chargé de porter cette proclamation
+à Pavie. Il y fut très mal accueilli, et Bonaparte se vit obligé
+de sévir. Plusieurs milliers de paysans s'étaient enfermés dans la
+vieille cité gibeline, et faisaient mine de prolonger la résistance.
+Bonaparte ordonna d'en enfoncer les portes à coups de canon, et
+le général Dommartin pénétra avec ses grenadiers par la brèche
+improvisée. Le massacre fut terrible. Tous ceux que l'on surprit dans
+les caves ou sur les toits des maisons furent passés par les armes.
+Les fuyards furent poursuivis à outrance et sabrés sans miséricorde.
+Pendant plusieurs heures la ville fut livrée au pillage[26]. C'était
+une atrocité depuis longtemps proscrite par les nations civilisées,
+et encore Bonaparte eut-il l'art de la présenter comme un acte de
+clémence. «Trois fois l'ordre de mettre le feu à la ville expira sur
+mes lèvres, écrivit-il au Directoire[27], lorsque je vis arriver la
+garnison du château qui avait brisé ses fers, et venait, avec des
+cris d'allégresse, embrasser ses libérateurs. Je fis faire l'appel,
+il se trouva qu'il n'en manquait aucun. Si le sang d'un seul Français
+eût été versé, je voulais faire élever, des ruines de Pavie, une
+colonne sur laquelle j'aurais fait écrire: Ici était la ville de
+Pavie. J'ai fait fusiller la municipalité, arrêter deux cents otages,
+que j'ai fait passer en France. Tout est aujourd'hui parfaitement
+tranquille, et je ne doute pas que cette leçon ne serve de règle aux
+peuples de l'Italie.»
+
+[Note 26: Botta (VII, p. 473) reconnaît pour tant que les soldats se
+contentèrent de voler, de violer et de brûler: ils ne tuèrent pas.
+«N'oublions pas de dire que, parmi ces violations de la propriété,
+ces insultes à la chasteté, le sang du moins ne rougit pas les mains
+du vainqueur, sujet bien digne, je ne dirai pas de surprise, mais des
+plus grands éloges, puisque le soldat trouvait à la fois impunité et
+profit.»]
+
+[Note 27: Lettre au Directoire, 1er juin 1796, _Correspondance_, t.
+II, p. 34.--L'ordre avait été donné de respecter les bâtiments de
+l'Université et les maisons des professeurs. Il fut scrupuleusement
+exécuté.]
+
+Afin de prévenir le retour de semblables émeutes, une proclamation
+draconienne annonça qu'à l'avenir tous les villages insurgés
+seraient brûlés, et les prisonniers fusillés. Les prêtres et les
+nobles seront considérés comme otages et envoyés en France. Tous
+les villages où sonnera le tocsin seront brûlés. Quand un Français
+aura été assassiné, les villages sur le territoire duquel aura été
+commis le crime, devront livrer l'assassin, ou sinon ils paieront
+une amende égale au tiers de la contribution qu'ils payaient dans
+une année. Tout détenteur d'armes et de munitions de guerre sera
+fusillé, et sa maison brûlée. Tous les nobles ou riches «qui
+seront convaincus d'avoir excité le peuple à la révolte, soit
+en congédiant leurs domestiques, soit par des propos contre les
+Français seront arrêtés comme otages, transférés en France et la
+moitié de leurs revenus confisqués.» Les patriotes lombards, en
+accueillant les Français, avaient espéré conquérir l'indépendance.
+Tel était le régime d'arbitraire et de bon plaisir qu'on prétendait
+leur imposer. Certes l'insurrection de Pavie devait être réprimée,
+mais était-il nécessaire de la noyer dans le sang? Avait-on publié
+que nos provocations, que nos spoliations iniques étaient la cause
+principale de cette effervescence populaire? Ainsi que l'a écrit
+un des historiens les plus récents de Napoléon[28], «huit jours
+avaient suffi pour changer un peuple ami, connu par la douceur de
+ses moeurs, et dont les sympathies pour la France allaient jusqu'à
+l'enthousiasme, en une population défiante, hostile, irritée, que la
+terreur seule empêchait de manifester ses véritables sentiments».
+
+[Note 28: LANFREY, _Histoire de Napoléon 1er_, t. I.]
+
+
+III
+
+On s'en aperçut bien quand la fortune des armes sembla nous être
+contraire, lorsque Wurmser, à la tête de 70.000 hommes, descendit
+la vallée de l'Adige pour aller débloquer Mantoue et dispersa nos
+avant-postes. À la nouvelle de ses premiers succès, les nobles,
+les prêtres et tous les mécontents reprirent courage. De nombreux
+émissaires furent envoyés dans les campagnes, porteurs d'écrits
+injurieux et de billets diffamatoires contre la France. Ces menées
+réussirent. À Casal Maggiore la petite garnison française fut
+égorgée, et le commandant, qui s'était enfui en bateau avec sa femme
+et son enfant, fut arrêté et impitoyablement fusillé. À Crémone, le
+soulèvement fut général. L'arbre de la liberté fut conservé, mais
+parce qu'on le destina à pendre les patriotes, et de véritables
+listes de proscription furent dressées. Tous ceux qui refusèrent de
+quitter la cocarde tricolore furent accablés de mauvais traitements.
+Quelques-uns de nos partisans furent même poursuivis et massacrés. La
+masse de la population néanmoins resta tranquille. On eût dit qu'elle
+attendait pour se déclarer l'issue de la lutte engagée.
+
+Les Lombards avaient eu raison d'attendre, car les victoires de
+Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano, etc., dispersèrent les
+renforts autrichiens, et nous consolidèrent dans notre conquête.
+Bonaparte en sut gré aux Lombards, et leur témoigna sa satisfaction.
+«Lorsque l'armée battait en retraite, écrit-il à la municipalité
+de Milan[29], lorsque les partisans de l'Autriche et les ennemis
+de la liberté la croyaient perdue sans ressource, lorsqu'il était
+impossible à vous-mêmes de soupçonner que cette retraite n'était
+qu'une ruse, vous avez montré de l'attachement pour la France et de
+l'amour pour la liberté; vous avez déployé un zèle et un caractère
+qui vous ont mérité l'estime de l'armée et vous mériteront la
+protection de la République Française. Chaque jour votre peuple
+se rend davantage digne de la liberté; il acquiert chaque jour de
+l'énergie, il paraîtra sans doute un jour avec gloire sur la scène du
+monde. Recevez le témoignage de ma satisfaction et du désir sincère
+que forme le peuple français de vous voir libres et heureux.
+
+[Note 29: Vérone, 9 août 1796. _Correspondance_, t. I, p. 533.]
+
+En dépit de ces compliments et de ces promesses, et malgré le désir
+peut-être alors sincère qu'éprouvait Bonaparte de donner la liberté
+à un peuple italien, les faits démentaient cruellement les paroles.
+Alors que le général en chef paraissait si bien disposé pour les
+Lombards, ses lieutenants et surtout ses agents subalternes les
+traitaient au contraire avec un sans-gêne révoltant. Plus que jamais
+ce beau pays était ravagé et foulé aux pieds. Le général Despinoy,
+que Bonaparte avait investi du commandement de Milan, avec la double
+charge de s'emparer du château de cette ville que défendait encore
+une garnison autrichienne, et de présider les séances du conseil
+municipal, s'était acquitté de sa mission. Le château avait capitulé,
+ce qui rendait difficile un retour offensif de l'Autriche, et les
+conseillers municipaux avaient été présidés avec une implacable
+dureté. Ils ne pouvaient prendre la moindre mesure, même la plus
+inoffensive, sans l'assentiment de Despinoy[30]. On raconte même
+qu'un jour il s'emporta jusqu'à frapper de son épée la table des
+délibérations, et rappela aux municipaux tremblants qu'ils n'étaient
+bons qu'à enregistrer les volontés du vainqueur, Parini saisissant
+alors son écharpe tricolore, la lui tendit en s'écriant: «Vous feriez
+bien mieux de la passer à notre cou et de nous étrangler avec.» Ainsi
+qu'il arrive toujours, les inférieurs exagéraient l'attitude hautaine
+et les procédés méprisants de leurs chefs. À Côme le Corse Valeri,
+s'étant procuré une satire rédigée contre lui, rassembla dans la
+cathédrale tous les hommes au-dessus de douze ans, et leur fit écrire
+à chacun son nom afin que, par la confrontation des caractères, on
+connût l'auteur du libelle. Ceci n'était que ridicule; mais que dire
+des actes féroces et des facéties cruelles? Que dire des vexations
+de chaque jour? Défense de se promener ou de sortir de la ville
+sans passeport; défense d'exercer publiquement le culte catholique;
+interception des journaux étrangers; violation du secret des lettres;
+défense de porter des habits à l'ancienne mode[31], et le tout au nom
+de la liberté. Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom! disait
+Mme Roland. Que d'absurdités et d'inconséquences, que de maladresses
+et de turpitudes, pourrions-nous ajouter!
+
+[Note 30: CUSANI. _Storia di Milano_, V, 10.]
+
+[Note 31: Ordre. Milan, 13 juillet 1797. _Correspondance_, t. III,
+p. 179: «Le général en chef, instruit que la tranquillité publique a
+été un moment troublée à Milan, que l'on n'y a pas vu sans quelque
+inquiétude des individus vêtus d'_habits dits carrés_, forme
+d'habillement signalée dans l'opinion comme tenant à un parti, défend
+à tout individu tenant à l'armée de porter des habits dits carrés,
+sous peine d'être arrêté et puni comme perturbateur»]
+
+Lorsque, pour la seconde fois, une nouvelle armée autrichienne,
+commandée par Allvintzy, essaya, en novembre 1796, de débloquer
+Mantoue, les ennemis de la France, et leur nombre avait
+singulièrement grandi, crurent le moment venu de la vengeance et de
+la réaction. Nos troupes, déconcertées par cette subite irruption
+dans leurs lignes, furent un moment ébranlées. On crut en Italie à
+leur prochaine défaite, et les mécontents s'apprêtèrent à profiter
+de la victoire probable de l'Autriche. À Milan, à Pavie, à Crémone,
+dans presque toutes les villes lombardes, bien qu'occupées par des
+garnisons françaises, tous ceux qui regrettaient l'ancien régime,
+tous ceux dont les déceptions égalaient les regrets, tressaillirent
+d'espérance. Cette fois encore, la victoire se déclara en notre
+faveur. Arcole et Tivoli achevèrent la ruine de l'Autriche et
+affermirent la domination française. La Lombardie reçut le contre
+coup de ces victoires. On la punit durement d'avoir osé manifester
+son désir d'être traitée plus doucement qu'un pays conquis. Tous les
+commandants de place nommés par Bonaparte rivalisèrent de dureté,
+on dirait volontiers de tyrannie. Un comité de police générale fut
+institué à Milan, qui déporta pour délit d'opinion, pour malveillance
+supposée, pour services rendus à l'ancienne administration. La forme
+avait changé; le fond restait le même. À la tyrannie autrichienne
+était substituée la tyrannie française, d'autant plus odieuse qu'elle
+se colorait du beau nom d'alliance. À l'archiduc avaient succédé
+les généraux, les commissaires, et tous ces agents subalternes qui
+redoublaient de sévérité pour prouver leur zèle, et aussi pour cacher
+de scandaleuses malversations; car, plus que jamais, la Lombardie
+était un marché ouvert, une grande agence de spéculations éhontées et
+de vols scandaleux.
+
+Au moins rendrons-nous cette justice à Bonaparte que les tripotages
+financiers le dégoûtèrent promptement, il consentait bien à
+exploiter, ou, comme il l'écrivait, à _faire produire_ les pays
+conquis, mais dans l'intérêt de la République Française. Les voleries
+des particuliers l'indignaient. Ce qu'il tolérait pour l'État, il
+l'interdisait absolument pour les individus. Aussi déclara-t-il
+la guerre aux pillards éhontés qui déshonoraient la victoire,
+et cette guerre il la poursuivit sans relâche. À chaque page de
+sa Correspondance éclate son mépris pour les agioteurs et les
+tripoteurs d'affaires véreuses. Il finit par ordonner la création
+d'une commission de cinq membres, sous la présidence du général
+Baraguey d'Hilliers, et l'investit de pouvoirs extraordinaires pour
+faire rendre gorge aux voleurs et les punir sévèrement. «Nous avons
+conquis l'Italie, était-il dit[32] dans les considérants de cet
+arrêté, pour améliorer le sort de ses peuples; nous y avons établi
+des contributions pour assurer notre conquête, offrir à la patrie
+une juste indemnité et aux soldats une récompense due à leur valeur;
+mais jamais il n'a été dans l'intention du gouvernement français
+d'autoriser les abus de toute espèce, les extorsions scandaleuses que
+se sont permis plusieurs agents à la suite de l'armée. La loi, en les
+rendant justiciables des conseils militaires, m'a imposé l'obligation
+d'être leur accusateur; mais, au milieu des occupations immenses qui
+absorbent tous mes moments, il m'est impossible de découvrir moi-même
+la vérité dans ce labyrinthe de procès et les milliers de plaintes
+qui me sont portées sur des objets aussi importants.»
+
+[Note 32: Brescia, 30 août 1796. _Correspondance_, t. I, p. 573.]
+
+C'est sans doute sur cette difficulté de démêler la vérité que
+comptaient les voleurs officiels ou extraordinaires; car, malgré les
+ordres impératifs de Bonaparte, malgré la commission des cinq, les
+pillages et les tromperies continuèrent. Bonaparte dut se contenter
+de dénoncer et de punir quand il prenait sur le fait. «Je m'occupe de
+faire la guerre aux fripons écrivait-il au Directoire[33], j'en ai
+fait juger et punir plusieurs. Je dois vous en dénoncer d'autres.»
+Ce sont surtout les agents de la compagnie Flachat, les nommés La
+Porte, Peragallo et Payan, qu'il semble poursuivre de sa haine. «Ce
+n'est qu'un ramassis de fripons, écrivait-il, sans crédit réel, sans
+argent et sans moralité. Je ne serai pas suspect pour eux, car je les
+croyais actifs, honnêtes et bien intentionnés, mais il faut se rendre
+à l'évidence.» Ils ont reçu quatorze millions, et n'ont payé que six
+millions, et encore ont-ils fourni de mauvaises marchandises et opéré
+des versements factices. «Ce ne sont pas des négociants, mais des
+agioteurs comme ceux du Palais Royal.» Quant aux commissaires des
+guerres, sauf Denniée, Mazade, Boinod, et deux ou trois autres, ce
+sont tous des fripons. L'un, Gosselin, vend à 36 francs le foin qu'il
+se procure pour 18. L'autre, Flach, vend à son profit une caisse
+de quinquina donnée par le roi d'Espagne pour les soldats français
+atteints par la fièvre; ceux-ci passent à leur compte des matelas et
+des toiles fines donnés par la ville de Crémone pour les hôpitaux.
+«Ils volent d'une manière si ridicule que, si j'avais un mois de
+temps, il n'y en a pas un qui ne pût être fusillé.» Les agents de
+l'administration valaient moins encore. L'un d'entre eux, Thévenin,
+avait vendu à Bonaparte quelques beaux chevaux, et ne voulait
+pas en recevoir le prix malgré les instances du général en chef,
+espérant que ce dernier fermerait les yeux. Ce dernier visait moins
+à la fortune qu'au pouvoir. Son ambition était plus haute. Aussi
+repoussa-t-il avec indignation la complicité déshonnête de Thévenin.
+«Faites-le arrêter, écrivait-il, retenez-le six mois en prison. Il
+peut payer 500,000 écus de taxe de guerre en argent.» C'étaient
+surtout les entrepreneurs de charrois[34], dont les exactions étaient
+scandaleuses. Bonaparte en signale quelques-uns, Sonolet, Auzon,
+Elie, Hartea, comme d'effrontés voleurs. Il aurait même voulu que
+trois d'entre eux, Boekly[35], Chevilly et Descrivains, qui avaient
+fait des versements factices, fussent condamnés à mort: mais ces
+fripons avaient de hautes protections, même dans l'entourage immédiat
+du général en chef[36], et ils échappèrent au châtiment qu'ils
+méritaient si bien.
+
+[Note 33: Milan, 12 octobre, 1796. _Correspondance_, t. II, p.
+50.--Cf. lettre du 2 octobre (t. II, p. 29).]
+
+[Note 34: en outre, ils se donnaient le genre d'être royalistes et
+affichaient leurs espérances réactionnaires. «Les charrois sont
+pleins d'émigrés, écrivait Bonaparte. Ils s'appellent Royal-charrois
+et portent le collet vert sous mes yeux.» _Correspondance_, t. II, p.
+51.]
+
+[Note 35: Milan. 1er janvier 1797. _Correspondance_, t. II, p.
+219. Lettre à Berthier: «Je demande que ces trois employés soient
+condamnés à la peine de mort, ne devant pas être considérés comme de
+simples voleurs, mais comme des hommes qui, tous les jours, atténuent
+les moyens de l'armée.»]
+
+[Note 36: Lettre du 12 octobre 1796 (t. II, p. 51): «Diriez-vous que
+l'on cherche à séduire mes secrétaires jusque dans mon antichambre?»]
+
+Le désordre continua, depuis la compagnie Flachat[37] qui volait
+cinq millions à la fois, jusqu'aux simples gardes de magasins qui
+grappillaient sur les fournitures, et tous ces vols, toutes ces
+tromperies retombaient sur les malheureux Italiens. À vrai dire le
+corps expéditionnaire tout entier, à l'exception de son chef et de
+quelques officiers ou soldats, dont l'âme était trop bien située pour
+accepter de pareils moyens de s'enrichir, l'armée française puisait
+à pleines mains dans les trésors italiens. Certes les Lombards
+faisaient un dur apprentissage de la liberté. Il était grand temps
+pour eux qu'un ordre relatif s'établit. Heureusement l'Autriche fut
+définitivement vaincue, et Bonaparte, qui lui avait imposé presque
+sous les murs de Vienne les préliminaires de Leoben, revint à Milan
+pour y jouir de sa gloire et organiser sa conquête.
+
+[Note 37: Lettre à Garrau.--Modène, 16 octobre 1796.
+_Correspondance_, t. II, p. 56. «De tous côtés, on réclame contre
+la Compagnie Flachat; tous ses agents sont d'un incivisme si marqué
+que je suis fondé à croire qu'une grande partie sert d'espions à
+l'ennemi.»--Cf. Lettre au Directoire, Forli. 3 février 1797 (t. II,
+p. 303): «Vous ne souffrirez pas que ces voleurs de l'année trouvent
+leur refuge à Paris ... Si l'on ne trouve pas moyen d'atteindre la
+friponnerie manifestement reconnue de ces gens-là, il faut renoncer
+au règne de l'ordre, à l'amélioration de nos finances, et à maintenir
+une armée aussi considérable en Italie.»]
+
+
+IV
+
+Malgré la tyrannie française, malgré les spoliations iniques de
+nos agents, les patriotes italiens n'avaient pas désespéré. Ils ne
+pouvaient croire que la France les rendrait à l'Autriche, et, au lieu
+d'assurer leur indépendance, confirmerait leur servitude. Même aux
+plus mauvais jours de l'occupation française, ils s'étaient toujours
+comportés comme de sincères alliés. Non seulement ils avaient payé
+toutes les contributions de guerre, mais encore ils avaient organisé
+des régiments[38] et rendu à Bonaparte de réels services en tenant
+garnison dans les places fortes et en lui servant de troupes de
+réserves. Le général en chef leur avait à plusieurs reprises exprimé
+sa satisfaction. Dès le mois de juin 1796, c'est-à-dire avant que
+les grands coups n'eussent été portés contre les Autrichiens, avant
+que la question militaire par conséquent n'eut été tranchée en notre
+faveur, voici comment il s'exprimait sur le compte des Lombards dans
+un rapport[39] au Directoire: «La municipalité de Milan, celle des
+principales villes de la Lombardie m'ont manifesté le voeu d'envoyer
+des députés à Paris. Le citoyen Serbelloni est à la tête. Il est
+patriote, ce qui a produit ici un effet d'autant plus avantageux
+qu'il jouit d'une grande considération, étant de la première famille
+du Milanais, et fort riche. Ces députés ont manifesté leurs voeux
+ici contre la maison d'Autriche. Ils savent qu'il n'y aurait plus
+de sûreté pour eux dans un retour. La Lombardie est parfaitement
+tranquille. Les chansons politiques sont dans la bouche de tout le
+monde. L'on s'accoutume ici à la liberté. La jeunesse se présente en
+foule pour demander du service dans nos corps; nous n'en acceptons
+pas, parce que cela est contraire, je crois, aux lois: mais peut-être
+serait-il utile de former un bataillon de Lombards, qui, commandés
+par des Français, nous aiderait à contenir le pays. Je ne ferai rien
+sur un objet aussi important et délicat sans vos ordres.»
+
+[Note 38: Cf. _Correspondance_, 11 octobre 1796 (t. II, p. 45).--17
+octobre 1796 (t. II, p. 59).--11 mai 1797 (t. III, p. 47).]
+
+[Note 39: Milan, 11 juin 1796. _Correspondance_, t. I, p. 387.»]
+
+Bonaparte n'avait donc pas encore d'idée bien arrêtée, mais
+ses sympathies étaient visibles. Il ne demandait pas mieux que
+d'utiliser[40] les bonnes dispositions des Lombards, sauf à les
+récompenser de leur dévouement à la paix générale. Au fur et à
+mesure que grandirent ses pensées, en même temps qu'augmentèrent ses
+victoires, il comprit la nécessité de s'attacher les Lombards par les
+liens de la reconnaissance et de l'intérêt, et ne cessa de prendre en
+main leur cause, de les protéger contre les exactions de ses agents,
+et de les rassurer sur l'avenir. Un peu avant Leoben, quand le bruit
+commença à se répandre de la chute et du partage projeté de Venise,
+les Lombards prirent peur, et envoyèrent une députation au général
+victorieux. Ce dernier s'empressa de les rassurer: «Vous demandez des
+assurances pour votre indépendance à venir, leur répondit-il[41],
+mais ces assurances ne sont-elles pas dans les victoires que l'armée
+d'Italie remporte chaque jour? Chacune de ces victoires est une ligne
+de votre charte constitutionnelle. Les faits tiennent lieu d'une
+déclaration par elle-même puérile. Vous ne doutez pas de l'intérêt et
+du désir bien prononcé qu'a le gouvernement de vous constituer libres
+et indépendants.» Depuis le jour de son entrée à Milan, Bonaparte
+n'avait donc pas varié dans l'expression de ses désirs, et, bien
+qu'il eût constamment refusé de prendre un engagement définitif, les
+Lombards avaient le droit de compter sur lui.
+
+[Note 40: Cf. Lettre du 8 octobre 1796 (_Correspondance_, t. II, p.
+43) adressée à l'administration générale de la Lombardie: «J'approuve
+le zèle qui anime le peuple de Lombardie. J'accepte les braves
+qui veulent venir avec moi participer à notre gloire et mériter
+l'admiration de la postérité; ils seront reçus par les républicains
+français comme des frères qu'une même raison arme contre leur ennemi
+commun. La liberté de la Lombardie, le bonheur de leurs compatriotes,
+seront la récompense de leurs efforts et le fruit de la victoire.»]
+
+[Note 41: À l'administration générale de la Lombardie. Lettre écrite
+de Gratz, le 12 avril 1797. (_Correspondance_, t. II, p. 483.)]
+
+Le moment était venu de réaliser ces promesses. Ce fut la grande
+préoccupation de Bonaparte dès son retour à Milan. Comme il était par
+sa famille et son origine à demi Italien, il chercha à satisfaire
+les voeux et les aspirations des Italiens, non pas seulement pour
+acquérir une facile popularité, mais parce que c'était réellement
+une grande idée, féconde en résultats, que celle de créer dans la
+péninsule des États libres, et intéressés à conserver l'alliance de
+la nation qui leur aurait procuré l'indépendance. L'amitié certaine
+de la Lombardie valait bien mieux pour la France que sa conquête. En
+rendant la liberté aux Lombards, en les entourant du prestige d'une
+révolution pacifique, non seulement les Français se délivraient de
+l'embarras de tenir des garnisons sur les derrières de leur armée, et
+se ménageaient de précieux auxiliaires, mais encore ils se voyaient
+secondés par ceux qui autrement eussent été leurs ennemis. Bonaparte
+ne l'ignorait pas. Il était donc parfaitement résolu à créer une
+république indépendante; mais, avant de se prononcer d'une façon
+définitive, il voulut étudier le terrain et se rendre compte de
+l'état des esprits.
+
+Telles n'étaient pas les intentions du Directoire. Il n'avait
+autorisé la marche en avant de Bonaparte et l'occupation des
+provinces italiennes de l'Autriche qu'avec l'arrière-pensée de les
+restituer à titre de compensation territoriale contre la Belgique.
+Aussi n'avait-il jamais consenti à prendre un engagement quelconque
+vis-à-vis des Lombards. Bonaparte pensait autrement, et, comme il
+n'était déjà plus de ceux auxquels un gouvernement régulier impose
+des volontés, comme il se sentait indispensable et se souciait peu
+des instructions les plus formelles, il ne tint aucun compte des
+sentiments bien connus du Directoire, et résolut, cette fois encore,
+de n'agir qu'à sa guise et au mieux de ses intérêts.
+
+Il s'était installé à Montebello ou Mombello, près de Milan, dans un
+magnifique palais qui devint aussitôt le centre des affaires et la
+véritable capitale. Sa mère et sa femme l'y avaient rejoint, ainsi
+que sa soeur Pauline, ses frères Joseph et Louis, et son oncle Fesch.
+Ils l'aidaient à faire les honneurs de cette fastueuse résidence. On
+eût dit la cour d'un souverain. L'étiquette la plus sévère régnait.
+Le temps était passé des brusqueries jacobines. Aides de camp en
+grande tenue, nombreux domestiques en livrée correcte, voitures de
+gala, dîners en public, audiences solennelles et particulières, rien
+ne manquait à Mombello. Le Napolitain Gallo, l'Autrichien Merfeldt
+étaient ses hôtes habituels. Melzi, Serbelloni, et les chefs de
+l'aristocratie milanaise, ainsi que les représentants de tous les
+princes allemands ou italiens étaient accourus auprès de lui et le
+sollicitaient avec plus d'ardeur qu'un souverain légitime. Dans son
+cortège figuraient les généraux des autres armées de la République
+attirés par sa réputation, des agents du Directoire qui saluaient
+en lui leur maître futur, des savants[42] et des artistes qu'il
+captivait par de gracieuses avances. «Ce n'était déjà plus le général
+d'une république triomphante[43]. C'était un conquérant pour son
+propre compte imposant ses lois aux vaincus.»
+
+[Note 42: Lettre à Lalande, Milan, 5 décembre 1796 (_Correspondance_,
+t. II, p. 138). Curieuse dissertation sur les avantages de
+l'astronomie: «Partager une nuit entre une jolie femme et un beau
+ciel, le jour à rapprocher ses observations et ses calculs me paraît
+être le bonheur sur la terre.» Voir une autre lettre de Napoléon
+à Lalande, directeur de l'Observatoire, qui lui avait recommandé
+l'astronome Cagnoli: «Mombello, 10 juin 1797. (_Corresp._, t. III, p.
+102): Si le célèbre astronome Cagnoli, ou quelqu'un de ses collègues,
+avait été froissé par les événements affligeants qui se sont passés
+dans cette ville (Vérone), je les ferais indemniser. Je saisirai
+toutes les occasions pour faire quelque chose qui vous soit agréable,
+et pour vous convaincre de l'estime et de la haute considération que
+j'ai pour vous. Avant de finir, je dois vous remercier de ce que
+votre lettre me mettra peut-être à même de réparer un des maux de la
+guerre, et de protéger des hommes aussi estimables que les savants de
+Vérone.»]
+
+[Note 43: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 150.]
+
+Les Lombards surtout, dont les destinées se réglaient alors,
+entouraient l'heureux général et s'efforçaient de surprendre le
+secret de ses résolutions; mais Bonaparte acceptait leurs avances,
+les écoutait tous et restait impénétrable. Il voulait voir les partis
+venir à lui.
+
+Il y avait en effet déjà dans cette Lombardie, à peine émancipée
+du joug autrichien, deux partis, les modérés et les exaltés. Les
+modérés appartenaient à la bourgeoisie et aux nobles qui, dès le
+début, s'étaient jetés dans nos bras. Serbelloni, Melzi, Visconti,
+Contarini, Litta, Morosini, en étaient les chefs les plus marquants.
+Les modérés croyaient sincèrement à l'avenir de la patrie italienne.
+Ils acceptaient la domination française, mais comme une nécessité
+temporaire[44]. Leur foi dans les destinées italiennes était
+inébranlable, peut-être même un peu naïve. Les uns auraient accepté
+le roi de Sardaigne comme souverain, car c'eût été le moyen d'arriver
+plus vite à constituer une Italie une et indépendante; les autres se
+seraient volontiers accommodés de Bonaparte. Il est certain que des
+ouvertures lui furent faites en ce sens. On a conservé une lettre[45]
+fort intéressante, qui sans doute n'est pas signée, mais qui ne peut
+avoir été écrite que par un Italien très au courant de la politique
+et des intrigues contemporaines. D'après l'auteur anonyme, Bonaparte
+n'avait que trois partis à prendre: le premier, de retourner en
+France et d'y vivre en simple citoyen, mais il ne convenait ni aux
+circonstances ni au génie de Bonaparte; le second, de rentrer en
+France à la tête de l'armée et de s'y poser en chef de parti, mais
+c'était un coup d'État, et on n'osait le conseiller. Voici quel est
+le troisième: «Formez de l'Italie un grand empire, que ce nouvel
+État prenne un fort ascendant dans la balance de l'Europe, qu'il
+tienne le milieu entre l'Empire et la France, et établisse entre ces
+puissances un équilibre parfait, en se déclarant contre celle qui
+voudrait opprimer l'autre. Soyez le chef de cet empire, gardez à
+votre solde une grande partie de l'armée française pour contenir les
+différents peuples et assurer l'exécution de ce plan. La France vous
+devra l'éloignement de cette armée qu'elle ne pourrait entretenir
+qu'avec peine, et dont l'esprit troublerait sa tranquillité. Elle
+vous devra la paix et vous aurez mérité son estime et son admiration.
+Soyez son plus fidèle allié.... Vous pouvez aussi devenir redoutable
+par vos forces maritimes et disputer par la suite l'empire de la mer
+aux Anglais, ou au moins les chasser entièrement de la Méditerranée.
+Cette entreprise digne de vous, général, et dont je ne détaille pas
+tous les avantages, qui vous frapperont au premier aperçu, est la
+seule qui puisse mettre le sceau à votre gloire, ramener une paix
+durable en France, procurer de la stabilité au gouvernement, et, en
+vous élevant au faîte des grandeurs, vous faire encore bien mériter
+de la patrie.» Certes la perspective qu'ouvrait à l'ambition de
+Bonaparte l'auteur de cette lettre était vaste, mais il est probable
+que les projets du général ne s'arrêtaient plus à la péninsule.
+C'est à la France et non plus à l'Italie qu'il pensait. Sans doute
+il aurait consenti à se faire de l'Italie comme un marche-pied, mais
+pour monter plus haut. «J'ai entendu raconter au jeune et candide
+Villetard, écrit Botta[46], que se promenant un jour à Montebello
+avec Bonaparte et Dupuis, qui mourut général en Égypte dans la
+révolte du Caire, Bonaparte, s'arrêtant tout à coup, leur dit: «Que
+penseriez-vous si je devenais roi de France?» et que Dupuis, grand
+républicain de profession, lui répondit: «Je serais le premier à
+vous plonger un poignard dans le coeur.» Sur quoi Bonaparte se mit à
+rire.» Le général riait, mais il ne parlait pas au hasard et cette
+soudaine effusion cachait mal de secrètes pensées. Le premier rang,
+même en Italie, ne lui convenait plus. Il ne le jugeait pas digne de
+sa fortune et de son avenir, et, sans nul doute, dans ce jardin de
+Montebello, songeait déjà au coup d'État qui devait lui donner la
+suprême autorité en France.
+
+[Note 44: C'est d'eux que Bonaparte parlait quand il écrivait au
+Directoire (Milan, 20 octobre 1796, t. II, p. 28): «Le peuple de
+la Lombardie se prononce chaque jour davantage, mais il est une
+classe très considérable qui désirerait, avant de jeter le gant à
+l'Empereur, d'y être invitée par une proclamation du gouvernement,
+qui fût une espèce de garant de l'intérêt que la France prendra à ce
+pays-ci à la paix générale.»]
+
+[Note 45: DARU. _Histoire de Venise_. Pièces justificatives, t. VII,
+p. 392.]
+
+[Note 46: BOTTA. Ouv. cit., liv. XII, p. 46.]
+
+Aussi bien, si Bonaparte ne se considérait pas comme l'homme de
+l'Italie[47], les Italiens, de leur côté, même les modérés, ne
+tenaient à lui que médiocrement. Quelques-uns d'entre eux, honteux
+de leur asservissement, songeaient déjà à chasser les Français
+d'Italie. C'étaient les chefs de la garde nationale lombarde, Lahoz,
+Pino, Teulié, Birago. Ils avaient fondé une société secrète, dite des
+_Rayons_, dont le but était la création d'une Italie non plus avec le
+secours de l'étranger, mais exclusivement par les forces italiennes.
+Peu à peu cette société s'étendra et ses opinions finiront par
+s'imposer. C'est déjà le parti national, ce qu'on pourrait appeler la
+Jeune Italie.
+
+[Note 47: Bonaparte connaissait parfaitement la situation, si l'on en
+juge par cette lettre, par lui adressée au Directoire, le 28 décembre
+1796: «Il y a en ce moment-ci en Lombardie trois partis: 1º celui qui
+se laisse conduire par les Français; 2º celui qui voudrait la liberté
+et montre même son désir avec quelque impatience; 3º le parti ami des
+Autrichiens et ennemi des Français. Je soutiens et j'encourage le
+premier, je contiens le second et je réprime le troisième.»]
+
+Quant aux exaltés, ils se composaient de tous ceux qui, dans la
+sincérité de leur coeur, ou par misérable calcul d'intérêt personnel,
+s'imaginaient qu'il était de bon goût de copier les exagérations
+jacobines. Quelques bourgeois, ou plutôt quelques boutiquiers, des
+ouvriers, de petits fonctionnaires, et la tourbe des déclassés
+appartenaient à ce parti. Les journalistes qui se grisaient
+eux-mêmes au cliquetis de leurs périodes en constituaient la force
+apparente. Ils prêchaient avec ardeur la démocratie ou plutôt la
+démagogie, grand mot ronflant, système dont ils ne comprenaient
+seulement pas les obligations. Pour eux toute contrainte était une
+gène, toute obéissance un abus. Aussi plaignaient-ils comme un
+martyr tout citoyen frappé par la loi, comme une victime quiconque
+était obligé soit de payer un impôt, soit de ne pas satisfaire ses
+désirs. Un journal de Milan, _le Thermomètre Politique_, était
+devenu le principal de leurs organes. C'est là qu'agitaient les
+esprits par leurs articles furibonds, Salvadori, Lattanzi, Salfi,
+Poggi et Abamonti. «Habiles dans les luttes de la révolution[48],
+mais non dans les combats de la liberté, ils déployaient du talent,
+là où il fallait du caractère. Avec la même audace qu'ils avaient
+montrée pour renverser les premières barrières, ils foulaient aux
+pieds les principes et les moeurs, et abusaient de la liberté
+jusqu'à l'outrage.» Toute une littérature républicaine sortait de
+ces officines milanaises: _Notions démocratiques_[49] _à l'usage
+des Écoles normales; Pensées d'un républicain sur le bonheur public
+et privé; Doctrine des Anciens sur la liberté; De la souveraineté
+du peuple; Un républicain jadis noble aux anciens nobles._ Ces
+pamphlets, aussi médiocres pour le fond que détestables pour la
+forme, étaient imprimés à un nombre considérable d'exemplaires, et
+lus avec avidité. De Milan ils se répandaient dans l'Italie entière.
+Il est vrai que Milan était devenu comme l'asile des réfugiés
+italiens, romains, napolitains, modènais ou vénitiens, qui tous,
+comme de juste, étaient venus y grossir les rangs des exaltés. On
+citait parmi eux deux prêtres qui avaient abjuré, le métaphysicien
+Poli et Melchior Gioja, le savant statisticien; Tambroni un érudit,
+Beccatini un historien, Custodi un économiste. Le médecin Rasori,
+l'architecte Romain Barbieri, et le savant commentateur des douze
+Tables, Valoriani, se signalaient parmi les plus fougueux adversaires
+de l'ancien régime. Un jeune improvisateur Romain, Gianni, mêlait
+à de furibondes attaques contre les tyrans de plates adulations
+en l'honneur du héros libérateur de l'Italie. Le Vénitien Foscolo
+travaillait à sa tragédie de _Tieste_, et prenait du service dans
+l'armée lombarde. C'était surtout dans les clubs, plus encore
+que dans les journaux, que ces Lombards ou Italiens, donnaient
+carrière à leur exaltation. Tantôt ils se contentaient d'émettre
+des propositions simplement absurdes, partage des propriétés, taxe
+progressive sur les comestibles, ateliers nationaux, etc., tantôt ils
+discréditaient par d'insolentes bravades la liberté et la République.
+Aujourd'hui ils demandaient la permanence de la guillotine, demain
+le massacre de tous les pères et de toutes les mères appartenant
+à la noblesse, afin que leurs enfants fussent élevés dans les
+nouveaux principes[50]. Ils proposaient encore de brûler le Vatican,
+ou bien de jeter les Bourbons de Naples dans le Vésuve, ou bien
+encore de disperser les cendres de la famille royale piémontaise,
+déposées à la Superga, et de les remplacer par celles des patriotes
+immolés. Dans ces clubs, et spécialement dans celui qui s'était
+pompeusement intitulé _Société de l'instruction publique_, la fureur
+révolutionnaire atteignait son paroxysme. Cette société n'avait-elle
+pas inscrit dans son programme: destruction de toutes les religions,
+renversement de tous les trônes[51].
+
+[Note 48: CANTE. _Histoire des Italiens_, liv. XI, p. 67.]
+
+[Note 49: _Nozioni democratiche per uso della scuole
+normali.--Pensieri di un republicano sulla pubblica et privata
+félicita.--Elementi republicani, par Cavriani.--Dottrina degli
+antichi sulla liberta.--Della sovranita del popolo.--Un republicano
+che fu nobile agli ex nobili._]
+
+[Note 50: Voir B. GIOVIO. _La conversione politica o lettere ai
+Francesi. Corresp. 1799_, let. XIV.--cf. GIOVANNI DE CASTRO, ouv.
+cit., p. 129.]
+
+[Note 51: BECCATINI, ouv. cité, I, 23. «Distruggere tutte le
+religioni existenti nel nostro piccolo globo, rovesciare tutti i
+troni d'Europa.»]
+
+Bonaparte n'éprouvait pour ces démagogues qu'une sympathie médiocre.
+«Soyez sûr, écrivait-il à Greppi[52], qu'on réprimera cette poignée
+de brigands, presque tous étrangers à Milan, qui croient que la
+liberté est le droit d'assassiner, qui ne peuvent pas imiter le
+peuple français dans les moments de courage et les élans de vertus
+qui ont étonné l'Europe; mais qui chercheraient à renouveler les
+scènes horribles produites par le crime, et qui sont l'objet éternel
+de la haine et du mépris du peuple français.»
+
+[Note 52: _Correspondance_, II, 132 (25 novembre 1796).]
+
+La masse du peuple au contraire se laissait prendre à ces folles
+déclamations. Les ardentes philippiques des journalistes et des
+clubistes trouvaient un écho retentissant dans toutes les grandes
+villes. Le théâtre[53] lui-même devenait une école de corruption, ou
+tout au moins une arène politique dont se servaient les exaltés pour
+répandre leurs bizarres conceptions[54]. C'est ainsi qu'à Modène, dès
+le mois de décembre 1795, en présence du grand-duc Hercule, et à une
+représentation de la _Cléopâtre_ de Nasolini, de mauvais plaisants
+firent entendre le chant du coq, allusion transparente à la prochaine
+venue des Français. Quelques mois plus tard, et dans cette même
+ville, on représentait le _Fénelon_ de Chénier traduit par Salfi,
+l'_Alexandre VI_ du modènais Gidotti, et deux pièces déplorablement
+ennuyeuses d'un certain Giambattista Nasi, dont il suffit de citer
+les titres pour comprendre l'inspiration: _L'Aristocratie vaincue par
+la persuasion_, et le _Républicain se connaît à ses actes_[55]. À
+Bergame, Salfi fait représenter _Virginie de Brescia_, où l'on voit
+un patriote tuer sa fille séduite par un tyran.
+
+[Note 53: ERNESTO MASI. _Parruche e sanculotti nel secolo_ XVIII.
+Milan 1886. Voir pages 271-344. Il teatro Giocobino in Italia.--Cf.
+PAGLICI-BROZZI: _Sul Teatro giacobino e antigiacobino in Italia,_
+1796-1805, Milan, 1887.--MARCELLIN PELLET. _Le théâtre de la
+Cisalpine_ (Revue politique et littéraire, 21 avril 1888).]
+
+[Note 54: Il n'est que juste de reconnaître que les partisans de
+l'ancien régime avaient donné le mauvais exemple. En 1791, avait été
+représenté à Milan _Il Cagliostro_, par Natale Boriglio; en 1792,
+_Voltaire muore come un disperato in Parigi_ par le même; en 1793,
+_la Morte di Luigi XVI_, par Tommasso de Terni; en 1794, _la Morte di
+Maria Antonietta d'Austria_, par le même, etc.]
+
+[Note 55: Voici le titre exact de ces rhapsodies, auxquelles
+Pindemonte n'hésitait pourtant pas à reconnaître une grande valeur.
+Il les appelait «l'eccellente lezione di morale republicana». 1º
+_E meglio una volta che mai, ossia l'aristocratia vinta della
+persuasione_.--2º _Il republicano si conosce alle azioni, ossia lo
+secolo dei buoni costume_.]
+
+C'est surtout à Bologne et à Milan que les auteurs dramatiques se
+donnent toute licence et dépassent toute mesure. Un jeune Bolonais,
+Luigi Zamboni, avait, en 1794, formé le projet de soustraire sa
+ville natale à l'oppression des légats pontificaux. Un étudiant, de
+Rolandis di Castel-Alfeo, qui s'échappait la nuit de son couvent
+pour assister aux conciliabules, fut son premier affidé. Dénoncés
+et vendus, ces deux jeunes gens furent jetés dans les prisons du
+légat et périrent l'un, Zamboni, en prison, l'autre, de Rolandis,
+sur le gibet. Le châtiment était excessif. Les Bolonais conservèrent
+le souvenir de ces premiers martyrs de la liberté[56]. En 1797 ils
+recueillirent leurs cendres et leur élevèrent une colonne triomphale.
+Un poète Bolonais, Luigi Giorgi, composa en leur honneur une tragédie
+intitulée, _Au temps des légat et des Pistrucci_. C'est une violente
+satire dirigée contre l'auditeur Pistrucci, le principal auteur de
+la condamnation des patriotes, contre le cardinal légat Vincenti,
+l'archevêque Gianneti, les gonfaloniers et les sénateurs. Cette
+tragédie est supérieure aux pièces de circonstance. Il s'y rencontre
+même des scènes à la Shakspeare, lorsque par exemple on pénètre
+dans le cabinet du légat, au moment où il lit et signe la sentence
+de mort de Rolandis, ou bien au dénouement, lorsque les victimes
+de la tyrannie pontificale font appel aux Français[57]. «Et vous,
+s'écrie le docteur Veridici, vous qui devez veiller sur les destinées
+du peuple pouvez-vous être jugés? Un légat _a latere_ peut-il
+soutenir un perfide?--Le Légat: retirez-vous! Auditeur: faites-le
+arrêter.--L'archevêque: «Oui, oui, faites-le arrêter. Quelle est donc
+cette manière de parler?--Pistrucci: approchez, brigand.--Veridici:
+Hélas! Ô ciel! Voici que descendent des Alpes les destructeurs de
+la tyrannie. Avancez, ô Français, et vengez l'humanité offensée.» À
+Bologne fut encore représentée en 1797, la _Rivoluzione, commedia
+patriotica_. On y voyait un noble, tyran de sa principauté, mais
+chassé par le peuple et condamné à mort. Au moment où il est conduit
+les yeux bandés, sous l'arbre de la liberté, pour être fusillé, il
+est sauvé par un autre noble, qui aime sa fille, mais qui s'est
+converti aux nouveaux principes. L'ex-tyran renonce aussitôt à ses
+erreurs, et tous chantent un hymne en l'honneur de l'arbre de la
+liberté.
+
+ _Sorgi, felce pianla, sorgi beati segno,
+ Caro, ed eterno segno di nostra liberta!
+ Eviva Bonaparte! viva la liberta._
+
+[Note 56: AUGUSTO AGLEBERT. _I primi martiri della liberta italiana._
+Une complainte fut composée en leur honneur. En voici deux couplets:
+
+ O di nostra liberta
+ Primi martiri ed eroi,
+ Questo a voi, cantiamo a voi
+ Inno sacro alla pieta.
+
+ L'innocente vostro sangue
+ Avia, presto, avia vendetta
+ E tremonte già l'aspette
+ La Romana crudeltà.]
+
+[Note 57: _I tempi dei Legati e dei Pistrucci_, acte III, scène
+XXIII.--Io, o cielo ... Etieni anche sull Alpi i distruttori dei
+tiranni? Avanzateei, o Francesi, e vendicate l'offesa umanita.»]
+
+À Milan Jean Pindemonte, l'auteur des _Bacchanales de Rome_, avait
+donné une «composition tragi-comico-ridicule», dont le titre est
+perdu, mais des prêtres et des nonnes en costume y parodiaient les
+cérémonies du culte, et, comme les représentations étaient gratuites,
+elles furent suivies par un nombreux public. C'est encore à Milan
+que fut représenté le _Mariage du Moine_ par Ranza. L'auteur avait
+donné comme sous-titre: «drame révolutionnaire à représenter pour
+l'instruction des chrétiens dans tous les théâtres de l'Italie
+régénérée», mais c'était une singulière instruction qu'il prétendait
+donner. On assiste en effet au conclave de 1774, aux intrigues des
+cardinaux Bernis et Fantuzzi, aux scandaleuses orgies des aspirants
+à la tiare. Les candidats finissent par se jeter à la tête plats
+et vaisselle, et les valets se partagent les reliefs du feslin, en
+essayant de remettre d'aplomb leurs maîtres tombés sous la table.
+
+On trouvera sans doute que Ranza avait donné libre carrière à sa
+verve aristophanesque. Il fut pourtant dépassé par l'auteur d'un
+ballet, également représenté à Milan: Salfi, un des rédacteurs du
+_Thermomètre_, était l'auteur ou du moins le parrain de ce livret,
+dont la paternité doit, paraît-il, être attribuée à un certain
+Lefèvre, qui fut plus tard persécuté par le clergé milanais, et
+mourut dans la misère à Paris. Il est intitulé le _Ballet du Pape
+ou le général Colli à Rome[58]_. L'affiche du spectacle, qui devait
+être joué en grande pompe à la Scala, était accompagnée de ce curieux
+commentaire[59]: «ce ballet annonce le régime de la raison. Il n'est
+pas inventé à plaisir, il est comme la reproduction des faits et des
+caractères qui forment la très intéressante histoire de ce qui s'est
+passé tout récemment à Rome. On pourra vérifier l'exactitude de tous
+les détails, qu'il importe de faire connaître au grand public, en
+parcourant la collection du _Thermomètre Politique_ de la Lombardie.
+Puisse ce commencement de la vérité réduire en cendres l'imposture
+et le fanatisme, et faire triompher la religion et la paix. Salut et
+fraternité.
+
+[Note 58: _Il ballo del Papa, ossio il generale Colli a Roma_.]
+
+[Note 59: GIOVANNI DE CASTRO, ouv. cit., p. 120. Cf. MASI. _Parruche
+e sanculotti_, p. 272.]
+
+À la première nouvelle du scandale qui se préparait, l'archevêque de
+Milan essaya d'intervenir. Il écrivit même à Bonaparte. On répondit
+à cette démarche si digne et si naturelle par un sermon antipapal
+prononcé à l'église San Lorenzo. En même temps on répandit dans le
+peuple des libelles injurieux contre la Papauté: _Le credo du pape
+pour deux sous, la bulle de Pie VI, la conversion du Pape, Dialogue
+dans le Paradis entre frère Locatelli, théologien de la cathédrale,
+et saint Charles Borromée_, etc. En sorte que l'opinion était
+singulièrement excitée quand arriva le jour de la représentation
+(premier jour du carême de 1797).
+
+La scène représente la salle du Consistoire à Rome. On y discute les
+articles de paix proposés par la France. Le général des Dominicains,
+qui parait grand partisan des réformes, et tout pénétré de l'esprit
+des temps nouveaux, démontre par un avant-deux expressif la nécessité
+de se conformer aux ordres de Bonaparte. Le général des Jésuites
+lui répond par un autre pas de caractère, et décide le pape à la
+résistance. Puis, remplaçant la danse par le chant, tous ensemble se
+disposent à festoyer et sans la moindre transition et uniquement
+
+ Per rendere la gioja palese,
+ D'un bel canto patrioto francese,
+ L'aria interno faccian risonar!
+
+Ce chant, accommodé sur un air italien emprunté à l'_Astuta in amore_
+de Fioraventi, est à tous le moins médiocre:
+
+ D'âge en âge, de race en race,
+ Que le plus brillant souvenir
+ Porte jusqu'au sombre avenir
+ Les prodiges de notre audace.
+ Que nos neveux, leurs enfants,
+ Par nous à jamais triomphants,
+ Nous doivent leur indépendance!
+ Que le monde brise ses fers!
+ Et que ce jour cher à la France
+ Soit la fête de l'univers.
+
+Tous les assistants l'accueillirent pourtant avec enthousiasme, et
+répétèrent le refrain en criant _Vive la France! Vive l'Italie!_ Un
+spectateur malintentionné s'avisa pourtant de crier _Vive la Denise!_
+Nous dirions aujourd'hui _Vive la Marianne!_
+
+Au second acte nous sommes transportés au Vatican. Les nièces du
+pape, les princesses Braschi et Santa Croce, remplissent de leurs
+intrigues et de leurs amours le palais pontifical, et le malheureux
+Pie VI joue entre ces deux créatures le rôle d'un Géronte berné et
+conspué. Au troisième acte, sur la place Saint-Pierre, on vient
+d'apprendre les victoires françaises. Aussitôt le pape prend le
+bonnet de la liberté, et, avec les membres du sacré collège, danse
+quelques pas fort vifs, afin de mieux montrer ses belles jambes,
+dont, parait-il, il était fort vain. Tous les personnages ainsi
+tournés en ridicule étaient vivants et les acteurs avaient emprunté
+leurs costumes et, autant que possible, leur physionomie. Il est
+certes difficile d'imaginer une bouffonnerie plus impie.
+
+Aussi bien une sorte de fièvre d'irréligion semblait s'être emparée
+de la population. Depuis qu'un cercle avait été installé dans
+l'église de la Rose[60], chaque ville avait dû convertir en club
+une de ses églises, et c'est dans ces assemblées que se débitaient
+les insanités les plus criantes. Ce n'étaient pas seulement des
+déclamations plus ou moins retentissantes contre le fanatisme ou la
+superstition. Tantôt une jeune fille proposait son coeur et sa main
+à celui qui lui apporterait la tête du pape[61]; tantôt un échappé
+des galères romaines, comme le qualifient les écrits du temps[62],
+un certain Lattanzi, vomissait d'obscènes imprécations contre le
+Christ et ses ministres[63]. Un jour[64] un jeune capucin renonçait
+à ses voeux et suspendait sa robe brune, en guise de trophée, aux
+branches de l'arbre de la liberté. Un professeur de théologie, un
+sexagénaire, le père Aprini, assistait à un banquet donné en son
+honneur, et dansait la carmagnole. On ne se contentait pas d'abolir
+le nom des saints, qu'on remplaçait par des héros grecs ou romains,
+on interdisait encore toute manifestation extérieure du culte. Il
+est vrai qu'en pleine rue toutes les manifestations anticatholiques
+étaient tolérées: ainsi on mettait la corde au cou d'une statue de
+saint Ambroise, et on la traînait ignominieusement dans la rue.
+Une littérature anticatholique, immonde et sans esprit, avait été
+improvisée. _Prières à réciter matin et soir par les chrétiens en
+l'honneur de la très sainte et très bienheureuse liberté; Confession
+d'un Jacobin aux pieds au pape; Pater noster patriotique, Credo
+patriotique;_ cette dernière prière commençait ainsi: Je crois à la
+République française, et à son fils le général Bonaparte.
+
+[Note 60: FUMAGALLI. _L'ultimà messa celebrata nello chiesa della
+Rosa_, 1851.]
+
+[Note 61: CUSANI. _Storia di Milano_, V, 54.]
+
+[Note 62: _Scapatto al remo e al tiberin capestro_.]
+
+[Note 63: _Milano in uniformo republicano, ossia Ribattezamento delle
+porte, piazze, contrade, Milan_, sans date, cité par DE CASTRO, 129.]
+
+[Note 64: CUSANI. _Storia di Milano_, V, 54.]
+
+Les exaltés se livraient aussi aux caprices de leur imagination
+à propos des fêtes dites patriotiques. Ils débutèrent par des
+plantations d'arbres de la liberté. Bientôt chaque quartier de Milan
+eut le sien. On en planta jusque dans la cour du séminaire. De la
+ville la mode passa dans les villages, et ce ne fut qu'une longue
+suite de fêtes, de danses et de festins qui se prolongèrent pendant
+plusieurs mois. D'ordinaire, un poète improvisait des vers pour la
+circonstance. Le faiseur le plus réputé était un certain Gerolamo
+Costa[65], mais ses poésies brillent par le mauvais goût aussi bien
+que par le dédain le plus absolu des règles de la prosodie. Il se
+contente d'accommoder le _Ça ira_ au goût italien et de célébrer plus
+ou moins platement l'alliance franco-italienne:
+
+ _Alore cantem uni de scià et delà
+ La Carmagnola cout el sa-irà.
+ Viva, viva pur i Francès
+ Lun el ciar de stij paès!_
+
+Après les plantations des arbres de la liberté, ce fut le tour
+des anniversaires. Grande fête le 5 juillet 1796 dans le Jardin
+public. Nouvelle fête en septembre pour célébrer la fondation de
+la république française. On avait pour la circonstance converti en
+amphithéâtre la place du Dôme. Au centre avait été dressé l'autel
+de la patrie. Un char triomphal, traîné par six chevaux et couvert
+d'emblèmes allégoriques, portait une jeune femme qui figurait la
+liberté, entourée d'enfants couronnés de guirlandes. Des inscriptions
+rappelaient le nom de tous les régiments qui avaient pris part à
+la campagne[66]. Le cortège défila devant Joséphine Bonaparte,
+qui assistait à la cérémonie du haut d'un des balcons du palais
+Serbelloni, et, quand il arriva sur la place du Dôme, on inaugura
+solennellement un arbre de la liberté; mais les décharges répétées de
+l'artillerie, qui accompagnaient la cérémonie, brisèrent les vitraux
+de la cathédrale, perte irréparable pour l'art.
+
+[Note 65: GIOVANNI DE CASTRO, ouv. cit., p. 92.]
+
+En février 1797, à propos des victoires de Bonaparte, une grande fête
+fut encore célébrée à Milan. Il y eut aussi des défilés de chars
+emblématiques, puis des banquets publics, et des distributions de
+vivres. Sur le soir, à la Porte Orientale, grand feu d'artifice. La
+liberté immola l'aristocratie dans des flammes, vertes et rouges de
+Bengale, et un aigle empenné, qui commençait à voler, fut bientôt
+réduit en cendres par la foudre des artificiers.
+
+[Note 66: MINOLA, _Diario_ 1796.--CUSANI, _Storia di Milano_, V, 51.]
+
+Mis en goût[67] par ces fêtes, qui exaltaient les esprits, et, à
+ce qu'ils croyaient du moins, répandaient l'amour des institutions
+républicaines, les exaltés n'hésitèrent pas à célébrer les
+anniversaires les plus sinistres de la révolution française; par
+exemple, celui de l'exécution de Louis XVI. Ils avaient, pour la
+circonstance, composé divers écriteaux et les portaient gravement sur
+la poitrine. _Il fulmine colga tutti i re in un fascio.--Il coltello
+di Bruto possa spaventare gli Schiavi di Cesare e gli imitatori
+di Antonio.--Al popolo che sente una volta la sua indipendenza,_
+etc. Les maladroits s'imaginaient qu'ils sauvaient la patrie par
+ces imprécations contre des tyrans qui n'existaient pas, et ces
+cérémonies symboliques, dont ils comprenaient seuls le sens caché.
+Ainsi, le 16 octobre 1797[68], pour célébrer la mort de la reine de
+France, on brûla sur la place du Dôme des livres de droit canon,
+quelques bulles pontificales, une histoire de la guerre d'Italie par
+Bolzani, quelques journaux hostiles rédigés par Taglioretti, Motta,
+Polini, et deux grandes gravures représentant l'une la tiare papale,
+l'autre l'aigle à deux têtes. Les organisateurs de cet autodafé
+s'imaginaient sérieusement qu'ils portaient ainsi un coup mortel à
+l'ancien régime. Ce sont sans doute les mêmes personnages, grotesques
+à force d'être naïfs, qui s'avisèrent tout à coup de trouver un air
+menaçant à la statue du roi Philippe II, qui, depuis deux siècles
+se dressait sur la place des Marchands. Ils lui coupèrent la tête
+et la remplacèrent par celle de Brutus, le héros du jour. Ils lui
+enlevèrent son sceptre et lui mirent entre les mains l'inscription
+suivante: _All'ipocrisia di Filippo II succéda la virtù di Marco
+Junio Bruto!_
+
+[Note 67: GIOVANNI DE CASTRO, ouv. cit., p. 101.]
+
+[Note 68: MINOLA, _Diario 1797_.]
+
+
+V
+
+Pendant ce temps, les partisans secrets de l'Autriche s'organisaient,
+et les modérés, que dégoûtaient ces excès, sans se rapprocher
+d'eux, commençaient à craindre de s'être inutilement compromis. Ces
+partisans de l'Autriche n'étaient pas nombreux, mais ils avaient
+de l'influence par leurs richesses. En outre, ils avaient, dans
+les campagnes par leurs tenanciers, et dans les villes par leurs
+domestiques, une véritable clientèle. Au jour du danger, ils
+pouvaient devenir redoutables. L'un d'entre eux, Gambanara, n'avait
+pas hésité à payer de sa personne. Il était descendu dans la rue,
+lors de l'insurrection de Binasco et de Pavie. D'autres restaient
+enfermés dans leurs palais et se contentaient d'y forger péniblement
+de lourdes épigrammes contre les Français et de les imprimer
+eux-mêmes pour ne mettre personne dans la confidence, comme le comte
+Pertusati, dont un historien contemporain, Giovanni de Castro, a fait
+connaître l'oeuvre informe et décousue, mais malicieuse[69]. D'autres
+enfin s'étaient retirés dans leurs châteaux[70], correspondaient
+mystérieusement avec l'Autriche, et attendaient le moment d'assouvir
+leurs rancunes.
+
+[Note 69: L'oeuvre principale de Pertusati se nomme _Meneghin_,
+c'est-à-dire Polichinelle, _sott' ai Francesi_. M. de Castro en a
+donné plusieurs extraits dans son _Milano e la Republica cisalpina_
+(1879). Sur Pertusati on peut encore consulter: CENNI, _sulla vita et
+sugli scritti del conte F. Pertusati_. Milan, 1823.]
+
+[Note 70: Voir dans la _Chartreuse de Parme_, de Stendhal, le curieux
+portrait du comte del Dongo, enfermé dans son château de Grianta.]
+
+Entre les modérés dont il devait ranimer la bonne volonté, les
+exaltés dont il méprisait les tendances[71], mais dont il appréciait
+le zèle, et les partisans de l'ancien régime qu'il affectait de
+mépriser, mais dont il surveillait les démarches, le rôle de
+Bonaparte eût été difficile s'il n'eût, depuis longtemps, pris son
+parti. Homme de guerre et de discipline, il sentait d'instinct
+que la modération seule donnerait à la Lombardie une forme de
+gouvernement qui allierait la force à la liberté. Les excès de la
+démagogie le dégoûtaient, et il ne se cachait pas pour le dire. À
+maintes reprises, il avait exprimé son mépris à propos de certains
+articles du _Thermomètre politique_. Il avait interdit les attaques
+furibondes contre la religion, contre le pape, et spécialement
+contre le roi de Sardaigne, dont il appréciait la dignité et la
+solidité. Les élucubrations de Lattanzi avaient le privilège de
+l'agacer. Il finit par en ordonner la suppression. Il se prononça
+même très catégoriquement en faveur des modérés, et leur envoya,
+le 10[72] décembre 1796, une sorte de manifeste qui eut un grand
+retentissement. Il engageait les Lombards à l'union. «Je suis bien
+aise, ajoutait-il, de saisir ces circonstances pour détruire des
+bruits répandus par la malveillance. Si l'Italie veut être libre, qui
+pourrait désormais l'en empêcher?... Réprimez surtout le petit nombre
+d'hommes qui n'aiment la liberté que pour arriver à une révolution;
+ils sont ses plus grands ennemis; ils prennent toute espèce de
+figure pour remplir leurs desseins criminels ... Vous pouvez, vous
+devez être libres sans révolutions, sans courir les chances et sans
+éprouver les malheurs qu'a éprouvés le peuple français. Protégez les
+propriétés et les personnes, et inspirez à vos compatriotes l'amour
+de l'ordre et des vertus guerrières qui défendent et protègent les
+républiques et la liberté.» Ces sages conseils étaient fort goûtés
+par le parti modéré, mais ils déplaisaient d'autant aux exaltés.
+Seulement, comme Bonaparte était le maître, on n'osait protester,
+mais les exaltés commençaient à trouver sa domination pesante. Les
+modérés, au contraire, se rapprochaient de plus en plus du général,
+disposés à toutes les concessions pour se l'attacher d'une façon
+définitive. Aussi bien le général n'allait pas tarder à se prononcer
+en leur faveur.
+
+[Note 71: Curieuse lettre de Bonaparte à Talleyrand, 20 septembre
+1797 (_Correspondance_, t. III, p. 342): «Que l'on ne s'exagère
+pas l'influence des prétendus patriotes Piémontais Cisalpins et
+Génois; et que l'on se convainque bien que, si nous retirions d'un
+coup de sifflet notre influence morale et militaire, tous ces
+prétendus patriotes seraient égorgés par le peuple. Il s'éclaire, il
+s'éclairera tous les jours davantage, mais il faut le temps et un
+long temps.»]
+
+[Note 72: Lettre au Congrès d'État de la Lombardie.
+(_Correspondance_, t. II, p. 157.)]
+
+Un jour, l'ambassadeur de France à Florence, Miot[73], vint trouver
+Bonaparte à Mombello, et eut avec lui et Melzi une conversation
+singulière, dont nous retrouvons le souvenir dans les intéressants
+mémoires de ce diplomate. «Il faut à la nation, disait-il à Miot en
+parlant de la France, un chef illustre par la gloire et non par des
+théories de gouvernement, des phrases et des discours d'idéologues
+auxquels le pays n'entend rien. Quant à votre pays, Melzi, il y
+a encore moins qu'en France d'éléments de républicanisme, et il
+faut encore moins de façons avec lui qu'avec tout autre. Vous le
+savez mieux que personne. Nous en ferons tout ce que nous voudrons;
+mais le temps n'est pas encore venu. Il faut céder à la fièvre du
+moment. Nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre
+façon. Monge nous arrangera cela.» Ce qu'il appelait la fièvre du
+moment, c'étaient les ordres du Directoire qui voulait imposer à
+tous les États conquis la constitution française, et jeter dans le
+même moule pour ainsi dire des pays différents par les usages et
+les institutions. Bonaparte ne se sentait pas encore assez fort
+pour résister au Directoire, mais il entendait prendre une prompte
+revanche, et, comme il le disait à Miot dans ce même entretien, qui
+vraiment semble arrangé après coup et pour les besoins de la cause,
+tant Bonaparte s'y montra stupéfiant d'impudence dans la candeur de
+ses aveux: «Je ne voudrais quitter l'Italie que pour aller jouer en
+France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le
+moment n'est pas encore venu. La poire n'est pas mûre!»
+
+[Note 73: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 175.]
+
+En attendant l'heureux moment de la maturité de ses désirs, Bonaparte
+se décida à faire en Italie l'essai de ses théories de gouvernement,
+et s'occupa sérieusement d'organiser la future République. Sans
+avoir un penchant décidé pour telle ou telle forme de gouvernement,
+Bonaparte aurait voulu une administration concentrée et énergique.
+Bien qu'il ne crût pas, comme les métaphysiciens constitutionnels
+de l'époque, que l'art de gouverner les peuples fût une science
+abstraite, qui ne dépendait ni du temps ni des lieux, il pria son ami
+Talleyrand de lui envoyer, pour l'aider de leurs conseils, les hommes
+qui passaient pour avoir médité sur les divers systèmes politiques.
+Talleyrand lui proposa Siéyès. «Par la réputation dont il jouit,
+lui écrivait-il, il est propre à remplir avec succès une place de
+membre du Directoire exécutif. Il est d'ailleurs tellement compromis
+avec les Autrichiens qu'il est une des personnes de l'opinion de
+laquelle nous devons être les plus sûrs.» Bonaparte parait n'avoir
+jamais éprouvé pour Siéyès qu'une sympathie médiocre. Il goûtait
+peu les théories et les qualifiait volontiers d'utopie. Pourtant
+la réputation de Siéyès était si bien établie qu'il crut devoir
+remercier Talleyrand de son choix, et lui annonça que Siéyès serait
+le bienvenu en Italie[74]. «Je crois effectivement comme vous que sa
+présence serait aussi nécessaire à Milan qu'elle aurait pu l'être
+en Hollande, et qu'elle l'est à Paris. Malgré notre orgueil, nos
+mille et une brochures, nous sommes très ignorants dans la science
+politique morale ... Croyez que vous me ferez un sensible plaisir si
+vous pouvez contribuer à faire venir en Italie un homme dont j'estime
+les talents et pour qui j'ai une affection toute particulière.» Il
+est vrai que, dans la même lettre, tout en débitant ces compliments,
+Bonaparte esquissait un plan de constitution, où il donnait tous
+les pouvoirs et tous les droits au chef de l'État au détriment des
+assemblées législatives, et il se plaignait «des[75] mille lois de
+circonstances qui s'annulent toutes seules par leur absurdité et
+qui nous constituent une nation sans lois avec trois cents in-folio
+de lois». Siéyès qui tenait à réserver sa réputation et songeait à
+appliquer ses théories constitutionnelles non pas en Italie mais en
+France, comprit qu'il jouerait un jeu dangereux en essayant d'imposer
+ses volontés au vainqueur de l'Italie. Il remercia donc Talleyrand et
+ne quitta point Paris.
+
+[Note 74: Lettre à Talleyrand. Passariano, 10 septembre 1797.
+_Correspondance_, t. III, p. 313.]
+
+[Note 75: Id. _Id._]
+
+Talleyrand avait aussi songé à Benjamin Constant[76]: «C'est un homme
+à peu près de votre âge, avait-il écrit à Bonaparte, passionné pour
+la liberté, d'un esprit et d'un talent en première ligne. Il a marqué
+par un petit nombre d'écrits d'un style énergique et brillant, pleins
+d'observations fines et profondes. Son caractère est ferme et modéré.
+C'est un républicain inébranlable et libéral.» Bonaparte n'avait
+attendu ni Siéyès qu'il devait retrouver au 10 brumaire, ni Benjamin
+Constant, qu'il n'appellera à lui qu'en 1815, pour régler le sort des
+Milanais. Il chargea un comité italien[77] de préparer un projet de
+constitution. Le plus célèbre de ces législateurs était un Tyrolien,
+longtemps professeur à Pavie, le père Grégorio Fontana. Ce savant
+aurait voulu se dérober, mais Bonaparte tenait à donner à la future
+constitution l'autorité de son nom. Fontana se résigna et se mit au
+travail. Ce fut peine inutile. Les injonctions du Directoire étaient
+formelles, et Bonaparte ne permettait la discussion que pour la
+forme. Il fut donc résolu que la nouvelle République jouirait d'une
+constitution calquée sur la constitution française, c'est-à-dire
+que le pouvoir exécutif serait confié à cinq directeurs assistés de
+ministres et le pouvoir législatif à un corps législatif de 40 à 60
+Anciens et à un grand conseil de 120 Jeunes. En outre la République
+serait divisée en départements et administrée comme l'était la
+France. Par prudence, et pour la première fois, Bonaparte se réserva
+de désigner les premiers directeurs, législateurs ou fonctionnaires.
+Ses choix furent heureux. Les cinq directeurs furent Serbelloni, un
+des plus grands seigneurs de l'Italie, le savant médecin Moscati,
+et trois citoyens réputés pour leur modération, Alessandri Paradisi
+et le Ferrarais Costabile Containi. Sommariva fut désigné comme
+secrétaire du Directoire. Au ministère de la guerre fut appelé
+Birago, à celui des finances Ricci, à celui de la justice Luosi, à
+celui des affaires étrangères Testi, à celui de la police Porro.
+Dans les conseils entrèrent tous ceux qui s'étaient fait un nom par
+leurs sentiments républicains, par les services rendus à la patrie ou
+par leur dévouement à Bonaparte. Sauf de rares exceptions, c'était
+assurément l'élite de l'Italie qui arrivait aux affaires[78]. Qu'il
+nous suffise de citer parmi ces ouvriers de la première heure Melzi,
+Cicognara, Martinego, Fenaroli, Lecchi, Pallavicini, Arese, Colonna,
+Bossi le poète, Mascheroni le mathématicien, Lamberti, Cavedoni,
+Guglielmini, Somaglia, et le jeune Romain Gianni, que Bonaparte
+récompensa de ses éloges emphatiques en lui donnant droit de cité
+dans la première république italienne.
+
+[Note 76: Cité par BARANTE. _Histoire du Directoire_, t. II, p. 505.]
+
+[Note 77: Lettre de Bonaparte au Directoire, 8 mai 1797 (_Corresp._,
+t. III, p. 30): «Je fais rédiger ici, par quatre comités différents,
+toutes les lois militaires, civiles, et administratives qui doivent
+accompagner la Constitution. Je ferai pour la première fois tous
+les choix, et j'espère que, d'ici à vingt jours, toute la nouvelle
+République Italienne sera parfaitement organisée, et pourra marcher
+toute seule.»]
+
+[Note 78: Curieuse lettre de Bonaparte, au Directoire, 8 mai 1797
+(_Corresp._, t. III, p. 30): «Mon premier acte a été de rappeler
+tous les hommes qui s'étaient éloignés craignant les suites de la
+guerre. J'ai engagé l'administration à concilier tous les citoyens et
+à détruire toute espèce de haine qui pourrait exister. Je refroidis
+les têtes chaudes et j'échauffe les froides. J'espère que le bien
+inestimable de la liberté donnera à ce peuple une énergie nouvelle
+et le mettra dans le cas d'aider puissamment la République française
+dans les guerres futures que nous pourrons avoir.»]
+
+Ces changements furent annoncés aux Lombards par une de ces
+proclamations retentissantes, comme Bonaparte savait les rédiger: «La
+République Cisalpine, leur disait-il, était depuis longtemps sous
+la domination de la maison d'Autriche. La République française a
+succédé à celle-ci par droit de conquête: elle y renonce dès ce jour
+et la République Cisalpine est libre et indépendante. Reconnue par la
+France et par l'Empereur, elle le sera bientôt par toute l'Europe.
+Le Directoire de la République française, non content d'avoir
+employé son influence et les victoires des armées républicaines pour
+assurer l'existence politique de la République Cisalpine, porte plus
+loin sa sollicitude. Convaincu que, si la liberté est le premier
+des biens, une révolution entraîne à sa suite les plus terribles
+des fléaux, il donne au peuple cisalpin sa propre constitution,
+le résultat des connaissances de la nation la plus éclairée de
+l'Europe. Du régime militaire le peuple cisalpin doit donc passer à
+un régime constitutionnel.... Depuis longtemps il n'existait plus de
+République en Italie, le feu sacré de la liberté y était étouffé, et
+la plus belle partie de l'Europe vivait sous le joug des étrangers.
+C'est à la République Cisalpine à montrer au monde, par sa sagesse,
+par son énergie, par la bonne organisation de ses armées, que
+l'Italie moderne n'a pas dégénéré et qu'elle est encore digne de la
+liberté[79].»
+
+[Note 79: Proclamation aux Lombards, Mombello, 29 juin 1797.
+(_Correspondance_, t. III, p. 152.)]
+
+Quelques jours plus tard, le 9 juillet, était célébrée en grande
+pompe l'inauguration de la République[80]. Dans l'immense enceinte
+du Lazaret, devenu le Champ de la Confédération, se réunissaient
+les députés de toutes les communes et plus de 400 000 Italiens en
+habits de fête. Les détonations de l'artillerie et le carillon des
+cloches annonçaient la cérémonie[81]. L'archevêque de Milan célébrait
+une messe solennelle sur l'autel de la patrie, et bénissait les
+drapeaux. Serbelloni, le président du Directoire, prononçait une
+pompeuse harangue et prêtait le premier serment de fidélité à la
+Constitution et à la République. Le serment était répété par les
+voix enthousiastes de la foule. Puis commençaient les danses et les
+réjouissances qui se succédaient jusqu'au lendemain. En souvenir de
+la fête, on décrétait l'érection de huit pyramides quadrangulaires,
+dont les inscriptions rappelleraient le nom des braves qui avaient
+succombé ou des citoyens qui s'étaient sacrifiés pour leur nouvelle
+patrie.
+
+[Note 80: Cf. le très curieux programme d'une fête célébrée plus
+tard, le 14 juillet 1797. (_Correspondance_, t. III, p. 179.)]
+
+[Note 81: On composa sur cette cérémonie divers écrits satiriques:
+_L'imperatore, l'arciduca e il conte di Wilzek (1797). L'arciduca
+Ferdinando spectatore incognito alla gran festa della federazione
+e dialogo fra lui e Carpanino_(1797).--De nombreux sonnets furent
+également improvisés. On les conserve à la bibliothèque Ambrosienne.
+Cf. DE CASTRO, I, 160.]
+
+Le jour même on ordonnait la fermeture de la _Société d'Instruction
+publique_. Sans doute les membres de cette Société l'avaient
+compromise par leurs exagérations et leurs bravades, mais, au moment
+où l'on prodiguait les assurances de liberté, n'était-ce pas rappeler
+durement aux Cisalpins qu'en dépit des protestations de Bonaparte le
+régime militaire durait toujours[82].
+
+[Note 82: Cf. divers ordres de police pour la Cisalpine (_Corresp._,
+III, 18) contre les étrangers, même les Français, astreints à se
+faire inscrire à la police;--contre tous les citoyens non militaires
+porteurs de cocarde;--contre les Italiens, non Cisalpins, qui
+porteraient indûment les couleurs italiennes, etc.]
+
+
+VI
+
+Il est vrai de reconnaître que, si Bonaparte se souciait peu de
+ménager les intransigeants Milanais, et si, d'un autre côté, il
+ne tenait pas grand compte des constitutions, il se préoccupait
+des réformes sociales. Son oeuvre personnelle fut l'introduction
+en Italie de l'égalité par l'abolition des privilèges féodaux,
+de la dîme, des fidéicommis, des majorats, par la déclaration
+d'admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics. Pourtant,
+bien qu'il bouleversât si complètement l'ancien régime, il s'efforça
+de rattacher aux institutions nouvelles ceux qui en souffraient le
+plus, les nobles et les prêtres, car il se défiait de la foule, ou
+plutôt des meneurs de la foule. Par instinct il se ralliait au grand
+parti: conservateur il n'était révolutionnaire que par nécessité. Ses
+avances furent accueillies avec empressement. Grâce à cette habile
+modération, tous ceux qui par caractère ou par tradition eussent été
+les ennemis les plus acharnés de la jeune République, devinrent au
+contraire les premiers intéressés à la soutenir. Bonaparte espérait
+ainsi donner à ce nouvel état toutes les garanties de la stabilité,
+et lui assurer le bienfait des réformes sociales de notre Révolution,
+tout en lui épargnant les agitations qui avaient troublé la France
+depuis 1789.
+
+Une question fort importante à régler était celle des frontières
+de la nouvelle République, et du nom qu'elle porterait. Il n'y
+avait aucune difficulté pour les anciennes provinces autrichiennes,
+Milanais et Mantouan. L'Autriche avait renoncé à tous ses droits
+sur ces provinces. Elles devaient donc appartenir, par le fait même
+de cette cession, à la nouvelle République: mais réduites à leurs
+seules forces, ces deux provinces n'auraient pas été capables de
+vivre ou tout au moins de se défendre, et les patriotes italiens,
+dans leurs aspirations unitaires, rêvaient déjà de faire de cet
+État comme le noyau de la future Italie, libre et indépendante des
+Alpes à l'Isonzo et à la mer Ionienne. Des annexions territoriales
+étaient donc nécessaires. Une petite République avait été formée
+aux dépens du duc de Modène et du Pape: la République Cispadane.
+Cette république conserverait-elle son autonomie, ou se fondrait
+elle avec la république Lombarde? Bonaparte connaissait l'égoïsme
+municipal des cités italiennes. Comme il ne se souciait guère de
+créer dans la péninsule un État trop puissant, il aurait voulu que
+la Cispadane vécût à part, et que la Lombardie formât une autre
+république également indépendante sous le nom de Transpadane. Mais
+à Milan, comme à Bologne, à Modène, on comprenait l'importance et
+la nécessité de l'union. Transpadans et Cispadans portaient le même
+uniforme, et se battaient sous le même drapeau. L'opinion publique
+se prononça avec tant de force que Bonaparte ne crut pas devoir
+s'opposer à cette manifestation patriotique. Il déclara donc, avec
+l'assentiment du Directoire, que les deux Républiques se fondraient
+en une seule, qui porterait le nom de République Cisalpine. On avait
+bien pensé à lui donner le nom de République Lombarde, mais les
+Lombards n'avaient jamais été que des usurpateurs. On avait également
+voulu lui donner le nom de République Italienne: c'était même le voeu
+le plus général: mais on était alors en paix avec les rois de Piémont
+et de Naples, avec le duc de Parme, avec la Toscane. On craignait, en
+ressuscitant ce nom, de réveiller trop de souvenirs, de soulever trop
+d'espérances, et on adopta la dénomination de République Cisalpine,
+qui ménageait toutes les susceptibilités.
+
+Un nouvel et important accroissement de territoire fut donné à la
+Cisalpine aux dépens de Venise. Nous raconterons plus loin la chute
+et le partage de cette infortunée République, dont le seul crime fut
+de ne pas avoir été à la hauteur de sa vieille réputation, et qui
+fut sacrifiée aux convoitises de ses voisins, et aux implacables
+exigences d'une diplomatie sans ménagements et sans scrupules. Il
+nous suffira de rappeler ici que, lors du partage des dépouilles
+vénitiennes, la Cisalpine hérita de toutes les villes en deçà
+du Mincio, Bergame, Côme, Brescia, Peschiera, etc. Sa frontière
+orientale fut de la sorte portée au lac de Garde et au Mincio. Peu à
+peu la Cisalpine s'arrondissait et devenait importante.
+
+Avant de quitter l'Italie, Bonaparte fit un dernier cadeau à
+l'État qu'il avait fondé, et qu'il semblait affectionner. Une
+petite vallée suisse, la Valteline, était à la merci de magistrats
+ignorants, les podestats, qui, ayant acheté leurs charges, ne
+cherchaient qu'a recouvrer avec usure l'argent qu'elles avaient
+coûté. Aussi la justice était-elle vénale, et les abus tolérés. On
+pouvait se racheter de tout crime, sauf d'homicide qualifié, et,
+comme les procès étaient une source de profits, les podestats non
+seulement cherchaient à découvrir des délits, mais encore à en faire
+commettre. Ils avaient à leur service de malheureuses créatures, qui
+pratiquaient la séduction et dénonçaient ensuite leurs complices. Ils
+provoquaient encore des tumultes, pour avoir occasion de confisquer
+des propriétés ou de prononcer des amendes.
+
+Or la Valteline appartient géographiquement à l'Italie, car elle
+forme la vallée supérieure de l'Adda. Tout ce qu'il y avait dans
+le pays de citoyens honnêtes et instruits, dégoûtés de la tyrannie
+des podestats, voulait secouer le joug de la Suisse. Le voisinage
+de la Cisalpine acheva de provoquer un mécontentement général. Des
+troubles éclatèrent, et bientôt l'émeute prit le caractère d'une
+guerre sociale, car les paysans de la vallée avaient à se venger
+de plusieurs siècles de contrainte et d'humiliations. Les cantons
+suisses intervinrent pour rétablir leur domination. L'Autriche qui
+avait des partisans dans la vallée, entre autres la puissante famille
+des Planta, éleva des prétentions. Aussitôt Bonaparte, averti du
+danger par les amis héréditaires de la France, la famille de Salis,
+se fit appeler par les paysans en qualité de médiateur, et prononça
+en leur faveur contre les Grisons et indirectement contre l'Autriche.
+Seulement il outrepassa, suivant son habitude, les pouvoirs qui lui
+avaient été conférés, et, malgré le désir exprimé par ses protégés
+de continuer à faire partie de la confédération helvétique à l'état
+de canton libre, déclara qu'ils étaient annexés à la Cisalpine[83].
+Il y eut quelques protestations, quelques soulèvements même, mais
+bientôt tout rentra dans le calme, car Murat avait été envoyé pour le
+rétablir à la tête d'une forte brigade et ces Cisalpins, de par la
+grâce de Bonaparte et sans volonté nationale, s'habituèrent à leur
+qualité de membres de la première République fondée par la France.
+
+[Note 83: Lettre de Bonaparte aux chefs des trois ligues Grises.
+Milan, 11 novembre 1797. _Corresp._, t. III, p. 433.]
+
+L'annexion de la Valteline reculait jusqu'aux Alpes la frontière
+septentrionale de la Cisalpine. Défendue à l'est par le lac de Garde,
+le Mincio et l'Adriatique, à l'ouest par les Apennins et le Tessin,
+au centre de la péninsule, maîtresse des plaines les plus riches et
+des vallées les plus fertiles, entourée d'états alliés ou sujets de
+la France, la Cisalpine semblait n'avoir rien à craindre. Ce fut
+alors qu'on la divisa en vingt départements, et un certain nombre de
+districts. Dans chaque district des municipalités librement élues
+administraient les affaires locales. Les affaires d'un intérêt plus
+général étaient confiées aux administrateurs des départements. Les
+départements furent ainsi dénommés: Olona (Milan); Tessin (Pavie),
+Lario (Côme), Verbano (Varèse), Montagne (Lecco), Serio (Bergame),
+Adda et Oglio (Sondrio), Mela (Brescia), Benaco (Desenzano), Mincio
+(Mantoue), Adda (Lodi), Crostolo (Reggio), Panaro (Modène), Alpes
+Apuanes (Massa), Reno (Bologne), Pô supérieur (Cento), Pô inférieur
+(Ferrare), Liamone (Faenza), Rubicon (Rimini).
+
+Les institutions ne suffisaient pas. Il fallait encore et surtout
+retremper les caractères. Bonaparte espéra qu'en accoutumant les
+Italiens à la noble carrière des armes il leur inspirerait des
+sentiments d'honneur et l'amour de la gloire. Des gardes nationales
+furent partout organisées[84]. Des régiments de ligne se formèrent
+peu à peu. Les légions polonaises de Dombrowsky s'enrôlèrent sous
+les drapeaux de la nouvelle République et de nombreux officiers
+français obtinrent l'autorisation de mettre leur expérience militaire
+au service de la jeune armée Italienne. Dès ce jour les moeurs
+se modifièrent. L'esprit national se forma. On remarqua que les
+enfants, au lieu de jouer à la chapelle, eurent des jeux militaires,
+et que les jeunes gens fréquentèrent non plus les sacristies ou
+les boudoirs, mais les manèges et les salles d'armes. Le théâtre
+lui-même, qui longtemps avait tourné en ridicule la pusillanimité
+italienne, retentit de chansons guerrières et patriotiques, et les
+femmes, ces arbitres suprêmes de l'opinion, repoussèrent les hommages
+qui leur étaient offerts par d'autres que des patriotes éprouvés.
+
+[Note 84: Proclamation de Bonaparte. Milan, 14 mai 1797
+(_Correspondance_, t. III, p. 47). «C'est à vous qu'il appartient
+de consolider la liberté de votre pays. C'est le soldat qui fonde
+les républiques: c'est le soldat qui les maintient. Sans armée,
+sans force, sans discipline, il n'est ni indépendance politique, ni
+liberté civile. Quand un peuple entier est armé et veut défendre sa
+liberté, il est invincible.» Suit le projet d'organisation des gardes
+nationales.]
+
+Heureux de ce changement dont il était en grande partie l'auteur[85],
+Bonaparte n'aurait pas voulu revenir en France avant de voir reconnue
+par l'Europe entière la nouvelle République. Visconti avait été
+nommé ambassadeur à Paris. Il fut reçu en audience publique le 27
+août 1797, et adressa au Directoire un discours emphatique qui lui
+valut une réponse pompeuse et ampoulée. Les chefs du gouvernement
+lui promirent la protection de la France, et comme l'Autriche, qui
+n'avait pas encore signé le traité de Campo-Formio, montrait peu
+d'empressement et faisait mine de reprendre les hostilités, ils
+profitèrent de l'occasion pour lancer contre elle de retentissantes
+menaces. Marescalchi avait été envoyé comme ambassadeur à Vienne.
+L'Autriche différa sa reconnaissance. Elle prétendit que le traité
+définitif n'était pas encore signé, et que d'ailleurs la nouvelle
+République n'était pas encore libre, puisque son territoire était
+occupé par des soldats étrangers. Évidemment l'Autriche se réservait.
+Il fallut se contenter de ces mauvaises raisons, et attendre son
+consentement pour des jours meilleurs. L'Espagne, Parme, le roi de
+Naples, le grand-duc de Toscane, le roi de Sardaigne, la République
+Ligurienne et le Pape lui-même, liés à la France par des traités
+ou menacés par ses armées, s'inclinèrent devant le fait accompli,
+et envoyèrent leur reconnaissance. L'Angleterre et la Russie, qui
+n'avaient pas déposé les armes, protestèrent par leur silence.
+
+[Note 85: Bonaparte ne se faisait pourtant pas illusion sur son
+oeuvre, si du moins on en juge par cette lettre à Talleyrand
+(Passariano, 7 octobre 1797, t. III, p. 370): «Je n'ai point eu,
+depuis que je suis en Italie, pour auxiliaire l'amour des peuples
+pour la liberté et l'égalité, ou du moins cela a été un auxiliaire
+très faible. Mais la bonne discipline de notre armée, le grand
+respect que nous avons tous eu pour la religion, que nous avons porté
+jusqu'à la cajolerie pour ses ministres; de la justice; surtout une
+grande activité et promptitude à réprimer les malintentionnés et à
+punir ceux qui se déclaraient contre nous, tel a été le véritable
+auxiliaire de l'armée d'Italie. Voilà l'historique. Tout ce qui est
+bon à dire dans des proclamations, des discours imprimés sont des
+romans.»]
+
+La Cisalpine n'en était pas moins reconnue par la moitié de l'Europe
+et directement soutenue par la France. Elle occupait une solide
+position militaire. Tout semblait devoir annoncer à ces trois ou
+quatre millions d'Italiens, pour la première fois depuis des siècles
+libres et réunis, une ère nouvelle de prospérité et de grandeur. Déjà
+les patriotes italiens oubliaient les spoliations du début pour rêver
+un avenir glorieux. Peu à peu disparaissaient les mauvais souvenirs,
+les blessures se fermaient, l'ordre renaissait; l'université de Pavie
+avait rouvert ses cours longtemps interrompus[86]. Hélas! cette
+prospérité était trompeuse; ces jours de paix n'étaient qu'une trêve
+passagère. À peine Bonaparte était-il rentré en France que tous les
+abus recommençaient, et qu'à la période de l'organisation succédait
+la période de l'anarchie.
+
+[Note 86: Proclamation de Bonaparte au peuple Cisalpin. Milan, 11
+novembre 1797. _Corresp._, t. III, p. 431.]
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE
+
+ Gênes et la décadence de l'aristocratie. -- Politique de
+ neutralité désarmée. -- Violations de territoire. -- Affaire
+ de la _Modeste_. -- Mission de Bonaparte à Gênes en 1794.
+ -- Intrigues de Girola et de Drake. -- Affaire des fiefs
+ impériaux. -- Les Barbets. -- Sac d'Arquata. -- Affaire de
+ Santa Margarita. -- Ménagements calculés de Bonaparte. -- Les
+ démocrates et les aristocrates. -- Émeute du 23 mai 1797. --
+ Écrasement des démocrates. -- La mission de Lavalette. -- Le
+ traité de Mombello. -- Les excès des démagogues. -- Révolte du 4
+ septembre. -- Batailles d'Albaro et de San Benigno. -- Création
+ de la République Ligurienne.
+
+
+En 1796, lorsque les Français descendirent en Italie, ils y
+trouvèrent deux républiques, jadis puissantes et glorieuses, mais
+dont la décadence était alors irrémédiable.
+
+Venise et Gênes, unies dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune,
+n'avaient plus que les apparences de la force et ne se soutenaient
+que par leur antique réputation. De ces deux républiques, nos
+généraux détruisirent et partagèrent la première. C'est un des
+épisodes les plus douloureux de notre histoire contemporaine. Sous
+prétexte de transformer la seconde, ils ne lui laissèrent qu'une
+ombre d'indépendance. C'est un des chapitres les moins glorieux de
+l'histoire de la domination française en Italie.
+
+Gênes était devenue de bonne heure un centre important de commerce.
+Bâtie au fond du golfe qui porte son nom, à l'endroit où les
+Apennins s'infléchissent brusquement dans la direction du sud-est
+pour former l'Italie péninsulaire, à mi-chemin, par conséquent,
+entre l'Italie du Nord et l'Italie du Sud, Gênes s'élève en
+amphithéâtre sur les gradins arides et brûlés des premières sommités
+de l'Apennin, entre les deux petites vallées de la Polcevera et du
+Bisagno. Sa grande prospérité commence avec les croisades. Elle
+profite alors des routes nouvelles ouvertes au commerce par les
+guerres saintes et étend sa domination en Italie sur cette longue
+et étroite bande de terrain, resserrée entre les Alpes Maritimes
+et les Apennins d'un coté, la Méditerranée de l'autre, qu'on est
+convenu d'appeler la rivière de Gênes. En Orient, comme elle aide
+les empereurs de Constantinople dans leurs entreprises, elle est
+récompensée par d'importants privilèges. Les faubourgs de Pera et
+Galata à Constantinople lui appartiennent. Sur tous les points de
+l'Archipel, elle se fait céder des stations avantageuses: Scio,
+Métélin, Ténédos, Smyrne. Les rois de Chypre lui paient tribut. Au
+fond de la mer Noire, elle s'empare de Caffa et d'Azow, et accapare
+le commerce de l'Inde par la mer Caspienne. Ce qu'on a nommé depuis
+les échelles du Levant lui appartient. Quelques-uns de ses hardis
+capitaines s'engagent même dans l'Océan Atlantique et arborent le
+pavillon de Saint-Georges sur quelques îles et certains points
+de la côte africaine. Cette prospérité se soutint du XIe au XIVe
+siècle. Gênes humilie ses rivales; elle comble le port de Pise;
+elle menace Venise jusque dans ses lagunes; elle occupe la Corse;
+elle envoie ses négociants s'emparer des Canaries; en un mot, elle
+devient la puissance prépondérante en Italie et presque dans la
+Méditerranée. Mais, au lieu de continuer à diriger vers la mer et
+vers le commerce l'exubérante activité et l'ardeur intelligente de
+ses citoyens, Gênes s'abîme dans les discordes intestines. Lorsque
+la découverte de l'Amérique, en transportant de la Méditerranée à
+l'Océan le commerce du monde, les frappa d'un coup terrible; lorsque
+les Turcs, en s'emparant de Constantinople, leur enlevèrent leurs
+comptoirs orientaux; les Génois, au lieu de se tourner dans une autre
+direction, ne surent plus que s'entretuer dans les rues de leur
+capitale, et à la glorieuse période des conquêtes d'outre-mer et des
+grandes guerres contre les puissances rivales succéda la triste et
+lamentable période des dissensions municipales et des guerres civiles.
+
+Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces luttes séculaires.
+Il nous suffira de rappeler que deux partis, les démocrates et les
+aristocrates, se disputeront longtemps le pouvoir à Gênes. À la
+tête des démocrates étaient les Fregosi et les Adorni. Les chefs de
+l'aristocratie se nommaient les Doria, Spinola, Grimaldi, Fieschi,
+etc. Ce furent les aristocrates qui l'emportèrent définitivement.
+Ils réussirent à fonder un gouvernement qui leur assurait la
+perpétuité du pouvoir. Quatre cent trente-sept familles de noblesse,
+dite nouvelle et vingt-huit familles de noblesse dite ancienne,
+c'est-à-dire quatre cent soixante-cinq familles, étaient inscrites
+au livre d'or, et se partageaient entre elles le pouvoir et les
+honneurs, à l'exclusion absolue des bourgeois et du peuple. Un grand
+conseil composé de quatre cents membres et un petit conseil de
+cent membres, le petit conseil ou Sénat élu par le Grand Conseil,
+délibéraient en commun sur les lois, les impôts et les douanes.
+Huit Gobernatori ou gouverneurs choisis parmi les Sénateurs étaient
+investis du pouvoir exécutif; enfin un Doge choisi parmi les huit
+Gobernatori représentait la Nation. Ses pouvoirs étaient bisannuels,
+ainsi que ceux des Gobernatori; mais il pouvait être réélu.
+
+Pendant que l'aristocratie génoise, dans son maladroit égoïsme,
+ne songeait qu'à maintenir sa domination, peu à peu tombaient les
+derniers débris de l'empire colonial. Réduite au rôle honteux de
+cliente de l'Espagne, Gênes, qui, jadis, était surnommée la Superbe,
+subissait humiliations sur humiliations. En 1684, Louis XIV la
+faisait bombarder et forçait le Doge à lui présenter en personne les
+excuses de la République. En 1746, les Autrichiens s'en emparaient et
+la traitaient en ville conquise. En 1768, la Corse se soulevait, et
+Gênes, qui ne pouvait même plus la dompter, était forcée de la vendre
+à la France. Ainsi s'affaiblissent et disparaissent les États que
+les préoccupations de la politique intérieure et les déchirements de
+la guerre civile absorbent au point qu'ils négligent leurs intérêts
+extérieurs.
+
+Une faute plus grave encore, commise par les Génois, fut de se
+désintéresser des brûlantes questions politiques qui agitèrent
+l'Europe à la fin du XVIIIe siècle. Placés entre la France qui
+cherchait à répandre au loin son influence, le Piémont qui ne
+demandait qu'à annexer leur territoire afin de devenir du jour au
+lendemain puissance maritime et l'Autriche, devenue leur voisine
+directe par le Milanais et indirecte par la Toscane, les Génois
+auraient dû, pour assurer leur indépendance, équiper une armée ou
+tout au moins une flotte qui leur aurait permis de faire respecter
+leur pavillon. Ainsi que les Vénitiens, ils s'imaginèrent, bien à
+tort, que leur position leur imposait la nécessité de garder la
+neutralité et la neutralité désarmée. Certes, à ne considérer que les
+apparences, ils ne pouvaient que gagner à cette politique, puisque
+les Français, les Autrichiens et les Piémontais allaient les employer
+forcément comme intermédiaires pour toutes leurs transactions, et
+que les négociants génois, en devenant les fournisseurs attitrés
+des belligérants, réaliseraient des gains énormes. Au point de vue
+strictement commercial, leurs calculs étaient fondés; mais il n'y
+a pas en ce monde que sa bourse à ménager: l'honneur national et
+l'indépendance territoriale ne sont pas des mots vides de sens.
+Les Génois en feront bientôt la dure expérience! Il était évident
+que si les négociants génois allaient profiter, pour s'enrichir,
+de la guerre entre la France et l'Autriche, ces deux puissances se
+réserveraient d'agir à leur guise ou pour ou contre Gênes. Que si au
+contraire, dès le début des opérations, les Génois avaient prouvé
+par d'imposantes manifestations qu'ils étaient résolus à maintenir
+l'indépendance et l'intégrité de leur territoire, non seulement ils
+auraient à leur aise continué leur commerce avec les belligérants,
+mais encore la France ou l'Autriche auraient cherché à se procurer
+leur alliance, même au prix des plus lourds sacrifices. Ils ne le
+firent pas. Les préoccupations mercantiles les aveuglèrent. Ils
+allaient expier leur politique insensée, d'abord par une série
+d'humiliations, et, en second lieu, par la perte de leur indépendance.
+
+Dans les premières années de la guerre, de 1792 à 1796, Gênes
+crut d'abord n'avoir qu'à se féliciter de ne pas sortir de la
+neutralité. Elle fournissait également aux besoins des Français et
+des Austro-Piémontais, et s'enrichissait par le commerce; mais, peu à
+peu, les belligérants se rapprochèrent. Les Français étaient déjà à
+Nice et à Monaco, les Piémontais menaçaient Gavi, et les Autrichiens
+occupaient les principaux défilés des montagnes. Le territoire avait
+été souvent violé. À la première occasion, les belligérants, sans se
+soucier de Gênes, n'hésiteraient pas à occuper tous les points à leur
+convenance.
+
+Dès le 8 mars 1793, Tilly, chargé d'affaires de la France à Gênes,
+recevait de la Convention les instructions suivantes: «Il est
+vraisemblable que nous serons forcés d'emprunter le territoire de
+Gênes pour envoyer des troupes en Piémont. La république de Gênes,
+dont les frontières sont couvertes de troupes sardes et autres à la
+solde du roi de Sardaigne, serait sans doute fondée à requérir notre
+assistance pour opposer à ces troupes des forces suffisantes pour se
+garantir d'une action présumée, etc.»
+
+Notre consul à Gênes, La Cheize, partageait cette manière de voir.
+Le 25 août 1793, il demandait au Comité de Salut public d'envahir
+la Lombardie en passant par le territoire génois[87]. Un officier
+de l'armée du Rhin émettait le même avis. Les Autrichiens et les
+Sardes, de leur coté, passaient continuellement sur le territoire, et
+les Anglais croisaient avec leur flotte tout le long de la Rivière,
+et n'attendaient qu'une occasion pour s'emparer d'un des ports de
+la côte, peut-être même de la capitale. C'était le cas ou jamais
+pour Gênes de mettre sous les armes la vaillante population de ses
+côtes et de faire garder par ses braves montagnards les défilés
+impraticables des Apennins qui lui appartenaient encore; mais
+d'immenses capitaux génois circulaient en France ou en Autriche. On
+hésitait à prendre une détermination virile. Ces hésitations et cet
+égoïsme allaient être sévèrement châtiés.
+
+[Note 87: Mémoire servant d'instructions pour le citoyen
+Tilly.--Projet d'une diversion imprévue en Italie et en Allemagne.
+Ces deux mémoires, conservés aux Archives nationales, ont été
+analysés par IUNG: _Bonaparte et son temps_, t. I, p. 419.]
+
+Une frégate française, _la Modeste_, et deux tartanes, sorties de
+Toulon et poursuivies par l'escadre anglaise qui observait les côtes
+de Provence, avaient réussi à s'esquiver et avaient trouvé un refuge
+dans le port de Gênes. Trois vaisseaux anglais, commandés par le
+capitaine Man de Bedfort, sans tenir compte de la neutralité génoise,
+entrèrent à leur suite dans le port, et, malgré les protestations
+officielles des commandants génois, les prirent et regagnèrent la
+haute mer avec leur capture. C'était un insolent défi! Au temps
+des Doria, les forts auraient ouvert un feu destructeur contre les
+Anglais, ou du moins les vaisseaux génois auraient à tout prix essayé
+de reprendre la frégate et les tartanes. Mais le temps était passé
+des actes héroïques. Les Génois ne surent que s'incliner devant le
+fait accompli. À la première nouvelle de cet acte inqualifiable,
+Tilly avait protesté: «Le chargé d'affaires de la République
+française apprend qu'il vient de se commettre une atrocité contre
+ceux de sa nation. Il demande si la République de Gênes continue
+de vouloir la paix ou commence la guerre avec celle de France, en
+souffrant que les propriétés soient envahies et les Français égorgés
+dans son port et sous ses yeux.» Robespierre jeune et Ricord, les
+deux Commissaires de la Convention à l'armée d'Italie, envoyaient
+un ultimatum à Gênes, dès le 13 octobre, et donnaient l'ordre à nos
+régiments de s'apprêter à une marche en avant[88]. «Vous jugerez
+probablement, écrivait Robespierre jeune au Comité de Salut public,
+que nous ne devons plus négocier longuement et tortueusement avec la
+finesse italienne. Mettez tout votre zèle et vos lumières à conduire
+les affaires génoises à un terme heureux et prompt. Vous presserez
+le ministre de la guerre pour qu'il tourne toute son attention de
+ce côté. Si nous avions dix mille hommes, nous serions à Turin ou à
+Gênes en moins de trois semaines.»
+
+[Note 88: IUNG, ouv. cit., t. I, p. 416.]
+
+Ce qui augmentait encore les griefs de la France contre Gênes, c'est
+que le gouvernement oligarchique nous était notoirement hostile.
+Ainsi que l'observait Tilly, «nous sommes hors d'état de rien offrir
+aux oligarques qui puisse les disposer favorablement pour nous,
+puisqu'ils n'ambitionnent que l'accroissement de la richesse et du
+pouvoir, et que notre pénurie et nos principes ne nous permettent de
+satisfaire ni à leur cupidité ni à leur ambition. Nous ne devons, par
+conséquent, pas espérer obtenir la majorité, ni dans le Sénat, ni
+dans les Collèges composés d'hommes riches, cupides et ambitieux».
+Gênes était même devenu un foyer d'intrigues antifrançaises. Quelques
+émigrés remuants, Cazalès, de Nailhac, de Marignan, avaient même
+réuni un corps de douze à quinze cents déserteurs et promettaient
+leur concours armé à l'agent anglais Drake, qui agissait en maître
+de la situation. Il paraîtrait même que le chargé d'affaires de
+Gênes à Paris, Mazzucone, profitait de sa situation pour envoyer des
+renseignements secrets qui permettaient aux coalisés de combiner
+leurs opérations et d'inquiéter nos agents en Italie. Tous ces griefs
+exigeaient une réparation. Robespierre jeune était donc parfaitement
+fondé à envoyer un ultimatum à Gênes.
+
+À nos légitimes réclamations, les Génois n'avaient qu'à répondre par
+une déclaration de guerre. On s'y attendait à la Convention. On s'y
+attendait d'autant plus que Drake, l'agent anglais, menait grand
+bruit à Gênes et annonçait[89] l'entrée de la flotte anglaise dans
+le port pour concourir à la défense ou une attaque immédiate en cas
+d'accommodement avec la France.
+
+[Note 89: «Il s'agit de savoir si la République de Gênes veut ou ne
+veut point renvoyer de ses États le nommé Tilly et tous les autres
+agents ou suppôts de la Convention soi-disant nationale ... et la
+remise des propriétés de la France à Gênes ... sinon le blocus aura
+lieu, et la destruction du commerce de Gênes sera complète.» Cité par
+IUNG, t. I, 417.]
+
+Ces menaces intempestives servirent nos intérêts. Les Génois
+entamèrent une négociation pour nous payer une indemnité. Ils
+ordonnèrent à Drake et à ses vaisseaux de quitter le port (11
+novembre), expulsèrent les déserteurs et quelques émigrés, entre
+autres Cazalès, et remplacèrent, à Paris, Mazzucone par Boccardi.
+Cinq semaines plus tard[90], le 22 décembre 1793, un traité de
+neutralité était signé entre les deux Républiques. La satisfaction
+était donc aussi complète que possible; mais cette humiliation
+ne devait pas être la seule. Gênes avait livré le secret de sa
+faiblesse. On en abusa bientôt, et elle apprit à ses dépens ce qu'il
+en coûte à un état d'abdiquer sa dignité et de sacrifier son honneur
+à ses intérêts.
+
+[Note 90: C'est sans doute à ce moment et probablement dans les
+bureaux de Tilly que fut composée, à Gênes, une chanson contre les
+Anglais, dont M. Boccardi, le savant professeur de l'Université de
+Gênes, cite le couplet suivant dans ses _Imbreviature di Giovanni
+Scriba:_
+
+ Les Génois avaient dit entre eux:
+ Les Anglais sont de f... gueux;
+ Ne dansons désormais
+ Aucun pas anglais;
+ Dansons la Carmagnole,
+ Vive le son, vive le son!
+ Vive le son du canon!]
+
+Le général Bonaparte, alors attaché à l'armée d'Italie, fut chargé,
+en juillet 1794, d'infliger à Gênes une de ces humiliations qui
+allaient constituer son histoire pour ainsi dire quotidienne. Gênes,
+malgré la paix signée avec la France, continuait à ne pas cacher
+ses mauvaises dispositions. Elle était comme le rendez-vous de
+nos déserteurs. En outre, on y avait établi un dépôt de ces faux
+assignats qu'on fabriquait avec si peu de scrupules en Angleterre.
+Enfin les Autrichiens ne demandaient même plus l'autorisation de
+passer sur son territoire, et, pour faciliter leurs opérations
+militaires, ils faisaient construire un grand chemin de Céva à
+Savone, sous le couvert de quelques négociants génois. Robespierre,
+qui détenait encore le pouvoir, était au courant de la situation. Le
+14 juin 1794, il écrivait à un certain Buchot[91]: «Le gouvernement
+génois déploie les moyens les plus perfides pour nuire à la
+République française. Il est nécessaire de montrer du caractère avec
+ce gouvernement. Il ne peut nous être favorable que par la crainte.
+Il faut donc, loin de chercher à le flatter ou à le gagner, exiger
+de lui des marques éclatantes d'estime pour la République et pour
+ses armées.» Ce fut sans doute pour exiger ces «marques éclatantes
+d'estime» que Robespierre jeune et Ricord[92] chargèrent Bonaparte
+d'une mission militaire pour Gênes. Le général devait se plaindre
+de la construction de la grande route de Céva à Savone. «Il dira
+à ce gouvernement que la République française n'a pas pu voir
+indifféremment le passage accordé sur le territoire de la République
+de Gênes à des hordes de brigands non enrégimentés, que les
+montagnards de la Rivière eussent repoussés, si l'on n'eût paralysé
+leur bonne volonté.»
+
+[Note 91: Lettre citée par IUNG, t. I, 433.]
+
+[Note 92: Instructions de Ricord à Bonaparte (IUNG, t. I, 437).]
+
+Bonaparte quitta Nice le 11 juillet. Il était accompagné par son
+frère Louis, par Marmont, Junot et Songis. Arrivé à Gênes dans la
+nuit du 15 au 16, il voyait Tilly et lui remettait la note destinée
+au secrétaire d'État. Le Doge ne résista que pour la forme. Il
+donna toutes les satisfactions désirables, promit qu'on cesserait
+de travailler à la route de Céva à Savone et s'engagea à observer
+la plus stricte neutralité. Le 3 septembre, il publiait même
+l'ordonnance suivante: «Toujours ferme dans le système salutaire
+que nous avons adopté d'une parfaite neutralité dans la guerre
+actuelle, nous croyons que, en conséquence de ce même système,
+tous les habitants de l'est de la Sérénissime république doivent
+s'abstenir de prendre aucune part dans les opérations des puissances
+belligérantes ou de leurs armées. Nous défendons par conséquent à qui
+que ce soit de servir, travailler ou assister, sur la réquisition
+des commandants ou officiers d'aucune de ces armées, pour le
+transport d'armes, artillerie, munitions, réparation de chemins ou
+pour la construction de fortifications, sous peine de l'indignation
+publique.» Il était difficile d'obtempérer avec moins de dignité à
+des injonctions plus raides, mais Gênes n'en était plus à compter
+avec les blessures d'amour-propre, et ces ménagements lamentables ne
+devaient pourtant pas la sauver.
+
+Lorsque Bonaparte revint en Italie, en 1796, mais cette fois en
+qualité de général en chef, il n'avait pas encore, à l'égard de
+Gênes, d'idée politique bien arrêtée. Tantôt il penchait vers la
+modération, et demandait instamment qu'on renouvelât les traités de
+neutralité; tantôt il conseillait l'intervention directe et au besoin
+l'annexion. «Notre position avec Gênes est critique, écrivait-il
+au Directoire, le 28 mars 1796[93] ... le gouvernement de Gênes a
+plus de tenue et de force qu'on ne croit. Il n'y a que deux partis
+avec lui: prendre Gênes par un coup de main prompt, mais cela est
+contraire à vos intentions et au droit des gens; ou bien vivre en
+bonne amitié, et ne pas chercher à leur tirer leur argent, qui est
+la seule chose qu'ils estiment.» Mais dès qu'il eut remporté ses
+premières victoires, le jeune vainqueur changea de ton et prit une
+autre attitude. Sans hésitation, il écrivit[94] à notre représentant
+à Gênes pour lui recommander la plus grande fermeté: «Dites bien au
+gouvernement génois que la République française protégera Gênes et la
+mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis, mais que malheur aux
+hommes perfides, puissants dans ce gouvernement, qui cherchent depuis
+longtemps à altérer l'union des deux nations et à se coaliser. S'ils
+manquent à ce qu'ils doivent au premier peuple du monde, bientôt ses
+ennemis ne seront plus, et je dirigerai mon armée selon la conduite
+qu'on aura tenue.»
+
+[Note 93: CORRESPONDANCE, I, 110.]
+
+[Note 94: _Id._, 10 avril 1796, I, 120. Cf. lettre du 26 avril
+au Directoire (I, 180): «Quant à Gênes, vous serez le maître de
+prescrire ce que vous voulez qu'on fasse. Il serait bon, pour
+l'exemple, que vous exigiez de ces messieurs quelques millions. Ils
+se sont conduits d'une manière horrible à notre égard.»--_Id._, 20
+avril, t. II, 207.]
+
+Ces menaces épouvantèrent les Génois. Il y avait alors à Gênes,
+comme dans presque toutes les cités italiennes, deux partis
+opposés: les démocrates, qui s'appuyaient sur la France, et les
+aristocrates, qui comptaient sur l'Autriche et sur l'Angleterre.
+Les premiers appartenaient à la bourgeoisie; ils n'avaient aucune
+part au gouvernement, et n'en désiraient que davantage les victoires
+de la France, qui auraient été comme le prélude de l'introduction
+des principes français et par conséquent de leur participation aux
+affaires publiques. Les seconds étaient à la tête des affaires et
+ne cherchaient qu'a s'y maintenir: aussi ne désiraient-ils que les
+victoires des alliés, qui les confirmeraient dans la possession de
+leurs privilèges héréditaires. Pendant toute l'année 1796, selon
+que la fortune des armes sembla vacillante ou que la victoire
+au contraire se déclara en notre faveur, il y eut déplacement
+d'influence entre les deux partis. Les ambassadeurs des puissances
+belligérantes essayaient de faire pencher l'opinion de leur côté.
+À Tilly, révoqué le 4 septembre 1794, avaient succédé Villars,
+puis Faypoult de Maisoncelle. Ce dernier avait fait ses études à
+l'école militaire de Mézières, d'où il était sorti avec le grade de
+lieutenant du génie. De bonne heure il se prononça pour les opinions
+nouvelles. Ses qualités solides et son caractère conciliant lui
+valurent de nombreuses amitiés. Roland le nomma chef de division au
+ministère de l'intérieur et Garat lui confia plus tard les délicates
+fonctions de secrétaire général à ce même ministère. Faypoult s'était
+toujours strictement renfermé dans les devoirs de sa place. Frappé
+par le décret qui proscrivait tous les nobles, il dut chercher en
+province un asile ignoré et ne sortit de sa retraite qu'après le
+9 thermidor. Nommé ministre plénipotentiaire à Gênes, il y joua
+bientôt un rôle prépondérant, et devint le chef avoué des démocrates.
+Bonaparte le tenait en haute estime. Plusieurs des lettres de la
+Correspondance lui sont adressées[95]. En toute occasion, il s'ouvre
+à lui de ses projets, et lui confie ses plus secrets desseins.
+Faypoult en effet allait devenir entre ses mains un merveilleux
+instrument de désorganisation.
+
+[Note 95: Ces lettres sont remarquables par le ton de confiance et
+d'intimité qui y règne. Voir notamment lettre du 1er avril 1797,
+_Correspondance_, t. I, p. 120.]
+
+Les ambassadeurs de l'Autriche et de l'Angleterre se nommaient
+Girola et Drake. L'un et l'autre haïssaient la France de toute
+l'ardeur de leurs convictions, et ils mettaient au service de leur
+haine une énergie incomparable et une activité inouïe. Drake est
+ce même ministre anglais qui plus tard se rendit célèbre par les
+machinations et les complots perpétuels qu'il trama contre le premier
+consul. Son collègue Girola et lui s'efforçaient de donner du coeur
+aux aristocrates. Ils les engageaient à sortir de la neutralité,
+et leur promettaient, en cas de déclaration de guerre contre la
+France, les secours immédiats de leurs gouvernements respectifs.
+Comme l'aristocratie génoise, effrayée par les victoires répétées
+de Bonaparte, n'osait se prononcer ouvertement contre la France,
+ils essayèrent de lui forcer la main. Drake inventa et colporta de
+fausses nouvelles. À l'entendre, tantôt les Français avaient été
+anéantis par Wurmser ou par Allvintzy, il venait d'en recevoir la
+nouvelle officielle; tantôt au contraire ils étaient victorieux,
+et marchaient sur Gênes, disposés à s'en emparer. Tout d'abord on
+ajouta foi à ces mensonges intéressés; mais Drake en fut bientôt
+pour ses frais d'imagination, et, à l'exception de quelques nobles
+qui ne demandaient qu'à se laisser convaincre, il ne réussit qu'à
+exciter des sourires d'incrédulité. Il voulut alors parler de haut,
+et menaça Gênes de la bloquer, si elle persistait dans la neutralité.
+Ces menaces étaient sérieuses, car la flotte de Nelson croisait dans
+la rivière de Gênes, et, au premier signal de l'ambassadeur, pouvait
+arriver devant la ville; mais Gênes était en état de repousser
+une attaque de vive force. Depuis l'affaire de _la Modeste_, les
+forts qui l'entouraient avaient été mis en état de défense, des
+mercenaires avaient été enrôlés, et les milices bourgeoises avaient
+reçu des armes. Les menaces de Drake ne firent pas plus d'impression
+que ses mensonges, et les Génois continuèrent à rester neutres.
+
+L'ambassadeur d'Autriche, Girola, procéda avec plus d'habileté. Ses
+intrigues, adroitement conduites, faillirent jeter Gênes dans les
+bras de l'Autriche. Il existait à cette époque, enclavés dans le
+territoire de la République, un certain nombre de cantons, qu'on
+appelait les fiefs impériaux, véritables principautés qui étaient
+censées dépendre directement de l'Autriche, et sur lesquelles par
+conséquent Girola avait pleine et entière autorité. Les principaux
+de ces fiefs[96] impériaux étaient Arquata, Tortone, Massa, Carrare
+et la Lunigiane. Girola voulut en faire des centres de résistance
+à l'influence française, et, couvert qu'il était par la neutralité
+génoise, non seulement il y appela tous les mécontents, mais aussi
+y réunit des soldats autrichiens, surtout les prisonniers qui
+parvenaient à s'échapper, leur envoya des armes, de l'argent, et
+organisa sur les derrières de l'armée française un ardent foyer
+de réaction. Un noble génois, le marquis de Spinola, possédait
+d'importantes propriétés dans l'un de ces fiefs, à Arquata. Gagné
+par Girola qui lui promettait monts et merveilles en cas de
+réussite, il souleva plusieurs milliers de paysans, et fit de sa
+seigneurie d'Arquata le centre de l'insurrection[97]. Ce mouvement
+pouvait, en s'étendant, devenir dangereux. Déjà tous nos traînards
+étaient assassinés, nos courriers arrêtés et maltraités, les petits
+détachements qui rejoignaient l'armée insultés et menacés. Quatre à
+cinq mille paysans bloquaient même dans le Montferrat quelques-unes
+de nos garnisons. Le général d'artillerie Dujard venait d'être tué,
+et les assassins, protégés par la connivence du Sénat de Gênes, se
+vantaient publiquement, à Novi et dans d'autres localités, du nombre
+de leurs victimes[98].
+
+[Note 96: Deux de ces fiefs repoussèrent toutes les ouvertures de
+Girola. Pour les récompenser, Bonaparte leur accorda une sorte
+d'immunité. «Il n'y sera frappé aucune réquisition, à moins d'ordres
+particuliers. Défense sera faite par le général en chef de l'armée
+d'Italie, aux différents employés de la République française, de
+donner aucune espèce d'ordre dans ces susdits fiefs.» Tortone, 13
+juin 1796. _Correspondance_, t. I, p. 307.]
+
+[Note 97: Lettre de Bonaparte au Directoire, le 11 juin 1796.
+_Corresp._, I, 415. «Les grands chemins de Gênes à Novi ont été
+couverts de nos courriers et de nos soldats assassinés. Les
+assassins, protégés dans la République, se vantaient publiquement ...
+du nombre d'hommes qu'ils avaient assassinés. On espérait que tant de
+raisons d'inquiétude ralentiraient notre marche et nous obligeraient
+à affaiblir notre corps d'armée.»]
+
+[Note 98: Voir dans la _Correspondance_ un rapport en date de
+Tortone, 13 juin 1796: «Le général en chef porte plainte à la
+commission militaire contre le seigneur d'Arquata, M. Augustin
+Spinola, comme étant le chef de la rébellion qui a eu lieu à
+Arquata, où il a été assassiné plusieurs soldats, déchiré la cocarde
+tricolore, pillé les effets de la République, et arboré l'étendard
+impérial.... Il demande que la commission militaire le juge
+conformément aux lois militaires....»]
+
+Aussi bien il est bon de rappeler que, de tout temps, dans les
+montagnes de la Ligurie, se sont maintenues des bandes armées,
+véritables brigands comme il s'en rencontre encore dans quelques
+cantons de Grèce ou de Sicile, qui pillaient amis ou ennemis, et,
+sûrs de l'impunité à cause de la faiblesse ou de l'apathie de Gênes
+ou du Piémont, étaient arrivés à se constituer régulièrement. On les
+nommait les _Barbets_. Profitant des circonstances pour couvrir du
+beau nom de zèle politique leurs vols éhontés, les Barbets s'étaient
+posés comme les défenseurs de l'indépendance nationale. Deux de
+leurs chefs, Ferronne et Contino, prétendus champions de la cause
+patriotique, mais en réalité simples mercenaires soudoyés par Girola,
+s'étaient joints aux bandes insurgées dans les fiefs impériaux, et
+rendaient difficiles les communications de Bonaparte avec la France.
+À plusieurs reprises, Faypoult s'était plaint au Sénat de Gênes
+de l'appui secret qu'il prêtait à ces insurgés et à ces bandits.
+On lui avait promis justice, mais les déprédations continuaient.
+Bonaparte résolut d'en finir; il avait eu un instant l'intention
+de faire arrêter Girola en pleine ville de Gênes[99], mais il ne
+se crut pas encore assez fort pour braver aussi ouvertement la
+République, et préféra user de son droit et disperser les Barbets
+et leurs singuliers alliés. Le général Garnier, qui était à Nice,
+se mit à la tête d'une colonne mobile, tomba à l'improviste sur les
+Barbets, et tua leurs deux chefs, Ferrone et Contino; mais leur
+entière destruction était impossible dans ce pays accidenté et
+qu'ils connaissaient admirablement. Néanmoins leurs bandes furent
+désorganisées, et le brigandage réduit à des attaques isolées.
+
+[Note 99: Lettre de Bonaparte à Faypoult (7 juin 1796).
+_Correspondance_, t. I, p. 375: «... Je suis instruit que le ministre
+de l'Empereur à Gênes excite les paysans à la révolte et leur fait
+passer de la poudre et de l'argent. Si cela est, mon intention est de
+le faire arrêter dans Gênes même.»]
+
+Restaient les fiefs impériaux. Bonaparte chargea le général Lannes
+de les réduire. Un ordre du jour impitoyable fut rédigé. Toutes
+les communes qui n'amèneraient pas immédiatement à Tortone trois
+députés avec les procès-verbaux de prestation d'obéissance à la
+France, seraient traitées en ennemies; tous les seigneurs qui, dans
+les cinq jours, ne se rendraient pas de leurs personnes à Tortone
+pour y prêter serment, auraient leurs propriétés confisquées. Tous
+ceux qu'on trouverait nantis d'armes et de munitions seraient
+fusillés. «Toutes les cloches qui auront servi à sonner le tocsin
+seront descendues du clocher et brisées; vingt-quatre heures après
+le reçu du présent ordre, ceux qui ne l'auront pas fait, seront
+réputés rebelles et le feu sera mis à leur village[100].» Lannes
+exécuta sans rémission ces ordres draconiens. Il enferma tous les
+conseillers municipaux des sept à huit villages compromis, et leur
+annonça froidement qu'ils allaient être fusillés, si, dans un quart
+d'heure, ils ne donnaient pas la liste des assassins de leur village.
+Cette liste fut donnée. Une colonne mobile était aussitôt formée, les
+assassins saisis, et, sans autre forme de procès, fusillés devant
+leurs maisons. Arquata osa résister. Lannes s'en empara, et passa
+tous les révoltés au fil de l'épée. Quant au village, il fut brûlé.
+
+[Note 100: Ordre du jour du 11 juin 1790. _Corresp._, I, 101.
+On peut rapprocher du cet ordre du jour la lettre du 16 juin
+(_Correspondance_, I, 410) adressée au gouverneur de Novi: «Vous
+donnez refuge aux brigands, les assassins sont protégés sur votre
+territoire; il y en a aujourd'hui dans tous les villages. Je vous
+requiers de faire arrêter tous les habitants des fiefs impériaux qui
+se trouvent aujourd'hui sur votre territoire. Vous me répondrez de
+l'exécution de la présente réquisition. Je ferai brûler les villes et
+les maisons qui donneront refuge aux assassins ou ne les arrêteront
+pas.»]
+
+Pendant ce temps, Murat se présentait de la part de Bonaparte au
+Sénat de Gênes. Il était chargé par lui de donner des explications
+sur l'exécution d'Arquata. Le choix du négociateur était prémédité.
+Bonaparte avait pris la précaution de s'expliquer sur ce point
+avec Faypoult: «Si vous présentiez ma lettre, lui avait-il écrit,
+il faudrait quinze jours pour avoir réponse, et il est nécessaire
+d'établir une communication plus prompte, qui électrise davantage
+ces messieurs.» Or, le bouillant et impétueux Murat était fort
+capable d'_électriser_ les sénateurs génois. Il entra à Gênes
+comme dans une ville conquise, annonça qu'une commission militaire
+avait fait justice des principaux insurgés, et demanda, en outre,
+que le Sénat expulsât immédiatement l'ambassadeur Girola, punît
+Spinola de sa coupable conduite en confisquant ses biens et en
+prononçant son exil, enfin changeât les gouverneurs dont les
+sentiments étaient notoirement hostiles à la France. Si le Sénat
+éprouvait quoique velléité de résistance, Murat avait reçu l'ordre
+de menacer les Génois d'une punition exemplaire. Voici, du reste,
+les quelques passages de la lettre de Bonaparte qu'il était chargé
+de leur lire[101]: «Pour l'avenir, je vous demande une explication
+catégorique. Pouvez-vous, ou non, purger le territoire de la
+République des assassins qui le remplissent? Si vous ne prenez pas
+des mesures, j'en prendrai. Je ferai brûler les villes et les
+villages où sera commis l'assassinat d'un seul Français et les
+maisons qui donneraient asile aux assassins. Je punirai le magistrat
+négligent qui aura transgressé le premier les principes de la
+neutralité en accordant asile aux brigands.»
+
+[Note 101: _Correspondance_, 16 juin 1796, I, 405.]
+
+Pour mieux appuyer ces menaces, Bonaparte écrivait en même temps à
+Faypoult[102] en lui annonçant sa prochaine arrivée à la tête des
+régiments victorieux de l'Autriche. Certes, l'aristocratie génoise
+aurait eu le droit de repousser de pareilles prétentions; mais elle
+eut peur d'engager avec le jeune conquérant une lutte dont l'issue
+n'était que trop facile à prévoir. Elle se soumit à toutes ses
+exigences. Non seulement la commission militaire française fonctionna
+librement sur le territoire génois, mais encore Spinola reçut un
+ordre d'exil, et l'ambassadeur d'Autriche Girola fut prié de sortir
+immédiatement de Gênes et de la République génoise.
+
+[Note 102: _Correspondance_ t. I, p. 453. Roverbella, 5 Juillet 1796:
+«Si la République de Gênes continue de se conduire comme elle aurait
+dû ne jamais cesser de le faire, elle évitera les malheurs qui sont
+prêts à tomber sur elle. Il nous faut quinze millions d'indemnité
+pour les bâtiments que, depuis cinq ans, elle laisse prendre sur sa
+côte... Mes troupes sont en marche. Avant cinq jours j'aurai 18,000
+hommes sous Gênes.»]
+
+Girola ne renonça pas à la lutte. Il s'était réfugié dans la vallée
+de la Scrivia, au château de Santa Margarita et continuait à y
+ourdir de nouvelles intrigues contre la France. Peu à peu, les
+débris des Barbets et des bandes d'Arquata se groupèrent autour de
+lui (juin-juillet 1796). Wurmser, informé de ce rassemblement, et
+comptant sur une diversion, lui fit passer des armes et des officiers
+instructeurs. Santa Margarita fut comme le rendez-vous des déserteurs
+et des prisonniers de guerre évadés. Un prêtre, Coirazza, excitait
+jusqu'au fanatisme ces bandes inexpérimentées; Malaspina, le seigneur
+du château, leur prêtait l'appui de son nom et de ses richesses.
+Enfin le résident anglais à Gênes, Drake, vint les rejoindre à la
+suite d'une affaire assez étrange. Les Anglais, renouvelant leur
+triste exploit de _la Modeste_, venaient de s'emparer d'une tartane
+française dans la rade génoise de San Pietro d'Arena. Les Génois
+avaient essayé cette fois de défendre leur neutralité en tirant
+contre les vaisseaux anglais quelques coups de canon. Nelson avait
+aussitôt demandé satisfaction, et, comme il ne l'avait pas obtenue,
+comme au contraire les Génois avaient provisoirement fermé tous
+leurs ports aux Anglais, il s'en vengea en occupant l'île génoise
+de Capraja. Aussitôt Drake reçut l'ordre de quitter le territoire.
+Il n'obéit qu'à moitié, car il rejoignit Girola à Santa Margarita
+(septembre). Cette fois, Bonaparte, qui était au courant de toutes
+ces menées, résolut d'agir. Le commandant français de Tortone cerna
+le château, mais des souterrains existaient, dont on n'avait pas
+connaissance, et par lesquels s'enfuirent Girola, Drake, Coirazza,
+Malaspina, en un mot tous ceux qu'on avait espéré surprendre, et le
+brigandage continua.
+
+Bonaparte ne se faisait pas illusion sur les sentiments de
+l'aristocratie génoise à l'égard de la France. Vainqueur il était
+assuré de sa docilité; vaincu, il se savait à l'avance dévoué aux
+rancunes patriciennes. Or, comme il avait l'intention bien arrêtée
+de négliger tous les sujets de mécontentement que lui fourniraient
+les États secondaires, il ne voulut pas brusquer la situation. Tant
+que le duel engagé avec l'Autriche ne serait pas terminé à son
+avantage[103], il entendait avoir toutes ses forces en main, et,
+par conséquent ne pas en distraire une partie contre Gênes, Rome ou
+Naples, non pas qu'il ne fut à l'avance persuadé de l'issue de la
+lutte, mais il se proposait d'agir suivant les occasions, sauf à
+faire naître ces occasions. Sa correspondance avec Faypoult est très
+instructive à cet égard. Il ne lui dissimule pas son mépris[104] pour
+l'aristocratie génoise, et lui fait part à plusieurs reprises de son
+projet de la renverser; mais, comme il ne sent pas encore le terrain
+solide, il ne veut s'engager qu'en toute sécurité. Il prescrit donc
+au ministre de France d'entretenir avec le Sénat génois une querelle
+toujours ouverte, de telle sorte qu'on puisse ou l'assoupir ou en
+faire un _casus belli_, suivant les circonstances. «Je connais trop
+bien l'esprit du perfide gouvernement de Gênes[105], lui écrivait-il
+de Bologne le 22 juin 1796, pour ne pas avoir prévu la réponse qu'il
+aurait faite. Voilà donc deux sujets de plainte. Tenez querelle
+ouverte sur l'un et l'autre sujet.» La lettre[106] du 11 juillet
+1796 est plus explicite encore: «Le temps de Gênes n'est pas encore
+venu, pour deux raisons: 1º parce que les Autrichiens se renforcent
+et que bientôt j'aurai une bataille; vainqueur, j'aurai Mantoue, et
+alors une simple estafette à Gênes vaudra la présence d'une armée;
+2º les idées du Directoire exécutif sur Gênes ne me paraissent pas
+encore fixées. Il m'a bien ordonné d'exiger la contribution, mais
+il ne m'a prescrit aucune opération politique. Je lui ai expédié un
+courrier extraordinaire avec votre lettre, et je lui ai demandé des
+ordres, que j'aurai à la première décade du mois prochain. «D'ici ce
+temps-là, oubliez tous les sujets de plainte que nous avons contre
+Gênes. Faites-leur entendre que vous et moi nous ne nous en mêlons
+plus, puisqu'ils ont envoyé M. de Spinola à Paris.... N'oubliez
+aucune circonstance pour faire renaître l'espérance dans le coeur
+du Sénat de Gênes, et l'endormir jusqu'au moment du réveil...
+enfin, citoyen ministre, faites en sorte que nous gagnions quinze
+jours, et que l'espoir renaisse ainsi que la confiance entre vous
+et le gouvernement génois, afin que, si nous étions battus, nous le
+trouvions ami[107].»
+
+[Note 103: Voir _Correspondance_ de Bonaparte, II, 33 (2 octobre
+1796): «Il est une autre négociation qui devient indispensable:
+c'est un traité d'alliance avec Gênes.» _Id._, II, 42--(8 octobre):
+«Environné de peuples qui fermentent, la prudence veut qu'on se
+concilie celui de Gênes jusqu'à nouvel ordre.»--_Id._, II, 46--(11
+octobre): «Je reviens à mon principe en vous engageant à traiter
+avant un mois avec Gênes.»]
+
+[Note 104: Curieuse lettre du 15 juin 1796, adressée par Bonaparte à
+Faypoult: «Nous avons établi beaucoup de batteries sur la rivière de
+Gênes. Il en faudrait vendre aujourd'hui les canons et les munitions
+aux Génois, afin de ne pas avoir à les garder, et de pouvoir
+cependant les trouver en cas de besoin.» Est-il possible de traiter
+avec plus de désinvolture un gouvernement étranger!]
+
+[Note 105: _Correspondance_, t. I, p. 421. Consulter, à propos de
+ces ménagements calculés, le très intéressant article de M. Ludovic
+Sciout: _la République française et la République de Gênes_.(Revue
+des Questions Historiques, janvier 1880.)]
+
+[Note 106: _Correspondance_, t. I, p. 472.]
+
+[Note 107: Malgré ces protestations intéressées, Bonaparte avait déjà
+sa résolution arrêtée au sujet de Gênes. Voici, en effet, ce qu'il
+écrivait à Faypoult, dès le 20 juillet 1796, au sujet d'un incident
+vulgaire, d'une bataille des rues (_Correspondance_, t. I, p. 487):
+«Je suis aussi indigné qu'il est possible de la conduite insolente
+et ridicule de la populace de Gênes. Je ne m'attendais certes pas à
+un événement aussi extravagant; cela hâtera le moment.... Au reste,
+peut-être n'est-il pas mauvais que ces gens-là se donnent des torts:
+ils les paieront tous à la fois.»]
+
+Un autre motif engageait encore Bonaparte à ménager Gênes pour
+le moment. Cette ville était en effet devenue le grand marché
+d'approvisionnement de nos troupes. De plus, les banquiers génois
+étaient nos complaisants intermédiaires pour toutes les gigantesques
+opérations financières[108] qui étaient la conséquence de l'invasion
+française. Enfin les fournisseurs et les agioteurs qui avaient eu
+confiance en Bonaparte, et lui avaient donné les moyens d'entrer en
+campagne, avaient à Gênes des intérêts considérables engagés. Haller,
+Cerfbeer, Collaud, Flachat et plusieurs autres, avaient besoin
+d'une ville neutre pour y préparer et y brasser leurs affaires. Le
+gouvernement, lui-même, avait besoin d'un marché financier à l'abri
+de toute surprise. C'est à Gênes par exemple que se concentrait
+l'argent des contributions de guerre, et c'est de Gênes que partait
+l'argent nécessaire pour l'entretien de nos armées. Gênes était, en
+outre, devenue comme le quartier général de ceux de nos agents ou de
+nos officiers que Bonaparte avait chargés de reprendre la Corse aux
+Anglais. C'est de Gênes que partait le chef d'escadron Bonnelles[109]
+avec des armes et de l'argent pour nos partisans en Corse; à Gênes
+encore que résidaient les citoyens Broccini et Paravicini, chargés
+de se ménager une correspondance avec les patriotes corses; c'est un
+banquier génois, Balbi, qui fournissait les fonds pour l'achat des
+armes et l'entretien des espions. Pour tous ces motifs divers, et
+jusqu'à nouvel ordre, la neutralité génoise devait donc être et fut
+respectée. Lorsque nos victoires répétées sur l'Autriche eurent jeté
+l'Italie tout entière aux bras de Bonaparte, lorsque le signataire
+des préliminaires de Leoben se fut installé dans sa fastueuse
+résidence de Mombello pour y régler à son aise les affaires de la
+péninsule, tout changea de face. Il n'y avait plus alors besoin de
+dissimulation ou de ménagements. Dès le 6 juillet 1796[110], au
+plus fort de la lutte contre l'Autriche, Bonaparte avait écrit au
+Directoire, et au confident de ses secrets desseins, à Carnot, pour
+leur soumettre un projet de reconstitution de la République génoise.
+Il s'agissait d'expulser un certain nombre de familles suspectes de
+sympathies autrichiennes, et de confier le pouvoir aux amis de la
+France. «Si vous approuvez ce projet-là, ajoutait-il en forme de
+conclusion, vous n'avez qu'à m'en donner l'ordre, et je me charge
+des moyens pour en assurer l'exécution.» Or le moment semblait venu
+d'exécuter ce projet, et les Génois, par un inexplicable aveuglement,
+vinrent, pour ainsi dire, au-devant de Bonaparte, et lui fournirent
+l'occasion que d'ailleurs il eût fait naître.
+
+[Note 108: _Correspondance_, Lettre à Faypoult, du 11 juillet 1796
+(t. I, p. 472): «Faites passer promptement à Tortone tout ce qui se
+trouve chez M. Balbi. L'intention du Directoire est de réunir tout à
+Paris pour faire une grande opération financière. J'y ferai passer
+trente millions.» Cf. lettres du 22 juin 1796 (t. I, p. 421).--Du 17
+juin 1796, au général Meynier (t. I, p. 412).]
+
+[Note 109: _Correspondance_, Milan, 21 mai 1796. I, 310. _Id._, I,
+311.--_Id._]
+
+[Note 110: _Correspondance_. Lettre du 6 juillet 1796, datée de
+Roverbella: «Je pense, comme le ministre Faypoult, qu'il faudrait
+chasser de Gênes une vingtaine de familles qui, par la constitution
+même du pays, n'ont pas le droit d'y être, vu qu'elles sont
+feudataires de l'Empereur ou du roi de Naples; obliger le Sénat à
+rapporter le décret qui bannit de Gênes huit ou dix familles nobles;
+ce sont celles qui sont attachées à la France et qui ont, il y a
+trois ans, empêché la République de Gênes de se coaliser. Par ce
+moyen-là, le gouvernement de Gênes serait composé de nos amis, et
+nous pourrions d'autant plus y compter que les nouvelles familles
+bannies se retireraient chez les coalisés, et dès lors les nouveaux
+gouvernants de Gênes les craindraient comme nous craignons chez nous
+le retour des émigrés.»]
+
+On sait que deux partis se divisaient la ville, les démocrates
+soutenus par la France, et les aristocrates encouragés par
+l'Autriche. Les victoires de la France, la chute de l'aristocratique
+Venise, les réformes radicales accomplies par Bonaparte d'abord dans
+la Cispadane, puis dans la Cisalpine, avaient comme exaspéré les
+espérances et les convoitises des démocrates. Ils avaient pour chef
+le pharmacien Morando, républicain de l'école jacobine, sincèrement
+convaincu de la nécessité d'une révolution pour obtenir la liberté,
+dont il s'était créé un idéal fantastique, d'ailleurs, honnête
+et loyal, admirable instrument d'anarchie que maniaient à leur
+guise un certain Philippe Doria, qui n'avait que le nom de commun
+avec la famille patricienne des Doria, et surtout un Napolitain
+réfugié, Vitaliani, éloquent, aimable, persuasif, et qui tramait
+sous le couvert de l'ambassade française la ruine de l'état, qui
+lui donnait l'hospitalité. Parmi les plus zélés jacobins génois
+figuraient aussi Jean-Baptiste Serra[111] et son frère Jean-Charles.
+Jean-Baptiste s'était rendu à Paris dans l'été de 1792 et y était
+devenu l'ami de Robespierre. Au _Moniteur_ du 17 octobre 1792 on peut
+lire une longue lettre rédigée par lui où il dénonce l'existence à
+Gênes d'un comité autrichien et ne cache pas ses sympathies pour
+la France. Un de leurs amis, Gaspare Sauli, avait également voyagé
+en France, s'y était lié avec le frère de Robespierre, et avait, à
+diverses reprises, essayé de prêcher à Gênes les nouveaux principes
+français. Arrêtés une première fois en 1793 par les inquisiteurs
+d'état, et durement traités par eux, Serra et Sauli avaient été
+relâchés grâce au ministre de France; mais ils n'avaient pas oublié
+leur captivité, et avaient juré de se venger. Aussi bien ils
+avaient trouvé de puissants protecteurs. Faypoult leur était tout
+dévoué. Saliceti, commissaire civil du Directoire, était venu tout
+exprès s'installer à Gênes, et passait tout son temps avec eux. La
+boutique de Morando, une arrière-salle du Grand Café sur la piazza
+des Bianchi, et le palais de l'ambassade française étaient devenus
+les lieux de réunion habituels des démocrates. Ils y conspiraient
+au grand jour, et, plus le terme approchait, plus ils se croyaient
+sûrs du succès, et agissaient presque à découvert. Un soulèvement
+populaire était imminent, d'autant plus dangereux que les conjurés
+se sentaient soutenus par la France. L'aristocratie génoise, de son
+côté, ne voulut pas succomber sans essayer de lutter. À la propagande
+démocratique elle répondit par la propagande réactionnaire. Les
+riverains de la Polcevera et du Bisagno reçurent des armes. Les
+montagnards des Apennins promirent de les seconder. À Gênes, les deux
+puissantes corporations des charbonniers et des portefaix, menacées
+par les démocrates dans l'exercice de leurs privilèges, jurèrent de
+les maintenir en exterminant leurs ennemis. Des deux côtés en un mot
+ou s'apprêtait à la lutte. L'aristocratie se crut même assez forte
+pour prendre les devants. Elle créa des inquisiteurs d'état avec des
+pouvoirs très étendus, et ces derniers ordonnèrent l'arrestation de
+Vitaliani. Aussitôt Faypoult le réclame comme couvert par l'immunité
+de l'ambassade, et le gouvernement génois a l'insigne faiblesse de le
+relâcher. Il eut honte pourtant de cette incroyable condescendance,
+et ordonna l'arrestation de deux autres démocrates connus par
+l'exaltation de leurs sentiments. Ce fut comme l'étincelle qui mit le
+feu aux poudres.
+
+[Note 111: MARCELLIN PELLET. La Révolution de Gênes en 1797.--Cf.
+ACH. NERI. _Un giornalista della rivoluzione genovese (Illustrazione
+Italiana, fév. 1887_).--BELGRANO, _Imbreviature di Giovanni Scriba_
+(1882).]
+
+Le 21 mai 1797, plusieurs centaines de démocrates marchèrent sur le
+palais Ducal en hurlant la _Marseillaise_. Ils réclamaient la mise
+en liberté des deux détenus. Chemin faisant leur nombre augmenta;
+mais les Sénateurs leur répondirent avec fermeté que justice serait
+faite. Comme une garde imposante les défendait; comme d'un autre côté
+les démocrates ne se sentaient ni assez forts ni assez bien armés
+pour engager tout de suite les hostilités, ils feignirent d'agréer
+les explications des Sénateurs, et se rendirent ensuite au palais
+de France. Le rôle de Faypoult était tout indiqué. Il aurait dû se
+renfermer dans son caractère officiel, et engager les démocrates à
+se disperser; mais il avait semé la discorde depuis trop longtemps
+pour ne pas récolter la révolte. Il répondit donc aux démocrates
+qu'il appuierait leurs réclamations auprès du Sénat, et, en effet,
+quand deux sénateurs, Durrazzo et Cataneo, vinrent le prier de
+déclarer qu'il ne protégeait pas les démocrates, il les exhorta à
+modifier leur constitution et à rendre la liberté aux détenus. Le
+ministre de France avouait donc qu'il prenait une part effective
+à la conspiration, et la France, en sa personne, travaillait au
+renversement de l'antique constitution.
+
+Faypoult se croyait, plus encore qu'il ne l'était, le maître de la
+situation. Il s'imaginait pouvoir exciter et retenir à son gré le
+parti démocratique. «Toujours est-il, écrivait-il à Bonaparte[112],
+qu'en voilà assez pour créer un fil avec lequel il sera facile de
+mener les conseils, les collèges, et la réformation inévitable de
+Gênes, avec l'accélération ou le retardement de vitesse qui nous
+conviendra ... pour qu'il soit notoire que la France, étrangère à
+l'organisation politique d'un peuple ami et indépendant, ne s'en sera
+mêlée que comme protectrice de la tranquillité de ce peuple.» Il se
+trompait: les fureurs populaires étaient déchaînées, et la révolution
+allait commencer.
+
+[Note 112: Lettre citée par BOTTA, t. II, p. 451.]
+
+Certains du succès depuis que l'ambassadeur de France s'était
+compromis en leur promettant officiellement son concours, les
+démocrates passèrent la nuit du 21 au 22 dans le délire de la joie,
+et dans l'attente de prochains désordres. Un certain nombre de
+Cisalpins et quelques Français se joignirent à eux. Les uns et les
+autres portaient la cocarde tricolore. Aux cris de vive le peuple!
+vive la liberté! ils se portèrent au palais de France, pendant que
+quelques-uns d'entre eux s'emparaient de la Darse, de l'Arsenal, du
+pont Royal, du fort de la Lanterne, et des portes Saint-Thomas et
+Saint-Bénigne. Ils eurent le tort de se porter aux prisons de la
+Malpaga, réceptacle immonde de débiteurs et de faillis, délivrèrent
+les prisonniers, leur donnèrent des armes, et les associèrent à leur
+entreprise. Les condamnés du bagne furent aussi déchaînés, et c'est
+avec cette escorte de voleurs et d'assassins qu'ils publièrent à
+grand bruit le renversement de l'aristocratie, la liberté de Gênes,
+l'abolition des taxes pour les pauvres, la déchéance des anciens
+magistrats et la nomination de leurs successeurs.
+
+Le Sénat, surpris par cette brusque attaque, ne savait quel parti
+prendre. Les citoyens fidèles au gouvernement légitime restaient
+inactifs. Effarés, hors d'état de prendre une détermination, ils
+députèrent deux d'entre eux à Faypoult, en le priant de s'interposer.
+Faypoult ne demandait pas mieux. Il trouvait déjà que ses amis les
+démocrates allaient trop loin, et il avait appris avec peine la
+délivrance des faillis et des forçats. Il engagea donc les sénateurs
+à se résigner aux événements, et à réformer la Constitution dans
+un sens démocratique. Quatre d'entre eux furent aussitôt désignés
+pour s'entendre avec un nombre pareil de délégués du peuple sur les
+changements à opérer; mais il était déjà trop tard!
+
+Les démocrates, surexcités par leur premier succès, ne voulaient
+plus d'un accommodement. Ils réclamaient l'abolition complète de
+tous les privilèges et la chute absolue de l'aristocratie. Déjà même
+ils entouraient en armes le palais du Gouvernement et s'apprêtaient
+à en enfoncer les portes à coups de canon, et à imposer de la sorte
+leurs volontés aux sénateurs. Mais la populace d'une grande ville est
+toujours assez nombreuse pour que chaque parti y recrute à sa guise
+des adhérents. L'aristocratie comptait parmi le peuple de nombreux
+partisans, surtout parmi les charbonniers et les portefaix; les
+premiers, rudes montagnards habitués aux privations dans leurs ventes
+de l'Apennin; les autres, robustes compagnons vivant au grand air
+sur les quais de Gênes. Excités par le clergé qui avait ordonné des
+prières de quarante heures, et moitié par haine pour les novateurs,
+moitié par amour de la religion qu'ils croyaient outragée, les deux
+corporations coururent aux armes aux cris de vive Marie! vive la
+religion! Ceux des membres de l'aristocratie qui n'avaient pas encore
+perdu tout courage, descendent aussitôt dans la rue, et prennent le
+commandement de ces bandes improvisées, qu'ils conduisent au combat.
+La mêlée fut atroce dans ces rues étroites, surchauffées par un
+soleil ardent, surtout à l'Arsenal et au pont Royal, où Doria se
+battit avec une vaillance digne d'une cause meilleure. Les démocrates
+furent enfin battus, et la réaction commença. Le cadavre de Doria,
+frappé à la tête des siens, fut longtemps l'objet des outrages de ces
+furieux. Faypoult, qui avait essayé d'arrêter le massacre, fut couché
+en joue, et il eût été tué sans une garde de cent hommes, que lui
+envoya le Doge. La maison du consul de France, La Cheise, fut pillée,
+et quelques Français mis à mort, entre autres Ménard, commissaire
+de la marine. Ce qui exalta la fureur du parti victorieux, c'est
+qu'on trouva dans la boutique de Morando des listes de proscription
+préparées à l'avance d'après les règles des conspirations classiques,
+et des lettres, beaucoup plus compromettantes, qui prouvaient les
+rapports des révolutionnaires avec l'ambassade de France.
+
+Une scène burlesque marqua cette triste journée du 23 mai. Les
+démocrates avaient donné la liberté à un Turc esclave, et lui avaient
+appris à crier vive le peuple! Ce Turc tombe entre les mains d'une
+troupe de charbonniers qui, l'entendant crier vive le peuple! le
+maltraitent horriblement et le forcent à crier vive Marie! Ramené,
+dans la confusion du combat, au milieu des démocrates, ce partisan
+improvisé de la Vierge est aussitôt par eux roué de coups. Le
+malheureux, meurtri, effaré, ne comprenant plus rien aux événements,
+disait que les chrétiens étaient devenus fous, et il avait raison!
+
+Force était donc restée à la loi, au gouvernement établi, et les
+démocrates, malgré l'appui secret de la France et leurs premiers
+succès, étaient réduits à fuir la vengeance des patriciens: mais
+l'incertitude où se trouvait le Sénat sur la manière dont Bonaparte
+recevrait ces nouvelles le jetait dans une grande perplexité. Le Doge
+lui écrivit une lettre pleine de soumissions et d'excuses au sujet du
+meurtre des Français. Bonaparte avait été déjà informé par Faypoult
+de ces graves événements, et il lui avait répondu[113] sur-le-champ
+en lui enjoignant de quitter Gênes dans les vingt-quatre heures, si
+le Gouvernement ne lui accordait pas toutes les satisfactions qu'il
+exigeait. Il envoya en même temps son aide de camp Lavalette, avec
+une lettre insolente adressée au Doge, et qu'il devait lire en plein
+Sénat. Quand Lavalette se présenta à Faypoult pour lui faire part de
+sa mission, ce dernier lui objecta que jamais étranger n'avait paru
+devant le Sénat présidé par le Doge. «Il serait bien plus étrange,
+répondit l'aide de camp, qu'un ordre du général Bonaparte ne fût
+pas exécuté. Je me rendrai dans une heure au palais, et j'entrerai
+au Sénat sans m'occuper des formes de l'étiquette.» En effet, une
+demi-heure après, Lavalette était introduit, et, le sabre au côté,
+le poing sur la hanche, il donnait lecture de la lettre suivante,
+qui mérite d'être citée dans son intégralité, comme donnant la note
+exacte de la jactance française et de la faiblesse italienne, aux
+temps troublés dont nous avons essayé de retracer l'histoire[114].
+
+[Note 113: _Correspondance_, t. III, p. 75. Mombello, 27 mai 1797:
+«Les puissances de l'Italie se joueront-elles donc toujours de notre
+sang? Je vous requiers, si, vingt-quatre heures après que mon aide de
+camp aura lu la présente lettre au Doge, les conditions n'en sont pas
+remplies dans tous ses détails, de sortir sur-le-champ de Gênes et de
+vous rendre à Tortone. Je crois qu'il est nécessaire de prévenir les
+Français établis à Gênes, qui auraient des craintes, qu'ils cherchent
+à se mettre en sûreté. Puisque l'aristocratie veut nous faire la
+guerre, il vaut mieux qu'elle se déclare actuellement que dans toute
+autre circonstance. Elle ne vivra pas dix jours.»--Cf. nouvelle
+lettre à Faypoult, du 29 mai 1797 (_Corresp._, III, 80).--Cf. la
+lettre écrite au Directoire, de Mombello, le 30 mai 1797, pour le
+mettre au courant de l'émeute du 21-23 mai, et lui annoncer une
+sévère répression, T. III, p. 81: «Les petites puissances d'Italie
+sont accoutumées depuis sept ans à vilipender les Français, à les
+laisser assassiner dans les rues et à n'avoir pour eux aucune espèce
+de considération ni de justice. Ce ne sera que par des exemples
+sévères, que par une attention soutenue du Gouvernement français
+pour faire punir les hommes qui, dans les différents États, prêchent
+la populace contre nous, que l'on parviendra à revêtir les citoyens
+français des mêmes égards que l'on a eus pour les sujets des autres
+puissances.» LAVALETTE. _Mémoires_.]
+
+[Note 114: _Correspondance_, t. III, p. 75, Mombello, 27 mai
+1797.--Cf. t. III, p. 84, Lettre du 1er juin 1797, adressée au
+Directoire pour lui annoncer qu'il va «faire peur» au Gouvernement
+génois, et lettre du 3 juin (t. III, p. 90) où il rend compte de la
+mission de Lavalette.]
+
+«Sérénissime Doge, j'ai reçu la lettre que votre Sérénité s'est donné
+la peine de m'écrire. J'ai tardé à y répondre jusqu'à ce que j'aie
+reçu les renseignements sur ce qui s'était passé à Gênes, et dont
+votre Sérénité m'a donné la première nouvelle. Je suis affligé et
+sensiblement affecté des malheurs qui ont menacé et menacent encore
+la République de Gênes. Indifférente à vos discussions intérieures,
+la République française ne peut pas l'être aux assassinats, aux
+voies de fait de toute espèce qui viennent de se commettre dans
+vos murs contre les Français. La ville de Gênes intéresse sur tant
+de points la République française et l'armée d'Italie, que je me
+trouve obligé de prendre des mesures promptes et efficaces pour y
+maintenir la tranquillité, y protéger les propriétés, y conserver les
+communications, et assurer les nombreux magasins qu'elle contient.
+Une populace effrénée et suscitée par les mêmes hommes qui ont fait
+brûler la _Modeste_, aveuglée par un délire qui serait inconcevable,
+si l'on ne savait que l'orgueil et les préjugés ne raisonnent pas,
+après s'être assouvie du sang français, continue encore à maltraiter
+tous les citoyens français portant la cocarde tricolore.
+
+«Si, vingt-quatre heures après la réception de la présente lettre,
+que je vous envoie par un de mes aides de camp, vous n'avez pas mis à
+la disposition du ministre de France tous les Français qui sont dans
+vos prisons; si vous n'avez pas fait arrêter les hommes qui excitent
+le peuple de Gênes contre les Français; si enfin vous ne désarmez
+pas cette populace, qui sera la première à se tourner contre vous
+lorsqu'elle comprendra les conséquences terribles de l'égarement où
+vous l'avez entraînée; le ministre de la République française sortira
+de Gênes et l'aristocratie aura existé.
+
+«Les têtes des sénateurs me répondront de la sûreté de tous les
+Français qui sont à Gênes, comme les États entiers de la République
+me répondront de leurs propriétés.
+
+«Je vous prie, du reste, de croire aux sentiments d'estime et à la
+considération distinguée que j'ai pour la personne de votre Sérénité.»
+
+Tel était le langage superbe et injurieux de Bonaparte à un
+gouvernement respectable par son antiquité, et au chef d'un peuple
+brave et généreux. Il y eut un moment de fureur, mais trop court,
+dans l'assemblée. Les vieux souvenirs des temps héroïques se
+réveillèrent. _Ci batteremo_. Eh bien! nous nous battrons! s'écria
+un sénateur: mais cet appel aux nobles passions du coeur humain
+resta sans écho. Au contraire, on eût dit que les sénateurs génois
+avaient peur du courage de l'un d'entre eux, car ils ne songèrent
+plus qu'à obéir. Lavalette alla lui-même délivrer les prisonniers
+français qui s'attendaient à être massacrés, et les fit conduire par
+des officiers génois jusqu'à l'hôtel de l'ambassade, à travers les
+rangs pressés d'une foule qui commençait à trembler de son audace.
+Il demanda et obtint l'élargissement des prisonniers cisalpins, qui,
+pourtant, étaient venus tout exprès à Gênes pour y renverser le
+gouvernement, et avaient été pris les armes à la main. Enfin, il fit
+procéder au désarmement général. Le Sénat se prêta sans résistance
+à cette dernière mesure, car il craignait de se trouver à la merci
+d'un soulèvement populaire. Il promit même une gratification de deux
+livres à tous ceux qui reporteraient leurs armes au dépôt militaire;
+mais, quand il fallut livrer à la vengeance de Bonaparte Grimaldi
+et Spinola, les inquisiteurs d'État qui pourtant n'avaient fait
+que leur devoir en essayant de soutenir le gouvernement établi;
+quand il fallut se résigner à la honte d'abandonner Cataneo, le
+sénateur qui s'était mis à la tête des charbonniers et des portefaix,
+l'humiliation fut profonde, et les regrets amers. Il est vrai que
+tout le monde avait le sentiment de l'impuissance absolue de la
+République. Deux divisions françaises[115] étaient déjà en marche
+contre Gênes. Le temps était passé de la résistance. Les patriciens
+génois s'inclinèrent devant la force brutale, et acceptèrent toutes
+les exigences de ce vainqueur sans combat.
+
+[Note 115: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 1er Juin 1797
+(_Corresp._, t. III, p. 81) «Aujourd'hui arrivent à Tortone 3 à 4,000
+hommes que j'y ai envoyés. Je les ferai soutenir au besoin par les
+8,000 Piémontais qui sont à Novare, comme nous en sommes convenus
+avec l'envoyé du roi de Sardaigne.»]
+
+Aussi bien le but principal de ces menaces n'était pas la libération
+de quelques détenus ou l'emprisonnement de trois magistrats. Dans
+la pensée de Bonaparte, ce n'étaient là que les côtés secondaires
+de la question. Ce qu'il voulait surtout, c'était un changement
+de gouvernement, c'était la substitution de la démocratie à
+l'aristocratie. Ses agents, Faypoult surtout, insistaient auprès du
+Sénat génois et l'engageaient à faire des concessions démocratiques,
+et à ouvrir une porte aux idées de réforme, s'ils ne voulaient
+être entraînés par elles. Ces exhortations, vivement présentées,
+produisirent un effet immédiat. À la vérité, le plus grand nombre des
+Sénateurs redoutaient ces concessions, qui ne leur rapporteraient
+que mépris et persécutions; l'exemple de Venise les terrifiait.
+Quelques-uns d'entre eux pensaient au contraire qu'une réforme
+était indispensable, et ils l'aimaient mieux, rédigée par Bonaparte
+qu'imposée par la faction démocratique. Le Sénat restait donc
+indécis, et il se complaisait dans cette incertitude, suivant
+l'habitude de tous les gouvernements séniles qui s'attachent à tout
+prix au _statu quo_. Mais les divisions françaises de Rusca et de
+Serrurier s'approchaient de Gênes. D'autres troupes s'ébranlaient
+de Crémone pour les appuyer en cas de besoin. Les démocrates[116],
+encouragés par la présence de nos troupes, relevaient la tête, et
+déjà reprenaient confiance. À Finale, à Savone, à Porto-Maurizio,
+ils avaient déjà planté des arbres de liberté, en sorte que, menacés
+par un parti puissant, entourés de soldats étrangers, harcelés
+par les agents du Directoire ou les lieutenants de Bonaparte, les
+sénateurs génois n'avaient même plus la liberté de délibérer. Ils se
+résignèrent donc à envoyer à Bonaparte trois d'entre eux, Cambiaso,
+Carbonaro et Serra, trois patriotes éclairés et fort estimés. En
+même temps, ils expédièrent à Paris Rivarola, en lui recommandant,
+puisqu'il fallait se plier à la nécessité, de faire en sorte que
+l'ancienne forme de gouvernement subît le moins d'altération
+possible, et surtout de sauvegarder l'intégrité du territoire.
+
+[Note 116: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 3 juin 1797
+(_Correspondance_, t. III, p. 90): «Mon aide de camp Lavalette a
+trouvé le peuple de Gênes extrêmement divisé. Les charbonniers et les
+portefaix ameutés, payés et armés par le Sénat, paraissent animés au
+dernier point contre les Français; le reste du peuple, spécialement
+les négociants et les marchands, extrêmement bien disposés pour la
+République Française, dont ils espèrent quelques modifications dans
+leur gouvernement.»]
+
+C'était à Mombello, plus encore qu'à Paris, que devaient être
+fixées les destinées de la République génoise. Les négociations ne
+traînèrent pas en longueur, car les idées de Bonaparte se trouvèrent
+en harmonie avec celles des négociateurs génois. Bonaparte acceptait
+la démocratie, mais la démagogie lui répugnait. Homme de guerre et
+de discipline, il cherchait avant tout à maintenir l'ordre: aussi
+penchait-il vers les idées modérées et confiait-il volontiers
+la direction des affaires à ceux qui, par raison plutôt que par
+sympathie, acceptaient les réformes et raisonnaient leur adhésion. Le
+5 juin fut signé un traité provisoire[117]. Le gouvernement devait
+appartenir dorénavant au peuple tout entier, et non plus seulement
+aux nobles, c'est-à-dire que le dogme de la souveraineté nationale
+était proclamé. Le pouvoir législatif était confié à deux Chambres de
+300 et de 500 membres; le pouvoir exécutif à 12 sénateurs présidés
+par un Doge. À partir du 14 juin[118], un gouvernement provisoire de
+22 membres, sous la présidence du Doge, serait institué pour ménager
+la transition, et une commission spéciale réglerait les détails de
+la nouvelle Constitution. Des articles spéciaux garantissaient le
+libre exercice de la religion catholique, la franchise du port de
+Gênes, la dette publique et la banque de Saint-Georges. La France
+accordait en outre le respect du territoire, et, sauf indemnité pour
+les Français insultés ou lésés dans les journées du 22 et du 23 mai,
+amnistie pleine et entière. Certes, ces modifications étaient de tous
+points excellentes, car le principe de l'égalité devant la loi était
+admis, les privilèges surannés disparaissaient, mais le principe
+de l'autorité était respecté et la licence comprimée. Pourtant les
+exaltés du parti démocratique ne se contentèrent pas de ces réformes.
+
+[Note 117: Les conditions en sont énumérées dans la _Correspondance_,
+t. III, p. 94.]
+
+[Note 118: Lettre du 7 juin 1797 adressée au Doge, pour l'avertir que
+la convention est signée et lui communiquer la liste du gouvernement
+provisoire de vingt-deux membres (_Correspondance_, t. III, p. 109).
+Même date, lettre à Faypoult (III, 102).]
+
+La nouvelle du traité de Mombello ne fut connue à Gênes que le 14
+juin. Les rues et les places publiques sont aussitôt encombrées
+par la foule, qui pousse des cris de joie en apprenant la chute de
+l'aristocratie. Des arbres de liberté sont dressés sur les places
+publiques[119]. Les cocardes tricolores sont également arborées.
+Quelques dames avaient préparé des bonnets à trois couleurs,
+qu'elles appelaient bonnets de liberté: elles les distribuèrent aux
+démocrates, qui s'en parèrent avec bonheur. Morando ne se sentait
+plus d'aise. Vitaliani haranguait la multitude, et l'excitait à crier
+vive la liberté! Bientôt commencèrent les excès, car l'imitation
+servile des tragi-comédies jacobines prévalut. La foule, guidée par
+Morando et Vitaliani, se porta au palais Ducal, afin de brûler le
+livre d'or, soigneusement déposé dans une chambre d'où il ne sortait
+que pour recevoir l'inscription d'une famille récemment anoblie. Ce
+n'était à vrai dire qu'une sorte d'almanach de la noblesse. On s'en
+empara après avoir brisé toutes les portes, et on le brûla sur la
+place d'Acqua Verde. On descendit même jusqu'à la puérilité; car on
+perça à coups de baïonnette ou de sabre cet emblème innocent. En
+même temps le peuple brûla la chaise à porteur du Doge, l'urne au
+scrutin du Sénat, et quelques instruments à l'usage des patriciens.
+On croyait ainsi tuer l'aristocratie[120].
+
+[Note 119: Voir la relation adressée par un certain Poggi, dans le
+style emphatique de l'époque, à la Société d'instruction populaire
+de Milan: «Le peuple entier nageait dans les douceurs réservées
+aux purs républicains, si l'on en excepte le brutal oligarque qui,
+accroupi dans un coin secret, mordait peut-être la poussière restée
+veuve de son or fatal, semé mal à propos. Tout à coup la voix sonore
+de la Renommée annonce que, dans le quartier du Pré, le peuple dans
+l'ivresse a planté le premier arbre de liberté. Ce fut une voix
+créatrice. Dans un instant on vit des arbres se dresser sur chaque
+place. Gênes parut un bois, car plus de cent furent plantés dans
+un jour.» Ce morceau ridicule est cité par CANTU: _Histoire des
+Italiens_, t. XI, p. 98.]
+
+[Note 120: Poggi, cité par Cantu (_ut supra_, p. 69), raconte
+ainsi, dans son absurde phraséologie, cette cérémonie d'expiation:
+«Les cendres furent livrées au vent, qui les emporta sur la mer
+Tyrrhénienne pour les confondre avec celles du livre d'or naguère
+brûlé sur les lagunes Adriatiques, et là, sur les ailes d'autres
+vents, elles furent transportées au gouffre profond de l'Achéron!»]
+
+Une action autrement blâmable fut de renverser et de briser, dans
+la cour du palais Ducal, la statue d'André Doria, élevée par la
+reconnaissance des anciens Génois à la mémoire et aux vertus de ce
+citoyen éminent. On en suspendit la tête et les bras à l'arbre de la
+liberté, et les autres morceaux furent jetés dans les égouts[121].
+Que présageaient aux vivants les outrages dirigés contre les morts
+illustres, et l'oubli des services éminents rendus à la patrie?
+Bonaparte, et cet acte l'honore, rougit de cette lâcheté et rappela
+les Génois au sentiment de la pudeur en leur adressant la lettre
+suivante: «Citoyens, j'apprends avec le plus grand déplaisir que,
+dans un moment de chaleur, l'on a renversé la statue d'André Doria.
+André Doria fut grand marin, et homme d'État. L'aristocratie était
+la liberté de son temps. L'Europe entière envie à votre ville le
+précieux avantage d'avoir donné le jour à cet homme célèbre. Vous
+vous empresserez, je n'en doute pas, à relever sa statue. Je vous
+prie de vouloir m'inscrire pour supporter une partie des frais que
+cela occasionnera, et que je désire partager avec les citoyens les
+plus zélés pour la gloire et pour le bonheur de votre patrie[122].»
+
+[Note 121: _Correspondance_, t. III, p. 134, Mombello, 10 juin 1797.
+Au gouvernement provisoire de Gênes.--Cf. _Giornale Ligustico_, an
+XIV, fas. 3-4 1887. A. N. _La statue et une médaille d'André Doria_.]
+
+[Note 122: Cf. La curieuse lettre du 10 juin 1797, adressée au
+gouvernement provisoire, et renfermant, avec un appel à la concorde,
+des conseils de modération et de prudence (t. III, p. 131).]
+
+Aussi bien Bonaparte s'inquiétait de l'opinion publique et prenait à
+son égard des ménagements infinis. Il écrivait[123] à Faypoult, en
+le priant d'engager Poussielgue, qui maniait facilement la plume, à
+composer une relation de la révolution de Gênes: «Ce n'est que parce
+que les patriotes et les gens sages n'écrivent jamais, ajoutait-il,
+que l'on livre l'opinion à un tas de misérables stipendiés qui la
+pervertissent et tuent l'esprit public.» Une pareille invitation
+était un ordre auquel se conforma Poussielgue. Il composa donc la
+relation de la révolution de Gênes, et en envoya un exemplaire à
+Bonaparte qui le remercia de son attention, et écrivit tout de
+suite à Faypoult en le priant d'acheter pour son compte cinq cents
+exemplaires, non pas tant pour encourager l'auteur que pour répandre
+un écrit qui expliquait et justifiait son intervention à Gênes.
+Ingénieux et précis dans ses instructions, il recommandait en même
+temps à Faypoult de distribuer ces cinq cents exemplaires de façon
+à contenter tout le monde: «Vous m'en enverrez directement cent,
+lui disait-il[124], et cent autres au citoyen Girardin, libraire au
+Palais-Royal, sans aucune espèce de lettre d'envoi. Je vous prie
+d'envoyer les trois cents autres à tous nos ministres en Europe,
+à tous les ministres des affaires étrangères des gouvernements
+italiens, aux membres les plus marquants de tous les partis du
+conseil des Cinq Cents, des Deux Cent Cinquante, au Congrès des
+Grisons, aux principaux cantons de la Suisse, et à nos principaux
+consuls en Espagne.»
+
+[Note 123: _Correspondance_, t. III, p. 270. 9 septembre 1797.]
+
+[Note 124: _Correspondance_, t. III, p. 227.]
+
+La liberté était donc proclamée à Gênes. Il fallait maintenant en
+régler l'exercice. Les vingt-deux membres du gouvernement provisoire
+avaient été choisis avec soin par Bonaparte parmi les hommes les plus
+connus pour leurs opinions modérées, et les plus estimés pour leurs
+talents. Serra, Cambiaso, Pareto, Corvetto, Maglione et Ruzzo en
+étaient les membres les plus influents. Ils publièrent un manifeste
+adroit, où, tout en remerciant Bonaparte de sa bienveillance et
+les nobles génois de leurs généreux sacrifices, ils exhortaient
+les citoyens à la concorde, et leur annonçaient d'importantes
+améliorations.
+
+Les principales villes du littoral s'associèrent volontiers au
+mouvement démocratique, et envoyèrent des adresses de félicitations.
+Les anciens fiefs impériaux renoncèrent même à leur précaire
+indépendance[125], et demandèrent à faire partie intégrante de
+la république. Peu à peu les esprits s'apaisaient. Tout semblait
+indiquer, après cette première effervescence populaire, une ère de
+paix et de liberté sous le patronage de la France. Les conseils
+municipaux s'organisèrent et on travailla à rédiger la Constitution;
+mais la bonne union ne dura pas longtemps, et de nouveaux troubles
+éclatèrent à propos de cette Constitution.
+
+[Note 125: Lettre de Bonaparte à Faypoult, datée de Mombello, 27 juin
+1797 (t. III, p. 152), à propos de la réunion des fiefs impériaux.
+L'article 11 du traité secret de Campo-Formio confirme l'annexion
+des fiefs impériaux: «Sa Majesté l'Empereur ne s'oppose pas à ce que
+la République française a fait des fiefs impériaux en faveur de la
+République Ligurienne. Sa Majesté réunira ses bons offices à ceux
+de la République française pour que l'Empire germanique renonce aux
+droits de suzeraineté qu'il pourrait avoir en Italie, et spécialement
+sur les pays qui font partie des Républiques Cisalpine et Ligurienne,
+ainsi que sur les fiefs impériaux.»]
+
+Un des vingt-deux membres du gouvernement provisoire, l'évêque
+de Noli, Solari, était un des plus ardents disciples du fameux
+réformateur toscan, Ricci. Il fit décider que l'autorisation du
+gouvernement serait nécessaire pour conférer les ordres sacrés, et
+pour recevoir, dans les couvents, des moines ou des religieuses:
+mesures très sages assurément, mais qui portaient un coup à
+la domination du clergé. De plus, Serra fit décréter que des
+missionnaires, envoyés par le gouvernement, prêcheraient, pendant ou
+après le service divin, la démocratie au peuple. Or, le clergé génois
+tenait à ses privilèges et son influence. Menacé par les réformes de
+l'évêque Solari, choqué par les innovations à tout le moins étranges
+de Serra, il se prononça résolument contre la nouvelle République,
+et, comme il était encore très puissant, surtout dans les campagnes,
+le nombre des ennemis de la démocratie s'accrut encore dans de fortes
+proportions.
+
+Quant aux nobles, ils n'avaient pas attendu les réformes de la
+Commission des vingt-deux pour se prononcer énergiquement. Contenus,
+il est vrai, par le voisinage de l'armée française, ils n'osaient
+entrer en lutte ouverte, mais les principaux d'entre eux, les
+Spinola, Durazzo, Doria et Grimaldi, n'attendaient qu'une occasion
+favorable pour recouvrer leurs privilèges. Comme ils conservaient
+encore une nombreuse clientèle, ils entretenaient l'incertitude dans
+les esprits et la haine contre le nouvel ordre de choses.
+
+À cette opposition latente, mais sérieuse, du clergé et de la
+noblesse, se joignait le mécontentement des gros négociants,
+inquiétés dans leur commerce par les rapines des Barbaresques,
+rapines d'autant plus fâcheuses que la France avait garanti la marine
+génoise contre leurs attaques. Enfin et surtout, la présence des
+troupes et des généraux français contribuait à aigrir les esprits,
+car elle démontrait ou bien que l'indépendance génoise n'était qu'un
+vain mot, ou bien que Bonaparte se défiait des Génois. Aussi les
+ennemis du nouveau régime se prévalaient-ils de la présence d'une
+armée française pour proclamer la ruine et la servitude de la patrie.
+Ils annonçaient que les forteresses de Savone et de San Remo, les
+seuls remparts de l'indépendance génoise du côté de la France,
+allaient être détruites. Ils faisaient remarquer qu'on dégarnissait
+l'arsenal. La noblesse, le clergé et leurs nombreux partisans
+fomentaient ces dispositions ennemies. Tout semblait indiquer un
+prochain soulèvement.
+
+En effet la révolte éclata le 4 septembre, à la nouvelle de
+l'arrestation, par ordre du gouvernement provisoire, de quelques
+nobles, notoirement connus par leur opposition. Les paysans
+s'armèrent, et, pleins de fureur, marchèrent contre Gênes. Le général
+Duphot[126], à la tête d'une division française et des démocrates
+génois, se présenta au-devant des insurgés. Une bataille sanglante
+s'engagea dans le faubourg d'Albaro. Les paysans, fanatisés par le
+moine Pezzuolo et un certain Marc Antoine, résistèrent avec énergie;
+mais la discipline et la science militaire triomphèrent du nombre et
+du fanatisme. Les révoltés s'enfuirent à la débandade.
+
+[Note 126: Duphot était à Gênes depuis le 12 août. Voir lettres de
+Bonaparte à Faypoult (_Correspondance_, t. III, p. 232) et à Berthier
+(III, 231).]
+
+À peine la sédition du Bisagno était-elle apaisée, que de nouveaux
+bruits de guerre se firent entendre dans la Polcevera. Une multitude
+armée, beaucoup plus nombreuse que dans le Bisagno, s'empara par
+surprise du fort de l'Éperon qui domine Gênes, et occupa la seconde
+enceinte de murailles, à l'exception de la batterie de San Benigno.
+L'effroi s'empara du gouvernement. La garnison était faible, des
+signes de rébellion commençaient à se manifester à l'intérieur, et la
+reddition de la ville semblait inévitable.
+
+Duphot, qui revenait du Bisagno, ranima tous les courages, et
+conduisit ses soldats à une nouvelle bataille. Le combat dura
+quatre heures et fut vivement disputé. Chassés de leurs positions,
+les paysans de la Polcevera prirent la fuite, poursuivis par les
+démocrates, qui leur tuèrent beaucoup de monde et entassèrent dans
+les prisons de Gênes plusieurs centaines de captifs.
+
+La double victoire d'Albaro et de San Benigno suffit pour arrêter
+toute explosion nouvelle. Tout rentra dans le repos, mais c'était
+un calme menaçant, celui de la terreur et nullement celui de la
+fidélité. La vengeance en effet suivit de près la victoire. Un
+conseil de guerre condamna à mort une douzaine de paysans, d'autres
+furent envoyés aux galères. Quant à Bonaparte, comme ces troubles,
+sans l'inquiéter, l'irritaient, il résolut de sévir, et envoya le
+général Lannes à Gênes pour l'occuper militairement. «J'ai été très
+étonné, écrivait-il à Faypoult[127], d'apprendre le soulèvement des
+paysans de la montagne. J'ai bien reconnu là le caractère italien,
+dont il faut toujours se méfier. Le gouvernement provisoire est un
+peu jeune. Il est trop confiant. J'ai envoyé hier des ordres pour
+que le général Lannes, avec une colonne mobile, se rendît à Tortone,
+où il sera à votre disposition. J'ai envoyé également le général
+Casabianca avec des sous-officiers d'artillerie et ce que demandait
+le général de Gênes. Qu'on punisse sévèrement les auteurs de cette
+insurrection, sans quoi on recommencera toujours, et vous sentez
+combien, surtout pour une ville de commerce, cela fait mauvais effet.
+Au reste, j'espère qu'au moyen de précautions[128] qu'on prendra, et
+de l'esprit de défiance qu'on montrera, de pareils événements ne se
+renouvelleront plus.»
+
+[Note 127: _Correspondance_, t. III, p. 276.--Passariano, 9 septembre
+1797.--Cf. Lettre à Faypoult, du 10 septembre (t. III, p. 281) pour
+se plaindre de la faiblesse du gouvernement provisoire génois,
+et demander l'envoi d'otages à Milan.--Lettre au gouvernement de
+Gênes (10 sept.).--_Corresp._, III, p. 285: «Agissez avec force;
+faites désarmer les villages rebelles; faites arrêter les principaux
+coupables; faites remplacer les mauvais prêtres, chassez les curés,
+ces scélérats qui ont ameuté le peuple et armé le bon paysan contre
+sa propre cause, etc.»]
+
+[Note 128: Voir, dans la _Correspondance_ (t. III, p. 284.
+Passariano, 10 septembre 1797), la curieuse lettre adressée par
+Bonaparte à l'archevêque de Gênes, pour le remercier d'une pastorale
+pacifique: «J'ai cru entendre un des douze apôtres. C'est ainsi que
+parlait saint Paul. Que la religion est respectable lorsqu'elle a des
+ministres comme vous! Véritable apôtre de l'Évangile, vous inspirez
+le respect, vous obligez vos ennemis à vous estimer et à vous
+admirer; vous convertissez même l'incrédule. Pourquoi faut-il qu'une
+Église qui a un chef comme vous ait de misérables subalternes qui ne
+sont pas animés par l'esprit de charité, de paix?» et les conseils
+de modération qu'il adressa quelques jours plus tard (Passariano, 6
+octobre, t. III, p. 366) au gouvernement provisoire.]
+
+Lannes exécuta strictement les ordres qu'il avait reçus. La ville et
+les forts furent occupés par de fortes garnisons françaises, et on
+attendit les événements, l'arme au pied. Les Génois étaient alors
+dans l'épouvante. Ils venaient d'apprendre la chute et le partage
+de Venise, et redoutaient pour eux un sort semblable. En face de
+la France menaçante, de Bonaparte impénétrable, de ses lieutenants
+gardant un silence de commande, les anciens partis tremblaient de
+peur. Ils oublièrent momentanément leurs divisions intestines pour
+ne songer qu'au salut commun, et supplièrent Bonaparte de les tirer
+d'incertitude en leur faisant connaître ses volontés et surtout en
+arrêtant la rédaction définitive de la Constitution.
+
+Bonaparte se contenta d'abord de donner des conseils, et ils étaient
+forts sages: «J'apprends avec peine que vous êtes divisés entre
+vous, et que par là vous donnez un champ libre à la malveillance et
+aux ennemis de la liberté. Étouffez toutes vos haines et réunissez
+tous vos efforts, si vous voulez éviter de grands malheurs à votre
+patrie et à votre famille.» Il leur recommandait en outre de ménager
+les susceptibilités religieuses, et de supprimer résolument toutes
+les commissions extraordinaires: «Vous ne devez pas vous gouverner
+par des excès, comme vous ne devez pas vous laisser périr par la
+faiblesse[129].»
+
+[Note 129: Lettre de Bonaparte au président du gouvernement
+provisoire, 6 octobre 1797. _Correspondance_, III, 366.--Cf. lettre
+du 26 septembre (_Corresp._, III, 344) au comité des relations
+extérieures de la République Ligurienne: «Étouffez tous les ferments
+de haine qui commencent à diviser votre gouvernement. Prenez garde de
+vous désunir. La liberté a déjà assez d'ennemis dans votre pays, sans
+en accroître le nombre par une défiance mal placée....»]
+
+À ces conseils, qui risquaient de demeurer platoniques, Bonaparte,
+en homme pratique, joignit un projet de Constitution. La République
+génoise serait maintenue; elle prendrait seulement le nom des
+République Ligurienne, car c'était alors la mode de ressusciter les
+noms antiques. Le pouvoir exécutif serait confié à un Directoire
+de cinq membres, et le pouvoir législatif appartiendrait à un
+conseil des anciens de trente membres, et à un conseil des jeunes
+de soixante membres. Le peuple serait convoqué dans ses comices et
+prononcerait, en dernier ressort, sur l'acceptation ou le rejet de la
+nouvelle Constitution. Bonaparte, avec une hauteur de vues et une
+impartialité dont on ne saurait trop le louer, engageait les Génois
+à ne pas exclure les nobles des fonctions publiques. «Ce serait une
+injustice révoltante, ajoutait-il[130]. Vous feriez, ce qu'ils ont
+fait.» Il terminait par un sage appel à la concorde «Méfiez-vous de
+tout homme qui veut exclusivement concentrer l'amour de la patrie
+dans ceux de sa coterie; si son langage a l'air de défendre le
+peuple, c'est pour l'exaspérer, le diviser.... Dans un moment où vous
+allez vous constituer en un gouvernement stable, ralliez-vous. Faites
+trêve à vos méfiances; oubliez les raisons que vous croirez avoir
+pour vous désunir, et, tous d'accord, organisez et consolidez votre
+gouvernement.»
+
+[Note 130: Lettre du 11 novembre 1797. _Corresp._, t. III, p. 420.]
+
+Aussi bien Bonaparte désirait terminer cette importante affaire,
+avant de rentrer en France. Il ne se dissimulait pas que l'Autriche
+n'avait déposé les armes que momentanément, et n'attendait qu'une
+occasion pour revendiquer ses droits et intervenir de nouveau
+en Italie. Aussi s'emportait-il contre les maladroits ou les
+fanatiques qui, par leurs excès de zèle, compromettaient l'oeuvre
+du gouvernement provisoire génois. Il en voulait surtout à quelques
+réfugiés napolitains dont les furibondes déclamations contre la
+religion entretenaient dans les esprits une incurable défiance. Il
+pressait Faypoult de leur imposer silence, et de conclure au plus
+vite. «Il est bien important que tout soit libre sur nos derrières,
+lui écrivait-il, car nous aurons besoin de toutes nos forces pour
+donner un vigoureux coup de collier.»
+
+On n'osait déjà plus ne pas exécuter les ordres de Bonaparte.
+Faypoult comprit que le moment était passé des hésitations, et se
+chargea de le faire comprendre au gouvernement provisoire.
+
+Les Génois se résignèrent. Ils étaient entre les mains de la France:
+mieux valait faire contre mauvaise fortune bon coeur, et accepter
+ce qu'on ne pouvait plus éviter. Le peuple fut donc convoqué dans
+ses comices le 19 janvier 1798. Malgré la pression des baïonnettes
+françaises, 17,000 citoyens eurent le courage de déposer un vote
+négatif, mais 100,000 suffrages affirmatifs consacrèrent la ruine
+de l'antique indépendance. Les cinq nouveaux directeurs, Corvetto,
+Littardi, Maglione, Molfino et Costa furent aussitôt élus, les
+membres des conseils nommés, et de plates adresses de remerciement
+furent envoyées au Directoire.
+
+Ainsi périt, ou du moins fut transformée, la République génoise; mais
+fière, courageuse, et après avoir versé du sang pour sa défense, non
+pas humblement docile comme l'avait été la République Cisalpine, non
+pas gémissante comme le fut la République Vénitienne. Ce fut une
+consolation dans son infortune; ce sera son honneur aux yeux de la
+postérité.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE (1796-1797)
+
+ Grandeur et décadence de la République vénitienne. -- La
+ politique de neutralité désarmée. -- Le comte de Lille est
+ expulsé de Vérone. -- Violations du territoire vénitien. --
+ Entrée des Français à Vérone. -- Le podestat Ottolini. --
+ Ménagements calculés de Bonaparte. -- Négociations d'alliance.
+ -- Les exigences de Bonaparte. -- Préparatifs de guerre. --
+ Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia, Salo, mais ils sont
+ écrasés. -- Manifeste de Battaglia. -- Les préliminaires de
+ Leoben. -- Mission de Junot à Venise. -- Les Pâques véronaises.
+ -- L'assassinat de Laugier. -- Mission Dona et Giustiniani.
+ -- Punition de Vérone. -- Transformation de la République
+ aristocratique en République démocratique. -- Traité de Milan.
+ -- Les convoitises autrichiennes. -- Mission Querini. -- Motion
+ Dumolard. -- Désorganisation de la nouvelle République. --
+ Pillages. -- Négociations de Campo-Formio. -- Les instructions
+ du Directoire et les résolutions de Bonaparte. -- Traité de
+ Campo-Formio. -- Comment est accueillie la nouvelle. -- Les
+ scrupules de Villetard. -- Les dépouilles de Venise. -- Prise de
+ possession par les Autrichiens.
+
+
+Que Bonaparte ait été l'auteur de la chute et du partage de la
+République vénitienne en 1797[131], tout le monde est d'accord sur ce
+point: mais qu'il soit entré en Italie avec l'intention bien arrêtée
+de détruire Venise, et qu'il ait subordonné toute sa politique à
+cette arrière-pensée, nous ne le croyons pas. L'examen attentif des
+documents contemporains nous prouvera au contraire que ce furent
+les événements et nullement Bonaparte qui précipitèrent la chute de
+cette ville infortunée. Il est vrai que le général en chef de l'armée
+d'Italie profita de ces événements sans le moindre scrupule, et ne
+fit rien pour prévenir cette ruine lamentable. Il est certes bien
+coupable d'avoir agi de la sorte, mais il n'est pas le seul coupable.
+C'est ce que nous allons essayer de démontrer en instruisant à
+nouveau ce grand procès historique.
+
+[Note 131: Consulter DARU, _Histoire de Venise_, édition 1819, t. V,
+et surtout t. VII, avec les pièces justificatives;--NAPOLÉON Ier,
+_Correspondance_, t. I, II, III;--TINTORI, _Raccolta chronologica
+raggionata di documenti inediti che formano la storia diplomatica
+della rivoluzione e caduta della Republica di Venezia_; --CANTU,
+_Histoire des Italiens_, trad. Lacombe, t. XI;--BARRAL, _Chute d'une
+république, Venise_, 1885;--SYBEL, _l'Europe pendant la révolution_,
+trad. Dosquet, t. IV;--BOTTA, _Histoire d'Italie de 1789 à 1814_, t.
+I, II, III.]
+
+
+I
+
+En 452 après Jésus-Christ, quelques pêcheurs, à l'approche des
+Huns et de leur terrible chef Attila, s'enfuirent dans les lagunes
+qui bordent la côte septentrionale de l'Adriatique et y bâtirent
+un misérable village, Venise, qui grandit peu à peu, car tous les
+exilés attirés en ces lieux par la facilité de la défense s'y
+donnèrent comme rendez-vous et grossirent la population primitive.
+En 697 les chefs des diverses îles se réunirent pour élire un chef
+unique, à vie, auquel ils donnèrent le nom de duc ou doge. Menacés
+par les pirates de l'Istrie, ils les repoussèrent et étendirent leur
+domination sur l'Illyrie. Maîtres de l'Adriatique, les Vénitiens
+portèrent au loin leur commerce. Les croisades augmentèrent leur
+prospérité en leur ouvrant le chemin de l'Orient. Venise entre
+alors dans la période des conquêtes; elle couvre de ses colonies
+les deux rives de l'Adriatique; elle vend ses services aux croisés
+en obtenant le privilège de posséder dans chaque ville d'Orient un
+quartier à elle; elle s'empare des îles de l'Archipel et des côtes du
+Péloponèse. Une république rivale, Gênes, lui disputait l'empire de
+la Méditerranée. Elle engage avec elle un siècle de guerre, et finit
+par lui arracher la suprématie maritime. Elle tourne alors ses forces
+vers l'Italie, et conquiert successivement ce qu'on nomma depuis
+les états de terre ferme: Trévise, Vicence, Venise, Padoue, Brescia,
+Bergame, etc. Au XVe siècle Venise était une des premières puissances
+de l'Europe. Elle s'intitulait la _Dominante_, et cette domination
+elle la devait moins à ses conquêtes qu'à son prodigieux commerce.
+Sur toutes les côtes de la Méditerranée, elle avait des comptoirs:
+ses matelots étaient les meilleurs de l'Europe, ses capitaines les
+plus instruits, ses vaisseaux les mieux équipés. L'industrie était
+florissante, les beaux-arts étaient cultivés avec amour. Au XVIe
+siècle la décadence commence. La découverte de l'Amérique et du
+Cap de Bonne-Espérance la frappe d'un coup mortel, en transportant
+de la Méditerranée à l'Atlantique le commerce du monde. Occupée à
+se défendre contre les Turcs, qui lui enlèvent ses possessions de
+l'Archipel et de la Morée, elle laisse les Français, les Espagnols et
+les Allemands dominer tour à tour en Italie. À la Venise guerrière
+succède une Venise somptueuse et galante, ville d'intrigues et de
+plaisirs, et non plus d'activité et d'avenir. Dès lors elle ne vécut
+que par la tolérance de ses puissants voisins. Venise s'endormait. Le
+réveil fut terrible pour elle.
+
+Il est vrai que les Vénitiens avaient confiance en leur gouvernement,
+et que ce gouvernement jouissait en Europe d'une réputation qui fut
+longtemps méritée. La République Vénitienne était essentiellement
+aristocratique. Tous les nobles formaient une assemblée nommée
+le Grand-Conseil. À partir de 1315 l'entrée de ce Grand-Conseil
+était devenue héréditaire par la création du livre d'or, registre
+sur lequel n'étaient inscrits que les descendants des familles
+qui avaient fait partie du Grand-Conseil avant cette même année.
+Ces patriciens inscrits au livre d'or choisissaient dix d'entre
+eux, le fameux Conseil des Dix, véritable ministère investi
+d'attributions très étendues. Ce conseil disposait arbitrairement
+du trésor public comme des biens et de la vie des citoyens. Pour
+augmenter ses pouvoirs, il choisit dans son sein, à partir de 1454,
+le terrible tribunal des trois inquisiteurs d'État, magistrats
+soupçonneux et défiants, qui avaient érigé la dénonciation en méthode
+gouvernementale. Les dénonciations étaient reçues dans la gueule
+des lions qui décoraient la place Saint-Marc. La procédure était
+mystérieuse, les sentences rendues et exécutées en secret. Au-dessus
+des inquisiteurs d'État était le Doge, personnage de représentation,
+chef officiel de la République, mais qui n'avait en réalité d'autres
+pouvoirs que ceux que lui abandonnaient les inquisiteurs d'État.
+Pendant plusieurs siècles ces patriciens se montrèrent dignes de
+la haute position qu'ils occupaient. Les noms de Cornaro, Xeno,
+Dandolo, Barberini, Pisani, etc., sont restés célèbres. La diplomatie
+vénitienne était admirablement informée; les rapports adressés à
+Venise par ses ambassadeurs constituent même une des principales
+sources de l'histoire moderne; mais bientôt les descendants dégénérés
+des grandes familles d'autrefois ne surent plus que se maintenir
+par la terreur, et jouir des énormes richesses amassées par leurs
+ancêtres. Peu à peu un nouvel esprit se fit jour. La bourgeoisie,
+systématiquement repoussée du livre d'or, et la noblesse des
+provinces, jalouse des privilèges que s'arrogeaient les patriciens
+de la capitale, unirent leurs ressentiments et leurs convoitises.
+On commença à parler de réformes, et de changements à introduire
+dans la Constitution. Ces demandes ne furent pas accueillies,
+mais une opposition se forma, et grandit. Il est vrai que les
+classes populaires, traitées avec ménagement, avec douceur même, et
+retenues dans une ignorance absolue, soutenaient les patriciens.
+L'aristocratie vénitienne avait donc pour elle l'immense majorité de
+la population, et l'autorité de la tradition.
+
+Passé glorieux, gouvernement respecté, Venise, malgré sa décadence,
+malgré les partis qui commençaient à la déchirer, était une puissance
+avec laquelle il fallait encore compter. Son pavillon flottait avec
+honneur sur la Méditerranée. Elle possédait l'Adriatique. Les îles
+Ioniennes lui assuraient le commerce des mers grecques. Sur les côtes
+d'Illyrie et de Dalmatie, des montagnards braves et énergiques et
+des matelots habitués à la difficile navigation de ses côtes lui
+fournissaient des soldats pour ses régiments et des marins pour
+ses équipages. Elle avait une flotte de guerre considérable, et, à
+Venise même, un arsenal fameux regorgeait de richesses de tout genre.
+Sur la terre ferme une ceinture de places fortes, Brescia, Bergame,
+Peschiera, Vérone, Legnano du côté de l'Italie; Palmanova, Gradisca,
+Udine du côté de l'Autriche, assuraient la sécurité de ses frontières
+continentales. Elle pouvait mettre sur pied, bien qu'elle n'eût pas
+fait la guerre depuis soixante et dix ans, au moins cinquante mille
+hommes. Les revenus, près de neuf millions de ducats, étaient bien
+équilibrés et suffisants pour tous les besoins. Le gouvernement
+vénitien faisait donc en Europe honorable figure, et personne ne se
+doutait encore qu'une catastrophe le menaçât.
+
+Par malheur la politique des Vénitiens manquait de franchise. Dans
+le grand mouvement d'opinion qui marqua en Europe les dernières
+années du XVIIIe siècle, ils auraient du prendre un parti et se
+prononcer ou pour ou contre la France. La France était leur alliée
+naturelle, puisqu'il n'existait, entre elle et Venise, aucun motif
+de rivalité ou de guerre, et l'Autriche était au contraire leur
+ennemie héréditaire[132], puisqu'elle convoitait la possession de
+leurs provinces continentales. Leur intérêt les poussait vers la
+France, mais leurs préjugés les jetaient dans les bras de l'Autriche.
+Les patriciens de Venise détestaient en effet l'esprit démocratique
+de la France et ne redoutaient rien autant que la contagion de ces
+principes démocratiques, en sorte que, par intérêt, ils penchaient
+vers l'alliance française, mais, par tempérament, redoutaient la
+République française. Inquiétés par la démocratie, ils se défiaient
+du despotisme. Dans cette incertitude, ils prirent le plus déplorable
+des partis, celui de la neutralité.
+
+[Note 132: Rapport des agents français au Directoire en 1796 et 1797.
+Cf. SYBEL, _Histoire de l'Europe pendant la révolution française_, t.
+IV, p. 190.]
+
+Les avertissements ne leur firent pas défaut. Querini, l'ambassadeur
+de la République à Paris, Grimani, l'ambassadeur à Vienne, San
+Fermo, le plénipotentiaire qu'ils envoyèrent au congrès de Bâle,
+ne cessaient, dans leurs dépêches, de démontrer aux inquisiteurs
+d'État la nécessité de se prononcer. Ils leur annonçaient, pour
+ainsi dire jour par jour, les projets de la France contre l'Italie
+et spécialement contre Venise à qui elle réservait le sort de la
+Hollande. Ils lui dénonçaient, les sourdes menées[133] des agents
+secrets envoyés pour disposer les esprits à la révolution. Ils les
+avertissaient des préparatifs de l'invasion. Le gouvernement fermait
+les yeux et persistait à s'endormir dans la neutralité.
+
+[Note 133: SYBEL, _Europe pendant la révolution française_, t. IV, p.
+191.]
+
+Si du moins les Vénitiens s'étaient mis en mesure de faire respecter
+cette neutralité, c'est-à-dire de repousser toute pression extérieure
+et de se comporter avec la plus grande impartialité envers tous les
+belligérants: mais ils s'imaginèrent, très à tort, qu'en ménageant
+tout le monde, ils seraient eux-mêmes respectés. Quelques patriciens
+mieux avisés étaient partisans de ce qu'on pourrait appeler la
+neutralité armée. Ils voulaient que Venise se mit en état de résister
+aux prétentions des belligérants et de repousser au besoin ces
+prétentions par la force. Dès le 14 juillet 1788, l'ambassadeur de
+Venise à Paris, Antonio Capello, prévoyant la Révolution prochaine,
+et redoutant pour sa patrie les conséquences du système politique
+de la paix à tout prix, écrivait[134]: «La crise imprévue de la
+France a fait naître un nouvel ordre de choses dans le système
+politique général. Aujourd'hui, il faut tenir pour certain que
+Venise peut être très troublée dans son système de neutralité qui
+ne lui procurera peut-être que des embarras. Peut-il convenir à
+notre sécurité de rester ainsi isolés de toutes les puissances? _Se
+concenga alla nostra sicurezza starsene isolati da tutti gli altri?_»
+Ces prophétiques avertissements ne furent pas négligés. Un parti se
+forma; il avait pour chefs Foscarini, Barbarigo, Giustiniani, Zeno
+et surtout les deux procurateurs Morozini et Pezaro, qui voulaient
+ne pas être surpris par les événements et demandaient avec instance
+que Venise se décidât à sortir de sa torpeur. Mais ces patriciens
+ne formaient qu'une imperceptible minorité. Tous les indifférents,
+c'est-à-dire la majorité, tous les indolents et les partisans
+encore rares des idées françaises, et à leur tête se trouvaient des
+patriciens, Georges Pisani, Valaresso, Ruzzini, Giuliani, Battaglia,
+Premieri, prétendaient au contraire que Venise n'avait qu'à gagner à
+conserver la neutralité, même désarmée, et à prouver ainsi son désir
+de ménager à titre égal Français et Autrichiens.
+
+[Note 134: BOTTA, ouv. cit., liv. IV, p. 248.]
+
+Lorsque la situation s'aggrava et que la France vit se former
+contre elle la première coalition, Venise conserva son attitude
+expectante. En 1793, le procurateur Pesaro demanda formellement la
+levée des milices et l'armement des lagunes. Il aurait même voulu
+l'alliance autrichienne. Valaresso l'emporta sur lui et rien ne fut
+modifié. L'année suivante, Pesaro renouvela sa demande et réunit
+dans le conseil 119 voix contre 67: mais Valaresso, Battaglia, Zeno
+et les autres patriciens, qui venaient d'être mis en minorité,
+firent en sorte que les armements décidés fussent conduits avec une
+lenteur désespérante. Sept mille hommes furent donc, à grand'peine,
+réunis en quelques mois, et encore, dès l'année suivante (1795),
+les partisans de la neutralité désarmée prenaient leur revanche
+en rejetant les conseils guerriers que leur donnait l'ambassadeur
+anglais, le chevalier Worsley[135]. En outre ils recevaient à
+Venise, comme représentant de la République française, Lallement,
+et envoyaient à Paris, comme ambassadeur extraordinaire, Alvise
+Querini. Ce dernier fut reçu avec de grandes démonstrations d'amitié.
+On l'admit aux honneurs de la séance à la Convention Nationale,
+et Larévellière-Lépeaux, qui présidait, lui adressa une de ces
+harangues déclamatoires dont il avait le secret: «Lorsque la guerre
+n'avait pas encore prononcé, la généreuse Venise a reçu avec éclat
+l'ambassadeur de la République française. La France rendra générosité
+pour générosité. Son alliée n'a pas hésité à saluer sa fortune
+incertaine; elle jouira en paix de sa fortune consolidée. La France
+républicaine sera plus reconnaissante que la France des rois. Venise
+aura pour son alliée la plus sincère la nation française.»
+
+[Note 135: Le chevalier Worsley, résident d'Angleterre à Venise,
+n'avait pas cessé de prêcher l'intervention directe. Toutes les fois
+qu'un courrier ou qu'un ambassadeur français passait par Venise pour
+se rendre en Orient, il protestait. Il aurait voulu entraîner tout de
+suite la République dans la coalition contre la France.]
+
+Les Vénitiens prirent-ils au sérieux ces déclarations emphatiques,
+ou s'aveuglèrent-ils de parti pris sur les dangers de l'indécision
+en matière politique, toujours est-il que, dans leur optimisme,
+non seulement ils persistèrent dans la neutralité désarmée, mais
+encore se firent les apôtres de cette doctrine. Ce furent eux qui,
+par exemple, engagèrent le grand-duc de Toscane à les imiter en
+reconnaissant la République Française et en signant avec elle un
+traité de neutralité. Ils ne devaient gagner à ces ménagements que le
+mépris de la France et les hostilités mal déguisées de l'Autriche,
+et, grâce à ce système déplorable dans lequel ils s'obstinèrent, ils
+ressentirent le contre-coup de tous les événements extérieurs. Ils
+étaient destinés à passer d'anxiétés en anxiétés, et cela dès que les
+belligérants se rapprochèrent de leur territoire.
+
+En effet, tant que la guerre eut pour théâtre le Rhin, les Alpes ou
+les Pyrénées, c'est-à-dire de 1792 à 1796, Venise crut n'avoir qu'à
+se féliciter d'avoir jusqu'alors traité la Révolution française comme
+un objet de police et le voisinage des armées autrichiennes comme
+un épouvantail sans conséquences; mais ses illusions se dissipèrent
+dès que les Français descendirent en Italie pour y vider leur
+querelle comme en un champ clos. Elle ne tarda pas à comprendre non
+seulement que sa tranquillité était compromise, mais même que son
+existence était discutée. Lors des conférences de Bâle, elle avait
+déjà été singulièrement inquiétée par la théorie des compensations
+territoriales qui y avait été discutée et admise: non pas qu'elle
+redoutât encore une compensation donnée à ses dépens, mais elle
+ne pouvait se dissimuler tous les dangers de ce nouveau droit des
+gens, surtout pour les puissances secondaires, et peut-être se
+repentait-elle de ne pas s'être mise en mesure de résister aux
+exigences possibles de la France ou aux revendications hautaines de
+l'Autriche.
+
+Bonaparte n'avait pas encore ouvert les hostilités que déjà le
+Directoire agissait contre Venise, comme si la République était
+à ses pieds. Le 1er mars 1796, Delacroix, ministre des relations
+extérieures, écrivait à l'ambassadeur de Venise à Paris, Querini,
+pour se plaindre du séjour à Vérone du comte de Lille[136], celui
+qui s'intitulait Louis XVIII, et exiger son renvoi immédiat. Pour
+donner plus de poids à sa demande, il faisait remarquer que la
+neutralité de Venise n'était qu'un mot vide de sens, puisque les
+troupes autrichiennes avaient à plusieurs reprises traversé le
+territoire vénitien pour se rendre dans leurs cantonnements du
+Milanais et dans le Piémont. Le Grand Conseil fut convoqué. Pesaro,
+qui penchait toujours pour la résistance, aurait voulu que le comte
+de Lille fût entouré des mêmes égards que par le passé. Son discours
+entraîna quarante-sept de ses collègues, mais cent cinquante-six se
+prononcèrent contre lui. On fit donc savoir au Directoire que le
+comte de Lille serait prié de quitter Vérone; quant au passage des
+troupes autrichiennes sur le territoire de la République, il était
+autorisé par des conventions antérieures. Le Directoire se contenta
+de cette demi-satisfaction, mais il exigea le départ immédiat de
+Louis XVIII. Lallement reçut l'ordre d'insister. Le Grand Conseil
+dut s'exécuter. Il le fit même avec une certaine rudesse. Délégués
+par les inquisiteurs d'État, Gradenigo et Carletto avertirent le
+prince de l'arrêté d'expulsion. Le comte de Lille obéit à la brutale
+nécessité qui lui imposait un nouvel exil, et quitta Vérone (21
+avril), mais en exigeant qu'on effaçât le nom de sa famille du livre
+d'or, et qu'on lui rendît l'armure dont Henri IV avait fait présent à
+la République[137].
+
+[Note 136: Le comte de Lille pourtant n'avait pas fait acte de
+souverain. Il vivait très retiré dans une maison de campagne
+appartenant au comte Gazzola. Il avait même poussé le scrupule
+jusqu'à ne pas faire imprimer à Vérone, ni dater de cette ville, le
+manifeste qu'il adressa aux Français, lors de son avènement.]
+
+[Note 137: C'est à ce moment que la Russie, mécontente de cette
+expulsion, et dans l'espoir de susciter de nouvelles difficultés,
+attacha à son ambassade à Venise la principal agitateur de
+l'émigration française, le comte d'Antraigues.]
+
+Ce n'était que la première des exigences qui allaient être imposées à
+Venise. Sa faiblesse et ses complaisances les autorisaient. Bonaparte
+venait d'entrer en Italie et d'inaugurer cette série d'éclatantes
+victoires qui le conduisirent bientôt aux portes de Vienne. On a
+prétendu qu'il avait dès lors l'intention bien arrêtée de signer la
+paix aux dépens de la République Vénitienne, et qu'il n'était que
+l'instrument des secrets desseins du Directoire contre Venise. Il
+suffit pourtant de parcourir la correspondance échangée entre le
+gouvernement français et le général victorieux pour être convaincu
+que, ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait d'entente préalable.
+Bonaparte n'avait pas reçu l'ordre d'agir contre Venise, et lui-même
+ne nourrissait aucune prévention particulière contre l'aristocratie
+vénitienne; seulement, dès qu'il se fut rendu compte de sa faiblesse
+et de sa décadence, il en abusa sans le moindre scrupule; et, du jour
+où il pressentit qu'en sacrifiant Venise à l'Autriche il obtiendrait
+plus aisément la paix, il adopta contre elle une politique sans
+pitié, et, suivant une expression célèbre, se montra plus inexorable
+à son égard qu'Attila lui-même. Quant au gouvernement français, qui
+répugnait d'abord à l'idée de ce triste arrangement, il se laissa
+forcer la main, mais sans trop protester.
+
+
+II
+
+Le Piémont et le Milanais étaient conquis. Beaulieu avait été rejeté
+par la bataille de Borghetto jusque sous les murs de Mantoue. Ce fut
+à ce moment critique que le Directoire demanda à Venise une somme de
+douze millions, qui serait reportée sur le passif de la République
+Batave qui devait pareille somme. Il réclama encore la mise sous
+séquestre des capitaux déposés dans les banques vénitiennes par les
+puissances ennemies de la France, et la confiscation de tous ceux de
+leurs navires qui stationnaient dans les eaux vénitiennes[138]. Sans
+même attendre sa réponse, qui ne pouvait être que négative, à moins
+que Venise ne fût décidée à se jeter dans les bras de la France,
+Bonaparte, poursuivant le cours de ses opérations militaires, viola
+le territoire vénitien.
+
+[Note 138: D'après BOTTA (liv. VI, p. 445): «Le Directoire ne
+désirait-il pas à cet égard un refus plutôt qu'un consentement? Je le
+croirais volontiers, si je ne savais d'ailleurs que la docilité même
+de Venise n'eût pas assuré son salut.»]
+
+Le général autrichien Kerpen, après la bataille de Lodi, avait
+traversé Brescia et entraîné une colonne française à sa poursuite.
+Il avait ainsi fourni à Bonaparte le prétexte dont il avait besoin
+pour occuper la province. En effet, dès le 20 mai, Bonaparte occupait
+Brescia. Il est vrai qu'il protestait de l'amitié qui unissait
+les deux Républiques, et annonçait[139] que ses soldats agiraient
+toujours en amis dévoués. «C'est pour délivrer la plus belle contrée
+de l'Europe du joug de fer de l'orgueilleuse maison d'Autriche
+que l'armée française a bravé les obstacles les plus difficiles à
+surmonter. La victoire d'accord avec la justice, a couronné ses
+efforts. Les débris de l'armée autrichienne se sont retirés au delà
+du Mincio. L'armée passe, pour les poursuivre, sur le territoire
+de Venise, mais elle n'oubliera pas qu'une longue amitié unit les
+deux Républiques. La religion, le gouvernement, les usages, les
+propriétés seront respectés. Que les peuples soient sans inquiétude;
+la plus sévère discipline sera maintenue; tout ce qui sera fourni à
+l'armée sera exactement payé en argent. Le général en chef engage les
+officiers de la République de Venise, les magistrats et les prêtres,
+à faire connaître ces sentiments au peuple afin que la confiance
+cimente l'amitié qui depuis longtemps unit les deux nations. Fidèle
+dans le chemin de l'honneur comme dans celui de la victoire, le
+soldat français n'est terrible que pour l'ennemi de sa liberté et de
+son gouvernement.»
+
+[Note 139: Proclamation de Brescia, 29 mai 1796. _Correspondance_, t.
+I, p. 332.]
+
+Ce n'étaient là que de banales protestations. En réalité Bonaparte
+agissait comme en pays ennemi. Deux jours après l'occupation de
+Bergame, il entrait à Peschiera[140], autre place vénitienne, que les
+Autrichiens avaient déjà à maintes reprises traversée et même qu'ils
+venaient d'occuper, et ordonnait à Masséna de pousser sur Vérone,
+et de s'emparer des ponts de cette ville, afin de dominer le cours
+de l'Adige. À Vérone se trouvait alors, en qualité de provéditeur
+général des provinces de terre ferme, Nicolo Foscarini, ancien
+ambassadeur de Venise à Constantinople. Sommé par Bonaparte de venir
+le trouver à son quartier général de Peschiera, il n'obéit qu'en
+tremblant. Il se considérait presque comme une victime expiatoire.
+«Je pars, écrivait-il[141] au grand conseil, que Dieu daigne bénir
+mes efforts et me recevoir en holocauste!» et dans une autre lettre:
+«J'ai rempli mon devoir de citoyen. Je suis allé à Peschiera; je me
+suis trouvé entre les mains des Français; j'ai traversé les longues
+colonnes de ces farouches soldats. J'ai vu le général Bonaparte.»
+Ce dernier comprit tout de suite le parti qu'il pouvait tirer de
+l'épouvante du provéditeur. Il affecta une grande colère[142], et
+annonça qu'il avait reçu l'ordre de brûler Vérone, si on ne lui en
+ouvrait aussitôt les portes. Éperdu, Foscarini offrit de recevoir
+les Français. Il ne se crut en sûreté que lorsqu'il se fut retiré.
+Bonaparte se serait bien gardé de le retenir. Foscarini en effet
+communiqua aux Véronais la terreur qui le paralysait. À peine eut-il
+annoncé que les Français arrivaient que les patriciens et les riches
+bourgeois émigrèrent en toute hâte[143]. Les routes qui conduisaient
+à Venise furent en un instant encombrées. Les barques et les radeaux
+descendirent l'Adige chargés de passagers de toute condition qui
+se redisaient avec effroi que le général avait promis de brûler
+la ville[144], pour la punir d'avoir donné asile à Louis XVIII.
+Pendant ce temps les troupes de Masséna prenaient possession de cette
+citadelle (1er juin), qui aurait pu si longtemps les retenir, et
+complétaient leur mouvement offensif en occupant quelques jours plus
+tard Legnano et la Chiusa.
+
+[Note 140: _Correspondance_, t. I, p. 311. Lettre à Masséna.]
+
+[Note 141: Lettres de Foscarini du 31 mai et du 1er juin 1796, citée?
+par DARU, t. V, p. 214.]
+
+[Note 142: Lettre de Bonaparte au Directoire, Peschiera, 1er juin
+1796 (_Correspondance_, t. I, p. 346): «Je me suis fort brouillé avec
+M. le provéditeur général sur ce que la République a laissé occuper
+par les Impériaux Peschiera, qui est une place forte, mais, grâce à
+la victoire de Borghetto, nous nous en sommes emparés, et je vous
+écris aujourd'hui de cette ville.»]
+
+[Note 143: BOTTA, liv. VII, p. 19.]
+
+[Note 144: Id., Vérone, 3 juin (_Correspondance_, t. I, p. 359): «Je
+n'ai pas caché aux habitants que, si le roi de France n'eût évacué la
+ville avant mon passage du Pô, j'aurais mis le feu à une ville assez
+audacieuse pour se croire la capitale de l'Empire français.»]
+
+Le gouvernement vénitien fut effrayé par la rapidité de cette
+prise de possession, mais il ne pardonna pas à Bonaparte de
+l'avoir réveillé de sa torpeur[145], et, dès ce moment, le
+considéra comme le pire de ses ennemis. Aussi bien, on comprend
+que ces patriciens, fiers à l'excès et jaloux de leurs privilèges,
+n'avaient accepté qu'à contre-coeur les humiliations dont on les
+abreuvait. Ils détestaient déjà les principes français, mais quand
+une armée française, enorgueillie par vingt victoires, commandée
+par d'incomparables généraux, se fut établie à demeure sur leur
+territoire, vivant à leurs dépens, réquisitionnant effets de
+subsistance, approvisionnements et munitions, imposant ses volontés
+à tous les fonctionnaires; lorsque surtout la noblesse provinciale
+et la bourgeoisie, déjà mécontentes et aspirant à des réformes,
+furent ouvertement encouragées par la présence de nos troupes à
+renouveler ces demandes de réforme; les patriciens de Venise eurent
+alors peine à contenir l'expression de leur fureur. Ils auraient
+dû avoir la franchise de leurs opinions, se jeter dans les bras
+de l'Autriche et nous déclarer la guerre. C'est ce que voulaient
+quelques-uns d'entre eux, en qui semblait revivre l'ardeur de leurs
+ancêtres. Ainsi, le podestat de Bergame, Ottolini[146], écrivait
+qu'on pouvait compter sur environ dix-huit mille montagnards, bien
+armés, mais à qui manquaient des officiers pour les conduire au feu.
+Les inquisiteurs d'État, de leur côté, transmettaient au gouvernement
+la communication suivante[147]: «Si Venise n'arme pas avec énergie,
+elle sera foulée aux pieds comme les autres. Il est vrai qu'il est
+tard; il serait possible que, s'ils remarquaient des préparatifs
+considérables, les Français voulussent en connaître l'objet, mais en
+les faisant dans l'intérieur du Dogado, ils seront moins facilement
+aperçus. D'ailleurs, on pourra dire qu'on prend des précautions pour
+contenir le peuple mécontent et pour repousser les Autrichiens.
+Cette réponse leur donnera à réfléchir. Aux armes donc! Aux armes!
+et qu'il n'y ait pas moins de quarante mille Esclavons et de quatre
+mille cavaliers, si l'on ne veut pas être mis sous le joug.» Ces
+exhortations produisirent leur effet. Les milices furent levées, de
+nombreux mercenaires enrôlés, tous les vaisseaux reçurent l'ordre
+de rentrer à Venise, l'arsenal redoubla d'activité, des impositions
+extraordinaires furent votées et les dons patriotiques acceptés.
+Tout annonçait la guerre, et le gouvernement paraissait décidé à la
+soutenir avec énergie.
+
+[Note 145: Dès le 2 juillet le doge écrivait à Querini à Paris pour
+se plaindre de la brutalité de nos soldats, de leurs réquisitions
+incessantes et surtout «della continua dilatazione di truppe in nuovi
+puncti delo stato nostro».]
+
+[Note 146: Rapport du podestat Ottolini (15 juin 1796).]
+
+[Note 147: Cité par DARU, V, 222.]
+
+Ces préparatifs hostiles n'avaient échappé ni à Bonaparte ni à
+ses lieutenants. L'un d'entre eux, brave soldat plutôt que bon
+observateur, Augereau, les avait pourtant signalés à son chef[148]:
+«Je m'aperçois, général, lui écrivait-il, et je suis même certain que
+les Vénitiens, bien loin de vouloir observer la neutralité à notre
+égard, préparent et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre
+nous. Je ne puis en douter, puisque les hostilités commencent déjà.
+Une de mes patrouilles ne saurait aller à une lieue de son camp sans
+être accueillie et fusillée par les paysans qui se rassemblent en
+armes au son du tocsin. Plusieurs volontaires ont déjà été assassinés
+sans que j'aie pu découvrir les coupables et avoir justice. Ce matin,
+à deux heures, mon avant-poste de cavalerie a été attaqué par une
+avant-garde de hussards ennemis. D'après des renseignements certains,
+cette troupe était guidée par des nobles du pays... Il en est un
+surtout dont j'ai le nom, qui promet de se défaire des généraux, en
+leur faisant tendre des embuscades... Il est donc temps de voir les
+intentions du gouvernement de Venise, qu'il nous dise si nous sommes
+en guerre ou en paix avec lui.»
+
+[Note 148: Lettre d'Augereau à Bonaparte (Vérone, 31 août 1796),
+citée par DARU, VII, p. 260.]
+
+C'était justement la réponse que Venise ne voulait donner à aucun
+prix. Il était dans les traditions de la République de dissimuler
+jusqu'au dernier moment. Cette politique fausse et tortueuse ne
+convenait plus aux circonstances. L'aristocratie vénitienne ne
+comprit pas que le temps était passé des réserves diplomatiques et
+des finesses d'autrefois. Elle affecta de garder la plus stricte
+neutralité; au moment même où elle annonçait au podestat[149] de
+Bergame l'envoi d'un général, Noveller, pour commander ses bandes
+improvisées, elle lui ordonnait de ne rien précipiter, et surtout
+de garder le secret le plus absolu. À l'heure précise où de tous
+les côtés ses soldats couraient aux armes, elle envoyait deux
+députés[150] à Bonaparte pour endormir ses défiances. Elle était, en
+un mot, décidée à la guerre, mais elle se réservait de choisir et son
+jour et son heure.
+
+[Note 149: Dépêche citée par la _Raccolta chronologica_, etc, «Dans
+l'impossibilité de déterminer toutes les circonstances et de donner
+cours dès à présent à une chose si délicate, nous nous bornons à vous
+charger de manifester aux députés des divers cantons l'approbation du
+Sénat et la nôtre. Ils en verront un témoignage dans le soin qu'on a
+pris de leur envoyer le sergent général Noveller, homme de beaucoup
+d'expérience, qui, de vive voix, fera part à Votre Seigneurie de ses
+instructions... Il faut surtout éviter tout mouvement prématuré qui
+serait dangereux, et peut-être même fatal.»]
+
+[Note 150: Ils se nommaient Battaglia et Erizzo. Le rapport des
+deux envoyés, daté de Vérone le 5 juin 1796, a été inséré dans le
+_Raccolta chronologica_. Il est conforme à la dépêche adressée par
+Bonaparte au Directoire le 7 juin.]
+
+Malheureusement pour Venise, Bonaparte avait beaucoup trop de
+pénétration pour ne pas percer à jour cette politique sénile. Il
+savait que les Vénitiens tomberaient sur lui au premier échec, mais
+d'un autre côté il n'ignorait pas qu'ils attendraient jusqu'au
+dernier moment pour se jeter sur son flanc. Il accueillit donc les
+députés de Venise, et feignit même d'agréer leurs excuses: mais il
+accumula les griefs, et eut grand soin de tenir ce qu'il appelait
+une querelle ouverte. Il ne désirait pas, en effet, se brouiller du
+jour au lendemain avec Venise, et lui aussi voulait se réserver pour
+l'heure favorable. À trompeur trompeur et demi. Aussi bien la dépêche
+qu'il adressa à ce propos au Directoire ne laisse aucun doute sur ses
+intentions[151]: «Le Sénat de Venise vient de m'envoyer deux sages
+du Conseil pour s'assurer définitivement où en étaient les choses.
+Je leur ai renouvelé mes griefs, je leur ai aussi parlé de l'accueil
+fait à Monsieur, je leur ai dit que, du reste, je vous avais rendu
+compte de tout, et que j'ignorais la manière dont vous prendriez
+cela; que, lorsque je suis parti de Paris, vous croyiez trouver dans
+la République de Venise une alliée fidèle au principe, que ce n'était
+qu'avec regret que leur conduite à l'égard de Peschiera m'avait
+engagé à penser autrement; que du reste je croyais que ce serait
+un orage qu'il serait possible à l'envoyé du Sénat de conjurer. En
+attendant ils se prêtent de la meilleure façon à me fournir ce qui
+peut être nécessaire à l'armée. Si votre projet est de tirer cinq
+ou six millions de Venise, je vous ai ménagé exprès cette espèce de
+rupture.... Si vous avez des intentions plus prononcées, je crois
+qu'il faudrait continuer ce sujet de brouillerie, m'instruire de
+ce que vous voulez faire, et attendre le moment favorable que je
+saisirai suivant les circonstances, car il ne faut pas avoir affaire
+à tout le monde à la fois.»
+
+[Note 151: Milan, 7 juin 1796 (_Correspondance_, t. I, p.
+372). Cf. dépêche de Roverbella (4 juin) adressée à Lallement
+(_Correspondance_, t. I, p. 362): «Il ne faut pas cependant nous
+brouiller avec une république, dont l'alliance nous est utile.»]
+
+De cette dépêche ressort la preuve de la non préméditation des
+desseins de Bonaparte contre Venise. Ni lui ni le Directoire
+n'avaient encore résolu, comme on l'a écrit et répété à tort, de
+partager la République vénitienne.
+
+Le jour même où l'armée française franchissait le Pô, le 7 mai
+1796, voici en quels termes le Directoire traçait à Bonaparte le
+plan de la conduite à tenir avec Venise[152]. «Venise sera traitée
+comme une puissance neutre, mais elle ne doit pas s'attendre à
+l'être comme une puissance amie; elle n'a rien fait jour mériter
+nos égards.» Huit jours plus tard, le 18 mai[153], les prétentions
+du Directoire augmentaient déjà: «La République de Venise pourra
+peut-être nous fournir de l'argent; vous pourrez même lever un
+emprunt à Venise.» Le 11 juin[154], nouvelles exigences. Il s'agit
+cette fois de confisquer les vaisseaux et les propriétés appartenant
+aux ennemis de la France et qui sont dans les ports de la République:
+«On pourra en outre lui emprunter cinq millions.» Le 18 juin[155],
+la somme a grossi. L'emprunt sera de douze millions. À vrai dire,
+le Directoire n'avait aucun plan suivi à l'égard de Venise. Il se
+réservait, suivant les circonstances, ou de l'imposer fortement, ou
+d'occuper son territoire, ou de la démembrer[156]. Dans tous les
+cas, il voulait exploiter la situation à son profit et contre les
+Vénitiens. Dès lors, sans se brouiller avec eux, il n'avait qu'à
+les tenir en haleine pour ainsi dire, les harceler par des plaintes
+ou des demandes continuelles, mais attendre pour se prononcer
+définitivement. Comme d'un autre côté les Vénitiens se sentaient trop
+faibles pour rompre avec la France, et qu'ils attendaient pour le
+faire une occasion favorable, leur politique était également, comme
+celle des Français, une politique d'expectative. C'est ainsi que
+s'expliquent les tiraillements, les hésitations, les demi-mesures et
+les tromperies réciproques, qu'il nous faudra enregistrer, jusqu'à
+l'heure de l'explosion.
+
+[Note 152: Dépêche du Directoire à Bonaparte, DARU, VII, 253.]
+
+[Note 153: _Correspondance_, t I, p. 362.]
+
+[Note 154: _Id._, p. 255.]
+
+[Note 155: _Id._, p. 256.]
+
+[Note 156: Dépêche du 1er août (DARU, VII, 259). «Le Directoire vous
+autorise à prendre toutes les mesures que vous vous êtes proposées,
+en attendant que les événements militaires, dont nous attendons
+l'heureuse issue, déterminent, d'une manière positive, notre conduite
+à l'égard de cette puissance.»]
+
+La tactique de Bonaparte, disions-nous, consistait à inquiéter les
+Vénitiens par des reproches incessants, afin de leur faire perdre
+toute présence d'esprit et mettre tous les torts de leur coté, s'il
+était réduit à la nécessité de les frapper avant l'heure marquée
+par lui. Ainsi le 7 juillet[157], il écrit au provéditeur général
+Foscarini pour se plaindre des assassinats commis contre des soldats
+français par des habitants de Ponte San Marco et réclamer une
+punition exemplaire. Le 8 juillet[158], nouvelle plainte au même
+Foscarini contre les mauvaises dispositions des Esclavons et ordre
+de les faire sortir de Vérone. C'est maintenant au provéditeur de
+Brescia qu'il s'adresse, et avec une raideur impertinente, pour lui
+intimer l'ordre de faire cesser les assassinats et de prendre soin
+des blessés dans les hôpitaux[159]: «Votre prédécesseur, ajoute-t-il,
+se conduisait favorablement aux Français; c'est sans doute la raison
+pour laquelle on l'a disgracié. Je vous prie de me faire connaître
+sur quoi je dois compter. Vous ne souffrirez pas que nos frères
+d'armes meurent sans secours dans les murs de Brescia, ou assassinés
+sur les grands chemins. Si vous êtes insuffisant pour faire la
+police de votre pays et pour faire fournir par la ville de Brescia
+ce qu'elle doit pour rétablissement des hôpitaux et les besoins de
+l'armée, je prendrai des mesures plus efficaces.» Parfois encore
+Bonaparte ne se contente pas de menacer: il agit, comme le jour par
+exemple où il fait couronner[160] d'artillerie française les remparts
+de Vérone et confisque tous les bateaux vénitiens qui sont dans le
+lac de Garde[161]; ou bien encore quand il fait saisir «avec toutes
+les mesures de prévoyance et d'égards que l'on doit à la neutralité»
+soixante-cinq caisses d'effets divers, dont trois d'argenterie,
+appartenant au grand-duc Ferdinand[162]; ou bien quand il ordonne aux
+habitants de Vérone, après la bataille de Castiglione, de déclarer
+à la police militaire les soldats autrichiens qui ont trouvé refuge
+dans les maisons de la ville ou y ont déposé des armes et des effets.
+
+[Note 157: Roverbella, 7 juillet 1796, (_Correspondance_, t. I, p.
+472): «Je reçois plusieurs rapports des assassinats qui ont été
+commis par les habitants de Ponte San Marco contre les Français. Je
+ne doute pas que vous n'y mettiez ordre le plus tôt possible; sans
+quoi ces villages se trouveraient exposés au juste ressentiment
+de l'armée et je ferai sur eux un exemple terrible. Je me flatte
+que vous ferez arrêter les coupables, et que vous placerez de
+nouveaux détachements de troupes dans cette ville pour assurer la
+communication.»]
+
+[Note 158: Vérone, 8 juillet, (_Correspondance_, t. I, p. 463). «Il y
+a entre les troupes françaises et les Esclavons une animosité que les
+malveillants se plaisent sans doute à cimenter. Il est indispensable,
+pour éviter de plus grands malheurs, aussi fâcheux que contraires
+aux intérêts des deux Républiques, que vous fassiez sortir demain
+de Vérone, sous les prétextes les plus spécieux, les bataillons
+d'Esclavons que vous avez dans cette ville.»]
+
+[Note 159: Castiglione, 21 juillet (_Correspondance_, t. I, p. 489).
+Cette question des hôpitaux de Brescia préoccupait Bonaparte. Voir
+lettres du 28 juillet au provéditeur (_Corresp._, t. I, p. 499), du
+12 août (I, 538), aux représentants de la ville de Brescia, et du
+12 août (I, 538) au provéditeur, où il impose des réquisitions et
+finit par dire: «Il est indispensable que ces fournitures soient
+faites dans la journée. À défaut de quoi je taxerai la contribution
+de la ville de Brescia à trois millions, et je serai obligé de faire
+prendre moi-même ce que vous ne fournirez pas.»]
+
+[Note 160: Lettre au provéditeur Foscarini, 9 juillet
+(_Correspondance_, t. I, p. 465).]
+
+[Note 161: Ordre au général Guillaume, Brescia, 30 août
+(_Correspondance_, t. I. p. 577), «de ramasser dans le lac tous les
+bâtiments appartenant aux Vénétiens, afin de pouvoir embarquer 3,500
+hommes».]
+
+[Note 162: Lettre au gouverneur de Vérone, 8 août (_Correspondance_,
+t. I, p. 532).
+
+Ordre du 13 juillet, à l'adjudant Général Vial (_Correspondance_, t.
+I, 473). Cf. lettre curieuse d'Ottolini au doge à propos de cette
+saisie. Il compare Bonaparte à Cromwell et à Robespierre, et parle
+avec indignation de ses soldats, _questi moderni vandali_.]
+
+S'il ménageait si peu les Vénitiens, c'est qu'il n'attendait pour
+agir contre eux qu'une occasion favorable, mais, avec sa prudence
+ordinaire, il ne pouvait se dissimuler tous les inconvénients d'une
+déclaration formelle de guerre, tant que les Autrichiens ne seraient
+pas expulsés définitivement de la Péninsule. Aussi, dans les rapports
+qu'il adresse au Directoire, a-t-il grand soin de faire remarquer
+que le moment n'est pas encore venu, mais qu'il faut toujours se
+réserver un ou plusieurs prétextes d'intervention. À cet égard les
+trois dépêches du 12 juillet, du 20 juillet et du 26 août sont fort
+curieuses. «Peut-être, écrit-il dans la première[163], jugerez-vous
+à propos de commencer dès à présent une petite querelle au ministre
+de Venise à Paris, pour que, après la prise de Mantoue, et lorsque
+j'aurai chassé les Autrichiens de la Brenta, je puisse trouver plus
+de facilité pour la demande que vous avez l'intention que je leur
+fasse de quelques millions.» «Messieurs du Sénat de Venise, écrit-il
+dans la seconde[164], voulaient nous faire comme ils firent à Charles
+VIII. Ils calculaient que, comme lui, nous nous enfermerions dans
+le fond de l'Italie, et nous attendaient paisiblement au retour...
+aujourd'hui je suis obligé de me fâcher avec le provéditeur,
+d'exagérer les assassinats qui se commettent contre nos troupes, de
+me plaindre amèrement de l'armement qu'on n'a pas fait du temps que
+les Impériaux étaient les plus forts, mais, par là, je les obligerai
+à fournir, pour m'apaiser, tout ce qu'on voudra. Voilà comme il faut
+traiter avec ces gens-ci. Ils continueront à me fournir, moitié gré,
+moitié force jusqu'à la prise de Mantoue, et alors je leur déclarerai
+ouvertement qu'il faut qu'ils me payent la contribution portée dans
+votre instruction, ce qui sera facilement exécuté.» Dans la troisième
+dépêche[165], écrite au moment où Bonaparte s'apprêtait à poursuivre
+dans le Tyrol les régiments de Wurmser, il est moins affirmatif.
+On voit qu'il n'est pas encore assuré de remporter la victoire:
+«J'ai commencé à entamer les négociations avec Venise, je leur ai
+demandé des vivres pour les besoins de l'armée... Dès l'instant que
+j'aurai balayé le Tyrol, on entamera une négociation conforme à vos
+instructions; dans ce moment-ci, cela ne réussirait pas. Ces gens-ci
+ont une marine puissante et sont à l'abri de toute insulte dans leur
+capitale.»
+
+[Note 163: Vérone, 12 juillet. _Correspondance_, t. I, p. 413.]
+
+[Note 164: Castiglione, 20 juillet. Id., t. I, p. 482. Les termes de
+cette lettre étaient peut-être exagérés, mais le fond était vrai.
+Voici comment le général Augereau rendait compte à Bonaparte des
+véritables sentiments qui animaient alors contre nous la majorité des
+Vénitiens: «Je m'aperçois et je suis même certain que les Vénitiens,
+bien loin du vouloir observer la neutralité à notre égard, préparent
+et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre nous. Je ne puis
+en douter, puisque les hostilités commencent déjà.»]
+
+[Note 165: Milan, 20 août. _Correspondance_, t. I, p. 567.]
+
+Non seulement le Directoire ne songeait pas alors à réduire Venise
+à l'extrémité de nous déclarer la guerre, mais encore il cherchait
+sérieusement à contracter une alliance avec la République. Les
+négociations avaient été engagées à Constantinople, dès la fin de
+1795, entre notre ambassadeur Verninac et le baile vénitien Foscari.
+Il s'agissait d'une quadruple alliance à signer entre la France,
+Venise, la Turquie et l'Espagne[166]. Verninac faisait remarquer que
+«les circonstances les invitent à s'unir puisqu'elles leur donnent
+le même ennemi. Cet ennemi, qui n'est que trop connu du Sénat,
+c'est cette puissance inquiète qui a desséché les sources de la
+prospérité des provinces vénitiennes sur la terre ferme, qui, de jour
+en jour, fait décliner le port de Venise de son antique splendeur,
+qui n'aspire à rien moins qu'à dominer dans l'Adriatique après
+avoir envahi les importantes provinces de la côte orientale. Mais
+l'Autriche n'est pas le seul ennemi qui doive exciter l'inquiétude
+du Sénat. La Cour de Saint-Pétersbourg, qui marche aujourd'hui si
+ouvertement à la conquête de toute la Turquie européenne, a déjà jeté
+les fondements de son empire dans le coeur de la Grèce, et n'est
+pas moins dangereuse que la maison d'Autriche pour l'indépendance
+et la sûreté de la République de Venise.» L'ambassadeur de Venise à
+Constantinople, Foscari, et celui de Madrid, Gradenigo, appuyaient
+ces propositions, mais le Grand Conseil, qui ne croyait pas au
+succès définitif de la France, les repoussa dans la séance 27 mai
+1796, et déclara qu'il persistait dans son système de neutralité.
+Le Directoire revint à la charge. À la fin de juillet 1790 notre
+ministre à Venise, Lallement, présentait au gouvernement vénitien
+une note fort étudiée où il était dit[167]: «Il est temps que la
+République de Venise sorte enfin de la longue inertie où elle
+croupit depuis la paix de Passarowitz, et qu'elle reprenne entre
+les puissances le rang qu'elle occupait avant 1718. La France
+lui en offre aujourd'hui les moyens; Venise peut augmenter son
+territoire, acquérir des places qui consolident sa puissance et
+serviront à former, entre les deux républiques, un parti fédératif
+fondé sur leurs intérêts réciproques.» Ces avances furent inutiles.
+Les patriciens détestaient la révolution française. «Il n'est que
+trop vrai, écrivait[168] Lallement à Bonaparte, que la haine pour
+nous a été soigneusement fomentée, excitée, et que la plupart des
+têtes, même celles de plusieurs personnages importants, ont été
+échauffées, égarées par le fanatisme religieux.» Mais, d'un autre
+coté, les régiments français étaient tout près de Venise, menaçants,
+redoutables. Ils avaient à leur tête un général hardi, et que
+n'embarrassaient pas les scrupules diplomatiques. Les patriciens
+s'imaginèrent que l'unique moyen de tout concilier était de gagner
+du temps. Ils répondirent à Lallement qu'ils allaient étudier la
+question, et que, en attendant, ils persistaient dans leur système de
+neutralité.
+
+[Note 166: Note citée par DARU, t. V, p. 227. Cf. SYBEL, ouv. cit.,
+t. IV, p. 192.]
+
+[Note 167: DARU, VII, p. 258.]
+
+[Note 168: Lettre de Lallement à Bonaparte, du 20 juillet 1796.]
+
+Ni le Directoire qui croyait avoir besoin de Venise, ni Lallement qui
+mettait son amour-propre à obtenir cette alliance, ne se rebutèrent.
+Le 27 septembre notre ministre[169] présentait une nouvelle note au
+gouvernement vénitien, où il le mettait en garde contre l'ambition de
+l'Autriche, de la Russie et de l'Angleterre. Il déclarait même, et
+c'est la première trace certaine des projets de partage qui seront
+bientôt exécutés, «que l'Autriche, dans la perte éventuelle de ses
+possessions en Italie, entrevoyait dans les provinces vénitiennes
+de terre ferme le dédommagement le plus convenable du système de
+prépondérance dont elle ne se croyait pas encore obligée de se
+désister». Lallement ajoutait ces paroles prophétiques: «Le droit
+public n'existe plus, et toute trace d'équilibre politique a disparu
+de l'Europe. Il ne reste plus de garantie aux États faibles, que
+celle qu'ils peuvent trouver dans la force fédérative»; et il
+proposait formellement l'alliance française. «Autrement si, par égard
+pour ses ennemis naturels, qui méditent sa perte, elle continue
+de fermer les yeux sur ses véritables intérêts, elle aura laissé
+échapper le moment de se soustraire pour toujours à l'ambition
+autrichienne. Environnée de périls, privée du droit de réclamer
+un appui, elle aura à se reprocher d'avoir négligé les offres et
+repoussé l'amitié de la seule puissance de qui elle peut attendre une
+garantie.»
+
+[Note 169: DARU, V, p. 246.]
+
+Certes ce langage était clair. Si Venise refusait notre alliance,
+on l'abandonnerait aux convoitises autrichiennes; on chercherait,
+même à ses dépens, une compensation territoriale. Ce n'était pas
+une menace, mais un avertissement officieux; un des directeurs,
+Rewbell, allait même jusqu'à prévenir l'ambassadeur de Venise à
+Paris que Venise pourrait bien être quelque jour occupée par l'armée
+française[170]. On se demande comment les patriciens de Venise se
+sont abusés sur leurs intérêts au point de ne pas comprendre que
+l'heure était venue de prendre une résolution. Leurs préjugés ou
+plutôt leurs haines antidémocratiques devaient être bien violents
+pour les aveugler ainsi! Peut-être encore restaient-ils persuadés
+de la vérité immuable de cette maxime politique que les Français ne
+peuvent longtemps rester les maîtres de l'Italie. Toujours est-il
+qu'ils reculèrent une fois encore devant la responsabilité d'une
+décision énergique, et répondirent à Lallement qu'ils étaient fort
+sensibles à cette proposition d'alliance, qu'ils l'en remerciaient,
+mais «qu'ils trouvaient, dans leurs principes de modération, de
+bonne intelligence et d'impartialité, la garantie de la paix et de
+la tranquillité de leur pays. Une conduite différente ne ferait
+que compromettre leur sûreté en les exposant à tomber dans le
+gouffre d'une guerre qui pèse sur toutes les nations, mais dont les
+sentiments paternels du gouvernement pour ses sujets lui rendent
+l'idée seule insupportable[171].»
+
+[Note 170: BARRAL, ouv. cit. «Che non dovera dargli alcun ombra se il
+paviglione francese fu piantato sulle mure délia Veneta citta.»]
+
+[Note 171: Ce fut à ce moment que la Prusse, par l'intermédiaire de
+son représentant à Paris, baron de Sandoz-Rollin, offrit son alliance
+à Venise. Cette proposition était intéressée. La Prusse cherchait à
+contre-balancer l'influence autrichienne et à prendre pied en Italie;
+mais l'alliance prussienne aurait sans doute sauvé Venise. Le Sénat,
+toujours par égard pour la neutralité, eu grand tort de la rejeter.]
+
+Les Vénitiens persistaient donc dans le système démodé et dangereux
+de la neutralité désarmée, et cela au moment où les Français et les
+Autrichiens s'apprêtaient à livrer sur le territoire même de la
+République la bataille qui allait décider du sort de l'Italie. Ils ne
+tardèrent pas à subir les conséquences de cette déplorable inertie.
+Tout d'abord, et malgré les espérances des patriciens, les Français
+furent encore vainqueurs, à Arcole, et à Rivoli. Bonaparte profita
+aussitôt de ces nouveaux succès pour redoubler d'exigences, et on
+dirait presque d'impertinences envers les fonctionnaires vénitiens.
+Voici par exemple comment il persifle le provéditeur Battaglia,
+qui lui avait adressé quelques observations sur la conduite de nos
+soldats[172]: «Je n'ai point reconnu dans la note que vous m'avez
+fait passer la conduite des troupes françaises sur le territoire de
+la République de Venise, mais bien celle des troupes de Sa Majesté
+l'Empereur, qui, partout où elles ont passé, se sont portées à
+des horreurs qui font frémir. Le style de cinq pages, sur les six
+pages que contient la note qu'on vous a envoyée de Vérone, est d'un
+mauvais écolier de rhétorique, auquel on a donné pour thèse de faire
+une amplification. Eh! bon Dieu, monsieur le Provéditeur, ces maux
+inséparables d'un pays qui est le théâtre de la guerre, produits
+par le choc des passions et des intérêts sont déjà si grands que ce
+n'est pas, je vous assure, la peine de les augmenter au centuple, et
+d'y broder des contes de fée, sinon rédigés avec malice, au moins
+extrêmement ridicules.» Puis passant tout à coup de l'ironie à la
+menace: «Il vous paraît, s'écrie-t-il, qu'on nous jette le gant.
+Êtes-vous, dans cette démarche, autorisé par votre gouvernement? La
+République de Venise veut-elle se déclarer aussi ouvertement contre
+nous? Déjà je sais que la plus tendre sollicitude l'a animée pour
+l'armée du général Allvintzy[173].... Malheur aux hommes perfides
+qui veulent nous susciter de nouveaux ennemis! Ceux qui voudraient
+méconnaître la puissance de la France, assassiner ses citoyens et
+menacer ses armées, seront dupes de leur perfidie et confondus par
+la même armée qui, jusqu'à cette heure et non encore renforcée, a
+triomphé des plus grands ennemis.»
+
+[Note 172: Milan, 8 décembre 1796. _Correspondance_, t. II, p. 149.
+Cf. lettre analogue, du 10 décembre (t. II, p. 156), adressée au
+même Battaglia: «Je vous demande seulement que vous vouliez bien
+engager les gouverneurs qui sont sous vos ordres, lorsqu'ils auront
+des plaintes à me faire, qu'ils m'indiquent simplement ce qu'ils
+voudraient que l'on fît, sans le noyer dans un tas de fables.»]
+
+[Note 173: Confirmation de ce renseignement dans une lettre de
+Bonaparte au Directoire. Milan, 6 décembre 1796 (_Correspondance_, t.
+II, p. 141).]
+
+Dans la bouche du vainqueur d'Arcole ce n'étaient pas de vaines
+menaces. Bonaparte éprouvait un réel mépris pour ces patriciens trop
+lâches pour avouer leur haine au grand jour, et dont la réputation
+d'habileté lui paraissait singulièrement usurpée. Il n'aurait
+pas mieux demandé que d'agir. Ce sont des ennemis, ne cessait-il
+d'écrire au Directoire. Ils ne sont retenus que par l'espoir de notre
+prochaine défaite. «La République de Venise a peur[174]. Elle traite
+avec le roi de Naples et le Pape. Elle se fortifie et se retranche
+dans Venise. De tous les peuples de l'Italie, le Vénitien est celui
+qui nous hait le plus. Ils sont tous armés, et il est des cantons
+dont les habitants sont braves. Leur ministre à Paris leur écrit
+que l'on s'arme. On ne fera rien de tous ces gens-là si Mantoue
+n'est pas pris.» Aussi Bonaparte les traitait-il avec un mépris
+extraordinaire. Il ne se contentait pas de vivre à leurs dépens,
+en épuisant leurs magasins, en consommant leurs munitions et en
+s'installant dans leurs hôpitaux, il s'emparait aussi de leurs places
+fortes. C'est ainsi qu'il ordonnait au général Baraguey d'Hilliers
+de prendre possession de la citadelle de Bergame[175] et annonçait
+cette nouvelle violation de la neutralité au provéditeur Battaglia
+sans même prendre la peine de s'excuser[176]. «Je vous avouerai que
+j'ai été bien aise de saisir cette circonstance pour chasser de cette
+ville la grande quantité d'émigrés qui s'y étaient réfugiés et punir
+un peu les libellistes qui sont en grand nombre dans cette ville, et
+qui, depuis le commencement de la campagne, ne cessent de prêcher
+l'assassinat contre les troupes de la République et qui ont jusqu'à
+un certain point produit un effet, puisqu'il est constant que les
+Bergamasques ont plus assassiné de Français que le reste de l'Italie
+ensemble.» On le voyait même faire acte de souveraineté, distribuer
+le blâme ou l'éloge aux fonctionnaires vénitiens[177], et menacer
+d'amende la municipalité d'une ville vénitienne, Iseo[178], qu'il
+accusait de favoriser la fuite des prisonniers autrichiens. Si les
+Vénitiens supportaient ces empiétements quotidiens, si Bonaparte de
+son côté affectait de croire encore à l'existence d'un gouvernement
+régulier, il était de plus en plus évident que la situation devenait
+intolérable et qu'une crise était imminente.
+
+[Note 174: Milan, 2 octobre 1796.]
+
+[Note 175: Lettre au Directoire, Milan, 28 décembre (_Corresp._,
+t. II, p. 204): «Les Vénitiens ayant accablé de soins l'armée du
+général Allvintzy, j'ai cru devoir prendre une nouvelle précaution en
+m'emparant du château de Bergame, qui domine la ville de ce nom et
+empêcherait les partisans ennemis de venir gêner notre communication
+entre l'Adda et l'Adige.»]
+
+[Note 176: Lettre à Battaglia, du 1er janvier 1797 (t. II, p. 221).]
+
+[Note 177: Même lettre: «Engagez le provéditeur à être un peu plus
+modeste, plus réservé et un peu moins fanfaron, lorsque les troupes
+françaises sont éloignées de lui. Engagez-le à être un peu moins
+pusillanime, à se laisser un peu moins dominer par la peur à la vue
+du premier peloton français.» Par contre, grands éloges à l'évêque de
+Bergame.]
+
+[Note 178: Lettre à Battaglia, Vérone, 26 janvier 1797
+(_Correspondance_, t. II, p. 281).]
+
+
+III
+
+Le départ de Bonaparte pour les États héréditaires autrichiens
+conjura cette crise. Les Vénitiens espérèrent un instant qu'ils
+allaient être enfin débarrassés de cet impitoyable vainqueur, et que
+l'archiduc Charles, plus heureux que Wurmser et qu'Allvintzy, les
+vengerait de leurs humiliations. Quant à Bonaparte, qui avait besoin
+de toutes ses forces pour la campagne décisive qu'il entreprenait, et
+qui redoutait une diversion vénitienne sur les derrières de l'armée
+française, alors qu'elle serait engagée en Autriche, il résolut
+d'attendre encore, et de profiter jusqu'au dernier moment de cette
+neutralité désarmée, qui lui avait été jusqu'alors si utile. «Le
+moment d'exécuter vos ordres pour Venise n'est pas encore arrivé,
+écrivait-il au Directoire[179]. Il faut avant ôter toute incertitude
+sur le sort des combats que les deux armées vont avoir.» Et en effet,
+avant d'entrer en campagne il écrivait sur un ton singulièrement
+radouci à ce même Battaglia[180], que naguère il rappelait à l'ordre
+avec tant de sans-gêne. «Le Sénat de Venise ne peut avoir aucune
+espèce d'inquiétude, devant être bien persuadé de la loyauté du
+gouvernement français et du désir que nous avons de vivre en bonne
+amitié avec votre République; mais je ne voudrais pas que, sous
+prétexte de conspiration, l'on jetât sous les plombs du palais
+Saint-Marc tous ceux qui ne sont pas ennemis de l'armée française, et
+qui nous auraient, dans le cours de cette campagne, rendu quelques
+services.» Il poussait même les scrupules et les ménagements jusqu'à
+écrire au provéditeur d'Udine[181] pour excuser à l'avance les maux
+inséparables de la guerre, et lui promettre qu'il les réparerait dans
+la mesure du possible.
+
+[Note 179: Mantoue, 6 mars (_Corresp._, t. II, p. 367). Cf. lettre
+du 24 mars (t. II, p. 415). Bonaparte, qui est alors engagé dans les
+défilés de l'Allemagne, ne cherche qu'à gagner du temps, et il le dit
+expressément.]
+
+[Note 180: Bassano, 10 mars 1797 (_Corresp._, t. II, p. 373).]
+
+[Note 181: Goritz, 21 mars 1797 (_Corresp._, t. II, p. 406).]
+
+Pendant que Bonaparte, engagé au fond de l'Allemagne, et cherchant,
+comme il l'écrivait au Directoire[182], «à gagner du temps»,
+affectait pour la République vénitienne une amitié toute nouvelle
+et des égards bien inattendus, le Sénat s'apprêtait à profiter des
+événements, et continuait avec activité ses armements. Il prescrivit
+un impôt extraordinaire de 400.000 ducats, qui fut immédiatement
+payé, avec un million sous forme de contributions volontaires.
+Venise, toutes les places voisines et les lagunes recevaient de
+fortes garnisons. On mettait en état les batteries. Tous les navires
+de guerre étaient rentrés à l'arsenal. Dans les États de terre ferme
+les paysans, irrités par les excès de nos soldats, prenaient les
+armes, et, rien que dans la province de Bergame, le provéditeur
+Ottolini organisait dix-huit régiments de milice, qu'il armait en
+toute hâte, et dont il donnait le commandement à des officiers
+de l'armée régulière. Des rixes fréquentes éclataient entre les
+troupes françaises et les Esclavons. Il devenait dangereux pour nos
+compatriotes de se promener hors des villes, et même en petites
+troupes. Le nombre des assassinats augmentait de jour en jour. À
+Venise même le gouvernement ne prenait pour ainsi dire plus de
+précautions pour déguiser son hostilité. «Tout annonce des intentions
+perfides de la part du gouvernement vénitien, écrivait à Bonaparte,
+dès le 19 octobre 1796, le citoyen Aillaud[183]. Ses projets ne me
+paraissent plus un mystère. Il ne faudrait qu'un moment favorable
+pour les voir éclater. Nous devons avoir les yeux ouverts sur toutes
+ses démarches. Trop de sécurité pourrait être funeste aux armées
+de la République. Il y a dix-huit mois que je suis à Venise. Il ne
+fallait qu'un coup d'oeil pour voir que le Sénat était un ennemi
+irréconciliable de la République française. Mais dans ce moment,
+ce n'est plus l'aristocratie seule que nous avons à craindre, elle
+a monté le peuple à un tel degré d'effervescence qu'il n'attend
+qu'un signal pour se déchaîner contre nous. On a mis en jeu tous
+les ressorts du fanatisme religieux, et on l'a fait avec tant de
+succès qu'on entend des individus du peuple se plaindre de ce que le
+gouvernement ne leur permet pas de s'armer contre nous.»
+
+[Note 182: Lettre de Goritz, 21 mais 1797 (_Corresp._, t. II, p.
+415): «Le grand point dans tout ceci est de gagner du temps.»]
+
+[Note 183: Lettre citée par DARU, t. VII, p. 267.]
+
+Mais si nous avions des ennemis à Venise, nous y comptions aussi
+des amis. La preuve en est que les patriciens les surveillaient
+avec un soin jaloux, et, quand ils ne les jetaient pas en prison,
+les malmenaient ou même les forçaient à s'exiler. On sait que
+l'aristocratie vénitienne a de tout temps fait peser une véritable
+tyrannie sur ses sujets, surtout dans les provinces de terre ferme.
+Du jour où les Français descendirent en Italie en promettant à tous
+les peuples la liberté et l'indépendance, tous les mécontents vinrent
+à nous. On conspira au grand jour la chute du gouvernement vénitien,
+et il y eut bientôt presque dans toutes les villes un parti d'action,
+déterminé à se révolter pour secouer la tyrannie de Venise.
+
+Les provéditeurs étaient au courant de cette propagande démocratique,
+et ils n'étaient pas tendres pour ses instigateurs. Dès le mois de
+juillet 1795 un Brescian était allé trouver Villars, ambassadeur
+français à Gênes, et le représentant du peuple Baffroi. Il leur
+avait annoncé qu'un complot s'était formé à Brescia contre Venise.
+Quelques familles nobles, les Lecchi, les Gambarra, devaient se
+mettre à la tête du mouvement et proclamer l'indépendance nationale.
+La Convention accueillit ce plan, mais elle en jugea l'exécution
+prématurée. Ce fut Bonaparte qui l'exécuta. En effet, au contact des
+Français, à l'expansion des idées libérales si longtemps comprimées,
+un long frémissement remua tous ceux qui s'intitulaient déjà les
+patriotes. Ils résolurent d'agir sans plus tarder, et de profiter de
+la présence des Français pour imiter leurs compatriotes de Milan, de
+Modène ou de Bologne.
+
+La révolution commença à Bergame, dans cette province dont les
+patriciens de Venise se croyaient si sûrs, et où les paysans avaient
+déjà pris les armes pour courir contre les Français. Le provéditeur
+de Bergame, Ottolini, prévoyait cette révolution. Il accablait
+de ses dépêches[184] les trois inquisiteurs d'État, Barbarigo,
+Corner et Anzolo, et les suppliait de l'autoriser à sévir contre
+les perturbateurs: mais le gouvernement vénitien, craignant de se
+compromettre, engageait le provéditeur à patienter. Pendant ce
+temps les conspirateurs, sous la protection du commandant français,
+prenaient tranquillement leurs dispositions. Dans la matinée du
+12 mars, une pétition se couvrait de signatures pour demander la
+nomination d'une municipalité provisoire. Les habitants prenaient les
+armes, et ils votaient la réunion de Bergame à la future République
+italienne. Aussitôt l'étendard vénitien était renversé, et lorsque
+Ottolini protestait auprès du commandant de la place, Lefaivre, ce
+dernier le menaçait brutalement de la prison. Le provéditeur n'avait
+que le temps de s'enfuir à Brescia avec ses soldats, mais désarmés.
+La municipalité nouvelle couvrait les murs d'affiches, appelait aux
+armes les paysans, ordonnait l'érection dans toutes les communes
+d'arbres de la liberté, et, pour mieux échauffer l'enthousiasme,
+envoyait partout des émissaires, surtout des Cispadans et des
+Polonais, annoncer la bonne nouvelle.
+
+[Note 184: Voir le rapport d'un émissaire, Stephani, envoyé à Milan
+par Ottolini (10 mars 1797).]
+
+Brescia se révoltait à son tour le 17 mars. Dans cette ville
+le gouvernement vénitien était représenté par le provéditeur
+Battaglia, investi du titre de vice-podestat. Battaglia avait à
+ses côtés comme commandant des troupes vénitiennes un homme fort
+énergique, Mocenigo, qui le poussait à la résistance. Il avait
+de plus été rejoint par Ottolini, qui lui apportait la liste des
+conspirateurs brescians, lui indiquait le jour et l'heure du
+soulèvement projeté, et l'engageait à faire de ces renseignements
+l'usage que lui dicteraient les circonstances et le sentiment de
+ses devoirs. L'ambassadeur de Venise à Milan, Vincenti, l'avait
+également prévenu, en le conjurant de prendre des mesures sévères;
+mais Battaglia était comme frappé d'impuissance. Il avait peur des
+Français et surtout de leur général, qui ne lui avait épargné ni les
+récriminations ni les menaces. Il craignait d'assumer sur lui une
+trop lourde responsabilité en prévenant les menées révolutionnaires.
+Égaré par cet esprit de vertige, que nous avons déjà signalé parmi
+la majorité des patriciens, il voulut persister jusqu'au bout dans
+le système qui était celui de son gouvernement, la neutralité
+désarmée. Le 17 mars au soir quelques insurgés brescians, conduits
+par des officiers cisalpins, prennent prétexte d'un passage de
+soldats vénitiens envoyés par Battaglia sur Chiari pour s'emparer
+du bourg de Ceccaglia. Le lendemain 18, ils surprennent une des
+portes de la ville et somment le vice-podestat d'avoir à se retirer.
+Au lieu de donner à la garnison vénitienne l'ordre de disperser le
+rassemblement, ainsi que le demandait Mocenigo, Battaglia parlemente
+avec les insurgés. L'un d'entre eux, Lecchi, lui déclare que Brescia
+ne rentrera jamais sous la domination vénitienne, et que les Français
+l'aideront à recouvrer son indépendance. En effet la garnison
+française restait immobile et le bruit courait que le général
+Kilmaine venait de faire braquer les canons de la citadelle contre
+la ville. Battaglia épouvanté ordonne à ses soldats de rentrer dans
+leurs quartiers, et se livre aux insurgés. À cette nouvelle ceux qui
+hésitaient encore se joignent à eux. Un ancien condamné aux plombs de
+Venise, qu'on gardait sans doute pour la circonstance, est exhibé. Sa
+vue enflamme le peuple. Le soulèvement devient général, et la réunion
+de Brescia à la future République italienne est votée d'enthousiasme.
+Pendant ce temps l'infortuné provéditeur croyait sa dernière heure
+venue. Il n'avait même pas le courage de rédiger son rapport au
+gouvernement et laissait ce soin à son lieutenant Mocenigo[185].
+
+[Note 185: Ce rapport, qui a été conservé, est fort curieux. On y
+accuse Bonaparte d'une ambition effrénée: il aurait, paraît-il,
+«voler esse il Cromwell della Italia».]
+
+Le 24 mars, la petite ville de Salo sur le lac de Garde se révoltait
+à son tour. Deux jours plus tard, le 27 mars, un officier de
+cavalerie française se présentait à Crema et demandait à y être
+logé. Deux détachements de soldats survenaient à l'improviste, qui
+désarmaient la garnison vénitienne, s'emparaient de l'Hôtel de Ville
+et couchaient en joue le podestat. Aussitôt arrivaient des Milanais,
+et le peuple, excité par eux et par les patriciens de Crema, se
+soulevait, nommait une nouvelle municipalité, abattait le lion de
+Saint-Marc, et proclamait son union à la future République italienne.
+
+Ce furent les seules conquêtes de la révolution. Partout ailleurs
+les villes et les campagnes restèrent fidèles au gouvernement. À
+Vérone, il y eut même comme une protestation indignée contre ces
+tentatives. Les Esclavons, secondés par les Véronais, voulaient
+marcher tout de suite contre les révoltés, et ils les auraient
+probablement réduits à la raison, car ces derniers n'avaient pas
+encore eu le temps de s'organiser, mais le Sénat, toujours prudent,
+et redoutant de trouver des Français derrière ses sujets rebelles,
+retint l'ardeur de ses soldats et des Véronais, et se contenta de
+protester auprès du ministre de France à Venise et de son ambassadeur
+à Paris. Ni Lallement, ni Querini n'avaient assez d'influence pour
+modifier la situation. Le maître de la situation était Bonaparte qui
+continuait, dans sa marche victorieuse sur Vienne, à balayer devant
+lui les régiments autrichiens et dont l'importance grandissait avec
+la fortune. Aussi le Sénat agit-il sagement on lui expédiant deux
+des siens, le procurateur Pesaro et Jean-Baptiste Cornaro. Les deux
+patriciens rejoignirent Bonaparte à Goritz le 25 mars 1797[186]. Il
+les reçut fort bien et eut avec eux deux longues conférences. Il
+commença par leur dire qu'il n'était pas responsable des événements
+de Bergame et de Brescia, et qu'il ne voulait pas intervenir, sauf
+au cas où la République vénitienne le chargerait officiellement de
+rétablir l'ordre. Il refusa de rendre les citadelles occupées par
+ses troupes, et non seulement s'entêta dans sa résolution de vivre
+aux dépens de la République, mais encore finit par demander une
+contribution de six millions. Le Sénat délibéra sur le rapport de ses
+députés et eut l'insigne faiblesse de consentir par 116 voix contre
+7 à cette exigence, que ne justifiaient ni les circonstances ni la
+conduite du gouvernement. C'était voter sa propre déchéance!
+
+[Note 186: Leurs dépêches au Sénat ont été publiées par DARU, t. V,
+p. 303-313. Cf. lettre de Bonaparte au Directoire (_Correspondance_,
+t. II, p. 415). «J'ai dit à M. Pesaro que le Directoire exécutif
+n'oubliait pas que la République de Venise était l'ancienne alliée
+de la France, que nous avions un désir bien formel de la protéger de
+tout notre pouvoir... que nous ne soutenions pas les insurgés; qu'au
+contraire je favoriserais les démarches que ferait le gouvernement.»]
+
+Pendant ces négociations les deux partis ennemis en étaient venus
+aux mains. Quelques milliers de paysans s'étaient rués sur la ville
+de Salo, y avaient surpris un détachement de 200 Polonais[187], et
+massacré quelques patriotes. Les montagnards des Vals Camonica,
+Trompia et Sabbia, conduits par le comte Fioravanti, couraient
+la campagne et assassinaient les traînards français qu'ils
+rencontraient. À Vérone se concentraient des forces imposantes sous
+le commandement de deux provéditeurs jeunes et dévoués, Giovanelli
+et Erizzo. Le Sénat avait donné pleins pouvoirs au comte Emilio des
+Emiles, et ce dernier levait des hommes, préparait des magasins et
+préparait ouvertement la contre-révolution. Le parti de la réaction
+comprenait la grande majorité de la population, les nobles par
+attachement héréditaire à la vieille République, qui avait fait la
+fortune de leurs maisons, les prêtres irrités par la spoliation
+des églises, et les paysans, accablés d'impôts et de réquisitions,
+brutalisés et obligés par un récent arrêté de payer la valeur des
+bagages pris sur nos soldats par les Autrichiens. D'ailleurs la vue
+du drapeau français sur les forteresses vénitiennes indignait tous
+ceux qui croyaient encore à la patrie vénitienne, et ils confondaient
+dans une haine égale et les usurpateurs étrangers et ceux de leurs
+compatriotes qui profitaient des malheurs du temps pour s'entendre
+avec les étrangers et se séparer avec éclat de la mère patrie. La
+guerre contre la France était donc imminente, mais la guerre civile
+avait déjà commencé.
+
+[Note 187: Rapport d'Antonio Turini, syndic du Val-Sabbia (4 avril
+1797).]
+
+Ce fut à ce moment, le 22 mars, que parut un manifeste retentissant,
+qu'on attribua au provéditeur Battaglia, mais dont ce dernier nia
+toujours la paternité, et qui paraît en effet avoir été composé
+par un réfugié italien, un certain Salvadou, qui ne cherchait qu'à
+brouiller encore la situation afin d'en profiter. Le voici: «Le
+délire fanatique de quelques brigands, ennemis de l'ordre et des
+lois, a excité les crédules Bergamasques à la rébellion contre
+leur souverain légitime. Ils ont dirigé une multitude de scélérats
+stipendiés sur les villes et les provinces pour les entraîner à
+la révolte. Nous exhortons les sujets restés fidèles à se lever
+en masse, à dissiper, à détruire ces ennemis de l'État sans faire
+quartier à aucun, se fût-il même rendu prisonnier. Qu'ils soient
+certains que le gouvernement s'empressera de leur fournir des secours
+d'argent et de troupes réglées. Déjà les Esclavons à la solde de la
+République sont prêts à marcher. Que personne ne doute du succès
+de l'entreprise; nous pouvons affirmer que l'armée autrichienne
+a enveloppé et battu complètement les Français dans le Tyrol et
+le Frioul. Elle poursuit le reste de ces hordes sanguinaires et
+impies, qui, sous le prétexte de combattre l'ennemi, ont dévasté
+les campagnes et pillé les sujets de la République, toujours
+sincères, toujours exacts à observer la neutralité. Les Français se
+trouvent donc dans l'impossibilité de porter secours aux rebelles.
+C'est à nous d'attendre le moment favorable pour leur couper la
+retraite devenue leur unique ressource. Nous invitons en outre les
+Bergamasques demeurés fidèles et les autres peuples à chasser les
+Français des villes et des forts dont ils se sont arbitrairement
+emparés, et à s'adresser à nos commissaires Zanchi et Locatelli pour
+recevoir les instructions nécessaires aussi bien que la paie de
+quatre livres par jour pendant la durée du service.»
+
+Ce manifeste était un véritable appel aux armes qui détruisait la
+neutralité et autorisait toutes les représailles. Il est certain que
+ces excitations furibondes, ces mensonges intéressés, ces enrôlements
+constituaient une provocation ou pour mieux dire une déclaration
+de guerre; mais Battaglia était trop prudent pour s'être permis un
+pareil éclat. Ni par ses fonctions, ni par son caractère, il n'était
+homme à brusquer ainsi la situation. Il s'empressa de désavouer le
+manifeste qu'on lui attribuait, et le doge, sur sa prière, en fit
+autant[188]: Le grand Conseil, assemblé pour la circonstance, déclara
+de son côté que «le manifeste du 22 mars est opposé aux sentiments
+que n'a cessé de professer le gouvernement à l'égard d'une nation
+amie. Il ne peut, dans le cas qui se présente, que protester contre
+d'aussi odieuses perfidies, et il observe à ses fidèles sujets qu'ils
+ne doivent pas se laisser séduire par ces souillures. Les maximes
+du Sénat sont de vivre, comme précédemment, en parfaite harmonie et
+amitié avec la nation française». En effet, tout semble indiquer que
+ce manifeste était fabriqué, mais il servait si bien les intérêts de
+la France et des révoltés vénitiens, qu'on feignit de croire à son
+authenticité. On le colporta, on l'imprima, on le répandit partout
+en le présentant comme la meilleure des preuves de la duplicité du
+gouvernement vénitien. Quant à Bonaparte, il allait s'en servir comme
+d'une arme terrible contre la République.
+
+[Note 188: Déclaration du Doge: «Le Sénat n'a pas appris sans
+surprise et sans indignation qu'un acte signé du nom du provéditeur
+Battaglia, essentiellement faux et contenant des principes en tout
+contraires à ceux que le gouvernement vénitien professe pour le
+gouvernement français, était colporté partout. Il entendait le
+démentir et le proclamait une embûche opposée aux tendances continues
+de la Seigneurie.»]
+
+Bonaparte venait de remporter contre les Autrichiens une nouvelle
+série de victoires. Il était alors aux portes de Vienne. Rien ne
+l'empêchait d'entrer dans cette capitale; mais il se sentait bien
+isolé. Il se rendait compte de la résistance nationale dont il lui
+faudrait triompher, s'il réduisait ses adversaires aux dernières
+extrémités. D'ailleurs il désirait signer la paix, non seulement
+pour ne pas aventurer dans une partie suprême les résultats acquis,
+mais surtout pour ajouter à la gloire du conquérant celle du
+pacificateur. Peu à peu germa dans son esprit la pensée de faire
+cette paix aux dépens de Venise. Sans doute, nous n'étions pas en
+guerre avec Venise, mais les griefs s'accumulaient, et la théorie
+des compensations territoriales était si séduisante que Bonaparte
+avait grande envie d'en faire l'essai aux dépens d'un gouvernement
+peu sympathique. Les scrupules ne l'avaient jamais arrêté longtemps.
+Puisque l'occasion se présentait de signer une paix glorieuse, même
+en sacrifiant un État que liait à la France une alliance plusieurs
+fois séculaire, il saurait faire litière de ses scrupules!
+
+Seulement des prétextes étaient nécessaires. Bonaparte ne fut pas
+embarrassé pour en trouver. Dès le 5 avril[189], il écrivait au
+procurateur Pesaro pour se plaindre des placards affichés à Vérone
+contre la France, des assassinats commis contre les Français, d'une
+prétendue insulte à notre consul à Zante, du mauvais accueil fait à
+une de nos frégates, _la Brune_, et surtout des persécutions dirigées
+contre nos partisans. Il terminait par ces paroles menaçantes: «La
+République française ne se mêle pas des affaires intérieures de
+la République de Venise; mais la nécessité de veiller à la sûreté
+de l'armée me fait un devoir de prévenir les entreprises que l'on
+pourrait faire contre elle.» Bonaparte lui écrivait encore le même
+jour[190], pour le prévenir qu'il considérait le gouvernement
+vénitien comme responsable d'une somme de trente millions, déposée
+à Venise par le duc de Modène, et dont il venait de prononcer le
+séquestre. Enfin, et pour mieux accentuer son mécontentement, il
+annonçait aux municipalités provisoires de Brescia et de Bergame
+qu'il ne voulait pas intervenir en leur faveur, mais aussi qu'il
+empêcherait tout mouvement de troupes dirigé contre les révoltés, ce
+qui était en quelque sorte reconnaître la légalité de la révolte[191].
+
+[Note 189: Lettre de Schetting, _Corresp._, t. II, 458.]
+
+[Note 190: Id., _id._]
+
+[Note 191: Id., _id._ «Mon intention est qu'il n'y ait aucune espèce
+de trouble ni de mouvements de guerre, et je prendrai toutes les
+mesures pour maintenir la tranquillité sur les derrières de l'armée.
+Les troupes françaises continueront de vivre avec le peuple dans le
+même esprit de neutralité et de bonne intelligence, et je désire,
+dans toutes les occasions, vous donner des preuves de l'estime que
+j'ai pour vous.»]
+
+Le manifeste de Battaglia vint très à propos lui fournir le
+motif de rupture dont il avait besoin pour justifier l'acte
+inqualifiable qu'il venait de commettre. Il avait en effet signé,
+le 7 avril, l'armistice de Judenbourg, qui allait être bientôt
+suivi des préliminaires de Leoben, et ces préliminaires stipulaient
+expressément des compensations territoriales pour l'Autriche aux
+dépens de Venise. Trois projets préliminaires avaient été soumis à
+l'Empereur[192]. Tous trois stipulaient la cession de la Belgique
+et de la rive gauche du Rhin à la France, et des compensations
+territoriales pour l'Autriche en Italie. Ils variaient pour ces
+compensations. Le troisième offrait la restitution de la Lombardie,
+le premier et le second sacrifiaient à l'Autriche tout ou partie
+des États vénitiens. L'Empereur n'hésita pas. C'était une bonne
+fortune inespérée que cette proposition. Il s'agissait d'échanger
+une province séparée des États héréditaires contre un territoire
+limitrophe. Aussi envoya-t-il à ses plénipotentiaires, Merfeldt et
+Gallo, les pouvoirs nécessaires, et, dès le 18 avril, étaient signés
+les préliminaires de Leoben.
+
+[Note 192: Lettre de Bonaparte au Directoire, Leoben, 16 avril.
+_Corresp._, t. II, p. 489.]
+
+Par ces préliminaires[193] l'Empereur renonçait en faveur de la
+France à la Belgique et à la Lombardie, ainsi qu'à la rive gauche
+du Rhin, mais il était dédommagé de ces sacrifices par l'abandon
+de l'Istrie, de la Dalmatie, et des provinces vénitiennes, situées
+entre l'Oglio, le Pô et l'Adriatique. Quant à Venise et aux autres
+États de terre ferme, ils devaient être réunis à la Lombardie et à
+la République Cispadane. Les parties contractantes se garantissaient
+l'une à l'autre les territoires cédés. Elles devaient en outre se
+concerter «pour lever tous les obstacles qui pourraient s'opposer à la
+prompte exécution des articles précédents, et nommer à cet effet des
+commissaires ou des plénipotentiaires qui seraient chargés de tous
+les arrangements convenables à prendre avec la République de Venise».
+Enfin il était formellement stipulé que ces articles resteraient
+secrets jusqu'à la signature du traité de paix définitif. En autres
+termes, Bonaparte et les représentants de l'Empereur venaient
+de décider le partage de la République Vénitienne, c'est-à-dire
+d'un État neutre, que le droit des gens, à défaut d'engagements
+solennels, aurait dû protéger contre les convoitises autrichiennes
+et la trahison française. Le plus singulier c'est que le Directoire
+n'avait pas autorisé le général de l'armée d'Italie à sacrifier ainsi
+Venise, et Venise se doutait si peu de la catastrophe qui la menaçait
+qu'elle continuait son déplorable système de neutralité désarmée,
+et, par son inconcevable faiblesse, se mettait à la merci de ses
+vainqueurs sans combat.
+
+[Note 193: Articles secrets des préliminaires. _Id._, II, 497. Lettre
+de Bonaparte au Directoire (II, 489).]
+
+Bonaparte se rendait très bien compte de l'acte inique qu'il
+commettait. Il n'ignorait pas non plus qu'il outrepassait ses
+instructions, en disposant ainsi du sort d'un peuple allié, ou du
+moins neutre. Aussi résolut-il de prendre les devants, d'abord en
+expliquant sa conduite au Directoire, puis en réduisant Venise à la
+nécessité de se défendre, afin d'avoir un prétexte pour la démembrer.
+Le jour même où il faisait part au Directoire de la signature des
+préliminaires, il cherchait à les justifier en accusant Venise: «Le
+gouvernement de Venise[194] est le plus absurde et le plus tyrannique
+des gouvernements. Il est d'ailleurs hors de doute qu'il voulait
+profiter du moment où nous étions dans le coeur de l'Allemagne pour
+nous assassiner. Notre République n'a pas d'ennemis plus acharnés,
+comme les émigrés et Louis XVIII d'amis qui leur soient plus
+véritablement dévoués. Son influence se trouve considérablement
+diminuée, et cela est tout à notre avantage. Cela d'ailleurs lie
+l'Empereur à la France, et obligera ce prince, pendant les premiers
+temps de notre paix, à faire tout ce qui pourra nous être agréable.»
+En même temps, et pour mieux excuser cette inqualifiable violation du
+droit des gens, il prenait la résolution de pousser à bout Venise, et
+de montrer par tous les moyens possibles qu'il avait le droit d'agir
+contre elle comme il le faisait.
+
+[Note 194: Lettre de Bonaparte au Directoire. Leoben, 19 avril 1707.
+_Corresp._, t. II, p. 501.]
+
+Le 7 avril avait été signé l'armistice de Judenbourg. Dès le 9,
+étaient lancées de Judenbourg contre Venise diverses lettres qu'il
+nous faut analyser, car elles démontreront jusqu'à l'évidence que,
+dès cette époque, Venise était condamnée dans l'esprit de Bonaparte.
+La première de ces[195] lettres est adressée au ministre de France
+à Venise, Lallement. Bonaparte le prévient qu'il vient d'envoyer à
+Venise un de ses aides de camp, Junot, porteur d'une lettre au Doge.
+Il lui adresse en même temps une note énumérant sept griefs[196] dont
+il exigera le redressement immédiat: «Vous demanderez au Sénat de
+Venise une explication catégorique dans douze heures, savoir si nous
+sommes en paix ou en guerre, et, dans le dernier cas, vous quitteriez
+sur-le-champ Venise.» Vient ensuite une proclamation[197] au peuple
+de terre ferme. Il plaint les Vénitiens du peu d'égards que leur
+ont témoigné les patriciens, et leur annonce une prompte vengeance:
+«Je sais que, n'ayant aucune part à son gouvernement, je dois vous
+distinguer dans les différents châtiments que je dois infliger aux
+coupables. L'armée française protégera votre religion, vos personnes
+et vos propriétés. Vous avez été vexés par ce petit nombre d'hommes
+qui se sont, depuis le temps de la barbarie, emparés du gouvernement.
+Si le Sénat de Venise a sur vous le droit de conquête, je vous
+en affranchirai. S'il a sur vous le droit d'usurpation, je vous
+restituerai vos droits.» Il prescrivait en même temps au général
+Kilmaine, auquel il avait laissé le commandement de toutes les
+forces laissées en arrière, de désarmer les garnisons vénitiennes de
+Padoue, Trévise, Bassano, Vérone, Brescia et Bergame, et d'installer
+partout des municipalités provisoires[198]. «Vous aurez bien soin de
+ne vous laisser arrêter par aucune espèce de considération. Si dans
+vingt-quatre heures la réponse n'est pas faite, que tout se mette en
+marche à la fois, et que sous vingt-quatre heures il n'existe pas un
+soldat vénitien sur le continent... Tout va fort bien ici, et, si
+l'affaire de Venise est bien menée, comme tout ce que vous faites,
+ces gaillards-là se repentiront, mais trop tard, de leur perfidie. Le
+gouvernement de Venise, concentré dans sa petite île, ne serait pas,
+comme vous le pensez bien, de longue durée.»
+
+[Note 195: _Correspondance_, t. II, p. 474.]
+
+[Note 196: Id., id.]
+
+[Note 197: Id., p. 477.]
+
+[Note 198: Id., p. 476.--Cf. lettre du 11 avril au général Baraguey
+d'Hilliers (_Correspondance_, t. II, p. 479).]
+
+Ultimatum menaçant adressé au Sénat sous la double forme d'une
+note remise par le ministre de France et d'une lettre lue au doge
+par un aide de camp, appel à la révolte des peuples restés soumis,
+mesures militaires destinées à prévenir toute résistance: comme
+on le voit, Bonaparte n'a pas ménagé Venise, et il prévoyait si
+peu une opposition quelconque à ses ordres, qu'il prenait soin, ce
+même jour 9 avril 1797, d'envoyer au Directoire copie des lettres
+précédentes[199], et il y ajoutait cet étrange commentaire: «Quand
+vous lirez cette lettre, nous serons maîtres de tous les États
+de terre ferme, ou bien tout sera rentré dans l'ordre et vos
+instructions exécutées. Si je n'avais pas pris une mesure aussi
+prompte et que j'eusse donné à tout cela le temps de se consolider,
+cela aurait pu être de la plus grande conséquence.»
+
+[Note 199: _Correspondance_, II, p. 498. Cf. la curieuse lettre
+adressée par Bonaparte à Pesaro, le 11 avril (_Correspondances_,
+t. II, p. 483). «Il serait singulier que le Sénat de Venise nous
+obligeât à lui faire la guerre, dans le moment où nous sommes en paix
+avec tout le continent.»]
+
+Avant que la réponse du Directoire à ces diverses communications ne
+fût parvenue, Junot se rendit à Venise et y exécuta les ordres de
+son général[200]. Arrivé le 14 avril, il était, dès le lendemain,
+introduit au grand Conseil et donnait lecture de la lettre
+suivante[201]: «Toute la terre ferme de la sérénissime République
+de Venise est en armes; de toutes parts les paysans, que vous avez
+armés et soulevés, crient: mort aux Français! plusieurs centaines
+de soldats de l'armée d'Italie en ont déjà été victimes. C'est en
+vain que vous désarmerez des rassemblements que vous-mêmes vous
+avez organisés. Croyez-vous que, dans le moment où je me trouve au
+coeur de l'Allemagne, je ne puisse pas faire respecter le premier
+peuple de l'univers? Le sénat de Venise a répondu par la perfidie la
+plus noire aux procédés généreux que nous avons toujours eus avec
+lui... La guerre ou la paix. Si vous ne prenez pas, sur-le-champ, les
+moyens de dissiper les rassemblements, si vous ne faites pas arrêter
+et livrer en mes mains les auteurs des assassinats qui viennent de
+se commettre, la guerre est déclarée. Le Turc n'est pas sur vos
+frontières. Aucun ennemi ne vous menace: cependant, de dessein
+prémédité, vous avez fait naître des prétextes pour avoir l'air de
+justifier un rassemblement dirigé contre l'armée. Il sera dissous
+dans vingt-quatre heures. Nous ne sommes plus au temps de Charles
+VIII.» À ces insultes qu'aggravait encore l'affectation de rudesse
+militaire avec laquelle Junot les jetait à la face du Sénat, il n'y
+avait qu'à répondre par la guerre immédiate, et, puisqu'on évoquait
+le souvenir des temps anciens, se rappeler que Venise avait jadis
+lutté contre le pape, les rois de France et d'Espagne et l'empereur
+d'Allemagne coalisés: mais on venait d'apprendre la terrible nouvelle
+des préliminaires de Leoben. On n'en connaissait pas le texte, mais
+on soupçonnait quelque trahison. D'ailleurs on n'ignorait pas que
+l'Autriche ne viendrait pas au secours de la ville menacée, et que
+le général vainqueur n'avait, pour ainsi dire, qu'à étendre la main
+pour exécuter ses menaces. La réponse du doge fut[202] donc humble,
+plus peut-être qu'il n'aurait convenu au chef d'une République
+autrefois si orgueilleuse. Il protestait de ses bonnes intentions,
+de «l'ingénuité de sa conduite», annonçait que satisfaction serait
+accordée sur tous les points et espérait que les bons rapports
+continueraient entre les deux Républiques. Quant au Sénat, il
+s'associa par un vote aux paroles de son chef et décréta, par cent
+cinquante-six suffrages, que deux députés, le censeur Francesco Dona
+et l'ancien ministre de la guerre, Leonardo Giustiniani, seraient
+envoyés à Bonaparte pour lui faire agréer les excuses de la
+République. Mais il était déjà trop tard. Deux événements survinrent
+à l'improviste qui renversèrent toutes leurs espérances et donnèrent
+à Bonaparte le prétexte qu'il cherchait et l'excuse dont il avait
+besoin.
+
+[Note 200: Rapport de Junot à Bonaparte, cité par DARU, t. VII, p.
+302.]
+
+[Note 201: _Corresp._, t. II, p. 473.]
+
+[Note 202: La lettre du Doge a été donnée par _Daru_, t. V, p.
+335-338.]
+
+Le général Kilmaine, au reçu de la dépêche du 9 avril, avait exécuté
+ses ordres. Nulle part il n'avait rencontré de résistance. Les
+garnisons vénitiennes avaient été partout désarmées, sauf à Vérone,
+car dans cette ville s'étaient concentrés plusieurs régiments
+d'Esclavons qui ne paraissaient nullement disposés à l'obéissance,
+et se sentaient soutenus par des bandes de paysans qui tenaient la
+campagne et par l'armée autrichienne de Laudon qui campait dans le
+voisinage, aux débouchés du Tyrol. Kilmaine se contenta d'augmenter
+la garnison française. Elle comprenait environ 1.900 hommes, sans
+parler des 300 à 400 malades ou employés d'administration épars
+dans la ville, sous le commandement d'un chef énergique, le général
+Balland, et campait dans les forts; mais, de part et d'autre, on
+était sur le qui-vive. Dès le 16 avril, des barques, chargées de
+vivres pour l'armée française, avaient été arrêtées et pillées à
+Pescentina par des paysans vénitiens. Le nombre des assassinats
+augmentait. C'était un véritable état de guerre. La moindre étincelle
+allait provoquer l'incendie.
+
+Le 17 avril, lundi de Pâques, deux patrouilles vénitienne et
+française se rencontrèrent dans la ville et s'insultèrent[203].
+Aussitôt les Vénitiens se jettent sur les Français répartis dans
+les différents quartiers de la ville et commencent à les égorger.
+Le général Balland fait battre le rappel et ordonne de tirer le
+canon des châteaux. La première volée enleva le faîte du palais des
+Scaliger. Enfiévrée par ces détonations inattendues, la populace
+sort des maisons, le couteau à la main, et égorge sans pitié tous les
+Français isolés qu'elle rencontre. Tous ceux qui ne parvinrent pas
+à se réfugier dans les forts, ou qui ne trouvèrent pas asile chez
+quelques Véronais, tels que les comtes Nogarola et Carlotti, assez
+généreux pour risquer leur vie en bravant les fureurs populaires,
+hommes, femmes et enfants furent massacrés, et souvent avec d'odieux
+raffinements. Nos blessés et nos malades ne furent pas respectés dans
+les hôpitaux. On les arrachait de leurs lits de souffrance et les
+cadavres étaient jetés dans l'Adige: «C'était, raconte l'historien
+Botta, c'était un spectacle à la fois déplorable et terrible que ces
+malades languissants, poursuivis par des assassins couverts de sang;
+que ces femmes épouvantées foulées aux pieds par des femmes en furie.
+J'ai vu un portique encore dégouttant du sang des Français, assommés
+plutôt qu'égorgés par le peuple exaspéré; j'ai vu retirer des puits
+et des égouts des uniformes ensanglantés; j'ai vu les assassins
+porter en triomphe les dépouilles de leurs victimes; mais c'était
+à l'hôpital qu'on remarquait le plus d'acharnement et de cruauté.
+Plusieurs malades furent tués, d'autres maltraités et dépouillés. Ni
+les supplications, ni l'état de faiblesse, ni l'aspect même de la
+mort ne pouvaient inspirer de la pitié à ces cruels qui n'avaient
+plus de l'homme que la forme.»
+
+[Note 203: D'après le rapport du provéditeur et du podestat (daté
+de Vienne, 18 avril): «il était à peu près quatre heures du soir
+lorsque, sans que rien nous en eût fait connaître la cause, on
+entendit partir du fort le plus élevé au-dessus de la ville, trois
+coups de canon à poudre qui paraissaient un signal.» D'après les
+relations françaises, Balland n'aurait ouvert le feu, qu'en apprenant
+les premiers assassinats. Les relations françaises ont été imprimées
+dans le recueil de pièces relatives aux affaires de Venise, du 22
+floréal an V.]
+
+Le général Balland avait ouvert et continuait contre la ville un
+feu destructeur. Les magistrats vénitiens qui jusqu'alors avaient
+tout laissé faire, mais sans paraître, envoyèrent un parlementaire
+au général en le priant d'arrêter le désastre, ou sinon ils ne
+promettaient pas de faire respecter quelques malheureux Français
+qui avaient trouvé asile dans le palais du gouverneur. Balland
+pour les sauver consentit à traiter, mais on ne put s'entendre sur
+les conditions. Il exigeait avec raison le désarmement universel
+et des otages. Les insurgés, dont le nombre augmentait d'heure en
+heure, réclamaient l'évacuation des forts. La lutte continua. Les
+magistrats, incapables de maîtriser plus longtemps cette multitude
+furieuse, disparurent, et les massacres recommencèrent.
+
+Pendant quelques jours la situation de Balland fut critique. Les
+insurgés étaient nombreux et interceptaient les communications. Le
+comte Francesco des Emiles s'emparait de la porte San-Zeno. Les
+capitaines Nogarola et Caldgano prenaient les portes de l'évêque
+et Saint-Georges, et donnaient la main aux paysans insurgés. Les
+Esclavons pressaient le siège des châteaux. Le vieux fort adossé à
+la ville, et séparé d'elle seulement par un mauvais pont fermé par
+une grille en fer, était fort compromis. Le château de Saint-Félix
+était bombardé par des batteries établies à Pescentina. Enfin Laudon,
+prévenu par les insurgés, accourait à marches forcées. Balland pour
+se dégager essayait d'opérer des sorties, mais elles étaient toujours
+ramenées avec perte. Il n'avait d'autre ressource que de tirer sur la
+ville à boulets rouges afin d'allumer des incendies et d'obtenir de
+la sorte quelque répit, mais il n'était que temps pour lui et pour la
+petite garnison française de recevoir des secours.
+
+Le 21 avril le général Chabran arriva le premier de Brescia avec 1200
+hommes de renfort[204]; il passa sur le ventre à un corps nombreux
+de paysans, mais ne put opérer sa jonction avec Balland. Le 23 on
+apprenait la signature des préliminaires de Leoben et le général
+autrichien Laudon suspendait sa marche. Kilmaine, au contraire,
+précipitait la sienne[205]. Il arrivait avec la garnison de Mantoue.
+Celle de Bologne était annoncée. Victor accourait de Padoue avec
+une petite armée de 6.000 hommes. Les Véronais n'avaient plus qu'à
+se soumettre. Le chef des Esclavons, le général Fioraventi, voulut
+prévenir l'attaque des Français, mais il fut battu à Croce-Bianca et
+obligé de se rendre. Un nouveau combat, à Pescentina, nous permit
+enfin d'entrer dans la cité rebelle. Kilmaine la livra au pillage,
+fusilla les chefs de l'insurrection, et lança sur les routes sa
+cavalerie pour désarmer les paysans et sabrer ceux qui résisteraient.
+L'ordre fut donc rétabli, mais près de 400 Français avaient succombé
+dans cet affreux massacre resté célèbre dans l'histoire sous le nom
+de Pâques Véronaises. Ce fut comme une manifestation spontanée de
+ressentiments dévorés en silence. On eût dit que la haine populaire,
+plus clairvoyante que la politique des hommes d'État, semblait avoir
+deviné qu'au moment même Bonaparte abandonnait à l'Autriche les
+dépouilles de Venise.
+
+[Note 204: Rapport du général Chabran daté de Croce-Bianca.]
+
+[Note 205: Rapports adressés par Kilmaine à Bonaparte, Mantoue, 22
+avril, et Vérone, 27 avril. Rapport du général Balland, Vérone, 27
+avril.]
+
+Certes nous ne chercherons pas à justifier un acte aussi odieux
+que les Pâques Véronaises. Les Vénitiens méritaient une punition
+exemplaire: mais l'histoire est si souvent faite de mensonges et de
+conventions que les erreurs s'accréditent, et qu'il devient difficile
+de les faire disparaître. Ainsi n'avons-nous pas lu et sans doute
+ne lirons-nous pas encore que ce fut pour se venger des Pâques
+Véronaises que Bonaparte abandonna Venise à l'Autriche? Un simple
+rapprochement de dates suffira pour démontrer que Venise était déjà
+sacrifiée. Les préliminaires de Leoben furent signés le 18 avril,
+et les plénipotentiaires en discutaient les conditions depuis le 7
+avril, jour où fut signé l'armistice de Judenbourg. Quant aux Pâques
+Véronaises elles commencèrent le lundi 17 avril, à quatre heures
+de l'après-midi. Bonaparte ne pouvait évidemment deviner ce qui se
+passait à cent cinquante lieues derrière lui: ce n'est que plus tard,
+et pour se justifier, qu'il affecta de représenter la cession de
+Venise comme une vengeance du massacre de Vérone, et la postérité a
+eu le tort d'accepter, sans même le discuter, ce jugement erroné.
+
+Aussi bien un acte plus odieux encore[206] allait fournir à Bonaparte
+de nouveaux griefs également sérieux. Le 29 avril, un lougre
+français de huit canons, monté par trente-quatre hommes d'équipage,
+et commandé par le capitaine Laugier, poursuivi dans le golfe de
+Venise par des frégates autrichiennes, s'était engagé dans la passe
+du Lido afin de trouver un refuge dans le port. Or d'antiques
+règlements défendaient l'entrée du port à tout navire belligérant.
+Le capitaine Laugier reçut l'ordre d'appareiller. Il allait obéir,
+lorsque les forts vénitiens le criblèrent de boulets. Il fut tué avec
+quelques-uns de ses matelots, et les autres furent faits prisonniers
+et laissés toute la nuit sans vêtements sur le pont du navire[207].
+Les Vénitiens ont prétendu plus tard que le lougre de Laugier était
+un corsaire, qu'il avait attaqué le premier les navires vénitiens
+ancrés dans le port, et qu'on n'avait fait qu'user de représailles à
+son endroit, mais est-il probable qu'un navire, déjà poursuivi par
+des forces supérieures, ait cherché à attaquer d'autres navires,
+défendus par des fortifications? Laugier demandait simplement un
+refuge, et il fut assassiné comme l'étaient au même moment ses
+compatriotes dans les rues de Vérone. Ce déplorable événement allait
+singulièrement aggraver les dangers de la République Vénitienne.
+
+[Note 206: Sur l'affaire de Laugier, voir la protestation du ministre
+Lallement. Elle a été insérée par DARU dans les pièces justificatives
+de son _Histoire de Venise_, t. VII, p. 309. Cf. lettre de Bonaparte
+au Directoire (Trieste, 30 avril. _Correspondance_, t. III, p. 12).]
+
+[Note 207: Le rapport de l'officier vénitien a été cité par DARU, t.
+V, p. 356. Cf. la relation envoyée par le Sénat à son ambassadeur à
+Paris, le 26 avril 1797.]
+
+Les patriciens, surpris par la rapidité et par l'imprévu des
+événements, n'avaient encore pris aucune résolution: ils attendaient
+sans doute, pour se décider, l'issue des combats livrés dans
+Vérone. Ils apprirent en même temps et la défaite des insurgés et
+la signature des préliminaires de Leoben. Il fallait à tout prix
+désarmer Bonaparte! Le Doge commença, et ce désaveu[208] était une
+première punition, par protester de la pureté de ses intentions
+au sujet des Pâques Véronaises; puis il envoya un exprès aux deux
+députés qui n'avaient pas encore rejoint le quartier général, et leur
+donna pleins pouvoirs pour accorder toutes les satisfactions qu'on
+leur demanderait.
+
+[Note 208: «Lorsqu'une révolution aussi fatale qu'imprévue a éclaté
+dans les villes au delà du Mincio, les sentiments unanimes de nos
+peuple leur ont fait prendre spontanément les armes dans la seule
+intention de comprimer la révolte et de repousser la violence des
+insurgés... Si, dans une confusion aussi grande, quelques malheurs
+sont arrivés, il ne faut les attribuer qu'à la confusion même et
+nullement à la volonté du Sénat. Empressé de satisfaire à votre
+demande, le Sénat fait rechercher pour les consigner en vos mains
+ceux qui ont osé commettre des assassinats sur les individus de
+l'armée française. Les mesures les plus efficaces sont prises pour
+en découvrir les auteurs, afin qu'ils subissent le châtiment qu'ils
+méritent.» Document cité par BARRAL, p. 269.]
+
+Bonaparte ne l'a jamais écrit dans sa _Correspondance_, mais il
+est probable qu'il reçut avec grand plaisir la nouvelle des Pâques
+Véronaises et de l'assassinat de Laugier. Il avait absolument besoin
+de prétextes plausibles pour justifier les préliminaires de Leoben,
+et cette double violation du droit des gens arrivait à point pour
+justifier les représailles.
+
+Dès le 22 avril[209], avant qu'il eut appris les événements de Vérone
+et de Venise, il écrivait au Directoire: «Peut-être serait-il bon
+de déclarer la guerre aux Vénitiens. Par là l'Empereur serait à
+même d'entrer en possession de la terre ferme de Venise, et nous de
+réunir à la république milanaise Bologne, Ferrare et la Romagne. Si
+l'on veut continuer la guerre, je crois qu'il faut encore commencer
+dans cet entr'acte par déclarer la guerre à la République de Venise,
+remuer toute la terre ferme et donner le pouvoir au parti contraire à
+celui de l'aristocratie.» À peine eut-il reçu les dépêches relatives
+au double massacre que, sans même attendre la réponse du Directoire,
+il se prépara à envahir le territoire vénitien, et à jeter lui-même
+par terre le gouvernement dont il avait conspiré la perte. «Il faut
+avant tout, écrivait-il encore au Directoire[210], prendre un parti
+pour Venise... Je sais que le seul parti qu'on puisse prendre est de
+détruire ce gouvernement atroce et sanguinaire.»
+
+[Note 209: Eggen-Wald, 22 avril 1797 (_Correspondance_, t. III, p.
+1).]
+
+[Note 210: Trieste, 30 avril (_Corresp._, t. III, p. 11). Cf. seconde
+lettre du même jour: «Si le sang français doit être respecté en
+Europe, si vous voulez qu'on ne s'en joue pas. Il faut que l'exemple
+de Venise soit terrible. Il nous faut du sang.»]
+
+Pendant ce temps, les envoyés de Venise, Dona et Giustiniani, avaient
+rejoint Bonaparte à Gratz, et avaient eu avec lui une première
+entrevue (26 avril)[211]. Personne encore ne connaissait l'affaire
+Laugier. Le général en chef reçut les députés avec courtoisie,
+mais leur déclara net et clair qu'il ne se contenterait pas de
+satisfactions illusoires. «J'ai quatre-vingt mille hommes et vingt
+barques canonnières, leur dit-il. Je ne veux plus d'inquisition,
+plus de Sénat, je serai un Attila pour Venise. Quand j'avais en
+tête le prince Charles, j'ai offert à M. Pesaro l'alliance de la
+France, je lui ai offert notre médiation pour faire rentrer dans
+l'ordre les villes insurgées. Il a refusé, parce qu'il lui fallait un
+prétexte pour tenir la population sous les armes, afin de me couper
+la retraite, si j'en avais eu besoin; maintenant, si vous réclamez
+ce que je vous avais offert, je le refuse à mon tour. Je ne veux
+plus d'alliance avec vous, je ne veux plus de vos projets, je veux
+vous donner la loi.» Les deux commissaires ne purent qu'opposer de
+vaines protestations à cette mise en demeure. Aussi bien ils avaient
+entendu dire tout le long de la route que Venise était sacrifiée et
+son territoire partagé. À l'angoisse patriotique qui les étreignait
+se joignait la difficulté de négocier avec un général irrité, et
+qui visiblement avait déjà son parti pris à l'avance. Ils luttèrent
+pourtant avec une obstination qui les honore, et obtinrent que les
+négociations continueraient.
+
+[Note 211: Voir le rapport de Dona et Giustiniani, en date du 28
+avril. Il est cité par DARU, t. V, p. 367.]
+
+Ce fut alors qu'on apprit à la fois la bataille de Vérone et
+l'assassinat de Laugier. Effrayés par la responsabilité qui les
+écrasait, Dona et Giustiniani sollicitèrent une nouvelle entrevue
+par une lettre humble et suppliante où ils se mettaient à la merci
+de ce vainqueur sans combat: «Si des circonstances[212] impossibles
+à prévoir ont amené des événements pour lesquels la République
+Française se croie en droit d'exiger des réparations; si, au terme
+des plus glorieux succès militaires, elle jugeait que le gouvernement
+vénitien eût quelque chose à faire pour compléter le nouveau système
+d'équilibre politique, que la France jugera à propos de donner à
+l'Europe, nous supplions Votre Excellence de s'expliquer. La France,
+au point de grandeur où elle est parvenue, objet de l'admiration
+universelle, trouvera certainement plus de gloire dans les efforts
+volontaires que la République vénitienne s'empressera de faire que
+dans une conduite hostile contre un gouvernement qui se reconnaît
+sans défense.» La réponse de Bonaparte fut dure, impitoyable.
+Elle sonnait le glas de la République[213]. La voici: «Je n'ai lu
+qu'avec indignation la lettre que vous m'avez écrite relativement
+à l'assassinat de Laugier. Vous avez aggravé l'atrocité de cet
+événement, sans exemple dans les annales des nations modernes,
+par le tissu de mensonges que votre gouvernement a fabriqués pour
+chercher à se justifier. Je ne puis pas, Messieurs, vous recevoir.
+Vous et votre Sénat êtes dégouttants du sang français. Quand vous
+aurez fait remettre en mes mains l'amiral qui a donné l'ordre de
+faire feu, le commandant de la tour et les inquisiteurs qui dirigent
+la police de Venise, j'écouterai vos justifications. Vous voudrez
+bien évacuer dans le plus court délai le continent de l'Italie.
+Cependant, si le nouveau courrier que vous venez de recevoir était
+relatif à l'événement de Laugier, vous pourriez vous présenter
+chez nous.» Désespérés, Dona et Giustiniani voulurent tenter cette
+dernière chance de réconciliation. Ils se rendirent auprès du général
+à Palmanova, et le supplièrent de ne pas traiter la République
+Vénitienne, cette amie séculaire de la France, plus durement que «les
+ennemis[214] auxquels il accordait la paix, les peuples conquis à qui
+il donnait la liberté, les neutres dont il acceptait l'alliance».
+Le général se contenta de leur répéter froidement les termes de sa
+lettre, et comme les infortunés, poussés au désespoir, recoururent
+au pire des moyens, et essayèrent de le corrompre: «Non, non, leur
+répondit-il avec violence, quand vous couvririez cette plage d'or,
+tous vos trésors, tout l'or du Pérou ne peuvent payer le sang
+français.» Venise était décidément condamnée. Il ne restait plus qu'à
+exécuter la condamnation.
+
+[Note 212: Lettre citée par DARU, t. V, p. 378.]
+
+[Note 213: Trieste, 30 avril. _Correspondance_, t. III, p. 13.]
+
+[Note 214: Rapport des envoyés vénitiens en date du 1er mai. Il est
+cité par DARU, t. V, p. 379.]
+
+
+IV
+
+Bonaparte, à la première nouvelle de ces attentats qui venaient
+si à propos donner à son crime de lèse-nation une apparence de
+légalité, avait écrit à Lallement pour lui intimer l'ordre de quitter
+Venise. Sa lettre était même conçue en termes tellement vifs qu'elle
+semblait rendre impossible tout arrangement ultérieur. Et, en effet,
+sa résolution était bien prise de réduire Venise à la dernière
+extrémité, pour la livrer plus facilement à l'Autriche et obtenir
+ainsi, aux dépens de cette ville infortunée, la paix dont il avait
+besoin. «Le sang français a coulé dans Venise, écrivait-il[215],
+et vous y êtes encore! Attendez-vous donc qu'on vous en chasse?
+Les Français ne peuvent plus se promener dans les rues, ils sont
+accablés d'injures et de mauvais traitements, et vous restez simple
+spectateur! Depuis que l'armée est en Allemagne, on a, en terre
+ferme, assassiné plus de quatre cents Français, on a assiégé la
+forteresse de Vérone qui n'a été dégagée qu'après un combat sanglant,
+et, malgré tout cela, vous restez à Venise!... Faites une note
+concise et digne de la grandeur de la nation que vous représentez et
+des outrages qu'elle a reçus; après quoi partez de Venise et venez
+me joindre à Mantoue.» Il écrivait en même temps à Augereau[216] de
+prendre le commandement en chef à Vérone, et de punir sévèrement les
+principaux instigateurs de la révolte. La division Victor prenait
+position sur l'Adige, Masséna occupait Padoue, Bernadotte Udine,
+Serrurier Sacile, Joubert Vicence et Bassano. Tous les navires
+français qui croisaient dans l'Adriatique recevaient l'ordre de
+se rapprocher de Venise. L'armée française en un mot s'ébranlait
+tout entière contre Venise, et, dès le premier jour, la résistance
+nationale se trouvait paralysée.
+
+[Note 215: Palmanova, 30 avril 1797. _Correspondance_, t. III, p. 14.]
+
+[Note 216: Lettres à Augereau, Milan, 5 mai (_Corresp._, III, 21).
+Ordre général du 6 mai (III, 27). Ordre du 8 mai (III, 31).]
+
+Dès le 2 mai, Bonaparte avait lancé contre Venise un manifeste[217]
+qui équivalait à une déclaration de guerre. Dix-sept griefs y étaient
+énumérés, les uns sans gravité, les autres, malheureusement pour
+Venise, très sérieux. Il informait en même temps le Directoire[218]
+de la résolution qu'il venait de prendre et terminait par ces mots
+significatifs: «Tant d'outrages, tant d'assassinats ne resteront
+pas impunis; mais c'est à vous surtout et au corps législatif qu'il
+appartient de venger le nom français d'une manière éclatante. Après
+une trahison aussi horrible, _je ne vois plus d'autre parti que celui
+d'effacer le nom vénitien de dessus la surface du globe_. Il faut le
+sang de tous les nobles vénitiens pour apaiser les mânes des Français
+qu'ils ont fait égorger... Dès l'instant où je serai arrivé à
+Trévise, j'empêcherai qu'aucun Vénitien ne vienne en terre ferme, et
+je ferai travailler à des radeaux, afin de pouvoir forcer les lagunes
+et chasser de Venise même ces nobles, nos ennemis irréconciliables et
+les plus vils de tous les hommes... L'évêque de Vérone a prêché, la
+semaine sainte et le jour de Pâques, que c'était une chose méritoire
+et agréable à Dieu que de tuer les Français. Si je l'attrape, je le
+punirai exemplairement.»
+
+[Note 217: Manifeste de Palmanova (_Corresp._, t. III, p. 16).]
+
+[Note 218: Lettre de Palmanova, 3 mai 1797 (_Corresp._, t. III, p.
+21).]
+
+Ce furent les ouailles de l'évêque de Vérone qui ressentirent les
+premiers effets de la colère de Bonaparte[219]. Augereau avait été
+chargé de les punir. La punition fut terrible. Les Véronais durent
+payer une contribution de 12.000 sequins pour la dépense de l'armée,
+et une contribution de 50.000 sequins à distribuer entre les soldats
+et officiers qui avaient pris part au siège et à la délivrance de
+la ville. Le séquestre était mis sur les objets déposés au mont de
+piété, sauf ceux d'une valeur moindre de 50 francs qu'on restituerait
+au peuple. Confiscation de tous les chevaux de voiture et de selle.
+Réquisition de cuir pour 40.000 paires de souliers et 2.000 paires
+de bottes; de draps pour 12.000 culottes, 12.000 vestes, 4.000
+habits; de toiles pour 12.000 chemises et 12.000 guêtres; 12.000
+chapeaux et 12.000 paires de bas. Confiscation de l'argenterie
+des églises et des autres établissements publics. Arrestation de
+cinquante Véronais compromis. Ils seront envoyés garrottés à Toulon
+et de là transférés à la Guyane. S'il se trouve des nobles parmi
+eux, on les fusillera. Les biens des condamnés seront confisqués.
+Désarmement de tous les Véronais. Confiscation des «tableaux,
+collections de plantes, de coquillages, etc., appartenant soit à
+la ville, soit aux particuliers». Ces ordres impitoyables furent
+exécutés. Ils furent même dépassés. Un commissaire des guerres,
+Bouquet, et un colonel, Landrieux, se signalèrent si bien par leurs
+exactions qu'Augereau se vit obligé de flétrir leur conduite et
+de provoquer une enquête. Certes les Véronais payaient bien cher
+la faute qu'ils avaient commise de recourir à l'assassinat pour
+recouvrer leur indépendance.
+
+[Note 219: Arrêté de Milan, 6 mai 1797 (_Corresp._, t. III, p. 23).]
+
+Restait Venise, et Venise, derrière ses lagunes, faisait encore
+figure honorable. Venise est en effet dans une position militaire
+incomparable. Bâtie sur soixante et dix îles, reliées entre elles
+par quarante-cinq ponts, protégée du côté du continent par un
+impraticable marais défendu par le fort Malghera, du côté de la mer
+par d'étroits bourrelets de sable défendus par les forts San Pietro,
+Alberoni, Malamocco, et Lido, elle présentait des obstacles presque
+invincibles, même au général qui venait d'humilier l'Autriche. Bien
+que Bonaparte affectât le dédain[220] le plus profond et feignît même
+de ne pas croire à la possibilité de la résistance, au fond du coeur
+il n'était pas tellement rassuré. Venise avait déjà vu plusieurs fois
+l'ennemi à ses portes, et avait victorieusement repoussé toutes les
+attaques. Ne pouvait-elle pas encore, dans l'excès de son désespoir,
+essayer la résistance? Quelques vaisseaux de ligne, 38 frégates
+ou galères, 168 chaloupes canonnières, 750 canons, 8.500 matelots
+et canonniers, 3.500 Italiens et 11.000 Esclavons comme garnison,
+des vivres pour huit mois, des munitions considérables, certes la
+résistance pouvait se prolonger, car nous n'étions pas maîtres de
+la mer, et nous ne pouvions marcher dans les lagunes que la sonde à
+la main, exposés au feu d'innombrables batteries. L'Autriche enfin
+n'avait pas dit son dernier mot. Si elle rejetait les préliminaires
+et nous attaquait avant que Venise eût capitulé, nous étions pris
+entre deux feux. Les Vénitiens, par malheur pour eux, n'étaient
+plus que l'ombre d'eux-mêmes. Ils avaient perdu tout ressort, toute
+énergie. En face de l'ennemi, ils auraient dû n'avoir qu'une pensée,
+lui tenir tête; mais ils étaient divisés. La noblesse et le peuple
+faisaient, il est vrai, cause commune, mais la noblesse, pour ne
+pas avoir à compter plus tard avec le peuple, n'osait le pousser à
+de viriles résolutions. La bourgeoisie se réjouissait de l'approche
+des Français, mais ne laissait pas éclater sa joie, par crainte
+d'un massacre. Les Esclavons enfin, mercenaires à moitié barbares,
+n'attendaient qu'une occasion pour se livrer au pillage. Aussi
+n'envisageait-on qu'avec terreur l'éventualité d'un siège. Une pensée
+égoïste se mêlait encore à ces préoccupations. Les uns craignaient le
+ravage de leurs propriétés de terre ferme, les autres la suppression
+des emplois ou des pensions dont ils vivaient, tous les horreurs du
+sac et du pillage. La démoralisation la plus complète régnait dans
+les esprits. On ne songea bientôt plus qu'à désarmer à tout prix un
+vainqueur justement irrité.
+
+[Note 220: Lettre du 8 mai au Directoire (_Corresp._, t. III, p. 29):
+«Je ne suis éloigné actuellement que d'une petite lieue de Venise, et
+je fais les préparatifs pour pouvoir y entrer de force, si les choses
+ne s'arrangent pas. J'ai chassé de la terre ferme tous les Vénitiens,
+et nous en sommes en ce moment exclusivement les maîtres. Il n'existe
+plus de lion de Saint-Marc.»]
+
+Le 30 avril, lorsqu'on reçut le rapport de Dona et de Giustiniani,
+annonçant pour la première fois la résolution prise par Bonaparte
+de modifier la forme du gouvernement, le doge convoqua dans ses
+appartements privés quarante-trois des plus hauts fonctionnaires
+de la République et demanda leur avis. Daniel Delfino, ancien
+ambassadeur à Paris, prit le premier le parole, et proposa de
+s'adresser au banquier Haller qui consentirait sans doute à
+servir d'intermédiaire, et apaiserait la colère du général; mais
+le procurateur Capello se moqua de cet expédient qu'il trouvait
+puéril, et la proposition fut abandonnée. Le procurateur Pesaro
+demanda alors qu'on se défendît. À ce moment même fut apportée une
+dépêche du commandant de la flottille demandant l'autorisation de
+détruire les ouvrages que commençaient les Français. Pesaro, Priuli,
+Erizzo appuyèrent sa demande, mais Capello fit remarquer qu'on ne
+connaissait pas encore les préliminaires de Leoben et qu'il était
+peut-être dangereux de renoncer brusquement au système de neutralité.
+L'assemblée se sépara, après avoir pris la résolution de convoquer le
+Grand Conseil. «C'en est fait de ma patrie, s'écria Pesaro les larmes
+aux yeux; je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une
+patrie partout: Il faut aller en Suisse.»
+
+Le Grand Conseil se rassembla le 1er mai. Six cent dix-neuf
+patriciens prirent part à cette délibération suprême[221]. Le
+doge leur fit, d'une voix entrecoupée par les sanglots, l'exposé
+de la situation, et leur demanda de donner pleins pouvoirs à
+deux députés pour adopter, de concert avec le général Bonaparte,
+quelques modifications dans la forme du gouvernement. Cinq cent
+quatre-vingt-dix-huit patriciens acceptèrent cette proposition.
+C'était son abdication, c'était la chute de la République que venait
+ainsi de décider cette assemblée, composée en partie de vieillards
+énervés par la consternation générale.
+
+[Note 221: Voici le texte de la délibération: «Vu le malheur des
+circonstances et le péril imminent de la patrie, le Sénat ayant, dans
+sa prudence, jugé nécessaire d'envoyer deux députés auprès du général
+en chef Bonaparte, pour tâcher d'éviter la ruine dont la République
+et cette capitale sont menacées, et ayant autorisé ces deux citoyens
+et l'amiral des lagunes à entrer en négociation, le Grand Conseil
+juge nécessaire d'étendre leurs pouvoirs jusqu'à traiter, même sur
+des objets qui sont de la compétence de son autorité souveraine, sous
+la réserve cependant de sa ratification.»]
+
+Bonaparte ne tenait nullement à commencer contre Venise des
+hostilités réelles, car il appréciait la difficulté d'emporter les
+lagunes et redoutait toujours une intervention de l'Autriche; mais
+il reçut très mal les deux commissaires qui le rejoignirent à
+Malghera[222], et leur déclara qu'il ne traiterait qu'après qu'on
+lui aurait livré les trois inquisiteurs d'État et le commandant du
+Lido. Il se laissa pourtant arracher une suspension d'armes de six
+jours. Il espérait en effet que la terreur des Vénitiens grandirait
+et qu'ils subiraient toutes ses exigences[223]. En effet il n'y avait
+plus moyen de résister aux injonctions de Bonaparte, car le péril
+devenait grave. La bourgeoisie conspirait au grand jour, le peuple
+s'agitait, et les Esclavons menaçaient de tout piller. Le bruit se
+répandait même que tous les patriciens allaient être massacrés, s'ils
+ne se décidaient à changer la forme du gouvernement.
+
+[Note 222: Voir le rapport des commissaires (DARU, V, 399): «Il
+a ajouté que dans quinze jours il serait maître de Venise, que
+les nobles Vénitiens ne se déroberaient plus à la mort qu'en se
+dispersant pour aller errer sur la terre, comme les émigrés français;
+que leurs biens dans les provinces déjà conquises allaient être
+confisqués; que les lagunes ne l'épouvantaient pas; qu'il les
+trouvait conformes à l'idée qu'il s'en était faite, et sur laquelle
+il avait arrêté ses plans. Tous nos arguments furent inutiles.» Cf.
+lettre transmise par Berthier aux députés Dona et Giustiniani, et
+confirmant tous les détails de l'entrevue (_Corresp._, t. III, p.
+16). Lettre datée de Mestre, 2 mai 1797.]
+
+[Note 223: Aussi Bonaparte n'hésitait-il pas à écrire au Directoire
+(Milan, 8 mai 1797, _Correspondance_, t. III, p. 29): «Le Grand
+Conseil a déclaré qu'il allait abdiquer sa souveraineté et établir
+la forme de gouvernement qui me paraîtrait la plus convenable. Il
+compte d'après cela y établir une démocratie, et même faire rentrer
+dans Venise 3 à 4000 hommes de troupes. Je crois qu'il devient
+indispensable que vous renvoyiez M. Querini.»]
+
+Le 4 mai, le Grand Conseil s'assembla de nouveau. À la majorité
+de sept cent quatre voix contre douze, la proposition du doge fut
+acceptée. Elle portait que les commissaires étaient autorisés à
+stipuler des changements dans la constitution de l'État. En outre,
+une procédure était commencée contre les inquisiteurs d'État et le
+commandant du Lido. Donat et Giustiniani partirent aussitôt pour
+informer Bonaparte de cette nouvelle concession.
+
+Avant qu'ils l'eussent rejoint à Milan, Venise était bouleversée
+par une révolution intérieure[224]. L'arrestation des inquisiteurs
+d'État avait désorganisé la police vénitienne, la bourgeoisie
+devenait menaçante, les Esclavons faisaient craindre les plus
+horribles excès, et le peuple, excité sous main par les patriciens,
+n'attendait qu'un signal pour se jeter contre les bourgeois. Aussi
+la terreur était-elle à son comble. Le secrétaire de la légation
+française à Venise, un ardent patriote nommé Villetard[225], crut
+l'occasion favorable pour signaler son zèle. Il s'empara de la
+direction des affaires et persuada les partis en présence que le
+seul moyen de prévenir la Guerre civile était d'aller au-devant
+des voeux de Bonaparte, en opérant une révolution pacifique. Il
+rédigea même ou fit rédiger une sorte d'ultimatum[226] qui devait
+être présenté au grand Conseil. Cet ultimatum était divisé en deux
+parties, la première relative «aux mesures à prendre sur-le-champ»
+et la seconde «aux mesures à préparer aujourd'hui pour les exécuter
+demain». Il fallait en premier lieu arrêter Antraigues, le chargé
+d'affaires de Louis XVIII, et saisir ses papiers, élargir tous les
+détenus pour cause politique, ouvrir les prisons et spécialement
+les plombs, abolir la peine de mort, licencier les Esclavons et
+constituer une garde nationale. On réclamait ensuite la nomination
+d'une municipalité provisoire de vingt-quatre membres, un
+gouvernement démocratique, la destruction des insignes de l'ancien
+régime, une amnistie, et l'introduction des Français à Venise. Le
+doge et ses conseillers venaient de lire ce document étrange, et
+étaient encore sous le coup de l'étonnement, quand ils reçurent
+un rapport de Nicolas Morosini, chargé de veiller à la sécurité
+publique dans Venise, qui déclinait toute responsabilité et annonçait
+l'imminence de la guerre civile. Le doge et les vieillards qui
+l'entouraient perdirent la tête, et convoquèrent pour la troisième
+fois le Grand Conseil, afin de prendre une détermination suprême.
+Cinq cent trente-sept personnes assistèrent à l'assemblée. Le doge
+parla avec éloquence de la situation. Au moment où la délibération
+s'engageait, des coups de fusil se firent entendre. C'étaient,
+dirent les uns, des gens affidés qui voulaient jeter l'épouvante
+dans le Grand Conseil; c'étaient, prétendaient les autres, les
+Esclavons qu'on licenciait[227], et qui déchargeaient leurs armes
+avant de les remettre. Les patriciens s'imaginèrent qu'ils allaient
+être tous massacrés, et, en toute hâte, à la majorité de cinq cent
+douze suffrages contre douze et cinq voix nulles, prononcèrent la
+déchéance de l'aristocratie: «Aujourd'hui, pour le salut de la
+religion et de tous les citoyens, dans l'espérance que leurs intérêts
+seront garantis, et avec eux ceux de la classe patricienne et de
+tous les individus qui participaient aux privilèges concédés par la
+République; enfin pour la sûreté du trésor et de la banque: le Grand
+Conseil, d'après le rapport de ses députés, adopte le système qui lui
+a été proposé, d'un gouvernement représentatif provisoire, en tant
+qu'il se trouve d'accord avec les vues du général en chef, et, comme
+il importe qu'il n'y ait point d'interruption dans les soins qu'exige
+la sûreté publique, les diverses autorités demeurent chargées d'y
+veiller.» Le gouvernement se suicidait: mieux aurait valu succomber
+sous les coups de l'ennemi!
+
+[Note 224: C'est ce que constatait Bonaparte dans une dépêche au
+Directoire: Milan, 13 mai 1797 (_Corresp._ t. III, p. 41). «Les
+affaires marchent à grands pas dans Venise même, où l'emprisonnement
+des Inquisiteurs et l'effervescence populaire rendront les propriétés
+incertaines sans la présence d'une force française.»]
+
+[Note 225: Il est probable que Villetard avait des instructions
+secrètes. Cf. lettre de Bonaparte à Haller (Mombello, 21 mai 1797,
+_Corresp._, t. III, p. 61): «Villetard, qui part à l'instant pour
+Venise, a eu de moi diverses instructions verbales pour la conduite
+politique qu'il doit y tenir.»]
+
+[Note 226: L'ultimatum de Villetard, ou du moins attribué à
+Villetard, a été inséré tout au long dans l'ouvrage de DARU, t. V, p.
+412, 415.]
+
+[Note 227: Bonaparte tenait à ce licenciement des Esclavons. Ce qui
+semblerait indiquer qu'il connaissait à l'avance l'ultimatum présenté
+par Villetard ou du moins par ses amis, au Grand Conseil, c'est
+que, dès le 14 mai, c'est-à-dire au surlendemain de la révolution
+démocratique, il réclamait l'exécution d'une des conditions qui
+figuraient dans cet ultimatum. Voir lettre aux Vénitiens, datée de
+Milan (_Correspondance_, t. III, p. 34): «Si vingt-quatre heures
+après la publication du présent ordre, les Esclavons n'ont pas,
+conformément à l'ordre qui leur a été donné par les magistrats
+de Venise, quitté cette ville pour se rendre en Dalmatie, les
+officiers et les aumôniers des différentes compagnies d'Esclavons
+seront arrêtés, traités comme rebelles, et leurs biens en Dalmatie
+confisqués.»]
+
+À la nouvelle de cette résolution extraordinaire, une réaction se
+produisit parmi le peuple en faveur de l'ancien gouvernement. On
+sentait d'instinct que, malgré tous ses défauts, ce gouvernement
+représentait la patrie et l'indépendance vis-à-vis de l'étranger. La
+guerre civile éclata. On pilla les maisons de quelques-uns de ceux
+qui passaient pour avoir pris la plus grande part à cette révolution.
+Le pillage s'étendit jusqu'aux magasins. Quelques bourgeois
+furent même égorgés. Villetard se crut menacé et chercha un refuge
+chez le ministre d'Espagne. Mais l'ordre se rétablit bientôt. Une
+municipalité provisoire de soixante membres fut créée, et son premier
+acte fut de prescrire l'envoi de la flotte vénitienne pour aller
+au-devant des Français et les introduire à Venise. Une division de
+4.000 hommes, commandés par Baraguey d'Hilliers, prit possession de
+la ville au milieu d'un morne silence. C'était le 16 mai 1797, le
+dernier jour de l'indépendance vénitienne.
+
+Le même jour, Bonaparte signait à Milan[228] avec les représentants
+vénitiens, Donat, Giustiniani et Mocenigo, un traité de paix et
+d'alliance avec la nouvelle République. Il y était stipulé que «le
+Grand Conseil de Venise, ayant à coeur le bien de sa patrie et le
+bonheur de ses concitoyens, et voulant que les haines qui ont eu
+lieu contre les Français ne puissent plus se renouveler, renonce à
+ses droits de souveraineté, ordonne l'abdication de l'aristocratie
+héréditaire et reconnaît la souveraineté de l'État dans la
+réunion de tous les citoyens, sous la condition cependant que le
+gouvernement garantisse la dette publique nationale, l'entretien
+des pauvres gentilshommes qui ne possèdent aucun bien fonds, et
+les pensions viagères accordées sous le titre de provisions». Cinq
+articles secrets, annexés au traité de Milan, portaient que les deux
+Républiques, française et vénitienne, s'entendraient pour l'échange
+de divers territoires, que Venise paierait une contribution de trois
+millions en numéraire, trois millions en chanvres, cordages et agrès,
+fournirait trois vaisseaux de ligne et deux frégates et céderait
+vingt tableaux et cinq cents manuscrits.
+
+[Note 228: Art. II du traité. Voir _Correspondance_, t. III, p. 49.]
+
+Le même jour, 16 mai, le Directoire renvoyait de Paris l'ambassadeur
+Querini, et déclarait la guerre à Venise, en sorte qu'à la même
+heure un gouvernement s'effondrait, un traité de paix et d'alliance
+était signé avec ce même gouvernement, et la guerre lui était
+officiellement déclarée, tant il y avait d'incohérence dans la
+direction des affaires, tant les chefs des deux Républiques
+agissaient sans plan convenu et au hasard des événements, tant
+Bonaparte était l'unique maître de la situation et se servait de sa
+toute-puissance pour décider, au gré de ses caprices, ou plutôt au
+mieux de ses intérêts, des destinées d'une République quatorze fois
+séculaire!
+
+Ainsi tomba sans efforts le gouvernement aristocratique, mais rien
+ne semblait menacer l'autonomie de Venise. Elle avait changé de
+constitution sous la pression des baïonnettes françaises, mais
+enfin elle existait encore. Elle espérait même reprendre sous notre
+protection une vie nouvelle, d'autant plus qu'on lui avait fait
+espérer l'annexion de Bologne, de Ferrare et de la Romagne. Puisque
+le traité de Milan laissait subsister le nom et le souvenir de cette
+noble République, le peuple vénitien ne pouvait-il pas se retremper
+dans des institutions nouvelles, et rester uni à l'Italie? Telles
+furent les espérances dont se berçaient les patriotes vénitiens.
+Leurs illusions furent de courte durée, Bonaparte avait déjà dans son
+esprit résolu la ruine et le partage de l'État qu'il venait de fonder.
+
+
+V
+
+La République démocratique de Venise avait été constituée par le
+traité de Milan le 16 mai 1797. Le 26 du même mois, Bonaparte
+écrivait à la municipalité qui venait d'être nommée à Venise[229]:
+«Dans toutes les circonstances, je ferai tout ce qui sera en mon
+pouvoir pour vous donner des preuves du désir que j'ai de voir se
+consolider votre liberté, et de voir la misérable Italie se placer
+enfin avec gloire, libre et indépendante des étrangers, sur la scène
+du monde, et reprendre, parmi les grandes nations, le rang auquel
+l'appellent sa nature, sa position et le destin.» Le lendemain
+27[230], à une heure du matin, ces chiffres ont leur éloquence, il
+annonçait au Directoire qu'il avait proposé à l'Autriche de lui
+donner Venise à titre d'indemnité, et il ajoutait cet incroyable
+commentaire: «Approuvez-vous notre système pour l'Italie? Venise
+qui va en décadence depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance
+et la naissance de Trieste et d'Ancône, peut difficilement survivre
+aux coups que nous venons de lui porter. Population inerte, lâche et
+nullement faite pour la liberté; sans terres, sans eaux; il paraît
+naturel qu'elle soit donnée à ceux à qui nous donnons le continent.
+Nous prendrons tous les vaisseaux, nous dépouillerons l'arsenal,
+nous enlèverons tous les canons, nous détruirons la banque, nous
+garderons Corfou pour nous... On dira que l'Empereur va devenir
+puissance maritime? Il lui faudra bien des années, il dépensera
+beaucoup d'argent et ne sera jamais que de troisième ordre; il aura
+effectivement diminué sa puissance.» Ainsi donc, au moment même où
+Bonaparte adressait aux Vénitiens des paroles si flatteuses, il
+trafiquait d'eux! Sans qu'ils lui eussent donné le moindre sujet de
+plainte, il les vendait à des étrangers! Sans qu'il eut cédé à la
+moindre pression du côté des Autrichiens, il leur livrait de lui-même
+la République créée par lui, garantie par un traité signé de lui, et
+à laquelle il envoyait constamment des assurances de sa protection!
+Rien ne justifiait cette déloyauté ou plutôt cette trahison. La
+Pologne venait d'être partagée, mais au moins la France n'avait pas
+trempé dans cette infamie. Nous allions donner une seconde édition
+du partage de la Pologne, et aux dépens d'un État dont le seul tort
+était d'avoir cru aux promesses de la France! Hélas! nous ne les
+connaissons que trop les déplorables conséquences de ces honteux
+maquignonnages de peuples. La force dorénavant primera le droit,
+et, si la malheureuse Alsace, si l'infortunée Lorraine se débattent
+en ce moment sous la main de leurs oppresseurs, n'est-ce pas une
+punition rétrospective, et n'expions-nous pas en ce moment le fatal
+aveuglement de nos pères!
+
+[Note 229: Mombello, 26 mai 1797 (_Correspondance_, t. III, p. 70).]
+
+[Note 230: _Id._, id., t. III, p. 74. On peut rapprocher de cette
+lettre l'article qui parut dans le _Moniteur_ du 29 mai: «Voici ce
+qu'on lit dans plusieurs journaux. Les chants joyeux de la paix
+se font entendre de toutes parts. Bientôt toute l'Europe, tout le
+globe en va retentir. L'Angleterre et Venise seules restent sur le
+champ de bataille, mais ne tarderont pas l'une à renoncer à ses
+projets ambitieux et destructeurs, l'autre à expier ses imprudentes
+perfidies.»]
+
+Il est vrai que le Directoire n'accepta pas du jour au lendemain
+ce honteux marché. Il n'était jamais entré dans ses desseins de
+rayer Venise du nombre des nations libres, surtout au profit de
+l'Autriche. Exploiter la terreur et la faiblesse des patriciens,
+vivre à leurs dépens, rançonner Venise en un mot, rien de mieux;
+mais détruire Venise, il n'y avait même pas songé. En janvier 1797,
+lorsqu'il avait envoyé Clarke à Vienne présenter un projet de traité
+préparé par Bonaparte et approuvé par eux, le nom de Venise n'y était
+même pas prononcé. Il y était sans doute question de compensations
+territoriales, mais à prendre en Allemagne et nullement en Italie.
+Les préliminaires de Leoben avaient brusquement modifié la situation,
+puisqu'ils n'avaient été signés qu'à la condition expresse de donner
+à l'Autriche, aux dépens de Venise, les compensations qu'elle
+réclamait; mais enfin l'indépendance de Venise était maintenue, et
+le Directoire ne songeait pas à l'anéantir; voici que brusquement
+Bonaparte lui proposait d'en finir avec ce gouvernement vermoulu et
+cette république usée! Voici qu'il présentait la chute et le partage
+de Venise comme une nécessité qui s'imposait, et sans doute qu'il
+agissait déjà, suivant sa méthode habituelle, comme si Venise était
+condamnée[231]!
+
+[Note 231: Ce projet de traité se trouve dans la _Correspondance_ (t.
+II, p. 267).]
+
+Le Directoire se trouvait fort embarrassé. La désinvolture et le
+sans-gêne de son plénipotentiaire n'étaient pas sans lui porter
+ombrage. D'ailleurs un des Directeurs était personnellement intéressé
+au maintien de la République Vénitienne. L'ambassadeur de Venise
+à Paris, Alvise Querini[232], n'avait pas oublié que la corruption
+avait été érigée par son gouvernement en système politique. Il
+résolut d'acheter celui des Directeurs dont la conscience passait
+pour être la plus accommodante. Toujours prudent, il ne le désigne
+jamais, dans ses dépêches, que par son titre, mais l'hésitation
+n'est pas permise. C'est de Barras qu'il s'agit. Barras était loin
+d'être incorruptible, et les personnes qui servirent d'intermédiaires
+à la négociation étaient ses amis particuliers, entre autres son
+secrétaire Bottot. Querini s'adressa donc à Barras et le supplia de
+sauver Venise. Barras ne prit aucun engagement, mais laissa sans
+doute entrevoir que, si Venise y mettait le prix, il lui vendrait
+ses services, car Querini s'empressa de rédiger une dépêche pour
+avertir les patriciens[233]. Il alla même jusqu'à parler de six à
+sept millions qui seraient le prix du marché. Avant que la réponse
+à cette ouverture fût arrivée à Paris, un confident de Barras, sans
+doute son secrétaire Bottot, venait trouver l'ambassadeur et lui
+mettait le marché en main. Il lui apprit que deux des cinq directeurs
+étaient hostiles et deux favorables à Venise, que tout dépendait par
+conséquent du cinquième et que ce cinquième offrait de se prononcer
+pour Venise[234], à condition de recevoir pour lui directement
+600.000 livres tournois et pour ses amis encore 100,000 livres.
+Querini accepta, mais à condition que Brescia, Bergame et les autres
+cités rebelles seraient réduites à l'obéissance et les patriciens
+réintégrés dans tous leurs droits. Bottot revint le jour même et
+annonça que l'affaire était conclue. _Tutto era accordato_.
+
+[Note 232: Les dépêches de Querini, toutes rédigées de sa main, et
+faisant partie de sa collection, ont été léguées à Venise par son
+fils et sa fille. C'est à Venise que les a consultées M. Barral,
+qui en a tiré un excellent parti dans son _Histoire de la chute de
+Venise_.]
+
+[Note 233: Dépêche du 8 avril 1797. «Che forse si protrebbe ottener
+cosi essenziali oggeti con qualche sacrifizio in danare che
+dall'Eccelentissimo Senato fosse ancora per forsi... Di penetrare che
+sei o sette millioni di franchi sarebbero sufficienti.»]
+
+[Note 234: Dépêche du 17 avril: «E che era venuto da me per veder se
+voleva far un qualque sacrifizio; che in tal caso m'assicurava che la
+questione sarebbe stata decisa a favor del mio governo.»]
+
+À Venise, le marché fut ratifié. On fit même une traite de 700.000
+francs sur la banque génoise de Pallavicini[235], mais à condition
+que «toutes les villes de terre ferme, actuellement révolutionnées
+et occupées par les troupes françaises, ressentiront l'effet des
+promesses que vous avez reçues de la part de ceux qui les ont
+consenties». Tout à coup arrive la nouvelle des préliminaires de
+Leoben, de la déclaration de guerre et bientôt de la chute du
+gouvernement aristocratique. Querini tombait avec ce gouvernement.
+Le 22 mai, il recevait l'ordre de quitter Paris; au moins avait-il
+la satisfaction d'apprendre que les lettres de change qu'il avait
+souscrites étaient annulées. Pour achever l'histoire de cette
+honteuse transaction, rappelons ici que Barras eut l'audace de
+présenter au banquier Pallavicini les traites échues en juillet.
+Elles furent naturellement protestées par Querini. Barras en conçut
+un tel ressentiment qu'il fit arrêter et jeter en prison, à Milan,
+l'ancien ambassadeur. Le 11 février 1799, après une longue détention
+préventive, Querini était interrogé par le colonel Pascalis et lui
+avouait qu'il avait confié tous ses papiers au ministre du duc de
+Toscane. On fut obligé de le relâcher. La concussion n'en est pas
+moins nettement établie, et le rôle de Barras est doublement honteux,
+puisqu'il vendait son vote et poursuivait comme un criminel d'État le
+fonctionnaire vénitien, qui n'avait commis d'autre crime que de ne
+pouvoir achever la transaction qu'il avait proposée.
+
+[Note 235: Dépêche du Doge à Querini, à la date du 20 avril.]
+
+Aussi bien ce n'était pas seulement au sein du Directoire que Venise
+trouvait des amis et des protecteurs. L'opinion publique commençait
+à s'émouvoir. Quelques journalistes avaient déjà protesté contre le
+partage projeté. Quelques militaires avaient fait remarquer le danger
+auquel on s'exposait en donnant à l'Autriche, au lieu du Milanais,
+province isolée, et qu'il était facile d'attaquer, un territoire
+continu et de meilleures frontières. Un membre du conseil des Cinq
+Cents, Dumolard, se fit l'interprète de ces répulsions et de ces
+craintes. Il monta à la tribune pour demander des explications (23
+juin 1797).
+
+«L'honneur et le devoir du Corps Législatif, dit-il, l'intérêt
+même de nos armées ordonnent de rompre un trop long silence sur
+des événements qui frappent toute l'Europe, et qui ne sont ignorés
+que dans cette enceinte. Je viens parler de l'Italie. Le manifeste
+du général Bonaparte contre l'état de Venise a retenti dans toute
+l'Europe: il vous a été transmis officiellement par le Directoire
+le 27 floréal dernier. Vous frémîtes alors d'une juste indignation
+contre les attentats dont nos soldats furent les victimes. Quelques
+écrivains ont pu élever des doutes sur la vérité des faits allégués
+dans ce manifeste. Le Corps Législatif a dû croire à un manifeste
+garanti par la puissance exécutive. Le moment n'est pas arrivé de
+discuter si on devait déclarer la guerre. Vous ne pouviez la faire
+sans l'initiative du Directoire qui, lui-même, ne pouvait prendre des
+mesures hostiles sans vous en instruire sur-le-champ. La renommée
+a publié dans toute l'Europe la révolution de Venise; nos troupes
+y sont entrées, sa marine est en notre pouvoir, le plus ancien
+gouvernement de l'Europe n'est plus, il reparaît sous des formes
+démocratiques... C'est à vous à examiner si le Directoire n'a pas
+violé la constitution; si, en termes déguisés, il n'a pas fait de
+son chef la guerre, la paix, et peut-être des traités dont il ne
+vous a donné aucune connaissance... Nous ne sommes plus à ces temps
+désastreux où Clootz et sa secte des illuminés voulaient planter
+l'arbre de la liberté républicaine dans tout le globe. Nous voulons
+jouir de notre liberté en respectant les autres gouvernements.»
+L'orateur concluait en demandant des éclaircissements au Directoire.
+Aussitôt s'engagea une vive discussion. Bailleul qualifia le discours
+de son collègue de tissu d'absurdités, et demanda l'ordre du jour.
+Guillemardet s'étonna de ce qu'on se plaignit au conseil des Cinq
+Cents d'une révolution démocratique et des justes représailles
+infligées à des ennemis. Mais Garaud-Coulon, Doulcet et Boisy
+demandèrent et obtinrent l'impression du discours de Dumolard, et
+Thibaudeau proposa de nommer une commission chargée d'étudier les
+événements de Venise. Cette proposition fut adoptée à une forte
+majorité: ce qui indiquait non pas précisément un parti pris, mais
+une défiance prononcée à l'égard des projets de Bonaparte.
+
+La séance du 5 messidor eut un grand retentissement à Paris, et plus
+encore en Italie. Tous les républicains honnêtes et consciencieux
+s'associèrent au noble langage de Dumolard. Les Vénitiens se crurent
+sauvés, mais ils avaient compté sans les irrésolutions du Directoire,
+et surtout sans la colère de Bonaparte. Ce dernier exhala son
+dépit ou plutôt sa fureur dans une lettre[236] célèbre. «Je reçois
+à l'instant, citoyen Directeur, la motion d'ordre de Dumolard...
+J'avais le droit, après avoir conclu cinq paix et donné le dernier
+coup de massue à la coalition, sinon à des triomphes civiques, au
+moins à vivre tranquille, et à la protection des premiers magistrats
+de la République; aujourd'hui je me vois dénoncé, persécuté, décrié
+par tous les moyens, bien que ma réputation appartienne à la patrie.
+J'aurais été indifférent à tout; mais je ne puis pas l'être à cette
+espèce d'opprobre dont cherchent à me couvrir les premiers magistrats
+de la République... J'ai le droit de me plaindre de l'avilissement
+dans lequel ils traînent ceux qui ont agrandi, après tout, la gloire
+du nom français. Je vous réitère, citoyen Directeur, la demande que
+je vous ai faite de m'accorder ma démission. J'ai besoin de vivre
+tranquille, si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre.
+Vous m'aviez chargé des négociations, j'y suis peu propre.» Le
+même jour il rédigeait une note[237] sur les événements de Venise,
+dans laquelle il cherchait à démontrer que les Vénitiens avaient
+exaspéré la patience française, et s'étaient donné les torts de
+l'agression; puis brusquement et comme emporté par la violence de
+son ressentiment, il coupait court aux explications, et terminait
+par cette foudroyante apostrophe: «Mais je vous prédis, et je parle
+au nom de 80.000 soldats, ce temps où de lâches avocats et de
+misérables bavards faisaient guillotiner les soldats est passé; et,
+si vous y obligez, les soldats d'Italie viendront à la barrière de
+Clichy avec leur général, mais malheur à vous!»
+
+[Note 236: Lettre présumée de Mombello, 30 juin 1797
+(_Correspondance_, t. III, p. 151).]
+
+[Note 237: Note sur les événements de Venise, présumée de Mombello,
+30 juin 1797 (_Correspondance_, t. III, p. 156).]
+
+À ces menaces qu'on ne prenait même plus la peine de déguiser, le
+Directoire, s'il avait eu de l'énergie, aurait dû répondre par une
+destitution, mais Bonaparte n'était déjà plus de ceux qui exécutent
+sans discussion les ordres qu'on leur donne, et, comme il avait soin
+de le faire remarquer, le temps était passé où les avocats faisaient
+la loi aux généraux. Les Directeurs feignirent de ne pas avoir
+compris la menace et de ne pas avoir reçu l'offre de la démission.
+Les négociations continuèrent, et Bonaparte resta le maître.
+
+Pendant que se discutaient ses futures destinées, la nouvelle
+République vénitienne présentait le spectacle de la désorganisation.
+Sans doute les Vénitiens s'étaient empressés de se mettre à la
+mode du jour. Ils avaient décrété la démolition des prisons de
+l'Inquisition d'État. Ils avaient sur l'évangile ouvert que tenait
+le lion de Saint-Marc, et sur lequel on lisait: _Pax tibi, Marc,
+evagelista meus_, substitué les mots: Droits de l'homme et du
+citoyen, ce qui fit dire plaisamment à un gondolier que le lion
+avait enfin retourné la page; ils avaient adopté une cocarde
+tricolore, et, sous le nom de société de l'instruction publique,
+fondé une succursale du club des Jacobins. Les Procuraties vieilles
+et nouvelles s'appelaient Galeries de la liberté[238]. On jouait au
+théâtre: _Il matrimonio Democratico ossia il flagello dei feudatari_
+d'Antonio Sografi, ou bien encore l'_Ex marchesa della Tomboletta a
+Parigi_. Les citoyens avaient endossé la carmagnole, et les femmes
+se promenaient demi-nues, en tuniques à l'athénienne, en chapeaux
+à la Paméla, en cheveux courts à la guillotine: ce n'étaient là
+que les changements extérieurs. Au fond la plus grande inquiétude
+régnait dans les esprits. On redoutait les convoitises autrichiennes,
+on avait peur de Bonaparte, on sentait de toutes parts crouler
+l'antique édifice, et s'imposer, pour le remplacer, la domination
+étrangère.
+
+[Note 238: CANTU, liv. XI, p. 87.]
+
+Padoue, l'antique rivale de Venise, donna le signal. Invitée par le
+général Victor, qui avait son quartier général dans cette ville,
+à abattre le lion de Saint-Marc, non seulement elle le fit avec
+empressement, mais encore déclara rompus tous ses liens avec la
+République. Elle poussa même la jalousie jusqu'à vouloir priver
+Venise de l'usage des eaux douces de son territoire. La municipalité
+de Chiozza[239], un faubourg de Venise, s'adressait à Bonaparte pour
+demander son annexion à la future République Cisalpine: «Le peuple
+de Chiozza, écrivaient les représentants de cette petite ville, né
+contemporain de celui de Venise, mais libre et indépendant de ce
+dernier, fait, depuis plusieurs siècles, partie de l'état vénitien,
+dont le gouvernement tyrannique le rendit sujet, après avoir
+répandu le sang de quelques milliers de Chiozzates qui voulaient
+défendre leur liberté. Daignez exaucer le voeu général. Ajoutez un
+nouveau prix au don précieux que vous nous avez fait de la liberté,
+en réunissant ce peuple à celui de la République Cisalpine.» Les
+provinces de Vicence[240] et de Bassano proclamaient également leur
+indépendance. À vrai dire tout s'effondrait, tout était bouleversé,
+et Bonaparte continuait à garder le secret des négociations. C'était
+une situation intolérable et la municipalité[241] de Venise ne
+pouvait la supporter plus longtemps sans s'exposer à une nouvelle
+révolution.
+
+[Note 239: DARU, ouv. cit., t. VII, p. 373.]
+
+[Note 240: DARU, id., 396. «Les provinces qui gémissaient sous le
+joug des Vénitiens, représentées par leurs députés réunis dans un
+congrès central, réclament de vous leur liberté et leur réunion à la
+République Cisalpine.» Cf. lettre de Joubert à Bonaparte, Bassano,
+14 mai 1797 (DARU, VII, p. 315). Id., Vicence, 9 août 1797 (VII, p.
+396).]
+
+[Note 241: Arnault écrivait à Bonaparte, le 5 juin 1797: «La
+municipalité, faible et divisée, ne se regarde pas comme
+suffisamment constituée; les opérations se ressentent de ce manque de
+confiance. Composée d'un grand nombre d'hommes timides et de quelques
+hommes trop hardis, elle donne peu à espérer et beaucoup à craindre.
+Livrée à elle-même, elle passerait facilement de son inaction
+actuelle aux plus terribles abus de l'autorité révolutionnaire.»]
+
+Battaglia, l'ancien provéditeur, crut pouvoir prendre sur lui
+de s'adresser directement à Bonaparte en le consultant sur ses
+intentions. Ce dernier, gêné par cette mise en demeure, et ne voulant
+d'ailleurs prendre aucun engagement formel, répondit[242] par de
+banales protestations et des plaintes contre l'oligarchie, mais ne
+laissa rien percer de ses futurs desseins. «La loyauté de votre
+caractère, la pureté de vos intentions, la véritable philosophie
+que j'ai reconnue en vous tout le temps que vous avez été chargé du
+pouvoir suprême sur une partie de vos compatriotes, vous ont mérité
+mon estime; si elle peut vous dédommager des maux de toute espèce
+que vous avez endurés pendant ces derniers temps, je m'estimerai
+heureux... L'oligarchie de Venise aurait dû céder à un gouvernement
+plus sage; elle aurait au moins fini sans se rendre coupable d'un
+crime dont les historiens français ne peuvent trouver le semblable
+sans être obligés de remonter à plusieurs siècles.» Ces compliments
+emphatiques, ces creuses déclamations, rassurèrent Battaglia et les
+membres de la municipalité. Ils s'imaginèrent que les préliminaires
+de Leoben n'avaient été qu'un leurre pour l'Autriche, et qu'une
+menace pour le gouvernement oligarchique. Ils ne pouvaient croire
+d'ailleurs qu'après la solennelle reconnaissance de la nouvelle
+république par la France et le traité de Milan, l'autonomie de Venise
+ne serait pas respectée. Aussi s'efforcèrent-ils, tout en ménageant
+leurs vainqueurs, de vivre et d'agir comme s'ils devaient continuer
+à être libres et indépendants. Ils célébrèrent même des fêtes en
+l'honneur du nouvel ordre de choses. À la Pentecôte ils plantèrent
+en grande pompe des arbres de la liberté. On avait construit sur la
+place Saint-Marc, en face de l'église, une grande loge avec estrade
+pour les musiciens. L'arbre était couché au milieu de la place. Deux
+enfants, un jeune homme et une jeune femme qu'on allait marier, et
+deux vieillards s'approchèrent de l'arbre qui bientôt fut dressé
+aux applaudissements de l'assistance et au bruit du canon. Un _Te
+Deum_ fut ensuite célébré à Saint-Marc, le jeune couple fut marié,
+et l'abbé Collalto prononça un discours bizarre où il comparait
+à la croix l'arbre de la liberté. On dansa dans toutes les rues,
+le théâtre Fenice donna une représentation gratuite, et le général
+Baraguey d'Hilliers, qui avait assisté à la fête, daigna déclarer
+qu'il était très satisfait de l'empressement des Vénitiens[243]. Il
+est vrai que, le même jour, les excès avaient commencé. La foule
+s'était portée au palais grand-ducal, avait lacéré les bannières,
+monuments de tant d'insignes victoires, brûlé le siège du doge, et le
+fameux livre d'or. L'anneau que les doges jetaient dans l'Adriatique
+le jour de l'Ascension, quand ils montaient sur le _Bucentaure_, fut
+sauvé par hasard et vendu à un orfèvre pour cent soixante livres.
+Ainsi disparaissaient les derniers témoins de tout un passé de gloire.
+
+[Note 242: Mombello, 3 juillet 1797. _Corresp._ III, 167.]
+
+[Note 243: Le même jour, l'arbre de la Liberté était planté dans
+toutes les villes du territoire vénitien, sauf à Udine où Bernadotte,
+qui connaissait les projets de Bonaparte, ne voulut pas se prêter à
+une indigne comédie, et aima mieux préparer les habitants à la pensée
+de leur prochain abandon.]
+
+Afin de mieux endormir les soupçons, Bonaparte engagea sa femme,
+Joséphine, à se rendre à Venise[244]. On la reçut avec un déploiement
+inouï d'adulations et d'honneurs, au bruit du canon, comme on
+n'aurait pas reçu la princesse héritière d'un grand empire. La
+municipalité se porta à sa rencontre, l'accabla de compliments et
+lui donna quatre jours de fête, avec soupers de gala, régates,
+illuminations et feux d'artifice. On lui offrit même un collier de
+grosses perles, tiré du trésor de Saint-Marc. Ainsi que le remarque
+l'historien Botta, «si l'offre fut honteuse, l'acceptation le fut
+davantage»; mais Bonaparte ne connaissait déjà plus de limites à
+son ambition, et trouvait naturels les hommages prodigués à sa
+femme. Quant aux membres du gouvernement vénitien, ils savaient très
+bien que leur sort était entre les mains de Bonaparte, et, pour se
+concilier ses bonnes grâces, ils auraient consenti à de tout autres
+sacrifices.
+
+[Note 244: MARMONT, _Mémoires_, t. I, p. 293.]
+
+Peu à peu cependant les illusions se dissipaient. Un congrès avait
+été réuni à Bassano. Vérone y avait envoyé Monga, Padoue Savonarola,
+Brescia Beccalozzi et Venise Giuliani. Udine n'était pas représentée.
+Le général Bernadotte n'avait pas voulu laisser aux habitants de
+la province qu'il administrait la dangereuse illusion de croire à
+leur future indépendance. Aussi bien c'était un général français,
+Berthier, qui présidait les séances du congrès. Les députés, au
+lieu de s'entendre pour une action commune, se disputèrent sur le
+choix d'une capitale. Plusieurs d'entre eux auraient voulu être
+annexés à la Cisalpine, mais les directeurs de la nouvelle République
+italienne leur adressèrent une réponse hautaine et tortueuse qui les
+découragea. Berthier mit un terme à leurs hésitations et à leurs
+rivalités en prononçant la dissolution du congrès, sous prétexte que
+les députés n'avaient pu s'entendre sur le projet d'union.
+
+Cette brutale immixtion d'un général français dans les affaires
+intérieures de la République fut pour beaucoup de patriotes un
+sérieux avertissement. Les bruits les plus sinistres continuaient
+à circuler. Non seulement les Français ne faisaient rien pour les
+dissiper, mais, par leur attitude, ils laissaient croire à une
+connivence secrète avec les Autrichiens. En effet, ces derniers
+occupaient en silence, mais sans perdre un jour, les provinces
+orientales de la République, en Istrie et en Dalmatie, et partout
+l'armée française évacuait les territoires et les laissait s'étendre
+à leur aise. Sur la terre ferme, même dans les grandes villes,
+même à Venise, les Français agissaient comme en pays ennemi.
+Réquisitions, impôts extraordinaires, pillages éhontés non seulement
+des établissements publics, mais même des hôtels et des collections
+privées, un impitoyable vainqueur n'épargnait aucune humiliation.
+À Vérone la galerie des Bevilacqua était violemment dépouillée.
+Soixante et dix-neuf médailles disparaissaient des musées Muselli
+et Verita. À Venise la bibliothèque perdait près de deux cents
+manuscrits, entre autres deux manuscrits arabes sur papier de soie,
+donnés à la République par le cardinal Bessarion. Les bibliothèques
+de Trévise et de Saint-Daniel-en-Frioul étaient indignement pillées.
+On ne se contentait pas des manuscrits, on prenait également les
+Incunables ou les précieuses éditions des Alde. Tableaux arrachés
+aux églises, statues enlevées sur les places, meubles ou armes
+précieuses, tout devenait une proie. La rapine s'étendait même aux
+dépôts confiés à l'honneur vénitien, et le duc de Modène perdait
+son trésor, environ deux cent mille sequins, qui furent soi-disant
+attribués aux besoins de l'armée.
+
+Un Vénitien se rencontra qui eut le courage de protester contre
+ces abus de la force. Il se nommait Barzoni. Il publia contre ces
+déprédations honteuses un vigoureux pamphlet qu'il intitula: les
+_Romains en Grèce_. Il était facile de reconnaître les Français et
+les Italiens déguisés en Romains ou en Grecs, et Flaminius sous les
+traits de Bonaparte. Notre chargé d'affaires, Villetard, se plaignit
+à la municipalité. On lui répondit avec raison qu'il était difficile
+de poursuivre une oeuvre anonyme. Fier de son succès, Barzoni se
+livra à des provocations directes. Rencontrant un jour Villetard
+dans un café, il lui tendit la main, et, comme ce dernier retirait
+la sienne, il lui tira un coup de pistolet. Villetard agit en cette
+circonstance avec une grande dignité. Il écrivit à Bonaparte pour
+excuser son assassin, qu'il essaya de faire passer pour un fou par
+dépit amoureux; il lui procura même, sous un faux nom, un passeport
+à l'aide duquel Barzoni put se réfugier à Malte. Bonaparte avait
+d'abord été tenté de sévir: «J'ai appris avec peine, citoyen,
+écrivait-il[245] à Villetard, ce qui vous est arrivé. J'imagine
+que le gouvernement de Venise aura fait arrêter cet assassin qui,
+heureusement, a manqué son coup. Vous avez tort de regarder cela
+comme une folie; c'est un assassinat, et qui mérite une punition
+exemplaire.»
+
+[Note 245: Passariano, 6 octobre 1797, _Correspondance_, t. III, p.
+368.]
+
+Aussi bien, ce n'était plus un citoyen, c'était un peuple entier qui
+allait se trouver lésé dans ses intérêts, trahi dans ses affections,
+déçu dans ses espérances! Il ne s'agissait plus de venger des injures
+particulières, c'était un crime de lèse-nation qui allait être
+commis! Venise allait être vendue et livrée à l'Autriche!
+
+Il ne peut entrer dans notre sujet de raconter les négociations
+longues, délicates et embrouillées qui, après les préliminaires de
+Leoben, préparèrent et amenèrent la paix de Campo-Formio. Nous ne
+voulons en retenir que ce qui regarde Venise. Trois idées principales
+se dégagent de la lecture des nombreux documents où sont relatées
+les négociations: la première, c'est que les Autrichiens, avec une
+persévérance qui est à l'honneur de leurs diplomates, ont tout
+subordonné à leur âpre désir d'obtenir Venise; la seconde, c'est
+que le Directoire n'a pas cessé de défendre Venise, et contre
+l'Autriche qui la convoitait, et contre Bonaparte qui l'abandonnait;
+la troisième, c'est que Bonaparte était décidé à signer la paix au
+prix de n'importe quel sacrifice, et que, trouvant dans Venise la
+compensation territoriale dont il avait besoin pour la proposer à
+l'Autriche, il fit de la cession de Venise comme le pivot de sa
+diplomatie.
+
+Nous savons déjà que les Autrichiens n'avaient si facilement
+posé les armes à Leoben que parce que Bonaparte leur avait fait
+entrevoir l'annexion probable de Venise à leur territoire.
+Les plénipotentiaires autrichiens, Cobenzl, Merfeldt, Gallo,
+s'attachèrent obstinément à cette idée. Ils voulaient non
+seulement tout le territoire de la République, mais même les
+légations pontificales et Modène. Il fallut que Bonaparte leur
+rappelât qu'ils n'avaient pas de conditions à imposer: «Je leur
+ai demandé, écrivait-il au Directoire[246], à combien de lieues
+leur armée se trouvait de Paris, et je me suis vigoureusement
+fâché sur l'impertinence de nous faire de pareilles propositions;
+ils l'ont senti, mais nous ont déclaré que leurs instructions ne
+leur permettaient pas de conclure à moins.» Comme Bonaparte avait
+en effet donné ses ordres pour que l'armée s'apprêtât à rentrer
+en campagne, les plénipotentiaires se relâchèrent quelque peu de
+leurs prétentions[247]. Ils renoncèrent à Modène, à Bologne et aux
+Légations, mais plus que jamais revendiquèrent l'annexion de Venise.
+C'était en effet pour eux une question capitale. Sans Venise, ils
+n'étaient plus que campés en Italie; avec Venise au contraire,
+ils avaient la chance de pouvoir, un jour ou l'autre, jouer dans
+la péninsule un rôle prépondérant, et, de plus, ils donnaient à
+l'Autriche une marine et des côtes. Bonaparte, qui savait à propos
+faire des sacrifices, comprit que les Autrichiens étaient résolus
+à continuer la guerre plutôt que de renoncer à l'espoir d'occuper
+Venise. Comme son ambition était alors de signer la paix, et que
+cette ambition était d'accord avec l'obstination autrichienne, il
+consentit à abandonner cette ville tant convoitée, et c'est ainsi
+que les plénipotentiaires autrichiens furent récompensés de leur
+persévérance.
+
+[Note 246: Passariano, 6 septembre. Lettre de Bonaparte au ministre
+des relations extérieures. _Corresp._, t. III, p. 205.]
+
+[Note 247: _Correspondance_, 13 septembre, III, 295.]
+
+Thugut, le premier ministre autrichien, avait admirablement caché son
+jeu. Interrogé à plusieurs reprises par l'ambassadeur de Venise à
+Vienne, Grimani[248], il était resté impénétrable. Il n'avait voulu
+faire connaître aucune des conditions des préliminaires de Leoben, ce
+qui était bien grave, comme l'observait avec raison Grimani, car s'il
+avait eu de bonnes nouvelles à donner, il ne les aurait pas cachées.
+Le 1er mai, l'ambassadeur vénitien fit une nouvelle tentative auprès
+de Thugut, mais il ne put lui arracher aucune déclaration officielle.
+Il ne parvint même pas à savoir si les troupes françaises, après
+avoir évacué les états héréditaires autrichiens, occuperaient ou
+abandonneraient le territoire vénitien. Ce silence obstiné était de
+mauvais augure. Grimani se rappelait que Thugut avait déjà été un
+des principaux négociateurs des partages de la Pologne et il était
+comme hanté par ce malencontreux souvenir. En effet, tout était déjà
+décidé, et, si le ministre autrichien gardait encore le silence,
+ce n'était nullement pour ménager les Vénitiens, mais pour tenir
+en haleine Bonaparte et ne signer décidément la paix que lorsque
+Bonaparte aurait triomphé des scrupules du Directoire, et obtenu de
+haute main la cession de Venise.
+
+[Note 248: Dépêche de Grimani, du 29 avril. «Il mio spirito non cessa
+di cercare vie a penetrare l'arcano de segnati preliminari di pace.»]
+
+Le Directoire, en effet, non seulement ne nourrissait contre Venise
+aucune pensée hostile, mais encore il était disposé à la défendre.
+Même après l'attentat de Vérone, même après le massacre du Lido, tout
+en étant résolu à punir la ville coupable, il entendait respecter
+son indépendance. Dans les instructions[249] qu'il envoyait, le 6
+mai 1797, aux généraux Bonaparte et Clarke, il prévoyait sans doute
+la cession d'une partie du territoire vénitien à l'Autriche, mais il
+stipulait soit la formation d'une République Lombarde, comprenant
+le Milanais, Modène, les Légations et Venise, soit la réunion de
+Venise aux Légations, soit l'indépendance absolue de Venise. Le 1er
+juillet, le ministre des relations extérieures, sur le bruit déjà
+répandu des intentions de Bonaparte, avait soin de lui rappeler les
+intentions formelles du gouvernement[250]: «Quant aux États vénitiens
+que nous occupons, il faut distinguer ceux que nous devons évacuer
+et que l'Empereur pourra occuper en vertu des préliminaires, si
+la paix se conclut, et ceux qui sont réservés par l'article 11 de
+ces mêmes préliminaires, ces derniers ayant toujours été regardés,
+depuis leur occupation, comme devant être gouvernés par les principes
+républicains.»
+
+[Note 249: Document cité par DARU, ouv. cit., t. VII, p. 331.]
+
+[Note 250: DARU, VII, 379.]
+
+Le 19 août[251] nouvelle dépêche, plus explicite, du même ministre,
+qui, passant en revue les diverses hypothèses des remaniements
+territoriaux, appelle toujours l'attention des négociateurs sur ce
+point que «Venise doit être ou réunie à la Cisalpine, ou libre,
+mais, en aucun cas, cédée à l'Empereur». Un mois plus tard, le 16
+septembre, comme l'Autriche élevait des prétentions singulières, et
+que Bonaparte semblait disposé à lui céder Venise, le Directoire
+se décide à envoyer un ultimatum[252]: «Dites-leur en réponse à
+ces étranges communications, et signifiez-leur comme ultimatum du
+Directoire qu'en Italie l'Empereur gardera Trieste, et gagnera
+l'Istrie et la Dalmatie; qu'il renoncera à Mantoue, à Venise, à
+la Terre-Ferme et au Frioul vénitien, et qu'il évacuera Venise...
+Vous aurez carte blanche, mais je ne puis trop vous dire combien le
+Directoire désire et combien il est de l'intérêt de la République
+que vous puissiez faire passer les articles ci-dessus. L'Empereur
+doit être entièrement écarté de l'Italie; ses dédommagements doivent
+consister en biens ecclésiastiques sécularisés en Allemagne.» Le
+29 septembre, confirmation de l'ultimatum, et avec des arguments
+nouveaux, trop vrais par malheur, puisqu'on n'en a pas tenu compte,
+mais que le gouvernement, s'il avait eu la fermeté nécessaire, aurait
+dû imposer et non pas proposer. «Si on cède Venise et son territoire
+à l'Autriche, lisons-nous dans cette dépêche[253], nous lui aurons
+fourni le moyen de nous attaquer avec plus d'avantage, nous aurons
+traité en vaincus, indépendamment de la honte d'abandonner Venise,
+que vous croyez vous-même si digne d'être libre. Et ce serait la
+France qui gratifierait l'Empereur des éléments d'une marine faite
+pour s'emparer de son commerce du Levant!» Le même jour, et pour
+mieux marquer la pensée du Directoire, le ministre des relations
+extérieures expédiait une seconde dépêche[254] à Bonaparte. Il lui
+signifiait la décision définitive du gouvernement, et lui enjoignait
+de se préparer à la reprise des hostilités: «Je vous répète que les
+conditions de paix que le Directoire accordera à l'Empereur sont
+les suivantes: «L'Empereur gardera Trieste et gagnera l'Istrie et
+la Dalmatie vénitienne. La rivière de l'Isonzo servira de limite;
+il renoncera à Mantoue, à Venise, à la Terre-Ferme, au Frioul
+vénitien... Telles sont les dernières instructions diplomatiques que
+le Directoire ait à vous faire passer: elles sont irrévocables, et il
+regarde la guerre comme inévitable si l'Empereur ne se soumet pas à
+ces conditions... Montrez aux Vénitiens que c'est de leurs intérêts
+qu'il s'agit ici, que c'est uniquement pour eux, pour leur assurer la
+liberté et les soustraire à la maison d'Autriche que nous continuons
+la guerre, et qu'ainsi, ils doivent faire les plus grands efforts en
+hommes, en chevaux et en argent.»
+
+[Note 251: Id., VII, 399: «Le principal de ces objets est d'éloigner
+l'Empereur de l'Italie et d'insister sur ce qu'il s'étende en
+Allemagne. Vous concevez sans peine l'intérêt que nous y avons. Nous
+réduisons sa puissance maritime; nous le mettons en contact avec son
+ancien rival, le roi de Prusse, et nous l'écartons des frontières de
+la république, notre alliée, qui, dénuée de forces militaires, et
+située entre les états du grand-duc de Toscane et ceux de l'Empereur,
+serait bientôt influencée et subjuguée par la maison d'Autriche.»]
+
+[Note 252: DARU, VII, 411.]
+
+[Note 253: Id., VII, 420.]
+
+[Note 254: Id., VII, 422.]
+
+Il n'y a donc pas d'hésitation possible. Depuis le jour de
+l'ouverture des négociations, le Directoire n'a pas varié dans sa
+ligne de conduite. Sous toutes les formes et sur tous les tons, il a
+répété à Bonaparte qu'il considérait comme un malheur et une faute la
+cession de Venise à l'Autriche. Il a même fini par lui intimer des
+ordres et a formellement exigé que Venise restât libre.
+
+Quel est le cas que Bonaparte a fait de ces instructions? Comment
+a-t-il exécuté les ordres reçus? Nous avons peine à l'avouer, mais
+Bonaparte n'a consulté que ses intérêts et s'est joué des ordres
+impératifs qu'il recevait. Il avait besoin de la paix. Il ne
+l'obtiendrait qu'en abandonnant Venise. Venise était le seul obstacle
+qui l'empêchait de réaliser ses désirs: sans le moindre scrupule,
+sans la moindre pitié, il la vendit à l'ennemi.
+
+Il est vrai que, dans sa Correspondance, on ne trouvera nulle part
+la preuve de son intention d'acheter la paix aux dépens de Venise,
+mais on n'y trouvera non plus nulle part la preuve de son obéissance
+aux volontés du Directoire. Il feint même de les ignorer. Ainsi le
+19 septembre[255] il écrira au Directoire que la paix est possible
+si on cède à l'Empereur la ligne de l'Adige y compris la ville de
+Venise, et il ajoute: «Je crois donc que, si votre ultimatum est
+de garder Venise, vous devez regarder la guerre comme probable.»
+Quelques jours plus tard, le 18 septembre, rendant compte au
+Directoire des négociations, il lui montrera, sans en avoir l'air,
+que, sans Venise, la paix serait déjà conclue[256]: «Lorsque je
+leur ai dit que le gouvernement français venait de reconnaître le
+ministre de la République de Venise, et que dès lors je me trouvais
+dans l'impossibilité de consentir, sous aucun prétexte et dans aucune
+circonstance, à ce que Sa Majesté Impériale devint maîtresse de
+Venise, je me suis aperçu d'un mouvement de surprise qui décèle assez
+la frayeur à laquelle a succédé un silence assez long, interrompu à
+peu près par ces mots: «Si vous faites toujours comme cela, comment
+voulez-vous qu'on puisse négocier?» Je me tiendrai dans cette ligne
+jusqu'à la rupture. Je ne leur bonifierai point Venise, jusqu'à ce
+que j'aie reçu une nouvelle lettre du gouvernement.» Bonaparte était
+pourtant résolu à _bonifier_ Venise, comme il le disait; il prenait
+même à l'avance le soin de se justifier, et, avant d'avoir reçu les
+instructions nouvelles dont il prétendait avoir besoin, il insistait
+sur la nécessité de signer la paix, et terminait par cette attaque
+contre le peuple dont il trahissait les intérêts, et qu'il cherchait
+à rabaisser pour mieux cacher l'indignité de sa trahison[257]. «Vous
+connaissez peu ces peuples-ci. Ils ne méritent pas qu'on fasse tuer
+quatre mille Français pour eux. Je vois par vos lettres que vous
+partez toujours d'une fausse hypothèse; vous vous imaginez que la
+liberté fait faire de grandes choses à un peuple mou, superstitieux,
+pantalon et lâche. Je n'ai pas à mon armée un seul Italien, hormis,
+je crois, quinze cents polissons, ramassés dans les rues des
+différentes villes d'Italie, qui pillent et ne sont bons à rien.»
+
+[Note 255: Passariano, 19 septembre. _Correspondance_, t. III, p.
+309. Cf. lettre du même jour adressée au ministre des affaires
+étrangères, Id., III, 308.]
+
+[Note 256: _Correspondance_ III, 345.]
+
+[Note 257: Lettre au ministre des affaires étrangères, 7 octobre
+1797. _Corresp._, t. III, p. 360.]
+
+Bonaparte était tellement résolu à signer la paix comme il
+l'entendait, et non pas d'après les désirs du Directoire, qu'il
+recourut au grand moyen, à celui qui lui avait déjà réussi lors de
+son entrée en Lombardie, et après Rivoli: il offrit sa démission.
+Le 25 septembre 1797 il écrivait[258] au Directoire: «Un officier
+est arrivé avant-hier de Paris à l'armée d'Italie. Il a répandu
+dans l'armée qu'on y était inquiet de la manière dont j'aurais
+pris les événements du 18 fructidor... Il est constant que le
+gouvernement en agit envers moi à peu près comme envers Pichegru,
+après vendémiaire. Je vous prie, citoyens Directeurs, de me remplacer
+et de m'accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera
+capable de me faire continuer de servir après cette marque horrible
+de l'ingratitude du gouvernement.» Quatre jours plus tard, et sans
+attendre la réponse, il renouvelait sa demande dans une lettre au
+ministre des affaires étrangères: «Tout ce que je fais, tous les
+arrangements que je prends dans ce moment-ci, sont le dernier service
+que je puisse rendre à la patrie. Ma santé est entièrement délabrée,
+et la santé est indispensable et ne peut être substituée[259] par
+rien à la guerre. Le gouvernement aura sans doute en conséquence
+de la demande que je lui ai faite il y a huit jours, nommé une
+commission de publicistes pour organiser l'Italie libre, de nouveaux
+plénipotentiaires pour continuer les négociations ou les renouer,
+si la guerre avait lieu, au moment où les événements seraient
+les plus propices, et enfin un général qui ait sa confiance pour
+commander l'armée; car je ne connais personne qui puisse me remplacer
+dans l'ensemble de ces trois missions, toutes trois également
+intéressantes... Quant à moi je me vois sérieusement affecté de me
+voir obligé de m'arrêter dans un moment où peut-être il n'y a plus
+que des fruits à cueillir, mais la loi de la nécessité maîtrise
+l'inclination, la volonté et la raison. Je puis à peine monter à
+cheval: j'ai besoin de deux ans de repos.»
+
+[Note 258: Passariano, 25 sept. 1797, t. III, p. 337.]
+
+[Note 259: DARU, VII, 425, donne le mot substituée. La
+_Correspondance_ (t. III, p. 425) a corrigé et mis suppléé. On se
+demande pourquoi ce changement?]
+
+À cette insolente mise en demeure, à cette hautaine affirmation de
+son importance, à ces menaces à peine déguisées, le Directoire,
+s'il avait eu le sentiment de la dignité, aurait dû répondre par
+une destitution, ou du moins par une acceptation de la démission;
+mais le 18 fructidor venait d'avoir lieu (4 septembre), avec l'aide,
+nous dirions presque la connivence de Bonaparte et de ses amis. Plus
+que jamais Bonaparte était l'homme indispensable. Le Directoire
+lui écrivit (3 octobre 1797) en l'accablant de compliments et de
+protestations[260]. «Vous parlez de repos, de santé, de démission.
+Le repos de la République vous défend de penser au vôtre... Non, le
+Directoire ne reçoit pas votre démission. Non, vous n'avez pas besoin
+avec lui de vous réfugier dans votre conscience et de recourir au
+témoignage tardif de la postérité. Le Directoire exécutif croit à la
+vertu du général Bonaparte; il s'y confie... S'il pouvait vous rester
+du doute... mais non, citoyen général, vous ne devez plus en avoir
+au moment où cette dépêche pourra vous parvenir, et désormais vous
+compterez sur le Directoire exécutif, comme il compte sur vous.»
+
+[Note 260: DARU, VII, 427.]
+
+À vrai dire, le Directoire venait d'abdiquer entre les mains de
+Bonaparte. Armé d'un pareil document, l'audacieux général pouvait
+tout. Il osa tout, et, au mépris des engagements et des promesses,
+malgré les supplications et les prières, il signa le 17 octobre 1797
+le traité de Campo-Formio.
+
+Voici les clauses de ce traité qui réglaient les destinées de Venise:
+à l'Empereur étaient cédés (art. VI) l'Istrie, la Dalmatie, les
+îles de l'Adriatique, les bouches de Cattaro, Venise, les lagunes
+et les pays compris entre les États héréditaires autrichiens et une
+ligne qui, partant du Tyrol, traversait le lac de Garde jusqu'à
+Lazise, aboutissait à San Giacomo, suivait la rive gauche de l'Adige
+jusqu'à l'embouchure du canal Blanc et la rive gauche dudit canal, du
+Tartaro, de la Polesella, et du grand Pô: à la République Cisalpine
+(art. VIII) tous les États ci-devant vénitiens à l'ouest et au sud
+de la ligne précitée: à la France (art. II), les îles Ioniennes,
+Butrinto, Arta, Vonitza et les comptoirs d'Albanie. L'article I
+garantissait les biens et les personnes de tous ceux qui auraient pu
+être inquiétés par leur conduite politique ou leurs opinions. Il
+accordait à tous ceux qui voudraient émigrer un délai de trois ans
+pour vendre leurs biens, meubles ou immeubles, ou en disposer à leur
+volonté.
+
+Ainsi fut consommée cette scandaleuse iniquité. C'était comme une
+seconde édition du partage de la Pologne, et la France prêtait
+les mains à cette infamie! Bonaparte avait conscience du crime de
+lèse-nation qu'il venait de commettre. Dès le 10 octobre, même
+avant la signature du traité, il avait en quelque sorte cherché
+à s'excuser. «La ville de Venise renferme[261] il est vrai trois
+cents patriotes, avait-il écrit au Directoire, leurs intérêts seront
+stipulés dans le traité, et ils seront accueillis dans la Cisalpine.
+Le désir de quelques centaines d'hommes ne vaut pas la mort de
+20.000 Français... Si, dans tous ces calculs, je me suis trompé,
+mon coeur est pur, mes intentions sont droites.» Le 18 octobre,
+c'est-à-dire le lendemain de la signature du traité, et dans la
+lettre où il annonçait au Directoire ce grand événement, il revenait
+avec insistance sur ce sujet[262]. On eût dit qu'il cherchait à se
+disculper d'une faute que pourtant personne encore ne lui avait
+reprochée: «Je ne doute pas que la critique ne s'attache vivement à
+déprécier le traité que je viens de signer. Tous ceux cependant qui
+connaissent l'Europe et qui ont le tact des affaires seront bien
+convaincus qu'il était impossible d'arriver à un meilleur traité sans
+commencer par se battre et sans conquérir deux ou trois provinces de
+la maison d'Autriche. Cela était-il possible? oui. Probable? non.»
+Plus tard, comme gêné par un remords rétrospectif, Bonaparte est
+revenu à plusieurs reprises sur ce sujet. Il a essayé de justifier
+cette clause déplorable du traité de Campo-Formio. Mais ses excuses
+ont été ou singulières ou odieuses. Ainsi n'a-t-il pas prétendu[263]
+qu'en sacrifiant Venise il avait cherché «à jeter une pomme de
+discorde au milieu des coalisés, à changer l'état de la question,
+et à créer d'autres passions et d'autres intérêts.» Il espérait que
+la Russie et l'Angleterre seraient indisposées par cette usurpation,
+et que les puissances secondaires, la Bavière par exemple, effrayées
+par cette disparition subite d'une nation, feraient un retour sur
+elles-mêmes et deviendraient _ipso facto_ les adversaires résolues
+de l'Autriche. Il a même eu l'audace de prétendre qu'il n'avait
+agi que dans l'intérêt de Venise, pour lui faire détester la
+domination étrangère, et l'habituer peu à peu à l'idée de devenir
+partie intégrante de la grande Italie. Le passage mérite d'être
+cité[264]: «Les divers partis qui divisaient Venise s'éteindraient;
+aristocrates et démocrates se réuniraient contre le sceptre d'une
+nation étrangère. Il n'y avait pas à craindre qu'un peuple de moeurs
+aussi douces pût jamais prendre de l'affection pour un gouvernement
+allemand, et qu'une grande ville de commerce, puissance maritime
+depuis des siècles, s'attachât sincèrement à une monarchie étrangère
+à la mer et sans colonies, et, si jamais le moment de créer la nation
+italienne arrivait, cette cession ne serait point un obstacle. Les
+années que les Vénitiens auraient passées sous le joug de la maison
+d'Autriche leur feraient recevoir avec enthousiasme un gouvernement
+national, quel qu'il fût, un peu plus ou un peu moins aristocratique,
+que la capitale fût ou non fixée à Venise.»
+
+[Note 261: Passariano, _Correspondance_, III, 376.]
+
+[Note 262: Passariano, _Id._, III, 390.]
+
+[Note 263: Oeuvres de Napoléon à Sainte-Hélène. Édition de la
+_Correspondance_, t. XXIX, p. 355.]
+
+[Note 264: _Correspondance_, t. XXIX, p. 355.]
+
+Est-il possible de se jouer avec plus de cynisme des sentiments et
+des aspirations nationales? Bonaparte ne pouvait alléguer qu'une
+excuse[265], c'est qu'il avait besoin de la paix, et que, dans sa
+pensée, le traité de Campo-Formio n'était qu'une trêve passagère. Le
+fait n'en subsistait pas moins dans sa sinistre réalité. Venise était
+vendue, et vendue à celui qu'elle avait le droit d'appeler son ennemi
+héréditaire!
+
+[Note 265: Un des admirateurs de Napoléon, Stendhal, n'est-il pas
+dans le vrai, lorsqu'il écrit dans sa curieuse _Histoire de Napoléon_
+(p. 270): «À l'occupation de Venise finit la partie poétique et
+parfaitement noble de la vie de Napoléon. Désormais, pour sa
+conservation personnelle, il dut se résigner à des mesures et à des
+démarches, sans doute fort légitimes, mais qui ne peuvent plus être
+l'objet d'un enthousiasme passionné.»]
+
+
+VI
+
+Comment fut accueillie la nouvelle de ce scandaleux marché? En
+Autriche, avec bonheur; en France, avec indifférence; en Italie, avec
+terreur; à Venise avec désespoir.
+
+On comprend les sentiments de joie éprouvés par l'Autriche. Échanger
+une province éloignée contre un territoire limitrophe, relier ses
+domaines italiens à ses possessions slaves, acquérir des côtes et
+devenir, du jour au lendemain, puissance maritime, serrer de plus
+près la Turquie, ce qui lui permettrait de jouer un rôle prépondérant
+au jour prochain du partage de l'empire ottoman, certes l'Autriche
+avait le droit de s'estimer satisfaite. Elle eût été victorieuse,
+qu'elle n'eût pas exigé davantage. Bonaparte semblait aller au-devant
+de ses secrets désirs.
+
+En France, pas plus en 1797 que de nos jours, on ne se rend un compte
+bien exact des remaniements territoriaux. On savait vaguement, dans
+la masse du public s'occupant de politique extérieure, que des
+Français avaient été massacrés à Vérone et au Lido, et, dès lors,
+la cession de Venise à l'Autriche paraissait une punition et une
+vengeance méritées. On ignorait qu'un traité solennel et qui n'avait
+jamais été violé, que des engagements formels, que des promesses de
+protection et de garantie nous liaient à la nouvelle République.
+Aussi ne prêta-t-on qu'une médiocre attention à cette clause du
+traité. Bonaparte avait bien calculé. Toutes les classes de la
+société désiraient si vivement la fin de la guerre que les plaintes
+des intéressés furent comme noyées dans l'immense joie qui se
+manifesta par tout le pays à la nouvelle de la conclusion de la paix.
+
+En Italie, l'effet produit fut déplorable[266]. Les patriotes
+lombards, modénais ou romains n'eurent aucune illusion sur le sort
+qui les attendait. On avait vendu leurs frères de Venise contre
+tout droit, contre toute attente; on avait trafiqué d'eux comme à
+ces temps exécrés où les rois se partageaient les peuples à leur
+convenance; leur tour viendrait sans doute bientôt. Découragés et
+désolés, les patriotes italiens commencent à croire qu'ils ont
+été les dupes de leurs espérances. Plusieurs se taisent, d'autres
+songent à la prochaine réaction et s'organisent en sociétés secrètes.
+Lahoz et d'autres officiers, ses camarades, préparent dans l'ombre
+leur défection. C'est à ce moment qu'Alfieri compose les strophes
+vengeresses de son _Miso Gallo_ et que ses amis répètent, mais en se
+cachant, les beaux vers où il annonçait la vengeance et prophétisait
+l'avenir[267]: «Le jour viendra, oui, il viendra le jour où les
+Italiens, désormais ressuscités, reparaîtront audacieux sur le champ
+de bataille et non pas avec un fer étranger, pour s'y défendre
+lâchement, mais pour battre les Français. Ils auront à leurs flancs
+vigoureux deux éperons ardents: leur antique vertu et mes vers, le
+souvenir de ce qu'ils furent et de ce que j'ai été les embrasera
+d'une flamme irrésistible. Et, armés alors de cette fureur divine
+qu'allumèrent en moi les exploits de leurs aïeux, ils rendront mes
+chants funèbres à la France. Et je les entends déjà me dire: Ô notre
+poète, tu naquis en un siècle mauvais et pourtant c'est toi qui as
+enfanté l'ère sublime que tu prophétisais de ton vivant.»
+
+[Note 266: Il nous faut pourtant signaler une exception. Les
+Milanais, sans doute par ressentiment héréditaire, ne témoignèrent
+que peu de sympathies à Venise. Une presse, probablement vendue, se
+permit même contre l'infortunée République de cruelles attaques.
+C'est à Milan que furent publiés divers factums très violents:
+_Testamento del leone Adriatico_, _Trame degli oligarchi Venedi_,
+_I delitti della Veneta aristocratia_, etc. À Milan furent aussi
+composées et gravées de nombreuses caricatures. L'une d'entre elles
+intitulée _I funeralli della republica Adricatica_, figure le lion de
+Saint-Marc, jambes liées et tête en bas, porté, comme un trophée de
+chasse, par des soldats français. Une autre caricature est intitulée:
+_Il faut danser_, et, en effet, le Vénitien Pantalon danse d'une
+façon grotesque, mais c'est un soldat fiançais qui lui tire la barbe.]
+
+[Note 267: ALFIERI, _Conclusion du Miso Gallo_. Traduction inédite
+d'Hugues.]
+
+À Venise la douleur, l'indignation, le désespoir éclatèrent.
+Bonaparte avait écrit[268] de Passariano, le 20 octobre 1797, à
+Villetard pour lui annoncer la fatale résolution. Il lui expliquait,
+avec un cynisme de détails révoltant, qu'il fallait profiter de notre
+séjour à Venise pour tirer parti de ses ressources. Il énumérait
+avec complaisance les vaisseaux de guerre, les canons et les poudres
+qu'on devait enlever. «Il faut, disait-il, ne rien laisser qui puisse
+être utile à l'Empereur et favoriser l'établissement d'une marine
+militaire. Il faut faire aller en France tout ce qui peut être utile
+à la marine.»
+
+[Note 268: _Correspondance_, t. III, p. 395.]
+
+Pris cependant d'une pitié tardive et de scrupules rétrospectifs pour
+les infortunés[269] qu'il abandonnait après les avoir compromis, il
+informait Villetard que tous les Vénitiens qui voudraient quitter
+leur pays pour se rendre dans la République Cisalpine y jouiraient
+du titre de citoyens, et auraient trois ans pour la vente de leurs
+biens. Il consentait en outre à former un fonds de secours en
+faveur de ceux des émigrés vénitiens dont les ressources seraient
+insuffisantes. Il est vrai que cette générosité ne lui coûtait
+pas bien cher: c'était en effet la République Cisalpine et Venise
+elle-même qui en payaient les frais: la première en renonçant au
+profit des émigrés à différentes propriétés allodiales, et la seconde
+en cédant des vivres, des effets et des munitions qu'on devait vendre
+à Ferrare.
+
+[Note 269: Voir les belles lettres d'Ugo Foscolo dans Jacopo Ortis.
+Lettre du 11 octobre 1797: «Le sacrifice de notre patrie est
+consommé: tout est perdu; et la vie, si l'on daigne nous la laisser,
+ne nous servira plus qu'à déplorer nos malheurs et notre infamie.
+Mon nom est sur la liste de proscription, je le sais: mais veux-tu
+donc que, pour me soustraire à mes oppresseurs, je me livre à des
+traîtres? Console ma mère: Vaincu par ses larmes, je lui ai obéi, et
+j'ai quitté Venise pour éviter les premières persécutions qui sont
+toujours les plus cruelles.» Lettre du 13 octobre: «Dans quel lieu
+chercherai-je un asile? Sera-ce dans l'Italie, cette terre prostituée
+qui devient sans cesse le prix de la victoire? Pourrais-je voir
+devant mes yeux ces hommes qui nous ont dépouillés, insultés, vendus,
+et ne pas répandre des larmes de colère? Dévastateurs des peuples,
+ils se servent de la liberté, comme les papes se servaient des
+croisades... Et ces autres misérables, ils ont acheté notre esclavage
+et reconquis, au prix de l'or, ce qu'ils avaient lâchement perdu par
+les armes. Ah! pourquoi nous faire voir et sentir la liberté, pour
+nous la ravir ensuite pour toujours et avec tant d'infamie!»]
+
+Villetard avait été l'agent sincère et honnête d'une politique sans
+loyauté et sans honneur. Le traité de Campo-Formio le désespéra.
+Chargé par Bonaparte et d'ailleurs investi par ses fonctions de la
+terrible tâche d'informer officiellement les Vénitiens du malheur
+qui les frappait, il ne cacha pas sa tristesse, et dans le beau
+discours[270] qu'il adressa à cette occasion à la municipalité,
+il ne donna d'autre argument que la nécessité pour la France de
+songer à ses intérêts immédiats. «Quelques-uns d'entre vous, leur
+dit-il encore, à l'exemple des Ottomans vos voisins, sont décidés à
+subir le joug de la fatalité, quelques autres, comme les Vénètes,
+vos glorieux ancêtres, veulent abandonner des monceaux de chaux
+et de briques, emporter sur leurs navires leur véritable patrie
+et ce qu'il y a d'hommes libres parmi leurs concitoyens; d'autres
+enfin ont juré d'expirer sous les débris de leurs murailles plutôt
+que de les céder à l'étranger. Il ne m'appartient point de décider
+entre une résignation stoïque, une retraite honorable, et un
+dévouement généreux; mais, après avoir combattu les calomniateurs
+du gouvernement français, je viens offrir en son nom les services
+qu'il est prêt à rendre à ceux d'entre vous qui voudront se bâtir
+une autre Venise dans des lieux inaccessibles à la tyrannie. La
+République Cisalpine, à la voix de la France et de la liberté, vous
+ouvre son sein. Vous y jouirez du titre et des droits de citoyen,
+vous y trouverez un emplacement pour la nouvelle Venise soit dans les
+places fortes, soit dans les cités populeuses, soit sous l'humble
+chaume, séjour des hommes libres et vertueux. Vous pourrez emporter
+avec vous vos richesses; la République française vous en a réservé la
+faculté par les traités. Ainsi, ne pouvant garantir, à un si grand
+éloignement, l'indépendance de votre état, elle a du moins assuré des
+destinées libres à ceux qui préfèrent la liberté aux lagunes.»
+
+[Note 270: Le discours de Villetard est rapporté par BOTTA, liv. XII.]
+
+Ce discours fut accueilli par des cris de fureur. Les Vénitiens
+repoussèrent les présents de Bonaparte, qui étaient les dépouilles
+de Venise, et déclarèrent qu'ils ne céderaient qu'à la force. C'était
+en effet le seul moyen de terminer noblement une noble histoire, et
+puisque Venise était condamnée, mieux valait pour elle succomber les
+armes à la main; mais une longue oisiveté avait énervé le peuple, les
+grands tremblaient de peur. D'ailleurs une forte garnison française
+occupait déjà la ville, et les Autrichiens accouraient pour s'emparer
+de leur proie. Comment résister dans ces conditions!
+
+Quelques patriciens s'imaginèrent que la corruption, qui pendant
+si longtemps avait été leur meilleur instrument de domination, les
+sauverait peut-être. Ils envoyèrent au Directoire, sous le prétexte
+de lui demander l'autorisation de se défendre contre l'Autriche, mais
+en réalité pour reprendre les négociations de Querini avec Barras,
+et pour acheter à tout prix ses suffrages, une députation composée
+de Dandolo, Sordina, Carminati et Giuliano. Les députés se mirent en
+route. Ils étaient déjà arrivés en Piémont, quand ils furent rejoints
+par Duroc, aide de camp de Bonaparte, qui leur intima l'ordre de
+rebrousser chemin et de venir avec lui rendre compte de leur mission
+à Bonaparte, qui les attendait à Milan.
+
+Bonaparte en effet n'était pas sans inquiétude sur l'exécution du
+traité de Campo-Formio. Il savait très bien d'un côté qu'il avait
+outrepassé ses instructions et s'était mis en quelque sorte en état
+d'hostilité contre le gouvernement légal de son pays, de l'autre
+qu'il avait suscité contre lui en Italie bien des haines, et provoqué
+bien des ressentiments. Il avait en quelque sorte conscience de
+l'indignité qu'il avait commise. Au lendemain de la signature du
+traité, quand il revenait en Italie, il s'arrêta à Vicence. Interrogé
+par les Vénitiens sur les décisions prises, il n'osa pas leur avouer
+que Venise était cédée à l'Autriche. Le patriote Tiene lui ayant
+déclaré que ses amis et lui étaient disposés à tout sacrifier pour
+maintenir leur indépendance, il répliqua que la France ne disposerait
+jamais d'un peuple sur lequel elle n'avait aucun droit. Arrivé à
+Vérone, et se sentant au milieu de ses soldats, il leva le masque, et
+annonça au président Angioli que Vérone était cédée à l'Autriche,
+et, comme ce dernier éclatait en reproches: «Eh bien, eut-il la
+cruauté de répondre, défendez-vous!» Emporté par la grandeur de
+l'offense et le caractère odieux de la raillerie: «Va-t'en, traître,
+riposta Angioli, fuis ces contrées! Rends-nous les armes que tu
+nous as ravies, et nous saurons nous défendre!» Ce ne fut bientôt
+qu'un cri par toute la ville. Effrayé par cette soudaine explosion,
+et craignant peut-être de nouvelles Pâques Véronaises, Bonaparte
+partit en hâte pour Milan. Ce fut alors qu'il apprit le départ pour
+Paris de la députation vénitienne. Ces députés pouvaient réussir,
+non seulement parce que certains Directeurs étaient accessibles à
+la corruption, mais aussi parce que le Directoire tout entier était
+fort capable de saisir cette occasion de ne pas ratifier un traité
+qui lui déplaisait: dès lors toute son oeuvre était compromise. Il
+n'était plus le dispensateur des territoires en Italie, le protecteur
+de l'Autriche, le conquérant et le pacificateur: il redevenait
+le général au service de la République, et l'agent désavoué du
+gouvernement. Il importait donc à son ambition présente et à ses
+projets ultérieurs d'arrêter la négociation.
+
+Les députés vénitiens furent conduits à Bonaparte par Duroc. «J'étais
+dans le cabinet du général en chef, écrit Marmont[271], quand
+celui-ci les y reçut. Ils l'écoutèrent avec calme et dignité, et,
+quand il eut fini, Dandolo répondit. Dandolo, ordinairement dénué
+de courage, en trouva ce jour-là dans la grandeur de sa cause. Il
+parlait facilement: en ce moment il eut de l'éloquence. Il s'étendit
+sur le bien de l'indépendance et de la liberté, sur les intérêts de
+son pays et le sort misérable qui lui était réservé; sur les devoirs
+d'un bon citoyen envers sa patrie. La force de ses raisonnements, sa
+conviction, sa profonde émotion agirent sur l'esprit et sur le coeur
+de Bonaparte au point de faire couler les larmes de ses yeux. Il ne
+répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et bonté, et,
+depuis, a conservé pour Dandolo une bienveillance, une prédilection
+qui ne s'est jamais démentie.»
+
+[Note 271: _Mémoires_ de MARMONT, t. I, p. 307.]
+
+Ces larmes et cette émotion étaient peut-être sincères, mais
+Bonaparte était néanmoins décidé à faire exécuter toutes les clauses
+du traité. Villetard, dont l'émotion et le chagrin étaient réels,
+lui avait rendu compte de la triste mission dont on l'avait chargé.
+Sa lettre[272] est même touchante (24 octobre 1797): «Il fallait
+autant de stoïcisme que d'amour de la patrie pour accepter la mission
+douloureuse dont vous m'avez chargé. J'étais prêt à la remplir autant
+qu'il était en moi, mais je me réjouis du moins d'avoir trouvé,
+dans les membres du gouvernement de Venise, des âmes trop fières
+pour se prêter elles-mêmes à l'exécution des mesures que vous leur
+proposiez par mon organe. Ils iront chercher ailleurs un sol libre,
+mais ils préféreront, s'il est nécessaire, l'indigence à l'infamie.
+Ils ne voudront pas qu'on dise d'eux qu'ayant usurpé pendant quelques
+jours la souveraineté de leur nation ils ont fui en partageant ses
+dépouilles. Ils prouveront du moins par cette conduite qu'ils n'ont
+pas mérité les fers qu'on leur prépare... Huit ans de révolutions
+ne les ont point encore façonnés au malheur, et ils gémissent; ne
+les ont point mûris au machiavélisme, et ils blasphèment; ne les
+ont point corrompus à l'effronterie politique, et ils n'osent...
+Je ne vois d'autre moyen de leur être gratuitement utile que le
+régime militaire, au moyen duquel vous réglerez, par l'organe de vos
+généraux, au nom de la France, ce qu'ils refuseraient de faire au
+nom de la souveraineté du peuple, dont ils avaient la confiance.»
+Cette lettre irrita Bonaparte, sans doute parce qu'elle était vraie
+et méritée. D'ailleurs son émotion s'était dissipée. Plus que jamais
+il était résolu à ne pas céder. Au moins aurait-il pu respecter le
+malheur, et ne pas insulter ceux dont il causait la ruine. La lettre
+qu'il répondit le 26 octobre à Villetard est inexcusable. C'est un
+véritable factum à l'adresse du peuple vénitien, et en même temps un
+insolent défi porté par un vainqueur inexorable à l'ennemi qu'il
+tient sous ses pieds. Certes, ce n'est pas d'aujourd'hui que la force
+prime le droit, mais tout se paie en ce monde! Nos pères ont abusé de
+la force: nous sommes punis pour eux. Voici les principaux passages
+de cette philippique[273]:
+
+[Note 272: Elle a été conservée par BOTTA, liv. XII.]
+
+[Note 273: _Correspondance_, III, 399.]
+
+«J'ai reçu votre lettre du 3 brumaire; je n'ai rien compris à son
+contenu. Il faut que je ne me sois pas bien expliqué avec vous.
+La République française n'est liée avec la municipalité de Venise
+par aucun traité qui nous oblige à sacrifier nos intérêts et nos
+avantages à celui du comité de salut public ou de tout autre individu
+de Venise. Je sais bien qu'il en coûterait à une poignée de bavards,
+que je caractériserais bien en les appelant fous, de vouloir la
+République universelle. Je voudrais que ces messieurs vinssent faire
+une campagne d'hiver. D'ailleurs la nation vénitienne n'existe
+pas: divisé en autant d'intérêts qu'il y a de villes, efféminé
+et corrompu, aussi lâche qu'hypocrite, le peuple d'Italie, et
+spécialement le peuple vénitien, est peu fait pour la liberté. S'il
+était dans le cas de l'apprécier, et s'il a les vertus nécessaires
+pour l'acquérir, eh bien! la circonstance actuelle lui est très
+avantageuse pour le prouver: qu'il la défende!... Au reste, la
+République française ne peut pas donner, comme on paraît le croire,
+les États vénitiens; ce n'est pas que, dans la réalité, ces États
+n'appartiennent à la France par droit de conquête, mais c'est qu'il
+n'est pas dans les principes du gouvernement français de donner aucun
+peuple. Lors donc que l'armée française évacuera ce pays-ci, les
+différents gouvernements seront maîtres de prendre toutes les mesures
+qu'ils pourraient juger avantageuses à leurs pays.»
+
+Villetard n'a pas laissé un grand nom dans l'histoire, mais il aura
+l'honneur de la protestation suprême. Voici la belle réponse qu'il
+fit à Bonaparte: «Ce ne[274] sont point des bavards des fous et des
+lâches qui voudraient qu'on leur fît, aux dépens du sang français,
+une République universelle, dont je vous parlais dans ma dernière
+lettre. Je sais apprécier comme vous les phrases, la politique et
+le courage de ces sortes de gens; mais c'était de plusieurs pères
+de famille, négociants, vieillards, qui, abattus par la nouvelle
+de l'évacuation de leur pays et de l'invasion des troupes de
+l'Empereur, qui doit en être la suite, ne se sont point cru en droit
+de gouverner, lorsqu'ils n'avaient plus à le faire qu'à leur profit,
+et qu'ils ne se sentaient revêtus que d'une autorité provisoire que
+leur nation n'avait point confirmée. Croyez au reste qu'il entre dans
+leur refus de piller en quelque sorte la nation vénitienne au profit
+du parti démocratique une délicatesse et une probité malheureusement
+trop rares.»
+
+[Note 274: Lettre conservée par BOTTA, liv. XII, p. 101.]
+
+Pendant que s'échangeaient ces correspondances inutiles, la ruine
+de Venise s'achevait. On commença par la piller et ce sont les
+Français qui donnèrent l'exemple. Bien qu'aucun des articles du
+traité n'autorisât ces déprédations, les musées et les églises furent
+dépouillés des chefs-d'oeuvre qui les ornaient. Ainsi disparurent le
+_Saint Pierre martyr_, la _Foi du doge Grimani_, et le _Martyre de
+saint Laurent_ du Titien, l'_Esclave délivré_ et la _Sainte Agnès_
+du Tintoret, une vierge de Bellini, l'_Enlèvement d'Europe_ et le
+_Festin à la maison de Lévi_ par Paul Véronèse, le Jupiter Egiochus
+de la bibliothèque et près de deux cents manuscrits. Les reliquaires
+du trésor de Saint-Marc furent dépouillés de leurs pierres précieuses
+et envoyées à la Monnaie. Les officiers français ne rougirent pas
+de se partager les armes historiques que l'on conservait dans la
+salle du conseil des Dix[275]. Les collections privées ne furent pas
+épargnées. Les monuments eux-mêmes furent confisqués. On enleva le
+lion de la Piazzeta et les chevaux de bronze, attribués à Lysippe,
+qui gardaient le portail de Saint-Marc. Et ce fut un poète qui
+signala les chevaux à la rapacité française Arnault, le futur auteur
+de _Marins à Minturnes_, se trouvait alors à Venise, et voici ce
+qu'il ne rougit pas d'écrire à Bonaparte[276]: «Ces colonnes me
+rappellent qu'elles furent accompagnées de quatre superbes chevaux,
+grecs d'origine, et successivement romains et vénitiens par droit de
+conquête. Ces chevaux sont placés sur le portail de l'église ducale.
+Les Français n'ont-ils pas quelque droit à les revendiquer ou du
+moins à les accepter de la reconnaissance vénitienne? ne serait-il
+pas raisonnable aussi, de les faire accompagner par les lions que
+Morosini fit enlever au Pirée? Paris ne peut refuser un asile à ces
+pauvres proscrits, plus recommandables pourtant par leur antiquité
+que par leur beauté.»
+
+[Note 275: Cf. MINUTELLI, _Dernières cinquante années_, p. 226. Avec
+le catalogue des objets d'art enlevés à Venise.]
+
+[Note 276: Lettre du 5 juin 1797 citée par DARU (_Histoire de
+Venise_), t. VII, p. 370.]
+
+Dans les villes de province furent exercées les mêmes rapines. À
+Padoue spécialement, Masséna se permit des exactions qui compromirent
+son honorabilité et le renom de la France. Bonaparte lui-même se
+crut autorisé à emporter de Vérone la collection d'ichtyolites du
+comte Gazzola. C'est surtout à l'arsenal de Venise que se commirent
+les actes les plus odieux. Sous prétexte d'équiper la flotte qui
+devait nous mettre en possession des îles Ioniennes, on le saccagea.
+Le 16 mai 1797, Baraguey d'Hilliers écrivait à Bonaparte: «J'ai
+visité l'arsenal et je l'ai examiné minutieusement. C'est l'un
+des plus beaux de la Méditerranée. Il y a tout ce qu'il faut pour
+armer, en deux mois, moyennant la dépense de deux millions, une
+flotte de sept à huit vaisseaux de ligne de 74, six frégates de 30
+à 40 et cinq cutters. Il y a une immense quantité de canons[277]
+en fer ou en bronze, des fonderies, des bois de construction, une
+corderie magnifique, des chantiers extrêmement beaux, etc.» Toutes
+ces richesses furent gaspillées. Les bois de Cansiglio, de Montello,
+de l'Istrie, le cuivre d'Agordo, les chanvres du Ferrarais et du
+Bolonais furent vendus ou volés. Les provisions de goudron, de
+cordages, d'ancres et de ferrements, de toiles à voiles furent
+dispersées au hasard des acheteurs. Ce qu'on ne pouvait emporter ou
+vendre, on le brisa. C'est ainsi que furent coulés quelques navires
+qu'on ne pouvait utiliser, ainsi que furent brûlés le _Bucentaure_,
+ce respectable témoin des splendeurs d'autrefois, et les splendides
+barques de parade, les _Peatoni_, dont les richesses et les ornements
+excitaient l'admiration dans les fêtes ducales. Sérurier[278] et
+Haller, envoyés l'un et l'autre par Bonaparte pour consommer cette
+iniquité, se signaleront par leur acharnement. Sérurier prenait,
+Haller vendait. Après avoir vidé les magasins publics, détruit
+les ressources maritimes, anéanti, ruiné ou dispersé tout ce qui
+rappelait la gloire nationale, il ne restait plus qu'à remettre la
+ville aux Autrichiens. C'était le dernier acte de cette lamentable
+tragédie.
+
+[Note 277: D'après une indication de Cantu, on comptait 5.293 canons,
+dont 1.518 en bronze à l'arsenal, et dans les forts 4.478 canons dont
+1.925 en bronze.]
+
+[Note 278: Lettre de Bonaparte à Villetard, Milan, 2 novembre 1797.
+_Correspondance_, t. III, p. 402. «Je donne ordre au général Sérurier
+de se concerter avec la municipalité pour que tout reste tranquille
+à Venise, d'employer tous les moyens pour cela, et de fermer même la
+société d'instruction publique s'il le juge nécessaire.»]
+
+Les Autrichiens n'avaient pas attendu la conclusion du traité de
+Campo-Formio pour entrer en possession des territoires qui devaient
+leur être attribués. Dès le mois de juin, le général autrichien
+Terzi avait ordonné à son lieutenant Klenau d'entrer en Istrie et
+de s'installer à Pirano, Umago, Cittanova, Parenzo, Osseroi et
+Rovigno. En même temps, le colonel Casimir plaçait des garnisons
+sur le littoral istriote et dans les îles de Veglia, Cherso, Arbo
+et Pago. Nulle part il ne rencontra de résistance. En Dalmatie
+et sur toutes les côtes de l'Adriatique, dans ces contrées rudes
+et sauvages où la domination vénitienne avait eu tant de peine à
+s'asseoir, mais où elle était profondément enracinée, le patriotisme
+local fut comme exaspéré à la nouvelle du désastre. Partout des
+soulèvements éclatèrent. Aidés par les mercenaires esclavons qui
+étaient rentrés dans leurs villages, les paysans, surtout ceux de
+Sebenico, coururent aux armes. Ils massacrèrent le consul de France,
+pillèrent les maisons de Calafatti et Gavagnin, envoyés par Venise
+pour organiser la république démocratique, et se portèrent à tous
+les excès contre les partisans réels ou prétendus de la France. Les
+Autrichiens n'attendaient qu'un prétexte pour intervenir. Ils se
+présentèrent comme les défenseurs de l'ordre, et 4000 Autrichiens,
+commandés par Roccavina, Lusignan et Casimir, partirent pour Zara.
+Ils furent bien reçus par les habitants, mais ils ne leur laissèrent
+pas ignorer qu'ils venaient au nom de l'Empereur, en vertu de droits
+anciens et qu'ils prenaient possession de la province. Les couleurs
+autrichiennes furent déployées et les anciens soldats de Venise
+remirent le vieil étendard de Saint-Marc à leurs nouveaux camarades.
+Ce fut une cérémonie touchante. Tous ces vétérans pleuraient à
+chaudes larmes en renonçant à ce drapeau qu'ils aimaient. Les
+généraux autrichiens respectèrent ces nobles sentiments. Ils remirent
+l'étendard de Venise au vicaire général de Zaro, Mgr Armani, qui
+entonna le _De Profundis_ et l'ensevelit après que les citoyens et
+les soldats l'eurent une dernière fois baisé comme une relique.
+
+Le colonel Casimir, continuant sa marche, s'empara de Spalatro,
+Clissa, Singo, pendant que le général Roccavina entrait à Sebenico
+et se dirigeait sur les bouches de Cattaro. Les Autrichiens ne
+rencontrèrent de résistance qu'à Perasto, Risano et Geganovich.
+Partout ailleurs ils furent accueillis froidement il est vrai, mais
+avec résignation.
+
+Pendant ce temps, les Français[279] occupaient les îles Ioniennes
+et les Cisalpins mettaient garnison à Brescia, Bergame et dans les
+autres villes à eux attribuées par le traité de Campo-Formio. De tous
+côtés s'écroulait le vieil édifice, et presque sans protestation, aux
+yeux de tous, s'accomplissait le grand crime de la vente d'un peuple.
+
+[Note 279: GAFFAREL, _La France aux îles Ioniennes._ _Nouvelle
+Revue_, 1880.]
+
+La municipalité démocratique de Venise ne demandait qu'à résister.
+Elle convoqua les assemblées primaires pour savoir si les Vénitiens
+voulaient ou non conserver la liberté; mais ce n'était là qu'une
+vaine formalité. Personne n'osa prendre la parole pour soutenir
+l'honneur national. Les Autrichiens n'occupèrent la terre ferme et
+Venise qu'en 1798. Le 9 janvier, sous le commandement de Wallis, ils
+entraient à Udine, Cividale et Monte-Falcone, le 10, à Palma Nova, le
+18 seulement à Venise. Quand ils se présentèrent devant la capitale,
+non seulement ils en trouvèrent toutes les portes ouvertes, mais
+encore la populace se porta à leur rencontre, et quelques patriciens
+acceptèrent le fait accompli et cherchèrent à en profiter. Ce fut
+l'un d'entre eux, Francesco Pesaro, qui, devenu commissaire impérial,
+reçut le serment de fidélité. Le dernier doge, Manini, prêta ce
+serment entre ses mains, mais il fut saisi d'une telle émotion, qu'il
+tomba sans connaissance[280].
+
+[Note 280: DARU, t. V, p. 442.]
+
+Ainsi disparut la république vénitienne. Le peuple vénitien n'est pas
+mort avec elle, car la conscience publique proteste et protestera
+toujours contre les abus de la force. Botta[281] finissait par ces
+paroles mélancoliques le livre qu'il a consacré aux malheurs de
+Venise: «Un temps viendra, peut-être il n'est pas éloigné, où Venise
+voudra dire un amas de débris, un champ d'algues marines, aux lieux
+mêmes où s'élevait jadis une cité magnifique, la merveille du monde.
+Voilà l'oeuvre de Bonaparte!» Botta se trompait ou il exagérait
+son ressentiment. Venise est encore debout, et les Vénitiens, par
+leur magnifique résistance à l'Autriche en 1849, ont montré qu'ils
+n'étaient pas au-dessous de leur vieille réputation d'héroïsme. Mais
+le crime de Campo-Formio n'a été réparé que très tard, et il a légué
+à l'Europe, pour de longues années, comme un héritage de dangers et
+de complications. En 1866, les Autrichiens occupaient encore Venise
+et s'y maintenaient par la terreur, avec patrouilles dans les rues et
+canons braqués sur les places publiques. Depuis Venise est redevenue
+libre et appartient à une grande nation: mais ce qui doit être pour
+nous comme un dernier châtiment, comme un suprême remords, c'est que
+ce crime, commis par des mains françaises, n'a été réparé que par des
+mains prussiennes!
+
+[Note 281: BOTTA, ouv., cit., liv. XII.]
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA RÉPUBLIQUE ROMAINE
+
+ La Papauté et la Révolution. -- Affaire Hugon de Basville. --
+ La Convention et le pape Pie VI. -- Les théophilanthropes. --
+ Les instructions du Directoire à Bonaparte. -- Préparatifs
+ de guerre. -- Entrée des Français à Bologne. -- Armistice de
+ Bologne. -- Prise d'armes des pontificaux. -- Mission Mattei. --
+ Affaire de Lugo. -- Conférences de Florence. -- Seconde prise
+ d'armes des pontificaux. -- Bataille du Senio. -- Négociations
+ pour la paix. -- Paix de Tolentino. -- Joseph Bonaparte
+ ambassadeur à Rome. -- Les mécontents se groupent autour de lui.
+ -- Affaire Provera. -- Assassinat de Duphot. -- Déclaration
+ de guerre du Directoire. -- Berthier est chargé de renverser
+ le gouvernement pontifical. -- Proclamation de la République
+ Romaine. -- Expulsion de Pie VI. -- Organisation de la nouvelle
+ République. -- Déprédations et pillages. -- Révolte des Français
+ contre leur général Masséna. -- Insurrections locales. --
+ Décadence et ruine prochaine de la nouvelle République.
+
+
+Lorsque commença la Révolution française, les relations entre la
+Papauté et le nouveau régime furent tout de suite mauvaises. La
+plupart des membres de l'Assemblée Constituante, imbus des doctrines
+philosophiques de leur époque et sincèrement résolus à entrer
+dans la voie des réformes, se heurtèrent aux prétentions opposées
+de l'Église. La résistance les irrita. Ils portèrent dans cette
+lutte une animosité extraordinaire. Souvent même ils dépassèrent
+la mesure, et ne réussirent qu'à compliquer par les embarras d'une
+guerre religieuse une situation déjà fort embarrassée. Suppression
+des annates, confiscation des biens de l'Église, occupation du
+comtat Venaissin, et surtout constitution civile du clergé, telles
+furent les principales attaques dirigées contre la Papauté par les
+jansénistes, alors nombreux, de la Constituante. Le pape régnant
+était alors Pie VI. Il répondit à ces attaques en rappelant le nonce
+et en rompant toute relation diplomatique avec la France (2 août
+1791).
+
+Les ennemis de la Papauté furent heureux de cette rupture. Ils
+auraient voulu pousser les choses plus loin et forcer le roi à
+déclarer la guerre à Pie VI: mais Louis XVI, qui n'avait déjà
+sanctionné les décrets que contraint et forcé, ne voulait à aucun
+prix la guerre contre le chef de l'Église. Le Pape, de son côté,
+regrettait d'avoir été poussé à la dure extrémité d'une rupture avec
+la France. Bien que sollicité par les souverains, qui formaient
+alors une coalition contre notre pays, à entrer dans la ligue, il se
+contenta de les assurer de ses sentiments d'amitié, mais n'ordonna
+aucun préparatif militaire. Des deux côtés, tout en simulant une
+indifférence officielle, on s'occupait donc de ce qui se passait dans
+les deux pays, et il n'était pas une des journées de la révolution
+parisienne qui n'eût à Rome son retentissement et son contre-coup.
+
+Une catastrophe imprévue faillit amener la guerre directe. Un envoyé
+de la France à Rome, Hugon de Basville[282], qui avait provoqué la
+populace romaine par d'inopportunes manifestations, fut assassiné,
+et tous ceux de nos compatriotes qui résidaient alors dans la
+capitale du monde chrétien insultés, battus et pillés (janvier
+1793). Quand arriva à Paris la nouvelle de l'attentat, il n'y eut
+qu'un cri de fureur et d'indignation. À peine avait-on achevé la
+lecture du rapport adressé par le conseil exécutif que, de toutes
+parts, on réclama l'urgence. À la Convention comme dans la presse,
+ce fut un véritable débordement d'injures contre la papauté, mais
+ces déclamations n'aboutirent à rien, car on entrait alors dans la
+terrible année 1793. L'Europe entière assiégeait nos frontières.
+La guerre civile avait éclaté dans la moitié de nos départements.
+La Convention se déchirait elle-même. Dans le tumulte de ces luttes
+gigantesques, la question romaine fut oubliée. Sans doute la Papauté
+et la République romaine furent censées en état de guerre, et, de
+temps à autre, quelque ministre ou quelque journaliste, pour se
+donner un regain de popularité, proposa de marcher contre Rome et de
+laver dans le sang du dernier des pontifes l'injure de la France,
+mais le crime n'en resta pas moins impuni, et, pour employer une
+expression du temps, les cendres de Basville restèrent longtemps sans
+vengeance.
+
+[Note 282: L'affaire Basville a été étudiée et racontée avec de
+minutieux détails par Fr. MASSON. Voir ses trois ouvrages: _Le
+cardinal de Bernis depuis son ministère._ _Le département des
+affaires pendant la Révolution._ _Les Diplomates de la Révolution._
+On peut également consulter: MONTI. _In morte di Ugo Bassville,
+cantica._ VICCHI. _Saggio d'un libro intitulato: Vincenzo Monti, le
+lettere e la politica in Italia dal 1750 al 1830_ (1879).]
+
+Bonaparte fut ce vengeur. Lorsqu'il descendit en Italie, en 1796, on
+avait depuis longtemps, de part et d'autre, substitué à la guerre de
+fait la guerre de propagande. Pie VI ne se contentait pas d'ouvrir
+ses États aux émigrés et de leur assurer des ressources, il prêchait
+une véritable croisade en faveur de ceux qu'on appelait déjà les amis
+du trône et de l'autel; il encourageait à la résistance Vendéens et
+royalistes; il soutenait de ses exhortations tous ceux des membres
+du clergé, et ils étaient nombreux, qui n'avaient pas voulu prêter
+serment à la Constitution civile; il promettait à nos ennemis les
+secours du ciel, et ses représentants auprès des cours étrangères se
+faisaient remarquer par leur acharnement contre la France. Le Pape en
+un mot n'était pas le plus puissant, mais un des plus déterminés et
+des plus dangereux membres de la coalition formée contre notre pays.
+
+Il est vrai que les divers gouvernements qui se succédèrent en France
+semblaient prendre à tâche d'exciter les colères pontificales par
+leurs attaques inconsidérées. Ils ne tarissaient pas en déclamations
+sur la nécessité de renverser l'«idole romaine». C'était comme un
+thème convenu dans les discours de l'époque. Comme les souvenirs
+antiques hantaient alors les imaginations et qu'on se grisait en
+quelque sorte avec les mots de Brutus, de Tarquin ou de Capitole, les
+descendants de Camille étaient menacés d'une nouvelle invasion de
+Gaulois conduits par un autre Brennus. Ce n'étaient pas seulement
+des orateurs de club, jaloux de se fabriquer à peu de frais une
+popularité de quelques instants, ou des journalistes en quête d'un
+article retentissant; les membres du gouvernement eux-mêmes se
+laissaient aller à ces invectives passionnées. Le Directoire surtout
+se signala par cette haine rétrospective. L'un des cinq premiers
+directeurs croyait avoir contre le Pape des griefs tout particuliers.
+C'était Larévellière-Lépeaux, le très honnête mais assez ridicule
+fondateur d'une religion nouvelle, qu'il avait intitulée la
+théophilanthropie. Cet inventeur de religion avec garantie du
+gouvernement considérait Pie VI comme un rival, ou plutôt comme
+un concurrent, et ne cessait de pousser ses collègues à la guerre
+contre Rome, espérant qu'il parviendrait de la sorte à substituer
+à la superstition romaine le culte idéal de la théophilanthropie.
+C'est surtout dans ses mémoires, imprimés mais non publiés, on ne
+sait en vertu de quel scrupule, par la famille du directeur, qu'il
+faut suivre la trace de la campagne dirigée par Larévellière-Lépeaux
+contre celui qu'on appelait plaisamment son collègue. On voit,
+en parcourant ces mémoires, dont quelques exemplaires ont été
+distribués, comment le théophilanthrope, ne pouvant, comme il l'eût
+désiré, conduire à Rome les armées françaises, dirigea contre son
+ennemi toute une légion de gazetiers et de pamphlétaires, même de
+jansénistes vindicatifs, et à la propagande réactionnaire dans nos
+départements de l'Ouest répondit par la propagande démocratique et
+anticatholique dans les États pontificaux.
+
+Aussi bien les autres membres du Directoire, s'ils ne poursuivaient
+pas en Pie VI un ennemi personnel, partageaient néanmoins contre
+la Papauté la plupart des préventions de Larévellière-Lépeaux.
+Lorsqu'ils décidèrent l'entrée de Bonaparte en Italie, ils
+insistèrent dans leurs instructions au général sur la nécessité de
+détrôner le Pape et de détruire le pouvoir temporel. Pie VI était
+à leurs yeux un de leurs plus dangereux ennemis, et il n'était que
+temps de le punir de son intervention dans nos affaires intérieures.
+Les membres du Directoire n'ont jamais varié sur ce point. La chute
+de Pie VI était en quelque sorte un des axiomes de leur programme
+politique. Elle était sans doute subordonnée aux circonstances, mais
+il était entendu qu'on profiterait de ces circonstances, qu'on les
+provoquerait au besoin. Voici du reste, et nous la choisissons entre
+plusieurs, comme étant l'expression définitive des intentions du
+gouvernement français à cet égard, voici une dépêche du directeur
+Rewbell à Bonaparte, en date du 3 février 1797, très explicite et
+ne laissant aucun doute: «En portant son attention sur tous les
+obstacles qui s'opposent à l'affermissement de la Constitution
+française, le Directoire exécutif a cru s'apercevoir que le culte
+romain était celui dont tous les ennemis de la liberté pouvaient
+faire d'ici à longtemps le plus dangereux usage. Vous êtes trop
+habitué à réfléchir, citoyen général, pour n'avoir pas senti, tout
+aussi bien que nous, que la religion romaine sera toujours l'ennemie
+irréconciliable de la République, d'abord par son essence, et,
+en second lieu, parce que ses sectateurs et ses ministres ne lui
+pardonneront jamais les coups qu'elle a portés à la fortune et au
+crédit des premiers, aux préjugés des autres... Le Directoire vous
+invite donc à faire tout ce qui vous paraîtra possible pour détruire
+le gouvernement papal, de manière que, soit en mettant Rome sous une
+autre puissance, soit, ce qui serait mieux encore, en y établissant
+une forme de gouvernement intérieur qui rendrait méprisable et odieux
+le gouvernement des prêtres, de manière que le Pape et le sacré
+collège ne pussent concevoir l'espoir de jamais siéger dans Rome, et
+fussent obligés d'aller chercher un asile dans quelque lieu que ce
+fût, où au moins ils n'auraient plus de puissance temporelle.»
+
+Si Bonaparte avait suivi à la lettre ces instructions, son premier
+soin, aussitôt après la défaite des Piémontais et la conquête de
+Lombardie, eût été de courir à Rome et d'y proclamer la Révolution.
+Quelques-uns de ses lieutenants, égarés par leurs préjugés, le
+poussaient à cette entreprise. Les agents du Directoire, tous les
+partisans des doctrines jacobines, et de nombreux Italiens qui
+croyaient de bonne foi que la destruction du pouvoir temporel leur
+ouvrirait une ère de liberté sans mélange et de prospérité sans fin,
+pressaient l'heureux vainqueur d'entrer à Rome. Heureusement pour
+lui et pour son armée, Bonaparte ne céda pas à ces sollicitations.
+Il ne voulut pas s'exposer à être enfermé dans sa propre conquête.
+Il préféra engager avec l'Autriche un duel de plusieurs mois qui
+se termina par un éclatant triomphe, et se réserva d'aller plus
+tard à Rome. On a prétendu que, saisi de respect pour le Pape, il
+ne voulut pas rompre avec le chef du catholicisme. Pourtant les
+préjugés religieux ne furent jamais une entrave bien gênante pour
+Bonaparte. Bien souvent, dans le cours de sa prodigieuse carrière, il
+devait, suivant les circonstances, se servir du catholicisme comme
+d'une arme de combat, ou essayer de le réduire à l'impuissance,
+lorsqu'il croyait utile de l'annihiler. Quant à son respect pour les
+souverains et pour les vieillards, ce respect fut toujours subordonné
+à ses intérêts. Si donc, malgré les instructions très précises
+du Directoire, et la pression, souvent importune, de ceux qui
+l'entouraient, Bonaparte ne voulut pas s'engager dans une expédition
+à fond contre la Papauté, ce ne fut ni par crainte des ressources
+temporelles du chef de la catholicité, ni par respect involontaire
+et en quelque sorte inconscient pour sa personne, ce fut uniquement
+parce qu'il considérait l'Autriche comme son principal adversaire,
+et qu'il était résolu à concentrer, jusqu'à nouvel ordre, tous ses
+efforts contre l'Autriche. Il était certes trop bon tacticien pour
+se dissimuler les dangers d'une diversion tentée sur son flanc droit
+par une armée pontificale, mais il savait très bien que cette armée
+pontificale n'était pas bien redoutable, et comme chez lui les
+préoccupations militaires remportaient sur les haines politiques, il
+voulait, non sans raison, se débarrasser du plus redoutable de ses
+ennemis, l'Autriche, avant d'accabler le plus faible, c'est-à-dire le
+Pape.
+
+On se demande avec étonnement d'un autre côté pourquoi Pie VI ne
+profita pas des circonstances, puisqu'il était en lutte avec la
+France et n'ignorait pas les desseins formés contre lui par le
+Directoire, pour courir au secours de l'Autriche et empêcher, par
+cette irruption dans nos lignes, la marche en avant de Bonaparte;
+mais le Pape, pas plus lui que les autres princes italiens, ne
+s'attendait à la brusque invasion de la Péninsule par l'armée
+française; il s'attendait encore moins aux victoires répétées de
+Bonaparte. Il n'avait pas d'armée organisée, en état d'entrer en
+campagne, et, avec les ressources dont il disposait, il ne pouvait
+improviser cette armée. Il agit néanmoins dans la mesure de ses
+forces pour s'opposer à nos succès. Par ses ordres la chaire retentit
+d'emphatiques et furibondes attaques contre la France. Quelques
+exaltés allèrent même, dans l'exagération de leur zèle, jusqu'à
+traiter les Français de cannibales. On imprima, les brochures
+existent encore[283], que les Français ne croyaient ni à Dieu, ni au
+diable, mais que cependant ils adoraient des idoles, entre autres des
+bonnets phrygiens et des arbres de liberté. On répandit sur leurs
+moeurs mille contes effrayants, et les pseudo-miracles éclatèrent en
+foule. Ici des madones, exposées à la vénération des fidèles dans
+les églises ou au coin des rues avaient cligné des yeux; là elles
+avaient pleuré, ou bien une pâleur livide s'était répandue sur leurs
+joues, sans doute à l'approche de ces païens de Français. L'abbé
+Vincent Albertini[284] composa même à ce sujet un ouvrage de haute
+dévotion, qui fut distribué à profusion dans les campagnes, et où il
+se répandit en invectives contre «[285]cette race abominable d'hommes
+antisociaux et inhumains, se disant philosophes et régénérateurs».
+
+[Note 283: ANNIBALE MARIOTTI.--_Parlata intorno ad alcune imputazioni
+che si credino_ (juin 1800).]
+
+[Note 284: _Quadro storico-morali dell'Italia nazione seguita nel
+1796, e del portentoso e contemporaneo aperimente d'occhi della sagra
+imagine di Maria santissima venerata nella cattedrale di Ancona._]
+
+[Note 285: Abominal razza di antisociali e misantropi, se dicenti
+filosofi rigeneratori.]
+
+On espérait préparer ainsi contre les Français de nouvelles vêpres
+siciliennes. En effet la populace ignorante des villages, les
+montagnards des Apennins surtout, fanatisés par leurs curés et
+leurs moines, se disposèrent à une énergique résistance, mais, dans
+les grandes villes, les bourgeois et les fonctionnaires riaient de
+ces moyens séniles de réchauffer l'enthousiasme. Dans les villes
+du nord, particulièrement à Bologne, à Ferrare, et dans toutes les
+légations, qui étaient éloignées de la capitale et regrettaient leurs
+privilèges municipaux, on ne tenait nul compte de ces excitations
+officielles. On se préparait même à bien accueillir les Français, et,
+comme les grands mots de liberté et de patrie avaient profondément
+retenti dans l'Italie entière, tous ceux qui croyaient à l'avenir
+de la nation, non seulement étaient résolus à ne pas seconder
+l'action du gouvernement pontifical, mais encore n'attendaient qu'une
+occasion pour se déclarer en notre faveur. À Rome même bon nombre de
+citoyens rêvaient déjà la chute de Pie VI et le rétablissement de
+la République. L'un d'entre eux, un architecte distingué, Francesco
+Milizia[286], écrivit à ses amis des lettres qui, depuis, ont été
+publiées, et qui ne présentent pas qu'un intérêt local, car elles
+font connaître l'opinion de la bourgeoisie romaine. Or, dans ses
+lettres, Milizia parle à plusieurs reprises du dégoût que lui
+inspiraient à ses amis et à lui les menées pontificales, et de la
+sympathie qu'ils ressentaient au contraire pour les Français.
+
+[Note 286: Milizia était né à Oria, près d'Otrante, en 1725. Il vécut
+dans la familiarité des artistes les plus célèbres et du ministre
+espagnol Azara. Il a composé un _Dictionnaire biographique des
+architectes_, des _Éléments d'architecture_, etc. Les lettres de
+Milizia ont été publiées dans les _Mémoires de Ricci, traduction de
+Potter_.]
+
+Le gouvernement pontifical a toujours été admirablement informé. Pie
+VI et ses conseillers savaient donc que l'opinion publique était
+hésitante et que les succès de la France trouvaient à Rome un écho
+complaisant. Ils n'ignoraient pas d'un autre côté que le Directoire
+pressait Bonaparte d'entrer à Rome. Ils activèrent donc l'armement
+de leurs troupes et se disposèrent à intervenir directement. Le
+moment paraissait favorable. La Lombardie était mécontente, Venise
+s'agitait, Gênes et le Piémont s'insurgeaient sur nos derrières, la
+Toscane ouvrait aux Anglais Livourne et Porto-Ferraio, enfin Wurmser
+s'apprêtait à déboucher du Tyrol, pour débloquer Mantoue, à la tête
+de 70,000 hommes. Si les 20,000 pontificaux arrivaient à temps pour
+se joindre aux Autrichiens, Bonaparte était pris entre deux feux, et
+la situation de l'armée française gravement compromise.
+
+Bonaparte n'avait jusqu'alors qu'annoncé une prochaine expédition
+contre Rome. Il avait même, dans sa proclamation du 26 avril,
+parlé des cendres des vainqueurs de Tarquin que foulaient encore
+les assassins de Basville, mais il s'était contenté de cette
+période retentissante, et n'avait pas dirigé un seul de ses soldats
+contre le Pape. Il voulut néanmoins, puisque le Pape manifestait
+l'intention d'entrer en campagne contre la France, et que cette
+intervention pouvait, à un moment donné, devenir dangereuse, il
+voulut la prévenir, tout en donnant une apparence de satisfaction aux
+rancunes directoriales. Augereau reçut donc l'ordre de disperser le
+rassemblement pontifical.
+
+Les Bolonais, qui ont toujours détesté le gouvernement des prêtres,
+venaient de députer à Bonaparte les sénateurs Caprara et Malvasia et
+l'avocat Pistorini, pour le prier de les affranchir d'une domination
+abhorrée. Prompt à saisir les occasions, Bonaparte enjoignit à son
+lieutenant Augereau de marcher d'abord sur Bologne et sur Ferrare.
+Les Français y entrèrent sans résistance. L'imposante citadelle de
+Ferrare et Urbino capitulèrent sans tirer un coup de canon. Bonaparte
+arriva lui-même à Bologne le 19 juin et fut accueilli par une
+immense acclamation. Il s'empressa de renvoyer les cardinaux légats
+Pignatelli et Vincenti, et flatta l'amour-propre des Bolonais en leur
+promettant de restaurer la République[287]. Aussitôt Faenza suivit
+le mouvement, et la Romagne tout entière se détacha de la Papauté.
+Bonaparte comprit qu'il lui suffisait d'exploiter la situation pour
+effrayer Pie VI, et qu'une expédition sur Rome était à tout le moins
+inutile. «Il me sera facile d'aller jusqu'à Rome, écrivait-il[288]
+à Carnot; cependant, comme les opérations de l'Allemagne peuvent
+changer notre position d'un instant à l'autre, je crois qu'il serait
+bon qu'on me laissât la faculté de conclure l'armistice avec Rome
+ou d'y aller. Dans le premier cas, me prescrire les conditions de
+l'armistice; dans le second, me dire ce que je dois y faire, car
+mes troupes ne pourraient pas s'y maintenir longtemps. L'espace
+est immense, le fanatisme très grand.» En même temps, pour faire
+accepter plus facilement sa désobéissance aux ordres formels du
+Directoire[289], il s'étendait avec complaisance sur les moyens
+nouveaux que la révolte de la Romagne mettait à sa disposition. «Pour
+faire trembler la cour de Rome et lui faire sentir que sa magie sur
+le peuple n'aurait pas d'effet contre nous, j'ai autorisé le Sénat
+de Bologne à regarder comme nuls et non avenus tous les décrets de
+Rome, attentatoires à sa liberté. Cela fait le plus grand plaisir à
+ce pays-ci, et en sera d'autant plus sensible à la cour de Rome. Cela
+vous ouvre le chemin pour faire de ce pays, à la paix définitive,
+ce que vous jugerez convenable. Pendant tout le temps que durera
+l'armistice, nous n'aurons pas besoin de tenir de troupes ici, car,
+de la manière dont je les brouille avec la cour de Rome, ils en
+craindront toujours la vengeance et le ressentiment.»
+
+[Note 287: Bologne, 20 juin 1796. _Corresp._, I, 413.]
+
+[Note 288: Milan, 7 juin 1796, _Corresp._, I, 377.]
+
+[Note 289: _Id._, I, p. 421.]
+
+Bonaparte, en effet, songeait déjà à négocier un accommodement;
+mais, fidèle à la tactique qui lui avait plusieurs fois réussi, il
+poursuivait sa marche tout en négociant. Les unes après les autres,
+toutes les forteresses pontificales tombaient entre nos mains, et
+les canons qui garnissaient leurs murailles étaient aussitôt envoyés
+sous Mantoue pour activer le siège de la citadelle autrichienne.
+Une nouvelle division française, commandée par Vaubois, menaçait
+Rome par la Toscane, et, dès le 26 juin, arrivait à Pistoïa. Rome
+était consternée. On y parlait déjà du connétable de Bourbon; on se
+figurait que les Français allaient y renouveler les horreurs du sac
+de 1527; mais Bonaparte, qui ne partageait[290] pas contre Pie VI les
+préjugés du Directoire, ne tenait pas à s'enfoncer dans la péninsule.
+Il se rappelait que toutes les invasions françaises avaient échoué
+parce que nos soldats avaient pénétré dans le coeur de l'Italie
+avant d'en avoir occupé les avenues. D'ailleurs, il lui tardait de
+continuer contre les Autrichiens la grande lutte qui seule déciderait
+des destinées de la péninsule. Aussi accueillit-il avec empressement
+le ministre d'Espagne, Azara, auquel Pie VI avait donné plein pouvoir
+pour négocier, s'il était possible, un accommodement honorable.
+
+[Note 290: Cf. la curieuse lettre écrite par Marmont, alors aide
+de camp de Bonaparte, à son père (_Mémoires_ du Maréchal, t. I, p.
+327): «Enfin, la voix de la raison a été entendue, et le gouvernement
+renonce à une expédition aussi ridicule que dangereuse par ses
+suites. Nous n'irons pas à Rome. Notre armée n'était pas assez
+forte pour la diviser ainsi, et les dix mille hommes jetés au fond
+de la botte n'entraîneront point la grande armée dans des malheurs
+incalculables. Le plan sage, si bien conçu, de Bonaparte est adopté.
+Nous reprendrons incessamment l'offensive. Car c'est le moyen le plus
+sûr de triompher.»]
+
+Bonaparte n'attendit pas de nouvelles instructions du Directoire,
+et profita du désarroi où ses rapides manoeuvres avaient jeté la
+cour pontificale, pour signer le 23 juin, assisté de Garreau et de
+Salicetti, l'armistice de Bologne[291]. Les conditions en étaient
+dures. Il y était dit que le gouvernement français, par déférence
+pour le roi d'Espagne, consentait à suspendre les hostilités, mais
+le pape s'engageait à envoyer un plénipotentiaire à Paris pour y
+régler la paix définitive. Il relâchait les patriotes, promettait une
+indemnité pour le meurtre de Basville, fermait tous les ports de ses
+États aux ennemis de la France, consentait à ce que les légations
+de Bologne, de Ferrare et la citadelle d'Ancône continuassent à
+être occupées par nos troupes, promettait cent tableaux, cinq cents
+manuscrits et vingt et un millions, dont quinze et demi payables en
+numéraire et cinq et demi en marchandises. Les paiements se feraient
+en trois termes, dans quinze jours, un mois et trois mois. Enfin le
+Pape donnerait passage sur son territoire aux troupes françaises
+toutes les fois que la demande lui en serait adressée.
+
+[Note 291: Armistice entre la République française et le Pape
+(_Correspondance_, I, 426). Bonaparte avait, dès le 7 juin, résolu
+les conditions de cet armistice. Curieuse lettre au Directoire
+(_Correspondance_, t. I, p. 371).]
+
+Ces conditions étaient dures. Elles l'auraient été bien davantage
+sans l'adresse d'Azara qui, ne pouvant rien obtenir de Bonaparte,
+s'était retourné du côté de Carreau et de Saliceti, et avait fini par
+leur arracher l'aveu que l'armée française ne pouvait marcher sur
+Rome[292]. Il en avait aussitôt profité pour élever ses prétentions.
+Il avait notamment refusé que les trésors de Notre-Dame de Lorette
+fussent remis à la France. Bonaparte fut obligé d'ordonner une
+marche de nuit sur Ravenne. Ce fut seulement quand il eut appris
+cette nouvelle manoeuvre qu'Azara consentit à la contribution de
+vingt et un millions, dont un million figurant la rançon de Lorette.
+Dans la pensée des deux parties contractantes, les conditions de
+cet armistice n'étaient pas définitives. De part et d'autre, on ne
+cherchait qu'à gagner du temps pour reprendre ce qu'on avait donné.
+Bonaparte ne pouvait, en effet, se dissimuler qu'il avait outrepassé
+les instructions du Directoire en ménageant un souverain qu'on lui
+avait ordonné de renverser à tout prix. Aussi crut-il nécessaire
+de se justifier. Il insistait[293] sur la haine que les Bolonais
+portaient au Pape, il démontrait[294] l'importance stratégique
+d'Ancône, enfin il affirmait que l'armistice n'était qu'une
+suspension d'armes commandée par les circonstances. «L'armistice,
+écrivait-il, étant plutôt conclu avec la canicule qu'avec l'armée du
+Pape, mon opinion serait que vous ne vous pressiez pas de faire la
+paix, afin que, au mois de septembre, si nos affaires d'Allemagne
+et du nord de l'Italie vont bien, nous puissions nous emparer de
+Rome[295].» Pie VI, de son côté, ne pouvait se résigner à perdre,
+sans seulement avoir essayé de les défendre, les plus riches de ses
+provinces, et il haïssait d'autant plus la France qu'il avait été
+plus humilié par elle. Son premier soin fut de se rapprocher du roi
+de Naples, d'enrôler de nombreux mercenaires et de se mettre en état
+de prendre l'offensive à la première occasion favorable. Il appela
+même à lui, pour diriger ses troupes, un général piémontais fort
+réputé, Colli, que l'armistice conclu entre la France et le Piémont,
+venait de réduire à l'inaction et qui ne demandait qu'à entrer de
+nouveau en ligne contre son jeune vainqueur.
+
+[Note 292: Lettre de Bonaparte au Directoire, Pistoïa, 26 juin 1796.
+_Corresp._, I, 431: «Cette manière de négocier à trois est absolument
+préjudiciable aux intérêts de la République, parce qu'un homme habile
+se retourne, va chercher chez l'un ce qu'il ne peut obtenir chez
+l'autre... Azara, voyant qu'il ne pouvait obtenir de diminution,
+s'est tourné du côté des commissaires du gouvernement et il a si bien
+fait, qu'il leur a arraché notre secret, c'est-à-dire l'impossibilité
+où nous étions d'aller sur Rome. Alors il n'a été possible d'en tirer
+vingt millions qu'en faisant la nuit une marche sur Ravenne.»]
+
+[Note 293: Id. _Id._ «La légation de Bologne est une des parties les
+plus riches des États du Pape. On ne se fait pas une idée de la haine
+que cette ville a pour la domination papale.»]
+
+[Note 294: Id. _Id._ «Si jamais vous pensez qu'il est de votre
+intérêt de garder à perpétuité Ancône, je vous engage à y envoyer un
+ingénieur, afin d'accroître ses moyens de défense.»]
+
+[Note 295: Lettre au Directoire, Bologne, 21 juin. (_Correspondance_,
+t. Ier, p. 121.)]
+
+Un[296] des commissaires français envoyés à Rome pour surveiller
+l'exécution de l'armistice de Bologne, Miot, a laissé, dans ses
+Mémoires, le curieux tableau de la capitale du catholicisme à ce
+moment troublé de son histoire: «Rome, écrit-il[297], présentait
+le spectacle le plus singulier et le plus repoussant. Un sombre
+fanatisme, que les moines excitaient, et que les plus absurdes
+récits entretenaient, avait rempli toutes les âmes. Des pratiques
+religieuses, des prédications fougueuses occupaient uniquement
+toute la population, et les classes les plus élevées de la société
+n'osaient s'en abstenir. Les rues étaient encombrées de longues
+files de prêtres et de moines marchant en procession et une foule
+immense les suivait. Enfin les imaginations exaltées ne rêvaient
+que prodiges, meurtres et vengeances. Le gouvernement, loin de
+calmer cette effervescence, la fomentait sans merci et se figurait
+y trouver la plus puissante garantie contre la propagation des
+principes révolutionnaires, dont, plus que tout autre, il redoutait
+l'introduction.» Miot fut donc mal accueilli à Rome, sauf par le
+pape Pie VI, qui se montra cordial et presque affectueux; mais les
+cardinaux se détournaient de lui. Ils affectaient de le considérer
+comme un agent provocateur. Dès le mois de juillet, lorsque furent
+répandus de fâcheux bruits sur de prétendues défaites subies par
+la France, Miot fut menacé dans sa sécurité et obligé de regagner
+précipitamment la Toscane. À Spolète, il fut même entouré par la
+populace furieuse, qui jeta des pierres contre sa voiture. Il ne
+parvint qu'à grand'peine à se dégager et à s'enfuir.
+
+[Note 296: Lire dans la _Correspondance_ (I. 451) une lettre de
+Bonaparte à Miot (Bologne, 2 juillet 1796) pour le féliciter d'avoir
+accepté une mission à Rome, et le presser de partir. -- L'autre
+commissaire était Cacault. Voir dans la _Correspondance_ deux lettres
+en date du 21 juillet 1796 (t. I, p. 490-491) pour l'accréditer
+auprès du cardinal Zélada, et préciser ses instructions au sujet de
+l'exécution de l'armistice de Bologne.]
+
+[Note 297: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 112.]
+
+L'occasion attendue par le gouvernement pontifical depuis l'armistice
+de Bologne ne tarda pas à se présenter. Wurmser et ses 70 000 soldats
+dessinaient alors leur attaque (juillet 1796). Ils descendaient du
+Tyrol pour débloquer Mantoue, et, sur toute la ligne, refoulaient
+nos avant-postes. Bonaparte était obligé de lever le siège de la
+forteresse autrichienne, et concentrait ses forces pour repousser
+cette dangereuse attaque. En cas de défaite il était perdu. Pie VI,
+malgré les sages représentations du ministre d'Espagne, Azara, ne
+voulut pas attendre l'issue de la lutte. Dans l'imprudente persuasion
+que les Français allaient être chassés d'Italie, il envoya le
+cardinal Mattei reprendre possession de Ferrare, dont la garnison
+française était sortie le 21 juillet, et donna l'ordre à ses troupes
+d'entrer en campagne. «La très sainte ville par excellence, écrivait
+à ce propos l'architecte Milizia à son ami Lorenzo Lami, se rend
+plus ridicule que jamais par ses extravagances. On s'obstine encore
+à croire les exécrables Français battus et chassés d'Italie. C'est
+pourquoi l'autre matin les valeureux Romains s'attroupèrent en foule
+pour huer et poursuivre à coups de pierre et le couteau à la main
+deux commissaires français.» La populace romaine[298] n'était pas
+seule à prendre les armes. Excités par leurs curés, les paysans de
+la Romagne s'insurgeaient, et leurs bandes se concentraient à Lugo,
+dans le Ferrarais. Ne leur avait-on pas fait croire[299] tantôt que
+Bonaparte avait été battu, tantôt qu'il avait été fait prisonnier et
+enfermé dans une cage de fer, ou même qu'il avait été tué et enterré
+à Florence, dans le jardin de Miot! Aussi l'exaltation de ces bandes
+tumultueuses était-elle considérable. Elles ne croyaient pas aller au
+combat, mais plutôt au massacre. C'était, suivant une expression de
+l'époque, une Vendée pontificale qui s'organisait sur notre flanc.
+
+[Note 298: Curieuse lettre de Milizia. «Le premier jour d'août, au
+matin, le fiscal Barberini est nommé dictateur, ne quid detrimenti
+res publica capiat, et monsignor Consalvi magister equitum. Le soir,
+aux armes! Les places, les ponts, les rues, tout est encombré du
+soldats. Le palais de Montecavallo est mis en état de siège. On ne
+voit que canons, caissons, escadrons, cuirassiers et chevau-légers
+armés de carabines, troupes de ligne et gardes nationaux. Qui va ci?
+qui va là? En arrière! On ne passe pas. Le général Giustiniani, le
+général Sinibaldi, tous les généraux enfin font pendant la nuit la
+veillée qui ne fut pas celles des capacités.»]
+
+[Note 299: Lettre de Milizia à Lami.]
+
+Sur ces entrefaites, Bonaparte remporta coup sur coup les victoires
+de Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano et Saint-Georges. Wurmser
+fut enfermé à Mantoue. La cour pontificale resta seule exposée à
+notre vengeance.
+
+Bonaparte, cette fois encore, agit avec prudence. Il feignit[300] de
+considérer comme une incartade sans conséquence les démonstrations
+hostiles de la Papauté, et se contenta de réoccuper les villes cédées
+par l'armistice de Bologne. Il ordonna cependant au cardinal Mattei
+de venir le rejoindre à son quartier général. Le malencontreux
+serviteur de la Papauté croyait aller au-devant du dernier supplice,
+mais il obéit[301]. «Savez-vous, Monseigneur, se contenta de lui
+dire Bonaparte, que je peux vous faire fusiller?--Je le sais,
+répondit avec dignité le cardinal, et je ne vous demande qu'un
+quart d'heure pour me préparer à la mort.--Pas du tout, répliqua
+le général, qui admirait le vrai courage, ou qui peut-être n'avait
+cherché qu'à produire sur l'esprit de ce vieillard une impression de
+terreur, calmez-vous, ne soyez pas si irritable, et causons, car je
+suis le meilleur ami de Rome.» En effet il lui dévoila sa politique,
+et le persuada qu'au prix de quelques concessions territoriales ou
+pécuniaires, il garantirait à la Papauté le libre exercice de ses
+droits en matière religieuse. Ce n'était de la part de Bonaparte
+qu'une feinte, car il écrivait[302] au même moment à l'ambassadeur
+d'Espagne, Azara, et avait grand soin d'énumérer tous ses griefs
+contre la Papauté. Il se réservait évidemment d'agir au moment
+opportun, et, s'il avait pris soin de se poser aux yeux du cardinal
+Mattei comme le fils dévoué de l'Église, c'est parce qu'il croyait
+utile à ses desseins de ménager le Pape jusqu'à nouvel ordre, et
+pensait que Mattei serait l'instrument inconscient de ses projets.
+
+[Note 300: Lettre de Bonaparte à Cacault (I, 450). Brescia, 12 août
+1796: «Le Pape a envoyé un cardinal légat à Ferrare, dans le temps
+qu'il croyait sans doute les Français perdus. Cela est-il conforme
+au traité d'armistice que nous avons signé?... Je viens de donner
+l'ordre à ce cardinal de se rendre sur-le-champ au quartier général.»
+Cf. lettres au Directoire du 13 et du 26 août (I, 544-569).]
+
+[Note 301: Lettre de Milizia à Lami: «Si Bonaparte avait encore
+demandé une douzaine de cardinaux et six douzaines de prélats et
+douze douzaines d'abbés, le tout avec plusieurs autres musiciens de
+tout sexe, il aurait fallu qu'ils fussent tous allés se prosterner
+devant lui. Oh! Quanto abbiamo daridere!»]
+
+[Note 302: Brescia, 17 août 1796 (Correspondance, t. I, p. 541). «On
+m'assure que la cour de Rome vous a demandé de lui prouver que la
+France était érigée en République. Ou m'assure que Rome ne veut plus
+accorder de bénédictions aux Ferrarais et aux Bolonais, mais bien à
+ceux de Lugo. Joignez à cela le légat envoyé à Ferrare, et le retard
+de l'exécution de l'armistice, et le roi votre maître se convaincra
+de la mauvaise foi d'un gouvernement dont l'imbécillité égale la
+faiblesse.»]
+
+En réalité, Bonaparte avait été fort irrité de l'hostilité déclarée
+de la cour pontificale. La preuve de cette irritation, ce fut
+l'énergie sauvage avec laquelle furent dispersées les bandes de
+paysans insurgés. Ces paysans s'étaient enfermés à Lugo. Ils y
+avaient installé une sorte de gouvernement provisoire, et, ce
+qui était plus grave, ils avaient fait tomber dans une embuscade
+une soixantaine de dragons français, leur avaient coupé la tête
+et avaient exposé les cadavres dans la maison commune. Le chargé
+d'affaires d'Espagne, baron Capelletti, s'était rendu au foyer de la
+sédition et avait essayé de calmer les rebelles, mais il n'avait
+rien obtenu. Lorsque Augereau, chargé par Bonaparte de tout faire
+rentrer dans l'ordre, s'approcha de Lugo et envoya un parlementaire
+aux insurgés pour les sommer de capituler, les paysans accueillirent
+cet officier par une grêle de balles. Aussi la répression fut-elle
+terrible. Voici comment Augereau en rendit compte[303] au général
+en chef, dans le style légèrement emphatique de l'époque: «L'armée
+apostolique et son quartier général n'existent plus. Les chouans
+de la Romagne et du Ferrarais ont été chassés, battus, dispersés
+sur tous les points, et, si je ne me trompe, la fantaisie de nous
+combattre ne les reprendra pas de longtemps... Je marchai contre
+eux hier matin avec à peu près huit cents hommes d'infanterie, deux
+cents chevaux, et deux pièces d'artillerie. À une lieue et demie de
+la ville, leurs avant-postes cachés dans les chanvres commencèrent à
+fusiller. Nos éclaireurs les firent déguerpir, et les conduisirent,
+plus vite que le pas, dans la ville où ils se crurent en sûreté.
+J'y fis diriger quelques coups de canon et mettre le feu à quelques
+maisons: cet appareil, joint à une fusillade assez vive, les fit
+déloger à la hâte; ils se répandirent en désordre dans la campagne,
+où je les fis poursuivre avec chaleur. Trois cents environ restèrent
+sur la place.» Afin de prévenir le retour de révoltes semblables,
+Augereau édicta une série de mesures draconiennes: tout citoyen
+armé sera fusillé! Toute ville ou village où un Français aura été
+assassiné sera brûlée! Tout habitant convaincu d'avoir tiré sur un
+Français sera fusillé et sa maison incendiée! Tout village où sonnera
+le tocsin sera brûlé! Tout attroupement dispersé par la force[304].
+Certes la guerre a de cruelles nécessités, mais les retours de la
+fortune sont singuliers, et n'est-il pas déplorable de penser que
+d'autres peuples, dans des circonstances analogues, n'ont fait que
+suivre l'exemple que nous leur avions donné en Italie, en 1796!
+
+[Note 303: Lettre du 8 juillet 1796, citée par A. DE MONTOR. _Pie
+VI_, t. I, p. 20.]
+
+[Note 304: Sur l'affaire de Lugo on peut consulter deux lettres de
+Bonaparte au Directoire (14 juillet, t. I, p. 477) et à d'Azara
+contre Capelletti (12 août, t. I, p. 541).]
+
+En présence d'une hostilité aussi déclarée, il peut sembler étrange
+que Bonaparte n'ait pas, dès lors, cherché à briser la puissance
+pontificale, d'autant plus que les ordres du Directoire à cet égard
+devenaient de plus en plus impératifs, et que quelques-uns de ses
+lieutenants, Augereau surtout, l'engageaient à en finir au plus
+vite avec ce foyer de coalitions et de haines antifrançaises; mais
+Bonaparte ne jugeait pas gagnée d'une façon définitive la partie
+militaire. Il voulait ne s'avancer qu'à coup sûr, et, comme il
+venait d'apprendre que l'Autriche préparait contre lui un nouvel
+et formidable armement, sous les ordres d'Allwintzy, il croyait,
+non sans raison, avoir besoin de toutes ses forces pour repousser
+ce redoutable adversaire. Il venait même de rendre la liberté au
+cardinal Mattei en lui écrivant[305]: «J'aime à me persuader que
+cela n'a été de votre part que l'oubli d'un principe, dont vous avez
+trop de lumière et de connaissance de l'Évangile pour ne point être
+convaincu: que tout prêtre qui se mêle des affaires politiques ne
+mérite point les égards qui sont dus à son caractère.» Enfin, sur
+ses instances, le Directoire venait de désigner Saliceti et Garreau
+comme plénipotentiaires chargés de négocier avec la Papauté un traité
+définitif, et Mgr Lorenzo Caleppi venait d'arriver à Florence,
+avec les pleins pouvoirs du Pape, pour régler toutes les questions
+pendantes (4 septembre). Bonaparte semblait donc résolu à prévenir
+toute explosion nouvelle, et il semblait que la République française
+et l'Église, grâce à la prudence des généraux en chef, fussent à la
+veille de se réconcilier.
+
+[Note 305: Milan, 26 septembre 1796 (_Correspondance_, t. II, p. 13).
+Cf. lettre du 5 octobre (t. II, p. 37).]
+
+Or, les négociations de Florence n'aboutirent pas. Caleppi croyait
+n'avoir à discuter que les bases d'un traité politique, et les
+commissaires du Directoire lui présentèrent à l'improviste un traité
+en vingt-neuf articles, dont vingt et un publiés et huit secrets. Les
+huit articles secrets étaient relatifs à l'attitude du Saint-Siège
+vis-à-vis la Révolution, et à des projets de traités de commerce et
+de convention consulaire. Le Directoire exigeait notamment que Pie VI
+retirât tous ses brefs contre la République, contre la confiscation
+des biens de mainmorte, contre la constitution civile du clergé,
+qu'il supprimât l'inquisition, qu'il renonçât à l'usage d'avoir des
+castrats dans ses églises, etc. Caleppi fit remarquer avec raison
+que le Pape acceptait les faits accomplis, et n'avait de préférence
+pour aucune forme de gouvernement. Il allégua même comme preuve le
+bulle du 5 juillet, _Pastoralis sollicitudo_ qui avait été adressée
+«omnibus Christefidelibus catholicis communionem cum sede apostolica
+habentibus, in Gallia commorantibus, de pace servanda ac debita
+constitutis potestatibus subjectione». Il finit par déclarer qu'il ne
+pouvait rien prendre sur lui, et demanda à en référer au Saint-Siège.
+On ne lui accorda que huit jours pour accepter ou pour refuser en
+bloc les vingt-neuf articles. Pie VI assembla aussitôt le Saint-Siège
+et repoussa le traité proposé: «Sa Sainteté a reconnu avec la plus
+vive douleur, qu'outre l'article qui avait été proposé à Paris,
+et par lequel on avait voulu l'obliger à désapprouver, révoquer
+et annuler toutes les bulles, tous les brefs, tous les rescrits
+apostoliques émanés de l'autorité du Saint-Siège, et relatifs aux
+affaires de France depuis 1789, il y en avait encore d'autres qui,
+étant infiniment préjudiciables à la religion catholique et aux
+droits de l'Église, étaient par conséquent inadmissibles et elle n'a
+pas voulu entrer en discussion au sujet de ceux qui lui paraissaient
+destructifs de la souveraineté de ses États, nuisibles au bonheur et
+à la tranquillité de ses sujets, et ouvertement contraires aux égards
+dus aux autres nations et puissances, puisqu'ils ne permettaient pas
+au Saint-Siège de garder la neutralité.»
+
+Cette déclaration entraînait la rupture des conférences de Florence.
+Elle équivalait à une dénonciation des hostilités. Aussi bien la cour
+romaine semblait-elle décidée à entrer sérieusement en campagne. Le
+feld-maréchal Allwintzy venait de commencer ses opérations, et le
+début en avait été heureux. Pie VI, malgré la double leçon qu'il
+avait déjà reçue, se persuada que l'Italie allait, cette fois
+encore, devenir le tombeau des Français, et résolut de faire entrer
+ses troupes en campagne, afin de donner la main aux Autrichiens
+d'Allwintzy. Dans une cérémonie brillante, il investit le général
+Colli du commandement suprême, et le bénit comme le chef d'une
+nouvelle croisade. Les Romains semblaient pleins d'ardeur. Leur
+enthousiasme avait été surexcité par de fanatiques exhortations.
+Contributions volontaires, enrôlements, tout semblait marcher à
+souhait. On avait malheureusement escompté la victoire, et les
+illusions tombèrent bien vite, car Arcole et Rivoli furent la
+foudroyante réponse à cette levée de boucliers intempestive.
+
+Bonaparte n'avait conservé aucune illusion sur les sentiments de
+la cour pontificale. Non seulement il avait appris que le cardinal
+Albani avait été envoyé secrètement à Vienne, pour resserrer
+l'alliance autrichienne, mais encore il avait intercepté une lettre
+adressée par le cardinal Busea à l'ambassadeur à Vienne, Mgr Albani,
+qui dissipait toute équivoque. On y lisait entre autres passages:
+«Tant qu'il me sera permis d'espérer du secours de l'Empereur, je
+temporiserai résolument aux propositions de paix que les Français ont
+faites... Toujours ferme dans mes opinions, je croirais compromettre
+mon honneur en traitant avec les Français, lorsqu'une négociation est
+entamée avec la cour de Vienne.» La connivence du Saint-Siège avec
+les Autrichiens était donc parfaitement établie, et Bonaparte avait
+le droit d'accuser de trahison Pie VI et ses ministres.
+
+Aussi bien le vainqueur de Wurmser et d'Allwintzy[306] s'estimait
+fort heureux du prétexte que lui fournissait le Saint-Siège d'entrer
+en lutte contre lui. Les Autrichiens étaient refoulés en Tyrol et
+dans le Frioul, Mantoue avait capitulé, les Romains seuls étaient
+en armes. Comme il avait le champ libre, il pouvait maintenant
+marcher contre eux et les accabler. Il le pouvait d'autant mieux
+que les souverains catholiques paraissaient tout disposés à le
+laisser partager à sa guise les États pontificaux. Cacault, notre
+représentant à Rome[307], l'avait averti que l'Empereur demandait au
+Pape, pour prix de son alliance, Ferrare et Commachio. Pérignon[308]
+notre ambassadeur à Madrid, l'informait que le premier ministre
+espagnol, don Manuel Godoï, ne demandait pas mieux que de transférer
+Pie VI en Sardaigne, à condition que les États du duc de Parme
+fussent agrandis par l'annexion de quelques territoires pontificaux.
+Le roi de Naples, de son côté, soulevait de vieilles prétentions
+sur Bénévent et Ponte Corvo, et laissait entendre que, moyennant
+la cession d'Ancône, il deviendrait l'allié de la République. À
+dire vrai le Pape était abandonné de tous ceux qui auraient dû le
+soutenir, et cela au moment même où le vainqueur de l'Autriche avait
+la libre disposition de toutes ses forces, et s'apprêtait à les
+tourner contre lui.
+
+[Note 306: Curieuse lettre de Bonaparte au Directoire, en date de
+Milan, 28 décembre 1796 (_Correspondance_, II, 205).]
+
+[Note 307: Lettre du 12 janvier 1707.]
+
+[Note 308: Lettre du 6 mars 1797.--Cf. lettre du 7 janvier, adressée
+par le cardinal Busca au cardinal Albani alors à Vienne: «Je vois
+que les propositions du prince du la Paix avaient pour objet de nous
+intimider, et que, si l'on n'avait pas pour but de dépouiller le Pape
+de sa puissance temporelle, au moins voulait-on lui en retrancher une
+bonne partie. La reine d'Espagne a le plus grand désir d'agrandir
+les États de l'infant de Parme, mari de sa fille, et fera tout pour
+le contenter. Le chevalier Azira, mécontent de nous, ne laisse pas
+de souiller, mais je ne crois pas que la cour de Vienne puisse voir
+tranquillement les Espagnols maîtres des meilleures parties de
+l'Italie.»]
+
+L'armée pontificale, bien que fanatisée, bien que soutenue et
+entretenue par les dons volontaires des populations, ne pouvait
+sérieusement[309] entrer en lutte avec les soldats qui venaient
+de battre les solides régiments de Wurmser et d'Allwintzy. On le
+comprenait si bien en Italie qu'on considérait Pie VI comme battu,
+avant même que ses troupes eussent tiré un coup de fusil. Une pièce
+bouffonne, intitulée _Dialogo fra il sante Padre ed il signor Colli_,
+représente le généralissime pontifical comme profondément découragé.
+Il se plaint de l'attitude peu martiale de ses soldats, qui se
+présentent au combat un rosaire à la main, et Pie VI ne peut trouver
+pour le consoler que la promesse de donner les clefs du paradis à qui
+lui livrera Bonaparte pieds et poings liés[310]. Une caricature est
+consacrée à l'enterrement de la Papauté. Le souverain pontife est
+porté en terre sur un brancard qui se brise, pendant qu'il essaie de
+reprendre l'équilibre, en jetant les jambes en l'air et en perdant sa
+tiare. Deux généraux le précèdent pleurant à chaudes larmes et levant
+les bras au ciel. Un autre le suit sans chapeau, tout dépenaillé, et
+l'habit déchiré. Les Romains eux-mêmes ne croyaient pas au succès
+final. «Je crois, écrivait Gianni[311] à son ami l'évêque Ricci, que
+lorsque aura lieu la première défaite des soldats bénis du pape, déjà
+préparés par de saints exercices à monter au ciel, Pie VI sera alors
+saisi d'une belle peur. »
+
+[Note 309: Lettre de Milizia: «Messieurs les Romains se présentent la
+bourse à la main pour fournir des dons gratuits en faveur des armées
+pontificales, qui feront monts et merveilles. Les femmes aussi, même
+celles qui n'ont rien, donnent gratis ce qu'elles savent donner. Vous
+seriez-vous jamais attendu à voir les troupes du Pape monter à 50.000
+hommes?»]
+
+[Note 310: Castro, Ouv. cité, t. II, p. 18.]
+
+[Note 311: Lettre du 3 février 1797. Cf. les lettres de Milizia.]
+
+À vrai dire Bonaparte n'avait qu'à marcher droit devant lui, pour
+disperser le rassemblement pontifical. Le 1er février 1797, il
+dénonça l'armistice de Bologne et ouvrit les hostilités[312]. Il
+comptait tellement sur le succès que, le même jour, il l'annonçait à
+l'avance au ministre de Toscane, Manfredini: «Vous trouverez ci-joint
+plusieurs pièces relatives aux affaires actuelles avec Rome. Ces
+gens-là ont voulu se perdre, quoi qu'on ait fait pour les sauver,
+et, comme le fanatisme et l'entêtement des vieillards produit des
+résultats incalculables, ils sont gens à se perdre tout à fait.» Le
+général Colli[313] avait posté une avant-garde de 6.000 hommes à
+Castel Bolognese sur les bords du Senio. Le 3 au matin, ils furent
+attaqués par Lannes et Lahoz, et, malgré les excitations des moines
+qui parcouraient les rangs le crucifix en main, se dispersèrent
+sans résistance. Plus de 1,200 d'entre eux tombèrent entre nos
+mains. Bonaparte affecta de les considérer comme peu dangereux.
+Il les réunit après le combat, les assura de ses dispositions
+bienveillantes, et les laissa se répandre dans le pays, comme autant
+de messagers de paix. Cette politique était habile. Non seulement les
+paysans déposèrent les armes, mais toutes les villes ouvrirent leurs
+portes, Faenza, Forli, Cesena, Rimini, Fano.
+
+[Note 312: Cf. _Correspondance_. t. II. p. 291.--Lettre de Bonaparte
+à Cacault, en date du 22 janvier 1797 (_Corresp._, II, 265): «Vous
+aurez la complaisance de partir de Rome six heures après la réception
+de cette lettre, et vous viendrez à Bologne. On vous a abreuvé
+d'humiliations à Rome et on a mis tout en usage pour vous en faire
+sortir. Aujourd'hui résistez à toutes les instances: partez.»]
+
+[Note 313: Lettre de Bonaparte au Directoire (3 février).
+_Correspondance_, II, 301.]
+
+Colli avait posté le gros de ses forces en avant d'Ancône. Bonaparte
+se porta contre lui, afin de couper ses communications avec Rome.
+Le général quitta aussitôt cette position où il risquait d'être
+enveloppé, et, par Macerata, se dirigea vers le sud. Aussitôt
+Bonaparte détacha une division de son armée, commandée par Victor,
+pour prendre possession de l'importante place d'Ancône. Quelques
+milliers de pontificaux commandés par Bartolini en défendaient les
+approches. Au premier coup de canon ils se jetèrent à plat ventre,
+et se laissèrent prendre. Ce fut dans cette journée que «le général
+Lannes[314] s'avança sur le bord de la mer, et, au détour du
+chemin, se trouva face à face avec un corps de cavalerie ennemie,
+d'environ trois cents chevaux, commandé par un seigneur romain
+nommé Bischi. Lannes avait avec lui deux ou trois officiers et
+huit à dix ordonnances. À son aspect le commandant de cette troupe
+ordonne de mettre le sabre à la main. Lannes, en vrai Gascon, paya
+d'effronterie, et fit le tour le plus plaisant du monde. Il courut au
+commandant et d'un ton d'autorité lui dit: «De quel droit, monsieur,
+osez-vous faire mettre le sabre à la main? Sur-le-champ, le sabre au
+fourreau.--Subito, répond le commandant.--Que l'on mette pied à terre
+et que l'on conduise ces chevaux au quartier général.--Adesso, reprit
+le commandant, et la chose fut faite ainsi. Lannes me dit le soir:
+si je m'en étais allé, les maladroits m'auraient lâché quelques
+coups de carabine. J'ai pensé qu'il y avait moins de risques à payer
+d'audace et d'impudence.»
+
+[Note 314: _Mémoires_ de Marmont, I, 259.]
+
+Les unes après les autres toutes les villes pontificales tombaient
+entre nos mains. Après Ancône ce fut le tour de Lorette. Bonaparte y
+courut. Il voulait faire d'Ancône comme une place d'armes imprenable
+et comptait la garder à la paix générale pour s'en servir dans ses
+futurs desseins sur le monde oriental. Quant à Lorette, ce n'était
+qu'un sanctuaire enrichi par les dons des pèlerins. II n'y trouva
+que quelques bijoux et la fameuse madone qu'il se contenta d'envoyer
+au Directoire avec cette sèche mention: «La madone est en bois.»
+Partout où il passait il rassurait les populations[315], organisait
+des municipalités provisoires, et recommandait à ses soldats la plus
+stricte discipline. Il essayait même de gagner les prêtres à sa
+cause, les accablait de caresses et se servait d'eux, par exemple
+du général des Camaldules et du prieur des bénédictins de Cesena,
+Ignazio, comme d'intermédiaires auprès des paysans et des bourgeois.
+Il continuait à renvoyer les prisonniers de guerre, et annonçait
+à tous qu'il ne voulait pas détruire la religion, mais simplement
+réformer les abus du gouvernement clérical. Il avait même[316], par
+un acte de généreuse clémence, rassuré les prêtres français, émigrés
+en grand nombre dans les États pontificaux, et obligés de fuir devant
+leurs compatriotes, à la vue desquels ils se mettaient à pleurer.
+
+[Note 315: Arrêtés pris à Forli (4 février), à Pesaro (7 février), à
+Macerata (15 février). Voir _Correspondance_, II, 308, 313, 335.]
+
+[Note 316: Lettre au Directoire (_Correspondance_, II, 332): «Ils
+sont très misérables; les trois quarts pleurent quand ils voient un
+Français. D'ailleurs, à force d'en faire des battues, on les force à
+se réfugier en France. Comme ici, nous ne touchons en aucune manière
+à la religion, il vaut beaucoup mieux qu'ils y restent. Si vous
+approuvez cette mesure, et qu'elle ne contrarie pas les principes
+généraux, je tirerai de ces gens-là un grand parti en Italie.» Cf.
+Proclamation de Macerata, du 15 février 1797, t. II, p. 334.]
+
+À la nouvelle des succès inattendus de Bonaparte, Pie VI et les
+cardinaux s'étaient préparés à la fuite. Ils avaient même fait
+emballer et transporter à Terracine ce que le trésor et les églises
+contenaient de plus précieux; mais apprenant que Bonaparte ne
+se présentait nullement comme le destructeur de la religion et
+l'irréconciliable ennemi du Saint-Siège, ils reprirent courage, et
+songèrent à entamer de nouvelles négociations. Ils s'adressèrent
+aux représentants de la Toscane, de l'Espagne, de Naples même, et
+les supplièrent d'obtenir du vainqueur sinon la paix définitive au
+moins un armistice. Ce fut l'ambassadeur de Naples, le prince de
+Belmonte Pignatelli, qui prit sur lui d'aller trouver Bonaparte à
+Ancône, et de lui exposer son désir de voir signer la paix entre la
+France et Rome. La cour de Naples en effet se souciait très peu du
+voisinage des Français, et Pignatelli avait reçu l'ordre de proposer
+la médiation armée de son souverain. À cette ouverture Bonaparte
+s'emporta et déclara qu'il était tout prêt, puisque le roi de Naples
+lui jetait le gant, à le relever. Pignatelli s'était trop avancé:
+il se contenta d'offrir ses bons services et de supplier Bonaparte
+d'accorder la paix.
+
+Bonaparte songeait déjà à reprendre l'offensive contre l'Autriche. Il
+ne voulait pas s'engager dans cette nouvelle entreprise sans avoir
+terminé son différend avec le Saint-Siège. D'ailleurs Pie VI n'avait
+pas encore fait appel aux passions religieuses, et il était urgent
+de ne pas s'exposer à une guerre de principes, qui aurait peut-être
+soulevé contre les Français l'Italie entière. Il feignit donc de
+condescendre au désir exprimé par la cour de Naples, et comme au même
+moment les ambassadeurs d'Espagne et de Toscane, Azara et Massimi,
+firent auprès de lui une démarche analogue à celle de Pignatelli, il
+se déclara prêt à ouvrir des négociations. Pie VI envoya aussitôt
+auprès de lui, en qualité de plénipotentiaires, Massimi, le duc
+Braschi, Caleppi et Mattei.
+
+Le choix de ce dernier s'imposait en quelque sorte. Bonaparte avait
+toujours affecté de le considérer comme un intermédiaire nécessaire
+entre lui et la Papauté. Il l'avait choisi comme le confident[317],
+d'ailleurs très involontaire, de ses desseins. Il lui avait même
+écrit à plusieurs reprises, dès le 21 octobre 1796, alors que les
+conférences de Florence venaient d'être rompues. Il s'était plaint
+au cardinal de cette faute politique, dont il déplorait d'avance les
+conséquences, et le priait d'éclairer le Pape sur ses véritables
+intérêts. «La cour de Rome a refusé les conditions de paix que lui
+a offertes le Directoire; elle a rompu l'armistice en suspendant
+l'exécution des conditions; elle arme, elle veut la guerre, elle
+l'aura. Vous connaissez les forces et la puissance de l'armée que
+je commande. Pour détruire la puissance temporelle du Pape, il ne
+me faudrait que le vouloir. Allez à Rome, voyez le Saint-Père,
+éclairez-le sur ses véritables intérêts, arrachez-le aux intrigues
+de ceux qui veulent sa perte et celle de la cour de Rome.» Le 22
+janvier, au moment où il se décidait à entrer en campagne, il avait
+encore écrit[318] à Mattei: «Les étrangers qu'influencent la cour de
+Rome ont voulu et veulent encore perdre ce beau pays; les paroles
+de paix que je vous avais chargé de porter au Saint-Père ont été
+étouffées par ces hommes pour qui la gloire de Rome n'est rien,
+mais qui sont entièrement vendus aux cours qui les emploient. Nous
+touchons au dénouement de cette ridicule comédie. Vous êtes témoin
+du prix que j'attachais à la paix et du désir que j'avais de vous
+épargner les horreurs de la guerre, les lettres que je vous fais
+passer, et dont j'ai les originaux entre les mains, vous convaincront
+de la perfidie et de l'étourderie de ceux qui dirigent actuellement
+la cour de Rome». Un mois plus tard, le 13 février, c'est encore
+à Mattei qu'il s'adressait[319] pour se plaindre de l'aveuglement
+des conseillers de Pie VI. «On s'est rallié aux ennemis de la
+France lorsque les premières puissances de l'Europe s'empressaient
+de reconnaître la République, et de désirer la paix avec elle; on
+s'est longtemps bercé de vaines chimères, et on n'a rien oublié pour
+consommer la destruction de ce beau pays.» Il finissait sa lettre en
+assignant un terme de cinq jours pour envoyer des plénipotentiaires,
+ou sinon il ne répondait pas de l'avenir.
+
+[Note 317: Ferrare, 21 octobre (_Corresp._, II, 66). Il est vrai
+que Bonaparte, tout en affectant une grande confiance à l'égard
+du cardinal, ne cherchait au fond qu'à utiliser ses services.
+N'écrivait-il pas au Directoire, à la date du 24 octobre (_Corresp._,
+II, 68): «Je l'ai envoyé à Rome sous prétexte de négocier, mais dans
+la réalité pour m'en débarrasser.»]
+
+[Note 318: _Correspondance_, t. II, p. 264.]
+
+[Note 319: _Id._, t. II, p. 329.]
+
+Mattei était donc l'homme de la situation, mais il n'avait ni la
+finesse ni la tranquillité d'esprit nécessaires pour lutter avec
+Bonaparte. D'ailleurs, il était disposé à toutes les concessions
+politiques, pourvu qu'on ménageât les intérêts spirituels de la
+Papauté, et Bonaparte, qui ne nourrissait pas contre le Saint-Siège
+la haine irraisonnée d'un Larévellière-Lépeaux ou des sectaires
+jacobins, ne demandait pas mieux que de faire sur le terrain
+religieux toutes les concessions possibles. Mattei qui se souvenait
+encore de sa première entrevue à Ferrare avec Bonaparte, ne put
+dominer son émotion quand il se retrouva le 18 février en sa
+présence. Il n'osa pas ouvrir la bouche. Heureusement pour lui,
+Cacault, l'ancien ministre, promit de l'avertir et même de le
+réveiller à n'importe quelle heure pour le prévenir des intentions de
+Bonaparte. C'est ce qui eut lieu dans la nuit du 18 au 19 février. On
+raconte même que le duc Braschi, troublé dans son sommeil, reçut fort
+mal l'officieux intermédiaire, et que Cacault se retirait furieux,
+lorsque le cardinal Mattei se jeta à ses pieds en le conjurant de
+lui communiquer les articles du traité, et de lui accorder quelques
+heures de réflexion. À vrai dire, cette dernière précaution était
+inutile, car Bonaparte était résolu à ne rien changer aux conditions
+de ce traité, et les envoyés de Pie VI n'avaient pas à le discuter,
+mais bien à le signer.
+
+Il n'y avait pas, en effet, deux puissances belligérantes en
+présence, mais un souverain désarmé, à la merci d'un vainqueur
+tout-puissant. Que faire de ce souverain? Deux solutions se
+présentaient: le renverser ou le maintenir. Le Directoire penchait
+vers la première solution. Un des amis du Directoire, l'ancien
+évêque Grégoire, était tellement persuadé de la chute prochaine
+du Pape que, dès le 13 janvier 1797, il avait écrit à son ami et
+collègue, le réformateur Ricci: «Je ne serais pas surpris, et
+surtout je serais fort aise de voir renaître la République Romaine
+et les vertus chrétiennes y resplendir dans tout leur éclat.» Le
+Directoire, en effet, songeait sérieusement à républicaniser l'Italie
+entière, et Rome était la première puissance destinée à disparaître.
+Miot, notre représentant[320] à Florence, avait même été consulté
+sur l'opportunité de cette révolution, cela dès l'été de 1796, et,
+malgré l'avis défavorable qu'il avait donné, de nombreux agents
+avaient été envoyés en Italie pour préparer les esprits à cette
+transformation. Pour peu que Bonaparte se fût associé à ces rancunes
+et à ces projets de vengeance[321], le Saint-Siège était condamné.
+Mais Bonaparte était avant tout un homme de gouvernement. Étranger
+aux préventions et aux haines de la plupart de ses contemporains
+contre les idées que représentait la Papauté, il n'avait pas été
+sans remarquer l'immense influence que conservait encore le clergé
+catholique, et désirait le ménager pour ses desseins ultérieurs.
+Aussi, bien qu'il eût parlé à diverses reprises de la nécessité
+de détruire le pouvoir temporel, bien qu'il eût même proposé au
+Directoire de céder les États pontificaux à l'Espagne[322] en échange
+du duché de Parme, il ne désirait au fond du coeur que terrifier la
+cour romaine, puis se présenter à elle comme un sauveur. Ce n'était
+certes point par scrupule religieux qu'il voulait ménager Pie VI,
+mais uniquement parce que Pie VI pouvait lui être utile pour ses
+futurs desseins. Aussi bien, voici[323] comment il parlait du
+souverain pontife. Le 24 octobre, écrivant à Cacault, qui n'avait
+pas encore quitté Rome: «Le grand art, lui disait-il[324], est de
+se jeter réciproquement la balle, pour tromper ce vieux renard.»
+Quatre jours plus tard, s'adressant au même personnage: «Vous pouvez
+assurer le Pape, écrivait-il, que c'est en conséquence de mes
+instances particulières et réitérées que le Directoire m'a chargé
+d'ouvrir la route d'une nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus
+le titre de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège.» Lors
+de son entrée en campagne, il s'était également présenté[325] comme
+le protecteur de la religion: «L'armée française, avait-il dit dans
+sa proclamation, va entrer dans le territoire du Pape. Elle sera
+fidèle aux maximes qu'elle professe; elle protégera la religion et
+le peuple. Le soldat français porte d'une main la baïonnette, sûr
+garant de la victoire, offre de l'autre aux différentes villes et
+villages, paix, protection et sûreté.» Bonaparte était donc résolu à
+ne point pousser à fond la campagne contre le Pape, à ne pas détruire
+le pouvoir temporel. Sans doute, en agissant ainsi, il se heurtait
+contre les instructions précises du Directoire, mais n'était-il pas
+habitué à ne considérer que ce qu'il croyait son intérêt? D'ailleurs
+il avait une méthode infaillible pour triompher des hésitations du
+Directoire: il agissait, et, quand tout était réglé, il daignait
+annoncer au Directoire ce qu'il avait résolu. Ce fut ainsi que le
+13 février[326] il fit part au Directoire de son désir de signer la
+paix avec le Saint-Siège, et que le 19 cette paix fut signée, avant
+que le Directoire eût seulement reçu la lettre par laquelle il lui
+notifiait son intention de terminer le différend entre la République
+et le Saint-Siège. Cette paix porte le nom de la ville de Tolentino,
+où elle fut signée. Pie VI était maintenu dans la possession de Rome
+et de l'Ombrie, mais il renonçait à Avignon et au comtat Venaissin,
+aux légations de Bologne et de Ferrare ainsi qu'à la Romagne, il
+abandonnait Ancône jusqu'à la paix générale, se retirait de toute
+alliance formée contre la France, licenciait son armée, fermait
+ses ports aux navires de guerre des puissances ennemies de la
+France, accordait une amnistie générale, désavouait l'assassinat de
+Basville[327], rétablissait notre école des beaux-arts à Rome, nous
+cédait de nombreux objets d'art ou de science, et payait une nouvelle
+contribution de guerre de trente millions.
+
+[Note 320: MIOT. _Mémoires_, I, p. 121. Voici les conclusions de sa
+réponse au Directoire: «Une révolution complète en Italie est, selon
+moi, impossible. Si cela pouvait avoir lieu dans l'état actuel des
+esprits, elle serait terrible par les excès auxquels se porteraient
+des hommes féroces et sans principes. Elle serait sans avantages
+pour l'humanité et le bonheur de la société, parce qu'elle serait
+l'ouvrage du fanatisme et de la vengeance.»]
+
+[Note 321: On s'attendait à Rome à la prochaine arrivée de Bonaparte.
+Le club des Amis de la Liberté lui avait même écrit pour l'inviter à
+assister à l'inauguration d'une statue en son honneur. L'inscription
+avait même été rédigée à l'avance: Alexandre Boneparti, duci Gallorum
+invictissimo, quod senatum populumque Romanum, a Pontificibus maximis
+vi et metu conculcatum, in pristinum splendorem et auctoritatem
+restituent.» Cf. BARRAL, _Histoire de la chute de Venise_, p. 213.]
+
+[Note 322: Lettre du 1er février 1797 (_Corresp._, t. II, p. 271):
+«Ne pourrait-on pas donner Rome à l'Espagne? Alors nous pourrions
+restituer à l'Empereur le Milanais, le Mantouan et le duché de Parme,
+au cas où nous fussions obligés d'en passer par là afin d'accélérer
+la paix dont nous avons besoin.»]
+
+[Note 323: _Correspondance_, t. II, p. 69.]
+
+[Note 324: Vérone, 28 octobre 1796. _Correspondance_, t. II, p. 79.]
+
+[Note 325: Bologne, 1er février 1797. _Corresp._, II, 289.]
+
+[Note 326: Cette lettre du 13 février (_Correspondance_, II, 329) est
+bien curieuse: Bonaparte annonce au Directoire qu'il est partisan de
+la paix: «1º parce que cela m'évitera une discussion qui peut être
+très sérieuse avec le roi de Naples; 2º parce que le Pape et tous les
+princes se sauvant de Rome, je ne pourrai jamais en tirer ce que je
+demande; 3º parce que Rome ne peut pas exister longtemps, dépouillée
+de ses belles provinces, une révolution s'y fera toute seule; 4º
+enfin, la cour de Rome nous cédant tous ses droits sur ce pays, on
+ne pourra pas, à la paix générale, regarder cela comme un succès
+momentané, puisque ce sera une chose très finie.»]
+
+[Note 327: Article 18 du traité. Indemnité de 300,000 fr. à répartir
+entre tous ceux qui avaient souffert de l'attentat.]
+
+Ce qui subsistait du pouvoir temporel n'était plus qu'un simulacre
+de puissance, mais la République française, malgré ses déclarations
+si souvent répétées, n'en acceptait pas moins le principe. Ainsi que
+l'écrivait[328] Mattei au Pape: «Les conditions sont extrêmement
+dures et ressemblent à la capitulation d'une place assiégée. J'ai
+jusqu'à cette heure tremblé pour Votre Sainteté, pour Rome, pour
+l'État tout entier; mais Rome est sauvée, et la religion aussi.» Le
+Directoire renonçait donc à sa haine invétérée. Larévellière-Lépeaux
+laissait à son prétendu collègue un abri pour traverser les jours
+d'orage. Bien qu'imposé par la nécessité, ce traité était donc
+aussi favorable à Pie VI qu'il pouvait l'espérer après tant de
+démonstrations hostiles, et c'est ainsi que le Saint-Siège s'y
+résigna. Dès le 23 février, la paix était donc solennellement
+proclamée à Rome, et le Directoire, bien qu'à contre-coeur, se décida
+à envoyer sa ratification. Aussi bien la bonne entente ne fut pas
+et ne pouvait pas être de longue durée. Il n'y avait de sincérité
+ni d'un côté ni de l'autre. Le Pape regrettait ses concessions, et
+ses sujets épuisés par l'énorme contribution de guerre, exploités
+par les agents français, humiliés en voyant passer chaque jour les
+longues files de voitures qui emportait leurs contributions et les
+chefs-d'oeuvre de l'art[329], ne cachaient pas leur mécontentement.
+Le Directoire, de son côté, trouvait qu'il n'avait pas suffisamment
+profité de la victoire. Il ne pardonnait pas à Bonaparte de lui
+avoir, pour ainsi dire, forcé la main en signant ce traité. Le plus
+singulier c'est que Bonaparte lui-même semblait se repentir d'avoir
+été trop indulgent. Il avait écrit à Joubert pour lui annoncer
+qu'il traitait «avec cette prêtaille[330]», mais uniquement pour
+en tirer des terres et de l'argent. Le jour même de la signature
+du traité, il avait envoyé son aide de camp Marmont à Pie VI, avec
+une note respectueuse[331], où il l'assurait de son désir de lui
+prouver dans toutes les occasions son respect et sa vénération, et il
+écrivait en même temps au Directoire[332]: «Le traité est signé, mais
+rassurez-vous, Rome ne peut plus exister. Cette vieille machine se
+détraquera toute seule».
+
+[Note 328: Lettre citée par SYBEL, IV, 395.]
+
+[Note 329: Réclamations présentées à Bonaparte par le marquis
+Massimi. Voir _Correspondance_, Goritz, 25 mars 1797, t. II, p. 419.
+En effet, on ordonne de rendre les marchandises appartenant à des
+négociants romains, de lever le séquestre mis en Romagne sur des
+bénéfices dont les propriétaires résident à Rome, de restituer les
+biens et bénéfices appartenant à des princes romains. Lettres de
+Bonaparte à Pie VI (t. II, p. 418) et à Massimi (t. II, p. 419) pour
+leur annoncer ces mesures gracieuses.]
+
+[Note 330: _Correspondance_, t. II, p. 238.]
+
+[Note 331: _Id._, t. II, p. 347.]
+
+[Note 332: _Id._, t. II, p. 342.]
+
+La paix de Tolentino n'était donc et ne pouvait être qu'une trêve
+passagère. Entre deux gouvernements si opposés par leur origine,
+par leurs principes, par leurs méthodes, tout accommodement est
+impossible. La lutte, un instant interrompue, allait donc reprendre
+avec plus de force que jamais, et cette fois, entraîner pour la cour
+pontificale la plus dramatique des catastrophes.
+
+
+III
+
+Bonaparte avait obtenu du Directoire la nomination de son frère
+Joseph comme ambassadeur de France auprès de Pie VI. Doux et
+conciliant, également éloigné de la rudesse jacobine et des
+servilités de l'ancien régime, Joseph convenait à la situation. Il
+avait été fort bien accueilli[333] à Rome. Le Pape, qui gardait
+à son frère une profonde reconnaissance du traité de Tolentino,
+le traitait avec distinction. Les cardinaux le ménageaient à
+double titre, et comme représentant de la France, et comme frère
+du tout-puissant général qui résidait encore en Italie, à la tête
+de son armée victorieuse. Quant aux partisans de la France, ou du
+moins des idées françaises, et leur nombre avait singulièrement
+augmenté depuis que la terreur de nos armes les avaient délivrés de
+l'oppression sacerdotale, ils se groupaient autour de lui[334]. Le
+palais de l'ambassade était devenu comme leur lieu de réunion. Mme
+Joseph Bonaparte en faisait les honneurs avec la grâce séduisante
+et l'urbanité de bon goût qui valurent plus tard tant d'amies à la
+reine de Naples et d'Espagne. La soeur de son mari, la toute belle
+Pauline Bonaparte, fiancée au général Duphot, était auprès d'elle.
+Eugène Beauharnais, le futur vice-roi d'Italie, et Arrighi, servaient
+d'aides de camp à l'ambassadeur. Il était difficile de trouver alors
+à Rome une maison plus aimable et plus aimée.
+
+[Note 333: Joseph n'avait pas été le seul à recevoir un bon accueil.
+Voir _Mémoires de Marmont_ (I, 263) que Bonaparte avait envoyé à Rome
+pour veiller à l'exécution du traité.]
+
+[Note 334: On a conservé les noms de quelques-uns de ces libéraux:
+Sogetti, docteur Lucci, docteur Giavasetti, Bambocci, Pietro Succi,
+Zamboni, Borghe, Tomessani, Forne, Alessio Succi, etc. Cf. _Mémoires
+de Joseph_ (I) et _Correspondance_, t. II, p. 448, 2 juillet 1796.]
+
+Le parti antifrançais ne s'était pas résigné aux humiliations de
+Tolentino. Les cardinaux Busca et Albani ne rêvaient que revanche
+et vengeance. Ils affectaient à l'égard de l'ambassadeur une
+indifférence absolue, mais, profitant des privautés de leurs
+charges, ils ne cessaient de présenter au Pape, sous le jour le
+plus défavorable, tous les faits et gestes de l'ambassade. Ainsi,
+Bonaparte avait prié[335] son frère de demander au Pape un bref
+pour recommander aux prélats l'obéissance à la République. La
+Papauté qui, de tout temps, fut à peu près indifférente aux formes
+de gouvernement, aurait volontiers accédé à ce désir: mais les
+cardinaux présentèrent à Pie VI cet acte de complaisance comme
+une honteuse compromission. Ils s'opposèrent également à ce qu'il
+accordât le chapeau rouge à l'archevêque de Milan, et à ce qu'il
+reconnût sur-le-champ la République Cisalpine[336]. Ils finirent même
+par présenter comme des émissaires de la République, encouragés par
+Joseph dans leurs sinistres desseins, les jeunes artistes de l'école
+française de Rome qui, dans l'exubérance de leurs opinions, avaient
+peut-être eu le tort de ne pas assez ménager leurs expressions, mais
+n'étaient certes pas des conspirateurs. Un troisième cardinal, le
+secrétaire d'État Doria Pamphili, celui qu'on surnommait, à cause
+de sa petitesse, le bref du pape, secrètement gagné par Albani et
+Busca, entassa les dénonciations contre l'ambassade et les libéraux
+romains qu'elle était censée soutenir. Il fallut même que Bonaparte
+intervînt directement, et rappelât le soupçonneux fonctionnaire à
+des sentiments plus modérés. Le coup n'en était pas moins porté.
+Pie VI obsédé, circonvenu, irrité par ces perfides insinuations,
+commença à prêter une oreille plus favorable aux ennemis de la
+France. Ces derniers essayèrent de profiter de ce premier succès
+pour renouer contre nous une vaste coalition. Ils persuadèrent au
+Pape que le roi de Naples n'attendait qu'un mot pour voler à son
+secours, que l'amiral Nelson, au premier signal, débarquerait dans
+les États romains, et que l'Autriche, qui n'avait pas encore signé le
+traité de Campo-Formio, se joindrait aux coalisés. Ils l'engagèrent
+donc à prendre les devants, et, malgré les lourdes charges de la
+contribution de guerre, à reformer l'armée pontificale. Ils le
+poussèrent même à une démarche plus significative encore, celle de
+donner le commandement en chef de l'armée pontificale au général
+autrichien Provera.
+
+[Note 335: _Correspondance_, t. III, p. 254. Cf. Lettre du 3 août
+1797 (III, 218): «Le Pape pensera peut-être qu'il est digne de sa
+sagesse, et de la plus sainte des religions, de faire une bulle
+ou mandement qui ordonne aux prêtres de prêcher l'obéissance au
+gouvernement, et de faire tout ce qui sera en leur pouvoir pont
+consolider la constitution établie.»]
+
+[Note 336: _Correspondance_, p. 255.]
+
+Joseph n'avait pas eu besoin de beaucoup de clairvoyance pour
+se rendre compte du changement survenu dans les dispositions du
+pontife à l'égard de la France. Il n'était pas difficile de démêler
+une sourde hostilité à travers les témoignages de respect dont on
+affectait de l'accabler. Aux empressements du début avaient succédé
+les protestations officielles. Peu à peu le vide se faisait autour de
+lui, et on pressentait quelque explosion soudaine. Fidèle à son rôle
+de conciliateur, Joseph avait feint d'être la dupe de ces mensonges
+intéressés, mais il avertissait son frère et le Directoire de ces
+intrigues malveillantes[337]. En apprenant la nomination de Provera,
+qui équivalait à une déclaration de guerre, vu les sentiments bien
+connus du général autrichien, et le rôle qu'il avait joué dans la
+dernière guerre, il se décida à sortir de la neutralité et exigea le
+retrait immédiat de cette maladroite nomination.
+
+[Note 337: _Correspondance_, t. III, p. 255. Lettre à Joseph: «Il est
+indispensable que, tout en cherchant à maintenir une bonne amitié
+entre la République française et la cour de Rome, vous réprimiez
+cependant cette fureur, qui semble animer plusieurs ministres de
+cette cour, d'opprimer les hommes qui ont accueilli nos artistes ou
+servi nos ambassadeurs.»]
+
+Bonaparte fut très irrité de ce qu'il considérait à juste titre comme
+une provocation. «Ne souffrez pas, écrivit-il[338] à son frère,
+qu'un général aussi connu que M. Provera prenne le commandement des
+troupes de Rome. L'intention du Directoire exécutif n'est pas de
+laisser renouer les petites intrigues des princes d'Italie. Déployez
+un grand caractère... Dites publiquement dans Rome que si M. Provera
+a été deux fois[339] prisonnier de guerre dans cette campagne, il ne
+tardera pas à l'être une troisième. S'il vient vous voir, refusez
+de le recevoir. Je connais bien la cour de Rome, et cela seul, si
+cela est bien joué, perd cette cour». Il revenait avec insistance
+sur la nécessité de ce renvoi dans une autre lettre[340]: «Vous
+pouvez déclarer positivement à la cour de Rome que, si elle reçoit à
+son service un officier connu pour être ou avoir été au service de
+l'Empereur, toute bonne intelligence entre la France et la cour de
+Rome cesserait à l'heure même, et la guerre se trouverait déclarée».
+Les conseillers de Pie VI en effet, comme l'avait conjecturé
+Bonaparte, furent effrayés par l'énergie de cette résolution, et
+conseillèrent la prudence à leur maître. Ils ne sentaient pas le
+terrain assez solide et ne voulaient ouvrir les hostilités qu'à coup
+sûr, Provera fut donc remercié presque aussitôt que nommé, et cet
+acte de fermeté raffermit à Rome l'influence de la France.
+
+[Note 338: _Mémoires de Joseph_. Lettre écrite de Passariano, 29
+sept. 1797. Cf. _Correspondance_, t. III, p. 351.]
+
+[Note 339: En réalité, Provera avait été trois fois pris: à Cosseria,
+à la Favorite et à Mantoue.]
+
+[Note 340: Cf. Lettre écrite dans le même sens au cardinal Mattei
+(Milan, 14 novembre 1797, t. III, p. 242): «La cour de Rome commence
+à se mal conduire. Je crains bien que les maux que vous avez en
+partie épargnés à votre patrie ne tombent sur elle. Souvenez-vous
+des conseils que vous avez donnés au Pape à votre départ de Ferrare.
+Faites entendre à Sa Sainteté que, si elle continue à se laisser
+mener par le conseiller Busca et d'autres intrigants, cela finira mal
+pour nous».]
+
+Encouragés par le succès diplomatique que venait de remporter
+Joseph, tous les ennemis de la Papauté à Rome voulurent profiter
+de l'occasion pour imposer au Pape les réformes qu'ils désiraient.
+Aussi bien les États de l'Église étaient alors le pays le plus mal
+administré de l'Europe. L'arbitraire le plus absolu, le despotisme
+illimité, tempéré seulement par la mansuétude du pontife, telle
+était la règle unique. Non pas que les lois fissent défaut, ni
+même les magistrats, mais ces derniers eux-mêmes se perdaient dans
+le dédale des règlements et des décisions ayant force de loi, et,
+peu à peu, au régime de la justice s'était substitué celui du bon
+plaisir. On pouvait réclamer jusqu'à six fois la révision du même
+procès, et, comme le Pape se réservait le droit de prononcer sur
+toutes les causes pendantes, on ne possédait aucune garantie contre
+un acte de caprice ou d'arbitraire. Les singularités de la procédure
+compliquaient encore la situation. Ainsi, dans un procès criminel, ne
+paraissaient ni l'accusateur ni les témoins à charge: on demandait
+simplement à l'accusé de faire la preuve de son innocence. Même règle
+pour une affaire civile. Étiez-vous accusé, par exemple, de ne pas
+avoir payé une dette: il fallait d'abord consigner le montant de la
+somme discutée, puis prouver sa non-culpabilité, le souverain pontife
+se réservant toujours d'intervenir comme le _Deus ex machina_ de la
+tragédie antique, et avec des arguments irrésistibles. Ne s'était-il
+pas, en effet, attribué le droit de condamner aux galères «pour
+motifs à nous connus»?
+
+Il est vrai que, dans l'application, les Papes gouvernaient avec
+une grande douceur, mais cette douceur même n'est-elle pas comme
+la condamnation de l'absolutisme, puisqu'elle démontre l'absence
+de toute garantie légale? Comme l'a si bien dit un des adversaires
+les plus déterminés du gouvernement des prêtres, Doellinger[341],
+«le prêtre, lorsqu'il est investi de la toute-puissance juridique
+et administrative, résiste très difficilement à la tentation
+de soumettre ses actes officiels à l'influence de son opinion
+personnelle, de son appréciation des individus, de sa pitié, de
+ses penchants. Comme prêtre, il est avant tout le serviteur et le
+héraut de la miséricorde, du pardon de la rémission. Il oublie
+trop facilement que la loi humaine doit être sourde et inexorable,
+que toute faiblesse envers un individu est un tort fait à un ou à
+plusieurs autres. Il s'habitue peu à peu, sous l'inspiration des
+meilleures intentions, à mettre son caprice au-dessus de la loi».
+
+[Note 341: Doellinger, _Église et État_, p. 546, cité par SYBEL.
+_Europe pendant la Révolution française_, t. IV, p. 375.]
+
+Cet arbitraire dans l'exercice de la justice, on le retrouvait
+partout, dans l'agriculture, dans l'industrie, jusque dans
+l'instruction. Ainsi les paysans n'avaient pas le droit de vendre
+leurs blés avant que l'approvisionnement de la capitale n'eût été
+assuré. Un magistrat spécial, le préfet de l'annone, fixait les
+prix, et ne permettait la vente hors des États de l'Église qu'à
+quelques privilégiés, qui achetaient chèrement ses faveurs. Aussi
+les paysans ne cultivaient-ils que ce dont ils avaient besoin pour
+leur consommation immédiate. Malgré la fertilité du sol éclataient
+de fréquentes famines, et le préfet de l'annone était obligé de
+recourir aux services des corsaires barbaresques. Comme au temps de
+Tacite[342], les grands domaines, les _cillarum infinita spatia_,
+s'étendaient démesurément, la population agricole se clairsemait,
+et on n'arrivait plus à Rome qu'après avoir traversé de véritables
+solitudes. Mêmes entraves pour le commerce des bestiaux, des viandes
+fumées ou salées, des oeufs, de l'huile, etc. Dans les villes,
+les meuniers ne pouvaient travailler qu'après avoir obtenu une
+autorisation par écrit, et les boulangers de Rome étaient forcés
+d'acheter à la préfecture de l'annone leur farine et leur charbon. À
+Bologne, comme on avait imaginé une taxe sur le vin en tonneaux, il
+était interdit de le débiter en bouteilles. Peu ou point d'industrie.
+Écrasés par le grand nombre de jours fériés, par la routine, par les
+douanes, elle était réduite à l'impuissance. Tout arrivait du dehors,
+et, comme conséquence naturelle de cette dépréciation de l'industrie
+nationale, le commerce était entre les mains des étrangers.
+
+[Note 342: TACITE. _Annales_ III, 53.]
+
+Cette routine invétérée[343], ce dédain absolu du progrès matériel,
+cette immixtion du gouvernement dans tous les actes de la vie,
+telles semblent avoir été les règles immuables dont s'inspiraient
+les Papes dans la conduite et le gouvernement de leurs sujets.
+Sous leur direction le citoyen romain était, pour ainsi dire,
+surveillé dès sa naissance. On s'attachait à étouffer en lui
+tout sentiment d'indépendance intellectuelle. Livres et journaux
+étaient suspects. La littérature étrangère était un véritable fruit
+défendu, par suite des prohibitions extraordinaires de la douane.
+Les maisons d'instruction étaient pourtant assez nombreuses, mais
+on y distribuait un enseignement bien singulier. Ainsi dans les
+Universités les professeurs étaient forcés de se conformer à de
+véritables manuels approuvés par les évêques; dans les gymnases,
+le grec et les mathématiques étaient proscrits, et l'histoire ne
+figurait point sur les programmes. La science était affaire de pure
+forme. On ne demandait que de l'ingéniosité, mais toute initiative
+était formellement interdite. Quant aux écoles populaires, dirigées
+par des moines, on se contentait d'y parler aux enfants de la Vierge,
+du diable et des superstitions locales. Pour les suspects ou les
+indépendants, l'Inquisition fonctionnait toujours. Elle avait, il
+est vrai, éteint ses bûchers, mais nullement fermé ses geôles. Le
+moindre curé de paroisse n'avait-il pas le droit de condamner à
+quelques semaines de séjour dans une maison de correction tous ceux
+des habitants de sa paroisse qui ne suivaient pas les prescriptions
+de l'Église!
+
+[Note 343: GRELLMANN. _Situation de l'État papal_, Helmstadt, 1792.
+SILVAGNI. _La Corte et la societa Romana nei secoli XVIII et XIX_.
+Firenze, 1881.]
+
+En résumé, le gouvernement pontifical, animé peut-être de bonnes
+intentions, était mauvais. Les Romains ne l'ignoraient pas, non pas
+le peuple tout endormi dans une ignorance plusieurs fois séculaire
+et abêti par de ridicules superstitions, mais les bourgeois des
+villes qui avaient entendu siffler à leurs oreilles le vent de
+réformes qui agitait alors l'Europe entière, et surtout les membres
+de l'aristocratie qui voyageaient, qui lisaient, qui avaient des
+relations étendues à l'étranger, et à l'esprit desquels s'imposaient
+de désavantageuses comparaisons. Les jansénistes, encore assez
+nombreux à Rome malgré les persécutions dont ils avaient été
+l'objet, commençaient de leur côté à relever la tête. Le peuple
+était écrasé par les impôts que rendait nécessaire la contribution
+de guerre exigée par la France. Le clergé lui-même se voyait avec
+peine menacé dans ses propriétés et dans ses privilèges: en sorte
+que la fermentation était générale. Bien que le gouvernement
+pontifical, qui se sentait menacé, redoublât de précautions et de
+surveillance, on était comme dans l'attente d'événements nouveaux. On
+pressentait sinon des révolutions, au moins de prochains changements.
+L'intervention française allait donner un corps à ces vagues
+aspirations, et bon nombre de Romains, malgré la résistance de leur
+souverain, deviendront bientôt les meilleurs instruments de la
+propagande révolutionnaire[344].
+
+[Note 344: On peut consulter sur la création de la République
+romaine: ARTAUD DE MONTOR, _Histoire du pontificat de Pie VI_.--ABBÉ
+BALDASSARI (traduction Lacouture), _Vie de Pie VI_.--ABBÉ BLANCHARD,
+_Vie de Pie VI_.--PONCET, _Pie VI à Valence_ (1868).--DUPPA,
+_Relation abrégée de la destruction du gouvernement papal_, en
+1798.--ABBÉ BARRUEL, _Histoire de Pie VI_.--ABBÉ BERTRAND, _Le
+pontificat de Pie VI et l'athéisme révolutionnaire_.--BRANCADORO
+(traduction d'Auribeau), _Oraison funèbre de Pie VI_, prononcée à
+Venise le 31 octobre 1799.--BOURGOING, _Mémoires historiques sur
+Pie VI et son pontificat jusqu'à sa retraite en Toscane_.--LUDOVIC
+SCIOUT, _Le Directoire et la République romaine_ (Revue des
+questions historiques, janvier 1886).--SILVAGNI, _La Corte e la
+societa Romana nei secoli XVIII et XIX_ (1881). En outre, il existe
+à la Bibliothèque nationale (Lb. 620) un recueil factice en deux
+tomes (297 pièces dans le premier et 241 dans le second) intitulé:
+_Collezione della stampe publicale dal di 22 piovoso fino a tutto
+l'anno VI dell ere repub., con l'indice in principio cronologico
+analitico delle med, ed attro in fine alfabetico delle materie
+spellanti o relative al ministre delle finanze_. Voici l'indication
+des principales pièces de ces deux volumes:
+
+T. I: 2. Proclamation de Berthier pour le respect du culte, des
+ambassadeurs et des étrangers.--5. Ordre du trésorier général romain
+G. Della Porta pour la déclaration des effets en marchandises
+appartenant aux nations en guerre avec la Rép. française.--9.
+Proclamation de la République romaine.--11. Ordonnance de Berthier
+sur l'exclusion des émigrés français.--13. Suppression du droit
+d'asile et de juridiction des ambassadeurs.--15. Affectation d'une
+partie des biens religieux à l'extinction du papier monnaie.--27.
+Programme de la fête funèbre en l'honneur du général Duphot.--31.
+Avis du ministre de l'intérieur, Ennio Visconti, pour calmer les
+inquiétudes des habitants des campagnes et les engager à reprendre
+leurs travaux.--34. Proclamation des consuls au peuple et au clergé,
+au sujet du fanatisme religieux.--35. Id. au sujet de l'insurrection
+des Transtévérins, du 7 ventôse.--53. Ordre aux Transtévérins de
+déposer leurs armes.--68. Proclamation du ministre de la police,
+Giuseppe Toriglioni, relative aux armes de la République romaine
+à poser sur tous les édifices publics.--76. Proclamation d'Ennio
+Visconti pour procurer des vêtements aux soldats.--87. Police des
+théâtres.--90. Ordonnance du général Vial, commandant la place de
+Rome, contre les excitations hostiles de quelques prédicateurs.--101.
+Programme de la fête de la Fédération.--105. Arrêté de Toriglioni
+déclarant ennemis de la République ceux qui refuseraient de
+recevoir le papier monnaie.--122. Ministre de l'intérieur, Camille
+Corona, annonce distribution des secours aux pauvres.--126. Ordre
+de Toriglioni aux marchands d'étoffes de tenir leurs magasins
+ouverts.--139. Id. à tous les marchands de comestibles.--110. Ordre
+à tous les étrangers non domiciliés de sortir de Rome.--149. Vente
+de biens nationaux.--169. Décret des consuls pour l'organisation de
+la garde nationale.--197. Défense aux Français d'acheter du savon
+sans être munis d'un ordre du commandant de place.--202. Défense
+d'exporter les dentées nécessaires à l'alimentation.--203. Défense
+de recevoir des novices dans les couvents.--205. Défense de loger
+les étrangers sans autorisation.--209. Ordre d'arrêter tous les
+prêtres des communes où pourraient éclater des insurrections.--215.
+Suspension de toutes les permissions de chasse.--225. Ministre des
+finances, Bufalini, annonce prohibition des marchandises anglaises,
+russes et portugaises à la foire de Sinigaglia.--227. Décret des
+consuls ordonnant aux citoyens de livrer la moitié de leur argenterie
+à titre de prêt forcé.--233. Organisation judiciaire.--238. Réduction
+du nombre des fêtes.--249. Décret de Gouvion Saint-Cyr portant
+défense aux citoyens de porter le plumet tricolore ou des habits
+garnis de galons d'or et d'argent.--254. Condamnation de Pierre
+Borga, accusé de propos séditieux.--264. État des personnes qui ont
+payé l'amende de trois piastres pour ne pas avoir illuminé leurs
+fenêtres.--273. Ordre à tous les Français non fonctionnaires de
+sortir de Rome.--291. Avis des grands édiles, Maggi, Franchi et Laute
+aux paysans contre les instigations antirépublicaines.
+
+T. II: 4. Indication des objets que peuvent emporter de leur
+couvent les religieuses qui renoncent à la vie monastique.--9.
+Fixation du revenu des évêques.--10. Suppression de toutes
+les corporations et associations laïques.--12. Aliénation de
+biens nationaux pour les fournitures de l'armée française.--13.
+Secours aux agriculteurs pauvres.--16. Dissolution du cercle dit
+constitutionnel.--23. Avis des membres du tribunal d'appel pour
+engager les défenseurs à ne jamais s'écarter des règles de la décence
+et de la modération.--30. Ordonnance de Gouvion de Saint-Cyr pour la
+suppression des clubs.--31. Ordonnance des consuls pour interdire
+aux fonctionnaires de recevoir ou laisser leurs domestiques exiger
+aucun pot-de-vin.--40. Introduction du calendrier républicain.--60.
+Soumission des Juifs à la loi commune.--73. Ordonnance des grands
+édiles relative aux aqueducs et fontaines publiques de Rome.--97.
+Décret de Macdonald contre les membres de la compagnie de la
+Foi-de-Jésus.--100. Répression des troubles dans le département
+de Circeo.--103. Arrêté Bufalini enjoignant aux propriétaires de
+déclarer leur revenu, afin d'assurer l'exécution de la loi sur
+l'emprunt forcé.--106. Décret de Macdonald contre les auteurs et
+instigateurs de troubles.--125. Ordre à tous les propriétaires de
+grains récoltés dans la saison courante de donner aux autorités
+le détail de ce qu'ils en possèdent.--136. Décret de Macdonald
+contre attroupements séditieux.--140, 141, 142. Condamnation de
+Belardini, Trina, Patughelli.--166. Décret de Macdonald sur les
+biens des établissements laïques supprimés, qui passeront aux
+hôpitaux.--168. Proclamation de Duport, Florent et Bertolio, au sujet
+des bruits malveillants répandus contre l'expédition d'Égypte.--186.
+Règlement de la poste aux lettres et de la poste aux chevaux.--200.
+Proclamation Duport et Bertolio contre les prévaricateurs et les
+ennemis de la République.--206. Décret de Macdonald supprimant
+plusieurs monastères à Rome.--221. Id. contre les émigrés.--227.
+Proclamation des consuls au sujet des victoires en Égypte, et ordre
+d'illuminer.--229. Décret de Macdonald acceptant démission des
+consuls Reppi, Angelucci, Matheis, et destituant consuls Panazzi
+et Visconti.--231. Nomination de nouveaux consuls.--236. Grande
+fête pour célébrer l'anniversaire de la fondation de la République
+française.]
+
+Au commencement de décembre 1797, le sculpteur Ceracchi, et un
+notaire de Pérouse, Agretti, tous deux connus par l'exaltation
+de leurs sentiments avaient cru le moment venu de provoquer
+l'explosion. Ils avaient eu l'audace de planter en plein jour un
+arbre de la liberté sur le Monte Pincio, mais la police avait
+dispersé le rassemblement, et cette tentative inopportune, tout de
+suite désavouée par l'ambassadeur de France, avait misérablement
+avorté. Quelques jours plus tard, le 26 décembre, on vint avertir
+Joseph qu'une révolution éclaterait pendant la nuit, et que la
+République serait proclamée. Joseph fit remarquer aux messagers que
+son caractère officiel lui interdisait d'accueillir une pareille
+communication, et il les engagea, dans leur intérêt, à renoncer à une
+entreprise qui ne pouvait aboutir. Les conjurés se retirèrent fort
+mécontents, mais sans renoncer à leur dessein.
+
+Le lendemain 27, de grand matin, l'ambassadeur d'Espagne Azara,
+qui s'était lié d'amitié avec Joseph, courut le prévenir que la
+conspiration était découverte, et qu'un mouvement se préparait
+contre les Français, secrètement encouragé par le Pape. Joseph lui
+répondit, et c'était la vérité, qu'il avait toujours observé la plus
+stricte neutralité, et qu'il espérait que le secrétaire d'État, Doria
+Pamphili, saurait faire respecter l'hôtel de l'ambassade. Quelques
+heures après, un rassemblement se formait à la villa Médicis,
+c'est-à-dire à l'Académie de France. Des cris étaient poussés de
+vive la République! Tous les conjurés portaient au chapeau la
+cocarde tricolore; ils semblaient donc agir de connivence avec la
+France; mais leur voix ne rencontra nul écho, et, quand la troupe
+arriva, le rassemblement se dispersa, en abandonnant sur le terrain
+un sac rempli de cocardes françaises; ce qui semblait indiquer que
+les Français n'étaient pas étrangers à cette manifestation, et
+qu'ils comptaient en profiter. Joseph se transporta aussitôt chez
+le secrétaire d'État et protesta avec énergie. Il s'étonna de la
+facilité et de l'à-propos avec lequel on avait trouvé sur le terrain
+une pièce à conviction aussi importante que le sac de cocardes, et
+n'eut pas de peine à démontrer l'intervention officieuse de la police
+romaine. D'ailleurs, afin de prévenir jusqu'à l'ombre d'un soupçon,
+il demanda qu'on arrêtât tous les individus non compris dans la
+liste des Français ou des Romains attachés à l'ambassade, et qu'on
+trouverait dans les limites de la juridiction française. Il était
+difficile d'agir plus correctement, et Joseph mettait de son côté et
+la légalité et les apparences de la légalité.
+
+Le 28 décembre, un nouveau rassemblement se forma sous les fenêtres
+de l'ambassade. Un artiste prit la parole, et déclama avec véhémence
+contre le gouvernement pontifical. Peu à peu l'attroupement
+grossissait. On y remarquait des individus notoirement connus pour
+appartenir à la police. C'était visiblement une provocation que l'on
+cherchait. Joseph donna l'ordre à ses gens de fermer les portes de
+l'hôtel et alla revêtir son costume officiel. À peine était-il monté
+dans sa chambre qu'une décharge retentit. Un piquet de cavalerie
+venait d'entourer les conjurés, au moment où on les repoussait de la
+cour, et les avait fusillés à bout portant.
+
+Après un moment de stupeur, des cris éclatèrent, cris de fureur et de
+plainte. Les portes de l'hôtel furent enfoncées, et ces malheureuses
+victimes de la politique s'y précipitèrent dans l'espoir d'y trouver
+un refuge. Joseph, entouré de Duphot, Arrighi, Beauharnais, de
+quelques employés et serviteurs, s'élance à leur rencontre. Une
+compagnie d'infanterie suivait les cavaliers. Elle s'arrête un
+moment à la vue de l'ambassadeur, et rétrograde, mais pour tirer
+plus à l'aise dans cette foule compacte. Cette fois la décharge est
+meurtrière: les morts et les mourants jonchent le sol. Le général
+Duphot, indigné, et n'écoutant que la voix de l'honneur, court aux
+soldats pontificaux et les somme de cesser le feu. Les soldats le
+saisissent, et l'entraînent vers la porte Septiminiana. Bientôt un
+coup de feu l'atteint en pleine poitrine. Il tire son épée. Un second
+coup le jette par terre, et cinquante fusils sont déchargés sur son
+cadavre. Joseph, Arrighi, Beauharnais et les autres Français n'ont
+que le temps de s'enfuir à l'hôtel. Ils en fermaient les portes,
+quand ils essuyèrent le feu d'une seconde compagnie d'infanterie,
+qui accourait au pas de charge, et cribla de ses balles les fenêtres
+et les murs de l'ambassade. De toute évidence le guet-à-pens était
+prémédité. Ce rassemblement suspect, ce piquet de cavalerie et ces
+compagnies d'infanterie qui arrivent à point nommé, ces décharges
+répétées sans sommation préalable, les ennemis de la France avaient
+tout combiné pour que, dans le tumulte, l'ambassadeur fût assassiné.
+C'était une vengeance italienne, tramée avec art, exécutée de
+sang-froid, et qui n'avait échoué que par hasard.
+
+Au premier moment, le personnel de l'ambassade fut épouvanté. Une
+vingtaine de cadavres jonchaient la cour; de nombreux blessés se
+traînaient en gémissant sur les pavés. Une foule de personnages
+à mine suspecte rôdaient dans les chambres, tous prêts à piller
+ou à tuer. Mme Bonaparte fondait en larmes, Pauline, qui venait
+d'apprendre la mort de son fiancé, éclatait en sanglots, et le feu
+ne discontinuait pas. Joseph, avec une admirable énergie, rassura
+tout le monde et organisa la résistance. Il commença par expulser de
+l'hôtel tous les sinistres rôdeurs qui le remplissaient, ramassa les
+blessés et envoya demander des secours au cardinal Doria Pamphili.
+Bientôt la petite colonie française se raffermit. Au désespoir
+succéda la fureur. Bravant la fusillade, quelques serviteurs
+poussèrent le courage jusqu'à aller chercher le cadavre de Duphot.
+Ce n'était plus qu'une masse informe. Les pontificaux l'avaient
+dépouillé de ses vêtements, et avaient criblé ce misérable cadavre de
+coups de baïonnette ou de pierres. On sut plus tard que le capitaine
+de la compagnie, il se nommait Amadeo, s'était approprié l'épée et le
+ceinturon du général, le curé de la paroisse avait pris sa montre,
+d'autres assassins s'étaient partagé ses dépouilles[345].
+
+[Note 345: Voir dans les _Mémoires de Joseph_ la longue et
+intéressante dépêche qu'il adressa à Talleyrand, le 30 décembre 1797,
+et la réponse de ce dernier.--Cf. Lettre de l'abbé Masi à Ricci
+(POTTER, III, 243), en date du 20 décembre 1797, où est raconté tout
+au long l'attentat. Voir également le rapport, rédigé en français,
+afin d'être communiqué à l'ambassadeur, du chef de la patrouille
+romaine. Ce rapport, daté du 28 décembre 1798, a été inséré par
+Artaud de Montor dans son _Histoire de Pie VII_, t. I, p. 41.
+
+«La patrouille de ronde de la caserne Pont-Sixte, composée du chef
+Macchiola et de six soldats, était sortie vers les vingt-deux heures
+et demie et se trouva poursuivie d'une multitude de peuple armé, dont
+le plus grand nombre portait la cocarde nationale. Le chef de ladite
+patrouille ayant été averti par les citadins de se retirer, parce
+qu'il y avoit un projet de le désarmer, le susdit chef, d'après cet
+avis et vu l'inégalité des forces qui le mettoit dans l'impossibilité
+de se défendre, jugea à propos de se retirer dans son quartier pour y
+prendre les mesures convenables.
+
+Dans sa retraite, il fut insulté par les cris et les sifflets du
+peuple dont la fureur le poursuivit même jusqu'à son quartier. Le
+tumulte fit penser aux officiers de la compagnie qu'il était à
+propos de faire armer tous les individus qui la composoient et de
+leur distribuer les postes de défense, pour lesquels ils avoient été
+rangés par pelotons en ordre de bataille au dedans des palissades.
+Aussitôt s'avance une phalange de peuple armés la plupart d'armes
+blanches et aussi tirent plusieurs coups de fusil par les palissades,
+qui en conservent encore des marques irrécusables. À la tête du
+peuple étoient deux Français vêtus de bleu, avec cocarde et le
+sabre nu, criant: Égalité! Liberté! Près de ceux-ci étoit un autre
+Français, avec un drapeau tricolore. Après des coups de fusil tirés
+à la barrière, nous ne pouvions plus retenir les soldats, et les
+bourgeois nous crioient du dehors: «Si vous ne sortez pas pour nous
+défendre, nous forcerons les palissades et nous nous défendrons avec
+vos armes.»
+
+À ce moment, arriva une patrouille de quatre dragons qui sollicita
+vivement la compagnie de sortir, qu'autrement elle seroit perdue.
+Alors les soldats forcèrent les palissades, et, se portant avec
+l'escorte de dragons vers Santa Dorotea, ils firent feu pour les
+déloger de Longara, d'où étoit venue cette multitude armée. Ils
+tinrent bon sous la porte Settimiana, où un officier de milice
+remit le poste au caporal Marinelli. Quand les soldats y furent
+établis, une grande multitude portant cocarde française s'y porta de
+nouveau; elle avoit à sa tête deux François, sabres nus, cocarde en
+main. Un d'eux invitoit les troupes du Pape, en criant: «Avancez!
+Allons, courage! Vive la Liberté! Je suis votre général.» La troupe
+répondit, en couchant en joue: «N'approchez pas!» Et ceux-ci, sans
+y faire attention, s'approchèrent toujours davantage et répétoient,
+en sautant, ces mêmes paroles: «Vive la Liberté! Courage! Je suis
+votre général!» Mais les soldats se virent très exposés pour avoir
+trop laissé approcher les François, ainsi que cette multitude armée;
+un d'eux touchoit de son sabre la baïonnette du caporal Marinelli.
+Ce caporal, après les avoir plusieurs fois invités à mettre bas les
+armes, voyant que ceux-ci approchoient davantage leurs sabres des
+fusils, fit faire feu et en renversa quelques-uns, du nombre desquels
+étoit celui qui le menaçoit du sabre. Ils se retirèrent alors et
+le tumulte cessa pour le moment. Le caporal n'avoit pas quitté son
+poste, et, peu de temps après, une autre troupe du peuple ayant fait
+feu, le caporal fut contraint de poursuivre son feu. Repoussé par le
+grand nombre, il fut obligé ensuite de se replier sur la place de la
+caserne, auprès desdits seigneurs officiers, ayant laissé d'autres
+soldats pour apaiser les nouveaux troubles survenus dans les places
+voisines et dans les petites rues de Transtevere.»]
+
+Fidèle jusqu'au bout à son caractère officiel, Joseph avait une
+première fois écrit au cardinal Pamphili pour lui demander ses
+passeports. Il l'invitait en même temps à venir à l'hôtel de
+l'ambassade, pour se rendre compte de l'attentat. Le porteur de la
+lettre fut accueilli par des coups de fusil, mais il parvint à la
+transmettre à son adresse. À huit heures du soir la réponse n'était
+pas encore parvenue, et les troupes pontificales entouraient toujours
+l'hôtel dans une attitude hostile. Angiolini, envoyé de Toscane à
+Rome, réussit le premier à traverser les patrouilles, et vint porter
+à Joseph l'expression de son indignation. Azara, l'ambassadeur
+d'Espagne, le suivit de près. Sur leurs conseils, à onze heures
+du soir, Joseph se décida à écrire une seconde lettre au cardinal
+Pamphili, dont le silence prolongé semblait indiquer la complicité
+avec les assassins. Cette fois encore, il n'obtenait pas de réponse.
+Aussi le lendemain 29, à six heures du matin, il lui écrivit pour la
+troisième fois, mais en le menaçant de la vengeance de la France,
+et quitta Rome, après avoir recommandé au chevalier d'Azara et à
+Angiolini les Français, qu'il ne pouvait mener avec lui.
+
+Les instigateurs de ces scènes odieuses avaient-ils compté sur la
+modération de Joseph, ou bien espéraient-ils que la force serait
+repoussée par la force? En ce cas une collision leur eût fourni le
+prétexte dont ils avaient besoin: mais Joseph avait interdit toute
+tentative de répression. La correction de son attitude avait été
+absolue, tandis que le sang de Duphot et l'insulte infligée à la
+France dans la personne de son ambassadeur criaient vengeance. Pie
+VI, il est vrai, devait être mis hors de cause dans cette déplorable
+affaire. Il était malade, cassé par l'âge, et ne sortait plus de son
+palais. Il ne fut informé que bien tard de l'attentat et en témoigna
+de sincères regrets. Toutes les responsabilités doivent donc retomber
+sur ses ministres, surtout sur le secrétaire d'État, Doria Pamphili,
+qui avait autorisé et peut-être tramé cette odieuse machination; mais
+il s'aperçut bientôt qu'il avait fait fausse route. À l'unanimité
+tous les ambassadeurs protestèrent contre l'indigne traitement dont
+leur collègue Joseph venait d'être la victime; et ils avertirent
+le cardinal qu'il ne devait pas compter sur eux pour essayer de
+détourner l'orage. Azara, d'ordinaire si bienveillant, témoigna même
+toute son horreur du forfait, et refusa positivement de servir de
+médiateur. Dans sa perplexité, Pamphili s'adressa directement à la
+France, et pria l'envoyé romain à Paris, Massimi, de présenter les
+excuses officielles du gouvernement pontifical, d'accorder toutes les
+satisfactions qu'on exigerait, et d'annoncer l'envoi d'un légat _a
+latere_.
+
+Il était trop tard! La mesure était comble. Toutes les vieilles
+inimitiés, qu'on croyait éteintes, se rallumèrent soudain. Il y eut
+en France comme une explosion de fureur contre le gouvernement sénile
+qui ne prouvait sa vitalité que par des crimes. Le Directoire reprit
+avec empressement ses anciens projets, et comme alors Bonaparte
+n'était plus là pour les enrayer, on ne parla plus que de détruire à
+tout jamais la puissance temporelle des Papes. Seulement les agents
+du Directoire étaient divisés d'opinion. Les uns, tels que Faypoult,
+auraient voulu donner Rome à un prince allemand; les autres, tels que
+Cacault, Miot ou Belleville, parlaient de la livrer au duc de Parme,
+ou au roi de Piémont, ou à tout autre souverain; le plus grand nombre
+proposaient le rétablissement de la République Romaine: de la sorte
+on punirait un ennemi acharné et on étendrait l'influence française
+par la création d'une nouvelle république vassale. Les ouvertures
+de Massimi furent donc écartées, les excuses de Pamphili repoussées
+avec dédain, et la guerre votée par le conseil des Cinq-Cents et le
+conseil des Anciens à la presque unanimité.
+
+Rome était dans la consternation, car la vengeance approchait et
+le châtiment était mérité. On crut remédier au mal en redoublant
+de ferveur. Ce n'étaient que processions[346] extraordinaires,
+ostension de reliques fameuses et voeux solennels; mais la
+bourgeoisie ne cachait plus ses sentiments hostiles et dans toutes
+les classes de la société régnait une sourde irritation. De cruelles
+épigrammes circulaient: on a conservé la suivante:
+
+ _Sextus Tarquinius, Sextus Nero, Sextus et iste:
+ Semper sub Sextis perdita Roma fuit._
+
+[Note 346: Lettre de Milizia, en date du 2 février 1798: «Nous avons
+un carnaval continuel de processions, en signe de pénitence, pour la
+découverte de certaines reliques qu'on a tirées du sanctum sanctorum,
+et qui sont accompagnées de prophéties qui promettent des miracles
+de miracles. En attendant, les armées françaises ont occupé Urin, la
+Marche, l'Ombrie, et l'invasion de Rome est imminente.»]
+
+Un instant la cour pontificale crut à l'intervention armée de Naples,
+mais il fallut bientôt renoncer à cette dernière illusion[347].
+Décidément l'orage était déchaîné, et il se dirigeait avec
+impétuosité contre Rome. Ainsi que l'écrivait l'avocat Milizia, «il
+faut prendre le temps comme il vient, et, s'ils arrivent jusqu'ici,
+il faudra bien aller les complimenter et danser gaiement avec eux la
+carmagnole». Ce fut bientôt un sauve qui peut général. Les neveux du
+pape, les Braschi, donnèrent l'exemple, et s'enfuirent à Naples avec
+leurs trésors. Tous ceux qui craignaient les vengeances françaises
+les imitèrent. Il ne resta bientôt plus à Rome que le Pape, retenu à
+son poste par le sentiment de l'honneur, et deux partis en présence
+qui s'exaltaient par la contradiction, et passaient chaque jour par
+les angoisses du désespoir et les anxiétés de l'espérance.
+
+[Note 347: Le Directoire avait pris ses précautions pour empêcher
+l'intervention napolitaine. Lettre amère à Berthier (Arch. nationales
+AF3, C85): «Si vous n'aviez à craindre que les papistes, la moitié
+des forces que le Directoire désire que vous réunissiez à Ancône vous
+suffirait; mais il faut que vous soyez dans une position qui puisse
+en imposer au roi de Naples ... Il faut d'abord l'amadouer, gagner
+du temps, etc ... Si le roi de Naples intervenait avec des forces
+importantes, alors vous feriez votre traité avec le Pape ...»]
+
+Le 29 janvier 1798 l'armée française entra en campagne. Elle était
+commandée par Berthier, l'ancien chef d'état-major de Bonaparte.
+C'étaient les vétérans des guerres contre l'Autriche, d'incomparables
+soldats, fiers de leurs victoires, animés de sentiments
+ultra-républicains, et qui se réjouissaient à la pensée de renverser
+celui que, dans leurs clubs, ils nommaient, fort irrévérencieusement,
+la vieille idole. La résistance était impossible. Elle n'entrait
+même pas dans les prévisions du Directoire qui s'était contenté
+d'ordonner à Berthier d'occuper le territoire pontifical et d'entrer
+dans Rome où il vengerait l'assassinat de Duphot et l'insulte de
+Joseph. Il lui enjoignait en même temps de se servir de son influence
+pour engager les Romains à se constituer en république, et il était
+à l'avance tellement sûr du résultat de la campagne qu'il confia à
+Monge, Faypoult, Florent et Daunou le soin de donner une constitution
+à la nouvelle république.
+
+En effet, dès le 10 février, Berthier paraissait aux portes de Rome
+sans avoir éprouvé de résistance. Il s'emparait du château Saint-Ange
+et envoyait un de ses aides de camp à Pie VI, pour le prévenir de
+l'arrivée des Français; mais fidèle à ses instructions, il refusa
+d'entrer en ville avant que les Romains n'eussent eux-mêmes décidé
+de leur sort. À l'exception de quelques cardinaux restés auprès de
+Pie VI, parce qu'ils conservaient le secret espoir de désarmer la
+France par de nouveaux sacrifices, il n'y avait plus à Rome que
+les partisans du système républicain et les dernières classes de
+la population, indifférentes aux révolutions qui n'améliorent pas
+leur sort, mais qui pourtant, par amour-propre national ou par
+respect héréditaire pour un gouvernement qui s'écroulait, voyaient
+avec regret l'intervention étrangère. On envoya donc une députation
+à Berthier, pour le prier d'entrer en ville. Il répondit qu'il ne
+le ferait qu'après la révolution. Pourtant, dès le 12 février, il
+désarmait les milices pontificales, ordonnait l'arrestation de
+Consalvi, prenait comme otages quatre cardinaux et quatre princes
+romains et mettait sous le séquestre les propriétés des Anglais,
+des Portugais et des Russes, avec lesquels nous étions encore en
+guerre. Enfin, les Romains, sous la pression de nos baïonnettes, se
+décidèrent à créer ou plutôt à restaurer la République Romaine. Le
+15 février, ils se rassemblèrent en armes au Campo-Vaccino, dans
+l'ancien Forum, et firent enregistrer par plusieurs notaires l'arro
+del popolo sovrano constituant la république avec sept consuls, des
+édiles et d'autres magistrats dont les noms et les fonctions étaient
+renouvelés de la Rome antique. Aussitôt, ils envoyèrent une nouvelle
+députation à Berthier, qui se décida à entrer en ville, suivi de
+son état-major, monta au Capitole, salua au nom de la France la
+République Romaine, et prononça un discours emphatique où il était
+question des Gaulois arrivant avec le rameau d'olivier, pour relever
+les autels du premier Brutus[348].
+
+[Note 348: Consulter à ce propos la curieuse correspondance échangée
+entre l'évêque réformateur Ricci et le chef des jansénistes français,
+Grégoire. Le premier, dans une lettre de Pontremoli (17 février 1798)
+ne cache pas sa joie de la chute du Pape. D'après lui, il doit en
+résulter pour l'Église un bien inappréciable, et il ajoute: «Ecco
+finalmente abbolito l'obbrobrioso nome di corte; ecco annichilata
+la superba monarchia». Grégoire, de son côté, lui répond (Paris, 20
+germinal an VI): «Voilà enfin la République romaine établie. Combien
+je l'avais désiré! Combien j'en suis réjoui! Je respecte dans Pie VI
+le chef de l'Église, mais je ne puis m'empêcher de dire qu'il nous a
+fait bien du mal. D'un mot, d'un seul mot, il aurait pu calmer les
+troubles qui déchiraient l'église anglicane; ce mot eût empêché le
+sang de couler, il ne l'a pas fait».]
+
+Le Pape, enfermé dans son palais, ne soupçonnait même pas la
+gravité des évènements. Les prévenances de Berthier avaient achevé
+de l'égarer. Quelle ne fut pas sa surprise, quand il apprit par
+le général Cervoni, que ses sujets venaient de le trahir et qu'il
+n'avait plus qu'à quitter Rome! On aurait voulu qu'il abdiquât sa
+souveraineté temporelle, mais il répondit avec une fermeté que ne
+laissait pas prévoir sa vie passée, que sa conscience lui interdisait
+de renoncer à un pouvoir dont il n'était que le dépositaire. Il
+promettait d'ailleurs de ne pas essayer de reconquérir son autorité
+et demandait pour unique faveur la grâce de mourir à Rome. «Vous
+pouvez mourir partout», lui répondit brutalement le commissaire
+Haller qui, joignant le geste à l'insulte, le fouilla, enleva son
+bâton pastoral, lui arracha l'anneau qu'il portait au doigt et le
+jeta dans une chaise de poste qui l'emmena en Toscane, au couvent
+des Augustins de Sienne (25 février 1798). Le grand-duc de Toscane
+n'avait seulement pas été prévenu de l'arrivée de cet hôte illustre,
+mais il s'empressa de donner des ordres pour que la réception fût
+convenable. Le Directoire trouvait que Sienne était trop rapprochée
+de Rome, mais il ne voulait pas prendre sur lui l'odieux d'une
+nouvelle expulsion. Il aurait désiré que le grand-duc de Toscane se
+chargeât lui-même de cette iniquité, et, à diverses reprises, nos
+agents firent entendre au ministre Manfredini qu'on verrait avec
+plaisir le pape quitter Sienne. Manfredini répondit avec dignité
+qu'on n'obéirait qu'à une réquisition formelle du Directoire, mais
+«que l'intérêt du grand-duc répondait que le séjour du Pape dans ses
+États ne donnerait aucun sujet de plainte au gouvernement français».
+Or, le Directoire qui tenait à ménager les puissances catholiques,
+Espagne et Autriche, ne voulait pas donner cette réquisition,
+mais il ne ménagea au gouvernement toscan ni les insinuations ni
+même les menaces. Tantôt il lui faisait parvenir des plaintes
+venues de Rome, tantôt il lui demandait l'internement de Pie VI
+à Livourne ou à Cagliari, tantôt il se plaignait de prétendus
+complots ourdis à Sienne. Le grand-duc, fort embarrassé du rôle
+honteux qu'on voulait lui faire jouer, prit le parti de traîner en
+longueur les négociations. Il finit par proposer à la France de se
+charger directement de la surveillance du prisonnier. Le Directoire
+refusa, non point par délicatesse, mais uniquement parce qu'il ne
+voulait pas dégager le grand-duc d'une responsabilité qu'il se
+réservait d'exploiter contre lui. Telles furent ses exigences et ses
+incessantes réclamations, que le grand-duc ne tarda pas à comprendre
+que lui aussi était condamné. Pour éviter un détrônement brutal, il
+se retira de lui-même après avoir signé non pas une abdication, mais
+un engagement de rester en Autriche jusqu'à la paix générale.
+
+Pie VI n'avait plus de défenseurs. Il fut obligé de prendre le
+chemin de l'exil, et de passer par toutes les stations de la vie
+douloureuse qui le conduisit à Valence où il mourut. «Ces disgrâces,
+disait-il avec une touchante résignation au ministre Manfredini,
+me prouvent que je ne suis pas un indigne vicaire de Jésus-Christ.
+Elles me rappellent les premières années de l'Église qui furent le
+commencement de son triomphe.» Aussi bien ces indignes traitements
+soulevèrent un dégoût général. Ce n'était pas seulement à la majesté
+du souverain, mais plus encore à la dignité du vieillard qu'on
+insultait ainsi, et plus d'un parmi nos soldats rougit de cette
+persécution, qui faisait d'eux comme les complices du bourreau. Il
+est vrai que d'autres préoccupations allaient leur faire oublier ces
+scènes regrettables.
+
+
+IV
+
+La République romaine était fondée: restait à l'organiser et surtout
+à la maintenir. Ce n'était pas une tâche aisée. Les commissaires du
+Directoire, Monge, Daunou, Faypoult et Florent s'y employèrent avec
+beaucoup d'activité. L'ambassadeur de France à Turin, Miot[349],
+qu'ils avaient visité lors de leur passage dans cette ville, ne leur
+avait pourtant pas caché que, «avec les instruments que nous étions
+obligés d'employer, avec des généraux et des agents corrompus et
+avides de richesse, c'était une chimère que de prétendre régénérer
+une population ignorante et fanatique». Ils l'essayèrent pourtant
+avec une naïveté qui prouve que au moins deux d'entre eux, Monge et
+Daunou, étaient des théoriciens plus habitués à manier les idées que
+les hommes. En effet ils fabriquèrent à l'usage des Romains une bien
+singulière constitution. Il n'y était pas dit un mot du catholicisme
+dans cette capitale du catholicisme, mais, par contre, tous les
+citoyens devaient prêter un serment[350] civique et jurer haine à
+la monarchie. Un Sénat et un Tribunal se partageaient le pouvoir
+législatif et le pouvoir exécutif était confié à cinq Directeurs,
+revêtus du titre pompeux de consuls, ressuscité pour la circonstance.
+Les cinq consuls furent Angelucci, de Matheis, Panazzi, Reppi et
+Visconti. Le territoire de la République était partagé en huit
+départements[351], et partout les prêtres réduits à leurs fonctions
+ecclésiastiques; c'est-à-dire que, du jour au lendemain, dans cette
+terre classique de la tradition et du respect invétéré des usages, on
+introduisait toutes les réformes françaises. Il était difficile de
+procéder avec plus de maladresse, et de tenir si peu de compte des
+préjugés et des usages!
+
+[Note 349: MIOT, _Mémoires_, t. I, p. 203.]
+
+[Note 350: À propos du serment civique imposé aux Romains, consulter:
+ABBÉ MASTROFINI. _Honnêteté du serment civique imposé par l'article
+367 de la Constitution romaine._--BOLGENI. _Jugement de Bolgeni,
+bibliothécaire du collège romain, sur le serment civique prescrit
+par la République romaine aux professeurs et aux fonctionnaires
+publics._--_Métamorphoses du docteur Jean Marchetti changé de
+pénitencier en pénitent, exposé par Vincent Bolgeni, théologien de la
+sainte pénitencerie catholique._]
+
+[Note 351: Ils furent dénommés Cinino, Circeo, Clitumno, Metauro,
+Musone, Tevere, Trasimène, Trento.]
+
+Rien que les noms antiques eussent reparu, bien que de glorieux
+souvenirs fussent évoqués, la République n'existait que de nom.
+Il n'y avait qu'une seule autorité, l'autorité militaire, qu'un
+seul régime, celui du sabre, qu'une seule réalité, la nécessité de
+payer. Les Romains s'en aperçurent bientôt. Ils avaient consenti
+volontiers à la cérémonie expiatoire ordonnée en l'honneur de
+Duphot (22 février). Le peuple s'était répandu sous la colonnade de
+Saint-Pierre; il avait contribué à l'érection d'un catafalque sur la
+place de cette église; il avait écouté et même applaudi l'oraison
+funèbre du général prononcée par Gagliulfi. C'était une réparation
+qui s'imposait, et aucune protestation ne s'était élevée, mais la
+déception fut grande quand on apprit que Berthier, aussitôt après
+le départ de Pie VI, et sans consulter les conseils de la nouvelle
+République, avait rendu deux arrêtés portant, le premier l'abolition
+du droit d'asile dans les églises et dans les juridictions des
+ambassadeurs, et le second l'expulsion dans les vingt-quatre heures
+de tous les émigrés, notamment du cardinal Maury et la vente de leurs
+biens. Les cardinaux effrayés essayèrent de conjurer l'orage qui
+s'amassait sur leurs têtes en prêchant l'obéissance. S'autorisant
+d'une encyclique de Pie VI qui avait dit qu'il ne fallait haïr aucun
+gouvernement, et encouragé par cette autorisation tacite, le cardinal
+vicaire, della Sommaglia, fit chanter un _Te Deum_ à Saint-Pierre en
+l'honneur de la nouvelle République, et tous ceux de ses collègues
+qui étaient à Rome assistèrent à la cérémonie: mais ces concessions
+ne désarmèrent pas les Français. Les uns après les autres, tous
+les cardinaux furent brutalement dispersés et même embarqués à
+Civita-Vecchia. Deux d'entre eux, Altieri et Antici, n'obtinrent
+de rester à Rome qu'en renonçant formellement à leur dignité et en
+rentrant dans la vie civile, Bientôt les ecclésiastiques d'origine
+étrangère furent à leur tour expulsés. On supprima comme inutile la
+Propagande, dont on dispersa la précieuse bibliothèque. À peine si
+on respecta ses archives. Les confréries et les congrégations furent
+supprimées (29 juin 1798), leurs biens mis en vente, et les pillages
+commencèrent: ils furent scandaleux.
+
+En effet, c'était moins la haine des prêtres que l'amour de l'argent
+qui semblait animer les nouveaux maîtres de Rome. Ils l'avouent
+ingénument dans leurs dépêches[352] au Directoire: «Quand on pourrait
+se résigner au rétablissement de la Papauté et aux sacrifices de
+tous les patriotes romains qui ont si mal mérité d'elle, il faudra
+examiner encore si l'armée d'Italie pourra remplacer par d'autres
+ressources celles que lui permettent ici l'acquittement successif de
+l'imposition militaire, la vente des biens confisqués au profit de la
+République française et de ceux que la convention avec le Consulat
+nous a réservés.» Dans cette même dépêche et comme pour bien montrer
+que l'unique principe de gouvernement semble avoir été l'exploitation
+à outrance de la nouvelle République, les commissaires ne reculent
+pas devant cet aveu scandaleux[353]: «La révolution à Rome n'a pas
+été assez rendante. L'unique parti à prendre pour en tirer désormais
+un parti plus convenable, c'est de considérer et de traiter les
+finances de l'État romain comme finances de l'armée française.
+Quelque étrange que soit ce langage, nous sommes loin de le reprocher
+à ceux qui le tiennent puisqu'il ne leur est suggéré que par des
+besoins auxquels ils touchent le plus près.»
+
+[Note 352: Cité par SCIOUT, p. 177. La lettre des commissaires se
+trouve aux Archives nationales (A. F. 3,77).]
+
+[Note 353: Cf. lettre de Florent au Directoire: «Nous sommes enlacés
+dans des filets qui partent des bureaux de Paris. On y a semé
+l'or à pleines mains pour consolider le système de rapines et de
+dilapidations qui fait la base de toutes les entreprises et de toutes
+les dilapidations de l'armée d'Italie.»]
+
+Tout commentaire serait inutile: aussi bien c'est une triste
+histoire que celle des réquisitions imaginaires, des contributions
+monstrueuses, des emprunts forcés, des mesures arbitraires
+qu'enregistrent froidement les documents contemporains. Le vol est
+en quelque sorte autorisé par l'arrêté du 6 germinal an VI, en vertu
+duquel l'État romain paiera trente-deux millions en valeurs, plus
+trois en équipement, trois pour les besoins de l'armée et des objets
+d'art pour une somme indéterminée. Le Directoire (art. 9) «se réserve
+en toute propriété tous les biens meubles et créances appartenant
+au Pape, à sa famille, à la famille Albani, au cardinal Busca,
+ainsi que les emphythéoses dont ils jouissaient». Il «se réserve
+(art. 21) l'argenterie superflue des églises, et tous les biens des
+établissements supprimés ou confisqués». «Il fera connaître (art. 22)
+sa volonté sur le muséum, les bibliothèques, le cabinet des tableaux
+et sur le sol du pays de Bénévent.»
+
+Que dire des exactions particulières? Les Chigi à eux seuls durent
+payer 300,000 écus. Un simple graveur, Volpato, fut imposé à 12,000
+écus de contribution payables dans les vingt-quatre heures. On
+vendit à vil prix, sans parler de ceux qu'on emporta à Paris, les
+objets d'art appartenant aux cardinaux Albani et Busca. Les musées
+et les bibliothèques furent livrés en proie à des commissaires aussi
+ignorants qu'avides. On enleva des palais pontificaux jusqu'aux
+portes et aux gonds, jusqu'aux ustensiles de cuisine! Rome n'était
+plus qu'un grand marché, où l'on tenait bureau public de vol et de
+dévastation. Sous prétexte de l'arrêté pris par Berthier contre les
+émigrés, ne s'avisa-t-on pas d'inventer de faux émigrés, dont les
+biens étaient aussitôt mis en vente, et qui ne parvenaient à se
+racheter qu'en payant de véritables rançons? On se croyait presque
+revenu à ces temps néfastes où les reîtres et les lansquenets
+de Bourbon étaient les maîtres de Rome et s'en partageaient les
+dépouilles[354].
+
+[Note 354: Voir lettre des consuls romains aux commissaires du
+Directoire (6 brumaire an VII): «Comment concevra-t-on l'espoir
+d'un crédit solide, tant qu'on verra partout un pillage scandaleux,
+des dilapidations qui effrayeraient même des brigands vulgaires,
+tant qu'on n'aura pas arraché le maniement des deniers publics et
+des fournitures à ce tas de déprédateurs qui ne connaissent la
+République que par les trésors qu'ils volent?»]
+
+Le plus déplorable était que le mauvais exemple partait de haut.
+Berthier avait été rappelé brusquement et remplacé par Masséna. Or,
+ce dernier, excellent général, était un déplorable administrateur.
+Ardent et impétueux, quand le rôle de modérateur eût seul convenu,
+dissipateur et prodigue, avide de richesses et dépourvu de scrupules
+dans la façon de les acquérir, il était en outre mal entouré, par des
+fournisseurs et des agioteurs qui achetaient sa complaisance ou même
+sa conscience, et se livraient effrontément à de honteux tripotages.
+Le scandale fut tel que les soldats et les officiers de l'armée
+française, qui gardaient encore le sentiment de l'honneur, rougirent
+de ces infamies et envoyèrent une protestation à Masséna[355].
+Ce dernier se crut bravé et répondit par des paroles de rage à
+cette demande si légitime. Les troupes exaspérées se rassemblèrent
+au Panthéon (27 février 1799), et rédigèrent une pétition au
+Directoire pour réclamer le rappel du général. C'était une véritable
+insurrection, et le bon droit, sinon la légalité, était du côté des
+insurgés. Le lendemain 28, Masséna fit battre la générale et ordonna
+à l'armée de quitter Rome. Les soldats refusèrent d'obéir. Aussitôt
+il se démit de ses fonctions et remit le commandement au général
+Dallemagne[356].
+
+[Note 355: Lettre curieuse de Faypoult au Directoire (Arch. nat. A.
+F. 3, 77): «Depuis un certain temps il s'est répandu dans tous les
+corps militaires de l'armée, dans toute l'Italie, des impressions
+défavorables au citoyen Masséna; elles sont tellement généralisées
+que le soulèvement de tous les officiers contre son autorité n'a
+d'étonnant que l'irrégularité, l'illégalité de ce mouvement. Une
+multitude de guerriers remarquables par leurs longs et continuels
+services ont dit et répété hautement qu'ils mourront, quand vous
+l'ordonnerez, pour la patrie, mais qu'ils mourront aussi plutôt que
+de servir sous Masséna.»]
+
+[Note 356: L'insurrection de l'armée a été racontée avec détail par
+le général Koch. Cf. GARDEN, _Histoire générale des traités de paix_,
+t. VI, p. 385-489.]
+
+Même désorganisation dans les administrations locales. Les consuls
+de la nouvelle République non seulement avaient à soutenir les
+intérêts de leurs concitoyens, mais encore à se débattre contre
+les prétentions opposées des commissaires du Directoire, du général
+commandant l'armée d'occupation, et même de l'autorité militaire
+siégeant à Milan. De là des tiraillements continuels, des démissions
+ou des destitutions et une série de véritables coups d'État.
+Angelucci, Reppi, Matheis, Visconti, Panazzi, Pierelli, Calisti,
+Zaccaleoni, Brissi, Rey, se remplacent à peine installés et méritent,
+il faut le reconnaître, cette sévère appréciation de l'un de ceux qui
+avaient contribué à les renverser: «Il est difficile de trouver dans
+l'histoire un genre de gouvernants plus avilis ... La corruption, la
+vénalité, les passions haineuses et vindicatives animaient toutes les
+délibérations. Des séances entières se passaient en vives discussions
+pour faire placer un parent, un ami, un partisan, un homme qui avait
+payé à deniers comptants le poste qu'il occupait. La chose publique
+ne les occupait presque jamais. On savait à Rome qu'il y avait des
+consuls, mais on l'ignorait dans les départements ou on feignait
+impunément de l'ignorer. Les administrations soit centrales, soit
+municipales, formaient des corps à part, s'isolaient, gouvernaient
+suivant les règles de leurs caprices et de leurs intérêts privés et
+détournaient à leur propre usage jusqu'au produit des contributions
+publiques[357].»
+
+[Note 357: Rapport de Daunou et Monge (Archiv. nat. A. F. 3, 78).]
+
+Les ennemis de la France et de la République profitèrent de cette
+déplorable situation pour tenter une réaction. Les Transtévérins
+s'étaient toujours signalés par leurs haines antifrançaises. Dès
+le mois de mars 1798[358] ils s'étaient soulevés, mais avaient été
+facilement réprimés. Le jour même où Masséna sortit de Rome (mars
+1799), ils coururent encore aux armes, mais le sentiment de la
+discipline n'était pas encore éteint, et les patriotes romains,
+bien que désillusionnés d'une liberté si coûteuse, la préféraient
+encore à l'ancien régime. Ils se joignirent à nos soldats qui prirent
+leur poste de combat, et l'ordre fut bientôt rétabli. Vingt-quatre
+révoltés furent fusillés et plusieurs cardinaux emprisonnés, parmi
+eux Doria Pamphili, le secret instigateur de l'émeute.
+
+[Note 358: Voir dans l'ouvrage de POTTER (_Mémoires de Ricci_) une
+lettre de Ricci (10 mars 1798) et une lettre du prêtre Palmieri
+(Gênes, 12 mai).]
+
+De Rome, le soulèvement s'étendit aux provinces. En avril 1799, un
+premier soulèvement avait eu lieu. L'Ombrie s'était soulevée sous
+la direction d'un certain Bernardini. La garnison française de
+Cita di Castello avait été massacrée, et celle d'Urbin assiégée;
+mais les insurgés, qui ne pouvaient plus compter sur les soldats
+pontificaux qu'on venait de licencier, avaient été battus et dès le
+mois de mai tout était rentré dans l'ordre. Le mouvement paraissait
+plus sérieux en mars 1799, surtout dans les départements de Cimino
+et du Trasimène. À Castel Gandolfo, à Rocca di Papa, à Ascoli, à
+Imola et dans toute l'Ombrie, les paysans se déclarèrent en faveur
+de la Papauté, et, ce qui compliquait la situation, c'est que le
+commandant en chef de l'armée d'Italie réclamait à ce moment même les
+soldats du corps d'occupation de Rome. Les commissaires du Directoire
+s'opposèrent à leur départ, car, ainsi qu'ils l'écrivaient[359], «on
+ne pourrait garder que Rome et Ancône, Civita-Vecchia et plusieurs
+positions importantes seraient vite occupées par les rebelles; les
+campagnes cesseraient de payer les contributions et la République
+serait renversée». Nos soldats restèrent donc, et, sans grande peine,
+dispersèrent les uns après les autres tous les rassemblements armés.
+Cette nouvelle tentative avait donc avorté.
+
+[Note 359: SCIOUT, ouvrage cité, p. 177.--_Mémoires du général
+Thiebaut_, t. II.]
+
+Dès lors un ordre relatif s'établit. Dallemagne, le successeur
+de Masséna, fit condamner à mort et fusiller comme voleur un
+certain Charrier, qui s'était signalé par ses pillages éhontés.
+D'autres Français, convaincus de vol, furent condamnés à des peines
+afflictives. La discipline se rétablit et les Romains ne furent plus
+traités en peuple conquis. Dallemagne, qui avait été un des chefs
+de la sédition militaire contre Masséna, ne pouvait rester le chef
+de l'armée de Rome. On lui donna comme successeur d'abord Gouvion
+Saint-Cyr, puis Championnet. Les fournisseurs furent surveillés avec
+soin, les agents civils durent se renfermer dans la limite de leurs
+attributions, en un mot la République Romaine semblait entrer dans
+la période d'organisation qui seule peut donner de la stabilité à
+un gouvernement. Mais il était déjà trop tard! La seconde coalition
+se formait contre la France, et la République Romaine allait être
+détruite la première par nos ennemis.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE
+
+ Les Bourbons de Naples. -- Lazzaroni et bourgeois. -- Essais
+ de coalition contre la France. -- Insulte à Mackau. -- La
+ Touche-Tréville dans le golfe de Naples. -- Déclaration de
+ guerre à la France. -- La reine Marie-Caroline et sa haine de
+ la France. -- Armistice accordé par Bonaparte à Pignatelli. --
+ Ménagements stratégiques de Bonaparte. -- Nouveaux préparatifs
+ de guerre et paix de Campo-Formio. -- Assistance prêtée aux
+ Anglais. -- Nouvelle déclaration de guerre à la France. --
+ Mack envahit le territoire romain. -- Entrée du roi Ferdinand
+ à Rome. -- Championnet et les Français reprennent l'offensive.
+ -- Marche contre Naples. -- Fuite de la famille royale. --
+ Entrée des Français à Naples et proclamation de la République
+ parthénopéenne. -- Retraite de Macdonald. -- Révolte des
+ Abruzzes et de la Calabre. -- Ruffo et les Sanfédistes. --
+ Siège de Naples. -- Capitulation de Naples. -- Nelson viole la
+ capitulation. -- Les massacres et les exécutions juridiques. --
+ Fin de la République parthénopéenne.
+
+
+De tous les États italiens, le royaume de Naples[360] fut celui
+qui accueillit avec le plus de crainte et de défiance la nouvelle
+des prodigieux événements dont la France était alors le théâtre,
+Ferdinand IV de Bourbon régnait depuis 1759. Comme il n'avait que
+huit ans quand il monta sur le trône, on l'avait confié aux soins
+d'un conseil de régence. Son gouverneur, San Nicandro, l'avait laissé
+grandir dans une ignorance presque complète et ne s'était attaché
+qu'à développer en lui le goût des exercices corporels. Au lieu de
+le préparer au maniement des affaires, il lui avait appris à jouer
+à la paume, à chasser ou à pêcher. Aussi le jeune roi était-il
+parfaitement incapable de gouverner, et de bonne heure il abandonna
+le pouvoir à sa femme, Marie-Caroline de Habsbourg-Lorraine. Cette
+princesse au contraire était fort intelligente et très instruite.
+Fille de Marie-Thérèse, soeur des empereurs Joseph II et Léopold
+II et de notre Marie-Antoinette, belle, active, énergique, si la
+destinée l'avait appelée sur un autre trône, elle aurait peut-être
+joué un grand rôle dans l'histoire. Par malheur elle fut mal
+conseillée par deux étrangers qui l'entraînèrent, elle et son mari, à
+de déplorables aventures et les jetèrent sans merci, aux implacables
+sévérités de l'histoire.
+
+[Note 360: CUOCO. _Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli_.
+Milano, an IX.--PEPE. Mémoires.--LOMONACO. Rapport fait au
+citoyen Carnot, ministre de la guerre, sur les causes secrètes
+et les principaux événements de la catastrophe napolitaine, sur
+le caractère du roi, de la reine et du fameux Acton.--FORGUES.
+_Vie de Nelson_.--MICHELET. _Histoire du XIXe siècle_.--COLETTA.
+_Histoire de Naples_ de 1734 à 1825. Traduction B. et Lefebvre,
+1840.--MARESCA. Correspondance de la reine Marie-Caroline avec le
+cardinal Ruffo. 58 lettres de février à octobre 1799 (Archivio
+storico per la provincie napoletane, 5e année, fasc. 2).--NELSON.
+_Despatches and letters_, 1844.--SACCHINELLI. _Vie du cardinal
+Ruffo_.--HARRISON'S. _Life of Nelson_.--PIETRO ULLOA. _Marie
+Caroline d'Autriche_. Paris, 1872.--HELFERT. _Konigin Carolina von
+Neapel and Sicilien in Kampf gegen die franzosischen Welterschaft_,
+1790-1804. Vienne, 1878.--HUFFER. _Die Napoletanische Republick des
+Jahres_1799; 1885.--G. FORTUNATO. _I Napoletani del 1799_. Florence,
+1884.--DIOMEDE MARINELLI. _Manuscrit sur les évènements de 1799_, t.
+IX. Bibliothèque nationale de Naples.--PALUMBO. _Maria Carolina di
+Napoli_. Lettres autographes appartenant au British Museum, 1866.
+Volumes 1615, 1616, 1618, 1619, 1620, 1621 de la Bib. Eg.--GAGNIÈRE.
+_La reine Marie-Caroline de Naples d'après les documents
+nouveaux_, 1886.--BOGHETTI, _Nelson alla corte di Maria-Carolina
+di Napoli_. (Nuova antologia, 16 mai 1886).--GEORGES ANNESLEY,
+VICOMTE DE VALENTIA. _Private journal of the affairs of Sicily_.
+(British-Museum, manuscrit 19426).--GÉNÉRAL THIÉBAUT, _Mémoires_, T.
+II.]
+
+Depuis 1799 vivait à Naples un aventurier irlandais, Acton, qui
+s'était emparé de l'esprit de la reine, et, par sa faveur, avait
+obtenu successivement trois ministères, marine, guerre, affaires
+étrangères. Au lieu de se dévouer à son pays d'adoption, Acton ne
+travailla jamais que dans les intérêts de sa patrie d'origine,
+et fut toute sa vie l'instrument servile du cabinet anglais. Or
+l'ambassadeur d'Angleterre à Naples se nommait William Hamilton.
+C'était le frère de lait de Georges III. Courtisan assidu, compagnon
+de chasse du roi, coureur en sa compagnie de galantes aventures, il
+avait exploité cette amitié en pillant les trésors archéologiques de
+Pompéï. Accrédité à Naples depuis de longues années, il vivait dans
+l'intimité de la famille royale, mais sans se priver d'exercer à ses
+dépens sa verve caustique. Très libre dans ses propos, ne croyant
+à rien qu'à ses plaisirs, tout à fait revenu des illusions de ce
+monde et disposé à traiter de bagatelles les vertus domestiques,
+c'était un épicurien ou plutôt un cynique Anglais, de la pire espèce
+des railleurs, car la plaisanterie sied mal à ses compatriotes. Il
+avait montré par un éclatant exemple combien il pratiquait lui-même
+en matière de morale la plus large des tolérances, car il avait
+épousé une aventurière anglaise, Emma Harte, une des femmes les plus
+séduisantes de son temps, mais dont la jeunesse s'était écoulée dans
+les tripots de Londres. Présentée à la cour, lady Hamilton y fit
+briller les grâces de son esprit et les merveilleuses ressources de
+son imagination. Malgré la honte de sa vie passée, elle plut à tout
+le monde, surtout à Marie-Caroline qui, ressentant pour sa nouvelle
+amie tous les emportements d'une passion antique, la traita en
+favorite et se mit complètement à sa merci. Acton et lady Hamilton
+dominaient donc la reine et, par son intermédiaire, étaient les
+véritables maîtres du royaume de Naples.
+
+Les Napolitains paraissaient résignés à cette triste domination. Il
+est vrai que les lazzaroni, qui constituaient la masse du peuple,
+s'occupaient peu de politique. Dans ce merveilleux pays où l'on n'a
+pour ainsi dire que la peine de vivre, les lazzaroni goûtaient avec
+volupté les charmes de la paresse. À peine avaient-ils gagné de quoi
+satisfaire leurs besoins matériels qu'ils s'étendaient au soleil
+et dormaient paisiblement. Fanatiques, passionnés, susceptibles
+d'un élan furieux, d'un crime même, sauf à retomber ensuite dans
+leur apathique indifférence, ils justifiaient la fameuse théorie de
+Montesquieu sur l'influence des climats. Ce n'était pas précisément
+l'intelligence qui leur manquait, mais le souci de leur dignité.
+Aussi bien, ils n'avaient pas conscience de leur dégradation morale,
+car on les retenait dans une ignorance systématique.
+
+La bourgeoisie napolitaine, au contraire, était fort éclairée.
+Quelques-uns des rois qui s'étaient succédé à Naples, au XVIIIe
+siècle, avaient pris à tâche de relever le niveau de l'instruction
+chez leurs sujets, et ils y avaient en partie réussi; mais, en même
+temps que l'instruction, avait grandi le besoin des réformes. Les
+bourgeois non seulement gémissaient sur l'ignorance des lazzaroni,
+mais encore commençaient à réclamer des changements politiques et
+sociaux. La majeure partie des nobles se ralliaient à eux. Les grands
+seigneurs napolitains et siciliens, en effet, dans leurs voyages à
+travers l'Europe ou par leurs relations, avaient appris à connaître
+et à apprécier le salutaire effet des améliorations modernes, et en
+demandaient l'application dans leur pays. Un parti libéral existait
+donc à Naples. Il avait pour chef Domenico Cirillo, un des médecins
+les plus estimés de l'Europe, Gabriel Manthone, Massa, Bassetti,
+Ettore Caraffa et Schipani, presque tous officiers ou ingénieurs.
+Le prince de Santa Severina et l'amiral Caracciolo étaient, parmi
+les nobles, ceux que leurs opinions rattachaient à ce parti. La
+cour détestait les libéraux, et attisait contre eux les haines mal
+raisonnées de la populace. On aurait dit qu'elle pressentait en eux
+de futurs adversaires; mais elle se contentait de les surveiller et
+ne les persécutait pas.
+
+Sur ces entrefaites éclata la Révolution française. Bourgeois et
+nobles la saluèrent comme l'aurore des temps nouveaux. La cour,
+effrayée par la subite explosion de ces sentiments et de ces besoins
+inassouvis, se prépara tout aussitôt à la lutte. D'ailleurs, le roi
+n'aimait pas la France par instinct monarchique. Il appartenait à la
+famille de Bourbon, et, par tradition autant que par tempérament,
+répudiait toute concession aux idées modernes. Marie-Caroline était
+la soeur de Marie-Antoinette et le sort de cette infortunée princesse
+portait à son paroxysme la haine qu'elle avait vouée à notre pays.
+Quant à Acton et à lady Hamilton, grassement payés par l'Angleterre,
+qui avait tout intérêt à diminuer notre influence en Italie, ils
+entretenaient la famille royale dans une excitation furibonde. Du
+concours de ces haines allait se former contre la France une étroite
+alliance, et se préparer des événements féconds en péripéties
+tragiques.
+
+Le roi et la reine de Naples par leur naissance, par leur éducation,
+par leurs alliances de famille ne pouvaient éprouver pour la
+Révolution française que des sentiments de répulsion. Alors que
+leur beau-frère Louis XVI régnait encore en France comme souverain
+constitutionnel, dès 1791, ils avaient essayé d'organiser en Italie
+une coalition contre la France. Le roi de Sardaigne ne demandait
+pas mieux que d'accepter cette proposition, mais le pape Pie VI
+n'était pas d'humeur à tenter la fortune des armes. Le grand-duc de
+Toscane refusait de sortir de la neutralité. Gênes trouvait à cette
+neutralité trop d'avantages pour ne pas décliner toute proposition de
+guerre contre la France. Venise ne voulait que le repos. L'Autriche
+enfin désapprouvait la centralisation des forces italiennes.
+Ferdinand IV et Marie-Caroline furent donc forcés de remettre à des
+temps meilleurs leurs projets de vengeance, mais ils se préparèrent
+à des événements qu'ils appelaient de tous leurs voeux, et, dès ce
+moment, commencèrent leurs armements pour la prochaine guerre.
+
+L'armée napolitaine ne comptait en 1791 que 24,000 hommes d'effectif,
+moitié mercenaires, moitié Napolitains. Une longue paix et la
+pauvreté du trésor avaient fait négliger toutes les institutions qui
+tiennent à la guerre. Arsenaux mal approvisionnés, forteresses en
+ruines, traditions, souvenirs, moeurs militaires, tout était perdu,
+tout était à refaire. Acton, ministre tout-puissant, mais étranger
+par ses origines et par ses affections aux peuples qu'il gouvernait,
+entreprit la lourde tâche de réorganiser cette armée. Des Suisses et
+des Dalmates furent enrôlés, et des soldats recrutés partout. Trois
+étrangers de haute naissance, les princes de Hesse-Philipstadt,
+de Saxe et de Wurtemberg prirent du service sous les drapeaux
+napolitains. On se mit à fondre des canons, à fabriquer des
+voitures, des armes, des munitions, en un mot, on se prépara avec une
+grande activité à de prochaines hostilités.
+
+Pendant ce temps, la royauté française était entraînée vers l'abîme.
+Insulté aux Tuileries dans la journée du 20 juin 1792, chassé de son
+palais le 10 août, Louis XVI se réfugiait au sein de l'Assemblée
+législative, qui prononçait sa déchéance et l'envoyait au Temple.
+La cour napolitaine accueillit ces nouvelles avec stupeur et
+indignation, mais sa colère fut impuissante, car l'armée n'était pas
+encore en état de prendre la campagne, et d'ailleurs la Convention
+nationale, qui venait de succéder à l'Assemblée législative, venait,
+par la conquête de la Savoie et de Nice, de frapper un coup qui
+retentit profondément dans l'Europe entière. Les mots de patrie
+et de liberté n'avaient pas été prononcés impunément. Les esprits
+s'agitaient. À Naples et à Palerme tous les mécontents, et ils
+étaient nombreux, tournaient du côté de la France leurs voeux et
+leurs espérances. Se jeter dans les hasards d'une guerre étrangère,
+alors que la guerre civile menaçait, eût été de la démence. Ferdinand
+et Marie-Caroline résolurent, pour la seconde fois, d'attendre
+une occasion, et, pour mieux assurer leurs desseins ultérieurs,
+ils comprimèrent par la terreur tous ceux de leurs sujets qu'ils
+soupçonnaient d'applaudir aux réformes révolutionnaires.
+
+Sur ces entrefaites on apprit à Naples le procès, et bientôt
+l'exécution de Louis XVI. Le roi et la reine furent consternés.
+Voici un billet que Marie-Caroline adressait à ce propos à son amie
+l'ambassadrice d'Angleterre (7 février 1793)[361]: «J'ay été bien
+touchée de l'intérêt que vous prenez à l'exécrable catastrofe dont
+ce sont souillé les infâmes français. Je vous envoie le portrait de
+cet innocent enfant[362] qui implore vengeance, secours, ou, s'il est
+aussi immolé, ces cendres unis à ceux de ces infortunés parens crient
+avant l'Éternel une éclatante vengeance. Je compte le plus sur votre
+généreuse nation pour remplir cet objet et pardonez à mon coeur
+déchiré ses sentimens. Votre attachée amie.» La cour napolitaine
+semblait donc décidée à entrer en campagne. Toutes les réjouissances
+du carnaval, publiques ou privées, furent interdites, et le roi,
+accompagné de toute sa maison civile et militaire, se rendit en grand
+cérémonial à la cathédrale pour y pleurer et prier sur la royale
+victime. Un envoyé de la République française, Mackau, ayant demandé
+une audience, Ferdinand la lui refusa brutalement. Il adressait
+en même temps aux souverains italiens, et spécialement au roi de
+Sardaigne et à Venise, une nouvelle proposition de confédération.
+Tout donc semblait décidé, et la guerre allait être déclarée, mais,
+par un singulier revirement, et, pour la troisième fois, la cour
+napolitaine fut encore réduite à l'impuissance.
+
+[Note 361: GAGNIÈRE. Ouvrage cité.]
+
+[Note 362: Louis XVII.]
+
+À la nouvelle du refus d'audience infligé à Mackau, refus qui
+impliquait la non-reconnaissance de la République française, la
+Convention avait ordonné à l'amiral Latouche-Tréville de se rendre
+tout de suite à Naples avec la flotte de Toulon, et d'arracher, de
+gré ou de force, le consentement du roi. Latouche-Tréville, avant
+que les anciennes batteries du rivage fussent réparées, et que
+de nouvelles fussent établies, parut devant Naples avec quatorze
+vaisseaux de guerre qu'il embossa devant la ville, tout prêt à ouvrir
+le feu si on ne lui accordait pas satisfaction. Le roi convoqua son
+conseil, et, bien que les moyens de résistance fussent supérieurs
+à ceux de l'attaque, le conseil décida qu'on reconnaîtrait la
+République française, et qu'on accréditerait un ambassadeur à Paris.
+Aussitôt Latouche-Tréville mit à la voile pour sortir du port, mais,
+peu de temps après, ayant essuyé une tempête, il reparut dans le
+golfe et demanda l'autorisation de réparer ses vaisseaux endommagés
+et de renouveler ses provisions. Ferdinand aurait bien voulu, mais il
+ne pouvait refuser. Aussitôt un grand nombre de jeunes Napolitains,
+enthousiastes des nouvelles doctrines, entrèrent en relations avec
+les officiers de la flotte française, et, comme la République
+cherchait alors à pousser les peuples vers la liberté, pour les
+associer à ses dangers, Latouche-Tréville enflamma ces jeunes têtes,
+et leur conseilla de s'organiser en sociétés secrètes. Les choses
+allèrent même si loin que, dans un repas, les convives attachèrent
+à leurs boutonnières un petit bonnet rouge, symbole du jacobinisme.
+La cour n'ignorait aucune de ces démarches, mais elle ajournait
+le châtiment pour attendre le départ de ces hôtes importuns. Elle
+affectait même un grand empressement et fournissait des ouvriers, des
+matériaux et jusqu'à des vivres.
+
+La flotte française partit enfin: aussitôt commença la réaction. Les
+partisans de la France furent jetés en prison, et une junte d'État
+fut instituée pour punir les crimes de lèse-majesté, c'est-à-dire
+de sentiments favorables à notre pays. Malgré sa haine, la cour
+napolitaine hésitait pourtant à se prononcer, car elle craignait
+une nouvelle apparition de la flotte française dans les eaux de
+Naples. L'Angleterre arriva fort à propos pour la tirer d'embarras,
+et lui permettre de réaliser ses projets de vengeance. Les escadres
+anglaises venaient, en effet, d'entrer dans la Méditerranée, et,
+comme elles étaient bien supérieures aux nôtres, peu à peu elles
+refoulèrent tous nos vaisseaux sur la côte et délivrèrent la cour
+napolitaine de la crainte d'une autre intervention française.
+Aussitôt Ferdinand et Marie-Caroline lèvent le masque. Ils publient
+un traité secret récemment conclu avec l'Angleterre et envoient douze
+navires et six mille hommes rejoindre la flotte de l'amiral Hood.
+
+Cette flotte anglo-napolitaine eut bientôt l'occasion de se signaler.
+Le 24 août 1793, Toulon avec son arsenal, ses vaisseaux et ses
+imposantes fortifications était livré aux ennemis de la France.
+Aussitôt, les troupes napolitaines, commandées par le maréchal
+Fortiguerri et par les généraux de Gambs et Pignatelli, se jetaient
+dans la place. Ils la défendirent de concert avec les Anglais et les
+Espagnols. Nous n'avons pas à raconter ici le siège de Toulon. Il
+nous suffira de rappeler que les Napolitains, jusqu'au dernier jour,
+résistèrent aux troupes républicaines. Lorsqu'ils furent obligés,
+avec les autres alliés, d'évacuer précipitamment la ville, ils
+laissèrent entre nos mains 600 d'entre eux, avec une énorme quantité
+de munitions et d'approvisionnements. Cette expédition, sur laquelle
+la cour de Naples avait fondé de grandes espérances, échoua donc
+misérablement; mais le roi et surtout la reine haïssaient tellement
+la France que, malgré cet insuccès éclatant, ils persévérèrent dans
+leur résolution de continuer la guerre. Souverains absolus, ils
+ne pouvaient que détester un régime qui était la négation de leur
+propre autorité; catholiques par conviction, ils avaient en quelque
+sorte horreur d'un gouvernement qui persécutait le catholicisme;
+princes de la maison de Bourbon, ils redoutaient pour eux-mêmes
+la destinée de Louis XVI, et, comme ils confondaient volontiers
+leurs intérêts dynastiques avec les intérêts de la nation, ils
+croyaient sincèrement accomplir leur devoir, en se prononçant avec
+énergie contre la France. Leur premier ministre, Acton, créature de
+l'Angleterre, entretenait cette ardeur et lady Hamilton, la femme
+de l'ambassadeur anglais, exploitait l'amitié ou plutôt la passion
+qu'elle avait inspirée à la reine en l'excitant contre la France. La
+flotte napolitaine continua donc à assister la flotte anglaise dans
+la Méditerranée, et une division de cavalerie napolitaine fut envoyée
+dans l'Italie du Nord, où elle combattit, non sans honneur, dans les
+rangs de l'armée austro-piémontaise.
+
+La reine Marie-Caroline poussait même si loin cette haine contre la
+France qu'elle n'hésita pas, dans l'espoir de nous nuire, à commettre
+des indiscrétions qui ressemblent à des actes de trahison. En 1795,
+en effet, l'Espagne, qui n'avait essuyé que des défaites dans la
+guerre qu'elle soutenait contre la France, songeait à se retirer
+de la coalition. Galatone, ambassadeur de Naples à Madrid, informa
+son gouvernement des négociations entamées, et ses informations
+étaient d'autant plus précises que la famille royale d'Espagne ne
+se défiait aucunement de la famille royale napolitaine à laquelle
+l'attachaient tant d'intérêts communs. Or, l'Angleterre tenait à
+ne rien ignorer de ce qui se passait à Madrid. Marie-Caroline,
+sans le moindre scrupule et uniquement pour être agréable à son
+amie Emma, lui communiqua tous les renseignements qu'elle avait à
+sa disposition[363]. «On déchifre le chifre, lui écrivait-elle au
+commencement de 1795; si je sais quelque chose de plus, vous le
+saurez.» Le 28 avril elle lui adressait le billet suivant[364]:
+«Je vous envoie un chifre venu d'Espagne, de Galatone, qu'avant
+vingt-quatre heures vous me devez rendre afin que le roi la retrouve.
+Il y a des choses très intéressantes pour le gouvernement anglais et
+que j'aime à leur communiquer, et montrer mon attachement pour eux et
+ma confiance au digne chevalier, auquel je prie seulement de ne pas
+me compromettre.» Le digne chevalier, il s'agissait de l'ambassadeur
+Hamilton, ne compromit pas en effet la reine, puisqu'on n'a connu
+cette trahison que par la publication tardive de la correspondance
+échangée entre Marie-Caroline et Emma; mais l'Angleterre profita de
+l'indiscrétion, car elle bombarda Cadix, et, se jetant sur la flotte
+espagnole sans méfiance, la détruisit au combat de Saint-Vincent.
+
+[Note 363: GAGNIÈRE, p. 43.]
+
+[Note 364: GAGNIÈRE, p. 44.]
+
+Si donc la haine de la France aveuglait Marie-Caroline au point de
+lui faire commettre une véritable trahison contre un souverain, un
+allié, un proche parent, comment la République française aurait-elle
+été traitée par cette implacable ennemie, si elle avait trouvé le
+moyen d'assouvir sa haine! Par bonheur pour la France, Marie-Caroline
+avait trop d'intelligence pour ne pas comprendre les dangers d'une
+intervention plus active, et, de son côté, Ferdinand était trop
+indolent pour s'occuper d'une affaire qui l'aurait détourné de ses
+occupations favorites, la chasse ou la pêche. Ce fut donc surtout
+contre leurs propres sujets suspects de libéralisme ou tout au
+moins d'indulgence vis-à-vis des principes nouveaux que le roi et
+la reine de Naples tournèrent leur colère; et, de 1793 à 1796, bien
+que comptant parmi les souverains coalisés contre la France, ils ne
+prirent qu'une part indirecte aux hostilités.
+
+À partir de 1796, lorsque Bonaparte descendit en Italie et
+remporta la série des victoires qui devaient aboutir au traité de
+Campo-Formio, à cette indifférence succéda une terreur véritable. Le
+Directoire n'avait nullement caché son intention de punir tous les
+souverains italiens, dont il croyait avoir à se plaindre. Le roi de
+Naples était un des plus menacés. Il savait que l'invasion de ses
+États serait en quelque sorte le complément de la conquête française.
+Il put même craindre un moment que Bonaparte, abandonnant l'Autriche,
+ne se détournât contre l'Italie péninsulaire. Telle était en effet
+l'intention du Directoire: mais on sait comment le général en chef de
+l'armée française, n'écoutant que ses propres inspirations, et guidé
+d'ailleurs par le bon sens et l'instinct de la grande stratégie,
+refusa d'occuper Rome et Naples, avant d'avoir définitivement expulsé
+les Autrichiens de l'Italie septentrionale. Naples fut donc menacée
+par le général vainqueur, mais jamais inquiétée sérieusement. Ce
+n'était néanmoins que partie remise, et le roi Ferdinand savait très
+bien qu'il était acculé à une double difficulté: ou bien s'engager à
+fond dans la lutte, ou bien traiter avec la République. Il préféra
+traiter.
+
+Ce ne fut pas sans de nombreuses défaillances qu'il se résolut à
+prendre cette prudente détermination. Il y avait à Naples deux
+partis, celui de la guerre à la tête duquel se trouvait la reine,
+excitée par son entourage, et celui de la paix, qui n'avait pas de
+chef, mais dont le roi était le principal soutien. Ces deux partis
+l'emportaient tour à tour, selon que Bonaparte était victorieux ou
+que ses succès semblaient compromis. Rien de plus curieux et souvent
+de plus amusant à suivre que les négociations entamées alors par
+la cour napolitaine. C'est une série de retours offensifs ou de
+prudentes retraites, de rodomontades ou de palinodies qui dénotent
+d'un côté la haine furieuse que portaient à la France les Bourbons
+de Naples, et d'autre part la terreur que leur inspiraient nos armes
+victorieuses. On ne demanderait qu'à entrer en campagne, mais aussi
+comment s'exposer bénévolement à un désastre? Mieux vaut attendre
+une occasion! Or, cette occasion ne se présente jamais, et, comme on
+s'est compromis soit par des démarches inconsidérées, soit par des
+démonstrations intempestives, il faut bien faire amende honorable et
+tâcher d'adoucir un vainqueur sans combats. Telle est la pitoyable
+comédie, en plusieurs épisodes, que vont jouer ces acteurs royaux,
+jusqu'au jour où se croyant les maîtres de la situation, ils se
+décideront à lever le masque et joueront le tout pour le tout.
+
+Ferdinand, dans le printemps de 1796, semblait d'abord tout disposé
+à entrer en campagne. Il avait déjà prêté sa cavalerie à Beaulieu,
+et même ces cavaliers s'étaient à diverses reprises distingués,
+notamment à Valenza[365], à Fombio et à Borghetto. Aussi crut-il
+devoir au nom qu'il portait et au rang qu'il occupait de faire de
+nouveaux efforts. Il envoya donc 30,000 hommes prendre position sur
+la frontière pontificale, ordonna une levée en masse, et adressa
+aux évêques du royaume des circulaires pressantes pour les conjurer
+d'user de leur influence, afin d'exciter leurs ouailles à défendre
+le sol national. Pris d'un beau zèle, le roi entra même en campagne
+et visita les camps de Sangro, San-Germano, Sora et Gaëte. Il fut
+reçu par les soldats avec empressement: mais cette ardeur s'évanouit
+bien vite, quand il apprit que Beaulieu était refoulé dans le Tyrol,
+que les ducs de Parme, de Modène et de Toscane étaient réduits à
+l'impuissance, que le Pape, malgré sa bonne volonté, ne pouvait
+couvrir sa frontière, et que, les unes après les autres, toutes les
+villes de la Romagne ouvraient leurs portes aux Français. Le roi
+craignit que l'orage qui s'approchait n'éclatât sur ses États. Il se
+décida non pas précisément à la paix, mais à un armistice, et chargea
+son ministre Belmonte-Pignatelli de négocier cet armistice.
+
+[Note 365: Lettres au Directoire du 2 mai 1796 (Bosco), du 6 mai
+(Tortone) et du 1er juin (Peschiera), _Corresp._, I, 218, 236, 345.]
+
+Bonaparte, malgré les instructions formelles du Directoire, était
+parfaitement décidé à ne pas renouveler les fautes stratégiques
+des souverains ou des généraux français qui l'avaient précédé en
+Italie. Il ne voulait pas s'enfoncer dans la péninsule, alors que
+les Autrichiens tenaient encore Mantoue, et pouvaient d'un instant à
+l'autre, soit par le Tyrol, soit par la Vénétie, déboucher sur ses
+derrières. Ainsi qu'il l'écrivait[366] avec un grand bon sens au
+Directoire: «Eussions-nous 20,000 hommes, il ne nous conviendrait
+pas de faire vingt-cinq jours de marche, dès le mois de juillet
+et d'août, pour chercher la maladie et la mort. Pendant ce temps,
+Beaulieu repose son armée dans le Tyrol, la recrute, la renforce
+des secours qui lui arrivent tous les jours, et nous reprend
+dans l'automne ce que nous lui avons pris dans le printemps.»
+Aussi accueillit-il avec empressement les propositions de la cour
+napolitaine, qui lui furent présentées par Miot[367]. En deux heures
+tout fut arrangé[368]. Les hostilités cessaient immédiatement. Les
+cavaliers napolitains, qui servaient dans l'armée impériale, s'en
+séparaient pour se rendre dans des cantonnements spéciaux, à Brescia,
+Bergame et Côme. La suspension d'hostilité était étendue à la flotte.
+Enfin, le passage était laissé libre pour les courriers français ou
+napolitains. Aucune indemnité n'était exigée.
+
+[Note 366: Milan, 7 juin. Lettre au Directoire. (_Corresp._, t. I, p.
+373.)]
+
+[Note 367: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 88.]
+
+[Note 368: Conditions d'une suspension d'hostilités entre les troupes
+françaises et les troupes napolitaines. Brescia, 5 juin 1796.
+(_Corresp._, t. I, p. 363.)]
+
+Ces conditions étaient honorables. Elles étaient relativement douces;
+mais Bonaparte ne cherchait alors qu'à diminuer le nombre de ses
+ennemis. Il ne redoutait certes pas une diversion napolitaine, mais
+il voulait avoir toutes ses forces disponibles pour lutter avec plus
+d'avantages contre l'Autriche. D'ailleurs, comme il l'écrivait[369]
+au Directoire en lui notifiant les conditions de l'armistice: «Si
+vous faites la paix avec Naples, la suspension aura été utile, en ce
+qu'elle aura affaibli de suite l'armée allemande. Si au contraire,
+vous ne faites pas la paix avec Naples, la suspension aura encore
+été utile, en ce qu'elle nous mettra à même de prendre prisonniers
+les 2,400 hommes de cavalerie napolitaine, et que le roi de Naples
+aura fait un pas qui n'aura pas plu à la coalition.» Bonaparte avait
+donc eu raison de mépriser les fanfaronnades de ce souverain, et de
+se montrer modéré à son égard. Le roi de Naples aurait pu devenir
+dangereux. Il était désormais compromis aux yeux de ses anciens
+alliés et réduit à l'impuissance.
+
+[Note 369: Milan, 7 juin, t. I, p. 373.]
+
+Il avait été convenu que l'armistice serait bientôt converti en
+paix définitive. Le prince Belmonte-Pignatelli avait été désigné
+comme plénipotentiaire pour négocier cette paix; mais soit manque
+d'empressement de sa part, soit plutôt duplicité du côté de la cour
+napolitaine, il restait toujours en Italie. Bonaparte lui avait
+pourtant écrit à deux[370] reprises pour le prier de hâter son
+départ. Le prince promettait toujours[371] de se mettre en route,
+mais ne bougeait pas. Son maître, en effet, croyait inutile de
+dissimuler plus longtemps, et, comme Wurmser s'apprêtait alors à
+entrer en Italie avec une armée de renfort, il s'imaginait de très
+bonne foi, comme d'ailleurs tous les autres princes italiens, que
+Bonaparte ne pourrait lui résister; aussi s'apprêtait-il à profiter
+des circonstances, et c'est pour ce motif qu'il suspendait le départ
+de son plénipotentiaire.
+
+[Note 370: Lettres du 7 juin et du 20 juin. _Correspondance_, t. I,
+374.--_Id._, p. 433.]
+
+[Note 371: Lettre du 26 juin (I, 434) au Directoire. «Le prince
+Pignatelli part demain pour Paris en passant par Bâle. Je lui ai
+signifié l'ordre d'être rendu dans cette première ville avant quinze
+jours. Il paraît disposé à s'y conformer.»]
+
+Bonaparte connaissait assez les hommes pour ne conserver aucune
+illusion sur les sentiments du roi de Naples. Heureusement pour lui
+Ferdinand n'était pas en mesure d'entrer en campagne. Il se contenta
+de mettre en mouvement une petite armée de 24,000 hommes, qui,
+suivant les circonstances, se joindraient à Wurmser ou marcheraient
+contre Livourne. Ils ne dépassèrent même pas les frontières du
+royaume, car Bonaparte remporta les victoires de Lonato et de
+Castiglione; Wurmser fut refoulé dans le Tyrol, et les espérances
+des princes italiens se trouvèrent réduites à néant. Bonaparte n'en
+avait pas moins eu à redouter un instant la division napolitaine,
+et il nourrissait un véritable ressentiment contre le souverain
+versatile qui lui avait pour un moment inspiré des inquiétudes.
+À deux reprises, il demanda[372] au Directoire l'autorisation de
+traiter en prisonniers de guerre les cavaliers napolitains, et se
+montra disposé à punir le roi de son intervention, bien qu'elle
+n'eût pas été active. «Cette cour, écrivait-il, est perfide et bête.
+Je crois que, si M. Pignatelli n'est pas encore arrivé à Paris, il
+convient de séquestrer les 2,000 hommes de cavalerie que nous avons
+en dépôt, arrêter toutes les marchandises qui sont à Livourne,
+faire un manifeste bien frappé, pour faire sentir la mauvaise foi
+de la cour de Naples, principalement d'Acton. Dès l'instant qu'elle
+sera menacée, elle sera humble et soumise. Les Anglais ont fait
+croire au roi de Naples qu'il était quelque chose. J'ai écrit à M.
+d'Azara, à Rome. Je lui ai dit que, si la cour de Naples, au mépris
+de l'armistice, cherche encore à se mettre sur les rangs, je prends
+l'engagement à la face de l'Europe de marcher contre ses prétendus
+70,000 hommes avec 6,000 grenadiers, 4,000 hommes de cavalerie et 50
+pièces d'artillerie légère.»
+
+[Note 372: Lettres du 13 août (_Correspondance_, t. I, p. 544) et du
+26 août (Id., t. I, p. 568).]
+
+Certes, Bonaparte était homme à ne pas se contenter de menaces en
+l'air, et, plus que personne, il était en mesure de renouveler les
+exploits de Charles VIII et de s'emparer de Naples avec une poignée
+de Français; mais il ne se serait engagé que très à contre-coeur dans
+cette entreprise, car il comprenait que la partie suprême n'était pas
+encore gagnée dans la Haute-Italie. Après Beaulieu, après Wurmser,
+l'inépuisable Autriche s'apprêtait à lancer contre lui une nouvelle
+armée et un nouveau général, Allwintzy. Malgré son désir de punir le
+roi de Naples de ses mensonges et de ses revirements de politique,
+Bonaparte ne voulait pas s'enfoncer dans l'Italie méridionale ou
+se priver d'une partie de son armée pour la seule satisfaction de
+détrôner un prince. Aussi, malgré les exhortations du Directoire,
+malgré son âpre désir de vengeance, réservait-il à d'autre temps
+la punition du roi. «Si vous voulez que l'on aille à Naples,
+écrivait-il[373] au Directoire, songez sérieusement à m'envoyer des
+renforts. Si vous pouviez tenir ce que vous m'annoncez de l'armée du
+Rhin, cela me suffirait. Soyez sûrs que l'on fera tout ce qui sera
+possible pour frapper de grands coups et correspondre aux hautes
+destinées de la République.»
+
+[Note 373: Lettre du 6 septembre 1796. T. I, p. 598. Cf. lettre du 2
+octobre (I, II, p. 33).]
+
+Aussi bien le roi de Naples commençait à trouver que le jeu en se
+prolongeant risquait de devenir dangereux. Il s'était décidé à
+envoyer à Paris le prince Belmonte-Pignatelli, pour y signer une
+paix qui n'était que la confirmation de l'armistice précédemment
+conclu. Les grandes victoires d'Arcole et de Rivoli avait
+refroidi son enthousiasme, en lui démontrant que les Autrichiens
+étaient incapables de débusquer les Français de la Haute-Italie.
+Ferdinand n'avait pourtant renoncé ni à sa haine ni à ses projets
+d'intervention. Lorsque Bonaparte entreprit contre Pie VI la campagne
+qui devait aboutir au traité de Tolentino, cette fois encore le roi
+de Naples, qui prévoyait la défaite de son ancien allié et redoutait
+le voisinage immédiat des Français, annonça sa résolution de secourir
+le chef de la catholicité: mais il se borna à envoyer à Bonaparte
+le prince Belmonte-Pignatelli avec ordre d'annoncer au général que
+l'armée napolitaine entrerait en campagne si la France n'accordait
+pas à la Papauté d'honorables conditions de paix. Bonaparte
+accueillit fort mal cette ouverture. Il le prit même de très haut
+avec le malencontreux négociateur et lui répondit[374] «que, s'il
+avait jusqu'alors patienté, c'est qu'il n'avait pas comme aujourd'hui
+des troupes disponibles, et que, puisque son maître lui jetait ainsi
+le gant, il le ramasserait». Pignatelli se confondit en excuses,
+et affirma qu'il avait mal exprimé les intentions du roi, et que
+Naples était résolue à conserver l'alliance française. Bonaparte,
+qui préparait alors sa campagne offensive contre l'Autriche et
+ne se souciait pas d'une guerre avec Naples, qui l'aurait encore
+retardé, feignit d'accepter ces explications, et annonça même au
+plénipotentiaire napolitain qu'il ménagerait le Pape en considération
+de son souverain[375].
+
+[Note 374: _Correspondance_, t. II, p. 322. Lettre d'Ancône, 12
+février 1707.]
+
+[Note 375: Lettre de Bonaparte à Pignatelli, 13 février 1797.
+_Corresp._, t. II, p. 318.]
+
+Le langage ferme et soutenu de Bonaparte en imposa-t-il au roi
+Ferdinand, ou plutôt le voisinage de nos troupes victorieuses lui
+inspira-t-il de sérieuses réflexions, toujours est-il que, par une
+nouvelle volte-face, il parut se rapprocher de la France. Il est vrai
+que ces démonstrations d'amitié étaient fort intéressées. Il espérait
+que, dans le remaniement et la nouvelle distribution des territoires
+que préparait Bonaparte, le royaume napolitain serait favorisé. Avec
+une impudeur naïve, et tout comme s'il eût rendu à la France de
+grands services, il n'hésitait pas à demander tantôt les dépouilles
+de Venise, et particulièrement les îles Ioniennes, tantôt celles de
+la Papauté, son alliée d'hier. C'était surtout la marche d'Ancône qui
+excitait ses convoitises. Bonaparte, qui résidait alors à Mombello,
+et ne suivait que de loin les négociations, était comme harcelé par
+les demandes incessantes des diplomates napolitains; mais, habitué
+qu'il était à renverser plutôt qu'à agrandir les petits États, il
+accueillait ces ouvertures avec une hauteur méprisante. «Le marquis
+de Gallo, écrivait-il[376] au Directoire, désirerait fort la marche
+d'Ancône pour Naples. Comme vous voyez, cela n'est pas maladroit,
+mais c'est la chose du monde à laquelle nous devons le moins
+consentir.» «--Le roi de Naples m'a déjà fait faire des propositions
+d'arrangement, lisons-nous dans une de ses dépêches au ministre
+Delacroix, mais Sa Majesté ne voudrait avoir rien moins que la marche
+d'Ancône. Il faut se garder de donner un aussi bel accroissement à
+un prince aussi mal intentionné et si évidemment notre ennemi le plus
+acharné.»
+
+[Note 376: Lettres du 26 mai 1797, t. III, p. 65 et 72.]
+
+Le roi Ferdinand fut sans doute informé de ces dispositions
+malveillantes de Bonaparte; car, voyant que ses avances étaient
+repoussées, il se prépara à un nouveau changement dans sa politique.
+Les négociations pour la paix définitive entre la France et
+l'Autriche ne marchaient alors qu'avec peine. L'Autriche massait des
+troupes sur la frontière, et menaçait de rentrer en ligne. Pie VI, le
+grand-duc de Toscane et le roi de Naples, excités et encouragés par
+ses émissaires secrets, se disposaient à prendre une part effective à
+la prochaine campagne. Le roi Ferdinand concentrait ses troupes, et
+laissait entendre qu'il avait l'intention de les mener à Rome, pour
+les unir aux soldats pontificaux, et tenter ensuite une diversion
+sérieuse sur les derrières de l'armée française. Toutes ces intrigues
+étaient signalées à Bonaparte par notre ambassadeur à Naples,
+Canclaux. Elles parurent assez sérieuses pour être surveillées de
+plus près encore. Bonaparte écrivit[377] à son frère Joseph, alors
+ambassadeur à Rome, pour le prier d'envoyer un de ses aides de camp à
+Naples. 29 septembre 1797. «Il s'assurera par lui-même du mouvement
+des troupes napolitaines, auquel je ne puis pas croire, quoique je
+m'aperçoive qu'il y a depuis quelque temps une espèce de coalition
+entre les cours de Naples, de Rome et même de Florence, mais c'est
+la ligue des rats avec les chats.» Bonaparte prévoyait même le
+cas d'une entrée prochaine des Napolitains à Rome, et, en ce cas,
+disait-il à son frère, «vous devez continuer à y rester, et affecter
+de ne reconnaître d'aucune manière l'autorité qu'y exercerait le
+roi de Naples, de protéger le peuple de Rome et faire publiquement
+les fonctions de son avocat, mais d'avocat tel qu'il convient à un
+représentant de la première nation du monde». Il écrivait le même
+jour à Canclaux pour le prévenir «que le Directoire ne resterait pas
+tranquille spectateur de la conduite hostile du roi de Naples».
+
+[Note 377: _Correspondances_, t. III, p. 352.]
+
+Cette fois encore l'entrée en campagne des Napolitains fut remise
+à des temps plus propices. L'Autriche en effet venait de signer la
+paix de Campo-Formio, et tous les princes italiens, qui s'étaient
+compromis par leur attitude fanfaronne, n'avaient plus qu'à
+faire oublier leurs velléités d'indépendance. Tel fut le cas du
+roi Ferdinand. Il dut contenir jusqu'à nouvel ordre son ardeur
+belliqueuse et feindre pour la France et son représentant sinon de
+l'amitié, au moins une grande bienveillance. Il fut même obligé, en
+vertu des traités, d'observer la plus stricte neutralité entre les
+puissances qui n'avaient pas encore déposé les armes, c'est-à-dire
+entre la France et l'Angleterre; mais ce fut bien à contre-coeur
+qu'il se résigna à cette comédie politique. Le roi de Naples n'était
+et ne pouvait être qu'un ennemi caché de la France. Il consentait à
+dissimuler, mais il se réservait d'intervenir.
+
+Lorsque, dans le courant de l'année 1798, la France se décida
+à renverser la Papauté, et créa la république romaine, la cour
+napolitaine fut épouvantée de ce dénouement imprévu, et l'explosion
+faillit avoir lieu. Si, dès ce moment, l'Angleterre s'était résolue
+aux sacrifices d'argent qu'elle fit plus tard, si, en un mot, elle
+avait pris à sa solde les Napolitains, il est hors de doute que la
+cour napolitaine se serait déclarée en sa faveur. Les lettres intimes
+échangées, durant cette période, entre la reine Marie-Caroline et sa
+confidente Emma le prouvent surabondamment. La reine ne parle[378]
+qu'avec horreur des progrès et des victoires de la France. «Tout cecy
+me rend bien complètement malheureuse, lui écrit-elle en apprenant
+l'entrée de Berthier à Rome. Dans la semaine on va expédier un
+courrier à Londres pour voir s'il n'y aurait pas moyen de faire
+resouvenir cette brave Nation qu'ils perdent l'Italie, son commerce
+à jamais et dans nous leurs plus fidèles alliés.» Elle a grand soin
+de conserver des relations suivies avec Londres. «Entre temps[379]
+je veux vous aviser que, ce soir, part un courrier pour Londres qui
+usera toutes les précautions pour ne pas tomber entre les mains de
+ces monstres nos voisins.» L'Angleterre repoussa ses ouvertures.
+Elle ne se sentait pas encore menacée directement: mais tout changea
+du jour au lendemain, quand elle apprit que Bonaparte venait de
+s'embarquer pour l'Égypte. Tout changea également à Naples, qui ne
+redoutait plus la présence du conquérant de l'Italie.
+
+[Note 378: Gagnière, p. 46.]
+
+[Note 379: Gagnière, p. 46.]
+
+Telle était pourtant la frayeur qu'inspiraient encore les armes
+françaises que la cour de Naples, malgré sa haine et ses espérances,
+n'osa pas se déclarer du jour au lendemain. La reine se contenta
+d'avertir la flotte anglaise de nos moindres démarches, et de
+former des voeux pour son succès. «Les coquins de français,
+écrivait-elle[380] à Emma Hamilton, prétendent avoir des secrets pour
+incendier la flotte anglaise. J'espère bien que cela n'est pas vrai.
+Le vent et le bon Dieu veuillent bien les bénir (les Anglais) et les
+accompagner! Mes voeux, prières les suivent, et je brûle d'être au
+moment où toutes nos forces et moyens les aideront, et prouveront ce
+que je serai toute ma vie, leur sincère et reconnaissante amie.» En
+attendant cet heureux moment, on commençait à ne pas épargner à nos
+nationaux les mauvais procédés. Quelques bâtiments français avaient
+été enlevés par les Anglais dans les eaux napolitaines, Garat, notre
+ambassadeur à Naples, éleva officiellement des réclamations. On ne
+lui répondit même pas et voici comment la reine rendait compte[381]
+de cette insulte à son amie: «Garat a fait un ofice (note) pour les
+Proies (prises) digne de Garat et de ses cometans, mais qui aura
+réponse comme il faut. On expédie à Paris nos plaintes sur cet office
+et sur Malthe, mais plaintes hautes, et demain on expédie à Londres
+et à Vienne pour les pousser.»
+
+[Note 380: GAGNIÈRE, p. 50.]
+
+[Note 381: GAGNIÈRE, p. 50, 51.]
+
+La cour napolitaine ne cherchait donc qu'un prétexte pour rentrer en
+campagne. Elle allait même au-devant de nos réclamations, en nous
+fournissant d'elle-même de sérieux griefs. Par le traité de 1796, il
+avait été convenu que le roi fermerait ses portes aux Anglais. Or,
+l'amiral Nelson, dans sa course furieuse à travers la Méditerranée
+à la poursuite de la flotte française, venait d'arriver en Sicile
+avec une escadre très avariée et manquant de vivres. Il demanda
+l'autorisation de se ravitailler. C'était non seulement rompre les
+engagements pris avec la France, mais encore fournir un concours
+effectif à l'Angleterre. Le roi Ferdinand hésitait, mais la reine,
+excitée et encouragée par lady Hamilton, l'emporta. Des ordres
+secrets permirent au gouverneur de Syracuse de fournir à Nelson tout
+ce dont il aurait besoin. Il était difficile de rendre à l'amiral
+un service plus opportun. Aussi bien il le reconnaissait lui-même.
+Voici comment, dans son testament, il s'exprime sur ce point: «La
+flotte anglaise commandée par moi n'aurait jamais pu la seconde fois
+retourner en Égypte, si l'influence de lady Hamilton sur la reine
+de Naples n'avait obtenu qu'on écrivit des lettres au gouverneur de
+Syracuse pour qu'il se mit en devoir de ravitailler la flotte de
+toutes choses. Arrivés à Syracuse nous reçûmes toutes les provisions.
+De là je me rendis en Égypte où je détruisis la flotte française.»
+
+Ce fut donc la trahison napolitaine qui rendit possible le désastre
+d'Aboukir. Il est vrai que jamais nouvelle n'excita de pareils
+transports. Ce fut à Naples comme un délire, quand on apprit que le
+jour était enfin venu d'assouvir une haine trop longtemps contenue.
+La reine ne sait plus contenir l'expression de sa joie. «Quel
+bonheur, quelle gloire, écrit-elle à sa «chère Milady», quelle
+consolation pour cette unique, grande et illustre nation. Que je
+vous suis obligée, reconnaissante! J'ai pleine vie. J'embrasse
+mes enfants, mon mary ... Hope, hope, je suis folle de joie.» Ce
+fut bien autre chose lorsque le vainqueur, cédant aux pressantes
+invitations qu'on lui avait adressées, se décida à jouir de son
+triomphe en s'arrêtant[382] à Naples. Jamais souverain ne fut reçu
+avec plus d'apparat. La cour entière se porta à sa rencontre. On le
+félicita, on l'embrassa, on le proclama par avance le libérateur de
+l'Italie. À son débarquement les lazzaroni répétèrent ces cris, et la
+toute belle Emma, qui était allée à sa rencontre sur le _Vanguard_,
+tomba évanouie, foudroyée d'émotion, à la vue du héros, mais elle
+eut soin de tomber dans ses bras, car c'était une scène préparée
+qu'elle venait de jouer en comédienne consommée, et Nelson, si brave
+en présence de l'ennemi, mais si crédule et si confiant vis-à-vis
+des femmes, venait de tomber dans le piège qu'on lui tendait.
+Nous ne voulons pas en effet remuer le bourbier de la corruption
+italienne; il nous suffira de dire qu'Emma Hamilton qui poussait
+jusqu'aux dernières complaisances le dévouement à Marie-Caroline et à
+l'Angleterre, eut bientôt subjugué le rude marin, et, quand elle eut
+musclé ce lion, elle le livra à son amie, et mit avec lui la flotte
+anglaise et aussi l'honneur de l'Angleterre au service des passions
+et des rancunes de la cour de Naples.
+
+[Note 382: Lettre de Nelson à sa femme: «Sir William et lady Hamilton
+vinrent au-devant de moi, accompagnés d'une multitude de barges
+et de canots chargés d'emblèmes et décorés de banderoles. L'un et
+l'autre étaient convalescents ... Milady de s'élancer et de tomber
+inanimée devant moi: je la crus morte. Ses larmes heureusement se
+firent un passage et elle parut aussitôt soulagée. Le roi arrivait.
+Cette seconde scène, dans son genre, fut des plus attendrissantes.
+Sa Majesté daigna me tendre la main, en m'appelant son libérateur,
+et en me donnant tous les autres noms qu'ait jamais inventés la
+reconnaissance. Enfin, même Naples, je crois, m'a proclamé son
+libérateur.»]
+
+Après un pareil éclat, la guerre était inévitable. Forte de l'appui
+de Nelson, et de la présence de la flotte anglaise, la reine
+Marie-Caroline aurait voulu entrer immédiatement en campagne.
+De nombreux soldats avaient été enrégimentés. On en comptait,
+vétérans ou conscrits, près de 60,000. Ils avaient été réunis sur
+la frontière du nord, surtout au camp de San Germano, et la cour
+assistait aux manoeuvres. Marie-Caroline, comme autrefois sa mère
+l'illustre Marie-Thérèse, aimait à parader devant les troupes, en
+brillant uniforme, casaque bleu de ciel toute brodée de lis d'or,
+et panache blanc au chapeau. Ce qui augmentait sa confiance, c'est
+que l'Autriche lui avait envoyé pour commander cette armée un
+général, ou plutôt un théoricien militaire, de grande réputation, le
+fameux Mack. Ce dernier s'était aussitôt rendu à son poste, et du
+matin jusqu'au soir il exerçait ses soldats, organisant marches et
+contremarches, attaques de nuit, surprises, etc. Tout ce mouvement
+en imposait. La reine et ses amis croyaient de bonne foi que Mack
+allait remporter victoires sur victoires. Nelson, observateur plus
+clairvoyant, n'avait pas d'illusions. Il avait inspecté l'armée de
+San Germano, et étudié son général. «Mack, écrivait-il à l'amirauté,
+ne peut bouger sans emmener cinq voitures. Cela m'a donné une bien
+triste opinion de lui.» Il n'épargnait pas les railleries à l'adresse
+de son collègue. «Ces hommes iront jusqu'à Paris, lui disait un jour
+l'Autrichien.» «Oh non, répondit froidement Nelson, la police ne le
+souffrirait pas.» On raconte même qu'assistant à une manoeuvre de
+l'armée napolitaine qui n'avait pas réussi. «Cet homme, se serait-il
+écrié en parlant de Mack, ne connaît pas le premier mot de son
+métier!»
+
+Telle n'était pas l'opinion de Marie-Caroline, qui pria le grand
+homme en espérance de tout disposer pour une prochaine entrée en
+campagne. Aussitôt Mack apporta un plan d'invasion admirable. À
+l'entendre, il suffisait de pousser devant soi les 15 ou 20,000
+soldats qui gardaient la République romaine. Les Piémontais[383]
+seconderaient ce mouvement par une insurrection, et les Anglais
+débarqueraient à Livourne une division qui couperait la retraite
+à nos soldats. Enfin, les Autrichiens déboucheraient dans la
+Haute-Italie et triompheraient sans peine des Français démoralisés
+par cette attaque générale. Certes, le plan était merveilleux sur le
+papier, mais, à ce moment même, le Piémont était annexé à la France,
+les Autrichiens étaient résolus à temporiser encore, et les Anglais,
+toujours prudents, entendaient bien ne débarquer à Livourne que pour
+profiter de la victoire et nullement pour la préparer. En fin de
+compte, la cour de Naples entrait seule en campagne.
+
+[Note 383: Le prince Belmonte Pignatelli avait écrit à ce propos
+au ministre piémontais Priocca une lettre, qui fut interceptée, et
+qui prouve à quel point d'aveuglement et de passion était arrivée
+la cour napolitaine. «Nous savons que, dans le conseil de votre
+roi, plusieurs ministres circonspects, pour ne pas dire timides,
+frémissent à l'idée de parjure et de meurtre, comme si le dernier
+traité d'alliance entre la France et la Sardaigne était un acte
+politique à respecter. N'a-t-il pas été dicté par la force oppressive
+du vainqueur? De pareils traités ne sont que des injustices du plus
+fort à l'égard de l'opprimé qui, en les violant, s'en dédommage à
+la première occasion que lui offre la faveur de la fortune.» Lettre
+citée par Coletta, t. II, p. 46 de la Traduction française.]
+
+Malgré son incurable apathie, le roi Ferdinand ne manquait pas de bon
+sens. Il comprenait très bien qu'on lui promettait beaucoup, mais
+il ne voyait rien venir et aurait désiré ne pas se compromettre.
+Plusieurs de ses ministres, Pignatelli, Marco, Gallo, Colli, Parisi,
+l'engageaient à ne pas se mettre en avant, mais Acton et la reine
+avaient décidé qu'on partirait. Marie-Caroline arracha l'ordre fatal
+à son mari. On prétend même qu'elle inventa une fausse lettre de
+l'empereur d'Allemagne, son frère, qui provoquait le commencement des
+hostilités. Le pauvre roi se laissa persuader, et, sans seulement
+déclarer la guerre aux Français, les somma d'évacuer les États
+romains.
+
+Mack avait sous ses ordres immédiats près de 50,000 hommes;
+admirables soldats, à ne considérer que leur apparence. Pour les
+équiper on avait épuisé le trésor; mais ce n'étaient que des soldats
+de parade qui n'avaient jamais vu le feu; mal commandés, sans
+discipline, sans tradition d'honneur militaire. Pourtant, comme ils
+formaient une masse après tout imposante, s'ils s'étaient avancés en
+une seule colonne dans la direction de Rome, ils auraient peut-être
+battu les Français, car notre armée ne comptait que 46,000 hommes
+environ, dispersés dans tout le pays. Mack, par bonheur pour nos
+soldats, était l'homme des vieilles traditions. Il voulut envelopper
+les Français et divisa ses soldats en six colonnes qui, par des
+chemins différents, devaient tomber sur nos soldats isolés, et,
+infailliblement, les écraser. Il n'avait oublié qu'une chose, qu'il
+fallait, avant de les envelopper, les battre, et nos soldats, par
+une série d'habiles manoeuvres, allaient non seulement suppléer à
+l'insuffisance du nombre par la supériorité de leur tactique, mais
+encore remporter une éclatante victoire.
+
+Le général en chef de l'armée française était Championnet, mort
+trop jeune pour sa réputation, car il eût été un des plus glorieux
+lieutenants de Napoléon. Championnet s'était signalé à la reprise
+des lignes de Wissembourg et au déblocus de Landau. Nommé général
+de division à l'armée de Sambre-et-Meuse, il fit, sous les ordres
+de Jourdan, toutes les belles campagnes qui portèrent si haut le
+renom de cette armée. Championnet avait une audace extraordinaire,
+beaucoup de présence d'esprit et un entrain singulier. Il avait
+étudié soigneusement son métier et le pratiquait avec amour. Nommé en
+1798 général en chef de l'armée de Rome, et averti à temps du péril,
+il prit le parti d'évacuer la capitale, et de se retirer en arrière
+sur l'excellente position défensive de Civita-Castellana, où il
+concentra toutes ses forces. Il savait que ce sacrifice n'était que
+momentané et qu'à la première victoire la capitale retomberait bien
+vite entre ses mains. Cette sage conduite contrastait avec l'absurde
+stratégie de Mack, qui divisait ses forces au moment où il aurait dû
+les réunir. Il est vrai que le général autrichien se croyait sûr de
+la victoire. N'avait-il pas envoyé à son adversaire un ultimatum[384]
+par lequel il lui accordait quatre heures pour s'engager par écrit
+à évacuer Rome et la Toscane: «La réponse doit être positive et
+catégorique, ajoutait-il. Une réponse négative serait considérée
+comme une déclaration de guerre, et Sa Majesté Sicilienne soutiendra
+les armes à la main la juste demande que je vous adresse en son nom.»
+Championnet ne répondit à cette insultante bravade que par le silence
+du mépris; mais le plus singulier c'est que la reine Marie-Caroline
+prit ce silence pour un acquiescement. «J'ai eu hier soir, grâce à
+Dieu[385], écrivait-elle à sa chère Emma, des nouvelles du roi, de
+Frosinone. Il y est arrivé heureusement. Messieurs les républicains
+ont cédé à la sommation et sont partis.»
+
+[Note 384: Cette incroyable bravade, d'une longueur démesurée, est
+reproduite in extenso dans le rapport adressé par Lomonaco à Carnot.]
+
+[Note 385: Gagnière, p. 81.]
+
+Pendant ce temps les colonnes napolitaines s'ébranlaient toutes
+à la fois, et s'avançaient fièrement sur les routes, où elles ne
+rencontraient aucune résistance. Le 27 novembre Mack faisait son
+entrée à Rome, et courait à Civita-Castellana. Sa marche était si
+rapide que ses soldats mouraient de faim et tombaient de fatigue.
+Le roi entrait à son tour à Rome, mais comme un triomphateur. Pour
+se reposer sur ses lauriers, il descendait à son palais Farnèse et
+s'empressait d'écrire au pape Pie VI la curieuse lettre que voici:
+«Votre Sainteté apprendra par cette lettre que, par la grâce de Dieu
+et la miraculeuse protection de saint Janvier, je suis entré en
+triomphateur dans Rome, la ville sainte. Les impies qui l'occupaient
+ont fui épouvantés devant la croix du Christ et mes armes. Laissez
+donc votre modeste asile de la Chartreuse et, sur les ailes des
+anges, comme la vierge de Lorette, venez et descendez au Vatican
+pour le purifier par votre sainte présence.» Il écrivait également
+au roi de Piémont pour l'engager à se jeter sur les Français. La
+populace romaine, aussi folle que ce grotesque souverain, n'avait pas
+attendu la présence des Napolitains pour se livrer à tous les excès.
+Les maisons des patriotes avaient été pillées, et plusieurs d'entre
+eux massacrés. Des juifs furent jetés dans le Tibre. Deux réfugiés
+napolitains, les frères Corona, furent même saisis et exécutés par
+ordre du roi.
+
+Napolitains et Romains étaient encore dans l'exaltation de cette
+facile conquête, quand on apprit que deux des colonnes napolitaines,
+celles que commandaient Micheroux et San Filipo, venaient d'être
+battues par les Français à Fermo et à Terni. Ces premiers échecs
+refroidirent singulièrement l'enthousiasme. Nelson, qui prévoyait le
+résultat final, écrivit à l'amirauté: «Si Mack est défait, le royaume
+sera perdu en quinze jours, car l'empereur d'Autriche n'a pas encore
+fait bouger son armée, et le royaume de Naples réduit à lui-même
+n'est pas en état de résister.» Marie-Caroline elle-même commença à
+réfléchir sur les inconvénients de la précipitation[386]. Dans les
+lettres qu'elle adressait alors à sa chère confidente, elle parlait
+de se retirer aux champs et vantait le bonheur des paysans. Elle
+disait[387] aussi, avec un singulier pressentiment de l'avenir: «Il
+n'y a pas encore eu bataille, et nos troupes se comportent très mal.
+Cela m'attriste et m'anéantit.» Elle prenait même ses précautions en
+cas de défaite, et s'écriait: «Nous ferons de tout, si ces malandrins
+viennent en masse. Nous sacrifierons vie, tout. Mais si ces gens-là
+(les Napolitains) continuent à fuir comme des lapins, nous sommes
+perdus. Aussi la permanence du brave amiral, à qui je pourrai
+confier, en cas de malheur, mes chers enfants sera un grand bien.
+Nous ferons tout excepté de nous avilir, mais j'ai l'esprit bien
+oppressé.»
+
+[Note 386: Gagnière, p. 84.]
+
+[Note 387: Id., p. 85.]
+
+Ces sinistres pressentiments ne devaient que trop se réaliser! Mack
+comprenant un peu tard la faute qu'il avait commise et apprenant que
+Championnet concentrait toutes ses forces à Civita-Castellana pour
+reprendre ensuite l'offensive, voulut alors prévenir ce mouvement,
+mais il fut surpris en flagrant délit de concentration et les
+Napolitains ne purent soutenir le choc de nos vieilles bandes.
+Ils s'évanouirent au bruit du canon, et la débâcle commença. À
+Monte-Buono, Otricoli, Calvi, Regnano, partout où ils essayèrent
+de tenir tête, ils furent écrasés. Un seul corps napolitain, celui
+que commandait un émigré, le général Damas, soutint l'honneur du
+drapeau. Il fut battu à la Storta, à la Toscanella, à Orbitello, mais
+obtint une capitulation honorable. Les autres généraux ne savaient
+que fuir. Canons, drapeaux, prisonniers tombent entre nos mains,
+et la retraite se convertit en déroute surtout lorsque Mack, qui
+aurait voulu résister dans Rome, se voit abandonné par le roi et
+donne l'ordre d'évacuer les États romains[388]. «Toujours battus et
+toujours malheureux, commandés par des étrangers, voyant dans leurs
+rangs beaucoup de Français, généraux ou colonels, qui, en qualité
+d'émigrés, étaient intéressés à fuir pour échapper aux dangers de
+la captivité, les Napolitains supposèrent qu'ils étaient trahis.
+Leurs chefs furent traités par eux de jacobins et les liens de la
+discipline se relâchèrent.»
+
+[Note 388: Coletta, Histoire de Naples, t. II, p. 56.]
+
+Ce fut bien pis encore quand on apprit que Championnet, passant de la
+défensive à l'offensive, et non content d'être rentré à Rome après
+dix-sept jours d'absence, se disposait à attaquer le roi dans ses
+propres États. Sans doute la prudence conseillait au jeune vainqueur
+de se maintenir à Rome, mais il venait, avec moins de 45,000 hommes,
+de disperser une armée trois fois plus considérable et il appréciait
+à leur juste valeur et le courage des Napolitains et surtout les
+talents de leur général: aussi résolut-il de pousser en avant.
+C'était pourtant une entreprise bien hardie que de s'enfoncer avec
+une aussi faible armée, loin de ses communications, et dans un pays
+à peu près inconnu, dont les habitants pouvaient soutenir une guerre
+de partisans longue et dangereuse; mais Championnet comptait sur ses
+soldats, et méprisait ses ennemis. Il poursuivit donc les Napolitains
+à outrance.
+
+Tout favorisa le jeune vainqueur. À sa gauche Duhesme, Monnier et
+Rusca s'emparaient des Abruzzes et entraient sans coup férir à
+Civitella del Trento et à Pescara, deux places fortes qui auraient pu
+soutenir un long siège. À droite, Ney occupait Gaëte à la première
+sommation; au centre Championnet poussait Mack devant lui, lui
+enlevait prisonniers et canons, et le rejetait en désordre derrière
+le Volturno. Ce fleuve est rapide et profond. Il forme une barrière
+difficile à franchir. Il est de plus défendu par la forte place
+de Capoue. Mack s'y arrêta et appela les paysans napolitains aux
+armes. Cet appel fut entendu. En quelques jours plusieurs milliers
+de partisans entrèrent en campagne. Ils remportèrent même quelques
+succès. Championnet fut repoussé à Capoue, eut pendant trois jours
+ses communications coupées, et fut obligé d'attendre que ses
+autres divisions l'eussent rejoint. Mack ne sut pas ou ne voulut
+pas profiter de ce retour de fortune. Comprenant que ces bandes
+indisciplinées ne pouvaient résister à une armée aussi fortement
+organisée que l'armée française, il entra en négociations avec
+Championnet et signa bientôt avec lui, le 11 janvier 1799, un
+armistice par lequel il cédait aux Français tout le royaume de Naples
+au delà du Volturno, et leur payait une contribution de guerre de
+huit millions.
+
+À cette nouvelle, l'armée napolitaine se révolta. Elle cria à la
+trahison, et, au lieu de s'en prendre à sa propre lâcheté, voulut
+massacrer le général que naguère elle proclamait le libérateur de
+l'Italie. Mack n'eut d'autre refuge que l'armée française. Bien qu'il
+eut tenu, à l'égard de Championnet et de ses soldats, un langage
+peu convenable, le généreux vainqueur, oubliant ses injures, le
+reçut avec empressement, l'admit à sa table, et lui laissa même son
+épée. Seulement, autorisé qu'il était par le refus d'exécuter les
+conditions de l'armistice, il s'avança contre Naples, et annonça
+qu'il était déterminé à la prendre d'assaut en cas de résistance.
+
+Naples était alors en pleine anarchie. Elle appartenait à la
+populace qui s'y livrait à d'affreux excès, car toute autorité, tout
+gouvernement avaient disparu. Le roi se discréditait à plaisir.
+Après s'être fixé à Rome en triomphateur antique et en restaurateur
+de la Papauté, il avait fui honteusement, à la première nouvelle de
+l'approche des Français. Il avait même prié son grand écuyer, Ascoli,
+de changer d'uniforme avec lui, et l'avait traité en souverain,
+tant qu'il ne s'était pas cru en sûreté derrière les murailles de
+son palais. Quand les Français approchèrent de la capitale, le
+grotesque Nazone, comme le surnommaient les lazzaroni, troublé dans
+sa béate quiétude, ne sut qu'accabler de ses sarcasmes la reine et
+ses confidents, qui étaient la cause principale de la catastrophe,
+mais il ne prit aucune mesure pour la prévenir. Au contraire, au lieu
+d'apaiser le peuple qui s'agitait, et menaçait d'égorger ministres
+et généraux, le roi ordonna de distribuer des armes aux lazzaroni.
+C'était en quelque sorte mettre le feu aux poudres. Aussitôt
+commencèrent les assassinats et les pillages. Un des serviteurs du
+roi, Antonio Ferreri, qu'il avait envoyé en Autriche pour demander
+à son beau-frère l'Empereur quelques renseignements précis, fut
+assassiné aux portes mêmes du palais, et sous les yeux de Ferdinand.
+Les assassins montèrent le cadavre dans le palais, et forcèrent le
+roi à jurer, la main étendue sur le mort, qu'il ne quitterait pas
+Naples.
+
+Ferdinand n'avait jusqu'alors, malgré les sollicitations de la reine,
+manifesté aucun désir de quitter sa capitale. Était-ce courage de
+sa part, était-ce plutôt crainte de changer d'habitudes, ou bien
+encore difficulté de fuir, puisque les lazzaroni assiégeaient les
+grilles du palais? L'assassinat de Ferreri précipita sa résolution.
+Il annonça donc qu'il était décidé à passer en Sicile, et pria Nelson
+de l'aider à exécuter ce projet. La reine se préparait[389] depuis
+longtemps à cette fuite. De concert avec l'ambassadeur Hamilton et
+sa triste épouse, elle avait tout disposé pour un départ clandestin.
+Les meubles précieux de la couronne, les chefs-d'oeuvre de l'art,
+et tout le numéraire, depuis longtemps entassé dans la prévision
+d'une catastrophe, avaient été soigneusement emballés. La liste
+des personnes qui devaient accompagner la famille royale avait
+été discutée; chacun des favorisés avait même reçu une sorte de
+laissez-passer, que le hasard des temps a conservé. C'est une sorte
+de carte figurant trois enfants joufflus, dont l'un sonne de la
+trompette sous un cyprès et agite la main gauche pour appeler les
+deux autres. Dans un des angles est une ligne imprimée: «Imbarcate,
+vi prega M. C.» On attendait pourtant l'autorisation royale. À peine
+le roi l'eut-il accordée que Nelson prêta son concours à cette
+fuite honteuse, et l'organisa avec autant de soin que s'il se fût
+agi d'un ordre de combat. C'est lui qui, par un passage souterrain
+qui conduisait du palais à la mer, fit embarquer par des matelots
+anglais les caisses et les bagages: c'est lui qui reçut les fugitifs
+dans trois chaloupes: la première ne devait prendre à son bord que
+la famille royale, Acton, Castelcicala, Belmonte et Thurn. Les
+deux autres emportaient pêle-mêle chambellans et dames d'honneur,
+nourrices et domestiques, aumônier et apothicaire, sans oublier
+«monsieur Pernet, cuisinier du roi». Le convoi se composait de trois
+vaisseaux anglais et d'une frégate napolitaine, le Sannita. Le
+commandant de cette frégate, l'amiral Caracciolo, suppliait le roi de
+monter à son bord, le pont du Sannita étant encore terre napolitaine.
+Le roi allait y consentir, mais Marie-Caroline ne voulait pas se
+séparer de sa chère Emma, déjà embarquée sur le vaisseau de Nelson,
+le Vanguard, et ce fut l'Angleterre qui donna l'hospitalité à cette
+triste famille. Pendant deux longues journées les vents contraires
+retinrent l'escadre dans la rade. Nobles et prêtres, fonctionnaires
+et soldats, ne pouvant croire à tant de lâcheté, envoyèrent au roi
+députés sur députés pour le supplier de ne point les abandonner.
+Ferdinand ne voulut recevoir que l'archevêque et ce fut pour lui
+déclarer que sa décision était irrévocable. Le 23 décembre au soir,
+Nelson se décida à lever l'ancre. Une affreuse tempête assaillit le
+convoi. La famille royale se crut perdue, et le roi déchargea sa
+colère par de furieuses invectives contre sa femme et ses confidents.
+Un de ses enfants, le prince Albert, tomba soudainement malade,
+et mourut entre les bras de lady Hamilton. Durant une embellie on
+remarqua la façon admirable dont se comportait le Sannita. Le roi
+en fit à dessein l'observation à Nelson, dont l'orgueil froissé ne
+pardonna jamais à Carracciolo. Ce fut seulement le 26 décembre que le
+Vanguard entra dans le port de Palerme.
+
+[Note 389: Lire au sujet de ces préparatifs les curieuses lettres
+adressées par la reine à Emma Hamilton. En voici quelques extraits
+(Gagnière, p. 94): «Je brûle de vous envoyer ce soir tout notre
+argent d'Espagne, du roi et le mien. Ils sont [Montant illisible]:
+Voilà tout notre avoir, mais nous n'avons jamais thésaurisé. Les
+diamants de toute la famille, hommes et femmes, arriveront demain
+soir pour être tout consigné au respectable amiral lord Nelson.»
+Id., p. 96. 18 décembre: «Voici encore trois malles et une petite
+caisse. Dans les trois premières, il y a un peu de lingerie pour tous
+mes enfants, pour servir à bord et quelques habits dans la caisse.
+J'espère ne pas être indiscrète en vous les envoyant. Le reste de
+ce qui pourra aller ira sur un bâtiment sicilien.» Id. 19 décembre:
+«J'abuse de votre bonté et de celle de notre cher amiral. Les caisses
+grandes, faites-les déposer à fond de cale, et petites plus à portée
+de la main. C'est que j'ai malheureusement une nombreuse famille.
+Je suis dans le comble de la désolation et des larmes ... Adieu, ma
+chère. L'horrible ruine abrège deux tiers de notre pure existence.
+Je m'en remettrai à la divine Providence et m'en ferai une raison.»
+Id. p. 97. 19 décembre: «Voyez les bijoux de toute une malheureuse
+famille, le paquet de notre personnelle et un peu d'argent, et une
+caisse avec des chemises et hardes en cas de besoin sur le bord.
+Demain, j'enverrai des autres pour mes enfants, étant douze personnes
+de famille ...»]
+
+Telle fut la déplorable issue de la prise d'armes napolitaine. Ce
+qu'il y eut de plus honteux dans cette campagne, ce ne fut pas un
+premier revers qui pouvait se réparer, mais le soudain effondrement
+qui précipita cette fuite honteuse, et surtout le départ clandestin
+de cette cour, qui ne trouvait de sauvegarde que sous le pavillon
+anglais. Aussi bien la famille royale avait pris ses précautions.
+Les caisses, au déménagement furtif desquelles avait présidé
+l'ambassadrice d'Angleterre, contenaient un véritable trésor. D'après
+le rapport de Nelson à son commandant en chef, lord Saint-Vincent
+«Lady Hamilton, du 14 au 21 décembre, reçut toutes les nuits les
+richesses de la famille royale, ainsi que les bagages des nombreuses
+personnes à embarquer. Quant au numéraire, je suis dépositaire de
+deux millions cinq cent mille livres sterling (62,500,000 francs).»
+C'est ce que Marie-Caroline appelait «un peu d'argent et quelques
+bijoux».
+
+Les Anglais, gens prudents et avisés, voulurent tourner à leur profit
+la protection qu'ils accordaient aux fugitifs. Avant de quitter
+Naples, et sous le prétexte de ne pas laisser tomber entre les mains
+des Français des ressources qui pouvaient leur servir, ils brûlèrent
+les chantiers de construction et les arsenaux, et incendièrent
+toute la flotte de guerre. En plein jour, le comte de Thurn ordonna
+l'incendie de deux vaisseaux napolitains et de trois frégates qui
+étaient à l'ancre dans le golfe. «Le feu[390], quoique au milieu
+du jour, apparaissait aux spectateurs sous une couleur sombre et
+blanchâtre. On voyait les flammes sortir comme de la mer, se glisser
+le long des flancs des vaisseaux, s'élancer à travers les mâts, les
+vergues, les câbles goudronnés et les voiles, dessinant en traits de
+feu les vaisseaux qui, un instant après, tombaient réduits en cendres
+et disparaissaient.» Après tout, n'était-ce pas une flotte de moins
+dans la Méditerranée, et le service que l'Angleterre rendait aux
+Bourbons ne valait-il pas le sacrifice de quelques bâtiments qu'on
+remplacerait plus tard?
+
+[Note 390: Coletta, ouv. cit., t. II, f. 77.]
+
+Pendant ce temps Championnet s'approchait de Naples. Ferdinand avait
+délégué tous ses pouvoirs au prince Pignatelli, qu'il avait nommé
+vice-roi et vicaire général. Pignatelli n'était qu'un personnage de
+représentation tout à fait incapable de s'élever à la hauteur des
+circonstances. Il ne sut que répandre dans le peuple de furibondes
+déclamations, tout en envoyant une députation aux Français, Bientôt
+même, ne se croyant plus en sûreté derrière les murailles du fort
+Saint-Elme, il s'embarqua secrètement pour la Sicile. Cette honteuse
+défection livrait la ville à la populace. Les lazzaroni, dont la
+fureur était augmentée par l'imminence du danger, essayèrent de
+défendre la capitale, et ils le firent avec plus de bravoure qu'on
+ne pouvait l'attendre de leur part. Seulement, sous le prétexte
+d'arrêter la trahison, ils se livrèrent à de tels excès que tout
+ce qu'il y avait de gens honnêtes et modérés souhaitaient l'entrée
+des Français. On écrivit à Championnet pour le prévenir que Naples
+ouvrirait ses portes aux Français. En effet, le fort Saint-Elme nous
+fut livré, mais les lazzaroni se défendirent dans les rues, et ils
+allaient peut-être incendier la ville, si un de leurs chefs, fait
+prisonnier et traité avec beaucoup d'égards par les Français, ne leur
+eût persuadé de déposer les armes et de traiter avec les vainqueurs
+(janvier 1799).
+
+Championnet, par la prise de Naples, était le maître de presque toute
+la partie continentale du royaume. Deux mois et moins de 20,000
+hommes lui avaient suffi pour repousser l'invasion napolitaine et
+désarmer les lazzaroni. Cette courte et brillante campagne lui valut
+une grande réputation. Le Directoire le chargea de consolider sa
+conquête et d'organiser le pays en république. Cette transformation
+était au moins prématurée. Ni les moeurs, ni les traditions
+napolitaines ne préparaient à un changement aussi radical, mais
+le peuple aime tout ce qui est nouveau, et la bourgeoisie, dont
+tous les voeux se trouvaient de la sorte plus que comblés, accepta
+avec plaisir les propositions françaises. Tout ce que Naples
+renfermait alors de noms illustres et d'hommes considérés se rallia
+immédiatement; les nobles suspects à la cour, et les propriétaires
+suspects aux lazzaroni se réunirent à Championnet. Ils devinrent
+républicains par instinct de conservation. On décida donc qu'une
+république nouvelle serait instituée, que sa constitution serait
+modelée sur la constitution française et que la nouvelle république
+serait intitulée Parthénopéenne, du nom porté jadis par Naples.
+Cinq directeurs furent chargés du pouvoir exécutif. Le docteur
+Cirillo devint président du Corps législatif; un ancien capitaine
+d'artillerie, Manthone, fut nommé ministre de la guerre et général
+en chef de l'armée; le prince Caracciolo, qui était revenu de
+Sicile, eut le commandement des quelques chaloupes canonnières qui
+composaient la marine parthénopéenne; enfin on leva deux légions de
+volontaires. Il y eut alors une heure de joie et d'espérance. On crut
+à l'avenir de la jeune République. Les plus nobles dames quêtaient
+dans les églises pour les blessés. On ne représentait plus au théâtre
+que les tragédies d'Alfieri, tout imbues de l'esprit républicain.
+Une femme qui fut à la fois peintre et improvisatrice, et qui
+devait mourir martyre, Eleonora Pimentel, rédigeait le _Moniteur
+républicain_ et réchauffait de sa verve brûlante les esprits attiédis
+et découragés. Les lazzaroni eux-mêmes acceptaient la révolution.
+Championnet n'avait-il pas donné une garde d'honneur à leur saint
+favori, saint Janvier, et, malgré les insinuations des royalistes,
+le miracle de la liquéfaction du sang n'avait-il pas eu lieu dans
+les formes ordinaires, et même plus vite que d'habitude? Il est vrai
+que le général avait eu la précaution de prévenir le curé de la
+cathédrale qu'il le rendait responsable des désordres qui pourraient
+s'élever si le miracle n'avait pas lieu.
+
+Cet enthousiasme ne devait pas être de longue durée. L'idylle allait
+tourner au drame. La jeune République avait trop d'ennemis intéressés
+à sa ruine. Elle allait bientôt succomber.
+
+Ce furent les Français qui l'abandonnèrent les premiers. Il est
+vrai qu'ils cédèrent à la nécessité. La seconde coalition venait
+d'éclater. Nos armées étaient battues en Allemagne, menacées en
+Hollande et en Suisse, menacées surtout en Italie. C'eût été le
+comble de l'imprudence, au moment où nous avions besoin de toutes
+nos forces, que d'en détourner une partie pour maintenir et protéger
+un État dont la création avait été tout accidentelle. Championnet
+n'était plus là pour maintenir et perpétuer son oeuvre. Ne s'était-il
+pas avisé de vouloir protéger les Napolitains contre les agents
+du Directoire, qui ne cherchaient à faire de la conquête qu'une
+opération lucrative? Il avait expulsé le commissaire Faypouet, qui
+empiétait sur ses attributions, et déchiré ses décrets «comme étant
+injurieux, indécents, séditieux et funestes». Aussi était-il devenu
+l'idole des Napolitains. On déterra dans les registres de baptême
+un certain Giovanni Championné, né, il est vrai, quarante ans avant
+le Jean Championnet de Valence, mais les lazzaroni n'en crurent pas
+moins à l'origine napolitaine de leur conquérant. Ils l'auraient du
+reste suivi jusqu'en Sicile, et Championnet s'apprêtait sérieusement
+à passer dans l'île, malgré les Anglais, et à achever sa conquête,
+lorsqu'il fut subitement rappelé par le Directoire. Il obéit sans la
+moindre hésitation et revint à Rome, où il fut arrêté, puis transféré
+à Turin. Il ne devait quitter sa prison que pour marcher à de
+nouveaux combats, et mourir, peut-être empoisonné, au moment même où
+son rival de gloire, son collègue Bonaparte, étranglait la République
+française dans l'orangerie de Saint-Cloud.
+
+Macdonald, le successeur de Championnet à l'armée de Naples, fut
+donc obligé de battre précipitamment en retraite, et d'évacuer le
+territoire de la République Parthénopéenne pour courir à de nouveaux
+dangers, il laissa pourtant au général Duhesme quelques soldats qui
+tinrent garnison à Capoue, à Gaëte et dans les forts de Naples.
+Les troupes étaient insuffisantes, mais au moins leur présence
+attestait-elle que nous n'abandonnions nos alliés que par force
+majeure, et avec l'espoir d'un prochain retour.
+
+Or la République Parthénopéenne comptait de nombreux ennemis. Sans
+parler des Anglais, des Turcs et des Russes qui menaçaient ses côtes,
+du roi et surtout de la reine Marie-Caroline, qui, de son palais de
+Palerme, ne cessait de prêcher la contre-révolution, la République
+avait à redouter surtout ses propres sujets. Le peuple des campagnes
+s'était prononcé contre elle. Les sauvages populations des Abruzzes
+et de la Calabre avaient, dès le premier jour, refusé d'obéir. Tant
+que les Français avaient fait respecter et exécuter leurs ordres,
+on n'avait pas osé bouger; mais, dès que leur départ fut connu,
+les bandes s'organisèrent et la guerre civile commença, atroce,
+sanguinaire, sans pitié. Dans la Pouille quatre aventuriers corses,
+un laquais, de Cesare, un déserteur, Bocchechiampe, et deux voleurs,
+Corbara et Colonna, donnent le signal. Corbara se fait passer pour
+le prince François, héritier présomptif du trône, et Cesare, pour le
+duc de Saxe. On les croit sur parole. L'archevêque d'Otrante se garde
+de démasquer l'imposture. Une des filles de Louis XV, la princesse
+Victoire, qui se trouvait alors à Tarente, reconnaît publiquement
+pour son neveu ce bandit malpropre. Aussitôt plusieurs milliers de
+paysans fanatisés se rangent sous ses ordres. On vole, on brûle,
+on tue, et Corbara, qui a ramassé beaucoup d'argent, s'enfuit pour
+le mettre en sûreté, et se fait tuer par un corsaire grec. Colonna
+disparaît également; Cesare et Bocchechiampe continuent à piller
+et ravager l'un la terre d'Otrante, l'autre celle de Bari. Au même
+moment la principauté de Salerne s'insurgeait sous la direction d'un
+mauvais policier, Sciarpa. Dans les Abruzzes les paysans prennent les
+armes sous la conduite d'un assassin jadis condamné aux galères. Dans
+la terre de Labour une troupe de brigands et d'assassins, commandée
+par le fameux Michel Pezzo, qu'une fantaisie de Scribe a popularisé
+comme un voleur galant et généreux sous le nom de Fra Diavolo, et
+par un monstre altéré de sang, vrai cannibale ou plutôt bête féroce,
+le meunier Gaetano Mammone, massacre et pille sous prétexte de
+politique. En deux mois, ce dernier fit fusiller 350 personnes et ses
+satellites plus du double. Dans les Calabres enfin l'insurrection
+prend les proportions d'un mouvement national. Les Calabrais sont
+intelligents, sobres, habitués à une vie rude et active. Ils ont la
+pratique des armes à feu. Ils sont excellents pour une guerre de
+partisans. Excités par les émissaires de Marie-Caroline, ils étaient
+tout prêts à entrer en campagne lorsqu'un de leurs curés, Rinaldi,
+écrivit au roi, à Palerme, pour lui faire part des dispositions des
+habitants. Ferdinand était alors fort découragé. Il n'espérait plus
+sa restauration que des succès des armées coalisées. Les propositions
+de Rinaldi furent donc écoutées avec indifférence, mais elles avaient
+frappé un ambitieux, jaloux de se distinguer, qui s'offrit pour
+conduire l'entreprise. On n'avait rien à perdre, et on pouvait tout
+gagner. Le roi accepta cette fois l'offre qu'on lui faisait, et nomma
+vicaire général du royaume le hardi compagnon, qui lui promettait de
+le reconduire à Naples.
+
+Cet homme était le cardinal Ruffo. Il appartenait à une des
+meilleures familles du pays. N'étant que cadet, il avait, suivant
+l'usage du temps, embrassé la carrière ecclésiastique, où
+l'attendaient les honneurs réservés à sa naissance. Il n'avait
+longtemps donné que le pire des exemples. Il avait fatigué Rome
+et la cour pontificale du bruit de ses dissipations et de son
+désoeuvrement. Pour s'en débarrasser, le pape Pie VI l'avait nommé
+son trésorier apostolique et avait fini par lui donner la pourpre de
+cardinal[391]. Ce fut encore pour s'en débarrasser qu'Acton décida le
+roi Ferdinand à l'envoyer en Calabre.
+
+[Note 391: Un contemporain, Cuoco, l'a traité bien sévèrement, t.
+III, § 44. «C'était un scélérat ambitieux, sans principes d'honneur
+et de morale. Il avait toujours mille expédients pour réussir
+dans ses projets. Suo Ruffo ad onta dello porposa onde apparivo
+rivestito, non ero che un capo di brianti.»]
+
+À peine débarqué en Calabre, dans les domaines de sa famille, le
+nouveau vicaire général fut rejoint par des paysans insurgés, des
+déserteurs ou des soldats que la République avait eu l'imprudence de
+licencier. Il le fut aussi par des échappés de prison et de bagne.
+Tous les curés de la province, marchant eux-mêmes à la tête de leurs
+paroisses, accoururent sous ses drapeaux. À la tête de ces bandes,
+Ruffo s'empare de Mileto, de Cotrone, de Catanzaro et de Cosenza. À
+chaque pas en avant, ses bandes grossissent et deviennent peu à peu
+une armée. Pour les exciter, il leur promet des récompenses célestes,
+mais aussi l'exemption pendant six ans de tout impôt, sans parler
+des bénéfices à opérer sur les biens des rebelles confisqués par le
+trésor royal. Il leur donne pour étendard la croix blanche, pour
+cocarde la cocarde blanche des Bourbons et intitule pompeusement sa
+petite armée: armée de la Sainte Foi (Santa Fede), et ses soldats
+improvisés les Sanfédistes.
+
+La Calabre était conquise. Ruffo entre alors dans la Pouille, la
+soumet sans plus de peine, opère sa jonction avec les bandes de
+Cesare, Sciarpa, Mammone, Fra Diavolo, et arrive sous les murs de
+Naples le 13 juin 1799. Les horreurs commises par les Sanfédistes
+sur leur passage dépassent l'imagination. Ruffo lui-même, s'il ne
+donnait pas l'exemple, au moins ne savait pas ou ne voulait pas
+interdire le pillage et le massacre à ses hommes. Tout suspect de
+libéralisme était alors jeté en prison, battu, ou tué, parfois
+avec d'odieux raffinements de torture, et ses biens partagés entre
+ses assassins. Entre tous se signala Mammone: «Celui qui écrit
+ces lignes, lisons-nous dans l'histoire de Vincenzo Cuoco[392], a
+vu boire à Mammone du sang humain qui coulait des victimes qu'il
+venait de massacrer. Il mangeait devant une table couverte de têtes
+fraîchement coupées, et buvait dans un crâne encore sanguinolent.»
+Aussi bien une sorte de furie sanguinaire semblait déchaînée sur ces
+malheureux Napolitains. Les Anglais eux-mêmes donnaient l'exemple
+de la férocité. Un lieutenant de Nelson, Towbridge, terrorisait
+l'île de Procida. On a conservé de lui une lettre dans laquelle il
+demande à l'amiral «un honnête juge pour faire pendre sept ou huit
+des rebelles ses prisonniers». L'amiral[393] lui promet le juge en
+question et ajoute: «Écrivez-moi bientôt qu'on a coupé quelques
+têtes, il ne faut rien moins que cela pour me réconforter un peu.»
+Or le juge sur lequel on comptait éprouva des scrupules. Il voulait
+assurer aux condamnés les secours de la religion: il prétendait
+qu'avant d'exécuter les prêtres, il fallait les dégrader. «Je lui ai
+répondu, écrivait Towbridge à l'amiral, qu'il fallait commencer par
+les pendre, et que, s'il ne les croyait pas suffisamment dégradés
+par cette opération, je me chargerais de le faire.» Pendant que ces
+officiers anglais échangeaient ces sinistres plaisanteries, un autre
+Sanfédiste, moins scrupuleux que le juge de Procida, un certain
+Vitella, procédait à des exécutions sommaires et, comme gage de
+bonne amitié, envoyait à Towbridge un singulier cadeau. «Notre ami
+Towdbrige, écrit Nelson à Lord Saint-Vincent, a reçu l'autre jour
+avec un panier de raisins frais pour son déjeuner, la tête d'un
+jacobin proprement arrangée dans une boîte. Towbridge s'excuse de ne
+pas me l'avoir fait passer sur ce que le temps était trop chaud pour
+un semblable message.» Il est vrai qu'il avait donné à l'assassin un
+certificat de bonne conduite, et que, dans son rapport à Nelson, il
+le qualifiait de brave garçon: «A jolly fellow!»
+
+[Note 392: Liv. III, p. 239. Chi scrive lo ha vedute egli stesso
+beversi il sangue suo, dopo essersi valassate, e cerca con avidita
+quelli degli altri scolassati che erano con lui; beveva in un cranio.]
+
+[Note 393: Aussi comprend-on et partage-on l'indignation du
+napolitain Cuoco. (Liv. III, p. 216): «E voi, Inglesi, voi che vi
+chiamate i piu colti, piu buoni tra popoli: voi stessi permetteste,
+voi vedeste, voi anche eccitaste tali orrori!»]
+
+De tels faits se passent de commentaires. Ils soulèvent le dégoût et
+l'indignation. Ce n'était pourtant là que le prélude de bien d'autres
+tragédies!
+
+À la nouvelle de ces massacres, la terreur se répandit dans le pays
+entier. On comprenait d'instinct que la fureur populaire serait
+dépassée par la vengeance royale. Aussi les derniers défenseurs de
+la République Parthénopéenne s'enfermèrent-ils à Naples avec la
+résolution d'y combattre jusqu'au dernier soupir, plutôt que de
+tomber entre les mains des égorgeurs sanfédistes. Le siège de Naples
+commença. 60.000 hommes environ entouraient cette ville, tous bien
+armés, excités par le fanatisme religieux et toutes les mauvaises
+passions déchaînées. Dans l'intérieur de la ville les partisans de
+la royauté conspiraient, les lazzaroni remuaient de nouveau et bon
+nombre d'entre eux méditaient d'ouvrir les portes aux assiégeants.
+Une division russe accourait à marches forcées au secours de Ruffo,
+et la flotte anglaise de Nelson, commandée en sous-ordre par Foote,
+bloquait le port et empêchait tout secours ou toute évasion. La
+situation des républicains était donc comme désespérée. Ils le
+comprirent, et dans l'impossibilité de soutenir la défense d'une
+aussi grande ville avec des forces tellement inférieures, ils
+résolurent de l'évacuer et de s'enfermer dans les forts, afin d'y
+attendre des temps meilleurs, ou bien d'y honorer par leur résistance
+les derniers jours de l'indépendance Parthénopéenne. Les forts
+étaient au nombre de trois: les Français et leur chef, le colonel
+Méjean, se retirèrent au fort Saint-Elme, et les derniers défenseurs
+de la République aux forts du Château-Neuf et de l'Oeuf.
+
+Les premiers jours du siège furent marqués par d'heureuses sorties.
+Les Parthénopéens surprirent les Sanfédistes, enclouèrent une
+batterie de canons, firent sauter les caissons et regagnèrent leur
+poste après avoir répandu la terreur dans le camp ennemi. Ruffo,
+très effrayé de ce retour offensif, et apprenant d'un autre côté
+qu'une flotte française de vingt-cinq vaisseaux venait de quitter
+Toulon, fit proposer aux assiégés une capitulation honorable. Ceux-ci
+hésitèrent, car ils connaissaient la mauvaise foi napolitaine; mais
+le colonel Méjean se laissa, paraît-il[394], acheter à prix d'argent
+et consentit à livrer le fort Saint-Elme. Comme le général russe Her
+Handy, le capitaine anglais Foote, et jusqu'au représentant de la
+Turquie, se portaient garants de la capitulation et s'engageaient
+à apposer leur signature à côté de celle du cardinal Ruffo, dont
+les pouvoirs en qualité de vicaire général, étaient illimités, les
+Parthénopéens se décidèrent à leur tour. Le traité portait que les
+garnisons des forts du Château-Neuf et de l'Oeuf sortiraient avec les
+honneurs de la guerre, et seraient respectées dans leurs biens. On
+leur permettait, ou bien de s'embarquer pour Toulon sur des vaisseaux
+parlementaires, ou bien de rester dans le royaume sans avoir rien
+à craindre pour leur sécurité. Ces conditions devaient s'étendre
+aux prisonniers faits dans la dernière guerre. Quant aux Français,
+ils resteraient au fort Saint-Elme, et on leur donnait comme otages
+quatre des principaux personnages de la cour (19 juin).
+
+[Note 394: La trahison de Méjean n'est que trop prouvée. Lire le
+rapport accablant de Lomonaco à Carnot, et surtout les deux lettres
+de Marie-Caroline à Emma, en date du 7 et du 18 juillet 1799
+(GAGNIÈRE, p. 171): «Je vous conjure, que l'on ne paye pas un sou à
+Méjean. Après une si obstinée défense, ce serait réellement être dupé
+et me faire croire que c'est parce que le généralissime (de l'armée)
+cisalpine la veut partager avec Méjean.»--«Je relève tout ce que vous
+me dites de Méjean. Je désire beaucoup que cette affaire soit mise
+entièrement au clair et que tout soit découvert pour n'avoir plus
+avec vous aucune sorte de traîtres ...»]
+
+L'engagement était donc solennel. Tout avait été prévu, indiqué,
+promis. L'Angleterre, la Russie et la Turquie, par l'intermédiaire
+de leurs représentants, avaient sanctionné cet engagement contracté
+par un vice-roi, légalement investi de pouvoirs illimités. De part
+et d'autre, par conséquent, on était tenu de le respecter. En effet,
+dès que les otages furent échangés, et les hostilités suspendues, les
+plus compromis d'entre les vaincus s'embarquèrent sur les navires qui
+devaient les conduire en France. Soudain Nelson parut à l'entrée du
+golfe. Son arrivée apportait la mort à ceux qui se croyaient à juste
+titre sauvés, et sa présence allait donner le signal d'une réaction
+odieuse et inexpiable! (25 juin.)
+
+Depuis six mois Nelson était entièrement dominé par la reine et par
+lady Hamilton. Malgré les admonestations de l'amirauté, malgré les
+prières de ses amis, ou les railleries brutales de Souvoroff qui lui
+écrivait non sans raison que «Palerme n'était pas Cythère», le grand
+amiral perdait son temps, sa santé et son honneur dans des plaisirs
+excessifs et des fêtes qui ressemblaient singulièrement à des orgies.
+Marie-Caroline et Emma, la seconde surtout, avaient étouffé en lui le
+sentiment de l'honneur, et même celui de la dignité anglaise. Entre
+leurs mains Nelson ne fut plus qu'un instrument, et, par malheur pour
+sa réputation, un instrument de vengeance. Affolé par leurs discours,
+enivré par leurs promesses, surexcité et comme enivré par leur âpre
+désir de vengeance, le malheureux amiral accourut de Naples, bien
+résolu à n'accorder aucun pardon. Aussi bien lady Hamilton l'avait
+suivi comme pour le mieux surveiller. On assure qu'à la vue du
+pavillon qui annonçait la suspension des hostilités, elle s'élança
+sur le gaillard d'arrière où se tenait l'amiral et lui cria dans un
+accès de folle colère: «Nelson, faites abattre ce pavillon de trêve.
+On n'accorde pas de trêve aux vaincus.» Le premier acte de l'amiral
+fut en effet de prendre à la remorque et de conduire sous les canons
+du château de l'Oeuf les vaisseaux, chargés de réfugiés, qui, sur la
+foi de la capitulation, s'apprêtaient à partir pour Toulon, et de les
+transformer en prisons flottantes.
+
+Le cardinal Ruffo était aussitôt accouru à bord du _Foudroyant_.
+Nelson lui apprit que l'intention du roi était de considérer comme
+nulle et non avenue toute capitulation signée avec des rebelles. Le
+cardinal défendit avec une noble énergie les droits qu'il avait reçus
+de son souverain, Nelson le traita avec mépris, l'accusa de créer à
+Naples un parti hostile aux vues de son souverain et finit par le
+congédier. Le capitaine de Foote à son tour fit observer à Nelson
+qu'il avait reçu de lui le droit de ratifier une capitulation, et
+le supplia de faire honneur à la signature de l'Angleterre. Nelson
+fut inexorable. Il se débarrassa même de ce censeur incommode en
+l'envoyant à Palerme pour se mettre avec sa frégate à la disposition
+de la famille royale; puis, il attendit pour les exécuter, les
+résolutions définitives de Ferdinand et de Marie-Caroline.
+
+Un décret du roi, une lettre de Marie-Caroline à son amie Emma, et
+la copie de la capitulation annotée par la reine furent présentés à
+l'amiral le 27 juin, et firent disparaître ses dernières hésitations,
+si toutefois il hésita un instant à se déshonorer pour les beaux yeux
+de sa maîtresse et les flatteries intéressées de la reine de Naples.
+Voici ces trois documents qui méritent d'être reproduits comme un
+exemple éclatant du désarroi dans les consciences et de l'aveuglement
+où peuvent jeter les passions politiques.
+
+Le décret du roi portait que «le souverain n'ayant jamais eu
+l'intention de capituler avec des rebelles, la capitulation devait
+être cassée; qu'il fallait créer une junte d'État qui condamnerait
+les chefs à mort, les subalternes à la prison et à l'exil et tous à
+la confiscation des biens». Ferdinand déclarait en même temps que,
+pour récompenser les services de l'amiral Nelson, il le nommait duc
+de Bronte. C'était le prix du sang qu'on lui demandait de verser.
+
+Voici quelques extraits de la lettre de la reine[395]: «... Les
+rebelles patriotes doivent mettre bas les armes, sortir à discrétion
+et volonté du roi. Alors, si l'on m'en croit, il se fera un exemple
+des principaux chefs, représentants et les autres seront déportés
+avec l'engagement signé d'eux-mêmes de la peine de mort, s'ils
+remettent les pieds dans les États du Roi. On en prendra note,
+filiation, et dans ce nombre seront compris les chefs de brigade, les
+clubistes et les plus furieux écrivains. Aucun militaire qui aura
+servi ne sera admis dans l'armée. Enfin une sévérité exacte, prompte,
+juste. La même chose se fera pour les femmes qui se sont distinguées
+dans la révolution, et cela sans pitié. Il n'y a pas besoin d'une
+junte d'État. Il n'y a ni procès, ni discussion. C'est un fait avéré,
+prouvé, patent, où les scélérats se rendront à l'imposante force de
+l'amiral, où il faudra réunir les corps des troupes, en faire même
+venir du dehors, si cela est besoin, avertir les pauvres femmes et
+les enfants de sortir, prendre par force les deux forts selon les
+règles de la guerre, et ainsi terminer cette coupable et périlleuse
+résistance ... Enfin, ma chère Milady, recommandez à milord Nelson
+de traiter Naples comme si c'était une ville rebelle d'Irlande qui
+se fût conduite ainsi. Il ne faut pas avoir égard au nombre: les
+milliers de scélérats de moins rendront la France plus faible, et
+nous nous en trouverons mieux ...»
+
+[Note 395: GAGNIÈRE, p. 187.]
+
+Comme commentaire à ces odieuses paroles, et sans doute afin de
+prévenir toute équivoque, la reine renvoyait en même temps à l'amiral
+la capitulation annotée de ses propres mains. Pas un article ne
+trouve grâce devant la furie royale. Elle accuse de trahison ou
+de bassesse tous ceux qui l'ont signée. Elle est inexorable pour
+ses propres sujets, et pleine de mépris pour les Français qu'elle
+voudrait bien traiter comme des gens en dehors de tout droit. Elle
+termine par cette déclaration de principes: «Ce traité est une chose
+si infâme que si, par un miracle de la Providence, il ne vient pas
+quelque événement qui le rompt ou détruise, je me considère perdue
+et déshonorée. Et je crois qu'au risque de mourir de la mal'aria,
+des fatigues ou d'une arquebusade des rebelles, le roi, d'un côté,
+le prince héritier, de l'autre, doivent immédiatement armer les
+provinces, marcher contre la ville rebelle, et s'ensevelir sous les
+ruines si elle résiste, plutôt que de rester les vils esclaves de
+ces coquins de Français et de leurs infâmes émules les rebelles. Mon
+sentiment, si cette infâme capitulation est respectée, est tel que je
+serais moins affligée de la perte du royaume que des effets que j'en
+attends.»
+
+Aussitôt Nelson lança un ordre qui déclarait que «si, dans l'espace
+de vingt-quatre heures les partisans de l'infâme République ne
+s'abandonnaient pas à la clémence du roi, il les considérerait comme
+encore en rébellion et comme des ennemis de S. M. Sicilienne». En
+vertu de cet ordre quatre-vingts républicains furent extraits des
+vaisseaux qui auraient dû les transporter à Toulon, et conduits
+enchaînés, au milieu des hurlements de mort de la populace, dans
+les casemates des forts. Le colonel Méjean, encore maître du fort
+Saint-Elme, aurait dû protester pour l'honneur de son pays et se
+défendre jusqu'à la dernière extrémité. On avait acheté ce misérable.
+Il ouvrit les portes de la citadelle, à condition que la garnison
+en sortirait avec les honneurs de la guerre et serait rapatriée,
+mais en autorisant les agents du roi à arrêter les réfugiés
+napolitains, pourtant couverts par le drapeau français et par une
+double capitulation. En effet, les sbires de Ferdinand arrêtèrent
+au milieu de nos soldats quelques infortunés qui avaient échappé à
+leurs recherches, et que Méjean leur signala. Il leur livra même deux
+officiers d'origine napolitaine, mais qui servaient depuis plusieurs
+années dans l'armée française, Matera et Belpaladi. On eût dit que
+tout ce monde officiel se déshonorait à plaisir!
+
+Parmi les prisonniers de la première heure était le prince
+Caracciolo, amiral de la flotte Parthénopéenne. C'était un
+septuagénaire. Il avait mérité l'estime et l'affection des Anglais,
+au temps où les deux flottes britannique et napolitaine voguaient
+de conserve; mais il avait servi la nouvelle république, et, avec
+quelques canonnières, n'avait pas craint d'assaillir à plusieurs
+reprises, les frégates anglaises. Trahi par un de ses domestiques,
+il fut conduit à bord du Foudroyant, le vaisseau amiral, le 27 juin,
+à neuf heures du matin. Nelson assembla immédiatement un conseil
+de guerre, dont les membres avaient reçu l'ordre de n'admettre ni
+témoins à décharge, ni défenseur: les membres de cette cour martiale,
+si singulièrement transformés en cour d'exécution, n'osèrent pourtant
+condamner l'illustre vieillard qu'à la prison perpétuelle. On
+transmit la décision à Nelson. «Non, répondit-il, la mort!» Et les
+juges obéirent! Aussitôt l'amiral donna ses ordres pour l'exécution
+immédiate. Caracciolo devait être pendu à bord de la _Minerva_,
+et son cadavre jeté à la mer. À cette nouvelle le cardinal Ruffo
+intervint de nouveau. Ce sera son honneur et en quelque sorte sa
+justification. La conférence fut orageuse: mais lady Emma était
+aussi à bord du _Foudroyant_, et encourageait Nelson à ne pas céder.
+L'amiral obéissait-il à un zèle fanatique, ou cédait-il à d'infâmes
+suggestions, on l'ignore, mais il resta inflexible. Réduit à une
+dernière espérance, Caracciolo fit prier lady Hamilton d'intercéder
+en sa faveur, mais cette Euménide ferma sa porte, et ne sortit de
+sa cabine que pour se repaître du spectacle de l'exécution. Elle se
+hâta d'en rendre compte à la reine, qui lui répondit (2 juillet):
+«... J'ai vu aussy la triste et méritée fin du malheureux et forcené
+Caracciolo. Je sens bien tout ce que votre excellent coeur aura
+souffert, et cela augmente ma reconnaissance.[396]»
+
+[Note 396: GAGNIÈRE, p. 208.]
+
+Pour que rien ne manquât à l'horreur de cette tragédie, le cadavre
+de l'infortuné fut jeté à la mer avec un lest de 250 livres, mais
+il surnagea, et, par un hasard qui ressemblait à un commencement
+de punition divine, se présenta aux yeux du roi Ferdinand quand ce
+dernier se décida à rentrer à Naples. Saisi d'un tremblement nerveux,
+«que veut ce mort?» dit en balbutiant le roi. «Sire, répondit le
+chapelain du Foudroyant, ce mort vient réclamer une sépulture
+chrétienne.--Il l'aura!» Le cadavre fut en effet recueilli et inhumé
+le même jour dans l'église de Sainte-Marie aux Liens sur le quai
+Sainte-Lucie. Il y repose encore aujourd'hui.
+
+Cette mort ou plutôt cet assassinat donna le signal des atrocités.
+Comme on devait une récompense aux bandits et aux lazzaroni, on leur
+livra la ville. Du 29 juin au 8 juillet, jour de l'arrivée du roi,
+Naples fut la proie de tous les brigands de l'Italie méridionale.
+«L'horreur du massacre, écrit un témoin oculaire, Marinelli, du
+pillage, du libertinage, était montée à un tel point qu'il m'est
+impossible de tout écrire. La basse plèbe s'ingéniait à qui
+inventerait un supplice nouveau, une obscénité plus horrible. Une
+femme de qualité subit, à l'instigation de lady Hamilton, les plus
+atroces outrages: déshabillée, fouettée sur la place publique, et
+ensuite abandonnée à la bestiale populace.»--«On vit, écrit[397]
+Coletta, au milieu de la place même du palais Royal flamber un
+énorme bûcher: dans ce brasier ardent la populace jeta cinq victimes
+vivantes, et, lorsque les chairs furent suffisamment grillées,
+les cannibales se mirent à les manger.» Dégoûté de ces crimes, le
+cardinal Ruffo essaya de rétablir l'ordre, mais il n'y réussit qu'en
+appelant à son aide les soldats russes qui occupaient les forts.
+
+[Note 397: COLETTA. Ouv. cit., t. II, p. 221.]
+
+Aussi bien les vengeances juridiques furent plus odieuses que ce
+qu'on nomma pompeusement la justice du peuple. En vertu d'une
+proclamation royale, qui enveloppait dans une proscription générale
+tout individu ayant exercé des fonctions sous la République ou porté
+les armes contre les Sanfédistes, près de 30,000 citoyens, rien qu'à
+Naples, furent jetés en prison, ou du moins dans les souterrains et
+dans les caveaux où on leur interdisait les lits, les sièges, la
+lumière, les objets nécessaires pour boire et pour manger. On les
+entassa aussi sur les vaisseaux anglais, transformés en pontons, et
+l'amiral toujours flanqué de lady Hamilton, apercevait du haut de sa
+dunette les prisonniers se tordre et hurler de douleur sous les coups
+de nerf de boeuf.
+
+Ce n'était rien encore: la Junte venait d'entrer en fonctions, et
+de commencer le procès des plus illustres victimes de la trahison
+anglaise. Les membres de la Junte avaient été choisis avec soin.
+L'histoire vengeresse a conservé leurs noms: président: Felice
+Damiani; procureur du roi: Giuseppe Guidobaldi; conseillers: Della
+Rossa, Speziale, Fiore, Samausti; bourreau: Tommaso Paradiso. Sauf
+le Calabrais Della Rossa, tous étaient Siciliens. Fiore, scélérat
+reconnu, était le seul magistrat maintenu par la cour, Guidobaldi
+chef des espions et des délateurs, et Speziale, un aventurier
+méprisé, avaient été nommés directement par la reine. C'est ce
+Guidobaldi qui disait à ses familiers: «Je ne dîne avec appétit que
+lorsque j'ai envoyé la tête d'un Jacobin rouler sur l'échafaud de la
+place du Marché-Neuf.» Quant à Speziale, il parcourait les prisons
+pour se repaître des souffrances des prisonniers. Pour ses débuts il
+avait pendant deux mois tenu à Procida une «véritable boucherie de
+chair humaine». N'avait-il pas condamné à mort un tailleur, qui avait
+commis le crime de costumer la municipalité républicaine, et fait
+pendre un notaire «parce que c'est un homme adroit, et il est bon
+qu'il meure»? Tels étaient les hommes qui devaient décider du sort de
+près de 40,000 de leurs compatriotes.
+
+Aussi bien les membres de la Junte étaient si fermement résolus à ne
+pas user de clémence que le premier soin du procureur général fut de
+transiger avec le bourreau. D'ordinaire chaque exécution rapportait
+à l'exécuteur six ducats. Il fut décidé qu'on ne lui allouerait
+plus que cent ducats par mois, car on ne voulait pas trop grever
+le trésor, et on prévoyait de nombreuses condamnations. Elles ne
+furent en effet que trop nombreuses. Trois listes des victimes ont
+été dressées, la première par Lomonaco en 1800 et la seconde par le
+général d'Ayala en 1865: mais elles sont toutes les deux inexactes.
+La troisième a été publiée en 1870 par Fortunato: Elle rectifie et
+complète les deux précédentes, grâce au journal inédit de Marinelli
+et au registre de la congrégation des Blancs de la Justice, pénitents
+qui accompagnaient les condamnés à l'échafaud. Cette liste comprend
+quatre-vingt-dix-neuf noms, ceux des chefs: deux femmes, dix-huit
+princes ou ducs, quatorze généraux, trois évêques, onze prêtres,
+dix-huit propriétaires, huit professeurs, cinq médecins, deux
+magistrats, deux étudiants et un notaire: mais on ne connaîtra jamais
+les noms de ceux qui furent exécutés par les Anglais sur les pontons,
+ou par les Sanfédistes dans les forts de Naples, les noms de ceux qui
+périrent dans la lutte, de ceux qui moururent en prison ou en exil.
+Quelques-unes de ces prisons étaient sinistres. Guillaume Pepe, qui
+fut un des prisonniers, a raconté les souffrances horribles qu'il
+endura durant sa captivité: mais combien se sont tus qui n'ont pas
+osé élever la voix, ceux par exemple qui pourrirent dans la fosse de
+l'Asinara, ou ceux qu'on relégua dans l'îlot de Favignana, cratère
+éteint, le long des parois duquel les geôliers de Néron avaient jadis
+taillé un escalier conduisant à la Fosse, c'est-à-dire au fond même
+du cratère, cavité humide et malsaine, où ne pénètre pas un rayon de
+soleil, où les animaux eux-mêmes ne peuvent vivre.
+
+Parmi les plus illustres de ces victimes de la réaction, nous
+signalerons les généraux Schipani et Spano, pris les armes à la main,
+et qui furent immolés dans un premier moment d'effervescence. Massa,
+qui avait rédigé et signé la capitulation, Ettore Caraffa montèrent
+au gibet. Gabriel Manthone, interrogé par Speziale sur ce qu'il
+avait à dire pour sa justification, se contenta de répondre: «J'ai
+capitulé.--Cela ne suffit pas.--Je n'ai aucune raison à donner à qui
+foule aux pieds les traités.» Et il marcha avec calme à la mort. Le
+comte de Ruvo fut moins patient: «Si nous étions tous deux libres,
+dit-il au juge qui l'insultait, tu parlerais avec plus de prudence.
+Ce sont ces chaînes qui te rendent si hardi.» Plein d'une noble
+fierté, il voulut rester couché sur le dos pour voir descendre sur sa
+tête l'instrument de mort. Un accusé, Velasco, essaya de se venger en
+étranglant Speziale, mais il ne put que l'entraîner vers une fenêtre,
+pour s'y précipiter avec lui. Speziale se vengea de la terreur qu'il
+avait éprouvée en redoublant de cruautés et d'infamies. Une de ses
+victimes, Batistessa, n'était pas morte à la potence, où elle avait
+été suspendue pendant vingt-quatre heures. Speziale le fit égorger
+par le bourreau. Un de ses anciens amis, Nicolo Fiani, était détenu,
+mais aucune charge ne pesait contre lui. Speziale l'appelle auprès de
+lui, l'embrasse en pleurant, lui dit que sa perte est assurée, s'il
+ne lui livre tous ses secrets, les lui fait écrire, puis l'envoie au
+supplice. Francesco Conforti était un illustre écrivain, qui avait
+à plusieurs reprises défendu les droits de la royauté contre les
+empiétements de Rome. Speziale lui fait écrire un nouveau mémoire,
+plein d'érudition, de raison et de force, et, pour sa récompense,
+l'envoie à la mort. C'est encore Speziale qui eut l'impudeur de
+faire arrêter des enfants de cinq ans, qui en fit exiler de douze
+ans, qui en fit exécuter qui n'avaient pas atteint leur majorité;
+c'est lui qui fit arrêter jusqu'à des fous détenus à l'hospice des
+aliénés, lui qui fit jeter en prison le professeur Bosco, pour avoir
+osé apprendre à ses élèves que jadis existait une République romaine,
+qui jouissait d'institutions libérales. Le ridicule se joignit même à
+l'odieux. Ne s'avisa-t-on pas d'intenter un procès criminel au patron
+de Naples, à saint Janvier, qui avait paru approuver la République,
+en opérant le miracle périodique de la liquéfaction de son sang? Le
+saint fut condamné. On lui interdit de nouveaux miracles, et il eut
+pour successeur saint Antoine de Padoue.
+
+Trois procès eurent un grand retentissement: ceux du docteur Cirillo,
+d'Eleonora Pimentel et de la marquise de San Felice. On voulait
+sauver Cirillo qui jadis avait été le médecin de la famille royale et
+dont la réputation était européenne. «Quel âge avez-vous? lui demande
+Speziale.--Soixante ans.--Quelle est votre profession?--Médecin sous
+la monarchie, représentant du peuple pendant la République.--Et
+devant moi qui es-tu?--En ta présence, lâche, je suis un héros.»
+Condamné à mort, on lui fit entendre que, s'il demandait sa grâce au
+roi, il l'obtiendrait. Il refusa et marcha bravement à l'échafaud.
+
+Eleonora Pimentel, la directrice du _Moniteur Républicain_, avait
+commis la lourde faute de se moquer des mascarades du camp de San
+Germano. La reine Marie-Caroline ne lui avait pas pardonné ces
+railleries. Condamnée à mort, elle marcha froidement, demandant à
+une femme quelques épingles pour rajuster son corsage dérangé par le
+bourreau, et répétant ce vers: _Forsan et hæc olim meminisse juvabit_.
+
+La marquise de San Felice avait, pour sauver son amant, dénoncé
+une conspiration royaliste. Ferdinand avait juré de se venger.
+L'infortunée était enceinte. L'exécution fut ajournée. Le roi,
+perdant toute pudeur, adressa par écrit de vifs reproches à la Junte
+et prétendit que cette grossesse était simulée. Un second examen fut
+ordonné. Il confirma la grossesse. Le roi ordonna que la San Felice
+attendrait son accouchement dans les prisons de Palerme et serait
+ensuite exécutée. La princesse Marie-Clémentine, qui s'intéressait
+à la prisonnière, supplia le roi son beau-père de lui accorder sa
+grâce. Ferdinand refusa brutalement et la malheureuse fut exécutée.
+Voici comment le docteur Marinelli termine sa lugubre énumération:
+«Aujourd'hui 11 septembre, a été décapitée donna Luisa Molinès San
+Felice. Cela a mis la place du marché en rumeur. Donna Luisa avait
+été mise déjà deux fois en chapelle, mais elle en était sortie. Cette
+fois elle ne l'a point échappé. Avant de marcher au supplice, elle
+s'était ouvert l'utérus: aussi a-t-il fallu la porter. La hache en
+tombant, au lieu de la tête, a frappé une épaule. À cause de cela le
+bourreau a achevé de lui couper la tête avec son couteau.»
+
+Pendant que s'accomplissaient ces abominables tragédies, que
+devenaient en effet les vainqueurs? La reine Marie-Caroline était
+restée à Palerme, mais sans cesser un seul instant d'exciter à la
+vengeance. Ses lettres à lady Hamilton font frémir. Pas un mot de
+pitié. Pas un sentiment de compassion! «Je vous prie de ne faire
+aucune faveur particulière, lui écrit-elle[398] le 18 juillet.»
+Et plus loin[399]: «J'espère que les membres de la Junte feront
+rase justice, ne se laissant séduire ni par les larmes, ni les
+protections, ni les richesses des parents des accusés ... Pour
+Belmonte, silence sur ce point. Si on envoie une centaine à la
+potence, j'ai calculé que l'on ira jusqu'à lui; mais si l'on n'envoie
+qu'une cinquantaine, il ne peut être du nombre, ses crimes n'étant
+pas aussi grands. Je n'en parlerai, ni n'y penserai plus, et je
+regrette seulement de vous avoir donné le plus petit embarras pour
+lui.» Quant au roi, jusqu'alors inoffensif, il subit comme un accès
+de folie furieuse. Surexcité par son entourage, poussé à bout par
+ses serviteurs, il vit rouge, comme l'écrit un de ses historiens.
+Voici comment un témoin oculaire, Cuoco[400], l'a dépeint dans la
+rade de Naples, sur le vaisseau de Nelson, car ce souverain, jadis
+si fier de ses prérogatives, n'avait pas osé descendre à terre, et
+continuait à recevoir l'hospitalité anglaise: «Le roi était sur un
+bâtiment, entouré d'autres bâtiments pleins de personnes arrêtées,
+qui mouraient sous ses yeux, tués par le resserrement du lieu dans
+lequel elles se trouvaient entassées, par le manque de nourriture et
+surtout d'eau, par l'immense quantité d'insectes, par la canicule la
+plus brûlante ... et il avilissait la majesté royale au point de se
+promener en leur présence.» Ce n'était plus un roi, mais un mannequin
+revêtu des ornements royaux!
+
+[Note 398: GAGNIÈRE, p. 237.]
+
+[Note 399: Id., p. 233.]
+
+[Note 400: T. III, p. 9-10.]
+
+Ruffo et Nelson, les deux maîtres de la situation, sont assurément
+les principaux coupables, et c'est sur eux que doit retomber la
+responsabilité de ces crimes. Ruffo était en effet resté vicaire
+général, et par conséquent chef du gouvernement. On a parlé de ses
+bonnes intentions, de son impuissance à calmer la multitude, et à
+apaiser la vengeance royale; mais, puisqu'on avait abusé de son nom,
+puisqu'il ne pouvait contenir les passions déchaînées, pourquoi ne se
+retirait-il pas? Pourquoi laissait-il souiller par de nouveaux crimes
+sa pourpre cardinalice, déjà salie par les excès de la guerre civile?
+Ruffo avait soif des honneurs; et, pour en jouir il se déshonora
+par ces honteuses complaisances: aussi portera-t-il la peine de sa
+faiblesse et de son ambition aux yeux de la postérité.
+
+Que dire des récompenses dont furent gorgés les acolytes du
+cardinal? Tous ces bandits, tous ces assassins, tous ces chefs de
+bande devinrent capitaines ou colonels. On les combla de cadeaux
+et de pensions. On leur distribua des terres. Tous obtinrent des
+décorations. La reconnaissance royale s'étendit jusque sur les
+officiers turcs et russes qui reçurent de grands présents. Quant aux
+Anglais, ils obtinrent ce qu'ils demandèrent. La reine Marie-Caroline
+passa au cou de son amie Emma son portrait en miniature suspendu à
+un collier de diamants dont elle lui fit lire l'exergue: _Oeterna
+gratitudine_. Elle lui donna encore deux voitures de gala et des
+diamants pour une valeur de 150,000 guinées. Tous les capitaines
+anglais reçurent des tabatières, des bagues et des montres enrichies
+de diamants. Towbridge, le héros d'Ischia, fut nommé baron, et
+Nelson, le nouveau duc de Bronte, reçut une épée, dont la garde en
+or massif disparaissait sous les diamants. C'était l'épée remise
+par Louis XIV à Philippe V lors de son départ pour l'Espagne. Elle
+aurait dû être sacrée pour un prince de la maison de Bourbon: mais ne
+fallait-il pas payer le sang versé?
+
+Le châtiment n'était pas éloigné. Quand on apprit les horreurs
+commises par les Sanfédistes, et les épouvantables vengeances de la
+Junte royale, ce fut par toute l'Europe comme un cri d'indignation.
+En France Aréna et Briot dénonceront ces attentats à la tribune des
+Cinq Cents. En Angleterre, malgré la popularité de Nelson, malgré
+les services éminents qu'il avait rendus à son pays, on ne put
+oublier, on n'oublia pas qu'il avait sali le drapeau anglais en
+violant une capitulation pour plaire à une courtisane royale. Fox et
+Sheridan écrasèrent de leurs invectives «ce roi insensé et l'amiral
+anglais qui s'était institué son exécuteur». Leur arrêt restera
+celui de l'histoire. Rien ne peut justifier ni Nelson, ni ceux qui
+le poussèrent à cette odieuse réaction; et comme, tôt ou tard, sont
+punis tous les crimes, n'est-il pas vrai que la justice divine a
+puni les persécuteurs, et que le petit-fils, et arrière-enfant,
+dépouillés de leur royaume, exilés, errant de ville en ville, expient
+aujourd'hui les crimes commis jadis par Ferdinand et Marie-Caroline?
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE
+
+La domination autrichienne dans le Milanais, 1. -- Le parti national
+italien, 3. -- Fuite de l'archiduc Ferdinand, 4. -- Entrée des
+Français à Milan, 5. -- Organisation d'un gouvernement provisoire,
+7. -- Les premières déceptions, 8. -- Les extractions et les
+réquisitions, 9. -- Insurrection de Pavie, 13. -- Répression de
+l'émeute, 16. -- Brutalités et pillages, 18. -- La guerre aux
+fournisseurs, 21. -- Bonaparte à Mombello, 23. -- Les modérés et les
+exaltés, 26. -- Le journalisme et le théâtre, 30. -- Le Ballet du
+Pape, 35. -- Les fêtes patriotiques, 37. -- Les derniers partisans
+de l'Autriche, 40. -- Bonaparte se prononce en faveur des modérés,
+41. -- Les théoriciens politiques, 43. -- Création de la République
+Cisalpine, 45. -- Formation territoriale, 47. -- Annexion de la
+Valteline, 49. -- Prospérité apparente, 51.
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE
+
+Gênes et la décadence de l'aristocratie, 55. -- Politique de
+neutralité désarmée, 58. -- Violations de territoire, 59. -- Affaire
+de la Modeste, 60. -- Mission de Bonaparte à Gênes en 1794, 62. --
+Intrigues de Girola et de Drake, 66. -- Affaire des fiefs impériaux,
+67. -- Les Barbets. 68. -- Sac d'Arquata, 69. -- Affaire de Santa
+Margarita. 71. -- Ménagements calculés de Bonaparte, 72. -- Les
+démocrates et les aristocrates, 78. -- Émeute du 23 mai 1797, 77. --
+Écrasement des démocrates, 78. -- La mission de Lavalette, 81. -- Le
+traité de Mombello, 84. -- Les excès des démagogues, 85. -- Révolte
+du 4 septembre, 89. -- Batailles d'Albaro et de San Benigno, 90. --
+Création de la République Ligurienne, 93.
+
+
+CHAPITRE III
+
+CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE
+
+Grandeur et décadence de la République vénitienne, 95. -- La
+politique de neutralité désarmée, 99. -- Le comte de Lille est
+expulsé de Vérone, 103. -- Violation du territoire vénitien, 104.
+-- Entrée des Français à Vérone, 106. -- Le podestat Ottolini,
+108. -- Ménagements calculés de Bonaparte, 111. -- Négociations
+d'alliance, 115. -- Les exigences de Bonaparte, 118. -- Préparatifs
+de guerre, 120. -- Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia, Salo,
+mais ils sont écrasés, 123. -- Manifeste de Battaglia, 127. -- Les
+préliminaires de Leoben, 131. -- Mission de Junot à Venise, 133.
+-- Les Pâques véronaises, 136. -- L'assassinat de Laugier, 139. --
+Mission Donato et Giustiniani, 141. -- Punition de Vérone, 145.
+-- Transformation de la République aristocratique en République
+démocratique, 147. -- Traité de Milan, 152. -- Les convoitises
+autrichiennes, 154. -- Mission Querini, 155. -- Motion Dumolard,
+157. -- Désorganisation de la nouvelle République, 159. -- Pillages,
+163. -- Négociations de Campo-Formio, 166. -- Les instructions
+du Directoire et les résolutions de Bonaparte, 169. -- Traité de
+Campo-Formio, 173. -- Comment est accueillie la nouvelle, 176. -- Les
+scrupules de Villetard, 178. -- Les dépouilles de Venise, 185. --
+Prise de possession par les Autrichiens, 186.
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA RÉPUBLIQUE ROMAINE
+
+La Papauté et la Révolution, 189. -- Affaire Hugon de Basville, 199.
+-- La Convention et le pape Pie VI, 191. -- Les théophilanthropes,
+192. -- Les instructions du Directoire à Bonaparte, 193. --
+Préparatifs de guerre, 195. -- Entrée des Français à Bologne, 197.
+-- Armistice de Bologne, 199. -- Prise d'armes des pontificaux, 202.
+-- Mission Mattei, 203. -- Affaire de Lugo, 205. -- Conférences de
+Florence, 206. -- Seconde prise d'armes des pontificaux, 208. --
+Bataille du Senio, 210. -- Négociations pour la paix, 213. -- Paix de
+Tolentino, 218. -- Joseph Bonaparte ambassadeur à Rome, 220. -- Les
+mécontents se groupent autour de lui, 221. -- Affaire Provera, 223.
+-- Assassinat de Duphot, 227. -- Déclaration de guerre du Directoire,
+234. -- Berthier est chargé de renverser le gouvernement pontifical,
+235. -- Proclamation de la République Romaine, 236. -- Expulsion
+de Pie VI, 237. -- Organisation de la nouvelle République, 239. --
+Déprédations et pillages, 241. -- Révolte des Français contre leur
+général Masséna, 243. -- Insurrections locales, 245. -- Décadence et
+ruine prochaine de la nouvelle République, 246.
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE
+
+Les Bourbons de Naples, 247. -- Lazzaroni et bourgeois, 249. -- Essai
+de coalition contre la France, 250. -- Insulte à Mackau, 253. --
+La Touche-Tréville dans le golfe de Naples, 254. -- Déclaration de
+guerre à la France, 255. -- La reine Marie-Caroline et sa haine de la
+France, 256. -- Armistice accordé par Bonaparte à Pignatelli, 258. --
+Ménagements stratégiques de Bonaparte, 258. -- Nouveaux préparatifs
+de guerre et paix de Campo-Formio, 261. -- Assistance prêtée aux
+Anglais, 266. -- Nouvelle déclaration de guerre à la France, 268. --
+Mack envahit le territoire romain, 269. -- Entrée du roi Ferdinand
+à Rome, 271. -- Championnet et les Français reprennent l'offensive,
+273. -- Marche contre Naples, 275. -- Fuite de la famille royale,
+276. -- Entrée des Français à Naples et proclamation de la République
+Parthénopéenne, 279. -- Retraite de Macdonald, 281. -- Révolte des
+Abruzzes et de la Calabre, 282. -- Buffo et les sanfédistes, 283. --
+Siège de Naples, 289. -- Capitulation de Naples, 287. -- Nelson viole
+la capitulation, 289. -- Les massacres et les exécutions juridiques,
+291. -- Fin de la République Parthénopéenne, 299.
+
+
+Table des matières 301
+
+
+Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Bonaparte et les Républiques
+Italiennes (1796-1799), by Paul Gaffarel
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44356 ***
diff --git a/44356-h/44356-h.htm b/44356-h/44356-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..51e27c6
--- /dev/null
+++ b/44356-h/44356-h.htm
@@ -0,0 +1,11850 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html lang="fr">
+
+<head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=UTF-8">
+<title>The Project Gutenberg e-Book of Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799); Author: Paul Gaffarel.</title>
+<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg">
+
+<style type="text/css">
+<!--
+
+body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 5%; margin-right: 5%;}
+
+h1 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em;}
+h2 {font-size: 110%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 1.8em;}
+h3 {font-size: 105%; text-align: center; margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;}
+
+a:focus, a:active { outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;}
+a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; }
+
+
+
+sup {line-height: 0em;}
+
+p {text-indent: 1em;}
+p.tn {margin-left: 10%; width: 80%;}
+
+.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;}
+.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;}
+
+.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;}
+.smaller {font-size: smaller;}
+
+.center {text-align: center; text-indent: 0em;}
+.min2em {margin-left: -2em;}
+
+.frontpage {margin-top: 4em; margin-bottom: 4em;}
+.advert {margin-top: 4em; margin-bottom: 4em;
+ margin-left: 10%; margin-right: 10%;}
+.advert p {text-indent: 0em;}
+
+.authorsc {margin-right: 10%; text-align: right; font-variant: small-caps; font-size: 95%;}
+.resume {margin-left: 10%; margin-right: 10%; text-indent: 0em;}
+.poem10 {margin-left: 10%; text-indent: 0em;}
+.poem10 {text-indent: 0em;}
+.footnote p {text-indent: 0em;}
+.ralign5 {position: absolute; right: 5%; text-align: right; top: auto;}
+
+.pagenum {visibility: hidden;
+ position: absolute; right:0; text-align: right;
+ font-size: 10px;
+ font-weight: normal; font-variant: normal;
+ font-style: normal; letter-spacing: normal;
+ color: #C0C0C0; background-color: inherit;}
+
+
+@media handheld
+{
+h2 {page-break-before: always;}
+
+.ralign5 {margin-left: 2em;}
+}
+-->
+</style>
+
+</head>
+
+<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44356 ***</div>
+
+<div class="frontpage">
+<p class="center"><b>BONAPARTE<br>
+ET LES<br>
+RÉPUBLIQUES ITALIENNES</b><br>
+(1796-1799)</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="smaller">PAR</span><br>
+PAUL GAFFAREL<br>
+Doyen de la Faculté des Lettres de Dijon</p>
+
+<p class="p4 center smaller">PARIS<br>
+ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLÈRE ET C<sup>ie</sup><br>
+FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR<br>
+108, Boulevard Saint-Germain, 108</p>
+
+<p class="p2 center smaller">1895<br>
+Tous droits réservés</p>
+</div>
+
+<div class="advert">
+<p class="center">À LA MÊME LIBRAIRIE</p>
+
+<p class="center">AUTRES OUVRAGES DE M. P. GAFFAREL</p>
+
+<p class="p2"><span class="min2em"><b>Les Colonies françaises</b>.</span> 1 vol. in-8<sup>o</sup> de la <i>Bibliothèque
+d'histoire contemporaine</i>. 5<sup>e</sup> édition,1893. <span class="ralign5">5 fr.</span></p>
+
+<p><span class="min2em"><b>La Défense nationale en 1792</b>.</span> 1 vol. in-32 de la <i>Bibliothèque
+utile</i>. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. <span class="ralign5">1 fr.</span></p>
+
+<p><span class="min2em"><b>Les Frontières françaises et leur défense</b>.</span> 1 vol. in-32 de la
+<i>Bibliothèque utile</i>. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. <span class="ralign5">1 fr.</span></p>
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="pageI" name="pageI"></a>(p. I)</span> AVANT-PROPOS</h2>
+
+<p>L'Italie, à la suite des campagnes de 1796 et 1797, a été comme
+transformée par Bonaparte. Vieilles monarchies, républiques
+aristocratiques ou démocratiques, principautés électives ou
+héréditaires, il a, de sa tranchante épée, tout ébranlé, tout
+bouleversé, tout modifié. Ses marches rapides dans la péninsule, ses
+foudroyantes victoires, l'entrée dans les capitales ennemies, le
+défilé des prisonniers, des drapeaux, des objets d'art, seule, cette
+héroïque épopée a longtemps occupé l'imagination. On a peut-être eu
+le tort de trop laisser de côté ce qu'on pourrait appeler la partie
+intérieure de la question italienne. Les batailles ont fait oublier
+les négociations et les coups de force les traités; et pourtant
+l'histoire des républiques éphémères créées, renouvelées ou préparées
+par Bonaparte présente un grand intérêt! Nous avons essayé, nous
+n'osons dire de combler cette lacune, mais à tout le moins de réparer
+cette omission, en présentant, dans un tableau rapide, l'histoire
+de la création des cinq républiques improvisées par le conquérant.
+Nous le verrons créer de toutes pièces la <i>République Cisalpine</i>;
+détruire pour la <span class="pagenum"><a id="pageII" name="pageII"></a>(p. II)</span> reconstituer sous une forme démocratique la
+<i>République Ligurienne</i>; renverser, mais cette fois pour la partager,
+la <i>République Vénitienne</i>; enfin préparer les deux <i>Républiques
+Romaine</i> et <i>Parthénopéenne</i>. Tantôt il interviendra directement, et,
+par une brusque décision, saura résoudre une situation compliquée;
+tantôt ses confidents agiront seuls, mais sous sa haute direction.
+Présent ou absent, sa main, sa lourde main, pèsera toujours dans la
+balance. À lui, et rien qu'à lui, les contemporains reporteront la
+responsabilité des événements. C'est donc lui qui, de près ou de
+loin, sera toujours en scène.</p>
+
+<p>Au moment où je ne sais quel souffle révolutionnaire passe de nouveau
+sur l'Italie et menace d'ébranler, non pas l'unité italienne, mais
+la monarchie piémontaise, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt
+d'évoquer des souvenirs déjà séculaires, et de montrer, par l'étude
+du passé, que ce que firent les Italiens à la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle,
+les Italiens pourraient bien le refaire à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p class="authorsc">Paul Gaffarel.</p>
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> BONAPARTE ET LES RÉPUBLIQUES ITALIENNES</h1>
+
+<h2>CHAPITRE PREMIER<br>
+<span class="smaller">FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE (1796-1797)</span></h2>
+
+<p class="resume">
+ La domination autrichienne dans le Milanais. &mdash; Le parti
+ national Italien. &mdash; Fuite de l'archiduc Ferdinand. &mdash; Entrée
+ des Français à Milan. &mdash; Organisation d'un gouvernement
+ provisoire. &mdash; Les premières déceptions. &mdash; Les <i>extractions</i>
+ et les réquisitions. &mdash; Insurrection de Pavie. &mdash; Répression
+ de l'émeute. &mdash; Brutalités et pillages. &mdash; La guerre aux
+ fournisseurs. &mdash; Bonaparte à Mombello. &mdash; Les modérés et les
+ exaltés. &mdash; Le journalisme et le théâtre. &mdash; Le <i>Ballet du
+ Pape</i>. &mdash; Les fêtes patriotiques. &mdash; Les derniers partisans
+ de l'Autriche. &mdash; Bonaparte se prononce en faveur des
+ modérés. &mdash; Les théoriciens politiques. &mdash; Création de la
+ république Cisalpine. &mdash; Formation territoriale. &mdash; Annexion de la
+ Valteline. &mdash; Prospérité apparente.</p>
+
+<h3>I</h3>
+
+<p>Depuis le traité d'Utrecht qui termina la guerre de Succession
+d'Espagne, en 1713, l'Autriche<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>, maîtresse du Milanais <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span>
+et du Mantouan, était fortement campée dans l'Italie du nord.
+C'était une occupation militaire plutôt qu'une prise de possession
+véritable, car il existait, entre les Autrichiens et les Italiens
+trop de différences dans les m&oelig;urs, les usages, la langue et les
+institutions pour que jamais ces deux peuples pussent renoncer à leur
+rivalité séculaire et se fondre en une race homogène. Les Autrichiens
+étaient maîtres par le fait de la guerre, par la raison du plus fort,
+et les Italiens avaient le sentiment de leur infériorité, mais la
+compression brutale de l'Autriche n'avait pas encore éteint dans les
+c&oelig;urs Italiens le souvenir de l'antique gloire et le désir de
+la ressusciter. Il existait donc, dans les provinces italiennes de
+l'Autriche, ce qu'on pourrait appeler, si l'expression n'était bien
+moderne, un parti autonomiste, c'est-à-dire tout disposé à recouvrer
+son indépendance nationale. Ce parti se composait surtout des
+classes moyennes. Les négociants, les industriels, les propriétaires
+aisés, les médecins, les professeurs en faisaient la force et le
+nombre. Quelques descendants des vieilles familles aristocratiques
+qui avaient ou dédaigné ou repoussé les faveurs de l'Autriche, les
+Serbelloni, les Visconti, les Melzi, donnaient encore au parti
+italien l'appui de leur influence. Le voisinage de la France, la
+contagion des idées nouvelles<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, le vent de réformes sociales et
+politiques qui soufflait alors sur l'Europe entière, avaient comme
+enfiévré les espérances des patriotes, car on les désignait déjà
+sous ce nom, mais ces espérances ils n'osaient encore les dévoiler
+au grand jour; l'Autriche en effet surveillait attentivement toute
+explosion de sentiments contraires aux intérêts de la dynastie, et,
+bien que les gouverneurs de la Lombardie eussent reçu l'ordre de
+traiter avec douceur les sujets italiens, ils étaient impitoyables
+à l'égard de tous ceux qui paraissaient vouloir renverser le
+gouvernement établi. On ne connaissait pas encore en Europe <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span>
+le <i>carcere duro</i> ou <i>durissimo</i>, plus tard illustré par Silvio
+Pellico, mais on le pratiquait déjà, et, si quelque patriote était
+en quelque sorte protégé par l'éclat de son nom ou de sa réputation,
+l'exil, à défaut de la prison, avait vite raison du récalcitrant.</p>
+
+<p>Le parti national italien à la fin <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, vivait
+uniquement d'espérances. Son opposition était surtout littéraire et,
+pour ainsi dire, historique. Elle s'exprimait par des conversations
+particulières ou de temps à autre par des articles de journaux, dont
+les allusions discrètes n'étaient même pas comprises par tous les
+lecteurs; aussi l'Autriche se souciait-elle très peu des innocentes
+épigrammes d'un Parini, d'un Verri ou d'un Carli. Elle laissait
+même à peu près toute liberté aux rédacteurs du journal <i>Il Caffee</i>
+parfois savait leur fermer la bouche en leur accordant quelque grasse
+sinécure. Soutenue par le clergé qui prêchait l'obéissance, par le
+peuple qui suivait l'impulsion du clergé, par les fonctionnaires
+qui tenaient à conserver leurs positions et enfin par cette masse
+d'indifférents qui, sous n'importe quel régime, est toujours prête à
+sacrifier sa liberté à son bien-être, l'Autriche se croyait à tout
+jamais la maîtresse incontestée de la Lombardie. Elle riait même des
+prétentions du parti italien, et se moquait de ceux qu'elle appelait
+les Guelfes, comme si les espérances des patriotes eussent été aussi
+hors de propos que cette appellation qui rappelait un autre âge.</p>
+
+<p>Les Guelfes allaient pourtant avoir leur revanche, plus prompte
+et plus complète qu'ils n'eussent osé l'espérer. On sait combien
+fut terrible le réveil de l'Autriche, comment en quelques jours
+fut détruit l'édifice dont elle croyait des fondements si solides,
+comment la Lombardie tomba entre nos mains, et comment le parti
+italien se vit tout à coup investi de la toute-puissance et à la
+veille de réaliser ses plus secrets désirs. Voyons-les donc à
+l'&oelig;uvre ces patriotes. Quel usage feront-ils de cette victoire
+inattendue? Comment les Français leurs alliés leur permettront-ils de
+jouir de cette liberté improvisée?</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> II</h3>
+
+<p>Bonaparte venait d'imposer au Piémont l'armistice de Cherasco. Il
+avait, par une man&oelig;uvre hardie, occupé sans grande bataille la
+moitié de la Lombardie et frappé sur Beaulieu un coup retentissant
+au pont de Lodi. Le chemin de Milan lui était donc ouvert. Malgré
+la présence d'une forte garnison autrichienne qui occupait encore
+le château, la nouvelle de ces victoires avait été accueillie avec
+plaisir par toutes les classes de la population, d'abord parce
+que la gloire exerce une véritable fascination, ensuite parce que
+le changement plaît toujours aux masses populaires. Les couleurs
+nationales, vert, blanc et rouge, reparurent. Ce fut un certain
+Carlo Salvadori, Espagnol d'origine, Italien de naissance, ancien
+ami de Marat, qui osa le premier se montrer avec cette cocarde dans
+les rues de Milan. Les écussons impériaux furent aussitôt lacérés ou
+couverts de boue, et, lorsque l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la
+Lombardie<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>, eut suivi la retraite de ses troupes, on afficha sur
+la porte de son palais: <i>maison à louer, s'adresser au commissaire
+Saliceti</i>. Ce dernier, ex-conventionnel, était le délégué du
+Directoire chargé de toutes les opérations non militaires.</p>
+
+<p>Une municipalité provisoire fut créée. Deux des rédacteurs du
+<i>Caffee</i> devinrent les chefs, Pietro Verri, un économiste distingué,
+et le poète Parini, l'auteur du <i>Jour</i>, critique fine et mordante des
+travers de l'époque. En même temps Melzi d'Eril que sa naissance,
+ses richesses et son passé désignaient à cet honneur, fut député
+à Bonaparte pour le prier d'entrer à <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> Milan<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. Melzi partit
+le 13 mai 1796 et s'avança jusqu'à Melegnano, où il rencontra le
+vainqueur de Lodi. Le lendemain 14, Masséna entra avec l'avant-garde
+et fut reçu aux portes de la ville par le comte Francesco Nava. Le
+surlendemain Bonaparte fit son entrée<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Les grenadiers de Lodi
+ouvraient la marche. Ils furent couverts de fleurs et reçus avec
+des transports de joie. Les volontaires Polonais, commandés par
+Dombrowsky, qui servaient en assez grand nombre dans notre armée,
+reçurent aussi un accueil empressé, car les Milanais, avec cet
+instinct de générosité et de délicate prévenance qui les a toujours
+caractérisés, comprenaient qu'ils devaient, plus encore qu'aux
+Français, de la reconnaissance à ces exilés volontaires qui, privés
+de leur patrie, bravaient mille dangers pour leurs frères Italiens.
+Nos soldats étonnèrent par leur aspect et leur tenue ceux qui se
+rappelaient la raideur méthodique et la propreté scrupuleuse des
+bandes autrichiennes. «Ils campaient sans tentes, écrivait un témoin
+oculaire<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a> et leur marche n'avait rien de compassé. Leurs habits
+de couleurs diverses, étaient déchirés. Quelques-uns n'avaient pas
+d'armes<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. Peu ou point de canons. Chevaux démontés et <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span>
+mauvais. Ils faisaient sentinelle assis. Au lieu d'une armée, on
+aurait dit une population sortie audacieusement de son pays pour
+envahir les contrées voisines. La tactique, l'art et la discipline
+cédaient constamment à l'audace et à l'impétuosité nationale d'un
+peuple qui combat de lui-même contre des automates contraints de se
+battre par crainte du châtiment.» Quand parut le général en chef,
+petit, pâle, au costume simple mais au regard ardent et au geste
+impératif, l'impression fut profonde. Ce n'était pas seulement un
+libérateur, c'était déjà un dominateur qui prenait possession de sa
+première conquête. Quelques heures plus tard, Bonaparte recevait
+à sa table, avec tous les généraux du corps expéditionnaire, les
+principaux Milanais et il en faisait les honneurs avec une aisance
+incroyable. Le même soir, dans un grand bal, il ouvrait les salons
+de son quartier-général, on disait déjà son palais, aux belles
+Milanaises<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, et tenait au milieu d'elles une cour véritable.
+C'était la première de ces fêtes triomphales qui si souvent
+marquèrent sa vie. Il y faisait comme l'apprentissage de sa grandeur
+future, et, dès le premier jour, tout en marquant à chacun son rang
+et sa place, il se maintenait au-dessus de tous.</p>
+
+<p>Au commencement de l'occupation française, les Milanais furent tout
+à leurs nouveaux alliés<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>. Les classes moyennes <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> croyaient
+fermement que Milan deviendrait le noyau d'une Italie reconstituée
+en puissante nation; le peuple toujours amoureux de changement et
+qui s'abandonnait à la joie, les fonctionnaires et les nobles, les
+prêtres eux-mêmes flattés par les prévenances de Bonaparte et comme
+tirés de leur torpeur par ces grands mots de patrie et de liberté,
+qu'on ne prononce jamais sans que vibrent les c&oelig;urs, toutes les
+classes de la société en un mot témoignaient leur satisfaction
+de la venue des Français. De toutes parts les municipalités se
+constituaient et les Lombards attendaient avec impatience les
+décisions de leurs nouveaux maîtres.</p>
+
+<p>Ces décisions furent d'abord favorables. Il semble vraiment que
+Bonaparte ait eu l'intention de rendre à cette malheureuse contrée,
+tant de fois opprimée par l'étranger, son indépendance pleine
+et entière. Italien d'origine, il songea à créer une république
+italienne. C'est ainsi qu'il supprima la <i>giunta</i> ou commission
+extraordinaire établie à Milan le 9 mai par l'archiduc Ferdinand. Il
+supprima également la chambre des décurions, mais garda le conseil
+d'État de treize membres, qui devait exercer ses fonctions au nom de
+la République Française et approuva la création des municipalités
+provisoires<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. Il forma également une garde nationale destinée
+à concourir à la police et à la défense du pays et plus encore
+à persuader aux Italiens qu'ils allaient désormais se gouverner
+eux-mêmes. Il chercha même à se rendre populaire en flattant
+les puissances de l'esprit, et en accueillant avec distinction
+les artistes et les savants. «La pensée est devenue libre dans
+l'Italie, écrivait-il au mathématicien Oriani<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Il n'y a plus ni
+inquisition, ni intolérance, ni despotes. J'invite les savants à se
+réunir, et à me proposer leurs vues sur les moyens qu'il y aurait
+à prendre et les besoins qu'ils auraient pour donner aux sciences
+et aux beaux-arts une nouvelle vie ... Le peuple <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> Français
+ajoute plus de prix à l'acquisition d'un savant mathématicien,
+d'un peintre de réputation, d'un homme distingué, quel que soit
+l'état qu'il professe, qu'à celle de la ville la plus riche et la
+plus populeuse.» Belles paroles assurément mais prononcées pour la
+galerie, car, au moment même où ses oreilles retentissaient encore du
+bruit des compliments et des vivats dont on avait salué son entrée
+à Milan, le surlendemain de sa réception triomphale, voici ce qu'il
+écrivait au Directoire<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>: «Milan est très porté pour la liberté,
+il y a là un club de 800 individus, tous avocats ou négociants. Nous
+allons laisser exister les formes de gouvernement qui sont en usage;
+nous changerons seulement les personnes qui, ayant été nommées par
+Ferdinand, ne peuvent mériter notre confiance. Nous tirerons de ce
+pays-ci vingt millions de contribution. Cette contrée est une des
+plus riches de l'univers, mais entièrement épuisée par cinq années de
+guerre. D'ici vont partir les journaux, les écrits de toute espèce
+qui vont embraser l'Italie, où l'alarme est extrême. Si ce peuple
+demande à s'organiser en république, doit-on le lui accorder? Voilà
+la question qu'il faut que vous décidiez et sur laquelle il serait
+bon que vous manifestassiez vos intentions. Ce pays-ci est beaucoup
+plus patriote que le Piémont, il est plus près de la liberté.<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>»</p>
+
+<p>Rien donc n'est encore décidé dans l'esprit de Bonaparte. Les
+Milanais seront ce que le Directoire voudra qu'ils deviennent. On
+leur donnera des assurances vagues, des promesses sans précision,
+mais on ne s'engagera pas avec eux, et en attendant le Milanais
+deviendra une mine inépuisable et une officine de propagande
+révolutionnaire. Les Lombards s'imaginaient <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> qu'ils allaient
+restaurer la patrie antique: ils ne seront entre les mains d'un
+vainqueur sans scrupules que les instruments inconscients de ses
+futurs desseins.</p>
+
+<p>Aussi bien l'heure des déceptions arriva bien vite. Dès le 19 mai
+une proclamation annonçait aux Lombards que la France était disposée
+à les considérer comme des frères, mais que ceux-ci leur devaient
+un juste retour<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>. En conséquence on leur imposa une contribution
+de vingt millions exigible sur-le-champ. Les considérants du décret
+sont curieux à connaître: «Vingt millions de francs sont imposés
+dans les différentes provinces de la Lombardie autrichienne; les
+besoins de l'armée les réclament. Les époques des payements, qui
+doivent être, autant qu'il sera possible, très rapprochées, seront
+fixées par des instructions particulières. C'est une bien faible
+rétribution pour des contrées aussi fertiles, si on réfléchit surtout
+à l'avantage qui doit en résulter pour elles. La répartition eût pu
+sans doute en être faite par des agents du gouvernement français; ce
+moyen eût été légitime: la république française veut néanmoins s'en
+départir, elle la délaisse à l'autorité locale, au congrès d'état;
+elle lui indique seulement une base, c'est que cette contribution
+doit individuellement frapper sur les riches, les gens véritablement
+aisés, sur les corps ecclésiastiques ... c'est que la classe
+indigente doit être ménagée.» Un arrêté du même jour, 19 mai<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>,
+portait nomination d'un agent à la suite de l'armée française en
+Italie «pour <i>extraire</i> et faire passer sur le territoire de la
+République les objets d'art et de science qui se trouvaient dans les
+villes conquises». Il est vrai que la spoliation devait être opérée
+dans les formes, car, en vertu de l'article 3, «il ne pourra être
+fait aucune <i>extraction</i> sans en avoir été dressé procès-verbal et
+sans être accompagné d'un membre d'une autorité reconnue par l'armée
+française». On avait prévu jusqu'aux difficultés de l'<i>extraction</i>.
+En vertu de l'article 5, <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> «dans le cas où il serait impossible
+à l'agent des transports de procurer les moyens d'enlèvement, les
+commissaires des guerres et commandants des places les lui feront
+fournir, et, au cas où il ne pourrait se les procurer par cette voie,
+l'agent sera autorisé lui-même à requérir des chevaux et voitures
+dans la ville où se feront les <i>extractions</i>». Or qu'entendait-on par
+objets d'art ou de science? Le décret énumérait tableaux, statues,
+manuscrits, machines, instruments de mathématiques, cartes, etc.,
+ce qui comportait une singulière variété d'objets, étant donnée
+surtout la bonne volonté de ceux qui étaient chargés d'interpréter
+le décret. En effet, le jour même où paraissait le décret, étaient
+<i>extraits</i>, pour être dirigés sur Paris, six tableaux de Luini,
+Rubens, Giorgione, Lucas de Leyde, Léonard de Vinci, le Calabrese,
+le carton de l'école d'Athènes par Raphaël, un vase étrusque, le
+fameux manuscrit de Josèphe, le manuscrit de Virgile ayant appartenu
+à Pétrarque, et un manuscrit qualifié de très curieux sur l'histoire
+des papes, le tout enlevé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan,
+sans préjudice d'un Titien et d'un Ferrari extraits d'alle Grazzie et
+d'un Salvator Rosa extrait d'alla Vittoria<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>.</p>
+
+<p>Est-il vrai que tout finit par se compenser dans ce monde, et que les
+fils un jour ou l'autre payent pour les pères? Certes nous frémissons
+de colère à la pensée des vols, des pillages et des extorsions dont
+nos villes ou nos châteaux ont souffert dans la terrible guerre de
+1870-1871, et on rira longtemps de l'amour immodéré, de la sympathie
+irrésistible qui poussaient les Allemands vers nos montres et nos
+pendules; mais soyons avant tout impartiaux et reconnaissons que
+nous avons peut-être fait pis encore en Italie à la fin du dernier
+siècle. Que d'excès révoltants, que de pillages honteux! Nous ne
+parlons seulement pas des tableaux et des statues, bien que le
+fait en lui-même soit profondément regrettable, et que le triste
+exemple que nous avons alors donné ait autorisé <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> depuis bien
+des revendications plus ou moins légitimes; mais, abstraction faite
+de tout amour-propre national, avions-nous le droit de dépouiller
+les musées de Pavie pour enrichir notre Jardin des plantes et notre
+cabinet d'histoire naturelle? Étaient-ce vraiment des objets d'art
+et de science ces armes héréditaires conservées dans les palais
+italiens, et que nos officiers s'approprièrent sans scrupule?
+Que dire des chevaux de luxe qui finirent par être compris dans
+les objets d'art? Nous lisons en effet dans la correspondance de
+Bonaparte ces deux lettres étonnantes adressées, la première<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a> à
+Faypoult, ministre de France à Gênes, et la seconde au Directoire:
+«Je vous choisirai deux chevaux parmi ceux que nous requérons à
+Milan; ils serviront à vous dissiper des ennuis et des étiquettes
+du pays où vous êtes. Je veux aussi vous faire présent d'une
+épée<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.»&mdash;«Il part demain de Milan cent chevaux de voiture, les
+plus beaux qu'on ait pu trouver dans la Lombardie: ils remplaceront
+les chevaux médiocres qui attellent vos voitures.»</p>
+
+<p>C'était le général en chef qui se conduisait ainsi. Il commençait
+par deux chevaux et continuait par cent, et, le plus singulier,
+c'est qu'il ne paraissait pas se douter de la vilenie de l'action
+commise<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Est-ce donc qu'Alfieri<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a> a raison quand il lance
+contre le triomphateur cette terrible épigramme: «Je fais la guerre
+en Italie et non le trafic ni le commerce, disait Godefroy, le chef
+illustre et invincible. Je vole en Italie, et je n'y guerroie pas;
+j'y cherche de l'or sonnant et non une gloire frivole, dit l'ignoble
+capitaine gueux qui traîne après lui toute la ladrerie de Provence et
+de Languedoc.»</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Rubo in Italia, e non guerregio, cerco<br>
+ Oro sonante, e non frivola luce,</i><br>
+ <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> <i>Dice l'ignobil Capitan Pitocco,<br>
+ Ch'or dietro a se ne adduce<br>
+ Ladreria di Proenza, e Linguadocco!</i></p>
+
+<p>Le Directoire pourtant trouvait qu'il fallait étendre plus loin
+encore cette dénomination si commode d'objets d'art et de science. Il
+écrivait à Bonaparte pour lui recommander des bois de construction
+prêts à être embarqués, des chanvres de belle qualité, de la toile à
+voile, et il terminait par ces étranges paroles: «Rendons l'Italie
+fière d'avoir contribué aux progrès de notre marine.» Argent,
+approvisionnements, produits de l'industrie et de l'agriculture,
+rien n'échappait à l'&oelig;il exercé des réquisiteurs, et ce système
+de spoliation sans exemple dans l'histoire des nations modernes,
+on le décorait sans pudeur du beau nom de patriotisme. L'Italie
+était devenue une ferme qu'on exploitait sans pitié, et la guerre
+n'était plus qu'une opération financière bien conduite. Bonaparte
+ne s'en cachait pas, et il indiquait même le moyen de continuer
+ces bénéfices: «Plus vous nous enverrez d'hommes, écrivait-il<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>
+au Directoire, plus non seulement nous les nourrirons facilement
+mais encore plus nous lèverons de contributions au profit de la
+République. L'armée d'Italie a produit dans la campagne d'été
+vingt millions à la République, indépendamment de sa solde et de
+sa nourriture; elle peut en produire le double pendant la campagne
+d'hiver, si vous nous envoyez en recrues et en nouveaux corps une
+trentaine de mille hommes. Rome et toutes ses provinces, Trieste et
+le Frioul, même une partie du royaume de Naples deviendront notre
+proie; mais, pour se soutenir, il faut des hommes.»</p>
+
+<p>Ces spoliations étaient en quelque sorte officielles. On les avouait
+au grand jour. Elles avaient un semblant d'excuse: la nécessité
+de vivre en présence de l'ennemi. Les patriotes italiens, bien
+que désenchantés et vite revenus de leurs illusions, s'y seraient
+peut-être résignés, mais une véritable fièvre de vol et de pillage
+s'était abattue sur l'armée. Les généraux <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> eux-mêmes
+donnaient l'exemple, Masséna surtout dont les exactions sont restées
+légendaires. Une nuée de fournisseurs, de commissaires, d'agioteurs
+de toute espèce et de voleurs de toutes qualités s'était comme
+emparé, à la suite de nos soldats, de cette malheureuse région.
+Ne prétendaient-ils pas se faire nourrir par les habitants<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>?
+Il fallut l'intervention directe du général en chef pour faire
+disparaître cet abus: mais que de vexations quotidiennes! Que de
+souffrances cachées! Ordres du jour sévères, exécutions même, rien
+n'y faisait. C'était un mal invétéré. Il est vraiment regrettable
+d'avoir à tracer ce triste tableau, mais la vérité a des droits
+imprescriptibles, et c'est un mauvais service à rendre à ses
+compatriotes que de leur cacher toutes les parties de l'histoire qui
+ne leur sont pas favorables.</p>
+
+<p>La conséquence immédiate de cette série de malversations et de
+sévices fut une insurrection populaire. Il y avait à Milan un
+mont-de-piété très riche, où l'on gardait soit des bijoux de famille,
+soit divers objets précieux. On les conservait pour constituer
+des dots ou pour former des réserves jusqu'au moment du mariage.
+Bonaparte et Saliceti s'en emparèrent sans autre forme de procès.
+Cette spoliation fut connue, et excita l'indignation générale. Les
+Milanais coururent aux armes, mais le général Despinoy, prévenu à
+temps, parcourut les rues avec de fortes patrouilles de cavalerie, et
+dispersa les rassemblements.</p>
+
+<p>Les choses se passèrent autrement dans la banlieue. Le 24 mai on
+entendit le tocsin sonner avec fureur dans tous les villages entre
+Milan et Pavie. Des paysans parcouraient la campagne par bandes
+armées, et se jetaient sur nos détachements. Les bruits les plus
+sinistres étaient répandus. Tantôt on apprenait que les Anglais
+venaient d'entrer à Nice et que le prince de Condé avec les émigrés
+se dirigeait par la Suisse sur Milan; tantôt c'était Beaulieu qui
+reprenait l'offensive à la tête d'une armée de 60.000 hommes.
+Bonaparte <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> se disposait alors à rentrer en campagne contre
+l'Autriche. Or les insurgés menaçaient ses derrières et le prenaient
+entre deux feux. Il était imprudent de s'avancer avant d'avoir
+comprimé l'insurrection. D'heure en heure les mauvaises nouvelles
+se succédaient au quartier général. Pavie s'était insurgée, et le
+commandant français avait été fait prisonnier avec toute la garnison.
+L'avant-garde des révoltés s'était même avancée jusqu'à Binasco, sur
+la route de Milan. Milan grondait sourdement. La population était
+hostile et menaçante. Elle semblait n'attendre qu'un signal pour se
+déclarer. Les mécontents avaient renvoyé tous leurs domestiques,
+sous prétexte de manque de ressources. C'étaient autant de recrues
+pour l'insurrection. Déjà la garnison autrichienne qui occupait
+encore la citadelle s'apprêtait à donner la main aux insurgés. Les
+douaniers avaient pris les armes. La cocarde nationale avait été
+foulée aux pieds. Les prêtres couraient la campagne et prêchaient
+la guerre sainte contre les mécréants qui dépouillaient les églises
+et ne respectaient pas la famille. C'était une Vendée italienne qui
+s'organisait.</p>
+
+<p>Bonaparte, inquiété par ces démonstrations hostiles, suspendit
+aussitôt le mouvement commencé contre l'Autriche et rentra à Milan.
+Le général Despinoy, qu'il avait nommé gouverneur de Milan, n'avait
+pas attendu son retour pour essayer de réprimer l'insurrection.
+Il avait contenu les Autrichiens dans la citadelle, lancé des
+patrouilles dans toute la ville, et dispersé les mécontents qui
+s'étaient déjà installés à la porte de Pavie afin de donner la
+main aux insurgés. Lannes<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>, envoyé contre eux, les rencontra à
+Binasco, s'empara de ce petit village malgré leur résistance et ne
+fit aucun quartier. Pendant ce temps, Bonaparte arrivait à Milan,
+ordonnait l'arrestation de nombreux otages<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, faisait fusiller
+tous ceux <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> qu'on avait pris les armes à la main, et marchait
+sur Pavie. Il s'était fait précéder de la proclamation suivante<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>:
+«Une multitude égarée, sans moyens réels de résistance, se porte aux
+derniers excès dans plusieurs communes, méconnaît la République et
+brave l'armée triomphante de plusieurs rois. Ce délire inconcevable
+est digne de pitié. On égare ce pauvre peuple pour le conduire à
+sa perte. Le général en chef, fidèle aux principes qu'a adoptés
+la nation française, qui ne fait pas la guerre aux peuples, veut
+bien laisser une porte ouverte au repentir, mais ceux qui, sous
+vingt-quatre heures, n'auront pas posé les armes et n'auront pas de
+nouveau prêté serment d'obéissance à la République, seront traités
+comme rebelles; leurs villages seront brûlés. Que l'exemple terrible
+de Binasco leur fasse ouvrir les yeux. Son sort sera celui de toutes
+les villes et villages qui s'obstineront à la révolte.»</p>
+
+<p>L'archevêque de Milan s'était chargé de porter cette proclamation
+à Pavie. Il y fut très mal accueilli, et Bonaparte se vit obligé
+de sévir. Plusieurs milliers de paysans s'étaient enfermés dans la
+vieille cité gibeline, et faisaient mine de prolonger la résistance.
+Bonaparte ordonna d'en enfoncer les portes à coups de canon, et
+le général Dommartin pénétra avec ses grenadiers par la brèche
+improvisée. Le massacre fut terrible. Tous ceux que l'on surprit dans
+les caves ou sur les toits des maisons furent passés par les armes.
+Les fuyards furent poursuivis à outrance et sabrés sans miséricorde.
+Pendant plusieurs heures la ville fut livrée au pillage<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. C'était
+une atrocité depuis longtemps proscrite par les nations civilisées,
+et encore Bonaparte eut-il l'art de la présenter comme un acte de
+clémence. «Trois fois l'ordre de mettre le feu à la ville <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span>
+expira sur mes lèvres, écrivit-il au Directoire<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>, lorsque je vis
+arriver la garnison du château qui avait brisé ses fers, et venait,
+avec des cris d'allégresse, embrasser ses libérateurs. Je fis faire
+l'appel, il se trouva qu'il n'en manquait aucun. Si le sang d'un seul
+Français eût été versé, je voulais faire élever, des ruines de Pavie,
+une colonne sur laquelle j'aurais fait écrire: Ici était la ville de
+Pavie. J'ai fait fusiller la municipalité, arrêter deux cents otages,
+que j'ai fait passer en France. Tout est aujourd'hui parfaitement
+tranquille, et je ne doute pas que cette leçon ne serve de règle aux
+peuples de l'Italie.»</p>
+
+<p>Afin de prévenir le retour de semblables émeutes, une proclamation
+draconienne annonça qu'à l'avenir tous les villages insurgés
+seraient brûlés, et les prisonniers fusillés. Les prêtres et les
+nobles seront considérés comme otages et envoyés en France. Tous
+les villages où sonnera le tocsin seront brûlés. Quand un Français
+aura été assassiné, les villages sur le territoire duquel aura été
+commis le crime, devront livrer l'assassin, ou sinon ils paieront
+une amende égale au tiers de la contribution qu'ils payaient dans
+une année. Tout détenteur d'armes et de munitions de guerre sera
+fusillé, et sa maison brûlée. Tous les nobles ou riches «qui
+seront convaincus d'avoir excité le peuple à la révolte, soit
+en congédiant leurs domestiques, soit par des propos contre les
+Français seront arrêtés comme otages, transférés en France et la
+moitié de leurs revenus confisqués.» Les patriotes lombards, en
+accueillant les Français, avaient espéré conquérir l'indépendance.
+Tel était le régime d'arbitraire et de bon plaisir qu'on prétendait
+leur imposer. Certes l'insurrection de Pavie devait être réprimée,
+mais était-il nécessaire de la noyer dans le sang? Avait-on publié
+que nos provocations, que nos spoliations iniques étaient la cause
+principale de cette effervescence populaire? Ainsi que l'a écrit un
+des historiens les plus <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> récents de Napoléon<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>, «huit jours
+avaient suffi pour changer un peuple ami, connu par la douceur de
+ses m&oelig;urs, et dont les sympathies pour la France allaient jusqu'à
+l'enthousiasme, en une population défiante, hostile, irritée, que la
+terreur seule empêchait de manifester ses véritables sentiments».</p>
+
+<h3>III</h3>
+
+<p>On s'en aperçut bien quand la fortune des armes sembla nous être
+contraire, lorsque Wurmser, à la tête de 70.000 hommes, descendit
+la vallée de l'Adige pour aller débloquer Mantoue et dispersa nos
+avant-postes. À la nouvelle de ses premiers succès, les nobles,
+les prêtres et tous les mécontents reprirent courage. De nombreux
+émissaires furent envoyés dans les campagnes, porteurs d'écrits
+injurieux et de billets diffamatoires contre la France. Ces menées
+réussirent. À Casal Maggiore la petite garnison française fut
+égorgée, et le commandant, qui s'était enfui en bateau avec sa femme
+et son enfant, fut arrêté et impitoyablement fusillé. À Crémone, le
+soulèvement fut général. L'arbre de la liberté fut conservé, mais
+parce qu'on le destina à pendre les patriotes, et de véritables
+listes de proscription furent dressées. Tous ceux qui refusèrent de
+quitter la cocarde tricolore furent accablés de mauvais traitements.
+Quelques-uns de nos partisans furent même poursuivis et massacrés. La
+masse de la population néanmoins resta tranquille. On eût dit qu'elle
+attendait pour se déclarer l'issue de la lutte engagée.</p>
+
+<p>Les Lombards avaient eu raison d'attendre, car les victoires de
+Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano, etc., dispersèrent les
+renforts autrichiens, et nous consolidèrent dans notre conquête.
+Bonaparte en sut gré aux Lombards, et leur témoigna sa satisfaction.
+«Lorsque l'armée battait en retraite, <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> écrit-il à la
+municipalité de Milan<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>, lorsque les partisans de l'Autriche et les
+ennemis de la liberté la croyaient perdue sans ressource, lorsqu'il
+était impossible à vous-mêmes de soupçonner que cette retraite
+n'était qu'une ruse, vous avez montré de l'attachement pour la France
+et de l'amour pour la liberté; vous avez déployé un zèle et un
+caractère qui vous ont mérité l'estime de l'armée et vous mériteront
+la protection de la République Française. Chaque jour votre peuple
+se rend davantage digne de la liberté; il acquiert chaque jour de
+l'énergie, il paraîtra sans doute un jour avec gloire sur la scène du
+monde. Recevez le témoignage de ma satisfaction et du désir sincère
+que forme le peuple français de vous voir libres et heureux.</p>
+
+<p>En dépit de ces compliments et de ces promesses, et malgré le désir
+peut-être alors sincère qu'éprouvait Bonaparte de donner la liberté
+à un peuple italien, les faits démentaient cruellement les paroles.
+Alors que le général en chef paraissait si bien disposé pour les
+Lombards, ses lieutenants et surtout ses agents subalternes les
+traitaient au contraire avec un sans-gêne révoltant. Plus que jamais
+ce beau pays était ravagé et foulé aux pieds. Le général Despinoy,
+que Bonaparte avait investi du commandement de Milan, avec la double
+charge de s'emparer du château de cette ville que défendait encore
+une garnison autrichienne, et de présider les séances du conseil
+municipal, s'était acquitté de sa mission. Le château avait capitulé,
+ce qui rendait difficile un retour offensif de l'Autriche, et les
+conseillers municipaux avaient été présidés avec une implacable
+dureté. Ils ne pouvaient prendre la moindre mesure, même la plus
+inoffensive, sans l'assentiment de Despinoy<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>. On raconte même
+qu'un jour il s'emporta jusqu'à frapper de son épée la table des
+délibérations, et rappela aux municipaux tremblants qu'ils n'étaient
+bons qu'à enregistrer les volontés du vainqueur, Parini saisissant
+alors <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> son écharpe tricolore, la lui tendit en s'écriant:
+«Vous feriez bien mieux de la passer à notre cou et de nous étrangler
+avec.» Ainsi qu'il arrive toujours, les inférieurs exagéraient
+l'attitude hautaine et les procédés méprisants de leurs chefs. À
+Côme le Corse Valeri, s'étant procuré une satire rédigée contre lui,
+rassembla dans la cathédrale tous les hommes au-dessus de douze ans,
+et leur fit écrire à chacun son nom afin que, par la confrontation
+des caractères, on connût l'auteur du libelle. Ceci n'était que
+ridicule; mais que dire des actes féroces et des facéties cruelles?
+Que dire des vexations de chaque jour? Défense de se promener ou de
+sortir de la ville sans passeport; défense d'exercer publiquement
+le culte catholique; interception des journaux étrangers; violation
+du secret des lettres; défense de porter des habits à l'ancienne
+mode<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>, et le tout au nom de la liberté. Ô liberté, que de crimes
+on commet en ton nom! disait M<sup>me</sup> Roland. Que d'absurdités et
+d'inconséquences, que de maladresses et de turpitudes, pourrions-nous
+ajouter!</p>
+
+<p>Lorsque, pour la seconde fois, une nouvelle armée autrichienne,
+commandée par Allvintzy, essaya, en novembre 1796, de débloquer
+Mantoue, les ennemis de la France, et leur nombre avait
+singulièrement grandi, crurent le moment venu de la vengeance et de
+la réaction. Nos troupes, déconcertées par cette subite irruption
+dans leurs lignes, furent un moment ébranlées. On crut en Italie à
+leur prochaine défaite, et les mécontents s'apprêtèrent à profiter
+de la victoire probable de l'Autriche. À Milan, à Pavie, à Crémone,
+dans presque toutes les villes lombardes, bien qu'occupées par des
+garnisons françaises, tous ceux qui regrettaient l'ancien régime,
+tous ceux dont les déceptions égalaient les regrets, tressaillirent
+d'espérance. Cette fois encore, la victoire se déclara en notre
+<span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> faveur. Arcole et Tivoli achevèrent la ruine de l'Autriche
+et affermirent la domination française. La Lombardie reçut le contre
+coup de ces victoires. On la punit durement d'avoir osé manifester
+son désir d'être traitée plus doucement qu'un pays conquis. Tous les
+commandants de place nommés par Bonaparte rivalisèrent de dureté,
+on dirait volontiers de tyrannie. Un comité de police générale fut
+institué à Milan, qui déporta pour délit d'opinion, pour malveillance
+supposée, pour services rendus à l'ancienne administration. La forme
+avait changé; le fond restait le même. À la tyrannie autrichienne
+était substituée la tyrannie française, d'autant plus odieuse qu'elle
+se colorait du beau nom d'alliance. À l'archiduc avaient succédé
+les généraux, les commissaires, et tous ces agents subalternes qui
+redoublaient de sévérité pour prouver leur zèle, et aussi pour cacher
+de scandaleuses malversations; car, plus que jamais, la Lombardie
+était un marché ouvert, une grande agence de spéculations éhontées et
+de vols scandaleux.</p>
+
+<p>Au moins rendrons-nous cette justice à Bonaparte que les tripotages
+financiers le dégoûtèrent promptement, il consentait bien à
+exploiter, ou, comme il l'écrivait, à <i>faire produire</i> les pays
+conquis, mais dans l'intérêt de la République Française. Les voleries
+des particuliers l'indignaient. Ce qu'il tolérait pour l'État, il
+l'interdisait absolument pour les individus. Aussi déclara-t-il
+la guerre aux pillards éhontés qui déshonoraient la victoire, et
+cette guerre il la poursuivit sans relâche. À chaque page de sa
+Correspondance éclate son mépris pour les agioteurs et les tripoteurs
+d'affaires véreuses. Il finit par ordonner la création d'une
+commission de cinq membres, sous la présidence du général Baraguey
+d'Hilliers, et l'investit de pouvoirs extraordinaires pour faire
+rendre gorge aux voleurs et les punir sévèrement. «Nous avons conquis
+l'Italie, était-il dit<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a> dans les considérants de cet arrêté,
+pour améliorer le sort de ses peuples; nous y avons <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> établi
+des contributions pour assurer notre conquête, offrir à la patrie
+une juste indemnité et aux soldats une récompense due à leur valeur;
+mais jamais il n'a été dans l'intention du gouvernement français
+d'autoriser les abus de toute espèce, les extorsions scandaleuses que
+se sont permis plusieurs agents à la suite de l'armée. La loi, en les
+rendant justiciables des conseils militaires, m'a imposé l'obligation
+d'être leur accusateur; mais, au milieu des occupations immenses qui
+absorbent tous mes moments, il m'est impossible de découvrir moi-même
+la vérité dans ce labyrinthe de procès et les milliers de plaintes
+qui me sont portées sur des objets aussi importants.»</p>
+
+<p>C'est sans doute sur cette difficulté de démêler la vérité que
+comptaient les voleurs officiels ou extraordinaires; car, malgré les
+ordres impératifs de Bonaparte, malgré la commission des cinq, les
+pillages et les tromperies continuèrent. Bonaparte dut se contenter
+de dénoncer et de punir quand il prenait sur le fait. «Je m'occupe de
+faire la guerre aux fripons écrivait-il au Directoire<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>, j'en ai
+fait juger et punir plusieurs. Je dois vous en dénoncer d'autres.»
+Ce sont surtout les agents de la compagnie Flachat, les nommés La
+Porte, Peragallo et Payan, qu'il semble poursuivre de sa haine. «Ce
+n'est qu'un ramassis de fripons, écrivait-il, sans crédit réel,
+sans argent et sans moralité. Je ne serai pas suspect pour eux,
+car je les croyais actifs, honnêtes et bien intentionnés, mais il
+faut se rendre à l'évidence.» Ils ont reçu quatorze millions, et
+n'ont payé que six millions, et encore ont-ils fourni de mauvaises
+marchandises et opéré des versements factices. «Ce ne sont pas des
+négociants, mais des agioteurs comme ceux du Palais Royal.» Quant
+aux commissaires des guerres, sauf Denniée, Mazade, Boinod, et deux
+ou trois autres, ce sont tous des fripons. L'un, Gosselin, vend à
+36 francs le foin qu'il se procure pour 18. L'autre, Flach, vend
+à son profit une caisse de quinquina donnée par le roi d'Espagne
+pour les soldats <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> français atteints par la fièvre; ceux-ci
+passent à leur compte des matelas et des toiles fines donnés par
+la ville de Crémone pour les hôpitaux. «Ils volent d'une manière
+si ridicule que, si j'avais un mois de temps, il n'y en a pas un
+qui ne pût être fusillé.» Les agents de l'administration valaient
+moins encore. L'un d'entre eux, Thévenin, avait vendu à Bonaparte
+quelques beaux chevaux, et ne voulait pas en recevoir le prix malgré
+les instances du général en chef, espérant que ce dernier fermerait
+les yeux. Ce dernier visait moins à la fortune qu'au pouvoir. Son
+ambition était plus haute. Aussi repoussa-t-il avec indignation la
+complicité déshonnête de Thévenin. «Faites-le arrêter, écrivait-il,
+retenez-le six mois en prison. Il peut payer 500,000 écus de taxe
+de guerre en argent.» C'étaient surtout les entrepreneurs de
+charrois<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>, dont les exactions étaient scandaleuses. Bonaparte en
+signale quelques-uns, Sonolet, Auzon, Elie, Hartea, comme d'effrontés
+voleurs. Il aurait même voulu que trois d'entre eux, B&oelig;kly<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>,
+Chevilly et Descrivains, qui avaient fait des versements factices,
+fussent condamnés à mort: mais ces fripons avaient de hautes
+protections, même dans l'entourage immédiat du général en chef<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>,
+et ils échappèrent au châtiment qu'ils méritaient si bien.</p>
+
+<p>Le désordre continua, depuis la compagnie Flachat<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a> qui <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span>
+volait cinq millions à la fois, jusqu'aux simples gardes de magasins
+qui grappillaient sur les fournitures, et tous ces vols, toutes ces
+tromperies retombaient sur les malheureux Italiens. À vrai dire le
+corps expéditionnaire tout entier, à l'exception de son chef et de
+quelques officiers ou soldats, dont l'âme était trop bien située pour
+accepter de pareils moyens de s'enrichir, l'armée française puisait
+à pleines mains dans les trésors italiens. Certes les Lombards
+faisaient un dur apprentissage de la liberté. Il était grand temps
+pour eux qu'un ordre relatif s'établit. Heureusement l'Autriche fut
+définitivement vaincue, et Bonaparte, qui lui avait imposé presque
+sous les murs de Vienne les préliminaires de Leoben, revint à Milan
+pour y jouir de sa gloire et organiser sa conquête.</p>
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>Malgré la tyrannie française, malgré les spoliations iniques de
+nos agents, les patriotes italiens n'avaient pas désespéré. Ils ne
+pouvaient croire que la France les rendrait à l'Autriche, et, au lieu
+d'assurer leur indépendance, confirmerait leur servitude. Même aux
+plus mauvais jours de l'occupation française, ils s'étaient toujours
+comportés comme de sincères alliés. Non seulement ils avaient payé
+toutes les contributions de guerre, mais encore ils avaient organisé
+des régiments<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a> et rendu à Bonaparte de réels services en tenant
+garnison dans les places fortes et en lui servant de troupes de
+réserves. Le général en chef leur avait à plusieurs reprises exprimé
+sa satisfaction. Dès le mois de juin 1796, c'est-à-dire avant que
+les grands coups n'eussent été portés contre les Autrichiens, avant
+que la question militaire par conséquent n'eut été tranchée en notre
+faveur, voici comment il s'exprimait sur le compte des Lombards
+dans un rapport<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a> au Directoire: «La municipalité <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> de
+Milan, celle des principales villes de la Lombardie m'ont manifesté
+le v&oelig;u d'envoyer des députés à Paris. Le citoyen Serbelloni est
+à la tête. Il est patriote, ce qui a produit ici un effet d'autant
+plus avantageux qu'il jouit d'une grande considération, étant
+de la première famille du Milanais, et fort riche. Ces députés
+ont manifesté leurs v&oelig;ux ici contre la maison d'Autriche. Ils
+savent qu'il n'y aurait plus de sûreté pour eux dans un retour. La
+Lombardie est parfaitement tranquille. Les chansons politiques sont
+dans la bouche de tout le monde. L'on s'accoutume ici à la liberté.
+La jeunesse se présente en foule pour demander du service dans
+nos corps; nous n'en acceptons pas, parce que cela est contraire,
+je crois, aux lois: mais peut-être serait-il utile de former un
+bataillon de Lombards, qui, commandés par des Français, nous aiderait
+à contenir le pays. Je ne ferai rien sur un objet aussi important et
+délicat sans vos ordres.»</p>
+
+<p>Bonaparte n'avait donc pas encore d'idée bien arrêtée, mais
+ses sympathies étaient visibles. Il ne demandait pas mieux que
+d'utiliser<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a> les bonnes dispositions des Lombards, sauf à les
+récompenser de leur dévouement à la paix générale. Au fur et à
+mesure que grandirent ses pensées, en même temps qu'augmentèrent ses
+victoires, il comprit la nécessité de s'attacher les Lombards par les
+liens de la reconnaissance et de l'intérêt, et ne cessa de prendre
+en main leur cause, de les protéger contre les exactions de ses
+agents, et de les rassurer sur l'avenir. Un peu avant Leoben, quand
+le bruit commença à se répandre de la chute et du partage projeté de
+Venise, les Lombards prirent peur, et envoyèrent une députation au
+général victorieux. Ce dernier s'empressa de les rassurer: <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span>
+«Vous demandez des assurances pour votre indépendance à venir, leur
+répondit-il<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>, mais ces assurances ne sont-elles pas dans les
+victoires que l'armée d'Italie remporte chaque jour? Chacune de ces
+victoires est une ligne de votre charte constitutionnelle. Les faits
+tiennent lieu d'une déclaration par elle-même puérile. Vous ne doutez
+pas de l'intérêt et du désir bien prononcé qu'a le gouvernement
+de vous constituer libres et indépendants.» Depuis le jour de son
+entrée à Milan, Bonaparte n'avait donc pas varié dans l'expression
+de ses désirs, et, bien qu'il eût constamment refusé de prendre un
+engagement définitif, les Lombards avaient le droit de compter sur
+lui.</p>
+
+<p>Le moment était venu de réaliser ces promesses. Ce fut la grande
+préoccupation de Bonaparte dès son retour à Milan. Comme il était par
+sa famille et son origine à demi Italien, il chercha à satisfaire
+les v&oelig;ux et les aspirations des Italiens, non pas seulement pour
+acquérir une facile popularité, mais parce que c'était réellement
+une grande idée, féconde en résultats, que celle de créer dans la
+péninsule des États libres, et intéressés à conserver l'alliance de
+la nation qui leur aurait procuré l'indépendance. L'amitié certaine
+de la Lombardie valait bien mieux pour la France que sa conquête. En
+rendant la liberté aux Lombards, en les entourant du prestige d'une
+révolution pacifique, non seulement les Français se délivraient de
+l'embarras de tenir des garnisons sur les derrières de leur armée, et
+se ménageaient de précieux auxiliaires, mais encore ils se voyaient
+secondés par ceux qui autrement eussent été leurs ennemis. Bonaparte
+ne l'ignorait pas. Il était donc parfaitement résolu à créer une
+république indépendante; mais, avant de se prononcer d'une façon
+définitive, il voulut étudier le terrain et se rendre compte de
+l'état des esprits.</p>
+
+<p>Telles n'étaient pas les intentions du Directoire. Il n'avait
+autorisé la marche en avant de Bonaparte et l'occupation des
+provinces italiennes de l'Autriche qu'avec l'arrière-pensée de
+<span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> les restituer à titre de compensation territoriale contre la
+Belgique. Aussi n'avait-il jamais consenti à prendre un engagement
+quelconque vis-à-vis des Lombards. Bonaparte pensait autrement,
+et, comme il n'était déjà plus de ceux auxquels un gouvernement
+régulier impose des volontés, comme il se sentait indispensable et se
+souciait peu des instructions les plus formelles, il ne tint aucun
+compte des sentiments bien connus du Directoire, et résolut, cette
+fois encore, de n'agir qu'à sa guise et au mieux de ses intérêts.</p>
+
+<p>Il s'était installé à Montebello ou Mombello, près de Milan, dans
+un magnifique palais qui devint aussitôt le centre des affaires et
+la véritable capitale. Sa mère et sa femme l'y avaient rejoint,
+ainsi que sa s&oelig;ur Pauline, ses frères Joseph et Louis, et son
+oncle Fesch. Ils l'aidaient à faire les honneurs de cette fastueuse
+résidence. On eût dit la cour d'un souverain. L'étiquette la plus
+sévère régnait. Le temps était passé des brusqueries jacobines.
+Aides de camp en grande tenue, nombreux domestiques en livrée
+correcte, voitures de gala, dîners en public, audiences solennelles
+et particulières, rien ne manquait à Mombello. Le Napolitain Gallo,
+l'Autrichien Merfeldt étaient ses hôtes habituels. Melzi, Serbelloni,
+et les chefs de l'aristocratie milanaise, ainsi que les représentants
+de tous les princes allemands ou italiens étaient accourus auprès de
+lui et le sollicitaient avec plus d'ardeur qu'un souverain légitime.
+Dans son cortège figuraient les généraux des autres armées de la
+République attirés par sa réputation, des agents du Directoire qui
+saluaient en lui leur maître futur, des savants<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a> et des artistes
+qu'il captivait par de <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> gracieuses avances. «Ce n'était
+déjà plus le général d'une république triomphante<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>. C'était un
+conquérant pour son propre compte imposant ses lois aux vaincus.»</p>
+
+<p>Les Lombards surtout, dont les destinées se réglaient alors,
+entouraient l'heureux général et s'efforçaient de surprendre le
+secret de ses résolutions; mais Bonaparte acceptait leurs avances,
+les écoutait tous et restait impénétrable. Il voulait voir les partis
+venir à lui.</p>
+
+<p>Il y avait en effet déjà dans cette Lombardie, à peine émancipée
+du joug autrichien, deux partis, les modérés et les exaltés. Les
+modérés appartenaient à la bourgeoisie et aux nobles qui, dès le
+début, s'étaient jetés dans nos bras. Serbelloni, Melzi, Visconti,
+Contarini, Litta, Morosini, en étaient les chefs les plus marquants.
+Les modérés croyaient sincèrement à l'avenir de la patrie italienne.
+Ils acceptaient la domination française, mais comme une nécessité
+temporaire<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>. Leur foi dans les destinées italiennes était
+inébranlable, peut-être même un peu naïve. Les uns auraient accepté
+le roi de Sardaigne comme souverain, car c'eût été le moyen d'arriver
+plus vite à constituer une Italie une et indépendante; les autres se
+seraient volontiers accommodés de Bonaparte. Il est certain que des
+ouvertures lui furent faites en ce sens. On a conservé une lettre<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>
+fort intéressante, qui sans doute n'est pas signée, mais qui ne peut
+avoir été écrite que par un Italien très au courant de la politique
+et des intrigues contemporaines. D'après l'auteur anonyme, Bonaparte
+n'avait <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> que trois partis à prendre: le premier, de retourner
+en France et d'y vivre en simple citoyen, mais il ne convenait ni
+aux circonstances ni au génie de Bonaparte; le second, de rentrer en
+France à la tête de l'armée et de s'y poser en chef de parti, mais
+c'était un coup d'État, et on n'osait le conseiller. Voici quel est
+le troisième: «Formez de l'Italie un grand empire, que ce nouvel
+État prenne un fort ascendant dans la balance de l'Europe, qu'il
+tienne le milieu entre l'Empire et la France, et établisse entre ces
+puissances un équilibre parfait, en se déclarant contre celle qui
+voudrait opprimer l'autre. Soyez le chef de cet empire, gardez à
+votre solde une grande partie de l'armée française pour contenir les
+différents peuples et assurer l'exécution de ce plan. La France vous
+devra l'éloignement de cette armée qu'elle ne pourrait entretenir
+qu'avec peine, et dont l'esprit troublerait sa tranquillité. Elle
+vous devra la paix et vous aurez mérité son estime et son admiration.
+Soyez son plus fidèle allié.... Vous pouvez aussi devenir redoutable
+par vos forces maritimes et disputer par la suite l'empire de la mer
+aux Anglais, ou au moins les chasser entièrement de la Méditerranée.
+Cette entreprise digne de vous, général, et dont je ne détaille pas
+tous les avantages, qui vous frapperont au premier aperçu, est la
+seule qui puisse mettre le sceau à votre gloire, ramener une paix
+durable en France, procurer de la stabilité au gouvernement, et, en
+vous élevant au faîte des grandeurs, vous faire encore bien mériter
+de la patrie.» Certes la perspective qu'ouvrait à l'ambition de
+Bonaparte l'auteur de cette lettre était vaste, mais il est probable
+que les projets du général ne s'arrêtaient plus à la péninsule.
+C'est à la France et non plus à l'Italie qu'il pensait. Sans doute
+il aurait consenti à se faire de l'Italie comme un marche-pied, mais
+pour monter plus haut. «J'ai entendu raconter au jeune et candide
+Villetard, écrit Botta<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>, que se promenant un jour à Montebello
+avec Bonaparte et Dupuis, qui mourut général en Égypte dans la
+révolte du <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> Caire, Bonaparte, s'arrêtant tout à coup, leur
+dit: «Que penseriez-vous si je devenais roi de France?» et que
+Dupuis, grand républicain de profession, lui répondit: «Je serais
+le premier à vous plonger un poignard dans le c&oelig;ur.» Sur quoi
+Bonaparte se mit à rire.» Le général riait, mais il ne parlait pas au
+hasard et cette soudaine effusion cachait mal de secrètes pensées. Le
+premier rang, même en Italie, ne lui convenait plus. Il ne le jugeait
+pas digne de sa fortune et de son avenir, et, sans nul doute, dans
+ce jardin de Montebello, songeait déjà au coup d'État qui devait lui
+donner la suprême autorité en France.</p>
+
+<p>Aussi bien, si Bonaparte ne se considérait pas comme l'homme de
+l'Italie<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>, les Italiens, de leur côté, même les modérés, ne
+tenaient à lui que médiocrement. Quelques-uns d'entre eux, honteux
+de leur asservissement, songeaient déjà à chasser les Français
+d'Italie. C'étaient les chefs de la garde nationale lombarde, Lahoz,
+Pino, Teulié, Birago. Ils avaient fondé une société secrète, dite des
+<i>Rayons</i>, dont le but était la création d'une Italie non plus avec le
+secours de l'étranger, mais exclusivement par les forces italiennes.
+Peu à peu cette société s'étendra et ses opinions finiront par
+s'imposer. C'est déjà le parti national, ce qu'on pourrait appeler la
+Jeune Italie.</p>
+
+<p>Quant aux exaltés, ils se composaient de tous ceux qui, dans la
+sincérité de leur c&oelig;ur, ou par misérable calcul d'intérêt
+personnel, s'imaginaient qu'il était de bon goût de copier les
+exagérations jacobines. Quelques bourgeois, ou plutôt quelques
+boutiquiers, des ouvriers, de petits fonctionnaires, et la tourbe
+des déclassés appartenaient à ce parti. Les journalistes qui se
+grisaient eux-mêmes au cliquetis de <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> leurs périodes en
+constituaient la force apparente. Ils prêchaient avec ardeur la
+démocratie ou plutôt la démagogie, grand mot ronflant, système
+dont ils ne comprenaient seulement pas les obligations. Pour eux
+toute contrainte était une gène, toute obéissance un abus. Aussi
+plaignaient-ils comme un martyr tout citoyen frappé par la loi,
+comme une victime quiconque était obligé soit de payer un impôt,
+soit de ne pas satisfaire ses désirs. Un journal de Milan, <i>le
+Thermomètre Politique</i>, était devenu le principal de leurs organes.
+C'est là qu'agitaient les esprits par leurs articles furibonds,
+Salvadori, Lattanzi, Salfi, Poggi et Abamonti. «Habiles dans les
+luttes de la révolution<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>, mais non dans les combats de la
+liberté, ils déployaient du talent, là où il fallait du caractère.
+Avec la même audace qu'ils avaient montrée pour renverser les
+premières barrières, ils foulaient aux pieds les principes et les
+m&oelig;urs, et abusaient de la liberté jusqu'à l'outrage.» Toute
+une littérature républicaine sortait de ces officines milanaises:
+<i>Notions démocratiques</i><a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a> <i>à l'usage des Écoles normales; Pensées
+d'un républicain sur le bonheur public et privé; Doctrine des Anciens
+sur la liberté; De la souveraineté du peuple; Un républicain jadis
+noble aux anciens nobles.</i> Ces pamphlets, aussi médiocres pour le
+fond que détestables pour la forme, étaient imprimés à un nombre
+considérable d'exemplaires, et lus avec avidité. De Milan ils se
+répandaient dans l'Italie entière. Il est vrai que Milan était
+devenu comme l'asile des réfugiés italiens, romains, napolitains,
+modènais ou vénitiens, qui tous, comme de juste, étaient venus y
+grossir les rangs des exaltés. On citait parmi eux deux prêtres qui
+avaient abjuré, le métaphysicien Poli et Melchior Gioja, le savant
+statisticien; Tambroni un érudit, Beccatini un historien, Custodi
+un économiste. Le médecin Rasori, l'architecte Romain Barbieri,
+et <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> le savant commentateur des douze Tables, Valoriani, se
+signalaient parmi les plus fougueux adversaires de l'ancien régime.
+Un jeune improvisateur Romain, Gianni, mêlait à de furibondes
+attaques contre les tyrans de plates adulations en l'honneur du héros
+libérateur de l'Italie. Le Vénitien Foscolo travaillait à sa tragédie
+de <i>Tieste</i>, et prenait du service dans l'armée lombarde. C'était
+surtout dans les clubs, plus encore que dans les journaux, que ces
+Lombards ou Italiens, donnaient carrière à leur exaltation. Tantôt
+ils se contentaient d'émettre des propositions simplement absurdes,
+partage des propriétés, taxe progressive sur les comestibles,
+ateliers nationaux, etc., tantôt ils discréditaient par d'insolentes
+bravades la liberté et la République. Aujourd'hui ils demandaient la
+permanence de la guillotine, demain le massacre de tous les pères et
+de toutes les mères appartenant à la noblesse, afin que leurs enfants
+fussent élevés dans les nouveaux principes<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>. Ils proposaient
+encore de brûler le Vatican, ou bien de jeter les Bourbons de Naples
+dans le Vésuve, ou bien encore de disperser les cendres de la famille
+royale piémontaise, déposées à la Superga, et de les remplacer par
+celles des patriotes immolés. Dans ces clubs, et spécialement dans
+celui qui s'était pompeusement intitulé <i>Société de l'instruction
+publique</i>, la fureur révolutionnaire atteignait son paroxysme. Cette
+société n'avait-elle pas inscrit dans son programme: destruction de
+toutes les religions, renversement de tous les trônes<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>.</p>
+
+<p>Bonaparte n'éprouvait pour ces démagogues qu'une sympathie médiocre.
+«Soyez sûr, écrivait-il à Greppi<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>, qu'on réprimera cette poignée
+de brigands, presque tous étrangers à Milan, qui croient que la
+liberté est le droit d'assassiner, qui ne peuvent pas imiter le
+peuple français dans les moments <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> de courage et les élans de
+vertus qui ont étonné l'Europe; mais qui chercheraient à renouveler
+les scènes horribles produites par le crime, et qui sont l'objet
+éternel de la haine et du mépris du peuple français.»</p>
+
+<p>La masse du peuple au contraire se laissait prendre à ces folles
+déclamations. Les ardentes philippiques des journalistes et des
+clubistes trouvaient un écho retentissant dans toutes les grandes
+villes. Le théâtre<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a> lui-même devenait une école de corruption, ou
+tout au moins une arène politique dont se servaient les exaltés pour
+répandre leurs bizarres conceptions<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>. C'est ainsi qu'à Modène, dès
+le mois de décembre 1795, en présence du grand-duc Hercule, et à une
+représentation de la <i>Cléopâtre</i> de Nasolini, de mauvais plaisants
+firent entendre le chant du coq, allusion transparente à la prochaine
+venue des Français. Quelques mois plus tard, et dans cette même
+ville, on représentait le <i>Fénelon</i> de Chénier traduit par Salfi,
+l'<i>Alexandre VI</i> du modènais Gidotti, et deux pièces déplorablement
+ennuyeuses d'un certain Giambattista Nasi, dont il suffit de citer
+les titres pour comprendre l'inspiration: <i>L'Aristocratie vaincue par
+la persuasion</i>, et le <i>Républicain se connaît à ses actes</i><a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>. À
+Bergame, Salfi fait représenter <i>Virginie de Brescia</i>, où l'on voit
+un patriote tuer sa fille séduite par un tyran.</p>
+
+<p>C'est surtout à Bologne et à Milan que les auteurs dramatiques
+<span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> se donnent toute licence et dépassent toute mesure. Un
+jeune Bolonais, Luigi Zamboni, avait, en 1794, formé le projet de
+soustraire sa ville natale à l'oppression des légats pontificaux.
+Un étudiant, de Rolandis di Castel-Alfeo, qui s'échappait la nuit
+de son couvent pour assister aux conciliabules, fut son premier
+affidé. Dénoncés et vendus, ces deux jeunes gens furent jetés dans
+les prisons du légat et périrent l'un, Zamboni, en prison, l'autre,
+de Rolandis, sur le gibet. Le châtiment était excessif. Les Bolonais
+conservèrent le souvenir de ces premiers martyrs de la liberté<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.
+En 1797 ils recueillirent leurs cendres et leur élevèrent une colonne
+triomphale. Un poète Bolonais, Luigi Giorgi, composa en leur honneur
+une tragédie intitulée, <i>Au temps des légat et des Pistrucci</i>. C'est
+une violente satire dirigée contre l'auditeur Pistrucci, le principal
+auteur de la condamnation des patriotes, contre le cardinal légat
+Vincenti, l'archevêque Gianneti, les gonfaloniers et les sénateurs.
+Cette tragédie est supérieure aux pièces de circonstance. Il s'y
+rencontre même des scènes à la Shakspeare, lorsque par exemple on
+pénètre dans le cabinet du légat, au moment où il lit et signe la
+sentence de mort de Rolandis, ou bien au dénouement, lorsque les
+victimes de la tyrannie pontificale font appel aux Français<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.
+«Et vous, s'écrie le docteur Veridici, vous qui devez veiller sur
+les destinées du peuple pouvez-vous être jugés? Un légat <i>a latere</i>
+peut-il soutenir un perfide?&mdash;Le Légat: retirez-vous! Auditeur:
+faites-le arrêter.&mdash;L'archevêque: «Oui, <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> oui, faites-le
+arrêter. Quelle est donc cette manière de parler?&mdash;Pistrucci:
+approchez, brigand.&mdash;Veridici: Hélas! Ô ciel! Voici que descendent
+des Alpes les destructeurs de la tyrannie. Avancez, ô Français, et
+vengez l'humanité offensée.» À Bologne fut encore représentée en
+1797, la <i>Rivoluzione, commedia patriotica</i>. On y voyait un noble,
+tyran de sa principauté, mais chassé par le peuple et condamné à
+mort. Au moment où il est conduit les yeux bandés, sous l'arbre de
+la liberté, pour être fusillé, il est sauvé par un autre noble,
+qui aime sa fille, mais qui s'est converti aux nouveaux principes.
+L'ex-tyran renonce aussitôt à ses erreurs, et tous chantent un hymne
+en l'honneur de l'arbre de la liberté.</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Sorgi, felce pianla, sorgi beati segno,<br>
+ Caro, ed eterno segno di nostra liberta!<br>
+ Eviva Bonaparte! viva la liberta.</i></p>
+
+<p>À Milan Jean Pindemonte, l'auteur des <i>Bacchanales de Rome</i>, avait
+donné une «composition tragi-comico-ridicule», dont le titre est
+perdu, mais des prêtres et des nonnes en costume y parodiaient les
+cérémonies du culte, et, comme les représentations étaient gratuites,
+elles furent suivies par un nombreux public. C'est encore à Milan
+que fut représenté le <i>Mariage du Moine</i> par Ranza. L'auteur avait
+donné comme sous-titre: «drame révolutionnaire à représenter pour
+l'instruction des chrétiens dans tous les théâtres de l'Italie
+régénérée», mais c'était une singulière instruction qu'il prétendait
+donner. On assiste en effet au conclave de 1774, aux intrigues des
+cardinaux Bernis et Fantuzzi, aux scandaleuses orgies des aspirants
+à la tiare. Les candidats finissent par se jeter à la tête plats
+et vaisselle, et les valets se partagent les reliefs du feslin, en
+essayant de remettre d'aplomb leurs maîtres tombés sous la table.</p>
+
+<p>On trouvera sans doute que Ranza avait donné libre carrière à sa
+verve aristophanesque. Il fut pourtant dépassé par l'auteur d'un
+ballet, également représenté à Milan: Salfi, un des rédacteurs du
+<i>Thermomètre</i>, était l'auteur ou du moins le <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> parrain de
+ce livret, dont la paternité doit, paraît-il, être attribuée à un
+certain Lefèvre, qui fut plus tard persécuté par le clergé milanais,
+et mourut dans la misère à Paris. Il est intitulé le <i>Ballet du Pape
+ou le général Colli à Rome<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a></i>. L'affiche du spectacle, qui devait
+être joué en grande pompe à la Scala, était accompagnée de ce curieux
+commentaire<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>: «ce ballet annonce le régime de la raison. Il n'est
+pas inventé à plaisir, il est comme la reproduction des faits et des
+caractères qui forment la très intéressante histoire de ce qui s'est
+passé tout récemment à Rome. On pourra vérifier l'exactitude de tous
+les détails, qu'il importe de faire connaître au grand public, en
+parcourant la collection du <i>Thermomètre Politique</i> de la Lombardie.
+Puisse ce commencement de la vérité réduire en cendres l'imposture
+et le fanatisme, et faire triompher la religion et la paix. Salut et
+fraternité.</p>
+
+<p>À la première nouvelle du scandale qui se préparait, l'archevêque de
+Milan essaya d'intervenir. Il écrivit même à Bonaparte. On répondit
+à cette démarche si digne et si naturelle par un sermon antipapal
+prononcé à l'église San Lorenzo. En même temps on répandit dans le
+peuple des libelles injurieux contre la Papauté: <i>Le credo du pape
+pour deux sous, la bulle de Pie VI, la conversion du Pape, Dialogue
+dans le Paradis entre frère Locatelli, théologien de la cathédrale,
+et saint Charles Borromée</i>, etc. En sorte que l'opinion était
+singulièrement excitée quand arriva le jour de la représentation
+(premier jour du carême de 1797).</p>
+
+<p>La scène représente la salle du Consistoire à Rome. On y discute les
+articles de paix proposés par la France. Le général des Dominicains,
+qui parait grand partisan des réformes, et tout pénétré de l'esprit
+des temps nouveaux, démontre par un avant-deux expressif la nécessité
+de se conformer aux ordres de Bonaparte. Le général des Jésuites
+lui répond par un autre pas de caractère, et décide le pape à la
+résistance. Puis, remplaçant <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> la danse par le chant, tous
+ensemble se disposent à festoyer et sans la moindre transition et
+uniquement</p>
+
+<p class="poem10">
+ Per rendere la gioja palese,<br>
+ D'un bel canto patrioto francese,<br>
+ L'aria interno faccian risonar!</p>
+
+<p>Ce chant, accommodé sur un air italien emprunté à l'<i>Astuta in amore</i>
+de Fioraventi, est à tous le moins médiocre:</p>
+
+<p class="poem10">
+ D'âge en âge, de race en race,<br>
+ Que le plus brillant souvenir<br>
+ Porte jusqu'au sombre avenir<br>
+ Les prodiges de notre audace.<br>
+ Que nos neveux, leurs enfants,<br>
+ Par nous à jamais triomphants,<br>
+ Nous doivent leur indépendance!<br>
+ Que le monde brise ses fers!<br>
+ Et que ce jour cher à la France<br>
+ Soit la fête de l'univers.</p>
+
+<p>Tous les assistants l'accueillirent pourtant avec enthousiasme, et
+répétèrent le refrain en criant <i>Vive la France! Vive l'Italie!</i> Un
+spectateur malintentionné s'avisa pourtant de crier <i>Vive la Denise!</i>
+Nous dirions aujourd'hui <i>Vive la Marianne!</i></p>
+
+<p>Au second acte nous sommes transportés au Vatican. Les nièces du
+pape, les princesses Braschi et Santa Croce, remplissent de leurs
+intrigues et de leurs amours le palais pontifical, et le malheureux
+Pie VI joue entre ces deux créatures le rôle d'un Géronte berné et
+conspué. Au troisième acte, sur la place Saint-Pierre, on vient
+d'apprendre les victoires françaises. Aussitôt le pape prend le
+bonnet de la liberté, et, avec les membres du sacré collège, danse
+quelques pas fort vifs, afin de mieux montrer ses belles jambes,
+dont, parait-il, il était fort vain. Tous les personnages ainsi
+tournés en ridicule étaient vivants et les acteurs avaient emprunté
+leurs costumes et, autant que possible, leur physionomie. Il est
+certes difficile d'imaginer une bouffonnerie plus impie.</p>
+
+<p>Aussi bien une sorte de fièvre d'irréligion semblait s'être emparée
+de la population. Depuis qu'un cercle avait été installé <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> dans
+l'église de la Rose<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>, chaque ville avait dû convertir en club
+une de ses églises, et c'est dans ces assemblées que se débitaient
+les insanités les plus criantes. Ce n'étaient pas seulement des
+déclamations plus ou moins retentissantes contre le fanatisme ou la
+superstition. Tantôt une jeune fille proposait son c&oelig;ur et sa main
+à celui qui lui apporterait la tête du pape<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>; tantôt un échappé
+des galères romaines, comme le qualifient les écrits du temps<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>,
+un certain Lattanzi, vomissait d'obscènes imprécations contre le
+Christ et ses ministres<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>. Un jour<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a> un jeune capucin renonçait
+à ses v&oelig;ux et suspendait sa robe brune, en guise de trophée, aux
+branches de l'arbre de la liberté. Un professeur de théologie, un
+sexagénaire, le père Aprini, assistait à un banquet donné en son
+honneur, et dansait la carmagnole. On ne se contentait pas d'abolir
+le nom des saints, qu'on remplaçait par des héros grecs ou romains,
+on interdisait encore toute manifestation extérieure du culte. Il
+est vrai qu'en pleine rue toutes les manifestations anticatholiques
+étaient tolérées: ainsi on mettait la corde au cou d'une statue de
+saint Ambroise, et on la traînait ignominieusement dans la rue.
+Une littérature anticatholique, immonde et sans esprit, avait été
+improvisée. <i>Prières à réciter matin et soir par les chrétiens en
+l'honneur de la très sainte et très bienheureuse liberté; Confession
+d'un Jacobin aux pieds au pape; Pater noster patriotique, Credo
+patriotique;</i> cette dernière prière commençait ainsi: Je crois à la
+République française, et à son fils le général Bonaparte.</p>
+
+<p>Les exaltés se livraient aussi aux caprices de leur imagination
+à propos des fêtes dites patriotiques. Ils débutèrent par des
+plantations d'arbres de la liberté. Bientôt chaque quartier de Milan
+eut le sien. On en planta jusque dans la cour du <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> séminaire.
+De la ville la mode passa dans les villages, et ce ne fut qu'une
+longue suite de fêtes, de danses et de festins qui se prolongèrent
+pendant plusieurs mois. D'ordinaire, un poète improvisait des vers
+pour la circonstance. Le faiseur le plus réputé était un certain
+Gerolamo Costa<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>, mais ses poésies brillent par le mauvais goût
+aussi bien que par le dédain le plus absolu des règles de la
+prosodie. Il se contente d'accommoder le <i>Ça ira</i> au goût italien et
+de célébrer plus ou moins platement l'alliance franco-italienne:</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Alore cantem uni de scià et delà<br>
+ La Carmagnola cout el sa-irà.<br>
+ Viva, viva pur i Francès<br>
+ Lun el ciar de stij paès!</i></p>
+
+<p>Après les plantations des arbres de la liberté, ce fut le tour
+des anniversaires. Grande fête le 5 juillet 1796 dans le Jardin
+public. Nouvelle fête en septembre pour célébrer la fondation de
+la république française. On avait pour la circonstance converti en
+amphithéâtre la place du Dôme. Au centre avait été dressé l'autel
+de la patrie. Un char triomphal, traîné par six chevaux et couvert
+d'emblèmes allégoriques, portait une jeune femme qui figurait la
+liberté, entourée d'enfants couronnés de guirlandes. Des inscriptions
+rappelaient le nom de tous les régiments qui avaient pris part à
+la campagne<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>. Le cortège défila devant Joséphine Bonaparte,
+qui assistait à la cérémonie du haut d'un des balcons du palais
+Serbelloni, et, quand il arriva sur la place du Dôme, on inaugura
+solennellement un arbre de la liberté; mais les décharges répétées de
+l'artillerie, qui accompagnaient la cérémonie, brisèrent les vitraux
+de la cathédrale, perte irréparable pour l'art.</p>
+
+<p>En février 1797, à propos des victoires de Bonaparte, une grande fête
+fut encore célébrée à Milan. Il y eut aussi des défilés de chars
+emblématiques, puis des banquets publics, et des distributions
+de vivres. Sur le soir, à la Porte Orientale, <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> grand feu
+d'artifice. La liberté immola l'aristocratie dans des flammes, vertes
+et rouges de Bengale, et un aigle empenné, qui commençait à voler,
+fut bientôt réduit en cendres par la foudre des artificiers.</p>
+
+<p>Mis en goût<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a> par ces fêtes, qui exaltaient les esprits, et, à
+ce qu'ils croyaient du moins, répandaient l'amour des institutions
+républicaines, les exaltés n'hésitèrent pas à célébrer les
+anniversaires les plus sinistres de la révolution française; par
+exemple, celui de l'exécution de Louis XVI. Ils avaient, pour la
+circonstance, composé divers écriteaux et les portaient gravement sur
+la poitrine. <i>Il fulmine colga tutti i re in un fascio.&mdash;Il coltello
+di Bruto possa spaventare gli Schiavi di Cesare e gli imitatori
+di Antonio.&mdash;Al popolo che sente una volta la sua indipendenza,</i>
+etc. Les maladroits s'imaginaient qu'ils sauvaient la patrie par
+ces imprécations contre des tyrans qui n'existaient pas, et ces
+cérémonies symboliques, dont ils comprenaient seuls le sens caché.
+Ainsi, le 16 octobre 1797<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>, pour célébrer la mort de la reine de
+France, on brûla sur la place du Dôme des livres de droit canon,
+quelques bulles pontificales, une histoire de la guerre d'Italie par
+Bolzani, quelques journaux hostiles rédigés par Taglioretti, Motta,
+Polini, et deux grandes gravures représentant l'une la tiare papale,
+l'autre l'aigle à deux têtes. Les organisateurs de cet autodafé
+s'imaginaient sérieusement qu'ils portaient ainsi un coup mortel à
+l'ancien régime. Ce sont sans doute les mêmes personnages, grotesques
+à force d'être naïfs, qui s'avisèrent tout à coup de trouver un air
+menaçant à la statue du roi Philippe II, qui, depuis deux siècles
+se dressait sur la place des Marchands. Ils lui coupèrent la tête
+et la remplacèrent par celle de Brutus, le héros du jour. Ils lui
+enlevèrent son sceptre et lui mirent entre les mains l'inscription
+suivante: <i>All'ipocrisia di Filippo II succéda la virtù di Marco
+Junio Bruto!</i></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> V</h3>
+
+<p>Pendant ce temps, les partisans secrets de l'Autriche s'organisaient,
+et les modérés, que dégoûtaient ces excès, sans se rapprocher
+d'eux, commençaient à craindre de s'être inutilement compromis. Ces
+partisans de l'Autriche n'étaient pas nombreux, mais ils avaient
+de l'influence par leurs richesses. En outre, ils avaient, dans
+les campagnes par leurs tenanciers, et dans les villes par leurs
+domestiques, une véritable clientèle. Au jour du danger, ils
+pouvaient devenir redoutables. L'un d'entre eux, Gambanara, n'avait
+pas hésité à payer de sa personne. Il était descendu dans la rue,
+lors de l'insurrection de Binasco et de Pavie. D'autres restaient
+enfermés dans leurs palais et se contentaient d'y forger péniblement
+de lourdes épigrammes contre les Français et de les imprimer
+eux-mêmes pour ne mettre personne dans la confidence, comme le comte
+Pertusati, dont un historien contemporain, Giovanni de Castro, a
+fait connaître l'&oelig;uvre informe et décousue, mais malicieuse<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>.
+D'autres enfin s'étaient retirés dans leurs châteaux<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>,
+correspondaient mystérieusement avec l'Autriche, et attendaient le
+moment d'assouvir leurs rancunes.</p>
+
+<p>Entre les modérés dont il devait ranimer la bonne volonté, les
+exaltés dont il méprisait les tendances<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>, mais dont il <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span>
+appréciait le zèle, et les partisans de l'ancien régime qu'il
+affectait de mépriser, mais dont il surveillait les démarches, le
+rôle de Bonaparte eût été difficile s'il n'eût, depuis longtemps,
+pris son parti. Homme de guerre et de discipline, il sentait
+d'instinct que la modération seule donnerait à la Lombardie une forme
+de gouvernement qui allierait la force à la liberté. Les excès de la
+démagogie le dégoûtaient, et il ne se cachait pas pour le dire. À
+maintes reprises, il avait exprimé son mépris à propos de certains
+articles du <i>Thermomètre politique</i>. Il avait interdit les attaques
+furibondes contre la religion, contre le pape, et spécialement
+contre le roi de Sardaigne, dont il appréciait la dignité et la
+solidité. Les élucubrations de Lattanzi avaient le privilège de
+l'agacer. Il finit par en ordonner la suppression. Il se prononça
+même très catégoriquement en faveur des modérés, et leur envoya,
+le 10<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a> décembre 1796, une sorte de manifeste qui eut un grand
+retentissement. Il engageait les Lombards à l'union. «Je suis bien
+aise, ajoutait-il, de saisir ces circonstances pour détruire des
+bruits répandus par la malveillance. Si l'Italie veut être libre, qui
+pourrait désormais l'en empêcher?... Réprimez surtout le petit nombre
+d'hommes qui n'aiment la liberté que pour arriver à une révolution;
+ils sont ses plus grands ennemis; ils prennent toute espèce de
+figure pour remplir leurs desseins criminels ... Vous pouvez, vous
+devez être libres sans révolutions, sans courir les chances et sans
+éprouver les malheurs qu'a éprouvés le peuple français. Protégez les
+propriétés et les personnes, et inspirez à vos compatriotes l'amour
+de l'ordre et des vertus guerrières qui défendent et protègent les
+républiques et la liberté.» Ces sages conseils étaient fort goûtés
+par le parti modéré, mais ils déplaisaient d'autant aux exaltés.
+Seulement, comme Bonaparte était le maître, on n'osait protester,
+mais les exaltés commençaient à trouver sa domination pesante. Les
+modérés, au contraire, se rapprochaient de plus en plus du général,
+disposés à toutes les concessions pour se <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> l'attacher d'une
+façon définitive. Aussi bien le général n'allait pas tarder à se
+prononcer en leur faveur.</p>
+
+<p>Un jour, l'ambassadeur de France à Florence, Miot<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>, vint trouver
+Bonaparte à Mombello, et eut avec lui et Melzi une conversation
+singulière, dont nous retrouvons le souvenir dans les intéressants
+mémoires de ce diplomate. «Il faut à la nation, disait-il à Miot en
+parlant de la France, un chef illustre par la gloire et non par des
+théories de gouvernement, des phrases et des discours d'idéologues
+auxquels le pays n'entend rien. Quant à votre pays, Melzi, il y
+a encore moins qu'en France d'éléments de républicanisme, et il
+faut encore moins de façons avec lui qu'avec tout autre. Vous le
+savez mieux que personne. Nous en ferons tout ce que nous voudrons;
+mais le temps n'est pas encore venu. Il faut céder à la fièvre du
+moment. Nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre
+façon. Monge nous arrangera cela.» Ce qu'il appelait la fièvre du
+moment, c'étaient les ordres du Directoire qui voulait imposer à
+tous les États conquis la constitution française, et jeter dans le
+même moule pour ainsi dire des pays différents par les usages et
+les institutions. Bonaparte ne se sentait pas encore assez fort
+pour résister au Directoire, mais il entendait prendre une prompte
+revanche, et, comme il le disait à Miot dans ce même entretien, qui
+vraiment semble arrangé après coup et pour les besoins de la cause,
+tant Bonaparte s'y montra stupéfiant d'impudence dans la candeur de
+ses aveux: «Je ne voudrais quitter l'Italie que pour aller jouer en
+France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le
+moment n'est pas encore venu. La poire n'est pas mûre!»</p>
+
+<p>En attendant l'heureux moment de la maturité de ses désirs, Bonaparte
+se décida à faire en Italie l'essai de ses théories de gouvernement,
+et s'occupa sérieusement d'organiser la future République. Sans
+avoir un penchant décidé pour telle ou telle forme de gouvernement,
+Bonaparte aurait voulu une administration <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> concentrée
+et énergique. Bien qu'il ne crût pas, comme les métaphysiciens
+constitutionnels de l'époque, que l'art de gouverner les peuples
+fût une science abstraite, qui ne dépendait ni du temps ni des
+lieux, il pria son ami Talleyrand de lui envoyer, pour l'aider de
+leurs conseils, les hommes qui passaient pour avoir médité sur les
+divers systèmes politiques. Talleyrand lui proposa Siéyès. «Par la
+réputation dont il jouit, lui écrivait-il, il est propre à remplir
+avec succès une place de membre du Directoire exécutif. Il est
+d'ailleurs tellement compromis avec les Autrichiens qu'il est une
+des personnes de l'opinion de laquelle nous devons être les plus
+sûrs.» Bonaparte parait n'avoir jamais éprouvé pour Siéyès qu'une
+sympathie médiocre. Il goûtait peu les théories et les qualifiait
+volontiers d'utopie. Pourtant la réputation de Siéyès était si bien
+établie qu'il crut devoir remercier Talleyrand de son choix, et
+lui annonça que Siéyès serait le bienvenu en Italie<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>. «Je crois
+effectivement comme vous que sa présence serait aussi nécessaire à
+Milan qu'elle aurait pu l'être en Hollande, et qu'elle l'est à Paris.
+Malgré notre orgueil, nos mille et une brochures, nous sommes très
+ignorants dans la science politique morale ... Croyez que vous me
+ferez un sensible plaisir si vous pouvez contribuer à faire venir
+en Italie un homme dont j'estime les talents et pour qui j'ai une
+affection toute particulière.» Il est vrai que, dans la même lettre,
+tout en débitant ces compliments, Bonaparte esquissait un plan de
+constitution, où il donnait tous les pouvoirs et tous les droits au
+chef de l'État au détriment des assemblées législatives, et il se
+plaignait «des<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a> mille lois de circonstances qui s'annulent toutes
+seules par leur absurdité et qui nous constituent une nation sans
+lois avec trois cents in-folio de lois». Siéyès qui tenait à réserver
+sa réputation et songeait à appliquer ses théories constitutionnelles
+non pas en Italie mais en France, comprit qu'il jouerait un <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span>
+jeu dangereux en essayant d'imposer ses volontés au vainqueur de
+l'Italie. Il remercia donc Talleyrand et ne quitta point Paris.</p>
+
+<p>Talleyrand avait aussi songé à Benjamin Constant<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>: «C'est un homme
+à peu près de votre âge, avait-il écrit à Bonaparte, passionné pour
+la liberté, d'un esprit et d'un talent en première ligne. Il a marqué
+par un petit nombre d'écrits d'un style énergique et brillant, pleins
+d'observations fines et profondes. Son caractère est ferme et modéré.
+C'est un républicain inébranlable et libéral.» Bonaparte n'avait
+attendu ni Siéyès qu'il devait retrouver au 10 brumaire, ni Benjamin
+Constant, qu'il n'appellera à lui qu'en 1815, pour régler le sort des
+Milanais. Il chargea un comité italien<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a> de préparer un projet de
+constitution. Le plus célèbre de ces législateurs était un Tyrolien,
+longtemps professeur à Pavie, le père Grégorio Fontana. Ce savant
+aurait voulu se dérober, mais Bonaparte tenait à donner à la future
+constitution l'autorité de son nom. Fontana se résigna et se mit au
+travail. Ce fut peine inutile. Les injonctions du Directoire étaient
+formelles, et Bonaparte ne permettait la discussion que pour la
+forme. Il fut donc résolu que la nouvelle République jouirait d'une
+constitution calquée sur la constitution française, c'est-à-dire
+que le pouvoir exécutif serait confié à cinq directeurs assistés de
+ministres et le pouvoir législatif à un corps législatif de 40 à 60
+Anciens et à un grand conseil de 120 Jeunes. En outre la République
+serait divisée en départements et administrée comme l'était la
+France. Par prudence, et pour la première fois, Bonaparte se réserva
+de désigner les premiers directeurs, législateurs ou fonctionnaires.
+Ses choix furent heureux. Les cinq directeurs furent Serbelloni,
+un des plus grands seigneurs de <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> l'Italie, le savant médecin
+Moscati, et trois citoyens réputés pour leur modération, Alessandri
+Paradisi et le Ferrarais Costabile Containi. Sommariva fut désigné
+comme secrétaire du Directoire. Au ministère de la guerre fut appelé
+Birago, à celui des finances Ricci, à celui de la justice Luosi, à
+celui des affaires étrangères Testi, à celui de la police Porro.
+Dans les conseils entrèrent tous ceux qui s'étaient fait un nom par
+leurs sentiments républicains, par les services rendus à la patrie ou
+par leur dévouement à Bonaparte. Sauf de rares exceptions, c'était
+assurément l'élite de l'Italie qui arrivait aux affaires<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>. Qu'il
+nous suffise de citer parmi ces ouvriers de la première heure Melzi,
+Cicognara, Martinego, Fenaroli, Lecchi, Pallavicini, Arese, Colonna,
+Bossi le poète, Mascheroni le mathématicien, Lamberti, Cavedoni,
+Guglielmini, Somaglia, et le jeune Romain Gianni, que Bonaparte
+récompensa de ses éloges emphatiques en lui donnant droit de cité
+dans la première république italienne.</p>
+
+<p>Ces changements furent annoncés aux Lombards par une de ces
+proclamations retentissantes, comme Bonaparte savait les rédiger: «La
+République Cisalpine, leur disait-il, était depuis longtemps sous
+la domination de la maison d'Autriche. La République française a
+succédé à celle-ci par droit de conquête: elle y renonce dès ce jour
+et la République Cisalpine est libre et indépendante. Reconnue par la
+France et par l'Empereur, elle le sera bientôt par toute l'Europe. Le
+Directoire de la République française, non content d'avoir employé
+son influence et les victoires des armées républicaines pour assurer
+l'existence politique de la République Cisalpine, porte plus loin
+sa sollicitude. Convaincu que, si la liberté est le premier des
+biens, une révolution entraîne à sa suite les plus <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> terribles
+des fléaux, il donne au peuple cisalpin sa propre constitution,
+le résultat des connaissances de la nation la plus éclairée de
+l'Europe. Du régime militaire le peuple cisalpin doit donc passer à
+un régime constitutionnel.... Depuis longtemps il n'existait plus de
+République en Italie, le feu sacré de la liberté y était étouffé, et
+la plus belle partie de l'Europe vivait sous le joug des étrangers.
+C'est à la République Cisalpine à montrer au monde, par sa sagesse,
+par son énergie, par la bonne organisation de ses armées, que
+l'Italie moderne n'a pas dégénéré et qu'elle est encore digne de la
+liberté<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quelques jours plus tard, le 9 juillet, était célébrée en grande
+pompe l'inauguration de la République<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>. Dans l'immense enceinte
+du Lazaret, devenu le Champ de la Confédération, se réunissaient
+les députés de toutes les communes et plus de 400 000 Italiens en
+habits de fête. Les détonations de l'artillerie et le carillon des
+cloches annonçaient la cérémonie<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>. L'archevêque de Milan célébrait
+une messe solennelle sur l'autel de la patrie, et bénissait les
+drapeaux. Serbelloni, le président du Directoire, prononçait une
+pompeuse harangue et prêtait le premier serment de fidélité à la
+Constitution et à la République. Le serment était répété par les
+voix enthousiastes de la foule. Puis commençaient les danses et les
+réjouissances qui se succédaient jusqu'au lendemain. En souvenir de
+la fête, on décrétait l'érection de huit pyramides quadrangulaires,
+dont les inscriptions rappelleraient le nom des braves qui avaient
+succombé ou des citoyens qui s'étaient sacrifiés pour leur nouvelle
+patrie.</p>
+
+<p>Le jour même on ordonnait la fermeture de la <i>Société d'Instruction
+publique</i>. Sans doute les membres de cette Société <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> l'avaient
+compromise par leurs exagérations et leurs bravades, mais, au moment
+où l'on prodiguait les assurances de liberté, n'était-ce pas rappeler
+durement aux Cisalpins qu'en dépit des protestations de Bonaparte le
+régime militaire durait toujours<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>.</p>
+
+<h3>VI</h3>
+
+<p>Il est vrai de reconnaître que, si Bonaparte se souciait peu de
+ménager les intransigeants Milanais, et si, d'un autre côté, il
+ne tenait pas grand compte des constitutions, il se préoccupait
+des réformes sociales. Son &oelig;uvre personnelle fut l'introduction
+en Italie de l'égalité par l'abolition des privilèges féodaux,
+de la dîme, des fidéicommis, des majorats, par la déclaration
+d'admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics. Pourtant,
+bien qu'il bouleversât si complètement l'ancien régime, il s'efforça
+de rattacher aux institutions nouvelles ceux qui en souffraient le
+plus, les nobles et les prêtres, car il se défiait de la foule, ou
+plutôt des meneurs de la foule. Par instinct il se ralliait au grand
+parti: conservateur il n'était révolutionnaire que par nécessité. Ses
+avances furent accueillies avec empressement. Grâce à cette habile
+modération, tous ceux qui par caractère ou par tradition eussent été
+les ennemis les plus acharnés de la jeune République, devinrent au
+contraire les premiers intéressés à la soutenir. Bonaparte espérait
+ainsi donner à ce nouvel état toutes les garanties de la stabilité,
+et lui assurer le bienfait des réformes sociales de notre Révolution,
+tout en lui épargnant les agitations qui avaient troublé la France
+depuis 1789.</p>
+
+<p>Une question fort importante à régler était celle des frontières de
+la nouvelle République, et du nom qu'elle porterait. <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> Il n'y
+avait aucune difficulté pour les anciennes provinces autrichiennes,
+Milanais et Mantouan. L'Autriche avait renoncé à tous ses droits
+sur ces provinces. Elles devaient donc appartenir, par le fait même
+de cette cession, à la nouvelle République: mais réduites à leurs
+seules forces, ces deux provinces n'auraient pas été capables de
+vivre ou tout au moins de se défendre, et les patriotes italiens,
+dans leurs aspirations unitaires, rêvaient déjà de faire de cet
+État comme le noyau de la future Italie, libre et indépendante des
+Alpes à l'Isonzo et à la mer Ionienne. Des annexions territoriales
+étaient donc nécessaires. Une petite République avait été formée aux
+dépens du duc de Modène et du Pape: la République Cispadane. Cette
+république conserverait-elle son autonomie, ou se fondrait elle avec
+la république Lombarde? Bonaparte connaissait l'égoïsme municipal
+des cités italiennes. Comme il ne se souciait guère de créer dans la
+péninsule un État trop puissant, il aurait voulu que la Cispadane
+vécût à part, et que la Lombardie formât une autre république
+également indépendante sous le nom de Transpadane. Mais à Milan,
+comme à Bologne, à Modène, on comprenait l'importance et la nécessité
+de l'union. Transpadans et Cispadans portaient le même uniforme, et
+se battaient sous le même drapeau. L'opinion publique se prononça
+avec tant de force que Bonaparte ne crut pas devoir s'opposer à cette
+manifestation patriotique. Il déclara donc, avec l'assentiment du
+Directoire, que les deux Républiques se fondraient en une seule, qui
+porterait le nom de République Cisalpine. On avait bien pensé à lui
+donner le nom de République Lombarde, mais les Lombards n'avaient
+jamais été que des usurpateurs. On avait également voulu lui donner
+le nom de République Italienne: c'était même le v&oelig;u le plus
+général: mais on était alors en paix avec les rois de Piémont et
+de Naples, avec le duc de Parme, avec la Toscane. On craignait, en
+ressuscitant ce nom, de réveiller trop de souvenirs, de soulever trop
+d'espérances, et on adopta la dénomination de République Cisalpine,
+qui ménageait toutes les susceptibilités.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> Un nouvel et important accroissement de territoire fut
+donné à la Cisalpine aux dépens de Venise. Nous raconterons plus
+loin la chute et le partage de cette infortunée République, dont
+le seul crime fut de ne pas avoir été à la hauteur de sa vieille
+réputation, et qui fut sacrifiée aux convoitises de ses voisins, et
+aux implacables exigences d'une diplomatie sans ménagements et sans
+scrupules. Il nous suffira de rappeler ici que, lors du partage des
+dépouilles vénitiennes, la Cisalpine hérita de toutes les villes en
+deçà du Mincio, Bergame, Côme, Brescia, Peschiera, etc. Sa frontière
+orientale fut de la sorte portée au lac de Garde et au Mincio. Peu à
+peu la Cisalpine s'arrondissait et devenait importante.</p>
+
+<p>Avant de quitter l'Italie, Bonaparte fit un dernier cadeau à
+l'État qu'il avait fondé, et qu'il semblait affectionner. Une
+petite vallée suisse, la Valteline, était à la merci de magistrats
+ignorants, les podestats, qui, ayant acheté leurs charges, ne
+cherchaient qu'a recouvrer avec usure l'argent qu'elles avaient
+coûté. Aussi la justice était-elle vénale, et les abus tolérés. On
+pouvait se racheter de tout crime, sauf d'homicide qualifié, et,
+comme les procès étaient une source de profits, les podestats non
+seulement cherchaient à découvrir des délits, mais encore à en faire
+commettre. Ils avaient à leur service de malheureuses créatures, qui
+pratiquaient la séduction et dénonçaient ensuite leurs complices. Ils
+provoquaient encore des tumultes, pour avoir occasion de confisquer
+des propriétés ou de prononcer des amendes.</p>
+
+<p>Or la Valteline appartient géographiquement à l'Italie, car elle
+forme la vallée supérieure de l'Adda. Tout ce qu'il y avait dans
+le pays de citoyens honnêtes et instruits, dégoûtés de la tyrannie
+des podestats, voulait secouer le joug de la Suisse. Le voisinage
+de la Cisalpine acheva de provoquer un mécontentement général. Des
+troubles éclatèrent, et bientôt l'émeute prit le caractère d'une
+guerre sociale, car les paysans de la vallée avaient à se venger
+de plusieurs siècles de contrainte et d'humiliations. Les cantons
+suisses intervinrent pour rétablir leur domination. L'Autriche qui
+avait des partisans <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> dans la vallée, entre autres la puissante
+famille des Planta, éleva des prétentions. Aussitôt Bonaparte, averti
+du danger par les amis héréditaires de la France, la famille de
+Salis, se fit appeler par les paysans en qualité de médiateur, et
+prononça en leur faveur contre les Grisons et indirectement contre
+l'Autriche. Seulement il outrepassa, suivant son habitude, les
+pouvoirs qui lui avaient été conférés, et, malgré le désir exprimé
+par ses protégés de continuer à faire partie de la confédération
+helvétique à l'état de canton libre, déclara qu'ils étaient annexés
+à la Cisalpine<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>. Il y eut quelques protestations, quelques
+soulèvements même, mais bientôt tout rentra dans le calme, car Murat
+avait été envoyé pour le rétablir à la tête d'une forte brigade
+et ces Cisalpins, de par la grâce de Bonaparte et sans volonté
+nationale, s'habituèrent à leur qualité de membres de la première
+République fondée par la France.</p>
+
+<p>L'annexion de la Valteline reculait jusqu'aux Alpes la frontière
+septentrionale de la Cisalpine. Défendue à l'est par le lac de Garde,
+le Mincio et l'Adriatique, à l'ouest par les Apennins et le Tessin,
+au centre de la péninsule, maîtresse des plaines les plus riches et
+des vallées les plus fertiles, entourée d'états alliés ou sujets de
+la France, la Cisalpine semblait n'avoir rien à craindre. Ce fut
+alors qu'on la divisa en vingt départements, et un certain nombre de
+districts. Dans chaque district des municipalités librement élues
+administraient les affaires locales. Les affaires d'un intérêt plus
+général étaient confiées aux administrateurs des départements. Les
+départements furent ainsi dénommés: Olona (Milan); Tessin (Pavie),
+Lario (Côme), Verbano (Varèse), Montagne (Lecco), Serio (Bergame),
+Adda et Oglio (Sondrio), Mela (Brescia), Benaco (Desenzano), Mincio
+(Mantoue), Adda (Lodi), Crostolo (Reggio), Panaro (Modène), Alpes
+Apuanes (Massa), Reno (Bologne), Pô supérieur (Cento), Pô inférieur
+(Ferrare), Liamone (Faenza), Rubicon (Rimini).</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> Les institutions ne suffisaient pas. Il fallait encore et
+surtout retremper les caractères. Bonaparte espéra qu'en accoutumant
+les Italiens à la noble carrière des armes il leur inspirerait des
+sentiments d'honneur et l'amour de la gloire. Des gardes nationales
+furent partout organisées<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>. Des régiments de ligne se formèrent
+peu à peu. Les légions polonaises de Dombrowsky s'enrôlèrent sous
+les drapeaux de la nouvelle République et de nombreux officiers
+français obtinrent l'autorisation de mettre leur expérience militaire
+au service de la jeune armée Italienne. Dès ce jour les m&oelig;urs
+se modifièrent. L'esprit national se forma. On remarqua que les
+enfants, au lieu de jouer à la chapelle, eurent des jeux militaires,
+et que les jeunes gens fréquentèrent non plus les sacristies ou
+les boudoirs, mais les manèges et les salles d'armes. Le théâtre
+lui-même, qui longtemps avait tourné en ridicule la pusillanimité
+italienne, retentit de chansons guerrières et patriotiques, et les
+femmes, ces arbitres suprêmes de l'opinion, repoussèrent les hommages
+qui leur étaient offerts par d'autres que des patriotes éprouvés.</p>
+
+<p>Heureux de ce changement dont il était en grande partie l'auteur<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>,
+Bonaparte n'aurait pas voulu revenir en France avant de voir reconnue
+par l'Europe entière la nouvelle République. Visconti avait été
+nommé ambassadeur à Paris. <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> Il fut reçu en audience publique
+le 27 août 1797, et adressa au Directoire un discours emphatique qui
+lui valut une réponse pompeuse et ampoulée. Les chefs du gouvernement
+lui promirent la protection de la France, et comme l'Autriche, qui
+n'avait pas encore signé le traité de Campo-Formio, montrait peu
+d'empressement et faisait mine de reprendre les hostilités, ils
+profitèrent de l'occasion pour lancer contre elle de retentissantes
+menaces. Marescalchi avait été envoyé comme ambassadeur à Vienne.
+L'Autriche différa sa reconnaissance. Elle prétendit que le traité
+définitif n'était pas encore signé, et que d'ailleurs la nouvelle
+République n'était pas encore libre, puisque son territoire était
+occupé par des soldats étrangers. Évidemment l'Autriche se réservait.
+Il fallut se contenter de ces mauvaises raisons, et attendre son
+consentement pour des jours meilleurs. L'Espagne, Parme, le roi de
+Naples, le grand-duc de Toscane, le roi de Sardaigne, la République
+Ligurienne et le Pape lui-même, liés à la France par des traités
+ou menacés par ses armées, s'inclinèrent devant le fait accompli,
+et envoyèrent leur reconnaissance. L'Angleterre et la Russie, qui
+n'avaient pas déposé les armes, protestèrent par leur silence.</p>
+
+<p>La Cisalpine n'en était pas moins reconnue par la moitié de l'Europe
+et directement soutenue par la France. Elle occupait une solide
+position militaire. Tout semblait devoir annoncer à ces trois ou
+quatre millions d'Italiens, pour la première fois depuis des siècles
+libres et réunis, une ère nouvelle de prospérité et de grandeur. Déjà
+les patriotes italiens oubliaient les spoliations du début pour rêver
+un avenir glorieux. Peu à peu disparaissaient les mauvais souvenirs,
+les blessures se fermaient, l'ordre renaissait; l'université de
+Pavie avait rouvert ses cours longtemps interrompus<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>. Hélas!
+cette prospérité était trompeuse; ces jours de paix <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span>
+n'étaient qu'une trêve passagère. À peine Bonaparte était-il rentré
+en France que tous les abus recommençaient, et qu'à la période de
+l'organisation succédait la période de l'anarchie.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> CHAPITRE II<br>
+<span class="smaller">LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE</span></h2>
+
+<p class="resume">
+ Gênes et la décadence de l'aristocratie. &mdash; Politique de
+ neutralité désarmée. &mdash; Violations de territoire. &mdash; Affaire de la
+ <i>Modeste</i>. &mdash; Mission de Bonaparte à Gênes en 1794. &mdash; Intrigues
+ de Girola et de Drake. &mdash; Affaire des fiefs impériaux. &mdash; Les
+ Barbets. &mdash; Sac d'Arquata. &mdash; Affaire de Santa Margarita.
+ &mdash; Ménagements calculés de Bonaparte. &mdash; Les démocrates et
+ les aristocrates. &mdash; Émeute du 23 mai 1797. &mdash; Écrasement
+ des démocrates. &mdash; La mission de Lavalette. &mdash; Le traité
+ de Mombello. &mdash; Les excès des démagogues. &mdash; Révolte du 4
+ septembre. &mdash; Batailles d'Albaro et de San Benigno. &mdash; Création de
+ la République Ligurienne.</p>
+
+<p>En 1796, lorsque les Français descendirent en Italie, ils y
+trouvèrent deux républiques, jadis puissantes et glorieuses, mais
+dont la décadence était alors irrémédiable.</p>
+
+<p>Venise et Gênes, unies dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune,
+n'avaient plus que les apparences de la force et ne se soutenaient
+que par leur antique réputation. De ces deux républiques, nos
+généraux détruisirent et partagèrent la première. C'est un des
+épisodes les plus douloureux de notre histoire contemporaine. Sous
+prétexte de transformer la seconde, ils ne lui laissèrent qu'une
+ombre d'indépendance. C'est un des chapitres les moins glorieux de
+l'histoire de la domination française en Italie.</p>
+
+<p>Gênes était devenue de bonne heure un centre important de commerce.
+Bâtie au fond du golfe qui porte son nom, à l'endroit où les Apennins
+s'infléchissent brusquement dans la direction du sud-est pour
+former l'Italie péninsulaire, à mi-chemin, <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> par conséquent,
+entre l'Italie du Nord et l'Italie du Sud, Gênes s'élève en
+amphithéâtre sur les gradins arides et brûlés des premières sommités
+de l'Apennin, entre les deux petites vallées de la Polcevera et du
+Bisagno. Sa grande prospérité commence avec les croisades. Elle
+profite alors des routes nouvelles ouvertes au commerce par les
+guerres saintes et étend sa domination en Italie sur cette longue
+et étroite bande de terrain, resserrée entre les Alpes Maritimes
+et les Apennins d'un coté, la Méditerranée de l'autre, qu'on est
+convenu d'appeler la rivière de Gênes. En Orient, comme elle aide
+les empereurs de Constantinople dans leurs entreprises, elle est
+récompensée par d'importants privilèges. Les faubourgs de Pera et
+Galata à Constantinople lui appartiennent. Sur tous les points de
+l'Archipel, elle se fait céder des stations avantageuses: Scio,
+Métélin, Ténédos, Smyrne. Les rois de Chypre lui paient tribut. Au
+fond de la mer Noire, elle s'empare de Caffa et d'Azow, et accapare
+le commerce de l'Inde par la mer Caspienne. Ce qu'on a nommé depuis
+les échelles du Levant lui appartient. Quelques-uns de ses hardis
+capitaines s'engagent même dans l'Océan Atlantique et arborent le
+pavillon de Saint-Georges sur quelques îles et certains points de
+la côte africaine. Cette prospérité se soutint du <span class="smcap">XI</span><sup>e</sup>
+au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle. Gênes humilie ses rivales; elle comble
+le port de Pise; elle menace Venise jusque dans ses lagunes; elle
+occupe la Corse; elle envoie ses négociants s'emparer des Canaries;
+en un mot, elle devient la puissance prépondérante en Italie et
+presque dans la Méditerranée. Mais, au lieu de continuer à diriger
+vers la mer et vers le commerce l'exubérante activité et l'ardeur
+intelligente de ses citoyens, Gênes s'abîme dans les discordes
+intestines. Lorsque la découverte de l'Amérique, en transportant
+de la Méditerranée à l'Océan le commerce du monde, les frappa d'un
+coup terrible; lorsque les Turcs, en s'emparant de Constantinople,
+leur enlevèrent leurs comptoirs orientaux; les Génois, au lieu de
+se tourner dans une autre direction, ne surent plus que s'entretuer
+dans les rues de leur capitale, et à la glorieuse période <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span>
+des conquêtes d'outre-mer et des grandes guerres contre les
+puissances rivales succéda la triste et lamentable période des
+dissensions municipales et des guerres civiles.</p>
+
+<p>Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces luttes séculaires.
+Il nous suffira de rappeler que deux partis, les démocrates et les
+aristocrates, se disputeront longtemps le pouvoir à Gênes. À la
+tête des démocrates étaient les Fregosi et les Adorni. Les chefs de
+l'aristocratie se nommaient les Doria, Spinola, Grimaldi, Fieschi,
+etc. Ce furent les aristocrates qui l'emportèrent définitivement.
+Ils réussirent à fonder un gouvernement qui leur assurait la
+perpétuité du pouvoir. Quatre cent trente-sept familles de noblesse,
+dite nouvelle et vingt-huit familles de noblesse dite ancienne,
+c'est-à-dire quatre cent soixante-cinq familles, étaient inscrites
+au livre d'or, et se partageaient entre elles le pouvoir et les
+honneurs, à l'exclusion absolue des bourgeois et du peuple. Un grand
+conseil composé de quatre cents membres et un petit conseil de
+cent membres, le petit conseil ou Sénat élu par le Grand Conseil,
+délibéraient en commun sur les lois, les impôts et les douanes.
+Huit Gobernatori ou gouverneurs choisis parmi les Sénateurs étaient
+investis du pouvoir exécutif; enfin un Doge choisi parmi les huit
+Gobernatori représentait la Nation. Ses pouvoirs étaient bisannuels,
+ainsi que ceux des Gobernatori; mais il pouvait être réélu.</p>
+
+<p>Pendant que l'aristocratie génoise, dans son maladroit égoïsme,
+ne songeait qu'à maintenir sa domination, peu à peu tombaient les
+derniers débris de l'empire colonial. Réduite au rôle honteux de
+cliente de l'Espagne, Gênes, qui, jadis, était surnommée la Superbe,
+subissait humiliations sur humiliations. En 1684, Louis XIV la
+faisait bombarder et forçait le Doge à lui présenter en personne les
+excuses de la République. En 1746, les Autrichiens s'en emparaient
+et la traitaient en ville conquise. En 1768, la Corse se soulevait,
+et Gênes, qui ne pouvait même plus la dompter, était forcée de la
+vendre à la France. Ainsi s'affaiblissent et disparaissent les États
+que les préoccupations de la politique intérieure et <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> les
+déchirements de la guerre civile absorbent au point qu'ils négligent
+leurs intérêts extérieurs.</p>
+
+<p>Une faute plus grave encore, commise par les Génois, fut de se
+désintéresser des brûlantes questions politiques qui agitèrent
+l'Europe à la fin du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle. Placés entre la
+France qui cherchait à répandre au loin son influence, le Piémont qui
+ne demandait qu'à annexer leur territoire afin de devenir du jour
+au lendemain puissance maritime et l'Autriche, devenue leur voisine
+directe par le Milanais et indirecte par la Toscane, les Génois
+auraient dû, pour assurer leur indépendance, équiper une armée ou
+tout au moins une flotte qui leur aurait permis de faire respecter
+leur pavillon. Ainsi que les Vénitiens, ils s'imaginèrent, bien à
+tort, que leur position leur imposait la nécessité de garder la
+neutralité et la neutralité désarmée. Certes, à ne considérer que les
+apparences, ils ne pouvaient que gagner à cette politique, puisque
+les Français, les Autrichiens et les Piémontais allaient les employer
+forcément comme intermédiaires pour toutes leurs transactions, et
+que les négociants génois, en devenant les fournisseurs attitrés
+des belligérants, réaliseraient des gains énormes. Au point de vue
+strictement commercial, leurs calculs étaient fondés; mais il n'y
+a pas en ce monde que sa bourse à ménager: l'honneur national et
+l'indépendance territoriale ne sont pas des mots vides de sens.
+Les Génois en feront bientôt la dure expérience! Il était évident
+que si les négociants génois allaient profiter, pour s'enrichir,
+de la guerre entre la France et l'Autriche, ces deux puissances se
+réserveraient d'agir à leur guise ou pour ou contre Gênes. Que si au
+contraire, dès le début des opérations, les Génois avaient prouvé
+par d'imposantes manifestations qu'ils étaient résolus à maintenir
+l'indépendance et l'intégrité de leur territoire, non seulement ils
+auraient à leur aise continué leur commerce avec les belligérants,
+mais encore la France ou l'Autriche auraient cherché à se procurer
+leur alliance, même au prix des plus lourds sacrifices. Ils ne le
+firent pas. Les préoccupations mercantiles les aveuglèrent. Ils
+allaient expier leur politique <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> insensée, d'abord par une
+série d'humiliations, et, en second lieu, par la perte de leur
+indépendance.</p>
+
+<p>Dans les premières années de la guerre, de 1792 à 1796, Gênes
+crut d'abord n'avoir qu'à se féliciter de ne pas sortir de la
+neutralité. Elle fournissait également aux besoins des Français et
+des Austro-Piémontais, et s'enrichissait par le commerce; mais, peu à
+peu, les belligérants se rapprochèrent. Les Français étaient déjà à
+Nice et à Monaco, les Piémontais menaçaient Gavi, et les Autrichiens
+occupaient les principaux défilés des montagnes. Le territoire avait
+été souvent violé. À la première occasion, les belligérants, sans se
+soucier de Gênes, n'hésiteraient pas à occuper tous les points à leur
+convenance.</p>
+
+<p>Dès le 8 mars 1793, Tilly, chargé d'affaires de la France à Gênes,
+recevait de la Convention les instructions suivantes: «Il est
+vraisemblable que nous serons forcés d'emprunter le territoire de
+Gênes pour envoyer des troupes en Piémont. La république de Gênes,
+dont les frontières sont couvertes de troupes sardes et autres à la
+solde du roi de Sardaigne, serait sans doute fondée à requérir notre
+assistance pour opposer à ces troupes des forces suffisantes pour se
+garantir d'une action présumée, etc.»</p>
+
+<p>Notre consul à Gênes, La Cheize, partageait cette manière de voir.
+Le 25 août 1793, il demandait au Comité de Salut public d'envahir
+la Lombardie en passant par le territoire génois<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>. Un officier
+de l'armée du Rhin émettait le même avis. Les Autrichiens et les
+Sardes, de leur coté, passaient continuellement sur le territoire, et
+les Anglais croisaient avec leur flotte tout le long de la Rivière,
+et n'attendaient qu'une occasion pour s'emparer d'un des ports de
+la côte, peut-être même de la capitale. C'était le cas ou jamais
+pour Gênes de mettre sous les armes la vaillante population de
+<span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> ses côtes et de faire garder par ses braves montagnards les
+défilés impraticables des Apennins qui lui appartenaient encore; mais
+d'immenses capitaux génois circulaient en France ou en Autriche. On
+hésitait à prendre une détermination virile. Ces hésitations et cet
+égoïsme allaient être sévèrement châtiés.</p>
+
+<p>Une frégate française, <i>la Modeste</i>, et deux tartanes, sorties de
+Toulon et poursuivies par l'escadre anglaise qui observait les côtes
+de Provence, avaient réussi à s'esquiver et avaient trouvé un refuge
+dans le port de Gênes. Trois vaisseaux anglais, commandés par le
+capitaine Man de Bedfort, sans tenir compte de la neutralité génoise,
+entrèrent à leur suite dans le port, et, malgré les protestations
+officielles des commandants génois, les prirent et regagnèrent la
+haute mer avec leur capture. C'était un insolent défi! Au temps
+des Doria, les forts auraient ouvert un feu destructeur contre les
+Anglais, ou du moins les vaisseaux génois auraient à tout prix essayé
+de reprendre la frégate et les tartanes. Mais le temps était passé
+des actes héroïques. Les Génois ne surent que s'incliner devant le
+fait accompli. À la première nouvelle de cet acte inqualifiable,
+Tilly avait protesté: «Le chargé d'affaires de la République
+française apprend qu'il vient de se commettre une atrocité contre
+ceux de sa nation. Il demande si la République de Gênes continue
+de vouloir la paix ou commence la guerre avec celle de France, en
+souffrant que les propriétés soient envahies et les Français égorgés
+dans son port et sous ses yeux.» Robespierre jeune et Ricord, les
+deux Commissaires de la Convention à l'armée d'Italie, envoyaient
+un ultimatum à Gênes, dès le 13 octobre, et donnaient l'ordre à nos
+régiments de s'apprêter à une marche en avant<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>. «Vous jugerez
+probablement, écrivait Robespierre jeune au Comité de Salut public,
+que nous ne devons plus négocier longuement et tortueusement avec
+la finesse italienne. Mettez tout votre <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> zèle et vos lumières
+à conduire les affaires génoises à un terme heureux et prompt. Vous
+presserez le ministre de la guerre pour qu'il tourne toute son
+attention de ce côté. Si nous avions dix mille hommes, nous serions à
+Turin ou à Gênes en moins de trois semaines.»</p>
+
+<p>Ce qui augmentait encore les griefs de la France contre Gênes, c'est
+que le gouvernement oligarchique nous était notoirement hostile.
+Ainsi que l'observait Tilly, «nous sommes hors d'état de rien offrir
+aux oligarques qui puisse les disposer favorablement pour nous,
+puisqu'ils n'ambitionnent que l'accroissement de la richesse et du
+pouvoir, et que notre pénurie et nos principes ne nous permettent de
+satisfaire ni à leur cupidité ni à leur ambition. Nous ne devons, par
+conséquent, pas espérer obtenir la majorité, ni dans le Sénat, ni
+dans les Collèges composés d'hommes riches, cupides et ambitieux».
+Gênes était même devenu un foyer d'intrigues antifrançaises. Quelques
+émigrés remuants, Cazalès, de Nailhac, de Marignan, avaient même
+réuni un corps de douze à quinze cents déserteurs et promettaient
+leur concours armé à l'agent anglais Drake, qui agissait en maître
+de la situation. Il paraîtrait même que le chargé d'affaires de
+Gênes à Paris, Mazzucone, profitait de sa situation pour envoyer des
+renseignements secrets qui permettaient aux coalisés de combiner
+leurs opérations et d'inquiéter nos agents en Italie. Tous ces griefs
+exigeaient une réparation. Robespierre jeune était donc parfaitement
+fondé à envoyer un ultimatum à Gênes.</p>
+
+<p>À nos légitimes réclamations, les Génois n'avaient qu'à répondre par
+une déclaration de guerre. On s'y attendait à la Convention. On s'y
+attendait d'autant plus que Drake, l'agent anglais, menait grand
+bruit à Gênes et annonçait<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a> l'entrée de la flotte anglaise dans
+le port pour concourir à la <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> défense ou une attaque immédiate
+en cas d'accommodement avec la France.</p>
+
+<p>Ces menaces intempestives servirent nos intérêts. Les Génois
+entamèrent une négociation pour nous payer une indemnité. Ils
+ordonnèrent à Drake et à ses vaisseaux de quitter le port (11
+novembre), expulsèrent les déserteurs et quelques émigrés, entre
+autres Cazalès, et remplacèrent, à Paris, Mazzucone par Boccardi.
+Cinq semaines plus tard<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>, le 22 décembre 1793, un traité de
+neutralité était signé entre les deux Républiques. La satisfaction
+était donc aussi complète que possible; mais cette humiliation
+ne devait pas être la seule. Gênes avait livré le secret de sa
+faiblesse. On en abusa bientôt, et elle apprit à ses dépens ce qu'il
+en coûte à un état d'abdiquer sa dignité et de sacrifier son honneur
+à ses intérêts.</p>
+
+<p>Le général Bonaparte, alors attaché à l'armée d'Italie, fut chargé,
+en juillet 1794, d'infliger à Gênes une de ces humiliations qui
+allaient constituer son histoire pour ainsi dire quotidienne. Gênes,
+malgré la paix signée avec la France, continuait à ne pas cacher
+ses mauvaises dispositions. Elle était comme le rendez-vous de
+nos déserteurs. En outre, on y avait établi un dépôt de ces faux
+assignats qu'on fabriquait avec si peu de scrupules en Angleterre.
+Enfin les Autrichiens ne demandaient même plus l'autorisation de
+passer sur son territoire, et, pour faciliter leurs opérations
+militaires, ils faisaient construire un grand chemin de Céva à
+Savone, sous le couvert de quelques négociants génois. Robespierre,
+qui détenait encore le pouvoir, était au courant de la situation.
+<span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> Le 14 juin 1794, il écrivait à un certain Buchot<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>: «Le
+gouvernement génois déploie les moyens les plus perfides pour nuire
+à la République française. Il est nécessaire de montrer du caractère
+avec ce gouvernement. Il ne peut nous être favorable que par la
+crainte. Il faut donc, loin de chercher à le flatter ou à le gagner,
+exiger de lui des marques éclatantes d'estime pour la République
+et pour ses armées.» Ce fut sans doute pour exiger ces «marques
+éclatantes d'estime» que Robespierre jeune et Ricord<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a> chargèrent
+Bonaparte d'une mission militaire pour Gênes. Le général devait se
+plaindre de la construction de la grande route de Céva à Savone. «Il
+dira à ce gouvernement que la République française n'a pas pu voir
+indifféremment le passage accordé sur le territoire de la République
+de Gênes à des hordes de brigands non enrégimentés, que les
+montagnards de la Rivière eussent repoussés, si l'on n'eût paralysé
+leur bonne volonté.»</p>
+
+<p>Bonaparte quitta Nice le 11 juillet. Il était accompagné par son
+frère Louis, par Marmont, Junot et Songis. Arrivé à Gênes dans la
+nuit du 15 au 16, il voyait Tilly et lui remettait la note destinée
+au secrétaire d'État. Le Doge ne résista que pour la forme. Il
+donna toutes les satisfactions désirables, promit qu'on cesserait
+de travailler à la route de Céva à Savone et s'engagea à observer
+la plus stricte neutralité. Le 3 septembre, il publiait même
+l'ordonnance suivante: «Toujours ferme dans le système salutaire
+que nous avons adopté d'une parfaite neutralité dans la guerre
+actuelle, nous croyons que, en conséquence de ce même système,
+tous les habitants de l'est de la Sérénissime république doivent
+s'abstenir de prendre aucune part dans les opérations des puissances
+belligérantes ou de leurs armées. Nous défendons par conséquent à qui
+que ce soit de servir, travailler ou assister, sur la réquisition
+des commandants <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> ou officiers d'aucune de ces armées, pour le
+transport d'armes, artillerie, munitions, réparation de chemins ou
+pour la construction de fortifications, sous peine de l'indignation
+publique.» Il était difficile d'obtempérer avec moins de dignité à
+des injonctions plus raides, mais Gênes n'en était plus à compter
+avec les blessures d'amour-propre, et ces ménagements lamentables ne
+devaient pourtant pas la sauver.</p>
+
+<p>Lorsque Bonaparte revint en Italie, en 1796, mais cette fois en
+qualité de général en chef, il n'avait pas encore, à l'égard de
+Gênes, d'idée politique bien arrêtée. Tantôt il penchait vers la
+modération, et demandait instamment qu'on renouvelât les traités de
+neutralité; tantôt il conseillait l'intervention directe et au besoin
+l'annexion. «Notre position avec Gênes est critique, écrivait-il
+au Directoire, le 28 mars 1796<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a> ... le gouvernement de Gênes a
+plus de tenue et de force qu'on ne croit. Il n'y a que deux partis
+avec lui: prendre Gênes par un coup de main prompt, mais cela est
+contraire à vos intentions et au droit des gens; ou bien vivre en
+bonne amitié, et ne pas chercher à leur tirer leur argent, qui est
+la seule chose qu'ils estiment.» Mais dès qu'il eut remporté ses
+premières victoires, le jeune vainqueur changea de ton et prit une
+autre attitude. Sans hésitation, il écrivit<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a> à notre représentant
+à Gênes pour lui recommander la plus grande fermeté: «Dites bien au
+gouvernement génois que la République française protégera Gênes et la
+mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis, mais que malheur aux
+hommes perfides, puissants dans ce gouvernement, qui cherchent depuis
+longtemps à altérer l'union des deux nations et à se coaliser. S'ils
+manquent à ce qu'ils doivent au premier <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> peuple du monde,
+bientôt ses ennemis ne seront plus, et je dirigerai mon armée selon
+la conduite qu'on aura tenue.»</p>
+
+<p>Ces menaces épouvantèrent les Génois. Il y avait alors à Gênes,
+comme dans presque toutes les cités italiennes, deux partis
+opposés: les démocrates, qui s'appuyaient sur la France, et les
+aristocrates, qui comptaient sur l'Autriche et sur l'Angleterre.
+Les premiers appartenaient à la bourgeoisie; ils n'avaient aucune
+part au gouvernement, et n'en désiraient que davantage les victoires
+de la France, qui auraient été comme le prélude de l'introduction
+des principes français et par conséquent de leur participation aux
+affaires publiques. Les seconds étaient à la tête des affaires et
+ne cherchaient qu'a s'y maintenir: aussi ne désiraient-ils que les
+victoires des alliés, qui les confirmeraient dans la possession de
+leurs privilèges héréditaires. Pendant toute l'année 1796, selon
+que la fortune des armes sembla vacillante ou que la victoire
+au contraire se déclara en notre faveur, il y eut déplacement
+d'influence entre les deux partis. Les ambassadeurs des puissances
+belligérantes essayaient de faire pencher l'opinion de leur côté.
+À Tilly, révoqué le 4 septembre 1794, avaient succédé Villars,
+puis Faypoult de Maisoncelle. Ce dernier avait fait ses études à
+l'école militaire de Mézières, d'où il était sorti avec le grade de
+lieutenant du génie. De bonne heure il se prononça pour les opinions
+nouvelles. Ses qualités solides et son caractère conciliant lui
+valurent de nombreuses amitiés. Roland le nomma chef de division au
+ministère de l'intérieur et Garat lui confia plus tard les délicates
+fonctions de secrétaire général à ce même ministère. Faypoult s'était
+toujours strictement renfermé dans les devoirs de sa place. Frappé
+par le décret qui proscrivait tous les nobles, il dut chercher en
+province un asile ignoré et ne sortit de sa retraite qu'après le
+9 thermidor. Nommé ministre plénipotentiaire à Gênes, il y joua
+bientôt un rôle prépondérant, et devint le chef avoué des démocrates.
+Bonaparte le tenait en haute estime. Plusieurs des lettres de la
+Correspondance lui sont <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> adressées<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. En toute occasion,
+il s'ouvre à lui de ses projets, et lui confie ses plus secrets
+desseins. Faypoult en effet allait devenir entre ses mains un
+merveilleux instrument de désorganisation.</p>
+
+<p>Les ambassadeurs de l'Autriche et de l'Angleterre se nommaient
+Girola et Drake. L'un et l'autre haïssaient la France de toute
+l'ardeur de leurs convictions, et ils mettaient au service de leur
+haine une énergie incomparable et une activité inouïe. Drake est
+ce même ministre anglais qui plus tard se rendit célèbre par les
+machinations et les complots perpétuels qu'il trama contre le premier
+consul. Son collègue Girola et lui s'efforçaient de donner du c&oelig;ur
+aux aristocrates. Ils les engageaient à sortir de la neutralité,
+et leur promettaient, en cas de déclaration de guerre contre la
+France, les secours immédiats de leurs gouvernements respectifs.
+Comme l'aristocratie génoise, effrayée par les victoires répétées
+de Bonaparte, n'osait se prononcer ouvertement contre la France,
+ils essayèrent de lui forcer la main. Drake inventa et colporta de
+fausses nouvelles. À l'entendre, tantôt les Français avaient été
+anéantis par Wurmser ou par Allvintzy, il venait d'en recevoir la
+nouvelle officielle; tantôt au contraire ils étaient victorieux,
+et marchaient sur Gênes, disposés à s'en emparer. Tout d'abord on
+ajouta foi à ces mensonges intéressés; mais Drake en fut bientôt
+pour ses frais d'imagination, et, à l'exception de quelques nobles
+qui ne demandaient qu'à se laisser convaincre, il ne réussit qu'à
+exciter des sourires d'incrédulité. Il voulut alors parler de haut,
+et menaça Gênes de la bloquer, si elle persistait dans la neutralité.
+Ces menaces étaient sérieuses, car la flotte de Nelson croisait dans
+la rivière de Gênes, et, au premier signal de l'ambassadeur, pouvait
+arriver devant la ville; mais Gênes était en état de repousser
+une attaque de vive force. Depuis l'affaire de <i>la Modeste</i>, les
+forts qui l'entouraient avaient été mis en état de défense, des
+mercenaires avaient été enrôlés, et les <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> milices bourgeoises
+avaient reçu des armes. Les menaces de Drake ne firent pas plus
+d'impression que ses mensonges, et les Génois continuèrent à rester
+neutres.</p>
+
+<p>L'ambassadeur d'Autriche, Girola, procéda avec plus d'habileté. Ses
+intrigues, adroitement conduites, faillirent jeter Gênes dans les
+bras de l'Autriche. Il existait à cette époque, enclavés dans le
+territoire de la République, un certain nombre de cantons, qu'on
+appelait les fiefs impériaux, véritables principautés qui étaient
+censées dépendre directement de l'Autriche, et sur lesquelles par
+conséquent Girola avait pleine et entière autorité. Les principaux
+de ces fiefs<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a> impériaux étaient Arquata, Tortone, Massa, Carrare
+et la Lunigiane. Girola voulut en faire des centres de résistance
+à l'influence française, et, couvert qu'il était par la neutralité
+génoise, non seulement il y appela tous les mécontents, mais aussi
+y réunit des soldats autrichiens, surtout les prisonniers qui
+parvenaient à s'échapper, leur envoya des armes, de l'argent, et
+organisa sur les derrières de l'armée française un ardent foyer
+de réaction. Un noble génois, le marquis de Spinola, possédait
+d'importantes propriétés dans l'un de ces fiefs, à Arquata. Gagné
+par Girola qui lui promettait monts et merveilles en cas de
+réussite, il souleva plusieurs milliers de paysans, et fit de sa
+seigneurie d'Arquata le centre de l'insurrection<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>. Ce mouvement
+pouvait, en s'étendant, devenir dangereux. Déjà tous nos traînards
+étaient assassinés, nos courriers arrêtés et maltraités, les petits
+détachements qui rejoignaient l'armée insultés et menacés. Quatre
+à cinq mille <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> paysans bloquaient même dans le Montferrat
+quelques-unes de nos garnisons. Le général d'artillerie Dujard venait
+d'être tué, et les assassins, protégés par la connivence du Sénat de
+Gênes, se vantaient publiquement, à Novi et dans d'autres localités,
+du nombre de leurs victimes<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>.</p>
+
+<p>Aussi bien il est bon de rappeler que, de tout temps, dans les
+montagnes de la Ligurie, se sont maintenues des bandes armées,
+véritables brigands comme il s'en rencontre encore dans quelques
+cantons de Grèce ou de Sicile, qui pillaient amis ou ennemis, et,
+sûrs de l'impunité à cause de la faiblesse ou de l'apathie de Gênes
+ou du Piémont, étaient arrivés à se constituer régulièrement. On les
+nommait les <i>Barbets</i>. Profitant des circonstances pour couvrir du
+beau nom de zèle politique leurs vols éhontés, les Barbets s'étaient
+posés comme les défenseurs de l'indépendance nationale. Deux de
+leurs chefs, Ferronne et Contino, prétendus champions de la cause
+patriotique, mais en réalité simples mercenaires soudoyés par Girola,
+s'étaient joints aux bandes insurgées dans les fiefs impériaux, et
+rendaient difficiles les communications de Bonaparte avec la France.
+À plusieurs reprises, Faypoult s'était plaint au Sénat de Gênes
+de l'appui secret qu'il prêtait à ces insurgés et à ces bandits.
+On lui avait promis justice, mais les déprédations continuaient.
+Bonaparte résolut d'en finir; il avait eu un instant l'intention
+de faire arrêter Girola en pleine ville de Gênes<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>, mais il ne
+se crut pas encore assez fort pour braver aussi ouvertement la
+République, et préféra user de son droit et disperser les Barbets
+et leurs singuliers <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> alliés. Le général Garnier, qui était à
+Nice, se mit à la tête d'une colonne mobile, tomba à l'improviste
+sur les Barbets, et tua leurs deux chefs, Ferrone et Contino; mais
+leur entière destruction était impossible dans ce pays accidenté et
+qu'ils connaissaient admirablement. Néanmoins leurs bandes furent
+désorganisées, et le brigandage réduit à des attaques isolées.</p>
+
+<p>Restaient les fiefs impériaux. Bonaparte chargea le général Lannes
+de les réduire. Un ordre du jour impitoyable fut rédigé. Toutes
+les communes qui n'amèneraient pas immédiatement à Tortone trois
+députés avec les procès-verbaux de prestation d'obéissance à la
+France, seraient traitées en ennemies; tous les seigneurs qui, dans
+les cinq jours, ne se rendraient pas de leurs personnes à Tortone
+pour y prêter serment, auraient leurs propriétés confisquées. Tous
+ceux qu'on trouverait nantis d'armes et de munitions seraient
+fusillés. «Toutes les cloches qui auront servi à sonner le tocsin
+seront descendues du clocher et brisées; vingt-quatre heures après
+le reçu du présent ordre, ceux qui ne l'auront pas fait, seront
+réputés rebelles et le feu sera mis à leur village<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>.» Lannes
+exécuta sans rémission ces ordres draconiens. Il enferma tous les
+conseillers municipaux des sept à huit villages compromis, et leur
+annonça froidement qu'ils allaient être fusillés, si, dans un quart
+d'heure, ils ne donnaient pas la liste des assassins de leur village.
+Cette liste fut donnée. Une colonne mobile était aussitôt formée, les
+assassins saisis, et, sans autre forme de procès, fusillés devant
+leurs maisons. Arquata osa résister. Lannes s'en empara, et passa
+tous les révoltés au fil de l'épée. Quant au village, il fut brûlé.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Murat se présentait de la part de Bonaparte au
+Sénat de Gênes. Il était chargé par lui de donner des <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span>
+explications sur l'exécution d'Arquata. Le choix du négociateur
+était prémédité. Bonaparte avait pris la précaution de s'expliquer
+sur ce point avec Faypoult: «Si vous présentiez ma lettre, lui
+avait-il écrit, il faudrait quinze jours pour avoir réponse, et
+il est nécessaire d'établir une communication plus prompte, qui
+électrise davantage ces messieurs.» Or, le bouillant et impétueux
+Murat était fort capable d'<i>électriser</i> les sénateurs génois.
+Il entra à Gênes comme dans une ville conquise, annonça qu'une
+commission militaire avait fait justice des principaux insurgés, et
+demanda, en outre, que le Sénat expulsât immédiatement l'ambassadeur
+Girola, punît Spinola de sa coupable conduite en confisquant ses
+biens et en prononçant son exil, enfin changeât les gouverneurs
+dont les sentiments étaient notoirement hostiles à la France. Si le
+Sénat éprouvait quoique velléité de résistance, Murat avait reçu
+l'ordre de menacer les Génois d'une punition exemplaire. Voici,
+du reste, les quelques passages de la lettre de Bonaparte qu'il
+était chargé de leur lire<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>: «Pour l'avenir, je vous demande une
+explication catégorique. Pouvez-vous, ou non, purger le territoire
+de la République des assassins qui le remplissent? Si vous ne prenez
+pas des mesures, j'en prendrai. Je ferai brûler les villes et les
+villages où sera commis l'assassinat d'un seul Français et les
+maisons qui donneraient asile aux assassins. Je punirai le magistrat
+négligent qui aura transgressé le premier les principes de la
+neutralité en accordant asile aux brigands.»</p>
+
+<p>Pour mieux appuyer ces menaces, Bonaparte écrivait en même temps à
+Faypoult<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a> en lui annonçant sa prochaine arrivée à la tête des
+régiments victorieux de l'Autriche. Certes, l'aristocratie génoise
+aurait eu le droit de repousser <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> de pareilles prétentions;
+mais elle eut peur d'engager avec le jeune conquérant une lutte dont
+l'issue n'était que trop facile à prévoir. Elle se soumit à toutes
+ses exigences. Non seulement la commission militaire française
+fonctionna librement sur le territoire génois, mais encore Spinola
+reçut un ordre d'exil, et l'ambassadeur d'Autriche Girola fut prié de
+sortir immédiatement de Gênes et de la République génoise.</p>
+
+<p>Girola ne renonça pas à la lutte. Il s'était réfugié dans la vallée
+de la Scrivia, au château de Santa Margarita et continuait à y
+ourdir de nouvelles intrigues contre la France. Peu à peu, les
+débris des Barbets et des bandes d'Arquata se groupèrent autour de
+lui (juin-juillet 1796). Wurmser, informé de ce rassemblement, et
+comptant sur une diversion, lui fit passer des armes et des officiers
+instructeurs. Santa Margarita fut comme le rendez-vous des déserteurs
+et des prisonniers de guerre évadés. Un prêtre, Coirazza, excitait
+jusqu'au fanatisme ces bandes inexpérimentées; Malaspina, le seigneur
+du château, leur prêtait l'appui de son nom et de ses richesses.
+Enfin le résident anglais à Gênes, Drake, vint les rejoindre à la
+suite d'une affaire assez étrange. Les Anglais, renouvelant leur
+triste exploit de <i>la Modeste</i>, venaient de s'emparer d'une tartane
+française dans la rade génoise de San Pietro d'Arena. Les Génois
+avaient essayé cette fois de défendre leur neutralité en tirant
+contre les vaisseaux anglais quelques coups de canon. Nelson avait
+aussitôt demandé satisfaction, et, comme il ne l'avait pas obtenue,
+comme au contraire les Génois avaient provisoirement fermé tous
+leurs ports aux Anglais, il s'en vengea en occupant l'île génoise
+de Capraja. Aussitôt Drake reçut l'ordre de quitter le territoire.
+Il n'obéit qu'à moitié, car il rejoignit Girola à Santa Margarita
+(septembre). Cette fois, Bonaparte, qui était au courant de toutes
+ces menées, résolut d'agir. Le commandant français de Tortone cerna
+le château, mais des souterrains existaient, dont on n'avait pas
+connaissance, et par lesquels s'enfuirent Girola, Drake, Coirazza,
+<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> Malaspina, en un mot tous ceux qu'on avait espéré surprendre,
+et le brigandage continua.</p>
+
+<p>Bonaparte ne se faisait pas illusion sur les sentiments de
+l'aristocratie génoise à l'égard de la France. Vainqueur il était
+assuré de sa docilité; vaincu, il se savait à l'avance dévoué aux
+rancunes patriciennes. Or, comme il avait l'intention bien arrêtée
+de négliger tous les sujets de mécontentement que lui fourniraient
+les États secondaires, il ne voulut pas brusquer la situation. Tant
+que le duel engagé avec l'Autriche ne serait pas terminé à son
+avantage<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, il entendait avoir toutes ses forces en main, et,
+par conséquent ne pas en distraire une partie contre Gênes, Rome ou
+Naples, non pas qu'il ne fut à l'avance persuadé de l'issue de la
+lutte, mais il se proposait d'agir suivant les occasions, sauf à
+faire naître ces occasions. Sa correspondance avec Faypoult est très
+instructive à cet égard. Il ne lui dissimule pas son mépris<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a> pour
+l'aristocratie génoise, et lui fait part à plusieurs reprises de son
+projet de la renverser; mais, comme il ne sent pas encore le terrain
+solide, il ne veut s'engager qu'en toute sécurité. Il prescrit donc
+au ministre de France d'entretenir avec le Sénat génois une querelle
+toujours ouverte, de telle sorte qu'on puisse ou l'assoupir ou en
+faire un <i>casus belli</i>, suivant les circonstances. «Je connais trop
+bien l'esprit du perfide gouvernement de Gênes<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>, lui écrivait-il
+de Bologne le 22 juin 1796, pour ne pas avoir prévu la réponse
+qu'il <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> aurait faite. Voilà donc deux sujets de plainte. Tenez
+querelle ouverte sur l'un et l'autre sujet.» La lettre<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a> du 11
+juillet 1796 est plus explicite encore: «Le temps de Gênes n'est pas
+encore venu, pour deux raisons: 1<sup>o</sup> parce que les Autrichiens se
+renforcent et que bientôt j'aurai une bataille; vainqueur, j'aurai
+Mantoue, et alors une simple estafette à Gênes vaudra la présence
+d'une armée; 2<sup>o</sup> les idées du Directoire exécutif sur Gênes ne
+me paraissent pas encore fixées. Il m'a bien ordonné d'exiger la
+contribution, mais il ne m'a prescrit aucune opération politique. Je
+lui ai expédié un courrier extraordinaire avec votre lettre, et je
+lui ai demandé des ordres, que j'aurai à la première décade du mois
+prochain. «D'ici ce temps-là, oubliez tous les sujets de plainte que
+nous avons contre Gênes. Faites-leur entendre que vous et moi nous ne
+nous en mêlons plus, puisqu'ils ont envoyé M. de Spinola à Paris....
+N'oubliez aucune circonstance pour faire renaître l'espérance dans le
+c&oelig;ur du Sénat de Gênes, et l'endormir jusqu'au moment du réveil...
+enfin, citoyen ministre, faites en sorte que nous gagnions quinze
+jours, et que l'espoir renaisse ainsi que la confiance entre vous
+et le gouvernement génois, afin que, si nous étions battus, nous le
+trouvions ami<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>.»</p>
+
+<p>Un autre motif engageait encore Bonaparte à ménager Gênes pour
+le moment. Cette ville était en effet devenue le grand marché
+d'approvisionnement de nos troupes. De plus, les banquiers génois
+étaient nos complaisants intermédiaires pour toutes les gigantesques
+opérations financières<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> qui étaient la conséquence de
+l'invasion française. Enfin les fournisseurs et les agioteurs qui
+avaient eu confiance en Bonaparte, et lui avaient donné les moyens
+d'entrer en campagne, avaient à Gênes des intérêts considérables
+engagés. Haller, Cerfbeer, Collaud, Flachat et plusieurs autres,
+avaient besoin d'une ville neutre pour y préparer et y brasser
+leurs affaires. Le gouvernement, lui-même, avait besoin d'un marché
+financier à l'abri de toute surprise. C'est à Gênes par exemple
+que se concentrait l'argent des contributions de guerre, et c'est
+de Gênes que partait l'argent nécessaire pour l'entretien de nos
+armées. Gênes était, en outre, devenue comme le quartier général de
+ceux de nos agents ou de nos officiers que Bonaparte avait chargés
+de reprendre la Corse aux Anglais. C'est de Gênes que partait le
+chef d'escadron Bonnelles<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a> avec des armes et de l'argent pour
+nos partisans en Corse; à Gênes encore que résidaient les citoyens
+Broccini et Paravicini, chargés de se ménager une correspondance
+avec les patriotes corses; c'est un banquier génois, Balbi, qui
+fournissait les fonds pour l'achat des armes et l'entretien des
+espions. Pour tous ces motifs divers, et jusqu'à nouvel ordre, la
+neutralité génoise devait donc être et fut respectée. Lorsque nos
+victoires répétées sur l'Autriche eurent jeté l'Italie tout entière
+aux bras de Bonaparte, lorsque le signataire des préliminaires de
+Leoben se fut installé dans sa fastueuse résidence de Mombello pour y
+régler à son aise les affaires de la péninsule, tout changea de face.
+Il n'y avait plus alors besoin de dissimulation ou de ménagements.
+Dès le 6 juillet 1796<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>, au plus <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> fort de la lutte contre
+l'Autriche, Bonaparte avait écrit au Directoire, et au confident de
+ses secrets desseins, à Carnot, pour leur soumettre un projet de
+reconstitution de la République génoise. Il s'agissait d'expulser un
+certain nombre de familles suspectes de sympathies autrichiennes,
+et de confier le pouvoir aux amis de la France. «Si vous approuvez
+ce projet-là, ajoutait-il en forme de conclusion, vous n'avez qu'à
+m'en donner l'ordre, et je me charge des moyens pour en assurer
+l'exécution.» Or le moment semblait venu d'exécuter ce projet, et les
+Génois, par un inexplicable aveuglement, vinrent, pour ainsi dire,
+au-devant de Bonaparte, et lui fournirent l'occasion que d'ailleurs
+il eût fait naître.</p>
+
+<p>On sait que deux partis se divisaient la ville, les démocrates
+soutenus par la France, et les aristocrates encouragés par
+l'Autriche. Les victoires de la France, la chute de l'aristocratique
+Venise, les réformes radicales accomplies par Bonaparte d'abord dans
+la Cispadane, puis dans la Cisalpine, avaient comme exaspéré les
+espérances et les convoitises des démocrates. Ils avaient pour chef
+le pharmacien Morando, républicain de l'école jacobine, sincèrement
+convaincu de la nécessité d'une révolution pour obtenir la liberté,
+dont il s'était créé un idéal fantastique, d'ailleurs, honnête et
+loyal, admirable instrument d'anarchie que maniaient à leur guise
+un certain Philippe Doria, qui n'avait que le nom de commun avec la
+famille patricienne des Doria, et surtout un Napolitain réfugié,
+Vitaliani, éloquent, aimable, persuasif, et qui tramait sous le
+couvert de l'ambassade française la ruine de l'état, qui lui donnait
+l'hospitalité. Parmi les plus zélés jacobins génois figuraient
+aussi Jean-Baptiste Serra<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a> et son frère <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> Jean-Charles.
+Jean-Baptiste s'était rendu à Paris dans l'été de 1792 et y était
+devenu l'ami de Robespierre. Au <i>Moniteur</i> du 17 octobre 1792 on peut
+lire une longue lettre rédigée par lui où il dénonce l'existence à
+Gênes d'un comité autrichien et ne cache pas ses sympathies pour
+la France. Un de leurs amis, Gaspare Sauli, avait également voyagé
+en France, s'y était lié avec le frère de Robespierre, et avait, à
+diverses reprises, essayé de prêcher à Gênes les nouveaux principes
+français. Arrêtés une première fois en 1793 par les inquisiteurs
+d'état, et durement traités par eux, Serra et Sauli avaient été
+relâchés grâce au ministre de France; mais ils n'avaient pas oublié
+leur captivité, et avaient juré de se venger. Aussi bien ils
+avaient trouvé de puissants protecteurs. Faypoult leur était tout
+dévoué. Saliceti, commissaire civil du Directoire, était venu tout
+exprès s'installer à Gênes, et passait tout son temps avec eux. La
+boutique de Morando, une arrière-salle du Grand Café sur la piazza
+des Bianchi, et le palais de l'ambassade française étaient devenus
+les lieux de réunion habituels des démocrates. Ils y conspiraient
+au grand jour, et, plus le terme approchait, plus ils se croyaient
+sûrs du succès, et agissaient presque à découvert. Un soulèvement
+populaire était imminent, d'autant plus dangereux que les conjurés
+se sentaient soutenus par la France. L'aristocratie génoise, de son
+côté, ne voulut pas succomber sans essayer de lutter. À la propagande
+démocratique elle répondit par la propagande réactionnaire. Les
+riverains de la Polcevera et du Bisagno reçurent des armes. Les
+montagnards des Apennins promirent de les seconder. À Gênes, les deux
+puissantes corporations des charbonniers et des portefaix, menacées
+par les démocrates dans l'exercice de leurs privilèges, jurèrent de
+les maintenir en exterminant leurs ennemis. Des deux côtés en un mot
+ou s'apprêtait à la lutte. L'aristocratie se crut même assez forte
+pour prendre les devants. Elle créa des inquisiteurs d'état avec des
+pouvoirs très étendus, et ces derniers ordonnèrent l'arrestation de
+Vitaliani. Aussitôt Faypoult le réclame comme couvert par <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span>
+l'immunité de l'ambassade, et le gouvernement génois a l'insigne
+faiblesse de le relâcher. Il eut honte pourtant de cette incroyable
+condescendance, et ordonna l'arrestation de deux autres démocrates
+connus par l'exaltation de leurs sentiments. Ce fut comme l'étincelle
+qui mit le feu aux poudres.</p>
+
+<p>Le 21 mai 1797, plusieurs centaines de démocrates marchèrent sur le
+palais Ducal en hurlant la <i>Marseillaise</i>. Ils réclamaient la mise
+en liberté des deux détenus. Chemin faisant leur nombre augmenta;
+mais les Sénateurs leur répondirent avec fermeté que justice serait
+faite. Comme une garde imposante les défendait; comme d'un autre côté
+les démocrates ne se sentaient ni assez forts ni assez bien armés
+pour engager tout de suite les hostilités, ils feignirent d'agréer
+les explications des Sénateurs, et se rendirent ensuite au palais
+de France. Le rôle de Faypoult était tout indiqué. Il aurait dû se
+renfermer dans son caractère officiel, et engager les démocrates à
+se disperser; mais il avait semé la discorde depuis trop longtemps
+pour ne pas récolter la révolte. Il répondit donc aux démocrates
+qu'il appuierait leurs réclamations auprès du Sénat, et, en effet,
+quand deux sénateurs, Durrazzo et Cataneo, vinrent le prier de
+déclarer qu'il ne protégeait pas les démocrates, il les exhorta à
+modifier leur constitution et à rendre la liberté aux détenus. Le
+ministre de France avouait donc qu'il prenait une part effective
+à la conspiration, et la France, en sa personne, travaillait au
+renversement de l'antique constitution.</p>
+
+<p>Faypoult se croyait, plus encore qu'il ne l'était, le maître de la
+situation. Il s'imaginait pouvoir exciter et retenir à son gré le
+parti démocratique. «Toujours est-il, écrivait-il à Bonaparte<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>,
+qu'en voilà assez pour créer un fil avec lequel il sera facile de
+mener les conseils, les collèges, et la réformation inévitable de
+Gênes, avec l'accélération ou le retardement de vitesse qui nous
+conviendra ... pour qu'il soit notoire que la France, étrangère à
+l'organisation politique <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> d'un peuple ami et indépendant,
+ne s'en sera mêlée que comme protectrice de la tranquillité de ce
+peuple.» Il se trompait: les fureurs populaires étaient déchaînées,
+et la révolution allait commencer.</p>
+
+<p>Certains du succès depuis que l'ambassadeur de France s'était
+compromis en leur promettant officiellement son concours, les
+démocrates passèrent la nuit du 21 au 22 dans le délire de la joie,
+et dans l'attente de prochains désordres. Un certain nombre de
+Cisalpins et quelques Français se joignirent à eux. Les uns et les
+autres portaient la cocarde tricolore. Aux cris de vive le peuple!
+vive la liberté! ils se portèrent au palais de France, pendant que
+quelques-uns d'entre eux s'emparaient de la Darse, de l'Arsenal, du
+pont Royal, du fort de la Lanterne, et des portes Saint-Thomas et
+Saint-Bénigne. Ils eurent le tort de se porter aux prisons de la
+Malpaga, réceptacle immonde de débiteurs et de faillis, délivrèrent
+les prisonniers, leur donnèrent des armes, et les associèrent à leur
+entreprise. Les condamnés du bagne furent aussi déchaînés, et c'est
+avec cette escorte de voleurs et d'assassins qu'ils publièrent à
+grand bruit le renversement de l'aristocratie, la liberté de Gênes,
+l'abolition des taxes pour les pauvres, la déchéance des anciens
+magistrats et la nomination de leurs successeurs.</p>
+
+<p>Le Sénat, surpris par cette brusque attaque, ne savait quel parti
+prendre. Les citoyens fidèles au gouvernement légitime restaient
+inactifs. Effarés, hors d'état de prendre une détermination, ils
+députèrent deux d'entre eux à Faypoult, en le priant de s'interposer.
+Faypoult ne demandait pas mieux. Il trouvait déjà que ses amis les
+démocrates allaient trop loin, et il avait appris avec peine la
+délivrance des faillis et des forçats. Il engagea donc les sénateurs
+à se résigner aux événements, et à réformer la Constitution dans
+un sens démocratique. Quatre d'entre eux furent aussitôt désignés
+pour s'entendre avec un nombre pareil de délégués du peuple sur les
+changements à opérer; mais il était déjà trop tard!</p>
+
+<p>Les démocrates, surexcités par leur premier succès, ne <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span>
+voulaient plus d'un accommodement. Ils réclamaient l'abolition
+complète de tous les privilèges et la chute absolue de
+l'aristocratie. Déjà même ils entouraient en armes le palais du
+Gouvernement et s'apprêtaient à en enfoncer les portes à coups de
+canon, et à imposer de la sorte leurs volontés aux sénateurs. Mais
+la populace d'une grande ville est toujours assez nombreuse pour
+que chaque parti y recrute à sa guise des adhérents. L'aristocratie
+comptait parmi le peuple de nombreux partisans, surtout parmi les
+charbonniers et les portefaix; les premiers, rudes montagnards
+habitués aux privations dans leurs ventes de l'Apennin; les autres,
+robustes compagnons vivant au grand air sur les quais de Gênes.
+Excités par le clergé qui avait ordonné des prières de quarante
+heures, et moitié par haine pour les novateurs, moitié par amour
+de la religion qu'ils croyaient outragée, les deux corporations
+coururent aux armes aux cris de vive Marie! vive la religion! Ceux
+des membres de l'aristocratie qui n'avaient pas encore perdu tout
+courage, descendent aussitôt dans la rue, et prennent le commandement
+de ces bandes improvisées, qu'ils conduisent au combat. La mêlée fut
+atroce dans ces rues étroites, surchauffées par un soleil ardent,
+surtout à l'Arsenal et au pont Royal, où Doria se battit avec une
+vaillance digne d'une cause meilleure. Les démocrates furent enfin
+battus, et la réaction commença. Le cadavre de Doria, frappé à la
+tête des siens, fut longtemps l'objet des outrages de ces furieux.
+Faypoult, qui avait essayé d'arrêter le massacre, fut couché en joue,
+et il eût été tué sans une garde de cent hommes, que lui envoya
+le Doge. La maison du consul de France, La Cheise, fut pillée, et
+quelques Français mis à mort, entre autres Ménard, commissaire
+de la marine. Ce qui exalta la fureur du parti victorieux, c'est
+qu'on trouva dans la boutique de Morando des listes de proscription
+préparées à l'avance d'après les règles des conspirations classiques,
+et des lettres, beaucoup plus compromettantes, qui prouvaient les
+rapports des révolutionnaires avec l'ambassade de France.</p>
+
+<p>Une scène burlesque marqua cette triste journée du 23 mai. <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span>
+Les démocrates avaient donné la liberté à un Turc esclave, et lui
+avaient appris à crier vive le peuple! Ce Turc tombe entre les mains
+d'une troupe de charbonniers qui, l'entendant crier vive le peuple!
+le maltraitent horriblement et le forcent à crier vive Marie! Ramené,
+dans la confusion du combat, au milieu des démocrates, ce partisan
+improvisé de la Vierge est aussitôt par eux roué de coups. Le
+malheureux, meurtri, effaré, ne comprenant plus rien aux événements,
+disait que les chrétiens étaient devenus fous, et il avait raison!</p>
+
+<p>Force était donc restée à la loi, au gouvernement établi, et les
+démocrates, malgré l'appui secret de la France et leurs premiers
+succès, étaient réduits à fuir la vengeance des patriciens: mais
+l'incertitude où se trouvait le Sénat sur la manière dont Bonaparte
+recevrait ces nouvelles le jetait dans une grande perplexité. Le Doge
+lui écrivit une lettre pleine de soumissions et d'excuses au sujet du
+meurtre des Français. Bonaparte avait été déjà informé par Faypoult
+de ces graves événements, et il lui avait répondu<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a> sur-le-champ
+en lui enjoignant de quitter Gênes dans les vingt-quatre heures,
+si le Gouvernement ne lui accordait pas toutes les satisfactions
+qu'il exigeait. Il envoya en même temps son aide de camp Lavalette,
+avec une lettre insolente adressée au Doge, <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> et qu'il devait
+lire en plein Sénat. Quand Lavalette se présenta à Faypoult pour
+lui faire part de sa mission, ce dernier lui objecta que jamais
+étranger n'avait paru devant le Sénat présidé par le Doge. «Il serait
+bien plus étrange, répondit l'aide de camp, qu'un ordre du général
+Bonaparte ne fût pas exécuté. Je me rendrai dans une heure au palais,
+et j'entrerai au Sénat sans m'occuper des formes de l'étiquette.» En
+effet, une demi-heure après, Lavalette était introduit, et, le sabre
+au côté, le poing sur la hanche, il donnait lecture de la lettre
+suivante, qui mérite d'être citée dans son intégralité, comme donnant
+la note exacte de la jactance française et de la faiblesse italienne,
+aux temps troublés dont nous avons essayé de retracer l'histoire<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.</p>
+
+<p>«Sérénissime Doge, j'ai reçu la lettre que votre Sérénité s'est donné
+la peine de m'écrire. J'ai tardé à y répondre jusqu'à ce que j'aie
+reçu les renseignements sur ce qui s'était passé à Gênes, et dont
+votre Sérénité m'a donné la première nouvelle. Je suis affligé et
+sensiblement affecté des malheurs qui ont menacé et menacent encore
+la République de Gênes. Indifférente à vos discussions intérieures,
+la République française ne peut pas l'être aux assassinats, aux
+voies de fait de toute espèce qui viennent de se commettre dans
+vos murs contre les Français. La ville de Gênes intéresse sur tant
+de points la République française et l'armée d'Italie, que je me
+trouve obligé de prendre des mesures promptes et efficaces pour y
+maintenir la tranquillité, y protéger les propriétés, y conserver les
+communications, et assurer les nombreux magasins qu'elle contient.
+Une populace effrénée et suscitée par les mêmes hommes qui ont fait
+brûler la <i>Modeste</i>, aveuglée par un délire qui serait inconcevable,
+si l'on ne savait que l'orgueil et les préjugés ne raisonnent pas,
+après s'être assouvie du sang français, continue encore à maltraiter
+<span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> tous les citoyens français portant la cocarde tricolore.</p>
+
+<p>«Si, vingt-quatre heures après la réception de la présente lettre,
+que je vous envoie par un de mes aides de camp, vous n'avez pas mis à
+la disposition du ministre de France tous les Français qui sont dans
+vos prisons; si vous n'avez pas fait arrêter les hommes qui excitent
+le peuple de Gênes contre les Français; si enfin vous ne désarmez
+pas cette populace, qui sera la première à se tourner contre vous
+lorsqu'elle comprendra les conséquences terribles de l'égarement où
+vous l'avez entraînée; le ministre de la République française sortira
+de Gênes et l'aristocratie aura existé.</p>
+
+<p>«Les têtes des sénateurs me répondront de la sûreté de tous les
+Français qui sont à Gênes, comme les États entiers de la République
+me répondront de leurs propriétés.</p>
+
+<p>«Je vous prie, du reste, de croire aux sentiments d'estime et à la
+considération distinguée que j'ai pour la personne de votre Sérénité.»</p>
+
+<p>Tel était le langage superbe et injurieux de Bonaparte à un
+gouvernement respectable par son antiquité, et au chef d'un peuple
+brave et généreux. Il y eut un moment de fureur, mais trop court,
+dans l'assemblée. Les vieux souvenirs des temps héroïques se
+réveillèrent. <i>Ci batteremo</i>. Eh bien! nous nous battrons! s'écria
+un sénateur: mais cet appel aux nobles passions du c&oelig;ur humain
+resta sans écho. Au contraire, on eût dit que les sénateurs génois
+avaient peur du courage de l'un d'entre eux, car ils ne songèrent
+plus qu'à obéir. Lavalette alla lui-même délivrer les prisonniers
+français qui s'attendaient à être massacrés, et les fit conduire par
+des officiers génois jusqu'à l'hôtel de l'ambassade, à travers les
+rangs pressés d'une foule qui commençait à trembler de son audace.
+Il demanda et obtint l'élargissement des prisonniers cisalpins, qui,
+pourtant, étaient venus tout exprès à Gênes pour y renverser le
+gouvernement, et avaient été pris les armes à la main. Enfin, il fit
+procéder au désarmement général. Le Sénat se prêta sans résistance
+à cette dernière mesure, car il craignait de se trouver à la merci
+d'un soulèvement populaire. <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> Il promit même une gratification
+de deux livres à tous ceux qui reporteraient leurs armes au dépôt
+militaire; mais, quand il fallut livrer à la vengeance de Bonaparte
+Grimaldi et Spinola, les inquisiteurs d'État qui pourtant n'avaient
+fait que leur devoir en essayant de soutenir le gouvernement établi;
+quand il fallut se résigner à la honte d'abandonner Cataneo, le
+sénateur qui s'était mis à la tête des charbonniers et des portefaix,
+l'humiliation fut profonde, et les regrets amers. Il est vrai que
+tout le monde avait le sentiment de l'impuissance absolue de la
+République. Deux divisions françaises<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a> étaient déjà en marche
+contre Gênes. Le temps était passé de la résistance. Les patriciens
+génois s'inclinèrent devant la force brutale, et acceptèrent toutes
+les exigences de ce vainqueur sans combat.</p>
+
+<p>Aussi bien le but principal de ces menaces n'était pas la libération
+de quelques détenus ou l'emprisonnement de trois magistrats. Dans
+la pensée de Bonaparte, ce n'étaient là que les côtés secondaires
+de la question. Ce qu'il voulait surtout, c'était un changement
+de gouvernement, c'était la substitution de la démocratie à
+l'aristocratie. Ses agents, Faypoult surtout, insistaient auprès du
+Sénat génois et l'engageaient à faire des concessions démocratiques,
+et à ouvrir une porte aux idées de réforme, s'ils ne voulaient
+être entraînés par elles. Ces exhortations, vivement présentées,
+produisirent un effet immédiat. À la vérité, le plus grand nombre des
+Sénateurs redoutaient ces concessions, qui ne leur rapporteraient
+que mépris et persécutions; l'exemple de Venise les terrifiait.
+Quelques-uns d'entre eux pensaient au contraire qu'une réforme
+était indispensable, et ils l'aimaient mieux, rédigée par Bonaparte
+qu'imposée par la faction démocratique. Le Sénat restait donc
+indécis, et il se complaisait dans cette incertitude, suivant
+l'habitude de tous les gouvernements séniles <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> qui s'attachent
+à tout prix au <i>statu quo</i>. Mais les divisions françaises de Rusca et
+de Serrurier s'approchaient de Gênes. D'autres troupes s'ébranlaient
+de Crémone pour les appuyer en cas de besoin. Les démocrates<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>,
+encouragés par la présence de nos troupes, relevaient la tête, et
+déjà reprenaient confiance. À Finale, à Savone, à Porto-Maurizio,
+ils avaient déjà planté des arbres de liberté, en sorte que, menacés
+par un parti puissant, entourés de soldats étrangers, harcelés
+par les agents du Directoire ou les lieutenants de Bonaparte, les
+sénateurs génois n'avaient même plus la liberté de délibérer. Ils se
+résignèrent donc à envoyer à Bonaparte trois d'entre eux, Cambiaso,
+Carbonaro et Serra, trois patriotes éclairés et fort estimés. En
+même temps, ils expédièrent à Paris Rivarola, en lui recommandant,
+puisqu'il fallait se plier à la nécessité, de faire en sorte que
+l'ancienne forme de gouvernement subît le moins d'altération
+possible, et surtout de sauvegarder l'intégrité du territoire.</p>
+
+<p>C'était à Mombello, plus encore qu'à Paris, que devaient être
+fixées les destinées de la République génoise. Les négociations ne
+traînèrent pas en longueur, car les idées de Bonaparte se trouvèrent
+en harmonie avec celles des négociateurs génois. Bonaparte acceptait
+la démocratie, mais la démagogie lui répugnait. Homme de guerre et
+de discipline, il cherchait avant tout à maintenir l'ordre: aussi
+penchait-il vers les idées modérées et confiait-il volontiers
+la direction des affaires à ceux qui, par raison plutôt que par
+sympathie, acceptaient les réformes et raisonnaient leur adhésion. Le
+5 juin fut signé un traité provisoire<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>. Le gouvernement devait
+appartenir dorénavant au peuple tout entier, et non plus seulement
+aux <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> nobles, c'est-à-dire que le dogme de la souveraineté
+nationale était proclamé. Le pouvoir législatif était confié à deux
+Chambres de 300 et de 500 membres; le pouvoir exécutif à 12 sénateurs
+présidés par un Doge. À partir du 14 juin<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>, un gouvernement
+provisoire de 22 membres, sous la présidence du Doge, serait
+institué pour ménager la transition, et une commission spéciale
+réglerait les détails de la nouvelle Constitution. Des articles
+spéciaux garantissaient le libre exercice de la religion catholique,
+la franchise du port de Gênes, la dette publique et la banque de
+Saint-Georges. La France accordait en outre le respect du territoire,
+et, sauf indemnité pour les Français insultés ou lésés dans les
+journées du 22 et du 23 mai, amnistie pleine et entière. Certes, ces
+modifications étaient de tous points excellentes, car le principe
+de l'égalité devant la loi était admis, les privilèges surannés
+disparaissaient, mais le principe de l'autorité était respecté et la
+licence comprimée. Pourtant les exaltés du parti démocratique ne se
+contentèrent pas de ces réformes.</p>
+
+<p>La nouvelle du traité de Mombello ne fut connue à Gênes que le 14
+juin. Les rues et les places publiques sont aussitôt encombrées
+par la foule, qui pousse des cris de joie en apprenant la chute
+de l'aristocratie. Des arbres de liberté sont dressés sur les
+places publiques<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>. Les cocardes tricolores sont également
+arborées. Quelques dames avaient préparé des bonnets à trois
+couleurs, qu'elles appelaient bonnets de <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> liberté: elles les
+distribuèrent aux démocrates, qui s'en parèrent avec bonheur. Morando
+ne se sentait plus d'aise. Vitaliani haranguait la multitude, et
+l'excitait à crier vive la liberté! Bientôt commencèrent les excès,
+car l'imitation servile des tragi-comédies jacobines prévalut. La
+foule, guidée par Morando et Vitaliani, se porta au palais Ducal,
+afin de brûler le livre d'or, soigneusement déposé dans une chambre
+d'où il ne sortait que pour recevoir l'inscription d'une famille
+récemment anoblie. Ce n'était à vrai dire qu'une sorte d'almanach de
+la noblesse. On s'en empara après avoir brisé toutes les portes, et
+on le brûla sur la place d'Acqua Verde. On descendit même jusqu'à la
+puérilité; car on perça à coups de baïonnette ou de sabre cet emblème
+innocent. En même temps le peuple brûla la chaise à porteur du Doge,
+l'urne au scrutin du Sénat, et quelques instruments à l'usage des
+patriciens. On croyait ainsi tuer l'aristocratie<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a>.</p>
+
+<p>Une action autrement blâmable fut de renverser et de briser, dans
+la cour du palais Ducal, la statue d'André Doria, élevée par la
+reconnaissance des anciens Génois à la mémoire et aux vertus de ce
+citoyen éminent. On en suspendit la tête et les bras à l'arbre de la
+liberté, et les autres morceaux furent jetés dans les égouts<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a>.
+Que présageaient aux vivants les outrages dirigés contre les morts
+illustres, et l'oubli des services éminents rendus à la patrie?
+Bonaparte, et cet acte l'honore, rougit de cette lâcheté et rappela
+les Génois au sentiment de la pudeur en leur adressant la lettre
+suivante: «Citoyens, j'apprends avec le plus grand déplaisir que,
+dans un moment de chaleur, l'on a renversé la statue d'André Doria.
+André Doria fut grand marin, et homme d'État. L'aristocratie était
+la <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> liberté de son temps. L'Europe entière envie à votre ville
+le précieux avantage d'avoir donné le jour à cet homme célèbre. Vous
+vous empresserez, je n'en doute pas, à relever sa statue. Je vous
+prie de vouloir m'inscrire pour supporter une partie des frais que
+cela occasionnera, et que je désire partager avec les citoyens les
+plus zélés pour la gloire et pour le bonheur de votre patrie<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>.»</p>
+
+<p>Aussi bien Bonaparte s'inquiétait de l'opinion publique et prenait à
+son égard des ménagements infinis. Il écrivait<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a> à Faypoult, en
+le priant d'engager Poussielgue, qui maniait facilement la plume, à
+composer une relation de la révolution de Gênes: «Ce n'est que parce
+que les patriotes et les gens sages n'écrivent jamais, ajoutait-il,
+que l'on livre l'opinion à un tas de misérables stipendiés qui la
+pervertissent et tuent l'esprit public.» Une pareille invitation
+était un ordre auquel se conforma Poussielgue. Il composa donc la
+relation de la révolution de Gênes, et en envoya un exemplaire à
+Bonaparte qui le remercia de son attention, et écrivit tout de
+suite à Faypoult en le priant d'acheter pour son compte cinq cents
+exemplaires, non pas tant pour encourager l'auteur que pour répandre
+un écrit qui expliquait et justifiait son intervention à Gênes.
+Ingénieux et précis dans ses instructions, il recommandait en même
+temps à Faypoult de distribuer ces cinq cents exemplaires de façon
+à contenter tout le monde: «Vous m'en enverrez directement cent,
+lui disait-il<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>, et cent autres au citoyen Girardin, libraire au
+Palais-Royal, sans aucune espèce de lettre d'envoi. Je vous prie
+d'envoyer les trois cents autres à tous nos ministres en Europe,
+à tous les ministres des affaires étrangères des gouvernements
+italiens, aux membres les plus marquants de tous les partis du
+conseil des Cinq Cents, des Deux Cent Cinquante, au Congrès des
+<span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> Grisons, aux principaux cantons de la Suisse, et à nos
+principaux consuls en Espagne.»</p>
+
+<p>La liberté était donc proclamée à Gênes. Il fallait maintenant en
+régler l'exercice. Les vingt-deux membres du gouvernement provisoire
+avaient été choisis avec soin par Bonaparte parmi les hommes les plus
+connus pour leurs opinions modérées, et les plus estimés pour leurs
+talents. Serra, Cambiaso, Pareto, Corvetto, Maglione et Ruzzo en
+étaient les membres les plus influents. Ils publièrent un manifeste
+adroit, où, tout en remerciant Bonaparte de sa bienveillance et
+les nobles génois de leurs généreux sacrifices, ils exhortaient
+les citoyens à la concorde, et leur annonçaient d'importantes
+améliorations.</p>
+
+<p>Les principales villes du littoral s'associèrent volontiers au
+mouvement démocratique, et envoyèrent des adresses de félicitations.
+Les anciens fiefs impériaux renoncèrent même à leur précaire
+indépendance<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>, et demandèrent à faire partie intégrante de
+la république. Peu à peu les esprits s'apaisaient. Tout semblait
+indiquer, après cette première effervescence populaire, une ère de
+paix et de liberté sous le patronage de la France. Les conseils
+municipaux s'organisèrent et on travailla à rédiger la Constitution;
+mais la bonne union ne dura pas longtemps, et de nouveaux troubles
+éclatèrent à propos de cette Constitution.</p>
+
+<p>Un des vingt-deux membres du gouvernement provisoire, l'évêque
+de Noli, Solari, était un des plus ardents disciples du fameux
+réformateur toscan, Ricci. Il fit décider que l'autorisation du
+gouvernement serait nécessaire pour conférer les ordres sacrés,
+et pour recevoir, dans les couvents, des moines <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> ou des
+religieuses: mesures très sages assurément, mais qui portaient un
+coup à la domination du clergé. De plus, Serra fit décréter que des
+missionnaires, envoyés par le gouvernement, prêcheraient, pendant ou
+après le service divin, la démocratie au peuple. Or, le clergé génois
+tenait à ses privilèges et son influence. Menacé par les réformes de
+l'évêque Solari, choqué par les innovations à tout le moins étranges
+de Serra, il se prononça résolument contre la nouvelle République,
+et, comme il était encore très puissant, surtout dans les campagnes,
+le nombre des ennemis de la démocratie s'accrut encore dans de fortes
+proportions.</p>
+
+<p>Quant aux nobles, ils n'avaient pas attendu les réformes de la
+Commission des vingt-deux pour se prononcer énergiquement. Contenus,
+il est vrai, par le voisinage de l'armée française, ils n'osaient
+entrer en lutte ouverte, mais les principaux d'entre eux, les
+Spinola, Durazzo, Doria et Grimaldi, n'attendaient qu'une occasion
+favorable pour recouvrer leurs privilèges. Comme ils conservaient
+encore une nombreuse clientèle, ils entretenaient l'incertitude dans
+les esprits et la haine contre le nouvel ordre de choses.</p>
+
+<p>À cette opposition latente, mais sérieuse, du clergé et de la
+noblesse, se joignait le mécontentement des gros négociants,
+inquiétés dans leur commerce par les rapines des Barbaresques,
+rapines d'autant plus fâcheuses que la France avait garanti la marine
+génoise contre leurs attaques. Enfin et surtout, la présence des
+troupes et des généraux français contribuait à aigrir les esprits,
+car elle démontrait ou bien que l'indépendance génoise n'était qu'un
+vain mot, ou bien que Bonaparte se défiait des Génois. Aussi les
+ennemis du nouveau régime se prévalaient-ils de la présence d'une
+armée française pour proclamer la ruine et la servitude de la patrie.
+Ils annonçaient que les forteresses de Savone et de San Remo, les
+seuls remparts de l'indépendance génoise du côté de la France,
+allaient être détruites. Ils faisaient remarquer qu'on dégarnissait
+l'arsenal. La noblesse, le clergé et leurs nombreux partisans
+fomentaient ces dispositions <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> ennemies. Tout semblait indiquer
+un prochain soulèvement.</p>
+
+<p>En effet la révolte éclata le 4 septembre, à la nouvelle de
+l'arrestation, par ordre du gouvernement provisoire, de quelques
+nobles, notoirement connus par leur opposition. Les paysans
+s'armèrent, et, pleins de fureur, marchèrent contre Gênes. Le général
+Duphot<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>, à la tête d'une division française et des démocrates
+génois, se présenta au-devant des insurgés. Une bataille sanglante
+s'engagea dans le faubourg d'Albaro. Les paysans, fanatisés par le
+moine Pezzuolo et un certain Marc Antoine, résistèrent avec énergie;
+mais la discipline et la science militaire triomphèrent du nombre et
+du fanatisme. Les révoltés s'enfuirent à la débandade.</p>
+
+<p>À peine la sédition du Bisagno était-elle apaisée, que de nouveaux
+bruits de guerre se firent entendre dans la Polcevera. Une multitude
+armée, beaucoup plus nombreuse que dans le Bisagno, s'empara par
+surprise du fort de l'Éperon qui domine Gênes, et occupa la seconde
+enceinte de murailles, à l'exception de la batterie de San Benigno.
+L'effroi s'empara du gouvernement. La garnison était faible, des
+signes de rébellion commençaient à se manifester à l'intérieur, et la
+reddition de la ville semblait inévitable.</p>
+
+<p>Duphot, qui revenait du Bisagno, ranima tous les courages, et
+conduisit ses soldats à une nouvelle bataille. Le combat dura
+quatre heures et fut vivement disputé. Chassés de leurs positions,
+les paysans de la Polcevera prirent la fuite, poursuivis par les
+démocrates, qui leur tuèrent beaucoup de monde et entassèrent dans
+les prisons de Gênes plusieurs centaines de captifs.</p>
+
+<p>La double victoire d'Albaro et de San Benigno suffit pour arrêter
+toute explosion nouvelle. Tout rentra dans le repos, mais c'était
+un calme menaçant, celui de la terreur et nullement celui de la
+fidélité. La vengeance en effet suivit de près la victoire. Un
+conseil de guerre condamna à mort une douzaine <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> de paysans,
+d'autres furent envoyés aux galères. Quant à Bonaparte, comme ces
+troubles, sans l'inquiéter, l'irritaient, il résolut de sévir, et
+envoya le général Lannes à Gênes pour l'occuper militairement.
+«J'ai été très étonné, écrivait-il à Faypoult<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>, d'apprendre le
+soulèvement des paysans de la montagne. J'ai bien reconnu là le
+caractère italien, dont il faut toujours se méfier. Le gouvernement
+provisoire est un peu jeune. Il est trop confiant. J'ai envoyé hier
+des ordres pour que le général Lannes, avec une colonne mobile,
+se rendît à Tortone, où il sera à votre disposition. J'ai envoyé
+également le général Casabianca avec des sous-officiers d'artillerie
+et ce que demandait le général de Gênes. Qu'on punisse sévèrement les
+auteurs de cette insurrection, sans quoi on recommencera toujours, et
+vous sentez combien, surtout pour une ville de commerce, cela fait
+mauvais effet. Au reste, j'espère qu'au moyen de précautions<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>
+qu'on prendra, et de l'esprit de défiance qu'on montrera, de pareils
+événements ne se renouvelleront plus.»</p>
+
+<p>Lannes exécuta strictement les ordres qu'il avait reçus. La ville et
+les forts furent occupés par de fortes garnisons françaises, et on
+attendit les événements, l'arme au pied. Les Génois étaient alors
+dans l'épouvante. Ils venaient d'apprendre <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> la chute et le
+partage de Venise, et redoutaient pour eux un sort semblable. En face
+de la France menaçante, de Bonaparte impénétrable, de ses lieutenants
+gardant un silence de commande, les anciens partis tremblaient de
+peur. Ils oublièrent momentanément leurs divisions intestines pour
+ne songer qu'au salut commun, et supplièrent Bonaparte de les tirer
+d'incertitude en leur faisant connaître ses volontés et surtout en
+arrêtant la rédaction définitive de la Constitution.</p>
+
+<p>Bonaparte se contenta d'abord de donner des conseils, et ils étaient
+forts sages: «J'apprends avec peine que vous êtes divisés entre
+vous, et que par là vous donnez un champ libre à la malveillance et
+aux ennemis de la liberté. Étouffez toutes vos haines et réunissez
+tous vos efforts, si vous voulez éviter de grands malheurs à votre
+patrie et à votre famille.» Il leur recommandait en outre de ménager
+les susceptibilités religieuses, et de supprimer résolument toutes
+les commissions extraordinaires: «Vous ne devez pas vous gouverner
+par des excès, comme vous ne devez pas vous laisser périr par la
+faiblesse<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>.»</p>
+
+<p>À ces conseils, qui risquaient de demeurer platoniques, Bonaparte,
+en homme pratique, joignit un projet de Constitution. La République
+génoise serait maintenue; elle prendrait seulement le nom des
+République Ligurienne, car c'était alors la mode de ressusciter les
+noms antiques. Le pouvoir exécutif serait confié à un Directoire
+de cinq membres, et le pouvoir législatif appartiendrait à un
+conseil des anciens de trente membres, et à un conseil des jeunes
+de soixante membres. Le peuple serait convoqué dans ses comices et
+prononcerait, en dernier ressort, sur l'acceptation ou le rejet de
+la nouvelle Constitution. Bonaparte, avec une hauteur de vues et
+une impartialité dont on ne saurait trop le louer, <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> engageait
+les Génois à ne pas exclure les nobles des fonctions publiques. «Ce
+serait une injustice révoltante, ajoutait-il<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>. Vous feriez,
+ce qu'ils ont fait.» Il terminait par un sage appel à la concorde
+«Méfiez-vous de tout homme qui veut exclusivement concentrer l'amour
+de la patrie dans ceux de sa coterie; si son langage a l'air de
+défendre le peuple, c'est pour l'exaspérer, le diviser.... Dans un
+moment où vous allez vous constituer en un gouvernement stable,
+ralliez-vous. Faites trêve à vos méfiances; oubliez les raisons que
+vous croirez avoir pour vous désunir, et, tous d'accord, organisez et
+consolidez votre gouvernement.»</p>
+
+<p>Aussi bien Bonaparte désirait terminer cette importante affaire,
+avant de rentrer en France. Il ne se dissimulait pas que l'Autriche
+n'avait déposé les armes que momentanément, et n'attendait qu'une
+occasion pour revendiquer ses droits et intervenir de nouveau en
+Italie. Aussi s'emportait-il contre les maladroits ou les fanatiques
+qui, par leurs excès de zèle, compromettaient l'&oelig;uvre du
+gouvernement provisoire génois. Il en voulait surtout à quelques
+réfugiés napolitains dont les furibondes déclamations contre la
+religion entretenaient dans les esprits une incurable défiance. Il
+pressait Faypoult de leur imposer silence, et de conclure au plus
+vite. «Il est bien important que tout soit libre sur nos derrières,
+lui écrivait-il, car nous aurons besoin de toutes nos forces pour
+donner un vigoureux coup de collier.»</p>
+
+<p>On n'osait déjà plus ne pas exécuter les ordres de Bonaparte.
+Faypoult comprit que le moment était passé des hésitations, et se
+chargea de le faire comprendre au gouvernement provisoire.</p>
+
+<p>Les Génois se résignèrent. Ils étaient entre les mains de la France:
+mieux valait faire contre mauvaise fortune bon c&oelig;ur, et accepter
+ce qu'on ne pouvait plus éviter. Le peuple fut donc convoqué dans
+ses comices le 19 janvier 1798. Malgré la pression des baïonnettes
+françaises, 17,000 citoyens eurent <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> le courage de déposer
+un vote négatif, mais 100,000 suffrages affirmatifs consacrèrent
+la ruine de l'antique indépendance. Les cinq nouveaux directeurs,
+Corvetto, Littardi, Maglione, Molfino et Costa furent aussitôt
+élus, les membres des conseils nommés, et de plates adresses de
+remerciement furent envoyées au Directoire.</p>
+
+<p>Ainsi périt, ou du moins fut transformée, la République génoise; mais
+fière, courageuse, et après avoir versé du sang pour sa défense, non
+pas humblement docile comme l'avait été la République Cisalpine, non
+pas gémissante comme le fut la République Vénitienne. Ce fut une
+consolation dans son infortune; ce sera son honneur aux yeux de la
+postérité.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> CHAPITRE III<br>
+<span class="smaller">CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE (1796-1797)</span></h2>
+
+<p class="resume">
+Grandeur et décadence de la République vénitienne. &mdash; La
+politique de neutralité désarmée. &mdash; Le comte de Lille est expulsé
+de Vérone. &mdash; Violations du territoire vénitien. &mdash; Entrée des
+Français à Vérone. &mdash; Le podestat Ottolini. &mdash; Ménagements calculés
+de Bonaparte. &mdash; Négociations d'alliance. &mdash; Les exigences de
+Bonaparte. &mdash; Préparatifs de guerre. &mdash; Les démocrates soulèvent
+Bergame, Brescia, Salo, mais ils sont écrasés. &mdash; Manifeste de
+Battaglia. &mdash; Les préliminaires de Leoben. &mdash; Mission de Junot à
+Venise. &mdash; Les Pâques véronaises. &mdash; L'assassinat de Laugier. &mdash; Mission
+Dona et Giustiniani. &mdash; Punition de Vérone. &mdash; Transformation de la
+République aristocratique en République démocratique. &mdash; Traité
+de Milan. &mdash; Les convoitises autrichiennes. &mdash; Mission
+Querini. &mdash; Motion Dumolard. &mdash; Désorganisation de la nouvelle
+République. &mdash; Pillages. &mdash; Négociations de Campo-Formio. &mdash; Les
+instructions du Directoire et les résolutions de Bonaparte. &mdash; Traité
+de Campo-Formio. &mdash; Comment est accueillie la nouvelle. &mdash; Les scrupules
+de Villetard. &mdash; Les dépouilles de Venise. &mdash; Prise de possession par les
+Autrichiens.</p>
+
+<p>Que Bonaparte ait été l'auteur de la chute et du partage de la
+République vénitienne en 1797<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>, tout le monde est d'accord sur ce
+point: mais qu'il soit entré en Italie avec l'intention bien arrêtée
+de détruire Venise, et qu'il ait subordonné toute sa politique
+à cette arrière-pensée, nous ne le croyons pas. <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> L'examen
+attentif des documents contemporains nous prouvera au contraire que
+ce furent les événements et nullement Bonaparte qui précipitèrent
+la chute de cette ville infortunée. Il est vrai que le général en
+chef de l'armée d'Italie profita de ces événements sans le moindre
+scrupule, et ne fit rien pour prévenir cette ruine lamentable. Il
+est certes bien coupable d'avoir agi de la sorte, mais il n'est pas
+le seul coupable. C'est ce que nous allons essayer de démontrer en
+instruisant à nouveau ce grand procès historique.</p>
+
+<h3>I</h3>
+
+<p>En 452 après Jésus-Christ, quelques pêcheurs, à l'approche des
+Huns et de leur terrible chef Attila, s'enfuirent dans les lagunes
+qui bordent la côte septentrionale de l'Adriatique et y bâtirent
+un misérable village, Venise, qui grandit peu à peu, car tous les
+exilés attirés en ces lieux par la facilité de la défense s'y
+donnèrent comme rendez-vous et grossirent la population primitive.
+En 697 les chefs des diverses îles se réunirent pour élire un chef
+unique, à vie, auquel ils donnèrent le nom de duc ou doge. Menacés
+par les pirates de l'Istrie, ils les repoussèrent et étendirent leur
+domination sur l'Illyrie. Maîtres de l'Adriatique, les Vénitiens
+portèrent au loin leur commerce. Les croisades augmentèrent leur
+prospérité en leur ouvrant le chemin de l'Orient. Venise entre
+alors dans la période des conquêtes; elle couvre de ses colonies
+les deux rives de l'Adriatique; elle vend ses services aux croisés
+en obtenant le privilège de posséder dans chaque ville d'Orient un
+quartier à elle; elle s'empare des îles de l'Archipel et des côtes du
+Péloponèse. Une république rivale, Gênes, lui disputait l'empire de
+la Méditerranée. Elle engage avec elle un siècle de guerre, et finit
+par lui arracher la suprématie maritime. Elle tourne alors ses forces
+vers l'Italie, et conquiert successivement ce qu'on nomma depuis
+les états de terre <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> ferme: Trévise, Vicence, Venise, Padoue,
+Brescia, Bergame, etc. Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle Venise était une des
+premières puissances de l'Europe. Elle s'intitulait la <i>Dominante</i>,
+et cette domination elle la devait moins à ses conquêtes qu'à son
+prodigieux commerce. Sur toutes les côtes de la Méditerranée, elle
+avait des comptoirs: ses matelots étaient les meilleurs de l'Europe,
+ses capitaines les plus instruits, ses vaisseaux les mieux équipés.
+L'industrie était florissante, les beaux-arts étaient cultivés
+avec amour. Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle la décadence commence. La
+découverte de l'Amérique et du Cap de Bonne-Espérance la frappe d'un
+coup mortel, en transportant de la Méditerranée à l'Atlantique le
+commerce du monde. Occupée à se défendre contre les Turcs, qui lui
+enlèvent ses possessions de l'Archipel et de la Morée, elle laisse
+les Français, les Espagnols et les Allemands dominer tour à tour
+en Italie. À la Venise guerrière succède une Venise somptueuse et
+galante, ville d'intrigues et de plaisirs, et non plus d'activité
+et d'avenir. Dès lors elle ne vécut que par la tolérance de ses
+puissants voisins. Venise s'endormait. Le réveil fut terrible pour
+elle.</p>
+
+<p>Il est vrai que les Vénitiens avaient confiance en leur gouvernement,
+et que ce gouvernement jouissait en Europe d'une réputation qui fut
+longtemps méritée. La République Vénitienne était essentiellement
+aristocratique. Tous les nobles formaient une assemblée nommée
+le Grand-Conseil. À partir de 1315 l'entrée de ce Grand-Conseil
+était devenue héréditaire par la création du livre d'or, registre
+sur lequel n'étaient inscrits que les descendants des familles
+qui avaient fait partie du Grand-Conseil avant cette même année.
+Ces patriciens inscrits au livre d'or choisissaient dix d'entre
+eux, le fameux Conseil des Dix, véritable ministère investi
+d'attributions très étendues. Ce conseil disposait arbitrairement
+du trésor public comme des biens et de la vie des citoyens. Pour
+augmenter ses pouvoirs, il choisit dans son sein, à partir de 1454,
+le terrible tribunal des trois inquisiteurs d'État, magistrats
+soupçonneux et défiants, qui avaient érigé la dénonciation en méthode
+gouvernementale. Les dénonciations étaient reçues dans <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> la
+gueule des lions qui décoraient la place Saint-Marc. La procédure
+était mystérieuse, les sentences rendues et exécutées en secret.
+Au-dessus des inquisiteurs d'État était le Doge, personnage de
+représentation, chef officiel de la République, mais qui n'avait
+en réalité d'autres pouvoirs que ceux que lui abandonnaient les
+inquisiteurs d'État. Pendant plusieurs siècles ces patriciens se
+montrèrent dignes de la haute position qu'ils occupaient. Les noms
+de Cornaro, Xeno, Dandolo, Barberini, Pisani, etc., sont restés
+célèbres. La diplomatie vénitienne était admirablement informée; les
+rapports adressés à Venise par ses ambassadeurs constituent même
+une des principales sources de l'histoire moderne; mais bientôt les
+descendants dégénérés des grandes familles d'autrefois ne surent
+plus que se maintenir par la terreur, et jouir des énormes richesses
+amassées par leurs ancêtres. Peu à peu un nouvel esprit se fit jour.
+La bourgeoisie, systématiquement repoussée du livre d'or, et la
+noblesse des provinces, jalouse des privilèges que s'arrogeaient
+les patriciens de la capitale, unirent leurs ressentiments et leurs
+convoitises. On commença à parler de réformes, et de changements
+à introduire dans la Constitution. Ces demandes ne furent pas
+accueillies, mais une opposition se forma, et grandit. Il est vrai
+que les classes populaires, traitées avec ménagement, avec douceur
+même, et retenues dans une ignorance absolue, soutenaient les
+patriciens. L'aristocratie vénitienne avait donc pour elle l'immense
+majorité de la population, et l'autorité de la tradition.</p>
+
+<p>Passé glorieux, gouvernement respecté, Venise, malgré sa décadence,
+malgré les partis qui commençaient à la déchirer, était une puissance
+avec laquelle il fallait encore compter. Son pavillon flottait avec
+honneur sur la Méditerranée. Elle possédait l'Adriatique. Les îles
+Ioniennes lui assuraient le commerce des mers grecques. Sur les côtes
+d'Illyrie et de Dalmatie, des montagnards braves et énergiques et
+des matelots habitués à la difficile navigation de ses côtes lui
+fournissaient des soldats pour ses régiments et des marins pour ses
+équipages. <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> Elle avait une flotte de guerre considérable, et,
+à Venise même, un arsenal fameux regorgeait de richesses de tout
+genre. Sur la terre ferme une ceinture de places fortes, Brescia,
+Bergame, Peschiera, Vérone, Legnano du côté de l'Italie; Palmanova,
+Gradisca, Udine du côté de l'Autriche, assuraient la sécurité de
+ses frontières continentales. Elle pouvait mettre sur pied, bien
+qu'elle n'eût pas fait la guerre depuis soixante et dix ans, au
+moins cinquante mille hommes. Les revenus, près de neuf millions de
+ducats, étaient bien équilibrés et suffisants pour tous les besoins.
+Le gouvernement vénitien faisait donc en Europe honorable figure, et
+personne ne se doutait encore qu'une catastrophe le menaçât.</p>
+
+<p>Par malheur la politique des Vénitiens manquait de franchise. Dans
+le grand mouvement d'opinion qui marqua en Europe les dernières
+années du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, ils auraient du prendre un parti
+et se prononcer ou pour ou contre la France. La France était leur
+alliée naturelle, puisqu'il n'existait, entre elle et Venise, aucun
+motif de rivalité ou de guerre, et l'Autriche était au contraire
+leur ennemie héréditaire<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>, puisqu'elle convoitait la possession
+de leurs provinces continentales. Leur intérêt les poussait vers la
+France, mais leurs préjugés les jetaient dans les bras de l'Autriche.
+Les patriciens de Venise détestaient en effet l'esprit démocratique
+de la France et ne redoutaient rien autant que la contagion de ces
+principes démocratiques, en sorte que, par intérêt, ils penchaient
+vers l'alliance française, mais, par tempérament, redoutaient la
+République française. Inquiétés par la démocratie, ils se défiaient
+du despotisme. Dans cette incertitude, ils prirent le plus déplorable
+des partis, celui de la neutralité.</p>
+
+<p>Les avertissements ne leur firent pas défaut. Querini, l'ambassadeur
+de la République à Paris, Grimani, l'ambassadeur à Vienne,
+San Fermo, le plénipotentiaire qu'ils envoyèrent <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> au
+congrès de Bâle, ne cessaient, dans leurs dépêches, de démontrer
+aux inquisiteurs d'État la nécessité de se prononcer. Ils leur
+annonçaient, pour ainsi dire jour par jour, les projets de la France
+contre l'Italie et spécialement contre Venise à qui elle réservait
+le sort de la Hollande. Ils lui dénonçaient, les sourdes menées<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>
+des agents secrets envoyés pour disposer les esprits à la révolution.
+Ils les avertissaient des préparatifs de l'invasion. Le gouvernement
+fermait les yeux et persistait à s'endormir dans la neutralité.</p>
+
+<p>Si du moins les Vénitiens s'étaient mis en mesure de faire respecter
+cette neutralité, c'est-à-dire de repousser toute pression extérieure
+et de se comporter avec la plus grande impartialité envers tous les
+belligérants: mais ils s'imaginèrent, très à tort, qu'en ménageant
+tout le monde, ils seraient eux-mêmes respectés. Quelques patriciens
+mieux avisés étaient partisans de ce qu'on pourrait appeler la
+neutralité armée. Ils voulaient que Venise se mit en état de résister
+aux prétentions des belligérants et de repousser au besoin ces
+prétentions par la force. Dès le 14 juillet 1788, l'ambassadeur de
+Venise à Paris, Antonio Capello, prévoyant la Révolution prochaine,
+et redoutant pour sa patrie les conséquences du système politique
+de la paix à tout prix, écrivait<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>: «La crise imprévue de la
+France a fait naître un nouvel ordre de choses dans le système
+politique général. Aujourd'hui, il faut tenir pour certain que
+Venise peut être très troublée dans son système de neutralité qui
+ne lui procurera peut-être que des embarras. Peut-il convenir à
+notre sécurité de rester ainsi isolés de toutes les puissances? <i>Se
+concenga alla nostra sicurezza starsene isolati da tutti gli altri?</i>»
+Ces prophétiques avertissements ne furent pas négligés. Un parti
+se forma; il avait pour chefs Foscarini, Barbarigo, Giustiniani,
+Zeno et surtout les deux procurateurs Morozini et Pezaro, qui
+voulaient ne pas être surpris par les événements et demandaient
+avec instance <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> que Venise se décidât à sortir de sa torpeur.
+Mais ces patriciens ne formaient qu'une imperceptible minorité.
+Tous les indifférents, c'est-à-dire la majorité, tous les indolents
+et les partisans encore rares des idées françaises, et à leur tête
+se trouvaient des patriciens, Georges Pisani, Valaresso, Ruzzini,
+Giuliani, Battaglia, Premieri, prétendaient au contraire que Venise
+n'avait qu'à gagner à conserver la neutralité, même désarmée, et
+à prouver ainsi son désir de ménager à titre égal Français et
+Autrichiens.</p>
+
+<p>Lorsque la situation s'aggrava et que la France vit se former
+contre elle la première coalition, Venise conserva son attitude
+expectante. En 1793, le procurateur Pesaro demanda formellement la
+levée des milices et l'armement des lagunes. Il aurait même voulu
+l'alliance autrichienne. Valaresso l'emporta sur lui et rien ne fut
+modifié. L'année suivante, Pesaro renouvela sa demande et réunit
+dans le conseil 119 voix contre 67: mais Valaresso, Battaglia, Zeno
+et les autres patriciens, qui venaient d'être mis en minorité,
+firent en sorte que les armements décidés fussent conduits avec une
+lenteur désespérante. Sept mille hommes furent donc, à grand'peine,
+réunis en quelques mois, et encore, dès l'année suivante (1795),
+les partisans de la neutralité désarmée prenaient leur revanche
+en rejetant les conseils guerriers que leur donnait l'ambassadeur
+anglais, le chevalier Worsley<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a>. En outre ils recevaient à
+Venise, comme représentant de la République française, Lallement,
+et envoyaient à Paris, comme ambassadeur extraordinaire, Alvise
+Querini. Ce dernier fut reçu avec de grandes démonstrations d'amitié.
+On l'admit aux honneurs de la séance à la Convention Nationale, et
+Larévellière-Lépeaux, qui présidait, lui adressa une de ces harangues
+déclamatoires dont il avait le secret: «Lorsque la guerre n'avait
+pas encore <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> prononcé, la généreuse Venise a reçu avec éclat
+l'ambassadeur de la République française. La France rendra générosité
+pour générosité. Son alliée n'a pas hésité à saluer sa fortune
+incertaine; elle jouira en paix de sa fortune consolidée. La France
+républicaine sera plus reconnaissante que la France des rois. Venise
+aura pour son alliée la plus sincère la nation française.»</p>
+
+<p>Les Vénitiens prirent-ils au sérieux ces déclarations emphatiques,
+ou s'aveuglèrent-ils de parti pris sur les dangers de l'indécision
+en matière politique, toujours est-il que, dans leur optimisme,
+non seulement ils persistèrent dans la neutralité désarmée, mais
+encore se firent les apôtres de cette doctrine. Ce furent eux qui,
+par exemple, engagèrent le grand-duc de Toscane à les imiter en
+reconnaissant la République Française et en signant avec elle un
+traité de neutralité. Ils ne devaient gagner à ces ménagements que le
+mépris de la France et les hostilités mal déguisées de l'Autriche,
+et, grâce à ce système déplorable dans lequel ils s'obstinèrent, ils
+ressentirent le contre-coup de tous les événements extérieurs. Ils
+étaient destinés à passer d'anxiétés en anxiétés, et cela dès que les
+belligérants se rapprochèrent de leur territoire.</p>
+
+<p>En effet, tant que la guerre eut pour théâtre le Rhin, les Alpes ou
+les Pyrénées, c'est-à-dire de 1792 à 1796, Venise crut n'avoir qu'à
+se féliciter d'avoir jusqu'alors traité la Révolution française comme
+un objet de police et le voisinage des armées autrichiennes comme
+un épouvantail sans conséquences; mais ses illusions se dissipèrent
+dès que les Français descendirent en Italie pour y vider leur
+querelle comme en un champ clos. Elle ne tarda pas à comprendre non
+seulement que sa tranquillité était compromise, mais même que son
+existence était discutée. Lors des conférences de Bâle, elle avait
+déjà été singulièrement inquiétée par la théorie des compensations
+territoriales qui y avait été discutée et admise: non pas qu'elle
+redoutât encore une compensation donnée à ses dépens, mais elle ne
+pouvait se dissimuler tous les dangers <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> de ce nouveau droit
+des gens, surtout pour les puissances secondaires, et peut-être
+se repentait-elle de ne pas s'être mise en mesure de résister aux
+exigences possibles de la France ou aux revendications hautaines de
+l'Autriche.</p>
+
+<p>Bonaparte n'avait pas encore ouvert les hostilités que déjà le
+Directoire agissait contre Venise, comme si la République était à
+ses pieds. Le 1<sup>er</sup> mars 1796, Delacroix, ministre des relations
+extérieures, écrivait à l'ambassadeur de Venise à Paris, Querini,
+pour se plaindre du séjour à Vérone du comte de Lille<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>, celui
+qui s'intitulait Louis XVIII, et exiger son renvoi immédiat. Pour
+donner plus de poids à sa demande, il faisait remarquer que la
+neutralité de Venise n'était qu'un mot vide de sens, puisque les
+troupes autrichiennes avaient à plusieurs reprises traversé le
+territoire vénitien pour se rendre dans leurs cantonnements du
+Milanais et dans le Piémont. Le Grand Conseil fut convoqué. Pesaro,
+qui penchait toujours pour la résistance, aurait voulu que le comte
+de Lille fût entouré des mêmes égards que par le passé. Son discours
+entraîna quarante-sept de ses collègues, mais cent cinquante-six se
+prononcèrent contre lui. On fit donc savoir au Directoire que le
+comte de Lille serait prié de quitter Vérone; quant au passage des
+troupes autrichiennes sur le territoire de la République, il était
+autorisé par des conventions antérieures. Le Directoire se contenta
+de cette demi-satisfaction, mais il exigea le départ immédiat de
+Louis XVIII. Lallement reçut l'ordre d'insister. Le Grand Conseil
+dut s'exécuter. Il le fit même avec une certaine rudesse. Délégués
+par les inquisiteurs d'État, Gradenigo et Carletto avertirent le
+prince de l'arrêté d'expulsion. Le comte de Lille obéit à la brutale
+nécessité qui lui imposait un nouvel exil, et quitta Vérone (21
+avril), mais en exigeant qu'on effaçât le nom de sa famille du livre
+d'or, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> et qu'on lui rendît l'armure dont Henri IV avait fait
+présent à la République<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.</p>
+
+<p>Ce n'était que la première des exigences qui allaient être imposées à
+Venise. Sa faiblesse et ses complaisances les autorisaient. Bonaparte
+venait d'entrer en Italie et d'inaugurer cette série d'éclatantes
+victoires qui le conduisirent bientôt aux portes de Vienne. On a
+prétendu qu'il avait dès lors l'intention bien arrêtée de signer la
+paix aux dépens de la République Vénitienne, et qu'il n'était que
+l'instrument des secrets desseins du Directoire contre Venise. Il
+suffit pourtant de parcourir la correspondance échangée entre le
+gouvernement français et le général victorieux pour être convaincu
+que, ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait d'entente préalable.
+Bonaparte n'avait pas reçu l'ordre d'agir contre Venise, et lui-même
+ne nourrissait aucune prévention particulière contre l'aristocratie
+vénitienne; seulement, dès qu'il se fut rendu compte de sa faiblesse
+et de sa décadence, il en abusa sans le moindre scrupule; et, du jour
+où il pressentit qu'en sacrifiant Venise à l'Autriche il obtiendrait
+plus aisément la paix, il adopta contre elle une politique sans
+pitié, et, suivant une expression célèbre, se montra plus inexorable
+à son égard qu'Attila lui-même. Quant au gouvernement français, qui
+répugnait d'abord à l'idée de ce triste arrangement, il se laissa
+forcer la main, mais sans trop protester.</p>
+
+<h3>II</h3>
+
+<p>Le Piémont et le Milanais étaient conquis. Beaulieu avait été rejeté
+par la bataille de Borghetto jusque sous les murs de Mantoue. Ce fut
+à ce moment critique que le Directoire demanda à Venise une somme
+de douze millions, qui serait <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> reportée sur le passif de la
+République Batave qui devait pareille somme. Il réclama encore la
+mise sous séquestre des capitaux déposés dans les banques vénitiennes
+par les puissances ennemies de la France, et la confiscation
+de tous ceux de leurs navires qui stationnaient dans les eaux
+vénitiennes<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>. Sans même attendre sa réponse, qui ne pouvait être
+que négative, à moins que Venise ne fût décidée à se jeter dans les
+bras de la France, Bonaparte, poursuivant le cours de ses opérations
+militaires, viola le territoire vénitien.</p>
+
+<p>Le général autrichien Kerpen, après la bataille de Lodi, avait
+traversé Brescia et entraîné une colonne française à sa poursuite.
+Il avait ainsi fourni à Bonaparte le prétexte dont il avait besoin
+pour occuper la province. En effet, dès le 20 mai, Bonaparte occupait
+Brescia. Il est vrai qu'il protestait de l'amitié qui unissait
+les deux Républiques, et annonçait<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a> que ses soldats agiraient
+toujours en amis dévoués. «C'est pour délivrer la plus belle contrée
+de l'Europe du joug de fer de l'orgueilleuse maison d'Autriche
+que l'armée française a bravé les obstacles les plus difficiles à
+surmonter. La victoire d'accord avec la justice, a couronné ses
+efforts. Les débris de l'armée autrichienne se sont retirés au delà
+du Mincio. L'armée passe, pour les poursuivre, sur le territoire
+de Venise, mais elle n'oubliera pas qu'une longue amitié unit les
+deux Républiques. La religion, le gouvernement, les usages, les
+propriétés seront respectés. Que les peuples soient sans inquiétude;
+la plus sévère discipline sera maintenue; tout ce qui sera fourni à
+l'armée sera exactement payé en argent. Le général en chef engage les
+officiers de la République de Venise, les magistrats et les prêtres,
+à faire connaître ces sentiments au peuple afin que la confiance
+cimente l'amitié qui depuis longtemps unit les deux nations. Fidèle
+dans le chemin de l'honneur comme dans celui de la victoire, le
+soldat <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> français n'est terrible que pour l'ennemi de sa
+liberté et de son gouvernement.»</p>
+
+<p>Ce n'étaient là que de banales protestations. En réalité Bonaparte
+agissait comme en pays ennemi. Deux jours après l'occupation de
+Bergame, il entrait à Peschiera<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>, autre place vénitienne, que les
+Autrichiens avaient déjà à maintes reprises traversée et même qu'ils
+venaient d'occuper, et ordonnait à Masséna de pousser sur Vérone,
+et de s'emparer des ponts de cette ville, afin de dominer le cours
+de l'Adige. À Vérone se trouvait alors, en qualité de provéditeur
+général des provinces de terre ferme, Nicolo Foscarini, ancien
+ambassadeur de Venise à Constantinople. Sommé par Bonaparte de venir
+le trouver à son quartier général de Peschiera, il n'obéit qu'en
+tremblant. Il se considérait presque comme une victime expiatoire.
+«Je pars, écrivait-il<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a> au grand conseil, que Dieu daigne bénir
+mes efforts et me recevoir en holocauste!» et dans une autre lettre:
+«J'ai rempli mon devoir de citoyen. Je suis allé à Peschiera; je me
+suis trouvé entre les mains des Français; j'ai traversé les longues
+colonnes de ces farouches soldats. J'ai vu le général Bonaparte.»
+Ce dernier comprit tout de suite le parti qu'il pouvait tirer de
+l'épouvante du provéditeur. Il affecta une grande colère<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>, et
+annonça qu'il avait reçu l'ordre de brûler Vérone, si on ne lui en
+ouvrait aussitôt les portes. Éperdu, Foscarini offrit de recevoir
+les Français. Il ne se crut en sûreté que lorsqu'il se fut retiré.
+Bonaparte se serait bien gardé de le retenir. Foscarini en effet
+communiqua aux Véronais la terreur qui le paralysait. À peine eut-il
+annoncé que les Français arrivaient que les patriciens et les riches
+bourgeois émigrèrent en toute <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> hâte<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>. Les routes qui
+conduisaient à Venise furent en un instant encombrées. Les barques
+et les radeaux descendirent l'Adige chargés de passagers de toute
+condition qui se redisaient avec effroi que le général avait promis
+de brûler la ville<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>, pour la punir d'avoir donné asile à Louis
+XVIII. Pendant ce temps les troupes de Masséna prenaient possession
+de cette citadelle (1<sup>er</sup> juin), qui aurait pu si longtemps les
+retenir, et complétaient leur mouvement offensif en occupant quelques
+jours plus tard Legnano et la Chiusa.</p>
+
+<p>Le gouvernement vénitien fut effrayé par la rapidité de cette
+prise de possession, mais il ne pardonna pas à Bonaparte de
+l'avoir réveillé de sa torpeur<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>, et, dès ce moment, le
+considéra comme le pire de ses ennemis. Aussi bien, on comprend
+que ces patriciens, fiers à l'excès et jaloux de leurs privilèges,
+n'avaient accepté qu'à contre-c&oelig;ur les humiliations dont on les
+abreuvait. Ils détestaient déjà les principes français, mais quand
+une armée française, enorgueillie par vingt victoires, commandée
+par d'incomparables généraux, se fut établie à demeure sur leur
+territoire, vivant à leurs dépens, réquisitionnant effets de
+subsistance, approvisionnements et munitions, imposant ses volontés à
+tous les fonctionnaires; lorsque surtout la noblesse provinciale et
+la bourgeoisie, déjà mécontentes et aspirant à des réformes, furent
+ouvertement encouragées par la présence de nos troupes à renouveler
+ces demandes de réforme; les patriciens de Venise eurent alors peine
+à contenir l'expression de leur fureur. Ils auraient dû avoir la
+franchise de leurs opinions, se jeter dans les bras de l'Autriche
+et nous déclarer la guerre. C'est ce que voulaient quelques-uns
+d'entre eux, en qui semblait revivre l'ardeur de <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> leurs
+ancêtres. Ainsi, le podestat de Bergame, Ottolini<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>, écrivait
+qu'on pouvait compter sur environ dix-huit mille montagnards, bien
+armés, mais à qui manquaient des officiers pour les conduire au feu.
+Les inquisiteurs d'État, de leur côté, transmettaient au gouvernement
+la communication suivante<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>: «Si Venise n'arme pas avec énergie,
+elle sera foulée aux pieds comme les autres. Il est vrai qu'il est
+tard; il serait possible que, s'ils remarquaient des préparatifs
+considérables, les Français voulussent en connaître l'objet, mais en
+les faisant dans l'intérieur du Dogado, ils seront moins facilement
+aperçus. D'ailleurs, on pourra dire qu'on prend des précautions pour
+contenir le peuple mécontent et pour repousser les Autrichiens.
+Cette réponse leur donnera à réfléchir. Aux armes donc! Aux armes!
+et qu'il n'y ait pas moins de quarante mille Esclavons et de quatre
+mille cavaliers, si l'on ne veut pas être mis sous le joug.» Ces
+exhortations produisirent leur effet. Les milices furent levées, de
+nombreux mercenaires enrôlés, tous les vaisseaux reçurent l'ordre
+de rentrer à Venise, l'arsenal redoubla d'activité, des impositions
+extraordinaires furent votées et les dons patriotiques acceptés.
+Tout annonçait la guerre, et le gouvernement paraissait décidé à la
+soutenir avec énergie.</p>
+
+<p>Ces préparatifs hostiles n'avaient échappé ni à Bonaparte ni à
+ses lieutenants. L'un d'entre eux, brave soldat plutôt que bon
+observateur, Augereau, les avait pourtant signalés à son chef<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>:
+«Je m'aperçois, général, lui écrivait-il, et je suis même certain
+que les Vénitiens, bien loin de vouloir observer la neutralité à
+notre égard, préparent et fomentent sourdement des actes d'hostilité
+contre nous. Je ne puis en douter, puisque les hostilités commencent
+déjà. Une de mes patrouilles ne saurait aller à une lieue de son camp
+sans être accueillie et fusillée par les paysans qui se rassemblent
+en <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> armes au son du tocsin. Plusieurs volontaires ont déjà
+été assassinés sans que j'aie pu découvrir les coupables et avoir
+justice. Ce matin, à deux heures, mon avant-poste de cavalerie a
+été attaqué par une avant-garde de hussards ennemis. D'après des
+renseignements certains, cette troupe était guidée par des nobles
+du pays... Il en est un surtout dont j'ai le nom, qui promet de se
+défaire des généraux, en leur faisant tendre des embuscades... Il est
+donc temps de voir les intentions du gouvernement de Venise, qu'il
+nous dise si nous sommes en guerre ou en paix avec lui.»</p>
+
+<p>C'était justement la réponse que Venise ne voulait donner à aucun
+prix. Il était dans les traditions de la République de dissimuler
+jusqu'au dernier moment. Cette politique fausse et tortueuse ne
+convenait plus aux circonstances. L'aristocratie vénitienne ne
+comprit pas que le temps était passé des réserves diplomatiques et
+des finesses d'autrefois. Elle affecta de garder la plus stricte
+neutralité; au moment même où elle annonçait au podestat<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a> de
+Bergame l'envoi d'un général, Noveller, pour commander ses bandes
+improvisées, elle lui ordonnait de ne rien précipiter, et surtout
+de garder le secret le plus absolu. À l'heure précise où de tous
+les côtés ses soldats couraient aux armes, elle envoyait deux
+députés<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a> à Bonaparte pour endormir ses défiances. Elle était, en
+un mot, décidée à la guerre, mais elle se réservait de choisir et son
+jour et son heure.</p>
+
+<p>Malheureusement pour Venise, Bonaparte avait beaucoup trop de
+pénétration pour ne pas percer à jour cette politique <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span>
+sénile. Il savait que les Vénitiens tomberaient sur lui au premier
+échec, mais d'un autre côté il n'ignorait pas qu'ils attendraient
+jusqu'au dernier moment pour se jeter sur son flanc. Il accueillit
+donc les députés de Venise, et feignit même d'agréer leurs excuses:
+mais il accumula les griefs, et eut grand soin de tenir ce qu'il
+appelait une querelle ouverte. Il ne désirait pas, en effet, se
+brouiller du jour au lendemain avec Venise, et lui aussi voulait se
+réserver pour l'heure favorable. À trompeur trompeur et demi. Aussi
+bien la dépêche qu'il adressa à ce propos au Directoire ne laisse
+aucun doute sur ses intentions<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>: «Le Sénat de Venise vient de
+m'envoyer deux sages du Conseil pour s'assurer définitivement où en
+étaient les choses. Je leur ai renouvelé mes griefs, je leur ai aussi
+parlé de l'accueil fait à Monsieur, je leur ai dit que, du reste,
+je vous avais rendu compte de tout, et que j'ignorais la manière
+dont vous prendriez cela; que, lorsque je suis parti de Paris, vous
+croyiez trouver dans la République de Venise une alliée fidèle au
+principe, que ce n'était qu'avec regret que leur conduite à l'égard
+de Peschiera m'avait engagé à penser autrement; que du reste je
+croyais que ce serait un orage qu'il serait possible à l'envoyé
+du Sénat de conjurer. En attendant ils se prêtent de la meilleure
+façon à me fournir ce qui peut être nécessaire à l'armée. Si votre
+projet est de tirer cinq ou six millions de Venise, je vous ai ménagé
+exprès cette espèce de rupture.... Si vous avez des intentions
+plus prononcées, je crois qu'il faudrait continuer ce sujet de
+brouillerie, m'instruire de ce que vous voulez faire, et attendre le
+moment favorable que je saisirai suivant les circonstances, car il ne
+faut pas avoir affaire à tout le monde à la fois.»</p>
+
+<p>De cette dépêche ressort la preuve de la non préméditation des
+desseins de Bonaparte contre Venise. Ni lui ni le Directoire <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span>
+n'avaient encore résolu, comme on l'a écrit et répété à tort, de
+partager la République vénitienne.</p>
+
+<p>Le jour même où l'armée française franchissait le Pô, le 7 mai
+1796, voici en quels termes le Directoire traçait à Bonaparte le
+plan de la conduite à tenir avec Venise<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. «Venise sera traitée
+comme une puissance neutre, mais elle ne doit pas s'attendre à
+l'être comme une puissance amie; elle n'a rien fait jour mériter
+nos égards.» Huit jours plus tard, le 18 mai<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a>, les prétentions
+du Directoire augmentaient déjà: «La République de Venise pourra
+peut-être nous fournir de l'argent; vous pourrez même lever un
+emprunt à Venise.» Le 11 juin<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>, nouvelles exigences. Il s'agit
+cette fois de confisquer les vaisseaux et les propriétés appartenant
+aux ennemis de la France et qui sont dans les ports de la République:
+«On pourra en outre lui emprunter cinq millions.» Le 18 juin<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>,
+la somme a grossi. L'emprunt sera de douze millions. À vrai dire,
+le Directoire n'avait aucun plan suivi à l'égard de Venise. Il se
+réservait, suivant les circonstances, ou de l'imposer fortement, ou
+d'occuper son territoire, ou de la démembrer<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>. Dans tous les
+cas, il voulait exploiter la situation à son profit et contre les
+Vénitiens. Dès lors, sans se brouiller avec eux, il n'avait qu'à
+les tenir en haleine pour ainsi dire, les harceler par des plaintes
+ou des demandes continuelles, mais attendre pour se prononcer
+définitivement. Comme d'un autre côté les Vénitiens se sentaient trop
+faibles pour rompre avec la France, et qu'ils attendaient pour le
+faire une occasion favorable, leur politique était également, comme
+celle des Français, une politique d'expectative. C'est ainsi que
+s'expliquent les tiraillements, les hésitations, les demi-mesures
+<span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> et les tromperies réciproques, qu'il nous faudra
+enregistrer, jusqu'à l'heure de l'explosion.</p>
+
+<p>La tactique de Bonaparte, disions-nous, consistait à inquiéter les
+Vénitiens par des reproches incessants, afin de leur faire perdre
+toute présence d'esprit et mettre tous les torts de leur coté, s'il
+était réduit à la nécessité de les frapper avant l'heure marquée
+par lui. Ainsi le 7 juillet<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>, il écrit au provéditeur général
+Foscarini pour se plaindre des assassinats commis contre des soldats
+français par des habitants de Ponte San Marco et réclamer une
+punition exemplaire. Le 8 juillet<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a>, nouvelle plainte au même
+Foscarini contre les mauvaises dispositions des Esclavons et ordre
+de les faire sortir de Vérone. C'est maintenant au provéditeur de
+Brescia qu'il s'adresse, et avec une raideur impertinente, pour lui
+intimer l'ordre de faire cesser les assassinats et de prendre soin
+des blessés dans les hôpitaux<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>: «Votre prédécesseur, ajoute-t-il,
+se conduisait favorablement aux Français; c'est sans doute la raison
+pour laquelle on l'a disgracié. Je vous prie de me faire connaître
+sur quoi je dois compter. Vous ne souffrirez pas que nos frères
+d'armes meurent sans secours <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> dans les murs de Brescia, ou
+assassinés sur les grands chemins. Si vous êtes insuffisant pour
+faire la police de votre pays et pour faire fournir par la ville
+de Brescia ce qu'elle doit pour rétablissement des hôpitaux et les
+besoins de l'armée, je prendrai des mesures plus efficaces.» Parfois
+encore Bonaparte ne se contente pas de menacer: il agit, comme le
+jour par exemple où il fait couronner<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a> d'artillerie française
+les remparts de Vérone et confisque tous les bateaux vénitiens qui
+sont dans le lac de Garde<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>; ou bien encore quand il fait saisir
+«avec toutes les mesures de prévoyance et d'égards que l'on doit à
+la neutralité» soixante-cinq caisses d'effets divers, dont trois
+d'argenterie, appartenant au grand-duc Ferdinand<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>; ou bien quand
+il ordonne aux habitants de Vérone, après la bataille de Castiglione,
+de déclarer à la police militaire les soldats autrichiens qui ont
+trouvé refuge dans les maisons de la ville ou y ont déposé des armes
+et des effets.</p>
+
+<p>S'il ménageait si peu les Vénitiens, c'est qu'il n'attendait pour
+agir contre eux qu'une occasion favorable, mais, avec sa prudence
+ordinaire, il ne pouvait se dissimuler tous les inconvénients d'une
+déclaration formelle de guerre, tant que les Autrichiens ne seraient
+pas expulsés définitivement de la Péninsule. Aussi, dans les rapports
+qu'il adresse au Directoire, a-t-il grand soin de faire remarquer
+que le moment n'est pas encore venu, mais qu'il faut toujours se
+réserver un ou plusieurs prétextes d'intervention. À cet égard les
+trois dépêches du 12 juillet, du 20 juillet et du 26 août sont fort
+curieuses. «Peut-être, écrit-il dans la première<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>, jugerez-vous
+<span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> à propos de commencer dès à présent une petite querelle au
+ministre de Venise à Paris, pour que, après la prise de Mantoue,
+et lorsque j'aurai chassé les Autrichiens de la Brenta, je puisse
+trouver plus de facilité pour la demande que vous avez l'intention
+que je leur fasse de quelques millions.» «Messieurs du Sénat de
+Venise, écrit-il dans la seconde<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>, voulaient nous faire comme
+ils firent à Charles VIII. Ils calculaient que, comme lui, nous
+nous enfermerions dans le fond de l'Italie, et nous attendaient
+paisiblement au retour... aujourd'hui je suis obligé de me fâcher
+avec le provéditeur, d'exagérer les assassinats qui se commettent
+contre nos troupes, de me plaindre amèrement de l'armement qu'on
+n'a pas fait du temps que les Impériaux étaient les plus forts,
+mais, par là, je les obligerai à fournir, pour m'apaiser, tout ce
+qu'on voudra. Voilà comme il faut traiter avec ces gens-ci. Ils
+continueront à me fournir, moitié gré, moitié force jusqu'à la prise
+de Mantoue, et alors je leur déclarerai ouvertement qu'il faut
+qu'ils me payent la contribution portée dans votre instruction,
+ce qui sera facilement exécuté.» Dans la troisième dépêche<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>,
+écrite au moment où Bonaparte s'apprêtait à poursuivre dans le Tyrol
+les régiments de Wurmser, il est moins affirmatif. On voit qu'il
+n'est pas encore assuré de remporter la victoire: «J'ai commencé à
+entamer les négociations avec Venise, je leur ai demandé des vivres
+pour les besoins de l'armée... Dès l'instant que j'aurai balayé le
+Tyrol, on entamera une négociation conforme à vos instructions; dans
+ce moment-ci, cela ne réussirait pas. Ces gens-ci ont une marine
+puissante et sont à l'abri de toute insulte dans leur capitale.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> Non seulement le Directoire ne songeait pas alors à réduire
+Venise à l'extrémité de nous déclarer la guerre, mais encore il
+cherchait sérieusement à contracter une alliance avec la République.
+Les négociations avaient été engagées à Constantinople, dès la fin de
+1795, entre notre ambassadeur Verninac et le baile vénitien Foscari.
+Il s'agissait d'une quadruple alliance à signer entre la France,
+Venise, la Turquie et l'Espagne<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>. Verninac faisait remarquer que
+«les circonstances les invitent à s'unir puisqu'elles leur donnent
+le même ennemi. Cet ennemi, qui n'est que trop connu du Sénat,
+c'est cette puissance inquiète qui a desséché les sources de la
+prospérité des provinces vénitiennes sur la terre ferme, qui, de jour
+en jour, fait décliner le port de Venise de son antique splendeur,
+qui n'aspire à rien moins qu'à dominer dans l'Adriatique après
+avoir envahi les importantes provinces de la côte orientale. Mais
+l'Autriche n'est pas le seul ennemi qui doive exciter l'inquiétude
+du Sénat. La Cour de Saint-Pétersbourg, qui marche aujourd'hui si
+ouvertement à la conquête de toute la Turquie européenne, a déjà jeté
+les fondements de son empire dans le c&oelig;ur de la Grèce, et n'est
+pas moins dangereuse que la maison d'Autriche pour l'indépendance
+et la sûreté de la République de Venise.» L'ambassadeur de Venise à
+Constantinople, Foscari, et celui de Madrid, Gradenigo, appuyaient
+ces propositions, mais le Grand Conseil, qui ne croyait pas au
+succès définitif de la France, les repoussa dans la séance 27 mai
+1796, et déclara qu'il persistait dans son système de neutralité.
+Le Directoire revint à la charge. À la fin de juillet 1790 notre
+ministre à Venise, Lallement, présentait au gouvernement vénitien
+une note fort étudiée où il était dit<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>: «Il est temps que la
+République de Venise sorte enfin de la longue inertie où elle
+croupit depuis la paix de Passarowitz, et qu'elle reprenne entre
+les puissances le rang qu'elle occupait avant 1718. La France lui
+en <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> offre aujourd'hui les moyens; Venise peut augmenter son
+territoire, acquérir des places qui consolident sa puissance et
+serviront à former, entre les deux républiques, un parti fédératif
+fondé sur leurs intérêts réciproques.» Ces avances furent inutiles.
+Les patriciens détestaient la révolution française. «Il n'est que
+trop vrai, écrivait<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a> Lallement à Bonaparte, que la haine pour
+nous a été soigneusement fomentée, excitée, et que la plupart des
+têtes, même celles de plusieurs personnages importants, ont été
+échauffées, égarées par le fanatisme religieux.» Mais, d'un autre
+coté, les régiments français étaient tout près de Venise, menaçants,
+redoutables. Ils avaient à leur tête un général hardi, et que
+n'embarrassaient pas les scrupules diplomatiques. Les patriciens
+s'imaginèrent que l'unique moyen de tout concilier était de gagner
+du temps. Ils répondirent à Lallement qu'ils allaient étudier la
+question, et que, en attendant, ils persistaient dans leur système de
+neutralité.</p>
+
+<p>Ni le Directoire qui croyait avoir besoin de Venise, ni Lallement qui
+mettait son amour-propre à obtenir cette alliance, ne se rebutèrent.
+Le 27 septembre notre ministre<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a> présentait une nouvelle note au
+gouvernement vénitien, où il le mettait en garde contre l'ambition de
+l'Autriche, de la Russie et de l'Angleterre. Il déclarait même, et
+c'est la première trace certaine des projets de partage qui seront
+bientôt exécutés, «que l'Autriche, dans la perte éventuelle de ses
+possessions en Italie, entrevoyait dans les provinces vénitiennes
+de terre ferme le dédommagement le plus convenable du système de
+prépondérance dont elle ne se croyait pas encore obligée de se
+désister». Lallement ajoutait ces paroles prophétiques: «Le droit
+public n'existe plus, et toute trace d'équilibre politique a disparu
+de l'Europe. Il ne reste plus de garantie aux États faibles, que
+celle qu'ils peuvent trouver dans la force fédérative»; et il
+proposait formellement l'alliance française. <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> «Autrement si,
+par égard pour ses ennemis naturels, qui méditent sa perte, elle
+continue de fermer les yeux sur ses véritables intérêts, elle aura
+laissé échapper le moment de se soustraire pour toujours à l'ambition
+autrichienne. Environnée de périls, privée du droit de réclamer
+un appui, elle aura à se reprocher d'avoir négligé les offres et
+repoussé l'amitié de la seule puissance de qui elle peut attendre une
+garantie.»</p>
+
+<p>Certes ce langage était clair. Si Venise refusait notre alliance,
+on l'abandonnerait aux convoitises autrichiennes; on chercherait,
+même à ses dépens, une compensation territoriale. Ce n'était pas
+une menace, mais un avertissement officieux; un des directeurs,
+Rewbell, allait même jusqu'à prévenir l'ambassadeur de Venise à
+Paris que Venise pourrait bien être quelque jour occupée par l'armée
+française<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Go to footnote 170"><span class="smaller">[170]</span></a>. On se demande comment les patriciens de Venise se
+sont abusés sur leurs intérêts au point de ne pas comprendre que
+l'heure était venue de prendre une résolution. Leurs préjugés ou
+plutôt leurs haines antidémocratiques devaient être bien violents
+pour les aveugler ainsi! Peut-être encore restaient-ils persuadés
+de la vérité immuable de cette maxime politique que les Français ne
+peuvent longtemps rester les maîtres de l'Italie. Toujours est-il
+qu'ils reculèrent une fois encore devant la responsabilité d'une
+décision énergique, et répondirent à Lallement qu'ils étaient fort
+sensibles à cette proposition d'alliance, qu'ils l'en remerciaient,
+mais «qu'ils trouvaient, dans leurs principes de modération, de
+bonne intelligence et d'impartialité, la garantie de la paix et de
+la tranquillité de leur pays. Une conduite différente ne ferait
+que compromettre leur sûreté en les exposant à tomber dans le
+gouffre d'une guerre qui pèse sur toutes les nations, mais dont les
+sentiments paternels du gouvernement pour ses sujets lui rendent
+l'idée seule insupportable<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Go to footnote 171"><span class="smaller">[171]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> Les Vénitiens persistaient donc dans le système démodé
+et dangereux de la neutralité désarmée, et cela au moment où les
+Français et les Autrichiens s'apprêtaient à livrer sur le territoire
+même de la République la bataille qui allait décider du sort de
+l'Italie. Ils ne tardèrent pas à subir les conséquences de cette
+déplorable inertie. Tout d'abord, et malgré les espérances des
+patriciens, les Français furent encore vainqueurs, à Arcole, et
+à Rivoli. Bonaparte profita aussitôt de ces nouveaux succès pour
+redoubler d'exigences, et on dirait presque d'impertinences envers
+les fonctionnaires vénitiens. Voici par exemple comment il persifle
+le provéditeur Battaglia, qui lui avait adressé quelques observations
+sur la conduite de nos soldats<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Go to footnote 172"><span class="smaller">[172]</span></a>: «Je n'ai point reconnu dans la
+note que vous m'avez fait passer la conduite des troupes françaises
+sur le territoire de la République de Venise, mais bien celle des
+troupes de Sa Majesté l'Empereur, qui, partout où elles ont passé,
+se sont portées à des horreurs qui font frémir. Le style de cinq
+pages, sur les six pages que contient la note qu'on vous a envoyée
+de Vérone, est d'un mauvais écolier de rhétorique, auquel on a donné
+pour thèse de faire une amplification. Eh! bon Dieu, monsieur le
+Provéditeur, ces maux inséparables d'un pays qui est le théâtre de la
+guerre, produits par le choc des passions et des intérêts sont déjà
+si grands que ce n'est pas, je vous assure, la peine de les augmenter
+au centuple, et d'y broder des contes de fée, sinon rédigés avec
+malice, au moins extrêmement ridicules.» Puis passant tout à coup
+de l'ironie à la menace: «Il vous paraît, s'écrie-t-il, qu'on nous
+jette le gant. Êtes-vous, dans <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> cette démarche, autorisé par
+votre gouvernement? La République de Venise veut-elle se déclarer
+aussi ouvertement contre nous? Déjà je sais que la plus tendre
+sollicitude l'a animée pour l'armée du général Allvintzy<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Go to footnote 173"><span class="smaller">[173]</span></a>....
+Malheur aux hommes perfides qui veulent nous susciter de nouveaux
+ennemis! Ceux qui voudraient méconnaître la puissance de la France,
+assassiner ses citoyens et menacer ses armées, seront dupes de leur
+perfidie et confondus par la même armée qui, jusqu'à cette heure et
+non encore renforcée, a triomphé des plus grands ennemis.»</p>
+
+<p>Dans la bouche du vainqueur d'Arcole ce n'étaient pas de vaines
+menaces. Bonaparte éprouvait un réel mépris pour ces patriciens trop
+lâches pour avouer leur haine au grand jour, et dont la réputation
+d'habileté lui paraissait singulièrement usurpée. Il n'aurait
+pas mieux demandé que d'agir. Ce sont des ennemis, ne cessait-il
+d'écrire au Directoire. Ils ne sont retenus que par l'espoir de notre
+prochaine défaite. «La République de Venise a peur<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Go to footnote 174"><span class="smaller">[174]</span></a>. Elle traite
+avec le roi de Naples et le Pape. Elle se fortifie et se retranche
+dans Venise. De tous les peuples de l'Italie, le Vénitien est celui
+qui nous hait le plus. Ils sont tous armés, et il est des cantons
+dont les habitants sont braves. Leur ministre à Paris leur écrit que
+l'on s'arme. On ne fera rien de tous ces gens-là si Mantoue n'est pas
+pris.» Aussi Bonaparte les traitait-il avec un mépris extraordinaire.
+Il ne se contentait pas de vivre à leurs dépens, en épuisant leurs
+magasins, en consommant leurs munitions et en s'installant dans
+leurs hôpitaux, il s'emparait aussi de leurs places fortes. C'est
+ainsi qu'il ordonnait au général Baraguey d'Hilliers de prendre
+possession de la citadelle de Bergame<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Go to footnote 175"><span class="smaller">[175]</span></a> et annonçait cette
+nouvelle violation <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> de la neutralité au provéditeur Battaglia
+sans même prendre la peine de s'excuser<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Go to footnote 176"><span class="smaller">[176]</span></a>. «Je vous avouerai que
+j'ai été bien aise de saisir cette circonstance pour chasser de cette
+ville la grande quantité d'émigrés qui s'y étaient réfugiés et punir
+un peu les libellistes qui sont en grand nombre dans cette ville, et
+qui, depuis le commencement de la campagne, ne cessent de prêcher
+l'assassinat contre les troupes de la République et qui ont jusqu'à
+un certain point produit un effet, puisqu'il est constant que les
+Bergamasques ont plus assassiné de Français que le reste de l'Italie
+ensemble.» On le voyait même faire acte de souveraineté, distribuer
+le blâme ou l'éloge aux fonctionnaires vénitiens<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Go to footnote 177"><span class="smaller">[177]</span></a>, et menacer
+d'amende la municipalité d'une ville vénitienne, Iseo<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Go to footnote 178"><span class="smaller">[178]</span></a>, qu'il
+accusait de favoriser la fuite des prisonniers autrichiens. Si les
+Vénitiens supportaient ces empiétements quotidiens, si Bonaparte de
+son côté affectait de croire encore à l'existence d'un gouvernement
+régulier, il était de plus en plus évident que la situation devenait
+intolérable et qu'une crise était imminente.</p>
+
+<h3>III</h3>
+
+<p>Le départ de Bonaparte pour les États héréditaires autrichiens
+conjura cette crise. Les Vénitiens espérèrent un instant qu'ils
+allaient être enfin débarrassés de cet impitoyable vainqueur, et
+que l'archiduc Charles, plus heureux que Wurmser et qu'Allvintzy,
+les vengerait de leurs humiliations. Quant à Bonaparte, qui avait
+besoin de toutes ses forces pour <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> la campagne décisive
+qu'il entreprenait, et qui redoutait une diversion vénitienne sur
+les derrières de l'armée française, alors qu'elle serait engagée
+en Autriche, il résolut d'attendre encore, et de profiter jusqu'au
+dernier moment de cette neutralité désarmée, qui lui avait été
+jusqu'alors si utile. «Le moment d'exécuter vos ordres pour Venise
+n'est pas encore arrivé, écrivait-il au Directoire<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Go to footnote 179"><span class="smaller">[179]</span></a>. Il faut
+avant ôter toute incertitude sur le sort des combats que les deux
+armées vont avoir.» Et en effet, avant d'entrer en campagne il
+écrivait sur un ton singulièrement radouci à ce même Battaglia<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Go to footnote 180"><span class="smaller">[180]</span></a>,
+que naguère il rappelait à l'ordre avec tant de sans-gêne. «Le Sénat
+de Venise ne peut avoir aucune espèce d'inquiétude, devant être bien
+persuadé de la loyauté du gouvernement français et du désir que
+nous avons de vivre en bonne amitié avec votre République; mais je
+ne voudrais pas que, sous prétexte de conspiration, l'on jetât sous
+les plombs du palais Saint-Marc tous ceux qui ne sont pas ennemis
+de l'armée française, et qui nous auraient, dans le cours de cette
+campagne, rendu quelques services.» Il poussait même les scrupules
+et les ménagements jusqu'à écrire au provéditeur d'Udine<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Go to footnote 181"><span class="smaller">[181]</span></a> pour
+excuser à l'avance les maux inséparables de la guerre, et lui
+promettre qu'il les réparerait dans la mesure du possible.</p>
+
+<p>Pendant que Bonaparte, engagé au fond de l'Allemagne, et cherchant,
+comme il l'écrivait au Directoire<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Go to footnote 182"><span class="smaller">[182]</span></a>, «à gagner du temps»,
+affectait pour la République vénitienne une amitié toute nouvelle
+et des égards bien inattendus, le Sénat s'apprêtait à profiter
+des événements, et continuait avec activité ses armements. Il
+prescrivit un impôt extraordinaire de 400.000 ducats, qui fut
+immédiatement payé, avec un million <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> sous forme de
+contributions volontaires. Venise, toutes les places voisines et
+les lagunes recevaient de fortes garnisons. On mettait en état les
+batteries. Tous les navires de guerre étaient rentrés à l'arsenal.
+Dans les États de terre ferme les paysans, irrités par les excès
+de nos soldats, prenaient les armes, et, rien que dans la province
+de Bergame, le provéditeur Ottolini organisait dix-huit régiments
+de milice, qu'il armait en toute hâte, et dont il donnait le
+commandement à des officiers de l'armée régulière. Des rixes
+fréquentes éclataient entre les troupes françaises et les Esclavons.
+Il devenait dangereux pour nos compatriotes de se promener hors
+des villes, et même en petites troupes. Le nombre des assassinats
+augmentait de jour en jour. À Venise même le gouvernement ne prenait
+pour ainsi dire plus de précautions pour déguiser son hostilité.
+«Tout annonce des intentions perfides de la part du gouvernement
+vénitien, écrivait à Bonaparte, dès le 19 octobre 1796, le citoyen
+Aillaud<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Go to footnote 183"><span class="smaller">[183]</span></a>. Ses projets ne me paraissent plus un mystère. Il ne
+faudrait qu'un moment favorable pour les voir éclater. Nous devons
+avoir les yeux ouverts sur toutes ses démarches. Trop de sécurité
+pourrait être funeste aux armées de la République. Il y a dix-huit
+mois que je suis à Venise. Il ne fallait qu'un coup d'&oelig;il pour
+voir que le Sénat était un ennemi irréconciliable de la République
+française. Mais dans ce moment, ce n'est plus l'aristocratie seule
+que nous avons à craindre, elle a monté le peuple à un tel degré
+d'effervescence qu'il n'attend qu'un signal pour se déchaîner contre
+nous. On a mis en jeu tous les ressorts du fanatisme religieux, et
+on l'a fait avec tant de succès qu'on entend des individus du peuple
+se plaindre de ce que le gouvernement ne leur permet pas de s'armer
+contre nous.»</p>
+
+<p>Mais si nous avions des ennemis à Venise, nous y comptions aussi des
+amis. La preuve en est que les patriciens les surveillaient avec
+un soin jaloux, et, quand ils ne les jetaient pas en prison, les
+malmenaient ou même les forçaient à <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> s'exiler. On sait que
+l'aristocratie vénitienne a de tout temps fait peser une véritable
+tyrannie sur ses sujets, surtout dans les provinces de terre ferme.
+Du jour où les Français descendirent en Italie en promettant à tous
+les peuples la liberté et l'indépendance, tous les mécontents vinrent
+à nous. On conspira au grand jour la chute du gouvernement vénitien,
+et il y eut bientôt presque dans toutes les villes un parti d'action,
+déterminé à se révolter pour secouer la tyrannie de Venise.</p>
+
+<p>Les provéditeurs étaient au courant de cette propagande démocratique,
+et ils n'étaient pas tendres pour ses instigateurs. Dès le mois de
+juillet 1795 un Brescian était allé trouver Villars, ambassadeur
+français à Gênes, et le représentant du peuple Baffroi. Il leur
+avait annoncé qu'un complot s'était formé à Brescia contre Venise.
+Quelques familles nobles, les Lecchi, les Gambarra, devaient se
+mettre à la tête du mouvement et proclamer l'indépendance nationale.
+La Convention accueillit ce plan, mais elle en jugea l'exécution
+prématurée. Ce fut Bonaparte qui l'exécuta. En effet, au contact des
+Français, à l'expansion des idées libérales si longtemps comprimées,
+un long frémissement remua tous ceux qui s'intitulaient déjà les
+patriotes. Ils résolurent d'agir sans plus tarder, et de profiter de
+la présence des Français pour imiter leurs compatriotes de Milan, de
+Modène ou de Bologne.</p>
+
+<p>La révolution commença à Bergame, dans cette province dont les
+patriciens de Venise se croyaient si sûrs, et où les paysans avaient
+déjà pris les armes pour courir contre les Français. Le provéditeur
+de Bergame, Ottolini, prévoyait cette révolution. Il accablait
+de ses dépêches<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Go to footnote 184"><span class="smaller">[184]</span></a> les trois inquisiteurs d'État, Barbarigo,
+Corner et Anzolo, et les suppliait de l'autoriser à sévir contre
+les perturbateurs: mais le gouvernement vénitien, craignant de se
+compromettre, engageait le provéditeur à patienter. Pendant ce
+temps les conspirateurs, <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> sous la protection du commandant
+français, prenaient tranquillement leurs dispositions. Dans la
+matinée du 12 mars, une pétition se couvrait de signatures pour
+demander la nomination d'une municipalité provisoire. Les habitants
+prenaient les armes, et ils votaient la réunion de Bergame à la
+future République italienne. Aussitôt l'étendard vénitien était
+renversé, et lorsque Ottolini protestait auprès du commandant de la
+place, Lefaivre, ce dernier le menaçait brutalement de la prison.
+Le provéditeur n'avait que le temps de s'enfuir à Brescia avec ses
+soldats, mais désarmés. La municipalité nouvelle couvrait les murs
+d'affiches, appelait aux armes les paysans, ordonnait l'érection
+dans toutes les communes d'arbres de la liberté, et, pour mieux
+échauffer l'enthousiasme, envoyait partout des émissaires, surtout
+des Cispadans et des Polonais, annoncer la bonne nouvelle.</p>
+
+<p>Brescia se révoltait à son tour le 17 mars. Dans cette ville le
+gouvernement vénitien était représenté par le provéditeur Battaglia,
+investi du titre de vice-podestat. Battaglia avait à ses côtés
+comme commandant des troupes vénitiennes un homme fort énergique,
+Mocenigo, qui le poussait à la résistance. Il avait de plus été
+rejoint par Ottolini, qui lui apportait la liste des conspirateurs
+brescians, lui indiquait le jour et l'heure du soulèvement projeté,
+et l'engageait à faire de ces renseignements l'usage que lui
+dicteraient les circonstances et le sentiment de ses devoirs.
+L'ambassadeur de Venise à Milan, Vincenti, l'avait également prévenu,
+en le conjurant de prendre des mesures sévères; mais Battaglia était
+comme frappé d'impuissance. Il avait peur des Français et surtout
+de leur général, qui ne lui avait épargné ni les récriminations
+ni les menaces. Il craignait d'assumer sur lui une trop lourde
+responsabilité en prévenant les menées révolutionnaires. Égaré par
+cet esprit de vertige, que nous avons déjà signalé parmi la majorité
+des patriciens, il voulut persister jusqu'au bout dans le système
+qui était celui de son gouvernement, la neutralité désarmée. Le
+17 mars au soir quelques insurgés brescians, conduits par des
+officiers cisalpins, <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> prennent prétexte d'un passage de
+soldats vénitiens envoyés par Battaglia sur Chiari pour s'emparer
+du bourg de Ceccaglia. Le lendemain 18, ils surprennent une des
+portes de la ville et somment le vice-podestat d'avoir à se retirer.
+Au lieu de donner à la garnison vénitienne l'ordre de disperser le
+rassemblement, ainsi que le demandait Mocenigo, Battaglia parlemente
+avec les insurgés. L'un d'entre eux, Lecchi, lui déclare que Brescia
+ne rentrera jamais sous la domination vénitienne, et que les Français
+l'aideront à recouvrer son indépendance. En effet la garnison
+française restait immobile et le bruit courait que le général
+Kilmaine venait de faire braquer les canons de la citadelle contre
+la ville. Battaglia épouvanté ordonne à ses soldats de rentrer dans
+leurs quartiers, et se livre aux insurgés. À cette nouvelle ceux qui
+hésitaient encore se joignent à eux. Un ancien condamné aux plombs de
+Venise, qu'on gardait sans doute pour la circonstance, est exhibé. Sa
+vue enflamme le peuple. Le soulèvement devient général, et la réunion
+de Brescia à la future République italienne est votée d'enthousiasme.
+Pendant ce temps l'infortuné provéditeur croyait sa dernière heure
+venue. Il n'avait même pas le courage de rédiger son rapport au
+gouvernement et laissait ce soin à son lieutenant Mocenigo<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Go to footnote 185"><span class="smaller">[185]</span></a>.</p>
+
+<p>Le 24 mars, la petite ville de Salo sur le lac de Garde se révoltait
+à son tour. Deux jours plus tard, le 27 mars, un officier de
+cavalerie française se présentait à Crema et demandait à y être
+logé. Deux détachements de soldats survenaient à l'improviste, qui
+désarmaient la garnison vénitienne, s'emparaient de l'Hôtel de Ville
+et couchaient en joue le podestat. Aussitôt arrivaient des Milanais,
+et le peuple, excité par eux et par les patriciens de Crema, se
+soulevait, nommait une nouvelle municipalité, abattait le lion de
+Saint-Marc, et proclamait son union à la future République italienne.</p>
+
+<p>Ce furent les seules conquêtes de la révolution. Partout
+ailleurs <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> les villes et les campagnes restèrent fidèles
+au gouvernement. À Vérone, il y eut même comme une protestation
+indignée contre ces tentatives. Les Esclavons, secondés par les
+Véronais, voulaient marcher tout de suite contre les révoltés, et
+ils les auraient probablement réduits à la raison, car ces derniers
+n'avaient pas encore eu le temps de s'organiser, mais le Sénat,
+toujours prudent, et redoutant de trouver des Français derrière ses
+sujets rebelles, retint l'ardeur de ses soldats et des Véronais,
+et se contenta de protester auprès du ministre de France à Venise
+et de son ambassadeur à Paris. Ni Lallement, ni Querini n'avaient
+assez d'influence pour modifier la situation. Le maître de la
+situation était Bonaparte qui continuait, dans sa marche victorieuse
+sur Vienne, à balayer devant lui les régiments autrichiens et dont
+l'importance grandissait avec la fortune. Aussi le Sénat agit-il
+sagement on lui expédiant deux des siens, le procurateur Pesaro et
+Jean-Baptiste Cornaro. Les deux patriciens rejoignirent Bonaparte à
+Goritz le 25 mars 1797<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Go to footnote 186"><span class="smaller">[186]</span></a>. Il les reçut fort bien et eut avec eux
+deux longues conférences. Il commença par leur dire qu'il n'était
+pas responsable des événements de Bergame et de Brescia, et qu'il ne
+voulait pas intervenir, sauf au cas où la République vénitienne le
+chargerait officiellement de rétablir l'ordre. Il refusa de rendre
+les citadelles occupées par ses troupes, et non seulement s'entêta
+dans sa résolution de vivre aux dépens de la République, mais encore
+finit par demander une contribution de six millions. Le Sénat
+délibéra sur le rapport de ses députés et eut l'insigne faiblesse de
+consentir par 116 voix contre 7 à cette exigence, que ne justifiaient
+ni les circonstances ni la conduite du gouvernement. C'était voter sa
+propre déchéance!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> Pendant ces négociations les deux partis ennemis en
+étaient venus aux mains. Quelques milliers de paysans s'étaient
+rués sur la ville de Salo, y avaient surpris un détachement de 200
+Polonais<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Go to footnote 187"><span class="smaller">[187]</span></a>, et massacré quelques patriotes. Les montagnards des
+Vals Camonica, Trompia et Sabbia, conduits par le comte Fioravanti,
+couraient la campagne et assassinaient les traînards français qu'ils
+rencontraient. À Vérone se concentraient des forces imposantes sous
+le commandement de deux provéditeurs jeunes et dévoués, Giovanelli
+et Erizzo. Le Sénat avait donné pleins pouvoirs au comte Emilio des
+Emiles, et ce dernier levait des hommes, préparait des magasins et
+préparait ouvertement la contre-révolution. Le parti de la réaction
+comprenait la grande majorité de la population, les nobles par
+attachement héréditaire à la vieille République, qui avait fait la
+fortune de leurs maisons, les prêtres irrités par la spoliation
+des églises, et les paysans, accablés d'impôts et de réquisitions,
+brutalisés et obligés par un récent arrêté de payer la valeur des
+bagages pris sur nos soldats par les Autrichiens. D'ailleurs la vue
+du drapeau français sur les forteresses vénitiennes indignait tous
+ceux qui croyaient encore à la patrie vénitienne, et ils confondaient
+dans une haine égale et les usurpateurs étrangers et ceux de leurs
+compatriotes qui profitaient des malheurs du temps pour s'entendre
+avec les étrangers et se séparer avec éclat de la mère patrie. La
+guerre contre la France était donc imminente, mais la guerre civile
+avait déjà commencé.</p>
+
+<p>Ce fut à ce moment, le 22 mars, que parut un manifeste retentissant,
+qu'on attribua au provéditeur Battaglia, mais dont ce dernier nia
+toujours la paternité, et qui paraît en effet avoir été composé
+par un réfugié italien, un certain Salvadou, qui ne cherchait qu'à
+brouiller encore la situation afin d'en profiter. Le voici: «Le
+délire fanatique de quelques brigands, ennemis de l'ordre et des
+lois, a excité les crédules Bergamasques à la rébellion contre
+leur souverain <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> légitime. Ils ont dirigé une multitude
+de scélérats stipendiés sur les villes et les provinces pour les
+entraîner à la révolte. Nous exhortons les sujets restés fidèles
+à se lever en masse, à dissiper, à détruire ces ennemis de l'État
+sans faire quartier à aucun, se fût-il même rendu prisonnier. Qu'ils
+soient certains que le gouvernement s'empressera de leur fournir
+des secours d'argent et de troupes réglées. Déjà les Esclavons à
+la solde de la République sont prêts à marcher. Que personne ne
+doute du succès de l'entreprise; nous pouvons affirmer que l'armée
+autrichienne a enveloppé et battu complètement les Français dans le
+Tyrol et le Frioul. Elle poursuit le reste de ces hordes sanguinaires
+et impies, qui, sous le prétexte de combattre l'ennemi, ont dévasté
+les campagnes et pillé les sujets de la République, toujours
+sincères, toujours exacts à observer la neutralité. Les Français se
+trouvent donc dans l'impossibilité de porter secours aux rebelles.
+C'est à nous d'attendre le moment favorable pour leur couper la
+retraite devenue leur unique ressource. Nous invitons en outre les
+Bergamasques demeurés fidèles et les autres peuples à chasser les
+Français des villes et des forts dont ils se sont arbitrairement
+emparés, et à s'adresser à nos commissaires Zanchi et Locatelli pour
+recevoir les instructions nécessaires aussi bien que la paie de
+quatre livres par jour pendant la durée du service.»</p>
+
+<p>Ce manifeste était un véritable appel aux armes qui détruisait la
+neutralité et autorisait toutes les représailles. Il est certain que
+ces excitations furibondes, ces mensonges intéressés, ces enrôlements
+constituaient une provocation ou pour mieux dire une déclaration
+de guerre; mais Battaglia était trop prudent pour s'être permis un
+pareil éclat. Ni par ses fonctions, ni par son caractère, il n'était
+homme à brusquer ainsi la situation. Il s'empressa de désavouer
+le manifeste qu'on lui attribuait, et le doge, sur sa prière,
+en fit autant<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Go to footnote 188"><span class="smaller">[188]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> Le grand Conseil, assemblé pour la
+circonstance, déclara de son côté que «le manifeste du 22 mars est
+opposé aux sentiments que n'a cessé de professer le gouvernement à
+l'égard d'une nation amie. Il ne peut, dans le cas qui se présente,
+que protester contre d'aussi odieuses perfidies, et il observe à
+ses fidèles sujets qu'ils ne doivent pas se laisser séduire par ces
+souillures. Les maximes du Sénat sont de vivre, comme précédemment,
+en parfaite harmonie et amitié avec la nation française». En effet,
+tout semble indiquer que ce manifeste était fabriqué, mais il servait
+si bien les intérêts de la France et des révoltés vénitiens, qu'on
+feignit de croire à son authenticité. On le colporta, on l'imprima,
+on le répandit partout en le présentant comme la meilleure des
+preuves de la duplicité du gouvernement vénitien. Quant à Bonaparte,
+il allait s'en servir comme d'une arme terrible contre la République.</p>
+
+<p>Bonaparte venait de remporter contre les Autrichiens une nouvelle
+série de victoires. Il était alors aux portes de Vienne. Rien ne
+l'empêchait d'entrer dans cette capitale; mais il se sentait bien
+isolé. Il se rendait compte de la résistance nationale dont il lui
+faudrait triompher, s'il réduisait ses adversaires aux dernières
+extrémités. D'ailleurs il désirait signer la paix, non seulement
+pour ne pas aventurer dans une partie suprême les résultats acquis,
+mais surtout pour ajouter à la gloire du conquérant celle du
+pacificateur. Peu à peu germa dans son esprit la pensée de faire
+cette paix aux dépens de Venise. Sans doute, nous n'étions pas en
+guerre avec Venise, mais les griefs s'accumulaient, et la théorie
+des compensations territoriales était si séduisante que Bonaparte
+avait grande envie d'en faire l'essai aux dépens d'un gouvernement
+peu sympathique. Les scrupules ne l'avaient jamais arrêté longtemps.
+Puisque l'occasion se présentait de signer une paix glorieuse, même
+en sacrifiant un État que liait à la <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> France une alliance
+plusieurs fois séculaire, il saurait faire litière de ses scrupules!</p>
+
+<p>Seulement des prétextes étaient nécessaires. Bonaparte ne fut pas
+embarrassé pour en trouver. Dès le 5 avril<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Go to footnote 189"><span class="smaller">[189]</span></a>, il écrivait au
+procurateur Pesaro pour se plaindre des placards affichés à Vérone
+contre la France, des assassinats commis contre les Français, d'une
+prétendue insulte à notre consul à Zante, du mauvais accueil fait à
+une de nos frégates, <i>la Brune</i>, et surtout des persécutions dirigées
+contre nos partisans. Il terminait par ces paroles menaçantes: «La
+République française ne se mêle pas des affaires intérieures de
+la République de Venise; mais la nécessité de veiller à la sûreté
+de l'armée me fait un devoir de prévenir les entreprises que l'on
+pourrait faire contre elle.» Bonaparte lui écrivait encore le même
+jour<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Go to footnote 190"><span class="smaller">[190]</span></a>, pour le prévenir qu'il considérait le gouvernement
+vénitien comme responsable d'une somme de trente millions, déposée
+à Venise par le duc de Modène, et dont il venait de prononcer le
+séquestre. Enfin, et pour mieux accentuer son mécontentement, il
+annonçait aux municipalités provisoires de Brescia et de Bergame
+qu'il ne voulait pas intervenir en leur faveur, mais aussi qu'il
+empêcherait tout mouvement de troupes dirigé contre les révoltés, ce
+qui était en quelque sorte reconnaître la légalité de la révolte<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Go to footnote 191"><span class="smaller">[191]</span></a>.</p>
+
+<p>Le manifeste de Battaglia vint très à propos lui fournir le
+motif de rupture dont il avait besoin pour justifier l'acte
+inqualifiable qu'il venait de commettre. Il avait en effet signé,
+le 7 avril, l'armistice de Judenbourg, qui allait être bientôt
+suivi des préliminaires de Leoben, et ces préliminaires stipulaient
+expressément des compensations territoriales pour <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span>
+l'Autriche aux dépens de Venise. Trois projets préliminaires avaient
+été soumis à l'Empereur<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Go to footnote 192"><span class="smaller">[192]</span></a>. Tous trois stipulaient la cession
+de la Belgique et de la rive gauche du Rhin à la France, et des
+compensations territoriales pour l'Autriche en Italie. Ils variaient
+pour ces compensations. Le troisième offrait la restitution de la
+Lombardie, le premier et le second sacrifiaient à l'Autriche tout
+ou partie des États vénitiens. L'Empereur n'hésita pas. C'était
+une bonne fortune inespérée que cette proposition. Il s'agissait
+d'échanger une province séparée des États héréditaires contre un
+territoire limitrophe. Aussi envoya-t-il à ses plénipotentiaires,
+Merfeldt et Gallo, les pouvoirs nécessaires, et, dès le 18 avril,
+étaient signés les préliminaires de Leoben.</p>
+
+<p>Par ces préliminaires<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Go to footnote 193"><span class="smaller">[193]</span></a> l'Empereur renonçait en faveur de la
+France à la Belgique et à la Lombardie, ainsi qu'à la rive gauche
+du Rhin, mais il était dédommagé de ces sacrifices par l'abandon
+de l'Istrie, de la Dalmatie, et des provinces vénitiennes, situées
+entre l'Oglio, le Pô et l'Adriatique. Quant à Venise et aux autres
+États de terre ferme, ils devaient être réunis à la Lombardie et à
+la République Cispadane. Les parties contractantes se garantissaient
+l'une à l'autre les territoires cédés. Elles devaient en outre se
+concerter «pour lever tous les obstacles qui pourraient s'opposer à la
+prompte exécution des articles précédents, et nommer à cet effet des
+commissaires ou des plénipotentiaires qui seraient chargés de tous
+les arrangements convenables à prendre avec la République de Venise».
+Enfin il était formellement stipulé que ces articles resteraient
+secrets jusqu'à la signature du traité de paix définitif. En autres
+termes, Bonaparte et les représentants de l'Empereur venaient
+de décider le partage de la République Vénitienne, c'est-à-dire
+d'un État neutre, que le droit des gens, à défaut d'engagements
+solennels, aurait dû <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> protéger contre les convoitises
+autrichiennes et la trahison française. Le plus singulier c'est que
+le Directoire n'avait pas autorisé le général de l'armée d'Italie à
+sacrifier ainsi Venise, et Venise se doutait si peu de la catastrophe
+qui la menaçait qu'elle continuait son déplorable système de
+neutralité désarmée, et, par son inconcevable faiblesse, se mettait à
+la merci de ses vainqueurs sans combat.</p>
+
+<p>Bonaparte se rendait très bien compte de l'acte inique qu'il
+commettait. Il n'ignorait pas non plus qu'il outrepassait ses
+instructions, en disposant ainsi du sort d'un peuple allié, ou du
+moins neutre. Aussi résolut-il de prendre les devants, d'abord en
+expliquant sa conduite au Directoire, puis en réduisant Venise à la
+nécessité de se défendre, afin d'avoir un prétexte pour la démembrer.
+Le jour même où il faisait part au Directoire de la signature des
+préliminaires, il cherchait à les justifier en accusant Venise: «Le
+gouvernement de Venise<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Go to footnote 194"><span class="smaller">[194]</span></a> est le plus absurde et le plus tyrannique
+des gouvernements. Il est d'ailleurs hors de doute qu'il voulait
+profiter du moment où nous étions dans le c&oelig;ur de l'Allemagne
+pour nous assassiner. Notre République n'a pas d'ennemis plus
+acharnés, comme les émigrés et Louis XVIII d'amis qui leur soient
+plus véritablement dévoués. Son influence se trouve considérablement
+diminuée, et cela est tout à notre avantage. Cela d'ailleurs lie
+l'Empereur à la France, et obligera ce prince, pendant les premiers
+temps de notre paix, à faire tout ce qui pourra nous être agréable.»
+En même temps, et pour mieux excuser cette inqualifiable violation du
+droit des gens, il prenait la résolution de pousser à bout Venise, et
+de montrer par tous les moyens possibles qu'il avait le droit d'agir
+contre elle comme il le faisait.</p>
+
+<p>Le 7 avril avait été signé l'armistice de Judenbourg. Dès le 9,
+étaient lancées de Judenbourg contre Venise diverses lettres qu'il
+nous faut analyser, car elles démontreront jusqu'à l'évidence que,
+dès cette époque, Venise était condamnée <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> dans l'esprit de
+Bonaparte. La première de ces<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Go to footnote 195"><span class="smaller">[195]</span></a> lettres est adressée au ministre
+de France à Venise, Lallement. Bonaparte le prévient qu'il vient
+d'envoyer à Venise un de ses aides de camp, Junot, porteur d'une
+lettre au Doge. Il lui adresse en même temps une note énumérant
+sept griefs<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Go to footnote 196"><span class="smaller">[196]</span></a> dont il exigera le redressement immédiat: «Vous
+demanderez au Sénat de Venise une explication catégorique dans douze
+heures, savoir si nous sommes en paix ou en guerre, et, dans le
+dernier cas, vous quitteriez sur-le-champ Venise.» Vient ensuite
+une proclamation<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Go to footnote 197"><span class="smaller">[197]</span></a> au peuple de terre ferme. Il plaint les
+Vénitiens du peu d'égards que leur ont témoigné les patriciens, et
+leur annonce une prompte vengeance: «Je sais que, n'ayant aucune
+part à son gouvernement, je dois vous distinguer dans les différents
+châtiments que je dois infliger aux coupables. L'armée française
+protégera votre religion, vos personnes et vos propriétés. Vous
+avez été vexés par ce petit nombre d'hommes qui se sont, depuis le
+temps de la barbarie, emparés du gouvernement. Si le Sénat de Venise
+a sur vous le droit de conquête, je vous en affranchirai. S'il a
+sur vous le droit d'usurpation, je vous restituerai vos droits.»
+Il prescrivait en même temps au général Kilmaine, auquel il avait
+laissé le commandement de toutes les forces laissées en arrière,
+de désarmer les garnisons vénitiennes de Padoue, Trévise, Bassano,
+Vérone, Brescia et Bergame, et d'installer partout des municipalités
+provisoires<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Go to footnote 198"><span class="smaller">[198]</span></a>. «Vous aurez bien soin de ne vous laisser arrêter
+par aucune espèce de considération. Si dans vingt-quatre heures la
+réponse n'est pas faite, que tout se mette en marche à la fois, et
+que sous vingt-quatre heures il n'existe pas un soldat vénitien sur
+le continent... Tout va fort bien ici, et, si l'affaire de Venise
+est bien menée, comme tout ce que vous faites, ces gaillards-là
+se <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> repentiront, mais trop tard, de leur perfidie. Le
+gouvernement de Venise, concentré dans sa petite île, ne serait pas,
+comme vous le pensez bien, de longue durée.»</p>
+
+<p>Ultimatum menaçant adressé au Sénat sous la double forme d'une
+note remise par le ministre de France et d'une lettre lue au doge
+par un aide de camp, appel à la révolte des peuples restés soumis,
+mesures militaires destinées à prévenir toute résistance: comme
+on le voit, Bonaparte n'a pas ménagé Venise, et il prévoyait si
+peu une opposition quelconque à ses ordres, qu'il prenait soin, ce
+même jour 9 avril 1797, d'envoyer au Directoire copie des lettres
+précédentes<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Go to footnote 199"><span class="smaller">[199]</span></a>, et il y ajoutait cet étrange commentaire: «Quand
+vous lirez cette lettre, nous serons maîtres de tous les États
+de terre ferme, ou bien tout sera rentré dans l'ordre et vos
+instructions exécutées. Si je n'avais pas pris une mesure aussi
+prompte et que j'eusse donné à tout cela le temps de se consolider,
+cela aurait pu être de la plus grande conséquence.»</p>
+
+<p>Avant que la réponse du Directoire à ces diverses communications ne
+fût parvenue, Junot se rendit à Venise et y exécuta les ordres de
+son général<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Go to footnote 200"><span class="smaller">[200]</span></a>. Arrivé le 14 avril, il était, dès le lendemain,
+introduit au grand Conseil et donnait lecture de la lettre
+suivante<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Go to footnote 201"><span class="smaller">[201]</span></a>: «Toute la terre ferme de la sérénissime République
+de Venise est en armes; de toutes parts les paysans, que vous avez
+armés et soulevés, crient: mort aux Français! plusieurs centaines
+de soldats de l'armée d'Italie en ont déjà été victimes. C'est en
+vain que vous désarmerez des rassemblements que vous-mêmes vous
+avez organisés. Croyez-vous que, dans le moment où je me trouve
+au c&oelig;ur de l'Allemagne, je ne puisse pas faire respecter le
+premier <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> peuple de l'univers? Le sénat de Venise a répondu
+par la perfidie la plus noire aux procédés généreux que nous avons
+toujours eus avec lui... La guerre ou la paix. Si vous ne prenez pas,
+sur-le-champ, les moyens de dissiper les rassemblements, si vous ne
+faites pas arrêter et livrer en mes mains les auteurs des assassinats
+qui viennent de se commettre, la guerre est déclarée. Le Turc n'est
+pas sur vos frontières. Aucun ennemi ne vous menace: cependant, de
+dessein prémédité, vous avez fait naître des prétextes pour avoir
+l'air de justifier un rassemblement dirigé contre l'armée. Il sera
+dissous dans vingt-quatre heures. Nous ne sommes plus au temps de
+Charles VIII.» À ces insultes qu'aggravait encore l'affectation de
+rudesse militaire avec laquelle Junot les jetait à la face du Sénat,
+il n'y avait qu'à répondre par la guerre immédiate, et, puisqu'on
+évoquait le souvenir des temps anciens, se rappeler que Venise
+avait jadis lutté contre le pape, les rois de France et d'Espagne
+et l'empereur d'Allemagne coalisés: mais on venait d'apprendre la
+terrible nouvelle des préliminaires de Leoben. On n'en connaissait
+pas le texte, mais on soupçonnait quelque trahison. D'ailleurs on
+n'ignorait pas que l'Autriche ne viendrait pas au secours de la
+ville menacée, et que le général vainqueur n'avait, pour ainsi
+dire, qu'à étendre la main pour exécuter ses menaces. La réponse du
+doge fut<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Go to footnote 202"><span class="smaller">[202]</span></a> donc humble, plus peut-être qu'il n'aurait convenu au
+chef d'une République autrefois si orgueilleuse. Il protestait de
+ses bonnes intentions, de «l'ingénuité de sa conduite», annonçait
+que satisfaction serait accordée sur tous les points et espérait
+que les bons rapports continueraient entre les deux Républiques.
+Quant au Sénat, il s'associa par un vote aux paroles de son chef
+et décréta, par cent cinquante-six suffrages, que deux députés, le
+censeur Francesco Dona et l'ancien ministre de la guerre, Leonardo
+Giustiniani, seraient envoyés à Bonaparte pour lui faire agréer les
+excuses de la République. Mais il était déjà trop <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> tard. Deux
+événements survinrent à l'improviste qui renversèrent toutes leurs
+espérances et donnèrent à Bonaparte le prétexte qu'il cherchait et
+l'excuse dont il avait besoin.</p>
+
+<p>Le général Kilmaine, au reçu de la dépêche du 9 avril, avait exécuté
+ses ordres. Nulle part il n'avait rencontré de résistance. Les
+garnisons vénitiennes avaient été partout désarmées, sauf à Vérone,
+car dans cette ville s'étaient concentrés plusieurs régiments
+d'Esclavons qui ne paraissaient nullement disposés à l'obéissance,
+et se sentaient soutenus par des bandes de paysans qui tenaient la
+campagne et par l'armée autrichienne de Laudon qui campait dans le
+voisinage, aux débouchés du Tyrol. Kilmaine se contenta d'augmenter
+la garnison française. Elle comprenait environ 1.900 hommes, sans
+parler des 300 à 400 malades ou employés d'administration épars
+dans la ville, sous le commandement d'un chef énergique, le général
+Balland, et campait dans les forts; mais, de part et d'autre, on
+était sur le qui-vive. Dès le 16 avril, des barques, chargées de
+vivres pour l'armée française, avaient été arrêtées et pillées à
+Pescentina par des paysans vénitiens. Le nombre des assassinats
+augmentait. C'était un véritable état de guerre. La moindre étincelle
+allait provoquer l'incendie.</p>
+
+<p>Le 17 avril, lundi de Pâques, deux patrouilles vénitienne et
+française se rencontrèrent dans la ville et s'insultèrent<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Go to footnote 203"><span class="smaller">[203]</span></a>.
+Aussitôt les Vénitiens se jettent sur les Français répartis dans
+les différents quartiers de la ville et commencent à les égorger.
+Le général Balland fait battre le rappel et ordonne de tirer le
+canon des châteaux. La première volée enleva le faîte du palais des
+Scaliger. Enfiévrée par ces détonations inattendues, la populace
+sort des maisons, le couteau à la main, et égorge <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> sans
+pitié tous les Français isolés qu'elle rencontre. Tous ceux qui ne
+parvinrent pas à se réfugier dans les forts, ou qui ne trouvèrent
+pas asile chez quelques Véronais, tels que les comtes Nogarola et
+Carlotti, assez généreux pour risquer leur vie en bravant les fureurs
+populaires, hommes, femmes et enfants furent massacrés, et souvent
+avec d'odieux raffinements. Nos blessés et nos malades ne furent
+pas respectés dans les hôpitaux. On les arrachait de leurs lits de
+souffrance et les cadavres étaient jetés dans l'Adige: «C'était,
+raconte l'historien Botta, c'était un spectacle à la fois déplorable
+et terrible que ces malades languissants, poursuivis par des
+assassins couverts de sang; que ces femmes épouvantées foulées aux
+pieds par des femmes en furie. J'ai vu un portique encore dégouttant
+du sang des Français, assommés plutôt qu'égorgés par le peuple
+exaspéré; j'ai vu retirer des puits et des égouts des uniformes
+ensanglantés; j'ai vu les assassins porter en triomphe les dépouilles
+de leurs victimes; mais c'était à l'hôpital qu'on remarquait le
+plus d'acharnement et de cruauté. Plusieurs malades furent tués,
+d'autres maltraités et dépouillés. Ni les supplications, ni l'état de
+faiblesse, ni l'aspect même de la mort ne pouvaient inspirer de la
+pitié à ces cruels qui n'avaient plus de l'homme que la forme.»</p>
+
+<p>Le général Balland avait ouvert et continuait contre la ville un
+feu destructeur. Les magistrats vénitiens qui jusqu'alors avaient
+tout laissé faire, mais sans paraître, envoyèrent un parlementaire
+au général en le priant d'arrêter le désastre, ou sinon ils ne
+promettaient pas de faire respecter quelques malheureux Français
+qui avaient trouvé asile dans le palais du gouverneur. Balland
+pour les sauver consentit à traiter, mais on ne put s'entendre sur
+les conditions. Il exigeait avec raison le désarmement universel
+et des otages. Les insurgés, dont le nombre augmentait d'heure en
+heure, réclamaient l'évacuation des forts. La lutte continua. Les
+magistrats, incapables de maîtriser plus longtemps cette multitude
+furieuse, disparurent, et les massacres recommencèrent.</p>
+
+<p>Pendant quelques jours la situation de Balland fut critique.
+<span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> Les insurgés étaient nombreux et interceptaient les
+communications. Le comte Francesco des Emiles s'emparait de la porte
+San-Zeno. Les capitaines Nogarola et Caldgano prenaient les portes de
+l'évêque et Saint-Georges, et donnaient la main aux paysans insurgés.
+Les Esclavons pressaient le siège des châteaux. Le vieux fort adossé
+à la ville, et séparé d'elle seulement par un mauvais pont fermé par
+une grille en fer, était fort compromis. Le château de Saint-Félix
+était bombardé par des batteries établies à Pescentina. Enfin Laudon,
+prévenu par les insurgés, accourait à marches forcées. Balland pour
+se dégager essayait d'opérer des sorties, mais elles étaient toujours
+ramenées avec perte. Il n'avait d'autre ressource que de tirer sur la
+ville à boulets rouges afin d'allumer des incendies et d'obtenir de
+la sorte quelque répit, mais il n'était que temps pour lui et pour la
+petite garnison française de recevoir des secours.</p>
+
+<p>Le 21 avril le général Chabran arriva le premier de Brescia avec 1200
+hommes de renfort<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Go to footnote 204"><span class="smaller">[204]</span></a>; il passa sur le ventre à un corps nombreux
+de paysans, mais ne put opérer sa jonction avec Balland. Le 23 on
+apprenait la signature des préliminaires de Leoben et le général
+autrichien Laudon suspendait sa marche. Kilmaine, au contraire,
+précipitait la sienne<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Go to footnote 205"><span class="smaller">[205]</span></a>. Il arrivait avec la garnison de Mantoue.
+Celle de Bologne était annoncée. Victor accourait de Padoue avec
+une petite armée de 6.000 hommes. Les Véronais n'avaient plus qu'à
+se soumettre. Le chef des Esclavons, le général Fioraventi, voulut
+prévenir l'attaque des Français, mais il fut battu à Croce-Bianca et
+obligé de se rendre. Un nouveau combat, à Pescentina, nous permit
+enfin d'entrer dans la cité rebelle. Kilmaine la livra au pillage,
+fusilla les chefs de l'insurrection, et lança sur les routes sa
+cavalerie pour désarmer les paysans et sabrer ceux qui résisteraient.
+L'ordre fut donc rétabli, mais près de 400 Français avaient succombé
+dans cet affreux massacre <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> resté célèbre dans l'histoire
+sous le nom de Pâques Véronaises. Ce fut comme une manifestation
+spontanée de ressentiments dévorés en silence. On eût dit que la
+haine populaire, plus clairvoyante que la politique des hommes
+d'État, semblait avoir deviné qu'au moment même Bonaparte abandonnait
+à l'Autriche les dépouilles de Venise.</p>
+
+<p>Certes nous ne chercherons pas à justifier un acte aussi odieux
+que les Pâques Véronaises. Les Vénitiens méritaient une punition
+exemplaire: mais l'histoire est si souvent faite de mensonges et de
+conventions que les erreurs s'accréditent, et qu'il devient difficile
+de les faire disparaître. Ainsi n'avons-nous pas lu et sans doute
+ne lirons-nous pas encore que ce fut pour se venger des Pâques
+Véronaises que Bonaparte abandonna Venise à l'Autriche? Un simple
+rapprochement de dates suffira pour démontrer que Venise était déjà
+sacrifiée. Les préliminaires de Leoben furent signés le 18 avril,
+et les plénipotentiaires en discutaient les conditions depuis le 7
+avril, jour où fut signé l'armistice de Judenbourg. Quant aux Pâques
+Véronaises elles commencèrent le lundi 17 avril, à quatre heures
+de l'après-midi. Bonaparte ne pouvait évidemment deviner ce qui se
+passait à cent cinquante lieues derrière lui: ce n'est que plus tard,
+et pour se justifier, qu'il affecta de représenter la cession de
+Venise comme une vengeance du massacre de Vérone, et la postérité a
+eu le tort d'accepter, sans même le discuter, ce jugement erroné.</p>
+
+<p>Aussi bien un acte plus odieux encore<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Go to footnote 206"><span class="smaller">[206]</span></a> allait fournir à Bonaparte
+de nouveaux griefs également sérieux. Le 29 avril, un lougre français
+de huit canons, monté par trente-quatre hommes d'équipage, et
+commandé par le capitaine Laugier, poursuivi dans le golfe de Venise
+par des frégates autrichiennes, s'était engagé dans la passe du Lido
+afin de trouver un refuge dans le port. Or d'antiques règlements
+défendaient <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> l'entrée du port à tout navire belligérant.
+Le capitaine Laugier reçut l'ordre d'appareiller. Il allait obéir,
+lorsque les forts vénitiens le criblèrent de boulets. Il fut tué avec
+quelques-uns de ses matelots, et les autres furent faits prisonniers
+et laissés toute la nuit sans vêtements sur le pont du navire<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Go to footnote 207"><span class="smaller">[207]</span></a>.
+Les Vénitiens ont prétendu plus tard que le lougre de Laugier était
+un corsaire, qu'il avait attaqué le premier les navires vénitiens
+ancrés dans le port, et qu'on n'avait fait qu'user de représailles à
+son endroit, mais est-il probable qu'un navire, déjà poursuivi par
+des forces supérieures, ait cherché à attaquer d'autres navires,
+défendus par des fortifications? Laugier demandait simplement un
+refuge, et il fut assassiné comme l'étaient au même moment ses
+compatriotes dans les rues de Vérone. Ce déplorable événement allait
+singulièrement aggraver les dangers de la République Vénitienne.</p>
+
+<p>Les patriciens, surpris par la rapidité et par l'imprévu des
+événements, n'avaient encore pris aucune résolution: ils attendaient
+sans doute, pour se décider, l'issue des combats livrés dans
+Vérone. Ils apprirent en même temps et la défaite des insurgés et
+la signature des préliminaires de Leoben. Il fallait à tout prix
+désarmer Bonaparte! Le Doge commença, et ce désaveu<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Go to footnote 208"><span class="smaller">[208]</span></a> était une
+première punition, par protester de la pureté de ses intentions
+au sujet des Pâques Véronaises; puis il envoya un exprès aux deux
+députés qui n'avaient pas encore rejoint le quartier général, et leur
+donna pleins pouvoirs pour accorder toutes les satisfactions qu'on
+leur demanderait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> Bonaparte ne l'a jamais écrit dans sa <i>Correspondance</i>, mais
+il est probable qu'il reçut avec grand plaisir la nouvelle des Pâques
+Véronaises et de l'assassinat de Laugier. Il avait absolument besoin
+de prétextes plausibles pour justifier les préliminaires de Leoben,
+et cette double violation du droit des gens arrivait à point pour
+justifier les représailles.</p>
+
+<p>Dès le 22 avril<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Go to footnote 209"><span class="smaller">[209]</span></a>, avant qu'il eut appris les événements de Vérone
+et de Venise, il écrivait au Directoire: «Peut-être serait-il bon
+de déclarer la guerre aux Vénitiens. Par là l'Empereur serait à
+même d'entrer en possession de la terre ferme de Venise, et nous de
+réunir à la république milanaise Bologne, Ferrare et la Romagne. Si
+l'on veut continuer la guerre, je crois qu'il faut encore commencer
+dans cet entr'acte par déclarer la guerre à la République de Venise,
+remuer toute la terre ferme et donner le pouvoir au parti contraire à
+celui de l'aristocratie.» À peine eut-il reçu les dépêches relatives
+au double massacre que, sans même attendre la réponse du Directoire,
+il se prépara à envahir le territoire vénitien, et à jeter lui-même
+par terre le gouvernement dont il avait conspiré la perte. «Il faut
+avant tout, écrivait-il encore au Directoire<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Go to footnote 210"><span class="smaller">[210]</span></a>, prendre un parti
+pour Venise... Je sais que le seul parti qu'on puisse prendre est de
+détruire ce gouvernement atroce et sanguinaire.»</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les envoyés de Venise, Dona et Giustiniani, avaient
+rejoint Bonaparte à Gratz, et avaient eu avec lui une première
+entrevue (26 avril)<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Go to footnote 211"><span class="smaller">[211]</span></a>. Personne encore ne connaissait l'affaire
+Laugier. Le général en chef reçut les députés avec courtoisie,
+mais leur déclara net et clair qu'il ne se contenterait pas de
+satisfactions illusoires. «J'ai quatre-vingt mille hommes et
+vingt barques canonnières, leur dit-il. <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> Je ne veux plus
+d'inquisition, plus de Sénat, je serai un Attila pour Venise. Quand
+j'avais en tête le prince Charles, j'ai offert à M. Pesaro l'alliance
+de la France, je lui ai offert notre médiation pour faire rentrer
+dans l'ordre les villes insurgées. Il a refusé, parce qu'il lui
+fallait un prétexte pour tenir la population sous les armes, afin de
+me couper la retraite, si j'en avais eu besoin; maintenant, si vous
+réclamez ce que je vous avais offert, je le refuse à mon tour. Je ne
+veux plus d'alliance avec vous, je ne veux plus de vos projets, je
+veux vous donner la loi.» Les deux commissaires ne purent qu'opposer
+de vaines protestations à cette mise en demeure. Aussi bien ils
+avaient entendu dire tout le long de la route que Venise était
+sacrifiée et son territoire partagé. À l'angoisse patriotique qui
+les étreignait se joignait la difficulté de négocier avec un général
+irrité, et qui visiblement avait déjà son parti pris à l'avance. Ils
+luttèrent pourtant avec une obstination qui les honore, et obtinrent
+que les négociations continueraient.</p>
+
+<p>Ce fut alors qu'on apprit à la fois la bataille de Vérone et
+l'assassinat de Laugier. Effrayés par la responsabilité qui les
+écrasait, Dona et Giustiniani sollicitèrent une nouvelle entrevue
+par une lettre humble et suppliante où ils se mettaient à la merci
+de ce vainqueur sans combat: «Si des circonstances<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Go to footnote 212"><span class="smaller">[212]</span></a> impossibles
+à prévoir ont amené des événements pour lesquels la République
+Française se croie en droit d'exiger des réparations; si, au terme
+des plus glorieux succès militaires, elle jugeait que le gouvernement
+vénitien eût quelque chose à faire pour compléter le nouveau système
+d'équilibre politique, que la France jugera à propos de donner à
+l'Europe, nous supplions Votre Excellence de s'expliquer. La France,
+au point de grandeur où elle est parvenue, objet de l'admiration
+universelle, trouvera certainement plus de gloire dans les efforts
+volontaires que la République vénitienne s'empressera de faire
+que dans une conduite hostile contre un gouvernement <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> qui
+se reconnaît sans défense.» La réponse de Bonaparte fut dure,
+impitoyable. Elle sonnait le glas de la République<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Go to footnote 213"><span class="smaller">[213]</span></a>. La voici:
+«Je n'ai lu qu'avec indignation la lettre que vous m'avez écrite
+relativement à l'assassinat de Laugier. Vous avez aggravé l'atrocité
+de cet événement, sans exemple dans les annales des nations modernes,
+par le tissu de mensonges que votre gouvernement a fabriqués pour
+chercher à se justifier. Je ne puis pas, Messieurs, vous recevoir.
+Vous et votre Sénat êtes dégouttants du sang français. Quand vous
+aurez fait remettre en mes mains l'amiral qui a donné l'ordre de
+faire feu, le commandant de la tour et les inquisiteurs qui dirigent
+la police de Venise, j'écouterai vos justifications. Vous voudrez
+bien évacuer dans le plus court délai le continent de l'Italie.
+Cependant, si le nouveau courrier que vous venez de recevoir était
+relatif à l'événement de Laugier, vous pourriez vous présenter
+chez nous.» Désespérés, Dona et Giustiniani voulurent tenter cette
+dernière chance de réconciliation. Ils se rendirent auprès du général
+à Palmanova, et le supplièrent de ne pas traiter la République
+Vénitienne, cette amie séculaire de la France, plus durement que «les
+ennemis<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Go to footnote 214"><span class="smaller">[214]</span></a> auxquels il accordait la paix, les peuples conquis à qui
+il donnait la liberté, les neutres dont il acceptait l'alliance».
+Le général se contenta de leur répéter froidement les termes de sa
+lettre, et comme les infortunés, poussés au désespoir, recoururent
+au pire des moyens, et essayèrent de le corrompre: «Non, non, leur
+répondit-il avec violence, quand vous couvririez cette plage d'or,
+tous vos trésors, tout l'or du Pérou ne peuvent payer le sang
+français.» Venise était décidément condamnée. Il ne restait plus qu'à
+exécuter la condamnation.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> IV</h3>
+
+<p>Bonaparte, à la première nouvelle de ces attentats qui venaient
+si à propos donner à son crime de lèse-nation une apparence de
+légalité, avait écrit à Lallement pour lui intimer l'ordre de quitter
+Venise. Sa lettre était même conçue en termes tellement vifs qu'elle
+semblait rendre impossible tout arrangement ultérieur. Et, en effet,
+sa résolution était bien prise de réduire Venise à la dernière
+extrémité, pour la livrer plus facilement à l'Autriche et obtenir
+ainsi, aux dépens de cette ville infortunée, la paix dont il avait
+besoin. «Le sang français a coulé dans Venise, écrivait-il<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Go to footnote 215"><span class="smaller">[215]</span></a>,
+et vous y êtes encore! Attendez-vous donc qu'on vous en chasse?
+Les Français ne peuvent plus se promener dans les rues, ils sont
+accablés d'injures et de mauvais traitements, et vous restez simple
+spectateur! Depuis que l'armée est en Allemagne, on a, en terre
+ferme, assassiné plus de quatre cents Français, on a assiégé la
+forteresse de Vérone qui n'a été dégagée qu'après un combat sanglant,
+et, malgré tout cela, vous restez à Venise!... Faites une note
+concise et digne de la grandeur de la nation que vous représentez et
+des outrages qu'elle a reçus; après quoi partez de Venise et venez
+me joindre à Mantoue.» Il écrivait en même temps à Augereau<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Go to footnote 216"><span class="smaller">[216]</span></a> de
+prendre le commandement en chef à Vérone, et de punir sévèrement les
+principaux instigateurs de la révolte. La division Victor prenait
+position sur l'Adige, Masséna occupait Padoue, Bernadotte Udine,
+Serrurier Sacile, Joubert Vicence et Bassano. Tous les navires
+français qui croisaient dans l'Adriatique recevaient l'ordre de
+se rapprocher de Venise. L'armée française en un mot s'ébranlait
+tout entière contre Venise, et, dès le premier jour, la résistance
+nationale se trouvait paralysée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> Dès le 2 mai, Bonaparte avait lancé contre Venise un
+manifeste<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Go to footnote 217"><span class="smaller">[217]</span></a> qui équivalait à une déclaration de guerre. Dix-sept
+griefs y étaient énumérés, les uns sans gravité, les autres,
+malheureusement pour Venise, très sérieux. Il informait en même
+temps le Directoire<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Go to footnote 218"><span class="smaller">[218]</span></a> de la résolution qu'il venait de prendre
+et terminait par ces mots significatifs: «Tant d'outrages, tant
+d'assassinats ne resteront pas impunis; mais c'est à vous surtout
+et au corps législatif qu'il appartient de venger le nom français
+d'une manière éclatante. Après une trahison aussi horrible, <i>je ne
+vois plus d'autre parti que celui d'effacer le nom vénitien de dessus
+la surface du globe</i>. Il faut le sang de tous les nobles vénitiens
+pour apaiser les mânes des Français qu'ils ont fait égorger...
+Dès l'instant où je serai arrivé à Trévise, j'empêcherai qu'aucun
+Vénitien ne vienne en terre ferme, et je ferai travailler à des
+radeaux, afin de pouvoir forcer les lagunes et chasser de Venise même
+ces nobles, nos ennemis irréconciliables et les plus vils de tous les
+hommes... L'évêque de Vérone a prêché, la semaine sainte et le jour
+de Pâques, que c'était une chose méritoire et agréable à Dieu que de
+tuer les Français. Si je l'attrape, je le punirai exemplairement.»</p>
+
+<p>Ce furent les ouailles de l'évêque de Vérone qui ressentirent les
+premiers effets de la colère de Bonaparte<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Go to footnote 219"><span class="smaller">[219]</span></a>. Augereau avait été
+chargé de les punir. La punition fut terrible. Les Véronais durent
+payer une contribution de 12.000 sequins pour la dépense de l'armée,
+et une contribution de 50.000 sequins à distribuer entre les soldats
+et officiers qui avaient pris part au siège et à la délivrance de
+la ville. Le séquestre était mis sur les objets déposés au mont de
+piété, sauf ceux d'une valeur moindre de 50 francs qu'on restituerait
+au peuple. Confiscation de tous les chevaux de voiture et de selle.
+Réquisition de cuir pour 40.000 paires de souliers et 2.000 paires
+de bottes; de draps pour 12.000 culottes, 12.000 vestes, <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span>
+4.000 habits; de toiles pour 12.000 chemises et 12.000 guêtres;
+12.000 chapeaux et 12.000 paires de bas. Confiscation de l'argenterie
+des églises et des autres établissements publics. Arrestation de
+cinquante Véronais compromis. Ils seront envoyés garrottés à Toulon
+et de là transférés à la Guyane. S'il se trouve des nobles parmi
+eux, on les fusillera. Les biens des condamnés seront confisqués.
+Désarmement de tous les Véronais. Confiscation des «tableaux,
+collections de plantes, de coquillages, etc., appartenant soit à
+la ville, soit aux particuliers». Ces ordres impitoyables furent
+exécutés. Ils furent même dépassés. Un commissaire des guerres,
+Bouquet, et un colonel, Landrieux, se signalèrent si bien par leurs
+exactions qu'Augereau se vit obligé de flétrir leur conduite et
+de provoquer une enquête. Certes les Véronais payaient bien cher
+la faute qu'ils avaient commise de recourir à l'assassinat pour
+recouvrer leur indépendance.</p>
+
+<p>Restait Venise, et Venise, derrière ses lagunes, faisait encore
+figure honorable. Venise est en effet dans une position militaire
+incomparable. Bâtie sur soixante et dix îles, reliées entre elles
+par quarante-cinq ponts, protégée du côté du continent par un
+impraticable marais défendu par le fort Malghera, du côté de la mer
+par d'étroits bourrelets de sable défendus par les forts San Pietro,
+Alberoni, Malamocco, et Lido, elle présentait des obstacles presque
+invincibles, même au général qui venait d'humilier l'Autriche. Bien
+que Bonaparte affectât le dédain<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Go to footnote 220"><span class="smaller">[220]</span></a> le plus profond et feignît
+même de ne pas croire à la possibilité de la résistance, au fond
+du c&oelig;ur il n'était pas tellement rassuré. Venise avait déjà vu
+plusieurs fois l'ennemi à ses portes, et avait victorieusement
+repoussé toutes les attaques. Ne pouvait-elle pas encore, dans
+l'excès de son désespoir, essayer la résistance? Quelques vaisseaux
+de ligne, 38 frégates ou galères, 168 chaloupes <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> canonnières,
+750 canons, 8.500 matelots et canonniers, 3.500 Italiens et 11.000
+Esclavons comme garnison, des vivres pour huit mois, des munitions
+considérables, certes la résistance pouvait se prolonger, car nous
+n'étions pas maîtres de la mer, et nous ne pouvions marcher dans
+les lagunes que la sonde à la main, exposés au feu d'innombrables
+batteries. L'Autriche enfin n'avait pas dit son dernier mot. Si
+elle rejetait les préliminaires et nous attaquait avant que Venise
+eût capitulé, nous étions pris entre deux feux. Les Vénitiens, par
+malheur pour eux, n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes. Ils avaient
+perdu tout ressort, toute énergie. En face de l'ennemi, ils auraient
+dû n'avoir qu'une pensée, lui tenir tête; mais ils étaient divisés.
+La noblesse et le peuple faisaient, il est vrai, cause commune, mais
+la noblesse, pour ne pas avoir à compter plus tard avec le peuple,
+n'osait le pousser à de viriles résolutions. La bourgeoisie se
+réjouissait de l'approche des Français, mais ne laissait pas éclater
+sa joie, par crainte d'un massacre. Les Esclavons enfin, mercenaires
+à moitié barbares, n'attendaient qu'une occasion pour se livrer au
+pillage. Aussi n'envisageait-on qu'avec terreur l'éventualité d'un
+siège. Une pensée égoïste se mêlait encore à ces préoccupations. Les
+uns craignaient le ravage de leurs propriétés de terre ferme, les
+autres la suppression des emplois ou des pensions dont ils vivaient,
+tous les horreurs du sac et du pillage. La démoralisation la plus
+complète régnait dans les esprits. On ne songea bientôt plus qu'à
+désarmer à tout prix un vainqueur justement irrité.</p>
+
+<p>Le 30 avril, lorsqu'on reçut le rapport de Dona et de Giustiniani,
+annonçant pour la première fois la résolution prise par Bonaparte
+de modifier la forme du gouvernement, le doge convoqua dans ses
+appartements privés quarante-trois des plus hauts fonctionnaires
+de la République et demanda leur avis. Daniel Delfino, ancien
+ambassadeur à Paris, prit le premier le parole, et proposa de
+s'adresser au banquier Haller qui consentirait sans doute à servir
+d'intermédiaire, et apaiserait la colère du général; mais le
+procurateur Capello se <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> moqua de cet expédient qu'il trouvait
+puéril, et la proposition fut abandonnée. Le procurateur Pesaro
+demanda alors qu'on se défendît. À ce moment même fut apportée une
+dépêche du commandant de la flottille demandant l'autorisation de
+détruire les ouvrages que commençaient les Français. Pesaro, Priuli,
+Erizzo appuyèrent sa demande, mais Capello fit remarquer qu'on ne
+connaissait pas encore les préliminaires de Leoben et qu'il était
+peut-être dangereux de renoncer brusquement au système de neutralité.
+L'assemblée se sépara, après avoir pris la résolution de convoquer le
+Grand Conseil. «C'en est fait de ma patrie, s'écria Pesaro les larmes
+aux yeux; je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une
+patrie partout: Il faut aller en Suisse.»</p>
+
+<p>Le Grand Conseil se rassembla le 1<sup>er</sup> mai. Six cent dix-neuf
+patriciens prirent part à cette délibération suprême<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Go to footnote 221"><span class="smaller">[221]</span></a>. Le
+doge leur fit, d'une voix entrecoupée par les sanglots, l'exposé
+de la situation, et leur demanda de donner pleins pouvoirs à
+deux députés pour adopter, de concert avec le général Bonaparte,
+quelques modifications dans la forme du gouvernement. Cinq cent
+quatre-vingt-dix-huit patriciens acceptèrent cette proposition.
+C'était son abdication, c'était la chute de la République que venait
+ainsi de décider cette assemblée, composée en partie de vieillards
+énervés par la consternation générale.</p>
+
+<p>Bonaparte ne tenait nullement à commencer contre Venise des
+hostilités réelles, car il appréciait la difficulté d'emporter les
+lagunes et redoutait toujours une intervention de l'Autriche; mais
+il reçut très mal les deux commissaires qui le rejoignirent à
+Malghera<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Go to footnote 222"><span class="smaller">[222]</span></a>, et leur déclara qu'il ne traiterait <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> qu'après
+qu'on lui aurait livré les trois inquisiteurs d'État et le commandant
+du Lido. Il se laissa pourtant arracher une suspension d'armes de six
+jours. Il espérait en effet que la terreur des Vénitiens grandirait
+et qu'ils subiraient toutes ses exigences<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Go to footnote 223"><span class="smaller">[223]</span></a>. En effet il n'y avait
+plus moyen de résister aux injonctions de Bonaparte, car le péril
+devenait grave. La bourgeoisie conspirait au grand jour, le peuple
+s'agitait, et les Esclavons menaçaient de tout piller. Le bruit se
+répandait même que tous les patriciens allaient être massacrés, s'ils
+ne se décidaient à changer la forme du gouvernement.</p>
+
+<p>Le 4 mai, le Grand Conseil s'assembla de nouveau. À la majorité
+de sept cent quatre voix contre douze, la proposition du doge fut
+acceptée. Elle portait que les commissaires étaient autorisés à
+stipuler des changements dans la constitution de l'État. En outre,
+une procédure était commencée contre les inquisiteurs d'État et le
+commandant du Lido. Donat et Giustiniani partirent aussitôt pour
+informer Bonaparte de cette nouvelle concession.</p>
+
+<p>Avant qu'ils l'eussent rejoint à Milan, Venise était bouleversée par
+une révolution intérieure<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Go to footnote 224"><span class="smaller">[224]</span></a>. L'arrestation des inquisiteurs d'État
+avait désorganisé la police vénitienne, la bourgeoisie devenait
+menaçante, les Esclavons faisaient craindre les plus horribles
+excès, et le peuple, excité sous main par les <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> patriciens,
+n'attendait qu'un signal pour se jeter contre les bourgeois. Aussi
+la terreur était-elle à son comble. Le secrétaire de la légation
+française à Venise, un ardent patriote nommé Villetard<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Go to footnote 225"><span class="smaller">[225]</span></a>, crut
+l'occasion favorable pour signaler son zèle. Il s'empara de la
+direction des affaires et persuada les partis en présence que le
+seul moyen de prévenir la Guerre civile était d'aller au-devant
+des v&oelig;ux de Bonaparte, en opérant une révolution pacifique. Il
+rédigea même ou fit rédiger une sorte d'ultimatum<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Go to footnote 226"><span class="smaller">[226]</span></a> qui devait
+être présenté au grand Conseil. Cet ultimatum était divisé en deux
+parties, la première relative «aux mesures à prendre sur-le-champ»
+et la seconde «aux mesures à préparer aujourd'hui pour les exécuter
+demain». Il fallait en premier lieu arrêter Antraigues, le chargé
+d'affaires de Louis XVIII, et saisir ses papiers, élargir tous les
+détenus pour cause politique, ouvrir les prisons et spécialement
+les plombs, abolir la peine de mort, licencier les Esclavons et
+constituer une garde nationale. On réclamait ensuite la nomination
+d'une municipalité provisoire de vingt-quatre membres, un
+gouvernement démocratique, la destruction des insignes de l'ancien
+régime, une amnistie, et l'introduction des Français à Venise. Le
+doge et ses conseillers venaient de lire ce document étrange, et
+étaient encore sous le coup de l'étonnement, quand ils reçurent
+un rapport de Nicolas Morosini, chargé de veiller à la sécurité
+publique dans Venise, qui déclinait toute responsabilité et annonçait
+l'imminence de la guerre civile. Le doge et les vieillards qui
+l'entouraient perdirent la tête, et convoquèrent pour la troisième
+fois le Grand Conseil, afin de prendre une détermination suprême.
+Cinq cent trente-sept personnes assistèrent à l'assemblée. Le doge
+parla avec éloquence de la situation. Au moment où la délibération
+s'engageait, des coups de fusil se <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> firent entendre.
+C'étaient, dirent les uns, des gens affidés qui voulaient jeter
+l'épouvante dans le Grand Conseil; c'étaient, prétendaient les
+autres, les Esclavons qu'on licenciait<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Go to footnote 227"><span class="smaller">[227]</span></a>, et qui déchargeaient
+leurs armes avant de les remettre. Les patriciens s'imaginèrent
+qu'ils allaient être tous massacrés, et, en toute hâte, à la majorité
+de cinq cent douze suffrages contre douze et cinq voix nulles,
+prononcèrent la déchéance de l'aristocratie: «Aujourd'hui, pour
+le salut de la religion et de tous les citoyens, dans l'espérance
+que leurs intérêts seront garantis, et avec eux ceux de la classe
+patricienne et de tous les individus qui participaient aux privilèges
+concédés par la République; enfin pour la sûreté du trésor et de la
+banque: le Grand Conseil, d'après le rapport de ses députés, adopte
+le système qui lui a été proposé, d'un gouvernement représentatif
+provisoire, en tant qu'il se trouve d'accord avec les vues du général
+en chef, et, comme il importe qu'il n'y ait point d'interruption
+dans les soins qu'exige la sûreté publique, les diverses autorités
+demeurent chargées d'y veiller.» Le gouvernement se suicidait: mieux
+aurait valu succomber sous les coups de l'ennemi!</p>
+
+<p>À la nouvelle de cette résolution extraordinaire, une réaction se
+produisit parmi le peuple en faveur de l'ancien gouvernement. On
+sentait d'instinct que, malgré tous ses défauts, ce gouvernement
+représentait la patrie et l'indépendance vis-à-vis de l'étranger. La
+guerre civile éclata. On pilla les maisons de quelques-uns de ceux
+qui passaient pour avoir pris la plus grande part à cette révolution.
+Le pillage s'étendit jusqu'aux magasins. Quelques bourgeois furent
+même égorgés. <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> Villetard se crut menacé et chercha un refuge
+chez le ministre d'Espagne. Mais l'ordre se rétablit bientôt. Une
+municipalité provisoire de soixante membres fut créée, et son premier
+acte fut de prescrire l'envoi de la flotte vénitienne pour aller
+au-devant des Français et les introduire à Venise. Une division de
+4.000 hommes, commandés par Baraguey d'Hilliers, prit possession de
+la ville au milieu d'un morne silence. C'était le 16 mai 1797, le
+dernier jour de l'indépendance vénitienne.</p>
+
+<p>Le même jour, Bonaparte signait à Milan<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Go to footnote 228"><span class="smaller">[228]</span></a> avec les représentants
+vénitiens, Donat, Giustiniani et Mocenigo, un traité de paix et
+d'alliance avec la nouvelle République. Il y était stipulé que
+«le Grand Conseil de Venise, ayant à c&oelig;ur le bien de sa patrie
+et le bonheur de ses concitoyens, et voulant que les haines qui
+ont eu lieu contre les Français ne puissent plus se renouveler,
+renonce à ses droits de souveraineté, ordonne l'abdication de
+l'aristocratie héréditaire et reconnaît la souveraineté de l'État
+dans la réunion de tous les citoyens, sous la condition cependant que
+le gouvernement garantisse la dette publique nationale, l'entretien
+des pauvres gentilshommes qui ne possèdent aucun bien fonds, et
+les pensions viagères accordées sous le titre de provisions». Cinq
+articles secrets, annexés au traité de Milan, portaient que les deux
+Républiques, française et vénitienne, s'entendraient pour l'échange
+de divers territoires, que Venise paierait une contribution de trois
+millions en numéraire, trois millions en chanvres, cordages et agrès,
+fournirait trois vaisseaux de ligne et deux frégates et céderait
+vingt tableaux et cinq cents manuscrits.</p>
+
+<p>Le même jour, 16 mai, le Directoire renvoyait de Paris l'ambassadeur
+Querini, et déclarait la guerre à Venise, en sorte qu'à la même
+heure un gouvernement s'effondrait, un traité de paix et d'alliance
+était signé avec ce même gouvernement, et la guerre lui était
+officiellement déclarée, tant il y <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> avait d'incohérence
+dans la direction des affaires, tant les chefs des deux Républiques
+agissaient sans plan convenu et au hasard des événements, tant
+Bonaparte était l'unique maître de la situation et se servait de sa
+toute-puissance pour décider, au gré de ses caprices, ou plutôt au
+mieux de ses intérêts, des destinées d'une République quatorze fois
+séculaire!</p>
+
+<p>Ainsi tomba sans efforts le gouvernement aristocratique, mais rien
+ne semblait menacer l'autonomie de Venise. Elle avait changé de
+constitution sous la pression des baïonnettes françaises, mais
+enfin elle existait encore. Elle espérait même reprendre sous notre
+protection une vie nouvelle, d'autant plus qu'on lui avait fait
+espérer l'annexion de Bologne, de Ferrare et de la Romagne. Puisque
+le traité de Milan laissait subsister le nom et le souvenir de cette
+noble République, le peuple vénitien ne pouvait-il pas se retremper
+dans des institutions nouvelles, et rester uni à l'Italie? Telles
+furent les espérances dont se berçaient les patriotes vénitiens.
+Leurs illusions furent de courte durée, Bonaparte avait déjà dans son
+esprit résolu la ruine et le partage de l'État qu'il venait de fonder.</p>
+
+<h3>V</h3>
+
+<p>La République démocratique de Venise avait été constituée par le
+traité de Milan le 16 mai 1797. Le 26 du même mois, Bonaparte
+écrivait à la municipalité qui venait d'être nommée à Venise<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Go to footnote 229"><span class="smaller">[229]</span></a>:
+«Dans toutes les circonstances, je ferai tout ce qui sera en mon
+pouvoir pour vous donner des preuves du désir que j'ai de voir se
+consolider votre liberté, et de voir la misérable Italie se placer
+enfin avec gloire, libre et indépendante des étrangers, sur la
+scène du monde, et reprendre, parmi les grandes nations, le rang
+auquel l'appellent sa <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> nature, sa position et le destin.»
+Le lendemain 27<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Go to footnote 230"><span class="smaller">[230]</span></a>, à une heure du matin, ces chiffres ont
+leur éloquence, il annonçait au Directoire qu'il avait proposé à
+l'Autriche de lui donner Venise à titre d'indemnité, et il ajoutait
+cet incroyable commentaire: «Approuvez-vous notre système pour
+l'Italie? Venise qui va en décadence depuis la découverte du cap
+de Bonne-Espérance et la naissance de Trieste et d'Ancône, peut
+difficilement survivre aux coups que nous venons de lui porter.
+Population inerte, lâche et nullement faite pour la liberté; sans
+terres, sans eaux; il paraît naturel qu'elle soit donnée à ceux à
+qui nous donnons le continent. Nous prendrons tous les vaisseaux,
+nous dépouillerons l'arsenal, nous enlèverons tous les canons, nous
+détruirons la banque, nous garderons Corfou pour nous... On dira
+que l'Empereur va devenir puissance maritime? Il lui faudra bien
+des années, il dépensera beaucoup d'argent et ne sera jamais que
+de troisième ordre; il aura effectivement diminué sa puissance.»
+Ainsi donc, au moment même où Bonaparte adressait aux Vénitiens des
+paroles si flatteuses, il trafiquait d'eux! Sans qu'ils lui eussent
+donné le moindre sujet de plainte, il les vendait à des étrangers!
+Sans qu'il eut cédé à la moindre pression du côté des Autrichiens,
+il leur livrait de lui-même la République créée par lui, garantie
+par un traité signé de lui, et à laquelle il envoyait constamment
+des assurances de sa protection! Rien ne justifiait cette déloyauté
+ou plutôt cette trahison. La Pologne venait d'être partagée, mais au
+moins la France n'avait pas trempé dans cette infamie. Nous allions
+donner une seconde édition du partage de la Pologne, et aux dépens
+d'un État dont le seul tort était d'avoir cru aux promesses de la
+France! Hélas! nous ne les connaissons que trop les déplorables
+conséquences de ces honteux maquignonnages de <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> peuples. La
+force dorénavant primera le droit, et, si la malheureuse Alsace,
+si l'infortunée Lorraine se débattent en ce moment sous la main
+de leurs oppresseurs, n'est-ce pas une punition rétrospective, et
+n'expions-nous pas en ce moment le fatal aveuglement de nos pères!</p>
+
+<p>Il est vrai que le Directoire n'accepta pas du jour au lendemain
+ce honteux marché. Il n'était jamais entré dans ses desseins de
+rayer Venise du nombre des nations libres, surtout au profit de
+l'Autriche. Exploiter la terreur et la faiblesse des patriciens,
+vivre à leurs dépens, rançonner Venise en un mot, rien de mieux;
+mais détruire Venise, il n'y avait même pas songé. En janvier 1797,
+lorsqu'il avait envoyé Clarke à Vienne présenter un projet de traité
+préparé par Bonaparte et approuvé par eux, le nom de Venise n'y était
+même pas prononcé. Il y était sans doute question de compensations
+territoriales, mais à prendre en Allemagne et nullement en Italie.
+Les préliminaires de Leoben avaient brusquement modifié la situation,
+puisqu'ils n'avaient été signés qu'à la condition expresse de donner
+à l'Autriche, aux dépens de Venise, les compensations qu'elle
+réclamait; mais enfin l'indépendance de Venise était maintenue, et
+le Directoire ne songeait pas à l'anéantir; voici que brusquement
+Bonaparte lui proposait d'en finir avec ce gouvernement vermoulu et
+cette république usée! Voici qu'il présentait la chute et le partage
+de Venise comme une nécessité qui s'imposait, et sans doute qu'il
+agissait déjà, suivant sa méthode habituelle, comme si Venise était
+condamnée<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Go to footnote 231"><span class="smaller">[231]</span></a>!</p>
+
+<p>Le Directoire se trouvait fort embarrassé. La désinvolture et le
+sans-gêne de son plénipotentiaire n'étaient pas sans lui porter
+ombrage. D'ailleurs un des Directeurs était personnellement intéressé
+au maintien de la République Vénitienne. L'ambassadeur de Venise
+à Paris, Alvise Querini<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Go to footnote 232"><span class="smaller">[232]</span></a>, n'avait <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> pas oublié que
+la corruption avait été érigée par son gouvernement en système
+politique. Il résolut d'acheter celui des Directeurs dont la
+conscience passait pour être la plus accommodante. Toujours prudent,
+il ne le désigne jamais, dans ses dépêches, que par son titre, mais
+l'hésitation n'est pas permise. C'est de Barras qu'il s'agit. Barras
+était loin d'être incorruptible, et les personnes qui servirent
+d'intermédiaires à la négociation étaient ses amis particuliers,
+entre autres son secrétaire Bottot. Querini s'adressa donc à Barras
+et le supplia de sauver Venise. Barras ne prit aucun engagement, mais
+laissa sans doute entrevoir que, si Venise y mettait le prix, il lui
+vendrait ses services, car Querini s'empressa de rédiger une dépêche
+pour avertir les patriciens<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Go to footnote 233"><span class="smaller">[233]</span></a>. Il alla même jusqu'à parler de six
+à sept millions qui seraient le prix du marché. Avant que la réponse
+à cette ouverture fût arrivée à Paris, un confident de Barras, sans
+doute son secrétaire Bottot, venait trouver l'ambassadeur et lui
+mettait le marché en main. Il lui apprit que deux des cinq directeurs
+étaient hostiles et deux favorables à Venise, que tout dépendait par
+conséquent du cinquième et que ce cinquième offrait de se prononcer
+pour Venise<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Go to footnote 234"><span class="smaller">[234]</span></a>, à condition de recevoir pour lui directement
+600.000 livres tournois et pour ses amis encore 100,000 livres.
+Querini accepta, mais à condition que Brescia, Bergame et les autres
+cités rebelles seraient réduites à l'obéissance et les patriciens
+réintégrés dans tous leurs droits. Bottot revint le jour même et
+annonça que l'affaire était conclue. <i>Tutto era accordato</i>.</p>
+
+<p>À Venise, le marché fut ratifié. On fit même une traite de 700.000
+francs sur la banque génoise de Pallavicini<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Go to footnote 235"><span class="smaller">[235]</span></a>, mais à <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span>
+condition que «toutes les villes de terre ferme, actuellement
+révolutionnées et occupées par les troupes françaises, ressentiront
+l'effet des promesses que vous avez reçues de la part de ceux qui les
+ont consenties». Tout à coup arrive la nouvelle des préliminaires
+de Leoben, de la déclaration de guerre et bientôt de la chute du
+gouvernement aristocratique. Querini tombait avec ce gouvernement.
+Le 22 mai, il recevait l'ordre de quitter Paris; au moins avait-il
+la satisfaction d'apprendre que les lettres de change qu'il avait
+souscrites étaient annulées. Pour achever l'histoire de cette
+honteuse transaction, rappelons ici que Barras eut l'audace de
+présenter au banquier Pallavicini les traites échues en juillet.
+Elles furent naturellement protestées par Querini. Barras en conçut
+un tel ressentiment qu'il fit arrêter et jeter en prison, à Milan,
+l'ancien ambassadeur. Le 11 février 1799, après une longue détention
+préventive, Querini était interrogé par le colonel Pascalis et lui
+avouait qu'il avait confié tous ses papiers au ministre du duc de
+Toscane. On fut obligé de le relâcher. La concussion n'en est pas
+moins nettement établie, et le rôle de Barras est doublement honteux,
+puisqu'il vendait son vote et poursuivait comme un criminel d'État le
+fonctionnaire vénitien, qui n'avait commis d'autre crime que de ne
+pouvoir achever la transaction qu'il avait proposée.</p>
+
+<p>Aussi bien ce n'était pas seulement au sein du Directoire que Venise
+trouvait des amis et des protecteurs. L'opinion publique commençait
+à s'émouvoir. Quelques journalistes avaient déjà protesté contre le
+partage projeté. Quelques militaires avaient fait remarquer le danger
+auquel on s'exposait en donnant à l'Autriche, au lieu du Milanais,
+province isolée, et qu'il était facile d'attaquer, un territoire
+continu et de meilleures frontières. Un membre du conseil des Cinq
+Cents, Dumolard, se fit l'interprète de ces répulsions et de ces
+craintes. Il monta à la tribune pour demander des explications (23
+juin 1797).</p>
+
+<p>«L'honneur et le devoir du Corps Législatif, dit-il, l'intérêt
+<span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> même de nos armées ordonnent de rompre un trop long silence
+sur des événements qui frappent toute l'Europe, et qui ne sont
+ignorés que dans cette enceinte. Je viens parler de l'Italie. Le
+manifeste du général Bonaparte contre l'état de Venise a retenti
+dans toute l'Europe: il vous a été transmis officiellement par
+le Directoire le 27 floréal dernier. Vous frémîtes alors d'une
+juste indignation contre les attentats dont nos soldats furent
+les victimes. Quelques écrivains ont pu élever des doutes sur la
+vérité des faits allégués dans ce manifeste. Le Corps Législatif
+a dû croire à un manifeste garanti par la puissance exécutive.
+Le moment n'est pas arrivé de discuter si on devait déclarer la
+guerre. Vous ne pouviez la faire sans l'initiative du Directoire
+qui, lui-même, ne pouvait prendre des mesures hostiles sans vous en
+instruire sur-le-champ. La renommée a publié dans toute l'Europe la
+révolution de Venise; nos troupes y sont entrées, sa marine est en
+notre pouvoir, le plus ancien gouvernement de l'Europe n'est plus, il
+reparaît sous des formes démocratiques... C'est à vous à examiner si
+le Directoire n'a pas violé la constitution; si, en termes déguisés,
+il n'a pas fait de son chef la guerre, la paix, et peut-être des
+traités dont il ne vous a donné aucune connaissance... Nous ne sommes
+plus à ces temps désastreux où Clootz et sa secte des illuminés
+voulaient planter l'arbre de la liberté républicaine dans tout le
+globe. Nous voulons jouir de notre liberté en respectant les autres
+gouvernements.» L'orateur concluait en demandant des éclaircissements
+au Directoire. Aussitôt s'engagea une vive discussion. Bailleul
+qualifia le discours de son collègue de tissu d'absurdités, et
+demanda l'ordre du jour. Guillemardet s'étonna de ce qu'on se
+plaignit au conseil des Cinq Cents d'une révolution démocratique et
+des justes représailles infligées à des ennemis. Mais Garaud-Coulon,
+Doulcet et Boisy demandèrent et obtinrent l'impression du discours
+de Dumolard, et Thibaudeau proposa de nommer une commission chargée
+d'étudier les événements de Venise. Cette proposition fut adoptée
+à une forte majorité: ce qui indiquait non pas <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> précisément
+un parti pris, mais une défiance prononcée à l'égard des projets de
+Bonaparte.</p>
+
+<p>La séance du 5 messidor eut un grand retentissement à Paris, et plus
+encore en Italie. Tous les républicains honnêtes et consciencieux
+s'associèrent au noble langage de Dumolard. Les Vénitiens se crurent
+sauvés, mais ils avaient compté sans les irrésolutions du Directoire,
+et surtout sans la colère de Bonaparte. Ce dernier exhala son
+dépit ou plutôt sa fureur dans une lettre<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Go to footnote 236"><span class="smaller">[236]</span></a> célèbre. «Je reçois
+à l'instant, citoyen Directeur, la motion d'ordre de Dumolard...
+J'avais le droit, après avoir conclu cinq paix et donné le dernier
+coup de massue à la coalition, sinon à des triomphes civiques, au
+moins à vivre tranquille, et à la protection des premiers magistrats
+de la République; aujourd'hui je me vois dénoncé, persécuté, décrié
+par tous les moyens, bien que ma réputation appartienne à la patrie.
+J'aurais été indifférent à tout; mais je ne puis pas l'être à cette
+espèce d'opprobre dont cherchent à me couvrir les premiers magistrats
+de la République... J'ai le droit de me plaindre de l'avilissement
+dans lequel ils traînent ceux qui ont agrandi, après tout, la gloire
+du nom français. Je vous réitère, citoyen Directeur, la demande que
+je vous ai faite de m'accorder ma démission. J'ai besoin de vivre
+tranquille, si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre.
+Vous m'aviez chargé des négociations, j'y suis peu propre.» Le
+même jour il rédigeait une note<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Go to footnote 237"><span class="smaller">[237]</span></a> sur les événements de Venise,
+dans laquelle il cherchait à démontrer que les Vénitiens avaient
+exaspéré la patience française, et s'étaient donné les torts de
+l'agression; puis brusquement et comme emporté par la violence de
+son ressentiment, il coupait court aux explications, et terminait
+par cette foudroyante apostrophe: «Mais je vous prédis, et je parle
+au nom de 80.000 soldats, ce temps où de lâches avocats et de
+misérables <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> bavards faisaient guillotiner les soldats est
+passé; et, si vous y obligez, les soldats d'Italie viendront à la
+barrière de Clichy avec leur général, mais malheur à vous!»</p>
+
+<p>À ces menaces qu'on ne prenait même plus la peine de déguiser, le
+Directoire, s'il avait eu de l'énergie, aurait dû répondre par une
+destitution, mais Bonaparte n'était déjà plus de ceux qui exécutent
+sans discussion les ordres qu'on leur donne, et, comme il avait soin
+de le faire remarquer, le temps était passé où les avocats faisaient
+la loi aux généraux. Les Directeurs feignirent de ne pas avoir
+compris la menace et de ne pas avoir reçu l'offre de la démission.
+Les négociations continuèrent, et Bonaparte resta le maître.</p>
+
+<p>Pendant que se discutaient ses futures destinées, la nouvelle
+République vénitienne présentait le spectacle de la désorganisation.
+Sans doute les Vénitiens s'étaient empressés de se mettre à la
+mode du jour. Ils avaient décrété la démolition des prisons de
+l'Inquisition d'État. Ils avaient sur l'évangile ouvert que tenait
+le lion de Saint-Marc, et sur lequel on lisait: <i>Pax tibi, Marc,
+evagelista meus</i>, substitué les mots: Droits de l'homme et du
+citoyen, ce qui fit dire plaisamment à un gondolier que le lion
+avait enfin retourné la page; ils avaient adopté une cocarde
+tricolore, et, sous le nom de société de l'instruction publique,
+fondé une succursale du club des Jacobins. Les Procuraties vieilles
+et nouvelles s'appelaient Galeries de la liberté<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Go to footnote 238"><span class="smaller">[238]</span></a>. On jouait au
+théâtre: <i>Il matrimonio Democratico ossia il flagello dei feudatari</i>
+d'Antonio Sografi, ou bien encore l'<i>Ex marchesa della Tomboletta a
+Parigi</i>. Les citoyens avaient endossé la carmagnole, et les femmes
+se promenaient demi-nues, en tuniques à l'athénienne, en chapeaux
+à la Paméla, en cheveux courts à la guillotine: ce n'étaient là
+que les changements extérieurs. Au fond la plus grande inquiétude
+régnait dans les esprits. On redoutait les convoitises autrichiennes,
+on avait peur de Bonaparte, on sentait de toutes parts crouler
+l'antique <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> édifice, et s'imposer, pour le remplacer, la
+domination étrangère.</p>
+
+<p>Padoue, l'antique rivale de Venise, donna le signal. Invitée par le
+général Victor, qui avait son quartier général dans cette ville,
+à abattre le lion de Saint-Marc, non seulement elle le fit avec
+empressement, mais encore déclara rompus tous ses liens avec la
+République. Elle poussa même la jalousie jusqu'à vouloir priver
+Venise de l'usage des eaux douces de son territoire. La municipalité
+de Chiozza<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Go to footnote 239"><span class="smaller">[239]</span></a>, un faubourg de Venise, s'adressait à Bonaparte pour
+demander son annexion à la future République Cisalpine: «Le peuple
+de Chiozza, écrivaient les représentants de cette petite ville, né
+contemporain de celui de Venise, mais libre et indépendant de ce
+dernier, fait, depuis plusieurs siècles, partie de l'état vénitien,
+dont le gouvernement tyrannique le rendit sujet, après avoir répandu
+le sang de quelques milliers de Chiozzates qui voulaient défendre
+leur liberté. Daignez exaucer le v&oelig;u général. Ajoutez un nouveau
+prix au don précieux que vous nous avez fait de la liberté, en
+réunissant ce peuple à celui de la République Cisalpine.» Les
+provinces de Vicence<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Go to footnote 240"><span class="smaller">[240]</span></a> et de Bassano proclamaient également leur
+indépendance. À vrai dire tout s'effondrait, tout était bouleversé,
+et Bonaparte continuait à garder le secret des négociations. C'était
+une situation intolérable et la municipalité<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Go to footnote 241"><span class="smaller">[241]</span></a> de Venise ne
+pouvait la supporter plus longtemps sans s'exposer à une nouvelle
+révolution.</p>
+
+<p>Battaglia, l'ancien provéditeur, crut pouvoir prendre sur lui de
+s'adresser directement à Bonaparte en le consultant sur ses <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span>
+intentions. Ce dernier, gêné par cette mise en demeure, et ne voulant
+d'ailleurs prendre aucun engagement formel, répondit<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Go to footnote 242"><span class="smaller">[242]</span></a> par de
+banales protestations et des plaintes contre l'oligarchie, mais ne
+laissa rien percer de ses futurs desseins. «La loyauté de votre
+caractère, la pureté de vos intentions, la véritable philosophie
+que j'ai reconnue en vous tout le temps que vous avez été chargé du
+pouvoir suprême sur une partie de vos compatriotes, vous ont mérité
+mon estime; si elle peut vous dédommager des maux de toute espèce
+que vous avez endurés pendant ces derniers temps, je m'estimerai
+heureux... L'oligarchie de Venise aurait dû céder à un gouvernement
+plus sage; elle aurait au moins fini sans se rendre coupable d'un
+crime dont les historiens français ne peuvent trouver le semblable
+sans être obligés de remonter à plusieurs siècles.» Ces compliments
+emphatiques, ces creuses déclamations, rassurèrent Battaglia et les
+membres de la municipalité. Ils s'imaginèrent que les préliminaires
+de Leoben n'avaient été qu'un leurre pour l'Autriche, et qu'une
+menace pour le gouvernement oligarchique. Ils ne pouvaient croire
+d'ailleurs qu'après la solennelle reconnaissance de la nouvelle
+république par la France et le traité de Milan, l'autonomie de Venise
+ne serait pas respectée. Aussi s'efforcèrent-ils, tout en ménageant
+leurs vainqueurs, de vivre et d'agir comme s'ils devaient continuer
+à être libres et indépendants. Ils célébrèrent même des fêtes en
+l'honneur du nouvel ordre de choses. À la Pentecôte ils plantèrent
+en grande pompe des arbres de la liberté. On avait construit sur la
+place Saint-Marc, en face de l'église, une grande loge avec estrade
+pour les musiciens. L'arbre était couché au milieu de la place. Deux
+enfants, un jeune homme et une jeune femme qu'on allait marier, et
+deux vieillards s'approchèrent de l'arbre qui bientôt fut dressé
+aux applaudissements de l'assistance et au bruit du canon. Un <i>Te
+Deum</i> fut ensuite célébré à Saint-Marc, le jeune couple fut marié,
+et l'abbé Collalto prononça un discours bizarre où il comparait
+à <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> la croix l'arbre de la liberté. On dansa dans toutes
+les rues, le théâtre Fenice donna une représentation gratuite,
+et le général Baraguey d'Hilliers, qui avait assisté à la fête,
+daigna déclarer qu'il était très satisfait de l'empressement des
+Vénitiens<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Go to footnote 243"><span class="smaller">[243]</span></a>. Il est vrai que, le même jour, les excès avaient
+commencé. La foule s'était portée au palais grand-ducal, avait lacéré
+les bannières, monuments de tant d'insignes victoires, brûlé le siège
+du doge, et le fameux livre d'or. L'anneau que les doges jetaient
+dans l'Adriatique le jour de l'Ascension, quand ils montaient sur le
+<i>Bucentaure</i>, fut sauvé par hasard et vendu à un orfèvre pour cent
+soixante livres. Ainsi disparaissaient les derniers témoins de tout
+un passé de gloire.</p>
+
+<p>Afin de mieux endormir les soupçons, Bonaparte engagea sa femme,
+Joséphine, à se rendre à Venise<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Go to footnote 244"><span class="smaller">[244]</span></a>. On la reçut avec un déploiement
+inouï d'adulations et d'honneurs, au bruit du canon, comme on
+n'aurait pas reçu la princesse héritière d'un grand empire. La
+municipalité se porta à sa rencontre, l'accabla de compliments et
+lui donna quatre jours de fête, avec soupers de gala, régates,
+illuminations et feux d'artifice. On lui offrit même un collier de
+grosses perles, tiré du trésor de Saint-Marc. Ainsi que le remarque
+l'historien Botta, «si l'offre fut honteuse, l'acceptation le fut
+davantage»; mais Bonaparte ne connaissait déjà plus de limites à
+son ambition, et trouvait naturels les hommages prodigués à sa
+femme. Quant aux membres du gouvernement vénitien, ils savaient très
+bien que leur sort était entre les mains de Bonaparte, et, pour se
+concilier ses bonnes grâces, ils auraient consenti à de tout autres
+sacrifices.</p>
+
+<p>Peu à peu cependant les illusions se dissipaient. Un congrès avait
+été réuni à Bassano. Vérone y avait envoyé Monga, Padoue Savonarola,
+Brescia Beccalozzi et Venise Giuliani. <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> Udine n'était pas
+représentée. Le général Bernadotte n'avait pas voulu laisser aux
+habitants de la province qu'il administrait la dangereuse illusion
+de croire à leur future indépendance. Aussi bien c'était un
+général français, Berthier, qui présidait les séances du congrès.
+Les députés, au lieu de s'entendre pour une action commune, se
+disputèrent sur le choix d'une capitale. Plusieurs d'entre eux
+auraient voulu être annexés à la Cisalpine, mais les directeurs de la
+nouvelle République italienne leur adressèrent une réponse hautaine
+et tortueuse qui les découragea. Berthier mit un terme à leurs
+hésitations et à leurs rivalités en prononçant la dissolution du
+congrès, sous prétexte que les députés n'avaient pu s'entendre sur le
+projet d'union.</p>
+
+<p>Cette brutale immixtion d'un général français dans les affaires
+intérieures de la République fut pour beaucoup de patriotes un
+sérieux avertissement. Les bruits les plus sinistres continuaient
+à circuler. Non seulement les Français ne faisaient rien pour les
+dissiper, mais, par leur attitude, ils laissaient croire à une
+connivence secrète avec les Autrichiens. En effet, ces derniers
+occupaient en silence, mais sans perdre un jour, les provinces
+orientales de la République, en Istrie et en Dalmatie, et partout
+l'armée française évacuait les territoires et les laissait s'étendre
+à leur aise. Sur la terre ferme, même dans les grandes villes,
+même à Venise, les Français agissaient comme en pays ennemi.
+Réquisitions, impôts extraordinaires, pillages éhontés non seulement
+des établissements publics, mais même des hôtels et des collections
+privées, un impitoyable vainqueur n'épargnait aucune humiliation.
+À Vérone la galerie des Bevilacqua était violemment dépouillée.
+Soixante et dix-neuf médailles disparaissaient des musées Muselli
+et Verita. À Venise la bibliothèque perdait près de deux cents
+manuscrits, entre autres deux manuscrits arabes sur papier de soie,
+donnés à la République par le cardinal Bessarion. Les bibliothèques
+de Trévise et de Saint-Daniel-en-Frioul étaient indignement pillées.
+On ne se contentait pas des manuscrits, on prenait également les
+Incunables ou les précieuses <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> éditions des Alde. Tableaux
+arrachés aux églises, statues enlevées sur les places, meubles ou
+armes précieuses, tout devenait une proie. La rapine s'étendait même
+aux dépôts confiés à l'honneur vénitien, et le duc de Modène perdait
+son trésor, environ deux cent mille sequins, qui furent soi-disant
+attribués aux besoins de l'armée.</p>
+
+<p>Un Vénitien se rencontra qui eut le courage de protester contre
+ces abus de la force. Il se nommait Barzoni. Il publia contre ces
+déprédations honteuses un vigoureux pamphlet qu'il intitula: les
+<i>Romains en Grèce</i>. Il était facile de reconnaître les Français et
+les Italiens déguisés en Romains ou en Grecs, et Flaminius sous les
+traits de Bonaparte. Notre chargé d'affaires, Villetard, se plaignit
+à la municipalité. On lui répondit avec raison qu'il était difficile
+de poursuivre une &oelig;uvre anonyme. Fier de son succès, Barzoni se
+livra à des provocations directes. Rencontrant un jour Villetard
+dans un café, il lui tendit la main, et, comme ce dernier retirait
+la sienne, il lui tira un coup de pistolet. Villetard agit en cette
+circonstance avec une grande dignité. Il écrivit à Bonaparte pour
+excuser son assassin, qu'il essaya de faire passer pour un fou par
+dépit amoureux; il lui procura même, sous un faux nom, un passeport
+à l'aide duquel Barzoni put se réfugier à Malte. Bonaparte avait
+d'abord été tenté de sévir: «J'ai appris avec peine, citoyen,
+écrivait-il<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Go to footnote 245"><span class="smaller">[245]</span></a> à Villetard, ce qui vous est arrivé. J'imagine
+que le gouvernement de Venise aura fait arrêter cet assassin qui,
+heureusement, a manqué son coup. Vous avez tort de regarder cela
+comme une folie; c'est un assassinat, et qui mérite une punition
+exemplaire.»</p>
+
+<p>Aussi bien, ce n'était plus un citoyen, c'était un peuple entier qui
+allait se trouver lésé dans ses intérêts, trahi dans ses affections,
+déçu dans ses espérances! Il ne s'agissait plus de venger des injures
+particulières, c'était un crime de lèse-nation qui allait être
+commis! Venise allait être vendue et livrée à l'Autriche!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> Il ne peut entrer dans notre sujet de raconter les
+négociations longues, délicates et embrouillées qui, après les
+préliminaires de Leoben, préparèrent et amenèrent la paix de
+Campo-Formio. Nous ne voulons en retenir que ce qui regarde Venise.
+Trois idées principales se dégagent de la lecture des nombreux
+documents où sont relatées les négociations: la première, c'est
+que les Autrichiens, avec une persévérance qui est à l'honneur de
+leurs diplomates, ont tout subordonné à leur âpre désir d'obtenir
+Venise; la seconde, c'est que le Directoire n'a pas cessé de défendre
+Venise, et contre l'Autriche qui la convoitait, et contre Bonaparte
+qui l'abandonnait; la troisième, c'est que Bonaparte était décidé à
+signer la paix au prix de n'importe quel sacrifice, et que, trouvant
+dans Venise la compensation territoriale dont il avait besoin pour la
+proposer à l'Autriche, il fit de la cession de Venise comme le pivot
+de sa diplomatie.</p>
+
+<p>Nous savons déjà que les Autrichiens n'avaient si facilement
+posé les armes à Leoben que parce que Bonaparte leur avait fait
+entrevoir l'annexion probable de Venise à leur territoire.
+Les plénipotentiaires autrichiens, Cobenzl, Merfeldt, Gallo,
+s'attachèrent obstinément à cette idée. Ils voulaient non
+seulement tout le territoire de la République, mais même les
+légations pontificales et Modène. Il fallut que Bonaparte leur
+rappelât qu'ils n'avaient pas de conditions à imposer: «Je leur
+ai demandé, écrivait-il au Directoire<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Go to footnote 246"><span class="smaller">[246]</span></a>, à combien de lieues
+leur armée se trouvait de Paris, et je me suis vigoureusement
+fâché sur l'impertinence de nous faire de pareilles propositions;
+ils l'ont senti, mais nous ont déclaré que leurs instructions ne
+leur permettaient pas de conclure à moins.» Comme Bonaparte avait
+en effet donné ses ordres pour que l'armée s'apprêtât à rentrer
+en campagne, les plénipotentiaires se relâchèrent quelque peu de
+leurs prétentions<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Go to footnote 247"><span class="smaller">[247]</span></a>. Ils renoncèrent à Modène, à Bologne et aux
+Légations, mais plus <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> que jamais revendiquèrent l'annexion de
+Venise. C'était en effet pour eux une question capitale. Sans Venise,
+ils n'étaient plus que campés en Italie; avec Venise au contraire,
+ils avaient la chance de pouvoir, un jour ou l'autre, jouer dans
+la péninsule un rôle prépondérant, et, de plus, ils donnaient à
+l'Autriche une marine et des côtes. Bonaparte, qui savait à propos
+faire des sacrifices, comprit que les Autrichiens étaient résolus
+à continuer la guerre plutôt que de renoncer à l'espoir d'occuper
+Venise. Comme son ambition était alors de signer la paix, et que
+cette ambition était d'accord avec l'obstination autrichienne, il
+consentit à abandonner cette ville tant convoitée, et c'est ainsi
+que les plénipotentiaires autrichiens furent récompensés de leur
+persévérance.</p>
+
+<p>Thugut, le premier ministre autrichien, avait admirablement caché
+son jeu. Interrogé à plusieurs reprises par l'ambassadeur de Venise
+à Vienne, Grimani<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Go to footnote 248"><span class="smaller">[248]</span></a>, il était resté impénétrable. Il n'avait
+voulu faire connaître aucune des conditions des préliminaires de
+Leoben, ce qui était bien grave, comme l'observait avec raison
+Grimani, car s'il avait eu de bonnes nouvelles à donner, il ne les
+aurait pas cachées. Le 1<sup>er</sup> mai, l'ambassadeur vénitien fit une
+nouvelle tentative auprès de Thugut, mais il ne put lui arracher
+aucune déclaration officielle. Il ne parvint même pas à savoir si
+les troupes françaises, après avoir évacué les états héréditaires
+autrichiens, occuperaient ou abandonneraient le territoire vénitien.
+Ce silence obstiné était de mauvais augure. Grimani se rappelait que
+Thugut avait déjà été un des principaux négociateurs des partages de
+la Pologne et il était comme hanté par ce malencontreux souvenir. En
+effet, tout était déjà décidé, et, si le ministre autrichien gardait
+encore le silence, ce n'était nullement pour ménager les Vénitiens,
+mais pour tenir en haleine Bonaparte et ne signer décidément la paix
+que lorsque Bonaparte aurait triomphé des scrupules du Directoire, et
+obtenu de haute main la cession de Venise.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> Le Directoire, en effet, non seulement ne nourrissait
+contre Venise aucune pensée hostile, mais encore il était disposé
+à la défendre. Même après l'attentat de Vérone, même après le
+massacre du Lido, tout en étant résolu à punir la ville coupable,
+il entendait respecter son indépendance. Dans les instructions<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Go to footnote 249"><span class="smaller">[249]</span></a>
+qu'il envoyait, le 6 mai 1797, aux généraux Bonaparte et Clarke, il
+prévoyait sans doute la cession d'une partie du territoire vénitien
+à l'Autriche, mais il stipulait soit la formation d'une République
+Lombarde, comprenant le Milanais, Modène, les Légations et Venise,
+soit la réunion de Venise aux Légations, soit l'indépendance absolue
+de Venise. Le 1<sup>er</sup> juillet, le ministre des relations extérieures,
+sur le bruit déjà répandu des intentions de Bonaparte, avait soin de
+lui rappeler les intentions formelles du gouvernement<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Go to footnote 250"><span class="smaller">[250]</span></a>: «Quant
+aux États vénitiens que nous occupons, il faut distinguer ceux que
+nous devons évacuer et que l'Empereur pourra occuper en vertu des
+préliminaires, si la paix se conclut, et ceux qui sont réservés par
+l'article 11 de ces mêmes préliminaires, ces derniers ayant toujours
+été regardés, depuis leur occupation, comme devant être gouvernés par
+les principes républicains.»</p>
+
+<p>Le 19 août<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Go to footnote 251"><span class="smaller">[251]</span></a> nouvelle dépêche, plus explicite, du même ministre,
+qui, passant en revue les diverses hypothèses des remaniements
+territoriaux, appelle toujours l'attention des négociateurs sur ce
+point que «Venise doit être ou réunie à la Cisalpine, ou libre,
+mais, en aucun cas, cédée à l'Empereur». Un mois plus tard, le 16
+septembre, comme l'Autriche élevait des prétentions singulières, et
+que Bonaparte semblait disposé à lui céder Venise, le Directoire se
+décide à envoyer un ultimatum<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Go to footnote 252"><span class="smaller">[252]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> «Dites-leur en réponse
+à ces étranges communications, et signifiez-leur comme ultimatum
+du Directoire qu'en Italie l'Empereur gardera Trieste, et gagnera
+l'Istrie et la Dalmatie; qu'il renoncera à Mantoue, à Venise, à
+la Terre-Ferme et au Frioul vénitien, et qu'il évacuera Venise...
+Vous aurez carte blanche, mais je ne puis trop vous dire combien le
+Directoire désire et combien il est de l'intérêt de la République
+que vous puissiez faire passer les articles ci-dessus. L'Empereur
+doit être entièrement écarté de l'Italie; ses dédommagements doivent
+consister en biens ecclésiastiques sécularisés en Allemagne.» Le
+29 septembre, confirmation de l'ultimatum, et avec des arguments
+nouveaux, trop vrais par malheur, puisqu'on n'en a pas tenu compte,
+mais que le gouvernement, s'il avait eu la fermeté nécessaire, aurait
+dû imposer et non pas proposer. «Si on cède Venise et son territoire
+à l'Autriche, lisons-nous dans cette dépêche<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Go to footnote 253"><span class="smaller">[253]</span></a>, nous lui aurons
+fourni le moyen de nous attaquer avec plus d'avantage, nous aurons
+traité en vaincus, indépendamment de la honte d'abandonner Venise,
+que vous croyez vous-même si digne d'être libre. Et ce serait la
+France qui gratifierait l'Empereur des éléments d'une marine faite
+pour s'emparer de son commerce du Levant!» Le même jour, et pour
+mieux marquer la pensée du Directoire, le ministre des relations
+extérieures expédiait une seconde dépêche<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Go to footnote 254"><span class="smaller">[254]</span></a> à Bonaparte. Il lui
+signifiait la décision définitive du gouvernement, et lui enjoignait
+de se préparer à la reprise des hostilités: «Je vous répète que les
+conditions de paix que le Directoire accordera à l'Empereur sont
+les suivantes: «L'Empereur gardera Trieste et gagnera l'Istrie et
+la Dalmatie vénitienne. La rivière de l'Isonzo servira de limite;
+il renoncera à Mantoue, à Venise, à la Terre-Ferme, au Frioul
+vénitien... Telles sont les dernières instructions diplomatiques
+que le Directoire <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> ait à vous faire passer: elles sont
+irrévocables, et il regarde la guerre comme inévitable si l'Empereur
+ne se soumet pas à ces conditions... Montrez aux Vénitiens que c'est
+de leurs intérêts qu'il s'agit ici, que c'est uniquement pour eux,
+pour leur assurer la liberté et les soustraire à la maison d'Autriche
+que nous continuons la guerre, et qu'ainsi, ils doivent faire les
+plus grands efforts en hommes, en chevaux et en argent.»</p>
+
+<p>Il n'y a donc pas d'hésitation possible. Depuis le jour de
+l'ouverture des négociations, le Directoire n'a pas varié dans sa
+ligne de conduite. Sous toutes les formes et sur tous les tons, il a
+répété à Bonaparte qu'il considérait comme un malheur et une faute la
+cession de Venise à l'Autriche. Il a même fini par lui intimer des
+ordres et a formellement exigé que Venise restât libre.</p>
+
+<p>Quel est le cas que Bonaparte a fait de ces instructions? Comment
+a-t-il exécuté les ordres reçus? Nous avons peine à l'avouer, mais
+Bonaparte n'a consulté que ses intérêts et s'est joué des ordres
+impératifs qu'il recevait. Il avait besoin de la paix. Il ne
+l'obtiendrait qu'en abandonnant Venise. Venise était le seul obstacle
+qui l'empêchait de réaliser ses désirs: sans le moindre scrupule,
+sans la moindre pitié, il la vendit à l'ennemi.</p>
+
+<p>Il est vrai que, dans sa Correspondance, on ne trouvera nulle part
+la preuve de son intention d'acheter la paix aux dépens de Venise,
+mais on n'y trouvera non plus nulle part la preuve de son obéissance
+aux volontés du Directoire. Il feint même de les ignorer. Ainsi le 19
+septembre<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Go to footnote 255"><span class="smaller">[255]</span></a> il écrira au Directoire que la paix est possible si on
+cède à l'Empereur la ligne de l'Adige y compris la ville de Venise,
+et il ajoute: «Je crois donc que, si votre ultimatum est de garder
+Venise, vous devez regarder la guerre comme probable.» Quelques
+jours plus tard, le 18 septembre, rendant compte au Directoire des
+négociations, il lui montrera, sans en avoir l'air, que, sans
+<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> Venise, la paix serait déjà conclue<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Go to footnote 256"><span class="smaller">[256]</span></a>: «Lorsque je leur
+ai dit que le gouvernement français venait de reconnaître le ministre
+de la République de Venise, et que dès lors je me trouvais dans
+l'impossibilité de consentir, sous aucun prétexte et dans aucune
+circonstance, à ce que Sa Majesté Impériale devint maîtresse de
+Venise, je me suis aperçu d'un mouvement de surprise qui décèle assez
+la frayeur à laquelle a succédé un silence assez long, interrompu à
+peu près par ces mots: «Si vous faites toujours comme cela, comment
+voulez-vous qu'on puisse négocier?» Je me tiendrai dans cette ligne
+jusqu'à la rupture. Je ne leur bonifierai point Venise, jusqu'à ce
+que j'aie reçu une nouvelle lettre du gouvernement.» Bonaparte était
+pourtant résolu à <i>bonifier</i> Venise, comme il le disait; il prenait
+même à l'avance le soin de se justifier, et, avant d'avoir reçu les
+instructions nouvelles dont il prétendait avoir besoin, il insistait
+sur la nécessité de signer la paix, et terminait par cette attaque
+contre le peuple dont il trahissait les intérêts, et qu'il cherchait
+à rabaisser pour mieux cacher l'indignité de sa trahison<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Go to footnote 257"><span class="smaller">[257]</span></a>. «Vous
+connaissez peu ces peuples-ci. Ils ne méritent pas qu'on fasse tuer
+quatre mille Français pour eux. Je vois par vos lettres que vous
+partez toujours d'une fausse hypothèse; vous vous imaginez que la
+liberté fait faire de grandes choses à un peuple mou, superstitieux,
+pantalon et lâche. Je n'ai pas à mon armée un seul Italien, hormis,
+je crois, quinze cents polissons, ramassés dans les rues des
+différentes villes d'Italie, qui pillent et ne sont bons à rien.»</p>
+
+<p>Bonaparte était tellement résolu à signer la paix comme il
+l'entendait, et non pas d'après les désirs du Directoire, qu'il
+recourut au grand moyen, à celui qui lui avait déjà réussi lors de
+son entrée en Lombardie, et après Rivoli: il offrit sa démission.
+Le 25 septembre 1797 il écrivait<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Go to footnote 258"><span class="smaller">[258]</span></a> au <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> Directoire: «Un
+officier est arrivé avant-hier de Paris à l'armée d'Italie. Il
+a répandu dans l'armée qu'on y était inquiet de la manière dont
+j'aurais pris les événements du 18 fructidor... Il est constant que
+le gouvernement en agit envers moi à peu près comme envers Pichegru,
+après vendémiaire. Je vous prie, citoyens Directeurs, de me remplacer
+et de m'accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera
+capable de me faire continuer de servir après cette marque horrible
+de l'ingratitude du gouvernement.» Quatre jours plus tard, et sans
+attendre la réponse, il renouvelait sa demande dans une lettre au
+ministre des affaires étrangères: «Tout ce que je fais, tous les
+arrangements que je prends dans ce moment-ci, sont le dernier service
+que je puisse rendre à la patrie. Ma santé est entièrement délabrée,
+et la santé est indispensable et ne peut être substituée<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Go to footnote 259"><span class="smaller">[259]</span></a> par
+rien à la guerre. Le gouvernement aura sans doute en conséquence
+de la demande que je lui ai faite il y a huit jours, nommé une
+commission de publicistes pour organiser l'Italie libre, de nouveaux
+plénipotentiaires pour continuer les négociations ou les renouer,
+si la guerre avait lieu, au moment où les événements seraient
+les plus propices, et enfin un général qui ait sa confiance pour
+commander l'armée; car je ne connais personne qui puisse me remplacer
+dans l'ensemble de ces trois missions, toutes trois également
+intéressantes... Quant à moi je me vois sérieusement affecté de me
+voir obligé de m'arrêter dans un moment où peut-être il n'y a plus
+que des fruits à cueillir, mais la loi de la nécessité maîtrise
+l'inclination, la volonté et la raison. Je puis à peine monter à
+cheval: j'ai besoin de deux ans de repos.»</p>
+
+<p>À cette insolente mise en demeure, à cette hautaine affirmation de
+son importance, à ces menaces à peine déguisées, le Directoire,
+s'il avait eu le sentiment de la dignité, aurait dû répondre par
+une destitution, ou du moins par une acceptation de la démission;
+mais le 18 fructidor venait <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> d'avoir lieu (4 septembre),
+avec l'aide, nous dirions presque la connivence de Bonaparte et de
+ses amis. Plus que jamais Bonaparte était l'homme indispensable. Le
+Directoire lui écrivit (3 octobre 1797) en l'accablant de compliments
+et de protestations<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Go to footnote 260"><span class="smaller">[260]</span></a>. «Vous parlez de repos, de santé, de
+démission. Le repos de la République vous défend de penser au
+vôtre... Non, le Directoire ne reçoit pas votre démission. Non, vous
+n'avez pas besoin avec lui de vous réfugier dans votre conscience
+et de recourir au témoignage tardif de la postérité. Le Directoire
+exécutif croit à la vertu du général Bonaparte; il s'y confie... S'il
+pouvait vous rester du doute... mais non, citoyen général, vous ne
+devez plus en avoir au moment où cette dépêche pourra vous parvenir,
+et désormais vous compterez sur le Directoire exécutif, comme il
+compte sur vous.»</p>
+
+<p>À vrai dire, le Directoire venait d'abdiquer entre les mains de
+Bonaparte. Armé d'un pareil document, l'audacieux général pouvait
+tout. Il osa tout, et, au mépris des engagements et des promesses,
+malgré les supplications et les prières, il signa le 17 octobre 1797
+le traité de Campo-Formio.</p>
+
+<p>Voici les clauses de ce traité qui réglaient les destinées de Venise:
+à l'Empereur étaient cédés (art. VI) l'Istrie, la Dalmatie, les
+îles de l'Adriatique, les bouches de Cattaro, Venise, les lagunes
+et les pays compris entre les États héréditaires autrichiens et une
+ligne qui, partant du Tyrol, traversait le lac de Garde jusqu'à
+Lazise, aboutissait à San Giacomo, suivait la rive gauche de l'Adige
+jusqu'à l'embouchure du canal Blanc et la rive gauche dudit canal, du
+Tartaro, de la Polesella, et du grand Pô: à la République Cisalpine
+(art. VIII) tous les États ci-devant vénitiens à l'ouest et au sud
+de la ligne précitée: à la France (art. II), les îles Ioniennes,
+Butrinto, Arta, Vonitza et les comptoirs d'Albanie. L'article I
+garantissait les biens et les personnes de tous ceux qui auraient
+pu être inquiétés par leur conduite politique ou leurs opinions.
+Il accordait à tous ceux qui voudraient émigrer <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> un délai
+de trois ans pour vendre leurs biens, meubles ou immeubles, ou en
+disposer à leur volonté.</p>
+
+<p>Ainsi fut consommée cette scandaleuse iniquité. C'était comme une
+seconde édition du partage de la Pologne, et la France prêtait
+les mains à cette infamie! Bonaparte avait conscience du crime de
+lèse-nation qu'il venait de commettre. Dès le 10 octobre, même
+avant la signature du traité, il avait en quelque sorte cherché
+à s'excuser. «La ville de Venise renferme<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Go to footnote 261"><span class="smaller">[261]</span></a> il est vrai trois
+cents patriotes, avait-il écrit au Directoire, leurs intérêts seront
+stipulés dans le traité, et ils seront accueillis dans la Cisalpine.
+Le désir de quelques centaines d'hommes ne vaut pas la mort de
+20.000 Français... Si, dans tous ces calculs, je me suis trompé,
+mon c&oelig;ur est pur, mes intentions sont droites.» Le 18 octobre,
+c'est-à-dire le lendemain de la signature du traité, et dans la
+lettre où il annonçait au Directoire ce grand événement, il revenait
+avec insistance sur ce sujet<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Go to footnote 262"><span class="smaller">[262]</span></a>. On eût dit qu'il cherchait à se
+disculper d'une faute que pourtant personne encore ne lui avait
+reprochée: «Je ne doute pas que la critique ne s'attache vivement à
+déprécier le traité que je viens de signer. Tous ceux cependant qui
+connaissent l'Europe et qui ont le tact des affaires seront bien
+convaincus qu'il était impossible d'arriver à un meilleur traité sans
+commencer par se battre et sans conquérir deux ou trois provinces de
+la maison d'Autriche. Cela était-il possible? oui. Probable? non.»
+Plus tard, comme gêné par un remords rétrospectif, Bonaparte est
+revenu à plusieurs reprises sur ce sujet. Il a essayé de justifier
+cette clause déplorable du traité de Campo-Formio. Mais ses excuses
+ont été ou singulières ou odieuses. Ainsi n'a-t-il pas prétendu<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Go to footnote 263"><span class="smaller">[263]</span></a>
+qu'en sacrifiant Venise il avait cherché «à jeter une pomme de
+discorde au milieu des coalisés, à changer l'état de la question,
+et à créer d'autres passions et <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> d'autres intérêts.» Il
+espérait que la Russie et l'Angleterre seraient indisposées par
+cette usurpation, et que les puissances secondaires, la Bavière
+par exemple, effrayées par cette disparition subite d'une nation,
+feraient un retour sur elles-mêmes et deviendraient <i>ipso facto</i>
+les adversaires résolues de l'Autriche. Il a même eu l'audace de
+prétendre qu'il n'avait agi que dans l'intérêt de Venise, pour lui
+faire détester la domination étrangère, et l'habituer peu à peu à
+l'idée de devenir partie intégrante de la grande Italie. Le passage
+mérite d'être cité<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Go to footnote 264"><span class="smaller">[264]</span></a>: «Les divers partis qui divisaient Venise
+s'éteindraient; aristocrates et démocrates se réuniraient contre le
+sceptre d'une nation étrangère. Il n'y avait pas à craindre qu'un
+peuple de m&oelig;urs aussi douces pût jamais prendre de l'affection
+pour un gouvernement allemand, et qu'une grande ville de commerce,
+puissance maritime depuis des siècles, s'attachât sincèrement à une
+monarchie étrangère à la mer et sans colonies, et, si jamais le
+moment de créer la nation italienne arrivait, cette cession ne serait
+point un obstacle. Les années que les Vénitiens auraient passées
+sous le joug de la maison d'Autriche leur feraient recevoir avec
+enthousiasme un gouvernement national, quel qu'il fût, un peu plus
+ou un peu moins aristocratique, que la capitale fût ou non fixée à
+Venise.»</p>
+
+<p>Est-il possible de se jouer avec plus de cynisme des sentiments et
+des aspirations nationales? Bonaparte ne pouvait alléguer qu'une
+excuse<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Go to footnote 265"><span class="smaller">[265]</span></a>, c'est qu'il avait besoin de la paix, et que, dans sa
+pensée, le traité de Campo-Formio n'était qu'une trêve passagère. Le
+fait n'en subsistait pas moins dans sa sinistre réalité. Venise était
+vendue, et vendue à celui qu'elle avait le droit d'appeler son ennemi
+héréditaire!</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> VI</h3>
+
+<p>Comment fut accueillie la nouvelle de ce scandaleux marché? En
+Autriche, avec bonheur; en France, avec indifférence; en Italie, avec
+terreur; à Venise avec désespoir.</p>
+
+<p>On comprend les sentiments de joie éprouvés par l'Autriche. Échanger
+une province éloignée contre un territoire limitrophe, relier ses
+domaines italiens à ses possessions slaves, acquérir des côtes et
+devenir, du jour au lendemain, puissance maritime, serrer de plus
+près la Turquie, ce qui lui permettrait de jouer un rôle prépondérant
+au jour prochain du partage de l'empire ottoman, certes l'Autriche
+avait le droit de s'estimer satisfaite. Elle eût été victorieuse,
+qu'elle n'eût pas exigé davantage. Bonaparte semblait aller au-devant
+de ses secrets désirs.</p>
+
+<p>En France, pas plus en 1797 que de nos jours, on ne se rend un compte
+bien exact des remaniements territoriaux. On savait vaguement, dans
+la masse du public s'occupant de politique extérieure, que des
+Français avaient été massacrés à Vérone et au Lido, et, dès lors,
+la cession de Venise à l'Autriche paraissait une punition et une
+vengeance méritées. On ignorait qu'un traité solennel et qui n'avait
+jamais été violé, que des engagements formels, que des promesses de
+protection et de garantie nous liaient à la nouvelle République.
+Aussi ne prêta-t-on qu'une médiocre attention à cette clause du
+traité. Bonaparte avait bien calculé. Toutes les classes de la
+société désiraient si vivement la fin de la guerre que les plaintes
+des intéressés furent comme noyées dans l'immense joie qui se
+manifesta par tout le pays à la nouvelle de la conclusion de la paix.</p>
+
+<p>En Italie, l'effet produit fut déplorable<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Go to footnote 266"><span class="smaller">[266]</span></a>. Les patriotes
+<span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> lombards, modénais ou romains n'eurent aucune illusion sur
+le sort qui les attendait. On avait vendu leurs frères de Venise
+contre tout droit, contre toute attente; on avait trafiqué d'eux
+comme à ces temps exécrés où les rois se partageaient les peuples à
+leur convenance; leur tour viendrait sans doute bientôt. Découragés
+et désolés, les patriotes italiens commencent à croire qu'ils ont
+été les dupes de leurs espérances. Plusieurs se taisent, d'autres
+songent à la prochaine réaction et s'organisent en sociétés secrètes.
+Lahoz et d'autres officiers, ses camarades, préparent dans l'ombre
+leur défection. C'est à ce moment qu'Alfieri compose les strophes
+vengeresses de son <i>Miso Gallo</i> et que ses amis répètent, mais en se
+cachant, les beaux vers où il annonçait la vengeance et prophétisait
+l'avenir<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Go to footnote 267"><span class="smaller">[267]</span></a>: «Le jour viendra, oui, il viendra le jour où les
+Italiens, désormais ressuscités, reparaîtront audacieux sur le champ
+de bataille et non pas avec un fer étranger, pour s'y défendre
+lâchement, mais pour battre les Français. Ils auront à leurs flancs
+vigoureux deux éperons ardents: leur antique vertu et mes vers, le
+souvenir de ce qu'ils furent et de ce que j'ai été les embrasera
+d'une flamme irrésistible. Et, armés alors de cette fureur divine
+qu'allumèrent en moi les exploits de leurs aïeux, ils rendront mes
+chants funèbres à la France. Et je les entends déjà me dire: Ô notre
+poète, tu naquis en un siècle mauvais et pourtant c'est toi qui as
+enfanté l'ère sublime que tu prophétisais de ton vivant.»</p>
+
+<p>À Venise la douleur, l'indignation, le désespoir éclatèrent.
+Bonaparte avait écrit<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Go to footnote 268"><span class="smaller">[268]</span></a> de Passariano, le 20 octobre 1797,
+à <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> Villetard pour lui annoncer la fatale résolution.
+Il lui expliquait, avec un cynisme de détails révoltant, qu'il
+fallait profiter de notre séjour à Venise pour tirer parti de ses
+ressources. Il énumérait avec complaisance les vaisseaux de guerre,
+les canons et les poudres qu'on devait enlever. «Il faut, disait-il,
+ne rien laisser qui puisse être utile à l'Empereur et favoriser
+l'établissement d'une marine militaire. Il faut faire aller en France
+tout ce qui peut être utile à la marine.»</p>
+
+<p>Pris cependant d'une pitié tardive et de scrupules rétrospectifs pour
+les infortunés<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Go to footnote 269"><span class="smaller">[269]</span></a> qu'il abandonnait après les avoir compromis, il
+informait Villetard que tous les Vénitiens qui voudraient quitter
+leur pays pour se rendre dans la République Cisalpine y jouiraient
+du titre de citoyens, et auraient trois ans pour la vente de leurs
+biens. Il consentait en outre à former un fonds de secours en
+faveur de ceux des émigrés vénitiens dont les ressources seraient
+insuffisantes. Il est vrai que cette générosité ne lui coûtait
+pas bien cher: c'était en effet la République Cisalpine et Venise
+elle-même qui en payaient les frais: la première en renonçant au
+profit des émigrés à différentes propriétés allodiales, et la seconde
+en cédant des vivres, des effets et des munitions qu'on devait vendre
+à Ferrare.</p>
+
+<p>Villetard avait été l'agent sincère et honnête d'une politique
+<span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> sans loyauté et sans honneur. Le traité de Campo-Formio
+le désespéra. Chargé par Bonaparte et d'ailleurs investi par ses
+fonctions de la terrible tâche d'informer officiellement les
+Vénitiens du malheur qui les frappait, il ne cacha pas sa tristesse,
+et dans le beau discours<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Go to footnote 270"><span class="smaller">[270]</span></a> qu'il adressa à cette occasion à la
+municipalité, il ne donna d'autre argument que la nécessité pour la
+France de songer à ses intérêts immédiats. «Quelques-uns d'entre
+vous, leur dit-il encore, à l'exemple des Ottomans vos voisins,
+sont décidés à subir le joug de la fatalité, quelques autres, comme
+les Vénètes, vos glorieux ancêtres, veulent abandonner des monceaux
+de chaux et de briques, emporter sur leurs navires leur véritable
+patrie et ce qu'il y a d'hommes libres parmi leurs concitoyens;
+d'autres enfin ont juré d'expirer sous les débris de leurs murailles
+plutôt que de les céder à l'étranger. Il ne m'appartient point de
+décider entre une résignation stoïque, une retraite honorable, et un
+dévouement généreux; mais, après avoir combattu les calomniateurs
+du gouvernement français, je viens offrir en son nom les services
+qu'il est prêt à rendre à ceux d'entre vous qui voudront se bâtir
+une autre Venise dans des lieux inaccessibles à la tyrannie. La
+République Cisalpine, à la voix de la France et de la liberté, vous
+ouvre son sein. Vous y jouirez du titre et des droits de citoyen,
+vous y trouverez un emplacement pour la nouvelle Venise soit dans les
+places fortes, soit dans les cités populeuses, soit sous l'humble
+chaume, séjour des hommes libres et vertueux. Vous pourrez emporter
+avec vous vos richesses; la République française vous en a réservé la
+faculté par les traités. Ainsi, ne pouvant garantir, à un si grand
+éloignement, l'indépendance de votre état, elle a du moins assuré des
+destinées libres à ceux qui préfèrent la liberté aux lagunes.»</p>
+
+<p>Ce discours fut accueilli par des cris de fureur. Les Vénitiens
+repoussèrent les présents de Bonaparte, qui étaient les dépouilles
+de Venise, et déclarèrent qu'ils ne céderaient qu'à <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> la
+force. C'était en effet le seul moyen de terminer noblement une
+noble histoire, et puisque Venise était condamnée, mieux valait pour
+elle succomber les armes à la main; mais une longue oisiveté avait
+énervé le peuple, les grands tremblaient de peur. D'ailleurs une
+forte garnison française occupait déjà la ville, et les Autrichiens
+accouraient pour s'emparer de leur proie. Comment résister dans ces
+conditions!</p>
+
+<p>Quelques patriciens s'imaginèrent que la corruption, qui pendant
+si longtemps avait été leur meilleur instrument de domination, les
+sauverait peut-être. Ils envoyèrent au Directoire, sous le prétexte
+de lui demander l'autorisation de se défendre contre l'Autriche, mais
+en réalité pour reprendre les négociations de Querini avec Barras,
+et pour acheter à tout prix ses suffrages, une députation composée
+de Dandolo, Sordina, Carminati et Giuliano. Les députés se mirent en
+route. Ils étaient déjà arrivés en Piémont, quand ils furent rejoints
+par Duroc, aide de camp de Bonaparte, qui leur intima l'ordre de
+rebrousser chemin et de venir avec lui rendre compte de leur mission
+à Bonaparte, qui les attendait à Milan.</p>
+
+<p>Bonaparte en effet n'était pas sans inquiétude sur l'exécution du
+traité de Campo-Formio. Il savait très bien d'un côté qu'il avait
+outrepassé ses instructions et s'était mis en quelque sorte en état
+d'hostilité contre le gouvernement légal de son pays, de l'autre
+qu'il avait suscité contre lui en Italie bien des haines, et provoqué
+bien des ressentiments. Il avait en quelque sorte conscience de
+l'indignité qu'il avait commise. Au lendemain de la signature du
+traité, quand il revenait en Italie, il s'arrêta à Vicence. Interrogé
+par les Vénitiens sur les décisions prises, il n'osa pas leur avouer
+que Venise était cédée à l'Autriche. Le patriote Tiene lui ayant
+déclaré que ses amis et lui étaient disposés à tout sacrifier pour
+maintenir leur indépendance, il répliqua que la France ne disposerait
+jamais d'un peuple sur lequel elle n'avait aucun droit. Arrivé à
+Vérone, et se sentant au milieu de ses soldats, il leva le masque, et
+annonça au président Angioli que Vérone était cédée à l'Autriche,
+et, comme ce dernier éclatait en reproches: <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> «Eh bien, eut-il
+la cruauté de répondre, défendez-vous!» Emporté par la grandeur de
+l'offense et le caractère odieux de la raillerie: «Va-t'en, traître,
+riposta Angioli, fuis ces contrées! Rends-nous les armes que tu
+nous as ravies, et nous saurons nous défendre!» Ce ne fut bientôt
+qu'un cri par toute la ville. Effrayé par cette soudaine explosion,
+et craignant peut-être de nouvelles Pâques Véronaises, Bonaparte
+partit en hâte pour Milan. Ce fut alors qu'il apprit le départ pour
+Paris de la députation vénitienne. Ces députés pouvaient réussir,
+non seulement parce que certains Directeurs étaient accessibles à
+la corruption, mais aussi parce que le Directoire tout entier était
+fort capable de saisir cette occasion de ne pas ratifier un traité
+qui lui déplaisait: dès lors toute son &oelig;uvre était compromise. Il
+n'était plus le dispensateur des territoires en Italie, le protecteur
+de l'Autriche, le conquérant et le pacificateur: il redevenait
+le général au service de la République, et l'agent désavoué du
+gouvernement. Il importait donc à son ambition présente et à ses
+projets ultérieurs d'arrêter la négociation.</p>
+
+<p>Les députés vénitiens furent conduits à Bonaparte par Duroc. «J'étais
+dans le cabinet du général en chef, écrit Marmont<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Go to footnote 271"><span class="smaller">[271]</span></a>, quand
+celui-ci les y reçut. Ils l'écoutèrent avec calme et dignité, et,
+quand il eut fini, Dandolo répondit. Dandolo, ordinairement dénué
+de courage, en trouva ce jour-là dans la grandeur de sa cause. Il
+parlait facilement: en ce moment il eut de l'éloquence. Il s'étendit
+sur le bien de l'indépendance et de la liberté, sur les intérêts de
+son pays et le sort misérable qui lui était réservé; sur les devoirs
+d'un bon citoyen envers sa patrie. La force de ses raisonnements,
+sa conviction, sa profonde émotion agirent sur l'esprit et sur le
+c&oelig;ur de Bonaparte au point de faire couler les larmes de ses
+yeux. Il ne répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et
+bonté, et, depuis, a conservé pour Dandolo une bienveillance, une
+prédilection qui ne s'est jamais démentie.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Ces larmes et cette émotion étaient peut-être sincères, mais
+Bonaparte était néanmoins décidé à faire exécuter toutes les clauses
+du traité. Villetard, dont l'émotion et le chagrin étaient réels,
+lui avait rendu compte de la triste mission dont on l'avait chargé.
+Sa lettre<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Go to footnote 272"><span class="smaller">[272]</span></a> est même touchante (24 octobre 1797): «Il fallait
+autant de stoïcisme que d'amour de la patrie pour accepter la mission
+douloureuse dont vous m'avez chargé. J'étais prêt à la remplir autant
+qu'il était en moi, mais je me réjouis du moins d'avoir trouvé,
+dans les membres du gouvernement de Venise, des âmes trop fières
+pour se prêter elles-mêmes à l'exécution des mesures que vous leur
+proposiez par mon organe. Ils iront chercher ailleurs un sol libre,
+mais ils préféreront, s'il est nécessaire, l'indigence à l'infamie.
+Ils ne voudront pas qu'on dise d'eux qu'ayant usurpé pendant quelques
+jours la souveraineté de leur nation ils ont fui en partageant ses
+dépouilles. Ils prouveront du moins par cette conduite qu'ils n'ont
+pas mérité les fers qu'on leur prépare... Huit ans de révolutions
+ne les ont point encore façonnés au malheur, et ils gémissent; ne
+les ont point mûris au machiavélisme, et ils blasphèment; ne les
+ont point corrompus à l'effronterie politique, et ils n'osent...
+Je ne vois d'autre moyen de leur être gratuitement utile que le
+régime militaire, au moyen duquel vous réglerez, par l'organe de vos
+généraux, au nom de la France, ce qu'ils refuseraient de faire au
+nom de la souveraineté du peuple, dont ils avaient la confiance.»
+Cette lettre irrita Bonaparte, sans doute parce qu'elle était vraie
+et méritée. D'ailleurs son émotion s'était dissipée. Plus que jamais
+il était résolu à ne pas céder. Au moins aurait-il pu respecter le
+malheur, et ne pas insulter ceux dont il causait la ruine. La lettre
+qu'il répondit le 26 octobre à Villetard est inexcusable. C'est un
+véritable factum à l'adresse du peuple vénitien, et en même temps un
+insolent défi porté par un vainqueur inexorable à l'ennemi qu'il
+tient sous ses pieds. Certes, ce n'est pas d'aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> que
+la force prime le droit, mais tout se paie en ce monde! Nos pères ont
+abusé de la force: nous sommes punis pour eux. Voici les principaux
+passages de cette philippique<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Go to footnote 273"><span class="smaller">[273]</span></a>:</p>
+
+<p>«J'ai reçu votre lettre du 3 brumaire; je n'ai rien compris à son
+contenu. Il faut que je ne me sois pas bien expliqué avec vous.
+La République française n'est liée avec la municipalité de Venise
+par aucun traité qui nous oblige à sacrifier nos intérêts et nos
+avantages à celui du comité de salut public ou de tout autre individu
+de Venise. Je sais bien qu'il en coûterait à une poignée de bavards,
+que je caractériserais bien en les appelant fous, de vouloir la
+République universelle. Je voudrais que ces messieurs vinssent faire
+une campagne d'hiver. D'ailleurs la nation vénitienne n'existe
+pas: divisé en autant d'intérêts qu'il y a de villes, efféminé
+et corrompu, aussi lâche qu'hypocrite, le peuple d'Italie, et
+spécialement le peuple vénitien, est peu fait pour la liberté. S'il
+était dans le cas de l'apprécier, et s'il a les vertus nécessaires
+pour l'acquérir, eh bien! la circonstance actuelle lui est très
+avantageuse pour le prouver: qu'il la défende!... Au reste, la
+République française ne peut pas donner, comme on paraît le croire,
+les États vénitiens; ce n'est pas que, dans la réalité, ces États
+n'appartiennent à la France par droit de conquête, mais c'est qu'il
+n'est pas dans les principes du gouvernement français de donner aucun
+peuple. Lors donc que l'armée française évacuera ce pays-ci, les
+différents gouvernements seront maîtres de prendre toutes les mesures
+qu'ils pourraient juger avantageuses à leurs pays.»</p>
+
+<p>Villetard n'a pas laissé un grand nom dans l'histoire, mais il aura
+l'honneur de la protestation suprême. Voici la belle réponse qu'il
+fit à Bonaparte: «Ce ne<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Go to footnote 274"><span class="smaller">[274]</span></a> sont point des bavards des fous et des
+lâches qui voudraient qu'on leur fît, aux dépens du sang français,
+une République universelle, dont je vous parlais dans ma dernière
+lettre. Je sais apprécier comme vous les phrases, la politique et
+le courage de ces sortes de <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> gens; mais c'était de plusieurs
+pères de famille, négociants, vieillards, qui, abattus par la
+nouvelle de l'évacuation de leur pays et de l'invasion des troupes de
+l'Empereur, qui doit en être la suite, ne se sont point cru en droit
+de gouverner, lorsqu'ils n'avaient plus à le faire qu'à leur profit,
+et qu'ils ne se sentaient revêtus que d'une autorité provisoire que
+leur nation n'avait point confirmée. Croyez au reste qu'il entre dans
+leur refus de piller en quelque sorte la nation vénitienne au profit
+du parti démocratique une délicatesse et une probité malheureusement
+trop rares.»</p>
+
+<p>Pendant que s'échangeaient ces correspondances inutiles, la ruine
+de Venise s'achevait. On commença par la piller et ce sont les
+Français qui donnèrent l'exemple. Bien qu'aucun des articles du
+traité n'autorisât ces déprédations, les musées et les églises furent
+dépouillés des chefs-d'&oelig;uvre qui les ornaient. Ainsi disparurent
+le <i>Saint Pierre martyr</i>, la <i>Foi du doge Grimani</i>, et le <i>Martyre de
+saint Laurent</i> du Titien, l'<i>Esclave délivré</i> et la <i>Sainte Agnès</i>
+du Tintoret, une vierge de Bellini, l'<i>Enlèvement d'Europe</i> et le
+<i>Festin à la maison de Lévi</i> par Paul Véronèse, le Jupiter Egiochus
+de la bibliothèque et près de deux cents manuscrits. Les reliquaires
+du trésor de Saint-Marc furent dépouillés de leurs pierres précieuses
+et envoyées à la Monnaie. Les officiers français ne rougirent pas
+de se partager les armes historiques que l'on conservait dans la
+salle du conseil des Dix<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Go to footnote 275"><span class="smaller">[275]</span></a>. Les collections privées ne furent pas
+épargnées. Les monuments eux-mêmes furent confisqués. On enleva le
+lion de la Piazzeta et les chevaux de bronze, attribués à Lysippe,
+qui gardaient le portail de Saint-Marc. Et ce fut un poète qui
+signala les chevaux à la rapacité française Arnault, le futur auteur
+de <i>Marins à Minturnes</i>, se trouvait alors à Venise, et voici ce
+qu'il ne rougit pas d'écrire à Bonaparte<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Go to footnote 276"><span class="smaller">[276]</span></a>: «Ces colonnes me
+rappellent qu'elles furent accompagnées <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> de quatre superbes
+chevaux, grecs d'origine, et successivement romains et vénitiens par
+droit de conquête. Ces chevaux sont placés sur le portail de l'église
+ducale. Les Français n'ont-ils pas quelque droit à les revendiquer ou
+du moins à les accepter de la reconnaissance vénitienne? ne serait-il
+pas raisonnable aussi, de les faire accompagner par les lions que
+Morosini fit enlever au Pirée? Paris ne peut refuser un asile à ces
+pauvres proscrits, plus recommandables pourtant par leur antiquité
+que par leur beauté.»</p>
+
+<p>Dans les villes de province furent exercées les mêmes rapines. À
+Padoue spécialement, Masséna se permit des exactions qui compromirent
+son honorabilité et le renom de la France. Bonaparte lui-même se
+crut autorisé à emporter de Vérone la collection d'ichtyolites du
+comte Gazzola. C'est surtout à l'arsenal de Venise que se commirent
+les actes les plus odieux. Sous prétexte d'équiper la flotte qui
+devait nous mettre en possession des îles Ioniennes, on le saccagea.
+Le 16 mai 1797, Baraguey d'Hilliers écrivait à Bonaparte: «J'ai
+visité l'arsenal et je l'ai examiné minutieusement. C'est l'un
+des plus beaux de la Méditerranée. Il y a tout ce qu'il faut pour
+armer, en deux mois, moyennant la dépense de deux millions, une
+flotte de sept à huit vaisseaux de ligne de 74, six frégates de 30
+à 40 et cinq cutters. Il y a une immense quantité de canons<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Go to footnote 277"><span class="smaller">[277]</span></a>
+en fer ou en bronze, des fonderies, des bois de construction, une
+corderie magnifique, des chantiers extrêmement beaux, etc.» Toutes
+ces richesses furent gaspillées. Les bois de Cansiglio, de Montello,
+de l'Istrie, le cuivre d'Agordo, les chanvres du Ferrarais et du
+Bolonais furent vendus ou volés. Les provisions de goudron, de
+cordages, d'ancres et de ferrements, de toiles à voiles furent
+dispersées au hasard des acheteurs. Ce qu'on ne pouvait emporter ou
+vendre, on le brisa. C'est ainsi que furent coulés quelques navires
+qu'on ne pouvait utiliser, ainsi que furent brûlés le <i>Bucentaure</i>,
+ce respectable témoin des splendeurs d'autrefois, et les splendides
+barques de parade, <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> les <i>Peatoni</i>, dont les richesses et
+les ornements excitaient l'admiration dans les fêtes ducales.
+Sérurier<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Go to footnote 278"><span class="smaller">[278]</span></a> et Haller, envoyés l'un et l'autre par Bonaparte pour
+consommer cette iniquité, se signaleront par leur acharnement.
+Sérurier prenait, Haller vendait. Après avoir vidé les magasins
+publics, détruit les ressources maritimes, anéanti, ruiné ou dispersé
+tout ce qui rappelait la gloire nationale, il ne restait plus qu'à
+remettre la ville aux Autrichiens. C'était le dernier acte de cette
+lamentable tragédie.</p>
+
+<p>Les Autrichiens n'avaient pas attendu la conclusion du traité de
+Campo-Formio pour entrer en possession des territoires qui devaient
+leur être attribués. Dès le mois de juin, le général autrichien
+Terzi avait ordonné à son lieutenant Klenau d'entrer en Istrie et de
+s'installer à Pirano, Umago, Cittanova, Parenzo, Osseroi et Rovigno.
+En même temps, le colonel Casimir plaçait des garnisons sur le
+littoral istriote et dans les îles de Veglia, Cherso, Arbo et Pago.
+Nulle part il ne rencontra de résistance. En Dalmatie et sur toutes
+les côtes de l'Adriatique, dans ces contrées rudes et sauvages où
+la domination vénitienne avait eu tant de peine à s'asseoir, mais
+où elle était profondément enracinée, le patriotisme local fut
+comme exaspéré à la nouvelle du désastre. Partout des soulèvements
+éclatèrent. Aidés par les mercenaires esclavons qui étaient rentrés
+dans leurs villages, les paysans, surtout ceux de Sebenico, coururent
+aux armes. Ils massacrèrent le consul de France, pillèrent les
+maisons de Calafatti et Gavagnin, envoyés par Venise pour organiser
+la république démocratique, et se portèrent à tous les excès contre
+les partisans réels ou prétendus de la France. Les Autrichiens
+n'attendaient qu'un prétexte pour intervenir. Ils se présentèrent
+comme les défenseurs de l'ordre, et 4000 Autrichiens, commandés par
+Roccavina, Lusignan et Casimir, partirent pour Zara. Ils <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span>
+furent bien reçus par les habitants, mais ils ne leur laissèrent pas
+ignorer qu'ils venaient au nom de l'Empereur, en vertu de droits
+anciens et qu'ils prenaient possession de la province. Les couleurs
+autrichiennes furent déployées et les anciens soldats de Venise
+remirent le vieil étendard de Saint-Marc à leurs nouveaux camarades.
+Ce fut une cérémonie touchante. Tous ces vétérans pleuraient à
+chaudes larmes en renonçant à ce drapeau qu'ils aimaient. Les
+généraux autrichiens respectèrent ces nobles sentiments. Ils remirent
+l'étendard de Venise au vicaire général de Zaro, M<sup>gr</sup> Armani, qui
+entonna le <i>De Profundis</i> et l'ensevelit après que les citoyens et
+les soldats l'eurent une dernière fois baisé comme une relique.</p>
+
+<p>Le colonel Casimir, continuant sa marche, s'empara de Spalatro,
+Clissa, Singo, pendant que le général Roccavina entrait à Sebenico
+et se dirigeait sur les bouches de Cattaro. Les Autrichiens ne
+rencontrèrent de résistance qu'à Perasto, Risano et Geganovich.
+Partout ailleurs ils furent accueillis froidement il est vrai, mais
+avec résignation.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les Français<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Go to footnote 279"><span class="smaller">[279]</span></a> occupaient les îles Ioniennes
+et les Cisalpins mettaient garnison à Brescia, Bergame et dans les
+autres villes à eux attribuées par le traité de Campo-Formio. De tous
+côtés s'écroulait le vieil édifice, et presque sans protestation, aux
+yeux de tous, s'accomplissait le grand crime de la vente d'un peuple.</p>
+
+<p>La municipalité démocratique de Venise ne demandait qu'à résister.
+Elle convoqua les assemblées primaires pour savoir si les Vénitiens
+voulaient ou non conserver la liberté; mais ce n'était là qu'une
+vaine formalité. Personne n'osa prendre la parole pour soutenir
+l'honneur national. Les Autrichiens n'occupèrent la terre ferme et
+Venise qu'en 1798. Le 9 janvier, sous le commandement de Wallis, ils
+entraient à Udine, Cividale et Monte-Falcone, le 10, à Palma Nova, le
+18 seulement à Venise. Quand ils se présentèrent devant la capitale,
+non seulement ils en trouvèrent toutes les portes ouvertes, <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span>
+mais encore la populace se porta à leur rencontre, et quelques
+patriciens acceptèrent le fait accompli et cherchèrent à en profiter.
+Ce fut l'un d'entre eux, Francesco Pesaro, qui, devenu commissaire
+impérial, reçut le serment de fidélité. Le dernier doge, Manini,
+prêta ce serment entre ses mains, mais il fut saisi d'une telle
+émotion, qu'il tomba sans connaissance<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Go to footnote 280"><span class="smaller">[280]</span></a>.</p>
+
+<p>Ainsi disparut la république vénitienne. Le peuple vénitien n'est pas
+mort avec elle, car la conscience publique proteste et protestera
+toujours contre les abus de la force. Botta<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Go to footnote 281"><span class="smaller">[281]</span></a> finissait par ces
+paroles mélancoliques le livre qu'il a consacré aux malheurs de
+Venise: «Un temps viendra, peut-être il n'est pas éloigné, où Venise
+voudra dire un amas de débris, un champ d'algues marines, aux lieux
+mêmes où s'élevait jadis une cité magnifique, la merveille du monde.
+Voilà l'&oelig;uvre de Bonaparte!» Botta se trompait ou il exagérait
+son ressentiment. Venise est encore debout, et les Vénitiens, par
+leur magnifique résistance à l'Autriche en 1849, ont montré qu'ils
+n'étaient pas au-dessous de leur vieille réputation d'héroïsme. Mais
+le crime de Campo-Formio n'a été réparé que très tard, et il a légué
+à l'Europe, pour de longues années, comme un héritage de dangers et
+de complications. En 1866, les Autrichiens occupaient encore Venise
+et s'y maintenaient par la terreur, avec patrouilles dans les rues et
+canons braqués sur les places publiques. Depuis Venise est redevenue
+libre et appartient à une grande nation: mais ce qui doit être pour
+nous comme un dernier châtiment, comme un suprême remords, c'est que
+ce crime, commis par des mains françaises, n'a été réparé que par des
+mains prussiennes!</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> CHAPITRE IV<br>
+<span class="smaller">LA RÉPUBLIQUE ROMAINE</span></h2>
+
+<p class="resume">
+La Papauté et la Révolution. &mdash; Affaire Hugon de Basville. &mdash; La
+Convention et le pape Pie VI. &mdash; Les théophilanthropes. &mdash; Les
+instructions du Directoire à Bonaparte. &mdash; Préparatifs de
+guerre. &mdash; Entrée des Français à Bologne. &mdash; Armistice de
+Bologne. &mdash; Prise d'armes des pontificaux. &mdash; Mission Mattei. &mdash; Affaire
+de Lugo. &mdash; Conférences de Florence. &mdash; Seconde prise d'armes des
+pontificaux. &mdash; Bataille du Senio. &mdash; Négociations pour la paix. &mdash; Paix
+de Tolentino. &mdash; Joseph Bonaparte ambassadeur à Rome. &mdash; Les mécontents
+se groupent autour de lui. &mdash; Affaire Provera. &mdash; Assassinat de
+Duphot. &mdash; Déclaration de guerre du Directoire. &mdash; Berthier est chargé de
+renverser le gouvernement pontifical. &mdash; Proclamation de la République
+Romaine. &mdash; Expulsion de Pie VI. &mdash; Organisation de la nouvelle
+République. &mdash; Déprédations et pillages. &mdash; Révolte des Français contre
+leur général Masséna. &mdash; Insurrections locales. &mdash; Décadence et ruine
+prochaine de la nouvelle République.</p>
+
+<p>Lorsque commença la Révolution française, les relations entre la
+Papauté et le nouveau régime furent tout de suite mauvaises. La
+plupart des membres de l'Assemblée Constituante, imbus des doctrines
+philosophiques de leur époque et sincèrement résolus à entrer dans
+la voie des réformes, se heurtèrent aux prétentions opposées de
+l'Église. La résistance les irrita. Ils portèrent dans cette lutte
+une animosité extraordinaire. Souvent même ils dépassèrent la mesure,
+et ne réussirent qu'à compliquer par les embarras d'une guerre
+religieuse une situation déjà fort embarrassée. Suppression des
+annates, confiscation des biens de l'Église, occupation du comtat
+Venaissin, et surtout constitution civile du clergé, telles furent
+les principales attaques dirigées contre la Papauté <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> par les
+jansénistes, alors nombreux, de la Constituante. Le pape régnant
+était alors Pie VI. Il répondit à ces attaques en rappelant le nonce
+et en rompant toute relation diplomatique avec la France (2 août
+1791).</p>
+
+<p>Les ennemis de la Papauté furent heureux de cette rupture. Ils
+auraient voulu pousser les choses plus loin et forcer le roi à
+déclarer la guerre à Pie VI: mais Louis XVI, qui n'avait déjà
+sanctionné les décrets que contraint et forcé, ne voulait à aucun
+prix la guerre contre le chef de l'Église. Le Pape, de son côté,
+regrettait d'avoir été poussé à la dure extrémité d'une rupture avec
+la France. Bien que sollicité par les souverains, qui formaient
+alors une coalition contre notre pays, à entrer dans la ligue, il se
+contenta de les assurer de ses sentiments d'amitié, mais n'ordonna
+aucun préparatif militaire. Des deux côtés, tout en simulant une
+indifférence officielle, on s'occupait donc de ce qui se passait dans
+les deux pays, et il n'était pas une des journées de la révolution
+parisienne qui n'eût à Rome son retentissement et son contre-coup.</p>
+
+<p>Une catastrophe imprévue faillit amener la guerre directe. Un
+envoyé de la France à Rome, Hugon de Basville<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Go to footnote 282"><span class="smaller">[282]</span></a>, qui avait
+provoqué la populace romaine par d'inopportunes manifestations,
+fut assassiné, et tous ceux de nos compatriotes qui résidaient
+alors dans la capitale du monde chrétien insultés, battus et pillés
+(janvier 1793). Quand arriva à Paris la nouvelle de l'attentat,
+il n'y eut qu'un cri de fureur et d'indignation. À peine avait-on
+achevé la lecture du rapport adressé par le conseil exécutif que,
+de toutes parts, on réclama l'urgence. À la Convention comme dans
+la presse, ce fut un véritable débordement d'injures contre la
+papauté, mais ces déclamations n'aboutirent à rien, car on entrait
+alors dans la terrible année 1793. L'Europe entière assiégeait nos
+frontières. <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> La guerre civile avait éclaté dans la moitié
+de nos départements. La Convention se déchirait elle-même. Dans le
+tumulte de ces luttes gigantesques, la question romaine fut oubliée.
+Sans doute la Papauté et la République romaine furent censées en
+état de guerre, et, de temps à autre, quelque ministre ou quelque
+journaliste, pour se donner un regain de popularité, proposa de
+marcher contre Rome et de laver dans le sang du dernier des pontifes
+l'injure de la France, mais le crime n'en resta pas moins impuni,
+et, pour employer une expression du temps, les cendres de Basville
+restèrent longtemps sans vengeance.</p>
+
+<p>Bonaparte fut ce vengeur. Lorsqu'il descendit en Italie, en 1796, on
+avait depuis longtemps, de part et d'autre, substitué à la guerre de
+fait la guerre de propagande. Pie VI ne se contentait pas d'ouvrir
+ses États aux émigrés et de leur assurer des ressources, il prêchait
+une véritable croisade en faveur de ceux qu'on appelait déjà les amis
+du trône et de l'autel; il encourageait à la résistance Vendéens et
+royalistes; il soutenait de ses exhortations tous ceux des membres
+du clergé, et ils étaient nombreux, qui n'avaient pas voulu prêter
+serment à la Constitution civile; il promettait à nos ennemis les
+secours du ciel, et ses représentants auprès des cours étrangères se
+faisaient remarquer par leur acharnement contre la France. Le Pape en
+un mot n'était pas le plus puissant, mais un des plus déterminés et
+des plus dangereux membres de la coalition formée contre notre pays.</p>
+
+<p>Il est vrai que les divers gouvernements qui se succédèrent en France
+semblaient prendre à tâche d'exciter les colères pontificales par
+leurs attaques inconsidérées. Ils ne tarissaient pas en déclamations
+sur la nécessité de renverser l'«idole romaine». C'était comme un
+thème convenu dans les discours de l'époque. Comme les souvenirs
+antiques hantaient alors les imaginations et qu'on se grisait en
+quelque sorte avec les mots de Brutus, de Tarquin ou de Capitole,
+les descendants de Camille étaient menacés d'une nouvelle invasion
+de Gaulois conduits par un autre Brennus. Ce n'étaient pas <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span>
+seulement des orateurs de club, jaloux de se fabriquer à peu de frais
+une popularité de quelques instants, ou des journalistes en quête
+d'un article retentissant; les membres du gouvernement eux-mêmes se
+laissaient aller à ces invectives passionnées. Le Directoire surtout
+se signala par cette haine rétrospective. L'un des cinq premiers
+directeurs croyait avoir contre le Pape des griefs tout particuliers.
+C'était Larévellière-Lépeaux, le très honnête mais assez ridicule
+fondateur d'une religion nouvelle, qu'il avait intitulée la
+théophilanthropie. Cet inventeur de religion avec garantie du
+gouvernement considérait Pie VI comme un rival, ou plutôt comme
+un concurrent, et ne cessait de pousser ses collègues à la guerre
+contre Rome, espérant qu'il parviendrait de la sorte à substituer
+à la superstition romaine le culte idéal de la théophilanthropie.
+C'est surtout dans ses mémoires, imprimés mais non publiés, on ne
+sait en vertu de quel scrupule, par la famille du directeur, qu'il
+faut suivre la trace de la campagne dirigée par Larévellière-Lépeaux
+contre celui qu'on appelait plaisamment son collègue. On voit,
+en parcourant ces mémoires, dont quelques exemplaires ont été
+distribués, comment le théophilanthrope, ne pouvant, comme il l'eût
+désiré, conduire à Rome les armées françaises, dirigea contre son
+ennemi toute une légion de gazetiers et de pamphlétaires, même de
+jansénistes vindicatifs, et à la propagande réactionnaire dans nos
+départements de l'Ouest répondit par la propagande démocratique et
+anticatholique dans les États pontificaux.</p>
+
+<p>Aussi bien les autres membres du Directoire, s'ils ne poursuivaient
+pas en Pie VI un ennemi personnel, partageaient néanmoins contre
+la Papauté la plupart des préventions de Larévellière-Lépeaux.
+Lorsqu'ils décidèrent l'entrée de Bonaparte en Italie, ils
+insistèrent dans leurs instructions au général sur la nécessité de
+détrôner le Pape et de détruire le pouvoir temporel. Pie VI était
+à leurs yeux un de leurs plus dangereux ennemis, et il n'était que
+temps de le punir de son intervention dans nos affaires intérieures.
+Les membres <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> du Directoire n'ont jamais varié sur ce
+point. La chute de Pie VI était en quelque sorte un des axiomes
+de leur programme politique. Elle était sans doute subordonnée
+aux circonstances, mais il était entendu qu'on profiterait de ces
+circonstances, qu'on les provoquerait au besoin. Voici du reste,
+et nous la choisissons entre plusieurs, comme étant l'expression
+définitive des intentions du gouvernement français à cet égard, voici
+une dépêche du directeur Rewbell à Bonaparte, en date du 3 février
+1797, très explicite et ne laissant aucun doute: «En portant son
+attention sur tous les obstacles qui s'opposent à l'affermissement de
+la Constitution française, le Directoire exécutif a cru s'apercevoir
+que le culte romain était celui dont tous les ennemis de la liberté
+pouvaient faire d'ici à longtemps le plus dangereux usage. Vous êtes
+trop habitué à réfléchir, citoyen général, pour n'avoir pas senti,
+tout aussi bien que nous, que la religion romaine sera toujours
+l'ennemie irréconciliable de la République, d'abord par son essence,
+et, en second lieu, parce que ses sectateurs et ses ministres ne lui
+pardonneront jamais les coups qu'elle a portés à la fortune et au
+crédit des premiers, aux préjugés des autres... Le Directoire vous
+invite donc à faire tout ce qui vous paraîtra possible pour détruire
+le gouvernement papal, de manière que, soit en mettant Rome sous une
+autre puissance, soit, ce qui serait mieux encore, en y établissant
+une forme de gouvernement intérieur qui rendrait méprisable et odieux
+le gouvernement des prêtres, de manière que le Pape et le sacré
+collège ne pussent concevoir l'espoir de jamais siéger dans Rome, et
+fussent obligés d'aller chercher un asile dans quelque lieu que ce
+fût, où au moins ils n'auraient plus de puissance temporelle.»</p>
+
+<p>Si Bonaparte avait suivi à la lettre ces instructions, son premier
+soin, aussitôt après la défaite des Piémontais et la conquête de
+Lombardie, eût été de courir à Rome et d'y proclamer la Révolution.
+Quelques-uns de ses lieutenants, égarés par leurs préjugés, le
+poussaient à cette entreprise. Les agents du Directoire, tous
+les partisans des doctrines jacobines, <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> et de nombreux
+Italiens qui croyaient de bonne foi que la destruction du pouvoir
+temporel leur ouvrirait une ère de liberté sans mélange et de
+prospérité sans fin, pressaient l'heureux vainqueur d'entrer à Rome.
+Heureusement pour lui et pour son armée, Bonaparte ne céda pas à
+ces sollicitations. Il ne voulut pas s'exposer à être enfermé dans
+sa propre conquête. Il préféra engager avec l'Autriche un duel de
+plusieurs mois qui se termina par un éclatant triomphe, et se réserva
+d'aller plus tard à Rome. On a prétendu que, saisi de respect pour le
+Pape, il ne voulut pas rompre avec le chef du catholicisme. Pourtant
+les préjugés religieux ne furent jamais une entrave bien gênante pour
+Bonaparte. Bien souvent, dans le cours de sa prodigieuse carrière, il
+devait, suivant les circonstances, se servir du catholicisme comme
+d'une arme de combat, ou essayer de le réduire à l'impuissance,
+lorsqu'il croyait utile de l'annihiler. Quant à son respect pour les
+souverains et pour les vieillards, ce respect fut toujours subordonné
+à ses intérêts. Si donc, malgré les instructions très précises
+du Directoire, et la pression, souvent importune, de ceux qui
+l'entouraient, Bonaparte ne voulut pas s'engager dans une expédition
+à fond contre la Papauté, ce ne fut ni par crainte des ressources
+temporelles du chef de la catholicité, ni par respect involontaire
+et en quelque sorte inconscient pour sa personne, ce fut uniquement
+parce qu'il considérait l'Autriche comme son principal adversaire,
+et qu'il était résolu à concentrer, jusqu'à nouvel ordre, tous ses
+efforts contre l'Autriche. Il était certes trop bon tacticien pour
+se dissimuler les dangers d'une diversion tentée sur son flanc droit
+par une armée pontificale, mais il savait très bien que cette armée
+pontificale n'était pas bien redoutable, et comme chez lui les
+préoccupations militaires remportaient sur les haines politiques, il
+voulait, non sans raison, se débarrasser du plus redoutable de ses
+ennemis, l'Autriche, avant d'accabler le plus faible, c'est-à-dire le
+Pape.</p>
+
+<p>On se demande avec étonnement d'un autre côté pourquoi Pie VI
+ne profita pas des circonstances, puisqu'il était en <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span>
+lutte avec la France et n'ignorait pas les desseins formés contre
+lui par le Directoire, pour courir au secours de l'Autriche et
+empêcher, par cette irruption dans nos lignes, la marche en avant
+de Bonaparte; mais le Pape, pas plus lui que les autres princes
+italiens, ne s'attendait à la brusque invasion de la Péninsule
+par l'armée française; il s'attendait encore moins aux victoires
+répétées de Bonaparte. Il n'avait pas d'armée organisée, en état
+d'entrer en campagne, et, avec les ressources dont il disposait, il
+ne pouvait improviser cette armée. Il agit néanmoins dans la mesure
+de ses forces pour s'opposer à nos succès. Par ses ordres la chaire
+retentit d'emphatiques et furibondes attaques contre la France.
+Quelques exaltés allèrent même, dans l'exagération de leur zèle,
+jusqu'à traiter les Français de cannibales. On imprima, les brochures
+existent encore<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Go to footnote 283"><span class="smaller">[283]</span></a>, que les Français ne croyaient ni à Dieu, ni au
+diable, mais que cependant ils adoraient des idoles, entre autres des
+bonnets phrygiens et des arbres de liberté. On répandit sur leurs
+m&oelig;urs mille contes effrayants, et les pseudo-miracles éclatèrent
+en foule. Ici des madones, exposées à la vénération des fidèles dans
+les églises ou au coin des rues avaient cligné des yeux; là elles
+avaient pleuré, ou bien une pâleur livide s'était répandue sur leurs
+joues, sans doute à l'approche de ces païens de Français. L'abbé
+Vincent Albertini<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Go to footnote 284"><span class="smaller">[284]</span></a> composa même à ce sujet un ouvrage de haute
+dévotion, qui fut distribué à profusion dans les campagnes, et où il
+se répandit en invectives contre «<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Go to footnote 285"><span class="smaller">[285]</span></a>cette race abominable d'hommes
+antisociaux et inhumains, se disant philosophes et régénérateurs».</p>
+
+<p>On espérait préparer ainsi contre les Français de nouvelles vêpres
+siciliennes. En effet la populace ignorante des villages, <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span>
+les montagnards des Apennins surtout, fanatisés par leurs curés et
+leurs moines, se disposèrent à une énergique résistance, mais, dans
+les grandes villes, les bourgeois et les fonctionnaires riaient de
+ces moyens séniles de réchauffer l'enthousiasme. Dans les villes
+du nord, particulièrement à Bologne, à Ferrare, et dans toutes les
+légations, qui étaient éloignées de la capitale et regrettaient leurs
+privilèges municipaux, on ne tenait nul compte de ces excitations
+officielles. On se préparait même à bien accueillir les Français, et,
+comme les grands mots de liberté et de patrie avaient profondément
+retenti dans l'Italie entière, tous ceux qui croyaient à l'avenir
+de la nation, non seulement étaient résolus à ne pas seconder
+l'action du gouvernement pontifical, mais encore n'attendaient qu'une
+occasion pour se déclarer en notre faveur. À Rome même bon nombre de
+citoyens rêvaient déjà la chute de Pie VI et le rétablissement de
+la République. L'un d'entre eux, un architecte distingué, Francesco
+Milizia<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Go to footnote 286"><span class="smaller">[286]</span></a>, écrivit à ses amis des lettres qui, depuis, ont été
+publiées, et qui ne présentent pas qu'un intérêt local, car elles
+font connaître l'opinion de la bourgeoisie romaine. Or, dans ses
+lettres, Milizia parle à plusieurs reprises du dégoût que lui
+inspiraient à ses amis et à lui les menées pontificales, et de la
+sympathie qu'ils ressentaient au contraire pour les Français.</p>
+
+<p>Le gouvernement pontifical a toujours été admirablement informé. Pie
+VI et ses conseillers savaient donc que l'opinion publique était
+hésitante et que les succès de la France trouvaient à Rome un écho
+complaisant. Ils n'ignoraient pas d'un autre côté que le Directoire
+pressait Bonaparte d'entrer à Rome. Ils activèrent donc l'armement
+de leurs troupes et se disposèrent à intervenir directement. Le
+moment paraissait favorable. La Lombardie était mécontente, Venise
+s'agitait, Gênes et le Piémont s'insurgeaient sur nos derrières, la
+Toscane <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> ouvrait aux Anglais Livourne et Porto-Ferraio, enfin
+Wurmser s'apprêtait à déboucher du Tyrol, pour débloquer Mantoue,
+à la tête de 70,000 hommes. Si les 20,000 pontificaux arrivaient à
+temps pour se joindre aux Autrichiens, Bonaparte était pris entre
+deux feux, et la situation de l'armée française gravement compromise.</p>
+
+<p>Bonaparte n'avait jusqu'alors qu'annoncé une prochaine expédition
+contre Rome. Il avait même, dans sa proclamation du 26 avril,
+parlé des cendres des vainqueurs de Tarquin que foulaient encore
+les assassins de Basville, mais il s'était contenté de cette
+période retentissante, et n'avait pas dirigé un seul de ses soldats
+contre le Pape. Il voulut néanmoins, puisque le Pape manifestait
+l'intention d'entrer en campagne contre la France, et que cette
+intervention pouvait, à un moment donné, devenir dangereuse, il
+voulut la prévenir, tout en donnant une apparence de satisfaction aux
+rancunes directoriales. Augereau reçut donc l'ordre de disperser le
+rassemblement pontifical.</p>
+
+<p>Les Bolonais, qui ont toujours détesté le gouvernement des prêtres,
+venaient de députer à Bonaparte les sénateurs Caprara et Malvasia et
+l'avocat Pistorini, pour le prier de les affranchir d'une domination
+abhorrée. Prompt à saisir les occasions, Bonaparte enjoignit à son
+lieutenant Augereau de marcher d'abord sur Bologne et sur Ferrare.
+Les Français y entrèrent sans résistance. L'imposante citadelle
+de Ferrare et Urbino capitulèrent sans tirer un coup de canon.
+Bonaparte arriva lui-même à Bologne le 19 juin et fut accueilli par
+une immense acclamation. Il s'empressa de renvoyer les cardinaux
+légats Pignatelli et Vincenti, et flatta l'amour-propre des Bolonais
+en leur promettant de restaurer la République<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Go to footnote 287"><span class="smaller">[287]</span></a>. Aussitôt Faenza
+suivit le mouvement, et la Romagne tout entière se détacha de la
+Papauté. Bonaparte comprit qu'il lui suffisait d'exploiter la
+situation pour effrayer Pie VI, et qu'une expédition sur Rome était
+à tout le moins inutile. «Il <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> me sera facile d'aller jusqu'à
+Rome, écrivait-il<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Go to footnote 288"><span class="smaller">[288]</span></a> à Carnot; cependant, comme les opérations de
+l'Allemagne peuvent changer notre position d'un instant à l'autre,
+je crois qu'il serait bon qu'on me laissât la faculté de conclure
+l'armistice avec Rome ou d'y aller. Dans le premier cas, me prescrire
+les conditions de l'armistice; dans le second, me dire ce que je dois
+y faire, car mes troupes ne pourraient pas s'y maintenir longtemps.
+L'espace est immense, le fanatisme très grand.» En même temps, pour
+faire accepter plus facilement sa désobéissance aux ordres formels
+du Directoire<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Go to footnote 289"><span class="smaller">[289]</span></a>, il s'étendait avec complaisance sur les moyens
+nouveaux que la révolte de la Romagne mettait à sa disposition. «Pour
+faire trembler la cour de Rome et lui faire sentir que sa magie sur
+le peuple n'aurait pas d'effet contre nous, j'ai autorisé le Sénat
+de Bologne à regarder comme nuls et non avenus tous les décrets de
+Rome, attentatoires à sa liberté. Cela fait le plus grand plaisir à
+ce pays-ci, et en sera d'autant plus sensible à la cour de Rome. Cela
+vous ouvre le chemin pour faire de ce pays, à la paix définitive,
+ce que vous jugerez convenable. Pendant tout le temps que durera
+l'armistice, nous n'aurons pas besoin de tenir de troupes ici, car,
+de la manière dont je les brouille avec la cour de Rome, ils en
+craindront toujours la vengeance et le ressentiment.»</p>
+
+<p>Bonaparte, en effet, songeait déjà à négocier un accommodement;
+mais, fidèle à la tactique qui lui avait plusieurs fois réussi, il
+poursuivait sa marche tout en négociant. Les unes après les autres,
+toutes les forteresses pontificales tombaient entre nos mains, et
+les canons qui garnissaient leurs murailles étaient aussitôt envoyés
+sous Mantoue pour activer le siège de la citadelle autrichienne.
+Une nouvelle division française, commandée par Vaubois, menaçait
+Rome par la Toscane, et, dès le 26 juin, arrivait à Pistoïa. Rome
+était consternée. On y parlait déjà du connétable de Bourbon; on se
+figurait que les <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Français allaient y renouveler les horreurs
+du sac de 1527; mais Bonaparte, qui ne partageait<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Go to footnote 290"><span class="smaller">[290]</span></a> pas contre
+Pie VI les préjugés du Directoire, ne tenait pas à s'enfoncer dans
+la péninsule. Il se rappelait que toutes les invasions françaises
+avaient échoué parce que nos soldats avaient pénétré dans le c&oelig;ur
+de l'Italie avant d'en avoir occupé les avenues. D'ailleurs, il lui
+tardait de continuer contre les Autrichiens la grande lutte qui seule
+déciderait des destinées de la péninsule. Aussi accueillit-il avec
+empressement le ministre d'Espagne, Azara, auquel Pie VI avait donné
+plein pouvoir pour négocier, s'il était possible, un accommodement
+honorable.</p>
+
+<p>Bonaparte n'attendit pas de nouvelles instructions du Directoire,
+et profita du désarroi où ses rapides man&oelig;uvres avaient jeté la
+cour pontificale, pour signer le 23 juin, assisté de Garreau et de
+Salicetti, l'armistice de Bologne<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Go to footnote 291"><span class="smaller">[291]</span></a>. Les conditions en étaient
+dures. Il y était dit que le gouvernement français, par déférence
+pour le roi d'Espagne, consentait à suspendre les hostilités, mais
+le pape s'engageait à envoyer un plénipotentiaire à Paris pour y
+régler la paix définitive. Il relâchait les patriotes, promettait une
+indemnité pour le meurtre de Basville, fermait tous les ports de ses
+États aux ennemis de la France, consentait à ce que les légations
+de Bologne, de Ferrare et la citadelle d'Ancône continuassent à
+être occupées par nos troupes, promettait cent tableaux, cinq cents
+manuscrits et vingt et un millions, dont quinze et demi payables en
+numéraire et cinq et demi en marchandises. Les paiements se feraient
+en trois termes, dans quinze jours, un mois et trois <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> mois.
+Enfin le Pape donnerait passage sur son territoire aux troupes
+françaises toutes les fois que la demande lui en serait adressée.</p>
+
+<p>Ces conditions étaient dures. Elles l'auraient été bien davantage
+sans l'adresse d'Azara qui, ne pouvant rien obtenir de Bonaparte,
+s'était retourné du côté de Carreau et de Saliceti, et avait fini par
+leur arracher l'aveu que l'armée française ne pouvait marcher sur
+Rome<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Go to footnote 292"><span class="smaller">[292]</span></a>. Il en avait aussitôt profité pour élever ses prétentions.
+Il avait notamment refusé que les trésors de Notre-Dame de Lorette
+fussent remis à la France. Bonaparte fut obligé d'ordonner une
+marche de nuit sur Ravenne. Ce fut seulement quand il eut appris
+cette nouvelle man&oelig;uvre qu'Azara consentit à la contribution de
+vingt et un millions, dont un million figurant la rançon de Lorette.
+Dans la pensée des deux parties contractantes, les conditions de
+cet armistice n'étaient pas définitives. De part et d'autre, on ne
+cherchait qu'à gagner du temps pour reprendre ce qu'on avait donné.
+Bonaparte ne pouvait, en effet, se dissimuler qu'il avait outrepassé
+les instructions du Directoire en ménageant un souverain qu'on lui
+avait ordonné de renverser à tout prix. Aussi crut-il nécessaire
+de se justifier. Il insistait<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Go to footnote 293"><span class="smaller">[293]</span></a> sur la haine que les Bolonais
+portaient au Pape, il démontrait<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Go to footnote 294"><span class="smaller">[294]</span></a> l'importance stratégique
+d'Ancône, enfin il affirmait que l'armistice n'était qu'une
+suspension d'armes commandée par les circonstances. «L'armistice,
+écrivait-il, étant <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> plutôt conclu avec la canicule qu'avec
+l'armée du Pape, mon opinion serait que vous ne vous pressiez pas
+de faire la paix, afin que, au mois de septembre, si nos affaires
+d'Allemagne et du nord de l'Italie vont bien, nous puissions nous
+emparer de Rome<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Go to footnote 295"><span class="smaller">[295]</span></a>.» Pie VI, de son côté, ne pouvait se résigner à
+perdre, sans seulement avoir essayé de les défendre, les plus riches
+de ses provinces, et il haïssait d'autant plus la France qu'il avait
+été plus humilié par elle. Son premier soin fut de se rapprocher du
+roi de Naples, d'enrôler de nombreux mercenaires et de se mettre en
+état de prendre l'offensive à la première occasion favorable. Il
+appela même à lui, pour diriger ses troupes, un général piémontais
+fort réputé, Colli, que l'armistice conclu entre la France et le
+Piémont, venait de réduire à l'inaction et qui ne demandait qu'à
+entrer de nouveau en ligne contre son jeune vainqueur.</p>
+
+<p>Un<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Go to footnote 296"><span class="smaller">[296]</span></a> des commissaires français envoyés à Rome pour surveiller
+l'exécution de l'armistice de Bologne, Miot, a laissé, dans ses
+Mémoires, le curieux tableau de la capitale du catholicisme à ce
+moment troublé de son histoire: «Rome, écrit-il<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Go to footnote 297"><span class="smaller">[297]</span></a>, présentait
+le spectacle le plus singulier et le plus repoussant. Un sombre
+fanatisme, que les moines excitaient, et que les plus absurdes
+récits entretenaient, avait rempli toutes les âmes. Des pratiques
+religieuses, des prédications fougueuses occupaient uniquement
+toute la population, et les classes les plus élevées de la société
+n'osaient s'en abstenir. Les rues étaient encombrées de longues
+files de prêtres et de moines marchant en procession et une foule
+immense les suivait. Enfin les imaginations exaltées ne rêvaient que
+prodiges, meurtres et vengeances. Le gouvernement, loin de <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span>
+calmer cette effervescence, la fomentait sans merci et se figurait
+y trouver la plus puissante garantie contre la propagation des
+principes révolutionnaires, dont, plus que tout autre, il redoutait
+l'introduction.» Miot fut donc mal accueilli à Rome, sauf par le
+pape Pie VI, qui se montra cordial et presque affectueux; mais les
+cardinaux se détournaient de lui. Ils affectaient de le considérer
+comme un agent provocateur. Dès le mois de juillet, lorsque furent
+répandus de fâcheux bruits sur de prétendues défaites subies par
+la France, Miot fut menacé dans sa sécurité et obligé de regagner
+précipitamment la Toscane. À Spolète, il fut même entouré par la
+populace furieuse, qui jeta des pierres contre sa voiture. Il ne
+parvint qu'à grand'peine à se dégager et à s'enfuir.</p>
+
+<p>L'occasion attendue par le gouvernement pontifical depuis l'armistice
+de Bologne ne tarda pas à se présenter. Wurmser et ses 70 000 soldats
+dessinaient alors leur attaque (juillet 1796). Ils descendaient du
+Tyrol pour débloquer Mantoue, et, sur toute la ligne, refoulaient
+nos avant-postes. Bonaparte était obligé de lever le siège de la
+forteresse autrichienne, et concentrait ses forces pour repousser
+cette dangereuse attaque. En cas de défaite il était perdu. Pie
+VI, malgré les sages représentations du ministre d'Espagne, Azara,
+ne voulut pas attendre l'issue de la lutte. Dans l'imprudente
+persuasion que les Français allaient être chassés d'Italie, il
+envoya le cardinal Mattei reprendre possession de Ferrare, dont la
+garnison française était sortie le 21 juillet, et donna l'ordre à ses
+troupes d'entrer en campagne. «La très sainte ville par excellence,
+écrivait à ce propos l'architecte Milizia à son ami Lorenzo Lami, se
+rend plus ridicule que jamais par ses extravagances. On s'obstine
+encore à croire les exécrables Français battus et chassés d'Italie.
+C'est pourquoi l'autre matin les valeureux Romains s'attroupèrent
+en foule pour huer et poursuivre à coups de pierre et le couteau
+à la main deux commissaires français.» La populace romaine<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Go to footnote 298"><span class="smaller">[298]</span></a>
+n'était pas <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> seule à prendre les armes. Excités par leurs
+curés, les paysans de la Romagne s'insurgeaient, et leurs bandes se
+concentraient à Lugo, dans le Ferrarais. Ne leur avait-on pas fait
+croire<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Go to footnote 299"><span class="smaller">[299]</span></a> tantôt que Bonaparte avait été battu, tantôt qu'il avait
+été fait prisonnier et enfermé dans une cage de fer, ou même qu'il
+avait été tué et enterré à Florence, dans le jardin de Miot! Aussi
+l'exaltation de ces bandes tumultueuses était-elle considérable.
+Elles ne croyaient pas aller au combat, mais plutôt au massacre.
+C'était, suivant une expression de l'époque, une Vendée pontificale
+qui s'organisait sur notre flanc.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, Bonaparte remporta coup sur coup les victoires
+de Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano et Saint-Georges. Wurmser
+fut enfermé à Mantoue. La cour pontificale resta seule exposée à
+notre vengeance.</p>
+
+<p>Bonaparte, cette fois encore, agit avec prudence. Il feignit<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Go to footnote 300"><span class="smaller">[300]</span></a> de
+considérer comme une incartade sans conséquence les démonstrations
+hostiles de la Papauté, et se contenta de réoccuper les villes cédées
+par l'armistice de Bologne. Il ordonna cependant au cardinal Mattei
+de venir le rejoindre à son quartier général. Le malencontreux
+serviteur de la Papauté croyait aller au-devant du dernier supplice,
+mais il obéit<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Go to footnote 301"><span class="smaller">[301]</span></a>. «Savez-vous, Monseigneur, se contenta de lui
+dire <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> Bonaparte, que je peux vous faire fusiller?&mdash;Je le
+sais, répondit avec dignité le cardinal, et je ne vous demande qu'un
+quart d'heure pour me préparer à la mort.&mdash;Pas du tout, répliqua
+le général, qui admirait le vrai courage, ou qui peut-être n'avait
+cherché qu'à produire sur l'esprit de ce vieillard une impression de
+terreur, calmez-vous, ne soyez pas si irritable, et causons, car je
+suis le meilleur ami de Rome.» En effet il lui dévoila sa politique,
+et le persuada qu'au prix de quelques concessions territoriales ou
+pécuniaires, il garantirait à la Papauté le libre exercice de ses
+droits en matière religieuse. Ce n'était de la part de Bonaparte
+qu'une feinte, car il écrivait<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Go to footnote 302"><span class="smaller">[302]</span></a> au même moment à l'ambassadeur
+d'Espagne, Azara, et avait grand soin d'énumérer tous ses griefs
+contre la Papauté. Il se réservait évidemment d'agir au moment
+opportun, et, s'il avait pris soin de se poser aux yeux du cardinal
+Mattei comme le fils dévoué de l'Église, c'est parce qu'il croyait
+utile à ses desseins de ménager le Pape jusqu'à nouvel ordre, et
+pensait que Mattei serait l'instrument inconscient de ses projets.</p>
+
+<p>En réalité, Bonaparte avait été fort irrité de l'hostilité déclarée
+de la cour pontificale. La preuve de cette irritation, ce fut
+l'énergie sauvage avec laquelle furent dispersées les bandes de
+paysans insurgés. Ces paysans s'étaient enfermés à Lugo. Ils y
+avaient installé une sorte de gouvernement provisoire, et, ce
+qui était plus grave, ils avaient fait tomber dans une embuscade
+une soixantaine de dragons français, leur avaient coupé la tête
+et avaient exposé les cadavres dans la maison commune. Le chargé
+d'affaires d'Espagne, baron Capelletti, s'était rendu au foyer
+de la sédition et avait essayé de calmer les rebelles, mais il
+n'avait rien obtenu. Lorsque <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> Augereau, chargé par Bonaparte
+de tout faire rentrer dans l'ordre, s'approcha de Lugo et envoya
+un parlementaire aux insurgés pour les sommer de capituler, les
+paysans accueillirent cet officier par une grêle de balles. Aussi
+la répression fut-elle terrible. Voici comment Augereau en rendit
+compte<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Go to footnote 303"><span class="smaller">[303]</span></a> au général en chef, dans le style légèrement emphatique
+de l'époque: «L'armée apostolique et son quartier général n'existent
+plus. Les chouans de la Romagne et du Ferrarais ont été chassés,
+battus, dispersés sur tous les points, et, si je ne me trompe, la
+fantaisie de nous combattre ne les reprendra pas de longtemps...
+Je marchai contre eux hier matin avec à peu près huit cents hommes
+d'infanterie, deux cents chevaux, et deux pièces d'artillerie. À
+une lieue et demie de la ville, leurs avant-postes cachés dans
+les chanvres commencèrent à fusiller. Nos éclaireurs les firent
+déguerpir, et les conduisirent, plus vite que le pas, dans la
+ville où ils se crurent en sûreté. J'y fis diriger quelques coups
+de canon et mettre le feu à quelques maisons: cet appareil, joint
+à une fusillade assez vive, les fit déloger à la hâte; ils se
+répandirent en désordre dans la campagne, où je les fis poursuivre
+avec chaleur. Trois cents environ restèrent sur la place.» Afin
+de prévenir le retour de révoltes semblables, Augereau édicta une
+série de mesures draconiennes: tout citoyen armé sera fusillé! Toute
+ville ou village où un Français aura été assassiné sera brûlée! Tout
+habitant convaincu d'avoir tiré sur un Français sera fusillé et sa
+maison incendiée! Tout village où sonnera le tocsin sera brûlé!
+Tout attroupement dispersé par la force<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Go to footnote 304"><span class="smaller">[304]</span></a>. Certes la guerre a de
+cruelles nécessités, mais les retours de la fortune sont singuliers,
+et n'est-il pas déplorable de penser que d'autres peuples, dans des
+circonstances analogues, n'ont fait que suivre l'exemple que nous
+leur avions donné en Italie, en 1796!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> En présence d'une hostilité aussi déclarée, il peut sembler
+étrange que Bonaparte n'ait pas, dès lors, cherché à briser la
+puissance pontificale, d'autant plus que les ordres du Directoire à
+cet égard devenaient de plus en plus impératifs, et que quelques-uns
+de ses lieutenants, Augereau surtout, l'engageaient à en finir au
+plus vite avec ce foyer de coalitions et de haines antifrançaises;
+mais Bonaparte ne jugeait pas gagnée d'une façon définitive la
+partie militaire. Il voulait ne s'avancer qu'à coup sûr, et, comme
+il venait d'apprendre que l'Autriche préparait contre lui un nouvel
+et formidable armement, sous les ordres d'Allwintzy, il croyait,
+non sans raison, avoir besoin de toutes ses forces pour repousser
+ce redoutable adversaire. Il venait même de rendre la liberté au
+cardinal Mattei en lui écrivant<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Go to footnote 305"><span class="smaller">[305]</span></a>: «J'aime à me persuader que
+cela n'a été de votre part que l'oubli d'un principe, dont vous avez
+trop de lumière et de connaissance de l'Évangile pour ne point être
+convaincu: que tout prêtre qui se mêle des affaires politiques ne
+mérite point les égards qui sont dus à son caractère.» Enfin, sur
+ses instances, le Directoire venait de désigner Saliceti et Garreau
+comme plénipotentiaires chargés de négocier avec la Papauté un traité
+définitif, et M<sup>gr</sup> Lorenzo Caleppi venait d'arriver à Florence,
+avec les pleins pouvoirs du Pape, pour régler toutes les questions
+pendantes (4 septembre). Bonaparte semblait donc résolu à prévenir
+toute explosion nouvelle, et il semblait que la République française
+et l'Église, grâce à la prudence des généraux en chef, fussent à la
+veille de se réconcilier.</p>
+
+<p>Or, les négociations de Florence n'aboutirent pas. Caleppi croyait
+n'avoir à discuter que les bases d'un traité politique, et les
+commissaires du Directoire lui présentèrent à l'improviste un traité
+en vingt-neuf articles, dont vingt et un publiés et huit secrets. Les
+huit articles secrets étaient relatifs à l'attitude du Saint-Siège
+vis-à-vis la Révolution, et à des projets de traités de commerce et
+de convention consulaire. <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> Le Directoire exigeait notamment
+que Pie VI retirât tous ses brefs contre la République, contre la
+confiscation des biens de mainmorte, contre la constitution civile
+du clergé, qu'il supprimât l'inquisition, qu'il renonçât à l'usage
+d'avoir des castrats dans ses églises, etc. Caleppi fit remarquer
+avec raison que le Pape acceptait les faits accomplis, et n'avait
+de préférence pour aucune forme de gouvernement. Il allégua même
+comme preuve le bulle du 5 juillet, <i>Pastoralis sollicitudo</i> qui
+avait été adressée «omnibus Christefidelibus catholicis communionem
+cum sede apostolica habentibus, in Gallia commorantibus, de pace
+servanda ac debita constitutis potestatibus subjectione». Il finit
+par déclarer qu'il ne pouvait rien prendre sur lui, et demanda à
+en référer au Saint-Siège. On ne lui accorda que huit jours pour
+accepter ou pour refuser en bloc les vingt-neuf articles. Pie VI
+assembla aussitôt le Saint-Siège et repoussa le traité proposé: «Sa
+Sainteté a reconnu avec la plus vive douleur, qu'outre l'article qui
+avait été proposé à Paris, et par lequel on avait voulu l'obliger
+à désapprouver, révoquer et annuler toutes les bulles, tous les
+brefs, tous les rescrits apostoliques émanés de l'autorité du
+Saint-Siège, et relatifs aux affaires de France depuis 1789, il y
+en avait encore d'autres qui, étant infiniment préjudiciables à la
+religion catholique et aux droits de l'Église, étaient par conséquent
+inadmissibles et elle n'a pas voulu entrer en discussion au sujet
+de ceux qui lui paraissaient destructifs de la souveraineté de ses
+États, nuisibles au bonheur et à la tranquillité de ses sujets,
+et ouvertement contraires aux égards dus aux autres nations et
+puissances, puisqu'ils ne permettaient pas au Saint-Siège de garder
+la neutralité.»</p>
+
+<p>Cette déclaration entraînait la rupture des conférences de Florence.
+Elle équivalait à une dénonciation des hostilités. Aussi bien la cour
+romaine semblait-elle décidée à entrer sérieusement en campagne.
+Le feld-maréchal Allwintzy venait de commencer ses opérations,
+et le début en avait été heureux. Pie VI, malgré la double leçon
+qu'il avait déjà reçue, se persuada que l'Italie allait, cette
+fois encore, devenir le tombeau <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> des Français, et résolut
+de faire entrer ses troupes en campagne, afin de donner la main
+aux Autrichiens d'Allwintzy. Dans une cérémonie brillante, il
+investit le général Colli du commandement suprême, et le bénit comme
+le chef d'une nouvelle croisade. Les Romains semblaient pleins
+d'ardeur. Leur enthousiasme avait été surexcité par de fanatiques
+exhortations. Contributions volontaires, enrôlements, tout semblait
+marcher à souhait. On avait malheureusement escompté la victoire, et
+les illusions tombèrent bien vite, car Arcole et Rivoli furent la
+foudroyante réponse à cette levée de boucliers intempestive.</p>
+
+<p>Bonaparte n'avait conservé aucune illusion sur les sentiments de
+la cour pontificale. Non seulement il avait appris que le cardinal
+Albani avait été envoyé secrètement à Vienne, pour resserrer
+l'alliance autrichienne, mais encore il avait intercepté une
+lettre adressée par le cardinal Busea à l'ambassadeur à Vienne,
+M<sup>gr</sup> Albani, qui dissipait toute équivoque. On y lisait entre
+autres passages: «Tant qu'il me sera permis d'espérer du secours
+de l'Empereur, je temporiserai résolument aux propositions de
+paix que les Français ont faites... Toujours ferme dans mes
+opinions, je croirais compromettre mon honneur en traitant avec
+les Français, lorsqu'une négociation est entamée avec la cour de
+Vienne.» La connivence du Saint-Siège avec les Autrichiens était
+donc parfaitement établie, et Bonaparte avait le droit d'accuser de
+trahison Pie VI et ses ministres.</p>
+
+<p>Aussi bien le vainqueur de Wurmser et d'Allwintzy<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Go to footnote 306"><span class="smaller">[306]</span></a> s'estimait
+fort heureux du prétexte que lui fournissait le Saint-Siège d'entrer
+en lutte contre lui. Les Autrichiens étaient refoulés en Tyrol et
+dans le Frioul, Mantoue avait capitulé, les Romains seuls étaient en
+armes. Comme il avait le champ libre, il pouvait maintenant marcher
+contre eux et les accabler. Il le pouvait d'autant mieux que les
+souverains catholiques paraissaient tout disposés à le laisser
+partager à sa <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> guise les États pontificaux. Cacault, notre
+représentant à Rome<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Go to footnote 307"><span class="smaller">[307]</span></a>, l'avait averti que l'Empereur demandait au
+Pape, pour prix de son alliance, Ferrare et Commachio. Pérignon<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Go to footnote 308"><span class="smaller">[308]</span></a>
+notre ambassadeur à Madrid, l'informait que le premier ministre
+espagnol, don Manuel Godoï, ne demandait pas mieux que de transférer
+Pie VI en Sardaigne, à condition que les États du duc de Parme
+fussent agrandis par l'annexion de quelques territoires pontificaux.
+Le roi de Naples, de son côté, soulevait de vieilles prétentions
+sur Bénévent et Ponte Corvo, et laissait entendre que, moyennant
+la cession d'Ancône, il deviendrait l'allié de la République. À
+dire vrai le Pape était abandonné de tous ceux qui auraient dû le
+soutenir, et cela au moment même où le vainqueur de l'Autriche avait
+la libre disposition de toutes ses forces, et s'apprêtait à les
+tourner contre lui.</p>
+
+<p>L'armée pontificale, bien que fanatisée, bien que soutenue et
+entretenue par les dons volontaires des populations, ne pouvait
+sérieusement<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Go to footnote 309"><span class="smaller">[309]</span></a> entrer en lutte avec les soldats qui venaient
+de battre les solides régiments de Wurmser et d'Allwintzy. On le
+comprenait si bien en Italie qu'on considérait Pie VI comme battu,
+avant même que ses troupes eussent tiré un coup de fusil. Une pièce
+bouffonne, intitulée <i>Dialogo fra il sante Padre ed il signor
+Colli</i>, représente le généralissime pontifical comme profondément
+découragé. Il se <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> plaint de l'attitude peu martiale de ses
+soldats, qui se présentent au combat un rosaire à la main, et Pie VI
+ne peut trouver pour le consoler que la promesse de donner les clefs
+du paradis à qui lui livrera Bonaparte pieds et poings liés<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Go to footnote 310"><span class="smaller">[310]</span></a>.
+Une caricature est consacrée à l'enterrement de la Papauté. Le
+souverain pontife est porté en terre sur un brancard qui se brise,
+pendant qu'il essaie de reprendre l'équilibre, en jetant les jambes
+en l'air et en perdant sa tiare. Deux généraux le précèdent pleurant
+à chaudes larmes et levant les bras au ciel. Un autre le suit sans
+chapeau, tout dépenaillé, et l'habit déchiré. Les Romains eux-mêmes
+ne croyaient pas au succès final. «Je crois, écrivait Gianni<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Go to footnote 311"><span class="smaller">[311]</span></a> à
+son ami l'évêque Ricci, que lorsque aura lieu la première défaite des
+soldats bénis du pape, déjà préparés par de saints exercices à monter
+au ciel, Pie VI sera alors saisi d'une belle peur. »</p>
+
+<p>À vrai dire Bonaparte n'avait qu'à marcher droit devant lui, pour
+disperser le rassemblement pontifical. Le 1<sup>er</sup> février 1797, il
+dénonça l'armistice de Bologne et ouvrit les hostilités<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Go to footnote 312"><span class="smaller">[312]</span></a>. Il
+comptait tellement sur le succès que, le même jour, il l'annonçait
+à l'avance au ministre de Toscane, Manfredini: «Vous trouverez
+ci-joint plusieurs pièces relatives aux affaires actuelles avec
+Rome. Ces gens-là ont voulu se perdre, quoi qu'on ait fait pour
+les sauver, et, comme le fanatisme et l'entêtement des vieillards
+produit des résultats incalculables, ils sont gens à se perdre tout
+à fait.» Le général Colli<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Go to footnote 313"><span class="smaller">[313]</span></a> avait posté une avant-garde de 6.000
+hommes à Castel Bolognese sur les bords du Senio. Le 3 au matin, ils
+furent attaqués par Lannes et Lahoz, et, malgré les excitations
+des moines qui <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> parcouraient les rangs le crucifix en
+main, se dispersèrent sans résistance. Plus de 1,200 d'entre eux
+tombèrent entre nos mains. Bonaparte affecta de les considérer comme
+peu dangereux. Il les réunit après le combat, les assura de ses
+dispositions bienveillantes, et les laissa se répandre dans le pays,
+comme autant de messagers de paix. Cette politique était habile. Non
+seulement les paysans déposèrent les armes, mais toutes les villes
+ouvrirent leurs portes, Faenza, Forli, Cesena, Rimini, Fano.</p>
+
+<p>Colli avait posté le gros de ses forces en avant d'Ancône. Bonaparte
+se porta contre lui, afin de couper ses communications avec Rome.
+Le général quitta aussitôt cette position où il risquait d'être
+enveloppé, et, par Macerata, se dirigea vers le sud. Aussitôt
+Bonaparte détacha une division de son armée, commandée par Victor,
+pour prendre possession de l'importante place d'Ancône. Quelques
+milliers de pontificaux commandés par Bartolini en défendaient les
+approches. Au premier coup de canon ils se jetèrent à plat ventre,
+et se laissèrent prendre. Ce fut dans cette journée que «le général
+Lannes<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Go to footnote 314"><span class="smaller">[314]</span></a> s'avança sur le bord de la mer, et, au détour du
+chemin, se trouva face à face avec un corps de cavalerie ennemie,
+d'environ trois cents chevaux, commandé par un seigneur romain
+nommé Bischi. Lannes avait avec lui deux ou trois officiers et
+huit à dix ordonnances. À son aspect le commandant de cette troupe
+ordonne de mettre le sabre à la main. Lannes, en vrai Gascon, paya
+d'effronterie, et fit le tour le plus plaisant du monde. Il courut au
+commandant et d'un ton d'autorité lui dit: «De quel droit, monsieur,
+osez-vous faire mettre le sabre à la main? Sur-le-champ, le sabre au
+fourreau.&mdash;Subito, répond le commandant.&mdash;Que l'on mette pied à terre
+et que l'on conduise ces chevaux au quartier général.&mdash;Adesso, reprit
+le commandant, et la chose fut faite ainsi. Lannes me dit le soir: si
+je m'en étais allé, les maladroits m'auraient lâché quelques coups
+de carabine. J'ai pensé qu'il <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> y avait moins de risques à
+payer d'audace et d'impudence.»</p>
+
+<p>Les unes après les autres toutes les villes pontificales tombaient
+entre nos mains. Après Ancône ce fut le tour de Lorette. Bonaparte y
+courut. Il voulait faire d'Ancône comme une place d'armes imprenable
+et comptait la garder à la paix générale pour s'en servir dans ses
+futurs desseins sur le monde oriental. Quant à Lorette, ce n'était
+qu'un sanctuaire enrichi par les dons des pèlerins. II n'y trouva
+que quelques bijoux et la fameuse madone qu'il se contenta d'envoyer
+au Directoire avec cette sèche mention: «La madone est en bois.»
+Partout où il passait il rassurait les populations<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Go to footnote 315"><span class="smaller">[315]</span></a>, organisait
+des municipalités provisoires, et recommandait à ses soldats la plus
+stricte discipline. Il essayait même de gagner les prêtres à sa
+cause, les accablait de caresses et se servait d'eux, par exemple
+du général des Camaldules et du prieur des bénédictins de Cesena,
+Ignazio, comme d'intermédiaires auprès des paysans et des bourgeois.
+Il continuait à renvoyer les prisonniers de guerre, et annonçait
+à tous qu'il ne voulait pas détruire la religion, mais simplement
+réformer les abus du gouvernement clérical. Il avait même<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Go to footnote 316"><span class="smaller">[316]</span></a>, par
+un acte de généreuse clémence, rassuré les prêtres français, émigrés
+en grand nombre dans les États pontificaux, et obligés de fuir devant
+leurs compatriotes, à la vue desquels ils se mettaient à pleurer.</p>
+
+<p>À la nouvelle des succès inattendus de Bonaparte, Pie VI et les
+cardinaux s'étaient préparés à la fuite. Ils avaient même fait
+emballer et transporter à Terracine ce que le trésor et les églises
+contenaient de plus précieux; mais apprenant que Bonaparte ne se
+présentait nullement comme le destructeur <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> de la religion
+et l'irréconciliable ennemi du Saint-Siège, ils reprirent courage,
+et songèrent à entamer de nouvelles négociations. Ils s'adressèrent
+aux représentants de la Toscane, de l'Espagne, de Naples même, et
+les supplièrent d'obtenir du vainqueur sinon la paix définitive au
+moins un armistice. Ce fut l'ambassadeur de Naples, le prince de
+Belmonte Pignatelli, qui prit sur lui d'aller trouver Bonaparte à
+Ancône, et de lui exposer son désir de voir signer la paix entre la
+France et Rome. La cour de Naples en effet se souciait très peu du
+voisinage des Français, et Pignatelli avait reçu l'ordre de proposer
+la médiation armée de son souverain. À cette ouverture Bonaparte
+s'emporta et déclara qu'il était tout prêt, puisque le roi de Naples
+lui jetait le gant, à le relever. Pignatelli s'était trop avancé:
+il se contenta d'offrir ses bons services et de supplier Bonaparte
+d'accorder la paix.</p>
+
+<p>Bonaparte songeait déjà à reprendre l'offensive contre l'Autriche. Il
+ne voulait pas s'engager dans cette nouvelle entreprise sans avoir
+terminé son différend avec le Saint-Siège. D'ailleurs Pie VI n'avait
+pas encore fait appel aux passions religieuses, et il était urgent
+de ne pas s'exposer à une guerre de principes, qui aurait peut-être
+soulevé contre les Français l'Italie entière. Il feignit donc de
+condescendre au désir exprimé par la cour de Naples, et comme au même
+moment les ambassadeurs d'Espagne et de Toscane, Azara et Massimi,
+firent auprès de lui une démarche analogue à celle de Pignatelli, il
+se déclara prêt à ouvrir des négociations. Pie VI envoya aussitôt
+auprès de lui, en qualité de plénipotentiaires, Massimi, le duc
+Braschi, Caleppi et Mattei.</p>
+
+<p>Le choix de ce dernier s'imposait en quelque sorte. Bonaparte avait
+toujours affecté de le considérer comme un intermédiaire nécessaire
+entre lui et la Papauté. Il l'avait choisi comme le confident<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Go to footnote 317"><span class="smaller">[317]</span></a>,
+d'ailleurs très involontaire, de ses desseins. <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> Il lui avait
+même écrit à plusieurs reprises, dès le 21 octobre 1796, alors que
+les conférences de Florence venaient d'être rompues. Il s'était
+plaint au cardinal de cette faute politique, dont il déplorait
+d'avance les conséquences, et le priait d'éclairer le Pape sur ses
+véritables intérêts. «La cour de Rome a refusé les conditions de
+paix que lui a offertes le Directoire; elle a rompu l'armistice
+en suspendant l'exécution des conditions; elle arme, elle veut la
+guerre, elle l'aura. Vous connaissez les forces et la puissance
+de l'armée que je commande. Pour détruire la puissance temporelle
+du Pape, il ne me faudrait que le vouloir. Allez à Rome, voyez le
+Saint-Père, éclairez-le sur ses véritables intérêts, arrachez-le aux
+intrigues de ceux qui veulent sa perte et celle de la cour de Rome.»
+Le 22 janvier, au moment où il se décidait à entrer en campagne, il
+avait encore écrit<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Go to footnote 318"><span class="smaller">[318]</span></a> à Mattei: «Les étrangers qu'influencent la
+cour de Rome ont voulu et veulent encore perdre ce beau pays; les
+paroles de paix que je vous avais chargé de porter au Saint-Père ont
+été étouffées par ces hommes pour qui la gloire de Rome n'est rien,
+mais qui sont entièrement vendus aux cours qui les emploient. Nous
+touchons au dénouement de cette ridicule comédie. Vous êtes témoin
+du prix que j'attachais à la paix et du désir que j'avais de vous
+épargner les horreurs de la guerre, les lettres que je vous fais
+passer, et dont j'ai les originaux entre les mains, vous convaincront
+de la perfidie et de l'étourderie de ceux qui dirigent actuellement
+la cour de Rome». Un mois plus tard, le 13 février, c'est encore
+à Mattei qu'il s'adressait<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Go to footnote 319"><span class="smaller">[319]</span></a> pour se plaindre de l'aveuglement
+des conseillers de Pie VI. «On s'est rallié aux ennemis de la
+France lorsque les premières puissances de l'Europe s'empressaient
+de reconnaître la République, et de désirer la paix avec elle; on
+s'est longtemps bercé de vaines chimères, et on n'a rien oublié
+pour consommer la destruction de ce beau pays.» Il finissait sa
+lettre <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> en assignant un terme de cinq jours pour envoyer des
+plénipotentiaires, ou sinon il ne répondait pas de l'avenir.</p>
+
+<p>Mattei était donc l'homme de la situation, mais il n'avait ni la
+finesse ni la tranquillité d'esprit nécessaires pour lutter avec
+Bonaparte. D'ailleurs, il était disposé à toutes les concessions
+politiques, pourvu qu'on ménageât les intérêts spirituels de la
+Papauté, et Bonaparte, qui ne nourrissait pas contre le Saint-Siège
+la haine irraisonnée d'un Larévellière-Lépeaux ou des sectaires
+jacobins, ne demandait pas mieux que de faire sur le terrain
+religieux toutes les concessions possibles. Mattei qui se souvenait
+encore de sa première entrevue à Ferrare avec Bonaparte, ne put
+dominer son émotion quand il se retrouva le 18 février en sa
+présence. Il n'osa pas ouvrir la bouche. Heureusement pour lui,
+Cacault, l'ancien ministre, promit de l'avertir et même de le
+réveiller à n'importe quelle heure pour le prévenir des intentions de
+Bonaparte. C'est ce qui eut lieu dans la nuit du 18 au 19 février. On
+raconte même que le duc Braschi, troublé dans son sommeil, reçut fort
+mal l'officieux intermédiaire, et que Cacault se retirait furieux,
+lorsque le cardinal Mattei se jeta à ses pieds en le conjurant de
+lui communiquer les articles du traité, et de lui accorder quelques
+heures de réflexion. À vrai dire, cette dernière précaution était
+inutile, car Bonaparte était résolu à ne rien changer aux conditions
+de ce traité, et les envoyés de Pie VI n'avaient pas à le discuter,
+mais bien à le signer.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas, en effet, deux puissances belligérantes en
+présence, mais un souverain désarmé, à la merci d'un vainqueur
+tout-puissant. Que faire de ce souverain? Deux solutions se
+présentaient: le renverser ou le maintenir. Le Directoire penchait
+vers la première solution. Un des amis du Directoire, l'ancien évêque
+Grégoire, était tellement persuadé de la chute prochaine du Pape que,
+dès le 13 janvier 1797, il avait écrit à son ami et collègue, le
+réformateur Ricci: «Je ne serais pas surpris, et surtout je serais
+fort aise de voir renaître la République Romaine et les vertus
+chrétiennes y resplendir dans tout leur éclat.» Le Directoire, en
+<span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> effet, songeait sérieusement à républicaniser l'Italie
+entière, et Rome était la première puissance destinée à disparaître.
+Miot, notre représentant<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Go to footnote 320"><span class="smaller">[320]</span></a> à Florence, avait même été consulté sur
+l'opportunité de cette révolution, cela dès l'été de 1796, et, malgré
+l'avis défavorable qu'il avait donné, de nombreux agents avaient été
+envoyés en Italie pour préparer les esprits à cette transformation.
+Pour peu que Bonaparte se fût associé à ces rancunes et à ces projets
+de vengeance<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Go to footnote 321"><span class="smaller">[321]</span></a>, le Saint-Siège était condamné. Mais Bonaparte
+était avant tout un homme de gouvernement. Étranger aux préventions
+et aux haines de la plupart de ses contemporains contre les idées
+que représentait la Papauté, il n'avait pas été sans remarquer
+l'immense influence que conservait encore le clergé catholique, et
+désirait le ménager pour ses desseins ultérieurs. Aussi, bien qu'il
+eût parlé à diverses reprises de la nécessité de détruire le pouvoir
+temporel, bien qu'il eût même proposé au Directoire de céder les
+États pontificaux à l'Espagne<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Go to footnote 322"><span class="smaller">[322]</span></a> en échange du duché de Parme, il
+ne désirait au fond du c&oelig;ur que terrifier la cour romaine, puis
+se présenter à elle comme un sauveur. Ce n'était certes point par
+scrupule religieux qu'il voulait ménager Pie VI, mais uniquement
+parce que Pie VI pouvait lui être utile pour ses futurs desseins.
+Aussi bien, voici<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Go to footnote 323"><span class="smaller">[323]</span></a> comment il parlait du souverain pontife.
+Le <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> 24 octobre, écrivant à Cacault, qui n'avait pas encore
+quitté Rome: «Le grand art, lui disait-il<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Go to footnote 324"><span class="smaller">[324]</span></a>, est de se jeter
+réciproquement la balle, pour tromper ce vieux renard.» Quatre jours
+plus tard, s'adressant au même personnage: «Vous pouvez assurer
+le Pape, écrivait-il, que c'est en conséquence de mes instances
+particulières et réitérées que le Directoire m'a chargé d'ouvrir la
+route d'une nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus le titre
+de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège.» Lors de son
+entrée en campagne, il s'était également présenté<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Go to footnote 325"><span class="smaller">[325]</span></a> comme le
+protecteur de la religion: «L'armée française, avait-il dit dans
+sa proclamation, va entrer dans le territoire du Pape. Elle sera
+fidèle aux maximes qu'elle professe; elle protégera la religion et
+le peuple. Le soldat français porte d'une main la baïonnette, sûr
+garant de la victoire, offre de l'autre aux différentes villes et
+villages, paix, protection et sûreté.» Bonaparte était donc résolu à
+ne point pousser à fond la campagne contre le Pape, à ne pas détruire
+le pouvoir temporel. Sans doute, en agissant ainsi, il se heurtait
+contre les instructions précises du Directoire, mais n'était-il pas
+habitué à ne considérer que ce qu'il croyait son intérêt? D'ailleurs
+il avait une méthode infaillible pour triompher des hésitations du
+Directoire: il agissait, et, quand tout était réglé, il daignait
+annoncer au Directoire ce qu'il avait résolu. Ce fut ainsi que le 13
+février<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Go to footnote 326"><span class="smaller">[326]</span></a> il fit part au Directoire de son désir de signer la paix
+avec le Saint-Siège, et que le 19 cette paix fut signée, avant que le
+Directoire eût seulement reçu la lettre par laquelle il lui <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span>
+notifiait son intention de terminer le différend entre la République
+et le Saint-Siège. Cette paix porte le nom de la ville de Tolentino,
+où elle fut signée. Pie VI était maintenu dans la possession de Rome
+et de l'Ombrie, mais il renonçait à Avignon et au comtat Venaissin,
+aux légations de Bologne et de Ferrare ainsi qu'à la Romagne, il
+abandonnait Ancône jusqu'à la paix générale, se retirait de toute
+alliance formée contre la France, licenciait son armée, fermait
+ses ports aux navires de guerre des puissances ennemies de la
+France, accordait une amnistie générale, désavouait l'assassinat de
+Basville<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Go to footnote 327"><span class="smaller">[327]</span></a>, rétablissait notre école des beaux-arts à Rome, nous
+cédait de nombreux objets d'art ou de science, et payait une nouvelle
+contribution de guerre de trente millions.</p>
+
+<p>Ce qui subsistait du pouvoir temporel n'était plus qu'un simulacre
+de puissance, mais la République française, malgré ses déclarations
+si souvent répétées, n'en acceptait pas moins le principe. Ainsi que
+l'écrivait<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Go to footnote 328"><span class="smaller">[328]</span></a> Mattei au Pape: «Les conditions sont extrêmement
+dures et ressemblent à la capitulation d'une place assiégée. J'ai
+jusqu'à cette heure tremblé pour Votre Sainteté, pour Rome, pour
+l'État tout entier; mais Rome est sauvée, et la religion aussi.» Le
+Directoire renonçait donc à sa haine invétérée. Larévellière-Lépeaux
+laissait à son prétendu collègue un abri pour traverser les jours
+d'orage. Bien qu'imposé par la nécessité, ce traité était donc
+aussi favorable à Pie VI qu'il pouvait l'espérer après tant de
+démonstrations hostiles, et c'est ainsi que le Saint-Siège s'y
+résigna. Dès le 23 février, la paix était donc solennellement
+proclamée à Rome, et le Directoire, bien qu'à contre-c&oelig;ur, se
+décida à envoyer sa ratification. Aussi bien la bonne entente ne fut
+pas et ne pouvait pas être de longue durée. Il n'y avait de sincérité
+ni d'un côté ni de l'autre. Le Pape regrettait ses concessions, et
+ses sujets épuisés par l'énorme contribution de guerre, exploités
+par les agents français, humiliés en <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> voyant passer chaque
+jour les longues files de voitures qui emportait leurs contributions
+et les chefs-d'&oelig;uvre de l'art<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Go to footnote 329"><span class="smaller">[329]</span></a>, ne cachaient pas leur
+mécontentement. Le Directoire, de son côté, trouvait qu'il n'avait
+pas suffisamment profité de la victoire. Il ne pardonnait pas à
+Bonaparte de lui avoir, pour ainsi dire, forcé la main en signant
+ce traité. Le plus singulier c'est que Bonaparte lui-même semblait
+se repentir d'avoir été trop indulgent. Il avait écrit à Joubert
+pour lui annoncer qu'il traitait «avec cette prêtaille<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Go to footnote 330"><span class="smaller">[330]</span></a>», mais
+uniquement pour en tirer des terres et de l'argent. Le jour même de
+la signature du traité, il avait envoyé son aide de camp Marmont à
+Pie VI, avec une note respectueuse<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Go to footnote 331"><span class="smaller">[331]</span></a>, où il l'assurait de son
+désir de lui prouver dans toutes les occasions son respect et sa
+vénération, et il écrivait en même temps au Directoire<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Go to footnote 332"><span class="smaller">[332]</span></a>: «Le
+traité est signé, mais rassurez-vous, Rome ne peut plus exister.
+Cette vieille machine se détraquera toute seule».</p>
+
+<p>La paix de Tolentino n'était donc et ne pouvait être qu'une trêve
+passagère. Entre deux gouvernements si opposés par leur origine,
+par leurs principes, par leurs méthodes, tout accommodement est
+impossible. La lutte, un instant interrompue, allait donc reprendre
+avec plus de force que jamais, et cette fois, entraîner pour la cour
+pontificale la plus dramatique des catastrophes.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> III</h3>
+
+<p>Bonaparte avait obtenu du Directoire la nomination de son frère
+Joseph comme ambassadeur de France auprès de Pie VI. Doux et
+conciliant, également éloigné de la rudesse jacobine et des
+servilités de l'ancien régime, Joseph convenait à la situation. Il
+avait été fort bien accueilli<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Go to footnote 333"><span class="smaller">[333]</span></a> à Rome. Le Pape, qui gardait
+à son frère une profonde reconnaissance du traité de Tolentino,
+le traitait avec distinction. Les cardinaux le ménageaient à
+double titre, et comme représentant de la France, et comme frère
+du tout-puissant général qui résidait encore en Italie, à la tête
+de son armée victorieuse. Quant aux partisans de la France, ou du
+moins des idées françaises, et leur nombre avait singulièrement
+augmenté depuis que la terreur de nos armes les avaient délivrés de
+l'oppression sacerdotale, ils se groupaient autour de lui<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Go to footnote 334"><span class="smaller">[334]</span></a>. Le
+palais de l'ambassade était devenu comme leur lieu de réunion. M<sup>me</sup>
+Joseph Bonaparte en faisait les honneurs avec la grâce séduisante
+et l'urbanité de bon goût qui valurent plus tard tant d'amies à la
+reine de Naples et d'Espagne. La s&oelig;ur de son mari, la toute belle
+Pauline Bonaparte, fiancée au général Duphot, était auprès d'elle.
+Eugène Beauharnais, le futur vice-roi d'Italie, et Arrighi, servaient
+d'aides de camp à l'ambassadeur. Il était difficile de trouver alors
+à Rome une maison plus aimable et plus aimée.</p>
+
+<p>Le parti antifrançais ne s'était pas résigné aux humiliations de
+Tolentino. Les cardinaux Busca et Albani ne rêvaient que revanche
+et vengeance. Ils affectaient à l'égard de l'ambassadeur <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span>
+une indifférence absolue, mais, profitant des privautés de leurs
+charges, ils ne cessaient de présenter au Pape, sous le jour le
+plus défavorable, tous les faits et gestes de l'ambassade. Ainsi,
+Bonaparte avait prié<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Go to footnote 335"><span class="smaller">[335]</span></a> son frère de demander au Pape un bref
+pour recommander aux prélats l'obéissance à la République. La
+Papauté qui, de tout temps, fut à peu près indifférente aux formes
+de gouvernement, aurait volontiers accédé à ce désir: mais les
+cardinaux présentèrent à Pie VI cet acte de complaisance comme
+une honteuse compromission. Ils s'opposèrent également à ce qu'il
+accordât le chapeau rouge à l'archevêque de Milan, et à ce qu'il
+reconnût sur-le-champ la République Cisalpine<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Go to footnote 336"><span class="smaller">[336]</span></a>. Ils finirent même
+par présenter comme des émissaires de la République, encouragés par
+Joseph dans leurs sinistres desseins, les jeunes artistes de l'école
+française de Rome qui, dans l'exubérance de leurs opinions, avaient
+peut-être eu le tort de ne pas assez ménager leurs expressions, mais
+n'étaient certes pas des conspirateurs. Un troisième cardinal, le
+secrétaire d'État Doria Pamphili, celui qu'on surnommait, à cause
+de sa petitesse, le bref du pape, secrètement gagné par Albani et
+Busca, entassa les dénonciations contre l'ambassade et les libéraux
+romains qu'elle était censée soutenir. Il fallut même que Bonaparte
+intervînt directement, et rappelât le soupçonneux fonctionnaire à des
+sentiments plus modérés. Le coup n'en était pas moins porté. Pie VI
+obsédé, circonvenu, irrité par ces perfides insinuations, commença
+à prêter une oreille plus favorable aux ennemis de la France. Ces
+derniers essayèrent de profiter de ce premier succès pour renouer
+contre nous une vaste coalition. Ils persuadèrent au Pape que le
+roi de Naples n'attendait qu'un mot pour voler à son secours, que
+l'amiral Nelson, au premier signal, débarquerait dans les États
+romains, et <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> que l'Autriche, qui n'avait pas encore signé le
+traité de Campo-Formio, se joindrait aux coalisés. Ils l'engagèrent
+donc à prendre les devants, et, malgré les lourdes charges de la
+contribution de guerre, à reformer l'armée pontificale. Ils le
+poussèrent même à une démarche plus significative encore, celle de
+donner le commandement en chef de l'armée pontificale au général
+autrichien Provera.</p>
+
+<p>Joseph n'avait pas eu besoin de beaucoup de clairvoyance pour
+se rendre compte du changement survenu dans les dispositions du
+pontife à l'égard de la France. Il n'était pas difficile de démêler
+une sourde hostilité à travers les témoignages de respect dont on
+affectait de l'accabler. Aux empressements du début avaient succédé
+les protestations officielles. Peu à peu le vide se faisait autour de
+lui, et on pressentait quelque explosion soudaine. Fidèle à son rôle
+de conciliateur, Joseph avait feint d'être la dupe de ces mensonges
+intéressés, mais il avertissait son frère et le Directoire de ces
+intrigues malveillantes<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Go to footnote 337"><span class="smaller">[337]</span></a>. En apprenant la nomination de Provera,
+qui équivalait à une déclaration de guerre, vu les sentiments bien
+connus du général autrichien, et le rôle qu'il avait joué dans la
+dernière guerre, il se décida à sortir de la neutralité et exigea le
+retrait immédiat de cette maladroite nomination.</p>
+
+<p>Bonaparte fut très irrité de ce qu'il considérait à juste titre comme
+une provocation. «Ne souffrez pas, écrivit-il<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Go to footnote 338"><span class="smaller">[338]</span></a> à son frère, qu'un
+général aussi connu que M. Provera prenne le commandement des troupes
+de Rome. L'intention du Directoire exécutif n'est pas de laisser
+renouer les petites intrigues des princes d'Italie. Déployez un grand
+caractère... Dites publiquement dans Rome que si M. Provera a été
+deux fois<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Go to footnote 339"><span class="smaller">[339]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> prisonnier de guerre dans cette campagne, il
+ne tardera pas à l'être une troisième. S'il vient vous voir, refusez
+de le recevoir. Je connais bien la cour de Rome, et cela seul, si
+cela est bien joué, perd cette cour». Il revenait avec insistance
+sur la nécessité de ce renvoi dans une autre lettre<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Go to footnote 340"><span class="smaller">[340]</span></a>: «Vous
+pouvez déclarer positivement à la cour de Rome que, si elle reçoit à
+son service un officier connu pour être ou avoir été au service de
+l'Empereur, toute bonne intelligence entre la France et la cour de
+Rome cesserait à l'heure même, et la guerre se trouverait déclarée».
+Les conseillers de Pie VI en effet, comme l'avait conjecturé
+Bonaparte, furent effrayés par l'énergie de cette résolution, et
+conseillèrent la prudence à leur maître. Ils ne sentaient pas le
+terrain assez solide et ne voulaient ouvrir les hostilités qu'à coup
+sûr, Provera fut donc remercié presque aussitôt que nommé, et cet
+acte de fermeté raffermit à Rome l'influence de la France.</p>
+
+<p>Encouragés par le succès diplomatique que venait de remporter
+Joseph, tous les ennemis de la Papauté à Rome voulurent profiter
+de l'occasion pour imposer au Pape les réformes qu'ils désiraient.
+Aussi bien les États de l'Église étaient alors le pays le plus mal
+administré de l'Europe. L'arbitraire le plus absolu, le despotisme
+illimité, tempéré seulement par la mansuétude du pontife, telle était
+la règle unique. Non pas que les lois fissent défaut, ni même les
+magistrats, mais ces derniers eux-mêmes se perdaient dans le dédale
+des règlements et des décisions ayant force de loi, et, peu à peu,
+au régime de la justice s'était substitué celui du bon plaisir. On
+pouvait réclamer jusqu'à six fois la révision du même procès, et,
+comme le Pape se réservait le droit de prononcer sur toutes les
+causes pendantes, on ne possédait aucune <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> garantie contre un
+acte de caprice ou d'arbitraire. Les singularités de la procédure
+compliquaient encore la situation. Ainsi, dans un procès criminel, ne
+paraissaient ni l'accusateur ni les témoins à charge: on demandait
+simplement à l'accusé de faire la preuve de son innocence. Même règle
+pour une affaire civile. Étiez-vous accusé, par exemple, de ne pas
+avoir payé une dette: il fallait d'abord consigner le montant de la
+somme discutée, puis prouver sa non-culpabilité, le souverain pontife
+se réservant toujours d'intervenir comme le <i>Deus ex machina</i> de la
+tragédie antique, et avec des arguments irrésistibles. Ne s'était-il
+pas, en effet, attribué le droit de condamner aux galères «pour
+motifs à nous connus»?</p>
+
+<p>Il est vrai que, dans l'application, les Papes gouvernaient avec
+une grande douceur, mais cette douceur même n'est-elle pas comme
+la condamnation de l'absolutisme, puisqu'elle démontre l'absence
+de toute garantie légale? Comme l'a si bien dit un des adversaires
+les plus déterminés du gouvernement des prêtres, Doellinger<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Go to footnote 341"><span class="smaller">[341]</span></a>,
+«le prêtre, lorsqu'il est investi de la toute-puissance juridique
+et administrative, résiste très difficilement à la tentation
+de soumettre ses actes officiels à l'influence de son opinion
+personnelle, de son appréciation des individus, de sa pitié, de
+ses penchants. Comme prêtre, il est avant tout le serviteur et le
+héraut de la miséricorde, du pardon de la rémission. Il oublie
+trop facilement que la loi humaine doit être sourde et inexorable,
+que toute faiblesse envers un individu est un tort fait à un ou à
+plusieurs autres. Il s'habitue peu à peu, sous l'inspiration des
+meilleures intentions, à mettre son caprice au-dessus de la loi».</p>
+
+<p>Cet arbitraire dans l'exercice de la justice, on le retrouvait
+partout, dans l'agriculture, dans l'industrie, jusque dans
+l'instruction. Ainsi les paysans n'avaient pas le droit de vendre
+leurs blés avant que l'approvisionnement de la capitale n'eût été
+assuré. Un magistrat spécial, le préfet de l'annone, fixait les
+prix, et ne permettait la vente hors des États de l'Église <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span>
+qu'à quelques privilégiés, qui achetaient chèrement ses faveurs.
+Aussi les paysans ne cultivaient-ils que ce dont ils avaient besoin
+pour leur consommation immédiate. Malgré la fertilité du sol
+éclataient de fréquentes famines, et le préfet de l'annone était
+obligé de recourir aux services des corsaires barbaresques. Comme au
+temps de Tacite<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Go to footnote 342"><span class="smaller">[342]</span></a>, les grands domaines, les <i>cillarum infinita
+spatia</i>, s'étendaient démesurément, la population agricole se
+clairsemait, et on n'arrivait plus à Rome qu'après avoir traversé de
+véritables solitudes. Mêmes entraves pour le commerce des bestiaux,
+des viandes fumées ou salées, des &oelig;ufs, de l'huile, etc. Dans les
+villes, les meuniers ne pouvaient travailler qu'après avoir obtenu
+une autorisation par écrit, et les boulangers de Rome étaient forcés
+d'acheter à la préfecture de l'annone leur farine et leur charbon. À
+Bologne, comme on avait imaginé une taxe sur le vin en tonneaux, il
+était interdit de le débiter en bouteilles. Peu ou point d'industrie.
+Écrasés par le grand nombre de jours fériés, par la routine, par les
+douanes, elle était réduite à l'impuissance. Tout arrivait du dehors,
+et, comme conséquence naturelle de cette dépréciation de l'industrie
+nationale, le commerce était entre les mains des étrangers.</p>
+
+<p>Cette routine invétérée<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Go to footnote 343"><span class="smaller">[343]</span></a>, ce dédain absolu du progrès matériel,
+cette immixtion du gouvernement dans tous les actes de la vie,
+telles semblent avoir été les règles immuables dont s'inspiraient
+les Papes dans la conduite et le gouvernement de leurs sujets.
+Sous leur direction le citoyen romain était, pour ainsi dire,
+surveillé dès sa naissance. On s'attachait à étouffer en lui
+tout sentiment d'indépendance intellectuelle. Livres et journaux
+étaient suspects. La littérature étrangère était un véritable fruit
+défendu, par suite des prohibitions extraordinaires de la douane.
+Les maisons d'instruction étaient pourtant assez nombreuses, mais
+on y distribuait un enseignement bien singulier. Ainsi dans les
+Universités les <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> professeurs étaient forcés de se conformer à
+de véritables manuels approuvés par les évêques; dans les gymnases,
+le grec et les mathématiques étaient proscrits, et l'histoire ne
+figurait point sur les programmes. La science était affaire de pure
+forme. On ne demandait que de l'ingéniosité, mais toute initiative
+était formellement interdite. Quant aux écoles populaires, dirigées
+par des moines, on se contentait d'y parler aux enfants de la Vierge,
+du diable et des superstitions locales. Pour les suspects ou les
+indépendants, l'Inquisition fonctionnait toujours. Elle avait, il
+est vrai, éteint ses bûchers, mais nullement fermé ses geôles. Le
+moindre curé de paroisse n'avait-il pas le droit de condamner à
+quelques semaines de séjour dans une maison de correction tous ceux
+des habitants de sa paroisse qui ne suivaient pas les prescriptions
+de l'Église!</p>
+
+<p>En résumé, le gouvernement pontifical, animé peut-être de bonnes
+intentions, était mauvais. Les Romains ne l'ignoraient pas, non pas
+le peuple tout endormi dans une ignorance plusieurs fois séculaire
+et abêti par de ridicules superstitions, mais les bourgeois des
+villes qui avaient entendu siffler à leurs oreilles le vent de
+réformes qui agitait alors l'Europe entière, et surtout les membres
+de l'aristocratie qui voyageaient, qui lisaient, qui avaient des
+relations étendues à l'étranger, et à l'esprit desquels s'imposaient
+de désavantageuses comparaisons. Les jansénistes, encore assez
+nombreux à Rome malgré les persécutions dont ils avaient été
+l'objet, commençaient de leur côté à relever la tête. Le peuple
+était écrasé par les impôts que rendait nécessaire la contribution
+de guerre exigée par la France. Le clergé lui-même se voyait avec
+peine menacé dans ses propriétés et dans ses privilèges: en sorte
+que la fermentation était générale. Bien que le gouvernement
+pontifical, qui se sentait menacé, redoublât de précautions et de
+surveillance, on était comme dans l'attente d'événements nouveaux. On
+pressentait sinon des révolutions, au moins de prochains changements.
+L'intervention française allait donner un corps à ces vagues
+aspirations, et bon nombre <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> de Romains, malgré la résistance
+de leur souverain, deviendront bientôt les meilleurs instruments de
+la propagande révolutionnaire<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Go to footnote 344"><span class="smaller">[344]</span></a>.</p>
+
+<p>Au commencement de décembre 1797, le sculpteur Ceracchi, et un
+notaire de Pérouse, Agretti, tous deux connus par l'exaltation
+de leurs sentiments avaient cru le moment venu de provoquer
+l'explosion. Ils avaient eu l'audace de planter en plein jour un
+arbre de la liberté sur le Monte Pincio, mais la police avait
+dispersé le rassemblement, et cette tentative inopportune, tout de
+suite désavouée par l'ambassadeur de France, avait misérablement
+avorté. Quelques jours plus tard, le 26 décembre, on vint avertir
+Joseph qu'une révolution éclaterait pendant la nuit, et que la
+République serait proclamée. Joseph fit remarquer aux messagers que
+son caractère officiel lui interdisait d'accueillir une pareille
+communication, et il les engagea, dans leur intérêt, à renoncer à une
+entreprise qui ne pouvait aboutir. Les conjurés se retirèrent fort
+mécontents, mais sans renoncer à leur dessein.</p>
+
+<p>Le lendemain 27, de grand matin, l'ambassadeur d'Espagne <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span>
+Azara, qui s'était lié d'amitié avec Joseph, courut le prévenir que
+la conspiration était découverte, et qu'un mouvement se préparait
+contre les Français, secrètement encouragé par le Pape. Joseph lui
+répondit, et c'était la vérité, qu'il avait toujours observé la plus
+stricte neutralité, et qu'il espérait que le secrétaire d'État, Doria
+Pamphili, saurait faire respecter l'hôtel de l'ambassade. Quelques
+heures après, un rassemblement se formait à la villa Médicis,
+c'est-à-dire à l'Académie de France. Des cris étaient poussés de
+vive la République! Tous les conjurés portaient au chapeau la
+cocarde tricolore; ils semblaient donc agir de connivence avec la
+France; mais leur voix ne rencontra nul écho, et, quand la troupe
+arriva, le rassemblement se dispersa, en abandonnant sur le terrain
+un sac rempli de cocardes françaises; ce qui semblait indiquer que
+les Français n'étaient pas étrangers à cette manifestation, et
+qu'ils comptaient en profiter. Joseph se transporta aussitôt chez
+le secrétaire d'État et protesta avec énergie. Il s'étonna de la
+facilité et de l'à-propos avec lequel on avait trouvé sur le terrain
+une pièce à conviction <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> aussi importante que le sac de
+cocardes, et n'eut pas de peine à démontrer l'intervention officieuse
+de la police romaine. D'ailleurs, afin de prévenir jusqu'à l'ombre
+d'un soupçon, il demanda qu'on arrêtât tous les individus non compris
+dans la liste des Français ou des Romains attachés à l'ambassade, et
+qu'on trouverait dans les limites de la juridiction française. Il
+était difficile d'agir plus correctement, et Joseph mettait de son
+côté et la légalité et les apparences de la légalité.</p>
+
+<p>Le 28 décembre, un nouveau rassemblement se forma sous les fenêtres
+de l'ambassade. Un artiste prit la parole, et déclama avec véhémence
+contre le gouvernement pontifical. Peu à peu l'attroupement
+grossissait. On y remarquait des individus notoirement connus pour
+appartenir à la police. C'était visiblement une provocation que l'on
+cherchait. Joseph donna l'ordre à ses gens de fermer les portes de
+l'hôtel et alla revêtir son costume officiel. À peine était-il monté
+dans sa chambre qu'une décharge retentit. Un piquet de cavalerie
+venait d'entourer les conjurés, au moment où on les repoussait de la
+cour, et les avait fusillés à bout portant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> Après un moment de stupeur, des cris éclatèrent, cris de
+fureur et de plainte. Les portes de l'hôtel furent enfoncées, et
+ces malheureuses victimes de la politique s'y précipitèrent dans
+l'espoir d'y trouver un refuge. Joseph, entouré de Duphot, Arrighi,
+Beauharnais, de quelques employés et serviteurs, s'élance à leur
+rencontre. Une compagnie d'infanterie suivait les cavaliers. Elle
+s'arrête un moment à la vue de l'ambassadeur, et rétrograde, mais
+pour tirer plus à l'aise dans cette foule compacte. Cette fois la
+décharge est meurtrière: les morts et les mourants jonchent le sol.
+Le général Duphot, indigné, et n'écoutant que la voix de l'honneur,
+court aux soldats pontificaux et les somme de cesser le feu. Les
+soldats le saisissent, et l'entraînent vers la porte Septiminiana.
+Bientôt un coup de feu l'atteint en pleine poitrine. Il tire son
+épée. Un second coup le jette par terre, et cinquante fusils sont
+déchargés sur son cadavre. Joseph, Arrighi, Beauharnais et les autres
+Français n'ont que le temps de s'enfuir à l'hôtel. Ils en fermaient
+les portes, quand ils essuyèrent le feu d'une seconde compagnie
+d'infanterie, qui <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> accourait au pas de charge, et cribla
+de ses balles les fenêtres et les murs de l'ambassade. De toute
+évidence le guet-à-pens était prémédité. Ce rassemblement suspect,
+ce piquet de cavalerie et ces compagnies d'infanterie qui arrivent
+à point nommé, ces décharges répétées sans sommation préalable, les
+ennemis de la France avaient tout combiné pour que, dans le tumulte,
+l'ambassadeur fût assassiné. C'était une vengeance italienne, tramée
+avec art, exécutée de sang-froid, et qui n'avait échoué que par
+hasard.</p>
+
+<p>Au premier moment, le personnel de l'ambassade fut épouvanté. Une
+vingtaine de cadavres jonchaient la cour; de nombreux blessés se
+traînaient en gémissant sur les pavés. Une foule de personnages à
+mine suspecte rôdaient dans les chambres, tous prêts à piller ou
+à tuer. M<sup>me</sup> Bonaparte fondait en larmes, Pauline, qui venait
+d'apprendre la mort de son fiancé, éclatait en sanglots, et le feu
+ne discontinuait pas. Joseph, avec une admirable énergie, rassura
+tout le monde et organisa la résistance. Il commença par expulser de
+l'hôtel tous les sinistres rôdeurs qui le remplissaient, ramassa les
+blessés et envoya demander des secours au cardinal Doria Pamphili.
+Bientôt la petite colonie française se raffermit. Au désespoir
+succéda la fureur. Bravant la fusillade, quelques serviteurs
+poussèrent le courage jusqu'à aller chercher le cadavre de Duphot.
+Ce n'était plus qu'une masse informe. Les pontificaux l'avaient
+dépouillé de ses vêtements, et avaient criblé ce misérable cadavre de
+coups de baïonnette ou de pierres. On sut plus tard que le capitaine
+de la compagnie, il se nommait Amadeo, s'était approprié l'épée et le
+ceinturon du général, le curé de la paroisse avait pris sa montre,
+d'autres assassins s'étaient partagé ses dépouilles<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Go to footnote 345"><span class="smaller">[345]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> Fidèle jusqu'au bout à son caractère officiel, Joseph avait
+une première fois écrit au cardinal Pamphili pour lui demander
+ses passeports. Il l'invitait en même temps à venir à l'hôtel de
+l'ambassade, pour se rendre compte de l'attentat. Le porteur de la
+lettre fut accueilli par des coups de fusil, mais il parvint à la
+transmettre à son adresse. À huit heures du soir la réponse n'était
+pas encore parvenue, et les troupes pontificales entouraient toujours
+l'hôtel dans une attitude hostile. Angiolini, envoyé de Toscane à
+Rome, réussit le premier à traverser les patrouilles, et vint porter
+à Joseph l'expression de son indignation. Azara, l'ambassadeur
+d'Espagne, le suivit de près. Sur leurs conseils, à onze heures
+du soir, Joseph se décida à écrire une seconde lettre au cardinal
+Pamphili, dont le silence prolongé semblait indiquer la complicité
+avec les assassins. Cette fois encore, il n'obtenait pas de réponse.
+Aussi le lendemain 29, à six heures du matin, il lui écrivit pour la
+troisième fois, mais en le menaçant de la vengeance de la France, et
+quitta Rome, après avoir recommandé <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> au chevalier d'Azara et
+à Angiolini les Français, qu'il ne pouvait mener avec lui.</p>
+
+<p>Les instigateurs de ces scènes odieuses avaient-ils compté sur la
+modération de Joseph, ou bien espéraient-ils que la force serait
+repoussée par la force? En ce cas une collision leur eût fourni le
+prétexte dont ils avaient besoin: mais Joseph avait interdit toute
+tentative de répression. La correction de son attitude avait été
+absolue, tandis que le sang de Duphot et l'insulte infligée à la
+France dans la personne de son ambassadeur criaient vengeance. Pie
+VI, il est vrai, devait être mis hors de cause dans cette déplorable
+affaire. Il était malade, cassé par l'âge, et ne sortait plus de son
+palais. Il ne fut informé que bien tard de l'attentat et en témoigna
+de sincères regrets. Toutes les responsabilités doivent donc retomber
+sur ses ministres, surtout sur le secrétaire d'État, Doria Pamphili,
+qui avait autorisé et peut-être tramé cette odieuse machination; mais
+il s'aperçut bientôt qu'il avait fait fausse route. À l'unanimité
+tous les ambassadeurs protestèrent contre l'indigne traitement dont
+leur collègue Joseph venait d'être la victime; et ils avertirent
+le cardinal qu'il ne devait pas compter sur eux pour essayer de
+détourner l'orage. <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Azara, d'ordinaire si bienveillant,
+témoigna même toute son horreur du forfait, et refusa positivement
+de servir de médiateur. Dans sa perplexité, Pamphili s'adressa
+directement à la France, et pria l'envoyé romain à Paris, Massimi,
+de présenter les excuses officielles du gouvernement pontifical,
+d'accorder toutes les satisfactions qu'on exigerait, et d'annoncer
+l'envoi d'un légat <i>a latere</i>.</p>
+
+<p>Il était trop tard! La mesure était comble. Toutes les vieilles
+inimitiés, qu'on croyait éteintes, se rallumèrent soudain. Il y eut
+en France comme une explosion de fureur contre le gouvernement sénile
+qui ne prouvait sa vitalité que par des crimes. Le Directoire reprit
+avec empressement ses anciens projets, et comme alors Bonaparte
+n'était plus là pour les enrayer, on ne parla plus que de détruire à
+tout jamais la puissance temporelle des Papes. Seulement les agents
+du Directoire étaient divisés d'opinion. Les uns, tels que Faypoult,
+auraient voulu donner Rome à un prince allemand; les autres, tels que
+Cacault, Miot ou Belleville, parlaient de la livrer au duc de Parme,
+ou au roi de Piémont, ou à tout autre souverain; le plus grand nombre
+proposaient le rétablissement de la République Romaine: de la sorte
+on punirait un ennemi acharné et on étendrait l'influence française
+par la création d'une nouvelle république vassale. Les ouvertures
+de Massimi furent donc écartées, les excuses de Pamphili repoussées
+avec dédain, et la guerre votée par le conseil des Cinq-Cents et le
+conseil des Anciens à la presque unanimité.</p>
+
+<p>Rome était dans la consternation, car la vengeance approchait et
+le châtiment était mérité. On crut remédier au mal en redoublant
+de ferveur. Ce n'étaient que processions<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Go to footnote 346"><span class="smaller">[346]</span></a> extraordinaires,
+ostension de reliques fameuses et v&oelig;ux <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> solennels; mais la
+bourgeoisie ne cachait plus ses sentiments hostiles et dans toutes
+les classes de la société régnait une sourde irritation. De cruelles
+épigrammes circulaient: on a conservé la suivante:</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Sextus Tarquinius, Sextus Nero, Sextus et iste:<br>
+ Semper sub Sextis perdita Roma fuit.</i></p>
+
+<p>Un instant la cour pontificale crut à l'intervention armée de Naples,
+mais il fallut bientôt renoncer à cette dernière illusion<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Go to footnote 347"><span class="smaller">[347]</span></a>.
+Décidément l'orage était déchaîné, et il se dirigeait avec
+impétuosité contre Rome. Ainsi que l'écrivait l'avocat Milizia, «il
+faut prendre le temps comme il vient, et, s'ils arrivent jusqu'ici,
+il faudra bien aller les complimenter et danser gaiement avec eux la
+carmagnole». Ce fut bientôt un sauve qui peut général. Les neveux du
+pape, les Braschi, donnèrent l'exemple, et s'enfuirent à Naples avec
+leurs trésors. Tous ceux qui craignaient les vengeances françaises
+les imitèrent. Il ne resta bientôt plus à Rome que le Pape, retenu à
+son poste par le sentiment de l'honneur, et deux partis en présence
+qui s'exaltaient par la contradiction, et passaient chaque jour par
+les angoisses du désespoir et les anxiétés de l'espérance.</p>
+
+<p>Le 29 janvier 1798 l'armée française entra en campagne. Elle était
+commandée par Berthier, l'ancien chef d'état-major de Bonaparte.
+C'étaient les vétérans des guerres contre l'Autriche, d'incomparables
+soldats, fiers de leurs victoires, animés de sentiments
+ultra-républicains, et qui se réjouissaient à la pensée de renverser
+celui que, dans leurs clubs, ils nommaient, fort irrévérencieusement,
+la vieille idole. La résistance était impossible. Elle n'entrait
+même pas dans les prévisions du Directoire qui s'était contenté
+d'ordonner à <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Berthier d'occuper le territoire pontifical
+et d'entrer dans Rome où il vengerait l'assassinat de Duphot et
+l'insulte de Joseph. Il lui enjoignait en même temps de se servir de
+son influence pour engager les Romains à se constituer en république,
+et il était à l'avance tellement sûr du résultat de la campagne qu'il
+confia à Monge, Faypoult, Florent et Daunou le soin de donner une
+constitution à la nouvelle république.</p>
+
+<p>En effet, dès le 10 février, Berthier paraissait aux portes de Rome
+sans avoir éprouvé de résistance. Il s'emparait du château Saint-Ange
+et envoyait un de ses aides de camp à Pie VI, pour le prévenir de
+l'arrivée des Français; mais fidèle à ses instructions, il refusa
+d'entrer en ville avant que les Romains n'eussent eux-mêmes décidé
+de leur sort. À l'exception de quelques cardinaux restés auprès de
+Pie VI, parce qu'ils conservaient le secret espoir de désarmer la
+France par de nouveaux sacrifices, il n'y avait plus à Rome que
+les partisans du système républicain et les dernières classes de
+la population, indifférentes aux révolutions qui n'améliorent pas
+leur sort, mais qui pourtant, par amour-propre national ou par
+respect héréditaire pour un gouvernement qui s'écroulait, voyaient
+avec regret l'intervention étrangère. On envoya donc une députation
+à Berthier, pour le prier d'entrer en ville. Il répondit qu'il ne
+le ferait qu'après la révolution. Pourtant, dès le 12 février, il
+désarmait les milices pontificales, ordonnait l'arrestation de
+Consalvi, prenait comme otages quatre cardinaux et quatre princes
+romains et mettait sous le séquestre les propriétés des Anglais,
+des Portugais et des Russes, avec lesquels nous étions encore en
+guerre. Enfin, les Romains, sous la pression de nos baïonnettes, se
+décidèrent à créer ou plutôt à restaurer la République Romaine. Le
+15 février, ils se rassemblèrent en armes au Campo-Vaccino, dans
+l'ancien Forum, et firent enregistrer par plusieurs notaires l'arro
+del popolo sovrano constituant la république avec sept consuls, des
+édiles et d'autres magistrats dont les noms et les fonctions étaient
+renouvelés de la Rome antique. Aussitôt, ils envoyèrent une nouvelle
+députation à Berthier, qui se décida à entrer en ville, <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span>
+suivi de son état-major, monta au Capitole, salua au nom de la France
+la République Romaine, et prononça un discours emphatique où il était
+question des Gaulois arrivant avec le rameau d'olivier, pour relever
+les autels du premier Brutus<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Go to footnote 348"><span class="smaller">[348]</span></a>.</p>
+
+<p>Le Pape, enfermé dans son palais, ne soupçonnait même pas la
+gravité des évènements. Les prévenances de Berthier avaient achevé
+de l'égarer. Quelle ne fut pas sa surprise, quand il apprit par
+le général Cervoni, que ses sujets venaient de le trahir et qu'il
+n'avait plus qu'à quitter Rome! On aurait voulu qu'il abdiquât sa
+souveraineté temporelle, mais il répondit avec une fermeté que ne
+laissait pas prévoir sa vie passée, que sa conscience lui interdisait
+de renoncer à un pouvoir dont il n'était que le dépositaire. Il
+promettait d'ailleurs de ne pas essayer de reconquérir son autorité
+et demandait pour unique faveur la grâce de mourir à Rome. «Vous
+pouvez mourir partout», lui répondit brutalement le commissaire
+Haller qui, joignant le geste à l'insulte, le fouilla, enleva son
+bâton pastoral, lui arracha l'anneau qu'il portait au doigt et le
+jeta dans une chaise de poste qui l'emmena en Toscane, au couvent
+des Augustins de Sienne (25 février 1798). Le grand-duc de Toscane
+n'avait seulement pas été prévenu de l'arrivée de cet hôte illustre,
+mais il s'empressa de donner des ordres pour que la réception fût
+convenable. Le Directoire trouvait que Sienne était trop rapprochée
+de Rome, mais il ne voulait pas prendre sur lui l'odieux d'une
+nouvelle expulsion. Il aurait désiré que le grand-duc de Toscane
+se chargeât lui-même de cette iniquité, et, à diverses reprises,
+nos agents firent entendre <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> au ministre Manfredini qu'on
+verrait avec plaisir le pape quitter Sienne. Manfredini répondit
+avec dignité qu'on n'obéirait qu'à une réquisition formelle du
+Directoire, mais «que l'intérêt du grand-duc répondait que le séjour
+du Pape dans ses États ne donnerait aucun sujet de plainte au
+gouvernement français». Or, le Directoire qui tenait à ménager les
+puissances catholiques, Espagne et Autriche, ne voulait pas donner
+cette réquisition, mais il ne ménagea au gouvernement toscan ni les
+insinuations ni même les menaces. Tantôt il lui faisait parvenir des
+plaintes venues de Rome, tantôt il lui demandait l'internement de
+Pie VI à Livourne ou à Cagliari, tantôt il se plaignait de prétendus
+complots ourdis à Sienne. Le grand-duc, fort embarrassé du rôle
+honteux qu'on voulait lui faire jouer, prit le parti de traîner en
+longueur les négociations. Il finit par proposer à la France de se
+charger directement de la surveillance du prisonnier. Le Directoire
+refusa, non point par délicatesse, mais uniquement parce qu'il ne
+voulait pas dégager le grand-duc d'une responsabilité qu'il se
+réservait d'exploiter contre lui. Telles furent ses exigences et ses
+incessantes réclamations, que le grand-duc ne tarda pas à comprendre
+que lui aussi était condamné. Pour éviter un détrônement brutal, il
+se retira de lui-même après avoir signé non pas une abdication, mais
+un engagement de rester en Autriche jusqu'à la paix générale.</p>
+
+<p>Pie VI n'avait plus de défenseurs. Il fut obligé de prendre le
+chemin de l'exil, et de passer par toutes les stations de la vie
+douloureuse qui le conduisit à Valence où il mourut. «Ces disgrâces,
+disait-il avec une touchante résignation au ministre Manfredini,
+me prouvent que je ne suis pas un indigne vicaire de Jésus-Christ.
+Elles me rappellent les premières années de l'Église qui furent le
+commencement de son triomphe.» Aussi bien ces indignes traitements
+soulevèrent un dégoût général. Ce n'était pas seulement à la majesté
+du souverain, mais plus encore à la dignité du vieillard qu'on
+insultait ainsi, et plus d'un parmi nos soldats rougit de cette
+persécution, qui faisait d'eux comme les complices du bourreau.
+<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> Il est vrai que d'autres préoccupations allaient leur faire
+oublier ces scènes regrettables.</p>
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>La République romaine était fondée: restait à l'organiser et surtout
+à la maintenir. Ce n'était pas une tâche aisée. Les commissaires du
+Directoire, Monge, Daunou, Faypoult et Florent s'y employèrent avec
+beaucoup d'activité. L'ambassadeur de France à Turin, Miot<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Go to footnote 349"><span class="smaller">[349]</span></a>,
+qu'ils avaient visité lors de leur passage dans cette ville, ne leur
+avait pourtant pas caché que, «avec les instruments que nous étions
+obligés d'employer, avec des généraux et des agents corrompus et
+avides de richesse, c'était une chimère que de prétendre régénérer
+une population ignorante et fanatique». Ils l'essayèrent pourtant
+avec une naïveté qui prouve que au moins deux d'entre eux, Monge et
+Daunou, étaient des théoriciens plus habitués à manier les idées que
+les hommes. En effet ils fabriquèrent à l'usage des Romains une bien
+singulière constitution. Il n'y était pas dit un mot du catholicisme
+dans cette capitale du catholicisme, mais, par contre, tous les
+citoyens devaient prêter un serment<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Go to footnote 350"><span class="smaller">[350]</span></a> civique et jurer haine à
+la monarchie. Un Sénat et un Tribunal se partageaient le pouvoir
+législatif et le pouvoir exécutif était confié à cinq Directeurs,
+revêtus du titre pompeux de consuls, ressuscité pour la circonstance.
+Les cinq consuls furent Angelucci, de Matheis, Panazzi, Reppi et
+Visconti. Le territoire de la République était partagé en huit
+<span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> départements<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Go to footnote 351"><span class="smaller">[351]</span></a>, et partout les prêtres réduits à leurs
+fonctions ecclésiastiques; c'est-à-dire que, du jour au lendemain,
+dans cette terre classique de la tradition et du respect invétéré
+des usages, on introduisait toutes les réformes françaises. Il était
+difficile de procéder avec plus de maladresse, et de tenir si peu de
+compte des préjugés et des usages!</p>
+
+<p>Rien que les noms antiques eussent reparu, bien que de glorieux
+souvenirs fussent évoqués, la République n'existait que de nom.
+Il n'y avait qu'une seule autorité, l'autorité militaire, qu'un
+seul régime, celui du sabre, qu'une seule réalité, la nécessité de
+payer. Les Romains s'en aperçurent bientôt. Ils avaient consenti
+volontiers à la cérémonie expiatoire ordonnée en l'honneur de
+Duphot (22 février). Le peuple s'était répandu sous la colonnade de
+Saint-Pierre; il avait contribué à l'érection d'un catafalque sur la
+place de cette église; il avait écouté et même applaudi l'oraison
+funèbre du général prononcée par Gagliulfi. C'était une réparation
+qui s'imposait, et aucune protestation ne s'était élevée, mais la
+déception fut grande quand on apprit que Berthier, aussitôt après
+le départ de Pie VI, et sans consulter les conseils de la nouvelle
+République, avait rendu deux arrêtés portant, le premier l'abolition
+du droit d'asile dans les églises et dans les juridictions des
+ambassadeurs, et le second l'expulsion dans les vingt-quatre heures
+de tous les émigrés, notamment du cardinal Maury et la vente de leurs
+biens. Les cardinaux effrayés essayèrent de conjurer l'orage qui
+s'amassait sur leurs têtes en prêchant l'obéissance. S'autorisant
+d'une encyclique de Pie VI qui avait dit qu'il ne fallait haïr aucun
+gouvernement, et encouragé par cette autorisation tacite, le cardinal
+vicaire, della Sommaglia, fit chanter un <i>Te Deum</i> à Saint-Pierre en
+l'honneur de la nouvelle République, et tous ceux de ses collègues
+qui étaient à Rome assistèrent à la cérémonie: mais ces concessions
+ne désarmèrent pas les Français. Les uns après les autres, tous les
+cardinaux furent brutalement <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> dispersés et même embarqués
+à Civita-Vecchia. Deux d'entre eux, Altieri et Antici, n'obtinrent
+de rester à Rome qu'en renonçant formellement à leur dignité et en
+rentrant dans la vie civile, Bientôt les ecclésiastiques d'origine
+étrangère furent à leur tour expulsés. On supprima comme inutile la
+Propagande, dont on dispersa la précieuse bibliothèque. À peine si
+on respecta ses archives. Les confréries et les congrégations furent
+supprimées (29 juin 1798), leurs biens mis en vente, et les pillages
+commencèrent: ils furent scandaleux.</p>
+
+<p>En effet, c'était moins la haine des prêtres que l'amour de l'argent
+qui semblait animer les nouveaux maîtres de Rome. Ils l'avouent
+ingénument dans leurs dépêches<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Go to footnote 352"><span class="smaller">[352]</span></a> au Directoire: «Quand on pourrait
+se résigner au rétablissement de la Papauté et aux sacrifices de
+tous les patriotes romains qui ont si mal mérité d'elle, il faudra
+examiner encore si l'armée d'Italie pourra remplacer par d'autres
+ressources celles que lui permettent ici l'acquittement successif de
+l'imposition militaire, la vente des biens confisqués au profit de la
+République française et de ceux que la convention avec le Consulat
+nous a réservés.» Dans cette même dépêche et comme pour bien montrer
+que l'unique principe de gouvernement semble avoir été l'exploitation
+à outrance de la nouvelle République, les commissaires ne reculent
+pas devant cet aveu scandaleux<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Go to footnote 353"><span class="smaller">[353]</span></a>: «La révolution à Rome n'a pas
+été assez rendante. L'unique parti à prendre pour en tirer désormais
+un parti plus convenable, c'est de considérer et de traiter les
+finances de l'État romain comme finances de l'armée française.
+Quelque étrange que soit ce langage, nous sommes loin de le reprocher
+à ceux qui le tiennent puisqu'il ne leur est suggéré que par des
+besoins auxquels ils touchent le plus près.»</p>
+
+<p>Tout commentaire serait inutile: aussi bien c'est une triste
+<span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> histoire que celle des réquisitions imaginaires, des
+contributions monstrueuses, des emprunts forcés, des mesures
+arbitraires qu'enregistrent froidement les documents contemporains.
+Le vol est en quelque sorte autorisé par l'arrêté du 6 germinal an
+VI, en vertu duquel l'État romain paiera trente-deux millions en
+valeurs, plus trois en équipement, trois pour les besoins de l'armée
+et des objets d'art pour une somme indéterminée. Le Directoire (art.
+9) «se réserve en toute propriété tous les biens meubles et créances
+appartenant au Pape, à sa famille, à la famille Albani, au cardinal
+Busca, ainsi que les emphythéoses dont ils jouissaient». Il «se
+réserve (art. 21) l'argenterie superflue des églises, et tous les
+biens des établissements supprimés ou confisqués». «Il fera connaître
+(art. 22) sa volonté sur le muséum, les bibliothèques, le cabinet des
+tableaux et sur le sol du pays de Bénévent.»</p>
+
+<p>Que dire des exactions particulières? Les Chigi à eux seuls durent
+payer 300,000 écus. Un simple graveur, Volpato, fut imposé à 12,000
+écus de contribution payables dans les vingt-quatre heures. On
+vendit à vil prix, sans parler de ceux qu'on emporta à Paris, les
+objets d'art appartenant aux cardinaux Albani et Busca. Les musées
+et les bibliothèques furent livrés en proie à des commissaires aussi
+ignorants qu'avides. On enleva des palais pontificaux jusqu'aux
+portes et aux gonds, jusqu'aux ustensiles de cuisine! Rome n'était
+plus qu'un grand marché, où l'on tenait bureau public de vol et de
+dévastation. Sous prétexte de l'arrêté pris par Berthier contre les
+émigrés, ne s'avisa-t-on pas d'inventer de faux émigrés, dont les
+biens étaient aussitôt mis en vente, et qui ne parvenaient à se
+racheter qu'en payant de véritables rançons? On se croyait presque
+revenu à ces temps néfastes où les reîtres et les lansquenets
+de Bourbon étaient les maîtres de Rome et s'en partageaient les
+dépouilles<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Go to footnote 354"><span class="smaller">[354]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> Le plus déplorable était que le mauvais exemple partait
+de haut. Berthier avait été rappelé brusquement et remplacé par
+Masséna. Or, ce dernier, excellent général, était un déplorable
+administrateur. Ardent et impétueux, quand le rôle de modérateur eût
+seul convenu, dissipateur et prodigue, avide de richesses et dépourvu
+de scrupules dans la façon de les acquérir, il était en outre mal
+entouré, par des fournisseurs et des agioteurs qui achetaient sa
+complaisance ou même sa conscience, et se livraient effrontément à
+de honteux tripotages. Le scandale fut tel que les soldats et les
+officiers de l'armée française, qui gardaient encore le sentiment de
+l'honneur, rougirent de ces infamies et envoyèrent une protestation
+à Masséna<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Go to footnote 355"><span class="smaller">[355]</span></a>. Ce dernier se crut bravé et répondit par des paroles
+de rage à cette demande si légitime. Les troupes exaspérées se
+rassemblèrent au Panthéon (27 février 1799), et rédigèrent une
+pétition au Directoire pour réclamer le rappel du général. C'était
+une véritable insurrection, et le bon droit, sinon la légalité, était
+du côté des insurgés. Le lendemain 28, Masséna fit battre la générale
+et ordonna à l'armée de quitter Rome. Les soldats refusèrent d'obéir.
+Aussitôt il se démit de ses fonctions et remit le commandement au
+général Dallemagne<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Go to footnote 356"><span class="smaller">[356]</span></a>.</p>
+
+<p>Même désorganisation dans les administrations locales. Les consuls
+de la nouvelle République non seulement avaient à soutenir les
+intérêts de leurs concitoyens, mais encore à se débattre contre
+les prétentions opposées des commissaires du <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> Directoire,
+du général commandant l'armée d'occupation, et même de l'autorité
+militaire siégeant à Milan. De là des tiraillements continuels, des
+démissions ou des destitutions et une série de véritables coups
+d'État. Angelucci, Reppi, Matheis, Visconti, Panazzi, Pierelli,
+Calisti, Zaccaleoni, Brissi, Rey, se remplacent à peine installés et
+méritent, il faut le reconnaître, cette sévère appréciation de l'un
+de ceux qui avaient contribué à les renverser: «Il est difficile
+de trouver dans l'histoire un genre de gouvernants plus avilis ...
+La corruption, la vénalité, les passions haineuses et vindicatives
+animaient toutes les délibérations. Des séances entières se
+passaient en vives discussions pour faire placer un parent, un ami,
+un partisan, un homme qui avait payé à deniers comptants le poste
+qu'il occupait. La chose publique ne les occupait presque jamais.
+On savait à Rome qu'il y avait des consuls, mais on l'ignorait
+dans les départements ou on feignait impunément de l'ignorer. Les
+administrations soit centrales, soit municipales, formaient des
+corps à part, s'isolaient, gouvernaient suivant les règles de leurs
+caprices et de leurs intérêts privés et détournaient à leur propre
+usage jusqu'au produit des contributions publiques<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Go to footnote 357"><span class="smaller">[357]</span></a>.»</p>
+
+<p>Les ennemis de la France et de la République profitèrent de cette
+déplorable situation pour tenter une réaction. Les Transtévérins
+s'étaient toujours signalés par leurs haines antifrançaises. Dès
+le mois de mars 1798<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Go to footnote 358"><span class="smaller">[358]</span></a> ils s'étaient soulevés, mais avaient été
+facilement réprimés. Le jour même où Masséna sortit de Rome (mars
+1799), ils coururent encore aux armes, mais le sentiment de la
+discipline n'était pas encore éteint, et les patriotes romains,
+bien que désillusionnés d'une liberté si coûteuse, la préféraient
+encore à l'ancien régime. Ils se joignirent à nos soldats qui prirent
+leur poste de combat, et l'ordre fut bientôt rétabli. Vingt-quatre
+révoltés furent fusillés <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> et plusieurs cardinaux emprisonnés,
+parmi eux Doria Pamphili, le secret instigateur de l'émeute.</p>
+
+<p>De Rome, le soulèvement s'étendit aux provinces. En avril 1799, un
+premier soulèvement avait eu lieu. L'Ombrie s'était soulevée sous
+la direction d'un certain Bernardini. La garnison française de
+Cita di Castello avait été massacrée, et celle d'Urbin assiégée;
+mais les insurgés, qui ne pouvaient plus compter sur les soldats
+pontificaux qu'on venait de licencier, avaient été battus et dès le
+mois de mai tout était rentré dans l'ordre. Le mouvement paraissait
+plus sérieux en mars 1799, surtout dans les départements de Cimino
+et du Trasimène. À Castel Gandolfo, à Rocca di Papa, à Ascoli, à
+Imola et dans toute l'Ombrie, les paysans se déclarèrent en faveur
+de la Papauté, et, ce qui compliquait la situation, c'est que le
+commandant en chef de l'armée d'Italie réclamait à ce moment même les
+soldats du corps d'occupation de Rome. Les commissaires du Directoire
+s'opposèrent à leur départ, car, ainsi qu'ils l'écrivaient<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Go to footnote 359"><span class="smaller">[359]</span></a>, «on
+ne pourrait garder que Rome et Ancône, Civita-Vecchia et plusieurs
+positions importantes seraient vite occupées par les rebelles; les
+campagnes cesseraient de payer les contributions et la République
+serait renversée». Nos soldats restèrent donc, et, sans grande peine,
+dispersèrent les uns après les autres tous les rassemblements armés.
+Cette nouvelle tentative avait donc avorté.</p>
+
+<p>Dès lors un ordre relatif s'établit. Dallemagne, le successeur
+de Masséna, fit condamner à mort et fusiller comme voleur un
+certain Charrier, qui s'était signalé par ses pillages éhontés.
+D'autres Français, convaincus de vol, furent condamnés à des peines
+afflictives. La discipline se rétablit et les Romains ne furent plus
+traités en peuple conquis. Dallemagne, qui avait été un des chefs
+de la sédition militaire contre Masséna, ne pouvait rester le chef
+de l'armée de Rome. On lui donna comme successeur d'abord Gouvion
+Saint-Cyr, puis Championnet. Les fournisseurs furent surveillés avec
+soin, les <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> agents civils durent se renfermer dans la limite
+de leurs attributions, en un mot la République Romaine semblait
+entrer dans la période d'organisation qui seule peut donner de la
+stabilité à un gouvernement. Mais il était déjà trop tard! La seconde
+coalition se formait contre la France, et la République Romaine
+allait être détruite la première par nos ennemis.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> CHAPITRE V<br>
+<span class="smaller">LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE</span></h2>
+
+<p class="resume">
+ Les Bourbons de Naples. &mdash; Lazzaroni et bourgeois. &mdash; Essais
+ de coalition contre la France. &mdash; Insulte à Mackau. &mdash; La
+ Touche-Tréville dans le golfe de Naples. &mdash; Déclaration
+ de guerre à la France. &mdash; La reine Marie-Caroline et sa
+ haine de la France. &mdash; Armistice accordé par Bonaparte à
+ Pignatelli. &mdash; Ménagements stratégiques de Bonaparte. &mdash; Nouveaux
+ préparatifs de guerre et paix de Campo-Formio. &mdash; Assistance
+ prêtée aux Anglais. &mdash; Nouvelle déclaration de guerre à la
+ France. &mdash; Mack envahit le territoire romain. &mdash; Entrée du roi
+ Ferdinand à Rome. &mdash; Championnet et les Français reprennent
+ l'offensive. &mdash; Marche contre Naples. &mdash; Fuite de la famille
+ royale. &mdash; Entrée des Français à Naples et proclamation de la
+ République parthénopéenne. &mdash; Retraite de Macdonald. &mdash; Révolte des
+ Abruzzes et de la Calabre. &mdash; Ruffo et les Sanfédistes. &mdash; Siège
+ de Naples. &mdash; Capitulation de Naples. &mdash; Nelson viole la
+ capitulation. &mdash; Les massacres et les exécutions juridiques. &mdash; Fin
+ de la République parthénopéenne.</p>
+
+<p>De tous les États italiens, le royaume de Naples<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Go to footnote 360"><span class="smaller">[360]</span></a> fut celui
+qui accueillit avec le plus de crainte et de défiance la nouvelle
+des prodigieux événements dont la France était alors le théâtre,
+Ferdinand IV de Bourbon régnait depuis 1759. Comme il n'avait que
+huit ans quand il monta sur le trône, on l'avait confié aux soins
+d'un conseil de régence. Son gouverneur, San <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> Nicandro,
+l'avait laissé grandir dans une ignorance presque complète et
+ne s'était attaché qu'à développer en lui le goût des exercices
+corporels. Au lieu de le préparer au maniement des affaires, il
+lui avait appris à jouer à la paume, à chasser ou à pêcher. Aussi
+le jeune roi était-il parfaitement incapable de gouverner, et de
+bonne heure il abandonna le pouvoir à sa femme, Marie-Caroline
+de Habsbourg-Lorraine. Cette princesse au contraire était fort
+intelligente et très instruite. Fille de Marie-Thérèse, s&oelig;ur des
+empereurs Joseph II et Léopold II et de notre Marie-Antoinette,
+belle, active, énergique, si la destinée l'avait appelée sur un autre
+trône, elle aurait peut-être joué un grand rôle dans l'histoire.
+Par malheur elle fut mal conseillée par deux étrangers qui
+l'entraînèrent, elle et son mari, à de déplorables aventures et les
+jetèrent sans merci, aux implacables sévérités de l'histoire.</p>
+
+<p>Depuis 1799 vivait à Naples un aventurier irlandais, Acton, qui
+s'était emparé de l'esprit de la reine, et, par sa faveur, avait
+obtenu successivement trois ministères, marine, guerre, affaires
+étrangères. Au lieu de se dévouer à son pays d'adoption, Acton ne
+travailla jamais que dans les intérêts de sa patrie d'origine,
+et fut toute sa vie l'instrument servile du cabinet anglais. Or
+l'ambassadeur d'Angleterre à Naples se nommait William Hamilton.
+C'était le frère de lait de Georges III. Courtisan assidu, compagnon
+de chasse du roi, <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> coureur en sa compagnie de galantes
+aventures, il avait exploité cette amitié en pillant les trésors
+archéologiques de Pompéï. Accrédité à Naples depuis de longues
+années, il vivait dans l'intimité de la famille royale, mais sans
+se priver d'exercer à ses dépens sa verve caustique. Très libre
+dans ses propos, ne croyant à rien qu'à ses plaisirs, tout à fait
+revenu des illusions de ce monde et disposé à traiter de bagatelles
+les vertus domestiques, c'était un épicurien ou plutôt un cynique
+Anglais, de la pire espèce des railleurs, car la plaisanterie sied
+mal à ses compatriotes. Il avait montré par un éclatant exemple
+combien il pratiquait lui-même en matière de morale la plus large
+des tolérances, car il avait épousé une aventurière anglaise, Emma
+Harte, une des femmes les plus séduisantes de son temps, mais dont
+la jeunesse s'était écoulée dans les tripots de Londres. Présentée
+à la cour, lady Hamilton y fit briller les grâces de son esprit et
+les merveilleuses ressources de son imagination. Malgré la honte de
+sa vie passée, elle plut à tout le monde, surtout à Marie-Caroline
+qui, ressentant pour sa nouvelle amie tous les emportements d'une
+passion antique, la traita en favorite et se mit complètement à sa
+merci. Acton et lady Hamilton dominaient donc la reine et, par son
+intermédiaire, étaient les véritables maîtres du royaume de Naples.</p>
+
+<p>Les Napolitains paraissaient résignés à cette triste domination. Il
+est vrai que les lazzaroni, qui constituaient la masse du peuple,
+s'occupaient peu de politique. Dans ce merveilleux pays où l'on n'a
+pour ainsi dire que la peine de vivre, les lazzaroni goûtaient avec
+volupté les charmes de la paresse. À peine avaient-ils gagné de quoi
+satisfaire leurs besoins matériels qu'ils s'étendaient au soleil
+et dormaient paisiblement. Fanatiques, passionnés, susceptibles
+d'un élan furieux, d'un crime même, sauf à retomber ensuite dans
+leur apathique indifférence, ils justifiaient la fameuse théorie de
+Montesquieu sur l'influence des climats. Ce n'était pas précisément
+l'intelligence qui leur manquait, mais le souci de leur dignité.
+Aussi bien, ils n'avaient pas conscience de leur dégradation
+<span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> morale, car on les retenait dans une ignorance systématique.</p>
+
+<p>La bourgeoisie napolitaine, au contraire, était fort éclairée.
+Quelques-uns des rois qui s'étaient succédé à Naples, au XVIII<sup>e</sup>
+siècle, avaient pris à tâche de relever le niveau de l'instruction
+chez leurs sujets, et ils y avaient en partie réussi; mais, en même
+temps que l'instruction, avait grandi le besoin des réformes. Les
+bourgeois non seulement gémissaient sur l'ignorance des lazzaroni,
+mais encore commençaient à réclamer des changements politiques et
+sociaux. La majeure partie des nobles se ralliaient à eux. Les grands
+seigneurs napolitains et siciliens, en effet, dans leurs voyages à
+travers l'Europe ou par leurs relations, avaient appris à connaître
+et à apprécier le salutaire effet des améliorations modernes, et en
+demandaient l'application dans leur pays. Un parti libéral existait
+donc à Naples. Il avait pour chef Domenico Cirillo, un des médecins
+les plus estimés de l'Europe, Gabriel Manthone, Massa, Bassetti,
+Ettore Caraffa et Schipani, presque tous officiers ou ingénieurs.
+Le prince de Santa Severina et l'amiral Caracciolo étaient, parmi
+les nobles, ceux que leurs opinions rattachaient à ce parti. La
+cour détestait les libéraux, et attisait contre eux les haines mal
+raisonnées de la populace. On aurait dit qu'elle pressentait en eux
+de futurs adversaires; mais elle se contentait de les surveiller et
+ne les persécutait pas.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites éclata la Révolution française. Bourgeois et
+nobles la saluèrent comme l'aurore des temps nouveaux. La cour,
+effrayée par la subite explosion de ces sentiments et de ces besoins
+inassouvis, se prépara tout aussitôt à la lutte. D'ailleurs, le roi
+n'aimait pas la France par instinct monarchique. Il appartenait à la
+famille de Bourbon, et, par tradition autant que par tempérament,
+répudiait toute concession aux idées modernes. Marie-Caroline était
+la s&oelig;ur de Marie-Antoinette et le sort de cette infortunée
+princesse portait à son paroxysme la haine qu'elle avait vouée à
+notre pays. Quant à Acton et à lady Hamilton, grassement payés par
+l'Angleterre, qui avait tout intérêt à diminuer notre <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span>
+influence en Italie, ils entretenaient la famille royale dans une
+excitation furibonde. Du concours de ces haines allait se former
+contre la France une étroite alliance, et se préparer des événements
+féconds en péripéties tragiques.</p>
+
+<p>Le roi et la reine de Naples par leur naissance, par leur éducation,
+par leurs alliances de famille ne pouvaient éprouver pour la
+Révolution française que des sentiments de répulsion. Alors que
+leur beau-frère Louis XVI régnait encore en France comme souverain
+constitutionnel, dès 1791, ils avaient essayé d'organiser en Italie
+une coalition contre la France. Le roi de Sardaigne ne demandait
+pas mieux que d'accepter cette proposition, mais le pape Pie VI
+n'était pas d'humeur à tenter la fortune des armes. Le grand-duc de
+Toscane refusait de sortir de la neutralité. Gênes trouvait à cette
+neutralité trop d'avantages pour ne pas décliner toute proposition de
+guerre contre la France. Venise ne voulait que le repos. L'Autriche
+enfin désapprouvait la centralisation des forces italiennes.
+Ferdinand IV et Marie-Caroline furent donc forcés de remettre à des
+temps meilleurs leurs projets de vengeance, mais ils se préparèrent
+à des événements qu'ils appelaient de tous leurs v&oelig;ux, et, dès ce
+moment, commencèrent leurs armements pour la prochaine guerre.</p>
+
+<p>L'armée napolitaine ne comptait en 1791 que 24,000 hommes d'effectif,
+moitié mercenaires, moitié Napolitains. Une longue paix et la
+pauvreté du trésor avaient fait négliger toutes les institutions qui
+tiennent à la guerre. Arsenaux mal approvisionnés, forteresses en
+ruines, traditions, souvenirs, m&oelig;urs militaires, tout était perdu,
+tout était à refaire. Acton, ministre tout-puissant, mais étranger
+par ses origines et par ses affections aux peuples qu'il gouvernait,
+entreprit la lourde tâche de réorganiser cette armée. Des Suisses et
+des Dalmates furent enrôlés, et des soldats recrutés partout. Trois
+étrangers de haute naissance, les princes de Hesse-Philipstadt,
+de Saxe et de Wurtemberg prirent du service sous les drapeaux
+napolitains. On se mit à fondre des canons, à fabriquer des
+voitures, des armes, des munitions, en un mot, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> on se prépara
+avec une grande activité à de prochaines hostilités.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, la royauté française était entraînée vers l'abîme.
+Insulté aux Tuileries dans la journée du 20 juin 1792, chassé de son
+palais le 10 août, Louis XVI se réfugiait au sein de l'Assemblée
+législative, qui prononçait sa déchéance et l'envoyait au Temple.
+La cour napolitaine accueillit ces nouvelles avec stupeur et
+indignation, mais sa colère fut impuissante, car l'armée n'était pas
+encore en état de prendre la campagne, et d'ailleurs la Convention
+nationale, qui venait de succéder à l'Assemblée législative, venait,
+par la conquête de la Savoie et de Nice, de frapper un coup qui
+retentit profondément dans l'Europe entière. Les mots de patrie
+et de liberté n'avaient pas été prononcés impunément. Les esprits
+s'agitaient. À Naples et à Palerme tous les mécontents, et ils
+étaient nombreux, tournaient du côté de la France leurs v&oelig;ux et
+leurs espérances. Se jeter dans les hasards d'une guerre étrangère,
+alors que la guerre civile menaçait, eût été de la démence. Ferdinand
+et Marie-Caroline résolurent, pour la seconde fois, d'attendre
+une occasion, et, pour mieux assurer leurs desseins ultérieurs,
+ils comprimèrent par la terreur tous ceux de leurs sujets qu'ils
+soupçonnaient d'applaudir aux réformes révolutionnaires.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites on apprit à Naples le procès, et bientôt
+l'exécution de Louis XVI. Le roi et la reine furent consternés.
+Voici un billet que Marie-Caroline adressait à ce propos à son amie
+l'ambassadrice d'Angleterre (7 février 1793)<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Go to footnote 361"><span class="smaller">[361]</span></a>: «J'ay été bien
+touchée de l'intérêt que vous prenez à l'exécrable catastrofe dont
+ce sont souillé les infâmes français. Je vous envoie le portrait de
+cet innocent enfant<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Go to footnote 362"><span class="smaller">[362]</span></a> qui implore vengeance, secours, ou, s'il est
+aussi immolé, ces cendres unis à ceux de ces infortunés parens crient
+avant l'Éternel une éclatante vengeance. Je compte le plus sur
+votre généreuse nation <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> pour remplir cet objet et pardonez
+à mon c&oelig;ur déchiré ses sentimens. Votre attachée amie.» La cour
+napolitaine semblait donc décidée à entrer en campagne. Toutes les
+réjouissances du carnaval, publiques ou privées, furent interdites,
+et le roi, accompagné de toute sa maison civile et militaire, se
+rendit en grand cérémonial à la cathédrale pour y pleurer et prier
+sur la royale victime. Un envoyé de la République française, Mackau,
+ayant demandé une audience, Ferdinand la lui refusa brutalement. Il
+adressait en même temps aux souverains italiens, et spécialement
+au roi de Sardaigne et à Venise, une nouvelle proposition de
+confédération. Tout donc semblait décidé, et la guerre allait être
+déclarée, mais, par un singulier revirement, et, pour la troisième
+fois, la cour napolitaine fut encore réduite à l'impuissance.</p>
+
+<p>À la nouvelle du refus d'audience infligé à Mackau, refus qui
+impliquait la non-reconnaissance de la République française, la
+Convention avait ordonné à l'amiral Latouche-Tréville de se rendre
+tout de suite à Naples avec la flotte de Toulon, et d'arracher, de
+gré ou de force, le consentement du roi. Latouche-Tréville, avant
+que les anciennes batteries du rivage fussent réparées, et que
+de nouvelles fussent établies, parut devant Naples avec quatorze
+vaisseaux de guerre qu'il embossa devant la ville, tout prêt à ouvrir
+le feu si on ne lui accordait pas satisfaction. Le roi convoqua son
+conseil, et, bien que les moyens de résistance fussent supérieurs
+à ceux de l'attaque, le conseil décida qu'on reconnaîtrait la
+République française, et qu'on accréditerait un ambassadeur à Paris.
+Aussitôt Latouche-Tréville mit à la voile pour sortir du port, mais,
+peu de temps après, ayant essuyé une tempête, il reparut dans le
+golfe et demanda l'autorisation de réparer ses vaisseaux endommagés
+et de renouveler ses provisions. Ferdinand aurait bien voulu, mais il
+ne pouvait refuser. Aussitôt un grand nombre de jeunes Napolitains,
+enthousiastes des nouvelles doctrines, entrèrent en relations avec
+les officiers de la flotte française, et, comme la République
+cherchait alors à pousser les peuples vers la liberté, <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span>
+pour les associer à ses dangers, Latouche-Tréville enflamma ces
+jeunes têtes, et leur conseilla de s'organiser en sociétés secrètes.
+Les choses allèrent même si loin que, dans un repas, les convives
+attachèrent à leurs boutonnières un petit bonnet rouge, symbole
+du jacobinisme. La cour n'ignorait aucune de ces démarches, mais
+elle ajournait le châtiment pour attendre le départ de ces hôtes
+importuns. Elle affectait même un grand empressement et fournissait
+des ouvriers, des matériaux et jusqu'à des vivres.</p>
+
+<p>La flotte française partit enfin: aussitôt commença la réaction. Les
+partisans de la France furent jetés en prison, et une junte d'État
+fut instituée pour punir les crimes de lèse-majesté, c'est-à-dire
+de sentiments favorables à notre pays. Malgré sa haine, la cour
+napolitaine hésitait pourtant à se prononcer, car elle craignait
+une nouvelle apparition de la flotte française dans les eaux de
+Naples. L'Angleterre arriva fort à propos pour la tirer d'embarras,
+et lui permettre de réaliser ses projets de vengeance. Les escadres
+anglaises venaient, en effet, d'entrer dans la Méditerranée, et,
+comme elles étaient bien supérieures aux nôtres, peu à peu elles
+refoulèrent tous nos vaisseaux sur la côte et délivrèrent la cour
+napolitaine de la crainte d'une autre intervention française.
+Aussitôt Ferdinand et Marie-Caroline lèvent le masque. Ils publient
+un traité secret récemment conclu avec l'Angleterre et envoient douze
+navires et six mille hommes rejoindre la flotte de l'amiral Hood.</p>
+
+<p>Cette flotte anglo-napolitaine eut bientôt l'occasion de se signaler.
+Le 24 août 1793, Toulon avec son arsenal, ses vaisseaux et ses
+imposantes fortifications était livré aux ennemis de la France.
+Aussitôt, les troupes napolitaines, commandées par le maréchal
+Fortiguerri et par les généraux de Gambs et Pignatelli, se jetaient
+dans la place. Ils la défendirent de concert avec les Anglais et les
+Espagnols. Nous n'avons pas à raconter ici le siège de Toulon. Il
+nous suffira de rappeler que les Napolitains, jusqu'au dernier jour,
+résistèrent aux troupes républicaines. Lorsqu'ils furent obligés,
+avec les <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> autres alliés, d'évacuer précipitamment la ville,
+ils laissèrent entre nos mains 600 d'entre eux, avec une énorme
+quantité de munitions et d'approvisionnements. Cette expédition,
+sur laquelle la cour de Naples avait fondé de grandes espérances,
+échoua donc misérablement; mais le roi et surtout la reine
+haïssaient tellement la France que, malgré cet insuccès éclatant,
+ils persévérèrent dans leur résolution de continuer la guerre.
+Souverains absolus, ils ne pouvaient que détester un régime qui était
+la négation de leur propre autorité; catholiques par conviction, ils
+avaient en quelque sorte horreur d'un gouvernement qui persécutait
+le catholicisme; princes de la maison de Bourbon, ils redoutaient
+pour eux-mêmes la destinée de Louis XVI, et, comme ils confondaient
+volontiers leurs intérêts dynastiques avec les intérêts de la nation,
+ils croyaient sincèrement accomplir leur devoir, en se prononçant
+avec énergie contre la France. Leur premier ministre, Acton, créature
+de l'Angleterre, entretenait cette ardeur et lady Hamilton, la femme
+de l'ambassadeur anglais, exploitait l'amitié ou plutôt la passion
+qu'elle avait inspirée à la reine en l'excitant contre la France. La
+flotte napolitaine continua donc à assister la flotte anglaise dans
+la Méditerranée, et une division de cavalerie napolitaine fut envoyée
+dans l'Italie du Nord, où elle combattit, non sans honneur, dans les
+rangs de l'armée austro-piémontaise.</p>
+
+<p>La reine Marie-Caroline poussait même si loin cette haine contre la
+France qu'elle n'hésita pas, dans l'espoir de nous nuire, à commettre
+des indiscrétions qui ressemblent à des actes de trahison. En 1795,
+en effet, l'Espagne, qui n'avait essuyé que des défaites dans la
+guerre qu'elle soutenait contre la France, songeait à se retirer
+de la coalition. Galatone, ambassadeur de Naples à Madrid, informa
+son gouvernement des négociations entamées, et ses informations
+étaient d'autant plus précises que la famille royale d'Espagne ne
+se défiait aucunement de la famille royale napolitaine à laquelle
+l'attachaient tant d'intérêts communs. Or, l'Angleterre tenait à
+ne rien ignorer de ce qui se passait à Madrid. Marie-Caroline,
+<span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> sans le moindre scrupule et uniquement pour être agréable à
+son amie Emma, lui communiqua tous les renseignements qu'elle avait
+à sa disposition<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Go to footnote 363"><span class="smaller">[363]</span></a>. «On déchifre le chifre, lui écrivait-elle
+au commencement de 1795; si je sais quelque chose de plus, vous le
+saurez.» Le 28 avril elle lui adressait le billet suivant<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Go to footnote 364"><span class="smaller">[364]</span></a>:
+«Je vous envoie un chifre venu d'Espagne, de Galatone, qu'avant
+vingt-quatre heures vous me devez rendre afin que le roi la retrouve.
+Il y a des choses très intéressantes pour le gouvernement anglais et
+que j'aime à leur communiquer, et montrer mon attachement pour eux et
+ma confiance au digne chevalier, auquel je prie seulement de ne pas
+me compromettre.» Le digne chevalier, il s'agissait de l'ambassadeur
+Hamilton, ne compromit pas en effet la reine, puisqu'on n'a connu
+cette trahison que par la publication tardive de la correspondance
+échangée entre Marie-Caroline et Emma; mais l'Angleterre profita de
+l'indiscrétion, car elle bombarda Cadix, et, se jetant sur la flotte
+espagnole sans méfiance, la détruisit au combat de Saint-Vincent.</p>
+
+<p>Si donc la haine de la France aveuglait Marie-Caroline au point de
+lui faire commettre une véritable trahison contre un souverain, un
+allié, un proche parent, comment la République française aurait-elle
+été traitée par cette implacable ennemie, si elle avait trouvé le
+moyen d'assouvir sa haine! Par bonheur pour la France, Marie-Caroline
+avait trop d'intelligence pour ne pas comprendre les dangers d'une
+intervention plus active, et, de son côté, Ferdinand était trop
+indolent pour s'occuper d'une affaire qui l'aurait détourné de ses
+occupations favorites, la chasse ou la pêche. Ce fut donc surtout
+contre leurs propres sujets suspects de libéralisme ou tout au
+moins d'indulgence vis-à-vis des principes nouveaux que le roi et
+la reine de Naples tournèrent leur colère; et, de 1793 à 1796, bien
+que comptant parmi les souverains coalisés contre la France, ils ne
+prirent qu'une part indirecte aux hostilités.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> À partir de 1796, lorsque Bonaparte descendit en Italie et
+remporta la série des victoires qui devaient aboutir au traité de
+Campo-Formio, à cette indifférence succéda une terreur véritable. Le
+Directoire n'avait nullement caché son intention de punir tous les
+souverains italiens, dont il croyait avoir à se plaindre. Le roi de
+Naples était un des plus menacés. Il savait que l'invasion de ses
+États serait en quelque sorte le complément de la conquête française.
+Il put même craindre un moment que Bonaparte, abandonnant l'Autriche,
+ne se détournât contre l'Italie péninsulaire. Telle était en effet
+l'intention du Directoire: mais on sait comment le général en chef de
+l'armée française, n'écoutant que ses propres inspirations, et guidé
+d'ailleurs par le bon sens et l'instinct de la grande stratégie,
+refusa d'occuper Rome et Naples, avant d'avoir définitivement expulsé
+les Autrichiens de l'Italie septentrionale. Naples fut donc menacée
+par le général vainqueur, mais jamais inquiétée sérieusement. Ce
+n'était néanmoins que partie remise, et le roi Ferdinand savait très
+bien qu'il était acculé à une double difficulté: ou bien s'engager à
+fond dans la lutte, ou bien traiter avec la République. Il préféra
+traiter.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas sans de nombreuses défaillances qu'il se résolut à
+prendre cette prudente détermination. Il y avait à Naples deux
+partis, celui de la guerre à la tête duquel se trouvait la reine,
+excitée par son entourage, et celui de la paix, qui n'avait pas de
+chef, mais dont le roi était le principal soutien. Ces deux partis
+l'emportaient tour à tour, selon que Bonaparte était victorieux ou
+que ses succès semblaient compromis. Rien de plus curieux et souvent
+de plus amusant à suivre que les négociations entamées alors par
+la cour napolitaine. C'est une série de retours offensifs ou de
+prudentes retraites, de rodomontades ou de palinodies qui dénotent
+d'un côté la haine furieuse que portaient à la France les Bourbons
+de Naples, et d'autre part la terreur que leur inspiraient nos armes
+victorieuses. On ne demanderait qu'à entrer en campagne, mais aussi
+comment s'exposer bénévolement à <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> un désastre? Mieux vaut
+attendre une occasion! Or, cette occasion ne se présente jamais,
+et, comme on s'est compromis soit par des démarches inconsidérées,
+soit par des démonstrations intempestives, il faut bien faire amende
+honorable et tâcher d'adoucir un vainqueur sans combats. Telle est la
+pitoyable comédie, en plusieurs épisodes, que vont jouer ces acteurs
+royaux, jusqu'au jour où se croyant les maîtres de la situation, ils
+se décideront à lever le masque et joueront le tout pour le tout.</p>
+
+<p>Ferdinand, dans le printemps de 1796, semblait d'abord tout disposé
+à entrer en campagne. Il avait déjà prêté sa cavalerie à Beaulieu,
+et même ces cavaliers s'étaient à diverses reprises distingués,
+notamment à Valenza<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Go to footnote 365"><span class="smaller">[365]</span></a>, à Fombio et à Borghetto. Aussi crut-il
+devoir au nom qu'il portait et au rang qu'il occupait de faire de
+nouveaux efforts. Il envoya donc 30,000 hommes prendre position sur
+la frontière pontificale, ordonna une levée en masse, et adressa
+aux évêques du royaume des circulaires pressantes pour les conjurer
+d'user de leur influence, afin d'exciter leurs ouailles à défendre
+le sol national. Pris d'un beau zèle, le roi entra même en campagne
+et visita les camps de Sangro, San-Germano, Sora et Gaëte. Il fut
+reçu par les soldats avec empressement: mais cette ardeur s'évanouit
+bien vite, quand il apprit que Beaulieu était refoulé dans le Tyrol,
+que les ducs de Parme, de Modène et de Toscane étaient réduits à
+l'impuissance, que le Pape, malgré sa bonne volonté, ne pouvait
+couvrir sa frontière, et que, les unes après les autres, toutes les
+villes de la Romagne ouvraient leurs portes aux Français. Le roi
+craignit que l'orage qui s'approchait n'éclatât sur ses États. Il se
+décida non pas précisément à la paix, mais à un armistice, et chargea
+son ministre Belmonte-Pignatelli de négocier cet armistice.</p>
+
+<p>Bonaparte, malgré les instructions formelles du Directoire, était
+parfaitement décidé à ne pas renouveler les fautes stratégiques
+<span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> des souverains ou des généraux français qui l'avaient
+précédé en Italie. Il ne voulait pas s'enfoncer dans la péninsule,
+alors que les Autrichiens tenaient encore Mantoue, et pouvaient d'un
+instant à l'autre, soit par le Tyrol, soit par la Vénétie, déboucher
+sur ses derrières. Ainsi qu'il l'écrivait<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Go to footnote 366"><span class="smaller">[366]</span></a> avec un grand bon
+sens au Directoire: «Eussions-nous 20,000 hommes, il ne nous
+conviendrait pas de faire vingt-cinq jours de marche, dès le mois
+de juillet et d'août, pour chercher la maladie et la mort. Pendant
+ce temps, Beaulieu repose son armée dans le Tyrol, la recrute,
+la renforce des secours qui lui arrivent tous les jours, et nous
+reprend dans l'automne ce que nous lui avons pris dans le printemps.»
+Aussi accueillit-il avec empressement les propositions de la cour
+napolitaine, qui lui furent présentées par Miot<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Go to footnote 367"><span class="smaller">[367]</span></a>. En deux heures
+tout fut arrangé<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Go to footnote 368"><span class="smaller">[368]</span></a>. Les hostilités cessaient immédiatement. Les
+cavaliers napolitains, qui servaient dans l'armée impériale, s'en
+séparaient pour se rendre dans des cantonnements spéciaux, à Brescia,
+Bergame et Côme. La suspension d'hostilité était étendue à la flotte.
+Enfin, le passage était laissé libre pour les courriers français ou
+napolitains. Aucune indemnité n'était exigée.</p>
+
+<p>Ces conditions étaient honorables. Elles étaient relativement douces;
+mais Bonaparte ne cherchait alors qu'à diminuer le nombre de ses
+ennemis. Il ne redoutait certes pas une diversion napolitaine, mais
+il voulait avoir toutes ses forces disponibles pour lutter avec plus
+d'avantages contre l'Autriche. D'ailleurs, comme il l'écrivait<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Go to footnote 369"><span class="smaller">[369]</span></a>
+au Directoire en lui notifiant les conditions de l'armistice: «Si
+vous faites la paix avec Naples, la suspension aura été utile, en ce
+qu'elle aura affaibli de suite l'armée allemande. Si au contraire,
+vous ne faites pas la paix avec Naples, la suspension <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span>
+aura encore été utile, en ce qu'elle nous mettra à même de prendre
+prisonniers les 2,400 hommes de cavalerie napolitaine, et que le
+roi de Naples aura fait un pas qui n'aura pas plu à la coalition.»
+Bonaparte avait donc eu raison de mépriser les fanfaronnades de ce
+souverain, et de se montrer modéré à son égard. Le roi de Naples
+aurait pu devenir dangereux. Il était désormais compromis aux yeux de
+ses anciens alliés et réduit à l'impuissance.</p>
+
+<p>Il avait été convenu que l'armistice serait bientôt converti en
+paix définitive. Le prince Belmonte-Pignatelli avait été désigné
+comme plénipotentiaire pour négocier cette paix; mais soit manque
+d'empressement de sa part, soit plutôt duplicité du côté de la cour
+napolitaine, il restait toujours en Italie. Bonaparte lui avait
+pourtant écrit à deux<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Go to footnote 370"><span class="smaller">[370]</span></a> reprises pour le prier de hâter son
+départ. Le prince promettait toujours<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Go to footnote 371"><span class="smaller">[371]</span></a> de se mettre en route,
+mais ne bougeait pas. Son maître, en effet, croyait inutile de
+dissimuler plus longtemps, et, comme Wurmser s'apprêtait alors à
+entrer en Italie avec une armée de renfort, il s'imaginait de très
+bonne foi, comme d'ailleurs tous les autres princes italiens, que
+Bonaparte ne pourrait lui résister; aussi s'apprêtait-il à profiter
+des circonstances, et c'est pour ce motif qu'il suspendait le départ
+de son plénipotentiaire.</p>
+
+<p>Bonaparte connaissait assez les hommes pour ne conserver aucune
+illusion sur les sentiments du roi de Naples. Heureusement pour
+lui Ferdinand n'était pas en mesure d'entrer en campagne. Il
+se contenta de mettre en mouvement une petite armée de 24,000
+hommes, qui, suivant les circonstances, se joindraient à Wurmser
+ou marcheraient contre Livourne. Ils ne dépassèrent même pas les
+frontières du royaume, car Bonaparte remporta les victoires de
+Lonato et de Castiglione; <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> Wurmser fut refoulé dans le Tyrol,
+et les espérances des princes italiens se trouvèrent réduites à
+néant. Bonaparte n'en avait pas moins eu à redouter un instant la
+division napolitaine, et il nourrissait un véritable ressentiment
+contre le souverain versatile qui lui avait pour un moment inspiré
+des inquiétudes. À deux reprises, il demanda<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Go to footnote 372"><span class="smaller">[372]</span></a> au Directoire
+l'autorisation de traiter en prisonniers de guerre les cavaliers
+napolitains, et se montra disposé à punir le roi de son intervention,
+bien qu'elle n'eût pas été active. «Cette cour, écrivait-il, est
+perfide et bête. Je crois que, si M. Pignatelli n'est pas encore
+arrivé à Paris, il convient de séquestrer les 2,000 hommes de
+cavalerie que nous avons en dépôt, arrêter toutes les marchandises
+qui sont à Livourne, faire un manifeste bien frappé, pour faire
+sentir la mauvaise foi de la cour de Naples, principalement d'Acton.
+Dès l'instant qu'elle sera menacée, elle sera humble et soumise. Les
+Anglais ont fait croire au roi de Naples qu'il était quelque chose.
+J'ai écrit à M. d'Azara, à Rome. Je lui ai dit que, si la cour de
+Naples, au mépris de l'armistice, cherche encore à se mettre sur les
+rangs, je prends l'engagement à la face de l'Europe de marcher contre
+ses prétendus 70,000 hommes avec 6,000 grenadiers, 4,000 hommes de
+cavalerie et 50 pièces d'artillerie légère.»</p>
+
+<p>Certes, Bonaparte était homme à ne pas se contenter de menaces en
+l'air, et, plus que personne, il était en mesure de renouveler les
+exploits de Charles VIII et de s'emparer de Naples avec une poignée
+de Français; mais il ne se serait engagé que très à contre-c&oelig;ur
+dans cette entreprise, car il comprenait que la partie suprême
+n'était pas encore gagnée dans la Haute-Italie. Après Beaulieu, après
+Wurmser, l'inépuisable Autriche s'apprêtait à lancer contre lui une
+nouvelle armée et un nouveau général, Allwintzy. Malgré son désir
+de punir le roi de Naples de ses mensonges et de ses revirements
+de politique, Bonaparte ne voulait pas s'enfoncer dans l'Italie
+méridionale <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> ou se priver d'une partie de son armée pour
+la seule satisfaction de détrôner un prince. Aussi, malgré les
+exhortations du Directoire, malgré son âpre désir de vengeance,
+réservait-il à d'autre temps la punition du roi. «Si vous voulez
+que l'on aille à Naples, écrivait-il<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Go to footnote 373"><span class="smaller">[373]</span></a> au Directoire, songez
+sérieusement à m'envoyer des renforts. Si vous pouviez tenir ce que
+vous m'annoncez de l'armée du Rhin, cela me suffirait. Soyez sûrs que
+l'on fera tout ce qui sera possible pour frapper de grands coups et
+correspondre aux hautes destinées de la République.»</p>
+
+<p>Aussi bien le roi de Naples commençait à trouver que le jeu en se
+prolongeant risquait de devenir dangereux. Il s'était décidé à
+envoyer à Paris le prince Belmonte-Pignatelli, pour y signer une
+paix qui n'était que la confirmation de l'armistice précédemment
+conclu. Les grandes victoires d'Arcole et de Rivoli avait
+refroidi son enthousiasme, en lui démontrant que les Autrichiens
+étaient incapables de débusquer les Français de la Haute-Italie.
+Ferdinand n'avait pourtant renoncé ni à sa haine ni à ses projets
+d'intervention. Lorsque Bonaparte entreprit contre Pie VI la campagne
+qui devait aboutir au traité de Tolentino, cette fois encore le roi
+de Naples, qui prévoyait la défaite de son ancien allié et redoutait
+le voisinage immédiat des Français, annonça sa résolution de secourir
+le chef de la catholicité: mais il se borna à envoyer à Bonaparte
+le prince Belmonte-Pignatelli avec ordre d'annoncer au général que
+l'armée napolitaine entrerait en campagne si la France n'accordait
+pas à la Papauté d'honorables conditions de paix. Bonaparte
+accueillit fort mal cette ouverture. Il le prit même de très haut
+avec le malencontreux négociateur et lui répondit<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Go to footnote 374"><span class="smaller">[374]</span></a> «que, s'il
+avait jusqu'alors patienté, c'est qu'il n'avait pas comme aujourd'hui
+des troupes disponibles, et que, puisque son maître lui jetait ainsi
+le gant, il le ramasserait». Pignatelli se confondit en excuses, et
+<span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> affirma qu'il avait mal exprimé les intentions du roi, et
+que Naples était résolue à conserver l'alliance française. Bonaparte,
+qui préparait alors sa campagne offensive contre l'Autriche et
+ne se souciait pas d'une guerre avec Naples, qui l'aurait encore
+retardé, feignit d'accepter ces explications, et annonça même au
+plénipotentiaire napolitain qu'il ménagerait le Pape en considération
+de son souverain<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Go to footnote 375"><span class="smaller">[375]</span></a>.</p>
+
+<p>Le langage ferme et soutenu de Bonaparte en imposa-t-il au roi
+Ferdinand, ou plutôt le voisinage de nos troupes victorieuses lui
+inspira-t-il de sérieuses réflexions, toujours est-il que, par une
+nouvelle volte-face, il parut se rapprocher de la France. Il est vrai
+que ces démonstrations d'amitié étaient fort intéressées. Il espérait
+que, dans le remaniement et la nouvelle distribution des territoires
+que préparait Bonaparte, le royaume napolitain serait favorisé. Avec
+une impudeur naïve, et tout comme s'il eût rendu à la France de
+grands services, il n'hésitait pas à demander tantôt les dépouilles
+de Venise, et particulièrement les îles Ioniennes, tantôt celles de
+la Papauté, son alliée d'hier. C'était surtout la marche d'Ancône qui
+excitait ses convoitises. Bonaparte, qui résidait alors à Mombello,
+et ne suivait que de loin les négociations, était comme harcelé par
+les demandes incessantes des diplomates napolitains; mais, habitué
+qu'il était à renverser plutôt qu'à agrandir les petits États, il
+accueillait ces ouvertures avec une hauteur méprisante. «Le marquis
+de Gallo, écrivait-il<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Go to footnote 376"><span class="smaller">[376]</span></a> au Directoire, désirerait fort la marche
+d'Ancône pour Naples. Comme vous voyez, cela n'est pas maladroit,
+mais c'est la chose du monde à laquelle nous devons le moins
+consentir.» «&mdash;Le roi de Naples m'a déjà fait faire des propositions
+d'arrangement, lisons-nous dans une de ses dépêches au ministre
+Delacroix, mais Sa Majesté ne voudrait avoir rien moins que la marche
+d'Ancône. Il faut se garder de donner un aussi bel accroissement
+à un prince aussi <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> mal intentionné et si évidemment notre
+ennemi le plus acharné.»</p>
+
+<p>Le roi Ferdinand fut sans doute informé de ces dispositions
+malveillantes de Bonaparte; car, voyant que ses avances étaient
+repoussées, il se prépara à un nouveau changement dans sa politique.
+Les négociations pour la paix définitive entre la France et
+l'Autriche ne marchaient alors qu'avec peine. L'Autriche massait des
+troupes sur la frontière, et menaçait de rentrer en ligne. Pie VI, le
+grand-duc de Toscane et le roi de Naples, excités et encouragés par
+ses émissaires secrets, se disposaient à prendre une part effective à
+la prochaine campagne. Le roi Ferdinand concentrait ses troupes, et
+laissait entendre qu'il avait l'intention de les mener à Rome, pour
+les unir aux soldats pontificaux, et tenter ensuite une diversion
+sérieuse sur les derrières de l'armée française. Toutes ces intrigues
+étaient signalées à Bonaparte par notre ambassadeur à Naples,
+Canclaux. Elles parurent assez sérieuses pour être surveillées de
+plus près encore. Bonaparte écrivit<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Go to footnote 377"><span class="smaller">[377]</span></a> à son frère Joseph, alors
+ambassadeur à Rome, pour le prier d'envoyer un de ses aides de camp à
+Naples. 29 septembre 1797. «Il s'assurera par lui-même du mouvement
+des troupes napolitaines, auquel je ne puis pas croire, quoique je
+m'aperçoive qu'il y a depuis quelque temps une espèce de coalition
+entre les cours de Naples, de Rome et même de Florence, mais c'est
+la ligue des rats avec les chats.» Bonaparte prévoyait même le
+cas d'une entrée prochaine des Napolitains à Rome, et, en ce cas,
+disait-il à son frère, «vous devez continuer à y rester, et affecter
+de ne reconnaître d'aucune manière l'autorité qu'y exercerait le
+roi de Naples, de protéger le peuple de Rome et faire publiquement
+les fonctions de son avocat, mais d'avocat tel qu'il convient à un
+représentant de la première nation du monde». Il écrivait le même
+jour à Canclaux pour le prévenir «que le Directoire ne resterait pas
+tranquille spectateur de la conduite hostile du roi de Naples».</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> Cette fois encore l'entrée en campagne des Napolitains fut
+remise à des temps plus propices. L'Autriche en effet venait de
+signer la paix de Campo-Formio, et tous les princes italiens, qui
+s'étaient compromis par leur attitude fanfaronne, n'avaient plus
+qu'à faire oublier leurs velléités d'indépendance. Tel fut le cas
+du roi Ferdinand. Il dut contenir jusqu'à nouvel ordre son ardeur
+belliqueuse et feindre pour la France et son représentant sinon de
+l'amitié, au moins une grande bienveillance. Il fut même obligé, en
+vertu des traités, d'observer la plus stricte neutralité entre les
+puissances qui n'avaient pas encore déposé les armes, c'est-à-dire
+entre la France et l'Angleterre; mais ce fut bien à contre-c&oelig;ur
+qu'il se résigna à cette comédie politique. Le roi de Naples n'était
+et ne pouvait être qu'un ennemi caché de la France. Il consentait à
+dissimuler, mais il se réservait d'intervenir.</p>
+
+<p>Lorsque, dans le courant de l'année 1798, la France se décida
+à renverser la Papauté, et créa la république romaine, la cour
+napolitaine fut épouvantée de ce dénouement imprévu, et l'explosion
+faillit avoir lieu. Si, dès ce moment, l'Angleterre s'était résolue
+aux sacrifices d'argent qu'elle fit plus tard, si, en un mot, elle
+avait pris à sa solde les Napolitains, il est hors de doute que la
+cour napolitaine se serait déclarée en sa faveur. Les lettres intimes
+échangées, durant cette période, entre la reine Marie-Caroline et sa
+confidente Emma le prouvent surabondamment. La reine ne parle<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Go to footnote 378"><span class="smaller">[378]</span></a>
+qu'avec horreur des progrès et des victoires de la France. «Tout cecy
+me rend bien complètement malheureuse, lui écrit-elle en apprenant
+l'entrée de Berthier à Rome. Dans la semaine on va expédier un
+courrier à Londres pour voir s'il n'y aurait pas moyen de faire
+resouvenir cette brave Nation qu'ils perdent l'Italie, son commerce à
+jamais et dans nous leurs plus fidèles alliés.» Elle a grand soin de
+conserver des relations suivies avec Londres. «Entre temps<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Go to footnote 379"><span class="smaller">[379]</span></a> je
+veux vous <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> aviser que, ce soir, part un courrier pour Londres
+qui usera toutes les précautions pour ne pas tomber entre les mains
+de ces monstres nos voisins.» L'Angleterre repoussa ses ouvertures.
+Elle ne se sentait pas encore menacée directement: mais tout changea
+du jour au lendemain, quand elle apprit que Bonaparte venait de
+s'embarquer pour l'Égypte. Tout changea également à Naples, qui ne
+redoutait plus la présence du conquérant de l'Italie.</p>
+
+<p>Telle était pourtant la frayeur qu'inspiraient encore les armes
+françaises que la cour de Naples, malgré sa haine et ses espérances,
+n'osa pas se déclarer du jour au lendemain. La reine se contenta
+d'avertir la flotte anglaise de nos moindres démarches, et de
+former des v&oelig;ux pour son succès. «Les coquins de français,
+écrivait-elle<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Go to footnote 380"><span class="smaller">[380]</span></a> à Emma Hamilton, prétendent avoir des secrets pour
+incendier la flotte anglaise. J'espère bien que cela n'est pas vrai.
+Le vent et le bon Dieu veuillent bien les bénir (les Anglais) et les
+accompagner! Mes v&oelig;ux, prières les suivent, et je brûle d'être au
+moment où toutes nos forces et moyens les aideront, et prouveront ce
+que je serai toute ma vie, leur sincère et reconnaissante amie.» En
+attendant cet heureux moment, on commençait à ne pas épargner à nos
+nationaux les mauvais procédés. Quelques bâtiments français avaient
+été enlevés par les Anglais dans les eaux napolitaines, Garat, notre
+ambassadeur à Naples, éleva officiellement des réclamations. On ne
+lui répondit même pas et voici comment la reine rendait compte<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Go to footnote 381"><span class="smaller">[381]</span></a>
+de cette insulte à son amie: «Garat a fait un ofice (note) pour les
+Proies (prises) digne de Garat et de ses cometans, mais qui aura
+réponse comme il faut. On expédie à Paris nos plaintes sur cet office
+et sur Malthe, mais plaintes hautes, et demain on expédie à Londres
+et à Vienne pour les pousser.»</p>
+
+<p>La cour napolitaine ne cherchait donc qu'un prétexte pour rentrer en
+campagne. Elle allait même au-devant de nos réclamations, en nous
+fournissant d'elle-même de sérieux <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> griefs. Par le traité
+de 1796, il avait été convenu que le roi fermerait ses portes aux
+Anglais. Or, l'amiral Nelson, dans sa course furieuse à travers la
+Méditerranée à la poursuite de la flotte française, venait d'arriver
+en Sicile avec une escadre très avariée et manquant de vivres. Il
+demanda l'autorisation de se ravitailler. C'était non seulement
+rompre les engagements pris avec la France, mais encore fournir un
+concours effectif à l'Angleterre. Le roi Ferdinand hésitait, mais la
+reine, excitée et encouragée par lady Hamilton, l'emporta. Des ordres
+secrets permirent au gouverneur de Syracuse de fournir à Nelson tout
+ce dont il aurait besoin. Il était difficile de rendre à l'amiral
+un service plus opportun. Aussi bien il le reconnaissait lui-même.
+Voici comment, dans son testament, il s'exprime sur ce point: «La
+flotte anglaise commandée par moi n'aurait jamais pu la seconde fois
+retourner en Égypte, si l'influence de lady Hamilton sur la reine
+de Naples n'avait obtenu qu'on écrivit des lettres au gouverneur de
+Syracuse pour qu'il se mit en devoir de ravitailler la flotte de
+toutes choses. Arrivés à Syracuse nous reçûmes toutes les provisions.
+De là je me rendis en Égypte où je détruisis la flotte française.»</p>
+
+<p>Ce fut donc la trahison napolitaine qui rendit possible le désastre
+d'Aboukir. Il est vrai que jamais nouvelle n'excita de pareils
+transports. Ce fut à Naples comme un délire, quand on apprit que le
+jour était enfin venu d'assouvir une haine trop longtemps contenue.
+La reine ne sait plus contenir l'expression de sa joie. «Quel
+bonheur, quelle gloire, écrit-elle à sa «chère Milady», quelle
+consolation pour cette unique, grande et illustre nation. Que je
+vous suis obligée, reconnaissante! J'ai pleine vie. J'embrasse mes
+enfants, mon mary ... Hope, hope, je suis folle de joie.» Ce fut bien
+autre chose lorsque le vainqueur, cédant aux pressantes invitations
+qu'on lui avait adressées, se décida à jouir de son triomphe en
+s'arrêtant<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Go to footnote 382"><span class="smaller">[382]</span></a> à Naples. Jamais souverain ne fut reçu avec plus
+<span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> d'apparat. La cour entière se porta à sa rencontre. On le
+félicita, on l'embrassa, on le proclama par avance le libérateur de
+l'Italie. À son débarquement les lazzaroni répétèrent ces cris, et la
+toute belle Emma, qui était allée à sa rencontre sur le <i>Vanguard</i>,
+tomba évanouie, foudroyée d'émotion, à la vue du héros, mais elle
+eut soin de tomber dans ses bras, car c'était une scène préparée
+qu'elle venait de jouer en comédienne consommée, et Nelson, si brave
+en présence de l'ennemi, mais si crédule et si confiant vis-à-vis
+des femmes, venait de tomber dans le piège qu'on lui tendait.
+Nous ne voulons pas en effet remuer le bourbier de la corruption
+italienne; il nous suffira de dire qu'Emma Hamilton qui poussait
+jusqu'aux dernières complaisances le dévouement à Marie-Caroline et à
+l'Angleterre, eut bientôt subjugué le rude marin, et, quand elle eut
+musclé ce lion, elle le livra à son amie, et mit avec lui la flotte
+anglaise et aussi l'honneur de l'Angleterre au service des passions
+et des rancunes de la cour de Naples.</p>
+
+<p>Après un pareil éclat, la guerre était inévitable. Forte de l'appui
+de Nelson, et de la présence de la flotte anglaise, la reine
+Marie-Caroline aurait voulu entrer immédiatement en campagne.
+De nombreux soldats avaient été enrégimentés. On en comptait,
+vétérans ou conscrits, près de 60,000. Ils avaient été réunis sur
+la frontière du nord, surtout au camp de San Germano, et la cour
+assistait aux man&oelig;uvres. Marie-Caroline, comme autrefois sa mère
+l'illustre Marie-Thérèse, aimait à parader devant les troupes, en
+brillant uniforme, casaque bleu de ciel toute brodée de lis d'or, et
+panache blanc au chapeau. Ce qui augmentait sa confiance, c'est que
+l'Autriche lui avait envoyé pour commander cette armée un <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span>
+général, ou plutôt un théoricien militaire, de grande réputation, le
+fameux Mack. Ce dernier s'était aussitôt rendu à son poste, et du
+matin jusqu'au soir il exerçait ses soldats, organisant marches et
+contremarches, attaques de nuit, surprises, etc. Tout ce mouvement
+en imposait. La reine et ses amis croyaient de bonne foi que Mack
+allait remporter victoires sur victoires. Nelson, observateur plus
+clairvoyant, n'avait pas d'illusions. Il avait inspecté l'armée de
+San Germano, et étudié son général. «Mack, écrivait-il à l'amirauté,
+ne peut bouger sans emmener cinq voitures. Cela m'a donné une bien
+triste opinion de lui.» Il n'épargnait pas les railleries à l'adresse
+de son collègue. «Ces hommes iront jusqu'à Paris, lui disait un jour
+l'Autrichien.» «Oh non, répondit froidement Nelson, la police ne le
+souffrirait pas.» On raconte même qu'assistant à une man&oelig;uvre de
+l'armée napolitaine qui n'avait pas réussi. «Cet homme, se serait-il
+écrié en parlant de Mack, ne connaît pas le premier mot de son
+métier!»</p>
+
+<p>Telle n'était pas l'opinion de Marie-Caroline, qui pria le grand
+homme en espérance de tout disposer pour une prochaine entrée en
+campagne. Aussitôt Mack apporta un plan d'invasion admirable. À
+l'entendre, il suffisait de pousser devant soi les 15 ou 20,000
+soldats qui gardaient la République romaine. Les Piémontais<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Go to footnote 383"><span class="smaller">[383]</span></a>
+seconderaient ce mouvement par une insurrection, et les Anglais
+débarqueraient à Livourne une division qui couperait la retraite
+à nos soldats. Enfin, les Autrichiens déboucheraient dans la
+Haute-Italie et triompheraient sans peine des Français démoralisés
+par cette <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> attaque générale. Certes, le plan était
+merveilleux sur le papier, mais, à ce moment même, le Piémont était
+annexé à la France, les Autrichiens étaient résolus à temporiser
+encore, et les Anglais, toujours prudents, entendaient bien ne
+débarquer à Livourne que pour profiter de la victoire et nullement
+pour la préparer. En fin de compte, la cour de Naples entrait seule
+en campagne.</p>
+
+<p>Malgré son incurable apathie, le roi Ferdinand ne manquait pas de bon
+sens. Il comprenait très bien qu'on lui promettait beaucoup, mais
+il ne voyait rien venir et aurait désiré ne pas se compromettre.
+Plusieurs de ses ministres, Pignatelli, Marco, Gallo, Colli, Parisi,
+l'engageaient à ne pas se mettre en avant, mais Acton et la reine
+avaient décidé qu'on partirait. Marie-Caroline arracha l'ordre fatal
+à son mari. On prétend même qu'elle inventa une fausse lettre de
+l'empereur d'Allemagne, son frère, qui provoquait le commencement des
+hostilités. Le pauvre roi se laissa persuader, et, sans seulement
+déclarer la guerre aux Français, les somma d'évacuer les États
+romains.</p>
+
+<p>Mack avait sous ses ordres immédiats près de 50,000 hommes;
+admirables soldats, à ne considérer que leur apparence. Pour les
+équiper on avait épuisé le trésor; mais ce n'étaient que des soldats
+de parade qui n'avaient jamais vu le feu; mal commandés, sans
+discipline, sans tradition d'honneur militaire. Pourtant, comme ils
+formaient une masse après tout imposante, s'ils s'étaient avancés en
+une seule colonne dans la direction de Rome, ils auraient peut-être
+battu les Français, car notre armée ne comptait que 46,000 hommes
+environ, dispersés dans tout le pays. Mack, par bonheur pour nos
+soldats, était l'homme des vieilles traditions. Il voulut envelopper
+les Français et divisa ses soldats en six colonnes qui, par des
+chemins différents, devaient tomber sur nos soldats isolés, et,
+infailliblement, les écraser. Il n'avait oublié qu'une chose, qu'il
+fallait, avant de les envelopper, les battre, et nos soldats, par
+une série d'habiles man&oelig;uvres, allaient non seulement suppléer
+à l'insuffisance du nombre <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> par la supériorité de leur
+tactique, mais encore remporter une éclatante victoire.</p>
+
+<p>Le général en chef de l'armée française était Championnet, mort
+trop jeune pour sa réputation, car il eût été un des plus glorieux
+lieutenants de Napoléon. Championnet s'était signalé à la reprise
+des lignes de Wissembourg et au déblocus de Landau. Nommé général
+de division à l'armée de Sambre-et-Meuse, il fit, sous les ordres
+de Jourdan, toutes les belles campagnes qui portèrent si haut le
+renom de cette armée. Championnet avait une audace extraordinaire,
+beaucoup de présence d'esprit et un entrain singulier. Il avait
+étudié soigneusement son métier et le pratiquait avec amour. Nommé en
+1798 général en chef de l'armée de Rome, et averti à temps du péril,
+il prit le parti d'évacuer la capitale, et de se retirer en arrière
+sur l'excellente position défensive de Civita-Castellana, où il
+concentra toutes ses forces. Il savait que ce sacrifice n'était que
+momentané et qu'à la première victoire la capitale retomberait bien
+vite entre ses mains. Cette sage conduite contrastait avec l'absurde
+stratégie de Mack, qui divisait ses forces au moment où il aurait dû
+les réunir. Il est vrai que le général autrichien se croyait sûr de
+la victoire. N'avait-il pas envoyé à son adversaire un ultimatum<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Go to footnote 384"><span class="smaller">[384]</span></a>
+par lequel il lui accordait quatre heures pour s'engager par écrit
+à évacuer Rome et la Toscane: «La réponse doit être positive et
+catégorique, ajoutait-il. Une réponse négative serait considérée
+comme une déclaration de guerre, et Sa Majesté Sicilienne soutiendra
+les armes à la main la juste demande que je vous adresse en son nom.»
+Championnet ne répondit à cette insultante bravade que par le silence
+du mépris; mais le plus singulier c'est que la reine Marie-Caroline
+prit ce silence pour un acquiescement. «J'ai eu hier soir, grâce à
+Dieu<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Go to footnote 385"><span class="smaller">[385]</span></a>, écrivait-elle à sa chère Emma, des nouvelles du roi,
+<span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> de Frosinone. Il y est arrivé heureusement. Messieurs les
+républicains ont cédé à la sommation et sont partis.»</p>
+
+<p>Pendant ce temps les colonnes napolitaines s'ébranlaient toutes
+à la fois, et s'avançaient fièrement sur les routes, où elles ne
+rencontraient aucune résistance. Le 27 novembre Mack faisait son
+entrée à Rome, et courait à Civita-Castellana. Sa marche était si
+rapide que ses soldats mouraient de faim et tombaient de fatigue.
+Le roi entrait à son tour à Rome, mais comme un triomphateur. Pour
+se reposer sur ses lauriers, il descendait à son palais Farnèse et
+s'empressait d'écrire au pape Pie VI la curieuse lettre que voici:
+«Votre Sainteté apprendra par cette lettre que, par la grâce de Dieu
+et la miraculeuse protection de saint Janvier, je suis entré en
+triomphateur dans Rome, la ville sainte. Les impies qui l'occupaient
+ont fui épouvantés devant la croix du Christ et mes armes. Laissez
+donc votre modeste asile de la Chartreuse et, sur les ailes des
+anges, comme la vierge de Lorette, venez et descendez au Vatican
+pour le purifier par votre sainte présence.» Il écrivait également
+au roi de Piémont pour l'engager à se jeter sur les Français. La
+populace romaine, aussi folle que ce grotesque souverain, n'avait pas
+attendu la présence des Napolitains pour se livrer à tous les excès.
+Les maisons des patriotes avaient été pillées, et plusieurs d'entre
+eux massacrés. Des juifs furent jetés dans le Tibre. Deux réfugiés
+napolitains, les frères Corona, furent même saisis et exécutés par
+ordre du roi.</p>
+
+<p>Napolitains et Romains étaient encore dans l'exaltation de cette
+facile conquête, quand on apprit que deux des colonnes napolitaines,
+celles que commandaient Micheroux et San Filipo, venaient d'être
+battues par les Français à Fermo et à Terni. Ces premiers échecs
+refroidirent singulièrement l'enthousiasme. Nelson, qui prévoyait le
+résultat final, écrivit à l'amirauté: «Si Mack est défait, le royaume
+sera perdu en quinze jours, car l'empereur d'Autriche n'a pas encore
+fait bouger son armée, et le royaume de Naples réduit à lui-même
+n'est pas en état de résister.» Marie-Caroline elle-même <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span>
+commença à réfléchir sur les inconvénients de la précipitation<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Go to footnote 386"><span class="smaller">[386]</span></a>.
+Dans les lettres qu'elle adressait alors à sa chère confidente, elle
+parlait de se retirer aux champs et vantait le bonheur des paysans.
+Elle disait<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Go to footnote 387"><span class="smaller">[387]</span></a> aussi, avec un singulier pressentiment de l'avenir:
+«Il n'y a pas encore eu bataille, et nos troupes se comportent
+très mal. Cela m'attriste et m'anéantit.» Elle prenait même ses
+précautions en cas de défaite, et s'écriait: «Nous ferons de tout, si
+ces malandrins viennent en masse. Nous sacrifierons vie, tout. Mais
+si ces gens-là (les Napolitains) continuent à fuir comme des lapins,
+nous sommes perdus. Aussi la permanence du brave amiral, à qui je
+pourrai confier, en cas de malheur, mes chers enfants sera un grand
+bien. Nous ferons tout excepté de nous avilir, mais j'ai l'esprit
+bien oppressé.»</p>
+
+<p>Ces sinistres pressentiments ne devaient que trop se réaliser! Mack
+comprenant un peu tard la faute qu'il avait commise et apprenant que
+Championnet concentrait toutes ses forces à Civita-Castellana pour
+reprendre ensuite l'offensive, voulut alors prévenir ce mouvement,
+mais il fut surpris en flagrant délit de concentration et les
+Napolitains ne purent soutenir le choc de nos vieilles bandes.
+Ils s'évanouirent au bruit du canon, et la débâcle commença. À
+Monte-Buono, Otricoli, Calvi, Regnano, partout où ils essayèrent de
+tenir tête, ils furent écrasés. Un seul corps napolitain, celui que
+commandait un émigré, le général Damas, soutint l'honneur du drapeau.
+Il fut battu à la Storta, à la Toscanella, à Orbitello, mais obtint
+une capitulation honorable. Les autres généraux ne savaient que fuir.
+Canons, drapeaux, prisonniers tombent entre nos mains, et la retraite
+se convertit en déroute surtout lorsque Mack, qui aurait voulu
+résister dans Rome, se voit abandonné par le roi et donne l'ordre
+d'évacuer les États romains<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Go to footnote 388"><span class="smaller">[388]</span></a>. «Toujours battus et toujours
+malheureux, <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> commandés par des étrangers, voyant dans leurs
+rangs beaucoup de Français, généraux ou colonels, qui, en qualité
+d'émigrés, étaient intéressés à fuir pour échapper aux dangers de
+la captivité, les Napolitains supposèrent qu'ils étaient trahis.
+Leurs chefs furent traités par eux de jacobins et les liens de la
+discipline se relâchèrent.»</p>
+
+<p>Ce fut bien pis encore quand on apprit que Championnet, passant de la
+défensive à l'offensive, et non content d'être rentré à Rome après
+dix-sept jours d'absence, se disposait à attaquer le roi dans ses
+propres États. Sans doute la prudence conseillait au jeune vainqueur
+de se maintenir à Rome, mais il venait, avec moins de 45,000 hommes,
+de disperser une armée trois fois plus considérable et il appréciait
+à leur juste valeur et le courage des Napolitains et surtout les
+talents de leur général: aussi résolut-il de pousser en avant.
+C'était pourtant une entreprise bien hardie que de s'enfoncer avec
+une aussi faible armée, loin de ses communications, et dans un pays
+à peu près inconnu, dont les habitants pouvaient soutenir une guerre
+de partisans longue et dangereuse; mais Championnet comptait sur ses
+soldats, et méprisait ses ennemis. Il poursuivit donc les Napolitains
+à outrance.</p>
+
+<p>Tout favorisa le jeune vainqueur. À sa gauche Duhesme, Monnier et
+Rusca s'emparaient des Abruzzes et entraient sans coup férir à
+Civitella del Trento et à Pescara, deux places fortes qui auraient pu
+soutenir un long siège. À droite, Ney occupait Gaëte à la première
+sommation; au centre Championnet poussait Mack devant lui, lui
+enlevait prisonniers et canons, et le rejetait en désordre derrière
+le Volturno. Ce fleuve est rapide et profond. Il forme une barrière
+difficile à franchir. Il est de plus défendu par la forte place
+de Capoue. Mack s'y arrêta et appela les paysans napolitains aux
+armes. Cet appel fut entendu. En quelques jours plusieurs milliers
+de partisans entrèrent en campagne. Ils remportèrent même quelques
+succès. Championnet fut repoussé à Capoue, eut pendant trois jours
+ses communications coupées, et fut obligé d'attendre que ses
+autres divisions l'eussent rejoint. Mack ne <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> sut pas ou
+ne voulut pas profiter de ce retour de fortune. Comprenant que
+ces bandes indisciplinées ne pouvaient résister à une armée aussi
+fortement organisée que l'armée française, il entra en négociations
+avec Championnet et signa bientôt avec lui, le 11 janvier 1799, un
+armistice par lequel il cédait aux Français tout le royaume de Naples
+au delà du Volturno, et leur payait une contribution de guerre de
+huit millions.</p>
+
+<p>À cette nouvelle, l'armée napolitaine se révolta. Elle cria à la
+trahison, et, au lieu de s'en prendre à sa propre lâcheté, voulut
+massacrer le général que naguère elle proclamait le libérateur de
+l'Italie. Mack n'eut d'autre refuge que l'armée française. Bien qu'il
+eut tenu, à l'égard de Championnet et de ses soldats, un langage
+peu convenable, le généreux vainqueur, oubliant ses injures, le
+reçut avec empressement, l'admit à sa table, et lui laissa même son
+épée. Seulement, autorisé qu'il était par le refus d'exécuter les
+conditions de l'armistice, il s'avança contre Naples, et annonça
+qu'il était déterminé à la prendre d'assaut en cas de résistance.</p>
+
+<p>Naples était alors en pleine anarchie. Elle appartenait à la
+populace qui s'y livrait à d'affreux excès, car toute autorité, tout
+gouvernement avaient disparu. Le roi se discréditait à plaisir.
+Après s'être fixé à Rome en triomphateur antique et en restaurateur
+de la Papauté, il avait fui honteusement, à la première nouvelle de
+l'approche des Français. Il avait même prié son grand écuyer, Ascoli,
+de changer d'uniforme avec lui, et l'avait traité en souverain,
+tant qu'il ne s'était pas cru en sûreté derrière les murailles de
+son palais. Quand les Français approchèrent de la capitale, le
+grotesque Nazone, comme le surnommaient les lazzaroni, troublé dans
+sa béate quiétude, ne sut qu'accabler de ses sarcasmes la reine et
+ses confidents, qui étaient la cause principale de la catastrophe,
+mais il ne prit aucune mesure pour la prévenir. Au contraire, au lieu
+d'apaiser le peuple qui s'agitait, et menaçait d'égorger ministres
+et généraux, le roi ordonna de distribuer des armes aux lazzaroni.
+C'était en quelque sorte mettre le feu aux <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> poudres. Aussitôt
+commencèrent les assassinats et les pillages. Un des serviteurs du
+roi, Antonio Ferreri, qu'il avait envoyé en Autriche pour demander
+à son beau-frère l'Empereur quelques renseignements précis, fut
+assassiné aux portes mêmes du palais, et sous les yeux de Ferdinand.
+Les assassins montèrent le cadavre dans le palais, et forcèrent le
+roi à jurer, la main étendue sur le mort, qu'il ne quitterait pas
+Naples.</p>
+
+<p>Ferdinand n'avait jusqu'alors, malgré les sollicitations de la reine,
+manifesté aucun désir de quitter sa capitale. Était-ce courage de
+sa part, était-ce plutôt crainte de changer d'habitudes, ou bien
+encore difficulté de fuir, puisque les lazzaroni assiégeaient les
+grilles du palais? L'assassinat de Ferreri précipita sa résolution.
+Il annonça donc qu'il était décidé à passer en Sicile, et pria Nelson
+de l'aider à exécuter ce projet. La reine se préparait<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Go to footnote 389"><span class="smaller">[389]</span></a> depuis
+longtemps à cette fuite. De concert avec l'ambassadeur Hamilton et
+sa triste épouse, elle avait tout disposé pour un départ clandestin.
+Les meubles précieux de la couronne, les chefs-d'&oelig;uvre de l'art,
+et tout le numéraire, depuis longtemps entassé dans la prévision
+d'une catastrophe, avaient été soigneusement emballés. La liste
+des <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> personnes qui devaient accompagner la famille royale
+avait été discutée; chacun des favorisés avait même reçu une sorte
+de laissez-passer, que le hasard des temps a conservé. C'est une
+sorte de carte figurant trois enfants joufflus, dont l'un sonne de
+la trompette sous un cyprès et agite la main gauche pour appeler les
+deux autres. Dans un des angles est une ligne imprimée: «Imbarcate,
+vi prega M. C.» On attendait pourtant l'autorisation royale. À peine
+le roi l'eut-il accordée que Nelson prêta son concours à cette
+fuite honteuse, et l'organisa avec autant de soin que s'il se fût
+agi d'un ordre de combat. C'est lui qui, par un passage souterrain
+qui conduisait du palais à la mer, fit embarquer par des matelots
+anglais les caisses et les bagages: c'est lui qui reçut les fugitifs
+dans trois chaloupes: la première ne devait prendre à son bord que
+la famille royale, Acton, Castelcicala, Belmonte et Thurn. Les
+deux autres emportaient pêle-mêle chambellans et dames d'honneur,
+nourrices et domestiques, aumônier et apothicaire, sans oublier
+«monsieur Pernet, cuisinier du roi». Le convoi se composait de trois
+vaisseaux anglais et d'une frégate napolitaine, le Sannita. Le
+commandant de cette frégate, l'amiral Caracciolo, suppliait le roi de
+monter à son bord, le pont du Sannita étant encore terre napolitaine.
+Le roi allait y consentir, mais Marie-Caroline ne voulait pas se
+séparer de sa chère Emma, déjà embarquée sur le vaisseau de Nelson,
+le Vanguard, et ce fut l'Angleterre qui donna l'hospitalité à cette
+triste famille. Pendant deux longues journées les vents contraires
+retinrent l'escadre dans la rade. Nobles et prêtres, fonctionnaires
+et soldats, ne pouvant croire à tant de lâcheté, envoyèrent au roi
+députés sur députés pour le supplier de ne point les abandonner.
+Ferdinand ne voulut recevoir que l'archevêque et ce fut pour lui
+déclarer que sa décision était irrévocable. Le 23 décembre au soir,
+Nelson se décida à lever l'ancre. Une affreuse tempête assaillit le
+convoi. La famille royale se crut perdue, et le roi déchargea sa
+colère par de furieuses invectives contre sa femme et ses confidents.
+Un de ses enfants, le prince Albert, tomba soudainement malade, et
+<span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> mourut entre les bras de lady Hamilton. Durant une embellie
+on remarqua la façon admirable dont se comportait le Sannita. Le roi
+en fit à dessein l'observation à Nelson, dont l'orgueil froissé ne
+pardonna jamais à Carracciolo. Ce fut seulement le 26 décembre que le
+Vanguard entra dans le port de Palerme.</p>
+
+<p>Telle fut la déplorable issue de la prise d'armes napolitaine. Ce
+qu'il y eut de plus honteux dans cette campagne, ce ne fut pas un
+premier revers qui pouvait se réparer, mais le soudain effondrement
+qui précipita cette fuite honteuse, et surtout le départ clandestin
+de cette cour, qui ne trouvait de sauvegarde que sous le pavillon
+anglais. Aussi bien la famille royale avait pris ses précautions.
+Les caisses, au déménagement furtif desquelles avait présidé
+l'ambassadrice d'Angleterre, contenaient un véritable trésor. D'après
+le rapport de Nelson à son commandant en chef, lord Saint-Vincent
+«Lady Hamilton, du 14 au 21 décembre, reçut toutes les nuits les
+richesses de la famille royale, ainsi que les bagages des nombreuses
+personnes à embarquer. Quant au numéraire, je suis dépositaire de
+deux millions cinq cent mille livres sterling (62,500,000 francs).»
+C'est ce que Marie-Caroline appelait «un peu d'argent et quelques
+bijoux».</p>
+
+<p>Les Anglais, gens prudents et avisés, voulurent tourner à leur profit
+la protection qu'ils accordaient aux fugitifs. Avant de quitter
+Naples, et sous le prétexte de ne pas laisser tomber entre les mains
+des Français des ressources qui pouvaient leur servir, ils brûlèrent
+les chantiers de construction et les arsenaux, et incendièrent
+toute la flotte de guerre. En plein jour, le comte de Thurn ordonna
+l'incendie de deux vaisseaux napolitains et de trois frégates qui
+étaient à l'ancre dans le golfe. «Le feu<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Go to footnote 390"><span class="smaller">[390]</span></a>, quoique au milieu
+du jour, apparaissait aux spectateurs sous une couleur sombre et
+blanchâtre. On voyait les flammes sortir comme de la mer, se glisser
+le long des flancs des vaisseaux, s'élancer à travers les mâts,
+<span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> les vergues, les câbles goudronnés et les voiles, dessinant
+en traits de feu les vaisseaux qui, un instant après, tombaient
+réduits en cendres et disparaissaient.» Après tout, n'était-ce
+pas une flotte de moins dans la Méditerranée, et le service que
+l'Angleterre rendait aux Bourbons ne valait-il pas le sacrifice de
+quelques bâtiments qu'on remplacerait plus tard?</p>
+
+<p>Pendant ce temps Championnet s'approchait de Naples. Ferdinand avait
+délégué tous ses pouvoirs au prince Pignatelli, qu'il avait nommé
+vice-roi et vicaire général. Pignatelli n'était qu'un personnage de
+représentation tout à fait incapable de s'élever à la hauteur des
+circonstances. Il ne sut que répandre dans le peuple de furibondes
+déclamations, tout en envoyant une députation aux Français, Bientôt
+même, ne se croyant plus en sûreté derrière les murailles du fort
+Saint-Elme, il s'embarqua secrètement pour la Sicile. Cette honteuse
+défection livrait la ville à la populace. Les lazzaroni, dont la
+fureur était augmentée par l'imminence du danger, essayèrent de
+défendre la capitale, et ils le firent avec plus de bravoure qu'on
+ne pouvait l'attendre de leur part. Seulement, sous le prétexte
+d'arrêter la trahison, ils se livrèrent à de tels excès que tout
+ce qu'il y avait de gens honnêtes et modérés souhaitaient l'entrée
+des Français. On écrivit à Championnet pour le prévenir que Naples
+ouvrirait ses portes aux Français. En effet, le fort Saint-Elme nous
+fut livré, mais les lazzaroni se défendirent dans les rues, et ils
+allaient peut-être incendier la ville, si un de leurs chefs, fait
+prisonnier et traité avec beaucoup d'égards par les Français, ne leur
+eût persuadé de déposer les armes et de traiter avec les vainqueurs
+(janvier 1799).</p>
+
+<p>Championnet, par la prise de Naples, était le maître de presque toute
+la partie continentale du royaume. Deux mois et moins de 20,000
+hommes lui avaient suffi pour repousser l'invasion napolitaine et
+désarmer les lazzaroni. Cette courte et brillante campagne lui valut
+une grande réputation. Le Directoire le chargea de consolider sa
+conquête et d'organiser le pays en république. Cette transformation
+était au moins prématurée. <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> Ni les m&oelig;urs, ni les
+traditions napolitaines ne préparaient à un changement aussi radical,
+mais le peuple aime tout ce qui est nouveau, et la bourgeoisie,
+dont tous les v&oelig;ux se trouvaient de la sorte plus que comblés,
+accepta avec plaisir les propositions françaises. Tout ce que Naples
+renfermait alors de noms illustres et d'hommes considérés se rallia
+immédiatement; les nobles suspects à la cour, et les propriétaires
+suspects aux lazzaroni se réunirent à Championnet. Ils devinrent
+républicains par instinct de conservation. On décida donc qu'une
+république nouvelle serait instituée, que sa constitution serait
+modelée sur la constitution française et que la nouvelle république
+serait intitulée Parthénopéenne, du nom porté jadis par Naples.
+Cinq directeurs furent chargés du pouvoir exécutif. Le docteur
+Cirillo devint président du Corps législatif; un ancien capitaine
+d'artillerie, Manthone, fut nommé ministre de la guerre et général
+en chef de l'armée; le prince Caracciolo, qui était revenu de
+Sicile, eut le commandement des quelques chaloupes canonnières qui
+composaient la marine parthénopéenne; enfin on leva deux légions de
+volontaires. Il y eut alors une heure de joie et d'espérance. On crut
+à l'avenir de la jeune République. Les plus nobles dames quêtaient
+dans les églises pour les blessés. On ne représentait plus au théâtre
+que les tragédies d'Alfieri, tout imbues de l'esprit républicain.
+Une femme qui fut à la fois peintre et improvisatrice, et qui
+devait mourir martyre, Eleonora Pimentel, rédigeait le <i>Moniteur
+républicain</i> et réchauffait de sa verve brûlante les esprits attiédis
+et découragés. Les lazzaroni eux-mêmes acceptaient la révolution.
+Championnet n'avait-il pas donné une garde d'honneur à leur saint
+favori, saint Janvier, et, malgré les insinuations des royalistes,
+le miracle de la liquéfaction du sang n'avait-il pas eu lieu dans
+les formes ordinaires, et même plus vite que d'habitude? Il est vrai
+que le général avait eu la précaution de prévenir le curé de la
+cathédrale qu'il le rendait responsable des désordres qui pourraient
+s'élever si le miracle n'avait pas lieu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> Cet enthousiasme ne devait pas être de longue durée.
+L'idylle allait tourner au drame. La jeune République avait trop
+d'ennemis intéressés à sa ruine. Elle allait bientôt succomber.</p>
+
+<p>Ce furent les Français qui l'abandonnèrent les premiers. Il est
+vrai qu'ils cédèrent à la nécessité. La seconde coalition venait
+d'éclater. Nos armées étaient battues en Allemagne, menacées en
+Hollande et en Suisse, menacées surtout en Italie. C'eût été le
+comble de l'imprudence, au moment où nous avions besoin de toutes
+nos forces, que d'en détourner une partie pour maintenir et protéger
+un État dont la création avait été tout accidentelle. Championnet
+n'était plus là pour maintenir et perpétuer son &oelig;uvre. Ne
+s'était-il pas avisé de vouloir protéger les Napolitains contre les
+agents du Directoire, qui ne cherchaient à faire de la conquête
+qu'une opération lucrative? Il avait expulsé le commissaire Faypouet,
+qui empiétait sur ses attributions, et déchiré ses décrets «comme
+étant injurieux, indécents, séditieux et funestes». Aussi était-il
+devenu l'idole des Napolitains. On déterra dans les registres de
+baptême un certain Giovanni Championné, né, il est vrai, quarante
+ans avant le Jean Championnet de Valence, mais les lazzaroni n'en
+crurent pas moins à l'origine napolitaine de leur conquérant. Ils
+l'auraient du reste suivi jusqu'en Sicile, et Championnet s'apprêtait
+sérieusement à passer dans l'île, malgré les Anglais, et à achever
+sa conquête, lorsqu'il fut subitement rappelé par le Directoire.
+Il obéit sans la moindre hésitation et revint à Rome, où il fut
+arrêté, puis transféré à Turin. Il ne devait quitter sa prison que
+pour marcher à de nouveaux combats, et mourir, peut-être empoisonné,
+au moment même où son rival de gloire, son collègue Bonaparte,
+étranglait la République française dans l'orangerie de Saint-Cloud.</p>
+
+<p>Macdonald, le successeur de Championnet à l'armée de Naples, fut
+donc obligé de battre précipitamment en retraite, et d'évacuer le
+territoire de la République Parthénopéenne pour courir à de nouveaux
+dangers, il laissa pourtant au <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> général Duhesme quelques
+soldats qui tinrent garnison à Capoue, à Gaëte et dans les forts
+de Naples. Les troupes étaient insuffisantes, mais au moins leur
+présence attestait-elle que nous n'abandonnions nos alliés que par
+force majeure, et avec l'espoir d'un prochain retour.</p>
+
+<p>Or la République Parthénopéenne comptait de nombreux ennemis. Sans
+parler des Anglais, des Turcs et des Russes qui menaçaient ses côtes,
+du roi et surtout de la reine Marie-Caroline, qui, de son palais de
+Palerme, ne cessait de prêcher la contre-révolution, la République
+avait à redouter surtout ses propres sujets. Le peuple des campagnes
+s'était prononcé contre elle. Les sauvages populations des Abruzzes
+et de la Calabre avaient, dès le premier jour, refusé d'obéir. Tant
+que les Français avaient fait respecter et exécuter leurs ordres,
+on n'avait pas osé bouger; mais, dès que leur départ fut connu,
+les bandes s'organisèrent et la guerre civile commença, atroce,
+sanguinaire, sans pitié. Dans la Pouille quatre aventuriers corses,
+un laquais, de Cesare, un déserteur, Bocchechiampe, et deux voleurs,
+Corbara et Colonna, donnent le signal. Corbara se fait passer pour
+le prince François, héritier présomptif du trône, et Cesare, pour le
+duc de Saxe. On les croit sur parole. L'archevêque d'Otrante se garde
+de démasquer l'imposture. Une des filles de Louis XV, la princesse
+Victoire, qui se trouvait alors à Tarente, reconnaît publiquement
+pour son neveu ce bandit malpropre. Aussitôt plusieurs milliers de
+paysans fanatisés se rangent sous ses ordres. On vole, on brûle,
+on tue, et Corbara, qui a ramassé beaucoup d'argent, s'enfuit pour
+le mettre en sûreté, et se fait tuer par un corsaire grec. Colonna
+disparaît également; Cesare et Bocchechiampe continuent à piller
+et ravager l'un la terre d'Otrante, l'autre celle de Bari. Au même
+moment la principauté de Salerne s'insurgeait sous la direction d'un
+mauvais policier, Sciarpa. Dans les Abruzzes les paysans prennent
+les armes sous la conduite d'un assassin jadis condamné aux galères.
+Dans la terre de Labour une troupe de brigands et d'assassins,
+commandée par le fameux Michel <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Pezzo, qu'une fantaisie de
+Scribe a popularisé comme un voleur galant et généreux sous le nom
+de Fra Diavolo, et par un monstre altéré de sang, vrai cannibale
+ou plutôt bête féroce, le meunier Gaetano Mammone, massacre et
+pille sous prétexte de politique. En deux mois, ce dernier fit
+fusiller 350 personnes et ses satellites plus du double. Dans les
+Calabres enfin l'insurrection prend les proportions d'un mouvement
+national. Les Calabrais sont intelligents, sobres, habitués à une
+vie rude et active. Ils ont la pratique des armes à feu. Ils sont
+excellents pour une guerre de partisans. Excités par les émissaires
+de Marie-Caroline, ils étaient tout prêts à entrer en campagne
+lorsqu'un de leurs curés, Rinaldi, écrivit au roi, à Palerme, pour
+lui faire part des dispositions des habitants. Ferdinand était alors
+fort découragé. Il n'espérait plus sa restauration que des succès des
+armées coalisées. Les propositions de Rinaldi furent donc écoutées
+avec indifférence, mais elles avaient frappé un ambitieux, jaloux de
+se distinguer, qui s'offrit pour conduire l'entreprise. On n'avait
+rien à perdre, et on pouvait tout gagner. Le roi accepta cette fois
+l'offre qu'on lui faisait, et nomma vicaire général du royaume le
+hardi compagnon, qui lui promettait de le reconduire à Naples.</p>
+
+<p>Cet homme était le cardinal Ruffo. Il appartenait à une des
+meilleures familles du pays. N'étant que cadet, il avait, suivant
+l'usage du temps, embrassé la carrière ecclésiastique, où
+l'attendaient les honneurs réservés à sa naissance. Il n'avait
+longtemps donné que le pire des exemples. Il avait fatigué Rome
+et la cour pontificale du bruit de ses dissipations et de son
+dés&oelig;uvrement. Pour s'en débarrasser, le pape Pie VI l'avait nommé
+son trésorier apostolique et avait fini par lui donner la pourpre de
+cardinal<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Go to footnote 391"><span class="smaller">[391]</span></a>. Ce fut encore pour s'en débarrasser qu'Acton décida le
+roi Ferdinand à l'envoyer en Calabre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> À peine débarqué en Calabre, dans les domaines de sa
+famille, le nouveau vicaire général fut rejoint par des paysans
+insurgés, des déserteurs ou des soldats que la République avait eu
+l'imprudence de licencier. Il le fut aussi par des échappés de prison
+et de bagne. Tous les curés de la province, marchant eux-mêmes à la
+tête de leurs paroisses, accoururent sous ses drapeaux. À la tête de
+ces bandes, Ruffo s'empare de Mileto, de Cotrone, de Catanzaro et de
+Cosenza. À chaque pas en avant, ses bandes grossissent et deviennent
+peu à peu une armée. Pour les exciter, il leur promet des récompenses
+célestes, mais aussi l'exemption pendant six ans de tout impôt, sans
+parler des bénéfices à opérer sur les biens des rebelles confisqués
+par le trésor royal. Il leur donne pour étendard la croix blanche,
+pour cocarde la cocarde blanche des Bourbons et intitule pompeusement
+sa petite armée: armée de la Sainte Foi (Santa Fede), et ses soldats
+improvisés les Sanfédistes.</p>
+
+<p>La Calabre était conquise. Ruffo entre alors dans la Pouille, la
+soumet sans plus de peine, opère sa jonction avec les bandes de
+Cesare, Sciarpa, Mammone, Fra Diavolo, et arrive sous les murs de
+Naples le 13 juin 1799. Les horreurs commises par les Sanfédistes sur
+leur passage dépassent l'imagination. Ruffo lui-même, s'il ne donnait
+pas l'exemple, au moins ne savait pas ou ne voulait pas interdire
+le pillage et le massacre à ses hommes. Tout suspect de libéralisme
+était alors jeté en prison, battu, ou tué, parfois avec d'odieux
+raffinements de torture, et ses biens partagés entre ses assassins.
+Entre tous se signala Mammone: «Celui qui écrit ces lignes,
+lisons-nous dans l'histoire de Vincenzo Cuoco<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Go to footnote 392"><span class="smaller">[392]</span></a>, a vu boire à
+Mammone du sang humain qui coulait des victimes qu'il venait de
+massacrer. Il mangeait devant une table couverte de têtes fraîchement
+coupées, et buvait dans un crâne encore sanguinolent.» Aussi bien
+une sorte de furie sanguinaire <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> semblait déchaînée sur ces
+malheureux Napolitains. Les Anglais eux-mêmes donnaient l'exemple
+de la férocité. Un lieutenant de Nelson, Towbridge, terrorisait
+l'île de Procida. On a conservé de lui une lettre dans laquelle il
+demande à l'amiral «un honnête juge pour faire pendre sept ou huit
+des rebelles ses prisonniers». L'amiral<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Go to footnote 393"><span class="smaller">[393]</span></a> lui promet le juge en
+question et ajoute: «Écrivez-moi bientôt qu'on a coupé quelques
+têtes, il ne faut rien moins que cela pour me réconforter un peu.»
+Or le juge sur lequel on comptait éprouva des scrupules. Il voulait
+assurer aux condamnés les secours de la religion: il prétendait
+qu'avant d'exécuter les prêtres, il fallait les dégrader. «Je lui ai
+répondu, écrivait Towbridge à l'amiral, qu'il fallait commencer par
+les pendre, et que, s'il ne les croyait pas suffisamment dégradés
+par cette opération, je me chargerais de le faire.» Pendant que ces
+officiers anglais échangeaient ces sinistres plaisanteries, un autre
+Sanfédiste, moins scrupuleux que le juge de Procida, un certain
+Vitella, procédait à des exécutions sommaires et, comme gage de
+bonne amitié, envoyait à Towbridge un singulier cadeau. «Notre ami
+Towdbrige, écrit Nelson à Lord Saint-Vincent, a reçu l'autre jour
+avec un panier de raisins frais pour son déjeuner, la tête d'un
+jacobin proprement arrangée dans une boîte. Towbridge s'excuse de ne
+pas me l'avoir fait passer sur ce que le temps était trop chaud pour
+un semblable message.» Il est vrai qu'il avait donné à l'assassin un
+certificat de bonne conduite, et que, dans son rapport à Nelson, il
+le qualifiait de brave garçon: «A jolly fellow!»</p>
+
+<p>De tels faits se passent de commentaires. Ils soulèvent le dégoût et
+l'indignation. Ce n'était pourtant là que le prélude de bien d'autres
+tragédies!</p>
+
+<p>À la nouvelle de ces massacres, la terreur se répandit dans le
+pays entier. On comprenait d'instinct que la fureur populaire
+<span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> serait dépassée par la vengeance royale. Aussi les derniers
+défenseurs de la République Parthénopéenne s'enfermèrent-ils à Naples
+avec la résolution d'y combattre jusqu'au dernier soupir, plutôt
+que de tomber entre les mains des égorgeurs sanfédistes. Le siège
+de Naples commença. 60.000 hommes environ entouraient cette ville,
+tous bien armés, excités par le fanatisme religieux et toutes les
+mauvaises passions déchaînées. Dans l'intérieur de la ville les
+partisans de la royauté conspiraient, les lazzaroni remuaient de
+nouveau et bon nombre d'entre eux méditaient d'ouvrir les portes
+aux assiégeants. Une division russe accourait à marches forcées au
+secours de Ruffo, et la flotte anglaise de Nelson, commandée en
+sous-ordre par Foote, bloquait le port et empêchait tout secours
+ou toute évasion. La situation des républicains était donc comme
+désespérée. Ils le comprirent, et dans l'impossibilité de soutenir
+la défense d'une aussi grande ville avec des forces tellement
+inférieures, ils résolurent de l'évacuer et de s'enfermer dans les
+forts, afin d'y attendre des temps meilleurs, ou bien d'y honorer par
+leur résistance les derniers jours de l'indépendance Parthénopéenne.
+Les forts étaient au nombre de trois: les Français et leur chef, le
+colonel Méjean, se retirèrent au fort Saint-Elme, et les derniers
+défenseurs de la République aux forts du Château-Neuf et de l'&OElig;uf.</p>
+
+<p>Les premiers jours du siège furent marqués par d'heureuses sorties.
+Les Parthénopéens surprirent les Sanfédistes, enclouèrent une
+batterie de canons, firent sauter les caissons et regagnèrent leur
+poste après avoir répandu la terreur dans le camp ennemi. Ruffo,
+très effrayé de ce retour offensif, et apprenant d'un autre côté
+qu'une flotte française de vingt-cinq vaisseaux venait de quitter
+Toulon, fit proposer aux assiégés une capitulation honorable. Ceux-ci
+hésitèrent, car ils connaissaient la mauvaise foi napolitaine;
+mais le colonel Méjean se laissa, paraît-il<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Go to footnote 394"><span class="smaller">[394]</span></a>, acheter à prix
+d'argent et consentit <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> à livrer le fort Saint-Elme. Comme
+le général russe Her Handy, le capitaine anglais Foote, et jusqu'au
+représentant de la Turquie, se portaient garants de la capitulation
+et s'engageaient à apposer leur signature à côté de celle du cardinal
+Ruffo, dont les pouvoirs en qualité de vicaire général, étaient
+illimités, les Parthénopéens se décidèrent à leur tour. Le traité
+portait que les garnisons des forts du Château-Neuf et de l'&OElig;uf
+sortiraient avec les honneurs de la guerre, et seraient respectées
+dans leurs biens. On leur permettait, ou bien de s'embarquer pour
+Toulon sur des vaisseaux parlementaires, ou bien de rester dans le
+royaume sans avoir rien à craindre pour leur sécurité. Ces conditions
+devaient s'étendre aux prisonniers faits dans la dernière guerre.
+Quant aux Français, ils resteraient au fort Saint-Elme, et on leur
+donnait comme otages quatre des principaux personnages de la cour (19
+juin).</p>
+
+<p>L'engagement était donc solennel. Tout avait été prévu, indiqué,
+promis. L'Angleterre, la Russie et la Turquie, par l'intermédiaire
+de leurs représentants, avaient sanctionné cet engagement contracté
+par un vice-roi, légalement investi de pouvoirs illimités. De part
+et d'autre, par conséquent, on était tenu de le respecter. En effet,
+dès que les otages furent échangés, et les hostilités suspendues, les
+plus compromis d'entre les vaincus s'embarquèrent sur les navires qui
+devaient les conduire en France. Soudain Nelson parut à l'entrée du
+golfe. Son arrivée apportait la mort à ceux qui se croyaient à juste
+titre sauvés, et sa présence allait donner le signal d'une réaction
+odieuse et inexpiable! (25 juin.)</p>
+
+<p>Depuis six mois Nelson était entièrement dominé par la reine et par
+lady Hamilton. Malgré les admonestations de <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> l'amirauté,
+malgré les prières de ses amis, ou les railleries brutales de
+Souvoroff qui lui écrivait non sans raison que «Palerme n'était
+pas Cythère», le grand amiral perdait son temps, sa santé et son
+honneur dans des plaisirs excessifs et des fêtes qui ressemblaient
+singulièrement à des orgies. Marie-Caroline et Emma, la seconde
+surtout, avaient étouffé en lui le sentiment de l'honneur, et même
+celui de la dignité anglaise. Entre leurs mains Nelson ne fut plus
+qu'un instrument, et, par malheur pour sa réputation, un instrument
+de vengeance. Affolé par leurs discours, enivré par leurs promesses,
+surexcité et comme enivré par leur âpre désir de vengeance, le
+malheureux amiral accourut de Naples, bien résolu à n'accorder aucun
+pardon. Aussi bien lady Hamilton l'avait suivi comme pour le mieux
+surveiller. On assure qu'à la vue du pavillon qui annonçait la
+suspension des hostilités, elle s'élança sur le gaillard d'arrière
+où se tenait l'amiral et lui cria dans un accès de folle colère:
+«Nelson, faites abattre ce pavillon de trêve. On n'accorde pas de
+trêve aux vaincus.» Le premier acte de l'amiral fut en effet de
+prendre à la remorque et de conduire sous les canons du château
+de l'&OElig;uf les vaisseaux, chargés de réfugiés, qui, sur la foi
+de la capitulation, s'apprêtaient à partir pour Toulon, et de les
+transformer en prisons flottantes.</p>
+
+<p>Le cardinal Ruffo était aussitôt accouru à bord du <i>Foudroyant</i>.
+Nelson lui apprit que l'intention du roi était de considérer comme
+nulle et non avenue toute capitulation signée avec des rebelles. Le
+cardinal défendit avec une noble énergie les droits qu'il avait reçus
+de son souverain, Nelson le traita avec mépris, l'accusa de créer à
+Naples un parti hostile aux vues de son souverain et finit par le
+congédier. Le capitaine de Foote à son tour fit observer à Nelson
+qu'il avait reçu de lui le droit de ratifier une capitulation, et
+le supplia de faire honneur à la signature de l'Angleterre. Nelson
+fut inexorable. Il se débarrassa même de ce censeur incommode en
+l'envoyant à Palerme pour se mettre avec sa frégate à la disposition
+de la famille royale; puis, il attendit pour les exécuter, <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span>
+les résolutions définitives de Ferdinand et de Marie-Caroline.</p>
+
+<p>Un décret du roi, une lettre de Marie-Caroline à son amie Emma, et
+la copie de la capitulation annotée par la reine furent présentés à
+l'amiral le 27 juin, et firent disparaître ses dernières hésitations,
+si toutefois il hésita un instant à se déshonorer pour les beaux yeux
+de sa maîtresse et les flatteries intéressées de la reine de Naples.
+Voici ces trois documents qui méritent d'être reproduits comme un
+exemple éclatant du désarroi dans les consciences et de l'aveuglement
+où peuvent jeter les passions politiques.</p>
+
+<p>Le décret du roi portait que «le souverain n'ayant jamais eu
+l'intention de capituler avec des rebelles, la capitulation devait
+être cassée; qu'il fallait créer une junte d'État qui condamnerait
+les chefs à mort, les subalternes à la prison et à l'exil et tous à
+la confiscation des biens». Ferdinand déclarait en même temps que,
+pour récompenser les services de l'amiral Nelson, il le nommait duc
+de Bronte. C'était le prix du sang qu'on lui demandait de verser.</p>
+
+<p>Voici quelques extraits de la lettre de la reine<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Go to footnote 395"><span class="smaller">[395]</span></a>: «... Les
+rebelles patriotes doivent mettre bas les armes, sortir à discrétion
+et volonté du roi. Alors, si l'on m'en croit, il se fera un exemple
+des principaux chefs, représentants et les autres seront déportés
+avec l'engagement signé d'eux-mêmes de la peine de mort, s'ils
+remettent les pieds dans les États du Roi. On en prendra note,
+filiation, et dans ce nombre seront compris les chefs de brigade, les
+clubistes et les plus furieux écrivains. Aucun militaire qui aura
+servi ne sera admis dans l'armée. Enfin une sévérité exacte, prompte,
+juste. La même chose se fera pour les femmes qui se sont distinguées
+dans la révolution, et cela sans pitié. Il n'y a pas besoin d'une
+junte d'État. Il n'y a ni procès, ni discussion. C'est un fait avéré,
+prouvé, patent, où les scélérats se rendront à l'imposante force
+de l'amiral, où il faudra réunir les corps des troupes, en <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span>
+faire même venir du dehors, si cela est besoin, avertir les pauvres
+femmes et les enfants de sortir, prendre par force les deux forts
+selon les règles de la guerre, et ainsi terminer cette coupable et
+périlleuse résistance ... Enfin, ma chère Milady, recommandez à
+milord Nelson de traiter Naples comme si c'était une ville rebelle
+d'Irlande qui se fût conduite ainsi. Il ne faut pas avoir égard au
+nombre: les milliers de scélérats de moins rendront la France plus
+faible, et nous nous en trouverons mieux ...»</p>
+
+<p>Comme commentaire à ces odieuses paroles, et sans doute afin de
+prévenir toute équivoque, la reine renvoyait en même temps à l'amiral
+la capitulation annotée de ses propres mains. Pas un article ne
+trouve grâce devant la furie royale. Elle accuse de trahison ou
+de bassesse tous ceux qui l'ont signée. Elle est inexorable pour
+ses propres sujets, et pleine de mépris pour les Français qu'elle
+voudrait bien traiter comme des gens en dehors de tout droit. Elle
+termine par cette déclaration de principes: «Ce traité est une chose
+si infâme que si, par un miracle de la Providence, il ne vient pas
+quelque événement qui le rompt ou détruise, je me considère perdue
+et déshonorée. Et je crois qu'au risque de mourir de la mal'aria,
+des fatigues ou d'une arquebusade des rebelles, le roi, d'un côté,
+le prince héritier, de l'autre, doivent immédiatement armer les
+provinces, marcher contre la ville rebelle, et s'ensevelir sous les
+ruines si elle résiste, plutôt que de rester les vils esclaves de
+ces coquins de Français et de leurs infâmes émules les rebelles. Mon
+sentiment, si cette infâme capitulation est respectée, est tel que je
+serais moins affligée de la perte du royaume que des effets que j'en
+attends.»</p>
+
+<p>Aussitôt Nelson lança un ordre qui déclarait que «si, dans l'espace
+de vingt-quatre heures les partisans de l'infâme République ne
+s'abandonnaient pas à la clémence du roi, il les considérerait comme
+encore en rébellion et comme des ennemis de S. M. Sicilienne». En
+vertu de cet ordre quatre-vingts républicains furent extraits des
+vaisseaux qui auraient dû les transporter à Toulon, et conduits
+enchaînés, au milieu des <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> hurlements de mort de la populace,
+dans les casemates des forts. Le colonel Méjean, encore maître du
+fort Saint-Elme, aurait dû protester pour l'honneur de son pays et se
+défendre jusqu'à la dernière extrémité. On avait acheté ce misérable.
+Il ouvrit les portes de la citadelle, à condition que la garnison
+en sortirait avec les honneurs de la guerre et serait rapatriée,
+mais en autorisant les agents du roi à arrêter les réfugiés
+napolitains, pourtant couverts par le drapeau français et par une
+double capitulation. En effet, les sbires de Ferdinand arrêtèrent
+au milieu de nos soldats quelques infortunés qui avaient échappé à
+leurs recherches, et que Méjean leur signala. Il leur livra même deux
+officiers d'origine napolitaine, mais qui servaient depuis plusieurs
+années dans l'armée française, Matera et Belpaladi. On eût dit que
+tout ce monde officiel se déshonorait à plaisir!</p>
+
+<p>Parmi les prisonniers de la première heure était le prince
+Caracciolo, amiral de la flotte Parthénopéenne. C'était un
+septuagénaire. Il avait mérité l'estime et l'affection des Anglais,
+au temps où les deux flottes britannique et napolitaine voguaient
+de conserve; mais il avait servi la nouvelle république, et, avec
+quelques canonnières, n'avait pas craint d'assaillir à plusieurs
+reprises, les frégates anglaises. Trahi par un de ses domestiques,
+il fut conduit à bord du Foudroyant, le vaisseau amiral, le 27 juin,
+à neuf heures du matin. Nelson assembla immédiatement un conseil
+de guerre, dont les membres avaient reçu l'ordre de n'admettre ni
+témoins à décharge, ni défenseur: les membres de cette cour martiale,
+si singulièrement transformés en cour d'exécution, n'osèrent pourtant
+condamner l'illustre vieillard qu'à la prison perpétuelle. On
+transmit la décision à Nelson. «Non, répondit-il, la mort!» Et les
+juges obéirent! Aussitôt l'amiral donna ses ordres pour l'exécution
+immédiate. Caracciolo devait être pendu à bord de la <i>Minerva</i>,
+et son cadavre jeté à la mer. À cette nouvelle le cardinal Ruffo
+intervint de nouveau. Ce sera son honneur et en quelque sorte sa
+justification. La conférence fut orageuse: mais lady Emma était
+aussi <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> à bord du <i>Foudroyant</i>, et encourageait Nelson à ne
+pas céder. L'amiral obéissait-il à un zèle fanatique, ou cédait-il
+à d'infâmes suggestions, on l'ignore, mais il resta inflexible.
+Réduit à une dernière espérance, Caracciolo fit prier lady Hamilton
+d'intercéder en sa faveur, mais cette Euménide ferma sa porte, et ne
+sortit de sa cabine que pour se repaître du spectacle de l'exécution.
+Elle se hâta d'en rendre compte à la reine, qui lui répondit (2
+juillet): «... J'ai vu aussy la triste et méritée fin du malheureux
+et forcené Caracciolo. Je sens bien tout ce que votre excellent
+c&oelig;ur aura souffert, et cela augmente ma reconnaissance.<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Go to footnote 396"><span class="smaller">[396]</span></a>»</p>
+
+<p>Pour que rien ne manquât à l'horreur de cette tragédie, le cadavre
+de l'infortuné fut jeté à la mer avec un lest de 250 livres, mais
+il surnagea, et, par un hasard qui ressemblait à un commencement
+de punition divine, se présenta aux yeux du roi Ferdinand quand ce
+dernier se décida à rentrer à Naples. Saisi d'un tremblement nerveux,
+«que veut ce mort?» dit en balbutiant le roi. «Sire, répondit le
+chapelain du Foudroyant, ce mort vient réclamer une sépulture
+chrétienne.&mdash;Il l'aura!» Le cadavre fut en effet recueilli et inhumé
+le même jour dans l'église de Sainte-Marie aux Liens sur le quai
+Sainte-Lucie. Il y repose encore aujourd'hui.</p>
+
+<p>Cette mort ou plutôt cet assassinat donna le signal des atrocités.
+Comme on devait une récompense aux bandits et aux lazzaroni, on
+leur livra la ville. Du 29 juin au 8 juillet, jour de l'arrivée
+du roi, Naples fut la proie de tous les brigands de l'Italie
+méridionale. «L'horreur du massacre, écrit un témoin oculaire,
+Marinelli, du pillage, du libertinage, était montée à un tel point
+qu'il m'est impossible de tout écrire. La basse plèbe s'ingéniait à
+qui inventerait un supplice nouveau, une obscénité plus horrible.
+Une femme de qualité subit, à l'instigation de lady Hamilton, les
+plus atroces outrages: déshabillée, fouettée sur la place publique,
+et ensuite abandonnée à la bestiale populace.»&mdash;«On vit, <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span>
+écrit<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Go to footnote 397"><span class="smaller">[397]</span></a> Coletta, au milieu de la place même du palais Royal
+flamber un énorme bûcher: dans ce brasier ardent la populace jeta
+cinq victimes vivantes, et, lorsque les chairs furent suffisamment
+grillées, les cannibales se mirent à les manger.» Dégoûté de ces
+crimes, le cardinal Ruffo essaya de rétablir l'ordre, mais il n'y
+réussit qu'en appelant à son aide les soldats russes qui occupaient
+les forts.</p>
+
+<p>Aussi bien les vengeances juridiques furent plus odieuses que ce
+qu'on nomma pompeusement la justice du peuple. En vertu d'une
+proclamation royale, qui enveloppait dans une proscription générale
+tout individu ayant exercé des fonctions sous la République ou porté
+les armes contre les Sanfédistes, près de 30,000 citoyens, rien qu'à
+Naples, furent jetés en prison, ou du moins dans les souterrains et
+dans les caveaux où on leur interdisait les lits, les sièges, la
+lumière, les objets nécessaires pour boire et pour manger. On les
+entassa aussi sur les vaisseaux anglais, transformés en pontons, et
+l'amiral toujours flanqué de lady Hamilton, apercevait du haut de sa
+dunette les prisonniers se tordre et hurler de douleur sous les coups
+de nerf de b&oelig;uf.</p>
+
+<p>Ce n'était rien encore: la Junte venait d'entrer en fonctions, et
+de commencer le procès des plus illustres victimes de la trahison
+anglaise. Les membres de la Junte avaient été choisis avec soin.
+L'histoire vengeresse a conservé leurs noms: président: Felice
+Damiani; procureur du roi: Giuseppe Guidobaldi; conseillers: Della
+Rossa, Speziale, Fiore, Samausti; bourreau: Tommaso Paradiso. Sauf
+le Calabrais Della Rossa, tous étaient Siciliens. Fiore, scélérat
+reconnu, était le seul magistrat maintenu par la cour, Guidobaldi
+chef des espions et des délateurs, et Speziale, un aventurier
+méprisé, avaient été nommés directement par la reine. C'est ce
+Guidobaldi qui disait à ses familiers: «Je ne dîne avec appétit que
+lorsque j'ai envoyé la tête d'un Jacobin rouler sur l'échafaud de la
+place du Marché-Neuf.» Quant à Speziale, il parcourait les <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span>
+prisons pour se repaître des souffrances des prisonniers. Pour ses
+débuts il avait pendant deux mois tenu à Procida une «véritable
+boucherie de chair humaine». N'avait-il pas condamné à mort un
+tailleur, qui avait commis le crime de costumer la municipalité
+républicaine, et fait pendre un notaire «parce que c'est un homme
+adroit, et il est bon qu'il meure»? Tels étaient les hommes qui
+devaient décider du sort de près de 40,000 de leurs compatriotes.</p>
+
+<p>Aussi bien les membres de la Junte étaient si fermement résolus à ne
+pas user de clémence que le premier soin du procureur général fut de
+transiger avec le bourreau. D'ordinaire chaque exécution rapportait
+à l'exécuteur six ducats. Il fut décidé qu'on ne lui allouerait
+plus que cent ducats par mois, car on ne voulait pas trop grever
+le trésor, et on prévoyait de nombreuses condamnations. Elles ne
+furent en effet que trop nombreuses. Trois listes des victimes ont
+été dressées, la première par Lomonaco en 1800 et la seconde par le
+général d'Ayala en 1865: mais elles sont toutes les deux inexactes.
+La troisième a été publiée en 1870 par Fortunato: Elle rectifie et
+complète les deux précédentes, grâce au journal inédit de Marinelli
+et au registre de la congrégation des Blancs de la Justice, pénitents
+qui accompagnaient les condamnés à l'échafaud. Cette liste comprend
+quatre-vingt-dix-neuf noms, ceux des chefs: deux femmes, dix-huit
+princes ou ducs, quatorze généraux, trois évêques, onze prêtres,
+dix-huit propriétaires, huit professeurs, cinq médecins, deux
+magistrats, deux étudiants et un notaire: mais on ne connaîtra jamais
+les noms de ceux qui furent exécutés par les Anglais sur les pontons,
+ou par les Sanfédistes dans les forts de Naples, les noms de ceux qui
+périrent dans la lutte, de ceux qui moururent en prison ou en exil.
+Quelques-unes de ces prisons étaient sinistres. Guillaume Pepe, qui
+fut un des prisonniers, a raconté les souffrances horribles qu'il
+endura durant sa captivité: mais combien se sont tus qui n'ont pas
+osé élever la voix, ceux par exemple qui pourrirent dans la fosse de
+l'Asinara, ou ceux qu'on relégua dans l'îlot de Favignana, cratère
+<span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> éteint, le long des parois duquel les geôliers de Néron
+avaient jadis taillé un escalier conduisant à la Fosse, c'est-à-dire
+au fond même du cratère, cavité humide et malsaine, où ne pénètre pas
+un rayon de soleil, où les animaux eux-mêmes ne peuvent vivre.</p>
+
+<p>Parmi les plus illustres de ces victimes de la réaction, nous
+signalerons les généraux Schipani et Spano, pris les armes à la main,
+et qui furent immolés dans un premier moment d'effervescence. Massa,
+qui avait rédigé et signé la capitulation, Ettore Caraffa montèrent
+au gibet. Gabriel Manthone, interrogé par Speziale sur ce qu'il
+avait à dire pour sa justification, se contenta de répondre: «J'ai
+capitulé.&mdash;Cela ne suffit pas.&mdash;Je n'ai aucune raison à donner à qui
+foule aux pieds les traités.» Et il marcha avec calme à la mort. Le
+comte de Ruvo fut moins patient: «Si nous étions tous deux libres,
+dit-il au juge qui l'insultait, tu parlerais avec plus de prudence.
+Ce sont ces chaînes qui te rendent si hardi.» Plein d'une noble
+fierté, il voulut rester couché sur le dos pour voir descendre sur sa
+tête l'instrument de mort. Un accusé, Velasco, essaya de se venger en
+étranglant Speziale, mais il ne put que l'entraîner vers une fenêtre,
+pour s'y précipiter avec lui. Speziale se vengea de la terreur qu'il
+avait éprouvée en redoublant de cruautés et d'infamies. Une de ses
+victimes, Batistessa, n'était pas morte à la potence, où elle avait
+été suspendue pendant vingt-quatre heures. Speziale le fit égorger
+par le bourreau. Un de ses anciens amis, Nicolo Fiani, était détenu,
+mais aucune charge ne pesait contre lui. Speziale l'appelle auprès de
+lui, l'embrasse en pleurant, lui dit que sa perte est assurée, s'il
+ne lui livre tous ses secrets, les lui fait écrire, puis l'envoie au
+supplice. Francesco Conforti était un illustre écrivain, qui avait
+à plusieurs reprises défendu les droits de la royauté contre les
+empiétements de Rome. Speziale lui fait écrire un nouveau mémoire,
+plein d'érudition, de raison et de force, et, pour sa récompense,
+l'envoie à la mort. C'est encore Speziale qui eut l'impudeur
+de faire arrêter des enfants de cinq ans, qui en fit exiler de
+<span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> douze ans, qui en fit exécuter qui n'avaient pas atteint
+leur majorité; c'est lui qui fit arrêter jusqu'à des fous détenus
+à l'hospice des aliénés, lui qui fit jeter en prison le professeur
+Bosco, pour avoir osé apprendre à ses élèves que jadis existait
+une République romaine, qui jouissait d'institutions libérales. Le
+ridicule se joignit même à l'odieux. Ne s'avisa-t-on pas d'intenter
+un procès criminel au patron de Naples, à saint Janvier, qui avait
+paru approuver la République, en opérant le miracle périodique de la
+liquéfaction de son sang? Le saint fut condamné. On lui interdit de
+nouveaux miracles, et il eut pour successeur saint Antoine de Padoue.</p>
+
+<p>Trois procès eurent un grand retentissement: ceux du docteur Cirillo,
+d'Eleonora Pimentel et de la marquise de San Felice. On voulait
+sauver Cirillo qui jadis avait été le médecin de la famille royale et
+dont la réputation était européenne. «Quel âge avez-vous? lui demande
+Speziale.&mdash;Soixante ans.&mdash;Quelle est votre profession?&mdash;Médecin sous
+la monarchie, représentant du peuple pendant la République.&mdash;Et
+devant moi qui es-tu?&mdash;En ta présence, lâche, je suis un héros.»
+Condamné à mort, on lui fit entendre que, s'il demandait sa grâce au
+roi, il l'obtiendrait. Il refusa et marcha bravement à l'échafaud.</p>
+
+<p>Eleonora Pimentel, la directrice du <i>Moniteur Républicain</i>, avait
+commis la lourde faute de se moquer des mascarades du camp de San
+Germano. La reine Marie-Caroline ne lui avait pas pardonné ces
+railleries. Condamnée à mort, elle marcha froidement, demandant à
+une femme quelques épingles pour rajuster son corsage dérangé par le
+bourreau, et répétant ce vers: <i>Forsan et hæc olim meminisse juvabit</i>.</p>
+
+<p>La marquise de San Felice avait, pour sauver son amant, dénoncé
+une conspiration royaliste. Ferdinand avait juré de se venger.
+L'infortunée était enceinte. L'exécution fut ajournée. Le roi,
+perdant toute pudeur, adressa par écrit de vifs reproches à la Junte
+et prétendit que cette grossesse était simulée. Un second examen
+fut ordonné. Il confirma la grossesse. Le roi ordonna que la San
+Felice attendrait son <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> accouchement dans les prisons de
+Palerme et serait ensuite exécutée. La princesse Marie-Clémentine,
+qui s'intéressait à la prisonnière, supplia le roi son beau-père de
+lui accorder sa grâce. Ferdinand refusa brutalement et la malheureuse
+fut exécutée. Voici comment le docteur Marinelli termine sa lugubre
+énumération: «Aujourd'hui 11 septembre, a été décapitée donna Luisa
+Molinès San Felice. Cela a mis la place du marché en rumeur. Donna
+Luisa avait été mise déjà deux fois en chapelle, mais elle en était
+sortie. Cette fois elle ne l'a point échappé. Avant de marcher au
+supplice, elle s'était ouvert l'utérus: aussi a-t-il fallu la porter.
+La hache en tombant, au lieu de la tête, a frappé une épaule. À cause
+de cela le bourreau a achevé de lui couper la tête avec son couteau.»</p>
+
+<p>Pendant que s'accomplissaient ces abominables tragédies, que
+devenaient en effet les vainqueurs? La reine Marie-Caroline était
+restée à Palerme, mais sans cesser un seul instant d'exciter à la
+vengeance. Ses lettres à lady Hamilton font frémir. Pas un mot de
+pitié. Pas un sentiment de compassion! «Je vous prie de ne faire
+aucune faveur particulière, lui écrit-elle<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Go to footnote 398"><span class="smaller">[398]</span></a> le 18 juillet.»
+Et plus loin<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Go to footnote 399"><span class="smaller">[399]</span></a>: «J'espère que les membres de la Junte feront
+rase justice, ne se laissant séduire ni par les larmes, ni les
+protections, ni les richesses des parents des accusés ... Pour
+Belmonte, silence sur ce point. Si on envoie une centaine à la
+potence, j'ai calculé que l'on ira jusqu'à lui; mais si l'on n'envoie
+qu'une cinquantaine, il ne peut être du nombre, ses crimes n'étant
+pas aussi grands. Je n'en parlerai, ni n'y penserai plus, et je
+regrette seulement de vous avoir donné le plus petit embarras pour
+lui.» Quant au roi, jusqu'alors inoffensif, il subit comme un accès
+de folie furieuse. Surexcité par son entourage, poussé à bout par ses
+serviteurs, il vit rouge, comme l'écrit un de ses historiens. Voici
+comment un témoin oculaire, Cuoco<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Go to footnote 400"><span class="smaller">[400]</span></a>, l'a dépeint dans la rade de
+Naples, sur le vaisseau de Nelson, <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> car ce souverain, jadis
+si fier de ses prérogatives, n'avait pas osé descendre à terre, et
+continuait à recevoir l'hospitalité anglaise: «Le roi était sur un
+bâtiment, entouré d'autres bâtiments pleins de personnes arrêtées,
+qui mouraient sous ses yeux, tués par le resserrement du lieu dans
+lequel elles se trouvaient entassées, par le manque de nourriture et
+surtout d'eau, par l'immense quantité d'insectes, par la canicule la
+plus brûlante ... et il avilissait la majesté royale au point de se
+promener en leur présence.» Ce n'était plus un roi, mais un mannequin
+revêtu des ornements royaux!</p>
+
+<p>Ruffo et Nelson, les deux maîtres de la situation, sont assurément
+les principaux coupables, et c'est sur eux que doit retomber la
+responsabilité de ces crimes. Ruffo était en effet resté vicaire
+général, et par conséquent chef du gouvernement. On a parlé de ses
+bonnes intentions, de son impuissance à calmer la multitude, et à
+apaiser la vengeance royale; mais, puisqu'on avait abusé de son nom,
+puisqu'il ne pouvait contenir les passions déchaînées, pourquoi ne se
+retirait-il pas? Pourquoi laissait-il souiller par de nouveaux crimes
+sa pourpre cardinalice, déjà salie par les excès de la guerre civile?
+Ruffo avait soif des honneurs; et, pour en jouir il se déshonora
+par ces honteuses complaisances: aussi portera-t-il la peine de sa
+faiblesse et de son ambition aux yeux de la postérité.</p>
+
+<p>Que dire des récompenses dont furent gorgés les acolytes du
+cardinal? Tous ces bandits, tous ces assassins, tous ces chefs de
+bande devinrent capitaines ou colonels. On les combla de cadeaux
+et de pensions. On leur distribua des terres. Tous obtinrent des
+décorations. La reconnaissance royale s'étendit jusque sur les
+officiers turcs et russes qui reçurent de grands présents. Quant aux
+Anglais, ils obtinrent ce qu'ils demandèrent. La reine Marie-Caroline
+passa au cou de son amie Emma son portrait en miniature suspendu à
+un collier de diamants dont elle lui fit lire l'exergue: <i>&OElig;terna
+gratitudine</i>. Elle lui donna encore deux voitures de gala et des
+diamants pour une valeur de 150,000 guinées. Tous les capitaines
+anglais <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> reçurent des tabatières, des bagues et des montres
+enrichies de diamants. Towbridge, le héros d'Ischia, fut nommé baron,
+et Nelson, le nouveau duc de Bronte, reçut une épée, dont la garde
+en or massif disparaissait sous les diamants. C'était l'épée remise
+par Louis XIV à Philippe V lors de son départ pour l'Espagne. Elle
+aurait dû être sacrée pour un prince de la maison de Bourbon: mais ne
+fallait-il pas payer le sang versé?</p>
+
+<p>Le châtiment n'était pas éloigné. Quand on apprit les horreurs
+commises par les Sanfédistes, et les épouvantables vengeances de la
+Junte royale, ce fut par toute l'Europe comme un cri d'indignation.
+En France Aréna et Briot dénonceront ces attentats à la tribune des
+Cinq Cents. En Angleterre, malgré la popularité de Nelson, malgré
+les services éminents qu'il avait rendus à son pays, on ne put
+oublier, on n'oublia pas qu'il avait sali le drapeau anglais en
+violant une capitulation pour plaire à une courtisane royale. Fox et
+Sheridan écrasèrent de leurs invectives «ce roi insensé et l'amiral
+anglais qui s'était institué son exécuteur». Leur arrêt restera
+celui de l'histoire. Rien ne peut justifier ni Nelson, ni ceux qui
+le poussèrent à cette odieuse réaction; et comme, tôt ou tard, sont
+punis tous les crimes, n'est-il pas vrai que la justice divine a
+puni les persécuteurs, et que le petit-fils, et arrière-enfant,
+dépouillés de leur royaume, exilés, errant de ville en ville, expient
+aujourd'hui les crimes commis jadis par Ferdinand et Marie-Caroline?</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+<p class="center">CHAPITRE PREMIER<br>
+FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE</p>
+
+<p class="resume">La domination autrichienne dans le Milanais,
+<a href="#page1">1</a>. &mdash; Le parti
+ national italien,
+<a href="#page3">3</a>. &mdash; Fuite de l'archiduc Ferdinand,
+<a href="#page4">4</a>. &mdash; Entrée
+ des Français à Milan,
+<a href="#page5">5</a>. &mdash; Organisation d'un gouvernement
+ provisoire,
+<a href="#page7">7</a>. &mdash; Les premières déceptions,
+<a href="#page8">8</a>. &mdash; Les extractions
+ et les réquisitions,
+<a href="#page9">9</a>. &mdash; Insurrection de Pavie,
+<a href="#page13">13</a>. &mdash; Répression
+ de l'émeute,
+<a href="#page16">16</a>. &mdash; Brutalités et pillages,
+<a href="#page18">18</a>. &mdash; La guerre aux
+ fournisseurs,
+<a href="#page21">21</a>. &mdash; Bonaparte à Mombello,
+<a href="#page23">23</a>. &mdash; Les modérés et les
+ exaltés,
+<a href="#page26">26</a>. &mdash; Le journalisme et le théâtre,
+<a href="#page30">30</a>. &mdash; Le Ballet du
+ Pape,
+<a href="#page35">35</a>. &mdash; Les fêtes patriotiques,
+<a href="#page37">37</a>. &mdash; Les derniers partisans
+ de l'Autriche,
+<a href="#page40">40</a>. &mdash; Bonaparte se prononce en faveur des modérés,
+
+<a href="#page41">41</a>. &mdash; Les théoriciens politiques,
+<a href="#page43">43</a>. &mdash; Création de la République
+ Cisalpine,
+<a href="#page45">45</a>. &mdash; Formation territoriale,
+<a href="#page47">47</a>. &mdash; Annexion de la
+ Valteline,
+<a href="#page49">49</a>. &mdash; Prospérité apparente,
+<a href="#page51">51</a>.</p>
+
+<p class="p2 center">CHAPITRE II<br>
+LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE</p>
+
+<p class="resume">Gênes et la décadence de l'aristocratie,
+<a href="#page55">55</a>. &mdash; Politique de
+ neutralité désarmée,
+<a href="#page58">58</a>. &mdash; Violations de territoire,
+<a href="#page59">59</a>. &mdash; Affaire
+ de la Modeste,
+<a href="#page60">60</a>. &mdash; Mission de Bonaparte à Gênes en
+<a href="#page179">179</a>4,
+
+<a href="#page62">62</a>. &mdash; Intrigues de Girola et de Drake,
+<a href="#page66">66</a>. &mdash; Affaire des fiefs
+ impériaux,
+<a href="#page67">67</a>. &mdash; Les Barbets.
+<a href="#page68">68</a>. &mdash; Sac d'Arquata,
+<a href="#page69">69</a>. &mdash; Affaire
+ de Santa Margarita.
+<a href="#page71">71</a>. &mdash; Ménagements calculés de Bonaparte,
+
+<a href="#page72">72</a>. &mdash; Les démocrates et les aristocrates,
+<a href="#page78">78</a>. &mdash; Émeute du
+<a href="#page23">23</a>
+ mai
+<a href="#page179">179</a>7,
+<a href="#page77">77</a>. &mdash; Écrasement des démocrates,
+<a href="#page78">78</a>. &mdash; La mission de
+ <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> Lavalette,
+<a href="#page81">81</a>. &mdash; Le traité de Mombello,
+<a href="#page84">84</a>. &mdash; Les excès
+ des démagogues,
+<a href="#page85">85</a>. &mdash; Révolte du 4 septembre,
+<a href="#page89">89</a>. &mdash; Batailles
+ d'Albaro et de San Benigno,
+<a href="#page90">90</a>. &mdash; Création de la République
+ Ligurienne,
+<a href="#page93">93</a>.</p>
+
+<p class="p2 center">CHAPITRE III<br>
+CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE</p>
+
+<p class="resume">Grandeur et décadence de la République vénitienne,
+<a href="#page95">95</a>. &mdash; La
+ politique de neutralité désarmée,
+<a href="#page99">99</a>. &mdash; Le comte de Lille est
+ expulsé de Vérone,
+<a href="#page103">103</a>. &mdash; Violation du territoire vénitien,
+
+<a href="#page104">104</a>. &mdash; Entrée des Français à Vérone,
+<a href="#page106">106</a>. &mdash; Le podestat Ottolini,
+
+<a href="#page108">108</a>. &mdash; Ménagements calculés de Bonaparte,
+<a href="#page111">111</a>. &mdash; Négociations
+ d'alliance,
+<a href="#page115">115</a>. &mdash; Les exigences de Bonaparte,
+<a href="#page118">118</a>. &mdash; Préparatifs
+ de guerre,
+<a href="#page120">120</a>. &mdash; Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia,
+ Salo, mais ils sont écrasés,
+<a href="#page123">123</a>. &mdash; Manifeste de Battaglia,
+
+<a href="#page127">127</a>. &mdash; Les préliminaires de Leoben,
+<a href="#page131">131</a>. &mdash; Mission de Junot à
+ Venise,
+<a href="#page133">133</a>. &mdash; Les Pâques véronaises,
+<a href="#page136">136</a>. &mdash; L'assassinat de
+ Laugier,
+<a href="#page139">139</a>. &mdash; Mission Donato et Giustiniani,
+<a href="#page141">141</a>. &mdash; Punition de
+ Vérone,
+<a href="#page145">145</a>. &mdash; Transformation de la République aristocratique
+ en République démocratique,
+<a href="#page147">147</a>. &mdash; Traité de Milan,
+<a href="#page152">152</a>. &mdash; Les
+ convoitises autrichiennes,
+<a href="#page154">154</a>. &mdash; Mission Querini,
+<a href="#page155">155</a>. &mdash; Motion
+ Dumolard,
+<a href="#page157">157</a>. &mdash; Désorganisation de la nouvelle République,
+
+<a href="#page159">159</a>. &mdash; Pillages,
+<a href="#page163">163</a>. &mdash; Négociations de Campo-Formio,
+<a href="#page166">166</a>. &mdash; Les
+ instructions du Directoire et les résolutions de Bonaparte,
+
+<a href="#page169">169</a>. &mdash; Traité de Campo-Formio,
+<a href="#page173">173</a>. &mdash; Comment est accueillie la
+ nouvelle,
+<a href="#page176">176</a>. &mdash; Les scrupules de Villetard,
+<a href="#page178">178</a>. &mdash; Les dépouilles
+ de Venise,
+<a href="#page185">185</a>. &mdash; Prise de possession par les Autrichiens,
+<a href="#page186">186</a>.</p>
+
+<p class="p2 center">CHAPITRE IV<br>
+LA RÉPUBLIQUE ROMAINE</p>
+
+<p class="resume">La Papauté et la Révolution,
+<a href="#page189">189</a>. &mdash; Affaire Hugon de
+ Basville,
+<a href="#page199">199</a>. &mdash; La Convention et le pape Pie VI,
+<a href="#page191">191</a>. &mdash; Les
+ théophilanthropes,
+<a href="#page192">192</a>. &mdash; Les instructions du Directoire à
+ Bonaparte,
+<a href="#page193">193</a>. &mdash; Préparatifs de guerre,
+<a href="#page195">195</a>. &mdash; Entrée des
+ Français à Bologne,
+<a href="#page197">197</a>. &mdash; Armistice de Bologne,
+<a href="#page199">199</a>. &mdash; Prise
+ d'armes des pontificaux,
+<a href="#page202">202</a>. &mdash; Mission Mattei,
+<a href="#page203">203</a>. &mdash; Affaire de
+ Lugo,
+<a href="#page205">205</a>. &mdash; Conférences de Florence,
+<a href="#page206">206</a>. &mdash; Seconde prise d'armes
+ des pontificaux,
+<a href="#page208">208</a>. &mdash; Bataille du Senio,
+<a href="#page210">210</a>. &mdash; Négociations
+ pour la paix,
+<a href="#page213">213</a>. &mdash; Paix de Tolentino,
+<a href="#page218">218</a>. &mdash; Joseph Bonaparte
+ ambassadeur à Rome,
+<a href="#page220">220</a>. &mdash; Les mécontents se groupent autour
+ de lui,
+<a href="#page221">221</a>. &mdash; Affaire Provera,
+<a href="#page223">223</a>. &mdash; Assassinat de Duphot,
+
+<a href="#page227">227</a>. &mdash; Déclaration de guerre du Directoire,
+<a href="#page234">234</a>. &mdash; Berthier
+ est chargé de renverser le gouvernement pontifical,
+
+<a href="#page235">235</a>. &mdash; Proclamation de la République Romaine,
+<a href="#page236">236</a>. &mdash; Expulsion
+ de Pie VI,
+<a href="#page237">237</a>. &mdash; Organisation de la nouvelle République,
+
+<a href="#page239">239</a>. &mdash; Déprédations et pillages,
+<a href="#page241">241</a>. &mdash; Révolte des Français
+ contre leur général Masséna,
+<a href="#page243">243</a>. &mdash; Insurrections locales,
+
+<a href="#page245">245</a>. &mdash; Décadence et ruine prochaine de la nouvelle République,
+
+<a href="#page246">246</a>.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> CHAPITRE V<br>
+LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE</p>
+
+<p class="resume">Les Bourbons de Naples,
+<a href="#page247">247</a>. &mdash; Lazzaroni et bourgeois,
+
+<a href="#page249">249</a>. &mdash; Essai de coalition contre la France,
+<a href="#page250">250</a>. &mdash; Insulte à
+ Mackau,
+<a href="#page253">253</a>. &mdash; La Touche-Tréville dans le golfe de Naples,
+
+<a href="#page254">254</a>. &mdash; Déclaration de guerre à la France,
+<a href="#page255">255</a>. &mdash; La reine
+ Marie-Caroline et sa haine de la France,
+<a href="#page256">256</a>. &mdash; Armistice accordé
+ par Bonaparte à Pignatelli,
+<a href="#page258">258</a>. &mdash; Ménagements stratégiques
+ de Bonaparte,
+<a href="#page258">258</a>. &mdash; Nouveaux préparatifs de guerre et paix
+ de Campo-Formio,
+<a href="#page261">261</a>. &mdash; Assistance prêtée aux Anglais,
+
+<a href="#page266">266</a>. &mdash; Nouvelle déclaration de guerre à la France,
+<a href="#page268">268</a>. &mdash; Mack
+ envahit le territoire romain,
+<a href="#page269">269</a>. &mdash; Entrée du roi Ferdinand à
+ Rome,
+<a href="#page271">271</a>. &mdash; Championnet et les Français reprennent l'offensive,
+
+<a href="#page273">273</a>. &mdash; Marche contre Naples,
+<a href="#page275">275</a>. &mdash; Fuite de la famille royale,
+
+<a href="#page276">276</a>. &mdash; Entrée des Français à Naples et proclamation de la
+ République Parthénopéenne,
+<a href="#page279">279</a>. &mdash; Retraite de Macdonald,
+
+<a href="#page281">281</a>. &mdash; Révolte des Abruzzes et de la Calabre,
+<a href="#page282">282</a>. &mdash; Buffo et
+ les sanfédistes,
+<a href="#page283">283</a>. &mdash; Siège de Naples,
+<a href="#page289">289</a>. &mdash; Capitulation de
+ Naples,
+<a href="#page287">287</a>. &mdash; Nelson viole la capitulation,
+<a href="#page289">289</a>. &mdash; Les massacres
+ et les exécutions juridiques,
+<a href="#page291">291</a>. &mdash; Fin de la République
+ Parthénopéenne,
+<a href="#page299">299</a>.</p>
+
+<p class="resume">Table des matières <a href="#page301">301</a></p>
+
+<p class="p4 center smaller">Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: <i>Correspondance de</i> <span class="smcap">Bonaparte</span>, t. I,
+II, III.&mdash;<i>&OElig;uvres de</i> <span class="smcap">Napoléon</span> <i>à Sainte-Hélène</i>,
+campagnes d'Italie.&mdash;<span class="smcap">Botta</span>, <i>Histoire d'Italie de
+1789 à 1814</i>.&mdash;<span class="smcap">Cantu</span>, <i>Histoire des Italiens</i> (t.
+XI de la traduction française).&mdash;<span class="smcap">Cusani</span>, <i>Storia di
+Milano</i>.&mdash;<span class="smcap">Beccatini</span>, <i>Storia del memorabile triennale
+governo francese e se dicente Cisalpino</i>.&mdash;<i>Giornale storico del 1797
+al 1806</i>.&mdash;<i>Compendio della Storia patria della Republica Cisalpina</i>.
+(Les 38 volumes du Giornale et les 9 volumes du Compendio se trouvent
+à la bibliothèque Ambrosienne de Milan.)&mdash;<span class="smcap">Bonfadini</span>.
+<i>La Republica Cisalpina e il primo regno d'Italia</i>.&mdash;<span class="smcap">G. de
+Castro</span>. <i>Milano e la Republica Cisalpina giusta la poesie,
+le caricature ed altre testimonianze dei tempi</i>.&mdash;<span class="smcap">Verri</span>.
+<i>Storia del invasione dei Francesi nel Milanese</i>. (Rivista cont. di
+Torino, juillet-août 1850.)</p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b>2:</b> L'Autriche les redoutait tellement qu'elle avait fait
+traduire par Fontana le livre d'Arthur Young contre la France, et
+avait commandé à l'abbé Soave un ouvrage, ou plutôt un pamphlet, où
+les Français étaient représentés comme des cannibales.</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: L'archiduc Ferdinand était accusé de spéculer sur les
+grains. Le fameux peintre Gros fit sa caricature sous la forme d'un
+cochon, dont un soldat français ouvrait le ventre, pour en extraire
+le grain mal acquis. Il se vendit en un jour vingt mille exemplaires
+de ce dessin. Voir <span class="smcap">Stendhal</span>, <i>Chartreuse de Parme</i>, §
+1<sup>er</sup>.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: On lui avait adjoint le décurion Giuseppe Resta.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Lettre de Marmont à son père (Milan, 15 mai 1700)
+insérée dans les <i>Mémoires</i> du maréchal (t. I, p. 322). «Mon tendre
+père, nous sommes aujourd'hui à Milan. Hier, nous y avons fait
+notre entrée triomphale. Elle m'a donné l'idée de l'entrée à Rome
+des anciens généraux romains, lorsqu'ils avaient bien mérité de la
+patrie. Je doute que l'ensemble de l'action offrit un coup d'&oelig;il,
+un spectacle plus beau et plus ravissant. Milan est une très grande
+ville, très belle et très peuplée. Les habitants aiment les Français
+a la folie, et il est impossible d'exprimer toutes les marques
+d'attachement qu'il nous ont données.»</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Verri, cité par <span class="smcap">Cantu</span>, <i>Histoire des Italiens</i>,
+t. XI, p. 01. Cf. les premières pages de la <i>Chartreuse de Parme</i>,
+par <span class="smcap">Stendhal</span>. Ce n'est qu'un roman, mais qui, par la
+précision des détails et l'exactitude des descriptions, vaut bien des
+livres d'histoire.</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Dans sa <i>Vie de Napoléon</i> (p. 127), Stendhal est revenu
+sur ce dénuement de l'armée d'Italie. Il raconte que le lieutenant
+Robert possédait pour toute chaussure des empeignes, mais dépourvues
+de semelle. Deux officiers n'avaient à eux deux qu'un pantalon de
+Casimir couleur noisette et une longue redingote croisée sur la
+poitrine, plus trois chemises, le tout misérablement rapiécé. Ce fut
+seulement à Plaisance que ces deux officiers, qui venaient de toucher
+quelques pièces de monnaie sur leur solde arriérée, purent compléter
+leur garde-robe.&mdash;Cf. <i>Moniteur</i> du 7 juin 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: On citait alors parmi ces Milanaises M<sup>me</sup> Visconti,
+qui inspira à Berthier une passion si persistante, M<sup>me</sup> Grassini,
+qui aima Bonaparte, M<sup>me</sup> Lambert, jadis distinguée par l'empereur
+Joseph II, M<sup>me</sup> Monti, la femme du poète, M<sup>me</sup> Ruge, femme d'un
+avocat qui plus tard devint Directeur, M<sup>me</sup> Pietra Grua Marini,
+femme d'un médecin, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Il n'y eut qu'un seul homme, un acteur, Marchesi,
+qui eut le courage de rester fidèle à ses opinions. Il refusa de
+chanter au théâtre en l'honneur des Français. Voir <span class="smcap">Alfieri</span>,
+<i>Miso Gallo</i>, ép. XXIV, note 36. Le général Dupuy lui intima
+l'ordre de quitter Milan dans les vingt-quatre heures. Par grâce,
+Berthier lui permit de rester enfermé dans une maison de campagne
+qui lui appartenait. Pourtant, dès l'année suivante, Marchesi,
+qui se trouvait alors à Gênes, ne refusa pas, dans l'opéra de
+Sauli intitulé: <i>Il Trionfo della Liberta</i>, le rôle du dieu Mars
+combattant pour l'humanité oppressée. Cf. <span class="smcap">Masi</span>: <i>Parruche
+e Sanculotti</i>, p. 337. D'après <span class="smcap">Botta</span> (liv. VI, p. 430):
+«D'innombrables écrits furent publiés à la louange de Bonaparte bien
+plus qu'à la louange de la liberté. Il faut le dire, les Italiens
+se répandirent alors en adulations dégoûtantes. Celui-ci l'appelait
+Scipion, cet autre Annibal, le républicain Ranza le nommait Jupiter.»</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Arrêté du 10 mai 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: La municipalité de Milan comptait seize membres:
+Visconti, Caccianini, Serbelloni, Lattuada, Bignami, Corbetta,
+Sopransi, Poro, Verri, Pioltini, Sommariva, Sangiorgio, Crespi,
+Pelegata, Ciani, Parea.</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 322 (Milan, 24 mai 1796).
+Cf. lettre aux municipalités de Milan et de Pavie (Milan, 24
+mai 1796. <i>Corresp.</i>, t. I, p. 323): «Je désire, Messieurs, que
+l'Université de Pavie, célèbre à bien des titres, reprenne le cours
+de ses études. Faites donc connaître aux savants professeurs et aux
+nombreux écoliers de cette Université que je les invite à se rendre
+de suite à Pavie, et à me proposer les mesures qu'ils croiront utiles
+pour activer et redonner une existence plus brillante à la célèbre
+Université de Pavie.»</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 286. Milan, 17 mai 1797.</p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 298.</p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 300.</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: <i>Correspondances</i> t. I, p. 292. État des objets de
+sciences et arts désignés par le général Bonaparte pour être emportés
+à Paris.</p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Milan, 21 mai 1796. <i>Corresp.</i>, t. I, p. 312.</p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Peschiera, 1<sup>er</sup> juin 1796. <i>Corresp.</i>, t. I, p. 346.</p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Cf. Lettre au Directoire (8 mai
+1796.&mdash;<i>Correspondance</i>, t. I, p. 291). «J'ai fait passer à Torlone
+pour au moins deux millions de bijoux et d'argent en lingots,
+provenant de différentes contributions. Ils attendront là jusqu'à ce
+que vous ayez donné des ordres pour leur destination ultérieure.»</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: <span class="smcap">Alfieri</span>, <i>Misogallo</i>, épigramme LXI.
+Traduction inédite d'Hugues.</p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Modène, 17 octobre 1796. <i>Corresp.</i>, t. II, p. 58.</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 295. Lettre de Bonaparte à
+la municipalité de Milan.</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: <span class="smcap">Rosa</span>. <i>Il sacco di Pavia</i>,
+1797.&mdash;<span class="smcap">Muoni</span>. <i>Binasco</i>, studi storici, 1864.</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Ces otages, auxquels on joignit ceux de Pavie, furent
+jetés en voiture, avec escorte de cavalerie, conduits à Tortone, puis
+à Cuneo, et enfin à Nice. Ils revinrent les uns après les autres,
+mais après avoir fait très humblement leur soumission. Voir <span class="smcap">G. de
+Castro</span>, ouv. cit., t. I, p. 87-88.&mdash;Cf. <i>Correspondance</i>, t. I,
+p. 135. Lettre de Bonaparte au général Despinoy.</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Proclamation aux habitants de la Lombardie, Milan, 25
+mai 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 323.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Botta (VII, p. 473) reconnaît pour tant que les soldats
+se contentèrent de voler, de violer et de brûler: ils ne tuèrent pas.
+«N'oublions pas de dire que, parmi ces violations de la propriété,
+ces insultes à la chasteté, le sang du moins ne rougit pas les mains
+du vainqueur, sujet bien digne, je ne dirai pas de surprise, mais des
+plus grands éloges, puisque le soldat trouvait à la fois impunité et
+profit.»</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Lettre au Directoire, 1<sup>er</sup> juin 1796,
+<i>Correspondance</i>, t. II, p. 34.&mdash;L'ordre avait été donné de respecter
+les bâtiments de l'Université et les maisons des professeurs. Il fut
+scrupuleusement exécuté.</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: <span class="smcap">Lanfrey</span>, <i>Histoire de Napoléon 1<sup>er</sup></i>, t. I.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Vérone, 9 août 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 533.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: <span class="smcap">Cusani</span>. <i>Storia di Milano</i>, V, 10.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Ordre. Milan, 13 juillet 1797. <i>Correspondance</i>, t.
+III, p. 179: «Le général en chef, instruit que la tranquillité
+publique a été un moment troublée à Milan, que l'on n'y a pas vu sans
+quelque inquiétude des individus vêtus d'<i>habits dits carrés</i>, forme
+d'habillement signalée dans l'opinion comme tenant à un parti, défend
+à tout individu tenant à l'armée de porter des habits dits carrés,
+sous peine d'être arrêté et puni comme perturbateur»</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Brescia, 30 août 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 573.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Milan, 12 octobre, 1796. <i>Correspondance</i>, t. II, p.
+50.&mdash;Cf. lettre du 2 octobre (t. II, p. 29).</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: en outre, ils se donnaient le genre d'être royalistes
+et affichaient leurs espérances réactionnaires. «Les charrois sont
+pleins d'émigrés, écrivait Bonaparte. Ils s'appellent Royal-charrois
+et portent le collet vert sous mes yeux.» <i>Correspondance</i>, t. II, p.
+51.</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Milan. 1<sup>er</sup> janvier 1797. <i>Correspondance</i>, t. II,
+p. 219. Lettre à Berthier: «Je demande que ces trois employés soient
+condamnés à la peine de mort, ne devant pas être considérés comme de
+simples voleurs, mais comme des hommes qui, tous les jours, atténuent
+les moyens de l'armée.»</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Lettre du 12 octobre 1796 (t. II, p. 51): «Diriez-vous
+que l'on cherche à séduire mes secrétaires jusque dans mon
+antichambre?»</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Lettre à Garrau.&mdash;Modène, 16 octobre 1796.
+<i>Correspondance</i>, t. II, p. 56. «De tous côtés, on réclame contre
+la Compagnie Flachat; tous ses agents sont d'un incivisme si marqué
+que je suis fondé à croire qu'une grande partie sert d'espions à
+l'ennemi.»&mdash;Cf. Lettre au Directoire, Forli. 3 février 1797 (t. II,
+p. 303): «Vous ne souffrirez pas que ces voleurs de l'année trouvent
+leur refuge à Paris ... Si l'on ne trouve pas moyen d'atteindre la
+friponnerie manifestement reconnue de ces gens-là, il faut renoncer
+au règne de l'ordre, à l'amélioration de nos finances, et à maintenir
+une armée aussi considérable en Italie.»</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Cf. <i>Correspondance</i>, 11 octobre 1796 (t. II, p.
+45).&mdash;17 octobre 1796 (t. II, p. 59).&mdash;11 mai 1797 (t. III, p. 47).</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Milan, 11 juin 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 387.»</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Cf. Lettre du 8 octobre 1796 (<i>Correspondance</i>, t.
+II, p. 43) adressée à l'administration générale de la Lombardie:
+«J'approuve le zèle qui anime le peuple de Lombardie. J'accepte
+les braves qui veulent venir avec moi participer à notre gloire
+et mériter l'admiration de la postérité; ils seront reçus par les
+républicains français comme des frères qu'une même raison arme contre
+leur ennemi commun. La liberté de la Lombardie, le bonheur de leurs
+compatriotes, seront la récompense de leurs efforts et le fruit de la
+victoire.»</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: À l'administration générale de la Lombardie. Lettre
+écrite de Gratz, le 12 avril 1797. (<i>Correspondance</i>, t. II, p. 483.)</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Lettre à Lalande, Milan, 5 décembre 1796
+(<i>Correspondance</i>, t. II, p. 138). Curieuse dissertation sur les
+avantages de l'astronomie: «Partager une nuit entre une jolie femme
+et un beau ciel, le jour à rapprocher ses observations et ses calculs
+me paraît être le bonheur sur la terre.» Voir une autre lettre de
+Napoléon à Lalande, directeur de l'Observatoire, qui lui avait
+recommandé l'astronome Cagnoli: «Mombello, 10 juin 1797. (<i>Corresp.</i>,
+t. III, p. 102): Si le célèbre astronome Cagnoli, ou quelqu'un de
+ses collègues, avait été froissé par les événements affligeants qui
+se sont passés dans cette ville (Vérone), je les ferais indemniser.
+Je saisirai toutes les occasions pour faire quelque chose qui vous
+soit agréable, et pour vous convaincre de l'estime et de la haute
+considération que j'ai pour vous. Avant de finir, je dois vous
+remercier de ce que votre lettre me mettra peut-être à même de
+réparer un des maux de la guerre, et de protéger des hommes aussi
+estimables que les savants de Vérone.»</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, t. I, p. 150.</p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: C'est d'eux que Bonaparte parlait quand il écrivait
+au Directoire (Milan, 20 octobre 1796, t. II, p. 28): «Le peuple
+de la Lombardie se prononce chaque jour davantage, mais il est une
+classe très considérable qui désirerait, avant de jeter le gant à
+l'Empereur, d'y être invitée par une proclamation du gouvernement,
+qui fût une espèce de garant de l'intérêt que la France prendra à ce
+pays-ci à la paix générale.»</p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>. <i>Histoire de Venise</i>. Pièces
+justificatives, t. VII, p. 392.</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: <span class="smcap">Botta</span>. Ouv. cit., liv. XII, p. 46.</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: Bonaparte connaissait parfaitement la situation, si
+l'on en juge par cette lettre, par lui adressée au Directoire, le 28
+décembre 1796: «Il y a en ce moment-ci en Lombardie trois partis:
+1<sup>o</sup> celui qui se laisse conduire par les Français; 2<sup>o</sup> celui qui
+voudrait la liberté et montre même son désir avec quelque impatience;
+3<sup>o</sup> le parti ami des Autrichiens et ennemi des Français. Je soutiens
+et j'encourage le premier, je contiens le second et je réprime le
+troisième.»</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: <span class="smcap">Cante</span>. <i>Histoire des Italiens</i>, liv. XI, p.
+67.</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: <i>Nozioni democratiche per uso della scuole
+normali.&mdash;Pensieri di un republicano sulla pubblica et privata
+félicita.&mdash;Elementi republicani, par Cavriani.&mdash;Dottrina degli
+antichi sulla liberta.&mdash;Della sovranita del popolo.&mdash;Un republicano
+che fu nobile agli ex nobili.</i></p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Voir <span class="smcap">B. Giovio</span>. <i>La conversione politica o
+lettere ai Francesi. Corresp. 1799</i>, let. XIV.&mdash;cf. <span class="smcap">Giovanni de
+Castro</span>, ouv. cit., p. 129.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: <span class="smcap">Beccatini</span>, ouv. cité, I, 23. «Distruggere
+tutte le religioni existenti nel nostro piccolo globo, rovesciare
+tutti i troni d'Europa.»</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: <i>Correspondance</i>, II, 132 (25 novembre 1796).</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: <span class="smcap">Ernesto Masi</span>. <i>Parruche e sanculotti nel
+secolo</i> XVIII. Milan 1886. Voir pages 271-344. Il teatro Giocobino
+in Italia.&mdash;Cf. <span class="smcap">Paglici-Brozzi</span>: <i>Sul Teatro giacobino e
+antigiacobino in Italia,</i> 1796-1805, Milan, 1887.&mdash;<span class="smcap">Marcellin
+Pellet</span>. <i>Le théâtre de la Cisalpine</i> (Revue politique et
+littéraire, 21 avril 1888).</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Il n'est que juste de reconnaître que les partisans de
+l'ancien régime avaient donné le mauvais exemple. En 1791, avait été
+représenté à Milan <i>Il Cagliostro</i>, par Natale Boriglio; en 1792,
+<i>Voltaire muore come un disperato in Parigi</i> par le même; en 1793,
+<i>la Morte di Luigi XVI</i>, par Tommasso de Terni; en 1794, <i>la Morte di
+Maria Antonietta d'Austria</i>, par le même, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Voici le titre exact de ces rhapsodies, auxquelles
+Pindemonte n'hésitait pourtant pas à reconnaître une grande valeur.
+Il les appelait «l'eccellente lezione di morale republicana». 1<sup>o</sup>
+<i>E meglio una volta che mai, ossia l'aristocratia vinta della
+persuasione</i>.&mdash;2<sup>o</sup> <i>Il republicano si conosce alle azioni, ossia lo
+secolo dei buoni costume</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: <span class="smcap">Augusto Aglebert.</span> <i>I primi martiri della
+liberta italiana.</i> Une complainte fut composée en leur honneur. En
+voici deux couplets:</p>
+
+<div class="poem10">
+<p>O di nostra liberta<br>
+ Primi martiri ed eroi,<br>
+ Questo a voi, cantiamo a voi<br>
+ Inno sacro alla pieta.</p>
+
+<p>L'innocente vostro sangue<br>
+ Avia, presto, avia vendetta<br>
+ E tremonte già l'aspette<br>
+ La Romana crudeltà.</p>
+</div>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: <i>I tempi dei Legati e dei Pistrucci</i>, acte III, scène
+XXIII.&mdash;Io, o cielo ... Etieni anche sull Alpi i distruttori dei
+tiranni? Avanzateei, o Francesi, e vendicate l'offesa umanita.»</p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: <i>Il ballo del Papa, ossio il generale Colli a Roma</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: <span class="smcap">Giovanni De Castro</span>, ouv. cit., p. 120. Cf.
+<span class="smcap">Masi</span>. <i>Parruche e sanculotti</i>, p. 272.</p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: <span class="smcap">Fumagalli</span>. <i>L'ultimà messa celebrata nello
+chiesa della Rosa</i>, 1851.</p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: <span class="smcap">Cusani</span>. <i>Storia di Milano</i>, V, 54.</p>
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: <i>Scapatto al remo e al tiberin capestro</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: <i>Milano in uniformo republicano, ossia Ribattezamento
+delle porte, piazze, contrade, Milan</i>, sans date, cité par <span class="smcap">de
+Castro</span>, 129.</p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: <span class="smcap">Cusani</span>. <i>Storia di Milano</i>, V, 54.</p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: <span class="smcap">Giovanni de Castro</span>, ouv. cit., p. 92.</p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: <span class="smcap">Minola</span>, <i>Diario</i> 1796.&mdash;<span class="smcap">Cusani</span>,
+<i>Storia di Milano</i>, V, 51.</p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: <span class="smcap">Giovanni de Castro</span>, ouv. cit., p. 101.</p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: <span class="smcap">Minola</span>, <i>Diario 1797</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: L'&oelig;uvre principale de Pertusati se nomme <i>Meneghin</i>,
+c'est-à-dire Polichinelle, <i>sott' ai Francesi</i>. M. de Castro en a
+donné plusieurs extraits dans son <i>Milano e la Republica cisalpina</i>
+(1879). Sur Pertusati on peut encore consulter: <span class="smcap">Cenni</span>,
+<i>sulla vita et sugli scritti del conte F. Pertusati</i>. Milan, 1823.</p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Voir dans la <i>Chartreuse de Parme</i>, de Stendhal, le
+curieux portrait du comte del Dongo, enfermé dans son château de
+Grianta.</p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: Curieuse lettre de Bonaparte à Talleyrand, 20 septembre
+1797 (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 342): «Que l'on ne s'exagère
+pas l'influence des prétendus patriotes Piémontais Cisalpins et
+Génois; et que l'on se convainque bien que, si nous retirions d'un
+coup de sifflet notre influence morale et militaire, tous ces
+prétendus patriotes seraient égorgés par le peuple. Il s'éclaire, il
+s'éclairera tous les jours davantage, mais il faut le temps et un
+long temps.»</p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: Lettre au Congrès d'État de la Lombardie.
+(<i>Correspondance</i>, t. II, p. 157.)</p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, t. I, p. 175.</p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Lettre à Talleyrand. Passariano, 10 septembre 1797.
+<i>Correspondance</i>, t. III, p. 313.</p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: Id. <i>Id.</i></p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Cité par <span class="smcap">Barante</span>. <i>Histoire du Directoire</i>, t.
+II, p. 505.</p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, 8 mai 1797
+(<i>Corresp.</i>, t. III, p. 30): «Je fais rédiger ici, par quatre comités
+différents, toutes les lois militaires, civiles, et administratives
+qui doivent accompagner la Constitution. Je ferai pour la première
+fois tous les choix, et j'espère que, d'ici à vingt jours, toute la
+nouvelle République Italienne sera parfaitement organisée, et pourra
+marcher toute seule.»</p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: Curieuse lettre de Bonaparte, au Directoire, 8 mai 1797
+(<i>Corresp.</i>, t. III, p. 30): «Mon premier acte a été de rappeler
+tous les hommes qui s'étaient éloignés craignant les suites de la
+guerre. J'ai engagé l'administration à concilier tous les citoyens et
+à détruire toute espèce de haine qui pourrait exister. Je refroidis
+les têtes chaudes et j'échauffe les froides. J'espère que le bien
+inestimable de la liberté donnera à ce peuple une énergie nouvelle
+et le mettra dans le cas d'aider puissamment la République française
+dans les guerres futures que nous pourrons avoir.»</p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Proclamation aux Lombards, Mombello, 29 juin 1797.
+(<i>Correspondance</i>, t. III, p. 152.)</p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Cf. le très curieux programme d'une fête célébrée plus
+tard, le 14 juillet 1797. (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 179.)</p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: On composa sur cette cérémonie divers écrits
+satiriques: <i>L'imperatore, l'arciduca e il conte di Wilzek (1797).
+L'arciduca Ferdinando spectatore incognito alla gran festa della
+federazione e dialogo fra lui e Carpanino</i>(1797).&mdash;De nombreux
+sonnets furent également improvisés. On les conserve à la
+bibliothèque Ambrosienne. Cf. <span class="smcap">de Castro</span>, I, 160.</p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Cf. divers ordres de police pour la Cisalpine
+(<i>Corresp.</i>, III, 18) contre les étrangers, même les Français,
+astreints à se faire inscrire à la police;&mdash;contre tous les citoyens
+non militaires porteurs de cocarde;&mdash;contre les Italiens, non
+Cisalpins, qui porteraient indûment les couleurs italiennes, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: Lettre de Bonaparte aux chefs des trois ligues Grises.
+Milan, 11 novembre 1797. <i>Corresp.</i>, t. III, p. 433.</p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Proclamation de Bonaparte. Milan, 14 mai 1797
+(<i>Correspondance</i>, t. III, p. 47). «C'est à vous qu'il appartient
+de consolider la liberté de votre pays. C'est le soldat qui fonde
+les républiques: c'est le soldat qui les maintient. Sans armée,
+sans force, sans discipline, il n'est ni indépendance politique, ni
+liberté civile. Quand un peuple entier est armé et veut défendre sa
+liberté, il est invincible.» Suit le projet d'organisation des gardes
+nationales.</p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Bonaparte ne se faisait pourtant pas illusion sur
+son &oelig;uvre, si du moins on en juge par cette lettre à Talleyrand
+(Passariano, 7 octobre 1797, t. III, p. 370): «Je n'ai point eu,
+depuis que je suis en Italie, pour auxiliaire l'amour des peuples
+pour la liberté et l'égalité, ou du moins cela a été un auxiliaire
+très faible. Mais la bonne discipline de notre armée, le grand
+respect que nous avons tous eu pour la religion, que nous avons porté
+jusqu'à la cajolerie pour ses ministres; de la justice; surtout une
+grande activité et promptitude à réprimer les malintentionnés et à
+punir ceux qui se déclaraient contre nous, tel a été le véritable
+auxiliaire de l'armée d'Italie. Voilà l'historique. Tout ce qui est
+bon à dire dans des proclamations, des discours imprimés sont des
+romans.»</p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: Proclamation de Bonaparte au peuple Cisalpin. Milan, 11
+novembre 1797. <i>Corresp.</i>, t. III, p. 431.</p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Mémoire servant d'instructions pour le citoyen
+Tilly.&mdash;Projet d'une diversion imprévue en Italie et en Allemagne.
+Ces deux mémoires, conservés aux Archives nationales, ont été
+analysés par <span class="smcap">Iung</span>: <i>Bonaparte et son temps</i>, t. I, p. 419.</p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: <span class="smcap">Iung</span>, ouv. cit., t. I, p. 416.</p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: «Il s'agit de savoir si la République de Gênes veut ou
+ne veut point renvoyer de ses États le nommé Tilly et tous les autres
+agents ou suppôts de la Convention soi-disant nationale ... et la
+remise des propriétés de la France à Gênes ... sinon le blocus aura
+lieu, et la destruction du commerce de Gênes sera complète.» Cité par
+<span class="smcap">Iung</span>, t. I, 417.</p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: C'est sans doute à ce moment et probablement dans les
+bureaux de Tilly que fut composée, à Gênes, une chanson contre les
+Anglais, dont M. Boccardi, le savant professeur de l'Université de
+Gênes, cite le couplet suivant dans ses <i>Imbreviature di Giovanni
+Scriba:</i></p>
+
+<p class="poem10">
+ Les Génois avaient dit entre eux:<br>
+ Les Anglais sont de f... gueux;<br>
+ Ne dansons désormais<br>
+ Aucun pas anglais;<br>
+ Dansons la Carmagnole,<br>
+ Vive le son, vive le son!<br>
+ Vive le son du canon!</p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Iung</span>, t. I, 433.</p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Instructions de Ricord à Bonaparte (<span class="smcap">Iung</span>, t.
+I, 437).</p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: <span class="smcap">Correspondance</span>, I, 110.</p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: <i>Id.</i>, 10 avril 1796, I, 120. Cf. lettre du 26 avril
+au Directoire (I, 180): «Quant à Gênes, vous serez le maître de
+prescrire ce que vous voulez qu'on fasse. Il serait bon, pour
+l'exemple, que vous exigiez de ces messieurs quelques millions. Ils
+se sont conduits d'une manière horrible à notre égard.»&mdash;<i>Id.</i>, 20
+avril, t. II, 207.</p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Ces lettres sont remarquables par le ton de confiance
+et d'intimité qui y règne. Voir notamment lettre du 1<sup>er</sup> avril
+1797, <i>Correspondance</i>, t. I, p. 120.</p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Deux de ces fiefs repoussèrent toutes les ouvertures
+de Girola. Pour les récompenser, Bonaparte leur accorda une sorte
+d'immunité. «Il n'y sera frappé aucune réquisition, à moins d'ordres
+particuliers. Défense sera faite par le général en chef de l'armée
+d'Italie, aux différents employés de la République française, de
+donner aucune espèce d'ordre dans ces susdits fiefs.» Tortone, 13
+juin 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 307.</p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, le 11 juin 1796.
+<i>Corresp.</i>, I, 415. «Les grands chemins de Gênes à Novi ont été
+couverts de nos courriers et de nos soldats assassinés. Les
+assassins, protégés dans la République, se vantaient publiquement ...
+du nombre d'hommes qu'ils avaient assassinés. On espérait que tant de
+raisons d'inquiétude ralentiraient notre marche et nous obligeraient
+à affaiblir notre corps d'armée.»</p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: Voir dans la <i>Correspondance</i> un rapport en date
+de Tortone, 13 juin 1796: «Le général en chef porte plainte à la
+commission militaire contre le seigneur d'Arquata, M. Augustin
+Spinola, comme étant le chef de la rébellion qui a eu lieu à
+Arquata, où il a été assassiné plusieurs soldats, déchiré la cocarde
+tricolore, pillé les effets de la République, et arboré l'étendard
+impérial.... Il demande que la commission militaire le juge
+conformément aux lois militaires....»</p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Lettre de Bonaparte à Faypoult (7 juin 1796).
+<i>Correspondance</i>, t. I, p. 375: «... Je suis instruit que le ministre
+de l'Empereur à Gênes excite les paysans à la révolte et leur fait
+passer de la poudre et de l'argent. Si cela est, mon intention est de
+le faire arrêter dans Gênes même.»</p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Ordre du jour du 11 juin 1790. <i>Corresp.</i>, I, 101.
+On peut rapprocher du cet ordre du jour la lettre du 16 juin
+(<i>Correspondance</i>, I, 410) adressée au gouverneur de Novi: «Vous
+donnez refuge aux brigands, les assassins sont protégés sur votre
+territoire; il y en a aujourd'hui dans tous les villages. Je vous
+requiers de faire arrêter tous les habitants des fiefs impériaux qui
+se trouvent aujourd'hui sur votre territoire. Vous me répondrez de
+l'exécution de la présente réquisition. Je ferai brûler les villes et
+les maisons qui donneront refuge aux assassins ou ne les arrêteront
+pas.»</p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: <i>Correspondance</i>, 16 juin 1796, I, 405.</p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: <i>Correspondance</i> t. I, p. 453. Roverbella, 5 Juillet
+1796: «Si la République de Gênes continue de se conduire comme elle
+aurait dû ne jamais cesser de le faire, elle évitera les malheurs
+qui sont prêts à tomber sur elle. Il nous faut quinze millions
+d'indemnité pour les bâtiments que, depuis cinq ans, elle laisse
+prendre sur sa côte... Mes troupes sont en marche. Avant cinq jours
+j'aurai 18,000 hommes sous Gênes.»</p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Voir <i>Correspondance</i> de Bonaparte, II, 33 (2 octobre
+1796): «Il est une autre négociation qui devient indispensable:
+c'est un traité d'alliance avec Gênes.» <i>Id.</i>, II, 42&mdash;(8 octobre):
+«Environné de peuples qui fermentent, la prudence veut qu'on se
+concilie celui de Gênes jusqu'à nouvel ordre.»&mdash;<i>Id.</i>, II, 46&mdash;(11
+octobre): «Je reviens à mon principe en vous engageant à traiter
+avant un mois avec Gênes.»</p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Curieuse lettre du 15 juin 1796, adressée par
+Bonaparte à Faypoult: «Nous avons établi beaucoup de batteries sur
+la rivière de Gênes. Il en faudrait vendre aujourd'hui les canons et
+les munitions aux Génois, afin de ne pas avoir à les garder, et de
+pouvoir cependant les trouver en cas de besoin.» Est-il possible de
+traiter avec plus de désinvolture un gouvernement étranger!</p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 421. Consulter, à propos de
+ces ménagements calculés, le très intéressant article de M. Ludovic
+Sciout: <i>la République française et la République de Gênes</i>.(Revue
+des Questions Historiques, janvier 1880.)</p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 472.</p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Malgré ces protestations intéressées, Bonaparte avait
+déjà sa résolution arrêtée au sujet de Gênes. Voici, en effet, ce
+qu'il écrivait à Faypoult, dès le 20 juillet 1796, au sujet d'un
+incident vulgaire, d'une bataille des rues (<i>Correspondance</i>, t. I,
+p. 487): «Je suis aussi indigné qu'il est possible de la conduite
+insolente et ridicule de la populace de Gênes. Je ne m'attendais
+certes pas à un événement aussi extravagant; cela hâtera le
+moment.... Au reste, peut-être n'est-il pas mauvais que ces gens-là
+se donnent des torts: ils les paieront tous à la fois.»</p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: <i>Correspondance</i>, Lettre à Faypoult, du 11 juillet
+1796 (t. I, p. 472): «Faites passer promptement à Tortone tout ce qui
+se trouve chez M. Balbi. L'intention du Directoire est de réunir tout
+à Paris pour faire une grande opération financière. J'y ferai passer
+trente millions.» Cf. lettres du 22 juin 1796 (t. I, p. 421).&mdash;Du 17
+juin 1796, au général Meynier (t. I, p. 412).</p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: <i>Correspondance</i>, Milan, 21 mai 1796. I, 310. <i>Id.</i>,
+I, 311.&mdash;<i>Id.</i></p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: <i>Correspondance</i>. Lettre du 6 juillet 1796, datée de
+Roverbella: «Je pense, comme le ministre Faypoult, qu'il faudrait
+chasser de Gênes une vingtaine de familles qui, par la constitution
+même du pays, n'ont pas le droit d'y être, vu qu'elles sont
+feudataires de l'Empereur ou du roi de Naples; obliger le Sénat à
+rapporter le décret qui bannit de Gênes huit ou dix familles nobles;
+ce sont celles qui sont attachées à la France et qui ont, il y a
+trois ans, empêché la République de Gênes de se coaliser. Par ce
+moyen-là, le gouvernement de Gênes serait composé de nos amis, et
+nous pourrions d'autant plus y compter que les nouvelles familles
+bannies se retireraient chez les coalisés, et dès lors les nouveaux
+gouvernants de Gênes les craindraient comme nous craignons chez nous
+le retour des émigrés.»</p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: <span class="smcap">Marcellin Pellet.</span> La Révolution de Gênes en
+1797.&mdash;Cf. <span class="smcap">Ach. Neri.</span> <i>Un giornalista della rivoluzione
+genovese (Illustrazione Italiana, fév. 1887</i>).&mdash;<span class="smcap">Belgrano</span>,
+<i>Imbreviature di Giovanni Scriba</i> (1882).</p>
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Botta</span>, t. II, p. 451.</p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 75. Mombello, 27 mai
+1797: «Les puissances de l'Italie se joueront-elles donc toujours de
+notre sang? Je vous requiers, si, vingt-quatre heures après que mon
+aide de camp aura lu la présente lettre au Doge, les conditions n'en
+sont pas remplies dans tous ses détails, de sortir sur-le-champ de
+Gênes et de vous rendre à Tortone. Je crois qu'il est nécessaire de
+prévenir les Français établis à Gênes, qui auraient des craintes,
+qu'ils cherchent à se mettre en sûreté. Puisque l'aristocratie
+veut nous faire la guerre, il vaut mieux qu'elle se déclare
+actuellement que dans toute autre circonstance. Elle ne vivra pas dix
+jours.»&mdash;Cf. nouvelle lettre à Faypoult, du 29 mai 1797 (<i>Corresp.</i>,
+III, 80).&mdash;Cf. la lettre écrite au Directoire, de Mombello, le 30
+mai 1797, pour le mettre au courant de l'émeute du 21-23 mai, et
+lui annoncer une sévère répression, T. III, p. 81: «Les petites
+puissances d'Italie sont accoutumées depuis sept ans à vilipender les
+Français, à les laisser assassiner dans les rues et à n'avoir pour
+eux aucune espèce de considération ni de justice. Ce ne sera que par
+des exemples sévères, que par une attention soutenue du Gouvernement
+français pour faire punir les hommes qui, dans les différents États,
+prêchent la populace contre nous, que l'on parviendra à revêtir les
+citoyens français des mêmes égards que l'on a eus pour les sujets des
+autres puissances.» <span class="smcap">Lavalette</span>. <i>Mémoires</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 75, Mombello, 27 mai
+1797.&mdash;Cf. t. III, p. 84, Lettre du 1<sup>er</sup> juin 1797, adressée au
+Directoire pour lui annoncer qu'il va «faire peur» au Gouvernement
+génois, et lettre du 3 juin (t. III, p. 90) où il rend compte de la
+mission de Lavalette.</p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 1<sup>er</sup>
+Juin 1797 (<i>Corresp.</i>, t. III, p. 81) «Aujourd'hui arrivent à Tortone
+3 à 4,000 hommes que j'y ai envoyés. Je les ferai soutenir au besoin
+par les 8,000 Piémontais qui sont à Novare, comme nous en sommes
+convenus avec l'envoyé du roi de Sardaigne.»</p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 3 juin
+1797 (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 90): «Mon aide de camp Lavalette a
+trouvé le peuple de Gênes extrêmement divisé. Les charbonniers et les
+portefaix ameutés, payés et armés par le Sénat, paraissent animés au
+dernier point contre les Français; le reste du peuple, spécialement
+les négociants et les marchands, extrêmement bien disposés pour la
+République Française, dont ils espèrent quelques modifications dans
+leur gouvernement.»</p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Les conditions en sont énumérées dans la
+<i>Correspondance</i>, t. III, p. 94.</p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Lettre du 7 juin 1797 adressée au Doge, pour l'avertir
+que la convention est signée et lui communiquer la liste du
+gouvernement provisoire de vingt-deux membres (<i>Correspondance</i>, t.
+III, p. 109). Même date, lettre à Faypoult (III, 102).</p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Voir la relation adressée par un certain Poggi, dans
+le style emphatique de l'époque, à la Société d'instruction populaire
+de Milan: «Le peuple entier nageait dans les douceurs réservées
+aux purs républicains, si l'on en excepte le brutal oligarque qui,
+accroupi dans un coin secret, mordait peut-être la poussière restée
+veuve de son or fatal, semé mal à propos. Tout à coup la voix sonore
+de la Renommée annonce que, dans le quartier du Pré, le peuple dans
+l'ivresse a planté le premier arbre de liberté. Ce fut une voix
+créatrice. Dans un instant on vit des arbres se dresser sur chaque
+place. Gênes parut un bois, car plus de cent furent plantés dans un
+jour.» Ce morceau ridicule est cité par <span class="smcap">Cantu</span>: <i>Histoire des
+Italiens</i>, t. XI, p. 98.</p>
+
+<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a>
+<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: Poggi, cité par Cantu (<i>ut supra</i>, p. 69), raconte
+ainsi, dans son absurde phraséologie, cette cérémonie d'expiation:
+«Les cendres furent livrées au vent, qui les emporta sur la mer
+Tyrrhénienne pour les confondre avec celles du livre d'or naguère
+brûlé sur les lagunes Adriatiques, et là, sur les ailes d'autres
+vents, elles furent transportées au gouffre profond de l'Achéron!»</p>
+
+<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a>
+<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 134, Mombello, 10 juin
+1797. Au gouvernement provisoire de Gênes.&mdash;Cf. <i>Giornale Ligustico</i>,
+an <span class="smcap">XIV</span>, fas. 3-4 1887. A. N. <i>La statue et une médaille
+d'André Doria</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a>
+<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Cf. La curieuse lettre du 10 juin 1797, adressée au
+gouvernement provisoire, et renfermant, avec un appel à la concorde,
+des conseils de modération et de prudence (t. III, p. 131).</p>
+
+<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a>
+<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 270. 9 septembre 1797.</p>
+
+<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a>
+<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 227.</p>
+
+<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a>
+<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Lettre de Bonaparte à Faypoult, datée de Mombello,
+27 juin 1797 (t. III, p. 152), à propos de la réunion des fiefs
+impériaux. L'article 11 du traité secret de Campo-Formio confirme
+l'annexion des fiefs impériaux: «Sa Majesté l'Empereur ne s'oppose
+pas à ce que la République française a fait des fiefs impériaux
+en faveur de la République Ligurienne. Sa Majesté réunira ses
+bons offices à ceux de la République française pour que l'Empire
+germanique renonce aux droits de suzeraineté qu'il pourrait avoir en
+Italie, et spécialement sur les pays qui font partie des Républiques
+Cisalpine et Ligurienne, ainsi que sur les fiefs impériaux.»</p>
+
+<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a>
+<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: Duphot était à Gênes depuis le 12 août. Voir lettres
+de Bonaparte à Faypoult (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 232) et à
+Berthier (III, 231).</p>
+
+<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a>
+<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 276.&mdash;Passariano, 9
+septembre 1797.&mdash;Cf. Lettre à Faypoult, du 10 septembre (t. III,
+p. 281) pour se plaindre de la faiblesse du gouvernement provisoire
+génois, et demander l'envoi d'otages à Milan.&mdash;Lettre au gouvernement
+de Gênes (10 sept.).&mdash;<i>Corresp.</i>, III, p. 285: «Agissez avec force;
+faites désarmer les villages rebelles; faites arrêter les principaux
+coupables; faites remplacer les mauvais prêtres, chassez les curés,
+ces scélérats qui ont ameuté le peuple et armé le bon paysan contre
+sa propre cause, etc.»</p>
+
+<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a>
+<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: Voir, dans la <i>Correspondance</i> (t. III, p. 284.
+Passariano, 10 septembre 1797), la curieuse lettre adressée par
+Bonaparte à l'archevêque de Gênes, pour le remercier d'une pastorale
+pacifique: «J'ai cru entendre un des douze apôtres. C'est ainsi que
+parlait saint Paul. Que la religion est respectable lorsqu'elle a des
+ministres comme vous! Véritable apôtre de l'Évangile, vous inspirez
+le respect, vous obligez vos ennemis à vous estimer et à vous
+admirer; vous convertissez même l'incrédule. Pourquoi faut-il qu'une
+Église qui a un chef comme vous ait de misérables subalternes qui ne
+sont pas animés par l'esprit de charité, de paix?» et les conseils
+de modération qu'il adressa quelques jours plus tard (Passariano, 6
+octobre, t. III, p. 366) au gouvernement provisoire.</p>
+
+<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a>
+<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: Lettre de Bonaparte au président du gouvernement
+provisoire, 6 octobre 1797. <i>Correspondance</i>, III, 366.&mdash;Cf. lettre
+du 26 septembre (<i>Corresp.</i>, III, 344) au comité des relations
+extérieures de la République Ligurienne: «Étouffez tous les ferments
+de haine qui commencent à diviser votre gouvernement. Prenez garde de
+vous désunir. La liberté a déjà assez d'ennemis dans votre pays, sans
+en accroître le nombre par une défiance mal placée....»</p>
+
+<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a>
+<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Lettre du 11 novembre 1797. <i>Corresp.</i>, t. III, p.
+420.</p>
+
+<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a>
+<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Consulter <span class="smcap">Daru</span>, <i>Histoire de Venise</i>,
+édition 1819, t. V, et surtout t. VII, avec les pièces
+justificatives;&mdash;<span class="smcap">Napoléon</span> I<sup>er</sup>, <i>Correspondance</i>, t. I,
+II, III;&mdash;<span class="smcap">Tintori</span>, <i>Raccolta chronologica raggionata di
+documenti inediti che formano la storia diplomatica della rivoluzione
+e caduta della Republica di Venezia</i>; &mdash;<span class="smcap">Cantu</span>, <i>Histoire
+des Italiens</i>, trad. Lacombe, t. XI;&mdash;<span class="smcap">Barral</span>, <i>Chute d'une
+république, Venise</i>, 1885;&mdash;<span class="smcap">Sybel</span>, <i>l'Europe pendant la
+révolution</i>, trad. Dosquet, t. IV;&mdash;<span class="smcap">Botta</span>, <i>Histoire
+d'Italie de 1789 à 1814</i>, t. I, II, III.</p>
+
+<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a>
+<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Rapport des agents français au Directoire en 1796 et
+1797. Cf. <span class="smcap">Sybel</span>, <i>Histoire de l'Europe pendant la révolution
+française</i>, t. IV, p. 190.</p>
+
+<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a>
+<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: <span class="smcap">Sybel</span>, <i>Europe pendant la révolution
+française</i>, t. IV, p. 191.</p>
+
+<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a>
+<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: <span class="smcap">Botta</span>, ouv. cit., liv. IV, p. 248.</p>
+
+<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a>
+<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Le chevalier Worsley, résident d'Angleterre à Venise,
+n'avait pas cessé de prêcher l'intervention directe. Toutes les fois
+qu'un courrier ou qu'un ambassadeur français passait par Venise pour
+se rendre en Orient, il protestait. Il aurait voulu entraîner tout de
+suite la République dans la coalition contre la France.</p>
+
+<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a>
+<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Le comte de Lille pourtant n'avait pas fait acte
+de souverain. Il vivait très retiré dans une maison de campagne
+appartenant au comte Gazzola. Il avait même poussé le scrupule
+jusqu'à ne pas faire imprimer à Vérone, ni dater de cette ville, le
+manifeste qu'il adressa aux Français, lors de son avènement.</p>
+
+<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a>
+<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: C'est à ce moment que la Russie, mécontente de cette
+expulsion, et dans l'espoir de susciter de nouvelles difficultés,
+attacha à son ambassade à Venise la principal agitateur de
+l'émigration française, le comte d'Antraigues.</p>
+
+<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a>
+<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: D'après <span class="smcap">Botta</span> (liv. VI, p. 445): «Le
+Directoire ne désirait-il pas à cet égard un refus plutôt qu'un
+consentement? Je le croirais volontiers, si je ne savais d'ailleurs
+que la docilité même de Venise n'eût pas assuré son salut.»</p>
+
+<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a>
+<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: Proclamation de Brescia, 29 mai 1796.
+<i>Correspondance</i>, t. I, p. 332.</p>
+
+<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a>
+<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 311. Lettre à Masséna.</p>
+
+<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a>
+<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Lettres de Foscarini du 31 mai et du 1<sup>er</sup> juin 1796,
+citée? par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 214.</p>
+
+<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a>
+<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Peschiera, 1<sup>er</sup>
+juin 1796 (<i>Correspondance</i>, t. I, p. 346): «Je me suis fort brouillé
+avec M. le provéditeur général sur ce que la République a laissé
+occuper par les Impériaux Peschiera, qui est une place forte, mais,
+grâce à la victoire de Borghetto, nous nous en sommes emparés, et je
+vous écris aujourd'hui de cette ville.»</p>
+
+<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a>
+<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: <span class="smcap">Botta</span>, liv. VII, p. 19.</p>
+
+<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a>
+<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: Id., Vérone, 3 juin (<i>Correspondance</i>, t. I, p.
+359): «Je n'ai pas caché aux habitants que, si le roi de France
+n'eût évacué la ville avant mon passage du Pô, j'aurais mis le feu
+à une ville assez audacieuse pour se croire la capitale de l'Empire
+français.»</p>
+
+<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a>
+<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Dès le 2 juillet le doge écrivait à Querini à
+Paris pour se plaindre de la brutalité de nos soldats, de leurs
+réquisitions incessantes et surtout «della continua dilatazione di
+truppe in nuovi puncti delo stato nostro».</p>
+
+<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a>
+<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Rapport du podestat Ottolini (15 juin 1796).</p>
+
+<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a>
+<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: Cité par <span class="smcap">Daru</span>, V, 222.</p>
+
+<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a>
+<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: Lettre d'Augereau à Bonaparte (Vérone, 31 août 1796),
+citée par <span class="smcap">Daru</span>, VII, p. 260.</p>
+
+<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a>
+<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: Dépêche citée par la <i>Raccolta chronologica</i>, etc,
+«Dans l'impossibilité de déterminer toutes les circonstances et
+de donner cours dès à présent à une chose si délicate, nous nous
+bornons à vous charger de manifester aux députés des divers cantons
+l'approbation du Sénat et la nôtre. Ils en verront un témoignage dans
+le soin qu'on a pris de leur envoyer le sergent général Noveller,
+homme de beaucoup d'expérience, qui, de vive voix, fera part à
+Votre Seigneurie de ses instructions... Il faut surtout éviter tout
+mouvement prématuré qui serait dangereux, et peut-être même fatal.»</p>
+
+<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a>
+<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: Ils se nommaient Battaglia et Erizzo. Le rapport des
+deux envoyés, daté de Vérone le 5 juin 1796, a été inséré dans le
+<i>Raccolta chronologica</i>. Il est conforme à la dépêche adressée par
+Bonaparte au Directoire le 7 juin.</p>
+
+<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a>
+<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: Milan, 7 juin 1796 (<i>Correspondance</i>, t. I, p.
+372). Cf. dépêche de Roverbella (4 juin) adressée à Lallement
+(<i>Correspondance</i>, t. I, p. 362): «Il ne faut pas cependant nous
+brouiller avec une république, dont l'alliance nous est utile.»</p>
+
+<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a>
+<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: Dépêche du Directoire à Bonaparte, <span class="smcap">Daru</span>, VII,
+253.</p>
+
+<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a>
+<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: <i>Correspondance</i>, t I, p. 362.</p>
+
+<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a>
+<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: <i>Id.</i>, p. 255.</p>
+
+<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a>
+<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: <i>Id.</i>, p. 256.</p>
+
+<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a>
+<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: Dépêche du 1<sup>er</sup> août (<span class="smcap">Daru</span>, VII, 259). «Le
+Directoire vous autorise à prendre toutes les mesures que vous vous
+êtes proposées, en attendant que les événements militaires, dont nous
+attendons l'heureuse issue, déterminent, d'une manière positive,
+notre conduite à l'égard de cette puissance.»</p>
+
+<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a>
+<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Roverbella, 7 juillet 1796, (<i>Correspondance</i>, t. I,
+p. 472): «Je reçois plusieurs rapports des assassinats qui ont été
+commis par les habitants de Ponte San Marco contre les Français. Je
+ne doute pas que vous n'y mettiez ordre le plus tôt possible; sans
+quoi ces villages se trouveraient exposés au juste ressentiment
+de l'armée et je ferai sur eux un exemple terrible. Je me flatte
+que vous ferez arrêter les coupables, et que vous placerez de
+nouveaux détachements de troupes dans cette ville pour assurer la
+communication.»</p>
+
+<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a>
+<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: Vérone, 8 juillet, (<i>Correspondance</i>, t. I, p. 463).
+«Il y a entre les troupes françaises et les Esclavons une animosité
+que les malveillants se plaisent sans doute à cimenter. Il est
+indispensable, pour éviter de plus grands malheurs, aussi fâcheux
+que contraires aux intérêts des deux Républiques, que vous fassiez
+sortir demain de Vérone, sous les prétextes les plus spécieux, les
+bataillons d'Esclavons que vous avez dans cette ville.»</p>
+
+<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a>
+<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: Castiglione, 21 juillet (<i>Correspondance</i>, t. I, p.
+489). Cette question des hôpitaux de Brescia préoccupait Bonaparte.
+Voir lettres du 28 juillet au provéditeur (<i>Corresp.</i>, t. I, p. 499),
+du 12 août (I, 538), aux représentants de la ville de Brescia, et
+du 12 août (I, 538) au provéditeur, où il impose des réquisitions
+et finit par dire: «Il est indispensable que ces fournitures soient
+faites dans la journée. À défaut de quoi je taxerai la contribution
+de la ville de Brescia à trois millions, et je serai obligé de faire
+prendre moi-même ce que vous ne fournirez pas.»</p>
+
+<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a>
+<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: Lettre au provéditeur Foscarini, 9 juillet
+(<i>Correspondance</i>, t. I, p. 465).</p>
+
+<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a>
+<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: Ordre au général Guillaume, Brescia, 30 août
+(<i>Correspondance</i>, t. I. p. 577), «de ramasser dans le lac tous les
+bâtiments appartenant aux Vénétiens, afin de pouvoir embarquer 3,500
+hommes».</p>
+
+<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a>
+<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Lettre au gouverneur de Vérone, 8 août
+(<i>Correspondance</i>, t. I, p. 532).</p>
+
+<p>Ordre du 13 juillet, à l'adjudant Général Vial (<i>Correspondance</i>, t.
+I, 473). Cf. lettre curieuse d'Ottolini au doge à propos de cette
+saisie. Il compare Bonaparte à Cromwell et à Robespierre, et parle
+avec indignation de ses soldats, <i>questi moderni vandali</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a>
+<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: Vérone, 12 juillet. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 413.</p>
+
+<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a>
+<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: Castiglione, 20 juillet. Id., t. I, p. 482. Les termes
+de cette lettre étaient peut-être exagérés, mais le fond était vrai.
+Voici comment le général Augereau rendait compte à Bonaparte des
+véritables sentiments qui animaient alors contre nous la majorité des
+Vénitiens: «Je m'aperçois et je suis même certain que les Vénitiens,
+bien loin du vouloir observer la neutralité à notre égard, préparent
+et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre nous. Je ne puis
+en douter, puisque les hostilités commencent déjà.»</p>
+
+<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a>
+<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: Milan, 20 août. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 567.</p>
+
+<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a>
+<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: Note citée par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 227. Cf.
+<span class="smcap">Sybel</span>, ouv. cit., t. IV, p. 192.</p>
+
+<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a>
+<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, p. 258.</p>
+
+<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a>
+<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: Lettre de Lallement à Bonaparte, du 20 juillet 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a>
+<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, V, p. 246.</p>
+
+<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a>
+<b><a href="#footnotetag170">170</a></b>: <span class="smcap">Barral</span>, ouv. cit. «Che non dovera dargli
+alcun ombra se il paviglione francese fu piantato sulle mure délia
+Veneta citta.»</p>
+
+<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a>
+<b><a href="#footnotetag171">171</a></b>: Ce fut à ce moment que la Prusse, par l'intermédiaire
+de son représentant à Paris, baron de Sandoz-Rollin, offrit son
+alliance à Venise. Cette proposition était intéressée. La Prusse
+cherchait à contre-balancer l'influence autrichienne et à prendre
+pied en Italie; mais l'alliance prussienne aurait sans doute sauvé
+Venise. Le Sénat, toujours par égard pour la neutralité, eu grand
+tort de la rejeter.</p>
+
+<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a>
+<b><a href="#footnotetag172">172</a></b>: Milan, 8 décembre 1796. <i>Correspondance</i>, t. II, p.
+149. Cf. lettre analogue, du 10 décembre (t. II, p. 156), adressée
+au même Battaglia: «Je vous demande seulement que vous vouliez bien
+engager les gouverneurs qui sont sous vos ordres, lorsqu'ils auront
+des plaintes à me faire, qu'ils m'indiquent simplement ce qu'ils
+voudraient que l'on fît, sans le noyer dans un tas de fables.»</p>
+
+<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a>
+<b><a href="#footnotetag173">173</a></b>: Confirmation de ce renseignement dans une lettre de
+Bonaparte au Directoire. Milan, 6 décembre 1796 (<i>Correspondance</i>, t.
+II, p. 141).</p>
+
+<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a>
+<b><a href="#footnotetag174">174</a></b>: Milan, 2 octobre 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a>
+<b><a href="#footnotetag175">175</a></b>: Lettre au Directoire, Milan, 28 décembre (<i>Corresp.</i>,
+t. II, p. 204): «Les Vénitiens ayant accablé de soins l'armée du
+général Allvintzy, j'ai cru devoir prendre une nouvelle précaution en
+m'emparant du château de Bergame, qui domine la ville de ce nom et
+empêcherait les partisans ennemis de venir gêner notre communication
+entre l'Adda et l'Adige.»</p>
+
+<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a>
+<b><a href="#footnotetag176">176</a></b>: Lettre à Battaglia, du 1<sup>er</sup> janvier 1797 (t. II, p.
+221).</p>
+
+<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a>
+<b><a href="#footnotetag177">177</a></b>: Même lettre: «Engagez le provéditeur à être un peu
+plus modeste, plus réservé et un peu moins fanfaron, lorsque les
+troupes françaises sont éloignées de lui. Engagez-le à être un peu
+moins pusillanime, à se laisser un peu moins dominer par la peur à
+la vue du premier peloton français.» Par contre, grands éloges à
+l'évêque de Bergame.</p>
+
+<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a>
+<b><a href="#footnotetag178">178</a></b>: Lettre à Battaglia, Vérone, 26 janvier 1797
+(<i>Correspondance</i>, t. II, p. 281).</p>
+
+<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a>
+<b><a href="#footnotetag179">179</a></b>: Mantoue, 6 mars (<i>Corresp.</i>, t. II, p. 367). Cf.
+lettre du 24 mars (t. II, p. 415). Bonaparte, qui est alors engagé
+dans les défilés de l'Allemagne, ne cherche qu'à gagner du temps, et
+il le dit expressément.</p>
+
+<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a>
+<b><a href="#footnotetag180">180</a></b>: Bassano, 10 mars 1797 (<i>Corresp.</i>, t. II, p. 373).</p>
+
+<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a>
+<b><a href="#footnotetag181">181</a></b>: Goritz, 21 mars 1797 (<i>Corresp.</i>, t. II, p. 406).</p>
+
+<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a>
+<b><a href="#footnotetag182">182</a></b>: Lettre de Goritz, 21 mais 1797 (<i>Corresp.</i>, t. II, p.
+415): «Le grand point dans tout ceci est de gagner du temps.»</p>
+
+<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a>
+<b><a href="#footnotetag183">183</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Daru</span>, t. VII, p. 267.</p>
+
+<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a>
+<b><a href="#footnotetag184">184</a></b>: Voir le rapport d'un émissaire, Stephani, envoyé à
+Milan par Ottolini (10 mars 1797).</p>
+
+<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a>
+<b><a href="#footnotetag185">185</a></b>: Ce rapport, qui a été conservé, est fort curieux. On
+y accuse Bonaparte d'une ambition effrénée: il aurait, paraît-il,
+«voler esse il Cromwell della Italia».</p>
+
+<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a>
+<b><a href="#footnotetag186">186</a></b>: Leurs dépêches au Sénat ont été publiées par
+<span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 303-313. Cf. lettre de Bonaparte au
+Directoire (<i>Correspondance</i>, t. II, p. 415). «J'ai dit à M. Pesaro
+que le Directoire exécutif n'oubliait pas que la République de Venise
+était l'ancienne alliée de la France, que nous avions un désir bien
+formel de la protéger de tout notre pouvoir... que nous ne soutenions
+pas les insurgés; qu'au contraire je favoriserais les démarches que
+ferait le gouvernement.»</p>
+
+<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a>
+<b><a href="#footnotetag187">187</a></b>: Rapport d'Antonio Turini, syndic du Val-Sabbia (4
+avril 1797).</p>
+
+<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a>
+<b><a href="#footnotetag188">188</a></b>: Déclaration du Doge: «Le Sénat n'a pas appris sans
+surprise et sans indignation qu'un acte signé du nom du provéditeur
+Battaglia, essentiellement faux et contenant des principes en tout
+contraires à ceux que le gouvernement vénitien professe pour le
+gouvernement français, était colporté partout. Il entendait le
+démentir et le proclamait une embûche opposée aux tendances continues
+de la Seigneurie.»</p>
+
+<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a>
+<b><a href="#footnotetag189">189</a></b>: Lettre de Schetting, <i>Corresp.</i>, t. II, 458.</p>
+
+<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a>
+<b><a href="#footnotetag190">190</a></b>: Id., <i>id.</i></p>
+
+<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a>
+<b><a href="#footnotetag191">191</a></b>: Id., <i>id.</i> «Mon intention est qu'il n'y ait aucune
+espèce de trouble ni de mouvements de guerre, et je prendrai toutes
+les mesures pour maintenir la tranquillité sur les derrières de
+l'armée. Les troupes françaises continueront de vivre avec le peuple
+dans le même esprit de neutralité et de bonne intelligence, et
+je désire, dans toutes les occasions, vous donner des preuves de
+l'estime que j'ai pour vous.»</p>
+
+<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a>
+<b><a href="#footnotetag192">192</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Leoben, 16 avril.
+<i>Corresp.</i>, t. II, p. 489.</p>
+
+<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a>
+<b><a href="#footnotetag193">193</a></b>: Articles secrets des préliminaires. <i>Id.</i>, II, 497.
+Lettre de Bonaparte au Directoire (II, 489).</p>
+
+<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a>
+<b><a href="#footnotetag194">194</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire. Leoben, 19 avril
+1707. <i>Corresp.</i>, t. II, p. 501.</p>
+
+<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a>
+<b><a href="#footnotetag195">195</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 474.</p>
+
+<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a>
+<b><a href="#footnotetag196">196</a></b>: Id., id.</p>
+
+<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a>
+<b><a href="#footnotetag197">197</a></b>: Id., p. 477.</p>
+
+<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a>
+<b><a href="#footnotetag198">198</a></b>: Id., p. 476.&mdash;Cf. lettre du 11 avril au général
+Baraguey d'Hilliers (<i>Correspondance</i>, t. II, p. 479).</p>
+
+<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a>
+<b><a href="#footnotetag199">199</a></b>: <i>Correspondance</i>, II, p. 498. Cf. la curieuse lettre
+adressée par Bonaparte à Pesaro, le 11 avril (<i>Correspondances</i>,
+t. II, p. 483). «Il serait singulier que le Sénat de Venise nous
+obligeât à lui faire la guerre, dans le moment où nous sommes en paix
+avec tout le continent.»</p>
+
+<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a>
+<b><a href="#footnotetag200">200</a></b>: Rapport de Junot à Bonaparte, cité par <span class="smcap">Daru</span>,
+t. VII, p. 302.</p>
+
+<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a>
+<b><a href="#footnotetag201">201</a></b>: <i>Corresp.</i>, t. II, p. 473.</p>
+
+<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a>
+<b><a href="#footnotetag202">202</a></b>: La lettre du Doge a été donnée par <i>Daru</i>, t. V, p.
+335-338.</p>
+
+<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a>
+<b><a href="#footnotetag203">203</a></b>: D'après le rapport du provéditeur et du podestat
+(daté de Vienne, 18 avril): «il était à peu près quatre heures du
+soir lorsque, sans que rien nous en eût fait connaître la cause, on
+entendit partir du fort le plus élevé au-dessus de la ville, trois
+coups de canon à poudre qui paraissaient un signal.» D'après les
+relations françaises, Balland n'aurait ouvert le feu, qu'en apprenant
+les premiers assassinats. Les relations françaises ont été imprimées
+dans le recueil de pièces relatives aux affaires de Venise, du 22
+floréal an V.</p>
+
+<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a>
+<b><a href="#footnotetag204">204</a></b>: Rapport du général Chabran daté de Croce-Bianca.</p>
+
+<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a>
+<b><a href="#footnotetag205">205</a></b>: Rapports adressés par Kilmaine à Bonaparte, Mantoue,
+22 avril, et Vérone, 27 avril. Rapport du général Balland, Vérone, 27
+avril.</p>
+
+<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a>
+<b><a href="#footnotetag206">206</a></b>: Sur l'affaire de Laugier, voir la protestation du
+ministre Lallement. Elle a été insérée par <span class="smcap">Daru</span> dans les
+pièces justificatives de son <i>Histoire de Venise</i>, t. VII, p.
+309. Cf. lettre de Bonaparte au Directoire (Trieste, 30 avril.
+<i>Correspondance</i>, t. III, p. 12).</p>
+
+<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a>
+<b><a href="#footnotetag207">207</a></b>: Le rapport de l'officier vénitien a été cité par
+<span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 356. Cf. la relation envoyée par le Sénat à
+son ambassadeur à Paris, le 26 avril 1797.</p>
+
+<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a>
+<b><a href="#footnotetag208">208</a></b>: «Lorsqu'une révolution aussi fatale qu'imprévue a
+éclaté dans les villes au delà du Mincio, les sentiments unanimes de
+nos peuple leur ont fait prendre spontanément les armes dans la seule
+intention de comprimer la révolte et de repousser la violence des
+insurgés... Si, dans une confusion aussi grande, quelques malheurs
+sont arrivés, il ne faut les attribuer qu'à la confusion même et
+nullement à la volonté du Sénat. Empressé de satisfaire à votre
+demande, le Sénat fait rechercher pour les consigner en vos mains
+ceux qui ont osé commettre des assassinats sur les individus de
+l'armée française. Les mesures les plus efficaces sont prises pour
+en découvrir les auteurs, afin qu'ils subissent le châtiment qu'ils
+méritent.» Document cité par <span class="smcap">Barral</span>, p. 269.]
+
+<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a>
+<b><a href="#footnotetag209">209</a></b>: Eggen-Wald, 22 avril 1797 (<i>Correspondance</i>, t. III,
+p. 1).</p>
+
+<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a>
+<b><a href="#footnotetag210">210</a></b>: Trieste, 30 avril (<i>Corresp.</i>, t. III, p. 11). Cf.
+seconde lettre du même jour: «Si le sang français doit être respecté
+en Europe, si vous voulez qu'on ne s'en joue pas. Il faut que
+l'exemple de Venise soit terrible. Il nous faut du sang.»</p>
+
+<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a>
+<b><a href="#footnotetag211">211</a></b>: Voir le rapport de Dona et Giustiniani, en date du 28
+avril. Il est cité par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 367.</p>
+
+<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a>
+<b><a href="#footnotetag212">212</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 378.</p>
+
+<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a>
+<b><a href="#footnotetag213">213</a></b>: Trieste, 30 avril. <i>Correspondance</i>, t. III, p. 13.</p>
+
+<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a>
+<b><a href="#footnotetag214">214</a></b>: Rapport des envoyés vénitiens en date du 1<sup>er</sup> mai.
+Il est cité par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 379.</p>
+
+<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a>
+<b><a href="#footnotetag215">215</a></b>: Palmanova, 30 avril 1797. <i>Correspondance</i>, t. III, p.
+14.</p>
+
+<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a>
+<b><a href="#footnotetag216">216</a></b>: Lettres à Augereau, Milan, 5 mai (<i>Corresp.</i>, III,
+21). Ordre général du 6 mai (III, 27). Ordre du 8 mai (III, 31).</p>
+
+<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a>
+<b><a href="#footnotetag217">217</a></b>: Manifeste de Palmanova (<i>Corresp.</i>, t. III, p. 16).</p>
+
+<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a>
+<b><a href="#footnotetag218">218</a></b>: Lettre de Palmanova, 3 mai 1797 (<i>Corresp.</i>, t. III,
+p. 21).</p>
+
+<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a>
+<b><a href="#footnotetag219">219</a></b>: Arrêté de Milan, 6 mai 1797 (<i>Corresp.</i>, t. III, p.
+23).</p>
+
+<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a>
+<b><a href="#footnotetag220">220</a></b>: Lettre du 8 mai au Directoire (<i>Corresp.</i>, t. III,
+p. 29): «Je ne suis éloigné actuellement que d'une petite lieue de
+Venise, et je fais les préparatifs pour pouvoir y entrer de force, si
+les choses ne s'arrangent pas. J'ai chassé de la terre ferme tous les
+Vénitiens, et nous en sommes en ce moment exclusivement les maîtres.
+Il n'existe plus de lion de Saint-Marc.»</p>
+
+<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a>
+<b><a href="#footnotetag221">221</a></b>: Voici le texte de la délibération: «Vu le malheur des
+circonstances et le péril imminent de la patrie, le Sénat ayant, dans
+sa prudence, jugé nécessaire d'envoyer deux députés auprès du général
+en chef Bonaparte, pour tâcher d'éviter la ruine dont la République
+et cette capitale sont menacées, et ayant autorisé ces deux citoyens
+et l'amiral des lagunes à entrer en négociation, le Grand Conseil
+juge nécessaire d'étendre leurs pouvoirs jusqu'à traiter, même sur
+des objets qui sont de la compétence de son autorité souveraine, sous
+la réserve cependant de sa ratification.»</p>
+
+<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a>
+<b><a href="#footnotetag222">222</a></b>: Voir le rapport des commissaires (<span class="smcap">Daru</span>,
+V, 399): «Il a ajouté que dans quinze jours il serait maître de
+Venise, que les nobles Vénitiens ne se déroberaient plus à la mort
+qu'en se dispersant pour aller errer sur la terre, comme les émigrés
+français; que leurs biens dans les provinces déjà conquises allaient
+être confisqués; que les lagunes ne l'épouvantaient pas; qu'il les
+trouvait conformes à l'idée qu'il s'en était faite, et sur laquelle
+il avait arrêté ses plans. Tous nos arguments furent inutiles.» Cf.
+lettre transmise par Berthier aux députés Dona et Giustiniani, et
+confirmant tous les détails de l'entrevue (<i>Corresp.</i>, t. III, p.
+16). Lettre datée de Mestre, 2 mai 1797.</p>
+
+<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a>
+<b><a href="#footnotetag223">223</a></b>: Aussi Bonaparte n'hésitait-il pas à écrire au
+Directoire (Milan, 8 mai 1797, <i>Correspondance</i>, t. III, p. 29):
+«Le Grand Conseil a déclaré qu'il allait abdiquer sa souveraineté
+et établir la forme de gouvernement qui me paraîtrait la plus
+convenable. Il compte d'après cela y établir une démocratie, et même
+faire rentrer dans Venise 3 à 4000 hommes de troupes. Je crois qu'il
+devient indispensable que vous renvoyiez M. Querini.»</p>
+
+<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a>
+<b><a href="#footnotetag224">224</a></b>: C'est ce que constatait Bonaparte dans une dépêche
+au Directoire: Milan, 13 mai 1797 (<i>Corresp.</i> t. III, p. 41). «Les
+affaires marchent à grands pas dans Venise même, où l'emprisonnement
+des Inquisiteurs et l'effervescence populaire rendront les propriétés
+incertaines sans la présence d'une force française.»</p>
+
+<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a>
+<b><a href="#footnotetag225">225</a></b>: Il est probable que Villetard avait des instructions
+secrètes. Cf. lettre de Bonaparte à Haller (Mombello, 21 mai 1797,
+<i>Corresp.</i>, t. III, p. 61): «Villetard, qui part à l'instant pour
+Venise, a eu de moi diverses instructions verbales pour la conduite
+politique qu'il doit y tenir.»</p>
+
+<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a>
+<b><a href="#footnotetag226">226</a></b>: L'ultimatum de Villetard, ou du moins attribué à
+Villetard, a été inséré tout au long dans l'ouvrage de <span class="smcap">Daru</span>,
+t. V, p. 412, 415.</p>
+
+<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a>
+<b><a href="#footnotetag227">227</a></b>: Bonaparte tenait à ce licenciement des Esclavons. Ce
+qui semblerait indiquer qu'il connaissait à l'avance l'ultimatum
+présenté par Villetard ou du moins par ses amis, au Grand Conseil,
+c'est que, dès le 14 mai, c'est-à-dire au surlendemain de la
+révolution démocratique, il réclamait l'exécution d'une des
+conditions qui figuraient dans cet ultimatum. Voir lettre aux
+Vénitiens, datée de Milan (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 34): «Si
+vingt-quatre heures après la publication du présent ordre, les
+Esclavons n'ont pas, conformément à l'ordre qui leur a été donné
+par les magistrats de Venise, quitté cette ville pour se rendre en
+Dalmatie, les officiers et les aumôniers des différentes compagnies
+d'Esclavons seront arrêtés, traités comme rebelles, et leurs biens en
+Dalmatie confisqués.»</p>
+
+<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a>
+<b><a href="#footnotetag228">228</a></b>: Art. II du traité. Voir <i>Correspondance</i>, t. III, p.
+49.</p>
+
+<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a>
+<b><a href="#footnotetag229">229</a></b>: Mombello, 26 mai 1797 (<i>Correspondance</i>, t. III, p.
+70).</p>
+
+<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a>
+<b><a href="#footnotetag230">230</a></b>: <i>Id.</i>, id., t. III, p. 74. On peut rapprocher de cette
+lettre l'article qui parut dans le <i>Moniteur</i> du 29 mai: «Voici ce
+qu'on lit dans plusieurs journaux. Les chants joyeux de la paix
+se font entendre de toutes parts. Bientôt toute l'Europe, tout le
+globe en va retentir. L'Angleterre et Venise seules restent sur le
+champ de bataille, mais ne tarderont pas l'une à renoncer à ses
+projets ambitieux et destructeurs, l'autre à expier ses imprudentes
+perfidies.»</p>
+
+<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a>
+<b><a href="#footnotetag231">231</a></b>: Ce projet de traité se trouve dans la <i>Correspondance</i>
+(t. II, p. 267).</p>
+
+<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a>
+<b><a href="#footnotetag232">232</a></b>: Les dépêches de Querini, toutes rédigées de sa main,
+et faisant partie de sa collection, ont été léguées à Venise par son
+fils et sa fille. C'est à Venise que les a consultées M. Barral,
+qui en a tiré un excellent parti dans son <i>Histoire de la chute de
+Venise</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a>
+<b><a href="#footnotetag233">233</a></b>: Dépêche du 8 avril 1797. «Che forse si protrebbe
+ottener cosi essenziali oggeti con qualche sacrifizio in danare che
+dall'Eccelentissimo Senato fosse ancora per forsi... Di penetrare che
+sei o sette millioni di franchi sarebbero sufficienti.»</p>
+
+<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a>
+<b><a href="#footnotetag234">234</a></b>: Dépêche du 17 avril: «E che era venuto da me per veder
+se voleva far un qualque sacrifizio; che in tal caso m'assicurava che
+la questione sarebbe stata decisa a favor del mio governo.»</p>
+
+<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a>
+<b><a href="#footnotetag235">235</a></b>: Dépêche du Doge à Querini, à la date du 20 avril.</p>
+
+<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a>
+<b><a href="#footnotetag236">236</a></b>: Lettre présumée de Mombello, 30 juin 1797
+(<i>Correspondance</i>, t. III, p. 151).</p>
+
+<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a>
+<b><a href="#footnotetag237">237</a></b>: Note sur les événements de Venise, présumée de
+Mombello, 30 juin 1797 (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 156).</p>
+
+<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a>
+<b><a href="#footnotetag238">238</a></b>: <span class="smcap">Cantu</span>, liv. XI, p. 87.</p>
+
+<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a>
+<b><a href="#footnotetag239">239</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, ouv. cit., t. VII, p. 373.</p>
+
+<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a>
+<b><a href="#footnotetag240">240</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, id., 396. «Les provinces qui
+gémissaient sous le joug des Vénitiens, représentées par leurs
+députés réunis dans un congrès central, réclament de vous leur
+liberté et leur réunion à la République Cisalpine.» Cf. lettre de
+Joubert à Bonaparte, Bassano, 14 mai 1797 (<span class="smcap">Daru</span>, VII, p.
+315). Id., Vicence, 9 août 1797 (VII, p. 396).</p>
+
+<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a>
+<b><a href="#footnotetag241">241</a></b>: Arnault écrivait à Bonaparte, le 5 juin 1797:
+«La municipalité, faible et divisée, ne se regarde pas comme
+suffisamment constituée; les opérations se ressentent de ce manque de
+confiance. Composée d'un grand nombre d'hommes timides et de quelques
+hommes trop hardis, elle donne peu à espérer et beaucoup à craindre.
+Livrée à elle-même, elle passerait facilement de son inaction
+actuelle aux plus terribles abus de l'autorité révolutionnaire.»</p>
+
+<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a>
+<b><a href="#footnotetag242">242</a></b>: Mombello, 3 juillet 1797. <i>Corresp.</i> III, 167.</p>
+
+<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a>
+<b><a href="#footnotetag243">243</a></b>: Le même jour, l'arbre de la Liberté était planté dans
+toutes les villes du territoire vénitien, sauf à Udine où Bernadotte,
+qui connaissait les projets de Bonaparte, ne voulut pas se prêter à
+une indigne comédie, et aima mieux préparer les habitants à la pensée
+de leur prochain abandon.</p>
+
+<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a>
+<b><a href="#footnotetag244">244</a></b>: <span class="smcap">Marmont</span>, <i>Mémoires</i>, t. I, p. 293.</p>
+
+<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a>
+<b><a href="#footnotetag245">245</a></b>: Passariano, 6 octobre 1797, <i>Correspondance</i>, t. III,
+p. 368.</p>
+
+<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a>
+<b><a href="#footnotetag246">246</a></b>: Passariano, 6 septembre. Lettre de Bonaparte au
+ministre des relations extérieures. <i>Corresp.</i>, t. III, p. 205.</p>
+
+<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a>
+<b><a href="#footnotetag247">247</a></b>: <i>Correspondance</i>, 13 septembre, III, 295.</p>
+
+<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a>
+<b><a href="#footnotetag248">248</a></b>: Dépêche de Grimani, du 29 avril. «Il mio spirito non
+cessa di cercare vie a penetrare l'arcano de segnati preliminari di
+pace.»</p>
+
+<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a>
+<b><a href="#footnotetag249">249</a></b>: Document cité par <span class="smcap">Daru</span>, ouv. cit., t. VII, p.
+331.</p>
+
+<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a>
+<b><a href="#footnotetag250">250</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, 379.</p>
+
+<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a>
+<b><a href="#footnotetag251">251</a></b>: Id., VII, 399: «Le principal de ces objets est
+d'éloigner l'Empereur de l'Italie et d'insister sur ce qu'il s'étende
+en Allemagne. Vous concevez sans peine l'intérêt que nous y avons.
+Nous réduisons sa puissance maritime; nous le mettons en contact avec
+son ancien rival, le roi de Prusse, et nous l'écartons des frontières
+de la république, notre alliée, qui, dénuée de forces militaires, et
+située entre les états du grand-duc de Toscane et ceux de l'Empereur,
+serait bientôt influencée et subjuguée par la maison d'Autriche.»</p>
+
+<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a>
+<b><a href="#footnotetag252">252</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, 411.</p>
+
+<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a>
+<b><a href="#footnotetag253">253</a></b>: Id., VII, 420.</p>
+
+<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a>
+<b><a href="#footnotetag254">254</a></b>: Id., VII, 422.</p>
+
+<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a>
+<b><a href="#footnotetag255">255</a></b>: Passariano, 19 septembre. <i>Correspondance</i>, t. III,
+p. 309. Cf. lettre du même jour adressée au ministre des affaires
+étrangères, Id., III, 308.</p>
+
+<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a>
+<b><a href="#footnotetag256">256</a></b>: <i>Correspondance</i> III, 345.</p>
+
+<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a>
+<b><a href="#footnotetag257">257</a></b>: Lettre au ministre des affaires étrangères, 7 octobre
+1797. <i>Corresp.</i>, t. III, p. 360.</p>
+
+<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a>
+<b><a href="#footnotetag258">258</a></b>: Passariano, 25 sept. 1797, t. III, p. 337.</p>
+
+<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a>
+<b><a href="#footnotetag259">259</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, 425, donne le mot substituée. La
+<i>Correspondance</i> (t. III, p. 425) a corrigé et mis suppléé. On se
+demande pourquoi ce changement?</p>
+
+<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a>
+<b><a href="#footnotetag260">260</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, 427.</p>
+
+<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a>
+<b><a href="#footnotetag261">261</a></b>: Passariano, <i>Correspondance</i>, III, 376.</p>
+
+<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a>
+<b><a href="#footnotetag262">262</a></b>: Passariano, <i>Id.</i>, III, 390.</p>
+
+<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a>
+<b><a href="#footnotetag263">263</a></b>: &OElig;uvres de Napoléon à Sainte-Hélène. Édition de la
+<i>Correspondance</i>, t. XXIX, p. 355.</p>
+
+<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a>
+<b><a href="#footnotetag264">264</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. XXIX, p. 355.</p>
+
+<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a>
+<b><a href="#footnotetag265">265</a></b>: Un des admirateurs de Napoléon, Stendhal, n'est-il pas
+dans le vrai, lorsqu'il écrit dans sa curieuse <i>Histoire de Napoléon</i>
+(p. 270): «À l'occupation de Venise finit la partie poétique et
+parfaitement noble de la vie de Napoléon. Désormais, pour sa
+conservation personnelle, il dut se résigner à des mesures et à des
+démarches, sans doute fort légitimes, mais qui ne peuvent plus être
+l'objet d'un enthousiasme passionné.»</p>
+
+<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a>
+<b><a href="#footnotetag266">266</a></b>: Il nous faut pourtant signaler une exception. Les
+Milanais, sans doute par ressentiment héréditaire, ne témoignèrent
+que peu de sympathies à Venise. Une presse, probablement vendue, se
+permit même contre l'infortunée République de cruelles attaques.
+C'est à Milan que furent publiés divers factums très violents:
+<i>Testamento del leone Adriatico</i>, <i>Trame degli oligarchi Venedi</i>,
+<i>I delitti della Veneta aristocratia</i>, etc. À Milan furent aussi
+composées et gravées de nombreuses caricatures. L'une d'entre elles
+intitulée <i>I funeralli della republica Adricatica</i>, figure le lion de
+Saint-Marc, jambes liées et tête en bas, porté, comme un trophée de
+chasse, par des soldats français. Une autre caricature est intitulée:
+<i>Il faut danser</i>, et, en effet, le Vénitien Pantalon danse d'une
+façon grotesque, mais c'est un soldat fiançais qui lui tire la barbe.</p>
+
+<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a>
+<b><a href="#footnotetag267">267</a></b>: <span class="smcap">Alfieri</span>, <i>Conclusion du Miso Gallo</i>.
+Traduction inédite d'Hugues.</p>
+
+<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a>
+<b><a href="#footnotetag268">268</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 395.</p>
+
+<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a>
+<b><a href="#footnotetag269">269</a></b>: Voir les belles lettres d'Ugo Foscolo dans Jacopo
+Ortis. Lettre du 11 octobre 1797: «Le sacrifice de notre patrie est
+consommé: tout est perdu; et la vie, si l'on daigne nous la laisser,
+ne nous servira plus qu'à déplorer nos malheurs et notre infamie.
+Mon nom est sur la liste de proscription, je le sais: mais veux-tu
+donc que, pour me soustraire à mes oppresseurs, je me livre à des
+traîtres? Console ma mère: Vaincu par ses larmes, je lui ai obéi, et
+j'ai quitté Venise pour éviter les premières persécutions qui sont
+toujours les plus cruelles.» Lettre du 13 octobre: «Dans quel lieu
+chercherai-je un asile? Sera-ce dans l'Italie, cette terre prostituée
+qui devient sans cesse le prix de la victoire? Pourrais-je voir
+devant mes yeux ces hommes qui nous ont dépouillés, insultés, vendus,
+et ne pas répandre des larmes de colère? Dévastateurs des peuples,
+ils se servent de la liberté, comme les papes se servaient des
+croisades... Et ces autres misérables, ils ont acheté notre esclavage
+et reconquis, au prix de l'or, ce qu'ils avaient lâchement perdu par
+les armes. Ah! pourquoi nous faire voir et sentir la liberté, pour
+nous la ravir ensuite pour toujours et avec tant d'infamie!»</p>
+
+<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a>
+<b><a href="#footnotetag270">270</a></b>: Le discours de Villetard est rapporté par
+<span class="smcap">Botta</span>, liv. XII.</p>
+
+<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a>
+<b><a href="#footnotetag271">271</a></b>: <i>Mémoires</i> de <span class="smcap">Marmont</span>, t. I, p. 307.</p>
+
+<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a>
+<b><a href="#footnotetag272">272</a></b>: Elle a été conservée par <span class="smcap">Botta</span>, liv. XII.</p>
+
+<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a>
+<b><a href="#footnotetag273">273</a></b>: <i>Correspondance</i>, III, 399.</p>
+
+<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a>
+<b><a href="#footnotetag274">274</a></b>: Lettre conservée par <span class="smcap">Botta</span>, liv. XII, p. 101.</p>
+
+<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a>
+<b><a href="#footnotetag275">275</a></b>: Cf. <span class="smcap">Minutelli</span>, <i>Dernières cinquante années</i>,
+p. 226. Avec le catalogue des objets d'art enlevés à Venise.</p>
+
+<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a>
+<b><a href="#footnotetag276">276</a></b>: Lettre du 5 juin 1797 citée par <span class="smcap">Daru</span>
+(<i>Histoire de Venise</i>), t. VII, p. 370.</p>
+
+<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a>
+<b><a href="#footnotetag277">277</a></b>: D'après une indication de Cantu, on comptait 5.293
+canons, dont 1.518 en bronze à l'arsenal, et dans les forts 4.478
+canons dont 1.925 en bronze.</p>
+
+<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a>
+<b><a href="#footnotetag278">278</a></b>: Lettre de Bonaparte à Villetard, Milan, 2 novembre
+1797. <i>Correspondance</i>, t. III, p. 402. «Je donne ordre au général
+Sérurier de se concerter avec la municipalité pour que tout reste
+tranquille à Venise, d'employer tous les moyens pour cela, et
+de fermer même la société d'instruction publique s'il le juge
+nécessaire.»</p>
+
+<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a>
+<b><a href="#footnotetag279">279</a></b>: <span class="smcap">Gaffarel</span>, <i>La France aux îles Ioniennes.</i>
+<i>Nouvelle Revue</i>, 1880.</p>
+
+<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a>
+<b><a href="#footnotetag280">280</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 442.</p>
+
+<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a>
+<b><a href="#footnotetag281">281</a></b>: <span class="smcap">Botta</span>, ouv., cit., liv. XII.</p>
+
+<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a>
+<b><a href="#footnotetag282">282</a></b>: L'affaire Basville a été étudiée et racontée avec de
+minutieux détails par Fr. <span class="smcap">Masson</span>. Voir ses trois ouvrages:
+<i>Le cardinal de Bernis depuis son ministère.</i> <i>Le département des
+affaires pendant la Révolution.</i> <i>Les Diplomates de la Révolution.</i>
+On peut également consulter: <span class="smcap">Monti.</span> <i>In morte di Ugo
+Bassville, cantica.</i> <span class="smcap">Vicchi.</span> <i>Saggio d'un libro intitulato:
+Vincenzo Monti, le lettere e la politica in Italia dal 1750 al 1830</i>
+(1879).</p>
+
+<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a>
+<b><a href="#footnotetag283">283</a></b>: <span class="smcap">Annibale Mariotti.</span>&mdash;<i>Parlata intorno ad
+alcune imputazioni che si credino</i> (juin 1800).</p>
+
+<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a>
+<b><a href="#footnotetag284">284</a></b>: <i>Quadro storico-morali dell'Italia nazione seguita nel
+1796, e del portentoso e contemporaneo aperimente d'occhi della sagra
+imagine di Maria santissima venerata nella cattedrale di Ancona.</i></p>
+
+<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a>
+<b><a href="#footnotetag285">285</a></b>: Abominal razza di antisociali e misantropi, se dicenti
+filosofi rigeneratori.</p>
+
+<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a>
+<b><a href="#footnotetag286">286</a></b>: Milizia était né à Oria, près d'Otrante, en 1725.
+Il vécut dans la familiarité des artistes les plus célèbres et du
+ministre espagnol Azara. Il a composé un <i>Dictionnaire biographique
+des architectes</i>, des <i>Éléments d'architecture</i>, etc. Les lettres de
+Milizia ont été publiées dans les <i>Mémoires de Ricci, traduction de
+Potter</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a>
+<b><a href="#footnotetag287">287</a></b>: Bologne, 20 juin 1796. <i>Corresp.</i>, I, 413.</p>
+
+<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a>
+<b><a href="#footnotetag288">288</a></b>: Milan, 7 juin 1796, <i>Corresp.</i>, I, 377.</p>
+
+<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a>
+<b><a href="#footnotetag289">289</a></b>: <i>Id.</i>, I, p. 421.</p>
+
+<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a>
+<b><a href="#footnotetag290">290</a></b>: Cf. la curieuse lettre écrite par Marmont, alors aide
+de camp de Bonaparte, à son père (<i>Mémoires</i> du Maréchal, t. I, p.
+327): «Enfin, la voix de la raison a été entendue, et le gouvernement
+renonce à une expédition aussi ridicule que dangereuse par ses
+suites. Nous n'irons pas à Rome. Notre armée n'était pas assez
+forte pour la diviser ainsi, et les dix mille hommes jetés au fond
+de la botte n'entraîneront point la grande armée dans des malheurs
+incalculables. Le plan sage, si bien conçu, de Bonaparte est adopté.
+Nous reprendrons incessamment l'offensive. Car c'est le moyen le plus
+sûr de triompher.»</p>
+
+<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a>
+<b><a href="#footnotetag291">291</a></b>: Armistice entre la République française et le Pape
+(<i>Correspondance</i>, I, 426). Bonaparte avait, dès le 7 juin, résolu
+les conditions de cet armistice. Curieuse lettre au Directoire
+(<i>Correspondance</i>, t. I, p. 371).</p>
+
+<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a>
+<b><a href="#footnotetag292">292</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Pistoïa, 26 juin
+1796. <i>Corresp.</i>, I, 431: «Cette manière de négocier à trois est
+absolument préjudiciable aux intérêts de la République, parce qu'un
+homme habile se retourne, va chercher chez l'un ce qu'il ne peut
+obtenir chez l'autre... Azara, voyant qu'il ne pouvait obtenir de
+diminution, s'est tourné du côté des commissaires du gouvernement et
+il a si bien fait, qu'il leur a arraché notre secret, c'est-à-dire
+l'impossibilité où nous étions d'aller sur Rome. Alors il n'a été
+possible d'en tirer vingt millions qu'en faisant la nuit une marche
+sur Ravenne.»</p>
+
+<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a>
+<b><a href="#footnotetag293">293</a></b>: Id. <i>Id.</i> «La légation de Bologne est une des parties
+les plus riches des États du Pape. On ne se fait pas une idée de la
+haine que cette ville a pour la domination papale.»</p>
+
+<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a>
+<b><a href="#footnotetag294">294</a></b>: Id. <i>Id.</i> «Si jamais vous pensez qu'il est de votre
+intérêt de garder à perpétuité Ancône, je vous engage à y envoyer un
+ingénieur, afin d'accroître ses moyens de défense.»</p>
+
+<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a>
+<b><a href="#footnotetag295">295</a></b>: Lettre au Directoire, Bologne, 21 juin.
+(<i>Correspondance</i>, t. I<sup>er</sup>, p. 121.)</p>
+
+<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a>
+<b><a href="#footnotetag296">296</a></b>: Lire dans la <i>Correspondance</i> (I. 451) une lettre
+de Bonaparte à Miot (Bologne, 2 juillet 1796) pour le féliciter
+d'avoir accepté une mission à Rome, et le presser de partir.&mdash;L'autre
+commissaire était Cacault. Voir dans la <i>Correspondance</i> deux lettres
+en date du 21 juillet 1796 (t. I, p. 490-491) pour l'accréditer
+auprès du cardinal Zélada, et préciser ses instructions au sujet de
+l'exécution de l'armistice de Bologne.</p>
+
+<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a>
+<b><a href="#footnotetag297">297</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, t. I, p. 112.</p>
+
+<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a>
+<b><a href="#footnotetag298">298</a></b>: Curieuse lettre de Milizia. «Le premier jour d'août,
+au matin, le fiscal Barberini est nommé dictateur, ne quid detrimenti
+res publica capiat, et monsignor Consalvi magister equitum. Le soir,
+aux armes! Les places, les ponts, les rues, tout est encombré du
+soldats. Le palais de Montecavallo est mis en état de siège. On ne
+voit que canons, caissons, escadrons, cuirassiers et chevau-légers
+armés de carabines, troupes de ligne et gardes nationaux. Qui va ci?
+qui va là? En arrière! On ne passe pas. Le général Giustiniani, le
+général Sinibaldi, tous les généraux enfin font pendant la nuit la
+veillée qui ne fut pas celles des capacités.»</p>
+
+<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a>
+<b><a href="#footnotetag299">299</a></b>: Lettre de Milizia à Lami.</p>
+
+<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a>
+<b><a href="#footnotetag300">300</a></b>: Lettre de Bonaparte à Cacault (I, 450). Brescia, 12
+août 1796: «Le Pape a envoyé un cardinal légat à Ferrare, dans le
+temps qu'il croyait sans doute les Français perdus. Cela est-il
+conforme au traité d'armistice que nous avons signé?... Je viens de
+donner l'ordre à ce cardinal de se rendre sur-le-champ au quartier
+général.» Cf. lettres au Directoire du 13 et du 26 août (I, 544-569).</p>
+
+<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a>
+<b><a href="#footnotetag301">301</a></b>: Lettre de Milizia à Lami: «Si Bonaparte avait encore
+demandé une douzaine de cardinaux et six douzaines de prélats et
+douze douzaines d'abbés, le tout avec plusieurs autres musiciens de
+tout sexe, il aurait fallu qu'ils fussent tous allés se prosterner
+devant lui. Oh! Quanto abbiamo daridere!»</p>
+
+<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a>
+<b><a href="#footnotetag302">302</a></b>: Brescia, 17 août 1796 (Correspondance, t. I, p. 541).
+«On m'assure que la cour de Rome vous a demandé de lui prouver que la
+France était érigée en République. Ou m'assure que Rome ne veut plus
+accorder de bénédictions aux Ferrarais et aux Bolonais, mais bien à
+ceux de Lugo. Joignez à cela le légat envoyé à Ferrare, et le retard
+de l'exécution de l'armistice, et le roi votre maître se convaincra
+de la mauvaise foi d'un gouvernement dont l'imbécillité égale la
+faiblesse.»</p>
+
+<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a>
+<b><a href="#footnotetag303">303</a></b>: Lettre du 8 juillet 1796, citée par <span class="smcap">A. de
+Montor</span>. <i>Pie VI</i>, t. I, p. 20.</p>
+
+<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a>
+<b><a href="#footnotetag304">304</a></b>: Sur l'affaire de Lugo on peut consulter deux lettres
+de Bonaparte au Directoire (14 juillet, t. I, p. 477) et à d'Azara
+contre Capelletti (12 août, t. I, p. 541).</p>
+
+<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a>
+<b><a href="#footnotetag305">305</a></b>: Milan, 26 septembre 1796 (<i>Correspondance</i>, t. II, p.
+13). Cf. lettre du 5 octobre (t. II, p. 37).</p>
+
+<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a>
+<b><a href="#footnotetag306">306</a></b>: Curieuse lettre de Bonaparte au Directoire, en date de
+Milan, 28 décembre 1796 (<i>Correspondance</i>, II, 205).</p>
+
+<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a>
+<b><a href="#footnotetag307">307</a></b>: Lettre du 12 janvier 1707.</p>
+
+<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a>
+<b><a href="#footnotetag308">308</a></b>: Lettre du 6 mars 1797.&mdash;Cf. lettre du 7 janvier,
+adressée par le cardinal Busca au cardinal Albani alors à Vienne: «Je
+vois que les propositions du prince du la Paix avaient pour objet de
+nous intimider, et que, si l'on n'avait pas pour but de dépouiller
+le Pape de sa puissance temporelle, au moins voulait-on lui en
+retrancher une bonne partie. La reine d'Espagne a le plus grand désir
+d'agrandir les États de l'infant de Parme, mari de sa fille, et fera
+tout pour le contenter. Le chevalier Azira, mécontent de nous, ne
+laisse pas de souiller, mais je ne crois pas que la cour de Vienne
+puisse voir tranquillement les Espagnols maîtres des meilleures
+parties de l'Italie.»</p>
+
+<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a>
+<b><a href="#footnotetag309">309</a></b>: Lettre de Milizia: «Messieurs les Romains se
+présentent la bourse à la main pour fournir des dons gratuits en
+faveur des armées pontificales, qui feront monts et merveilles. Les
+femmes aussi, même celles qui n'ont rien, donnent gratis ce qu'elles
+savent donner. Vous seriez-vous jamais attendu à voir les troupes du
+Pape monter à 50.000 hommes?»</p>
+
+<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a>
+<b><a href="#footnotetag310">310</a></b>: Castro, Ouv. cité, t. II, p. 18.</p>
+
+<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a>
+<b><a href="#footnotetag311">311</a></b>: Lettre du 3 février 1797. Cf. les lettres de
+Milizia.</p>
+
+<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a>
+<b><a href="#footnotetag312">312</a></b>: Cf. <i>Correspondance</i>. t. II. p. 291.&mdash;Lettre de
+Bonaparte à Cacault, en date du 22 janvier 1797 (<i>Corresp.</i>, II,
+265): «Vous aurez la complaisance de partir de Rome six heures après
+la réception de cette lettre, et vous viendrez à Bologne. On vous a
+abreuvé d'humiliations à Rome et on a mis tout en usage pour vous en
+faire sortir. Aujourd'hui résistez à toutes les instances: partez.»</p>
+
+<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a>
+<b><a href="#footnotetag313">313</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire (3 février).
+<i>Correspondance</i>, II, 301.</p>
+
+<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a>
+<b><a href="#footnotetag314">314</a></b>: <i>Mémoires</i> de Marmont, I, 259.</p>
+
+<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a>
+<b><a href="#footnotetag315">315</a></b>: Arrêtés pris à Forli (4 février), à Pesaro (7
+février), à Macerata (15 février). Voir <i>Correspondance</i>, II, 308,
+313, 335.</p>
+
+<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a>
+<b><a href="#footnotetag316">316</a></b>: Lettre au Directoire (<i>Correspondance</i>, II, 332): «Ils
+sont très misérables; les trois quarts pleurent quand ils voient un
+Français. D'ailleurs, à force d'en faire des battues, on les force à
+se réfugier en France. Comme ici, nous ne touchons en aucune manière
+à la religion, il vaut beaucoup mieux qu'ils y restent. Si vous
+approuvez cette mesure, et qu'elle ne contrarie pas les principes
+généraux, je tirerai de ces gens-là un grand parti en Italie.» Cf.
+Proclamation de Macerata, du 15 février 1797, t. II, p. 334.</p>
+
+<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a>
+<b><a href="#footnotetag317">317</a></b>: Ferrare, 21 octobre (<i>Corresp.</i>, II, 66). Il est vrai
+que Bonaparte, tout en affectant une grande confiance à l'égard
+du cardinal, ne cherchait au fond qu'à utiliser ses services.
+N'écrivait-il pas au Directoire, à la date du 24 octobre (<i>Corresp.</i>,
+II, 68): «Je l'ai envoyé à Rome sous prétexte de négocier, mais dans
+la réalité pour m'en débarrasser.»</p>
+
+<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a>
+<b><a href="#footnotetag318">318</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 264.</p>
+
+<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a>
+<b><a href="#footnotetag319">319</a></b>: <i>Id.</i>, t. II, p. 329.</p>
+
+<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a>
+<b><a href="#footnotetag320">320</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, I, p. 121. Voici les
+conclusions de sa réponse au Directoire: «Une révolution complète
+en Italie est, selon moi, impossible. Si cela pouvait avoir lieu
+dans l'état actuel des esprits, elle serait terrible par les excès
+auxquels se porteraient des hommes féroces et sans principes. Elle
+serait sans avantages pour l'humanité et le bonheur de la société,
+parce qu'elle serait l'ouvrage du fanatisme et de la vengeance.»</p>
+
+<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a>
+<b><a href="#footnotetag321">321</a></b>: On s'attendait à Rome à la prochaine arrivée de
+Bonaparte. Le club des Amis de la Liberté lui avait même écrit pour
+l'inviter à assister à l'inauguration d'une statue en son honneur.
+L'inscription avait même été rédigée à l'avance: Alexandre Boneparti,
+duci Gallorum invictissimo, quod senatum populumque Romanum, a
+Pontificibus maximis vi et metu conculcatum, in pristinum splendorem
+et auctoritatem restituent.» Cf. <span class="smcap">Barral</span>, <i>Histoire de la
+chute de Venise</i>, p. 213.</p>
+
+<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a>
+<b><a href="#footnotetag322">322</a></b>: Lettre du 1<sup>er</sup> février 1797 (<i>Corresp.</i>, t. II,
+p. 271): «Ne pourrait-on pas donner Rome à l'Espagne? Alors nous
+pourrions restituer à l'Empereur le Milanais, le Mantouan et le duché
+de Parme, au cas où nous fussions obligés d'en passer par là afin
+d'accélérer la paix dont nous avons besoin.»</p>
+
+<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a>
+<b><a href="#footnotetag323">323</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 69.</p>
+
+<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a>
+<b><a href="#footnotetag324">324</a></b>: Vérone, 28 octobre 1796. <i>Correspondance</i>, t. II, p.
+79.</p>
+
+<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a>
+<b><a href="#footnotetag325">325</a></b>: Bologne, 1<sup>er</sup> février 1797. <i>Corresp.</i>, II, 289.</p>
+
+<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a>
+<b><a href="#footnotetag326">326</a></b>: Cette lettre du 13 février (<i>Correspondance</i>, II, 329)
+est bien curieuse: Bonaparte annonce au Directoire qu'il est partisan
+de la paix: «1<sup>o</sup> parce que cela m'évitera une discussion qui peut
+être très sérieuse avec le roi de Naples; 2<sup>o</sup> parce que le Pape et
+tous les princes se sauvant de Rome, je ne pourrai jamais en tirer
+ce que je demande; 3<sup>o</sup> parce que Rome ne peut pas exister longtemps,
+dépouillée de ses belles provinces, une révolution s'y fera toute
+seule; 4<sup>o</sup> enfin, la cour de Rome nous cédant tous ses droits sur ce
+pays, on ne pourra pas, à la paix générale, regarder cela comme un
+succès momentané, puisque ce sera une chose très finie.»</p>
+
+<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a>
+<b><a href="#footnotetag327">327</a></b>: Article 18 du traité. Indemnité de 300,000 fr. à
+répartir entre tous ceux qui avaient souffert de l'attentat.</p>
+
+<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a>
+<b><a href="#footnotetag328">328</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Sybel</span>, IV, 395.</p>
+
+<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a>
+<b><a href="#footnotetag329">329</a></b>: Réclamations présentées à Bonaparte par le marquis
+Massimi. Voir <i>Correspondance</i>, Goritz, 25 mars 1797, t. II, p. 419.
+En effet, on ordonne de rendre les marchandises appartenant à des
+négociants romains, de lever le séquestre mis en Romagne sur des
+bénéfices dont les propriétaires résident à Rome, de restituer les
+biens et bénéfices appartenant à des princes romains. Lettres de
+Bonaparte à Pie VI (t. II, p. 418) et à Massimi (t. II, p. 419) pour
+leur annoncer ces mesures gracieuses.</p>
+
+<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a>
+<b><a href="#footnotetag330">330</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 238.</p>
+
+<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a>
+<b><a href="#footnotetag331">331</a></b>: <i>Id.</i>, t. II, p. 347.</p>
+
+<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a>
+<b><a href="#footnotetag332">332</a></b>: <i>Id.</i>, t. II, p. 342.</p>
+
+<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a>
+<b><a href="#footnotetag333">333</a></b>: Joseph n'avait pas été le seul à recevoir un bon
+accueil. Voir <i>Mémoires de Marmont</i> (I, 263) que Bonaparte avait
+envoyé à Rome pour veiller à l'exécution du traité.</p>
+
+<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a>
+<b><a href="#footnotetag334">334</a></b>: On a conservé les noms de quelques-uns de ces libéraux:
+Sogetti, docteur Lucci, docteur Giavasetti, Bambocci, Pietro Succi,
+Zamboni, Borghe, Tomessani, Forne, Alessio Succi, etc. Cf. <i>Mémoires
+de Joseph</i> (I) et <i>Correspondance</i>, t. II, p. 448, 2 juillet 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a>
+<b><a href="#footnotetag335">335</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 254. Cf. Lettre du 3
+août 1797 (III, 218): «Le Pape pensera peut-être qu'il est digne
+de sa sagesse, et de la plus sainte des religions, de faire une
+bulle ou mandement qui ordonne aux prêtres de prêcher l'obéissance
+au gouvernement, et de faire tout ce qui sera en leur pouvoir pont
+consolider la constitution établie.»</p>
+
+<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a>
+<b><a href="#footnotetag336">336</a></b>: <i>Correspondance</i>, p. 255.</p>
+
+<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a>
+<b><a href="#footnotetag337">337</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 255. Lettre à Joseph: «Il
+est indispensable que, tout en cherchant à maintenir une bonne amitié
+entre la République française et la cour de Rome, vous réprimiez
+cependant cette fureur, qui semble animer plusieurs ministres de
+cette cour, d'opprimer les hommes qui ont accueilli nos artistes ou
+servi nos ambassadeurs.»</p>
+
+<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a>
+<b><a href="#footnotetag338">338</a></b>: <i>Mémoires de Joseph</i>. Lettre écrite de Passariano, 29
+sept. 1797. Cf. <i>Correspondance</i>, t. III, p. 351.</p>
+
+<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a>
+<b><a href="#footnotetag339">339</a></b>: En réalité, Provera avait été trois fois pris: à
+Cosseria, à la Favorite et à Mantoue.</p>
+
+<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a>
+<b><a href="#footnotetag340">340</a></b>: Cf. Lettre écrite dans le même sens au cardinal Mattei
+(Milan, 14 novembre 1797, t. III, p. 242): «La cour de Rome commence
+à se mal conduire. Je crains bien que les maux que vous avez en
+partie épargnés à votre patrie ne tombent sur elle. Souvenez-vous
+des conseils que vous avez donnés au Pape à votre départ de Ferrare.
+Faites entendre à Sa Sainteté que, si elle continue à se laisser
+mener par le conseiller Busca et d'autres intrigants, cela finira mal
+pour nous».</p>
+
+<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a>
+<b><a href="#footnotetag341">341</a></b>: Doellinger, <i>Église et État</i>, p. 546, cité par
+<span class="smcap">Sybel</span>. <i>Europe pendant la Révolution française</i>, t. IV, p.
+375.</p>
+
+<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a>
+<b><a href="#footnotetag342">342</a></b>: <span class="smcap">Tacite</span>. <i>Annales</i> III, 53.</p>
+
+<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a>
+<b><a href="#footnotetag343">343</a></b>: <span class="smcap">Grellmann</span>. <i>Situation de l'État papal</i>,
+Helmstadt, 1792. <span class="smcap">Silvagni</span>. <i>La Corte et la societa Romana
+nei secoli XVIII et XIX</i>. Firenze, 1881.</p>
+
+<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a>
+<b><a href="#footnotetag344">344</a></b>: On peut consulter sur la création de la République
+romaine: <span class="smcap">Artaud de Montor</span>, <i>Histoire du pontificat de Pie
+VI</i>.&mdash;<span class="smcap">Abbé Baldassari</span> (traduction Lacouture), <i>Vie de Pie
+VI</i>.&mdash;<span class="smcap">Abbé Blanchard</span>, <i>Vie de Pie VI</i>.&mdash;<span class="smcap">Poncet</span>,
+<i>Pie VI à Valence</i> (1868).&mdash;<span class="smcap">Duppa</span>, <i>Relation abrégée de la
+destruction du gouvernement papal</i>, en 1798.&mdash;<span class="smcap">Abbé Barruel</span>,
+<i>Histoire de Pie VI</i>.&mdash;<span class="smcap">Abbé Bertrand</span>, <i>Le pontificat de Pie
+VI et l'athéisme révolutionnaire</i>.&mdash;<span class="smcap">Brancadoro</span> (traduction
+d'Auribeau), <i>Oraison funèbre de Pie VI</i>, prononcée à Venise le 31
+octobre 1799.&mdash;<span class="smcap">Bourgoing</span>, <i>Mémoires historiques sur Pie
+VI et son pontificat jusqu'à sa retraite en Toscane</i>.&mdash;<span class="smcap">Ludovic
+Sciout</span>, <i>Le Directoire et la République romaine</i> (Revue des
+questions historiques, janvier 1886).&mdash;<span class="smcap">Silvagni</span>, <i>La Corte
+e la societa Romana nei secoli XVIII et XIX</i> (1881). En outre, il
+existe à la Bibliothèque nationale (Lb. 620) un recueil factice
+en deux tomes (297 pièces dans le premier et 241 dans le second)
+intitulé: <i>Collezione della stampe publicale dal di 22 piovoso
+fino a tutto l'anno VI dell ere repub., con l'indice in principio
+cronologico analitico delle med, ed attro in fine alfabetico delle
+materie spellanti o relative al ministre delle finanze</i>. Voici
+l'indication des principales pièces de ces deux volumes:</p>
+
+<p>T. I: 2. Proclamation de Berthier pour le respect du culte, des
+ambassadeurs et des étrangers.&mdash;5. Ordre du trésorier général romain
+G. Della Porta pour la déclaration des effets en marchandises
+appartenant aux nations en guerre avec la Rép. française.&mdash;9.
+Proclamation de la République romaine.&mdash;11. Ordonnance de Berthier
+sur l'exclusion des émigrés français.&mdash;13. Suppression du droit
+d'asile et de juridiction des ambassadeurs.&mdash;15. Affectation d'une
+partie des biens religieux à l'extinction du papier monnaie.&mdash;27.
+Programme de la fête funèbre en l'honneur du général Duphot.&mdash;31.
+Avis du ministre de l'intérieur, Ennio Visconti, pour calmer les
+inquiétudes des habitants des campagnes et les engager à reprendre
+leurs travaux.&mdash;34. Proclamation des consuls au peuple et au clergé,
+au sujet du fanatisme religieux.&mdash;35. Id. au sujet de l'insurrection
+des Transtévérins, du 7 ventôse.&mdash;53. Ordre aux Transtévérins de
+déposer leurs armes.&mdash;68. Proclamation du ministre de la police,
+Giuseppe Toriglioni, relative aux armes de la République romaine
+à poser sur tous les édifices publics.&mdash;76. Proclamation d'Ennio
+Visconti pour procurer des vêtements aux soldats.&mdash;87. Police des
+théâtres.&mdash;90. Ordonnance du général Vial, commandant la place de
+Rome, contre les excitations hostiles de quelques prédicateurs.&mdash;101.
+Programme de la fête de la Fédération.&mdash;105. Arrêté de Toriglioni
+déclarant ennemis de la République ceux qui refuseraient de
+recevoir le papier monnaie.&mdash;122. Ministre de l'intérieur, Camille
+Corona, annonce distribution des secours aux pauvres.&mdash;126. Ordre
+de Toriglioni aux marchands d'étoffes de tenir leurs magasins
+ouverts.&mdash;139. Id. à tous les marchands de comestibles.&mdash;110. Ordre
+à tous les étrangers non domiciliés de sortir de Rome.&mdash;149. Vente
+de biens nationaux.&mdash;169. Décret des consuls pour l'organisation de
+la garde nationale.&mdash;197. Défense aux Français d'acheter du savon
+sans être munis d'un ordre du commandant de place.&mdash;202. Défense
+d'exporter les dentées nécessaires à l'alimentation.&mdash;203. Défense
+de recevoir des novices dans les couvents.&mdash;205. Défense de loger
+les étrangers sans autorisation.&mdash;209. Ordre d'arrêter tous les
+prêtres des communes où pourraient éclater des insurrections.&mdash;215.
+Suspension de toutes les permissions de chasse.&mdash;225. Ministre des
+finances, Bufalini, annonce prohibition des marchandises anglaises,
+russes et portugaises à la foire de Sinigaglia.&mdash;227. Décret des
+consuls ordonnant aux citoyens de livrer la moitié de leur argenterie
+à titre de prêt forcé.&mdash;233. Organisation judiciaire.&mdash;238. Réduction
+du nombre des fêtes.&mdash;249. Décret de Gouvion Saint-Cyr portant
+défense aux citoyens de porter le plumet tricolore ou des habits
+garnis de galons d'or et d'argent.&mdash;254. Condamnation de Pierre
+Borga, accusé de propos séditieux.&mdash;264. État des personnes qui ont
+payé l'amende de trois piastres pour ne pas avoir illuminé leurs
+fenêtres.&mdash;273. Ordre à tous les Français non fonctionnaires de
+sortir de Rome.&mdash;291. Avis des grands édiles, Maggi, Franchi et Laute
+aux paysans contre les instigations antirépublicaines.</p>
+
+<p>T. II: 4. Indication des objets que peuvent emporter de leur
+couvent les religieuses qui renoncent à la vie monastique.&mdash;9.
+Fixation du revenu des évêques.&mdash;10. Suppression de toutes
+les corporations et associations laïques.&mdash;12. Aliénation de
+biens nationaux pour les fournitures de l'armée française.&mdash;13.
+Secours aux agriculteurs pauvres.&mdash;16. Dissolution du cercle dit
+constitutionnel.&mdash;23. Avis des membres du tribunal d'appel pour
+engager les défenseurs à ne jamais s'écarter des règles de la décence
+et de la modération.&mdash;30. Ordonnance de Gouvion de Saint-Cyr pour la
+suppression des clubs.&mdash;31. Ordonnance des consuls pour interdire
+aux fonctionnaires de recevoir ou laisser leurs domestiques exiger
+aucun pot-de-vin.&mdash;40. Introduction du calendrier républicain.&mdash;60.
+Soumission des Juifs à la loi commune.&mdash;73. Ordonnance des grands
+édiles relative aux aqueducs et fontaines publiques de Rome.&mdash;97.
+Décret de Macdonald contre les membres de la compagnie de la
+Foi-de-Jésus.&mdash;100. Répression des troubles dans le département
+de Circeo.&mdash;103. Arrêté Bufalini enjoignant aux propriétaires de
+déclarer leur revenu, afin d'assurer l'exécution de la loi sur
+l'emprunt forcé.&mdash;106. Décret de Macdonald contre les auteurs et
+instigateurs de troubles.&mdash;125. Ordre à tous les propriétaires de
+grains récoltés dans la saison courante de donner aux autorités
+le détail de ce qu'ils en possèdent.&mdash;136. Décret de Macdonald
+contre attroupements séditieux.&mdash;140, 141, 142. Condamnation de
+Belardini, Trina, Patughelli.&mdash;166. Décret de Macdonald sur les
+biens des établissements laïques supprimés, qui passeront aux
+hôpitaux.&mdash;168. Proclamation de Duport, Florent et Bertolio, au sujet
+des bruits malveillants répandus contre l'expédition d'Égypte.&mdash;186.
+Règlement de la poste aux lettres et de la poste aux chevaux.&mdash;200.
+Proclamation Duport et Bertolio contre les prévaricateurs et les
+ennemis de la République.&mdash;206. Décret de Macdonald supprimant
+plusieurs monastères à Rome.&mdash;221. Id. contre les émigrés.&mdash;227.
+Proclamation des consuls au sujet des victoires en Égypte, et ordre
+d'illuminer.&mdash;229. Décret de Macdonald acceptant démission des
+consuls Reppi, Angelucci, Matheis, et destituant consuls Panazzi
+et Visconti.&mdash;231. Nomination de nouveaux consuls.&mdash;236. Grande
+fête pour célébrer l'anniversaire de la fondation de la République
+française.</p>
+
+<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a>
+<b><a href="#footnotetag345">345</a></b>: Voir dans les <i>Mémoires de Joseph</i> la longue et
+intéressante dépêche qu'il adressa à Talleyrand, le 30 décembre 1797,
+et la réponse de ce dernier.&mdash;Cf. Lettre de l'abbé Masi à Ricci
+(<span class="smcap">Potter</span>, III, 243), en date du 20 décembre 1797, où est
+raconté tout au long l'attentat. Voir également le rapport, rédigé
+en français, afin d'être communiqué à l'ambassadeur, du chef de la
+patrouille romaine. Ce rapport, daté du 28 décembre 1798, a été
+inséré par Artaud de Montor dans son <i>Histoire de Pie VII</i>, t. I, p.
+41.</p>
+
+<p>«La patrouille de ronde de la caserne Pont-Sixte, composée du chef
+Macchiola et de six soldats, était sortie vers les vingt-deux heures
+et demie et se trouva poursuivie d'une multitude de peuple armé, dont
+le plus grand nombre portait la cocarde nationale. Le chef de ladite
+patrouille ayant été averti par les citadins de se retirer, parce
+qu'il y avoit un projet de le désarmer, le susdit chef, d'après cet
+avis et vu l'inégalité des forces qui le mettoit dans l'impossibilité
+de se défendre, jugea à propos de se retirer dans son quartier pour y
+prendre les mesures convenables.</p>
+
+<p>Dans sa retraite, il fut insulté par les cris et les sifflets du
+peuple dont la fureur le poursuivit même jusqu'à son quartier. Le
+tumulte fit penser aux officiers de la compagnie qu'il était à
+propos de faire armer tous les individus qui la composoient et de
+leur distribuer les postes de défense, pour lesquels ils avoient été
+rangés par pelotons en ordre de bataille au dedans des palissades.
+Aussitôt s'avance une phalange de peuple armés la plupart d'armes
+blanches et aussi tirent plusieurs coups de fusil par les palissades,
+qui en conservent encore des marques irrécusables. À la tête du
+peuple étoient deux Français vêtus de bleu, avec cocarde et le
+sabre nu, criant: Égalité! Liberté! Près de ceux-ci étoit un autre
+Français, avec un drapeau tricolore. Après des coups de fusil tirés
+à la barrière, nous ne pouvions plus retenir les soldats, et les
+bourgeois nous crioient du dehors: «Si vous ne sortez pas pour nous
+défendre, nous forcerons les palissades et nous nous défendrons avec
+vos armes.»</p>
+
+<p>À ce moment, arriva une patrouille de quatre dragons qui sollicita
+vivement la compagnie de sortir, qu'autrement elle seroit perdue.
+Alors les soldats forcèrent les palissades, et, se portant avec
+l'escorte de dragons vers Santa Dorotea, ils firent feu pour les
+déloger de Longara, d'où étoit venue cette multitude armée. Ils
+tinrent bon sous la porte Settimiana, où un officier de milice
+remit le poste au caporal Marinelli. Quand les soldats y furent
+établis, une grande multitude portant cocarde française s'y porta de
+nouveau; elle avoit à sa tête deux François, sabres nus, cocarde en
+main. Un d'eux invitoit les troupes du Pape, en criant: «Avancez!
+Allons, courage! Vive la Liberté! Je suis votre général.» La troupe
+répondit, en couchant en joue: «N'approchez pas!» Et ceux-ci, sans
+y faire attention, s'approchèrent toujours davantage et répétoient,
+en sautant, ces mêmes paroles: «Vive la Liberté! Courage! Je suis
+votre général!» Mais les soldats se virent très exposés pour avoir
+trop laissé approcher les François, ainsi que cette multitude armée;
+un d'eux touchoit de son sabre la baïonnette du caporal Marinelli.
+Ce caporal, après les avoir plusieurs fois invités à mettre bas les
+armes, voyant que ceux-ci approchoient davantage leurs sabres des
+fusils, fit faire feu et en renversa quelques-uns, du nombre desquels
+étoit celui qui le menaçoit du sabre. Ils se retirèrent alors et
+le tumulte cessa pour le moment. Le caporal n'avoit pas quitté son
+poste, et, peu de temps après, une autre troupe du peuple ayant fait
+feu, le caporal fut contraint de poursuivre son feu. Repoussé par le
+grand nombre, il fut obligé ensuite de se replier sur la place de la
+caserne, auprès desdits seigneurs officiers, ayant laissé d'autres
+soldats pour apaiser les nouveaux troubles survenus dans les places
+voisines et dans les petites rues de Transtevere.»</p>
+
+<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a>
+<b><a href="#footnotetag346">346</a></b>: Lettre de Milizia, en date du 2 février 1798: «Nous
+avons un carnaval continuel de processions, en signe de pénitence,
+pour la découverte de certaines reliques qu'on a tirées du sanctum
+sanctorum, et qui sont accompagnées de prophéties qui promettent des
+miracles de miracles. En attendant, les armées françaises ont occupé
+Urin, la Marche, l'Ombrie, et l'invasion de Rome est imminente.»</p>
+
+<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a>
+<b><a href="#footnotetag347">347</a></b>: Le Directoire avait pris ses précautions pour empêcher
+l'intervention napolitaine. Lettre amère à Berthier (Arch. nationales
+AF3, C85): «Si vous n'aviez à craindre que les papistes, la moitié
+des forces que le Directoire désire que vous réunissiez à Ancône vous
+suffirait; mais il faut que vous soyez dans une position qui puisse
+en imposer au roi de Naples ... Il faut d'abord l'amadouer, gagner
+du temps, etc ... Si le roi de Naples intervenait avec des forces
+importantes, alors vous feriez votre traité avec le Pape ...»</p>
+
+<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a>
+<b><a href="#footnotetag348">348</a></b>: Consulter à ce propos la curieuse correspondance
+échangée entre l'évêque réformateur Ricci et le chef des jansénistes
+français, Grégoire. Le premier, dans une lettre de Pontremoli (17
+février 1798) ne cache pas sa joie de la chute du Pape. D'après
+lui, il doit en résulter pour l'Église un bien inappréciable, et
+il ajoute: «Ecco finalmente abbolito l'obbrobrioso nome di corte;
+ecco annichilata la superba monarchia». Grégoire, de son côté, lui
+répond (Paris, 20 germinal an VI): «Voilà enfin la République romaine
+établie. Combien je l'avais désiré! Combien j'en suis réjoui! Je
+respecte dans Pie VI le chef de l'Église, mais je ne puis m'empêcher
+de dire qu'il nous a fait bien du mal. D'un mot, d'un seul mot, il
+aurait pu calmer les troubles qui déchiraient l'église anglicane; ce
+mot eût empêché le sang de couler, il ne l'a pas fait».</p>
+
+<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a>
+<b><a href="#footnotetag349">349</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>, <i>Mémoires</i>, t. I, p. 203.</p>
+
+<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a>
+<b><a href="#footnotetag350">350</a></b>: À propos du serment civique imposé aux
+Romains, consulter: <span class="smcap">Abbé Mastrofini.</span> <i>Honnêteté du
+serment civique imposé par l'article 367 de la Constitution
+romaine.</i>&mdash;<span class="smcap">Bolgeni.</span> <i>Jugement de Bolgeni, bibliothécaire
+du collège romain, sur le serment civique prescrit par la
+République romaine aux professeurs et aux fonctionnaires
+publics.</i>&mdash;<i>Métamorphoses du docteur Jean Marchetti changé de
+pénitencier en pénitent, exposé par Vincent Bolgeni, théologien de la
+sainte pénitencerie catholique.</i></p>
+
+<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a>
+<b><a href="#footnotetag351">351</a></b>: Ils furent dénommés Cinino, Circeo, Clitumno, Metauro,
+Musone, Tevere, Trasimène, Trento.</p>
+
+<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a>
+<b><a href="#footnotetag352">352</a></b>: Cité par <span class="smcap">Sciout</span>, p. 177. La lettre des
+commissaires se trouve aux Archives nationales (A. F. 3,77).</p>
+
+<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a>
+<b><a href="#footnotetag353">353</a></b>: Cf. lettre de Florent au Directoire: «Nous sommes
+enlacés dans des filets qui partent des bureaux de Paris. On y a semé
+l'or à pleines mains pour consolider le système de rapines et de
+dilapidations qui fait la base de toutes les entreprises et de toutes
+les dilapidations de l'armée d'Italie.»</p>
+
+<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a>
+<b><a href="#footnotetag354">354</a></b>: Voir lettre des consuls romains aux commissaires du
+Directoire (6 brumaire an VII): «Comment concevra-t-on l'espoir
+d'un crédit solide, tant qu'on verra partout un pillage scandaleux,
+des dilapidations qui effrayeraient même des brigands vulgaires,
+tant qu'on n'aura pas arraché le maniement des deniers publics et
+des fournitures à ce tas de déprédateurs qui ne connaissent la
+République que par les trésors qu'ils volent?»</p>
+
+<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a>
+<b><a href="#footnotetag355">355</a></b>: Lettre curieuse de Faypoult au Directoire (Arch. nat.
+A. F. 3, 77): «Depuis un certain temps il s'est répandu dans tous les
+corps militaires de l'armée, dans toute l'Italie, des impressions
+défavorables au citoyen Masséna; elles sont tellement généralisées
+que le soulèvement de tous les officiers contre son autorité n'a
+d'étonnant que l'irrégularité, l'illégalité de ce mouvement. Une
+multitude de guerriers remarquables par leurs longs et continuels
+services ont dit et répété hautement qu'ils mourront, quand vous
+l'ordonnerez, pour la patrie, mais qu'ils mourront aussi plutôt que
+de servir sous Masséna.»</p>
+
+<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a>
+<b><a href="#footnotetag356">356</a></b>: L'insurrection de l'armée a été racontée avec détail
+par le général Koch. Cf. <span class="smcap">Garden</span>, <i>Histoire générale des
+traités de paix</i>, t. VI, p. 385-489.</p>
+
+<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a>
+<b><a href="#footnotetag357">357</a></b>: Rapport de Daunou et Monge (Archiv. nat. A. F. 3, 78).</p>
+
+<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a>
+<b><a href="#footnotetag358">358</a></b>: Voir dans l'ouvrage de <span class="smcap">Potter</span> (<i>Mémoires de
+Ricci</i>) une lettre de Ricci (10 mars 1798) et une lettre du prêtre
+Palmieri (Gênes, 12 mai).</p>
+
+<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a>
+<b><a href="#footnotetag359">359</a></b>: <span class="smcap">Sciout</span>, ouvrage cité, p. 177.&mdash;<i>Mémoires du
+général Thiebaut</i>, t. II.</p>
+
+<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a>
+<b><a href="#footnotetag360">360</a></b>: <span class="smcap">Cuoco</span>. <i>Saggio storico sulla rivoluzione di
+Napoli</i>. Milano, an IX.&mdash;<span class="smcap">Pepe</span>. Mémoires.&mdash;<span class="smcap">Lomonaco</span>.
+Rapport fait au citoyen Carnot, ministre de la guerre, sur les
+causes secrètes et les principaux événements de la catastrophe
+napolitaine, sur le caractère du roi, de la reine et du fameux
+Acton.&mdash;<span class="smcap">Forgues</span>. <i>Vie de Nelson</i>.&mdash;<span class="smcap">Michelet</span>.
+<i>Histoire du XIX<sup>e</sup> siècle</i>.&mdash;<span class="smcap">Coletta</span>. <i>Histoire de Naples</i>
+de 1734 à 1825. Traduction B. et Lefebvre, 1840.&mdash;<span class="smcap">Maresca</span>.
+Correspondance de la reine Marie-Caroline avec le cardinal Ruffo.
+58 lettres de février à octobre 1799 (Archivio storico per la
+provincie napoletane, 5<sup>e</sup> année, fasc. 2).&mdash;<span class="smcap">Nelson</span>.
+<i>Despatches and letters</i>, 1844.&mdash;<span class="smcap">SACCHINELLI</span>.
+<i>Vie du cardinal Ruffo</i>.&mdash;<span class="smcap">HARRISON'S</span>. <i>Life of
+Nelson</i>.&mdash;<span class="smcap">PIETRO ULLOA</span>. <i>Marie Caroline d'Autriche</i>.
+Paris, 1872.&mdash;<span class="smcap">HELFERT</span>. <i>Konigin Carolina von Neapel and
+Sicilien in Kampf gegen die franzosischen Welterschaft</i>, 1790-1804.
+Vienne, 1878.&mdash;<span class="smcap">HUFFER</span>. <i>Die Napoletanische Republick
+des Jahres</i>1799; 1885.&mdash;<span class="smcap">G. FORTUNATO</span>. <i>I Napoletani del
+1799</i>. Florence, 1884.&mdash;<span class="smcap">DIOMEDE MARINELLI</span>. <i>Manuscrit
+sur les évènements de 1799</i>, t. IX. Bibliothèque nationale de
+Naples.&mdash;<span class="smcap">PALUMBO</span>. <i>Maria Carolina di Napoli</i>. Lettres
+autographes appartenant au British Museum, 1866. Volumes 1615,
+1616, 1618, 1619, 1620, 1621 de la Bib. Eg.&mdash;<span class="smcap">GAGNIÈRE</span>. <i>La
+reine Marie-Caroline de Naples d'après les documents nouveaux</i>,
+1886.&mdash;<span class="smcap">BOGHETTI</span>, <i>Nelson alla corte di Maria-Carolina di
+Napoli</i>. (Nuova antologia, 16 mai 1886).&mdash;<span class="smcap">GEORGES ANNESLEY,
+VICOMTE DE VALENTIA</span>. <i>Private journal of the affairs of Sicily</i>.
+(British-Museum, manuscrit 19426).&mdash;<span class="smcap">GÉNÉRAL THIÉBAUT</span>,
+<i>Mémoires</i>, T. II.</p>
+
+<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a>
+<b><a href="#footnotetag361">361</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>. Ouvrage cité.</p>
+
+<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a>
+<b><a href="#footnotetag362">362</a></b>: Louis XVII.</p>
+
+<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a>
+<b><a href="#footnotetag363">363</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 43.</p>
+
+<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a>
+<b><a href="#footnotetag364">364</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 44.</p>
+
+<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a>
+<b><a href="#footnotetag365">365</a></b>: Lettres au Directoire du 2 mai 1796 (Bosco), du 6 mai
+(Tortone) et du 1<sup>er</sup> juin (Peschiera), <i>Corresp.</i>, I, 218, 236,
+345.</p>
+
+<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a>
+<b><a href="#footnotetag366">366</a></b>: Milan, 7 juin. Lettre au Directoire. (<i>Corresp.</i>, t.
+I, p. 373.)</p>
+
+<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a>
+<b><a href="#footnotetag367">367</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, t. I, p. 88.</p>
+
+<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a>
+<b><a href="#footnotetag368">368</a></b>: Conditions d'une suspension d'hostilités entre les
+troupes françaises et les troupes napolitaines. Brescia, 5 juin 1796.
+(<i>Corresp.</i>, t. I, p. 363.)</p>
+
+<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a>
+<b><a href="#footnotetag369">369</a></b>: Milan, 7 juin, t. I, p. 373.</p>
+
+<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a>
+<b><a href="#footnotetag370">370</a></b>: Lettres du 7 juin et du 20 juin. <i>Correspondance</i>, t.
+I, 374.&mdash;<i>Id.</i>, p. 433.</p>
+
+<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a>
+<b><a href="#footnotetag371">371</a></b>: Lettre du 26 juin (I, 434) au Directoire. «Le prince
+Pignatelli part demain pour Paris en passant par Bâle. Je lui ai
+signifié l'ordre d'être rendu dans cette première ville avant quinze
+jours. Il paraît disposé à s'y conformer.»</p>
+
+<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a>
+<b><a href="#footnotetag372">372</a></b>: Lettres du 13 août (<i>Correspondance</i>, t. I, p. 544) et
+du 26 août (Id., t. I, p. 568).</p>
+
+<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a>
+<b><a href="#footnotetag373">373</a></b>: Lettre du 6 septembre 1796. T. I, p. 598. Cf. lettre
+du 2 octobre (I, II, p. 33).</p>
+
+<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a>
+<b><a href="#footnotetag374">374</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 322. Lettre d'Ancône, 12
+février 1707.</p>
+
+<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a>
+<b><a href="#footnotetag375">375</a></b>: Lettre de Bonaparte à Pignatelli, 13 février 1797.
+<i>Corresp.</i>, t. II, p. 318.</p>
+
+<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a>
+<b><a href="#footnotetag376">376</a></b>: Lettres du 26 mai 1797, t. III, p. 65 et 72.</p>
+
+<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a>
+<b><a href="#footnotetag377">377</a></b>: <i>Correspondances</i>, t. III, p. 352.</p>
+
+<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a>
+<b><a href="#footnotetag378">378</a></b>: Gagnière, p. 46.</p>
+
+<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a>
+<b><a href="#footnotetag379">379</a></b>: Gagnière, p. 46.</p>
+
+<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a>
+<b><a href="#footnotetag380">380</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 50.</p>
+
+<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a>
+<b><a href="#footnotetag381">381</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 50, 51.</p>
+
+<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a>
+<b><a href="#footnotetag382">382</a></b>: Lettre de Nelson à sa femme: «Sir William et lady
+Hamilton vinrent au-devant de moi, accompagnés d'une multitude de
+barges et de canots chargés d'emblèmes et décorés de banderoles. L'un
+et l'autre étaient convalescents ... Milady de s'élancer et de tomber
+inanimée devant moi: je la crus morte. Ses larmes heureusement se
+firent un passage et elle parut aussitôt soulagée. Le roi arrivait.
+Cette seconde scène, dans son genre, fut des plus attendrissantes.
+Sa Majesté daigna me tendre la main, en m'appelant son libérateur,
+et en me donnant tous les autres noms qu'ait jamais inventés la
+reconnaissance. Enfin, même Naples, je crois, m'a proclamé son
+libérateur.»</p>
+
+<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a>
+<b><a href="#footnotetag383">383</a></b>: Le prince Belmonte Pignatelli avait écrit à ce propos
+au ministre piémontais Priocca une lettre, qui fut interceptée, et
+qui prouve à quel point d'aveuglement et de passion était arrivée
+la cour napolitaine. «Nous savons que, dans le conseil de votre
+roi, plusieurs ministres circonspects, pour ne pas dire timides,
+frémissent à l'idée de parjure et de meurtre, comme si le dernier
+traité d'alliance entre la France et la Sardaigne était un acte
+politique à respecter. N'a-t-il pas été dicté par la force oppressive
+du vainqueur? De pareils traités ne sont que des injustices du plus
+fort à l'égard de l'opprimé qui, en les violant, s'en dédommage à
+la première occasion que lui offre la faveur de la fortune.» Lettre
+citée par Coletta, t. II, p. 46 de la Traduction française.</p>
+
+<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a>
+<b><a href="#footnotetag384">384</a></b>: Cette incroyable bravade, d'une longueur démesurée,
+est reproduite in extenso dans le rapport adressé par Lomonaco à
+Carnot.</p>
+
+<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a>
+<b><a href="#footnotetag385">385</a></b>: Gagnière, p. 81.</p>
+
+<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a>
+<b><a href="#footnotetag386">386</a></b>: Gagnière, p. 84.</p>
+
+<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a>
+<b><a href="#footnotetag387">387</a></b>: Id., p. 85.</p>
+
+<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a>
+<b><a href="#footnotetag388">388</a></b>: Coletta, Histoire de Naples, t. II, p. 56.</p>
+
+<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a>
+<b><a href="#footnotetag389">389</a></b>: Lire au sujet de ces préparatifs les curieuses lettres
+adressées par la reine à Emma Hamilton. En voici quelques extraits
+(Gagnière, p. 94): «Je brûle de vous envoyer ce soir tout notre
+argent d'Espagne, du roi et le mien. Ils sont [Montant illisible]:
+Voilà tout notre avoir, mais nous n'avons jamais thésaurisé. Les
+diamants de toute la famille, hommes et femmes, arriveront demain
+soir pour être tout consigné au respectable amiral lord Nelson.»
+Id., p. 96. 18 décembre: «Voici encore trois malles et une petite
+caisse. Dans les trois premières, il y a un peu de lingerie pour tous
+mes enfants, pour servir à bord et quelques habits dans la caisse.
+J'espère ne pas être indiscrète en vous les envoyant. Le reste de
+ce qui pourra aller ira sur un bâtiment sicilien.» Id. 19 décembre:
+«J'abuse de votre bonté et de celle de notre cher amiral. Les caisses
+grandes, faites-les déposer à fond de cale, et petites plus à portée
+de la main. C'est que j'ai malheureusement une nombreuse famille.
+Je suis dans le comble de la désolation et des larmes ... Adieu, ma
+chère. L'horrible ruine abrège deux tiers de notre pure existence.
+Je m'en remettrai à la divine Providence et m'en ferai une raison.»
+Id. p. 97. 19 décembre: «Voyez les bijoux de toute une malheureuse
+famille, le paquet de notre personnelle et un peu d'argent, et une
+caisse avec des chemises et hardes en cas de besoin sur le bord.
+Demain, j'enverrai des autres pour mes enfants, étant douze personnes
+de famille ...»</p>
+
+<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a>
+<b><a href="#footnotetag390">390</a></b>: Coletta, ouv. cit., t. II, f. 77.</p>
+
+<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a>
+<b><a href="#footnotetag391">391</a></b>: Un contemporain, Cuoco, l'a traité bien sévèrement, t.
+III, § 44. «C'était un scélérat ambitieux, sans principes d'honneur
+et de morale. Il avait toujours mille expédients pour réussir
+dans ses projets. Suo Ruffo ad onta dello porposa onde apparivo
+rivestito, non ero che un capo di brianti.»</p>
+
+<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a>
+<b><a href="#footnotetag392">392</a></b>: Liv. III, p. 239. Chi scrive lo ha vedute egli stesso
+beversi il sangue suo, dopo essersi valassate, e cerca con avidita
+quelli degli altri scolassati che erano con lui; beveva in un cranio.</p>
+
+<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a>
+<b><a href="#footnotetag393">393</a></b>: Aussi comprend-on et partage-on l'indignation du
+napolitain Cuoco. (Liv. III, p. 216): «E voi, Inglesi, voi che vi
+chiamate i piu colti, piu buoni tra popoli: voi stessi permetteste,
+voi vedeste, voi anche eccitaste tali orrori!»</p>
+
+<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a>
+<b><a href="#footnotetag394">394</a></b>: La trahison de Méjean n'est que trop prouvée. Lire
+le rapport accablant de Lomonaco à Carnot, et surtout les deux
+lettres de Marie-Caroline à Emma, en date du 7 et du 18 juillet 1799
+(<span class="smcap">Gagnière</span>, p. 171): «Je vous conjure, que l'on ne paye pas
+un sou à Méjean. Après une si obstinée défense, ce serait réellement
+être dupé et me faire croire que c'est parce que le généralissime (de
+l'armée) cisalpine la veut partager avec Méjean.»&mdash;«Je relève tout
+ce que vous me dites de Méjean. Je désire beaucoup que cette affaire
+soit mise entièrement au clair et que tout soit découvert pour
+n'avoir plus avec vous aucune sorte de traîtres ...»</p>
+
+<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a>
+<b><a href="#footnotetag395">395</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 187.</p>
+
+<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a>
+<b><a href="#footnotetag396">396</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 208.</p>
+
+<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a>
+<b><a href="#footnotetag397">397</a></b>: <span class="smcap">Coletta</span>. Ouv. cit., t. II, p. 221.</p>
+
+<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a>
+<b><a href="#footnotetag398">398</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 237.</p>
+
+<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a>
+<b><a href="#footnotetag399">399</a></b>: Id., p. 233.</p>
+
+<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a>
+<b><a href="#footnotetag400">400</a></b>: T. III, p. 9-10.</p>
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44356 ***</div>
+</body>
+</html>
diff --git a/44356-h/images/cover-page.jpg b/44356-h/images/cover-page.jpg
new file mode 100644
index 0000000..69e084c
--- /dev/null
+++ b/44356-h/images/cover-page.jpg
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..ad5d674
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #44356 (https://www.gutenberg.org/ebooks/44356)
diff --git a/old/44356-8.txt b/old/44356-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..a0f4b76
--- /dev/null
+++ b/old/44356-8.txt
@@ -0,0 +1,11611 @@
+The Project Gutenberg EBook of Bonaparte et les Républiques Italiennes
+(1796-1799), by Paul Gaffarel
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)
+
+Author: Paul Gaffarel
+
+Release Date: December 5, 2013 [EBook #44356]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BONAPARTE ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Hamelin, Christine P. Travers, and DP-Eu
+
+
+
+
+
+
+
+
+BONAPARTE
+
+ET LES
+
+RÉPUBLIQUES ITALIENNES
+
+(1796-1799)
+
+
+PAR
+
+
+PAUL GAFFAREL
+
+Doyen de la Faculté des Lettres de Dijon
+
+
+
+
+PARIS
+
+ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLÈRE ET Cie
+
+FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
+
+108, Boulevard Saint-Germain, 108
+
+
+1895
+
+Tous droits réservés
+
+
+
+À LA MÊME LIBRAIRIE
+
+
+AUTRES OUVRAGES DE M. P. GAFFAREL
+
+=Les Colonies françaises=. 1 vol. in-8º de la _Bibliothèque
+d'histoire contemporaine_. 5e édition,1893. 5 fr.
+
+=La Défense nationale en 1792=. 1 vol. in-32 de la _Bibliothèque
+utile_. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. 1 fr.
+
+=Les Frontières françaises et leur défense=. 1 vol. in-32 de la
+_Bibliothèque utile_. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. 1 fr.
+
+
+Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+L'Italie, à la suite des campagnes de 1796 et 1797, a été comme
+transformée par Bonaparte. Vieilles monarchies, républiques
+aristocratiques ou démocratiques, principautés électives ou
+héréditaires, il a, de sa tranchante épée, tout ébranlé, tout
+bouleversé, tout modifié. Ses marches rapides dans la péninsule, ses
+foudroyantes victoires, l'entrée dans les capitales ennemies, le
+défilé des prisonniers, des drapeaux, des objets d'art, seule, cette
+héroïque épopée a longtemps occupé l'imagination. On a peut-être eu
+le tort de trop laisser de côté ce qu'on pourrait appeler la partie
+intérieure de la question italienne. Les batailles ont fait oublier
+les négociations et les coups de force les traités; et pourtant
+l'histoire des républiques éphémères créées, renouvelées ou préparées
+par Bonaparte présente un grand intérêt! Nous avons essayé, nous
+n'osons dire de combler cette lacune, mais à tout le moins de réparer
+cette omission, en présentant, dans un tableau rapide, l'histoire
+de la création des cinq républiques improvisées par le conquérant.
+Nous le verrons créer de toutes pièces la _République Cisalpine_;
+détruire pour la reconstituer sous une forme démocratique la
+_République Ligurienne_; renverser, mais cette fois pour la partager,
+la _République Vénitienne_; enfin préparer les deux _Républiques
+Romaine_ et _Parthénopéenne_. Tantôt il interviendra directement, et,
+par une brusque décision, saura résoudre une situation compliquée;
+tantôt ses confidents agiront seuls, mais sous sa haute direction.
+Présent ou absent, sa main, sa lourde main, pèsera toujours dans la
+balance. À lui, et rien qu'à lui, les contemporains reporteront la
+responsabilité des événements. C'est donc lui qui, de près ou de
+loin, sera toujours en scène.
+
+Au moment où je ne sais quel souffle révolutionnaire passe de nouveau
+sur l'Italie et menace d'ébranler, non pas l'unité italienne, mais
+la monarchie piémontaise, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt
+d'évoquer des souvenirs déjà séculaires, et de montrer, par l'étude
+du passé, que ce que firent les Italiens à la fin du XVIIIe siècle,
+les Italiens pourraient bien le refaire à la fin du XIXe siècle.
+
+ PAUL GAFFAREL.
+
+
+
+
+BONAPARTE ET LES RÉPUBLIQUES ITALIENNES
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE (1796-1797)
+
+ La domination autrichienne dans le Milanais. -- Le parti
+ national Italien. -- Fuite de l'archiduc Ferdinand. -- Entrée
+ des Français à Milan. -- Organisation d'un gouvernement
+ provisoire. -- Les premières déceptions. -- Les _extractions_
+ et les réquisitions. -- Insurrection de Pavie. -- Répression
+ de l'émeute. -- Brutalités et pillages. -- La guerre aux
+ fournisseurs. -- Bonaparte à Mombello. -- Les modérés et les
+ exaltés. -- Le journalisme et le théâtre. -- Le _Ballet du
+ Pape_. -- Les fêtes patriotiques. -- Les derniers partisans de
+ l'Autriche. -- Bonaparte se prononce en faveur des modérés.
+ -- Les théoriciens politiques. -- Création de la république
+ Cisalpine. -- Formation territoriale. -- Annexion de la
+ Valteline. -- Prospérité apparente.
+
+
+I
+
+Depuis le traité d'Utrecht qui termina la guerre de Succession
+d'Espagne, en 1713, l'Autriche[1], maîtresse du Milanais et du
+Mantouan, était fortement campée dans l'Italie du nord. C'était
+une occupation militaire plutôt qu'une prise de possession
+véritable, car il existait, entre les Autrichiens et les Italiens
+trop de différences dans les moeurs, les usages, la langue et les
+institutions pour que jamais ces deux peuples pussent renoncer à leur
+rivalité séculaire et se fondre en une race homogène. Les Autrichiens
+étaient maîtres par le fait de la guerre, par la raison du plus fort,
+et les Italiens avaient le sentiment de leur infériorité, mais la
+compression brutale de l'Autriche n'avait pas encore éteint dans
+les coeurs Italiens le souvenir de l'antique gloire et le désir de
+la ressusciter. Il existait donc, dans les provinces italiennes de
+l'Autriche, ce qu'on pourrait appeler, si l'expression n'était bien
+moderne, un parti autonomiste, c'est-à-dire tout disposé à recouvrer
+son indépendance nationale. Ce parti se composait surtout des
+classes moyennes. Les négociants, les industriels, les propriétaires
+aisés, les médecins, les professeurs en faisaient la force et le
+nombre. Quelques descendants des vieilles familles aristocratiques
+qui avaient ou dédaigné ou repoussé les faveurs de l'Autriche, les
+Serbelloni, les Visconti, les Melzi, donnaient encore au parti
+italien l'appui de leur influence. Le voisinage de la France, la
+contagion des idées nouvelles[2], le vent de réformes sociales et
+politiques qui soufflait alors sur l'Europe entière, avaient comme
+enfiévré les espérances des patriotes, car on les désignait déjà
+sous ce nom, mais ces espérances ils n'osaient encore les dévoiler
+au grand jour; l'Autriche en effet surveillait attentivement toute
+explosion de sentiments contraires aux intérêts de la dynastie, et,
+bien que les gouverneurs de la Lombardie eussent reçu l'ordre de
+traiter avec douceur les sujets italiens, ils étaient impitoyables
+à l'égard de tous ceux qui paraissaient vouloir renverser le
+gouvernement établi. On ne connaissait pas encore en Europe le
+_carcere duro_ ou _durissimo_, plus tard illustré par Silvio Pellico,
+mais on le pratiquait déjà, et, si quelque patriote était en quelque
+sorte protégé par l'éclat de son nom ou de sa réputation, l'exil, à
+défaut de la prison, avait vite raison du récalcitrant.
+
+[Note 1: _Correspondance de_ BONAPARTE, t. I, II, III.--_Oeuvres de_
+NAPOLÉON _à Sainte-Hélène_, campagnes d'Italie.--BOTTA, _Histoire
+d'Italie de 1789 à 1814_.--CANTU, _Histoire des Italiens_ (t. XI de
+la traduction française).--CUSANI, _Storia di Milano_.--BECCATINI,
+_Storia del memorabile triennale governo francese e se dicente
+Cisalpino_.--_Giornale storico del 1797 al 1806_.--_Compendio
+della Storia patria della Republica Cisalpina_. (Les 38 volumes du
+Giornale et les 9 volumes du Compendio se trouvent à la bibliothèque
+Ambrosienne de Milan.)--BONFADINI. _La Republica Cisalpina e il
+primo regno d'Italia_.--G. DE CASTRO. _Milano e la Republica
+Cisalpina giusta la poesie, le caricature ed altre testimonianze dei
+tempi_.--VERRI. _Storia del invasione dei Francesi nel Milanese_.
+(Rivista cont. di Torino, juillet-août 1850.)]
+
+[Note 2: L'Autriche les redoutait tellement qu'elle avait fait
+traduire par Fontana le livre d'Arthur Young contre la France, et
+avait commandé à l'abbé Soave un ouvrage, ou plutôt un pamphlet, où
+les Français étaient représentés comme des cannibales.]
+
+Le parti national italien à la fin XVIIIe siècle, vivait uniquement
+d'espérances. Son opposition était surtout littéraire et, pour
+ainsi dire, historique. Elle s'exprimait par des conversations
+particulières ou de temps à autre par des articles de journaux, dont
+les allusions discrètes n'étaient même pas comprises par tous les
+lecteurs; aussi l'Autriche se souciait-elle très peu des innocentes
+épigrammes d'un Parini, d'un Verri ou d'un Carli. Elle laissait
+même à peu près toute liberté aux rédacteurs du journal _Il Caffee_
+parfois savait leur fermer la bouche en leur accordant quelque grasse
+sinécure. Soutenue par le clergé qui prêchait l'obéissance, par le
+peuple qui suivait l'impulsion du clergé, par les fonctionnaires
+qui tenaient à conserver leurs positions et enfin par cette masse
+d'indifférents qui, sous n'importe quel régime, est toujours prête à
+sacrifier sa liberté à son bien-être, l'Autriche se croyait à tout
+jamais la maîtresse incontestée de la Lombardie. Elle riait même des
+prétentions du parti italien, et se moquait de ceux qu'elle appelait
+les Guelfes, comme si les espérances des patriotes eussent été aussi
+hors de propos que cette appellation qui rappelait un autre âge.
+
+Les Guelfes allaient pourtant avoir leur revanche, plus prompte
+et plus complète qu'ils n'eussent osé l'espérer. On sait combien
+fut terrible le réveil de l'Autriche, comment en quelques jours
+fut détruit l'édifice dont elle croyait des fondements si solides,
+comment la Lombardie tomba entre nos mains, et comment le parti
+italien se vit tout à coup investi de la toute-puissance et à la
+veille de réaliser ses plus secrets désirs. Voyons-les donc à
+l'oeuvre ces patriotes. Quel usage feront-ils de cette victoire
+inattendue? Comment les Français leurs alliés leur permettront-ils de
+jouir de cette liberté improvisée?
+
+
+II
+
+Bonaparte venait d'imposer au Piémont l'armistice de Cherasco. Il
+avait, par une manoeuvre hardie, occupé sans grande bataille la
+moitié de la Lombardie et frappé sur Beaulieu un coup retentissant
+au pont de Lodi. Le chemin de Milan lui était donc ouvert. Malgré
+la présence d'une forte garnison autrichienne qui occupait encore
+le château, la nouvelle de ces victoires avait été accueillie avec
+plaisir par toutes les classes de la population, d'abord parce
+que la gloire exerce une véritable fascination, ensuite parce que
+le changement plaît toujours aux masses populaires. Les couleurs
+nationales, vert, blanc et rouge, reparurent. Ce fut un certain
+Carlo Salvadori, Espagnol d'origine, Italien de naissance, ancien
+ami de Marat, qui osa le premier se montrer avec cette cocarde dans
+les rues de Milan. Les écussons impériaux furent aussitôt lacérés ou
+couverts de boue, et, lorsque l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la
+Lombardie[3], eut suivi la retraite de ses troupes, on afficha sur
+la porte de son palais: _maison à louer, s'adresser au commissaire
+Saliceti_. Ce dernier, ex-conventionnel, était le délégué du
+Directoire chargé de toutes les opérations non militaires.
+
+[Note 3: L'archiduc Ferdinand était accusé de spéculer sur les
+grains. Le fameux peintre Gros fit sa caricature sous la forme d'un
+cochon, dont un soldat français ouvrait le ventre, pour en extraire
+le grain mal acquis. Il se vendit en un jour vingt mille exemplaires
+de ce dessin. Voir STENDHAL, _Chartreuse de Parme_, § 1er.]
+
+Une municipalité provisoire fut créée. Deux des rédacteurs du
+_Caffee_ devinrent les chefs, Pietro Verri, un économiste distingué,
+et le poète Parini, l'auteur du _Jour_, critique fine et mordante des
+travers de l'époque. En même temps Melzi d'Eril que sa naissance,
+ses richesses et son passé désignaient à cet honneur, fut député à
+Bonaparte pour le prier d'entrer à Milan[4]. Melzi partit le 13 mai
+1796 et s'avança jusqu'à Melegnano, où il rencontra le vainqueur
+de Lodi. Le lendemain 14, Masséna entra avec l'avant-garde et
+fut reçu aux portes de la ville par le comte Francesco Nava. Le
+surlendemain Bonaparte fit son entrée[5]. Les grenadiers de Lodi
+ouvraient la marche. Ils furent couverts de fleurs et reçus avec
+des transports de joie. Les volontaires Polonais, commandés par
+Dombrowsky, qui servaient en assez grand nombre dans notre armée,
+reçurent aussi un accueil empressé, car les Milanais, avec cet
+instinct de générosité et de délicate prévenance qui les a toujours
+caractérisés, comprenaient qu'ils devaient, plus encore qu'aux
+Français, de la reconnaissance à ces exilés volontaires qui, privés
+de leur patrie, bravaient mille dangers pour leurs frères Italiens.
+Nos soldats étonnèrent par leur aspect et leur tenue ceux qui se
+rappelaient la raideur méthodique et la propreté scrupuleuse des
+bandes autrichiennes. «Ils campaient sans tentes, écrivait un témoin
+oculaire[6] et leur marche n'avait rien de compassé. Leurs habits
+de couleurs diverses, étaient déchirés. Quelques-uns n'avaient pas
+d'armes[7]. Peu ou point de canons. Chevaux démontés et mauvais.
+Ils faisaient sentinelle assis. Au lieu d'une armée, on aurait dit
+une population sortie audacieusement de son pays pour envahir les
+contrées voisines. La tactique, l'art et la discipline cédaient
+constamment à l'audace et à l'impétuosité nationale d'un peuple
+qui combat de lui-même contre des automates contraints de se
+battre par crainte du châtiment.» Quand parut le général en chef,
+petit, pâle, au costume simple mais au regard ardent et au geste
+impératif, l'impression fut profonde. Ce n'était pas seulement un
+libérateur, c'était déjà un dominateur qui prenait possession de sa
+première conquête. Quelques heures plus tard, Bonaparte recevait
+à sa table, avec tous les généraux du corps expéditionnaire, les
+principaux Milanais et il en faisait les honneurs avec une aisance
+incroyable. Le même soir, dans un grand bal, il ouvrait les salons
+de son quartier-général, on disait déjà son palais, aux belles
+Milanaises[8], et tenait au milieu d'elles une cour véritable.
+C'était la première de ces fêtes triomphales qui si souvent
+marquèrent sa vie. Il y faisait comme l'apprentissage de sa grandeur
+future, et, dès le premier jour, tout en marquant à chacun son rang
+et sa place, il se maintenait au-dessus de tous.
+
+[Note 4: On lui avait adjoint le décurion Giuseppe Resta.]
+
+[Note 5: Lettre de Marmont à son père (Milan, 15 mai 1700) insérée
+dans les _Mémoires_ du maréchal (t. I, p. 322). «Mon tendre père,
+nous sommes aujourd'hui à Milan. Hier, nous y avons fait notre entrée
+triomphale. Elle m'a donné l'idée de l'entrée à Rome des anciens
+généraux romains, lorsqu'ils avaient bien mérité de la patrie. Je
+doute que l'ensemble de l'action offrit un coup d'oeil, un spectacle
+plus beau et plus ravissant. Milan est une très grande ville, très
+belle et très peuplée. Les habitants aiment les Français a la folie,
+et il est impossible d'exprimer toutes les marques d'attachement
+qu'il nous ont données.»]
+
+[Note 6: Verri, cité par CANTU, _Histoire des Italiens_, t. XI,
+p. 01. Cf. les premières pages de la _Chartreuse de Parme_, par
+STENDHAL. Ce n'est qu'un roman, mais qui, par la précision des
+détails et l'exactitude des descriptions, vaut bien des livres
+d'histoire.]
+
+[Note 7: Dans sa _Vie de Napoléon_ (p. 127), Stendhal est revenu
+sur ce dénuement de l'armée d'Italie. Il raconte que le lieutenant
+Robert possédait pour toute chaussure des empeignes, mais dépourvues
+de semelle. Deux officiers n'avaient à eux deux qu'un pantalon de
+Casimir couleur noisette et une longue redingote croisée sur la
+poitrine, plus trois chemises, le tout misérablement rapiécé. Ce fut
+seulement à Plaisance que ces deux officiers, qui venaient de toucher
+quelques pièces de monnaie sur leur solde arriérée, purent compléter
+leur garde-robe.--Cf. _Moniteur_ du 7 juin 1796.]
+
+[Note 8: On citait alors parmi ces Milanaises Mme Visconti, qui
+inspira à Berthier une passion si persistante, Mme Grassini, qui aima
+Bonaparte, Mme Lambert, jadis distinguée par l'empereur Joseph II,
+Mme Monti, la femme du poète, Mme Ruge, femme d'un avocat qui plus
+tard devint Directeur, Mme Pietra Grua Marini, femme d'un médecin,
+etc.]
+
+Au commencement de l'occupation française, les Milanais furent
+tout à leurs nouveaux alliés[9]. Les classes moyennes croyaient
+fermement que Milan deviendrait le noyau d'une Italie reconstituée
+en puissante nation; le peuple toujours amoureux de changement et
+qui s'abandonnait à la joie, les fonctionnaires et les nobles, les
+prêtres eux-mêmes flattés par les prévenances de Bonaparte et comme
+tirés de leur torpeur par ces grands mots de patrie et de liberté,
+qu'on ne prononce jamais sans que vibrent les coeurs, toutes les
+classes de la société en un mot témoignaient leur satisfaction
+de la venue des Français. De toutes parts les municipalités se
+constituaient et les Lombards attendaient avec impatience les
+décisions de leurs nouveaux maîtres.
+
+[Note 9: Il n'y eut qu'un seul homme, un acteur, Marchesi, qui eut
+le courage de rester fidèle à ses opinions. Il refusa de chanter
+au théâtre en l'honneur des Français. Voir ALFIERI, _Miso Gallo_,
+ép. XXIV, note 36. Le général Dupuy lui intima l'ordre de quitter
+Milan dans les vingt-quatre heures. Par grâce, Berthier lui permit
+de rester enfermé dans une maison de campagne qui lui appartenait.
+Pourtant, dès l'année suivante, Marchesi, qui se trouvait alors à
+Gênes, ne refusa pas, dans l'opéra de Sauli intitulé: _Il Trionfo
+della Liberta_, le rôle du dieu Mars combattant pour l'humanité
+oppressée. Cf. MASI: _Parruche e Sanculotti_, p. 337. D'après BOTTA
+(liv. VI, p. 430): «D'innombrables écrits furent publiés à la louange
+de Bonaparte bien plus qu'à la louange de la liberté. Il faut le
+dire, les Italiens se répandirent alors en adulations dégoûtantes.
+Celui-ci l'appelait Scipion, cet autre Annibal, le républicain Ranza
+le nommait Jupiter.»]
+
+Ces décisions furent d'abord favorables. Il semble vraiment que
+Bonaparte ait eu l'intention de rendre à cette malheureuse contrée,
+tant de fois opprimée par l'étranger, son indépendance pleine
+et entière. Italien d'origine, il songea à créer une république
+italienne. C'est ainsi qu'il supprima la _giunta_ ou commission
+extraordinaire établie à Milan le 9 mai par l'archiduc Ferdinand. Il
+supprima également la chambre des décurions, mais garda le conseil
+d'État de treize membres, qui devait exercer ses fonctions au nom de
+la République Française et approuva la création des municipalités
+provisoires[10]. Il forma également une garde nationale destinée
+à concourir à la police et à la défense du pays et plus encore
+à persuader aux Italiens qu'ils allaient désormais se gouverner
+eux-mêmes. Il chercha même à se rendre populaire en flattant
+les puissances de l'esprit, et en accueillant avec distinction
+les artistes et les savants. «La pensée est devenue libre dans
+l'Italie, écrivait-il au mathématicien Oriani[11]. Il n'y a plus
+ni inquisition, ni intolérance, ni despotes. J'invite les savants
+à se réunir, et à me proposer leurs vues sur les moyens qu'il y
+aurait à prendre et les besoins qu'ils auraient pour donner aux
+sciences et aux beaux-arts une nouvelle vie ... Le peuple Français
+ajoute plus de prix à l'acquisition d'un savant mathématicien,
+d'un peintre de réputation, d'un homme distingué, quel que soit
+l'état qu'il professe, qu'à celle de la ville la plus riche et la
+plus populeuse.» Belles paroles assurément mais prononcées pour la
+galerie, car, au moment même où ses oreilles retentissaient encore du
+bruit des compliments et des vivats dont on avait salué son entrée
+à Milan, le surlendemain de sa réception triomphale, voici ce qu'il
+écrivait au Directoire[12]: «Milan est très porté pour la liberté,
+il y a là un club de 800 individus, tous avocats ou négociants. Nous
+allons laisser exister les formes de gouvernement qui sont en usage;
+nous changerons seulement les personnes qui, ayant été nommées par
+Ferdinand, ne peuvent mériter notre confiance. Nous tirerons de ce
+pays-ci vingt millions de contribution. Cette contrée est une des
+plus riches de l'univers, mais entièrement épuisée par cinq années de
+guerre. D'ici vont partir les journaux, les écrits de toute espèce
+qui vont embraser l'Italie, où l'alarme est extrême. Si ce peuple
+demande à s'organiser en république, doit-on le lui accorder? Voilà
+la question qu'il faut que vous décidiez et sur laquelle il serait
+bon que vous manifestassiez vos intentions. Ce pays-ci est beaucoup
+plus patriote que le Piémont, il est plus près de la liberté.[13]»
+
+[Note 10: Arrêté du 10 mai 1796.]
+
+[Note 11: La municipalité de Milan comptait seize membres: Visconti,
+Caccianini, Serbelloni, Lattuada, Bignami, Corbetta, Sopransi, Poro,
+Verri, Pioltini, Sommariva, Sangiorgio, Crespi, Pelegata, Ciani,
+Parea.]
+
+[Note 12: _Correspondance_, t. I, p. 322 (Milan, 24 mai 1796). Cf.
+lettre aux municipalités de Milan et de Pavie (Milan, 24 mai 1796.
+_Corresp._, t. I, p. 323): «Je désire, Messieurs, que l'Université de
+Pavie, célèbre à bien des titres, reprenne le cours de ses études.
+Faites donc connaître aux savants professeurs et aux nombreux
+écoliers de cette Université que je les invite à se rendre de
+suite à Pavie, et à me proposer les mesures qu'ils croiront utiles
+pour activer et redonner une existence plus brillante à la célèbre
+Université de Pavie.»]
+
+[Note 13: _Correspondance_, t. I, p. 286. Milan, 17 mai 1797.]
+
+Rien donc n'est encore décidé dans l'esprit de Bonaparte. Les
+Milanais seront ce que le Directoire voudra qu'ils deviennent. On
+leur donnera des assurances vagues, des promesses sans précision,
+mais on ne s'engagera pas avec eux, et en attendant le Milanais
+deviendra une mine inépuisable et une officine de propagande
+révolutionnaire. Les Lombards s'imaginaient qu'ils allaient restaurer
+la patrie antique: ils ne seront entre les mains d'un vainqueur sans
+scrupules que les instruments inconscients de ses futurs desseins.
+
+Aussi bien l'heure des déceptions arriva bien vite. Dès le 19 mai
+une proclamation annonçait aux Lombards que la France était disposée
+à les considérer comme des frères, mais que ceux-ci leur devaient
+un juste retour[14]. En conséquence on leur imposa une contribution
+de vingt millions exigible sur-le-champ. Les considérants du décret
+sont curieux à connaître: «Vingt millions de francs sont imposés
+dans les différentes provinces de la Lombardie autrichienne; les
+besoins de l'armée les réclament. Les époques des payements, qui
+doivent être, autant qu'il sera possible, très rapprochées, seront
+fixées par des instructions particulières. C'est une bien faible
+rétribution pour des contrées aussi fertiles, si on réfléchit surtout
+à l'avantage qui doit en résulter pour elles. La répartition eût pu
+sans doute en être faite par des agents du gouvernement français; ce
+moyen eût été légitime: la république française veut néanmoins s'en
+départir, elle la délaisse à l'autorité locale, au congrès d'état;
+elle lui indique seulement une base, c'est que cette contribution
+doit individuellement frapper sur les riches, les gens véritablement
+aisés, sur les corps ecclésiastiques ... c'est que la classe
+indigente doit être ménagée.» Un arrêté du même jour, 19 mai[15],
+portait nomination d'un agent à la suite de l'armée française en
+Italie «pour _extraire_ et faire passer sur le territoire de la
+République les objets d'art et de science qui se trouvaient dans les
+villes conquises». Il est vrai que la spoliation devait être opérée
+dans les formes, car, en vertu de l'article 3, «il ne pourra être
+fait aucune _extraction_ sans en avoir été dressé procès-verbal et
+sans être accompagné d'un membre d'une autorité reconnue par l'armée
+française». On avait prévu jusqu'aux difficultés de l'_extraction_.
+En vertu de l'article 5, «dans le cas où il serait impossible à
+l'agent des transports de procurer les moyens d'enlèvement, les
+commissaires des guerres et commandants des places les lui feront
+fournir, et, au cas où il ne pourrait se les procurer par cette voie,
+l'agent sera autorisé lui-même à requérir des chevaux et voitures
+dans la ville où se feront les _extractions_». Or qu'entendait-on par
+objets d'art ou de science? Le décret énumérait tableaux, statues,
+manuscrits, machines, instruments de mathématiques, cartes, etc.,
+ce qui comportait une singulière variété d'objets, étant donnée
+surtout la bonne volonté de ceux qui étaient chargés d'interpréter
+le décret. En effet, le jour même où paraissait le décret, étaient
+_extraits_, pour être dirigés sur Paris, six tableaux de Luini,
+Rubens, Giorgione, Lucas de Leyde, Léonard de Vinci, le Calabrese,
+le carton de l'école d'Athènes par Raphaël, un vase étrusque, le
+fameux manuscrit de Josèphe, le manuscrit de Virgile ayant appartenu
+à Pétrarque, et un manuscrit qualifié de très curieux sur l'histoire
+des papes, le tout enlevé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan,
+sans préjudice d'un Titien et d'un Ferrari extraits d'alle Grazzie et
+d'un Salvator Rosa extrait d'alla Vittoria[16].
+
+[Note 14: _Correspondance_, t. I, p. 298.]
+
+[Note 15: _Correspondance_, t. I, p. 300.]
+
+[Note 16: _Correspondances_ t. I, p. 292. État des objets de sciences
+et arts désignés par le général Bonaparte pour être emportés à Paris.]
+
+Est-il vrai que tout finit par se compenser dans ce monde, et que les
+fils un jour ou l'autre payent pour les pères? Certes nous frémissons
+de colère à la pensée des vols, des pillages et des extorsions dont
+nos villes ou nos châteaux ont souffert dans la terrible guerre de
+1870-1871, et on rira longtemps de l'amour immodéré, de la sympathie
+irrésistible qui poussaient les Allemands vers nos montres et nos
+pendules; mais soyons avant tout impartiaux et reconnaissons que nous
+avons peut-être fait pis encore en Italie à la fin du dernier siècle.
+Que d'excès révoltants, que de pillages honteux! Nous ne parlons
+seulement pas des tableaux et des statues, bien que le fait en
+lui-même soit profondément regrettable, et que le triste exemple que
+nous avons alors donné ait autorisé depuis bien des revendications
+plus ou moins légitimes; mais, abstraction faite de tout amour-propre
+national, avions-nous le droit de dépouiller les musées de Pavie
+pour enrichir notre Jardin des plantes et notre cabinet d'histoire
+naturelle? Étaient-ce vraiment des objets d'art et de science ces
+armes héréditaires conservées dans les palais italiens, et que nos
+officiers s'approprièrent sans scrupule? Que dire des chevaux de luxe
+qui finirent par être compris dans les objets d'art? Nous lisons en
+effet dans la correspondance de Bonaparte ces deux lettres étonnantes
+adressées, la première[17] à Faypoult, ministre de France à Gênes, et
+la seconde au Directoire: «Je vous choisirai deux chevaux parmi ceux
+que nous requérons à Milan; ils serviront à vous dissiper des ennuis
+et des étiquettes du pays où vous êtes. Je veux aussi vous faire
+présent d'une épée[18].»--«Il part demain de Milan cent chevaux de
+voiture, les plus beaux qu'on ait pu trouver dans la Lombardie: ils
+remplaceront les chevaux médiocres qui attellent vos voitures.»
+
+[Note 17: Milan, 21 mai 1796. _Corresp._, t. I, p. 312.]
+
+[Note 18: Peschiera, 1er juin 1796. _Corresp._, t. I, p. 346.]
+
+C'était le général en chef qui se conduisait ainsi. Il commençait
+par deux chevaux et continuait par cent, et, le plus singulier,
+c'est qu'il ne paraissait pas se douter de la vilenie de l'action
+commise[19]. Est-ce donc qu'Alfieri[20] a raison quand il lance
+contre le triomphateur cette terrible épigramme: «Je fais la guerre
+en Italie et non le trafic ni le commerce, disait Godefroy, le chef
+illustre et invincible. Je vole en Italie, et je n'y guerroie pas;
+j'y cherche de l'or sonnant et non une gloire frivole, dit l'ignoble
+capitaine gueux qui traîne après lui toute la ladrerie de Provence et
+de Languedoc.»
+
+ _Rubo in Italia, e non guerregio, cerco
+ Oro sonante, e non frivola luce,_
+ _Dice l'ignobil Capitan Pitocco,
+ Ch'or dietro a se ne adduce
+ Ladreria di Proenza, e Linguadocco!_
+
+[Note 19: Cf. Lettre au Directoire (8 mai 1796.--_Correspondance_,
+t. I, p. 291). «J'ai fait passer à Torlone pour au moins deux
+millions de bijoux et d'argent en lingots, provenant de différentes
+contributions. Ils attendront là jusqu'à ce que vous ayez donné des
+ordres pour leur destination ultérieure.»]
+
+[Note 20: ALFIERI, _Misogallo_, épigramme LXI. Traduction inédite
+d'Hugues.]
+
+Le Directoire pourtant trouvait qu'il fallait étendre plus loin
+encore cette dénomination si commode d'objets d'art et de science. Il
+écrivait à Bonaparte pour lui recommander des bois de construction
+prêts à être embarqués, des chanvres de belle qualité, de la toile à
+voile, et il terminait par ces étranges paroles: «Rendons l'Italie
+fière d'avoir contribué aux progrès de notre marine.» Argent,
+approvisionnements, produits de l'industrie et de l'agriculture,
+rien n'échappait à l'oeil exercé des réquisiteurs, et ce système
+de spoliation sans exemple dans l'histoire des nations modernes,
+on le décorait sans pudeur du beau nom de patriotisme. L'Italie
+était devenue une ferme qu'on exploitait sans pitié, et la guerre
+n'était plus qu'une opération financière bien conduite. Bonaparte
+ne s'en cachait pas, et il indiquait même le moyen de continuer
+ces bénéfices: «Plus vous nous enverrez d'hommes, écrivait-il[21]
+au Directoire, plus non seulement nous les nourrirons facilement
+mais encore plus nous lèverons de contributions au profit de la
+République. L'armée d'Italie a produit dans la campagne d'été
+vingt millions à la République, indépendamment de sa solde et de
+sa nourriture; elle peut en produire le double pendant la campagne
+d'hiver, si vous nous envoyez en recrues et en nouveaux corps une
+trentaine de mille hommes. Rome et toutes ses provinces, Trieste et
+le Frioul, même une partie du royaume de Naples deviendront notre
+proie; mais, pour se soutenir, il faut des hommes.»
+
+[Note 21: Modène, 17 octobre 1796. _Corresp._, t. II, p. 58.]
+
+Ces spoliations étaient en quelque sorte officielles. On les
+avouait au grand jour. Elles avaient un semblant d'excuse: la
+nécessité de vivre en présence de l'ennemi. Les patriotes italiens,
+bien que désenchantés et vite revenus de leurs illusions, s'y
+seraient peut-être résignés, mais une véritable fièvre de vol et
+de pillage s'était abattue sur l'armée. Les généraux eux-mêmes
+donnaient l'exemple, Masséna surtout dont les exactions sont restées
+légendaires. Une nuée de fournisseurs, de commissaires, d'agioteurs
+de toute espèce et de voleurs de toutes qualités s'était comme
+emparé, à la suite de nos soldats, de cette malheureuse région.
+Ne prétendaient-ils pas se faire nourrir par les habitants[22]?
+Il fallut l'intervention directe du général en chef pour faire
+disparaître cet abus: mais que de vexations quotidiennes! Que de
+souffrances cachées! Ordres du jour sévères, exécutions même, rien
+n'y faisait. C'était un mal invétéré. Il est vraiment regrettable
+d'avoir à tracer ce triste tableau, mais la vérité a des droits
+imprescriptibles, et c'est un mauvais service à rendre à ses
+compatriotes que de leur cacher toutes les parties de l'histoire qui
+ne leur sont pas favorables.
+
+[Note 22: _Correspondance_, t. I, p. 295. Lettre de Bonaparte à la
+municipalité de Milan.]
+
+La conséquence immédiate de cette série de malversations et de
+sévices fut une insurrection populaire. Il y avait à Milan un
+mont-de-piété très riche, où l'on gardait soit des bijoux de famille,
+soit divers objets précieux. On les conservait pour constituer
+des dots ou pour former des réserves jusqu'au moment du mariage.
+Bonaparte et Saliceti s'en emparèrent sans autre forme de procès.
+Cette spoliation fut connue, et excita l'indignation générale. Les
+Milanais coururent aux armes, mais le général Despinoy, prévenu à
+temps, parcourut les rues avec de fortes patrouilles de cavalerie, et
+dispersa les rassemblements.
+
+Les choses se passèrent autrement dans la banlieue. Le 24 mai
+on entendit le tocsin sonner avec fureur dans tous les villages
+entre Milan et Pavie. Des paysans parcouraient la campagne par
+bandes armées, et se jetaient sur nos détachements. Les bruits
+les plus sinistres étaient répandus. Tantôt on apprenait que les
+Anglais venaient d'entrer à Nice et que le prince de Condé avec
+les émigrés se dirigeait par la Suisse sur Milan; tantôt c'était
+Beaulieu qui reprenait l'offensive à la tête d'une armée de 60.000
+hommes. Bonaparte se disposait alors à rentrer en campagne contre
+l'Autriche. Or les insurgés menaçaient ses derrières et le prenaient
+entre deux feux. Il était imprudent de s'avancer avant d'avoir
+comprimé l'insurrection. D'heure en heure les mauvaises nouvelles
+se succédaient au quartier général. Pavie s'était insurgée, et le
+commandant français avait été fait prisonnier avec toute la garnison.
+L'avant-garde des révoltés s'était même avancée jusqu'à Binasco, sur
+la route de Milan. Milan grondait sourdement. La population était
+hostile et menaçante. Elle semblait n'attendre qu'un signal pour se
+déclarer. Les mécontents avaient renvoyé tous leurs domestiques,
+sous prétexte de manque de ressources. C'étaient autant de recrues
+pour l'insurrection. Déjà la garnison autrichienne qui occupait
+encore la citadelle s'apprêtait à donner la main aux insurgés. Les
+douaniers avaient pris les armes. La cocarde nationale avait été
+foulée aux pieds. Les prêtres couraient la campagne et prêchaient
+la guerre sainte contre les mécréants qui dépouillaient les églises
+et ne respectaient pas la famille. C'était une Vendée italienne qui
+s'organisait.
+
+Bonaparte, inquiété par ces démonstrations hostiles, suspendit
+aussitôt le mouvement commencé contre l'Autriche et rentra à Milan.
+Le général Despinoy, qu'il avait nommé gouverneur de Milan, n'avait
+pas attendu son retour pour essayer de réprimer l'insurrection.
+Il avait contenu les Autrichiens dans la citadelle, lancé des
+patrouilles dans toute la ville, et dispersé les mécontents qui
+s'étaient déjà installés à la porte de Pavie afin de donner la main
+aux insurgés. Lannes[23], envoyé contre eux, les rencontra à Binasco,
+s'empara de ce petit village malgré leur résistance et ne fit aucun
+quartier. Pendant ce temps, Bonaparte arrivait à Milan, ordonnait
+l'arrestation de nombreux otages[24], faisait fusiller tous ceux
+qu'on avait pris les armes à la main, et marchait sur Pavie. Il
+s'était fait précéder de la proclamation suivante[25]: «Une multitude
+égarée, sans moyens réels de résistance, se porte aux derniers excès
+dans plusieurs communes, méconnaît la République et brave l'armée
+triomphante de plusieurs rois. Ce délire inconcevable est digne
+de pitié. On égare ce pauvre peuple pour le conduire à sa perte.
+Le général en chef, fidèle aux principes qu'a adoptés la nation
+française, qui ne fait pas la guerre aux peuples, veut bien laisser
+une porte ouverte au repentir, mais ceux qui, sous vingt-quatre
+heures, n'auront pas posé les armes et n'auront pas de nouveau prêté
+serment d'obéissance à la République, seront traités comme rebelles;
+leurs villages seront brûlés. Que l'exemple terrible de Binasco leur
+fasse ouvrir les yeux. Son sort sera celui de toutes les villes et
+villages qui s'obstineront à la révolte.»
+
+[Note 23: ROSA. _Il sacco di Pavia_, 1797.--MUONI. _Binasco_, studi
+storici, 1864.]
+
+[Note 24: Ces otages, auxquels on joignit ceux de Pavie, furent jetés
+en voiture, avec escorte de cavalerie, conduits à Tortone, puis à
+Cuneo, et enfin à Nice. Ils revinrent les uns après les autres, mais
+après avoir fait très humblement leur soumission. Voir G. DE CASTRO,
+ouv. cit., t. I, p. 87-88.--Cf. _Correspondance_, t. I, p. 135.
+Lettre de Bonaparte au général Despinoy.]
+
+[Note 25: Proclamation aux habitants de la Lombardie, Milan, 25 mai
+1796. _Correspondance_, t. I, p. 323.]
+
+L'archevêque de Milan s'était chargé de porter cette proclamation
+à Pavie. Il y fut très mal accueilli, et Bonaparte se vit obligé
+de sévir. Plusieurs milliers de paysans s'étaient enfermés dans la
+vieille cité gibeline, et faisaient mine de prolonger la résistance.
+Bonaparte ordonna d'en enfoncer les portes à coups de canon, et
+le général Dommartin pénétra avec ses grenadiers par la brèche
+improvisée. Le massacre fut terrible. Tous ceux que l'on surprit dans
+les caves ou sur les toits des maisons furent passés par les armes.
+Les fuyards furent poursuivis à outrance et sabrés sans miséricorde.
+Pendant plusieurs heures la ville fut livrée au pillage[26]. C'était
+une atrocité depuis longtemps proscrite par les nations civilisées,
+et encore Bonaparte eut-il l'art de la présenter comme un acte de
+clémence. «Trois fois l'ordre de mettre le feu à la ville expira sur
+mes lèvres, écrivit-il au Directoire[27], lorsque je vis arriver la
+garnison du château qui avait brisé ses fers, et venait, avec des
+cris d'allégresse, embrasser ses libérateurs. Je fis faire l'appel,
+il se trouva qu'il n'en manquait aucun. Si le sang d'un seul Français
+eût été versé, je voulais faire élever, des ruines de Pavie, une
+colonne sur laquelle j'aurais fait écrire: Ici était la ville de
+Pavie. J'ai fait fusiller la municipalité, arrêter deux cents otages,
+que j'ai fait passer en France. Tout est aujourd'hui parfaitement
+tranquille, et je ne doute pas que cette leçon ne serve de règle aux
+peuples de l'Italie.»
+
+[Note 26: Botta (VII, p. 473) reconnaît pour tant que les soldats se
+contentèrent de voler, de violer et de brûler: ils ne tuèrent pas.
+«N'oublions pas de dire que, parmi ces violations de la propriété,
+ces insultes à la chasteté, le sang du moins ne rougit pas les mains
+du vainqueur, sujet bien digne, je ne dirai pas de surprise, mais des
+plus grands éloges, puisque le soldat trouvait à la fois impunité et
+profit.»]
+
+[Note 27: Lettre au Directoire, 1er juin 1796, _Correspondance_, t.
+II, p. 34.--L'ordre avait été donné de respecter les bâtiments de
+l'Université et les maisons des professeurs. Il fut scrupuleusement
+exécuté.]
+
+Afin de prévenir le retour de semblables émeutes, une proclamation
+draconienne annonça qu'à l'avenir tous les villages insurgés
+seraient brûlés, et les prisonniers fusillés. Les prêtres et les
+nobles seront considérés comme otages et envoyés en France. Tous
+les villages où sonnera le tocsin seront brûlés. Quand un Français
+aura été assassiné, les villages sur le territoire duquel aura été
+commis le crime, devront livrer l'assassin, ou sinon ils paieront
+une amende égale au tiers de la contribution qu'ils payaient dans
+une année. Tout détenteur d'armes et de munitions de guerre sera
+fusillé, et sa maison brûlée. Tous les nobles ou riches «qui
+seront convaincus d'avoir excité le peuple à la révolte, soit
+en congédiant leurs domestiques, soit par des propos contre les
+Français seront arrêtés comme otages, transférés en France et la
+moitié de leurs revenus confisqués.» Les patriotes lombards, en
+accueillant les Français, avaient espéré conquérir l'indépendance.
+Tel était le régime d'arbitraire et de bon plaisir qu'on prétendait
+leur imposer. Certes l'insurrection de Pavie devait être réprimée,
+mais était-il nécessaire de la noyer dans le sang? Avait-on publié
+que nos provocations, que nos spoliations iniques étaient la cause
+principale de cette effervescence populaire? Ainsi que l'a écrit
+un des historiens les plus récents de Napoléon[28], «huit jours
+avaient suffi pour changer un peuple ami, connu par la douceur de
+ses moeurs, et dont les sympathies pour la France allaient jusqu'à
+l'enthousiasme, en une population défiante, hostile, irritée, que la
+terreur seule empêchait de manifester ses véritables sentiments».
+
+[Note 28: LANFREY, _Histoire de Napoléon 1er_, t. I.]
+
+
+III
+
+On s'en aperçut bien quand la fortune des armes sembla nous être
+contraire, lorsque Wurmser, à la tête de 70.000 hommes, descendit
+la vallée de l'Adige pour aller débloquer Mantoue et dispersa nos
+avant-postes. À la nouvelle de ses premiers succès, les nobles,
+les prêtres et tous les mécontents reprirent courage. De nombreux
+émissaires furent envoyés dans les campagnes, porteurs d'écrits
+injurieux et de billets diffamatoires contre la France. Ces menées
+réussirent. À Casal Maggiore la petite garnison française fut
+égorgée, et le commandant, qui s'était enfui en bateau avec sa femme
+et son enfant, fut arrêté et impitoyablement fusillé. À Crémone, le
+soulèvement fut général. L'arbre de la liberté fut conservé, mais
+parce qu'on le destina à pendre les patriotes, et de véritables
+listes de proscription furent dressées. Tous ceux qui refusèrent de
+quitter la cocarde tricolore furent accablés de mauvais traitements.
+Quelques-uns de nos partisans furent même poursuivis et massacrés. La
+masse de la population néanmoins resta tranquille. On eût dit qu'elle
+attendait pour se déclarer l'issue de la lutte engagée.
+
+Les Lombards avaient eu raison d'attendre, car les victoires de
+Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano, etc., dispersèrent les
+renforts autrichiens, et nous consolidèrent dans notre conquête.
+Bonaparte en sut gré aux Lombards, et leur témoigna sa satisfaction.
+«Lorsque l'armée battait en retraite, écrit-il à la municipalité
+de Milan[29], lorsque les partisans de l'Autriche et les ennemis
+de la liberté la croyaient perdue sans ressource, lorsqu'il était
+impossible à vous-mêmes de soupçonner que cette retraite n'était
+qu'une ruse, vous avez montré de l'attachement pour la France et de
+l'amour pour la liberté; vous avez déployé un zèle et un caractère
+qui vous ont mérité l'estime de l'armée et vous mériteront la
+protection de la République Française. Chaque jour votre peuple
+se rend davantage digne de la liberté; il acquiert chaque jour de
+l'énergie, il paraîtra sans doute un jour avec gloire sur la scène du
+monde. Recevez le témoignage de ma satisfaction et du désir sincère
+que forme le peuple français de vous voir libres et heureux.
+
+[Note 29: Vérone, 9 août 1796. _Correspondance_, t. I, p. 533.]
+
+En dépit de ces compliments et de ces promesses, et malgré le désir
+peut-être alors sincère qu'éprouvait Bonaparte de donner la liberté
+à un peuple italien, les faits démentaient cruellement les paroles.
+Alors que le général en chef paraissait si bien disposé pour les
+Lombards, ses lieutenants et surtout ses agents subalternes les
+traitaient au contraire avec un sans-gêne révoltant. Plus que jamais
+ce beau pays était ravagé et foulé aux pieds. Le général Despinoy,
+que Bonaparte avait investi du commandement de Milan, avec la double
+charge de s'emparer du château de cette ville que défendait encore
+une garnison autrichienne, et de présider les séances du conseil
+municipal, s'était acquitté de sa mission. Le château avait capitulé,
+ce qui rendait difficile un retour offensif de l'Autriche, et les
+conseillers municipaux avaient été présidés avec une implacable
+dureté. Ils ne pouvaient prendre la moindre mesure, même la plus
+inoffensive, sans l'assentiment de Despinoy[30]. On raconte même
+qu'un jour il s'emporta jusqu'à frapper de son épée la table des
+délibérations, et rappela aux municipaux tremblants qu'ils n'étaient
+bons qu'à enregistrer les volontés du vainqueur, Parini saisissant
+alors son écharpe tricolore, la lui tendit en s'écriant: «Vous feriez
+bien mieux de la passer à notre cou et de nous étrangler avec.» Ainsi
+qu'il arrive toujours, les inférieurs exagéraient l'attitude hautaine
+et les procédés méprisants de leurs chefs. À Côme le Corse Valeri,
+s'étant procuré une satire rédigée contre lui, rassembla dans la
+cathédrale tous les hommes au-dessus de douze ans, et leur fit écrire
+à chacun son nom afin que, par la confrontation des caractères, on
+connût l'auteur du libelle. Ceci n'était que ridicule; mais que dire
+des actes féroces et des facéties cruelles? Que dire des vexations
+de chaque jour? Défense de se promener ou de sortir de la ville
+sans passeport; défense d'exercer publiquement le culte catholique;
+interception des journaux étrangers; violation du secret des lettres;
+défense de porter des habits à l'ancienne mode[31], et le tout au nom
+de la liberté. Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom! disait
+Mme Roland. Que d'absurdités et d'inconséquences, que de maladresses
+et de turpitudes, pourrions-nous ajouter!
+
+[Note 30: CUSANI. _Storia di Milano_, V, 10.]
+
+[Note 31: Ordre. Milan, 13 juillet 1797. _Correspondance_, t. III,
+p. 179: «Le général en chef, instruit que la tranquillité publique a
+été un moment troublée à Milan, que l'on n'y a pas vu sans quelque
+inquiétude des individus vêtus d'_habits dits carrés_, forme
+d'habillement signalée dans l'opinion comme tenant à un parti, défend
+à tout individu tenant à l'armée de porter des habits dits carrés,
+sous peine d'être arrêté et puni comme perturbateur»]
+
+Lorsque, pour la seconde fois, une nouvelle armée autrichienne,
+commandée par Allvintzy, essaya, en novembre 1796, de débloquer
+Mantoue, les ennemis de la France, et leur nombre avait
+singulièrement grandi, crurent le moment venu de la vengeance et de
+la réaction. Nos troupes, déconcertées par cette subite irruption
+dans leurs lignes, furent un moment ébranlées. On crut en Italie à
+leur prochaine défaite, et les mécontents s'apprêtèrent à profiter
+de la victoire probable de l'Autriche. À Milan, à Pavie, à Crémone,
+dans presque toutes les villes lombardes, bien qu'occupées par des
+garnisons françaises, tous ceux qui regrettaient l'ancien régime,
+tous ceux dont les déceptions égalaient les regrets, tressaillirent
+d'espérance. Cette fois encore, la victoire se déclara en notre
+faveur. Arcole et Tivoli achevèrent la ruine de l'Autriche et
+affermirent la domination française. La Lombardie reçut le contre
+coup de ces victoires. On la punit durement d'avoir osé manifester
+son désir d'être traitée plus doucement qu'un pays conquis. Tous les
+commandants de place nommés par Bonaparte rivalisèrent de dureté,
+on dirait volontiers de tyrannie. Un comité de police générale fut
+institué à Milan, qui déporta pour délit d'opinion, pour malveillance
+supposée, pour services rendus à l'ancienne administration. La forme
+avait changé; le fond restait le même. À la tyrannie autrichienne
+était substituée la tyrannie française, d'autant plus odieuse qu'elle
+se colorait du beau nom d'alliance. À l'archiduc avaient succédé
+les généraux, les commissaires, et tous ces agents subalternes qui
+redoublaient de sévérité pour prouver leur zèle, et aussi pour cacher
+de scandaleuses malversations; car, plus que jamais, la Lombardie
+était un marché ouvert, une grande agence de spéculations éhontées et
+de vols scandaleux.
+
+Au moins rendrons-nous cette justice à Bonaparte que les tripotages
+financiers le dégoûtèrent promptement, il consentait bien à
+exploiter, ou, comme il l'écrivait, à _faire produire_ les pays
+conquis, mais dans l'intérêt de la République Française. Les voleries
+des particuliers l'indignaient. Ce qu'il tolérait pour l'État, il
+l'interdisait absolument pour les individus. Aussi déclara-t-il
+la guerre aux pillards éhontés qui déshonoraient la victoire,
+et cette guerre il la poursuivit sans relâche. À chaque page de
+sa Correspondance éclate son mépris pour les agioteurs et les
+tripoteurs d'affaires véreuses. Il finit par ordonner la création
+d'une commission de cinq membres, sous la présidence du général
+Baraguey d'Hilliers, et l'investit de pouvoirs extraordinaires pour
+faire rendre gorge aux voleurs et les punir sévèrement. «Nous avons
+conquis l'Italie, était-il dit[32] dans les considérants de cet
+arrêté, pour améliorer le sort de ses peuples; nous y avons établi
+des contributions pour assurer notre conquête, offrir à la patrie
+une juste indemnité et aux soldats une récompense due à leur valeur;
+mais jamais il n'a été dans l'intention du gouvernement français
+d'autoriser les abus de toute espèce, les extorsions scandaleuses que
+se sont permis plusieurs agents à la suite de l'armée. La loi, en les
+rendant justiciables des conseils militaires, m'a imposé l'obligation
+d'être leur accusateur; mais, au milieu des occupations immenses qui
+absorbent tous mes moments, il m'est impossible de découvrir moi-même
+la vérité dans ce labyrinthe de procès et les milliers de plaintes
+qui me sont portées sur des objets aussi importants.»
+
+[Note 32: Brescia, 30 août 1796. _Correspondance_, t. I, p. 573.]
+
+C'est sans doute sur cette difficulté de démêler la vérité que
+comptaient les voleurs officiels ou extraordinaires; car, malgré les
+ordres impératifs de Bonaparte, malgré la commission des cinq, les
+pillages et les tromperies continuèrent. Bonaparte dut se contenter
+de dénoncer et de punir quand il prenait sur le fait. «Je m'occupe de
+faire la guerre aux fripons écrivait-il au Directoire[33], j'en ai
+fait juger et punir plusieurs. Je dois vous en dénoncer d'autres.»
+Ce sont surtout les agents de la compagnie Flachat, les nommés La
+Porte, Peragallo et Payan, qu'il semble poursuivre de sa haine. «Ce
+n'est qu'un ramassis de fripons, écrivait-il, sans crédit réel, sans
+argent et sans moralité. Je ne serai pas suspect pour eux, car je les
+croyais actifs, honnêtes et bien intentionnés, mais il faut se rendre
+à l'évidence.» Ils ont reçu quatorze millions, et n'ont payé que six
+millions, et encore ont-ils fourni de mauvaises marchandises et opéré
+des versements factices. «Ce ne sont pas des négociants, mais des
+agioteurs comme ceux du Palais Royal.» Quant aux commissaires des
+guerres, sauf Denniée, Mazade, Boinod, et deux ou trois autres, ce
+sont tous des fripons. L'un, Gosselin, vend à 36 francs le foin qu'il
+se procure pour 18. L'autre, Flach, vend à son profit une caisse
+de quinquina donnée par le roi d'Espagne pour les soldats français
+atteints par la fièvre; ceux-ci passent à leur compte des matelas et
+des toiles fines donnés par la ville de Crémone pour les hôpitaux.
+«Ils volent d'une manière si ridicule que, si j'avais un mois de
+temps, il n'y en a pas un qui ne pût être fusillé.» Les agents de
+l'administration valaient moins encore. L'un d'entre eux, Thévenin,
+avait vendu à Bonaparte quelques beaux chevaux, et ne voulait
+pas en recevoir le prix malgré les instances du général en chef,
+espérant que ce dernier fermerait les yeux. Ce dernier visait moins
+à la fortune qu'au pouvoir. Son ambition était plus haute. Aussi
+repoussa-t-il avec indignation la complicité déshonnête de Thévenin.
+«Faites-le arrêter, écrivait-il, retenez-le six mois en prison. Il
+peut payer 500,000 écus de taxe de guerre en argent.» C'étaient
+surtout les entrepreneurs de charrois[34], dont les exactions étaient
+scandaleuses. Bonaparte en signale quelques-uns, Sonolet, Auzon,
+Elie, Hartea, comme d'effrontés voleurs. Il aurait même voulu que
+trois d'entre eux, Boekly[35], Chevilly et Descrivains, qui avaient
+fait des versements factices, fussent condamnés à mort: mais ces
+fripons avaient de hautes protections, même dans l'entourage immédiat
+du général en chef[36], et ils échappèrent au châtiment qu'ils
+méritaient si bien.
+
+[Note 33: Milan, 12 octobre, 1796. _Correspondance_, t. II, p.
+50.--Cf. lettre du 2 octobre (t. II, p. 29).]
+
+[Note 34: en outre, ils se donnaient le genre d'être royalistes et
+affichaient leurs espérances réactionnaires. «Les charrois sont
+pleins d'émigrés, écrivait Bonaparte. Ils s'appellent Royal-charrois
+et portent le collet vert sous mes yeux.» _Correspondance_, t. II, p.
+51.]
+
+[Note 35: Milan. 1er janvier 1797. _Correspondance_, t. II, p.
+219. Lettre à Berthier: «Je demande que ces trois employés soient
+condamnés à la peine de mort, ne devant pas être considérés comme de
+simples voleurs, mais comme des hommes qui, tous les jours, atténuent
+les moyens de l'armée.»]
+
+[Note 36: Lettre du 12 octobre 1796 (t. II, p. 51): «Diriez-vous que
+l'on cherche à séduire mes secrétaires jusque dans mon antichambre?»]
+
+Le désordre continua, depuis la compagnie Flachat[37] qui volait
+cinq millions à la fois, jusqu'aux simples gardes de magasins qui
+grappillaient sur les fournitures, et tous ces vols, toutes ces
+tromperies retombaient sur les malheureux Italiens. À vrai dire le
+corps expéditionnaire tout entier, à l'exception de son chef et de
+quelques officiers ou soldats, dont l'âme était trop bien située pour
+accepter de pareils moyens de s'enrichir, l'armée française puisait
+à pleines mains dans les trésors italiens. Certes les Lombards
+faisaient un dur apprentissage de la liberté. Il était grand temps
+pour eux qu'un ordre relatif s'établit. Heureusement l'Autriche fut
+définitivement vaincue, et Bonaparte, qui lui avait imposé presque
+sous les murs de Vienne les préliminaires de Leoben, revint à Milan
+pour y jouir de sa gloire et organiser sa conquête.
+
+[Note 37: Lettre à Garrau.--Modène, 16 octobre 1796.
+_Correspondance_, t. II, p. 56. «De tous côtés, on réclame contre
+la Compagnie Flachat; tous ses agents sont d'un incivisme si marqué
+que je suis fondé à croire qu'une grande partie sert d'espions à
+l'ennemi.»--Cf. Lettre au Directoire, Forli. 3 février 1797 (t. II,
+p. 303): «Vous ne souffrirez pas que ces voleurs de l'année trouvent
+leur refuge à Paris ... Si l'on ne trouve pas moyen d'atteindre la
+friponnerie manifestement reconnue de ces gens-là, il faut renoncer
+au règne de l'ordre, à l'amélioration de nos finances, et à maintenir
+une armée aussi considérable en Italie.»]
+
+
+IV
+
+Malgré la tyrannie française, malgré les spoliations iniques de
+nos agents, les patriotes italiens n'avaient pas désespéré. Ils ne
+pouvaient croire que la France les rendrait à l'Autriche, et, au lieu
+d'assurer leur indépendance, confirmerait leur servitude. Même aux
+plus mauvais jours de l'occupation française, ils s'étaient toujours
+comportés comme de sincères alliés. Non seulement ils avaient payé
+toutes les contributions de guerre, mais encore ils avaient organisé
+des régiments[38] et rendu à Bonaparte de réels services en tenant
+garnison dans les places fortes et en lui servant de troupes de
+réserves. Le général en chef leur avait à plusieurs reprises exprimé
+sa satisfaction. Dès le mois de juin 1796, c'est-à-dire avant que
+les grands coups n'eussent été portés contre les Autrichiens, avant
+que la question militaire par conséquent n'eut été tranchée en notre
+faveur, voici comment il s'exprimait sur le compte des Lombards dans
+un rapport[39] au Directoire: «La municipalité de Milan, celle des
+principales villes de la Lombardie m'ont manifesté le voeu d'envoyer
+des députés à Paris. Le citoyen Serbelloni est à la tête. Il est
+patriote, ce qui a produit ici un effet d'autant plus avantageux
+qu'il jouit d'une grande considération, étant de la première famille
+du Milanais, et fort riche. Ces députés ont manifesté leurs voeux
+ici contre la maison d'Autriche. Ils savent qu'il n'y aurait plus
+de sûreté pour eux dans un retour. La Lombardie est parfaitement
+tranquille. Les chansons politiques sont dans la bouche de tout le
+monde. L'on s'accoutume ici à la liberté. La jeunesse se présente en
+foule pour demander du service dans nos corps; nous n'en acceptons
+pas, parce que cela est contraire, je crois, aux lois: mais peut-être
+serait-il utile de former un bataillon de Lombards, qui, commandés
+par des Français, nous aiderait à contenir le pays. Je ne ferai rien
+sur un objet aussi important et délicat sans vos ordres.»
+
+[Note 38: Cf. _Correspondance_, 11 octobre 1796 (t. II, p. 45).--17
+octobre 1796 (t. II, p. 59).--11 mai 1797 (t. III, p. 47).]
+
+[Note 39: Milan, 11 juin 1796. _Correspondance_, t. I, p. 387.»]
+
+Bonaparte n'avait donc pas encore d'idée bien arrêtée, mais
+ses sympathies étaient visibles. Il ne demandait pas mieux que
+d'utiliser[40] les bonnes dispositions des Lombards, sauf à les
+récompenser de leur dévouement à la paix générale. Au fur et à
+mesure que grandirent ses pensées, en même temps qu'augmentèrent ses
+victoires, il comprit la nécessité de s'attacher les Lombards par les
+liens de la reconnaissance et de l'intérêt, et ne cessa de prendre en
+main leur cause, de les protéger contre les exactions de ses agents,
+et de les rassurer sur l'avenir. Un peu avant Leoben, quand le bruit
+commença à se répandre de la chute et du partage projeté de Venise,
+les Lombards prirent peur, et envoyèrent une députation au général
+victorieux. Ce dernier s'empressa de les rassurer: «Vous demandez des
+assurances pour votre indépendance à venir, leur répondit-il[41],
+mais ces assurances ne sont-elles pas dans les victoires que l'armée
+d'Italie remporte chaque jour? Chacune de ces victoires est une ligne
+de votre charte constitutionnelle. Les faits tiennent lieu d'une
+déclaration par elle-même puérile. Vous ne doutez pas de l'intérêt et
+du désir bien prononcé qu'a le gouvernement de vous constituer libres
+et indépendants.» Depuis le jour de son entrée à Milan, Bonaparte
+n'avait donc pas varié dans l'expression de ses désirs, et, bien
+qu'il eût constamment refusé de prendre un engagement définitif, les
+Lombards avaient le droit de compter sur lui.
+
+[Note 40: Cf. Lettre du 8 octobre 1796 (_Correspondance_, t. II, p.
+43) adressée à l'administration générale de la Lombardie: «J'approuve
+le zèle qui anime le peuple de Lombardie. J'accepte les braves
+qui veulent venir avec moi participer à notre gloire et mériter
+l'admiration de la postérité; ils seront reçus par les républicains
+français comme des frères qu'une même raison arme contre leur ennemi
+commun. La liberté de la Lombardie, le bonheur de leurs compatriotes,
+seront la récompense de leurs efforts et le fruit de la victoire.»]
+
+[Note 41: À l'administration générale de la Lombardie. Lettre écrite
+de Gratz, le 12 avril 1797. (_Correspondance_, t. II, p. 483.)]
+
+Le moment était venu de réaliser ces promesses. Ce fut la grande
+préoccupation de Bonaparte dès son retour à Milan. Comme il était par
+sa famille et son origine à demi Italien, il chercha à satisfaire
+les voeux et les aspirations des Italiens, non pas seulement pour
+acquérir une facile popularité, mais parce que c'était réellement
+une grande idée, féconde en résultats, que celle de créer dans la
+péninsule des États libres, et intéressés à conserver l'alliance de
+la nation qui leur aurait procuré l'indépendance. L'amitié certaine
+de la Lombardie valait bien mieux pour la France que sa conquête. En
+rendant la liberté aux Lombards, en les entourant du prestige d'une
+révolution pacifique, non seulement les Français se délivraient de
+l'embarras de tenir des garnisons sur les derrières de leur armée, et
+se ménageaient de précieux auxiliaires, mais encore ils se voyaient
+secondés par ceux qui autrement eussent été leurs ennemis. Bonaparte
+ne l'ignorait pas. Il était donc parfaitement résolu à créer une
+république indépendante; mais, avant de se prononcer d'une façon
+définitive, il voulut étudier le terrain et se rendre compte de
+l'état des esprits.
+
+Telles n'étaient pas les intentions du Directoire. Il n'avait
+autorisé la marche en avant de Bonaparte et l'occupation des
+provinces italiennes de l'Autriche qu'avec l'arrière-pensée de les
+restituer à titre de compensation territoriale contre la Belgique.
+Aussi n'avait-il jamais consenti à prendre un engagement quelconque
+vis-à-vis des Lombards. Bonaparte pensait autrement, et, comme il
+n'était déjà plus de ceux auxquels un gouvernement régulier impose
+des volontés, comme il se sentait indispensable et se souciait peu
+des instructions les plus formelles, il ne tint aucun compte des
+sentiments bien connus du Directoire, et résolut, cette fois encore,
+de n'agir qu'à sa guise et au mieux de ses intérêts.
+
+Il s'était installé à Montebello ou Mombello, près de Milan, dans un
+magnifique palais qui devint aussitôt le centre des affaires et la
+véritable capitale. Sa mère et sa femme l'y avaient rejoint, ainsi
+que sa soeur Pauline, ses frères Joseph et Louis, et son oncle Fesch.
+Ils l'aidaient à faire les honneurs de cette fastueuse résidence. On
+eût dit la cour d'un souverain. L'étiquette la plus sévère régnait.
+Le temps était passé des brusqueries jacobines. Aides de camp en
+grande tenue, nombreux domestiques en livrée correcte, voitures de
+gala, dîners en public, audiences solennelles et particulières, rien
+ne manquait à Mombello. Le Napolitain Gallo, l'Autrichien Merfeldt
+étaient ses hôtes habituels. Melzi, Serbelloni, et les chefs de
+l'aristocratie milanaise, ainsi que les représentants de tous les
+princes allemands ou italiens étaient accourus auprès de lui et le
+sollicitaient avec plus d'ardeur qu'un souverain légitime. Dans son
+cortège figuraient les généraux des autres armées de la République
+attirés par sa réputation, des agents du Directoire qui saluaient
+en lui leur maître futur, des savants[42] et des artistes qu'il
+captivait par de gracieuses avances. «Ce n'était déjà plus le général
+d'une république triomphante[43]. C'était un conquérant pour son
+propre compte imposant ses lois aux vaincus.»
+
+[Note 42: Lettre à Lalande, Milan, 5 décembre 1796 (_Correspondance_,
+t. II, p. 138). Curieuse dissertation sur les avantages de
+l'astronomie: «Partager une nuit entre une jolie femme et un beau
+ciel, le jour à rapprocher ses observations et ses calculs me paraît
+être le bonheur sur la terre.» Voir une autre lettre de Napoléon
+à Lalande, directeur de l'Observatoire, qui lui avait recommandé
+l'astronome Cagnoli: «Mombello, 10 juin 1797. (_Corresp._, t. III, p.
+102): Si le célèbre astronome Cagnoli, ou quelqu'un de ses collègues,
+avait été froissé par les événements affligeants qui se sont passés
+dans cette ville (Vérone), je les ferais indemniser. Je saisirai
+toutes les occasions pour faire quelque chose qui vous soit agréable,
+et pour vous convaincre de l'estime et de la haute considération que
+j'ai pour vous. Avant de finir, je dois vous remercier de ce que
+votre lettre me mettra peut-être à même de réparer un des maux de la
+guerre, et de protéger des hommes aussi estimables que les savants de
+Vérone.»]
+
+[Note 43: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 150.]
+
+Les Lombards surtout, dont les destinées se réglaient alors,
+entouraient l'heureux général et s'efforçaient de surprendre le
+secret de ses résolutions; mais Bonaparte acceptait leurs avances,
+les écoutait tous et restait impénétrable. Il voulait voir les partis
+venir à lui.
+
+Il y avait en effet déjà dans cette Lombardie, à peine émancipée
+du joug autrichien, deux partis, les modérés et les exaltés. Les
+modérés appartenaient à la bourgeoisie et aux nobles qui, dès le
+début, s'étaient jetés dans nos bras. Serbelloni, Melzi, Visconti,
+Contarini, Litta, Morosini, en étaient les chefs les plus marquants.
+Les modérés croyaient sincèrement à l'avenir de la patrie italienne.
+Ils acceptaient la domination française, mais comme une nécessité
+temporaire[44]. Leur foi dans les destinées italiennes était
+inébranlable, peut-être même un peu naïve. Les uns auraient accepté
+le roi de Sardaigne comme souverain, car c'eût été le moyen d'arriver
+plus vite à constituer une Italie une et indépendante; les autres se
+seraient volontiers accommodés de Bonaparte. Il est certain que des
+ouvertures lui furent faites en ce sens. On a conservé une lettre[45]
+fort intéressante, qui sans doute n'est pas signée, mais qui ne peut
+avoir été écrite que par un Italien très au courant de la politique
+et des intrigues contemporaines. D'après l'auteur anonyme, Bonaparte
+n'avait que trois partis à prendre: le premier, de retourner en
+France et d'y vivre en simple citoyen, mais il ne convenait ni aux
+circonstances ni au génie de Bonaparte; le second, de rentrer en
+France à la tête de l'armée et de s'y poser en chef de parti, mais
+c'était un coup d'État, et on n'osait le conseiller. Voici quel est
+le troisième: «Formez de l'Italie un grand empire, que ce nouvel
+État prenne un fort ascendant dans la balance de l'Europe, qu'il
+tienne le milieu entre l'Empire et la France, et établisse entre ces
+puissances un équilibre parfait, en se déclarant contre celle qui
+voudrait opprimer l'autre. Soyez le chef de cet empire, gardez à
+votre solde une grande partie de l'armée française pour contenir les
+différents peuples et assurer l'exécution de ce plan. La France vous
+devra l'éloignement de cette armée qu'elle ne pourrait entretenir
+qu'avec peine, et dont l'esprit troublerait sa tranquillité. Elle
+vous devra la paix et vous aurez mérité son estime et son admiration.
+Soyez son plus fidèle allié.... Vous pouvez aussi devenir redoutable
+par vos forces maritimes et disputer par la suite l'empire de la mer
+aux Anglais, ou au moins les chasser entièrement de la Méditerranée.
+Cette entreprise digne de vous, général, et dont je ne détaille pas
+tous les avantages, qui vous frapperont au premier aperçu, est la
+seule qui puisse mettre le sceau à votre gloire, ramener une paix
+durable en France, procurer de la stabilité au gouvernement, et, en
+vous élevant au faîte des grandeurs, vous faire encore bien mériter
+de la patrie.» Certes la perspective qu'ouvrait à l'ambition de
+Bonaparte l'auteur de cette lettre était vaste, mais il est probable
+que les projets du général ne s'arrêtaient plus à la péninsule.
+C'est à la France et non plus à l'Italie qu'il pensait. Sans doute
+il aurait consenti à se faire de l'Italie comme un marche-pied, mais
+pour monter plus haut. «J'ai entendu raconter au jeune et candide
+Villetard, écrit Botta[46], que se promenant un jour à Montebello
+avec Bonaparte et Dupuis, qui mourut général en Égypte dans la
+révolte du Caire, Bonaparte, s'arrêtant tout à coup, leur dit: «Que
+penseriez-vous si je devenais roi de France?» et que Dupuis, grand
+républicain de profession, lui répondit: «Je serais le premier à
+vous plonger un poignard dans le coeur.» Sur quoi Bonaparte se mit à
+rire.» Le général riait, mais il ne parlait pas au hasard et cette
+soudaine effusion cachait mal de secrètes pensées. Le premier rang,
+même en Italie, ne lui convenait plus. Il ne le jugeait pas digne de
+sa fortune et de son avenir, et, sans nul doute, dans ce jardin de
+Montebello, songeait déjà au coup d'État qui devait lui donner la
+suprême autorité en France.
+
+[Note 44: C'est d'eux que Bonaparte parlait quand il écrivait au
+Directoire (Milan, 20 octobre 1796, t. II, p. 28): «Le peuple de
+la Lombardie se prononce chaque jour davantage, mais il est une
+classe très considérable qui désirerait, avant de jeter le gant à
+l'Empereur, d'y être invitée par une proclamation du gouvernement,
+qui fût une espèce de garant de l'intérêt que la France prendra à ce
+pays-ci à la paix générale.»]
+
+[Note 45: DARU. _Histoire de Venise_. Pièces justificatives, t. VII,
+p. 392.]
+
+[Note 46: BOTTA. Ouv. cit., liv. XII, p. 46.]
+
+Aussi bien, si Bonaparte ne se considérait pas comme l'homme de
+l'Italie[47], les Italiens, de leur côté, même les modérés, ne
+tenaient à lui que médiocrement. Quelques-uns d'entre eux, honteux
+de leur asservissement, songeaient déjà à chasser les Français
+d'Italie. C'étaient les chefs de la garde nationale lombarde, Lahoz,
+Pino, Teulié, Birago. Ils avaient fondé une société secrète, dite des
+_Rayons_, dont le but était la création d'une Italie non plus avec le
+secours de l'étranger, mais exclusivement par les forces italiennes.
+Peu à peu cette société s'étendra et ses opinions finiront par
+s'imposer. C'est déjà le parti national, ce qu'on pourrait appeler la
+Jeune Italie.
+
+[Note 47: Bonaparte connaissait parfaitement la situation, si l'on en
+juge par cette lettre, par lui adressée au Directoire, le 28 décembre
+1796: «Il y a en ce moment-ci en Lombardie trois partis: 1º celui qui
+se laisse conduire par les Français; 2º celui qui voudrait la liberté
+et montre même son désir avec quelque impatience; 3º le parti ami des
+Autrichiens et ennemi des Français. Je soutiens et j'encourage le
+premier, je contiens le second et je réprime le troisième.»]
+
+Quant aux exaltés, ils se composaient de tous ceux qui, dans la
+sincérité de leur coeur, ou par misérable calcul d'intérêt personnel,
+s'imaginaient qu'il était de bon goût de copier les exagérations
+jacobines. Quelques bourgeois, ou plutôt quelques boutiquiers, des
+ouvriers, de petits fonctionnaires, et la tourbe des déclassés
+appartenaient à ce parti. Les journalistes qui se grisaient
+eux-mêmes au cliquetis de leurs périodes en constituaient la force
+apparente. Ils prêchaient avec ardeur la démocratie ou plutôt la
+démagogie, grand mot ronflant, système dont ils ne comprenaient
+seulement pas les obligations. Pour eux toute contrainte était une
+gène, toute obéissance un abus. Aussi plaignaient-ils comme un
+martyr tout citoyen frappé par la loi, comme une victime quiconque
+était obligé soit de payer un impôt, soit de ne pas satisfaire ses
+désirs. Un journal de Milan, _le Thermomètre Politique_, était
+devenu le principal de leurs organes. C'est là qu'agitaient les
+esprits par leurs articles furibonds, Salvadori, Lattanzi, Salfi,
+Poggi et Abamonti. «Habiles dans les luttes de la révolution[48],
+mais non dans les combats de la liberté, ils déployaient du talent,
+là où il fallait du caractère. Avec la même audace qu'ils avaient
+montrée pour renverser les premières barrières, ils foulaient aux
+pieds les principes et les moeurs, et abusaient de la liberté
+jusqu'à l'outrage.» Toute une littérature républicaine sortait de
+ces officines milanaises: _Notions démocratiques_[49] _à l'usage
+des Écoles normales; Pensées d'un républicain sur le bonheur public
+et privé; Doctrine des Anciens sur la liberté; De la souveraineté
+du peuple; Un républicain jadis noble aux anciens nobles._ Ces
+pamphlets, aussi médiocres pour le fond que détestables pour la
+forme, étaient imprimés à un nombre considérable d'exemplaires, et
+lus avec avidité. De Milan ils se répandaient dans l'Italie entière.
+Il est vrai que Milan était devenu comme l'asile des réfugiés
+italiens, romains, napolitains, modènais ou vénitiens, qui tous,
+comme de juste, étaient venus y grossir les rangs des exaltés. On
+citait parmi eux deux prêtres qui avaient abjuré, le métaphysicien
+Poli et Melchior Gioja, le savant statisticien; Tambroni un érudit,
+Beccatini un historien, Custodi un économiste. Le médecin Rasori,
+l'architecte Romain Barbieri, et le savant commentateur des douze
+Tables, Valoriani, se signalaient parmi les plus fougueux adversaires
+de l'ancien régime. Un jeune improvisateur Romain, Gianni, mêlait
+à de furibondes attaques contre les tyrans de plates adulations
+en l'honneur du héros libérateur de l'Italie. Le Vénitien Foscolo
+travaillait à sa tragédie de _Tieste_, et prenait du service dans
+l'armée lombarde. C'était surtout dans les clubs, plus encore
+que dans les journaux, que ces Lombards ou Italiens, donnaient
+carrière à leur exaltation. Tantôt ils se contentaient d'émettre
+des propositions simplement absurdes, partage des propriétés, taxe
+progressive sur les comestibles, ateliers nationaux, etc., tantôt ils
+discréditaient par d'insolentes bravades la liberté et la République.
+Aujourd'hui ils demandaient la permanence de la guillotine, demain
+le massacre de tous les pères et de toutes les mères appartenant
+à la noblesse, afin que leurs enfants fussent élevés dans les
+nouveaux principes[50]. Ils proposaient encore de brûler le Vatican,
+ou bien de jeter les Bourbons de Naples dans le Vésuve, ou bien
+encore de disperser les cendres de la famille royale piémontaise,
+déposées à la Superga, et de les remplacer par celles des patriotes
+immolés. Dans ces clubs, et spécialement dans celui qui s'était
+pompeusement intitulé _Société de l'instruction publique_, la fureur
+révolutionnaire atteignait son paroxysme. Cette société n'avait-elle
+pas inscrit dans son programme: destruction de toutes les religions,
+renversement de tous les trônes[51].
+
+[Note 48: CANTE. _Histoire des Italiens_, liv. XI, p. 67.]
+
+[Note 49: _Nozioni democratiche per uso della scuole
+normali.--Pensieri di un republicano sulla pubblica et privata
+félicita.--Elementi republicani, par Cavriani.--Dottrina degli
+antichi sulla liberta.--Della sovranita del popolo.--Un republicano
+che fu nobile agli ex nobili._]
+
+[Note 50: Voir B. GIOVIO. _La conversione politica o lettere ai
+Francesi. Corresp. 1799_, let. XIV.--cf. GIOVANNI DE CASTRO, ouv.
+cit., p. 129.]
+
+[Note 51: BECCATINI, ouv. cité, I, 23. «Distruggere tutte le
+religioni existenti nel nostro piccolo globo, rovesciare tutti i
+troni d'Europa.»]
+
+Bonaparte n'éprouvait pour ces démagogues qu'une sympathie médiocre.
+«Soyez sûr, écrivait-il à Greppi[52], qu'on réprimera cette poignée
+de brigands, presque tous étrangers à Milan, qui croient que la
+liberté est le droit d'assassiner, qui ne peuvent pas imiter le
+peuple français dans les moments de courage et les élans de vertus
+qui ont étonné l'Europe; mais qui chercheraient à renouveler les
+scènes horribles produites par le crime, et qui sont l'objet éternel
+de la haine et du mépris du peuple français.»
+
+[Note 52: _Correspondance_, II, 132 (25 novembre 1796).]
+
+La masse du peuple au contraire se laissait prendre à ces folles
+déclamations. Les ardentes philippiques des journalistes et des
+clubistes trouvaient un écho retentissant dans toutes les grandes
+villes. Le théâtre[53] lui-même devenait une école de corruption, ou
+tout au moins une arène politique dont se servaient les exaltés pour
+répandre leurs bizarres conceptions[54]. C'est ainsi qu'à Modène, dès
+le mois de décembre 1795, en présence du grand-duc Hercule, et à une
+représentation de la _Cléopâtre_ de Nasolini, de mauvais plaisants
+firent entendre le chant du coq, allusion transparente à la prochaine
+venue des Français. Quelques mois plus tard, et dans cette même
+ville, on représentait le _Fénelon_ de Chénier traduit par Salfi,
+l'_Alexandre VI_ du modènais Gidotti, et deux pièces déplorablement
+ennuyeuses d'un certain Giambattista Nasi, dont il suffit de citer
+les titres pour comprendre l'inspiration: _L'Aristocratie vaincue par
+la persuasion_, et le _Républicain se connaît à ses actes_[55]. À
+Bergame, Salfi fait représenter _Virginie de Brescia_, où l'on voit
+un patriote tuer sa fille séduite par un tyran.
+
+[Note 53: ERNESTO MASI. _Parruche e sanculotti nel secolo_ XVIII.
+Milan 1886. Voir pages 271-344. Il teatro Giocobino in Italia.--Cf.
+PAGLICI-BROZZI: _Sul Teatro giacobino e antigiacobino in Italia,_
+1796-1805, Milan, 1887.--MARCELLIN PELLET. _Le théâtre de la
+Cisalpine_ (Revue politique et littéraire, 21 avril 1888).]
+
+[Note 54: Il n'est que juste de reconnaître que les partisans de
+l'ancien régime avaient donné le mauvais exemple. En 1791, avait été
+représenté à Milan _Il Cagliostro_, par Natale Boriglio; en 1792,
+_Voltaire muore come un disperato in Parigi_ par le même; en 1793,
+_la Morte di Luigi XVI_, par Tommasso de Terni; en 1794, _la Morte di
+Maria Antonietta d'Austria_, par le même, etc.]
+
+[Note 55: Voici le titre exact de ces rhapsodies, auxquelles
+Pindemonte n'hésitait pourtant pas à reconnaître une grande valeur.
+Il les appelait «l'eccellente lezione di morale republicana». 1º
+_E meglio una volta che mai, ossia l'aristocratia vinta della
+persuasione_.--2º _Il republicano si conosce alle azioni, ossia lo
+secolo dei buoni costume_.]
+
+C'est surtout à Bologne et à Milan que les auteurs dramatiques se
+donnent toute licence et dépassent toute mesure. Un jeune Bolonais,
+Luigi Zamboni, avait, en 1794, formé le projet de soustraire sa
+ville natale à l'oppression des légats pontificaux. Un étudiant, de
+Rolandis di Castel-Alfeo, qui s'échappait la nuit de son couvent
+pour assister aux conciliabules, fut son premier affidé. Dénoncés
+et vendus, ces deux jeunes gens furent jetés dans les prisons du
+légat et périrent l'un, Zamboni, en prison, l'autre, de Rolandis,
+sur le gibet. Le châtiment était excessif. Les Bolonais conservèrent
+le souvenir de ces premiers martyrs de la liberté[56]. En 1797 ils
+recueillirent leurs cendres et leur élevèrent une colonne triomphale.
+Un poète Bolonais, Luigi Giorgi, composa en leur honneur une tragédie
+intitulée, _Au temps des légat et des Pistrucci_. C'est une violente
+satire dirigée contre l'auditeur Pistrucci, le principal auteur de
+la condamnation des patriotes, contre le cardinal légat Vincenti,
+l'archevêque Gianneti, les gonfaloniers et les sénateurs. Cette
+tragédie est supérieure aux pièces de circonstance. Il s'y rencontre
+même des scènes à la Shakspeare, lorsque par exemple on pénètre
+dans le cabinet du légat, au moment où il lit et signe la sentence
+de mort de Rolandis, ou bien au dénouement, lorsque les victimes
+de la tyrannie pontificale font appel aux Français[57]. «Et vous,
+s'écrie le docteur Veridici, vous qui devez veiller sur les destinées
+du peuple pouvez-vous être jugés? Un légat _a latere_ peut-il
+soutenir un perfide?--Le Légat: retirez-vous! Auditeur: faites-le
+arrêter.--L'archevêque: «Oui, oui, faites-le arrêter. Quelle est donc
+cette manière de parler?--Pistrucci: approchez, brigand.--Veridici:
+Hélas! Ô ciel! Voici que descendent des Alpes les destructeurs de
+la tyrannie. Avancez, ô Français, et vengez l'humanité offensée.» À
+Bologne fut encore représentée en 1797, la _Rivoluzione, commedia
+patriotica_. On y voyait un noble, tyran de sa principauté, mais
+chassé par le peuple et condamné à mort. Au moment où il est conduit
+les yeux bandés, sous l'arbre de la liberté, pour être fusillé, il
+est sauvé par un autre noble, qui aime sa fille, mais qui s'est
+converti aux nouveaux principes. L'ex-tyran renonce aussitôt à ses
+erreurs, et tous chantent un hymne en l'honneur de l'arbre de la
+liberté.
+
+ _Sorgi, felce pianla, sorgi beati segno,
+ Caro, ed eterno segno di nostra liberta!
+ Eviva Bonaparte! viva la liberta._
+
+[Note 56: AUGUSTO AGLEBERT. _I primi martiri della liberta italiana._
+Une complainte fut composée en leur honneur. En voici deux couplets:
+
+ O di nostra liberta
+ Primi martiri ed eroi,
+ Questo a voi, cantiamo a voi
+ Inno sacro alla pieta.
+
+ L'innocente vostro sangue
+ Avia, presto, avia vendetta
+ E tremonte già l'aspette
+ La Romana crudeltà.]
+
+[Note 57: _I tempi dei Legati e dei Pistrucci_, acte III, scène
+XXIII.--Io, o cielo ... Etieni anche sull Alpi i distruttori dei
+tiranni? Avanzateei, o Francesi, e vendicate l'offesa umanita.»]
+
+À Milan Jean Pindemonte, l'auteur des _Bacchanales de Rome_, avait
+donné une «composition tragi-comico-ridicule», dont le titre est
+perdu, mais des prêtres et des nonnes en costume y parodiaient les
+cérémonies du culte, et, comme les représentations étaient gratuites,
+elles furent suivies par un nombreux public. C'est encore à Milan
+que fut représenté le _Mariage du Moine_ par Ranza. L'auteur avait
+donné comme sous-titre: «drame révolutionnaire à représenter pour
+l'instruction des chrétiens dans tous les théâtres de l'Italie
+régénérée», mais c'était une singulière instruction qu'il prétendait
+donner. On assiste en effet au conclave de 1774, aux intrigues des
+cardinaux Bernis et Fantuzzi, aux scandaleuses orgies des aspirants
+à la tiare. Les candidats finissent par se jeter à la tête plats
+et vaisselle, et les valets se partagent les reliefs du feslin, en
+essayant de remettre d'aplomb leurs maîtres tombés sous la table.
+
+On trouvera sans doute que Ranza avait donné libre carrière à sa
+verve aristophanesque. Il fut pourtant dépassé par l'auteur d'un
+ballet, également représenté à Milan: Salfi, un des rédacteurs du
+_Thermomètre_, était l'auteur ou du moins le parrain de ce livret,
+dont la paternité doit, paraît-il, être attribuée à un certain
+Lefèvre, qui fut plus tard persécuté par le clergé milanais, et
+mourut dans la misère à Paris. Il est intitulé le _Ballet du Pape
+ou le général Colli à Rome[58]_. L'affiche du spectacle, qui devait
+être joué en grande pompe à la Scala, était accompagnée de ce curieux
+commentaire[59]: «ce ballet annonce le régime de la raison. Il n'est
+pas inventé à plaisir, il est comme la reproduction des faits et des
+caractères qui forment la très intéressante histoire de ce qui s'est
+passé tout récemment à Rome. On pourra vérifier l'exactitude de tous
+les détails, qu'il importe de faire connaître au grand public, en
+parcourant la collection du _Thermomètre Politique_ de la Lombardie.
+Puisse ce commencement de la vérité réduire en cendres l'imposture
+et le fanatisme, et faire triompher la religion et la paix. Salut et
+fraternité.
+
+[Note 58: _Il ballo del Papa, ossio il generale Colli a Roma_.]
+
+[Note 59: GIOVANNI DE CASTRO, ouv. cit., p. 120. Cf. MASI. _Parruche
+e sanculotti_, p. 272.]
+
+À la première nouvelle du scandale qui se préparait, l'archevêque de
+Milan essaya d'intervenir. Il écrivit même à Bonaparte. On répondit
+à cette démarche si digne et si naturelle par un sermon antipapal
+prononcé à l'église San Lorenzo. En même temps on répandit dans le
+peuple des libelles injurieux contre la Papauté: _Le credo du pape
+pour deux sous, la bulle de Pie VI, la conversion du Pape, Dialogue
+dans le Paradis entre frère Locatelli, théologien de la cathédrale,
+et saint Charles Borromée_, etc. En sorte que l'opinion était
+singulièrement excitée quand arriva le jour de la représentation
+(premier jour du carême de 1797).
+
+La scène représente la salle du Consistoire à Rome. On y discute les
+articles de paix proposés par la France. Le général des Dominicains,
+qui parait grand partisan des réformes, et tout pénétré de l'esprit
+des temps nouveaux, démontre par un avant-deux expressif la nécessité
+de se conformer aux ordres de Bonaparte. Le général des Jésuites
+lui répond par un autre pas de caractère, et décide le pape à la
+résistance. Puis, remplaçant la danse par le chant, tous ensemble se
+disposent à festoyer et sans la moindre transition et uniquement
+
+ Per rendere la gioja palese,
+ D'un bel canto patrioto francese,
+ L'aria interno faccian risonar!
+
+Ce chant, accommodé sur un air italien emprunté à l'_Astuta in amore_
+de Fioraventi, est à tous le moins médiocre:
+
+ D'âge en âge, de race en race,
+ Que le plus brillant souvenir
+ Porte jusqu'au sombre avenir
+ Les prodiges de notre audace.
+ Que nos neveux, leurs enfants,
+ Par nous à jamais triomphants,
+ Nous doivent leur indépendance!
+ Que le monde brise ses fers!
+ Et que ce jour cher à la France
+ Soit la fête de l'univers.
+
+Tous les assistants l'accueillirent pourtant avec enthousiasme, et
+répétèrent le refrain en criant _Vive la France! Vive l'Italie!_ Un
+spectateur malintentionné s'avisa pourtant de crier _Vive la Denise!_
+Nous dirions aujourd'hui _Vive la Marianne!_
+
+Au second acte nous sommes transportés au Vatican. Les nièces du
+pape, les princesses Braschi et Santa Croce, remplissent de leurs
+intrigues et de leurs amours le palais pontifical, et le malheureux
+Pie VI joue entre ces deux créatures le rôle d'un Géronte berné et
+conspué. Au troisième acte, sur la place Saint-Pierre, on vient
+d'apprendre les victoires françaises. Aussitôt le pape prend le
+bonnet de la liberté, et, avec les membres du sacré collège, danse
+quelques pas fort vifs, afin de mieux montrer ses belles jambes,
+dont, parait-il, il était fort vain. Tous les personnages ainsi
+tournés en ridicule étaient vivants et les acteurs avaient emprunté
+leurs costumes et, autant que possible, leur physionomie. Il est
+certes difficile d'imaginer une bouffonnerie plus impie.
+
+Aussi bien une sorte de fièvre d'irréligion semblait s'être emparée
+de la population. Depuis qu'un cercle avait été installé dans
+l'église de la Rose[60], chaque ville avait dû convertir en club
+une de ses églises, et c'est dans ces assemblées que se débitaient
+les insanités les plus criantes. Ce n'étaient pas seulement des
+déclamations plus ou moins retentissantes contre le fanatisme ou la
+superstition. Tantôt une jeune fille proposait son coeur et sa main
+à celui qui lui apporterait la tête du pape[61]; tantôt un échappé
+des galères romaines, comme le qualifient les écrits du temps[62],
+un certain Lattanzi, vomissait d'obscènes imprécations contre le
+Christ et ses ministres[63]. Un jour[64] un jeune capucin renonçait
+à ses voeux et suspendait sa robe brune, en guise de trophée, aux
+branches de l'arbre de la liberté. Un professeur de théologie, un
+sexagénaire, le père Aprini, assistait à un banquet donné en son
+honneur, et dansait la carmagnole. On ne se contentait pas d'abolir
+le nom des saints, qu'on remplaçait par des héros grecs ou romains,
+on interdisait encore toute manifestation extérieure du culte. Il
+est vrai qu'en pleine rue toutes les manifestations anticatholiques
+étaient tolérées: ainsi on mettait la corde au cou d'une statue de
+saint Ambroise, et on la traînait ignominieusement dans la rue.
+Une littérature anticatholique, immonde et sans esprit, avait été
+improvisée. _Prières à réciter matin et soir par les chrétiens en
+l'honneur de la très sainte et très bienheureuse liberté; Confession
+d'un Jacobin aux pieds au pape; Pater noster patriotique, Credo
+patriotique;_ cette dernière prière commençait ainsi: Je crois à la
+République française, et à son fils le général Bonaparte.
+
+[Note 60: FUMAGALLI. _L'ultimà messa celebrata nello chiesa della
+Rosa_, 1851.]
+
+[Note 61: CUSANI. _Storia di Milano_, V, 54.]
+
+[Note 62: _Scapatto al remo e al tiberin capestro_.]
+
+[Note 63: _Milano in uniformo republicano, ossia Ribattezamento delle
+porte, piazze, contrade, Milan_, sans date, cité par DE CASTRO, 129.]
+
+[Note 64: CUSANI. _Storia di Milano_, V, 54.]
+
+Les exaltés se livraient aussi aux caprices de leur imagination
+à propos des fêtes dites patriotiques. Ils débutèrent par des
+plantations d'arbres de la liberté. Bientôt chaque quartier de Milan
+eut le sien. On en planta jusque dans la cour du séminaire. De la
+ville la mode passa dans les villages, et ce ne fut qu'une longue
+suite de fêtes, de danses et de festins qui se prolongèrent pendant
+plusieurs mois. D'ordinaire, un poète improvisait des vers pour la
+circonstance. Le faiseur le plus réputé était un certain Gerolamo
+Costa[65], mais ses poésies brillent par le mauvais goût aussi bien
+que par le dédain le plus absolu des règles de la prosodie. Il se
+contente d'accommoder le _Ça ira_ au goût italien et de célébrer plus
+ou moins platement l'alliance franco-italienne:
+
+ _Alore cantem uni de scià et delà
+ La Carmagnola cout el sa-irà.
+ Viva, viva pur i Francès
+ Lun el ciar de stij paès!_
+
+Après les plantations des arbres de la liberté, ce fut le tour
+des anniversaires. Grande fête le 5 juillet 1796 dans le Jardin
+public. Nouvelle fête en septembre pour célébrer la fondation de
+la république française. On avait pour la circonstance converti en
+amphithéâtre la place du Dôme. Au centre avait été dressé l'autel
+de la patrie. Un char triomphal, traîné par six chevaux et couvert
+d'emblèmes allégoriques, portait une jeune femme qui figurait la
+liberté, entourée d'enfants couronnés de guirlandes. Des inscriptions
+rappelaient le nom de tous les régiments qui avaient pris part à
+la campagne[66]. Le cortège défila devant Joséphine Bonaparte,
+qui assistait à la cérémonie du haut d'un des balcons du palais
+Serbelloni, et, quand il arriva sur la place du Dôme, on inaugura
+solennellement un arbre de la liberté; mais les décharges répétées de
+l'artillerie, qui accompagnaient la cérémonie, brisèrent les vitraux
+de la cathédrale, perte irréparable pour l'art.
+
+[Note 65: GIOVANNI DE CASTRO, ouv. cit., p. 92.]
+
+En février 1797, à propos des victoires de Bonaparte, une grande fête
+fut encore célébrée à Milan. Il y eut aussi des défilés de chars
+emblématiques, puis des banquets publics, et des distributions de
+vivres. Sur le soir, à la Porte Orientale, grand feu d'artifice. La
+liberté immola l'aristocratie dans des flammes, vertes et rouges de
+Bengale, et un aigle empenné, qui commençait à voler, fut bientôt
+réduit en cendres par la foudre des artificiers.
+
+[Note 66: MINOLA, _Diario_ 1796.--CUSANI, _Storia di Milano_, V, 51.]
+
+Mis en goût[67] par ces fêtes, qui exaltaient les esprits, et, à
+ce qu'ils croyaient du moins, répandaient l'amour des institutions
+républicaines, les exaltés n'hésitèrent pas à célébrer les
+anniversaires les plus sinistres de la révolution française; par
+exemple, celui de l'exécution de Louis XVI. Ils avaient, pour la
+circonstance, composé divers écriteaux et les portaient gravement sur
+la poitrine. _Il fulmine colga tutti i re in un fascio.--Il coltello
+di Bruto possa spaventare gli Schiavi di Cesare e gli imitatori
+di Antonio.--Al popolo che sente una volta la sua indipendenza,_
+etc. Les maladroits s'imaginaient qu'ils sauvaient la patrie par
+ces imprécations contre des tyrans qui n'existaient pas, et ces
+cérémonies symboliques, dont ils comprenaient seuls le sens caché.
+Ainsi, le 16 octobre 1797[68], pour célébrer la mort de la reine de
+France, on brûla sur la place du Dôme des livres de droit canon,
+quelques bulles pontificales, une histoire de la guerre d'Italie par
+Bolzani, quelques journaux hostiles rédigés par Taglioretti, Motta,
+Polini, et deux grandes gravures représentant l'une la tiare papale,
+l'autre l'aigle à deux têtes. Les organisateurs de cet autodafé
+s'imaginaient sérieusement qu'ils portaient ainsi un coup mortel à
+l'ancien régime. Ce sont sans doute les mêmes personnages, grotesques
+à force d'être naïfs, qui s'avisèrent tout à coup de trouver un air
+menaçant à la statue du roi Philippe II, qui, depuis deux siècles
+se dressait sur la place des Marchands. Ils lui coupèrent la tête
+et la remplacèrent par celle de Brutus, le héros du jour. Ils lui
+enlevèrent son sceptre et lui mirent entre les mains l'inscription
+suivante: _All'ipocrisia di Filippo II succéda la virtù di Marco
+Junio Bruto!_
+
+[Note 67: GIOVANNI DE CASTRO, ouv. cit., p. 101.]
+
+[Note 68: MINOLA, _Diario 1797_.]
+
+
+V
+
+Pendant ce temps, les partisans secrets de l'Autriche s'organisaient,
+et les modérés, que dégoûtaient ces excès, sans se rapprocher
+d'eux, commençaient à craindre de s'être inutilement compromis. Ces
+partisans de l'Autriche n'étaient pas nombreux, mais ils avaient
+de l'influence par leurs richesses. En outre, ils avaient, dans
+les campagnes par leurs tenanciers, et dans les villes par leurs
+domestiques, une véritable clientèle. Au jour du danger, ils
+pouvaient devenir redoutables. L'un d'entre eux, Gambanara, n'avait
+pas hésité à payer de sa personne. Il était descendu dans la rue,
+lors de l'insurrection de Binasco et de Pavie. D'autres restaient
+enfermés dans leurs palais et se contentaient d'y forger péniblement
+de lourdes épigrammes contre les Français et de les imprimer
+eux-mêmes pour ne mettre personne dans la confidence, comme le comte
+Pertusati, dont un historien contemporain, Giovanni de Castro, a fait
+connaître l'oeuvre informe et décousue, mais malicieuse[69]. D'autres
+enfin s'étaient retirés dans leurs châteaux[70], correspondaient
+mystérieusement avec l'Autriche, et attendaient le moment d'assouvir
+leurs rancunes.
+
+[Note 69: L'oeuvre principale de Pertusati se nomme _Meneghin_,
+c'est-à-dire Polichinelle, _sott' ai Francesi_. M. de Castro en a
+donné plusieurs extraits dans son _Milano e la Republica cisalpina_
+(1879). Sur Pertusati on peut encore consulter: CENNI, _sulla vita et
+sugli scritti del conte F. Pertusati_. Milan, 1823.]
+
+[Note 70: Voir dans la _Chartreuse de Parme_, de Stendhal, le curieux
+portrait du comte del Dongo, enfermé dans son château de Grianta.]
+
+Entre les modérés dont il devait ranimer la bonne volonté, les
+exaltés dont il méprisait les tendances[71], mais dont il appréciait
+le zèle, et les partisans de l'ancien régime qu'il affectait de
+mépriser, mais dont il surveillait les démarches, le rôle de
+Bonaparte eût été difficile s'il n'eût, depuis longtemps, pris son
+parti. Homme de guerre et de discipline, il sentait d'instinct
+que la modération seule donnerait à la Lombardie une forme de
+gouvernement qui allierait la force à la liberté. Les excès de la
+démagogie le dégoûtaient, et il ne se cachait pas pour le dire. À
+maintes reprises, il avait exprimé son mépris à propos de certains
+articles du _Thermomètre politique_. Il avait interdit les attaques
+furibondes contre la religion, contre le pape, et spécialement
+contre le roi de Sardaigne, dont il appréciait la dignité et la
+solidité. Les élucubrations de Lattanzi avaient le privilège de
+l'agacer. Il finit par en ordonner la suppression. Il se prononça
+même très catégoriquement en faveur des modérés, et leur envoya,
+le 10[72] décembre 1796, une sorte de manifeste qui eut un grand
+retentissement. Il engageait les Lombards à l'union. «Je suis bien
+aise, ajoutait-il, de saisir ces circonstances pour détruire des
+bruits répandus par la malveillance. Si l'Italie veut être libre, qui
+pourrait désormais l'en empêcher?... Réprimez surtout le petit nombre
+d'hommes qui n'aiment la liberté que pour arriver à une révolution;
+ils sont ses plus grands ennemis; ils prennent toute espèce de
+figure pour remplir leurs desseins criminels ... Vous pouvez, vous
+devez être libres sans révolutions, sans courir les chances et sans
+éprouver les malheurs qu'a éprouvés le peuple français. Protégez les
+propriétés et les personnes, et inspirez à vos compatriotes l'amour
+de l'ordre et des vertus guerrières qui défendent et protègent les
+républiques et la liberté.» Ces sages conseils étaient fort goûtés
+par le parti modéré, mais ils déplaisaient d'autant aux exaltés.
+Seulement, comme Bonaparte était le maître, on n'osait protester,
+mais les exaltés commençaient à trouver sa domination pesante. Les
+modérés, au contraire, se rapprochaient de plus en plus du général,
+disposés à toutes les concessions pour se l'attacher d'une façon
+définitive. Aussi bien le général n'allait pas tarder à se prononcer
+en leur faveur.
+
+[Note 71: Curieuse lettre de Bonaparte à Talleyrand, 20 septembre
+1797 (_Correspondance_, t. III, p. 342): «Que l'on ne s'exagère
+pas l'influence des prétendus patriotes Piémontais Cisalpins et
+Génois; et que l'on se convainque bien que, si nous retirions d'un
+coup de sifflet notre influence morale et militaire, tous ces
+prétendus patriotes seraient égorgés par le peuple. Il s'éclaire, il
+s'éclairera tous les jours davantage, mais il faut le temps et un
+long temps.»]
+
+[Note 72: Lettre au Congrès d'État de la Lombardie.
+(_Correspondance_, t. II, p. 157.)]
+
+Un jour, l'ambassadeur de France à Florence, Miot[73], vint trouver
+Bonaparte à Mombello, et eut avec lui et Melzi une conversation
+singulière, dont nous retrouvons le souvenir dans les intéressants
+mémoires de ce diplomate. «Il faut à la nation, disait-il à Miot en
+parlant de la France, un chef illustre par la gloire et non par des
+théories de gouvernement, des phrases et des discours d'idéologues
+auxquels le pays n'entend rien. Quant à votre pays, Melzi, il y
+a encore moins qu'en France d'éléments de républicanisme, et il
+faut encore moins de façons avec lui qu'avec tout autre. Vous le
+savez mieux que personne. Nous en ferons tout ce que nous voudrons;
+mais le temps n'est pas encore venu. Il faut céder à la fièvre du
+moment. Nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre
+façon. Monge nous arrangera cela.» Ce qu'il appelait la fièvre du
+moment, c'étaient les ordres du Directoire qui voulait imposer à
+tous les États conquis la constitution française, et jeter dans le
+même moule pour ainsi dire des pays différents par les usages et
+les institutions. Bonaparte ne se sentait pas encore assez fort
+pour résister au Directoire, mais il entendait prendre une prompte
+revanche, et, comme il le disait à Miot dans ce même entretien, qui
+vraiment semble arrangé après coup et pour les besoins de la cause,
+tant Bonaparte s'y montra stupéfiant d'impudence dans la candeur de
+ses aveux: «Je ne voudrais quitter l'Italie que pour aller jouer en
+France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le
+moment n'est pas encore venu. La poire n'est pas mûre!»
+
+[Note 73: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 175.]
+
+En attendant l'heureux moment de la maturité de ses désirs, Bonaparte
+se décida à faire en Italie l'essai de ses théories de gouvernement,
+et s'occupa sérieusement d'organiser la future République. Sans
+avoir un penchant décidé pour telle ou telle forme de gouvernement,
+Bonaparte aurait voulu une administration concentrée et énergique.
+Bien qu'il ne crût pas, comme les métaphysiciens constitutionnels
+de l'époque, que l'art de gouverner les peuples fût une science
+abstraite, qui ne dépendait ni du temps ni des lieux, il pria son ami
+Talleyrand de lui envoyer, pour l'aider de leurs conseils, les hommes
+qui passaient pour avoir médité sur les divers systèmes politiques.
+Talleyrand lui proposa Siéyès. «Par la réputation dont il jouit,
+lui écrivait-il, il est propre à remplir avec succès une place de
+membre du Directoire exécutif. Il est d'ailleurs tellement compromis
+avec les Autrichiens qu'il est une des personnes de l'opinion de
+laquelle nous devons être les plus sûrs.» Bonaparte parait n'avoir
+jamais éprouvé pour Siéyès qu'une sympathie médiocre. Il goûtait
+peu les théories et les qualifiait volontiers d'utopie. Pourtant
+la réputation de Siéyès était si bien établie qu'il crut devoir
+remercier Talleyrand de son choix, et lui annonça que Siéyès serait
+le bienvenu en Italie[74]. «Je crois effectivement comme vous que sa
+présence serait aussi nécessaire à Milan qu'elle aurait pu l'être
+en Hollande, et qu'elle l'est à Paris. Malgré notre orgueil, nos
+mille et une brochures, nous sommes très ignorants dans la science
+politique morale ... Croyez que vous me ferez un sensible plaisir si
+vous pouvez contribuer à faire venir en Italie un homme dont j'estime
+les talents et pour qui j'ai une affection toute particulière.» Il
+est vrai que, dans la même lettre, tout en débitant ces compliments,
+Bonaparte esquissait un plan de constitution, où il donnait tous
+les pouvoirs et tous les droits au chef de l'État au détriment des
+assemblées législatives, et il se plaignait «des[75] mille lois de
+circonstances qui s'annulent toutes seules par leur absurdité et
+qui nous constituent une nation sans lois avec trois cents in-folio
+de lois». Siéyès qui tenait à réserver sa réputation et songeait à
+appliquer ses théories constitutionnelles non pas en Italie mais en
+France, comprit qu'il jouerait un jeu dangereux en essayant d'imposer
+ses volontés au vainqueur de l'Italie. Il remercia donc Talleyrand et
+ne quitta point Paris.
+
+[Note 74: Lettre à Talleyrand. Passariano, 10 septembre 1797.
+_Correspondance_, t. III, p. 313.]
+
+[Note 75: Id. _Id._]
+
+Talleyrand avait aussi songé à Benjamin Constant[76]: «C'est un homme
+à peu près de votre âge, avait-il écrit à Bonaparte, passionné pour
+la liberté, d'un esprit et d'un talent en première ligne. Il a marqué
+par un petit nombre d'écrits d'un style énergique et brillant, pleins
+d'observations fines et profondes. Son caractère est ferme et modéré.
+C'est un républicain inébranlable et libéral.» Bonaparte n'avait
+attendu ni Siéyès qu'il devait retrouver au 10 brumaire, ni Benjamin
+Constant, qu'il n'appellera à lui qu'en 1815, pour régler le sort des
+Milanais. Il chargea un comité italien[77] de préparer un projet de
+constitution. Le plus célèbre de ces législateurs était un Tyrolien,
+longtemps professeur à Pavie, le père Grégorio Fontana. Ce savant
+aurait voulu se dérober, mais Bonaparte tenait à donner à la future
+constitution l'autorité de son nom. Fontana se résigna et se mit au
+travail. Ce fut peine inutile. Les injonctions du Directoire étaient
+formelles, et Bonaparte ne permettait la discussion que pour la
+forme. Il fut donc résolu que la nouvelle République jouirait d'une
+constitution calquée sur la constitution française, c'est-à-dire
+que le pouvoir exécutif serait confié à cinq directeurs assistés de
+ministres et le pouvoir législatif à un corps législatif de 40 à 60
+Anciens et à un grand conseil de 120 Jeunes. En outre la République
+serait divisée en départements et administrée comme l'était la
+France. Par prudence, et pour la première fois, Bonaparte se réserva
+de désigner les premiers directeurs, législateurs ou fonctionnaires.
+Ses choix furent heureux. Les cinq directeurs furent Serbelloni, un
+des plus grands seigneurs de l'Italie, le savant médecin Moscati,
+et trois citoyens réputés pour leur modération, Alessandri Paradisi
+et le Ferrarais Costabile Containi. Sommariva fut désigné comme
+secrétaire du Directoire. Au ministère de la guerre fut appelé
+Birago, à celui des finances Ricci, à celui de la justice Luosi, à
+celui des affaires étrangères Testi, à celui de la police Porro.
+Dans les conseils entrèrent tous ceux qui s'étaient fait un nom par
+leurs sentiments républicains, par les services rendus à la patrie ou
+par leur dévouement à Bonaparte. Sauf de rares exceptions, c'était
+assurément l'élite de l'Italie qui arrivait aux affaires[78]. Qu'il
+nous suffise de citer parmi ces ouvriers de la première heure Melzi,
+Cicognara, Martinego, Fenaroli, Lecchi, Pallavicini, Arese, Colonna,
+Bossi le poète, Mascheroni le mathématicien, Lamberti, Cavedoni,
+Guglielmini, Somaglia, et le jeune Romain Gianni, que Bonaparte
+récompensa de ses éloges emphatiques en lui donnant droit de cité
+dans la première république italienne.
+
+[Note 76: Cité par BARANTE. _Histoire du Directoire_, t. II, p. 505.]
+
+[Note 77: Lettre de Bonaparte au Directoire, 8 mai 1797 (_Corresp._,
+t. III, p. 30): «Je fais rédiger ici, par quatre comités différents,
+toutes les lois militaires, civiles, et administratives qui doivent
+accompagner la Constitution. Je ferai pour la première fois tous
+les choix, et j'espère que, d'ici à vingt jours, toute la nouvelle
+République Italienne sera parfaitement organisée, et pourra marcher
+toute seule.»]
+
+[Note 78: Curieuse lettre de Bonaparte, au Directoire, 8 mai 1797
+(_Corresp._, t. III, p. 30): «Mon premier acte a été de rappeler
+tous les hommes qui s'étaient éloignés craignant les suites de la
+guerre. J'ai engagé l'administration à concilier tous les citoyens et
+à détruire toute espèce de haine qui pourrait exister. Je refroidis
+les têtes chaudes et j'échauffe les froides. J'espère que le bien
+inestimable de la liberté donnera à ce peuple une énergie nouvelle
+et le mettra dans le cas d'aider puissamment la République française
+dans les guerres futures que nous pourrons avoir.»]
+
+Ces changements furent annoncés aux Lombards par une de ces
+proclamations retentissantes, comme Bonaparte savait les rédiger: «La
+République Cisalpine, leur disait-il, était depuis longtemps sous
+la domination de la maison d'Autriche. La République française a
+succédé à celle-ci par droit de conquête: elle y renonce dès ce jour
+et la République Cisalpine est libre et indépendante. Reconnue par la
+France et par l'Empereur, elle le sera bientôt par toute l'Europe.
+Le Directoire de la République française, non content d'avoir
+employé son influence et les victoires des armées républicaines pour
+assurer l'existence politique de la République Cisalpine, porte plus
+loin sa sollicitude. Convaincu que, si la liberté est le premier
+des biens, une révolution entraîne à sa suite les plus terribles
+des fléaux, il donne au peuple cisalpin sa propre constitution,
+le résultat des connaissances de la nation la plus éclairée de
+l'Europe. Du régime militaire le peuple cisalpin doit donc passer à
+un régime constitutionnel.... Depuis longtemps il n'existait plus de
+République en Italie, le feu sacré de la liberté y était étouffé, et
+la plus belle partie de l'Europe vivait sous le joug des étrangers.
+C'est à la République Cisalpine à montrer au monde, par sa sagesse,
+par son énergie, par la bonne organisation de ses armées, que
+l'Italie moderne n'a pas dégénéré et qu'elle est encore digne de la
+liberté[79].»
+
+[Note 79: Proclamation aux Lombards, Mombello, 29 juin 1797.
+(_Correspondance_, t. III, p. 152.)]
+
+Quelques jours plus tard, le 9 juillet, était célébrée en grande
+pompe l'inauguration de la République[80]. Dans l'immense enceinte
+du Lazaret, devenu le Champ de la Confédération, se réunissaient
+les députés de toutes les communes et plus de 400 000 Italiens en
+habits de fête. Les détonations de l'artillerie et le carillon des
+cloches annonçaient la cérémonie[81]. L'archevêque de Milan célébrait
+une messe solennelle sur l'autel de la patrie, et bénissait les
+drapeaux. Serbelloni, le président du Directoire, prononçait une
+pompeuse harangue et prêtait le premier serment de fidélité à la
+Constitution et à la République. Le serment était répété par les
+voix enthousiastes de la foule. Puis commençaient les danses et les
+réjouissances qui se succédaient jusqu'au lendemain. En souvenir de
+la fête, on décrétait l'érection de huit pyramides quadrangulaires,
+dont les inscriptions rappelleraient le nom des braves qui avaient
+succombé ou des citoyens qui s'étaient sacrifiés pour leur nouvelle
+patrie.
+
+[Note 80: Cf. le très curieux programme d'une fête célébrée plus
+tard, le 14 juillet 1797. (_Correspondance_, t. III, p. 179.)]
+
+[Note 81: On composa sur cette cérémonie divers écrits satiriques:
+_L'imperatore, l'arciduca e il conte di Wilzek (1797). L'arciduca
+Ferdinando spectatore incognito alla gran festa della federazione
+e dialogo fra lui e Carpanino_(1797).--De nombreux sonnets furent
+également improvisés. On les conserve à la bibliothèque Ambrosienne.
+Cf. DE CASTRO, I, 160.]
+
+Le jour même on ordonnait la fermeture de la _Société d'Instruction
+publique_. Sans doute les membres de cette Société l'avaient
+compromise par leurs exagérations et leurs bravades, mais, au moment
+où l'on prodiguait les assurances de liberté, n'était-ce pas rappeler
+durement aux Cisalpins qu'en dépit des protestations de Bonaparte le
+régime militaire durait toujours[82].
+
+[Note 82: Cf. divers ordres de police pour la Cisalpine (_Corresp._,
+III, 18) contre les étrangers, même les Français, astreints à se
+faire inscrire à la police;--contre tous les citoyens non militaires
+porteurs de cocarde;--contre les Italiens, non Cisalpins, qui
+porteraient indûment les couleurs italiennes, etc.]
+
+
+VI
+
+Il est vrai de reconnaître que, si Bonaparte se souciait peu de
+ménager les intransigeants Milanais, et si, d'un autre côté, il
+ne tenait pas grand compte des constitutions, il se préoccupait
+des réformes sociales. Son oeuvre personnelle fut l'introduction
+en Italie de l'égalité par l'abolition des privilèges féodaux,
+de la dîme, des fidéicommis, des majorats, par la déclaration
+d'admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics. Pourtant,
+bien qu'il bouleversât si complètement l'ancien régime, il s'efforça
+de rattacher aux institutions nouvelles ceux qui en souffraient le
+plus, les nobles et les prêtres, car il se défiait de la foule, ou
+plutôt des meneurs de la foule. Par instinct il se ralliait au grand
+parti: conservateur il n'était révolutionnaire que par nécessité. Ses
+avances furent accueillies avec empressement. Grâce à cette habile
+modération, tous ceux qui par caractère ou par tradition eussent été
+les ennemis les plus acharnés de la jeune République, devinrent au
+contraire les premiers intéressés à la soutenir. Bonaparte espérait
+ainsi donner à ce nouvel état toutes les garanties de la stabilité,
+et lui assurer le bienfait des réformes sociales de notre Révolution,
+tout en lui épargnant les agitations qui avaient troublé la France
+depuis 1789.
+
+Une question fort importante à régler était celle des frontières
+de la nouvelle République, et du nom qu'elle porterait. Il n'y
+avait aucune difficulté pour les anciennes provinces autrichiennes,
+Milanais et Mantouan. L'Autriche avait renoncé à tous ses droits
+sur ces provinces. Elles devaient donc appartenir, par le fait même
+de cette cession, à la nouvelle République: mais réduites à leurs
+seules forces, ces deux provinces n'auraient pas été capables de
+vivre ou tout au moins de se défendre, et les patriotes italiens,
+dans leurs aspirations unitaires, rêvaient déjà de faire de cet
+État comme le noyau de la future Italie, libre et indépendante des
+Alpes à l'Isonzo et à la mer Ionienne. Des annexions territoriales
+étaient donc nécessaires. Une petite République avait été formée
+aux dépens du duc de Modène et du Pape: la République Cispadane.
+Cette république conserverait-elle son autonomie, ou se fondrait
+elle avec la république Lombarde? Bonaparte connaissait l'égoïsme
+municipal des cités italiennes. Comme il ne se souciait guère de
+créer dans la péninsule un État trop puissant, il aurait voulu que
+la Cispadane vécût à part, et que la Lombardie formât une autre
+république également indépendante sous le nom de Transpadane. Mais
+à Milan, comme à Bologne, à Modène, on comprenait l'importance et
+la nécessité de l'union. Transpadans et Cispadans portaient le même
+uniforme, et se battaient sous le même drapeau. L'opinion publique
+se prononça avec tant de force que Bonaparte ne crut pas devoir
+s'opposer à cette manifestation patriotique. Il déclara donc, avec
+l'assentiment du Directoire, que les deux Républiques se fondraient
+en une seule, qui porterait le nom de République Cisalpine. On avait
+bien pensé à lui donner le nom de République Lombarde, mais les
+Lombards n'avaient jamais été que des usurpateurs. On avait également
+voulu lui donner le nom de République Italienne: c'était même le voeu
+le plus général: mais on était alors en paix avec les rois de Piémont
+et de Naples, avec le duc de Parme, avec la Toscane. On craignait, en
+ressuscitant ce nom, de réveiller trop de souvenirs, de soulever trop
+d'espérances, et on adopta la dénomination de République Cisalpine,
+qui ménageait toutes les susceptibilités.
+
+Un nouvel et important accroissement de territoire fut donné à la
+Cisalpine aux dépens de Venise. Nous raconterons plus loin la chute
+et le partage de cette infortunée République, dont le seul crime fut
+de ne pas avoir été à la hauteur de sa vieille réputation, et qui
+fut sacrifiée aux convoitises de ses voisins, et aux implacables
+exigences d'une diplomatie sans ménagements et sans scrupules. Il
+nous suffira de rappeler ici que, lors du partage des dépouilles
+vénitiennes, la Cisalpine hérita de toutes les villes en deçà
+du Mincio, Bergame, Côme, Brescia, Peschiera, etc. Sa frontière
+orientale fut de la sorte portée au lac de Garde et au Mincio. Peu à
+peu la Cisalpine s'arrondissait et devenait importante.
+
+Avant de quitter l'Italie, Bonaparte fit un dernier cadeau à
+l'État qu'il avait fondé, et qu'il semblait affectionner. Une
+petite vallée suisse, la Valteline, était à la merci de magistrats
+ignorants, les podestats, qui, ayant acheté leurs charges, ne
+cherchaient qu'a recouvrer avec usure l'argent qu'elles avaient
+coûté. Aussi la justice était-elle vénale, et les abus tolérés. On
+pouvait se racheter de tout crime, sauf d'homicide qualifié, et,
+comme les procès étaient une source de profits, les podestats non
+seulement cherchaient à découvrir des délits, mais encore à en faire
+commettre. Ils avaient à leur service de malheureuses créatures, qui
+pratiquaient la séduction et dénonçaient ensuite leurs complices. Ils
+provoquaient encore des tumultes, pour avoir occasion de confisquer
+des propriétés ou de prononcer des amendes.
+
+Or la Valteline appartient géographiquement à l'Italie, car elle
+forme la vallée supérieure de l'Adda. Tout ce qu'il y avait dans
+le pays de citoyens honnêtes et instruits, dégoûtés de la tyrannie
+des podestats, voulait secouer le joug de la Suisse. Le voisinage
+de la Cisalpine acheva de provoquer un mécontentement général. Des
+troubles éclatèrent, et bientôt l'émeute prit le caractère d'une
+guerre sociale, car les paysans de la vallée avaient à se venger
+de plusieurs siècles de contrainte et d'humiliations. Les cantons
+suisses intervinrent pour rétablir leur domination. L'Autriche qui
+avait des partisans dans la vallée, entre autres la puissante famille
+des Planta, éleva des prétentions. Aussitôt Bonaparte, averti du
+danger par les amis héréditaires de la France, la famille de Salis,
+se fit appeler par les paysans en qualité de médiateur, et prononça
+en leur faveur contre les Grisons et indirectement contre l'Autriche.
+Seulement il outrepassa, suivant son habitude, les pouvoirs qui lui
+avaient été conférés, et, malgré le désir exprimé par ses protégés
+de continuer à faire partie de la confédération helvétique à l'état
+de canton libre, déclara qu'ils étaient annexés à la Cisalpine[83].
+Il y eut quelques protestations, quelques soulèvements même, mais
+bientôt tout rentra dans le calme, car Murat avait été envoyé pour le
+rétablir à la tête d'une forte brigade et ces Cisalpins, de par la
+grâce de Bonaparte et sans volonté nationale, s'habituèrent à leur
+qualité de membres de la première République fondée par la France.
+
+[Note 83: Lettre de Bonaparte aux chefs des trois ligues Grises.
+Milan, 11 novembre 1797. _Corresp._, t. III, p. 433.]
+
+L'annexion de la Valteline reculait jusqu'aux Alpes la frontière
+septentrionale de la Cisalpine. Défendue à l'est par le lac de Garde,
+le Mincio et l'Adriatique, à l'ouest par les Apennins et le Tessin,
+au centre de la péninsule, maîtresse des plaines les plus riches et
+des vallées les plus fertiles, entourée d'états alliés ou sujets de
+la France, la Cisalpine semblait n'avoir rien à craindre. Ce fut
+alors qu'on la divisa en vingt départements, et un certain nombre de
+districts. Dans chaque district des municipalités librement élues
+administraient les affaires locales. Les affaires d'un intérêt plus
+général étaient confiées aux administrateurs des départements. Les
+départements furent ainsi dénommés: Olona (Milan); Tessin (Pavie),
+Lario (Côme), Verbano (Varèse), Montagne (Lecco), Serio (Bergame),
+Adda et Oglio (Sondrio), Mela (Brescia), Benaco (Desenzano), Mincio
+(Mantoue), Adda (Lodi), Crostolo (Reggio), Panaro (Modène), Alpes
+Apuanes (Massa), Reno (Bologne), Pô supérieur (Cento), Pô inférieur
+(Ferrare), Liamone (Faenza), Rubicon (Rimini).
+
+Les institutions ne suffisaient pas. Il fallait encore et surtout
+retremper les caractères. Bonaparte espéra qu'en accoutumant les
+Italiens à la noble carrière des armes il leur inspirerait des
+sentiments d'honneur et l'amour de la gloire. Des gardes nationales
+furent partout organisées[84]. Des régiments de ligne se formèrent
+peu à peu. Les légions polonaises de Dombrowsky s'enrôlèrent sous
+les drapeaux de la nouvelle République et de nombreux officiers
+français obtinrent l'autorisation de mettre leur expérience militaire
+au service de la jeune armée Italienne. Dès ce jour les moeurs
+se modifièrent. L'esprit national se forma. On remarqua que les
+enfants, au lieu de jouer à la chapelle, eurent des jeux militaires,
+et que les jeunes gens fréquentèrent non plus les sacristies ou
+les boudoirs, mais les manèges et les salles d'armes. Le théâtre
+lui-même, qui longtemps avait tourné en ridicule la pusillanimité
+italienne, retentit de chansons guerrières et patriotiques, et les
+femmes, ces arbitres suprêmes de l'opinion, repoussèrent les hommages
+qui leur étaient offerts par d'autres que des patriotes éprouvés.
+
+[Note 84: Proclamation de Bonaparte. Milan, 14 mai 1797
+(_Correspondance_, t. III, p. 47). «C'est à vous qu'il appartient
+de consolider la liberté de votre pays. C'est le soldat qui fonde
+les républiques: c'est le soldat qui les maintient. Sans armée,
+sans force, sans discipline, il n'est ni indépendance politique, ni
+liberté civile. Quand un peuple entier est armé et veut défendre sa
+liberté, il est invincible.» Suit le projet d'organisation des gardes
+nationales.]
+
+Heureux de ce changement dont il était en grande partie l'auteur[85],
+Bonaparte n'aurait pas voulu revenir en France avant de voir reconnue
+par l'Europe entière la nouvelle République. Visconti avait été
+nommé ambassadeur à Paris. Il fut reçu en audience publique le 27
+août 1797, et adressa au Directoire un discours emphatique qui lui
+valut une réponse pompeuse et ampoulée. Les chefs du gouvernement
+lui promirent la protection de la France, et comme l'Autriche, qui
+n'avait pas encore signé le traité de Campo-Formio, montrait peu
+d'empressement et faisait mine de reprendre les hostilités, ils
+profitèrent de l'occasion pour lancer contre elle de retentissantes
+menaces. Marescalchi avait été envoyé comme ambassadeur à Vienne.
+L'Autriche différa sa reconnaissance. Elle prétendit que le traité
+définitif n'était pas encore signé, et que d'ailleurs la nouvelle
+République n'était pas encore libre, puisque son territoire était
+occupé par des soldats étrangers. Évidemment l'Autriche se réservait.
+Il fallut se contenter de ces mauvaises raisons, et attendre son
+consentement pour des jours meilleurs. L'Espagne, Parme, le roi de
+Naples, le grand-duc de Toscane, le roi de Sardaigne, la République
+Ligurienne et le Pape lui-même, liés à la France par des traités
+ou menacés par ses armées, s'inclinèrent devant le fait accompli,
+et envoyèrent leur reconnaissance. L'Angleterre et la Russie, qui
+n'avaient pas déposé les armes, protestèrent par leur silence.
+
+[Note 85: Bonaparte ne se faisait pourtant pas illusion sur son
+oeuvre, si du moins on en juge par cette lettre à Talleyrand
+(Passariano, 7 octobre 1797, t. III, p. 370): «Je n'ai point eu,
+depuis que je suis en Italie, pour auxiliaire l'amour des peuples
+pour la liberté et l'égalité, ou du moins cela a été un auxiliaire
+très faible. Mais la bonne discipline de notre armée, le grand
+respect que nous avons tous eu pour la religion, que nous avons porté
+jusqu'à la cajolerie pour ses ministres; de la justice; surtout une
+grande activité et promptitude à réprimer les malintentionnés et à
+punir ceux qui se déclaraient contre nous, tel a été le véritable
+auxiliaire de l'armée d'Italie. Voilà l'historique. Tout ce qui est
+bon à dire dans des proclamations, des discours imprimés sont des
+romans.»]
+
+La Cisalpine n'en était pas moins reconnue par la moitié de l'Europe
+et directement soutenue par la France. Elle occupait une solide
+position militaire. Tout semblait devoir annoncer à ces trois ou
+quatre millions d'Italiens, pour la première fois depuis des siècles
+libres et réunis, une ère nouvelle de prospérité et de grandeur. Déjà
+les patriotes italiens oubliaient les spoliations du début pour rêver
+un avenir glorieux. Peu à peu disparaissaient les mauvais souvenirs,
+les blessures se fermaient, l'ordre renaissait; l'université de Pavie
+avait rouvert ses cours longtemps interrompus[86]. Hélas! cette
+prospérité était trompeuse; ces jours de paix n'étaient qu'une trêve
+passagère. À peine Bonaparte était-il rentré en France que tous les
+abus recommençaient, et qu'à la période de l'organisation succédait
+la période de l'anarchie.
+
+[Note 86: Proclamation de Bonaparte au peuple Cisalpin. Milan, 11
+novembre 1797. _Corresp._, t. III, p. 431.]
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE
+
+ Gênes et la décadence de l'aristocratie. -- Politique de
+ neutralité désarmée. -- Violations de territoire. -- Affaire
+ de la _Modeste_. -- Mission de Bonaparte à Gênes en 1794.
+ -- Intrigues de Girola et de Drake. -- Affaire des fiefs
+ impériaux. -- Les Barbets. -- Sac d'Arquata. -- Affaire de
+ Santa Margarita. -- Ménagements calculés de Bonaparte. -- Les
+ démocrates et les aristocrates. -- Émeute du 23 mai 1797. --
+ Écrasement des démocrates. -- La mission de Lavalette. -- Le
+ traité de Mombello. -- Les excès des démagogues. -- Révolte du 4
+ septembre. -- Batailles d'Albaro et de San Benigno. -- Création
+ de la République Ligurienne.
+
+
+En 1796, lorsque les Français descendirent en Italie, ils y
+trouvèrent deux républiques, jadis puissantes et glorieuses, mais
+dont la décadence était alors irrémédiable.
+
+Venise et Gênes, unies dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune,
+n'avaient plus que les apparences de la force et ne se soutenaient
+que par leur antique réputation. De ces deux républiques, nos
+généraux détruisirent et partagèrent la première. C'est un des
+épisodes les plus douloureux de notre histoire contemporaine. Sous
+prétexte de transformer la seconde, ils ne lui laissèrent qu'une
+ombre d'indépendance. C'est un des chapitres les moins glorieux de
+l'histoire de la domination française en Italie.
+
+Gênes était devenue de bonne heure un centre important de commerce.
+Bâtie au fond du golfe qui porte son nom, à l'endroit où les
+Apennins s'infléchissent brusquement dans la direction du sud-est
+pour former l'Italie péninsulaire, à mi-chemin, par conséquent,
+entre l'Italie du Nord et l'Italie du Sud, Gênes s'élève en
+amphithéâtre sur les gradins arides et brûlés des premières sommités
+de l'Apennin, entre les deux petites vallées de la Polcevera et du
+Bisagno. Sa grande prospérité commence avec les croisades. Elle
+profite alors des routes nouvelles ouvertes au commerce par les
+guerres saintes et étend sa domination en Italie sur cette longue
+et étroite bande de terrain, resserrée entre les Alpes Maritimes
+et les Apennins d'un coté, la Méditerranée de l'autre, qu'on est
+convenu d'appeler la rivière de Gênes. En Orient, comme elle aide
+les empereurs de Constantinople dans leurs entreprises, elle est
+récompensée par d'importants privilèges. Les faubourgs de Pera et
+Galata à Constantinople lui appartiennent. Sur tous les points de
+l'Archipel, elle se fait céder des stations avantageuses: Scio,
+Métélin, Ténédos, Smyrne. Les rois de Chypre lui paient tribut. Au
+fond de la mer Noire, elle s'empare de Caffa et d'Azow, et accapare
+le commerce de l'Inde par la mer Caspienne. Ce qu'on a nommé depuis
+les échelles du Levant lui appartient. Quelques-uns de ses hardis
+capitaines s'engagent même dans l'Océan Atlantique et arborent le
+pavillon de Saint-Georges sur quelques îles et certains points
+de la côte africaine. Cette prospérité se soutint du XIe au XIVe
+siècle. Gênes humilie ses rivales; elle comble le port de Pise;
+elle menace Venise jusque dans ses lagunes; elle occupe la Corse;
+elle envoie ses négociants s'emparer des Canaries; en un mot, elle
+devient la puissance prépondérante en Italie et presque dans la
+Méditerranée. Mais, au lieu de continuer à diriger vers la mer et
+vers le commerce l'exubérante activité et l'ardeur intelligente de
+ses citoyens, Gênes s'abîme dans les discordes intestines. Lorsque
+la découverte de l'Amérique, en transportant de la Méditerranée à
+l'Océan le commerce du monde, les frappa d'un coup terrible; lorsque
+les Turcs, en s'emparant de Constantinople, leur enlevèrent leurs
+comptoirs orientaux; les Génois, au lieu de se tourner dans une autre
+direction, ne surent plus que s'entretuer dans les rues de leur
+capitale, et à la glorieuse période des conquêtes d'outre-mer et des
+grandes guerres contre les puissances rivales succéda la triste et
+lamentable période des dissensions municipales et des guerres civiles.
+
+Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces luttes séculaires.
+Il nous suffira de rappeler que deux partis, les démocrates et les
+aristocrates, se disputeront longtemps le pouvoir à Gênes. À la
+tête des démocrates étaient les Fregosi et les Adorni. Les chefs de
+l'aristocratie se nommaient les Doria, Spinola, Grimaldi, Fieschi,
+etc. Ce furent les aristocrates qui l'emportèrent définitivement.
+Ils réussirent à fonder un gouvernement qui leur assurait la
+perpétuité du pouvoir. Quatre cent trente-sept familles de noblesse,
+dite nouvelle et vingt-huit familles de noblesse dite ancienne,
+c'est-à-dire quatre cent soixante-cinq familles, étaient inscrites
+au livre d'or, et se partageaient entre elles le pouvoir et les
+honneurs, à l'exclusion absolue des bourgeois et du peuple. Un grand
+conseil composé de quatre cents membres et un petit conseil de
+cent membres, le petit conseil ou Sénat élu par le Grand Conseil,
+délibéraient en commun sur les lois, les impôts et les douanes.
+Huit Gobernatori ou gouverneurs choisis parmi les Sénateurs étaient
+investis du pouvoir exécutif; enfin un Doge choisi parmi les huit
+Gobernatori représentait la Nation. Ses pouvoirs étaient bisannuels,
+ainsi que ceux des Gobernatori; mais il pouvait être réélu.
+
+Pendant que l'aristocratie génoise, dans son maladroit égoïsme,
+ne songeait qu'à maintenir sa domination, peu à peu tombaient les
+derniers débris de l'empire colonial. Réduite au rôle honteux de
+cliente de l'Espagne, Gênes, qui, jadis, était surnommée la Superbe,
+subissait humiliations sur humiliations. En 1684, Louis XIV la
+faisait bombarder et forçait le Doge à lui présenter en personne les
+excuses de la République. En 1746, les Autrichiens s'en emparaient et
+la traitaient en ville conquise. En 1768, la Corse se soulevait, et
+Gênes, qui ne pouvait même plus la dompter, était forcée de la vendre
+à la France. Ainsi s'affaiblissent et disparaissent les États que
+les préoccupations de la politique intérieure et les déchirements de
+la guerre civile absorbent au point qu'ils négligent leurs intérêts
+extérieurs.
+
+Une faute plus grave encore, commise par les Génois, fut de se
+désintéresser des brûlantes questions politiques qui agitèrent
+l'Europe à la fin du XVIIIe siècle. Placés entre la France qui
+cherchait à répandre au loin son influence, le Piémont qui ne
+demandait qu'à annexer leur territoire afin de devenir du jour au
+lendemain puissance maritime et l'Autriche, devenue leur voisine
+directe par le Milanais et indirecte par la Toscane, les Génois
+auraient dû, pour assurer leur indépendance, équiper une armée ou
+tout au moins une flotte qui leur aurait permis de faire respecter
+leur pavillon. Ainsi que les Vénitiens, ils s'imaginèrent, bien à
+tort, que leur position leur imposait la nécessité de garder la
+neutralité et la neutralité désarmée. Certes, à ne considérer que les
+apparences, ils ne pouvaient que gagner à cette politique, puisque
+les Français, les Autrichiens et les Piémontais allaient les employer
+forcément comme intermédiaires pour toutes leurs transactions, et
+que les négociants génois, en devenant les fournisseurs attitrés
+des belligérants, réaliseraient des gains énormes. Au point de vue
+strictement commercial, leurs calculs étaient fondés; mais il n'y
+a pas en ce monde que sa bourse à ménager: l'honneur national et
+l'indépendance territoriale ne sont pas des mots vides de sens.
+Les Génois en feront bientôt la dure expérience! Il était évident
+que si les négociants génois allaient profiter, pour s'enrichir,
+de la guerre entre la France et l'Autriche, ces deux puissances se
+réserveraient d'agir à leur guise ou pour ou contre Gênes. Que si au
+contraire, dès le début des opérations, les Génois avaient prouvé
+par d'imposantes manifestations qu'ils étaient résolus à maintenir
+l'indépendance et l'intégrité de leur territoire, non seulement ils
+auraient à leur aise continué leur commerce avec les belligérants,
+mais encore la France ou l'Autriche auraient cherché à se procurer
+leur alliance, même au prix des plus lourds sacrifices. Ils ne le
+firent pas. Les préoccupations mercantiles les aveuglèrent. Ils
+allaient expier leur politique insensée, d'abord par une série
+d'humiliations, et, en second lieu, par la perte de leur indépendance.
+
+Dans les premières années de la guerre, de 1792 à 1796, Gênes
+crut d'abord n'avoir qu'à se féliciter de ne pas sortir de la
+neutralité. Elle fournissait également aux besoins des Français et
+des Austro-Piémontais, et s'enrichissait par le commerce; mais, peu à
+peu, les belligérants se rapprochèrent. Les Français étaient déjà à
+Nice et à Monaco, les Piémontais menaçaient Gavi, et les Autrichiens
+occupaient les principaux défilés des montagnes. Le territoire avait
+été souvent violé. À la première occasion, les belligérants, sans se
+soucier de Gênes, n'hésiteraient pas à occuper tous les points à leur
+convenance.
+
+Dès le 8 mars 1793, Tilly, chargé d'affaires de la France à Gênes,
+recevait de la Convention les instructions suivantes: «Il est
+vraisemblable que nous serons forcés d'emprunter le territoire de
+Gênes pour envoyer des troupes en Piémont. La république de Gênes,
+dont les frontières sont couvertes de troupes sardes et autres à la
+solde du roi de Sardaigne, serait sans doute fondée à requérir notre
+assistance pour opposer à ces troupes des forces suffisantes pour se
+garantir d'une action présumée, etc.»
+
+Notre consul à Gênes, La Cheize, partageait cette manière de voir.
+Le 25 août 1793, il demandait au Comité de Salut public d'envahir
+la Lombardie en passant par le territoire génois[87]. Un officier
+de l'armée du Rhin émettait le même avis. Les Autrichiens et les
+Sardes, de leur coté, passaient continuellement sur le territoire, et
+les Anglais croisaient avec leur flotte tout le long de la Rivière,
+et n'attendaient qu'une occasion pour s'emparer d'un des ports de
+la côte, peut-être même de la capitale. C'était le cas ou jamais
+pour Gênes de mettre sous les armes la vaillante population de ses
+côtes et de faire garder par ses braves montagnards les défilés
+impraticables des Apennins qui lui appartenaient encore; mais
+d'immenses capitaux génois circulaient en France ou en Autriche. On
+hésitait à prendre une détermination virile. Ces hésitations et cet
+égoïsme allaient être sévèrement châtiés.
+
+[Note 87: Mémoire servant d'instructions pour le citoyen
+Tilly.--Projet d'une diversion imprévue en Italie et en Allemagne.
+Ces deux mémoires, conservés aux Archives nationales, ont été
+analysés par IUNG: _Bonaparte et son temps_, t. I, p. 419.]
+
+Une frégate française, _la Modeste_, et deux tartanes, sorties de
+Toulon et poursuivies par l'escadre anglaise qui observait les côtes
+de Provence, avaient réussi à s'esquiver et avaient trouvé un refuge
+dans le port de Gênes. Trois vaisseaux anglais, commandés par le
+capitaine Man de Bedfort, sans tenir compte de la neutralité génoise,
+entrèrent à leur suite dans le port, et, malgré les protestations
+officielles des commandants génois, les prirent et regagnèrent la
+haute mer avec leur capture. C'était un insolent défi! Au temps
+des Doria, les forts auraient ouvert un feu destructeur contre les
+Anglais, ou du moins les vaisseaux génois auraient à tout prix essayé
+de reprendre la frégate et les tartanes. Mais le temps était passé
+des actes héroïques. Les Génois ne surent que s'incliner devant le
+fait accompli. À la première nouvelle de cet acte inqualifiable,
+Tilly avait protesté: «Le chargé d'affaires de la République
+française apprend qu'il vient de se commettre une atrocité contre
+ceux de sa nation. Il demande si la République de Gênes continue
+de vouloir la paix ou commence la guerre avec celle de France, en
+souffrant que les propriétés soient envahies et les Français égorgés
+dans son port et sous ses yeux.» Robespierre jeune et Ricord, les
+deux Commissaires de la Convention à l'armée d'Italie, envoyaient
+un ultimatum à Gênes, dès le 13 octobre, et donnaient l'ordre à nos
+régiments de s'apprêter à une marche en avant[88]. «Vous jugerez
+probablement, écrivait Robespierre jeune au Comité de Salut public,
+que nous ne devons plus négocier longuement et tortueusement avec la
+finesse italienne. Mettez tout votre zèle et vos lumières à conduire
+les affaires génoises à un terme heureux et prompt. Vous presserez
+le ministre de la guerre pour qu'il tourne toute son attention de
+ce côté. Si nous avions dix mille hommes, nous serions à Turin ou à
+Gênes en moins de trois semaines.»
+
+[Note 88: IUNG, ouv. cit., t. I, p. 416.]
+
+Ce qui augmentait encore les griefs de la France contre Gênes, c'est
+que le gouvernement oligarchique nous était notoirement hostile.
+Ainsi que l'observait Tilly, «nous sommes hors d'état de rien offrir
+aux oligarques qui puisse les disposer favorablement pour nous,
+puisqu'ils n'ambitionnent que l'accroissement de la richesse et du
+pouvoir, et que notre pénurie et nos principes ne nous permettent de
+satisfaire ni à leur cupidité ni à leur ambition. Nous ne devons, par
+conséquent, pas espérer obtenir la majorité, ni dans le Sénat, ni
+dans les Collèges composés d'hommes riches, cupides et ambitieux».
+Gênes était même devenu un foyer d'intrigues antifrançaises. Quelques
+émigrés remuants, Cazalès, de Nailhac, de Marignan, avaient même
+réuni un corps de douze à quinze cents déserteurs et promettaient
+leur concours armé à l'agent anglais Drake, qui agissait en maître
+de la situation. Il paraîtrait même que le chargé d'affaires de
+Gênes à Paris, Mazzucone, profitait de sa situation pour envoyer des
+renseignements secrets qui permettaient aux coalisés de combiner
+leurs opérations et d'inquiéter nos agents en Italie. Tous ces griefs
+exigeaient une réparation. Robespierre jeune était donc parfaitement
+fondé à envoyer un ultimatum à Gênes.
+
+À nos légitimes réclamations, les Génois n'avaient qu'à répondre par
+une déclaration de guerre. On s'y attendait à la Convention. On s'y
+attendait d'autant plus que Drake, l'agent anglais, menait grand
+bruit à Gênes et annonçait[89] l'entrée de la flotte anglaise dans
+le port pour concourir à la défense ou une attaque immédiate en cas
+d'accommodement avec la France.
+
+[Note 89: «Il s'agit de savoir si la République de Gênes veut ou ne
+veut point renvoyer de ses États le nommé Tilly et tous les autres
+agents ou suppôts de la Convention soi-disant nationale ... et la
+remise des propriétés de la France à Gênes ... sinon le blocus aura
+lieu, et la destruction du commerce de Gênes sera complète.» Cité par
+IUNG, t. I, 417.]
+
+Ces menaces intempestives servirent nos intérêts. Les Génois
+entamèrent une négociation pour nous payer une indemnité. Ils
+ordonnèrent à Drake et à ses vaisseaux de quitter le port (11
+novembre), expulsèrent les déserteurs et quelques émigrés, entre
+autres Cazalès, et remplacèrent, à Paris, Mazzucone par Boccardi.
+Cinq semaines plus tard[90], le 22 décembre 1793, un traité de
+neutralité était signé entre les deux Républiques. La satisfaction
+était donc aussi complète que possible; mais cette humiliation
+ne devait pas être la seule. Gênes avait livré le secret de sa
+faiblesse. On en abusa bientôt, et elle apprit à ses dépens ce qu'il
+en coûte à un état d'abdiquer sa dignité et de sacrifier son honneur
+à ses intérêts.
+
+[Note 90: C'est sans doute à ce moment et probablement dans les
+bureaux de Tilly que fut composée, à Gênes, une chanson contre les
+Anglais, dont M. Boccardi, le savant professeur de l'Université de
+Gênes, cite le couplet suivant dans ses _Imbreviature di Giovanni
+Scriba:_
+
+ Les Génois avaient dit entre eux:
+ Les Anglais sont de f... gueux;
+ Ne dansons désormais
+ Aucun pas anglais;
+ Dansons la Carmagnole,
+ Vive le son, vive le son!
+ Vive le son du canon!]
+
+Le général Bonaparte, alors attaché à l'armée d'Italie, fut chargé,
+en juillet 1794, d'infliger à Gênes une de ces humiliations qui
+allaient constituer son histoire pour ainsi dire quotidienne. Gênes,
+malgré la paix signée avec la France, continuait à ne pas cacher
+ses mauvaises dispositions. Elle était comme le rendez-vous de
+nos déserteurs. En outre, on y avait établi un dépôt de ces faux
+assignats qu'on fabriquait avec si peu de scrupules en Angleterre.
+Enfin les Autrichiens ne demandaient même plus l'autorisation de
+passer sur son territoire, et, pour faciliter leurs opérations
+militaires, ils faisaient construire un grand chemin de Céva à
+Savone, sous le couvert de quelques négociants génois. Robespierre,
+qui détenait encore le pouvoir, était au courant de la situation. Le
+14 juin 1794, il écrivait à un certain Buchot[91]: «Le gouvernement
+génois déploie les moyens les plus perfides pour nuire à la
+République française. Il est nécessaire de montrer du caractère avec
+ce gouvernement. Il ne peut nous être favorable que par la crainte.
+Il faut donc, loin de chercher à le flatter ou à le gagner, exiger
+de lui des marques éclatantes d'estime pour la République et pour
+ses armées.» Ce fut sans doute pour exiger ces «marques éclatantes
+d'estime» que Robespierre jeune et Ricord[92] chargèrent Bonaparte
+d'une mission militaire pour Gênes. Le général devait se plaindre
+de la construction de la grande route de Céva à Savone. «Il dira
+à ce gouvernement que la République française n'a pas pu voir
+indifféremment le passage accordé sur le territoire de la République
+de Gênes à des hordes de brigands non enrégimentés, que les
+montagnards de la Rivière eussent repoussés, si l'on n'eût paralysé
+leur bonne volonté.»
+
+[Note 91: Lettre citée par IUNG, t. I, 433.]
+
+[Note 92: Instructions de Ricord à Bonaparte (IUNG, t. I, 437).]
+
+Bonaparte quitta Nice le 11 juillet. Il était accompagné par son
+frère Louis, par Marmont, Junot et Songis. Arrivé à Gênes dans la
+nuit du 15 au 16, il voyait Tilly et lui remettait la note destinée
+au secrétaire d'État. Le Doge ne résista que pour la forme. Il
+donna toutes les satisfactions désirables, promit qu'on cesserait
+de travailler à la route de Céva à Savone et s'engagea à observer
+la plus stricte neutralité. Le 3 septembre, il publiait même
+l'ordonnance suivante: «Toujours ferme dans le système salutaire
+que nous avons adopté d'une parfaite neutralité dans la guerre
+actuelle, nous croyons que, en conséquence de ce même système,
+tous les habitants de l'est de la Sérénissime république doivent
+s'abstenir de prendre aucune part dans les opérations des puissances
+belligérantes ou de leurs armées. Nous défendons par conséquent à qui
+que ce soit de servir, travailler ou assister, sur la réquisition
+des commandants ou officiers d'aucune de ces armées, pour le
+transport d'armes, artillerie, munitions, réparation de chemins ou
+pour la construction de fortifications, sous peine de l'indignation
+publique.» Il était difficile d'obtempérer avec moins de dignité à
+des injonctions plus raides, mais Gênes n'en était plus à compter
+avec les blessures d'amour-propre, et ces ménagements lamentables ne
+devaient pourtant pas la sauver.
+
+Lorsque Bonaparte revint en Italie, en 1796, mais cette fois en
+qualité de général en chef, il n'avait pas encore, à l'égard de
+Gênes, d'idée politique bien arrêtée. Tantôt il penchait vers la
+modération, et demandait instamment qu'on renouvelât les traités de
+neutralité; tantôt il conseillait l'intervention directe et au besoin
+l'annexion. «Notre position avec Gênes est critique, écrivait-il
+au Directoire, le 28 mars 1796[93] ... le gouvernement de Gênes a
+plus de tenue et de force qu'on ne croit. Il n'y a que deux partis
+avec lui: prendre Gênes par un coup de main prompt, mais cela est
+contraire à vos intentions et au droit des gens; ou bien vivre en
+bonne amitié, et ne pas chercher à leur tirer leur argent, qui est
+la seule chose qu'ils estiment.» Mais dès qu'il eut remporté ses
+premières victoires, le jeune vainqueur changea de ton et prit une
+autre attitude. Sans hésitation, il écrivit[94] à notre représentant
+à Gênes pour lui recommander la plus grande fermeté: «Dites bien au
+gouvernement génois que la République française protégera Gênes et la
+mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis, mais que malheur aux
+hommes perfides, puissants dans ce gouvernement, qui cherchent depuis
+longtemps à altérer l'union des deux nations et à se coaliser. S'ils
+manquent à ce qu'ils doivent au premier peuple du monde, bientôt ses
+ennemis ne seront plus, et je dirigerai mon armée selon la conduite
+qu'on aura tenue.»
+
+[Note 93: CORRESPONDANCE, I, 110.]
+
+[Note 94: _Id._, 10 avril 1796, I, 120. Cf. lettre du 26 avril
+au Directoire (I, 180): «Quant à Gênes, vous serez le maître de
+prescrire ce que vous voulez qu'on fasse. Il serait bon, pour
+l'exemple, que vous exigiez de ces messieurs quelques millions. Ils
+se sont conduits d'une manière horrible à notre égard.»--_Id._, 20
+avril, t. II, 207.]
+
+Ces menaces épouvantèrent les Génois. Il y avait alors à Gênes,
+comme dans presque toutes les cités italiennes, deux partis
+opposés: les démocrates, qui s'appuyaient sur la France, et les
+aristocrates, qui comptaient sur l'Autriche et sur l'Angleterre.
+Les premiers appartenaient à la bourgeoisie; ils n'avaient aucune
+part au gouvernement, et n'en désiraient que davantage les victoires
+de la France, qui auraient été comme le prélude de l'introduction
+des principes français et par conséquent de leur participation aux
+affaires publiques. Les seconds étaient à la tête des affaires et
+ne cherchaient qu'a s'y maintenir: aussi ne désiraient-ils que les
+victoires des alliés, qui les confirmeraient dans la possession de
+leurs privilèges héréditaires. Pendant toute l'année 1796, selon
+que la fortune des armes sembla vacillante ou que la victoire
+au contraire se déclara en notre faveur, il y eut déplacement
+d'influence entre les deux partis. Les ambassadeurs des puissances
+belligérantes essayaient de faire pencher l'opinion de leur côté.
+À Tilly, révoqué le 4 septembre 1794, avaient succédé Villars,
+puis Faypoult de Maisoncelle. Ce dernier avait fait ses études à
+l'école militaire de Mézières, d'où il était sorti avec le grade de
+lieutenant du génie. De bonne heure il se prononça pour les opinions
+nouvelles. Ses qualités solides et son caractère conciliant lui
+valurent de nombreuses amitiés. Roland le nomma chef de division au
+ministère de l'intérieur et Garat lui confia plus tard les délicates
+fonctions de secrétaire général à ce même ministère. Faypoult s'était
+toujours strictement renfermé dans les devoirs de sa place. Frappé
+par le décret qui proscrivait tous les nobles, il dut chercher en
+province un asile ignoré et ne sortit de sa retraite qu'après le
+9 thermidor. Nommé ministre plénipotentiaire à Gênes, il y joua
+bientôt un rôle prépondérant, et devint le chef avoué des démocrates.
+Bonaparte le tenait en haute estime. Plusieurs des lettres de la
+Correspondance lui sont adressées[95]. En toute occasion, il s'ouvre
+à lui de ses projets, et lui confie ses plus secrets desseins.
+Faypoult en effet allait devenir entre ses mains un merveilleux
+instrument de désorganisation.
+
+[Note 95: Ces lettres sont remarquables par le ton de confiance et
+d'intimité qui y règne. Voir notamment lettre du 1er avril 1797,
+_Correspondance_, t. I, p. 120.]
+
+Les ambassadeurs de l'Autriche et de l'Angleterre se nommaient
+Girola et Drake. L'un et l'autre haïssaient la France de toute
+l'ardeur de leurs convictions, et ils mettaient au service de leur
+haine une énergie incomparable et une activité inouïe. Drake est
+ce même ministre anglais qui plus tard se rendit célèbre par les
+machinations et les complots perpétuels qu'il trama contre le premier
+consul. Son collègue Girola et lui s'efforçaient de donner du coeur
+aux aristocrates. Ils les engageaient à sortir de la neutralité,
+et leur promettaient, en cas de déclaration de guerre contre la
+France, les secours immédiats de leurs gouvernements respectifs.
+Comme l'aristocratie génoise, effrayée par les victoires répétées
+de Bonaparte, n'osait se prononcer ouvertement contre la France,
+ils essayèrent de lui forcer la main. Drake inventa et colporta de
+fausses nouvelles. À l'entendre, tantôt les Français avaient été
+anéantis par Wurmser ou par Allvintzy, il venait d'en recevoir la
+nouvelle officielle; tantôt au contraire ils étaient victorieux,
+et marchaient sur Gênes, disposés à s'en emparer. Tout d'abord on
+ajouta foi à ces mensonges intéressés; mais Drake en fut bientôt
+pour ses frais d'imagination, et, à l'exception de quelques nobles
+qui ne demandaient qu'à se laisser convaincre, il ne réussit qu'à
+exciter des sourires d'incrédulité. Il voulut alors parler de haut,
+et menaça Gênes de la bloquer, si elle persistait dans la neutralité.
+Ces menaces étaient sérieuses, car la flotte de Nelson croisait dans
+la rivière de Gênes, et, au premier signal de l'ambassadeur, pouvait
+arriver devant la ville; mais Gênes était en état de repousser
+une attaque de vive force. Depuis l'affaire de _la Modeste_, les
+forts qui l'entouraient avaient été mis en état de défense, des
+mercenaires avaient été enrôlés, et les milices bourgeoises avaient
+reçu des armes. Les menaces de Drake ne firent pas plus d'impression
+que ses mensonges, et les Génois continuèrent à rester neutres.
+
+L'ambassadeur d'Autriche, Girola, procéda avec plus d'habileté. Ses
+intrigues, adroitement conduites, faillirent jeter Gênes dans les
+bras de l'Autriche. Il existait à cette époque, enclavés dans le
+territoire de la République, un certain nombre de cantons, qu'on
+appelait les fiefs impériaux, véritables principautés qui étaient
+censées dépendre directement de l'Autriche, et sur lesquelles par
+conséquent Girola avait pleine et entière autorité. Les principaux
+de ces fiefs[96] impériaux étaient Arquata, Tortone, Massa, Carrare
+et la Lunigiane. Girola voulut en faire des centres de résistance
+à l'influence française, et, couvert qu'il était par la neutralité
+génoise, non seulement il y appela tous les mécontents, mais aussi
+y réunit des soldats autrichiens, surtout les prisonniers qui
+parvenaient à s'échapper, leur envoya des armes, de l'argent, et
+organisa sur les derrières de l'armée française un ardent foyer
+de réaction. Un noble génois, le marquis de Spinola, possédait
+d'importantes propriétés dans l'un de ces fiefs, à Arquata. Gagné
+par Girola qui lui promettait monts et merveilles en cas de
+réussite, il souleva plusieurs milliers de paysans, et fit de sa
+seigneurie d'Arquata le centre de l'insurrection[97]. Ce mouvement
+pouvait, en s'étendant, devenir dangereux. Déjà tous nos traînards
+étaient assassinés, nos courriers arrêtés et maltraités, les petits
+détachements qui rejoignaient l'armée insultés et menacés. Quatre à
+cinq mille paysans bloquaient même dans le Montferrat quelques-unes
+de nos garnisons. Le général d'artillerie Dujard venait d'être tué,
+et les assassins, protégés par la connivence du Sénat de Gênes, se
+vantaient publiquement, à Novi et dans d'autres localités, du nombre
+de leurs victimes[98].
+
+[Note 96: Deux de ces fiefs repoussèrent toutes les ouvertures de
+Girola. Pour les récompenser, Bonaparte leur accorda une sorte
+d'immunité. «Il n'y sera frappé aucune réquisition, à moins d'ordres
+particuliers. Défense sera faite par le général en chef de l'armée
+d'Italie, aux différents employés de la République française, de
+donner aucune espèce d'ordre dans ces susdits fiefs.» Tortone, 13
+juin 1796. _Correspondance_, t. I, p. 307.]
+
+[Note 97: Lettre de Bonaparte au Directoire, le 11 juin 1796.
+_Corresp._, I, 415. «Les grands chemins de Gênes à Novi ont été
+couverts de nos courriers et de nos soldats assassinés. Les
+assassins, protégés dans la République, se vantaient publiquement ...
+du nombre d'hommes qu'ils avaient assassinés. On espérait que tant de
+raisons d'inquiétude ralentiraient notre marche et nous obligeraient
+à affaiblir notre corps d'armée.»]
+
+[Note 98: Voir dans la _Correspondance_ un rapport en date de
+Tortone, 13 juin 1796: «Le général en chef porte plainte à la
+commission militaire contre le seigneur d'Arquata, M. Augustin
+Spinola, comme étant le chef de la rébellion qui a eu lieu à
+Arquata, où il a été assassiné plusieurs soldats, déchiré la cocarde
+tricolore, pillé les effets de la République, et arboré l'étendard
+impérial.... Il demande que la commission militaire le juge
+conformément aux lois militaires....»]
+
+Aussi bien il est bon de rappeler que, de tout temps, dans les
+montagnes de la Ligurie, se sont maintenues des bandes armées,
+véritables brigands comme il s'en rencontre encore dans quelques
+cantons de Grèce ou de Sicile, qui pillaient amis ou ennemis, et,
+sûrs de l'impunité à cause de la faiblesse ou de l'apathie de Gênes
+ou du Piémont, étaient arrivés à se constituer régulièrement. On les
+nommait les _Barbets_. Profitant des circonstances pour couvrir du
+beau nom de zèle politique leurs vols éhontés, les Barbets s'étaient
+posés comme les défenseurs de l'indépendance nationale. Deux de
+leurs chefs, Ferronne et Contino, prétendus champions de la cause
+patriotique, mais en réalité simples mercenaires soudoyés par Girola,
+s'étaient joints aux bandes insurgées dans les fiefs impériaux, et
+rendaient difficiles les communications de Bonaparte avec la France.
+À plusieurs reprises, Faypoult s'était plaint au Sénat de Gênes
+de l'appui secret qu'il prêtait à ces insurgés et à ces bandits.
+On lui avait promis justice, mais les déprédations continuaient.
+Bonaparte résolut d'en finir; il avait eu un instant l'intention
+de faire arrêter Girola en pleine ville de Gênes[99], mais il ne
+se crut pas encore assez fort pour braver aussi ouvertement la
+République, et préféra user de son droit et disperser les Barbets
+et leurs singuliers alliés. Le général Garnier, qui était à Nice,
+se mit à la tête d'une colonne mobile, tomba à l'improviste sur les
+Barbets, et tua leurs deux chefs, Ferrone et Contino; mais leur
+entière destruction était impossible dans ce pays accidenté et
+qu'ils connaissaient admirablement. Néanmoins leurs bandes furent
+désorganisées, et le brigandage réduit à des attaques isolées.
+
+[Note 99: Lettre de Bonaparte à Faypoult (7 juin 1796).
+_Correspondance_, t. I, p. 375: «... Je suis instruit que le ministre
+de l'Empereur à Gênes excite les paysans à la révolte et leur fait
+passer de la poudre et de l'argent. Si cela est, mon intention est de
+le faire arrêter dans Gênes même.»]
+
+Restaient les fiefs impériaux. Bonaparte chargea le général Lannes
+de les réduire. Un ordre du jour impitoyable fut rédigé. Toutes
+les communes qui n'amèneraient pas immédiatement à Tortone trois
+députés avec les procès-verbaux de prestation d'obéissance à la
+France, seraient traitées en ennemies; tous les seigneurs qui, dans
+les cinq jours, ne se rendraient pas de leurs personnes à Tortone
+pour y prêter serment, auraient leurs propriétés confisquées. Tous
+ceux qu'on trouverait nantis d'armes et de munitions seraient
+fusillés. «Toutes les cloches qui auront servi à sonner le tocsin
+seront descendues du clocher et brisées; vingt-quatre heures après
+le reçu du présent ordre, ceux qui ne l'auront pas fait, seront
+réputés rebelles et le feu sera mis à leur village[100].» Lannes
+exécuta sans rémission ces ordres draconiens. Il enferma tous les
+conseillers municipaux des sept à huit villages compromis, et leur
+annonça froidement qu'ils allaient être fusillés, si, dans un quart
+d'heure, ils ne donnaient pas la liste des assassins de leur village.
+Cette liste fut donnée. Une colonne mobile était aussitôt formée, les
+assassins saisis, et, sans autre forme de procès, fusillés devant
+leurs maisons. Arquata osa résister. Lannes s'en empara, et passa
+tous les révoltés au fil de l'épée. Quant au village, il fut brûlé.
+
+[Note 100: Ordre du jour du 11 juin 1790. _Corresp._, I, 101.
+On peut rapprocher du cet ordre du jour la lettre du 16 juin
+(_Correspondance_, I, 410) adressée au gouverneur de Novi: «Vous
+donnez refuge aux brigands, les assassins sont protégés sur votre
+territoire; il y en a aujourd'hui dans tous les villages. Je vous
+requiers de faire arrêter tous les habitants des fiefs impériaux qui
+se trouvent aujourd'hui sur votre territoire. Vous me répondrez de
+l'exécution de la présente réquisition. Je ferai brûler les villes et
+les maisons qui donneront refuge aux assassins ou ne les arrêteront
+pas.»]
+
+Pendant ce temps, Murat se présentait de la part de Bonaparte au
+Sénat de Gênes. Il était chargé par lui de donner des explications
+sur l'exécution d'Arquata. Le choix du négociateur était prémédité.
+Bonaparte avait pris la précaution de s'expliquer sur ce point
+avec Faypoult: «Si vous présentiez ma lettre, lui avait-il écrit,
+il faudrait quinze jours pour avoir réponse, et il est nécessaire
+d'établir une communication plus prompte, qui électrise davantage
+ces messieurs.» Or, le bouillant et impétueux Murat était fort
+capable d'_électriser_ les sénateurs génois. Il entra à Gênes
+comme dans une ville conquise, annonça qu'une commission militaire
+avait fait justice des principaux insurgés, et demanda, en outre,
+que le Sénat expulsât immédiatement l'ambassadeur Girola, punît
+Spinola de sa coupable conduite en confisquant ses biens et en
+prononçant son exil, enfin changeât les gouverneurs dont les
+sentiments étaient notoirement hostiles à la France. Si le Sénat
+éprouvait quoique velléité de résistance, Murat avait reçu l'ordre
+de menacer les Génois d'une punition exemplaire. Voici, du reste,
+les quelques passages de la lettre de Bonaparte qu'il était chargé
+de leur lire[101]: «Pour l'avenir, je vous demande une explication
+catégorique. Pouvez-vous, ou non, purger le territoire de la
+République des assassins qui le remplissent? Si vous ne prenez pas
+des mesures, j'en prendrai. Je ferai brûler les villes et les
+villages où sera commis l'assassinat d'un seul Français et les
+maisons qui donneraient asile aux assassins. Je punirai le magistrat
+négligent qui aura transgressé le premier les principes de la
+neutralité en accordant asile aux brigands.»
+
+[Note 101: _Correspondance_, 16 juin 1796, I, 405.]
+
+Pour mieux appuyer ces menaces, Bonaparte écrivait en même temps à
+Faypoult[102] en lui annonçant sa prochaine arrivée à la tête des
+régiments victorieux de l'Autriche. Certes, l'aristocratie génoise
+aurait eu le droit de repousser de pareilles prétentions; mais elle
+eut peur d'engager avec le jeune conquérant une lutte dont l'issue
+n'était que trop facile à prévoir. Elle se soumit à toutes ses
+exigences. Non seulement la commission militaire française fonctionna
+librement sur le territoire génois, mais encore Spinola reçut un
+ordre d'exil, et l'ambassadeur d'Autriche Girola fut prié de sortir
+immédiatement de Gênes et de la République génoise.
+
+[Note 102: _Correspondance_ t. I, p. 453. Roverbella, 5 Juillet 1796:
+«Si la République de Gênes continue de se conduire comme elle aurait
+dû ne jamais cesser de le faire, elle évitera les malheurs qui sont
+prêts à tomber sur elle. Il nous faut quinze millions d'indemnité
+pour les bâtiments que, depuis cinq ans, elle laisse prendre sur sa
+côte... Mes troupes sont en marche. Avant cinq jours j'aurai 18,000
+hommes sous Gênes.»]
+
+Girola ne renonça pas à la lutte. Il s'était réfugié dans la vallée
+de la Scrivia, au château de Santa Margarita et continuait à y
+ourdir de nouvelles intrigues contre la France. Peu à peu, les
+débris des Barbets et des bandes d'Arquata se groupèrent autour de
+lui (juin-juillet 1796). Wurmser, informé de ce rassemblement, et
+comptant sur une diversion, lui fit passer des armes et des officiers
+instructeurs. Santa Margarita fut comme le rendez-vous des déserteurs
+et des prisonniers de guerre évadés. Un prêtre, Coirazza, excitait
+jusqu'au fanatisme ces bandes inexpérimentées; Malaspina, le seigneur
+du château, leur prêtait l'appui de son nom et de ses richesses.
+Enfin le résident anglais à Gênes, Drake, vint les rejoindre à la
+suite d'une affaire assez étrange. Les Anglais, renouvelant leur
+triste exploit de _la Modeste_, venaient de s'emparer d'une tartane
+française dans la rade génoise de San Pietro d'Arena. Les Génois
+avaient essayé cette fois de défendre leur neutralité en tirant
+contre les vaisseaux anglais quelques coups de canon. Nelson avait
+aussitôt demandé satisfaction, et, comme il ne l'avait pas obtenue,
+comme au contraire les Génois avaient provisoirement fermé tous
+leurs ports aux Anglais, il s'en vengea en occupant l'île génoise
+de Capraja. Aussitôt Drake reçut l'ordre de quitter le territoire.
+Il n'obéit qu'à moitié, car il rejoignit Girola à Santa Margarita
+(septembre). Cette fois, Bonaparte, qui était au courant de toutes
+ces menées, résolut d'agir. Le commandant français de Tortone cerna
+le château, mais des souterrains existaient, dont on n'avait pas
+connaissance, et par lesquels s'enfuirent Girola, Drake, Coirazza,
+Malaspina, en un mot tous ceux qu'on avait espéré surprendre, et le
+brigandage continua.
+
+Bonaparte ne se faisait pas illusion sur les sentiments de
+l'aristocratie génoise à l'égard de la France. Vainqueur il était
+assuré de sa docilité; vaincu, il se savait à l'avance dévoué aux
+rancunes patriciennes. Or, comme il avait l'intention bien arrêtée
+de négliger tous les sujets de mécontentement que lui fourniraient
+les États secondaires, il ne voulut pas brusquer la situation. Tant
+que le duel engagé avec l'Autriche ne serait pas terminé à son
+avantage[103], il entendait avoir toutes ses forces en main, et,
+par conséquent ne pas en distraire une partie contre Gênes, Rome ou
+Naples, non pas qu'il ne fut à l'avance persuadé de l'issue de la
+lutte, mais il se proposait d'agir suivant les occasions, sauf à
+faire naître ces occasions. Sa correspondance avec Faypoult est très
+instructive à cet égard. Il ne lui dissimule pas son mépris[104] pour
+l'aristocratie génoise, et lui fait part à plusieurs reprises de son
+projet de la renverser; mais, comme il ne sent pas encore le terrain
+solide, il ne veut s'engager qu'en toute sécurité. Il prescrit donc
+au ministre de France d'entretenir avec le Sénat génois une querelle
+toujours ouverte, de telle sorte qu'on puisse ou l'assoupir ou en
+faire un _casus belli_, suivant les circonstances. «Je connais trop
+bien l'esprit du perfide gouvernement de Gênes[105], lui écrivait-il
+de Bologne le 22 juin 1796, pour ne pas avoir prévu la réponse qu'il
+aurait faite. Voilà donc deux sujets de plainte. Tenez querelle
+ouverte sur l'un et l'autre sujet.» La lettre[106] du 11 juillet
+1796 est plus explicite encore: «Le temps de Gênes n'est pas encore
+venu, pour deux raisons: 1º parce que les Autrichiens se renforcent
+et que bientôt j'aurai une bataille; vainqueur, j'aurai Mantoue, et
+alors une simple estafette à Gênes vaudra la présence d'une armée;
+2º les idées du Directoire exécutif sur Gênes ne me paraissent pas
+encore fixées. Il m'a bien ordonné d'exiger la contribution, mais
+il ne m'a prescrit aucune opération politique. Je lui ai expédié un
+courrier extraordinaire avec votre lettre, et je lui ai demandé des
+ordres, que j'aurai à la première décade du mois prochain. «D'ici ce
+temps-là, oubliez tous les sujets de plainte que nous avons contre
+Gênes. Faites-leur entendre que vous et moi nous ne nous en mêlons
+plus, puisqu'ils ont envoyé M. de Spinola à Paris.... N'oubliez
+aucune circonstance pour faire renaître l'espérance dans le coeur
+du Sénat de Gênes, et l'endormir jusqu'au moment du réveil...
+enfin, citoyen ministre, faites en sorte que nous gagnions quinze
+jours, et que l'espoir renaisse ainsi que la confiance entre vous
+et le gouvernement génois, afin que, si nous étions battus, nous le
+trouvions ami[107].»
+
+[Note 103: Voir _Correspondance_ de Bonaparte, II, 33 (2 octobre
+1796): «Il est une autre négociation qui devient indispensable:
+c'est un traité d'alliance avec Gênes.» _Id._, II, 42--(8 octobre):
+«Environné de peuples qui fermentent, la prudence veut qu'on se
+concilie celui de Gênes jusqu'à nouvel ordre.»--_Id._, II, 46--(11
+octobre): «Je reviens à mon principe en vous engageant à traiter
+avant un mois avec Gênes.»]
+
+[Note 104: Curieuse lettre du 15 juin 1796, adressée par Bonaparte à
+Faypoult: «Nous avons établi beaucoup de batteries sur la rivière de
+Gênes. Il en faudrait vendre aujourd'hui les canons et les munitions
+aux Génois, afin de ne pas avoir à les garder, et de pouvoir
+cependant les trouver en cas de besoin.» Est-il possible de traiter
+avec plus de désinvolture un gouvernement étranger!]
+
+[Note 105: _Correspondance_, t. I, p. 421. Consulter, à propos de
+ces ménagements calculés, le très intéressant article de M. Ludovic
+Sciout: _la République française et la République de Gênes_.(Revue
+des Questions Historiques, janvier 1880.)]
+
+[Note 106: _Correspondance_, t. I, p. 472.]
+
+[Note 107: Malgré ces protestations intéressées, Bonaparte avait déjà
+sa résolution arrêtée au sujet de Gênes. Voici, en effet, ce qu'il
+écrivait à Faypoult, dès le 20 juillet 1796, au sujet d'un incident
+vulgaire, d'une bataille des rues (_Correspondance_, t. I, p. 487):
+«Je suis aussi indigné qu'il est possible de la conduite insolente
+et ridicule de la populace de Gênes. Je ne m'attendais certes pas à
+un événement aussi extravagant; cela hâtera le moment.... Au reste,
+peut-être n'est-il pas mauvais que ces gens-là se donnent des torts:
+ils les paieront tous à la fois.»]
+
+Un autre motif engageait encore Bonaparte à ménager Gênes pour
+le moment. Cette ville était en effet devenue le grand marché
+d'approvisionnement de nos troupes. De plus, les banquiers génois
+étaient nos complaisants intermédiaires pour toutes les gigantesques
+opérations financières[108] qui étaient la conséquence de l'invasion
+française. Enfin les fournisseurs et les agioteurs qui avaient eu
+confiance en Bonaparte, et lui avaient donné les moyens d'entrer en
+campagne, avaient à Gênes des intérêts considérables engagés. Haller,
+Cerfbeer, Collaud, Flachat et plusieurs autres, avaient besoin
+d'une ville neutre pour y préparer et y brasser leurs affaires. Le
+gouvernement, lui-même, avait besoin d'un marché financier à l'abri
+de toute surprise. C'est à Gênes par exemple que se concentrait
+l'argent des contributions de guerre, et c'est de Gênes que partait
+l'argent nécessaire pour l'entretien de nos armées. Gênes était, en
+outre, devenue comme le quartier général de ceux de nos agents ou de
+nos officiers que Bonaparte avait chargés de reprendre la Corse aux
+Anglais. C'est de Gênes que partait le chef d'escadron Bonnelles[109]
+avec des armes et de l'argent pour nos partisans en Corse; à Gênes
+encore que résidaient les citoyens Broccini et Paravicini, chargés
+de se ménager une correspondance avec les patriotes corses; c'est un
+banquier génois, Balbi, qui fournissait les fonds pour l'achat des
+armes et l'entretien des espions. Pour tous ces motifs divers, et
+jusqu'à nouvel ordre, la neutralité génoise devait donc être et fut
+respectée. Lorsque nos victoires répétées sur l'Autriche eurent jeté
+l'Italie tout entière aux bras de Bonaparte, lorsque le signataire
+des préliminaires de Leoben se fut installé dans sa fastueuse
+résidence de Mombello pour y régler à son aise les affaires de la
+péninsule, tout changea de face. Il n'y avait plus alors besoin de
+dissimulation ou de ménagements. Dès le 6 juillet 1796[110], au
+plus fort de la lutte contre l'Autriche, Bonaparte avait écrit au
+Directoire, et au confident de ses secrets desseins, à Carnot, pour
+leur soumettre un projet de reconstitution de la République génoise.
+Il s'agissait d'expulser un certain nombre de familles suspectes de
+sympathies autrichiennes, et de confier le pouvoir aux amis de la
+France. «Si vous approuvez ce projet-là, ajoutait-il en forme de
+conclusion, vous n'avez qu'à m'en donner l'ordre, et je me charge
+des moyens pour en assurer l'exécution.» Or le moment semblait venu
+d'exécuter ce projet, et les Génois, par un inexplicable aveuglement,
+vinrent, pour ainsi dire, au-devant de Bonaparte, et lui fournirent
+l'occasion que d'ailleurs il eût fait naître.
+
+[Note 108: _Correspondance_, Lettre à Faypoult, du 11 juillet 1796
+(t. I, p. 472): «Faites passer promptement à Tortone tout ce qui se
+trouve chez M. Balbi. L'intention du Directoire est de réunir tout à
+Paris pour faire une grande opération financière. J'y ferai passer
+trente millions.» Cf. lettres du 22 juin 1796 (t. I, p. 421).--Du 17
+juin 1796, au général Meynier (t. I, p. 412).]
+
+[Note 109: _Correspondance_, Milan, 21 mai 1796. I, 310. _Id._, I,
+311.--_Id._]
+
+[Note 110: _Correspondance_. Lettre du 6 juillet 1796, datée de
+Roverbella: «Je pense, comme le ministre Faypoult, qu'il faudrait
+chasser de Gênes une vingtaine de familles qui, par la constitution
+même du pays, n'ont pas le droit d'y être, vu qu'elles sont
+feudataires de l'Empereur ou du roi de Naples; obliger le Sénat à
+rapporter le décret qui bannit de Gênes huit ou dix familles nobles;
+ce sont celles qui sont attachées à la France et qui ont, il y a
+trois ans, empêché la République de Gênes de se coaliser. Par ce
+moyen-là, le gouvernement de Gênes serait composé de nos amis, et
+nous pourrions d'autant plus y compter que les nouvelles familles
+bannies se retireraient chez les coalisés, et dès lors les nouveaux
+gouvernants de Gênes les craindraient comme nous craignons chez nous
+le retour des émigrés.»]
+
+On sait que deux partis se divisaient la ville, les démocrates
+soutenus par la France, et les aristocrates encouragés par
+l'Autriche. Les victoires de la France, la chute de l'aristocratique
+Venise, les réformes radicales accomplies par Bonaparte d'abord dans
+la Cispadane, puis dans la Cisalpine, avaient comme exaspéré les
+espérances et les convoitises des démocrates. Ils avaient pour chef
+le pharmacien Morando, républicain de l'école jacobine, sincèrement
+convaincu de la nécessité d'une révolution pour obtenir la liberté,
+dont il s'était créé un idéal fantastique, d'ailleurs, honnête
+et loyal, admirable instrument d'anarchie que maniaient à leur
+guise un certain Philippe Doria, qui n'avait que le nom de commun
+avec la famille patricienne des Doria, et surtout un Napolitain
+réfugié, Vitaliani, éloquent, aimable, persuasif, et qui tramait
+sous le couvert de l'ambassade française la ruine de l'état, qui
+lui donnait l'hospitalité. Parmi les plus zélés jacobins génois
+figuraient aussi Jean-Baptiste Serra[111] et son frère Jean-Charles.
+Jean-Baptiste s'était rendu à Paris dans l'été de 1792 et y était
+devenu l'ami de Robespierre. Au _Moniteur_ du 17 octobre 1792 on peut
+lire une longue lettre rédigée par lui où il dénonce l'existence à
+Gênes d'un comité autrichien et ne cache pas ses sympathies pour
+la France. Un de leurs amis, Gaspare Sauli, avait également voyagé
+en France, s'y était lié avec le frère de Robespierre, et avait, à
+diverses reprises, essayé de prêcher à Gênes les nouveaux principes
+français. Arrêtés une première fois en 1793 par les inquisiteurs
+d'état, et durement traités par eux, Serra et Sauli avaient été
+relâchés grâce au ministre de France; mais ils n'avaient pas oublié
+leur captivité, et avaient juré de se venger. Aussi bien ils
+avaient trouvé de puissants protecteurs. Faypoult leur était tout
+dévoué. Saliceti, commissaire civil du Directoire, était venu tout
+exprès s'installer à Gênes, et passait tout son temps avec eux. La
+boutique de Morando, une arrière-salle du Grand Café sur la piazza
+des Bianchi, et le palais de l'ambassade française étaient devenus
+les lieux de réunion habituels des démocrates. Ils y conspiraient
+au grand jour, et, plus le terme approchait, plus ils se croyaient
+sûrs du succès, et agissaient presque à découvert. Un soulèvement
+populaire était imminent, d'autant plus dangereux que les conjurés
+se sentaient soutenus par la France. L'aristocratie génoise, de son
+côté, ne voulut pas succomber sans essayer de lutter. À la propagande
+démocratique elle répondit par la propagande réactionnaire. Les
+riverains de la Polcevera et du Bisagno reçurent des armes. Les
+montagnards des Apennins promirent de les seconder. À Gênes, les deux
+puissantes corporations des charbonniers et des portefaix, menacées
+par les démocrates dans l'exercice de leurs privilèges, jurèrent de
+les maintenir en exterminant leurs ennemis. Des deux côtés en un mot
+ou s'apprêtait à la lutte. L'aristocratie se crut même assez forte
+pour prendre les devants. Elle créa des inquisiteurs d'état avec des
+pouvoirs très étendus, et ces derniers ordonnèrent l'arrestation de
+Vitaliani. Aussitôt Faypoult le réclame comme couvert par l'immunité
+de l'ambassade, et le gouvernement génois a l'insigne faiblesse de le
+relâcher. Il eut honte pourtant de cette incroyable condescendance,
+et ordonna l'arrestation de deux autres démocrates connus par
+l'exaltation de leurs sentiments. Ce fut comme l'étincelle qui mit le
+feu aux poudres.
+
+[Note 111: MARCELLIN PELLET. La Révolution de Gênes en 1797.--Cf.
+ACH. NERI. _Un giornalista della rivoluzione genovese (Illustrazione
+Italiana, fév. 1887_).--BELGRANO, _Imbreviature di Giovanni Scriba_
+(1882).]
+
+Le 21 mai 1797, plusieurs centaines de démocrates marchèrent sur le
+palais Ducal en hurlant la _Marseillaise_. Ils réclamaient la mise
+en liberté des deux détenus. Chemin faisant leur nombre augmenta;
+mais les Sénateurs leur répondirent avec fermeté que justice serait
+faite. Comme une garde imposante les défendait; comme d'un autre côté
+les démocrates ne se sentaient ni assez forts ni assez bien armés
+pour engager tout de suite les hostilités, ils feignirent d'agréer
+les explications des Sénateurs, et se rendirent ensuite au palais
+de France. Le rôle de Faypoult était tout indiqué. Il aurait dû se
+renfermer dans son caractère officiel, et engager les démocrates à
+se disperser; mais il avait semé la discorde depuis trop longtemps
+pour ne pas récolter la révolte. Il répondit donc aux démocrates
+qu'il appuierait leurs réclamations auprès du Sénat, et, en effet,
+quand deux sénateurs, Durrazzo et Cataneo, vinrent le prier de
+déclarer qu'il ne protégeait pas les démocrates, il les exhorta à
+modifier leur constitution et à rendre la liberté aux détenus. Le
+ministre de France avouait donc qu'il prenait une part effective
+à la conspiration, et la France, en sa personne, travaillait au
+renversement de l'antique constitution.
+
+Faypoult se croyait, plus encore qu'il ne l'était, le maître de la
+situation. Il s'imaginait pouvoir exciter et retenir à son gré le
+parti démocratique. «Toujours est-il, écrivait-il à Bonaparte[112],
+qu'en voilà assez pour créer un fil avec lequel il sera facile de
+mener les conseils, les collèges, et la réformation inévitable de
+Gênes, avec l'accélération ou le retardement de vitesse qui nous
+conviendra ... pour qu'il soit notoire que la France, étrangère à
+l'organisation politique d'un peuple ami et indépendant, ne s'en sera
+mêlée que comme protectrice de la tranquillité de ce peuple.» Il se
+trompait: les fureurs populaires étaient déchaînées, et la révolution
+allait commencer.
+
+[Note 112: Lettre citée par BOTTA, t. II, p. 451.]
+
+Certains du succès depuis que l'ambassadeur de France s'était
+compromis en leur promettant officiellement son concours, les
+démocrates passèrent la nuit du 21 au 22 dans le délire de la joie,
+et dans l'attente de prochains désordres. Un certain nombre de
+Cisalpins et quelques Français se joignirent à eux. Les uns et les
+autres portaient la cocarde tricolore. Aux cris de vive le peuple!
+vive la liberté! ils se portèrent au palais de France, pendant que
+quelques-uns d'entre eux s'emparaient de la Darse, de l'Arsenal, du
+pont Royal, du fort de la Lanterne, et des portes Saint-Thomas et
+Saint-Bénigne. Ils eurent le tort de se porter aux prisons de la
+Malpaga, réceptacle immonde de débiteurs et de faillis, délivrèrent
+les prisonniers, leur donnèrent des armes, et les associèrent à leur
+entreprise. Les condamnés du bagne furent aussi déchaînés, et c'est
+avec cette escorte de voleurs et d'assassins qu'ils publièrent à
+grand bruit le renversement de l'aristocratie, la liberté de Gênes,
+l'abolition des taxes pour les pauvres, la déchéance des anciens
+magistrats et la nomination de leurs successeurs.
+
+Le Sénat, surpris par cette brusque attaque, ne savait quel parti
+prendre. Les citoyens fidèles au gouvernement légitime restaient
+inactifs. Effarés, hors d'état de prendre une détermination, ils
+députèrent deux d'entre eux à Faypoult, en le priant de s'interposer.
+Faypoult ne demandait pas mieux. Il trouvait déjà que ses amis les
+démocrates allaient trop loin, et il avait appris avec peine la
+délivrance des faillis et des forçats. Il engagea donc les sénateurs
+à se résigner aux événements, et à réformer la Constitution dans
+un sens démocratique. Quatre d'entre eux furent aussitôt désignés
+pour s'entendre avec un nombre pareil de délégués du peuple sur les
+changements à opérer; mais il était déjà trop tard!
+
+Les démocrates, surexcités par leur premier succès, ne voulaient
+plus d'un accommodement. Ils réclamaient l'abolition complète de
+tous les privilèges et la chute absolue de l'aristocratie. Déjà même
+ils entouraient en armes le palais du Gouvernement et s'apprêtaient
+à en enfoncer les portes à coups de canon, et à imposer de la sorte
+leurs volontés aux sénateurs. Mais la populace d'une grande ville est
+toujours assez nombreuse pour que chaque parti y recrute à sa guise
+des adhérents. L'aristocratie comptait parmi le peuple de nombreux
+partisans, surtout parmi les charbonniers et les portefaix; les
+premiers, rudes montagnards habitués aux privations dans leurs ventes
+de l'Apennin; les autres, robustes compagnons vivant au grand air
+sur les quais de Gênes. Excités par le clergé qui avait ordonné des
+prières de quarante heures, et moitié par haine pour les novateurs,
+moitié par amour de la religion qu'ils croyaient outragée, les deux
+corporations coururent aux armes aux cris de vive Marie! vive la
+religion! Ceux des membres de l'aristocratie qui n'avaient pas encore
+perdu tout courage, descendent aussitôt dans la rue, et prennent le
+commandement de ces bandes improvisées, qu'ils conduisent au combat.
+La mêlée fut atroce dans ces rues étroites, surchauffées par un
+soleil ardent, surtout à l'Arsenal et au pont Royal, où Doria se
+battit avec une vaillance digne d'une cause meilleure. Les démocrates
+furent enfin battus, et la réaction commença. Le cadavre de Doria,
+frappé à la tête des siens, fut longtemps l'objet des outrages de ces
+furieux. Faypoult, qui avait essayé d'arrêter le massacre, fut couché
+en joue, et il eût été tué sans une garde de cent hommes, que lui
+envoya le Doge. La maison du consul de France, La Cheise, fut pillée,
+et quelques Français mis à mort, entre autres Ménard, commissaire
+de la marine. Ce qui exalta la fureur du parti victorieux, c'est
+qu'on trouva dans la boutique de Morando des listes de proscription
+préparées à l'avance d'après les règles des conspirations classiques,
+et des lettres, beaucoup plus compromettantes, qui prouvaient les
+rapports des révolutionnaires avec l'ambassade de France.
+
+Une scène burlesque marqua cette triste journée du 23 mai. Les
+démocrates avaient donné la liberté à un Turc esclave, et lui avaient
+appris à crier vive le peuple! Ce Turc tombe entre les mains d'une
+troupe de charbonniers qui, l'entendant crier vive le peuple! le
+maltraitent horriblement et le forcent à crier vive Marie! Ramené,
+dans la confusion du combat, au milieu des démocrates, ce partisan
+improvisé de la Vierge est aussitôt par eux roué de coups. Le
+malheureux, meurtri, effaré, ne comprenant plus rien aux événements,
+disait que les chrétiens étaient devenus fous, et il avait raison!
+
+Force était donc restée à la loi, au gouvernement établi, et les
+démocrates, malgré l'appui secret de la France et leurs premiers
+succès, étaient réduits à fuir la vengeance des patriciens: mais
+l'incertitude où se trouvait le Sénat sur la manière dont Bonaparte
+recevrait ces nouvelles le jetait dans une grande perplexité. Le Doge
+lui écrivit une lettre pleine de soumissions et d'excuses au sujet du
+meurtre des Français. Bonaparte avait été déjà informé par Faypoult
+de ces graves événements, et il lui avait répondu[113] sur-le-champ
+en lui enjoignant de quitter Gênes dans les vingt-quatre heures, si
+le Gouvernement ne lui accordait pas toutes les satisfactions qu'il
+exigeait. Il envoya en même temps son aide de camp Lavalette, avec
+une lettre insolente adressée au Doge, et qu'il devait lire en plein
+Sénat. Quand Lavalette se présenta à Faypoult pour lui faire part de
+sa mission, ce dernier lui objecta que jamais étranger n'avait paru
+devant le Sénat présidé par le Doge. «Il serait bien plus étrange,
+répondit l'aide de camp, qu'un ordre du général Bonaparte ne fût
+pas exécuté. Je me rendrai dans une heure au palais, et j'entrerai
+au Sénat sans m'occuper des formes de l'étiquette.» En effet, une
+demi-heure après, Lavalette était introduit, et, le sabre au côté,
+le poing sur la hanche, il donnait lecture de la lettre suivante,
+qui mérite d'être citée dans son intégralité, comme donnant la note
+exacte de la jactance française et de la faiblesse italienne, aux
+temps troublés dont nous avons essayé de retracer l'histoire[114].
+
+[Note 113: _Correspondance_, t. III, p. 75. Mombello, 27 mai 1797:
+«Les puissances de l'Italie se joueront-elles donc toujours de notre
+sang? Je vous requiers, si, vingt-quatre heures après que mon aide de
+camp aura lu la présente lettre au Doge, les conditions n'en sont pas
+remplies dans tous ses détails, de sortir sur-le-champ de Gênes et de
+vous rendre à Tortone. Je crois qu'il est nécessaire de prévenir les
+Français établis à Gênes, qui auraient des craintes, qu'ils cherchent
+à se mettre en sûreté. Puisque l'aristocratie veut nous faire la
+guerre, il vaut mieux qu'elle se déclare actuellement que dans toute
+autre circonstance. Elle ne vivra pas dix jours.»--Cf. nouvelle
+lettre à Faypoult, du 29 mai 1797 (_Corresp._, III, 80).--Cf. la
+lettre écrite au Directoire, de Mombello, le 30 mai 1797, pour le
+mettre au courant de l'émeute du 21-23 mai, et lui annoncer une
+sévère répression, T. III, p. 81: «Les petites puissances d'Italie
+sont accoutumées depuis sept ans à vilipender les Français, à les
+laisser assassiner dans les rues et à n'avoir pour eux aucune espèce
+de considération ni de justice. Ce ne sera que par des exemples
+sévères, que par une attention soutenue du Gouvernement français
+pour faire punir les hommes qui, dans les différents États, prêchent
+la populace contre nous, que l'on parviendra à revêtir les citoyens
+français des mêmes égards que l'on a eus pour les sujets des autres
+puissances.» LAVALETTE. _Mémoires_.]
+
+[Note 114: _Correspondance_, t. III, p. 75, Mombello, 27 mai
+1797.--Cf. t. III, p. 84, Lettre du 1er juin 1797, adressée au
+Directoire pour lui annoncer qu'il va «faire peur» au Gouvernement
+génois, et lettre du 3 juin (t. III, p. 90) où il rend compte de la
+mission de Lavalette.]
+
+«Sérénissime Doge, j'ai reçu la lettre que votre Sérénité s'est donné
+la peine de m'écrire. J'ai tardé à y répondre jusqu'à ce que j'aie
+reçu les renseignements sur ce qui s'était passé à Gênes, et dont
+votre Sérénité m'a donné la première nouvelle. Je suis affligé et
+sensiblement affecté des malheurs qui ont menacé et menacent encore
+la République de Gênes. Indifférente à vos discussions intérieures,
+la République française ne peut pas l'être aux assassinats, aux
+voies de fait de toute espèce qui viennent de se commettre dans
+vos murs contre les Français. La ville de Gênes intéresse sur tant
+de points la République française et l'armée d'Italie, que je me
+trouve obligé de prendre des mesures promptes et efficaces pour y
+maintenir la tranquillité, y protéger les propriétés, y conserver les
+communications, et assurer les nombreux magasins qu'elle contient.
+Une populace effrénée et suscitée par les mêmes hommes qui ont fait
+brûler la _Modeste_, aveuglée par un délire qui serait inconcevable,
+si l'on ne savait que l'orgueil et les préjugés ne raisonnent pas,
+après s'être assouvie du sang français, continue encore à maltraiter
+tous les citoyens français portant la cocarde tricolore.
+
+«Si, vingt-quatre heures après la réception de la présente lettre,
+que je vous envoie par un de mes aides de camp, vous n'avez pas mis à
+la disposition du ministre de France tous les Français qui sont dans
+vos prisons; si vous n'avez pas fait arrêter les hommes qui excitent
+le peuple de Gênes contre les Français; si enfin vous ne désarmez
+pas cette populace, qui sera la première à se tourner contre vous
+lorsqu'elle comprendra les conséquences terribles de l'égarement où
+vous l'avez entraînée; le ministre de la République française sortira
+de Gênes et l'aristocratie aura existé.
+
+«Les têtes des sénateurs me répondront de la sûreté de tous les
+Français qui sont à Gênes, comme les États entiers de la République
+me répondront de leurs propriétés.
+
+«Je vous prie, du reste, de croire aux sentiments d'estime et à la
+considération distinguée que j'ai pour la personne de votre Sérénité.»
+
+Tel était le langage superbe et injurieux de Bonaparte à un
+gouvernement respectable par son antiquité, et au chef d'un peuple
+brave et généreux. Il y eut un moment de fureur, mais trop court,
+dans l'assemblée. Les vieux souvenirs des temps héroïques se
+réveillèrent. _Ci batteremo_. Eh bien! nous nous battrons! s'écria
+un sénateur: mais cet appel aux nobles passions du coeur humain
+resta sans écho. Au contraire, on eût dit que les sénateurs génois
+avaient peur du courage de l'un d'entre eux, car ils ne songèrent
+plus qu'à obéir. Lavalette alla lui-même délivrer les prisonniers
+français qui s'attendaient à être massacrés, et les fit conduire par
+des officiers génois jusqu'à l'hôtel de l'ambassade, à travers les
+rangs pressés d'une foule qui commençait à trembler de son audace.
+Il demanda et obtint l'élargissement des prisonniers cisalpins, qui,
+pourtant, étaient venus tout exprès à Gênes pour y renverser le
+gouvernement, et avaient été pris les armes à la main. Enfin, il fit
+procéder au désarmement général. Le Sénat se prêta sans résistance
+à cette dernière mesure, car il craignait de se trouver à la merci
+d'un soulèvement populaire. Il promit même une gratification de deux
+livres à tous ceux qui reporteraient leurs armes au dépôt militaire;
+mais, quand il fallut livrer à la vengeance de Bonaparte Grimaldi
+et Spinola, les inquisiteurs d'État qui pourtant n'avaient fait
+que leur devoir en essayant de soutenir le gouvernement établi;
+quand il fallut se résigner à la honte d'abandonner Cataneo, le
+sénateur qui s'était mis à la tête des charbonniers et des portefaix,
+l'humiliation fut profonde, et les regrets amers. Il est vrai que
+tout le monde avait le sentiment de l'impuissance absolue de la
+République. Deux divisions françaises[115] étaient déjà en marche
+contre Gênes. Le temps était passé de la résistance. Les patriciens
+génois s'inclinèrent devant la force brutale, et acceptèrent toutes
+les exigences de ce vainqueur sans combat.
+
+[Note 115: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 1er Juin 1797
+(_Corresp._, t. III, p. 81) «Aujourd'hui arrivent à Tortone 3 à 4,000
+hommes que j'y ai envoyés. Je les ferai soutenir au besoin par les
+8,000 Piémontais qui sont à Novare, comme nous en sommes convenus
+avec l'envoyé du roi de Sardaigne.»]
+
+Aussi bien le but principal de ces menaces n'était pas la libération
+de quelques détenus ou l'emprisonnement de trois magistrats. Dans
+la pensée de Bonaparte, ce n'étaient là que les côtés secondaires
+de la question. Ce qu'il voulait surtout, c'était un changement
+de gouvernement, c'était la substitution de la démocratie à
+l'aristocratie. Ses agents, Faypoult surtout, insistaient auprès du
+Sénat génois et l'engageaient à faire des concessions démocratiques,
+et à ouvrir une porte aux idées de réforme, s'ils ne voulaient
+être entraînés par elles. Ces exhortations, vivement présentées,
+produisirent un effet immédiat. À la vérité, le plus grand nombre des
+Sénateurs redoutaient ces concessions, qui ne leur rapporteraient
+que mépris et persécutions; l'exemple de Venise les terrifiait.
+Quelques-uns d'entre eux pensaient au contraire qu'une réforme
+était indispensable, et ils l'aimaient mieux, rédigée par Bonaparte
+qu'imposée par la faction démocratique. Le Sénat restait donc
+indécis, et il se complaisait dans cette incertitude, suivant
+l'habitude de tous les gouvernements séniles qui s'attachent à tout
+prix au _statu quo_. Mais les divisions françaises de Rusca et de
+Serrurier s'approchaient de Gênes. D'autres troupes s'ébranlaient
+de Crémone pour les appuyer en cas de besoin. Les démocrates[116],
+encouragés par la présence de nos troupes, relevaient la tête, et
+déjà reprenaient confiance. À Finale, à Savone, à Porto-Maurizio,
+ils avaient déjà planté des arbres de liberté, en sorte que, menacés
+par un parti puissant, entourés de soldats étrangers, harcelés
+par les agents du Directoire ou les lieutenants de Bonaparte, les
+sénateurs génois n'avaient même plus la liberté de délibérer. Ils se
+résignèrent donc à envoyer à Bonaparte trois d'entre eux, Cambiaso,
+Carbonaro et Serra, trois patriotes éclairés et fort estimés. En
+même temps, ils expédièrent à Paris Rivarola, en lui recommandant,
+puisqu'il fallait se plier à la nécessité, de faire en sorte que
+l'ancienne forme de gouvernement subît le moins d'altération
+possible, et surtout de sauvegarder l'intégrité du territoire.
+
+[Note 116: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 3 juin 1797
+(_Correspondance_, t. III, p. 90): «Mon aide de camp Lavalette a
+trouvé le peuple de Gênes extrêmement divisé. Les charbonniers et les
+portefaix ameutés, payés et armés par le Sénat, paraissent animés au
+dernier point contre les Français; le reste du peuple, spécialement
+les négociants et les marchands, extrêmement bien disposés pour la
+République Française, dont ils espèrent quelques modifications dans
+leur gouvernement.»]
+
+C'était à Mombello, plus encore qu'à Paris, que devaient être
+fixées les destinées de la République génoise. Les négociations ne
+traînèrent pas en longueur, car les idées de Bonaparte se trouvèrent
+en harmonie avec celles des négociateurs génois. Bonaparte acceptait
+la démocratie, mais la démagogie lui répugnait. Homme de guerre et
+de discipline, il cherchait avant tout à maintenir l'ordre: aussi
+penchait-il vers les idées modérées et confiait-il volontiers
+la direction des affaires à ceux qui, par raison plutôt que par
+sympathie, acceptaient les réformes et raisonnaient leur adhésion. Le
+5 juin fut signé un traité provisoire[117]. Le gouvernement devait
+appartenir dorénavant au peuple tout entier, et non plus seulement
+aux nobles, c'est-à-dire que le dogme de la souveraineté nationale
+était proclamé. Le pouvoir législatif était confié à deux Chambres de
+300 et de 500 membres; le pouvoir exécutif à 12 sénateurs présidés
+par un Doge. À partir du 14 juin[118], un gouvernement provisoire de
+22 membres, sous la présidence du Doge, serait institué pour ménager
+la transition, et une commission spéciale réglerait les détails de
+la nouvelle Constitution. Des articles spéciaux garantissaient le
+libre exercice de la religion catholique, la franchise du port de
+Gênes, la dette publique et la banque de Saint-Georges. La France
+accordait en outre le respect du territoire, et, sauf indemnité pour
+les Français insultés ou lésés dans les journées du 22 et du 23 mai,
+amnistie pleine et entière. Certes, ces modifications étaient de tous
+points excellentes, car le principe de l'égalité devant la loi était
+admis, les privilèges surannés disparaissaient, mais le principe
+de l'autorité était respecté et la licence comprimée. Pourtant les
+exaltés du parti démocratique ne se contentèrent pas de ces réformes.
+
+[Note 117: Les conditions en sont énumérées dans la _Correspondance_,
+t. III, p. 94.]
+
+[Note 118: Lettre du 7 juin 1797 adressée au Doge, pour l'avertir que
+la convention est signée et lui communiquer la liste du gouvernement
+provisoire de vingt-deux membres (_Correspondance_, t. III, p. 109).
+Même date, lettre à Faypoult (III, 102).]
+
+La nouvelle du traité de Mombello ne fut connue à Gênes que le 14
+juin. Les rues et les places publiques sont aussitôt encombrées
+par la foule, qui pousse des cris de joie en apprenant la chute de
+l'aristocratie. Des arbres de liberté sont dressés sur les places
+publiques[119]. Les cocardes tricolores sont également arborées.
+Quelques dames avaient préparé des bonnets à trois couleurs,
+qu'elles appelaient bonnets de liberté: elles les distribuèrent aux
+démocrates, qui s'en parèrent avec bonheur. Morando ne se sentait
+plus d'aise. Vitaliani haranguait la multitude, et l'excitait à crier
+vive la liberté! Bientôt commencèrent les excès, car l'imitation
+servile des tragi-comédies jacobines prévalut. La foule, guidée par
+Morando et Vitaliani, se porta au palais Ducal, afin de brûler le
+livre d'or, soigneusement déposé dans une chambre d'où il ne sortait
+que pour recevoir l'inscription d'une famille récemment anoblie. Ce
+n'était à vrai dire qu'une sorte d'almanach de la noblesse. On s'en
+empara après avoir brisé toutes les portes, et on le brûla sur la
+place d'Acqua Verde. On descendit même jusqu'à la puérilité; car on
+perça à coups de baïonnette ou de sabre cet emblème innocent. En
+même temps le peuple brûla la chaise à porteur du Doge, l'urne au
+scrutin du Sénat, et quelques instruments à l'usage des patriciens.
+On croyait ainsi tuer l'aristocratie[120].
+
+[Note 119: Voir la relation adressée par un certain Poggi, dans le
+style emphatique de l'époque, à la Société d'instruction populaire
+de Milan: «Le peuple entier nageait dans les douceurs réservées
+aux purs républicains, si l'on en excepte le brutal oligarque qui,
+accroupi dans un coin secret, mordait peut-être la poussière restée
+veuve de son or fatal, semé mal à propos. Tout à coup la voix sonore
+de la Renommée annonce que, dans le quartier du Pré, le peuple dans
+l'ivresse a planté le premier arbre de liberté. Ce fut une voix
+créatrice. Dans un instant on vit des arbres se dresser sur chaque
+place. Gênes parut un bois, car plus de cent furent plantés dans
+un jour.» Ce morceau ridicule est cité par CANTU: _Histoire des
+Italiens_, t. XI, p. 98.]
+
+[Note 120: Poggi, cité par Cantu (_ut supra_, p. 69), raconte
+ainsi, dans son absurde phraséologie, cette cérémonie d'expiation:
+«Les cendres furent livrées au vent, qui les emporta sur la mer
+Tyrrhénienne pour les confondre avec celles du livre d'or naguère
+brûlé sur les lagunes Adriatiques, et là, sur les ailes d'autres
+vents, elles furent transportées au gouffre profond de l'Achéron!»]
+
+Une action autrement blâmable fut de renverser et de briser, dans
+la cour du palais Ducal, la statue d'André Doria, élevée par la
+reconnaissance des anciens Génois à la mémoire et aux vertus de ce
+citoyen éminent. On en suspendit la tête et les bras à l'arbre de la
+liberté, et les autres morceaux furent jetés dans les égouts[121].
+Que présageaient aux vivants les outrages dirigés contre les morts
+illustres, et l'oubli des services éminents rendus à la patrie?
+Bonaparte, et cet acte l'honore, rougit de cette lâcheté et rappela
+les Génois au sentiment de la pudeur en leur adressant la lettre
+suivante: «Citoyens, j'apprends avec le plus grand déplaisir que,
+dans un moment de chaleur, l'on a renversé la statue d'André Doria.
+André Doria fut grand marin, et homme d'État. L'aristocratie était
+la liberté de son temps. L'Europe entière envie à votre ville le
+précieux avantage d'avoir donné le jour à cet homme célèbre. Vous
+vous empresserez, je n'en doute pas, à relever sa statue. Je vous
+prie de vouloir m'inscrire pour supporter une partie des frais que
+cela occasionnera, et que je désire partager avec les citoyens les
+plus zélés pour la gloire et pour le bonheur de votre patrie[122].»
+
+[Note 121: _Correspondance_, t. III, p. 134, Mombello, 10 juin 1797.
+Au gouvernement provisoire de Gênes.--Cf. _Giornale Ligustico_, an
+XIV, fas. 3-4 1887. A. N. _La statue et une médaille d'André Doria_.]
+
+[Note 122: Cf. La curieuse lettre du 10 juin 1797, adressée au
+gouvernement provisoire, et renfermant, avec un appel à la concorde,
+des conseils de modération et de prudence (t. III, p. 131).]
+
+Aussi bien Bonaparte s'inquiétait de l'opinion publique et prenait à
+son égard des ménagements infinis. Il écrivait[123] à Faypoult, en
+le priant d'engager Poussielgue, qui maniait facilement la plume, à
+composer une relation de la révolution de Gênes: «Ce n'est que parce
+que les patriotes et les gens sages n'écrivent jamais, ajoutait-il,
+que l'on livre l'opinion à un tas de misérables stipendiés qui la
+pervertissent et tuent l'esprit public.» Une pareille invitation
+était un ordre auquel se conforma Poussielgue. Il composa donc la
+relation de la révolution de Gênes, et en envoya un exemplaire à
+Bonaparte qui le remercia de son attention, et écrivit tout de
+suite à Faypoult en le priant d'acheter pour son compte cinq cents
+exemplaires, non pas tant pour encourager l'auteur que pour répandre
+un écrit qui expliquait et justifiait son intervention à Gênes.
+Ingénieux et précis dans ses instructions, il recommandait en même
+temps à Faypoult de distribuer ces cinq cents exemplaires de façon
+à contenter tout le monde: «Vous m'en enverrez directement cent,
+lui disait-il[124], et cent autres au citoyen Girardin, libraire au
+Palais-Royal, sans aucune espèce de lettre d'envoi. Je vous prie
+d'envoyer les trois cents autres à tous nos ministres en Europe,
+à tous les ministres des affaires étrangères des gouvernements
+italiens, aux membres les plus marquants de tous les partis du
+conseil des Cinq Cents, des Deux Cent Cinquante, au Congrès des
+Grisons, aux principaux cantons de la Suisse, et à nos principaux
+consuls en Espagne.»
+
+[Note 123: _Correspondance_, t. III, p. 270. 9 septembre 1797.]
+
+[Note 124: _Correspondance_, t. III, p. 227.]
+
+La liberté était donc proclamée à Gênes. Il fallait maintenant en
+régler l'exercice. Les vingt-deux membres du gouvernement provisoire
+avaient été choisis avec soin par Bonaparte parmi les hommes les plus
+connus pour leurs opinions modérées, et les plus estimés pour leurs
+talents. Serra, Cambiaso, Pareto, Corvetto, Maglione et Ruzzo en
+étaient les membres les plus influents. Ils publièrent un manifeste
+adroit, où, tout en remerciant Bonaparte de sa bienveillance et
+les nobles génois de leurs généreux sacrifices, ils exhortaient
+les citoyens à la concorde, et leur annonçaient d'importantes
+améliorations.
+
+Les principales villes du littoral s'associèrent volontiers au
+mouvement démocratique, et envoyèrent des adresses de félicitations.
+Les anciens fiefs impériaux renoncèrent même à leur précaire
+indépendance[125], et demandèrent à faire partie intégrante de
+la république. Peu à peu les esprits s'apaisaient. Tout semblait
+indiquer, après cette première effervescence populaire, une ère de
+paix et de liberté sous le patronage de la France. Les conseils
+municipaux s'organisèrent et on travailla à rédiger la Constitution;
+mais la bonne union ne dura pas longtemps, et de nouveaux troubles
+éclatèrent à propos de cette Constitution.
+
+[Note 125: Lettre de Bonaparte à Faypoult, datée de Mombello, 27 juin
+1797 (t. III, p. 152), à propos de la réunion des fiefs impériaux.
+L'article 11 du traité secret de Campo-Formio confirme l'annexion
+des fiefs impériaux: «Sa Majesté l'Empereur ne s'oppose pas à ce que
+la République française a fait des fiefs impériaux en faveur de la
+République Ligurienne. Sa Majesté réunira ses bons offices à ceux
+de la République française pour que l'Empire germanique renonce aux
+droits de suzeraineté qu'il pourrait avoir en Italie, et spécialement
+sur les pays qui font partie des Républiques Cisalpine et Ligurienne,
+ainsi que sur les fiefs impériaux.»]
+
+Un des vingt-deux membres du gouvernement provisoire, l'évêque
+de Noli, Solari, était un des plus ardents disciples du fameux
+réformateur toscan, Ricci. Il fit décider que l'autorisation du
+gouvernement serait nécessaire pour conférer les ordres sacrés, et
+pour recevoir, dans les couvents, des moines ou des religieuses:
+mesures très sages assurément, mais qui portaient un coup à
+la domination du clergé. De plus, Serra fit décréter que des
+missionnaires, envoyés par le gouvernement, prêcheraient, pendant ou
+après le service divin, la démocratie au peuple. Or, le clergé génois
+tenait à ses privilèges et son influence. Menacé par les réformes de
+l'évêque Solari, choqué par les innovations à tout le moins étranges
+de Serra, il se prononça résolument contre la nouvelle République,
+et, comme il était encore très puissant, surtout dans les campagnes,
+le nombre des ennemis de la démocratie s'accrut encore dans de fortes
+proportions.
+
+Quant aux nobles, ils n'avaient pas attendu les réformes de la
+Commission des vingt-deux pour se prononcer énergiquement. Contenus,
+il est vrai, par le voisinage de l'armée française, ils n'osaient
+entrer en lutte ouverte, mais les principaux d'entre eux, les
+Spinola, Durazzo, Doria et Grimaldi, n'attendaient qu'une occasion
+favorable pour recouvrer leurs privilèges. Comme ils conservaient
+encore une nombreuse clientèle, ils entretenaient l'incertitude dans
+les esprits et la haine contre le nouvel ordre de choses.
+
+À cette opposition latente, mais sérieuse, du clergé et de la
+noblesse, se joignait le mécontentement des gros négociants,
+inquiétés dans leur commerce par les rapines des Barbaresques,
+rapines d'autant plus fâcheuses que la France avait garanti la marine
+génoise contre leurs attaques. Enfin et surtout, la présence des
+troupes et des généraux français contribuait à aigrir les esprits,
+car elle démontrait ou bien que l'indépendance génoise n'était qu'un
+vain mot, ou bien que Bonaparte se défiait des Génois. Aussi les
+ennemis du nouveau régime se prévalaient-ils de la présence d'une
+armée française pour proclamer la ruine et la servitude de la patrie.
+Ils annonçaient que les forteresses de Savone et de San Remo, les
+seuls remparts de l'indépendance génoise du côté de la France,
+allaient être détruites. Ils faisaient remarquer qu'on dégarnissait
+l'arsenal. La noblesse, le clergé et leurs nombreux partisans
+fomentaient ces dispositions ennemies. Tout semblait indiquer un
+prochain soulèvement.
+
+En effet la révolte éclata le 4 septembre, à la nouvelle de
+l'arrestation, par ordre du gouvernement provisoire, de quelques
+nobles, notoirement connus par leur opposition. Les paysans
+s'armèrent, et, pleins de fureur, marchèrent contre Gênes. Le général
+Duphot[126], à la tête d'une division française et des démocrates
+génois, se présenta au-devant des insurgés. Une bataille sanglante
+s'engagea dans le faubourg d'Albaro. Les paysans, fanatisés par le
+moine Pezzuolo et un certain Marc Antoine, résistèrent avec énergie;
+mais la discipline et la science militaire triomphèrent du nombre et
+du fanatisme. Les révoltés s'enfuirent à la débandade.
+
+[Note 126: Duphot était à Gênes depuis le 12 août. Voir lettres de
+Bonaparte à Faypoult (_Correspondance_, t. III, p. 232) et à Berthier
+(III, 231).]
+
+À peine la sédition du Bisagno était-elle apaisée, que de nouveaux
+bruits de guerre se firent entendre dans la Polcevera. Une multitude
+armée, beaucoup plus nombreuse que dans le Bisagno, s'empara par
+surprise du fort de l'Éperon qui domine Gênes, et occupa la seconde
+enceinte de murailles, à l'exception de la batterie de San Benigno.
+L'effroi s'empara du gouvernement. La garnison était faible, des
+signes de rébellion commençaient à se manifester à l'intérieur, et la
+reddition de la ville semblait inévitable.
+
+Duphot, qui revenait du Bisagno, ranima tous les courages, et
+conduisit ses soldats à une nouvelle bataille. Le combat dura
+quatre heures et fut vivement disputé. Chassés de leurs positions,
+les paysans de la Polcevera prirent la fuite, poursuivis par les
+démocrates, qui leur tuèrent beaucoup de monde et entassèrent dans
+les prisons de Gênes plusieurs centaines de captifs.
+
+La double victoire d'Albaro et de San Benigno suffit pour arrêter
+toute explosion nouvelle. Tout rentra dans le repos, mais c'était
+un calme menaçant, celui de la terreur et nullement celui de la
+fidélité. La vengeance en effet suivit de près la victoire. Un
+conseil de guerre condamna à mort une douzaine de paysans, d'autres
+furent envoyés aux galères. Quant à Bonaparte, comme ces troubles,
+sans l'inquiéter, l'irritaient, il résolut de sévir, et envoya le
+général Lannes à Gênes pour l'occuper militairement. «J'ai été très
+étonné, écrivait-il à Faypoult[127], d'apprendre le soulèvement des
+paysans de la montagne. J'ai bien reconnu là le caractère italien,
+dont il faut toujours se méfier. Le gouvernement provisoire est un
+peu jeune. Il est trop confiant. J'ai envoyé hier des ordres pour
+que le général Lannes, avec une colonne mobile, se rendît à Tortone,
+où il sera à votre disposition. J'ai envoyé également le général
+Casabianca avec des sous-officiers d'artillerie et ce que demandait
+le général de Gênes. Qu'on punisse sévèrement les auteurs de cette
+insurrection, sans quoi on recommencera toujours, et vous sentez
+combien, surtout pour une ville de commerce, cela fait mauvais effet.
+Au reste, j'espère qu'au moyen de précautions[128] qu'on prendra, et
+de l'esprit de défiance qu'on montrera, de pareils événements ne se
+renouvelleront plus.»
+
+[Note 127: _Correspondance_, t. III, p. 276.--Passariano, 9 septembre
+1797.--Cf. Lettre à Faypoult, du 10 septembre (t. III, p. 281) pour
+se plaindre de la faiblesse du gouvernement provisoire génois,
+et demander l'envoi d'otages à Milan.--Lettre au gouvernement de
+Gênes (10 sept.).--_Corresp._, III, p. 285: «Agissez avec force;
+faites désarmer les villages rebelles; faites arrêter les principaux
+coupables; faites remplacer les mauvais prêtres, chassez les curés,
+ces scélérats qui ont ameuté le peuple et armé le bon paysan contre
+sa propre cause, etc.»]
+
+[Note 128: Voir, dans la _Correspondance_ (t. III, p. 284.
+Passariano, 10 septembre 1797), la curieuse lettre adressée par
+Bonaparte à l'archevêque de Gênes, pour le remercier d'une pastorale
+pacifique: «J'ai cru entendre un des douze apôtres. C'est ainsi que
+parlait saint Paul. Que la religion est respectable lorsqu'elle a des
+ministres comme vous! Véritable apôtre de l'Évangile, vous inspirez
+le respect, vous obligez vos ennemis à vous estimer et à vous
+admirer; vous convertissez même l'incrédule. Pourquoi faut-il qu'une
+Église qui a un chef comme vous ait de misérables subalternes qui ne
+sont pas animés par l'esprit de charité, de paix?» et les conseils
+de modération qu'il adressa quelques jours plus tard (Passariano, 6
+octobre, t. III, p. 366) au gouvernement provisoire.]
+
+Lannes exécuta strictement les ordres qu'il avait reçus. La ville et
+les forts furent occupés par de fortes garnisons françaises, et on
+attendit les événements, l'arme au pied. Les Génois étaient alors
+dans l'épouvante. Ils venaient d'apprendre la chute et le partage
+de Venise, et redoutaient pour eux un sort semblable. En face de
+la France menaçante, de Bonaparte impénétrable, de ses lieutenants
+gardant un silence de commande, les anciens partis tremblaient de
+peur. Ils oublièrent momentanément leurs divisions intestines pour
+ne songer qu'au salut commun, et supplièrent Bonaparte de les tirer
+d'incertitude en leur faisant connaître ses volontés et surtout en
+arrêtant la rédaction définitive de la Constitution.
+
+Bonaparte se contenta d'abord de donner des conseils, et ils étaient
+forts sages: «J'apprends avec peine que vous êtes divisés entre
+vous, et que par là vous donnez un champ libre à la malveillance et
+aux ennemis de la liberté. Étouffez toutes vos haines et réunissez
+tous vos efforts, si vous voulez éviter de grands malheurs à votre
+patrie et à votre famille.» Il leur recommandait en outre de ménager
+les susceptibilités religieuses, et de supprimer résolument toutes
+les commissions extraordinaires: «Vous ne devez pas vous gouverner
+par des excès, comme vous ne devez pas vous laisser périr par la
+faiblesse[129].»
+
+[Note 129: Lettre de Bonaparte au président du gouvernement
+provisoire, 6 octobre 1797. _Correspondance_, III, 366.--Cf. lettre
+du 26 septembre (_Corresp._, III, 344) au comité des relations
+extérieures de la République Ligurienne: «Étouffez tous les ferments
+de haine qui commencent à diviser votre gouvernement. Prenez garde de
+vous désunir. La liberté a déjà assez d'ennemis dans votre pays, sans
+en accroître le nombre par une défiance mal placée....»]
+
+À ces conseils, qui risquaient de demeurer platoniques, Bonaparte,
+en homme pratique, joignit un projet de Constitution. La République
+génoise serait maintenue; elle prendrait seulement le nom des
+République Ligurienne, car c'était alors la mode de ressusciter les
+noms antiques. Le pouvoir exécutif serait confié à un Directoire
+de cinq membres, et le pouvoir législatif appartiendrait à un
+conseil des anciens de trente membres, et à un conseil des jeunes
+de soixante membres. Le peuple serait convoqué dans ses comices et
+prononcerait, en dernier ressort, sur l'acceptation ou le rejet de la
+nouvelle Constitution. Bonaparte, avec une hauteur de vues et une
+impartialité dont on ne saurait trop le louer, engageait les Génois
+à ne pas exclure les nobles des fonctions publiques. «Ce serait une
+injustice révoltante, ajoutait-il[130]. Vous feriez, ce qu'ils ont
+fait.» Il terminait par un sage appel à la concorde «Méfiez-vous de
+tout homme qui veut exclusivement concentrer l'amour de la patrie
+dans ceux de sa coterie; si son langage a l'air de défendre le
+peuple, c'est pour l'exaspérer, le diviser.... Dans un moment où vous
+allez vous constituer en un gouvernement stable, ralliez-vous. Faites
+trêve à vos méfiances; oubliez les raisons que vous croirez avoir
+pour vous désunir, et, tous d'accord, organisez et consolidez votre
+gouvernement.»
+
+[Note 130: Lettre du 11 novembre 1797. _Corresp._, t. III, p. 420.]
+
+Aussi bien Bonaparte désirait terminer cette importante affaire,
+avant de rentrer en France. Il ne se dissimulait pas que l'Autriche
+n'avait déposé les armes que momentanément, et n'attendait qu'une
+occasion pour revendiquer ses droits et intervenir de nouveau
+en Italie. Aussi s'emportait-il contre les maladroits ou les
+fanatiques qui, par leurs excès de zèle, compromettaient l'oeuvre
+du gouvernement provisoire génois. Il en voulait surtout à quelques
+réfugiés napolitains dont les furibondes déclamations contre la
+religion entretenaient dans les esprits une incurable défiance. Il
+pressait Faypoult de leur imposer silence, et de conclure au plus
+vite. «Il est bien important que tout soit libre sur nos derrières,
+lui écrivait-il, car nous aurons besoin de toutes nos forces pour
+donner un vigoureux coup de collier.»
+
+On n'osait déjà plus ne pas exécuter les ordres de Bonaparte.
+Faypoult comprit que le moment était passé des hésitations, et se
+chargea de le faire comprendre au gouvernement provisoire.
+
+Les Génois se résignèrent. Ils étaient entre les mains de la France:
+mieux valait faire contre mauvaise fortune bon coeur, et accepter
+ce qu'on ne pouvait plus éviter. Le peuple fut donc convoqué dans
+ses comices le 19 janvier 1798. Malgré la pression des baïonnettes
+françaises, 17,000 citoyens eurent le courage de déposer un vote
+négatif, mais 100,000 suffrages affirmatifs consacrèrent la ruine
+de l'antique indépendance. Les cinq nouveaux directeurs, Corvetto,
+Littardi, Maglione, Molfino et Costa furent aussitôt élus, les
+membres des conseils nommés, et de plates adresses de remerciement
+furent envoyées au Directoire.
+
+Ainsi périt, ou du moins fut transformée, la République génoise; mais
+fière, courageuse, et après avoir versé du sang pour sa défense, non
+pas humblement docile comme l'avait été la République Cisalpine, non
+pas gémissante comme le fut la République Vénitienne. Ce fut une
+consolation dans son infortune; ce sera son honneur aux yeux de la
+postérité.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE (1796-1797)
+
+ Grandeur et décadence de la République vénitienne. -- La
+ politique de neutralité désarmée. -- Le comte de Lille est
+ expulsé de Vérone. -- Violations du territoire vénitien. --
+ Entrée des Français à Vérone. -- Le podestat Ottolini. --
+ Ménagements calculés de Bonaparte. -- Négociations d'alliance.
+ -- Les exigences de Bonaparte. -- Préparatifs de guerre. --
+ Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia, Salo, mais ils sont
+ écrasés. -- Manifeste de Battaglia. -- Les préliminaires de
+ Leoben. -- Mission de Junot à Venise. -- Les Pâques véronaises.
+ -- L'assassinat de Laugier. -- Mission Dona et Giustiniani.
+ -- Punition de Vérone. -- Transformation de la République
+ aristocratique en République démocratique. -- Traité de Milan.
+ -- Les convoitises autrichiennes. -- Mission Querini. -- Motion
+ Dumolard. -- Désorganisation de la nouvelle République. --
+ Pillages. -- Négociations de Campo-Formio. -- Les instructions
+ du Directoire et les résolutions de Bonaparte. -- Traité de
+ Campo-Formio. -- Comment est accueillie la nouvelle. -- Les
+ scrupules de Villetard. -- Les dépouilles de Venise. -- Prise de
+ possession par les Autrichiens.
+
+
+Que Bonaparte ait été l'auteur de la chute et du partage de la
+République vénitienne en 1797[131], tout le monde est d'accord sur ce
+point: mais qu'il soit entré en Italie avec l'intention bien arrêtée
+de détruire Venise, et qu'il ait subordonné toute sa politique à
+cette arrière-pensée, nous ne le croyons pas. L'examen attentif des
+documents contemporains nous prouvera au contraire que ce furent
+les événements et nullement Bonaparte qui précipitèrent la chute de
+cette ville infortunée. Il est vrai que le général en chef de l'armée
+d'Italie profita de ces événements sans le moindre scrupule, et ne
+fit rien pour prévenir cette ruine lamentable. Il est certes bien
+coupable d'avoir agi de la sorte, mais il n'est pas le seul coupable.
+C'est ce que nous allons essayer de démontrer en instruisant à
+nouveau ce grand procès historique.
+
+[Note 131: Consulter DARU, _Histoire de Venise_, édition 1819, t. V,
+et surtout t. VII, avec les pièces justificatives;--NAPOLÉON Ier,
+_Correspondance_, t. I, II, III;--TINTORI, _Raccolta chronologica
+raggionata di documenti inediti che formano la storia diplomatica
+della rivoluzione e caduta della Republica di Venezia_; --CANTU,
+_Histoire des Italiens_, trad. Lacombe, t. XI;--BARRAL, _Chute d'une
+république, Venise_, 1885;--SYBEL, _l'Europe pendant la révolution_,
+trad. Dosquet, t. IV;--BOTTA, _Histoire d'Italie de 1789 à 1814_, t.
+I, II, III.]
+
+
+I
+
+En 452 après Jésus-Christ, quelques pêcheurs, à l'approche des
+Huns et de leur terrible chef Attila, s'enfuirent dans les lagunes
+qui bordent la côte septentrionale de l'Adriatique et y bâtirent
+un misérable village, Venise, qui grandit peu à peu, car tous les
+exilés attirés en ces lieux par la facilité de la défense s'y
+donnèrent comme rendez-vous et grossirent la population primitive.
+En 697 les chefs des diverses îles se réunirent pour élire un chef
+unique, à vie, auquel ils donnèrent le nom de duc ou doge. Menacés
+par les pirates de l'Istrie, ils les repoussèrent et étendirent leur
+domination sur l'Illyrie. Maîtres de l'Adriatique, les Vénitiens
+portèrent au loin leur commerce. Les croisades augmentèrent leur
+prospérité en leur ouvrant le chemin de l'Orient. Venise entre
+alors dans la période des conquêtes; elle couvre de ses colonies
+les deux rives de l'Adriatique; elle vend ses services aux croisés
+en obtenant le privilège de posséder dans chaque ville d'Orient un
+quartier à elle; elle s'empare des îles de l'Archipel et des côtes du
+Péloponèse. Une république rivale, Gênes, lui disputait l'empire de
+la Méditerranée. Elle engage avec elle un siècle de guerre, et finit
+par lui arracher la suprématie maritime. Elle tourne alors ses forces
+vers l'Italie, et conquiert successivement ce qu'on nomma depuis
+les états de terre ferme: Trévise, Vicence, Venise, Padoue, Brescia,
+Bergame, etc. Au XVe siècle Venise était une des premières puissances
+de l'Europe. Elle s'intitulait la _Dominante_, et cette domination
+elle la devait moins à ses conquêtes qu'à son prodigieux commerce.
+Sur toutes les côtes de la Méditerranée, elle avait des comptoirs:
+ses matelots étaient les meilleurs de l'Europe, ses capitaines les
+plus instruits, ses vaisseaux les mieux équipés. L'industrie était
+florissante, les beaux-arts étaient cultivés avec amour. Au XVIe
+siècle la décadence commence. La découverte de l'Amérique et du
+Cap de Bonne-Espérance la frappe d'un coup mortel, en transportant
+de la Méditerranée à l'Atlantique le commerce du monde. Occupée à
+se défendre contre les Turcs, qui lui enlèvent ses possessions de
+l'Archipel et de la Morée, elle laisse les Français, les Espagnols et
+les Allemands dominer tour à tour en Italie. À la Venise guerrière
+succède une Venise somptueuse et galante, ville d'intrigues et de
+plaisirs, et non plus d'activité et d'avenir. Dès lors elle ne vécut
+que par la tolérance de ses puissants voisins. Venise s'endormait. Le
+réveil fut terrible pour elle.
+
+Il est vrai que les Vénitiens avaient confiance en leur gouvernement,
+et que ce gouvernement jouissait en Europe d'une réputation qui fut
+longtemps méritée. La République Vénitienne était essentiellement
+aristocratique. Tous les nobles formaient une assemblée nommée
+le Grand-Conseil. À partir de 1315 l'entrée de ce Grand-Conseil
+était devenue héréditaire par la création du livre d'or, registre
+sur lequel n'étaient inscrits que les descendants des familles
+qui avaient fait partie du Grand-Conseil avant cette même année.
+Ces patriciens inscrits au livre d'or choisissaient dix d'entre
+eux, le fameux Conseil des Dix, véritable ministère investi
+d'attributions très étendues. Ce conseil disposait arbitrairement
+du trésor public comme des biens et de la vie des citoyens. Pour
+augmenter ses pouvoirs, il choisit dans son sein, à partir de 1454,
+le terrible tribunal des trois inquisiteurs d'État, magistrats
+soupçonneux et défiants, qui avaient érigé la dénonciation en méthode
+gouvernementale. Les dénonciations étaient reçues dans la gueule
+des lions qui décoraient la place Saint-Marc. La procédure était
+mystérieuse, les sentences rendues et exécutées en secret. Au-dessus
+des inquisiteurs d'État était le Doge, personnage de représentation,
+chef officiel de la République, mais qui n'avait en réalité d'autres
+pouvoirs que ceux que lui abandonnaient les inquisiteurs d'État.
+Pendant plusieurs siècles ces patriciens se montrèrent dignes de
+la haute position qu'ils occupaient. Les noms de Cornaro, Xeno,
+Dandolo, Barberini, Pisani, etc., sont restés célèbres. La diplomatie
+vénitienne était admirablement informée; les rapports adressés à
+Venise par ses ambassadeurs constituent même une des principales
+sources de l'histoire moderne; mais bientôt les descendants dégénérés
+des grandes familles d'autrefois ne surent plus que se maintenir
+par la terreur, et jouir des énormes richesses amassées par leurs
+ancêtres. Peu à peu un nouvel esprit se fit jour. La bourgeoisie,
+systématiquement repoussée du livre d'or, et la noblesse des
+provinces, jalouse des privilèges que s'arrogeaient les patriciens
+de la capitale, unirent leurs ressentiments et leurs convoitises.
+On commença à parler de réformes, et de changements à introduire
+dans la Constitution. Ces demandes ne furent pas accueillies,
+mais une opposition se forma, et grandit. Il est vrai que les
+classes populaires, traitées avec ménagement, avec douceur même, et
+retenues dans une ignorance absolue, soutenaient les patriciens.
+L'aristocratie vénitienne avait donc pour elle l'immense majorité de
+la population, et l'autorité de la tradition.
+
+Passé glorieux, gouvernement respecté, Venise, malgré sa décadence,
+malgré les partis qui commençaient à la déchirer, était une puissance
+avec laquelle il fallait encore compter. Son pavillon flottait avec
+honneur sur la Méditerranée. Elle possédait l'Adriatique. Les îles
+Ioniennes lui assuraient le commerce des mers grecques. Sur les côtes
+d'Illyrie et de Dalmatie, des montagnards braves et énergiques et
+des matelots habitués à la difficile navigation de ses côtes lui
+fournissaient des soldats pour ses régiments et des marins pour
+ses équipages. Elle avait une flotte de guerre considérable, et, à
+Venise même, un arsenal fameux regorgeait de richesses de tout genre.
+Sur la terre ferme une ceinture de places fortes, Brescia, Bergame,
+Peschiera, Vérone, Legnano du côté de l'Italie; Palmanova, Gradisca,
+Udine du côté de l'Autriche, assuraient la sécurité de ses frontières
+continentales. Elle pouvait mettre sur pied, bien qu'elle n'eût pas
+fait la guerre depuis soixante et dix ans, au moins cinquante mille
+hommes. Les revenus, près de neuf millions de ducats, étaient bien
+équilibrés et suffisants pour tous les besoins. Le gouvernement
+vénitien faisait donc en Europe honorable figure, et personne ne se
+doutait encore qu'une catastrophe le menaçât.
+
+Par malheur la politique des Vénitiens manquait de franchise. Dans
+le grand mouvement d'opinion qui marqua en Europe les dernières
+années du XVIIIe siècle, ils auraient du prendre un parti et se
+prononcer ou pour ou contre la France. La France était leur alliée
+naturelle, puisqu'il n'existait, entre elle et Venise, aucun motif
+de rivalité ou de guerre, et l'Autriche était au contraire leur
+ennemie héréditaire[132], puisqu'elle convoitait la possession de
+leurs provinces continentales. Leur intérêt les poussait vers la
+France, mais leurs préjugés les jetaient dans les bras de l'Autriche.
+Les patriciens de Venise détestaient en effet l'esprit démocratique
+de la France et ne redoutaient rien autant que la contagion de ces
+principes démocratiques, en sorte que, par intérêt, ils penchaient
+vers l'alliance française, mais, par tempérament, redoutaient la
+République française. Inquiétés par la démocratie, ils se défiaient
+du despotisme. Dans cette incertitude, ils prirent le plus déplorable
+des partis, celui de la neutralité.
+
+[Note 132: Rapport des agents français au Directoire en 1796 et 1797.
+Cf. SYBEL, _Histoire de l'Europe pendant la révolution française_, t.
+IV, p. 190.]
+
+Les avertissements ne leur firent pas défaut. Querini, l'ambassadeur
+de la République à Paris, Grimani, l'ambassadeur à Vienne, San
+Fermo, le plénipotentiaire qu'ils envoyèrent au congrès de Bâle,
+ne cessaient, dans leurs dépêches, de démontrer aux inquisiteurs
+d'État la nécessité de se prononcer. Ils leur annonçaient, pour
+ainsi dire jour par jour, les projets de la France contre l'Italie
+et spécialement contre Venise à qui elle réservait le sort de la
+Hollande. Ils lui dénonçaient, les sourdes menées[133] des agents
+secrets envoyés pour disposer les esprits à la révolution. Ils les
+avertissaient des préparatifs de l'invasion. Le gouvernement fermait
+les yeux et persistait à s'endormir dans la neutralité.
+
+[Note 133: SYBEL, _Europe pendant la révolution française_, t. IV, p.
+191.]
+
+Si du moins les Vénitiens s'étaient mis en mesure de faire respecter
+cette neutralité, c'est-à-dire de repousser toute pression extérieure
+et de se comporter avec la plus grande impartialité envers tous les
+belligérants: mais ils s'imaginèrent, très à tort, qu'en ménageant
+tout le monde, ils seraient eux-mêmes respectés. Quelques patriciens
+mieux avisés étaient partisans de ce qu'on pourrait appeler la
+neutralité armée. Ils voulaient que Venise se mit en état de résister
+aux prétentions des belligérants et de repousser au besoin ces
+prétentions par la force. Dès le 14 juillet 1788, l'ambassadeur de
+Venise à Paris, Antonio Capello, prévoyant la Révolution prochaine,
+et redoutant pour sa patrie les conséquences du système politique
+de la paix à tout prix, écrivait[134]: «La crise imprévue de la
+France a fait naître un nouvel ordre de choses dans le système
+politique général. Aujourd'hui, il faut tenir pour certain que
+Venise peut être très troublée dans son système de neutralité qui
+ne lui procurera peut-être que des embarras. Peut-il convenir à
+notre sécurité de rester ainsi isolés de toutes les puissances? _Se
+concenga alla nostra sicurezza starsene isolati da tutti gli altri?_»
+Ces prophétiques avertissements ne furent pas négligés. Un parti se
+forma; il avait pour chefs Foscarini, Barbarigo, Giustiniani, Zeno
+et surtout les deux procurateurs Morozini et Pezaro, qui voulaient
+ne pas être surpris par les événements et demandaient avec instance
+que Venise se décidât à sortir de sa torpeur. Mais ces patriciens
+ne formaient qu'une imperceptible minorité. Tous les indifférents,
+c'est-à-dire la majorité, tous les indolents et les partisans
+encore rares des idées françaises, et à leur tête se trouvaient des
+patriciens, Georges Pisani, Valaresso, Ruzzini, Giuliani, Battaglia,
+Premieri, prétendaient au contraire que Venise n'avait qu'à gagner à
+conserver la neutralité, même désarmée, et à prouver ainsi son désir
+de ménager à titre égal Français et Autrichiens.
+
+[Note 134: BOTTA, ouv. cit., liv. IV, p. 248.]
+
+Lorsque la situation s'aggrava et que la France vit se former
+contre elle la première coalition, Venise conserva son attitude
+expectante. En 1793, le procurateur Pesaro demanda formellement la
+levée des milices et l'armement des lagunes. Il aurait même voulu
+l'alliance autrichienne. Valaresso l'emporta sur lui et rien ne fut
+modifié. L'année suivante, Pesaro renouvela sa demande et réunit
+dans le conseil 119 voix contre 67: mais Valaresso, Battaglia, Zeno
+et les autres patriciens, qui venaient d'être mis en minorité,
+firent en sorte que les armements décidés fussent conduits avec une
+lenteur désespérante. Sept mille hommes furent donc, à grand'peine,
+réunis en quelques mois, et encore, dès l'année suivante (1795),
+les partisans de la neutralité désarmée prenaient leur revanche
+en rejetant les conseils guerriers que leur donnait l'ambassadeur
+anglais, le chevalier Worsley[135]. En outre ils recevaient à
+Venise, comme représentant de la République française, Lallement,
+et envoyaient à Paris, comme ambassadeur extraordinaire, Alvise
+Querini. Ce dernier fut reçu avec de grandes démonstrations d'amitié.
+On l'admit aux honneurs de la séance à la Convention Nationale,
+et Larévellière-Lépeaux, qui présidait, lui adressa une de ces
+harangues déclamatoires dont il avait le secret: «Lorsque la guerre
+n'avait pas encore prononcé, la généreuse Venise a reçu avec éclat
+l'ambassadeur de la République française. La France rendra générosité
+pour générosité. Son alliée n'a pas hésité à saluer sa fortune
+incertaine; elle jouira en paix de sa fortune consolidée. La France
+républicaine sera plus reconnaissante que la France des rois. Venise
+aura pour son alliée la plus sincère la nation française.»
+
+[Note 135: Le chevalier Worsley, résident d'Angleterre à Venise,
+n'avait pas cessé de prêcher l'intervention directe. Toutes les fois
+qu'un courrier ou qu'un ambassadeur français passait par Venise pour
+se rendre en Orient, il protestait. Il aurait voulu entraîner tout de
+suite la République dans la coalition contre la France.]
+
+Les Vénitiens prirent-ils au sérieux ces déclarations emphatiques,
+ou s'aveuglèrent-ils de parti pris sur les dangers de l'indécision
+en matière politique, toujours est-il que, dans leur optimisme,
+non seulement ils persistèrent dans la neutralité désarmée, mais
+encore se firent les apôtres de cette doctrine. Ce furent eux qui,
+par exemple, engagèrent le grand-duc de Toscane à les imiter en
+reconnaissant la République Française et en signant avec elle un
+traité de neutralité. Ils ne devaient gagner à ces ménagements que le
+mépris de la France et les hostilités mal déguisées de l'Autriche,
+et, grâce à ce système déplorable dans lequel ils s'obstinèrent, ils
+ressentirent le contre-coup de tous les événements extérieurs. Ils
+étaient destinés à passer d'anxiétés en anxiétés, et cela dès que les
+belligérants se rapprochèrent de leur territoire.
+
+En effet, tant que la guerre eut pour théâtre le Rhin, les Alpes ou
+les Pyrénées, c'est-à-dire de 1792 à 1796, Venise crut n'avoir qu'à
+se féliciter d'avoir jusqu'alors traité la Révolution française comme
+un objet de police et le voisinage des armées autrichiennes comme
+un épouvantail sans conséquences; mais ses illusions se dissipèrent
+dès que les Français descendirent en Italie pour y vider leur
+querelle comme en un champ clos. Elle ne tarda pas à comprendre non
+seulement que sa tranquillité était compromise, mais même que son
+existence était discutée. Lors des conférences de Bâle, elle avait
+déjà été singulièrement inquiétée par la théorie des compensations
+territoriales qui y avait été discutée et admise: non pas qu'elle
+redoutât encore une compensation donnée à ses dépens, mais elle
+ne pouvait se dissimuler tous les dangers de ce nouveau droit des
+gens, surtout pour les puissances secondaires, et peut-être se
+repentait-elle de ne pas s'être mise en mesure de résister aux
+exigences possibles de la France ou aux revendications hautaines de
+l'Autriche.
+
+Bonaparte n'avait pas encore ouvert les hostilités que déjà le
+Directoire agissait contre Venise, comme si la République était
+à ses pieds. Le 1er mars 1796, Delacroix, ministre des relations
+extérieures, écrivait à l'ambassadeur de Venise à Paris, Querini,
+pour se plaindre du séjour à Vérone du comte de Lille[136], celui
+qui s'intitulait Louis XVIII, et exiger son renvoi immédiat. Pour
+donner plus de poids à sa demande, il faisait remarquer que la
+neutralité de Venise n'était qu'un mot vide de sens, puisque les
+troupes autrichiennes avaient à plusieurs reprises traversé le
+territoire vénitien pour se rendre dans leurs cantonnements du
+Milanais et dans le Piémont. Le Grand Conseil fut convoqué. Pesaro,
+qui penchait toujours pour la résistance, aurait voulu que le comte
+de Lille fût entouré des mêmes égards que par le passé. Son discours
+entraîna quarante-sept de ses collègues, mais cent cinquante-six se
+prononcèrent contre lui. On fit donc savoir au Directoire que le
+comte de Lille serait prié de quitter Vérone; quant au passage des
+troupes autrichiennes sur le territoire de la République, il était
+autorisé par des conventions antérieures. Le Directoire se contenta
+de cette demi-satisfaction, mais il exigea le départ immédiat de
+Louis XVIII. Lallement reçut l'ordre d'insister. Le Grand Conseil
+dut s'exécuter. Il le fit même avec une certaine rudesse. Délégués
+par les inquisiteurs d'État, Gradenigo et Carletto avertirent le
+prince de l'arrêté d'expulsion. Le comte de Lille obéit à la brutale
+nécessité qui lui imposait un nouvel exil, et quitta Vérone (21
+avril), mais en exigeant qu'on effaçât le nom de sa famille du livre
+d'or, et qu'on lui rendît l'armure dont Henri IV avait fait présent à
+la République[137].
+
+[Note 136: Le comte de Lille pourtant n'avait pas fait acte de
+souverain. Il vivait très retiré dans une maison de campagne
+appartenant au comte Gazzola. Il avait même poussé le scrupule
+jusqu'à ne pas faire imprimer à Vérone, ni dater de cette ville, le
+manifeste qu'il adressa aux Français, lors de son avènement.]
+
+[Note 137: C'est à ce moment que la Russie, mécontente de cette
+expulsion, et dans l'espoir de susciter de nouvelles difficultés,
+attacha à son ambassade à Venise la principal agitateur de
+l'émigration française, le comte d'Antraigues.]
+
+Ce n'était que la première des exigences qui allaient être imposées à
+Venise. Sa faiblesse et ses complaisances les autorisaient. Bonaparte
+venait d'entrer en Italie et d'inaugurer cette série d'éclatantes
+victoires qui le conduisirent bientôt aux portes de Vienne. On a
+prétendu qu'il avait dès lors l'intention bien arrêtée de signer la
+paix aux dépens de la République Vénitienne, et qu'il n'était que
+l'instrument des secrets desseins du Directoire contre Venise. Il
+suffit pourtant de parcourir la correspondance échangée entre le
+gouvernement français et le général victorieux pour être convaincu
+que, ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait d'entente préalable.
+Bonaparte n'avait pas reçu l'ordre d'agir contre Venise, et lui-même
+ne nourrissait aucune prévention particulière contre l'aristocratie
+vénitienne; seulement, dès qu'il se fut rendu compte de sa faiblesse
+et de sa décadence, il en abusa sans le moindre scrupule; et, du jour
+où il pressentit qu'en sacrifiant Venise à l'Autriche il obtiendrait
+plus aisément la paix, il adopta contre elle une politique sans
+pitié, et, suivant une expression célèbre, se montra plus inexorable
+à son égard qu'Attila lui-même. Quant au gouvernement français, qui
+répugnait d'abord à l'idée de ce triste arrangement, il se laissa
+forcer la main, mais sans trop protester.
+
+
+II
+
+Le Piémont et le Milanais étaient conquis. Beaulieu avait été rejeté
+par la bataille de Borghetto jusque sous les murs de Mantoue. Ce fut
+à ce moment critique que le Directoire demanda à Venise une somme de
+douze millions, qui serait reportée sur le passif de la République
+Batave qui devait pareille somme. Il réclama encore la mise sous
+séquestre des capitaux déposés dans les banques vénitiennes par les
+puissances ennemies de la France, et la confiscation de tous ceux de
+leurs navires qui stationnaient dans les eaux vénitiennes[138]. Sans
+même attendre sa réponse, qui ne pouvait être que négative, à moins
+que Venise ne fût décidée à se jeter dans les bras de la France,
+Bonaparte, poursuivant le cours de ses opérations militaires, viola
+le territoire vénitien.
+
+[Note 138: D'après BOTTA (liv. VI, p. 445): «Le Directoire ne
+désirait-il pas à cet égard un refus plutôt qu'un consentement? Je le
+croirais volontiers, si je ne savais d'ailleurs que la docilité même
+de Venise n'eût pas assuré son salut.»]
+
+Le général autrichien Kerpen, après la bataille de Lodi, avait
+traversé Brescia et entraîné une colonne française à sa poursuite.
+Il avait ainsi fourni à Bonaparte le prétexte dont il avait besoin
+pour occuper la province. En effet, dès le 20 mai, Bonaparte occupait
+Brescia. Il est vrai qu'il protestait de l'amitié qui unissait
+les deux Républiques, et annonçait[139] que ses soldats agiraient
+toujours en amis dévoués. «C'est pour délivrer la plus belle contrée
+de l'Europe du joug de fer de l'orgueilleuse maison d'Autriche
+que l'armée française a bravé les obstacles les plus difficiles à
+surmonter. La victoire d'accord avec la justice, a couronné ses
+efforts. Les débris de l'armée autrichienne se sont retirés au delà
+du Mincio. L'armée passe, pour les poursuivre, sur le territoire
+de Venise, mais elle n'oubliera pas qu'une longue amitié unit les
+deux Républiques. La religion, le gouvernement, les usages, les
+propriétés seront respectés. Que les peuples soient sans inquiétude;
+la plus sévère discipline sera maintenue; tout ce qui sera fourni à
+l'armée sera exactement payé en argent. Le général en chef engage les
+officiers de la République de Venise, les magistrats et les prêtres,
+à faire connaître ces sentiments au peuple afin que la confiance
+cimente l'amitié qui depuis longtemps unit les deux nations. Fidèle
+dans le chemin de l'honneur comme dans celui de la victoire, le
+soldat français n'est terrible que pour l'ennemi de sa liberté et de
+son gouvernement.»
+
+[Note 139: Proclamation de Brescia, 29 mai 1796. _Correspondance_, t.
+I, p. 332.]
+
+Ce n'étaient là que de banales protestations. En réalité Bonaparte
+agissait comme en pays ennemi. Deux jours après l'occupation de
+Bergame, il entrait à Peschiera[140], autre place vénitienne, que les
+Autrichiens avaient déjà à maintes reprises traversée et même qu'ils
+venaient d'occuper, et ordonnait à Masséna de pousser sur Vérone,
+et de s'emparer des ponts de cette ville, afin de dominer le cours
+de l'Adige. À Vérone se trouvait alors, en qualité de provéditeur
+général des provinces de terre ferme, Nicolo Foscarini, ancien
+ambassadeur de Venise à Constantinople. Sommé par Bonaparte de venir
+le trouver à son quartier général de Peschiera, il n'obéit qu'en
+tremblant. Il se considérait presque comme une victime expiatoire.
+«Je pars, écrivait-il[141] au grand conseil, que Dieu daigne bénir
+mes efforts et me recevoir en holocauste!» et dans une autre lettre:
+«J'ai rempli mon devoir de citoyen. Je suis allé à Peschiera; je me
+suis trouvé entre les mains des Français; j'ai traversé les longues
+colonnes de ces farouches soldats. J'ai vu le général Bonaparte.»
+Ce dernier comprit tout de suite le parti qu'il pouvait tirer de
+l'épouvante du provéditeur. Il affecta une grande colère[142], et
+annonça qu'il avait reçu l'ordre de brûler Vérone, si on ne lui en
+ouvrait aussitôt les portes. Éperdu, Foscarini offrit de recevoir
+les Français. Il ne se crut en sûreté que lorsqu'il se fut retiré.
+Bonaparte se serait bien gardé de le retenir. Foscarini en effet
+communiqua aux Véronais la terreur qui le paralysait. À peine eut-il
+annoncé que les Français arrivaient que les patriciens et les riches
+bourgeois émigrèrent en toute hâte[143]. Les routes qui conduisaient
+à Venise furent en un instant encombrées. Les barques et les radeaux
+descendirent l'Adige chargés de passagers de toute condition qui
+se redisaient avec effroi que le général avait promis de brûler
+la ville[144], pour la punir d'avoir donné asile à Louis XVIII.
+Pendant ce temps les troupes de Masséna prenaient possession de cette
+citadelle (1er juin), qui aurait pu si longtemps les retenir, et
+complétaient leur mouvement offensif en occupant quelques jours plus
+tard Legnano et la Chiusa.
+
+[Note 140: _Correspondance_, t. I, p. 311. Lettre à Masséna.]
+
+[Note 141: Lettres de Foscarini du 31 mai et du 1er juin 1796, citée?
+par DARU, t. V, p. 214.]
+
+[Note 142: Lettre de Bonaparte au Directoire, Peschiera, 1er juin
+1796 (_Correspondance_, t. I, p. 346): «Je me suis fort brouillé avec
+M. le provéditeur général sur ce que la République a laissé occuper
+par les Impériaux Peschiera, qui est une place forte, mais, grâce à
+la victoire de Borghetto, nous nous en sommes emparés, et je vous
+écris aujourd'hui de cette ville.»]
+
+[Note 143: BOTTA, liv. VII, p. 19.]
+
+[Note 144: Id., Vérone, 3 juin (_Correspondance_, t. I, p. 359): «Je
+n'ai pas caché aux habitants que, si le roi de France n'eût évacué la
+ville avant mon passage du Pô, j'aurais mis le feu à une ville assez
+audacieuse pour se croire la capitale de l'Empire français.»]
+
+Le gouvernement vénitien fut effrayé par la rapidité de cette
+prise de possession, mais il ne pardonna pas à Bonaparte de
+l'avoir réveillé de sa torpeur[145], et, dès ce moment, le
+considéra comme le pire de ses ennemis. Aussi bien, on comprend
+que ces patriciens, fiers à l'excès et jaloux de leurs privilèges,
+n'avaient accepté qu'à contre-coeur les humiliations dont on les
+abreuvait. Ils détestaient déjà les principes français, mais quand
+une armée française, enorgueillie par vingt victoires, commandée
+par d'incomparables généraux, se fut établie à demeure sur leur
+territoire, vivant à leurs dépens, réquisitionnant effets de
+subsistance, approvisionnements et munitions, imposant ses volontés
+à tous les fonctionnaires; lorsque surtout la noblesse provinciale
+et la bourgeoisie, déjà mécontentes et aspirant à des réformes,
+furent ouvertement encouragées par la présence de nos troupes à
+renouveler ces demandes de réforme; les patriciens de Venise eurent
+alors peine à contenir l'expression de leur fureur. Ils auraient
+dû avoir la franchise de leurs opinions, se jeter dans les bras
+de l'Autriche et nous déclarer la guerre. C'est ce que voulaient
+quelques-uns d'entre eux, en qui semblait revivre l'ardeur de leurs
+ancêtres. Ainsi, le podestat de Bergame, Ottolini[146], écrivait
+qu'on pouvait compter sur environ dix-huit mille montagnards, bien
+armés, mais à qui manquaient des officiers pour les conduire au feu.
+Les inquisiteurs d'État, de leur côté, transmettaient au gouvernement
+la communication suivante[147]: «Si Venise n'arme pas avec énergie,
+elle sera foulée aux pieds comme les autres. Il est vrai qu'il est
+tard; il serait possible que, s'ils remarquaient des préparatifs
+considérables, les Français voulussent en connaître l'objet, mais en
+les faisant dans l'intérieur du Dogado, ils seront moins facilement
+aperçus. D'ailleurs, on pourra dire qu'on prend des précautions pour
+contenir le peuple mécontent et pour repousser les Autrichiens.
+Cette réponse leur donnera à réfléchir. Aux armes donc! Aux armes!
+et qu'il n'y ait pas moins de quarante mille Esclavons et de quatre
+mille cavaliers, si l'on ne veut pas être mis sous le joug.» Ces
+exhortations produisirent leur effet. Les milices furent levées, de
+nombreux mercenaires enrôlés, tous les vaisseaux reçurent l'ordre
+de rentrer à Venise, l'arsenal redoubla d'activité, des impositions
+extraordinaires furent votées et les dons patriotiques acceptés.
+Tout annonçait la guerre, et le gouvernement paraissait décidé à la
+soutenir avec énergie.
+
+[Note 145: Dès le 2 juillet le doge écrivait à Querini à Paris pour
+se plaindre de la brutalité de nos soldats, de leurs réquisitions
+incessantes et surtout «della continua dilatazione di truppe in nuovi
+puncti delo stato nostro».]
+
+[Note 146: Rapport du podestat Ottolini (15 juin 1796).]
+
+[Note 147: Cité par DARU, V, 222.]
+
+Ces préparatifs hostiles n'avaient échappé ni à Bonaparte ni à
+ses lieutenants. L'un d'entre eux, brave soldat plutôt que bon
+observateur, Augereau, les avait pourtant signalés à son chef[148]:
+«Je m'aperçois, général, lui écrivait-il, et je suis même certain que
+les Vénitiens, bien loin de vouloir observer la neutralité à notre
+égard, préparent et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre
+nous. Je ne puis en douter, puisque les hostilités commencent déjà.
+Une de mes patrouilles ne saurait aller à une lieue de son camp sans
+être accueillie et fusillée par les paysans qui se rassemblent en
+armes au son du tocsin. Plusieurs volontaires ont déjà été assassinés
+sans que j'aie pu découvrir les coupables et avoir justice. Ce matin,
+à deux heures, mon avant-poste de cavalerie a été attaqué par une
+avant-garde de hussards ennemis. D'après des renseignements certains,
+cette troupe était guidée par des nobles du pays... Il en est un
+surtout dont j'ai le nom, qui promet de se défaire des généraux, en
+leur faisant tendre des embuscades... Il est donc temps de voir les
+intentions du gouvernement de Venise, qu'il nous dise si nous sommes
+en guerre ou en paix avec lui.»
+
+[Note 148: Lettre d'Augereau à Bonaparte (Vérone, 31 août 1796),
+citée par DARU, VII, p. 260.]
+
+C'était justement la réponse que Venise ne voulait donner à aucun
+prix. Il était dans les traditions de la République de dissimuler
+jusqu'au dernier moment. Cette politique fausse et tortueuse ne
+convenait plus aux circonstances. L'aristocratie vénitienne ne
+comprit pas que le temps était passé des réserves diplomatiques et
+des finesses d'autrefois. Elle affecta de garder la plus stricte
+neutralité; au moment même où elle annonçait au podestat[149] de
+Bergame l'envoi d'un général, Noveller, pour commander ses bandes
+improvisées, elle lui ordonnait de ne rien précipiter, et surtout
+de garder le secret le plus absolu. À l'heure précise où de tous
+les côtés ses soldats couraient aux armes, elle envoyait deux
+députés[150] à Bonaparte pour endormir ses défiances. Elle était, en
+un mot, décidée à la guerre, mais elle se réservait de choisir et son
+jour et son heure.
+
+[Note 149: Dépêche citée par la _Raccolta chronologica_, etc, «Dans
+l'impossibilité de déterminer toutes les circonstances et de donner
+cours dès à présent à une chose si délicate, nous nous bornons à vous
+charger de manifester aux députés des divers cantons l'approbation du
+Sénat et la nôtre. Ils en verront un témoignage dans le soin qu'on a
+pris de leur envoyer le sergent général Noveller, homme de beaucoup
+d'expérience, qui, de vive voix, fera part à Votre Seigneurie de ses
+instructions... Il faut surtout éviter tout mouvement prématuré qui
+serait dangereux, et peut-être même fatal.»]
+
+[Note 150: Ils se nommaient Battaglia et Erizzo. Le rapport des
+deux envoyés, daté de Vérone le 5 juin 1796, a été inséré dans le
+_Raccolta chronologica_. Il est conforme à la dépêche adressée par
+Bonaparte au Directoire le 7 juin.]
+
+Malheureusement pour Venise, Bonaparte avait beaucoup trop de
+pénétration pour ne pas percer à jour cette politique sénile. Il
+savait que les Vénitiens tomberaient sur lui au premier échec, mais
+d'un autre côté il n'ignorait pas qu'ils attendraient jusqu'au
+dernier moment pour se jeter sur son flanc. Il accueillit donc les
+députés de Venise, et feignit même d'agréer leurs excuses: mais il
+accumula les griefs, et eut grand soin de tenir ce qu'il appelait
+une querelle ouverte. Il ne désirait pas, en effet, se brouiller du
+jour au lendemain avec Venise, et lui aussi voulait se réserver pour
+l'heure favorable. À trompeur trompeur et demi. Aussi bien la dépêche
+qu'il adressa à ce propos au Directoire ne laisse aucun doute sur ses
+intentions[151]: «Le Sénat de Venise vient de m'envoyer deux sages
+du Conseil pour s'assurer définitivement où en étaient les choses.
+Je leur ai renouvelé mes griefs, je leur ai aussi parlé de l'accueil
+fait à Monsieur, je leur ai dit que, du reste, je vous avais rendu
+compte de tout, et que j'ignorais la manière dont vous prendriez
+cela; que, lorsque je suis parti de Paris, vous croyiez trouver dans
+la République de Venise une alliée fidèle au principe, que ce n'était
+qu'avec regret que leur conduite à l'égard de Peschiera m'avait
+engagé à penser autrement; que du reste je croyais que ce serait
+un orage qu'il serait possible à l'envoyé du Sénat de conjurer. En
+attendant ils se prêtent de la meilleure façon à me fournir ce qui
+peut être nécessaire à l'armée. Si votre projet est de tirer cinq
+ou six millions de Venise, je vous ai ménagé exprès cette espèce de
+rupture.... Si vous avez des intentions plus prononcées, je crois
+qu'il faudrait continuer ce sujet de brouillerie, m'instruire de
+ce que vous voulez faire, et attendre le moment favorable que je
+saisirai suivant les circonstances, car il ne faut pas avoir affaire
+à tout le monde à la fois.»
+
+[Note 151: Milan, 7 juin 1796 (_Correspondance_, t. I, p.
+372). Cf. dépêche de Roverbella (4 juin) adressée à Lallement
+(_Correspondance_, t. I, p. 362): «Il ne faut pas cependant nous
+brouiller avec une république, dont l'alliance nous est utile.»]
+
+De cette dépêche ressort la preuve de la non préméditation des
+desseins de Bonaparte contre Venise. Ni lui ni le Directoire
+n'avaient encore résolu, comme on l'a écrit et répété à tort, de
+partager la République vénitienne.
+
+Le jour même où l'armée française franchissait le Pô, le 7 mai
+1796, voici en quels termes le Directoire traçait à Bonaparte le
+plan de la conduite à tenir avec Venise[152]. «Venise sera traitée
+comme une puissance neutre, mais elle ne doit pas s'attendre à
+l'être comme une puissance amie; elle n'a rien fait jour mériter
+nos égards.» Huit jours plus tard, le 18 mai[153], les prétentions
+du Directoire augmentaient déjà: «La République de Venise pourra
+peut-être nous fournir de l'argent; vous pourrez même lever un
+emprunt à Venise.» Le 11 juin[154], nouvelles exigences. Il s'agit
+cette fois de confisquer les vaisseaux et les propriétés appartenant
+aux ennemis de la France et qui sont dans les ports de la République:
+«On pourra en outre lui emprunter cinq millions.» Le 18 juin[155],
+la somme a grossi. L'emprunt sera de douze millions. À vrai dire,
+le Directoire n'avait aucun plan suivi à l'égard de Venise. Il se
+réservait, suivant les circonstances, ou de l'imposer fortement, ou
+d'occuper son territoire, ou de la démembrer[156]. Dans tous les
+cas, il voulait exploiter la situation à son profit et contre les
+Vénitiens. Dès lors, sans se brouiller avec eux, il n'avait qu'à
+les tenir en haleine pour ainsi dire, les harceler par des plaintes
+ou des demandes continuelles, mais attendre pour se prononcer
+définitivement. Comme d'un autre côté les Vénitiens se sentaient trop
+faibles pour rompre avec la France, et qu'ils attendaient pour le
+faire une occasion favorable, leur politique était également, comme
+celle des Français, une politique d'expectative. C'est ainsi que
+s'expliquent les tiraillements, les hésitations, les demi-mesures et
+les tromperies réciproques, qu'il nous faudra enregistrer, jusqu'à
+l'heure de l'explosion.
+
+[Note 152: Dépêche du Directoire à Bonaparte, DARU, VII, 253.]
+
+[Note 153: _Correspondance_, t I, p. 362.]
+
+[Note 154: _Id._, p. 255.]
+
+[Note 155: _Id._, p. 256.]
+
+[Note 156: Dépêche du 1er août (DARU, VII, 259). «Le Directoire vous
+autorise à prendre toutes les mesures que vous vous êtes proposées,
+en attendant que les événements militaires, dont nous attendons
+l'heureuse issue, déterminent, d'une manière positive, notre conduite
+à l'égard de cette puissance.»]
+
+La tactique de Bonaparte, disions-nous, consistait à inquiéter les
+Vénitiens par des reproches incessants, afin de leur faire perdre
+toute présence d'esprit et mettre tous les torts de leur coté, s'il
+était réduit à la nécessité de les frapper avant l'heure marquée
+par lui. Ainsi le 7 juillet[157], il écrit au provéditeur général
+Foscarini pour se plaindre des assassinats commis contre des soldats
+français par des habitants de Ponte San Marco et réclamer une
+punition exemplaire. Le 8 juillet[158], nouvelle plainte au même
+Foscarini contre les mauvaises dispositions des Esclavons et ordre
+de les faire sortir de Vérone. C'est maintenant au provéditeur de
+Brescia qu'il s'adresse, et avec une raideur impertinente, pour lui
+intimer l'ordre de faire cesser les assassinats et de prendre soin
+des blessés dans les hôpitaux[159]: «Votre prédécesseur, ajoute-t-il,
+se conduisait favorablement aux Français; c'est sans doute la raison
+pour laquelle on l'a disgracié. Je vous prie de me faire connaître
+sur quoi je dois compter. Vous ne souffrirez pas que nos frères
+d'armes meurent sans secours dans les murs de Brescia, ou assassinés
+sur les grands chemins. Si vous êtes insuffisant pour faire la
+police de votre pays et pour faire fournir par la ville de Brescia
+ce qu'elle doit pour rétablissement des hôpitaux et les besoins de
+l'armée, je prendrai des mesures plus efficaces.» Parfois encore
+Bonaparte ne se contente pas de menacer: il agit, comme le jour par
+exemple où il fait couronner[160] d'artillerie française les remparts
+de Vérone et confisque tous les bateaux vénitiens qui sont dans le
+lac de Garde[161]; ou bien encore quand il fait saisir «avec toutes
+les mesures de prévoyance et d'égards que l'on doit à la neutralité»
+soixante-cinq caisses d'effets divers, dont trois d'argenterie,
+appartenant au grand-duc Ferdinand[162]; ou bien quand il ordonne aux
+habitants de Vérone, après la bataille de Castiglione, de déclarer
+à la police militaire les soldats autrichiens qui ont trouvé refuge
+dans les maisons de la ville ou y ont déposé des armes et des effets.
+
+[Note 157: Roverbella, 7 juillet 1796, (_Correspondance_, t. I, p.
+472): «Je reçois plusieurs rapports des assassinats qui ont été
+commis par les habitants de Ponte San Marco contre les Français. Je
+ne doute pas que vous n'y mettiez ordre le plus tôt possible; sans
+quoi ces villages se trouveraient exposés au juste ressentiment
+de l'armée et je ferai sur eux un exemple terrible. Je me flatte
+que vous ferez arrêter les coupables, et que vous placerez de
+nouveaux détachements de troupes dans cette ville pour assurer la
+communication.»]
+
+[Note 158: Vérone, 8 juillet, (_Correspondance_, t. I, p. 463). «Il y
+a entre les troupes françaises et les Esclavons une animosité que les
+malveillants se plaisent sans doute à cimenter. Il est indispensable,
+pour éviter de plus grands malheurs, aussi fâcheux que contraires
+aux intérêts des deux Républiques, que vous fassiez sortir demain
+de Vérone, sous les prétextes les plus spécieux, les bataillons
+d'Esclavons que vous avez dans cette ville.»]
+
+[Note 159: Castiglione, 21 juillet (_Correspondance_, t. I, p. 489).
+Cette question des hôpitaux de Brescia préoccupait Bonaparte. Voir
+lettres du 28 juillet au provéditeur (_Corresp._, t. I, p. 499), du
+12 août (I, 538), aux représentants de la ville de Brescia, et du
+12 août (I, 538) au provéditeur, où il impose des réquisitions et
+finit par dire: «Il est indispensable que ces fournitures soient
+faites dans la journée. À défaut de quoi je taxerai la contribution
+de la ville de Brescia à trois millions, et je serai obligé de faire
+prendre moi-même ce que vous ne fournirez pas.»]
+
+[Note 160: Lettre au provéditeur Foscarini, 9 juillet
+(_Correspondance_, t. I, p. 465).]
+
+[Note 161: Ordre au général Guillaume, Brescia, 30 août
+(_Correspondance_, t. I. p. 577), «de ramasser dans le lac tous les
+bâtiments appartenant aux Vénétiens, afin de pouvoir embarquer 3,500
+hommes».]
+
+[Note 162: Lettre au gouverneur de Vérone, 8 août (_Correspondance_,
+t. I, p. 532).
+
+Ordre du 13 juillet, à l'adjudant Général Vial (_Correspondance_, t.
+I, 473). Cf. lettre curieuse d'Ottolini au doge à propos de cette
+saisie. Il compare Bonaparte à Cromwell et à Robespierre, et parle
+avec indignation de ses soldats, _questi moderni vandali_.]
+
+S'il ménageait si peu les Vénitiens, c'est qu'il n'attendait pour
+agir contre eux qu'une occasion favorable, mais, avec sa prudence
+ordinaire, il ne pouvait se dissimuler tous les inconvénients d'une
+déclaration formelle de guerre, tant que les Autrichiens ne seraient
+pas expulsés définitivement de la Péninsule. Aussi, dans les rapports
+qu'il adresse au Directoire, a-t-il grand soin de faire remarquer
+que le moment n'est pas encore venu, mais qu'il faut toujours se
+réserver un ou plusieurs prétextes d'intervention. À cet égard les
+trois dépêches du 12 juillet, du 20 juillet et du 26 août sont fort
+curieuses. «Peut-être, écrit-il dans la première[163], jugerez-vous
+à propos de commencer dès à présent une petite querelle au ministre
+de Venise à Paris, pour que, après la prise de Mantoue, et lorsque
+j'aurai chassé les Autrichiens de la Brenta, je puisse trouver plus
+de facilité pour la demande que vous avez l'intention que je leur
+fasse de quelques millions.» «Messieurs du Sénat de Venise, écrit-il
+dans la seconde[164], voulaient nous faire comme ils firent à Charles
+VIII. Ils calculaient que, comme lui, nous nous enfermerions dans
+le fond de l'Italie, et nous attendaient paisiblement au retour...
+aujourd'hui je suis obligé de me fâcher avec le provéditeur,
+d'exagérer les assassinats qui se commettent contre nos troupes, de
+me plaindre amèrement de l'armement qu'on n'a pas fait du temps que
+les Impériaux étaient les plus forts, mais, par là, je les obligerai
+à fournir, pour m'apaiser, tout ce qu'on voudra. Voilà comme il faut
+traiter avec ces gens-ci. Ils continueront à me fournir, moitié gré,
+moitié force jusqu'à la prise de Mantoue, et alors je leur déclarerai
+ouvertement qu'il faut qu'ils me payent la contribution portée dans
+votre instruction, ce qui sera facilement exécuté.» Dans la troisième
+dépêche[165], écrite au moment où Bonaparte s'apprêtait à poursuivre
+dans le Tyrol les régiments de Wurmser, il est moins affirmatif.
+On voit qu'il n'est pas encore assuré de remporter la victoire:
+«J'ai commencé à entamer les négociations avec Venise, je leur ai
+demandé des vivres pour les besoins de l'armée... Dès l'instant que
+j'aurai balayé le Tyrol, on entamera une négociation conforme à vos
+instructions; dans ce moment-ci, cela ne réussirait pas. Ces gens-ci
+ont une marine puissante et sont à l'abri de toute insulte dans leur
+capitale.»
+
+[Note 163: Vérone, 12 juillet. _Correspondance_, t. I, p. 413.]
+
+[Note 164: Castiglione, 20 juillet. Id., t. I, p. 482. Les termes de
+cette lettre étaient peut-être exagérés, mais le fond était vrai.
+Voici comment le général Augereau rendait compte à Bonaparte des
+véritables sentiments qui animaient alors contre nous la majorité des
+Vénitiens: «Je m'aperçois et je suis même certain que les Vénitiens,
+bien loin du vouloir observer la neutralité à notre égard, préparent
+et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre nous. Je ne puis
+en douter, puisque les hostilités commencent déjà.»]
+
+[Note 165: Milan, 20 août. _Correspondance_, t. I, p. 567.]
+
+Non seulement le Directoire ne songeait pas alors à réduire Venise
+à l'extrémité de nous déclarer la guerre, mais encore il cherchait
+sérieusement à contracter une alliance avec la République. Les
+négociations avaient été engagées à Constantinople, dès la fin de
+1795, entre notre ambassadeur Verninac et le baile vénitien Foscari.
+Il s'agissait d'une quadruple alliance à signer entre la France,
+Venise, la Turquie et l'Espagne[166]. Verninac faisait remarquer que
+«les circonstances les invitent à s'unir puisqu'elles leur donnent
+le même ennemi. Cet ennemi, qui n'est que trop connu du Sénat,
+c'est cette puissance inquiète qui a desséché les sources de la
+prospérité des provinces vénitiennes sur la terre ferme, qui, de jour
+en jour, fait décliner le port de Venise de son antique splendeur,
+qui n'aspire à rien moins qu'à dominer dans l'Adriatique après
+avoir envahi les importantes provinces de la côte orientale. Mais
+l'Autriche n'est pas le seul ennemi qui doive exciter l'inquiétude
+du Sénat. La Cour de Saint-Pétersbourg, qui marche aujourd'hui si
+ouvertement à la conquête de toute la Turquie européenne, a déjà jeté
+les fondements de son empire dans le coeur de la Grèce, et n'est
+pas moins dangereuse que la maison d'Autriche pour l'indépendance
+et la sûreté de la République de Venise.» L'ambassadeur de Venise à
+Constantinople, Foscari, et celui de Madrid, Gradenigo, appuyaient
+ces propositions, mais le Grand Conseil, qui ne croyait pas au
+succès définitif de la France, les repoussa dans la séance 27 mai
+1796, et déclara qu'il persistait dans son système de neutralité.
+Le Directoire revint à la charge. À la fin de juillet 1790 notre
+ministre à Venise, Lallement, présentait au gouvernement vénitien
+une note fort étudiée où il était dit[167]: «Il est temps que la
+République de Venise sorte enfin de la longue inertie où elle
+croupit depuis la paix de Passarowitz, et qu'elle reprenne entre
+les puissances le rang qu'elle occupait avant 1718. La France
+lui en offre aujourd'hui les moyens; Venise peut augmenter son
+territoire, acquérir des places qui consolident sa puissance et
+serviront à former, entre les deux républiques, un parti fédératif
+fondé sur leurs intérêts réciproques.» Ces avances furent inutiles.
+Les patriciens détestaient la révolution française. «Il n'est que
+trop vrai, écrivait[168] Lallement à Bonaparte, que la haine pour
+nous a été soigneusement fomentée, excitée, et que la plupart des
+têtes, même celles de plusieurs personnages importants, ont été
+échauffées, égarées par le fanatisme religieux.» Mais, d'un autre
+coté, les régiments français étaient tout près de Venise, menaçants,
+redoutables. Ils avaient à leur tête un général hardi, et que
+n'embarrassaient pas les scrupules diplomatiques. Les patriciens
+s'imaginèrent que l'unique moyen de tout concilier était de gagner
+du temps. Ils répondirent à Lallement qu'ils allaient étudier la
+question, et que, en attendant, ils persistaient dans leur système de
+neutralité.
+
+[Note 166: Note citée par DARU, t. V, p. 227. Cf. SYBEL, ouv. cit.,
+t. IV, p. 192.]
+
+[Note 167: DARU, VII, p. 258.]
+
+[Note 168: Lettre de Lallement à Bonaparte, du 20 juillet 1796.]
+
+Ni le Directoire qui croyait avoir besoin de Venise, ni Lallement qui
+mettait son amour-propre à obtenir cette alliance, ne se rebutèrent.
+Le 27 septembre notre ministre[169] présentait une nouvelle note au
+gouvernement vénitien, où il le mettait en garde contre l'ambition de
+l'Autriche, de la Russie et de l'Angleterre. Il déclarait même, et
+c'est la première trace certaine des projets de partage qui seront
+bientôt exécutés, «que l'Autriche, dans la perte éventuelle de ses
+possessions en Italie, entrevoyait dans les provinces vénitiennes
+de terre ferme le dédommagement le plus convenable du système de
+prépondérance dont elle ne se croyait pas encore obligée de se
+désister». Lallement ajoutait ces paroles prophétiques: «Le droit
+public n'existe plus, et toute trace d'équilibre politique a disparu
+de l'Europe. Il ne reste plus de garantie aux États faibles, que
+celle qu'ils peuvent trouver dans la force fédérative»; et il
+proposait formellement l'alliance française. «Autrement si, par égard
+pour ses ennemis naturels, qui méditent sa perte, elle continue
+de fermer les yeux sur ses véritables intérêts, elle aura laissé
+échapper le moment de se soustraire pour toujours à l'ambition
+autrichienne. Environnée de périls, privée du droit de réclamer
+un appui, elle aura à se reprocher d'avoir négligé les offres et
+repoussé l'amitié de la seule puissance de qui elle peut attendre une
+garantie.»
+
+[Note 169: DARU, V, p. 246.]
+
+Certes ce langage était clair. Si Venise refusait notre alliance,
+on l'abandonnerait aux convoitises autrichiennes; on chercherait,
+même à ses dépens, une compensation territoriale. Ce n'était pas
+une menace, mais un avertissement officieux; un des directeurs,
+Rewbell, allait même jusqu'à prévenir l'ambassadeur de Venise à
+Paris que Venise pourrait bien être quelque jour occupée par l'armée
+française[170]. On se demande comment les patriciens de Venise se
+sont abusés sur leurs intérêts au point de ne pas comprendre que
+l'heure était venue de prendre une résolution. Leurs préjugés ou
+plutôt leurs haines antidémocratiques devaient être bien violents
+pour les aveugler ainsi! Peut-être encore restaient-ils persuadés
+de la vérité immuable de cette maxime politique que les Français ne
+peuvent longtemps rester les maîtres de l'Italie. Toujours est-il
+qu'ils reculèrent une fois encore devant la responsabilité d'une
+décision énergique, et répondirent à Lallement qu'ils étaient fort
+sensibles à cette proposition d'alliance, qu'ils l'en remerciaient,
+mais «qu'ils trouvaient, dans leurs principes de modération, de
+bonne intelligence et d'impartialité, la garantie de la paix et de
+la tranquillité de leur pays. Une conduite différente ne ferait
+que compromettre leur sûreté en les exposant à tomber dans le
+gouffre d'une guerre qui pèse sur toutes les nations, mais dont les
+sentiments paternels du gouvernement pour ses sujets lui rendent
+l'idée seule insupportable[171].»
+
+[Note 170: BARRAL, ouv. cit. «Che non dovera dargli alcun ombra se il
+paviglione francese fu piantato sulle mure délia Veneta citta.»]
+
+[Note 171: Ce fut à ce moment que la Prusse, par l'intermédiaire de
+son représentant à Paris, baron de Sandoz-Rollin, offrit son alliance
+à Venise. Cette proposition était intéressée. La Prusse cherchait à
+contre-balancer l'influence autrichienne et à prendre pied en Italie;
+mais l'alliance prussienne aurait sans doute sauvé Venise. Le Sénat,
+toujours par égard pour la neutralité, eu grand tort de la rejeter.]
+
+Les Vénitiens persistaient donc dans le système démodé et dangereux
+de la neutralité désarmée, et cela au moment où les Français et les
+Autrichiens s'apprêtaient à livrer sur le territoire même de la
+République la bataille qui allait décider du sort de l'Italie. Ils ne
+tardèrent pas à subir les conséquences de cette déplorable inertie.
+Tout d'abord, et malgré les espérances des patriciens, les Français
+furent encore vainqueurs, à Arcole, et à Rivoli. Bonaparte profita
+aussitôt de ces nouveaux succès pour redoubler d'exigences, et on
+dirait presque d'impertinences envers les fonctionnaires vénitiens.
+Voici par exemple comment il persifle le provéditeur Battaglia,
+qui lui avait adressé quelques observations sur la conduite de nos
+soldats[172]: «Je n'ai point reconnu dans la note que vous m'avez
+fait passer la conduite des troupes françaises sur le territoire de
+la République de Venise, mais bien celle des troupes de Sa Majesté
+l'Empereur, qui, partout où elles ont passé, se sont portées à
+des horreurs qui font frémir. Le style de cinq pages, sur les six
+pages que contient la note qu'on vous a envoyée de Vérone, est d'un
+mauvais écolier de rhétorique, auquel on a donné pour thèse de faire
+une amplification. Eh! bon Dieu, monsieur le Provéditeur, ces maux
+inséparables d'un pays qui est le théâtre de la guerre, produits
+par le choc des passions et des intérêts sont déjà si grands que ce
+n'est pas, je vous assure, la peine de les augmenter au centuple, et
+d'y broder des contes de fée, sinon rédigés avec malice, au moins
+extrêmement ridicules.» Puis passant tout à coup de l'ironie à la
+menace: «Il vous paraît, s'écrie-t-il, qu'on nous jette le gant.
+Êtes-vous, dans cette démarche, autorisé par votre gouvernement? La
+République de Venise veut-elle se déclarer aussi ouvertement contre
+nous? Déjà je sais que la plus tendre sollicitude l'a animée pour
+l'armée du général Allvintzy[173].... Malheur aux hommes perfides
+qui veulent nous susciter de nouveaux ennemis! Ceux qui voudraient
+méconnaître la puissance de la France, assassiner ses citoyens et
+menacer ses armées, seront dupes de leur perfidie et confondus par
+la même armée qui, jusqu'à cette heure et non encore renforcée, a
+triomphé des plus grands ennemis.»
+
+[Note 172: Milan, 8 décembre 1796. _Correspondance_, t. II, p. 149.
+Cf. lettre analogue, du 10 décembre (t. II, p. 156), adressée au
+même Battaglia: «Je vous demande seulement que vous vouliez bien
+engager les gouverneurs qui sont sous vos ordres, lorsqu'ils auront
+des plaintes à me faire, qu'ils m'indiquent simplement ce qu'ils
+voudraient que l'on fît, sans le noyer dans un tas de fables.»]
+
+[Note 173: Confirmation de ce renseignement dans une lettre de
+Bonaparte au Directoire. Milan, 6 décembre 1796 (_Correspondance_, t.
+II, p. 141).]
+
+Dans la bouche du vainqueur d'Arcole ce n'étaient pas de vaines
+menaces. Bonaparte éprouvait un réel mépris pour ces patriciens trop
+lâches pour avouer leur haine au grand jour, et dont la réputation
+d'habileté lui paraissait singulièrement usurpée. Il n'aurait
+pas mieux demandé que d'agir. Ce sont des ennemis, ne cessait-il
+d'écrire au Directoire. Ils ne sont retenus que par l'espoir de notre
+prochaine défaite. «La République de Venise a peur[174]. Elle traite
+avec le roi de Naples et le Pape. Elle se fortifie et se retranche
+dans Venise. De tous les peuples de l'Italie, le Vénitien est celui
+qui nous hait le plus. Ils sont tous armés, et il est des cantons
+dont les habitants sont braves. Leur ministre à Paris leur écrit
+que l'on s'arme. On ne fera rien de tous ces gens-là si Mantoue
+n'est pas pris.» Aussi Bonaparte les traitait-il avec un mépris
+extraordinaire. Il ne se contentait pas de vivre à leurs dépens,
+en épuisant leurs magasins, en consommant leurs munitions et en
+s'installant dans leurs hôpitaux, il s'emparait aussi de leurs places
+fortes. C'est ainsi qu'il ordonnait au général Baraguey d'Hilliers
+de prendre possession de la citadelle de Bergame[175] et annonçait
+cette nouvelle violation de la neutralité au provéditeur Battaglia
+sans même prendre la peine de s'excuser[176]. «Je vous avouerai que
+j'ai été bien aise de saisir cette circonstance pour chasser de cette
+ville la grande quantité d'émigrés qui s'y étaient réfugiés et punir
+un peu les libellistes qui sont en grand nombre dans cette ville, et
+qui, depuis le commencement de la campagne, ne cessent de prêcher
+l'assassinat contre les troupes de la République et qui ont jusqu'à
+un certain point produit un effet, puisqu'il est constant que les
+Bergamasques ont plus assassiné de Français que le reste de l'Italie
+ensemble.» On le voyait même faire acte de souveraineté, distribuer
+le blâme ou l'éloge aux fonctionnaires vénitiens[177], et menacer
+d'amende la municipalité d'une ville vénitienne, Iseo[178], qu'il
+accusait de favoriser la fuite des prisonniers autrichiens. Si les
+Vénitiens supportaient ces empiétements quotidiens, si Bonaparte de
+son côté affectait de croire encore à l'existence d'un gouvernement
+régulier, il était de plus en plus évident que la situation devenait
+intolérable et qu'une crise était imminente.
+
+[Note 174: Milan, 2 octobre 1796.]
+
+[Note 175: Lettre au Directoire, Milan, 28 décembre (_Corresp._,
+t. II, p. 204): «Les Vénitiens ayant accablé de soins l'armée du
+général Allvintzy, j'ai cru devoir prendre une nouvelle précaution en
+m'emparant du château de Bergame, qui domine la ville de ce nom et
+empêcherait les partisans ennemis de venir gêner notre communication
+entre l'Adda et l'Adige.»]
+
+[Note 176: Lettre à Battaglia, du 1er janvier 1797 (t. II, p. 221).]
+
+[Note 177: Même lettre: «Engagez le provéditeur à être un peu plus
+modeste, plus réservé et un peu moins fanfaron, lorsque les troupes
+françaises sont éloignées de lui. Engagez-le à être un peu moins
+pusillanime, à se laisser un peu moins dominer par la peur à la vue
+du premier peloton français.» Par contre, grands éloges à l'évêque de
+Bergame.]
+
+[Note 178: Lettre à Battaglia, Vérone, 26 janvier 1797
+(_Correspondance_, t. II, p. 281).]
+
+
+III
+
+Le départ de Bonaparte pour les États héréditaires autrichiens
+conjura cette crise. Les Vénitiens espérèrent un instant qu'ils
+allaient être enfin débarrassés de cet impitoyable vainqueur, et que
+l'archiduc Charles, plus heureux que Wurmser et qu'Allvintzy, les
+vengerait de leurs humiliations. Quant à Bonaparte, qui avait besoin
+de toutes ses forces pour la campagne décisive qu'il entreprenait, et
+qui redoutait une diversion vénitienne sur les derrières de l'armée
+française, alors qu'elle serait engagée en Autriche, il résolut
+d'attendre encore, et de profiter jusqu'au dernier moment de cette
+neutralité désarmée, qui lui avait été jusqu'alors si utile. «Le
+moment d'exécuter vos ordres pour Venise n'est pas encore arrivé,
+écrivait-il au Directoire[179]. Il faut avant ôter toute incertitude
+sur le sort des combats que les deux armées vont avoir.» Et en effet,
+avant d'entrer en campagne il écrivait sur un ton singulièrement
+radouci à ce même Battaglia[180], que naguère il rappelait à l'ordre
+avec tant de sans-gêne. «Le Sénat de Venise ne peut avoir aucune
+espèce d'inquiétude, devant être bien persuadé de la loyauté du
+gouvernement français et du désir que nous avons de vivre en bonne
+amitié avec votre République; mais je ne voudrais pas que, sous
+prétexte de conspiration, l'on jetât sous les plombs du palais
+Saint-Marc tous ceux qui ne sont pas ennemis de l'armée française, et
+qui nous auraient, dans le cours de cette campagne, rendu quelques
+services.» Il poussait même les scrupules et les ménagements jusqu'à
+écrire au provéditeur d'Udine[181] pour excuser à l'avance les maux
+inséparables de la guerre, et lui promettre qu'il les réparerait dans
+la mesure du possible.
+
+[Note 179: Mantoue, 6 mars (_Corresp._, t. II, p. 367). Cf. lettre
+du 24 mars (t. II, p. 415). Bonaparte, qui est alors engagé dans les
+défilés de l'Allemagne, ne cherche qu'à gagner du temps, et il le dit
+expressément.]
+
+[Note 180: Bassano, 10 mars 1797 (_Corresp._, t. II, p. 373).]
+
+[Note 181: Goritz, 21 mars 1797 (_Corresp._, t. II, p. 406).]
+
+Pendant que Bonaparte, engagé au fond de l'Allemagne, et cherchant,
+comme il l'écrivait au Directoire[182], «à gagner du temps»,
+affectait pour la République vénitienne une amitié toute nouvelle
+et des égards bien inattendus, le Sénat s'apprêtait à profiter des
+événements, et continuait avec activité ses armements. Il prescrivit
+un impôt extraordinaire de 400.000 ducats, qui fut immédiatement
+payé, avec un million sous forme de contributions volontaires.
+Venise, toutes les places voisines et les lagunes recevaient de
+fortes garnisons. On mettait en état les batteries. Tous les navires
+de guerre étaient rentrés à l'arsenal. Dans les États de terre ferme
+les paysans, irrités par les excès de nos soldats, prenaient les
+armes, et, rien que dans la province de Bergame, le provéditeur
+Ottolini organisait dix-huit régiments de milice, qu'il armait en
+toute hâte, et dont il donnait le commandement à des officiers
+de l'armée régulière. Des rixes fréquentes éclataient entre les
+troupes françaises et les Esclavons. Il devenait dangereux pour nos
+compatriotes de se promener hors des villes, et même en petites
+troupes. Le nombre des assassinats augmentait de jour en jour. À
+Venise même le gouvernement ne prenait pour ainsi dire plus de
+précautions pour déguiser son hostilité. «Tout annonce des intentions
+perfides de la part du gouvernement vénitien, écrivait à Bonaparte,
+dès le 19 octobre 1796, le citoyen Aillaud[183]. Ses projets ne me
+paraissent plus un mystère. Il ne faudrait qu'un moment favorable
+pour les voir éclater. Nous devons avoir les yeux ouverts sur toutes
+ses démarches. Trop de sécurité pourrait être funeste aux armées
+de la République. Il y a dix-huit mois que je suis à Venise. Il ne
+fallait qu'un coup d'oeil pour voir que le Sénat était un ennemi
+irréconciliable de la République française. Mais dans ce moment,
+ce n'est plus l'aristocratie seule que nous avons à craindre, elle
+a monté le peuple à un tel degré d'effervescence qu'il n'attend
+qu'un signal pour se déchaîner contre nous. On a mis en jeu tous
+les ressorts du fanatisme religieux, et on l'a fait avec tant de
+succès qu'on entend des individus du peuple se plaindre de ce que le
+gouvernement ne leur permet pas de s'armer contre nous.»
+
+[Note 182: Lettre de Goritz, 21 mais 1797 (_Corresp._, t. II, p.
+415): «Le grand point dans tout ceci est de gagner du temps.»]
+
+[Note 183: Lettre citée par DARU, t. VII, p. 267.]
+
+Mais si nous avions des ennemis à Venise, nous y comptions aussi
+des amis. La preuve en est que les patriciens les surveillaient
+avec un soin jaloux, et, quand ils ne les jetaient pas en prison,
+les malmenaient ou même les forçaient à s'exiler. On sait que
+l'aristocratie vénitienne a de tout temps fait peser une véritable
+tyrannie sur ses sujets, surtout dans les provinces de terre ferme.
+Du jour où les Français descendirent en Italie en promettant à tous
+les peuples la liberté et l'indépendance, tous les mécontents vinrent
+à nous. On conspira au grand jour la chute du gouvernement vénitien,
+et il y eut bientôt presque dans toutes les villes un parti d'action,
+déterminé à se révolter pour secouer la tyrannie de Venise.
+
+Les provéditeurs étaient au courant de cette propagande démocratique,
+et ils n'étaient pas tendres pour ses instigateurs. Dès le mois de
+juillet 1795 un Brescian était allé trouver Villars, ambassadeur
+français à Gênes, et le représentant du peuple Baffroi. Il leur
+avait annoncé qu'un complot s'était formé à Brescia contre Venise.
+Quelques familles nobles, les Lecchi, les Gambarra, devaient se
+mettre à la tête du mouvement et proclamer l'indépendance nationale.
+La Convention accueillit ce plan, mais elle en jugea l'exécution
+prématurée. Ce fut Bonaparte qui l'exécuta. En effet, au contact des
+Français, à l'expansion des idées libérales si longtemps comprimées,
+un long frémissement remua tous ceux qui s'intitulaient déjà les
+patriotes. Ils résolurent d'agir sans plus tarder, et de profiter de
+la présence des Français pour imiter leurs compatriotes de Milan, de
+Modène ou de Bologne.
+
+La révolution commença à Bergame, dans cette province dont les
+patriciens de Venise se croyaient si sûrs, et où les paysans avaient
+déjà pris les armes pour courir contre les Français. Le provéditeur
+de Bergame, Ottolini, prévoyait cette révolution. Il accablait
+de ses dépêches[184] les trois inquisiteurs d'État, Barbarigo,
+Corner et Anzolo, et les suppliait de l'autoriser à sévir contre
+les perturbateurs: mais le gouvernement vénitien, craignant de se
+compromettre, engageait le provéditeur à patienter. Pendant ce
+temps les conspirateurs, sous la protection du commandant français,
+prenaient tranquillement leurs dispositions. Dans la matinée du
+12 mars, une pétition se couvrait de signatures pour demander la
+nomination d'une municipalité provisoire. Les habitants prenaient les
+armes, et ils votaient la réunion de Bergame à la future République
+italienne. Aussitôt l'étendard vénitien était renversé, et lorsque
+Ottolini protestait auprès du commandant de la place, Lefaivre, ce
+dernier le menaçait brutalement de la prison. Le provéditeur n'avait
+que le temps de s'enfuir à Brescia avec ses soldats, mais désarmés.
+La municipalité nouvelle couvrait les murs d'affiches, appelait aux
+armes les paysans, ordonnait l'érection dans toutes les communes
+d'arbres de la liberté, et, pour mieux échauffer l'enthousiasme,
+envoyait partout des émissaires, surtout des Cispadans et des
+Polonais, annoncer la bonne nouvelle.
+
+[Note 184: Voir le rapport d'un émissaire, Stephani, envoyé à Milan
+par Ottolini (10 mars 1797).]
+
+Brescia se révoltait à son tour le 17 mars. Dans cette ville
+le gouvernement vénitien était représenté par le provéditeur
+Battaglia, investi du titre de vice-podestat. Battaglia avait à
+ses côtés comme commandant des troupes vénitiennes un homme fort
+énergique, Mocenigo, qui le poussait à la résistance. Il avait
+de plus été rejoint par Ottolini, qui lui apportait la liste des
+conspirateurs brescians, lui indiquait le jour et l'heure du
+soulèvement projeté, et l'engageait à faire de ces renseignements
+l'usage que lui dicteraient les circonstances et le sentiment de
+ses devoirs. L'ambassadeur de Venise à Milan, Vincenti, l'avait
+également prévenu, en le conjurant de prendre des mesures sévères;
+mais Battaglia était comme frappé d'impuissance. Il avait peur des
+Français et surtout de leur général, qui ne lui avait épargné ni les
+récriminations ni les menaces. Il craignait d'assumer sur lui une
+trop lourde responsabilité en prévenant les menées révolutionnaires.
+Égaré par cet esprit de vertige, que nous avons déjà signalé parmi
+la majorité des patriciens, il voulut persister jusqu'au bout dans
+le système qui était celui de son gouvernement, la neutralité
+désarmée. Le 17 mars au soir quelques insurgés brescians, conduits
+par des officiers cisalpins, prennent prétexte d'un passage de
+soldats vénitiens envoyés par Battaglia sur Chiari pour s'emparer
+du bourg de Ceccaglia. Le lendemain 18, ils surprennent une des
+portes de la ville et somment le vice-podestat d'avoir à se retirer.
+Au lieu de donner à la garnison vénitienne l'ordre de disperser le
+rassemblement, ainsi que le demandait Mocenigo, Battaglia parlemente
+avec les insurgés. L'un d'entre eux, Lecchi, lui déclare que Brescia
+ne rentrera jamais sous la domination vénitienne, et que les Français
+l'aideront à recouvrer son indépendance. En effet la garnison
+française restait immobile et le bruit courait que le général
+Kilmaine venait de faire braquer les canons de la citadelle contre
+la ville. Battaglia épouvanté ordonne à ses soldats de rentrer dans
+leurs quartiers, et se livre aux insurgés. À cette nouvelle ceux qui
+hésitaient encore se joignent à eux. Un ancien condamné aux plombs de
+Venise, qu'on gardait sans doute pour la circonstance, est exhibé. Sa
+vue enflamme le peuple. Le soulèvement devient général, et la réunion
+de Brescia à la future République italienne est votée d'enthousiasme.
+Pendant ce temps l'infortuné provéditeur croyait sa dernière heure
+venue. Il n'avait même pas le courage de rédiger son rapport au
+gouvernement et laissait ce soin à son lieutenant Mocenigo[185].
+
+[Note 185: Ce rapport, qui a été conservé, est fort curieux. On y
+accuse Bonaparte d'une ambition effrénée: il aurait, paraît-il,
+«voler esse il Cromwell della Italia».]
+
+Le 24 mars, la petite ville de Salo sur le lac de Garde se révoltait
+à son tour. Deux jours plus tard, le 27 mars, un officier de
+cavalerie française se présentait à Crema et demandait à y être
+logé. Deux détachements de soldats survenaient à l'improviste, qui
+désarmaient la garnison vénitienne, s'emparaient de l'Hôtel de Ville
+et couchaient en joue le podestat. Aussitôt arrivaient des Milanais,
+et le peuple, excité par eux et par les patriciens de Crema, se
+soulevait, nommait une nouvelle municipalité, abattait le lion de
+Saint-Marc, et proclamait son union à la future République italienne.
+
+Ce furent les seules conquêtes de la révolution. Partout ailleurs
+les villes et les campagnes restèrent fidèles au gouvernement. À
+Vérone, il y eut même comme une protestation indignée contre ces
+tentatives. Les Esclavons, secondés par les Véronais, voulaient
+marcher tout de suite contre les révoltés, et ils les auraient
+probablement réduits à la raison, car ces derniers n'avaient pas
+encore eu le temps de s'organiser, mais le Sénat, toujours prudent,
+et redoutant de trouver des Français derrière ses sujets rebelles,
+retint l'ardeur de ses soldats et des Véronais, et se contenta de
+protester auprès du ministre de France à Venise et de son ambassadeur
+à Paris. Ni Lallement, ni Querini n'avaient assez d'influence pour
+modifier la situation. Le maître de la situation était Bonaparte qui
+continuait, dans sa marche victorieuse sur Vienne, à balayer devant
+lui les régiments autrichiens et dont l'importance grandissait avec
+la fortune. Aussi le Sénat agit-il sagement on lui expédiant deux
+des siens, le procurateur Pesaro et Jean-Baptiste Cornaro. Les deux
+patriciens rejoignirent Bonaparte à Goritz le 25 mars 1797[186]. Il
+les reçut fort bien et eut avec eux deux longues conférences. Il
+commença par leur dire qu'il n'était pas responsable des événements
+de Bergame et de Brescia, et qu'il ne voulait pas intervenir, sauf
+au cas où la République vénitienne le chargerait officiellement de
+rétablir l'ordre. Il refusa de rendre les citadelles occupées par
+ses troupes, et non seulement s'entêta dans sa résolution de vivre
+aux dépens de la République, mais encore finit par demander une
+contribution de six millions. Le Sénat délibéra sur le rapport de ses
+députés et eut l'insigne faiblesse de consentir par 116 voix contre
+7 à cette exigence, que ne justifiaient ni les circonstances ni la
+conduite du gouvernement. C'était voter sa propre déchéance!
+
+[Note 186: Leurs dépêches au Sénat ont été publiées par DARU, t. V,
+p. 303-313. Cf. lettre de Bonaparte au Directoire (_Correspondance_,
+t. II, p. 415). «J'ai dit à M. Pesaro que le Directoire exécutif
+n'oubliait pas que la République de Venise était l'ancienne alliée
+de la France, que nous avions un désir bien formel de la protéger de
+tout notre pouvoir... que nous ne soutenions pas les insurgés; qu'au
+contraire je favoriserais les démarches que ferait le gouvernement.»]
+
+Pendant ces négociations les deux partis ennemis en étaient venus
+aux mains. Quelques milliers de paysans s'étaient rués sur la ville
+de Salo, y avaient surpris un détachement de 200 Polonais[187], et
+massacré quelques patriotes. Les montagnards des Vals Camonica,
+Trompia et Sabbia, conduits par le comte Fioravanti, couraient
+la campagne et assassinaient les traînards français qu'ils
+rencontraient. À Vérone se concentraient des forces imposantes sous
+le commandement de deux provéditeurs jeunes et dévoués, Giovanelli
+et Erizzo. Le Sénat avait donné pleins pouvoirs au comte Emilio des
+Emiles, et ce dernier levait des hommes, préparait des magasins et
+préparait ouvertement la contre-révolution. Le parti de la réaction
+comprenait la grande majorité de la population, les nobles par
+attachement héréditaire à la vieille République, qui avait fait la
+fortune de leurs maisons, les prêtres irrités par la spoliation
+des églises, et les paysans, accablés d'impôts et de réquisitions,
+brutalisés et obligés par un récent arrêté de payer la valeur des
+bagages pris sur nos soldats par les Autrichiens. D'ailleurs la vue
+du drapeau français sur les forteresses vénitiennes indignait tous
+ceux qui croyaient encore à la patrie vénitienne, et ils confondaient
+dans une haine égale et les usurpateurs étrangers et ceux de leurs
+compatriotes qui profitaient des malheurs du temps pour s'entendre
+avec les étrangers et se séparer avec éclat de la mère patrie. La
+guerre contre la France était donc imminente, mais la guerre civile
+avait déjà commencé.
+
+[Note 187: Rapport d'Antonio Turini, syndic du Val-Sabbia (4 avril
+1797).]
+
+Ce fut à ce moment, le 22 mars, que parut un manifeste retentissant,
+qu'on attribua au provéditeur Battaglia, mais dont ce dernier nia
+toujours la paternité, et qui paraît en effet avoir été composé
+par un réfugié italien, un certain Salvadou, qui ne cherchait qu'à
+brouiller encore la situation afin d'en profiter. Le voici: «Le
+délire fanatique de quelques brigands, ennemis de l'ordre et des
+lois, a excité les crédules Bergamasques à la rébellion contre
+leur souverain légitime. Ils ont dirigé une multitude de scélérats
+stipendiés sur les villes et les provinces pour les entraîner à
+la révolte. Nous exhortons les sujets restés fidèles à se lever
+en masse, à dissiper, à détruire ces ennemis de l'État sans faire
+quartier à aucun, se fût-il même rendu prisonnier. Qu'ils soient
+certains que le gouvernement s'empressera de leur fournir des secours
+d'argent et de troupes réglées. Déjà les Esclavons à la solde de la
+République sont prêts à marcher. Que personne ne doute du succès
+de l'entreprise; nous pouvons affirmer que l'armée autrichienne
+a enveloppé et battu complètement les Français dans le Tyrol et
+le Frioul. Elle poursuit le reste de ces hordes sanguinaires et
+impies, qui, sous le prétexte de combattre l'ennemi, ont dévasté
+les campagnes et pillé les sujets de la République, toujours
+sincères, toujours exacts à observer la neutralité. Les Français se
+trouvent donc dans l'impossibilité de porter secours aux rebelles.
+C'est à nous d'attendre le moment favorable pour leur couper la
+retraite devenue leur unique ressource. Nous invitons en outre les
+Bergamasques demeurés fidèles et les autres peuples à chasser les
+Français des villes et des forts dont ils se sont arbitrairement
+emparés, et à s'adresser à nos commissaires Zanchi et Locatelli pour
+recevoir les instructions nécessaires aussi bien que la paie de
+quatre livres par jour pendant la durée du service.»
+
+Ce manifeste était un véritable appel aux armes qui détruisait la
+neutralité et autorisait toutes les représailles. Il est certain que
+ces excitations furibondes, ces mensonges intéressés, ces enrôlements
+constituaient une provocation ou pour mieux dire une déclaration
+de guerre; mais Battaglia était trop prudent pour s'être permis un
+pareil éclat. Ni par ses fonctions, ni par son caractère, il n'était
+homme à brusquer ainsi la situation. Il s'empressa de désavouer le
+manifeste qu'on lui attribuait, et le doge, sur sa prière, en fit
+autant[188]: Le grand Conseil, assemblé pour la circonstance, déclara
+de son côté que «le manifeste du 22 mars est opposé aux sentiments
+que n'a cessé de professer le gouvernement à l'égard d'une nation
+amie. Il ne peut, dans le cas qui se présente, que protester contre
+d'aussi odieuses perfidies, et il observe à ses fidèles sujets qu'ils
+ne doivent pas se laisser séduire par ces souillures. Les maximes
+du Sénat sont de vivre, comme précédemment, en parfaite harmonie et
+amitié avec la nation française». En effet, tout semble indiquer que
+ce manifeste était fabriqué, mais il servait si bien les intérêts de
+la France et des révoltés vénitiens, qu'on feignit de croire à son
+authenticité. On le colporta, on l'imprima, on le répandit partout
+en le présentant comme la meilleure des preuves de la duplicité du
+gouvernement vénitien. Quant à Bonaparte, il allait s'en servir comme
+d'une arme terrible contre la République.
+
+[Note 188: Déclaration du Doge: «Le Sénat n'a pas appris sans
+surprise et sans indignation qu'un acte signé du nom du provéditeur
+Battaglia, essentiellement faux et contenant des principes en tout
+contraires à ceux que le gouvernement vénitien professe pour le
+gouvernement français, était colporté partout. Il entendait le
+démentir et le proclamait une embûche opposée aux tendances continues
+de la Seigneurie.»]
+
+Bonaparte venait de remporter contre les Autrichiens une nouvelle
+série de victoires. Il était alors aux portes de Vienne. Rien ne
+l'empêchait d'entrer dans cette capitale; mais il se sentait bien
+isolé. Il se rendait compte de la résistance nationale dont il lui
+faudrait triompher, s'il réduisait ses adversaires aux dernières
+extrémités. D'ailleurs il désirait signer la paix, non seulement
+pour ne pas aventurer dans une partie suprême les résultats acquis,
+mais surtout pour ajouter à la gloire du conquérant celle du
+pacificateur. Peu à peu germa dans son esprit la pensée de faire
+cette paix aux dépens de Venise. Sans doute, nous n'étions pas en
+guerre avec Venise, mais les griefs s'accumulaient, et la théorie
+des compensations territoriales était si séduisante que Bonaparte
+avait grande envie d'en faire l'essai aux dépens d'un gouvernement
+peu sympathique. Les scrupules ne l'avaient jamais arrêté longtemps.
+Puisque l'occasion se présentait de signer une paix glorieuse, même
+en sacrifiant un État que liait à la France une alliance plusieurs
+fois séculaire, il saurait faire litière de ses scrupules!
+
+Seulement des prétextes étaient nécessaires. Bonaparte ne fut pas
+embarrassé pour en trouver. Dès le 5 avril[189], il écrivait au
+procurateur Pesaro pour se plaindre des placards affichés à Vérone
+contre la France, des assassinats commis contre les Français, d'une
+prétendue insulte à notre consul à Zante, du mauvais accueil fait à
+une de nos frégates, _la Brune_, et surtout des persécutions dirigées
+contre nos partisans. Il terminait par ces paroles menaçantes: «La
+République française ne se mêle pas des affaires intérieures de
+la République de Venise; mais la nécessité de veiller à la sûreté
+de l'armée me fait un devoir de prévenir les entreprises que l'on
+pourrait faire contre elle.» Bonaparte lui écrivait encore le même
+jour[190], pour le prévenir qu'il considérait le gouvernement
+vénitien comme responsable d'une somme de trente millions, déposée
+à Venise par le duc de Modène, et dont il venait de prononcer le
+séquestre. Enfin, et pour mieux accentuer son mécontentement, il
+annonçait aux municipalités provisoires de Brescia et de Bergame
+qu'il ne voulait pas intervenir en leur faveur, mais aussi qu'il
+empêcherait tout mouvement de troupes dirigé contre les révoltés, ce
+qui était en quelque sorte reconnaître la légalité de la révolte[191].
+
+[Note 189: Lettre de Schetting, _Corresp._, t. II, 458.]
+
+[Note 190: Id., _id._]
+
+[Note 191: Id., _id._ «Mon intention est qu'il n'y ait aucune espèce
+de trouble ni de mouvements de guerre, et je prendrai toutes les
+mesures pour maintenir la tranquillité sur les derrières de l'armée.
+Les troupes françaises continueront de vivre avec le peuple dans le
+même esprit de neutralité et de bonne intelligence, et je désire,
+dans toutes les occasions, vous donner des preuves de l'estime que
+j'ai pour vous.»]
+
+Le manifeste de Battaglia vint très à propos lui fournir le
+motif de rupture dont il avait besoin pour justifier l'acte
+inqualifiable qu'il venait de commettre. Il avait en effet signé,
+le 7 avril, l'armistice de Judenbourg, qui allait être bientôt
+suivi des préliminaires de Leoben, et ces préliminaires stipulaient
+expressément des compensations territoriales pour l'Autriche aux
+dépens de Venise. Trois projets préliminaires avaient été soumis à
+l'Empereur[192]. Tous trois stipulaient la cession de la Belgique
+et de la rive gauche du Rhin à la France, et des compensations
+territoriales pour l'Autriche en Italie. Ils variaient pour ces
+compensations. Le troisième offrait la restitution de la Lombardie,
+le premier et le second sacrifiaient à l'Autriche tout ou partie
+des États vénitiens. L'Empereur n'hésita pas. C'était une bonne
+fortune inespérée que cette proposition. Il s'agissait d'échanger
+une province séparée des États héréditaires contre un territoire
+limitrophe. Aussi envoya-t-il à ses plénipotentiaires, Merfeldt et
+Gallo, les pouvoirs nécessaires, et, dès le 18 avril, étaient signés
+les préliminaires de Leoben.
+
+[Note 192: Lettre de Bonaparte au Directoire, Leoben, 16 avril.
+_Corresp._, t. II, p. 489.]
+
+Par ces préliminaires[193] l'Empereur renonçait en faveur de la
+France à la Belgique et à la Lombardie, ainsi qu'à la rive gauche
+du Rhin, mais il était dédommagé de ces sacrifices par l'abandon
+de l'Istrie, de la Dalmatie, et des provinces vénitiennes, situées
+entre l'Oglio, le Pô et l'Adriatique. Quant à Venise et aux autres
+États de terre ferme, ils devaient être réunis à la Lombardie et à
+la République Cispadane. Les parties contractantes se garantissaient
+l'une à l'autre les territoires cédés. Elles devaient en outre se
+concerter «pour lever tous les obstacles qui pourraient s'opposer à la
+prompte exécution des articles précédents, et nommer à cet effet des
+commissaires ou des plénipotentiaires qui seraient chargés de tous
+les arrangements convenables à prendre avec la République de Venise».
+Enfin il était formellement stipulé que ces articles resteraient
+secrets jusqu'à la signature du traité de paix définitif. En autres
+termes, Bonaparte et les représentants de l'Empereur venaient
+de décider le partage de la République Vénitienne, c'est-à-dire
+d'un État neutre, que le droit des gens, à défaut d'engagements
+solennels, aurait dû protéger contre les convoitises autrichiennes
+et la trahison française. Le plus singulier c'est que le Directoire
+n'avait pas autorisé le général de l'armée d'Italie à sacrifier ainsi
+Venise, et Venise se doutait si peu de la catastrophe qui la menaçait
+qu'elle continuait son déplorable système de neutralité désarmée,
+et, par son inconcevable faiblesse, se mettait à la merci de ses
+vainqueurs sans combat.
+
+[Note 193: Articles secrets des préliminaires. _Id._, II, 497. Lettre
+de Bonaparte au Directoire (II, 489).]
+
+Bonaparte se rendait très bien compte de l'acte inique qu'il
+commettait. Il n'ignorait pas non plus qu'il outrepassait ses
+instructions, en disposant ainsi du sort d'un peuple allié, ou du
+moins neutre. Aussi résolut-il de prendre les devants, d'abord en
+expliquant sa conduite au Directoire, puis en réduisant Venise à la
+nécessité de se défendre, afin d'avoir un prétexte pour la démembrer.
+Le jour même où il faisait part au Directoire de la signature des
+préliminaires, il cherchait à les justifier en accusant Venise: «Le
+gouvernement de Venise[194] est le plus absurde et le plus tyrannique
+des gouvernements. Il est d'ailleurs hors de doute qu'il voulait
+profiter du moment où nous étions dans le coeur de l'Allemagne pour
+nous assassiner. Notre République n'a pas d'ennemis plus acharnés,
+comme les émigrés et Louis XVIII d'amis qui leur soient plus
+véritablement dévoués. Son influence se trouve considérablement
+diminuée, et cela est tout à notre avantage. Cela d'ailleurs lie
+l'Empereur à la France, et obligera ce prince, pendant les premiers
+temps de notre paix, à faire tout ce qui pourra nous être agréable.»
+En même temps, et pour mieux excuser cette inqualifiable violation du
+droit des gens, il prenait la résolution de pousser à bout Venise, et
+de montrer par tous les moyens possibles qu'il avait le droit d'agir
+contre elle comme il le faisait.
+
+[Note 194: Lettre de Bonaparte au Directoire. Leoben, 19 avril 1707.
+_Corresp._, t. II, p. 501.]
+
+Le 7 avril avait été signé l'armistice de Judenbourg. Dès le 9,
+étaient lancées de Judenbourg contre Venise diverses lettres qu'il
+nous faut analyser, car elles démontreront jusqu'à l'évidence que,
+dès cette époque, Venise était condamnée dans l'esprit de Bonaparte.
+La première de ces[195] lettres est adressée au ministre de France
+à Venise, Lallement. Bonaparte le prévient qu'il vient d'envoyer à
+Venise un de ses aides de camp, Junot, porteur d'une lettre au Doge.
+Il lui adresse en même temps une note énumérant sept griefs[196] dont
+il exigera le redressement immédiat: «Vous demanderez au Sénat de
+Venise une explication catégorique dans douze heures, savoir si nous
+sommes en paix ou en guerre, et, dans le dernier cas, vous quitteriez
+sur-le-champ Venise.» Vient ensuite une proclamation[197] au peuple
+de terre ferme. Il plaint les Vénitiens du peu d'égards que leur
+ont témoigné les patriciens, et leur annonce une prompte vengeance:
+«Je sais que, n'ayant aucune part à son gouvernement, je dois vous
+distinguer dans les différents châtiments que je dois infliger aux
+coupables. L'armée française protégera votre religion, vos personnes
+et vos propriétés. Vous avez été vexés par ce petit nombre d'hommes
+qui se sont, depuis le temps de la barbarie, emparés du gouvernement.
+Si le Sénat de Venise a sur vous le droit de conquête, je vous
+en affranchirai. S'il a sur vous le droit d'usurpation, je vous
+restituerai vos droits.» Il prescrivait en même temps au général
+Kilmaine, auquel il avait laissé le commandement de toutes les
+forces laissées en arrière, de désarmer les garnisons vénitiennes de
+Padoue, Trévise, Bassano, Vérone, Brescia et Bergame, et d'installer
+partout des municipalités provisoires[198]. «Vous aurez bien soin de
+ne vous laisser arrêter par aucune espèce de considération. Si dans
+vingt-quatre heures la réponse n'est pas faite, que tout se mette en
+marche à la fois, et que sous vingt-quatre heures il n'existe pas un
+soldat vénitien sur le continent... Tout va fort bien ici, et, si
+l'affaire de Venise est bien menée, comme tout ce que vous faites,
+ces gaillards-là se repentiront, mais trop tard, de leur perfidie. Le
+gouvernement de Venise, concentré dans sa petite île, ne serait pas,
+comme vous le pensez bien, de longue durée.»
+
+[Note 195: _Correspondance_, t. II, p. 474.]
+
+[Note 196: Id., id.]
+
+[Note 197: Id., p. 477.]
+
+[Note 198: Id., p. 476.--Cf. lettre du 11 avril au général Baraguey
+d'Hilliers (_Correspondance_, t. II, p. 479).]
+
+Ultimatum menaçant adressé au Sénat sous la double forme d'une
+note remise par le ministre de France et d'une lettre lue au doge
+par un aide de camp, appel à la révolte des peuples restés soumis,
+mesures militaires destinées à prévenir toute résistance: comme
+on le voit, Bonaparte n'a pas ménagé Venise, et il prévoyait si
+peu une opposition quelconque à ses ordres, qu'il prenait soin, ce
+même jour 9 avril 1797, d'envoyer au Directoire copie des lettres
+précédentes[199], et il y ajoutait cet étrange commentaire: «Quand
+vous lirez cette lettre, nous serons maîtres de tous les États
+de terre ferme, ou bien tout sera rentré dans l'ordre et vos
+instructions exécutées. Si je n'avais pas pris une mesure aussi
+prompte et que j'eusse donné à tout cela le temps de se consolider,
+cela aurait pu être de la plus grande conséquence.»
+
+[Note 199: _Correspondance_, II, p. 498. Cf. la curieuse lettre
+adressée par Bonaparte à Pesaro, le 11 avril (_Correspondances_,
+t. II, p. 483). «Il serait singulier que le Sénat de Venise nous
+obligeât à lui faire la guerre, dans le moment où nous sommes en paix
+avec tout le continent.»]
+
+Avant que la réponse du Directoire à ces diverses communications ne
+fût parvenue, Junot se rendit à Venise et y exécuta les ordres de
+son général[200]. Arrivé le 14 avril, il était, dès le lendemain,
+introduit au grand Conseil et donnait lecture de la lettre
+suivante[201]: «Toute la terre ferme de la sérénissime République
+de Venise est en armes; de toutes parts les paysans, que vous avez
+armés et soulevés, crient: mort aux Français! plusieurs centaines
+de soldats de l'armée d'Italie en ont déjà été victimes. C'est en
+vain que vous désarmerez des rassemblements que vous-mêmes vous
+avez organisés. Croyez-vous que, dans le moment où je me trouve au
+coeur de l'Allemagne, je ne puisse pas faire respecter le premier
+peuple de l'univers? Le sénat de Venise a répondu par la perfidie la
+plus noire aux procédés généreux que nous avons toujours eus avec
+lui... La guerre ou la paix. Si vous ne prenez pas, sur-le-champ, les
+moyens de dissiper les rassemblements, si vous ne faites pas arrêter
+et livrer en mes mains les auteurs des assassinats qui viennent de
+se commettre, la guerre est déclarée. Le Turc n'est pas sur vos
+frontières. Aucun ennemi ne vous menace: cependant, de dessein
+prémédité, vous avez fait naître des prétextes pour avoir l'air de
+justifier un rassemblement dirigé contre l'armée. Il sera dissous
+dans vingt-quatre heures. Nous ne sommes plus au temps de Charles
+VIII.» À ces insultes qu'aggravait encore l'affectation de rudesse
+militaire avec laquelle Junot les jetait à la face du Sénat, il n'y
+avait qu'à répondre par la guerre immédiate, et, puisqu'on évoquait
+le souvenir des temps anciens, se rappeler que Venise avait jadis
+lutté contre le pape, les rois de France et d'Espagne et l'empereur
+d'Allemagne coalisés: mais on venait d'apprendre la terrible nouvelle
+des préliminaires de Leoben. On n'en connaissait pas le texte, mais
+on soupçonnait quelque trahison. D'ailleurs on n'ignorait pas que
+l'Autriche ne viendrait pas au secours de la ville menacée, et que
+le général vainqueur n'avait, pour ainsi dire, qu'à étendre la main
+pour exécuter ses menaces. La réponse du doge fut[202] donc humble,
+plus peut-être qu'il n'aurait convenu au chef d'une République
+autrefois si orgueilleuse. Il protestait de ses bonnes intentions,
+de «l'ingénuité de sa conduite», annonçait que satisfaction serait
+accordée sur tous les points et espérait que les bons rapports
+continueraient entre les deux Républiques. Quant au Sénat, il
+s'associa par un vote aux paroles de son chef et décréta, par cent
+cinquante-six suffrages, que deux députés, le censeur Francesco Dona
+et l'ancien ministre de la guerre, Leonardo Giustiniani, seraient
+envoyés à Bonaparte pour lui faire agréer les excuses de la
+République. Mais il était déjà trop tard. Deux événements survinrent
+à l'improviste qui renversèrent toutes leurs espérances et donnèrent
+à Bonaparte le prétexte qu'il cherchait et l'excuse dont il avait
+besoin.
+
+[Note 200: Rapport de Junot à Bonaparte, cité par DARU, t. VII, p.
+302.]
+
+[Note 201: _Corresp._, t. II, p. 473.]
+
+[Note 202: La lettre du Doge a été donnée par _Daru_, t. V, p.
+335-338.]
+
+Le général Kilmaine, au reçu de la dépêche du 9 avril, avait exécuté
+ses ordres. Nulle part il n'avait rencontré de résistance. Les
+garnisons vénitiennes avaient été partout désarmées, sauf à Vérone,
+car dans cette ville s'étaient concentrés plusieurs régiments
+d'Esclavons qui ne paraissaient nullement disposés à l'obéissance,
+et se sentaient soutenus par des bandes de paysans qui tenaient la
+campagne et par l'armée autrichienne de Laudon qui campait dans le
+voisinage, aux débouchés du Tyrol. Kilmaine se contenta d'augmenter
+la garnison française. Elle comprenait environ 1.900 hommes, sans
+parler des 300 à 400 malades ou employés d'administration épars
+dans la ville, sous le commandement d'un chef énergique, le général
+Balland, et campait dans les forts; mais, de part et d'autre, on
+était sur le qui-vive. Dès le 16 avril, des barques, chargées de
+vivres pour l'armée française, avaient été arrêtées et pillées à
+Pescentina par des paysans vénitiens. Le nombre des assassinats
+augmentait. C'était un véritable état de guerre. La moindre étincelle
+allait provoquer l'incendie.
+
+Le 17 avril, lundi de Pâques, deux patrouilles vénitienne et
+française se rencontrèrent dans la ville et s'insultèrent[203].
+Aussitôt les Vénitiens se jettent sur les Français répartis dans
+les différents quartiers de la ville et commencent à les égorger.
+Le général Balland fait battre le rappel et ordonne de tirer le
+canon des châteaux. La première volée enleva le faîte du palais des
+Scaliger. Enfiévrée par ces détonations inattendues, la populace
+sort des maisons, le couteau à la main, et égorge sans pitié tous les
+Français isolés qu'elle rencontre. Tous ceux qui ne parvinrent pas
+à se réfugier dans les forts, ou qui ne trouvèrent pas asile chez
+quelques Véronais, tels que les comtes Nogarola et Carlotti, assez
+généreux pour risquer leur vie en bravant les fureurs populaires,
+hommes, femmes et enfants furent massacrés, et souvent avec d'odieux
+raffinements. Nos blessés et nos malades ne furent pas respectés dans
+les hôpitaux. On les arrachait de leurs lits de souffrance et les
+cadavres étaient jetés dans l'Adige: «C'était, raconte l'historien
+Botta, c'était un spectacle à la fois déplorable et terrible que ces
+malades languissants, poursuivis par des assassins couverts de sang;
+que ces femmes épouvantées foulées aux pieds par des femmes en furie.
+J'ai vu un portique encore dégouttant du sang des Français, assommés
+plutôt qu'égorgés par le peuple exaspéré; j'ai vu retirer des puits
+et des égouts des uniformes ensanglantés; j'ai vu les assassins
+porter en triomphe les dépouilles de leurs victimes; mais c'était
+à l'hôpital qu'on remarquait le plus d'acharnement et de cruauté.
+Plusieurs malades furent tués, d'autres maltraités et dépouillés. Ni
+les supplications, ni l'état de faiblesse, ni l'aspect même de la
+mort ne pouvaient inspirer de la pitié à ces cruels qui n'avaient
+plus de l'homme que la forme.»
+
+[Note 203: D'après le rapport du provéditeur et du podestat (daté
+de Vienne, 18 avril): «il était à peu près quatre heures du soir
+lorsque, sans que rien nous en eût fait connaître la cause, on
+entendit partir du fort le plus élevé au-dessus de la ville, trois
+coups de canon à poudre qui paraissaient un signal.» D'après les
+relations françaises, Balland n'aurait ouvert le feu, qu'en apprenant
+les premiers assassinats. Les relations françaises ont été imprimées
+dans le recueil de pièces relatives aux affaires de Venise, du 22
+floréal an V.]
+
+Le général Balland avait ouvert et continuait contre la ville un
+feu destructeur. Les magistrats vénitiens qui jusqu'alors avaient
+tout laissé faire, mais sans paraître, envoyèrent un parlementaire
+au général en le priant d'arrêter le désastre, ou sinon ils ne
+promettaient pas de faire respecter quelques malheureux Français
+qui avaient trouvé asile dans le palais du gouverneur. Balland
+pour les sauver consentit à traiter, mais on ne put s'entendre sur
+les conditions. Il exigeait avec raison le désarmement universel
+et des otages. Les insurgés, dont le nombre augmentait d'heure en
+heure, réclamaient l'évacuation des forts. La lutte continua. Les
+magistrats, incapables de maîtriser plus longtemps cette multitude
+furieuse, disparurent, et les massacres recommencèrent.
+
+Pendant quelques jours la situation de Balland fut critique. Les
+insurgés étaient nombreux et interceptaient les communications. Le
+comte Francesco des Emiles s'emparait de la porte San-Zeno. Les
+capitaines Nogarola et Caldgano prenaient les portes de l'évêque
+et Saint-Georges, et donnaient la main aux paysans insurgés. Les
+Esclavons pressaient le siège des châteaux. Le vieux fort adossé à
+la ville, et séparé d'elle seulement par un mauvais pont fermé par
+une grille en fer, était fort compromis. Le château de Saint-Félix
+était bombardé par des batteries établies à Pescentina. Enfin Laudon,
+prévenu par les insurgés, accourait à marches forcées. Balland pour
+se dégager essayait d'opérer des sorties, mais elles étaient toujours
+ramenées avec perte. Il n'avait d'autre ressource que de tirer sur la
+ville à boulets rouges afin d'allumer des incendies et d'obtenir de
+la sorte quelque répit, mais il n'était que temps pour lui et pour la
+petite garnison française de recevoir des secours.
+
+Le 21 avril le général Chabran arriva le premier de Brescia avec 1200
+hommes de renfort[204]; il passa sur le ventre à un corps nombreux
+de paysans, mais ne put opérer sa jonction avec Balland. Le 23 on
+apprenait la signature des préliminaires de Leoben et le général
+autrichien Laudon suspendait sa marche. Kilmaine, au contraire,
+précipitait la sienne[205]. Il arrivait avec la garnison de Mantoue.
+Celle de Bologne était annoncée. Victor accourait de Padoue avec
+une petite armée de 6.000 hommes. Les Véronais n'avaient plus qu'à
+se soumettre. Le chef des Esclavons, le général Fioraventi, voulut
+prévenir l'attaque des Français, mais il fut battu à Croce-Bianca et
+obligé de se rendre. Un nouveau combat, à Pescentina, nous permit
+enfin d'entrer dans la cité rebelle. Kilmaine la livra au pillage,
+fusilla les chefs de l'insurrection, et lança sur les routes sa
+cavalerie pour désarmer les paysans et sabrer ceux qui résisteraient.
+L'ordre fut donc rétabli, mais près de 400 Français avaient succombé
+dans cet affreux massacre resté célèbre dans l'histoire sous le nom
+de Pâques Véronaises. Ce fut comme une manifestation spontanée de
+ressentiments dévorés en silence. On eût dit que la haine populaire,
+plus clairvoyante que la politique des hommes d'État, semblait avoir
+deviné qu'au moment même Bonaparte abandonnait à l'Autriche les
+dépouilles de Venise.
+
+[Note 204: Rapport du général Chabran daté de Croce-Bianca.]
+
+[Note 205: Rapports adressés par Kilmaine à Bonaparte, Mantoue, 22
+avril, et Vérone, 27 avril. Rapport du général Balland, Vérone, 27
+avril.]
+
+Certes nous ne chercherons pas à justifier un acte aussi odieux
+que les Pâques Véronaises. Les Vénitiens méritaient une punition
+exemplaire: mais l'histoire est si souvent faite de mensonges et de
+conventions que les erreurs s'accréditent, et qu'il devient difficile
+de les faire disparaître. Ainsi n'avons-nous pas lu et sans doute
+ne lirons-nous pas encore que ce fut pour se venger des Pâques
+Véronaises que Bonaparte abandonna Venise à l'Autriche? Un simple
+rapprochement de dates suffira pour démontrer que Venise était déjà
+sacrifiée. Les préliminaires de Leoben furent signés le 18 avril,
+et les plénipotentiaires en discutaient les conditions depuis le 7
+avril, jour où fut signé l'armistice de Judenbourg. Quant aux Pâques
+Véronaises elles commencèrent le lundi 17 avril, à quatre heures
+de l'après-midi. Bonaparte ne pouvait évidemment deviner ce qui se
+passait à cent cinquante lieues derrière lui: ce n'est que plus tard,
+et pour se justifier, qu'il affecta de représenter la cession de
+Venise comme une vengeance du massacre de Vérone, et la postérité a
+eu le tort d'accepter, sans même le discuter, ce jugement erroné.
+
+Aussi bien un acte plus odieux encore[206] allait fournir à Bonaparte
+de nouveaux griefs également sérieux. Le 29 avril, un lougre
+français de huit canons, monté par trente-quatre hommes d'équipage,
+et commandé par le capitaine Laugier, poursuivi dans le golfe de
+Venise par des frégates autrichiennes, s'était engagé dans la passe
+du Lido afin de trouver un refuge dans le port. Or d'antiques
+règlements défendaient l'entrée du port à tout navire belligérant.
+Le capitaine Laugier reçut l'ordre d'appareiller. Il allait obéir,
+lorsque les forts vénitiens le criblèrent de boulets. Il fut tué avec
+quelques-uns de ses matelots, et les autres furent faits prisonniers
+et laissés toute la nuit sans vêtements sur le pont du navire[207].
+Les Vénitiens ont prétendu plus tard que le lougre de Laugier était
+un corsaire, qu'il avait attaqué le premier les navires vénitiens
+ancrés dans le port, et qu'on n'avait fait qu'user de représailles à
+son endroit, mais est-il probable qu'un navire, déjà poursuivi par
+des forces supérieures, ait cherché à attaquer d'autres navires,
+défendus par des fortifications? Laugier demandait simplement un
+refuge, et il fut assassiné comme l'étaient au même moment ses
+compatriotes dans les rues de Vérone. Ce déplorable événement allait
+singulièrement aggraver les dangers de la République Vénitienne.
+
+[Note 206: Sur l'affaire de Laugier, voir la protestation du ministre
+Lallement. Elle a été insérée par DARU dans les pièces justificatives
+de son _Histoire de Venise_, t. VII, p. 309. Cf. lettre de Bonaparte
+au Directoire (Trieste, 30 avril. _Correspondance_, t. III, p. 12).]
+
+[Note 207: Le rapport de l'officier vénitien a été cité par DARU, t.
+V, p. 356. Cf. la relation envoyée par le Sénat à son ambassadeur à
+Paris, le 26 avril 1797.]
+
+Les patriciens, surpris par la rapidité et par l'imprévu des
+événements, n'avaient encore pris aucune résolution: ils attendaient
+sans doute, pour se décider, l'issue des combats livrés dans
+Vérone. Ils apprirent en même temps et la défaite des insurgés et
+la signature des préliminaires de Leoben. Il fallait à tout prix
+désarmer Bonaparte! Le Doge commença, et ce désaveu[208] était une
+première punition, par protester de la pureté de ses intentions
+au sujet des Pâques Véronaises; puis il envoya un exprès aux deux
+députés qui n'avaient pas encore rejoint le quartier général, et leur
+donna pleins pouvoirs pour accorder toutes les satisfactions qu'on
+leur demanderait.
+
+[Note 208: «Lorsqu'une révolution aussi fatale qu'imprévue a éclaté
+dans les villes au delà du Mincio, les sentiments unanimes de nos
+peuple leur ont fait prendre spontanément les armes dans la seule
+intention de comprimer la révolte et de repousser la violence des
+insurgés... Si, dans une confusion aussi grande, quelques malheurs
+sont arrivés, il ne faut les attribuer qu'à la confusion même et
+nullement à la volonté du Sénat. Empressé de satisfaire à votre
+demande, le Sénat fait rechercher pour les consigner en vos mains
+ceux qui ont osé commettre des assassinats sur les individus de
+l'armée française. Les mesures les plus efficaces sont prises pour
+en découvrir les auteurs, afin qu'ils subissent le châtiment qu'ils
+méritent.» Document cité par BARRAL, p. 269.]
+
+Bonaparte ne l'a jamais écrit dans sa _Correspondance_, mais il
+est probable qu'il reçut avec grand plaisir la nouvelle des Pâques
+Véronaises et de l'assassinat de Laugier. Il avait absolument besoin
+de prétextes plausibles pour justifier les préliminaires de Leoben,
+et cette double violation du droit des gens arrivait à point pour
+justifier les représailles.
+
+Dès le 22 avril[209], avant qu'il eut appris les événements de Vérone
+et de Venise, il écrivait au Directoire: «Peut-être serait-il bon
+de déclarer la guerre aux Vénitiens. Par là l'Empereur serait à
+même d'entrer en possession de la terre ferme de Venise, et nous de
+réunir à la république milanaise Bologne, Ferrare et la Romagne. Si
+l'on veut continuer la guerre, je crois qu'il faut encore commencer
+dans cet entr'acte par déclarer la guerre à la République de Venise,
+remuer toute la terre ferme et donner le pouvoir au parti contraire à
+celui de l'aristocratie.» À peine eut-il reçu les dépêches relatives
+au double massacre que, sans même attendre la réponse du Directoire,
+il se prépara à envahir le territoire vénitien, et à jeter lui-même
+par terre le gouvernement dont il avait conspiré la perte. «Il faut
+avant tout, écrivait-il encore au Directoire[210], prendre un parti
+pour Venise... Je sais que le seul parti qu'on puisse prendre est de
+détruire ce gouvernement atroce et sanguinaire.»
+
+[Note 209: Eggen-Wald, 22 avril 1797 (_Correspondance_, t. III, p.
+1).]
+
+[Note 210: Trieste, 30 avril (_Corresp._, t. III, p. 11). Cf. seconde
+lettre du même jour: «Si le sang français doit être respecté en
+Europe, si vous voulez qu'on ne s'en joue pas. Il faut que l'exemple
+de Venise soit terrible. Il nous faut du sang.»]
+
+Pendant ce temps, les envoyés de Venise, Dona et Giustiniani, avaient
+rejoint Bonaparte à Gratz, et avaient eu avec lui une première
+entrevue (26 avril)[211]. Personne encore ne connaissait l'affaire
+Laugier. Le général en chef reçut les députés avec courtoisie,
+mais leur déclara net et clair qu'il ne se contenterait pas de
+satisfactions illusoires. «J'ai quatre-vingt mille hommes et vingt
+barques canonnières, leur dit-il. Je ne veux plus d'inquisition,
+plus de Sénat, je serai un Attila pour Venise. Quand j'avais en
+tête le prince Charles, j'ai offert à M. Pesaro l'alliance de la
+France, je lui ai offert notre médiation pour faire rentrer dans
+l'ordre les villes insurgées. Il a refusé, parce qu'il lui fallait un
+prétexte pour tenir la population sous les armes, afin de me couper
+la retraite, si j'en avais eu besoin; maintenant, si vous réclamez
+ce que je vous avais offert, je le refuse à mon tour. Je ne veux
+plus d'alliance avec vous, je ne veux plus de vos projets, je veux
+vous donner la loi.» Les deux commissaires ne purent qu'opposer de
+vaines protestations à cette mise en demeure. Aussi bien ils avaient
+entendu dire tout le long de la route que Venise était sacrifiée et
+son territoire partagé. À l'angoisse patriotique qui les étreignait
+se joignait la difficulté de négocier avec un général irrité, et
+qui visiblement avait déjà son parti pris à l'avance. Ils luttèrent
+pourtant avec une obstination qui les honore, et obtinrent que les
+négociations continueraient.
+
+[Note 211: Voir le rapport de Dona et Giustiniani, en date du 28
+avril. Il est cité par DARU, t. V, p. 367.]
+
+Ce fut alors qu'on apprit à la fois la bataille de Vérone et
+l'assassinat de Laugier. Effrayés par la responsabilité qui les
+écrasait, Dona et Giustiniani sollicitèrent une nouvelle entrevue
+par une lettre humble et suppliante où ils se mettaient à la merci
+de ce vainqueur sans combat: «Si des circonstances[212] impossibles
+à prévoir ont amené des événements pour lesquels la République
+Française se croie en droit d'exiger des réparations; si, au terme
+des plus glorieux succès militaires, elle jugeait que le gouvernement
+vénitien eût quelque chose à faire pour compléter le nouveau système
+d'équilibre politique, que la France jugera à propos de donner à
+l'Europe, nous supplions Votre Excellence de s'expliquer. La France,
+au point de grandeur où elle est parvenue, objet de l'admiration
+universelle, trouvera certainement plus de gloire dans les efforts
+volontaires que la République vénitienne s'empressera de faire que
+dans une conduite hostile contre un gouvernement qui se reconnaît
+sans défense.» La réponse de Bonaparte fut dure, impitoyable.
+Elle sonnait le glas de la République[213]. La voici: «Je n'ai lu
+qu'avec indignation la lettre que vous m'avez écrite relativement
+à l'assassinat de Laugier. Vous avez aggravé l'atrocité de cet
+événement, sans exemple dans les annales des nations modernes,
+par le tissu de mensonges que votre gouvernement a fabriqués pour
+chercher à se justifier. Je ne puis pas, Messieurs, vous recevoir.
+Vous et votre Sénat êtes dégouttants du sang français. Quand vous
+aurez fait remettre en mes mains l'amiral qui a donné l'ordre de
+faire feu, le commandant de la tour et les inquisiteurs qui dirigent
+la police de Venise, j'écouterai vos justifications. Vous voudrez
+bien évacuer dans le plus court délai le continent de l'Italie.
+Cependant, si le nouveau courrier que vous venez de recevoir était
+relatif à l'événement de Laugier, vous pourriez vous présenter
+chez nous.» Désespérés, Dona et Giustiniani voulurent tenter cette
+dernière chance de réconciliation. Ils se rendirent auprès du général
+à Palmanova, et le supplièrent de ne pas traiter la République
+Vénitienne, cette amie séculaire de la France, plus durement que «les
+ennemis[214] auxquels il accordait la paix, les peuples conquis à qui
+il donnait la liberté, les neutres dont il acceptait l'alliance».
+Le général se contenta de leur répéter froidement les termes de sa
+lettre, et comme les infortunés, poussés au désespoir, recoururent
+au pire des moyens, et essayèrent de le corrompre: «Non, non, leur
+répondit-il avec violence, quand vous couvririez cette plage d'or,
+tous vos trésors, tout l'or du Pérou ne peuvent payer le sang
+français.» Venise était décidément condamnée. Il ne restait plus qu'à
+exécuter la condamnation.
+
+[Note 212: Lettre citée par DARU, t. V, p. 378.]
+
+[Note 213: Trieste, 30 avril. _Correspondance_, t. III, p. 13.]
+
+[Note 214: Rapport des envoyés vénitiens en date du 1er mai. Il est
+cité par DARU, t. V, p. 379.]
+
+
+IV
+
+Bonaparte, à la première nouvelle de ces attentats qui venaient
+si à propos donner à son crime de lèse-nation une apparence de
+légalité, avait écrit à Lallement pour lui intimer l'ordre de quitter
+Venise. Sa lettre était même conçue en termes tellement vifs qu'elle
+semblait rendre impossible tout arrangement ultérieur. Et, en effet,
+sa résolution était bien prise de réduire Venise à la dernière
+extrémité, pour la livrer plus facilement à l'Autriche et obtenir
+ainsi, aux dépens de cette ville infortunée, la paix dont il avait
+besoin. «Le sang français a coulé dans Venise, écrivait-il[215],
+et vous y êtes encore! Attendez-vous donc qu'on vous en chasse?
+Les Français ne peuvent plus se promener dans les rues, ils sont
+accablés d'injures et de mauvais traitements, et vous restez simple
+spectateur! Depuis que l'armée est en Allemagne, on a, en terre
+ferme, assassiné plus de quatre cents Français, on a assiégé la
+forteresse de Vérone qui n'a été dégagée qu'après un combat sanglant,
+et, malgré tout cela, vous restez à Venise!... Faites une note
+concise et digne de la grandeur de la nation que vous représentez et
+des outrages qu'elle a reçus; après quoi partez de Venise et venez
+me joindre à Mantoue.» Il écrivait en même temps à Augereau[216] de
+prendre le commandement en chef à Vérone, et de punir sévèrement les
+principaux instigateurs de la révolte. La division Victor prenait
+position sur l'Adige, Masséna occupait Padoue, Bernadotte Udine,
+Serrurier Sacile, Joubert Vicence et Bassano. Tous les navires
+français qui croisaient dans l'Adriatique recevaient l'ordre de
+se rapprocher de Venise. L'armée française en un mot s'ébranlait
+tout entière contre Venise, et, dès le premier jour, la résistance
+nationale se trouvait paralysée.
+
+[Note 215: Palmanova, 30 avril 1797. _Correspondance_, t. III, p. 14.]
+
+[Note 216: Lettres à Augereau, Milan, 5 mai (_Corresp._, III, 21).
+Ordre général du 6 mai (III, 27). Ordre du 8 mai (III, 31).]
+
+Dès le 2 mai, Bonaparte avait lancé contre Venise un manifeste[217]
+qui équivalait à une déclaration de guerre. Dix-sept griefs y étaient
+énumérés, les uns sans gravité, les autres, malheureusement pour
+Venise, très sérieux. Il informait en même temps le Directoire[218]
+de la résolution qu'il venait de prendre et terminait par ces mots
+significatifs: «Tant d'outrages, tant d'assassinats ne resteront
+pas impunis; mais c'est à vous surtout et au corps législatif qu'il
+appartient de venger le nom français d'une manière éclatante. Après
+une trahison aussi horrible, _je ne vois plus d'autre parti que celui
+d'effacer le nom vénitien de dessus la surface du globe_. Il faut le
+sang de tous les nobles vénitiens pour apaiser les mânes des Français
+qu'ils ont fait égorger... Dès l'instant où je serai arrivé à
+Trévise, j'empêcherai qu'aucun Vénitien ne vienne en terre ferme, et
+je ferai travailler à des radeaux, afin de pouvoir forcer les lagunes
+et chasser de Venise même ces nobles, nos ennemis irréconciliables et
+les plus vils de tous les hommes... L'évêque de Vérone a prêché, la
+semaine sainte et le jour de Pâques, que c'était une chose méritoire
+et agréable à Dieu que de tuer les Français. Si je l'attrape, je le
+punirai exemplairement.»
+
+[Note 217: Manifeste de Palmanova (_Corresp._, t. III, p. 16).]
+
+[Note 218: Lettre de Palmanova, 3 mai 1797 (_Corresp._, t. III, p.
+21).]
+
+Ce furent les ouailles de l'évêque de Vérone qui ressentirent les
+premiers effets de la colère de Bonaparte[219]. Augereau avait été
+chargé de les punir. La punition fut terrible. Les Véronais durent
+payer une contribution de 12.000 sequins pour la dépense de l'armée,
+et une contribution de 50.000 sequins à distribuer entre les soldats
+et officiers qui avaient pris part au siège et à la délivrance de
+la ville. Le séquestre était mis sur les objets déposés au mont de
+piété, sauf ceux d'une valeur moindre de 50 francs qu'on restituerait
+au peuple. Confiscation de tous les chevaux de voiture et de selle.
+Réquisition de cuir pour 40.000 paires de souliers et 2.000 paires
+de bottes; de draps pour 12.000 culottes, 12.000 vestes, 4.000
+habits; de toiles pour 12.000 chemises et 12.000 guêtres; 12.000
+chapeaux et 12.000 paires de bas. Confiscation de l'argenterie
+des églises et des autres établissements publics. Arrestation de
+cinquante Véronais compromis. Ils seront envoyés garrottés à Toulon
+et de là transférés à la Guyane. S'il se trouve des nobles parmi
+eux, on les fusillera. Les biens des condamnés seront confisqués.
+Désarmement de tous les Véronais. Confiscation des «tableaux,
+collections de plantes, de coquillages, etc., appartenant soit à
+la ville, soit aux particuliers». Ces ordres impitoyables furent
+exécutés. Ils furent même dépassés. Un commissaire des guerres,
+Bouquet, et un colonel, Landrieux, se signalèrent si bien par leurs
+exactions qu'Augereau se vit obligé de flétrir leur conduite et
+de provoquer une enquête. Certes les Véronais payaient bien cher
+la faute qu'ils avaient commise de recourir à l'assassinat pour
+recouvrer leur indépendance.
+
+[Note 219: Arrêté de Milan, 6 mai 1797 (_Corresp._, t. III, p. 23).]
+
+Restait Venise, et Venise, derrière ses lagunes, faisait encore
+figure honorable. Venise est en effet dans une position militaire
+incomparable. Bâtie sur soixante et dix îles, reliées entre elles
+par quarante-cinq ponts, protégée du côté du continent par un
+impraticable marais défendu par le fort Malghera, du côté de la mer
+par d'étroits bourrelets de sable défendus par les forts San Pietro,
+Alberoni, Malamocco, et Lido, elle présentait des obstacles presque
+invincibles, même au général qui venait d'humilier l'Autriche. Bien
+que Bonaparte affectât le dédain[220] le plus profond et feignît même
+de ne pas croire à la possibilité de la résistance, au fond du coeur
+il n'était pas tellement rassuré. Venise avait déjà vu plusieurs fois
+l'ennemi à ses portes, et avait victorieusement repoussé toutes les
+attaques. Ne pouvait-elle pas encore, dans l'excès de son désespoir,
+essayer la résistance? Quelques vaisseaux de ligne, 38 frégates
+ou galères, 168 chaloupes canonnières, 750 canons, 8.500 matelots
+et canonniers, 3.500 Italiens et 11.000 Esclavons comme garnison,
+des vivres pour huit mois, des munitions considérables, certes la
+résistance pouvait se prolonger, car nous n'étions pas maîtres de
+la mer, et nous ne pouvions marcher dans les lagunes que la sonde à
+la main, exposés au feu d'innombrables batteries. L'Autriche enfin
+n'avait pas dit son dernier mot. Si elle rejetait les préliminaires
+et nous attaquait avant que Venise eût capitulé, nous étions pris
+entre deux feux. Les Vénitiens, par malheur pour eux, n'étaient
+plus que l'ombre d'eux-mêmes. Ils avaient perdu tout ressort, toute
+énergie. En face de l'ennemi, ils auraient dû n'avoir qu'une pensée,
+lui tenir tête; mais ils étaient divisés. La noblesse et le peuple
+faisaient, il est vrai, cause commune, mais la noblesse, pour ne
+pas avoir à compter plus tard avec le peuple, n'osait le pousser à
+de viriles résolutions. La bourgeoisie se réjouissait de l'approche
+des Français, mais ne laissait pas éclater sa joie, par crainte
+d'un massacre. Les Esclavons enfin, mercenaires à moitié barbares,
+n'attendaient qu'une occasion pour se livrer au pillage. Aussi
+n'envisageait-on qu'avec terreur l'éventualité d'un siège. Une pensée
+égoïste se mêlait encore à ces préoccupations. Les uns craignaient le
+ravage de leurs propriétés de terre ferme, les autres la suppression
+des emplois ou des pensions dont ils vivaient, tous les horreurs du
+sac et du pillage. La démoralisation la plus complète régnait dans
+les esprits. On ne songea bientôt plus qu'à désarmer à tout prix un
+vainqueur justement irrité.
+
+[Note 220: Lettre du 8 mai au Directoire (_Corresp._, t. III, p. 29):
+«Je ne suis éloigné actuellement que d'une petite lieue de Venise, et
+je fais les préparatifs pour pouvoir y entrer de force, si les choses
+ne s'arrangent pas. J'ai chassé de la terre ferme tous les Vénitiens,
+et nous en sommes en ce moment exclusivement les maîtres. Il n'existe
+plus de lion de Saint-Marc.»]
+
+Le 30 avril, lorsqu'on reçut le rapport de Dona et de Giustiniani,
+annonçant pour la première fois la résolution prise par Bonaparte
+de modifier la forme du gouvernement, le doge convoqua dans ses
+appartements privés quarante-trois des plus hauts fonctionnaires
+de la République et demanda leur avis. Daniel Delfino, ancien
+ambassadeur à Paris, prit le premier le parole, et proposa de
+s'adresser au banquier Haller qui consentirait sans doute à
+servir d'intermédiaire, et apaiserait la colère du général; mais
+le procurateur Capello se moqua de cet expédient qu'il trouvait
+puéril, et la proposition fut abandonnée. Le procurateur Pesaro
+demanda alors qu'on se défendît. À ce moment même fut apportée une
+dépêche du commandant de la flottille demandant l'autorisation de
+détruire les ouvrages que commençaient les Français. Pesaro, Priuli,
+Erizzo appuyèrent sa demande, mais Capello fit remarquer qu'on ne
+connaissait pas encore les préliminaires de Leoben et qu'il était
+peut-être dangereux de renoncer brusquement au système de neutralité.
+L'assemblée se sépara, après avoir pris la résolution de convoquer le
+Grand Conseil. «C'en est fait de ma patrie, s'écria Pesaro les larmes
+aux yeux; je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une
+patrie partout: Il faut aller en Suisse.»
+
+Le Grand Conseil se rassembla le 1er mai. Six cent dix-neuf
+patriciens prirent part à cette délibération suprême[221]. Le
+doge leur fit, d'une voix entrecoupée par les sanglots, l'exposé
+de la situation, et leur demanda de donner pleins pouvoirs à
+deux députés pour adopter, de concert avec le général Bonaparte,
+quelques modifications dans la forme du gouvernement. Cinq cent
+quatre-vingt-dix-huit patriciens acceptèrent cette proposition.
+C'était son abdication, c'était la chute de la République que venait
+ainsi de décider cette assemblée, composée en partie de vieillards
+énervés par la consternation générale.
+
+[Note 221: Voici le texte de la délibération: «Vu le malheur des
+circonstances et le péril imminent de la patrie, le Sénat ayant, dans
+sa prudence, jugé nécessaire d'envoyer deux députés auprès du général
+en chef Bonaparte, pour tâcher d'éviter la ruine dont la République
+et cette capitale sont menacées, et ayant autorisé ces deux citoyens
+et l'amiral des lagunes à entrer en négociation, le Grand Conseil
+juge nécessaire d'étendre leurs pouvoirs jusqu'à traiter, même sur
+des objets qui sont de la compétence de son autorité souveraine, sous
+la réserve cependant de sa ratification.»]
+
+Bonaparte ne tenait nullement à commencer contre Venise des
+hostilités réelles, car il appréciait la difficulté d'emporter les
+lagunes et redoutait toujours une intervention de l'Autriche; mais
+il reçut très mal les deux commissaires qui le rejoignirent à
+Malghera[222], et leur déclara qu'il ne traiterait qu'après qu'on
+lui aurait livré les trois inquisiteurs d'État et le commandant du
+Lido. Il se laissa pourtant arracher une suspension d'armes de six
+jours. Il espérait en effet que la terreur des Vénitiens grandirait
+et qu'ils subiraient toutes ses exigences[223]. En effet il n'y avait
+plus moyen de résister aux injonctions de Bonaparte, car le péril
+devenait grave. La bourgeoisie conspirait au grand jour, le peuple
+s'agitait, et les Esclavons menaçaient de tout piller. Le bruit se
+répandait même que tous les patriciens allaient être massacrés, s'ils
+ne se décidaient à changer la forme du gouvernement.
+
+[Note 222: Voir le rapport des commissaires (DARU, V, 399): «Il
+a ajouté que dans quinze jours il serait maître de Venise, que
+les nobles Vénitiens ne se déroberaient plus à la mort qu'en se
+dispersant pour aller errer sur la terre, comme les émigrés français;
+que leurs biens dans les provinces déjà conquises allaient être
+confisqués; que les lagunes ne l'épouvantaient pas; qu'il les
+trouvait conformes à l'idée qu'il s'en était faite, et sur laquelle
+il avait arrêté ses plans. Tous nos arguments furent inutiles.» Cf.
+lettre transmise par Berthier aux députés Dona et Giustiniani, et
+confirmant tous les détails de l'entrevue (_Corresp._, t. III, p.
+16). Lettre datée de Mestre, 2 mai 1797.]
+
+[Note 223: Aussi Bonaparte n'hésitait-il pas à écrire au Directoire
+(Milan, 8 mai 1797, _Correspondance_, t. III, p. 29): «Le Grand
+Conseil a déclaré qu'il allait abdiquer sa souveraineté et établir
+la forme de gouvernement qui me paraîtrait la plus convenable. Il
+compte d'après cela y établir une démocratie, et même faire rentrer
+dans Venise 3 à 4000 hommes de troupes. Je crois qu'il devient
+indispensable que vous renvoyiez M. Querini.»]
+
+Le 4 mai, le Grand Conseil s'assembla de nouveau. À la majorité
+de sept cent quatre voix contre douze, la proposition du doge fut
+acceptée. Elle portait que les commissaires étaient autorisés à
+stipuler des changements dans la constitution de l'État. En outre,
+une procédure était commencée contre les inquisiteurs d'État et le
+commandant du Lido. Donat et Giustiniani partirent aussitôt pour
+informer Bonaparte de cette nouvelle concession.
+
+Avant qu'ils l'eussent rejoint à Milan, Venise était bouleversée
+par une révolution intérieure[224]. L'arrestation des inquisiteurs
+d'État avait désorganisé la police vénitienne, la bourgeoisie
+devenait menaçante, les Esclavons faisaient craindre les plus
+horribles excès, et le peuple, excité sous main par les patriciens,
+n'attendait qu'un signal pour se jeter contre les bourgeois. Aussi
+la terreur était-elle à son comble. Le secrétaire de la légation
+française à Venise, un ardent patriote nommé Villetard[225], crut
+l'occasion favorable pour signaler son zèle. Il s'empara de la
+direction des affaires et persuada les partis en présence que le
+seul moyen de prévenir la Guerre civile était d'aller au-devant
+des voeux de Bonaparte, en opérant une révolution pacifique. Il
+rédigea même ou fit rédiger une sorte d'ultimatum[226] qui devait
+être présenté au grand Conseil. Cet ultimatum était divisé en deux
+parties, la première relative «aux mesures à prendre sur-le-champ»
+et la seconde «aux mesures à préparer aujourd'hui pour les exécuter
+demain». Il fallait en premier lieu arrêter Antraigues, le chargé
+d'affaires de Louis XVIII, et saisir ses papiers, élargir tous les
+détenus pour cause politique, ouvrir les prisons et spécialement
+les plombs, abolir la peine de mort, licencier les Esclavons et
+constituer une garde nationale. On réclamait ensuite la nomination
+d'une municipalité provisoire de vingt-quatre membres, un
+gouvernement démocratique, la destruction des insignes de l'ancien
+régime, une amnistie, et l'introduction des Français à Venise. Le
+doge et ses conseillers venaient de lire ce document étrange, et
+étaient encore sous le coup de l'étonnement, quand ils reçurent
+un rapport de Nicolas Morosini, chargé de veiller à la sécurité
+publique dans Venise, qui déclinait toute responsabilité et annonçait
+l'imminence de la guerre civile. Le doge et les vieillards qui
+l'entouraient perdirent la tête, et convoquèrent pour la troisième
+fois le Grand Conseil, afin de prendre une détermination suprême.
+Cinq cent trente-sept personnes assistèrent à l'assemblée. Le doge
+parla avec éloquence de la situation. Au moment où la délibération
+s'engageait, des coups de fusil se firent entendre. C'étaient,
+dirent les uns, des gens affidés qui voulaient jeter l'épouvante
+dans le Grand Conseil; c'étaient, prétendaient les autres, les
+Esclavons qu'on licenciait[227], et qui déchargeaient leurs armes
+avant de les remettre. Les patriciens s'imaginèrent qu'ils allaient
+être tous massacrés, et, en toute hâte, à la majorité de cinq cent
+douze suffrages contre douze et cinq voix nulles, prononcèrent la
+déchéance de l'aristocratie: «Aujourd'hui, pour le salut de la
+religion et de tous les citoyens, dans l'espérance que leurs intérêts
+seront garantis, et avec eux ceux de la classe patricienne et de
+tous les individus qui participaient aux privilèges concédés par la
+République; enfin pour la sûreté du trésor et de la banque: le Grand
+Conseil, d'après le rapport de ses députés, adopte le système qui lui
+a été proposé, d'un gouvernement représentatif provisoire, en tant
+qu'il se trouve d'accord avec les vues du général en chef, et, comme
+il importe qu'il n'y ait point d'interruption dans les soins qu'exige
+la sûreté publique, les diverses autorités demeurent chargées d'y
+veiller.» Le gouvernement se suicidait: mieux aurait valu succomber
+sous les coups de l'ennemi!
+
+[Note 224: C'est ce que constatait Bonaparte dans une dépêche au
+Directoire: Milan, 13 mai 1797 (_Corresp._ t. III, p. 41). «Les
+affaires marchent à grands pas dans Venise même, où l'emprisonnement
+des Inquisiteurs et l'effervescence populaire rendront les propriétés
+incertaines sans la présence d'une force française.»]
+
+[Note 225: Il est probable que Villetard avait des instructions
+secrètes. Cf. lettre de Bonaparte à Haller (Mombello, 21 mai 1797,
+_Corresp._, t. III, p. 61): «Villetard, qui part à l'instant pour
+Venise, a eu de moi diverses instructions verbales pour la conduite
+politique qu'il doit y tenir.»]
+
+[Note 226: L'ultimatum de Villetard, ou du moins attribué à
+Villetard, a été inséré tout au long dans l'ouvrage de DARU, t. V, p.
+412, 415.]
+
+[Note 227: Bonaparte tenait à ce licenciement des Esclavons. Ce qui
+semblerait indiquer qu'il connaissait à l'avance l'ultimatum présenté
+par Villetard ou du moins par ses amis, au Grand Conseil, c'est
+que, dès le 14 mai, c'est-à-dire au surlendemain de la révolution
+démocratique, il réclamait l'exécution d'une des conditions qui
+figuraient dans cet ultimatum. Voir lettre aux Vénitiens, datée de
+Milan (_Correspondance_, t. III, p. 34): «Si vingt-quatre heures
+après la publication du présent ordre, les Esclavons n'ont pas,
+conformément à l'ordre qui leur a été donné par les magistrats
+de Venise, quitté cette ville pour se rendre en Dalmatie, les
+officiers et les aumôniers des différentes compagnies d'Esclavons
+seront arrêtés, traités comme rebelles, et leurs biens en Dalmatie
+confisqués.»]
+
+À la nouvelle de cette résolution extraordinaire, une réaction se
+produisit parmi le peuple en faveur de l'ancien gouvernement. On
+sentait d'instinct que, malgré tous ses défauts, ce gouvernement
+représentait la patrie et l'indépendance vis-à-vis de l'étranger. La
+guerre civile éclata. On pilla les maisons de quelques-uns de ceux
+qui passaient pour avoir pris la plus grande part à cette révolution.
+Le pillage s'étendit jusqu'aux magasins. Quelques bourgeois
+furent même égorgés. Villetard se crut menacé et chercha un refuge
+chez le ministre d'Espagne. Mais l'ordre se rétablit bientôt. Une
+municipalité provisoire de soixante membres fut créée, et son premier
+acte fut de prescrire l'envoi de la flotte vénitienne pour aller
+au-devant des Français et les introduire à Venise. Une division de
+4.000 hommes, commandés par Baraguey d'Hilliers, prit possession de
+la ville au milieu d'un morne silence. C'était le 16 mai 1797, le
+dernier jour de l'indépendance vénitienne.
+
+Le même jour, Bonaparte signait à Milan[228] avec les représentants
+vénitiens, Donat, Giustiniani et Mocenigo, un traité de paix et
+d'alliance avec la nouvelle République. Il y était stipulé que «le
+Grand Conseil de Venise, ayant à coeur le bien de sa patrie et le
+bonheur de ses concitoyens, et voulant que les haines qui ont eu
+lieu contre les Français ne puissent plus se renouveler, renonce à
+ses droits de souveraineté, ordonne l'abdication de l'aristocratie
+héréditaire et reconnaît la souveraineté de l'État dans la
+réunion de tous les citoyens, sous la condition cependant que le
+gouvernement garantisse la dette publique nationale, l'entretien
+des pauvres gentilshommes qui ne possèdent aucun bien fonds, et
+les pensions viagères accordées sous le titre de provisions». Cinq
+articles secrets, annexés au traité de Milan, portaient que les deux
+Républiques, française et vénitienne, s'entendraient pour l'échange
+de divers territoires, que Venise paierait une contribution de trois
+millions en numéraire, trois millions en chanvres, cordages et agrès,
+fournirait trois vaisseaux de ligne et deux frégates et céderait
+vingt tableaux et cinq cents manuscrits.
+
+[Note 228: Art. II du traité. Voir _Correspondance_, t. III, p. 49.]
+
+Le même jour, 16 mai, le Directoire renvoyait de Paris l'ambassadeur
+Querini, et déclarait la guerre à Venise, en sorte qu'à la même
+heure un gouvernement s'effondrait, un traité de paix et d'alliance
+était signé avec ce même gouvernement, et la guerre lui était
+officiellement déclarée, tant il y avait d'incohérence dans la
+direction des affaires, tant les chefs des deux Républiques
+agissaient sans plan convenu et au hasard des événements, tant
+Bonaparte était l'unique maître de la situation et se servait de sa
+toute-puissance pour décider, au gré de ses caprices, ou plutôt au
+mieux de ses intérêts, des destinées d'une République quatorze fois
+séculaire!
+
+Ainsi tomba sans efforts le gouvernement aristocratique, mais rien
+ne semblait menacer l'autonomie de Venise. Elle avait changé de
+constitution sous la pression des baïonnettes françaises, mais
+enfin elle existait encore. Elle espérait même reprendre sous notre
+protection une vie nouvelle, d'autant plus qu'on lui avait fait
+espérer l'annexion de Bologne, de Ferrare et de la Romagne. Puisque
+le traité de Milan laissait subsister le nom et le souvenir de cette
+noble République, le peuple vénitien ne pouvait-il pas se retremper
+dans des institutions nouvelles, et rester uni à l'Italie? Telles
+furent les espérances dont se berçaient les patriotes vénitiens.
+Leurs illusions furent de courte durée, Bonaparte avait déjà dans son
+esprit résolu la ruine et le partage de l'État qu'il venait de fonder.
+
+
+V
+
+La République démocratique de Venise avait été constituée par le
+traité de Milan le 16 mai 1797. Le 26 du même mois, Bonaparte
+écrivait à la municipalité qui venait d'être nommée à Venise[229]:
+«Dans toutes les circonstances, je ferai tout ce qui sera en mon
+pouvoir pour vous donner des preuves du désir que j'ai de voir se
+consolider votre liberté, et de voir la misérable Italie se placer
+enfin avec gloire, libre et indépendante des étrangers, sur la scène
+du monde, et reprendre, parmi les grandes nations, le rang auquel
+l'appellent sa nature, sa position et le destin.» Le lendemain
+27[230], à une heure du matin, ces chiffres ont leur éloquence, il
+annonçait au Directoire qu'il avait proposé à l'Autriche de lui
+donner Venise à titre d'indemnité, et il ajoutait cet incroyable
+commentaire: «Approuvez-vous notre système pour l'Italie? Venise
+qui va en décadence depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance
+et la naissance de Trieste et d'Ancône, peut difficilement survivre
+aux coups que nous venons de lui porter. Population inerte, lâche et
+nullement faite pour la liberté; sans terres, sans eaux; il paraît
+naturel qu'elle soit donnée à ceux à qui nous donnons le continent.
+Nous prendrons tous les vaisseaux, nous dépouillerons l'arsenal,
+nous enlèverons tous les canons, nous détruirons la banque, nous
+garderons Corfou pour nous... On dira que l'Empereur va devenir
+puissance maritime? Il lui faudra bien des années, il dépensera
+beaucoup d'argent et ne sera jamais que de troisième ordre; il aura
+effectivement diminué sa puissance.» Ainsi donc, au moment même où
+Bonaparte adressait aux Vénitiens des paroles si flatteuses, il
+trafiquait d'eux! Sans qu'ils lui eussent donné le moindre sujet de
+plainte, il les vendait à des étrangers! Sans qu'il eut cédé à la
+moindre pression du côté des Autrichiens, il leur livrait de lui-même
+la République créée par lui, garantie par un traité signé de lui, et
+à laquelle il envoyait constamment des assurances de sa protection!
+Rien ne justifiait cette déloyauté ou plutôt cette trahison. La
+Pologne venait d'être partagée, mais au moins la France n'avait pas
+trempé dans cette infamie. Nous allions donner une seconde édition
+du partage de la Pologne, et aux dépens d'un État dont le seul tort
+était d'avoir cru aux promesses de la France! Hélas! nous ne les
+connaissons que trop les déplorables conséquences de ces honteux
+maquignonnages de peuples. La force dorénavant primera le droit,
+et, si la malheureuse Alsace, si l'infortunée Lorraine se débattent
+en ce moment sous la main de leurs oppresseurs, n'est-ce pas une
+punition rétrospective, et n'expions-nous pas en ce moment le fatal
+aveuglement de nos pères!
+
+[Note 229: Mombello, 26 mai 1797 (_Correspondance_, t. III, p. 70).]
+
+[Note 230: _Id._, id., t. III, p. 74. On peut rapprocher de cette
+lettre l'article qui parut dans le _Moniteur_ du 29 mai: «Voici ce
+qu'on lit dans plusieurs journaux. Les chants joyeux de la paix
+se font entendre de toutes parts. Bientôt toute l'Europe, tout le
+globe en va retentir. L'Angleterre et Venise seules restent sur le
+champ de bataille, mais ne tarderont pas l'une à renoncer à ses
+projets ambitieux et destructeurs, l'autre à expier ses imprudentes
+perfidies.»]
+
+Il est vrai que le Directoire n'accepta pas du jour au lendemain
+ce honteux marché. Il n'était jamais entré dans ses desseins de
+rayer Venise du nombre des nations libres, surtout au profit de
+l'Autriche. Exploiter la terreur et la faiblesse des patriciens,
+vivre à leurs dépens, rançonner Venise en un mot, rien de mieux;
+mais détruire Venise, il n'y avait même pas songé. En janvier 1797,
+lorsqu'il avait envoyé Clarke à Vienne présenter un projet de traité
+préparé par Bonaparte et approuvé par eux, le nom de Venise n'y était
+même pas prononcé. Il y était sans doute question de compensations
+territoriales, mais à prendre en Allemagne et nullement en Italie.
+Les préliminaires de Leoben avaient brusquement modifié la situation,
+puisqu'ils n'avaient été signés qu'à la condition expresse de donner
+à l'Autriche, aux dépens de Venise, les compensations qu'elle
+réclamait; mais enfin l'indépendance de Venise était maintenue, et
+le Directoire ne songeait pas à l'anéantir; voici que brusquement
+Bonaparte lui proposait d'en finir avec ce gouvernement vermoulu et
+cette république usée! Voici qu'il présentait la chute et le partage
+de Venise comme une nécessité qui s'imposait, et sans doute qu'il
+agissait déjà, suivant sa méthode habituelle, comme si Venise était
+condamnée[231]!
+
+[Note 231: Ce projet de traité se trouve dans la _Correspondance_ (t.
+II, p. 267).]
+
+Le Directoire se trouvait fort embarrassé. La désinvolture et le
+sans-gêne de son plénipotentiaire n'étaient pas sans lui porter
+ombrage. D'ailleurs un des Directeurs était personnellement intéressé
+au maintien de la République Vénitienne. L'ambassadeur de Venise
+à Paris, Alvise Querini[232], n'avait pas oublié que la corruption
+avait été érigée par son gouvernement en système politique. Il
+résolut d'acheter celui des Directeurs dont la conscience passait
+pour être la plus accommodante. Toujours prudent, il ne le désigne
+jamais, dans ses dépêches, que par son titre, mais l'hésitation
+n'est pas permise. C'est de Barras qu'il s'agit. Barras était loin
+d'être incorruptible, et les personnes qui servirent d'intermédiaires
+à la négociation étaient ses amis particuliers, entre autres son
+secrétaire Bottot. Querini s'adressa donc à Barras et le supplia de
+sauver Venise. Barras ne prit aucun engagement, mais laissa sans
+doute entrevoir que, si Venise y mettait le prix, il lui vendrait
+ses services, car Querini s'empressa de rédiger une dépêche pour
+avertir les patriciens[233]. Il alla même jusqu'à parler de six à
+sept millions qui seraient le prix du marché. Avant que la réponse
+à cette ouverture fût arrivée à Paris, un confident de Barras, sans
+doute son secrétaire Bottot, venait trouver l'ambassadeur et lui
+mettait le marché en main. Il lui apprit que deux des cinq directeurs
+étaient hostiles et deux favorables à Venise, que tout dépendait par
+conséquent du cinquième et que ce cinquième offrait de se prononcer
+pour Venise[234], à condition de recevoir pour lui directement
+600.000 livres tournois et pour ses amis encore 100,000 livres.
+Querini accepta, mais à condition que Brescia, Bergame et les autres
+cités rebelles seraient réduites à l'obéissance et les patriciens
+réintégrés dans tous leurs droits. Bottot revint le jour même et
+annonça que l'affaire était conclue. _Tutto era accordato_.
+
+[Note 232: Les dépêches de Querini, toutes rédigées de sa main, et
+faisant partie de sa collection, ont été léguées à Venise par son
+fils et sa fille. C'est à Venise que les a consultées M. Barral,
+qui en a tiré un excellent parti dans son _Histoire de la chute de
+Venise_.]
+
+[Note 233: Dépêche du 8 avril 1797. «Che forse si protrebbe ottener
+cosi essenziali oggeti con qualche sacrifizio in danare che
+dall'Eccelentissimo Senato fosse ancora per forsi... Di penetrare che
+sei o sette millioni di franchi sarebbero sufficienti.»]
+
+[Note 234: Dépêche du 17 avril: «E che era venuto da me per veder se
+voleva far un qualque sacrifizio; che in tal caso m'assicurava che la
+questione sarebbe stata decisa a favor del mio governo.»]
+
+À Venise, le marché fut ratifié. On fit même une traite de 700.000
+francs sur la banque génoise de Pallavicini[235], mais à condition
+que «toutes les villes de terre ferme, actuellement révolutionnées
+et occupées par les troupes françaises, ressentiront l'effet des
+promesses que vous avez reçues de la part de ceux qui les ont
+consenties». Tout à coup arrive la nouvelle des préliminaires de
+Leoben, de la déclaration de guerre et bientôt de la chute du
+gouvernement aristocratique. Querini tombait avec ce gouvernement.
+Le 22 mai, il recevait l'ordre de quitter Paris; au moins avait-il
+la satisfaction d'apprendre que les lettres de change qu'il avait
+souscrites étaient annulées. Pour achever l'histoire de cette
+honteuse transaction, rappelons ici que Barras eut l'audace de
+présenter au banquier Pallavicini les traites échues en juillet.
+Elles furent naturellement protestées par Querini. Barras en conçut
+un tel ressentiment qu'il fit arrêter et jeter en prison, à Milan,
+l'ancien ambassadeur. Le 11 février 1799, après une longue détention
+préventive, Querini était interrogé par le colonel Pascalis et lui
+avouait qu'il avait confié tous ses papiers au ministre du duc de
+Toscane. On fut obligé de le relâcher. La concussion n'en est pas
+moins nettement établie, et le rôle de Barras est doublement honteux,
+puisqu'il vendait son vote et poursuivait comme un criminel d'État le
+fonctionnaire vénitien, qui n'avait commis d'autre crime que de ne
+pouvoir achever la transaction qu'il avait proposée.
+
+[Note 235: Dépêche du Doge à Querini, à la date du 20 avril.]
+
+Aussi bien ce n'était pas seulement au sein du Directoire que Venise
+trouvait des amis et des protecteurs. L'opinion publique commençait
+à s'émouvoir. Quelques journalistes avaient déjà protesté contre le
+partage projeté. Quelques militaires avaient fait remarquer le danger
+auquel on s'exposait en donnant à l'Autriche, au lieu du Milanais,
+province isolée, et qu'il était facile d'attaquer, un territoire
+continu et de meilleures frontières. Un membre du conseil des Cinq
+Cents, Dumolard, se fit l'interprète de ces répulsions et de ces
+craintes. Il monta à la tribune pour demander des explications (23
+juin 1797).
+
+«L'honneur et le devoir du Corps Législatif, dit-il, l'intérêt
+même de nos armées ordonnent de rompre un trop long silence sur
+des événements qui frappent toute l'Europe, et qui ne sont ignorés
+que dans cette enceinte. Je viens parler de l'Italie. Le manifeste
+du général Bonaparte contre l'état de Venise a retenti dans toute
+l'Europe: il vous a été transmis officiellement par le Directoire
+le 27 floréal dernier. Vous frémîtes alors d'une juste indignation
+contre les attentats dont nos soldats furent les victimes. Quelques
+écrivains ont pu élever des doutes sur la vérité des faits allégués
+dans ce manifeste. Le Corps Législatif a dû croire à un manifeste
+garanti par la puissance exécutive. Le moment n'est pas arrivé de
+discuter si on devait déclarer la guerre. Vous ne pouviez la faire
+sans l'initiative du Directoire qui, lui-même, ne pouvait prendre des
+mesures hostiles sans vous en instruire sur-le-champ. La renommée
+a publié dans toute l'Europe la révolution de Venise; nos troupes
+y sont entrées, sa marine est en notre pouvoir, le plus ancien
+gouvernement de l'Europe n'est plus, il reparaît sous des formes
+démocratiques... C'est à vous à examiner si le Directoire n'a pas
+violé la constitution; si, en termes déguisés, il n'a pas fait de
+son chef la guerre, la paix, et peut-être des traités dont il ne
+vous a donné aucune connaissance... Nous ne sommes plus à ces temps
+désastreux où Clootz et sa secte des illuminés voulaient planter
+l'arbre de la liberté républicaine dans tout le globe. Nous voulons
+jouir de notre liberté en respectant les autres gouvernements.»
+L'orateur concluait en demandant des éclaircissements au Directoire.
+Aussitôt s'engagea une vive discussion. Bailleul qualifia le discours
+de son collègue de tissu d'absurdités, et demanda l'ordre du jour.
+Guillemardet s'étonna de ce qu'on se plaignit au conseil des Cinq
+Cents d'une révolution démocratique et des justes représailles
+infligées à des ennemis. Mais Garaud-Coulon, Doulcet et Boisy
+demandèrent et obtinrent l'impression du discours de Dumolard, et
+Thibaudeau proposa de nommer une commission chargée d'étudier les
+événements de Venise. Cette proposition fut adoptée à une forte
+majorité: ce qui indiquait non pas précisément un parti pris, mais
+une défiance prononcée à l'égard des projets de Bonaparte.
+
+La séance du 5 messidor eut un grand retentissement à Paris, et plus
+encore en Italie. Tous les républicains honnêtes et consciencieux
+s'associèrent au noble langage de Dumolard. Les Vénitiens se crurent
+sauvés, mais ils avaient compté sans les irrésolutions du Directoire,
+et surtout sans la colère de Bonaparte. Ce dernier exhala son
+dépit ou plutôt sa fureur dans une lettre[236] célèbre. «Je reçois
+à l'instant, citoyen Directeur, la motion d'ordre de Dumolard...
+J'avais le droit, après avoir conclu cinq paix et donné le dernier
+coup de massue à la coalition, sinon à des triomphes civiques, au
+moins à vivre tranquille, et à la protection des premiers magistrats
+de la République; aujourd'hui je me vois dénoncé, persécuté, décrié
+par tous les moyens, bien que ma réputation appartienne à la patrie.
+J'aurais été indifférent à tout; mais je ne puis pas l'être à cette
+espèce d'opprobre dont cherchent à me couvrir les premiers magistrats
+de la République... J'ai le droit de me plaindre de l'avilissement
+dans lequel ils traînent ceux qui ont agrandi, après tout, la gloire
+du nom français. Je vous réitère, citoyen Directeur, la demande que
+je vous ai faite de m'accorder ma démission. J'ai besoin de vivre
+tranquille, si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre.
+Vous m'aviez chargé des négociations, j'y suis peu propre.» Le
+même jour il rédigeait une note[237] sur les événements de Venise,
+dans laquelle il cherchait à démontrer que les Vénitiens avaient
+exaspéré la patience française, et s'étaient donné les torts de
+l'agression; puis brusquement et comme emporté par la violence de
+son ressentiment, il coupait court aux explications, et terminait
+par cette foudroyante apostrophe: «Mais je vous prédis, et je parle
+au nom de 80.000 soldats, ce temps où de lâches avocats et de
+misérables bavards faisaient guillotiner les soldats est passé; et,
+si vous y obligez, les soldats d'Italie viendront à la barrière de
+Clichy avec leur général, mais malheur à vous!»
+
+[Note 236: Lettre présumée de Mombello, 30 juin 1797
+(_Correspondance_, t. III, p. 151).]
+
+[Note 237: Note sur les événements de Venise, présumée de Mombello,
+30 juin 1797 (_Correspondance_, t. III, p. 156).]
+
+À ces menaces qu'on ne prenait même plus la peine de déguiser, le
+Directoire, s'il avait eu de l'énergie, aurait dû répondre par une
+destitution, mais Bonaparte n'était déjà plus de ceux qui exécutent
+sans discussion les ordres qu'on leur donne, et, comme il avait soin
+de le faire remarquer, le temps était passé où les avocats faisaient
+la loi aux généraux. Les Directeurs feignirent de ne pas avoir
+compris la menace et de ne pas avoir reçu l'offre de la démission.
+Les négociations continuèrent, et Bonaparte resta le maître.
+
+Pendant que se discutaient ses futures destinées, la nouvelle
+République vénitienne présentait le spectacle de la désorganisation.
+Sans doute les Vénitiens s'étaient empressés de se mettre à la
+mode du jour. Ils avaient décrété la démolition des prisons de
+l'Inquisition d'État. Ils avaient sur l'évangile ouvert que tenait
+le lion de Saint-Marc, et sur lequel on lisait: _Pax tibi, Marc,
+evagelista meus_, substitué les mots: Droits de l'homme et du
+citoyen, ce qui fit dire plaisamment à un gondolier que le lion
+avait enfin retourné la page; ils avaient adopté une cocarde
+tricolore, et, sous le nom de société de l'instruction publique,
+fondé une succursale du club des Jacobins. Les Procuraties vieilles
+et nouvelles s'appelaient Galeries de la liberté[238]. On jouait au
+théâtre: _Il matrimonio Democratico ossia il flagello dei feudatari_
+d'Antonio Sografi, ou bien encore l'_Ex marchesa della Tomboletta a
+Parigi_. Les citoyens avaient endossé la carmagnole, et les femmes
+se promenaient demi-nues, en tuniques à l'athénienne, en chapeaux
+à la Paméla, en cheveux courts à la guillotine: ce n'étaient là
+que les changements extérieurs. Au fond la plus grande inquiétude
+régnait dans les esprits. On redoutait les convoitises autrichiennes,
+on avait peur de Bonaparte, on sentait de toutes parts crouler
+l'antique édifice, et s'imposer, pour le remplacer, la domination
+étrangère.
+
+[Note 238: CANTU, liv. XI, p. 87.]
+
+Padoue, l'antique rivale de Venise, donna le signal. Invitée par le
+général Victor, qui avait son quartier général dans cette ville,
+à abattre le lion de Saint-Marc, non seulement elle le fit avec
+empressement, mais encore déclara rompus tous ses liens avec la
+République. Elle poussa même la jalousie jusqu'à vouloir priver
+Venise de l'usage des eaux douces de son territoire. La municipalité
+de Chiozza[239], un faubourg de Venise, s'adressait à Bonaparte pour
+demander son annexion à la future République Cisalpine: «Le peuple
+de Chiozza, écrivaient les représentants de cette petite ville, né
+contemporain de celui de Venise, mais libre et indépendant de ce
+dernier, fait, depuis plusieurs siècles, partie de l'état vénitien,
+dont le gouvernement tyrannique le rendit sujet, après avoir
+répandu le sang de quelques milliers de Chiozzates qui voulaient
+défendre leur liberté. Daignez exaucer le voeu général. Ajoutez un
+nouveau prix au don précieux que vous nous avez fait de la liberté,
+en réunissant ce peuple à celui de la République Cisalpine.» Les
+provinces de Vicence[240] et de Bassano proclamaient également leur
+indépendance. À vrai dire tout s'effondrait, tout était bouleversé,
+et Bonaparte continuait à garder le secret des négociations. C'était
+une situation intolérable et la municipalité[241] de Venise ne
+pouvait la supporter plus longtemps sans s'exposer à une nouvelle
+révolution.
+
+[Note 239: DARU, ouv. cit., t. VII, p. 373.]
+
+[Note 240: DARU, id., 396. «Les provinces qui gémissaient sous le
+joug des Vénitiens, représentées par leurs députés réunis dans un
+congrès central, réclament de vous leur liberté et leur réunion à la
+République Cisalpine.» Cf. lettre de Joubert à Bonaparte, Bassano,
+14 mai 1797 (DARU, VII, p. 315). Id., Vicence, 9 août 1797 (VII, p.
+396).]
+
+[Note 241: Arnault écrivait à Bonaparte, le 5 juin 1797: «La
+municipalité, faible et divisée, ne se regarde pas comme
+suffisamment constituée; les opérations se ressentent de ce manque de
+confiance. Composée d'un grand nombre d'hommes timides et de quelques
+hommes trop hardis, elle donne peu à espérer et beaucoup à craindre.
+Livrée à elle-même, elle passerait facilement de son inaction
+actuelle aux plus terribles abus de l'autorité révolutionnaire.»]
+
+Battaglia, l'ancien provéditeur, crut pouvoir prendre sur lui
+de s'adresser directement à Bonaparte en le consultant sur ses
+intentions. Ce dernier, gêné par cette mise en demeure, et ne voulant
+d'ailleurs prendre aucun engagement formel, répondit[242] par de
+banales protestations et des plaintes contre l'oligarchie, mais ne
+laissa rien percer de ses futurs desseins. «La loyauté de votre
+caractère, la pureté de vos intentions, la véritable philosophie
+que j'ai reconnue en vous tout le temps que vous avez été chargé du
+pouvoir suprême sur une partie de vos compatriotes, vous ont mérité
+mon estime; si elle peut vous dédommager des maux de toute espèce
+que vous avez endurés pendant ces derniers temps, je m'estimerai
+heureux... L'oligarchie de Venise aurait dû céder à un gouvernement
+plus sage; elle aurait au moins fini sans se rendre coupable d'un
+crime dont les historiens français ne peuvent trouver le semblable
+sans être obligés de remonter à plusieurs siècles.» Ces compliments
+emphatiques, ces creuses déclamations, rassurèrent Battaglia et les
+membres de la municipalité. Ils s'imaginèrent que les préliminaires
+de Leoben n'avaient été qu'un leurre pour l'Autriche, et qu'une
+menace pour le gouvernement oligarchique. Ils ne pouvaient croire
+d'ailleurs qu'après la solennelle reconnaissance de la nouvelle
+république par la France et le traité de Milan, l'autonomie de Venise
+ne serait pas respectée. Aussi s'efforcèrent-ils, tout en ménageant
+leurs vainqueurs, de vivre et d'agir comme s'ils devaient continuer
+à être libres et indépendants. Ils célébrèrent même des fêtes en
+l'honneur du nouvel ordre de choses. À la Pentecôte ils plantèrent
+en grande pompe des arbres de la liberté. On avait construit sur la
+place Saint-Marc, en face de l'église, une grande loge avec estrade
+pour les musiciens. L'arbre était couché au milieu de la place. Deux
+enfants, un jeune homme et une jeune femme qu'on allait marier, et
+deux vieillards s'approchèrent de l'arbre qui bientôt fut dressé
+aux applaudissements de l'assistance et au bruit du canon. Un _Te
+Deum_ fut ensuite célébré à Saint-Marc, le jeune couple fut marié,
+et l'abbé Collalto prononça un discours bizarre où il comparait
+à la croix l'arbre de la liberté. On dansa dans toutes les rues,
+le théâtre Fenice donna une représentation gratuite, et le général
+Baraguey d'Hilliers, qui avait assisté à la fête, daigna déclarer
+qu'il était très satisfait de l'empressement des Vénitiens[243]. Il
+est vrai que, le même jour, les excès avaient commencé. La foule
+s'était portée au palais grand-ducal, avait lacéré les bannières,
+monuments de tant d'insignes victoires, brûlé le siège du doge, et le
+fameux livre d'or. L'anneau que les doges jetaient dans l'Adriatique
+le jour de l'Ascension, quand ils montaient sur le _Bucentaure_, fut
+sauvé par hasard et vendu à un orfèvre pour cent soixante livres.
+Ainsi disparaissaient les derniers témoins de tout un passé de gloire.
+
+[Note 242: Mombello, 3 juillet 1797. _Corresp._ III, 167.]
+
+[Note 243: Le même jour, l'arbre de la Liberté était planté dans
+toutes les villes du territoire vénitien, sauf à Udine où Bernadotte,
+qui connaissait les projets de Bonaparte, ne voulut pas se prêter à
+une indigne comédie, et aima mieux préparer les habitants à la pensée
+de leur prochain abandon.]
+
+Afin de mieux endormir les soupçons, Bonaparte engagea sa femme,
+Joséphine, à se rendre à Venise[244]. On la reçut avec un déploiement
+inouï d'adulations et d'honneurs, au bruit du canon, comme on
+n'aurait pas reçu la princesse héritière d'un grand empire. La
+municipalité se porta à sa rencontre, l'accabla de compliments et
+lui donna quatre jours de fête, avec soupers de gala, régates,
+illuminations et feux d'artifice. On lui offrit même un collier de
+grosses perles, tiré du trésor de Saint-Marc. Ainsi que le remarque
+l'historien Botta, «si l'offre fut honteuse, l'acceptation le fut
+davantage»; mais Bonaparte ne connaissait déjà plus de limites à
+son ambition, et trouvait naturels les hommages prodigués à sa
+femme. Quant aux membres du gouvernement vénitien, ils savaient très
+bien que leur sort était entre les mains de Bonaparte, et, pour se
+concilier ses bonnes grâces, ils auraient consenti à de tout autres
+sacrifices.
+
+[Note 244: MARMONT, _Mémoires_, t. I, p. 293.]
+
+Peu à peu cependant les illusions se dissipaient. Un congrès avait
+été réuni à Bassano. Vérone y avait envoyé Monga, Padoue Savonarola,
+Brescia Beccalozzi et Venise Giuliani. Udine n'était pas représentée.
+Le général Bernadotte n'avait pas voulu laisser aux habitants de
+la province qu'il administrait la dangereuse illusion de croire à
+leur future indépendance. Aussi bien c'était un général français,
+Berthier, qui présidait les séances du congrès. Les députés, au
+lieu de s'entendre pour une action commune, se disputèrent sur le
+choix d'une capitale. Plusieurs d'entre eux auraient voulu être
+annexés à la Cisalpine, mais les directeurs de la nouvelle République
+italienne leur adressèrent une réponse hautaine et tortueuse qui les
+découragea. Berthier mit un terme à leurs hésitations et à leurs
+rivalités en prononçant la dissolution du congrès, sous prétexte que
+les députés n'avaient pu s'entendre sur le projet d'union.
+
+Cette brutale immixtion d'un général français dans les affaires
+intérieures de la République fut pour beaucoup de patriotes un
+sérieux avertissement. Les bruits les plus sinistres continuaient
+à circuler. Non seulement les Français ne faisaient rien pour les
+dissiper, mais, par leur attitude, ils laissaient croire à une
+connivence secrète avec les Autrichiens. En effet, ces derniers
+occupaient en silence, mais sans perdre un jour, les provinces
+orientales de la République, en Istrie et en Dalmatie, et partout
+l'armée française évacuait les territoires et les laissait s'étendre
+à leur aise. Sur la terre ferme, même dans les grandes villes,
+même à Venise, les Français agissaient comme en pays ennemi.
+Réquisitions, impôts extraordinaires, pillages éhontés non seulement
+des établissements publics, mais même des hôtels et des collections
+privées, un impitoyable vainqueur n'épargnait aucune humiliation.
+À Vérone la galerie des Bevilacqua était violemment dépouillée.
+Soixante et dix-neuf médailles disparaissaient des musées Muselli
+et Verita. À Venise la bibliothèque perdait près de deux cents
+manuscrits, entre autres deux manuscrits arabes sur papier de soie,
+donnés à la République par le cardinal Bessarion. Les bibliothèques
+de Trévise et de Saint-Daniel-en-Frioul étaient indignement pillées.
+On ne se contentait pas des manuscrits, on prenait également les
+Incunables ou les précieuses éditions des Alde. Tableaux arrachés
+aux églises, statues enlevées sur les places, meubles ou armes
+précieuses, tout devenait une proie. La rapine s'étendait même aux
+dépôts confiés à l'honneur vénitien, et le duc de Modène perdait
+son trésor, environ deux cent mille sequins, qui furent soi-disant
+attribués aux besoins de l'armée.
+
+Un Vénitien se rencontra qui eut le courage de protester contre
+ces abus de la force. Il se nommait Barzoni. Il publia contre ces
+déprédations honteuses un vigoureux pamphlet qu'il intitula: les
+_Romains en Grèce_. Il était facile de reconnaître les Français et
+les Italiens déguisés en Romains ou en Grecs, et Flaminius sous les
+traits de Bonaparte. Notre chargé d'affaires, Villetard, se plaignit
+à la municipalité. On lui répondit avec raison qu'il était difficile
+de poursuivre une oeuvre anonyme. Fier de son succès, Barzoni se
+livra à des provocations directes. Rencontrant un jour Villetard
+dans un café, il lui tendit la main, et, comme ce dernier retirait
+la sienne, il lui tira un coup de pistolet. Villetard agit en cette
+circonstance avec une grande dignité. Il écrivit à Bonaparte pour
+excuser son assassin, qu'il essaya de faire passer pour un fou par
+dépit amoureux; il lui procura même, sous un faux nom, un passeport
+à l'aide duquel Barzoni put se réfugier à Malte. Bonaparte avait
+d'abord été tenté de sévir: «J'ai appris avec peine, citoyen,
+écrivait-il[245] à Villetard, ce qui vous est arrivé. J'imagine
+que le gouvernement de Venise aura fait arrêter cet assassin qui,
+heureusement, a manqué son coup. Vous avez tort de regarder cela
+comme une folie; c'est un assassinat, et qui mérite une punition
+exemplaire.»
+
+[Note 245: Passariano, 6 octobre 1797, _Correspondance_, t. III, p.
+368.]
+
+Aussi bien, ce n'était plus un citoyen, c'était un peuple entier qui
+allait se trouver lésé dans ses intérêts, trahi dans ses affections,
+déçu dans ses espérances! Il ne s'agissait plus de venger des injures
+particulières, c'était un crime de lèse-nation qui allait être
+commis! Venise allait être vendue et livrée à l'Autriche!
+
+Il ne peut entrer dans notre sujet de raconter les négociations
+longues, délicates et embrouillées qui, après les préliminaires de
+Leoben, préparèrent et amenèrent la paix de Campo-Formio. Nous ne
+voulons en retenir que ce qui regarde Venise. Trois idées principales
+se dégagent de la lecture des nombreux documents où sont relatées
+les négociations: la première, c'est que les Autrichiens, avec une
+persévérance qui est à l'honneur de leurs diplomates, ont tout
+subordonné à leur âpre désir d'obtenir Venise; la seconde, c'est
+que le Directoire n'a pas cessé de défendre Venise, et contre
+l'Autriche qui la convoitait, et contre Bonaparte qui l'abandonnait;
+la troisième, c'est que Bonaparte était décidé à signer la paix au
+prix de n'importe quel sacrifice, et que, trouvant dans Venise la
+compensation territoriale dont il avait besoin pour la proposer à
+l'Autriche, il fit de la cession de Venise comme le pivot de sa
+diplomatie.
+
+Nous savons déjà que les Autrichiens n'avaient si facilement
+posé les armes à Leoben que parce que Bonaparte leur avait fait
+entrevoir l'annexion probable de Venise à leur territoire.
+Les plénipotentiaires autrichiens, Cobenzl, Merfeldt, Gallo,
+s'attachèrent obstinément à cette idée. Ils voulaient non
+seulement tout le territoire de la République, mais même les
+légations pontificales et Modène. Il fallut que Bonaparte leur
+rappelât qu'ils n'avaient pas de conditions à imposer: «Je leur
+ai demandé, écrivait-il au Directoire[246], à combien de lieues
+leur armée se trouvait de Paris, et je me suis vigoureusement
+fâché sur l'impertinence de nous faire de pareilles propositions;
+ils l'ont senti, mais nous ont déclaré que leurs instructions ne
+leur permettaient pas de conclure à moins.» Comme Bonaparte avait
+en effet donné ses ordres pour que l'armée s'apprêtât à rentrer
+en campagne, les plénipotentiaires se relâchèrent quelque peu de
+leurs prétentions[247]. Ils renoncèrent à Modène, à Bologne et aux
+Légations, mais plus que jamais revendiquèrent l'annexion de Venise.
+C'était en effet pour eux une question capitale. Sans Venise, ils
+n'étaient plus que campés en Italie; avec Venise au contraire,
+ils avaient la chance de pouvoir, un jour ou l'autre, jouer dans
+la péninsule un rôle prépondérant, et, de plus, ils donnaient à
+l'Autriche une marine et des côtes. Bonaparte, qui savait à propos
+faire des sacrifices, comprit que les Autrichiens étaient résolus
+à continuer la guerre plutôt que de renoncer à l'espoir d'occuper
+Venise. Comme son ambition était alors de signer la paix, et que
+cette ambition était d'accord avec l'obstination autrichienne, il
+consentit à abandonner cette ville tant convoitée, et c'est ainsi
+que les plénipotentiaires autrichiens furent récompensés de leur
+persévérance.
+
+[Note 246: Passariano, 6 septembre. Lettre de Bonaparte au ministre
+des relations extérieures. _Corresp._, t. III, p. 205.]
+
+[Note 247: _Correspondance_, 13 septembre, III, 295.]
+
+Thugut, le premier ministre autrichien, avait admirablement caché son
+jeu. Interrogé à plusieurs reprises par l'ambassadeur de Venise à
+Vienne, Grimani[248], il était resté impénétrable. Il n'avait voulu
+faire connaître aucune des conditions des préliminaires de Leoben, ce
+qui était bien grave, comme l'observait avec raison Grimani, car s'il
+avait eu de bonnes nouvelles à donner, il ne les aurait pas cachées.
+Le 1er mai, l'ambassadeur vénitien fit une nouvelle tentative auprès
+de Thugut, mais il ne put lui arracher aucune déclaration officielle.
+Il ne parvint même pas à savoir si les troupes françaises, après
+avoir évacué les états héréditaires autrichiens, occuperaient ou
+abandonneraient le territoire vénitien. Ce silence obstiné était de
+mauvais augure. Grimani se rappelait que Thugut avait déjà été un
+des principaux négociateurs des partages de la Pologne et il était
+comme hanté par ce malencontreux souvenir. En effet, tout était déjà
+décidé, et, si le ministre autrichien gardait encore le silence,
+ce n'était nullement pour ménager les Vénitiens, mais pour tenir
+en haleine Bonaparte et ne signer décidément la paix que lorsque
+Bonaparte aurait triomphé des scrupules du Directoire, et obtenu de
+haute main la cession de Venise.
+
+[Note 248: Dépêche de Grimani, du 29 avril. «Il mio spirito non cessa
+di cercare vie a penetrare l'arcano de segnati preliminari di pace.»]
+
+Le Directoire, en effet, non seulement ne nourrissait contre Venise
+aucune pensée hostile, mais encore il était disposé à la défendre.
+Même après l'attentat de Vérone, même après le massacre du Lido, tout
+en étant résolu à punir la ville coupable, il entendait respecter
+son indépendance. Dans les instructions[249] qu'il envoyait, le 6
+mai 1797, aux généraux Bonaparte et Clarke, il prévoyait sans doute
+la cession d'une partie du territoire vénitien à l'Autriche, mais il
+stipulait soit la formation d'une République Lombarde, comprenant
+le Milanais, Modène, les Légations et Venise, soit la réunion de
+Venise aux Légations, soit l'indépendance absolue de Venise. Le 1er
+juillet, le ministre des relations extérieures, sur le bruit déjà
+répandu des intentions de Bonaparte, avait soin de lui rappeler les
+intentions formelles du gouvernement[250]: «Quant aux États vénitiens
+que nous occupons, il faut distinguer ceux que nous devons évacuer
+et que l'Empereur pourra occuper en vertu des préliminaires, si
+la paix se conclut, et ceux qui sont réservés par l'article 11 de
+ces mêmes préliminaires, ces derniers ayant toujours été regardés,
+depuis leur occupation, comme devant être gouvernés par les principes
+républicains.»
+
+[Note 249: Document cité par DARU, ouv. cit., t. VII, p. 331.]
+
+[Note 250: DARU, VII, 379.]
+
+Le 19 août[251] nouvelle dépêche, plus explicite, du même ministre,
+qui, passant en revue les diverses hypothèses des remaniements
+territoriaux, appelle toujours l'attention des négociateurs sur ce
+point que «Venise doit être ou réunie à la Cisalpine, ou libre,
+mais, en aucun cas, cédée à l'Empereur». Un mois plus tard, le 16
+septembre, comme l'Autriche élevait des prétentions singulières, et
+que Bonaparte semblait disposé à lui céder Venise, le Directoire
+se décide à envoyer un ultimatum[252]: «Dites-leur en réponse à
+ces étranges communications, et signifiez-leur comme ultimatum du
+Directoire qu'en Italie l'Empereur gardera Trieste, et gagnera
+l'Istrie et la Dalmatie; qu'il renoncera à Mantoue, à Venise, à
+la Terre-Ferme et au Frioul vénitien, et qu'il évacuera Venise...
+Vous aurez carte blanche, mais je ne puis trop vous dire combien le
+Directoire désire et combien il est de l'intérêt de la République
+que vous puissiez faire passer les articles ci-dessus. L'Empereur
+doit être entièrement écarté de l'Italie; ses dédommagements doivent
+consister en biens ecclésiastiques sécularisés en Allemagne.» Le
+29 septembre, confirmation de l'ultimatum, et avec des arguments
+nouveaux, trop vrais par malheur, puisqu'on n'en a pas tenu compte,
+mais que le gouvernement, s'il avait eu la fermeté nécessaire, aurait
+dû imposer et non pas proposer. «Si on cède Venise et son territoire
+à l'Autriche, lisons-nous dans cette dépêche[253], nous lui aurons
+fourni le moyen de nous attaquer avec plus d'avantage, nous aurons
+traité en vaincus, indépendamment de la honte d'abandonner Venise,
+que vous croyez vous-même si digne d'être libre. Et ce serait la
+France qui gratifierait l'Empereur des éléments d'une marine faite
+pour s'emparer de son commerce du Levant!» Le même jour, et pour
+mieux marquer la pensée du Directoire, le ministre des relations
+extérieures expédiait une seconde dépêche[254] à Bonaparte. Il lui
+signifiait la décision définitive du gouvernement, et lui enjoignait
+de se préparer à la reprise des hostilités: «Je vous répète que les
+conditions de paix que le Directoire accordera à l'Empereur sont
+les suivantes: «L'Empereur gardera Trieste et gagnera l'Istrie et
+la Dalmatie vénitienne. La rivière de l'Isonzo servira de limite;
+il renoncera à Mantoue, à Venise, à la Terre-Ferme, au Frioul
+vénitien... Telles sont les dernières instructions diplomatiques que
+le Directoire ait à vous faire passer: elles sont irrévocables, et il
+regarde la guerre comme inévitable si l'Empereur ne se soumet pas à
+ces conditions... Montrez aux Vénitiens que c'est de leurs intérêts
+qu'il s'agit ici, que c'est uniquement pour eux, pour leur assurer la
+liberté et les soustraire à la maison d'Autriche que nous continuons
+la guerre, et qu'ainsi, ils doivent faire les plus grands efforts en
+hommes, en chevaux et en argent.»
+
+[Note 251: Id., VII, 399: «Le principal de ces objets est d'éloigner
+l'Empereur de l'Italie et d'insister sur ce qu'il s'étende en
+Allemagne. Vous concevez sans peine l'intérêt que nous y avons. Nous
+réduisons sa puissance maritime; nous le mettons en contact avec son
+ancien rival, le roi de Prusse, et nous l'écartons des frontières de
+la république, notre alliée, qui, dénuée de forces militaires, et
+située entre les états du grand-duc de Toscane et ceux de l'Empereur,
+serait bientôt influencée et subjuguée par la maison d'Autriche.»]
+
+[Note 252: DARU, VII, 411.]
+
+[Note 253: Id., VII, 420.]
+
+[Note 254: Id., VII, 422.]
+
+Il n'y a donc pas d'hésitation possible. Depuis le jour de
+l'ouverture des négociations, le Directoire n'a pas varié dans sa
+ligne de conduite. Sous toutes les formes et sur tous les tons, il a
+répété à Bonaparte qu'il considérait comme un malheur et une faute la
+cession de Venise à l'Autriche. Il a même fini par lui intimer des
+ordres et a formellement exigé que Venise restât libre.
+
+Quel est le cas que Bonaparte a fait de ces instructions? Comment
+a-t-il exécuté les ordres reçus? Nous avons peine à l'avouer, mais
+Bonaparte n'a consulté que ses intérêts et s'est joué des ordres
+impératifs qu'il recevait. Il avait besoin de la paix. Il ne
+l'obtiendrait qu'en abandonnant Venise. Venise était le seul obstacle
+qui l'empêchait de réaliser ses désirs: sans le moindre scrupule,
+sans la moindre pitié, il la vendit à l'ennemi.
+
+Il est vrai que, dans sa Correspondance, on ne trouvera nulle part
+la preuve de son intention d'acheter la paix aux dépens de Venise,
+mais on n'y trouvera non plus nulle part la preuve de son obéissance
+aux volontés du Directoire. Il feint même de les ignorer. Ainsi le
+19 septembre[255] il écrira au Directoire que la paix est possible
+si on cède à l'Empereur la ligne de l'Adige y compris la ville de
+Venise, et il ajoute: «Je crois donc que, si votre ultimatum est
+de garder Venise, vous devez regarder la guerre comme probable.»
+Quelques jours plus tard, le 18 septembre, rendant compte au
+Directoire des négociations, il lui montrera, sans en avoir l'air,
+que, sans Venise, la paix serait déjà conclue[256]: «Lorsque je
+leur ai dit que le gouvernement français venait de reconnaître le
+ministre de la République de Venise, et que dès lors je me trouvais
+dans l'impossibilité de consentir, sous aucun prétexte et dans aucune
+circonstance, à ce que Sa Majesté Impériale devint maîtresse de
+Venise, je me suis aperçu d'un mouvement de surprise qui décèle assez
+la frayeur à laquelle a succédé un silence assez long, interrompu à
+peu près par ces mots: «Si vous faites toujours comme cela, comment
+voulez-vous qu'on puisse négocier?» Je me tiendrai dans cette ligne
+jusqu'à la rupture. Je ne leur bonifierai point Venise, jusqu'à ce
+que j'aie reçu une nouvelle lettre du gouvernement.» Bonaparte était
+pourtant résolu à _bonifier_ Venise, comme il le disait; il prenait
+même à l'avance le soin de se justifier, et, avant d'avoir reçu les
+instructions nouvelles dont il prétendait avoir besoin, il insistait
+sur la nécessité de signer la paix, et terminait par cette attaque
+contre le peuple dont il trahissait les intérêts, et qu'il cherchait
+à rabaisser pour mieux cacher l'indignité de sa trahison[257]. «Vous
+connaissez peu ces peuples-ci. Ils ne méritent pas qu'on fasse tuer
+quatre mille Français pour eux. Je vois par vos lettres que vous
+partez toujours d'une fausse hypothèse; vous vous imaginez que la
+liberté fait faire de grandes choses à un peuple mou, superstitieux,
+pantalon et lâche. Je n'ai pas à mon armée un seul Italien, hormis,
+je crois, quinze cents polissons, ramassés dans les rues des
+différentes villes d'Italie, qui pillent et ne sont bons à rien.»
+
+[Note 255: Passariano, 19 septembre. _Correspondance_, t. III, p.
+309. Cf. lettre du même jour adressée au ministre des affaires
+étrangères, Id., III, 308.]
+
+[Note 256: _Correspondance_ III, 345.]
+
+[Note 257: Lettre au ministre des affaires étrangères, 7 octobre
+1797. _Corresp._, t. III, p. 360.]
+
+Bonaparte était tellement résolu à signer la paix comme il
+l'entendait, et non pas d'après les désirs du Directoire, qu'il
+recourut au grand moyen, à celui qui lui avait déjà réussi lors de
+son entrée en Lombardie, et après Rivoli: il offrit sa démission.
+Le 25 septembre 1797 il écrivait[258] au Directoire: «Un officier
+est arrivé avant-hier de Paris à l'armée d'Italie. Il a répandu
+dans l'armée qu'on y était inquiet de la manière dont j'aurais
+pris les événements du 18 fructidor... Il est constant que le
+gouvernement en agit envers moi à peu près comme envers Pichegru,
+après vendémiaire. Je vous prie, citoyens Directeurs, de me remplacer
+et de m'accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera
+capable de me faire continuer de servir après cette marque horrible
+de l'ingratitude du gouvernement.» Quatre jours plus tard, et sans
+attendre la réponse, il renouvelait sa demande dans une lettre au
+ministre des affaires étrangères: «Tout ce que je fais, tous les
+arrangements que je prends dans ce moment-ci, sont le dernier service
+que je puisse rendre à la patrie. Ma santé est entièrement délabrée,
+et la santé est indispensable et ne peut être substituée[259] par
+rien à la guerre. Le gouvernement aura sans doute en conséquence
+de la demande que je lui ai faite il y a huit jours, nommé une
+commission de publicistes pour organiser l'Italie libre, de nouveaux
+plénipotentiaires pour continuer les négociations ou les renouer,
+si la guerre avait lieu, au moment où les événements seraient
+les plus propices, et enfin un général qui ait sa confiance pour
+commander l'armée; car je ne connais personne qui puisse me remplacer
+dans l'ensemble de ces trois missions, toutes trois également
+intéressantes... Quant à moi je me vois sérieusement affecté de me
+voir obligé de m'arrêter dans un moment où peut-être il n'y a plus
+que des fruits à cueillir, mais la loi de la nécessité maîtrise
+l'inclination, la volonté et la raison. Je puis à peine monter à
+cheval: j'ai besoin de deux ans de repos.»
+
+[Note 258: Passariano, 25 sept. 1797, t. III, p. 337.]
+
+[Note 259: DARU, VII, 425, donne le mot substituée. La
+_Correspondance_ (t. III, p. 425) a corrigé et mis suppléé. On se
+demande pourquoi ce changement?]
+
+À cette insolente mise en demeure, à cette hautaine affirmation de
+son importance, à ces menaces à peine déguisées, le Directoire,
+s'il avait eu le sentiment de la dignité, aurait dû répondre par
+une destitution, ou du moins par une acceptation de la démission;
+mais le 18 fructidor venait d'avoir lieu (4 septembre), avec l'aide,
+nous dirions presque la connivence de Bonaparte et de ses amis. Plus
+que jamais Bonaparte était l'homme indispensable. Le Directoire
+lui écrivit (3 octobre 1797) en l'accablant de compliments et de
+protestations[260]. «Vous parlez de repos, de santé, de démission.
+Le repos de la République vous défend de penser au vôtre... Non, le
+Directoire ne reçoit pas votre démission. Non, vous n'avez pas besoin
+avec lui de vous réfugier dans votre conscience et de recourir au
+témoignage tardif de la postérité. Le Directoire exécutif croit à la
+vertu du général Bonaparte; il s'y confie... S'il pouvait vous rester
+du doute... mais non, citoyen général, vous ne devez plus en avoir
+au moment où cette dépêche pourra vous parvenir, et désormais vous
+compterez sur le Directoire exécutif, comme il compte sur vous.»
+
+[Note 260: DARU, VII, 427.]
+
+À vrai dire, le Directoire venait d'abdiquer entre les mains de
+Bonaparte. Armé d'un pareil document, l'audacieux général pouvait
+tout. Il osa tout, et, au mépris des engagements et des promesses,
+malgré les supplications et les prières, il signa le 17 octobre 1797
+le traité de Campo-Formio.
+
+Voici les clauses de ce traité qui réglaient les destinées de Venise:
+à l'Empereur étaient cédés (art. VI) l'Istrie, la Dalmatie, les
+îles de l'Adriatique, les bouches de Cattaro, Venise, les lagunes
+et les pays compris entre les États héréditaires autrichiens et une
+ligne qui, partant du Tyrol, traversait le lac de Garde jusqu'à
+Lazise, aboutissait à San Giacomo, suivait la rive gauche de l'Adige
+jusqu'à l'embouchure du canal Blanc et la rive gauche dudit canal, du
+Tartaro, de la Polesella, et du grand Pô: à la République Cisalpine
+(art. VIII) tous les États ci-devant vénitiens à l'ouest et au sud
+de la ligne précitée: à la France (art. II), les îles Ioniennes,
+Butrinto, Arta, Vonitza et les comptoirs d'Albanie. L'article I
+garantissait les biens et les personnes de tous ceux qui auraient pu
+être inquiétés par leur conduite politique ou leurs opinions. Il
+accordait à tous ceux qui voudraient émigrer un délai de trois ans
+pour vendre leurs biens, meubles ou immeubles, ou en disposer à leur
+volonté.
+
+Ainsi fut consommée cette scandaleuse iniquité. C'était comme une
+seconde édition du partage de la Pologne, et la France prêtait
+les mains à cette infamie! Bonaparte avait conscience du crime de
+lèse-nation qu'il venait de commettre. Dès le 10 octobre, même
+avant la signature du traité, il avait en quelque sorte cherché
+à s'excuser. «La ville de Venise renferme[261] il est vrai trois
+cents patriotes, avait-il écrit au Directoire, leurs intérêts seront
+stipulés dans le traité, et ils seront accueillis dans la Cisalpine.
+Le désir de quelques centaines d'hommes ne vaut pas la mort de
+20.000 Français... Si, dans tous ces calculs, je me suis trompé,
+mon coeur est pur, mes intentions sont droites.» Le 18 octobre,
+c'est-à-dire le lendemain de la signature du traité, et dans la
+lettre où il annonçait au Directoire ce grand événement, il revenait
+avec insistance sur ce sujet[262]. On eût dit qu'il cherchait à se
+disculper d'une faute que pourtant personne encore ne lui avait
+reprochée: «Je ne doute pas que la critique ne s'attache vivement à
+déprécier le traité que je viens de signer. Tous ceux cependant qui
+connaissent l'Europe et qui ont le tact des affaires seront bien
+convaincus qu'il était impossible d'arriver à un meilleur traité sans
+commencer par se battre et sans conquérir deux ou trois provinces de
+la maison d'Autriche. Cela était-il possible? oui. Probable? non.»
+Plus tard, comme gêné par un remords rétrospectif, Bonaparte est
+revenu à plusieurs reprises sur ce sujet. Il a essayé de justifier
+cette clause déplorable du traité de Campo-Formio. Mais ses excuses
+ont été ou singulières ou odieuses. Ainsi n'a-t-il pas prétendu[263]
+qu'en sacrifiant Venise il avait cherché «à jeter une pomme de
+discorde au milieu des coalisés, à changer l'état de la question,
+et à créer d'autres passions et d'autres intérêts.» Il espérait que
+la Russie et l'Angleterre seraient indisposées par cette usurpation,
+et que les puissances secondaires, la Bavière par exemple, effrayées
+par cette disparition subite d'une nation, feraient un retour sur
+elles-mêmes et deviendraient _ipso facto_ les adversaires résolues
+de l'Autriche. Il a même eu l'audace de prétendre qu'il n'avait
+agi que dans l'intérêt de Venise, pour lui faire détester la
+domination étrangère, et l'habituer peu à peu à l'idée de devenir
+partie intégrante de la grande Italie. Le passage mérite d'être
+cité[264]: «Les divers partis qui divisaient Venise s'éteindraient;
+aristocrates et démocrates se réuniraient contre le sceptre d'une
+nation étrangère. Il n'y avait pas à craindre qu'un peuple de moeurs
+aussi douces pût jamais prendre de l'affection pour un gouvernement
+allemand, et qu'une grande ville de commerce, puissance maritime
+depuis des siècles, s'attachât sincèrement à une monarchie étrangère
+à la mer et sans colonies, et, si jamais le moment de créer la nation
+italienne arrivait, cette cession ne serait point un obstacle. Les
+années que les Vénitiens auraient passées sous le joug de la maison
+d'Autriche leur feraient recevoir avec enthousiasme un gouvernement
+national, quel qu'il fût, un peu plus ou un peu moins aristocratique,
+que la capitale fût ou non fixée à Venise.»
+
+[Note 261: Passariano, _Correspondance_, III, 376.]
+
+[Note 262: Passariano, _Id._, III, 390.]
+
+[Note 263: Oeuvres de Napoléon à Sainte-Hélène. Édition de la
+_Correspondance_, t. XXIX, p. 355.]
+
+[Note 264: _Correspondance_, t. XXIX, p. 355.]
+
+Est-il possible de se jouer avec plus de cynisme des sentiments et
+des aspirations nationales? Bonaparte ne pouvait alléguer qu'une
+excuse[265], c'est qu'il avait besoin de la paix, et que, dans sa
+pensée, le traité de Campo-Formio n'était qu'une trêve passagère. Le
+fait n'en subsistait pas moins dans sa sinistre réalité. Venise était
+vendue, et vendue à celui qu'elle avait le droit d'appeler son ennemi
+héréditaire!
+
+[Note 265: Un des admirateurs de Napoléon, Stendhal, n'est-il pas
+dans le vrai, lorsqu'il écrit dans sa curieuse _Histoire de Napoléon_
+(p. 270): «À l'occupation de Venise finit la partie poétique et
+parfaitement noble de la vie de Napoléon. Désormais, pour sa
+conservation personnelle, il dut se résigner à des mesures et à des
+démarches, sans doute fort légitimes, mais qui ne peuvent plus être
+l'objet d'un enthousiasme passionné.»]
+
+
+VI
+
+Comment fut accueillie la nouvelle de ce scandaleux marché? En
+Autriche, avec bonheur; en France, avec indifférence; en Italie, avec
+terreur; à Venise avec désespoir.
+
+On comprend les sentiments de joie éprouvés par l'Autriche. Échanger
+une province éloignée contre un territoire limitrophe, relier ses
+domaines italiens à ses possessions slaves, acquérir des côtes et
+devenir, du jour au lendemain, puissance maritime, serrer de plus
+près la Turquie, ce qui lui permettrait de jouer un rôle prépondérant
+au jour prochain du partage de l'empire ottoman, certes l'Autriche
+avait le droit de s'estimer satisfaite. Elle eût été victorieuse,
+qu'elle n'eût pas exigé davantage. Bonaparte semblait aller au-devant
+de ses secrets désirs.
+
+En France, pas plus en 1797 que de nos jours, on ne se rend un compte
+bien exact des remaniements territoriaux. On savait vaguement, dans
+la masse du public s'occupant de politique extérieure, que des
+Français avaient été massacrés à Vérone et au Lido, et, dès lors,
+la cession de Venise à l'Autriche paraissait une punition et une
+vengeance méritées. On ignorait qu'un traité solennel et qui n'avait
+jamais été violé, que des engagements formels, que des promesses de
+protection et de garantie nous liaient à la nouvelle République.
+Aussi ne prêta-t-on qu'une médiocre attention à cette clause du
+traité. Bonaparte avait bien calculé. Toutes les classes de la
+société désiraient si vivement la fin de la guerre que les plaintes
+des intéressés furent comme noyées dans l'immense joie qui se
+manifesta par tout le pays à la nouvelle de la conclusion de la paix.
+
+En Italie, l'effet produit fut déplorable[266]. Les patriotes
+lombards, modénais ou romains n'eurent aucune illusion sur le sort
+qui les attendait. On avait vendu leurs frères de Venise contre
+tout droit, contre toute attente; on avait trafiqué d'eux comme à
+ces temps exécrés où les rois se partageaient les peuples à leur
+convenance; leur tour viendrait sans doute bientôt. Découragés et
+désolés, les patriotes italiens commencent à croire qu'ils ont
+été les dupes de leurs espérances. Plusieurs se taisent, d'autres
+songent à la prochaine réaction et s'organisent en sociétés secrètes.
+Lahoz et d'autres officiers, ses camarades, préparent dans l'ombre
+leur défection. C'est à ce moment qu'Alfieri compose les strophes
+vengeresses de son _Miso Gallo_ et que ses amis répètent, mais en se
+cachant, les beaux vers où il annonçait la vengeance et prophétisait
+l'avenir[267]: «Le jour viendra, oui, il viendra le jour où les
+Italiens, désormais ressuscités, reparaîtront audacieux sur le champ
+de bataille et non pas avec un fer étranger, pour s'y défendre
+lâchement, mais pour battre les Français. Ils auront à leurs flancs
+vigoureux deux éperons ardents: leur antique vertu et mes vers, le
+souvenir de ce qu'ils furent et de ce que j'ai été les embrasera
+d'une flamme irrésistible. Et, armés alors de cette fureur divine
+qu'allumèrent en moi les exploits de leurs aïeux, ils rendront mes
+chants funèbres à la France. Et je les entends déjà me dire: Ô notre
+poète, tu naquis en un siècle mauvais et pourtant c'est toi qui as
+enfanté l'ère sublime que tu prophétisais de ton vivant.»
+
+[Note 266: Il nous faut pourtant signaler une exception. Les
+Milanais, sans doute par ressentiment héréditaire, ne témoignèrent
+que peu de sympathies à Venise. Une presse, probablement vendue, se
+permit même contre l'infortunée République de cruelles attaques.
+C'est à Milan que furent publiés divers factums très violents:
+_Testamento del leone Adriatico_, _Trame degli oligarchi Venedi_,
+_I delitti della Veneta aristocratia_, etc. À Milan furent aussi
+composées et gravées de nombreuses caricatures. L'une d'entre elles
+intitulée _I funeralli della republica Adricatica_, figure le lion de
+Saint-Marc, jambes liées et tête en bas, porté, comme un trophée de
+chasse, par des soldats français. Une autre caricature est intitulée:
+_Il faut danser_, et, en effet, le Vénitien Pantalon danse d'une
+façon grotesque, mais c'est un soldat fiançais qui lui tire la barbe.]
+
+[Note 267: ALFIERI, _Conclusion du Miso Gallo_. Traduction inédite
+d'Hugues.]
+
+À Venise la douleur, l'indignation, le désespoir éclatèrent.
+Bonaparte avait écrit[268] de Passariano, le 20 octobre 1797, à
+Villetard pour lui annoncer la fatale résolution. Il lui expliquait,
+avec un cynisme de détails révoltant, qu'il fallait profiter de notre
+séjour à Venise pour tirer parti de ses ressources. Il énumérait
+avec complaisance les vaisseaux de guerre, les canons et les poudres
+qu'on devait enlever. «Il faut, disait-il, ne rien laisser qui puisse
+être utile à l'Empereur et favoriser l'établissement d'une marine
+militaire. Il faut faire aller en France tout ce qui peut être utile
+à la marine.»
+
+[Note 268: _Correspondance_, t. III, p. 395.]
+
+Pris cependant d'une pitié tardive et de scrupules rétrospectifs pour
+les infortunés[269] qu'il abandonnait après les avoir compromis, il
+informait Villetard que tous les Vénitiens qui voudraient quitter
+leur pays pour se rendre dans la République Cisalpine y jouiraient
+du titre de citoyens, et auraient trois ans pour la vente de leurs
+biens. Il consentait en outre à former un fonds de secours en
+faveur de ceux des émigrés vénitiens dont les ressources seraient
+insuffisantes. Il est vrai que cette générosité ne lui coûtait
+pas bien cher: c'était en effet la République Cisalpine et Venise
+elle-même qui en payaient les frais: la première en renonçant au
+profit des émigrés à différentes propriétés allodiales, et la seconde
+en cédant des vivres, des effets et des munitions qu'on devait vendre
+à Ferrare.
+
+[Note 269: Voir les belles lettres d'Ugo Foscolo dans Jacopo Ortis.
+Lettre du 11 octobre 1797: «Le sacrifice de notre patrie est
+consommé: tout est perdu; et la vie, si l'on daigne nous la laisser,
+ne nous servira plus qu'à déplorer nos malheurs et notre infamie.
+Mon nom est sur la liste de proscription, je le sais: mais veux-tu
+donc que, pour me soustraire à mes oppresseurs, je me livre à des
+traîtres? Console ma mère: Vaincu par ses larmes, je lui ai obéi, et
+j'ai quitté Venise pour éviter les premières persécutions qui sont
+toujours les plus cruelles.» Lettre du 13 octobre: «Dans quel lieu
+chercherai-je un asile? Sera-ce dans l'Italie, cette terre prostituée
+qui devient sans cesse le prix de la victoire? Pourrais-je voir
+devant mes yeux ces hommes qui nous ont dépouillés, insultés, vendus,
+et ne pas répandre des larmes de colère? Dévastateurs des peuples,
+ils se servent de la liberté, comme les papes se servaient des
+croisades... Et ces autres misérables, ils ont acheté notre esclavage
+et reconquis, au prix de l'or, ce qu'ils avaient lâchement perdu par
+les armes. Ah! pourquoi nous faire voir et sentir la liberté, pour
+nous la ravir ensuite pour toujours et avec tant d'infamie!»]
+
+Villetard avait été l'agent sincère et honnête d'une politique sans
+loyauté et sans honneur. Le traité de Campo-Formio le désespéra.
+Chargé par Bonaparte et d'ailleurs investi par ses fonctions de la
+terrible tâche d'informer officiellement les Vénitiens du malheur
+qui les frappait, il ne cacha pas sa tristesse, et dans le beau
+discours[270] qu'il adressa à cette occasion à la municipalité,
+il ne donna d'autre argument que la nécessité pour la France de
+songer à ses intérêts immédiats. «Quelques-uns d'entre vous, leur
+dit-il encore, à l'exemple des Ottomans vos voisins, sont décidés à
+subir le joug de la fatalité, quelques autres, comme les Vénètes,
+vos glorieux ancêtres, veulent abandonner des monceaux de chaux
+et de briques, emporter sur leurs navires leur véritable patrie
+et ce qu'il y a d'hommes libres parmi leurs concitoyens; d'autres
+enfin ont juré d'expirer sous les débris de leurs murailles plutôt
+que de les céder à l'étranger. Il ne m'appartient point de décider
+entre une résignation stoïque, une retraite honorable, et un
+dévouement généreux; mais, après avoir combattu les calomniateurs
+du gouvernement français, je viens offrir en son nom les services
+qu'il est prêt à rendre à ceux d'entre vous qui voudront se bâtir
+une autre Venise dans des lieux inaccessibles à la tyrannie. La
+République Cisalpine, à la voix de la France et de la liberté, vous
+ouvre son sein. Vous y jouirez du titre et des droits de citoyen,
+vous y trouverez un emplacement pour la nouvelle Venise soit dans les
+places fortes, soit dans les cités populeuses, soit sous l'humble
+chaume, séjour des hommes libres et vertueux. Vous pourrez emporter
+avec vous vos richesses; la République française vous en a réservé la
+faculté par les traités. Ainsi, ne pouvant garantir, à un si grand
+éloignement, l'indépendance de votre état, elle a du moins assuré des
+destinées libres à ceux qui préfèrent la liberté aux lagunes.»
+
+[Note 270: Le discours de Villetard est rapporté par BOTTA, liv. XII.]
+
+Ce discours fut accueilli par des cris de fureur. Les Vénitiens
+repoussèrent les présents de Bonaparte, qui étaient les dépouilles
+de Venise, et déclarèrent qu'ils ne céderaient qu'à la force. C'était
+en effet le seul moyen de terminer noblement une noble histoire, et
+puisque Venise était condamnée, mieux valait pour elle succomber les
+armes à la main; mais une longue oisiveté avait énervé le peuple, les
+grands tremblaient de peur. D'ailleurs une forte garnison française
+occupait déjà la ville, et les Autrichiens accouraient pour s'emparer
+de leur proie. Comment résister dans ces conditions!
+
+Quelques patriciens s'imaginèrent que la corruption, qui pendant
+si longtemps avait été leur meilleur instrument de domination, les
+sauverait peut-être. Ils envoyèrent au Directoire, sous le prétexte
+de lui demander l'autorisation de se défendre contre l'Autriche, mais
+en réalité pour reprendre les négociations de Querini avec Barras,
+et pour acheter à tout prix ses suffrages, une députation composée
+de Dandolo, Sordina, Carminati et Giuliano. Les députés se mirent en
+route. Ils étaient déjà arrivés en Piémont, quand ils furent rejoints
+par Duroc, aide de camp de Bonaparte, qui leur intima l'ordre de
+rebrousser chemin et de venir avec lui rendre compte de leur mission
+à Bonaparte, qui les attendait à Milan.
+
+Bonaparte en effet n'était pas sans inquiétude sur l'exécution du
+traité de Campo-Formio. Il savait très bien d'un côté qu'il avait
+outrepassé ses instructions et s'était mis en quelque sorte en état
+d'hostilité contre le gouvernement légal de son pays, de l'autre
+qu'il avait suscité contre lui en Italie bien des haines, et provoqué
+bien des ressentiments. Il avait en quelque sorte conscience de
+l'indignité qu'il avait commise. Au lendemain de la signature du
+traité, quand il revenait en Italie, il s'arrêta à Vicence. Interrogé
+par les Vénitiens sur les décisions prises, il n'osa pas leur avouer
+que Venise était cédée à l'Autriche. Le patriote Tiene lui ayant
+déclaré que ses amis et lui étaient disposés à tout sacrifier pour
+maintenir leur indépendance, il répliqua que la France ne disposerait
+jamais d'un peuple sur lequel elle n'avait aucun droit. Arrivé à
+Vérone, et se sentant au milieu de ses soldats, il leva le masque, et
+annonça au président Angioli que Vérone était cédée à l'Autriche,
+et, comme ce dernier éclatait en reproches: «Eh bien, eut-il la
+cruauté de répondre, défendez-vous!» Emporté par la grandeur de
+l'offense et le caractère odieux de la raillerie: «Va-t'en, traître,
+riposta Angioli, fuis ces contrées! Rends-nous les armes que tu
+nous as ravies, et nous saurons nous défendre!» Ce ne fut bientôt
+qu'un cri par toute la ville. Effrayé par cette soudaine explosion,
+et craignant peut-être de nouvelles Pâques Véronaises, Bonaparte
+partit en hâte pour Milan. Ce fut alors qu'il apprit le départ pour
+Paris de la députation vénitienne. Ces députés pouvaient réussir,
+non seulement parce que certains Directeurs étaient accessibles à
+la corruption, mais aussi parce que le Directoire tout entier était
+fort capable de saisir cette occasion de ne pas ratifier un traité
+qui lui déplaisait: dès lors toute son oeuvre était compromise. Il
+n'était plus le dispensateur des territoires en Italie, le protecteur
+de l'Autriche, le conquérant et le pacificateur: il redevenait
+le général au service de la République, et l'agent désavoué du
+gouvernement. Il importait donc à son ambition présente et à ses
+projets ultérieurs d'arrêter la négociation.
+
+Les députés vénitiens furent conduits à Bonaparte par Duroc. «J'étais
+dans le cabinet du général en chef, écrit Marmont[271], quand
+celui-ci les y reçut. Ils l'écoutèrent avec calme et dignité, et,
+quand il eut fini, Dandolo répondit. Dandolo, ordinairement dénué
+de courage, en trouva ce jour-là dans la grandeur de sa cause. Il
+parlait facilement: en ce moment il eut de l'éloquence. Il s'étendit
+sur le bien de l'indépendance et de la liberté, sur les intérêts de
+son pays et le sort misérable qui lui était réservé; sur les devoirs
+d'un bon citoyen envers sa patrie. La force de ses raisonnements, sa
+conviction, sa profonde émotion agirent sur l'esprit et sur le coeur
+de Bonaparte au point de faire couler les larmes de ses yeux. Il ne
+répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et bonté, et,
+depuis, a conservé pour Dandolo une bienveillance, une prédilection
+qui ne s'est jamais démentie.»
+
+[Note 271: _Mémoires_ de MARMONT, t. I, p. 307.]
+
+Ces larmes et cette émotion étaient peut-être sincères, mais
+Bonaparte était néanmoins décidé à faire exécuter toutes les clauses
+du traité. Villetard, dont l'émotion et le chagrin étaient réels,
+lui avait rendu compte de la triste mission dont on l'avait chargé.
+Sa lettre[272] est même touchante (24 octobre 1797): «Il fallait
+autant de stoïcisme que d'amour de la patrie pour accepter la mission
+douloureuse dont vous m'avez chargé. J'étais prêt à la remplir autant
+qu'il était en moi, mais je me réjouis du moins d'avoir trouvé,
+dans les membres du gouvernement de Venise, des âmes trop fières
+pour se prêter elles-mêmes à l'exécution des mesures que vous leur
+proposiez par mon organe. Ils iront chercher ailleurs un sol libre,
+mais ils préféreront, s'il est nécessaire, l'indigence à l'infamie.
+Ils ne voudront pas qu'on dise d'eux qu'ayant usurpé pendant quelques
+jours la souveraineté de leur nation ils ont fui en partageant ses
+dépouilles. Ils prouveront du moins par cette conduite qu'ils n'ont
+pas mérité les fers qu'on leur prépare... Huit ans de révolutions
+ne les ont point encore façonnés au malheur, et ils gémissent; ne
+les ont point mûris au machiavélisme, et ils blasphèment; ne les
+ont point corrompus à l'effronterie politique, et ils n'osent...
+Je ne vois d'autre moyen de leur être gratuitement utile que le
+régime militaire, au moyen duquel vous réglerez, par l'organe de vos
+généraux, au nom de la France, ce qu'ils refuseraient de faire au
+nom de la souveraineté du peuple, dont ils avaient la confiance.»
+Cette lettre irrita Bonaparte, sans doute parce qu'elle était vraie
+et méritée. D'ailleurs son émotion s'était dissipée. Plus que jamais
+il était résolu à ne pas céder. Au moins aurait-il pu respecter le
+malheur, et ne pas insulter ceux dont il causait la ruine. La lettre
+qu'il répondit le 26 octobre à Villetard est inexcusable. C'est un
+véritable factum à l'adresse du peuple vénitien, et en même temps un
+insolent défi porté par un vainqueur inexorable à l'ennemi qu'il
+tient sous ses pieds. Certes, ce n'est pas d'aujourd'hui que la force
+prime le droit, mais tout se paie en ce monde! Nos pères ont abusé de
+la force: nous sommes punis pour eux. Voici les principaux passages
+de cette philippique[273]:
+
+[Note 272: Elle a été conservée par BOTTA, liv. XII.]
+
+[Note 273: _Correspondance_, III, 399.]
+
+«J'ai reçu votre lettre du 3 brumaire; je n'ai rien compris à son
+contenu. Il faut que je ne me sois pas bien expliqué avec vous.
+La République française n'est liée avec la municipalité de Venise
+par aucun traité qui nous oblige à sacrifier nos intérêts et nos
+avantages à celui du comité de salut public ou de tout autre individu
+de Venise. Je sais bien qu'il en coûterait à une poignée de bavards,
+que je caractériserais bien en les appelant fous, de vouloir la
+République universelle. Je voudrais que ces messieurs vinssent faire
+une campagne d'hiver. D'ailleurs la nation vénitienne n'existe
+pas: divisé en autant d'intérêts qu'il y a de villes, efféminé
+et corrompu, aussi lâche qu'hypocrite, le peuple d'Italie, et
+spécialement le peuple vénitien, est peu fait pour la liberté. S'il
+était dans le cas de l'apprécier, et s'il a les vertus nécessaires
+pour l'acquérir, eh bien! la circonstance actuelle lui est très
+avantageuse pour le prouver: qu'il la défende!... Au reste, la
+République française ne peut pas donner, comme on paraît le croire,
+les États vénitiens; ce n'est pas que, dans la réalité, ces États
+n'appartiennent à la France par droit de conquête, mais c'est qu'il
+n'est pas dans les principes du gouvernement français de donner aucun
+peuple. Lors donc que l'armée française évacuera ce pays-ci, les
+différents gouvernements seront maîtres de prendre toutes les mesures
+qu'ils pourraient juger avantageuses à leurs pays.»
+
+Villetard n'a pas laissé un grand nom dans l'histoire, mais il aura
+l'honneur de la protestation suprême. Voici la belle réponse qu'il
+fit à Bonaparte: «Ce ne[274] sont point des bavards des fous et des
+lâches qui voudraient qu'on leur fît, aux dépens du sang français,
+une République universelle, dont je vous parlais dans ma dernière
+lettre. Je sais apprécier comme vous les phrases, la politique et
+le courage de ces sortes de gens; mais c'était de plusieurs pères
+de famille, négociants, vieillards, qui, abattus par la nouvelle
+de l'évacuation de leur pays et de l'invasion des troupes de
+l'Empereur, qui doit en être la suite, ne se sont point cru en droit
+de gouverner, lorsqu'ils n'avaient plus à le faire qu'à leur profit,
+et qu'ils ne se sentaient revêtus que d'une autorité provisoire que
+leur nation n'avait point confirmée. Croyez au reste qu'il entre dans
+leur refus de piller en quelque sorte la nation vénitienne au profit
+du parti démocratique une délicatesse et une probité malheureusement
+trop rares.»
+
+[Note 274: Lettre conservée par BOTTA, liv. XII, p. 101.]
+
+Pendant que s'échangeaient ces correspondances inutiles, la ruine
+de Venise s'achevait. On commença par la piller et ce sont les
+Français qui donnèrent l'exemple. Bien qu'aucun des articles du
+traité n'autorisât ces déprédations, les musées et les églises furent
+dépouillés des chefs-d'oeuvre qui les ornaient. Ainsi disparurent le
+_Saint Pierre martyr_, la _Foi du doge Grimani_, et le _Martyre de
+saint Laurent_ du Titien, l'_Esclave délivré_ et la _Sainte Agnès_
+du Tintoret, une vierge de Bellini, l'_Enlèvement d'Europe_ et le
+_Festin à la maison de Lévi_ par Paul Véronèse, le Jupiter Egiochus
+de la bibliothèque et près de deux cents manuscrits. Les reliquaires
+du trésor de Saint-Marc furent dépouillés de leurs pierres précieuses
+et envoyées à la Monnaie. Les officiers français ne rougirent pas
+de se partager les armes historiques que l'on conservait dans la
+salle du conseil des Dix[275]. Les collections privées ne furent pas
+épargnées. Les monuments eux-mêmes furent confisqués. On enleva le
+lion de la Piazzeta et les chevaux de bronze, attribués à Lysippe,
+qui gardaient le portail de Saint-Marc. Et ce fut un poète qui
+signala les chevaux à la rapacité française Arnault, le futur auteur
+de _Marins à Minturnes_, se trouvait alors à Venise, et voici ce
+qu'il ne rougit pas d'écrire à Bonaparte[276]: «Ces colonnes me
+rappellent qu'elles furent accompagnées de quatre superbes chevaux,
+grecs d'origine, et successivement romains et vénitiens par droit de
+conquête. Ces chevaux sont placés sur le portail de l'église ducale.
+Les Français n'ont-ils pas quelque droit à les revendiquer ou du
+moins à les accepter de la reconnaissance vénitienne? ne serait-il
+pas raisonnable aussi, de les faire accompagner par les lions que
+Morosini fit enlever au Pirée? Paris ne peut refuser un asile à ces
+pauvres proscrits, plus recommandables pourtant par leur antiquité
+que par leur beauté.»
+
+[Note 275: Cf. MINUTELLI, _Dernières cinquante années_, p. 226. Avec
+le catalogue des objets d'art enlevés à Venise.]
+
+[Note 276: Lettre du 5 juin 1797 citée par DARU (_Histoire de
+Venise_), t. VII, p. 370.]
+
+Dans les villes de province furent exercées les mêmes rapines. À
+Padoue spécialement, Masséna se permit des exactions qui compromirent
+son honorabilité et le renom de la France. Bonaparte lui-même se
+crut autorisé à emporter de Vérone la collection d'ichtyolites du
+comte Gazzola. C'est surtout à l'arsenal de Venise que se commirent
+les actes les plus odieux. Sous prétexte d'équiper la flotte qui
+devait nous mettre en possession des îles Ioniennes, on le saccagea.
+Le 16 mai 1797, Baraguey d'Hilliers écrivait à Bonaparte: «J'ai
+visité l'arsenal et je l'ai examiné minutieusement. C'est l'un
+des plus beaux de la Méditerranée. Il y a tout ce qu'il faut pour
+armer, en deux mois, moyennant la dépense de deux millions, une
+flotte de sept à huit vaisseaux de ligne de 74, six frégates de 30
+à 40 et cinq cutters. Il y a une immense quantité de canons[277]
+en fer ou en bronze, des fonderies, des bois de construction, une
+corderie magnifique, des chantiers extrêmement beaux, etc.» Toutes
+ces richesses furent gaspillées. Les bois de Cansiglio, de Montello,
+de l'Istrie, le cuivre d'Agordo, les chanvres du Ferrarais et du
+Bolonais furent vendus ou volés. Les provisions de goudron, de
+cordages, d'ancres et de ferrements, de toiles à voiles furent
+dispersées au hasard des acheteurs. Ce qu'on ne pouvait emporter ou
+vendre, on le brisa. C'est ainsi que furent coulés quelques navires
+qu'on ne pouvait utiliser, ainsi que furent brûlés le _Bucentaure_,
+ce respectable témoin des splendeurs d'autrefois, et les splendides
+barques de parade, les _Peatoni_, dont les richesses et les ornements
+excitaient l'admiration dans les fêtes ducales. Sérurier[278] et
+Haller, envoyés l'un et l'autre par Bonaparte pour consommer cette
+iniquité, se signaleront par leur acharnement. Sérurier prenait,
+Haller vendait. Après avoir vidé les magasins publics, détruit
+les ressources maritimes, anéanti, ruiné ou dispersé tout ce qui
+rappelait la gloire nationale, il ne restait plus qu'à remettre la
+ville aux Autrichiens. C'était le dernier acte de cette lamentable
+tragédie.
+
+[Note 277: D'après une indication de Cantu, on comptait 5.293 canons,
+dont 1.518 en bronze à l'arsenal, et dans les forts 4.478 canons dont
+1.925 en bronze.]
+
+[Note 278: Lettre de Bonaparte à Villetard, Milan, 2 novembre 1797.
+_Correspondance_, t. III, p. 402. «Je donne ordre au général Sérurier
+de se concerter avec la municipalité pour que tout reste tranquille
+à Venise, d'employer tous les moyens pour cela, et de fermer même la
+société d'instruction publique s'il le juge nécessaire.»]
+
+Les Autrichiens n'avaient pas attendu la conclusion du traité de
+Campo-Formio pour entrer en possession des territoires qui devaient
+leur être attribués. Dès le mois de juin, le général autrichien
+Terzi avait ordonné à son lieutenant Klenau d'entrer en Istrie et
+de s'installer à Pirano, Umago, Cittanova, Parenzo, Osseroi et
+Rovigno. En même temps, le colonel Casimir plaçait des garnisons
+sur le littoral istriote et dans les îles de Veglia, Cherso, Arbo
+et Pago. Nulle part il ne rencontra de résistance. En Dalmatie
+et sur toutes les côtes de l'Adriatique, dans ces contrées rudes
+et sauvages où la domination vénitienne avait eu tant de peine à
+s'asseoir, mais où elle était profondément enracinée, le patriotisme
+local fut comme exaspéré à la nouvelle du désastre. Partout des
+soulèvements éclatèrent. Aidés par les mercenaires esclavons qui
+étaient rentrés dans leurs villages, les paysans, surtout ceux de
+Sebenico, coururent aux armes. Ils massacrèrent le consul de France,
+pillèrent les maisons de Calafatti et Gavagnin, envoyés par Venise
+pour organiser la république démocratique, et se portèrent à tous
+les excès contre les partisans réels ou prétendus de la France. Les
+Autrichiens n'attendaient qu'un prétexte pour intervenir. Ils se
+présentèrent comme les défenseurs de l'ordre, et 4000 Autrichiens,
+commandés par Roccavina, Lusignan et Casimir, partirent pour Zara.
+Ils furent bien reçus par les habitants, mais ils ne leur laissèrent
+pas ignorer qu'ils venaient au nom de l'Empereur, en vertu de droits
+anciens et qu'ils prenaient possession de la province. Les couleurs
+autrichiennes furent déployées et les anciens soldats de Venise
+remirent le vieil étendard de Saint-Marc à leurs nouveaux camarades.
+Ce fut une cérémonie touchante. Tous ces vétérans pleuraient à
+chaudes larmes en renonçant à ce drapeau qu'ils aimaient. Les
+généraux autrichiens respectèrent ces nobles sentiments. Ils remirent
+l'étendard de Venise au vicaire général de Zaro, Mgr Armani, qui
+entonna le _De Profundis_ et l'ensevelit après que les citoyens et
+les soldats l'eurent une dernière fois baisé comme une relique.
+
+Le colonel Casimir, continuant sa marche, s'empara de Spalatro,
+Clissa, Singo, pendant que le général Roccavina entrait à Sebenico
+et se dirigeait sur les bouches de Cattaro. Les Autrichiens ne
+rencontrèrent de résistance qu'à Perasto, Risano et Geganovich.
+Partout ailleurs ils furent accueillis froidement il est vrai, mais
+avec résignation.
+
+Pendant ce temps, les Français[279] occupaient les îles Ioniennes
+et les Cisalpins mettaient garnison à Brescia, Bergame et dans les
+autres villes à eux attribuées par le traité de Campo-Formio. De tous
+côtés s'écroulait le vieil édifice, et presque sans protestation, aux
+yeux de tous, s'accomplissait le grand crime de la vente d'un peuple.
+
+[Note 279: GAFFAREL, _La France aux îles Ioniennes._ _Nouvelle
+Revue_, 1880.]
+
+La municipalité démocratique de Venise ne demandait qu'à résister.
+Elle convoqua les assemblées primaires pour savoir si les Vénitiens
+voulaient ou non conserver la liberté; mais ce n'était là qu'une
+vaine formalité. Personne n'osa prendre la parole pour soutenir
+l'honneur national. Les Autrichiens n'occupèrent la terre ferme et
+Venise qu'en 1798. Le 9 janvier, sous le commandement de Wallis, ils
+entraient à Udine, Cividale et Monte-Falcone, le 10, à Palma Nova, le
+18 seulement à Venise. Quand ils se présentèrent devant la capitale,
+non seulement ils en trouvèrent toutes les portes ouvertes, mais
+encore la populace se porta à leur rencontre, et quelques patriciens
+acceptèrent le fait accompli et cherchèrent à en profiter. Ce fut
+l'un d'entre eux, Francesco Pesaro, qui, devenu commissaire impérial,
+reçut le serment de fidélité. Le dernier doge, Manini, prêta ce
+serment entre ses mains, mais il fut saisi d'une telle émotion, qu'il
+tomba sans connaissance[280].
+
+[Note 280: DARU, t. V, p. 442.]
+
+Ainsi disparut la république vénitienne. Le peuple vénitien n'est pas
+mort avec elle, car la conscience publique proteste et protestera
+toujours contre les abus de la force. Botta[281] finissait par ces
+paroles mélancoliques le livre qu'il a consacré aux malheurs de
+Venise: «Un temps viendra, peut-être il n'est pas éloigné, où Venise
+voudra dire un amas de débris, un champ d'algues marines, aux lieux
+mêmes où s'élevait jadis une cité magnifique, la merveille du monde.
+Voilà l'oeuvre de Bonaparte!» Botta se trompait ou il exagérait
+son ressentiment. Venise est encore debout, et les Vénitiens, par
+leur magnifique résistance à l'Autriche en 1849, ont montré qu'ils
+n'étaient pas au-dessous de leur vieille réputation d'héroïsme. Mais
+le crime de Campo-Formio n'a été réparé que très tard, et il a légué
+à l'Europe, pour de longues années, comme un héritage de dangers et
+de complications. En 1866, les Autrichiens occupaient encore Venise
+et s'y maintenaient par la terreur, avec patrouilles dans les rues et
+canons braqués sur les places publiques. Depuis Venise est redevenue
+libre et appartient à une grande nation: mais ce qui doit être pour
+nous comme un dernier châtiment, comme un suprême remords, c'est que
+ce crime, commis par des mains françaises, n'a été réparé que par des
+mains prussiennes!
+
+[Note 281: BOTTA, ouv., cit., liv. XII.]
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA RÉPUBLIQUE ROMAINE
+
+ La Papauté et la Révolution. -- Affaire Hugon de Basville. --
+ La Convention et le pape Pie VI. -- Les théophilanthropes. --
+ Les instructions du Directoire à Bonaparte. -- Préparatifs
+ de guerre. -- Entrée des Français à Bologne. -- Armistice de
+ Bologne. -- Prise d'armes des pontificaux. -- Mission Mattei. --
+ Affaire de Lugo. -- Conférences de Florence. -- Seconde prise
+ d'armes des pontificaux. -- Bataille du Senio. -- Négociations
+ pour la paix. -- Paix de Tolentino. -- Joseph Bonaparte
+ ambassadeur à Rome. -- Les mécontents se groupent autour de lui.
+ -- Affaire Provera. -- Assassinat de Duphot. -- Déclaration
+ de guerre du Directoire. -- Berthier est chargé de renverser
+ le gouvernement pontifical. -- Proclamation de la République
+ Romaine. -- Expulsion de Pie VI. -- Organisation de la nouvelle
+ République. -- Déprédations et pillages. -- Révolte des Français
+ contre leur général Masséna. -- Insurrections locales. --
+ Décadence et ruine prochaine de la nouvelle République.
+
+
+Lorsque commença la Révolution française, les relations entre la
+Papauté et le nouveau régime furent tout de suite mauvaises. La
+plupart des membres de l'Assemblée Constituante, imbus des doctrines
+philosophiques de leur époque et sincèrement résolus à entrer
+dans la voie des réformes, se heurtèrent aux prétentions opposées
+de l'Église. La résistance les irrita. Ils portèrent dans cette
+lutte une animosité extraordinaire. Souvent même ils dépassèrent
+la mesure, et ne réussirent qu'à compliquer par les embarras d'une
+guerre religieuse une situation déjà fort embarrassée. Suppression
+des annates, confiscation des biens de l'Église, occupation du
+comtat Venaissin, et surtout constitution civile du clergé, telles
+furent les principales attaques dirigées contre la Papauté par les
+jansénistes, alors nombreux, de la Constituante. Le pape régnant
+était alors Pie VI. Il répondit à ces attaques en rappelant le nonce
+et en rompant toute relation diplomatique avec la France (2 août
+1791).
+
+Les ennemis de la Papauté furent heureux de cette rupture. Ils
+auraient voulu pousser les choses plus loin et forcer le roi à
+déclarer la guerre à Pie VI: mais Louis XVI, qui n'avait déjà
+sanctionné les décrets que contraint et forcé, ne voulait à aucun
+prix la guerre contre le chef de l'Église. Le Pape, de son côté,
+regrettait d'avoir été poussé à la dure extrémité d'une rupture avec
+la France. Bien que sollicité par les souverains, qui formaient
+alors une coalition contre notre pays, à entrer dans la ligue, il se
+contenta de les assurer de ses sentiments d'amitié, mais n'ordonna
+aucun préparatif militaire. Des deux côtés, tout en simulant une
+indifférence officielle, on s'occupait donc de ce qui se passait dans
+les deux pays, et il n'était pas une des journées de la révolution
+parisienne qui n'eût à Rome son retentissement et son contre-coup.
+
+Une catastrophe imprévue faillit amener la guerre directe. Un envoyé
+de la France à Rome, Hugon de Basville[282], qui avait provoqué la
+populace romaine par d'inopportunes manifestations, fut assassiné,
+et tous ceux de nos compatriotes qui résidaient alors dans la
+capitale du monde chrétien insultés, battus et pillés (janvier
+1793). Quand arriva à Paris la nouvelle de l'attentat, il n'y eut
+qu'un cri de fureur et d'indignation. À peine avait-on achevé la
+lecture du rapport adressé par le conseil exécutif que, de toutes
+parts, on réclama l'urgence. À la Convention comme dans la presse,
+ce fut un véritable débordement d'injures contre la papauté, mais
+ces déclamations n'aboutirent à rien, car on entrait alors dans la
+terrible année 1793. L'Europe entière assiégeait nos frontières.
+La guerre civile avait éclaté dans la moitié de nos départements.
+La Convention se déchirait elle-même. Dans le tumulte de ces luttes
+gigantesques, la question romaine fut oubliée. Sans doute la Papauté
+et la République romaine furent censées en état de guerre, et, de
+temps à autre, quelque ministre ou quelque journaliste, pour se
+donner un regain de popularité, proposa de marcher contre Rome et de
+laver dans le sang du dernier des pontifes l'injure de la France,
+mais le crime n'en resta pas moins impuni, et, pour employer une
+expression du temps, les cendres de Basville restèrent longtemps sans
+vengeance.
+
+[Note 282: L'affaire Basville a été étudiée et racontée avec de
+minutieux détails par Fr. MASSON. Voir ses trois ouvrages: _Le
+cardinal de Bernis depuis son ministère._ _Le département des
+affaires pendant la Révolution._ _Les Diplomates de la Révolution._
+On peut également consulter: MONTI. _In morte di Ugo Bassville,
+cantica._ VICCHI. _Saggio d'un libro intitulato: Vincenzo Monti, le
+lettere e la politica in Italia dal 1750 al 1830_ (1879).]
+
+Bonaparte fut ce vengeur. Lorsqu'il descendit en Italie, en 1796, on
+avait depuis longtemps, de part et d'autre, substitué à la guerre de
+fait la guerre de propagande. Pie VI ne se contentait pas d'ouvrir
+ses États aux émigrés et de leur assurer des ressources, il prêchait
+une véritable croisade en faveur de ceux qu'on appelait déjà les amis
+du trône et de l'autel; il encourageait à la résistance Vendéens et
+royalistes; il soutenait de ses exhortations tous ceux des membres
+du clergé, et ils étaient nombreux, qui n'avaient pas voulu prêter
+serment à la Constitution civile; il promettait à nos ennemis les
+secours du ciel, et ses représentants auprès des cours étrangères se
+faisaient remarquer par leur acharnement contre la France. Le Pape en
+un mot n'était pas le plus puissant, mais un des plus déterminés et
+des plus dangereux membres de la coalition formée contre notre pays.
+
+Il est vrai que les divers gouvernements qui se succédèrent en France
+semblaient prendre à tâche d'exciter les colères pontificales par
+leurs attaques inconsidérées. Ils ne tarissaient pas en déclamations
+sur la nécessité de renverser l'«idole romaine». C'était comme un
+thème convenu dans les discours de l'époque. Comme les souvenirs
+antiques hantaient alors les imaginations et qu'on se grisait en
+quelque sorte avec les mots de Brutus, de Tarquin ou de Capitole, les
+descendants de Camille étaient menacés d'une nouvelle invasion de
+Gaulois conduits par un autre Brennus. Ce n'étaient pas seulement
+des orateurs de club, jaloux de se fabriquer à peu de frais une
+popularité de quelques instants, ou des journalistes en quête d'un
+article retentissant; les membres du gouvernement eux-mêmes se
+laissaient aller à ces invectives passionnées. Le Directoire surtout
+se signala par cette haine rétrospective. L'un des cinq premiers
+directeurs croyait avoir contre le Pape des griefs tout particuliers.
+C'était Larévellière-Lépeaux, le très honnête mais assez ridicule
+fondateur d'une religion nouvelle, qu'il avait intitulée la
+théophilanthropie. Cet inventeur de religion avec garantie du
+gouvernement considérait Pie VI comme un rival, ou plutôt comme
+un concurrent, et ne cessait de pousser ses collègues à la guerre
+contre Rome, espérant qu'il parviendrait de la sorte à substituer
+à la superstition romaine le culte idéal de la théophilanthropie.
+C'est surtout dans ses mémoires, imprimés mais non publiés, on ne
+sait en vertu de quel scrupule, par la famille du directeur, qu'il
+faut suivre la trace de la campagne dirigée par Larévellière-Lépeaux
+contre celui qu'on appelait plaisamment son collègue. On voit,
+en parcourant ces mémoires, dont quelques exemplaires ont été
+distribués, comment le théophilanthrope, ne pouvant, comme il l'eût
+désiré, conduire à Rome les armées françaises, dirigea contre son
+ennemi toute une légion de gazetiers et de pamphlétaires, même de
+jansénistes vindicatifs, et à la propagande réactionnaire dans nos
+départements de l'Ouest répondit par la propagande démocratique et
+anticatholique dans les États pontificaux.
+
+Aussi bien les autres membres du Directoire, s'ils ne poursuivaient
+pas en Pie VI un ennemi personnel, partageaient néanmoins contre
+la Papauté la plupart des préventions de Larévellière-Lépeaux.
+Lorsqu'ils décidèrent l'entrée de Bonaparte en Italie, ils
+insistèrent dans leurs instructions au général sur la nécessité de
+détrôner le Pape et de détruire le pouvoir temporel. Pie VI était
+à leurs yeux un de leurs plus dangereux ennemis, et il n'était que
+temps de le punir de son intervention dans nos affaires intérieures.
+Les membres du Directoire n'ont jamais varié sur ce point. La chute
+de Pie VI était en quelque sorte un des axiomes de leur programme
+politique. Elle était sans doute subordonnée aux circonstances, mais
+il était entendu qu'on profiterait de ces circonstances, qu'on les
+provoquerait au besoin. Voici du reste, et nous la choisissons entre
+plusieurs, comme étant l'expression définitive des intentions du
+gouvernement français à cet égard, voici une dépêche du directeur
+Rewbell à Bonaparte, en date du 3 février 1797, très explicite et
+ne laissant aucun doute: «En portant son attention sur tous les
+obstacles qui s'opposent à l'affermissement de la Constitution
+française, le Directoire exécutif a cru s'apercevoir que le culte
+romain était celui dont tous les ennemis de la liberté pouvaient
+faire d'ici à longtemps le plus dangereux usage. Vous êtes trop
+habitué à réfléchir, citoyen général, pour n'avoir pas senti, tout
+aussi bien que nous, que la religion romaine sera toujours l'ennemie
+irréconciliable de la République, d'abord par son essence, et,
+en second lieu, parce que ses sectateurs et ses ministres ne lui
+pardonneront jamais les coups qu'elle a portés à la fortune et au
+crédit des premiers, aux préjugés des autres... Le Directoire vous
+invite donc à faire tout ce qui vous paraîtra possible pour détruire
+le gouvernement papal, de manière que, soit en mettant Rome sous une
+autre puissance, soit, ce qui serait mieux encore, en y établissant
+une forme de gouvernement intérieur qui rendrait méprisable et odieux
+le gouvernement des prêtres, de manière que le Pape et le sacré
+collège ne pussent concevoir l'espoir de jamais siéger dans Rome, et
+fussent obligés d'aller chercher un asile dans quelque lieu que ce
+fût, où au moins ils n'auraient plus de puissance temporelle.»
+
+Si Bonaparte avait suivi à la lettre ces instructions, son premier
+soin, aussitôt après la défaite des Piémontais et la conquête de
+Lombardie, eût été de courir à Rome et d'y proclamer la Révolution.
+Quelques-uns de ses lieutenants, égarés par leurs préjugés, le
+poussaient à cette entreprise. Les agents du Directoire, tous les
+partisans des doctrines jacobines, et de nombreux Italiens qui
+croyaient de bonne foi que la destruction du pouvoir temporel leur
+ouvrirait une ère de liberté sans mélange et de prospérité sans fin,
+pressaient l'heureux vainqueur d'entrer à Rome. Heureusement pour
+lui et pour son armée, Bonaparte ne céda pas à ces sollicitations.
+Il ne voulut pas s'exposer à être enfermé dans sa propre conquête.
+Il préféra engager avec l'Autriche un duel de plusieurs mois qui
+se termina par un éclatant triomphe, et se réserva d'aller plus
+tard à Rome. On a prétendu que, saisi de respect pour le Pape, il
+ne voulut pas rompre avec le chef du catholicisme. Pourtant les
+préjugés religieux ne furent jamais une entrave bien gênante pour
+Bonaparte. Bien souvent, dans le cours de sa prodigieuse carrière, il
+devait, suivant les circonstances, se servir du catholicisme comme
+d'une arme de combat, ou essayer de le réduire à l'impuissance,
+lorsqu'il croyait utile de l'annihiler. Quant à son respect pour les
+souverains et pour les vieillards, ce respect fut toujours subordonné
+à ses intérêts. Si donc, malgré les instructions très précises
+du Directoire, et la pression, souvent importune, de ceux qui
+l'entouraient, Bonaparte ne voulut pas s'engager dans une expédition
+à fond contre la Papauté, ce ne fut ni par crainte des ressources
+temporelles du chef de la catholicité, ni par respect involontaire
+et en quelque sorte inconscient pour sa personne, ce fut uniquement
+parce qu'il considérait l'Autriche comme son principal adversaire,
+et qu'il était résolu à concentrer, jusqu'à nouvel ordre, tous ses
+efforts contre l'Autriche. Il était certes trop bon tacticien pour
+se dissimuler les dangers d'une diversion tentée sur son flanc droit
+par une armée pontificale, mais il savait très bien que cette armée
+pontificale n'était pas bien redoutable, et comme chez lui les
+préoccupations militaires remportaient sur les haines politiques, il
+voulait, non sans raison, se débarrasser du plus redoutable de ses
+ennemis, l'Autriche, avant d'accabler le plus faible, c'est-à-dire le
+Pape.
+
+On se demande avec étonnement d'un autre côté pourquoi Pie VI ne
+profita pas des circonstances, puisqu'il était en lutte avec la
+France et n'ignorait pas les desseins formés contre lui par le
+Directoire, pour courir au secours de l'Autriche et empêcher, par
+cette irruption dans nos lignes, la marche en avant de Bonaparte;
+mais le Pape, pas plus lui que les autres princes italiens, ne
+s'attendait à la brusque invasion de la Péninsule par l'armée
+française; il s'attendait encore moins aux victoires répétées de
+Bonaparte. Il n'avait pas d'armée organisée, en état d'entrer en
+campagne, et, avec les ressources dont il disposait, il ne pouvait
+improviser cette armée. Il agit néanmoins dans la mesure de ses
+forces pour s'opposer à nos succès. Par ses ordres la chaire retentit
+d'emphatiques et furibondes attaques contre la France. Quelques
+exaltés allèrent même, dans l'exagération de leur zèle, jusqu'à
+traiter les Français de cannibales. On imprima, les brochures
+existent encore[283], que les Français ne croyaient ni à Dieu, ni au
+diable, mais que cependant ils adoraient des idoles, entre autres des
+bonnets phrygiens et des arbres de liberté. On répandit sur leurs
+moeurs mille contes effrayants, et les pseudo-miracles éclatèrent en
+foule. Ici des madones, exposées à la vénération des fidèles dans
+les églises ou au coin des rues avaient cligné des yeux; là elles
+avaient pleuré, ou bien une pâleur livide s'était répandue sur leurs
+joues, sans doute à l'approche de ces païens de Français. L'abbé
+Vincent Albertini[284] composa même à ce sujet un ouvrage de haute
+dévotion, qui fut distribué à profusion dans les campagnes, et où il
+se répandit en invectives contre «[285]cette race abominable d'hommes
+antisociaux et inhumains, se disant philosophes et régénérateurs».
+
+[Note 283: ANNIBALE MARIOTTI.--_Parlata intorno ad alcune imputazioni
+che si credino_ (juin 1800).]
+
+[Note 284: _Quadro storico-morali dell'Italia nazione seguita nel
+1796, e del portentoso e contemporaneo aperimente d'occhi della sagra
+imagine di Maria santissima venerata nella cattedrale di Ancona._]
+
+[Note 285: Abominal razza di antisociali e misantropi, se dicenti
+filosofi rigeneratori.]
+
+On espérait préparer ainsi contre les Français de nouvelles vêpres
+siciliennes. En effet la populace ignorante des villages, les
+montagnards des Apennins surtout, fanatisés par leurs curés et
+leurs moines, se disposèrent à une énergique résistance, mais, dans
+les grandes villes, les bourgeois et les fonctionnaires riaient de
+ces moyens séniles de réchauffer l'enthousiasme. Dans les villes
+du nord, particulièrement à Bologne, à Ferrare, et dans toutes les
+légations, qui étaient éloignées de la capitale et regrettaient leurs
+privilèges municipaux, on ne tenait nul compte de ces excitations
+officielles. On se préparait même à bien accueillir les Français, et,
+comme les grands mots de liberté et de patrie avaient profondément
+retenti dans l'Italie entière, tous ceux qui croyaient à l'avenir
+de la nation, non seulement étaient résolus à ne pas seconder
+l'action du gouvernement pontifical, mais encore n'attendaient qu'une
+occasion pour se déclarer en notre faveur. À Rome même bon nombre de
+citoyens rêvaient déjà la chute de Pie VI et le rétablissement de
+la République. L'un d'entre eux, un architecte distingué, Francesco
+Milizia[286], écrivit à ses amis des lettres qui, depuis, ont été
+publiées, et qui ne présentent pas qu'un intérêt local, car elles
+font connaître l'opinion de la bourgeoisie romaine. Or, dans ses
+lettres, Milizia parle à plusieurs reprises du dégoût que lui
+inspiraient à ses amis et à lui les menées pontificales, et de la
+sympathie qu'ils ressentaient au contraire pour les Français.
+
+[Note 286: Milizia était né à Oria, près d'Otrante, en 1725. Il vécut
+dans la familiarité des artistes les plus célèbres et du ministre
+espagnol Azara. Il a composé un _Dictionnaire biographique des
+architectes_, des _Éléments d'architecture_, etc. Les lettres de
+Milizia ont été publiées dans les _Mémoires de Ricci, traduction de
+Potter_.]
+
+Le gouvernement pontifical a toujours été admirablement informé. Pie
+VI et ses conseillers savaient donc que l'opinion publique était
+hésitante et que les succès de la France trouvaient à Rome un écho
+complaisant. Ils n'ignoraient pas d'un autre côté que le Directoire
+pressait Bonaparte d'entrer à Rome. Ils activèrent donc l'armement
+de leurs troupes et se disposèrent à intervenir directement. Le
+moment paraissait favorable. La Lombardie était mécontente, Venise
+s'agitait, Gênes et le Piémont s'insurgeaient sur nos derrières, la
+Toscane ouvrait aux Anglais Livourne et Porto-Ferraio, enfin Wurmser
+s'apprêtait à déboucher du Tyrol, pour débloquer Mantoue, à la tête
+de 70,000 hommes. Si les 20,000 pontificaux arrivaient à temps pour
+se joindre aux Autrichiens, Bonaparte était pris entre deux feux, et
+la situation de l'armée française gravement compromise.
+
+Bonaparte n'avait jusqu'alors qu'annoncé une prochaine expédition
+contre Rome. Il avait même, dans sa proclamation du 26 avril,
+parlé des cendres des vainqueurs de Tarquin que foulaient encore
+les assassins de Basville, mais il s'était contenté de cette
+période retentissante, et n'avait pas dirigé un seul de ses soldats
+contre le Pape. Il voulut néanmoins, puisque le Pape manifestait
+l'intention d'entrer en campagne contre la France, et que cette
+intervention pouvait, à un moment donné, devenir dangereuse, il
+voulut la prévenir, tout en donnant une apparence de satisfaction aux
+rancunes directoriales. Augereau reçut donc l'ordre de disperser le
+rassemblement pontifical.
+
+Les Bolonais, qui ont toujours détesté le gouvernement des prêtres,
+venaient de députer à Bonaparte les sénateurs Caprara et Malvasia et
+l'avocat Pistorini, pour le prier de les affranchir d'une domination
+abhorrée. Prompt à saisir les occasions, Bonaparte enjoignit à son
+lieutenant Augereau de marcher d'abord sur Bologne et sur Ferrare.
+Les Français y entrèrent sans résistance. L'imposante citadelle de
+Ferrare et Urbino capitulèrent sans tirer un coup de canon. Bonaparte
+arriva lui-même à Bologne le 19 juin et fut accueilli par une
+immense acclamation. Il s'empressa de renvoyer les cardinaux légats
+Pignatelli et Vincenti, et flatta l'amour-propre des Bolonais en leur
+promettant de restaurer la République[287]. Aussitôt Faenza suivit
+le mouvement, et la Romagne tout entière se détacha de la Papauté.
+Bonaparte comprit qu'il lui suffisait d'exploiter la situation pour
+effrayer Pie VI, et qu'une expédition sur Rome était à tout le moins
+inutile. «Il me sera facile d'aller jusqu'à Rome, écrivait-il[288]
+à Carnot; cependant, comme les opérations de l'Allemagne peuvent
+changer notre position d'un instant à l'autre, je crois qu'il serait
+bon qu'on me laissât la faculté de conclure l'armistice avec Rome
+ou d'y aller. Dans le premier cas, me prescrire les conditions de
+l'armistice; dans le second, me dire ce que je dois y faire, car
+mes troupes ne pourraient pas s'y maintenir longtemps. L'espace
+est immense, le fanatisme très grand.» En même temps, pour faire
+accepter plus facilement sa désobéissance aux ordres formels du
+Directoire[289], il s'étendait avec complaisance sur les moyens
+nouveaux que la révolte de la Romagne mettait à sa disposition. «Pour
+faire trembler la cour de Rome et lui faire sentir que sa magie sur
+le peuple n'aurait pas d'effet contre nous, j'ai autorisé le Sénat
+de Bologne à regarder comme nuls et non avenus tous les décrets de
+Rome, attentatoires à sa liberté. Cela fait le plus grand plaisir à
+ce pays-ci, et en sera d'autant plus sensible à la cour de Rome. Cela
+vous ouvre le chemin pour faire de ce pays, à la paix définitive,
+ce que vous jugerez convenable. Pendant tout le temps que durera
+l'armistice, nous n'aurons pas besoin de tenir de troupes ici, car,
+de la manière dont je les brouille avec la cour de Rome, ils en
+craindront toujours la vengeance et le ressentiment.»
+
+[Note 287: Bologne, 20 juin 1796. _Corresp._, I, 413.]
+
+[Note 288: Milan, 7 juin 1796, _Corresp._, I, 377.]
+
+[Note 289: _Id._, I, p. 421.]
+
+Bonaparte, en effet, songeait déjà à négocier un accommodement;
+mais, fidèle à la tactique qui lui avait plusieurs fois réussi, il
+poursuivait sa marche tout en négociant. Les unes après les autres,
+toutes les forteresses pontificales tombaient entre nos mains, et
+les canons qui garnissaient leurs murailles étaient aussitôt envoyés
+sous Mantoue pour activer le siège de la citadelle autrichienne.
+Une nouvelle division française, commandée par Vaubois, menaçait
+Rome par la Toscane, et, dès le 26 juin, arrivait à Pistoïa. Rome
+était consternée. On y parlait déjà du connétable de Bourbon; on se
+figurait que les Français allaient y renouveler les horreurs du sac
+de 1527; mais Bonaparte, qui ne partageait[290] pas contre Pie VI les
+préjugés du Directoire, ne tenait pas à s'enfoncer dans la péninsule.
+Il se rappelait que toutes les invasions françaises avaient échoué
+parce que nos soldats avaient pénétré dans le coeur de l'Italie
+avant d'en avoir occupé les avenues. D'ailleurs, il lui tardait de
+continuer contre les Autrichiens la grande lutte qui seule déciderait
+des destinées de la péninsule. Aussi accueillit-il avec empressement
+le ministre d'Espagne, Azara, auquel Pie VI avait donné plein pouvoir
+pour négocier, s'il était possible, un accommodement honorable.
+
+[Note 290: Cf. la curieuse lettre écrite par Marmont, alors aide
+de camp de Bonaparte, à son père (_Mémoires_ du Maréchal, t. I, p.
+327): «Enfin, la voix de la raison a été entendue, et le gouvernement
+renonce à une expédition aussi ridicule que dangereuse par ses
+suites. Nous n'irons pas à Rome. Notre armée n'était pas assez
+forte pour la diviser ainsi, et les dix mille hommes jetés au fond
+de la botte n'entraîneront point la grande armée dans des malheurs
+incalculables. Le plan sage, si bien conçu, de Bonaparte est adopté.
+Nous reprendrons incessamment l'offensive. Car c'est le moyen le plus
+sûr de triompher.»]
+
+Bonaparte n'attendit pas de nouvelles instructions du Directoire,
+et profita du désarroi où ses rapides manoeuvres avaient jeté la
+cour pontificale, pour signer le 23 juin, assisté de Garreau et de
+Salicetti, l'armistice de Bologne[291]. Les conditions en étaient
+dures. Il y était dit que le gouvernement français, par déférence
+pour le roi d'Espagne, consentait à suspendre les hostilités, mais
+le pape s'engageait à envoyer un plénipotentiaire à Paris pour y
+régler la paix définitive. Il relâchait les patriotes, promettait une
+indemnité pour le meurtre de Basville, fermait tous les ports de ses
+États aux ennemis de la France, consentait à ce que les légations
+de Bologne, de Ferrare et la citadelle d'Ancône continuassent à
+être occupées par nos troupes, promettait cent tableaux, cinq cents
+manuscrits et vingt et un millions, dont quinze et demi payables en
+numéraire et cinq et demi en marchandises. Les paiements se feraient
+en trois termes, dans quinze jours, un mois et trois mois. Enfin le
+Pape donnerait passage sur son territoire aux troupes françaises
+toutes les fois que la demande lui en serait adressée.
+
+[Note 291: Armistice entre la République française et le Pape
+(_Correspondance_, I, 426). Bonaparte avait, dès le 7 juin, résolu
+les conditions de cet armistice. Curieuse lettre au Directoire
+(_Correspondance_, t. I, p. 371).]
+
+Ces conditions étaient dures. Elles l'auraient été bien davantage
+sans l'adresse d'Azara qui, ne pouvant rien obtenir de Bonaparte,
+s'était retourné du côté de Carreau et de Saliceti, et avait fini par
+leur arracher l'aveu que l'armée française ne pouvait marcher sur
+Rome[292]. Il en avait aussitôt profité pour élever ses prétentions.
+Il avait notamment refusé que les trésors de Notre-Dame de Lorette
+fussent remis à la France. Bonaparte fut obligé d'ordonner une
+marche de nuit sur Ravenne. Ce fut seulement quand il eut appris
+cette nouvelle manoeuvre qu'Azara consentit à la contribution de
+vingt et un millions, dont un million figurant la rançon de Lorette.
+Dans la pensée des deux parties contractantes, les conditions de
+cet armistice n'étaient pas définitives. De part et d'autre, on ne
+cherchait qu'à gagner du temps pour reprendre ce qu'on avait donné.
+Bonaparte ne pouvait, en effet, se dissimuler qu'il avait outrepassé
+les instructions du Directoire en ménageant un souverain qu'on lui
+avait ordonné de renverser à tout prix. Aussi crut-il nécessaire
+de se justifier. Il insistait[293] sur la haine que les Bolonais
+portaient au Pape, il démontrait[294] l'importance stratégique
+d'Ancône, enfin il affirmait que l'armistice n'était qu'une
+suspension d'armes commandée par les circonstances. «L'armistice,
+écrivait-il, étant plutôt conclu avec la canicule qu'avec l'armée du
+Pape, mon opinion serait que vous ne vous pressiez pas de faire la
+paix, afin que, au mois de septembre, si nos affaires d'Allemagne
+et du nord de l'Italie vont bien, nous puissions nous emparer de
+Rome[295].» Pie VI, de son côté, ne pouvait se résigner à perdre,
+sans seulement avoir essayé de les défendre, les plus riches de ses
+provinces, et il haïssait d'autant plus la France qu'il avait été
+plus humilié par elle. Son premier soin fut de se rapprocher du roi
+de Naples, d'enrôler de nombreux mercenaires et de se mettre en état
+de prendre l'offensive à la première occasion favorable. Il appela
+même à lui, pour diriger ses troupes, un général piémontais fort
+réputé, Colli, que l'armistice conclu entre la France et le Piémont,
+venait de réduire à l'inaction et qui ne demandait qu'à entrer de
+nouveau en ligne contre son jeune vainqueur.
+
+[Note 292: Lettre de Bonaparte au Directoire, Pistoïa, 26 juin 1796.
+_Corresp._, I, 431: «Cette manière de négocier à trois est absolument
+préjudiciable aux intérêts de la République, parce qu'un homme habile
+se retourne, va chercher chez l'un ce qu'il ne peut obtenir chez
+l'autre... Azara, voyant qu'il ne pouvait obtenir de diminution,
+s'est tourné du côté des commissaires du gouvernement et il a si bien
+fait, qu'il leur a arraché notre secret, c'est-à-dire l'impossibilité
+où nous étions d'aller sur Rome. Alors il n'a été possible d'en tirer
+vingt millions qu'en faisant la nuit une marche sur Ravenne.»]
+
+[Note 293: Id. _Id._ «La légation de Bologne est une des parties les
+plus riches des États du Pape. On ne se fait pas une idée de la haine
+que cette ville a pour la domination papale.»]
+
+[Note 294: Id. _Id._ «Si jamais vous pensez qu'il est de votre
+intérêt de garder à perpétuité Ancône, je vous engage à y envoyer un
+ingénieur, afin d'accroître ses moyens de défense.»]
+
+[Note 295: Lettre au Directoire, Bologne, 21 juin. (_Correspondance_,
+t. Ier, p. 121.)]
+
+Un[296] des commissaires français envoyés à Rome pour surveiller
+l'exécution de l'armistice de Bologne, Miot, a laissé, dans ses
+Mémoires, le curieux tableau de la capitale du catholicisme à ce
+moment troublé de son histoire: «Rome, écrit-il[297], présentait
+le spectacle le plus singulier et le plus repoussant. Un sombre
+fanatisme, que les moines excitaient, et que les plus absurdes
+récits entretenaient, avait rempli toutes les âmes. Des pratiques
+religieuses, des prédications fougueuses occupaient uniquement
+toute la population, et les classes les plus élevées de la société
+n'osaient s'en abstenir. Les rues étaient encombrées de longues
+files de prêtres et de moines marchant en procession et une foule
+immense les suivait. Enfin les imaginations exaltées ne rêvaient
+que prodiges, meurtres et vengeances. Le gouvernement, loin de
+calmer cette effervescence, la fomentait sans merci et se figurait
+y trouver la plus puissante garantie contre la propagation des
+principes révolutionnaires, dont, plus que tout autre, il redoutait
+l'introduction.» Miot fut donc mal accueilli à Rome, sauf par le
+pape Pie VI, qui se montra cordial et presque affectueux; mais les
+cardinaux se détournaient de lui. Ils affectaient de le considérer
+comme un agent provocateur. Dès le mois de juillet, lorsque furent
+répandus de fâcheux bruits sur de prétendues défaites subies par
+la France, Miot fut menacé dans sa sécurité et obligé de regagner
+précipitamment la Toscane. À Spolète, il fut même entouré par la
+populace furieuse, qui jeta des pierres contre sa voiture. Il ne
+parvint qu'à grand'peine à se dégager et à s'enfuir.
+
+[Note 296: Lire dans la _Correspondance_ (I. 451) une lettre de
+Bonaparte à Miot (Bologne, 2 juillet 1796) pour le féliciter d'avoir
+accepté une mission à Rome, et le presser de partir. -- L'autre
+commissaire était Cacault. Voir dans la _Correspondance_ deux lettres
+en date du 21 juillet 1796 (t. I, p. 490-491) pour l'accréditer
+auprès du cardinal Zélada, et préciser ses instructions au sujet de
+l'exécution de l'armistice de Bologne.]
+
+[Note 297: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 112.]
+
+L'occasion attendue par le gouvernement pontifical depuis l'armistice
+de Bologne ne tarda pas à se présenter. Wurmser et ses 70 000 soldats
+dessinaient alors leur attaque (juillet 1796). Ils descendaient du
+Tyrol pour débloquer Mantoue, et, sur toute la ligne, refoulaient
+nos avant-postes. Bonaparte était obligé de lever le siège de la
+forteresse autrichienne, et concentrait ses forces pour repousser
+cette dangereuse attaque. En cas de défaite il était perdu. Pie VI,
+malgré les sages représentations du ministre d'Espagne, Azara, ne
+voulut pas attendre l'issue de la lutte. Dans l'imprudente persuasion
+que les Français allaient être chassés d'Italie, il envoya le
+cardinal Mattei reprendre possession de Ferrare, dont la garnison
+française était sortie le 21 juillet, et donna l'ordre à ses troupes
+d'entrer en campagne. «La très sainte ville par excellence, écrivait
+à ce propos l'architecte Milizia à son ami Lorenzo Lami, se rend
+plus ridicule que jamais par ses extravagances. On s'obstine encore
+à croire les exécrables Français battus et chassés d'Italie. C'est
+pourquoi l'autre matin les valeureux Romains s'attroupèrent en foule
+pour huer et poursuivre à coups de pierre et le couteau à la main
+deux commissaires français.» La populace romaine[298] n'était pas
+seule à prendre les armes. Excités par leurs curés, les paysans de
+la Romagne s'insurgeaient, et leurs bandes se concentraient à Lugo,
+dans le Ferrarais. Ne leur avait-on pas fait croire[299] tantôt que
+Bonaparte avait été battu, tantôt qu'il avait été fait prisonnier et
+enfermé dans une cage de fer, ou même qu'il avait été tué et enterré
+à Florence, dans le jardin de Miot! Aussi l'exaltation de ces bandes
+tumultueuses était-elle considérable. Elles ne croyaient pas aller au
+combat, mais plutôt au massacre. C'était, suivant une expression de
+l'époque, une Vendée pontificale qui s'organisait sur notre flanc.
+
+[Note 298: Curieuse lettre de Milizia. «Le premier jour d'août, au
+matin, le fiscal Barberini est nommé dictateur, ne quid detrimenti
+res publica capiat, et monsignor Consalvi magister equitum. Le soir,
+aux armes! Les places, les ponts, les rues, tout est encombré du
+soldats. Le palais de Montecavallo est mis en état de siège. On ne
+voit que canons, caissons, escadrons, cuirassiers et chevau-légers
+armés de carabines, troupes de ligne et gardes nationaux. Qui va ci?
+qui va là? En arrière! On ne passe pas. Le général Giustiniani, le
+général Sinibaldi, tous les généraux enfin font pendant la nuit la
+veillée qui ne fut pas celles des capacités.»]
+
+[Note 299: Lettre de Milizia à Lami.]
+
+Sur ces entrefaites, Bonaparte remporta coup sur coup les victoires
+de Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano et Saint-Georges. Wurmser
+fut enfermé à Mantoue. La cour pontificale resta seule exposée à
+notre vengeance.
+
+Bonaparte, cette fois encore, agit avec prudence. Il feignit[300] de
+considérer comme une incartade sans conséquence les démonstrations
+hostiles de la Papauté, et se contenta de réoccuper les villes cédées
+par l'armistice de Bologne. Il ordonna cependant au cardinal Mattei
+de venir le rejoindre à son quartier général. Le malencontreux
+serviteur de la Papauté croyait aller au-devant du dernier supplice,
+mais il obéit[301]. «Savez-vous, Monseigneur, se contenta de lui
+dire Bonaparte, que je peux vous faire fusiller?--Je le sais,
+répondit avec dignité le cardinal, et je ne vous demande qu'un
+quart d'heure pour me préparer à la mort.--Pas du tout, répliqua
+le général, qui admirait le vrai courage, ou qui peut-être n'avait
+cherché qu'à produire sur l'esprit de ce vieillard une impression de
+terreur, calmez-vous, ne soyez pas si irritable, et causons, car je
+suis le meilleur ami de Rome.» En effet il lui dévoila sa politique,
+et le persuada qu'au prix de quelques concessions territoriales ou
+pécuniaires, il garantirait à la Papauté le libre exercice de ses
+droits en matière religieuse. Ce n'était de la part de Bonaparte
+qu'une feinte, car il écrivait[302] au même moment à l'ambassadeur
+d'Espagne, Azara, et avait grand soin d'énumérer tous ses griefs
+contre la Papauté. Il se réservait évidemment d'agir au moment
+opportun, et, s'il avait pris soin de se poser aux yeux du cardinal
+Mattei comme le fils dévoué de l'Église, c'est parce qu'il croyait
+utile à ses desseins de ménager le Pape jusqu'à nouvel ordre, et
+pensait que Mattei serait l'instrument inconscient de ses projets.
+
+[Note 300: Lettre de Bonaparte à Cacault (I, 450). Brescia, 12 août
+1796: «Le Pape a envoyé un cardinal légat à Ferrare, dans le temps
+qu'il croyait sans doute les Français perdus. Cela est-il conforme
+au traité d'armistice que nous avons signé?... Je viens de donner
+l'ordre à ce cardinal de se rendre sur-le-champ au quartier général.»
+Cf. lettres au Directoire du 13 et du 26 août (I, 544-569).]
+
+[Note 301: Lettre de Milizia à Lami: «Si Bonaparte avait encore
+demandé une douzaine de cardinaux et six douzaines de prélats et
+douze douzaines d'abbés, le tout avec plusieurs autres musiciens de
+tout sexe, il aurait fallu qu'ils fussent tous allés se prosterner
+devant lui. Oh! Quanto abbiamo daridere!»]
+
+[Note 302: Brescia, 17 août 1796 (Correspondance, t. I, p. 541). «On
+m'assure que la cour de Rome vous a demandé de lui prouver que la
+France était érigée en République. Ou m'assure que Rome ne veut plus
+accorder de bénédictions aux Ferrarais et aux Bolonais, mais bien à
+ceux de Lugo. Joignez à cela le légat envoyé à Ferrare, et le retard
+de l'exécution de l'armistice, et le roi votre maître se convaincra
+de la mauvaise foi d'un gouvernement dont l'imbécillité égale la
+faiblesse.»]
+
+En réalité, Bonaparte avait été fort irrité de l'hostilité déclarée
+de la cour pontificale. La preuve de cette irritation, ce fut
+l'énergie sauvage avec laquelle furent dispersées les bandes de
+paysans insurgés. Ces paysans s'étaient enfermés à Lugo. Ils y
+avaient installé une sorte de gouvernement provisoire, et, ce
+qui était plus grave, ils avaient fait tomber dans une embuscade
+une soixantaine de dragons français, leur avaient coupé la tête
+et avaient exposé les cadavres dans la maison commune. Le chargé
+d'affaires d'Espagne, baron Capelletti, s'était rendu au foyer de la
+sédition et avait essayé de calmer les rebelles, mais il n'avait
+rien obtenu. Lorsque Augereau, chargé par Bonaparte de tout faire
+rentrer dans l'ordre, s'approcha de Lugo et envoya un parlementaire
+aux insurgés pour les sommer de capituler, les paysans accueillirent
+cet officier par une grêle de balles. Aussi la répression fut-elle
+terrible. Voici comment Augereau en rendit compte[303] au général
+en chef, dans le style légèrement emphatique de l'époque: «L'armée
+apostolique et son quartier général n'existent plus. Les chouans
+de la Romagne et du Ferrarais ont été chassés, battus, dispersés
+sur tous les points, et, si je ne me trompe, la fantaisie de nous
+combattre ne les reprendra pas de longtemps... Je marchai contre
+eux hier matin avec à peu près huit cents hommes d'infanterie, deux
+cents chevaux, et deux pièces d'artillerie. À une lieue et demie de
+la ville, leurs avant-postes cachés dans les chanvres commencèrent à
+fusiller. Nos éclaireurs les firent déguerpir, et les conduisirent,
+plus vite que le pas, dans la ville où ils se crurent en sûreté.
+J'y fis diriger quelques coups de canon et mettre le feu à quelques
+maisons: cet appareil, joint à une fusillade assez vive, les fit
+déloger à la hâte; ils se répandirent en désordre dans la campagne,
+où je les fis poursuivre avec chaleur. Trois cents environ restèrent
+sur la place.» Afin de prévenir le retour de révoltes semblables,
+Augereau édicta une série de mesures draconiennes: tout citoyen
+armé sera fusillé! Toute ville ou village où un Français aura été
+assassiné sera brûlée! Tout habitant convaincu d'avoir tiré sur un
+Français sera fusillé et sa maison incendiée! Tout village où sonnera
+le tocsin sera brûlé! Tout attroupement dispersé par la force[304].
+Certes la guerre a de cruelles nécessités, mais les retours de la
+fortune sont singuliers, et n'est-il pas déplorable de penser que
+d'autres peuples, dans des circonstances analogues, n'ont fait que
+suivre l'exemple que nous leur avions donné en Italie, en 1796!
+
+[Note 303: Lettre du 8 juillet 1796, citée par A. DE MONTOR. _Pie
+VI_, t. I, p. 20.]
+
+[Note 304: Sur l'affaire de Lugo on peut consulter deux lettres de
+Bonaparte au Directoire (14 juillet, t. I, p. 477) et à d'Azara
+contre Capelletti (12 août, t. I, p. 541).]
+
+En présence d'une hostilité aussi déclarée, il peut sembler étrange
+que Bonaparte n'ait pas, dès lors, cherché à briser la puissance
+pontificale, d'autant plus que les ordres du Directoire à cet égard
+devenaient de plus en plus impératifs, et que quelques-uns de ses
+lieutenants, Augereau surtout, l'engageaient à en finir au plus
+vite avec ce foyer de coalitions et de haines antifrançaises; mais
+Bonaparte ne jugeait pas gagnée d'une façon définitive la partie
+militaire. Il voulait ne s'avancer qu'à coup sûr, et, comme il
+venait d'apprendre que l'Autriche préparait contre lui un nouvel
+et formidable armement, sous les ordres d'Allwintzy, il croyait,
+non sans raison, avoir besoin de toutes ses forces pour repousser
+ce redoutable adversaire. Il venait même de rendre la liberté au
+cardinal Mattei en lui écrivant[305]: «J'aime à me persuader que
+cela n'a été de votre part que l'oubli d'un principe, dont vous avez
+trop de lumière et de connaissance de l'Évangile pour ne point être
+convaincu: que tout prêtre qui se mêle des affaires politiques ne
+mérite point les égards qui sont dus à son caractère.» Enfin, sur
+ses instances, le Directoire venait de désigner Saliceti et Garreau
+comme plénipotentiaires chargés de négocier avec la Papauté un traité
+définitif, et Mgr Lorenzo Caleppi venait d'arriver à Florence,
+avec les pleins pouvoirs du Pape, pour régler toutes les questions
+pendantes (4 septembre). Bonaparte semblait donc résolu à prévenir
+toute explosion nouvelle, et il semblait que la République française
+et l'Église, grâce à la prudence des généraux en chef, fussent à la
+veille de se réconcilier.
+
+[Note 305: Milan, 26 septembre 1796 (_Correspondance_, t. II, p. 13).
+Cf. lettre du 5 octobre (t. II, p. 37).]
+
+Or, les négociations de Florence n'aboutirent pas. Caleppi croyait
+n'avoir à discuter que les bases d'un traité politique, et les
+commissaires du Directoire lui présentèrent à l'improviste un traité
+en vingt-neuf articles, dont vingt et un publiés et huit secrets. Les
+huit articles secrets étaient relatifs à l'attitude du Saint-Siège
+vis-à-vis la Révolution, et à des projets de traités de commerce et
+de convention consulaire. Le Directoire exigeait notamment que Pie VI
+retirât tous ses brefs contre la République, contre la confiscation
+des biens de mainmorte, contre la constitution civile du clergé,
+qu'il supprimât l'inquisition, qu'il renonçât à l'usage d'avoir des
+castrats dans ses églises, etc. Caleppi fit remarquer avec raison
+que le Pape acceptait les faits accomplis, et n'avait de préférence
+pour aucune forme de gouvernement. Il allégua même comme preuve le
+bulle du 5 juillet, _Pastoralis sollicitudo_ qui avait été adressée
+«omnibus Christefidelibus catholicis communionem cum sede apostolica
+habentibus, in Gallia commorantibus, de pace servanda ac debita
+constitutis potestatibus subjectione». Il finit par déclarer qu'il ne
+pouvait rien prendre sur lui, et demanda à en référer au Saint-Siège.
+On ne lui accorda que huit jours pour accepter ou pour refuser en
+bloc les vingt-neuf articles. Pie VI assembla aussitôt le Saint-Siège
+et repoussa le traité proposé: «Sa Sainteté a reconnu avec la plus
+vive douleur, qu'outre l'article qui avait été proposé à Paris,
+et par lequel on avait voulu l'obliger à désapprouver, révoquer
+et annuler toutes les bulles, tous les brefs, tous les rescrits
+apostoliques émanés de l'autorité du Saint-Siège, et relatifs aux
+affaires de France depuis 1789, il y en avait encore d'autres qui,
+étant infiniment préjudiciables à la religion catholique et aux
+droits de l'Église, étaient par conséquent inadmissibles et elle n'a
+pas voulu entrer en discussion au sujet de ceux qui lui paraissaient
+destructifs de la souveraineté de ses États, nuisibles au bonheur et
+à la tranquillité de ses sujets, et ouvertement contraires aux égards
+dus aux autres nations et puissances, puisqu'ils ne permettaient pas
+au Saint-Siège de garder la neutralité.»
+
+Cette déclaration entraînait la rupture des conférences de Florence.
+Elle équivalait à une dénonciation des hostilités. Aussi bien la cour
+romaine semblait-elle décidée à entrer sérieusement en campagne. Le
+feld-maréchal Allwintzy venait de commencer ses opérations, et le
+début en avait été heureux. Pie VI, malgré la double leçon qu'il
+avait déjà reçue, se persuada que l'Italie allait, cette fois
+encore, devenir le tombeau des Français, et résolut de faire entrer
+ses troupes en campagne, afin de donner la main aux Autrichiens
+d'Allwintzy. Dans une cérémonie brillante, il investit le général
+Colli du commandement suprême, et le bénit comme le chef d'une
+nouvelle croisade. Les Romains semblaient pleins d'ardeur. Leur
+enthousiasme avait été surexcité par de fanatiques exhortations.
+Contributions volontaires, enrôlements, tout semblait marcher à
+souhait. On avait malheureusement escompté la victoire, et les
+illusions tombèrent bien vite, car Arcole et Rivoli furent la
+foudroyante réponse à cette levée de boucliers intempestive.
+
+Bonaparte n'avait conservé aucune illusion sur les sentiments de
+la cour pontificale. Non seulement il avait appris que le cardinal
+Albani avait été envoyé secrètement à Vienne, pour resserrer
+l'alliance autrichienne, mais encore il avait intercepté une lettre
+adressée par le cardinal Busea à l'ambassadeur à Vienne, Mgr Albani,
+qui dissipait toute équivoque. On y lisait entre autres passages:
+«Tant qu'il me sera permis d'espérer du secours de l'Empereur, je
+temporiserai résolument aux propositions de paix que les Français ont
+faites... Toujours ferme dans mes opinions, je croirais compromettre
+mon honneur en traitant avec les Français, lorsqu'une négociation est
+entamée avec la cour de Vienne.» La connivence du Saint-Siège avec
+les Autrichiens était donc parfaitement établie, et Bonaparte avait
+le droit d'accuser de trahison Pie VI et ses ministres.
+
+Aussi bien le vainqueur de Wurmser et d'Allwintzy[306] s'estimait
+fort heureux du prétexte que lui fournissait le Saint-Siège d'entrer
+en lutte contre lui. Les Autrichiens étaient refoulés en Tyrol et
+dans le Frioul, Mantoue avait capitulé, les Romains seuls étaient
+en armes. Comme il avait le champ libre, il pouvait maintenant
+marcher contre eux et les accabler. Il le pouvait d'autant mieux
+que les souverains catholiques paraissaient tout disposés à le
+laisser partager à sa guise les États pontificaux. Cacault, notre
+représentant à Rome[307], l'avait averti que l'Empereur demandait au
+Pape, pour prix de son alliance, Ferrare et Commachio. Pérignon[308]
+notre ambassadeur à Madrid, l'informait que le premier ministre
+espagnol, don Manuel Godoï, ne demandait pas mieux que de transférer
+Pie VI en Sardaigne, à condition que les États du duc de Parme
+fussent agrandis par l'annexion de quelques territoires pontificaux.
+Le roi de Naples, de son côté, soulevait de vieilles prétentions
+sur Bénévent et Ponte Corvo, et laissait entendre que, moyennant
+la cession d'Ancône, il deviendrait l'allié de la République. À
+dire vrai le Pape était abandonné de tous ceux qui auraient dû le
+soutenir, et cela au moment même où le vainqueur de l'Autriche avait
+la libre disposition de toutes ses forces, et s'apprêtait à les
+tourner contre lui.
+
+[Note 306: Curieuse lettre de Bonaparte au Directoire, en date de
+Milan, 28 décembre 1796 (_Correspondance_, II, 205).]
+
+[Note 307: Lettre du 12 janvier 1707.]
+
+[Note 308: Lettre du 6 mars 1797.--Cf. lettre du 7 janvier, adressée
+par le cardinal Busca au cardinal Albani alors à Vienne: «Je vois
+que les propositions du prince du la Paix avaient pour objet de nous
+intimider, et que, si l'on n'avait pas pour but de dépouiller le Pape
+de sa puissance temporelle, au moins voulait-on lui en retrancher une
+bonne partie. La reine d'Espagne a le plus grand désir d'agrandir
+les États de l'infant de Parme, mari de sa fille, et fera tout pour
+le contenter. Le chevalier Azira, mécontent de nous, ne laisse pas
+de souiller, mais je ne crois pas que la cour de Vienne puisse voir
+tranquillement les Espagnols maîtres des meilleures parties de
+l'Italie.»]
+
+L'armée pontificale, bien que fanatisée, bien que soutenue et
+entretenue par les dons volontaires des populations, ne pouvait
+sérieusement[309] entrer en lutte avec les soldats qui venaient
+de battre les solides régiments de Wurmser et d'Allwintzy. On le
+comprenait si bien en Italie qu'on considérait Pie VI comme battu,
+avant même que ses troupes eussent tiré un coup de fusil. Une pièce
+bouffonne, intitulée _Dialogo fra il sante Padre ed il signor Colli_,
+représente le généralissime pontifical comme profondément découragé.
+Il se plaint de l'attitude peu martiale de ses soldats, qui se
+présentent au combat un rosaire à la main, et Pie VI ne peut trouver
+pour le consoler que la promesse de donner les clefs du paradis à qui
+lui livrera Bonaparte pieds et poings liés[310]. Une caricature est
+consacrée à l'enterrement de la Papauté. Le souverain pontife est
+porté en terre sur un brancard qui se brise, pendant qu'il essaie de
+reprendre l'équilibre, en jetant les jambes en l'air et en perdant sa
+tiare. Deux généraux le précèdent pleurant à chaudes larmes et levant
+les bras au ciel. Un autre le suit sans chapeau, tout dépenaillé, et
+l'habit déchiré. Les Romains eux-mêmes ne croyaient pas au succès
+final. «Je crois, écrivait Gianni[311] à son ami l'évêque Ricci, que
+lorsque aura lieu la première défaite des soldats bénis du pape, déjà
+préparés par de saints exercices à monter au ciel, Pie VI sera alors
+saisi d'une belle peur. »
+
+[Note 309: Lettre de Milizia: «Messieurs les Romains se présentent la
+bourse à la main pour fournir des dons gratuits en faveur des armées
+pontificales, qui feront monts et merveilles. Les femmes aussi, même
+celles qui n'ont rien, donnent gratis ce qu'elles savent donner. Vous
+seriez-vous jamais attendu à voir les troupes du Pape monter à 50.000
+hommes?»]
+
+[Note 310: Castro, Ouv. cité, t. II, p. 18.]
+
+[Note 311: Lettre du 3 février 1797. Cf. les lettres de Milizia.]
+
+À vrai dire Bonaparte n'avait qu'à marcher droit devant lui, pour
+disperser le rassemblement pontifical. Le 1er février 1797, il
+dénonça l'armistice de Bologne et ouvrit les hostilités[312]. Il
+comptait tellement sur le succès que, le même jour, il l'annonçait à
+l'avance au ministre de Toscane, Manfredini: «Vous trouverez ci-joint
+plusieurs pièces relatives aux affaires actuelles avec Rome. Ces
+gens-là ont voulu se perdre, quoi qu'on ait fait pour les sauver,
+et, comme le fanatisme et l'entêtement des vieillards produit des
+résultats incalculables, ils sont gens à se perdre tout à fait.» Le
+général Colli[313] avait posté une avant-garde de 6.000 hommes à
+Castel Bolognese sur les bords du Senio. Le 3 au matin, ils furent
+attaqués par Lannes et Lahoz, et, malgré les excitations des moines
+qui parcouraient les rangs le crucifix en main, se dispersèrent
+sans résistance. Plus de 1,200 d'entre eux tombèrent entre nos
+mains. Bonaparte affecta de les considérer comme peu dangereux.
+Il les réunit après le combat, les assura de ses dispositions
+bienveillantes, et les laissa se répandre dans le pays, comme autant
+de messagers de paix. Cette politique était habile. Non seulement les
+paysans déposèrent les armes, mais toutes les villes ouvrirent leurs
+portes, Faenza, Forli, Cesena, Rimini, Fano.
+
+[Note 312: Cf. _Correspondance_. t. II. p. 291.--Lettre de Bonaparte
+à Cacault, en date du 22 janvier 1797 (_Corresp._, II, 265): «Vous
+aurez la complaisance de partir de Rome six heures après la réception
+de cette lettre, et vous viendrez à Bologne. On vous a abreuvé
+d'humiliations à Rome et on a mis tout en usage pour vous en faire
+sortir. Aujourd'hui résistez à toutes les instances: partez.»]
+
+[Note 313: Lettre de Bonaparte au Directoire (3 février).
+_Correspondance_, II, 301.]
+
+Colli avait posté le gros de ses forces en avant d'Ancône. Bonaparte
+se porta contre lui, afin de couper ses communications avec Rome.
+Le général quitta aussitôt cette position où il risquait d'être
+enveloppé, et, par Macerata, se dirigea vers le sud. Aussitôt
+Bonaparte détacha une division de son armée, commandée par Victor,
+pour prendre possession de l'importante place d'Ancône. Quelques
+milliers de pontificaux commandés par Bartolini en défendaient les
+approches. Au premier coup de canon ils se jetèrent à plat ventre,
+et se laissèrent prendre. Ce fut dans cette journée que «le général
+Lannes[314] s'avança sur le bord de la mer, et, au détour du
+chemin, se trouva face à face avec un corps de cavalerie ennemie,
+d'environ trois cents chevaux, commandé par un seigneur romain
+nommé Bischi. Lannes avait avec lui deux ou trois officiers et
+huit à dix ordonnances. À son aspect le commandant de cette troupe
+ordonne de mettre le sabre à la main. Lannes, en vrai Gascon, paya
+d'effronterie, et fit le tour le plus plaisant du monde. Il courut au
+commandant et d'un ton d'autorité lui dit: «De quel droit, monsieur,
+osez-vous faire mettre le sabre à la main? Sur-le-champ, le sabre au
+fourreau.--Subito, répond le commandant.--Que l'on mette pied à terre
+et que l'on conduise ces chevaux au quartier général.--Adesso, reprit
+le commandant, et la chose fut faite ainsi. Lannes me dit le soir:
+si je m'en étais allé, les maladroits m'auraient lâché quelques
+coups de carabine. J'ai pensé qu'il y avait moins de risques à payer
+d'audace et d'impudence.»
+
+[Note 314: _Mémoires_ de Marmont, I, 259.]
+
+Les unes après les autres toutes les villes pontificales tombaient
+entre nos mains. Après Ancône ce fut le tour de Lorette. Bonaparte y
+courut. Il voulait faire d'Ancône comme une place d'armes imprenable
+et comptait la garder à la paix générale pour s'en servir dans ses
+futurs desseins sur le monde oriental. Quant à Lorette, ce n'était
+qu'un sanctuaire enrichi par les dons des pèlerins. II n'y trouva
+que quelques bijoux et la fameuse madone qu'il se contenta d'envoyer
+au Directoire avec cette sèche mention: «La madone est en bois.»
+Partout où il passait il rassurait les populations[315], organisait
+des municipalités provisoires, et recommandait à ses soldats la plus
+stricte discipline. Il essayait même de gagner les prêtres à sa
+cause, les accablait de caresses et se servait d'eux, par exemple
+du général des Camaldules et du prieur des bénédictins de Cesena,
+Ignazio, comme d'intermédiaires auprès des paysans et des bourgeois.
+Il continuait à renvoyer les prisonniers de guerre, et annonçait
+à tous qu'il ne voulait pas détruire la religion, mais simplement
+réformer les abus du gouvernement clérical. Il avait même[316], par
+un acte de généreuse clémence, rassuré les prêtres français, émigrés
+en grand nombre dans les États pontificaux, et obligés de fuir devant
+leurs compatriotes, à la vue desquels ils se mettaient à pleurer.
+
+[Note 315: Arrêtés pris à Forli (4 février), à Pesaro (7 février), à
+Macerata (15 février). Voir _Correspondance_, II, 308, 313, 335.]
+
+[Note 316: Lettre au Directoire (_Correspondance_, II, 332): «Ils
+sont très misérables; les trois quarts pleurent quand ils voient un
+Français. D'ailleurs, à force d'en faire des battues, on les force à
+se réfugier en France. Comme ici, nous ne touchons en aucune manière
+à la religion, il vaut beaucoup mieux qu'ils y restent. Si vous
+approuvez cette mesure, et qu'elle ne contrarie pas les principes
+généraux, je tirerai de ces gens-là un grand parti en Italie.» Cf.
+Proclamation de Macerata, du 15 février 1797, t. II, p. 334.]
+
+À la nouvelle des succès inattendus de Bonaparte, Pie VI et les
+cardinaux s'étaient préparés à la fuite. Ils avaient même fait
+emballer et transporter à Terracine ce que le trésor et les églises
+contenaient de plus précieux; mais apprenant que Bonaparte ne
+se présentait nullement comme le destructeur de la religion et
+l'irréconciliable ennemi du Saint-Siège, ils reprirent courage, et
+songèrent à entamer de nouvelles négociations. Ils s'adressèrent
+aux représentants de la Toscane, de l'Espagne, de Naples même, et
+les supplièrent d'obtenir du vainqueur sinon la paix définitive au
+moins un armistice. Ce fut l'ambassadeur de Naples, le prince de
+Belmonte Pignatelli, qui prit sur lui d'aller trouver Bonaparte à
+Ancône, et de lui exposer son désir de voir signer la paix entre la
+France et Rome. La cour de Naples en effet se souciait très peu du
+voisinage des Français, et Pignatelli avait reçu l'ordre de proposer
+la médiation armée de son souverain. À cette ouverture Bonaparte
+s'emporta et déclara qu'il était tout prêt, puisque le roi de Naples
+lui jetait le gant, à le relever. Pignatelli s'était trop avancé:
+il se contenta d'offrir ses bons services et de supplier Bonaparte
+d'accorder la paix.
+
+Bonaparte songeait déjà à reprendre l'offensive contre l'Autriche. Il
+ne voulait pas s'engager dans cette nouvelle entreprise sans avoir
+terminé son différend avec le Saint-Siège. D'ailleurs Pie VI n'avait
+pas encore fait appel aux passions religieuses, et il était urgent
+de ne pas s'exposer à une guerre de principes, qui aurait peut-être
+soulevé contre les Français l'Italie entière. Il feignit donc de
+condescendre au désir exprimé par la cour de Naples, et comme au même
+moment les ambassadeurs d'Espagne et de Toscane, Azara et Massimi,
+firent auprès de lui une démarche analogue à celle de Pignatelli, il
+se déclara prêt à ouvrir des négociations. Pie VI envoya aussitôt
+auprès de lui, en qualité de plénipotentiaires, Massimi, le duc
+Braschi, Caleppi et Mattei.
+
+Le choix de ce dernier s'imposait en quelque sorte. Bonaparte avait
+toujours affecté de le considérer comme un intermédiaire nécessaire
+entre lui et la Papauté. Il l'avait choisi comme le confident[317],
+d'ailleurs très involontaire, de ses desseins. Il lui avait même
+écrit à plusieurs reprises, dès le 21 octobre 1796, alors que les
+conférences de Florence venaient d'être rompues. Il s'était plaint
+au cardinal de cette faute politique, dont il déplorait d'avance les
+conséquences, et le priait d'éclairer le Pape sur ses véritables
+intérêts. «La cour de Rome a refusé les conditions de paix que lui
+a offertes le Directoire; elle a rompu l'armistice en suspendant
+l'exécution des conditions; elle arme, elle veut la guerre, elle
+l'aura. Vous connaissez les forces et la puissance de l'armée que
+je commande. Pour détruire la puissance temporelle du Pape, il ne
+me faudrait que le vouloir. Allez à Rome, voyez le Saint-Père,
+éclairez-le sur ses véritables intérêts, arrachez-le aux intrigues
+de ceux qui veulent sa perte et celle de la cour de Rome.» Le 22
+janvier, au moment où il se décidait à entrer en campagne, il avait
+encore écrit[318] à Mattei: «Les étrangers qu'influencent la cour de
+Rome ont voulu et veulent encore perdre ce beau pays; les paroles
+de paix que je vous avais chargé de porter au Saint-Père ont été
+étouffées par ces hommes pour qui la gloire de Rome n'est rien,
+mais qui sont entièrement vendus aux cours qui les emploient. Nous
+touchons au dénouement de cette ridicule comédie. Vous êtes témoin
+du prix que j'attachais à la paix et du désir que j'avais de vous
+épargner les horreurs de la guerre, les lettres que je vous fais
+passer, et dont j'ai les originaux entre les mains, vous convaincront
+de la perfidie et de l'étourderie de ceux qui dirigent actuellement
+la cour de Rome». Un mois plus tard, le 13 février, c'est encore
+à Mattei qu'il s'adressait[319] pour se plaindre de l'aveuglement
+des conseillers de Pie VI. «On s'est rallié aux ennemis de la
+France lorsque les premières puissances de l'Europe s'empressaient
+de reconnaître la République, et de désirer la paix avec elle; on
+s'est longtemps bercé de vaines chimères, et on n'a rien oublié pour
+consommer la destruction de ce beau pays.» Il finissait sa lettre en
+assignant un terme de cinq jours pour envoyer des plénipotentiaires,
+ou sinon il ne répondait pas de l'avenir.
+
+[Note 317: Ferrare, 21 octobre (_Corresp._, II, 66). Il est vrai
+que Bonaparte, tout en affectant une grande confiance à l'égard
+du cardinal, ne cherchait au fond qu'à utiliser ses services.
+N'écrivait-il pas au Directoire, à la date du 24 octobre (_Corresp._,
+II, 68): «Je l'ai envoyé à Rome sous prétexte de négocier, mais dans
+la réalité pour m'en débarrasser.»]
+
+[Note 318: _Correspondance_, t. II, p. 264.]
+
+[Note 319: _Id._, t. II, p. 329.]
+
+Mattei était donc l'homme de la situation, mais il n'avait ni la
+finesse ni la tranquillité d'esprit nécessaires pour lutter avec
+Bonaparte. D'ailleurs, il était disposé à toutes les concessions
+politiques, pourvu qu'on ménageât les intérêts spirituels de la
+Papauté, et Bonaparte, qui ne nourrissait pas contre le Saint-Siège
+la haine irraisonnée d'un Larévellière-Lépeaux ou des sectaires
+jacobins, ne demandait pas mieux que de faire sur le terrain
+religieux toutes les concessions possibles. Mattei qui se souvenait
+encore de sa première entrevue à Ferrare avec Bonaparte, ne put
+dominer son émotion quand il se retrouva le 18 février en sa
+présence. Il n'osa pas ouvrir la bouche. Heureusement pour lui,
+Cacault, l'ancien ministre, promit de l'avertir et même de le
+réveiller à n'importe quelle heure pour le prévenir des intentions de
+Bonaparte. C'est ce qui eut lieu dans la nuit du 18 au 19 février. On
+raconte même que le duc Braschi, troublé dans son sommeil, reçut fort
+mal l'officieux intermédiaire, et que Cacault se retirait furieux,
+lorsque le cardinal Mattei se jeta à ses pieds en le conjurant de
+lui communiquer les articles du traité, et de lui accorder quelques
+heures de réflexion. À vrai dire, cette dernière précaution était
+inutile, car Bonaparte était résolu à ne rien changer aux conditions
+de ce traité, et les envoyés de Pie VI n'avaient pas à le discuter,
+mais bien à le signer.
+
+Il n'y avait pas, en effet, deux puissances belligérantes en
+présence, mais un souverain désarmé, à la merci d'un vainqueur
+tout-puissant. Que faire de ce souverain? Deux solutions se
+présentaient: le renverser ou le maintenir. Le Directoire penchait
+vers la première solution. Un des amis du Directoire, l'ancien
+évêque Grégoire, était tellement persuadé de la chute prochaine
+du Pape que, dès le 13 janvier 1797, il avait écrit à son ami et
+collègue, le réformateur Ricci: «Je ne serais pas surpris, et
+surtout je serais fort aise de voir renaître la République Romaine
+et les vertus chrétiennes y resplendir dans tout leur éclat.» Le
+Directoire, en effet, songeait sérieusement à républicaniser l'Italie
+entière, et Rome était la première puissance destinée à disparaître.
+Miot, notre représentant[320] à Florence, avait même été consulté
+sur l'opportunité de cette révolution, cela dès l'été de 1796, et,
+malgré l'avis défavorable qu'il avait donné, de nombreux agents
+avaient été envoyés en Italie pour préparer les esprits à cette
+transformation. Pour peu que Bonaparte se fût associé à ces rancunes
+et à ces projets de vengeance[321], le Saint-Siège était condamné.
+Mais Bonaparte était avant tout un homme de gouvernement. Étranger
+aux préventions et aux haines de la plupart de ses contemporains
+contre les idées que représentait la Papauté, il n'avait pas été
+sans remarquer l'immense influence que conservait encore le clergé
+catholique, et désirait le ménager pour ses desseins ultérieurs.
+Aussi, bien qu'il eût parlé à diverses reprises de la nécessité
+de détruire le pouvoir temporel, bien qu'il eût même proposé au
+Directoire de céder les États pontificaux à l'Espagne[322] en échange
+du duché de Parme, il ne désirait au fond du coeur que terrifier la
+cour romaine, puis se présenter à elle comme un sauveur. Ce n'était
+certes point par scrupule religieux qu'il voulait ménager Pie VI,
+mais uniquement parce que Pie VI pouvait lui être utile pour ses
+futurs desseins. Aussi bien, voici[323] comment il parlait du
+souverain pontife. Le 24 octobre, écrivant à Cacault, qui n'avait
+pas encore quitté Rome: «Le grand art, lui disait-il[324], est de
+se jeter réciproquement la balle, pour tromper ce vieux renard.»
+Quatre jours plus tard, s'adressant au même personnage: «Vous pouvez
+assurer le Pape, écrivait-il, que c'est en conséquence de mes
+instances particulières et réitérées que le Directoire m'a chargé
+d'ouvrir la route d'une nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus
+le titre de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège.» Lors
+de son entrée en campagne, il s'était également présenté[325] comme
+le protecteur de la religion: «L'armée française, avait-il dit dans
+sa proclamation, va entrer dans le territoire du Pape. Elle sera
+fidèle aux maximes qu'elle professe; elle protégera la religion et
+le peuple. Le soldat français porte d'une main la baïonnette, sûr
+garant de la victoire, offre de l'autre aux différentes villes et
+villages, paix, protection et sûreté.» Bonaparte était donc résolu à
+ne point pousser à fond la campagne contre le Pape, à ne pas détruire
+le pouvoir temporel. Sans doute, en agissant ainsi, il se heurtait
+contre les instructions précises du Directoire, mais n'était-il pas
+habitué à ne considérer que ce qu'il croyait son intérêt? D'ailleurs
+il avait une méthode infaillible pour triompher des hésitations du
+Directoire: il agissait, et, quand tout était réglé, il daignait
+annoncer au Directoire ce qu'il avait résolu. Ce fut ainsi que le
+13 février[326] il fit part au Directoire de son désir de signer la
+paix avec le Saint-Siège, et que le 19 cette paix fut signée, avant
+que le Directoire eût seulement reçu la lettre par laquelle il lui
+notifiait son intention de terminer le différend entre la République
+et le Saint-Siège. Cette paix porte le nom de la ville de Tolentino,
+où elle fut signée. Pie VI était maintenu dans la possession de Rome
+et de l'Ombrie, mais il renonçait à Avignon et au comtat Venaissin,
+aux légations de Bologne et de Ferrare ainsi qu'à la Romagne, il
+abandonnait Ancône jusqu'à la paix générale, se retirait de toute
+alliance formée contre la France, licenciait son armée, fermait
+ses ports aux navires de guerre des puissances ennemies de la
+France, accordait une amnistie générale, désavouait l'assassinat de
+Basville[327], rétablissait notre école des beaux-arts à Rome, nous
+cédait de nombreux objets d'art ou de science, et payait une nouvelle
+contribution de guerre de trente millions.
+
+[Note 320: MIOT. _Mémoires_, I, p. 121. Voici les conclusions de sa
+réponse au Directoire: «Une révolution complète en Italie est, selon
+moi, impossible. Si cela pouvait avoir lieu dans l'état actuel des
+esprits, elle serait terrible par les excès auxquels se porteraient
+des hommes féroces et sans principes. Elle serait sans avantages
+pour l'humanité et le bonheur de la société, parce qu'elle serait
+l'ouvrage du fanatisme et de la vengeance.»]
+
+[Note 321: On s'attendait à Rome à la prochaine arrivée de Bonaparte.
+Le club des Amis de la Liberté lui avait même écrit pour l'inviter à
+assister à l'inauguration d'une statue en son honneur. L'inscription
+avait même été rédigée à l'avance: Alexandre Boneparti, duci Gallorum
+invictissimo, quod senatum populumque Romanum, a Pontificibus maximis
+vi et metu conculcatum, in pristinum splendorem et auctoritatem
+restituent.» Cf. BARRAL, _Histoire de la chute de Venise_, p. 213.]
+
+[Note 322: Lettre du 1er février 1797 (_Corresp._, t. II, p. 271):
+«Ne pourrait-on pas donner Rome à l'Espagne? Alors nous pourrions
+restituer à l'Empereur le Milanais, le Mantouan et le duché de Parme,
+au cas où nous fussions obligés d'en passer par là afin d'accélérer
+la paix dont nous avons besoin.»]
+
+[Note 323: _Correspondance_, t. II, p. 69.]
+
+[Note 324: Vérone, 28 octobre 1796. _Correspondance_, t. II, p. 79.]
+
+[Note 325: Bologne, 1er février 1797. _Corresp._, II, 289.]
+
+[Note 326: Cette lettre du 13 février (_Correspondance_, II, 329) est
+bien curieuse: Bonaparte annonce au Directoire qu'il est partisan de
+la paix: «1º parce que cela m'évitera une discussion qui peut être
+très sérieuse avec le roi de Naples; 2º parce que le Pape et tous les
+princes se sauvant de Rome, je ne pourrai jamais en tirer ce que je
+demande; 3º parce que Rome ne peut pas exister longtemps, dépouillée
+de ses belles provinces, une révolution s'y fera toute seule; 4º
+enfin, la cour de Rome nous cédant tous ses droits sur ce pays, on
+ne pourra pas, à la paix générale, regarder cela comme un succès
+momentané, puisque ce sera une chose très finie.»]
+
+[Note 327: Article 18 du traité. Indemnité de 300,000 fr. à répartir
+entre tous ceux qui avaient souffert de l'attentat.]
+
+Ce qui subsistait du pouvoir temporel n'était plus qu'un simulacre
+de puissance, mais la République française, malgré ses déclarations
+si souvent répétées, n'en acceptait pas moins le principe. Ainsi que
+l'écrivait[328] Mattei au Pape: «Les conditions sont extrêmement
+dures et ressemblent à la capitulation d'une place assiégée. J'ai
+jusqu'à cette heure tremblé pour Votre Sainteté, pour Rome, pour
+l'État tout entier; mais Rome est sauvée, et la religion aussi.» Le
+Directoire renonçait donc à sa haine invétérée. Larévellière-Lépeaux
+laissait à son prétendu collègue un abri pour traverser les jours
+d'orage. Bien qu'imposé par la nécessité, ce traité était donc
+aussi favorable à Pie VI qu'il pouvait l'espérer après tant de
+démonstrations hostiles, et c'est ainsi que le Saint-Siège s'y
+résigna. Dès le 23 février, la paix était donc solennellement
+proclamée à Rome, et le Directoire, bien qu'à contre-coeur, se décida
+à envoyer sa ratification. Aussi bien la bonne entente ne fut pas
+et ne pouvait pas être de longue durée. Il n'y avait de sincérité
+ni d'un côté ni de l'autre. Le Pape regrettait ses concessions, et
+ses sujets épuisés par l'énorme contribution de guerre, exploités
+par les agents français, humiliés en voyant passer chaque jour les
+longues files de voitures qui emportait leurs contributions et les
+chefs-d'oeuvre de l'art[329], ne cachaient pas leur mécontentement.
+Le Directoire, de son côté, trouvait qu'il n'avait pas suffisamment
+profité de la victoire. Il ne pardonnait pas à Bonaparte de lui
+avoir, pour ainsi dire, forcé la main en signant ce traité. Le plus
+singulier c'est que Bonaparte lui-même semblait se repentir d'avoir
+été trop indulgent. Il avait écrit à Joubert pour lui annoncer
+qu'il traitait «avec cette prêtaille[330]», mais uniquement pour
+en tirer des terres et de l'argent. Le jour même de la signature
+du traité, il avait envoyé son aide de camp Marmont à Pie VI, avec
+une note respectueuse[331], où il l'assurait de son désir de lui
+prouver dans toutes les occasions son respect et sa vénération, et il
+écrivait en même temps au Directoire[332]: «Le traité est signé, mais
+rassurez-vous, Rome ne peut plus exister. Cette vieille machine se
+détraquera toute seule».
+
+[Note 328: Lettre citée par SYBEL, IV, 395.]
+
+[Note 329: Réclamations présentées à Bonaparte par le marquis
+Massimi. Voir _Correspondance_, Goritz, 25 mars 1797, t. II, p. 419.
+En effet, on ordonne de rendre les marchandises appartenant à des
+négociants romains, de lever le séquestre mis en Romagne sur des
+bénéfices dont les propriétaires résident à Rome, de restituer les
+biens et bénéfices appartenant à des princes romains. Lettres de
+Bonaparte à Pie VI (t. II, p. 418) et à Massimi (t. II, p. 419) pour
+leur annoncer ces mesures gracieuses.]
+
+[Note 330: _Correspondance_, t. II, p. 238.]
+
+[Note 331: _Id._, t. II, p. 347.]
+
+[Note 332: _Id._, t. II, p. 342.]
+
+La paix de Tolentino n'était donc et ne pouvait être qu'une trêve
+passagère. Entre deux gouvernements si opposés par leur origine,
+par leurs principes, par leurs méthodes, tout accommodement est
+impossible. La lutte, un instant interrompue, allait donc reprendre
+avec plus de force que jamais, et cette fois, entraîner pour la cour
+pontificale la plus dramatique des catastrophes.
+
+
+III
+
+Bonaparte avait obtenu du Directoire la nomination de son frère
+Joseph comme ambassadeur de France auprès de Pie VI. Doux et
+conciliant, également éloigné de la rudesse jacobine et des
+servilités de l'ancien régime, Joseph convenait à la situation. Il
+avait été fort bien accueilli[333] à Rome. Le Pape, qui gardait
+à son frère une profonde reconnaissance du traité de Tolentino,
+le traitait avec distinction. Les cardinaux le ménageaient à
+double titre, et comme représentant de la France, et comme frère
+du tout-puissant général qui résidait encore en Italie, à la tête
+de son armée victorieuse. Quant aux partisans de la France, ou du
+moins des idées françaises, et leur nombre avait singulièrement
+augmenté depuis que la terreur de nos armes les avaient délivrés de
+l'oppression sacerdotale, ils se groupaient autour de lui[334]. Le
+palais de l'ambassade était devenu comme leur lieu de réunion. Mme
+Joseph Bonaparte en faisait les honneurs avec la grâce séduisante
+et l'urbanité de bon goût qui valurent plus tard tant d'amies à la
+reine de Naples et d'Espagne. La soeur de son mari, la toute belle
+Pauline Bonaparte, fiancée au général Duphot, était auprès d'elle.
+Eugène Beauharnais, le futur vice-roi d'Italie, et Arrighi, servaient
+d'aides de camp à l'ambassadeur. Il était difficile de trouver alors
+à Rome une maison plus aimable et plus aimée.
+
+[Note 333: Joseph n'avait pas été le seul à recevoir un bon accueil.
+Voir _Mémoires de Marmont_ (I, 263) que Bonaparte avait envoyé à Rome
+pour veiller à l'exécution du traité.]
+
+[Note 334: On a conservé les noms de quelques-uns de ces libéraux:
+Sogetti, docteur Lucci, docteur Giavasetti, Bambocci, Pietro Succi,
+Zamboni, Borghe, Tomessani, Forne, Alessio Succi, etc. Cf. _Mémoires
+de Joseph_ (I) et _Correspondance_, t. II, p. 448, 2 juillet 1796.]
+
+Le parti antifrançais ne s'était pas résigné aux humiliations de
+Tolentino. Les cardinaux Busca et Albani ne rêvaient que revanche
+et vengeance. Ils affectaient à l'égard de l'ambassadeur une
+indifférence absolue, mais, profitant des privautés de leurs
+charges, ils ne cessaient de présenter au Pape, sous le jour le
+plus défavorable, tous les faits et gestes de l'ambassade. Ainsi,
+Bonaparte avait prié[335] son frère de demander au Pape un bref
+pour recommander aux prélats l'obéissance à la République. La
+Papauté qui, de tout temps, fut à peu près indifférente aux formes
+de gouvernement, aurait volontiers accédé à ce désir: mais les
+cardinaux présentèrent à Pie VI cet acte de complaisance comme
+une honteuse compromission. Ils s'opposèrent également à ce qu'il
+accordât le chapeau rouge à l'archevêque de Milan, et à ce qu'il
+reconnût sur-le-champ la République Cisalpine[336]. Ils finirent même
+par présenter comme des émissaires de la République, encouragés par
+Joseph dans leurs sinistres desseins, les jeunes artistes de l'école
+française de Rome qui, dans l'exubérance de leurs opinions, avaient
+peut-être eu le tort de ne pas assez ménager leurs expressions, mais
+n'étaient certes pas des conspirateurs. Un troisième cardinal, le
+secrétaire d'État Doria Pamphili, celui qu'on surnommait, à cause
+de sa petitesse, le bref du pape, secrètement gagné par Albani et
+Busca, entassa les dénonciations contre l'ambassade et les libéraux
+romains qu'elle était censée soutenir. Il fallut même que Bonaparte
+intervînt directement, et rappelât le soupçonneux fonctionnaire à
+des sentiments plus modérés. Le coup n'en était pas moins porté.
+Pie VI obsédé, circonvenu, irrité par ces perfides insinuations,
+commença à prêter une oreille plus favorable aux ennemis de la
+France. Ces derniers essayèrent de profiter de ce premier succès
+pour renouer contre nous une vaste coalition. Ils persuadèrent au
+Pape que le roi de Naples n'attendait qu'un mot pour voler à son
+secours, que l'amiral Nelson, au premier signal, débarquerait dans
+les États romains, et que l'Autriche, qui n'avait pas encore signé le
+traité de Campo-Formio, se joindrait aux coalisés. Ils l'engagèrent
+donc à prendre les devants, et, malgré les lourdes charges de la
+contribution de guerre, à reformer l'armée pontificale. Ils le
+poussèrent même à une démarche plus significative encore, celle de
+donner le commandement en chef de l'armée pontificale au général
+autrichien Provera.
+
+[Note 335: _Correspondance_, t. III, p. 254. Cf. Lettre du 3 août
+1797 (III, 218): «Le Pape pensera peut-être qu'il est digne de sa
+sagesse, et de la plus sainte des religions, de faire une bulle
+ou mandement qui ordonne aux prêtres de prêcher l'obéissance au
+gouvernement, et de faire tout ce qui sera en leur pouvoir pont
+consolider la constitution établie.»]
+
+[Note 336: _Correspondance_, p. 255.]
+
+Joseph n'avait pas eu besoin de beaucoup de clairvoyance pour
+se rendre compte du changement survenu dans les dispositions du
+pontife à l'égard de la France. Il n'était pas difficile de démêler
+une sourde hostilité à travers les témoignages de respect dont on
+affectait de l'accabler. Aux empressements du début avaient succédé
+les protestations officielles. Peu à peu le vide se faisait autour de
+lui, et on pressentait quelque explosion soudaine. Fidèle à son rôle
+de conciliateur, Joseph avait feint d'être la dupe de ces mensonges
+intéressés, mais il avertissait son frère et le Directoire de ces
+intrigues malveillantes[337]. En apprenant la nomination de Provera,
+qui équivalait à une déclaration de guerre, vu les sentiments bien
+connus du général autrichien, et le rôle qu'il avait joué dans la
+dernière guerre, il se décida à sortir de la neutralité et exigea le
+retrait immédiat de cette maladroite nomination.
+
+[Note 337: _Correspondance_, t. III, p. 255. Lettre à Joseph: «Il est
+indispensable que, tout en cherchant à maintenir une bonne amitié
+entre la République française et la cour de Rome, vous réprimiez
+cependant cette fureur, qui semble animer plusieurs ministres de
+cette cour, d'opprimer les hommes qui ont accueilli nos artistes ou
+servi nos ambassadeurs.»]
+
+Bonaparte fut très irrité de ce qu'il considérait à juste titre comme
+une provocation. «Ne souffrez pas, écrivit-il[338] à son frère,
+qu'un général aussi connu que M. Provera prenne le commandement des
+troupes de Rome. L'intention du Directoire exécutif n'est pas de
+laisser renouer les petites intrigues des princes d'Italie. Déployez
+un grand caractère... Dites publiquement dans Rome que si M. Provera
+a été deux fois[339] prisonnier de guerre dans cette campagne, il ne
+tardera pas à l'être une troisième. S'il vient vous voir, refusez
+de le recevoir. Je connais bien la cour de Rome, et cela seul, si
+cela est bien joué, perd cette cour». Il revenait avec insistance
+sur la nécessité de ce renvoi dans une autre lettre[340]: «Vous
+pouvez déclarer positivement à la cour de Rome que, si elle reçoit à
+son service un officier connu pour être ou avoir été au service de
+l'Empereur, toute bonne intelligence entre la France et la cour de
+Rome cesserait à l'heure même, et la guerre se trouverait déclarée».
+Les conseillers de Pie VI en effet, comme l'avait conjecturé
+Bonaparte, furent effrayés par l'énergie de cette résolution, et
+conseillèrent la prudence à leur maître. Ils ne sentaient pas le
+terrain assez solide et ne voulaient ouvrir les hostilités qu'à coup
+sûr, Provera fut donc remercié presque aussitôt que nommé, et cet
+acte de fermeté raffermit à Rome l'influence de la France.
+
+[Note 338: _Mémoires de Joseph_. Lettre écrite de Passariano, 29
+sept. 1797. Cf. _Correspondance_, t. III, p. 351.]
+
+[Note 339: En réalité, Provera avait été trois fois pris: à Cosseria,
+à la Favorite et à Mantoue.]
+
+[Note 340: Cf. Lettre écrite dans le même sens au cardinal Mattei
+(Milan, 14 novembre 1797, t. III, p. 242): «La cour de Rome commence
+à se mal conduire. Je crains bien que les maux que vous avez en
+partie épargnés à votre patrie ne tombent sur elle. Souvenez-vous
+des conseils que vous avez donnés au Pape à votre départ de Ferrare.
+Faites entendre à Sa Sainteté que, si elle continue à se laisser
+mener par le conseiller Busca et d'autres intrigants, cela finira mal
+pour nous».]
+
+Encouragés par le succès diplomatique que venait de remporter
+Joseph, tous les ennemis de la Papauté à Rome voulurent profiter
+de l'occasion pour imposer au Pape les réformes qu'ils désiraient.
+Aussi bien les États de l'Église étaient alors le pays le plus mal
+administré de l'Europe. L'arbitraire le plus absolu, le despotisme
+illimité, tempéré seulement par la mansuétude du pontife, telle
+était la règle unique. Non pas que les lois fissent défaut, ni
+même les magistrats, mais ces derniers eux-mêmes se perdaient dans
+le dédale des règlements et des décisions ayant force de loi, et,
+peu à peu, au régime de la justice s'était substitué celui du bon
+plaisir. On pouvait réclamer jusqu'à six fois la révision du même
+procès, et, comme le Pape se réservait le droit de prononcer sur
+toutes les causes pendantes, on ne possédait aucune garantie contre
+un acte de caprice ou d'arbitraire. Les singularités de la procédure
+compliquaient encore la situation. Ainsi, dans un procès criminel, ne
+paraissaient ni l'accusateur ni les témoins à charge: on demandait
+simplement à l'accusé de faire la preuve de son innocence. Même règle
+pour une affaire civile. Étiez-vous accusé, par exemple, de ne pas
+avoir payé une dette: il fallait d'abord consigner le montant de la
+somme discutée, puis prouver sa non-culpabilité, le souverain pontife
+se réservant toujours d'intervenir comme le _Deus ex machina_ de la
+tragédie antique, et avec des arguments irrésistibles. Ne s'était-il
+pas, en effet, attribué le droit de condamner aux galères «pour
+motifs à nous connus»?
+
+Il est vrai que, dans l'application, les Papes gouvernaient avec
+une grande douceur, mais cette douceur même n'est-elle pas comme
+la condamnation de l'absolutisme, puisqu'elle démontre l'absence
+de toute garantie légale? Comme l'a si bien dit un des adversaires
+les plus déterminés du gouvernement des prêtres, Doellinger[341],
+«le prêtre, lorsqu'il est investi de la toute-puissance juridique
+et administrative, résiste très difficilement à la tentation
+de soumettre ses actes officiels à l'influence de son opinion
+personnelle, de son appréciation des individus, de sa pitié, de
+ses penchants. Comme prêtre, il est avant tout le serviteur et le
+héraut de la miséricorde, du pardon de la rémission. Il oublie
+trop facilement que la loi humaine doit être sourde et inexorable,
+que toute faiblesse envers un individu est un tort fait à un ou à
+plusieurs autres. Il s'habitue peu à peu, sous l'inspiration des
+meilleures intentions, à mettre son caprice au-dessus de la loi».
+
+[Note 341: Doellinger, _Église et État_, p. 546, cité par SYBEL.
+_Europe pendant la Révolution française_, t. IV, p. 375.]
+
+Cet arbitraire dans l'exercice de la justice, on le retrouvait
+partout, dans l'agriculture, dans l'industrie, jusque dans
+l'instruction. Ainsi les paysans n'avaient pas le droit de vendre
+leurs blés avant que l'approvisionnement de la capitale n'eût été
+assuré. Un magistrat spécial, le préfet de l'annone, fixait les
+prix, et ne permettait la vente hors des États de l'Église qu'à
+quelques privilégiés, qui achetaient chèrement ses faveurs. Aussi
+les paysans ne cultivaient-ils que ce dont ils avaient besoin pour
+leur consommation immédiate. Malgré la fertilité du sol éclataient
+de fréquentes famines, et le préfet de l'annone était obligé de
+recourir aux services des corsaires barbaresques. Comme au temps de
+Tacite[342], les grands domaines, les _cillarum infinita spatia_,
+s'étendaient démesurément, la population agricole se clairsemait,
+et on n'arrivait plus à Rome qu'après avoir traversé de véritables
+solitudes. Mêmes entraves pour le commerce des bestiaux, des viandes
+fumées ou salées, des oeufs, de l'huile, etc. Dans les villes,
+les meuniers ne pouvaient travailler qu'après avoir obtenu une
+autorisation par écrit, et les boulangers de Rome étaient forcés
+d'acheter à la préfecture de l'annone leur farine et leur charbon. À
+Bologne, comme on avait imaginé une taxe sur le vin en tonneaux, il
+était interdit de le débiter en bouteilles. Peu ou point d'industrie.
+Écrasés par le grand nombre de jours fériés, par la routine, par les
+douanes, elle était réduite à l'impuissance. Tout arrivait du dehors,
+et, comme conséquence naturelle de cette dépréciation de l'industrie
+nationale, le commerce était entre les mains des étrangers.
+
+[Note 342: TACITE. _Annales_ III, 53.]
+
+Cette routine invétérée[343], ce dédain absolu du progrès matériel,
+cette immixtion du gouvernement dans tous les actes de la vie,
+telles semblent avoir été les règles immuables dont s'inspiraient
+les Papes dans la conduite et le gouvernement de leurs sujets.
+Sous leur direction le citoyen romain était, pour ainsi dire,
+surveillé dès sa naissance. On s'attachait à étouffer en lui
+tout sentiment d'indépendance intellectuelle. Livres et journaux
+étaient suspects. La littérature étrangère était un véritable fruit
+défendu, par suite des prohibitions extraordinaires de la douane.
+Les maisons d'instruction étaient pourtant assez nombreuses, mais
+on y distribuait un enseignement bien singulier. Ainsi dans les
+Universités les professeurs étaient forcés de se conformer à de
+véritables manuels approuvés par les évêques; dans les gymnases,
+le grec et les mathématiques étaient proscrits, et l'histoire ne
+figurait point sur les programmes. La science était affaire de pure
+forme. On ne demandait que de l'ingéniosité, mais toute initiative
+était formellement interdite. Quant aux écoles populaires, dirigées
+par des moines, on se contentait d'y parler aux enfants de la Vierge,
+du diable et des superstitions locales. Pour les suspects ou les
+indépendants, l'Inquisition fonctionnait toujours. Elle avait, il
+est vrai, éteint ses bûchers, mais nullement fermé ses geôles. Le
+moindre curé de paroisse n'avait-il pas le droit de condamner à
+quelques semaines de séjour dans une maison de correction tous ceux
+des habitants de sa paroisse qui ne suivaient pas les prescriptions
+de l'Église!
+
+[Note 343: GRELLMANN. _Situation de l'État papal_, Helmstadt, 1792.
+SILVAGNI. _La Corte et la societa Romana nei secoli XVIII et XIX_.
+Firenze, 1881.]
+
+En résumé, le gouvernement pontifical, animé peut-être de bonnes
+intentions, était mauvais. Les Romains ne l'ignoraient pas, non pas
+le peuple tout endormi dans une ignorance plusieurs fois séculaire
+et abêti par de ridicules superstitions, mais les bourgeois des
+villes qui avaient entendu siffler à leurs oreilles le vent de
+réformes qui agitait alors l'Europe entière, et surtout les membres
+de l'aristocratie qui voyageaient, qui lisaient, qui avaient des
+relations étendues à l'étranger, et à l'esprit desquels s'imposaient
+de désavantageuses comparaisons. Les jansénistes, encore assez
+nombreux à Rome malgré les persécutions dont ils avaient été
+l'objet, commençaient de leur côté à relever la tête. Le peuple
+était écrasé par les impôts que rendait nécessaire la contribution
+de guerre exigée par la France. Le clergé lui-même se voyait avec
+peine menacé dans ses propriétés et dans ses privilèges: en sorte
+que la fermentation était générale. Bien que le gouvernement
+pontifical, qui se sentait menacé, redoublât de précautions et de
+surveillance, on était comme dans l'attente d'événements nouveaux. On
+pressentait sinon des révolutions, au moins de prochains changements.
+L'intervention française allait donner un corps à ces vagues
+aspirations, et bon nombre de Romains, malgré la résistance de leur
+souverain, deviendront bientôt les meilleurs instruments de la
+propagande révolutionnaire[344].
+
+[Note 344: On peut consulter sur la création de la République
+romaine: ARTAUD DE MONTOR, _Histoire du pontificat de Pie VI_.--ABBÉ
+BALDASSARI (traduction Lacouture), _Vie de Pie VI_.--ABBÉ BLANCHARD,
+_Vie de Pie VI_.--PONCET, _Pie VI à Valence_ (1868).--DUPPA,
+_Relation abrégée de la destruction du gouvernement papal_, en
+1798.--ABBÉ BARRUEL, _Histoire de Pie VI_.--ABBÉ BERTRAND, _Le
+pontificat de Pie VI et l'athéisme révolutionnaire_.--BRANCADORO
+(traduction d'Auribeau), _Oraison funèbre de Pie VI_, prononcée à
+Venise le 31 octobre 1799.--BOURGOING, _Mémoires historiques sur
+Pie VI et son pontificat jusqu'à sa retraite en Toscane_.--LUDOVIC
+SCIOUT, _Le Directoire et la République romaine_ (Revue des
+questions historiques, janvier 1886).--SILVAGNI, _La Corte e la
+societa Romana nei secoli XVIII et XIX_ (1881). En outre, il existe
+à la Bibliothèque nationale (Lb. 620) un recueil factice en deux
+tomes (297 pièces dans le premier et 241 dans le second) intitulé:
+_Collezione della stampe publicale dal di 22 piovoso fino a tutto
+l'anno VI dell ere repub., con l'indice in principio cronologico
+analitico delle med, ed attro in fine alfabetico delle materie
+spellanti o relative al ministre delle finanze_. Voici l'indication
+des principales pièces de ces deux volumes:
+
+T. I: 2. Proclamation de Berthier pour le respect du culte, des
+ambassadeurs et des étrangers.--5. Ordre du trésorier général romain
+G. Della Porta pour la déclaration des effets en marchandises
+appartenant aux nations en guerre avec la Rép. française.--9.
+Proclamation de la République romaine.--11. Ordonnance de Berthier
+sur l'exclusion des émigrés français.--13. Suppression du droit
+d'asile et de juridiction des ambassadeurs.--15. Affectation d'une
+partie des biens religieux à l'extinction du papier monnaie.--27.
+Programme de la fête funèbre en l'honneur du général Duphot.--31.
+Avis du ministre de l'intérieur, Ennio Visconti, pour calmer les
+inquiétudes des habitants des campagnes et les engager à reprendre
+leurs travaux.--34. Proclamation des consuls au peuple et au clergé,
+au sujet du fanatisme religieux.--35. Id. au sujet de l'insurrection
+des Transtévérins, du 7 ventôse.--53. Ordre aux Transtévérins de
+déposer leurs armes.--68. Proclamation du ministre de la police,
+Giuseppe Toriglioni, relative aux armes de la République romaine
+à poser sur tous les édifices publics.--76. Proclamation d'Ennio
+Visconti pour procurer des vêtements aux soldats.--87. Police des
+théâtres.--90. Ordonnance du général Vial, commandant la place de
+Rome, contre les excitations hostiles de quelques prédicateurs.--101.
+Programme de la fête de la Fédération.--105. Arrêté de Toriglioni
+déclarant ennemis de la République ceux qui refuseraient de
+recevoir le papier monnaie.--122. Ministre de l'intérieur, Camille
+Corona, annonce distribution des secours aux pauvres.--126. Ordre
+de Toriglioni aux marchands d'étoffes de tenir leurs magasins
+ouverts.--139. Id. à tous les marchands de comestibles.--110. Ordre
+à tous les étrangers non domiciliés de sortir de Rome.--149. Vente
+de biens nationaux.--169. Décret des consuls pour l'organisation de
+la garde nationale.--197. Défense aux Français d'acheter du savon
+sans être munis d'un ordre du commandant de place.--202. Défense
+d'exporter les dentées nécessaires à l'alimentation.--203. Défense
+de recevoir des novices dans les couvents.--205. Défense de loger
+les étrangers sans autorisation.--209. Ordre d'arrêter tous les
+prêtres des communes où pourraient éclater des insurrections.--215.
+Suspension de toutes les permissions de chasse.--225. Ministre des
+finances, Bufalini, annonce prohibition des marchandises anglaises,
+russes et portugaises à la foire de Sinigaglia.--227. Décret des
+consuls ordonnant aux citoyens de livrer la moitié de leur argenterie
+à titre de prêt forcé.--233. Organisation judiciaire.--238. Réduction
+du nombre des fêtes.--249. Décret de Gouvion Saint-Cyr portant
+défense aux citoyens de porter le plumet tricolore ou des habits
+garnis de galons d'or et d'argent.--254. Condamnation de Pierre
+Borga, accusé de propos séditieux.--264. État des personnes qui ont
+payé l'amende de trois piastres pour ne pas avoir illuminé leurs
+fenêtres.--273. Ordre à tous les Français non fonctionnaires de
+sortir de Rome.--291. Avis des grands édiles, Maggi, Franchi et Laute
+aux paysans contre les instigations antirépublicaines.
+
+T. II: 4. Indication des objets que peuvent emporter de leur
+couvent les religieuses qui renoncent à la vie monastique.--9.
+Fixation du revenu des évêques.--10. Suppression de toutes
+les corporations et associations laïques.--12. Aliénation de
+biens nationaux pour les fournitures de l'armée française.--13.
+Secours aux agriculteurs pauvres.--16. Dissolution du cercle dit
+constitutionnel.--23. Avis des membres du tribunal d'appel pour
+engager les défenseurs à ne jamais s'écarter des règles de la décence
+et de la modération.--30. Ordonnance de Gouvion de Saint-Cyr pour la
+suppression des clubs.--31. Ordonnance des consuls pour interdire
+aux fonctionnaires de recevoir ou laisser leurs domestiques exiger
+aucun pot-de-vin.--40. Introduction du calendrier républicain.--60.
+Soumission des Juifs à la loi commune.--73. Ordonnance des grands
+édiles relative aux aqueducs et fontaines publiques de Rome.--97.
+Décret de Macdonald contre les membres de la compagnie de la
+Foi-de-Jésus.--100. Répression des troubles dans le département
+de Circeo.--103. Arrêté Bufalini enjoignant aux propriétaires de
+déclarer leur revenu, afin d'assurer l'exécution de la loi sur
+l'emprunt forcé.--106. Décret de Macdonald contre les auteurs et
+instigateurs de troubles.--125. Ordre à tous les propriétaires de
+grains récoltés dans la saison courante de donner aux autorités
+le détail de ce qu'ils en possèdent.--136. Décret de Macdonald
+contre attroupements séditieux.--140, 141, 142. Condamnation de
+Belardini, Trina, Patughelli.--166. Décret de Macdonald sur les
+biens des établissements laïques supprimés, qui passeront aux
+hôpitaux.--168. Proclamation de Duport, Florent et Bertolio, au sujet
+des bruits malveillants répandus contre l'expédition d'Égypte.--186.
+Règlement de la poste aux lettres et de la poste aux chevaux.--200.
+Proclamation Duport et Bertolio contre les prévaricateurs et les
+ennemis de la République.--206. Décret de Macdonald supprimant
+plusieurs monastères à Rome.--221. Id. contre les émigrés.--227.
+Proclamation des consuls au sujet des victoires en Égypte, et ordre
+d'illuminer.--229. Décret de Macdonald acceptant démission des
+consuls Reppi, Angelucci, Matheis, et destituant consuls Panazzi
+et Visconti.--231. Nomination de nouveaux consuls.--236. Grande
+fête pour célébrer l'anniversaire de la fondation de la République
+française.]
+
+Au commencement de décembre 1797, le sculpteur Ceracchi, et un
+notaire de Pérouse, Agretti, tous deux connus par l'exaltation
+de leurs sentiments avaient cru le moment venu de provoquer
+l'explosion. Ils avaient eu l'audace de planter en plein jour un
+arbre de la liberté sur le Monte Pincio, mais la police avait
+dispersé le rassemblement, et cette tentative inopportune, tout de
+suite désavouée par l'ambassadeur de France, avait misérablement
+avorté. Quelques jours plus tard, le 26 décembre, on vint avertir
+Joseph qu'une révolution éclaterait pendant la nuit, et que la
+République serait proclamée. Joseph fit remarquer aux messagers que
+son caractère officiel lui interdisait d'accueillir une pareille
+communication, et il les engagea, dans leur intérêt, à renoncer à une
+entreprise qui ne pouvait aboutir. Les conjurés se retirèrent fort
+mécontents, mais sans renoncer à leur dessein.
+
+Le lendemain 27, de grand matin, l'ambassadeur d'Espagne Azara,
+qui s'était lié d'amitié avec Joseph, courut le prévenir que la
+conspiration était découverte, et qu'un mouvement se préparait
+contre les Français, secrètement encouragé par le Pape. Joseph lui
+répondit, et c'était la vérité, qu'il avait toujours observé la plus
+stricte neutralité, et qu'il espérait que le secrétaire d'État, Doria
+Pamphili, saurait faire respecter l'hôtel de l'ambassade. Quelques
+heures après, un rassemblement se formait à la villa Médicis,
+c'est-à-dire à l'Académie de France. Des cris étaient poussés de
+vive la République! Tous les conjurés portaient au chapeau la
+cocarde tricolore; ils semblaient donc agir de connivence avec la
+France; mais leur voix ne rencontra nul écho, et, quand la troupe
+arriva, le rassemblement se dispersa, en abandonnant sur le terrain
+un sac rempli de cocardes françaises; ce qui semblait indiquer que
+les Français n'étaient pas étrangers à cette manifestation, et
+qu'ils comptaient en profiter. Joseph se transporta aussitôt chez
+le secrétaire d'État et protesta avec énergie. Il s'étonna de la
+facilité et de l'à-propos avec lequel on avait trouvé sur le terrain
+une pièce à conviction aussi importante que le sac de cocardes, et
+n'eut pas de peine à démontrer l'intervention officieuse de la police
+romaine. D'ailleurs, afin de prévenir jusqu'à l'ombre d'un soupçon,
+il demanda qu'on arrêtât tous les individus non compris dans la
+liste des Français ou des Romains attachés à l'ambassade, et qu'on
+trouverait dans les limites de la juridiction française. Il était
+difficile d'agir plus correctement, et Joseph mettait de son côté et
+la légalité et les apparences de la légalité.
+
+Le 28 décembre, un nouveau rassemblement se forma sous les fenêtres
+de l'ambassade. Un artiste prit la parole, et déclama avec véhémence
+contre le gouvernement pontifical. Peu à peu l'attroupement
+grossissait. On y remarquait des individus notoirement connus pour
+appartenir à la police. C'était visiblement une provocation que l'on
+cherchait. Joseph donna l'ordre à ses gens de fermer les portes de
+l'hôtel et alla revêtir son costume officiel. À peine était-il monté
+dans sa chambre qu'une décharge retentit. Un piquet de cavalerie
+venait d'entourer les conjurés, au moment où on les repoussait de la
+cour, et les avait fusillés à bout portant.
+
+Après un moment de stupeur, des cris éclatèrent, cris de fureur et de
+plainte. Les portes de l'hôtel furent enfoncées, et ces malheureuses
+victimes de la politique s'y précipitèrent dans l'espoir d'y trouver
+un refuge. Joseph, entouré de Duphot, Arrighi, Beauharnais, de
+quelques employés et serviteurs, s'élance à leur rencontre. Une
+compagnie d'infanterie suivait les cavaliers. Elle s'arrête un
+moment à la vue de l'ambassadeur, et rétrograde, mais pour tirer
+plus à l'aise dans cette foule compacte. Cette fois la décharge est
+meurtrière: les morts et les mourants jonchent le sol. Le général
+Duphot, indigné, et n'écoutant que la voix de l'honneur, court aux
+soldats pontificaux et les somme de cesser le feu. Les soldats le
+saisissent, et l'entraînent vers la porte Septiminiana. Bientôt un
+coup de feu l'atteint en pleine poitrine. Il tire son épée. Un second
+coup le jette par terre, et cinquante fusils sont déchargés sur son
+cadavre. Joseph, Arrighi, Beauharnais et les autres Français n'ont
+que le temps de s'enfuir à l'hôtel. Ils en fermaient les portes,
+quand ils essuyèrent le feu d'une seconde compagnie d'infanterie,
+qui accourait au pas de charge, et cribla de ses balles les fenêtres
+et les murs de l'ambassade. De toute évidence le guet-à-pens était
+prémédité. Ce rassemblement suspect, ce piquet de cavalerie et ces
+compagnies d'infanterie qui arrivent à point nommé, ces décharges
+répétées sans sommation préalable, les ennemis de la France avaient
+tout combiné pour que, dans le tumulte, l'ambassadeur fût assassiné.
+C'était une vengeance italienne, tramée avec art, exécutée de
+sang-froid, et qui n'avait échoué que par hasard.
+
+Au premier moment, le personnel de l'ambassade fut épouvanté. Une
+vingtaine de cadavres jonchaient la cour; de nombreux blessés se
+traînaient en gémissant sur les pavés. Une foule de personnages
+à mine suspecte rôdaient dans les chambres, tous prêts à piller
+ou à tuer. Mme Bonaparte fondait en larmes, Pauline, qui venait
+d'apprendre la mort de son fiancé, éclatait en sanglots, et le feu
+ne discontinuait pas. Joseph, avec une admirable énergie, rassura
+tout le monde et organisa la résistance. Il commença par expulser de
+l'hôtel tous les sinistres rôdeurs qui le remplissaient, ramassa les
+blessés et envoya demander des secours au cardinal Doria Pamphili.
+Bientôt la petite colonie française se raffermit. Au désespoir
+succéda la fureur. Bravant la fusillade, quelques serviteurs
+poussèrent le courage jusqu'à aller chercher le cadavre de Duphot.
+Ce n'était plus qu'une masse informe. Les pontificaux l'avaient
+dépouillé de ses vêtements, et avaient criblé ce misérable cadavre de
+coups de baïonnette ou de pierres. On sut plus tard que le capitaine
+de la compagnie, il se nommait Amadeo, s'était approprié l'épée et le
+ceinturon du général, le curé de la paroisse avait pris sa montre,
+d'autres assassins s'étaient partagé ses dépouilles[345].
+
+[Note 345: Voir dans les _Mémoires de Joseph_ la longue et
+intéressante dépêche qu'il adressa à Talleyrand, le 30 décembre 1797,
+et la réponse de ce dernier.--Cf. Lettre de l'abbé Masi à Ricci
+(POTTER, III, 243), en date du 20 décembre 1797, où est raconté tout
+au long l'attentat. Voir également le rapport, rédigé en français,
+afin d'être communiqué à l'ambassadeur, du chef de la patrouille
+romaine. Ce rapport, daté du 28 décembre 1798, a été inséré par
+Artaud de Montor dans son _Histoire de Pie VII_, t. I, p. 41.
+
+«La patrouille de ronde de la caserne Pont-Sixte, composée du chef
+Macchiola et de six soldats, était sortie vers les vingt-deux heures
+et demie et se trouva poursuivie d'une multitude de peuple armé, dont
+le plus grand nombre portait la cocarde nationale. Le chef de ladite
+patrouille ayant été averti par les citadins de se retirer, parce
+qu'il y avoit un projet de le désarmer, le susdit chef, d'après cet
+avis et vu l'inégalité des forces qui le mettoit dans l'impossibilité
+de se défendre, jugea à propos de se retirer dans son quartier pour y
+prendre les mesures convenables.
+
+Dans sa retraite, il fut insulté par les cris et les sifflets du
+peuple dont la fureur le poursuivit même jusqu'à son quartier. Le
+tumulte fit penser aux officiers de la compagnie qu'il était à
+propos de faire armer tous les individus qui la composoient et de
+leur distribuer les postes de défense, pour lesquels ils avoient été
+rangés par pelotons en ordre de bataille au dedans des palissades.
+Aussitôt s'avance une phalange de peuple armés la plupart d'armes
+blanches et aussi tirent plusieurs coups de fusil par les palissades,
+qui en conservent encore des marques irrécusables. À la tête du
+peuple étoient deux Français vêtus de bleu, avec cocarde et le
+sabre nu, criant: Égalité! Liberté! Près de ceux-ci étoit un autre
+Français, avec un drapeau tricolore. Après des coups de fusil tirés
+à la barrière, nous ne pouvions plus retenir les soldats, et les
+bourgeois nous crioient du dehors: «Si vous ne sortez pas pour nous
+défendre, nous forcerons les palissades et nous nous défendrons avec
+vos armes.»
+
+À ce moment, arriva une patrouille de quatre dragons qui sollicita
+vivement la compagnie de sortir, qu'autrement elle seroit perdue.
+Alors les soldats forcèrent les palissades, et, se portant avec
+l'escorte de dragons vers Santa Dorotea, ils firent feu pour les
+déloger de Longara, d'où étoit venue cette multitude armée. Ils
+tinrent bon sous la porte Settimiana, où un officier de milice
+remit le poste au caporal Marinelli. Quand les soldats y furent
+établis, une grande multitude portant cocarde française s'y porta de
+nouveau; elle avoit à sa tête deux François, sabres nus, cocarde en
+main. Un d'eux invitoit les troupes du Pape, en criant: «Avancez!
+Allons, courage! Vive la Liberté! Je suis votre général.» La troupe
+répondit, en couchant en joue: «N'approchez pas!» Et ceux-ci, sans
+y faire attention, s'approchèrent toujours davantage et répétoient,
+en sautant, ces mêmes paroles: «Vive la Liberté! Courage! Je suis
+votre général!» Mais les soldats se virent très exposés pour avoir
+trop laissé approcher les François, ainsi que cette multitude armée;
+un d'eux touchoit de son sabre la baïonnette du caporal Marinelli.
+Ce caporal, après les avoir plusieurs fois invités à mettre bas les
+armes, voyant que ceux-ci approchoient davantage leurs sabres des
+fusils, fit faire feu et en renversa quelques-uns, du nombre desquels
+étoit celui qui le menaçoit du sabre. Ils se retirèrent alors et
+le tumulte cessa pour le moment. Le caporal n'avoit pas quitté son
+poste, et, peu de temps après, une autre troupe du peuple ayant fait
+feu, le caporal fut contraint de poursuivre son feu. Repoussé par le
+grand nombre, il fut obligé ensuite de se replier sur la place de la
+caserne, auprès desdits seigneurs officiers, ayant laissé d'autres
+soldats pour apaiser les nouveaux troubles survenus dans les places
+voisines et dans les petites rues de Transtevere.»]
+
+Fidèle jusqu'au bout à son caractère officiel, Joseph avait une
+première fois écrit au cardinal Pamphili pour lui demander ses
+passeports. Il l'invitait en même temps à venir à l'hôtel de
+l'ambassade, pour se rendre compte de l'attentat. Le porteur de la
+lettre fut accueilli par des coups de fusil, mais il parvint à la
+transmettre à son adresse. À huit heures du soir la réponse n'était
+pas encore parvenue, et les troupes pontificales entouraient toujours
+l'hôtel dans une attitude hostile. Angiolini, envoyé de Toscane à
+Rome, réussit le premier à traverser les patrouilles, et vint porter
+à Joseph l'expression de son indignation. Azara, l'ambassadeur
+d'Espagne, le suivit de près. Sur leurs conseils, à onze heures
+du soir, Joseph se décida à écrire une seconde lettre au cardinal
+Pamphili, dont le silence prolongé semblait indiquer la complicité
+avec les assassins. Cette fois encore, il n'obtenait pas de réponse.
+Aussi le lendemain 29, à six heures du matin, il lui écrivit pour la
+troisième fois, mais en le menaçant de la vengeance de la France,
+et quitta Rome, après avoir recommandé au chevalier d'Azara et à
+Angiolini les Français, qu'il ne pouvait mener avec lui.
+
+Les instigateurs de ces scènes odieuses avaient-ils compté sur la
+modération de Joseph, ou bien espéraient-ils que la force serait
+repoussée par la force? En ce cas une collision leur eût fourni le
+prétexte dont ils avaient besoin: mais Joseph avait interdit toute
+tentative de répression. La correction de son attitude avait été
+absolue, tandis que le sang de Duphot et l'insulte infligée à la
+France dans la personne de son ambassadeur criaient vengeance. Pie
+VI, il est vrai, devait être mis hors de cause dans cette déplorable
+affaire. Il était malade, cassé par l'âge, et ne sortait plus de son
+palais. Il ne fut informé que bien tard de l'attentat et en témoigna
+de sincères regrets. Toutes les responsabilités doivent donc retomber
+sur ses ministres, surtout sur le secrétaire d'État, Doria Pamphili,
+qui avait autorisé et peut-être tramé cette odieuse machination; mais
+il s'aperçut bientôt qu'il avait fait fausse route. À l'unanimité
+tous les ambassadeurs protestèrent contre l'indigne traitement dont
+leur collègue Joseph venait d'être la victime; et ils avertirent
+le cardinal qu'il ne devait pas compter sur eux pour essayer de
+détourner l'orage. Azara, d'ordinaire si bienveillant, témoigna même
+toute son horreur du forfait, et refusa positivement de servir de
+médiateur. Dans sa perplexité, Pamphili s'adressa directement à la
+France, et pria l'envoyé romain à Paris, Massimi, de présenter les
+excuses officielles du gouvernement pontifical, d'accorder toutes les
+satisfactions qu'on exigerait, et d'annoncer l'envoi d'un légat _a
+latere_.
+
+Il était trop tard! La mesure était comble. Toutes les vieilles
+inimitiés, qu'on croyait éteintes, se rallumèrent soudain. Il y eut
+en France comme une explosion de fureur contre le gouvernement sénile
+qui ne prouvait sa vitalité que par des crimes. Le Directoire reprit
+avec empressement ses anciens projets, et comme alors Bonaparte
+n'était plus là pour les enrayer, on ne parla plus que de détruire à
+tout jamais la puissance temporelle des Papes. Seulement les agents
+du Directoire étaient divisés d'opinion. Les uns, tels que Faypoult,
+auraient voulu donner Rome à un prince allemand; les autres, tels que
+Cacault, Miot ou Belleville, parlaient de la livrer au duc de Parme,
+ou au roi de Piémont, ou à tout autre souverain; le plus grand nombre
+proposaient le rétablissement de la République Romaine: de la sorte
+on punirait un ennemi acharné et on étendrait l'influence française
+par la création d'une nouvelle république vassale. Les ouvertures
+de Massimi furent donc écartées, les excuses de Pamphili repoussées
+avec dédain, et la guerre votée par le conseil des Cinq-Cents et le
+conseil des Anciens à la presque unanimité.
+
+Rome était dans la consternation, car la vengeance approchait et
+le châtiment était mérité. On crut remédier au mal en redoublant
+de ferveur. Ce n'étaient que processions[346] extraordinaires,
+ostension de reliques fameuses et voeux solennels; mais la
+bourgeoisie ne cachait plus ses sentiments hostiles et dans toutes
+les classes de la société régnait une sourde irritation. De cruelles
+épigrammes circulaient: on a conservé la suivante:
+
+ _Sextus Tarquinius, Sextus Nero, Sextus et iste:
+ Semper sub Sextis perdita Roma fuit._
+
+[Note 346: Lettre de Milizia, en date du 2 février 1798: «Nous avons
+un carnaval continuel de processions, en signe de pénitence, pour la
+découverte de certaines reliques qu'on a tirées du sanctum sanctorum,
+et qui sont accompagnées de prophéties qui promettent des miracles
+de miracles. En attendant, les armées françaises ont occupé Urin, la
+Marche, l'Ombrie, et l'invasion de Rome est imminente.»]
+
+Un instant la cour pontificale crut à l'intervention armée de Naples,
+mais il fallut bientôt renoncer à cette dernière illusion[347].
+Décidément l'orage était déchaîné, et il se dirigeait avec
+impétuosité contre Rome. Ainsi que l'écrivait l'avocat Milizia, «il
+faut prendre le temps comme il vient, et, s'ils arrivent jusqu'ici,
+il faudra bien aller les complimenter et danser gaiement avec eux la
+carmagnole». Ce fut bientôt un sauve qui peut général. Les neveux du
+pape, les Braschi, donnèrent l'exemple, et s'enfuirent à Naples avec
+leurs trésors. Tous ceux qui craignaient les vengeances françaises
+les imitèrent. Il ne resta bientôt plus à Rome que le Pape, retenu à
+son poste par le sentiment de l'honneur, et deux partis en présence
+qui s'exaltaient par la contradiction, et passaient chaque jour par
+les angoisses du désespoir et les anxiétés de l'espérance.
+
+[Note 347: Le Directoire avait pris ses précautions pour empêcher
+l'intervention napolitaine. Lettre amère à Berthier (Arch. nationales
+AF3, C85): «Si vous n'aviez à craindre que les papistes, la moitié
+des forces que le Directoire désire que vous réunissiez à Ancône vous
+suffirait; mais il faut que vous soyez dans une position qui puisse
+en imposer au roi de Naples ... Il faut d'abord l'amadouer, gagner
+du temps, etc ... Si le roi de Naples intervenait avec des forces
+importantes, alors vous feriez votre traité avec le Pape ...»]
+
+Le 29 janvier 1798 l'armée française entra en campagne. Elle était
+commandée par Berthier, l'ancien chef d'état-major de Bonaparte.
+C'étaient les vétérans des guerres contre l'Autriche, d'incomparables
+soldats, fiers de leurs victoires, animés de sentiments
+ultra-républicains, et qui se réjouissaient à la pensée de renverser
+celui que, dans leurs clubs, ils nommaient, fort irrévérencieusement,
+la vieille idole. La résistance était impossible. Elle n'entrait
+même pas dans les prévisions du Directoire qui s'était contenté
+d'ordonner à Berthier d'occuper le territoire pontifical et d'entrer
+dans Rome où il vengerait l'assassinat de Duphot et l'insulte de
+Joseph. Il lui enjoignait en même temps de se servir de son influence
+pour engager les Romains à se constituer en république, et il était
+à l'avance tellement sûr du résultat de la campagne qu'il confia à
+Monge, Faypoult, Florent et Daunou le soin de donner une constitution
+à la nouvelle république.
+
+En effet, dès le 10 février, Berthier paraissait aux portes de Rome
+sans avoir éprouvé de résistance. Il s'emparait du château Saint-Ange
+et envoyait un de ses aides de camp à Pie VI, pour le prévenir de
+l'arrivée des Français; mais fidèle à ses instructions, il refusa
+d'entrer en ville avant que les Romains n'eussent eux-mêmes décidé
+de leur sort. À l'exception de quelques cardinaux restés auprès de
+Pie VI, parce qu'ils conservaient le secret espoir de désarmer la
+France par de nouveaux sacrifices, il n'y avait plus à Rome que
+les partisans du système républicain et les dernières classes de
+la population, indifférentes aux révolutions qui n'améliorent pas
+leur sort, mais qui pourtant, par amour-propre national ou par
+respect héréditaire pour un gouvernement qui s'écroulait, voyaient
+avec regret l'intervention étrangère. On envoya donc une députation
+à Berthier, pour le prier d'entrer en ville. Il répondit qu'il ne
+le ferait qu'après la révolution. Pourtant, dès le 12 février, il
+désarmait les milices pontificales, ordonnait l'arrestation de
+Consalvi, prenait comme otages quatre cardinaux et quatre princes
+romains et mettait sous le séquestre les propriétés des Anglais,
+des Portugais et des Russes, avec lesquels nous étions encore en
+guerre. Enfin, les Romains, sous la pression de nos baïonnettes, se
+décidèrent à créer ou plutôt à restaurer la République Romaine. Le
+15 février, ils se rassemblèrent en armes au Campo-Vaccino, dans
+l'ancien Forum, et firent enregistrer par plusieurs notaires l'arro
+del popolo sovrano constituant la république avec sept consuls, des
+édiles et d'autres magistrats dont les noms et les fonctions étaient
+renouvelés de la Rome antique. Aussitôt, ils envoyèrent une nouvelle
+députation à Berthier, qui se décida à entrer en ville, suivi de
+son état-major, monta au Capitole, salua au nom de la France la
+République Romaine, et prononça un discours emphatique où il était
+question des Gaulois arrivant avec le rameau d'olivier, pour relever
+les autels du premier Brutus[348].
+
+[Note 348: Consulter à ce propos la curieuse correspondance échangée
+entre l'évêque réformateur Ricci et le chef des jansénistes français,
+Grégoire. Le premier, dans une lettre de Pontremoli (17 février 1798)
+ne cache pas sa joie de la chute du Pape. D'après lui, il doit en
+résulter pour l'Église un bien inappréciable, et il ajoute: «Ecco
+finalmente abbolito l'obbrobrioso nome di corte; ecco annichilata
+la superba monarchia». Grégoire, de son côté, lui répond (Paris, 20
+germinal an VI): «Voilà enfin la République romaine établie. Combien
+je l'avais désiré! Combien j'en suis réjoui! Je respecte dans Pie VI
+le chef de l'Église, mais je ne puis m'empêcher de dire qu'il nous a
+fait bien du mal. D'un mot, d'un seul mot, il aurait pu calmer les
+troubles qui déchiraient l'église anglicane; ce mot eût empêché le
+sang de couler, il ne l'a pas fait».]
+
+Le Pape, enfermé dans son palais, ne soupçonnait même pas la
+gravité des évènements. Les prévenances de Berthier avaient achevé
+de l'égarer. Quelle ne fut pas sa surprise, quand il apprit par
+le général Cervoni, que ses sujets venaient de le trahir et qu'il
+n'avait plus qu'à quitter Rome! On aurait voulu qu'il abdiquât sa
+souveraineté temporelle, mais il répondit avec une fermeté que ne
+laissait pas prévoir sa vie passée, que sa conscience lui interdisait
+de renoncer à un pouvoir dont il n'était que le dépositaire. Il
+promettait d'ailleurs de ne pas essayer de reconquérir son autorité
+et demandait pour unique faveur la grâce de mourir à Rome. «Vous
+pouvez mourir partout», lui répondit brutalement le commissaire
+Haller qui, joignant le geste à l'insulte, le fouilla, enleva son
+bâton pastoral, lui arracha l'anneau qu'il portait au doigt et le
+jeta dans une chaise de poste qui l'emmena en Toscane, au couvent
+des Augustins de Sienne (25 février 1798). Le grand-duc de Toscane
+n'avait seulement pas été prévenu de l'arrivée de cet hôte illustre,
+mais il s'empressa de donner des ordres pour que la réception fût
+convenable. Le Directoire trouvait que Sienne était trop rapprochée
+de Rome, mais il ne voulait pas prendre sur lui l'odieux d'une
+nouvelle expulsion. Il aurait désiré que le grand-duc de Toscane se
+chargeât lui-même de cette iniquité, et, à diverses reprises, nos
+agents firent entendre au ministre Manfredini qu'on verrait avec
+plaisir le pape quitter Sienne. Manfredini répondit avec dignité
+qu'on n'obéirait qu'à une réquisition formelle du Directoire, mais
+«que l'intérêt du grand-duc répondait que le séjour du Pape dans ses
+États ne donnerait aucun sujet de plainte au gouvernement français».
+Or, le Directoire qui tenait à ménager les puissances catholiques,
+Espagne et Autriche, ne voulait pas donner cette réquisition,
+mais il ne ménagea au gouvernement toscan ni les insinuations ni
+même les menaces. Tantôt il lui faisait parvenir des plaintes
+venues de Rome, tantôt il lui demandait l'internement de Pie VI
+à Livourne ou à Cagliari, tantôt il se plaignait de prétendus
+complots ourdis à Sienne. Le grand-duc, fort embarrassé du rôle
+honteux qu'on voulait lui faire jouer, prit le parti de traîner en
+longueur les négociations. Il finit par proposer à la France de se
+charger directement de la surveillance du prisonnier. Le Directoire
+refusa, non point par délicatesse, mais uniquement parce qu'il ne
+voulait pas dégager le grand-duc d'une responsabilité qu'il se
+réservait d'exploiter contre lui. Telles furent ses exigences et ses
+incessantes réclamations, que le grand-duc ne tarda pas à comprendre
+que lui aussi était condamné. Pour éviter un détrônement brutal, il
+se retira de lui-même après avoir signé non pas une abdication, mais
+un engagement de rester en Autriche jusqu'à la paix générale.
+
+Pie VI n'avait plus de défenseurs. Il fut obligé de prendre le
+chemin de l'exil, et de passer par toutes les stations de la vie
+douloureuse qui le conduisit à Valence où il mourut. «Ces disgrâces,
+disait-il avec une touchante résignation au ministre Manfredini,
+me prouvent que je ne suis pas un indigne vicaire de Jésus-Christ.
+Elles me rappellent les premières années de l'Église qui furent le
+commencement de son triomphe.» Aussi bien ces indignes traitements
+soulevèrent un dégoût général. Ce n'était pas seulement à la majesté
+du souverain, mais plus encore à la dignité du vieillard qu'on
+insultait ainsi, et plus d'un parmi nos soldats rougit de cette
+persécution, qui faisait d'eux comme les complices du bourreau. Il
+est vrai que d'autres préoccupations allaient leur faire oublier ces
+scènes regrettables.
+
+
+IV
+
+La République romaine était fondée: restait à l'organiser et surtout
+à la maintenir. Ce n'était pas une tâche aisée. Les commissaires du
+Directoire, Monge, Daunou, Faypoult et Florent s'y employèrent avec
+beaucoup d'activité. L'ambassadeur de France à Turin, Miot[349],
+qu'ils avaient visité lors de leur passage dans cette ville, ne leur
+avait pourtant pas caché que, «avec les instruments que nous étions
+obligés d'employer, avec des généraux et des agents corrompus et
+avides de richesse, c'était une chimère que de prétendre régénérer
+une population ignorante et fanatique». Ils l'essayèrent pourtant
+avec une naïveté qui prouve que au moins deux d'entre eux, Monge et
+Daunou, étaient des théoriciens plus habitués à manier les idées que
+les hommes. En effet ils fabriquèrent à l'usage des Romains une bien
+singulière constitution. Il n'y était pas dit un mot du catholicisme
+dans cette capitale du catholicisme, mais, par contre, tous les
+citoyens devaient prêter un serment[350] civique et jurer haine à
+la monarchie. Un Sénat et un Tribunal se partageaient le pouvoir
+législatif et le pouvoir exécutif était confié à cinq Directeurs,
+revêtus du titre pompeux de consuls, ressuscité pour la circonstance.
+Les cinq consuls furent Angelucci, de Matheis, Panazzi, Reppi et
+Visconti. Le territoire de la République était partagé en huit
+départements[351], et partout les prêtres réduits à leurs fonctions
+ecclésiastiques; c'est-à-dire que, du jour au lendemain, dans cette
+terre classique de la tradition et du respect invétéré des usages, on
+introduisait toutes les réformes françaises. Il était difficile de
+procéder avec plus de maladresse, et de tenir si peu de compte des
+préjugés et des usages!
+
+[Note 349: MIOT, _Mémoires_, t. I, p. 203.]
+
+[Note 350: À propos du serment civique imposé aux Romains, consulter:
+ABBÉ MASTROFINI. _Honnêteté du serment civique imposé par l'article
+367 de la Constitution romaine._--BOLGENI. _Jugement de Bolgeni,
+bibliothécaire du collège romain, sur le serment civique prescrit
+par la République romaine aux professeurs et aux fonctionnaires
+publics._--_Métamorphoses du docteur Jean Marchetti changé de
+pénitencier en pénitent, exposé par Vincent Bolgeni, théologien de la
+sainte pénitencerie catholique._]
+
+[Note 351: Ils furent dénommés Cinino, Circeo, Clitumno, Metauro,
+Musone, Tevere, Trasimène, Trento.]
+
+Rien que les noms antiques eussent reparu, bien que de glorieux
+souvenirs fussent évoqués, la République n'existait que de nom.
+Il n'y avait qu'une seule autorité, l'autorité militaire, qu'un
+seul régime, celui du sabre, qu'une seule réalité, la nécessité de
+payer. Les Romains s'en aperçurent bientôt. Ils avaient consenti
+volontiers à la cérémonie expiatoire ordonnée en l'honneur de
+Duphot (22 février). Le peuple s'était répandu sous la colonnade de
+Saint-Pierre; il avait contribué à l'érection d'un catafalque sur la
+place de cette église; il avait écouté et même applaudi l'oraison
+funèbre du général prononcée par Gagliulfi. C'était une réparation
+qui s'imposait, et aucune protestation ne s'était élevée, mais la
+déception fut grande quand on apprit que Berthier, aussitôt après
+le départ de Pie VI, et sans consulter les conseils de la nouvelle
+République, avait rendu deux arrêtés portant, le premier l'abolition
+du droit d'asile dans les églises et dans les juridictions des
+ambassadeurs, et le second l'expulsion dans les vingt-quatre heures
+de tous les émigrés, notamment du cardinal Maury et la vente de leurs
+biens. Les cardinaux effrayés essayèrent de conjurer l'orage qui
+s'amassait sur leurs têtes en prêchant l'obéissance. S'autorisant
+d'une encyclique de Pie VI qui avait dit qu'il ne fallait haïr aucun
+gouvernement, et encouragé par cette autorisation tacite, le cardinal
+vicaire, della Sommaglia, fit chanter un _Te Deum_ à Saint-Pierre en
+l'honneur de la nouvelle République, et tous ceux de ses collègues
+qui étaient à Rome assistèrent à la cérémonie: mais ces concessions
+ne désarmèrent pas les Français. Les uns après les autres, tous
+les cardinaux furent brutalement dispersés et même embarqués à
+Civita-Vecchia. Deux d'entre eux, Altieri et Antici, n'obtinrent
+de rester à Rome qu'en renonçant formellement à leur dignité et en
+rentrant dans la vie civile, Bientôt les ecclésiastiques d'origine
+étrangère furent à leur tour expulsés. On supprima comme inutile la
+Propagande, dont on dispersa la précieuse bibliothèque. À peine si
+on respecta ses archives. Les confréries et les congrégations furent
+supprimées (29 juin 1798), leurs biens mis en vente, et les pillages
+commencèrent: ils furent scandaleux.
+
+En effet, c'était moins la haine des prêtres que l'amour de l'argent
+qui semblait animer les nouveaux maîtres de Rome. Ils l'avouent
+ingénument dans leurs dépêches[352] au Directoire: «Quand on pourrait
+se résigner au rétablissement de la Papauté et aux sacrifices de
+tous les patriotes romains qui ont si mal mérité d'elle, il faudra
+examiner encore si l'armée d'Italie pourra remplacer par d'autres
+ressources celles que lui permettent ici l'acquittement successif de
+l'imposition militaire, la vente des biens confisqués au profit de la
+République française et de ceux que la convention avec le Consulat
+nous a réservés.» Dans cette même dépêche et comme pour bien montrer
+que l'unique principe de gouvernement semble avoir été l'exploitation
+à outrance de la nouvelle République, les commissaires ne reculent
+pas devant cet aveu scandaleux[353]: «La révolution à Rome n'a pas
+été assez rendante. L'unique parti à prendre pour en tirer désormais
+un parti plus convenable, c'est de considérer et de traiter les
+finances de l'État romain comme finances de l'armée française.
+Quelque étrange que soit ce langage, nous sommes loin de le reprocher
+à ceux qui le tiennent puisqu'il ne leur est suggéré que par des
+besoins auxquels ils touchent le plus près.»
+
+[Note 352: Cité par SCIOUT, p. 177. La lettre des commissaires se
+trouve aux Archives nationales (A. F. 3,77).]
+
+[Note 353: Cf. lettre de Florent au Directoire: «Nous sommes enlacés
+dans des filets qui partent des bureaux de Paris. On y a semé
+l'or à pleines mains pour consolider le système de rapines et de
+dilapidations qui fait la base de toutes les entreprises et de toutes
+les dilapidations de l'armée d'Italie.»]
+
+Tout commentaire serait inutile: aussi bien c'est une triste
+histoire que celle des réquisitions imaginaires, des contributions
+monstrueuses, des emprunts forcés, des mesures arbitraires
+qu'enregistrent froidement les documents contemporains. Le vol est
+en quelque sorte autorisé par l'arrêté du 6 germinal an VI, en vertu
+duquel l'État romain paiera trente-deux millions en valeurs, plus
+trois en équipement, trois pour les besoins de l'armée et des objets
+d'art pour une somme indéterminée. Le Directoire (art. 9) «se réserve
+en toute propriété tous les biens meubles et créances appartenant
+au Pape, à sa famille, à la famille Albani, au cardinal Busca,
+ainsi que les emphythéoses dont ils jouissaient». Il «se réserve
+(art. 21) l'argenterie superflue des églises, et tous les biens des
+établissements supprimés ou confisqués». «Il fera connaître (art. 22)
+sa volonté sur le muséum, les bibliothèques, le cabinet des tableaux
+et sur le sol du pays de Bénévent.»
+
+Que dire des exactions particulières? Les Chigi à eux seuls durent
+payer 300,000 écus. Un simple graveur, Volpato, fut imposé à 12,000
+écus de contribution payables dans les vingt-quatre heures. On
+vendit à vil prix, sans parler de ceux qu'on emporta à Paris, les
+objets d'art appartenant aux cardinaux Albani et Busca. Les musées
+et les bibliothèques furent livrés en proie à des commissaires aussi
+ignorants qu'avides. On enleva des palais pontificaux jusqu'aux
+portes et aux gonds, jusqu'aux ustensiles de cuisine! Rome n'était
+plus qu'un grand marché, où l'on tenait bureau public de vol et de
+dévastation. Sous prétexte de l'arrêté pris par Berthier contre les
+émigrés, ne s'avisa-t-on pas d'inventer de faux émigrés, dont les
+biens étaient aussitôt mis en vente, et qui ne parvenaient à se
+racheter qu'en payant de véritables rançons? On se croyait presque
+revenu à ces temps néfastes où les reîtres et les lansquenets
+de Bourbon étaient les maîtres de Rome et s'en partageaient les
+dépouilles[354].
+
+[Note 354: Voir lettre des consuls romains aux commissaires du
+Directoire (6 brumaire an VII): «Comment concevra-t-on l'espoir
+d'un crédit solide, tant qu'on verra partout un pillage scandaleux,
+des dilapidations qui effrayeraient même des brigands vulgaires,
+tant qu'on n'aura pas arraché le maniement des deniers publics et
+des fournitures à ce tas de déprédateurs qui ne connaissent la
+République que par les trésors qu'ils volent?»]
+
+Le plus déplorable était que le mauvais exemple partait de haut.
+Berthier avait été rappelé brusquement et remplacé par Masséna. Or,
+ce dernier, excellent général, était un déplorable administrateur.
+Ardent et impétueux, quand le rôle de modérateur eût seul convenu,
+dissipateur et prodigue, avide de richesses et dépourvu de scrupules
+dans la façon de les acquérir, il était en outre mal entouré, par des
+fournisseurs et des agioteurs qui achetaient sa complaisance ou même
+sa conscience, et se livraient effrontément à de honteux tripotages.
+Le scandale fut tel que les soldats et les officiers de l'armée
+française, qui gardaient encore le sentiment de l'honneur, rougirent
+de ces infamies et envoyèrent une protestation à Masséna[355].
+Ce dernier se crut bravé et répondit par des paroles de rage à
+cette demande si légitime. Les troupes exaspérées se rassemblèrent
+au Panthéon (27 février 1799), et rédigèrent une pétition au
+Directoire pour réclamer le rappel du général. C'était une véritable
+insurrection, et le bon droit, sinon la légalité, était du côté des
+insurgés. Le lendemain 28, Masséna fit battre la générale et ordonna
+à l'armée de quitter Rome. Les soldats refusèrent d'obéir. Aussitôt
+il se démit de ses fonctions et remit le commandement au général
+Dallemagne[356].
+
+[Note 355: Lettre curieuse de Faypoult au Directoire (Arch. nat. A.
+F. 3, 77): «Depuis un certain temps il s'est répandu dans tous les
+corps militaires de l'armée, dans toute l'Italie, des impressions
+défavorables au citoyen Masséna; elles sont tellement généralisées
+que le soulèvement de tous les officiers contre son autorité n'a
+d'étonnant que l'irrégularité, l'illégalité de ce mouvement. Une
+multitude de guerriers remarquables par leurs longs et continuels
+services ont dit et répété hautement qu'ils mourront, quand vous
+l'ordonnerez, pour la patrie, mais qu'ils mourront aussi plutôt que
+de servir sous Masséna.»]
+
+[Note 356: L'insurrection de l'armée a été racontée avec détail par
+le général Koch. Cf. GARDEN, _Histoire générale des traités de paix_,
+t. VI, p. 385-489.]
+
+Même désorganisation dans les administrations locales. Les consuls
+de la nouvelle République non seulement avaient à soutenir les
+intérêts de leurs concitoyens, mais encore à se débattre contre
+les prétentions opposées des commissaires du Directoire, du général
+commandant l'armée d'occupation, et même de l'autorité militaire
+siégeant à Milan. De là des tiraillements continuels, des démissions
+ou des destitutions et une série de véritables coups d'État.
+Angelucci, Reppi, Matheis, Visconti, Panazzi, Pierelli, Calisti,
+Zaccaleoni, Brissi, Rey, se remplacent à peine installés et méritent,
+il faut le reconnaître, cette sévère appréciation de l'un de ceux qui
+avaient contribué à les renverser: «Il est difficile de trouver dans
+l'histoire un genre de gouvernants plus avilis ... La corruption, la
+vénalité, les passions haineuses et vindicatives animaient toutes les
+délibérations. Des séances entières se passaient en vives discussions
+pour faire placer un parent, un ami, un partisan, un homme qui avait
+payé à deniers comptants le poste qu'il occupait. La chose publique
+ne les occupait presque jamais. On savait à Rome qu'il y avait des
+consuls, mais on l'ignorait dans les départements ou on feignait
+impunément de l'ignorer. Les administrations soit centrales, soit
+municipales, formaient des corps à part, s'isolaient, gouvernaient
+suivant les règles de leurs caprices et de leurs intérêts privés et
+détournaient à leur propre usage jusqu'au produit des contributions
+publiques[357].»
+
+[Note 357: Rapport de Daunou et Monge (Archiv. nat. A. F. 3, 78).]
+
+Les ennemis de la France et de la République profitèrent de cette
+déplorable situation pour tenter une réaction. Les Transtévérins
+s'étaient toujours signalés par leurs haines antifrançaises. Dès
+le mois de mars 1798[358] ils s'étaient soulevés, mais avaient été
+facilement réprimés. Le jour même où Masséna sortit de Rome (mars
+1799), ils coururent encore aux armes, mais le sentiment de la
+discipline n'était pas encore éteint, et les patriotes romains,
+bien que désillusionnés d'une liberté si coûteuse, la préféraient
+encore à l'ancien régime. Ils se joignirent à nos soldats qui prirent
+leur poste de combat, et l'ordre fut bientôt rétabli. Vingt-quatre
+révoltés furent fusillés et plusieurs cardinaux emprisonnés, parmi
+eux Doria Pamphili, le secret instigateur de l'émeute.
+
+[Note 358: Voir dans l'ouvrage de POTTER (_Mémoires de Ricci_) une
+lettre de Ricci (10 mars 1798) et une lettre du prêtre Palmieri
+(Gênes, 12 mai).]
+
+De Rome, le soulèvement s'étendit aux provinces. En avril 1799, un
+premier soulèvement avait eu lieu. L'Ombrie s'était soulevée sous
+la direction d'un certain Bernardini. La garnison française de
+Cita di Castello avait été massacrée, et celle d'Urbin assiégée;
+mais les insurgés, qui ne pouvaient plus compter sur les soldats
+pontificaux qu'on venait de licencier, avaient été battus et dès le
+mois de mai tout était rentré dans l'ordre. Le mouvement paraissait
+plus sérieux en mars 1799, surtout dans les départements de Cimino
+et du Trasimène. À Castel Gandolfo, à Rocca di Papa, à Ascoli, à
+Imola et dans toute l'Ombrie, les paysans se déclarèrent en faveur
+de la Papauté, et, ce qui compliquait la situation, c'est que le
+commandant en chef de l'armée d'Italie réclamait à ce moment même les
+soldats du corps d'occupation de Rome. Les commissaires du Directoire
+s'opposèrent à leur départ, car, ainsi qu'ils l'écrivaient[359], «on
+ne pourrait garder que Rome et Ancône, Civita-Vecchia et plusieurs
+positions importantes seraient vite occupées par les rebelles; les
+campagnes cesseraient de payer les contributions et la République
+serait renversée». Nos soldats restèrent donc, et, sans grande peine,
+dispersèrent les uns après les autres tous les rassemblements armés.
+Cette nouvelle tentative avait donc avorté.
+
+[Note 359: SCIOUT, ouvrage cité, p. 177.--_Mémoires du général
+Thiebaut_, t. II.]
+
+Dès lors un ordre relatif s'établit. Dallemagne, le successeur
+de Masséna, fit condamner à mort et fusiller comme voleur un
+certain Charrier, qui s'était signalé par ses pillages éhontés.
+D'autres Français, convaincus de vol, furent condamnés à des peines
+afflictives. La discipline se rétablit et les Romains ne furent plus
+traités en peuple conquis. Dallemagne, qui avait été un des chefs
+de la sédition militaire contre Masséna, ne pouvait rester le chef
+de l'armée de Rome. On lui donna comme successeur d'abord Gouvion
+Saint-Cyr, puis Championnet. Les fournisseurs furent surveillés avec
+soin, les agents civils durent se renfermer dans la limite de leurs
+attributions, en un mot la République Romaine semblait entrer dans
+la période d'organisation qui seule peut donner de la stabilité à
+un gouvernement. Mais il était déjà trop tard! La seconde coalition
+se formait contre la France, et la République Romaine allait être
+détruite la première par nos ennemis.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE
+
+ Les Bourbons de Naples. -- Lazzaroni et bourgeois. -- Essais
+ de coalition contre la France. -- Insulte à Mackau. -- La
+ Touche-Tréville dans le golfe de Naples. -- Déclaration de
+ guerre à la France. -- La reine Marie-Caroline et sa haine de
+ la France. -- Armistice accordé par Bonaparte à Pignatelli. --
+ Ménagements stratégiques de Bonaparte. -- Nouveaux préparatifs
+ de guerre et paix de Campo-Formio. -- Assistance prêtée aux
+ Anglais. -- Nouvelle déclaration de guerre à la France. --
+ Mack envahit le territoire romain. -- Entrée du roi Ferdinand
+ à Rome. -- Championnet et les Français reprennent l'offensive.
+ -- Marche contre Naples. -- Fuite de la famille royale. --
+ Entrée des Français à Naples et proclamation de la République
+ parthénopéenne. -- Retraite de Macdonald. -- Révolte des
+ Abruzzes et de la Calabre. -- Ruffo et les Sanfédistes. --
+ Siège de Naples. -- Capitulation de Naples. -- Nelson viole la
+ capitulation. -- Les massacres et les exécutions juridiques. --
+ Fin de la République parthénopéenne.
+
+
+De tous les États italiens, le royaume de Naples[360] fut celui
+qui accueillit avec le plus de crainte et de défiance la nouvelle
+des prodigieux événements dont la France était alors le théâtre,
+Ferdinand IV de Bourbon régnait depuis 1759. Comme il n'avait que
+huit ans quand il monta sur le trône, on l'avait confié aux soins
+d'un conseil de régence. Son gouverneur, San Nicandro, l'avait laissé
+grandir dans une ignorance presque complète et ne s'était attaché
+qu'à développer en lui le goût des exercices corporels. Au lieu de
+le préparer au maniement des affaires, il lui avait appris à jouer
+à la paume, à chasser ou à pêcher. Aussi le jeune roi était-il
+parfaitement incapable de gouverner, et de bonne heure il abandonna
+le pouvoir à sa femme, Marie-Caroline de Habsbourg-Lorraine. Cette
+princesse au contraire était fort intelligente et très instruite.
+Fille de Marie-Thérèse, soeur des empereurs Joseph II et Léopold
+II et de notre Marie-Antoinette, belle, active, énergique, si la
+destinée l'avait appelée sur un autre trône, elle aurait peut-être
+joué un grand rôle dans l'histoire. Par malheur elle fut mal
+conseillée par deux étrangers qui l'entraînèrent, elle et son mari, à
+de déplorables aventures et les jetèrent sans merci, aux implacables
+sévérités de l'histoire.
+
+[Note 360: CUOCO. _Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli_.
+Milano, an IX.--PEPE. Mémoires.--LOMONACO. Rapport fait au
+citoyen Carnot, ministre de la guerre, sur les causes secrètes
+et les principaux événements de la catastrophe napolitaine, sur
+le caractère du roi, de la reine et du fameux Acton.--FORGUES.
+_Vie de Nelson_.--MICHELET. _Histoire du XIXe siècle_.--COLETTA.
+_Histoire de Naples_ de 1734 à 1825. Traduction B. et Lefebvre,
+1840.--MARESCA. Correspondance de la reine Marie-Caroline avec le
+cardinal Ruffo. 58 lettres de février à octobre 1799 (Archivio
+storico per la provincie napoletane, 5e année, fasc. 2).--NELSON.
+_Despatches and letters_, 1844.--SACCHINELLI. _Vie du cardinal
+Ruffo_.--HARRISON'S. _Life of Nelson_.--PIETRO ULLOA. _Marie
+Caroline d'Autriche_. Paris, 1872.--HELFERT. _Konigin Carolina von
+Neapel and Sicilien in Kampf gegen die franzosischen Welterschaft_,
+1790-1804. Vienne, 1878.--HUFFER. _Die Napoletanische Republick des
+Jahres_1799; 1885.--G. FORTUNATO. _I Napoletani del 1799_. Florence,
+1884.--DIOMEDE MARINELLI. _Manuscrit sur les évènements de 1799_, t.
+IX. Bibliothèque nationale de Naples.--PALUMBO. _Maria Carolina di
+Napoli_. Lettres autographes appartenant au British Museum, 1866.
+Volumes 1615, 1616, 1618, 1619, 1620, 1621 de la Bib. Eg.--GAGNIÈRE.
+_La reine Marie-Caroline de Naples d'après les documents
+nouveaux_, 1886.--BOGHETTI, _Nelson alla corte di Maria-Carolina
+di Napoli_. (Nuova antologia, 16 mai 1886).--GEORGES ANNESLEY,
+VICOMTE DE VALENTIA. _Private journal of the affairs of Sicily_.
+(British-Museum, manuscrit 19426).--GÉNÉRAL THIÉBAUT, _Mémoires_, T.
+II.]
+
+Depuis 1799 vivait à Naples un aventurier irlandais, Acton, qui
+s'était emparé de l'esprit de la reine, et, par sa faveur, avait
+obtenu successivement trois ministères, marine, guerre, affaires
+étrangères. Au lieu de se dévouer à son pays d'adoption, Acton ne
+travailla jamais que dans les intérêts de sa patrie d'origine,
+et fut toute sa vie l'instrument servile du cabinet anglais. Or
+l'ambassadeur d'Angleterre à Naples se nommait William Hamilton.
+C'était le frère de lait de Georges III. Courtisan assidu, compagnon
+de chasse du roi, coureur en sa compagnie de galantes aventures, il
+avait exploité cette amitié en pillant les trésors archéologiques de
+Pompéï. Accrédité à Naples depuis de longues années, il vivait dans
+l'intimité de la famille royale, mais sans se priver d'exercer à ses
+dépens sa verve caustique. Très libre dans ses propos, ne croyant
+à rien qu'à ses plaisirs, tout à fait revenu des illusions de ce
+monde et disposé à traiter de bagatelles les vertus domestiques,
+c'était un épicurien ou plutôt un cynique Anglais, de la pire espèce
+des railleurs, car la plaisanterie sied mal à ses compatriotes. Il
+avait montré par un éclatant exemple combien il pratiquait lui-même
+en matière de morale la plus large des tolérances, car il avait
+épousé une aventurière anglaise, Emma Harte, une des femmes les plus
+séduisantes de son temps, mais dont la jeunesse s'était écoulée dans
+les tripots de Londres. Présentée à la cour, lady Hamilton y fit
+briller les grâces de son esprit et les merveilleuses ressources de
+son imagination. Malgré la honte de sa vie passée, elle plut à tout
+le monde, surtout à Marie-Caroline qui, ressentant pour sa nouvelle
+amie tous les emportements d'une passion antique, la traita en
+favorite et se mit complètement à sa merci. Acton et lady Hamilton
+dominaient donc la reine et, par son intermédiaire, étaient les
+véritables maîtres du royaume de Naples.
+
+Les Napolitains paraissaient résignés à cette triste domination. Il
+est vrai que les lazzaroni, qui constituaient la masse du peuple,
+s'occupaient peu de politique. Dans ce merveilleux pays où l'on n'a
+pour ainsi dire que la peine de vivre, les lazzaroni goûtaient avec
+volupté les charmes de la paresse. À peine avaient-ils gagné de quoi
+satisfaire leurs besoins matériels qu'ils s'étendaient au soleil
+et dormaient paisiblement. Fanatiques, passionnés, susceptibles
+d'un élan furieux, d'un crime même, sauf à retomber ensuite dans
+leur apathique indifférence, ils justifiaient la fameuse théorie de
+Montesquieu sur l'influence des climats. Ce n'était pas précisément
+l'intelligence qui leur manquait, mais le souci de leur dignité.
+Aussi bien, ils n'avaient pas conscience de leur dégradation morale,
+car on les retenait dans une ignorance systématique.
+
+La bourgeoisie napolitaine, au contraire, était fort éclairée.
+Quelques-uns des rois qui s'étaient succédé à Naples, au XVIIIe
+siècle, avaient pris à tâche de relever le niveau de l'instruction
+chez leurs sujets, et ils y avaient en partie réussi; mais, en même
+temps que l'instruction, avait grandi le besoin des réformes. Les
+bourgeois non seulement gémissaient sur l'ignorance des lazzaroni,
+mais encore commençaient à réclamer des changements politiques et
+sociaux. La majeure partie des nobles se ralliaient à eux. Les grands
+seigneurs napolitains et siciliens, en effet, dans leurs voyages à
+travers l'Europe ou par leurs relations, avaient appris à connaître
+et à apprécier le salutaire effet des améliorations modernes, et en
+demandaient l'application dans leur pays. Un parti libéral existait
+donc à Naples. Il avait pour chef Domenico Cirillo, un des médecins
+les plus estimés de l'Europe, Gabriel Manthone, Massa, Bassetti,
+Ettore Caraffa et Schipani, presque tous officiers ou ingénieurs.
+Le prince de Santa Severina et l'amiral Caracciolo étaient, parmi
+les nobles, ceux que leurs opinions rattachaient à ce parti. La
+cour détestait les libéraux, et attisait contre eux les haines mal
+raisonnées de la populace. On aurait dit qu'elle pressentait en eux
+de futurs adversaires; mais elle se contentait de les surveiller et
+ne les persécutait pas.
+
+Sur ces entrefaites éclata la Révolution française. Bourgeois et
+nobles la saluèrent comme l'aurore des temps nouveaux. La cour,
+effrayée par la subite explosion de ces sentiments et de ces besoins
+inassouvis, se prépara tout aussitôt à la lutte. D'ailleurs, le roi
+n'aimait pas la France par instinct monarchique. Il appartenait à la
+famille de Bourbon, et, par tradition autant que par tempérament,
+répudiait toute concession aux idées modernes. Marie-Caroline était
+la soeur de Marie-Antoinette et le sort de cette infortunée princesse
+portait à son paroxysme la haine qu'elle avait vouée à notre pays.
+Quant à Acton et à lady Hamilton, grassement payés par l'Angleterre,
+qui avait tout intérêt à diminuer notre influence en Italie, ils
+entretenaient la famille royale dans une excitation furibonde. Du
+concours de ces haines allait se former contre la France une étroite
+alliance, et se préparer des événements féconds en péripéties
+tragiques.
+
+Le roi et la reine de Naples par leur naissance, par leur éducation,
+par leurs alliances de famille ne pouvaient éprouver pour la
+Révolution française que des sentiments de répulsion. Alors que
+leur beau-frère Louis XVI régnait encore en France comme souverain
+constitutionnel, dès 1791, ils avaient essayé d'organiser en Italie
+une coalition contre la France. Le roi de Sardaigne ne demandait
+pas mieux que d'accepter cette proposition, mais le pape Pie VI
+n'était pas d'humeur à tenter la fortune des armes. Le grand-duc de
+Toscane refusait de sortir de la neutralité. Gênes trouvait à cette
+neutralité trop d'avantages pour ne pas décliner toute proposition de
+guerre contre la France. Venise ne voulait que le repos. L'Autriche
+enfin désapprouvait la centralisation des forces italiennes.
+Ferdinand IV et Marie-Caroline furent donc forcés de remettre à des
+temps meilleurs leurs projets de vengeance, mais ils se préparèrent
+à des événements qu'ils appelaient de tous leurs voeux, et, dès ce
+moment, commencèrent leurs armements pour la prochaine guerre.
+
+L'armée napolitaine ne comptait en 1791 que 24,000 hommes d'effectif,
+moitié mercenaires, moitié Napolitains. Une longue paix et la
+pauvreté du trésor avaient fait négliger toutes les institutions qui
+tiennent à la guerre. Arsenaux mal approvisionnés, forteresses en
+ruines, traditions, souvenirs, moeurs militaires, tout était perdu,
+tout était à refaire. Acton, ministre tout-puissant, mais étranger
+par ses origines et par ses affections aux peuples qu'il gouvernait,
+entreprit la lourde tâche de réorganiser cette armée. Des Suisses et
+des Dalmates furent enrôlés, et des soldats recrutés partout. Trois
+étrangers de haute naissance, les princes de Hesse-Philipstadt,
+de Saxe et de Wurtemberg prirent du service sous les drapeaux
+napolitains. On se mit à fondre des canons, à fabriquer des
+voitures, des armes, des munitions, en un mot, on se prépara avec une
+grande activité à de prochaines hostilités.
+
+Pendant ce temps, la royauté française était entraînée vers l'abîme.
+Insulté aux Tuileries dans la journée du 20 juin 1792, chassé de son
+palais le 10 août, Louis XVI se réfugiait au sein de l'Assemblée
+législative, qui prononçait sa déchéance et l'envoyait au Temple.
+La cour napolitaine accueillit ces nouvelles avec stupeur et
+indignation, mais sa colère fut impuissante, car l'armée n'était pas
+encore en état de prendre la campagne, et d'ailleurs la Convention
+nationale, qui venait de succéder à l'Assemblée législative, venait,
+par la conquête de la Savoie et de Nice, de frapper un coup qui
+retentit profondément dans l'Europe entière. Les mots de patrie
+et de liberté n'avaient pas été prononcés impunément. Les esprits
+s'agitaient. À Naples et à Palerme tous les mécontents, et ils
+étaient nombreux, tournaient du côté de la France leurs voeux et
+leurs espérances. Se jeter dans les hasards d'une guerre étrangère,
+alors que la guerre civile menaçait, eût été de la démence. Ferdinand
+et Marie-Caroline résolurent, pour la seconde fois, d'attendre
+une occasion, et, pour mieux assurer leurs desseins ultérieurs,
+ils comprimèrent par la terreur tous ceux de leurs sujets qu'ils
+soupçonnaient d'applaudir aux réformes révolutionnaires.
+
+Sur ces entrefaites on apprit à Naples le procès, et bientôt
+l'exécution de Louis XVI. Le roi et la reine furent consternés.
+Voici un billet que Marie-Caroline adressait à ce propos à son amie
+l'ambassadrice d'Angleterre (7 février 1793)[361]: «J'ay été bien
+touchée de l'intérêt que vous prenez à l'exécrable catastrofe dont
+ce sont souillé les infâmes français. Je vous envoie le portrait de
+cet innocent enfant[362] qui implore vengeance, secours, ou, s'il est
+aussi immolé, ces cendres unis à ceux de ces infortunés parens crient
+avant l'Éternel une éclatante vengeance. Je compte le plus sur votre
+généreuse nation pour remplir cet objet et pardonez à mon coeur
+déchiré ses sentimens. Votre attachée amie.» La cour napolitaine
+semblait donc décidée à entrer en campagne. Toutes les réjouissances
+du carnaval, publiques ou privées, furent interdites, et le roi,
+accompagné de toute sa maison civile et militaire, se rendit en grand
+cérémonial à la cathédrale pour y pleurer et prier sur la royale
+victime. Un envoyé de la République française, Mackau, ayant demandé
+une audience, Ferdinand la lui refusa brutalement. Il adressait
+en même temps aux souverains italiens, et spécialement au roi de
+Sardaigne et à Venise, une nouvelle proposition de confédération.
+Tout donc semblait décidé, et la guerre allait être déclarée, mais,
+par un singulier revirement, et, pour la troisième fois, la cour
+napolitaine fut encore réduite à l'impuissance.
+
+[Note 361: GAGNIÈRE. Ouvrage cité.]
+
+[Note 362: Louis XVII.]
+
+À la nouvelle du refus d'audience infligé à Mackau, refus qui
+impliquait la non-reconnaissance de la République française, la
+Convention avait ordonné à l'amiral Latouche-Tréville de se rendre
+tout de suite à Naples avec la flotte de Toulon, et d'arracher, de
+gré ou de force, le consentement du roi. Latouche-Tréville, avant
+que les anciennes batteries du rivage fussent réparées, et que
+de nouvelles fussent établies, parut devant Naples avec quatorze
+vaisseaux de guerre qu'il embossa devant la ville, tout prêt à ouvrir
+le feu si on ne lui accordait pas satisfaction. Le roi convoqua son
+conseil, et, bien que les moyens de résistance fussent supérieurs
+à ceux de l'attaque, le conseil décida qu'on reconnaîtrait la
+République française, et qu'on accréditerait un ambassadeur à Paris.
+Aussitôt Latouche-Tréville mit à la voile pour sortir du port, mais,
+peu de temps après, ayant essuyé une tempête, il reparut dans le
+golfe et demanda l'autorisation de réparer ses vaisseaux endommagés
+et de renouveler ses provisions. Ferdinand aurait bien voulu, mais il
+ne pouvait refuser. Aussitôt un grand nombre de jeunes Napolitains,
+enthousiastes des nouvelles doctrines, entrèrent en relations avec
+les officiers de la flotte française, et, comme la République
+cherchait alors à pousser les peuples vers la liberté, pour les
+associer à ses dangers, Latouche-Tréville enflamma ces jeunes têtes,
+et leur conseilla de s'organiser en sociétés secrètes. Les choses
+allèrent même si loin que, dans un repas, les convives attachèrent
+à leurs boutonnières un petit bonnet rouge, symbole du jacobinisme.
+La cour n'ignorait aucune de ces démarches, mais elle ajournait
+le châtiment pour attendre le départ de ces hôtes importuns. Elle
+affectait même un grand empressement et fournissait des ouvriers, des
+matériaux et jusqu'à des vivres.
+
+La flotte française partit enfin: aussitôt commença la réaction. Les
+partisans de la France furent jetés en prison, et une junte d'État
+fut instituée pour punir les crimes de lèse-majesté, c'est-à-dire
+de sentiments favorables à notre pays. Malgré sa haine, la cour
+napolitaine hésitait pourtant à se prononcer, car elle craignait
+une nouvelle apparition de la flotte française dans les eaux de
+Naples. L'Angleterre arriva fort à propos pour la tirer d'embarras,
+et lui permettre de réaliser ses projets de vengeance. Les escadres
+anglaises venaient, en effet, d'entrer dans la Méditerranée, et,
+comme elles étaient bien supérieures aux nôtres, peu à peu elles
+refoulèrent tous nos vaisseaux sur la côte et délivrèrent la cour
+napolitaine de la crainte d'une autre intervention française.
+Aussitôt Ferdinand et Marie-Caroline lèvent le masque. Ils publient
+un traité secret récemment conclu avec l'Angleterre et envoient douze
+navires et six mille hommes rejoindre la flotte de l'amiral Hood.
+
+Cette flotte anglo-napolitaine eut bientôt l'occasion de se signaler.
+Le 24 août 1793, Toulon avec son arsenal, ses vaisseaux et ses
+imposantes fortifications était livré aux ennemis de la France.
+Aussitôt, les troupes napolitaines, commandées par le maréchal
+Fortiguerri et par les généraux de Gambs et Pignatelli, se jetaient
+dans la place. Ils la défendirent de concert avec les Anglais et les
+Espagnols. Nous n'avons pas à raconter ici le siège de Toulon. Il
+nous suffira de rappeler que les Napolitains, jusqu'au dernier jour,
+résistèrent aux troupes républicaines. Lorsqu'ils furent obligés,
+avec les autres alliés, d'évacuer précipitamment la ville, ils
+laissèrent entre nos mains 600 d'entre eux, avec une énorme quantité
+de munitions et d'approvisionnements. Cette expédition, sur laquelle
+la cour de Naples avait fondé de grandes espérances, échoua donc
+misérablement; mais le roi et surtout la reine haïssaient tellement
+la France que, malgré cet insuccès éclatant, ils persévérèrent dans
+leur résolution de continuer la guerre. Souverains absolus, ils
+ne pouvaient que détester un régime qui était la négation de leur
+propre autorité; catholiques par conviction, ils avaient en quelque
+sorte horreur d'un gouvernement qui persécutait le catholicisme;
+princes de la maison de Bourbon, ils redoutaient pour eux-mêmes
+la destinée de Louis XVI, et, comme ils confondaient volontiers
+leurs intérêts dynastiques avec les intérêts de la nation, ils
+croyaient sincèrement accomplir leur devoir, en se prononçant avec
+énergie contre la France. Leur premier ministre, Acton, créature de
+l'Angleterre, entretenait cette ardeur et lady Hamilton, la femme
+de l'ambassadeur anglais, exploitait l'amitié ou plutôt la passion
+qu'elle avait inspirée à la reine en l'excitant contre la France. La
+flotte napolitaine continua donc à assister la flotte anglaise dans
+la Méditerranée, et une division de cavalerie napolitaine fut envoyée
+dans l'Italie du Nord, où elle combattit, non sans honneur, dans les
+rangs de l'armée austro-piémontaise.
+
+La reine Marie-Caroline poussait même si loin cette haine contre la
+France qu'elle n'hésita pas, dans l'espoir de nous nuire, à commettre
+des indiscrétions qui ressemblent à des actes de trahison. En 1795,
+en effet, l'Espagne, qui n'avait essuyé que des défaites dans la
+guerre qu'elle soutenait contre la France, songeait à se retirer
+de la coalition. Galatone, ambassadeur de Naples à Madrid, informa
+son gouvernement des négociations entamées, et ses informations
+étaient d'autant plus précises que la famille royale d'Espagne ne
+se défiait aucunement de la famille royale napolitaine à laquelle
+l'attachaient tant d'intérêts communs. Or, l'Angleterre tenait à
+ne rien ignorer de ce qui se passait à Madrid. Marie-Caroline,
+sans le moindre scrupule et uniquement pour être agréable à son
+amie Emma, lui communiqua tous les renseignements qu'elle avait à
+sa disposition[363]. «On déchifre le chifre, lui écrivait-elle au
+commencement de 1795; si je sais quelque chose de plus, vous le
+saurez.» Le 28 avril elle lui adressait le billet suivant[364]:
+«Je vous envoie un chifre venu d'Espagne, de Galatone, qu'avant
+vingt-quatre heures vous me devez rendre afin que le roi la retrouve.
+Il y a des choses très intéressantes pour le gouvernement anglais et
+que j'aime à leur communiquer, et montrer mon attachement pour eux et
+ma confiance au digne chevalier, auquel je prie seulement de ne pas
+me compromettre.» Le digne chevalier, il s'agissait de l'ambassadeur
+Hamilton, ne compromit pas en effet la reine, puisqu'on n'a connu
+cette trahison que par la publication tardive de la correspondance
+échangée entre Marie-Caroline et Emma; mais l'Angleterre profita de
+l'indiscrétion, car elle bombarda Cadix, et, se jetant sur la flotte
+espagnole sans méfiance, la détruisit au combat de Saint-Vincent.
+
+[Note 363: GAGNIÈRE, p. 43.]
+
+[Note 364: GAGNIÈRE, p. 44.]
+
+Si donc la haine de la France aveuglait Marie-Caroline au point de
+lui faire commettre une véritable trahison contre un souverain, un
+allié, un proche parent, comment la République française aurait-elle
+été traitée par cette implacable ennemie, si elle avait trouvé le
+moyen d'assouvir sa haine! Par bonheur pour la France, Marie-Caroline
+avait trop d'intelligence pour ne pas comprendre les dangers d'une
+intervention plus active, et, de son côté, Ferdinand était trop
+indolent pour s'occuper d'une affaire qui l'aurait détourné de ses
+occupations favorites, la chasse ou la pêche. Ce fut donc surtout
+contre leurs propres sujets suspects de libéralisme ou tout au
+moins d'indulgence vis-à-vis des principes nouveaux que le roi et
+la reine de Naples tournèrent leur colère; et, de 1793 à 1796, bien
+que comptant parmi les souverains coalisés contre la France, ils ne
+prirent qu'une part indirecte aux hostilités.
+
+À partir de 1796, lorsque Bonaparte descendit en Italie et
+remporta la série des victoires qui devaient aboutir au traité de
+Campo-Formio, à cette indifférence succéda une terreur véritable. Le
+Directoire n'avait nullement caché son intention de punir tous les
+souverains italiens, dont il croyait avoir à se plaindre. Le roi de
+Naples était un des plus menacés. Il savait que l'invasion de ses
+États serait en quelque sorte le complément de la conquête française.
+Il put même craindre un moment que Bonaparte, abandonnant l'Autriche,
+ne se détournât contre l'Italie péninsulaire. Telle était en effet
+l'intention du Directoire: mais on sait comment le général en chef de
+l'armée française, n'écoutant que ses propres inspirations, et guidé
+d'ailleurs par le bon sens et l'instinct de la grande stratégie,
+refusa d'occuper Rome et Naples, avant d'avoir définitivement expulsé
+les Autrichiens de l'Italie septentrionale. Naples fut donc menacée
+par le général vainqueur, mais jamais inquiétée sérieusement. Ce
+n'était néanmoins que partie remise, et le roi Ferdinand savait très
+bien qu'il était acculé à une double difficulté: ou bien s'engager à
+fond dans la lutte, ou bien traiter avec la République. Il préféra
+traiter.
+
+Ce ne fut pas sans de nombreuses défaillances qu'il se résolut à
+prendre cette prudente détermination. Il y avait à Naples deux
+partis, celui de la guerre à la tête duquel se trouvait la reine,
+excitée par son entourage, et celui de la paix, qui n'avait pas de
+chef, mais dont le roi était le principal soutien. Ces deux partis
+l'emportaient tour à tour, selon que Bonaparte était victorieux ou
+que ses succès semblaient compromis. Rien de plus curieux et souvent
+de plus amusant à suivre que les négociations entamées alors par
+la cour napolitaine. C'est une série de retours offensifs ou de
+prudentes retraites, de rodomontades ou de palinodies qui dénotent
+d'un côté la haine furieuse que portaient à la France les Bourbons
+de Naples, et d'autre part la terreur que leur inspiraient nos armes
+victorieuses. On ne demanderait qu'à entrer en campagne, mais aussi
+comment s'exposer bénévolement à un désastre? Mieux vaut attendre
+une occasion! Or, cette occasion ne se présente jamais, et, comme on
+s'est compromis soit par des démarches inconsidérées, soit par des
+démonstrations intempestives, il faut bien faire amende honorable et
+tâcher d'adoucir un vainqueur sans combats. Telle est la pitoyable
+comédie, en plusieurs épisodes, que vont jouer ces acteurs royaux,
+jusqu'au jour où se croyant les maîtres de la situation, ils se
+décideront à lever le masque et joueront le tout pour le tout.
+
+Ferdinand, dans le printemps de 1796, semblait d'abord tout disposé
+à entrer en campagne. Il avait déjà prêté sa cavalerie à Beaulieu,
+et même ces cavaliers s'étaient à diverses reprises distingués,
+notamment à Valenza[365], à Fombio et à Borghetto. Aussi crut-il
+devoir au nom qu'il portait et au rang qu'il occupait de faire de
+nouveaux efforts. Il envoya donc 30,000 hommes prendre position sur
+la frontière pontificale, ordonna une levée en masse, et adressa
+aux évêques du royaume des circulaires pressantes pour les conjurer
+d'user de leur influence, afin d'exciter leurs ouailles à défendre
+le sol national. Pris d'un beau zèle, le roi entra même en campagne
+et visita les camps de Sangro, San-Germano, Sora et Gaëte. Il fut
+reçu par les soldats avec empressement: mais cette ardeur s'évanouit
+bien vite, quand il apprit que Beaulieu était refoulé dans le Tyrol,
+que les ducs de Parme, de Modène et de Toscane étaient réduits à
+l'impuissance, que le Pape, malgré sa bonne volonté, ne pouvait
+couvrir sa frontière, et que, les unes après les autres, toutes les
+villes de la Romagne ouvraient leurs portes aux Français. Le roi
+craignit que l'orage qui s'approchait n'éclatât sur ses États. Il se
+décida non pas précisément à la paix, mais à un armistice, et chargea
+son ministre Belmonte-Pignatelli de négocier cet armistice.
+
+[Note 365: Lettres au Directoire du 2 mai 1796 (Bosco), du 6 mai
+(Tortone) et du 1er juin (Peschiera), _Corresp._, I, 218, 236, 345.]
+
+Bonaparte, malgré les instructions formelles du Directoire, était
+parfaitement décidé à ne pas renouveler les fautes stratégiques
+des souverains ou des généraux français qui l'avaient précédé en
+Italie. Il ne voulait pas s'enfoncer dans la péninsule, alors que
+les Autrichiens tenaient encore Mantoue, et pouvaient d'un instant à
+l'autre, soit par le Tyrol, soit par la Vénétie, déboucher sur ses
+derrières. Ainsi qu'il l'écrivait[366] avec un grand bon sens au
+Directoire: «Eussions-nous 20,000 hommes, il ne nous conviendrait
+pas de faire vingt-cinq jours de marche, dès le mois de juillet
+et d'août, pour chercher la maladie et la mort. Pendant ce temps,
+Beaulieu repose son armée dans le Tyrol, la recrute, la renforce
+des secours qui lui arrivent tous les jours, et nous reprend
+dans l'automne ce que nous lui avons pris dans le printemps.»
+Aussi accueillit-il avec empressement les propositions de la cour
+napolitaine, qui lui furent présentées par Miot[367]. En deux heures
+tout fut arrangé[368]. Les hostilités cessaient immédiatement. Les
+cavaliers napolitains, qui servaient dans l'armée impériale, s'en
+séparaient pour se rendre dans des cantonnements spéciaux, à Brescia,
+Bergame et Côme. La suspension d'hostilité était étendue à la flotte.
+Enfin, le passage était laissé libre pour les courriers français ou
+napolitains. Aucune indemnité n'était exigée.
+
+[Note 366: Milan, 7 juin. Lettre au Directoire. (_Corresp._, t. I, p.
+373.)]
+
+[Note 367: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 88.]
+
+[Note 368: Conditions d'une suspension d'hostilités entre les troupes
+françaises et les troupes napolitaines. Brescia, 5 juin 1796.
+(_Corresp._, t. I, p. 363.)]
+
+Ces conditions étaient honorables. Elles étaient relativement douces;
+mais Bonaparte ne cherchait alors qu'à diminuer le nombre de ses
+ennemis. Il ne redoutait certes pas une diversion napolitaine, mais
+il voulait avoir toutes ses forces disponibles pour lutter avec plus
+d'avantages contre l'Autriche. D'ailleurs, comme il l'écrivait[369]
+au Directoire en lui notifiant les conditions de l'armistice: «Si
+vous faites la paix avec Naples, la suspension aura été utile, en ce
+qu'elle aura affaibli de suite l'armée allemande. Si au contraire,
+vous ne faites pas la paix avec Naples, la suspension aura encore
+été utile, en ce qu'elle nous mettra à même de prendre prisonniers
+les 2,400 hommes de cavalerie napolitaine, et que le roi de Naples
+aura fait un pas qui n'aura pas plu à la coalition.» Bonaparte avait
+donc eu raison de mépriser les fanfaronnades de ce souverain, et de
+se montrer modéré à son égard. Le roi de Naples aurait pu devenir
+dangereux. Il était désormais compromis aux yeux de ses anciens
+alliés et réduit à l'impuissance.
+
+[Note 369: Milan, 7 juin, t. I, p. 373.]
+
+Il avait été convenu que l'armistice serait bientôt converti en
+paix définitive. Le prince Belmonte-Pignatelli avait été désigné
+comme plénipotentiaire pour négocier cette paix; mais soit manque
+d'empressement de sa part, soit plutôt duplicité du côté de la cour
+napolitaine, il restait toujours en Italie. Bonaparte lui avait
+pourtant écrit à deux[370] reprises pour le prier de hâter son
+départ. Le prince promettait toujours[371] de se mettre en route,
+mais ne bougeait pas. Son maître, en effet, croyait inutile de
+dissimuler plus longtemps, et, comme Wurmser s'apprêtait alors à
+entrer en Italie avec une armée de renfort, il s'imaginait de très
+bonne foi, comme d'ailleurs tous les autres princes italiens, que
+Bonaparte ne pourrait lui résister; aussi s'apprêtait-il à profiter
+des circonstances, et c'est pour ce motif qu'il suspendait le départ
+de son plénipotentiaire.
+
+[Note 370: Lettres du 7 juin et du 20 juin. _Correspondance_, t. I,
+374.--_Id._, p. 433.]
+
+[Note 371: Lettre du 26 juin (I, 434) au Directoire. «Le prince
+Pignatelli part demain pour Paris en passant par Bâle. Je lui ai
+signifié l'ordre d'être rendu dans cette première ville avant quinze
+jours. Il paraît disposé à s'y conformer.»]
+
+Bonaparte connaissait assez les hommes pour ne conserver aucune
+illusion sur les sentiments du roi de Naples. Heureusement pour lui
+Ferdinand n'était pas en mesure d'entrer en campagne. Il se contenta
+de mettre en mouvement une petite armée de 24,000 hommes, qui,
+suivant les circonstances, se joindraient à Wurmser ou marcheraient
+contre Livourne. Ils ne dépassèrent même pas les frontières du
+royaume, car Bonaparte remporta les victoires de Lonato et de
+Castiglione; Wurmser fut refoulé dans le Tyrol, et les espérances
+des princes italiens se trouvèrent réduites à néant. Bonaparte n'en
+avait pas moins eu à redouter un instant la division napolitaine,
+et il nourrissait un véritable ressentiment contre le souverain
+versatile qui lui avait pour un moment inspiré des inquiétudes.
+À deux reprises, il demanda[372] au Directoire l'autorisation de
+traiter en prisonniers de guerre les cavaliers napolitains, et se
+montra disposé à punir le roi de son intervention, bien qu'elle
+n'eût pas été active. «Cette cour, écrivait-il, est perfide et bête.
+Je crois que, si M. Pignatelli n'est pas encore arrivé à Paris, il
+convient de séquestrer les 2,000 hommes de cavalerie que nous avons
+en dépôt, arrêter toutes les marchandises qui sont à Livourne,
+faire un manifeste bien frappé, pour faire sentir la mauvaise foi
+de la cour de Naples, principalement d'Acton. Dès l'instant qu'elle
+sera menacée, elle sera humble et soumise. Les Anglais ont fait
+croire au roi de Naples qu'il était quelque chose. J'ai écrit à M.
+d'Azara, à Rome. Je lui ai dit que, si la cour de Naples, au mépris
+de l'armistice, cherche encore à se mettre sur les rangs, je prends
+l'engagement à la face de l'Europe de marcher contre ses prétendus
+70,000 hommes avec 6,000 grenadiers, 4,000 hommes de cavalerie et 50
+pièces d'artillerie légère.»
+
+[Note 372: Lettres du 13 août (_Correspondance_, t. I, p. 544) et du
+26 août (Id., t. I, p. 568).]
+
+Certes, Bonaparte était homme à ne pas se contenter de menaces en
+l'air, et, plus que personne, il était en mesure de renouveler les
+exploits de Charles VIII et de s'emparer de Naples avec une poignée
+de Français; mais il ne se serait engagé que très à contre-coeur dans
+cette entreprise, car il comprenait que la partie suprême n'était pas
+encore gagnée dans la Haute-Italie. Après Beaulieu, après Wurmser,
+l'inépuisable Autriche s'apprêtait à lancer contre lui une nouvelle
+armée et un nouveau général, Allwintzy. Malgré son désir de punir le
+roi de Naples de ses mensonges et de ses revirements de politique,
+Bonaparte ne voulait pas s'enfoncer dans l'Italie méridionale ou
+se priver d'une partie de son armée pour la seule satisfaction de
+détrôner un prince. Aussi, malgré les exhortations du Directoire,
+malgré son âpre désir de vengeance, réservait-il à d'autre temps
+la punition du roi. «Si vous voulez que l'on aille à Naples,
+écrivait-il[373] au Directoire, songez sérieusement à m'envoyer des
+renforts. Si vous pouviez tenir ce que vous m'annoncez de l'armée du
+Rhin, cela me suffirait. Soyez sûrs que l'on fera tout ce qui sera
+possible pour frapper de grands coups et correspondre aux hautes
+destinées de la République.»
+
+[Note 373: Lettre du 6 septembre 1796. T. I, p. 598. Cf. lettre du 2
+octobre (I, II, p. 33).]
+
+Aussi bien le roi de Naples commençait à trouver que le jeu en se
+prolongeant risquait de devenir dangereux. Il s'était décidé à
+envoyer à Paris le prince Belmonte-Pignatelli, pour y signer une
+paix qui n'était que la confirmation de l'armistice précédemment
+conclu. Les grandes victoires d'Arcole et de Rivoli avait
+refroidi son enthousiasme, en lui démontrant que les Autrichiens
+étaient incapables de débusquer les Français de la Haute-Italie.
+Ferdinand n'avait pourtant renoncé ni à sa haine ni à ses projets
+d'intervention. Lorsque Bonaparte entreprit contre Pie VI la campagne
+qui devait aboutir au traité de Tolentino, cette fois encore le roi
+de Naples, qui prévoyait la défaite de son ancien allié et redoutait
+le voisinage immédiat des Français, annonça sa résolution de secourir
+le chef de la catholicité: mais il se borna à envoyer à Bonaparte
+le prince Belmonte-Pignatelli avec ordre d'annoncer au général que
+l'armée napolitaine entrerait en campagne si la France n'accordait
+pas à la Papauté d'honorables conditions de paix. Bonaparte
+accueillit fort mal cette ouverture. Il le prit même de très haut
+avec le malencontreux négociateur et lui répondit[374] «que, s'il
+avait jusqu'alors patienté, c'est qu'il n'avait pas comme aujourd'hui
+des troupes disponibles, et que, puisque son maître lui jetait ainsi
+le gant, il le ramasserait». Pignatelli se confondit en excuses,
+et affirma qu'il avait mal exprimé les intentions du roi, et que
+Naples était résolue à conserver l'alliance française. Bonaparte,
+qui préparait alors sa campagne offensive contre l'Autriche et
+ne se souciait pas d'une guerre avec Naples, qui l'aurait encore
+retardé, feignit d'accepter ces explications, et annonça même au
+plénipotentiaire napolitain qu'il ménagerait le Pape en considération
+de son souverain[375].
+
+[Note 374: _Correspondance_, t. II, p. 322. Lettre d'Ancône, 12
+février 1707.]
+
+[Note 375: Lettre de Bonaparte à Pignatelli, 13 février 1797.
+_Corresp._, t. II, p. 318.]
+
+Le langage ferme et soutenu de Bonaparte en imposa-t-il au roi
+Ferdinand, ou plutôt le voisinage de nos troupes victorieuses lui
+inspira-t-il de sérieuses réflexions, toujours est-il que, par une
+nouvelle volte-face, il parut se rapprocher de la France. Il est vrai
+que ces démonstrations d'amitié étaient fort intéressées. Il espérait
+que, dans le remaniement et la nouvelle distribution des territoires
+que préparait Bonaparte, le royaume napolitain serait favorisé. Avec
+une impudeur naïve, et tout comme s'il eût rendu à la France de
+grands services, il n'hésitait pas à demander tantôt les dépouilles
+de Venise, et particulièrement les îles Ioniennes, tantôt celles de
+la Papauté, son alliée d'hier. C'était surtout la marche d'Ancône qui
+excitait ses convoitises. Bonaparte, qui résidait alors à Mombello,
+et ne suivait que de loin les négociations, était comme harcelé par
+les demandes incessantes des diplomates napolitains; mais, habitué
+qu'il était à renverser plutôt qu'à agrandir les petits États, il
+accueillait ces ouvertures avec une hauteur méprisante. «Le marquis
+de Gallo, écrivait-il[376] au Directoire, désirerait fort la marche
+d'Ancône pour Naples. Comme vous voyez, cela n'est pas maladroit,
+mais c'est la chose du monde à laquelle nous devons le moins
+consentir.» «--Le roi de Naples m'a déjà fait faire des propositions
+d'arrangement, lisons-nous dans une de ses dépêches au ministre
+Delacroix, mais Sa Majesté ne voudrait avoir rien moins que la marche
+d'Ancône. Il faut se garder de donner un aussi bel accroissement à
+un prince aussi mal intentionné et si évidemment notre ennemi le plus
+acharné.»
+
+[Note 376: Lettres du 26 mai 1797, t. III, p. 65 et 72.]
+
+Le roi Ferdinand fut sans doute informé de ces dispositions
+malveillantes de Bonaparte; car, voyant que ses avances étaient
+repoussées, il se prépara à un nouveau changement dans sa politique.
+Les négociations pour la paix définitive entre la France et
+l'Autriche ne marchaient alors qu'avec peine. L'Autriche massait des
+troupes sur la frontière, et menaçait de rentrer en ligne. Pie VI, le
+grand-duc de Toscane et le roi de Naples, excités et encouragés par
+ses émissaires secrets, se disposaient à prendre une part effective à
+la prochaine campagne. Le roi Ferdinand concentrait ses troupes, et
+laissait entendre qu'il avait l'intention de les mener à Rome, pour
+les unir aux soldats pontificaux, et tenter ensuite une diversion
+sérieuse sur les derrières de l'armée française. Toutes ces intrigues
+étaient signalées à Bonaparte par notre ambassadeur à Naples,
+Canclaux. Elles parurent assez sérieuses pour être surveillées de
+plus près encore. Bonaparte écrivit[377] à son frère Joseph, alors
+ambassadeur à Rome, pour le prier d'envoyer un de ses aides de camp à
+Naples. 29 septembre 1797. «Il s'assurera par lui-même du mouvement
+des troupes napolitaines, auquel je ne puis pas croire, quoique je
+m'aperçoive qu'il y a depuis quelque temps une espèce de coalition
+entre les cours de Naples, de Rome et même de Florence, mais c'est
+la ligue des rats avec les chats.» Bonaparte prévoyait même le
+cas d'une entrée prochaine des Napolitains à Rome, et, en ce cas,
+disait-il à son frère, «vous devez continuer à y rester, et affecter
+de ne reconnaître d'aucune manière l'autorité qu'y exercerait le
+roi de Naples, de protéger le peuple de Rome et faire publiquement
+les fonctions de son avocat, mais d'avocat tel qu'il convient à un
+représentant de la première nation du monde». Il écrivait le même
+jour à Canclaux pour le prévenir «que le Directoire ne resterait pas
+tranquille spectateur de la conduite hostile du roi de Naples».
+
+[Note 377: _Correspondances_, t. III, p. 352.]
+
+Cette fois encore l'entrée en campagne des Napolitains fut remise
+à des temps plus propices. L'Autriche en effet venait de signer la
+paix de Campo-Formio, et tous les princes italiens, qui s'étaient
+compromis par leur attitude fanfaronne, n'avaient plus qu'à
+faire oublier leurs velléités d'indépendance. Tel fut le cas du
+roi Ferdinand. Il dut contenir jusqu'à nouvel ordre son ardeur
+belliqueuse et feindre pour la France et son représentant sinon de
+l'amitié, au moins une grande bienveillance. Il fut même obligé, en
+vertu des traités, d'observer la plus stricte neutralité entre les
+puissances qui n'avaient pas encore déposé les armes, c'est-à-dire
+entre la France et l'Angleterre; mais ce fut bien à contre-coeur
+qu'il se résigna à cette comédie politique. Le roi de Naples n'était
+et ne pouvait être qu'un ennemi caché de la France. Il consentait à
+dissimuler, mais il se réservait d'intervenir.
+
+Lorsque, dans le courant de l'année 1798, la France se décida
+à renverser la Papauté, et créa la république romaine, la cour
+napolitaine fut épouvantée de ce dénouement imprévu, et l'explosion
+faillit avoir lieu. Si, dès ce moment, l'Angleterre s'était résolue
+aux sacrifices d'argent qu'elle fit plus tard, si, en un mot, elle
+avait pris à sa solde les Napolitains, il est hors de doute que la
+cour napolitaine se serait déclarée en sa faveur. Les lettres intimes
+échangées, durant cette période, entre la reine Marie-Caroline et sa
+confidente Emma le prouvent surabondamment. La reine ne parle[378]
+qu'avec horreur des progrès et des victoires de la France. «Tout cecy
+me rend bien complètement malheureuse, lui écrit-elle en apprenant
+l'entrée de Berthier à Rome. Dans la semaine on va expédier un
+courrier à Londres pour voir s'il n'y aurait pas moyen de faire
+resouvenir cette brave Nation qu'ils perdent l'Italie, son commerce
+à jamais et dans nous leurs plus fidèles alliés.» Elle a grand soin
+de conserver des relations suivies avec Londres. «Entre temps[379]
+je veux vous aviser que, ce soir, part un courrier pour Londres qui
+usera toutes les précautions pour ne pas tomber entre les mains de
+ces monstres nos voisins.» L'Angleterre repoussa ses ouvertures.
+Elle ne se sentait pas encore menacée directement: mais tout changea
+du jour au lendemain, quand elle apprit que Bonaparte venait de
+s'embarquer pour l'Égypte. Tout changea également à Naples, qui ne
+redoutait plus la présence du conquérant de l'Italie.
+
+[Note 378: Gagnière, p. 46.]
+
+[Note 379: Gagnière, p. 46.]
+
+Telle était pourtant la frayeur qu'inspiraient encore les armes
+françaises que la cour de Naples, malgré sa haine et ses espérances,
+n'osa pas se déclarer du jour au lendemain. La reine se contenta
+d'avertir la flotte anglaise de nos moindres démarches, et de
+former des voeux pour son succès. «Les coquins de français,
+écrivait-elle[380] à Emma Hamilton, prétendent avoir des secrets pour
+incendier la flotte anglaise. J'espère bien que cela n'est pas vrai.
+Le vent et le bon Dieu veuillent bien les bénir (les Anglais) et les
+accompagner! Mes voeux, prières les suivent, et je brûle d'être au
+moment où toutes nos forces et moyens les aideront, et prouveront ce
+que je serai toute ma vie, leur sincère et reconnaissante amie.» En
+attendant cet heureux moment, on commençait à ne pas épargner à nos
+nationaux les mauvais procédés. Quelques bâtiments français avaient
+été enlevés par les Anglais dans les eaux napolitaines, Garat, notre
+ambassadeur à Naples, éleva officiellement des réclamations. On ne
+lui répondit même pas et voici comment la reine rendait compte[381]
+de cette insulte à son amie: «Garat a fait un ofice (note) pour les
+Proies (prises) digne de Garat et de ses cometans, mais qui aura
+réponse comme il faut. On expédie à Paris nos plaintes sur cet office
+et sur Malthe, mais plaintes hautes, et demain on expédie à Londres
+et à Vienne pour les pousser.»
+
+[Note 380: GAGNIÈRE, p. 50.]
+
+[Note 381: GAGNIÈRE, p. 50, 51.]
+
+La cour napolitaine ne cherchait donc qu'un prétexte pour rentrer en
+campagne. Elle allait même au-devant de nos réclamations, en nous
+fournissant d'elle-même de sérieux griefs. Par le traité de 1796, il
+avait été convenu que le roi fermerait ses portes aux Anglais. Or,
+l'amiral Nelson, dans sa course furieuse à travers la Méditerranée
+à la poursuite de la flotte française, venait d'arriver en Sicile
+avec une escadre très avariée et manquant de vivres. Il demanda
+l'autorisation de se ravitailler. C'était non seulement rompre les
+engagements pris avec la France, mais encore fournir un concours
+effectif à l'Angleterre. Le roi Ferdinand hésitait, mais la reine,
+excitée et encouragée par lady Hamilton, l'emporta. Des ordres
+secrets permirent au gouverneur de Syracuse de fournir à Nelson tout
+ce dont il aurait besoin. Il était difficile de rendre à l'amiral
+un service plus opportun. Aussi bien il le reconnaissait lui-même.
+Voici comment, dans son testament, il s'exprime sur ce point: «La
+flotte anglaise commandée par moi n'aurait jamais pu la seconde fois
+retourner en Égypte, si l'influence de lady Hamilton sur la reine
+de Naples n'avait obtenu qu'on écrivit des lettres au gouverneur de
+Syracuse pour qu'il se mit en devoir de ravitailler la flotte de
+toutes choses. Arrivés à Syracuse nous reçûmes toutes les provisions.
+De là je me rendis en Égypte où je détruisis la flotte française.»
+
+Ce fut donc la trahison napolitaine qui rendit possible le désastre
+d'Aboukir. Il est vrai que jamais nouvelle n'excita de pareils
+transports. Ce fut à Naples comme un délire, quand on apprit que le
+jour était enfin venu d'assouvir une haine trop longtemps contenue.
+La reine ne sait plus contenir l'expression de sa joie. «Quel
+bonheur, quelle gloire, écrit-elle à sa «chère Milady», quelle
+consolation pour cette unique, grande et illustre nation. Que je
+vous suis obligée, reconnaissante! J'ai pleine vie. J'embrasse
+mes enfants, mon mary ... Hope, hope, je suis folle de joie.» Ce
+fut bien autre chose lorsque le vainqueur, cédant aux pressantes
+invitations qu'on lui avait adressées, se décida à jouir de son
+triomphe en s'arrêtant[382] à Naples. Jamais souverain ne fut reçu
+avec plus d'apparat. La cour entière se porta à sa rencontre. On le
+félicita, on l'embrassa, on le proclama par avance le libérateur de
+l'Italie. À son débarquement les lazzaroni répétèrent ces cris, et la
+toute belle Emma, qui était allée à sa rencontre sur le _Vanguard_,
+tomba évanouie, foudroyée d'émotion, à la vue du héros, mais elle
+eut soin de tomber dans ses bras, car c'était une scène préparée
+qu'elle venait de jouer en comédienne consommée, et Nelson, si brave
+en présence de l'ennemi, mais si crédule et si confiant vis-à-vis
+des femmes, venait de tomber dans le piège qu'on lui tendait.
+Nous ne voulons pas en effet remuer le bourbier de la corruption
+italienne; il nous suffira de dire qu'Emma Hamilton qui poussait
+jusqu'aux dernières complaisances le dévouement à Marie-Caroline et à
+l'Angleterre, eut bientôt subjugué le rude marin, et, quand elle eut
+musclé ce lion, elle le livra à son amie, et mit avec lui la flotte
+anglaise et aussi l'honneur de l'Angleterre au service des passions
+et des rancunes de la cour de Naples.
+
+[Note 382: Lettre de Nelson à sa femme: «Sir William et lady Hamilton
+vinrent au-devant de moi, accompagnés d'une multitude de barges
+et de canots chargés d'emblèmes et décorés de banderoles. L'un et
+l'autre étaient convalescents ... Milady de s'élancer et de tomber
+inanimée devant moi: je la crus morte. Ses larmes heureusement se
+firent un passage et elle parut aussitôt soulagée. Le roi arrivait.
+Cette seconde scène, dans son genre, fut des plus attendrissantes.
+Sa Majesté daigna me tendre la main, en m'appelant son libérateur,
+et en me donnant tous les autres noms qu'ait jamais inventés la
+reconnaissance. Enfin, même Naples, je crois, m'a proclamé son
+libérateur.»]
+
+Après un pareil éclat, la guerre était inévitable. Forte de l'appui
+de Nelson, et de la présence de la flotte anglaise, la reine
+Marie-Caroline aurait voulu entrer immédiatement en campagne.
+De nombreux soldats avaient été enrégimentés. On en comptait,
+vétérans ou conscrits, près de 60,000. Ils avaient été réunis sur
+la frontière du nord, surtout au camp de San Germano, et la cour
+assistait aux manoeuvres. Marie-Caroline, comme autrefois sa mère
+l'illustre Marie-Thérèse, aimait à parader devant les troupes, en
+brillant uniforme, casaque bleu de ciel toute brodée de lis d'or,
+et panache blanc au chapeau. Ce qui augmentait sa confiance, c'est
+que l'Autriche lui avait envoyé pour commander cette armée un
+général, ou plutôt un théoricien militaire, de grande réputation, le
+fameux Mack. Ce dernier s'était aussitôt rendu à son poste, et du
+matin jusqu'au soir il exerçait ses soldats, organisant marches et
+contremarches, attaques de nuit, surprises, etc. Tout ce mouvement
+en imposait. La reine et ses amis croyaient de bonne foi que Mack
+allait remporter victoires sur victoires. Nelson, observateur plus
+clairvoyant, n'avait pas d'illusions. Il avait inspecté l'armée de
+San Germano, et étudié son général. «Mack, écrivait-il à l'amirauté,
+ne peut bouger sans emmener cinq voitures. Cela m'a donné une bien
+triste opinion de lui.» Il n'épargnait pas les railleries à l'adresse
+de son collègue. «Ces hommes iront jusqu'à Paris, lui disait un jour
+l'Autrichien.» «Oh non, répondit froidement Nelson, la police ne le
+souffrirait pas.» On raconte même qu'assistant à une manoeuvre de
+l'armée napolitaine qui n'avait pas réussi. «Cet homme, se serait-il
+écrié en parlant de Mack, ne connaît pas le premier mot de son
+métier!»
+
+Telle n'était pas l'opinion de Marie-Caroline, qui pria le grand
+homme en espérance de tout disposer pour une prochaine entrée en
+campagne. Aussitôt Mack apporta un plan d'invasion admirable. À
+l'entendre, il suffisait de pousser devant soi les 15 ou 20,000
+soldats qui gardaient la République romaine. Les Piémontais[383]
+seconderaient ce mouvement par une insurrection, et les Anglais
+débarqueraient à Livourne une division qui couperait la retraite
+à nos soldats. Enfin, les Autrichiens déboucheraient dans la
+Haute-Italie et triompheraient sans peine des Français démoralisés
+par cette attaque générale. Certes, le plan était merveilleux sur le
+papier, mais, à ce moment même, le Piémont était annexé à la France,
+les Autrichiens étaient résolus à temporiser encore, et les Anglais,
+toujours prudents, entendaient bien ne débarquer à Livourne que pour
+profiter de la victoire et nullement pour la préparer. En fin de
+compte, la cour de Naples entrait seule en campagne.
+
+[Note 383: Le prince Belmonte Pignatelli avait écrit à ce propos
+au ministre piémontais Priocca une lettre, qui fut interceptée, et
+qui prouve à quel point d'aveuglement et de passion était arrivée
+la cour napolitaine. «Nous savons que, dans le conseil de votre
+roi, plusieurs ministres circonspects, pour ne pas dire timides,
+frémissent à l'idée de parjure et de meurtre, comme si le dernier
+traité d'alliance entre la France et la Sardaigne était un acte
+politique à respecter. N'a-t-il pas été dicté par la force oppressive
+du vainqueur? De pareils traités ne sont que des injustices du plus
+fort à l'égard de l'opprimé qui, en les violant, s'en dédommage à
+la première occasion que lui offre la faveur de la fortune.» Lettre
+citée par Coletta, t. II, p. 46 de la Traduction française.]
+
+Malgré son incurable apathie, le roi Ferdinand ne manquait pas de bon
+sens. Il comprenait très bien qu'on lui promettait beaucoup, mais
+il ne voyait rien venir et aurait désiré ne pas se compromettre.
+Plusieurs de ses ministres, Pignatelli, Marco, Gallo, Colli, Parisi,
+l'engageaient à ne pas se mettre en avant, mais Acton et la reine
+avaient décidé qu'on partirait. Marie-Caroline arracha l'ordre fatal
+à son mari. On prétend même qu'elle inventa une fausse lettre de
+l'empereur d'Allemagne, son frère, qui provoquait le commencement des
+hostilités. Le pauvre roi se laissa persuader, et, sans seulement
+déclarer la guerre aux Français, les somma d'évacuer les États
+romains.
+
+Mack avait sous ses ordres immédiats près de 50,000 hommes;
+admirables soldats, à ne considérer que leur apparence. Pour les
+équiper on avait épuisé le trésor; mais ce n'étaient que des soldats
+de parade qui n'avaient jamais vu le feu; mal commandés, sans
+discipline, sans tradition d'honneur militaire. Pourtant, comme ils
+formaient une masse après tout imposante, s'ils s'étaient avancés en
+une seule colonne dans la direction de Rome, ils auraient peut-être
+battu les Français, car notre armée ne comptait que 46,000 hommes
+environ, dispersés dans tout le pays. Mack, par bonheur pour nos
+soldats, était l'homme des vieilles traditions. Il voulut envelopper
+les Français et divisa ses soldats en six colonnes qui, par des
+chemins différents, devaient tomber sur nos soldats isolés, et,
+infailliblement, les écraser. Il n'avait oublié qu'une chose, qu'il
+fallait, avant de les envelopper, les battre, et nos soldats, par
+une série d'habiles manoeuvres, allaient non seulement suppléer à
+l'insuffisance du nombre par la supériorité de leur tactique, mais
+encore remporter une éclatante victoire.
+
+Le général en chef de l'armée française était Championnet, mort
+trop jeune pour sa réputation, car il eût été un des plus glorieux
+lieutenants de Napoléon. Championnet s'était signalé à la reprise
+des lignes de Wissembourg et au déblocus de Landau. Nommé général
+de division à l'armée de Sambre-et-Meuse, il fit, sous les ordres
+de Jourdan, toutes les belles campagnes qui portèrent si haut le
+renom de cette armée. Championnet avait une audace extraordinaire,
+beaucoup de présence d'esprit et un entrain singulier. Il avait
+étudié soigneusement son métier et le pratiquait avec amour. Nommé en
+1798 général en chef de l'armée de Rome, et averti à temps du péril,
+il prit le parti d'évacuer la capitale, et de se retirer en arrière
+sur l'excellente position défensive de Civita-Castellana, où il
+concentra toutes ses forces. Il savait que ce sacrifice n'était que
+momentané et qu'à la première victoire la capitale retomberait bien
+vite entre ses mains. Cette sage conduite contrastait avec l'absurde
+stratégie de Mack, qui divisait ses forces au moment où il aurait dû
+les réunir. Il est vrai que le général autrichien se croyait sûr de
+la victoire. N'avait-il pas envoyé à son adversaire un ultimatum[384]
+par lequel il lui accordait quatre heures pour s'engager par écrit
+à évacuer Rome et la Toscane: «La réponse doit être positive et
+catégorique, ajoutait-il. Une réponse négative serait considérée
+comme une déclaration de guerre, et Sa Majesté Sicilienne soutiendra
+les armes à la main la juste demande que je vous adresse en son nom.»
+Championnet ne répondit à cette insultante bravade que par le silence
+du mépris; mais le plus singulier c'est que la reine Marie-Caroline
+prit ce silence pour un acquiescement. «J'ai eu hier soir, grâce à
+Dieu[385], écrivait-elle à sa chère Emma, des nouvelles du roi, de
+Frosinone. Il y est arrivé heureusement. Messieurs les républicains
+ont cédé à la sommation et sont partis.»
+
+[Note 384: Cette incroyable bravade, d'une longueur démesurée, est
+reproduite in extenso dans le rapport adressé par Lomonaco à Carnot.]
+
+[Note 385: Gagnière, p. 81.]
+
+Pendant ce temps les colonnes napolitaines s'ébranlaient toutes
+à la fois, et s'avançaient fièrement sur les routes, où elles ne
+rencontraient aucune résistance. Le 27 novembre Mack faisait son
+entrée à Rome, et courait à Civita-Castellana. Sa marche était si
+rapide que ses soldats mouraient de faim et tombaient de fatigue.
+Le roi entrait à son tour à Rome, mais comme un triomphateur. Pour
+se reposer sur ses lauriers, il descendait à son palais Farnèse et
+s'empressait d'écrire au pape Pie VI la curieuse lettre que voici:
+«Votre Sainteté apprendra par cette lettre que, par la grâce de Dieu
+et la miraculeuse protection de saint Janvier, je suis entré en
+triomphateur dans Rome, la ville sainte. Les impies qui l'occupaient
+ont fui épouvantés devant la croix du Christ et mes armes. Laissez
+donc votre modeste asile de la Chartreuse et, sur les ailes des
+anges, comme la vierge de Lorette, venez et descendez au Vatican
+pour le purifier par votre sainte présence.» Il écrivait également
+au roi de Piémont pour l'engager à se jeter sur les Français. La
+populace romaine, aussi folle que ce grotesque souverain, n'avait pas
+attendu la présence des Napolitains pour se livrer à tous les excès.
+Les maisons des patriotes avaient été pillées, et plusieurs d'entre
+eux massacrés. Des juifs furent jetés dans le Tibre. Deux réfugiés
+napolitains, les frères Corona, furent même saisis et exécutés par
+ordre du roi.
+
+Napolitains et Romains étaient encore dans l'exaltation de cette
+facile conquête, quand on apprit que deux des colonnes napolitaines,
+celles que commandaient Micheroux et San Filipo, venaient d'être
+battues par les Français à Fermo et à Terni. Ces premiers échecs
+refroidirent singulièrement l'enthousiasme. Nelson, qui prévoyait le
+résultat final, écrivit à l'amirauté: «Si Mack est défait, le royaume
+sera perdu en quinze jours, car l'empereur d'Autriche n'a pas encore
+fait bouger son armée, et le royaume de Naples réduit à lui-même
+n'est pas en état de résister.» Marie-Caroline elle-même commença à
+réfléchir sur les inconvénients de la précipitation[386]. Dans les
+lettres qu'elle adressait alors à sa chère confidente, elle parlait
+de se retirer aux champs et vantait le bonheur des paysans. Elle
+disait[387] aussi, avec un singulier pressentiment de l'avenir: «Il
+n'y a pas encore eu bataille, et nos troupes se comportent très mal.
+Cela m'attriste et m'anéantit.» Elle prenait même ses précautions en
+cas de défaite, et s'écriait: «Nous ferons de tout, si ces malandrins
+viennent en masse. Nous sacrifierons vie, tout. Mais si ces gens-là
+(les Napolitains) continuent à fuir comme des lapins, nous sommes
+perdus. Aussi la permanence du brave amiral, à qui je pourrai
+confier, en cas de malheur, mes chers enfants sera un grand bien.
+Nous ferons tout excepté de nous avilir, mais j'ai l'esprit bien
+oppressé.»
+
+[Note 386: Gagnière, p. 84.]
+
+[Note 387: Id., p. 85.]
+
+Ces sinistres pressentiments ne devaient que trop se réaliser! Mack
+comprenant un peu tard la faute qu'il avait commise et apprenant que
+Championnet concentrait toutes ses forces à Civita-Castellana pour
+reprendre ensuite l'offensive, voulut alors prévenir ce mouvement,
+mais il fut surpris en flagrant délit de concentration et les
+Napolitains ne purent soutenir le choc de nos vieilles bandes.
+Ils s'évanouirent au bruit du canon, et la débâcle commença. À
+Monte-Buono, Otricoli, Calvi, Regnano, partout où ils essayèrent
+de tenir tête, ils furent écrasés. Un seul corps napolitain, celui
+que commandait un émigré, le général Damas, soutint l'honneur du
+drapeau. Il fut battu à la Storta, à la Toscanella, à Orbitello, mais
+obtint une capitulation honorable. Les autres généraux ne savaient
+que fuir. Canons, drapeaux, prisonniers tombent entre nos mains,
+et la retraite se convertit en déroute surtout lorsque Mack, qui
+aurait voulu résister dans Rome, se voit abandonné par le roi et
+donne l'ordre d'évacuer les États romains[388]. «Toujours battus et
+toujours malheureux, commandés par des étrangers, voyant dans leurs
+rangs beaucoup de Français, généraux ou colonels, qui, en qualité
+d'émigrés, étaient intéressés à fuir pour échapper aux dangers de
+la captivité, les Napolitains supposèrent qu'ils étaient trahis.
+Leurs chefs furent traités par eux de jacobins et les liens de la
+discipline se relâchèrent.»
+
+[Note 388: Coletta, Histoire de Naples, t. II, p. 56.]
+
+Ce fut bien pis encore quand on apprit que Championnet, passant de la
+défensive à l'offensive, et non content d'être rentré à Rome après
+dix-sept jours d'absence, se disposait à attaquer le roi dans ses
+propres États. Sans doute la prudence conseillait au jeune vainqueur
+de se maintenir à Rome, mais il venait, avec moins de 45,000 hommes,
+de disperser une armée trois fois plus considérable et il appréciait
+à leur juste valeur et le courage des Napolitains et surtout les
+talents de leur général: aussi résolut-il de pousser en avant.
+C'était pourtant une entreprise bien hardie que de s'enfoncer avec
+une aussi faible armée, loin de ses communications, et dans un pays
+à peu près inconnu, dont les habitants pouvaient soutenir une guerre
+de partisans longue et dangereuse; mais Championnet comptait sur ses
+soldats, et méprisait ses ennemis. Il poursuivit donc les Napolitains
+à outrance.
+
+Tout favorisa le jeune vainqueur. À sa gauche Duhesme, Monnier et
+Rusca s'emparaient des Abruzzes et entraient sans coup férir à
+Civitella del Trento et à Pescara, deux places fortes qui auraient pu
+soutenir un long siège. À droite, Ney occupait Gaëte à la première
+sommation; au centre Championnet poussait Mack devant lui, lui
+enlevait prisonniers et canons, et le rejetait en désordre derrière
+le Volturno. Ce fleuve est rapide et profond. Il forme une barrière
+difficile à franchir. Il est de plus défendu par la forte place
+de Capoue. Mack s'y arrêta et appela les paysans napolitains aux
+armes. Cet appel fut entendu. En quelques jours plusieurs milliers
+de partisans entrèrent en campagne. Ils remportèrent même quelques
+succès. Championnet fut repoussé à Capoue, eut pendant trois jours
+ses communications coupées, et fut obligé d'attendre que ses
+autres divisions l'eussent rejoint. Mack ne sut pas ou ne voulut
+pas profiter de ce retour de fortune. Comprenant que ces bandes
+indisciplinées ne pouvaient résister à une armée aussi fortement
+organisée que l'armée française, il entra en négociations avec
+Championnet et signa bientôt avec lui, le 11 janvier 1799, un
+armistice par lequel il cédait aux Français tout le royaume de Naples
+au delà du Volturno, et leur payait une contribution de guerre de
+huit millions.
+
+À cette nouvelle, l'armée napolitaine se révolta. Elle cria à la
+trahison, et, au lieu de s'en prendre à sa propre lâcheté, voulut
+massacrer le général que naguère elle proclamait le libérateur de
+l'Italie. Mack n'eut d'autre refuge que l'armée française. Bien qu'il
+eut tenu, à l'égard de Championnet et de ses soldats, un langage
+peu convenable, le généreux vainqueur, oubliant ses injures, le
+reçut avec empressement, l'admit à sa table, et lui laissa même son
+épée. Seulement, autorisé qu'il était par le refus d'exécuter les
+conditions de l'armistice, il s'avança contre Naples, et annonça
+qu'il était déterminé à la prendre d'assaut en cas de résistance.
+
+Naples était alors en pleine anarchie. Elle appartenait à la
+populace qui s'y livrait à d'affreux excès, car toute autorité, tout
+gouvernement avaient disparu. Le roi se discréditait à plaisir.
+Après s'être fixé à Rome en triomphateur antique et en restaurateur
+de la Papauté, il avait fui honteusement, à la première nouvelle de
+l'approche des Français. Il avait même prié son grand écuyer, Ascoli,
+de changer d'uniforme avec lui, et l'avait traité en souverain,
+tant qu'il ne s'était pas cru en sûreté derrière les murailles de
+son palais. Quand les Français approchèrent de la capitale, le
+grotesque Nazone, comme le surnommaient les lazzaroni, troublé dans
+sa béate quiétude, ne sut qu'accabler de ses sarcasmes la reine et
+ses confidents, qui étaient la cause principale de la catastrophe,
+mais il ne prit aucune mesure pour la prévenir. Au contraire, au lieu
+d'apaiser le peuple qui s'agitait, et menaçait d'égorger ministres
+et généraux, le roi ordonna de distribuer des armes aux lazzaroni.
+C'était en quelque sorte mettre le feu aux poudres. Aussitôt
+commencèrent les assassinats et les pillages. Un des serviteurs du
+roi, Antonio Ferreri, qu'il avait envoyé en Autriche pour demander
+à son beau-frère l'Empereur quelques renseignements précis, fut
+assassiné aux portes mêmes du palais, et sous les yeux de Ferdinand.
+Les assassins montèrent le cadavre dans le palais, et forcèrent le
+roi à jurer, la main étendue sur le mort, qu'il ne quitterait pas
+Naples.
+
+Ferdinand n'avait jusqu'alors, malgré les sollicitations de la reine,
+manifesté aucun désir de quitter sa capitale. Était-ce courage de
+sa part, était-ce plutôt crainte de changer d'habitudes, ou bien
+encore difficulté de fuir, puisque les lazzaroni assiégeaient les
+grilles du palais? L'assassinat de Ferreri précipita sa résolution.
+Il annonça donc qu'il était décidé à passer en Sicile, et pria Nelson
+de l'aider à exécuter ce projet. La reine se préparait[389] depuis
+longtemps à cette fuite. De concert avec l'ambassadeur Hamilton et
+sa triste épouse, elle avait tout disposé pour un départ clandestin.
+Les meubles précieux de la couronne, les chefs-d'oeuvre de l'art,
+et tout le numéraire, depuis longtemps entassé dans la prévision
+d'une catastrophe, avaient été soigneusement emballés. La liste
+des personnes qui devaient accompagner la famille royale avait
+été discutée; chacun des favorisés avait même reçu une sorte de
+laissez-passer, que le hasard des temps a conservé. C'est une sorte
+de carte figurant trois enfants joufflus, dont l'un sonne de la
+trompette sous un cyprès et agite la main gauche pour appeler les
+deux autres. Dans un des angles est une ligne imprimée: «Imbarcate,
+vi prega M. C.» On attendait pourtant l'autorisation royale. À peine
+le roi l'eut-il accordée que Nelson prêta son concours à cette
+fuite honteuse, et l'organisa avec autant de soin que s'il se fût
+agi d'un ordre de combat. C'est lui qui, par un passage souterrain
+qui conduisait du palais à la mer, fit embarquer par des matelots
+anglais les caisses et les bagages: c'est lui qui reçut les fugitifs
+dans trois chaloupes: la première ne devait prendre à son bord que
+la famille royale, Acton, Castelcicala, Belmonte et Thurn. Les
+deux autres emportaient pêle-mêle chambellans et dames d'honneur,
+nourrices et domestiques, aumônier et apothicaire, sans oublier
+«monsieur Pernet, cuisinier du roi». Le convoi se composait de trois
+vaisseaux anglais et d'une frégate napolitaine, le Sannita. Le
+commandant de cette frégate, l'amiral Caracciolo, suppliait le roi de
+monter à son bord, le pont du Sannita étant encore terre napolitaine.
+Le roi allait y consentir, mais Marie-Caroline ne voulait pas se
+séparer de sa chère Emma, déjà embarquée sur le vaisseau de Nelson,
+le Vanguard, et ce fut l'Angleterre qui donna l'hospitalité à cette
+triste famille. Pendant deux longues journées les vents contraires
+retinrent l'escadre dans la rade. Nobles et prêtres, fonctionnaires
+et soldats, ne pouvant croire à tant de lâcheté, envoyèrent au roi
+députés sur députés pour le supplier de ne point les abandonner.
+Ferdinand ne voulut recevoir que l'archevêque et ce fut pour lui
+déclarer que sa décision était irrévocable. Le 23 décembre au soir,
+Nelson se décida à lever l'ancre. Une affreuse tempête assaillit le
+convoi. La famille royale se crut perdue, et le roi déchargea sa
+colère par de furieuses invectives contre sa femme et ses confidents.
+Un de ses enfants, le prince Albert, tomba soudainement malade,
+et mourut entre les bras de lady Hamilton. Durant une embellie on
+remarqua la façon admirable dont se comportait le Sannita. Le roi
+en fit à dessein l'observation à Nelson, dont l'orgueil froissé ne
+pardonna jamais à Carracciolo. Ce fut seulement le 26 décembre que le
+Vanguard entra dans le port de Palerme.
+
+[Note 389: Lire au sujet de ces préparatifs les curieuses lettres
+adressées par la reine à Emma Hamilton. En voici quelques extraits
+(Gagnière, p. 94): «Je brûle de vous envoyer ce soir tout notre
+argent d'Espagne, du roi et le mien. Ils sont [Montant illisible]:
+Voilà tout notre avoir, mais nous n'avons jamais thésaurisé. Les
+diamants de toute la famille, hommes et femmes, arriveront demain
+soir pour être tout consigné au respectable amiral lord Nelson.»
+Id., p. 96. 18 décembre: «Voici encore trois malles et une petite
+caisse. Dans les trois premières, il y a un peu de lingerie pour tous
+mes enfants, pour servir à bord et quelques habits dans la caisse.
+J'espère ne pas être indiscrète en vous les envoyant. Le reste de
+ce qui pourra aller ira sur un bâtiment sicilien.» Id. 19 décembre:
+«J'abuse de votre bonté et de celle de notre cher amiral. Les caisses
+grandes, faites-les déposer à fond de cale, et petites plus à portée
+de la main. C'est que j'ai malheureusement une nombreuse famille.
+Je suis dans le comble de la désolation et des larmes ... Adieu, ma
+chère. L'horrible ruine abrège deux tiers de notre pure existence.
+Je m'en remettrai à la divine Providence et m'en ferai une raison.»
+Id. p. 97. 19 décembre: «Voyez les bijoux de toute une malheureuse
+famille, le paquet de notre personnelle et un peu d'argent, et une
+caisse avec des chemises et hardes en cas de besoin sur le bord.
+Demain, j'enverrai des autres pour mes enfants, étant douze personnes
+de famille ...»]
+
+Telle fut la déplorable issue de la prise d'armes napolitaine. Ce
+qu'il y eut de plus honteux dans cette campagne, ce ne fut pas un
+premier revers qui pouvait se réparer, mais le soudain effondrement
+qui précipita cette fuite honteuse, et surtout le départ clandestin
+de cette cour, qui ne trouvait de sauvegarde que sous le pavillon
+anglais. Aussi bien la famille royale avait pris ses précautions.
+Les caisses, au déménagement furtif desquelles avait présidé
+l'ambassadrice d'Angleterre, contenaient un véritable trésor. D'après
+le rapport de Nelson à son commandant en chef, lord Saint-Vincent
+«Lady Hamilton, du 14 au 21 décembre, reçut toutes les nuits les
+richesses de la famille royale, ainsi que les bagages des nombreuses
+personnes à embarquer. Quant au numéraire, je suis dépositaire de
+deux millions cinq cent mille livres sterling (62,500,000 francs).»
+C'est ce que Marie-Caroline appelait «un peu d'argent et quelques
+bijoux».
+
+Les Anglais, gens prudents et avisés, voulurent tourner à leur profit
+la protection qu'ils accordaient aux fugitifs. Avant de quitter
+Naples, et sous le prétexte de ne pas laisser tomber entre les mains
+des Français des ressources qui pouvaient leur servir, ils brûlèrent
+les chantiers de construction et les arsenaux, et incendièrent
+toute la flotte de guerre. En plein jour, le comte de Thurn ordonna
+l'incendie de deux vaisseaux napolitains et de trois frégates qui
+étaient à l'ancre dans le golfe. «Le feu[390], quoique au milieu
+du jour, apparaissait aux spectateurs sous une couleur sombre et
+blanchâtre. On voyait les flammes sortir comme de la mer, se glisser
+le long des flancs des vaisseaux, s'élancer à travers les mâts, les
+vergues, les câbles goudronnés et les voiles, dessinant en traits de
+feu les vaisseaux qui, un instant après, tombaient réduits en cendres
+et disparaissaient.» Après tout, n'était-ce pas une flotte de moins
+dans la Méditerranée, et le service que l'Angleterre rendait aux
+Bourbons ne valait-il pas le sacrifice de quelques bâtiments qu'on
+remplacerait plus tard?
+
+[Note 390: Coletta, ouv. cit., t. II, f. 77.]
+
+Pendant ce temps Championnet s'approchait de Naples. Ferdinand avait
+délégué tous ses pouvoirs au prince Pignatelli, qu'il avait nommé
+vice-roi et vicaire général. Pignatelli n'était qu'un personnage de
+représentation tout à fait incapable de s'élever à la hauteur des
+circonstances. Il ne sut que répandre dans le peuple de furibondes
+déclamations, tout en envoyant une députation aux Français, Bientôt
+même, ne se croyant plus en sûreté derrière les murailles du fort
+Saint-Elme, il s'embarqua secrètement pour la Sicile. Cette honteuse
+défection livrait la ville à la populace. Les lazzaroni, dont la
+fureur était augmentée par l'imminence du danger, essayèrent de
+défendre la capitale, et ils le firent avec plus de bravoure qu'on
+ne pouvait l'attendre de leur part. Seulement, sous le prétexte
+d'arrêter la trahison, ils se livrèrent à de tels excès que tout
+ce qu'il y avait de gens honnêtes et modérés souhaitaient l'entrée
+des Français. On écrivit à Championnet pour le prévenir que Naples
+ouvrirait ses portes aux Français. En effet, le fort Saint-Elme nous
+fut livré, mais les lazzaroni se défendirent dans les rues, et ils
+allaient peut-être incendier la ville, si un de leurs chefs, fait
+prisonnier et traité avec beaucoup d'égards par les Français, ne leur
+eût persuadé de déposer les armes et de traiter avec les vainqueurs
+(janvier 1799).
+
+Championnet, par la prise de Naples, était le maître de presque toute
+la partie continentale du royaume. Deux mois et moins de 20,000
+hommes lui avaient suffi pour repousser l'invasion napolitaine et
+désarmer les lazzaroni. Cette courte et brillante campagne lui valut
+une grande réputation. Le Directoire le chargea de consolider sa
+conquête et d'organiser le pays en république. Cette transformation
+était au moins prématurée. Ni les moeurs, ni les traditions
+napolitaines ne préparaient à un changement aussi radical, mais
+le peuple aime tout ce qui est nouveau, et la bourgeoisie, dont
+tous les voeux se trouvaient de la sorte plus que comblés, accepta
+avec plaisir les propositions françaises. Tout ce que Naples
+renfermait alors de noms illustres et d'hommes considérés se rallia
+immédiatement; les nobles suspects à la cour, et les propriétaires
+suspects aux lazzaroni se réunirent à Championnet. Ils devinrent
+républicains par instinct de conservation. On décida donc qu'une
+république nouvelle serait instituée, que sa constitution serait
+modelée sur la constitution française et que la nouvelle république
+serait intitulée Parthénopéenne, du nom porté jadis par Naples.
+Cinq directeurs furent chargés du pouvoir exécutif. Le docteur
+Cirillo devint président du Corps législatif; un ancien capitaine
+d'artillerie, Manthone, fut nommé ministre de la guerre et général
+en chef de l'armée; le prince Caracciolo, qui était revenu de
+Sicile, eut le commandement des quelques chaloupes canonnières qui
+composaient la marine parthénopéenne; enfin on leva deux légions de
+volontaires. Il y eut alors une heure de joie et d'espérance. On crut
+à l'avenir de la jeune République. Les plus nobles dames quêtaient
+dans les églises pour les blessés. On ne représentait plus au théâtre
+que les tragédies d'Alfieri, tout imbues de l'esprit républicain.
+Une femme qui fut à la fois peintre et improvisatrice, et qui
+devait mourir martyre, Eleonora Pimentel, rédigeait le _Moniteur
+républicain_ et réchauffait de sa verve brûlante les esprits attiédis
+et découragés. Les lazzaroni eux-mêmes acceptaient la révolution.
+Championnet n'avait-il pas donné une garde d'honneur à leur saint
+favori, saint Janvier, et, malgré les insinuations des royalistes,
+le miracle de la liquéfaction du sang n'avait-il pas eu lieu dans
+les formes ordinaires, et même plus vite que d'habitude? Il est vrai
+que le général avait eu la précaution de prévenir le curé de la
+cathédrale qu'il le rendait responsable des désordres qui pourraient
+s'élever si le miracle n'avait pas lieu.
+
+Cet enthousiasme ne devait pas être de longue durée. L'idylle allait
+tourner au drame. La jeune République avait trop d'ennemis intéressés
+à sa ruine. Elle allait bientôt succomber.
+
+Ce furent les Français qui l'abandonnèrent les premiers. Il est
+vrai qu'ils cédèrent à la nécessité. La seconde coalition venait
+d'éclater. Nos armées étaient battues en Allemagne, menacées en
+Hollande et en Suisse, menacées surtout en Italie. C'eût été le
+comble de l'imprudence, au moment où nous avions besoin de toutes
+nos forces, que d'en détourner une partie pour maintenir et protéger
+un État dont la création avait été tout accidentelle. Championnet
+n'était plus là pour maintenir et perpétuer son oeuvre. Ne s'était-il
+pas avisé de vouloir protéger les Napolitains contre les agents
+du Directoire, qui ne cherchaient à faire de la conquête qu'une
+opération lucrative? Il avait expulsé le commissaire Faypouet, qui
+empiétait sur ses attributions, et déchiré ses décrets «comme étant
+injurieux, indécents, séditieux et funestes». Aussi était-il devenu
+l'idole des Napolitains. On déterra dans les registres de baptême
+un certain Giovanni Championné, né, il est vrai, quarante ans avant
+le Jean Championnet de Valence, mais les lazzaroni n'en crurent pas
+moins à l'origine napolitaine de leur conquérant. Ils l'auraient du
+reste suivi jusqu'en Sicile, et Championnet s'apprêtait sérieusement
+à passer dans l'île, malgré les Anglais, et à achever sa conquête,
+lorsqu'il fut subitement rappelé par le Directoire. Il obéit sans la
+moindre hésitation et revint à Rome, où il fut arrêté, puis transféré
+à Turin. Il ne devait quitter sa prison que pour marcher à de
+nouveaux combats, et mourir, peut-être empoisonné, au moment même où
+son rival de gloire, son collègue Bonaparte, étranglait la République
+française dans l'orangerie de Saint-Cloud.
+
+Macdonald, le successeur de Championnet à l'armée de Naples, fut
+donc obligé de battre précipitamment en retraite, et d'évacuer le
+territoire de la République Parthénopéenne pour courir à de nouveaux
+dangers, il laissa pourtant au général Duhesme quelques soldats qui
+tinrent garnison à Capoue, à Gaëte et dans les forts de Naples.
+Les troupes étaient insuffisantes, mais au moins leur présence
+attestait-elle que nous n'abandonnions nos alliés que par force
+majeure, et avec l'espoir d'un prochain retour.
+
+Or la République Parthénopéenne comptait de nombreux ennemis. Sans
+parler des Anglais, des Turcs et des Russes qui menaçaient ses côtes,
+du roi et surtout de la reine Marie-Caroline, qui, de son palais de
+Palerme, ne cessait de prêcher la contre-révolution, la République
+avait à redouter surtout ses propres sujets. Le peuple des campagnes
+s'était prononcé contre elle. Les sauvages populations des Abruzzes
+et de la Calabre avaient, dès le premier jour, refusé d'obéir. Tant
+que les Français avaient fait respecter et exécuter leurs ordres,
+on n'avait pas osé bouger; mais, dès que leur départ fut connu,
+les bandes s'organisèrent et la guerre civile commença, atroce,
+sanguinaire, sans pitié. Dans la Pouille quatre aventuriers corses,
+un laquais, de Cesare, un déserteur, Bocchechiampe, et deux voleurs,
+Corbara et Colonna, donnent le signal. Corbara se fait passer pour
+le prince François, héritier présomptif du trône, et Cesare, pour le
+duc de Saxe. On les croit sur parole. L'archevêque d'Otrante se garde
+de démasquer l'imposture. Une des filles de Louis XV, la princesse
+Victoire, qui se trouvait alors à Tarente, reconnaît publiquement
+pour son neveu ce bandit malpropre. Aussitôt plusieurs milliers de
+paysans fanatisés se rangent sous ses ordres. On vole, on brûle,
+on tue, et Corbara, qui a ramassé beaucoup d'argent, s'enfuit pour
+le mettre en sûreté, et se fait tuer par un corsaire grec. Colonna
+disparaît également; Cesare et Bocchechiampe continuent à piller
+et ravager l'un la terre d'Otrante, l'autre celle de Bari. Au même
+moment la principauté de Salerne s'insurgeait sous la direction d'un
+mauvais policier, Sciarpa. Dans les Abruzzes les paysans prennent les
+armes sous la conduite d'un assassin jadis condamné aux galères. Dans
+la terre de Labour une troupe de brigands et d'assassins, commandée
+par le fameux Michel Pezzo, qu'une fantaisie de Scribe a popularisé
+comme un voleur galant et généreux sous le nom de Fra Diavolo, et
+par un monstre altéré de sang, vrai cannibale ou plutôt bête féroce,
+le meunier Gaetano Mammone, massacre et pille sous prétexte de
+politique. En deux mois, ce dernier fit fusiller 350 personnes et ses
+satellites plus du double. Dans les Calabres enfin l'insurrection
+prend les proportions d'un mouvement national. Les Calabrais sont
+intelligents, sobres, habitués à une vie rude et active. Ils ont la
+pratique des armes à feu. Ils sont excellents pour une guerre de
+partisans. Excités par les émissaires de Marie-Caroline, ils étaient
+tout prêts à entrer en campagne lorsqu'un de leurs curés, Rinaldi,
+écrivit au roi, à Palerme, pour lui faire part des dispositions des
+habitants. Ferdinand était alors fort découragé. Il n'espérait plus
+sa restauration que des succès des armées coalisées. Les propositions
+de Rinaldi furent donc écoutées avec indifférence, mais elles avaient
+frappé un ambitieux, jaloux de se distinguer, qui s'offrit pour
+conduire l'entreprise. On n'avait rien à perdre, et on pouvait tout
+gagner. Le roi accepta cette fois l'offre qu'on lui faisait, et nomma
+vicaire général du royaume le hardi compagnon, qui lui promettait de
+le reconduire à Naples.
+
+Cet homme était le cardinal Ruffo. Il appartenait à une des
+meilleures familles du pays. N'étant que cadet, il avait, suivant
+l'usage du temps, embrassé la carrière ecclésiastique, où
+l'attendaient les honneurs réservés à sa naissance. Il n'avait
+longtemps donné que le pire des exemples. Il avait fatigué Rome
+et la cour pontificale du bruit de ses dissipations et de son
+désoeuvrement. Pour s'en débarrasser, le pape Pie VI l'avait nommé
+son trésorier apostolique et avait fini par lui donner la pourpre de
+cardinal[391]. Ce fut encore pour s'en débarrasser qu'Acton décida le
+roi Ferdinand à l'envoyer en Calabre.
+
+[Note 391: Un contemporain, Cuoco, l'a traité bien sévèrement, t.
+III, § 44. «C'était un scélérat ambitieux, sans principes d'honneur
+et de morale. Il avait toujours mille expédients pour réussir
+dans ses projets. Suo Ruffo ad onta dello porposa onde apparivo
+rivestito, non ero che un capo di brianti.»]
+
+À peine débarqué en Calabre, dans les domaines de sa famille, le
+nouveau vicaire général fut rejoint par des paysans insurgés, des
+déserteurs ou des soldats que la République avait eu l'imprudence de
+licencier. Il le fut aussi par des échappés de prison et de bagne.
+Tous les curés de la province, marchant eux-mêmes à la tête de leurs
+paroisses, accoururent sous ses drapeaux. À la tête de ces bandes,
+Ruffo s'empare de Mileto, de Cotrone, de Catanzaro et de Cosenza. À
+chaque pas en avant, ses bandes grossissent et deviennent peu à peu
+une armée. Pour les exciter, il leur promet des récompenses célestes,
+mais aussi l'exemption pendant six ans de tout impôt, sans parler
+des bénéfices à opérer sur les biens des rebelles confisqués par le
+trésor royal. Il leur donne pour étendard la croix blanche, pour
+cocarde la cocarde blanche des Bourbons et intitule pompeusement sa
+petite armée: armée de la Sainte Foi (Santa Fede), et ses soldats
+improvisés les Sanfédistes.
+
+La Calabre était conquise. Ruffo entre alors dans la Pouille, la
+soumet sans plus de peine, opère sa jonction avec les bandes de
+Cesare, Sciarpa, Mammone, Fra Diavolo, et arrive sous les murs de
+Naples le 13 juin 1799. Les horreurs commises par les Sanfédistes
+sur leur passage dépassent l'imagination. Ruffo lui-même, s'il ne
+donnait pas l'exemple, au moins ne savait pas ou ne voulait pas
+interdire le pillage et le massacre à ses hommes. Tout suspect de
+libéralisme était alors jeté en prison, battu, ou tué, parfois
+avec d'odieux raffinements de torture, et ses biens partagés entre
+ses assassins. Entre tous se signala Mammone: «Celui qui écrit
+ces lignes, lisons-nous dans l'histoire de Vincenzo Cuoco[392], a
+vu boire à Mammone du sang humain qui coulait des victimes qu'il
+venait de massacrer. Il mangeait devant une table couverte de têtes
+fraîchement coupées, et buvait dans un crâne encore sanguinolent.»
+Aussi bien une sorte de furie sanguinaire semblait déchaînée sur ces
+malheureux Napolitains. Les Anglais eux-mêmes donnaient l'exemple
+de la férocité. Un lieutenant de Nelson, Towbridge, terrorisait
+l'île de Procida. On a conservé de lui une lettre dans laquelle il
+demande à l'amiral «un honnête juge pour faire pendre sept ou huit
+des rebelles ses prisonniers». L'amiral[393] lui promet le juge en
+question et ajoute: «Écrivez-moi bientôt qu'on a coupé quelques
+têtes, il ne faut rien moins que cela pour me réconforter un peu.»
+Or le juge sur lequel on comptait éprouva des scrupules. Il voulait
+assurer aux condamnés les secours de la religion: il prétendait
+qu'avant d'exécuter les prêtres, il fallait les dégrader. «Je lui ai
+répondu, écrivait Towbridge à l'amiral, qu'il fallait commencer par
+les pendre, et que, s'il ne les croyait pas suffisamment dégradés
+par cette opération, je me chargerais de le faire.» Pendant que ces
+officiers anglais échangeaient ces sinistres plaisanteries, un autre
+Sanfédiste, moins scrupuleux que le juge de Procida, un certain
+Vitella, procédait à des exécutions sommaires et, comme gage de
+bonne amitié, envoyait à Towbridge un singulier cadeau. «Notre ami
+Towdbrige, écrit Nelson à Lord Saint-Vincent, a reçu l'autre jour
+avec un panier de raisins frais pour son déjeuner, la tête d'un
+jacobin proprement arrangée dans une boîte. Towbridge s'excuse de ne
+pas me l'avoir fait passer sur ce que le temps était trop chaud pour
+un semblable message.» Il est vrai qu'il avait donné à l'assassin un
+certificat de bonne conduite, et que, dans son rapport à Nelson, il
+le qualifiait de brave garçon: «A jolly fellow!»
+
+[Note 392: Liv. III, p. 239. Chi scrive lo ha vedute egli stesso
+beversi il sangue suo, dopo essersi valassate, e cerca con avidita
+quelli degli altri scolassati che erano con lui; beveva in un cranio.]
+
+[Note 393: Aussi comprend-on et partage-on l'indignation du
+napolitain Cuoco. (Liv. III, p. 216): «E voi, Inglesi, voi che vi
+chiamate i piu colti, piu buoni tra popoli: voi stessi permetteste,
+voi vedeste, voi anche eccitaste tali orrori!»]
+
+De tels faits se passent de commentaires. Ils soulèvent le dégoût et
+l'indignation. Ce n'était pourtant là que le prélude de bien d'autres
+tragédies!
+
+À la nouvelle de ces massacres, la terreur se répandit dans le pays
+entier. On comprenait d'instinct que la fureur populaire serait
+dépassée par la vengeance royale. Aussi les derniers défenseurs de
+la République Parthénopéenne s'enfermèrent-ils à Naples avec la
+résolution d'y combattre jusqu'au dernier soupir, plutôt que de
+tomber entre les mains des égorgeurs sanfédistes. Le siège de Naples
+commença. 60.000 hommes environ entouraient cette ville, tous bien
+armés, excités par le fanatisme religieux et toutes les mauvaises
+passions déchaînées. Dans l'intérieur de la ville les partisans de
+la royauté conspiraient, les lazzaroni remuaient de nouveau et bon
+nombre d'entre eux méditaient d'ouvrir les portes aux assiégeants.
+Une division russe accourait à marches forcées au secours de Ruffo,
+et la flotte anglaise de Nelson, commandée en sous-ordre par Foote,
+bloquait le port et empêchait tout secours ou toute évasion. La
+situation des républicains était donc comme désespérée. Ils le
+comprirent, et dans l'impossibilité de soutenir la défense d'une
+aussi grande ville avec des forces tellement inférieures, ils
+résolurent de l'évacuer et de s'enfermer dans les forts, afin d'y
+attendre des temps meilleurs, ou bien d'y honorer par leur résistance
+les derniers jours de l'indépendance Parthénopéenne. Les forts
+étaient au nombre de trois: les Français et leur chef, le colonel
+Méjean, se retirèrent au fort Saint-Elme, et les derniers défenseurs
+de la République aux forts du Château-Neuf et de l'Oeuf.
+
+Les premiers jours du siège furent marqués par d'heureuses sorties.
+Les Parthénopéens surprirent les Sanfédistes, enclouèrent une
+batterie de canons, firent sauter les caissons et regagnèrent leur
+poste après avoir répandu la terreur dans le camp ennemi. Ruffo,
+très effrayé de ce retour offensif, et apprenant d'un autre côté
+qu'une flotte française de vingt-cinq vaisseaux venait de quitter
+Toulon, fit proposer aux assiégés une capitulation honorable. Ceux-ci
+hésitèrent, car ils connaissaient la mauvaise foi napolitaine; mais
+le colonel Méjean se laissa, paraît-il[394], acheter à prix d'argent
+et consentit à livrer le fort Saint-Elme. Comme le général russe Her
+Handy, le capitaine anglais Foote, et jusqu'au représentant de la
+Turquie, se portaient garants de la capitulation et s'engageaient
+à apposer leur signature à côté de celle du cardinal Ruffo, dont
+les pouvoirs en qualité de vicaire général, étaient illimités, les
+Parthénopéens se décidèrent à leur tour. Le traité portait que les
+garnisons des forts du Château-Neuf et de l'Oeuf sortiraient avec les
+honneurs de la guerre, et seraient respectées dans leurs biens. On
+leur permettait, ou bien de s'embarquer pour Toulon sur des vaisseaux
+parlementaires, ou bien de rester dans le royaume sans avoir rien
+à craindre pour leur sécurité. Ces conditions devaient s'étendre
+aux prisonniers faits dans la dernière guerre. Quant aux Français,
+ils resteraient au fort Saint-Elme, et on leur donnait comme otages
+quatre des principaux personnages de la cour (19 juin).
+
+[Note 394: La trahison de Méjean n'est que trop prouvée. Lire le
+rapport accablant de Lomonaco à Carnot, et surtout les deux lettres
+de Marie-Caroline à Emma, en date du 7 et du 18 juillet 1799
+(GAGNIÈRE, p. 171): «Je vous conjure, que l'on ne paye pas un sou à
+Méjean. Après une si obstinée défense, ce serait réellement être dupé
+et me faire croire que c'est parce que le généralissime (de l'armée)
+cisalpine la veut partager avec Méjean.»--«Je relève tout ce que vous
+me dites de Méjean. Je désire beaucoup que cette affaire soit mise
+entièrement au clair et que tout soit découvert pour n'avoir plus
+avec vous aucune sorte de traîtres ...»]
+
+L'engagement était donc solennel. Tout avait été prévu, indiqué,
+promis. L'Angleterre, la Russie et la Turquie, par l'intermédiaire
+de leurs représentants, avaient sanctionné cet engagement contracté
+par un vice-roi, légalement investi de pouvoirs illimités. De part
+et d'autre, par conséquent, on était tenu de le respecter. En effet,
+dès que les otages furent échangés, et les hostilités suspendues, les
+plus compromis d'entre les vaincus s'embarquèrent sur les navires qui
+devaient les conduire en France. Soudain Nelson parut à l'entrée du
+golfe. Son arrivée apportait la mort à ceux qui se croyaient à juste
+titre sauvés, et sa présence allait donner le signal d'une réaction
+odieuse et inexpiable! (25 juin.)
+
+Depuis six mois Nelson était entièrement dominé par la reine et par
+lady Hamilton. Malgré les admonestations de l'amirauté, malgré les
+prières de ses amis, ou les railleries brutales de Souvoroff qui lui
+écrivait non sans raison que «Palerme n'était pas Cythère», le grand
+amiral perdait son temps, sa santé et son honneur dans des plaisirs
+excessifs et des fêtes qui ressemblaient singulièrement à des orgies.
+Marie-Caroline et Emma, la seconde surtout, avaient étouffé en lui le
+sentiment de l'honneur, et même celui de la dignité anglaise. Entre
+leurs mains Nelson ne fut plus qu'un instrument, et, par malheur pour
+sa réputation, un instrument de vengeance. Affolé par leurs discours,
+enivré par leurs promesses, surexcité et comme enivré par leur âpre
+désir de vengeance, le malheureux amiral accourut de Naples, bien
+résolu à n'accorder aucun pardon. Aussi bien lady Hamilton l'avait
+suivi comme pour le mieux surveiller. On assure qu'à la vue du
+pavillon qui annonçait la suspension des hostilités, elle s'élança
+sur le gaillard d'arrière où se tenait l'amiral et lui cria dans un
+accès de folle colère: «Nelson, faites abattre ce pavillon de trêve.
+On n'accorde pas de trêve aux vaincus.» Le premier acte de l'amiral
+fut en effet de prendre à la remorque et de conduire sous les canons
+du château de l'Oeuf les vaisseaux, chargés de réfugiés, qui, sur la
+foi de la capitulation, s'apprêtaient à partir pour Toulon, et de les
+transformer en prisons flottantes.
+
+Le cardinal Ruffo était aussitôt accouru à bord du _Foudroyant_.
+Nelson lui apprit que l'intention du roi était de considérer comme
+nulle et non avenue toute capitulation signée avec des rebelles. Le
+cardinal défendit avec une noble énergie les droits qu'il avait reçus
+de son souverain, Nelson le traita avec mépris, l'accusa de créer à
+Naples un parti hostile aux vues de son souverain et finit par le
+congédier. Le capitaine de Foote à son tour fit observer à Nelson
+qu'il avait reçu de lui le droit de ratifier une capitulation, et
+le supplia de faire honneur à la signature de l'Angleterre. Nelson
+fut inexorable. Il se débarrassa même de ce censeur incommode en
+l'envoyant à Palerme pour se mettre avec sa frégate à la disposition
+de la famille royale; puis, il attendit pour les exécuter, les
+résolutions définitives de Ferdinand et de Marie-Caroline.
+
+Un décret du roi, une lettre de Marie-Caroline à son amie Emma, et
+la copie de la capitulation annotée par la reine furent présentés à
+l'amiral le 27 juin, et firent disparaître ses dernières hésitations,
+si toutefois il hésita un instant à se déshonorer pour les beaux yeux
+de sa maîtresse et les flatteries intéressées de la reine de Naples.
+Voici ces trois documents qui méritent d'être reproduits comme un
+exemple éclatant du désarroi dans les consciences et de l'aveuglement
+où peuvent jeter les passions politiques.
+
+Le décret du roi portait que «le souverain n'ayant jamais eu
+l'intention de capituler avec des rebelles, la capitulation devait
+être cassée; qu'il fallait créer une junte d'État qui condamnerait
+les chefs à mort, les subalternes à la prison et à l'exil et tous à
+la confiscation des biens». Ferdinand déclarait en même temps que,
+pour récompenser les services de l'amiral Nelson, il le nommait duc
+de Bronte. C'était le prix du sang qu'on lui demandait de verser.
+
+Voici quelques extraits de la lettre de la reine[395]: «... Les
+rebelles patriotes doivent mettre bas les armes, sortir à discrétion
+et volonté du roi. Alors, si l'on m'en croit, il se fera un exemple
+des principaux chefs, représentants et les autres seront déportés
+avec l'engagement signé d'eux-mêmes de la peine de mort, s'ils
+remettent les pieds dans les États du Roi. On en prendra note,
+filiation, et dans ce nombre seront compris les chefs de brigade, les
+clubistes et les plus furieux écrivains. Aucun militaire qui aura
+servi ne sera admis dans l'armée. Enfin une sévérité exacte, prompte,
+juste. La même chose se fera pour les femmes qui se sont distinguées
+dans la révolution, et cela sans pitié. Il n'y a pas besoin d'une
+junte d'État. Il n'y a ni procès, ni discussion. C'est un fait avéré,
+prouvé, patent, où les scélérats se rendront à l'imposante force de
+l'amiral, où il faudra réunir les corps des troupes, en faire même
+venir du dehors, si cela est besoin, avertir les pauvres femmes et
+les enfants de sortir, prendre par force les deux forts selon les
+règles de la guerre, et ainsi terminer cette coupable et périlleuse
+résistance ... Enfin, ma chère Milady, recommandez à milord Nelson
+de traiter Naples comme si c'était une ville rebelle d'Irlande qui
+se fût conduite ainsi. Il ne faut pas avoir égard au nombre: les
+milliers de scélérats de moins rendront la France plus faible, et
+nous nous en trouverons mieux ...»
+
+[Note 395: GAGNIÈRE, p. 187.]
+
+Comme commentaire à ces odieuses paroles, et sans doute afin de
+prévenir toute équivoque, la reine renvoyait en même temps à l'amiral
+la capitulation annotée de ses propres mains. Pas un article ne
+trouve grâce devant la furie royale. Elle accuse de trahison ou
+de bassesse tous ceux qui l'ont signée. Elle est inexorable pour
+ses propres sujets, et pleine de mépris pour les Français qu'elle
+voudrait bien traiter comme des gens en dehors de tout droit. Elle
+termine par cette déclaration de principes: «Ce traité est une chose
+si infâme que si, par un miracle de la Providence, il ne vient pas
+quelque événement qui le rompt ou détruise, je me considère perdue
+et déshonorée. Et je crois qu'au risque de mourir de la mal'aria,
+des fatigues ou d'une arquebusade des rebelles, le roi, d'un côté,
+le prince héritier, de l'autre, doivent immédiatement armer les
+provinces, marcher contre la ville rebelle, et s'ensevelir sous les
+ruines si elle résiste, plutôt que de rester les vils esclaves de
+ces coquins de Français et de leurs infâmes émules les rebelles. Mon
+sentiment, si cette infâme capitulation est respectée, est tel que je
+serais moins affligée de la perte du royaume que des effets que j'en
+attends.»
+
+Aussitôt Nelson lança un ordre qui déclarait que «si, dans l'espace
+de vingt-quatre heures les partisans de l'infâme République ne
+s'abandonnaient pas à la clémence du roi, il les considérerait comme
+encore en rébellion et comme des ennemis de S. M. Sicilienne». En
+vertu de cet ordre quatre-vingts républicains furent extraits des
+vaisseaux qui auraient dû les transporter à Toulon, et conduits
+enchaînés, au milieu des hurlements de mort de la populace, dans
+les casemates des forts. Le colonel Méjean, encore maître du fort
+Saint-Elme, aurait dû protester pour l'honneur de son pays et se
+défendre jusqu'à la dernière extrémité. On avait acheté ce misérable.
+Il ouvrit les portes de la citadelle, à condition que la garnison
+en sortirait avec les honneurs de la guerre et serait rapatriée,
+mais en autorisant les agents du roi à arrêter les réfugiés
+napolitains, pourtant couverts par le drapeau français et par une
+double capitulation. En effet, les sbires de Ferdinand arrêtèrent
+au milieu de nos soldats quelques infortunés qui avaient échappé à
+leurs recherches, et que Méjean leur signala. Il leur livra même deux
+officiers d'origine napolitaine, mais qui servaient depuis plusieurs
+années dans l'armée française, Matera et Belpaladi. On eût dit que
+tout ce monde officiel se déshonorait à plaisir!
+
+Parmi les prisonniers de la première heure était le prince
+Caracciolo, amiral de la flotte Parthénopéenne. C'était un
+septuagénaire. Il avait mérité l'estime et l'affection des Anglais,
+au temps où les deux flottes britannique et napolitaine voguaient
+de conserve; mais il avait servi la nouvelle république, et, avec
+quelques canonnières, n'avait pas craint d'assaillir à plusieurs
+reprises, les frégates anglaises. Trahi par un de ses domestiques,
+il fut conduit à bord du Foudroyant, le vaisseau amiral, le 27 juin,
+à neuf heures du matin. Nelson assembla immédiatement un conseil
+de guerre, dont les membres avaient reçu l'ordre de n'admettre ni
+témoins à décharge, ni défenseur: les membres de cette cour martiale,
+si singulièrement transformés en cour d'exécution, n'osèrent pourtant
+condamner l'illustre vieillard qu'à la prison perpétuelle. On
+transmit la décision à Nelson. «Non, répondit-il, la mort!» Et les
+juges obéirent! Aussitôt l'amiral donna ses ordres pour l'exécution
+immédiate. Caracciolo devait être pendu à bord de la _Minerva_,
+et son cadavre jeté à la mer. À cette nouvelle le cardinal Ruffo
+intervint de nouveau. Ce sera son honneur et en quelque sorte sa
+justification. La conférence fut orageuse: mais lady Emma était
+aussi à bord du _Foudroyant_, et encourageait Nelson à ne pas céder.
+L'amiral obéissait-il à un zèle fanatique, ou cédait-il à d'infâmes
+suggestions, on l'ignore, mais il resta inflexible. Réduit à une
+dernière espérance, Caracciolo fit prier lady Hamilton d'intercéder
+en sa faveur, mais cette Euménide ferma sa porte, et ne sortit de
+sa cabine que pour se repaître du spectacle de l'exécution. Elle se
+hâta d'en rendre compte à la reine, qui lui répondit (2 juillet):
+«... J'ai vu aussy la triste et méritée fin du malheureux et forcené
+Caracciolo. Je sens bien tout ce que votre excellent coeur aura
+souffert, et cela augmente ma reconnaissance.[396]»
+
+[Note 396: GAGNIÈRE, p. 208.]
+
+Pour que rien ne manquât à l'horreur de cette tragédie, le cadavre
+de l'infortuné fut jeté à la mer avec un lest de 250 livres, mais
+il surnagea, et, par un hasard qui ressemblait à un commencement
+de punition divine, se présenta aux yeux du roi Ferdinand quand ce
+dernier se décida à rentrer à Naples. Saisi d'un tremblement nerveux,
+«que veut ce mort?» dit en balbutiant le roi. «Sire, répondit le
+chapelain du Foudroyant, ce mort vient réclamer une sépulture
+chrétienne.--Il l'aura!» Le cadavre fut en effet recueilli et inhumé
+le même jour dans l'église de Sainte-Marie aux Liens sur le quai
+Sainte-Lucie. Il y repose encore aujourd'hui.
+
+Cette mort ou plutôt cet assassinat donna le signal des atrocités.
+Comme on devait une récompense aux bandits et aux lazzaroni, on leur
+livra la ville. Du 29 juin au 8 juillet, jour de l'arrivée du roi,
+Naples fut la proie de tous les brigands de l'Italie méridionale.
+«L'horreur du massacre, écrit un témoin oculaire, Marinelli, du
+pillage, du libertinage, était montée à un tel point qu'il m'est
+impossible de tout écrire. La basse plèbe s'ingéniait à qui
+inventerait un supplice nouveau, une obscénité plus horrible. Une
+femme de qualité subit, à l'instigation de lady Hamilton, les plus
+atroces outrages: déshabillée, fouettée sur la place publique, et
+ensuite abandonnée à la bestiale populace.»--«On vit, écrit[397]
+Coletta, au milieu de la place même du palais Royal flamber un
+énorme bûcher: dans ce brasier ardent la populace jeta cinq victimes
+vivantes, et, lorsque les chairs furent suffisamment grillées,
+les cannibales se mirent à les manger.» Dégoûté de ces crimes, le
+cardinal Ruffo essaya de rétablir l'ordre, mais il n'y réussit qu'en
+appelant à son aide les soldats russes qui occupaient les forts.
+
+[Note 397: COLETTA. Ouv. cit., t. II, p. 221.]
+
+Aussi bien les vengeances juridiques furent plus odieuses que ce
+qu'on nomma pompeusement la justice du peuple. En vertu d'une
+proclamation royale, qui enveloppait dans une proscription générale
+tout individu ayant exercé des fonctions sous la République ou porté
+les armes contre les Sanfédistes, près de 30,000 citoyens, rien qu'à
+Naples, furent jetés en prison, ou du moins dans les souterrains et
+dans les caveaux où on leur interdisait les lits, les sièges, la
+lumière, les objets nécessaires pour boire et pour manger. On les
+entassa aussi sur les vaisseaux anglais, transformés en pontons, et
+l'amiral toujours flanqué de lady Hamilton, apercevait du haut de sa
+dunette les prisonniers se tordre et hurler de douleur sous les coups
+de nerf de boeuf.
+
+Ce n'était rien encore: la Junte venait d'entrer en fonctions, et
+de commencer le procès des plus illustres victimes de la trahison
+anglaise. Les membres de la Junte avaient été choisis avec soin.
+L'histoire vengeresse a conservé leurs noms: président: Felice
+Damiani; procureur du roi: Giuseppe Guidobaldi; conseillers: Della
+Rossa, Speziale, Fiore, Samausti; bourreau: Tommaso Paradiso. Sauf
+le Calabrais Della Rossa, tous étaient Siciliens. Fiore, scélérat
+reconnu, était le seul magistrat maintenu par la cour, Guidobaldi
+chef des espions et des délateurs, et Speziale, un aventurier
+méprisé, avaient été nommés directement par la reine. C'est ce
+Guidobaldi qui disait à ses familiers: «Je ne dîne avec appétit que
+lorsque j'ai envoyé la tête d'un Jacobin rouler sur l'échafaud de la
+place du Marché-Neuf.» Quant à Speziale, il parcourait les prisons
+pour se repaître des souffrances des prisonniers. Pour ses débuts il
+avait pendant deux mois tenu à Procida une «véritable boucherie de
+chair humaine». N'avait-il pas condamné à mort un tailleur, qui avait
+commis le crime de costumer la municipalité républicaine, et fait
+pendre un notaire «parce que c'est un homme adroit, et il est bon
+qu'il meure»? Tels étaient les hommes qui devaient décider du sort de
+près de 40,000 de leurs compatriotes.
+
+Aussi bien les membres de la Junte étaient si fermement résolus à ne
+pas user de clémence que le premier soin du procureur général fut de
+transiger avec le bourreau. D'ordinaire chaque exécution rapportait
+à l'exécuteur six ducats. Il fut décidé qu'on ne lui allouerait
+plus que cent ducats par mois, car on ne voulait pas trop grever
+le trésor, et on prévoyait de nombreuses condamnations. Elles ne
+furent en effet que trop nombreuses. Trois listes des victimes ont
+été dressées, la première par Lomonaco en 1800 et la seconde par le
+général d'Ayala en 1865: mais elles sont toutes les deux inexactes.
+La troisième a été publiée en 1870 par Fortunato: Elle rectifie et
+complète les deux précédentes, grâce au journal inédit de Marinelli
+et au registre de la congrégation des Blancs de la Justice, pénitents
+qui accompagnaient les condamnés à l'échafaud. Cette liste comprend
+quatre-vingt-dix-neuf noms, ceux des chefs: deux femmes, dix-huit
+princes ou ducs, quatorze généraux, trois évêques, onze prêtres,
+dix-huit propriétaires, huit professeurs, cinq médecins, deux
+magistrats, deux étudiants et un notaire: mais on ne connaîtra jamais
+les noms de ceux qui furent exécutés par les Anglais sur les pontons,
+ou par les Sanfédistes dans les forts de Naples, les noms de ceux qui
+périrent dans la lutte, de ceux qui moururent en prison ou en exil.
+Quelques-unes de ces prisons étaient sinistres. Guillaume Pepe, qui
+fut un des prisonniers, a raconté les souffrances horribles qu'il
+endura durant sa captivité: mais combien se sont tus qui n'ont pas
+osé élever la voix, ceux par exemple qui pourrirent dans la fosse de
+l'Asinara, ou ceux qu'on relégua dans l'îlot de Favignana, cratère
+éteint, le long des parois duquel les geôliers de Néron avaient jadis
+taillé un escalier conduisant à la Fosse, c'est-à-dire au fond même
+du cratère, cavité humide et malsaine, où ne pénètre pas un rayon de
+soleil, où les animaux eux-mêmes ne peuvent vivre.
+
+Parmi les plus illustres de ces victimes de la réaction, nous
+signalerons les généraux Schipani et Spano, pris les armes à la main,
+et qui furent immolés dans un premier moment d'effervescence. Massa,
+qui avait rédigé et signé la capitulation, Ettore Caraffa montèrent
+au gibet. Gabriel Manthone, interrogé par Speziale sur ce qu'il
+avait à dire pour sa justification, se contenta de répondre: «J'ai
+capitulé.--Cela ne suffit pas.--Je n'ai aucune raison à donner à qui
+foule aux pieds les traités.» Et il marcha avec calme à la mort. Le
+comte de Ruvo fut moins patient: «Si nous étions tous deux libres,
+dit-il au juge qui l'insultait, tu parlerais avec plus de prudence.
+Ce sont ces chaînes qui te rendent si hardi.» Plein d'une noble
+fierté, il voulut rester couché sur le dos pour voir descendre sur sa
+tête l'instrument de mort. Un accusé, Velasco, essaya de se venger en
+étranglant Speziale, mais il ne put que l'entraîner vers une fenêtre,
+pour s'y précipiter avec lui. Speziale se vengea de la terreur qu'il
+avait éprouvée en redoublant de cruautés et d'infamies. Une de ses
+victimes, Batistessa, n'était pas morte à la potence, où elle avait
+été suspendue pendant vingt-quatre heures. Speziale le fit égorger
+par le bourreau. Un de ses anciens amis, Nicolo Fiani, était détenu,
+mais aucune charge ne pesait contre lui. Speziale l'appelle auprès de
+lui, l'embrasse en pleurant, lui dit que sa perte est assurée, s'il
+ne lui livre tous ses secrets, les lui fait écrire, puis l'envoie au
+supplice. Francesco Conforti était un illustre écrivain, qui avait
+à plusieurs reprises défendu les droits de la royauté contre les
+empiétements de Rome. Speziale lui fait écrire un nouveau mémoire,
+plein d'érudition, de raison et de force, et, pour sa récompense,
+l'envoie à la mort. C'est encore Speziale qui eut l'impudeur de
+faire arrêter des enfants de cinq ans, qui en fit exiler de douze
+ans, qui en fit exécuter qui n'avaient pas atteint leur majorité;
+c'est lui qui fit arrêter jusqu'à des fous détenus à l'hospice des
+aliénés, lui qui fit jeter en prison le professeur Bosco, pour avoir
+osé apprendre à ses élèves que jadis existait une République romaine,
+qui jouissait d'institutions libérales. Le ridicule se joignit même à
+l'odieux. Ne s'avisa-t-on pas d'intenter un procès criminel au patron
+de Naples, à saint Janvier, qui avait paru approuver la République,
+en opérant le miracle périodique de la liquéfaction de son sang? Le
+saint fut condamné. On lui interdit de nouveaux miracles, et il eut
+pour successeur saint Antoine de Padoue.
+
+Trois procès eurent un grand retentissement: ceux du docteur Cirillo,
+d'Eleonora Pimentel et de la marquise de San Felice. On voulait
+sauver Cirillo qui jadis avait été le médecin de la famille royale et
+dont la réputation était européenne. «Quel âge avez-vous? lui demande
+Speziale.--Soixante ans.--Quelle est votre profession?--Médecin sous
+la monarchie, représentant du peuple pendant la République.--Et
+devant moi qui es-tu?--En ta présence, lâche, je suis un héros.»
+Condamné à mort, on lui fit entendre que, s'il demandait sa grâce au
+roi, il l'obtiendrait. Il refusa et marcha bravement à l'échafaud.
+
+Eleonora Pimentel, la directrice du _Moniteur Républicain_, avait
+commis la lourde faute de se moquer des mascarades du camp de San
+Germano. La reine Marie-Caroline ne lui avait pas pardonné ces
+railleries. Condamnée à mort, elle marcha froidement, demandant à
+une femme quelques épingles pour rajuster son corsage dérangé par le
+bourreau, et répétant ce vers: _Forsan et hæc olim meminisse juvabit_.
+
+La marquise de San Felice avait, pour sauver son amant, dénoncé
+une conspiration royaliste. Ferdinand avait juré de se venger.
+L'infortunée était enceinte. L'exécution fut ajournée. Le roi,
+perdant toute pudeur, adressa par écrit de vifs reproches à la Junte
+et prétendit que cette grossesse était simulée. Un second examen fut
+ordonné. Il confirma la grossesse. Le roi ordonna que la San Felice
+attendrait son accouchement dans les prisons de Palerme et serait
+ensuite exécutée. La princesse Marie-Clémentine, qui s'intéressait
+à la prisonnière, supplia le roi son beau-père de lui accorder sa
+grâce. Ferdinand refusa brutalement et la malheureuse fut exécutée.
+Voici comment le docteur Marinelli termine sa lugubre énumération:
+«Aujourd'hui 11 septembre, a été décapitée donna Luisa Molinès San
+Felice. Cela a mis la place du marché en rumeur. Donna Luisa avait
+été mise déjà deux fois en chapelle, mais elle en était sortie. Cette
+fois elle ne l'a point échappé. Avant de marcher au supplice, elle
+s'était ouvert l'utérus: aussi a-t-il fallu la porter. La hache en
+tombant, au lieu de la tête, a frappé une épaule. À cause de cela le
+bourreau a achevé de lui couper la tête avec son couteau.»
+
+Pendant que s'accomplissaient ces abominables tragédies, que
+devenaient en effet les vainqueurs? La reine Marie-Caroline était
+restée à Palerme, mais sans cesser un seul instant d'exciter à la
+vengeance. Ses lettres à lady Hamilton font frémir. Pas un mot de
+pitié. Pas un sentiment de compassion! «Je vous prie de ne faire
+aucune faveur particulière, lui écrit-elle[398] le 18 juillet.»
+Et plus loin[399]: «J'espère que les membres de la Junte feront
+rase justice, ne se laissant séduire ni par les larmes, ni les
+protections, ni les richesses des parents des accusés ... Pour
+Belmonte, silence sur ce point. Si on envoie une centaine à la
+potence, j'ai calculé que l'on ira jusqu'à lui; mais si l'on n'envoie
+qu'une cinquantaine, il ne peut être du nombre, ses crimes n'étant
+pas aussi grands. Je n'en parlerai, ni n'y penserai plus, et je
+regrette seulement de vous avoir donné le plus petit embarras pour
+lui.» Quant au roi, jusqu'alors inoffensif, il subit comme un accès
+de folie furieuse. Surexcité par son entourage, poussé à bout par
+ses serviteurs, il vit rouge, comme l'écrit un de ses historiens.
+Voici comment un témoin oculaire, Cuoco[400], l'a dépeint dans la
+rade de Naples, sur le vaisseau de Nelson, car ce souverain, jadis
+si fier de ses prérogatives, n'avait pas osé descendre à terre, et
+continuait à recevoir l'hospitalité anglaise: «Le roi était sur un
+bâtiment, entouré d'autres bâtiments pleins de personnes arrêtées,
+qui mouraient sous ses yeux, tués par le resserrement du lieu dans
+lequel elles se trouvaient entassées, par le manque de nourriture et
+surtout d'eau, par l'immense quantité d'insectes, par la canicule la
+plus brûlante ... et il avilissait la majesté royale au point de se
+promener en leur présence.» Ce n'était plus un roi, mais un mannequin
+revêtu des ornements royaux!
+
+[Note 398: GAGNIÈRE, p. 237.]
+
+[Note 399: Id., p. 233.]
+
+[Note 400: T. III, p. 9-10.]
+
+Ruffo et Nelson, les deux maîtres de la situation, sont assurément
+les principaux coupables, et c'est sur eux que doit retomber la
+responsabilité de ces crimes. Ruffo était en effet resté vicaire
+général, et par conséquent chef du gouvernement. On a parlé de ses
+bonnes intentions, de son impuissance à calmer la multitude, et à
+apaiser la vengeance royale; mais, puisqu'on avait abusé de son nom,
+puisqu'il ne pouvait contenir les passions déchaînées, pourquoi ne se
+retirait-il pas? Pourquoi laissait-il souiller par de nouveaux crimes
+sa pourpre cardinalice, déjà salie par les excès de la guerre civile?
+Ruffo avait soif des honneurs; et, pour en jouir il se déshonora
+par ces honteuses complaisances: aussi portera-t-il la peine de sa
+faiblesse et de son ambition aux yeux de la postérité.
+
+Que dire des récompenses dont furent gorgés les acolytes du
+cardinal? Tous ces bandits, tous ces assassins, tous ces chefs de
+bande devinrent capitaines ou colonels. On les combla de cadeaux
+et de pensions. On leur distribua des terres. Tous obtinrent des
+décorations. La reconnaissance royale s'étendit jusque sur les
+officiers turcs et russes qui reçurent de grands présents. Quant aux
+Anglais, ils obtinrent ce qu'ils demandèrent. La reine Marie-Caroline
+passa au cou de son amie Emma son portrait en miniature suspendu à
+un collier de diamants dont elle lui fit lire l'exergue: _Oeterna
+gratitudine_. Elle lui donna encore deux voitures de gala et des
+diamants pour une valeur de 150,000 guinées. Tous les capitaines
+anglais reçurent des tabatières, des bagues et des montres enrichies
+de diamants. Towbridge, le héros d'Ischia, fut nommé baron, et
+Nelson, le nouveau duc de Bronte, reçut une épée, dont la garde en
+or massif disparaissait sous les diamants. C'était l'épée remise
+par Louis XIV à Philippe V lors de son départ pour l'Espagne. Elle
+aurait dû être sacrée pour un prince de la maison de Bourbon: mais ne
+fallait-il pas payer le sang versé?
+
+Le châtiment n'était pas éloigné. Quand on apprit les horreurs
+commises par les Sanfédistes, et les épouvantables vengeances de la
+Junte royale, ce fut par toute l'Europe comme un cri d'indignation.
+En France Aréna et Briot dénonceront ces attentats à la tribune des
+Cinq Cents. En Angleterre, malgré la popularité de Nelson, malgré
+les services éminents qu'il avait rendus à son pays, on ne put
+oublier, on n'oublia pas qu'il avait sali le drapeau anglais en
+violant une capitulation pour plaire à une courtisane royale. Fox et
+Sheridan écrasèrent de leurs invectives «ce roi insensé et l'amiral
+anglais qui s'était institué son exécuteur». Leur arrêt restera
+celui de l'histoire. Rien ne peut justifier ni Nelson, ni ceux qui
+le poussèrent à cette odieuse réaction; et comme, tôt ou tard, sont
+punis tous les crimes, n'est-il pas vrai que la justice divine a
+puni les persécuteurs, et que le petit-fils, et arrière-enfant,
+dépouillés de leur royaume, exilés, errant de ville en ville, expient
+aujourd'hui les crimes commis jadis par Ferdinand et Marie-Caroline?
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE
+
+La domination autrichienne dans le Milanais, 1. -- Le parti national
+italien, 3. -- Fuite de l'archiduc Ferdinand, 4. -- Entrée des
+Français à Milan, 5. -- Organisation d'un gouvernement provisoire,
+7. -- Les premières déceptions, 8. -- Les extractions et les
+réquisitions, 9. -- Insurrection de Pavie, 13. -- Répression de
+l'émeute, 16. -- Brutalités et pillages, 18. -- La guerre aux
+fournisseurs, 21. -- Bonaparte à Mombello, 23. -- Les modérés et les
+exaltés, 26. -- Le journalisme et le théâtre, 30. -- Le Ballet du
+Pape, 35. -- Les fêtes patriotiques, 37. -- Les derniers partisans
+de l'Autriche, 40. -- Bonaparte se prononce en faveur des modérés,
+41. -- Les théoriciens politiques, 43. -- Création de la République
+Cisalpine, 45. -- Formation territoriale, 47. -- Annexion de la
+Valteline, 49. -- Prospérité apparente, 51.
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE
+
+Gênes et la décadence de l'aristocratie, 55. -- Politique de
+neutralité désarmée, 58. -- Violations de territoire, 59. -- Affaire
+de la Modeste, 60. -- Mission de Bonaparte à Gênes en 1794, 62. --
+Intrigues de Girola et de Drake, 66. -- Affaire des fiefs impériaux,
+67. -- Les Barbets. 68. -- Sac d'Arquata, 69. -- Affaire de Santa
+Margarita. 71. -- Ménagements calculés de Bonaparte, 72. -- Les
+démocrates et les aristocrates, 78. -- Émeute du 23 mai 1797, 77. --
+Écrasement des démocrates, 78. -- La mission de Lavalette, 81. -- Le
+traité de Mombello, 84. -- Les excès des démagogues, 85. -- Révolte
+du 4 septembre, 89. -- Batailles d'Albaro et de San Benigno, 90. --
+Création de la République Ligurienne, 93.
+
+
+CHAPITRE III
+
+CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE
+
+Grandeur et décadence de la République vénitienne, 95. -- La
+politique de neutralité désarmée, 99. -- Le comte de Lille est
+expulsé de Vérone, 103. -- Violation du territoire vénitien, 104.
+-- Entrée des Français à Vérone, 106. -- Le podestat Ottolini,
+108. -- Ménagements calculés de Bonaparte, 111. -- Négociations
+d'alliance, 115. -- Les exigences de Bonaparte, 118. -- Préparatifs
+de guerre, 120. -- Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia, Salo,
+mais ils sont écrasés, 123. -- Manifeste de Battaglia, 127. -- Les
+préliminaires de Leoben, 131. -- Mission de Junot à Venise, 133.
+-- Les Pâques véronaises, 136. -- L'assassinat de Laugier, 139. --
+Mission Donato et Giustiniani, 141. -- Punition de Vérone, 145.
+-- Transformation de la République aristocratique en République
+démocratique, 147. -- Traité de Milan, 152. -- Les convoitises
+autrichiennes, 154. -- Mission Querini, 155. -- Motion Dumolard,
+157. -- Désorganisation de la nouvelle République, 159. -- Pillages,
+163. -- Négociations de Campo-Formio, 166. -- Les instructions
+du Directoire et les résolutions de Bonaparte, 169. -- Traité de
+Campo-Formio, 173. -- Comment est accueillie la nouvelle, 176. -- Les
+scrupules de Villetard, 178. -- Les dépouilles de Venise, 185. --
+Prise de possession par les Autrichiens, 186.
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA RÉPUBLIQUE ROMAINE
+
+La Papauté et la Révolution, 189. -- Affaire Hugon de Basville, 199.
+-- La Convention et le pape Pie VI, 191. -- Les théophilanthropes,
+192. -- Les instructions du Directoire à Bonaparte, 193. --
+Préparatifs de guerre, 195. -- Entrée des Français à Bologne, 197.
+-- Armistice de Bologne, 199. -- Prise d'armes des pontificaux, 202.
+-- Mission Mattei, 203. -- Affaire de Lugo, 205. -- Conférences de
+Florence, 206. -- Seconde prise d'armes des pontificaux, 208. --
+Bataille du Senio, 210. -- Négociations pour la paix, 213. -- Paix de
+Tolentino, 218. -- Joseph Bonaparte ambassadeur à Rome, 220. -- Les
+mécontents se groupent autour de lui, 221. -- Affaire Provera, 223.
+-- Assassinat de Duphot, 227. -- Déclaration de guerre du Directoire,
+234. -- Berthier est chargé de renverser le gouvernement pontifical,
+235. -- Proclamation de la République Romaine, 236. -- Expulsion
+de Pie VI, 237. -- Organisation de la nouvelle République, 239. --
+Déprédations et pillages, 241. -- Révolte des Français contre leur
+général Masséna, 243. -- Insurrections locales, 245. -- Décadence et
+ruine prochaine de la nouvelle République, 246.
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE
+
+Les Bourbons de Naples, 247. -- Lazzaroni et bourgeois, 249. -- Essai
+de coalition contre la France, 250. -- Insulte à Mackau, 253. --
+La Touche-Tréville dans le golfe de Naples, 254. -- Déclaration de
+guerre à la France, 255. -- La reine Marie-Caroline et sa haine de la
+France, 256. -- Armistice accordé par Bonaparte à Pignatelli, 258. --
+Ménagements stratégiques de Bonaparte, 258. -- Nouveaux préparatifs
+de guerre et paix de Campo-Formio, 261. -- Assistance prêtée aux
+Anglais, 266. -- Nouvelle déclaration de guerre à la France, 268. --
+Mack envahit le territoire romain, 269. -- Entrée du roi Ferdinand
+à Rome, 271. -- Championnet et les Français reprennent l'offensive,
+273. -- Marche contre Naples, 275. -- Fuite de la famille royale,
+276. -- Entrée des Français à Naples et proclamation de la République
+Parthénopéenne, 279. -- Retraite de Macdonald, 281. -- Révolte des
+Abruzzes et de la Calabre, 282. -- Buffo et les sanfédistes, 283. --
+Siège de Naples, 289. -- Capitulation de Naples, 287. -- Nelson viole
+la capitulation, 289. -- Les massacres et les exécutions juridiques,
+291. -- Fin de la République Parthénopéenne, 299.
+
+
+Table des matières 301
+
+
+Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Bonaparte et les Républiques
+Italiennes (1796-1799), by Paul Gaffarel
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BONAPARTE ***
+
+***** This file should be named 44356-8.txt or 44356-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/4/4/3/5/44356/
+
+Produced by Mireille Hamelin, Christine P. Travers, and DP-Eu
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License available with this file or online at
+ www.gutenberg.org/license.
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit www.gutenberg.org/donate
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
diff --git a/old/44356-8.zip b/old/44356-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..96f3136
--- /dev/null
+++ b/old/44356-8.zip
Binary files differ
diff --git a/old/44356-h.zip b/old/44356-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..6f4dc14
--- /dev/null
+++ b/old/44356-h.zip
Binary files differ
diff --git a/old/44356-h/44356-h.htm b/old/44356-h/44356-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..8e41ae3
--- /dev/null
+++ b/old/44356-h/44356-h.htm
@@ -0,0 +1,12260 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html lang="fr">
+
+<head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=iso-8859-1">
+<title>The Project Gutenberg e-Book of Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799); Author: Paul Gaffarel.</title>
+<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg">
+
+<style type="text/css">
+<!--
+
+body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 5%; margin-right: 5%;}
+
+h1 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em;}
+h2 {font-size: 110%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 1.8em;}
+h3 {font-size: 105%; text-align: center; margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;}
+
+a:focus, a:active { outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;}
+a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; }
+
+
+
+sup {line-height: 0em;}
+
+p {text-indent: 1em;}
+p.tn {margin-left: 10%; width: 80%;}
+
+.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;}
+.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;}
+
+.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;}
+.smaller {font-size: smaller;}
+
+.center {text-align: center; text-indent: 0em;}
+.min2em {margin-left: -2em;}
+
+.frontpage {margin-top: 4em; margin-bottom: 4em;}
+.advert {margin-top: 4em; margin-bottom: 4em;
+ margin-left: 10%; margin-right: 10%;}
+.advert p {text-indent: 0em;}
+
+.authorsc {margin-right: 10%; text-align: right; font-variant: small-caps; font-size: 95%;}
+.resume {margin-left: 10%; margin-right: 10%; text-indent: 0em;}
+.poem10 {margin-left: 10%; text-indent: 0em;}
+.poem10 {text-indent: 0em;}
+.footnote p {text-indent: 0em;}
+.ralign5 {position: absolute; right: 5%; text-align: right; top: auto;}
+
+.pagenum {visibility: hidden;
+ position: absolute; right:0; text-align: right;
+ font-size: 10px;
+ font-weight: normal; font-variant: normal;
+ font-style: normal; letter-spacing: normal;
+ color: #C0C0C0; background-color: inherit;}
+
+
+@media handheld
+{
+h2 {page-break-before: always;}
+
+.ralign5 {margin-left: 2em;}
+}
+-->
+</style>
+
+</head>
+
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Bonaparte et les Républiques Italiennes
+(1796-1799), by Paul Gaffarel
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)
+
+Author: Paul Gaffarel
+
+Release Date: December 5, 2013 [EBook #44356]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BONAPARTE ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Hamelin, Christine P. Travers, and DP-Eu
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<div class="frontpage">
+<p class="center"><b>BONAPARTE<br>
+ET LES<br>
+RÉPUBLIQUES ITALIENNES</b><br>
+(1796-1799)</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="smaller">PAR</span><br>
+PAUL GAFFAREL<br>
+Doyen de la Faculté des Lettres de Dijon</p>
+
+<p class="p4 center smaller">PARIS<br>
+ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLÈRE ET C<sup>ie</sup><br>
+FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR<br>
+108, Boulevard Saint-Germain, 108</p>
+
+<p class="p2 center smaller">1895<br>
+Tous droits réservés</p>
+</div>
+
+<div class="advert">
+<p class="center">À LA MÊME LIBRAIRIE</p>
+
+<p class="center">AUTRES OUVRAGES DE M. P. GAFFAREL</p>
+
+<p class="p2"><span class="min2em"><b>Les Colonies françaises</b>.</span> 1 vol. in-8<sup>o</sup> de la <i>Bibliothèque
+d'histoire contemporaine</i>. 5<sup>e</sup> édition,1893. <span class="ralign5">5 fr.</span></p>
+
+<p><span class="min2em"><b>La Défense nationale en 1792</b>.</span> 1 vol. in-32 de la <i>Bibliothèque
+utile</i>. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. <span class="ralign5">1 fr.</span></p>
+
+<p><span class="min2em"><b>Les Frontières françaises et leur défense</b>.</span> 1 vol. in-32 de la
+<i>Bibliothèque utile</i>. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. <span class="ralign5">1 fr.</span></p>
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="pageI" name="pageI"></a>(p. I)</span> AVANT-PROPOS</h2>
+
+<p>L'Italie, à la suite des campagnes de 1796 et 1797, a été comme
+transformée par Bonaparte. Vieilles monarchies, républiques
+aristocratiques ou démocratiques, principautés électives ou
+héréditaires, il a, de sa tranchante épée, tout ébranlé, tout
+bouleversé, tout modifié. Ses marches rapides dans la péninsule, ses
+foudroyantes victoires, l'entrée dans les capitales ennemies, le
+défilé des prisonniers, des drapeaux, des objets d'art, seule, cette
+héroïque épopée a longtemps occupé l'imagination. On a peut-être eu
+le tort de trop laisser de côté ce qu'on pourrait appeler la partie
+intérieure de la question italienne. Les batailles ont fait oublier
+les négociations et les coups de force les traités; et pourtant
+l'histoire des républiques éphémères créées, renouvelées ou préparées
+par Bonaparte présente un grand intérêt! Nous avons essayé, nous
+n'osons dire de combler cette lacune, mais à tout le moins de réparer
+cette omission, en présentant, dans un tableau rapide, l'histoire
+de la création des cinq républiques improvisées par le conquérant.
+Nous le verrons créer de toutes pièces la <i>République Cisalpine</i>;
+détruire pour la <span class="pagenum"><a id="pageII" name="pageII"></a>(p. II)</span> reconstituer sous une forme démocratique la
+<i>République Ligurienne</i>; renverser, mais cette fois pour la partager,
+la <i>République Vénitienne</i>; enfin préparer les deux <i>Républiques
+Romaine</i> et <i>Parthénopéenne</i>. Tantôt il interviendra directement, et,
+par une brusque décision, saura résoudre une situation compliquée;
+tantôt ses confidents agiront seuls, mais sous sa haute direction.
+Présent ou absent, sa main, sa lourde main, pèsera toujours dans la
+balance. À lui, et rien qu'à lui, les contemporains reporteront la
+responsabilité des événements. C'est donc lui qui, de près ou de
+loin, sera toujours en scène.</p>
+
+<p>Au moment où je ne sais quel souffle révolutionnaire passe de nouveau
+sur l'Italie et menace d'ébranler, non pas l'unité italienne, mais
+la monarchie piémontaise, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt
+d'évoquer des souvenirs déjà séculaires, et de montrer, par l'étude
+du passé, que ce que firent les Italiens à la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle,
+les Italiens pourraient bien le refaire à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p class="authorsc">Paul Gaffarel.</p>
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> BONAPARTE ET LES RÉPUBLIQUES ITALIENNES</h1>
+
+<h2>CHAPITRE PREMIER<br>
+<span class="smaller">FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE (1796-1797)</span></h2>
+
+<p class="resume">
+ La domination autrichienne dans le Milanais. &mdash; Le parti
+ national Italien. &mdash; Fuite de l'archiduc Ferdinand. &mdash; Entrée
+ des Français à Milan. &mdash; Organisation d'un gouvernement
+ provisoire. &mdash; Les premières déceptions. &mdash; Les <i>extractions</i>
+ et les réquisitions. &mdash; Insurrection de Pavie. &mdash; Répression
+ de l'émeute. &mdash; Brutalités et pillages. &mdash; La guerre aux
+ fournisseurs. &mdash; Bonaparte à Mombello. &mdash; Les modérés et les
+ exaltés. &mdash; Le journalisme et le théâtre. &mdash; Le <i>Ballet du
+ Pape</i>. &mdash; Les fêtes patriotiques. &mdash; Les derniers partisans
+ de l'Autriche. &mdash; Bonaparte se prononce en faveur des
+ modérés. &mdash; Les théoriciens politiques. &mdash; Création de la
+ république Cisalpine. &mdash; Formation territoriale. &mdash; Annexion de la
+ Valteline. &mdash; Prospérité apparente.</p>
+
+<h3>I</h3>
+
+<p>Depuis le traité d'Utrecht qui termina la guerre de Succession
+d'Espagne, en 1713, l'Autriche<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>, maîtresse du Milanais <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span>
+et du Mantouan, était fortement campée dans l'Italie du nord.
+C'était une occupation militaire plutôt qu'une prise de possession
+véritable, car il existait, entre les Autrichiens et les Italiens
+trop de différences dans les m&oelig;urs, les usages, la langue et les
+institutions pour que jamais ces deux peuples pussent renoncer à leur
+rivalité séculaire et se fondre en une race homogène. Les Autrichiens
+étaient maîtres par le fait de la guerre, par la raison du plus fort,
+et les Italiens avaient le sentiment de leur infériorité, mais la
+compression brutale de l'Autriche n'avait pas encore éteint dans les
+c&oelig;urs Italiens le souvenir de l'antique gloire et le désir de
+la ressusciter. Il existait donc, dans les provinces italiennes de
+l'Autriche, ce qu'on pourrait appeler, si l'expression n'était bien
+moderne, un parti autonomiste, c'est-à-dire tout disposé à recouvrer
+son indépendance nationale. Ce parti se composait surtout des
+classes moyennes. Les négociants, les industriels, les propriétaires
+aisés, les médecins, les professeurs en faisaient la force et le
+nombre. Quelques descendants des vieilles familles aristocratiques
+qui avaient ou dédaigné ou repoussé les faveurs de l'Autriche, les
+Serbelloni, les Visconti, les Melzi, donnaient encore au parti
+italien l'appui de leur influence. Le voisinage de la France, la
+contagion des idées nouvelles<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, le vent de réformes sociales et
+politiques qui soufflait alors sur l'Europe entière, avaient comme
+enfiévré les espérances des patriotes, car on les désignait déjà
+sous ce nom, mais ces espérances ils n'osaient encore les dévoiler
+au grand jour; l'Autriche en effet surveillait attentivement toute
+explosion de sentiments contraires aux intérêts de la dynastie, et,
+bien que les gouverneurs de la Lombardie eussent reçu l'ordre de
+traiter avec douceur les sujets italiens, ils étaient impitoyables
+à l'égard de tous ceux qui paraissaient vouloir renverser le
+gouvernement établi. On ne connaissait pas encore en Europe <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span>
+le <i>carcere duro</i> ou <i>durissimo</i>, plus tard illustré par Silvio
+Pellico, mais on le pratiquait déjà, et, si quelque patriote était
+en quelque sorte protégé par l'éclat de son nom ou de sa réputation,
+l'exil, à défaut de la prison, avait vite raison du récalcitrant.</p>
+
+<p>Le parti national italien à la fin <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, vivait
+uniquement d'espérances. Son opposition était surtout littéraire et,
+pour ainsi dire, historique. Elle s'exprimait par des conversations
+particulières ou de temps à autre par des articles de journaux, dont
+les allusions discrètes n'étaient même pas comprises par tous les
+lecteurs; aussi l'Autriche se souciait-elle très peu des innocentes
+épigrammes d'un Parini, d'un Verri ou d'un Carli. Elle laissait
+même à peu près toute liberté aux rédacteurs du journal <i>Il Caffee</i>
+parfois savait leur fermer la bouche en leur accordant quelque grasse
+sinécure. Soutenue par le clergé qui prêchait l'obéissance, par le
+peuple qui suivait l'impulsion du clergé, par les fonctionnaires
+qui tenaient à conserver leurs positions et enfin par cette masse
+d'indifférents qui, sous n'importe quel régime, est toujours prête à
+sacrifier sa liberté à son bien-être, l'Autriche se croyait à tout
+jamais la maîtresse incontestée de la Lombardie. Elle riait même des
+prétentions du parti italien, et se moquait de ceux qu'elle appelait
+les Guelfes, comme si les espérances des patriotes eussent été aussi
+hors de propos que cette appellation qui rappelait un autre âge.</p>
+
+<p>Les Guelfes allaient pourtant avoir leur revanche, plus prompte
+et plus complète qu'ils n'eussent osé l'espérer. On sait combien
+fut terrible le réveil de l'Autriche, comment en quelques jours
+fut détruit l'édifice dont elle croyait des fondements si solides,
+comment la Lombardie tomba entre nos mains, et comment le parti
+italien se vit tout à coup investi de la toute-puissance et à la
+veille de réaliser ses plus secrets désirs. Voyons-les donc à
+l'&oelig;uvre ces patriotes. Quel usage feront-ils de cette victoire
+inattendue? Comment les Français leurs alliés leur permettront-ils de
+jouir de cette liberté improvisée?</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> II</h3>
+
+<p>Bonaparte venait d'imposer au Piémont l'armistice de Cherasco. Il
+avait, par une man&oelig;uvre hardie, occupé sans grande bataille la
+moitié de la Lombardie et frappé sur Beaulieu un coup retentissant
+au pont de Lodi. Le chemin de Milan lui était donc ouvert. Malgré
+la présence d'une forte garnison autrichienne qui occupait encore
+le château, la nouvelle de ces victoires avait été accueillie avec
+plaisir par toutes les classes de la population, d'abord parce
+que la gloire exerce une véritable fascination, ensuite parce que
+le changement plaît toujours aux masses populaires. Les couleurs
+nationales, vert, blanc et rouge, reparurent. Ce fut un certain
+Carlo Salvadori, Espagnol d'origine, Italien de naissance, ancien
+ami de Marat, qui osa le premier se montrer avec cette cocarde dans
+les rues de Milan. Les écussons impériaux furent aussitôt lacérés ou
+couverts de boue, et, lorsque l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la
+Lombardie<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>, eut suivi la retraite de ses troupes, on afficha sur
+la porte de son palais: <i>maison à louer, s'adresser au commissaire
+Saliceti</i>. Ce dernier, ex-conventionnel, était le délégué du
+Directoire chargé de toutes les opérations non militaires.</p>
+
+<p>Une municipalité provisoire fut créée. Deux des rédacteurs du
+<i>Caffee</i> devinrent les chefs, Pietro Verri, un économiste distingué,
+et le poète Parini, l'auteur du <i>Jour</i>, critique fine et mordante des
+travers de l'époque. En même temps Melzi d'Eril que sa naissance,
+ses richesses et son passé désignaient à cet honneur, fut député
+à Bonaparte pour le prier d'entrer à <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> Milan<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. Melzi partit
+le 13 mai 1796 et s'avança jusqu'à Melegnano, où il rencontra le
+vainqueur de Lodi. Le lendemain 14, Masséna entra avec l'avant-garde
+et fut reçu aux portes de la ville par le comte Francesco Nava. Le
+surlendemain Bonaparte fit son entrée<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Les grenadiers de Lodi
+ouvraient la marche. Ils furent couverts de fleurs et reçus avec
+des transports de joie. Les volontaires Polonais, commandés par
+Dombrowsky, qui servaient en assez grand nombre dans notre armée,
+reçurent aussi un accueil empressé, car les Milanais, avec cet
+instinct de générosité et de délicate prévenance qui les a toujours
+caractérisés, comprenaient qu'ils devaient, plus encore qu'aux
+Français, de la reconnaissance à ces exilés volontaires qui, privés
+de leur patrie, bravaient mille dangers pour leurs frères Italiens.
+Nos soldats étonnèrent par leur aspect et leur tenue ceux qui se
+rappelaient la raideur méthodique et la propreté scrupuleuse des
+bandes autrichiennes. «Ils campaient sans tentes, écrivait un témoin
+oculaire<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a> et leur marche n'avait rien de compassé. Leurs habits
+de couleurs diverses, étaient déchirés. Quelques-uns n'avaient pas
+d'armes<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. Peu ou point de canons. Chevaux démontés et <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span>
+mauvais. Ils faisaient sentinelle assis. Au lieu d'une armée, on
+aurait dit une population sortie audacieusement de son pays pour
+envahir les contrées voisines. La tactique, l'art et la discipline
+cédaient constamment à l'audace et à l'impétuosité nationale d'un
+peuple qui combat de lui-même contre des automates contraints de se
+battre par crainte du châtiment.» Quand parut le général en chef,
+petit, pâle, au costume simple mais au regard ardent et au geste
+impératif, l'impression fut profonde. Ce n'était pas seulement un
+libérateur, c'était déjà un dominateur qui prenait possession de sa
+première conquête. Quelques heures plus tard, Bonaparte recevait
+à sa table, avec tous les généraux du corps expéditionnaire, les
+principaux Milanais et il en faisait les honneurs avec une aisance
+incroyable. Le même soir, dans un grand bal, il ouvrait les salons
+de son quartier-général, on disait déjà son palais, aux belles
+Milanaises<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, et tenait au milieu d'elles une cour véritable.
+C'était la première de ces fêtes triomphales qui si souvent
+marquèrent sa vie. Il y faisait comme l'apprentissage de sa grandeur
+future, et, dès le premier jour, tout en marquant à chacun son rang
+et sa place, il se maintenait au-dessus de tous.</p>
+
+<p>Au commencement de l'occupation française, les Milanais furent tout
+à leurs nouveaux alliés<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>. Les classes moyennes <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> croyaient
+fermement que Milan deviendrait le noyau d'une Italie reconstituée
+en puissante nation; le peuple toujours amoureux de changement et
+qui s'abandonnait à la joie, les fonctionnaires et les nobles, les
+prêtres eux-mêmes flattés par les prévenances de Bonaparte et comme
+tirés de leur torpeur par ces grands mots de patrie et de liberté,
+qu'on ne prononce jamais sans que vibrent les c&oelig;urs, toutes les
+classes de la société en un mot témoignaient leur satisfaction
+de la venue des Français. De toutes parts les municipalités se
+constituaient et les Lombards attendaient avec impatience les
+décisions de leurs nouveaux maîtres.</p>
+
+<p>Ces décisions furent d'abord favorables. Il semble vraiment que
+Bonaparte ait eu l'intention de rendre à cette malheureuse contrée,
+tant de fois opprimée par l'étranger, son indépendance pleine
+et entière. Italien d'origine, il songea à créer une république
+italienne. C'est ainsi qu'il supprima la <i>giunta</i> ou commission
+extraordinaire établie à Milan le 9 mai par l'archiduc Ferdinand. Il
+supprima également la chambre des décurions, mais garda le conseil
+d'État de treize membres, qui devait exercer ses fonctions au nom de
+la République Française et approuva la création des municipalités
+provisoires<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. Il forma également une garde nationale destinée
+à concourir à la police et à la défense du pays et plus encore
+à persuader aux Italiens qu'ils allaient désormais se gouverner
+eux-mêmes. Il chercha même à se rendre populaire en flattant
+les puissances de l'esprit, et en accueillant avec distinction
+les artistes et les savants. «La pensée est devenue libre dans
+l'Italie, écrivait-il au mathématicien Oriani<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Il n'y a plus ni
+inquisition, ni intolérance, ni despotes. J'invite les savants à se
+réunir, et à me proposer leurs vues sur les moyens qu'il y aurait
+à prendre et les besoins qu'ils auraient pour donner aux sciences
+et aux beaux-arts une nouvelle vie ... Le peuple <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> Français
+ajoute plus de prix à l'acquisition d'un savant mathématicien,
+d'un peintre de réputation, d'un homme distingué, quel que soit
+l'état qu'il professe, qu'à celle de la ville la plus riche et la
+plus populeuse.» Belles paroles assurément mais prononcées pour la
+galerie, car, au moment même où ses oreilles retentissaient encore du
+bruit des compliments et des vivats dont on avait salué son entrée
+à Milan, le surlendemain de sa réception triomphale, voici ce qu'il
+écrivait au Directoire<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>: «Milan est très porté pour la liberté,
+il y a là un club de 800 individus, tous avocats ou négociants. Nous
+allons laisser exister les formes de gouvernement qui sont en usage;
+nous changerons seulement les personnes qui, ayant été nommées par
+Ferdinand, ne peuvent mériter notre confiance. Nous tirerons de ce
+pays-ci vingt millions de contribution. Cette contrée est une des
+plus riches de l'univers, mais entièrement épuisée par cinq années de
+guerre. D'ici vont partir les journaux, les écrits de toute espèce
+qui vont embraser l'Italie, où l'alarme est extrême. Si ce peuple
+demande à s'organiser en république, doit-on le lui accorder? Voilà
+la question qu'il faut que vous décidiez et sur laquelle il serait
+bon que vous manifestassiez vos intentions. Ce pays-ci est beaucoup
+plus patriote que le Piémont, il est plus près de la liberté.<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>»</p>
+
+<p>Rien donc n'est encore décidé dans l'esprit de Bonaparte. Les
+Milanais seront ce que le Directoire voudra qu'ils deviennent. On
+leur donnera des assurances vagues, des promesses sans précision,
+mais on ne s'engagera pas avec eux, et en attendant le Milanais
+deviendra une mine inépuisable et une officine de propagande
+révolutionnaire. Les Lombards s'imaginaient <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> qu'ils allaient
+restaurer la patrie antique: ils ne seront entre les mains d'un
+vainqueur sans scrupules que les instruments inconscients de ses
+futurs desseins.</p>
+
+<p>Aussi bien l'heure des déceptions arriva bien vite. Dès le 19 mai
+une proclamation annonçait aux Lombards que la France était disposée
+à les considérer comme des frères, mais que ceux-ci leur devaient
+un juste retour<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>. En conséquence on leur imposa une contribution
+de vingt millions exigible sur-le-champ. Les considérants du décret
+sont curieux à connaître: «Vingt millions de francs sont imposés
+dans les différentes provinces de la Lombardie autrichienne; les
+besoins de l'armée les réclament. Les époques des payements, qui
+doivent être, autant qu'il sera possible, très rapprochées, seront
+fixées par des instructions particulières. C'est une bien faible
+rétribution pour des contrées aussi fertiles, si on réfléchit surtout
+à l'avantage qui doit en résulter pour elles. La répartition eût pu
+sans doute en être faite par des agents du gouvernement français; ce
+moyen eût été légitime: la république française veut néanmoins s'en
+départir, elle la délaisse à l'autorité locale, au congrès d'état;
+elle lui indique seulement une base, c'est que cette contribution
+doit individuellement frapper sur les riches, les gens véritablement
+aisés, sur les corps ecclésiastiques ... c'est que la classe
+indigente doit être ménagée.» Un arrêté du même jour, 19 mai<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>,
+portait nomination d'un agent à la suite de l'armée française en
+Italie «pour <i>extraire</i> et faire passer sur le territoire de la
+République les objets d'art et de science qui se trouvaient dans les
+villes conquises». Il est vrai que la spoliation devait être opérée
+dans les formes, car, en vertu de l'article 3, «il ne pourra être
+fait aucune <i>extraction</i> sans en avoir été dressé procès-verbal et
+sans être accompagné d'un membre d'une autorité reconnue par l'armée
+française». On avait prévu jusqu'aux difficultés de l'<i>extraction</i>.
+En vertu de l'article 5, <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> «dans le cas où il serait impossible
+à l'agent des transports de procurer les moyens d'enlèvement, les
+commissaires des guerres et commandants des places les lui feront
+fournir, et, au cas où il ne pourrait se les procurer par cette voie,
+l'agent sera autorisé lui-même à requérir des chevaux et voitures
+dans la ville où se feront les <i>extractions</i>». Or qu'entendait-on par
+objets d'art ou de science? Le décret énumérait tableaux, statues,
+manuscrits, machines, instruments de mathématiques, cartes, etc.,
+ce qui comportait une singulière variété d'objets, étant donnée
+surtout la bonne volonté de ceux qui étaient chargés d'interpréter
+le décret. En effet, le jour même où paraissait le décret, étaient
+<i>extraits</i>, pour être dirigés sur Paris, six tableaux de Luini,
+Rubens, Giorgione, Lucas de Leyde, Léonard de Vinci, le Calabrese,
+le carton de l'école d'Athènes par Raphaël, un vase étrusque, le
+fameux manuscrit de Josèphe, le manuscrit de Virgile ayant appartenu
+à Pétrarque, et un manuscrit qualifié de très curieux sur l'histoire
+des papes, le tout enlevé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan,
+sans préjudice d'un Titien et d'un Ferrari extraits d'alle Grazzie et
+d'un Salvator Rosa extrait d'alla Vittoria<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>.</p>
+
+<p>Est-il vrai que tout finit par se compenser dans ce monde, et que les
+fils un jour ou l'autre payent pour les pères? Certes nous frémissons
+de colère à la pensée des vols, des pillages et des extorsions dont
+nos villes ou nos châteaux ont souffert dans la terrible guerre de
+1870-1871, et on rira longtemps de l'amour immodéré, de la sympathie
+irrésistible qui poussaient les Allemands vers nos montres et nos
+pendules; mais soyons avant tout impartiaux et reconnaissons que
+nous avons peut-être fait pis encore en Italie à la fin du dernier
+siècle. Que d'excès révoltants, que de pillages honteux! Nous ne
+parlons seulement pas des tableaux et des statues, bien que le
+fait en lui-même soit profondément regrettable, et que le triste
+exemple que nous avons alors donné ait autorisé <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> depuis bien
+des revendications plus ou moins légitimes; mais, abstraction faite
+de tout amour-propre national, avions-nous le droit de dépouiller
+les musées de Pavie pour enrichir notre Jardin des plantes et notre
+cabinet d'histoire naturelle? Étaient-ce vraiment des objets d'art
+et de science ces armes héréditaires conservées dans les palais
+italiens, et que nos officiers s'approprièrent sans scrupule?
+Que dire des chevaux de luxe qui finirent par être compris dans
+les objets d'art? Nous lisons en effet dans la correspondance de
+Bonaparte ces deux lettres étonnantes adressées, la première<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a> à
+Faypoult, ministre de France à Gênes, et la seconde au Directoire:
+«Je vous choisirai deux chevaux parmi ceux que nous requérons à
+Milan; ils serviront à vous dissiper des ennuis et des étiquettes
+du pays où vous êtes. Je veux aussi vous faire présent d'une
+épée<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.»&mdash;«Il part demain de Milan cent chevaux de voiture, les
+plus beaux qu'on ait pu trouver dans la Lombardie: ils remplaceront
+les chevaux médiocres qui attellent vos voitures.»</p>
+
+<p>C'était le général en chef qui se conduisait ainsi. Il commençait
+par deux chevaux et continuait par cent, et, le plus singulier,
+c'est qu'il ne paraissait pas se douter de la vilenie de l'action
+commise<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Est-ce donc qu'Alfieri<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a> a raison quand il lance
+contre le triomphateur cette terrible épigramme: «Je fais la guerre
+en Italie et non le trafic ni le commerce, disait Godefroy, le chef
+illustre et invincible. Je vole en Italie, et je n'y guerroie pas;
+j'y cherche de l'or sonnant et non une gloire frivole, dit l'ignoble
+capitaine gueux qui traîne après lui toute la ladrerie de Provence et
+de Languedoc.»</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Rubo in Italia, e non guerregio, cerco<br>
+ Oro sonante, e non frivola luce,</i><br>
+ <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> <i>Dice l'ignobil Capitan Pitocco,<br>
+ Ch'or dietro a se ne adduce<br>
+ Ladreria di Proenza, e Linguadocco!</i></p>
+
+<p>Le Directoire pourtant trouvait qu'il fallait étendre plus loin
+encore cette dénomination si commode d'objets d'art et de science. Il
+écrivait à Bonaparte pour lui recommander des bois de construction
+prêts à être embarqués, des chanvres de belle qualité, de la toile à
+voile, et il terminait par ces étranges paroles: «Rendons l'Italie
+fière d'avoir contribué aux progrès de notre marine.» Argent,
+approvisionnements, produits de l'industrie et de l'agriculture,
+rien n'échappait à l'&oelig;il exercé des réquisiteurs, et ce système
+de spoliation sans exemple dans l'histoire des nations modernes,
+on le décorait sans pudeur du beau nom de patriotisme. L'Italie
+était devenue une ferme qu'on exploitait sans pitié, et la guerre
+n'était plus qu'une opération financière bien conduite. Bonaparte
+ne s'en cachait pas, et il indiquait même le moyen de continuer
+ces bénéfices: «Plus vous nous enverrez d'hommes, écrivait-il<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>
+au Directoire, plus non seulement nous les nourrirons facilement
+mais encore plus nous lèverons de contributions au profit de la
+République. L'armée d'Italie a produit dans la campagne d'été
+vingt millions à la République, indépendamment de sa solde et de
+sa nourriture; elle peut en produire le double pendant la campagne
+d'hiver, si vous nous envoyez en recrues et en nouveaux corps une
+trentaine de mille hommes. Rome et toutes ses provinces, Trieste et
+le Frioul, même une partie du royaume de Naples deviendront notre
+proie; mais, pour se soutenir, il faut des hommes.»</p>
+
+<p>Ces spoliations étaient en quelque sorte officielles. On les avouait
+au grand jour. Elles avaient un semblant d'excuse: la nécessité
+de vivre en présence de l'ennemi. Les patriotes italiens, bien
+que désenchantés et vite revenus de leurs illusions, s'y seraient
+peut-être résignés, mais une véritable fièvre de vol et de pillage
+s'était abattue sur l'armée. Les généraux <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> eux-mêmes
+donnaient l'exemple, Masséna surtout dont les exactions sont restées
+légendaires. Une nuée de fournisseurs, de commissaires, d'agioteurs
+de toute espèce et de voleurs de toutes qualités s'était comme
+emparé, à la suite de nos soldats, de cette malheureuse région.
+Ne prétendaient-ils pas se faire nourrir par les habitants<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>?
+Il fallut l'intervention directe du général en chef pour faire
+disparaître cet abus: mais que de vexations quotidiennes! Que de
+souffrances cachées! Ordres du jour sévères, exécutions même, rien
+n'y faisait. C'était un mal invétéré. Il est vraiment regrettable
+d'avoir à tracer ce triste tableau, mais la vérité a des droits
+imprescriptibles, et c'est un mauvais service à rendre à ses
+compatriotes que de leur cacher toutes les parties de l'histoire qui
+ne leur sont pas favorables.</p>
+
+<p>La conséquence immédiate de cette série de malversations et de
+sévices fut une insurrection populaire. Il y avait à Milan un
+mont-de-piété très riche, où l'on gardait soit des bijoux de famille,
+soit divers objets précieux. On les conservait pour constituer
+des dots ou pour former des réserves jusqu'au moment du mariage.
+Bonaparte et Saliceti s'en emparèrent sans autre forme de procès.
+Cette spoliation fut connue, et excita l'indignation générale. Les
+Milanais coururent aux armes, mais le général Despinoy, prévenu à
+temps, parcourut les rues avec de fortes patrouilles de cavalerie, et
+dispersa les rassemblements.</p>
+
+<p>Les choses se passèrent autrement dans la banlieue. Le 24 mai on
+entendit le tocsin sonner avec fureur dans tous les villages entre
+Milan et Pavie. Des paysans parcouraient la campagne par bandes
+armées, et se jetaient sur nos détachements. Les bruits les plus
+sinistres étaient répandus. Tantôt on apprenait que les Anglais
+venaient d'entrer à Nice et que le prince de Condé avec les émigrés
+se dirigeait par la Suisse sur Milan; tantôt c'était Beaulieu qui
+reprenait l'offensive à la tête d'une armée de 60.000 hommes.
+Bonaparte <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> se disposait alors à rentrer en campagne contre
+l'Autriche. Or les insurgés menaçaient ses derrières et le prenaient
+entre deux feux. Il était imprudent de s'avancer avant d'avoir
+comprimé l'insurrection. D'heure en heure les mauvaises nouvelles
+se succédaient au quartier général. Pavie s'était insurgée, et le
+commandant français avait été fait prisonnier avec toute la garnison.
+L'avant-garde des révoltés s'était même avancée jusqu'à Binasco, sur
+la route de Milan. Milan grondait sourdement. La population était
+hostile et menaçante. Elle semblait n'attendre qu'un signal pour se
+déclarer. Les mécontents avaient renvoyé tous leurs domestiques,
+sous prétexte de manque de ressources. C'étaient autant de recrues
+pour l'insurrection. Déjà la garnison autrichienne qui occupait
+encore la citadelle s'apprêtait à donner la main aux insurgés. Les
+douaniers avaient pris les armes. La cocarde nationale avait été
+foulée aux pieds. Les prêtres couraient la campagne et prêchaient
+la guerre sainte contre les mécréants qui dépouillaient les églises
+et ne respectaient pas la famille. C'était une Vendée italienne qui
+s'organisait.</p>
+
+<p>Bonaparte, inquiété par ces démonstrations hostiles, suspendit
+aussitôt le mouvement commencé contre l'Autriche et rentra à Milan.
+Le général Despinoy, qu'il avait nommé gouverneur de Milan, n'avait
+pas attendu son retour pour essayer de réprimer l'insurrection.
+Il avait contenu les Autrichiens dans la citadelle, lancé des
+patrouilles dans toute la ville, et dispersé les mécontents qui
+s'étaient déjà installés à la porte de Pavie afin de donner la
+main aux insurgés. Lannes<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>, envoyé contre eux, les rencontra à
+Binasco, s'empara de ce petit village malgré leur résistance et ne
+fit aucun quartier. Pendant ce temps, Bonaparte arrivait à Milan,
+ordonnait l'arrestation de nombreux otages<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, faisait fusiller
+tous ceux <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> qu'on avait pris les armes à la main, et marchait
+sur Pavie. Il s'était fait précéder de la proclamation suivante<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>:
+«Une multitude égarée, sans moyens réels de résistance, se porte aux
+derniers excès dans plusieurs communes, méconnaît la République et
+brave l'armée triomphante de plusieurs rois. Ce délire inconcevable
+est digne de pitié. On égare ce pauvre peuple pour le conduire à
+sa perte. Le général en chef, fidèle aux principes qu'a adoptés
+la nation française, qui ne fait pas la guerre aux peuples, veut
+bien laisser une porte ouverte au repentir, mais ceux qui, sous
+vingt-quatre heures, n'auront pas posé les armes et n'auront pas de
+nouveau prêté serment d'obéissance à la République, seront traités
+comme rebelles; leurs villages seront brûlés. Que l'exemple terrible
+de Binasco leur fasse ouvrir les yeux. Son sort sera celui de toutes
+les villes et villages qui s'obstineront à la révolte.»</p>
+
+<p>L'archevêque de Milan s'était chargé de porter cette proclamation
+à Pavie. Il y fut très mal accueilli, et Bonaparte se vit obligé
+de sévir. Plusieurs milliers de paysans s'étaient enfermés dans la
+vieille cité gibeline, et faisaient mine de prolonger la résistance.
+Bonaparte ordonna d'en enfoncer les portes à coups de canon, et
+le général Dommartin pénétra avec ses grenadiers par la brèche
+improvisée. Le massacre fut terrible. Tous ceux que l'on surprit dans
+les caves ou sur les toits des maisons furent passés par les armes.
+Les fuyards furent poursuivis à outrance et sabrés sans miséricorde.
+Pendant plusieurs heures la ville fut livrée au pillage<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. C'était
+une atrocité depuis longtemps proscrite par les nations civilisées,
+et encore Bonaparte eut-il l'art de la présenter comme un acte de
+clémence. «Trois fois l'ordre de mettre le feu à la ville <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span>
+expira sur mes lèvres, écrivit-il au Directoire<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>, lorsque je vis
+arriver la garnison du château qui avait brisé ses fers, et venait,
+avec des cris d'allégresse, embrasser ses libérateurs. Je fis faire
+l'appel, il se trouva qu'il n'en manquait aucun. Si le sang d'un seul
+Français eût été versé, je voulais faire élever, des ruines de Pavie,
+une colonne sur laquelle j'aurais fait écrire: Ici était la ville de
+Pavie. J'ai fait fusiller la municipalité, arrêter deux cents otages,
+que j'ai fait passer en France. Tout est aujourd'hui parfaitement
+tranquille, et je ne doute pas que cette leçon ne serve de règle aux
+peuples de l'Italie.»</p>
+
+<p>Afin de prévenir le retour de semblables émeutes, une proclamation
+draconienne annonça qu'à l'avenir tous les villages insurgés
+seraient brûlés, et les prisonniers fusillés. Les prêtres et les
+nobles seront considérés comme otages et envoyés en France. Tous
+les villages où sonnera le tocsin seront brûlés. Quand un Français
+aura été assassiné, les villages sur le territoire duquel aura été
+commis le crime, devront livrer l'assassin, ou sinon ils paieront
+une amende égale au tiers de la contribution qu'ils payaient dans
+une année. Tout détenteur d'armes et de munitions de guerre sera
+fusillé, et sa maison brûlée. Tous les nobles ou riches «qui
+seront convaincus d'avoir excité le peuple à la révolte, soit
+en congédiant leurs domestiques, soit par des propos contre les
+Français seront arrêtés comme otages, transférés en France et la
+moitié de leurs revenus confisqués.» Les patriotes lombards, en
+accueillant les Français, avaient espéré conquérir l'indépendance.
+Tel était le régime d'arbitraire et de bon plaisir qu'on prétendait
+leur imposer. Certes l'insurrection de Pavie devait être réprimée,
+mais était-il nécessaire de la noyer dans le sang? Avait-on publié
+que nos provocations, que nos spoliations iniques étaient la cause
+principale de cette effervescence populaire? Ainsi que l'a écrit un
+des historiens les plus <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> récents de Napoléon<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>, «huit jours
+avaient suffi pour changer un peuple ami, connu par la douceur de
+ses m&oelig;urs, et dont les sympathies pour la France allaient jusqu'à
+l'enthousiasme, en une population défiante, hostile, irritée, que la
+terreur seule empêchait de manifester ses véritables sentiments».</p>
+
+<h3>III</h3>
+
+<p>On s'en aperçut bien quand la fortune des armes sembla nous être
+contraire, lorsque Wurmser, à la tête de 70.000 hommes, descendit
+la vallée de l'Adige pour aller débloquer Mantoue et dispersa nos
+avant-postes. À la nouvelle de ses premiers succès, les nobles,
+les prêtres et tous les mécontents reprirent courage. De nombreux
+émissaires furent envoyés dans les campagnes, porteurs d'écrits
+injurieux et de billets diffamatoires contre la France. Ces menées
+réussirent. À Casal Maggiore la petite garnison française fut
+égorgée, et le commandant, qui s'était enfui en bateau avec sa femme
+et son enfant, fut arrêté et impitoyablement fusillé. À Crémone, le
+soulèvement fut général. L'arbre de la liberté fut conservé, mais
+parce qu'on le destina à pendre les patriotes, et de véritables
+listes de proscription furent dressées. Tous ceux qui refusèrent de
+quitter la cocarde tricolore furent accablés de mauvais traitements.
+Quelques-uns de nos partisans furent même poursuivis et massacrés. La
+masse de la population néanmoins resta tranquille. On eût dit qu'elle
+attendait pour se déclarer l'issue de la lutte engagée.</p>
+
+<p>Les Lombards avaient eu raison d'attendre, car les victoires de
+Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano, etc., dispersèrent les
+renforts autrichiens, et nous consolidèrent dans notre conquête.
+Bonaparte en sut gré aux Lombards, et leur témoigna sa satisfaction.
+«Lorsque l'armée battait en retraite, <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> écrit-il à la
+municipalité de Milan<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>, lorsque les partisans de l'Autriche et les
+ennemis de la liberté la croyaient perdue sans ressource, lorsqu'il
+était impossible à vous-mêmes de soupçonner que cette retraite
+n'était qu'une ruse, vous avez montré de l'attachement pour la France
+et de l'amour pour la liberté; vous avez déployé un zèle et un
+caractère qui vous ont mérité l'estime de l'armée et vous mériteront
+la protection de la République Française. Chaque jour votre peuple
+se rend davantage digne de la liberté; il acquiert chaque jour de
+l'énergie, il paraîtra sans doute un jour avec gloire sur la scène du
+monde. Recevez le témoignage de ma satisfaction et du désir sincère
+que forme le peuple français de vous voir libres et heureux.</p>
+
+<p>En dépit de ces compliments et de ces promesses, et malgré le désir
+peut-être alors sincère qu'éprouvait Bonaparte de donner la liberté
+à un peuple italien, les faits démentaient cruellement les paroles.
+Alors que le général en chef paraissait si bien disposé pour les
+Lombards, ses lieutenants et surtout ses agents subalternes les
+traitaient au contraire avec un sans-gêne révoltant. Plus que jamais
+ce beau pays était ravagé et foulé aux pieds. Le général Despinoy,
+que Bonaparte avait investi du commandement de Milan, avec la double
+charge de s'emparer du château de cette ville que défendait encore
+une garnison autrichienne, et de présider les séances du conseil
+municipal, s'était acquitté de sa mission. Le château avait capitulé,
+ce qui rendait difficile un retour offensif de l'Autriche, et les
+conseillers municipaux avaient été présidés avec une implacable
+dureté. Ils ne pouvaient prendre la moindre mesure, même la plus
+inoffensive, sans l'assentiment de Despinoy<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>. On raconte même
+qu'un jour il s'emporta jusqu'à frapper de son épée la table des
+délibérations, et rappela aux municipaux tremblants qu'ils n'étaient
+bons qu'à enregistrer les volontés du vainqueur, Parini saisissant
+alors <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> son écharpe tricolore, la lui tendit en s'écriant:
+«Vous feriez bien mieux de la passer à notre cou et de nous étrangler
+avec.» Ainsi qu'il arrive toujours, les inférieurs exagéraient
+l'attitude hautaine et les procédés méprisants de leurs chefs. À
+Côme le Corse Valeri, s'étant procuré une satire rédigée contre lui,
+rassembla dans la cathédrale tous les hommes au-dessus de douze ans,
+et leur fit écrire à chacun son nom afin que, par la confrontation
+des caractères, on connût l'auteur du libelle. Ceci n'était que
+ridicule; mais que dire des actes féroces et des facéties cruelles?
+Que dire des vexations de chaque jour? Défense de se promener ou de
+sortir de la ville sans passeport; défense d'exercer publiquement
+le culte catholique; interception des journaux étrangers; violation
+du secret des lettres; défense de porter des habits à l'ancienne
+mode<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>, et le tout au nom de la liberté. Ô liberté, que de crimes
+on commet en ton nom! disait M<sup>me</sup> Roland. Que d'absurdités et
+d'inconséquences, que de maladresses et de turpitudes, pourrions-nous
+ajouter!</p>
+
+<p>Lorsque, pour la seconde fois, une nouvelle armée autrichienne,
+commandée par Allvintzy, essaya, en novembre 1796, de débloquer
+Mantoue, les ennemis de la France, et leur nombre avait
+singulièrement grandi, crurent le moment venu de la vengeance et de
+la réaction. Nos troupes, déconcertées par cette subite irruption
+dans leurs lignes, furent un moment ébranlées. On crut en Italie à
+leur prochaine défaite, et les mécontents s'apprêtèrent à profiter
+de la victoire probable de l'Autriche. À Milan, à Pavie, à Crémone,
+dans presque toutes les villes lombardes, bien qu'occupées par des
+garnisons françaises, tous ceux qui regrettaient l'ancien régime,
+tous ceux dont les déceptions égalaient les regrets, tressaillirent
+d'espérance. Cette fois encore, la victoire se déclara en notre
+<span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> faveur. Arcole et Tivoli achevèrent la ruine de l'Autriche
+et affermirent la domination française. La Lombardie reçut le contre
+coup de ces victoires. On la punit durement d'avoir osé manifester
+son désir d'être traitée plus doucement qu'un pays conquis. Tous les
+commandants de place nommés par Bonaparte rivalisèrent de dureté,
+on dirait volontiers de tyrannie. Un comité de police générale fut
+institué à Milan, qui déporta pour délit d'opinion, pour malveillance
+supposée, pour services rendus à l'ancienne administration. La forme
+avait changé; le fond restait le même. À la tyrannie autrichienne
+était substituée la tyrannie française, d'autant plus odieuse qu'elle
+se colorait du beau nom d'alliance. À l'archiduc avaient succédé
+les généraux, les commissaires, et tous ces agents subalternes qui
+redoublaient de sévérité pour prouver leur zèle, et aussi pour cacher
+de scandaleuses malversations; car, plus que jamais, la Lombardie
+était un marché ouvert, une grande agence de spéculations éhontées et
+de vols scandaleux.</p>
+
+<p>Au moins rendrons-nous cette justice à Bonaparte que les tripotages
+financiers le dégoûtèrent promptement, il consentait bien à
+exploiter, ou, comme il l'écrivait, à <i>faire produire</i> les pays
+conquis, mais dans l'intérêt de la République Française. Les voleries
+des particuliers l'indignaient. Ce qu'il tolérait pour l'État, il
+l'interdisait absolument pour les individus. Aussi déclara-t-il
+la guerre aux pillards éhontés qui déshonoraient la victoire, et
+cette guerre il la poursuivit sans relâche. À chaque page de sa
+Correspondance éclate son mépris pour les agioteurs et les tripoteurs
+d'affaires véreuses. Il finit par ordonner la création d'une
+commission de cinq membres, sous la présidence du général Baraguey
+d'Hilliers, et l'investit de pouvoirs extraordinaires pour faire
+rendre gorge aux voleurs et les punir sévèrement. «Nous avons conquis
+l'Italie, était-il dit<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a> dans les considérants de cet arrêté,
+pour améliorer le sort de ses peuples; nous y avons <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> établi
+des contributions pour assurer notre conquête, offrir à la patrie
+une juste indemnité et aux soldats une récompense due à leur valeur;
+mais jamais il n'a été dans l'intention du gouvernement français
+d'autoriser les abus de toute espèce, les extorsions scandaleuses que
+se sont permis plusieurs agents à la suite de l'armée. La loi, en les
+rendant justiciables des conseils militaires, m'a imposé l'obligation
+d'être leur accusateur; mais, au milieu des occupations immenses qui
+absorbent tous mes moments, il m'est impossible de découvrir moi-même
+la vérité dans ce labyrinthe de procès et les milliers de plaintes
+qui me sont portées sur des objets aussi importants.»</p>
+
+<p>C'est sans doute sur cette difficulté de démêler la vérité que
+comptaient les voleurs officiels ou extraordinaires; car, malgré les
+ordres impératifs de Bonaparte, malgré la commission des cinq, les
+pillages et les tromperies continuèrent. Bonaparte dut se contenter
+de dénoncer et de punir quand il prenait sur le fait. «Je m'occupe de
+faire la guerre aux fripons écrivait-il au Directoire<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>, j'en ai
+fait juger et punir plusieurs. Je dois vous en dénoncer d'autres.»
+Ce sont surtout les agents de la compagnie Flachat, les nommés La
+Porte, Peragallo et Payan, qu'il semble poursuivre de sa haine. «Ce
+n'est qu'un ramassis de fripons, écrivait-il, sans crédit réel,
+sans argent et sans moralité. Je ne serai pas suspect pour eux,
+car je les croyais actifs, honnêtes et bien intentionnés, mais il
+faut se rendre à l'évidence.» Ils ont reçu quatorze millions, et
+n'ont payé que six millions, et encore ont-ils fourni de mauvaises
+marchandises et opéré des versements factices. «Ce ne sont pas des
+négociants, mais des agioteurs comme ceux du Palais Royal.» Quant
+aux commissaires des guerres, sauf Denniée, Mazade, Boinod, et deux
+ou trois autres, ce sont tous des fripons. L'un, Gosselin, vend à
+36 francs le foin qu'il se procure pour 18. L'autre, Flach, vend
+à son profit une caisse de quinquina donnée par le roi d'Espagne
+pour les soldats <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> français atteints par la fièvre; ceux-ci
+passent à leur compte des matelas et des toiles fines donnés par
+la ville de Crémone pour les hôpitaux. «Ils volent d'une manière
+si ridicule que, si j'avais un mois de temps, il n'y en a pas un
+qui ne pût être fusillé.» Les agents de l'administration valaient
+moins encore. L'un d'entre eux, Thévenin, avait vendu à Bonaparte
+quelques beaux chevaux, et ne voulait pas en recevoir le prix malgré
+les instances du général en chef, espérant que ce dernier fermerait
+les yeux. Ce dernier visait moins à la fortune qu'au pouvoir. Son
+ambition était plus haute. Aussi repoussa-t-il avec indignation la
+complicité déshonnête de Thévenin. «Faites-le arrêter, écrivait-il,
+retenez-le six mois en prison. Il peut payer 500,000 écus de taxe
+de guerre en argent.» C'étaient surtout les entrepreneurs de
+charrois<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>, dont les exactions étaient scandaleuses. Bonaparte en
+signale quelques-uns, Sonolet, Auzon, Elie, Hartea, comme d'effrontés
+voleurs. Il aurait même voulu que trois d'entre eux, B&oelig;kly<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>,
+Chevilly et Descrivains, qui avaient fait des versements factices,
+fussent condamnés à mort: mais ces fripons avaient de hautes
+protections, même dans l'entourage immédiat du général en chef<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>,
+et ils échappèrent au châtiment qu'ils méritaient si bien.</p>
+
+<p>Le désordre continua, depuis la compagnie Flachat<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a> qui <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span>
+volait cinq millions à la fois, jusqu'aux simples gardes de magasins
+qui grappillaient sur les fournitures, et tous ces vols, toutes ces
+tromperies retombaient sur les malheureux Italiens. À vrai dire le
+corps expéditionnaire tout entier, à l'exception de son chef et de
+quelques officiers ou soldats, dont l'âme était trop bien située pour
+accepter de pareils moyens de s'enrichir, l'armée française puisait
+à pleines mains dans les trésors italiens. Certes les Lombards
+faisaient un dur apprentissage de la liberté. Il était grand temps
+pour eux qu'un ordre relatif s'établit. Heureusement l'Autriche fut
+définitivement vaincue, et Bonaparte, qui lui avait imposé presque
+sous les murs de Vienne les préliminaires de Leoben, revint à Milan
+pour y jouir de sa gloire et organiser sa conquête.</p>
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>Malgré la tyrannie française, malgré les spoliations iniques de
+nos agents, les patriotes italiens n'avaient pas désespéré. Ils ne
+pouvaient croire que la France les rendrait à l'Autriche, et, au lieu
+d'assurer leur indépendance, confirmerait leur servitude. Même aux
+plus mauvais jours de l'occupation française, ils s'étaient toujours
+comportés comme de sincères alliés. Non seulement ils avaient payé
+toutes les contributions de guerre, mais encore ils avaient organisé
+des régiments<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a> et rendu à Bonaparte de réels services en tenant
+garnison dans les places fortes et en lui servant de troupes de
+réserves. Le général en chef leur avait à plusieurs reprises exprimé
+sa satisfaction. Dès le mois de juin 1796, c'est-à-dire avant que
+les grands coups n'eussent été portés contre les Autrichiens, avant
+que la question militaire par conséquent n'eut été tranchée en notre
+faveur, voici comment il s'exprimait sur le compte des Lombards
+dans un rapport<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a> au Directoire: «La municipalité <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> de
+Milan, celle des principales villes de la Lombardie m'ont manifesté
+le v&oelig;u d'envoyer des députés à Paris. Le citoyen Serbelloni est
+à la tête. Il est patriote, ce qui a produit ici un effet d'autant
+plus avantageux qu'il jouit d'une grande considération, étant
+de la première famille du Milanais, et fort riche. Ces députés
+ont manifesté leurs v&oelig;ux ici contre la maison d'Autriche. Ils
+savent qu'il n'y aurait plus de sûreté pour eux dans un retour. La
+Lombardie est parfaitement tranquille. Les chansons politiques sont
+dans la bouche de tout le monde. L'on s'accoutume ici à la liberté.
+La jeunesse se présente en foule pour demander du service dans
+nos corps; nous n'en acceptons pas, parce que cela est contraire,
+je crois, aux lois: mais peut-être serait-il utile de former un
+bataillon de Lombards, qui, commandés par des Français, nous aiderait
+à contenir le pays. Je ne ferai rien sur un objet aussi important et
+délicat sans vos ordres.»</p>
+
+<p>Bonaparte n'avait donc pas encore d'idée bien arrêtée, mais
+ses sympathies étaient visibles. Il ne demandait pas mieux que
+d'utiliser<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a> les bonnes dispositions des Lombards, sauf à les
+récompenser de leur dévouement à la paix générale. Au fur et à
+mesure que grandirent ses pensées, en même temps qu'augmentèrent ses
+victoires, il comprit la nécessité de s'attacher les Lombards par les
+liens de la reconnaissance et de l'intérêt, et ne cessa de prendre
+en main leur cause, de les protéger contre les exactions de ses
+agents, et de les rassurer sur l'avenir. Un peu avant Leoben, quand
+le bruit commença à se répandre de la chute et du partage projeté de
+Venise, les Lombards prirent peur, et envoyèrent une députation au
+général victorieux. Ce dernier s'empressa de les rassurer: <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span>
+«Vous demandez des assurances pour votre indépendance à venir, leur
+répondit-il<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>, mais ces assurances ne sont-elles pas dans les
+victoires que l'armée d'Italie remporte chaque jour? Chacune de ces
+victoires est une ligne de votre charte constitutionnelle. Les faits
+tiennent lieu d'une déclaration par elle-même puérile. Vous ne doutez
+pas de l'intérêt et du désir bien prononcé qu'a le gouvernement
+de vous constituer libres et indépendants.» Depuis le jour de son
+entrée à Milan, Bonaparte n'avait donc pas varié dans l'expression
+de ses désirs, et, bien qu'il eût constamment refusé de prendre un
+engagement définitif, les Lombards avaient le droit de compter sur
+lui.</p>
+
+<p>Le moment était venu de réaliser ces promesses. Ce fut la grande
+préoccupation de Bonaparte dès son retour à Milan. Comme il était par
+sa famille et son origine à demi Italien, il chercha à satisfaire
+les v&oelig;ux et les aspirations des Italiens, non pas seulement pour
+acquérir une facile popularité, mais parce que c'était réellement
+une grande idée, féconde en résultats, que celle de créer dans la
+péninsule des États libres, et intéressés à conserver l'alliance de
+la nation qui leur aurait procuré l'indépendance. L'amitié certaine
+de la Lombardie valait bien mieux pour la France que sa conquête. En
+rendant la liberté aux Lombards, en les entourant du prestige d'une
+révolution pacifique, non seulement les Français se délivraient de
+l'embarras de tenir des garnisons sur les derrières de leur armée, et
+se ménageaient de précieux auxiliaires, mais encore ils se voyaient
+secondés par ceux qui autrement eussent été leurs ennemis. Bonaparte
+ne l'ignorait pas. Il était donc parfaitement résolu à créer une
+république indépendante; mais, avant de se prononcer d'une façon
+définitive, il voulut étudier le terrain et se rendre compte de
+l'état des esprits.</p>
+
+<p>Telles n'étaient pas les intentions du Directoire. Il n'avait
+autorisé la marche en avant de Bonaparte et l'occupation des
+provinces italiennes de l'Autriche qu'avec l'arrière-pensée de
+<span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> les restituer à titre de compensation territoriale contre la
+Belgique. Aussi n'avait-il jamais consenti à prendre un engagement
+quelconque vis-à-vis des Lombards. Bonaparte pensait autrement,
+et, comme il n'était déjà plus de ceux auxquels un gouvernement
+régulier impose des volontés, comme il se sentait indispensable et se
+souciait peu des instructions les plus formelles, il ne tint aucun
+compte des sentiments bien connus du Directoire, et résolut, cette
+fois encore, de n'agir qu'à sa guise et au mieux de ses intérêts.</p>
+
+<p>Il s'était installé à Montebello ou Mombello, près de Milan, dans
+un magnifique palais qui devint aussitôt le centre des affaires et
+la véritable capitale. Sa mère et sa femme l'y avaient rejoint,
+ainsi que sa s&oelig;ur Pauline, ses frères Joseph et Louis, et son
+oncle Fesch. Ils l'aidaient à faire les honneurs de cette fastueuse
+résidence. On eût dit la cour d'un souverain. L'étiquette la plus
+sévère régnait. Le temps était passé des brusqueries jacobines.
+Aides de camp en grande tenue, nombreux domestiques en livrée
+correcte, voitures de gala, dîners en public, audiences solennelles
+et particulières, rien ne manquait à Mombello. Le Napolitain Gallo,
+l'Autrichien Merfeldt étaient ses hôtes habituels. Melzi, Serbelloni,
+et les chefs de l'aristocratie milanaise, ainsi que les représentants
+de tous les princes allemands ou italiens étaient accourus auprès de
+lui et le sollicitaient avec plus d'ardeur qu'un souverain légitime.
+Dans son cortège figuraient les généraux des autres armées de la
+République attirés par sa réputation, des agents du Directoire qui
+saluaient en lui leur maître futur, des savants<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a> et des artistes
+qu'il captivait par de <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> gracieuses avances. «Ce n'était
+déjà plus le général d'une république triomphante<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>. C'était un
+conquérant pour son propre compte imposant ses lois aux vaincus.»</p>
+
+<p>Les Lombards surtout, dont les destinées se réglaient alors,
+entouraient l'heureux général et s'efforçaient de surprendre le
+secret de ses résolutions; mais Bonaparte acceptait leurs avances,
+les écoutait tous et restait impénétrable. Il voulait voir les partis
+venir à lui.</p>
+
+<p>Il y avait en effet déjà dans cette Lombardie, à peine émancipée
+du joug autrichien, deux partis, les modérés et les exaltés. Les
+modérés appartenaient à la bourgeoisie et aux nobles qui, dès le
+début, s'étaient jetés dans nos bras. Serbelloni, Melzi, Visconti,
+Contarini, Litta, Morosini, en étaient les chefs les plus marquants.
+Les modérés croyaient sincèrement à l'avenir de la patrie italienne.
+Ils acceptaient la domination française, mais comme une nécessité
+temporaire<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>. Leur foi dans les destinées italiennes était
+inébranlable, peut-être même un peu naïve. Les uns auraient accepté
+le roi de Sardaigne comme souverain, car c'eût été le moyen d'arriver
+plus vite à constituer une Italie une et indépendante; les autres se
+seraient volontiers accommodés de Bonaparte. Il est certain que des
+ouvertures lui furent faites en ce sens. On a conservé une lettre<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>
+fort intéressante, qui sans doute n'est pas signée, mais qui ne peut
+avoir été écrite que par un Italien très au courant de la politique
+et des intrigues contemporaines. D'après l'auteur anonyme, Bonaparte
+n'avait <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> que trois partis à prendre: le premier, de retourner
+en France et d'y vivre en simple citoyen, mais il ne convenait ni
+aux circonstances ni au génie de Bonaparte; le second, de rentrer en
+France à la tête de l'armée et de s'y poser en chef de parti, mais
+c'était un coup d'État, et on n'osait le conseiller. Voici quel est
+le troisième: «Formez de l'Italie un grand empire, que ce nouvel
+État prenne un fort ascendant dans la balance de l'Europe, qu'il
+tienne le milieu entre l'Empire et la France, et établisse entre ces
+puissances un équilibre parfait, en se déclarant contre celle qui
+voudrait opprimer l'autre. Soyez le chef de cet empire, gardez à
+votre solde une grande partie de l'armée française pour contenir les
+différents peuples et assurer l'exécution de ce plan. La France vous
+devra l'éloignement de cette armée qu'elle ne pourrait entretenir
+qu'avec peine, et dont l'esprit troublerait sa tranquillité. Elle
+vous devra la paix et vous aurez mérité son estime et son admiration.
+Soyez son plus fidèle allié.... Vous pouvez aussi devenir redoutable
+par vos forces maritimes et disputer par la suite l'empire de la mer
+aux Anglais, ou au moins les chasser entièrement de la Méditerranée.
+Cette entreprise digne de vous, général, et dont je ne détaille pas
+tous les avantages, qui vous frapperont au premier aperçu, est la
+seule qui puisse mettre le sceau à votre gloire, ramener une paix
+durable en France, procurer de la stabilité au gouvernement, et, en
+vous élevant au faîte des grandeurs, vous faire encore bien mériter
+de la patrie.» Certes la perspective qu'ouvrait à l'ambition de
+Bonaparte l'auteur de cette lettre était vaste, mais il est probable
+que les projets du général ne s'arrêtaient plus à la péninsule.
+C'est à la France et non plus à l'Italie qu'il pensait. Sans doute
+il aurait consenti à se faire de l'Italie comme un marche-pied, mais
+pour monter plus haut. «J'ai entendu raconter au jeune et candide
+Villetard, écrit Botta<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>, que se promenant un jour à Montebello
+avec Bonaparte et Dupuis, qui mourut général en Égypte dans la
+révolte du <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> Caire, Bonaparte, s'arrêtant tout à coup, leur
+dit: «Que penseriez-vous si je devenais roi de France?» et que
+Dupuis, grand républicain de profession, lui répondit: «Je serais
+le premier à vous plonger un poignard dans le c&oelig;ur.» Sur quoi
+Bonaparte se mit à rire.» Le général riait, mais il ne parlait pas au
+hasard et cette soudaine effusion cachait mal de secrètes pensées. Le
+premier rang, même en Italie, ne lui convenait plus. Il ne le jugeait
+pas digne de sa fortune et de son avenir, et, sans nul doute, dans
+ce jardin de Montebello, songeait déjà au coup d'État qui devait lui
+donner la suprême autorité en France.</p>
+
+<p>Aussi bien, si Bonaparte ne se considérait pas comme l'homme de
+l'Italie<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>, les Italiens, de leur côté, même les modérés, ne
+tenaient à lui que médiocrement. Quelques-uns d'entre eux, honteux
+de leur asservissement, songeaient déjà à chasser les Français
+d'Italie. C'étaient les chefs de la garde nationale lombarde, Lahoz,
+Pino, Teulié, Birago. Ils avaient fondé une société secrète, dite des
+<i>Rayons</i>, dont le but était la création d'une Italie non plus avec le
+secours de l'étranger, mais exclusivement par les forces italiennes.
+Peu à peu cette société s'étendra et ses opinions finiront par
+s'imposer. C'est déjà le parti national, ce qu'on pourrait appeler la
+Jeune Italie.</p>
+
+<p>Quant aux exaltés, ils se composaient de tous ceux qui, dans la
+sincérité de leur c&oelig;ur, ou par misérable calcul d'intérêt
+personnel, s'imaginaient qu'il était de bon goût de copier les
+exagérations jacobines. Quelques bourgeois, ou plutôt quelques
+boutiquiers, des ouvriers, de petits fonctionnaires, et la tourbe
+des déclassés appartenaient à ce parti. Les journalistes qui se
+grisaient eux-mêmes au cliquetis de <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> leurs périodes en
+constituaient la force apparente. Ils prêchaient avec ardeur la
+démocratie ou plutôt la démagogie, grand mot ronflant, système
+dont ils ne comprenaient seulement pas les obligations. Pour eux
+toute contrainte était une gène, toute obéissance un abus. Aussi
+plaignaient-ils comme un martyr tout citoyen frappé par la loi,
+comme une victime quiconque était obligé soit de payer un impôt,
+soit de ne pas satisfaire ses désirs. Un journal de Milan, <i>le
+Thermomètre Politique</i>, était devenu le principal de leurs organes.
+C'est là qu'agitaient les esprits par leurs articles furibonds,
+Salvadori, Lattanzi, Salfi, Poggi et Abamonti. «Habiles dans les
+luttes de la révolution<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>, mais non dans les combats de la
+liberté, ils déployaient du talent, là où il fallait du caractère.
+Avec la même audace qu'ils avaient montrée pour renverser les
+premières barrières, ils foulaient aux pieds les principes et les
+m&oelig;urs, et abusaient de la liberté jusqu'à l'outrage.» Toute
+une littérature républicaine sortait de ces officines milanaises:
+<i>Notions démocratiques</i><a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a> <i>à l'usage des Écoles normales; Pensées
+d'un républicain sur le bonheur public et privé; Doctrine des Anciens
+sur la liberté; De la souveraineté du peuple; Un républicain jadis
+noble aux anciens nobles.</i> Ces pamphlets, aussi médiocres pour le
+fond que détestables pour la forme, étaient imprimés à un nombre
+considérable d'exemplaires, et lus avec avidité. De Milan ils se
+répandaient dans l'Italie entière. Il est vrai que Milan était
+devenu comme l'asile des réfugiés italiens, romains, napolitains,
+modènais ou vénitiens, qui tous, comme de juste, étaient venus y
+grossir les rangs des exaltés. On citait parmi eux deux prêtres qui
+avaient abjuré, le métaphysicien Poli et Melchior Gioja, le savant
+statisticien; Tambroni un érudit, Beccatini un historien, Custodi
+un économiste. Le médecin Rasori, l'architecte Romain Barbieri,
+et <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> le savant commentateur des douze Tables, Valoriani, se
+signalaient parmi les plus fougueux adversaires de l'ancien régime.
+Un jeune improvisateur Romain, Gianni, mêlait à de furibondes
+attaques contre les tyrans de plates adulations en l'honneur du héros
+libérateur de l'Italie. Le Vénitien Foscolo travaillait à sa tragédie
+de <i>Tieste</i>, et prenait du service dans l'armée lombarde. C'était
+surtout dans les clubs, plus encore que dans les journaux, que ces
+Lombards ou Italiens, donnaient carrière à leur exaltation. Tantôt
+ils se contentaient d'émettre des propositions simplement absurdes,
+partage des propriétés, taxe progressive sur les comestibles,
+ateliers nationaux, etc., tantôt ils discréditaient par d'insolentes
+bravades la liberté et la République. Aujourd'hui ils demandaient la
+permanence de la guillotine, demain le massacre de tous les pères et
+de toutes les mères appartenant à la noblesse, afin que leurs enfants
+fussent élevés dans les nouveaux principes<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>. Ils proposaient
+encore de brûler le Vatican, ou bien de jeter les Bourbons de Naples
+dans le Vésuve, ou bien encore de disperser les cendres de la famille
+royale piémontaise, déposées à la Superga, et de les remplacer par
+celles des patriotes immolés. Dans ces clubs, et spécialement dans
+celui qui s'était pompeusement intitulé <i>Société de l'instruction
+publique</i>, la fureur révolutionnaire atteignait son paroxysme. Cette
+société n'avait-elle pas inscrit dans son programme: destruction de
+toutes les religions, renversement de tous les trônes<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>.</p>
+
+<p>Bonaparte n'éprouvait pour ces démagogues qu'une sympathie médiocre.
+«Soyez sûr, écrivait-il à Greppi<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>, qu'on réprimera cette poignée
+de brigands, presque tous étrangers à Milan, qui croient que la
+liberté est le droit d'assassiner, qui ne peuvent pas imiter le
+peuple français dans les moments <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> de courage et les élans de
+vertus qui ont étonné l'Europe; mais qui chercheraient à renouveler
+les scènes horribles produites par le crime, et qui sont l'objet
+éternel de la haine et du mépris du peuple français.»</p>
+
+<p>La masse du peuple au contraire se laissait prendre à ces folles
+déclamations. Les ardentes philippiques des journalistes et des
+clubistes trouvaient un écho retentissant dans toutes les grandes
+villes. Le théâtre<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a> lui-même devenait une école de corruption, ou
+tout au moins une arène politique dont se servaient les exaltés pour
+répandre leurs bizarres conceptions<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>. C'est ainsi qu'à Modène, dès
+le mois de décembre 1795, en présence du grand-duc Hercule, et à une
+représentation de la <i>Cléopâtre</i> de Nasolini, de mauvais plaisants
+firent entendre le chant du coq, allusion transparente à la prochaine
+venue des Français. Quelques mois plus tard, et dans cette même
+ville, on représentait le <i>Fénelon</i> de Chénier traduit par Salfi,
+l'<i>Alexandre VI</i> du modènais Gidotti, et deux pièces déplorablement
+ennuyeuses d'un certain Giambattista Nasi, dont il suffit de citer
+les titres pour comprendre l'inspiration: <i>L'Aristocratie vaincue par
+la persuasion</i>, et le <i>Républicain se connaît à ses actes</i><a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>. À
+Bergame, Salfi fait représenter <i>Virginie de Brescia</i>, où l'on voit
+un patriote tuer sa fille séduite par un tyran.</p>
+
+<p>C'est surtout à Bologne et à Milan que les auteurs dramatiques
+<span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> se donnent toute licence et dépassent toute mesure. Un
+jeune Bolonais, Luigi Zamboni, avait, en 1794, formé le projet de
+soustraire sa ville natale à l'oppression des légats pontificaux.
+Un étudiant, de Rolandis di Castel-Alfeo, qui s'échappait la nuit
+de son couvent pour assister aux conciliabules, fut son premier
+affidé. Dénoncés et vendus, ces deux jeunes gens furent jetés dans
+les prisons du légat et périrent l'un, Zamboni, en prison, l'autre,
+de Rolandis, sur le gibet. Le châtiment était excessif. Les Bolonais
+conservèrent le souvenir de ces premiers martyrs de la liberté<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.
+En 1797 ils recueillirent leurs cendres et leur élevèrent une colonne
+triomphale. Un poète Bolonais, Luigi Giorgi, composa en leur honneur
+une tragédie intitulée, <i>Au temps des légat et des Pistrucci</i>. C'est
+une violente satire dirigée contre l'auditeur Pistrucci, le principal
+auteur de la condamnation des patriotes, contre le cardinal légat
+Vincenti, l'archevêque Gianneti, les gonfaloniers et les sénateurs.
+Cette tragédie est supérieure aux pièces de circonstance. Il s'y
+rencontre même des scènes à la Shakspeare, lorsque par exemple on
+pénètre dans le cabinet du légat, au moment où il lit et signe la
+sentence de mort de Rolandis, ou bien au dénouement, lorsque les
+victimes de la tyrannie pontificale font appel aux Français<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.
+«Et vous, s'écrie le docteur Veridici, vous qui devez veiller sur
+les destinées du peuple pouvez-vous être jugés? Un légat <i>a latere</i>
+peut-il soutenir un perfide?&mdash;Le Légat: retirez-vous! Auditeur:
+faites-le arrêter.&mdash;L'archevêque: «Oui, <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> oui, faites-le
+arrêter. Quelle est donc cette manière de parler?&mdash;Pistrucci:
+approchez, brigand.&mdash;Veridici: Hélas! Ô ciel! Voici que descendent
+des Alpes les destructeurs de la tyrannie. Avancez, ô Français, et
+vengez l'humanité offensée.» À Bologne fut encore représentée en
+1797, la <i>Rivoluzione, commedia patriotica</i>. On y voyait un noble,
+tyran de sa principauté, mais chassé par le peuple et condamné à
+mort. Au moment où il est conduit les yeux bandés, sous l'arbre de
+la liberté, pour être fusillé, il est sauvé par un autre noble,
+qui aime sa fille, mais qui s'est converti aux nouveaux principes.
+L'ex-tyran renonce aussitôt à ses erreurs, et tous chantent un hymne
+en l'honneur de l'arbre de la liberté.</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Sorgi, felce pianla, sorgi beati segno,<br>
+ Caro, ed eterno segno di nostra liberta!<br>
+ Eviva Bonaparte! viva la liberta.</i></p>
+
+<p>À Milan Jean Pindemonte, l'auteur des <i>Bacchanales de Rome</i>, avait
+donné une «composition tragi-comico-ridicule», dont le titre est
+perdu, mais des prêtres et des nonnes en costume y parodiaient les
+cérémonies du culte, et, comme les représentations étaient gratuites,
+elles furent suivies par un nombreux public. C'est encore à Milan
+que fut représenté le <i>Mariage du Moine</i> par Ranza. L'auteur avait
+donné comme sous-titre: «drame révolutionnaire à représenter pour
+l'instruction des chrétiens dans tous les théâtres de l'Italie
+régénérée», mais c'était une singulière instruction qu'il prétendait
+donner. On assiste en effet au conclave de 1774, aux intrigues des
+cardinaux Bernis et Fantuzzi, aux scandaleuses orgies des aspirants
+à la tiare. Les candidats finissent par se jeter à la tête plats
+et vaisselle, et les valets se partagent les reliefs du feslin, en
+essayant de remettre d'aplomb leurs maîtres tombés sous la table.</p>
+
+<p>On trouvera sans doute que Ranza avait donné libre carrière à sa
+verve aristophanesque. Il fut pourtant dépassé par l'auteur d'un
+ballet, également représenté à Milan: Salfi, un des rédacteurs du
+<i>Thermomètre</i>, était l'auteur ou du moins le <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> parrain de
+ce livret, dont la paternité doit, paraît-il, être attribuée à un
+certain Lefèvre, qui fut plus tard persécuté par le clergé milanais,
+et mourut dans la misère à Paris. Il est intitulé le <i>Ballet du Pape
+ou le général Colli à Rome<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a></i>. L'affiche du spectacle, qui devait
+être joué en grande pompe à la Scala, était accompagnée de ce curieux
+commentaire<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>: «ce ballet annonce le régime de la raison. Il n'est
+pas inventé à plaisir, il est comme la reproduction des faits et des
+caractères qui forment la très intéressante histoire de ce qui s'est
+passé tout récemment à Rome. On pourra vérifier l'exactitude de tous
+les détails, qu'il importe de faire connaître au grand public, en
+parcourant la collection du <i>Thermomètre Politique</i> de la Lombardie.
+Puisse ce commencement de la vérité réduire en cendres l'imposture
+et le fanatisme, et faire triompher la religion et la paix. Salut et
+fraternité.</p>
+
+<p>À la première nouvelle du scandale qui se préparait, l'archevêque de
+Milan essaya d'intervenir. Il écrivit même à Bonaparte. On répondit
+à cette démarche si digne et si naturelle par un sermon antipapal
+prononcé à l'église San Lorenzo. En même temps on répandit dans le
+peuple des libelles injurieux contre la Papauté: <i>Le credo du pape
+pour deux sous, la bulle de Pie VI, la conversion du Pape, Dialogue
+dans le Paradis entre frère Locatelli, théologien de la cathédrale,
+et saint Charles Borromée</i>, etc. En sorte que l'opinion était
+singulièrement excitée quand arriva le jour de la représentation
+(premier jour du carême de 1797).</p>
+
+<p>La scène représente la salle du Consistoire à Rome. On y discute les
+articles de paix proposés par la France. Le général des Dominicains,
+qui parait grand partisan des réformes, et tout pénétré de l'esprit
+des temps nouveaux, démontre par un avant-deux expressif la nécessité
+de se conformer aux ordres de Bonaparte. Le général des Jésuites
+lui répond par un autre pas de caractère, et décide le pape à la
+résistance. Puis, remplaçant <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> la danse par le chant, tous
+ensemble se disposent à festoyer et sans la moindre transition et
+uniquement</p>
+
+<p class="poem10">
+ Per rendere la gioja palese,<br>
+ D'un bel canto patrioto francese,<br>
+ L'aria interno faccian risonar!</p>
+
+<p>Ce chant, accommodé sur un air italien emprunté à l'<i>Astuta in amore</i>
+de Fioraventi, est à tous le moins médiocre:</p>
+
+<p class="poem10">
+ D'âge en âge, de race en race,<br>
+ Que le plus brillant souvenir<br>
+ Porte jusqu'au sombre avenir<br>
+ Les prodiges de notre audace.<br>
+ Que nos neveux, leurs enfants,<br>
+ Par nous à jamais triomphants,<br>
+ Nous doivent leur indépendance!<br>
+ Que le monde brise ses fers!<br>
+ Et que ce jour cher à la France<br>
+ Soit la fête de l'univers.</p>
+
+<p>Tous les assistants l'accueillirent pourtant avec enthousiasme, et
+répétèrent le refrain en criant <i>Vive la France! Vive l'Italie!</i> Un
+spectateur malintentionné s'avisa pourtant de crier <i>Vive la Denise!</i>
+Nous dirions aujourd'hui <i>Vive la Marianne!</i></p>
+
+<p>Au second acte nous sommes transportés au Vatican. Les nièces du
+pape, les princesses Braschi et Santa Croce, remplissent de leurs
+intrigues et de leurs amours le palais pontifical, et le malheureux
+Pie VI joue entre ces deux créatures le rôle d'un Géronte berné et
+conspué. Au troisième acte, sur la place Saint-Pierre, on vient
+d'apprendre les victoires françaises. Aussitôt le pape prend le
+bonnet de la liberté, et, avec les membres du sacré collège, danse
+quelques pas fort vifs, afin de mieux montrer ses belles jambes,
+dont, parait-il, il était fort vain. Tous les personnages ainsi
+tournés en ridicule étaient vivants et les acteurs avaient emprunté
+leurs costumes et, autant que possible, leur physionomie. Il est
+certes difficile d'imaginer une bouffonnerie plus impie.</p>
+
+<p>Aussi bien une sorte de fièvre d'irréligion semblait s'être emparée
+de la population. Depuis qu'un cercle avait été installé <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> dans
+l'église de la Rose<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>, chaque ville avait dû convertir en club
+une de ses églises, et c'est dans ces assemblées que se débitaient
+les insanités les plus criantes. Ce n'étaient pas seulement des
+déclamations plus ou moins retentissantes contre le fanatisme ou la
+superstition. Tantôt une jeune fille proposait son c&oelig;ur et sa main
+à celui qui lui apporterait la tête du pape<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>; tantôt un échappé
+des galères romaines, comme le qualifient les écrits du temps<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>,
+un certain Lattanzi, vomissait d'obscènes imprécations contre le
+Christ et ses ministres<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>. Un jour<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a> un jeune capucin renonçait
+à ses v&oelig;ux et suspendait sa robe brune, en guise de trophée, aux
+branches de l'arbre de la liberté. Un professeur de théologie, un
+sexagénaire, le père Aprini, assistait à un banquet donné en son
+honneur, et dansait la carmagnole. On ne se contentait pas d'abolir
+le nom des saints, qu'on remplaçait par des héros grecs ou romains,
+on interdisait encore toute manifestation extérieure du culte. Il
+est vrai qu'en pleine rue toutes les manifestations anticatholiques
+étaient tolérées: ainsi on mettait la corde au cou d'une statue de
+saint Ambroise, et on la traînait ignominieusement dans la rue.
+Une littérature anticatholique, immonde et sans esprit, avait été
+improvisée. <i>Prières à réciter matin et soir par les chrétiens en
+l'honneur de la très sainte et très bienheureuse liberté; Confession
+d'un Jacobin aux pieds au pape; Pater noster patriotique, Credo
+patriotique;</i> cette dernière prière commençait ainsi: Je crois à la
+République française, et à son fils le général Bonaparte.</p>
+
+<p>Les exaltés se livraient aussi aux caprices de leur imagination
+à propos des fêtes dites patriotiques. Ils débutèrent par des
+plantations d'arbres de la liberté. Bientôt chaque quartier de Milan
+eut le sien. On en planta jusque dans la cour du <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> séminaire.
+De la ville la mode passa dans les villages, et ce ne fut qu'une
+longue suite de fêtes, de danses et de festins qui se prolongèrent
+pendant plusieurs mois. D'ordinaire, un poète improvisait des vers
+pour la circonstance. Le faiseur le plus réputé était un certain
+Gerolamo Costa<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a>, mais ses poésies brillent par le mauvais goût
+aussi bien que par le dédain le plus absolu des règles de la
+prosodie. Il se contente d'accommoder le <i>Ça ira</i> au goût italien et
+de célébrer plus ou moins platement l'alliance franco-italienne:</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Alore cantem uni de scià et delà<br>
+ La Carmagnola cout el sa-irà.<br>
+ Viva, viva pur i Francès<br>
+ Lun el ciar de stij paès!</i></p>
+
+<p>Après les plantations des arbres de la liberté, ce fut le tour
+des anniversaires. Grande fête le 5 juillet 1796 dans le Jardin
+public. Nouvelle fête en septembre pour célébrer la fondation de
+la république française. On avait pour la circonstance converti en
+amphithéâtre la place du Dôme. Au centre avait été dressé l'autel
+de la patrie. Un char triomphal, traîné par six chevaux et couvert
+d'emblèmes allégoriques, portait une jeune femme qui figurait la
+liberté, entourée d'enfants couronnés de guirlandes. Des inscriptions
+rappelaient le nom de tous les régiments qui avaient pris part à
+la campagne<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>. Le cortège défila devant Joséphine Bonaparte,
+qui assistait à la cérémonie du haut d'un des balcons du palais
+Serbelloni, et, quand il arriva sur la place du Dôme, on inaugura
+solennellement un arbre de la liberté; mais les décharges répétées de
+l'artillerie, qui accompagnaient la cérémonie, brisèrent les vitraux
+de la cathédrale, perte irréparable pour l'art.</p>
+
+<p>En février 1797, à propos des victoires de Bonaparte, une grande fête
+fut encore célébrée à Milan. Il y eut aussi des défilés de chars
+emblématiques, puis des banquets publics, et des distributions
+de vivres. Sur le soir, à la Porte Orientale, <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> grand feu
+d'artifice. La liberté immola l'aristocratie dans des flammes, vertes
+et rouges de Bengale, et un aigle empenné, qui commençait à voler,
+fut bientôt réduit en cendres par la foudre des artificiers.</p>
+
+<p>Mis en goût<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a> par ces fêtes, qui exaltaient les esprits, et, à
+ce qu'ils croyaient du moins, répandaient l'amour des institutions
+républicaines, les exaltés n'hésitèrent pas à célébrer les
+anniversaires les plus sinistres de la révolution française; par
+exemple, celui de l'exécution de Louis XVI. Ils avaient, pour la
+circonstance, composé divers écriteaux et les portaient gravement sur
+la poitrine. <i>Il fulmine colga tutti i re in un fascio.&mdash;Il coltello
+di Bruto possa spaventare gli Schiavi di Cesare e gli imitatori
+di Antonio.&mdash;Al popolo che sente una volta la sua indipendenza,</i>
+etc. Les maladroits s'imaginaient qu'ils sauvaient la patrie par
+ces imprécations contre des tyrans qui n'existaient pas, et ces
+cérémonies symboliques, dont ils comprenaient seuls le sens caché.
+Ainsi, le 16 octobre 1797<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>, pour célébrer la mort de la reine de
+France, on brûla sur la place du Dôme des livres de droit canon,
+quelques bulles pontificales, une histoire de la guerre d'Italie par
+Bolzani, quelques journaux hostiles rédigés par Taglioretti, Motta,
+Polini, et deux grandes gravures représentant l'une la tiare papale,
+l'autre l'aigle à deux têtes. Les organisateurs de cet autodafé
+s'imaginaient sérieusement qu'ils portaient ainsi un coup mortel à
+l'ancien régime. Ce sont sans doute les mêmes personnages, grotesques
+à force d'être naïfs, qui s'avisèrent tout à coup de trouver un air
+menaçant à la statue du roi Philippe II, qui, depuis deux siècles
+se dressait sur la place des Marchands. Ils lui coupèrent la tête
+et la remplacèrent par celle de Brutus, le héros du jour. Ils lui
+enlevèrent son sceptre et lui mirent entre les mains l'inscription
+suivante: <i>All'ipocrisia di Filippo II succéda la virtù di Marco
+Junio Bruto!</i></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> V</h3>
+
+<p>Pendant ce temps, les partisans secrets de l'Autriche s'organisaient,
+et les modérés, que dégoûtaient ces excès, sans se rapprocher
+d'eux, commençaient à craindre de s'être inutilement compromis. Ces
+partisans de l'Autriche n'étaient pas nombreux, mais ils avaient
+de l'influence par leurs richesses. En outre, ils avaient, dans
+les campagnes par leurs tenanciers, et dans les villes par leurs
+domestiques, une véritable clientèle. Au jour du danger, ils
+pouvaient devenir redoutables. L'un d'entre eux, Gambanara, n'avait
+pas hésité à payer de sa personne. Il était descendu dans la rue,
+lors de l'insurrection de Binasco et de Pavie. D'autres restaient
+enfermés dans leurs palais et se contentaient d'y forger péniblement
+de lourdes épigrammes contre les Français et de les imprimer
+eux-mêmes pour ne mettre personne dans la confidence, comme le comte
+Pertusati, dont un historien contemporain, Giovanni de Castro, a
+fait connaître l'&oelig;uvre informe et décousue, mais malicieuse<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>.
+D'autres enfin s'étaient retirés dans leurs châteaux<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>,
+correspondaient mystérieusement avec l'Autriche, et attendaient le
+moment d'assouvir leurs rancunes.</p>
+
+<p>Entre les modérés dont il devait ranimer la bonne volonté, les
+exaltés dont il méprisait les tendances<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>, mais dont il <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span>
+appréciait le zèle, et les partisans de l'ancien régime qu'il
+affectait de mépriser, mais dont il surveillait les démarches, le
+rôle de Bonaparte eût été difficile s'il n'eût, depuis longtemps,
+pris son parti. Homme de guerre et de discipline, il sentait
+d'instinct que la modération seule donnerait à la Lombardie une forme
+de gouvernement qui allierait la force à la liberté. Les excès de la
+démagogie le dégoûtaient, et il ne se cachait pas pour le dire. À
+maintes reprises, il avait exprimé son mépris à propos de certains
+articles du <i>Thermomètre politique</i>. Il avait interdit les attaques
+furibondes contre la religion, contre le pape, et spécialement
+contre le roi de Sardaigne, dont il appréciait la dignité et la
+solidité. Les élucubrations de Lattanzi avaient le privilège de
+l'agacer. Il finit par en ordonner la suppression. Il se prononça
+même très catégoriquement en faveur des modérés, et leur envoya,
+le 10<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a> décembre 1796, une sorte de manifeste qui eut un grand
+retentissement. Il engageait les Lombards à l'union. «Je suis bien
+aise, ajoutait-il, de saisir ces circonstances pour détruire des
+bruits répandus par la malveillance. Si l'Italie veut être libre, qui
+pourrait désormais l'en empêcher?... Réprimez surtout le petit nombre
+d'hommes qui n'aiment la liberté que pour arriver à une révolution;
+ils sont ses plus grands ennemis; ils prennent toute espèce de
+figure pour remplir leurs desseins criminels ... Vous pouvez, vous
+devez être libres sans révolutions, sans courir les chances et sans
+éprouver les malheurs qu'a éprouvés le peuple français. Protégez les
+propriétés et les personnes, et inspirez à vos compatriotes l'amour
+de l'ordre et des vertus guerrières qui défendent et protègent les
+républiques et la liberté.» Ces sages conseils étaient fort goûtés
+par le parti modéré, mais ils déplaisaient d'autant aux exaltés.
+Seulement, comme Bonaparte était le maître, on n'osait protester,
+mais les exaltés commençaient à trouver sa domination pesante. Les
+modérés, au contraire, se rapprochaient de plus en plus du général,
+disposés à toutes les concessions pour se <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> l'attacher d'une
+façon définitive. Aussi bien le général n'allait pas tarder à se
+prononcer en leur faveur.</p>
+
+<p>Un jour, l'ambassadeur de France à Florence, Miot<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>, vint trouver
+Bonaparte à Mombello, et eut avec lui et Melzi une conversation
+singulière, dont nous retrouvons le souvenir dans les intéressants
+mémoires de ce diplomate. «Il faut à la nation, disait-il à Miot en
+parlant de la France, un chef illustre par la gloire et non par des
+théories de gouvernement, des phrases et des discours d'idéologues
+auxquels le pays n'entend rien. Quant à votre pays, Melzi, il y
+a encore moins qu'en France d'éléments de républicanisme, et il
+faut encore moins de façons avec lui qu'avec tout autre. Vous le
+savez mieux que personne. Nous en ferons tout ce que nous voudrons;
+mais le temps n'est pas encore venu. Il faut céder à la fièvre du
+moment. Nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre
+façon. Monge nous arrangera cela.» Ce qu'il appelait la fièvre du
+moment, c'étaient les ordres du Directoire qui voulait imposer à
+tous les États conquis la constitution française, et jeter dans le
+même moule pour ainsi dire des pays différents par les usages et
+les institutions. Bonaparte ne se sentait pas encore assez fort
+pour résister au Directoire, mais il entendait prendre une prompte
+revanche, et, comme il le disait à Miot dans ce même entretien, qui
+vraiment semble arrangé après coup et pour les besoins de la cause,
+tant Bonaparte s'y montra stupéfiant d'impudence dans la candeur de
+ses aveux: «Je ne voudrais quitter l'Italie que pour aller jouer en
+France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le
+moment n'est pas encore venu. La poire n'est pas mûre!»</p>
+
+<p>En attendant l'heureux moment de la maturité de ses désirs, Bonaparte
+se décida à faire en Italie l'essai de ses théories de gouvernement,
+et s'occupa sérieusement d'organiser la future République. Sans
+avoir un penchant décidé pour telle ou telle forme de gouvernement,
+Bonaparte aurait voulu une administration <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> concentrée
+et énergique. Bien qu'il ne crût pas, comme les métaphysiciens
+constitutionnels de l'époque, que l'art de gouverner les peuples
+fût une science abstraite, qui ne dépendait ni du temps ni des
+lieux, il pria son ami Talleyrand de lui envoyer, pour l'aider de
+leurs conseils, les hommes qui passaient pour avoir médité sur les
+divers systèmes politiques. Talleyrand lui proposa Siéyès. «Par la
+réputation dont il jouit, lui écrivait-il, il est propre à remplir
+avec succès une place de membre du Directoire exécutif. Il est
+d'ailleurs tellement compromis avec les Autrichiens qu'il est une
+des personnes de l'opinion de laquelle nous devons être les plus
+sûrs.» Bonaparte parait n'avoir jamais éprouvé pour Siéyès qu'une
+sympathie médiocre. Il goûtait peu les théories et les qualifiait
+volontiers d'utopie. Pourtant la réputation de Siéyès était si bien
+établie qu'il crut devoir remercier Talleyrand de son choix, et
+lui annonça que Siéyès serait le bienvenu en Italie<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>. «Je crois
+effectivement comme vous que sa présence serait aussi nécessaire à
+Milan qu'elle aurait pu l'être en Hollande, et qu'elle l'est à Paris.
+Malgré notre orgueil, nos mille et une brochures, nous sommes très
+ignorants dans la science politique morale ... Croyez que vous me
+ferez un sensible plaisir si vous pouvez contribuer à faire venir
+en Italie un homme dont j'estime les talents et pour qui j'ai une
+affection toute particulière.» Il est vrai que, dans la même lettre,
+tout en débitant ces compliments, Bonaparte esquissait un plan de
+constitution, où il donnait tous les pouvoirs et tous les droits au
+chef de l'État au détriment des assemblées législatives, et il se
+plaignait «des<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a> mille lois de circonstances qui s'annulent toutes
+seules par leur absurdité et qui nous constituent une nation sans
+lois avec trois cents in-folio de lois». Siéyès qui tenait à réserver
+sa réputation et songeait à appliquer ses théories constitutionnelles
+non pas en Italie mais en France, comprit qu'il jouerait un <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span>
+jeu dangereux en essayant d'imposer ses volontés au vainqueur de
+l'Italie. Il remercia donc Talleyrand et ne quitta point Paris.</p>
+
+<p>Talleyrand avait aussi songé à Benjamin Constant<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>: «C'est un homme
+à peu près de votre âge, avait-il écrit à Bonaparte, passionné pour
+la liberté, d'un esprit et d'un talent en première ligne. Il a marqué
+par un petit nombre d'écrits d'un style énergique et brillant, pleins
+d'observations fines et profondes. Son caractère est ferme et modéré.
+C'est un républicain inébranlable et libéral.» Bonaparte n'avait
+attendu ni Siéyès qu'il devait retrouver au 10 brumaire, ni Benjamin
+Constant, qu'il n'appellera à lui qu'en 1815, pour régler le sort des
+Milanais. Il chargea un comité italien<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a> de préparer un projet de
+constitution. Le plus célèbre de ces législateurs était un Tyrolien,
+longtemps professeur à Pavie, le père Grégorio Fontana. Ce savant
+aurait voulu se dérober, mais Bonaparte tenait à donner à la future
+constitution l'autorité de son nom. Fontana se résigna et se mit au
+travail. Ce fut peine inutile. Les injonctions du Directoire étaient
+formelles, et Bonaparte ne permettait la discussion que pour la
+forme. Il fut donc résolu que la nouvelle République jouirait d'une
+constitution calquée sur la constitution française, c'est-à-dire
+que le pouvoir exécutif serait confié à cinq directeurs assistés de
+ministres et le pouvoir législatif à un corps législatif de 40 à 60
+Anciens et à un grand conseil de 120 Jeunes. En outre la République
+serait divisée en départements et administrée comme l'était la
+France. Par prudence, et pour la première fois, Bonaparte se réserva
+de désigner les premiers directeurs, législateurs ou fonctionnaires.
+Ses choix furent heureux. Les cinq directeurs furent Serbelloni,
+un des plus grands seigneurs de <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> l'Italie, le savant médecin
+Moscati, et trois citoyens réputés pour leur modération, Alessandri
+Paradisi et le Ferrarais Costabile Containi. Sommariva fut désigné
+comme secrétaire du Directoire. Au ministère de la guerre fut appelé
+Birago, à celui des finances Ricci, à celui de la justice Luosi, à
+celui des affaires étrangères Testi, à celui de la police Porro.
+Dans les conseils entrèrent tous ceux qui s'étaient fait un nom par
+leurs sentiments républicains, par les services rendus à la patrie ou
+par leur dévouement à Bonaparte. Sauf de rares exceptions, c'était
+assurément l'élite de l'Italie qui arrivait aux affaires<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>. Qu'il
+nous suffise de citer parmi ces ouvriers de la première heure Melzi,
+Cicognara, Martinego, Fenaroli, Lecchi, Pallavicini, Arese, Colonna,
+Bossi le poète, Mascheroni le mathématicien, Lamberti, Cavedoni,
+Guglielmini, Somaglia, et le jeune Romain Gianni, que Bonaparte
+récompensa de ses éloges emphatiques en lui donnant droit de cité
+dans la première république italienne.</p>
+
+<p>Ces changements furent annoncés aux Lombards par une de ces
+proclamations retentissantes, comme Bonaparte savait les rédiger: «La
+République Cisalpine, leur disait-il, était depuis longtemps sous
+la domination de la maison d'Autriche. La République française a
+succédé à celle-ci par droit de conquête: elle y renonce dès ce jour
+et la République Cisalpine est libre et indépendante. Reconnue par la
+France et par l'Empereur, elle le sera bientôt par toute l'Europe. Le
+Directoire de la République française, non content d'avoir employé
+son influence et les victoires des armées républicaines pour assurer
+l'existence politique de la République Cisalpine, porte plus loin
+sa sollicitude. Convaincu que, si la liberté est le premier des
+biens, une révolution entraîne à sa suite les plus <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> terribles
+des fléaux, il donne au peuple cisalpin sa propre constitution,
+le résultat des connaissances de la nation la plus éclairée de
+l'Europe. Du régime militaire le peuple cisalpin doit donc passer à
+un régime constitutionnel.... Depuis longtemps il n'existait plus de
+République en Italie, le feu sacré de la liberté y était étouffé, et
+la plus belle partie de l'Europe vivait sous le joug des étrangers.
+C'est à la République Cisalpine à montrer au monde, par sa sagesse,
+par son énergie, par la bonne organisation de ses armées, que
+l'Italie moderne n'a pas dégénéré et qu'elle est encore digne de la
+liberté<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>.»</p>
+
+<p>Quelques jours plus tard, le 9 juillet, était célébrée en grande
+pompe l'inauguration de la République<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>. Dans l'immense enceinte
+du Lazaret, devenu le Champ de la Confédération, se réunissaient
+les députés de toutes les communes et plus de 400 000 Italiens en
+habits de fête. Les détonations de l'artillerie et le carillon des
+cloches annonçaient la cérémonie<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>. L'archevêque de Milan célébrait
+une messe solennelle sur l'autel de la patrie, et bénissait les
+drapeaux. Serbelloni, le président du Directoire, prononçait une
+pompeuse harangue et prêtait le premier serment de fidélité à la
+Constitution et à la République. Le serment était répété par les
+voix enthousiastes de la foule. Puis commençaient les danses et les
+réjouissances qui se succédaient jusqu'au lendemain. En souvenir de
+la fête, on décrétait l'érection de huit pyramides quadrangulaires,
+dont les inscriptions rappelleraient le nom des braves qui avaient
+succombé ou des citoyens qui s'étaient sacrifiés pour leur nouvelle
+patrie.</p>
+
+<p>Le jour même on ordonnait la fermeture de la <i>Société d'Instruction
+publique</i>. Sans doute les membres de cette Société <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> l'avaient
+compromise par leurs exagérations et leurs bravades, mais, au moment
+où l'on prodiguait les assurances de liberté, n'était-ce pas rappeler
+durement aux Cisalpins qu'en dépit des protestations de Bonaparte le
+régime militaire durait toujours<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>.</p>
+
+<h3>VI</h3>
+
+<p>Il est vrai de reconnaître que, si Bonaparte se souciait peu de
+ménager les intransigeants Milanais, et si, d'un autre côté, il
+ne tenait pas grand compte des constitutions, il se préoccupait
+des réformes sociales. Son &oelig;uvre personnelle fut l'introduction
+en Italie de l'égalité par l'abolition des privilèges féodaux,
+de la dîme, des fidéicommis, des majorats, par la déclaration
+d'admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics. Pourtant,
+bien qu'il bouleversât si complètement l'ancien régime, il s'efforça
+de rattacher aux institutions nouvelles ceux qui en souffraient le
+plus, les nobles et les prêtres, car il se défiait de la foule, ou
+plutôt des meneurs de la foule. Par instinct il se ralliait au grand
+parti: conservateur il n'était révolutionnaire que par nécessité. Ses
+avances furent accueillies avec empressement. Grâce à cette habile
+modération, tous ceux qui par caractère ou par tradition eussent été
+les ennemis les plus acharnés de la jeune République, devinrent au
+contraire les premiers intéressés à la soutenir. Bonaparte espérait
+ainsi donner à ce nouvel état toutes les garanties de la stabilité,
+et lui assurer le bienfait des réformes sociales de notre Révolution,
+tout en lui épargnant les agitations qui avaient troublé la France
+depuis 1789.</p>
+
+<p>Une question fort importante à régler était celle des frontières de
+la nouvelle République, et du nom qu'elle porterait. <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> Il n'y
+avait aucune difficulté pour les anciennes provinces autrichiennes,
+Milanais et Mantouan. L'Autriche avait renoncé à tous ses droits
+sur ces provinces. Elles devaient donc appartenir, par le fait même
+de cette cession, à la nouvelle République: mais réduites à leurs
+seules forces, ces deux provinces n'auraient pas été capables de
+vivre ou tout au moins de se défendre, et les patriotes italiens,
+dans leurs aspirations unitaires, rêvaient déjà de faire de cet
+État comme le noyau de la future Italie, libre et indépendante des
+Alpes à l'Isonzo et à la mer Ionienne. Des annexions territoriales
+étaient donc nécessaires. Une petite République avait été formée aux
+dépens du duc de Modène et du Pape: la République Cispadane. Cette
+république conserverait-elle son autonomie, ou se fondrait elle avec
+la république Lombarde? Bonaparte connaissait l'égoïsme municipal
+des cités italiennes. Comme il ne se souciait guère de créer dans la
+péninsule un État trop puissant, il aurait voulu que la Cispadane
+vécût à part, et que la Lombardie formât une autre république
+également indépendante sous le nom de Transpadane. Mais à Milan,
+comme à Bologne, à Modène, on comprenait l'importance et la nécessité
+de l'union. Transpadans et Cispadans portaient le même uniforme, et
+se battaient sous le même drapeau. L'opinion publique se prononça
+avec tant de force que Bonaparte ne crut pas devoir s'opposer à cette
+manifestation patriotique. Il déclara donc, avec l'assentiment du
+Directoire, que les deux Républiques se fondraient en une seule, qui
+porterait le nom de République Cisalpine. On avait bien pensé à lui
+donner le nom de République Lombarde, mais les Lombards n'avaient
+jamais été que des usurpateurs. On avait également voulu lui donner
+le nom de République Italienne: c'était même le v&oelig;u le plus
+général: mais on était alors en paix avec les rois de Piémont et
+de Naples, avec le duc de Parme, avec la Toscane. On craignait, en
+ressuscitant ce nom, de réveiller trop de souvenirs, de soulever trop
+d'espérances, et on adopta la dénomination de République Cisalpine,
+qui ménageait toutes les susceptibilités.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> Un nouvel et important accroissement de territoire fut
+donné à la Cisalpine aux dépens de Venise. Nous raconterons plus
+loin la chute et le partage de cette infortunée République, dont
+le seul crime fut de ne pas avoir été à la hauteur de sa vieille
+réputation, et qui fut sacrifiée aux convoitises de ses voisins, et
+aux implacables exigences d'une diplomatie sans ménagements et sans
+scrupules. Il nous suffira de rappeler ici que, lors du partage des
+dépouilles vénitiennes, la Cisalpine hérita de toutes les villes en
+deçà du Mincio, Bergame, Côme, Brescia, Peschiera, etc. Sa frontière
+orientale fut de la sorte portée au lac de Garde et au Mincio. Peu à
+peu la Cisalpine s'arrondissait et devenait importante.</p>
+
+<p>Avant de quitter l'Italie, Bonaparte fit un dernier cadeau à
+l'État qu'il avait fondé, et qu'il semblait affectionner. Une
+petite vallée suisse, la Valteline, était à la merci de magistrats
+ignorants, les podestats, qui, ayant acheté leurs charges, ne
+cherchaient qu'a recouvrer avec usure l'argent qu'elles avaient
+coûté. Aussi la justice était-elle vénale, et les abus tolérés. On
+pouvait se racheter de tout crime, sauf d'homicide qualifié, et,
+comme les procès étaient une source de profits, les podestats non
+seulement cherchaient à découvrir des délits, mais encore à en faire
+commettre. Ils avaient à leur service de malheureuses créatures, qui
+pratiquaient la séduction et dénonçaient ensuite leurs complices. Ils
+provoquaient encore des tumultes, pour avoir occasion de confisquer
+des propriétés ou de prononcer des amendes.</p>
+
+<p>Or la Valteline appartient géographiquement à l'Italie, car elle
+forme la vallée supérieure de l'Adda. Tout ce qu'il y avait dans
+le pays de citoyens honnêtes et instruits, dégoûtés de la tyrannie
+des podestats, voulait secouer le joug de la Suisse. Le voisinage
+de la Cisalpine acheva de provoquer un mécontentement général. Des
+troubles éclatèrent, et bientôt l'émeute prit le caractère d'une
+guerre sociale, car les paysans de la vallée avaient à se venger
+de plusieurs siècles de contrainte et d'humiliations. Les cantons
+suisses intervinrent pour rétablir leur domination. L'Autriche qui
+avait des partisans <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> dans la vallée, entre autres la puissante
+famille des Planta, éleva des prétentions. Aussitôt Bonaparte, averti
+du danger par les amis héréditaires de la France, la famille de
+Salis, se fit appeler par les paysans en qualité de médiateur, et
+prononça en leur faveur contre les Grisons et indirectement contre
+l'Autriche. Seulement il outrepassa, suivant son habitude, les
+pouvoirs qui lui avaient été conférés, et, malgré le désir exprimé
+par ses protégés de continuer à faire partie de la confédération
+helvétique à l'état de canton libre, déclara qu'ils étaient annexés
+à la Cisalpine<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>. Il y eut quelques protestations, quelques
+soulèvements même, mais bientôt tout rentra dans le calme, car Murat
+avait été envoyé pour le rétablir à la tête d'une forte brigade
+et ces Cisalpins, de par la grâce de Bonaparte et sans volonté
+nationale, s'habituèrent à leur qualité de membres de la première
+République fondée par la France.</p>
+
+<p>L'annexion de la Valteline reculait jusqu'aux Alpes la frontière
+septentrionale de la Cisalpine. Défendue à l'est par le lac de Garde,
+le Mincio et l'Adriatique, à l'ouest par les Apennins et le Tessin,
+au centre de la péninsule, maîtresse des plaines les plus riches et
+des vallées les plus fertiles, entourée d'états alliés ou sujets de
+la France, la Cisalpine semblait n'avoir rien à craindre. Ce fut
+alors qu'on la divisa en vingt départements, et un certain nombre de
+districts. Dans chaque district des municipalités librement élues
+administraient les affaires locales. Les affaires d'un intérêt plus
+général étaient confiées aux administrateurs des départements. Les
+départements furent ainsi dénommés: Olona (Milan); Tessin (Pavie),
+Lario (Côme), Verbano (Varèse), Montagne (Lecco), Serio (Bergame),
+Adda et Oglio (Sondrio), Mela (Brescia), Benaco (Desenzano), Mincio
+(Mantoue), Adda (Lodi), Crostolo (Reggio), Panaro (Modène), Alpes
+Apuanes (Massa), Reno (Bologne), Pô supérieur (Cento), Pô inférieur
+(Ferrare), Liamone (Faenza), Rubicon (Rimini).</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> Les institutions ne suffisaient pas. Il fallait encore et
+surtout retremper les caractères. Bonaparte espéra qu'en accoutumant
+les Italiens à la noble carrière des armes il leur inspirerait des
+sentiments d'honneur et l'amour de la gloire. Des gardes nationales
+furent partout organisées<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>. Des régiments de ligne se formèrent
+peu à peu. Les légions polonaises de Dombrowsky s'enrôlèrent sous
+les drapeaux de la nouvelle République et de nombreux officiers
+français obtinrent l'autorisation de mettre leur expérience militaire
+au service de la jeune armée Italienne. Dès ce jour les m&oelig;urs
+se modifièrent. L'esprit national se forma. On remarqua que les
+enfants, au lieu de jouer à la chapelle, eurent des jeux militaires,
+et que les jeunes gens fréquentèrent non plus les sacristies ou
+les boudoirs, mais les manèges et les salles d'armes. Le théâtre
+lui-même, qui longtemps avait tourné en ridicule la pusillanimité
+italienne, retentit de chansons guerrières et patriotiques, et les
+femmes, ces arbitres suprêmes de l'opinion, repoussèrent les hommages
+qui leur étaient offerts par d'autres que des patriotes éprouvés.</p>
+
+<p>Heureux de ce changement dont il était en grande partie l'auteur<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>,
+Bonaparte n'aurait pas voulu revenir en France avant de voir reconnue
+par l'Europe entière la nouvelle République. Visconti avait été
+nommé ambassadeur à Paris. <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> Il fut reçu en audience publique
+le 27 août 1797, et adressa au Directoire un discours emphatique qui
+lui valut une réponse pompeuse et ampoulée. Les chefs du gouvernement
+lui promirent la protection de la France, et comme l'Autriche, qui
+n'avait pas encore signé le traité de Campo-Formio, montrait peu
+d'empressement et faisait mine de reprendre les hostilités, ils
+profitèrent de l'occasion pour lancer contre elle de retentissantes
+menaces. Marescalchi avait été envoyé comme ambassadeur à Vienne.
+L'Autriche différa sa reconnaissance. Elle prétendit que le traité
+définitif n'était pas encore signé, et que d'ailleurs la nouvelle
+République n'était pas encore libre, puisque son territoire était
+occupé par des soldats étrangers. Évidemment l'Autriche se réservait.
+Il fallut se contenter de ces mauvaises raisons, et attendre son
+consentement pour des jours meilleurs. L'Espagne, Parme, le roi de
+Naples, le grand-duc de Toscane, le roi de Sardaigne, la République
+Ligurienne et le Pape lui-même, liés à la France par des traités
+ou menacés par ses armées, s'inclinèrent devant le fait accompli,
+et envoyèrent leur reconnaissance. L'Angleterre et la Russie, qui
+n'avaient pas déposé les armes, protestèrent par leur silence.</p>
+
+<p>La Cisalpine n'en était pas moins reconnue par la moitié de l'Europe
+et directement soutenue par la France. Elle occupait une solide
+position militaire. Tout semblait devoir annoncer à ces trois ou
+quatre millions d'Italiens, pour la première fois depuis des siècles
+libres et réunis, une ère nouvelle de prospérité et de grandeur. Déjà
+les patriotes italiens oubliaient les spoliations du début pour rêver
+un avenir glorieux. Peu à peu disparaissaient les mauvais souvenirs,
+les blessures se fermaient, l'ordre renaissait; l'université de
+Pavie avait rouvert ses cours longtemps interrompus<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>. Hélas!
+cette prospérité était trompeuse; ces jours de paix <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span>
+n'étaient qu'une trêve passagère. À peine Bonaparte était-il rentré
+en France que tous les abus recommençaient, et qu'à la période de
+l'organisation succédait la période de l'anarchie.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> CHAPITRE II<br>
+<span class="smaller">LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE</span></h2>
+
+<p class="resume">
+ Gênes et la décadence de l'aristocratie. &mdash; Politique de
+ neutralité désarmée. &mdash; Violations de territoire. &mdash; Affaire de la
+ <i>Modeste</i>. &mdash; Mission de Bonaparte à Gênes en 1794. &mdash; Intrigues
+ de Girola et de Drake. &mdash; Affaire des fiefs impériaux. &mdash; Les
+ Barbets. &mdash; Sac d'Arquata. &mdash; Affaire de Santa Margarita.
+ &mdash; Ménagements calculés de Bonaparte. &mdash; Les démocrates et
+ les aristocrates. &mdash; Émeute du 23 mai 1797. &mdash; Écrasement
+ des démocrates. &mdash; La mission de Lavalette. &mdash; Le traité
+ de Mombello. &mdash; Les excès des démagogues. &mdash; Révolte du 4
+ septembre. &mdash; Batailles d'Albaro et de San Benigno. &mdash; Création de
+ la République Ligurienne.</p>
+
+<p>En 1796, lorsque les Français descendirent en Italie, ils y
+trouvèrent deux républiques, jadis puissantes et glorieuses, mais
+dont la décadence était alors irrémédiable.</p>
+
+<p>Venise et Gênes, unies dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune,
+n'avaient plus que les apparences de la force et ne se soutenaient
+que par leur antique réputation. De ces deux républiques, nos
+généraux détruisirent et partagèrent la première. C'est un des
+épisodes les plus douloureux de notre histoire contemporaine. Sous
+prétexte de transformer la seconde, ils ne lui laissèrent qu'une
+ombre d'indépendance. C'est un des chapitres les moins glorieux de
+l'histoire de la domination française en Italie.</p>
+
+<p>Gênes était devenue de bonne heure un centre important de commerce.
+Bâtie au fond du golfe qui porte son nom, à l'endroit où les Apennins
+s'infléchissent brusquement dans la direction du sud-est pour
+former l'Italie péninsulaire, à mi-chemin, <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> par conséquent,
+entre l'Italie du Nord et l'Italie du Sud, Gênes s'élève en
+amphithéâtre sur les gradins arides et brûlés des premières sommités
+de l'Apennin, entre les deux petites vallées de la Polcevera et du
+Bisagno. Sa grande prospérité commence avec les croisades. Elle
+profite alors des routes nouvelles ouvertes au commerce par les
+guerres saintes et étend sa domination en Italie sur cette longue
+et étroite bande de terrain, resserrée entre les Alpes Maritimes
+et les Apennins d'un coté, la Méditerranée de l'autre, qu'on est
+convenu d'appeler la rivière de Gênes. En Orient, comme elle aide
+les empereurs de Constantinople dans leurs entreprises, elle est
+récompensée par d'importants privilèges. Les faubourgs de Pera et
+Galata à Constantinople lui appartiennent. Sur tous les points de
+l'Archipel, elle se fait céder des stations avantageuses: Scio,
+Métélin, Ténédos, Smyrne. Les rois de Chypre lui paient tribut. Au
+fond de la mer Noire, elle s'empare de Caffa et d'Azow, et accapare
+le commerce de l'Inde par la mer Caspienne. Ce qu'on a nommé depuis
+les échelles du Levant lui appartient. Quelques-uns de ses hardis
+capitaines s'engagent même dans l'Océan Atlantique et arborent le
+pavillon de Saint-Georges sur quelques îles et certains points de
+la côte africaine. Cette prospérité se soutint du <span class="smcap">XI</span><sup>e</sup>
+au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle. Gênes humilie ses rivales; elle comble
+le port de Pise; elle menace Venise jusque dans ses lagunes; elle
+occupe la Corse; elle envoie ses négociants s'emparer des Canaries;
+en un mot, elle devient la puissance prépondérante en Italie et
+presque dans la Méditerranée. Mais, au lieu de continuer à diriger
+vers la mer et vers le commerce l'exubérante activité et l'ardeur
+intelligente de ses citoyens, Gênes s'abîme dans les discordes
+intestines. Lorsque la découverte de l'Amérique, en transportant
+de la Méditerranée à l'Océan le commerce du monde, les frappa d'un
+coup terrible; lorsque les Turcs, en s'emparant de Constantinople,
+leur enlevèrent leurs comptoirs orientaux; les Génois, au lieu de
+se tourner dans une autre direction, ne surent plus que s'entretuer
+dans les rues de leur capitale, et à la glorieuse période <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span>
+des conquêtes d'outre-mer et des grandes guerres contre les
+puissances rivales succéda la triste et lamentable période des
+dissensions municipales et des guerres civiles.</p>
+
+<p>Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces luttes séculaires.
+Il nous suffira de rappeler que deux partis, les démocrates et les
+aristocrates, se disputeront longtemps le pouvoir à Gênes. À la
+tête des démocrates étaient les Fregosi et les Adorni. Les chefs de
+l'aristocratie se nommaient les Doria, Spinola, Grimaldi, Fieschi,
+etc. Ce furent les aristocrates qui l'emportèrent définitivement.
+Ils réussirent à fonder un gouvernement qui leur assurait la
+perpétuité du pouvoir. Quatre cent trente-sept familles de noblesse,
+dite nouvelle et vingt-huit familles de noblesse dite ancienne,
+c'est-à-dire quatre cent soixante-cinq familles, étaient inscrites
+au livre d'or, et se partageaient entre elles le pouvoir et les
+honneurs, à l'exclusion absolue des bourgeois et du peuple. Un grand
+conseil composé de quatre cents membres et un petit conseil de
+cent membres, le petit conseil ou Sénat élu par le Grand Conseil,
+délibéraient en commun sur les lois, les impôts et les douanes.
+Huit Gobernatori ou gouverneurs choisis parmi les Sénateurs étaient
+investis du pouvoir exécutif; enfin un Doge choisi parmi les huit
+Gobernatori représentait la Nation. Ses pouvoirs étaient bisannuels,
+ainsi que ceux des Gobernatori; mais il pouvait être réélu.</p>
+
+<p>Pendant que l'aristocratie génoise, dans son maladroit égoïsme,
+ne songeait qu'à maintenir sa domination, peu à peu tombaient les
+derniers débris de l'empire colonial. Réduite au rôle honteux de
+cliente de l'Espagne, Gênes, qui, jadis, était surnommée la Superbe,
+subissait humiliations sur humiliations. En 1684, Louis XIV la
+faisait bombarder et forçait le Doge à lui présenter en personne les
+excuses de la République. En 1746, les Autrichiens s'en emparaient
+et la traitaient en ville conquise. En 1768, la Corse se soulevait,
+et Gênes, qui ne pouvait même plus la dompter, était forcée de la
+vendre à la France. Ainsi s'affaiblissent et disparaissent les États
+que les préoccupations de la politique intérieure et <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> les
+déchirements de la guerre civile absorbent au point qu'ils négligent
+leurs intérêts extérieurs.</p>
+
+<p>Une faute plus grave encore, commise par les Génois, fut de se
+désintéresser des brûlantes questions politiques qui agitèrent
+l'Europe à la fin du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle. Placés entre la
+France qui cherchait à répandre au loin son influence, le Piémont qui
+ne demandait qu'à annexer leur territoire afin de devenir du jour
+au lendemain puissance maritime et l'Autriche, devenue leur voisine
+directe par le Milanais et indirecte par la Toscane, les Génois
+auraient dû, pour assurer leur indépendance, équiper une armée ou
+tout au moins une flotte qui leur aurait permis de faire respecter
+leur pavillon. Ainsi que les Vénitiens, ils s'imaginèrent, bien à
+tort, que leur position leur imposait la nécessité de garder la
+neutralité et la neutralité désarmée. Certes, à ne considérer que les
+apparences, ils ne pouvaient que gagner à cette politique, puisque
+les Français, les Autrichiens et les Piémontais allaient les employer
+forcément comme intermédiaires pour toutes leurs transactions, et
+que les négociants génois, en devenant les fournisseurs attitrés
+des belligérants, réaliseraient des gains énormes. Au point de vue
+strictement commercial, leurs calculs étaient fondés; mais il n'y
+a pas en ce monde que sa bourse à ménager: l'honneur national et
+l'indépendance territoriale ne sont pas des mots vides de sens.
+Les Génois en feront bientôt la dure expérience! Il était évident
+que si les négociants génois allaient profiter, pour s'enrichir,
+de la guerre entre la France et l'Autriche, ces deux puissances se
+réserveraient d'agir à leur guise ou pour ou contre Gênes. Que si au
+contraire, dès le début des opérations, les Génois avaient prouvé
+par d'imposantes manifestations qu'ils étaient résolus à maintenir
+l'indépendance et l'intégrité de leur territoire, non seulement ils
+auraient à leur aise continué leur commerce avec les belligérants,
+mais encore la France ou l'Autriche auraient cherché à se procurer
+leur alliance, même au prix des plus lourds sacrifices. Ils ne le
+firent pas. Les préoccupations mercantiles les aveuglèrent. Ils
+allaient expier leur politique <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> insensée, d'abord par une
+série d'humiliations, et, en second lieu, par la perte de leur
+indépendance.</p>
+
+<p>Dans les premières années de la guerre, de 1792 à 1796, Gênes
+crut d'abord n'avoir qu'à se féliciter de ne pas sortir de la
+neutralité. Elle fournissait également aux besoins des Français et
+des Austro-Piémontais, et s'enrichissait par le commerce; mais, peu à
+peu, les belligérants se rapprochèrent. Les Français étaient déjà à
+Nice et à Monaco, les Piémontais menaçaient Gavi, et les Autrichiens
+occupaient les principaux défilés des montagnes. Le territoire avait
+été souvent violé. À la première occasion, les belligérants, sans se
+soucier de Gênes, n'hésiteraient pas à occuper tous les points à leur
+convenance.</p>
+
+<p>Dès le 8 mars 1793, Tilly, chargé d'affaires de la France à Gênes,
+recevait de la Convention les instructions suivantes: «Il est
+vraisemblable que nous serons forcés d'emprunter le territoire de
+Gênes pour envoyer des troupes en Piémont. La république de Gênes,
+dont les frontières sont couvertes de troupes sardes et autres à la
+solde du roi de Sardaigne, serait sans doute fondée à requérir notre
+assistance pour opposer à ces troupes des forces suffisantes pour se
+garantir d'une action présumée, etc.»</p>
+
+<p>Notre consul à Gênes, La Cheize, partageait cette manière de voir.
+Le 25 août 1793, il demandait au Comité de Salut public d'envahir
+la Lombardie en passant par le territoire génois<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>. Un officier
+de l'armée du Rhin émettait le même avis. Les Autrichiens et les
+Sardes, de leur coté, passaient continuellement sur le territoire, et
+les Anglais croisaient avec leur flotte tout le long de la Rivière,
+et n'attendaient qu'une occasion pour s'emparer d'un des ports de
+la côte, peut-être même de la capitale. C'était le cas ou jamais
+pour Gênes de mettre sous les armes la vaillante population de
+<span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> ses côtes et de faire garder par ses braves montagnards les
+défilés impraticables des Apennins qui lui appartenaient encore; mais
+d'immenses capitaux génois circulaient en France ou en Autriche. On
+hésitait à prendre une détermination virile. Ces hésitations et cet
+égoïsme allaient être sévèrement châtiés.</p>
+
+<p>Une frégate française, <i>la Modeste</i>, et deux tartanes, sorties de
+Toulon et poursuivies par l'escadre anglaise qui observait les côtes
+de Provence, avaient réussi à s'esquiver et avaient trouvé un refuge
+dans le port de Gênes. Trois vaisseaux anglais, commandés par le
+capitaine Man de Bedfort, sans tenir compte de la neutralité génoise,
+entrèrent à leur suite dans le port, et, malgré les protestations
+officielles des commandants génois, les prirent et regagnèrent la
+haute mer avec leur capture. C'était un insolent défi! Au temps
+des Doria, les forts auraient ouvert un feu destructeur contre les
+Anglais, ou du moins les vaisseaux génois auraient à tout prix essayé
+de reprendre la frégate et les tartanes. Mais le temps était passé
+des actes héroïques. Les Génois ne surent que s'incliner devant le
+fait accompli. À la première nouvelle de cet acte inqualifiable,
+Tilly avait protesté: «Le chargé d'affaires de la République
+française apprend qu'il vient de se commettre une atrocité contre
+ceux de sa nation. Il demande si la République de Gênes continue
+de vouloir la paix ou commence la guerre avec celle de France, en
+souffrant que les propriétés soient envahies et les Français égorgés
+dans son port et sous ses yeux.» Robespierre jeune et Ricord, les
+deux Commissaires de la Convention à l'armée d'Italie, envoyaient
+un ultimatum à Gênes, dès le 13 octobre, et donnaient l'ordre à nos
+régiments de s'apprêter à une marche en avant<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>. «Vous jugerez
+probablement, écrivait Robespierre jeune au Comité de Salut public,
+que nous ne devons plus négocier longuement et tortueusement avec
+la finesse italienne. Mettez tout votre <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> zèle et vos lumières
+à conduire les affaires génoises à un terme heureux et prompt. Vous
+presserez le ministre de la guerre pour qu'il tourne toute son
+attention de ce côté. Si nous avions dix mille hommes, nous serions à
+Turin ou à Gênes en moins de trois semaines.»</p>
+
+<p>Ce qui augmentait encore les griefs de la France contre Gênes, c'est
+que le gouvernement oligarchique nous était notoirement hostile.
+Ainsi que l'observait Tilly, «nous sommes hors d'état de rien offrir
+aux oligarques qui puisse les disposer favorablement pour nous,
+puisqu'ils n'ambitionnent que l'accroissement de la richesse et du
+pouvoir, et que notre pénurie et nos principes ne nous permettent de
+satisfaire ni à leur cupidité ni à leur ambition. Nous ne devons, par
+conséquent, pas espérer obtenir la majorité, ni dans le Sénat, ni
+dans les Collèges composés d'hommes riches, cupides et ambitieux».
+Gênes était même devenu un foyer d'intrigues antifrançaises. Quelques
+émigrés remuants, Cazalès, de Nailhac, de Marignan, avaient même
+réuni un corps de douze à quinze cents déserteurs et promettaient
+leur concours armé à l'agent anglais Drake, qui agissait en maître
+de la situation. Il paraîtrait même que le chargé d'affaires de
+Gênes à Paris, Mazzucone, profitait de sa situation pour envoyer des
+renseignements secrets qui permettaient aux coalisés de combiner
+leurs opérations et d'inquiéter nos agents en Italie. Tous ces griefs
+exigeaient une réparation. Robespierre jeune était donc parfaitement
+fondé à envoyer un ultimatum à Gênes.</p>
+
+<p>À nos légitimes réclamations, les Génois n'avaient qu'à répondre par
+une déclaration de guerre. On s'y attendait à la Convention. On s'y
+attendait d'autant plus que Drake, l'agent anglais, menait grand
+bruit à Gênes et annonçait<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a> l'entrée de la flotte anglaise dans
+le port pour concourir à la <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> défense ou une attaque immédiate
+en cas d'accommodement avec la France.</p>
+
+<p>Ces menaces intempestives servirent nos intérêts. Les Génois
+entamèrent une négociation pour nous payer une indemnité. Ils
+ordonnèrent à Drake et à ses vaisseaux de quitter le port (11
+novembre), expulsèrent les déserteurs et quelques émigrés, entre
+autres Cazalès, et remplacèrent, à Paris, Mazzucone par Boccardi.
+Cinq semaines plus tard<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>, le 22 décembre 1793, un traité de
+neutralité était signé entre les deux Républiques. La satisfaction
+était donc aussi complète que possible; mais cette humiliation
+ne devait pas être la seule. Gênes avait livré le secret de sa
+faiblesse. On en abusa bientôt, et elle apprit à ses dépens ce qu'il
+en coûte à un état d'abdiquer sa dignité et de sacrifier son honneur
+à ses intérêts.</p>
+
+<p>Le général Bonaparte, alors attaché à l'armée d'Italie, fut chargé,
+en juillet 1794, d'infliger à Gênes une de ces humiliations qui
+allaient constituer son histoire pour ainsi dire quotidienne. Gênes,
+malgré la paix signée avec la France, continuait à ne pas cacher
+ses mauvaises dispositions. Elle était comme le rendez-vous de
+nos déserteurs. En outre, on y avait établi un dépôt de ces faux
+assignats qu'on fabriquait avec si peu de scrupules en Angleterre.
+Enfin les Autrichiens ne demandaient même plus l'autorisation de
+passer sur son territoire, et, pour faciliter leurs opérations
+militaires, ils faisaient construire un grand chemin de Céva à
+Savone, sous le couvert de quelques négociants génois. Robespierre,
+qui détenait encore le pouvoir, était au courant de la situation.
+<span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> Le 14 juin 1794, il écrivait à un certain Buchot<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>: «Le
+gouvernement génois déploie les moyens les plus perfides pour nuire
+à la République française. Il est nécessaire de montrer du caractère
+avec ce gouvernement. Il ne peut nous être favorable que par la
+crainte. Il faut donc, loin de chercher à le flatter ou à le gagner,
+exiger de lui des marques éclatantes d'estime pour la République
+et pour ses armées.» Ce fut sans doute pour exiger ces «marques
+éclatantes d'estime» que Robespierre jeune et Ricord<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a> chargèrent
+Bonaparte d'une mission militaire pour Gênes. Le général devait se
+plaindre de la construction de la grande route de Céva à Savone. «Il
+dira à ce gouvernement que la République française n'a pas pu voir
+indifféremment le passage accordé sur le territoire de la République
+de Gênes à des hordes de brigands non enrégimentés, que les
+montagnards de la Rivière eussent repoussés, si l'on n'eût paralysé
+leur bonne volonté.»</p>
+
+<p>Bonaparte quitta Nice le 11 juillet. Il était accompagné par son
+frère Louis, par Marmont, Junot et Songis. Arrivé à Gênes dans la
+nuit du 15 au 16, il voyait Tilly et lui remettait la note destinée
+au secrétaire d'État. Le Doge ne résista que pour la forme. Il
+donna toutes les satisfactions désirables, promit qu'on cesserait
+de travailler à la route de Céva à Savone et s'engagea à observer
+la plus stricte neutralité. Le 3 septembre, il publiait même
+l'ordonnance suivante: «Toujours ferme dans le système salutaire
+que nous avons adopté d'une parfaite neutralité dans la guerre
+actuelle, nous croyons que, en conséquence de ce même système,
+tous les habitants de l'est de la Sérénissime république doivent
+s'abstenir de prendre aucune part dans les opérations des puissances
+belligérantes ou de leurs armées. Nous défendons par conséquent à qui
+que ce soit de servir, travailler ou assister, sur la réquisition
+des commandants <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> ou officiers d'aucune de ces armées, pour le
+transport d'armes, artillerie, munitions, réparation de chemins ou
+pour la construction de fortifications, sous peine de l'indignation
+publique.» Il était difficile d'obtempérer avec moins de dignité à
+des injonctions plus raides, mais Gênes n'en était plus à compter
+avec les blessures d'amour-propre, et ces ménagements lamentables ne
+devaient pourtant pas la sauver.</p>
+
+<p>Lorsque Bonaparte revint en Italie, en 1796, mais cette fois en
+qualité de général en chef, il n'avait pas encore, à l'égard de
+Gênes, d'idée politique bien arrêtée. Tantôt il penchait vers la
+modération, et demandait instamment qu'on renouvelât les traités de
+neutralité; tantôt il conseillait l'intervention directe et au besoin
+l'annexion. «Notre position avec Gênes est critique, écrivait-il
+au Directoire, le 28 mars 1796<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a> ... le gouvernement de Gênes a
+plus de tenue et de force qu'on ne croit. Il n'y a que deux partis
+avec lui: prendre Gênes par un coup de main prompt, mais cela est
+contraire à vos intentions et au droit des gens; ou bien vivre en
+bonne amitié, et ne pas chercher à leur tirer leur argent, qui est
+la seule chose qu'ils estiment.» Mais dès qu'il eut remporté ses
+premières victoires, le jeune vainqueur changea de ton et prit une
+autre attitude. Sans hésitation, il écrivit<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a> à notre représentant
+à Gênes pour lui recommander la plus grande fermeté: «Dites bien au
+gouvernement génois que la République française protégera Gênes et la
+mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis, mais que malheur aux
+hommes perfides, puissants dans ce gouvernement, qui cherchent depuis
+longtemps à altérer l'union des deux nations et à se coaliser. S'ils
+manquent à ce qu'ils doivent au premier <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> peuple du monde,
+bientôt ses ennemis ne seront plus, et je dirigerai mon armée selon
+la conduite qu'on aura tenue.»</p>
+
+<p>Ces menaces épouvantèrent les Génois. Il y avait alors à Gênes,
+comme dans presque toutes les cités italiennes, deux partis
+opposés: les démocrates, qui s'appuyaient sur la France, et les
+aristocrates, qui comptaient sur l'Autriche et sur l'Angleterre.
+Les premiers appartenaient à la bourgeoisie; ils n'avaient aucune
+part au gouvernement, et n'en désiraient que davantage les victoires
+de la France, qui auraient été comme le prélude de l'introduction
+des principes français et par conséquent de leur participation aux
+affaires publiques. Les seconds étaient à la tête des affaires et
+ne cherchaient qu'a s'y maintenir: aussi ne désiraient-ils que les
+victoires des alliés, qui les confirmeraient dans la possession de
+leurs privilèges héréditaires. Pendant toute l'année 1796, selon
+que la fortune des armes sembla vacillante ou que la victoire
+au contraire se déclara en notre faveur, il y eut déplacement
+d'influence entre les deux partis. Les ambassadeurs des puissances
+belligérantes essayaient de faire pencher l'opinion de leur côté.
+À Tilly, révoqué le 4 septembre 1794, avaient succédé Villars,
+puis Faypoult de Maisoncelle. Ce dernier avait fait ses études à
+l'école militaire de Mézières, d'où il était sorti avec le grade de
+lieutenant du génie. De bonne heure il se prononça pour les opinions
+nouvelles. Ses qualités solides et son caractère conciliant lui
+valurent de nombreuses amitiés. Roland le nomma chef de division au
+ministère de l'intérieur et Garat lui confia plus tard les délicates
+fonctions de secrétaire général à ce même ministère. Faypoult s'était
+toujours strictement renfermé dans les devoirs de sa place. Frappé
+par le décret qui proscrivait tous les nobles, il dut chercher en
+province un asile ignoré et ne sortit de sa retraite qu'après le
+9 thermidor. Nommé ministre plénipotentiaire à Gênes, il y joua
+bientôt un rôle prépondérant, et devint le chef avoué des démocrates.
+Bonaparte le tenait en haute estime. Plusieurs des lettres de la
+Correspondance lui sont <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> adressées<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. En toute occasion,
+il s'ouvre à lui de ses projets, et lui confie ses plus secrets
+desseins. Faypoult en effet allait devenir entre ses mains un
+merveilleux instrument de désorganisation.</p>
+
+<p>Les ambassadeurs de l'Autriche et de l'Angleterre se nommaient
+Girola et Drake. L'un et l'autre haïssaient la France de toute
+l'ardeur de leurs convictions, et ils mettaient au service de leur
+haine une énergie incomparable et une activité inouïe. Drake est
+ce même ministre anglais qui plus tard se rendit célèbre par les
+machinations et les complots perpétuels qu'il trama contre le premier
+consul. Son collègue Girola et lui s'efforçaient de donner du c&oelig;ur
+aux aristocrates. Ils les engageaient à sortir de la neutralité,
+et leur promettaient, en cas de déclaration de guerre contre la
+France, les secours immédiats de leurs gouvernements respectifs.
+Comme l'aristocratie génoise, effrayée par les victoires répétées
+de Bonaparte, n'osait se prononcer ouvertement contre la France,
+ils essayèrent de lui forcer la main. Drake inventa et colporta de
+fausses nouvelles. À l'entendre, tantôt les Français avaient été
+anéantis par Wurmser ou par Allvintzy, il venait d'en recevoir la
+nouvelle officielle; tantôt au contraire ils étaient victorieux,
+et marchaient sur Gênes, disposés à s'en emparer. Tout d'abord on
+ajouta foi à ces mensonges intéressés; mais Drake en fut bientôt
+pour ses frais d'imagination, et, à l'exception de quelques nobles
+qui ne demandaient qu'à se laisser convaincre, il ne réussit qu'à
+exciter des sourires d'incrédulité. Il voulut alors parler de haut,
+et menaça Gênes de la bloquer, si elle persistait dans la neutralité.
+Ces menaces étaient sérieuses, car la flotte de Nelson croisait dans
+la rivière de Gênes, et, au premier signal de l'ambassadeur, pouvait
+arriver devant la ville; mais Gênes était en état de repousser
+une attaque de vive force. Depuis l'affaire de <i>la Modeste</i>, les
+forts qui l'entouraient avaient été mis en état de défense, des
+mercenaires avaient été enrôlés, et les <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> milices bourgeoises
+avaient reçu des armes. Les menaces de Drake ne firent pas plus
+d'impression que ses mensonges, et les Génois continuèrent à rester
+neutres.</p>
+
+<p>L'ambassadeur d'Autriche, Girola, procéda avec plus d'habileté. Ses
+intrigues, adroitement conduites, faillirent jeter Gênes dans les
+bras de l'Autriche. Il existait à cette époque, enclavés dans le
+territoire de la République, un certain nombre de cantons, qu'on
+appelait les fiefs impériaux, véritables principautés qui étaient
+censées dépendre directement de l'Autriche, et sur lesquelles par
+conséquent Girola avait pleine et entière autorité. Les principaux
+de ces fiefs<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a> impériaux étaient Arquata, Tortone, Massa, Carrare
+et la Lunigiane. Girola voulut en faire des centres de résistance
+à l'influence française, et, couvert qu'il était par la neutralité
+génoise, non seulement il y appela tous les mécontents, mais aussi
+y réunit des soldats autrichiens, surtout les prisonniers qui
+parvenaient à s'échapper, leur envoya des armes, de l'argent, et
+organisa sur les derrières de l'armée française un ardent foyer
+de réaction. Un noble génois, le marquis de Spinola, possédait
+d'importantes propriétés dans l'un de ces fiefs, à Arquata. Gagné
+par Girola qui lui promettait monts et merveilles en cas de
+réussite, il souleva plusieurs milliers de paysans, et fit de sa
+seigneurie d'Arquata le centre de l'insurrection<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>. Ce mouvement
+pouvait, en s'étendant, devenir dangereux. Déjà tous nos traînards
+étaient assassinés, nos courriers arrêtés et maltraités, les petits
+détachements qui rejoignaient l'armée insultés et menacés. Quatre
+à cinq mille <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> paysans bloquaient même dans le Montferrat
+quelques-unes de nos garnisons. Le général d'artillerie Dujard venait
+d'être tué, et les assassins, protégés par la connivence du Sénat de
+Gênes, se vantaient publiquement, à Novi et dans d'autres localités,
+du nombre de leurs victimes<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>.</p>
+
+<p>Aussi bien il est bon de rappeler que, de tout temps, dans les
+montagnes de la Ligurie, se sont maintenues des bandes armées,
+véritables brigands comme il s'en rencontre encore dans quelques
+cantons de Grèce ou de Sicile, qui pillaient amis ou ennemis, et,
+sûrs de l'impunité à cause de la faiblesse ou de l'apathie de Gênes
+ou du Piémont, étaient arrivés à se constituer régulièrement. On les
+nommait les <i>Barbets</i>. Profitant des circonstances pour couvrir du
+beau nom de zèle politique leurs vols éhontés, les Barbets s'étaient
+posés comme les défenseurs de l'indépendance nationale. Deux de
+leurs chefs, Ferronne et Contino, prétendus champions de la cause
+patriotique, mais en réalité simples mercenaires soudoyés par Girola,
+s'étaient joints aux bandes insurgées dans les fiefs impériaux, et
+rendaient difficiles les communications de Bonaparte avec la France.
+À plusieurs reprises, Faypoult s'était plaint au Sénat de Gênes
+de l'appui secret qu'il prêtait à ces insurgés et à ces bandits.
+On lui avait promis justice, mais les déprédations continuaient.
+Bonaparte résolut d'en finir; il avait eu un instant l'intention
+de faire arrêter Girola en pleine ville de Gênes<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>, mais il ne
+se crut pas encore assez fort pour braver aussi ouvertement la
+République, et préféra user de son droit et disperser les Barbets
+et leurs singuliers <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> alliés. Le général Garnier, qui était à
+Nice, se mit à la tête d'une colonne mobile, tomba à l'improviste
+sur les Barbets, et tua leurs deux chefs, Ferrone et Contino; mais
+leur entière destruction était impossible dans ce pays accidenté et
+qu'ils connaissaient admirablement. Néanmoins leurs bandes furent
+désorganisées, et le brigandage réduit à des attaques isolées.</p>
+
+<p>Restaient les fiefs impériaux. Bonaparte chargea le général Lannes
+de les réduire. Un ordre du jour impitoyable fut rédigé. Toutes
+les communes qui n'amèneraient pas immédiatement à Tortone trois
+députés avec les procès-verbaux de prestation d'obéissance à la
+France, seraient traitées en ennemies; tous les seigneurs qui, dans
+les cinq jours, ne se rendraient pas de leurs personnes à Tortone
+pour y prêter serment, auraient leurs propriétés confisquées. Tous
+ceux qu'on trouverait nantis d'armes et de munitions seraient
+fusillés. «Toutes les cloches qui auront servi à sonner le tocsin
+seront descendues du clocher et brisées; vingt-quatre heures après
+le reçu du présent ordre, ceux qui ne l'auront pas fait, seront
+réputés rebelles et le feu sera mis à leur village<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>.» Lannes
+exécuta sans rémission ces ordres draconiens. Il enferma tous les
+conseillers municipaux des sept à huit villages compromis, et leur
+annonça froidement qu'ils allaient être fusillés, si, dans un quart
+d'heure, ils ne donnaient pas la liste des assassins de leur village.
+Cette liste fut donnée. Une colonne mobile était aussitôt formée, les
+assassins saisis, et, sans autre forme de procès, fusillés devant
+leurs maisons. Arquata osa résister. Lannes s'en empara, et passa
+tous les révoltés au fil de l'épée. Quant au village, il fut brûlé.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Murat se présentait de la part de Bonaparte au
+Sénat de Gênes. Il était chargé par lui de donner des <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span>
+explications sur l'exécution d'Arquata. Le choix du négociateur
+était prémédité. Bonaparte avait pris la précaution de s'expliquer
+sur ce point avec Faypoult: «Si vous présentiez ma lettre, lui
+avait-il écrit, il faudrait quinze jours pour avoir réponse, et
+il est nécessaire d'établir une communication plus prompte, qui
+électrise davantage ces messieurs.» Or, le bouillant et impétueux
+Murat était fort capable d'<i>électriser</i> les sénateurs génois.
+Il entra à Gênes comme dans une ville conquise, annonça qu'une
+commission militaire avait fait justice des principaux insurgés, et
+demanda, en outre, que le Sénat expulsât immédiatement l'ambassadeur
+Girola, punît Spinola de sa coupable conduite en confisquant ses
+biens et en prononçant son exil, enfin changeât les gouverneurs
+dont les sentiments étaient notoirement hostiles à la France. Si le
+Sénat éprouvait quoique velléité de résistance, Murat avait reçu
+l'ordre de menacer les Génois d'une punition exemplaire. Voici,
+du reste, les quelques passages de la lettre de Bonaparte qu'il
+était chargé de leur lire<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>: «Pour l'avenir, je vous demande une
+explication catégorique. Pouvez-vous, ou non, purger le territoire
+de la République des assassins qui le remplissent? Si vous ne prenez
+pas des mesures, j'en prendrai. Je ferai brûler les villes et les
+villages où sera commis l'assassinat d'un seul Français et les
+maisons qui donneraient asile aux assassins. Je punirai le magistrat
+négligent qui aura transgressé le premier les principes de la
+neutralité en accordant asile aux brigands.»</p>
+
+<p>Pour mieux appuyer ces menaces, Bonaparte écrivait en même temps à
+Faypoult<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a> en lui annonçant sa prochaine arrivée à la tête des
+régiments victorieux de l'Autriche. Certes, l'aristocratie génoise
+aurait eu le droit de repousser <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> de pareilles prétentions;
+mais elle eut peur d'engager avec le jeune conquérant une lutte dont
+l'issue n'était que trop facile à prévoir. Elle se soumit à toutes
+ses exigences. Non seulement la commission militaire française
+fonctionna librement sur le territoire génois, mais encore Spinola
+reçut un ordre d'exil, et l'ambassadeur d'Autriche Girola fut prié de
+sortir immédiatement de Gênes et de la République génoise.</p>
+
+<p>Girola ne renonça pas à la lutte. Il s'était réfugié dans la vallée
+de la Scrivia, au château de Santa Margarita et continuait à y
+ourdir de nouvelles intrigues contre la France. Peu à peu, les
+débris des Barbets et des bandes d'Arquata se groupèrent autour de
+lui (juin-juillet 1796). Wurmser, informé de ce rassemblement, et
+comptant sur une diversion, lui fit passer des armes et des officiers
+instructeurs. Santa Margarita fut comme le rendez-vous des déserteurs
+et des prisonniers de guerre évadés. Un prêtre, Coirazza, excitait
+jusqu'au fanatisme ces bandes inexpérimentées; Malaspina, le seigneur
+du château, leur prêtait l'appui de son nom et de ses richesses.
+Enfin le résident anglais à Gênes, Drake, vint les rejoindre à la
+suite d'une affaire assez étrange. Les Anglais, renouvelant leur
+triste exploit de <i>la Modeste</i>, venaient de s'emparer d'une tartane
+française dans la rade génoise de San Pietro d'Arena. Les Génois
+avaient essayé cette fois de défendre leur neutralité en tirant
+contre les vaisseaux anglais quelques coups de canon. Nelson avait
+aussitôt demandé satisfaction, et, comme il ne l'avait pas obtenue,
+comme au contraire les Génois avaient provisoirement fermé tous
+leurs ports aux Anglais, il s'en vengea en occupant l'île génoise
+de Capraja. Aussitôt Drake reçut l'ordre de quitter le territoire.
+Il n'obéit qu'à moitié, car il rejoignit Girola à Santa Margarita
+(septembre). Cette fois, Bonaparte, qui était au courant de toutes
+ces menées, résolut d'agir. Le commandant français de Tortone cerna
+le château, mais des souterrains existaient, dont on n'avait pas
+connaissance, et par lesquels s'enfuirent Girola, Drake, Coirazza,
+<span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> Malaspina, en un mot tous ceux qu'on avait espéré surprendre,
+et le brigandage continua.</p>
+
+<p>Bonaparte ne se faisait pas illusion sur les sentiments de
+l'aristocratie génoise à l'égard de la France. Vainqueur il était
+assuré de sa docilité; vaincu, il se savait à l'avance dévoué aux
+rancunes patriciennes. Or, comme il avait l'intention bien arrêtée
+de négliger tous les sujets de mécontentement que lui fourniraient
+les États secondaires, il ne voulut pas brusquer la situation. Tant
+que le duel engagé avec l'Autriche ne serait pas terminé à son
+avantage<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>, il entendait avoir toutes ses forces en main, et,
+par conséquent ne pas en distraire une partie contre Gênes, Rome ou
+Naples, non pas qu'il ne fut à l'avance persuadé de l'issue de la
+lutte, mais il se proposait d'agir suivant les occasions, sauf à
+faire naître ces occasions. Sa correspondance avec Faypoult est très
+instructive à cet égard. Il ne lui dissimule pas son mépris<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a> pour
+l'aristocratie génoise, et lui fait part à plusieurs reprises de son
+projet de la renverser; mais, comme il ne sent pas encore le terrain
+solide, il ne veut s'engager qu'en toute sécurité. Il prescrit donc
+au ministre de France d'entretenir avec le Sénat génois une querelle
+toujours ouverte, de telle sorte qu'on puisse ou l'assoupir ou en
+faire un <i>casus belli</i>, suivant les circonstances. «Je connais trop
+bien l'esprit du perfide gouvernement de Gênes<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>, lui écrivait-il
+de Bologne le 22 juin 1796, pour ne pas avoir prévu la réponse
+qu'il <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> aurait faite. Voilà donc deux sujets de plainte. Tenez
+querelle ouverte sur l'un et l'autre sujet.» La lettre<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a> du 11
+juillet 1796 est plus explicite encore: «Le temps de Gênes n'est pas
+encore venu, pour deux raisons: 1<sup>o</sup> parce que les Autrichiens se
+renforcent et que bientôt j'aurai une bataille; vainqueur, j'aurai
+Mantoue, et alors une simple estafette à Gênes vaudra la présence
+d'une armée; 2<sup>o</sup> les idées du Directoire exécutif sur Gênes ne
+me paraissent pas encore fixées. Il m'a bien ordonné d'exiger la
+contribution, mais il ne m'a prescrit aucune opération politique. Je
+lui ai expédié un courrier extraordinaire avec votre lettre, et je
+lui ai demandé des ordres, que j'aurai à la première décade du mois
+prochain. «D'ici ce temps-là, oubliez tous les sujets de plainte que
+nous avons contre Gênes. Faites-leur entendre que vous et moi nous ne
+nous en mêlons plus, puisqu'ils ont envoyé M. de Spinola à Paris....
+N'oubliez aucune circonstance pour faire renaître l'espérance dans le
+c&oelig;ur du Sénat de Gênes, et l'endormir jusqu'au moment du réveil...
+enfin, citoyen ministre, faites en sorte que nous gagnions quinze
+jours, et que l'espoir renaisse ainsi que la confiance entre vous
+et le gouvernement génois, afin que, si nous étions battus, nous le
+trouvions ami<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>.»</p>
+
+<p>Un autre motif engageait encore Bonaparte à ménager Gênes pour
+le moment. Cette ville était en effet devenue le grand marché
+d'approvisionnement de nos troupes. De plus, les banquiers génois
+étaient nos complaisants intermédiaires pour toutes les gigantesques
+opérations financières<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> qui étaient la conséquence de
+l'invasion française. Enfin les fournisseurs et les agioteurs qui
+avaient eu confiance en Bonaparte, et lui avaient donné les moyens
+d'entrer en campagne, avaient à Gênes des intérêts considérables
+engagés. Haller, Cerfbeer, Collaud, Flachat et plusieurs autres,
+avaient besoin d'une ville neutre pour y préparer et y brasser
+leurs affaires. Le gouvernement, lui-même, avait besoin d'un marché
+financier à l'abri de toute surprise. C'est à Gênes par exemple
+que se concentrait l'argent des contributions de guerre, et c'est
+de Gênes que partait l'argent nécessaire pour l'entretien de nos
+armées. Gênes était, en outre, devenue comme le quartier général de
+ceux de nos agents ou de nos officiers que Bonaparte avait chargés
+de reprendre la Corse aux Anglais. C'est de Gênes que partait le
+chef d'escadron Bonnelles<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a> avec des armes et de l'argent pour
+nos partisans en Corse; à Gênes encore que résidaient les citoyens
+Broccini et Paravicini, chargés de se ménager une correspondance
+avec les patriotes corses; c'est un banquier génois, Balbi, qui
+fournissait les fonds pour l'achat des armes et l'entretien des
+espions. Pour tous ces motifs divers, et jusqu'à nouvel ordre, la
+neutralité génoise devait donc être et fut respectée. Lorsque nos
+victoires répétées sur l'Autriche eurent jeté l'Italie tout entière
+aux bras de Bonaparte, lorsque le signataire des préliminaires de
+Leoben se fut installé dans sa fastueuse résidence de Mombello pour y
+régler à son aise les affaires de la péninsule, tout changea de face.
+Il n'y avait plus alors besoin de dissimulation ou de ménagements.
+Dès le 6 juillet 1796<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>, au plus <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> fort de la lutte contre
+l'Autriche, Bonaparte avait écrit au Directoire, et au confident de
+ses secrets desseins, à Carnot, pour leur soumettre un projet de
+reconstitution de la République génoise. Il s'agissait d'expulser un
+certain nombre de familles suspectes de sympathies autrichiennes,
+et de confier le pouvoir aux amis de la France. «Si vous approuvez
+ce projet-là, ajoutait-il en forme de conclusion, vous n'avez qu'à
+m'en donner l'ordre, et je me charge des moyens pour en assurer
+l'exécution.» Or le moment semblait venu d'exécuter ce projet, et les
+Génois, par un inexplicable aveuglement, vinrent, pour ainsi dire,
+au-devant de Bonaparte, et lui fournirent l'occasion que d'ailleurs
+il eût fait naître.</p>
+
+<p>On sait que deux partis se divisaient la ville, les démocrates
+soutenus par la France, et les aristocrates encouragés par
+l'Autriche. Les victoires de la France, la chute de l'aristocratique
+Venise, les réformes radicales accomplies par Bonaparte d'abord dans
+la Cispadane, puis dans la Cisalpine, avaient comme exaspéré les
+espérances et les convoitises des démocrates. Ils avaient pour chef
+le pharmacien Morando, républicain de l'école jacobine, sincèrement
+convaincu de la nécessité d'une révolution pour obtenir la liberté,
+dont il s'était créé un idéal fantastique, d'ailleurs, honnête et
+loyal, admirable instrument d'anarchie que maniaient à leur guise
+un certain Philippe Doria, qui n'avait que le nom de commun avec la
+famille patricienne des Doria, et surtout un Napolitain réfugié,
+Vitaliani, éloquent, aimable, persuasif, et qui tramait sous le
+couvert de l'ambassade française la ruine de l'état, qui lui donnait
+l'hospitalité. Parmi les plus zélés jacobins génois figuraient
+aussi Jean-Baptiste Serra<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a> et son frère <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> Jean-Charles.
+Jean-Baptiste s'était rendu à Paris dans l'été de 1792 et y était
+devenu l'ami de Robespierre. Au <i>Moniteur</i> du 17 octobre 1792 on peut
+lire une longue lettre rédigée par lui où il dénonce l'existence à
+Gênes d'un comité autrichien et ne cache pas ses sympathies pour
+la France. Un de leurs amis, Gaspare Sauli, avait également voyagé
+en France, s'y était lié avec le frère de Robespierre, et avait, à
+diverses reprises, essayé de prêcher à Gênes les nouveaux principes
+français. Arrêtés une première fois en 1793 par les inquisiteurs
+d'état, et durement traités par eux, Serra et Sauli avaient été
+relâchés grâce au ministre de France; mais ils n'avaient pas oublié
+leur captivité, et avaient juré de se venger. Aussi bien ils
+avaient trouvé de puissants protecteurs. Faypoult leur était tout
+dévoué. Saliceti, commissaire civil du Directoire, était venu tout
+exprès s'installer à Gênes, et passait tout son temps avec eux. La
+boutique de Morando, une arrière-salle du Grand Café sur la piazza
+des Bianchi, et le palais de l'ambassade française étaient devenus
+les lieux de réunion habituels des démocrates. Ils y conspiraient
+au grand jour, et, plus le terme approchait, plus ils se croyaient
+sûrs du succès, et agissaient presque à découvert. Un soulèvement
+populaire était imminent, d'autant plus dangereux que les conjurés
+se sentaient soutenus par la France. L'aristocratie génoise, de son
+côté, ne voulut pas succomber sans essayer de lutter. À la propagande
+démocratique elle répondit par la propagande réactionnaire. Les
+riverains de la Polcevera et du Bisagno reçurent des armes. Les
+montagnards des Apennins promirent de les seconder. À Gênes, les deux
+puissantes corporations des charbonniers et des portefaix, menacées
+par les démocrates dans l'exercice de leurs privilèges, jurèrent de
+les maintenir en exterminant leurs ennemis. Des deux côtés en un mot
+ou s'apprêtait à la lutte. L'aristocratie se crut même assez forte
+pour prendre les devants. Elle créa des inquisiteurs d'état avec des
+pouvoirs très étendus, et ces derniers ordonnèrent l'arrestation de
+Vitaliani. Aussitôt Faypoult le réclame comme couvert par <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span>
+l'immunité de l'ambassade, et le gouvernement génois a l'insigne
+faiblesse de le relâcher. Il eut honte pourtant de cette incroyable
+condescendance, et ordonna l'arrestation de deux autres démocrates
+connus par l'exaltation de leurs sentiments. Ce fut comme l'étincelle
+qui mit le feu aux poudres.</p>
+
+<p>Le 21 mai 1797, plusieurs centaines de démocrates marchèrent sur le
+palais Ducal en hurlant la <i>Marseillaise</i>. Ils réclamaient la mise
+en liberté des deux détenus. Chemin faisant leur nombre augmenta;
+mais les Sénateurs leur répondirent avec fermeté que justice serait
+faite. Comme une garde imposante les défendait; comme d'un autre côté
+les démocrates ne se sentaient ni assez forts ni assez bien armés
+pour engager tout de suite les hostilités, ils feignirent d'agréer
+les explications des Sénateurs, et se rendirent ensuite au palais
+de France. Le rôle de Faypoult était tout indiqué. Il aurait dû se
+renfermer dans son caractère officiel, et engager les démocrates à
+se disperser; mais il avait semé la discorde depuis trop longtemps
+pour ne pas récolter la révolte. Il répondit donc aux démocrates
+qu'il appuierait leurs réclamations auprès du Sénat, et, en effet,
+quand deux sénateurs, Durrazzo et Cataneo, vinrent le prier de
+déclarer qu'il ne protégeait pas les démocrates, il les exhorta à
+modifier leur constitution et à rendre la liberté aux détenus. Le
+ministre de France avouait donc qu'il prenait une part effective
+à la conspiration, et la France, en sa personne, travaillait au
+renversement de l'antique constitution.</p>
+
+<p>Faypoult se croyait, plus encore qu'il ne l'était, le maître de la
+situation. Il s'imaginait pouvoir exciter et retenir à son gré le
+parti démocratique. «Toujours est-il, écrivait-il à Bonaparte<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>,
+qu'en voilà assez pour créer un fil avec lequel il sera facile de
+mener les conseils, les collèges, et la réformation inévitable de
+Gênes, avec l'accélération ou le retardement de vitesse qui nous
+conviendra ... pour qu'il soit notoire que la France, étrangère à
+l'organisation politique <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> d'un peuple ami et indépendant,
+ne s'en sera mêlée que comme protectrice de la tranquillité de ce
+peuple.» Il se trompait: les fureurs populaires étaient déchaînées,
+et la révolution allait commencer.</p>
+
+<p>Certains du succès depuis que l'ambassadeur de France s'était
+compromis en leur promettant officiellement son concours, les
+démocrates passèrent la nuit du 21 au 22 dans le délire de la joie,
+et dans l'attente de prochains désordres. Un certain nombre de
+Cisalpins et quelques Français se joignirent à eux. Les uns et les
+autres portaient la cocarde tricolore. Aux cris de vive le peuple!
+vive la liberté! ils se portèrent au palais de France, pendant que
+quelques-uns d'entre eux s'emparaient de la Darse, de l'Arsenal, du
+pont Royal, du fort de la Lanterne, et des portes Saint-Thomas et
+Saint-Bénigne. Ils eurent le tort de se porter aux prisons de la
+Malpaga, réceptacle immonde de débiteurs et de faillis, délivrèrent
+les prisonniers, leur donnèrent des armes, et les associèrent à leur
+entreprise. Les condamnés du bagne furent aussi déchaînés, et c'est
+avec cette escorte de voleurs et d'assassins qu'ils publièrent à
+grand bruit le renversement de l'aristocratie, la liberté de Gênes,
+l'abolition des taxes pour les pauvres, la déchéance des anciens
+magistrats et la nomination de leurs successeurs.</p>
+
+<p>Le Sénat, surpris par cette brusque attaque, ne savait quel parti
+prendre. Les citoyens fidèles au gouvernement légitime restaient
+inactifs. Effarés, hors d'état de prendre une détermination, ils
+députèrent deux d'entre eux à Faypoult, en le priant de s'interposer.
+Faypoult ne demandait pas mieux. Il trouvait déjà que ses amis les
+démocrates allaient trop loin, et il avait appris avec peine la
+délivrance des faillis et des forçats. Il engagea donc les sénateurs
+à se résigner aux événements, et à réformer la Constitution dans
+un sens démocratique. Quatre d'entre eux furent aussitôt désignés
+pour s'entendre avec un nombre pareil de délégués du peuple sur les
+changements à opérer; mais il était déjà trop tard!</p>
+
+<p>Les démocrates, surexcités par leur premier succès, ne <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span>
+voulaient plus d'un accommodement. Ils réclamaient l'abolition
+complète de tous les privilèges et la chute absolue de
+l'aristocratie. Déjà même ils entouraient en armes le palais du
+Gouvernement et s'apprêtaient à en enfoncer les portes à coups de
+canon, et à imposer de la sorte leurs volontés aux sénateurs. Mais
+la populace d'une grande ville est toujours assez nombreuse pour
+que chaque parti y recrute à sa guise des adhérents. L'aristocratie
+comptait parmi le peuple de nombreux partisans, surtout parmi les
+charbonniers et les portefaix; les premiers, rudes montagnards
+habitués aux privations dans leurs ventes de l'Apennin; les autres,
+robustes compagnons vivant au grand air sur les quais de Gênes.
+Excités par le clergé qui avait ordonné des prières de quarante
+heures, et moitié par haine pour les novateurs, moitié par amour
+de la religion qu'ils croyaient outragée, les deux corporations
+coururent aux armes aux cris de vive Marie! vive la religion! Ceux
+des membres de l'aristocratie qui n'avaient pas encore perdu tout
+courage, descendent aussitôt dans la rue, et prennent le commandement
+de ces bandes improvisées, qu'ils conduisent au combat. La mêlée fut
+atroce dans ces rues étroites, surchauffées par un soleil ardent,
+surtout à l'Arsenal et au pont Royal, où Doria se battit avec une
+vaillance digne d'une cause meilleure. Les démocrates furent enfin
+battus, et la réaction commença. Le cadavre de Doria, frappé à la
+tête des siens, fut longtemps l'objet des outrages de ces furieux.
+Faypoult, qui avait essayé d'arrêter le massacre, fut couché en joue,
+et il eût été tué sans une garde de cent hommes, que lui envoya
+le Doge. La maison du consul de France, La Cheise, fut pillée, et
+quelques Français mis à mort, entre autres Ménard, commissaire
+de la marine. Ce qui exalta la fureur du parti victorieux, c'est
+qu'on trouva dans la boutique de Morando des listes de proscription
+préparées à l'avance d'après les règles des conspirations classiques,
+et des lettres, beaucoup plus compromettantes, qui prouvaient les
+rapports des révolutionnaires avec l'ambassade de France.</p>
+
+<p>Une scène burlesque marqua cette triste journée du 23 mai. <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span>
+Les démocrates avaient donné la liberté à un Turc esclave, et lui
+avaient appris à crier vive le peuple! Ce Turc tombe entre les mains
+d'une troupe de charbonniers qui, l'entendant crier vive le peuple!
+le maltraitent horriblement et le forcent à crier vive Marie! Ramené,
+dans la confusion du combat, au milieu des démocrates, ce partisan
+improvisé de la Vierge est aussitôt par eux roué de coups. Le
+malheureux, meurtri, effaré, ne comprenant plus rien aux événements,
+disait que les chrétiens étaient devenus fous, et il avait raison!</p>
+
+<p>Force était donc restée à la loi, au gouvernement établi, et les
+démocrates, malgré l'appui secret de la France et leurs premiers
+succès, étaient réduits à fuir la vengeance des patriciens: mais
+l'incertitude où se trouvait le Sénat sur la manière dont Bonaparte
+recevrait ces nouvelles le jetait dans une grande perplexité. Le Doge
+lui écrivit une lettre pleine de soumissions et d'excuses au sujet du
+meurtre des Français. Bonaparte avait été déjà informé par Faypoult
+de ces graves événements, et il lui avait répondu<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a> sur-le-champ
+en lui enjoignant de quitter Gênes dans les vingt-quatre heures,
+si le Gouvernement ne lui accordait pas toutes les satisfactions
+qu'il exigeait. Il envoya en même temps son aide de camp Lavalette,
+avec une lettre insolente adressée au Doge, <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> et qu'il devait
+lire en plein Sénat. Quand Lavalette se présenta à Faypoult pour
+lui faire part de sa mission, ce dernier lui objecta que jamais
+étranger n'avait paru devant le Sénat présidé par le Doge. «Il serait
+bien plus étrange, répondit l'aide de camp, qu'un ordre du général
+Bonaparte ne fût pas exécuté. Je me rendrai dans une heure au palais,
+et j'entrerai au Sénat sans m'occuper des formes de l'étiquette.» En
+effet, une demi-heure après, Lavalette était introduit, et, le sabre
+au côté, le poing sur la hanche, il donnait lecture de la lettre
+suivante, qui mérite d'être citée dans son intégralité, comme donnant
+la note exacte de la jactance française et de la faiblesse italienne,
+aux temps troublés dont nous avons essayé de retracer l'histoire<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.</p>
+
+<p>«Sérénissime Doge, j'ai reçu la lettre que votre Sérénité s'est donné
+la peine de m'écrire. J'ai tardé à y répondre jusqu'à ce que j'aie
+reçu les renseignements sur ce qui s'était passé à Gênes, et dont
+votre Sérénité m'a donné la première nouvelle. Je suis affligé et
+sensiblement affecté des malheurs qui ont menacé et menacent encore
+la République de Gênes. Indifférente à vos discussions intérieures,
+la République française ne peut pas l'être aux assassinats, aux
+voies de fait de toute espèce qui viennent de se commettre dans
+vos murs contre les Français. La ville de Gênes intéresse sur tant
+de points la République française et l'armée d'Italie, que je me
+trouve obligé de prendre des mesures promptes et efficaces pour y
+maintenir la tranquillité, y protéger les propriétés, y conserver les
+communications, et assurer les nombreux magasins qu'elle contient.
+Une populace effrénée et suscitée par les mêmes hommes qui ont fait
+brûler la <i>Modeste</i>, aveuglée par un délire qui serait inconcevable,
+si l'on ne savait que l'orgueil et les préjugés ne raisonnent pas,
+après s'être assouvie du sang français, continue encore à maltraiter
+<span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> tous les citoyens français portant la cocarde tricolore.</p>
+
+<p>«Si, vingt-quatre heures après la réception de la présente lettre,
+que je vous envoie par un de mes aides de camp, vous n'avez pas mis à
+la disposition du ministre de France tous les Français qui sont dans
+vos prisons; si vous n'avez pas fait arrêter les hommes qui excitent
+le peuple de Gênes contre les Français; si enfin vous ne désarmez
+pas cette populace, qui sera la première à se tourner contre vous
+lorsqu'elle comprendra les conséquences terribles de l'égarement où
+vous l'avez entraînée; le ministre de la République française sortira
+de Gênes et l'aristocratie aura existé.</p>
+
+<p>«Les têtes des sénateurs me répondront de la sûreté de tous les
+Français qui sont à Gênes, comme les États entiers de la République
+me répondront de leurs propriétés.</p>
+
+<p>«Je vous prie, du reste, de croire aux sentiments d'estime et à la
+considération distinguée que j'ai pour la personne de votre Sérénité.»</p>
+
+<p>Tel était le langage superbe et injurieux de Bonaparte à un
+gouvernement respectable par son antiquité, et au chef d'un peuple
+brave et généreux. Il y eut un moment de fureur, mais trop court,
+dans l'assemblée. Les vieux souvenirs des temps héroïques se
+réveillèrent. <i>Ci batteremo</i>. Eh bien! nous nous battrons! s'écria
+un sénateur: mais cet appel aux nobles passions du c&oelig;ur humain
+resta sans écho. Au contraire, on eût dit que les sénateurs génois
+avaient peur du courage de l'un d'entre eux, car ils ne songèrent
+plus qu'à obéir. Lavalette alla lui-même délivrer les prisonniers
+français qui s'attendaient à être massacrés, et les fit conduire par
+des officiers génois jusqu'à l'hôtel de l'ambassade, à travers les
+rangs pressés d'une foule qui commençait à trembler de son audace.
+Il demanda et obtint l'élargissement des prisonniers cisalpins, qui,
+pourtant, étaient venus tout exprès à Gênes pour y renverser le
+gouvernement, et avaient été pris les armes à la main. Enfin, il fit
+procéder au désarmement général. Le Sénat se prêta sans résistance
+à cette dernière mesure, car il craignait de se trouver à la merci
+d'un soulèvement populaire. <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> Il promit même une gratification
+de deux livres à tous ceux qui reporteraient leurs armes au dépôt
+militaire; mais, quand il fallut livrer à la vengeance de Bonaparte
+Grimaldi et Spinola, les inquisiteurs d'État qui pourtant n'avaient
+fait que leur devoir en essayant de soutenir le gouvernement établi;
+quand il fallut se résigner à la honte d'abandonner Cataneo, le
+sénateur qui s'était mis à la tête des charbonniers et des portefaix,
+l'humiliation fut profonde, et les regrets amers. Il est vrai que
+tout le monde avait le sentiment de l'impuissance absolue de la
+République. Deux divisions françaises<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a> étaient déjà en marche
+contre Gênes. Le temps était passé de la résistance. Les patriciens
+génois s'inclinèrent devant la force brutale, et acceptèrent toutes
+les exigences de ce vainqueur sans combat.</p>
+
+<p>Aussi bien le but principal de ces menaces n'était pas la libération
+de quelques détenus ou l'emprisonnement de trois magistrats. Dans
+la pensée de Bonaparte, ce n'étaient là que les côtés secondaires
+de la question. Ce qu'il voulait surtout, c'était un changement
+de gouvernement, c'était la substitution de la démocratie à
+l'aristocratie. Ses agents, Faypoult surtout, insistaient auprès du
+Sénat génois et l'engageaient à faire des concessions démocratiques,
+et à ouvrir une porte aux idées de réforme, s'ils ne voulaient
+être entraînés par elles. Ces exhortations, vivement présentées,
+produisirent un effet immédiat. À la vérité, le plus grand nombre des
+Sénateurs redoutaient ces concessions, qui ne leur rapporteraient
+que mépris et persécutions; l'exemple de Venise les terrifiait.
+Quelques-uns d'entre eux pensaient au contraire qu'une réforme
+était indispensable, et ils l'aimaient mieux, rédigée par Bonaparte
+qu'imposée par la faction démocratique. Le Sénat restait donc
+indécis, et il se complaisait dans cette incertitude, suivant
+l'habitude de tous les gouvernements séniles <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> qui s'attachent
+à tout prix au <i>statu quo</i>. Mais les divisions françaises de Rusca et
+de Serrurier s'approchaient de Gênes. D'autres troupes s'ébranlaient
+de Crémone pour les appuyer en cas de besoin. Les démocrates<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a>,
+encouragés par la présence de nos troupes, relevaient la tête, et
+déjà reprenaient confiance. À Finale, à Savone, à Porto-Maurizio,
+ils avaient déjà planté des arbres de liberté, en sorte que, menacés
+par un parti puissant, entourés de soldats étrangers, harcelés
+par les agents du Directoire ou les lieutenants de Bonaparte, les
+sénateurs génois n'avaient même plus la liberté de délibérer. Ils se
+résignèrent donc à envoyer à Bonaparte trois d'entre eux, Cambiaso,
+Carbonaro et Serra, trois patriotes éclairés et fort estimés. En
+même temps, ils expédièrent à Paris Rivarola, en lui recommandant,
+puisqu'il fallait se plier à la nécessité, de faire en sorte que
+l'ancienne forme de gouvernement subît le moins d'altération
+possible, et surtout de sauvegarder l'intégrité du territoire.</p>
+
+<p>C'était à Mombello, plus encore qu'à Paris, que devaient être
+fixées les destinées de la République génoise. Les négociations ne
+traînèrent pas en longueur, car les idées de Bonaparte se trouvèrent
+en harmonie avec celles des négociateurs génois. Bonaparte acceptait
+la démocratie, mais la démagogie lui répugnait. Homme de guerre et
+de discipline, il cherchait avant tout à maintenir l'ordre: aussi
+penchait-il vers les idées modérées et confiait-il volontiers
+la direction des affaires à ceux qui, par raison plutôt que par
+sympathie, acceptaient les réformes et raisonnaient leur adhésion. Le
+5 juin fut signé un traité provisoire<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>. Le gouvernement devait
+appartenir dorénavant au peuple tout entier, et non plus seulement
+aux <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> nobles, c'est-à-dire que le dogme de la souveraineté
+nationale était proclamé. Le pouvoir législatif était confié à deux
+Chambres de 300 et de 500 membres; le pouvoir exécutif à 12 sénateurs
+présidés par un Doge. À partir du 14 juin<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a>, un gouvernement
+provisoire de 22 membres, sous la présidence du Doge, serait
+institué pour ménager la transition, et une commission spéciale
+réglerait les détails de la nouvelle Constitution. Des articles
+spéciaux garantissaient le libre exercice de la religion catholique,
+la franchise du port de Gênes, la dette publique et la banque de
+Saint-Georges. La France accordait en outre le respect du territoire,
+et, sauf indemnité pour les Français insultés ou lésés dans les
+journées du 22 et du 23 mai, amnistie pleine et entière. Certes, ces
+modifications étaient de tous points excellentes, car le principe
+de l'égalité devant la loi était admis, les privilèges surannés
+disparaissaient, mais le principe de l'autorité était respecté et la
+licence comprimée. Pourtant les exaltés du parti démocratique ne se
+contentèrent pas de ces réformes.</p>
+
+<p>La nouvelle du traité de Mombello ne fut connue à Gênes que le 14
+juin. Les rues et les places publiques sont aussitôt encombrées
+par la foule, qui pousse des cris de joie en apprenant la chute
+de l'aristocratie. Des arbres de liberté sont dressés sur les
+places publiques<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>. Les cocardes tricolores sont également
+arborées. Quelques dames avaient préparé des bonnets à trois
+couleurs, qu'elles appelaient bonnets de <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> liberté: elles les
+distribuèrent aux démocrates, qui s'en parèrent avec bonheur. Morando
+ne se sentait plus d'aise. Vitaliani haranguait la multitude, et
+l'excitait à crier vive la liberté! Bientôt commencèrent les excès,
+car l'imitation servile des tragi-comédies jacobines prévalut. La
+foule, guidée par Morando et Vitaliani, se porta au palais Ducal,
+afin de brûler le livre d'or, soigneusement déposé dans une chambre
+d'où il ne sortait que pour recevoir l'inscription d'une famille
+récemment anoblie. Ce n'était à vrai dire qu'une sorte d'almanach de
+la noblesse. On s'en empara après avoir brisé toutes les portes, et
+on le brûla sur la place d'Acqua Verde. On descendit même jusqu'à la
+puérilité; car on perça à coups de baïonnette ou de sabre cet emblème
+innocent. En même temps le peuple brûla la chaise à porteur du Doge,
+l'urne au scrutin du Sénat, et quelques instruments à l'usage des
+patriciens. On croyait ainsi tuer l'aristocratie<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a>.</p>
+
+<p>Une action autrement blâmable fut de renverser et de briser, dans
+la cour du palais Ducal, la statue d'André Doria, élevée par la
+reconnaissance des anciens Génois à la mémoire et aux vertus de ce
+citoyen éminent. On en suspendit la tête et les bras à l'arbre de la
+liberté, et les autres morceaux furent jetés dans les égouts<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a>.
+Que présageaient aux vivants les outrages dirigés contre les morts
+illustres, et l'oubli des services éminents rendus à la patrie?
+Bonaparte, et cet acte l'honore, rougit de cette lâcheté et rappela
+les Génois au sentiment de la pudeur en leur adressant la lettre
+suivante: «Citoyens, j'apprends avec le plus grand déplaisir que,
+dans un moment de chaleur, l'on a renversé la statue d'André Doria.
+André Doria fut grand marin, et homme d'État. L'aristocratie était
+la <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> liberté de son temps. L'Europe entière envie à votre ville
+le précieux avantage d'avoir donné le jour à cet homme célèbre. Vous
+vous empresserez, je n'en doute pas, à relever sa statue. Je vous
+prie de vouloir m'inscrire pour supporter une partie des frais que
+cela occasionnera, et que je désire partager avec les citoyens les
+plus zélés pour la gloire et pour le bonheur de votre patrie<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>.»</p>
+
+<p>Aussi bien Bonaparte s'inquiétait de l'opinion publique et prenait à
+son égard des ménagements infinis. Il écrivait<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a> à Faypoult, en
+le priant d'engager Poussielgue, qui maniait facilement la plume, à
+composer une relation de la révolution de Gênes: «Ce n'est que parce
+que les patriotes et les gens sages n'écrivent jamais, ajoutait-il,
+que l'on livre l'opinion à un tas de misérables stipendiés qui la
+pervertissent et tuent l'esprit public.» Une pareille invitation
+était un ordre auquel se conforma Poussielgue. Il composa donc la
+relation de la révolution de Gênes, et en envoya un exemplaire à
+Bonaparte qui le remercia de son attention, et écrivit tout de
+suite à Faypoult en le priant d'acheter pour son compte cinq cents
+exemplaires, non pas tant pour encourager l'auteur que pour répandre
+un écrit qui expliquait et justifiait son intervention à Gênes.
+Ingénieux et précis dans ses instructions, il recommandait en même
+temps à Faypoult de distribuer ces cinq cents exemplaires de façon
+à contenter tout le monde: «Vous m'en enverrez directement cent,
+lui disait-il<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>, et cent autres au citoyen Girardin, libraire au
+Palais-Royal, sans aucune espèce de lettre d'envoi. Je vous prie
+d'envoyer les trois cents autres à tous nos ministres en Europe,
+à tous les ministres des affaires étrangères des gouvernements
+italiens, aux membres les plus marquants de tous les partis du
+conseil des Cinq Cents, des Deux Cent Cinquante, au Congrès des
+<span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> Grisons, aux principaux cantons de la Suisse, et à nos
+principaux consuls en Espagne.»</p>
+
+<p>La liberté était donc proclamée à Gênes. Il fallait maintenant en
+régler l'exercice. Les vingt-deux membres du gouvernement provisoire
+avaient été choisis avec soin par Bonaparte parmi les hommes les plus
+connus pour leurs opinions modérées, et les plus estimés pour leurs
+talents. Serra, Cambiaso, Pareto, Corvetto, Maglione et Ruzzo en
+étaient les membres les plus influents. Ils publièrent un manifeste
+adroit, où, tout en remerciant Bonaparte de sa bienveillance et
+les nobles génois de leurs généreux sacrifices, ils exhortaient
+les citoyens à la concorde, et leur annonçaient d'importantes
+améliorations.</p>
+
+<p>Les principales villes du littoral s'associèrent volontiers au
+mouvement démocratique, et envoyèrent des adresses de félicitations.
+Les anciens fiefs impériaux renoncèrent même à leur précaire
+indépendance<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>, et demandèrent à faire partie intégrante de
+la république. Peu à peu les esprits s'apaisaient. Tout semblait
+indiquer, après cette première effervescence populaire, une ère de
+paix et de liberté sous le patronage de la France. Les conseils
+municipaux s'organisèrent et on travailla à rédiger la Constitution;
+mais la bonne union ne dura pas longtemps, et de nouveaux troubles
+éclatèrent à propos de cette Constitution.</p>
+
+<p>Un des vingt-deux membres du gouvernement provisoire, l'évêque
+de Noli, Solari, était un des plus ardents disciples du fameux
+réformateur toscan, Ricci. Il fit décider que l'autorisation du
+gouvernement serait nécessaire pour conférer les ordres sacrés,
+et pour recevoir, dans les couvents, des moines <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> ou des
+religieuses: mesures très sages assurément, mais qui portaient un
+coup à la domination du clergé. De plus, Serra fit décréter que des
+missionnaires, envoyés par le gouvernement, prêcheraient, pendant ou
+après le service divin, la démocratie au peuple. Or, le clergé génois
+tenait à ses privilèges et son influence. Menacé par les réformes de
+l'évêque Solari, choqué par les innovations à tout le moins étranges
+de Serra, il se prononça résolument contre la nouvelle République,
+et, comme il était encore très puissant, surtout dans les campagnes,
+le nombre des ennemis de la démocratie s'accrut encore dans de fortes
+proportions.</p>
+
+<p>Quant aux nobles, ils n'avaient pas attendu les réformes de la
+Commission des vingt-deux pour se prononcer énergiquement. Contenus,
+il est vrai, par le voisinage de l'armée française, ils n'osaient
+entrer en lutte ouverte, mais les principaux d'entre eux, les
+Spinola, Durazzo, Doria et Grimaldi, n'attendaient qu'une occasion
+favorable pour recouvrer leurs privilèges. Comme ils conservaient
+encore une nombreuse clientèle, ils entretenaient l'incertitude dans
+les esprits et la haine contre le nouvel ordre de choses.</p>
+
+<p>À cette opposition latente, mais sérieuse, du clergé et de la
+noblesse, se joignait le mécontentement des gros négociants,
+inquiétés dans leur commerce par les rapines des Barbaresques,
+rapines d'autant plus fâcheuses que la France avait garanti la marine
+génoise contre leurs attaques. Enfin et surtout, la présence des
+troupes et des généraux français contribuait à aigrir les esprits,
+car elle démontrait ou bien que l'indépendance génoise n'était qu'un
+vain mot, ou bien que Bonaparte se défiait des Génois. Aussi les
+ennemis du nouveau régime se prévalaient-ils de la présence d'une
+armée française pour proclamer la ruine et la servitude de la patrie.
+Ils annonçaient que les forteresses de Savone et de San Remo, les
+seuls remparts de l'indépendance génoise du côté de la France,
+allaient être détruites. Ils faisaient remarquer qu'on dégarnissait
+l'arsenal. La noblesse, le clergé et leurs nombreux partisans
+fomentaient ces dispositions <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> ennemies. Tout semblait indiquer
+un prochain soulèvement.</p>
+
+<p>En effet la révolte éclata le 4 septembre, à la nouvelle de
+l'arrestation, par ordre du gouvernement provisoire, de quelques
+nobles, notoirement connus par leur opposition. Les paysans
+s'armèrent, et, pleins de fureur, marchèrent contre Gênes. Le général
+Duphot<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>, à la tête d'une division française et des démocrates
+génois, se présenta au-devant des insurgés. Une bataille sanglante
+s'engagea dans le faubourg d'Albaro. Les paysans, fanatisés par le
+moine Pezzuolo et un certain Marc Antoine, résistèrent avec énergie;
+mais la discipline et la science militaire triomphèrent du nombre et
+du fanatisme. Les révoltés s'enfuirent à la débandade.</p>
+
+<p>À peine la sédition du Bisagno était-elle apaisée, que de nouveaux
+bruits de guerre se firent entendre dans la Polcevera. Une multitude
+armée, beaucoup plus nombreuse que dans le Bisagno, s'empara par
+surprise du fort de l'Éperon qui domine Gênes, et occupa la seconde
+enceinte de murailles, à l'exception de la batterie de San Benigno.
+L'effroi s'empara du gouvernement. La garnison était faible, des
+signes de rébellion commençaient à se manifester à l'intérieur, et la
+reddition de la ville semblait inévitable.</p>
+
+<p>Duphot, qui revenait du Bisagno, ranima tous les courages, et
+conduisit ses soldats à une nouvelle bataille. Le combat dura
+quatre heures et fut vivement disputé. Chassés de leurs positions,
+les paysans de la Polcevera prirent la fuite, poursuivis par les
+démocrates, qui leur tuèrent beaucoup de monde et entassèrent dans
+les prisons de Gênes plusieurs centaines de captifs.</p>
+
+<p>La double victoire d'Albaro et de San Benigno suffit pour arrêter
+toute explosion nouvelle. Tout rentra dans le repos, mais c'était
+un calme menaçant, celui de la terreur et nullement celui de la
+fidélité. La vengeance en effet suivit de près la victoire. Un
+conseil de guerre condamna à mort une douzaine <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> de paysans,
+d'autres furent envoyés aux galères. Quant à Bonaparte, comme ces
+troubles, sans l'inquiéter, l'irritaient, il résolut de sévir, et
+envoya le général Lannes à Gênes pour l'occuper militairement.
+«J'ai été très étonné, écrivait-il à Faypoult<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a>, d'apprendre le
+soulèvement des paysans de la montagne. J'ai bien reconnu là le
+caractère italien, dont il faut toujours se méfier. Le gouvernement
+provisoire est un peu jeune. Il est trop confiant. J'ai envoyé hier
+des ordres pour que le général Lannes, avec une colonne mobile,
+se rendît à Tortone, où il sera à votre disposition. J'ai envoyé
+également le général Casabianca avec des sous-officiers d'artillerie
+et ce que demandait le général de Gênes. Qu'on punisse sévèrement les
+auteurs de cette insurrection, sans quoi on recommencera toujours, et
+vous sentez combien, surtout pour une ville de commerce, cela fait
+mauvais effet. Au reste, j'espère qu'au moyen de précautions<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a>
+qu'on prendra, et de l'esprit de défiance qu'on montrera, de pareils
+événements ne se renouvelleront plus.»</p>
+
+<p>Lannes exécuta strictement les ordres qu'il avait reçus. La ville et
+les forts furent occupés par de fortes garnisons françaises, et on
+attendit les événements, l'arme au pied. Les Génois étaient alors
+dans l'épouvante. Ils venaient d'apprendre <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> la chute et le
+partage de Venise, et redoutaient pour eux un sort semblable. En face
+de la France menaçante, de Bonaparte impénétrable, de ses lieutenants
+gardant un silence de commande, les anciens partis tremblaient de
+peur. Ils oublièrent momentanément leurs divisions intestines pour
+ne songer qu'au salut commun, et supplièrent Bonaparte de les tirer
+d'incertitude en leur faisant connaître ses volontés et surtout en
+arrêtant la rédaction définitive de la Constitution.</p>
+
+<p>Bonaparte se contenta d'abord de donner des conseils, et ils étaient
+forts sages: «J'apprends avec peine que vous êtes divisés entre
+vous, et que par là vous donnez un champ libre à la malveillance et
+aux ennemis de la liberté. Étouffez toutes vos haines et réunissez
+tous vos efforts, si vous voulez éviter de grands malheurs à votre
+patrie et à votre famille.» Il leur recommandait en outre de ménager
+les susceptibilités religieuses, et de supprimer résolument toutes
+les commissions extraordinaires: «Vous ne devez pas vous gouverner
+par des excès, comme vous ne devez pas vous laisser périr par la
+faiblesse<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>.»</p>
+
+<p>À ces conseils, qui risquaient de demeurer platoniques, Bonaparte,
+en homme pratique, joignit un projet de Constitution. La République
+génoise serait maintenue; elle prendrait seulement le nom des
+République Ligurienne, car c'était alors la mode de ressusciter les
+noms antiques. Le pouvoir exécutif serait confié à un Directoire
+de cinq membres, et le pouvoir législatif appartiendrait à un
+conseil des anciens de trente membres, et à un conseil des jeunes
+de soixante membres. Le peuple serait convoqué dans ses comices et
+prononcerait, en dernier ressort, sur l'acceptation ou le rejet de
+la nouvelle Constitution. Bonaparte, avec une hauteur de vues et
+une impartialité dont on ne saurait trop le louer, <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> engageait
+les Génois à ne pas exclure les nobles des fonctions publiques. «Ce
+serait une injustice révoltante, ajoutait-il<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>. Vous feriez,
+ce qu'ils ont fait.» Il terminait par un sage appel à la concorde
+«Méfiez-vous de tout homme qui veut exclusivement concentrer l'amour
+de la patrie dans ceux de sa coterie; si son langage a l'air de
+défendre le peuple, c'est pour l'exaspérer, le diviser.... Dans un
+moment où vous allez vous constituer en un gouvernement stable,
+ralliez-vous. Faites trêve à vos méfiances; oubliez les raisons que
+vous croirez avoir pour vous désunir, et, tous d'accord, organisez et
+consolidez votre gouvernement.»</p>
+
+<p>Aussi bien Bonaparte désirait terminer cette importante affaire,
+avant de rentrer en France. Il ne se dissimulait pas que l'Autriche
+n'avait déposé les armes que momentanément, et n'attendait qu'une
+occasion pour revendiquer ses droits et intervenir de nouveau en
+Italie. Aussi s'emportait-il contre les maladroits ou les fanatiques
+qui, par leurs excès de zèle, compromettaient l'&oelig;uvre du
+gouvernement provisoire génois. Il en voulait surtout à quelques
+réfugiés napolitains dont les furibondes déclamations contre la
+religion entretenaient dans les esprits une incurable défiance. Il
+pressait Faypoult de leur imposer silence, et de conclure au plus
+vite. «Il est bien important que tout soit libre sur nos derrières,
+lui écrivait-il, car nous aurons besoin de toutes nos forces pour
+donner un vigoureux coup de collier.»</p>
+
+<p>On n'osait déjà plus ne pas exécuter les ordres de Bonaparte.
+Faypoult comprit que le moment était passé des hésitations, et se
+chargea de le faire comprendre au gouvernement provisoire.</p>
+
+<p>Les Génois se résignèrent. Ils étaient entre les mains de la France:
+mieux valait faire contre mauvaise fortune bon c&oelig;ur, et accepter
+ce qu'on ne pouvait plus éviter. Le peuple fut donc convoqué dans
+ses comices le 19 janvier 1798. Malgré la pression des baïonnettes
+françaises, 17,000 citoyens eurent <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> le courage de déposer
+un vote négatif, mais 100,000 suffrages affirmatifs consacrèrent
+la ruine de l'antique indépendance. Les cinq nouveaux directeurs,
+Corvetto, Littardi, Maglione, Molfino et Costa furent aussitôt
+élus, les membres des conseils nommés, et de plates adresses de
+remerciement furent envoyées au Directoire.</p>
+
+<p>Ainsi périt, ou du moins fut transformée, la République génoise; mais
+fière, courageuse, et après avoir versé du sang pour sa défense, non
+pas humblement docile comme l'avait été la République Cisalpine, non
+pas gémissante comme le fut la République Vénitienne. Ce fut une
+consolation dans son infortune; ce sera son honneur aux yeux de la
+postérité.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> CHAPITRE III<br>
+<span class="smaller">CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE (1796-1797)</span></h2>
+
+<p class="resume">
+Grandeur et décadence de la République vénitienne. &mdash; La
+politique de neutralité désarmée. &mdash; Le comte de Lille est expulsé
+de Vérone. &mdash; Violations du territoire vénitien. &mdash; Entrée des
+Français à Vérone. &mdash; Le podestat Ottolini. &mdash; Ménagements calculés
+de Bonaparte. &mdash; Négociations d'alliance. &mdash; Les exigences de
+Bonaparte. &mdash; Préparatifs de guerre. &mdash; Les démocrates soulèvent
+Bergame, Brescia, Salo, mais ils sont écrasés. &mdash; Manifeste de
+Battaglia. &mdash; Les préliminaires de Leoben. &mdash; Mission de Junot à
+Venise. &mdash; Les Pâques véronaises. &mdash; L'assassinat de Laugier. &mdash; Mission
+Dona et Giustiniani. &mdash; Punition de Vérone. &mdash; Transformation de la
+République aristocratique en République démocratique. &mdash; Traité
+de Milan. &mdash; Les convoitises autrichiennes. &mdash; Mission
+Querini. &mdash; Motion Dumolard. &mdash; Désorganisation de la nouvelle
+République. &mdash; Pillages. &mdash; Négociations de Campo-Formio. &mdash; Les
+instructions du Directoire et les résolutions de Bonaparte. &mdash; Traité
+de Campo-Formio. &mdash; Comment est accueillie la nouvelle. &mdash; Les scrupules
+de Villetard. &mdash; Les dépouilles de Venise. &mdash; Prise de possession par les
+Autrichiens.</p>
+
+<p>Que Bonaparte ait été l'auteur de la chute et du partage de la
+République vénitienne en 1797<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a>, tout le monde est d'accord sur ce
+point: mais qu'il soit entré en Italie avec l'intention bien arrêtée
+de détruire Venise, et qu'il ait subordonné toute sa politique
+à cette arrière-pensée, nous ne le croyons pas. <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> L'examen
+attentif des documents contemporains nous prouvera au contraire que
+ce furent les événements et nullement Bonaparte qui précipitèrent
+la chute de cette ville infortunée. Il est vrai que le général en
+chef de l'armée d'Italie profita de ces événements sans le moindre
+scrupule, et ne fit rien pour prévenir cette ruine lamentable. Il
+est certes bien coupable d'avoir agi de la sorte, mais il n'est pas
+le seul coupable. C'est ce que nous allons essayer de démontrer en
+instruisant à nouveau ce grand procès historique.</p>
+
+<h3>I</h3>
+
+<p>En 452 après Jésus-Christ, quelques pêcheurs, à l'approche des
+Huns et de leur terrible chef Attila, s'enfuirent dans les lagunes
+qui bordent la côte septentrionale de l'Adriatique et y bâtirent
+un misérable village, Venise, qui grandit peu à peu, car tous les
+exilés attirés en ces lieux par la facilité de la défense s'y
+donnèrent comme rendez-vous et grossirent la population primitive.
+En 697 les chefs des diverses îles se réunirent pour élire un chef
+unique, à vie, auquel ils donnèrent le nom de duc ou doge. Menacés
+par les pirates de l'Istrie, ils les repoussèrent et étendirent leur
+domination sur l'Illyrie. Maîtres de l'Adriatique, les Vénitiens
+portèrent au loin leur commerce. Les croisades augmentèrent leur
+prospérité en leur ouvrant le chemin de l'Orient. Venise entre
+alors dans la période des conquêtes; elle couvre de ses colonies
+les deux rives de l'Adriatique; elle vend ses services aux croisés
+en obtenant le privilège de posséder dans chaque ville d'Orient un
+quartier à elle; elle s'empare des îles de l'Archipel et des côtes du
+Péloponèse. Une république rivale, Gênes, lui disputait l'empire de
+la Méditerranée. Elle engage avec elle un siècle de guerre, et finit
+par lui arracher la suprématie maritime. Elle tourne alors ses forces
+vers l'Italie, et conquiert successivement ce qu'on nomma depuis
+les états de terre <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> ferme: Trévise, Vicence, Venise, Padoue,
+Brescia, Bergame, etc. Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle Venise était une des
+premières puissances de l'Europe. Elle s'intitulait la <i>Dominante</i>,
+et cette domination elle la devait moins à ses conquêtes qu'à son
+prodigieux commerce. Sur toutes les côtes de la Méditerranée, elle
+avait des comptoirs: ses matelots étaient les meilleurs de l'Europe,
+ses capitaines les plus instruits, ses vaisseaux les mieux équipés.
+L'industrie était florissante, les beaux-arts étaient cultivés
+avec amour. Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle la décadence commence. La
+découverte de l'Amérique et du Cap de Bonne-Espérance la frappe d'un
+coup mortel, en transportant de la Méditerranée à l'Atlantique le
+commerce du monde. Occupée à se défendre contre les Turcs, qui lui
+enlèvent ses possessions de l'Archipel et de la Morée, elle laisse
+les Français, les Espagnols et les Allemands dominer tour à tour
+en Italie. À la Venise guerrière succède une Venise somptueuse et
+galante, ville d'intrigues et de plaisirs, et non plus d'activité
+et d'avenir. Dès lors elle ne vécut que par la tolérance de ses
+puissants voisins. Venise s'endormait. Le réveil fut terrible pour
+elle.</p>
+
+<p>Il est vrai que les Vénitiens avaient confiance en leur gouvernement,
+et que ce gouvernement jouissait en Europe d'une réputation qui fut
+longtemps méritée. La République Vénitienne était essentiellement
+aristocratique. Tous les nobles formaient une assemblée nommée
+le Grand-Conseil. À partir de 1315 l'entrée de ce Grand-Conseil
+était devenue héréditaire par la création du livre d'or, registre
+sur lequel n'étaient inscrits que les descendants des familles
+qui avaient fait partie du Grand-Conseil avant cette même année.
+Ces patriciens inscrits au livre d'or choisissaient dix d'entre
+eux, le fameux Conseil des Dix, véritable ministère investi
+d'attributions très étendues. Ce conseil disposait arbitrairement
+du trésor public comme des biens et de la vie des citoyens. Pour
+augmenter ses pouvoirs, il choisit dans son sein, à partir de 1454,
+le terrible tribunal des trois inquisiteurs d'État, magistrats
+soupçonneux et défiants, qui avaient érigé la dénonciation en méthode
+gouvernementale. Les dénonciations étaient reçues dans <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> la
+gueule des lions qui décoraient la place Saint-Marc. La procédure
+était mystérieuse, les sentences rendues et exécutées en secret.
+Au-dessus des inquisiteurs d'État était le Doge, personnage de
+représentation, chef officiel de la République, mais qui n'avait
+en réalité d'autres pouvoirs que ceux que lui abandonnaient les
+inquisiteurs d'État. Pendant plusieurs siècles ces patriciens se
+montrèrent dignes de la haute position qu'ils occupaient. Les noms
+de Cornaro, Xeno, Dandolo, Barberini, Pisani, etc., sont restés
+célèbres. La diplomatie vénitienne était admirablement informée; les
+rapports adressés à Venise par ses ambassadeurs constituent même
+une des principales sources de l'histoire moderne; mais bientôt les
+descendants dégénérés des grandes familles d'autrefois ne surent
+plus que se maintenir par la terreur, et jouir des énormes richesses
+amassées par leurs ancêtres. Peu à peu un nouvel esprit se fit jour.
+La bourgeoisie, systématiquement repoussée du livre d'or, et la
+noblesse des provinces, jalouse des privilèges que s'arrogeaient
+les patriciens de la capitale, unirent leurs ressentiments et leurs
+convoitises. On commença à parler de réformes, et de changements
+à introduire dans la Constitution. Ces demandes ne furent pas
+accueillies, mais une opposition se forma, et grandit. Il est vrai
+que les classes populaires, traitées avec ménagement, avec douceur
+même, et retenues dans une ignorance absolue, soutenaient les
+patriciens. L'aristocratie vénitienne avait donc pour elle l'immense
+majorité de la population, et l'autorité de la tradition.</p>
+
+<p>Passé glorieux, gouvernement respecté, Venise, malgré sa décadence,
+malgré les partis qui commençaient à la déchirer, était une puissance
+avec laquelle il fallait encore compter. Son pavillon flottait avec
+honneur sur la Méditerranée. Elle possédait l'Adriatique. Les îles
+Ioniennes lui assuraient le commerce des mers grecques. Sur les côtes
+d'Illyrie et de Dalmatie, des montagnards braves et énergiques et
+des matelots habitués à la difficile navigation de ses côtes lui
+fournissaient des soldats pour ses régiments et des marins pour ses
+équipages. <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> Elle avait une flotte de guerre considérable, et,
+à Venise même, un arsenal fameux regorgeait de richesses de tout
+genre. Sur la terre ferme une ceinture de places fortes, Brescia,
+Bergame, Peschiera, Vérone, Legnano du côté de l'Italie; Palmanova,
+Gradisca, Udine du côté de l'Autriche, assuraient la sécurité de
+ses frontières continentales. Elle pouvait mettre sur pied, bien
+qu'elle n'eût pas fait la guerre depuis soixante et dix ans, au
+moins cinquante mille hommes. Les revenus, près de neuf millions de
+ducats, étaient bien équilibrés et suffisants pour tous les besoins.
+Le gouvernement vénitien faisait donc en Europe honorable figure, et
+personne ne se doutait encore qu'une catastrophe le menaçât.</p>
+
+<p>Par malheur la politique des Vénitiens manquait de franchise. Dans
+le grand mouvement d'opinion qui marqua en Europe les dernières
+années du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, ils auraient du prendre un parti
+et se prononcer ou pour ou contre la France. La France était leur
+alliée naturelle, puisqu'il n'existait, entre elle et Venise, aucun
+motif de rivalité ou de guerre, et l'Autriche était au contraire
+leur ennemie héréditaire<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a>, puisqu'elle convoitait la possession
+de leurs provinces continentales. Leur intérêt les poussait vers la
+France, mais leurs préjugés les jetaient dans les bras de l'Autriche.
+Les patriciens de Venise détestaient en effet l'esprit démocratique
+de la France et ne redoutaient rien autant que la contagion de ces
+principes démocratiques, en sorte que, par intérêt, ils penchaient
+vers l'alliance française, mais, par tempérament, redoutaient la
+République française. Inquiétés par la démocratie, ils se défiaient
+du despotisme. Dans cette incertitude, ils prirent le plus déplorable
+des partis, celui de la neutralité.</p>
+
+<p>Les avertissements ne leur firent pas défaut. Querini, l'ambassadeur
+de la République à Paris, Grimani, l'ambassadeur à Vienne,
+San Fermo, le plénipotentiaire qu'ils envoyèrent <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> au
+congrès de Bâle, ne cessaient, dans leurs dépêches, de démontrer
+aux inquisiteurs d'État la nécessité de se prononcer. Ils leur
+annonçaient, pour ainsi dire jour par jour, les projets de la France
+contre l'Italie et spécialement contre Venise à qui elle réservait
+le sort de la Hollande. Ils lui dénonçaient, les sourdes menées<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>
+des agents secrets envoyés pour disposer les esprits à la révolution.
+Ils les avertissaient des préparatifs de l'invasion. Le gouvernement
+fermait les yeux et persistait à s'endormir dans la neutralité.</p>
+
+<p>Si du moins les Vénitiens s'étaient mis en mesure de faire respecter
+cette neutralité, c'est-à-dire de repousser toute pression extérieure
+et de se comporter avec la plus grande impartialité envers tous les
+belligérants: mais ils s'imaginèrent, très à tort, qu'en ménageant
+tout le monde, ils seraient eux-mêmes respectés. Quelques patriciens
+mieux avisés étaient partisans de ce qu'on pourrait appeler la
+neutralité armée. Ils voulaient que Venise se mit en état de résister
+aux prétentions des belligérants et de repousser au besoin ces
+prétentions par la force. Dès le 14 juillet 1788, l'ambassadeur de
+Venise à Paris, Antonio Capello, prévoyant la Révolution prochaine,
+et redoutant pour sa patrie les conséquences du système politique
+de la paix à tout prix, écrivait<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>: «La crise imprévue de la
+France a fait naître un nouvel ordre de choses dans le système
+politique général. Aujourd'hui, il faut tenir pour certain que
+Venise peut être très troublée dans son système de neutralité qui
+ne lui procurera peut-être que des embarras. Peut-il convenir à
+notre sécurité de rester ainsi isolés de toutes les puissances? <i>Se
+concenga alla nostra sicurezza starsene isolati da tutti gli altri?</i>»
+Ces prophétiques avertissements ne furent pas négligés. Un parti
+se forma; il avait pour chefs Foscarini, Barbarigo, Giustiniani,
+Zeno et surtout les deux procurateurs Morozini et Pezaro, qui
+voulaient ne pas être surpris par les événements et demandaient
+avec instance <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> que Venise se décidât à sortir de sa torpeur.
+Mais ces patriciens ne formaient qu'une imperceptible minorité.
+Tous les indifférents, c'est-à-dire la majorité, tous les indolents
+et les partisans encore rares des idées françaises, et à leur tête
+se trouvaient des patriciens, Georges Pisani, Valaresso, Ruzzini,
+Giuliani, Battaglia, Premieri, prétendaient au contraire que Venise
+n'avait qu'à gagner à conserver la neutralité, même désarmée, et
+à prouver ainsi son désir de ménager à titre égal Français et
+Autrichiens.</p>
+
+<p>Lorsque la situation s'aggrava et que la France vit se former
+contre elle la première coalition, Venise conserva son attitude
+expectante. En 1793, le procurateur Pesaro demanda formellement la
+levée des milices et l'armement des lagunes. Il aurait même voulu
+l'alliance autrichienne. Valaresso l'emporta sur lui et rien ne fut
+modifié. L'année suivante, Pesaro renouvela sa demande et réunit
+dans le conseil 119 voix contre 67: mais Valaresso, Battaglia, Zeno
+et les autres patriciens, qui venaient d'être mis en minorité,
+firent en sorte que les armements décidés fussent conduits avec une
+lenteur désespérante. Sept mille hommes furent donc, à grand'peine,
+réunis en quelques mois, et encore, dès l'année suivante (1795),
+les partisans de la neutralité désarmée prenaient leur revanche
+en rejetant les conseils guerriers que leur donnait l'ambassadeur
+anglais, le chevalier Worsley<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a>. En outre ils recevaient à
+Venise, comme représentant de la République française, Lallement,
+et envoyaient à Paris, comme ambassadeur extraordinaire, Alvise
+Querini. Ce dernier fut reçu avec de grandes démonstrations d'amitié.
+On l'admit aux honneurs de la séance à la Convention Nationale, et
+Larévellière-Lépeaux, qui présidait, lui adressa une de ces harangues
+déclamatoires dont il avait le secret: «Lorsque la guerre n'avait
+pas encore <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> prononcé, la généreuse Venise a reçu avec éclat
+l'ambassadeur de la République française. La France rendra générosité
+pour générosité. Son alliée n'a pas hésité à saluer sa fortune
+incertaine; elle jouira en paix de sa fortune consolidée. La France
+républicaine sera plus reconnaissante que la France des rois. Venise
+aura pour son alliée la plus sincère la nation française.»</p>
+
+<p>Les Vénitiens prirent-ils au sérieux ces déclarations emphatiques,
+ou s'aveuglèrent-ils de parti pris sur les dangers de l'indécision
+en matière politique, toujours est-il que, dans leur optimisme,
+non seulement ils persistèrent dans la neutralité désarmée, mais
+encore se firent les apôtres de cette doctrine. Ce furent eux qui,
+par exemple, engagèrent le grand-duc de Toscane à les imiter en
+reconnaissant la République Française et en signant avec elle un
+traité de neutralité. Ils ne devaient gagner à ces ménagements que le
+mépris de la France et les hostilités mal déguisées de l'Autriche,
+et, grâce à ce système déplorable dans lequel ils s'obstinèrent, ils
+ressentirent le contre-coup de tous les événements extérieurs. Ils
+étaient destinés à passer d'anxiétés en anxiétés, et cela dès que les
+belligérants se rapprochèrent de leur territoire.</p>
+
+<p>En effet, tant que la guerre eut pour théâtre le Rhin, les Alpes ou
+les Pyrénées, c'est-à-dire de 1792 à 1796, Venise crut n'avoir qu'à
+se féliciter d'avoir jusqu'alors traité la Révolution française comme
+un objet de police et le voisinage des armées autrichiennes comme
+un épouvantail sans conséquences; mais ses illusions se dissipèrent
+dès que les Français descendirent en Italie pour y vider leur
+querelle comme en un champ clos. Elle ne tarda pas à comprendre non
+seulement que sa tranquillité était compromise, mais même que son
+existence était discutée. Lors des conférences de Bâle, elle avait
+déjà été singulièrement inquiétée par la théorie des compensations
+territoriales qui y avait été discutée et admise: non pas qu'elle
+redoutât encore une compensation donnée à ses dépens, mais elle ne
+pouvait se dissimuler tous les dangers <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> de ce nouveau droit
+des gens, surtout pour les puissances secondaires, et peut-être
+se repentait-elle de ne pas s'être mise en mesure de résister aux
+exigences possibles de la France ou aux revendications hautaines de
+l'Autriche.</p>
+
+<p>Bonaparte n'avait pas encore ouvert les hostilités que déjà le
+Directoire agissait contre Venise, comme si la République était à
+ses pieds. Le 1<sup>er</sup> mars 1796, Delacroix, ministre des relations
+extérieures, écrivait à l'ambassadeur de Venise à Paris, Querini,
+pour se plaindre du séjour à Vérone du comte de Lille<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>, celui
+qui s'intitulait Louis XVIII, et exiger son renvoi immédiat. Pour
+donner plus de poids à sa demande, il faisait remarquer que la
+neutralité de Venise n'était qu'un mot vide de sens, puisque les
+troupes autrichiennes avaient à plusieurs reprises traversé le
+territoire vénitien pour se rendre dans leurs cantonnements du
+Milanais et dans le Piémont. Le Grand Conseil fut convoqué. Pesaro,
+qui penchait toujours pour la résistance, aurait voulu que le comte
+de Lille fût entouré des mêmes égards que par le passé. Son discours
+entraîna quarante-sept de ses collègues, mais cent cinquante-six se
+prononcèrent contre lui. On fit donc savoir au Directoire que le
+comte de Lille serait prié de quitter Vérone; quant au passage des
+troupes autrichiennes sur le territoire de la République, il était
+autorisé par des conventions antérieures. Le Directoire se contenta
+de cette demi-satisfaction, mais il exigea le départ immédiat de
+Louis XVIII. Lallement reçut l'ordre d'insister. Le Grand Conseil
+dut s'exécuter. Il le fit même avec une certaine rudesse. Délégués
+par les inquisiteurs d'État, Gradenigo et Carletto avertirent le
+prince de l'arrêté d'expulsion. Le comte de Lille obéit à la brutale
+nécessité qui lui imposait un nouvel exil, et quitta Vérone (21
+avril), mais en exigeant qu'on effaçât le nom de sa famille du livre
+d'or, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> et qu'on lui rendît l'armure dont Henri IV avait fait
+présent à la République<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>.</p>
+
+<p>Ce n'était que la première des exigences qui allaient être imposées à
+Venise. Sa faiblesse et ses complaisances les autorisaient. Bonaparte
+venait d'entrer en Italie et d'inaugurer cette série d'éclatantes
+victoires qui le conduisirent bientôt aux portes de Vienne. On a
+prétendu qu'il avait dès lors l'intention bien arrêtée de signer la
+paix aux dépens de la République Vénitienne, et qu'il n'était que
+l'instrument des secrets desseins du Directoire contre Venise. Il
+suffit pourtant de parcourir la correspondance échangée entre le
+gouvernement français et le général victorieux pour être convaincu
+que, ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait d'entente préalable.
+Bonaparte n'avait pas reçu l'ordre d'agir contre Venise, et lui-même
+ne nourrissait aucune prévention particulière contre l'aristocratie
+vénitienne; seulement, dès qu'il se fut rendu compte de sa faiblesse
+et de sa décadence, il en abusa sans le moindre scrupule; et, du jour
+où il pressentit qu'en sacrifiant Venise à l'Autriche il obtiendrait
+plus aisément la paix, il adopta contre elle une politique sans
+pitié, et, suivant une expression célèbre, se montra plus inexorable
+à son égard qu'Attila lui-même. Quant au gouvernement français, qui
+répugnait d'abord à l'idée de ce triste arrangement, il se laissa
+forcer la main, mais sans trop protester.</p>
+
+<h3>II</h3>
+
+<p>Le Piémont et le Milanais étaient conquis. Beaulieu avait été rejeté
+par la bataille de Borghetto jusque sous les murs de Mantoue. Ce fut
+à ce moment critique que le Directoire demanda à Venise une somme
+de douze millions, qui serait <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> reportée sur le passif de la
+République Batave qui devait pareille somme. Il réclama encore la
+mise sous séquestre des capitaux déposés dans les banques vénitiennes
+par les puissances ennemies de la France, et la confiscation
+de tous ceux de leurs navires qui stationnaient dans les eaux
+vénitiennes<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>. Sans même attendre sa réponse, qui ne pouvait être
+que négative, à moins que Venise ne fût décidée à se jeter dans les
+bras de la France, Bonaparte, poursuivant le cours de ses opérations
+militaires, viola le territoire vénitien.</p>
+
+<p>Le général autrichien Kerpen, après la bataille de Lodi, avait
+traversé Brescia et entraîné une colonne française à sa poursuite.
+Il avait ainsi fourni à Bonaparte le prétexte dont il avait besoin
+pour occuper la province. En effet, dès le 20 mai, Bonaparte occupait
+Brescia. Il est vrai qu'il protestait de l'amitié qui unissait
+les deux Républiques, et annonçait<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a> que ses soldats agiraient
+toujours en amis dévoués. «C'est pour délivrer la plus belle contrée
+de l'Europe du joug de fer de l'orgueilleuse maison d'Autriche
+que l'armée française a bravé les obstacles les plus difficiles à
+surmonter. La victoire d'accord avec la justice, a couronné ses
+efforts. Les débris de l'armée autrichienne se sont retirés au delà
+du Mincio. L'armée passe, pour les poursuivre, sur le territoire
+de Venise, mais elle n'oubliera pas qu'une longue amitié unit les
+deux Républiques. La religion, le gouvernement, les usages, les
+propriétés seront respectés. Que les peuples soient sans inquiétude;
+la plus sévère discipline sera maintenue; tout ce qui sera fourni à
+l'armée sera exactement payé en argent. Le général en chef engage les
+officiers de la République de Venise, les magistrats et les prêtres,
+à faire connaître ces sentiments au peuple afin que la confiance
+cimente l'amitié qui depuis longtemps unit les deux nations. Fidèle
+dans le chemin de l'honneur comme dans celui de la victoire, le
+soldat <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> français n'est terrible que pour l'ennemi de sa
+liberté et de son gouvernement.»</p>
+
+<p>Ce n'étaient là que de banales protestations. En réalité Bonaparte
+agissait comme en pays ennemi. Deux jours après l'occupation de
+Bergame, il entrait à Peschiera<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>, autre place vénitienne, que les
+Autrichiens avaient déjà à maintes reprises traversée et même qu'ils
+venaient d'occuper, et ordonnait à Masséna de pousser sur Vérone,
+et de s'emparer des ponts de cette ville, afin de dominer le cours
+de l'Adige. À Vérone se trouvait alors, en qualité de provéditeur
+général des provinces de terre ferme, Nicolo Foscarini, ancien
+ambassadeur de Venise à Constantinople. Sommé par Bonaparte de venir
+le trouver à son quartier général de Peschiera, il n'obéit qu'en
+tremblant. Il se considérait presque comme une victime expiatoire.
+«Je pars, écrivait-il<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a> au grand conseil, que Dieu daigne bénir
+mes efforts et me recevoir en holocauste!» et dans une autre lettre:
+«J'ai rempli mon devoir de citoyen. Je suis allé à Peschiera; je me
+suis trouvé entre les mains des Français; j'ai traversé les longues
+colonnes de ces farouches soldats. J'ai vu le général Bonaparte.»
+Ce dernier comprit tout de suite le parti qu'il pouvait tirer de
+l'épouvante du provéditeur. Il affecta une grande colère<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>, et
+annonça qu'il avait reçu l'ordre de brûler Vérone, si on ne lui en
+ouvrait aussitôt les portes. Éperdu, Foscarini offrit de recevoir
+les Français. Il ne se crut en sûreté que lorsqu'il se fut retiré.
+Bonaparte se serait bien gardé de le retenir. Foscarini en effet
+communiqua aux Véronais la terreur qui le paralysait. À peine eut-il
+annoncé que les Français arrivaient que les patriciens et les riches
+bourgeois émigrèrent en toute <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> hâte<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>. Les routes qui
+conduisaient à Venise furent en un instant encombrées. Les barques
+et les radeaux descendirent l'Adige chargés de passagers de toute
+condition qui se redisaient avec effroi que le général avait promis
+de brûler la ville<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>, pour la punir d'avoir donné asile à Louis
+XVIII. Pendant ce temps les troupes de Masséna prenaient possession
+de cette citadelle (1<sup>er</sup> juin), qui aurait pu si longtemps les
+retenir, et complétaient leur mouvement offensif en occupant quelques
+jours plus tard Legnano et la Chiusa.</p>
+
+<p>Le gouvernement vénitien fut effrayé par la rapidité de cette
+prise de possession, mais il ne pardonna pas à Bonaparte de
+l'avoir réveillé de sa torpeur<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>, et, dès ce moment, le
+considéra comme le pire de ses ennemis. Aussi bien, on comprend
+que ces patriciens, fiers à l'excès et jaloux de leurs privilèges,
+n'avaient accepté qu'à contre-c&oelig;ur les humiliations dont on les
+abreuvait. Ils détestaient déjà les principes français, mais quand
+une armée française, enorgueillie par vingt victoires, commandée
+par d'incomparables généraux, se fut établie à demeure sur leur
+territoire, vivant à leurs dépens, réquisitionnant effets de
+subsistance, approvisionnements et munitions, imposant ses volontés à
+tous les fonctionnaires; lorsque surtout la noblesse provinciale et
+la bourgeoisie, déjà mécontentes et aspirant à des réformes, furent
+ouvertement encouragées par la présence de nos troupes à renouveler
+ces demandes de réforme; les patriciens de Venise eurent alors peine
+à contenir l'expression de leur fureur. Ils auraient dû avoir la
+franchise de leurs opinions, se jeter dans les bras de l'Autriche
+et nous déclarer la guerre. C'est ce que voulaient quelques-uns
+d'entre eux, en qui semblait revivre l'ardeur de <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> leurs
+ancêtres. Ainsi, le podestat de Bergame, Ottolini<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>, écrivait
+qu'on pouvait compter sur environ dix-huit mille montagnards, bien
+armés, mais à qui manquaient des officiers pour les conduire au feu.
+Les inquisiteurs d'État, de leur côté, transmettaient au gouvernement
+la communication suivante<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>: «Si Venise n'arme pas avec énergie,
+elle sera foulée aux pieds comme les autres. Il est vrai qu'il est
+tard; il serait possible que, s'ils remarquaient des préparatifs
+considérables, les Français voulussent en connaître l'objet, mais en
+les faisant dans l'intérieur du Dogado, ils seront moins facilement
+aperçus. D'ailleurs, on pourra dire qu'on prend des précautions pour
+contenir le peuple mécontent et pour repousser les Autrichiens.
+Cette réponse leur donnera à réfléchir. Aux armes donc! Aux armes!
+et qu'il n'y ait pas moins de quarante mille Esclavons et de quatre
+mille cavaliers, si l'on ne veut pas être mis sous le joug.» Ces
+exhortations produisirent leur effet. Les milices furent levées, de
+nombreux mercenaires enrôlés, tous les vaisseaux reçurent l'ordre
+de rentrer à Venise, l'arsenal redoubla d'activité, des impositions
+extraordinaires furent votées et les dons patriotiques acceptés.
+Tout annonçait la guerre, et le gouvernement paraissait décidé à la
+soutenir avec énergie.</p>
+
+<p>Ces préparatifs hostiles n'avaient échappé ni à Bonaparte ni à
+ses lieutenants. L'un d'entre eux, brave soldat plutôt que bon
+observateur, Augereau, les avait pourtant signalés à son chef<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>:
+«Je m'aperçois, général, lui écrivait-il, et je suis même certain
+que les Vénitiens, bien loin de vouloir observer la neutralité à
+notre égard, préparent et fomentent sourdement des actes d'hostilité
+contre nous. Je ne puis en douter, puisque les hostilités commencent
+déjà. Une de mes patrouilles ne saurait aller à une lieue de son camp
+sans être accueillie et fusillée par les paysans qui se rassemblent
+en <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> armes au son du tocsin. Plusieurs volontaires ont déjà
+été assassinés sans que j'aie pu découvrir les coupables et avoir
+justice. Ce matin, à deux heures, mon avant-poste de cavalerie a
+été attaqué par une avant-garde de hussards ennemis. D'après des
+renseignements certains, cette troupe était guidée par des nobles
+du pays... Il en est un surtout dont j'ai le nom, qui promet de se
+défaire des généraux, en leur faisant tendre des embuscades... Il est
+donc temps de voir les intentions du gouvernement de Venise, qu'il
+nous dise si nous sommes en guerre ou en paix avec lui.»</p>
+
+<p>C'était justement la réponse que Venise ne voulait donner à aucun
+prix. Il était dans les traditions de la République de dissimuler
+jusqu'au dernier moment. Cette politique fausse et tortueuse ne
+convenait plus aux circonstances. L'aristocratie vénitienne ne
+comprit pas que le temps était passé des réserves diplomatiques et
+des finesses d'autrefois. Elle affecta de garder la plus stricte
+neutralité; au moment même où elle annonçait au podestat<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a> de
+Bergame l'envoi d'un général, Noveller, pour commander ses bandes
+improvisées, elle lui ordonnait de ne rien précipiter, et surtout
+de garder le secret le plus absolu. À l'heure précise où de tous
+les côtés ses soldats couraient aux armes, elle envoyait deux
+députés<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a> à Bonaparte pour endormir ses défiances. Elle était, en
+un mot, décidée à la guerre, mais elle se réservait de choisir et son
+jour et son heure.</p>
+
+<p>Malheureusement pour Venise, Bonaparte avait beaucoup trop de
+pénétration pour ne pas percer à jour cette politique <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span>
+sénile. Il savait que les Vénitiens tomberaient sur lui au premier
+échec, mais d'un autre côté il n'ignorait pas qu'ils attendraient
+jusqu'au dernier moment pour se jeter sur son flanc. Il accueillit
+donc les députés de Venise, et feignit même d'agréer leurs excuses:
+mais il accumula les griefs, et eut grand soin de tenir ce qu'il
+appelait une querelle ouverte. Il ne désirait pas, en effet, se
+brouiller du jour au lendemain avec Venise, et lui aussi voulait se
+réserver pour l'heure favorable. À trompeur trompeur et demi. Aussi
+bien la dépêche qu'il adressa à ce propos au Directoire ne laisse
+aucun doute sur ses intentions<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>: «Le Sénat de Venise vient de
+m'envoyer deux sages du Conseil pour s'assurer définitivement où en
+étaient les choses. Je leur ai renouvelé mes griefs, je leur ai aussi
+parlé de l'accueil fait à Monsieur, je leur ai dit que, du reste,
+je vous avais rendu compte de tout, et que j'ignorais la manière
+dont vous prendriez cela; que, lorsque je suis parti de Paris, vous
+croyiez trouver dans la République de Venise une alliée fidèle au
+principe, que ce n'était qu'avec regret que leur conduite à l'égard
+de Peschiera m'avait engagé à penser autrement; que du reste je
+croyais que ce serait un orage qu'il serait possible à l'envoyé
+du Sénat de conjurer. En attendant ils se prêtent de la meilleure
+façon à me fournir ce qui peut être nécessaire à l'armée. Si votre
+projet est de tirer cinq ou six millions de Venise, je vous ai ménagé
+exprès cette espèce de rupture.... Si vous avez des intentions
+plus prononcées, je crois qu'il faudrait continuer ce sujet de
+brouillerie, m'instruire de ce que vous voulez faire, et attendre le
+moment favorable que je saisirai suivant les circonstances, car il ne
+faut pas avoir affaire à tout le monde à la fois.»</p>
+
+<p>De cette dépêche ressort la preuve de la non préméditation des
+desseins de Bonaparte contre Venise. Ni lui ni le Directoire <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span>
+n'avaient encore résolu, comme on l'a écrit et répété à tort, de
+partager la République vénitienne.</p>
+
+<p>Le jour même où l'armée française franchissait le Pô, le 7 mai
+1796, voici en quels termes le Directoire traçait à Bonaparte le
+plan de la conduite à tenir avec Venise<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. «Venise sera traitée
+comme une puissance neutre, mais elle ne doit pas s'attendre à
+l'être comme une puissance amie; elle n'a rien fait jour mériter
+nos égards.» Huit jours plus tard, le 18 mai<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a>, les prétentions
+du Directoire augmentaient déjà: «La République de Venise pourra
+peut-être nous fournir de l'argent; vous pourrez même lever un
+emprunt à Venise.» Le 11 juin<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>, nouvelles exigences. Il s'agit
+cette fois de confisquer les vaisseaux et les propriétés appartenant
+aux ennemis de la France et qui sont dans les ports de la République:
+«On pourra en outre lui emprunter cinq millions.» Le 18 juin<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>,
+la somme a grossi. L'emprunt sera de douze millions. À vrai dire,
+le Directoire n'avait aucun plan suivi à l'égard de Venise. Il se
+réservait, suivant les circonstances, ou de l'imposer fortement, ou
+d'occuper son territoire, ou de la démembrer<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>. Dans tous les
+cas, il voulait exploiter la situation à son profit et contre les
+Vénitiens. Dès lors, sans se brouiller avec eux, il n'avait qu'à
+les tenir en haleine pour ainsi dire, les harceler par des plaintes
+ou des demandes continuelles, mais attendre pour se prononcer
+définitivement. Comme d'un autre côté les Vénitiens se sentaient trop
+faibles pour rompre avec la France, et qu'ils attendaient pour le
+faire une occasion favorable, leur politique était également, comme
+celle des Français, une politique d'expectative. C'est ainsi que
+s'expliquent les tiraillements, les hésitations, les demi-mesures
+<span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> et les tromperies réciproques, qu'il nous faudra
+enregistrer, jusqu'à l'heure de l'explosion.</p>
+
+<p>La tactique de Bonaparte, disions-nous, consistait à inquiéter les
+Vénitiens par des reproches incessants, afin de leur faire perdre
+toute présence d'esprit et mettre tous les torts de leur coté, s'il
+était réduit à la nécessité de les frapper avant l'heure marquée
+par lui. Ainsi le 7 juillet<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>, il écrit au provéditeur général
+Foscarini pour se plaindre des assassinats commis contre des soldats
+français par des habitants de Ponte San Marco et réclamer une
+punition exemplaire. Le 8 juillet<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a>, nouvelle plainte au même
+Foscarini contre les mauvaises dispositions des Esclavons et ordre
+de les faire sortir de Vérone. C'est maintenant au provéditeur de
+Brescia qu'il s'adresse, et avec une raideur impertinente, pour lui
+intimer l'ordre de faire cesser les assassinats et de prendre soin
+des blessés dans les hôpitaux<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>: «Votre prédécesseur, ajoute-t-il,
+se conduisait favorablement aux Français; c'est sans doute la raison
+pour laquelle on l'a disgracié. Je vous prie de me faire connaître
+sur quoi je dois compter. Vous ne souffrirez pas que nos frères
+d'armes meurent sans secours <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> dans les murs de Brescia, ou
+assassinés sur les grands chemins. Si vous êtes insuffisant pour
+faire la police de votre pays et pour faire fournir par la ville
+de Brescia ce qu'elle doit pour rétablissement des hôpitaux et les
+besoins de l'armée, je prendrai des mesures plus efficaces.» Parfois
+encore Bonaparte ne se contente pas de menacer: il agit, comme le
+jour par exemple où il fait couronner<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a> d'artillerie française
+les remparts de Vérone et confisque tous les bateaux vénitiens qui
+sont dans le lac de Garde<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>; ou bien encore quand il fait saisir
+«avec toutes les mesures de prévoyance et d'égards que l'on doit à
+la neutralité» soixante-cinq caisses d'effets divers, dont trois
+d'argenterie, appartenant au grand-duc Ferdinand<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>; ou bien quand
+il ordonne aux habitants de Vérone, après la bataille de Castiglione,
+de déclarer à la police militaire les soldats autrichiens qui ont
+trouvé refuge dans les maisons de la ville ou y ont déposé des armes
+et des effets.</p>
+
+<p>S'il ménageait si peu les Vénitiens, c'est qu'il n'attendait pour
+agir contre eux qu'une occasion favorable, mais, avec sa prudence
+ordinaire, il ne pouvait se dissimuler tous les inconvénients d'une
+déclaration formelle de guerre, tant que les Autrichiens ne seraient
+pas expulsés définitivement de la Péninsule. Aussi, dans les rapports
+qu'il adresse au Directoire, a-t-il grand soin de faire remarquer
+que le moment n'est pas encore venu, mais qu'il faut toujours se
+réserver un ou plusieurs prétextes d'intervention. À cet égard les
+trois dépêches du 12 juillet, du 20 juillet et du 26 août sont fort
+curieuses. «Peut-être, écrit-il dans la première<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>, jugerez-vous
+<span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> à propos de commencer dès à présent une petite querelle au
+ministre de Venise à Paris, pour que, après la prise de Mantoue,
+et lorsque j'aurai chassé les Autrichiens de la Brenta, je puisse
+trouver plus de facilité pour la demande que vous avez l'intention
+que je leur fasse de quelques millions.» «Messieurs du Sénat de
+Venise, écrit-il dans la seconde<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>, voulaient nous faire comme
+ils firent à Charles VIII. Ils calculaient que, comme lui, nous
+nous enfermerions dans le fond de l'Italie, et nous attendaient
+paisiblement au retour... aujourd'hui je suis obligé de me fâcher
+avec le provéditeur, d'exagérer les assassinats qui se commettent
+contre nos troupes, de me plaindre amèrement de l'armement qu'on
+n'a pas fait du temps que les Impériaux étaient les plus forts,
+mais, par là, je les obligerai à fournir, pour m'apaiser, tout ce
+qu'on voudra. Voilà comme il faut traiter avec ces gens-ci. Ils
+continueront à me fournir, moitié gré, moitié force jusqu'à la prise
+de Mantoue, et alors je leur déclarerai ouvertement qu'il faut
+qu'ils me payent la contribution portée dans votre instruction,
+ce qui sera facilement exécuté.» Dans la troisième dépêche<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>,
+écrite au moment où Bonaparte s'apprêtait à poursuivre dans le Tyrol
+les régiments de Wurmser, il est moins affirmatif. On voit qu'il
+n'est pas encore assuré de remporter la victoire: «J'ai commencé à
+entamer les négociations avec Venise, je leur ai demandé des vivres
+pour les besoins de l'armée... Dès l'instant que j'aurai balayé le
+Tyrol, on entamera une négociation conforme à vos instructions; dans
+ce moment-ci, cela ne réussirait pas. Ces gens-ci ont une marine
+puissante et sont à l'abri de toute insulte dans leur capitale.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> Non seulement le Directoire ne songeait pas alors à réduire
+Venise à l'extrémité de nous déclarer la guerre, mais encore il
+cherchait sérieusement à contracter une alliance avec la République.
+Les négociations avaient été engagées à Constantinople, dès la fin de
+1795, entre notre ambassadeur Verninac et le baile vénitien Foscari.
+Il s'agissait d'une quadruple alliance à signer entre la France,
+Venise, la Turquie et l'Espagne<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>. Verninac faisait remarquer que
+«les circonstances les invitent à s'unir puisqu'elles leur donnent
+le même ennemi. Cet ennemi, qui n'est que trop connu du Sénat,
+c'est cette puissance inquiète qui a desséché les sources de la
+prospérité des provinces vénitiennes sur la terre ferme, qui, de jour
+en jour, fait décliner le port de Venise de son antique splendeur,
+qui n'aspire à rien moins qu'à dominer dans l'Adriatique après
+avoir envahi les importantes provinces de la côte orientale. Mais
+l'Autriche n'est pas le seul ennemi qui doive exciter l'inquiétude
+du Sénat. La Cour de Saint-Pétersbourg, qui marche aujourd'hui si
+ouvertement à la conquête de toute la Turquie européenne, a déjà jeté
+les fondements de son empire dans le c&oelig;ur de la Grèce, et n'est
+pas moins dangereuse que la maison d'Autriche pour l'indépendance
+et la sûreté de la République de Venise.» L'ambassadeur de Venise à
+Constantinople, Foscari, et celui de Madrid, Gradenigo, appuyaient
+ces propositions, mais le Grand Conseil, qui ne croyait pas au
+succès définitif de la France, les repoussa dans la séance 27 mai
+1796, et déclara qu'il persistait dans son système de neutralité.
+Le Directoire revint à la charge. À la fin de juillet 1790 notre
+ministre à Venise, Lallement, présentait au gouvernement vénitien
+une note fort étudiée où il était dit<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>: «Il est temps que la
+République de Venise sorte enfin de la longue inertie où elle
+croupit depuis la paix de Passarowitz, et qu'elle reprenne entre
+les puissances le rang qu'elle occupait avant 1718. La France lui
+en <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> offre aujourd'hui les moyens; Venise peut augmenter son
+territoire, acquérir des places qui consolident sa puissance et
+serviront à former, entre les deux républiques, un parti fédératif
+fondé sur leurs intérêts réciproques.» Ces avances furent inutiles.
+Les patriciens détestaient la révolution française. «Il n'est que
+trop vrai, écrivait<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a> Lallement à Bonaparte, que la haine pour
+nous a été soigneusement fomentée, excitée, et que la plupart des
+têtes, même celles de plusieurs personnages importants, ont été
+échauffées, égarées par le fanatisme religieux.» Mais, d'un autre
+coté, les régiments français étaient tout près de Venise, menaçants,
+redoutables. Ils avaient à leur tête un général hardi, et que
+n'embarrassaient pas les scrupules diplomatiques. Les patriciens
+s'imaginèrent que l'unique moyen de tout concilier était de gagner
+du temps. Ils répondirent à Lallement qu'ils allaient étudier la
+question, et que, en attendant, ils persistaient dans leur système de
+neutralité.</p>
+
+<p>Ni le Directoire qui croyait avoir besoin de Venise, ni Lallement qui
+mettait son amour-propre à obtenir cette alliance, ne se rebutèrent.
+Le 27 septembre notre ministre<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a> présentait une nouvelle note au
+gouvernement vénitien, où il le mettait en garde contre l'ambition de
+l'Autriche, de la Russie et de l'Angleterre. Il déclarait même, et
+c'est la première trace certaine des projets de partage qui seront
+bientôt exécutés, «que l'Autriche, dans la perte éventuelle de ses
+possessions en Italie, entrevoyait dans les provinces vénitiennes
+de terre ferme le dédommagement le plus convenable du système de
+prépondérance dont elle ne se croyait pas encore obligée de se
+désister». Lallement ajoutait ces paroles prophétiques: «Le droit
+public n'existe plus, et toute trace d'équilibre politique a disparu
+de l'Europe. Il ne reste plus de garantie aux États faibles, que
+celle qu'ils peuvent trouver dans la force fédérative»; et il
+proposait formellement l'alliance française. <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> «Autrement si,
+par égard pour ses ennemis naturels, qui méditent sa perte, elle
+continue de fermer les yeux sur ses véritables intérêts, elle aura
+laissé échapper le moment de se soustraire pour toujours à l'ambition
+autrichienne. Environnée de périls, privée du droit de réclamer
+un appui, elle aura à se reprocher d'avoir négligé les offres et
+repoussé l'amitié de la seule puissance de qui elle peut attendre une
+garantie.»</p>
+
+<p>Certes ce langage était clair. Si Venise refusait notre alliance,
+on l'abandonnerait aux convoitises autrichiennes; on chercherait,
+même à ses dépens, une compensation territoriale. Ce n'était pas
+une menace, mais un avertissement officieux; un des directeurs,
+Rewbell, allait même jusqu'à prévenir l'ambassadeur de Venise à
+Paris que Venise pourrait bien être quelque jour occupée par l'armée
+française<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Go to footnote 170"><span class="smaller">[170]</span></a>. On se demande comment les patriciens de Venise se
+sont abusés sur leurs intérêts au point de ne pas comprendre que
+l'heure était venue de prendre une résolution. Leurs préjugés ou
+plutôt leurs haines antidémocratiques devaient être bien violents
+pour les aveugler ainsi! Peut-être encore restaient-ils persuadés
+de la vérité immuable de cette maxime politique que les Français ne
+peuvent longtemps rester les maîtres de l'Italie. Toujours est-il
+qu'ils reculèrent une fois encore devant la responsabilité d'une
+décision énergique, et répondirent à Lallement qu'ils étaient fort
+sensibles à cette proposition d'alliance, qu'ils l'en remerciaient,
+mais «qu'ils trouvaient, dans leurs principes de modération, de
+bonne intelligence et d'impartialité, la garantie de la paix et de
+la tranquillité de leur pays. Une conduite différente ne ferait
+que compromettre leur sûreté en les exposant à tomber dans le
+gouffre d'une guerre qui pèse sur toutes les nations, mais dont les
+sentiments paternels du gouvernement pour ses sujets lui rendent
+l'idée seule insupportable<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Go to footnote 171"><span class="smaller">[171]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> Les Vénitiens persistaient donc dans le système démodé
+et dangereux de la neutralité désarmée, et cela au moment où les
+Français et les Autrichiens s'apprêtaient à livrer sur le territoire
+même de la République la bataille qui allait décider du sort de
+l'Italie. Ils ne tardèrent pas à subir les conséquences de cette
+déplorable inertie. Tout d'abord, et malgré les espérances des
+patriciens, les Français furent encore vainqueurs, à Arcole, et
+à Rivoli. Bonaparte profita aussitôt de ces nouveaux succès pour
+redoubler d'exigences, et on dirait presque d'impertinences envers
+les fonctionnaires vénitiens. Voici par exemple comment il persifle
+le provéditeur Battaglia, qui lui avait adressé quelques observations
+sur la conduite de nos soldats<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Go to footnote 172"><span class="smaller">[172]</span></a>: «Je n'ai point reconnu dans la
+note que vous m'avez fait passer la conduite des troupes françaises
+sur le territoire de la République de Venise, mais bien celle des
+troupes de Sa Majesté l'Empereur, qui, partout où elles ont passé,
+se sont portées à des horreurs qui font frémir. Le style de cinq
+pages, sur les six pages que contient la note qu'on vous a envoyée
+de Vérone, est d'un mauvais écolier de rhétorique, auquel on a donné
+pour thèse de faire une amplification. Eh! bon Dieu, monsieur le
+Provéditeur, ces maux inséparables d'un pays qui est le théâtre de la
+guerre, produits par le choc des passions et des intérêts sont déjà
+si grands que ce n'est pas, je vous assure, la peine de les augmenter
+au centuple, et d'y broder des contes de fée, sinon rédigés avec
+malice, au moins extrêmement ridicules.» Puis passant tout à coup
+de l'ironie à la menace: «Il vous paraît, s'écrie-t-il, qu'on nous
+jette le gant. Êtes-vous, dans <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> cette démarche, autorisé par
+votre gouvernement? La République de Venise veut-elle se déclarer
+aussi ouvertement contre nous? Déjà je sais que la plus tendre
+sollicitude l'a animée pour l'armée du général Allvintzy<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Go to footnote 173"><span class="smaller">[173]</span></a>....
+Malheur aux hommes perfides qui veulent nous susciter de nouveaux
+ennemis! Ceux qui voudraient méconnaître la puissance de la France,
+assassiner ses citoyens et menacer ses armées, seront dupes de leur
+perfidie et confondus par la même armée qui, jusqu'à cette heure et
+non encore renforcée, a triomphé des plus grands ennemis.»</p>
+
+<p>Dans la bouche du vainqueur d'Arcole ce n'étaient pas de vaines
+menaces. Bonaparte éprouvait un réel mépris pour ces patriciens trop
+lâches pour avouer leur haine au grand jour, et dont la réputation
+d'habileté lui paraissait singulièrement usurpée. Il n'aurait
+pas mieux demandé que d'agir. Ce sont des ennemis, ne cessait-il
+d'écrire au Directoire. Ils ne sont retenus que par l'espoir de notre
+prochaine défaite. «La République de Venise a peur<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Go to footnote 174"><span class="smaller">[174]</span></a>. Elle traite
+avec le roi de Naples et le Pape. Elle se fortifie et se retranche
+dans Venise. De tous les peuples de l'Italie, le Vénitien est celui
+qui nous hait le plus. Ils sont tous armés, et il est des cantons
+dont les habitants sont braves. Leur ministre à Paris leur écrit que
+l'on s'arme. On ne fera rien de tous ces gens-là si Mantoue n'est pas
+pris.» Aussi Bonaparte les traitait-il avec un mépris extraordinaire.
+Il ne se contentait pas de vivre à leurs dépens, en épuisant leurs
+magasins, en consommant leurs munitions et en s'installant dans
+leurs hôpitaux, il s'emparait aussi de leurs places fortes. C'est
+ainsi qu'il ordonnait au général Baraguey d'Hilliers de prendre
+possession de la citadelle de Bergame<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Go to footnote 175"><span class="smaller">[175]</span></a> et annonçait cette
+nouvelle violation <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> de la neutralité au provéditeur Battaglia
+sans même prendre la peine de s'excuser<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Go to footnote 176"><span class="smaller">[176]</span></a>. «Je vous avouerai que
+j'ai été bien aise de saisir cette circonstance pour chasser de cette
+ville la grande quantité d'émigrés qui s'y étaient réfugiés et punir
+un peu les libellistes qui sont en grand nombre dans cette ville, et
+qui, depuis le commencement de la campagne, ne cessent de prêcher
+l'assassinat contre les troupes de la République et qui ont jusqu'à
+un certain point produit un effet, puisqu'il est constant que les
+Bergamasques ont plus assassiné de Français que le reste de l'Italie
+ensemble.» On le voyait même faire acte de souveraineté, distribuer
+le blâme ou l'éloge aux fonctionnaires vénitiens<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Go to footnote 177"><span class="smaller">[177]</span></a>, et menacer
+d'amende la municipalité d'une ville vénitienne, Iseo<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Go to footnote 178"><span class="smaller">[178]</span></a>, qu'il
+accusait de favoriser la fuite des prisonniers autrichiens. Si les
+Vénitiens supportaient ces empiétements quotidiens, si Bonaparte de
+son côté affectait de croire encore à l'existence d'un gouvernement
+régulier, il était de plus en plus évident que la situation devenait
+intolérable et qu'une crise était imminente.</p>
+
+<h3>III</h3>
+
+<p>Le départ de Bonaparte pour les États héréditaires autrichiens
+conjura cette crise. Les Vénitiens espérèrent un instant qu'ils
+allaient être enfin débarrassés de cet impitoyable vainqueur, et
+que l'archiduc Charles, plus heureux que Wurmser et qu'Allvintzy,
+les vengerait de leurs humiliations. Quant à Bonaparte, qui avait
+besoin de toutes ses forces pour <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> la campagne décisive
+qu'il entreprenait, et qui redoutait une diversion vénitienne sur
+les derrières de l'armée française, alors qu'elle serait engagée
+en Autriche, il résolut d'attendre encore, et de profiter jusqu'au
+dernier moment de cette neutralité désarmée, qui lui avait été
+jusqu'alors si utile. «Le moment d'exécuter vos ordres pour Venise
+n'est pas encore arrivé, écrivait-il au Directoire<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Go to footnote 179"><span class="smaller">[179]</span></a>. Il faut
+avant ôter toute incertitude sur le sort des combats que les deux
+armées vont avoir.» Et en effet, avant d'entrer en campagne il
+écrivait sur un ton singulièrement radouci à ce même Battaglia<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Go to footnote 180"><span class="smaller">[180]</span></a>,
+que naguère il rappelait à l'ordre avec tant de sans-gêne. «Le Sénat
+de Venise ne peut avoir aucune espèce d'inquiétude, devant être bien
+persuadé de la loyauté du gouvernement français et du désir que
+nous avons de vivre en bonne amitié avec votre République; mais je
+ne voudrais pas que, sous prétexte de conspiration, l'on jetât sous
+les plombs du palais Saint-Marc tous ceux qui ne sont pas ennemis
+de l'armée française, et qui nous auraient, dans le cours de cette
+campagne, rendu quelques services.» Il poussait même les scrupules
+et les ménagements jusqu'à écrire au provéditeur d'Udine<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Go to footnote 181"><span class="smaller">[181]</span></a> pour
+excuser à l'avance les maux inséparables de la guerre, et lui
+promettre qu'il les réparerait dans la mesure du possible.</p>
+
+<p>Pendant que Bonaparte, engagé au fond de l'Allemagne, et cherchant,
+comme il l'écrivait au Directoire<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Go to footnote 182"><span class="smaller">[182]</span></a>, «à gagner du temps»,
+affectait pour la République vénitienne une amitié toute nouvelle
+et des égards bien inattendus, le Sénat s'apprêtait à profiter
+des événements, et continuait avec activité ses armements. Il
+prescrivit un impôt extraordinaire de 400.000 ducats, qui fut
+immédiatement payé, avec un million <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> sous forme de
+contributions volontaires. Venise, toutes les places voisines et
+les lagunes recevaient de fortes garnisons. On mettait en état les
+batteries. Tous les navires de guerre étaient rentrés à l'arsenal.
+Dans les États de terre ferme les paysans, irrités par les excès
+de nos soldats, prenaient les armes, et, rien que dans la province
+de Bergame, le provéditeur Ottolini organisait dix-huit régiments
+de milice, qu'il armait en toute hâte, et dont il donnait le
+commandement à des officiers de l'armée régulière. Des rixes
+fréquentes éclataient entre les troupes françaises et les Esclavons.
+Il devenait dangereux pour nos compatriotes de se promener hors
+des villes, et même en petites troupes. Le nombre des assassinats
+augmentait de jour en jour. À Venise même le gouvernement ne prenait
+pour ainsi dire plus de précautions pour déguiser son hostilité.
+«Tout annonce des intentions perfides de la part du gouvernement
+vénitien, écrivait à Bonaparte, dès le 19 octobre 1796, le citoyen
+Aillaud<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Go to footnote 183"><span class="smaller">[183]</span></a>. Ses projets ne me paraissent plus un mystère. Il ne
+faudrait qu'un moment favorable pour les voir éclater. Nous devons
+avoir les yeux ouverts sur toutes ses démarches. Trop de sécurité
+pourrait être funeste aux armées de la République. Il y a dix-huit
+mois que je suis à Venise. Il ne fallait qu'un coup d'&oelig;il pour
+voir que le Sénat était un ennemi irréconciliable de la République
+française. Mais dans ce moment, ce n'est plus l'aristocratie seule
+que nous avons à craindre, elle a monté le peuple à un tel degré
+d'effervescence qu'il n'attend qu'un signal pour se déchaîner contre
+nous. On a mis en jeu tous les ressorts du fanatisme religieux, et
+on l'a fait avec tant de succès qu'on entend des individus du peuple
+se plaindre de ce que le gouvernement ne leur permet pas de s'armer
+contre nous.»</p>
+
+<p>Mais si nous avions des ennemis à Venise, nous y comptions aussi des
+amis. La preuve en est que les patriciens les surveillaient avec
+un soin jaloux, et, quand ils ne les jetaient pas en prison, les
+malmenaient ou même les forçaient à <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> s'exiler. On sait que
+l'aristocratie vénitienne a de tout temps fait peser une véritable
+tyrannie sur ses sujets, surtout dans les provinces de terre ferme.
+Du jour où les Français descendirent en Italie en promettant à tous
+les peuples la liberté et l'indépendance, tous les mécontents vinrent
+à nous. On conspira au grand jour la chute du gouvernement vénitien,
+et il y eut bientôt presque dans toutes les villes un parti d'action,
+déterminé à se révolter pour secouer la tyrannie de Venise.</p>
+
+<p>Les provéditeurs étaient au courant de cette propagande démocratique,
+et ils n'étaient pas tendres pour ses instigateurs. Dès le mois de
+juillet 1795 un Brescian était allé trouver Villars, ambassadeur
+français à Gênes, et le représentant du peuple Baffroi. Il leur
+avait annoncé qu'un complot s'était formé à Brescia contre Venise.
+Quelques familles nobles, les Lecchi, les Gambarra, devaient se
+mettre à la tête du mouvement et proclamer l'indépendance nationale.
+La Convention accueillit ce plan, mais elle en jugea l'exécution
+prématurée. Ce fut Bonaparte qui l'exécuta. En effet, au contact des
+Français, à l'expansion des idées libérales si longtemps comprimées,
+un long frémissement remua tous ceux qui s'intitulaient déjà les
+patriotes. Ils résolurent d'agir sans plus tarder, et de profiter de
+la présence des Français pour imiter leurs compatriotes de Milan, de
+Modène ou de Bologne.</p>
+
+<p>La révolution commença à Bergame, dans cette province dont les
+patriciens de Venise se croyaient si sûrs, et où les paysans avaient
+déjà pris les armes pour courir contre les Français. Le provéditeur
+de Bergame, Ottolini, prévoyait cette révolution. Il accablait
+de ses dépêches<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Go to footnote 184"><span class="smaller">[184]</span></a> les trois inquisiteurs d'État, Barbarigo,
+Corner et Anzolo, et les suppliait de l'autoriser à sévir contre
+les perturbateurs: mais le gouvernement vénitien, craignant de se
+compromettre, engageait le provéditeur à patienter. Pendant ce
+temps les conspirateurs, <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> sous la protection du commandant
+français, prenaient tranquillement leurs dispositions. Dans la
+matinée du 12 mars, une pétition se couvrait de signatures pour
+demander la nomination d'une municipalité provisoire. Les habitants
+prenaient les armes, et ils votaient la réunion de Bergame à la
+future République italienne. Aussitôt l'étendard vénitien était
+renversé, et lorsque Ottolini protestait auprès du commandant de la
+place, Lefaivre, ce dernier le menaçait brutalement de la prison.
+Le provéditeur n'avait que le temps de s'enfuir à Brescia avec ses
+soldats, mais désarmés. La municipalité nouvelle couvrait les murs
+d'affiches, appelait aux armes les paysans, ordonnait l'érection
+dans toutes les communes d'arbres de la liberté, et, pour mieux
+échauffer l'enthousiasme, envoyait partout des émissaires, surtout
+des Cispadans et des Polonais, annoncer la bonne nouvelle.</p>
+
+<p>Brescia se révoltait à son tour le 17 mars. Dans cette ville le
+gouvernement vénitien était représenté par le provéditeur Battaglia,
+investi du titre de vice-podestat. Battaglia avait à ses côtés
+comme commandant des troupes vénitiennes un homme fort énergique,
+Mocenigo, qui le poussait à la résistance. Il avait de plus été
+rejoint par Ottolini, qui lui apportait la liste des conspirateurs
+brescians, lui indiquait le jour et l'heure du soulèvement projeté,
+et l'engageait à faire de ces renseignements l'usage que lui
+dicteraient les circonstances et le sentiment de ses devoirs.
+L'ambassadeur de Venise à Milan, Vincenti, l'avait également prévenu,
+en le conjurant de prendre des mesures sévères; mais Battaglia était
+comme frappé d'impuissance. Il avait peur des Français et surtout
+de leur général, qui ne lui avait épargné ni les récriminations
+ni les menaces. Il craignait d'assumer sur lui une trop lourde
+responsabilité en prévenant les menées révolutionnaires. Égaré par
+cet esprit de vertige, que nous avons déjà signalé parmi la majorité
+des patriciens, il voulut persister jusqu'au bout dans le système
+qui était celui de son gouvernement, la neutralité désarmée. Le
+17 mars au soir quelques insurgés brescians, conduits par des
+officiers cisalpins, <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> prennent prétexte d'un passage de
+soldats vénitiens envoyés par Battaglia sur Chiari pour s'emparer
+du bourg de Ceccaglia. Le lendemain 18, ils surprennent une des
+portes de la ville et somment le vice-podestat d'avoir à se retirer.
+Au lieu de donner à la garnison vénitienne l'ordre de disperser le
+rassemblement, ainsi que le demandait Mocenigo, Battaglia parlemente
+avec les insurgés. L'un d'entre eux, Lecchi, lui déclare que Brescia
+ne rentrera jamais sous la domination vénitienne, et que les Français
+l'aideront à recouvrer son indépendance. En effet la garnison
+française restait immobile et le bruit courait que le général
+Kilmaine venait de faire braquer les canons de la citadelle contre
+la ville. Battaglia épouvanté ordonne à ses soldats de rentrer dans
+leurs quartiers, et se livre aux insurgés. À cette nouvelle ceux qui
+hésitaient encore se joignent à eux. Un ancien condamné aux plombs de
+Venise, qu'on gardait sans doute pour la circonstance, est exhibé. Sa
+vue enflamme le peuple. Le soulèvement devient général, et la réunion
+de Brescia à la future République italienne est votée d'enthousiasme.
+Pendant ce temps l'infortuné provéditeur croyait sa dernière heure
+venue. Il n'avait même pas le courage de rédiger son rapport au
+gouvernement et laissait ce soin à son lieutenant Mocenigo<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Go to footnote 185"><span class="smaller">[185]</span></a>.</p>
+
+<p>Le 24 mars, la petite ville de Salo sur le lac de Garde se révoltait
+à son tour. Deux jours plus tard, le 27 mars, un officier de
+cavalerie française se présentait à Crema et demandait à y être
+logé. Deux détachements de soldats survenaient à l'improviste, qui
+désarmaient la garnison vénitienne, s'emparaient de l'Hôtel de Ville
+et couchaient en joue le podestat. Aussitôt arrivaient des Milanais,
+et le peuple, excité par eux et par les patriciens de Crema, se
+soulevait, nommait une nouvelle municipalité, abattait le lion de
+Saint-Marc, et proclamait son union à la future République italienne.</p>
+
+<p>Ce furent les seules conquêtes de la révolution. Partout
+ailleurs <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> les villes et les campagnes restèrent fidèles
+au gouvernement. À Vérone, il y eut même comme une protestation
+indignée contre ces tentatives. Les Esclavons, secondés par les
+Véronais, voulaient marcher tout de suite contre les révoltés, et
+ils les auraient probablement réduits à la raison, car ces derniers
+n'avaient pas encore eu le temps de s'organiser, mais le Sénat,
+toujours prudent, et redoutant de trouver des Français derrière ses
+sujets rebelles, retint l'ardeur de ses soldats et des Véronais,
+et se contenta de protester auprès du ministre de France à Venise
+et de son ambassadeur à Paris. Ni Lallement, ni Querini n'avaient
+assez d'influence pour modifier la situation. Le maître de la
+situation était Bonaparte qui continuait, dans sa marche victorieuse
+sur Vienne, à balayer devant lui les régiments autrichiens et dont
+l'importance grandissait avec la fortune. Aussi le Sénat agit-il
+sagement on lui expédiant deux des siens, le procurateur Pesaro et
+Jean-Baptiste Cornaro. Les deux patriciens rejoignirent Bonaparte à
+Goritz le 25 mars 1797<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Go to footnote 186"><span class="smaller">[186]</span></a>. Il les reçut fort bien et eut avec eux
+deux longues conférences. Il commença par leur dire qu'il n'était
+pas responsable des événements de Bergame et de Brescia, et qu'il ne
+voulait pas intervenir, sauf au cas où la République vénitienne le
+chargerait officiellement de rétablir l'ordre. Il refusa de rendre
+les citadelles occupées par ses troupes, et non seulement s'entêta
+dans sa résolution de vivre aux dépens de la République, mais encore
+finit par demander une contribution de six millions. Le Sénat
+délibéra sur le rapport de ses députés et eut l'insigne faiblesse de
+consentir par 116 voix contre 7 à cette exigence, que ne justifiaient
+ni les circonstances ni la conduite du gouvernement. C'était voter sa
+propre déchéance!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> Pendant ces négociations les deux partis ennemis en
+étaient venus aux mains. Quelques milliers de paysans s'étaient
+rués sur la ville de Salo, y avaient surpris un détachement de 200
+Polonais<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Go to footnote 187"><span class="smaller">[187]</span></a>, et massacré quelques patriotes. Les montagnards des
+Vals Camonica, Trompia et Sabbia, conduits par le comte Fioravanti,
+couraient la campagne et assassinaient les traînards français qu'ils
+rencontraient. À Vérone se concentraient des forces imposantes sous
+le commandement de deux provéditeurs jeunes et dévoués, Giovanelli
+et Erizzo. Le Sénat avait donné pleins pouvoirs au comte Emilio des
+Emiles, et ce dernier levait des hommes, préparait des magasins et
+préparait ouvertement la contre-révolution. Le parti de la réaction
+comprenait la grande majorité de la population, les nobles par
+attachement héréditaire à la vieille République, qui avait fait la
+fortune de leurs maisons, les prêtres irrités par la spoliation
+des églises, et les paysans, accablés d'impôts et de réquisitions,
+brutalisés et obligés par un récent arrêté de payer la valeur des
+bagages pris sur nos soldats par les Autrichiens. D'ailleurs la vue
+du drapeau français sur les forteresses vénitiennes indignait tous
+ceux qui croyaient encore à la patrie vénitienne, et ils confondaient
+dans une haine égale et les usurpateurs étrangers et ceux de leurs
+compatriotes qui profitaient des malheurs du temps pour s'entendre
+avec les étrangers et se séparer avec éclat de la mère patrie. La
+guerre contre la France était donc imminente, mais la guerre civile
+avait déjà commencé.</p>
+
+<p>Ce fut à ce moment, le 22 mars, que parut un manifeste retentissant,
+qu'on attribua au provéditeur Battaglia, mais dont ce dernier nia
+toujours la paternité, et qui paraît en effet avoir été composé
+par un réfugié italien, un certain Salvadou, qui ne cherchait qu'à
+brouiller encore la situation afin d'en profiter. Le voici: «Le
+délire fanatique de quelques brigands, ennemis de l'ordre et des
+lois, a excité les crédules Bergamasques à la rébellion contre
+leur souverain <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> légitime. Ils ont dirigé une multitude
+de scélérats stipendiés sur les villes et les provinces pour les
+entraîner à la révolte. Nous exhortons les sujets restés fidèles
+à se lever en masse, à dissiper, à détruire ces ennemis de l'État
+sans faire quartier à aucun, se fût-il même rendu prisonnier. Qu'ils
+soient certains que le gouvernement s'empressera de leur fournir
+des secours d'argent et de troupes réglées. Déjà les Esclavons à
+la solde de la République sont prêts à marcher. Que personne ne
+doute du succès de l'entreprise; nous pouvons affirmer que l'armée
+autrichienne a enveloppé et battu complètement les Français dans le
+Tyrol et le Frioul. Elle poursuit le reste de ces hordes sanguinaires
+et impies, qui, sous le prétexte de combattre l'ennemi, ont dévasté
+les campagnes et pillé les sujets de la République, toujours
+sincères, toujours exacts à observer la neutralité. Les Français se
+trouvent donc dans l'impossibilité de porter secours aux rebelles.
+C'est à nous d'attendre le moment favorable pour leur couper la
+retraite devenue leur unique ressource. Nous invitons en outre les
+Bergamasques demeurés fidèles et les autres peuples à chasser les
+Français des villes et des forts dont ils se sont arbitrairement
+emparés, et à s'adresser à nos commissaires Zanchi et Locatelli pour
+recevoir les instructions nécessaires aussi bien que la paie de
+quatre livres par jour pendant la durée du service.»</p>
+
+<p>Ce manifeste était un véritable appel aux armes qui détruisait la
+neutralité et autorisait toutes les représailles. Il est certain que
+ces excitations furibondes, ces mensonges intéressés, ces enrôlements
+constituaient une provocation ou pour mieux dire une déclaration
+de guerre; mais Battaglia était trop prudent pour s'être permis un
+pareil éclat. Ni par ses fonctions, ni par son caractère, il n'était
+homme à brusquer ainsi la situation. Il s'empressa de désavouer
+le manifeste qu'on lui attribuait, et le doge, sur sa prière,
+en fit autant<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Go to footnote 188"><span class="smaller">[188]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> Le grand Conseil, assemblé pour la
+circonstance, déclara de son côté que «le manifeste du 22 mars est
+opposé aux sentiments que n'a cessé de professer le gouvernement à
+l'égard d'une nation amie. Il ne peut, dans le cas qui se présente,
+que protester contre d'aussi odieuses perfidies, et il observe à
+ses fidèles sujets qu'ils ne doivent pas se laisser séduire par ces
+souillures. Les maximes du Sénat sont de vivre, comme précédemment,
+en parfaite harmonie et amitié avec la nation française». En effet,
+tout semble indiquer que ce manifeste était fabriqué, mais il servait
+si bien les intérêts de la France et des révoltés vénitiens, qu'on
+feignit de croire à son authenticité. On le colporta, on l'imprima,
+on le répandit partout en le présentant comme la meilleure des
+preuves de la duplicité du gouvernement vénitien. Quant à Bonaparte,
+il allait s'en servir comme d'une arme terrible contre la République.</p>
+
+<p>Bonaparte venait de remporter contre les Autrichiens une nouvelle
+série de victoires. Il était alors aux portes de Vienne. Rien ne
+l'empêchait d'entrer dans cette capitale; mais il se sentait bien
+isolé. Il se rendait compte de la résistance nationale dont il lui
+faudrait triompher, s'il réduisait ses adversaires aux dernières
+extrémités. D'ailleurs il désirait signer la paix, non seulement
+pour ne pas aventurer dans une partie suprême les résultats acquis,
+mais surtout pour ajouter à la gloire du conquérant celle du
+pacificateur. Peu à peu germa dans son esprit la pensée de faire
+cette paix aux dépens de Venise. Sans doute, nous n'étions pas en
+guerre avec Venise, mais les griefs s'accumulaient, et la théorie
+des compensations territoriales était si séduisante que Bonaparte
+avait grande envie d'en faire l'essai aux dépens d'un gouvernement
+peu sympathique. Les scrupules ne l'avaient jamais arrêté longtemps.
+Puisque l'occasion se présentait de signer une paix glorieuse, même
+en sacrifiant un État que liait à la <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> France une alliance
+plusieurs fois séculaire, il saurait faire litière de ses scrupules!</p>
+
+<p>Seulement des prétextes étaient nécessaires. Bonaparte ne fut pas
+embarrassé pour en trouver. Dès le 5 avril<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Go to footnote 189"><span class="smaller">[189]</span></a>, il écrivait au
+procurateur Pesaro pour se plaindre des placards affichés à Vérone
+contre la France, des assassinats commis contre les Français, d'une
+prétendue insulte à notre consul à Zante, du mauvais accueil fait à
+une de nos frégates, <i>la Brune</i>, et surtout des persécutions dirigées
+contre nos partisans. Il terminait par ces paroles menaçantes: «La
+République française ne se mêle pas des affaires intérieures de
+la République de Venise; mais la nécessité de veiller à la sûreté
+de l'armée me fait un devoir de prévenir les entreprises que l'on
+pourrait faire contre elle.» Bonaparte lui écrivait encore le même
+jour<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Go to footnote 190"><span class="smaller">[190]</span></a>, pour le prévenir qu'il considérait le gouvernement
+vénitien comme responsable d'une somme de trente millions, déposée
+à Venise par le duc de Modène, et dont il venait de prononcer le
+séquestre. Enfin, et pour mieux accentuer son mécontentement, il
+annonçait aux municipalités provisoires de Brescia et de Bergame
+qu'il ne voulait pas intervenir en leur faveur, mais aussi qu'il
+empêcherait tout mouvement de troupes dirigé contre les révoltés, ce
+qui était en quelque sorte reconnaître la légalité de la révolte<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Go to footnote 191"><span class="smaller">[191]</span></a>.</p>
+
+<p>Le manifeste de Battaglia vint très à propos lui fournir le
+motif de rupture dont il avait besoin pour justifier l'acte
+inqualifiable qu'il venait de commettre. Il avait en effet signé,
+le 7 avril, l'armistice de Judenbourg, qui allait être bientôt
+suivi des préliminaires de Leoben, et ces préliminaires stipulaient
+expressément des compensations territoriales pour <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span>
+l'Autriche aux dépens de Venise. Trois projets préliminaires avaient
+été soumis à l'Empereur<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Go to footnote 192"><span class="smaller">[192]</span></a>. Tous trois stipulaient la cession
+de la Belgique et de la rive gauche du Rhin à la France, et des
+compensations territoriales pour l'Autriche en Italie. Ils variaient
+pour ces compensations. Le troisième offrait la restitution de la
+Lombardie, le premier et le second sacrifiaient à l'Autriche tout
+ou partie des États vénitiens. L'Empereur n'hésita pas. C'était
+une bonne fortune inespérée que cette proposition. Il s'agissait
+d'échanger une province séparée des États héréditaires contre un
+territoire limitrophe. Aussi envoya-t-il à ses plénipotentiaires,
+Merfeldt et Gallo, les pouvoirs nécessaires, et, dès le 18 avril,
+étaient signés les préliminaires de Leoben.</p>
+
+<p>Par ces préliminaires<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Go to footnote 193"><span class="smaller">[193]</span></a> l'Empereur renonçait en faveur de la
+France à la Belgique et à la Lombardie, ainsi qu'à la rive gauche
+du Rhin, mais il était dédommagé de ces sacrifices par l'abandon
+de l'Istrie, de la Dalmatie, et des provinces vénitiennes, situées
+entre l'Oglio, le Pô et l'Adriatique. Quant à Venise et aux autres
+États de terre ferme, ils devaient être réunis à la Lombardie et à
+la République Cispadane. Les parties contractantes se garantissaient
+l'une à l'autre les territoires cédés. Elles devaient en outre se
+concerter «pour lever tous les obstacles qui pourraient s'opposer à la
+prompte exécution des articles précédents, et nommer à cet effet des
+commissaires ou des plénipotentiaires qui seraient chargés de tous
+les arrangements convenables à prendre avec la République de Venise».
+Enfin il était formellement stipulé que ces articles resteraient
+secrets jusqu'à la signature du traité de paix définitif. En autres
+termes, Bonaparte et les représentants de l'Empereur venaient
+de décider le partage de la République Vénitienne, c'est-à-dire
+d'un État neutre, que le droit des gens, à défaut d'engagements
+solennels, aurait dû <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> protéger contre les convoitises
+autrichiennes et la trahison française. Le plus singulier c'est que
+le Directoire n'avait pas autorisé le général de l'armée d'Italie à
+sacrifier ainsi Venise, et Venise se doutait si peu de la catastrophe
+qui la menaçait qu'elle continuait son déplorable système de
+neutralité désarmée, et, par son inconcevable faiblesse, se mettait à
+la merci de ses vainqueurs sans combat.</p>
+
+<p>Bonaparte se rendait très bien compte de l'acte inique qu'il
+commettait. Il n'ignorait pas non plus qu'il outrepassait ses
+instructions, en disposant ainsi du sort d'un peuple allié, ou du
+moins neutre. Aussi résolut-il de prendre les devants, d'abord en
+expliquant sa conduite au Directoire, puis en réduisant Venise à la
+nécessité de se défendre, afin d'avoir un prétexte pour la démembrer.
+Le jour même où il faisait part au Directoire de la signature des
+préliminaires, il cherchait à les justifier en accusant Venise: «Le
+gouvernement de Venise<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Go to footnote 194"><span class="smaller">[194]</span></a> est le plus absurde et le plus tyrannique
+des gouvernements. Il est d'ailleurs hors de doute qu'il voulait
+profiter du moment où nous étions dans le c&oelig;ur de l'Allemagne
+pour nous assassiner. Notre République n'a pas d'ennemis plus
+acharnés, comme les émigrés et Louis XVIII d'amis qui leur soient
+plus véritablement dévoués. Son influence se trouve considérablement
+diminuée, et cela est tout à notre avantage. Cela d'ailleurs lie
+l'Empereur à la France, et obligera ce prince, pendant les premiers
+temps de notre paix, à faire tout ce qui pourra nous être agréable.»
+En même temps, et pour mieux excuser cette inqualifiable violation du
+droit des gens, il prenait la résolution de pousser à bout Venise, et
+de montrer par tous les moyens possibles qu'il avait le droit d'agir
+contre elle comme il le faisait.</p>
+
+<p>Le 7 avril avait été signé l'armistice de Judenbourg. Dès le 9,
+étaient lancées de Judenbourg contre Venise diverses lettres qu'il
+nous faut analyser, car elles démontreront jusqu'à l'évidence que,
+dès cette époque, Venise était condamnée <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> dans l'esprit de
+Bonaparte. La première de ces<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Go to footnote 195"><span class="smaller">[195]</span></a> lettres est adressée au ministre
+de France à Venise, Lallement. Bonaparte le prévient qu'il vient
+d'envoyer à Venise un de ses aides de camp, Junot, porteur d'une
+lettre au Doge. Il lui adresse en même temps une note énumérant
+sept griefs<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Go to footnote 196"><span class="smaller">[196]</span></a> dont il exigera le redressement immédiat: «Vous
+demanderez au Sénat de Venise une explication catégorique dans douze
+heures, savoir si nous sommes en paix ou en guerre, et, dans le
+dernier cas, vous quitteriez sur-le-champ Venise.» Vient ensuite
+une proclamation<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Go to footnote 197"><span class="smaller">[197]</span></a> au peuple de terre ferme. Il plaint les
+Vénitiens du peu d'égards que leur ont témoigné les patriciens, et
+leur annonce une prompte vengeance: «Je sais que, n'ayant aucune
+part à son gouvernement, je dois vous distinguer dans les différents
+châtiments que je dois infliger aux coupables. L'armée française
+protégera votre religion, vos personnes et vos propriétés. Vous
+avez été vexés par ce petit nombre d'hommes qui se sont, depuis le
+temps de la barbarie, emparés du gouvernement. Si le Sénat de Venise
+a sur vous le droit de conquête, je vous en affranchirai. S'il a
+sur vous le droit d'usurpation, je vous restituerai vos droits.»
+Il prescrivait en même temps au général Kilmaine, auquel il avait
+laissé le commandement de toutes les forces laissées en arrière,
+de désarmer les garnisons vénitiennes de Padoue, Trévise, Bassano,
+Vérone, Brescia et Bergame, et d'installer partout des municipalités
+provisoires<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Go to footnote 198"><span class="smaller">[198]</span></a>. «Vous aurez bien soin de ne vous laisser arrêter
+par aucune espèce de considération. Si dans vingt-quatre heures la
+réponse n'est pas faite, que tout se mette en marche à la fois, et
+que sous vingt-quatre heures il n'existe pas un soldat vénitien sur
+le continent... Tout va fort bien ici, et, si l'affaire de Venise
+est bien menée, comme tout ce que vous faites, ces gaillards-là
+se <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> repentiront, mais trop tard, de leur perfidie. Le
+gouvernement de Venise, concentré dans sa petite île, ne serait pas,
+comme vous le pensez bien, de longue durée.»</p>
+
+<p>Ultimatum menaçant adressé au Sénat sous la double forme d'une
+note remise par le ministre de France et d'une lettre lue au doge
+par un aide de camp, appel à la révolte des peuples restés soumis,
+mesures militaires destinées à prévenir toute résistance: comme
+on le voit, Bonaparte n'a pas ménagé Venise, et il prévoyait si
+peu une opposition quelconque à ses ordres, qu'il prenait soin, ce
+même jour 9 avril 1797, d'envoyer au Directoire copie des lettres
+précédentes<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Go to footnote 199"><span class="smaller">[199]</span></a>, et il y ajoutait cet étrange commentaire: «Quand
+vous lirez cette lettre, nous serons maîtres de tous les États
+de terre ferme, ou bien tout sera rentré dans l'ordre et vos
+instructions exécutées. Si je n'avais pas pris une mesure aussi
+prompte et que j'eusse donné à tout cela le temps de se consolider,
+cela aurait pu être de la plus grande conséquence.»</p>
+
+<p>Avant que la réponse du Directoire à ces diverses communications ne
+fût parvenue, Junot se rendit à Venise et y exécuta les ordres de
+son général<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Go to footnote 200"><span class="smaller">[200]</span></a>. Arrivé le 14 avril, il était, dès le lendemain,
+introduit au grand Conseil et donnait lecture de la lettre
+suivante<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Go to footnote 201"><span class="smaller">[201]</span></a>: «Toute la terre ferme de la sérénissime République
+de Venise est en armes; de toutes parts les paysans, que vous avez
+armés et soulevés, crient: mort aux Français! plusieurs centaines
+de soldats de l'armée d'Italie en ont déjà été victimes. C'est en
+vain que vous désarmerez des rassemblements que vous-mêmes vous
+avez organisés. Croyez-vous que, dans le moment où je me trouve
+au c&oelig;ur de l'Allemagne, je ne puisse pas faire respecter le
+premier <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> peuple de l'univers? Le sénat de Venise a répondu
+par la perfidie la plus noire aux procédés généreux que nous avons
+toujours eus avec lui... La guerre ou la paix. Si vous ne prenez pas,
+sur-le-champ, les moyens de dissiper les rassemblements, si vous ne
+faites pas arrêter et livrer en mes mains les auteurs des assassinats
+qui viennent de se commettre, la guerre est déclarée. Le Turc n'est
+pas sur vos frontières. Aucun ennemi ne vous menace: cependant, de
+dessein prémédité, vous avez fait naître des prétextes pour avoir
+l'air de justifier un rassemblement dirigé contre l'armée. Il sera
+dissous dans vingt-quatre heures. Nous ne sommes plus au temps de
+Charles VIII.» À ces insultes qu'aggravait encore l'affectation de
+rudesse militaire avec laquelle Junot les jetait à la face du Sénat,
+il n'y avait qu'à répondre par la guerre immédiate, et, puisqu'on
+évoquait le souvenir des temps anciens, se rappeler que Venise
+avait jadis lutté contre le pape, les rois de France et d'Espagne
+et l'empereur d'Allemagne coalisés: mais on venait d'apprendre la
+terrible nouvelle des préliminaires de Leoben. On n'en connaissait
+pas le texte, mais on soupçonnait quelque trahison. D'ailleurs on
+n'ignorait pas que l'Autriche ne viendrait pas au secours de la
+ville menacée, et que le général vainqueur n'avait, pour ainsi
+dire, qu'à étendre la main pour exécuter ses menaces. La réponse du
+doge fut<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Go to footnote 202"><span class="smaller">[202]</span></a> donc humble, plus peut-être qu'il n'aurait convenu au
+chef d'une République autrefois si orgueilleuse. Il protestait de
+ses bonnes intentions, de «l'ingénuité de sa conduite», annonçait
+que satisfaction serait accordée sur tous les points et espérait
+que les bons rapports continueraient entre les deux Républiques.
+Quant au Sénat, il s'associa par un vote aux paroles de son chef
+et décréta, par cent cinquante-six suffrages, que deux députés, le
+censeur Francesco Dona et l'ancien ministre de la guerre, Leonardo
+Giustiniani, seraient envoyés à Bonaparte pour lui faire agréer les
+excuses de la République. Mais il était déjà trop <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> tard. Deux
+événements survinrent à l'improviste qui renversèrent toutes leurs
+espérances et donnèrent à Bonaparte le prétexte qu'il cherchait et
+l'excuse dont il avait besoin.</p>
+
+<p>Le général Kilmaine, au reçu de la dépêche du 9 avril, avait exécuté
+ses ordres. Nulle part il n'avait rencontré de résistance. Les
+garnisons vénitiennes avaient été partout désarmées, sauf à Vérone,
+car dans cette ville s'étaient concentrés plusieurs régiments
+d'Esclavons qui ne paraissaient nullement disposés à l'obéissance,
+et se sentaient soutenus par des bandes de paysans qui tenaient la
+campagne et par l'armée autrichienne de Laudon qui campait dans le
+voisinage, aux débouchés du Tyrol. Kilmaine se contenta d'augmenter
+la garnison française. Elle comprenait environ 1.900 hommes, sans
+parler des 300 à 400 malades ou employés d'administration épars
+dans la ville, sous le commandement d'un chef énergique, le général
+Balland, et campait dans les forts; mais, de part et d'autre, on
+était sur le qui-vive. Dès le 16 avril, des barques, chargées de
+vivres pour l'armée française, avaient été arrêtées et pillées à
+Pescentina par des paysans vénitiens. Le nombre des assassinats
+augmentait. C'était un véritable état de guerre. La moindre étincelle
+allait provoquer l'incendie.</p>
+
+<p>Le 17 avril, lundi de Pâques, deux patrouilles vénitienne et
+française se rencontrèrent dans la ville et s'insultèrent<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Go to footnote 203"><span class="smaller">[203]</span></a>.
+Aussitôt les Vénitiens se jettent sur les Français répartis dans
+les différents quartiers de la ville et commencent à les égorger.
+Le général Balland fait battre le rappel et ordonne de tirer le
+canon des châteaux. La première volée enleva le faîte du palais des
+Scaliger. Enfiévrée par ces détonations inattendues, la populace
+sort des maisons, le couteau à la main, et égorge <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> sans
+pitié tous les Français isolés qu'elle rencontre. Tous ceux qui ne
+parvinrent pas à se réfugier dans les forts, ou qui ne trouvèrent
+pas asile chez quelques Véronais, tels que les comtes Nogarola et
+Carlotti, assez généreux pour risquer leur vie en bravant les fureurs
+populaires, hommes, femmes et enfants furent massacrés, et souvent
+avec d'odieux raffinements. Nos blessés et nos malades ne furent
+pas respectés dans les hôpitaux. On les arrachait de leurs lits de
+souffrance et les cadavres étaient jetés dans l'Adige: «C'était,
+raconte l'historien Botta, c'était un spectacle à la fois déplorable
+et terrible que ces malades languissants, poursuivis par des
+assassins couverts de sang; que ces femmes épouvantées foulées aux
+pieds par des femmes en furie. J'ai vu un portique encore dégouttant
+du sang des Français, assommés plutôt qu'égorgés par le peuple
+exaspéré; j'ai vu retirer des puits et des égouts des uniformes
+ensanglantés; j'ai vu les assassins porter en triomphe les dépouilles
+de leurs victimes; mais c'était à l'hôpital qu'on remarquait le
+plus d'acharnement et de cruauté. Plusieurs malades furent tués,
+d'autres maltraités et dépouillés. Ni les supplications, ni l'état de
+faiblesse, ni l'aspect même de la mort ne pouvaient inspirer de la
+pitié à ces cruels qui n'avaient plus de l'homme que la forme.»</p>
+
+<p>Le général Balland avait ouvert et continuait contre la ville un
+feu destructeur. Les magistrats vénitiens qui jusqu'alors avaient
+tout laissé faire, mais sans paraître, envoyèrent un parlementaire
+au général en le priant d'arrêter le désastre, ou sinon ils ne
+promettaient pas de faire respecter quelques malheureux Français
+qui avaient trouvé asile dans le palais du gouverneur. Balland
+pour les sauver consentit à traiter, mais on ne put s'entendre sur
+les conditions. Il exigeait avec raison le désarmement universel
+et des otages. Les insurgés, dont le nombre augmentait d'heure en
+heure, réclamaient l'évacuation des forts. La lutte continua. Les
+magistrats, incapables de maîtriser plus longtemps cette multitude
+furieuse, disparurent, et les massacres recommencèrent.</p>
+
+<p>Pendant quelques jours la situation de Balland fut critique.
+<span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> Les insurgés étaient nombreux et interceptaient les
+communications. Le comte Francesco des Emiles s'emparait de la porte
+San-Zeno. Les capitaines Nogarola et Caldgano prenaient les portes de
+l'évêque et Saint-Georges, et donnaient la main aux paysans insurgés.
+Les Esclavons pressaient le siège des châteaux. Le vieux fort adossé
+à la ville, et séparé d'elle seulement par un mauvais pont fermé par
+une grille en fer, était fort compromis. Le château de Saint-Félix
+était bombardé par des batteries établies à Pescentina. Enfin Laudon,
+prévenu par les insurgés, accourait à marches forcées. Balland pour
+se dégager essayait d'opérer des sorties, mais elles étaient toujours
+ramenées avec perte. Il n'avait d'autre ressource que de tirer sur la
+ville à boulets rouges afin d'allumer des incendies et d'obtenir de
+la sorte quelque répit, mais il n'était que temps pour lui et pour la
+petite garnison française de recevoir des secours.</p>
+
+<p>Le 21 avril le général Chabran arriva le premier de Brescia avec 1200
+hommes de renfort<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Go to footnote 204"><span class="smaller">[204]</span></a>; il passa sur le ventre à un corps nombreux
+de paysans, mais ne put opérer sa jonction avec Balland. Le 23 on
+apprenait la signature des préliminaires de Leoben et le général
+autrichien Laudon suspendait sa marche. Kilmaine, au contraire,
+précipitait la sienne<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Go to footnote 205"><span class="smaller">[205]</span></a>. Il arrivait avec la garnison de Mantoue.
+Celle de Bologne était annoncée. Victor accourait de Padoue avec
+une petite armée de 6.000 hommes. Les Véronais n'avaient plus qu'à
+se soumettre. Le chef des Esclavons, le général Fioraventi, voulut
+prévenir l'attaque des Français, mais il fut battu à Croce-Bianca et
+obligé de se rendre. Un nouveau combat, à Pescentina, nous permit
+enfin d'entrer dans la cité rebelle. Kilmaine la livra au pillage,
+fusilla les chefs de l'insurrection, et lança sur les routes sa
+cavalerie pour désarmer les paysans et sabrer ceux qui résisteraient.
+L'ordre fut donc rétabli, mais près de 400 Français avaient succombé
+dans cet affreux massacre <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> resté célèbre dans l'histoire
+sous le nom de Pâques Véronaises. Ce fut comme une manifestation
+spontanée de ressentiments dévorés en silence. On eût dit que la
+haine populaire, plus clairvoyante que la politique des hommes
+d'État, semblait avoir deviné qu'au moment même Bonaparte abandonnait
+à l'Autriche les dépouilles de Venise.</p>
+
+<p>Certes nous ne chercherons pas à justifier un acte aussi odieux
+que les Pâques Véronaises. Les Vénitiens méritaient une punition
+exemplaire: mais l'histoire est si souvent faite de mensonges et de
+conventions que les erreurs s'accréditent, et qu'il devient difficile
+de les faire disparaître. Ainsi n'avons-nous pas lu et sans doute
+ne lirons-nous pas encore que ce fut pour se venger des Pâques
+Véronaises que Bonaparte abandonna Venise à l'Autriche? Un simple
+rapprochement de dates suffira pour démontrer que Venise était déjà
+sacrifiée. Les préliminaires de Leoben furent signés le 18 avril,
+et les plénipotentiaires en discutaient les conditions depuis le 7
+avril, jour où fut signé l'armistice de Judenbourg. Quant aux Pâques
+Véronaises elles commencèrent le lundi 17 avril, à quatre heures
+de l'après-midi. Bonaparte ne pouvait évidemment deviner ce qui se
+passait à cent cinquante lieues derrière lui: ce n'est que plus tard,
+et pour se justifier, qu'il affecta de représenter la cession de
+Venise comme une vengeance du massacre de Vérone, et la postérité a
+eu le tort d'accepter, sans même le discuter, ce jugement erroné.</p>
+
+<p>Aussi bien un acte plus odieux encore<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Go to footnote 206"><span class="smaller">[206]</span></a> allait fournir à Bonaparte
+de nouveaux griefs également sérieux. Le 29 avril, un lougre français
+de huit canons, monté par trente-quatre hommes d'équipage, et
+commandé par le capitaine Laugier, poursuivi dans le golfe de Venise
+par des frégates autrichiennes, s'était engagé dans la passe du Lido
+afin de trouver un refuge dans le port. Or d'antiques règlements
+défendaient <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> l'entrée du port à tout navire belligérant.
+Le capitaine Laugier reçut l'ordre d'appareiller. Il allait obéir,
+lorsque les forts vénitiens le criblèrent de boulets. Il fut tué avec
+quelques-uns de ses matelots, et les autres furent faits prisonniers
+et laissés toute la nuit sans vêtements sur le pont du navire<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Go to footnote 207"><span class="smaller">[207]</span></a>.
+Les Vénitiens ont prétendu plus tard que le lougre de Laugier était
+un corsaire, qu'il avait attaqué le premier les navires vénitiens
+ancrés dans le port, et qu'on n'avait fait qu'user de représailles à
+son endroit, mais est-il probable qu'un navire, déjà poursuivi par
+des forces supérieures, ait cherché à attaquer d'autres navires,
+défendus par des fortifications? Laugier demandait simplement un
+refuge, et il fut assassiné comme l'étaient au même moment ses
+compatriotes dans les rues de Vérone. Ce déplorable événement allait
+singulièrement aggraver les dangers de la République Vénitienne.</p>
+
+<p>Les patriciens, surpris par la rapidité et par l'imprévu des
+événements, n'avaient encore pris aucune résolution: ils attendaient
+sans doute, pour se décider, l'issue des combats livrés dans
+Vérone. Ils apprirent en même temps et la défaite des insurgés et
+la signature des préliminaires de Leoben. Il fallait à tout prix
+désarmer Bonaparte! Le Doge commença, et ce désaveu<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Go to footnote 208"><span class="smaller">[208]</span></a> était une
+première punition, par protester de la pureté de ses intentions
+au sujet des Pâques Véronaises; puis il envoya un exprès aux deux
+députés qui n'avaient pas encore rejoint le quartier général, et leur
+donna pleins pouvoirs pour accorder toutes les satisfactions qu'on
+leur demanderait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> Bonaparte ne l'a jamais écrit dans sa <i>Correspondance</i>, mais
+il est probable qu'il reçut avec grand plaisir la nouvelle des Pâques
+Véronaises et de l'assassinat de Laugier. Il avait absolument besoin
+de prétextes plausibles pour justifier les préliminaires de Leoben,
+et cette double violation du droit des gens arrivait à point pour
+justifier les représailles.</p>
+
+<p>Dès le 22 avril<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Go to footnote 209"><span class="smaller">[209]</span></a>, avant qu'il eut appris les événements de Vérone
+et de Venise, il écrivait au Directoire: «Peut-être serait-il bon
+de déclarer la guerre aux Vénitiens. Par là l'Empereur serait à
+même d'entrer en possession de la terre ferme de Venise, et nous de
+réunir à la république milanaise Bologne, Ferrare et la Romagne. Si
+l'on veut continuer la guerre, je crois qu'il faut encore commencer
+dans cet entr'acte par déclarer la guerre à la République de Venise,
+remuer toute la terre ferme et donner le pouvoir au parti contraire à
+celui de l'aristocratie.» À peine eut-il reçu les dépêches relatives
+au double massacre que, sans même attendre la réponse du Directoire,
+il se prépara à envahir le territoire vénitien, et à jeter lui-même
+par terre le gouvernement dont il avait conspiré la perte. «Il faut
+avant tout, écrivait-il encore au Directoire<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Go to footnote 210"><span class="smaller">[210]</span></a>, prendre un parti
+pour Venise... Je sais que le seul parti qu'on puisse prendre est de
+détruire ce gouvernement atroce et sanguinaire.»</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les envoyés de Venise, Dona et Giustiniani, avaient
+rejoint Bonaparte à Gratz, et avaient eu avec lui une première
+entrevue (26 avril)<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Go to footnote 211"><span class="smaller">[211]</span></a>. Personne encore ne connaissait l'affaire
+Laugier. Le général en chef reçut les députés avec courtoisie,
+mais leur déclara net et clair qu'il ne se contenterait pas de
+satisfactions illusoires. «J'ai quatre-vingt mille hommes et
+vingt barques canonnières, leur dit-il. <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> Je ne veux plus
+d'inquisition, plus de Sénat, je serai un Attila pour Venise. Quand
+j'avais en tête le prince Charles, j'ai offert à M. Pesaro l'alliance
+de la France, je lui ai offert notre médiation pour faire rentrer
+dans l'ordre les villes insurgées. Il a refusé, parce qu'il lui
+fallait un prétexte pour tenir la population sous les armes, afin de
+me couper la retraite, si j'en avais eu besoin; maintenant, si vous
+réclamez ce que je vous avais offert, je le refuse à mon tour. Je ne
+veux plus d'alliance avec vous, je ne veux plus de vos projets, je
+veux vous donner la loi.» Les deux commissaires ne purent qu'opposer
+de vaines protestations à cette mise en demeure. Aussi bien ils
+avaient entendu dire tout le long de la route que Venise était
+sacrifiée et son territoire partagé. À l'angoisse patriotique qui
+les étreignait se joignait la difficulté de négocier avec un général
+irrité, et qui visiblement avait déjà son parti pris à l'avance. Ils
+luttèrent pourtant avec une obstination qui les honore, et obtinrent
+que les négociations continueraient.</p>
+
+<p>Ce fut alors qu'on apprit à la fois la bataille de Vérone et
+l'assassinat de Laugier. Effrayés par la responsabilité qui les
+écrasait, Dona et Giustiniani sollicitèrent une nouvelle entrevue
+par une lettre humble et suppliante où ils se mettaient à la merci
+de ce vainqueur sans combat: «Si des circonstances<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Go to footnote 212"><span class="smaller">[212]</span></a> impossibles
+à prévoir ont amené des événements pour lesquels la République
+Française se croie en droit d'exiger des réparations; si, au terme
+des plus glorieux succès militaires, elle jugeait que le gouvernement
+vénitien eût quelque chose à faire pour compléter le nouveau système
+d'équilibre politique, que la France jugera à propos de donner à
+l'Europe, nous supplions Votre Excellence de s'expliquer. La France,
+au point de grandeur où elle est parvenue, objet de l'admiration
+universelle, trouvera certainement plus de gloire dans les efforts
+volontaires que la République vénitienne s'empressera de faire
+que dans une conduite hostile contre un gouvernement <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> qui
+se reconnaît sans défense.» La réponse de Bonaparte fut dure,
+impitoyable. Elle sonnait le glas de la République<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Go to footnote 213"><span class="smaller">[213]</span></a>. La voici:
+«Je n'ai lu qu'avec indignation la lettre que vous m'avez écrite
+relativement à l'assassinat de Laugier. Vous avez aggravé l'atrocité
+de cet événement, sans exemple dans les annales des nations modernes,
+par le tissu de mensonges que votre gouvernement a fabriqués pour
+chercher à se justifier. Je ne puis pas, Messieurs, vous recevoir.
+Vous et votre Sénat êtes dégouttants du sang français. Quand vous
+aurez fait remettre en mes mains l'amiral qui a donné l'ordre de
+faire feu, le commandant de la tour et les inquisiteurs qui dirigent
+la police de Venise, j'écouterai vos justifications. Vous voudrez
+bien évacuer dans le plus court délai le continent de l'Italie.
+Cependant, si le nouveau courrier que vous venez de recevoir était
+relatif à l'événement de Laugier, vous pourriez vous présenter
+chez nous.» Désespérés, Dona et Giustiniani voulurent tenter cette
+dernière chance de réconciliation. Ils se rendirent auprès du général
+à Palmanova, et le supplièrent de ne pas traiter la République
+Vénitienne, cette amie séculaire de la France, plus durement que «les
+ennemis<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Go to footnote 214"><span class="smaller">[214]</span></a> auxquels il accordait la paix, les peuples conquis à qui
+il donnait la liberté, les neutres dont il acceptait l'alliance».
+Le général se contenta de leur répéter froidement les termes de sa
+lettre, et comme les infortunés, poussés au désespoir, recoururent
+au pire des moyens, et essayèrent de le corrompre: «Non, non, leur
+répondit-il avec violence, quand vous couvririez cette plage d'or,
+tous vos trésors, tout l'or du Pérou ne peuvent payer le sang
+français.» Venise était décidément condamnée. Il ne restait plus qu'à
+exécuter la condamnation.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> IV</h3>
+
+<p>Bonaparte, à la première nouvelle de ces attentats qui venaient
+si à propos donner à son crime de lèse-nation une apparence de
+légalité, avait écrit à Lallement pour lui intimer l'ordre de quitter
+Venise. Sa lettre était même conçue en termes tellement vifs qu'elle
+semblait rendre impossible tout arrangement ultérieur. Et, en effet,
+sa résolution était bien prise de réduire Venise à la dernière
+extrémité, pour la livrer plus facilement à l'Autriche et obtenir
+ainsi, aux dépens de cette ville infortunée, la paix dont il avait
+besoin. «Le sang français a coulé dans Venise, écrivait-il<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Go to footnote 215"><span class="smaller">[215]</span></a>,
+et vous y êtes encore! Attendez-vous donc qu'on vous en chasse?
+Les Français ne peuvent plus se promener dans les rues, ils sont
+accablés d'injures et de mauvais traitements, et vous restez simple
+spectateur! Depuis que l'armée est en Allemagne, on a, en terre
+ferme, assassiné plus de quatre cents Français, on a assiégé la
+forteresse de Vérone qui n'a été dégagée qu'après un combat sanglant,
+et, malgré tout cela, vous restez à Venise!... Faites une note
+concise et digne de la grandeur de la nation que vous représentez et
+des outrages qu'elle a reçus; après quoi partez de Venise et venez
+me joindre à Mantoue.» Il écrivait en même temps à Augereau<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Go to footnote 216"><span class="smaller">[216]</span></a> de
+prendre le commandement en chef à Vérone, et de punir sévèrement les
+principaux instigateurs de la révolte. La division Victor prenait
+position sur l'Adige, Masséna occupait Padoue, Bernadotte Udine,
+Serrurier Sacile, Joubert Vicence et Bassano. Tous les navires
+français qui croisaient dans l'Adriatique recevaient l'ordre de
+se rapprocher de Venise. L'armée française en un mot s'ébranlait
+tout entière contre Venise, et, dès le premier jour, la résistance
+nationale se trouvait paralysée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> Dès le 2 mai, Bonaparte avait lancé contre Venise un
+manifeste<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Go to footnote 217"><span class="smaller">[217]</span></a> qui équivalait à une déclaration de guerre. Dix-sept
+griefs y étaient énumérés, les uns sans gravité, les autres,
+malheureusement pour Venise, très sérieux. Il informait en même
+temps le Directoire<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Go to footnote 218"><span class="smaller">[218]</span></a> de la résolution qu'il venait de prendre
+et terminait par ces mots significatifs: «Tant d'outrages, tant
+d'assassinats ne resteront pas impunis; mais c'est à vous surtout
+et au corps législatif qu'il appartient de venger le nom français
+d'une manière éclatante. Après une trahison aussi horrible, <i>je ne
+vois plus d'autre parti que celui d'effacer le nom vénitien de dessus
+la surface du globe</i>. Il faut le sang de tous les nobles vénitiens
+pour apaiser les mânes des Français qu'ils ont fait égorger...
+Dès l'instant où je serai arrivé à Trévise, j'empêcherai qu'aucun
+Vénitien ne vienne en terre ferme, et je ferai travailler à des
+radeaux, afin de pouvoir forcer les lagunes et chasser de Venise même
+ces nobles, nos ennemis irréconciliables et les plus vils de tous les
+hommes... L'évêque de Vérone a prêché, la semaine sainte et le jour
+de Pâques, que c'était une chose méritoire et agréable à Dieu que de
+tuer les Français. Si je l'attrape, je le punirai exemplairement.»</p>
+
+<p>Ce furent les ouailles de l'évêque de Vérone qui ressentirent les
+premiers effets de la colère de Bonaparte<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Go to footnote 219"><span class="smaller">[219]</span></a>. Augereau avait été
+chargé de les punir. La punition fut terrible. Les Véronais durent
+payer une contribution de 12.000 sequins pour la dépense de l'armée,
+et une contribution de 50.000 sequins à distribuer entre les soldats
+et officiers qui avaient pris part au siège et à la délivrance de
+la ville. Le séquestre était mis sur les objets déposés au mont de
+piété, sauf ceux d'une valeur moindre de 50 francs qu'on restituerait
+au peuple. Confiscation de tous les chevaux de voiture et de selle.
+Réquisition de cuir pour 40.000 paires de souliers et 2.000 paires
+de bottes; de draps pour 12.000 culottes, 12.000 vestes, <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span>
+4.000 habits; de toiles pour 12.000 chemises et 12.000 guêtres;
+12.000 chapeaux et 12.000 paires de bas. Confiscation de l'argenterie
+des églises et des autres établissements publics. Arrestation de
+cinquante Véronais compromis. Ils seront envoyés garrottés à Toulon
+et de là transférés à la Guyane. S'il se trouve des nobles parmi
+eux, on les fusillera. Les biens des condamnés seront confisqués.
+Désarmement de tous les Véronais. Confiscation des «tableaux,
+collections de plantes, de coquillages, etc., appartenant soit à
+la ville, soit aux particuliers». Ces ordres impitoyables furent
+exécutés. Ils furent même dépassés. Un commissaire des guerres,
+Bouquet, et un colonel, Landrieux, se signalèrent si bien par leurs
+exactions qu'Augereau se vit obligé de flétrir leur conduite et
+de provoquer une enquête. Certes les Véronais payaient bien cher
+la faute qu'ils avaient commise de recourir à l'assassinat pour
+recouvrer leur indépendance.</p>
+
+<p>Restait Venise, et Venise, derrière ses lagunes, faisait encore
+figure honorable. Venise est en effet dans une position militaire
+incomparable. Bâtie sur soixante et dix îles, reliées entre elles
+par quarante-cinq ponts, protégée du côté du continent par un
+impraticable marais défendu par le fort Malghera, du côté de la mer
+par d'étroits bourrelets de sable défendus par les forts San Pietro,
+Alberoni, Malamocco, et Lido, elle présentait des obstacles presque
+invincibles, même au général qui venait d'humilier l'Autriche. Bien
+que Bonaparte affectât le dédain<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Go to footnote 220"><span class="smaller">[220]</span></a> le plus profond et feignît
+même de ne pas croire à la possibilité de la résistance, au fond
+du c&oelig;ur il n'était pas tellement rassuré. Venise avait déjà vu
+plusieurs fois l'ennemi à ses portes, et avait victorieusement
+repoussé toutes les attaques. Ne pouvait-elle pas encore, dans
+l'excès de son désespoir, essayer la résistance? Quelques vaisseaux
+de ligne, 38 frégates ou galères, 168 chaloupes <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> canonnières,
+750 canons, 8.500 matelots et canonniers, 3.500 Italiens et 11.000
+Esclavons comme garnison, des vivres pour huit mois, des munitions
+considérables, certes la résistance pouvait se prolonger, car nous
+n'étions pas maîtres de la mer, et nous ne pouvions marcher dans
+les lagunes que la sonde à la main, exposés au feu d'innombrables
+batteries. L'Autriche enfin n'avait pas dit son dernier mot. Si
+elle rejetait les préliminaires et nous attaquait avant que Venise
+eût capitulé, nous étions pris entre deux feux. Les Vénitiens, par
+malheur pour eux, n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes. Ils avaient
+perdu tout ressort, toute énergie. En face de l'ennemi, ils auraient
+dû n'avoir qu'une pensée, lui tenir tête; mais ils étaient divisés.
+La noblesse et le peuple faisaient, il est vrai, cause commune, mais
+la noblesse, pour ne pas avoir à compter plus tard avec le peuple,
+n'osait le pousser à de viriles résolutions. La bourgeoisie se
+réjouissait de l'approche des Français, mais ne laissait pas éclater
+sa joie, par crainte d'un massacre. Les Esclavons enfin, mercenaires
+à moitié barbares, n'attendaient qu'une occasion pour se livrer au
+pillage. Aussi n'envisageait-on qu'avec terreur l'éventualité d'un
+siège. Une pensée égoïste se mêlait encore à ces préoccupations. Les
+uns craignaient le ravage de leurs propriétés de terre ferme, les
+autres la suppression des emplois ou des pensions dont ils vivaient,
+tous les horreurs du sac et du pillage. La démoralisation la plus
+complète régnait dans les esprits. On ne songea bientôt plus qu'à
+désarmer à tout prix un vainqueur justement irrité.</p>
+
+<p>Le 30 avril, lorsqu'on reçut le rapport de Dona et de Giustiniani,
+annonçant pour la première fois la résolution prise par Bonaparte
+de modifier la forme du gouvernement, le doge convoqua dans ses
+appartements privés quarante-trois des plus hauts fonctionnaires
+de la République et demanda leur avis. Daniel Delfino, ancien
+ambassadeur à Paris, prit le premier le parole, et proposa de
+s'adresser au banquier Haller qui consentirait sans doute à servir
+d'intermédiaire, et apaiserait la colère du général; mais le
+procurateur Capello se <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> moqua de cet expédient qu'il trouvait
+puéril, et la proposition fut abandonnée. Le procurateur Pesaro
+demanda alors qu'on se défendît. À ce moment même fut apportée une
+dépêche du commandant de la flottille demandant l'autorisation de
+détruire les ouvrages que commençaient les Français. Pesaro, Priuli,
+Erizzo appuyèrent sa demande, mais Capello fit remarquer qu'on ne
+connaissait pas encore les préliminaires de Leoben et qu'il était
+peut-être dangereux de renoncer brusquement au système de neutralité.
+L'assemblée se sépara, après avoir pris la résolution de convoquer le
+Grand Conseil. «C'en est fait de ma patrie, s'écria Pesaro les larmes
+aux yeux; je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une
+patrie partout: Il faut aller en Suisse.»</p>
+
+<p>Le Grand Conseil se rassembla le 1<sup>er</sup> mai. Six cent dix-neuf
+patriciens prirent part à cette délibération suprême<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Go to footnote 221"><span class="smaller">[221]</span></a>. Le
+doge leur fit, d'une voix entrecoupée par les sanglots, l'exposé
+de la situation, et leur demanda de donner pleins pouvoirs à
+deux députés pour adopter, de concert avec le général Bonaparte,
+quelques modifications dans la forme du gouvernement. Cinq cent
+quatre-vingt-dix-huit patriciens acceptèrent cette proposition.
+C'était son abdication, c'était la chute de la République que venait
+ainsi de décider cette assemblée, composée en partie de vieillards
+énervés par la consternation générale.</p>
+
+<p>Bonaparte ne tenait nullement à commencer contre Venise des
+hostilités réelles, car il appréciait la difficulté d'emporter les
+lagunes et redoutait toujours une intervention de l'Autriche; mais
+il reçut très mal les deux commissaires qui le rejoignirent à
+Malghera<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Go to footnote 222"><span class="smaller">[222]</span></a>, et leur déclara qu'il ne traiterait <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> qu'après
+qu'on lui aurait livré les trois inquisiteurs d'État et le commandant
+du Lido. Il se laissa pourtant arracher une suspension d'armes de six
+jours. Il espérait en effet que la terreur des Vénitiens grandirait
+et qu'ils subiraient toutes ses exigences<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Go to footnote 223"><span class="smaller">[223]</span></a>. En effet il n'y avait
+plus moyen de résister aux injonctions de Bonaparte, car le péril
+devenait grave. La bourgeoisie conspirait au grand jour, le peuple
+s'agitait, et les Esclavons menaçaient de tout piller. Le bruit se
+répandait même que tous les patriciens allaient être massacrés, s'ils
+ne se décidaient à changer la forme du gouvernement.</p>
+
+<p>Le 4 mai, le Grand Conseil s'assembla de nouveau. À la majorité
+de sept cent quatre voix contre douze, la proposition du doge fut
+acceptée. Elle portait que les commissaires étaient autorisés à
+stipuler des changements dans la constitution de l'État. En outre,
+une procédure était commencée contre les inquisiteurs d'État et le
+commandant du Lido. Donat et Giustiniani partirent aussitôt pour
+informer Bonaparte de cette nouvelle concession.</p>
+
+<p>Avant qu'ils l'eussent rejoint à Milan, Venise était bouleversée par
+une révolution intérieure<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Go to footnote 224"><span class="smaller">[224]</span></a>. L'arrestation des inquisiteurs d'État
+avait désorganisé la police vénitienne, la bourgeoisie devenait
+menaçante, les Esclavons faisaient craindre les plus horribles
+excès, et le peuple, excité sous main par les <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> patriciens,
+n'attendait qu'un signal pour se jeter contre les bourgeois. Aussi
+la terreur était-elle à son comble. Le secrétaire de la légation
+française à Venise, un ardent patriote nommé Villetard<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Go to footnote 225"><span class="smaller">[225]</span></a>, crut
+l'occasion favorable pour signaler son zèle. Il s'empara de la
+direction des affaires et persuada les partis en présence que le
+seul moyen de prévenir la Guerre civile était d'aller au-devant
+des v&oelig;ux de Bonaparte, en opérant une révolution pacifique. Il
+rédigea même ou fit rédiger une sorte d'ultimatum<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Go to footnote 226"><span class="smaller">[226]</span></a> qui devait
+être présenté au grand Conseil. Cet ultimatum était divisé en deux
+parties, la première relative «aux mesures à prendre sur-le-champ»
+et la seconde «aux mesures à préparer aujourd'hui pour les exécuter
+demain». Il fallait en premier lieu arrêter Antraigues, le chargé
+d'affaires de Louis XVIII, et saisir ses papiers, élargir tous les
+détenus pour cause politique, ouvrir les prisons et spécialement
+les plombs, abolir la peine de mort, licencier les Esclavons et
+constituer une garde nationale. On réclamait ensuite la nomination
+d'une municipalité provisoire de vingt-quatre membres, un
+gouvernement démocratique, la destruction des insignes de l'ancien
+régime, une amnistie, et l'introduction des Français à Venise. Le
+doge et ses conseillers venaient de lire ce document étrange, et
+étaient encore sous le coup de l'étonnement, quand ils reçurent
+un rapport de Nicolas Morosini, chargé de veiller à la sécurité
+publique dans Venise, qui déclinait toute responsabilité et annonçait
+l'imminence de la guerre civile. Le doge et les vieillards qui
+l'entouraient perdirent la tête, et convoquèrent pour la troisième
+fois le Grand Conseil, afin de prendre une détermination suprême.
+Cinq cent trente-sept personnes assistèrent à l'assemblée. Le doge
+parla avec éloquence de la situation. Au moment où la délibération
+s'engageait, des coups de fusil se <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> firent entendre.
+C'étaient, dirent les uns, des gens affidés qui voulaient jeter
+l'épouvante dans le Grand Conseil; c'étaient, prétendaient les
+autres, les Esclavons qu'on licenciait<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Go to footnote 227"><span class="smaller">[227]</span></a>, et qui déchargeaient
+leurs armes avant de les remettre. Les patriciens s'imaginèrent
+qu'ils allaient être tous massacrés, et, en toute hâte, à la majorité
+de cinq cent douze suffrages contre douze et cinq voix nulles,
+prononcèrent la déchéance de l'aristocratie: «Aujourd'hui, pour
+le salut de la religion et de tous les citoyens, dans l'espérance
+que leurs intérêts seront garantis, et avec eux ceux de la classe
+patricienne et de tous les individus qui participaient aux privilèges
+concédés par la République; enfin pour la sûreté du trésor et de la
+banque: le Grand Conseil, d'après le rapport de ses députés, adopte
+le système qui lui a été proposé, d'un gouvernement représentatif
+provisoire, en tant qu'il se trouve d'accord avec les vues du général
+en chef, et, comme il importe qu'il n'y ait point d'interruption
+dans les soins qu'exige la sûreté publique, les diverses autorités
+demeurent chargées d'y veiller.» Le gouvernement se suicidait: mieux
+aurait valu succomber sous les coups de l'ennemi!</p>
+
+<p>À la nouvelle de cette résolution extraordinaire, une réaction se
+produisit parmi le peuple en faveur de l'ancien gouvernement. On
+sentait d'instinct que, malgré tous ses défauts, ce gouvernement
+représentait la patrie et l'indépendance vis-à-vis de l'étranger. La
+guerre civile éclata. On pilla les maisons de quelques-uns de ceux
+qui passaient pour avoir pris la plus grande part à cette révolution.
+Le pillage s'étendit jusqu'aux magasins. Quelques bourgeois furent
+même égorgés. <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> Villetard se crut menacé et chercha un refuge
+chez le ministre d'Espagne. Mais l'ordre se rétablit bientôt. Une
+municipalité provisoire de soixante membres fut créée, et son premier
+acte fut de prescrire l'envoi de la flotte vénitienne pour aller
+au-devant des Français et les introduire à Venise. Une division de
+4.000 hommes, commandés par Baraguey d'Hilliers, prit possession de
+la ville au milieu d'un morne silence. C'était le 16 mai 1797, le
+dernier jour de l'indépendance vénitienne.</p>
+
+<p>Le même jour, Bonaparte signait à Milan<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Go to footnote 228"><span class="smaller">[228]</span></a> avec les représentants
+vénitiens, Donat, Giustiniani et Mocenigo, un traité de paix et
+d'alliance avec la nouvelle République. Il y était stipulé que
+«le Grand Conseil de Venise, ayant à c&oelig;ur le bien de sa patrie
+et le bonheur de ses concitoyens, et voulant que les haines qui
+ont eu lieu contre les Français ne puissent plus se renouveler,
+renonce à ses droits de souveraineté, ordonne l'abdication de
+l'aristocratie héréditaire et reconnaît la souveraineté de l'État
+dans la réunion de tous les citoyens, sous la condition cependant que
+le gouvernement garantisse la dette publique nationale, l'entretien
+des pauvres gentilshommes qui ne possèdent aucun bien fonds, et
+les pensions viagères accordées sous le titre de provisions». Cinq
+articles secrets, annexés au traité de Milan, portaient que les deux
+Républiques, française et vénitienne, s'entendraient pour l'échange
+de divers territoires, que Venise paierait une contribution de trois
+millions en numéraire, trois millions en chanvres, cordages et agrès,
+fournirait trois vaisseaux de ligne et deux frégates et céderait
+vingt tableaux et cinq cents manuscrits.</p>
+
+<p>Le même jour, 16 mai, le Directoire renvoyait de Paris l'ambassadeur
+Querini, et déclarait la guerre à Venise, en sorte qu'à la même
+heure un gouvernement s'effondrait, un traité de paix et d'alliance
+était signé avec ce même gouvernement, et la guerre lui était
+officiellement déclarée, tant il y <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> avait d'incohérence
+dans la direction des affaires, tant les chefs des deux Républiques
+agissaient sans plan convenu et au hasard des événements, tant
+Bonaparte était l'unique maître de la situation et se servait de sa
+toute-puissance pour décider, au gré de ses caprices, ou plutôt au
+mieux de ses intérêts, des destinées d'une République quatorze fois
+séculaire!</p>
+
+<p>Ainsi tomba sans efforts le gouvernement aristocratique, mais rien
+ne semblait menacer l'autonomie de Venise. Elle avait changé de
+constitution sous la pression des baïonnettes françaises, mais
+enfin elle existait encore. Elle espérait même reprendre sous notre
+protection une vie nouvelle, d'autant plus qu'on lui avait fait
+espérer l'annexion de Bologne, de Ferrare et de la Romagne. Puisque
+le traité de Milan laissait subsister le nom et le souvenir de cette
+noble République, le peuple vénitien ne pouvait-il pas se retremper
+dans des institutions nouvelles, et rester uni à l'Italie? Telles
+furent les espérances dont se berçaient les patriotes vénitiens.
+Leurs illusions furent de courte durée, Bonaparte avait déjà dans son
+esprit résolu la ruine et le partage de l'État qu'il venait de fonder.</p>
+
+<h3>V</h3>
+
+<p>La République démocratique de Venise avait été constituée par le
+traité de Milan le 16 mai 1797. Le 26 du même mois, Bonaparte
+écrivait à la municipalité qui venait d'être nommée à Venise<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Go to footnote 229"><span class="smaller">[229]</span></a>:
+«Dans toutes les circonstances, je ferai tout ce qui sera en mon
+pouvoir pour vous donner des preuves du désir que j'ai de voir se
+consolider votre liberté, et de voir la misérable Italie se placer
+enfin avec gloire, libre et indépendante des étrangers, sur la
+scène du monde, et reprendre, parmi les grandes nations, le rang
+auquel l'appellent sa <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> nature, sa position et le destin.»
+Le lendemain 27<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Go to footnote 230"><span class="smaller">[230]</span></a>, à une heure du matin, ces chiffres ont
+leur éloquence, il annonçait au Directoire qu'il avait proposé à
+l'Autriche de lui donner Venise à titre d'indemnité, et il ajoutait
+cet incroyable commentaire: «Approuvez-vous notre système pour
+l'Italie? Venise qui va en décadence depuis la découverte du cap
+de Bonne-Espérance et la naissance de Trieste et d'Ancône, peut
+difficilement survivre aux coups que nous venons de lui porter.
+Population inerte, lâche et nullement faite pour la liberté; sans
+terres, sans eaux; il paraît naturel qu'elle soit donnée à ceux à
+qui nous donnons le continent. Nous prendrons tous les vaisseaux,
+nous dépouillerons l'arsenal, nous enlèverons tous les canons, nous
+détruirons la banque, nous garderons Corfou pour nous... On dira
+que l'Empereur va devenir puissance maritime? Il lui faudra bien
+des années, il dépensera beaucoup d'argent et ne sera jamais que
+de troisième ordre; il aura effectivement diminué sa puissance.»
+Ainsi donc, au moment même où Bonaparte adressait aux Vénitiens des
+paroles si flatteuses, il trafiquait d'eux! Sans qu'ils lui eussent
+donné le moindre sujet de plainte, il les vendait à des étrangers!
+Sans qu'il eut cédé à la moindre pression du côté des Autrichiens,
+il leur livrait de lui-même la République créée par lui, garantie
+par un traité signé de lui, et à laquelle il envoyait constamment
+des assurances de sa protection! Rien ne justifiait cette déloyauté
+ou plutôt cette trahison. La Pologne venait d'être partagée, mais au
+moins la France n'avait pas trempé dans cette infamie. Nous allions
+donner une seconde édition du partage de la Pologne, et aux dépens
+d'un État dont le seul tort était d'avoir cru aux promesses de la
+France! Hélas! nous ne les connaissons que trop les déplorables
+conséquences de ces honteux maquignonnages de <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> peuples. La
+force dorénavant primera le droit, et, si la malheureuse Alsace,
+si l'infortunée Lorraine se débattent en ce moment sous la main
+de leurs oppresseurs, n'est-ce pas une punition rétrospective, et
+n'expions-nous pas en ce moment le fatal aveuglement de nos pères!</p>
+
+<p>Il est vrai que le Directoire n'accepta pas du jour au lendemain
+ce honteux marché. Il n'était jamais entré dans ses desseins de
+rayer Venise du nombre des nations libres, surtout au profit de
+l'Autriche. Exploiter la terreur et la faiblesse des patriciens,
+vivre à leurs dépens, rançonner Venise en un mot, rien de mieux;
+mais détruire Venise, il n'y avait même pas songé. En janvier 1797,
+lorsqu'il avait envoyé Clarke à Vienne présenter un projet de traité
+préparé par Bonaparte et approuvé par eux, le nom de Venise n'y était
+même pas prononcé. Il y était sans doute question de compensations
+territoriales, mais à prendre en Allemagne et nullement en Italie.
+Les préliminaires de Leoben avaient brusquement modifié la situation,
+puisqu'ils n'avaient été signés qu'à la condition expresse de donner
+à l'Autriche, aux dépens de Venise, les compensations qu'elle
+réclamait; mais enfin l'indépendance de Venise était maintenue, et
+le Directoire ne songeait pas à l'anéantir; voici que brusquement
+Bonaparte lui proposait d'en finir avec ce gouvernement vermoulu et
+cette république usée! Voici qu'il présentait la chute et le partage
+de Venise comme une nécessité qui s'imposait, et sans doute qu'il
+agissait déjà, suivant sa méthode habituelle, comme si Venise était
+condamnée<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Go to footnote 231"><span class="smaller">[231]</span></a>!</p>
+
+<p>Le Directoire se trouvait fort embarrassé. La désinvolture et le
+sans-gêne de son plénipotentiaire n'étaient pas sans lui porter
+ombrage. D'ailleurs un des Directeurs était personnellement intéressé
+au maintien de la République Vénitienne. L'ambassadeur de Venise
+à Paris, Alvise Querini<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Go to footnote 232"><span class="smaller">[232]</span></a>, n'avait <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> pas oublié que
+la corruption avait été érigée par son gouvernement en système
+politique. Il résolut d'acheter celui des Directeurs dont la
+conscience passait pour être la plus accommodante. Toujours prudent,
+il ne le désigne jamais, dans ses dépêches, que par son titre, mais
+l'hésitation n'est pas permise. C'est de Barras qu'il s'agit. Barras
+était loin d'être incorruptible, et les personnes qui servirent
+d'intermédiaires à la négociation étaient ses amis particuliers,
+entre autres son secrétaire Bottot. Querini s'adressa donc à Barras
+et le supplia de sauver Venise. Barras ne prit aucun engagement, mais
+laissa sans doute entrevoir que, si Venise y mettait le prix, il lui
+vendrait ses services, car Querini s'empressa de rédiger une dépêche
+pour avertir les patriciens<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Go to footnote 233"><span class="smaller">[233]</span></a>. Il alla même jusqu'à parler de six
+à sept millions qui seraient le prix du marché. Avant que la réponse
+à cette ouverture fût arrivée à Paris, un confident de Barras, sans
+doute son secrétaire Bottot, venait trouver l'ambassadeur et lui
+mettait le marché en main. Il lui apprit que deux des cinq directeurs
+étaient hostiles et deux favorables à Venise, que tout dépendait par
+conséquent du cinquième et que ce cinquième offrait de se prononcer
+pour Venise<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Go to footnote 234"><span class="smaller">[234]</span></a>, à condition de recevoir pour lui directement
+600.000 livres tournois et pour ses amis encore 100,000 livres.
+Querini accepta, mais à condition que Brescia, Bergame et les autres
+cités rebelles seraient réduites à l'obéissance et les patriciens
+réintégrés dans tous leurs droits. Bottot revint le jour même et
+annonça que l'affaire était conclue. <i>Tutto era accordato</i>.</p>
+
+<p>À Venise, le marché fut ratifié. On fit même une traite de 700.000
+francs sur la banque génoise de Pallavicini<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Go to footnote 235"><span class="smaller">[235]</span></a>, mais à <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span>
+condition que «toutes les villes de terre ferme, actuellement
+révolutionnées et occupées par les troupes françaises, ressentiront
+l'effet des promesses que vous avez reçues de la part de ceux qui les
+ont consenties». Tout à coup arrive la nouvelle des préliminaires
+de Leoben, de la déclaration de guerre et bientôt de la chute du
+gouvernement aristocratique. Querini tombait avec ce gouvernement.
+Le 22 mai, il recevait l'ordre de quitter Paris; au moins avait-il
+la satisfaction d'apprendre que les lettres de change qu'il avait
+souscrites étaient annulées. Pour achever l'histoire de cette
+honteuse transaction, rappelons ici que Barras eut l'audace de
+présenter au banquier Pallavicini les traites échues en juillet.
+Elles furent naturellement protestées par Querini. Barras en conçut
+un tel ressentiment qu'il fit arrêter et jeter en prison, à Milan,
+l'ancien ambassadeur. Le 11 février 1799, après une longue détention
+préventive, Querini était interrogé par le colonel Pascalis et lui
+avouait qu'il avait confié tous ses papiers au ministre du duc de
+Toscane. On fut obligé de le relâcher. La concussion n'en est pas
+moins nettement établie, et le rôle de Barras est doublement honteux,
+puisqu'il vendait son vote et poursuivait comme un criminel d'État le
+fonctionnaire vénitien, qui n'avait commis d'autre crime que de ne
+pouvoir achever la transaction qu'il avait proposée.</p>
+
+<p>Aussi bien ce n'était pas seulement au sein du Directoire que Venise
+trouvait des amis et des protecteurs. L'opinion publique commençait
+à s'émouvoir. Quelques journalistes avaient déjà protesté contre le
+partage projeté. Quelques militaires avaient fait remarquer le danger
+auquel on s'exposait en donnant à l'Autriche, au lieu du Milanais,
+province isolée, et qu'il était facile d'attaquer, un territoire
+continu et de meilleures frontières. Un membre du conseil des Cinq
+Cents, Dumolard, se fit l'interprète de ces répulsions et de ces
+craintes. Il monta à la tribune pour demander des explications (23
+juin 1797).</p>
+
+<p>«L'honneur et le devoir du Corps Législatif, dit-il, l'intérêt
+<span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> même de nos armées ordonnent de rompre un trop long silence
+sur des événements qui frappent toute l'Europe, et qui ne sont
+ignorés que dans cette enceinte. Je viens parler de l'Italie. Le
+manifeste du général Bonaparte contre l'état de Venise a retenti
+dans toute l'Europe: il vous a été transmis officiellement par
+le Directoire le 27 floréal dernier. Vous frémîtes alors d'une
+juste indignation contre les attentats dont nos soldats furent
+les victimes. Quelques écrivains ont pu élever des doutes sur la
+vérité des faits allégués dans ce manifeste. Le Corps Législatif
+a dû croire à un manifeste garanti par la puissance exécutive.
+Le moment n'est pas arrivé de discuter si on devait déclarer la
+guerre. Vous ne pouviez la faire sans l'initiative du Directoire
+qui, lui-même, ne pouvait prendre des mesures hostiles sans vous en
+instruire sur-le-champ. La renommée a publié dans toute l'Europe la
+révolution de Venise; nos troupes y sont entrées, sa marine est en
+notre pouvoir, le plus ancien gouvernement de l'Europe n'est plus, il
+reparaît sous des formes démocratiques... C'est à vous à examiner si
+le Directoire n'a pas violé la constitution; si, en termes déguisés,
+il n'a pas fait de son chef la guerre, la paix, et peut-être des
+traités dont il ne vous a donné aucune connaissance... Nous ne sommes
+plus à ces temps désastreux où Clootz et sa secte des illuminés
+voulaient planter l'arbre de la liberté républicaine dans tout le
+globe. Nous voulons jouir de notre liberté en respectant les autres
+gouvernements.» L'orateur concluait en demandant des éclaircissements
+au Directoire. Aussitôt s'engagea une vive discussion. Bailleul
+qualifia le discours de son collègue de tissu d'absurdités, et
+demanda l'ordre du jour. Guillemardet s'étonna de ce qu'on se
+plaignit au conseil des Cinq Cents d'une révolution démocratique et
+des justes représailles infligées à des ennemis. Mais Garaud-Coulon,
+Doulcet et Boisy demandèrent et obtinrent l'impression du discours
+de Dumolard, et Thibaudeau proposa de nommer une commission chargée
+d'étudier les événements de Venise. Cette proposition fut adoptée
+à une forte majorité: ce qui indiquait non pas <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> précisément
+un parti pris, mais une défiance prononcée à l'égard des projets de
+Bonaparte.</p>
+
+<p>La séance du 5 messidor eut un grand retentissement à Paris, et plus
+encore en Italie. Tous les républicains honnêtes et consciencieux
+s'associèrent au noble langage de Dumolard. Les Vénitiens se crurent
+sauvés, mais ils avaient compté sans les irrésolutions du Directoire,
+et surtout sans la colère de Bonaparte. Ce dernier exhala son
+dépit ou plutôt sa fureur dans une lettre<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Go to footnote 236"><span class="smaller">[236]</span></a> célèbre. «Je reçois
+à l'instant, citoyen Directeur, la motion d'ordre de Dumolard...
+J'avais le droit, après avoir conclu cinq paix et donné le dernier
+coup de massue à la coalition, sinon à des triomphes civiques, au
+moins à vivre tranquille, et à la protection des premiers magistrats
+de la République; aujourd'hui je me vois dénoncé, persécuté, décrié
+par tous les moyens, bien que ma réputation appartienne à la patrie.
+J'aurais été indifférent à tout; mais je ne puis pas l'être à cette
+espèce d'opprobre dont cherchent à me couvrir les premiers magistrats
+de la République... J'ai le droit de me plaindre de l'avilissement
+dans lequel ils traînent ceux qui ont agrandi, après tout, la gloire
+du nom français. Je vous réitère, citoyen Directeur, la demande que
+je vous ai faite de m'accorder ma démission. J'ai besoin de vivre
+tranquille, si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre.
+Vous m'aviez chargé des négociations, j'y suis peu propre.» Le
+même jour il rédigeait une note<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Go to footnote 237"><span class="smaller">[237]</span></a> sur les événements de Venise,
+dans laquelle il cherchait à démontrer que les Vénitiens avaient
+exaspéré la patience française, et s'étaient donné les torts de
+l'agression; puis brusquement et comme emporté par la violence de
+son ressentiment, il coupait court aux explications, et terminait
+par cette foudroyante apostrophe: «Mais je vous prédis, et je parle
+au nom de 80.000 soldats, ce temps où de lâches avocats et de
+misérables <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> bavards faisaient guillotiner les soldats est
+passé; et, si vous y obligez, les soldats d'Italie viendront à la
+barrière de Clichy avec leur général, mais malheur à vous!»</p>
+
+<p>À ces menaces qu'on ne prenait même plus la peine de déguiser, le
+Directoire, s'il avait eu de l'énergie, aurait dû répondre par une
+destitution, mais Bonaparte n'était déjà plus de ceux qui exécutent
+sans discussion les ordres qu'on leur donne, et, comme il avait soin
+de le faire remarquer, le temps était passé où les avocats faisaient
+la loi aux généraux. Les Directeurs feignirent de ne pas avoir
+compris la menace et de ne pas avoir reçu l'offre de la démission.
+Les négociations continuèrent, et Bonaparte resta le maître.</p>
+
+<p>Pendant que se discutaient ses futures destinées, la nouvelle
+République vénitienne présentait le spectacle de la désorganisation.
+Sans doute les Vénitiens s'étaient empressés de se mettre à la
+mode du jour. Ils avaient décrété la démolition des prisons de
+l'Inquisition d'État. Ils avaient sur l'évangile ouvert que tenait
+le lion de Saint-Marc, et sur lequel on lisait: <i>Pax tibi, Marc,
+evagelista meus</i>, substitué les mots: Droits de l'homme et du
+citoyen, ce qui fit dire plaisamment à un gondolier que le lion
+avait enfin retourné la page; ils avaient adopté une cocarde
+tricolore, et, sous le nom de société de l'instruction publique,
+fondé une succursale du club des Jacobins. Les Procuraties vieilles
+et nouvelles s'appelaient Galeries de la liberté<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Go to footnote 238"><span class="smaller">[238]</span></a>. On jouait au
+théâtre: <i>Il matrimonio Democratico ossia il flagello dei feudatari</i>
+d'Antonio Sografi, ou bien encore l'<i>Ex marchesa della Tomboletta a
+Parigi</i>. Les citoyens avaient endossé la carmagnole, et les femmes
+se promenaient demi-nues, en tuniques à l'athénienne, en chapeaux
+à la Paméla, en cheveux courts à la guillotine: ce n'étaient là
+que les changements extérieurs. Au fond la plus grande inquiétude
+régnait dans les esprits. On redoutait les convoitises autrichiennes,
+on avait peur de Bonaparte, on sentait de toutes parts crouler
+l'antique <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> édifice, et s'imposer, pour le remplacer, la
+domination étrangère.</p>
+
+<p>Padoue, l'antique rivale de Venise, donna le signal. Invitée par le
+général Victor, qui avait son quartier général dans cette ville,
+à abattre le lion de Saint-Marc, non seulement elle le fit avec
+empressement, mais encore déclara rompus tous ses liens avec la
+République. Elle poussa même la jalousie jusqu'à vouloir priver
+Venise de l'usage des eaux douces de son territoire. La municipalité
+de Chiozza<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Go to footnote 239"><span class="smaller">[239]</span></a>, un faubourg de Venise, s'adressait à Bonaparte pour
+demander son annexion à la future République Cisalpine: «Le peuple
+de Chiozza, écrivaient les représentants de cette petite ville, né
+contemporain de celui de Venise, mais libre et indépendant de ce
+dernier, fait, depuis plusieurs siècles, partie de l'état vénitien,
+dont le gouvernement tyrannique le rendit sujet, après avoir répandu
+le sang de quelques milliers de Chiozzates qui voulaient défendre
+leur liberté. Daignez exaucer le v&oelig;u général. Ajoutez un nouveau
+prix au don précieux que vous nous avez fait de la liberté, en
+réunissant ce peuple à celui de la République Cisalpine.» Les
+provinces de Vicence<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Go to footnote 240"><span class="smaller">[240]</span></a> et de Bassano proclamaient également leur
+indépendance. À vrai dire tout s'effondrait, tout était bouleversé,
+et Bonaparte continuait à garder le secret des négociations. C'était
+une situation intolérable et la municipalité<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Go to footnote 241"><span class="smaller">[241]</span></a> de Venise ne
+pouvait la supporter plus longtemps sans s'exposer à une nouvelle
+révolution.</p>
+
+<p>Battaglia, l'ancien provéditeur, crut pouvoir prendre sur lui de
+s'adresser directement à Bonaparte en le consultant sur ses <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span>
+intentions. Ce dernier, gêné par cette mise en demeure, et ne voulant
+d'ailleurs prendre aucun engagement formel, répondit<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Go to footnote 242"><span class="smaller">[242]</span></a> par de
+banales protestations et des plaintes contre l'oligarchie, mais ne
+laissa rien percer de ses futurs desseins. «La loyauté de votre
+caractère, la pureté de vos intentions, la véritable philosophie
+que j'ai reconnue en vous tout le temps que vous avez été chargé du
+pouvoir suprême sur une partie de vos compatriotes, vous ont mérité
+mon estime; si elle peut vous dédommager des maux de toute espèce
+que vous avez endurés pendant ces derniers temps, je m'estimerai
+heureux... L'oligarchie de Venise aurait dû céder à un gouvernement
+plus sage; elle aurait au moins fini sans se rendre coupable d'un
+crime dont les historiens français ne peuvent trouver le semblable
+sans être obligés de remonter à plusieurs siècles.» Ces compliments
+emphatiques, ces creuses déclamations, rassurèrent Battaglia et les
+membres de la municipalité. Ils s'imaginèrent que les préliminaires
+de Leoben n'avaient été qu'un leurre pour l'Autriche, et qu'une
+menace pour le gouvernement oligarchique. Ils ne pouvaient croire
+d'ailleurs qu'après la solennelle reconnaissance de la nouvelle
+république par la France et le traité de Milan, l'autonomie de Venise
+ne serait pas respectée. Aussi s'efforcèrent-ils, tout en ménageant
+leurs vainqueurs, de vivre et d'agir comme s'ils devaient continuer
+à être libres et indépendants. Ils célébrèrent même des fêtes en
+l'honneur du nouvel ordre de choses. À la Pentecôte ils plantèrent
+en grande pompe des arbres de la liberté. On avait construit sur la
+place Saint-Marc, en face de l'église, une grande loge avec estrade
+pour les musiciens. L'arbre était couché au milieu de la place. Deux
+enfants, un jeune homme et une jeune femme qu'on allait marier, et
+deux vieillards s'approchèrent de l'arbre qui bientôt fut dressé
+aux applaudissements de l'assistance et au bruit du canon. Un <i>Te
+Deum</i> fut ensuite célébré à Saint-Marc, le jeune couple fut marié,
+et l'abbé Collalto prononça un discours bizarre où il comparait
+à <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> la croix l'arbre de la liberté. On dansa dans toutes
+les rues, le théâtre Fenice donna une représentation gratuite,
+et le général Baraguey d'Hilliers, qui avait assisté à la fête,
+daigna déclarer qu'il était très satisfait de l'empressement des
+Vénitiens<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Go to footnote 243"><span class="smaller">[243]</span></a>. Il est vrai que, le même jour, les excès avaient
+commencé. La foule s'était portée au palais grand-ducal, avait lacéré
+les bannières, monuments de tant d'insignes victoires, brûlé le siège
+du doge, et le fameux livre d'or. L'anneau que les doges jetaient
+dans l'Adriatique le jour de l'Ascension, quand ils montaient sur le
+<i>Bucentaure</i>, fut sauvé par hasard et vendu à un orfèvre pour cent
+soixante livres. Ainsi disparaissaient les derniers témoins de tout
+un passé de gloire.</p>
+
+<p>Afin de mieux endormir les soupçons, Bonaparte engagea sa femme,
+Joséphine, à se rendre à Venise<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Go to footnote 244"><span class="smaller">[244]</span></a>. On la reçut avec un déploiement
+inouï d'adulations et d'honneurs, au bruit du canon, comme on
+n'aurait pas reçu la princesse héritière d'un grand empire. La
+municipalité se porta à sa rencontre, l'accabla de compliments et
+lui donna quatre jours de fête, avec soupers de gala, régates,
+illuminations et feux d'artifice. On lui offrit même un collier de
+grosses perles, tiré du trésor de Saint-Marc. Ainsi que le remarque
+l'historien Botta, «si l'offre fut honteuse, l'acceptation le fut
+davantage»; mais Bonaparte ne connaissait déjà plus de limites à
+son ambition, et trouvait naturels les hommages prodigués à sa
+femme. Quant aux membres du gouvernement vénitien, ils savaient très
+bien que leur sort était entre les mains de Bonaparte, et, pour se
+concilier ses bonnes grâces, ils auraient consenti à de tout autres
+sacrifices.</p>
+
+<p>Peu à peu cependant les illusions se dissipaient. Un congrès avait
+été réuni à Bassano. Vérone y avait envoyé Monga, Padoue Savonarola,
+Brescia Beccalozzi et Venise Giuliani. <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> Udine n'était pas
+représentée. Le général Bernadotte n'avait pas voulu laisser aux
+habitants de la province qu'il administrait la dangereuse illusion
+de croire à leur future indépendance. Aussi bien c'était un
+général français, Berthier, qui présidait les séances du congrès.
+Les députés, au lieu de s'entendre pour une action commune, se
+disputèrent sur le choix d'une capitale. Plusieurs d'entre eux
+auraient voulu être annexés à la Cisalpine, mais les directeurs de la
+nouvelle République italienne leur adressèrent une réponse hautaine
+et tortueuse qui les découragea. Berthier mit un terme à leurs
+hésitations et à leurs rivalités en prononçant la dissolution du
+congrès, sous prétexte que les députés n'avaient pu s'entendre sur le
+projet d'union.</p>
+
+<p>Cette brutale immixtion d'un général français dans les affaires
+intérieures de la République fut pour beaucoup de patriotes un
+sérieux avertissement. Les bruits les plus sinistres continuaient
+à circuler. Non seulement les Français ne faisaient rien pour les
+dissiper, mais, par leur attitude, ils laissaient croire à une
+connivence secrète avec les Autrichiens. En effet, ces derniers
+occupaient en silence, mais sans perdre un jour, les provinces
+orientales de la République, en Istrie et en Dalmatie, et partout
+l'armée française évacuait les territoires et les laissait s'étendre
+à leur aise. Sur la terre ferme, même dans les grandes villes,
+même à Venise, les Français agissaient comme en pays ennemi.
+Réquisitions, impôts extraordinaires, pillages éhontés non seulement
+des établissements publics, mais même des hôtels et des collections
+privées, un impitoyable vainqueur n'épargnait aucune humiliation.
+À Vérone la galerie des Bevilacqua était violemment dépouillée.
+Soixante et dix-neuf médailles disparaissaient des musées Muselli
+et Verita. À Venise la bibliothèque perdait près de deux cents
+manuscrits, entre autres deux manuscrits arabes sur papier de soie,
+donnés à la République par le cardinal Bessarion. Les bibliothèques
+de Trévise et de Saint-Daniel-en-Frioul étaient indignement pillées.
+On ne se contentait pas des manuscrits, on prenait également les
+Incunables ou les précieuses <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> éditions des Alde. Tableaux
+arrachés aux églises, statues enlevées sur les places, meubles ou
+armes précieuses, tout devenait une proie. La rapine s'étendait même
+aux dépôts confiés à l'honneur vénitien, et le duc de Modène perdait
+son trésor, environ deux cent mille sequins, qui furent soi-disant
+attribués aux besoins de l'armée.</p>
+
+<p>Un Vénitien se rencontra qui eut le courage de protester contre
+ces abus de la force. Il se nommait Barzoni. Il publia contre ces
+déprédations honteuses un vigoureux pamphlet qu'il intitula: les
+<i>Romains en Grèce</i>. Il était facile de reconnaître les Français et
+les Italiens déguisés en Romains ou en Grecs, et Flaminius sous les
+traits de Bonaparte. Notre chargé d'affaires, Villetard, se plaignit
+à la municipalité. On lui répondit avec raison qu'il était difficile
+de poursuivre une &oelig;uvre anonyme. Fier de son succès, Barzoni se
+livra à des provocations directes. Rencontrant un jour Villetard
+dans un café, il lui tendit la main, et, comme ce dernier retirait
+la sienne, il lui tira un coup de pistolet. Villetard agit en cette
+circonstance avec une grande dignité. Il écrivit à Bonaparte pour
+excuser son assassin, qu'il essaya de faire passer pour un fou par
+dépit amoureux; il lui procura même, sous un faux nom, un passeport
+à l'aide duquel Barzoni put se réfugier à Malte. Bonaparte avait
+d'abord été tenté de sévir: «J'ai appris avec peine, citoyen,
+écrivait-il<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Go to footnote 245"><span class="smaller">[245]</span></a> à Villetard, ce qui vous est arrivé. J'imagine
+que le gouvernement de Venise aura fait arrêter cet assassin qui,
+heureusement, a manqué son coup. Vous avez tort de regarder cela
+comme une folie; c'est un assassinat, et qui mérite une punition
+exemplaire.»</p>
+
+<p>Aussi bien, ce n'était plus un citoyen, c'était un peuple entier qui
+allait se trouver lésé dans ses intérêts, trahi dans ses affections,
+déçu dans ses espérances! Il ne s'agissait plus de venger des injures
+particulières, c'était un crime de lèse-nation qui allait être
+commis! Venise allait être vendue et livrée à l'Autriche!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> Il ne peut entrer dans notre sujet de raconter les
+négociations longues, délicates et embrouillées qui, après les
+préliminaires de Leoben, préparèrent et amenèrent la paix de
+Campo-Formio. Nous ne voulons en retenir que ce qui regarde Venise.
+Trois idées principales se dégagent de la lecture des nombreux
+documents où sont relatées les négociations: la première, c'est
+que les Autrichiens, avec une persévérance qui est à l'honneur de
+leurs diplomates, ont tout subordonné à leur âpre désir d'obtenir
+Venise; la seconde, c'est que le Directoire n'a pas cessé de défendre
+Venise, et contre l'Autriche qui la convoitait, et contre Bonaparte
+qui l'abandonnait; la troisième, c'est que Bonaparte était décidé à
+signer la paix au prix de n'importe quel sacrifice, et que, trouvant
+dans Venise la compensation territoriale dont il avait besoin pour la
+proposer à l'Autriche, il fit de la cession de Venise comme le pivot
+de sa diplomatie.</p>
+
+<p>Nous savons déjà que les Autrichiens n'avaient si facilement
+posé les armes à Leoben que parce que Bonaparte leur avait fait
+entrevoir l'annexion probable de Venise à leur territoire.
+Les plénipotentiaires autrichiens, Cobenzl, Merfeldt, Gallo,
+s'attachèrent obstinément à cette idée. Ils voulaient non
+seulement tout le territoire de la République, mais même les
+légations pontificales et Modène. Il fallut que Bonaparte leur
+rappelât qu'ils n'avaient pas de conditions à imposer: «Je leur
+ai demandé, écrivait-il au Directoire<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Go to footnote 246"><span class="smaller">[246]</span></a>, à combien de lieues
+leur armée se trouvait de Paris, et je me suis vigoureusement
+fâché sur l'impertinence de nous faire de pareilles propositions;
+ils l'ont senti, mais nous ont déclaré que leurs instructions ne
+leur permettaient pas de conclure à moins.» Comme Bonaparte avait
+en effet donné ses ordres pour que l'armée s'apprêtât à rentrer
+en campagne, les plénipotentiaires se relâchèrent quelque peu de
+leurs prétentions<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Go to footnote 247"><span class="smaller">[247]</span></a>. Ils renoncèrent à Modène, à Bologne et aux
+Légations, mais plus <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> que jamais revendiquèrent l'annexion de
+Venise. C'était en effet pour eux une question capitale. Sans Venise,
+ils n'étaient plus que campés en Italie; avec Venise au contraire,
+ils avaient la chance de pouvoir, un jour ou l'autre, jouer dans
+la péninsule un rôle prépondérant, et, de plus, ils donnaient à
+l'Autriche une marine et des côtes. Bonaparte, qui savait à propos
+faire des sacrifices, comprit que les Autrichiens étaient résolus
+à continuer la guerre plutôt que de renoncer à l'espoir d'occuper
+Venise. Comme son ambition était alors de signer la paix, et que
+cette ambition était d'accord avec l'obstination autrichienne, il
+consentit à abandonner cette ville tant convoitée, et c'est ainsi
+que les plénipotentiaires autrichiens furent récompensés de leur
+persévérance.</p>
+
+<p>Thugut, le premier ministre autrichien, avait admirablement caché
+son jeu. Interrogé à plusieurs reprises par l'ambassadeur de Venise
+à Vienne, Grimani<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Go to footnote 248"><span class="smaller">[248]</span></a>, il était resté impénétrable. Il n'avait
+voulu faire connaître aucune des conditions des préliminaires de
+Leoben, ce qui était bien grave, comme l'observait avec raison
+Grimani, car s'il avait eu de bonnes nouvelles à donner, il ne les
+aurait pas cachées. Le 1<sup>er</sup> mai, l'ambassadeur vénitien fit une
+nouvelle tentative auprès de Thugut, mais il ne put lui arracher
+aucune déclaration officielle. Il ne parvint même pas à savoir si
+les troupes françaises, après avoir évacué les états héréditaires
+autrichiens, occuperaient ou abandonneraient le territoire vénitien.
+Ce silence obstiné était de mauvais augure. Grimani se rappelait que
+Thugut avait déjà été un des principaux négociateurs des partages de
+la Pologne et il était comme hanté par ce malencontreux souvenir. En
+effet, tout était déjà décidé, et, si le ministre autrichien gardait
+encore le silence, ce n'était nullement pour ménager les Vénitiens,
+mais pour tenir en haleine Bonaparte et ne signer décidément la paix
+que lorsque Bonaparte aurait triomphé des scrupules du Directoire, et
+obtenu de haute main la cession de Venise.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> Le Directoire, en effet, non seulement ne nourrissait
+contre Venise aucune pensée hostile, mais encore il était disposé
+à la défendre. Même après l'attentat de Vérone, même après le
+massacre du Lido, tout en étant résolu à punir la ville coupable,
+il entendait respecter son indépendance. Dans les instructions<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Go to footnote 249"><span class="smaller">[249]</span></a>
+qu'il envoyait, le 6 mai 1797, aux généraux Bonaparte et Clarke, il
+prévoyait sans doute la cession d'une partie du territoire vénitien
+à l'Autriche, mais il stipulait soit la formation d'une République
+Lombarde, comprenant le Milanais, Modène, les Légations et Venise,
+soit la réunion de Venise aux Légations, soit l'indépendance absolue
+de Venise. Le 1<sup>er</sup> juillet, le ministre des relations extérieures,
+sur le bruit déjà répandu des intentions de Bonaparte, avait soin de
+lui rappeler les intentions formelles du gouvernement<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Go to footnote 250"><span class="smaller">[250]</span></a>: «Quant
+aux États vénitiens que nous occupons, il faut distinguer ceux que
+nous devons évacuer et que l'Empereur pourra occuper en vertu des
+préliminaires, si la paix se conclut, et ceux qui sont réservés par
+l'article 11 de ces mêmes préliminaires, ces derniers ayant toujours
+été regardés, depuis leur occupation, comme devant être gouvernés par
+les principes républicains.»</p>
+
+<p>Le 19 août<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Go to footnote 251"><span class="smaller">[251]</span></a> nouvelle dépêche, plus explicite, du même ministre,
+qui, passant en revue les diverses hypothèses des remaniements
+territoriaux, appelle toujours l'attention des négociateurs sur ce
+point que «Venise doit être ou réunie à la Cisalpine, ou libre,
+mais, en aucun cas, cédée à l'Empereur». Un mois plus tard, le 16
+septembre, comme l'Autriche élevait des prétentions singulières, et
+que Bonaparte semblait disposé à lui céder Venise, le Directoire se
+décide à envoyer un ultimatum<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Go to footnote 252"><span class="smaller">[252]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> «Dites-leur en réponse
+à ces étranges communications, et signifiez-leur comme ultimatum
+du Directoire qu'en Italie l'Empereur gardera Trieste, et gagnera
+l'Istrie et la Dalmatie; qu'il renoncera à Mantoue, à Venise, à
+la Terre-Ferme et au Frioul vénitien, et qu'il évacuera Venise...
+Vous aurez carte blanche, mais je ne puis trop vous dire combien le
+Directoire désire et combien il est de l'intérêt de la République
+que vous puissiez faire passer les articles ci-dessus. L'Empereur
+doit être entièrement écarté de l'Italie; ses dédommagements doivent
+consister en biens ecclésiastiques sécularisés en Allemagne.» Le
+29 septembre, confirmation de l'ultimatum, et avec des arguments
+nouveaux, trop vrais par malheur, puisqu'on n'en a pas tenu compte,
+mais que le gouvernement, s'il avait eu la fermeté nécessaire, aurait
+dû imposer et non pas proposer. «Si on cède Venise et son territoire
+à l'Autriche, lisons-nous dans cette dépêche<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Go to footnote 253"><span class="smaller">[253]</span></a>, nous lui aurons
+fourni le moyen de nous attaquer avec plus d'avantage, nous aurons
+traité en vaincus, indépendamment de la honte d'abandonner Venise,
+que vous croyez vous-même si digne d'être libre. Et ce serait la
+France qui gratifierait l'Empereur des éléments d'une marine faite
+pour s'emparer de son commerce du Levant!» Le même jour, et pour
+mieux marquer la pensée du Directoire, le ministre des relations
+extérieures expédiait une seconde dépêche<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Go to footnote 254"><span class="smaller">[254]</span></a> à Bonaparte. Il lui
+signifiait la décision définitive du gouvernement, et lui enjoignait
+de se préparer à la reprise des hostilités: «Je vous répète que les
+conditions de paix que le Directoire accordera à l'Empereur sont
+les suivantes: «L'Empereur gardera Trieste et gagnera l'Istrie et
+la Dalmatie vénitienne. La rivière de l'Isonzo servira de limite;
+il renoncera à Mantoue, à Venise, à la Terre-Ferme, au Frioul
+vénitien... Telles sont les dernières instructions diplomatiques
+que le Directoire <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> ait à vous faire passer: elles sont
+irrévocables, et il regarde la guerre comme inévitable si l'Empereur
+ne se soumet pas à ces conditions... Montrez aux Vénitiens que c'est
+de leurs intérêts qu'il s'agit ici, que c'est uniquement pour eux,
+pour leur assurer la liberté et les soustraire à la maison d'Autriche
+que nous continuons la guerre, et qu'ainsi, ils doivent faire les
+plus grands efforts en hommes, en chevaux et en argent.»</p>
+
+<p>Il n'y a donc pas d'hésitation possible. Depuis le jour de
+l'ouverture des négociations, le Directoire n'a pas varié dans sa
+ligne de conduite. Sous toutes les formes et sur tous les tons, il a
+répété à Bonaparte qu'il considérait comme un malheur et une faute la
+cession de Venise à l'Autriche. Il a même fini par lui intimer des
+ordres et a formellement exigé que Venise restât libre.</p>
+
+<p>Quel est le cas que Bonaparte a fait de ces instructions? Comment
+a-t-il exécuté les ordres reçus? Nous avons peine à l'avouer, mais
+Bonaparte n'a consulté que ses intérêts et s'est joué des ordres
+impératifs qu'il recevait. Il avait besoin de la paix. Il ne
+l'obtiendrait qu'en abandonnant Venise. Venise était le seul obstacle
+qui l'empêchait de réaliser ses désirs: sans le moindre scrupule,
+sans la moindre pitié, il la vendit à l'ennemi.</p>
+
+<p>Il est vrai que, dans sa Correspondance, on ne trouvera nulle part
+la preuve de son intention d'acheter la paix aux dépens de Venise,
+mais on n'y trouvera non plus nulle part la preuve de son obéissance
+aux volontés du Directoire. Il feint même de les ignorer. Ainsi le 19
+septembre<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Go to footnote 255"><span class="smaller">[255]</span></a> il écrira au Directoire que la paix est possible si on
+cède à l'Empereur la ligne de l'Adige y compris la ville de Venise,
+et il ajoute: «Je crois donc que, si votre ultimatum est de garder
+Venise, vous devez regarder la guerre comme probable.» Quelques
+jours plus tard, le 18 septembre, rendant compte au Directoire des
+négociations, il lui montrera, sans en avoir l'air, que, sans
+<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> Venise, la paix serait déjà conclue<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Go to footnote 256"><span class="smaller">[256]</span></a>: «Lorsque je leur
+ai dit que le gouvernement français venait de reconnaître le ministre
+de la République de Venise, et que dès lors je me trouvais dans
+l'impossibilité de consentir, sous aucun prétexte et dans aucune
+circonstance, à ce que Sa Majesté Impériale devint maîtresse de
+Venise, je me suis aperçu d'un mouvement de surprise qui décèle assez
+la frayeur à laquelle a succédé un silence assez long, interrompu à
+peu près par ces mots: «Si vous faites toujours comme cela, comment
+voulez-vous qu'on puisse négocier?» Je me tiendrai dans cette ligne
+jusqu'à la rupture. Je ne leur bonifierai point Venise, jusqu'à ce
+que j'aie reçu une nouvelle lettre du gouvernement.» Bonaparte était
+pourtant résolu à <i>bonifier</i> Venise, comme il le disait; il prenait
+même à l'avance le soin de se justifier, et, avant d'avoir reçu les
+instructions nouvelles dont il prétendait avoir besoin, il insistait
+sur la nécessité de signer la paix, et terminait par cette attaque
+contre le peuple dont il trahissait les intérêts, et qu'il cherchait
+à rabaisser pour mieux cacher l'indignité de sa trahison<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Go to footnote 257"><span class="smaller">[257]</span></a>. «Vous
+connaissez peu ces peuples-ci. Ils ne méritent pas qu'on fasse tuer
+quatre mille Français pour eux. Je vois par vos lettres que vous
+partez toujours d'une fausse hypothèse; vous vous imaginez que la
+liberté fait faire de grandes choses à un peuple mou, superstitieux,
+pantalon et lâche. Je n'ai pas à mon armée un seul Italien, hormis,
+je crois, quinze cents polissons, ramassés dans les rues des
+différentes villes d'Italie, qui pillent et ne sont bons à rien.»</p>
+
+<p>Bonaparte était tellement résolu à signer la paix comme il
+l'entendait, et non pas d'après les désirs du Directoire, qu'il
+recourut au grand moyen, à celui qui lui avait déjà réussi lors de
+son entrée en Lombardie, et après Rivoli: il offrit sa démission.
+Le 25 septembre 1797 il écrivait<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Go to footnote 258"><span class="smaller">[258]</span></a> au <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> Directoire: «Un
+officier est arrivé avant-hier de Paris à l'armée d'Italie. Il
+a répandu dans l'armée qu'on y était inquiet de la manière dont
+j'aurais pris les événements du 18 fructidor... Il est constant que
+le gouvernement en agit envers moi à peu près comme envers Pichegru,
+après vendémiaire. Je vous prie, citoyens Directeurs, de me remplacer
+et de m'accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera
+capable de me faire continuer de servir après cette marque horrible
+de l'ingratitude du gouvernement.» Quatre jours plus tard, et sans
+attendre la réponse, il renouvelait sa demande dans une lettre au
+ministre des affaires étrangères: «Tout ce que je fais, tous les
+arrangements que je prends dans ce moment-ci, sont le dernier service
+que je puisse rendre à la patrie. Ma santé est entièrement délabrée,
+et la santé est indispensable et ne peut être substituée<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Go to footnote 259"><span class="smaller">[259]</span></a> par
+rien à la guerre. Le gouvernement aura sans doute en conséquence
+de la demande que je lui ai faite il y a huit jours, nommé une
+commission de publicistes pour organiser l'Italie libre, de nouveaux
+plénipotentiaires pour continuer les négociations ou les renouer,
+si la guerre avait lieu, au moment où les événements seraient
+les plus propices, et enfin un général qui ait sa confiance pour
+commander l'armée; car je ne connais personne qui puisse me remplacer
+dans l'ensemble de ces trois missions, toutes trois également
+intéressantes... Quant à moi je me vois sérieusement affecté de me
+voir obligé de m'arrêter dans un moment où peut-être il n'y a plus
+que des fruits à cueillir, mais la loi de la nécessité maîtrise
+l'inclination, la volonté et la raison. Je puis à peine monter à
+cheval: j'ai besoin de deux ans de repos.»</p>
+
+<p>À cette insolente mise en demeure, à cette hautaine affirmation de
+son importance, à ces menaces à peine déguisées, le Directoire,
+s'il avait eu le sentiment de la dignité, aurait dû répondre par
+une destitution, ou du moins par une acceptation de la démission;
+mais le 18 fructidor venait <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> d'avoir lieu (4 septembre),
+avec l'aide, nous dirions presque la connivence de Bonaparte et de
+ses amis. Plus que jamais Bonaparte était l'homme indispensable. Le
+Directoire lui écrivit (3 octobre 1797) en l'accablant de compliments
+et de protestations<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Go to footnote 260"><span class="smaller">[260]</span></a>. «Vous parlez de repos, de santé, de
+démission. Le repos de la République vous défend de penser au
+vôtre... Non, le Directoire ne reçoit pas votre démission. Non, vous
+n'avez pas besoin avec lui de vous réfugier dans votre conscience
+et de recourir au témoignage tardif de la postérité. Le Directoire
+exécutif croit à la vertu du général Bonaparte; il s'y confie... S'il
+pouvait vous rester du doute... mais non, citoyen général, vous ne
+devez plus en avoir au moment où cette dépêche pourra vous parvenir,
+et désormais vous compterez sur le Directoire exécutif, comme il
+compte sur vous.»</p>
+
+<p>À vrai dire, le Directoire venait d'abdiquer entre les mains de
+Bonaparte. Armé d'un pareil document, l'audacieux général pouvait
+tout. Il osa tout, et, au mépris des engagements et des promesses,
+malgré les supplications et les prières, il signa le 17 octobre 1797
+le traité de Campo-Formio.</p>
+
+<p>Voici les clauses de ce traité qui réglaient les destinées de Venise:
+à l'Empereur étaient cédés (art. VI) l'Istrie, la Dalmatie, les
+îles de l'Adriatique, les bouches de Cattaro, Venise, les lagunes
+et les pays compris entre les États héréditaires autrichiens et une
+ligne qui, partant du Tyrol, traversait le lac de Garde jusqu'à
+Lazise, aboutissait à San Giacomo, suivait la rive gauche de l'Adige
+jusqu'à l'embouchure du canal Blanc et la rive gauche dudit canal, du
+Tartaro, de la Polesella, et du grand Pô: à la République Cisalpine
+(art. VIII) tous les États ci-devant vénitiens à l'ouest et au sud
+de la ligne précitée: à la France (art. II), les îles Ioniennes,
+Butrinto, Arta, Vonitza et les comptoirs d'Albanie. L'article I
+garantissait les biens et les personnes de tous ceux qui auraient
+pu être inquiétés par leur conduite politique ou leurs opinions.
+Il accordait à tous ceux qui voudraient émigrer <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> un délai
+de trois ans pour vendre leurs biens, meubles ou immeubles, ou en
+disposer à leur volonté.</p>
+
+<p>Ainsi fut consommée cette scandaleuse iniquité. C'était comme une
+seconde édition du partage de la Pologne, et la France prêtait
+les mains à cette infamie! Bonaparte avait conscience du crime de
+lèse-nation qu'il venait de commettre. Dès le 10 octobre, même
+avant la signature du traité, il avait en quelque sorte cherché
+à s'excuser. «La ville de Venise renferme<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Go to footnote 261"><span class="smaller">[261]</span></a> il est vrai trois
+cents patriotes, avait-il écrit au Directoire, leurs intérêts seront
+stipulés dans le traité, et ils seront accueillis dans la Cisalpine.
+Le désir de quelques centaines d'hommes ne vaut pas la mort de
+20.000 Français... Si, dans tous ces calculs, je me suis trompé,
+mon c&oelig;ur est pur, mes intentions sont droites.» Le 18 octobre,
+c'est-à-dire le lendemain de la signature du traité, et dans la
+lettre où il annonçait au Directoire ce grand événement, il revenait
+avec insistance sur ce sujet<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Go to footnote 262"><span class="smaller">[262]</span></a>. On eût dit qu'il cherchait à se
+disculper d'une faute que pourtant personne encore ne lui avait
+reprochée: «Je ne doute pas que la critique ne s'attache vivement à
+déprécier le traité que je viens de signer. Tous ceux cependant qui
+connaissent l'Europe et qui ont le tact des affaires seront bien
+convaincus qu'il était impossible d'arriver à un meilleur traité sans
+commencer par se battre et sans conquérir deux ou trois provinces de
+la maison d'Autriche. Cela était-il possible? oui. Probable? non.»
+Plus tard, comme gêné par un remords rétrospectif, Bonaparte est
+revenu à plusieurs reprises sur ce sujet. Il a essayé de justifier
+cette clause déplorable du traité de Campo-Formio. Mais ses excuses
+ont été ou singulières ou odieuses. Ainsi n'a-t-il pas prétendu<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Go to footnote 263"><span class="smaller">[263]</span></a>
+qu'en sacrifiant Venise il avait cherché «à jeter une pomme de
+discorde au milieu des coalisés, à changer l'état de la question,
+et à créer d'autres passions et <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> d'autres intérêts.» Il
+espérait que la Russie et l'Angleterre seraient indisposées par
+cette usurpation, et que les puissances secondaires, la Bavière
+par exemple, effrayées par cette disparition subite d'une nation,
+feraient un retour sur elles-mêmes et deviendraient <i>ipso facto</i>
+les adversaires résolues de l'Autriche. Il a même eu l'audace de
+prétendre qu'il n'avait agi que dans l'intérêt de Venise, pour lui
+faire détester la domination étrangère, et l'habituer peu à peu à
+l'idée de devenir partie intégrante de la grande Italie. Le passage
+mérite d'être cité<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Go to footnote 264"><span class="smaller">[264]</span></a>: «Les divers partis qui divisaient Venise
+s'éteindraient; aristocrates et démocrates se réuniraient contre le
+sceptre d'une nation étrangère. Il n'y avait pas à craindre qu'un
+peuple de m&oelig;urs aussi douces pût jamais prendre de l'affection
+pour un gouvernement allemand, et qu'une grande ville de commerce,
+puissance maritime depuis des siècles, s'attachât sincèrement à une
+monarchie étrangère à la mer et sans colonies, et, si jamais le
+moment de créer la nation italienne arrivait, cette cession ne serait
+point un obstacle. Les années que les Vénitiens auraient passées
+sous le joug de la maison d'Autriche leur feraient recevoir avec
+enthousiasme un gouvernement national, quel qu'il fût, un peu plus
+ou un peu moins aristocratique, que la capitale fût ou non fixée à
+Venise.»</p>
+
+<p>Est-il possible de se jouer avec plus de cynisme des sentiments et
+des aspirations nationales? Bonaparte ne pouvait alléguer qu'une
+excuse<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Go to footnote 265"><span class="smaller">[265]</span></a>, c'est qu'il avait besoin de la paix, et que, dans sa
+pensée, le traité de Campo-Formio n'était qu'une trêve passagère. Le
+fait n'en subsistait pas moins dans sa sinistre réalité. Venise était
+vendue, et vendue à celui qu'elle avait le droit d'appeler son ennemi
+héréditaire!</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> VI</h3>
+
+<p>Comment fut accueillie la nouvelle de ce scandaleux marché? En
+Autriche, avec bonheur; en France, avec indifférence; en Italie, avec
+terreur; à Venise avec désespoir.</p>
+
+<p>On comprend les sentiments de joie éprouvés par l'Autriche. Échanger
+une province éloignée contre un territoire limitrophe, relier ses
+domaines italiens à ses possessions slaves, acquérir des côtes et
+devenir, du jour au lendemain, puissance maritime, serrer de plus
+près la Turquie, ce qui lui permettrait de jouer un rôle prépondérant
+au jour prochain du partage de l'empire ottoman, certes l'Autriche
+avait le droit de s'estimer satisfaite. Elle eût été victorieuse,
+qu'elle n'eût pas exigé davantage. Bonaparte semblait aller au-devant
+de ses secrets désirs.</p>
+
+<p>En France, pas plus en 1797 que de nos jours, on ne se rend un compte
+bien exact des remaniements territoriaux. On savait vaguement, dans
+la masse du public s'occupant de politique extérieure, que des
+Français avaient été massacrés à Vérone et au Lido, et, dès lors,
+la cession de Venise à l'Autriche paraissait une punition et une
+vengeance méritées. On ignorait qu'un traité solennel et qui n'avait
+jamais été violé, que des engagements formels, que des promesses de
+protection et de garantie nous liaient à la nouvelle République.
+Aussi ne prêta-t-on qu'une médiocre attention à cette clause du
+traité. Bonaparte avait bien calculé. Toutes les classes de la
+société désiraient si vivement la fin de la guerre que les plaintes
+des intéressés furent comme noyées dans l'immense joie qui se
+manifesta par tout le pays à la nouvelle de la conclusion de la paix.</p>
+
+<p>En Italie, l'effet produit fut déplorable<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Go to footnote 266"><span class="smaller">[266]</span></a>. Les patriotes
+<span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> lombards, modénais ou romains n'eurent aucune illusion sur
+le sort qui les attendait. On avait vendu leurs frères de Venise
+contre tout droit, contre toute attente; on avait trafiqué d'eux
+comme à ces temps exécrés où les rois se partageaient les peuples à
+leur convenance; leur tour viendrait sans doute bientôt. Découragés
+et désolés, les patriotes italiens commencent à croire qu'ils ont
+été les dupes de leurs espérances. Plusieurs se taisent, d'autres
+songent à la prochaine réaction et s'organisent en sociétés secrètes.
+Lahoz et d'autres officiers, ses camarades, préparent dans l'ombre
+leur défection. C'est à ce moment qu'Alfieri compose les strophes
+vengeresses de son <i>Miso Gallo</i> et que ses amis répètent, mais en se
+cachant, les beaux vers où il annonçait la vengeance et prophétisait
+l'avenir<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Go to footnote 267"><span class="smaller">[267]</span></a>: «Le jour viendra, oui, il viendra le jour où les
+Italiens, désormais ressuscités, reparaîtront audacieux sur le champ
+de bataille et non pas avec un fer étranger, pour s'y défendre
+lâchement, mais pour battre les Français. Ils auront à leurs flancs
+vigoureux deux éperons ardents: leur antique vertu et mes vers, le
+souvenir de ce qu'ils furent et de ce que j'ai été les embrasera
+d'une flamme irrésistible. Et, armés alors de cette fureur divine
+qu'allumèrent en moi les exploits de leurs aïeux, ils rendront mes
+chants funèbres à la France. Et je les entends déjà me dire: Ô notre
+poète, tu naquis en un siècle mauvais et pourtant c'est toi qui as
+enfanté l'ère sublime que tu prophétisais de ton vivant.»</p>
+
+<p>À Venise la douleur, l'indignation, le désespoir éclatèrent.
+Bonaparte avait écrit<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Go to footnote 268"><span class="smaller">[268]</span></a> de Passariano, le 20 octobre 1797,
+à <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> Villetard pour lui annoncer la fatale résolution.
+Il lui expliquait, avec un cynisme de détails révoltant, qu'il
+fallait profiter de notre séjour à Venise pour tirer parti de ses
+ressources. Il énumérait avec complaisance les vaisseaux de guerre,
+les canons et les poudres qu'on devait enlever. «Il faut, disait-il,
+ne rien laisser qui puisse être utile à l'Empereur et favoriser
+l'établissement d'une marine militaire. Il faut faire aller en France
+tout ce qui peut être utile à la marine.»</p>
+
+<p>Pris cependant d'une pitié tardive et de scrupules rétrospectifs pour
+les infortunés<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Go to footnote 269"><span class="smaller">[269]</span></a> qu'il abandonnait après les avoir compromis, il
+informait Villetard que tous les Vénitiens qui voudraient quitter
+leur pays pour se rendre dans la République Cisalpine y jouiraient
+du titre de citoyens, et auraient trois ans pour la vente de leurs
+biens. Il consentait en outre à former un fonds de secours en
+faveur de ceux des émigrés vénitiens dont les ressources seraient
+insuffisantes. Il est vrai que cette générosité ne lui coûtait
+pas bien cher: c'était en effet la République Cisalpine et Venise
+elle-même qui en payaient les frais: la première en renonçant au
+profit des émigrés à différentes propriétés allodiales, et la seconde
+en cédant des vivres, des effets et des munitions qu'on devait vendre
+à Ferrare.</p>
+
+<p>Villetard avait été l'agent sincère et honnête d'une politique
+<span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> sans loyauté et sans honneur. Le traité de Campo-Formio
+le désespéra. Chargé par Bonaparte et d'ailleurs investi par ses
+fonctions de la terrible tâche d'informer officiellement les
+Vénitiens du malheur qui les frappait, il ne cacha pas sa tristesse,
+et dans le beau discours<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Go to footnote 270"><span class="smaller">[270]</span></a> qu'il adressa à cette occasion à la
+municipalité, il ne donna d'autre argument que la nécessité pour la
+France de songer à ses intérêts immédiats. «Quelques-uns d'entre
+vous, leur dit-il encore, à l'exemple des Ottomans vos voisins,
+sont décidés à subir le joug de la fatalité, quelques autres, comme
+les Vénètes, vos glorieux ancêtres, veulent abandonner des monceaux
+de chaux et de briques, emporter sur leurs navires leur véritable
+patrie et ce qu'il y a d'hommes libres parmi leurs concitoyens;
+d'autres enfin ont juré d'expirer sous les débris de leurs murailles
+plutôt que de les céder à l'étranger. Il ne m'appartient point de
+décider entre une résignation stoïque, une retraite honorable, et un
+dévouement généreux; mais, après avoir combattu les calomniateurs
+du gouvernement français, je viens offrir en son nom les services
+qu'il est prêt à rendre à ceux d'entre vous qui voudront se bâtir
+une autre Venise dans des lieux inaccessibles à la tyrannie. La
+République Cisalpine, à la voix de la France et de la liberté, vous
+ouvre son sein. Vous y jouirez du titre et des droits de citoyen,
+vous y trouverez un emplacement pour la nouvelle Venise soit dans les
+places fortes, soit dans les cités populeuses, soit sous l'humble
+chaume, séjour des hommes libres et vertueux. Vous pourrez emporter
+avec vous vos richesses; la République française vous en a réservé la
+faculté par les traités. Ainsi, ne pouvant garantir, à un si grand
+éloignement, l'indépendance de votre état, elle a du moins assuré des
+destinées libres à ceux qui préfèrent la liberté aux lagunes.»</p>
+
+<p>Ce discours fut accueilli par des cris de fureur. Les Vénitiens
+repoussèrent les présents de Bonaparte, qui étaient les dépouilles
+de Venise, et déclarèrent qu'ils ne céderaient qu'à <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> la
+force. C'était en effet le seul moyen de terminer noblement une
+noble histoire, et puisque Venise était condamnée, mieux valait pour
+elle succomber les armes à la main; mais une longue oisiveté avait
+énervé le peuple, les grands tremblaient de peur. D'ailleurs une
+forte garnison française occupait déjà la ville, et les Autrichiens
+accouraient pour s'emparer de leur proie. Comment résister dans ces
+conditions!</p>
+
+<p>Quelques patriciens s'imaginèrent que la corruption, qui pendant
+si longtemps avait été leur meilleur instrument de domination, les
+sauverait peut-être. Ils envoyèrent au Directoire, sous le prétexte
+de lui demander l'autorisation de se défendre contre l'Autriche, mais
+en réalité pour reprendre les négociations de Querini avec Barras,
+et pour acheter à tout prix ses suffrages, une députation composée
+de Dandolo, Sordina, Carminati et Giuliano. Les députés se mirent en
+route. Ils étaient déjà arrivés en Piémont, quand ils furent rejoints
+par Duroc, aide de camp de Bonaparte, qui leur intima l'ordre de
+rebrousser chemin et de venir avec lui rendre compte de leur mission
+à Bonaparte, qui les attendait à Milan.</p>
+
+<p>Bonaparte en effet n'était pas sans inquiétude sur l'exécution du
+traité de Campo-Formio. Il savait très bien d'un côté qu'il avait
+outrepassé ses instructions et s'était mis en quelque sorte en état
+d'hostilité contre le gouvernement légal de son pays, de l'autre
+qu'il avait suscité contre lui en Italie bien des haines, et provoqué
+bien des ressentiments. Il avait en quelque sorte conscience de
+l'indignité qu'il avait commise. Au lendemain de la signature du
+traité, quand il revenait en Italie, il s'arrêta à Vicence. Interrogé
+par les Vénitiens sur les décisions prises, il n'osa pas leur avouer
+que Venise était cédée à l'Autriche. Le patriote Tiene lui ayant
+déclaré que ses amis et lui étaient disposés à tout sacrifier pour
+maintenir leur indépendance, il répliqua que la France ne disposerait
+jamais d'un peuple sur lequel elle n'avait aucun droit. Arrivé à
+Vérone, et se sentant au milieu de ses soldats, il leva le masque, et
+annonça au président Angioli que Vérone était cédée à l'Autriche,
+et, comme ce dernier éclatait en reproches: <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> «Eh bien, eut-il
+la cruauté de répondre, défendez-vous!» Emporté par la grandeur de
+l'offense et le caractère odieux de la raillerie: «Va-t'en, traître,
+riposta Angioli, fuis ces contrées! Rends-nous les armes que tu
+nous as ravies, et nous saurons nous défendre!» Ce ne fut bientôt
+qu'un cri par toute la ville. Effrayé par cette soudaine explosion,
+et craignant peut-être de nouvelles Pâques Véronaises, Bonaparte
+partit en hâte pour Milan. Ce fut alors qu'il apprit le départ pour
+Paris de la députation vénitienne. Ces députés pouvaient réussir,
+non seulement parce que certains Directeurs étaient accessibles à
+la corruption, mais aussi parce que le Directoire tout entier était
+fort capable de saisir cette occasion de ne pas ratifier un traité
+qui lui déplaisait: dès lors toute son &oelig;uvre était compromise. Il
+n'était plus le dispensateur des territoires en Italie, le protecteur
+de l'Autriche, le conquérant et le pacificateur: il redevenait
+le général au service de la République, et l'agent désavoué du
+gouvernement. Il importait donc à son ambition présente et à ses
+projets ultérieurs d'arrêter la négociation.</p>
+
+<p>Les députés vénitiens furent conduits à Bonaparte par Duroc. «J'étais
+dans le cabinet du général en chef, écrit Marmont<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Go to footnote 271"><span class="smaller">[271]</span></a>, quand
+celui-ci les y reçut. Ils l'écoutèrent avec calme et dignité, et,
+quand il eut fini, Dandolo répondit. Dandolo, ordinairement dénué
+de courage, en trouva ce jour-là dans la grandeur de sa cause. Il
+parlait facilement: en ce moment il eut de l'éloquence. Il s'étendit
+sur le bien de l'indépendance et de la liberté, sur les intérêts de
+son pays et le sort misérable qui lui était réservé; sur les devoirs
+d'un bon citoyen envers sa patrie. La force de ses raisonnements,
+sa conviction, sa profonde émotion agirent sur l'esprit et sur le
+c&oelig;ur de Bonaparte au point de faire couler les larmes de ses
+yeux. Il ne répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et
+bonté, et, depuis, a conservé pour Dandolo une bienveillance, une
+prédilection qui ne s'est jamais démentie.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Ces larmes et cette émotion étaient peut-être sincères, mais
+Bonaparte était néanmoins décidé à faire exécuter toutes les clauses
+du traité. Villetard, dont l'émotion et le chagrin étaient réels,
+lui avait rendu compte de la triste mission dont on l'avait chargé.
+Sa lettre<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Go to footnote 272"><span class="smaller">[272]</span></a> est même touchante (24 octobre 1797): «Il fallait
+autant de stoïcisme que d'amour de la patrie pour accepter la mission
+douloureuse dont vous m'avez chargé. J'étais prêt à la remplir autant
+qu'il était en moi, mais je me réjouis du moins d'avoir trouvé,
+dans les membres du gouvernement de Venise, des âmes trop fières
+pour se prêter elles-mêmes à l'exécution des mesures que vous leur
+proposiez par mon organe. Ils iront chercher ailleurs un sol libre,
+mais ils préféreront, s'il est nécessaire, l'indigence à l'infamie.
+Ils ne voudront pas qu'on dise d'eux qu'ayant usurpé pendant quelques
+jours la souveraineté de leur nation ils ont fui en partageant ses
+dépouilles. Ils prouveront du moins par cette conduite qu'ils n'ont
+pas mérité les fers qu'on leur prépare... Huit ans de révolutions
+ne les ont point encore façonnés au malheur, et ils gémissent; ne
+les ont point mûris au machiavélisme, et ils blasphèment; ne les
+ont point corrompus à l'effronterie politique, et ils n'osent...
+Je ne vois d'autre moyen de leur être gratuitement utile que le
+régime militaire, au moyen duquel vous réglerez, par l'organe de vos
+généraux, au nom de la France, ce qu'ils refuseraient de faire au
+nom de la souveraineté du peuple, dont ils avaient la confiance.»
+Cette lettre irrita Bonaparte, sans doute parce qu'elle était vraie
+et méritée. D'ailleurs son émotion s'était dissipée. Plus que jamais
+il était résolu à ne pas céder. Au moins aurait-il pu respecter le
+malheur, et ne pas insulter ceux dont il causait la ruine. La lettre
+qu'il répondit le 26 octobre à Villetard est inexcusable. C'est un
+véritable factum à l'adresse du peuple vénitien, et en même temps un
+insolent défi porté par un vainqueur inexorable à l'ennemi qu'il
+tient sous ses pieds. Certes, ce n'est pas d'aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> que
+la force prime le droit, mais tout se paie en ce monde! Nos pères ont
+abusé de la force: nous sommes punis pour eux. Voici les principaux
+passages de cette philippique<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Go to footnote 273"><span class="smaller">[273]</span></a>:</p>
+
+<p>«J'ai reçu votre lettre du 3 brumaire; je n'ai rien compris à son
+contenu. Il faut que je ne me sois pas bien expliqué avec vous.
+La République française n'est liée avec la municipalité de Venise
+par aucun traité qui nous oblige à sacrifier nos intérêts et nos
+avantages à celui du comité de salut public ou de tout autre individu
+de Venise. Je sais bien qu'il en coûterait à une poignée de bavards,
+que je caractériserais bien en les appelant fous, de vouloir la
+République universelle. Je voudrais que ces messieurs vinssent faire
+une campagne d'hiver. D'ailleurs la nation vénitienne n'existe
+pas: divisé en autant d'intérêts qu'il y a de villes, efféminé
+et corrompu, aussi lâche qu'hypocrite, le peuple d'Italie, et
+spécialement le peuple vénitien, est peu fait pour la liberté. S'il
+était dans le cas de l'apprécier, et s'il a les vertus nécessaires
+pour l'acquérir, eh bien! la circonstance actuelle lui est très
+avantageuse pour le prouver: qu'il la défende!... Au reste, la
+République française ne peut pas donner, comme on paraît le croire,
+les États vénitiens; ce n'est pas que, dans la réalité, ces États
+n'appartiennent à la France par droit de conquête, mais c'est qu'il
+n'est pas dans les principes du gouvernement français de donner aucun
+peuple. Lors donc que l'armée française évacuera ce pays-ci, les
+différents gouvernements seront maîtres de prendre toutes les mesures
+qu'ils pourraient juger avantageuses à leurs pays.»</p>
+
+<p>Villetard n'a pas laissé un grand nom dans l'histoire, mais il aura
+l'honneur de la protestation suprême. Voici la belle réponse qu'il
+fit à Bonaparte: «Ce ne<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Go to footnote 274"><span class="smaller">[274]</span></a> sont point des bavards des fous et des
+lâches qui voudraient qu'on leur fît, aux dépens du sang français,
+une République universelle, dont je vous parlais dans ma dernière
+lettre. Je sais apprécier comme vous les phrases, la politique et
+le courage de ces sortes de <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> gens; mais c'était de plusieurs
+pères de famille, négociants, vieillards, qui, abattus par la
+nouvelle de l'évacuation de leur pays et de l'invasion des troupes de
+l'Empereur, qui doit en être la suite, ne se sont point cru en droit
+de gouverner, lorsqu'ils n'avaient plus à le faire qu'à leur profit,
+et qu'ils ne se sentaient revêtus que d'une autorité provisoire que
+leur nation n'avait point confirmée. Croyez au reste qu'il entre dans
+leur refus de piller en quelque sorte la nation vénitienne au profit
+du parti démocratique une délicatesse et une probité malheureusement
+trop rares.»</p>
+
+<p>Pendant que s'échangeaient ces correspondances inutiles, la ruine
+de Venise s'achevait. On commença par la piller et ce sont les
+Français qui donnèrent l'exemple. Bien qu'aucun des articles du
+traité n'autorisât ces déprédations, les musées et les églises furent
+dépouillés des chefs-d'&oelig;uvre qui les ornaient. Ainsi disparurent
+le <i>Saint Pierre martyr</i>, la <i>Foi du doge Grimani</i>, et le <i>Martyre de
+saint Laurent</i> du Titien, l'<i>Esclave délivré</i> et la <i>Sainte Agnès</i>
+du Tintoret, une vierge de Bellini, l'<i>Enlèvement d'Europe</i> et le
+<i>Festin à la maison de Lévi</i> par Paul Véronèse, le Jupiter Egiochus
+de la bibliothèque et près de deux cents manuscrits. Les reliquaires
+du trésor de Saint-Marc furent dépouillés de leurs pierres précieuses
+et envoyées à la Monnaie. Les officiers français ne rougirent pas
+de se partager les armes historiques que l'on conservait dans la
+salle du conseil des Dix<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Go to footnote 275"><span class="smaller">[275]</span></a>. Les collections privées ne furent pas
+épargnées. Les monuments eux-mêmes furent confisqués. On enleva le
+lion de la Piazzeta et les chevaux de bronze, attribués à Lysippe,
+qui gardaient le portail de Saint-Marc. Et ce fut un poète qui
+signala les chevaux à la rapacité française Arnault, le futur auteur
+de <i>Marins à Minturnes</i>, se trouvait alors à Venise, et voici ce
+qu'il ne rougit pas d'écrire à Bonaparte<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Go to footnote 276"><span class="smaller">[276]</span></a>: «Ces colonnes me
+rappellent qu'elles furent accompagnées <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> de quatre superbes
+chevaux, grecs d'origine, et successivement romains et vénitiens par
+droit de conquête. Ces chevaux sont placés sur le portail de l'église
+ducale. Les Français n'ont-ils pas quelque droit à les revendiquer ou
+du moins à les accepter de la reconnaissance vénitienne? ne serait-il
+pas raisonnable aussi, de les faire accompagner par les lions que
+Morosini fit enlever au Pirée? Paris ne peut refuser un asile à ces
+pauvres proscrits, plus recommandables pourtant par leur antiquité
+que par leur beauté.»</p>
+
+<p>Dans les villes de province furent exercées les mêmes rapines. À
+Padoue spécialement, Masséna se permit des exactions qui compromirent
+son honorabilité et le renom de la France. Bonaparte lui-même se
+crut autorisé à emporter de Vérone la collection d'ichtyolites du
+comte Gazzola. C'est surtout à l'arsenal de Venise que se commirent
+les actes les plus odieux. Sous prétexte d'équiper la flotte qui
+devait nous mettre en possession des îles Ioniennes, on le saccagea.
+Le 16 mai 1797, Baraguey d'Hilliers écrivait à Bonaparte: «J'ai
+visité l'arsenal et je l'ai examiné minutieusement. C'est l'un
+des plus beaux de la Méditerranée. Il y a tout ce qu'il faut pour
+armer, en deux mois, moyennant la dépense de deux millions, une
+flotte de sept à huit vaisseaux de ligne de 74, six frégates de 30
+à 40 et cinq cutters. Il y a une immense quantité de canons<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Go to footnote 277"><span class="smaller">[277]</span></a>
+en fer ou en bronze, des fonderies, des bois de construction, une
+corderie magnifique, des chantiers extrêmement beaux, etc.» Toutes
+ces richesses furent gaspillées. Les bois de Cansiglio, de Montello,
+de l'Istrie, le cuivre d'Agordo, les chanvres du Ferrarais et du
+Bolonais furent vendus ou volés. Les provisions de goudron, de
+cordages, d'ancres et de ferrements, de toiles à voiles furent
+dispersées au hasard des acheteurs. Ce qu'on ne pouvait emporter ou
+vendre, on le brisa. C'est ainsi que furent coulés quelques navires
+qu'on ne pouvait utiliser, ainsi que furent brûlés le <i>Bucentaure</i>,
+ce respectable témoin des splendeurs d'autrefois, et les splendides
+barques de parade, <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> les <i>Peatoni</i>, dont les richesses et
+les ornements excitaient l'admiration dans les fêtes ducales.
+Sérurier<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Go to footnote 278"><span class="smaller">[278]</span></a> et Haller, envoyés l'un et l'autre par Bonaparte pour
+consommer cette iniquité, se signaleront par leur acharnement.
+Sérurier prenait, Haller vendait. Après avoir vidé les magasins
+publics, détruit les ressources maritimes, anéanti, ruiné ou dispersé
+tout ce qui rappelait la gloire nationale, il ne restait plus qu'à
+remettre la ville aux Autrichiens. C'était le dernier acte de cette
+lamentable tragédie.</p>
+
+<p>Les Autrichiens n'avaient pas attendu la conclusion du traité de
+Campo-Formio pour entrer en possession des territoires qui devaient
+leur être attribués. Dès le mois de juin, le général autrichien
+Terzi avait ordonné à son lieutenant Klenau d'entrer en Istrie et de
+s'installer à Pirano, Umago, Cittanova, Parenzo, Osseroi et Rovigno.
+En même temps, le colonel Casimir plaçait des garnisons sur le
+littoral istriote et dans les îles de Veglia, Cherso, Arbo et Pago.
+Nulle part il ne rencontra de résistance. En Dalmatie et sur toutes
+les côtes de l'Adriatique, dans ces contrées rudes et sauvages où
+la domination vénitienne avait eu tant de peine à s'asseoir, mais
+où elle était profondément enracinée, le patriotisme local fut
+comme exaspéré à la nouvelle du désastre. Partout des soulèvements
+éclatèrent. Aidés par les mercenaires esclavons qui étaient rentrés
+dans leurs villages, les paysans, surtout ceux de Sebenico, coururent
+aux armes. Ils massacrèrent le consul de France, pillèrent les
+maisons de Calafatti et Gavagnin, envoyés par Venise pour organiser
+la république démocratique, et se portèrent à tous les excès contre
+les partisans réels ou prétendus de la France. Les Autrichiens
+n'attendaient qu'un prétexte pour intervenir. Ils se présentèrent
+comme les défenseurs de l'ordre, et 4000 Autrichiens, commandés par
+Roccavina, Lusignan et Casimir, partirent pour Zara. Ils <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span>
+furent bien reçus par les habitants, mais ils ne leur laissèrent pas
+ignorer qu'ils venaient au nom de l'Empereur, en vertu de droits
+anciens et qu'ils prenaient possession de la province. Les couleurs
+autrichiennes furent déployées et les anciens soldats de Venise
+remirent le vieil étendard de Saint-Marc à leurs nouveaux camarades.
+Ce fut une cérémonie touchante. Tous ces vétérans pleuraient à
+chaudes larmes en renonçant à ce drapeau qu'ils aimaient. Les
+généraux autrichiens respectèrent ces nobles sentiments. Ils remirent
+l'étendard de Venise au vicaire général de Zaro, M<sup>gr</sup> Armani, qui
+entonna le <i>De Profundis</i> et l'ensevelit après que les citoyens et
+les soldats l'eurent une dernière fois baisé comme une relique.</p>
+
+<p>Le colonel Casimir, continuant sa marche, s'empara de Spalatro,
+Clissa, Singo, pendant que le général Roccavina entrait à Sebenico
+et se dirigeait sur les bouches de Cattaro. Les Autrichiens ne
+rencontrèrent de résistance qu'à Perasto, Risano et Geganovich.
+Partout ailleurs ils furent accueillis froidement il est vrai, mais
+avec résignation.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les Français<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Go to footnote 279"><span class="smaller">[279]</span></a> occupaient les îles Ioniennes
+et les Cisalpins mettaient garnison à Brescia, Bergame et dans les
+autres villes à eux attribuées par le traité de Campo-Formio. De tous
+côtés s'écroulait le vieil édifice, et presque sans protestation, aux
+yeux de tous, s'accomplissait le grand crime de la vente d'un peuple.</p>
+
+<p>La municipalité démocratique de Venise ne demandait qu'à résister.
+Elle convoqua les assemblées primaires pour savoir si les Vénitiens
+voulaient ou non conserver la liberté; mais ce n'était là qu'une
+vaine formalité. Personne n'osa prendre la parole pour soutenir
+l'honneur national. Les Autrichiens n'occupèrent la terre ferme et
+Venise qu'en 1798. Le 9 janvier, sous le commandement de Wallis, ils
+entraient à Udine, Cividale et Monte-Falcone, le 10, à Palma Nova, le
+18 seulement à Venise. Quand ils se présentèrent devant la capitale,
+non seulement ils en trouvèrent toutes les portes ouvertes, <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span>
+mais encore la populace se porta à leur rencontre, et quelques
+patriciens acceptèrent le fait accompli et cherchèrent à en profiter.
+Ce fut l'un d'entre eux, Francesco Pesaro, qui, devenu commissaire
+impérial, reçut le serment de fidélité. Le dernier doge, Manini,
+prêta ce serment entre ses mains, mais il fut saisi d'une telle
+émotion, qu'il tomba sans connaissance<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Go to footnote 280"><span class="smaller">[280]</span></a>.</p>
+
+<p>Ainsi disparut la république vénitienne. Le peuple vénitien n'est pas
+mort avec elle, car la conscience publique proteste et protestera
+toujours contre les abus de la force. Botta<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Go to footnote 281"><span class="smaller">[281]</span></a> finissait par ces
+paroles mélancoliques le livre qu'il a consacré aux malheurs de
+Venise: «Un temps viendra, peut-être il n'est pas éloigné, où Venise
+voudra dire un amas de débris, un champ d'algues marines, aux lieux
+mêmes où s'élevait jadis une cité magnifique, la merveille du monde.
+Voilà l'&oelig;uvre de Bonaparte!» Botta se trompait ou il exagérait
+son ressentiment. Venise est encore debout, et les Vénitiens, par
+leur magnifique résistance à l'Autriche en 1849, ont montré qu'ils
+n'étaient pas au-dessous de leur vieille réputation d'héroïsme. Mais
+le crime de Campo-Formio n'a été réparé que très tard, et il a légué
+à l'Europe, pour de longues années, comme un héritage de dangers et
+de complications. En 1866, les Autrichiens occupaient encore Venise
+et s'y maintenaient par la terreur, avec patrouilles dans les rues et
+canons braqués sur les places publiques. Depuis Venise est redevenue
+libre et appartient à une grande nation: mais ce qui doit être pour
+nous comme un dernier châtiment, comme un suprême remords, c'est que
+ce crime, commis par des mains françaises, n'a été réparé que par des
+mains prussiennes!</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> CHAPITRE IV<br>
+<span class="smaller">LA RÉPUBLIQUE ROMAINE</span></h2>
+
+<p class="resume">
+La Papauté et la Révolution. &mdash; Affaire Hugon de Basville. &mdash; La
+Convention et le pape Pie VI. &mdash; Les théophilanthropes. &mdash; Les
+instructions du Directoire à Bonaparte. &mdash; Préparatifs de
+guerre. &mdash; Entrée des Français à Bologne. &mdash; Armistice de
+Bologne. &mdash; Prise d'armes des pontificaux. &mdash; Mission Mattei. &mdash; Affaire
+de Lugo. &mdash; Conférences de Florence. &mdash; Seconde prise d'armes des
+pontificaux. &mdash; Bataille du Senio. &mdash; Négociations pour la paix. &mdash; Paix
+de Tolentino. &mdash; Joseph Bonaparte ambassadeur à Rome. &mdash; Les mécontents
+se groupent autour de lui. &mdash; Affaire Provera. &mdash; Assassinat de
+Duphot. &mdash; Déclaration de guerre du Directoire. &mdash; Berthier est chargé de
+renverser le gouvernement pontifical. &mdash; Proclamation de la République
+Romaine. &mdash; Expulsion de Pie VI. &mdash; Organisation de la nouvelle
+République. &mdash; Déprédations et pillages. &mdash; Révolte des Français contre
+leur général Masséna. &mdash; Insurrections locales. &mdash; Décadence et ruine
+prochaine de la nouvelle République.</p>
+
+<p>Lorsque commença la Révolution française, les relations entre la
+Papauté et le nouveau régime furent tout de suite mauvaises. La
+plupart des membres de l'Assemblée Constituante, imbus des doctrines
+philosophiques de leur époque et sincèrement résolus à entrer dans
+la voie des réformes, se heurtèrent aux prétentions opposées de
+l'Église. La résistance les irrita. Ils portèrent dans cette lutte
+une animosité extraordinaire. Souvent même ils dépassèrent la mesure,
+et ne réussirent qu'à compliquer par les embarras d'une guerre
+religieuse une situation déjà fort embarrassée. Suppression des
+annates, confiscation des biens de l'Église, occupation du comtat
+Venaissin, et surtout constitution civile du clergé, telles furent
+les principales attaques dirigées contre la Papauté <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> par les
+jansénistes, alors nombreux, de la Constituante. Le pape régnant
+était alors Pie VI. Il répondit à ces attaques en rappelant le nonce
+et en rompant toute relation diplomatique avec la France (2 août
+1791).</p>
+
+<p>Les ennemis de la Papauté furent heureux de cette rupture. Ils
+auraient voulu pousser les choses plus loin et forcer le roi à
+déclarer la guerre à Pie VI: mais Louis XVI, qui n'avait déjà
+sanctionné les décrets que contraint et forcé, ne voulait à aucun
+prix la guerre contre le chef de l'Église. Le Pape, de son côté,
+regrettait d'avoir été poussé à la dure extrémité d'une rupture avec
+la France. Bien que sollicité par les souverains, qui formaient
+alors une coalition contre notre pays, à entrer dans la ligue, il se
+contenta de les assurer de ses sentiments d'amitié, mais n'ordonna
+aucun préparatif militaire. Des deux côtés, tout en simulant une
+indifférence officielle, on s'occupait donc de ce qui se passait dans
+les deux pays, et il n'était pas une des journées de la révolution
+parisienne qui n'eût à Rome son retentissement et son contre-coup.</p>
+
+<p>Une catastrophe imprévue faillit amener la guerre directe. Un
+envoyé de la France à Rome, Hugon de Basville<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Go to footnote 282"><span class="smaller">[282]</span></a>, qui avait
+provoqué la populace romaine par d'inopportunes manifestations,
+fut assassiné, et tous ceux de nos compatriotes qui résidaient
+alors dans la capitale du monde chrétien insultés, battus et pillés
+(janvier 1793). Quand arriva à Paris la nouvelle de l'attentat,
+il n'y eut qu'un cri de fureur et d'indignation. À peine avait-on
+achevé la lecture du rapport adressé par le conseil exécutif que,
+de toutes parts, on réclama l'urgence. À la Convention comme dans
+la presse, ce fut un véritable débordement d'injures contre la
+papauté, mais ces déclamations n'aboutirent à rien, car on entrait
+alors dans la terrible année 1793. L'Europe entière assiégeait nos
+frontières. <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> La guerre civile avait éclaté dans la moitié
+de nos départements. La Convention se déchirait elle-même. Dans le
+tumulte de ces luttes gigantesques, la question romaine fut oubliée.
+Sans doute la Papauté et la République romaine furent censées en
+état de guerre, et, de temps à autre, quelque ministre ou quelque
+journaliste, pour se donner un regain de popularité, proposa de
+marcher contre Rome et de laver dans le sang du dernier des pontifes
+l'injure de la France, mais le crime n'en resta pas moins impuni,
+et, pour employer une expression du temps, les cendres de Basville
+restèrent longtemps sans vengeance.</p>
+
+<p>Bonaparte fut ce vengeur. Lorsqu'il descendit en Italie, en 1796, on
+avait depuis longtemps, de part et d'autre, substitué à la guerre de
+fait la guerre de propagande. Pie VI ne se contentait pas d'ouvrir
+ses États aux émigrés et de leur assurer des ressources, il prêchait
+une véritable croisade en faveur de ceux qu'on appelait déjà les amis
+du trône et de l'autel; il encourageait à la résistance Vendéens et
+royalistes; il soutenait de ses exhortations tous ceux des membres
+du clergé, et ils étaient nombreux, qui n'avaient pas voulu prêter
+serment à la Constitution civile; il promettait à nos ennemis les
+secours du ciel, et ses représentants auprès des cours étrangères se
+faisaient remarquer par leur acharnement contre la France. Le Pape en
+un mot n'était pas le plus puissant, mais un des plus déterminés et
+des plus dangereux membres de la coalition formée contre notre pays.</p>
+
+<p>Il est vrai que les divers gouvernements qui se succédèrent en France
+semblaient prendre à tâche d'exciter les colères pontificales par
+leurs attaques inconsidérées. Ils ne tarissaient pas en déclamations
+sur la nécessité de renverser l'«idole romaine». C'était comme un
+thème convenu dans les discours de l'époque. Comme les souvenirs
+antiques hantaient alors les imaginations et qu'on se grisait en
+quelque sorte avec les mots de Brutus, de Tarquin ou de Capitole,
+les descendants de Camille étaient menacés d'une nouvelle invasion
+de Gaulois conduits par un autre Brennus. Ce n'étaient pas <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span>
+seulement des orateurs de club, jaloux de se fabriquer à peu de frais
+une popularité de quelques instants, ou des journalistes en quête
+d'un article retentissant; les membres du gouvernement eux-mêmes se
+laissaient aller à ces invectives passionnées. Le Directoire surtout
+se signala par cette haine rétrospective. L'un des cinq premiers
+directeurs croyait avoir contre le Pape des griefs tout particuliers.
+C'était Larévellière-Lépeaux, le très honnête mais assez ridicule
+fondateur d'une religion nouvelle, qu'il avait intitulée la
+théophilanthropie. Cet inventeur de religion avec garantie du
+gouvernement considérait Pie VI comme un rival, ou plutôt comme
+un concurrent, et ne cessait de pousser ses collègues à la guerre
+contre Rome, espérant qu'il parviendrait de la sorte à substituer
+à la superstition romaine le culte idéal de la théophilanthropie.
+C'est surtout dans ses mémoires, imprimés mais non publiés, on ne
+sait en vertu de quel scrupule, par la famille du directeur, qu'il
+faut suivre la trace de la campagne dirigée par Larévellière-Lépeaux
+contre celui qu'on appelait plaisamment son collègue. On voit,
+en parcourant ces mémoires, dont quelques exemplaires ont été
+distribués, comment le théophilanthrope, ne pouvant, comme il l'eût
+désiré, conduire à Rome les armées françaises, dirigea contre son
+ennemi toute une légion de gazetiers et de pamphlétaires, même de
+jansénistes vindicatifs, et à la propagande réactionnaire dans nos
+départements de l'Ouest répondit par la propagande démocratique et
+anticatholique dans les États pontificaux.</p>
+
+<p>Aussi bien les autres membres du Directoire, s'ils ne poursuivaient
+pas en Pie VI un ennemi personnel, partageaient néanmoins contre
+la Papauté la plupart des préventions de Larévellière-Lépeaux.
+Lorsqu'ils décidèrent l'entrée de Bonaparte en Italie, ils
+insistèrent dans leurs instructions au général sur la nécessité de
+détrôner le Pape et de détruire le pouvoir temporel. Pie VI était
+à leurs yeux un de leurs plus dangereux ennemis, et il n'était que
+temps de le punir de son intervention dans nos affaires intérieures.
+Les membres <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> du Directoire n'ont jamais varié sur ce
+point. La chute de Pie VI était en quelque sorte un des axiomes
+de leur programme politique. Elle était sans doute subordonnée
+aux circonstances, mais il était entendu qu'on profiterait de ces
+circonstances, qu'on les provoquerait au besoin. Voici du reste,
+et nous la choisissons entre plusieurs, comme étant l'expression
+définitive des intentions du gouvernement français à cet égard, voici
+une dépêche du directeur Rewbell à Bonaparte, en date du 3 février
+1797, très explicite et ne laissant aucun doute: «En portant son
+attention sur tous les obstacles qui s'opposent à l'affermissement de
+la Constitution française, le Directoire exécutif a cru s'apercevoir
+que le culte romain était celui dont tous les ennemis de la liberté
+pouvaient faire d'ici à longtemps le plus dangereux usage. Vous êtes
+trop habitué à réfléchir, citoyen général, pour n'avoir pas senti,
+tout aussi bien que nous, que la religion romaine sera toujours
+l'ennemie irréconciliable de la République, d'abord par son essence,
+et, en second lieu, parce que ses sectateurs et ses ministres ne lui
+pardonneront jamais les coups qu'elle a portés à la fortune et au
+crédit des premiers, aux préjugés des autres... Le Directoire vous
+invite donc à faire tout ce qui vous paraîtra possible pour détruire
+le gouvernement papal, de manière que, soit en mettant Rome sous une
+autre puissance, soit, ce qui serait mieux encore, en y établissant
+une forme de gouvernement intérieur qui rendrait méprisable et odieux
+le gouvernement des prêtres, de manière que le Pape et le sacré
+collège ne pussent concevoir l'espoir de jamais siéger dans Rome, et
+fussent obligés d'aller chercher un asile dans quelque lieu que ce
+fût, où au moins ils n'auraient plus de puissance temporelle.»</p>
+
+<p>Si Bonaparte avait suivi à la lettre ces instructions, son premier
+soin, aussitôt après la défaite des Piémontais et la conquête de
+Lombardie, eût été de courir à Rome et d'y proclamer la Révolution.
+Quelques-uns de ses lieutenants, égarés par leurs préjugés, le
+poussaient à cette entreprise. Les agents du Directoire, tous
+les partisans des doctrines jacobines, <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> et de nombreux
+Italiens qui croyaient de bonne foi que la destruction du pouvoir
+temporel leur ouvrirait une ère de liberté sans mélange et de
+prospérité sans fin, pressaient l'heureux vainqueur d'entrer à Rome.
+Heureusement pour lui et pour son armée, Bonaparte ne céda pas à
+ces sollicitations. Il ne voulut pas s'exposer à être enfermé dans
+sa propre conquête. Il préféra engager avec l'Autriche un duel de
+plusieurs mois qui se termina par un éclatant triomphe, et se réserva
+d'aller plus tard à Rome. On a prétendu que, saisi de respect pour le
+Pape, il ne voulut pas rompre avec le chef du catholicisme. Pourtant
+les préjugés religieux ne furent jamais une entrave bien gênante pour
+Bonaparte. Bien souvent, dans le cours de sa prodigieuse carrière, il
+devait, suivant les circonstances, se servir du catholicisme comme
+d'une arme de combat, ou essayer de le réduire à l'impuissance,
+lorsqu'il croyait utile de l'annihiler. Quant à son respect pour les
+souverains et pour les vieillards, ce respect fut toujours subordonné
+à ses intérêts. Si donc, malgré les instructions très précises
+du Directoire, et la pression, souvent importune, de ceux qui
+l'entouraient, Bonaparte ne voulut pas s'engager dans une expédition
+à fond contre la Papauté, ce ne fut ni par crainte des ressources
+temporelles du chef de la catholicité, ni par respect involontaire
+et en quelque sorte inconscient pour sa personne, ce fut uniquement
+parce qu'il considérait l'Autriche comme son principal adversaire,
+et qu'il était résolu à concentrer, jusqu'à nouvel ordre, tous ses
+efforts contre l'Autriche. Il était certes trop bon tacticien pour
+se dissimuler les dangers d'une diversion tentée sur son flanc droit
+par une armée pontificale, mais il savait très bien que cette armée
+pontificale n'était pas bien redoutable, et comme chez lui les
+préoccupations militaires remportaient sur les haines politiques, il
+voulait, non sans raison, se débarrasser du plus redoutable de ses
+ennemis, l'Autriche, avant d'accabler le plus faible, c'est-à-dire le
+Pape.</p>
+
+<p>On se demande avec étonnement d'un autre côté pourquoi Pie VI
+ne profita pas des circonstances, puisqu'il était en <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span>
+lutte avec la France et n'ignorait pas les desseins formés contre
+lui par le Directoire, pour courir au secours de l'Autriche et
+empêcher, par cette irruption dans nos lignes, la marche en avant
+de Bonaparte; mais le Pape, pas plus lui que les autres princes
+italiens, ne s'attendait à la brusque invasion de la Péninsule
+par l'armée française; il s'attendait encore moins aux victoires
+répétées de Bonaparte. Il n'avait pas d'armée organisée, en état
+d'entrer en campagne, et, avec les ressources dont il disposait, il
+ne pouvait improviser cette armée. Il agit néanmoins dans la mesure
+de ses forces pour s'opposer à nos succès. Par ses ordres la chaire
+retentit d'emphatiques et furibondes attaques contre la France.
+Quelques exaltés allèrent même, dans l'exagération de leur zèle,
+jusqu'à traiter les Français de cannibales. On imprima, les brochures
+existent encore<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Go to footnote 283"><span class="smaller">[283]</span></a>, que les Français ne croyaient ni à Dieu, ni au
+diable, mais que cependant ils adoraient des idoles, entre autres des
+bonnets phrygiens et des arbres de liberté. On répandit sur leurs
+m&oelig;urs mille contes effrayants, et les pseudo-miracles éclatèrent
+en foule. Ici des madones, exposées à la vénération des fidèles dans
+les églises ou au coin des rues avaient cligné des yeux; là elles
+avaient pleuré, ou bien une pâleur livide s'était répandue sur leurs
+joues, sans doute à l'approche de ces païens de Français. L'abbé
+Vincent Albertini<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Go to footnote 284"><span class="smaller">[284]</span></a> composa même à ce sujet un ouvrage de haute
+dévotion, qui fut distribué à profusion dans les campagnes, et où il
+se répandit en invectives contre «<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Go to footnote 285"><span class="smaller">[285]</span></a>cette race abominable d'hommes
+antisociaux et inhumains, se disant philosophes et régénérateurs».</p>
+
+<p>On espérait préparer ainsi contre les Français de nouvelles vêpres
+siciliennes. En effet la populace ignorante des villages, <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span>
+les montagnards des Apennins surtout, fanatisés par leurs curés et
+leurs moines, se disposèrent à une énergique résistance, mais, dans
+les grandes villes, les bourgeois et les fonctionnaires riaient de
+ces moyens séniles de réchauffer l'enthousiasme. Dans les villes
+du nord, particulièrement à Bologne, à Ferrare, et dans toutes les
+légations, qui étaient éloignées de la capitale et regrettaient leurs
+privilèges municipaux, on ne tenait nul compte de ces excitations
+officielles. On se préparait même à bien accueillir les Français, et,
+comme les grands mots de liberté et de patrie avaient profondément
+retenti dans l'Italie entière, tous ceux qui croyaient à l'avenir
+de la nation, non seulement étaient résolus à ne pas seconder
+l'action du gouvernement pontifical, mais encore n'attendaient qu'une
+occasion pour se déclarer en notre faveur. À Rome même bon nombre de
+citoyens rêvaient déjà la chute de Pie VI et le rétablissement de
+la République. L'un d'entre eux, un architecte distingué, Francesco
+Milizia<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Go to footnote 286"><span class="smaller">[286]</span></a>, écrivit à ses amis des lettres qui, depuis, ont été
+publiées, et qui ne présentent pas qu'un intérêt local, car elles
+font connaître l'opinion de la bourgeoisie romaine. Or, dans ses
+lettres, Milizia parle à plusieurs reprises du dégoût que lui
+inspiraient à ses amis et à lui les menées pontificales, et de la
+sympathie qu'ils ressentaient au contraire pour les Français.</p>
+
+<p>Le gouvernement pontifical a toujours été admirablement informé. Pie
+VI et ses conseillers savaient donc que l'opinion publique était
+hésitante et que les succès de la France trouvaient à Rome un écho
+complaisant. Ils n'ignoraient pas d'un autre côté que le Directoire
+pressait Bonaparte d'entrer à Rome. Ils activèrent donc l'armement
+de leurs troupes et se disposèrent à intervenir directement. Le
+moment paraissait favorable. La Lombardie était mécontente, Venise
+s'agitait, Gênes et le Piémont s'insurgeaient sur nos derrières, la
+Toscane <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> ouvrait aux Anglais Livourne et Porto-Ferraio, enfin
+Wurmser s'apprêtait à déboucher du Tyrol, pour débloquer Mantoue,
+à la tête de 70,000 hommes. Si les 20,000 pontificaux arrivaient à
+temps pour se joindre aux Autrichiens, Bonaparte était pris entre
+deux feux, et la situation de l'armée française gravement compromise.</p>
+
+<p>Bonaparte n'avait jusqu'alors qu'annoncé une prochaine expédition
+contre Rome. Il avait même, dans sa proclamation du 26 avril,
+parlé des cendres des vainqueurs de Tarquin que foulaient encore
+les assassins de Basville, mais il s'était contenté de cette
+période retentissante, et n'avait pas dirigé un seul de ses soldats
+contre le Pape. Il voulut néanmoins, puisque le Pape manifestait
+l'intention d'entrer en campagne contre la France, et que cette
+intervention pouvait, à un moment donné, devenir dangereuse, il
+voulut la prévenir, tout en donnant une apparence de satisfaction aux
+rancunes directoriales. Augereau reçut donc l'ordre de disperser le
+rassemblement pontifical.</p>
+
+<p>Les Bolonais, qui ont toujours détesté le gouvernement des prêtres,
+venaient de députer à Bonaparte les sénateurs Caprara et Malvasia et
+l'avocat Pistorini, pour le prier de les affranchir d'une domination
+abhorrée. Prompt à saisir les occasions, Bonaparte enjoignit à son
+lieutenant Augereau de marcher d'abord sur Bologne et sur Ferrare.
+Les Français y entrèrent sans résistance. L'imposante citadelle
+de Ferrare et Urbino capitulèrent sans tirer un coup de canon.
+Bonaparte arriva lui-même à Bologne le 19 juin et fut accueilli par
+une immense acclamation. Il s'empressa de renvoyer les cardinaux
+légats Pignatelli et Vincenti, et flatta l'amour-propre des Bolonais
+en leur promettant de restaurer la République<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Go to footnote 287"><span class="smaller">[287]</span></a>. Aussitôt Faenza
+suivit le mouvement, et la Romagne tout entière se détacha de la
+Papauté. Bonaparte comprit qu'il lui suffisait d'exploiter la
+situation pour effrayer Pie VI, et qu'une expédition sur Rome était
+à tout le moins inutile. «Il <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> me sera facile d'aller jusqu'à
+Rome, écrivait-il<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Go to footnote 288"><span class="smaller">[288]</span></a> à Carnot; cependant, comme les opérations de
+l'Allemagne peuvent changer notre position d'un instant à l'autre,
+je crois qu'il serait bon qu'on me laissât la faculté de conclure
+l'armistice avec Rome ou d'y aller. Dans le premier cas, me prescrire
+les conditions de l'armistice; dans le second, me dire ce que je dois
+y faire, car mes troupes ne pourraient pas s'y maintenir longtemps.
+L'espace est immense, le fanatisme très grand.» En même temps, pour
+faire accepter plus facilement sa désobéissance aux ordres formels
+du Directoire<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Go to footnote 289"><span class="smaller">[289]</span></a>, il s'étendait avec complaisance sur les moyens
+nouveaux que la révolte de la Romagne mettait à sa disposition. «Pour
+faire trembler la cour de Rome et lui faire sentir que sa magie sur
+le peuple n'aurait pas d'effet contre nous, j'ai autorisé le Sénat
+de Bologne à regarder comme nuls et non avenus tous les décrets de
+Rome, attentatoires à sa liberté. Cela fait le plus grand plaisir à
+ce pays-ci, et en sera d'autant plus sensible à la cour de Rome. Cela
+vous ouvre le chemin pour faire de ce pays, à la paix définitive,
+ce que vous jugerez convenable. Pendant tout le temps que durera
+l'armistice, nous n'aurons pas besoin de tenir de troupes ici, car,
+de la manière dont je les brouille avec la cour de Rome, ils en
+craindront toujours la vengeance et le ressentiment.»</p>
+
+<p>Bonaparte, en effet, songeait déjà à négocier un accommodement;
+mais, fidèle à la tactique qui lui avait plusieurs fois réussi, il
+poursuivait sa marche tout en négociant. Les unes après les autres,
+toutes les forteresses pontificales tombaient entre nos mains, et
+les canons qui garnissaient leurs murailles étaient aussitôt envoyés
+sous Mantoue pour activer le siège de la citadelle autrichienne.
+Une nouvelle division française, commandée par Vaubois, menaçait
+Rome par la Toscane, et, dès le 26 juin, arrivait à Pistoïa. Rome
+était consternée. On y parlait déjà du connétable de Bourbon; on se
+figurait que les <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Français allaient y renouveler les horreurs
+du sac de 1527; mais Bonaparte, qui ne partageait<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Go to footnote 290"><span class="smaller">[290]</span></a> pas contre
+Pie VI les préjugés du Directoire, ne tenait pas à s'enfoncer dans
+la péninsule. Il se rappelait que toutes les invasions françaises
+avaient échoué parce que nos soldats avaient pénétré dans le c&oelig;ur
+de l'Italie avant d'en avoir occupé les avenues. D'ailleurs, il lui
+tardait de continuer contre les Autrichiens la grande lutte qui seule
+déciderait des destinées de la péninsule. Aussi accueillit-il avec
+empressement le ministre d'Espagne, Azara, auquel Pie VI avait donné
+plein pouvoir pour négocier, s'il était possible, un accommodement
+honorable.</p>
+
+<p>Bonaparte n'attendit pas de nouvelles instructions du Directoire,
+et profita du désarroi où ses rapides man&oelig;uvres avaient jeté la
+cour pontificale, pour signer le 23 juin, assisté de Garreau et de
+Salicetti, l'armistice de Bologne<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Go to footnote 291"><span class="smaller">[291]</span></a>. Les conditions en étaient
+dures. Il y était dit que le gouvernement français, par déférence
+pour le roi d'Espagne, consentait à suspendre les hostilités, mais
+le pape s'engageait à envoyer un plénipotentiaire à Paris pour y
+régler la paix définitive. Il relâchait les patriotes, promettait une
+indemnité pour le meurtre de Basville, fermait tous les ports de ses
+États aux ennemis de la France, consentait à ce que les légations
+de Bologne, de Ferrare et la citadelle d'Ancône continuassent à
+être occupées par nos troupes, promettait cent tableaux, cinq cents
+manuscrits et vingt et un millions, dont quinze et demi payables en
+numéraire et cinq et demi en marchandises. Les paiements se feraient
+en trois termes, dans quinze jours, un mois et trois <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> mois.
+Enfin le Pape donnerait passage sur son territoire aux troupes
+françaises toutes les fois que la demande lui en serait adressée.</p>
+
+<p>Ces conditions étaient dures. Elles l'auraient été bien davantage
+sans l'adresse d'Azara qui, ne pouvant rien obtenir de Bonaparte,
+s'était retourné du côté de Carreau et de Saliceti, et avait fini par
+leur arracher l'aveu que l'armée française ne pouvait marcher sur
+Rome<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Go to footnote 292"><span class="smaller">[292]</span></a>. Il en avait aussitôt profité pour élever ses prétentions.
+Il avait notamment refusé que les trésors de Notre-Dame de Lorette
+fussent remis à la France. Bonaparte fut obligé d'ordonner une
+marche de nuit sur Ravenne. Ce fut seulement quand il eut appris
+cette nouvelle man&oelig;uvre qu'Azara consentit à la contribution de
+vingt et un millions, dont un million figurant la rançon de Lorette.
+Dans la pensée des deux parties contractantes, les conditions de
+cet armistice n'étaient pas définitives. De part et d'autre, on ne
+cherchait qu'à gagner du temps pour reprendre ce qu'on avait donné.
+Bonaparte ne pouvait, en effet, se dissimuler qu'il avait outrepassé
+les instructions du Directoire en ménageant un souverain qu'on lui
+avait ordonné de renverser à tout prix. Aussi crut-il nécessaire
+de se justifier. Il insistait<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Go to footnote 293"><span class="smaller">[293]</span></a> sur la haine que les Bolonais
+portaient au Pape, il démontrait<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Go to footnote 294"><span class="smaller">[294]</span></a> l'importance stratégique
+d'Ancône, enfin il affirmait que l'armistice n'était qu'une
+suspension d'armes commandée par les circonstances. «L'armistice,
+écrivait-il, étant <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> plutôt conclu avec la canicule qu'avec
+l'armée du Pape, mon opinion serait que vous ne vous pressiez pas
+de faire la paix, afin que, au mois de septembre, si nos affaires
+d'Allemagne et du nord de l'Italie vont bien, nous puissions nous
+emparer de Rome<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Go to footnote 295"><span class="smaller">[295]</span></a>.» Pie VI, de son côté, ne pouvait se résigner à
+perdre, sans seulement avoir essayé de les défendre, les plus riches
+de ses provinces, et il haïssait d'autant plus la France qu'il avait
+été plus humilié par elle. Son premier soin fut de se rapprocher du
+roi de Naples, d'enrôler de nombreux mercenaires et de se mettre en
+état de prendre l'offensive à la première occasion favorable. Il
+appela même à lui, pour diriger ses troupes, un général piémontais
+fort réputé, Colli, que l'armistice conclu entre la France et le
+Piémont, venait de réduire à l'inaction et qui ne demandait qu'à
+entrer de nouveau en ligne contre son jeune vainqueur.</p>
+
+<p>Un<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Go to footnote 296"><span class="smaller">[296]</span></a> des commissaires français envoyés à Rome pour surveiller
+l'exécution de l'armistice de Bologne, Miot, a laissé, dans ses
+Mémoires, le curieux tableau de la capitale du catholicisme à ce
+moment troublé de son histoire: «Rome, écrit-il<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Go to footnote 297"><span class="smaller">[297]</span></a>, présentait
+le spectacle le plus singulier et le plus repoussant. Un sombre
+fanatisme, que les moines excitaient, et que les plus absurdes
+récits entretenaient, avait rempli toutes les âmes. Des pratiques
+religieuses, des prédications fougueuses occupaient uniquement
+toute la population, et les classes les plus élevées de la société
+n'osaient s'en abstenir. Les rues étaient encombrées de longues
+files de prêtres et de moines marchant en procession et une foule
+immense les suivait. Enfin les imaginations exaltées ne rêvaient que
+prodiges, meurtres et vengeances. Le gouvernement, loin de <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span>
+calmer cette effervescence, la fomentait sans merci et se figurait
+y trouver la plus puissante garantie contre la propagation des
+principes révolutionnaires, dont, plus que tout autre, il redoutait
+l'introduction.» Miot fut donc mal accueilli à Rome, sauf par le
+pape Pie VI, qui se montra cordial et presque affectueux; mais les
+cardinaux se détournaient de lui. Ils affectaient de le considérer
+comme un agent provocateur. Dès le mois de juillet, lorsque furent
+répandus de fâcheux bruits sur de prétendues défaites subies par
+la France, Miot fut menacé dans sa sécurité et obligé de regagner
+précipitamment la Toscane. À Spolète, il fut même entouré par la
+populace furieuse, qui jeta des pierres contre sa voiture. Il ne
+parvint qu'à grand'peine à se dégager et à s'enfuir.</p>
+
+<p>L'occasion attendue par le gouvernement pontifical depuis l'armistice
+de Bologne ne tarda pas à se présenter. Wurmser et ses 70 000 soldats
+dessinaient alors leur attaque (juillet 1796). Ils descendaient du
+Tyrol pour débloquer Mantoue, et, sur toute la ligne, refoulaient
+nos avant-postes. Bonaparte était obligé de lever le siège de la
+forteresse autrichienne, et concentrait ses forces pour repousser
+cette dangereuse attaque. En cas de défaite il était perdu. Pie
+VI, malgré les sages représentations du ministre d'Espagne, Azara,
+ne voulut pas attendre l'issue de la lutte. Dans l'imprudente
+persuasion que les Français allaient être chassés d'Italie, il
+envoya le cardinal Mattei reprendre possession de Ferrare, dont la
+garnison française était sortie le 21 juillet, et donna l'ordre à ses
+troupes d'entrer en campagne. «La très sainte ville par excellence,
+écrivait à ce propos l'architecte Milizia à son ami Lorenzo Lami, se
+rend plus ridicule que jamais par ses extravagances. On s'obstine
+encore à croire les exécrables Français battus et chassés d'Italie.
+C'est pourquoi l'autre matin les valeureux Romains s'attroupèrent
+en foule pour huer et poursuivre à coups de pierre et le couteau
+à la main deux commissaires français.» La populace romaine<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Go to footnote 298"><span class="smaller">[298]</span></a>
+n'était pas <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> seule à prendre les armes. Excités par leurs
+curés, les paysans de la Romagne s'insurgeaient, et leurs bandes se
+concentraient à Lugo, dans le Ferrarais. Ne leur avait-on pas fait
+croire<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Go to footnote 299"><span class="smaller">[299]</span></a> tantôt que Bonaparte avait été battu, tantôt qu'il avait
+été fait prisonnier et enfermé dans une cage de fer, ou même qu'il
+avait été tué et enterré à Florence, dans le jardin de Miot! Aussi
+l'exaltation de ces bandes tumultueuses était-elle considérable.
+Elles ne croyaient pas aller au combat, mais plutôt au massacre.
+C'était, suivant une expression de l'époque, une Vendée pontificale
+qui s'organisait sur notre flanc.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, Bonaparte remporta coup sur coup les victoires
+de Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano et Saint-Georges. Wurmser
+fut enfermé à Mantoue. La cour pontificale resta seule exposée à
+notre vengeance.</p>
+
+<p>Bonaparte, cette fois encore, agit avec prudence. Il feignit<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Go to footnote 300"><span class="smaller">[300]</span></a> de
+considérer comme une incartade sans conséquence les démonstrations
+hostiles de la Papauté, et se contenta de réoccuper les villes cédées
+par l'armistice de Bologne. Il ordonna cependant au cardinal Mattei
+de venir le rejoindre à son quartier général. Le malencontreux
+serviteur de la Papauté croyait aller au-devant du dernier supplice,
+mais il obéit<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Go to footnote 301"><span class="smaller">[301]</span></a>. «Savez-vous, Monseigneur, se contenta de lui
+dire <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> Bonaparte, que je peux vous faire fusiller?&mdash;Je le
+sais, répondit avec dignité le cardinal, et je ne vous demande qu'un
+quart d'heure pour me préparer à la mort.&mdash;Pas du tout, répliqua
+le général, qui admirait le vrai courage, ou qui peut-être n'avait
+cherché qu'à produire sur l'esprit de ce vieillard une impression de
+terreur, calmez-vous, ne soyez pas si irritable, et causons, car je
+suis le meilleur ami de Rome.» En effet il lui dévoila sa politique,
+et le persuada qu'au prix de quelques concessions territoriales ou
+pécuniaires, il garantirait à la Papauté le libre exercice de ses
+droits en matière religieuse. Ce n'était de la part de Bonaparte
+qu'une feinte, car il écrivait<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Go to footnote 302"><span class="smaller">[302]</span></a> au même moment à l'ambassadeur
+d'Espagne, Azara, et avait grand soin d'énumérer tous ses griefs
+contre la Papauté. Il se réservait évidemment d'agir au moment
+opportun, et, s'il avait pris soin de se poser aux yeux du cardinal
+Mattei comme le fils dévoué de l'Église, c'est parce qu'il croyait
+utile à ses desseins de ménager le Pape jusqu'à nouvel ordre, et
+pensait que Mattei serait l'instrument inconscient de ses projets.</p>
+
+<p>En réalité, Bonaparte avait été fort irrité de l'hostilité déclarée
+de la cour pontificale. La preuve de cette irritation, ce fut
+l'énergie sauvage avec laquelle furent dispersées les bandes de
+paysans insurgés. Ces paysans s'étaient enfermés à Lugo. Ils y
+avaient installé une sorte de gouvernement provisoire, et, ce
+qui était plus grave, ils avaient fait tomber dans une embuscade
+une soixantaine de dragons français, leur avaient coupé la tête
+et avaient exposé les cadavres dans la maison commune. Le chargé
+d'affaires d'Espagne, baron Capelletti, s'était rendu au foyer
+de la sédition et avait essayé de calmer les rebelles, mais il
+n'avait rien obtenu. Lorsque <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> Augereau, chargé par Bonaparte
+de tout faire rentrer dans l'ordre, s'approcha de Lugo et envoya
+un parlementaire aux insurgés pour les sommer de capituler, les
+paysans accueillirent cet officier par une grêle de balles. Aussi
+la répression fut-elle terrible. Voici comment Augereau en rendit
+compte<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Go to footnote 303"><span class="smaller">[303]</span></a> au général en chef, dans le style légèrement emphatique
+de l'époque: «L'armée apostolique et son quartier général n'existent
+plus. Les chouans de la Romagne et du Ferrarais ont été chassés,
+battus, dispersés sur tous les points, et, si je ne me trompe, la
+fantaisie de nous combattre ne les reprendra pas de longtemps...
+Je marchai contre eux hier matin avec à peu près huit cents hommes
+d'infanterie, deux cents chevaux, et deux pièces d'artillerie. À
+une lieue et demie de la ville, leurs avant-postes cachés dans
+les chanvres commencèrent à fusiller. Nos éclaireurs les firent
+déguerpir, et les conduisirent, plus vite que le pas, dans la
+ville où ils se crurent en sûreté. J'y fis diriger quelques coups
+de canon et mettre le feu à quelques maisons: cet appareil, joint
+à une fusillade assez vive, les fit déloger à la hâte; ils se
+répandirent en désordre dans la campagne, où je les fis poursuivre
+avec chaleur. Trois cents environ restèrent sur la place.» Afin
+de prévenir le retour de révoltes semblables, Augereau édicta une
+série de mesures draconiennes: tout citoyen armé sera fusillé! Toute
+ville ou village où un Français aura été assassiné sera brûlée! Tout
+habitant convaincu d'avoir tiré sur un Français sera fusillé et sa
+maison incendiée! Tout village où sonnera le tocsin sera brûlé!
+Tout attroupement dispersé par la force<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Go to footnote 304"><span class="smaller">[304]</span></a>. Certes la guerre a de
+cruelles nécessités, mais les retours de la fortune sont singuliers,
+et n'est-il pas déplorable de penser que d'autres peuples, dans des
+circonstances analogues, n'ont fait que suivre l'exemple que nous
+leur avions donné en Italie, en 1796!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> En présence d'une hostilité aussi déclarée, il peut sembler
+étrange que Bonaparte n'ait pas, dès lors, cherché à briser la
+puissance pontificale, d'autant plus que les ordres du Directoire à
+cet égard devenaient de plus en plus impératifs, et que quelques-uns
+de ses lieutenants, Augereau surtout, l'engageaient à en finir au
+plus vite avec ce foyer de coalitions et de haines antifrançaises;
+mais Bonaparte ne jugeait pas gagnée d'une façon définitive la
+partie militaire. Il voulait ne s'avancer qu'à coup sûr, et, comme
+il venait d'apprendre que l'Autriche préparait contre lui un nouvel
+et formidable armement, sous les ordres d'Allwintzy, il croyait,
+non sans raison, avoir besoin de toutes ses forces pour repousser
+ce redoutable adversaire. Il venait même de rendre la liberté au
+cardinal Mattei en lui écrivant<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Go to footnote 305"><span class="smaller">[305]</span></a>: «J'aime à me persuader que
+cela n'a été de votre part que l'oubli d'un principe, dont vous avez
+trop de lumière et de connaissance de l'Évangile pour ne point être
+convaincu: que tout prêtre qui se mêle des affaires politiques ne
+mérite point les égards qui sont dus à son caractère.» Enfin, sur
+ses instances, le Directoire venait de désigner Saliceti et Garreau
+comme plénipotentiaires chargés de négocier avec la Papauté un traité
+définitif, et M<sup>gr</sup> Lorenzo Caleppi venait d'arriver à Florence,
+avec les pleins pouvoirs du Pape, pour régler toutes les questions
+pendantes (4 septembre). Bonaparte semblait donc résolu à prévenir
+toute explosion nouvelle, et il semblait que la République française
+et l'Église, grâce à la prudence des généraux en chef, fussent à la
+veille de se réconcilier.</p>
+
+<p>Or, les négociations de Florence n'aboutirent pas. Caleppi croyait
+n'avoir à discuter que les bases d'un traité politique, et les
+commissaires du Directoire lui présentèrent à l'improviste un traité
+en vingt-neuf articles, dont vingt et un publiés et huit secrets. Les
+huit articles secrets étaient relatifs à l'attitude du Saint-Siège
+vis-à-vis la Révolution, et à des projets de traités de commerce et
+de convention consulaire. <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> Le Directoire exigeait notamment
+que Pie VI retirât tous ses brefs contre la République, contre la
+confiscation des biens de mainmorte, contre la constitution civile
+du clergé, qu'il supprimât l'inquisition, qu'il renonçât à l'usage
+d'avoir des castrats dans ses églises, etc. Caleppi fit remarquer
+avec raison que le Pape acceptait les faits accomplis, et n'avait
+de préférence pour aucune forme de gouvernement. Il allégua même
+comme preuve le bulle du 5 juillet, <i>Pastoralis sollicitudo</i> qui
+avait été adressée «omnibus Christefidelibus catholicis communionem
+cum sede apostolica habentibus, in Gallia commorantibus, de pace
+servanda ac debita constitutis potestatibus subjectione». Il finit
+par déclarer qu'il ne pouvait rien prendre sur lui, et demanda à
+en référer au Saint-Siège. On ne lui accorda que huit jours pour
+accepter ou pour refuser en bloc les vingt-neuf articles. Pie VI
+assembla aussitôt le Saint-Siège et repoussa le traité proposé: «Sa
+Sainteté a reconnu avec la plus vive douleur, qu'outre l'article qui
+avait été proposé à Paris, et par lequel on avait voulu l'obliger
+à désapprouver, révoquer et annuler toutes les bulles, tous les
+brefs, tous les rescrits apostoliques émanés de l'autorité du
+Saint-Siège, et relatifs aux affaires de France depuis 1789, il y
+en avait encore d'autres qui, étant infiniment préjudiciables à la
+religion catholique et aux droits de l'Église, étaient par conséquent
+inadmissibles et elle n'a pas voulu entrer en discussion au sujet
+de ceux qui lui paraissaient destructifs de la souveraineté de ses
+États, nuisibles au bonheur et à la tranquillité de ses sujets,
+et ouvertement contraires aux égards dus aux autres nations et
+puissances, puisqu'ils ne permettaient pas au Saint-Siège de garder
+la neutralité.»</p>
+
+<p>Cette déclaration entraînait la rupture des conférences de Florence.
+Elle équivalait à une dénonciation des hostilités. Aussi bien la cour
+romaine semblait-elle décidée à entrer sérieusement en campagne.
+Le feld-maréchal Allwintzy venait de commencer ses opérations,
+et le début en avait été heureux. Pie VI, malgré la double leçon
+qu'il avait déjà reçue, se persuada que l'Italie allait, cette
+fois encore, devenir le tombeau <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> des Français, et résolut
+de faire entrer ses troupes en campagne, afin de donner la main
+aux Autrichiens d'Allwintzy. Dans une cérémonie brillante, il
+investit le général Colli du commandement suprême, et le bénit comme
+le chef d'une nouvelle croisade. Les Romains semblaient pleins
+d'ardeur. Leur enthousiasme avait été surexcité par de fanatiques
+exhortations. Contributions volontaires, enrôlements, tout semblait
+marcher à souhait. On avait malheureusement escompté la victoire, et
+les illusions tombèrent bien vite, car Arcole et Rivoli furent la
+foudroyante réponse à cette levée de boucliers intempestive.</p>
+
+<p>Bonaparte n'avait conservé aucune illusion sur les sentiments de
+la cour pontificale. Non seulement il avait appris que le cardinal
+Albani avait été envoyé secrètement à Vienne, pour resserrer
+l'alliance autrichienne, mais encore il avait intercepté une
+lettre adressée par le cardinal Busea à l'ambassadeur à Vienne,
+M<sup>gr</sup> Albani, qui dissipait toute équivoque. On y lisait entre
+autres passages: «Tant qu'il me sera permis d'espérer du secours
+de l'Empereur, je temporiserai résolument aux propositions de
+paix que les Français ont faites... Toujours ferme dans mes
+opinions, je croirais compromettre mon honneur en traitant avec
+les Français, lorsqu'une négociation est entamée avec la cour de
+Vienne.» La connivence du Saint-Siège avec les Autrichiens était
+donc parfaitement établie, et Bonaparte avait le droit d'accuser de
+trahison Pie VI et ses ministres.</p>
+
+<p>Aussi bien le vainqueur de Wurmser et d'Allwintzy<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Go to footnote 306"><span class="smaller">[306]</span></a> s'estimait
+fort heureux du prétexte que lui fournissait le Saint-Siège d'entrer
+en lutte contre lui. Les Autrichiens étaient refoulés en Tyrol et
+dans le Frioul, Mantoue avait capitulé, les Romains seuls étaient en
+armes. Comme il avait le champ libre, il pouvait maintenant marcher
+contre eux et les accabler. Il le pouvait d'autant mieux que les
+souverains catholiques paraissaient tout disposés à le laisser
+partager à sa <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> guise les États pontificaux. Cacault, notre
+représentant à Rome<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Go to footnote 307"><span class="smaller">[307]</span></a>, l'avait averti que l'Empereur demandait au
+Pape, pour prix de son alliance, Ferrare et Commachio. Pérignon<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Go to footnote 308"><span class="smaller">[308]</span></a>
+notre ambassadeur à Madrid, l'informait que le premier ministre
+espagnol, don Manuel Godoï, ne demandait pas mieux que de transférer
+Pie VI en Sardaigne, à condition que les États du duc de Parme
+fussent agrandis par l'annexion de quelques territoires pontificaux.
+Le roi de Naples, de son côté, soulevait de vieilles prétentions
+sur Bénévent et Ponte Corvo, et laissait entendre que, moyennant
+la cession d'Ancône, il deviendrait l'allié de la République. À
+dire vrai le Pape était abandonné de tous ceux qui auraient dû le
+soutenir, et cela au moment même où le vainqueur de l'Autriche avait
+la libre disposition de toutes ses forces, et s'apprêtait à les
+tourner contre lui.</p>
+
+<p>L'armée pontificale, bien que fanatisée, bien que soutenue et
+entretenue par les dons volontaires des populations, ne pouvait
+sérieusement<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Go to footnote 309"><span class="smaller">[309]</span></a> entrer en lutte avec les soldats qui venaient
+de battre les solides régiments de Wurmser et d'Allwintzy. On le
+comprenait si bien en Italie qu'on considérait Pie VI comme battu,
+avant même que ses troupes eussent tiré un coup de fusil. Une pièce
+bouffonne, intitulée <i>Dialogo fra il sante Padre ed il signor
+Colli</i>, représente le généralissime pontifical comme profondément
+découragé. Il se <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> plaint de l'attitude peu martiale de ses
+soldats, qui se présentent au combat un rosaire à la main, et Pie VI
+ne peut trouver pour le consoler que la promesse de donner les clefs
+du paradis à qui lui livrera Bonaparte pieds et poings liés<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Go to footnote 310"><span class="smaller">[310]</span></a>.
+Une caricature est consacrée à l'enterrement de la Papauté. Le
+souverain pontife est porté en terre sur un brancard qui se brise,
+pendant qu'il essaie de reprendre l'équilibre, en jetant les jambes
+en l'air et en perdant sa tiare. Deux généraux le précèdent pleurant
+à chaudes larmes et levant les bras au ciel. Un autre le suit sans
+chapeau, tout dépenaillé, et l'habit déchiré. Les Romains eux-mêmes
+ne croyaient pas au succès final. «Je crois, écrivait Gianni<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Go to footnote 311"><span class="smaller">[311]</span></a> à
+son ami l'évêque Ricci, que lorsque aura lieu la première défaite des
+soldats bénis du pape, déjà préparés par de saints exercices à monter
+au ciel, Pie VI sera alors saisi d'une belle peur. »</p>
+
+<p>À vrai dire Bonaparte n'avait qu'à marcher droit devant lui, pour
+disperser le rassemblement pontifical. Le 1<sup>er</sup> février 1797, il
+dénonça l'armistice de Bologne et ouvrit les hostilités<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Go to footnote 312"><span class="smaller">[312]</span></a>. Il
+comptait tellement sur le succès que, le même jour, il l'annonçait
+à l'avance au ministre de Toscane, Manfredini: «Vous trouverez
+ci-joint plusieurs pièces relatives aux affaires actuelles avec
+Rome. Ces gens-là ont voulu se perdre, quoi qu'on ait fait pour
+les sauver, et, comme le fanatisme et l'entêtement des vieillards
+produit des résultats incalculables, ils sont gens à se perdre tout
+à fait.» Le général Colli<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Go to footnote 313"><span class="smaller">[313]</span></a> avait posté une avant-garde de 6.000
+hommes à Castel Bolognese sur les bords du Senio. Le 3 au matin, ils
+furent attaqués par Lannes et Lahoz, et, malgré les excitations
+des moines qui <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> parcouraient les rangs le crucifix en
+main, se dispersèrent sans résistance. Plus de 1,200 d'entre eux
+tombèrent entre nos mains. Bonaparte affecta de les considérer comme
+peu dangereux. Il les réunit après le combat, les assura de ses
+dispositions bienveillantes, et les laissa se répandre dans le pays,
+comme autant de messagers de paix. Cette politique était habile. Non
+seulement les paysans déposèrent les armes, mais toutes les villes
+ouvrirent leurs portes, Faenza, Forli, Cesena, Rimini, Fano.</p>
+
+<p>Colli avait posté le gros de ses forces en avant d'Ancône. Bonaparte
+se porta contre lui, afin de couper ses communications avec Rome.
+Le général quitta aussitôt cette position où il risquait d'être
+enveloppé, et, par Macerata, se dirigea vers le sud. Aussitôt
+Bonaparte détacha une division de son armée, commandée par Victor,
+pour prendre possession de l'importante place d'Ancône. Quelques
+milliers de pontificaux commandés par Bartolini en défendaient les
+approches. Au premier coup de canon ils se jetèrent à plat ventre,
+et se laissèrent prendre. Ce fut dans cette journée que «le général
+Lannes<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Go to footnote 314"><span class="smaller">[314]</span></a> s'avança sur le bord de la mer, et, au détour du
+chemin, se trouva face à face avec un corps de cavalerie ennemie,
+d'environ trois cents chevaux, commandé par un seigneur romain
+nommé Bischi. Lannes avait avec lui deux ou trois officiers et
+huit à dix ordonnances. À son aspect le commandant de cette troupe
+ordonne de mettre le sabre à la main. Lannes, en vrai Gascon, paya
+d'effronterie, et fit le tour le plus plaisant du monde. Il courut au
+commandant et d'un ton d'autorité lui dit: «De quel droit, monsieur,
+osez-vous faire mettre le sabre à la main? Sur-le-champ, le sabre au
+fourreau.&mdash;Subito, répond le commandant.&mdash;Que l'on mette pied à terre
+et que l'on conduise ces chevaux au quartier général.&mdash;Adesso, reprit
+le commandant, et la chose fut faite ainsi. Lannes me dit le soir: si
+je m'en étais allé, les maladroits m'auraient lâché quelques coups
+de carabine. J'ai pensé qu'il <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> y avait moins de risques à
+payer d'audace et d'impudence.»</p>
+
+<p>Les unes après les autres toutes les villes pontificales tombaient
+entre nos mains. Après Ancône ce fut le tour de Lorette. Bonaparte y
+courut. Il voulait faire d'Ancône comme une place d'armes imprenable
+et comptait la garder à la paix générale pour s'en servir dans ses
+futurs desseins sur le monde oriental. Quant à Lorette, ce n'était
+qu'un sanctuaire enrichi par les dons des pèlerins. II n'y trouva
+que quelques bijoux et la fameuse madone qu'il se contenta d'envoyer
+au Directoire avec cette sèche mention: «La madone est en bois.»
+Partout où il passait il rassurait les populations<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Go to footnote 315"><span class="smaller">[315]</span></a>, organisait
+des municipalités provisoires, et recommandait à ses soldats la plus
+stricte discipline. Il essayait même de gagner les prêtres à sa
+cause, les accablait de caresses et se servait d'eux, par exemple
+du général des Camaldules et du prieur des bénédictins de Cesena,
+Ignazio, comme d'intermédiaires auprès des paysans et des bourgeois.
+Il continuait à renvoyer les prisonniers de guerre, et annonçait
+à tous qu'il ne voulait pas détruire la religion, mais simplement
+réformer les abus du gouvernement clérical. Il avait même<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Go to footnote 316"><span class="smaller">[316]</span></a>, par
+un acte de généreuse clémence, rassuré les prêtres français, émigrés
+en grand nombre dans les États pontificaux, et obligés de fuir devant
+leurs compatriotes, à la vue desquels ils se mettaient à pleurer.</p>
+
+<p>À la nouvelle des succès inattendus de Bonaparte, Pie VI et les
+cardinaux s'étaient préparés à la fuite. Ils avaient même fait
+emballer et transporter à Terracine ce que le trésor et les églises
+contenaient de plus précieux; mais apprenant que Bonaparte ne se
+présentait nullement comme le destructeur <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> de la religion
+et l'irréconciliable ennemi du Saint-Siège, ils reprirent courage,
+et songèrent à entamer de nouvelles négociations. Ils s'adressèrent
+aux représentants de la Toscane, de l'Espagne, de Naples même, et
+les supplièrent d'obtenir du vainqueur sinon la paix définitive au
+moins un armistice. Ce fut l'ambassadeur de Naples, le prince de
+Belmonte Pignatelli, qui prit sur lui d'aller trouver Bonaparte à
+Ancône, et de lui exposer son désir de voir signer la paix entre la
+France et Rome. La cour de Naples en effet se souciait très peu du
+voisinage des Français, et Pignatelli avait reçu l'ordre de proposer
+la médiation armée de son souverain. À cette ouverture Bonaparte
+s'emporta et déclara qu'il était tout prêt, puisque le roi de Naples
+lui jetait le gant, à le relever. Pignatelli s'était trop avancé:
+il se contenta d'offrir ses bons services et de supplier Bonaparte
+d'accorder la paix.</p>
+
+<p>Bonaparte songeait déjà à reprendre l'offensive contre l'Autriche. Il
+ne voulait pas s'engager dans cette nouvelle entreprise sans avoir
+terminé son différend avec le Saint-Siège. D'ailleurs Pie VI n'avait
+pas encore fait appel aux passions religieuses, et il était urgent
+de ne pas s'exposer à une guerre de principes, qui aurait peut-être
+soulevé contre les Français l'Italie entière. Il feignit donc de
+condescendre au désir exprimé par la cour de Naples, et comme au même
+moment les ambassadeurs d'Espagne et de Toscane, Azara et Massimi,
+firent auprès de lui une démarche analogue à celle de Pignatelli, il
+se déclara prêt à ouvrir des négociations. Pie VI envoya aussitôt
+auprès de lui, en qualité de plénipotentiaires, Massimi, le duc
+Braschi, Caleppi et Mattei.</p>
+
+<p>Le choix de ce dernier s'imposait en quelque sorte. Bonaparte avait
+toujours affecté de le considérer comme un intermédiaire nécessaire
+entre lui et la Papauté. Il l'avait choisi comme le confident<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Go to footnote 317"><span class="smaller">[317]</span></a>,
+d'ailleurs très involontaire, de ses desseins. <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> Il lui avait
+même écrit à plusieurs reprises, dès le 21 octobre 1796, alors que
+les conférences de Florence venaient d'être rompues. Il s'était
+plaint au cardinal de cette faute politique, dont il déplorait
+d'avance les conséquences, et le priait d'éclairer le Pape sur ses
+véritables intérêts. «La cour de Rome a refusé les conditions de
+paix que lui a offertes le Directoire; elle a rompu l'armistice
+en suspendant l'exécution des conditions; elle arme, elle veut la
+guerre, elle l'aura. Vous connaissez les forces et la puissance
+de l'armée que je commande. Pour détruire la puissance temporelle
+du Pape, il ne me faudrait que le vouloir. Allez à Rome, voyez le
+Saint-Père, éclairez-le sur ses véritables intérêts, arrachez-le aux
+intrigues de ceux qui veulent sa perte et celle de la cour de Rome.»
+Le 22 janvier, au moment où il se décidait à entrer en campagne, il
+avait encore écrit<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Go to footnote 318"><span class="smaller">[318]</span></a> à Mattei: «Les étrangers qu'influencent la
+cour de Rome ont voulu et veulent encore perdre ce beau pays; les
+paroles de paix que je vous avais chargé de porter au Saint-Père ont
+été étouffées par ces hommes pour qui la gloire de Rome n'est rien,
+mais qui sont entièrement vendus aux cours qui les emploient. Nous
+touchons au dénouement de cette ridicule comédie. Vous êtes témoin
+du prix que j'attachais à la paix et du désir que j'avais de vous
+épargner les horreurs de la guerre, les lettres que je vous fais
+passer, et dont j'ai les originaux entre les mains, vous convaincront
+de la perfidie et de l'étourderie de ceux qui dirigent actuellement
+la cour de Rome». Un mois plus tard, le 13 février, c'est encore
+à Mattei qu'il s'adressait<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Go to footnote 319"><span class="smaller">[319]</span></a> pour se plaindre de l'aveuglement
+des conseillers de Pie VI. «On s'est rallié aux ennemis de la
+France lorsque les premières puissances de l'Europe s'empressaient
+de reconnaître la République, et de désirer la paix avec elle; on
+s'est longtemps bercé de vaines chimères, et on n'a rien oublié
+pour consommer la destruction de ce beau pays.» Il finissait sa
+lettre <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> en assignant un terme de cinq jours pour envoyer des
+plénipotentiaires, ou sinon il ne répondait pas de l'avenir.</p>
+
+<p>Mattei était donc l'homme de la situation, mais il n'avait ni la
+finesse ni la tranquillité d'esprit nécessaires pour lutter avec
+Bonaparte. D'ailleurs, il était disposé à toutes les concessions
+politiques, pourvu qu'on ménageât les intérêts spirituels de la
+Papauté, et Bonaparte, qui ne nourrissait pas contre le Saint-Siège
+la haine irraisonnée d'un Larévellière-Lépeaux ou des sectaires
+jacobins, ne demandait pas mieux que de faire sur le terrain
+religieux toutes les concessions possibles. Mattei qui se souvenait
+encore de sa première entrevue à Ferrare avec Bonaparte, ne put
+dominer son émotion quand il se retrouva le 18 février en sa
+présence. Il n'osa pas ouvrir la bouche. Heureusement pour lui,
+Cacault, l'ancien ministre, promit de l'avertir et même de le
+réveiller à n'importe quelle heure pour le prévenir des intentions de
+Bonaparte. C'est ce qui eut lieu dans la nuit du 18 au 19 février. On
+raconte même que le duc Braschi, troublé dans son sommeil, reçut fort
+mal l'officieux intermédiaire, et que Cacault se retirait furieux,
+lorsque le cardinal Mattei se jeta à ses pieds en le conjurant de
+lui communiquer les articles du traité, et de lui accorder quelques
+heures de réflexion. À vrai dire, cette dernière précaution était
+inutile, car Bonaparte était résolu à ne rien changer aux conditions
+de ce traité, et les envoyés de Pie VI n'avaient pas à le discuter,
+mais bien à le signer.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas, en effet, deux puissances belligérantes en
+présence, mais un souverain désarmé, à la merci d'un vainqueur
+tout-puissant. Que faire de ce souverain? Deux solutions se
+présentaient: le renverser ou le maintenir. Le Directoire penchait
+vers la première solution. Un des amis du Directoire, l'ancien évêque
+Grégoire, était tellement persuadé de la chute prochaine du Pape que,
+dès le 13 janvier 1797, il avait écrit à son ami et collègue, le
+réformateur Ricci: «Je ne serais pas surpris, et surtout je serais
+fort aise de voir renaître la République Romaine et les vertus
+chrétiennes y resplendir dans tout leur éclat.» Le Directoire, en
+<span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> effet, songeait sérieusement à républicaniser l'Italie
+entière, et Rome était la première puissance destinée à disparaître.
+Miot, notre représentant<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Go to footnote 320"><span class="smaller">[320]</span></a> à Florence, avait même été consulté sur
+l'opportunité de cette révolution, cela dès l'été de 1796, et, malgré
+l'avis défavorable qu'il avait donné, de nombreux agents avaient été
+envoyés en Italie pour préparer les esprits à cette transformation.
+Pour peu que Bonaparte se fût associé à ces rancunes et à ces projets
+de vengeance<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Go to footnote 321"><span class="smaller">[321]</span></a>, le Saint-Siège était condamné. Mais Bonaparte
+était avant tout un homme de gouvernement. Étranger aux préventions
+et aux haines de la plupart de ses contemporains contre les idées
+que représentait la Papauté, il n'avait pas été sans remarquer
+l'immense influence que conservait encore le clergé catholique, et
+désirait le ménager pour ses desseins ultérieurs. Aussi, bien qu'il
+eût parlé à diverses reprises de la nécessité de détruire le pouvoir
+temporel, bien qu'il eût même proposé au Directoire de céder les
+États pontificaux à l'Espagne<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Go to footnote 322"><span class="smaller">[322]</span></a> en échange du duché de Parme, il
+ne désirait au fond du c&oelig;ur que terrifier la cour romaine, puis
+se présenter à elle comme un sauveur. Ce n'était certes point par
+scrupule religieux qu'il voulait ménager Pie VI, mais uniquement
+parce que Pie VI pouvait lui être utile pour ses futurs desseins.
+Aussi bien, voici<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Go to footnote 323"><span class="smaller">[323]</span></a> comment il parlait du souverain pontife.
+Le <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> 24 octobre, écrivant à Cacault, qui n'avait pas encore
+quitté Rome: «Le grand art, lui disait-il<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Go to footnote 324"><span class="smaller">[324]</span></a>, est de se jeter
+réciproquement la balle, pour tromper ce vieux renard.» Quatre jours
+plus tard, s'adressant au même personnage: «Vous pouvez assurer
+le Pape, écrivait-il, que c'est en conséquence de mes instances
+particulières et réitérées que le Directoire m'a chargé d'ouvrir la
+route d'une nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus le titre
+de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège.» Lors de son
+entrée en campagne, il s'était également présenté<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Go to footnote 325"><span class="smaller">[325]</span></a> comme le
+protecteur de la religion: «L'armée française, avait-il dit dans
+sa proclamation, va entrer dans le territoire du Pape. Elle sera
+fidèle aux maximes qu'elle professe; elle protégera la religion et
+le peuple. Le soldat français porte d'une main la baïonnette, sûr
+garant de la victoire, offre de l'autre aux différentes villes et
+villages, paix, protection et sûreté.» Bonaparte était donc résolu à
+ne point pousser à fond la campagne contre le Pape, à ne pas détruire
+le pouvoir temporel. Sans doute, en agissant ainsi, il se heurtait
+contre les instructions précises du Directoire, mais n'était-il pas
+habitué à ne considérer que ce qu'il croyait son intérêt? D'ailleurs
+il avait une méthode infaillible pour triompher des hésitations du
+Directoire: il agissait, et, quand tout était réglé, il daignait
+annoncer au Directoire ce qu'il avait résolu. Ce fut ainsi que le 13
+février<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Go to footnote 326"><span class="smaller">[326]</span></a> il fit part au Directoire de son désir de signer la paix
+avec le Saint-Siège, et que le 19 cette paix fut signée, avant que le
+Directoire eût seulement reçu la lettre par laquelle il lui <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span>
+notifiait son intention de terminer le différend entre la République
+et le Saint-Siège. Cette paix porte le nom de la ville de Tolentino,
+où elle fut signée. Pie VI était maintenu dans la possession de Rome
+et de l'Ombrie, mais il renonçait à Avignon et au comtat Venaissin,
+aux légations de Bologne et de Ferrare ainsi qu'à la Romagne, il
+abandonnait Ancône jusqu'à la paix générale, se retirait de toute
+alliance formée contre la France, licenciait son armée, fermait
+ses ports aux navires de guerre des puissances ennemies de la
+France, accordait une amnistie générale, désavouait l'assassinat de
+Basville<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Go to footnote 327"><span class="smaller">[327]</span></a>, rétablissait notre école des beaux-arts à Rome, nous
+cédait de nombreux objets d'art ou de science, et payait une nouvelle
+contribution de guerre de trente millions.</p>
+
+<p>Ce qui subsistait du pouvoir temporel n'était plus qu'un simulacre
+de puissance, mais la République française, malgré ses déclarations
+si souvent répétées, n'en acceptait pas moins le principe. Ainsi que
+l'écrivait<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Go to footnote 328"><span class="smaller">[328]</span></a> Mattei au Pape: «Les conditions sont extrêmement
+dures et ressemblent à la capitulation d'une place assiégée. J'ai
+jusqu'à cette heure tremblé pour Votre Sainteté, pour Rome, pour
+l'État tout entier; mais Rome est sauvée, et la religion aussi.» Le
+Directoire renonçait donc à sa haine invétérée. Larévellière-Lépeaux
+laissait à son prétendu collègue un abri pour traverser les jours
+d'orage. Bien qu'imposé par la nécessité, ce traité était donc
+aussi favorable à Pie VI qu'il pouvait l'espérer après tant de
+démonstrations hostiles, et c'est ainsi que le Saint-Siège s'y
+résigna. Dès le 23 février, la paix était donc solennellement
+proclamée à Rome, et le Directoire, bien qu'à contre-c&oelig;ur, se
+décida à envoyer sa ratification. Aussi bien la bonne entente ne fut
+pas et ne pouvait pas être de longue durée. Il n'y avait de sincérité
+ni d'un côté ni de l'autre. Le Pape regrettait ses concessions, et
+ses sujets épuisés par l'énorme contribution de guerre, exploités
+par les agents français, humiliés en <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> voyant passer chaque
+jour les longues files de voitures qui emportait leurs contributions
+et les chefs-d'&oelig;uvre de l'art<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Go to footnote 329"><span class="smaller">[329]</span></a>, ne cachaient pas leur
+mécontentement. Le Directoire, de son côté, trouvait qu'il n'avait
+pas suffisamment profité de la victoire. Il ne pardonnait pas à
+Bonaparte de lui avoir, pour ainsi dire, forcé la main en signant
+ce traité. Le plus singulier c'est que Bonaparte lui-même semblait
+se repentir d'avoir été trop indulgent. Il avait écrit à Joubert
+pour lui annoncer qu'il traitait «avec cette prêtaille<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Go to footnote 330"><span class="smaller">[330]</span></a>», mais
+uniquement pour en tirer des terres et de l'argent. Le jour même de
+la signature du traité, il avait envoyé son aide de camp Marmont à
+Pie VI, avec une note respectueuse<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Go to footnote 331"><span class="smaller">[331]</span></a>, où il l'assurait de son
+désir de lui prouver dans toutes les occasions son respect et sa
+vénération, et il écrivait en même temps au Directoire<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Go to footnote 332"><span class="smaller">[332]</span></a>: «Le
+traité est signé, mais rassurez-vous, Rome ne peut plus exister.
+Cette vieille machine se détraquera toute seule».</p>
+
+<p>La paix de Tolentino n'était donc et ne pouvait être qu'une trêve
+passagère. Entre deux gouvernements si opposés par leur origine,
+par leurs principes, par leurs méthodes, tout accommodement est
+impossible. La lutte, un instant interrompue, allait donc reprendre
+avec plus de force que jamais, et cette fois, entraîner pour la cour
+pontificale la plus dramatique des catastrophes.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> III</h3>
+
+<p>Bonaparte avait obtenu du Directoire la nomination de son frère
+Joseph comme ambassadeur de France auprès de Pie VI. Doux et
+conciliant, également éloigné de la rudesse jacobine et des
+servilités de l'ancien régime, Joseph convenait à la situation. Il
+avait été fort bien accueilli<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Go to footnote 333"><span class="smaller">[333]</span></a> à Rome. Le Pape, qui gardait
+à son frère une profonde reconnaissance du traité de Tolentino,
+le traitait avec distinction. Les cardinaux le ménageaient à
+double titre, et comme représentant de la France, et comme frère
+du tout-puissant général qui résidait encore en Italie, à la tête
+de son armée victorieuse. Quant aux partisans de la France, ou du
+moins des idées françaises, et leur nombre avait singulièrement
+augmenté depuis que la terreur de nos armes les avaient délivrés de
+l'oppression sacerdotale, ils se groupaient autour de lui<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Go to footnote 334"><span class="smaller">[334]</span></a>. Le
+palais de l'ambassade était devenu comme leur lieu de réunion. M<sup>me</sup>
+Joseph Bonaparte en faisait les honneurs avec la grâce séduisante
+et l'urbanité de bon goût qui valurent plus tard tant d'amies à la
+reine de Naples et d'Espagne. La s&oelig;ur de son mari, la toute belle
+Pauline Bonaparte, fiancée au général Duphot, était auprès d'elle.
+Eugène Beauharnais, le futur vice-roi d'Italie, et Arrighi, servaient
+d'aides de camp à l'ambassadeur. Il était difficile de trouver alors
+à Rome une maison plus aimable et plus aimée.</p>
+
+<p>Le parti antifrançais ne s'était pas résigné aux humiliations de
+Tolentino. Les cardinaux Busca et Albani ne rêvaient que revanche
+et vengeance. Ils affectaient à l'égard de l'ambassadeur <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span>
+une indifférence absolue, mais, profitant des privautés de leurs
+charges, ils ne cessaient de présenter au Pape, sous le jour le
+plus défavorable, tous les faits et gestes de l'ambassade. Ainsi,
+Bonaparte avait prié<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Go to footnote 335"><span class="smaller">[335]</span></a> son frère de demander au Pape un bref
+pour recommander aux prélats l'obéissance à la République. La
+Papauté qui, de tout temps, fut à peu près indifférente aux formes
+de gouvernement, aurait volontiers accédé à ce désir: mais les
+cardinaux présentèrent à Pie VI cet acte de complaisance comme
+une honteuse compromission. Ils s'opposèrent également à ce qu'il
+accordât le chapeau rouge à l'archevêque de Milan, et à ce qu'il
+reconnût sur-le-champ la République Cisalpine<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Go to footnote 336"><span class="smaller">[336]</span></a>. Ils finirent même
+par présenter comme des émissaires de la République, encouragés par
+Joseph dans leurs sinistres desseins, les jeunes artistes de l'école
+française de Rome qui, dans l'exubérance de leurs opinions, avaient
+peut-être eu le tort de ne pas assez ménager leurs expressions, mais
+n'étaient certes pas des conspirateurs. Un troisième cardinal, le
+secrétaire d'État Doria Pamphili, celui qu'on surnommait, à cause
+de sa petitesse, le bref du pape, secrètement gagné par Albani et
+Busca, entassa les dénonciations contre l'ambassade et les libéraux
+romains qu'elle était censée soutenir. Il fallut même que Bonaparte
+intervînt directement, et rappelât le soupçonneux fonctionnaire à des
+sentiments plus modérés. Le coup n'en était pas moins porté. Pie VI
+obsédé, circonvenu, irrité par ces perfides insinuations, commença
+à prêter une oreille plus favorable aux ennemis de la France. Ces
+derniers essayèrent de profiter de ce premier succès pour renouer
+contre nous une vaste coalition. Ils persuadèrent au Pape que le
+roi de Naples n'attendait qu'un mot pour voler à son secours, que
+l'amiral Nelson, au premier signal, débarquerait dans les États
+romains, et <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> que l'Autriche, qui n'avait pas encore signé le
+traité de Campo-Formio, se joindrait aux coalisés. Ils l'engagèrent
+donc à prendre les devants, et, malgré les lourdes charges de la
+contribution de guerre, à reformer l'armée pontificale. Ils le
+poussèrent même à une démarche plus significative encore, celle de
+donner le commandement en chef de l'armée pontificale au général
+autrichien Provera.</p>
+
+<p>Joseph n'avait pas eu besoin de beaucoup de clairvoyance pour
+se rendre compte du changement survenu dans les dispositions du
+pontife à l'égard de la France. Il n'était pas difficile de démêler
+une sourde hostilité à travers les témoignages de respect dont on
+affectait de l'accabler. Aux empressements du début avaient succédé
+les protestations officielles. Peu à peu le vide se faisait autour de
+lui, et on pressentait quelque explosion soudaine. Fidèle à son rôle
+de conciliateur, Joseph avait feint d'être la dupe de ces mensonges
+intéressés, mais il avertissait son frère et le Directoire de ces
+intrigues malveillantes<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Go to footnote 337"><span class="smaller">[337]</span></a>. En apprenant la nomination de Provera,
+qui équivalait à une déclaration de guerre, vu les sentiments bien
+connus du général autrichien, et le rôle qu'il avait joué dans la
+dernière guerre, il se décida à sortir de la neutralité et exigea le
+retrait immédiat de cette maladroite nomination.</p>
+
+<p>Bonaparte fut très irrité de ce qu'il considérait à juste titre comme
+une provocation. «Ne souffrez pas, écrivit-il<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Go to footnote 338"><span class="smaller">[338]</span></a> à son frère, qu'un
+général aussi connu que M. Provera prenne le commandement des troupes
+de Rome. L'intention du Directoire exécutif n'est pas de laisser
+renouer les petites intrigues des princes d'Italie. Déployez un grand
+caractère... Dites publiquement dans Rome que si M. Provera a été
+deux fois<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Go to footnote 339"><span class="smaller">[339]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> prisonnier de guerre dans cette campagne, il
+ne tardera pas à l'être une troisième. S'il vient vous voir, refusez
+de le recevoir. Je connais bien la cour de Rome, et cela seul, si
+cela est bien joué, perd cette cour». Il revenait avec insistance
+sur la nécessité de ce renvoi dans une autre lettre<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Go to footnote 340"><span class="smaller">[340]</span></a>: «Vous
+pouvez déclarer positivement à la cour de Rome que, si elle reçoit à
+son service un officier connu pour être ou avoir été au service de
+l'Empereur, toute bonne intelligence entre la France et la cour de
+Rome cesserait à l'heure même, et la guerre se trouverait déclarée».
+Les conseillers de Pie VI en effet, comme l'avait conjecturé
+Bonaparte, furent effrayés par l'énergie de cette résolution, et
+conseillèrent la prudence à leur maître. Ils ne sentaient pas le
+terrain assez solide et ne voulaient ouvrir les hostilités qu'à coup
+sûr, Provera fut donc remercié presque aussitôt que nommé, et cet
+acte de fermeté raffermit à Rome l'influence de la France.</p>
+
+<p>Encouragés par le succès diplomatique que venait de remporter
+Joseph, tous les ennemis de la Papauté à Rome voulurent profiter
+de l'occasion pour imposer au Pape les réformes qu'ils désiraient.
+Aussi bien les États de l'Église étaient alors le pays le plus mal
+administré de l'Europe. L'arbitraire le plus absolu, le despotisme
+illimité, tempéré seulement par la mansuétude du pontife, telle était
+la règle unique. Non pas que les lois fissent défaut, ni même les
+magistrats, mais ces derniers eux-mêmes se perdaient dans le dédale
+des règlements et des décisions ayant force de loi, et, peu à peu,
+au régime de la justice s'était substitué celui du bon plaisir. On
+pouvait réclamer jusqu'à six fois la révision du même procès, et,
+comme le Pape se réservait le droit de prononcer sur toutes les
+causes pendantes, on ne possédait aucune <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> garantie contre un
+acte de caprice ou d'arbitraire. Les singularités de la procédure
+compliquaient encore la situation. Ainsi, dans un procès criminel, ne
+paraissaient ni l'accusateur ni les témoins à charge: on demandait
+simplement à l'accusé de faire la preuve de son innocence. Même règle
+pour une affaire civile. Étiez-vous accusé, par exemple, de ne pas
+avoir payé une dette: il fallait d'abord consigner le montant de la
+somme discutée, puis prouver sa non-culpabilité, le souverain pontife
+se réservant toujours d'intervenir comme le <i>Deus ex machina</i> de la
+tragédie antique, et avec des arguments irrésistibles. Ne s'était-il
+pas, en effet, attribué le droit de condamner aux galères «pour
+motifs à nous connus»?</p>
+
+<p>Il est vrai que, dans l'application, les Papes gouvernaient avec
+une grande douceur, mais cette douceur même n'est-elle pas comme
+la condamnation de l'absolutisme, puisqu'elle démontre l'absence
+de toute garantie légale? Comme l'a si bien dit un des adversaires
+les plus déterminés du gouvernement des prêtres, Doellinger<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Go to footnote 341"><span class="smaller">[341]</span></a>,
+«le prêtre, lorsqu'il est investi de la toute-puissance juridique
+et administrative, résiste très difficilement à la tentation
+de soumettre ses actes officiels à l'influence de son opinion
+personnelle, de son appréciation des individus, de sa pitié, de
+ses penchants. Comme prêtre, il est avant tout le serviteur et le
+héraut de la miséricorde, du pardon de la rémission. Il oublie
+trop facilement que la loi humaine doit être sourde et inexorable,
+que toute faiblesse envers un individu est un tort fait à un ou à
+plusieurs autres. Il s'habitue peu à peu, sous l'inspiration des
+meilleures intentions, à mettre son caprice au-dessus de la loi».</p>
+
+<p>Cet arbitraire dans l'exercice de la justice, on le retrouvait
+partout, dans l'agriculture, dans l'industrie, jusque dans
+l'instruction. Ainsi les paysans n'avaient pas le droit de vendre
+leurs blés avant que l'approvisionnement de la capitale n'eût été
+assuré. Un magistrat spécial, le préfet de l'annone, fixait les
+prix, et ne permettait la vente hors des États de l'Église <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span>
+qu'à quelques privilégiés, qui achetaient chèrement ses faveurs.
+Aussi les paysans ne cultivaient-ils que ce dont ils avaient besoin
+pour leur consommation immédiate. Malgré la fertilité du sol
+éclataient de fréquentes famines, et le préfet de l'annone était
+obligé de recourir aux services des corsaires barbaresques. Comme au
+temps de Tacite<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Go to footnote 342"><span class="smaller">[342]</span></a>, les grands domaines, les <i>cillarum infinita
+spatia</i>, s'étendaient démesurément, la population agricole se
+clairsemait, et on n'arrivait plus à Rome qu'après avoir traversé de
+véritables solitudes. Mêmes entraves pour le commerce des bestiaux,
+des viandes fumées ou salées, des &oelig;ufs, de l'huile, etc. Dans les
+villes, les meuniers ne pouvaient travailler qu'après avoir obtenu
+une autorisation par écrit, et les boulangers de Rome étaient forcés
+d'acheter à la préfecture de l'annone leur farine et leur charbon. À
+Bologne, comme on avait imaginé une taxe sur le vin en tonneaux, il
+était interdit de le débiter en bouteilles. Peu ou point d'industrie.
+Écrasés par le grand nombre de jours fériés, par la routine, par les
+douanes, elle était réduite à l'impuissance. Tout arrivait du dehors,
+et, comme conséquence naturelle de cette dépréciation de l'industrie
+nationale, le commerce était entre les mains des étrangers.</p>
+
+<p>Cette routine invétérée<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Go to footnote 343"><span class="smaller">[343]</span></a>, ce dédain absolu du progrès matériel,
+cette immixtion du gouvernement dans tous les actes de la vie,
+telles semblent avoir été les règles immuables dont s'inspiraient
+les Papes dans la conduite et le gouvernement de leurs sujets.
+Sous leur direction le citoyen romain était, pour ainsi dire,
+surveillé dès sa naissance. On s'attachait à étouffer en lui
+tout sentiment d'indépendance intellectuelle. Livres et journaux
+étaient suspects. La littérature étrangère était un véritable fruit
+défendu, par suite des prohibitions extraordinaires de la douane.
+Les maisons d'instruction étaient pourtant assez nombreuses, mais
+on y distribuait un enseignement bien singulier. Ainsi dans les
+Universités les <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> professeurs étaient forcés de se conformer à
+de véritables manuels approuvés par les évêques; dans les gymnases,
+le grec et les mathématiques étaient proscrits, et l'histoire ne
+figurait point sur les programmes. La science était affaire de pure
+forme. On ne demandait que de l'ingéniosité, mais toute initiative
+était formellement interdite. Quant aux écoles populaires, dirigées
+par des moines, on se contentait d'y parler aux enfants de la Vierge,
+du diable et des superstitions locales. Pour les suspects ou les
+indépendants, l'Inquisition fonctionnait toujours. Elle avait, il
+est vrai, éteint ses bûchers, mais nullement fermé ses geôles. Le
+moindre curé de paroisse n'avait-il pas le droit de condamner à
+quelques semaines de séjour dans une maison de correction tous ceux
+des habitants de sa paroisse qui ne suivaient pas les prescriptions
+de l'Église!</p>
+
+<p>En résumé, le gouvernement pontifical, animé peut-être de bonnes
+intentions, était mauvais. Les Romains ne l'ignoraient pas, non pas
+le peuple tout endormi dans une ignorance plusieurs fois séculaire
+et abêti par de ridicules superstitions, mais les bourgeois des
+villes qui avaient entendu siffler à leurs oreilles le vent de
+réformes qui agitait alors l'Europe entière, et surtout les membres
+de l'aristocratie qui voyageaient, qui lisaient, qui avaient des
+relations étendues à l'étranger, et à l'esprit desquels s'imposaient
+de désavantageuses comparaisons. Les jansénistes, encore assez
+nombreux à Rome malgré les persécutions dont ils avaient été
+l'objet, commençaient de leur côté à relever la tête. Le peuple
+était écrasé par les impôts que rendait nécessaire la contribution
+de guerre exigée par la France. Le clergé lui-même se voyait avec
+peine menacé dans ses propriétés et dans ses privilèges: en sorte
+que la fermentation était générale. Bien que le gouvernement
+pontifical, qui se sentait menacé, redoublât de précautions et de
+surveillance, on était comme dans l'attente d'événements nouveaux. On
+pressentait sinon des révolutions, au moins de prochains changements.
+L'intervention française allait donner un corps à ces vagues
+aspirations, et bon nombre <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> de Romains, malgré la résistance
+de leur souverain, deviendront bientôt les meilleurs instruments de
+la propagande révolutionnaire<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Go to footnote 344"><span class="smaller">[344]</span></a>.</p>
+
+<p>Au commencement de décembre 1797, le sculpteur Ceracchi, et un
+notaire de Pérouse, Agretti, tous deux connus par l'exaltation
+de leurs sentiments avaient cru le moment venu de provoquer
+l'explosion. Ils avaient eu l'audace de planter en plein jour un
+arbre de la liberté sur le Monte Pincio, mais la police avait
+dispersé le rassemblement, et cette tentative inopportune, tout de
+suite désavouée par l'ambassadeur de France, avait misérablement
+avorté. Quelques jours plus tard, le 26 décembre, on vint avertir
+Joseph qu'une révolution éclaterait pendant la nuit, et que la
+République serait proclamée. Joseph fit remarquer aux messagers que
+son caractère officiel lui interdisait d'accueillir une pareille
+communication, et il les engagea, dans leur intérêt, à renoncer à une
+entreprise qui ne pouvait aboutir. Les conjurés se retirèrent fort
+mécontents, mais sans renoncer à leur dessein.</p>
+
+<p>Le lendemain 27, de grand matin, l'ambassadeur d'Espagne <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span>
+Azara, qui s'était lié d'amitié avec Joseph, courut le prévenir que
+la conspiration était découverte, et qu'un mouvement se préparait
+contre les Français, secrètement encouragé par le Pape. Joseph lui
+répondit, et c'était la vérité, qu'il avait toujours observé la plus
+stricte neutralité, et qu'il espérait que le secrétaire d'État, Doria
+Pamphili, saurait faire respecter l'hôtel de l'ambassade. Quelques
+heures après, un rassemblement se formait à la villa Médicis,
+c'est-à-dire à l'Académie de France. Des cris étaient poussés de
+vive la République! Tous les conjurés portaient au chapeau la
+cocarde tricolore; ils semblaient donc agir de connivence avec la
+France; mais leur voix ne rencontra nul écho, et, quand la troupe
+arriva, le rassemblement se dispersa, en abandonnant sur le terrain
+un sac rempli de cocardes françaises; ce qui semblait indiquer que
+les Français n'étaient pas étrangers à cette manifestation, et
+qu'ils comptaient en profiter. Joseph se transporta aussitôt chez
+le secrétaire d'État et protesta avec énergie. Il s'étonna de la
+facilité et de l'à-propos avec lequel on avait trouvé sur le terrain
+une pièce à conviction <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> aussi importante que le sac de
+cocardes, et n'eut pas de peine à démontrer l'intervention officieuse
+de la police romaine. D'ailleurs, afin de prévenir jusqu'à l'ombre
+d'un soupçon, il demanda qu'on arrêtât tous les individus non compris
+dans la liste des Français ou des Romains attachés à l'ambassade, et
+qu'on trouverait dans les limites de la juridiction française. Il
+était difficile d'agir plus correctement, et Joseph mettait de son
+côté et la légalité et les apparences de la légalité.</p>
+
+<p>Le 28 décembre, un nouveau rassemblement se forma sous les fenêtres
+de l'ambassade. Un artiste prit la parole, et déclama avec véhémence
+contre le gouvernement pontifical. Peu à peu l'attroupement
+grossissait. On y remarquait des individus notoirement connus pour
+appartenir à la police. C'était visiblement une provocation que l'on
+cherchait. Joseph donna l'ordre à ses gens de fermer les portes de
+l'hôtel et alla revêtir son costume officiel. À peine était-il monté
+dans sa chambre qu'une décharge retentit. Un piquet de cavalerie
+venait d'entourer les conjurés, au moment où on les repoussait de la
+cour, et les avait fusillés à bout portant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> Après un moment de stupeur, des cris éclatèrent, cris de
+fureur et de plainte. Les portes de l'hôtel furent enfoncées, et
+ces malheureuses victimes de la politique s'y précipitèrent dans
+l'espoir d'y trouver un refuge. Joseph, entouré de Duphot, Arrighi,
+Beauharnais, de quelques employés et serviteurs, s'élance à leur
+rencontre. Une compagnie d'infanterie suivait les cavaliers. Elle
+s'arrête un moment à la vue de l'ambassadeur, et rétrograde, mais
+pour tirer plus à l'aise dans cette foule compacte. Cette fois la
+décharge est meurtrière: les morts et les mourants jonchent le sol.
+Le général Duphot, indigné, et n'écoutant que la voix de l'honneur,
+court aux soldats pontificaux et les somme de cesser le feu. Les
+soldats le saisissent, et l'entraînent vers la porte Septiminiana.
+Bientôt un coup de feu l'atteint en pleine poitrine. Il tire son
+épée. Un second coup le jette par terre, et cinquante fusils sont
+déchargés sur son cadavre. Joseph, Arrighi, Beauharnais et les autres
+Français n'ont que le temps de s'enfuir à l'hôtel. Ils en fermaient
+les portes, quand ils essuyèrent le feu d'une seconde compagnie
+d'infanterie, qui <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> accourait au pas de charge, et cribla
+de ses balles les fenêtres et les murs de l'ambassade. De toute
+évidence le guet-à-pens était prémédité. Ce rassemblement suspect,
+ce piquet de cavalerie et ces compagnies d'infanterie qui arrivent
+à point nommé, ces décharges répétées sans sommation préalable, les
+ennemis de la France avaient tout combiné pour que, dans le tumulte,
+l'ambassadeur fût assassiné. C'était une vengeance italienne, tramée
+avec art, exécutée de sang-froid, et qui n'avait échoué que par
+hasard.</p>
+
+<p>Au premier moment, le personnel de l'ambassade fut épouvanté. Une
+vingtaine de cadavres jonchaient la cour; de nombreux blessés se
+traînaient en gémissant sur les pavés. Une foule de personnages à
+mine suspecte rôdaient dans les chambres, tous prêts à piller ou
+à tuer. M<sup>me</sup> Bonaparte fondait en larmes, Pauline, qui venait
+d'apprendre la mort de son fiancé, éclatait en sanglots, et le feu
+ne discontinuait pas. Joseph, avec une admirable énergie, rassura
+tout le monde et organisa la résistance. Il commença par expulser de
+l'hôtel tous les sinistres rôdeurs qui le remplissaient, ramassa les
+blessés et envoya demander des secours au cardinal Doria Pamphili.
+Bientôt la petite colonie française se raffermit. Au désespoir
+succéda la fureur. Bravant la fusillade, quelques serviteurs
+poussèrent le courage jusqu'à aller chercher le cadavre de Duphot.
+Ce n'était plus qu'une masse informe. Les pontificaux l'avaient
+dépouillé de ses vêtements, et avaient criblé ce misérable cadavre de
+coups de baïonnette ou de pierres. On sut plus tard que le capitaine
+de la compagnie, il se nommait Amadeo, s'était approprié l'épée et le
+ceinturon du général, le curé de la paroisse avait pris sa montre,
+d'autres assassins s'étaient partagé ses dépouilles<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Go to footnote 345"><span class="smaller">[345]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> Fidèle jusqu'au bout à son caractère officiel, Joseph avait
+une première fois écrit au cardinal Pamphili pour lui demander
+ses passeports. Il l'invitait en même temps à venir à l'hôtel de
+l'ambassade, pour se rendre compte de l'attentat. Le porteur de la
+lettre fut accueilli par des coups de fusil, mais il parvint à la
+transmettre à son adresse. À huit heures du soir la réponse n'était
+pas encore parvenue, et les troupes pontificales entouraient toujours
+l'hôtel dans une attitude hostile. Angiolini, envoyé de Toscane à
+Rome, réussit le premier à traverser les patrouilles, et vint porter
+à Joseph l'expression de son indignation. Azara, l'ambassadeur
+d'Espagne, le suivit de près. Sur leurs conseils, à onze heures
+du soir, Joseph se décida à écrire une seconde lettre au cardinal
+Pamphili, dont le silence prolongé semblait indiquer la complicité
+avec les assassins. Cette fois encore, il n'obtenait pas de réponse.
+Aussi le lendemain 29, à six heures du matin, il lui écrivit pour la
+troisième fois, mais en le menaçant de la vengeance de la France, et
+quitta Rome, après avoir recommandé <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> au chevalier d'Azara et
+à Angiolini les Français, qu'il ne pouvait mener avec lui.</p>
+
+<p>Les instigateurs de ces scènes odieuses avaient-ils compté sur la
+modération de Joseph, ou bien espéraient-ils que la force serait
+repoussée par la force? En ce cas une collision leur eût fourni le
+prétexte dont ils avaient besoin: mais Joseph avait interdit toute
+tentative de répression. La correction de son attitude avait été
+absolue, tandis que le sang de Duphot et l'insulte infligée à la
+France dans la personne de son ambassadeur criaient vengeance. Pie
+VI, il est vrai, devait être mis hors de cause dans cette déplorable
+affaire. Il était malade, cassé par l'âge, et ne sortait plus de son
+palais. Il ne fut informé que bien tard de l'attentat et en témoigna
+de sincères regrets. Toutes les responsabilités doivent donc retomber
+sur ses ministres, surtout sur le secrétaire d'État, Doria Pamphili,
+qui avait autorisé et peut-être tramé cette odieuse machination; mais
+il s'aperçut bientôt qu'il avait fait fausse route. À l'unanimité
+tous les ambassadeurs protestèrent contre l'indigne traitement dont
+leur collègue Joseph venait d'être la victime; et ils avertirent
+le cardinal qu'il ne devait pas compter sur eux pour essayer de
+détourner l'orage. <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Azara, d'ordinaire si bienveillant,
+témoigna même toute son horreur du forfait, et refusa positivement
+de servir de médiateur. Dans sa perplexité, Pamphili s'adressa
+directement à la France, et pria l'envoyé romain à Paris, Massimi,
+de présenter les excuses officielles du gouvernement pontifical,
+d'accorder toutes les satisfactions qu'on exigerait, et d'annoncer
+l'envoi d'un légat <i>a latere</i>.</p>
+
+<p>Il était trop tard! La mesure était comble. Toutes les vieilles
+inimitiés, qu'on croyait éteintes, se rallumèrent soudain. Il y eut
+en France comme une explosion de fureur contre le gouvernement sénile
+qui ne prouvait sa vitalité que par des crimes. Le Directoire reprit
+avec empressement ses anciens projets, et comme alors Bonaparte
+n'était plus là pour les enrayer, on ne parla plus que de détruire à
+tout jamais la puissance temporelle des Papes. Seulement les agents
+du Directoire étaient divisés d'opinion. Les uns, tels que Faypoult,
+auraient voulu donner Rome à un prince allemand; les autres, tels que
+Cacault, Miot ou Belleville, parlaient de la livrer au duc de Parme,
+ou au roi de Piémont, ou à tout autre souverain; le plus grand nombre
+proposaient le rétablissement de la République Romaine: de la sorte
+on punirait un ennemi acharné et on étendrait l'influence française
+par la création d'une nouvelle république vassale. Les ouvertures
+de Massimi furent donc écartées, les excuses de Pamphili repoussées
+avec dédain, et la guerre votée par le conseil des Cinq-Cents et le
+conseil des Anciens à la presque unanimité.</p>
+
+<p>Rome était dans la consternation, car la vengeance approchait et
+le châtiment était mérité. On crut remédier au mal en redoublant
+de ferveur. Ce n'étaient que processions<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Go to footnote 346"><span class="smaller">[346]</span></a> extraordinaires,
+ostension de reliques fameuses et v&oelig;ux <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> solennels; mais la
+bourgeoisie ne cachait plus ses sentiments hostiles et dans toutes
+les classes de la société régnait une sourde irritation. De cruelles
+épigrammes circulaient: on a conservé la suivante:</p>
+
+<p class="poem10">
+ <i>Sextus Tarquinius, Sextus Nero, Sextus et iste:<br>
+ Semper sub Sextis perdita Roma fuit.</i></p>
+
+<p>Un instant la cour pontificale crut à l'intervention armée de Naples,
+mais il fallut bientôt renoncer à cette dernière illusion<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Go to footnote 347"><span class="smaller">[347]</span></a>.
+Décidément l'orage était déchaîné, et il se dirigeait avec
+impétuosité contre Rome. Ainsi que l'écrivait l'avocat Milizia, «il
+faut prendre le temps comme il vient, et, s'ils arrivent jusqu'ici,
+il faudra bien aller les complimenter et danser gaiement avec eux la
+carmagnole». Ce fut bientôt un sauve qui peut général. Les neveux du
+pape, les Braschi, donnèrent l'exemple, et s'enfuirent à Naples avec
+leurs trésors. Tous ceux qui craignaient les vengeances françaises
+les imitèrent. Il ne resta bientôt plus à Rome que le Pape, retenu à
+son poste par le sentiment de l'honneur, et deux partis en présence
+qui s'exaltaient par la contradiction, et passaient chaque jour par
+les angoisses du désespoir et les anxiétés de l'espérance.</p>
+
+<p>Le 29 janvier 1798 l'armée française entra en campagne. Elle était
+commandée par Berthier, l'ancien chef d'état-major de Bonaparte.
+C'étaient les vétérans des guerres contre l'Autriche, d'incomparables
+soldats, fiers de leurs victoires, animés de sentiments
+ultra-républicains, et qui se réjouissaient à la pensée de renverser
+celui que, dans leurs clubs, ils nommaient, fort irrévérencieusement,
+la vieille idole. La résistance était impossible. Elle n'entrait
+même pas dans les prévisions du Directoire qui s'était contenté
+d'ordonner à <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Berthier d'occuper le territoire pontifical
+et d'entrer dans Rome où il vengerait l'assassinat de Duphot et
+l'insulte de Joseph. Il lui enjoignait en même temps de se servir de
+son influence pour engager les Romains à se constituer en république,
+et il était à l'avance tellement sûr du résultat de la campagne qu'il
+confia à Monge, Faypoult, Florent et Daunou le soin de donner une
+constitution à la nouvelle république.</p>
+
+<p>En effet, dès le 10 février, Berthier paraissait aux portes de Rome
+sans avoir éprouvé de résistance. Il s'emparait du château Saint-Ange
+et envoyait un de ses aides de camp à Pie VI, pour le prévenir de
+l'arrivée des Français; mais fidèle à ses instructions, il refusa
+d'entrer en ville avant que les Romains n'eussent eux-mêmes décidé
+de leur sort. À l'exception de quelques cardinaux restés auprès de
+Pie VI, parce qu'ils conservaient le secret espoir de désarmer la
+France par de nouveaux sacrifices, il n'y avait plus à Rome que
+les partisans du système républicain et les dernières classes de
+la population, indifférentes aux révolutions qui n'améliorent pas
+leur sort, mais qui pourtant, par amour-propre national ou par
+respect héréditaire pour un gouvernement qui s'écroulait, voyaient
+avec regret l'intervention étrangère. On envoya donc une députation
+à Berthier, pour le prier d'entrer en ville. Il répondit qu'il ne
+le ferait qu'après la révolution. Pourtant, dès le 12 février, il
+désarmait les milices pontificales, ordonnait l'arrestation de
+Consalvi, prenait comme otages quatre cardinaux et quatre princes
+romains et mettait sous le séquestre les propriétés des Anglais,
+des Portugais et des Russes, avec lesquels nous étions encore en
+guerre. Enfin, les Romains, sous la pression de nos baïonnettes, se
+décidèrent à créer ou plutôt à restaurer la République Romaine. Le
+15 février, ils se rassemblèrent en armes au Campo-Vaccino, dans
+l'ancien Forum, et firent enregistrer par plusieurs notaires l'arro
+del popolo sovrano constituant la république avec sept consuls, des
+édiles et d'autres magistrats dont les noms et les fonctions étaient
+renouvelés de la Rome antique. Aussitôt, ils envoyèrent une nouvelle
+députation à Berthier, qui se décida à entrer en ville, <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span>
+suivi de son état-major, monta au Capitole, salua au nom de la France
+la République Romaine, et prononça un discours emphatique où il était
+question des Gaulois arrivant avec le rameau d'olivier, pour relever
+les autels du premier Brutus<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Go to footnote 348"><span class="smaller">[348]</span></a>.</p>
+
+<p>Le Pape, enfermé dans son palais, ne soupçonnait même pas la
+gravité des évènements. Les prévenances de Berthier avaient achevé
+de l'égarer. Quelle ne fut pas sa surprise, quand il apprit par
+le général Cervoni, que ses sujets venaient de le trahir et qu'il
+n'avait plus qu'à quitter Rome! On aurait voulu qu'il abdiquât sa
+souveraineté temporelle, mais il répondit avec une fermeté que ne
+laissait pas prévoir sa vie passée, que sa conscience lui interdisait
+de renoncer à un pouvoir dont il n'était que le dépositaire. Il
+promettait d'ailleurs de ne pas essayer de reconquérir son autorité
+et demandait pour unique faveur la grâce de mourir à Rome. «Vous
+pouvez mourir partout», lui répondit brutalement le commissaire
+Haller qui, joignant le geste à l'insulte, le fouilla, enleva son
+bâton pastoral, lui arracha l'anneau qu'il portait au doigt et le
+jeta dans une chaise de poste qui l'emmena en Toscane, au couvent
+des Augustins de Sienne (25 février 1798). Le grand-duc de Toscane
+n'avait seulement pas été prévenu de l'arrivée de cet hôte illustre,
+mais il s'empressa de donner des ordres pour que la réception fût
+convenable. Le Directoire trouvait que Sienne était trop rapprochée
+de Rome, mais il ne voulait pas prendre sur lui l'odieux d'une
+nouvelle expulsion. Il aurait désiré que le grand-duc de Toscane
+se chargeât lui-même de cette iniquité, et, à diverses reprises,
+nos agents firent entendre <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> au ministre Manfredini qu'on
+verrait avec plaisir le pape quitter Sienne. Manfredini répondit
+avec dignité qu'on n'obéirait qu'à une réquisition formelle du
+Directoire, mais «que l'intérêt du grand-duc répondait que le séjour
+du Pape dans ses États ne donnerait aucun sujet de plainte au
+gouvernement français». Or, le Directoire qui tenait à ménager les
+puissances catholiques, Espagne et Autriche, ne voulait pas donner
+cette réquisition, mais il ne ménagea au gouvernement toscan ni les
+insinuations ni même les menaces. Tantôt il lui faisait parvenir des
+plaintes venues de Rome, tantôt il lui demandait l'internement de
+Pie VI à Livourne ou à Cagliari, tantôt il se plaignait de prétendus
+complots ourdis à Sienne. Le grand-duc, fort embarrassé du rôle
+honteux qu'on voulait lui faire jouer, prit le parti de traîner en
+longueur les négociations. Il finit par proposer à la France de se
+charger directement de la surveillance du prisonnier. Le Directoire
+refusa, non point par délicatesse, mais uniquement parce qu'il ne
+voulait pas dégager le grand-duc d'une responsabilité qu'il se
+réservait d'exploiter contre lui. Telles furent ses exigences et ses
+incessantes réclamations, que le grand-duc ne tarda pas à comprendre
+que lui aussi était condamné. Pour éviter un détrônement brutal, il
+se retira de lui-même après avoir signé non pas une abdication, mais
+un engagement de rester en Autriche jusqu'à la paix générale.</p>
+
+<p>Pie VI n'avait plus de défenseurs. Il fut obligé de prendre le
+chemin de l'exil, et de passer par toutes les stations de la vie
+douloureuse qui le conduisit à Valence où il mourut. «Ces disgrâces,
+disait-il avec une touchante résignation au ministre Manfredini,
+me prouvent que je ne suis pas un indigne vicaire de Jésus-Christ.
+Elles me rappellent les premières années de l'Église qui furent le
+commencement de son triomphe.» Aussi bien ces indignes traitements
+soulevèrent un dégoût général. Ce n'était pas seulement à la majesté
+du souverain, mais plus encore à la dignité du vieillard qu'on
+insultait ainsi, et plus d'un parmi nos soldats rougit de cette
+persécution, qui faisait d'eux comme les complices du bourreau.
+<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> Il est vrai que d'autres préoccupations allaient leur faire
+oublier ces scènes regrettables.</p>
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>La République romaine était fondée: restait à l'organiser et surtout
+à la maintenir. Ce n'était pas une tâche aisée. Les commissaires du
+Directoire, Monge, Daunou, Faypoult et Florent s'y employèrent avec
+beaucoup d'activité. L'ambassadeur de France à Turin, Miot<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Go to footnote 349"><span class="smaller">[349]</span></a>,
+qu'ils avaient visité lors de leur passage dans cette ville, ne leur
+avait pourtant pas caché que, «avec les instruments que nous étions
+obligés d'employer, avec des généraux et des agents corrompus et
+avides de richesse, c'était une chimère que de prétendre régénérer
+une population ignorante et fanatique». Ils l'essayèrent pourtant
+avec une naïveté qui prouve que au moins deux d'entre eux, Monge et
+Daunou, étaient des théoriciens plus habitués à manier les idées que
+les hommes. En effet ils fabriquèrent à l'usage des Romains une bien
+singulière constitution. Il n'y était pas dit un mot du catholicisme
+dans cette capitale du catholicisme, mais, par contre, tous les
+citoyens devaient prêter un serment<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Go to footnote 350"><span class="smaller">[350]</span></a> civique et jurer haine à
+la monarchie. Un Sénat et un Tribunal se partageaient le pouvoir
+législatif et le pouvoir exécutif était confié à cinq Directeurs,
+revêtus du titre pompeux de consuls, ressuscité pour la circonstance.
+Les cinq consuls furent Angelucci, de Matheis, Panazzi, Reppi et
+Visconti. Le territoire de la République était partagé en huit
+<span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> départements<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Go to footnote 351"><span class="smaller">[351]</span></a>, et partout les prêtres réduits à leurs
+fonctions ecclésiastiques; c'est-à-dire que, du jour au lendemain,
+dans cette terre classique de la tradition et du respect invétéré
+des usages, on introduisait toutes les réformes françaises. Il était
+difficile de procéder avec plus de maladresse, et de tenir si peu de
+compte des préjugés et des usages!</p>
+
+<p>Rien que les noms antiques eussent reparu, bien que de glorieux
+souvenirs fussent évoqués, la République n'existait que de nom.
+Il n'y avait qu'une seule autorité, l'autorité militaire, qu'un
+seul régime, celui du sabre, qu'une seule réalité, la nécessité de
+payer. Les Romains s'en aperçurent bientôt. Ils avaient consenti
+volontiers à la cérémonie expiatoire ordonnée en l'honneur de
+Duphot (22 février). Le peuple s'était répandu sous la colonnade de
+Saint-Pierre; il avait contribué à l'érection d'un catafalque sur la
+place de cette église; il avait écouté et même applaudi l'oraison
+funèbre du général prononcée par Gagliulfi. C'était une réparation
+qui s'imposait, et aucune protestation ne s'était élevée, mais la
+déception fut grande quand on apprit que Berthier, aussitôt après
+le départ de Pie VI, et sans consulter les conseils de la nouvelle
+République, avait rendu deux arrêtés portant, le premier l'abolition
+du droit d'asile dans les églises et dans les juridictions des
+ambassadeurs, et le second l'expulsion dans les vingt-quatre heures
+de tous les émigrés, notamment du cardinal Maury et la vente de leurs
+biens. Les cardinaux effrayés essayèrent de conjurer l'orage qui
+s'amassait sur leurs têtes en prêchant l'obéissance. S'autorisant
+d'une encyclique de Pie VI qui avait dit qu'il ne fallait haïr aucun
+gouvernement, et encouragé par cette autorisation tacite, le cardinal
+vicaire, della Sommaglia, fit chanter un <i>Te Deum</i> à Saint-Pierre en
+l'honneur de la nouvelle République, et tous ceux de ses collègues
+qui étaient à Rome assistèrent à la cérémonie: mais ces concessions
+ne désarmèrent pas les Français. Les uns après les autres, tous les
+cardinaux furent brutalement <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> dispersés et même embarqués
+à Civita-Vecchia. Deux d'entre eux, Altieri et Antici, n'obtinrent
+de rester à Rome qu'en renonçant formellement à leur dignité et en
+rentrant dans la vie civile, Bientôt les ecclésiastiques d'origine
+étrangère furent à leur tour expulsés. On supprima comme inutile la
+Propagande, dont on dispersa la précieuse bibliothèque. À peine si
+on respecta ses archives. Les confréries et les congrégations furent
+supprimées (29 juin 1798), leurs biens mis en vente, et les pillages
+commencèrent: ils furent scandaleux.</p>
+
+<p>En effet, c'était moins la haine des prêtres que l'amour de l'argent
+qui semblait animer les nouveaux maîtres de Rome. Ils l'avouent
+ingénument dans leurs dépêches<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Go to footnote 352"><span class="smaller">[352]</span></a> au Directoire: «Quand on pourrait
+se résigner au rétablissement de la Papauté et aux sacrifices de
+tous les patriotes romains qui ont si mal mérité d'elle, il faudra
+examiner encore si l'armée d'Italie pourra remplacer par d'autres
+ressources celles que lui permettent ici l'acquittement successif de
+l'imposition militaire, la vente des biens confisqués au profit de la
+République française et de ceux que la convention avec le Consulat
+nous a réservés.» Dans cette même dépêche et comme pour bien montrer
+que l'unique principe de gouvernement semble avoir été l'exploitation
+à outrance de la nouvelle République, les commissaires ne reculent
+pas devant cet aveu scandaleux<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Go to footnote 353"><span class="smaller">[353]</span></a>: «La révolution à Rome n'a pas
+été assez rendante. L'unique parti à prendre pour en tirer désormais
+un parti plus convenable, c'est de considérer et de traiter les
+finances de l'État romain comme finances de l'armée française.
+Quelque étrange que soit ce langage, nous sommes loin de le reprocher
+à ceux qui le tiennent puisqu'il ne leur est suggéré que par des
+besoins auxquels ils touchent le plus près.»</p>
+
+<p>Tout commentaire serait inutile: aussi bien c'est une triste
+<span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> histoire que celle des réquisitions imaginaires, des
+contributions monstrueuses, des emprunts forcés, des mesures
+arbitraires qu'enregistrent froidement les documents contemporains.
+Le vol est en quelque sorte autorisé par l'arrêté du 6 germinal an
+VI, en vertu duquel l'État romain paiera trente-deux millions en
+valeurs, plus trois en équipement, trois pour les besoins de l'armée
+et des objets d'art pour une somme indéterminée. Le Directoire (art.
+9) «se réserve en toute propriété tous les biens meubles et créances
+appartenant au Pape, à sa famille, à la famille Albani, au cardinal
+Busca, ainsi que les emphythéoses dont ils jouissaient». Il «se
+réserve (art. 21) l'argenterie superflue des églises, et tous les
+biens des établissements supprimés ou confisqués». «Il fera connaître
+(art. 22) sa volonté sur le muséum, les bibliothèques, le cabinet des
+tableaux et sur le sol du pays de Bénévent.»</p>
+
+<p>Que dire des exactions particulières? Les Chigi à eux seuls durent
+payer 300,000 écus. Un simple graveur, Volpato, fut imposé à 12,000
+écus de contribution payables dans les vingt-quatre heures. On
+vendit à vil prix, sans parler de ceux qu'on emporta à Paris, les
+objets d'art appartenant aux cardinaux Albani et Busca. Les musées
+et les bibliothèques furent livrés en proie à des commissaires aussi
+ignorants qu'avides. On enleva des palais pontificaux jusqu'aux
+portes et aux gonds, jusqu'aux ustensiles de cuisine! Rome n'était
+plus qu'un grand marché, où l'on tenait bureau public de vol et de
+dévastation. Sous prétexte de l'arrêté pris par Berthier contre les
+émigrés, ne s'avisa-t-on pas d'inventer de faux émigrés, dont les
+biens étaient aussitôt mis en vente, et qui ne parvenaient à se
+racheter qu'en payant de véritables rançons? On se croyait presque
+revenu à ces temps néfastes où les reîtres et les lansquenets
+de Bourbon étaient les maîtres de Rome et s'en partageaient les
+dépouilles<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Go to footnote 354"><span class="smaller">[354]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> Le plus déplorable était que le mauvais exemple partait
+de haut. Berthier avait été rappelé brusquement et remplacé par
+Masséna. Or, ce dernier, excellent général, était un déplorable
+administrateur. Ardent et impétueux, quand le rôle de modérateur eût
+seul convenu, dissipateur et prodigue, avide de richesses et dépourvu
+de scrupules dans la façon de les acquérir, il était en outre mal
+entouré, par des fournisseurs et des agioteurs qui achetaient sa
+complaisance ou même sa conscience, et se livraient effrontément à
+de honteux tripotages. Le scandale fut tel que les soldats et les
+officiers de l'armée française, qui gardaient encore le sentiment de
+l'honneur, rougirent de ces infamies et envoyèrent une protestation
+à Masséna<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Go to footnote 355"><span class="smaller">[355]</span></a>. Ce dernier se crut bravé et répondit par des paroles
+de rage à cette demande si légitime. Les troupes exaspérées se
+rassemblèrent au Panthéon (27 février 1799), et rédigèrent une
+pétition au Directoire pour réclamer le rappel du général. C'était
+une véritable insurrection, et le bon droit, sinon la légalité, était
+du côté des insurgés. Le lendemain 28, Masséna fit battre la générale
+et ordonna à l'armée de quitter Rome. Les soldats refusèrent d'obéir.
+Aussitôt il se démit de ses fonctions et remit le commandement au
+général Dallemagne<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Go to footnote 356"><span class="smaller">[356]</span></a>.</p>
+
+<p>Même désorganisation dans les administrations locales. Les consuls
+de la nouvelle République non seulement avaient à soutenir les
+intérêts de leurs concitoyens, mais encore à se débattre contre
+les prétentions opposées des commissaires du <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> Directoire,
+du général commandant l'armée d'occupation, et même de l'autorité
+militaire siégeant à Milan. De là des tiraillements continuels, des
+démissions ou des destitutions et une série de véritables coups
+d'État. Angelucci, Reppi, Matheis, Visconti, Panazzi, Pierelli,
+Calisti, Zaccaleoni, Brissi, Rey, se remplacent à peine installés et
+méritent, il faut le reconnaître, cette sévère appréciation de l'un
+de ceux qui avaient contribué à les renverser: «Il est difficile
+de trouver dans l'histoire un genre de gouvernants plus avilis ...
+La corruption, la vénalité, les passions haineuses et vindicatives
+animaient toutes les délibérations. Des séances entières se
+passaient en vives discussions pour faire placer un parent, un ami,
+un partisan, un homme qui avait payé à deniers comptants le poste
+qu'il occupait. La chose publique ne les occupait presque jamais.
+On savait à Rome qu'il y avait des consuls, mais on l'ignorait
+dans les départements ou on feignait impunément de l'ignorer. Les
+administrations soit centrales, soit municipales, formaient des
+corps à part, s'isolaient, gouvernaient suivant les règles de leurs
+caprices et de leurs intérêts privés et détournaient à leur propre
+usage jusqu'au produit des contributions publiques<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Go to footnote 357"><span class="smaller">[357]</span></a>.»</p>
+
+<p>Les ennemis de la France et de la République profitèrent de cette
+déplorable situation pour tenter une réaction. Les Transtévérins
+s'étaient toujours signalés par leurs haines antifrançaises. Dès
+le mois de mars 1798<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Go to footnote 358"><span class="smaller">[358]</span></a> ils s'étaient soulevés, mais avaient été
+facilement réprimés. Le jour même où Masséna sortit de Rome (mars
+1799), ils coururent encore aux armes, mais le sentiment de la
+discipline n'était pas encore éteint, et les patriotes romains,
+bien que désillusionnés d'une liberté si coûteuse, la préféraient
+encore à l'ancien régime. Ils se joignirent à nos soldats qui prirent
+leur poste de combat, et l'ordre fut bientôt rétabli. Vingt-quatre
+révoltés furent fusillés <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> et plusieurs cardinaux emprisonnés,
+parmi eux Doria Pamphili, le secret instigateur de l'émeute.</p>
+
+<p>De Rome, le soulèvement s'étendit aux provinces. En avril 1799, un
+premier soulèvement avait eu lieu. L'Ombrie s'était soulevée sous
+la direction d'un certain Bernardini. La garnison française de
+Cita di Castello avait été massacrée, et celle d'Urbin assiégée;
+mais les insurgés, qui ne pouvaient plus compter sur les soldats
+pontificaux qu'on venait de licencier, avaient été battus et dès le
+mois de mai tout était rentré dans l'ordre. Le mouvement paraissait
+plus sérieux en mars 1799, surtout dans les départements de Cimino
+et du Trasimène. À Castel Gandolfo, à Rocca di Papa, à Ascoli, à
+Imola et dans toute l'Ombrie, les paysans se déclarèrent en faveur
+de la Papauté, et, ce qui compliquait la situation, c'est que le
+commandant en chef de l'armée d'Italie réclamait à ce moment même les
+soldats du corps d'occupation de Rome. Les commissaires du Directoire
+s'opposèrent à leur départ, car, ainsi qu'ils l'écrivaient<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Go to footnote 359"><span class="smaller">[359]</span></a>, «on
+ne pourrait garder que Rome et Ancône, Civita-Vecchia et plusieurs
+positions importantes seraient vite occupées par les rebelles; les
+campagnes cesseraient de payer les contributions et la République
+serait renversée». Nos soldats restèrent donc, et, sans grande peine,
+dispersèrent les uns après les autres tous les rassemblements armés.
+Cette nouvelle tentative avait donc avorté.</p>
+
+<p>Dès lors un ordre relatif s'établit. Dallemagne, le successeur
+de Masséna, fit condamner à mort et fusiller comme voleur un
+certain Charrier, qui s'était signalé par ses pillages éhontés.
+D'autres Français, convaincus de vol, furent condamnés à des peines
+afflictives. La discipline se rétablit et les Romains ne furent plus
+traités en peuple conquis. Dallemagne, qui avait été un des chefs
+de la sédition militaire contre Masséna, ne pouvait rester le chef
+de l'armée de Rome. On lui donna comme successeur d'abord Gouvion
+Saint-Cyr, puis Championnet. Les fournisseurs furent surveillés avec
+soin, les <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> agents civils durent se renfermer dans la limite
+de leurs attributions, en un mot la République Romaine semblait
+entrer dans la période d'organisation qui seule peut donner de la
+stabilité à un gouvernement. Mais il était déjà trop tard! La seconde
+coalition se formait contre la France, et la République Romaine
+allait être détruite la première par nos ennemis.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> CHAPITRE V<br>
+<span class="smaller">LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE</span></h2>
+
+<p class="resume">
+ Les Bourbons de Naples. &mdash; Lazzaroni et bourgeois. &mdash; Essais
+ de coalition contre la France. &mdash; Insulte à Mackau. &mdash; La
+ Touche-Tréville dans le golfe de Naples. &mdash; Déclaration
+ de guerre à la France. &mdash; La reine Marie-Caroline et sa
+ haine de la France. &mdash; Armistice accordé par Bonaparte à
+ Pignatelli. &mdash; Ménagements stratégiques de Bonaparte. &mdash; Nouveaux
+ préparatifs de guerre et paix de Campo-Formio. &mdash; Assistance
+ prêtée aux Anglais. &mdash; Nouvelle déclaration de guerre à la
+ France. &mdash; Mack envahit le territoire romain. &mdash; Entrée du roi
+ Ferdinand à Rome. &mdash; Championnet et les Français reprennent
+ l'offensive. &mdash; Marche contre Naples. &mdash; Fuite de la famille
+ royale. &mdash; Entrée des Français à Naples et proclamation de la
+ République parthénopéenne. &mdash; Retraite de Macdonald. &mdash; Révolte des
+ Abruzzes et de la Calabre. &mdash; Ruffo et les Sanfédistes. &mdash; Siège
+ de Naples. &mdash; Capitulation de Naples. &mdash; Nelson viole la
+ capitulation. &mdash; Les massacres et les exécutions juridiques. &mdash; Fin
+ de la République parthénopéenne.</p>
+
+<p>De tous les États italiens, le royaume de Naples<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Go to footnote 360"><span class="smaller">[360]</span></a> fut celui
+qui accueillit avec le plus de crainte et de défiance la nouvelle
+des prodigieux événements dont la France était alors le théâtre,
+Ferdinand IV de Bourbon régnait depuis 1759. Comme il n'avait que
+huit ans quand il monta sur le trône, on l'avait confié aux soins
+d'un conseil de régence. Son gouverneur, San <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> Nicandro,
+l'avait laissé grandir dans une ignorance presque complète et
+ne s'était attaché qu'à développer en lui le goût des exercices
+corporels. Au lieu de le préparer au maniement des affaires, il
+lui avait appris à jouer à la paume, à chasser ou à pêcher. Aussi
+le jeune roi était-il parfaitement incapable de gouverner, et de
+bonne heure il abandonna le pouvoir à sa femme, Marie-Caroline
+de Habsbourg-Lorraine. Cette princesse au contraire était fort
+intelligente et très instruite. Fille de Marie-Thérèse, s&oelig;ur des
+empereurs Joseph II et Léopold II et de notre Marie-Antoinette,
+belle, active, énergique, si la destinée l'avait appelée sur un autre
+trône, elle aurait peut-être joué un grand rôle dans l'histoire.
+Par malheur elle fut mal conseillée par deux étrangers qui
+l'entraînèrent, elle et son mari, à de déplorables aventures et les
+jetèrent sans merci, aux implacables sévérités de l'histoire.</p>
+
+<p>Depuis 1799 vivait à Naples un aventurier irlandais, Acton, qui
+s'était emparé de l'esprit de la reine, et, par sa faveur, avait
+obtenu successivement trois ministères, marine, guerre, affaires
+étrangères. Au lieu de se dévouer à son pays d'adoption, Acton ne
+travailla jamais que dans les intérêts de sa patrie d'origine,
+et fut toute sa vie l'instrument servile du cabinet anglais. Or
+l'ambassadeur d'Angleterre à Naples se nommait William Hamilton.
+C'était le frère de lait de Georges III. Courtisan assidu, compagnon
+de chasse du roi, <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> coureur en sa compagnie de galantes
+aventures, il avait exploité cette amitié en pillant les trésors
+archéologiques de Pompéï. Accrédité à Naples depuis de longues
+années, il vivait dans l'intimité de la famille royale, mais sans
+se priver d'exercer à ses dépens sa verve caustique. Très libre
+dans ses propos, ne croyant à rien qu'à ses plaisirs, tout à fait
+revenu des illusions de ce monde et disposé à traiter de bagatelles
+les vertus domestiques, c'était un épicurien ou plutôt un cynique
+Anglais, de la pire espèce des railleurs, car la plaisanterie sied
+mal à ses compatriotes. Il avait montré par un éclatant exemple
+combien il pratiquait lui-même en matière de morale la plus large
+des tolérances, car il avait épousé une aventurière anglaise, Emma
+Harte, une des femmes les plus séduisantes de son temps, mais dont
+la jeunesse s'était écoulée dans les tripots de Londres. Présentée
+à la cour, lady Hamilton y fit briller les grâces de son esprit et
+les merveilleuses ressources de son imagination. Malgré la honte de
+sa vie passée, elle plut à tout le monde, surtout à Marie-Caroline
+qui, ressentant pour sa nouvelle amie tous les emportements d'une
+passion antique, la traita en favorite et se mit complètement à sa
+merci. Acton et lady Hamilton dominaient donc la reine et, par son
+intermédiaire, étaient les véritables maîtres du royaume de Naples.</p>
+
+<p>Les Napolitains paraissaient résignés à cette triste domination. Il
+est vrai que les lazzaroni, qui constituaient la masse du peuple,
+s'occupaient peu de politique. Dans ce merveilleux pays où l'on n'a
+pour ainsi dire que la peine de vivre, les lazzaroni goûtaient avec
+volupté les charmes de la paresse. À peine avaient-ils gagné de quoi
+satisfaire leurs besoins matériels qu'ils s'étendaient au soleil
+et dormaient paisiblement. Fanatiques, passionnés, susceptibles
+d'un élan furieux, d'un crime même, sauf à retomber ensuite dans
+leur apathique indifférence, ils justifiaient la fameuse théorie de
+Montesquieu sur l'influence des climats. Ce n'était pas précisément
+l'intelligence qui leur manquait, mais le souci de leur dignité.
+Aussi bien, ils n'avaient pas conscience de leur dégradation
+<span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> morale, car on les retenait dans une ignorance systématique.</p>
+
+<p>La bourgeoisie napolitaine, au contraire, était fort éclairée.
+Quelques-uns des rois qui s'étaient succédé à Naples, au XVIII<sup>e</sup>
+siècle, avaient pris à tâche de relever le niveau de l'instruction
+chez leurs sujets, et ils y avaient en partie réussi; mais, en même
+temps que l'instruction, avait grandi le besoin des réformes. Les
+bourgeois non seulement gémissaient sur l'ignorance des lazzaroni,
+mais encore commençaient à réclamer des changements politiques et
+sociaux. La majeure partie des nobles se ralliaient à eux. Les grands
+seigneurs napolitains et siciliens, en effet, dans leurs voyages à
+travers l'Europe ou par leurs relations, avaient appris à connaître
+et à apprécier le salutaire effet des améliorations modernes, et en
+demandaient l'application dans leur pays. Un parti libéral existait
+donc à Naples. Il avait pour chef Domenico Cirillo, un des médecins
+les plus estimés de l'Europe, Gabriel Manthone, Massa, Bassetti,
+Ettore Caraffa et Schipani, presque tous officiers ou ingénieurs.
+Le prince de Santa Severina et l'amiral Caracciolo étaient, parmi
+les nobles, ceux que leurs opinions rattachaient à ce parti. La
+cour détestait les libéraux, et attisait contre eux les haines mal
+raisonnées de la populace. On aurait dit qu'elle pressentait en eux
+de futurs adversaires; mais elle se contentait de les surveiller et
+ne les persécutait pas.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites éclata la Révolution française. Bourgeois et
+nobles la saluèrent comme l'aurore des temps nouveaux. La cour,
+effrayée par la subite explosion de ces sentiments et de ces besoins
+inassouvis, se prépara tout aussitôt à la lutte. D'ailleurs, le roi
+n'aimait pas la France par instinct monarchique. Il appartenait à la
+famille de Bourbon, et, par tradition autant que par tempérament,
+répudiait toute concession aux idées modernes. Marie-Caroline était
+la s&oelig;ur de Marie-Antoinette et le sort de cette infortunée
+princesse portait à son paroxysme la haine qu'elle avait vouée à
+notre pays. Quant à Acton et à lady Hamilton, grassement payés par
+l'Angleterre, qui avait tout intérêt à diminuer notre <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span>
+influence en Italie, ils entretenaient la famille royale dans une
+excitation furibonde. Du concours de ces haines allait se former
+contre la France une étroite alliance, et se préparer des événements
+féconds en péripéties tragiques.</p>
+
+<p>Le roi et la reine de Naples par leur naissance, par leur éducation,
+par leurs alliances de famille ne pouvaient éprouver pour la
+Révolution française que des sentiments de répulsion. Alors que
+leur beau-frère Louis XVI régnait encore en France comme souverain
+constitutionnel, dès 1791, ils avaient essayé d'organiser en Italie
+une coalition contre la France. Le roi de Sardaigne ne demandait
+pas mieux que d'accepter cette proposition, mais le pape Pie VI
+n'était pas d'humeur à tenter la fortune des armes. Le grand-duc de
+Toscane refusait de sortir de la neutralité. Gênes trouvait à cette
+neutralité trop d'avantages pour ne pas décliner toute proposition de
+guerre contre la France. Venise ne voulait que le repos. L'Autriche
+enfin désapprouvait la centralisation des forces italiennes.
+Ferdinand IV et Marie-Caroline furent donc forcés de remettre à des
+temps meilleurs leurs projets de vengeance, mais ils se préparèrent
+à des événements qu'ils appelaient de tous leurs v&oelig;ux, et, dès ce
+moment, commencèrent leurs armements pour la prochaine guerre.</p>
+
+<p>L'armée napolitaine ne comptait en 1791 que 24,000 hommes d'effectif,
+moitié mercenaires, moitié Napolitains. Une longue paix et la
+pauvreté du trésor avaient fait négliger toutes les institutions qui
+tiennent à la guerre. Arsenaux mal approvisionnés, forteresses en
+ruines, traditions, souvenirs, m&oelig;urs militaires, tout était perdu,
+tout était à refaire. Acton, ministre tout-puissant, mais étranger
+par ses origines et par ses affections aux peuples qu'il gouvernait,
+entreprit la lourde tâche de réorganiser cette armée. Des Suisses et
+des Dalmates furent enrôlés, et des soldats recrutés partout. Trois
+étrangers de haute naissance, les princes de Hesse-Philipstadt,
+de Saxe et de Wurtemberg prirent du service sous les drapeaux
+napolitains. On se mit à fondre des canons, à fabriquer des
+voitures, des armes, des munitions, en un mot, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> on se prépara
+avec une grande activité à de prochaines hostilités.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, la royauté française était entraînée vers l'abîme.
+Insulté aux Tuileries dans la journée du 20 juin 1792, chassé de son
+palais le 10 août, Louis XVI se réfugiait au sein de l'Assemblée
+législative, qui prononçait sa déchéance et l'envoyait au Temple.
+La cour napolitaine accueillit ces nouvelles avec stupeur et
+indignation, mais sa colère fut impuissante, car l'armée n'était pas
+encore en état de prendre la campagne, et d'ailleurs la Convention
+nationale, qui venait de succéder à l'Assemblée législative, venait,
+par la conquête de la Savoie et de Nice, de frapper un coup qui
+retentit profondément dans l'Europe entière. Les mots de patrie
+et de liberté n'avaient pas été prononcés impunément. Les esprits
+s'agitaient. À Naples et à Palerme tous les mécontents, et ils
+étaient nombreux, tournaient du côté de la France leurs v&oelig;ux et
+leurs espérances. Se jeter dans les hasards d'une guerre étrangère,
+alors que la guerre civile menaçait, eût été de la démence. Ferdinand
+et Marie-Caroline résolurent, pour la seconde fois, d'attendre
+une occasion, et, pour mieux assurer leurs desseins ultérieurs,
+ils comprimèrent par la terreur tous ceux de leurs sujets qu'ils
+soupçonnaient d'applaudir aux réformes révolutionnaires.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites on apprit à Naples le procès, et bientôt
+l'exécution de Louis XVI. Le roi et la reine furent consternés.
+Voici un billet que Marie-Caroline adressait à ce propos à son amie
+l'ambassadrice d'Angleterre (7 février 1793)<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Go to footnote 361"><span class="smaller">[361]</span></a>: «J'ay été bien
+touchée de l'intérêt que vous prenez à l'exécrable catastrofe dont
+ce sont souillé les infâmes français. Je vous envoie le portrait de
+cet innocent enfant<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Go to footnote 362"><span class="smaller">[362]</span></a> qui implore vengeance, secours, ou, s'il est
+aussi immolé, ces cendres unis à ceux de ces infortunés parens crient
+avant l'Éternel une éclatante vengeance. Je compte le plus sur
+votre généreuse nation <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> pour remplir cet objet et pardonez
+à mon c&oelig;ur déchiré ses sentimens. Votre attachée amie.» La cour
+napolitaine semblait donc décidée à entrer en campagne. Toutes les
+réjouissances du carnaval, publiques ou privées, furent interdites,
+et le roi, accompagné de toute sa maison civile et militaire, se
+rendit en grand cérémonial à la cathédrale pour y pleurer et prier
+sur la royale victime. Un envoyé de la République française, Mackau,
+ayant demandé une audience, Ferdinand la lui refusa brutalement. Il
+adressait en même temps aux souverains italiens, et spécialement
+au roi de Sardaigne et à Venise, une nouvelle proposition de
+confédération. Tout donc semblait décidé, et la guerre allait être
+déclarée, mais, par un singulier revirement, et, pour la troisième
+fois, la cour napolitaine fut encore réduite à l'impuissance.</p>
+
+<p>À la nouvelle du refus d'audience infligé à Mackau, refus qui
+impliquait la non-reconnaissance de la République française, la
+Convention avait ordonné à l'amiral Latouche-Tréville de se rendre
+tout de suite à Naples avec la flotte de Toulon, et d'arracher, de
+gré ou de force, le consentement du roi. Latouche-Tréville, avant
+que les anciennes batteries du rivage fussent réparées, et que
+de nouvelles fussent établies, parut devant Naples avec quatorze
+vaisseaux de guerre qu'il embossa devant la ville, tout prêt à ouvrir
+le feu si on ne lui accordait pas satisfaction. Le roi convoqua son
+conseil, et, bien que les moyens de résistance fussent supérieurs
+à ceux de l'attaque, le conseil décida qu'on reconnaîtrait la
+République française, et qu'on accréditerait un ambassadeur à Paris.
+Aussitôt Latouche-Tréville mit à la voile pour sortir du port, mais,
+peu de temps après, ayant essuyé une tempête, il reparut dans le
+golfe et demanda l'autorisation de réparer ses vaisseaux endommagés
+et de renouveler ses provisions. Ferdinand aurait bien voulu, mais il
+ne pouvait refuser. Aussitôt un grand nombre de jeunes Napolitains,
+enthousiastes des nouvelles doctrines, entrèrent en relations avec
+les officiers de la flotte française, et, comme la République
+cherchait alors à pousser les peuples vers la liberté, <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span>
+pour les associer à ses dangers, Latouche-Tréville enflamma ces
+jeunes têtes, et leur conseilla de s'organiser en sociétés secrètes.
+Les choses allèrent même si loin que, dans un repas, les convives
+attachèrent à leurs boutonnières un petit bonnet rouge, symbole
+du jacobinisme. La cour n'ignorait aucune de ces démarches, mais
+elle ajournait le châtiment pour attendre le départ de ces hôtes
+importuns. Elle affectait même un grand empressement et fournissait
+des ouvriers, des matériaux et jusqu'à des vivres.</p>
+
+<p>La flotte française partit enfin: aussitôt commença la réaction. Les
+partisans de la France furent jetés en prison, et une junte d'État
+fut instituée pour punir les crimes de lèse-majesté, c'est-à-dire
+de sentiments favorables à notre pays. Malgré sa haine, la cour
+napolitaine hésitait pourtant à se prononcer, car elle craignait
+une nouvelle apparition de la flotte française dans les eaux de
+Naples. L'Angleterre arriva fort à propos pour la tirer d'embarras,
+et lui permettre de réaliser ses projets de vengeance. Les escadres
+anglaises venaient, en effet, d'entrer dans la Méditerranée, et,
+comme elles étaient bien supérieures aux nôtres, peu à peu elles
+refoulèrent tous nos vaisseaux sur la côte et délivrèrent la cour
+napolitaine de la crainte d'une autre intervention française.
+Aussitôt Ferdinand et Marie-Caroline lèvent le masque. Ils publient
+un traité secret récemment conclu avec l'Angleterre et envoient douze
+navires et six mille hommes rejoindre la flotte de l'amiral Hood.</p>
+
+<p>Cette flotte anglo-napolitaine eut bientôt l'occasion de se signaler.
+Le 24 août 1793, Toulon avec son arsenal, ses vaisseaux et ses
+imposantes fortifications était livré aux ennemis de la France.
+Aussitôt, les troupes napolitaines, commandées par le maréchal
+Fortiguerri et par les généraux de Gambs et Pignatelli, se jetaient
+dans la place. Ils la défendirent de concert avec les Anglais et les
+Espagnols. Nous n'avons pas à raconter ici le siège de Toulon. Il
+nous suffira de rappeler que les Napolitains, jusqu'au dernier jour,
+résistèrent aux troupes républicaines. Lorsqu'ils furent obligés,
+avec les <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> autres alliés, d'évacuer précipitamment la ville,
+ils laissèrent entre nos mains 600 d'entre eux, avec une énorme
+quantité de munitions et d'approvisionnements. Cette expédition,
+sur laquelle la cour de Naples avait fondé de grandes espérances,
+échoua donc misérablement; mais le roi et surtout la reine
+haïssaient tellement la France que, malgré cet insuccès éclatant,
+ils persévérèrent dans leur résolution de continuer la guerre.
+Souverains absolus, ils ne pouvaient que détester un régime qui était
+la négation de leur propre autorité; catholiques par conviction, ils
+avaient en quelque sorte horreur d'un gouvernement qui persécutait
+le catholicisme; princes de la maison de Bourbon, ils redoutaient
+pour eux-mêmes la destinée de Louis XVI, et, comme ils confondaient
+volontiers leurs intérêts dynastiques avec les intérêts de la nation,
+ils croyaient sincèrement accomplir leur devoir, en se prononçant
+avec énergie contre la France. Leur premier ministre, Acton, créature
+de l'Angleterre, entretenait cette ardeur et lady Hamilton, la femme
+de l'ambassadeur anglais, exploitait l'amitié ou plutôt la passion
+qu'elle avait inspirée à la reine en l'excitant contre la France. La
+flotte napolitaine continua donc à assister la flotte anglaise dans
+la Méditerranée, et une division de cavalerie napolitaine fut envoyée
+dans l'Italie du Nord, où elle combattit, non sans honneur, dans les
+rangs de l'armée austro-piémontaise.</p>
+
+<p>La reine Marie-Caroline poussait même si loin cette haine contre la
+France qu'elle n'hésita pas, dans l'espoir de nous nuire, à commettre
+des indiscrétions qui ressemblent à des actes de trahison. En 1795,
+en effet, l'Espagne, qui n'avait essuyé que des défaites dans la
+guerre qu'elle soutenait contre la France, songeait à se retirer
+de la coalition. Galatone, ambassadeur de Naples à Madrid, informa
+son gouvernement des négociations entamées, et ses informations
+étaient d'autant plus précises que la famille royale d'Espagne ne
+se défiait aucunement de la famille royale napolitaine à laquelle
+l'attachaient tant d'intérêts communs. Or, l'Angleterre tenait à
+ne rien ignorer de ce qui se passait à Madrid. Marie-Caroline,
+<span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> sans le moindre scrupule et uniquement pour être agréable à
+son amie Emma, lui communiqua tous les renseignements qu'elle avait
+à sa disposition<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Go to footnote 363"><span class="smaller">[363]</span></a>. «On déchifre le chifre, lui écrivait-elle
+au commencement de 1795; si je sais quelque chose de plus, vous le
+saurez.» Le 28 avril elle lui adressait le billet suivant<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Go to footnote 364"><span class="smaller">[364]</span></a>:
+«Je vous envoie un chifre venu d'Espagne, de Galatone, qu'avant
+vingt-quatre heures vous me devez rendre afin que le roi la retrouve.
+Il y a des choses très intéressantes pour le gouvernement anglais et
+que j'aime à leur communiquer, et montrer mon attachement pour eux et
+ma confiance au digne chevalier, auquel je prie seulement de ne pas
+me compromettre.» Le digne chevalier, il s'agissait de l'ambassadeur
+Hamilton, ne compromit pas en effet la reine, puisqu'on n'a connu
+cette trahison que par la publication tardive de la correspondance
+échangée entre Marie-Caroline et Emma; mais l'Angleterre profita de
+l'indiscrétion, car elle bombarda Cadix, et, se jetant sur la flotte
+espagnole sans méfiance, la détruisit au combat de Saint-Vincent.</p>
+
+<p>Si donc la haine de la France aveuglait Marie-Caroline au point de
+lui faire commettre une véritable trahison contre un souverain, un
+allié, un proche parent, comment la République française aurait-elle
+été traitée par cette implacable ennemie, si elle avait trouvé le
+moyen d'assouvir sa haine! Par bonheur pour la France, Marie-Caroline
+avait trop d'intelligence pour ne pas comprendre les dangers d'une
+intervention plus active, et, de son côté, Ferdinand était trop
+indolent pour s'occuper d'une affaire qui l'aurait détourné de ses
+occupations favorites, la chasse ou la pêche. Ce fut donc surtout
+contre leurs propres sujets suspects de libéralisme ou tout au
+moins d'indulgence vis-à-vis des principes nouveaux que le roi et
+la reine de Naples tournèrent leur colère; et, de 1793 à 1796, bien
+que comptant parmi les souverains coalisés contre la France, ils ne
+prirent qu'une part indirecte aux hostilités.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> À partir de 1796, lorsque Bonaparte descendit en Italie et
+remporta la série des victoires qui devaient aboutir au traité de
+Campo-Formio, à cette indifférence succéda une terreur véritable. Le
+Directoire n'avait nullement caché son intention de punir tous les
+souverains italiens, dont il croyait avoir à se plaindre. Le roi de
+Naples était un des plus menacés. Il savait que l'invasion de ses
+États serait en quelque sorte le complément de la conquête française.
+Il put même craindre un moment que Bonaparte, abandonnant l'Autriche,
+ne se détournât contre l'Italie péninsulaire. Telle était en effet
+l'intention du Directoire: mais on sait comment le général en chef de
+l'armée française, n'écoutant que ses propres inspirations, et guidé
+d'ailleurs par le bon sens et l'instinct de la grande stratégie,
+refusa d'occuper Rome et Naples, avant d'avoir définitivement expulsé
+les Autrichiens de l'Italie septentrionale. Naples fut donc menacée
+par le général vainqueur, mais jamais inquiétée sérieusement. Ce
+n'était néanmoins que partie remise, et le roi Ferdinand savait très
+bien qu'il était acculé à une double difficulté: ou bien s'engager à
+fond dans la lutte, ou bien traiter avec la République. Il préféra
+traiter.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas sans de nombreuses défaillances qu'il se résolut à
+prendre cette prudente détermination. Il y avait à Naples deux
+partis, celui de la guerre à la tête duquel se trouvait la reine,
+excitée par son entourage, et celui de la paix, qui n'avait pas de
+chef, mais dont le roi était le principal soutien. Ces deux partis
+l'emportaient tour à tour, selon que Bonaparte était victorieux ou
+que ses succès semblaient compromis. Rien de plus curieux et souvent
+de plus amusant à suivre que les négociations entamées alors par
+la cour napolitaine. C'est une série de retours offensifs ou de
+prudentes retraites, de rodomontades ou de palinodies qui dénotent
+d'un côté la haine furieuse que portaient à la France les Bourbons
+de Naples, et d'autre part la terreur que leur inspiraient nos armes
+victorieuses. On ne demanderait qu'à entrer en campagne, mais aussi
+comment s'exposer bénévolement à <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> un désastre? Mieux vaut
+attendre une occasion! Or, cette occasion ne se présente jamais,
+et, comme on s'est compromis soit par des démarches inconsidérées,
+soit par des démonstrations intempestives, il faut bien faire amende
+honorable et tâcher d'adoucir un vainqueur sans combats. Telle est la
+pitoyable comédie, en plusieurs épisodes, que vont jouer ces acteurs
+royaux, jusqu'au jour où se croyant les maîtres de la situation, ils
+se décideront à lever le masque et joueront le tout pour le tout.</p>
+
+<p>Ferdinand, dans le printemps de 1796, semblait d'abord tout disposé
+à entrer en campagne. Il avait déjà prêté sa cavalerie à Beaulieu,
+et même ces cavaliers s'étaient à diverses reprises distingués,
+notamment à Valenza<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Go to footnote 365"><span class="smaller">[365]</span></a>, à Fombio et à Borghetto. Aussi crut-il
+devoir au nom qu'il portait et au rang qu'il occupait de faire de
+nouveaux efforts. Il envoya donc 30,000 hommes prendre position sur
+la frontière pontificale, ordonna une levée en masse, et adressa
+aux évêques du royaume des circulaires pressantes pour les conjurer
+d'user de leur influence, afin d'exciter leurs ouailles à défendre
+le sol national. Pris d'un beau zèle, le roi entra même en campagne
+et visita les camps de Sangro, San-Germano, Sora et Gaëte. Il fut
+reçu par les soldats avec empressement: mais cette ardeur s'évanouit
+bien vite, quand il apprit que Beaulieu était refoulé dans le Tyrol,
+que les ducs de Parme, de Modène et de Toscane étaient réduits à
+l'impuissance, que le Pape, malgré sa bonne volonté, ne pouvait
+couvrir sa frontière, et que, les unes après les autres, toutes les
+villes de la Romagne ouvraient leurs portes aux Français. Le roi
+craignit que l'orage qui s'approchait n'éclatât sur ses États. Il se
+décida non pas précisément à la paix, mais à un armistice, et chargea
+son ministre Belmonte-Pignatelli de négocier cet armistice.</p>
+
+<p>Bonaparte, malgré les instructions formelles du Directoire, était
+parfaitement décidé à ne pas renouveler les fautes stratégiques
+<span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> des souverains ou des généraux français qui l'avaient
+précédé en Italie. Il ne voulait pas s'enfoncer dans la péninsule,
+alors que les Autrichiens tenaient encore Mantoue, et pouvaient d'un
+instant à l'autre, soit par le Tyrol, soit par la Vénétie, déboucher
+sur ses derrières. Ainsi qu'il l'écrivait<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Go to footnote 366"><span class="smaller">[366]</span></a> avec un grand bon
+sens au Directoire: «Eussions-nous 20,000 hommes, il ne nous
+conviendrait pas de faire vingt-cinq jours de marche, dès le mois
+de juillet et d'août, pour chercher la maladie et la mort. Pendant
+ce temps, Beaulieu repose son armée dans le Tyrol, la recrute,
+la renforce des secours qui lui arrivent tous les jours, et nous
+reprend dans l'automne ce que nous lui avons pris dans le printemps.»
+Aussi accueillit-il avec empressement les propositions de la cour
+napolitaine, qui lui furent présentées par Miot<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Go to footnote 367"><span class="smaller">[367]</span></a>. En deux heures
+tout fut arrangé<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Go to footnote 368"><span class="smaller">[368]</span></a>. Les hostilités cessaient immédiatement. Les
+cavaliers napolitains, qui servaient dans l'armée impériale, s'en
+séparaient pour se rendre dans des cantonnements spéciaux, à Brescia,
+Bergame et Côme. La suspension d'hostilité était étendue à la flotte.
+Enfin, le passage était laissé libre pour les courriers français ou
+napolitains. Aucune indemnité n'était exigée.</p>
+
+<p>Ces conditions étaient honorables. Elles étaient relativement douces;
+mais Bonaparte ne cherchait alors qu'à diminuer le nombre de ses
+ennemis. Il ne redoutait certes pas une diversion napolitaine, mais
+il voulait avoir toutes ses forces disponibles pour lutter avec plus
+d'avantages contre l'Autriche. D'ailleurs, comme il l'écrivait<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Go to footnote 369"><span class="smaller">[369]</span></a>
+au Directoire en lui notifiant les conditions de l'armistice: «Si
+vous faites la paix avec Naples, la suspension aura été utile, en ce
+qu'elle aura affaibli de suite l'armée allemande. Si au contraire,
+vous ne faites pas la paix avec Naples, la suspension <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span>
+aura encore été utile, en ce qu'elle nous mettra à même de prendre
+prisonniers les 2,400 hommes de cavalerie napolitaine, et que le
+roi de Naples aura fait un pas qui n'aura pas plu à la coalition.»
+Bonaparte avait donc eu raison de mépriser les fanfaronnades de ce
+souverain, et de se montrer modéré à son égard. Le roi de Naples
+aurait pu devenir dangereux. Il était désormais compromis aux yeux de
+ses anciens alliés et réduit à l'impuissance.</p>
+
+<p>Il avait été convenu que l'armistice serait bientôt converti en
+paix définitive. Le prince Belmonte-Pignatelli avait été désigné
+comme plénipotentiaire pour négocier cette paix; mais soit manque
+d'empressement de sa part, soit plutôt duplicité du côté de la cour
+napolitaine, il restait toujours en Italie. Bonaparte lui avait
+pourtant écrit à deux<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Go to footnote 370"><span class="smaller">[370]</span></a> reprises pour le prier de hâter son
+départ. Le prince promettait toujours<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Go to footnote 371"><span class="smaller">[371]</span></a> de se mettre en route,
+mais ne bougeait pas. Son maître, en effet, croyait inutile de
+dissimuler plus longtemps, et, comme Wurmser s'apprêtait alors à
+entrer en Italie avec une armée de renfort, il s'imaginait de très
+bonne foi, comme d'ailleurs tous les autres princes italiens, que
+Bonaparte ne pourrait lui résister; aussi s'apprêtait-il à profiter
+des circonstances, et c'est pour ce motif qu'il suspendait le départ
+de son plénipotentiaire.</p>
+
+<p>Bonaparte connaissait assez les hommes pour ne conserver aucune
+illusion sur les sentiments du roi de Naples. Heureusement pour
+lui Ferdinand n'était pas en mesure d'entrer en campagne. Il
+se contenta de mettre en mouvement une petite armée de 24,000
+hommes, qui, suivant les circonstances, se joindraient à Wurmser
+ou marcheraient contre Livourne. Ils ne dépassèrent même pas les
+frontières du royaume, car Bonaparte remporta les victoires de
+Lonato et de Castiglione; <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> Wurmser fut refoulé dans le Tyrol,
+et les espérances des princes italiens se trouvèrent réduites à
+néant. Bonaparte n'en avait pas moins eu à redouter un instant la
+division napolitaine, et il nourrissait un véritable ressentiment
+contre le souverain versatile qui lui avait pour un moment inspiré
+des inquiétudes. À deux reprises, il demanda<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Go to footnote 372"><span class="smaller">[372]</span></a> au Directoire
+l'autorisation de traiter en prisonniers de guerre les cavaliers
+napolitains, et se montra disposé à punir le roi de son intervention,
+bien qu'elle n'eût pas été active. «Cette cour, écrivait-il, est
+perfide et bête. Je crois que, si M. Pignatelli n'est pas encore
+arrivé à Paris, il convient de séquestrer les 2,000 hommes de
+cavalerie que nous avons en dépôt, arrêter toutes les marchandises
+qui sont à Livourne, faire un manifeste bien frappé, pour faire
+sentir la mauvaise foi de la cour de Naples, principalement d'Acton.
+Dès l'instant qu'elle sera menacée, elle sera humble et soumise. Les
+Anglais ont fait croire au roi de Naples qu'il était quelque chose.
+J'ai écrit à M. d'Azara, à Rome. Je lui ai dit que, si la cour de
+Naples, au mépris de l'armistice, cherche encore à se mettre sur les
+rangs, je prends l'engagement à la face de l'Europe de marcher contre
+ses prétendus 70,000 hommes avec 6,000 grenadiers, 4,000 hommes de
+cavalerie et 50 pièces d'artillerie légère.»</p>
+
+<p>Certes, Bonaparte était homme à ne pas se contenter de menaces en
+l'air, et, plus que personne, il était en mesure de renouveler les
+exploits de Charles VIII et de s'emparer de Naples avec une poignée
+de Français; mais il ne se serait engagé que très à contre-c&oelig;ur
+dans cette entreprise, car il comprenait que la partie suprême
+n'était pas encore gagnée dans la Haute-Italie. Après Beaulieu, après
+Wurmser, l'inépuisable Autriche s'apprêtait à lancer contre lui une
+nouvelle armée et un nouveau général, Allwintzy. Malgré son désir
+de punir le roi de Naples de ses mensonges et de ses revirements
+de politique, Bonaparte ne voulait pas s'enfoncer dans l'Italie
+méridionale <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> ou se priver d'une partie de son armée pour
+la seule satisfaction de détrôner un prince. Aussi, malgré les
+exhortations du Directoire, malgré son âpre désir de vengeance,
+réservait-il à d'autre temps la punition du roi. «Si vous voulez
+que l'on aille à Naples, écrivait-il<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Go to footnote 373"><span class="smaller">[373]</span></a> au Directoire, songez
+sérieusement à m'envoyer des renforts. Si vous pouviez tenir ce que
+vous m'annoncez de l'armée du Rhin, cela me suffirait. Soyez sûrs que
+l'on fera tout ce qui sera possible pour frapper de grands coups et
+correspondre aux hautes destinées de la République.»</p>
+
+<p>Aussi bien le roi de Naples commençait à trouver que le jeu en se
+prolongeant risquait de devenir dangereux. Il s'était décidé à
+envoyer à Paris le prince Belmonte-Pignatelli, pour y signer une
+paix qui n'était que la confirmation de l'armistice précédemment
+conclu. Les grandes victoires d'Arcole et de Rivoli avait
+refroidi son enthousiasme, en lui démontrant que les Autrichiens
+étaient incapables de débusquer les Français de la Haute-Italie.
+Ferdinand n'avait pourtant renoncé ni à sa haine ni à ses projets
+d'intervention. Lorsque Bonaparte entreprit contre Pie VI la campagne
+qui devait aboutir au traité de Tolentino, cette fois encore le roi
+de Naples, qui prévoyait la défaite de son ancien allié et redoutait
+le voisinage immédiat des Français, annonça sa résolution de secourir
+le chef de la catholicité: mais il se borna à envoyer à Bonaparte
+le prince Belmonte-Pignatelli avec ordre d'annoncer au général que
+l'armée napolitaine entrerait en campagne si la France n'accordait
+pas à la Papauté d'honorables conditions de paix. Bonaparte
+accueillit fort mal cette ouverture. Il le prit même de très haut
+avec le malencontreux négociateur et lui répondit<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Go to footnote 374"><span class="smaller">[374]</span></a> «que, s'il
+avait jusqu'alors patienté, c'est qu'il n'avait pas comme aujourd'hui
+des troupes disponibles, et que, puisque son maître lui jetait ainsi
+le gant, il le ramasserait». Pignatelli se confondit en excuses, et
+<span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> affirma qu'il avait mal exprimé les intentions du roi, et
+que Naples était résolue à conserver l'alliance française. Bonaparte,
+qui préparait alors sa campagne offensive contre l'Autriche et
+ne se souciait pas d'une guerre avec Naples, qui l'aurait encore
+retardé, feignit d'accepter ces explications, et annonça même au
+plénipotentiaire napolitain qu'il ménagerait le Pape en considération
+de son souverain<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Go to footnote 375"><span class="smaller">[375]</span></a>.</p>
+
+<p>Le langage ferme et soutenu de Bonaparte en imposa-t-il au roi
+Ferdinand, ou plutôt le voisinage de nos troupes victorieuses lui
+inspira-t-il de sérieuses réflexions, toujours est-il que, par une
+nouvelle volte-face, il parut se rapprocher de la France. Il est vrai
+que ces démonstrations d'amitié étaient fort intéressées. Il espérait
+que, dans le remaniement et la nouvelle distribution des territoires
+que préparait Bonaparte, le royaume napolitain serait favorisé. Avec
+une impudeur naïve, et tout comme s'il eût rendu à la France de
+grands services, il n'hésitait pas à demander tantôt les dépouilles
+de Venise, et particulièrement les îles Ioniennes, tantôt celles de
+la Papauté, son alliée d'hier. C'était surtout la marche d'Ancône qui
+excitait ses convoitises. Bonaparte, qui résidait alors à Mombello,
+et ne suivait que de loin les négociations, était comme harcelé par
+les demandes incessantes des diplomates napolitains; mais, habitué
+qu'il était à renverser plutôt qu'à agrandir les petits États, il
+accueillait ces ouvertures avec une hauteur méprisante. «Le marquis
+de Gallo, écrivait-il<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Go to footnote 376"><span class="smaller">[376]</span></a> au Directoire, désirerait fort la marche
+d'Ancône pour Naples. Comme vous voyez, cela n'est pas maladroit,
+mais c'est la chose du monde à laquelle nous devons le moins
+consentir.» «&mdash;Le roi de Naples m'a déjà fait faire des propositions
+d'arrangement, lisons-nous dans une de ses dépêches au ministre
+Delacroix, mais Sa Majesté ne voudrait avoir rien moins que la marche
+d'Ancône. Il faut se garder de donner un aussi bel accroissement
+à un prince aussi <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> mal intentionné et si évidemment notre
+ennemi le plus acharné.»</p>
+
+<p>Le roi Ferdinand fut sans doute informé de ces dispositions
+malveillantes de Bonaparte; car, voyant que ses avances étaient
+repoussées, il se prépara à un nouveau changement dans sa politique.
+Les négociations pour la paix définitive entre la France et
+l'Autriche ne marchaient alors qu'avec peine. L'Autriche massait des
+troupes sur la frontière, et menaçait de rentrer en ligne. Pie VI, le
+grand-duc de Toscane et le roi de Naples, excités et encouragés par
+ses émissaires secrets, se disposaient à prendre une part effective à
+la prochaine campagne. Le roi Ferdinand concentrait ses troupes, et
+laissait entendre qu'il avait l'intention de les mener à Rome, pour
+les unir aux soldats pontificaux, et tenter ensuite une diversion
+sérieuse sur les derrières de l'armée française. Toutes ces intrigues
+étaient signalées à Bonaparte par notre ambassadeur à Naples,
+Canclaux. Elles parurent assez sérieuses pour être surveillées de
+plus près encore. Bonaparte écrivit<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Go to footnote 377"><span class="smaller">[377]</span></a> à son frère Joseph, alors
+ambassadeur à Rome, pour le prier d'envoyer un de ses aides de camp à
+Naples. 29 septembre 1797. «Il s'assurera par lui-même du mouvement
+des troupes napolitaines, auquel je ne puis pas croire, quoique je
+m'aperçoive qu'il y a depuis quelque temps une espèce de coalition
+entre les cours de Naples, de Rome et même de Florence, mais c'est
+la ligue des rats avec les chats.» Bonaparte prévoyait même le
+cas d'une entrée prochaine des Napolitains à Rome, et, en ce cas,
+disait-il à son frère, «vous devez continuer à y rester, et affecter
+de ne reconnaître d'aucune manière l'autorité qu'y exercerait le
+roi de Naples, de protéger le peuple de Rome et faire publiquement
+les fonctions de son avocat, mais d'avocat tel qu'il convient à un
+représentant de la première nation du monde». Il écrivait le même
+jour à Canclaux pour le prévenir «que le Directoire ne resterait pas
+tranquille spectateur de la conduite hostile du roi de Naples».</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> Cette fois encore l'entrée en campagne des Napolitains fut
+remise à des temps plus propices. L'Autriche en effet venait de
+signer la paix de Campo-Formio, et tous les princes italiens, qui
+s'étaient compromis par leur attitude fanfaronne, n'avaient plus
+qu'à faire oublier leurs velléités d'indépendance. Tel fut le cas
+du roi Ferdinand. Il dut contenir jusqu'à nouvel ordre son ardeur
+belliqueuse et feindre pour la France et son représentant sinon de
+l'amitié, au moins une grande bienveillance. Il fut même obligé, en
+vertu des traités, d'observer la plus stricte neutralité entre les
+puissances qui n'avaient pas encore déposé les armes, c'est-à-dire
+entre la France et l'Angleterre; mais ce fut bien à contre-c&oelig;ur
+qu'il se résigna à cette comédie politique. Le roi de Naples n'était
+et ne pouvait être qu'un ennemi caché de la France. Il consentait à
+dissimuler, mais il se réservait d'intervenir.</p>
+
+<p>Lorsque, dans le courant de l'année 1798, la France se décida
+à renverser la Papauté, et créa la république romaine, la cour
+napolitaine fut épouvantée de ce dénouement imprévu, et l'explosion
+faillit avoir lieu. Si, dès ce moment, l'Angleterre s'était résolue
+aux sacrifices d'argent qu'elle fit plus tard, si, en un mot, elle
+avait pris à sa solde les Napolitains, il est hors de doute que la
+cour napolitaine se serait déclarée en sa faveur. Les lettres intimes
+échangées, durant cette période, entre la reine Marie-Caroline et sa
+confidente Emma le prouvent surabondamment. La reine ne parle<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Go to footnote 378"><span class="smaller">[378]</span></a>
+qu'avec horreur des progrès et des victoires de la France. «Tout cecy
+me rend bien complètement malheureuse, lui écrit-elle en apprenant
+l'entrée de Berthier à Rome. Dans la semaine on va expédier un
+courrier à Londres pour voir s'il n'y aurait pas moyen de faire
+resouvenir cette brave Nation qu'ils perdent l'Italie, son commerce à
+jamais et dans nous leurs plus fidèles alliés.» Elle a grand soin de
+conserver des relations suivies avec Londres. «Entre temps<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Go to footnote 379"><span class="smaller">[379]</span></a> je
+veux vous <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> aviser que, ce soir, part un courrier pour Londres
+qui usera toutes les précautions pour ne pas tomber entre les mains
+de ces monstres nos voisins.» L'Angleterre repoussa ses ouvertures.
+Elle ne se sentait pas encore menacée directement: mais tout changea
+du jour au lendemain, quand elle apprit que Bonaparte venait de
+s'embarquer pour l'Égypte. Tout changea également à Naples, qui ne
+redoutait plus la présence du conquérant de l'Italie.</p>
+
+<p>Telle était pourtant la frayeur qu'inspiraient encore les armes
+françaises que la cour de Naples, malgré sa haine et ses espérances,
+n'osa pas se déclarer du jour au lendemain. La reine se contenta
+d'avertir la flotte anglaise de nos moindres démarches, et de
+former des v&oelig;ux pour son succès. «Les coquins de français,
+écrivait-elle<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Go to footnote 380"><span class="smaller">[380]</span></a> à Emma Hamilton, prétendent avoir des secrets pour
+incendier la flotte anglaise. J'espère bien que cela n'est pas vrai.
+Le vent et le bon Dieu veuillent bien les bénir (les Anglais) et les
+accompagner! Mes v&oelig;ux, prières les suivent, et je brûle d'être au
+moment où toutes nos forces et moyens les aideront, et prouveront ce
+que je serai toute ma vie, leur sincère et reconnaissante amie.» En
+attendant cet heureux moment, on commençait à ne pas épargner à nos
+nationaux les mauvais procédés. Quelques bâtiments français avaient
+été enlevés par les Anglais dans les eaux napolitaines, Garat, notre
+ambassadeur à Naples, éleva officiellement des réclamations. On ne
+lui répondit même pas et voici comment la reine rendait compte<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Go to footnote 381"><span class="smaller">[381]</span></a>
+de cette insulte à son amie: «Garat a fait un ofice (note) pour les
+Proies (prises) digne de Garat et de ses cometans, mais qui aura
+réponse comme il faut. On expédie à Paris nos plaintes sur cet office
+et sur Malthe, mais plaintes hautes, et demain on expédie à Londres
+et à Vienne pour les pousser.»</p>
+
+<p>La cour napolitaine ne cherchait donc qu'un prétexte pour rentrer en
+campagne. Elle allait même au-devant de nos réclamations, en nous
+fournissant d'elle-même de sérieux <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> griefs. Par le traité
+de 1796, il avait été convenu que le roi fermerait ses portes aux
+Anglais. Or, l'amiral Nelson, dans sa course furieuse à travers la
+Méditerranée à la poursuite de la flotte française, venait d'arriver
+en Sicile avec une escadre très avariée et manquant de vivres. Il
+demanda l'autorisation de se ravitailler. C'était non seulement
+rompre les engagements pris avec la France, mais encore fournir un
+concours effectif à l'Angleterre. Le roi Ferdinand hésitait, mais la
+reine, excitée et encouragée par lady Hamilton, l'emporta. Des ordres
+secrets permirent au gouverneur de Syracuse de fournir à Nelson tout
+ce dont il aurait besoin. Il était difficile de rendre à l'amiral
+un service plus opportun. Aussi bien il le reconnaissait lui-même.
+Voici comment, dans son testament, il s'exprime sur ce point: «La
+flotte anglaise commandée par moi n'aurait jamais pu la seconde fois
+retourner en Égypte, si l'influence de lady Hamilton sur la reine
+de Naples n'avait obtenu qu'on écrivit des lettres au gouverneur de
+Syracuse pour qu'il se mit en devoir de ravitailler la flotte de
+toutes choses. Arrivés à Syracuse nous reçûmes toutes les provisions.
+De là je me rendis en Égypte où je détruisis la flotte française.»</p>
+
+<p>Ce fut donc la trahison napolitaine qui rendit possible le désastre
+d'Aboukir. Il est vrai que jamais nouvelle n'excita de pareils
+transports. Ce fut à Naples comme un délire, quand on apprit que le
+jour était enfin venu d'assouvir une haine trop longtemps contenue.
+La reine ne sait plus contenir l'expression de sa joie. «Quel
+bonheur, quelle gloire, écrit-elle à sa «chère Milady», quelle
+consolation pour cette unique, grande et illustre nation. Que je
+vous suis obligée, reconnaissante! J'ai pleine vie. J'embrasse mes
+enfants, mon mary ... Hope, hope, je suis folle de joie.» Ce fut bien
+autre chose lorsque le vainqueur, cédant aux pressantes invitations
+qu'on lui avait adressées, se décida à jouir de son triomphe en
+s'arrêtant<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Go to footnote 382"><span class="smaller">[382]</span></a> à Naples. Jamais souverain ne fut reçu avec plus
+<span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> d'apparat. La cour entière se porta à sa rencontre. On le
+félicita, on l'embrassa, on le proclama par avance le libérateur de
+l'Italie. À son débarquement les lazzaroni répétèrent ces cris, et la
+toute belle Emma, qui était allée à sa rencontre sur le <i>Vanguard</i>,
+tomba évanouie, foudroyée d'émotion, à la vue du héros, mais elle
+eut soin de tomber dans ses bras, car c'était une scène préparée
+qu'elle venait de jouer en comédienne consommée, et Nelson, si brave
+en présence de l'ennemi, mais si crédule et si confiant vis-à-vis
+des femmes, venait de tomber dans le piège qu'on lui tendait.
+Nous ne voulons pas en effet remuer le bourbier de la corruption
+italienne; il nous suffira de dire qu'Emma Hamilton qui poussait
+jusqu'aux dernières complaisances le dévouement à Marie-Caroline et à
+l'Angleterre, eut bientôt subjugué le rude marin, et, quand elle eut
+musclé ce lion, elle le livra à son amie, et mit avec lui la flotte
+anglaise et aussi l'honneur de l'Angleterre au service des passions
+et des rancunes de la cour de Naples.</p>
+
+<p>Après un pareil éclat, la guerre était inévitable. Forte de l'appui
+de Nelson, et de la présence de la flotte anglaise, la reine
+Marie-Caroline aurait voulu entrer immédiatement en campagne.
+De nombreux soldats avaient été enrégimentés. On en comptait,
+vétérans ou conscrits, près de 60,000. Ils avaient été réunis sur
+la frontière du nord, surtout au camp de San Germano, et la cour
+assistait aux man&oelig;uvres. Marie-Caroline, comme autrefois sa mère
+l'illustre Marie-Thérèse, aimait à parader devant les troupes, en
+brillant uniforme, casaque bleu de ciel toute brodée de lis d'or, et
+panache blanc au chapeau. Ce qui augmentait sa confiance, c'est que
+l'Autriche lui avait envoyé pour commander cette armée un <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span>
+général, ou plutôt un théoricien militaire, de grande réputation, le
+fameux Mack. Ce dernier s'était aussitôt rendu à son poste, et du
+matin jusqu'au soir il exerçait ses soldats, organisant marches et
+contremarches, attaques de nuit, surprises, etc. Tout ce mouvement
+en imposait. La reine et ses amis croyaient de bonne foi que Mack
+allait remporter victoires sur victoires. Nelson, observateur plus
+clairvoyant, n'avait pas d'illusions. Il avait inspecté l'armée de
+San Germano, et étudié son général. «Mack, écrivait-il à l'amirauté,
+ne peut bouger sans emmener cinq voitures. Cela m'a donné une bien
+triste opinion de lui.» Il n'épargnait pas les railleries à l'adresse
+de son collègue. «Ces hommes iront jusqu'à Paris, lui disait un jour
+l'Autrichien.» «Oh non, répondit froidement Nelson, la police ne le
+souffrirait pas.» On raconte même qu'assistant à une man&oelig;uvre de
+l'armée napolitaine qui n'avait pas réussi. «Cet homme, se serait-il
+écrié en parlant de Mack, ne connaît pas le premier mot de son
+métier!»</p>
+
+<p>Telle n'était pas l'opinion de Marie-Caroline, qui pria le grand
+homme en espérance de tout disposer pour une prochaine entrée en
+campagne. Aussitôt Mack apporta un plan d'invasion admirable. À
+l'entendre, il suffisait de pousser devant soi les 15 ou 20,000
+soldats qui gardaient la République romaine. Les Piémontais<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Go to footnote 383"><span class="smaller">[383]</span></a>
+seconderaient ce mouvement par une insurrection, et les Anglais
+débarqueraient à Livourne une division qui couperait la retraite
+à nos soldats. Enfin, les Autrichiens déboucheraient dans la
+Haute-Italie et triompheraient sans peine des Français démoralisés
+par cette <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> attaque générale. Certes, le plan était
+merveilleux sur le papier, mais, à ce moment même, le Piémont était
+annexé à la France, les Autrichiens étaient résolus à temporiser
+encore, et les Anglais, toujours prudents, entendaient bien ne
+débarquer à Livourne que pour profiter de la victoire et nullement
+pour la préparer. En fin de compte, la cour de Naples entrait seule
+en campagne.</p>
+
+<p>Malgré son incurable apathie, le roi Ferdinand ne manquait pas de bon
+sens. Il comprenait très bien qu'on lui promettait beaucoup, mais
+il ne voyait rien venir et aurait désiré ne pas se compromettre.
+Plusieurs de ses ministres, Pignatelli, Marco, Gallo, Colli, Parisi,
+l'engageaient à ne pas se mettre en avant, mais Acton et la reine
+avaient décidé qu'on partirait. Marie-Caroline arracha l'ordre fatal
+à son mari. On prétend même qu'elle inventa une fausse lettre de
+l'empereur d'Allemagne, son frère, qui provoquait le commencement des
+hostilités. Le pauvre roi se laissa persuader, et, sans seulement
+déclarer la guerre aux Français, les somma d'évacuer les États
+romains.</p>
+
+<p>Mack avait sous ses ordres immédiats près de 50,000 hommes;
+admirables soldats, à ne considérer que leur apparence. Pour les
+équiper on avait épuisé le trésor; mais ce n'étaient que des soldats
+de parade qui n'avaient jamais vu le feu; mal commandés, sans
+discipline, sans tradition d'honneur militaire. Pourtant, comme ils
+formaient une masse après tout imposante, s'ils s'étaient avancés en
+une seule colonne dans la direction de Rome, ils auraient peut-être
+battu les Français, car notre armée ne comptait que 46,000 hommes
+environ, dispersés dans tout le pays. Mack, par bonheur pour nos
+soldats, était l'homme des vieilles traditions. Il voulut envelopper
+les Français et divisa ses soldats en six colonnes qui, par des
+chemins différents, devaient tomber sur nos soldats isolés, et,
+infailliblement, les écraser. Il n'avait oublié qu'une chose, qu'il
+fallait, avant de les envelopper, les battre, et nos soldats, par
+une série d'habiles man&oelig;uvres, allaient non seulement suppléer
+à l'insuffisance du nombre <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> par la supériorité de leur
+tactique, mais encore remporter une éclatante victoire.</p>
+
+<p>Le général en chef de l'armée française était Championnet, mort
+trop jeune pour sa réputation, car il eût été un des plus glorieux
+lieutenants de Napoléon. Championnet s'était signalé à la reprise
+des lignes de Wissembourg et au déblocus de Landau. Nommé général
+de division à l'armée de Sambre-et-Meuse, il fit, sous les ordres
+de Jourdan, toutes les belles campagnes qui portèrent si haut le
+renom de cette armée. Championnet avait une audace extraordinaire,
+beaucoup de présence d'esprit et un entrain singulier. Il avait
+étudié soigneusement son métier et le pratiquait avec amour. Nommé en
+1798 général en chef de l'armée de Rome, et averti à temps du péril,
+il prit le parti d'évacuer la capitale, et de se retirer en arrière
+sur l'excellente position défensive de Civita-Castellana, où il
+concentra toutes ses forces. Il savait que ce sacrifice n'était que
+momentané et qu'à la première victoire la capitale retomberait bien
+vite entre ses mains. Cette sage conduite contrastait avec l'absurde
+stratégie de Mack, qui divisait ses forces au moment où il aurait dû
+les réunir. Il est vrai que le général autrichien se croyait sûr de
+la victoire. N'avait-il pas envoyé à son adversaire un ultimatum<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Go to footnote 384"><span class="smaller">[384]</span></a>
+par lequel il lui accordait quatre heures pour s'engager par écrit
+à évacuer Rome et la Toscane: «La réponse doit être positive et
+catégorique, ajoutait-il. Une réponse négative serait considérée
+comme une déclaration de guerre, et Sa Majesté Sicilienne soutiendra
+les armes à la main la juste demande que je vous adresse en son nom.»
+Championnet ne répondit à cette insultante bravade que par le silence
+du mépris; mais le plus singulier c'est que la reine Marie-Caroline
+prit ce silence pour un acquiescement. «J'ai eu hier soir, grâce à
+Dieu<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Go to footnote 385"><span class="smaller">[385]</span></a>, écrivait-elle à sa chère Emma, des nouvelles du roi,
+<span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> de Frosinone. Il y est arrivé heureusement. Messieurs les
+républicains ont cédé à la sommation et sont partis.»</p>
+
+<p>Pendant ce temps les colonnes napolitaines s'ébranlaient toutes
+à la fois, et s'avançaient fièrement sur les routes, où elles ne
+rencontraient aucune résistance. Le 27 novembre Mack faisait son
+entrée à Rome, et courait à Civita-Castellana. Sa marche était si
+rapide que ses soldats mouraient de faim et tombaient de fatigue.
+Le roi entrait à son tour à Rome, mais comme un triomphateur. Pour
+se reposer sur ses lauriers, il descendait à son palais Farnèse et
+s'empressait d'écrire au pape Pie VI la curieuse lettre que voici:
+«Votre Sainteté apprendra par cette lettre que, par la grâce de Dieu
+et la miraculeuse protection de saint Janvier, je suis entré en
+triomphateur dans Rome, la ville sainte. Les impies qui l'occupaient
+ont fui épouvantés devant la croix du Christ et mes armes. Laissez
+donc votre modeste asile de la Chartreuse et, sur les ailes des
+anges, comme la vierge de Lorette, venez et descendez au Vatican
+pour le purifier par votre sainte présence.» Il écrivait également
+au roi de Piémont pour l'engager à se jeter sur les Français. La
+populace romaine, aussi folle que ce grotesque souverain, n'avait pas
+attendu la présence des Napolitains pour se livrer à tous les excès.
+Les maisons des patriotes avaient été pillées, et plusieurs d'entre
+eux massacrés. Des juifs furent jetés dans le Tibre. Deux réfugiés
+napolitains, les frères Corona, furent même saisis et exécutés par
+ordre du roi.</p>
+
+<p>Napolitains et Romains étaient encore dans l'exaltation de cette
+facile conquête, quand on apprit que deux des colonnes napolitaines,
+celles que commandaient Micheroux et San Filipo, venaient d'être
+battues par les Français à Fermo et à Terni. Ces premiers échecs
+refroidirent singulièrement l'enthousiasme. Nelson, qui prévoyait le
+résultat final, écrivit à l'amirauté: «Si Mack est défait, le royaume
+sera perdu en quinze jours, car l'empereur d'Autriche n'a pas encore
+fait bouger son armée, et le royaume de Naples réduit à lui-même
+n'est pas en état de résister.» Marie-Caroline elle-même <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span>
+commença à réfléchir sur les inconvénients de la précipitation<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Go to footnote 386"><span class="smaller">[386]</span></a>.
+Dans les lettres qu'elle adressait alors à sa chère confidente, elle
+parlait de se retirer aux champs et vantait le bonheur des paysans.
+Elle disait<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Go to footnote 387"><span class="smaller">[387]</span></a> aussi, avec un singulier pressentiment de l'avenir:
+«Il n'y a pas encore eu bataille, et nos troupes se comportent
+très mal. Cela m'attriste et m'anéantit.» Elle prenait même ses
+précautions en cas de défaite, et s'écriait: «Nous ferons de tout, si
+ces malandrins viennent en masse. Nous sacrifierons vie, tout. Mais
+si ces gens-là (les Napolitains) continuent à fuir comme des lapins,
+nous sommes perdus. Aussi la permanence du brave amiral, à qui je
+pourrai confier, en cas de malheur, mes chers enfants sera un grand
+bien. Nous ferons tout excepté de nous avilir, mais j'ai l'esprit
+bien oppressé.»</p>
+
+<p>Ces sinistres pressentiments ne devaient que trop se réaliser! Mack
+comprenant un peu tard la faute qu'il avait commise et apprenant que
+Championnet concentrait toutes ses forces à Civita-Castellana pour
+reprendre ensuite l'offensive, voulut alors prévenir ce mouvement,
+mais il fut surpris en flagrant délit de concentration et les
+Napolitains ne purent soutenir le choc de nos vieilles bandes.
+Ils s'évanouirent au bruit du canon, et la débâcle commença. À
+Monte-Buono, Otricoli, Calvi, Regnano, partout où ils essayèrent de
+tenir tête, ils furent écrasés. Un seul corps napolitain, celui que
+commandait un émigré, le général Damas, soutint l'honneur du drapeau.
+Il fut battu à la Storta, à la Toscanella, à Orbitello, mais obtint
+une capitulation honorable. Les autres généraux ne savaient que fuir.
+Canons, drapeaux, prisonniers tombent entre nos mains, et la retraite
+se convertit en déroute surtout lorsque Mack, qui aurait voulu
+résister dans Rome, se voit abandonné par le roi et donne l'ordre
+d'évacuer les États romains<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Go to footnote 388"><span class="smaller">[388]</span></a>. «Toujours battus et toujours
+malheureux, <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> commandés par des étrangers, voyant dans leurs
+rangs beaucoup de Français, généraux ou colonels, qui, en qualité
+d'émigrés, étaient intéressés à fuir pour échapper aux dangers de
+la captivité, les Napolitains supposèrent qu'ils étaient trahis.
+Leurs chefs furent traités par eux de jacobins et les liens de la
+discipline se relâchèrent.»</p>
+
+<p>Ce fut bien pis encore quand on apprit que Championnet, passant de la
+défensive à l'offensive, et non content d'être rentré à Rome après
+dix-sept jours d'absence, se disposait à attaquer le roi dans ses
+propres États. Sans doute la prudence conseillait au jeune vainqueur
+de se maintenir à Rome, mais il venait, avec moins de 45,000 hommes,
+de disperser une armée trois fois plus considérable et il appréciait
+à leur juste valeur et le courage des Napolitains et surtout les
+talents de leur général: aussi résolut-il de pousser en avant.
+C'était pourtant une entreprise bien hardie que de s'enfoncer avec
+une aussi faible armée, loin de ses communications, et dans un pays
+à peu près inconnu, dont les habitants pouvaient soutenir une guerre
+de partisans longue et dangereuse; mais Championnet comptait sur ses
+soldats, et méprisait ses ennemis. Il poursuivit donc les Napolitains
+à outrance.</p>
+
+<p>Tout favorisa le jeune vainqueur. À sa gauche Duhesme, Monnier et
+Rusca s'emparaient des Abruzzes et entraient sans coup férir à
+Civitella del Trento et à Pescara, deux places fortes qui auraient pu
+soutenir un long siège. À droite, Ney occupait Gaëte à la première
+sommation; au centre Championnet poussait Mack devant lui, lui
+enlevait prisonniers et canons, et le rejetait en désordre derrière
+le Volturno. Ce fleuve est rapide et profond. Il forme une barrière
+difficile à franchir. Il est de plus défendu par la forte place
+de Capoue. Mack s'y arrêta et appela les paysans napolitains aux
+armes. Cet appel fut entendu. En quelques jours plusieurs milliers
+de partisans entrèrent en campagne. Ils remportèrent même quelques
+succès. Championnet fut repoussé à Capoue, eut pendant trois jours
+ses communications coupées, et fut obligé d'attendre que ses
+autres divisions l'eussent rejoint. Mack ne <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> sut pas ou
+ne voulut pas profiter de ce retour de fortune. Comprenant que
+ces bandes indisciplinées ne pouvaient résister à une armée aussi
+fortement organisée que l'armée française, il entra en négociations
+avec Championnet et signa bientôt avec lui, le 11 janvier 1799, un
+armistice par lequel il cédait aux Français tout le royaume de Naples
+au delà du Volturno, et leur payait une contribution de guerre de
+huit millions.</p>
+
+<p>À cette nouvelle, l'armée napolitaine se révolta. Elle cria à la
+trahison, et, au lieu de s'en prendre à sa propre lâcheté, voulut
+massacrer le général que naguère elle proclamait le libérateur de
+l'Italie. Mack n'eut d'autre refuge que l'armée française. Bien qu'il
+eut tenu, à l'égard de Championnet et de ses soldats, un langage
+peu convenable, le généreux vainqueur, oubliant ses injures, le
+reçut avec empressement, l'admit à sa table, et lui laissa même son
+épée. Seulement, autorisé qu'il était par le refus d'exécuter les
+conditions de l'armistice, il s'avança contre Naples, et annonça
+qu'il était déterminé à la prendre d'assaut en cas de résistance.</p>
+
+<p>Naples était alors en pleine anarchie. Elle appartenait à la
+populace qui s'y livrait à d'affreux excès, car toute autorité, tout
+gouvernement avaient disparu. Le roi se discréditait à plaisir.
+Après s'être fixé à Rome en triomphateur antique et en restaurateur
+de la Papauté, il avait fui honteusement, à la première nouvelle de
+l'approche des Français. Il avait même prié son grand écuyer, Ascoli,
+de changer d'uniforme avec lui, et l'avait traité en souverain,
+tant qu'il ne s'était pas cru en sûreté derrière les murailles de
+son palais. Quand les Français approchèrent de la capitale, le
+grotesque Nazone, comme le surnommaient les lazzaroni, troublé dans
+sa béate quiétude, ne sut qu'accabler de ses sarcasmes la reine et
+ses confidents, qui étaient la cause principale de la catastrophe,
+mais il ne prit aucune mesure pour la prévenir. Au contraire, au lieu
+d'apaiser le peuple qui s'agitait, et menaçait d'égorger ministres
+et généraux, le roi ordonna de distribuer des armes aux lazzaroni.
+C'était en quelque sorte mettre le feu aux <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> poudres. Aussitôt
+commencèrent les assassinats et les pillages. Un des serviteurs du
+roi, Antonio Ferreri, qu'il avait envoyé en Autriche pour demander
+à son beau-frère l'Empereur quelques renseignements précis, fut
+assassiné aux portes mêmes du palais, et sous les yeux de Ferdinand.
+Les assassins montèrent le cadavre dans le palais, et forcèrent le
+roi à jurer, la main étendue sur le mort, qu'il ne quitterait pas
+Naples.</p>
+
+<p>Ferdinand n'avait jusqu'alors, malgré les sollicitations de la reine,
+manifesté aucun désir de quitter sa capitale. Était-ce courage de
+sa part, était-ce plutôt crainte de changer d'habitudes, ou bien
+encore difficulté de fuir, puisque les lazzaroni assiégeaient les
+grilles du palais? L'assassinat de Ferreri précipita sa résolution.
+Il annonça donc qu'il était décidé à passer en Sicile, et pria Nelson
+de l'aider à exécuter ce projet. La reine se préparait<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Go to footnote 389"><span class="smaller">[389]</span></a> depuis
+longtemps à cette fuite. De concert avec l'ambassadeur Hamilton et
+sa triste épouse, elle avait tout disposé pour un départ clandestin.
+Les meubles précieux de la couronne, les chefs-d'&oelig;uvre de l'art,
+et tout le numéraire, depuis longtemps entassé dans la prévision
+d'une catastrophe, avaient été soigneusement emballés. La liste
+des <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> personnes qui devaient accompagner la famille royale
+avait été discutée; chacun des favorisés avait même reçu une sorte
+de laissez-passer, que le hasard des temps a conservé. C'est une
+sorte de carte figurant trois enfants joufflus, dont l'un sonne de
+la trompette sous un cyprès et agite la main gauche pour appeler les
+deux autres. Dans un des angles est une ligne imprimée: «Imbarcate,
+vi prega M. C.» On attendait pourtant l'autorisation royale. À peine
+le roi l'eut-il accordée que Nelson prêta son concours à cette
+fuite honteuse, et l'organisa avec autant de soin que s'il se fût
+agi d'un ordre de combat. C'est lui qui, par un passage souterrain
+qui conduisait du palais à la mer, fit embarquer par des matelots
+anglais les caisses et les bagages: c'est lui qui reçut les fugitifs
+dans trois chaloupes: la première ne devait prendre à son bord que
+la famille royale, Acton, Castelcicala, Belmonte et Thurn. Les
+deux autres emportaient pêle-mêle chambellans et dames d'honneur,
+nourrices et domestiques, aumônier et apothicaire, sans oublier
+«monsieur Pernet, cuisinier du roi». Le convoi se composait de trois
+vaisseaux anglais et d'une frégate napolitaine, le Sannita. Le
+commandant de cette frégate, l'amiral Caracciolo, suppliait le roi de
+monter à son bord, le pont du Sannita étant encore terre napolitaine.
+Le roi allait y consentir, mais Marie-Caroline ne voulait pas se
+séparer de sa chère Emma, déjà embarquée sur le vaisseau de Nelson,
+le Vanguard, et ce fut l'Angleterre qui donna l'hospitalité à cette
+triste famille. Pendant deux longues journées les vents contraires
+retinrent l'escadre dans la rade. Nobles et prêtres, fonctionnaires
+et soldats, ne pouvant croire à tant de lâcheté, envoyèrent au roi
+députés sur députés pour le supplier de ne point les abandonner.
+Ferdinand ne voulut recevoir que l'archevêque et ce fut pour lui
+déclarer que sa décision était irrévocable. Le 23 décembre au soir,
+Nelson se décida à lever l'ancre. Une affreuse tempête assaillit le
+convoi. La famille royale se crut perdue, et le roi déchargea sa
+colère par de furieuses invectives contre sa femme et ses confidents.
+Un de ses enfants, le prince Albert, tomba soudainement malade, et
+<span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> mourut entre les bras de lady Hamilton. Durant une embellie
+on remarqua la façon admirable dont se comportait le Sannita. Le roi
+en fit à dessein l'observation à Nelson, dont l'orgueil froissé ne
+pardonna jamais à Carracciolo. Ce fut seulement le 26 décembre que le
+Vanguard entra dans le port de Palerme.</p>
+
+<p>Telle fut la déplorable issue de la prise d'armes napolitaine. Ce
+qu'il y eut de plus honteux dans cette campagne, ce ne fut pas un
+premier revers qui pouvait se réparer, mais le soudain effondrement
+qui précipita cette fuite honteuse, et surtout le départ clandestin
+de cette cour, qui ne trouvait de sauvegarde que sous le pavillon
+anglais. Aussi bien la famille royale avait pris ses précautions.
+Les caisses, au déménagement furtif desquelles avait présidé
+l'ambassadrice d'Angleterre, contenaient un véritable trésor. D'après
+le rapport de Nelson à son commandant en chef, lord Saint-Vincent
+«Lady Hamilton, du 14 au 21 décembre, reçut toutes les nuits les
+richesses de la famille royale, ainsi que les bagages des nombreuses
+personnes à embarquer. Quant au numéraire, je suis dépositaire de
+deux millions cinq cent mille livres sterling (62,500,000 francs).»
+C'est ce que Marie-Caroline appelait «un peu d'argent et quelques
+bijoux».</p>
+
+<p>Les Anglais, gens prudents et avisés, voulurent tourner à leur profit
+la protection qu'ils accordaient aux fugitifs. Avant de quitter
+Naples, et sous le prétexte de ne pas laisser tomber entre les mains
+des Français des ressources qui pouvaient leur servir, ils brûlèrent
+les chantiers de construction et les arsenaux, et incendièrent
+toute la flotte de guerre. En plein jour, le comte de Thurn ordonna
+l'incendie de deux vaisseaux napolitains et de trois frégates qui
+étaient à l'ancre dans le golfe. «Le feu<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Go to footnote 390"><span class="smaller">[390]</span></a>, quoique au milieu
+du jour, apparaissait aux spectateurs sous une couleur sombre et
+blanchâtre. On voyait les flammes sortir comme de la mer, se glisser
+le long des flancs des vaisseaux, s'élancer à travers les mâts,
+<span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> les vergues, les câbles goudronnés et les voiles, dessinant
+en traits de feu les vaisseaux qui, un instant après, tombaient
+réduits en cendres et disparaissaient.» Après tout, n'était-ce
+pas une flotte de moins dans la Méditerranée, et le service que
+l'Angleterre rendait aux Bourbons ne valait-il pas le sacrifice de
+quelques bâtiments qu'on remplacerait plus tard?</p>
+
+<p>Pendant ce temps Championnet s'approchait de Naples. Ferdinand avait
+délégué tous ses pouvoirs au prince Pignatelli, qu'il avait nommé
+vice-roi et vicaire général. Pignatelli n'était qu'un personnage de
+représentation tout à fait incapable de s'élever à la hauteur des
+circonstances. Il ne sut que répandre dans le peuple de furibondes
+déclamations, tout en envoyant une députation aux Français, Bientôt
+même, ne se croyant plus en sûreté derrière les murailles du fort
+Saint-Elme, il s'embarqua secrètement pour la Sicile. Cette honteuse
+défection livrait la ville à la populace. Les lazzaroni, dont la
+fureur était augmentée par l'imminence du danger, essayèrent de
+défendre la capitale, et ils le firent avec plus de bravoure qu'on
+ne pouvait l'attendre de leur part. Seulement, sous le prétexte
+d'arrêter la trahison, ils se livrèrent à de tels excès que tout
+ce qu'il y avait de gens honnêtes et modérés souhaitaient l'entrée
+des Français. On écrivit à Championnet pour le prévenir que Naples
+ouvrirait ses portes aux Français. En effet, le fort Saint-Elme nous
+fut livré, mais les lazzaroni se défendirent dans les rues, et ils
+allaient peut-être incendier la ville, si un de leurs chefs, fait
+prisonnier et traité avec beaucoup d'égards par les Français, ne leur
+eût persuadé de déposer les armes et de traiter avec les vainqueurs
+(janvier 1799).</p>
+
+<p>Championnet, par la prise de Naples, était le maître de presque toute
+la partie continentale du royaume. Deux mois et moins de 20,000
+hommes lui avaient suffi pour repousser l'invasion napolitaine et
+désarmer les lazzaroni. Cette courte et brillante campagne lui valut
+une grande réputation. Le Directoire le chargea de consolider sa
+conquête et d'organiser le pays en république. Cette transformation
+était au moins prématurée. <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> Ni les m&oelig;urs, ni les
+traditions napolitaines ne préparaient à un changement aussi radical,
+mais le peuple aime tout ce qui est nouveau, et la bourgeoisie,
+dont tous les v&oelig;ux se trouvaient de la sorte plus que comblés,
+accepta avec plaisir les propositions françaises. Tout ce que Naples
+renfermait alors de noms illustres et d'hommes considérés se rallia
+immédiatement; les nobles suspects à la cour, et les propriétaires
+suspects aux lazzaroni se réunirent à Championnet. Ils devinrent
+républicains par instinct de conservation. On décida donc qu'une
+république nouvelle serait instituée, que sa constitution serait
+modelée sur la constitution française et que la nouvelle république
+serait intitulée Parthénopéenne, du nom porté jadis par Naples.
+Cinq directeurs furent chargés du pouvoir exécutif. Le docteur
+Cirillo devint président du Corps législatif; un ancien capitaine
+d'artillerie, Manthone, fut nommé ministre de la guerre et général
+en chef de l'armée; le prince Caracciolo, qui était revenu de
+Sicile, eut le commandement des quelques chaloupes canonnières qui
+composaient la marine parthénopéenne; enfin on leva deux légions de
+volontaires. Il y eut alors une heure de joie et d'espérance. On crut
+à l'avenir de la jeune République. Les plus nobles dames quêtaient
+dans les églises pour les blessés. On ne représentait plus au théâtre
+que les tragédies d'Alfieri, tout imbues de l'esprit républicain.
+Une femme qui fut à la fois peintre et improvisatrice, et qui
+devait mourir martyre, Eleonora Pimentel, rédigeait le <i>Moniteur
+républicain</i> et réchauffait de sa verve brûlante les esprits attiédis
+et découragés. Les lazzaroni eux-mêmes acceptaient la révolution.
+Championnet n'avait-il pas donné une garde d'honneur à leur saint
+favori, saint Janvier, et, malgré les insinuations des royalistes,
+le miracle de la liquéfaction du sang n'avait-il pas eu lieu dans
+les formes ordinaires, et même plus vite que d'habitude? Il est vrai
+que le général avait eu la précaution de prévenir le curé de la
+cathédrale qu'il le rendait responsable des désordres qui pourraient
+s'élever si le miracle n'avait pas lieu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> Cet enthousiasme ne devait pas être de longue durée.
+L'idylle allait tourner au drame. La jeune République avait trop
+d'ennemis intéressés à sa ruine. Elle allait bientôt succomber.</p>
+
+<p>Ce furent les Français qui l'abandonnèrent les premiers. Il est
+vrai qu'ils cédèrent à la nécessité. La seconde coalition venait
+d'éclater. Nos armées étaient battues en Allemagne, menacées en
+Hollande et en Suisse, menacées surtout en Italie. C'eût été le
+comble de l'imprudence, au moment où nous avions besoin de toutes
+nos forces, que d'en détourner une partie pour maintenir et protéger
+un État dont la création avait été tout accidentelle. Championnet
+n'était plus là pour maintenir et perpétuer son &oelig;uvre. Ne
+s'était-il pas avisé de vouloir protéger les Napolitains contre les
+agents du Directoire, qui ne cherchaient à faire de la conquête
+qu'une opération lucrative? Il avait expulsé le commissaire Faypouet,
+qui empiétait sur ses attributions, et déchiré ses décrets «comme
+étant injurieux, indécents, séditieux et funestes». Aussi était-il
+devenu l'idole des Napolitains. On déterra dans les registres de
+baptême un certain Giovanni Championné, né, il est vrai, quarante
+ans avant le Jean Championnet de Valence, mais les lazzaroni n'en
+crurent pas moins à l'origine napolitaine de leur conquérant. Ils
+l'auraient du reste suivi jusqu'en Sicile, et Championnet s'apprêtait
+sérieusement à passer dans l'île, malgré les Anglais, et à achever
+sa conquête, lorsqu'il fut subitement rappelé par le Directoire.
+Il obéit sans la moindre hésitation et revint à Rome, où il fut
+arrêté, puis transféré à Turin. Il ne devait quitter sa prison que
+pour marcher à de nouveaux combats, et mourir, peut-être empoisonné,
+au moment même où son rival de gloire, son collègue Bonaparte,
+étranglait la République française dans l'orangerie de Saint-Cloud.</p>
+
+<p>Macdonald, le successeur de Championnet à l'armée de Naples, fut
+donc obligé de battre précipitamment en retraite, et d'évacuer le
+territoire de la République Parthénopéenne pour courir à de nouveaux
+dangers, il laissa pourtant au <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> général Duhesme quelques
+soldats qui tinrent garnison à Capoue, à Gaëte et dans les forts
+de Naples. Les troupes étaient insuffisantes, mais au moins leur
+présence attestait-elle que nous n'abandonnions nos alliés que par
+force majeure, et avec l'espoir d'un prochain retour.</p>
+
+<p>Or la République Parthénopéenne comptait de nombreux ennemis. Sans
+parler des Anglais, des Turcs et des Russes qui menaçaient ses côtes,
+du roi et surtout de la reine Marie-Caroline, qui, de son palais de
+Palerme, ne cessait de prêcher la contre-révolution, la République
+avait à redouter surtout ses propres sujets. Le peuple des campagnes
+s'était prononcé contre elle. Les sauvages populations des Abruzzes
+et de la Calabre avaient, dès le premier jour, refusé d'obéir. Tant
+que les Français avaient fait respecter et exécuter leurs ordres,
+on n'avait pas osé bouger; mais, dès que leur départ fut connu,
+les bandes s'organisèrent et la guerre civile commença, atroce,
+sanguinaire, sans pitié. Dans la Pouille quatre aventuriers corses,
+un laquais, de Cesare, un déserteur, Bocchechiampe, et deux voleurs,
+Corbara et Colonna, donnent le signal. Corbara se fait passer pour
+le prince François, héritier présomptif du trône, et Cesare, pour le
+duc de Saxe. On les croit sur parole. L'archevêque d'Otrante se garde
+de démasquer l'imposture. Une des filles de Louis XV, la princesse
+Victoire, qui se trouvait alors à Tarente, reconnaît publiquement
+pour son neveu ce bandit malpropre. Aussitôt plusieurs milliers de
+paysans fanatisés se rangent sous ses ordres. On vole, on brûle,
+on tue, et Corbara, qui a ramassé beaucoup d'argent, s'enfuit pour
+le mettre en sûreté, et se fait tuer par un corsaire grec. Colonna
+disparaît également; Cesare et Bocchechiampe continuent à piller
+et ravager l'un la terre d'Otrante, l'autre celle de Bari. Au même
+moment la principauté de Salerne s'insurgeait sous la direction d'un
+mauvais policier, Sciarpa. Dans les Abruzzes les paysans prennent
+les armes sous la conduite d'un assassin jadis condamné aux galères.
+Dans la terre de Labour une troupe de brigands et d'assassins,
+commandée par le fameux Michel <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Pezzo, qu'une fantaisie de
+Scribe a popularisé comme un voleur galant et généreux sous le nom
+de Fra Diavolo, et par un monstre altéré de sang, vrai cannibale
+ou plutôt bête féroce, le meunier Gaetano Mammone, massacre et
+pille sous prétexte de politique. En deux mois, ce dernier fit
+fusiller 350 personnes et ses satellites plus du double. Dans les
+Calabres enfin l'insurrection prend les proportions d'un mouvement
+national. Les Calabrais sont intelligents, sobres, habitués à une
+vie rude et active. Ils ont la pratique des armes à feu. Ils sont
+excellents pour une guerre de partisans. Excités par les émissaires
+de Marie-Caroline, ils étaient tout prêts à entrer en campagne
+lorsqu'un de leurs curés, Rinaldi, écrivit au roi, à Palerme, pour
+lui faire part des dispositions des habitants. Ferdinand était alors
+fort découragé. Il n'espérait plus sa restauration que des succès des
+armées coalisées. Les propositions de Rinaldi furent donc écoutées
+avec indifférence, mais elles avaient frappé un ambitieux, jaloux de
+se distinguer, qui s'offrit pour conduire l'entreprise. On n'avait
+rien à perdre, et on pouvait tout gagner. Le roi accepta cette fois
+l'offre qu'on lui faisait, et nomma vicaire général du royaume le
+hardi compagnon, qui lui promettait de le reconduire à Naples.</p>
+
+<p>Cet homme était le cardinal Ruffo. Il appartenait à une des
+meilleures familles du pays. N'étant que cadet, il avait, suivant
+l'usage du temps, embrassé la carrière ecclésiastique, où
+l'attendaient les honneurs réservés à sa naissance. Il n'avait
+longtemps donné que le pire des exemples. Il avait fatigué Rome
+et la cour pontificale du bruit de ses dissipations et de son
+dés&oelig;uvrement. Pour s'en débarrasser, le pape Pie VI l'avait nommé
+son trésorier apostolique et avait fini par lui donner la pourpre de
+cardinal<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Go to footnote 391"><span class="smaller">[391]</span></a>. Ce fut encore pour s'en débarrasser qu'Acton décida le
+roi Ferdinand à l'envoyer en Calabre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> À peine débarqué en Calabre, dans les domaines de sa
+famille, le nouveau vicaire général fut rejoint par des paysans
+insurgés, des déserteurs ou des soldats que la République avait eu
+l'imprudence de licencier. Il le fut aussi par des échappés de prison
+et de bagne. Tous les curés de la province, marchant eux-mêmes à la
+tête de leurs paroisses, accoururent sous ses drapeaux. À la tête de
+ces bandes, Ruffo s'empare de Mileto, de Cotrone, de Catanzaro et de
+Cosenza. À chaque pas en avant, ses bandes grossissent et deviennent
+peu à peu une armée. Pour les exciter, il leur promet des récompenses
+célestes, mais aussi l'exemption pendant six ans de tout impôt, sans
+parler des bénéfices à opérer sur les biens des rebelles confisqués
+par le trésor royal. Il leur donne pour étendard la croix blanche,
+pour cocarde la cocarde blanche des Bourbons et intitule pompeusement
+sa petite armée: armée de la Sainte Foi (Santa Fede), et ses soldats
+improvisés les Sanfédistes.</p>
+
+<p>La Calabre était conquise. Ruffo entre alors dans la Pouille, la
+soumet sans plus de peine, opère sa jonction avec les bandes de
+Cesare, Sciarpa, Mammone, Fra Diavolo, et arrive sous les murs de
+Naples le 13 juin 1799. Les horreurs commises par les Sanfédistes sur
+leur passage dépassent l'imagination. Ruffo lui-même, s'il ne donnait
+pas l'exemple, au moins ne savait pas ou ne voulait pas interdire
+le pillage et le massacre à ses hommes. Tout suspect de libéralisme
+était alors jeté en prison, battu, ou tué, parfois avec d'odieux
+raffinements de torture, et ses biens partagés entre ses assassins.
+Entre tous se signala Mammone: «Celui qui écrit ces lignes,
+lisons-nous dans l'histoire de Vincenzo Cuoco<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Go to footnote 392"><span class="smaller">[392]</span></a>, a vu boire à
+Mammone du sang humain qui coulait des victimes qu'il venait de
+massacrer. Il mangeait devant une table couverte de têtes fraîchement
+coupées, et buvait dans un crâne encore sanguinolent.» Aussi bien
+une sorte de furie sanguinaire <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> semblait déchaînée sur ces
+malheureux Napolitains. Les Anglais eux-mêmes donnaient l'exemple
+de la férocité. Un lieutenant de Nelson, Towbridge, terrorisait
+l'île de Procida. On a conservé de lui une lettre dans laquelle il
+demande à l'amiral «un honnête juge pour faire pendre sept ou huit
+des rebelles ses prisonniers». L'amiral<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Go to footnote 393"><span class="smaller">[393]</span></a> lui promet le juge en
+question et ajoute: «Écrivez-moi bientôt qu'on a coupé quelques
+têtes, il ne faut rien moins que cela pour me réconforter un peu.»
+Or le juge sur lequel on comptait éprouva des scrupules. Il voulait
+assurer aux condamnés les secours de la religion: il prétendait
+qu'avant d'exécuter les prêtres, il fallait les dégrader. «Je lui ai
+répondu, écrivait Towbridge à l'amiral, qu'il fallait commencer par
+les pendre, et que, s'il ne les croyait pas suffisamment dégradés
+par cette opération, je me chargerais de le faire.» Pendant que ces
+officiers anglais échangeaient ces sinistres plaisanteries, un autre
+Sanfédiste, moins scrupuleux que le juge de Procida, un certain
+Vitella, procédait à des exécutions sommaires et, comme gage de
+bonne amitié, envoyait à Towbridge un singulier cadeau. «Notre ami
+Towdbrige, écrit Nelson à Lord Saint-Vincent, a reçu l'autre jour
+avec un panier de raisins frais pour son déjeuner, la tête d'un
+jacobin proprement arrangée dans une boîte. Towbridge s'excuse de ne
+pas me l'avoir fait passer sur ce que le temps était trop chaud pour
+un semblable message.» Il est vrai qu'il avait donné à l'assassin un
+certificat de bonne conduite, et que, dans son rapport à Nelson, il
+le qualifiait de brave garçon: «A jolly fellow!»</p>
+
+<p>De tels faits se passent de commentaires. Ils soulèvent le dégoût et
+l'indignation. Ce n'était pourtant là que le prélude de bien d'autres
+tragédies!</p>
+
+<p>À la nouvelle de ces massacres, la terreur se répandit dans le
+pays entier. On comprenait d'instinct que la fureur populaire
+<span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> serait dépassée par la vengeance royale. Aussi les derniers
+défenseurs de la République Parthénopéenne s'enfermèrent-ils à Naples
+avec la résolution d'y combattre jusqu'au dernier soupir, plutôt
+que de tomber entre les mains des égorgeurs sanfédistes. Le siège
+de Naples commença. 60.000 hommes environ entouraient cette ville,
+tous bien armés, excités par le fanatisme religieux et toutes les
+mauvaises passions déchaînées. Dans l'intérieur de la ville les
+partisans de la royauté conspiraient, les lazzaroni remuaient de
+nouveau et bon nombre d'entre eux méditaient d'ouvrir les portes
+aux assiégeants. Une division russe accourait à marches forcées au
+secours de Ruffo, et la flotte anglaise de Nelson, commandée en
+sous-ordre par Foote, bloquait le port et empêchait tout secours
+ou toute évasion. La situation des républicains était donc comme
+désespérée. Ils le comprirent, et dans l'impossibilité de soutenir
+la défense d'une aussi grande ville avec des forces tellement
+inférieures, ils résolurent de l'évacuer et de s'enfermer dans les
+forts, afin d'y attendre des temps meilleurs, ou bien d'y honorer par
+leur résistance les derniers jours de l'indépendance Parthénopéenne.
+Les forts étaient au nombre de trois: les Français et leur chef, le
+colonel Méjean, se retirèrent au fort Saint-Elme, et les derniers
+défenseurs de la République aux forts du Château-Neuf et de l'&OElig;uf.</p>
+
+<p>Les premiers jours du siège furent marqués par d'heureuses sorties.
+Les Parthénopéens surprirent les Sanfédistes, enclouèrent une
+batterie de canons, firent sauter les caissons et regagnèrent leur
+poste après avoir répandu la terreur dans le camp ennemi. Ruffo,
+très effrayé de ce retour offensif, et apprenant d'un autre côté
+qu'une flotte française de vingt-cinq vaisseaux venait de quitter
+Toulon, fit proposer aux assiégés une capitulation honorable. Ceux-ci
+hésitèrent, car ils connaissaient la mauvaise foi napolitaine;
+mais le colonel Méjean se laissa, paraît-il<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Go to footnote 394"><span class="smaller">[394]</span></a>, acheter à prix
+d'argent et consentit <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> à livrer le fort Saint-Elme. Comme
+le général russe Her Handy, le capitaine anglais Foote, et jusqu'au
+représentant de la Turquie, se portaient garants de la capitulation
+et s'engageaient à apposer leur signature à côté de celle du cardinal
+Ruffo, dont les pouvoirs en qualité de vicaire général, étaient
+illimités, les Parthénopéens se décidèrent à leur tour. Le traité
+portait que les garnisons des forts du Château-Neuf et de l'&OElig;uf
+sortiraient avec les honneurs de la guerre, et seraient respectées
+dans leurs biens. On leur permettait, ou bien de s'embarquer pour
+Toulon sur des vaisseaux parlementaires, ou bien de rester dans le
+royaume sans avoir rien à craindre pour leur sécurité. Ces conditions
+devaient s'étendre aux prisonniers faits dans la dernière guerre.
+Quant aux Français, ils resteraient au fort Saint-Elme, et on leur
+donnait comme otages quatre des principaux personnages de la cour (19
+juin).</p>
+
+<p>L'engagement était donc solennel. Tout avait été prévu, indiqué,
+promis. L'Angleterre, la Russie et la Turquie, par l'intermédiaire
+de leurs représentants, avaient sanctionné cet engagement contracté
+par un vice-roi, légalement investi de pouvoirs illimités. De part
+et d'autre, par conséquent, on était tenu de le respecter. En effet,
+dès que les otages furent échangés, et les hostilités suspendues, les
+plus compromis d'entre les vaincus s'embarquèrent sur les navires qui
+devaient les conduire en France. Soudain Nelson parut à l'entrée du
+golfe. Son arrivée apportait la mort à ceux qui se croyaient à juste
+titre sauvés, et sa présence allait donner le signal d'une réaction
+odieuse et inexpiable! (25 juin.)</p>
+
+<p>Depuis six mois Nelson était entièrement dominé par la reine et par
+lady Hamilton. Malgré les admonestations de <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> l'amirauté,
+malgré les prières de ses amis, ou les railleries brutales de
+Souvoroff qui lui écrivait non sans raison que «Palerme n'était
+pas Cythère», le grand amiral perdait son temps, sa santé et son
+honneur dans des plaisirs excessifs et des fêtes qui ressemblaient
+singulièrement à des orgies. Marie-Caroline et Emma, la seconde
+surtout, avaient étouffé en lui le sentiment de l'honneur, et même
+celui de la dignité anglaise. Entre leurs mains Nelson ne fut plus
+qu'un instrument, et, par malheur pour sa réputation, un instrument
+de vengeance. Affolé par leurs discours, enivré par leurs promesses,
+surexcité et comme enivré par leur âpre désir de vengeance, le
+malheureux amiral accourut de Naples, bien résolu à n'accorder aucun
+pardon. Aussi bien lady Hamilton l'avait suivi comme pour le mieux
+surveiller. On assure qu'à la vue du pavillon qui annonçait la
+suspension des hostilités, elle s'élança sur le gaillard d'arrière
+où se tenait l'amiral et lui cria dans un accès de folle colère:
+«Nelson, faites abattre ce pavillon de trêve. On n'accorde pas de
+trêve aux vaincus.» Le premier acte de l'amiral fut en effet de
+prendre à la remorque et de conduire sous les canons du château
+de l'&OElig;uf les vaisseaux, chargés de réfugiés, qui, sur la foi
+de la capitulation, s'apprêtaient à partir pour Toulon, et de les
+transformer en prisons flottantes.</p>
+
+<p>Le cardinal Ruffo était aussitôt accouru à bord du <i>Foudroyant</i>.
+Nelson lui apprit que l'intention du roi était de considérer comme
+nulle et non avenue toute capitulation signée avec des rebelles. Le
+cardinal défendit avec une noble énergie les droits qu'il avait reçus
+de son souverain, Nelson le traita avec mépris, l'accusa de créer à
+Naples un parti hostile aux vues de son souverain et finit par le
+congédier. Le capitaine de Foote à son tour fit observer à Nelson
+qu'il avait reçu de lui le droit de ratifier une capitulation, et
+le supplia de faire honneur à la signature de l'Angleterre. Nelson
+fut inexorable. Il se débarrassa même de ce censeur incommode en
+l'envoyant à Palerme pour se mettre avec sa frégate à la disposition
+de la famille royale; puis, il attendit pour les exécuter, <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span>
+les résolutions définitives de Ferdinand et de Marie-Caroline.</p>
+
+<p>Un décret du roi, une lettre de Marie-Caroline à son amie Emma, et
+la copie de la capitulation annotée par la reine furent présentés à
+l'amiral le 27 juin, et firent disparaître ses dernières hésitations,
+si toutefois il hésita un instant à se déshonorer pour les beaux yeux
+de sa maîtresse et les flatteries intéressées de la reine de Naples.
+Voici ces trois documents qui méritent d'être reproduits comme un
+exemple éclatant du désarroi dans les consciences et de l'aveuglement
+où peuvent jeter les passions politiques.</p>
+
+<p>Le décret du roi portait que «le souverain n'ayant jamais eu
+l'intention de capituler avec des rebelles, la capitulation devait
+être cassée; qu'il fallait créer une junte d'État qui condamnerait
+les chefs à mort, les subalternes à la prison et à l'exil et tous à
+la confiscation des biens». Ferdinand déclarait en même temps que,
+pour récompenser les services de l'amiral Nelson, il le nommait duc
+de Bronte. C'était le prix du sang qu'on lui demandait de verser.</p>
+
+<p>Voici quelques extraits de la lettre de la reine<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Go to footnote 395"><span class="smaller">[395]</span></a>: «... Les
+rebelles patriotes doivent mettre bas les armes, sortir à discrétion
+et volonté du roi. Alors, si l'on m'en croit, il se fera un exemple
+des principaux chefs, représentants et les autres seront déportés
+avec l'engagement signé d'eux-mêmes de la peine de mort, s'ils
+remettent les pieds dans les États du Roi. On en prendra note,
+filiation, et dans ce nombre seront compris les chefs de brigade, les
+clubistes et les plus furieux écrivains. Aucun militaire qui aura
+servi ne sera admis dans l'armée. Enfin une sévérité exacte, prompte,
+juste. La même chose se fera pour les femmes qui se sont distinguées
+dans la révolution, et cela sans pitié. Il n'y a pas besoin d'une
+junte d'État. Il n'y a ni procès, ni discussion. C'est un fait avéré,
+prouvé, patent, où les scélérats se rendront à l'imposante force
+de l'amiral, où il faudra réunir les corps des troupes, en <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span>
+faire même venir du dehors, si cela est besoin, avertir les pauvres
+femmes et les enfants de sortir, prendre par force les deux forts
+selon les règles de la guerre, et ainsi terminer cette coupable et
+périlleuse résistance ... Enfin, ma chère Milady, recommandez à
+milord Nelson de traiter Naples comme si c'était une ville rebelle
+d'Irlande qui se fût conduite ainsi. Il ne faut pas avoir égard au
+nombre: les milliers de scélérats de moins rendront la France plus
+faible, et nous nous en trouverons mieux ...»</p>
+
+<p>Comme commentaire à ces odieuses paroles, et sans doute afin de
+prévenir toute équivoque, la reine renvoyait en même temps à l'amiral
+la capitulation annotée de ses propres mains. Pas un article ne
+trouve grâce devant la furie royale. Elle accuse de trahison ou
+de bassesse tous ceux qui l'ont signée. Elle est inexorable pour
+ses propres sujets, et pleine de mépris pour les Français qu'elle
+voudrait bien traiter comme des gens en dehors de tout droit. Elle
+termine par cette déclaration de principes: «Ce traité est une chose
+si infâme que si, par un miracle de la Providence, il ne vient pas
+quelque événement qui le rompt ou détruise, je me considère perdue
+et déshonorée. Et je crois qu'au risque de mourir de la mal'aria,
+des fatigues ou d'une arquebusade des rebelles, le roi, d'un côté,
+le prince héritier, de l'autre, doivent immédiatement armer les
+provinces, marcher contre la ville rebelle, et s'ensevelir sous les
+ruines si elle résiste, plutôt que de rester les vils esclaves de
+ces coquins de Français et de leurs infâmes émules les rebelles. Mon
+sentiment, si cette infâme capitulation est respectée, est tel que je
+serais moins affligée de la perte du royaume que des effets que j'en
+attends.»</p>
+
+<p>Aussitôt Nelson lança un ordre qui déclarait que «si, dans l'espace
+de vingt-quatre heures les partisans de l'infâme République ne
+s'abandonnaient pas à la clémence du roi, il les considérerait comme
+encore en rébellion et comme des ennemis de S. M. Sicilienne». En
+vertu de cet ordre quatre-vingts républicains furent extraits des
+vaisseaux qui auraient dû les transporter à Toulon, et conduits
+enchaînés, au milieu des <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> hurlements de mort de la populace,
+dans les casemates des forts. Le colonel Méjean, encore maître du
+fort Saint-Elme, aurait dû protester pour l'honneur de son pays et se
+défendre jusqu'à la dernière extrémité. On avait acheté ce misérable.
+Il ouvrit les portes de la citadelle, à condition que la garnison
+en sortirait avec les honneurs de la guerre et serait rapatriée,
+mais en autorisant les agents du roi à arrêter les réfugiés
+napolitains, pourtant couverts par le drapeau français et par une
+double capitulation. En effet, les sbires de Ferdinand arrêtèrent
+au milieu de nos soldats quelques infortunés qui avaient échappé à
+leurs recherches, et que Méjean leur signala. Il leur livra même deux
+officiers d'origine napolitaine, mais qui servaient depuis plusieurs
+années dans l'armée française, Matera et Belpaladi. On eût dit que
+tout ce monde officiel se déshonorait à plaisir!</p>
+
+<p>Parmi les prisonniers de la première heure était le prince
+Caracciolo, amiral de la flotte Parthénopéenne. C'était un
+septuagénaire. Il avait mérité l'estime et l'affection des Anglais,
+au temps où les deux flottes britannique et napolitaine voguaient
+de conserve; mais il avait servi la nouvelle république, et, avec
+quelques canonnières, n'avait pas craint d'assaillir à plusieurs
+reprises, les frégates anglaises. Trahi par un de ses domestiques,
+il fut conduit à bord du Foudroyant, le vaisseau amiral, le 27 juin,
+à neuf heures du matin. Nelson assembla immédiatement un conseil
+de guerre, dont les membres avaient reçu l'ordre de n'admettre ni
+témoins à décharge, ni défenseur: les membres de cette cour martiale,
+si singulièrement transformés en cour d'exécution, n'osèrent pourtant
+condamner l'illustre vieillard qu'à la prison perpétuelle. On
+transmit la décision à Nelson. «Non, répondit-il, la mort!» Et les
+juges obéirent! Aussitôt l'amiral donna ses ordres pour l'exécution
+immédiate. Caracciolo devait être pendu à bord de la <i>Minerva</i>,
+et son cadavre jeté à la mer. À cette nouvelle le cardinal Ruffo
+intervint de nouveau. Ce sera son honneur et en quelque sorte sa
+justification. La conférence fut orageuse: mais lady Emma était
+aussi <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> à bord du <i>Foudroyant</i>, et encourageait Nelson à ne
+pas céder. L'amiral obéissait-il à un zèle fanatique, ou cédait-il
+à d'infâmes suggestions, on l'ignore, mais il resta inflexible.
+Réduit à une dernière espérance, Caracciolo fit prier lady Hamilton
+d'intercéder en sa faveur, mais cette Euménide ferma sa porte, et ne
+sortit de sa cabine que pour se repaître du spectacle de l'exécution.
+Elle se hâta d'en rendre compte à la reine, qui lui répondit (2
+juillet): «... J'ai vu aussy la triste et méritée fin du malheureux
+et forcené Caracciolo. Je sens bien tout ce que votre excellent
+c&oelig;ur aura souffert, et cela augmente ma reconnaissance.<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Go to footnote 396"><span class="smaller">[396]</span></a>»</p>
+
+<p>Pour que rien ne manquât à l'horreur de cette tragédie, le cadavre
+de l'infortuné fut jeté à la mer avec un lest de 250 livres, mais
+il surnagea, et, par un hasard qui ressemblait à un commencement
+de punition divine, se présenta aux yeux du roi Ferdinand quand ce
+dernier se décida à rentrer à Naples. Saisi d'un tremblement nerveux,
+«que veut ce mort?» dit en balbutiant le roi. «Sire, répondit le
+chapelain du Foudroyant, ce mort vient réclamer une sépulture
+chrétienne.&mdash;Il l'aura!» Le cadavre fut en effet recueilli et inhumé
+le même jour dans l'église de Sainte-Marie aux Liens sur le quai
+Sainte-Lucie. Il y repose encore aujourd'hui.</p>
+
+<p>Cette mort ou plutôt cet assassinat donna le signal des atrocités.
+Comme on devait une récompense aux bandits et aux lazzaroni, on
+leur livra la ville. Du 29 juin au 8 juillet, jour de l'arrivée
+du roi, Naples fut la proie de tous les brigands de l'Italie
+méridionale. «L'horreur du massacre, écrit un témoin oculaire,
+Marinelli, du pillage, du libertinage, était montée à un tel point
+qu'il m'est impossible de tout écrire. La basse plèbe s'ingéniait à
+qui inventerait un supplice nouveau, une obscénité plus horrible.
+Une femme de qualité subit, à l'instigation de lady Hamilton, les
+plus atroces outrages: déshabillée, fouettée sur la place publique,
+et ensuite abandonnée à la bestiale populace.»&mdash;«On vit, <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span>
+écrit<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Go to footnote 397"><span class="smaller">[397]</span></a> Coletta, au milieu de la place même du palais Royal
+flamber un énorme bûcher: dans ce brasier ardent la populace jeta
+cinq victimes vivantes, et, lorsque les chairs furent suffisamment
+grillées, les cannibales se mirent à les manger.» Dégoûté de ces
+crimes, le cardinal Ruffo essaya de rétablir l'ordre, mais il n'y
+réussit qu'en appelant à son aide les soldats russes qui occupaient
+les forts.</p>
+
+<p>Aussi bien les vengeances juridiques furent plus odieuses que ce
+qu'on nomma pompeusement la justice du peuple. En vertu d'une
+proclamation royale, qui enveloppait dans une proscription générale
+tout individu ayant exercé des fonctions sous la République ou porté
+les armes contre les Sanfédistes, près de 30,000 citoyens, rien qu'à
+Naples, furent jetés en prison, ou du moins dans les souterrains et
+dans les caveaux où on leur interdisait les lits, les sièges, la
+lumière, les objets nécessaires pour boire et pour manger. On les
+entassa aussi sur les vaisseaux anglais, transformés en pontons, et
+l'amiral toujours flanqué de lady Hamilton, apercevait du haut de sa
+dunette les prisonniers se tordre et hurler de douleur sous les coups
+de nerf de b&oelig;uf.</p>
+
+<p>Ce n'était rien encore: la Junte venait d'entrer en fonctions, et
+de commencer le procès des plus illustres victimes de la trahison
+anglaise. Les membres de la Junte avaient été choisis avec soin.
+L'histoire vengeresse a conservé leurs noms: président: Felice
+Damiani; procureur du roi: Giuseppe Guidobaldi; conseillers: Della
+Rossa, Speziale, Fiore, Samausti; bourreau: Tommaso Paradiso. Sauf
+le Calabrais Della Rossa, tous étaient Siciliens. Fiore, scélérat
+reconnu, était le seul magistrat maintenu par la cour, Guidobaldi
+chef des espions et des délateurs, et Speziale, un aventurier
+méprisé, avaient été nommés directement par la reine. C'est ce
+Guidobaldi qui disait à ses familiers: «Je ne dîne avec appétit que
+lorsque j'ai envoyé la tête d'un Jacobin rouler sur l'échafaud de la
+place du Marché-Neuf.» Quant à Speziale, il parcourait les <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span>
+prisons pour se repaître des souffrances des prisonniers. Pour ses
+débuts il avait pendant deux mois tenu à Procida une «véritable
+boucherie de chair humaine». N'avait-il pas condamné à mort un
+tailleur, qui avait commis le crime de costumer la municipalité
+républicaine, et fait pendre un notaire «parce que c'est un homme
+adroit, et il est bon qu'il meure»? Tels étaient les hommes qui
+devaient décider du sort de près de 40,000 de leurs compatriotes.</p>
+
+<p>Aussi bien les membres de la Junte étaient si fermement résolus à ne
+pas user de clémence que le premier soin du procureur général fut de
+transiger avec le bourreau. D'ordinaire chaque exécution rapportait
+à l'exécuteur six ducats. Il fut décidé qu'on ne lui allouerait
+plus que cent ducats par mois, car on ne voulait pas trop grever
+le trésor, et on prévoyait de nombreuses condamnations. Elles ne
+furent en effet que trop nombreuses. Trois listes des victimes ont
+été dressées, la première par Lomonaco en 1800 et la seconde par le
+général d'Ayala en 1865: mais elles sont toutes les deux inexactes.
+La troisième a été publiée en 1870 par Fortunato: Elle rectifie et
+complète les deux précédentes, grâce au journal inédit de Marinelli
+et au registre de la congrégation des Blancs de la Justice, pénitents
+qui accompagnaient les condamnés à l'échafaud. Cette liste comprend
+quatre-vingt-dix-neuf noms, ceux des chefs: deux femmes, dix-huit
+princes ou ducs, quatorze généraux, trois évêques, onze prêtres,
+dix-huit propriétaires, huit professeurs, cinq médecins, deux
+magistrats, deux étudiants et un notaire: mais on ne connaîtra jamais
+les noms de ceux qui furent exécutés par les Anglais sur les pontons,
+ou par les Sanfédistes dans les forts de Naples, les noms de ceux qui
+périrent dans la lutte, de ceux qui moururent en prison ou en exil.
+Quelques-unes de ces prisons étaient sinistres. Guillaume Pepe, qui
+fut un des prisonniers, a raconté les souffrances horribles qu'il
+endura durant sa captivité: mais combien se sont tus qui n'ont pas
+osé élever la voix, ceux par exemple qui pourrirent dans la fosse de
+l'Asinara, ou ceux qu'on relégua dans l'îlot de Favignana, cratère
+<span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> éteint, le long des parois duquel les geôliers de Néron
+avaient jadis taillé un escalier conduisant à la Fosse, c'est-à-dire
+au fond même du cratère, cavité humide et malsaine, où ne pénètre pas
+un rayon de soleil, où les animaux eux-mêmes ne peuvent vivre.</p>
+
+<p>Parmi les plus illustres de ces victimes de la réaction, nous
+signalerons les généraux Schipani et Spano, pris les armes à la main,
+et qui furent immolés dans un premier moment d'effervescence. Massa,
+qui avait rédigé et signé la capitulation, Ettore Caraffa montèrent
+au gibet. Gabriel Manthone, interrogé par Speziale sur ce qu'il
+avait à dire pour sa justification, se contenta de répondre: «J'ai
+capitulé.&mdash;Cela ne suffit pas.&mdash;Je n'ai aucune raison à donner à qui
+foule aux pieds les traités.» Et il marcha avec calme à la mort. Le
+comte de Ruvo fut moins patient: «Si nous étions tous deux libres,
+dit-il au juge qui l'insultait, tu parlerais avec plus de prudence.
+Ce sont ces chaînes qui te rendent si hardi.» Plein d'une noble
+fierté, il voulut rester couché sur le dos pour voir descendre sur sa
+tête l'instrument de mort. Un accusé, Velasco, essaya de se venger en
+étranglant Speziale, mais il ne put que l'entraîner vers une fenêtre,
+pour s'y précipiter avec lui. Speziale se vengea de la terreur qu'il
+avait éprouvée en redoublant de cruautés et d'infamies. Une de ses
+victimes, Batistessa, n'était pas morte à la potence, où elle avait
+été suspendue pendant vingt-quatre heures. Speziale le fit égorger
+par le bourreau. Un de ses anciens amis, Nicolo Fiani, était détenu,
+mais aucune charge ne pesait contre lui. Speziale l'appelle auprès de
+lui, l'embrasse en pleurant, lui dit que sa perte est assurée, s'il
+ne lui livre tous ses secrets, les lui fait écrire, puis l'envoie au
+supplice. Francesco Conforti était un illustre écrivain, qui avait
+à plusieurs reprises défendu les droits de la royauté contre les
+empiétements de Rome. Speziale lui fait écrire un nouveau mémoire,
+plein d'érudition, de raison et de force, et, pour sa récompense,
+l'envoie à la mort. C'est encore Speziale qui eut l'impudeur
+de faire arrêter des enfants de cinq ans, qui en fit exiler de
+<span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> douze ans, qui en fit exécuter qui n'avaient pas atteint
+leur majorité; c'est lui qui fit arrêter jusqu'à des fous détenus
+à l'hospice des aliénés, lui qui fit jeter en prison le professeur
+Bosco, pour avoir osé apprendre à ses élèves que jadis existait
+une République romaine, qui jouissait d'institutions libérales. Le
+ridicule se joignit même à l'odieux. Ne s'avisa-t-on pas d'intenter
+un procès criminel au patron de Naples, à saint Janvier, qui avait
+paru approuver la République, en opérant le miracle périodique de la
+liquéfaction de son sang? Le saint fut condamné. On lui interdit de
+nouveaux miracles, et il eut pour successeur saint Antoine de Padoue.</p>
+
+<p>Trois procès eurent un grand retentissement: ceux du docteur Cirillo,
+d'Eleonora Pimentel et de la marquise de San Felice. On voulait
+sauver Cirillo qui jadis avait été le médecin de la famille royale et
+dont la réputation était européenne. «Quel âge avez-vous? lui demande
+Speziale.&mdash;Soixante ans.&mdash;Quelle est votre profession?&mdash;Médecin sous
+la monarchie, représentant du peuple pendant la République.&mdash;Et
+devant moi qui es-tu?&mdash;En ta présence, lâche, je suis un héros.»
+Condamné à mort, on lui fit entendre que, s'il demandait sa grâce au
+roi, il l'obtiendrait. Il refusa et marcha bravement à l'échafaud.</p>
+
+<p>Eleonora Pimentel, la directrice du <i>Moniteur Républicain</i>, avait
+commis la lourde faute de se moquer des mascarades du camp de San
+Germano. La reine Marie-Caroline ne lui avait pas pardonné ces
+railleries. Condamnée à mort, elle marcha froidement, demandant à
+une femme quelques épingles pour rajuster son corsage dérangé par le
+bourreau, et répétant ce vers: <i>Forsan et hæc olim meminisse juvabit</i>.</p>
+
+<p>La marquise de San Felice avait, pour sauver son amant, dénoncé
+une conspiration royaliste. Ferdinand avait juré de se venger.
+L'infortunée était enceinte. L'exécution fut ajournée. Le roi,
+perdant toute pudeur, adressa par écrit de vifs reproches à la Junte
+et prétendit que cette grossesse était simulée. Un second examen
+fut ordonné. Il confirma la grossesse. Le roi ordonna que la San
+Felice attendrait son <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> accouchement dans les prisons de
+Palerme et serait ensuite exécutée. La princesse Marie-Clémentine,
+qui s'intéressait à la prisonnière, supplia le roi son beau-père de
+lui accorder sa grâce. Ferdinand refusa brutalement et la malheureuse
+fut exécutée. Voici comment le docteur Marinelli termine sa lugubre
+énumération: «Aujourd'hui 11 septembre, a été décapitée donna Luisa
+Molinès San Felice. Cela a mis la place du marché en rumeur. Donna
+Luisa avait été mise déjà deux fois en chapelle, mais elle en était
+sortie. Cette fois elle ne l'a point échappé. Avant de marcher au
+supplice, elle s'était ouvert l'utérus: aussi a-t-il fallu la porter.
+La hache en tombant, au lieu de la tête, a frappé une épaule. À cause
+de cela le bourreau a achevé de lui couper la tête avec son couteau.»</p>
+
+<p>Pendant que s'accomplissaient ces abominables tragédies, que
+devenaient en effet les vainqueurs? La reine Marie-Caroline était
+restée à Palerme, mais sans cesser un seul instant d'exciter à la
+vengeance. Ses lettres à lady Hamilton font frémir. Pas un mot de
+pitié. Pas un sentiment de compassion! «Je vous prie de ne faire
+aucune faveur particulière, lui écrit-elle<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Go to footnote 398"><span class="smaller">[398]</span></a> le 18 juillet.»
+Et plus loin<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Go to footnote 399"><span class="smaller">[399]</span></a>: «J'espère que les membres de la Junte feront
+rase justice, ne se laissant séduire ni par les larmes, ni les
+protections, ni les richesses des parents des accusés ... Pour
+Belmonte, silence sur ce point. Si on envoie une centaine à la
+potence, j'ai calculé que l'on ira jusqu'à lui; mais si l'on n'envoie
+qu'une cinquantaine, il ne peut être du nombre, ses crimes n'étant
+pas aussi grands. Je n'en parlerai, ni n'y penserai plus, et je
+regrette seulement de vous avoir donné le plus petit embarras pour
+lui.» Quant au roi, jusqu'alors inoffensif, il subit comme un accès
+de folie furieuse. Surexcité par son entourage, poussé à bout par ses
+serviteurs, il vit rouge, comme l'écrit un de ses historiens. Voici
+comment un témoin oculaire, Cuoco<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Go to footnote 400"><span class="smaller">[400]</span></a>, l'a dépeint dans la rade de
+Naples, sur le vaisseau de Nelson, <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> car ce souverain, jadis
+si fier de ses prérogatives, n'avait pas osé descendre à terre, et
+continuait à recevoir l'hospitalité anglaise: «Le roi était sur un
+bâtiment, entouré d'autres bâtiments pleins de personnes arrêtées,
+qui mouraient sous ses yeux, tués par le resserrement du lieu dans
+lequel elles se trouvaient entassées, par le manque de nourriture et
+surtout d'eau, par l'immense quantité d'insectes, par la canicule la
+plus brûlante ... et il avilissait la majesté royale au point de se
+promener en leur présence.» Ce n'était plus un roi, mais un mannequin
+revêtu des ornements royaux!</p>
+
+<p>Ruffo et Nelson, les deux maîtres de la situation, sont assurément
+les principaux coupables, et c'est sur eux que doit retomber la
+responsabilité de ces crimes. Ruffo était en effet resté vicaire
+général, et par conséquent chef du gouvernement. On a parlé de ses
+bonnes intentions, de son impuissance à calmer la multitude, et à
+apaiser la vengeance royale; mais, puisqu'on avait abusé de son nom,
+puisqu'il ne pouvait contenir les passions déchaînées, pourquoi ne se
+retirait-il pas? Pourquoi laissait-il souiller par de nouveaux crimes
+sa pourpre cardinalice, déjà salie par les excès de la guerre civile?
+Ruffo avait soif des honneurs; et, pour en jouir il se déshonora
+par ces honteuses complaisances: aussi portera-t-il la peine de sa
+faiblesse et de son ambition aux yeux de la postérité.</p>
+
+<p>Que dire des récompenses dont furent gorgés les acolytes du
+cardinal? Tous ces bandits, tous ces assassins, tous ces chefs de
+bande devinrent capitaines ou colonels. On les combla de cadeaux
+et de pensions. On leur distribua des terres. Tous obtinrent des
+décorations. La reconnaissance royale s'étendit jusque sur les
+officiers turcs et russes qui reçurent de grands présents. Quant aux
+Anglais, ils obtinrent ce qu'ils demandèrent. La reine Marie-Caroline
+passa au cou de son amie Emma son portrait en miniature suspendu à
+un collier de diamants dont elle lui fit lire l'exergue: <i>&OElig;terna
+gratitudine</i>. Elle lui donna encore deux voitures de gala et des
+diamants pour une valeur de 150,000 guinées. Tous les capitaines
+anglais <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> reçurent des tabatières, des bagues et des montres
+enrichies de diamants. Towbridge, le héros d'Ischia, fut nommé baron,
+et Nelson, le nouveau duc de Bronte, reçut une épée, dont la garde
+en or massif disparaissait sous les diamants. C'était l'épée remise
+par Louis XIV à Philippe V lors de son départ pour l'Espagne. Elle
+aurait dû être sacrée pour un prince de la maison de Bourbon: mais ne
+fallait-il pas payer le sang versé?</p>
+
+<p>Le châtiment n'était pas éloigné. Quand on apprit les horreurs
+commises par les Sanfédistes, et les épouvantables vengeances de la
+Junte royale, ce fut par toute l'Europe comme un cri d'indignation.
+En France Aréna et Briot dénonceront ces attentats à la tribune des
+Cinq Cents. En Angleterre, malgré la popularité de Nelson, malgré
+les services éminents qu'il avait rendus à son pays, on ne put
+oublier, on n'oublia pas qu'il avait sali le drapeau anglais en
+violant une capitulation pour plaire à une courtisane royale. Fox et
+Sheridan écrasèrent de leurs invectives «ce roi insensé et l'amiral
+anglais qui s'était institué son exécuteur». Leur arrêt restera
+celui de l'histoire. Rien ne peut justifier ni Nelson, ni ceux qui
+le poussèrent à cette odieuse réaction; et comme, tôt ou tard, sont
+punis tous les crimes, n'est-il pas vrai que la justice divine a
+puni les persécuteurs, et que le petit-fils, et arrière-enfant,
+dépouillés de leur royaume, exilés, errant de ville en ville, expient
+aujourd'hui les crimes commis jadis par Ferdinand et Marie-Caroline?</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+<p class="center">CHAPITRE PREMIER<br>
+FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE</p>
+
+<p class="resume">La domination autrichienne dans le Milanais,
+<a href="#page1">1</a>. &mdash; Le parti
+ national italien,
+<a href="#page3">3</a>. &mdash; Fuite de l'archiduc Ferdinand,
+<a href="#page4">4</a>. &mdash; Entrée
+ des Français à Milan,
+<a href="#page5">5</a>. &mdash; Organisation d'un gouvernement
+ provisoire,
+<a href="#page7">7</a>. &mdash; Les premières déceptions,
+<a href="#page8">8</a>. &mdash; Les extractions
+ et les réquisitions,
+<a href="#page9">9</a>. &mdash; Insurrection de Pavie,
+<a href="#page13">13</a>. &mdash; Répression
+ de l'émeute,
+<a href="#page16">16</a>. &mdash; Brutalités et pillages,
+<a href="#page18">18</a>. &mdash; La guerre aux
+ fournisseurs,
+<a href="#page21">21</a>. &mdash; Bonaparte à Mombello,
+<a href="#page23">23</a>. &mdash; Les modérés et les
+ exaltés,
+<a href="#page26">26</a>. &mdash; Le journalisme et le théâtre,
+<a href="#page30">30</a>. &mdash; Le Ballet du
+ Pape,
+<a href="#page35">35</a>. &mdash; Les fêtes patriotiques,
+<a href="#page37">37</a>. &mdash; Les derniers partisans
+ de l'Autriche,
+<a href="#page40">40</a>. &mdash; Bonaparte se prononce en faveur des modérés,
+
+<a href="#page41">41</a>. &mdash; Les théoriciens politiques,
+<a href="#page43">43</a>. &mdash; Création de la République
+ Cisalpine,
+<a href="#page45">45</a>. &mdash; Formation territoriale,
+<a href="#page47">47</a>. &mdash; Annexion de la
+ Valteline,
+<a href="#page49">49</a>. &mdash; Prospérité apparente,
+<a href="#page51">51</a>.</p>
+
+<p class="p2 center">CHAPITRE II<br>
+LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE</p>
+
+<p class="resume">Gênes et la décadence de l'aristocratie,
+<a href="#page55">55</a>. &mdash; Politique de
+ neutralité désarmée,
+<a href="#page58">58</a>. &mdash; Violations de territoire,
+<a href="#page59">59</a>. &mdash; Affaire
+ de la Modeste,
+<a href="#page60">60</a>. &mdash; Mission de Bonaparte à Gênes en
+<a href="#page179">179</a>4,
+
+<a href="#page62">62</a>. &mdash; Intrigues de Girola et de Drake,
+<a href="#page66">66</a>. &mdash; Affaire des fiefs
+ impériaux,
+<a href="#page67">67</a>. &mdash; Les Barbets.
+<a href="#page68">68</a>. &mdash; Sac d'Arquata,
+<a href="#page69">69</a>. &mdash; Affaire
+ de Santa Margarita.
+<a href="#page71">71</a>. &mdash; Ménagements calculés de Bonaparte,
+
+<a href="#page72">72</a>. &mdash; Les démocrates et les aristocrates,
+<a href="#page78">78</a>. &mdash; Émeute du
+<a href="#page23">23</a>
+ mai
+<a href="#page179">179</a>7,
+<a href="#page77">77</a>. &mdash; Écrasement des démocrates,
+<a href="#page78">78</a>. &mdash; La mission de
+ <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> Lavalette,
+<a href="#page81">81</a>. &mdash; Le traité de Mombello,
+<a href="#page84">84</a>. &mdash; Les excès
+ des démagogues,
+<a href="#page85">85</a>. &mdash; Révolte du 4 septembre,
+<a href="#page89">89</a>. &mdash; Batailles
+ d'Albaro et de San Benigno,
+<a href="#page90">90</a>. &mdash; Création de la République
+ Ligurienne,
+<a href="#page93">93</a>.</p>
+
+<p class="p2 center">CHAPITRE III<br>
+CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE</p>
+
+<p class="resume">Grandeur et décadence de la République vénitienne,
+<a href="#page95">95</a>. &mdash; La
+ politique de neutralité désarmée,
+<a href="#page99">99</a>. &mdash; Le comte de Lille est
+ expulsé de Vérone,
+<a href="#page103">103</a>. &mdash; Violation du territoire vénitien,
+
+<a href="#page104">104</a>. &mdash; Entrée des Français à Vérone,
+<a href="#page106">106</a>. &mdash; Le podestat Ottolini,
+
+<a href="#page108">108</a>. &mdash; Ménagements calculés de Bonaparte,
+<a href="#page111">111</a>. &mdash; Négociations
+ d'alliance,
+<a href="#page115">115</a>. &mdash; Les exigences de Bonaparte,
+<a href="#page118">118</a>. &mdash; Préparatifs
+ de guerre,
+<a href="#page120">120</a>. &mdash; Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia,
+ Salo, mais ils sont écrasés,
+<a href="#page123">123</a>. &mdash; Manifeste de Battaglia,
+
+<a href="#page127">127</a>. &mdash; Les préliminaires de Leoben,
+<a href="#page131">131</a>. &mdash; Mission de Junot à
+ Venise,
+<a href="#page133">133</a>. &mdash; Les Pâques véronaises,
+<a href="#page136">136</a>. &mdash; L'assassinat de
+ Laugier,
+<a href="#page139">139</a>. &mdash; Mission Donato et Giustiniani,
+<a href="#page141">141</a>. &mdash; Punition de
+ Vérone,
+<a href="#page145">145</a>. &mdash; Transformation de la République aristocratique
+ en République démocratique,
+<a href="#page147">147</a>. &mdash; Traité de Milan,
+<a href="#page152">152</a>. &mdash; Les
+ convoitises autrichiennes,
+<a href="#page154">154</a>. &mdash; Mission Querini,
+<a href="#page155">155</a>. &mdash; Motion
+ Dumolard,
+<a href="#page157">157</a>. &mdash; Désorganisation de la nouvelle République,
+
+<a href="#page159">159</a>. &mdash; Pillages,
+<a href="#page163">163</a>. &mdash; Négociations de Campo-Formio,
+<a href="#page166">166</a>. &mdash; Les
+ instructions du Directoire et les résolutions de Bonaparte,
+
+<a href="#page169">169</a>. &mdash; Traité de Campo-Formio,
+<a href="#page173">173</a>. &mdash; Comment est accueillie la
+ nouvelle,
+<a href="#page176">176</a>. &mdash; Les scrupules de Villetard,
+<a href="#page178">178</a>. &mdash; Les dépouilles
+ de Venise,
+<a href="#page185">185</a>. &mdash; Prise de possession par les Autrichiens,
+<a href="#page186">186</a>.</p>
+
+<p class="p2 center">CHAPITRE IV<br>
+LA RÉPUBLIQUE ROMAINE</p>
+
+<p class="resume">La Papauté et la Révolution,
+<a href="#page189">189</a>. &mdash; Affaire Hugon de
+ Basville,
+<a href="#page199">199</a>. &mdash; La Convention et le pape Pie VI,
+<a href="#page191">191</a>. &mdash; Les
+ théophilanthropes,
+<a href="#page192">192</a>. &mdash; Les instructions du Directoire à
+ Bonaparte,
+<a href="#page193">193</a>. &mdash; Préparatifs de guerre,
+<a href="#page195">195</a>. &mdash; Entrée des
+ Français à Bologne,
+<a href="#page197">197</a>. &mdash; Armistice de Bologne,
+<a href="#page199">199</a>. &mdash; Prise
+ d'armes des pontificaux,
+<a href="#page202">202</a>. &mdash; Mission Mattei,
+<a href="#page203">203</a>. &mdash; Affaire de
+ Lugo,
+<a href="#page205">205</a>. &mdash; Conférences de Florence,
+<a href="#page206">206</a>. &mdash; Seconde prise d'armes
+ des pontificaux,
+<a href="#page208">208</a>. &mdash; Bataille du Senio,
+<a href="#page210">210</a>. &mdash; Négociations
+ pour la paix,
+<a href="#page213">213</a>. &mdash; Paix de Tolentino,
+<a href="#page218">218</a>. &mdash; Joseph Bonaparte
+ ambassadeur à Rome,
+<a href="#page220">220</a>. &mdash; Les mécontents se groupent autour
+ de lui,
+<a href="#page221">221</a>. &mdash; Affaire Provera,
+<a href="#page223">223</a>. &mdash; Assassinat de Duphot,
+
+<a href="#page227">227</a>. &mdash; Déclaration de guerre du Directoire,
+<a href="#page234">234</a>. &mdash; Berthier
+ est chargé de renverser le gouvernement pontifical,
+
+<a href="#page235">235</a>. &mdash; Proclamation de la République Romaine,
+<a href="#page236">236</a>. &mdash; Expulsion
+ de Pie VI,
+<a href="#page237">237</a>. &mdash; Organisation de la nouvelle République,
+
+<a href="#page239">239</a>. &mdash; Déprédations et pillages,
+<a href="#page241">241</a>. &mdash; Révolte des Français
+ contre leur général Masséna,
+<a href="#page243">243</a>. &mdash; Insurrections locales,
+
+<a href="#page245">245</a>. &mdash; Décadence et ruine prochaine de la nouvelle République,
+
+<a href="#page246">246</a>.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> CHAPITRE V<br>
+LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE</p>
+
+<p class="resume">Les Bourbons de Naples,
+<a href="#page247">247</a>. &mdash; Lazzaroni et bourgeois,
+
+<a href="#page249">249</a>. &mdash; Essai de coalition contre la France,
+<a href="#page250">250</a>. &mdash; Insulte à
+ Mackau,
+<a href="#page253">253</a>. &mdash; La Touche-Tréville dans le golfe de Naples,
+
+<a href="#page254">254</a>. &mdash; Déclaration de guerre à la France,
+<a href="#page255">255</a>. &mdash; La reine
+ Marie-Caroline et sa haine de la France,
+<a href="#page256">256</a>. &mdash; Armistice accordé
+ par Bonaparte à Pignatelli,
+<a href="#page258">258</a>. &mdash; Ménagements stratégiques
+ de Bonaparte,
+<a href="#page258">258</a>. &mdash; Nouveaux préparatifs de guerre et paix
+ de Campo-Formio,
+<a href="#page261">261</a>. &mdash; Assistance prêtée aux Anglais,
+
+<a href="#page266">266</a>. &mdash; Nouvelle déclaration de guerre à la France,
+<a href="#page268">268</a>. &mdash; Mack
+ envahit le territoire romain,
+<a href="#page269">269</a>. &mdash; Entrée du roi Ferdinand à
+ Rome,
+<a href="#page271">271</a>. &mdash; Championnet et les Français reprennent l'offensive,
+
+<a href="#page273">273</a>. &mdash; Marche contre Naples,
+<a href="#page275">275</a>. &mdash; Fuite de la famille royale,
+
+<a href="#page276">276</a>. &mdash; Entrée des Français à Naples et proclamation de la
+ République Parthénopéenne,
+<a href="#page279">279</a>. &mdash; Retraite de Macdonald,
+
+<a href="#page281">281</a>. &mdash; Révolte des Abruzzes et de la Calabre,
+<a href="#page282">282</a>. &mdash; Buffo et
+ les sanfédistes,
+<a href="#page283">283</a>. &mdash; Siège de Naples,
+<a href="#page289">289</a>. &mdash; Capitulation de
+ Naples,
+<a href="#page287">287</a>. &mdash; Nelson viole la capitulation,
+<a href="#page289">289</a>. &mdash; Les massacres
+ et les exécutions juridiques,
+<a href="#page291">291</a>. &mdash; Fin de la République
+ Parthénopéenne,
+<a href="#page299">299</a>.</p>
+
+<p class="resume">Table des matières <a href="#page301">301</a></p>
+
+<p class="p4 center smaller">Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: <i>Correspondance de</i> <span class="smcap">Bonaparte</span>, t. I,
+II, III.&mdash;<i>&OElig;uvres de</i> <span class="smcap">Napoléon</span> <i>à Sainte-Hélène</i>,
+campagnes d'Italie.&mdash;<span class="smcap">Botta</span>, <i>Histoire d'Italie de
+1789 à 1814</i>.&mdash;<span class="smcap">Cantu</span>, <i>Histoire des Italiens</i> (t.
+XI de la traduction française).&mdash;<span class="smcap">Cusani</span>, <i>Storia di
+Milano</i>.&mdash;<span class="smcap">Beccatini</span>, <i>Storia del memorabile triennale
+governo francese e se dicente Cisalpino</i>.&mdash;<i>Giornale storico del 1797
+al 1806</i>.&mdash;<i>Compendio della Storia patria della Republica Cisalpina</i>.
+(Les 38 volumes du Giornale et les 9 volumes du Compendio se trouvent
+à la bibliothèque Ambrosienne de Milan.)&mdash;<span class="smcap">Bonfadini</span>.
+<i>La Republica Cisalpina e il primo regno d'Italia</i>.&mdash;<span class="smcap">G. de
+Castro</span>. <i>Milano e la Republica Cisalpina giusta la poesie,
+le caricature ed altre testimonianze dei tempi</i>.&mdash;<span class="smcap">Verri</span>.
+<i>Storia del invasione dei Francesi nel Milanese</i>. (Rivista cont. di
+Torino, juillet-août 1850.)</p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b>2:</b> L'Autriche les redoutait tellement qu'elle avait fait
+traduire par Fontana le livre d'Arthur Young contre la France, et
+avait commandé à l'abbé Soave un ouvrage, ou plutôt un pamphlet, où
+les Français étaient représentés comme des cannibales.</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: L'archiduc Ferdinand était accusé de spéculer sur les
+grains. Le fameux peintre Gros fit sa caricature sous la forme d'un
+cochon, dont un soldat français ouvrait le ventre, pour en extraire
+le grain mal acquis. Il se vendit en un jour vingt mille exemplaires
+de ce dessin. Voir <span class="smcap">Stendhal</span>, <i>Chartreuse de Parme</i>, §
+1<sup>er</sup>.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: On lui avait adjoint le décurion Giuseppe Resta.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Lettre de Marmont à son père (Milan, 15 mai 1700)
+insérée dans les <i>Mémoires</i> du maréchal (t. I, p. 322). «Mon tendre
+père, nous sommes aujourd'hui à Milan. Hier, nous y avons fait
+notre entrée triomphale. Elle m'a donné l'idée de l'entrée à Rome
+des anciens généraux romains, lorsqu'ils avaient bien mérité de la
+patrie. Je doute que l'ensemble de l'action offrit un coup d'&oelig;il,
+un spectacle plus beau et plus ravissant. Milan est une très grande
+ville, très belle et très peuplée. Les habitants aiment les Français
+a la folie, et il est impossible d'exprimer toutes les marques
+d'attachement qu'il nous ont données.»</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Verri, cité par <span class="smcap">Cantu</span>, <i>Histoire des Italiens</i>,
+t. XI, p. 01. Cf. les premières pages de la <i>Chartreuse de Parme</i>,
+par <span class="smcap">Stendhal</span>. Ce n'est qu'un roman, mais qui, par la
+précision des détails et l'exactitude des descriptions, vaut bien des
+livres d'histoire.</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Dans sa <i>Vie de Napoléon</i> (p. 127), Stendhal est revenu
+sur ce dénuement de l'armée d'Italie. Il raconte que le lieutenant
+Robert possédait pour toute chaussure des empeignes, mais dépourvues
+de semelle. Deux officiers n'avaient à eux deux qu'un pantalon de
+Casimir couleur noisette et une longue redingote croisée sur la
+poitrine, plus trois chemises, le tout misérablement rapiécé. Ce fut
+seulement à Plaisance que ces deux officiers, qui venaient de toucher
+quelques pièces de monnaie sur leur solde arriérée, purent compléter
+leur garde-robe.&mdash;Cf. <i>Moniteur</i> du 7 juin 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: On citait alors parmi ces Milanaises M<sup>me</sup> Visconti,
+qui inspira à Berthier une passion si persistante, M<sup>me</sup> Grassini,
+qui aima Bonaparte, M<sup>me</sup> Lambert, jadis distinguée par l'empereur
+Joseph II, M<sup>me</sup> Monti, la femme du poète, M<sup>me</sup> Ruge, femme d'un
+avocat qui plus tard devint Directeur, M<sup>me</sup> Pietra Grua Marini,
+femme d'un médecin, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Il n'y eut qu'un seul homme, un acteur, Marchesi,
+qui eut le courage de rester fidèle à ses opinions. Il refusa de
+chanter au théâtre en l'honneur des Français. Voir <span class="smcap">Alfieri</span>,
+<i>Miso Gallo</i>, ép. XXIV, note 36. Le général Dupuy lui intima
+l'ordre de quitter Milan dans les vingt-quatre heures. Par grâce,
+Berthier lui permit de rester enfermé dans une maison de campagne
+qui lui appartenait. Pourtant, dès l'année suivante, Marchesi,
+qui se trouvait alors à Gênes, ne refusa pas, dans l'opéra de
+Sauli intitulé: <i>Il Trionfo della Liberta</i>, le rôle du dieu Mars
+combattant pour l'humanité oppressée. Cf. <span class="smcap">Masi</span>: <i>Parruche
+e Sanculotti</i>, p. 337. D'après <span class="smcap">Botta</span> (liv. VI, p. 430):
+«D'innombrables écrits furent publiés à la louange de Bonaparte bien
+plus qu'à la louange de la liberté. Il faut le dire, les Italiens
+se répandirent alors en adulations dégoûtantes. Celui-ci l'appelait
+Scipion, cet autre Annibal, le républicain Ranza le nommait Jupiter.»</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Arrêté du 10 mai 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: La municipalité de Milan comptait seize membres:
+Visconti, Caccianini, Serbelloni, Lattuada, Bignami, Corbetta,
+Sopransi, Poro, Verri, Pioltini, Sommariva, Sangiorgio, Crespi,
+Pelegata, Ciani, Parea.</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 322 (Milan, 24 mai 1796).
+Cf. lettre aux municipalités de Milan et de Pavie (Milan, 24
+mai 1796. <i>Corresp.</i>, t. I, p. 323): «Je désire, Messieurs, que
+l'Université de Pavie, célèbre à bien des titres, reprenne le cours
+de ses études. Faites donc connaître aux savants professeurs et aux
+nombreux écoliers de cette Université que je les invite à se rendre
+de suite à Pavie, et à me proposer les mesures qu'ils croiront utiles
+pour activer et redonner une existence plus brillante à la célèbre
+Université de Pavie.»</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 286. Milan, 17 mai 1797.</p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 298.</p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 300.</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: <i>Correspondances</i> t. I, p. 292. État des objets de
+sciences et arts désignés par le général Bonaparte pour être emportés
+à Paris.</p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Milan, 21 mai 1796. <i>Corresp.</i>, t. I, p. 312.</p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Peschiera, 1<sup>er</sup> juin 1796. <i>Corresp.</i>, t. I, p. 346.</p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Cf. Lettre au Directoire (8 mai
+1796.&mdash;<i>Correspondance</i>, t. I, p. 291). «J'ai fait passer à Torlone
+pour au moins deux millions de bijoux et d'argent en lingots,
+provenant de différentes contributions. Ils attendront là jusqu'à ce
+que vous ayez donné des ordres pour leur destination ultérieure.»</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: <span class="smcap">Alfieri</span>, <i>Misogallo</i>, épigramme LXI.
+Traduction inédite d'Hugues.</p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Modène, 17 octobre 1796. <i>Corresp.</i>, t. II, p. 58.</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 295. Lettre de Bonaparte à
+la municipalité de Milan.</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: <span class="smcap">Rosa</span>. <i>Il sacco di Pavia</i>,
+1797.&mdash;<span class="smcap">Muoni</span>. <i>Binasco</i>, studi storici, 1864.</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Ces otages, auxquels on joignit ceux de Pavie, furent
+jetés en voiture, avec escorte de cavalerie, conduits à Tortone, puis
+à Cuneo, et enfin à Nice. Ils revinrent les uns après les autres,
+mais après avoir fait très humblement leur soumission. Voir <span class="smcap">G. de
+Castro</span>, ouv. cit., t. I, p. 87-88.&mdash;Cf. <i>Correspondance</i>, t. I,
+p. 135. Lettre de Bonaparte au général Despinoy.</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Proclamation aux habitants de la Lombardie, Milan, 25
+mai 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 323.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Botta (VII, p. 473) reconnaît pour tant que les soldats
+se contentèrent de voler, de violer et de brûler: ils ne tuèrent pas.
+«N'oublions pas de dire que, parmi ces violations de la propriété,
+ces insultes à la chasteté, le sang du moins ne rougit pas les mains
+du vainqueur, sujet bien digne, je ne dirai pas de surprise, mais des
+plus grands éloges, puisque le soldat trouvait à la fois impunité et
+profit.»</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Lettre au Directoire, 1<sup>er</sup> juin 1796,
+<i>Correspondance</i>, t. II, p. 34.&mdash;L'ordre avait été donné de respecter
+les bâtiments de l'Université et les maisons des professeurs. Il fut
+scrupuleusement exécuté.</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: <span class="smcap">Lanfrey</span>, <i>Histoire de Napoléon 1<sup>er</sup></i>, t. I.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Vérone, 9 août 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 533.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: <span class="smcap">Cusani</span>. <i>Storia di Milano</i>, V, 10.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Ordre. Milan, 13 juillet 1797. <i>Correspondance</i>, t.
+III, p. 179: «Le général en chef, instruit que la tranquillité
+publique a été un moment troublée à Milan, que l'on n'y a pas vu sans
+quelque inquiétude des individus vêtus d'<i>habits dits carrés</i>, forme
+d'habillement signalée dans l'opinion comme tenant à un parti, défend
+à tout individu tenant à l'armée de porter des habits dits carrés,
+sous peine d'être arrêté et puni comme perturbateur»</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Brescia, 30 août 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 573.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: Milan, 12 octobre, 1796. <i>Correspondance</i>, t. II, p.
+50.&mdash;Cf. lettre du 2 octobre (t. II, p. 29).</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: en outre, ils se donnaient le genre d'être royalistes
+et affichaient leurs espérances réactionnaires. «Les charrois sont
+pleins d'émigrés, écrivait Bonaparte. Ils s'appellent Royal-charrois
+et portent le collet vert sous mes yeux.» <i>Correspondance</i>, t. II, p.
+51.</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Milan. 1<sup>er</sup> janvier 1797. <i>Correspondance</i>, t. II,
+p. 219. Lettre à Berthier: «Je demande que ces trois employés soient
+condamnés à la peine de mort, ne devant pas être considérés comme de
+simples voleurs, mais comme des hommes qui, tous les jours, atténuent
+les moyens de l'armée.»</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: Lettre du 12 octobre 1796 (t. II, p. 51): «Diriez-vous
+que l'on cherche à séduire mes secrétaires jusque dans mon
+antichambre?»</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Lettre à Garrau.&mdash;Modène, 16 octobre 1796.
+<i>Correspondance</i>, t. II, p. 56. «De tous côtés, on réclame contre
+la Compagnie Flachat; tous ses agents sont d'un incivisme si marqué
+que je suis fondé à croire qu'une grande partie sert d'espions à
+l'ennemi.»&mdash;Cf. Lettre au Directoire, Forli. 3 février 1797 (t. II,
+p. 303): «Vous ne souffrirez pas que ces voleurs de l'année trouvent
+leur refuge à Paris ... Si l'on ne trouve pas moyen d'atteindre la
+friponnerie manifestement reconnue de ces gens-là, il faut renoncer
+au règne de l'ordre, à l'amélioration de nos finances, et à maintenir
+une armée aussi considérable en Italie.»</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Cf. <i>Correspondance</i>, 11 octobre 1796 (t. II, p.
+45).&mdash;17 octobre 1796 (t. II, p. 59).&mdash;11 mai 1797 (t. III, p. 47).</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Milan, 11 juin 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 387.»</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Cf. Lettre du 8 octobre 1796 (<i>Correspondance</i>, t.
+II, p. 43) adressée à l'administration générale de la Lombardie:
+«J'approuve le zèle qui anime le peuple de Lombardie. J'accepte
+les braves qui veulent venir avec moi participer à notre gloire
+et mériter l'admiration de la postérité; ils seront reçus par les
+républicains français comme des frères qu'une même raison arme contre
+leur ennemi commun. La liberté de la Lombardie, le bonheur de leurs
+compatriotes, seront la récompense de leurs efforts et le fruit de la
+victoire.»</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: À l'administration générale de la Lombardie. Lettre
+écrite de Gratz, le 12 avril 1797. (<i>Correspondance</i>, t. II, p. 483.)</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Lettre à Lalande, Milan, 5 décembre 1796
+(<i>Correspondance</i>, t. II, p. 138). Curieuse dissertation sur les
+avantages de l'astronomie: «Partager une nuit entre une jolie femme
+et un beau ciel, le jour à rapprocher ses observations et ses calculs
+me paraît être le bonheur sur la terre.» Voir une autre lettre de
+Napoléon à Lalande, directeur de l'Observatoire, qui lui avait
+recommandé l'astronome Cagnoli: «Mombello, 10 juin 1797. (<i>Corresp.</i>,
+t. III, p. 102): Si le célèbre astronome Cagnoli, ou quelqu'un de
+ses collègues, avait été froissé par les événements affligeants qui
+se sont passés dans cette ville (Vérone), je les ferais indemniser.
+Je saisirai toutes les occasions pour faire quelque chose qui vous
+soit agréable, et pour vous convaincre de l'estime et de la haute
+considération que j'ai pour vous. Avant de finir, je dois vous
+remercier de ce que votre lettre me mettra peut-être à même de
+réparer un des maux de la guerre, et de protéger des hommes aussi
+estimables que les savants de Vérone.»</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, t. I, p. 150.</p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: C'est d'eux que Bonaparte parlait quand il écrivait
+au Directoire (Milan, 20 octobre 1796, t. II, p. 28): «Le peuple
+de la Lombardie se prononce chaque jour davantage, mais il est une
+classe très considérable qui désirerait, avant de jeter le gant à
+l'Empereur, d'y être invitée par une proclamation du gouvernement,
+qui fût une espèce de garant de l'intérêt que la France prendra à ce
+pays-ci à la paix générale.»</p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>. <i>Histoire de Venise</i>. Pièces
+justificatives, t. VII, p. 392.</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: <span class="smcap">Botta</span>. Ouv. cit., liv. XII, p. 46.</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: Bonaparte connaissait parfaitement la situation, si
+l'on en juge par cette lettre, par lui adressée au Directoire, le 28
+décembre 1796: «Il y a en ce moment-ci en Lombardie trois partis:
+1<sup>o</sup> celui qui se laisse conduire par les Français; 2<sup>o</sup> celui qui
+voudrait la liberté et montre même son désir avec quelque impatience;
+3<sup>o</sup> le parti ami des Autrichiens et ennemi des Français. Je soutiens
+et j'encourage le premier, je contiens le second et je réprime le
+troisième.»</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: <span class="smcap">Cante</span>. <i>Histoire des Italiens</i>, liv. XI, p.
+67.</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: <i>Nozioni democratiche per uso della scuole
+normali.&mdash;Pensieri di un republicano sulla pubblica et privata
+félicita.&mdash;Elementi republicani, par Cavriani.&mdash;Dottrina degli
+antichi sulla liberta.&mdash;Della sovranita del popolo.&mdash;Un republicano
+che fu nobile agli ex nobili.</i></p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Voir <span class="smcap">B. Giovio</span>. <i>La conversione politica o
+lettere ai Francesi. Corresp. 1799</i>, let. XIV.&mdash;cf. <span class="smcap">Giovanni de
+Castro</span>, ouv. cit., p. 129.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: <span class="smcap">Beccatini</span>, ouv. cité, I, 23. «Distruggere
+tutte le religioni existenti nel nostro piccolo globo, rovesciare
+tutti i troni d'Europa.»</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: <i>Correspondance</i>, II, 132 (25 novembre 1796).</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: <span class="smcap">Ernesto Masi</span>. <i>Parruche e sanculotti nel
+secolo</i> XVIII. Milan 1886. Voir pages 271-344. Il teatro Giocobino
+in Italia.&mdash;Cf. <span class="smcap">Paglici-Brozzi</span>: <i>Sul Teatro giacobino e
+antigiacobino in Italia,</i> 1796-1805, Milan, 1887.&mdash;<span class="smcap">Marcellin
+Pellet</span>. <i>Le théâtre de la Cisalpine</i> (Revue politique et
+littéraire, 21 avril 1888).</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Il n'est que juste de reconnaître que les partisans de
+l'ancien régime avaient donné le mauvais exemple. En 1791, avait été
+représenté à Milan <i>Il Cagliostro</i>, par Natale Boriglio; en 1792,
+<i>Voltaire muore come un disperato in Parigi</i> par le même; en 1793,
+<i>la Morte di Luigi XVI</i>, par Tommasso de Terni; en 1794, <i>la Morte di
+Maria Antonietta d'Austria</i>, par le même, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Voici le titre exact de ces rhapsodies, auxquelles
+Pindemonte n'hésitait pourtant pas à reconnaître une grande valeur.
+Il les appelait «l'eccellente lezione di morale republicana». 1<sup>o</sup>
+<i>E meglio una volta che mai, ossia l'aristocratia vinta della
+persuasione</i>.&mdash;2<sup>o</sup> <i>Il republicano si conosce alle azioni, ossia lo
+secolo dei buoni costume</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: <span class="smcap">Augusto Aglebert.</span> <i>I primi martiri della
+liberta italiana.</i> Une complainte fut composée en leur honneur. En
+voici deux couplets:</p>
+
+<div class="poem10">
+<p>O di nostra liberta<br>
+ Primi martiri ed eroi,<br>
+ Questo a voi, cantiamo a voi<br>
+ Inno sacro alla pieta.</p>
+
+<p>L'innocente vostro sangue<br>
+ Avia, presto, avia vendetta<br>
+ E tremonte già l'aspette<br>
+ La Romana crudeltà.</p>
+</div>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: <i>I tempi dei Legati e dei Pistrucci</i>, acte III, scène
+XXIII.&mdash;Io, o cielo ... Etieni anche sull Alpi i distruttori dei
+tiranni? Avanzateei, o Francesi, e vendicate l'offesa umanita.»</p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: <i>Il ballo del Papa, ossio il generale Colli a Roma</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: <span class="smcap">Giovanni De Castro</span>, ouv. cit., p. 120. Cf.
+<span class="smcap">Masi</span>. <i>Parruche e sanculotti</i>, p. 272.</p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: <span class="smcap">Fumagalli</span>. <i>L'ultimà messa celebrata nello
+chiesa della Rosa</i>, 1851.</p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: <span class="smcap">Cusani</span>. <i>Storia di Milano</i>, V, 54.</p>
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: <i>Scapatto al remo e al tiberin capestro</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: <i>Milano in uniformo republicano, ossia Ribattezamento
+delle porte, piazze, contrade, Milan</i>, sans date, cité par <span class="smcap">de
+Castro</span>, 129.</p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: <span class="smcap">Cusani</span>. <i>Storia di Milano</i>, V, 54.</p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: <span class="smcap">Giovanni de Castro</span>, ouv. cit., p. 92.</p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: <span class="smcap">Minola</span>, <i>Diario</i> 1796.&mdash;<span class="smcap">Cusani</span>,
+<i>Storia di Milano</i>, V, 51.</p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: <span class="smcap">Giovanni de Castro</span>, ouv. cit., p. 101.</p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: <span class="smcap">Minola</span>, <i>Diario 1797</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: L'&oelig;uvre principale de Pertusati se nomme <i>Meneghin</i>,
+c'est-à-dire Polichinelle, <i>sott' ai Francesi</i>. M. de Castro en a
+donné plusieurs extraits dans son <i>Milano e la Republica cisalpina</i>
+(1879). Sur Pertusati on peut encore consulter: <span class="smcap">Cenni</span>,
+<i>sulla vita et sugli scritti del conte F. Pertusati</i>. Milan, 1823.</p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Voir dans la <i>Chartreuse de Parme</i>, de Stendhal, le
+curieux portrait du comte del Dongo, enfermé dans son château de
+Grianta.</p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: Curieuse lettre de Bonaparte à Talleyrand, 20 septembre
+1797 (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 342): «Que l'on ne s'exagère
+pas l'influence des prétendus patriotes Piémontais Cisalpins et
+Génois; et que l'on se convainque bien que, si nous retirions d'un
+coup de sifflet notre influence morale et militaire, tous ces
+prétendus patriotes seraient égorgés par le peuple. Il s'éclaire, il
+s'éclairera tous les jours davantage, mais il faut le temps et un
+long temps.»</p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: Lettre au Congrès d'État de la Lombardie.
+(<i>Correspondance</i>, t. II, p. 157.)</p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, t. I, p. 175.</p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Lettre à Talleyrand. Passariano, 10 septembre 1797.
+<i>Correspondance</i>, t. III, p. 313.</p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: Id. <i>Id.</i></p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Cité par <span class="smcap">Barante</span>. <i>Histoire du Directoire</i>, t.
+II, p. 505.</p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, 8 mai 1797
+(<i>Corresp.</i>, t. III, p. 30): «Je fais rédiger ici, par quatre comités
+différents, toutes les lois militaires, civiles, et administratives
+qui doivent accompagner la Constitution. Je ferai pour la première
+fois tous les choix, et j'espère que, d'ici à vingt jours, toute la
+nouvelle République Italienne sera parfaitement organisée, et pourra
+marcher toute seule.»</p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: Curieuse lettre de Bonaparte, au Directoire, 8 mai 1797
+(<i>Corresp.</i>, t. III, p. 30): «Mon premier acte a été de rappeler
+tous les hommes qui s'étaient éloignés craignant les suites de la
+guerre. J'ai engagé l'administration à concilier tous les citoyens et
+à détruire toute espèce de haine qui pourrait exister. Je refroidis
+les têtes chaudes et j'échauffe les froides. J'espère que le bien
+inestimable de la liberté donnera à ce peuple une énergie nouvelle
+et le mettra dans le cas d'aider puissamment la République française
+dans les guerres futures que nous pourrons avoir.»</p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Proclamation aux Lombards, Mombello, 29 juin 1797.
+(<i>Correspondance</i>, t. III, p. 152.)</p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Cf. le très curieux programme d'une fête célébrée plus
+tard, le 14 juillet 1797. (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 179.)</p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: On composa sur cette cérémonie divers écrits
+satiriques: <i>L'imperatore, l'arciduca e il conte di Wilzek (1797).
+L'arciduca Ferdinando spectatore incognito alla gran festa della
+federazione e dialogo fra lui e Carpanino</i>(1797).&mdash;De nombreux
+sonnets furent également improvisés. On les conserve à la
+bibliothèque Ambrosienne. Cf. <span class="smcap">de Castro</span>, I, 160.</p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Cf. divers ordres de police pour la Cisalpine
+(<i>Corresp.</i>, III, 18) contre les étrangers, même les Français,
+astreints à se faire inscrire à la police;&mdash;contre tous les citoyens
+non militaires porteurs de cocarde;&mdash;contre les Italiens, non
+Cisalpins, qui porteraient indûment les couleurs italiennes, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: Lettre de Bonaparte aux chefs des trois ligues Grises.
+Milan, 11 novembre 1797. <i>Corresp.</i>, t. III, p. 433.</p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Proclamation de Bonaparte. Milan, 14 mai 1797
+(<i>Correspondance</i>, t. III, p. 47). «C'est à vous qu'il appartient
+de consolider la liberté de votre pays. C'est le soldat qui fonde
+les républiques: c'est le soldat qui les maintient. Sans armée,
+sans force, sans discipline, il n'est ni indépendance politique, ni
+liberté civile. Quand un peuple entier est armé et veut défendre sa
+liberté, il est invincible.» Suit le projet d'organisation des gardes
+nationales.</p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Bonaparte ne se faisait pourtant pas illusion sur
+son &oelig;uvre, si du moins on en juge par cette lettre à Talleyrand
+(Passariano, 7 octobre 1797, t. III, p. 370): «Je n'ai point eu,
+depuis que je suis en Italie, pour auxiliaire l'amour des peuples
+pour la liberté et l'égalité, ou du moins cela a été un auxiliaire
+très faible. Mais la bonne discipline de notre armée, le grand
+respect que nous avons tous eu pour la religion, que nous avons porté
+jusqu'à la cajolerie pour ses ministres; de la justice; surtout une
+grande activité et promptitude à réprimer les malintentionnés et à
+punir ceux qui se déclaraient contre nous, tel a été le véritable
+auxiliaire de l'armée d'Italie. Voilà l'historique. Tout ce qui est
+bon à dire dans des proclamations, des discours imprimés sont des
+romans.»</p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: Proclamation de Bonaparte au peuple Cisalpin. Milan, 11
+novembre 1797. <i>Corresp.</i>, t. III, p. 431.</p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Mémoire servant d'instructions pour le citoyen
+Tilly.&mdash;Projet d'une diversion imprévue en Italie et en Allemagne.
+Ces deux mémoires, conservés aux Archives nationales, ont été
+analysés par <span class="smcap">Iung</span>: <i>Bonaparte et son temps</i>, t. I, p. 419.</p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: <span class="smcap">Iung</span>, ouv. cit., t. I, p. 416.</p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: «Il s'agit de savoir si la République de Gênes veut ou
+ne veut point renvoyer de ses États le nommé Tilly et tous les autres
+agents ou suppôts de la Convention soi-disant nationale ... et la
+remise des propriétés de la France à Gênes ... sinon le blocus aura
+lieu, et la destruction du commerce de Gênes sera complète.» Cité par
+<span class="smcap">Iung</span>, t. I, 417.</p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: C'est sans doute à ce moment et probablement dans les
+bureaux de Tilly que fut composée, à Gênes, une chanson contre les
+Anglais, dont M. Boccardi, le savant professeur de l'Université de
+Gênes, cite le couplet suivant dans ses <i>Imbreviature di Giovanni
+Scriba:</i></p>
+
+<p class="poem10">
+ Les Génois avaient dit entre eux:<br>
+ Les Anglais sont de f... gueux;<br>
+ Ne dansons désormais<br>
+ Aucun pas anglais;<br>
+ Dansons la Carmagnole,<br>
+ Vive le son, vive le son!<br>
+ Vive le son du canon!</p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Iung</span>, t. I, 433.</p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Instructions de Ricord à Bonaparte (<span class="smcap">Iung</span>, t.
+I, 437).</p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: <span class="smcap">Correspondance</span>, I, 110.</p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: <i>Id.</i>, 10 avril 1796, I, 120. Cf. lettre du 26 avril
+au Directoire (I, 180): «Quant à Gênes, vous serez le maître de
+prescrire ce que vous voulez qu'on fasse. Il serait bon, pour
+l'exemple, que vous exigiez de ces messieurs quelques millions. Ils
+se sont conduits d'une manière horrible à notre égard.»&mdash;<i>Id.</i>, 20
+avril, t. II, 207.</p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: Ces lettres sont remarquables par le ton de confiance
+et d'intimité qui y règne. Voir notamment lettre du 1<sup>er</sup> avril
+1797, <i>Correspondance</i>, t. I, p. 120.</p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Deux de ces fiefs repoussèrent toutes les ouvertures
+de Girola. Pour les récompenser, Bonaparte leur accorda une sorte
+d'immunité. «Il n'y sera frappé aucune réquisition, à moins d'ordres
+particuliers. Défense sera faite par le général en chef de l'armée
+d'Italie, aux différents employés de la République française, de
+donner aucune espèce d'ordre dans ces susdits fiefs.» Tortone, 13
+juin 1796. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 307.</p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, le 11 juin 1796.
+<i>Corresp.</i>, I, 415. «Les grands chemins de Gênes à Novi ont été
+couverts de nos courriers et de nos soldats assassinés. Les
+assassins, protégés dans la République, se vantaient publiquement ...
+du nombre d'hommes qu'ils avaient assassinés. On espérait que tant de
+raisons d'inquiétude ralentiraient notre marche et nous obligeraient
+à affaiblir notre corps d'armée.»</p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: Voir dans la <i>Correspondance</i> un rapport en date
+de Tortone, 13 juin 1796: «Le général en chef porte plainte à la
+commission militaire contre le seigneur d'Arquata, M. Augustin
+Spinola, comme étant le chef de la rébellion qui a eu lieu à
+Arquata, où il a été assassiné plusieurs soldats, déchiré la cocarde
+tricolore, pillé les effets de la République, et arboré l'étendard
+impérial.... Il demande que la commission militaire le juge
+conformément aux lois militaires....»</p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Lettre de Bonaparte à Faypoult (7 juin 1796).
+<i>Correspondance</i>, t. I, p. 375: «... Je suis instruit que le ministre
+de l'Empereur à Gênes excite les paysans à la révolte et leur fait
+passer de la poudre et de l'argent. Si cela est, mon intention est de
+le faire arrêter dans Gênes même.»</p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Ordre du jour du 11 juin 1790. <i>Corresp.</i>, I, 101.
+On peut rapprocher du cet ordre du jour la lettre du 16 juin
+(<i>Correspondance</i>, I, 410) adressée au gouverneur de Novi: «Vous
+donnez refuge aux brigands, les assassins sont protégés sur votre
+territoire; il y en a aujourd'hui dans tous les villages. Je vous
+requiers de faire arrêter tous les habitants des fiefs impériaux qui
+se trouvent aujourd'hui sur votre territoire. Vous me répondrez de
+l'exécution de la présente réquisition. Je ferai brûler les villes et
+les maisons qui donneront refuge aux assassins ou ne les arrêteront
+pas.»</p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: <i>Correspondance</i>, 16 juin 1796, I, 405.</p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: <i>Correspondance</i> t. I, p. 453. Roverbella, 5 Juillet
+1796: «Si la République de Gênes continue de se conduire comme elle
+aurait dû ne jamais cesser de le faire, elle évitera les malheurs
+qui sont prêts à tomber sur elle. Il nous faut quinze millions
+d'indemnité pour les bâtiments que, depuis cinq ans, elle laisse
+prendre sur sa côte... Mes troupes sont en marche. Avant cinq jours
+j'aurai 18,000 hommes sous Gênes.»</p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Voir <i>Correspondance</i> de Bonaparte, II, 33 (2 octobre
+1796): «Il est une autre négociation qui devient indispensable:
+c'est un traité d'alliance avec Gênes.» <i>Id.</i>, II, 42&mdash;(8 octobre):
+«Environné de peuples qui fermentent, la prudence veut qu'on se
+concilie celui de Gênes jusqu'à nouvel ordre.»&mdash;<i>Id.</i>, II, 46&mdash;(11
+octobre): «Je reviens à mon principe en vous engageant à traiter
+avant un mois avec Gênes.»</p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Curieuse lettre du 15 juin 1796, adressée par
+Bonaparte à Faypoult: «Nous avons établi beaucoup de batteries sur
+la rivière de Gênes. Il en faudrait vendre aujourd'hui les canons et
+les munitions aux Génois, afin de ne pas avoir à les garder, et de
+pouvoir cependant les trouver en cas de besoin.» Est-il possible de
+traiter avec plus de désinvolture un gouvernement étranger!</p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 421. Consulter, à propos de
+ces ménagements calculés, le très intéressant article de M. Ludovic
+Sciout: <i>la République française et la République de Gênes</i>.(Revue
+des Questions Historiques, janvier 1880.)</p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 472.</p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Malgré ces protestations intéressées, Bonaparte avait
+déjà sa résolution arrêtée au sujet de Gênes. Voici, en effet, ce
+qu'il écrivait à Faypoult, dès le 20 juillet 1796, au sujet d'un
+incident vulgaire, d'une bataille des rues (<i>Correspondance</i>, t. I,
+p. 487): «Je suis aussi indigné qu'il est possible de la conduite
+insolente et ridicule de la populace de Gênes. Je ne m'attendais
+certes pas à un événement aussi extravagant; cela hâtera le
+moment.... Au reste, peut-être n'est-il pas mauvais que ces gens-là
+se donnent des torts: ils les paieront tous à la fois.»</p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: <i>Correspondance</i>, Lettre à Faypoult, du 11 juillet
+1796 (t. I, p. 472): «Faites passer promptement à Tortone tout ce qui
+se trouve chez M. Balbi. L'intention du Directoire est de réunir tout
+à Paris pour faire une grande opération financière. J'y ferai passer
+trente millions.» Cf. lettres du 22 juin 1796 (t. I, p. 421).&mdash;Du 17
+juin 1796, au général Meynier (t. I, p. 412).</p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: <i>Correspondance</i>, Milan, 21 mai 1796. I, 310. <i>Id.</i>,
+I, 311.&mdash;<i>Id.</i></p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: <i>Correspondance</i>. Lettre du 6 juillet 1796, datée de
+Roverbella: «Je pense, comme le ministre Faypoult, qu'il faudrait
+chasser de Gênes une vingtaine de familles qui, par la constitution
+même du pays, n'ont pas le droit d'y être, vu qu'elles sont
+feudataires de l'Empereur ou du roi de Naples; obliger le Sénat à
+rapporter le décret qui bannit de Gênes huit ou dix familles nobles;
+ce sont celles qui sont attachées à la France et qui ont, il y a
+trois ans, empêché la République de Gênes de se coaliser. Par ce
+moyen-là, le gouvernement de Gênes serait composé de nos amis, et
+nous pourrions d'autant plus y compter que les nouvelles familles
+bannies se retireraient chez les coalisés, et dès lors les nouveaux
+gouvernants de Gênes les craindraient comme nous craignons chez nous
+le retour des émigrés.»</p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: <span class="smcap">Marcellin Pellet.</span> La Révolution de Gênes en
+1797.&mdash;Cf. <span class="smcap">Ach. Neri.</span> <i>Un giornalista della rivoluzione
+genovese (Illustrazione Italiana, fév. 1887</i>).&mdash;<span class="smcap">Belgrano</span>,
+<i>Imbreviature di Giovanni Scriba</i> (1882).</p>
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Botta</span>, t. II, p. 451.</p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 75. Mombello, 27 mai
+1797: «Les puissances de l'Italie se joueront-elles donc toujours de
+notre sang? Je vous requiers, si, vingt-quatre heures après que mon
+aide de camp aura lu la présente lettre au Doge, les conditions n'en
+sont pas remplies dans tous ses détails, de sortir sur-le-champ de
+Gênes et de vous rendre à Tortone. Je crois qu'il est nécessaire de
+prévenir les Français établis à Gênes, qui auraient des craintes,
+qu'ils cherchent à se mettre en sûreté. Puisque l'aristocratie
+veut nous faire la guerre, il vaut mieux qu'elle se déclare
+actuellement que dans toute autre circonstance. Elle ne vivra pas dix
+jours.»&mdash;Cf. nouvelle lettre à Faypoult, du 29 mai 1797 (<i>Corresp.</i>,
+III, 80).&mdash;Cf. la lettre écrite au Directoire, de Mombello, le 30
+mai 1797, pour le mettre au courant de l'émeute du 21-23 mai, et
+lui annoncer une sévère répression, T. III, p. 81: «Les petites
+puissances d'Italie sont accoutumées depuis sept ans à vilipender les
+Français, à les laisser assassiner dans les rues et à n'avoir pour
+eux aucune espèce de considération ni de justice. Ce ne sera que par
+des exemples sévères, que par une attention soutenue du Gouvernement
+français pour faire punir les hommes qui, dans les différents États,
+prêchent la populace contre nous, que l'on parviendra à revêtir les
+citoyens français des mêmes égards que l'on a eus pour les sujets des
+autres puissances.» <span class="smcap">Lavalette</span>. <i>Mémoires</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 75, Mombello, 27 mai
+1797.&mdash;Cf. t. III, p. 84, Lettre du 1<sup>er</sup> juin 1797, adressée au
+Directoire pour lui annoncer qu'il va «faire peur» au Gouvernement
+génois, et lettre du 3 juin (t. III, p. 90) où il rend compte de la
+mission de Lavalette.</p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 1<sup>er</sup>
+Juin 1797 (<i>Corresp.</i>, t. III, p. 81) «Aujourd'hui arrivent à Tortone
+3 à 4,000 hommes que j'y ai envoyés. Je les ferai soutenir au besoin
+par les 8,000 Piémontais qui sont à Novare, comme nous en sommes
+convenus avec l'envoyé du roi de Sardaigne.»</p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 3 juin
+1797 (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 90): «Mon aide de camp Lavalette a
+trouvé le peuple de Gênes extrêmement divisé. Les charbonniers et les
+portefaix ameutés, payés et armés par le Sénat, paraissent animés au
+dernier point contre les Français; le reste du peuple, spécialement
+les négociants et les marchands, extrêmement bien disposés pour la
+République Française, dont ils espèrent quelques modifications dans
+leur gouvernement.»</p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Les conditions en sont énumérées dans la
+<i>Correspondance</i>, t. III, p. 94.</p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: Lettre du 7 juin 1797 adressée au Doge, pour l'avertir
+que la convention est signée et lui communiquer la liste du
+gouvernement provisoire de vingt-deux membres (<i>Correspondance</i>, t.
+III, p. 109). Même date, lettre à Faypoult (III, 102).</p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: Voir la relation adressée par un certain Poggi, dans
+le style emphatique de l'époque, à la Société d'instruction populaire
+de Milan: «Le peuple entier nageait dans les douceurs réservées
+aux purs républicains, si l'on en excepte le brutal oligarque qui,
+accroupi dans un coin secret, mordait peut-être la poussière restée
+veuve de son or fatal, semé mal à propos. Tout à coup la voix sonore
+de la Renommée annonce que, dans le quartier du Pré, le peuple dans
+l'ivresse a planté le premier arbre de liberté. Ce fut une voix
+créatrice. Dans un instant on vit des arbres se dresser sur chaque
+place. Gênes parut un bois, car plus de cent furent plantés dans un
+jour.» Ce morceau ridicule est cité par <span class="smcap">Cantu</span>: <i>Histoire des
+Italiens</i>, t. XI, p. 98.</p>
+
+<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a>
+<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: Poggi, cité par Cantu (<i>ut supra</i>, p. 69), raconte
+ainsi, dans son absurde phraséologie, cette cérémonie d'expiation:
+«Les cendres furent livrées au vent, qui les emporta sur la mer
+Tyrrhénienne pour les confondre avec celles du livre d'or naguère
+brûlé sur les lagunes Adriatiques, et là, sur les ailes d'autres
+vents, elles furent transportées au gouffre profond de l'Achéron!»</p>
+
+<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a>
+<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 134, Mombello, 10 juin
+1797. Au gouvernement provisoire de Gênes.&mdash;Cf. <i>Giornale Ligustico</i>,
+an <span class="smcap">XIV</span>, fas. 3-4 1887. A. N. <i>La statue et une médaille
+d'André Doria</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a>
+<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Cf. La curieuse lettre du 10 juin 1797, adressée au
+gouvernement provisoire, et renfermant, avec un appel à la concorde,
+des conseils de modération et de prudence (t. III, p. 131).</p>
+
+<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a>
+<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 270. 9 septembre 1797.</p>
+
+<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a>
+<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 227.</p>
+
+<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a>
+<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Lettre de Bonaparte à Faypoult, datée de Mombello,
+27 juin 1797 (t. III, p. 152), à propos de la réunion des fiefs
+impériaux. L'article 11 du traité secret de Campo-Formio confirme
+l'annexion des fiefs impériaux: «Sa Majesté l'Empereur ne s'oppose
+pas à ce que la République française a fait des fiefs impériaux
+en faveur de la République Ligurienne. Sa Majesté réunira ses
+bons offices à ceux de la République française pour que l'Empire
+germanique renonce aux droits de suzeraineté qu'il pourrait avoir en
+Italie, et spécialement sur les pays qui font partie des Républiques
+Cisalpine et Ligurienne, ainsi que sur les fiefs impériaux.»</p>
+
+<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a>
+<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: Duphot était à Gênes depuis le 12 août. Voir lettres
+de Bonaparte à Faypoult (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 232) et à
+Berthier (III, 231).</p>
+
+<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a>
+<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 276.&mdash;Passariano, 9
+septembre 1797.&mdash;Cf. Lettre à Faypoult, du 10 septembre (t. III,
+p. 281) pour se plaindre de la faiblesse du gouvernement provisoire
+génois, et demander l'envoi d'otages à Milan.&mdash;Lettre au gouvernement
+de Gênes (10 sept.).&mdash;<i>Corresp.</i>, III, p. 285: «Agissez avec force;
+faites désarmer les villages rebelles; faites arrêter les principaux
+coupables; faites remplacer les mauvais prêtres, chassez les curés,
+ces scélérats qui ont ameuté le peuple et armé le bon paysan contre
+sa propre cause, etc.»</p>
+
+<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a>
+<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: Voir, dans la <i>Correspondance</i> (t. III, p. 284.
+Passariano, 10 septembre 1797), la curieuse lettre adressée par
+Bonaparte à l'archevêque de Gênes, pour le remercier d'une pastorale
+pacifique: «J'ai cru entendre un des douze apôtres. C'est ainsi que
+parlait saint Paul. Que la religion est respectable lorsqu'elle a des
+ministres comme vous! Véritable apôtre de l'Évangile, vous inspirez
+le respect, vous obligez vos ennemis à vous estimer et à vous
+admirer; vous convertissez même l'incrédule. Pourquoi faut-il qu'une
+Église qui a un chef comme vous ait de misérables subalternes qui ne
+sont pas animés par l'esprit de charité, de paix?» et les conseils
+de modération qu'il adressa quelques jours plus tard (Passariano, 6
+octobre, t. III, p. 366) au gouvernement provisoire.</p>
+
+<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a>
+<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: Lettre de Bonaparte au président du gouvernement
+provisoire, 6 octobre 1797. <i>Correspondance</i>, III, 366.&mdash;Cf. lettre
+du 26 septembre (<i>Corresp.</i>, III, 344) au comité des relations
+extérieures de la République Ligurienne: «Étouffez tous les ferments
+de haine qui commencent à diviser votre gouvernement. Prenez garde de
+vous désunir. La liberté a déjà assez d'ennemis dans votre pays, sans
+en accroître le nombre par une défiance mal placée....»</p>
+
+<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a>
+<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: Lettre du 11 novembre 1797. <i>Corresp.</i>, t. III, p.
+420.</p>
+
+<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a>
+<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Consulter <span class="smcap">Daru</span>, <i>Histoire de Venise</i>,
+édition 1819, t. V, et surtout t. VII, avec les pièces
+justificatives;&mdash;<span class="smcap">Napoléon</span> I<sup>er</sup>, <i>Correspondance</i>, t. I,
+II, III;&mdash;<span class="smcap">Tintori</span>, <i>Raccolta chronologica raggionata di
+documenti inediti che formano la storia diplomatica della rivoluzione
+e caduta della Republica di Venezia</i>; &mdash;<span class="smcap">Cantu</span>, <i>Histoire
+des Italiens</i>, trad. Lacombe, t. XI;&mdash;<span class="smcap">Barral</span>, <i>Chute d'une
+république, Venise</i>, 1885;&mdash;<span class="smcap">Sybel</span>, <i>l'Europe pendant la
+révolution</i>, trad. Dosquet, t. IV;&mdash;<span class="smcap">Botta</span>, <i>Histoire
+d'Italie de 1789 à 1814</i>, t. I, II, III.</p>
+
+<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a>
+<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Rapport des agents français au Directoire en 1796 et
+1797. Cf. <span class="smcap">Sybel</span>, <i>Histoire de l'Europe pendant la révolution
+française</i>, t. IV, p. 190.</p>
+
+<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a>
+<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: <span class="smcap">Sybel</span>, <i>Europe pendant la révolution
+française</i>, t. IV, p. 191.</p>
+
+<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a>
+<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: <span class="smcap">Botta</span>, ouv. cit., liv. IV, p. 248.</p>
+
+<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a>
+<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Le chevalier Worsley, résident d'Angleterre à Venise,
+n'avait pas cessé de prêcher l'intervention directe. Toutes les fois
+qu'un courrier ou qu'un ambassadeur français passait par Venise pour
+se rendre en Orient, il protestait. Il aurait voulu entraîner tout de
+suite la République dans la coalition contre la France.</p>
+
+<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a>
+<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Le comte de Lille pourtant n'avait pas fait acte
+de souverain. Il vivait très retiré dans une maison de campagne
+appartenant au comte Gazzola. Il avait même poussé le scrupule
+jusqu'à ne pas faire imprimer à Vérone, ni dater de cette ville, le
+manifeste qu'il adressa aux Français, lors de son avènement.</p>
+
+<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a>
+<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: C'est à ce moment que la Russie, mécontente de cette
+expulsion, et dans l'espoir de susciter de nouvelles difficultés,
+attacha à son ambassade à Venise la principal agitateur de
+l'émigration française, le comte d'Antraigues.</p>
+
+<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a>
+<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: D'après <span class="smcap">Botta</span> (liv. VI, p. 445): «Le
+Directoire ne désirait-il pas à cet égard un refus plutôt qu'un
+consentement? Je le croirais volontiers, si je ne savais d'ailleurs
+que la docilité même de Venise n'eût pas assuré son salut.»</p>
+
+<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a>
+<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: Proclamation de Brescia, 29 mai 1796.
+<i>Correspondance</i>, t. I, p. 332.</p>
+
+<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a>
+<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. I, p. 311. Lettre à Masséna.</p>
+
+<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a>
+<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Lettres de Foscarini du 31 mai et du 1<sup>er</sup> juin 1796,
+citée? par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 214.</p>
+
+<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a>
+<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Peschiera, 1<sup>er</sup>
+juin 1796 (<i>Correspondance</i>, t. I, p. 346): «Je me suis fort brouillé
+avec M. le provéditeur général sur ce que la République a laissé
+occuper par les Impériaux Peschiera, qui est une place forte, mais,
+grâce à la victoire de Borghetto, nous nous en sommes emparés, et je
+vous écris aujourd'hui de cette ville.»</p>
+
+<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a>
+<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: <span class="smcap">Botta</span>, liv. VII, p. 19.</p>
+
+<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a>
+<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: Id., Vérone, 3 juin (<i>Correspondance</i>, t. I, p.
+359): «Je n'ai pas caché aux habitants que, si le roi de France
+n'eût évacué la ville avant mon passage du Pô, j'aurais mis le feu
+à une ville assez audacieuse pour se croire la capitale de l'Empire
+français.»</p>
+
+<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a>
+<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Dès le 2 juillet le doge écrivait à Querini à
+Paris pour se plaindre de la brutalité de nos soldats, de leurs
+réquisitions incessantes et surtout «della continua dilatazione di
+truppe in nuovi puncti delo stato nostro».</p>
+
+<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a>
+<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Rapport du podestat Ottolini (15 juin 1796).</p>
+
+<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a>
+<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: Cité par <span class="smcap">Daru</span>, V, 222.</p>
+
+<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a>
+<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: Lettre d'Augereau à Bonaparte (Vérone, 31 août 1796),
+citée par <span class="smcap">Daru</span>, VII, p. 260.</p>
+
+<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a>
+<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: Dépêche citée par la <i>Raccolta chronologica</i>, etc,
+«Dans l'impossibilité de déterminer toutes les circonstances et
+de donner cours dès à présent à une chose si délicate, nous nous
+bornons à vous charger de manifester aux députés des divers cantons
+l'approbation du Sénat et la nôtre. Ils en verront un témoignage dans
+le soin qu'on a pris de leur envoyer le sergent général Noveller,
+homme de beaucoup d'expérience, qui, de vive voix, fera part à
+Votre Seigneurie de ses instructions... Il faut surtout éviter tout
+mouvement prématuré qui serait dangereux, et peut-être même fatal.»</p>
+
+<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a>
+<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: Ils se nommaient Battaglia et Erizzo. Le rapport des
+deux envoyés, daté de Vérone le 5 juin 1796, a été inséré dans le
+<i>Raccolta chronologica</i>. Il est conforme à la dépêche adressée par
+Bonaparte au Directoire le 7 juin.</p>
+
+<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a>
+<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: Milan, 7 juin 1796 (<i>Correspondance</i>, t. I, p.
+372). Cf. dépêche de Roverbella (4 juin) adressée à Lallement
+(<i>Correspondance</i>, t. I, p. 362): «Il ne faut pas cependant nous
+brouiller avec une république, dont l'alliance nous est utile.»</p>
+
+<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a>
+<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: Dépêche du Directoire à Bonaparte, <span class="smcap">Daru</span>, VII,
+253.</p>
+
+<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a>
+<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: <i>Correspondance</i>, t I, p. 362.</p>
+
+<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a>
+<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: <i>Id.</i>, p. 255.</p>
+
+<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a>
+<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: <i>Id.</i>, p. 256.</p>
+
+<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a>
+<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: Dépêche du 1<sup>er</sup> août (<span class="smcap">Daru</span>, VII, 259). «Le
+Directoire vous autorise à prendre toutes les mesures que vous vous
+êtes proposées, en attendant que les événements militaires, dont nous
+attendons l'heureuse issue, déterminent, d'une manière positive,
+notre conduite à l'égard de cette puissance.»</p>
+
+<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a>
+<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Roverbella, 7 juillet 1796, (<i>Correspondance</i>, t. I,
+p. 472): «Je reçois plusieurs rapports des assassinats qui ont été
+commis par les habitants de Ponte San Marco contre les Français. Je
+ne doute pas que vous n'y mettiez ordre le plus tôt possible; sans
+quoi ces villages se trouveraient exposés au juste ressentiment
+de l'armée et je ferai sur eux un exemple terrible. Je me flatte
+que vous ferez arrêter les coupables, et que vous placerez de
+nouveaux détachements de troupes dans cette ville pour assurer la
+communication.»</p>
+
+<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a>
+<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: Vérone, 8 juillet, (<i>Correspondance</i>, t. I, p. 463).
+«Il y a entre les troupes françaises et les Esclavons une animosité
+que les malveillants se plaisent sans doute à cimenter. Il est
+indispensable, pour éviter de plus grands malheurs, aussi fâcheux
+que contraires aux intérêts des deux Républiques, que vous fassiez
+sortir demain de Vérone, sous les prétextes les plus spécieux, les
+bataillons d'Esclavons que vous avez dans cette ville.»</p>
+
+<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a>
+<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: Castiglione, 21 juillet (<i>Correspondance</i>, t. I, p.
+489). Cette question des hôpitaux de Brescia préoccupait Bonaparte.
+Voir lettres du 28 juillet au provéditeur (<i>Corresp.</i>, t. I, p. 499),
+du 12 août (I, 538), aux représentants de la ville de Brescia, et
+du 12 août (I, 538) au provéditeur, où il impose des réquisitions
+et finit par dire: «Il est indispensable que ces fournitures soient
+faites dans la journée. À défaut de quoi je taxerai la contribution
+de la ville de Brescia à trois millions, et je serai obligé de faire
+prendre moi-même ce que vous ne fournirez pas.»</p>
+
+<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a>
+<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: Lettre au provéditeur Foscarini, 9 juillet
+(<i>Correspondance</i>, t. I, p. 465).</p>
+
+<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a>
+<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: Ordre au général Guillaume, Brescia, 30 août
+(<i>Correspondance</i>, t. I. p. 577), «de ramasser dans le lac tous les
+bâtiments appartenant aux Vénétiens, afin de pouvoir embarquer 3,500
+hommes».</p>
+
+<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a>
+<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Lettre au gouverneur de Vérone, 8 août
+(<i>Correspondance</i>, t. I, p. 532).</p>
+
+<p>Ordre du 13 juillet, à l'adjudant Général Vial (<i>Correspondance</i>, t.
+I, 473). Cf. lettre curieuse d'Ottolini au doge à propos de cette
+saisie. Il compare Bonaparte à Cromwell et à Robespierre, et parle
+avec indignation de ses soldats, <i>questi moderni vandali</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a>
+<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: Vérone, 12 juillet. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 413.</p>
+
+<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a>
+<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: Castiglione, 20 juillet. Id., t. I, p. 482. Les termes
+de cette lettre étaient peut-être exagérés, mais le fond était vrai.
+Voici comment le général Augereau rendait compte à Bonaparte des
+véritables sentiments qui animaient alors contre nous la majorité des
+Vénitiens: «Je m'aperçois et je suis même certain que les Vénitiens,
+bien loin du vouloir observer la neutralité à notre égard, préparent
+et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre nous. Je ne puis
+en douter, puisque les hostilités commencent déjà.»</p>
+
+<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a>
+<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: Milan, 20 août. <i>Correspondance</i>, t. I, p. 567.</p>
+
+<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a>
+<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: Note citée par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 227. Cf.
+<span class="smcap">Sybel</span>, ouv. cit., t. IV, p. 192.</p>
+
+<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a>
+<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, p. 258.</p>
+
+<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a>
+<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: Lettre de Lallement à Bonaparte, du 20 juillet 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a>
+<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, V, p. 246.</p>
+
+<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a>
+<b><a href="#footnotetag170">170</a></b>: <span class="smcap">Barral</span>, ouv. cit. «Che non dovera dargli
+alcun ombra se il paviglione francese fu piantato sulle mure délia
+Veneta citta.»</p>
+
+<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a>
+<b><a href="#footnotetag171">171</a></b>: Ce fut à ce moment que la Prusse, par l'intermédiaire
+de son représentant à Paris, baron de Sandoz-Rollin, offrit son
+alliance à Venise. Cette proposition était intéressée. La Prusse
+cherchait à contre-balancer l'influence autrichienne et à prendre
+pied en Italie; mais l'alliance prussienne aurait sans doute sauvé
+Venise. Le Sénat, toujours par égard pour la neutralité, eu grand
+tort de la rejeter.</p>
+
+<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a>
+<b><a href="#footnotetag172">172</a></b>: Milan, 8 décembre 1796. <i>Correspondance</i>, t. II, p.
+149. Cf. lettre analogue, du 10 décembre (t. II, p. 156), adressée
+au même Battaglia: «Je vous demande seulement que vous vouliez bien
+engager les gouverneurs qui sont sous vos ordres, lorsqu'ils auront
+des plaintes à me faire, qu'ils m'indiquent simplement ce qu'ils
+voudraient que l'on fît, sans le noyer dans un tas de fables.»</p>
+
+<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a>
+<b><a href="#footnotetag173">173</a></b>: Confirmation de ce renseignement dans une lettre de
+Bonaparte au Directoire. Milan, 6 décembre 1796 (<i>Correspondance</i>, t.
+II, p. 141).</p>
+
+<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a>
+<b><a href="#footnotetag174">174</a></b>: Milan, 2 octobre 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a>
+<b><a href="#footnotetag175">175</a></b>: Lettre au Directoire, Milan, 28 décembre (<i>Corresp.</i>,
+t. II, p. 204): «Les Vénitiens ayant accablé de soins l'armée du
+général Allvintzy, j'ai cru devoir prendre une nouvelle précaution en
+m'emparant du château de Bergame, qui domine la ville de ce nom et
+empêcherait les partisans ennemis de venir gêner notre communication
+entre l'Adda et l'Adige.»</p>
+
+<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a>
+<b><a href="#footnotetag176">176</a></b>: Lettre à Battaglia, du 1<sup>er</sup> janvier 1797 (t. II, p.
+221).</p>
+
+<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a>
+<b><a href="#footnotetag177">177</a></b>: Même lettre: «Engagez le provéditeur à être un peu
+plus modeste, plus réservé et un peu moins fanfaron, lorsque les
+troupes françaises sont éloignées de lui. Engagez-le à être un peu
+moins pusillanime, à se laisser un peu moins dominer par la peur à
+la vue du premier peloton français.» Par contre, grands éloges à
+l'évêque de Bergame.</p>
+
+<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a>
+<b><a href="#footnotetag178">178</a></b>: Lettre à Battaglia, Vérone, 26 janvier 1797
+(<i>Correspondance</i>, t. II, p. 281).</p>
+
+<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a>
+<b><a href="#footnotetag179">179</a></b>: Mantoue, 6 mars (<i>Corresp.</i>, t. II, p. 367). Cf.
+lettre du 24 mars (t. II, p. 415). Bonaparte, qui est alors engagé
+dans les défilés de l'Allemagne, ne cherche qu'à gagner du temps, et
+il le dit expressément.</p>
+
+<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a>
+<b><a href="#footnotetag180">180</a></b>: Bassano, 10 mars 1797 (<i>Corresp.</i>, t. II, p. 373).</p>
+
+<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a>
+<b><a href="#footnotetag181">181</a></b>: Goritz, 21 mars 1797 (<i>Corresp.</i>, t. II, p. 406).</p>
+
+<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a>
+<b><a href="#footnotetag182">182</a></b>: Lettre de Goritz, 21 mais 1797 (<i>Corresp.</i>, t. II, p.
+415): «Le grand point dans tout ceci est de gagner du temps.»</p>
+
+<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a>
+<b><a href="#footnotetag183">183</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Daru</span>, t. VII, p. 267.</p>
+
+<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a>
+<b><a href="#footnotetag184">184</a></b>: Voir le rapport d'un émissaire, Stephani, envoyé à
+Milan par Ottolini (10 mars 1797).</p>
+
+<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a>
+<b><a href="#footnotetag185">185</a></b>: Ce rapport, qui a été conservé, est fort curieux. On
+y accuse Bonaparte d'une ambition effrénée: il aurait, paraît-il,
+«voler esse il Cromwell della Italia».</p>
+
+<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a>
+<b><a href="#footnotetag186">186</a></b>: Leurs dépêches au Sénat ont été publiées par
+<span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 303-313. Cf. lettre de Bonaparte au
+Directoire (<i>Correspondance</i>, t. II, p. 415). «J'ai dit à M. Pesaro
+que le Directoire exécutif n'oubliait pas que la République de Venise
+était l'ancienne alliée de la France, que nous avions un désir bien
+formel de la protéger de tout notre pouvoir... que nous ne soutenions
+pas les insurgés; qu'au contraire je favoriserais les démarches que
+ferait le gouvernement.»</p>
+
+<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a>
+<b><a href="#footnotetag187">187</a></b>: Rapport d'Antonio Turini, syndic du Val-Sabbia (4
+avril 1797).</p>
+
+<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a>
+<b><a href="#footnotetag188">188</a></b>: Déclaration du Doge: «Le Sénat n'a pas appris sans
+surprise et sans indignation qu'un acte signé du nom du provéditeur
+Battaglia, essentiellement faux et contenant des principes en tout
+contraires à ceux que le gouvernement vénitien professe pour le
+gouvernement français, était colporté partout. Il entendait le
+démentir et le proclamait une embûche opposée aux tendances continues
+de la Seigneurie.»</p>
+
+<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a>
+<b><a href="#footnotetag189">189</a></b>: Lettre de Schetting, <i>Corresp.</i>, t. II, 458.</p>
+
+<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a>
+<b><a href="#footnotetag190">190</a></b>: Id., <i>id.</i></p>
+
+<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a>
+<b><a href="#footnotetag191">191</a></b>: Id., <i>id.</i> «Mon intention est qu'il n'y ait aucune
+espèce de trouble ni de mouvements de guerre, et je prendrai toutes
+les mesures pour maintenir la tranquillité sur les derrières de
+l'armée. Les troupes françaises continueront de vivre avec le peuple
+dans le même esprit de neutralité et de bonne intelligence, et
+je désire, dans toutes les occasions, vous donner des preuves de
+l'estime que j'ai pour vous.»</p>
+
+<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a>
+<b><a href="#footnotetag192">192</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Leoben, 16 avril.
+<i>Corresp.</i>, t. II, p. 489.</p>
+
+<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a>
+<b><a href="#footnotetag193">193</a></b>: Articles secrets des préliminaires. <i>Id.</i>, II, 497.
+Lettre de Bonaparte au Directoire (II, 489).</p>
+
+<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a>
+<b><a href="#footnotetag194">194</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire. Leoben, 19 avril
+1707. <i>Corresp.</i>, t. II, p. 501.</p>
+
+<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a>
+<b><a href="#footnotetag195">195</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 474.</p>
+
+<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a>
+<b><a href="#footnotetag196">196</a></b>: Id., id.</p>
+
+<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a>
+<b><a href="#footnotetag197">197</a></b>: Id., p. 477.</p>
+
+<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a>
+<b><a href="#footnotetag198">198</a></b>: Id., p. 476.&mdash;Cf. lettre du 11 avril au général
+Baraguey d'Hilliers (<i>Correspondance</i>, t. II, p. 479).</p>
+
+<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a>
+<b><a href="#footnotetag199">199</a></b>: <i>Correspondance</i>, II, p. 498. Cf. la curieuse lettre
+adressée par Bonaparte à Pesaro, le 11 avril (<i>Correspondances</i>,
+t. II, p. 483). «Il serait singulier que le Sénat de Venise nous
+obligeât à lui faire la guerre, dans le moment où nous sommes en paix
+avec tout le continent.»</p>
+
+<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a>
+<b><a href="#footnotetag200">200</a></b>: Rapport de Junot à Bonaparte, cité par <span class="smcap">Daru</span>,
+t. VII, p. 302.</p>
+
+<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a>
+<b><a href="#footnotetag201">201</a></b>: <i>Corresp.</i>, t. II, p. 473.</p>
+
+<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a>
+<b><a href="#footnotetag202">202</a></b>: La lettre du Doge a été donnée par <i>Daru</i>, t. V, p.
+335-338.</p>
+
+<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a>
+<b><a href="#footnotetag203">203</a></b>: D'après le rapport du provéditeur et du podestat
+(daté de Vienne, 18 avril): «il était à peu près quatre heures du
+soir lorsque, sans que rien nous en eût fait connaître la cause, on
+entendit partir du fort le plus élevé au-dessus de la ville, trois
+coups de canon à poudre qui paraissaient un signal.» D'après les
+relations françaises, Balland n'aurait ouvert le feu, qu'en apprenant
+les premiers assassinats. Les relations françaises ont été imprimées
+dans le recueil de pièces relatives aux affaires de Venise, du 22
+floréal an V.</p>
+
+<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a>
+<b><a href="#footnotetag204">204</a></b>: Rapport du général Chabran daté de Croce-Bianca.</p>
+
+<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a>
+<b><a href="#footnotetag205">205</a></b>: Rapports adressés par Kilmaine à Bonaparte, Mantoue,
+22 avril, et Vérone, 27 avril. Rapport du général Balland, Vérone, 27
+avril.</p>
+
+<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a>
+<b><a href="#footnotetag206">206</a></b>: Sur l'affaire de Laugier, voir la protestation du
+ministre Lallement. Elle a été insérée par <span class="smcap">Daru</span> dans les
+pièces justificatives de son <i>Histoire de Venise</i>, t. VII, p.
+309. Cf. lettre de Bonaparte au Directoire (Trieste, 30 avril.
+<i>Correspondance</i>, t. III, p. 12).</p>
+
+<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a>
+<b><a href="#footnotetag207">207</a></b>: Le rapport de l'officier vénitien a été cité par
+<span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 356. Cf. la relation envoyée par le Sénat à
+son ambassadeur à Paris, le 26 avril 1797.</p>
+
+<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a>
+<b><a href="#footnotetag208">208</a></b>: «Lorsqu'une révolution aussi fatale qu'imprévue a
+éclaté dans les villes au delà du Mincio, les sentiments unanimes de
+nos peuple leur ont fait prendre spontanément les armes dans la seule
+intention de comprimer la révolte et de repousser la violence des
+insurgés... Si, dans une confusion aussi grande, quelques malheurs
+sont arrivés, il ne faut les attribuer qu'à la confusion même et
+nullement à la volonté du Sénat. Empressé de satisfaire à votre
+demande, le Sénat fait rechercher pour les consigner en vos mains
+ceux qui ont osé commettre des assassinats sur les individus de
+l'armée française. Les mesures les plus efficaces sont prises pour
+en découvrir les auteurs, afin qu'ils subissent le châtiment qu'ils
+méritent.» Document cité par <span class="smcap">Barral</span>, p. 269.]
+
+<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a>
+<b><a href="#footnotetag209">209</a></b>: Eggen-Wald, 22 avril 1797 (<i>Correspondance</i>, t. III,
+p. 1).</p>
+
+<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a>
+<b><a href="#footnotetag210">210</a></b>: Trieste, 30 avril (<i>Corresp.</i>, t. III, p. 11). Cf.
+seconde lettre du même jour: «Si le sang français doit être respecté
+en Europe, si vous voulez qu'on ne s'en joue pas. Il faut que
+l'exemple de Venise soit terrible. Il nous faut du sang.»</p>
+
+<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a>
+<b><a href="#footnotetag211">211</a></b>: Voir le rapport de Dona et Giustiniani, en date du 28
+avril. Il est cité par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 367.</p>
+
+<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a>
+<b><a href="#footnotetag212">212</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 378.</p>
+
+<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a>
+<b><a href="#footnotetag213">213</a></b>: Trieste, 30 avril. <i>Correspondance</i>, t. III, p. 13.</p>
+
+<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a>
+<b><a href="#footnotetag214">214</a></b>: Rapport des envoyés vénitiens en date du 1<sup>er</sup> mai.
+Il est cité par <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 379.</p>
+
+<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a>
+<b><a href="#footnotetag215">215</a></b>: Palmanova, 30 avril 1797. <i>Correspondance</i>, t. III, p.
+14.</p>
+
+<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a>
+<b><a href="#footnotetag216">216</a></b>: Lettres à Augereau, Milan, 5 mai (<i>Corresp.</i>, III,
+21). Ordre général du 6 mai (III, 27). Ordre du 8 mai (III, 31).</p>
+
+<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a>
+<b><a href="#footnotetag217">217</a></b>: Manifeste de Palmanova (<i>Corresp.</i>, t. III, p. 16).</p>
+
+<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a>
+<b><a href="#footnotetag218">218</a></b>: Lettre de Palmanova, 3 mai 1797 (<i>Corresp.</i>, t. III,
+p. 21).</p>
+
+<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a>
+<b><a href="#footnotetag219">219</a></b>: Arrêté de Milan, 6 mai 1797 (<i>Corresp.</i>, t. III, p.
+23).</p>
+
+<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a>
+<b><a href="#footnotetag220">220</a></b>: Lettre du 8 mai au Directoire (<i>Corresp.</i>, t. III,
+p. 29): «Je ne suis éloigné actuellement que d'une petite lieue de
+Venise, et je fais les préparatifs pour pouvoir y entrer de force, si
+les choses ne s'arrangent pas. J'ai chassé de la terre ferme tous les
+Vénitiens, et nous en sommes en ce moment exclusivement les maîtres.
+Il n'existe plus de lion de Saint-Marc.»</p>
+
+<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a>
+<b><a href="#footnotetag221">221</a></b>: Voici le texte de la délibération: «Vu le malheur des
+circonstances et le péril imminent de la patrie, le Sénat ayant, dans
+sa prudence, jugé nécessaire d'envoyer deux députés auprès du général
+en chef Bonaparte, pour tâcher d'éviter la ruine dont la République
+et cette capitale sont menacées, et ayant autorisé ces deux citoyens
+et l'amiral des lagunes à entrer en négociation, le Grand Conseil
+juge nécessaire d'étendre leurs pouvoirs jusqu'à traiter, même sur
+des objets qui sont de la compétence de son autorité souveraine, sous
+la réserve cependant de sa ratification.»</p>
+
+<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a>
+<b><a href="#footnotetag222">222</a></b>: Voir le rapport des commissaires (<span class="smcap">Daru</span>,
+V, 399): «Il a ajouté que dans quinze jours il serait maître de
+Venise, que les nobles Vénitiens ne se déroberaient plus à la mort
+qu'en se dispersant pour aller errer sur la terre, comme les émigrés
+français; que leurs biens dans les provinces déjà conquises allaient
+être confisqués; que les lagunes ne l'épouvantaient pas; qu'il les
+trouvait conformes à l'idée qu'il s'en était faite, et sur laquelle
+il avait arrêté ses plans. Tous nos arguments furent inutiles.» Cf.
+lettre transmise par Berthier aux députés Dona et Giustiniani, et
+confirmant tous les détails de l'entrevue (<i>Corresp.</i>, t. III, p.
+16). Lettre datée de Mestre, 2 mai 1797.</p>
+
+<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a>
+<b><a href="#footnotetag223">223</a></b>: Aussi Bonaparte n'hésitait-il pas à écrire au
+Directoire (Milan, 8 mai 1797, <i>Correspondance</i>, t. III, p. 29):
+«Le Grand Conseil a déclaré qu'il allait abdiquer sa souveraineté
+et établir la forme de gouvernement qui me paraîtrait la plus
+convenable. Il compte d'après cela y établir une démocratie, et même
+faire rentrer dans Venise 3 à 4000 hommes de troupes. Je crois qu'il
+devient indispensable que vous renvoyiez M. Querini.»</p>
+
+<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a>
+<b><a href="#footnotetag224">224</a></b>: C'est ce que constatait Bonaparte dans une dépêche
+au Directoire: Milan, 13 mai 1797 (<i>Corresp.</i> t. III, p. 41). «Les
+affaires marchent à grands pas dans Venise même, où l'emprisonnement
+des Inquisiteurs et l'effervescence populaire rendront les propriétés
+incertaines sans la présence d'une force française.»</p>
+
+<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a>
+<b><a href="#footnotetag225">225</a></b>: Il est probable que Villetard avait des instructions
+secrètes. Cf. lettre de Bonaparte à Haller (Mombello, 21 mai 1797,
+<i>Corresp.</i>, t. III, p. 61): «Villetard, qui part à l'instant pour
+Venise, a eu de moi diverses instructions verbales pour la conduite
+politique qu'il doit y tenir.»</p>
+
+<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a>
+<b><a href="#footnotetag226">226</a></b>: L'ultimatum de Villetard, ou du moins attribué à
+Villetard, a été inséré tout au long dans l'ouvrage de <span class="smcap">Daru</span>,
+t. V, p. 412, 415.</p>
+
+<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a>
+<b><a href="#footnotetag227">227</a></b>: Bonaparte tenait à ce licenciement des Esclavons. Ce
+qui semblerait indiquer qu'il connaissait à l'avance l'ultimatum
+présenté par Villetard ou du moins par ses amis, au Grand Conseil,
+c'est que, dès le 14 mai, c'est-à-dire au surlendemain de la
+révolution démocratique, il réclamait l'exécution d'une des
+conditions qui figuraient dans cet ultimatum. Voir lettre aux
+Vénitiens, datée de Milan (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 34): «Si
+vingt-quatre heures après la publication du présent ordre, les
+Esclavons n'ont pas, conformément à l'ordre qui leur a été donné
+par les magistrats de Venise, quitté cette ville pour se rendre en
+Dalmatie, les officiers et les aumôniers des différentes compagnies
+d'Esclavons seront arrêtés, traités comme rebelles, et leurs biens en
+Dalmatie confisqués.»</p>
+
+<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a>
+<b><a href="#footnotetag228">228</a></b>: Art. II du traité. Voir <i>Correspondance</i>, t. III, p.
+49.</p>
+
+<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a>
+<b><a href="#footnotetag229">229</a></b>: Mombello, 26 mai 1797 (<i>Correspondance</i>, t. III, p.
+70).</p>
+
+<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a>
+<b><a href="#footnotetag230">230</a></b>: <i>Id.</i>, id., t. III, p. 74. On peut rapprocher de cette
+lettre l'article qui parut dans le <i>Moniteur</i> du 29 mai: «Voici ce
+qu'on lit dans plusieurs journaux. Les chants joyeux de la paix
+se font entendre de toutes parts. Bientôt toute l'Europe, tout le
+globe en va retentir. L'Angleterre et Venise seules restent sur le
+champ de bataille, mais ne tarderont pas l'une à renoncer à ses
+projets ambitieux et destructeurs, l'autre à expier ses imprudentes
+perfidies.»</p>
+
+<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a>
+<b><a href="#footnotetag231">231</a></b>: Ce projet de traité se trouve dans la <i>Correspondance</i>
+(t. II, p. 267).</p>
+
+<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a>
+<b><a href="#footnotetag232">232</a></b>: Les dépêches de Querini, toutes rédigées de sa main,
+et faisant partie de sa collection, ont été léguées à Venise par son
+fils et sa fille. C'est à Venise que les a consultées M. Barral,
+qui en a tiré un excellent parti dans son <i>Histoire de la chute de
+Venise</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a>
+<b><a href="#footnotetag233">233</a></b>: Dépêche du 8 avril 1797. «Che forse si protrebbe
+ottener cosi essenziali oggeti con qualche sacrifizio in danare che
+dall'Eccelentissimo Senato fosse ancora per forsi... Di penetrare che
+sei o sette millioni di franchi sarebbero sufficienti.»</p>
+
+<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a>
+<b><a href="#footnotetag234">234</a></b>: Dépêche du 17 avril: «E che era venuto da me per veder
+se voleva far un qualque sacrifizio; che in tal caso m'assicurava che
+la questione sarebbe stata decisa a favor del mio governo.»</p>
+
+<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a>
+<b><a href="#footnotetag235">235</a></b>: Dépêche du Doge à Querini, à la date du 20 avril.</p>
+
+<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a>
+<b><a href="#footnotetag236">236</a></b>: Lettre présumée de Mombello, 30 juin 1797
+(<i>Correspondance</i>, t. III, p. 151).</p>
+
+<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a>
+<b><a href="#footnotetag237">237</a></b>: Note sur les événements de Venise, présumée de
+Mombello, 30 juin 1797 (<i>Correspondance</i>, t. III, p. 156).</p>
+
+<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a>
+<b><a href="#footnotetag238">238</a></b>: <span class="smcap">Cantu</span>, liv. XI, p. 87.</p>
+
+<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a>
+<b><a href="#footnotetag239">239</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, ouv. cit., t. VII, p. 373.</p>
+
+<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a>
+<b><a href="#footnotetag240">240</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, id., 396. «Les provinces qui
+gémissaient sous le joug des Vénitiens, représentées par leurs
+députés réunis dans un congrès central, réclament de vous leur
+liberté et leur réunion à la République Cisalpine.» Cf. lettre de
+Joubert à Bonaparte, Bassano, 14 mai 1797 (<span class="smcap">Daru</span>, VII, p.
+315). Id., Vicence, 9 août 1797 (VII, p. 396).</p>
+
+<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a>
+<b><a href="#footnotetag241">241</a></b>: Arnault écrivait à Bonaparte, le 5 juin 1797:
+«La municipalité, faible et divisée, ne se regarde pas comme
+suffisamment constituée; les opérations se ressentent de ce manque de
+confiance. Composée d'un grand nombre d'hommes timides et de quelques
+hommes trop hardis, elle donne peu à espérer et beaucoup à craindre.
+Livrée à elle-même, elle passerait facilement de son inaction
+actuelle aux plus terribles abus de l'autorité révolutionnaire.»</p>
+
+<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a>
+<b><a href="#footnotetag242">242</a></b>: Mombello, 3 juillet 1797. <i>Corresp.</i> III, 167.</p>
+
+<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a>
+<b><a href="#footnotetag243">243</a></b>: Le même jour, l'arbre de la Liberté était planté dans
+toutes les villes du territoire vénitien, sauf à Udine où Bernadotte,
+qui connaissait les projets de Bonaparte, ne voulut pas se prêter à
+une indigne comédie, et aima mieux préparer les habitants à la pensée
+de leur prochain abandon.</p>
+
+<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a>
+<b><a href="#footnotetag244">244</a></b>: <span class="smcap">Marmont</span>, <i>Mémoires</i>, t. I, p. 293.</p>
+
+<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a>
+<b><a href="#footnotetag245">245</a></b>: Passariano, 6 octobre 1797, <i>Correspondance</i>, t. III,
+p. 368.</p>
+
+<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a>
+<b><a href="#footnotetag246">246</a></b>: Passariano, 6 septembre. Lettre de Bonaparte au
+ministre des relations extérieures. <i>Corresp.</i>, t. III, p. 205.</p>
+
+<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a>
+<b><a href="#footnotetag247">247</a></b>: <i>Correspondance</i>, 13 septembre, III, 295.</p>
+
+<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a>
+<b><a href="#footnotetag248">248</a></b>: Dépêche de Grimani, du 29 avril. «Il mio spirito non
+cessa di cercare vie a penetrare l'arcano de segnati preliminari di
+pace.»</p>
+
+<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a>
+<b><a href="#footnotetag249">249</a></b>: Document cité par <span class="smcap">Daru</span>, ouv. cit., t. VII, p.
+331.</p>
+
+<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a>
+<b><a href="#footnotetag250">250</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, 379.</p>
+
+<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a>
+<b><a href="#footnotetag251">251</a></b>: Id., VII, 399: «Le principal de ces objets est
+d'éloigner l'Empereur de l'Italie et d'insister sur ce qu'il s'étende
+en Allemagne. Vous concevez sans peine l'intérêt que nous y avons.
+Nous réduisons sa puissance maritime; nous le mettons en contact avec
+son ancien rival, le roi de Prusse, et nous l'écartons des frontières
+de la république, notre alliée, qui, dénuée de forces militaires, et
+située entre les états du grand-duc de Toscane et ceux de l'Empereur,
+serait bientôt influencée et subjuguée par la maison d'Autriche.»</p>
+
+<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a>
+<b><a href="#footnotetag252">252</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, 411.</p>
+
+<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a>
+<b><a href="#footnotetag253">253</a></b>: Id., VII, 420.</p>
+
+<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a>
+<b><a href="#footnotetag254">254</a></b>: Id., VII, 422.</p>
+
+<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a>
+<b><a href="#footnotetag255">255</a></b>: Passariano, 19 septembre. <i>Correspondance</i>, t. III,
+p. 309. Cf. lettre du même jour adressée au ministre des affaires
+étrangères, Id., III, 308.</p>
+
+<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a>
+<b><a href="#footnotetag256">256</a></b>: <i>Correspondance</i> III, 345.</p>
+
+<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a>
+<b><a href="#footnotetag257">257</a></b>: Lettre au ministre des affaires étrangères, 7 octobre
+1797. <i>Corresp.</i>, t. III, p. 360.</p>
+
+<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a>
+<b><a href="#footnotetag258">258</a></b>: Passariano, 25 sept. 1797, t. III, p. 337.</p>
+
+<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a>
+<b><a href="#footnotetag259">259</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, 425, donne le mot substituée. La
+<i>Correspondance</i> (t. III, p. 425) a corrigé et mis suppléé. On se
+demande pourquoi ce changement?</p>
+
+<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a>
+<b><a href="#footnotetag260">260</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, VII, 427.</p>
+
+<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a>
+<b><a href="#footnotetag261">261</a></b>: Passariano, <i>Correspondance</i>, III, 376.</p>
+
+<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a>
+<b><a href="#footnotetag262">262</a></b>: Passariano, <i>Id.</i>, III, 390.</p>
+
+<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a>
+<b><a href="#footnotetag263">263</a></b>: &OElig;uvres de Napoléon à Sainte-Hélène. Édition de la
+<i>Correspondance</i>, t. XXIX, p. 355.</p>
+
+<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a>
+<b><a href="#footnotetag264">264</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. XXIX, p. 355.</p>
+
+<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a>
+<b><a href="#footnotetag265">265</a></b>: Un des admirateurs de Napoléon, Stendhal, n'est-il pas
+dans le vrai, lorsqu'il écrit dans sa curieuse <i>Histoire de Napoléon</i>
+(p. 270): «À l'occupation de Venise finit la partie poétique et
+parfaitement noble de la vie de Napoléon. Désormais, pour sa
+conservation personnelle, il dut se résigner à des mesures et à des
+démarches, sans doute fort légitimes, mais qui ne peuvent plus être
+l'objet d'un enthousiasme passionné.»</p>
+
+<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a>
+<b><a href="#footnotetag266">266</a></b>: Il nous faut pourtant signaler une exception. Les
+Milanais, sans doute par ressentiment héréditaire, ne témoignèrent
+que peu de sympathies à Venise. Une presse, probablement vendue, se
+permit même contre l'infortunée République de cruelles attaques.
+C'est à Milan que furent publiés divers factums très violents:
+<i>Testamento del leone Adriatico</i>, <i>Trame degli oligarchi Venedi</i>,
+<i>I delitti della Veneta aristocratia</i>, etc. À Milan furent aussi
+composées et gravées de nombreuses caricatures. L'une d'entre elles
+intitulée <i>I funeralli della republica Adricatica</i>, figure le lion de
+Saint-Marc, jambes liées et tête en bas, porté, comme un trophée de
+chasse, par des soldats français. Une autre caricature est intitulée:
+<i>Il faut danser</i>, et, en effet, le Vénitien Pantalon danse d'une
+façon grotesque, mais c'est un soldat fiançais qui lui tire la barbe.</p>
+
+<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a>
+<b><a href="#footnotetag267">267</a></b>: <span class="smcap">Alfieri</span>, <i>Conclusion du Miso Gallo</i>.
+Traduction inédite d'Hugues.</p>
+
+<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a>
+<b><a href="#footnotetag268">268</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 395.</p>
+
+<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a>
+<b><a href="#footnotetag269">269</a></b>: Voir les belles lettres d'Ugo Foscolo dans Jacopo
+Ortis. Lettre du 11 octobre 1797: «Le sacrifice de notre patrie est
+consommé: tout est perdu; et la vie, si l'on daigne nous la laisser,
+ne nous servira plus qu'à déplorer nos malheurs et notre infamie.
+Mon nom est sur la liste de proscription, je le sais: mais veux-tu
+donc que, pour me soustraire à mes oppresseurs, je me livre à des
+traîtres? Console ma mère: Vaincu par ses larmes, je lui ai obéi, et
+j'ai quitté Venise pour éviter les premières persécutions qui sont
+toujours les plus cruelles.» Lettre du 13 octobre: «Dans quel lieu
+chercherai-je un asile? Sera-ce dans l'Italie, cette terre prostituée
+qui devient sans cesse le prix de la victoire? Pourrais-je voir
+devant mes yeux ces hommes qui nous ont dépouillés, insultés, vendus,
+et ne pas répandre des larmes de colère? Dévastateurs des peuples,
+ils se servent de la liberté, comme les papes se servaient des
+croisades... Et ces autres misérables, ils ont acheté notre esclavage
+et reconquis, au prix de l'or, ce qu'ils avaient lâchement perdu par
+les armes. Ah! pourquoi nous faire voir et sentir la liberté, pour
+nous la ravir ensuite pour toujours et avec tant d'infamie!»</p>
+
+<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a>
+<b><a href="#footnotetag270">270</a></b>: Le discours de Villetard est rapporté par
+<span class="smcap">Botta</span>, liv. XII.</p>
+
+<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a>
+<b><a href="#footnotetag271">271</a></b>: <i>Mémoires</i> de <span class="smcap">Marmont</span>, t. I, p. 307.</p>
+
+<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a>
+<b><a href="#footnotetag272">272</a></b>: Elle a été conservée par <span class="smcap">Botta</span>, liv. XII.</p>
+
+<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a>
+<b><a href="#footnotetag273">273</a></b>: <i>Correspondance</i>, III, 399.</p>
+
+<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a>
+<b><a href="#footnotetag274">274</a></b>: Lettre conservée par <span class="smcap">Botta</span>, liv. XII, p. 101.</p>
+
+<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a>
+<b><a href="#footnotetag275">275</a></b>: Cf. <span class="smcap">Minutelli</span>, <i>Dernières cinquante années</i>,
+p. 226. Avec le catalogue des objets d'art enlevés à Venise.</p>
+
+<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a>
+<b><a href="#footnotetag276">276</a></b>: Lettre du 5 juin 1797 citée par <span class="smcap">Daru</span>
+(<i>Histoire de Venise</i>), t. VII, p. 370.</p>
+
+<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a>
+<b><a href="#footnotetag277">277</a></b>: D'après une indication de Cantu, on comptait 5.293
+canons, dont 1.518 en bronze à l'arsenal, et dans les forts 4.478
+canons dont 1.925 en bronze.</p>
+
+<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a>
+<b><a href="#footnotetag278">278</a></b>: Lettre de Bonaparte à Villetard, Milan, 2 novembre
+1797. <i>Correspondance</i>, t. III, p. 402. «Je donne ordre au général
+Sérurier de se concerter avec la municipalité pour que tout reste
+tranquille à Venise, d'employer tous les moyens pour cela, et
+de fermer même la société d'instruction publique s'il le juge
+nécessaire.»</p>
+
+<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a>
+<b><a href="#footnotetag279">279</a></b>: <span class="smcap">Gaffarel</span>, <i>La France aux îles Ioniennes.</i>
+<i>Nouvelle Revue</i>, 1880.</p>
+
+<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a>
+<b><a href="#footnotetag280">280</a></b>: <span class="smcap">Daru</span>, t. V, p. 442.</p>
+
+<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a>
+<b><a href="#footnotetag281">281</a></b>: <span class="smcap">Botta</span>, ouv., cit., liv. XII.</p>
+
+<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a>
+<b><a href="#footnotetag282">282</a></b>: L'affaire Basville a été étudiée et racontée avec de
+minutieux détails par Fr. <span class="smcap">Masson</span>. Voir ses trois ouvrages:
+<i>Le cardinal de Bernis depuis son ministère.</i> <i>Le département des
+affaires pendant la Révolution.</i> <i>Les Diplomates de la Révolution.</i>
+On peut également consulter: <span class="smcap">Monti.</span> <i>In morte di Ugo
+Bassville, cantica.</i> <span class="smcap">Vicchi.</span> <i>Saggio d'un libro intitulato:
+Vincenzo Monti, le lettere e la politica in Italia dal 1750 al 1830</i>
+(1879).</p>
+
+<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a>
+<b><a href="#footnotetag283">283</a></b>: <span class="smcap">Annibale Mariotti.</span>&mdash;<i>Parlata intorno ad
+alcune imputazioni che si credino</i> (juin 1800).</p>
+
+<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a>
+<b><a href="#footnotetag284">284</a></b>: <i>Quadro storico-morali dell'Italia nazione seguita nel
+1796, e del portentoso e contemporaneo aperimente d'occhi della sagra
+imagine di Maria santissima venerata nella cattedrale di Ancona.</i></p>
+
+<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a>
+<b><a href="#footnotetag285">285</a></b>: Abominal razza di antisociali e misantropi, se dicenti
+filosofi rigeneratori.</p>
+
+<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a>
+<b><a href="#footnotetag286">286</a></b>: Milizia était né à Oria, près d'Otrante, en 1725.
+Il vécut dans la familiarité des artistes les plus célèbres et du
+ministre espagnol Azara. Il a composé un <i>Dictionnaire biographique
+des architectes</i>, des <i>Éléments d'architecture</i>, etc. Les lettres de
+Milizia ont été publiées dans les <i>Mémoires de Ricci, traduction de
+Potter</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a>
+<b><a href="#footnotetag287">287</a></b>: Bologne, 20 juin 1796. <i>Corresp.</i>, I, 413.</p>
+
+<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a>
+<b><a href="#footnotetag288">288</a></b>: Milan, 7 juin 1796, <i>Corresp.</i>, I, 377.</p>
+
+<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a>
+<b><a href="#footnotetag289">289</a></b>: <i>Id.</i>, I, p. 421.</p>
+
+<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a>
+<b><a href="#footnotetag290">290</a></b>: Cf. la curieuse lettre écrite par Marmont, alors aide
+de camp de Bonaparte, à son père (<i>Mémoires</i> du Maréchal, t. I, p.
+327): «Enfin, la voix de la raison a été entendue, et le gouvernement
+renonce à une expédition aussi ridicule que dangereuse par ses
+suites. Nous n'irons pas à Rome. Notre armée n'était pas assez
+forte pour la diviser ainsi, et les dix mille hommes jetés au fond
+de la botte n'entraîneront point la grande armée dans des malheurs
+incalculables. Le plan sage, si bien conçu, de Bonaparte est adopté.
+Nous reprendrons incessamment l'offensive. Car c'est le moyen le plus
+sûr de triompher.»</p>
+
+<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a>
+<b><a href="#footnotetag291">291</a></b>: Armistice entre la République française et le Pape
+(<i>Correspondance</i>, I, 426). Bonaparte avait, dès le 7 juin, résolu
+les conditions de cet armistice. Curieuse lettre au Directoire
+(<i>Correspondance</i>, t. I, p. 371).</p>
+
+<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a>
+<b><a href="#footnotetag292">292</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire, Pistoïa, 26 juin
+1796. <i>Corresp.</i>, I, 431: «Cette manière de négocier à trois est
+absolument préjudiciable aux intérêts de la République, parce qu'un
+homme habile se retourne, va chercher chez l'un ce qu'il ne peut
+obtenir chez l'autre... Azara, voyant qu'il ne pouvait obtenir de
+diminution, s'est tourné du côté des commissaires du gouvernement et
+il a si bien fait, qu'il leur a arraché notre secret, c'est-à-dire
+l'impossibilité où nous étions d'aller sur Rome. Alors il n'a été
+possible d'en tirer vingt millions qu'en faisant la nuit une marche
+sur Ravenne.»</p>
+
+<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a>
+<b><a href="#footnotetag293">293</a></b>: Id. <i>Id.</i> «La légation de Bologne est une des parties
+les plus riches des États du Pape. On ne se fait pas une idée de la
+haine que cette ville a pour la domination papale.»</p>
+
+<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a>
+<b><a href="#footnotetag294">294</a></b>: Id. <i>Id.</i> «Si jamais vous pensez qu'il est de votre
+intérêt de garder à perpétuité Ancône, je vous engage à y envoyer un
+ingénieur, afin d'accroître ses moyens de défense.»</p>
+
+<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a>
+<b><a href="#footnotetag295">295</a></b>: Lettre au Directoire, Bologne, 21 juin.
+(<i>Correspondance</i>, t. I<sup>er</sup>, p. 121.)</p>
+
+<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a>
+<b><a href="#footnotetag296">296</a></b>: Lire dans la <i>Correspondance</i> (I. 451) une lettre
+de Bonaparte à Miot (Bologne, 2 juillet 1796) pour le féliciter
+d'avoir accepté une mission à Rome, et le presser de partir.&mdash;L'autre
+commissaire était Cacault. Voir dans la <i>Correspondance</i> deux lettres
+en date du 21 juillet 1796 (t. I, p. 490-491) pour l'accréditer
+auprès du cardinal Zélada, et préciser ses instructions au sujet de
+l'exécution de l'armistice de Bologne.</p>
+
+<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a>
+<b><a href="#footnotetag297">297</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, t. I, p. 112.</p>
+
+<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a>
+<b><a href="#footnotetag298">298</a></b>: Curieuse lettre de Milizia. «Le premier jour d'août,
+au matin, le fiscal Barberini est nommé dictateur, ne quid detrimenti
+res publica capiat, et monsignor Consalvi magister equitum. Le soir,
+aux armes! Les places, les ponts, les rues, tout est encombré du
+soldats. Le palais de Montecavallo est mis en état de siège. On ne
+voit que canons, caissons, escadrons, cuirassiers et chevau-légers
+armés de carabines, troupes de ligne et gardes nationaux. Qui va ci?
+qui va là? En arrière! On ne passe pas. Le général Giustiniani, le
+général Sinibaldi, tous les généraux enfin font pendant la nuit la
+veillée qui ne fut pas celles des capacités.»</p>
+
+<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a>
+<b><a href="#footnotetag299">299</a></b>: Lettre de Milizia à Lami.</p>
+
+<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a>
+<b><a href="#footnotetag300">300</a></b>: Lettre de Bonaparte à Cacault (I, 450). Brescia, 12
+août 1796: «Le Pape a envoyé un cardinal légat à Ferrare, dans le
+temps qu'il croyait sans doute les Français perdus. Cela est-il
+conforme au traité d'armistice que nous avons signé?... Je viens de
+donner l'ordre à ce cardinal de se rendre sur-le-champ au quartier
+général.» Cf. lettres au Directoire du 13 et du 26 août (I, 544-569).</p>
+
+<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a>
+<b><a href="#footnotetag301">301</a></b>: Lettre de Milizia à Lami: «Si Bonaparte avait encore
+demandé une douzaine de cardinaux et six douzaines de prélats et
+douze douzaines d'abbés, le tout avec plusieurs autres musiciens de
+tout sexe, il aurait fallu qu'ils fussent tous allés se prosterner
+devant lui. Oh! Quanto abbiamo daridere!»</p>
+
+<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a>
+<b><a href="#footnotetag302">302</a></b>: Brescia, 17 août 1796 (Correspondance, t. I, p. 541).
+«On m'assure que la cour de Rome vous a demandé de lui prouver que la
+France était érigée en République. Ou m'assure que Rome ne veut plus
+accorder de bénédictions aux Ferrarais et aux Bolonais, mais bien à
+ceux de Lugo. Joignez à cela le légat envoyé à Ferrare, et le retard
+de l'exécution de l'armistice, et le roi votre maître se convaincra
+de la mauvaise foi d'un gouvernement dont l'imbécillité égale la
+faiblesse.»</p>
+
+<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a>
+<b><a href="#footnotetag303">303</a></b>: Lettre du 8 juillet 1796, citée par <span class="smcap">A. de
+Montor</span>. <i>Pie VI</i>, t. I, p. 20.</p>
+
+<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a>
+<b><a href="#footnotetag304">304</a></b>: Sur l'affaire de Lugo on peut consulter deux lettres
+de Bonaparte au Directoire (14 juillet, t. I, p. 477) et à d'Azara
+contre Capelletti (12 août, t. I, p. 541).</p>
+
+<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a>
+<b><a href="#footnotetag305">305</a></b>: Milan, 26 septembre 1796 (<i>Correspondance</i>, t. II, p.
+13). Cf. lettre du 5 octobre (t. II, p. 37).</p>
+
+<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a>
+<b><a href="#footnotetag306">306</a></b>: Curieuse lettre de Bonaparte au Directoire, en date de
+Milan, 28 décembre 1796 (<i>Correspondance</i>, II, 205).</p>
+
+<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a>
+<b><a href="#footnotetag307">307</a></b>: Lettre du 12 janvier 1707.</p>
+
+<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a>
+<b><a href="#footnotetag308">308</a></b>: Lettre du 6 mars 1797.&mdash;Cf. lettre du 7 janvier,
+adressée par le cardinal Busca au cardinal Albani alors à Vienne: «Je
+vois que les propositions du prince du la Paix avaient pour objet de
+nous intimider, et que, si l'on n'avait pas pour but de dépouiller
+le Pape de sa puissance temporelle, au moins voulait-on lui en
+retrancher une bonne partie. La reine d'Espagne a le plus grand désir
+d'agrandir les États de l'infant de Parme, mari de sa fille, et fera
+tout pour le contenter. Le chevalier Azira, mécontent de nous, ne
+laisse pas de souiller, mais je ne crois pas que la cour de Vienne
+puisse voir tranquillement les Espagnols maîtres des meilleures
+parties de l'Italie.»</p>
+
+<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a>
+<b><a href="#footnotetag309">309</a></b>: Lettre de Milizia: «Messieurs les Romains se
+présentent la bourse à la main pour fournir des dons gratuits en
+faveur des armées pontificales, qui feront monts et merveilles. Les
+femmes aussi, même celles qui n'ont rien, donnent gratis ce qu'elles
+savent donner. Vous seriez-vous jamais attendu à voir les troupes du
+Pape monter à 50.000 hommes?»</p>
+
+<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a>
+<b><a href="#footnotetag310">310</a></b>: Castro, Ouv. cité, t. II, p. 18.</p>
+
+<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a>
+<b><a href="#footnotetag311">311</a></b>: Lettre du 3 février 1797. Cf. les lettres de
+Milizia.</p>
+
+<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a>
+<b><a href="#footnotetag312">312</a></b>: Cf. <i>Correspondance</i>. t. II. p. 291.&mdash;Lettre de
+Bonaparte à Cacault, en date du 22 janvier 1797 (<i>Corresp.</i>, II,
+265): «Vous aurez la complaisance de partir de Rome six heures après
+la réception de cette lettre, et vous viendrez à Bologne. On vous a
+abreuvé d'humiliations à Rome et on a mis tout en usage pour vous en
+faire sortir. Aujourd'hui résistez à toutes les instances: partez.»</p>
+
+<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a>
+<b><a href="#footnotetag313">313</a></b>: Lettre de Bonaparte au Directoire (3 février).
+<i>Correspondance</i>, II, 301.</p>
+
+<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a>
+<b><a href="#footnotetag314">314</a></b>: <i>Mémoires</i> de Marmont, I, 259.</p>
+
+<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a>
+<b><a href="#footnotetag315">315</a></b>: Arrêtés pris à Forli (4 février), à Pesaro (7
+février), à Macerata (15 février). Voir <i>Correspondance</i>, II, 308,
+313, 335.</p>
+
+<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a>
+<b><a href="#footnotetag316">316</a></b>: Lettre au Directoire (<i>Correspondance</i>, II, 332): «Ils
+sont très misérables; les trois quarts pleurent quand ils voient un
+Français. D'ailleurs, à force d'en faire des battues, on les force à
+se réfugier en France. Comme ici, nous ne touchons en aucune manière
+à la religion, il vaut beaucoup mieux qu'ils y restent. Si vous
+approuvez cette mesure, et qu'elle ne contrarie pas les principes
+généraux, je tirerai de ces gens-là un grand parti en Italie.» Cf.
+Proclamation de Macerata, du 15 février 1797, t. II, p. 334.</p>
+
+<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a>
+<b><a href="#footnotetag317">317</a></b>: Ferrare, 21 octobre (<i>Corresp.</i>, II, 66). Il est vrai
+que Bonaparte, tout en affectant une grande confiance à l'égard
+du cardinal, ne cherchait au fond qu'à utiliser ses services.
+N'écrivait-il pas au Directoire, à la date du 24 octobre (<i>Corresp.</i>,
+II, 68): «Je l'ai envoyé à Rome sous prétexte de négocier, mais dans
+la réalité pour m'en débarrasser.»</p>
+
+<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a>
+<b><a href="#footnotetag318">318</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 264.</p>
+
+<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a>
+<b><a href="#footnotetag319">319</a></b>: <i>Id.</i>, t. II, p. 329.</p>
+
+<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a>
+<b><a href="#footnotetag320">320</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, I, p. 121. Voici les
+conclusions de sa réponse au Directoire: «Une révolution complète
+en Italie est, selon moi, impossible. Si cela pouvait avoir lieu
+dans l'état actuel des esprits, elle serait terrible par les excès
+auxquels se porteraient des hommes féroces et sans principes. Elle
+serait sans avantages pour l'humanité et le bonheur de la société,
+parce qu'elle serait l'ouvrage du fanatisme et de la vengeance.»</p>
+
+<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a>
+<b><a href="#footnotetag321">321</a></b>: On s'attendait à Rome à la prochaine arrivée de
+Bonaparte. Le club des Amis de la Liberté lui avait même écrit pour
+l'inviter à assister à l'inauguration d'une statue en son honneur.
+L'inscription avait même été rédigée à l'avance: Alexandre Boneparti,
+duci Gallorum invictissimo, quod senatum populumque Romanum, a
+Pontificibus maximis vi et metu conculcatum, in pristinum splendorem
+et auctoritatem restituent.» Cf. <span class="smcap">Barral</span>, <i>Histoire de la
+chute de Venise</i>, p. 213.</p>
+
+<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a>
+<b><a href="#footnotetag322">322</a></b>: Lettre du 1<sup>er</sup> février 1797 (<i>Corresp.</i>, t. II,
+p. 271): «Ne pourrait-on pas donner Rome à l'Espagne? Alors nous
+pourrions restituer à l'Empereur le Milanais, le Mantouan et le duché
+de Parme, au cas où nous fussions obligés d'en passer par là afin
+d'accélérer la paix dont nous avons besoin.»</p>
+
+<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a>
+<b><a href="#footnotetag323">323</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 69.</p>
+
+<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a>
+<b><a href="#footnotetag324">324</a></b>: Vérone, 28 octobre 1796. <i>Correspondance</i>, t. II, p.
+79.</p>
+
+<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a>
+<b><a href="#footnotetag325">325</a></b>: Bologne, 1<sup>er</sup> février 1797. <i>Corresp.</i>, II, 289.</p>
+
+<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a>
+<b><a href="#footnotetag326">326</a></b>: Cette lettre du 13 février (<i>Correspondance</i>, II, 329)
+est bien curieuse: Bonaparte annonce au Directoire qu'il est partisan
+de la paix: «1<sup>o</sup> parce que cela m'évitera une discussion qui peut
+être très sérieuse avec le roi de Naples; 2<sup>o</sup> parce que le Pape et
+tous les princes se sauvant de Rome, je ne pourrai jamais en tirer
+ce que je demande; 3<sup>o</sup> parce que Rome ne peut pas exister longtemps,
+dépouillée de ses belles provinces, une révolution s'y fera toute
+seule; 4<sup>o</sup> enfin, la cour de Rome nous cédant tous ses droits sur ce
+pays, on ne pourra pas, à la paix générale, regarder cela comme un
+succès momentané, puisque ce sera une chose très finie.»</p>
+
+<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a>
+<b><a href="#footnotetag327">327</a></b>: Article 18 du traité. Indemnité de 300,000 fr. à
+répartir entre tous ceux qui avaient souffert de l'attentat.</p>
+
+<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a>
+<b><a href="#footnotetag328">328</a></b>: Lettre citée par <span class="smcap">Sybel</span>, IV, 395.</p>
+
+<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a>
+<b><a href="#footnotetag329">329</a></b>: Réclamations présentées à Bonaparte par le marquis
+Massimi. Voir <i>Correspondance</i>, Goritz, 25 mars 1797, t. II, p. 419.
+En effet, on ordonne de rendre les marchandises appartenant à des
+négociants romains, de lever le séquestre mis en Romagne sur des
+bénéfices dont les propriétaires résident à Rome, de restituer les
+biens et bénéfices appartenant à des princes romains. Lettres de
+Bonaparte à Pie VI (t. II, p. 418) et à Massimi (t. II, p. 419) pour
+leur annoncer ces mesures gracieuses.</p>
+
+<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a>
+<b><a href="#footnotetag330">330</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 238.</p>
+
+<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a>
+<b><a href="#footnotetag331">331</a></b>: <i>Id.</i>, t. II, p. 347.</p>
+
+<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a>
+<b><a href="#footnotetag332">332</a></b>: <i>Id.</i>, t. II, p. 342.</p>
+
+<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a>
+<b><a href="#footnotetag333">333</a></b>: Joseph n'avait pas été le seul à recevoir un bon
+accueil. Voir <i>Mémoires de Marmont</i> (I, 263) que Bonaparte avait
+envoyé à Rome pour veiller à l'exécution du traité.</p>
+
+<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a>
+<b><a href="#footnotetag334">334</a></b>: On a conservé les noms de quelques-uns de ces libéraux:
+Sogetti, docteur Lucci, docteur Giavasetti, Bambocci, Pietro Succi,
+Zamboni, Borghe, Tomessani, Forne, Alessio Succi, etc. Cf. <i>Mémoires
+de Joseph</i> (I) et <i>Correspondance</i>, t. II, p. 448, 2 juillet 1796.</p>
+
+<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a>
+<b><a href="#footnotetag335">335</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 254. Cf. Lettre du 3
+août 1797 (III, 218): «Le Pape pensera peut-être qu'il est digne
+de sa sagesse, et de la plus sainte des religions, de faire une
+bulle ou mandement qui ordonne aux prêtres de prêcher l'obéissance
+au gouvernement, et de faire tout ce qui sera en leur pouvoir pont
+consolider la constitution établie.»</p>
+
+<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a>
+<b><a href="#footnotetag336">336</a></b>: <i>Correspondance</i>, p. 255.</p>
+
+<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a>
+<b><a href="#footnotetag337">337</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. III, p. 255. Lettre à Joseph: «Il
+est indispensable que, tout en cherchant à maintenir une bonne amitié
+entre la République française et la cour de Rome, vous réprimiez
+cependant cette fureur, qui semble animer plusieurs ministres de
+cette cour, d'opprimer les hommes qui ont accueilli nos artistes ou
+servi nos ambassadeurs.»</p>
+
+<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a>
+<b><a href="#footnotetag338">338</a></b>: <i>Mémoires de Joseph</i>. Lettre écrite de Passariano, 29
+sept. 1797. Cf. <i>Correspondance</i>, t. III, p. 351.</p>
+
+<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a>
+<b><a href="#footnotetag339">339</a></b>: En réalité, Provera avait été trois fois pris: à
+Cosseria, à la Favorite et à Mantoue.</p>
+
+<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a>
+<b><a href="#footnotetag340">340</a></b>: Cf. Lettre écrite dans le même sens au cardinal Mattei
+(Milan, 14 novembre 1797, t. III, p. 242): «La cour de Rome commence
+à se mal conduire. Je crains bien que les maux que vous avez en
+partie épargnés à votre patrie ne tombent sur elle. Souvenez-vous
+des conseils que vous avez donnés au Pape à votre départ de Ferrare.
+Faites entendre à Sa Sainteté que, si elle continue à se laisser
+mener par le conseiller Busca et d'autres intrigants, cela finira mal
+pour nous».</p>
+
+<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a>
+<b><a href="#footnotetag341">341</a></b>: Doellinger, <i>Église et État</i>, p. 546, cité par
+<span class="smcap">Sybel</span>. <i>Europe pendant la Révolution française</i>, t. IV, p.
+375.</p>
+
+<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a>
+<b><a href="#footnotetag342">342</a></b>: <span class="smcap">Tacite</span>. <i>Annales</i> III, 53.</p>
+
+<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a>
+<b><a href="#footnotetag343">343</a></b>: <span class="smcap">Grellmann</span>. <i>Situation de l'État papal</i>,
+Helmstadt, 1792. <span class="smcap">Silvagni</span>. <i>La Corte et la societa Romana
+nei secoli XVIII et XIX</i>. Firenze, 1881.</p>
+
+<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a>
+<b><a href="#footnotetag344">344</a></b>: On peut consulter sur la création de la République
+romaine: <span class="smcap">Artaud de Montor</span>, <i>Histoire du pontificat de Pie
+VI</i>.&mdash;<span class="smcap">Abbé Baldassari</span> (traduction Lacouture), <i>Vie de Pie
+VI</i>.&mdash;<span class="smcap">Abbé Blanchard</span>, <i>Vie de Pie VI</i>.&mdash;<span class="smcap">Poncet</span>,
+<i>Pie VI à Valence</i> (1868).&mdash;<span class="smcap">Duppa</span>, <i>Relation abrégée de la
+destruction du gouvernement papal</i>, en 1798.&mdash;<span class="smcap">Abbé Barruel</span>,
+<i>Histoire de Pie VI</i>.&mdash;<span class="smcap">Abbé Bertrand</span>, <i>Le pontificat de Pie
+VI et l'athéisme révolutionnaire</i>.&mdash;<span class="smcap">Brancadoro</span> (traduction
+d'Auribeau), <i>Oraison funèbre de Pie VI</i>, prononcée à Venise le 31
+octobre 1799.&mdash;<span class="smcap">Bourgoing</span>, <i>Mémoires historiques sur Pie
+VI et son pontificat jusqu'à sa retraite en Toscane</i>.&mdash;<span class="smcap">Ludovic
+Sciout</span>, <i>Le Directoire et la République romaine</i> (Revue des
+questions historiques, janvier 1886).&mdash;<span class="smcap">Silvagni</span>, <i>La Corte
+e la societa Romana nei secoli XVIII et XIX</i> (1881). En outre, il
+existe à la Bibliothèque nationale (Lb. 620) un recueil factice
+en deux tomes (297 pièces dans le premier et 241 dans le second)
+intitulé: <i>Collezione della stampe publicale dal di 22 piovoso
+fino a tutto l'anno VI dell ere repub., con l'indice in principio
+cronologico analitico delle med, ed attro in fine alfabetico delle
+materie spellanti o relative al ministre delle finanze</i>. Voici
+l'indication des principales pièces de ces deux volumes:</p>
+
+<p>T. I: 2. Proclamation de Berthier pour le respect du culte, des
+ambassadeurs et des étrangers.&mdash;5. Ordre du trésorier général romain
+G. Della Porta pour la déclaration des effets en marchandises
+appartenant aux nations en guerre avec la Rép. française.&mdash;9.
+Proclamation de la République romaine.&mdash;11. Ordonnance de Berthier
+sur l'exclusion des émigrés français.&mdash;13. Suppression du droit
+d'asile et de juridiction des ambassadeurs.&mdash;15. Affectation d'une
+partie des biens religieux à l'extinction du papier monnaie.&mdash;27.
+Programme de la fête funèbre en l'honneur du général Duphot.&mdash;31.
+Avis du ministre de l'intérieur, Ennio Visconti, pour calmer les
+inquiétudes des habitants des campagnes et les engager à reprendre
+leurs travaux.&mdash;34. Proclamation des consuls au peuple et au clergé,
+au sujet du fanatisme religieux.&mdash;35. Id. au sujet de l'insurrection
+des Transtévérins, du 7 ventôse.&mdash;53. Ordre aux Transtévérins de
+déposer leurs armes.&mdash;68. Proclamation du ministre de la police,
+Giuseppe Toriglioni, relative aux armes de la République romaine
+à poser sur tous les édifices publics.&mdash;76. Proclamation d'Ennio
+Visconti pour procurer des vêtements aux soldats.&mdash;87. Police des
+théâtres.&mdash;90. Ordonnance du général Vial, commandant la place de
+Rome, contre les excitations hostiles de quelques prédicateurs.&mdash;101.
+Programme de la fête de la Fédération.&mdash;105. Arrêté de Toriglioni
+déclarant ennemis de la République ceux qui refuseraient de
+recevoir le papier monnaie.&mdash;122. Ministre de l'intérieur, Camille
+Corona, annonce distribution des secours aux pauvres.&mdash;126. Ordre
+de Toriglioni aux marchands d'étoffes de tenir leurs magasins
+ouverts.&mdash;139. Id. à tous les marchands de comestibles.&mdash;110. Ordre
+à tous les étrangers non domiciliés de sortir de Rome.&mdash;149. Vente
+de biens nationaux.&mdash;169. Décret des consuls pour l'organisation de
+la garde nationale.&mdash;197. Défense aux Français d'acheter du savon
+sans être munis d'un ordre du commandant de place.&mdash;202. Défense
+d'exporter les dentées nécessaires à l'alimentation.&mdash;203. Défense
+de recevoir des novices dans les couvents.&mdash;205. Défense de loger
+les étrangers sans autorisation.&mdash;209. Ordre d'arrêter tous les
+prêtres des communes où pourraient éclater des insurrections.&mdash;215.
+Suspension de toutes les permissions de chasse.&mdash;225. Ministre des
+finances, Bufalini, annonce prohibition des marchandises anglaises,
+russes et portugaises à la foire de Sinigaglia.&mdash;227. Décret des
+consuls ordonnant aux citoyens de livrer la moitié de leur argenterie
+à titre de prêt forcé.&mdash;233. Organisation judiciaire.&mdash;238. Réduction
+du nombre des fêtes.&mdash;249. Décret de Gouvion Saint-Cyr portant
+défense aux citoyens de porter le plumet tricolore ou des habits
+garnis de galons d'or et d'argent.&mdash;254. Condamnation de Pierre
+Borga, accusé de propos séditieux.&mdash;264. État des personnes qui ont
+payé l'amende de trois piastres pour ne pas avoir illuminé leurs
+fenêtres.&mdash;273. Ordre à tous les Français non fonctionnaires de
+sortir de Rome.&mdash;291. Avis des grands édiles, Maggi, Franchi et Laute
+aux paysans contre les instigations antirépublicaines.</p>
+
+<p>T. II: 4. Indication des objets que peuvent emporter de leur
+couvent les religieuses qui renoncent à la vie monastique.&mdash;9.
+Fixation du revenu des évêques.&mdash;10. Suppression de toutes
+les corporations et associations laïques.&mdash;12. Aliénation de
+biens nationaux pour les fournitures de l'armée française.&mdash;13.
+Secours aux agriculteurs pauvres.&mdash;16. Dissolution du cercle dit
+constitutionnel.&mdash;23. Avis des membres du tribunal d'appel pour
+engager les défenseurs à ne jamais s'écarter des règles de la décence
+et de la modération.&mdash;30. Ordonnance de Gouvion de Saint-Cyr pour la
+suppression des clubs.&mdash;31. Ordonnance des consuls pour interdire
+aux fonctionnaires de recevoir ou laisser leurs domestiques exiger
+aucun pot-de-vin.&mdash;40. Introduction du calendrier républicain.&mdash;60.
+Soumission des Juifs à la loi commune.&mdash;73. Ordonnance des grands
+édiles relative aux aqueducs et fontaines publiques de Rome.&mdash;97.
+Décret de Macdonald contre les membres de la compagnie de la
+Foi-de-Jésus.&mdash;100. Répression des troubles dans le département
+de Circeo.&mdash;103. Arrêté Bufalini enjoignant aux propriétaires de
+déclarer leur revenu, afin d'assurer l'exécution de la loi sur
+l'emprunt forcé.&mdash;106. Décret de Macdonald contre les auteurs et
+instigateurs de troubles.&mdash;125. Ordre à tous les propriétaires de
+grains récoltés dans la saison courante de donner aux autorités
+le détail de ce qu'ils en possèdent.&mdash;136. Décret de Macdonald
+contre attroupements séditieux.&mdash;140, 141, 142. Condamnation de
+Belardini, Trina, Patughelli.&mdash;166. Décret de Macdonald sur les
+biens des établissements laïques supprimés, qui passeront aux
+hôpitaux.&mdash;168. Proclamation de Duport, Florent et Bertolio, au sujet
+des bruits malveillants répandus contre l'expédition d'Égypte.&mdash;186.
+Règlement de la poste aux lettres et de la poste aux chevaux.&mdash;200.
+Proclamation Duport et Bertolio contre les prévaricateurs et les
+ennemis de la République.&mdash;206. Décret de Macdonald supprimant
+plusieurs monastères à Rome.&mdash;221. Id. contre les émigrés.&mdash;227.
+Proclamation des consuls au sujet des victoires en Égypte, et ordre
+d'illuminer.&mdash;229. Décret de Macdonald acceptant démission des
+consuls Reppi, Angelucci, Matheis, et destituant consuls Panazzi
+et Visconti.&mdash;231. Nomination de nouveaux consuls.&mdash;236. Grande
+fête pour célébrer l'anniversaire de la fondation de la République
+française.</p>
+
+<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a>
+<b><a href="#footnotetag345">345</a></b>: Voir dans les <i>Mémoires de Joseph</i> la longue et
+intéressante dépêche qu'il adressa à Talleyrand, le 30 décembre 1797,
+et la réponse de ce dernier.&mdash;Cf. Lettre de l'abbé Masi à Ricci
+(<span class="smcap">Potter</span>, III, 243), en date du 20 décembre 1797, où est
+raconté tout au long l'attentat. Voir également le rapport, rédigé
+en français, afin d'être communiqué à l'ambassadeur, du chef de la
+patrouille romaine. Ce rapport, daté du 28 décembre 1798, a été
+inséré par Artaud de Montor dans son <i>Histoire de Pie VII</i>, t. I, p.
+41.</p>
+
+<p>«La patrouille de ronde de la caserne Pont-Sixte, composée du chef
+Macchiola et de six soldats, était sortie vers les vingt-deux heures
+et demie et se trouva poursuivie d'une multitude de peuple armé, dont
+le plus grand nombre portait la cocarde nationale. Le chef de ladite
+patrouille ayant été averti par les citadins de se retirer, parce
+qu'il y avoit un projet de le désarmer, le susdit chef, d'après cet
+avis et vu l'inégalité des forces qui le mettoit dans l'impossibilité
+de se défendre, jugea à propos de se retirer dans son quartier pour y
+prendre les mesures convenables.</p>
+
+<p>Dans sa retraite, il fut insulté par les cris et les sifflets du
+peuple dont la fureur le poursuivit même jusqu'à son quartier. Le
+tumulte fit penser aux officiers de la compagnie qu'il était à
+propos de faire armer tous les individus qui la composoient et de
+leur distribuer les postes de défense, pour lesquels ils avoient été
+rangés par pelotons en ordre de bataille au dedans des palissades.
+Aussitôt s'avance une phalange de peuple armés la plupart d'armes
+blanches et aussi tirent plusieurs coups de fusil par les palissades,
+qui en conservent encore des marques irrécusables. À la tête du
+peuple étoient deux Français vêtus de bleu, avec cocarde et le
+sabre nu, criant: Égalité! Liberté! Près de ceux-ci étoit un autre
+Français, avec un drapeau tricolore. Après des coups de fusil tirés
+à la barrière, nous ne pouvions plus retenir les soldats, et les
+bourgeois nous crioient du dehors: «Si vous ne sortez pas pour nous
+défendre, nous forcerons les palissades et nous nous défendrons avec
+vos armes.»</p>
+
+<p>À ce moment, arriva une patrouille de quatre dragons qui sollicita
+vivement la compagnie de sortir, qu'autrement elle seroit perdue.
+Alors les soldats forcèrent les palissades, et, se portant avec
+l'escorte de dragons vers Santa Dorotea, ils firent feu pour les
+déloger de Longara, d'où étoit venue cette multitude armée. Ils
+tinrent bon sous la porte Settimiana, où un officier de milice
+remit le poste au caporal Marinelli. Quand les soldats y furent
+établis, une grande multitude portant cocarde française s'y porta de
+nouveau; elle avoit à sa tête deux François, sabres nus, cocarde en
+main. Un d'eux invitoit les troupes du Pape, en criant: «Avancez!
+Allons, courage! Vive la Liberté! Je suis votre général.» La troupe
+répondit, en couchant en joue: «N'approchez pas!» Et ceux-ci, sans
+y faire attention, s'approchèrent toujours davantage et répétoient,
+en sautant, ces mêmes paroles: «Vive la Liberté! Courage! Je suis
+votre général!» Mais les soldats se virent très exposés pour avoir
+trop laissé approcher les François, ainsi que cette multitude armée;
+un d'eux touchoit de son sabre la baïonnette du caporal Marinelli.
+Ce caporal, après les avoir plusieurs fois invités à mettre bas les
+armes, voyant que ceux-ci approchoient davantage leurs sabres des
+fusils, fit faire feu et en renversa quelques-uns, du nombre desquels
+étoit celui qui le menaçoit du sabre. Ils se retirèrent alors et
+le tumulte cessa pour le moment. Le caporal n'avoit pas quitté son
+poste, et, peu de temps après, une autre troupe du peuple ayant fait
+feu, le caporal fut contraint de poursuivre son feu. Repoussé par le
+grand nombre, il fut obligé ensuite de se replier sur la place de la
+caserne, auprès desdits seigneurs officiers, ayant laissé d'autres
+soldats pour apaiser les nouveaux troubles survenus dans les places
+voisines et dans les petites rues de Transtevere.»</p>
+
+<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a>
+<b><a href="#footnotetag346">346</a></b>: Lettre de Milizia, en date du 2 février 1798: «Nous
+avons un carnaval continuel de processions, en signe de pénitence,
+pour la découverte de certaines reliques qu'on a tirées du sanctum
+sanctorum, et qui sont accompagnées de prophéties qui promettent des
+miracles de miracles. En attendant, les armées françaises ont occupé
+Urin, la Marche, l'Ombrie, et l'invasion de Rome est imminente.»</p>
+
+<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a>
+<b><a href="#footnotetag347">347</a></b>: Le Directoire avait pris ses précautions pour empêcher
+l'intervention napolitaine. Lettre amère à Berthier (Arch. nationales
+AF3, C85): «Si vous n'aviez à craindre que les papistes, la moitié
+des forces que le Directoire désire que vous réunissiez à Ancône vous
+suffirait; mais il faut que vous soyez dans une position qui puisse
+en imposer au roi de Naples ... Il faut d'abord l'amadouer, gagner
+du temps, etc ... Si le roi de Naples intervenait avec des forces
+importantes, alors vous feriez votre traité avec le Pape ...»</p>
+
+<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a>
+<b><a href="#footnotetag348">348</a></b>: Consulter à ce propos la curieuse correspondance
+échangée entre l'évêque réformateur Ricci et le chef des jansénistes
+français, Grégoire. Le premier, dans une lettre de Pontremoli (17
+février 1798) ne cache pas sa joie de la chute du Pape. D'après
+lui, il doit en résulter pour l'Église un bien inappréciable, et
+il ajoute: «Ecco finalmente abbolito l'obbrobrioso nome di corte;
+ecco annichilata la superba monarchia». Grégoire, de son côté, lui
+répond (Paris, 20 germinal an VI): «Voilà enfin la République romaine
+établie. Combien je l'avais désiré! Combien j'en suis réjoui! Je
+respecte dans Pie VI le chef de l'Église, mais je ne puis m'empêcher
+de dire qu'il nous a fait bien du mal. D'un mot, d'un seul mot, il
+aurait pu calmer les troubles qui déchiraient l'église anglicane; ce
+mot eût empêché le sang de couler, il ne l'a pas fait».</p>
+
+<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a>
+<b><a href="#footnotetag349">349</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>, <i>Mémoires</i>, t. I, p. 203.</p>
+
+<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a>
+<b><a href="#footnotetag350">350</a></b>: À propos du serment civique imposé aux
+Romains, consulter: <span class="smcap">Abbé Mastrofini.</span> <i>Honnêteté du
+serment civique imposé par l'article 367 de la Constitution
+romaine.</i>&mdash;<span class="smcap">Bolgeni.</span> <i>Jugement de Bolgeni, bibliothécaire
+du collège romain, sur le serment civique prescrit par la
+République romaine aux professeurs et aux fonctionnaires
+publics.</i>&mdash;<i>Métamorphoses du docteur Jean Marchetti changé de
+pénitencier en pénitent, exposé par Vincent Bolgeni, théologien de la
+sainte pénitencerie catholique.</i></p>
+
+<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a>
+<b><a href="#footnotetag351">351</a></b>: Ils furent dénommés Cinino, Circeo, Clitumno, Metauro,
+Musone, Tevere, Trasimène, Trento.</p>
+
+<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a>
+<b><a href="#footnotetag352">352</a></b>: Cité par <span class="smcap">Sciout</span>, p. 177. La lettre des
+commissaires se trouve aux Archives nationales (A. F. 3,77).</p>
+
+<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a>
+<b><a href="#footnotetag353">353</a></b>: Cf. lettre de Florent au Directoire: «Nous sommes
+enlacés dans des filets qui partent des bureaux de Paris. On y a semé
+l'or à pleines mains pour consolider le système de rapines et de
+dilapidations qui fait la base de toutes les entreprises et de toutes
+les dilapidations de l'armée d'Italie.»</p>
+
+<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a>
+<b><a href="#footnotetag354">354</a></b>: Voir lettre des consuls romains aux commissaires du
+Directoire (6 brumaire an VII): «Comment concevra-t-on l'espoir
+d'un crédit solide, tant qu'on verra partout un pillage scandaleux,
+des dilapidations qui effrayeraient même des brigands vulgaires,
+tant qu'on n'aura pas arraché le maniement des deniers publics et
+des fournitures à ce tas de déprédateurs qui ne connaissent la
+République que par les trésors qu'ils volent?»</p>
+
+<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a>
+<b><a href="#footnotetag355">355</a></b>: Lettre curieuse de Faypoult au Directoire (Arch. nat.
+A. F. 3, 77): «Depuis un certain temps il s'est répandu dans tous les
+corps militaires de l'armée, dans toute l'Italie, des impressions
+défavorables au citoyen Masséna; elles sont tellement généralisées
+que le soulèvement de tous les officiers contre son autorité n'a
+d'étonnant que l'irrégularité, l'illégalité de ce mouvement. Une
+multitude de guerriers remarquables par leurs longs et continuels
+services ont dit et répété hautement qu'ils mourront, quand vous
+l'ordonnerez, pour la patrie, mais qu'ils mourront aussi plutôt que
+de servir sous Masséna.»</p>
+
+<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a>
+<b><a href="#footnotetag356">356</a></b>: L'insurrection de l'armée a été racontée avec détail
+par le général Koch. Cf. <span class="smcap">Garden</span>, <i>Histoire générale des
+traités de paix</i>, t. VI, p. 385-489.</p>
+
+<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a>
+<b><a href="#footnotetag357">357</a></b>: Rapport de Daunou et Monge (Archiv. nat. A. F. 3, 78).</p>
+
+<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a>
+<b><a href="#footnotetag358">358</a></b>: Voir dans l'ouvrage de <span class="smcap">Potter</span> (<i>Mémoires de
+Ricci</i>) une lettre de Ricci (10 mars 1798) et une lettre du prêtre
+Palmieri (Gênes, 12 mai).</p>
+
+<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a>
+<b><a href="#footnotetag359">359</a></b>: <span class="smcap">Sciout</span>, ouvrage cité, p. 177.&mdash;<i>Mémoires du
+général Thiebaut</i>, t. II.</p>
+
+<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a>
+<b><a href="#footnotetag360">360</a></b>: <span class="smcap">Cuoco</span>. <i>Saggio storico sulla rivoluzione di
+Napoli</i>. Milano, an IX.&mdash;<span class="smcap">Pepe</span>. Mémoires.&mdash;<span class="smcap">Lomonaco</span>.
+Rapport fait au citoyen Carnot, ministre de la guerre, sur les
+causes secrètes et les principaux événements de la catastrophe
+napolitaine, sur le caractère du roi, de la reine et du fameux
+Acton.&mdash;<span class="smcap">Forgues</span>. <i>Vie de Nelson</i>.&mdash;<span class="smcap">Michelet</span>.
+<i>Histoire du XIX<sup>e</sup> siècle</i>.&mdash;<span class="smcap">Coletta</span>. <i>Histoire de Naples</i>
+de 1734 à 1825. Traduction B. et Lefebvre, 1840.&mdash;<span class="smcap">Maresca</span>.
+Correspondance de la reine Marie-Caroline avec le cardinal Ruffo.
+58 lettres de février à octobre 1799 (Archivio storico per la
+provincie napoletane, 5<sup>e</sup> année, fasc. 2).&mdash;<span class="smcap">Nelson</span>.
+<i>Despatches and letters</i>, 1844.&mdash;<span class="smcap">SACCHINELLI</span>.
+<i>Vie du cardinal Ruffo</i>.&mdash;<span class="smcap">HARRISON'S</span>. <i>Life of
+Nelson</i>.&mdash;<span class="smcap">PIETRO ULLOA</span>. <i>Marie Caroline d'Autriche</i>.
+Paris, 1872.&mdash;<span class="smcap">HELFERT</span>. <i>Konigin Carolina von Neapel and
+Sicilien in Kampf gegen die franzosischen Welterschaft</i>, 1790-1804.
+Vienne, 1878.&mdash;<span class="smcap">HUFFER</span>. <i>Die Napoletanische Republick
+des Jahres</i>1799; 1885.&mdash;<span class="smcap">G. FORTUNATO</span>. <i>I Napoletani del
+1799</i>. Florence, 1884.&mdash;<span class="smcap">DIOMEDE MARINELLI</span>. <i>Manuscrit
+sur les évènements de 1799</i>, t. IX. Bibliothèque nationale de
+Naples.&mdash;<span class="smcap">PALUMBO</span>. <i>Maria Carolina di Napoli</i>. Lettres
+autographes appartenant au British Museum, 1866. Volumes 1615,
+1616, 1618, 1619, 1620, 1621 de la Bib. Eg.&mdash;<span class="smcap">GAGNIÈRE</span>. <i>La
+reine Marie-Caroline de Naples d'après les documents nouveaux</i>,
+1886.&mdash;<span class="smcap">BOGHETTI</span>, <i>Nelson alla corte di Maria-Carolina di
+Napoli</i>. (Nuova antologia, 16 mai 1886).&mdash;<span class="smcap">GEORGES ANNESLEY,
+VICOMTE DE VALENTIA</span>. <i>Private journal of the affairs of Sicily</i>.
+(British-Museum, manuscrit 19426).&mdash;<span class="smcap">GÉNÉRAL THIÉBAUT</span>,
+<i>Mémoires</i>, T. II.</p>
+
+<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a>
+<b><a href="#footnotetag361">361</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>. Ouvrage cité.</p>
+
+<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a>
+<b><a href="#footnotetag362">362</a></b>: Louis XVII.</p>
+
+<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a>
+<b><a href="#footnotetag363">363</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 43.</p>
+
+<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a>
+<b><a href="#footnotetag364">364</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 44.</p>
+
+<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a>
+<b><a href="#footnotetag365">365</a></b>: Lettres au Directoire du 2 mai 1796 (Bosco), du 6 mai
+(Tortone) et du 1<sup>er</sup> juin (Peschiera), <i>Corresp.</i>, I, 218, 236,
+345.</p>
+
+<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a>
+<b><a href="#footnotetag366">366</a></b>: Milan, 7 juin. Lettre au Directoire. (<i>Corresp.</i>, t.
+I, p. 373.)</p>
+
+<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a>
+<b><a href="#footnotetag367">367</a></b>: <span class="smcap">Miot</span>. <i>Mémoires</i>, t. I, p. 88.</p>
+
+<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a>
+<b><a href="#footnotetag368">368</a></b>: Conditions d'une suspension d'hostilités entre les
+troupes françaises et les troupes napolitaines. Brescia, 5 juin 1796.
+(<i>Corresp.</i>, t. I, p. 363.)</p>
+
+<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a>
+<b><a href="#footnotetag369">369</a></b>: Milan, 7 juin, t. I, p. 373.</p>
+
+<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a>
+<b><a href="#footnotetag370">370</a></b>: Lettres du 7 juin et du 20 juin. <i>Correspondance</i>, t.
+I, 374.&mdash;<i>Id.</i>, p. 433.</p>
+
+<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a>
+<b><a href="#footnotetag371">371</a></b>: Lettre du 26 juin (I, 434) au Directoire. «Le prince
+Pignatelli part demain pour Paris en passant par Bâle. Je lui ai
+signifié l'ordre d'être rendu dans cette première ville avant quinze
+jours. Il paraît disposé à s'y conformer.»</p>
+
+<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a>
+<b><a href="#footnotetag372">372</a></b>: Lettres du 13 août (<i>Correspondance</i>, t. I, p. 544) et
+du 26 août (Id., t. I, p. 568).</p>
+
+<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a>
+<b><a href="#footnotetag373">373</a></b>: Lettre du 6 septembre 1796. T. I, p. 598. Cf. lettre
+du 2 octobre (I, II, p. 33).</p>
+
+<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a>
+<b><a href="#footnotetag374">374</a></b>: <i>Correspondance</i>, t. II, p. 322. Lettre d'Ancône, 12
+février 1707.</p>
+
+<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a>
+<b><a href="#footnotetag375">375</a></b>: Lettre de Bonaparte à Pignatelli, 13 février 1797.
+<i>Corresp.</i>, t. II, p. 318.</p>
+
+<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a>
+<b><a href="#footnotetag376">376</a></b>: Lettres du 26 mai 1797, t. III, p. 65 et 72.</p>
+
+<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a>
+<b><a href="#footnotetag377">377</a></b>: <i>Correspondances</i>, t. III, p. 352.</p>
+
+<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a>
+<b><a href="#footnotetag378">378</a></b>: Gagnière, p. 46.</p>
+
+<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a>
+<b><a href="#footnotetag379">379</a></b>: Gagnière, p. 46.</p>
+
+<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a>
+<b><a href="#footnotetag380">380</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 50.</p>
+
+<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a>
+<b><a href="#footnotetag381">381</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 50, 51.</p>
+
+<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a>
+<b><a href="#footnotetag382">382</a></b>: Lettre de Nelson à sa femme: «Sir William et lady
+Hamilton vinrent au-devant de moi, accompagnés d'une multitude de
+barges et de canots chargés d'emblèmes et décorés de banderoles. L'un
+et l'autre étaient convalescents ... Milady de s'élancer et de tomber
+inanimée devant moi: je la crus morte. Ses larmes heureusement se
+firent un passage et elle parut aussitôt soulagée. Le roi arrivait.
+Cette seconde scène, dans son genre, fut des plus attendrissantes.
+Sa Majesté daigna me tendre la main, en m'appelant son libérateur,
+et en me donnant tous les autres noms qu'ait jamais inventés la
+reconnaissance. Enfin, même Naples, je crois, m'a proclamé son
+libérateur.»</p>
+
+<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a>
+<b><a href="#footnotetag383">383</a></b>: Le prince Belmonte Pignatelli avait écrit à ce propos
+au ministre piémontais Priocca une lettre, qui fut interceptée, et
+qui prouve à quel point d'aveuglement et de passion était arrivée
+la cour napolitaine. «Nous savons que, dans le conseil de votre
+roi, plusieurs ministres circonspects, pour ne pas dire timides,
+frémissent à l'idée de parjure et de meurtre, comme si le dernier
+traité d'alliance entre la France et la Sardaigne était un acte
+politique à respecter. N'a-t-il pas été dicté par la force oppressive
+du vainqueur? De pareils traités ne sont que des injustices du plus
+fort à l'égard de l'opprimé qui, en les violant, s'en dédommage à
+la première occasion que lui offre la faveur de la fortune.» Lettre
+citée par Coletta, t. II, p. 46 de la Traduction française.</p>
+
+<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a>
+<b><a href="#footnotetag384">384</a></b>: Cette incroyable bravade, d'une longueur démesurée,
+est reproduite in extenso dans le rapport adressé par Lomonaco à
+Carnot.</p>
+
+<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a>
+<b><a href="#footnotetag385">385</a></b>: Gagnière, p. 81.</p>
+
+<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a>
+<b><a href="#footnotetag386">386</a></b>: Gagnière, p. 84.</p>
+
+<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a>
+<b><a href="#footnotetag387">387</a></b>: Id., p. 85.</p>
+
+<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a>
+<b><a href="#footnotetag388">388</a></b>: Coletta, Histoire de Naples, t. II, p. 56.</p>
+
+<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a>
+<b><a href="#footnotetag389">389</a></b>: Lire au sujet de ces préparatifs les curieuses lettres
+adressées par la reine à Emma Hamilton. En voici quelques extraits
+(Gagnière, p. 94): «Je brûle de vous envoyer ce soir tout notre
+argent d'Espagne, du roi et le mien. Ils sont [Montant illisible]:
+Voilà tout notre avoir, mais nous n'avons jamais thésaurisé. Les
+diamants de toute la famille, hommes et femmes, arriveront demain
+soir pour être tout consigné au respectable amiral lord Nelson.»
+Id., p. 96. 18 décembre: «Voici encore trois malles et une petite
+caisse. Dans les trois premières, il y a un peu de lingerie pour tous
+mes enfants, pour servir à bord et quelques habits dans la caisse.
+J'espère ne pas être indiscrète en vous les envoyant. Le reste de
+ce qui pourra aller ira sur un bâtiment sicilien.» Id. 19 décembre:
+«J'abuse de votre bonté et de celle de notre cher amiral. Les caisses
+grandes, faites-les déposer à fond de cale, et petites plus à portée
+de la main. C'est que j'ai malheureusement une nombreuse famille.
+Je suis dans le comble de la désolation et des larmes ... Adieu, ma
+chère. L'horrible ruine abrège deux tiers de notre pure existence.
+Je m'en remettrai à la divine Providence et m'en ferai une raison.»
+Id. p. 97. 19 décembre: «Voyez les bijoux de toute une malheureuse
+famille, le paquet de notre personnelle et un peu d'argent, et une
+caisse avec des chemises et hardes en cas de besoin sur le bord.
+Demain, j'enverrai des autres pour mes enfants, étant douze personnes
+de famille ...»</p>
+
+<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a>
+<b><a href="#footnotetag390">390</a></b>: Coletta, ouv. cit., t. II, f. 77.</p>
+
+<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a>
+<b><a href="#footnotetag391">391</a></b>: Un contemporain, Cuoco, l'a traité bien sévèrement, t.
+III, § 44. «C'était un scélérat ambitieux, sans principes d'honneur
+et de morale. Il avait toujours mille expédients pour réussir
+dans ses projets. Suo Ruffo ad onta dello porposa onde apparivo
+rivestito, non ero che un capo di brianti.»</p>
+
+<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a>
+<b><a href="#footnotetag392">392</a></b>: Liv. III, p. 239. Chi scrive lo ha vedute egli stesso
+beversi il sangue suo, dopo essersi valassate, e cerca con avidita
+quelli degli altri scolassati che erano con lui; beveva in un cranio.</p>
+
+<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a>
+<b><a href="#footnotetag393">393</a></b>: Aussi comprend-on et partage-on l'indignation du
+napolitain Cuoco. (Liv. III, p. 216): «E voi, Inglesi, voi che vi
+chiamate i piu colti, piu buoni tra popoli: voi stessi permetteste,
+voi vedeste, voi anche eccitaste tali orrori!»</p>
+
+<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a>
+<b><a href="#footnotetag394">394</a></b>: La trahison de Méjean n'est que trop prouvée. Lire
+le rapport accablant de Lomonaco à Carnot, et surtout les deux
+lettres de Marie-Caroline à Emma, en date du 7 et du 18 juillet 1799
+(<span class="smcap">Gagnière</span>, p. 171): «Je vous conjure, que l'on ne paye pas
+un sou à Méjean. Après une si obstinée défense, ce serait réellement
+être dupé et me faire croire que c'est parce que le généralissime (de
+l'armée) cisalpine la veut partager avec Méjean.»&mdash;«Je relève tout
+ce que vous me dites de Méjean. Je désire beaucoup que cette affaire
+soit mise entièrement au clair et que tout soit découvert pour
+n'avoir plus avec vous aucune sorte de traîtres ...»</p>
+
+<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a>
+<b><a href="#footnotetag395">395</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 187.</p>
+
+<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a>
+<b><a href="#footnotetag396">396</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 208.</p>
+
+<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a>
+<b><a href="#footnotetag397">397</a></b>: <span class="smcap">Coletta</span>. Ouv. cit., t. II, p. 221.</p>
+
+<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a>
+<b><a href="#footnotetag398">398</a></b>: <span class="smcap">Gagnière</span>, p. 237.</p>
+
+<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a>
+<b><a href="#footnotetag399">399</a></b>: Id., p. 233.</p>
+
+<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a>
+<b><a href="#footnotetag400">400</a></b>: T. III, p. 9-10.</p>
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Bonaparte et les Républiques
+Italiennes (1796-1799), by Paul Gaffarel
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BONAPARTE ***
+
+***** This file should be named 44356-h.htm or 44356-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/4/4/3/5/44356/
+
+Produced by Mireille Hamelin, Christine P. Travers, and DP-Eu
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License available with this file or online at
+ www.gutenberg.org/license.
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit www.gutenberg.org/donate
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
diff --git a/old/44356-h/images/cover-page.jpg b/old/44356-h/images/cover-page.jpg
new file mode 100644
index 0000000..69e084c
--- /dev/null
+++ b/old/44356-h/images/cover-page.jpg
Binary files differ